The Project Gutenberg eBook of Brelan des dames

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Title: Brelan des dames

Author: comte de Robert Montesquiou-Fézensac

Release date: December 17, 2022 [eBook #69568]

Language: French

Original publication: France: Fontemoing et Cie

Credits: Clarity and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BRELAN DES DAMES ***

ROBERT DE MONTESQUIOU

Brelan de Dames

PARIS
FONTEMOING ET Cie, ÉDITEURS
4, RUE LE GOFF, 4

1912

DU MÊME AUTEUR

Volumes de Critique et Recueils d’Essais

Pour paraître prochainement :

BRELAN DE DAMES

Où en est, actuellement, la Comtesse d’Escarbagnas ? Quelle forme affectent, de nos jours, Philaminthe, Armande et Bélise ?

Je ne parle, bien entendu, d’aucune de celles de nos dames qui pratiquent avec talent, un art pour lequel elles ont de l’aptitude et du goût.

En effet, si l’on peut reconnaître à Madame d’Escarbagnas, quelque ressemblance avec Mademoiselle de Scudéri, on ne saurait lui en trouver avec Madame de La Fayette.

Non, j’examine seulement, ici, quelques-unes de ces fortes mamans-prodiges, qui percent leurs plafonds, avec des lunettes, et nos oreilles avec leurs tropes, comme avec leurs trompes.

J’ai tout d’abord repris un type de d’Aurevilly, un modèle auquel une personnelle fréquentation et l’étude approfondie de documents nouveaux, dont plusieurs inédits, me permettaient d’ajouter des traits caractéristiques.

De ce modèle, je me suis demandé si l’on pouvait retrouver l’équivalent, dans notre société contemporaine. Et pour répondre à cette question, peut-être indiscrète, j’ai ébauché, en regard de celle que l’auteur des « Bas-Bleus » avait traitée de « Pic de la Mirandole en cornettes », quelques gestes de l’une, qui pourrait en figurer le simulacre, et de l’autre, qui peut bien en représenter la réalité.

*
*  *

Maintenant, c’est à peine si, venant de citer d’Aurevilly et son ouvrage magistral, je crois devoir parler de ceux qui, sous prétexte de galanterie, prétendraient remettre en question le droit du critique à juger, même vertement, les œuvres de ses confrères féminins.

Voici ma réponse :

Les Dames d’aujourd’hui voudraient-elles aborder, de pair avec les hommes, toutes les fonctions et toutes les carrières, politiciennes, médecines, musiciennes, poétesses, épéistes ou chauffeuses, et se voir aborder, à leur tour, avec le même air enrubanné, pirouettant, poudré, sucré, destiné à celles qui ne maniaient que l’éventail ?

Ce serait leur faire injure.

La femme est devenue la camarade de l’homme ; mieux, sa concurrente. Pour celles qui se bornent à rester des Célimènes, maintenons la bouche en cœur des siècles passés.

Mais les autres nous apparaissent, à nos côtés, en sarrau d’atelier, en blouse de travail. Cela, qui ne les rend que plus estimables, quand il s’agit de l’exercice d’un don réel, permet de leur dire leurs vérités.

Les plus sensées se garderont de s’en plaindre, car cela permet aussi de dire leurs vertus.

R. M.

I
MUSÉES POUR RIRE

I

« Reçu un mot tout gracieux de Saint-Saëns malade, mais content du tambourin chargé de fleurs et de la nomenclature de ses œuvres. »

Marquise de Blocqueville.

Un homme dont le succès personnel accréditait la parole, en cette occasion, me disait, un jour : « C’est, selon moi, une erreur de croire que certaines personnes n’ont pas de veine. Tout le monde a de la veine ; seulement, on sait, ou non, s’en servir. »

En ce qui me concerne, au moins une fois dans ma vie, je n’ai pas su me servir de la veine. Un mien ami, entre tous avisé, fort au courant de ce qui pouvait réjouir ma fantaisie et exciter ma verve, à son tour, m’avait dit, aux environs de 89 : « Allez à Dieppe, voir le Musée Saint-Saëns, je ne vous dis que ça, vous m’en donnerez — ou, plutôt, vous nous en donnerez des nouvelles, car, étant celui qu’elle peut impressionner avec le plus de vivacité, vous nous devez le compte rendu de cette étonnante collection, qui va des « sauterelles d’Algérie » aux « scories volcaniques » et, de la « Marquise de Présalé » à la « Marquise de Saint-Paul ».

J’entendis le conseil, mais je m’y rendis trop tard. Une fois de plus, le deliberando sæpè perit occasio me joua un méchant tour : j’entends celui de laisser, sans que nos regards en aient extrait le spectacle et déduit la moralité, s’écouler l’espace de jours qui nous en offraient le champ d’exception. C’en est un, en général, que celui qui nous est soumis par ce que j’appelle ici les Musées pour rire ; et, si j’en juge par ce qu’il nous présente encore, même modifié, celui dont je parle, dut être, à l’époque où on me le signala, un des plus typiques du genre.

Tel qu’il subsiste, nous allons l’examiner, non sans avoir tout d’abord spécifié ces modifications et recherché leurs causes. En ce qui regarde ces dernières, notons bien vite, qu’il suffit, pour les déterminer, de quelques réflexions caustiques, amenant les organisateurs à s’apercevoir que le public ne se croit pas toujours forcé d’entrer dans un plan d’admiration mutuelle.

L’instinct de faire un nid, dont parle le poète, et qui tourmente les hommes, au cours de leur brève existence, cet instinct se prolonge. Oui, l’instinct de faire un nid à ce qui s’est groupé autour de nous, durant notre carrière, vient à plusieurs, à beaucoup, disons-le, à un trop grand nombre.

Cette forme de l’amour-propre, qui consiste à se survivre dans la glorification, plus ou moins relative, des objets qui nous ont appartenu, est trop humaine pour que, si les États et les cités ne l’enrayent, la menace ne se dresse, contre eux, de voir nombre de particuliers s’ériger, de leur vivant, dans leur petit hôtel, une sorte de cénotaphe civil, tenant à la fois du muséum et du mausolée, et dont la concession à perpétuité, hors-cimetière, est bien écrasante pour se mesurer avec le peu de durée des objets auxquels on en accorde l’excessif honneur.

Si la création du Musée constitue, pour un pays, une richesse et une gloire, la Collection Cernuschi, malgré ce qu’elle a de remarquable, répond-elle au besoin d’une nation ? — Que dire de la Collection d’Ennery ? — Or, je prends à dessein des réunions d’objets d’un intérêt réel, parce que, s’il y a lieu de condamner même celles-là, le procès des autres sera fait du coup. Encore une fois, il y a danger à risquer de transformer une ville, en une sorte de champ de repos, composé de petites chapelles devenues silencieuses, et dans lesquelles le fumeron de la vanité n’éclaire que trop, des bibelots que rien n’engageait à sortir de l’ombre.

Quand le don est fait directement à un Musée, le mal n’est pas moindre, si la faveur accordée au donateur, de prolonger son souvenir, à l’aide d’une exposition permanente, apparaît plus importante que celle accordée au dit Musée, par l’adjonction, à ses richesses, de médiocres objets d’art et de contestables chefs-d’œuvre.

Pour une Collection La Caze, d’ailleurs bien mal récompensée de ses beautés, par le traitement qu’on lui inflige, que de legs inconsidérément acceptés, au Musée du Louvre ! Quel rehaut lui apportent, je vous le demande, les copies à l’aquarelle de la Collection Thiers et ses piles d’assiettes ?

Le Louvre ! quelle tentation, pour le snobisme esthétique, d’inscrire un pareil nom sur son testament, de se constituer un héritier si honorifique ! Il est à craindre que la Comtesse René de Béarn n’y résiste pas.

Mais il n’est pas besoin que le Louvre lui-même soit en jeu, pour donner à réfléchir sur le sujet. L’acceptation d’un legs comme telle ou telle donation connue ne s’impose pas. Les testateurs le savent bien, qui posent au gouvernement une colle posthume, et se retranchent derrière un prendre ou laisser immédiat, qui ne manque pas de pouvoir, puisqu’il enlève l’affaire.

Cette question, comme la question de la Censure, est de celles qui se représentent continuellement au tribunal des peuples ; j’entends l’aléa d’accepter ou de refuser des dons entre vifs, ou des présents d’outre-tombe. Il y faut une grande circonspection, laquelle, d’ordinaire, se voit remplacée par de lourdes gaffes. Il est aujourd’hui à peu près certain que la Collection Wallace aurait pu, un moment, appartenir à la France. On sait ce qu’il en est advenu. Il a fallu, à Georges Hœntschell, de la persévérance, et l’ingénieuse collaboration d’Henry Lapauze, pour glorifier, comme ils l’ont fait, l’œuvre de Carriès. Dieu veuille (et Saint Orphée) que la contrepartie naturelle d’une telle erreur et d’une telle hésitation, ne soit pas d’accueillir triomphalement quelque pinacothèque de toc !

*
*  *

Paulŏ minora canamus. C’est par là que nous avions commencé, là que nous voulions en revenir ; mais il nous fallait, pour donner certaine force à notre démonstration, l’appuyer sur des exemples plus importants, lui donner de plus solides bases.

Convenir avec nous de ces deux dangers : encombrer le Louvre de dons insuffisants et combler Paris de collectionnettes ; puis ajouter que la province doit se montrer bon enfant et tout heureuse d’accepter le déchet de ce qui messied à la Capitale, ce serait ne se montrer qu’à demi clairvoyant et à moitié juste. La dénomination de Musée contient et représente une dignité qui n’est ni parisienne ni provinciale, et ne devrait jamais être conciliable avec de petits panthéons individuels ou du bric-à-brac sans valeur.

Tels n’en sont pas moins, je le répète, les deux dangers qui menacent le Musée de province.

Or, il ne faut pas oublier que le petit Musée de Montauban contient la collection des dessins d’Ingres, et le Musée de Nantes, son portrait de Madame de Senones, pour ne citer que ces deux exemples. Ils suffisent à prouver que rien de grand n’est étranger aux galeries provinciales, et que, s’il leur convient de rester peu remplies, ou de demeurer désertes, même ce dernier état serait préférable à la faute de les faire servir à telles ou telles glorifications individuelles, par des accumulations de colifichets ou de bimbeloterie.

Pour ce qui est du premier cas, à savoir ce que j’appelle le petit panthéon individuel, c’est lui que nous devons examiner, parce que c’est lui qu’il faut rendre responsable de l’autre, c’est-à-dire : l’apport du bric-à-brac sans valeur.

Qu’est-ce qui pousse le particulier à cet envahissement du territoire public ?

Ce serait évidemment mal s’exprimer que de parler d’infatuation, à propos d’un véritable mérite. Néanmoins, traitant de Monsieur Sargent, je me souviens d’avoir écrit : « Quand certains hommes sont devenus tout à fait, je ne dis pas de grands hommes (de ceux-là l’espèce est encore rare), mais de grands bonshommes et, si vous préférez, de gros bonnets, il semble qu’on ne puisse plus, sous peine d’impiété, hasarder la plus faible objection sur leurs grosses méprises. C’est leur rendre un très mauvais service. Il en résulte, pour eux, ce sentiment d’infaillibilité sous-entendue, toujours dangereux pour celui qui s’y abandonne. »

C’est, on peut l’affirmer, il me semble, d’un sentiment équivalent à celui-là, que peut résulter, du fait même de quelqu’un de valable, la création du petit panthéon individuel. Il se peut que le grand bonhomme et, si vous voulez même, le grand homme vive dans une atmosphère d’adulation qui lui fasse perdre de vue que ses mérites n’ont pas de raison de rendre chères, fût-ce à ceux qui les apprécient, telles circonstances de son existence, ou des membres de sa famille.

On peut admirer la Danse Macabre et les Mélodies Persanes, sans que, pour cela, les souvenirs de « la Grand’Tante Masson » deviennent un objet de culte.

Le rédacteur du catalogue nous apprend que le Musée Saint-Saëns a été créé pour servir de cadre aux œuvres de Madame Saint-Saëns mère, qui était « la meilleure élève de Redouté ».

Or, comme peu d’instants de réflexion suffisent à nous persuader qu’un Musée, composé d’œuvres de Redouté lui-même, n’offrirait qu’un intérêt restreint, je vous laisse à tirer la conclusion, en ce qui concerne les œuvres de sa meilleure élève.

Il est facile de démontrer la touchante erreur, qui fait qu’un artiste réputé veut faire participer à sa renommée des mémoires qui lui sont chères. Cependant, non seulement il n’est pas prouvé que son public ait le devoir de le suivre dans cette voie ; mais on peut même affirmer qu’il est en droit de l’abandonner sur ce point.

Le « ayant appartenu » ne saurait être suffisant pour conférer du prestige à des objets qui n’en sont pas doués par eux-mêmes, que si le feu titulaire, fût-il, entre tous, respectable, possédait d’autre titre que celui de tenir de près à un grand artiste, lequel tire de son cœur l’admiration à lui inspirée par les œuvres du défunt.

Entre autres objets de ce genre, je me vante de posséder, la cage de Michelet, la canne de Musset, les lunettes de Becque. Mais ces noms en disent assez pour doter de rayonnement les pauvres choses qui les accompagnent.

Il est possible, sans manquer de respect à la gloire de Monsieur Saint-Saëns, et sans risquer de méconnaître son noble sentiment filial, qu’on puisse ne pas juger de même à l’égard de ce qui nous est donné pour la raison d’être de son Musée. Et, puisque le reste n’est que pour servir d’encadrement, examinons un peu ce cadre.

Et, tout d’abord, je dénonce un scandale ; l’indigne placement infligé, par le Musée de Dieppe, à l’œuvre charmante de Madame Madeleine Lemaire : le Char des Fées. Ce tableau (le catalogue nous l’indique) fait partie du Musée Saint-Saëns. Alors pourquoi n’y figure-t-il point ? Ce n’est pas assez le louer que de dire qu’il en serait le plus bel ornement. Et si Monsieur Saint-Saëns a jugé bon de spolier ses salles, d’un tel appoint, pour en faire bénéficier le Musée proprement dit, comment n’a-t-il pas mis comme condition à sa générosité, qu’on la reconnaîtrait d’un meilleur remerciement que de perdre dans les frises, l’œuvre qui en faisait l’objet ?

Ce n’est pas, certes, Monsieur Blanche qui voudrait y contredire, lui dont la grande artiste occupe l’atelier, toujours au dire du catalogue.

Quel que soit donc l’exceptionnel intérêt de l’œuvre exposée, au même Musée de Dieppe, par ce peintre, nous ne doutons pas qu’il n’ait à cœur d’en céder galamment la place à l’étincelant Char des Fées. Et cependant, jamais le jeune Maître ne s’est montré plus en possession de ses moyens, ni mieux inspiré que dans la réalisation du poignant chef-d’œuvre dont il a fait don à la ville maritime.

Ce tableau, nul de ceux qui l’ont vu, autant dire admiré, n’en aura perdu le souvenir. C’est l’enfant se préparant à subir l’opération de la transfusion du sang. Bien que coiffée de fourrure, et son pauvre petit corps roulé dans un amas de pelleterie, au point d’en paraître inexistant, la diaphane fillette anémiée grelotte et, sans doute, n’est pas non plus sans trembler, à l’idée de la minute redoutable. Néanmoins, une flamme est dans ses yeux, on sent qu’elle aura du courage et qu’un jour, bientôt peut-être (Dieu le veuille !) nous verrons le rose affluer à ses joues pâlottes et colorer ses menottes de cire.

Non seulement cette page est une des plus expressives de l’œuvre si personnelle de cet artiste, mais c’est une des plus marquantes de l’École Française ancienne et moderne, mieux encore un saisissant spécimen de l’histoire de l’humanité. Sa place est, moins dans un Musée frivole, que dans une clinique de hautes études, entre une reproduction du Médecin aux Urines et un fac-simile de la Leçon du Professeur Tulp.

Revenons au Musée Saint-Saëns et, cette fois, pour ne plus le quitter, avant d’en avoir fait le tour. Au moins un petit tour, car d’autres tournées nous sollicitent ; un tout petit tour.

*
*  *

Voici d’abord, deux portraits de Monsieur Saint-Saëns, qui, pour être dus à des artistes peu connus de nous, n’en offrent pas moins d’intérêt. Qu’on en juge par leur description dieppoise.

Le premier est porté au numéro 1807 du catalogue, qui nous le présente sous cette forme : « C. Saint-Saëns, de profil, couronné et tenant une lyre, chevauche un aigle planant dans les nuages. » Signé : « A Saint-Saëns, J. Nucci, contre-basse, son admirateur. » — L’autre, inscrit au numéro 1809, nous apparaît un peu moins ambitieux, mais non moins pittoresque : « Camille Saint-Saëns, debout sur une masse de volumes empilés, œuvres du Maître, avec cette inscription : « Saint-Saëns, célèbre musicien. » Signé à gauche : « J. Parera », avec cette dédicace : « Au grand artiste, le petit Parera, Barcelone ».

Au reste, et soit dit en passant, le Maître nous paraît avoir le don de faire jaillir, de ses admirateurs, les facultés les plus inattendues. C’est, en effet, à peine si nous en croyons nos yeux, quand nous lisons, au numéro 1814, « Henri Roujon, Tête de Camille Saint-Saëns, de face. Dessin au crayon, croquis. » Ce mot croquis a beau être modeste, n’en voilà pas moins Monsieur Roujon passé décorateur. Nous ne l’attendions pas dans ce nouveau rôle. Le « cesse de vaincre… » s’impose.

La Marquise de Saint-Paul emboîte le pas. Celle-là aussi sort de son domaine, celui des bruits. Lisez plutôt, à la suite de son nom, au numéro 1815 : « Fleurs, anémones, et sa tête photographiée ». La rédaction, qui surprend un peu d’abord, s’explique ensuite. Fleurs, qui ferait pléonasme avec anémones, s’applique pareillement à la tête de la Marquise. Et, alors, cela va de soi.

Au numéro 1990, dans les portraits divers, nous lisons ensuite ces mots mystérieux : « Profil d’une tête de nègre, avec reproduction d’attestations. » Après tout, c’est peut-être le nègre de Mac-Mahon, flanqué de la phrase célèbre. — Au 1992, la Reine de Roumanie a écrit une de ses phrases simplettes : « Devant le buisson en flammes, on ôte ses souliers et l’on donne son âme. » — Pour Loti, elle s’est fait représenter, offrant théâtralement, à une image de Madone, un diadème de carton et un instrument de même matière, avec, au-dessous, toujours en toute simplicité : « Ma Couronne et ma Lyre aux pieds de la Mater Dolorosa. » — Au 2015, nous rencontrons Mademoiselle Harding, dans le rôle de Phryné, et respirant une rose. Cette photographie, comme on le voit, n’a pas été prise le jour de la première.

Au 2084, dans les papiers de famille, voici des « Lettres de Monsieur Grisard du Sauget, cousin de Madame Masson, dans lesquelles il est question de deux tableaux, en sa possession, qu’il croyait de Fra Angelico et qui n’étaient que des copies d’après Van Loo. » — La distance est, en effet, assez grande pour mériter d’être mentionnée. — Au numéro 2090, c’est de Madame Masson, née Charlotte Gayard, grand’tante de Saint-Saëns, « une poésie intitulée : A mon esprit (son mari, Monsieur Masson, libraire, à Paris). » — Au numéro 2091, dans une lettre de Madame Saint-Saëns mère, il est fait mention de Camille « malade, pour avoir trop grandi ». La scène se passe en 1848. Empressons-nous d’ajouter que, depuis, il ne cesse de grandir, mais, grâce à Dieu, se porte comme le Pont-Neuf. — Au numéro 2092, autre lettre de Madame Saint-Saëns à son fils « après lequel elle est en colère ». — Viennent ensuite des lettres du Maître lui-même. Elles sont infiniment variées de ton. Qu’on en juge, puisqu’elles traitent successivement « d’études comparées sur le chant des obus », de l’éruption du Vésuve, de la gentillesse des ours bernois et se terminent sur un « mot sans date et sans adresse, à un intime dont il réclame la présence, en lui apprenant que son petit André s’est tué en tombant par la fenêtre ».

Parmi les nombreuses lettres adressées à Monsieur Saint-Saëns, il y en a huit de la Marquise de Saint-Paul. Gageons qu’il pourrait bien s’en trouver une pour taper le Maître, d’une petite audition Rue Nitot, en l’honneur de la Sainte Eugénie.

Quant aux huit lettres de la Vicomtesse de Trédern, je ne serais pas surpris, au contraire, qu’elles aient, toutes les huit, pour but, d’offrir son concours.

Au 2248, j’entends parler d’une grande scène lyrique intitulée : La Marquise de Présalé ; et je me demande s’il ne s’agirait pas d’une préfigure ou, si vous le préférez, d’une post-figure de la même Marquise Versaillaise. — Au 2165, saluons, en passant, du Docteur Don Grégorio, un éloge des Canaries et de Camille Saint-Saëns. — Au 2283 et passim, notons des tambourins, peinturlurés et honorifiques, offerts par la Marquise de Blocqueville, cadeaux significatifs qui nous permettront de faire valoir, tout à l’heure, un éloquent rapprochement. — Au 2319 nous enregistrons la présence d’un « casse-croûte en bois orné ». Cette expression ne nous étant pas très familière, nous en cherchons le sens dans notre dictionnaire, qui nous apprend, sans ménagements, qu’elle signifie : « instrument qui sert à broyer la croûte pour ceux qui n’ont plus de dents ». On comprend, dans cette circonstance, que le catalogue n’indique pas de qui provient ce bibelot, moins heureux, par suite, et moins illustre que ce presse-papier, orné d’un cheval au galop, dont on nous apprend qu’il fut, lui, la propriété de Monsieur Ambroise Thomas.

Casse-croûte et presse-papier, que vos destins sont divers !

*
*  *

A notre regret, nous devons borner notre glane dans le Musée Saint-Saëns.

Donc, après avoir noté nombre de familières dédicaces « à l’ami Camille » et cette inscription plus altière de Divus Camillus, il ne nous reste plus qu’à recueillir les échos du Dimanche 18 juillet 1897, mémorable jour de l’inauguration du Musée Saint-Saëns. Le menu du banquet nous est parvenu. Nous savons qu’il eut pour prélude un « cantaloup glacé » et pour finale, un « Gâteau Camille Saint-Saëns ». Là, nos connaissances gastronomiques sont en défaut. Nous avouons ignorer cette pâtisserie, ne pas savoir si elle est feuilletée ou glacée, en forme de tarte ou de tourte, de chausson ou de pièce montée. Cependant, un esprit de déduction nous porte à croire que ce pourrait bien être tout simplement (n’êtes-vous pas de notre avis ?) quelque chose comme un Saint-Honoré de la Musique.

Ce qui est certain c’est que l’entremets fut mangé aux sons de la cantate ci-jointe, due à la lyre d’« un vieil ami », Monsieur Alfred Tranchant, que certainement Rivarol, en récompense, aurait placé dans son Petit Almanach des Grands Hommes, à côté de Minar de la Mistringue.

