Title: Quand la terre trembla
Author: Claude Anet
Release date: December 21, 2022 [eBook #69597]
Language: French
Original publication: France: Bernard Grasset
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)
CLAUDE ANET
« L’homme survit à des tremblements de terre, aux épidémies, aux horreurs de la maladie et à toutes les agonies de l’âme, mais de tous temps la tragédie qui l’a tourmenté, qui le tourmente et le tourmentera le plus, c’est — et ce sera — la tragédie de l’alcôve. »
L. Tolstoï, cité par M. Gorki.
PARIS
BERNARD GRASSET, ÉDITEUR
61, RUE DES SAINTS-PÈRES
1921
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Voyage idéal en Italie. 1 vol.
Petite Ville. 1 vol.
Les Bergeries. 1 vol.
La Perse en Automobile. 1 vol.
Notes sur l’Amour. 1 vol.
La Révolution Russe. 4 vol. (mars 1917–juin 1918).
Ariane, jeune fille russe. 1 vol.
Les cent quatrains authentiques d’Omar Khayyam, traduits du persan en collaboration avec Mirza Muhammed Khan.
Tsar Saltan, traduit de Pouchkine, illustré et décoré par Natalie Gontcharova. 1 vol.
EN PRÉPARATION
Notes sur l’Amour, avec bois originaux de Pierre Bonnard.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Bernard Grasset 1921
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE QUINZE EXEMPLAIRES SUR JAPON NUMÉROTÉS DE 1 A 15 ; CENT EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER NUMÉROTÉS DE 16 A 115 ET DEUX CENTS EXEMPLAIRES SUR VERGÉ PUR FIL LAFUMA, CONSTITUANT LA PREMIÈRE ÉDITION ET NUMÉROTÉS DE 116 à 315.
à Félix Fénéon,
son ami
C. A.
Quand la terre trembla…
C’était le samedi 10 mars 1917. Vers les trois heures de l’après-midi, une jeune fille sortit seule d’une maison de la Znamenskaia. La large rue blanche de neige sous le soleil clair de cette journée d’hiver présentait un aspect inaccoutumé. Il y avait peu de passants. Des groupes de trois ou quatre ouvriers montaient vers la gare Nicolas. Des femmes du peuple, la tête enveloppée dans des fichus de laine beige qui encadraient leur visage, regardaient immobiles sur les trottoirs. La jeune fille remarqua qu’un marchand de fruits, au rez-de-chaussée de la maison, fermait lentement les volets de sa boutique. Une longue file de tramways était arrêtée dans le haut de la rue, qui était noir de monde. « Que se passe-t-il, se demanda Lydia, est-ce encore une manifestation sur Nevski ? » Son frais visage enfantin prit une expression sérieuse. Mais elle ne put la conserver longtemps. Le sourire qui lui était naturel reparut sur sa bouche à la lèvre inférieure un peu forte, creusa deux fossettes sur ses joues rosées par le froid, éclaira deux grands yeux bleus d’une pureté de source, et, ayant fermé le col de sa fourrure, elle se dirigea vers la place Znamenskaia. Plus elle en approchait, plus la foule devenait dense, et, à une cinquantaine de pas de la place, elle fut obligée de s’arrêter. Des troupes barraient la rue. Les soldats du régiment Litovski étaient là, l’arme au pied : les baïonnettes au canon accrochaient des éclats de soleil et, comme ils battaient des pieds sur la neige glacée pour se réchauffer, leurs grands bonnets de mouton gris frisé, qui dominaient la masse confuse des manifestants, avaient un curieux mouvement d’oscillation rythmée. Par moments, Lydia apercevait la place grouillante de monde et, sous la statue équestre où le lourd Alexandre III chevauche un plus lourd cheval, elle vit une rangée de sergents de ville qui faisait une ligne sombre. Elle aperçut deux ou trois jeunes officiers devant les troupes et fut frappée de la gravité et de la tristesse qui se lisaient sur leurs visages pâles. Dans les groupes, autour d’elle, on discutait avec animation. Il n’y avait là guère que des ouvriers et des étudiants. Ces derniers, la casquette sur la tête, causaient avec les ouvriers. Elle se mêla à un groupe. Un tout jeune étudiant, aux yeux noirs, à la bouche fraîche, mince, délicat et maladif, parlait à haute voix ; une fièvre le secouait et donnait à ses paroles un accent singulier. Il y avait quelque chose en lui à la fois de candide et de passionné qui plut à la jeune fille. Elle se glissa entre deux ouvriers pour mieux l’entendre. Il disait :
— Camarades, vous savez que nous sommes avec vous. Oui, avec vous, nous réglerons le compte du gouvernement. Mais l’heure n’est pas venue. Nous sommes en guerre. Attendez encore un peu…
A cet instant, son regard rencontra celui de la jeune fille. Elle était tendue vers lui et il comprit qu’elle approuvait ce qu’il disait. Mais la beauté surprenante de ce visage jeune, la pureté des yeux qui reflétait celle de l’âme, la passion qu’il y lisait lui causèrent un tel étonnement qu’il s’arrêta, comme ébloui. Il hésita un instant, chercha ses mots… Comme il essayait de reprendre la suite de sa pensée, un grand mouvement se produisit dans la foule : Les soldats, sur un ordre bref, venaient d’avancer de vingt pas, et, dans le désordre des gens qui reculaient, le groupe se dissocia. La jeune fille, sérieuse maintenant, revint sur ses pas et décida de descendre par les rues parallèles à Nevski. Elle ne pensait qu’à une chose : « Les ouvriers veulent-ils vraiment la révolution ? » Des souvenirs livresques traversaient son esprit. Un beau jour d’été, le peuple français avait pris la Bastille. Jour de gloire, disait-on, qui avait mené les soldats français en vainqueurs à travers toute l’Europe et jusque dans Moscou. En 1905, il y avait eu ce que les amis de son père, le prince Serge Volynski, appelaient des troubles, mais ce que ses amis étudiants nommaient la révolution. Elle ne se souvenait de rien : elle avait cinq ans alors, et sa vie d’enfant unique et gâtée n’en avait pas été changée. Un soir, pourtant, l’électricité manquant, on l’avait couchée aux bougies. Elle-même en avait allumé partout dans sa chambre. C’était comme une veillée de Noël, et le seul souvenir qu’elle gardait de la crise était celui d’une fête. Une révolution pendant la guerre, — non, ce n’était pas possible. Personne ne la voulait, pas même ces braves ouvriers si gentils, si bons dans leur rudesse, qui tout à l’heure la protégeaient contre les mouvements de la foule. Comme elle se sentait près d’eux, de la même race ! Ils avaient la même façon de sourire, et des mots très doux. « Ils peuvent se mettre en colère, pensa-t-elle, comme papa, mais ce sont de braves gens, incapables d’aucun mal. » Et puis, elle songeait à la formidable police de Pétrograd et à la garnison qui emplissait les casernes de la ville. Et voilà que même les étudiants étaient pour l’ordre, oui, ces étudiants, toujours agités par les idées nouvelles, ne voulaient pas de la révolution pendant la guerre. « Il y aura quelques troubles, pensa-t-elle, puis tout rentrera dans l’ordre. »
Mais quoi qu’elle se dît, elle avait le cœur serré, et sa tête, qu’elle tenait à l’ordinaire un peu renversée en arrière, le menton en avant, se penchait maintenant vers les trottoirs glissants de neige mal nettoyée. Bientôt un sentiment plus fort que l’angoisse s’empara d’elle : la curiosité. Elle voulait voir les acteurs du drame, toucher comme du doigt ces forces immenses qui s’agitaient là dans la rue à côté d’elle, regarder les visages, écouter les paroles, deviner ce que disait l’éclair des yeux. Elle pressa le pas pour rejoindre par Litiéiny la Perspective Nevski, mais, au coin de Litiéiny, elle fut arrêtée par la foule. Les ouvriers, lentement, regagnaient le quartier de Wiborg, de l’autre côté de l’eau. Elle essaya de marcher à contre-courant. Un grand ouvrier, en touloupe et en bonnet de cuir fourré, l’arrêta et lui dit doucement :
— Il ne faut pas aller là-bas, ma petite colombe. Cela va se gâter.
Il sourit et passa.
Elle se réfugia dans l’embrasure d’une porte. Quatre jeunes ouvriers descendaient, discutant. Elle les suivit pour entendre ce qu’ils disaient.
— Tu as vu, Vasili, fit le plus petit, dont les yeux brillaient de plaisir, l’officier a commandé aux cosaques : « En avant ! », mais les cosaques ne l’ont pas suivi. Si nous avons les cosaques avec nous, notre affaire est bonne.
Lydia, pensive, traversa le canal de la Fontanka, gagna par l’Italianskaia la rue Michel, et, se glissant le long de l’hôtel de l’Europe, tâcha une fois de plus de parvenir sur la Perspective Nevski. Des cosaques galopaient légèrement sur les trottoirs, retenant leurs petits chevaux. C’étaient de tout jeunes garçons, blonds et souriants, fort attentifs à ne pas bousculer les gens avec lesquels ils échangeaient des propos bienveillants. Une fois de plus, la jeune fille se sentit pleine de confiance. Tout cela avait l’air d’une parade de fête. On ne voyait de la haine sur aucun visage. Il n’y avait pas place pour un malentendu entre ces joyeux cosaques et ces ouvriers avec lesquels elle venait de causer. « Oui, tout s’arrangera, grâce à Dieu, et à l’automne nous gagnerons la guerre ! » Elle fut fort surprise à cet instant de constater que ses yeux étaient remplis de larmes et qu’elle était émue jusqu’au fond d’elle-même. Il fallait croire que l’atmosphère dans laquelle elle vivait depuis une heure l’avait énervée plus qu’elle n’avait pensé. « Nous gagnerons la guerre », répéta-t-elle avec force.
Comme elle disait ces mots, elle entendit soudain un coup de fusil, puis, le suivant à une seconde, une pétarade de coups secs qui déchirèrent tragiquement l’air glacé. Alors, ce fut un grand silence, et tout aussitôt une trombe de gens fuyant Nevski l’entoura. Elle se sentit soulevée de terre, emportée par le flot furieux ; elle se retrouva à peu près sur ses pieds et, poussée de droite, de gauche et par derrière, titubant, elle courut de toutes ses forces vers la place Michel. Sa seule pensée en ce moment-là était de ne pas tomber. Elle cessait de s’appartenir ; elle était incapable de lutter contre la peur qui s’était emparée d’elle comme de toutes les âmes des témoins et acteurs de cette scène. Tout en courant, elle regardait les façades des maisons pour voir si elle pourrait se faufiler sous une porte cochère ou dans un magasin. En une seconde, toutes les portes avaient été fermées. Il n’y avait de salut nulle part. Dans la rue, les izvostchiks frappaient leurs chevaux à tour de bras et les traîneaux volaient sur la neige. Un grand cocher de la cour, menant un landau aux armoiries impériales, perdit son chapeau. Au coin de la place, un traîneau, tournant trop court, versa. Dans sa fuite éperdue, la jeune fille gardait encore quelque conscience d’elle-même ; elle se compara à un grain de sable que le vent emporte quand il souffle dans le désert. Pourtant elle voyait tout, et elle remarqua à peu de distance devant elle, un homme, avec une pelisse au col de loutre, qui — par quel miracle ? — restait immobile. Il était très grand, avec de larges épaules, et il semblait que rien ne pût l’émouvoir. Il ne bougeait pas, tandis qu’autour de lui, la foule coulait avec des remous impétueux, comme les eaux d’un torrent autour d’un roc. Elle l’aperçut ainsi une seconde, reçut dans le dos un coup qui la fit trébucher, fit encore quelques pas sans pouvoir reprendre son équilibre et vint s’abattre aux pieds de celui qu’elle venait de distinguer.
Elle resta, quelques secondes à peine, étourdie, à demi consciente. Quand elle reprit ses sens, elle vit que l’homme à la pelisse s’était penché vers elle et avait passé le bras autour de sa taille pour la relever. D’une main, il enlevait la neige qui s’était attachée à son manteau à la hauteur des genoux. Quand il eut fini, il tourna la tête vers elle et elle aperçut sa figure. C’était une figure mâle, bien dessinée, à la bouche grave surmontée d’une petite moustache taillée en brosse. Les yeux étaient gris et sérieux. Mais, quand il regarda la jeune fille, tout de suite ils s’éclairèrent. Elle se sentait très bien près de lui ; la peur l’avait quitté soudainement. Il donnait l’impression d’une force tranquille, sûre de soi. Et, comme il la dévisageait, il lui dit, d’une voix très timbrée :
— Vous ne vous êtes pas fait mal, mon enfant ?
— Mais non, dit-elle, avec un demi-sourire… Je ne sais pas comment c’est arrivé. Quelle absurdité !
— Ce qui est absurde pour une petite fille comme vous, c’est d’être ici toute seule. A quoi pensez-vous ?
Il la grondait doucement, la tenant toujours près de lui. Elle se redressa tout à fait. C’était bien ennuyeux de quitter l’asile de ce bras. Il semblait vous enfermer dans un monde enchanté. Et puis elle devinait que, seule, elle n’aurait plus de courage. Il le fallait, pourtant. Elle se dégagea et lui sourit ; elle avait la grâce et le charme d’une fille, déjà grande, pourtant enfant encore.
— Comment vous remercier ? fit-elle. Sans vous, j’étais piétinée par ces fous.
Elle remarqua seulement alors qu’ils étaient seuls, absolument seuls. La foule avait disparu, on ne sait où. Même le traîneau renversé n’était plus là. Dans le prolongement de la rue Michel, la Perspective Nevski était vide devant la petite chapelle. Mais deux rangées de soldats étaient visibles entre le Gostiny Dvor et la maison qui était en face de l’hôtel de l’Europe.
Et, comme elle regardait, voilà qu’un traîneau, mené par un izvostchik tout tassé sur son siège, parut dans l’avenue, se dirigea au trot lent d’un cheval fatigué vers la troupe. Dans le traîneau, un étudiant était affalé ; de sa manche coulait du sang qu’une jeune femme penchée vers lui étanchait avec son mouchoir. Le traîneau approcha, à les toucher, des soldats qui restaient alignés et immobiles. La jeune femme se leva alors, brandissant le mouchoir ensanglanté.
— Qu’avez-vous fait, frères ? cria-t-elle à pleine voix… Voilà que vous tirez sur les vôtres !
Il y eut un léger mouvement d’oscillation dans la troupe, puis les soldats ouvrirent leurs rangs, le traîneau franchit le barrage et disparut.
Cette scène tragique émut la jeune fille. Elle se tourna vers son compagnon. Il était impassible et elle ne put rien lire sur son visage, qui semblait s’être durci. Elle l’interrogea des yeux.
— Il est temps de s’en aller, dit-il d’une voix triste. Puis-je vous être utile à quelque chose ? Où habitez-vous ?
Ce n’était plus l’accent de tout à l’heure. Elle le sentit et répondit avec timidité :
— Sur le quai du Palais, mais je puis rentrer par la Millionnaia. Il y a un passage. Et, continua-t-elle avec un peu de trouble dans la voix, j’irai bien toute seule.
Sans mot dire, il la prit par le bras et ils se dirigèrent vers la Millionnaia peu éloignée. Les rues étaient désertes, le calme complet. Il parut à Lydia qu’elle avait eu un cauchemar. Sa jambe gauche lui faisait mal et elle boitait un peu, mais elle tâchait autant que possible de ne pas le montrer. Ils allaient, silencieusement. Arrivés au coin de la Millionnaia, il s’arrêta et se pencha vers elle.
— Je vous quitte, maintenant, dit-il. Il n’y a aucun danger. Et je dois retrouver mon traîneau devant l’hôtel de l’Europe. Il faut que j’aille à la Douma.
Il parlait brièvement, sans explications, mais de nouveau sa voix avait ce quelque chose de caressant que la jeune fille avait noté tout à l’heure, lorsqu’il lui avait adressé pour la première fois la parole. Elle ne savait que dire. Il était peu agréable de quitter ainsi cet ami de quelques minutes : un ami… Le mot l’arrêta un instant, un ami d’une demi-heure tout au plus. Mais, un ami, n’est-ce pas quelqu’un sur qui on peut s’appuyer et qui vous protège ?… Elle accepta le mot et regarda son interlocuteur.
— Nous nous reverrons, dit-elle.
— Dieu donne, fit-il.
Il s’inclina devant elle, lui serra la main avec force et disparut.