A CAMILLE SAINT-SAËNS

Hosanna !… Hosanna !…
Il est dans nos murs… il est là,
Dans la cité Dieppoise,
L’Auteur de Samson et Dalila ;
D’une façon digne, courtoise,
Que chacun donc l’accueille et l’acclame bien haut,
L’Auteur d’Henri VIII et d’Ascanio !
Salut à sa verve gauloise
A son génie, en l’art
Des Gounod, des Mozart !
Et s’il n’a pas encor parmi nous sa statue,
Son monument,
C’est que l’heure n’est pas venue,
Heureusement.
Honneur, honneur à Dieppe ! Honneur à sa Mairie
Qui vient, au nom de tous les cœurs reconnaissants,
De nommer la place où se tient la Comédie :
La place Camille Saint-Saëns.

Et maintenant, muni de la lampe de porion, trouvée « auprès d’un cadavre » dans le puits numéro 2, à Billy-Montigny, faisons une dernière station au Musée d’Histoire Naturelle qui, lui aussi, porte des traces de la générosité de Monsieur Saint-Saëns. Admirons le « Macrocrona » dont il a doté ces vitrines, en même temps que de « sauterelles d’Algérie », de « crânes de cochon et de porc-épic », de « coquilles à l’état fossile, recueillies dans les déjections boueuses du volcan éteint, nommé Mont de Galdar, aux Grandes Canaries ».

Puis, éloignons-nous, éblouis, charmés, un peu étonnés, un brin frissonnants, à travers les « crânes mérovingiens », les « bras décharnés », les « fœtus humains », les « calculs de vessie », les bocaux de ténias, les cocons, les coucous, les molaires d’éléphants, les mâchoires de marsouins, les restes de cachalots ; les araignées de mer, les bécasseaux, les huîtriers, les oies-cravants, les buses pattues, les outardes barbues, les stercoraires parasites, les guillemots à capuchon et les pingouins en plumage de noce !

II

« L’une de ces Romaines, noblement drapée, tient une oie, qu’elle semble vouloir cacher. »

Catalogue de la Salle d’Eckmühl.

Et cependant, qu’est-ce que nous offre à voir, dans le genre, le Musée Saint-Saëns, à côté de ce qui nous est présenté par le Musée d’Auxerre ?

Le moment est venu de mettre en valeur le rapprochement dont je parlais plus haut. J’ai dit que la Marquise de Blocqueville avait offert au grand musicien nombre de tambours de basque. Mais elle en avait gardé pour elle. C’est de ceux-là que je veux tambouriner, pour accompagner une cantate en son honneur.

Au demeurant et, d’une part, cette cantate, il y a longtemps que j’aspire à l’entonner ; d’autre part, l’étendue, sinon la grandeur du sujet me fait hésiter. Sur le point d’écrire les quelques notes que j’ai consacrées à la Province, dans les Altesses Sérénissimes, je me sentais effrayé par la majesté d’un sujet épuisé par Balzac. Un sujet effleuré par d’Aurevilly ne me semble pas moins redoutable. C’est le cas. On connaît le brillant passage que l’auteur des Diaboliques a consacré à la Marquise dans un chapitre de ses Bas-Bleus. Il est loin, toutefois, d’avoir épuisé la matière ; et comme elle nous apparaît sous un autre aspect, et que nous comptons l’aborder à un autre point de vue, nous allons contenter notre envie.

Madame de Blocqueville était, on le sait, la seconde fille du Maréchal Davoust. Elle professait un culte pour son père. La chose n’a rien que de noble et de naturel. Néanmoins, la Dame était si avantageuse que je me permets de démêler un peu de snobisme filial, dans ce grand amour. Chaque fois qu’elle en trouve le joint, elle se nomme elle-même la Fille du Lion, et cette désignation léonine n’est évidemment pas sans chatouiller agréablement la crinière d’une lionne de cette importance.

Je crois bien qu’elle fut belle. Mal mariée, de bonne heure, à un homme sans naissance (et, probablement sans mérite, d’aucun genre, car, nulle part, il n’en est jamais soufflé mot, au cours d’un océan de bavardages)[1], Louise d’Eckmühl, se mit à voyager et à philosopher, notamment à travers l’Italie. De là au bas-bleuisme, il n’y avait pas loin ; l’espace fut vite franchi, et, bien qu’elle s’en défende, quand on l’induit à en rougir, elle représenta un type transcendant de cette espèce en train de se perdre.

[1] J’ai dû en rabattre sur cette appréciation ; l’homme était au moins bel homme, si j’en juge par un portrait de lui que le hasard me met sous les yeux, chez un antiquaire de province.

En ce temps-là, nos Dames ne s’étaient pas toutes mises à pondre sur papier, comme elles ont fait depuis ; or, c’est de cette universalité que meurt le bas-bleuisme qui, précisément, figurait l’exception, parfois du don, et souvent de la culture, lesquels faisaient se détacher nettement un type de Philaminthe, sur le monotone fond ourdi par le peuple des épouses selon le vœu de Chrysale. Aujourd’hui les conjointes ne savent plus mettre les rabats dans le Plutarque, mais elles ne savent pas davantage le lire. Cependant, elles ont appris à irriguer d’encre leur foyer, le monde et la ville ; et si leur production ne va pas plus loin, c’est que la tubulure fait défaut, qui ne demande qu’à serpenter par l’univers.

Madame de Blocqueville n’a pas connu de ces mesquines rivalités ; elle fut la Dinah Piedefer de l’Épopée. Elle pondit. Que dis-je ? Elle fit mieux, ou pis. La Nature, qui lui avait refusé la maternité naturelle, lui permit de procréer de petits ours, et même de gros, qu’elle lécha consciencieusement, et qui lui parurent « mignons, beaux, jolis et bien faits sur tous leurs compagnons », illusion où l’entretint la complicité d’une cour amicale, une courette.

Il serait trop long d’examiner, ici, le plus ou moins de valeur de ces œuvres transcendantes, pleurnicheuses et philosophâtres, qui me paraissent tenir de ce qui fut, un instant, le goût du jour, au temps de la jeunesse de l’auteur, le Vicomte d’Arlincourt et Monsieur de Custine.

Certes, l’Auteuresse avait lu Joseph de Maistre. D’Aurevilly le dit excellemment : « Madame de Blocqueville a fourré du jasmin dans les Soirées de Saint-Pétersbourg. » Mais elle avait aussi lu Lélia ; elle déguise en Stenio et en Trenmor, des messieurs de sa coterie ; et pour son compte, elle se drape en Lélia, mais de toute l’infinie variété de ces peignoirs, que l’Auteur des Diaboliques nous énumère. Cette Lélia guerrière s’appelle Eltha-Lucifera, elle est duchesse, et tout du long des quatre tomes de la Villa des Jasmins, le grand œuvre, elle change de toilettes, et rase. Car c’est là le vrai nom de ce que fait Madame de Blocqueville. Si d’Aurevilly n’emploie pas ce terme c’est, je crois, qu’il n’était pas d’un usage courant, à l’époque de son article. Mais quand il accuse la Dame, de blaguer, tout le temps, je ne doute pas que ce ne soit raser qu’il ait voulu dire.

Si le cours de notre petit Essai nous y induit, nous parlerons de la Villa des Jasmins ; mais ce n’est pas ce qui nous attire. Ce que nous voulons étudier c’est le type falot de la grosse Madame qui, toute une longue existence, peut bien se prendre au sérieux, dans de telles proportions, sur de si minces données ; qui bâtit son immortalité, et celle de tout ce qui l’entoure, sur les assises que nous allons examiner, et meurt sans s’être réveillée de l’illusion d’un rêve, à la fois puéril et grandiose, comique et douloureux, qui a fait jaboter sa vie.

Ce sera donc seulement au Musée d’Auxerre, aux objets qu’il contient, à son catalogue qui les décrit, et tout spécialement à certaine collection d’agendas, que nous demanderons de nous enseigner, de nous renseigner, de nous réjouir.

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La Marquise est morte en 1890, si je ne me trompe ; mais, depuis bien une dizaine d’années, au moins, plus que préoccupée d’assurer le destin de ce qu’elle croyait être ses trésors, elle avait résolu de les léguer à la Ville d’Auxerre (lieu de naissance de son père) ; à cet effet, elle s’était assuré le consentement des autorités, avait fait disposer une salle du Musée, et commencé d’envoyer ce qu’elle lui destinait.

Je ne sais si l’inauguration en fut faite, de son vivant ; je ne le crois pas. En tout cas, elle-même n’y est jamais venue. Elle se contenta d’en dresser le catalogue, mais ce, avec une assiduité, une anxiété, dont témoignent les carnets vibrants.

Ce défaut de l’œil du maître se fait sentir dans l’ordre, il semble assez incohérent, de la bibliothèque. Le libraire Quantin avait accepté le titre de conservateur de ce singulier Musée ; mais, je suppose, par condescendance, et ne dut pas y prendre beaucoup d’intérêt. Le Conservateur actuel est âgé et semble plus jaloux de ses droits, plus inquiet des indiscrétions, que désireux d’aider les recherches.

Et cependant le devoir de sa charge n’est pas douteux : accomplir la volonté de la défunte. Or, cette volonté n’est, elle-même, pas douteuse, elle se formule au cours des petits cahiers, qui se représentent l’intérêt de leur découverte pour « les chercheurs de l’avenir ».

Il ne s’agit donc pas d’en marchander la lecture à ceux qu’elle peut intéresser. L’accès hebdomadaire, un nombre d’heures fort restreint, rend déjà la chose assez difficile. Un jour viendra, sans doute, où cette charge sera confiée à un homme jeune et mieux en accord avec sa mission, qui sera de débrouiller ce fatras, afin de faciliter la besogne aux « chercheurs » évoqués et invoqués par la donataire.

Chacun des agendas contient une année. Le catalogue fut imprimé en 1882. Le griffonnage ayant continué jusqu’en 1889, cela fait donc sept années à y ajouter. Si je démêle bien, dans le dit catalogue les indications ayant trait à ces cahiers, qu’il ne faut pas confondre avec d’autres gribouillages, l’interminable série commence en 1847 (pour ne finir, je l’ai dit, que l’an 1889). Ce qui devrait porter à quarante-deux le nombre des cahiers. Cependant, à en croire le même index, deux années manqueraient, 78 et 79. Cela me semble peu probable. Elles se retrouveront. Les chercheurs peuvent donc compter sur quarante-deux années de radotage, comme les fonds de bibliothèque en offrent peu d’exemples.

Celui-ci donne à réfléchir pour les mères qui mettent imprudemment entre les mains de leurs fillettes, des volumes tels que le Journal de Marguerite de Mademoiselle Monniot, pour lequel je voyais, quand j’étais enfant, se passionner mes petites aînées. C’est un grand danger de laisser croire, à une jeune demoiselle, qu’elle peut déposer de l’écriture au seuil et au bas de chacun des jours de l’année. La terrible fournée des Eugénie de Guérin de raccroc, que nous subissons, pourrait bien ne pas avoir d’autre origine. On commence par barbouiller le quantième, la correction des épreuves n’est pas loin. Adieu la broderie qui était si belle ! Le premier vers se fait sans qu’on y pense !

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Quant à l’ensemble du dit, du soi-disant Musée, il est à peu près aussi bien aménagé que le permettent les pauvres choses qui le constituent.

C’est, au second étage de l’édifice, une salle un peu basse, pour sa longueur (une dizaine de mètres environ) éclairée, si je ne me trompe, par sept grandes fenêtres voilées de stores, à l’exception de celle du fond, pourvue d’un vilain vitrail, qui ornait la salle à manger de la patronne, au Quai Malaquais. Sur la frise du plafond peint, s’inscrivent circulairement les noms des batailles de Davoust, dont le buste et la statue figurent dans la pièce, mais avec assez peu de précision pour que l’on se demande, en y pénétrant, si elle est consacrée à l’éloge du guerrier, ou à la gloire du Cap Frehel et de son phare, dont le modèle, bien qu’en miniature, est encore assez grand pour prendre toute l’attention, et jeter bas le reste du décor.

Je suis loin de mettre en doute les sentiments filiaux professés par la défunte ; mais il ne me semble pas davantage douteux qu’elle en ait joué pour placer son ours et solenniser toute sa défroque.

Afin de pouvoir passer celle-ci en revue avec la familiarité qui convient, mettons à part les insignes du guerrier, et quelques-uns de ses objets de souvenir, lesquels seraient bien mieux à leur place au Musée de l’Armée. On peut aussi faire exception pour une ou deux jolies miniatures de famille.

Cependant, un objet domine tout cela, un chef-d’œuvre, peut-être le chef-d’œuvre de Ricard, un admirable portrait de la Marquise.

Je ne pense pas que celle-ci, qui n’avait aucun goût, l’ait apprécié ; elle appelle à son aide pour le trouver et prouver beau. Et ce grand renfort, excusez du peu, n’est rien moins que le grand Dominique. Nous lisons, en effet, à la page 29 du Catalogue de la Salle d’Eckmühl : « Mon portrait de grandeur naturelle, avec les mains, peint par Gustave Ricard. Le costume, — sauf le léger voile noir voulu par Ricard, en souvenir de la Joconde, — rappelle le costume du beau portrait de la Duchesse de Buckingham, par Van Dyck, aujourd’hui au Musée d’Amsterdam. Robe de velours noir, guipures blanches et nœuds bleus. Monsieur Ingres nous a dit, un jour, « que celui qui avait fait ce portrait était certainement un peintre. »

Or, par l’effet d’une de ces surprises de destinées, que les spiritualistes peuvent considérer comme une forme d’épreuves des âmes, dans l’Au Delà, ce magnifique portrait, grâce au despotisme de la Marquise, devenue dans la mort sa propre geôlière et sa tourmenteuse implacable, est voué à ne jamais sortir du cabinet Auxerrois, auquel le condamne son modèle.

L’Exposition de Ricard, jamais accomplie depuis sa mort, et d’autant plus impatiemment attendue, sera faite, on le devine, avec quel noble éclat. Mais l’exercice maladroit d’une volonté enfantine et terriblement étroite, en exclura certainement l’une des meilleures œuvres du peintre.

Ceci dit, essayons de donner une idée de ce qui constitue l’intérêt de cette surprenante collection et du catalogue qui la décrit avec tant d’amour. Un intérêt évidemment un peu différent de celui que lui souhaitait la donatrice. Mais ces maldonnes sont assez fréquentes :

« Un grand comique nous est né ! » me disait, un jour, une femme d’esprit, parlant d’une dame qui venait de publier un roman, lequel lui devait, à ses yeux, faire prendre place au nombre des grands lyriques.

On prend la place qu’on peut.

C’est le cas de la Marquise de Blocqueville. Nombre de fois, au cours de ses incontinents agendas, elle nous entretient de ce factum qu’elle appelle : ce terrible catalogue qui tourmente ma vie. Il la fait s’écrier avec angoisse, à l’occasion d’une maladie qui la met en danger, avant la conclusion de ce document : pas encore, mon Dieu, seulement le catalogue ! — Enfin, l’œuvre est finie ; elle l’envoie à l’impression (jour mémorable !) le 27 février 1882, après en avoir pris quatre copies.

Et, quand il est sorti des presses, un correspondant le proclame : « unique en son genre ».

C’est que la Marquise fut, on peut le dire, victime des correspondants et des visiteurs familiers, sinon intimes. La lecture des agendas le prouve plus que surabondamment.

Des deux parts, le malentendu était inévitable. Elle était sédentaire. Comme un homme d’esprit que nous avons cité, elle aurait pu dire : « J’ai le besoin du repos et le goût du mouvement. » Ou, plutôt, ce n’est pas tout à fait cela. Ce qu’elle aurait dû formuler, pour dire le vrai, c’est : « J’ai le besoin du bruit et le goût du repos. » Il fallut donner satisfaction à cette double tendance. Pour cela, elle fit toilette, et attendit. On vint. Elle joua l’aimable, rien que pour ne pas être seule et, surtout, ceci est plus spécieux, pour pouvoir se plaindre d’être débordée.

Quant à ses invités, c’était tentant, pour des gens qui ont l’amour des visites, cette belle dame toujours costumée, sans cesse assise, presque trônante, qu’on savait trouver chez elle, indéfiniment, loquace et diserte. On était venu, on revint. On y prit goût, elle aussi ; et, d’un côté, comme de l’autre, on tint cela pour de l’amitié. Peut-être y en eut-il ; mais, je le crains, pas beaucoup ; en tout cas, pas de bien forte. Rien que de cette égoïste habitude, pour des désœuvrés, de monter un étage et de se répandre. Et comme il fallait bien payer d’un écot, l’hospitalité souriante et ouverte, on gratta la Dame où elle se démangeait, à savoir en son amour-propre. A ce jeu elle devint insatiable. Tout lui était bon qui la flattait. Notez que je ne dis pas : qui la flagornait. Non, ce ne fut pas le cas. Les personnes qu’elle voyait constamment, et dont quelques-unes étaient aimables, n’étant pas toutes supérieures, s’illusionnèrent sur la valeur de leur hôtesse et Égérie, et y allèrent bon jeu bon argent de leur encens et de leurs offrandes.

En ce qui concerne ces dernières, elle ne se montrait pas difficile, préférant la quantité à la qualité. Au reste, celle-ci se déguisait peut-être à ses yeux ; au moins s’amplifiait de cet augment que conférait, pour elle, au moindre grain de mil, l’idée qu’il lui était destiné. En somme, elle représenta parfaitement la tenui popano corruptus Osiris de l’antiquité, la divinité qu’on se gagne par une friandise. Et cette friandise, c’était moins la babiole, que la sauce qui l’accompagnait de compliments et de fariboles.

On sait que le mangeur de haschisch est mis, par sa drogue, dans un tel état d’illusion, que le moindre bruit lui paraît un chant. La drogue de la Marquise fut sa vanité, qui lui fit perpétuellement prendre, avec bonheur, des vessies pour des lanternes.

Il est entendu que les amis n’aiment pas à donner. Mais quand on vit qu’elle se contentait de si peu, on marcha ; pas dans les grands prix. Comme on le verra, quelques-uns abusèrent.

Il se trouva bien aussi, parmi cette acclimatation de familiers, quelques renards, pour vouloir goûter au fromage de cette bavarde corvine. Mais le fromage n’était pas gros. On sait au juste ce qu’il représentait. Le chiffre en est porté, dans la marge d’un des agendas : « revenu annuel 45.986 francs 94 centimes. » Il n’y a pas grand’chose à faire, pour les renards, quand le « phénix des hôtes de ces bois » connaît, à ce point, le compte des centimes et le prix du beurre.

La maligne écrit elle-même, plaisamment, un jour d’étrennes : « Charles Buet voudrait célébrer mon être en lettres de diamant, tracées sur une table d’émeraude. Cela réclamait plus que les cinquante francs envoyés le matin. »

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Ces offrandes, nous les retrouverons toutes ; elles sont là, pavant l’enfer de la Salle d’Eckmühl, de leurs bonnes intentions problématiques. Nous les rencontrerons au cours de la visite que nous allons y faire et qu’il sied de ne plus différer. Autant que possible, je m’abstiendrai de tout commentaire, afin de laisser parler d’eux-mêmes les objets et leur description, me bornant à ce qui me semblera nécessaire pour souligner ou renforcer le spectacle et la gloire.

Tout au plus, avant de l’entreprendre, ce pèlerinage passionné, me semble-t-il désirable d’attirer l’attention du lecteur sur le tour particulier de la phrase de Madame de Blocqueville (dirai-je : le ronron de cette grosse chatte ?) qui, dans la description de son catalogue, non moins que dans les notations de son agenda, rapproche, avec une imperturbable sérénité et un sourire déconcertant, les éléments les plus disparates et les sentiments les plus divers. De bonne heure on a dû dire à la malheureuse qu’elle avait du tour, qu’elle excellait à trousser le billet. C’en fut fait, elle était perdue, au moins pour la tapisserie.

EXTRAITS DU CATALOGUE DE LA SALLE D’ECKMÜHL

Encrier de Jacob… un monstre à gueule béante reçoit l’encre, ses oreilles servent de porte-plume.

Guéridon de forme ronde (pléonasme). C’est devant cette table que, tous les 14 octobre, le Général de Trobriand nous racontait la bataille d’Auerstaëdt.

Tabouret d’acajou, appelé X, de forme à peu près grecque. Étant sans dossier, c’était le meuble où l’on devait, jeune fille, se tenir assise.

Chaise sculptée par Grohé, lors de mon mariage. Elle fut alors dorée et peinte par le Capitaine Ernest de Cissey.

Une autre chaise. Le cuir noir qui la recouvrait, tombait en lambeaux ; je l’ai remplacé par une bande de tapisserie, fort belle, relevée de peluche rouge.

Deux corps de bibliothèque, ornés de perroquets, d’oiseaux d’eau, de plantes, à la façon chinoise… laqués d’un ton jaune d’ocre, relevé de rouge antique. Il y a aussi des niches du plus élégant dessin persan. Au-dessous de la corniche, j’ai voulu de grandes branches folles de jasmin, ce cher amoureux de la lumière. Les deux niches intérieures sont occupées par d’admirables vases… rapportés de l’Inde, par mon frère qui les tenait du gouverneur anglais[2].

[2] Ailleurs : « Ils n’ont pas leurs pareils en France. » En réalité, ce sont d’assez jolis vases. Voilà tout. Encore la blague. Au reste, l’un d’eux est endommagé.

J’ai voulu leur faire un écrin digne d’eux. Deux œufs d’autruche ornés de perles, à la façon africaine, donnés à ma mère, et reçus d’elle, pendent au-dessus des vases. — Dans les deux niches extérieures, terminant à pan coupé la bibliothèque, un nègre et une négresse, rapportés de Venise, d’un travail très fin, soutiennent un flambeau. Une petite lanterne chinoise, ornée de plaques d’émail, et de glands à beaux verres peints, pend au-dessus de chaque statuette.

Ces bibliothèques, d’un prix considérable, sont aussi originales que charmantes.

Essayez seulement, si vous vivez encore, si le noir veut bien nous prêter son flambeau ou, l’Empire du Milieu, sa petite lanterne, de vous représenter ce que peut donner ce chinois compliqué d’antique, de persan, d’indien, d’anglais, d’africain, de nègre et de vénitien, sans oublier le jasmin, et vous deviendrez aussi fou que les branches de ce cher amoureux de la lumière.

Deux meubles en marqueterie… copiés sur des meubles du Roi Louis XIV.

N’oublions pas que, parlant de la Dame et de ses Soirées, d’Aurevilly lâche le mot blaguer et ajoute : « Tout du long de son livre, la Marquise ne fait que cette vilaine chose-là. »

Suite des « blagues » :

Deux armoires copiées sur des meubles de Madame de Maintenon, sauf en quelques variantes par moi désirées. — La seconde garde dans sa corniche les boutons de gilet du Maréchal et les chiffres de la Duchesse Arya-Eltha-Lucifera.

Ne manquez pas de reconnaître Adélaïde Louise d’Eckmühl, l’héroïne déguisée de la villa ; son noble père, avec ses boutons de gilet ; elle, avec ses boutons de jasmin.

Une table à dessin… J’ai peint là un manuscrit sur parchemin et beaucoup d’autres choses.

Elle peignait aussi.

Deux petites chaises (modèle étrusque) couvertes d’étoffe persane… et terminées, l’une par deux oies en bronze chinois servant de brûle-parfum, et posées sur les montants du dossier, l’autre, par une chimère et un personnage accroupi…

Un élégant flambeau en bronze chinois… représente un ibis, un prêtre ou une sorcière : don du Commandant de Coatpont.

Premier obus envoyé par l’armée de Versailles, sur le Palais des Beaux-Arts. Il a passé à quelques lignes au-dessus de ma tête, pour aller éclater dans mon appartement, le 25 mai 1871. — J’ai fait monter l’obus qui a rasé mon front, sur un petit bastion de pierre ; et on a peint, dans le creux, l’ancien Palais Mazarin.

Charmante statuette de bronze, œuvre de Monsieur Mouton… résumant une boutade de la Duchesse Eltha. L’homme à tête de porc, à cornes de taureau, à corps et à jambes d’autruche, à longue queue de renard et à mains de singe, sculpté par Monsieur Mouton est tout à fait amusant. D’un air mélancolique, ce jeune homme, fait d’un métal argenté, se tient debout sur un socle de porphyre rouge, gravé de cette légende : L’homme d’après la Marquise de Blocqueville. Exemplaire unique.

Boriko… avec ses paniers arabes, de Barye, je crois. C’est le portrait vivant des chers petits ânes qu’on rencontre, à chaque pas, en Afrique.

Portrait de la jolie Marquise du Luc… Pendant les combats de la Commune, une balle est venue piquer ce tableau, placé au-dessus du canapé où je m’étais réfugiée ; j’ai fait placer cette balle, avec une inscription, dans le bas du portrait.

Buste ancien[3], de grandeur héroïque… On le trouve plus beau que celui du Louvre.

[3] D’un Médicis.

Joli petit melon chinois, en faïence de plusieurs verts, acheté par moi dans le singulier village hollandais de Brooke, afin d’être très convaincue, si je le retrouvais en autre lieu, que, pour la seconde fois, ce n’était pas en rêve que j’avais visité ce pays joujou.

Voici maintenant la collection de cachets. Le Musée Saint-Saëns a la sienne, Auxerre ne pouvait faire moins.

Voici le dernier que j’aie fait faire. Sur le socle doré, d’un éléphant argenté, est gravé le refrain d’une vieille chanson française : « J’ai dans l’âme une fleur que nul n’a pu cueillir. »

Sauf votre respect, Madame la Marquise, la vieille chanson française n’est rien moins qu’une poésie de Victor Hugo, et des plus célèbres, dont le premier vers est celui-ci :

Puisque j’ai mis ma lèvre à ta coupe encore pleine.

Celui que vous citez n’est pas exact. Il faut ne peut au lieu de n’a pu.

Champignon de bois sculpté, monté en argent et gravé, en souvenir d’une parole de l’Écriture, d’un élégant chameau et de Memento.

Cachet de cristal, à lien d’argent, gravé en arabe du nom de Louise.

Au Musée de Dieppe, nous avons le cachet avec le nom de Saint-Saëns, en caractères chinois.

Joli paon de cornaline… J’ai fait graver sur ce bijou la devise du cachet personnel et de jeunesse du pauvre Empereur Maximilien : Kallibiotik, mot de la vieille langue des Bohèmes, qui signifie : par tous les moyens honnêtes, rendre la vie agréable.

Ne vous semble-t-il pas entendre Coquelin Cadet, sous les espèces de Covielle déguisé, expliquer à Monsieur Jourdain les beautés de la langue orientale, « qui dit beaucoup de choses en peu de mots » et faire suivre de cacophoniques polysyllabes tels que, par exemple, Kakarakamouchen, d’interminables interprétations, telles que « votre cœur soit toujours comme un rosier fleuri » ou le souhait d’associer la prudence du lion à la force du serpent ?

M’est avis qu’un voyageur mauvais plaisant pourrait bien, avec son Kallibiotik, s’être payé la tête de l’aimable Marquise.

Petit sanglier doré, donné par une vieille amie de ma gouvernante.

Trois balles ramassées Tour Malakoff et montées en cachet. Ce souvenir guerrier m’a été offert, à Alger, par le Colonel Renou. Sur la plaque d’argent, j’ai fait graver mon oiseau favori, une cigogne.

Un pèlerin… Sur le pied j’ai fait graver, en mémoire d’une parole de Marguerite (?) un poisson volant et cette légende : nec, nec.

Grenouille trouvée, en Égypte, dans un tombeau, portant une scène bizarre profondément entaillée : un diable à trois cornes semble faire danser un crocodile. Roger de Sédières, petit-fils de ma tante de Beaumont, m’a rapporté, de la terre des Pharaons, ce souvenir que j’ai fait monter, en argent oxydé, de fleurs de lotus.

Grand cachet d’argent, autrefois commandé en Afrique, par le colonel Ernest de Cissey ; il célèbre la Comtesse Louise, avec la pompe Arabe.

Éventail énorme… commandé par Madame la Duchesse de Berry, et arrivé trop tard ; il fut acheté à Fossin et mis dans ma corbeille.

Encore la vilaine chose stigmatisée par d’Aurevilly. Et ci-dessous :

Écu d’argent… C’est dans cet écu que Louis XV, au jeu, passait ses billets à la Duchesse de Châteauroux.

Pile de sous renversés par le tremblement de terre de la Guadeloupe, et mis en fusion par le feu ; cadeau de mon cousin, le Vicomte Davoust.

Délicieux sabot pointu formant boîte… une chinoise lit sur le couvercle. Donné par la Vicomtesse de Janzé.

Petit coffret… que l’on croit avoir appartenu à la Reine Margot.

Encore la vilaine chose.

Deux énormes pendants d’oreilles. Je les ai fait monter par un sculpteur italien, Angelo Francia, Benvenuto Cellini au petit pied.

A la petite main serait plus juste.

Deux bracelets… je portais souvent ces bracelets d’une ornementation riche et sévère, et ils étaient toujours admirés.

Anneaux d’or… Ces larges bracelets rappellent les vieux bijoux grecs, autant que le you-you arabe, le jov-jov des anciens.

Broche… ce bijou m’a été donné, le 17 mai 1864, à Rome, par la Princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein, qui avait bien voulu me servir de marraine pour la confirmation. Je n’avais jamais été confirmée, etc…

Plume de corail… elle me fut envoyée par la Princesse Carolyne, avec les lignes suivantes : « Cette plume n’est qu’un joujou, mais elle vous revient comme symbole de la vôtre ; comme celle-ci, elle a trempé dans des vagues agitées et amères, dans des profondeurs où le vulgaire n’atteint pas et où se trouvent les perles précieuses, les naïades fantasques et tout un monde enchanté. »

Cassolette… Émeraude sur le couvercle de cette gracieuse petite marmite d’or.

Collier… La pièce vraiment curieuse du collier est un petit sequin d’or, qui ornait les cheveux de Lady Esther Stanhope, lors de sa mort, et qui m’a été rapporté d’Orient. Suspendu et mobile au centre d’un cercle d’or, bombé, doublé et bordé d’une légère corde, il porte écrit en lettres fantômes, d’un côté : A Esther Stanhope, je fus ! de l’autre : à Louise d’Eckmühl, je suis !

Petite épingle d’or… bijou favori fait par un véritable artiste, Riballier, tué en cherchant un secret chimique pour blanchir les diamants du Cap.

Broche… Ce bijou est attribué à Benvenuto Cellini.

Encore la vilaine chose.

Deux croissants… Ces boucles d’oreilles données par la Comtesse de Gervillier, me plaisaient beaucoup et ont fait avec moi tout le voyage d’Italie, en 1878.

La Comtesse de Chaponay m’ayant donné deux petites lanternes pendants d’oreilles, j’ai pensé que, si Diogène s’était contenté d’une lanterne pour chercher un homme, il en faudrait bien deux pour observer les âmes… et encore ! J’ai donc fait enchâsser les gentils bijoux dans un vrai conte de fée délicatement ciselé.

Pendants d’oreilles… Des deux boutons pend une corde souple, à laquelle est attachée une petite sonnette d’or, chargée de mots grecs et destinée à chasser le mauvais sort par son Drinn-Drinn. — Le modèle de cette clochette a été trouvé au pied d’une statue dont j’ai la photographie.

Nous terminerons l’inventaire de cette collection de boucles d’oreilles par la description d’un roseau long comme une petite main et ayant la forme d’un bâton, que les indigènes de certaines parties du Brésil se passent dans l’oreille. Ils nous semblent pouvoir lutter, du moins pour la longueur de cet appendice, avec nos chers et patients et très calomniés baudets d’Europe.

Bague étrange en or vierge curieusement travaillé et enroulé par un artiste nègre. Amand de Trobriand, ayant été envoyé en mission à Guinchabo, près du roi noir d’Attla, celui-ci lui donna ce bijou. Lors de nos désastres, le bon Amatifou envoya, en 1871, vingt mille francs pour le rachat de la France, son alliée. Bien des rois blancs n’ont point agi aussi généreusement que le noir Samaritain, dont je respecte l’anneau, cadeau du petit-fils de mon vieil ami.

Bague des fiancés du Liban. Elle est composée de petites perles enfilées et de petits sequins d’or qui pleuvent coquettement sur le doigt.

Bague en prisme d’émeraude…

Chère Madame, on dit : prime !… Ce bijou vous a été donné pour votre confirmation ? Alors, vous méritiez la petite calotte !

Bague d’or… Elle raconte mystiquement un rêve peint par Mademoiselle Roberts.

Bague à étoile de diamants sur améthyste, plusieurs fois transformée avant de s’envelopper de lilas.

Gros et long serpent d’or vert… C’est là vraiment une œuvre d’art qui mérite d’être mise à l’abri d’un jeune caprice ou d’un héritier inintelligent.

Pas très aimable pour la famille !

Suit une historiette, à propos de deux glands de perles :

Une fois mariée je les fis monter avec des feuilles de chêne en diamants, puis ils ont fini par tomber, feuilles et glands, du bec d’un Saint-Esprit d’opales et diamants.

Coffret dans lequel Madame Louise de France, fille de Louis XV, avait donné ses belles émeraudes à la jeune Dauphine.

Encore la vilaine chose !

Mosquée de Pondichéry, sculptée dans la moelle d’un palmier, avec ses minarets, ses terrasses et ses colonnades.

Comme opposition à cette blancheur et à cette légèreté, nous décrirons un beau et lourd coffret monumental, doublé de bois de santal et taillé, à côté, dans les noires cornes d’un buffle.

Figurines indiennes… indien monté à chameau ; indien monté à vache ; vache harnachée, mais non montée.

Petite boîte de l’Inde, rouge, jaune et verte, contenant une souris.

Échantillon de la fameuse herbe de houla… C’est l’Abbé Huc qui m’a donné l’herbe sèche que voilà.

Joujoux Japonais : monstre jaune et tortue branlante.

Miroir rond… enfermé dans une boîte en peau d’hippopotame, glace des femmes touaregs. — Cadeau du Consul d’Espagne.

Savon de Jérusalem… rapporté par Monsieur Cirelli.

Flacon de coco, sculpté à Brest, par un forçat célèbre.

Intérieur d’une cellule de carmélite, introduit dans un petit œuf.

Modèle, en miniature, du chapeau des femmes de Moulins, en 1847.

Poupée habillée du costume exigé pour les baigneuses de Néris, en 1874.

Échantillon de la soie blanche que l’on tire du Sorgho.

Petit balai dont le sommet frisé, perché au haut d’un bâton, terminé par une pareille boule plus petite, rappelle la tête d’un chien de la Havane. C’est avec de pareils instruments que, le vendredi saint, on lave les autels de la basilique vaticane. Dom d’Achille voulut bien m’en procurer un.

Très grand album contenant un délicieux portrait du Chevalier de Paravey appuyé sur un pain de sucre…

Dent d’un requin tué en Colombie, dans les chasses que le Général de Trobriand faisait avec Bolivar, chasses dont j’ai raconté quelques épisodes[4]. Je tiens du Général, qui y attachait un prix de souvenir, cette dent de requin.

[4] Toujours dans les Jasmins.

Coquille d’huître trouvée dans le Far-West, à une grande altitude, par le Général Régis de Trobriand. Je la tiens de lui.

Et voilà. Notez que, sauf pour les quelques derniers numéros, qui m’ont paru gagner à se grouper ainsi, j’ai cité dans l’ordre.

Ce serait le moment, selon la belle expression de Shelley, de « laisser le silence remplir la pause obscure ». Mais comment, d’autre part, résister aux réflexions qu’entraîne pareil défilé ?

Je ne vois que la fresque de Gozzoli, au Palais Ricardi, et certains passages de la Tentation de Saint Antoine, par Flaubert, qui me semblent pouvoir lui être comparés. Il faudrait un Jérôme Bosch, compliqué d’Aubrey Beardsley, pour représenter ce cortège d’amis, sans doute loin de s’imaginer l’honneur réservé à leurs étranges cadeaux, quand ils les rapportaient chacun de son point du monde. Geste spontané et sans apprêt, qui leur assure, bon gré, mal gré, de se voir représentés indéfiniment, chacun tenant son petit bateau, tant que ce catalogue durera ou que se prolongera ma glose.

Je crois voir la Reine de Saba offrant au héros du Maître de Croisset « le bouclier de Djann-ben-Djian, celui qui a construit les Pyramides », lorsque le Consul d’Espagne tend à Madame de Blocqueville ce miroir rond, seule glace des femmes touaregs, enfermé dans une boîte en peau d’hippopotame. Et voici le Commandant de Coatpont, avec son ibis, son prêtre (ou sa sorcière) ; Mouton, avec sa statuette folle ; la vieille amie de la gouvernante, avec son petit sanglier doré ; le Colonel Renou, avec les trois balles de la Tour Malakoff, servant de support à une cigogne ; Monsieur de Sedières, avec la grenouille qui porte, sur le flanc, un diable tricornard, faisant danser un crocodile ; Monsieur de Cissey célébrant la Comtesse Louise, avec la pompe arabe ; le Vicomte Davoust, avec la pile de sous renversés et mis en fusion par le tremblement de terre de la Guadeloupe. Voici la Vicomtesse de Janzé, avec son délicieux sabot pointu, et Mademoiselle de Boureuille avec sa gracieuse petite marmite ; la Princesse de Sayn, la marraine de confirmation, avec sa plume de corail ; la Comtesse de Gervillier avec ses croissants, et la Comtesse de Chaponay avec ses lanternes.

Voici le jeune Trobriand, avec la bague du bon Amatifou, le roi noir d’Attla, et le traducteur de Kheyam, avec le sequin de Lady Stanhope. Voici Madame Émile Ollivier, avec la mosquée de Pondichéry, sculptée dans la moelle. Enfin, les trois derniers, comme les trois Rois Mages, présentent, l’un, Monsieur Cirelli, le savon de Jérusalem ; l’autre, Dom d’Achille, le petit balai du Vatican ; et le Général Régis, la valve étonnante, peut-être bien, simplement, après tout, laissée, sur un sommet, par des touristes en excursion, des promeneurs en pique-nique.

*
*  *

Ce défilé que j’évoque, il eut lieu dans la réalité, durant près d’un demi-siècle ; et il ne tient qu’à vous d’en voir processionner le reflet, dans les quarante-deux agendas que j’ai eu l’honneur de vous signaler, et que nous allons examiner maintenant.

Je me souviens d’un document arabe, qui représente le Fils de David en colloque avec la Reine des Fourmis. Celle-ci fait défiler de ses sujettes, devant le Roi des Rois, pendant je ne sais combien de jours, au bout desquels, elle apprend au souverain qu’elle en possède soixante et dix fois autant.

Il demande grâce.

Il y a de cela dans les agendas de Madame de Blocqueville.

Il y a aussi une forme renouvelée de la doctrine de Nietzsche, la théorie de l’éternel retour de Madame Beulé, de Mademoiselle de Lagrenée, de Miss Reed, des Diémer, des Dorange, des Rigodit, des Chiala et tutti quanti.

Les quelques fragments que je possède, de cet interminable fatras, se peuvent ranger sous trois rubriques. La première contiendra tout ce qui ressortit à une vanité naïve et folle, une vanité de vieille petite fille gâtée.

Elle-même en convient :

« On gâte ce mauvais Moi, et il a dormi. Thanks to God ! »

Parfois elle laisse passer le bout de l’oreille qui, pour ne pas être aussi longue que celle de « nos chers baudets », laisse voir l’excessive éclosion de son amour-propre :

X… me souhaite de rester belle, bonne, spirituelle et captivante, comme je suis. Poison insinuant que l’on boit avec délices, tout en n’y croyant pas.

Une petite pirouette finale, qui n’est là que pour attirer l’attention et l’augmenter par l’apparente modestie ; nous n’en avons pas moins notre confitentem ream, laquelle, d’ailleurs, continue de se découvrir :

La vieille Florence, mon ancienne cuisinière, en me trouvant rajeunie, belle et claire de teint, a capté mon jugement. Par un coin, on est toujours un peu sultan.

Et elle ajoute, par un de ces traits de comique involontaire, qui lui sont particuliers :

Je l’ai recommandée à une Dame qui, venue aux renseignements, est tombée en extase devant mon caoutchouc !

A qui la faute, si ce n’est à ses amis, vraiment un peu « monteurs de coup. » Certes, le terrain est favorable, mais ils l’engraissent terriblement. C’est elle qui le dit :

On me promet l’immortalité la plus reculée.

Et les voilà s’interrompant d’apporter des « tortues branlantes » ou la soie du sorgho, pour asséner des coups d’encensoirs, qui achèvent d’exalter notre brave corneille :

Fanny me dit qu’en Suède et en Norvège, tout ce qui me touche, passionne.

Cette Fanny pourrait bien être Miss Reed qui, dans ce temps-là, chantait. — Oh ! Mademoiselle, pourquoi contribuer ainsi à la crédule infatuation de votre vieille amie ? C’est, sans doute, pour cela que le Bon Dieu vous a retiré votre voix. Comment l’en blâmer ?

Mon paquet fragile et ma lettre sortent des Jardins d’Aladin.

Il s’agit d’un présent envoyé à Octave Feuillet, qui remercie en ces termes expressifs.

Monsieur Enault s’étonne que des mains aussi petites puissent contenir tant de bienfaits.

Et il ajoute :

En 70, on disait : la Marquise, dans le quartier, comme on disait autrefois : la Reine.

Louis Teste parle avec enthousiasme des Soirées de la Villa des Jasmins, œuvre colossale !

Madame Arthur Baignères m’a déclaré que, dans cette parure lilas et jaune, j’étais encore ce qu’il y avait de plus charmant, dans mon charmant salon.

Un Monsieur Chiala se dit effrayé de l’esprit qui s’y dépense. Il y a de quoi ; on aurait peur à moins.

Gaston Planté déclare que la Dame a « semé le germe de toutes les découvertes de l’avenir ». Aussi vous verrez de quel accent elle le pleurera !

Au reste, elle n’a pas à se plaindre de cette famille : le célèbre pianiste, frère du précédent, se fait photographier « tenant à la main un exemplaire de Perdita. »

Voici maintenant des religieux.

Le cher Abbé Dumax donne l’hospitalité à mon jasmin dans son bréviaire.

Un autre (qu’elle avoue « menacé de folie ») « rêve un travail sur la thèse du jasmin ».

Et c’est une épître d’un troisième qui lui arrache cette exclamation :

Superbe coup de cloche du Père Anselme pour m’appeler à la conquête du Ciel !

Suite des litanies :

Lettre de Monsieur Matout (?) exaltant les dons qui sont mon partage et de Valentine Bibesco qui tient à se glisser tout près de mon cœur.

Mes salons décrits, mes livres exaltés, mes billets célébrés, d’un tour si vif et d’une allure si française qu’ils feront un jour la fortune des collectionneurs d’autographes.

L’un lui déclare que son visage est « de ceux qu’on n’oublie pas » ; l’autre qu’elle est « souverainement gracieuse parce que souverainement bonne et admirablement belle, sous ses cheveux d’argent, avec son teint lisse et reposé. » Une jeune demoiselle, à qui elle a envoyé un petit bijou « se relève la nuit pour l’admirer ». Celui-ci lui parle de ses lettres feu d’artifice ; et celui-là l’intitule : la Fille du Lion !

Les cités s’en mêlent. Elle reçoit « un brevet d’honneur envoyé par la ville du Havre ».

De tout cela, elle se gargarise. Alors, elle divague, parle de son « soir de triomphe », de son « suprême jour de beauté ». Et elle ajoute :

Les événements me conseillent la hâte. Inconséquence de l’esprit. Je crois à une fin prochaine de notre terre, et je tiens à m’y ancrer. Je voudrais laisser une trace poétique[5].

[5] Goncourt disait : « Si j’avais su que le monde ne devait durer que tant de milliards d’années, je n’aurais pas écrit. »

C’est fait. Elle continue :

J’ai eu parfois, l’instinct que j’étais le résumé vivant de toutes les aspirations et de toutes les douleurs de mon siècle.

Excusez du peu !

C’est alors qu’elle se croit permis de faire la difficile :

Vraiment la race humaine est prête à grossir le succès, comme les badauds grossissent les foules. — Une trentaine de personnes refusées.

Des lettres et des cartes à en élever un bastion.

Et elle ne fait exception que pour le Duc de Brancas, parce que, dit-elle, « il a jadis dansé avec moi ! »

Le plus curieux de tout cela c’est, qu’à d’autres moments que ces minutes de vanité sincère, dont elle nous a fait l’aveu, elle poursuit, dans les autres, ce péché mignon qu’elle cultive, pour elle, avec tant de passion.

Déjà, dans le catalogue, elle nous apprend que le meilleur moyen de tirer parti d’une personnalité farouche, est de presser la pédale de la vanité, seule capable de résonner dans une âme uniquement remplie d’elle-même.

Dans les notes, elle nous parle d’une amie possédée du « besoin de s’occuper d’elle. » — « Elle est vraiment amusante, mais avec quelle naïveté elle s’admire. » — « Elle sera très heureuse par sa naïve et profonde foi en elle-même. »

La parabole de la paille et de la poutre réalisa-t-elle jamais pareille application ?

Et cependant, il y a la critique, la petite et la grande. Une de ses nièces (oh ! les familles !) fait chez elle une entrée brusque pour lui annoncer qu’elle est insultaillée par Étincelle. — Mais, du terrible et beau chapitre de d’Aurevilly, que pense-t-elle, que dit-elle ? — Je n’en relève qu’une faible trace, page 256 du Catalogue, à propos d’un article de Pontmartin « sur M. Barbey d’Aurevilly », terminé par le conseil d’aller se jeter aux pieds de ses victimes, Rue du Bac, puis Quai Malaquais (Ces deux derniers mots en capitales).