Lydia, seule, hésita un instant, puis se décida à passer par une petite rue pour rentrer chez elle par le quai. Elle arriva en deux minutes au quai du Palais. Le soleil venait de se coucher. Il était cinq heures. Une lumière adoucie tombait des nuages dorés sur le magnifique paysage qui s’étendait devant elle : la Néva, dont la neige recouvrait encore les glaces ; à gauche, l’envolée unique du pont du Palais ; à droite, les piles massives du pont Troïtski et, en face d’elle, comme un grand animal accroupi au bord du fleuve, les bâtiments lourds et bas de la forteresse Pierre-et-Paul. Mais la flèche s’élevait aiguë dans le ciel, si haut qu’elle semblait devoir accrocher un nuage, fine comme une aiguille, et l’or qui la recouvrait paraissait avoir gardé quelque part de l’éclat du soleil qui venait de disparaître. Un calme comme on n’en connaît que dans ces admirables paysages septentrionaux régnait sur la nature. « Oui, tout est là, se dit Lydia, tout est là, comme hier, à sa place. » Et, sans en comprendre la raison, elle sentit une onde de bonheur monter en elle.
L’hôtel du prince Volynski avait une façade de peu d’importance. Mais, derrière les petits salons qui donnaient sur la Néva, on trouvait une salle de bal blanc et or, une galerie de tableaux, toute une suite d’appartements riches et magnifiques, dans le style noble des premières années de Nicolas Ier.
Une fois passées les triples portes qui défendaient la maison du froid, on arrivait dans un vestibule tiède cette année encore, malgré la guerre, malgré le manque de charbon et de naphte. On manquait de combustible dans les usines, mais les vieux habitants de la capitale avaient pris leurs précautions dès longtemps, et leurs caves garnies de charbon, leurs cours pleines de beau bois de bouleau entassé jusqu’à la hauteur du premier étage, leur assuraient un hiver confortable.
Dès qu’elle rentrait chez elle, et jusqu’à une ou deux heures du matin, Lydia se rendait chez son père.
C’était un homme déjà âgé et fatigué plus par la maladie que par les ans. Ses jambes alourdies refusaient leur service, et le prince ne quittait guère une petite chambre tapissée de livres dont la fenêtre avait vue sur la Néva et qui était meublée très simplement de fauteuils et d’un canapé de cuir vert. Il se tenait assis dans un grand fauteuil, entre la table et la cheminée, les jambes recouvertes d’un plaid à carreaux noirs et blancs, et une canne à poignée d’ivoire était à portée de sa main. Bien que la maison fût chauffée par un calorifère, le prince faisait brûler, d’octobre à mai, un feu de bois dans la cheminée et une de ses distractions favorites était de lancer dans les bûches de grands coups d’un tisonnier qui n’avait pas moins de quatre pieds de long. Et, tout en tisonnant, il parlait aux bûches, et leur adressait quelques propos coupés d’accès de toux qui secouaient son grand corps d’une extrême maigreur et sa figure creusée, au nez mince et accentué, aux yeux profonds et caves sous deux arcades sourcilières hérissées de poils noirs, tandis que sa barbe, coupée en pointe, était déjà blanche.
— Tu ne te sauveras pas, ma chère, criait-il à une bûche, en lui appliquant des coups de tisonnier. Il faudra bien que tu y passes.
Et, avec maladresse, il la poussait et la retournait jusqu’à ce que la flamme en jaillît.
D’autres fois, il se mettait à causer avec elles et leur disait :
— D’où viens-tu, hein ? Te souviens-tu des matins de printemps dans les forêts de Finlande, quand tu avais encore de la neige sur les pieds, mais que déjà le soleil jouait dans tes branches, que tu sentais le frisson de la vie nouvelle au fond de ton cœur engourdi et qu’au bout de tes rameaux les bourgeons se gonflaient presque douloureusement tant ils avaient envie de s’ouvrir ?… Et quel voyage pour venir jusqu’ici ! Les belles barges coloriées qu’un remorqueur traînait à travers le lac Ladoga ! Et te voilà ici, ma chère… Tu accomplis ta destinée, qui est de réchauffer les vieux os du prince Serge Volynski !
Souvent Lydia, blottie sur le canapé, tout auréolée de ses beaux cheveux blonds épars, écoutait les conversations de son père avec les bûches. Il avait le don d’animer tout ce qu’il disait et de faire rêver longtemps son enfant, qui restait sans mot dire, les yeux grands ouverts. Comme elle aimait son père ! Il y avait entre eux une entente si secrète, si profonde, qu’elle échappait à l’analyse et semblait à Lydia tout simplement miraculeuse. Quelles que fussent les paroles qu’ils échangeassent, elle sentait à un regard, à un silence, à une inflexion de voix, qu’elle était pour lui quelque chose d’unique au monde et qu’elle-même n’aurait jamais pour personne les sentiments qu’elle avait pour ce vieillard malade aux yeux de feu.
Ses rapports avec sa mère étaient bien différents. La princesse Hélène avait été très belle, très courtisée. Longtemps, elle n’avait pas eu d’enfant. Vers la trentaine seulement, une fille, Lydia, lui était née. La princesse avait continué de mener une existence brillante, puis peu à peu, l’âge venant, elle était devenue casanière. Elle sortait moins, rétrécissait le cercle de ses relations. Elle se mit à vivre presque entièrement chez elle, s’occupant on ne sait à quoi, car elle ne dirigeait même pas son ménage. Elle n’accompagnait plus, en été, son mari et sa fille à leur propriété de Petrovskoe, près de Smolensk, se levait plus tard chaque jour, avait horreur de la lumière qui n’était pas artificielle, veillait la nuit et se couchait au matin. La guerre éclata, alors qu’elle était déjà presque recluse. Ce lui fut une occasion de se renfermer complètement chez elle. Elle ne supportait que la présence d’un vieil ami, le général Vassilief, qui depuis vingt ans et plus brûlait pour elle du plus passionné des amours platoniques. Il passait de longues heures chaque jour auprès d’elle et dînait régulièrement à l’hôtel du quai du Palais. La princesse, dans son isolement, gardait le caractère le plus charmant, le plus aimable, le plus soutenu dans la même humeur tempérée. Elle voyait peu son mari et sa fille, mais se passait difficilement d’eux. Lydia l’aimait tendrement, comme on aime un être faible et qui a besoin de protection. Mais il n’y avait pas entre elles l’intimité entière qui régnait entre elle et son père.
Ce dernier, depuis quelque temps, la taquinait parfois.
— Eh ! petite, disait-il, tu grandis, te voilà une femme. Bientôt viendra un bel officier qui t’enlèvera. Ah ! s’il ne se conduit pas bien avec toi, gare à lui !
Et de sa main sèche il brandissait sa canne.
Lydia répondait :
— Je n’aime pas les jeunes gens, papa. Ils ne trouvent rien à me dire qui me touche. Et puis, je suis une petite fille, tu sais.
Le prince toussait pour cacher son émotion.
Ce jour-là, lorsqu’elle entra dans la chambre de son père, il était occupé à lire le journal du soir. On n’y trouvait pas un mot sur les événements qui depuis la veille agitaient la capitale. Une censure plus habile que la police supprimait les troubles. L’empereur était au grand quartier général, à dix-huit heures de Pétrograd : le front — tranquille comme à l’ordinaire pendant les six mois d’hiver. Ce qui n’empêchait pas les critiques militaires d’écrire deux colonnes sur ce néant de guerre. Seule, la rubrique « Ravitaillement » pouvait donner quelques inquiétudes aux lecteurs attentifs du journal. On y lisait que le charbon arrivait mal, que quelques usines avaient dû interrompre le travail, que les trains de blé étaient attendus de Sibérie, mais que pour le présent la réserve de la ville était au plus bas.
Lydia avait l’habitude de raconter à son père tout ce qu’elle avait vu et fait dans la journée. Mais elle jugea que, si elle disait que la troupe avait tiré sur Nevski, le prince s’alarmerait et que peut-être aussi on l’empêcherait de se rendre le lendemain soir chez une amie où elle devait danser. Du reste, d’ici demain, tout rentrerait dans l’ordre. Elle se borna donc à expliquer que la Perspective Nevski était barrée par la police et donna mille détails sur les conversations qu’elle avait eues avec les ouvriers, sans oublier de noter le rôle pacificateur des étudiants de l’Institut polytechnique.
Le prince l’écouta en silence.
— J’espère que cette honte nous sera épargnée, conclut-il.
Et il se mit à bourrer dans la cheminée les bûches qui reçurent une dégelée de coups de tisonnier.
Le lendemain, l’agitation ne fit qu’augmenter. On se battait sur Nevski, devant la gare Nicolas, sur la Perspective Souvarof et en bien d’autres points de la ville. Les troupes restaient indifférentes et, seule, la police supportait le poids de la lutte. Des cortèges d’ouvriers se formaient, peu nombreux, il est vrai. Ils brandissaient des étendards rouges sur lesquels on lisait : « A bas la guerre ! Vive la révolution sociale ! » D’aucuns disaient que c’étaient là des agents provocateurs, que le ministre de l’Intérieur lui-même avait suscité et organisé l’émeute pour mieux écraser le parti socialiste, auquel les difficultés du ravitaillement et la longueur de la guerre donnaient une force accrue. D’autres affirmaient que la révolution se ferait pour mettre fin à la trahison des ministres, pour couper court aux intrigues de Protopopof avec l’Allemagne et aux menées germanophiles du parti de l’impératrice.
Mais était-on à la veille de la révolution ?
Il y avait des années et des années qu’on la prédisait. Les Russes, parlant du régime impérial, disaient : « Ça ne peut pas durer », par ce besoin naturel qu’ils ont de déclarer intolérable un état de choses dans lequel ils s’arrangent cependant pour vivre avec confort, agrément et profit. Les classes sociales les plus opposées semblaient désirer la révolution et, dans la famille impériale même, elle trouvait des partisans qui ne cachaient pas leur opinion.
Et voilà qu’au moment de la réaliser, un revirement soudain se produisit. Personne n’en voulait plus. Le sentiment général était celui de la peur. Où allait-on ? Vers quel inconnu redoutable était-on entraîné ? Un vent froid glaça les âmes. Les chefs eux-mêmes des partis qui avaient travaillé à agiter les esprits et à rendre plus aigu le malaise tremblaient maintenant. Les Cadets et leur chef Milioukof, qui avaient attaqué le régime en pleine guerre avec une violence démagogique, repoussaient la révolution qui était à portée de leur main. Les leaders des partis socialistes de la Douma eux-mêmes étaient opposés au mouvement, et un jeune avocat, dont on disait qu’il avait un grand talent et qui s’était fait écouter à la Douma, A. F. Kerenski, essayait, le samedi soir encore, d’arrêter les ouvriers dans une réunion qu’il eut avec leurs chefs. La peur du lendemain était partout.
Par une brusque volte-face, la peur, deux jours plus tard, se changea en une joie frénétique, et notre petite amie Lydia y fut participante comme à peu près tous les habitants de Pétrograd. Le lundi matin 12 mars, la troupe passa au peuple et, en un clin d’œil, la révolution fut faite.
C’était encore une journée magnifique et froide de soleil sur la neige. Au commencement de l’après-midi, un certain nombre de personnes, appartenant à la meilleure société de la capitale, étaient réunies dans une maison de la Millionnaia, qui se trouvait derrière l’hôtel du prince Serge Volynski, dont elle n’était séparée que par une vaste cour. L’appartement du rez-de-chaussée était habité par un certain Ivan Choupof-Karamine, qui avait occupé un poste élevé au ministère de l’Intérieur, dans un des derniers cabinets de l’empereur. C’était un personnage bien connu pour sa causticité, pour ses vices, pour la splendeur de l’hospitalité qu’il exerçait. Il avait épousé une femme de vingt ans plus jeune que lui, dont on ne savait trop d’où elle venait, mais qui, à force d’art et d’artifice, était arrivée à faire de sa maison l’une des plus recherchées de Pétrograd. Nathalie Choupof-Karamine était aimable et souriante, mais la volonté y avait plus de part que la nature, et le constant sourire qu’elle s’imposait avait creusé aux commissures des lèvres de fines rides, comme on en voit, plus marquées, à la bouche des hommes politiques. Elle avait un défaut bien rare en Russie, où le naturel court les rues et même les salons. Elle avait gagné par une certaine déférence un peu servile envers les puissances du jour, quelles qu’elles fussent et si changeantes qu’on les vît, le droit d’être inscrite dans le Livre des Snobs, dont un nombre infime de pages est réservé au monde russe. Cette belle dame, ce jour-là, dès avant midi, voyant l’émeute triompher du gouvernement, avait téléphoné à plusieurs de ses amis de venir chez elle pour acclamer les vaillants soldats, « ces héros de la plus grande et de la plus pacifique des révolutions ».
Une vingtaine de personnes du voisinage, dont Lydia, étaient là, groupées aux fenêtres du rez-de-chaussée, regardant passer les héros. Ils défilaient en désordre dans la rue, un ruban rouge au fusil, une cocarde à la poitrine, sans officiers, se rendant pêle-mêle au palais de la Douma, qui, maintenant, appartenait au peuple. Le désagréable était que ces héros, lâchés à travers la ville, manifestaient leur enthousiasme en tirant en l’air des coups de fusil ou de revolver. Lorsque le coup partait droit sous les fenêtres de l’appartement Choupof-Karamine, les visiteurs qui l’occupaient avaient bien de la peine à réprimer un mouvement nerveux ou une contraction subite du visage.
— Ce n’est qu’un jour à passer, disait la souriante Nathalie. Nos soldats sont si bons ! Demain, ils rentreront dans l’ordre, puisqu’ils ont obtenu tout ce qu’ils voulaient et donné la liberté à notre cher peuple.
— Oui, cria la petite princesse Mirskaia, qui ne cessait de battre des mains au passage des troupes débandées, demain, avec le même élan, ils courront à la frontière et montreront aux Allemands ce qu’est la force d’un peuple libre.
— Quel admirable spectacle ! dit une autre femme. Cela ne peut être ainsi que chez nous.
— Nous ferons voir à l’Europe, ajouta un grave personnage, que la Russie seule peut faire une grande révolution sans verser une goutte de sang.
— Oui, c’est beau, dit à son tour Lydia, dont le jeune visage était rosé par l’enthousiasme, tout le monde sent la même chose aujourd’hui. Nous sommes tous frères. Je voudrais aller à la Douma. Il s’y passe des scènes magnifiques. Pourtant, ajouta-t-elle avec un sourire où se lisait un peu de confusion, je n’aime pas beaucoup ces coups de fusil…
— Ce n’est rien, charmante petite amie, reprit Nathalie Choupof-Karamine, un premier moment d’ivresse, un peu de désordre bien excusable.
Cependant le flot des soldats avait passé et la rue était à peu près vide. Quelques civils se hâtaient sur les trottoirs pour regagner leur logis.
A ce moment, Lydia vit en face d’elle l’homme qui l’avait secourue deux jours auparavant à la rue Michel. Il marchait lentement, mais de sa personne et de sa démarche se dégageait quelque chose d’autoritaire et de puissant à quoi Lydia le reconnut immédiatement.
Elle se tourna vers Nathalie et lui demanda :
— Savez-vous qui est ce monsieur sur le trottoir opposé ?
— Mais oui, ma chère, il est bien connu à Pétrograd. Sa vie est un roman. Jeune homme, il a mené une existence brillante, a eu tous les succès du monde. A trente ans, il s’est épris d’une jeune fille, l’a épousée, et depuis il a disparu. Il est devenu sauvage, renfermé. Sauf pour ses affaires, qu’il mène admirablement, il ne sort pas de chez lui. Voilà, je crois, quatorze ans que cela dure. Il ne s’est pas lassé de sa femme ; elle ne s’est pas fatiguée de lui. C’est le couple le plus uni de la ville ; ils se suffisent à eux-mêmes et reçoivent à peine. Il a l’air plus sombre que d’habitude. Évidemment, la révolution va troubler nos gens d’affaires. Bah ! ils s’adapteront vite.
— Vous ne m’avez pas dit son nom, dit Lydia d’une voix sérieuse, tout en suivant des yeux le passant.
— Il s’appelle Nicolas Vladimirovitch Savinski ; il est président de la Banque du Nord.
— Savinski, dit le maître de la maison, s’approchant soudain. Il faut que je le voie.
On remarqua seulement alors qu’Ivan Choupof-Karamine n’avait pris aucune part à la joie générale et ne s’était même pas approché des fenêtres.
Sa grosse figure pâle et bouffie, ses joues tremblantes, qui le faisaient ressembler à Louis XVIII, étaient aujourd’hui blêmes.
— Savinski, ajouta-t-il très agité, je dois lui parler.
Il regarda par la fenêtre, puis, rassuré :
— Je cours après lui. Mais peut-on sortir ? Tire-t-on encore ?
Et, de toute la vitesse de ses petites jambes, il roula vers la porte. Mais il revint brusquement sur ses pas, se précipita sur une gerbe de fleurs qui ornait le coin du salon, arracha le large ruban rouge qui la liait, le passa à sa boutonnière et s’en fit une énorme cocarde.
— Il faut se mettre à la mode, dit-il en ricanant.
Et c’est ainsi qu’Ivan Choupof-Karamine, hier encore ministre de Sa Majesté Nicolas II, descendit dans la rue, la boutonnière fleurie de l’emblème rouge, le premier jour de la révolution.