C’est tout ; mais les agendas du temps sont peut-être plus explicites. Cela serait curieux à vérifier.

En attendant, elle reprend assez vite pied dans son illusion et recommence à faire la risette. Ses correspondants et ses visiteurs l’y aident. L’un d’eux a fait garnir son appartement, de glaces, pour se donner une illusion de galerie. Elle serait bien capable d’en faire autant, la bonne Dame, si la réception faisait défaut. Mais il n’y a pas de chômage. Et, pour miroirs, elle a les yeux de Charles Buet, de Lizzie Heckel et du Chevalier de Paravey.

N’allez pourtant pas croire qu’elle soit dénuée de jugement. Elle a ses bonnes heures, où elle nous donne, de cette qualité, de sérieuses ou plaisantes preuves, dont je compose un second groupe.

J’ai attendu Madame de Rambuteau, venue me prendre pour me conduire à Fédora. Arrivée au théâtre, je me demandais si c’était bien moi.

Cette pièce de Sardou est inouïe de médiocrité. Une mosaïque des Danicheff, un plagiat réaliste du premier acte des Huguenots. Seulement Fédora n’est point une Valentine et ne laisse pas partir son amant.

Sarah Bernhardt est médiocre, sauf dans les deux derniers actes. Elle se roule comme une panthère, féline en vraie slave. Sa dernière robe, impossible, à fleurs immenses, est belle, étrange.

Berton est bon dans le dernier acte.

Une telle pièce est un triste symptôme de l’état mental de notre temps ; donc, curieuse, mais point intéressante.

Sophie Menter est véritablement grande artiste, simple et puissante, réunit la force à la grâce, rappelle le jeu de Liszt. Et ses yeux sont tout un roman.

Mesdames Beulé et de Janzé sont venues battre l’air de leurs récits mondains.

La première est « aigre comme une grappe de raisin vert ».

Madame de Janzé me dit que c’est le Gaulois qui a appris à la pauvre Madame de Beaumont qu’elle a un cancer.

La même visiteuse conte l’histoire du cocher de la même dame…

S’arrêtant devant un christ dans les environs de Marly, et s’écriant : « C’est pitié, Seigneur Christ, de vous voir si maigre ! On dirait que vous mangez avec nous à l’office de Madame la Comtesse. »

Alix nous a raconté comment le Shah a envoyé un homme à cheval prévenir la Princesse Mathilde de sa visite, et lui dire de faire préparer une chaise percée et de l’eau glacée.

En arrivant, sans se gêner, il a couru à la chaise, et mangé et bu en vrai sauvage.

A Londres, il a voulu acheter Lady Roseberry, et même la Princesse de Galles, étonné d’une résistance au Shah de Perse.

La belle Comtesse de Mailly-Nesle a ébloui l’assistance par sa fierté d’amazone.

Valentine Bibesco se fait syrène, quand elle a besoin de vous.

Monsieur Bourdeau, être pensant, parmi toutes ces cailles jacasses. Un vrai intelligent, bien plus profond que son beau-père.

Le Docteur Courbeyre, d’une séduction bizarre ; des airs d’oiseaux des tropiques, sauvages et câlins, que je ne connais qu’à lui.

Diemer, burlesque, jouant en moustaches, un rôle de femme, à Trouville, dans une comédie de Massa.

Monsieur de Béthisy, si honnêtement vaniteux !

L’ennui enterré avec lui, il me reste, du pauvre chevalier[6], qui m’aimait sincèrement, un souvenir affectueux et tout fait d’estime.

[6] De Paravey.

Monsieur de X…[7] faisant claquer son ratelier, comme un alligator de féerie.

[7] Les noms sont dans l’original.

Visite des Z… Elle, qui a remarqué le départ de mon beau secrétaire. Elle a un œil de commissaire-priseur. — Quel triste mari, grognon, nul, ennuyeux comme Excelsior où j’avais eu la sotte idée de les conduire. — Leur fils laid, mais spirituel ; aussi éveillé que le père est endormi.

Suivent :

Une grande grosse femme, de force à supporter les tristesses de la vie.

Une autre :

Bouffie, importante et ridicule.

Une autre encore avec :

Un chapeau-parapluie et une robe vert-printemps.

Des réflexions philosophiques :

C’est un Allemand qui, me voyant debout, a voulu me donner sa place. — O chère vieille France, élégante et polie, qu’es-tu devenue ?

Puis, comme elle est douloureusement malade, en même temps que sa sœur et sa cousine, elle s’écrie :

Trois parentes ennemies, ensemble torturées… dernière sympathie !

Ce dernier trait n’est-il pas assez beau, comme les autres sont assez jolis ?

Voici maintenant de ces traits de comique, notés ailleurs, et dans lesquels il y a d’une drôlerie naturelle dont les effets lui échappent.

Que de peine pour cette demeure d’un jour ! On est venu conférer du Petit Saint-Thomas, décider une table de peluche. Il s’agit de ne pas paraître trop dépouillée aux yeux de mes nièces.

M. V… ramenée aux souvenirs par la mort de son père, mais qui semble avoir trouvé les potiches vertes jolies.

M… me demande tendrement à m’emprunter mille francs.

J’ai copié du grand volume d’autographes en regardant sauter mes poissons rouges, installés par Aubert, sur la fenêtre de mon petit salon, parmi une forêt naine de plantes vertes et de fleurs, pour me remercier d’un habit du matin.

Malade, ce jour de fête et de mort de ma mère, je me sentais indiciblement triste, et j’ai dû écrire vingt et une lettres pour décommander demain. Mon cœur voulait cet hommage pour le souvenir de Laprade.

Une caisse de coquillages et une bécasse portant à la patte : Mes dernières volontés sont d’être mangées par Dame d’un grand cœur et d’un grand esprit. — J’ai reconnu l’essence des Trobriand, deviné Adolphe.

J’ai lu l’office, terminé le Vicaire de Wakefield et reçu une bonne lettre de Monsieur Denormandie.

Christine me dit que les fruits confits viennent d’elle, et me raconte les tristesses de sa vie.

Et, à la suite de cette bécasse testatrice, de ces potiches lacrymatoires, et de ces chinois, recommence le cortège des cadeaux :

Vœux et chocolats, dans une ravissante coupe de Bohème.

Du gibier de Norvège et Madame Beulé.

Alix, avec une gentille perdrix, mais triste.

Une plume bénite pour moi par Léon XIII.

Et jusqu’à des cheveux de Monseigneur Bourget.

Serait-ce l’auteur de Cruelle Énigme qu’elle appelle ainsi ! — Qu’arrivera-t-il, si elle va jusqu’à l’altesse ?

Et, pour clore le défilé, voici paraître ses domestiques, lesquels lui offrent (n’est-ce pas touchant ?) un parapluie… qu’elle se refusait !

*
*  *

J’ai gardé pour la fin, trois notes qui demandent un peu plus de développement, entraînant pour moi, souvenir et rêverie.

On sait l’attraction qu’exercèrent, en 89, sur les vieillards, l’Exposition et la Tour Eiffel. Cette dernière surtout qui, le jour de l’ouverture, fut prise d’assaut par des septuagénaires, un instant rajeunis par cette inauguration de l’impossible.

La bonne Marquise fut de ceux-là. Elle nous conte son ascension avec gaîté. L’an suivant elle devait mourir. Il semble que cette trêve de 89, cette trêve à d’étranges, mais réels maux, lui ait été accordée pour faire, sous cette forme exotique et cosmopolite qu’elle affectionnait, ses adieux à la vie.

Adélaïde Louise, toute requinquée, va et vient du Quai Malaquais au Champ de Mars. Elle rayonne, s’attife encore et, le soir, confie au cher agenda : « Chacun est surpris de voir avec quelle élégance je m’habille. »

D’aucuns critiqueront cela. Je ne suis pas de leur avis. La vieillesse est d’elle-même assez disgracieuse, pour que l’essai de réagir avec goût me semble louable. Notre héroïne y réussissait-elle ? — Là est la question. Elle, vous le voyez, n’en doute pas. Mais laquelle de ses manifestations lui inspirait un doute sincère ?

Nous étions un peu jeune pour juger de ces atours, qui nous apparaissaient bizarres, extravagants, en même temps que puérils[8].

[8] Seraient intéressants à consulter, à ce propos, trois cahiers qui se suivent, au catalogue : Mes coquetteries d’autrefois, histoire des costumes ; puis Description de toilettes, etc… enfin, la Clef des costumes des « entêtantes » soirées.

Elle était fort juponnée, et bouffante sur son canapé ; elle faisait penser à ces fillettes qui jouent en étalant et gonflant leur robe, à ce qu’elles appellent : faire un fromage.

Ce fromage était surmonté d’une tête bien singulière ; un visage à la fois assez massif, aux traits assez fins, parmi lesquels, je m’en souviens, des yeux bruns et brillants, un nez un peu fort, une grande bouche aimable et rieuse d’où la voix sortait forte et timbrée. Mais l’extraordinaire, c’était la haute coiffure toute blanche (je parle des dix ou quinze dernières années) en racines droites, et qui avait remplacé les bandeaux de naguère. On eût dit une vieille Marie-Antoinette du Jeu Floral, ou si vous préférez, pour plus d’exactitude, une Clémence Isaure, coiffée par Léonard. Mais ce n’est pas tout. Cet édifice enfariné se couronnait de fleurs et de fruits en abondance ; oui, jusqu’à de petites pommes d’api en cire, que je revois et qui se mêlaient aux fleurettes, comme dans ces bouquets sous globe que l’on voit encore, en des vases dorés, dans des auberges de villages.

Les toilettes se composaient de combinaisons assez naïves. Jamais elle ne donna dans le grand faiseur. Ce devait être fait à la maison, par la femme de chambre, ou tout au moins par une couturière de quartier, et sur un patron uniforme : une jupe cloche et le mantelet pareil, garni d’un petit ruché régulier. « Ainsi troussée », elle s’asseyait au beau milieu du canapé, sous son caoutchouc, et attendait le monde. Elle avait l’air d’un gros joujou, d’une idole pour enfants, ou de l’une de ces madones habillées d’étoffes et qui ressemblent à des poupées.

Revenons à l’Exposition, que je ne perds pas de vue, et où le personnage ainsi décrit ne vous en apparaîtra que mieux, promenant son anachronisme poudré et bouffant par la Rue du Caire ou parmi les restaurants du Trocadéro, à s’exclamer sur les fontaines lumineuses.

Voici une phrase qui vous le présentera, et moi, par-dessus le marché ; elle est dans l’agenda de l’époque :

« Le Pavillon Japonais, embaumé par de grands lis blancs d’un ineffable parfum, j’ai regardé avec intérêt les arbres forestiers réduits à l’état de jolis nains, dont le cher Abbé Huc m’avait tant parlé et dont le prix est de quatre cents à neuf cents francs. Un seul est acheté par le Comte de Montesquiou. »

La visiteuse ne dit pas lequel. C’était celui qui écrit ces lignes, dont l’étendue, l’application et la sympathie amusée sont à sa louange.

Elle a bien pu penser qu’il s’agissait de moi, car elle m’avait connu ; mais, à ce jour, son commentaire se borne là.

Il doit y en avoir plus long ailleurs. En 78, où je lui fus ramené par Pierre de Chaponay, à l’occasion d’un dîner pour Liszt, que je souhaitais d’entendre.

Elle m’accueillit fort aimablement ; mais que tout cela fut incohérent et cocasse !

Le vieil abbé en soutanelle, avec sa tête de lion bougon, visiblement las et embêté de ce qu’on sentait se préparer le concert à l’œil ; avec, en outre, le piège du voisinage d’une américaine qu’il avait, disait-on, admirée autrefois et qui lui apparaissait aussi défraîchie que lui-même. Mauvaise chère, dans la petite salle à manger, entre les vilains objets qui se reconnaissent au Musée. Il y avait Mounet-Sully. En sortant de table, je le jure, le grand pianiste, sans y être autrement convié, se dirigea vers le grand piano, silencieusement l’ouvrit, joua trois airs, se leva, sortit pour ne plus revenir, à la stupeur désespérée de l’Amphitryonne toilettée et qui se préparait un triomphe, dont les témoins projetés arrivèrent, une heure plus tard, encombrant l’escalier de leur déception et de leurs plaintes.

Il me semble difficile que les babillards agendas ne racontent pas cette folle soirée.

Nos relations se prolongèrent un peu ; mais sans s’accentuer, ne battirent que d’une aile, jusqu’au moment de s’envoler tout à fait.

J’étais sensible au comique de l’ensemble, mais moins qu’aujourd’hui et l’ennui suintant du milieu, dans cet intérieur sans beauté, l’emporta ; je l’avoue, je tournai casaque.

Mais j’avais eu, de « la Fille du Lion » une vision bien antérieure. Celle-là, au moment du mariage de ma sœur avec Cambacérès, propre neveu de la Marquise. A l’occasion de ces noces elle avait probablement oublié des inimitiés de famille, et paru à des dîners dans Savigny, le château des siens.

Là, elle m’avait semblé plus grande (mais j’étais enfant) d’une assez belle stature, brune, en bandeaux, avec une brillante expression de visage, une coiffure de rubans noirs, et de longues boucles d’oreilles.

J’étais à table, auprès d’une Demoiselle Martin, gouvernante des petites de Cambacérès. Et j’eus, dès lors, l’occasion de constater ce qui m’apparaît mieux maintenant, le fâcheux esprit dont sont animées ces institutrices. Celle-là ne cessa, durant tout le repas, de me chiner la Marquise, à laquelle elle présentait d’ailleurs, le visage le plus ouvert. Et je n’oublierai jamais l’étonnement avec lequel ma candeur d’alors s’entendit conter, par cette Campan endiablée, que Madame de Blocqueville possédait encore quantité d’autres noms et bien notamment celui de Marquise de Mille Savates. (Elle aurait pu dire : mille peignoirs).

Notez que tout cela se passait sous les yeux, presque sous le nez de la Dame, à laquelle, s’interrompant de la dauber dans mon oreille, elle envoyait par-dessus la table, des risettes et des douceurs.

Cette scène m’est restée présente, et je ne doute pas qu’elle n’ait eu des suites, si je m’en rapporte à cette note des agendas :

Zénaïde m’a parlé de Mademoiselle Martin en m’examinant. J’ai répondu par un silence de pierre.

La troisième et dernière note est plus délicate. Tâchons de l’aborder délicatement. Elle a trait à ce qui pourrait bien être le secret sentimental de cette Comtesse d’Escarbagnas du Quai Malaquais, laquelle, il faut l’espérer, vécut de meilleurs romans que ceux qu’elle écrivit, enfin, ne fut pas de glace.

Je m’empresse d’ajouter (on le voit du reste à travers mes petites querelles) que je la tiens pour une parfaite gentille dame dont comme elle le disait fort bien, du Chevalier de Paravey « l’ennui enterré avec elle, le souvenir me reste tout fait de sympathie et d’estime ». Si donc, je parle d’aventure, je n’entends rien qui ne soit digne d’elle, dans les égarements du cœur. Elle avait été mal mariée ; elle restait veuve et libre. Je ne sais ce qu’on lui prêta. De plus proches d’elle par l’âge et les relations pourraient en parler encore.

Je me contenterai donc de signaler ce passage significatif, découvert dans l’un des petits cahiers :

« Tout mon cœur tremble ! Eustaquio administré, mourant, voulant me voir ! — Tel est le rêve qui m’a éveillée, quand je murmurais : « Mon seul amour a été vous. » — C’est vrai, trop vrai. »

Il ne saurait s’agir ici d’indiscrétion. Le droit aux recherches dans un Musée, ne peut pas être contesté ; surtout, quand, ainsi que dans celui-là, les moindres réserves ont été stipulées. Or, les agendas, non seulement n’ont été ni détruits ni exclus, mais figurent au Catalogue, bel et bien, pour la plupart, timbrés de bâtons de maréchaux, de chiffres et de couronnes. Il ne pourrait donc être question, jamais, en aucune façon, j’y insiste, d’en interdire, ni même d’en marchander la lecture à ceux que la mémorialiste au petit pied (souvent dans le plat) appelait : « des chercheurs de l’avenir. »

Je vais plus loin, je voudrais que de ses survivants amis (les parents préfèrent toujours le silence) prissent la chose en main ; que Madame de Janzé (aujourd’hui Princesse de Faucigny-Lucinge), la séduisante Alix de Choiseul-Gouffier, tant de fois mise en scène par ces intarissables croquetons, que Miss Reed ou les Diemer assidus visiteurs de la Marquise, se missent à piocher les calepins, pour en extraire et en éditer ce qui peut intéresser ou amuser le monde. Ce n’est pas que je croie à de grandes découvertes devant résulter de cet échenillage ; ce microscopique Saint-Simon, ce minuscule Dangeau s’arrêtait vite, pas d’écrire (jamais !) non ; mais de penser et de réfléchir. Néanmoins il y a des surprises, des boutades parfois volontairement comiques, d’autres fois inconsciemment, et ce ne sont pas les moins amusantes. Il y a aussi des observations qui peuvent ne pas être sans leur menu prix, et des jugements piquants sur bien des gens encore en vie. Enfin qui sait ce que réserverait un déchiffrage approfondi de ce Journal ? Je ne pense pas qu’on y trouve « le germe de toutes les découvertes de l’avenir ». Mais enfin, qui sait ? Car ainsi que le formule exactement, non pas le Conservateur assez rébarbatif de la Salle d’Eckmühl, mais son gardien bon enfant et doué d’esprit philosophique : « Y en a bougrement d’écrit là-dessus. Elle en a mis du barbouillis. »

Quant à moi, j’ai fait ma cueillette, et crois pouvoir me vanter d’avoir brodé, sur ce bas-bleu cher à d’Aurevilly, quelques attrayants ramages.

Drôlatique figure que celle de cette Philaminthe Napoléonienne, par certains côtés si solennelle, par d’autres, si follette, bondissant hors de son bain d’herbes, où elle fait, selon son expression, des « coquetteries dans l’eau », pour aller recevoir un abbé, qui lui promet la santé et lui prescrit des remèdes ; entourée de son bestiaire (car les monstres jaunes ne lui suffisaient pas ; elle y ajoutait ses poissons rouges, son doggey Consuelo, son chat Cendro et son izard privé Cawdor !)

Faudrait-il chercher beaucoup pour dénicher entre les bras de cette « Romaine noblement drapée », cette oie qu’elle semble vouloir cacher, comme la statuette de son muséum, mais que la tuméfaction de son jabot dénonce au Monde ?

Voici l’heure de la philosophie religieuse, dont elle a fondé le prix à Toulouse, un beau jasmin de Riballier. Et elle se sent, c’est encore sa locution, « emportée dans une transe pieuse et bleue ».

Le moment arrive d’entendre ses visiteuses « battre l’air de leurs récits mondains », car elle-même ne sort plus guère. Et elle pense à Salomon, en entendant Madame de Janzé lui raconter les tristesses de sa vie.

C’est alors l’instant du dîner, dont elle écrit avant de se retirer : « De par l’eau de Vals j’ai pétillé ; dormait mon âme immortelle ! »

Ce trait n’est-il pas charmant et bien caractéristique, oui, caractéristique de sa vertu et de son aimable nature, un peu aussi de son aureæ mediocritatis ?

Une moins réservée aurait écrit : de par le champagne. L’eau de Vals lui suffit pour pétiller ; aussi ne pétille-t-elle jamais beaucoup plus qu’une source thermale. On pétille selon ses moyens.

La porte s’ouvre, arrivent les habitués, les Janzé, les Diémer, Madame Beulé, Mademoiselle de Lagrenée, que parfois elle paraît aimer, puis qu’elle critique, Miss Reed et Lizzie Eikel, les Trobriand, les Coatpont et, encore, des étrangers dont j’oublie le nom, espagnol, je crois, et qui revient incessamment. Ceux qu’il baptise ne font pas de cadeaux, car je ne les retrouve pas au Catalogue ; mais si c’est l’époque du jour de l’an, chacun des autres est dona ferens et apporte, qui, « un délicieux sabot pointu formant boîte » ou une « gracieuse petite marmite dorée ».

Et à cela, elle n’a jamais résisté, la chattemite, ne résiste pas, ne résistera.

On fait un tresilio, puis l’on se sépare. Et, avant de se confier au sommeil, qui d’ailleurs se fait souvent prier, quand les huîtres marinées ne figurent pas sur le menu, elle rouvre le cher confident de ses papotages, lui apprend que des voisins de Villers, auxquels elle croyait, viennent de se montrer au-dessous de ce qu’elle en attendait, pour une question de lessive ; — puis, elle décrit son costume vert et lilas, en demandant à Dieu d’être meilleure.

II
LES MIRLITONS AZURÉS

L’Invitée : « Baptiste, quelle est la poétesse que la Duchesse vient de serrer dans ses bras ?

L’Annonceur : « Madame la Marquise est comme moi, nous ne connaissons personne aujourd’hui. »

Forain.

Ayant eu l’occasion d’étudier, dans le précédent Essai, le personnage d’une Précieuse de la première moitié du dernier siècle, je me suis demandé si un type semblable, ou seulement similaire, se pourrait reproduire de nos jours, en tenant compte des modifications qui résultent de l’entourage et de la mise. — Mais n’est-ce pas déjà beaucoup, étant donné ce que nous avons vu accomplir par ces deux éléments combinés ?

Quant à la mentalité résultant, pour Maîtresse Corbeau, de l’infatuation due à la flagornerie des renards d’à présent, serait-il même besoin d’insister beaucoup pour la faire reparaître ? Certain « délicieux chevalier » que nous voyons jouer un rôle de metteur en scène, dans l’histoire du bas-bleu d’avant-hier, ne demande qu’à ressusciter (si ce n’est déjà fait) pour organiser les « thés littéraires » où Mademoiselle Vacaresco, bombant sous son noir, débite la Ballade Roumaine.

Il persuade aux mondaines, le chevalier, comme autrefois Caro, qu’elles pourraient bien avoir en elles, les moyens (dirai-je : le moyeu ?) d’un Voiture. C’est lui qui les incite à éclaircir leurs crêpes, pour déjeuner chez un tiers, avec Pierre Lafitte, et lui lâcher, au bon moment, qu’elles ont « fait de jolis vers… hier ». — Le décevant barbier, lui, devait toujours raser gratis, le lendemain… Elles, c’est toujours la veille, qu’elles ont rimé, et pourtant, cela revient au même.

Dès l’aube, elles ont apostrophé le berger de la montagne, trempé la soupe aux herbes des champs, et leur mouchoir, des pleurs de la nuit ; puis, dans une branche du laurier d’Apollon, taillé la poutre qui doit occuper leur œil, sans les empêcher de juger la paille des autres points de vue. Ainsi nanties, elles se glissent aux réunions de Fémina, au Concours Sévigné, au Thé Conférence. Le délicieux chevalier les attend, à la sortie, pour les conduire au Dîner des Poètes, où l’on vient de les élire. Dans l’intervalle, elles ont posé pour un photographe de Madame et Monsieur, et on leur a pris une interview. — N’est-ce pas, après tout, assez échauffant, de s’asseoir à son bureau, devant un kodak, et d’affecter un air de Sibylle de Cumes en invoquant la Postérité, et en composant des vers à son édredon ?

Mais elles sont nombreuses, celles qui sortent aujourd’hui de ce gaufrier et rien ne peut, ne doit sembler plus ordinaire. Il faudra donc, pour que le type reprenne du relief, qu’il se greffe sur des circonstances capables de lui assurer, avec abondance et continuité, des développements falots et risibles.

Ces circonstances peuvent se rencontrer.

Quand notre Dame de Charité, lectrice-née d’un journal à charades et à patrons, s’égare dans les officines d’un journal à palmes, elle y rencontre les plus dodus encriers de la contemporaine production féminine. Mais la quenouille, qui veut se faire aussi grosse que Madame Bulteau, risque fort de perdre son lin, sans gagner de laine. Tout au plus obtiendra-t-elle qu’on lui applique le titre travesti du roman de cette éminente confrère ; et, ce titre, ce sera, pour elle : La Sueur sur la Rime.

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Un des principaux obstacles à la réapparition, de nos jours, du type dont je parlais plus haut, c’est, tout d’abord, et tout simplement que le Bas-Bleu n’existe plus. J’ai dénoncé, ailleurs, les raisons de cette faillite, selon moi, regrettable, si je le compare au type qui s’y est substitué. La femme savante, même dans la mauvaise acception du mot, ne valait-elle pas mieux, en effet, que la femme soi-disant sincère, fort exactement définie par Monsieur Richepin, dans sa Préface au livre de Monsieur Stoullig, l’autoresse « dénuée de style et de grammaire », la poétesse « incapable de chanter quatre vers de suite se tenant », mais très capable « de prendre une antiquaille pour une trouvaille en sa gaucherie niaise et prétentieuse » ?

J’ai moi-même ajouté quelques touches à ce portrait, dans ma réponse à Émile Berr, à propos de l’Avenir de l’Aristocratie :

« En ce qui concerne les femmes, ces immunités vont plus loin, elles tournent à ce que j’appellerais volontiers : l’ovation dans l’œuf. Une autre que Madame de Noailles pourrait trouver mauvais de voir mettre à son niveau, de si foudroyante façon, des Saphos si élémentaires. Elle s’en gardera bien, puisque ce serait manquer d’esprit. Elle se contentera d’en sourire. Il n’en est pas moins vrai que des dames cessent brusquement de tricoter, pour délyrer, et remplacent les aiguilles dont elles ourdissaient des coiffures pour de petits gueux, par des calames, tressant, dressant, pour Apollon, des lauriers qui se souviennent du casque-à-mèche.

« Ont-elles raison, ces Parques, de vouloir jouer les Muses ? Elles brodaient au passé ; aborderont-elles à l’avenir ?…

« Pour celles qui sont sincères, je conseille de se représenter l’accueil qui serait fait à la nouvelle qu’elles ont perdu leur titre (nobiliaire), leur fortune, leur hôtel et leur cuisinier. Peut-être l’interview se ferait moins nombreuse, l’appareil photographique les viserait moins, on se passerait d’elles dans les banquets et les distributions de prix ; traitements dont, au reste, elles n’auraient qu’à se louer, s’ils communiquaient un peu d’hésitation à leur lyrisme, de sécurité à leur syntaxe et de discrétion à leur génie. »

Ce portrait n’est pas du tout celui de la Précieuse d’avant-hier. Elle avait beau se défendre d’être un bas-bleu, elle l’était parfaitement, une femme savante, trop savante, à tort et à travers, j’en conviens, mais avec, au moins, le mérite de son étude et de son effort.

Point n’était autre, cette Marguerite de Navarre à qui l’Évêque de Meaux écrivait : « Madame, s’il y avait, au bout du monde, un docteur qui, par un seul verbe abrégé, vous pût apprendre, de la grammaire, autant qu’il est possible d’en savoir, et un autre, de la rhétorique, et un autre, de la philosophie, et aussi des sept arts libéraux, chacun par un verbe abrégé, vous y courriez comme au feu. »

Les dames dont je parle ne veulent, elles, rien apprendre que l’Art d’accommoder les restes d’Orphée, et d’en trousser un miroton, aromatisé de laurier-sauce.

Un qui plaide pour leur cause, sans d’ailleurs y tenir beaucoup, et plutôt pour donner satisfaction aux sentiments d’amitié qui l’unissent à une de ces Demi-Muses, me disait récemment : « A-t-on le droit de chicaner les gens sur les passe-temps qu’ils adoptent ? » — La proposition n’est pas soutenable. Et si les gens décident, ingénument ou non, de se moquer du monde en lui donnant des vessies pour des lanternes, comment le monde ne serait-il pas en droit de faire sentir aux gens qu’il n’est pas leur dupe ? Comment, en outre, cette déclaration ne serait-elle pas la contrepartie de la joie qu’on peut et doit éprouver à honorer une Desbordes-Valmore, dans le passé, et à vanter, dans le présent, un livre comme Les Huit Paradis par exemple ?

C’est le même sophisme dont usait, avec une égale insincérité, un homme de talent, cherchant à innocenter l’encrier de sa Dame : « Elle fait ça, disait-il, comme elle ferait de la tapisserie. » Oui, la tapisserie, c’est toujours à elle qu’il faut en revenir ; mais non pour l’injurier, comme voulait cet auteur, en la comparant à de la cacographie.

Beaux canevas, attendus par le point de Hongrie, espérés par le point de Saint-Cyr, je crois plutôt vous avoir rendu justice quand j’écrivais à une de vos anciennes fidèles, menacée de vous abandonner pour le point d’admiration de la fausse gloire : « C’est déjà bien assez triste de ne pas faire de la tapisserie ! Une femme, selon moi, ne doit y renoncer que si la Sapho qui est en elle, — ou qu’elle y croit, — l’emporte décidément sur la Pénélope que, pour mon compte, je préférerai toujours ! »

J’ai, pour cela, de bonnes raisons : je reçois, d’une dame Scandinave, qui était venue voir mon palais rose, un coussin charmant ; il porte inscrit, en caractères de rubis, de grenat et de corail, de pourpre et de sang, de feu, d’aurore et de fantaisie, le nom de ma demeure, tracé de soies aux rougeurs diverses, laques sombres, carmins pâlis, les premiers comme le jour quand il expire, les seconds comme le jour quand il naît. — Oh ! que ce coussin me repose ! Non seulement d’être venu, des pays du ski, servir à ma sieste ; mais d’être un oreiller auquel on ne fait pas de vers !… et dont l’Atropos qui le brode, m’apparaît comme une parque d’élégance et de délicatesse, faisant justice du Prix Vie Heureuse… et même du Prix Nobel !

Mon Zodiaque de lettres féminines est au complet. On n’y jetterait pas une épingle, — même à tête bleue. Douze signes, douze cygnes.

J’y vois Madame Edmond Adam, la vaillante doyenne de nos auteuresses et la robuste aïeule de nos politiciennes ; Gyp, qui est ma voisine et, j’ose dire, mon amie ; Judith Gautier, que je considère ; Daniel Lesueur, dont les facultés jouent avec une souple force, capable de redonner foi en la vie ; Madame Alphonse Daudet, qui a un joli brin de plume aux aiguilles de son tricot ; Madame Bulteau, qui traite ses lecteurs de napoléonienne façon.

Partout Lui, toujours Elle, ou brûlante, ou glacée,
Leur image, sans cesse assiège ma pensée !…

Madame Goyau, dont la culture désarme et dont la bonne grâce attache ; Madame Delarue-Mardrus, que j’admire et que j’aime ; Madame de Régnier, que j’apprécie sans la connaître, et Madame de Noailles, que j’admire sans l’aimer.

Enfin, la Princesse Bibesco, sur le seuil de ses Paradis, comme un charmant Saint Pierre féminin dont le trousseau compte huit clefs ; et certaine montagnarde dont j’ai oublié le nom, qui fait du Théocrite dans les Grisons, et du Lespinasse dans l’Engadine, brûle sur la glace, et nous apparaît un peu comme une Religieuse Portugaise de la neige.

J’entends une voix me dire qu’un zodiaque féminin, dans lequel ne figure pas Madame Séverine, a bien des chances d’être incomplet. Et comme je suis de cet avis, je propose d’associer Madame Goyau et Madame Bulteau, pour en confectionner de considérables Gémeaux. Deux têtes sous un même bonnet, deux bienséances sur un même siège. Cela nous rendra, pour l’auteur de Pages Rouges, le signe auquel il a droit, et que nous lui offrirons de grand cœur.

Quant à la Duchesse de Rohan, elle s’est mise à jouer aux Lettres, avec une puérilité enjouée dont je ne conteste pas la bégayante bonhomie, et comme les enfants font des trous dans le sable, ou organisent une dînette, au cours de laquelle une noix joue le rôle d’un poulet rôti, cependant qu’une crotte de chocolat prend l’importance d’un plum-pudding ; elle malmène l’alphabet, elle tripote les mots qui servirent à Montesquieu et à Chateaubriand, à Hugo et à Gautier (je ne cite que ceux-là) pour construire leurs pyramides ; et elle les dérange en petits pâtés, pour ses amis et connaissances. Elle fait penser à des écoliers brouillons et naïfs, qui auraient ouvert un médaillier, et pris des profils laurés pour jouer au bouchon. Comme ces espiègles sont bien gentils, on ne les gronde que juste ce qu’il faut. Seulement on leur reprend les Césars, pour les remettre dans le médaillier… dont on ne laisse plus traîner la clef.

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« C’est regrettable qu’il ne se soit trouvé, dans son entourage, personne pour la décourager ! » me disait fort bien un jeune homme qui, dans ce temps-là, ne manquait pas de clairvoyance, en me parlant d’une de ces dames fâcheusement atteintes de ce que j’appellerais volontiers : l’incontinence du rythme.

C’est bien dit, avec mesure, indulgence et sévérité.

Non, il n’a pas raison (et il le sait bien) l’ami du Quart-de-Muse, quand il affirme qu’il ou elle a le droit de se divertir, aux dépens de nos oreilles et de nos cœurs.

Notez d’abord que la personne prendrait elle-même fort mal, si elle en avait vent, le plaidoyer de son défenseur, parce qu’elle n’admet pas du tout que son passe-temps soit, pour elle, un amusement, mais bien un labeur ; elle y insiste, pleurant, avec sincérité, les jours perdus, par elle, pour l’Œuvre ! — Non, il n’a pas raison, et il le sait encore mieux, le subtil ami du d’Annunzio féminin, en affirmant que son Égérie est en droit de ne pas tapisser. Quel service cette nymphe aurait-elle rendu à Numa, si elle avait prétendu régner pour son compte, au lieu de l’assister, dans son intérêt ?

Là est la maldonne transcendante. Quand celles qu’on appelait autrefois les Maîtresses de maison (avant l’invention de Madame Four) se seront toutes mises à jouer du plectre, ce n’est pas chez elle qu’on ira jouer de la fourchette. Et on n’aura pas tort : on y mangerait mal.

Non, une Maîtresse de maison ne doit pas être un d’Annunzio féminin, mais un Mécène féminin, si elle est apte à jouer ce noble et difficile rôle ; et, si elle a le bonheur d’avoir un d’Annunzio chez elle, je lui conseille de le prendre par la main, de le conduire vers ce qu’elle aura de mieux à lui soumettre comme tribune ou comme cathèdre, au lieu d’y monter elle-même et de s’y asseoir, en offrant à son public, moins docile et moins louangeur qu’elle ne le croit (à quelques exceptions près, prises dans l’aveuglement ou dans la flatterie) offrant, dis-je, un spectacle assez semblable à celui du Dormeur éveillé, ou du personnage qui en est l’équivalent dans le prologue de la Mégère Apprivoisée.

Oui, représentez-vous qu’une simple lectrice (encore pas des meilleures puisqu’elle s’endormira) s’endorme sur les œuvres d’un bon poète, et qu’elle se réveille, persuadée par un songe (à moins que ce ne soit par Monsieur du Bled, Monsieur de Bouchaud ou Monsieur Sarlovèze) qu’elle est devenue ce poète lui-même. Vous voyez d’ici les amusants développements, sans compter les enseignements, qu’un dramaturge pourrait tirer de cette situation, jusqu’au réveil final, accompagné, je le crains, de quelques nazardes.

Fallait pas qu’elle y aille !

Or, savez-vous ce qu’elle fait, en attendant la foudre, la Demi-Muse ? — Je le demandais, l’autre jour, à quelqu’un qui la fréquente, et qui me répondit, sans que j’aie bien su démêler ce qu’il y avait de blagueur ou de convaincu, dans cette réplique : Elle jouit de sa gloire !…

Je préfère, je l’avoue, et infiniment, celle de la Dame qui, — au lieu de chercher un Orphée dans son for intérieur, où ne se rencontre que Morphée — regarde autour d’elle, et trouvant, hors de son âme, ce qu’elle y poursuivait imprudemment, un artiste vrai, lui fait la fête et la place qui conviennent, avec goût et avec grâce.

Mais si la Poésie est réellement en elle, et capable de s’exprimer, combien plus grande sera la valeur de la Dame, quand elle fait, de son plein gré, le sacrifice de ce don, lui préférant son devoir, qui est d’accueillir un talent supérieur au sien, et de le célébrer, au lieu de le contrefaire !

C’est le grand mérite de la Comtesse Greffulhe, d’avoir su comprendre cette loi, et c’est l’hommage que j’ai tenu à honneur de lui rendre, sur ce point, au cours du passage que je lui ai consacré dans mon Éloge de Gustave Moreau :

« Certes ! il y a quelque chose de divin, dans le fait de retrouver une main, que pourraient distraire des futilités, sans cesse occupée à exalter de nobles causes d’art ; et cela, sans y mêler rien de pédant, sans y ajouter des productions personnelles, qui en excluraient le désintéressement ; en un mot, sans rien perdre de sa grâce. »

Une autre Grande Dame, la Duchesse de Rohan, parut, un instant, aussi, se complaire dans l’art désintéressé d’accueillir les Maîtres, de les exalter et semblait devoir y exceller.

Je ne sais ce qui l’en a détournée ; une simple distraction, je veux l’espérer, et qui ne se prolongera pas, je veux le croire.

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Un mien ami qui se fait un malin plaisir de me mystifier, m’apporte, parfois, de soi-disant vers de poétesses à la mode. Je le soupçonne de les fabriquer à mon usage, ces vers ; mais comme il réussit à m’égayer, je n’approfondis pas, et me laisse bercer par cette Érato incohérente. Voilà sa dernière cueillette, dont je lui laisse la responsabilité :

J’aime à me promener sur les bords de la Seine,
Sur la berge fleurie ou sur le Cours-la-Reine…

Ceci, mon ami le chante sur un air de Café-Concert, avec lequel le distique s’accorde, à vrai dire, assez bien.

Mais ce n’est qu’une entrée de jeu. Voici maintenant une veillée mortuaire, dans une maison de paysans.

Le cheval et la vache,
Compagnons des labeurs,
Veillaient après leur tâche,
Tout près, comme les sœurs.

Mon ami trouve le dernier vers irrévérencieux pour les nonnes.

De prime-abord, cette critique peut paraître avoir raison. Mais, en y regardant mieux, ne serait-ce pas le cas d’évoquer cette fameuse sincérité dont parle Richepin, et de rappeler ces tableaux de primitifs, en lesquels, dans le voisinage d’une crèche, on voit fumer des mufles et renifler des naseaux, non loin de la touchante humanité des bergers et des rustres ?

On voit que mon ami exagère.

Le vrai, c’est que ces dames-maçonnes (ou qui auraient pu l’être), dans leur empressement à construire un monument rival de celui d’Horace, en oublient un peu trop la simple construction grammaticale. Il n’est que trop certain, que celle qui s’écrie, dans un bel élan :

J’étais sur le balcon, près de Louis de France[9] ;
Il était à cheval…

donne à entendre, incontestablement, que ce balcon est de proportions assez inusitées, puisqu’il supporte un cavalier avec sa monture. Or, il n’en est rien ; en réalité, la Dame est sur le balcon de Monsieur de Nolhac, et à quelques mètres de la statue équestre de Louis XIV. Seulement, cela, notre poétesse le sait si bien, qu’elle oublie de le dire, sans s’apercevoir qu’elle dit tout autre chose, et d’assez comique, ma foi ! Heureusement que :

Le célèbre Nolhac, l’érudit de sa race…

est là pour tout remettre en place : la dame, chez Vaugelas, le Soleil, sur son socle, avec son coursier, et se voit récompensé de son hospitalité, non moins que de ses soins, par ce bel hexamètre qu’on ne lui envoie pas dire.

[9] Cet auteur se plaît fort à faire apparaître nos grands rois dans ses petites machines. « Henri IV a passé… une branche a cassé… » sans autre raison que de fournir une rime, et la provision de chevilles nécessaires à l’établissement de la chose.

J’ai pour amie une femme d’esprit qui, non seulement découpe et collectionne les strophes de cette poétesse, mais les fait encadrer. Après tout, l’encadrement c’est une distinction, quels qu’en puissent être les motifs. Tout le monde ne l’obtient pas. Mon amie aime mes vers, elle ne les fait pas encadrer.

Ce qui suit, mon ami l’admire, et il a raison. Il s’agit d’un caniche au poil jamais taillé trop court.

Le citateur affirme, et je suis de son avis, que rien ne donne la sensation de l’infaillibilité, comme ce jamais appliqué à la tonte. Les années, elles-mêmes, peuvent être d’inégale durée, bissextiles, en un mot ; les tondeurs d’hommes peuvent, une fois par hasard, émonder, d’un ciseau distrait, une boucle d’Alcibiade ou d’Antinoüs, de d’Orsay ou de Brummel ; seul, le merlan de Petto (c’est, paraît-il, le nom du caniche, sans cesse égal à lui-même) réussit à faire se rencontrer, dans la frisure d’un toutou, le tranchant d’Atropos et la ponctualité de Saturne. Les queues des comètes pourront bien être rasées de trop près ; jamais celle du symbole de fidélité, qui associe en lui la mesure du sentiment et la régularité de la fourrure.

Quelques personnes, feuilletant le même volume (à vrai dire, je ne sais plus bien lequel, mais peu importe) blâment la hardiesse de certaine apostrophe au vice-président de la Société Artistique des Amateurs, l’honorable Monsieur Fournier, que l’auteur interpelle, en lui demandant si, quelque jour d’orage, dans un petit trou pas cher, il ne se serait pas, par hasard, senti :

Le sel à pleine lèvre, auprès d’un cormoran ?

A vrai dire, on se représente difficilement à pareille fête, le sympathique père du sympathique Maire de Compiègne, debout, dans sa tenue correcte, aux côtés de l’oiseau pêcheur, faisant claquer son bec et gonflant son col, où se débattent sardines et maquereaux, rougets et limandes !

Mais la Poésie a de ces audaces. J’ai gardé pour la fin celle qui me paraît, entre toutes, mériter ce titre.

L’étoile, dans la nuit, guide l’homme, vers l’anse…

fait un vers devenu célèbre, emprunté aux « fugitives » d’une grande Dame dont, entre nous, j’ignore le nom, que je préfère ne pas savoir. L’Œuvre suffit.

J’entends dire que Sem projette d’illustrer cet étonnant alexandrin. Voici comment il interprète la scène : un décor de profondes ténèbres, parmi lesquelles, bras étendus, s’avance, en tâtonnant, un personnage dans le simple appareil dit pan de chemise. Au-dessus, une étoile à cinq branches, l’étoile en papier d’argent des Rois Mages, décoche un rayon sur l’huis entr’ouvert d’une table nocturne, laquelle laisse s’arrondir hors d’elle-même, pourvue d’un éclat blanc par l’astre démonstratif, l’oreille du vaisseau ardemment évoqué par la confidence du pèlerin noctambule. (Ouf !)

Et, pour plus de sécurité en même temps que d’autorité, le quatrain est dédié à un ministre plénipotentiaire. J’ai nommé Monsieur Paléologue.

Est-ce en mémoire de ces citations, qu’un autre de nos amis (celui-là « un tout petit peu méchant » comme disait, de lui, une auteuresse) avait terminé, par cet hexamètre, le portrait d’une poétesse un peu trop pressée d’arriver :

« Et son désir d’écrire est un petit besoin » ?
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La cause de ces désorientations, sinon de ces désordres[10], réside et se résume tout entière dans ce distique cité par Rivarol :

Le charme de leurs vers sublimes et parfaits
M’inspire la fureur d’en forger de mauvais.

[10] L’enrôlement spontané, dans le bataillon des écrivaines, de dames qui n’ont aucune vocation pour cet art et aucune aptitude pour ce métier.

On commence par réciter le Mouflon du Vicomte de Guerne ; mais, à ce jeu, le désir d’y aller de son Mouflon personnel ne tarde pas à naître ; et le premier mouflon se fait sans qu’on y pense.

Estimez-vous heureux, si le mouflon n’est pas bicéphale, comme le mouton récemment mis au jour par une de ces éleveuses de Salon, au cours d’un poème (?) qui m’apparaît tel qu’un Roi des Aulnes de la tératologie.

Et l’on n’en vit jamais d’aussi maigre à la foire.

C’est la bergère elle-même qui l’avoue, en nous décrivant son agneau phénomène.

Ma foi, pendant que nous y sommes, pourquoi ne pas appliquer, à ce Roi-des-Aulnes là, ce qui reste de ce vers auto-justicier ?

Et l’on n’en vit jamais d’aussi maigre… dans Schubert.

L’ardeur de créer ce qu’on croit être un Salon Littéraire s’en mêle, et les petits succès de vanité qu’on y remporte, devant un public de complaisance, transforment en une insatiable pituite de vanité, ce qui n’avait d’abord été qu’un apéritif de gloriole.

Autre éleveuse :

En voici une qui a le toupet de déranger un grand journal (un peu bien condescendant, ce me semble) pour lui publier des sornettes de ce calibre. Elle se promène au milieu de ses bêtes dont elle se proclame reine (Ce n’est pas moi qui le dis). Et elle énumère ses sujets :

Écureuil est mon page,
Lapin, mon écuyer.
. . . . . . .
Et toi, chat qui sommeilles,
Sois mon Prince Régent.

Voyons, n’en conviendrez-vous pas avec moi, plutôt que d’écrire ces bêtises et de les faire imprimer, est-ce que Clotho ne ferait pas mieux de coudre une brassière ?

Vous me direz peut-être, avec l’Ami des Femmes Savantes, dont je parlais tout à l’heure, que le mal n’est pas bien grand et que Banville se contentait de tenir Bélise pour « une pauvre insensée presque attendrissante ».

Tout d’abord, si j’étais, moi, l’ami de Bélise, je ne voudrais pas pour elle de ce compliment-là. Je me permets d’ajouter ensuite que je crois préférable de ne pas confondre les fugitives avec les fuites, et de ne pas s’en aller mirlitonnant, comme cet autre barytonnait.