Mais il ne put rattraper Savinski, qui avait de l’avance et qu’il vit disparaître au coin de la place Souvarof. Choupof-Karamine, essoufflé, s’arrêta. L’aspect inaccoutumé de la rue presque vide lui fit soudainement peur ; il tourna sur ses talons et rentra chez lui.
Savinski allait d’un pas régulier, regardant de droite et de gauche, cherchant un traîneau. Mais ce lundi, les izvostchiks de Pétrograd étaient restés chez eux, et cela seul aurait suffi à changer la physionomie de la ville, car leur corporation avait jusqu’alors semblé indifférente aux troubles qui agitaient la capitale. Les jours précédents, on les voyait encore, ou flâner au pas lent de leurs chevaux et se détourner pour laisser passer alternativement des troupes de soldats et des cortèges de manifestants qu’ils ne semblaient pas distinguer les uns des autres, ou stationner à l’ordinaire au coin des rues, accroupis sur leur siège, leur bonnet de fourrure enfoncé sur la tête, à demi endormis, leurs petits yeux à peine ouverts, perdus dans le rêve éternel qui les possède.
Mais ce lundi de la révolution, ils étaient restés chez eux à boire du thé et à grignoter une croûte de pain.
Savinski, qui habitait sur la rive droite de la Néva, s’engagea sur le pont Troïtski. Il ne prêtait aucune attention au spectacle qui l’environnait. A peine remarqua-t-il le passage fréquent d’automobiles militaires. Et, sur les marchepieds d’avant, de chaque côté, un soldat était couché sur le garde-crotte, le fusil tendu devant lui, donnant ainsi une image baroque et moderne des Victoires antiques. Près du pont de Litiéiny, des gens traversaient le large fleuve sur la glace. Le soleil était déjà bas dans le ciel. Savinski fut surpris de voir que le drapeau national aux trois couleurs flottait encore sur la forteresse Pierre-et-Paul. L’air était froid et le vent aigu.
Savinski, après une marche d’une vingtaine de minutes, s’arrêta devant un grand immeuble de la Perspective Kamenno-Ostrof, où il avait son appartement. Sa femme l’attendait et, dès qu’elle entendit le bruit de la porte qui s’ouvrait, courut à lui et l’embrassa. Sophie Savinskaia était une belle personne d’une trentaine d’années. Elle portait les cheveux en bandeaux, ce qui accentuait encore la régularité de ses traits et donnait une importance plus grande à ses beaux yeux noirs et tranquilles. Elle aurait pu avoir les plus grands succès ; elle les méprisait et n’allait pas dans le monde. Elle s’accordait sur ce point avec l’humeur nouvelle de l’homme qu’elle aimait. On ne les vit nulle part. Au sein de la société la plus libre d’Europe, ils donnèrent l’exemple rare d’un ménage dont on ne pouvait dire rien, ni sur la femme, ni sur le mari. Ils avaient, au moment où commence ce récit, trois enfants, l’aîné, Boris âgé de douze ans, et deux filles de dix et quatre ans. Mme Savinski attendait un bébé pour l’automne.
Elle serra son mari dans ses bras, plus tendrement encore que d’habitude, et lui dit d’un ton de voix anxieux :
— Comme j’ai eu peur ! Où étais-tu ? Donne-moi les nouvelles.
Nicolas Savinski haussa un peu les épaules.
— Rien de bon, ma chère, dit-il. Comme tu le sais, les soldats ont passé au peuple.
— Mais, d’après ce que j’ai entendu, il n’y a pas de désordre, fit-elle, en entraînant son mari dans un petit salon, pas de sang répandu, grâce à Dieu. Nous aurons un gouvernement de braves gens, ton ami le prince Lvof sans doute, Rodzianko, Milioukof.
Le front de Savinski se plissa. La préoccupation se lisait sur son beau visage ; il fit un effort, sourit et dit :
— Ma chère Sonia, nous entrons dans des temps troublés. Ce que sera demain, personne ne peut le prévoir… Tu ne connais ce pays que par ton cœur. J’ai peur que tu ne te fasses des illusions. En tout cas, pour toi et pour les enfants, l’atmosphère de Pétrograd va devenir mauvaise. Sitôt le dégel venu, vous irez à la campagne, mais pas chez nous, cette fois-ci. J’écrirai demain à un agent à Helsingfors de vous trouver une villa en Finlande, près de Wiborg. Je pourrai vous voir ainsi et rester en contact avec vous. Et, si les choses se gâtent trop, je passerai aussi la frontière. J’ai de l’argent à l’étranger : nous pourrons y attendre la fin de la bourrasque… ou de la tempête.
Ce fut au tour de Sophie de froncer les sourcils et de prendre un air anxieux. Mais elle n’ignorait pas qu’il fallait éviter de heurter son mari de front et se borna à dire :
— Tu sais que je n’aurai aucune paix à vivre loin de toi, te sachant ici. A chaque minute, je m’alarmerai, et si les journaux annoncent des troubles dans la ville, que deviendrai-je ?
— Voyons, voyons, ne laisse pas courir ton imagination. Tout s’est passé le plus tranquillement du monde. Et le plus dur est fait…
Nicolas développa ces pensées rassurantes, mais son âme était envahie par de sombres pressentiments. Il était resté sensible, bien qu’il s’en défendît. Le spectacle des trois jours qui venaient de s’écouler, les combats dans la rue, l’anarchie visible lui avaient fait l’impression la plus désagréable. Il ne pouvait effacer de sa mémoire les tableaux qu’il avait eus sous les yeux et, entre tous, deux se détachaient avec une extrême netteté.
Le premier était celui du samedi dernier, où, alors qu’il attendait son traîneau devant l’hôtel de l’Europe, des coups de feu tirés par la troupe avaient éclaté sur Nevski. Ces premiers coups de feu, il ne les oublierait jamais ; ils étaient les précurseurs de la plus horrible des guerres, la guerre civile. Puis, le flot tumultueux de la foule épouvantée, la peur qui se lisait dans tous les yeux, le désordre plus affreux que tout, et, finalement, cette petite fille qui était venue s’abattre à ses pieds. Comme elle était jolie et fraîche, cette enfant ! Il voyait encore son visage effrayé, ses yeux implorants, et cette lèvre inférieure un peu forte, légèrement fendue dans son milieu, et qui tremblait. Elle semblait un oiseau blessé par un chasseur, qui tombe, et dont le cœur bat à grands coups dans la main de l’homme qui le ramasse. Que de corps délicats seront meurtris dans cette lutte, avait-il pensé alors, et cette impression avait été si vive qu’elle ne s’était pas effacée.
La seconde scène, il l’avait vécue le jour même. Dans la cohue des soldats décorés de rouge qui passaient sur Nevski où il se trouvait, il s’était réfugié dans le vestibule d’une maison, dont le suisse qui le connaissait lui avait entr’ouvert la porte. Quelques personnes y avaient cherché asile et, parmi elles, il remarqua un colonel d’état-major, aux épaulettes noires et blanches. C’était un homme d’un certain âge, à la figure réfléchie et intelligente. Il était là, affreusement pâle, et Savinski avait remarqué qu’il tressaillait un peu à chaque coup de feu. Pourtant, il l’aurait juré, le colonel n’avait pas peur. C’était autre chose qui le bouleversait, quelque chose de très profond, d’inexprimable. Et, soudain, un aspirant officier était entré et était allé au colonel avec lequel il avait eu une vive conversation à voix basse. Savinski s’était rapproché. Il entendit l’aspirant :
— Il le faut, il le faut absolument… On a tué le général commandant la Fonderie à Litiéiny et, tous les officiers qu’ils rencontrent, ils les dégradent…
Le colonel ne dit rien, mais son visage était bouleversé. Il haussa les épaules.
— Que faire ? dit-il.
Et l’aspirant se mit à lui enlever ses épaulettes ; il le faisait avec toute la douceur possible. Puis, quand il eut terminé, il les tendit au colonel qui les glissa dans sa poche. Savinski crut voir une larme, une seule larme, dans ses yeux secs et brillants.
— Allons, fit le colonel.
Il sortit et Savinski, sur ses talons, le suivit le long des maisons. Il marchait avec peine et semblait avoir vieilli de vingt ans.
Savinski ne pouvait effacer cette scène de sa mémoire, et devant ses yeux alternaient les images de la jeune fille qu’il avait ramassée à ses pieds, et du colonel sur qui se penchait l’aspirant. Il les voyait encore au moment où, dans le calme de son petit salon, il disait à sa femme mille choses tranquillisantes sur l’avenir. Il réussit à la rassurer et, lorsque le dîner où ils retrouvèrent leurs enfants fut servi, Sonia avait repris son humeur paisible. Le petit Boris, grand pour son âge, bien planté et aux yeux vifs, voulait avoir des détails sur la journée. Le lycée où il faisait ses études avait été fermé ce lundi-là et son père lui avait interdit de sortir, ce que Boris avait fort mal pris. Il ne savait des événements que ce que les domestiques lui avaient rapporté et leurs récits dramatiques avaient enfiévré le jeune garçon. A les entendre, des flots de sang coulaient dans les rues ; la moitié de la garnison était restée fidèle à l’Empereur et des régiments sûrs, envoyés d’urgence du front du nord distant de quelques centaines de verstes seulement, allaient rétablir l’ordre dans la capitale. Nicolas Savinski écoutait avec plaisir les propos passionnés de son fils et, à la façon dont il le regardait, il était aisé de voir qu’il aimait cet enfant et en était fier.
Avec calme, le père remit les choses au point et continua devant sa femme à parler de la révolution de l’air le plus optimiste. Cela ne satisfit pas Boris qui s’écria :
— Mais, papa, cela ne peut pas se passer ainsi ! Tu n’y penses pas ! On va se battre, pour sûr. Ah ! si j’étais un homme, je prendrais un fusil.
— Pour qui ? interrompit le père.
— Pour la liberté, jeta avec enthousiasme le petit.
— Je crois, mon chéri, dit Savinski, qu’il n’y aura pas de bataille. Personne ne veut plus se battre.
Et sa voix, sans qu’il le voulût, avait repris une intonation triste et grave.
Sonia passa une inquiète semaine. Les événements se précipitaient avec une rapidité qui donnait le vertige et la laissait comme essoufflée. En huit jours, il ne restait rien de l’armature ancienne qui soutenait l’empire russe et faisait régner l’ordre et la paix d’Arkhangel aux monts du Caucase, de la Bérésina jusqu’aux rives du Pacifique. Mais Sonia ne voyait pas si loin. Elle pensait aux répercussions que la crise aurait dans son propre ménage. Voilà qu’elle allait être obligée de se séparer de son mari, de le laisser seul dans une ville en anarchie. Elle avait trouvé le bonheur dans le cercle enchanté qu’éclairait la lampe familiale et dans lequel se mouvaient son mari et ses enfants. Elle n’avait d’autre ambition que de conserver le trésor qui était sien. Elle laissait le soin des affaires d’État à d’autres. Elle voulait l’ordre public pour son bonheur privé.
Mais les jours coulaient, l’ordre ne venait pas. Avec tous les habitants de Pétrograd appartenant à sa classe, elle constatait qu’on se trouvait en face d’un néant. Et chez elle, comme chez eux, une fois la première semaine terminée qui vit l’effondrement définitif de l’Empire par l’abdication du Tsar, de nouveau le sentiment de la peur domina. Ce n’était pas qu’on fût menacé directement dans ses biens et dans sa personne. L’effervescence du début passée, la capitale était redevenue calme. Les soldats étaient dans les casernes ; les officiers avaient repris leur place ; les théâtres jouaient à l’ordinaire ; les magasins étaient ouverts ; personne n’avait quitté la ville ; les rues étaient pleines d’une foule bourdonnante et mille meetings joyeux assemblaient les gens aux carrefours. Mais la capitale entière était la proie d’une angoisse très secrète, dont on ne parlait pas, qu’on affectait d’ignorer, mais qui était perçue pourtant par tous et qui se révélait, quoiqu’on en eût, par une nervosité inaccoutumée, par la fièvre qui agitait chacun, par un éclat soudain du regard, par un rire trop bruyant. Cette angoisse était faite moins encore de la peur ressentie pendant la lutte que de l’incertitude du lendemain. Il semblait que le grand vaisseau qui portait la fortune de la Russie eût soudain perdu son pilote et son équipage pour entrer seul, toutes voiles gonflées, sur une mer orageuse et semée de récifs.
Lydia n’avait pas d’ami plus intime que son cousin Paul Volynski, garçon de vingt ans avec lequel elle avait joué gamine et sur lequel, depuis que ses jupes s’étaient allongées, elle exerçait un despotisme qu’il acceptait avec la plus extrême faveur. Paul s’était engagé très jeune la première année de la guerre, avait été blessé en 1916, envoyé dans un hôpital à Pétrograd, puis était entré à l’école des junkers (aspirants officiers), dans le Palais d’Été où le tsar Paul Ier avait été assassiné, à dix minutes à peine de l’hôtel de son oncle. Aussi le voyait-on chez ce dernier à toutes ses heures de liberté. C’était un grand garçon, qui, malgré la guerre, malgré sa blessure, malgré ses vingt ans, avait gardé une figure quasi enfantine et de beaux yeux, bleus comme ceux de sa cousine, qui faisaient se retourner les femmes dans la rue. Mais Paul alors rougissait et hâtait le pas. Ce premier dimanche de la révolution, il vint déjeuner chez Lydia. Il l’avait à peine vue depuis le changement de régime et il en avait gros à dire sur les événements de la semaine et les émotions qu’il avait ressenties.
— Tu sais, lui raconta-t-il en arrivant, dimanche dernier a été le jour le plus terrible de ma vie. J’ai cru que je me tuerais. Nous étions consignés à l’école ; nous savions ce qui se passait dans la ville et l’on entendait des coups de feu sur Nevski. Imagine-toi que, vers une heure, le bruit a couru que nous allions descendre en armes dans la rue pour soutenir la police. Aussitôt, je nous vis en rangs sur la Perspective, et devant nous les ouvriers qui nous interpellaient. L’officier les sommait de se disperser. Et ils continuaient d’avancer sur nous. Et je voyais leurs yeux ; il n’y avait aucune colère chez eux, je le comprenais bien. C’était une force inexprimable qui les poussait contre nous. A ce moment, le commandement retentit : « En joue ! », et, alors, j’ai cru…
— Mais, Paul, interrompit Lydia qui avait pâli à écouter son cousin, tu n’as pas été sur Nevski…
— Mais non, je n’y ai pas été, et ce que je te raconte, je l’ai pensé au moment où on nous a fait savoir que nous serions appelés dans la rue et, alors, j’ai vu, comme je te le dis, ce qui se passerait là-bas… Mon émotion a été si forte que j’ai pensé à me tuer plutôt que d’y aller.
Il était encore tout ému à l’idée du drame qui s’était joué en lui.
— Grâce à Dieu, dit-il, l’ordre n’est pas venu.
Après déjeuner, ils sortirent et, par la place du Palais d’Hiver, gagnèrent la grande artère de la révolution, la Perspective Nevski. Le temps était brumeux et mou. Une tempête d’une violence extrême avait éclaté le vendredi et des tas de neige fraîche encombraient encore les rues. Mais la bourrasque avait mis fin à la période de froid dont avaient souffert cruellement les habitants de Pétrograd, et, bien qu’il gelât encore, on pouvait prévoir, à quelques souffles d’air plus doux, le dégel prochain.
Nevski avait son aspect accoutumé des dimanches et un double flot de promeneurs, pour la plupart portant la cocarde rouge, coulait en sens contraires sur les trottoirs. Il y avait un nombre infini de soldats, oisifs, errants ; ils semblaient ne savoir trop que faire de la liberté gagnée, sauf qu’ils en profitaient pour ne plus saluer les officiers rencontrés qui avaient replacé leurs épaulettes sur leurs manteaux. Pourtant, ils ne cachaient pas une certaine joie naïve. Lydia le fit remarquer à son cousin. Celui-ci lui répondit aussitôt :
— Ils sont contents parce qu’ils savent qu’ils ne se battront plus.
— Les pauvres, il faut avouer que c’est bien naturel, jeta ingénument Lydia.
Paul, après un instant de réflexion, sourit et dit avec bonne humeur :
— Tu as raison, chérie, être dans les tranchées n’est pas drôle. Regarde, ajouta-t-il, en désignant un groupe de soldats portant chacun un sac pesamment chargé. Sais-tu où ils vont, ces gaillards ? Ils vont à la gare Nicolas prendre le train qui les ramènera à leur village. La guerre est finie pour eux. Et sois bien sûre qu’ils n’ont pas de permission dans leur poche. Sais-tu comment on les appelle déjà ? « Les permissionnaires volontaires »… J’aimerais bien, soupira-t-il, être un permissionnaire volontaire ; nous irions ensemble à la campagne, chez nous, cet été, au lieu de suivre les cours et de faire l’exercice à l’École militaire. Quand est-ce que tout cela finira ?…
Sa charmante figure prit une expression désolée.