C’est le moyen de parler comme Monsieur de Krüdner ; et le moyen n’est pas enviable.

Quant à l’auditoire de ces hôtels de Ramponneau, l’éclectisme avec lequel il est recruté apparaîtra suffisamment dans l’anecdote suivante.

Un jour que j’avais fait réciter, devant une de ces Madame Muse, un poème de Pierre Dupont, j’eus l’étonnement d’entendre qu’elle me disait : « Il était, l’autre jour, chez moi. »

Et comme je faisais observer, à ma gracieuse interlocutrice, que l’auteur des Bœufs ne pouvait, quelque désir que pût en éprouver son ombre, avoir quitté son mausolée pour entendre réciter le Mouflon, même dans un salon select, je dus me contenter de cette réponse : En tout cas, c’est un nom qui ressemble bien à ça.

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Il existe cependant un public autre que celui de ces petits endroits, desquels il est assez naturel, après tout, que les habitués applaudissent au « tarte-à-la-crême » d’une Dame qui leur en offre leur part. Mais cet autre public, lui aussi, n’est pas insensible à certaine forme de snobisme, dans l’inférieure acception de ce mot, lequel peut en avoir une supérieure, quand il signifie : désir de s’honorer en fréquentant de véritables grandeurs.

Quoi qu’on en puisse dire, les publics ressemblent, de plus en plus, à ces dîneurs sans appétit, qui négligent la pièce de résistance, pour ne chipoter que la garniture et la quenelle.

La démonstration en fut encore récemment faite par une anecdote que je veux conter, je m’empresse d’ajouter : sous toutes réserves, parce qu’elle est due à la source dont j’ai parlé, à l’apport d’un ami aimable, mais inventif, peut-être bien capable d’avoir fabriqué l’ana, pour le besoin de la cause.

On prétend qu’un éditeur sérieux ayant projeté, même, en partie, réalisé, une réimpression des Pensées de Pascal, laquelle lui occasionnait de grands frais, qui devaient se couvrir par la souscription, s’attrista de voir celle-ci ne pas donner ce qu’il en attendait, mais au contraire, s’attarder et bouder avec une paresse humiliante pour le sentiment contemporain et la mentalité française.

Comme il exprimait sa déconvenue, devant un groupe d’amis qu’il consultait sur le meilleur moyen de remédier à ce marasme, l’un d’eux parut réfléchir profondément ; puis, tout à coup, avec la flamme que dut avoir, dans les yeux, l’homme qui clama : « Mouillez les cordes ! » au moment où l’obélisque allait retomber, ce nouveau sauveteur, lui, s’écria : « Obtenez une préface de la Duchesse de Rohan ! »

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Je n’aurais pas demandé mieux que de finir sur ce trait, à la fois profond et badin, beaucoup moins préoccupé de décocher une malice personnelle, trop joyeuse pour n’être pas elle-même désarmée, que de rechercher une vérité générale ; mais quelques réflexions me sont encore apparues sur le propos, et je préfère les consigner ici, dans l’espoir de n’y pas revenir. Car il ne me plaît pas qu’on imagine que je veuille prolonger ce débat. Le sujet m’a paru plaisant et opportun. Je l’avais abordé incidemment dans un autre article. Aujourd’hui, je l’accoste avec plus de netteté ; mais, je le répète, pour l’épuiser, en ce qui me concerne.

Un de nos Maîtres a écrit que « le génie est une patience ». Il faudrait dire de même que l’Art est, avant tout, un métier, ou du moins ne peut s’en passer. La Duchesse de Verluise serait très étonnée, et fort mécontente, en un mot, se jugerait impudemment mystifiée si, cherchant un cuisinier, on lui en offrait un qui jusque-là, titulaire d’autres fonctions et seulement, la veille, charmé des jeux de couleurs offerts par le mélange de la tomate et de l’omelette, aurait décidé de se consacrer à l’art de Vatel, sans autre garantie, pour les convives, que la subite passion de cet ancien cocher pour les œufs battus et la crème fouettée.

La bonne Dame ne s’aperçoit pas que c’est pourtant ce qu’elle fait elle-même avec les cordes de la lyre, dont elle nous sert les débris, sous forme de boyaux de chats, qui se souviennent du miaulement de leurs ancêtres.

Laissez les enfants à leurs mères, laissez les roses aux rosiers, laissez les duchesses à leurs métiers, qui sont des métiers à tapisserie !

Ah ! la tapisserie ! la tapisserie ! on dira que j’en radote, ça m’est bien égal. D’abord parce que ce sera vrai, et que je m’applique à ne pas être de ceux que la vérité choque. Savez-vous, Mesdames, que Louis XV y travaillait avec passion ? Sinon, je me forge un plaisir de vous l’apprendre, dans l’espoir, d’ailleurs vain, de vous réconcilier avec elle. N’importe ! Apprenez qu’il faisait crever des postiers, sur le chemin de Versailles, afin d’aller lui quérir, à Paris, l’écheveau dont il avait besoin pour terminer un fond, ou compléter une fleurette ? — Et si ce détail ne suffit pas pour vous rendre au canevas qui vous attend, que vous faut-il ? — Une statue ? Eh bien, je veux qu’on la vote, et qu’elle soit la plus charmante du monde, avec son air recueilli, son front penché sur l’aiguille au chas oblong, sur la souple aiguillée et le réseau symétrique du tissu ajouré, qui ressemble aux alvéoles d’un candide rayon, prêt à se remplir agréablement du miel coloré des soies.

Oui, une statue, dans le passé, à la Comtesse Mathilde, et dans le présent, à Madame Delessert, à la Princesse de Beauvau, les deux dernières qui, parmi nous, aient porté haut et beau la fidélité aux arts délicieux des Parques de salon, les Dames filandières.

Revenons à la Duchesse de Rohan. Ce qui caractérise son art (?) c’est l’audace. L’autre jour, elle se représentait occupée à faire des achats, dans de Grands Magasins. Le bon Coppée eût approuvé le choix du sujet ; aurait-il (ce n’est pas certain) sanctionné la témérité de l’image qui met en scène la cliente de feu Boucicaut et de feu Chauchard, et la fait

Acheter de la soie et de longs fils de laine ?

Un autre aurait écrit : de longs brins de laine. En effet, un brin peut-être plus ou moins ténu, mais garde le droit d’être aussi long que possible. Notre éminente acheteuse fait bon marché (c’est le cas de le dire) des scrupules dont s’embarrassent encore l’entêtement du rhéteur et l’hésitation du grammairien. Aujourd’hui elle nous dévide des fils de laine ; demain nous lui devrons de la laine de fil ; après avoir bouleversé les rayons d’Hélios, elle chambarde les « rayons » d’Hériot, et je donnerais volontiers, pour épigraphe à la pièce, le vieux calembour, autrefois inspiré par un roi de Grèce, dont on avait dit : « Il faut qu’Othon soit philhéllène. »

C’est égal, je n’en tiens pas moins pour un heureux symptôme, le retour de la dame, aux broderies de ses aïeules. Puissent les fils de laine, vraiment dignes d’un magasin de nouveautés, la rattacher à un métier qui, désormais ne soit plus celui de Lamartine retouché par La Palisse, ou de Musset revu par Boquillon !

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Sortant, un jour, d’une de ces matinées, dont certains invités commencent par écrire à la patronne, pour solliciter d’elle la redingote qui leur permette de se produire, une dame que nous appellerons Édith, et dont l’avis, en ce temps-là, ne me semblait pas négligeable, me saisit de cette conclusion discutable, déjà. « Comment ne pas tenir pour une flatterie, à notre égard, le fait qu’ayant tout, elles veulent encore ce qui nous appartient, le bel art d’écrire ? » — Édith, je ne suis pas de votre avis ; et bien au fond, pas non plus vous-même. Jamais le distinguo ne fut plus nécessaire ; jamais le « soyez plutôt maçon » de l’honnête Boileau, ne résonna d’un plus urgent rappel ; jamais la qualité de la vocation ne dut être plus scrupuleusement interrogée qu’à l’heure où Thersite se prend pour Tityre et pour Tyrtée, sans omettre Walter, ni même Beckmesser qui a, du moins, pour lui, la supériorité de sa passion pour la tablature.

Pendant que je suis en train de dire Thersite, j’ajouterais fort bien Thersitie. Si j’affirme qu’ils se tiennent tous deux pour Tircis et pour Tiresias, c’est sous-entendre que je ne doute pas de leur bonne foi. Pour cela on peut les plaindre autant et, si vous y tenez, plus que les blâmer. Le blâme est pour ceux qui les abusent. « Si vous assistiez à l’arrivée du courrier de Thersitie, m’assurait quelqu’un, vous comprendriez qu’elle soit leurrée ; des noms sérieux, ou que, jusqu’à ce jour, on crut tels, signent pour elle des protestations qui la déçoivent et consomment sa perte. »

Quoi d’étonnant alors, qu’elle se méprenne sur l’intention de ses SEULS VRAIS AMIS, ceux qui, par de légères piqûres, essaient de dégonfler son illusion et de la rendre aux doux devoirs où elle excellait. Mais elle n’en veut plus entendre parler ! La voilà en cothurne et en péplum, la bouche en O, à nous fournir une incroyable épreuve de Suétone moderne, de César de Salon, Le Néron du Féminisme !

Je lisais dernièrement un curieux plaidoyer en faveur de Néron, dont l’auteur prétendait que ce Prince fut sincère, en la croyance à sa vocation d’art. C’est en cela que Thersitie lui ressemble. Admettez (à Dieu ne plaise ! nous ne voulons pas la mort, je ne dis pas de la pécheresse, elle n’est que fautive, mais de la pêcheuse de bravos) admettons qu’un feu de cheminée (la cheminée est une grande responsable dans ces affaires de déclamation salonnière) admettez qu’un feu de cheminée fasse justice de tout ce faux semblant et, non content de roussir une bandelette indue, aille jusqu’à vouloir griller notre Néronnette ; il est possible que, dans une dernière contorsion buccale, applaudie par Mademoiselle Vacaresco, elle pousse la clameur suprême du grand histrion Romain : Qualis artifex pereo !

C’est une figure à fixer, pour le théâtre contemporain et universel, que le personnage de Thersitie. Philaminthe d’Escarbagnas, trônant sur un Monde où l’on s’ennuie dont le Bellac serait Monsieur Fournier-Sarlovèze. Car, il faut en convenir, c’est cet aimable homme qui a tout perdu. Tout cela pour faire rimer Greffulhe avec libellule, sur la fin d’un dîner auquel, remarquez-le bien, se donne grandement de garde d’assister la belle Comtesse.

Je serais surpris que Monsieur Hermant, qui pourrait le réaliser avec tant de force et de finesse, ne se laissât pas séduire par un tel sujet, à la fois mondain et social, si propre à mettre en valeur ses qualités de dialogue et d’observation, de courtoisie et de satire.

Si je ne parle pas de Monsieur Bataille, pour cet accomplissement, c’est que la matière, uniquement plaisante, ne me semble pas réserver de place pour le pathétique poignant auquel cet écrivain excelle. Mais un tel esprit a tous les registres, et son perpétuel renouvellement, à chacune de ses manifestations, pourrait bien nous le faire apparaître, un jour, tel qu’un Aristophane amer, élégamment tempéré par un Archiloque sympathique. Enfin, quand je relis Ces Messieurs du Tiers, de Monsieur Claude Berton, je songe à la belle pièce qui s’est émiettée dans ce volume, et que ce jeune auteur nous rendra, sous d’autres aspects, refondue et remaniée.

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Revenons à Thersitie. Je le répète, elle méconnaît ses seuls vrais amis, ceux qui la réveillent. « Il est jaloux de mon salon littéraire ! » aurait-elle dit, de l’un d’eux. — Détrompez-vous, bonne Madame, votre Salon, tant que vous ne cesserez pas d’y mettre en avant votre mirliton bleu, ne méritera de s’appeler que le Guignol des Muses. — « Au reste, ajouta celui qui nous rapportait le propos, Thersitie ne demanderait qu’à s’égayer elle-même des chiquenaudes que lui valent ses vers, plus ou moins luisants, mais elle a, paraît-il, une bru qui prend mal la chose. » — « Çà, c’est une belle démonstration de l’esprit de famille, à l’usage de ceux qui prétendent qu’il n’existe plus », répliqua Timon qui passait par là. Et il conclut, non sans gravité : « En tout cas, cela prouve surabondamment, n’est-ce pas ? que cette jeune Dame aime mieux sa belle-mère que la littérature. »

Ce n’est pas sans plaisir que j’ai retrouvé en tête d’une liste d’invités, qu’il couronnait, ma foi ! fort ducalement, le nom de certaine Dame du Corbeau, qui s’était laissé persuader par des renards à deux pattes, à force de naïveté de sa part et, de l’autre, à force de flagorneries, de faire un sort à son blanc fromage de lettres, dans le groupe des récitants et même des débitants, de façon à la fois médiocre et tapageuse. Si ce rétablissement est sérieux (car il s’agissait bien là d’une indisposition) et que la ci-devant Muse le doive à des critiques sagement inspirées, je le répète, elle fera bien de tenir pour ses vrais amis ceux qui les lui ont adressées, et de placer au rang des suspects, ceux auxquels elle devra le mauvais souvenir (heureusement vite oublié) de son échauffourée lyrique.

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J’entends dire que les Auteuresses de la Vie Heureuse projettent d’élire, pour leur Présidente, la Duchesse de Rohan. Non seulement une telle circonstance ne me trouve ni dénigrant, ni hostile, mais je lui sais gré de me fournir une occasion de préciser avec netteté le distinguo dont j’ai parlé.

C’est une chose charmante que de voir une aimable Grande Dame à la tête d’un groupe de nobles travailleuses (je parle pour celles-là). S’il s’en trouve parmi elles (je le crains) qui feraient bien de retourner à l’aiguille, qu’elles n’hésitent pas ! Cette agile compagne, momentanément délaissée par elles, au nom des tropes épointés et du lyrisme décousu, leur piquera peut-être le bout du doigt, pour se venger du porte-plume, mais ce sera tout bénéfice pour nos repenties, quand, la saison d’après, au lieu de déconsidérer leur écritoire par la ponte d’un nouveau roman informe et infirme, détaillé par Monsieur Ballot, elles honoreront leur corbeille à ouvrage par l’éclosion d’un sachet bien odorant, ou d’un coussin bien fleuri dont je ferai l’éloge, pour les dédommager.

C’est aussi, de la part de ces laborieuses, un geste intelligent que celui qui leur fait mettre à leur tête celle qu’elles jugent justement haut placée par la naissance et par le cœur. Cela prouve qu’elles ne font pas uniquement cas du mérite d’art. La distinction sociale leur paraît aussi avoir son prix. Je leur donne raison, à une condition, c’est que les démarcations soient nettement établies et que ces ouvrières commencent par dire à leur affable Présidente, non pas : « Grande Dame, cesse de vaincre ! » mais bien plutôt : Cesse d’être vaincue à la bataille des mots et des rythmes ! en un mot : « Cesse d’écrire ! »

La Duchesse d’Uzès préside comme cela, je crois bien, certaine association de dames peintres et sculpteurs, sans compter un cercle de femmes. Je ne connais pas les sculptures de la Duchesse d’Uzès. Si elles sont bonnes, la Présidente fait très bien de les exposer. Dans le cas contraire, elle donnerait un meilleur exemple en s’abstenant[11].

[11] Depuis, la même dame s’est mise, elle aussi, à faire des Conférences, mais avec sonneries de trompe. Duchesse et Cor de Chasse ; voilà un chant alterné, qui ne manque ni de piquant ni de piqueurs.

On sait la magnifique notoriété que s’est acquise la Comtesse Greffulhe comme Présidente d’auditions musicales.

Je ne sache pas que cette Société célèbre nous ait jamais invités à entendre des opéras de la belle Comtesse. Je ne le regrette ni pour elle, ni pour nous, bien persuadé, au contraire, que l’incontestable autorité de sa présidence, vient de ce qu’elle s’est sagement abstenue de la compromettre par la recherche de succès personnels, sur un terrain qui n’était pas le sien.

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Une chose que j’en suis encore à me demander, c’est si les propos, quand ils nous reviennent défigurés et détournés de leur sens, le sont par une mauvaise foi initiale de ceux qui les ont proférés ou par les rapporteurs. Voici, par exemple, la Comtesse Norbert de Fitz-Rabbin, laquelle, de sa voix de canard mégalomane, aurait dit, de Timon : « Voilà deux ans que je ne le connais plus. » — Mis au courant de cette parole, celui-ci répliqua : « Ce n’est pas mal, pour un canard hébreu et allemand ; mais enfin, c’est un canard tout de même et, par suite, une erreur ; vu que, si la Dame avait bien voulu parler franc, elle se serait contentée de dire : Voilà dix ans qu’Il ne me connaît plus ! »

Décidément, il y a tout lieu de le craindre, la sincérité ne s’est pas réfugiée dans toutes ces boîtes à thé que sont devenus les salons d’autrefois. En voici une dernière preuve.

Nul n’ignore que, depuis un certain temps, des Messieurs et des Dames du meilleur monde, les uns désargentés, les autres besogneuses, se sont improvisés reporters et, à peine dans le tympan le dernier hémistiche de Tirésie ou de Tircythère, de Tityrette ou de Tyrtéa, s’en vont fournir, aux grands quotidiens haletants, le nom des privilégiés que vient de charmer l’asclépiade estropié ou le phaleuque pauvre.

Mais voici ce que je suis avide de dénoncer et dont je suis surpris que la vindicte des innommés (on pourrait l’appeler ainsi) n’ait pas fait justice : chacun de ces Messieurs, chacune de ces Dames folliculaires, obéissant à de personnelles prédilections, ou à ses propres antipathies, omet volontairement dans sa nomenclature, l’élégante qu’il ou elle veut humilier, l’homme d’esprit qui leur porte ombrage. Il en résulte que chacun des comptes rendus de la même réunion relate des noms différents, ce qui déroute la province, et quand je dis la province, je n’excepte pas Paris lui-même. Hormis la Comtesse Edmond de Pourtalès, qui n’a que des amis dans le journalisme du monde (si j’en juge par ce fait que son nom continue à inaugurer la liste de tous les assistants, de toutes les assistances, partout et toujours, même quand la Dame est retenue au temple ou au foyer, au rouet ou à la prière) aucun autre nom ne peut être sûr d’échapper au crible du Vicomte d’Eaque, devenu gazetier, ou du Baron de Minos, fait courriériste, sauf, bien entendu, deux autres noms, lesquels ne sont pas moins sympathiques, je m’empresse de l’ajouter, que fondamentaux, mais qui finiraient par donner à croire aux étrangers et aux indigènes, que Messieurs Fournier-Sarlovèze et Becq de Fouquières (ne pas confondre avec l’auteur des Corbeaux), représentent à eux seuls, toute l’élégance de Paris, tout son esprit, toute son aristocratie.

Ce serait exagéré. C’est beaucoup, mais ce n’est pas tout.

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En guise de conclusion, lisez ce passage de la Corbeille des Roses de Monsieur Jean de Bonnefon, page 109 :

« La Duchesse de Rohan fait des vers qui boitent non d’un pied, mais « de l’un et l’autre côté » comme dans la Bible. — Cette Dame est utile ; elle résume la nullité artistique d’une société qui l’admire. Pour signer d’un si grand nom des choses aussi insignifiantes, sans soulever de colères, il faut appartenir à un groupe frappé de mort. — La décadence est plus belle que la jeunesse. Mais la littérature de Madame de Rohan n’appartient pas à la décadence. Pour descendre, il faut avoir atteint un sommet. Ce qui manque précisément dans la poésie (?) de cette femme racée, c’est la race. L’effort d’une servante en retraite qui ne saurait pas le français serait en tout semblable aux produits littéraires de cette duchesse… »

Inscrivez, en regard, cette citation de presse :

« Une candidature intéressante à la Société des Gens de Lettres, celle de Madame la Duchesse de Rohan, qui est présentée par Messieurs Paul Hervieu et Jean Richepin, de l’Académie française. »

Qu’est-ce que cela prouve ?

Premièrement, cela prouve, si la première de ces opinions n’a pas tort, une vérité bien connue, mais qui n’avait jamais reçu de démonstration aussi évidente, à savoir que la plus faible apparence de talent n’est, en aucune façon, requise pour faire partie d’une Société Littéraire. Au reste, à quoi serviraient les distinctions, si ce n’est précisément à consoler de ne pas avoir de talent, ceux et celles qui ne demandent à la soi-disant pratique d’un art, que de les mettre en vedette. Le talent n’est pas pour les vaniteux, mais pour les orgueilleux, il suffit seul.

Deuxièmement, cela prouve que des hommes, il semblerait, entre tous, marqués pour maintenir les traditions et faire respecter le langage, acceptent de patronner publiquement des sujets entièrement dénués des qualités techniques, lesquelles désignent à la sollicitude d’un tel protectorat. Or, dans un portrait du premier de ces deux immortels, je vois mentionné ce trait de son caractère : « Une indulgence qui prend soin de n’être jamais complaisante. » Voilà un jamais qui vient de rencontrer une exception.

Mais ce n’est pas la seule, l’éminent co-parrain en fournit une pour faire la paire, et une qui ne craint pas d’aller jusqu’à la plus flagrante contradiction. Relisez plus haut le passage que j’ai cité, d’une préface où il est parlé de l’autoresse dénuée de style et de grammaire, de la poétesse incapable de chanter quatre vers de suite se tenant, mais très capable de prendre une antiquaille pour une trouvaille, en sa niaiserie gauche et prétentieuse.

Qui donc a écrit ce morceau judicieux, capital et cinglant, si bien fait pour donner satisfaction aux esprits « affamés de justice » ?

Eh bien ! mais, précisément, Monsieur Richepin lui-même !

Logique ! logique ! Ce sont bien là de tes coups ! — Concession ! Concession ! Ce sont bien là de tes crimes !

La Duchesse de Rohan sera de l’Académie.

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Est-ce pour ne pas mentir à ces hautes ambitions exaltées pour elle, que le talent (préférez-vous l’art ?…) de la Duchesse de Rohan vient de se transformer, en cinq sec ? Adieu les gentils coqs-à-l’âne d’hier, si réjouissants dans leur bonhomie naïve ! L’allumeuse de Lucioles s’est mise à pondre, comme les oiseaux qu’elle a si allègrement chantés,

« Pondez, pondez, poules de Pâques
Et pondez-nous de jolis œufs !
Au bazar de la Tour Saint-Jacques[12]
On les vendra dix sous pour deux… »

s’est mise, dis-je, à pondre (et, cela, dans la propre chaire — horresco referens — dans la personnelle cathèdre de Madame Bulteau, qui doit la trouver mauvaise,) — de gros morceaux de prose hirsute et de pathos pontifiant. Plus rien du crû de l’Oust, ni du clos du Deffé. On dirait du Bouchaud débouché, démarqué, tarabiscoté, même vacarescoté, ce qui est pire. On ne m’ôtera pas de l’idée que cette Mademoiselle Cormon de la Littérature, a dû promener ses tropes sur l’écritoire de la Philaminthe Celte. Vrai, c’est aussi rasoir que ça !