A cet instant, ils entendirent derrière eux une fanfare bruyante qui jouait une marche militaire. Quelques compagnies d’un régiment arrivaient sur Nevski, musique en tête. Ils s’arrêtèrent pour le voir défiler et reconnurent l’uniforme du régiment Préobrajenski. Le nouveau de ce spectacle était que les rangs des soldats étaient hérissés de drapeaux rouges et de bannières de même couleur portant de grandes inscriptions blanches, et le surprenant, qu’on lisait sur ces bannières des phrases comme celles-ci : « La guerre jusqu’à la victoire complète », « Patrie et Liberté ». Les soldats marchaient de ce pas régulier et lourd qui donnait au défilé d’un régiment russe quelque chose d’unique comme impression de force massive et irrésistible. Sur leur passage, la foule les acclamait. Un élan d’enthousiasme emportait les âmes. Depuis une semaine, qui avait eu le temps de penser à la guerre ? Et voilà qu’elle apparaissait à nouveau ! Cette fois-ci, le drapeau rouge mènerait la Russie à la victoire sur ses ennemis séculaires. Lydia battait des mains et, sur le visage enflammé de Paul, des larmes de joie coulaient.
Pourquoi faut-il qu’au même moment Lydia entendît derrière elle, dans un groupe, une voix sifflante qui disait :
— Tant qu’il s’agit de parler, nous ne serons jamais en défaut. J’aimerais voir l’accueil que ferait ce même régiment à l’ordre d’envoyer une relève sur le front.
Il sembla à la jeune fille qu’une douche froide tombait sur elle. Elle se retourna vivement pour savoir qui avait lancé cette phrase. Elle vit derrière elle un jeune officier de l’artillerie de la Garde, à la figure sèche et complètement rasée, aux sourcils en circonflexe, à la bouche mince et longue. Il était de taille moyenne et se tenait très droit. Son regard fixe était glacé et perçant. Il lui déplut infiniment.
— Cet homme est affreux, dit-elle, allons-nous-en.
Mais elle n’avait plus envie de se promener et ramena son cousin chez elle. Elle était silencieuse.
Le jeune officier d’artillerie regarda l’heure à l’horloge sur la tour du bâtiment de la Municipalité. Elle marquait quatre heures et demie. Il se mit à marcher précipitamment jusqu’à la rue des Caravanes où il logeait, presque en face du manège qui abritait un détachement d’automobiles blindées. Dans sa chambre, il trouva deux jeunes gens qui l’attendaient. L’un d’eux était en tenue d’officier, l’autre en civil. Entre ces trois personnages commença aussitôt une longue conversation politique dont le lecteur occidental se lasserait de suivre les infinis et capricieux méandres.
Le maître du logis, Léon Borissovitch Séméonof, qui avait reçu une éducation scientifique, affectait de diviser son discours en parties nettement séparées qu’il énumérait, avec un certain pédantisme, sous les divisions « primo », « secundo », « tertio », auxquelles se mêlaient des grand A, grand B, etc. Il avait pourtant un réel talent d’orateur, parlait avec flamme et d’une façon directe. Son collègue, officier de cosaques taillé en athlète, peinait à l’écouter et, à chaque instant, l’interrompait, ou pour demander une explication, ou pour soulever une objection que Léon Borissovitch réduisait d’un ton sec, en trois phrases, à néant. Il avait alors pour contempler son adversaire défait le même regard qui avait glacé l’âme enthousiaste de Lydia, sur Nevski, une heure plus tôt. Le troisième partenaire restait silencieux. Il portait le nom, bien connu dans le parti social-révolutionnaire, d’André Ivanovitch Spasski. Il avait été en Sibérie pendant quelques années, puis en exil. A la déclaration de guerre, alors qu’il avait l’autorisation de résider à Pétrograd, il s’était signalé par son ardeur patriotique, avait prononcé des discours qui firent sensation et écrit des articles dans lesquels il déclarait que, pendant la guerre, un Russe ne pouvait avoir d’ennemi qu’étranger et que la lutte politique intérieure était criminelle. Il avait été couvert d’injures par les chefs des partis révolutionnaires exilés. Il s’était engagé, avait fait campagne, puis avait été réformé pour cause de santé. Spasski était un homme qui parlait peu, qui n’avait pas de brillant, mais on lisait dans les traits de son visage un peu massif une rare énergie, et ses yeux vifs inspiraient la confiance. Il s’exprimait avec douceur ; on sentait qu’il avait réfléchi à ce qu’il disait et qu’on ne l’ébranlerait pas aisément.
Séméonof arrivait à la fin de son discours qu’il conclut ainsi avec netteté :
— Je me résume, dit-il. Qu’avons-nous devant nous ? Un gouvernement honnête, composé de ce qu’il y a de mieux en Russie, nos chers Cadets, des hommes probes, des théoriciens, des orateurs. D’expérience politique, pas l’ombre, et où en auraient-ils pris, les pauvres ? Ce n’est pas dans les zemstvos qu’on apprend à gouverner les hommes. Mais cela n’est rien. Je veux que ce gouvernement ait tous les mérites du monde, mais il est comme la jument de Roland qui avait toutes les qualités, seulement elle était morte. Où est leur autorité ? Nulle part… Vous me direz qu’ils représentent les forces morales de l’Empire. Aux heures de crise, je ne crois pas aux forces morales, mais aux baïonnettes. Voyez-vous Lvof faisant élever une guillotine sur la place du Palais-d’Hiver et raccourcissant ses adversaires politiques ? Les grands révolutionnaires français ne s’y sont pas trompés. La machine du docteur Guillotin ne chômait pas sur la place de la Concorde. Aussi l’énergie farouche des Jacobins a triomphé et le drapeau tricolore a vaincu l’Europe. En face du gouvernement, le Soviet, un chaos encore, mais dans lequel je discerne toutes les forces obscures qui s’agitent en Russie. Dans ce Soviet, vous trouverez chez les socialistes révolutionnaires ou démocrates autant de talents que chez les Cadets. Sans doute, une égale inexpérience politique, mais un programme plus net, qui va plus droit aux foules que celui de nos libéraux. A inexpérience égale, programme plus séduisant. Mais ce qui emporte tout, c’est que le Soviet a la force matérielle, la baïonnette des soldats qui ont fait la révolution. Contre cela, pas d’argument. Je vais où est la force : je me suis fait désigner par ma compagnie comme son représentant au Soviet. C’est là qu’est l’avenir, c’est là que je travaillerai.
La voix de l’orateur avait lancé ces deux dernières phrases avec une force singulière. Il s’arrêta. Il y eut un silence assez long. Spasski suivait des yeux Séméonof qui se promenait avec agitation dans la pièce, car c’était une décision de principe grave qui menait un ancien officier de la Garde siéger au Soviet socialiste de Pétrograd.
Après quelques minutes, Spasski rompit le silence par trois mots qui emplirent la chambre et prirent soudain comme un volume palpable :
— Et la guerre ?
Il ne dit rien de plus. Séméonof s’arrêta net. Il avait pâli. Il hésita un instant, puis, prenant un parti, il répondit :
— La guerre est finie. Ce pays n’en veut plus. La révolution ouvre des questions nouvelles et plus graves. Quand elles seront résolues, alors seulement nous ferons une autre guerre, à notre heure, à notre choix. L’avenir est aux gens qui voient clair.
Il y avait du défi dans la façon dont il prononça ces mots, comme si, n’étant peut-être pas tout à fait sûr de sa pensée, il cherchait par une affirmation hardie à se l’imposer à lui-même.
De nouveau, il y eut un silence, plus pesant que le précédent, et dont l’officier de cosaques lui-même sentit la gêne jusqu’à un point insupportable. Il se leva à son tour, s’approcha de la fenêtre. Il faisait nuit déjà. Sur la place, on voyait à la lueur des réverbères un groupe de soldats devant le manège d’automobiles. Une auto blindée manœuvrait pour rentrer dans le garage. Dans la chambre, il y eut encore quelques minutes de conversation sur des sujets anecdotiques, sans importance. Puis, Spasski et l’officier de cosaques prirent congé de leur hôte. Dans la rue, au moment de se quitter, l’officier demanda :
— Et vous, André Ivanovitch, qu’allez-vous faire ?
— Je suis encore à Pétrograd pour une dizaine de jours, dit-il. Mais l’avouerai-je ? J’ai désiré toute ma vie la révolution, et voilà qu’au jour où elle m’est donnée, elle me fait peur, car elle arrive en pleine guerre et la Russie ne pourra supporter ce double fardeau. Selon moi il faut régler notre compte avec l’ennemi extérieur d’abord. Je vais partir à l’armée. Nous aurons des millions de déserteurs. Comment retenir les soldats sur le front ? Comment leur faire comprendre qu’ils doivent défendre à la fois la Russie et la révolution ?… Peut-être est-ce impossible ? En tout cas, je vais essayer.
A certaines heures, Lydia se félicitait que la révolution eût éclaté alors que, jeune fille déjà, elle pouvait assister au développement quotidien de ce drame historique. « J’aurais pu naître dans une époque calme et plate, disait-elle, où rien n’arrive, comme maman, par exemple, qui n’avait à songer qu’à ses plaisirs et à ses toilettes. Comme cela devait être ennuyeux ! » Et la jeune file sentait une certaine fierté à l’idée qu’elle « vivait la révolution » et que plus tard, quand elle serait une vieille dame, on viendrait lui demander de raconter ses souvenirs de la grande époque. Personne ne le demandait, ni à son père, ni à sa mère.
Mais lorsqu’elle essayait de se former une idée claire de cette révolution qui serait fameuse, elle s’avouait incapable d’y parvenir. Elle lisait les journaux, ils n’étaient que lamentations. A les en croire, les dix plaies d’Égypte s’étaient abattues, toutes ensemble, sur l’infortunée Russie. Une expression revenait à chaque page : « La Russie est sur le bord de l’abîme ! » Qu’est-ce que cela signifiait ? Il était fort difficile de le comprendre. Souvent, le soir, jusque dans son lit, elle restait à y penser, les yeux fermés. « On peut imaginer, se disait-elle, qu’une personne, ou une maison, ou même un petit village, au bord d’un précipice, glissent un jour dans l’abîme. Mais un pays immense comme la Russie, des terres qui couvrent des milliers de lieues, qui sont habitées par cent cinquante millions d’habitants, comment concevoir l’abîme qui les engloutirait ? Arrive ce qui arrive, les terres seront toujours là et on ne tuera pas cent cinquante millions de personnes. Non, je ne comprends pas. Est-ce peut-être parce que, malgré tout, je suis encore une petite fille, trop jeune pour tirer des faits de chaque jour les conséquences prodigieuses et lointaines que les gens y lisent si facilement ? »
Les semaines se déroulaient, apportant chaque jour une riche récolte d’événements divers et surprenants ; les conversations devenaient plus attristées, le ton des journaux plus lamentable, et Lydia se déclarait de plus en plus incapable de démêler l’enchevêtrement inextricable des faits qu’ils présentaient à leurs lecteurs. De leur lecture, un ennui mortel se dégageait. Recommencer chaque matin les mêmes articles lugubres, écouter les mêmes propos pessimistes, ces redites incessantes et, du reste, contradictoires, il y avait de quoi lasser l’esprit le plus désireux de comprendre. Elle se ferma à tout ce qui était raisonnement, explication, commentaire. Elle accepta la révolution comme un spectacle, sans chercher à savoir quel en serait le dénouement. Pris de ce biais-là, c’étaient des jours à vivre.
Avec ses amies, avec son cousin Paul, elle courait Pétrograd et regardait pousser les feuilles aux arbres des jardins et les drapeaux rouges fleurir les murs vénérables des palais impériaux. Dans la rue, déjà, tout formalisme ancien était aboli, et les lois non écrites qui règlent les droits et les devoirs des promeneurs dans les villes modernes s’étaient évanouies avec l’ancien régime. Une fraternité de surface régnait entre tous, quels que fussent les sentiments que gardaient au fond d’eux-mêmes des êtres venus des couches sociales les plus différentes. Rien de plus amusant que de courir Nevski, d’aller de groupe en groupe, d’écouter les orateurs improvisés, de causer avec les soldats et avec les passants. Les soldats étaient pour Lydia l’objet d’un étonnement qui ne cessait pas. Ils gardaient la même bonhomie, la même simplicité d’âme, la bienveillance naturelle, l’ouverture de cœur qu’elle avait toujours senties jusqu’alors dans ses rapports avec les paysans et avec les ouvriers. Abandonnés à eux-mêmes, nombre d’entre eux avaient regagné leurs villages lointains, mais beaucoup préféraient jouir à loisir d’une villégiature urbaine qu’ils prolongeaient. Ils faisaient d’interminables promenades en tramway dont le gouvernement, pour récompenser les héros des journées de Mars, leur avait offert l’accès gratuit. Pour remplir d’une façon lucrative leurs heures vides, ils avaient imaginé de devenir marchands en plein air. Ils faisaient preuve, dans ces métiers nouveaux, d’une ingéniosité remarquable. Postés au coin des rues ou dans les portes cochères, ils proposaient aux passants des cigarettes, de la farine, du sucre, du gruau, pris, sans doute, dans les dépôts régimentaires, et des galoches, de la charcuterie, des bonbons et des poules provenant de sources plus obscures.
A l’un d’eux, Lydia acheta une paire de petits souliers de bal pour la somme de soixante-dix roubles, et, le soir, dansant chez des amis, elle disait : « La révolution m’a donné un cordonnier excellent et très modéré dans ses prix. C’est le soldat Vassili, du Préobrajenski. Il est installé au coin de la Morskaia. »
Elle se moquait de son cousin Paul, qui ne goûtait pas le même plaisir qu’elle au spectacle qu’offrait la rue.
— Ce n’est pas un divertissement, Lydia, disait-il parfois.
Et sa figure enfantine prenait une expression grave qui faisait pouffer de rire son irrévérencieuse cousine. Un instant, il essayait de garder son sérieux, mais, comme il était jeune et amoureux, il ne résistait pas longtemps et se mettait à rire de bon cœur avec Lydia.
Ils se rendirent un jour au palais de la Kchechinsskaia, de l’autre côté de l’eau, au bout du pont Troïtski. Lénine, avec un sens merveilleux de la mise en scène, s’était emparé, dès son arrivée en Russie, de la demeure de la danseuse, célèbre par un impérial amant. Il en avait fait la Mecque du communisme, et le gouvernement ne trouvait pas une poignée de soldats pour l’en expulser. De son balcon, il haranguait les foules et leur promettait à brève échéance le renversement de la société bourgeoise, l’avènement du prolétariat et le paradis sur terre. Il était de mode à Pétrograd d’aller entendre le chef redouté du bolchévisme, et Lydia était trop curieuse pour se refuser un spectacle si nouveau.
C’était une charmante journée de fin d’avril. Un beau ciel bleu infini s’étendait sur la ville et se mirait dans les eaux gonflées de la Néva, dont les deux jeunes gens suivaient les quais. Paul se redressait dans son uniforme de junker au grand manteau couleur poil de lièvre. Il ne s’intéressait pas à Lénine, mais à Lydia. Il l’aurait suivie jusqu’au bout de la terre, une fois la guerre finie. C’était un petit garçon très simple et, pour l’instant, très malheureux. Tant qu’il y avait la guerre, il ne fallait songer qu’à elle. Il s’en faisait une idée mystique, elle était le premier et unique devoir. Mais, depuis que la révolution avait éclaté, qui s’occupait de l’armée ? Elle fondait comme glace au soleil. A l’école des aspirants officiers, la foi qui soutenait les âmes avait disparu et chacun, dans le bouleversement général, attendait la paix inévitable que la révolution signerait. Alors que les officiers eux-mêmes quittaient le front, le junker Paul Volynski rêvait encore d’aller se battre contre l’ennemi. Il savait que, dans le sud-ouest, le général Broussilof préparait une offensive, et il avait fait une demande pour être envoyé dans un des régiments qui y prendraient part. Mais trouverait-on encore des soldats qui voulussent suivre leurs officiers ? Et Paul, qui avait de l’imagination, se voyait, marchant seul sur des terres nues, vers les tranchées ennemies dont sortait un ouragan de mitraille… Il fallait quitter Lydia. La retrouverait-il à Pétrograd ? L’attendrait-elle ? Sans elle, à quoi bon vivre ? Il était résolu à lui poser la question dont dépendait son existence. Mais, de jour en jour, il remettait, tant elle lui semblait à la fois proche et distante, amie très chère, mais si loin des sentiments qui enflammaient son cœur. Du reste, avant de parler, il avait une confession à lui faire, et il s’était promis que le jour ne s’achèverait pas sans qu’il se fût débarrassé de son fardeau.
Cependant, ils avaient traversé le pont Troïtski et approchaient de l’hôtel de la Kchechinsskaia. Devant la façade donnant sur les jardins qui s’étendent jusqu’à la Perspective Kamenno-Ostrof, une foule était assemblée. On y voyait des bourgeois et des ouvriers, des gens du monde et des soldats, des fidèles de Lénine et des curieux. Un drapeau rouge flottait au-dessus du toit ; deux autres décoraient le balcon où le prophète apparaîtrait à son peuple.
Lydia, qui ne voulait rien perdre du spectacle, se glissa peu à peu jusqu’aux premiers rangs des auditeurs. Elle avait une façon à elle de gagner du terrain et de sourire aux gens qu’elle dérangeait, de telle façon qu’ils la laissaient passer sans maugréer. Et Paul suivait.
Un Juif crépu se montra d’abord sur le balcon et se mit à haranguer la foule. Quelqu’un près de Lydia le nomma : Zinovief. C’était le disciple préféré. Avec le maître et sous la protection des autorités impériales, il avait traversé l’Allemagne, une quinzaine de jours auparavant. Il avait une grosse tête ronde qui paraissait posée directement sur les épaules. Il parla avec une rapidité vertigineuse, comme s’il était obligé de dire en dix minutes ce qui aurait dû, en d’autres circonstances, lui prendre une heure. Lydia en restait bouche bée et, lorsqu’il eut fini, se tourna stupéfaite vers son cousin. Elle n’avait prêté aucune attention à ce qu’il disait, tout occupée qu’elle était à suivre le cours rapide des mots qui s’enchaînaient les uns aux autres et semblaient débités d’une seule haleine. Des applaudissements éclatèrent dans la foule émerveillée d’un tel tour de force. Ils redoublèrent soudain. Lénine venait d’apparaître.
L’homme qui était là sur le petit balcon dont il tenait la rampe de ses deux mains blanches étonna la jeune fille. Elle s’attendait à voir un tribun puissant, à la figure bouleversée, un monstre dans le genre de Danton, dont elle avait regardé des portraits dans des livres d’histoire. Et voilà qu’elle avait devant elle un petit bourgeois, placide, bénin, souriant, onctueux. Il était vêtu correctement, son linge était blanc, sa cravate bien nouée. Il avait le teint blafard, les yeux petits, un peu bridés, la moustache et la barbiche blondes bien brossées et ses rares cheveux étaient disposés avec soin sur son crâne chauve. Et la façon dont il parlait ressemblait à l’homme même. Une mimique modérée, pas d’éclats de voix, pas de ces images éblouissantes chères aux orateurs de réunions populaires, que la foule attend et qu’elle acclame. Non, il débita d’un ton posé une suite de raisonnements abstraits, sans couleur, sans force extérieure, qu’il appuyait de petits gestes courts ou qu’il soulignait en se tapotant les mains. Il fut très bref, mais ses partisans l’applaudirent longuement.
Comme ils traversaient le pont pour rentrer chez eux, Lydia ne cacha pas sa déception à son cousin.
— Ce n’est que cela, Lénine ? dit-elle. Te paraît-il bien redoutable ? Il semble un rat de bibliothèque. J’imagine que Danton et Robespierre avaient une autre allure. Il ne me fait pas peur…
Mais Paul, tout à ses pensées, n’avait pas envie de parler de politique. Il ne songeait qu’à ce qu’il avait résolu de dire à Lydia, à la confession qu’il devait lui faire. Il avait dans sa vie ce qu’il appelait une tache, dont il fallait se laver. Il était parti à l’armée très jeune et, alors déjà, il ne songeait qu’à la guerre. A l’arrière du front, il n’avait pas suivi ses camarades dans les soirées où cette jeunesse turbulente se détendait les nerfs, buvant force vin en compagnie de femmes aimables et faciles. Puis il avait été blessé et envoyé à l’hôpital. Là, comme il était en convalescence, il partageait la chambre de quelques officiers. Deux sœurs de charité les soignaient, toutes deux appartenant au monde bourgeois et qui s’étaient engagées dans la Croix-Rouge. L’une d’elles s’appelait Anna Pavlovna. Elle était élégante sous l’uniforme, et la coiffe blanche qui recouvrait ses cheveux noirs encadrait un visage pâle, maigre, qu’illuminaient deux beaux yeux bruns. Paul avait remarqué que ces yeux cherchaient les siens et s’arrêtaient longtemps sur lui. Ses compagnons l’avaient noté aussi et le plaisantaient souvent. Ces plaisanteries ne lui étaient pas agréables ; il n’y répondait jamais. Avec la sœur, il se sentait un peu troublé, plus gêné encore, et restait de glace. Quand elle pansait son bras, presque guéri, elle y mettait une douceur infinie, prolongeait le pansement, découvrait son torse de jeune adolescent plus qu’il n’était nécessaire, et finalement on ne savait si, penchée sur lui, c’étaient des caresses qu’elle lui prodiguait ou des soins. Elle se relevait plus pâle encore. Un jour, c’était en une après-midi d’été très chaude, il était resté seul avec un de ses camarades qui, fiévreux, dormait à moitié sur son lit. Anna Pavlovna était entrée, bien que ce ne fût pas son heure. Glissant sans bruit sur le parquet, elle était venue s’asseoir à côté de Paul qui s’assoupissait en écoutant le bourdonnement d’une grosse mouche qui se heurtait à la fenêtre. La sœur parlait, mais sans suite, et, soudain, elle s’était courbée vers lui, passant un bras derrière la tête du jeune officier qu’elle attirait à elle, tandis que son autre main se glissait sous le drap, et il avait senti sur ses lèvres deux lèvres qui le pressaient passionnément et une langue fine qui s’introduisait entre ses dents. Cela avait duré, lui avait-il paru, un siècle. Puis, à un mouvement du second officier malade qui se retournait en gémissant, elle s’était détachée de Paul brusquement, en lui disant à mi-voix : « Comme je t’aime ! » et avait disparu.
Il avait quitté l’hôpital deux jours plus tard, sous l’impression encore d’une angoisse inexplicable. Le souvenir de cette heure pesait lourdement sur lui et, chose incompréhensible, le hantait surtout lorsqu’il était seul avec Lydia. Il ne pouvait se pardonner de n’être pas parfaitement pur comme elle l’était elle-même. Depuis longtemps, il avait résolu de se confesser à sa cousine et de lui demander pardon. Alors seulement, une fois cette souillure lavée, pourrait-il parler librement.
Ils arrivaient sur le quai du Palais, et Paul, qui s’était tu longtemps, soudainement éclata. Il le fit avec une maladresse extraordinaire, décrivant la scène de la façon la plus objective. Il semblait presque s’en vanter ; il en était conscient, et plus son trouble était grand, plus il faisait effort pour paraître détaché. Il finit par ces mots :
— Voilà ce que j’avais le devoir de te dire.
Lydia le regarda avec stupeur. Sa figure était devenue sérieuse ; elle n’hésita pas un instant, et lui répondit :
— Je trouve ton histoire très vilaine et très sale. En outre, elle n’est pas intéressante. Pourquoi me la raconter ? En quoi me touche-t-elle ?
Paul ne sut que balbutier des excuses maladroites et, au comble du désespoir, regagna l’école des officiers. Lydia s’arrêta chez elle avant d’aller voir son père. Elle jugeait le récit de son cousin à la fois puéril et déplaisant. « C’est un enfant », pensa-t-elle. Et comme elle prononçait ces mots, elle eut soudain une impression étrange : qu’elle était une enfant, elle aussi, et seule dans un monde où s’étaient déchaînées des forces mystérieuses et redoutables. La révolution lui apparut maintenant comme un monstre malfaisant qui, peu à peu, dévorerait des milliers de victimes. Où trouverait-elle quelqu’un sur qui s’appuyer ? Traverserait-elle sans un ami véritable ces temps dangereux ? Elle eut le sentiment de sa faiblesse et de sa solitude… Lorsque sa vieille bonne Katia entra dans la chambre, Lydia était en larmes.
Le prince Serge Volynski avait une façon à lui de sentir et de juger les événements. De tout ce qui se passait dans la capitale, rien ne le surprenait. Il avait fait une croix sur Pétrograd, qu’il appelait une « ville maudite ». Pétrograd ne pouvait l’étonner dans le mal. C’était une création de l’Antéchrist, ville cosmopolite, pleine de Juifs et d’étrangers, siège d’une bureaucratie immense et pourrie, bâtie du reste sur des marais, malsaine, fiévreuse, dans les ténèbres la moitié de l’année, un foyer de corruption morale qui infectait les éléments purs que la Russie entière y envoyait et faisait en peu de temps d’un homme sain quelque chose qui n’a de nom dans aucune langue. Aussi goûtait-il un plaisir amer à enregistrer la suite calamiteuse des événements qui s’y déroulaient. Il avait applaudi à la réception enthousiaste que Lénine avait reçue à la gare de Finlande et s’était prodigieusement diverti à le voir s’installer dans le palais de la Kchechinsskaia. Les nouvelles qu’on lui apportait du Soviet et le pullulement des Juifs qui s’y multipliaient le remplissaient d’aise. « Ils poussent comme champignons après l’orage, disait-il, cette pourriture couvrira tout. » A d’autres moments, il appelait le feu du ciel sur la capitale. « Qu’il n’en reste pas pierre sur pierre, sinon la Russie entière est perdue. »
Mais le plus souvent il se refusait ces joies moroses. Au fond, une seule chose l’occupait : quels étaient les contre-coups de la révolution dans sa propriété ? Il avait héréditairement un bien considérable dans le gouvernement de Smolensk. Il y était né. Cet homme qui passait tout à sa femme, dont il avait été profondément épris, n’avait montré de la décision avec elle qu’une seule fois dans sa vie. Lorsqu’elle était enceinte de son premier enfant, il avait exigé qu’elle vécût pendant sa grossesse à la campagne et qu’elle y fît ses couches. Il ne pouvait pas accepter l’idée que son héritier naquît à Saint-Pétersbourg. La belle princesse Hélène supporta mal cet exil. Abandonner les enchantements de la capitale était dur. Mais pour une fois le prince fut inflexible. Il fit venir dans son bien quinze jours à l’avance le premier accoucheur de Moscou et Lydia vit le jour, comme disait le prince, « sur la vraie terre russe ». Depuis, il y passait les étés, avec les seules exceptions de quelques brefs voyages à l’étranger, où il allait retrouver parfois sa femme, habituée des eaux d’Allemagne et des plages de France. Le prince avait développé la valeur de son bien. Il en tirait des coupes de bois fructueuses, de l’avoine, du froment, mais la grande affaire, sa création personnelle, était la laiterie. Il l’avait mise sous la direction d’un Suisse nommé Schwarz, qui avait fait venir des vaches de son pays et du Danemark pour les mêler aux vaches du domaine qui descendaient des bêtes données à un ancêtre par la grande Catherine elle-même. Schwarz avait un troupeau de quatre cents têtes ; la plus grande partie du lait était expédiée à Moscou chaque jour et, avec le reste, il fabriquait des fromages de gruyère renommés en Russie. Lorsqu’ils apprirent le changement de régime, les paysans furent lents à s’émouvoir. Dès longtemps, ils se plaisaient à déclarer que la terre leur appartenait. Mais, entre elle et eux, il y avait mille obstacles à franchir qu’ils ne savaient comment aborder. Les lettres de Schwarz donnaient de curieux et inquiétants détails sur lesquels le prince réfléchissait longuement. « Les paysans faisaient des coupes de bois dans les forêts », « les paysans s’étaient approprié le fourrage ». Enfin, un jour, la nouvelle arriva que les paysans avaient pris une douzaine de vaches. Lorsqu’il reçut cette lettre, le prince éclata de colère et les bûches dans la cheminée, bourrées de coups de tisonnier, semblaient crépiter à l’unisson de sa fureur. Le bois, le fourrage, le blé, peu importe, mais toucher à ses vaches, à ces bêtes de prix soigneusement choisies et améliorées par des croisements savants, cela ne pouvait se supporter ! « Cet âne de Schwarz, criait le prince, ne sait pas se défendre. Connaît-il seulement nos paysans russes depuis vingt ans qu’il est chez moi ? Mes vaches dans leurs sales écuries ! Je voudrais voir cela ! Il faut que j’y aille. »
Et il n’y eut pas moyen de lui faire entendre raison. Ni l’extrême difficulté de voyager sur des lignes encombrées par l’afflux des déserteurs, ni l’impossibilité de retenir un compartiment, ni son propre état qui empirait, ses jambes refusant leur service, ni la nécessité de se faire rouler en chaise sur les quais de la gare Nicolas, ne purent l’arrêter. Sa femme fit un effort pour le convaincre de passer l’été en Finlande avec Lydia. Elle ne l’y accompagnerait pas, sa santé lui défendant, disait-elle, un déplacement même de quelques heures. Elle était bien décidée à ne rien voir de la révolution ; le spectacle d’une gare pleine de soldats, à l’avance, la terrifiait. Elle ne pouvait supporter les temps troublés que l’on traversait que dans le calme familier de sa maison. Pas un bruit du dehors n’y pénétrait et ses nerfs malades y trouvaient la tranquillité à laquelle elle était habituée. Elle ne lisait aucun journal et défendait à son vieil ami Vassilief de lui apporter l’écho des agitations extérieures. Si son mari et sa fille habitaient une villa finlandaise, ils pourraient venir la voir souvent et garder ainsi un contact qui lui était cher. Ils y retrouveraient les Choupof-Karamine qui y étaient déjà, non pas qu’ils désespérassent de l’avenir prochain ; car la belle Nathalie continuait à affirmer sa foi dans le développement pacifique de la révolution et en admirait les héros successifs avec une hâte extrême, — pour le moment Kerenski était son Dieu et le prince Lvof n’était bon qu’à jeter aux ordures, — mais simplement pour la plus grande commodité que la Finlande offrait de garder un contact étroit avec Pétrograd.
Le prince n’écouta pas sa femme. Lydia, consultée, accepta avec joie l’idée de passer quelques mois à la campagne. Pétrograd lui était désagréable maintenant. Elle ne s’amusait plus de la révolution ; elle avait envie de la fuir ; elle s’y sentait mal à son aise et espérait retrouver le repos dans la propriété où elle avait vécu tant d’étés heureux. Vers le 10 mai — il y avait eu, quelques jours auparavant, une émeute sur Nevski où l’on avait vu apparaître les peu rassurantes figures de jeunes bolchéviques armés jusqu’aux dents — le prince et sa fille partirent pour Smolensk. Le général Vassilief avait eu encore le crédit de leur assurer, par d’obscures intrigues, la possession d’un coupé dans lequel les voyageurs firent un excellent voyage.
Vingt-quatre heures plus tard, Paul Volynski se mettait en route pour Czernowitz où il allait rejoindre l’armée du général Kornilof. Il n’avait pas encore été nommé officier, mais sa demande d’être envoyé sur le front avait été acceptée.
Nicolas Savinski avait installé dans une villa, en Finlande, à une cinquantaine de kilomètres de Pétrograd, sa femme et ses enfants. Il restait seul chez lui, mais, chaque samedi, il allait en automobile les rejoindre. Sonia, dès qu’elle retrouvait son mari, l’interrogeait avec passion et s’efforçait de lire sur son visage les préoccupations qu’il voudrait essayer de lui cacher. Elle s’étonnait de ne jamais le voir troublé. Il lui apportait à chaque fois une sérénité ironique et souriante où beaucoup de scepticisme se révélait. « Est-ce une comédie ? se demandait-elle. Veut-il, à cause de mon état, m’éviter toute angoisse et feint-il une tranquillité qu’il ne peut avoir ? »
Savinski racontait la chronique de la semaine. Il semblait ne se prendre à rien. Il disait parfois à sa femme :
— Ma chère, j’ai passé l’âge où l’on se passionne. Je suis, dans la Russie d’aujourd’hui, comme un homme sain dans une maison de fous. Je me refuse pour l’instant à prendre mes contemporains au sérieux. Ce sont des malades. S’ils deviennent dangereux, je les quitterai sans regret. Nous vivrons en Angleterre ou ailleurs, à ton choix. J’ai quelques livres sterling. C’est une belle valeur ; elle montera encore. Boris fera, très jeune, le tour d’Europe auquel chaque Russe est condamné. Et, quand la crise sera passée, je reviendrai travailler en Russie, si tant est qu’il y ait encore une Russie et que j’aie envie de travailler.
Avec son fils seulement, Sonia remarqua qu’il parlait avec plus de sérieux.
— Mon petit, lui disait-il un jour, nous entrons dans une époque intéressante. Ne crois pas ce que te racontent les gens, ne crois pas qu’il s’agisse d’une crise éphémère et que nous retrouverons la Russie que j’ai connue. Les temps nouveaux arrivent. Il y a une poussée énorme d’en bas vers la lumière. L’âme obscure du peuple russe s’agite confusément. Dans la société qui se prépare, mon enfant, il y aura toujours une aristocratie. Mais ce ne sera plus l’ancienne, qui avait perdu conscience de son rôle et de ses devoirs. La nouvelle classe dirigeante se créera par le talent et l’activité. Elle aura un pouvoir mille fois plus grand que celle qui, incapable, disparaît aujourd’hui. Il ne s’agit plus de savoir, mon chéri, combien d’argent je te laisserai. Peut-être n’auras-tu rien de moi. Cela n’a aucune importance. Ce qui comptera, c’est ce que tu seras, ce que tu sauras, la force que j’aurai mise en toi. Si tu as une valeur, tu occuperas, dans la société de demain, une place plus haute que la mienne dans celle d’hier. Il faut travailler à être un homme, Boris, voilà l’essentiel.