[12] Charmant euphémisme pour dire « Bazar de l’Hôtel de Ville », sans être accusé de faire la réclame au profit d’une maison ; seulement voilà, cela crée des passe-droits. La dame va brouiller les monuments. Par bonheur, elle ne saurait manquer d’écrire quelque chose sur Séville, avant qu’il soit longtemps. Alors, selon toute vraisemblance, l’Hôtel de Ville reprendra ses droits. Mais peut-être, les prix auront augmenté.

Et, de bout en bout, plus le moindre petit mot pour rire (si ce n’est en bloc). La bonne Dame, qui n’avait jamais lu que Botrel, vous cite Homère, gros comme le bras de Madame de Montgomery. Est-elle donc allée à l’école chez Monsieur du Bled ? — Quoi qu’il en soit, adieu tout l’arriéré de bonne franquette prosodique ! On se prend à le regretter, en face de cette pédagogie mal assimilée et de ce pédantisme cousu de fil blanc, qui semblent prétendre à « river des clous » si ce n’est à « boucher des coins » (sans le moins du monde y réussir) et qui ne décrochent que cette timbale, laquelle est à la portée de toutes les principautés, et qui est d’émerveiller Monsieur Sarlovèze.

Et pourtant si ! le petit mot pour rire, je l’ai repêché dans ce solennel fatras ; c’est quand la narratrice (qui, j’aime à le conclure, ne se prend pas trop au sérieux) se voit, sur je ne sais plus quelle frontière, contester sa personnalité ducale (voilà ce que c’est que de patoiser !) par une douanière qui se représentait sans doute autrement les tempes ceintes de couronnes fermées.

« Oh ! que ce quoi qu’on die est, pour moi, plein de charmes !

Oui, quoi qu’on die, je la retrouve là, notre aimable hôtesse d’avant la fatale crue des grandes encres ; dépouillée de toutes ces bandelettes roumaines qui ne sont que des bandeaux de Colin-Maillard, reprise aux enchantements d’Alcanter de Brahm, elle m’apparaît prête à repiger le droit d’aînesse de sa vieille gaîté, échappée, par miracle et grâces à Dieu, d’entre les féculents de Madame de Baye.

Hélas ! vain espoir, éclaircie d’un instant ! Adieu paniers, vendanges sont faites, des métaphores sans suite et des bouts rimés sans queue ni tête. Adieu corbeilles à papiers, débordantes de cuirs saugrenus et de joyeux lapsus ! On nous a joué le tour de rentrer tout ça, qui heureusement ne s’absente pas sans laisser d’adresse. C’est aux soins obligeants de Lemice-Terrieux, baie des Lestrygons, dans l’Odyssée !

Encore un mot.

On se souviendra peut-être que je me suis demandé s’il était toujours temps de rendre à la Grande Dame, si malencontreusement transformée en petite muse, le service de restituer la seconde à la première, au point de ne plus entendre parler de celle-ci ; et qu’un interlocuteur m’avait répondu : « Il est trop tard. »

— Était-il réellement trop tard ?

Peut-on supposer que la rimeuse éolienne ait eu connaissance de certaines petites mercuriales, et, plus ou moins consciente du service que, sincèrement, elles voulaient lui rendre et quoi qu’en puissent penser ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur encensoir, n’en ait pas moins fait son profit ? Il est sûr que la composition paraît s’étancher, la récitation, se résorber. De temps à autre, de loin en loin, les clients des thés poétiques, terrifiés de se voir reprendre leur verseuse ducale, exaltent bien encore le débit acclamé d’une sornette philosophique ; tout de même les rechutes sont moins fréquentes, il y a du mieux.

Ce qui ferait croire, même à des satiriques modestes, qu’ils pourraient bien avoir quelque part dans cette amélioration, c’est l’obéissance abusive à l’un de leurs conseils (on voit que de tels critiques n’abusent pas, eux, de la victoire). « Nulle ne serait mieux qualifiée pour ce titre de Présidente, on n’en saurait trouver de plus affable… » formulait un libelle bienveillant[13]. Malgré tout, l’auteur n’entendait pas, avec ce seul propos de consolation, créer, du même coup, un tel nombre de fauteuils présidentiels, pour un même séant, fût-il bienséant, parmi tous. Présider, la même année, aux destins de Shakspeare et à ceux d’Ingres, n’était-ce pas déjà beaucoup, même pour une fringale de sièges ; était-il besoin d’y ajouter encore un discours de réception, en l’honneur de Madame Paquin, dans je ne sais plus quel cercle ?

[13] Ce n’est pas l’avis de tout le monde ; une raison de plus pour que ce soit le bon. Quelqu’un me dit avoir rencontré, dans une gare de banlieue, une petite dame qui gesticulait, levant au ciel de petits yeux et de petits bras. Elle parlait de tels ou tels châtelains du voisinage et vociférait : « Montesquiou a écrit sur eux des choses affreuses ! »

Je demandai le nom de la crieuse ; c’était, me dit-on, une provinciale, qui habite Fontainebleau, régalée chez ceux qui, dès lors, lui paraissent intangibles. Un nom qui finit en i.

C’est tout ce dont le narrateur se souvenait.

J’ai répliqué : « Disait-elle au moins, que le livre était bien ? » — On m’a répondu : « Pas du tout ! Elle était furieuse ».

Un voisin de ladite dame aurait encore formulé, parlant de l’auteur d’Une Petite Mademoiselle : « Il vient de publier un volume dans lequel il tape sur toute sa famille. » — Ce n’est pas exact, je n’ai pas parlé de lui.

Me voilà tenu de le dédommager.

Comme je demandais à quelqu’un la raison qui faisait s’unir tant de hampes et de bâtons, de sceptres et de thyrses, dans une main, sans nul doute, aristocratique, mais peut-être mieux faite pour le crochet tunisien ou la broderie anglaise, la personne me répondit : « C’est vrai… MAIS IL Y A UNE TOMBOLA ! »

Cette parole fut le Chemin de Damas de mon incertitude et de mon doute. Je compris, une fois de plus, que « Dieu fait bien ce qu’il fait » comme l’affirme notre bon La Fontaine, dans le Gland et la Citrouille. Si les dieux des méchants païens ont créé la Muse de la Danse, et celle de la cadence, celle du rire et celle du sanglot, il convenait que le Dieu des bonnes gens leur adjoignît une sœur officieuse, une dixième muse, la Muse de la Tombola, mêlant aux boutons des lotus d’Homère, les boules du loto, fatidiques et tumultueuses.

Veuillot comparait Hugo à une cloche, dont le métal, fait d’alliages divers, résonnait tour à tour sous des impulsions que l’écrivain des Odeurs jugeait par trop dénuées de rapports entre elles, et parmi lesquelles, je m’en souviens, il citait Polichinelle et Garibaldi.

Après avoir vu donner à l’homme de Guernesey, le titre de cloche, il ne me semble pas qu’une Muse, si ambitieuse soit-elle, puisse juger offensant d’être comparée à une clochette ; et si cette clochette tinte au nom de Madame Éloffe, après avoir sonné en l’honneur de Shylock et de Monsieur Bertin, cela vient de ce que ce n’est pas tous les jours dimanche.

Et quand toutes les Présidentes du monde viendraient nous certifier que ces incohérences et ces disproportions représentent l’aléa d’un « rôle de Mécène » (sic !) nous ne ferions aucune difficulté d’en convenir, à la condition qu’on nous permette d’ajouter que, s’il existe des Muses de la Tombola, il peut bien y avoir aussi des Mécènes qui abattent des noix.

*
*  *

Une nouvelle boîte de petits fours vient d’être mise en vente, sous la même marque ; ceux-là, d’inspiration saline ; quelques-uns au fucus et au varech, d’autres au goëmon et à l’algue ; mais la plupart, à la camomille. Cela s’appelle modestement : Souffles d’Océan. Rien que ça ! Comme Oceano Nox.

Une chose qui pourrait confondre, c’est que celle qui les glace ne s’aperçoive pas de ce qu’il y a de téméraire à déranger l’Océan, pour cette tempête de ventilateur.

Je me souviens d’avoir rencontré, un jour, dans un bureau de poste, une dame, à qui l’employé demanda son adresse. Elle répondit : Villa Soupir des Flots. — Voilà un titre pour notre poétesse.

Malheureusement, de cette tournée, de cette fournée, je connaissais déjà, je ne dis pas les meilleures, mais les bien bonnes. Tout de même, pas toutes. Le phénomène traditionnaliste, qui veut bien s’appeler encore « Mouton à deux têtes », dans une note en bas de page, arbore le titre plus relevé, de « Bélier Bicéphale », quand il se hausse jusqu’à l’intitulé. On sent qu’il a fait toilette pour Mademoiselle Vacaresco. Inutile d’ajouter qu’à défaut de probité littéraire (qui, celle-là n’est pas à la portée de toutes les lyres) la probité de renseignement est parfaite : quand le Printemps est nommé, en cours de route, et que ce n’est pas le vrai, il y a un renvoi pour expliquer qu’il s’agit d’un magasin du Boulevard Haussmann. Puisse l’intégrité de ce comptoir se régler sur celle de cet avis !

L’édifice creux et océanien se couronne par certain Donjon des Poupées, dans lequel je croirais volontiers que l’auteuresse a voulu faire son Chantecler. Elle l’a fait. Même chouette :

Un orateur la vit, c’était Albert de Mun,
Le député célèbre, un certain soir d’automne…
Elle était porte-veine, et lui porta la bonne.

Alors le chœur des hiboux répond :

Et nous faisions hou-hou-hou-hou en nous aimant.

Survient une puce, qui se change en grenouille. La chouette lui parle familièrement et lui dit :

Venez, éclaircissez, pucette, ce mystère.

On voit que la dame n’est pas pour le style soutenu : elle appelle pucette, un insecte qui, selon toute apparence, doit être de fort volume, si j’en crois les exploits qu’elle lui prête ; elle nomme Isado, Mademoiselle Duncan et, petit Robertus, le géranium, Robertianum, qui le juge familier. — Qui sait si la puce ne juge pas, elle-même, le diminutif, amoindrissant ?

Encore une citation :

Quel martyre, pour moi, quand on me taillera !

Heureusement que c’est un lierre qui dit ça !

Une autre :

L’électricité règne, ici, sur le palier.

Une troisième :

Moi je vais au café, prendre un apéritif.

Un gentil compliment confraternel :

Nous vivons, grâce à la poétesse célèbre
Judith Gautier, artiste au superbe talent,
Fille de Théophile, ah ! je la vis sur l’Èbre :
Elle était magnifique et bonne en souriant.

L’Èbre me fait, je l’avoue, un peu loucher. Madame Gautier est casanière, elle va de la Rue de Berri à Saint-Enogat, sans beaucoup de détours. Or, Logrono, Tortose, Saragosse sont des cités trop soucieuses de leur décorum, pour laisser inaperçu le passage d’une Académicienne. Alors, pourquoi l’Èbre ? — Peut-être, après tout, l’auteur des Poupées a-t-il simplement voulu dire : le ruisseau de la Rue du Bac. Il plaisait à Delphine et peut bien refléter Judith. A moins que ce ne soit encore un méfait de la rime et, par suite, de la frime. Dans ce cas, la chose rentre dans ce que d’Aurevilly appelait blaguer.

Je reproche un peu d’indifférence à la Josselinaise. Une Sicilienne, qui lui parle de « l’ensevelissement de ses espérances », reçoit d’elle cette réponse plutôt détachée :

Il n’y faut plus penser, prenez de ce café.

Plus loin, ce vers, du moins plein de fraîcheur :

Madame, avez-vous soif ? Prenez de l’eau de Seltz.

A la fin, les choses s’arrangent et toute la troupe réconciliée se donne rendez-vous « chez Bronne ».

Chez Bronne… attendez donc… voilà un nom qui ne m’est pas complètement inconnu[14].

[14] Peut-être l’auteur veut-il parler de Braun. Mais alors, la probité de renseignement, dont nous parlions plus haut, devrait indiquer la Rue Louis-le-Grand.

Tout est bien qui finit bien.

III
LA SHÉHÉRAZADE DE L’ENCRE BLEUE

Quelqu’un montrait, un jour, à Monticelli, des tableaux de Maîtres. Ce peintre les admira, d’abord extrêmement, puis excessivement. En effet, on le vit, avec surprise, et non sans anxiété, se précipiter vers l’un d’eux et faire mine d’y enfoncer les dents, sur ce cri forcené : « Ah ! celui-là, il est trop beau, il faut que je le mange. »

Cette anecdote me revient à l’esprit, chaque fois que je songe à Madame Bulteau. Ne faire qu’une bouchée d’une si considérable personne, notre appétit ne va pas si loin ; mais on peut, du moins, la croquer.

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Si cette faim (dirai-je cette boulimie ?) représente une prédilection — je le voudrais — à quel mérite le doit cette Dame de Lettres ? Ce ne peut être à cette seule particularité ; car, alors, elle se verrait disputer mon appétit par combien de hors d’œuvre du genre et même des pièces de résistance !

Il existe, dans une ville d’Espagne, une cathédrale au centre de laquelle s’érige une mosquée. C’est une forme équivalente d’église dans l’église de l’écriture, et d’état dans l’état du féminisme, que je veux examiner dans la personnalité d’une femme et dans la présentation d’une auteuresse.

Je sais — je ne dirai pas : que j’attaque, je n’attaque pas — mais que je m’attaque, ou, si vous préférez, que je m’attache à une entreprise difficile et, par suite, audacieuse, deux qualificatifs dignes de ce nom puisqu’ils impliquent au moins deux qualités, chez celui qu’ils incitent, plutôt que de le rebuter : effort et ardeur. Au reste, mon modèle, tout le premier, m’en donne l’exemple. Même son audace, à lui, va jusqu’à une témérité, que je suis loin de blâmer, mais que je ne suis pas près d’imiter.

Madame Bulteau, il y a quelques trimestres, faut-il écrire : découvrait l’Angleterre ? Non, puisqu’elle conte que ce fut son pays d’adoption, avant qu’elle ait commencé d’élire (un acte, pourtant, qu’elle a dû apprendre de bien bonne heure) ; mais consacrait à « l’âme des Anglais » la valeur d’un bouquin. Voici dans quels termes il débute : « On se risque, cependant ! C’est ce que je vais faire avec une inquiétude trop justifiée par mon incroyable prétention. »

Risquons-nous donc de même à explorer l’âme de Madame Bulteau, avec une inquiétude justifiée par notre incroyable prétention.

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Ce qu’il y a de plus curieux, dans le cas de Madame Bulteau, c’est la génération spontanée de son génie ; j’emploie ce mot dans la quatrième signification que lui assigne Littré, à savoir : « talent inné, disposition naturelle à certaines choses ».

Pourquoi ce talent et cette disposition avaient-ils attendu « le milieu du chemin de la vie » pour se manifester ? Était-ce en vue de déférer au conseil de Flaubert, quand il approuve un auteur qui attendrait l’âge mûr pour publier ses œuvres complètes ? Mais il n’est pas ici question de la liquidation d’un arriéré, ou de la confession d’un chiffonnier, dont les chiffons seraient des chiffons de papier. Le roman qui en est sorti est assez massif pour représenter l’Atta-Troll longuement léché, qui se met à danser sur le tard. Mais ce fauve débonnaire ne joue qu’un rôle de seconde patte, dans les phénomènes qui nous occupent.

L’Histoire, en outre, nous apprend qu’un Saint-Simon, et même une Boigne peuvent laisser ignorer, une longue vie durant, la surprise qu’apprêtent leurs écrits à des survivants qui s’y reconnaissent. Madame Bulteau n’a pas non plus voulu de cette combinaison déjà pratiquée ; elle a publié, de son vivant, ses carnets posthumes.

Non, le champ d’exercice de Madame Bulteau est comme le territoire du Marquis de Carabas ; l’instant d’avant, il n’y avait pas de domaine ; l’instant d’après, il verdoie et blondit, sous le soleil, grâce au Fiat du Chat Botté qui l’a créé ex-nihilo et ipso facto. Et ce chat, que vous reconnaîtrez, est un chat qui a des bottes de sept lieues.

Je ne me suis jamais habitué à voir jaillir du gibus d’un prestidigitateur, des cigares, des œufs et jusqu’à des colombes. Chaque fois que je vois paraître une chronique de Madame Bulteau, j’éprouve un étonnement, plus relevé, cela va de soi, mais un peu du même ordre. D’où viennent ces londrès, ces coquilles et ces oiseaux ? Où gisaient ces raisonnements et ces tropes ?

Car enfin, cet encrier s’est débondé tout soudain et sans prendre le temps de crier gare, s’est mis à ruisseler aux pentes du Figaro, comme l’Hippocrène de la noix de Galle.

On affirme, et je puis le transcrire ici, puisque la chose n’a rien que d’élogieux, pour le passé et pour le présent, que Madame Bulteau collaborait aux romans de feu son mari. Je ne les ai pas lus ; mais je me demande s’ils sont assez nombreux, assez étendus, pour expliquer le mystère.

Madame Daudet a joliment décrit, quelque part, ce que peut, ce que doit être la part de collaboration d’une épouse dans l’œuvre d’un écrivain. Cette collaboration, elle la compare, à des brindilles peintes au revers d’un éventail.

C’est charmant, et probablement vrai, en ce qui concerne le ménage Daudet ; mais cela n’élucide rien sur le sujet de Madame Bulteau, que je me représente difficilement traçant des aiguilles de pin sur un satin ou sur une gaze, à moins que ceux-ci n’aient pour mission de rafraîchir Badbec, et qu’il ne soit permis aux traits qui s’y posent d’être aussi nombreux que les feuilles de la forêt, aussi robustes que le tronc du cèdre.

On a aussi reparlé, pour tirer au clair ce passionnant problème, d’articles anonymes ou plutôt pseudonymes, naguère parus dans la Vie Parisienne. Je crois m’en souvenir (on voit que je suis de bonne foi) et notamment d’un passage, fort bien venu, sur la Marquise de Saint-Paul, la redoutée pianiste, et où il est dit que « ses accords se succèdent comme des malheurs ».

Ces mesures pour rien n’étaient que « des apéritifs de l’Hymette », comme dirait Monsieur Claretie ; depuis, quoi qu’il en soit, un grand chroniqueur est né tout armé, du front de Monsieur Calmette. A peine venue au monde du journalisme, Athénè a retourné son casque, lequel s’est trouvé être syphoïde, et y a plongé sa lance, qui était une lance-onoto.

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Ces brumes maintenues sur l’emploi des facultés d’écriture de l’écrivain, longtemps endigué, dans le passé récent, examinons ce qui distingue, dans l’actualité, ses pouvoirs reparus, multipliés et pullulants. Il va nous falloir procéder comme les graphologues, qui diagnostiquent le despotisme, en le proportionnant à l’élévation, au-dessus des t, du trait qui les barre. Notre Minerve n’est point modeste. Pourquoi le serait-elle ? Avant d’éclore graduellement, comme tous les autres, au monde des publicistes, et de se voir accréditée par des œuvres successives et édifiantes, elle possédait de naissance et de droit divin, un terrain d’action, d’où elle se répandait avec abondance. Comment une telle exception n’aurait-elle pas donné, à celle qui en était l’objet, une haute idée de ses pouvoirs ?

Ce que d’autres, moins bien intentionnés, dénommeraient arrogance, outrecuidance, je l’appellerais tout simplement, et plus aimablement : confiance en soi, si certaines observations ne m’induisaient à en rabattre. Je l’ai qualifié ailleurs, parlant de la même personne : conviction de sa nécessité ; cela est, je crois, plus exact. Quel que soit le nom dont on le désigne, à quels indices se trahit, tout d’abord, le contentement de soi qui lui sert de base ? Je n’hésiterai pas à répondre que c’est à certaine façon de s’injurier, qui m’a toujours paru la manière de minauder de l’esprit. Une coquette, qui veut se faire admirer, feint parfois de ne pas se trouver belle. Une précieuse, qui veut se faire applaudir, souhaite d’y ajouter une protestation contre sa modestie simulée. La Galatée de l’Antiquité fuit vers les saules, mais désire d’abord être vue. La Galatée du Journalisme fuit vers les ronces et les houx, dont elle se destine les piquants… mais elle admet d’être retenue.

Comme exemples de ce que j’avance, je citerai quelques passages de Fœmina, passim.

« Je me risquerai à dire d’innocents mensonges et une grande quantité de sottises. » — « Revenons, après cette ridicule parenthèse. » — « J’ai fait d’honnêtes réflexions sur ce sujet, à la fin d’une journée solitaire, où mon propre égoïsme m’est apparu avec une rebutante évidence. J’en dirai l’occasion ; qui sait si deux ou trois vilaines âmes pareilles à la mienne n’y trouveront pas l’utile leçon que j’en ai retenue ? » — « Il me semble que j’ai dû, aujourd’hui, épuiser la patience des rares personnes de courage qui m’accompagnent sur les routes, mal éclairées, incertaines et si ennuyeuses où je trébuche… »

Notez que l’éminente Dame supporte mal ceux qu’elle appelle « les raseurs ». Tantôt elle le leur envoie dire : « Quel raseur ! dit un peu trop haut une voix jeune et convaincue. » Tantôt elle s’en charge elle-même, parlant d’une « bavarde professionnelle que rien ne peut réduire au silence ». Puis elle ajoute, un peu plus loin : « Là-dessus, Dieu merci ! la bavarde consentit à se taire. » Et pourtant, cette brave raseuse, honnête comme un jambon de Prague (nous verrons tout à l’heure Madame Bulteau célébrer l’intégrité des jambons) n’est-elle pas bien près de se faire pardonner, quand elle décoche au compagnon Vontade des apostrophes du goût de celle-ci : « C’est toujours un tel plaisir de vous entendre parler d’art !… »

Notez encore (et de cela je fais la seconde preuve de la selfsatisfaction) qu’elle ne supporte pas mieux les réserves ou les objections faites à ses prêches et à ses prônes. Ce n’est pas sans dessein que j’emploie ces deux substantifs, d’ailleurs louangeurs.

Une dame « vieille, aristocratique, bouffonne et bougonne » (ce sont à peu près les termes qu’elle lui consacre) se plaint de ce que Fœmina écrit trop souvent sur le sujet de l’auto. Ni l’un ni l’autre n’est bien méchant, pas plus d’en parler que de s’en plaindre. Fœmina n’est pas contente ; plutôt que de concéder un répit à la dame saturée de pétrole, elle refait, de son mode de traction préféré, le sujet de sa prochaine chronique, et assène à la réclamante les épithètes que je viens de citer, qui restreignent le champ de l’enquête. Vieille (ce n’est pas sa faute) ; aristocratique (il n’y en a plus guère) ; bouffonne (elle l’ignore) ; bougonne (c’est son droit). Il en résulte que ce n’est pas la Duchesse de Rohan, qu’on n’a jamais vue de mauvaise humeur. Une auteuresse, dont on fête les productions, n’est jamais de mauvaise humeur ; or, l’auteur de Lande fleurie est de toutes les Sociétés Littéraires, quand elle ne les préside pas, et on lui récite de ses œuvres, à bout portant, comme en pleine poitrine.