Le petit l’écoutait, tendu, passionné. Ses yeux brillaient de plaisir à s’entendre parler ainsi, à être élevé, en quelque sorte, au-dessus de son âge. Il était fier de son père ; il voulait s’efforcer de l’égaler.
— Au pire, continuait Savinski, nous te mettrons dans une école en Angleterre pour deux ans.
Le petit intervint, très rouge.
— Mais je ne veux pas être fouetté, dit-il.
La seule idée qu’il se faisait d’une école anglaise était qu’aux occasions le maître y fouettait ses élèves.
Son père rit.
— De très grands hommes ont été fouettés. Cela nous paraît bizarre, mais les Anglais, qui ont des qualités de caractère, prétendent qu’on n’est pas un homme si on n’a su accepter jeune une bonne correction.
— Jamais, cria Boris, je suis Russe, on ne me touchera pas, je me battrai, je préfère mourir.
— Allons, allons, conclut Nicolas, alors, ce sera un lycée français. On y travaille plus sérieusement que chez les Anglais, et là ta chère peau ne courra pas le risque d’une fustigation doctorale.
A Pétrograd, Nicolas Savinski montrait la même indifférence un peu distante. Il ne se mêlait pas à la chose publique. Plusieurs fois, le gouvernement provisoire lui demanda des conseils et même son appui. Il donnait les conseils, quoiqu’il les sût inutiles, et refusait d’accepter un poste, si haut fût-il. Il voyait le gouvernement comme un bouchon flottant sur des eaux agitées. Les braves gens qui le composaient étaient sans compétence, sans pouvoir et, chose pire, sans volonté, bonne ou mauvaise. Ils travaillaient dans le vide. Qu’attendre de ce néant ? Un seul homme le dominait, Alexandre Feodorovitch Kerenski. Mais chez celui-là non plus Savinski ne découvrait rien de positif. L’apparence de la force seulement. Il le comparait à un ingénieux hercule de foire qui jonglerait, aux applaudissements de la foule ébahie, avec des poids truqués et creux. Du reste, Savinski, homme sain, avait horreur des manifestations hystériques qui signalaient partout, sur le front, à l’arrière, et dans la capitale, le passage de ce rhéteur ivre de mots. Savinski attendait une catastrophe, mais il l’attendait avec un sourire désabusé, avec le fatalisme souriant dont aucun Russe ne peut se débarrasser. Il comprenait que des forces immenses, obscures, mal définies, inconscientes, étaient en jeu et jugeait qu’aucun homme ne pouvait alors les maîtriser. Comme tous ses compatriotes, il ne manquait pas de raisonnements ingénieux et subtils pour justifier son point de vue. « Nous faisons une maladie grave, disait-il, dont les causes se perdent dans la nuit des temps. Surveillons le malade, mais il ne dépend pas de nous de hâter le dénouement, bien moins encore de prévoir quel il sera. Attendons et regardons. »
En juillet, il crut que l’abcès allait crever. Les extrémistes descendirent dans la rue et furent maîtres de la ville pendant quarante-huit heures. Puis, d’une façon inexplicable, le gouvernement l’emporta, presque sans lutte, et la vie reprit son cours paisible et anarchique. Savinski, à la suite de ces journées hasardeuses, conçut un grand mépris pour Lénine, qui, ayant la force en mains (mille mitrailleuses !), s’était montré incapable d’établir un plan et de prendre une décision, — et un mépris plus grand encore pour Kerenski, qui, maître de la situation par une victoire inespérée, n’avait pas su en profiter pour abattre ses adversaires, fusiller Lénine et Trotski, ruiner ainsi le parti bolchévique et permettre enfin à la Russie de respirer un peu dans un ordre si aisément rétabli. Il eut beau jeu à la campagne pour montrer à sa femme combien il avait raison de ne pas se passionner et combien il était vraisemblable que l’anarchie actuelle se prolongerait indéfiniment, sans incidents graves.
Mais, au fond de lui-même, Savinski, quoi qu’il dît, et peut-être même sans qu’il voulût se l’avouer, s’intéressait prodigieusement aux événements qui se déroulaient sous ses yeux et tâchait d’en prévoir le cours incertain. Il semblait qu’il y eût deux hommes en lui, le spectateur curieux, contemplant comme de l’anneau de Saturne la révolution qui agitait cet empire immense, et, d’autre part, l’acteur qu’il était, de bon ou de mal gré, dans cette même révolution. Il se rendait compte de la dualité de ces points de vue, les jugeait inconciliables, mais n’en souffrait pas. Jamais il ne travailla autant à sa banque, préparant l’avenir, usant en maître de ses facultés pour profiter des moindres occasions, jouant dans des circonstances difficiles un jeu serré et hardi, se glissant sans bruit à la faveur du désarroi général dans de nouvelles affaires qui, l’ordre rétabli, lui donneraient une force décuple et feraient de lui la première puissance de la Russie financière. Et il y avait dans tout cela un élément inconnu, une part laissée à la Fortune, un quelque chose de hasardeux qui était fort séduisant. Le travail acharné auquel il se livrait, au lieu de le fatiguer, semblait lui donner des forces nouvelles. Il était dispos et, quand il sortait de son cabinet, il marchait dans la ville avec une sorte de joie intime qui lui faisait redresser sa haute taille, bomber sa poitrine forte. Il était resté jeune. Les femmes le regardaient encore et, au passage, il voyait de beaux yeux rieurs ou attendris se tourner vers lui. Il n’y était pas insensible, et, bien qu’il n’en usât pas, il lui était agréable de constater qu’il avait gardé le pouvoir ancien qui lui avait valu jadis tant d’heures agréables et fugitives.
Il supportait ainsi, mieux qu’il ne l’aurait cru, la séparation d’avec sa femme, dont il s’était habitué pourtant, pendant quatorze ans, d’avoir la présence continue près de lui. Il dîna plus souvent au restaurant et chez des amis, revit un peu de monde. La société de Pétrograd s’était dispersée, mais moins qu’à l’ordinaire, et, par la grande difficulté qu’on avait à voyager, beaucoup étaient restés dans la capitale dont les terres étaient éloignées. Quelques-uns, effrayés aux premiers coups de feu, avaient passé la frontière et s’étaient installés en Finlande ; d’autres, terrifiés, avaient d’un seul élan gagné la Suède, emportant ce qu’ils pouvaient de titres, d’argent et de bijoux, et vivaient luxueusement à Stockholm, vendant une à une leurs pierres précieuses pour subsister pendant les quelques mois que, selon eux, durerait la crise. Mais il restait dans la capitale un noyau de l’ancienne aristocratie et les gens d’affaires fort préoccupés de sauver dans la tourmente les épaves de leurs biens. Il régnait dans ce monde-là une sorte de fièvre assez joyeuse et pas feinte, un désir d’accepter gaiement, tout au moins en société, les coups du sort qui pleuvaient comme grêle. On apprenait ainsi en dînant et par le propriétaire même, qui en faisait un récit plaisant, que les paysans avaient pillé son château historique de X… et fait un feu de joie des beaux livres du XVIIIe siècle français qui ornaient sa bibliothèque. « Et l’on accuse nos paysans d’obscurantisme, concluait-il, alors qu’ils se chauffent et s’éclairent à la lumière même de Voltaire et de Rousseau ! »
Les femmes, dans cette atmosphère si curieuse qui obligeait à regarder toutes choses sous un angle inaccoutumé, s’adaptaient avec la souplesse qui leur est propre aux conditions nouvelles de vie que la révolution leur apportait. Elles avaient toujours été insouciantes et, plus que partout ailleurs, indifférentes à l’ordre d’une société régulièrement constituée et réglée à l’occidentale dans ses moindres détails. Elles étaient habituées à suivre, sans calculer trop, leurs caprices ou leurs passions. Les contraintes auxquelles elles s’assujettissaient ne leur étaient pas lourdes. Du bouleversement général, elles pensaient qu’il sortirait un monde inconnu où elles seraient plus libres. La peur qu’elles avaient éprouvée et qui était encore en elles leur donnait un goût plus ardent à goûter les plaisirs d’une existence qu’elles sentaient menacée et précaire. Elles ne connaissaient plus les heures grises où naguère elles sombraient dans le néant. On jouait aux cartes avec frénésie, on dansait, et même, s’armant de courage, on allait parfois passer la nuit aux Iles chez les Tziganes. Le risque de l’aventure, la rencontre probable de soldats maraudeurs, les coups de fusil possibles, ajoutaient un peu de poivre à l’agrément d’une fête naguère trop banale.
Savinski regardait, écoutait, et se mêlait à ces jeux, sans s’y engager trop. C’était un spectacle dont il ne prenait que les dehors. Il se prêtait et ne se donnait pas. Il échappait par une plaisanterie légère aux attaques trop directes et rentrait chez lui où, pourtant, la solitude de son vaste appartement commençait à lui peser. Il se rendait compte, aux heures de lucidité, qu’il était peut-être plus sage de ne pas rester, pendant ces temps troublés, seul en face de soi-même et que l’époque faisait, même pour un homme de sa trempe, du divertissement, une nécessité.
Il voyait des gens politiques, et son éclectisme désabusé les lui faisait chercher dans tous les partis. Il accordait peu d’importance aux programmes et aux étiquettes. Il croyait aux hommes et s’efforçait d’en trouver autour de lui. Il causait ainsi avec tous et suivait la voie de quelques-uns. Il ne rencontrait le plus souvent, avec des qualités d’intelligence parfois rares, que confusion, incertitude, brouillamini.
C’est ainsi qu’un jour un ami lui amena André Spasski. Il revenait de l’armée, terrifié des progrès qu’y faisait une incomparable propagande bolchévique, laquelle disait simplement aux soldats : « Vous voulez la paix ? Ne vous battez pas. Vous voulez la terre ? Rentrez au village avec votre fusil et prenez-la. » C’était un miracle qu’il restât encore quelques millions d’hommes sous les drapeaux. Le généralissime Kornilof espérait arriver à reconstituer, si on lui en donnait le pouvoir, une armée moins nombreuse, il est vrai, mais plus solide, et poursuivre la lutte avec les Alliés. Spasski rentrait à Pétrograd pour y soutenir par une vigoureuse campagne les efforts du généralissime et s’occupait de la fondation d’un grand journal, la Russie nouvelle, qui combattrait le parti bolchévique et le romantisme social-révolutionnaire de Kerenski. Il plut à Savinski, qui trouva en lui une volonté d’agir qui le portait droit sur l’obstacle. Savinski, en peu de temps, lui réunit les fonds nécessaires pour lancer son journal.
La curiosité passionnée et pourtant dédaigneuse de Savinski l’amena à rencontrer quelques personnalités du Soviet. C’est ainsi qu’il fit la connaissance de Séméonof, l’officier de la Garde, ancien ami de Spasski, et qui, dès les premiers jours de la révolution, s’était jeté dans le parti bolchévique. Séméonof lui parut une des figures curieuses de ce temps. Il s’étonna de trouver dans cet agitateur des manières parfaites et l’habitude du monde. C’était, en outre, un homme fort instruit et d’une culture livresque étendue. Il surprenait par la froideur glacée de ses raisonnements, par l’enchaînement mathématique de ses thèses, par la souplesse de sa dialectique et l’ingéniosité prodigieuse de ses commentaires, par la multiplicité des points de vue dont il envisageait la situation de la Russie, par l’imprévu des rapprochements qu’il en faisait avec des crises analogues dans l’histoire ancienne ou moderne, par l’absence totale dans ses propos de toute sentimentalité, par le cynisme, enfin, avec lequel il affectait de ne traiter une question humaine que par son côté politique. Avec cela, de l’allant, une fertilité d’esprit jamais en défaut et un certain accent d’ironie qui donnait un étrange ragoût à ses propos.
A Nicolas Savinski, dont il voulait capter la confiance, il disait :
— Soyez assuré, Nicolas Vladimirovitch, que nous n’éviterons pas le bolchévisme. Vous connaissez l’âme russe ; elle est bien éloignée des théories du juste milieu chères à nos amis les Français. Elle a le vertige des extrêmes. Elle s’y sent attirée par une force aussi irrésistible que celle de l’aimant. Elle ne s’effraie de rien. Le communisme est le plus absolu des systèmes. Voilà une chance de succès… Peut-être est-il absurde, irréalisable ? Ne croyez pas que ce soit cela qui en détourne un Russe. Bien au contraire, notre Russe aime à montrer que rien ne lui est impossible. Il y a une force prodigieuse en ce peuple : il a foi en lui-même. Il veut tenter ce qui n’a pas été tenté. Et comme il est catholique ! Il embrasse le monde. Qui a dit qu’un Russe ne peut pas se sentir heureux s’il ne voit avec lui l’univers entier partager sa joie ? Il ne concevra le communisme qu’universel et il organisera des signaux lumineux dans la steppe pour communiquer son bonheur aux planètes de notre système solaire. Alors seulement il respirera à l’aise. Il reconnaît en Lénine un homme de son sang. Lénine ne s’arrête pas à moitié chemin ; il va jusqu’au bout de sa pensée. Rien ne peut plaire davantage à l’âme russe… Qu’avez-vous à lui offrir en échange ?… Lorsque la révolution a été faite, le paysan a compris deux choses : qu’elle devait lui donner la paix et la terre. Vous ne savez faire ni la paix ni la guerre, et la terre aujourd’hui n’est à personne. Comment voulez-vous que notre Ivan russe vous suive ?… Nous, il nous entend au premier mot. Avec lui, nous l’emporterons.
— Mais croyez-vous le communisme perfectionné des social-démocrates possible à cette heure-ci en Russie ? intervint Savinski. Il me semble, pour autant que je me souvienne de mes lectures de Marx, que le communisme ne peut s’installer que dans une société hautement développée et industrialisée à son comble. Nous sommes loin d’être arrivés à ce point en Russie. Une énorme majorité de paysans obscurs et pour trente paysans un ouvrier à peine. L’industrie est en enfance chez nous. Nous sommes, en outre, ruinés par la guerre. Où est l’état de surproduction qui doit, suivant votre prophète, amener à la socialisation totale ?
— De cela, je ne m’occupe pas, répondit Séméonof. Je regarde la situation du point de vue politique. Le seul parti qui peut triompher aujourd’hui est celui qui a promis la paix et la terre. Pourquoi nous avez-vous laissé cet admirable programme ?… Je suis pour ceux qui gagnent, et c’est pour cela que je suis entré dans le parti bolchévique. Si le communisme est impossible, eh bien, nous ne serons plus communistes quand nous serons au pouvoir. Mais nous aurons le pouvoir, le pouvoir en Russie, un monde entier à nous !… Comprenez-vous bien ce que cela signifie ? Une fois les maîtres, nous manœuvrerons. Mais si vous voulez conduire un bateau, il faut être dans ce bateau et tenir le gouvernail. C’est à quoi je me prépare. Et nous aurons besoin de toutes les intelligences, et de vous aussi, mon cher Nicolas Vladimirovitch. Dans quelques mois, il s’agira de choisir : être un émigré, ou travailler avec nous. Un émigré, ce qu’il y a de plus affreux au monde. Un Russe à l’étranger perd toute raison d’être. Le Russe, c’est Antée ; il n’a de force que lorsqu’il pose ses grands pieds sur le sol natal. Vous êtes trop Russe pour quitter notre « terre riche et grande ». Je vous le dis, Nicolas Vladimirovitch, les choses iront de telle sorte que, lorsque vous aurez à prendre un parti, vous viendrez chez nous plutôt que d’aller à Londres ou à Paris.
Savinski sourit. Lorsque Séméonof l’eut quitté, il s’attarda à penser à la figure de ce bolchévique par ambition. « Celui-là, se dit-il, ne s’arrêtera pas à des scrupules sentimentaux. Une fois au pouvoir, il installera une guillotine sur la place du Palais d’Hiver. Si beaucoup de jeunes gens de sa classe partagent ses idées, peut-être verrons-nous Lénine en tsar rouge de Russie ? »
Cependant, les événements précipitaient leur cours tumultueux dans le sens prédit par Séméonof. L’arrestation du général Kornilof avait donné des forces nouvelles au parti bolchévique. Il avait déjà la majorité au Soviet de Pétrograd et ses journaux annonçaient ouvertement le coup d’État prochain.
Au milieu de cette prodigieuse agitation politique, la ville restait calme. Elle vivait comme mécaniquement, chacun ne s’occupant plus que de ses affaires et de ses plaisirs dans l’attente d’on ne savait quoi qui ne tarderait pas à arriver.
Mais cette attente était anxieuse. Le sol allait vous manquer sous les pas. Que serait ce demain redoutable ? Et l’au jour le jour même était plein d’imprévu et de terreur. Savinski, si maître qu’il fût de sa pensée, s’apercevait à certains moments qu’il vivait sur ses nerfs et qu’ils étaient soumis à une dure épreuve. C’était une alternative curieuse de moments de lassitude suivis de périodes exaltées. Et ce mélange faisait de son existence quelque chose d’étrangement agité d’où l’ennui tout au moins était exclu.
Les Choupof-Karamine étaient rentrés à Pétrograd. La belle Nathalie brûlait Kerenski qu’elle avait adoré. Selon elle, il n’était que vanité et avait fait la révolution pour coucher au Palais d’Hiver dans le propre lit du tsar. Pour satisfaire cette ambition puérile, il n’avait pas hésité à jeter la Russie dans l’abîme. Toute à l’idée de précipiter le dictateur du trône où il s’était juché, elle appelait à grands cris les bolchéviques. « Lénine punira, comme il convient, ce petit sot », disait-elle. Elle affichait les idées les plus hardies. La Russie ne pouvait sortir de la crise actuelle que par une nouvelle révolution. L’excès du mal lui rendrait la santé. Un mois sous Lénine serait pour elle le salut. Tant que le communisme restait à l’état d’idéal, il attirait le peuple entier. Une fois appliqué, chacun comprendrait qu’il ne peut mener à rien et, de l’expérience manquée du socialisme intégral, on passerait enfin et d’un seul coup à l’ancien état monarchique et autocratique qui avait fait la grandeur de la Russie. Sans doute, les temps bolchéviques seraient terribles à traverser. Mais c’était la transition nécessaire… Beaucoup des amis de Nathalie partageaient sa façon de voir.
Cependant, pour s’assurer une vie possible pendant le régime inévitable et précaire du bolchévisme, elle prenait ses précautions. Elle avait un salon politique. Que n’eût-elle pas donné pour y recevoir Trotski ? Mais cet homme farouche, rageur et mal élevé, un Juif, du reste, était inabordable. A son défaut, elle prit ce qu’elle trouvait, et Savinski ne fut qu’à moitié étonné d’y rencontrer un jour Séméonof, dont on commençait à parler beaucoup.
Il était tout à fait à son aise dans l’appartement luxueux des Choupof-Karamine. Il y faisait figure d’homme d’État. Assis dans un grand fauteuil, une jambe croisée sur l’autre, renversé en arrière, le regard froid, mais avec un demi-sourire sur ses lèvres longues, il citait Machiavel, Talleyrand et Robespierre, Hegel et Karl Marx, et assaisonnait de pointes plaisantes les théories extrémistes qu’il offrait à la méditation de ses auditeurs. A l’entendre, il semblait qu’il s’agît de pures spéculations théoriques, et sur ce terrain on le suivait avec intérêt dans une espèce de griserie d’idées qui ne laissait rien apercevoir de la réalité. Un jour, André Spasski — car la belle maîtresse de la maison se l’était aussi attaché — interrompit le cours de ses dissertations par cette simple phrase :
— Votre révolution, dit-il, coûtera beaucoup de sang.
— Sans doute, répondit froidement Séméonof. La première révolution, celle de Kerenski, périra parce qu’elle a aboli la peine de mort. On n’édifie de grandes choses que par la violence, et le sang est le ciment nécessaire de la société nouvelle.
Quoiqu’on fût habitué aux audaces de langage de Séméonof, un frisson secoua les familiers réunis dans le salon Choupof. Nathalie, avec un charmant sourire et un coup d’œil vif jeté au théoricien bolchévique, lui dit :
— Heureusement, Léon Borissovitch, que nous sommes de vos amis. Vous serez notre guide. C’est vous qui trouverez à la pauvre abeille inutile que je suis, une cellule où travailler au bonheur de tous. Avoir la conscience que l’on est une partie active d’un tout immense et bien ordonné, que l’on sert un idéal, c’est une chose magnifique… Mais, qu’est-ce que vous ferez de moi ? A quoi puis-je être bonne ?… Je ne voudrais pas laver le linge, je le laverais très mal, ni coudre des vêtements…
Elle minaudait, confuse.
— Vous serez ma secrétaire, Nathalie Ivanovna, interrompit Séméonof. Je vous conseille d’apprendre dès demain à écrire à la machine et à sténographier.
Il aurait pu dire cela sur un ton qui l’aurait fait passer, mais il parla sèchement, d’une voix froide et impérieuse.
L’incident laissa une impression désagréable à ceux qui en avaient été les témoins.
Comme Spasski et Savinski sortaient ensemble de chez les Choupof-Karamine, Savinski dit à son compagnon, après un assez long silence et comme en manière de conclusion à une suite de pensées non formulées :
— C’est tout de même un monstre, votre ami Séméonof.
Spasski sourit.
— C’est un ambitieux ! Il n’a que cette seule passion. Il est, du reste, fort intelligent. Il n’est pas plus communiste que tsariste, et vous démontrera avec la même logique forcenée que ce sont deux termes antithétiques, mais équivalents, et qu’on peut finalement les égaler l’un à l’autre. Pour l’instant, son attitude n’est qu’un jeu. Mais qu’il trouve dans le bolchévisme de quoi satisfaire le désir qu’il a d’exercer la force qu’il sent en lui, qu’il y voie, je ne sais où, une porte conduisant à quelque chose de grand, il s’y précipitera et poussera de toutes ses forces dans cette direction, sans regarder ni à droite, ni à gauche. Il deviendra redoutable, alors, et nous fera pendre, vous et moi, si cela lui paraît utile… Il est d’autant plus dangereux qu’il est honnête, qu’on ne peut le gagner, ni par l’argent, ni par les femmes, ni par le vin. Il n’a ni maîtresse, ni ami, il mène une vie d’ascète. Je le crois vierge… Méfiez-vous des hommes sans passions, Nicolas Vladimirovitch.
Au milieu d’octobre, Sonia Savinskaia mit au monde un fils qui reçut le nom de Basile. Elle eut, cette fois-ci, des couches difficiles et le médecin en craignit les suites. Nicolas passa une dizaine de jours au chevet de sa femme, attendant la fin de la période critique. Il faisait avec ses enfants de longues promenades dans les bois. L’air était aigre ; il gelait déjà la nuit ; on sentait l’hiver proche.
Et d’abord, Savinski goûta le calme qu’il trouvait dans la campagne finlandaise. Il semblait qu’on fût à mille lieues de Pétrograd, pourtant toute voisine. Pas un écho de ses agitations tumultueuses ne parvenait au fond de ces tranquilles forêts. Mais bientôt Savinski sentit l’ennui le gagner. « Pourtant, se disait-il, je suis en paix auprès de ma femme et de mes enfants que j’aime… » Sur ce mot, il s’arrêta. « Aimé-je Sonia comme j’aime mes enfants ? se demanda-t-il. Voilà un beau sujet à réflexions. Certes, je l’ai aimée. Les femmes que j’ai connues avant elle ne m’étaient qu’un charmant passe-temps, le plus agréable des divertissements. Sonia a été autre chose pour moi ; elle a rempli mon cœur. Elle le remplit encore, mais pas de la même façon. Sans doute est-ce l’effet de l’habitude et puis aussi, pourquoi le cacher ? de l’âge. Voici que j’ai dépassé quarante-cinq ans. Toute une part de ma vie est finie. Je n’ai pas à me plaindre. J’ai connu l’amour sans en connaître les orages. Il me reste à m’acheminer lentement vers la vieillesse avec une compagne très chère et des enfants qui poussent… » Il n’aimait pas à songer au passé, et, sans qu’il s’en rendît compte, c’était la preuve la plus certaine qu’il était encore en pleine force et santé. Mais, voilà qu’aujourd’hui la pensée qu’il avait vécu la plus belle partie de sa vie soudainement l’attrista. Il regarda les noirs sapins qui l’entouraient. Leurs branches, agitées par le vent froid qui venait du nord, semblaient gémir. Le paysage lui-même évoquait l’idée de la mort ; toute vie allait s’éteindre pendant le long hiver septentrional.
« Mais ces forêts renaîtront, s’écria Savinski. Les bouleaux dépouillés se couvriront de feuilles délicates et jeunes. Les herbes folles pousseront sur ce sol stérile ; des fleurs se balanceront aux brises tièdes de mai. Le printemps reviendra pour la nature entière, sauf pour moi… »
Et soudain il eut le désir violent de retourner à Pétrograd. La vie y était mauvaise, agitée, elle vous tordait les nerfs ; mais c’était la vie tout de même, quelque chose de trouble et de puissant qui vous emportait si vite que parfois on en perdait le souffle. Il frémit à la pensée d’un long exil à l’étranger. Mener une existence luxueuse de grands hôtels internationaux lui parut impossible. Le souvenir de la prédiction de Séméonof lui revint. « Aurait-il raison ? se demanda-t-il. Au jour venu de choisir, préférerai-je la Russie, même sous Lénine ? »
Il sourit. Ces pensées étaient vaines et romanesques. Non, il partirait à l’étranger si c’était nécessaire. Mais auparavant, il fallait mettre de l’ordre dans ses affaires. Le soir même, il annonça à Sonia qu’il rentrerait le lendemain à Pétrograd. Pour la rassurer, il lui dit qu’il ferait préparer leur appartement et que, si toutes choses continuaient dans le train où elles allaient, elle pourrait revenir chez elle avec ses enfants, une fois sa convalescence finie, vers le milieu de novembre.
De retour à Pétrograd, dans les derniers jours d’octobre, Savinski éprouva un moment de joie assez âpre à sentir battre le pouls fiévreux de la ville. L’automne voyait une situation chaque jour empirée. La lumière diminuait dans le ciel chargé de brumes et l’espoir dans les âmes assombries. Un seul parti montrait une ardeur funeste : le parti bolchévique. Le ton de ses journaux était d’une insolence extrême. On y annonçait un coup d’État prochain. Les gardes rouges du parti s’exerçaient ouvertement et en armes au métier militaire, cependant que le chef du gouvernement, A. F. Kerenski, continuait à prononcer des paroles sonores.
Savinski n’était pas sans entendre parler de complots monarchiques. Les salons en bourdonnaient furieusement. Mais, à ses yeux, il n’y avait là que vent et agitation. Et parfois il pensait qu’on n’échapperait pas à un régime communiste. Du reste, fallait-il souhaiter que les bolchéviques gardassent le rôle avantageux d’opposants ? S’ils avaient le pouvoir, y dureraient-ils ? Le cours de la révolution s’accélérait sans cesse. Rien n’était stable. Les bolchéviques subiraient le sort commun et ne feraient que passer.
Sur ce point, Savinski rejoignait la thèse de Nathalie Choupof-Karamine. Mais cela n’était pas qu’une matière à discussions idéologiques. Les bolchéviques, s’ils étaient au gouvernement, emploieraient la manière forte. De toutes parts déjà on prononçait le mot redoutable : la Terreur. Et, derrière ce mot, on voyait se lever des images qui remplissaient les âmes d’épouvante. L’annonce d’un coup d’État prochain tenait tous les esprits suspendus ; on arrivait à en souhaiter l’exécution et la réussite pour être soulagé de l’anxiété de l’attente.
Savinski n’échappa pas à l’humeur noire qui s’était emparée de la ville et dont la contagion se répandait par les conversations quotidiennement répétées. Malgré l’énervement que causait la rencontre de gens affolés, Savinski maintenant acceptait difficilement de rester seul. Il usait ainsi beaucoup de temps dans des conversations vaines dont il sortait plus irrité contre les autres et contre lui-même. Et souvent il se demandait pourquoi il restait encore à Pétrograd, où, autant qu’il en pouvait juger, rien ne le retenait.
L’automne avançait, l’automne triste du nord ; au cours des jours, les averses de neige et de pluie se succédaient, et Nicolas Savinski nourrissait des pensées changeantes comme le temps et grises comme lui. Une fin d’après-midi, comme il sortait de son bureau, fatigué, les nerfs crispés, incapable de supporter la solitude de son appartement, il décida d’aller passer une heure chez Nathalie Choupof-Karamine qu’il n’avait pas vue depuis son retour. Il descendit la Perspective Nevski. Les grands lampadaires, dont un sur deux était allumé, éclairaient d’une lueur blafarde la foule qui coulait continûment sur les trottoirs. Au coin de l’hôtel de l’Europe, des gamins criaient les journaux ; les tramways étaient pleins à déborder. Les passants semblaient être de mauvaise humeur ; l’atmosphère était aigre et brumeuse. Une neige fondante rendait le pavé glissant. Savinski pensa à la villa finlandaise qui abritait sa femme et ses enfants… Il y avait en Europe des pays loin de la guerre où le soleil était encore chaud. Il revit Grenade sur ses collines arides et parfumées. Et, tout aussitôt, il se dit « J’y mourrais d’ennui ! »
Chez Nathalie Ivanovna, il y avait une société nombreuse. Savinski fut d’abord la proie du maître de la maison qui, le tirant à part dans le premier salon, lui demanda une consultation sur des affaires qui le préoccupaient. Un groupe suédois lui faisait des offres pour ses mines de fer dans l’Oural.
— Vendez, lui dit Savinski, mais faites-vous payer à Stockholm. Un jour viendra où vous serez content d’avoir des couronnes suédoises.
Mais Choupof croyait à la hausse du rouble. Pour des raisons très obscures, il ne voulait pas quitter Pétrograd, et surtout le Pétrograd à demi affamé, à demi ruiné de la révolution dans lequel il était assuré de trouver à vil prix et avec une impunité assurée par le désordre général la satisfaction de ses vices. Le fait est qu’on l’avait rencontré à différentes reprises dans les quartiers pauvres, entre chien et loup, vêtu assez misérablement, traînant sur les trottoirs, où jouaient des enfants, son obésité répugnante.
Savinski le quitta et passa dans le salon où régnait Nathalie. Elle était fort entourée ce jour-là et, à peine fut-il entré, Savinski se demanda, comme chaque fois qu’il arrivait chez elle, quelle fâcheuse idée l’avait de nouveau amené chez cette femme pour laquelle il n’avait aucune sympathie. Il la salua et déjà se retirait. Mais Nathalie n’allait pas se priver ainsi de la société d’un homme aussi notable, et, lui indiquant un fauteuil non loin d’elle, le pria de s’asseoir. Puis, elle se tourna vers une jeune fille que Savinski ne vit pas et lui dit :
— Lydia Serguêvna, donnez du thé, je vous prie, à Nicolas Vladimirovitch.
Une minute après, Lydia s’approchait de Savinski, un verre de thé à la main. Il la regarda venir et soudain il la reconnut. Cette grande fille, mince, si jolie, elle s’était abattue à ses pieds devant l’hôtel de l’Europe au premier jour de la révolution. Il n’avait rien oublié d’elle, ni sa grâce, ni sa frayeur, ni ce cœur enfantin qui battait sur son bras tandis qu’il la relevait. Il se leva, prit le verre de la main gauche et de la droite s’empara de la main de la jeune fille. Il s’inclina devant elle et lui dit :
— Nous nous connaissons, Lydia Serguêvna. Il n’y a que votre nom que j’ignorais jusqu’à présent. Vous souvenez-vous de moi ? Maintenant que je vous ai retrouvée, je ne vous quitte plus. Venez causer avec moi dans un endroit plus tranquille.
Et, sans lâcher la main de la jeune fille qui ne se défendait pas, il l’entraîna dans un boudoir contigu où il n’y avait personne. Il y régnait une paix que l’agitation des salons voisins rendait plus précieuse encore. La lumière y était douce et, pour la première fois de la journée, Savinski se sentit délassé, l’âme libre, comme s’il était subitement transporté, sur le tapis magique d’un enchanteur, à cent mille lieues de Pétrograd et de la révolution. Il interrogeait Lydia sur ce qu’elle avait fait depuis le jour où elle s’était laissée prendre dans le tourbillon de la foule. L’expérience qu’elle en avait eue l’avait-elle guérie de cet excès de curiosité ? Avait-elle compris qu’une jeune fille comme elle ne devait pas se risquer dans les bagarres ? Il parlait à moitié sérieux, à moitié plaisant.
— Je ne serai pas toujours là pour vous relever, disait-il. Ou bien attachez-moi à votre personne comme garde du corps et ne sortez qu’avec moi.
— Je veux bien, répondit Lydia. J’ai souvent pensé à vous depuis ce jour et j’ai décidé qu’avec vous je n’aurai jamais peur de rien… Pourtant, je suis horriblement poltronne, ajouta-t-elle en souriant.