Une autre manifestation du mécontentement, celui-là beaucoup plus vif, s’exerce à propos de Madame Wagner, et s’exerce avec une acrimonie d’autant plus surprenante, de la part de la Sagesse, qu’elle n’en offre aucun autre exemple et que celui-là (qui se trouve dans le Roman) est quasi foudroyant. Je voulais d’abord citer le morceau, si vous voulez, le portrait, qui est une caricature, haute en couleur, et en colère, légitime, d’ailleurs, comme toutes ses pareilles ; elles sont un droit. Mais j’ai préféré m’abstenir, aussi bien pour le modèle, que je respecte, que pour le peintre dont le sévère et digne maintien, partout ailleurs, me paraît, dans la circonstance, avoir procédé ab irato. Je ne crois pas à un malentendu entre l’une et l’autre (elles semblent faites pour s’entendre) plutôt à la querelle épousée de quelque ami en susceptibilité avec le Wahnfried. Ah ! comme, au contraire, je m’y représente bien, un soir d’entracte, l’auteur de « la Lueur » occupé à discourir, assis au-dessous du portrait de Schopenhauer, par Lembach, et près de certaine vitrine de papillons, qui lui fournira des similitudes.

Qu’il me suffise d’avoir démontré que la Dame s’irrite des contradictions et prouve ainsi que ses arrêts lui semblent plus incassables qu’elle ne le dit, quand elle plaisante. D’Aurevilly disait : blaguer. A d’autres minutes, elle parle plus simplement, plus sincèrement et alors, elle s’exprime ainsi, traitant un sujet : « Je suis, bien entendu, persuadée de le connaître à fond. »

C’est encore à son texte que je vais avoir recours pour m’aider à sortir de mon incidente, et je dis, comme elle : « Le détour était long, j’en conviens. »

Qu’importe, s’il nous ramène au point de départ, à l’heure où nous récapitulions des traits de modestie un peu suspecte, auxquels nous en ajouterons un dernier qui, celui-là, ne laisse pas d’être surprenant.

En tête de ce gros factum sur l’Angleterre, il y a une épigraphe. Comme elle n’est pas guillemettée, on doit supposer qu’elle est de la Patronne. Voici ce qu’elle profère :

«  — Parle-nous de ces choses.

— Mais je n’y entends goutte.

— Parles-en d’autant plus ! A force d’expliquer ce que tu ignores, peut-être enfin le comprendras-tu. »

Que dites-vous de cela ?

Quel que soit mon désir de ne pas prononcer le mot outrecuidance, il me semble difficile d’y échapper, cette fois. Je me demandai, d’abord, si j’avais bien lu, mais le sous-titre de l’écrit était là pour me le prouver, et nous éclairer : « hypothèses impertinentes », impertinent, quod non pertinet, ce qu’il n’appartient pas de dire, ni de faire. Il s’agissait donc bien là d’une gageure d’ironie, d’une fanfaronnade d’omniscience.

Mais cela n’est pas le plus important de l’affaire, ou du moins, il y a plus important, bien plus important, qui est aveu d’incompétence, déguisé en hardiesse jouée. Retenons bien cela et poursuivons : « Prenez courage, amis, j’aperçois la terre ! » disait Léopardi.

Munis du contexte, nous allons le comparer avec un synoptique, lequel s’exprime ainsi :

« J’écoutais récemment une personne fort péremptoire qui, à chaque parole, affirmait quelque chose et marquait de haut son dédain pour les opinions et les actes du groupe auquel elle appartient. On sait toujours mauvais gré à ceux qui témoignent d’une assez audacieuse confiance en votre estime, ou d’un assez grand mépris de votre jugement pour vous laisser apercevoir sans scrupule tout le bien qu’ils pensent d’eux-mêmes et la sécurité qu’ils tirent de là. Aussi, tant de propos définitifs me donnèrent-ils d’abord un peu d’irritation et un goût de contredire, dont, à l’avance, j’apercevais la vanité. Mais une remarque plus solide encore, et plus hautaine que les précédentes, changea tout à coup mes dispositions agressives en une affectueuse pitié ; j’avais compris ! n’écoutant plus la personne péremptoire, j’assistais au débat qui se poursuivait en elle et contestait l’assurance dont, à chaque parole, elle donnait de si beaux gages. Une fois de plus, mais mieux qu’à l’ordinaire, je sentais que les manières, les attitudes, les mots sont des déguisements, des armures sous lesquels l’âme se cache et se protège afin de n’être pas atteinte en ses points les plus vulnérables, afin qu’on ne lise pas son secret chéri ou humiliant. »

Qui peut bien avoir écrit ce copieux morceau, si fort en désaccord avec le conseil péremptoire que se donne l’auteur de « l’Ame des Anglais » avant de commencer sa besogne ? Eh ! mais, précisément la même Fœmina, en tête de l’un des deux articles qu’elle a publiés, dans le même journal, sous le même titre, à un an d’intervalle, sans que l’un soit indiqué pour être la suite de l’autre, fait que, par parenthèse, je crois sans équivalent.

Et ce titre c’est : le Doute de Soi.

Mais l’excellent Figaro, auquel j’ai tant de fois collaboré, m’a donné d’inoubliables marques de sympathie, au nom desquelles je puis considérer moi-même, d’un œil sympathique, ce qui peut être tenu pour des passe-droits. Fœmina les multiplie et les localise. Durant une longue période, elle a publié deux articles, le même jour. Un dans le corps du journal, un autre dans le supplément. Je n’en vois pas de précédent ni d’ailleurs, d’inconvénient. Tout de même, depuis, il y a eu baisse, on ne sait pour quelle cause. L’article de Fœmina est devenu bi-mensuel, au moment où on avait pris son parti de le voir bi-quotidien[15].

[15] Hélas ! depuis, il avait disparu. Encore une forme de despotisme. Il rentre en scène, avec une page intitulée : Recommencements ; un titre qui promet. Dans l’intervalle, j’allais dire : dans l’intérim, Madame Bulteau a fait deux élèves (presque deux émules) Madame de Régnier et Monsieur Bonnard. Ils en héritent du lustre et lui font honneur.

Encore un détour. Reprenons.

Ces contradictions flagrantes, ces préoccupations du doute personnel, tout cela prouve ce que nous supposions et voulions faire démontrer, par l’écrivain lui-même, que la confiance en soi, et le contentement de soi, ce sont deux, et que l’un et l’autre n’habitent pas dans cette âme timide et altière. Écoutez se poursuivre le gémissement de cette double nature.

« Cette personne péremptoire souffrait âprement du doute de soi. — Certaines gens paraissent l’ignorer. Ils devraient alors ne se plaindre de rien. Ils n’ont pas goûté la plus pénétrante des amertumes. »

Mieux encore, lisez tout le premier de ces deux articles, il est sincère, pathétique et poignant comme tout ce qui décrit ce que l’on connaît bien. Nous aussi, nous avions « compris ».

Le deuxième n’est qu’une seconde mouture, moins âpre, plus anodine, celle-là inspirée agréablement par un joli ouvrage de notre précieux ami Émile Berr, entre tous, fait pour inspirer des commentaires agréables en restant sincères. Et cependant, cette variation moins farouche contient encore cette phrase révélatrice : « Le doute de soi habite jusqu’aux âmes orgueilleuses, et celles-là, peut-être, sont ses proies les mieux asservies. »

Et ailleurs, sur un troisième point, ce retour au leitmotiv « térébrant » comme dirait la Dame : « Notre ridicule n’est presque jamais candide et complètement désintéressé. Il résulte de prétentions énormes dont le doute de soi surexcite l’audace et hausse le ton. »

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On s’explique un peu davantage l’extrême prolificité de Madame Bulteau, quand on a démonté son procédé. Cela se fait aisément. Elle-même le livre, dans l’avant-propos de son Angleterre et, tout le temps, elle y revient.

« J’ai retrouvé l’enseignement au bout de l’anecdote, la loi extraite directement du fait voisin, le conseil de reconstruire à chaque minute d’après un meilleur plan, et aussi l’habitude de considérer les incidents de la Vie matérielle comme des signes et des symboles qui font allusion à la vie morale et y ramènent, par tous les chemins. »

Non seulement c’est le procédé, mais c’est le programme. Il est assez évangélique pour nous laisser surpris d’entendre un lecteur proclamer qu’il préfère Monsieur le Curé. Qu’est-ce que le brave ensoutané pourrait dire de plus orthodoxe ?

Suite du procédé.

« Mon goût de chercher des lois et des leçons dans les faits les plus minces est tenté par ce petit problème ».

Encore : « Il y a dans certains incidents tout petits et de médiocre intérêt un sens qui arrête la pensée ».

Enfin : « Les élections (cela pourrait tout aussi bien être n’importe quoi d’autre) produisent sur moi un effet singulier. J’aperçois… je me souviens… je revois… et aussi reviennentme contraignent à réfléchir, j’essaye de faire tenir les minces et nombreuses observations ramassées en des points divers, et celles, plus évidentes, plus directes recueillies tout près, des faits accumulés sans que j’y prisse garde, dans la chambre aux débarras de ma mémoire… etc. »

Voilà le schema. Il pourrait servir à l’établissement de cinq cents chroniques. Il y a servi et y servira. En fin de compte, tout cela pourrait bien être un peu mécanique. La Dame parle, quelque part, de l’automate qui, à de certains moments, lui tient lieu d’intelligence.

Dans un accident d’omnibus, où toute la voiturée reste en panne et en peine, un jeune homme se saisit des rênes, assumant la responsabilité de continuer la route et de remettre chacun chez soi. Déduction de l’avenir du jeune homme d’après ce trait de caractère.

Un Monsieur et une Dame se disputent dans la rue. Évocation des ménages qui se sont disputés et de ceux qui se disputeront, sous d’autres formes et de nouvelles manières ; preuves à l’appui, considérations sur l’atavisme.

Un jour de migraine, la grande vedette de la Rue Drouot se laisse aller à pester contre ses voisins, des pensionnaires qui hurlent au bout de son parterre. Puis elle réfléchit aux raisons, aux nécessités de ces cris… et, comme Madame de Blocqueville, elle demande à Dieu d’être meilleure.

Une autre fois, elle donne satisfaction à une fringale depuis longtemps nourrie, qui est d’aller à la Foire aux Jambons ; aux « honnêtes jambons » comme elle les appelle (Hé ! Madame, que faites-vous de la trichine ?) Sur ce terrain, « l’âme taciturne des détritus » (c’est son expression) la fait ressouvenir de la pluralité des existences.

Je disais tout à l’heure que tous ces ana philosophiques et raisonnés, pourraient aussi bien porter les titres de prêches et de prônes, et que le client qui se targuait de préférer Monsieur le Curé, négligeait de s’apercevoir qu’il avait affaire à Madame l’Abbesse. Autant dire, aussi, moi, sans modestie, que je m’estime plus clairvoyant que le lecteur qui préfère le Curé, car il ne m’arrive pas d’apercevoir Madame Bulteau sans me la représenter sous forme abbatiale, en train de crosser un troupeau de nonnains, qu’elle instruirait en les maltraitant, comme elle fait, des passants du boulevard, sous prétexte de « quelque prétention à bien lire dans les âmes ».

Qui pourrait se vanter de voir juste et ne pas voir flotter autour de Monsieur Jean de Bonnefon tout le violet de l’épiscopat et toute l’écarlate cardinalice, tous deux attristés de ne pas draper l’Évêque majestueux et le Cardinal magnifique ensevelis en ce laïc, sous le drap du citadin, la cheviotte du voyageur ou le velours à côte de l’automobiliste ? De même l’étamine émane de Madame Bulteau, la guimpe la vise, la cornette l’affronte et le vers de Coppée l’entoure de son phylactère :

« Le chapelet battant la jupe de flanelle ».

Mais ce n’est pas tout, il s’y mêle encore… du galon. Si j’osais, faible Télémaque, me comparer à Mentor, je dirais que, moi aussi, j’examine les petits faits pour en tirer des conclusions. Parmi ces faits réputés petits, et gros d’indications, je range l’investiture. Res Vestiaria, disait l’Antiquité. Le goût qui dicte le choix de tel ou tel ajustement, je le tiens un peu pour une âme visible, à son insu, extériorisant sur les épaules et sur les têtes, des pensées que l’on croyait secrètes et des sentiments qu’on voulait cachés.

Madame Bulteau, je l’en félicite, n’aime pas qu’on promène par la rue des plumes amaranthe, des jupons mousseux et des gants qui laissent voir les coudes ; ses idées en matière de toilette sont tout autres, et comme je les tiens pour révélatrices du moi de cette personne transcendante, j’examine soigneusement sa parure, chaque fois que ma fortune la place sur ma route et contre sa roue. Malheureusement ces rencontres sont rares, rapides et difficultueuses. C’est une sortie de matinée théâtrale, plutôt bousculée ; encore un voisinage de table aux « Réservoirs » où l’inspection soutenue serait impolie. Une fois pourtant, un point de Paris que je haïssais tout particulièrement et auquel, à cause de cela, j’ai pardonné, m’a rendu plus amplement ce service. C’est la fastidieuse et redoutable Porte-Maillot, qui impose à l’auto un arrêt rageur, dans la boue, souvent, dans la fétidité, toujours, dans la mendicité sans grandeur et sans grâce, d’une marmaille bohémienne assiégeant les portières avec des fleurs contaminées. Le chauffeur passe plus ou moins de temps à se mettre en règle et les instants s’emploient à pester. Le hasard fournit, un jour, aux miens, un meilleur exercice de distraction et d’étude. L’auto voisine, qui était citron, renfermait ou plutôt découvrait, gracieusement offert à mon télescope, en même temps qu’à mon microscope, le fuyant objet de mon étude. Tout de suite sa toilette me frappa. Un chaperon de paille blanche aux bords raisonnables, contourné de foulard oseille. J’en fus satisfait. Tout cela donnait raison à mes « hypothèses impertinentes ». J’y retrouvais l’idée de cornette et l’idée de voile, en même temps que le souvenir de la plante génératrice du potage-santé, à la fois saine et acidulée, me rappelait telles aigreurs que s’étaient attirées certaine « vieille dame aristocratique et bouffonne » et la grande veuve de Bayreuth.

Mais il y avait autre chose : le justaucorps ; oui, celui-là, positivement, représentait l’armée, et bien que ce fût plutôt, si je me souviens bien, les Guides de Belgique, le rapport militaire me suffit. Imaginez un col à la Saxe et des parements auxquels manquait seulement un numéro, qui aurait pu être matricule, ou bien encore celui de l’auto citron. Or, ces revers étaient canari, et j’y relevai ce sens de l’équilibre, cette science des rapports qui caractérisent le style de la chroniqueuse. Et, pour la première fois, je sus gré à la station nauséeuse, au stage fuligineux, qui m’avait offert une nouvelle occasion de rendre justice à un confrère, non sans authentiquer ma perspicacité.

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La Comtesse Mathieu, qui professe de l’admiration pour cet auteur, a écrit (gentiment ou malignement, sait-on jamais ?) en substance, du roman de Madame Bulteau : « Quel bonheur ! Ces chroniques dont nous n’avions qu’une par semaine, en voilà dix, en voilà vingt, en voilà cent réunies ! » — C’était juste. Ce roman, c’est une addition de chroniques ; il y en a sur tout, sur l’amour, sur la musique, sur l’anarchie… les personnages se les dégoisent en longs colloques. C’est bien fait, nourri, assez solide, sans incorrection verbale, mais non plus, sans style, du moins qui se puisse reconnaître à autre chose qu’au ronron. Quand un tout petit peu de poésie apparaît, on est étonné, cela fait l’effet d’un ruban, d’une dentelle ou d’une fleur artificielle, sur un costume tailleur. Cela ne traîne pas trop, mais ne s’envole pas non plus ; cela marche, sermone pedestri et non sans sesquipedalia verba. On se demande quelquefois pourquoi ce n’est pas entraînant. La vraie raison, c’est que l’auteur n’invite jamais, il enjoint toujours ; et le lecteur n’aime pas ça.

Cet auteur, il exprime, par une citation Shakspearienne ce qu’il admire le plus dans le roi Lear : l’autorité. Oh ! que cette citation-là est partie du cœur ! Mais l’autorité sans persuasion, c’est sec. Madame Bulteau a une façon de dire : « C’est entendu » qui entraîne à tiquer contre un raisonnement, qu’un peu plus de latitude aurait fait admettre, mais qui, présenté sans rémission, fait penser à ces marchands dont le geste enveloppe avec trop de hâte un objet que vous auriez choisi.

Quant aux Pierres du Chemin, elles ont fait le leur, dans le supplément du Figaro ; leur autorité a agi, dans un sens imprévu, et leur persuasion qui, cette fois, ne fut pas absente, a persuadé ce qu’elles ne poursuivaient point. Ces persuasions sont de deux sortes. La première, c’est qu’il faut bien peser ses intitulés. Tel n’est pas, à mon avis, le cas du titre de ce memorandum. Et pas d’erreur possible, il ne s’agit pas là de pierres précieuses, du moins dans l’intention de l’écrivain, qui précise : « Aujourd’hui ce sont des cailloux ramassés sur les routes allemandes. » Mettons que ce soit des cailloux du Rhin. Il est vrai, je la vois venir, avec son goût de faire réagir contre son humilité apparente, elle veut se faire dire que ce sont des gemmes ; car enfin, elle doit le savoir, des pierres ce n’est agréable à recevoir, ni par le nez, ni dans son jardin. Pourquoi pas plutôt : les Fleurs du Chemin ? Cela peut s’offrir ; c’est même d’ordinaire ce qu’on se fait un devoir de présenter. Parfaitement, mais à la condition de ne pas prétendre au titre de Lear de la Chronique ; les Fleurs, ce serait la persuasion, les Pierres, c’est l’autorité.

L’autre preuve involontaire, faite par cette publication, est plus grave et peut ouvrir les yeux de plusieurs, de beaucoup, sur le danger de l’anticipation. Que cette leçon vous serve, pondeurs, détenteurs de petits cahiers qui, retrouvés après décès, feraient, sinon crier au miracle, du moins viendraient aimablement grossir le flot d’outre-tombe des menus mémoires pour servir aux historiettes d’un temps ; ne lâchez pas la chose avant l’heure. L’importance du recul, la nécessité du m’appar sulla tomba se font sentir pour ces déclics. L’accent funéraire confère aux paroles quelque chose d’achevé, qui change en oracles, le bavardage ; qui sait même si, servis par une voix que l’on n’entendra plus, ces sublimes légumes, bouillis par Fœmina, et qui nous semblent imposer un peu trop d’écart entre l’adjectif et le substantif, ne nous paraîtraient pas, en un de ces réflexes chers à l’auteur des Pierres du Chemin, tendre à l’auteur du Cœur Innombrable, un de ces beaux tributs des potagers de Versailles, tels que Madame de Pompadour en offrait à la Reine.

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Madame Bulteau met, quelque part, en parallèle avec je ne sais plus quoi, les Diaboliques de d’Aurevilly, et ce n’est pas à celles-ci qu’elle donne raison. Cela va de soi. En réalité, ce qu’elle vise, sans l’avouer, en infligeant ce mauvais point, ce sont les Diaboliques Bleues et qui traitent comme elles le font, celles que le grand critique dénomme : « les Écrivailleuses endiablées. »

Toutes les femmes de lettres d’aujourd’hui sont ces écrivailleuses-là, quand elles ne sont pas des écrivains. Mais les unes comme les autres (je l’ai dit ailleurs, et je le répète) n’ont plus rien à voir avec le bas-bleu. En effet, ce qui distinguait ce dernier, c’était une science, souvent mal assimilée, mais toujours excessive, dont les premières se moquent comme de Colin-Tampon, et auxquelles les secondes préfèrent l’exercice de leur faculté créatrice.

Les deux seuls bas-bleus qui nous restent sont Madame Goyau et Madame Bulteau. Faisons-les, s’il se peut, se rencontrer, comme les géants cétacés dont l’espèce se raréfie, et que Michelet compare aux tours de Notre-Dame, quand ces baleines se retrouvent dans les solitudes boréales et se mettent debout pour se mesurer. Nos deux derniers blue stocking échangeront leur savoir unique,

« Comme un long sanglot tout chargé d’adieux. »

Et nous les écouterons disserter, discourir, pérorer, ratiociner, vaticiner, toutes deux disertes, assez spirituelles et assez braves pour préférer le reproche arbitraire de pédantisme à l’accusation fondée d’ignorance.

En attendant, gardons-les, sauvegardons-les, avec toute la piété nostalgique méritée par les survivants échantillons de races disparues, les vestiges d’espèces menacées dont, seuls, les moulages, dans les Muséums, apprendront, un jour, à la Postérité, quelles furent la stature et la physionomie de Celles qui citaient de mémoire Jean Second de la Haye, ou Ausone de Bordeaux, au lieu de tromper l’appétit de leur trop confiante clientèle, avec des versiculets flatulents, qui sont les beignets soufflés de la Littérature et les Pets de Nonne de la Poésie.

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Jean de Bonnefon, déjà nommé, a tracé, de Madame Bulteau, dans la même Corbeille des Roses, un portrait fort bien venu, plutôt que très bienveillant.

Moi qui le suis, j’insiste sur ce point, je ne fais que citer : « Adonnée au journalisme, cette dame a retrouvé les formes perdues de l’ancienne chronique d’idées, sans renouveler les idées. — Elle signe tour à tour Fœmina et Jacques Vontade ; mais sous l’un et l’autre pseudonyme, elle fait naître cette pensée dans l’esprit du lecteur : « Je suis tombé sur un vieux journal. » — C’est toujours le bavardage de Madame de Girardin, diminué par une préoccupation de philosophie virile. Quand elle signe Jacques Vontade, Madame Bulteau ne donne pas l’illusion de la virilité littéraire. Elle est simplement » — horresco referens ! — « une impuissance qui veut faire l’homme. »

« Madame Bulteau n’a, d’ailleurs, aucune prétention professionnelle. » — En êtes-vous bien sûr, Monsieur de Bonnefon ?… — « Femme du monde parfaite, digne de profond respect par la tenue de sa maison et de sa vie, elle écrit pour échapper à l’ennui de la route. Elle écrit vite des chroniques qui descendent plus vite dans l’oubli et s’y enfoncent sous le poids des admirations amicales. »

Un peu oursonnes, aussi peut-être.

« C’est Nietzsche ! » s’écriait, un jour, en parlant de la hautaine Bi-Mensuelle, une de ces admirations-là.

Un mauvais plaisant qui passait, rectifia désobligeamment : « Vous voulez dire : C’est Nichts. »

TABLE

Brelan de Dames
1
I. —
Musées pour Rire
7
II. —
Les Mirlitons Azurés
83
III. —
La Shéhérazade de l’Encre Bleue
131

SAINT-AMAND (CHER). — IMPRIMERIE BUSSIÈRE.