Elle le regardait bien en face, la tête un peu renversée en arrière, les yeux larges ouverts. Elle retrouvait près de Savinski le sentiment de sécurité qu’elle avait eu soudainement dans ses bras sur le trottoir de la rue Michel. Il semblait que, par sa seule présence, il mît fin aux inquiétudes et à l’angoisse, et qu’il vécût dans une atmosphère dont, par une générosité qui lui était naturelle, il voulait bien faire partager la sérénité aux rares élus qu’il admettait près de lui. Elle sentait déjà à on ne sait quoi, à la façon dont il la regardait, au ton sur lequel il lui parlait, qu’il serait un ami pour elle, quelqu’un sur qui elle pourrait s’appuyer… Paul était délicieux ; elle l’aimait de tout son cœur, mais il était si jeune, si enfant ! C’était elle qui le guidait…
Tandis qu’ils causaient à bâtons rompus et qu’elle suivait intérieurement le cours de ses idées, Nicolas Savinski laissait ses yeux se reposer sur le frais visage de son interlocutrice, l’étudiait et réfléchissait à part lui. « C’est une vraie fille de la terre russe, pensait-il, une fleur pure que rien n’a souillée, une Tatiana au village. Heureux le jeune homme qui l’aimera et plus heureux celui qui sera aimé d’elle ! Est-il en aucun pays du monde une jeune fille qui vous regarde plus droit dans les yeux qu’une jeune fille russe ? »
Cependant, il lui demandait où elle avait passé l’été.
— Chez nous, répondit Lydia, à la campagne, près de Smolensk. Je voulais voir nos paysans pendant la révolution. Ah ! Nicolas Vladimirovitch, quelle curieuse expérience j’ai faite là-bas ! Je vous le raconterai un jour, si cela vous intéresse. Je les connais bien, nos paysans. Mais…
A cet instant, Nathalie Choupof-Karamine entra dans le boudoir, suivie de Léon Séméonof.
— Où vous cachez-vous ? dit-elle. Je vous croyais partis. Voici Léon Borissovitch qui veut faire la connaissance de la petite princesse.
Elle le présenta à Lydia, qui avait eu un mouvement de recul à voir la figure pâle de Séméonof. Elle avait reconnu le regard qui l’avait glacée sur Nevski. Séméonof s’inclina cérémonieusement.
Mais Savinski la tira à part pour prendre congé d’elle.
— Je ne vous tiens pas quitte de ce que vous avez à me dire sur les paysans. Je suis bien mal renseigné sur ce qui se passe au village, et cela a de l’importance. C’est vous seule qui m’instruirez. Quand puis-je vous voir ?
— Venez demain chez nous, dit Lydia, avant le dîner. Je vous raconterai mon été.
Savinski sortit, laissant Séméonof avec la jeune fille.
Quand il quitta la banque le lendemain, après une journée difficile, Savinski se rendit chez le prince Volynski. Il le connaissait, mais ne le voyait que rarement. Le prince était souffrant et ne recevait pas. Il avait à cette heure-là son médecin près de lui. On introduisit Nicolas Savinski chez la princesse, qui prenait le thé en compagnie de sa fille et du général Vassilief. La princesse avait souffert de la solitude où elle était restée. Puis on lui avait ramené son mari en mauvais état. En descendant de voiture, il était tombé, ses jambes faibles refusant leur service, et s’était démis ou cassé le fémur. Il était maintenant tout à fait invalide. Il avait fallu le ramener à un chirurgien de Pétrograd. Le voyage de retour avait été un cauchemar. Vingt heures dans un wagon sans pouvoir se lever de sa place ; dix personnes dans le compartiment, sa fille au milieu des soldats.
Lydia souriait au discours véhément de sa mère. Sa saine jeunesse ne s’était pas alarmée de ces aventures et avait supporté allégrement ces fatigues. Une fois le thé pris, elle emmena Savinski dans un coin du salon et lui raconta ses expériences de l’été. C’était une joie pour elle de parler ; la vie qui l’emplissait colorait étrangement ses récits.
— J’étais contente, dit-elle, de retourner dans notre bien. Vous savez, chez nous, c’est la vraie campagne, des bois et des plaines à perte de vue. Nous sommes à deux heures, en voiture, d’une petite station près de Smolensk. Il y a là notre maison qui est très vaste, toute en bois, et ancienne, car elle a été bâtie à la fin du règne de Catherine la Grande. A quelques centaines de pas, la demeure de l’intendant, puis quelques bâtiments où papa garde ses plus belles vaches. Les autres sont dans des fermes voisines. Nous avons un village à dix minutes de la maison, un petit village de trois cents feux qui ressemble à tous les villages russes. C’est sale et misérable, bien que les paysans chez nous soient à leur aise et souvent riches. Papa a fait construire une école et entretient un docteur qui est une femme. C’est une Juive d’Odessa, aux cheveux courts et à lunettes, une drôle de personne qui s’habille à moitié comme un homme. Elle se dispute souvent avec papa, mais pas avec moi, car nous nous entendons bien toutes les deux. Malgré sa brusquerie, elle est bonne et se donne beaucoup de mal pour nos paysans. Ce n’est pas facile. Vous ne savez pas à quel point ils sont obscurs et méfiants. Quand on leur prescrit un remède, leur première idée est qu’on veut les empoisonner. Mais Rachel Pappe, c’est ainsi qu’elle s’appelle, les gronde durement et ils finissent par lui obéir. C’est elle qui mène les affaires de chacun. Déjà pendant la guerre, le village a beaucoup changé, en 1916 surtout. Tous les jeunes gens et les hommes jusqu’à quarante ans étaient partis. Il y en avait deux dont on savait qu’ils avaient été tués et dix qui étaient prisonniers en Allemagne. Mais on nous avait donné quelques prisonniers autrichiens. C’étaient de très bonnes gens ; ils vivaient tout à fait libres chez nous et nos babas les aimaient beaucoup. Elles prétendaient qu’ils étaient bien meilleurs que leurs maris. Il est vrai qu’ils travaillaient mieux, ne se grisaient jamais et ne les battaient pas. Leur chef s’appelait Fritz. Il venait de la Carinthie. C’était un bel homme qui était arrivé très maigre et qui s’était vite engraissé chez nous. Imaginez-vous, Nicolas Vladimirovitch, qu’il portait un amour de petit manchon en peau de taupe ! Il causait en allemand avec Rachel Pappe, mais en un rien de temps il sut assez de russe pour se faire comprendre des babas. Il était berger ; il gardait et soignait les bêtes dans la perfection. Bientôt, il eut toutes les bêtes du village. Il n’en a pas perdu une seule en dix-huit mois. Jamais on n’avait vu cela. Enfin, le village, malgré tant d’hommes partis, vivait très tranquille et très prospère pendant la guerre. Cette année, j’ai trouvé des changements. D’abord, une vingtaine de soldats étaient rentrés ; ils avaient simplement quitté le front et étaient revenus chez eux avec leurs fusils. Ils parlaient beaucoup et racontaient des histoires du matin au soir et jusque tard dans la nuit ; ils ne travaillaient guère. Il y avait toujours autour d’eux un groupe de paysans pour les écouter. Il va sans dire que tout le village savait qu’il allait avoir nos terres. La révolution, pour eux, c’étaient les terres de papa. Mais comment ils les prendraient, comment ils se les partageraient, comment ils les cultiveraient, cela était bien compliqué à résoudre et c’était sur ce point délicat que les conversations recommençaient chaque jour. Avec nous, très respectueux, très gentils. Il faut dire que papa a toujours été bon pour eux. Malgré cela, ils en ont peur. Alors, toujours de grands saluts et des inclinaisons de tout le corps. Leur indépendance, ils la manifestaient d’une façon bien curieuse… Comment vous expliquer ?… C’est très difficile…
Lydia fronça un peu son front et se prit à réfléchir. Puis tout à coup elle reprit :
— Savez-vous comment on chasse le vautour dans les Pyrénées ? demanda-t-elle.
Savinski se mit à rire.
— Mais non, répondit-il. Du reste, quel rapport entre la chasse au vautour et les paysans qui veulent la terre ?
— Attendez, attendez, dit Lydia. Vous allez voir. L’année avant la guerre, nous étions en été dans les Pyrénées avec un oncle à moi, grand chasseur. On lui proposa une chasse au vautour dans la montagne. L’homme qui voulait l’emmener donna des détails si passionnants que je suppliai mon oncle de me prendre avec lui. Naturellement, comme vous pensez, il ne put me refuser.
— Je comprends très bien qu’on ne vous refuse rien, Lydia Serguêvna, intervint Savinski.
— Enfin, voilà, nous partîmes vers minuit et, avant le jour, nous arrivions à une cabane dans un endroit désert. A deux cents pas à peu près de la cabane, notre guide jeta un petit agneau mort sur un roc bien en vue. Et nous attendîmes, cachés dans la cabane. Le jour vint ; j’avais grande envie de dormir, mais maintenant il s’agissait de regarder. A peine le soleil levé, on vit très haut dans le ciel un point noir qui décrivait de longues courbes lentes. C’était un vautour qui avait aperçu l’agneau mort. Et, quelques minutes après, un second vautour se joignit à lui et se mit à tourner dans les airs. Puis d’autres encore. Il y en eut bientôt une dizaine. Et, peu à peu, leurs grands cercles se rétrécissaient, s’abaissaient, et enfin les vautours s’abattirent sur un roc, à trois cents pas du cadavre de l’agneau. Alors, cela devint tout à fait intéressant. Deux ou trois vautours venaient, sautillant, se dandinant, dans la direction de l’agneau. Ils le regardaient de loin, semblaient conférer ensemble, puis, pour je ne sais quelle raison, retournaient d’où ils étaient venus. Et, quelques minutes après, la même scène recommençait. Je pense que cela dura bien une heure avant qu’ils arrivassent tout près du cadavre. Quelle patience ! quelle lenteur ! Et enfin, après un temps qui me parut interminable, un grand vautour se risqua à donner un coup de bec dans le ventre de l’agneau. De ma place, je vis le petit corps tressaillir. Le vautour de nouveau s’envola, mais, quelques minutes plus tard, tous les vautours étaient là et s’acharnaient après le cadavre. C’est alors que mon oncle et le guide tirèrent dans le tas. Avec un grand fracas d’ailes, les vautours s’envolèrent à perte de vue. Mais trois d’entre eux restaient morts sur le terrain. Eh bien, comprenez-vous, Nicolas Vladimirovitch, à la campagne, cet été, nos paysans m’ont fait penser à ces vautours. Comme eux, ils s’approchaient peu à peu des fermes et de notre maison. On les voyait par groupes de trois ou quatre autour des bâtiments : ils regardaient avec attention et causaient entre eux. Si on les abordait, ils étaient très polis, comme autrefois. Si on leur demandait ce qu’ils faisaient là, ils répondaient : « Nous nous promenons, barine, nous nous promenons seulement. » Mais ils revenaient, regardaient encore, discutaient à voix basse et, chaque jour, de plus en plus près de la maison. Cela finissait par créer une impression d’angoisse dont on ne pouvait se défaire. Une fois, mon père en rencontra un dans le vestibule même. Il l’interpella et lui dit : « Que veux-tu, Foma Fomitch ? » Le paysan s’inclina jusqu’à terre. « Je regarde, barine, je regarde », dit-il du ton le plus soumis. Mon père entra dans une grande colère (cela lui arrive, vous savez) : « Sauve-toi, malheureux, cria-t-il, ou je te fais périr sous les coups. » Le paysan s’en alla, très tranquillement, à demi souriant. Et, le lendemain, on le revoyait à quelques pas devant les fenêtres du salon, causant à voix basse avec d’autres paysans. Cela devenait intolérable ; cela me rappelait à chaque fois les vautours qui tournent autour de l’agneau mort, attendant de le manger. Alors, nous sommes partis. Papa a fait transporter à Smolensk les plus beaux livres et quelques tableaux anciens. Et maintenant que nous ne sommes plus là, les paysans sont entrés dans la maison. Ils ne l’habitent pas, mais ils ont pris tous les meubles et les ont emportés chez eux. J’aimerais bien savoir qui couche dans mon lit, conclut-elle avec un sourire.
Savinski passa une heure charmante avec la jeune fille.
— Je ne sais comment vous vous y prenez, lui dit-il. Vous me racontez des histoires très tristes, mais, quand elles passent sur vos lèvres, elles ne m’attristent pas. Je pense que vous êtes une petite fée qui transforme toutes choses avec sa baguette magique. Je ne verrai plus nos paysans que comme ces méfiants vautours des Pyrénées.
Il y eut un silence. Puis Lydia parla :
— Devinez-vous ce que Séméonof m’a proposé hier ? Il veut me prendre comme secrétaire quand les bolchéviques seront au pouvoir. Il jouera un grand rôle, il l’affirme. Il hésite entre les Affaires étrangères et la Guerre. Aux Affaires étrangères, il déclare ne pouvoir se passer de moi, car je sais l’allemand, l’anglais et le français. Il veut que j’apprenne à écrire à la machine. Je ne l’aime pas, ce Séméonof ; il me glace, je ne travaillerai pas avec lui. Mais j’apprendrai tout de même à écrire à la machine. J’ai commencé mes leçons dès ce matin, tout près de votre banque, au coin de Litiéiny et de Nevski.
— Si vous voulez une place quand tout le monde sera obligé de travailler, dit Savinski, c’est moi qui vous l’offrirai tant que les banques seront ouvertes. Mais, croyez-moi, ajouta-t-il, suivant la tournure que prendront les événements, il vous faudra émigrer. La Russie ne sera pas habitable pour une jeune fille comme vous. Nous nous en irons ensemble en Europe. D’ici là, si cela ne vous ennuie pas, si vous ne craignez pas la compagnie d’un homme qui pourrait être votre père, voyons-nous souvent.
Comme il quittait Lydia, Paul Volynski arriva. Il était de nouveau en uniforme de junker. Il avait fait une décevante expérience à l’armée. Le régiment auquel il avait été attaché n’avait pas pris part à l’offensive ; les soldats désertaient en si grand nombre que le colonel l’avait renvoyé à Pétrograd. Là, ne sachant où se rendre utile et possédé par l’idée de servir, il était rentré à l’École des junkers pour avoir un grade régulier au jour où l’ordre se rétablirait en Russie. Il venait dîner chez sa cousine, revenue depuis peu de Smolensk. Lydia, ce soir-là comme d’habitude, avait mille choses à lui dire.
— Où se passe-t-il donc, commença-t-elle, des choses aussi extraordinaires que chez nous ? Comme la vie doit être ennuyeuse partout ailleurs ! Il paraît que bientôt nous allons tous être obligés de travailler. Ce sera très amusant. J’apprends déjà à écrire à la machine. Je gagnerai ma vie, Paul ; j’aurai un poste important aux Affaires étrangères. C’est arrangé.
Paul regarda sa cousine et lui dit avec un sérieux incroyable qui la fit pouffer de rire :
— Tu es une enfant, Lydia, tu joues avec tout. Mais Dieu sait ce que l’avenir nous réserve.
— Eh bien, moi, je n’ai pas peur, lança Lydia, dès qu’elle eut recouvré son sang-froid. On aura un tel besoin de « capacités », comme ils disent, que nous sommes sûrs, toi et moi, de nous tirer d’affaire. Regarde : j’ai déjà deux situations offertes, l’une plus brillante que l’autre. Et, si tu ne trouves rien, je te prendrai à mon service. Tu seras le secrétaire de la secrétaire.
Cette perspective rasséréna le jeune Paul. Sa figure reprit l’expression, qui lui était naturelle, de bonne humeur et d’insouciance et, pendant toute la soirée, Lydia et lui jouèrent au bolchévisme, en épuisèrent à l’avance les félicités et le vidèrent de ses terreurs.
— Tout est bien, pourvu que je ne te quitte jamais, dit Paul en partant.
Et Lydia lui répondit, en l’embrassant sur les deux joues :
— Mais oui, on ne sépare pas un frère de sa sœur.
Paul n’aima pas cette réponse.
Ce soir-là, 6 novembre, Nicolas Savinski rentrait chez lui avant minuit. Il avait passé quelques heures chez Nathalie Choupof-Karamine. La nervosité y était grande. Plusieurs fois dans la soirée, on avait téléphoné des nouvelles inquiétantes : les bolchéviques faisaient un coup de force ; leurs troupes étaient mobilisées ; déjà, ils s’étaient emparés du télégraphe central ; Lénine était arrivé à Pétrograd ; on n’avait trouvé pour défendre le Palais d’Hiver qu’un bataillon de femmes !…
Ces bruits, qu’on ne pouvait vérifier, affolaient les gens, et Savinski ne s’attarda pas chez les Choupof. Il se reprochait d’y être venu. Le fait est qu’il ne pouvait plus rester seul le soir. La solitude de son appartement l’effrayait. La lecture ne suffisait pas à l’absorber ; ses pensées s’échappaient du livre et revenaient sans cesse tourner dans le même cycle monotone et triste. La situation de la Russie formait le thème principal de ses méditations moroses. Il ne la contemplait pas objectivement. « Que fais-je ici ? se demandait-il sans cesse. Pourquoi rester ? L’atmosphère de la révolution est vraiment irrespirable. Il faut prendre un parti et quitter la Russie. » Et, en même temps, il sentait au fond de lui qu’il ne pouvait s’en aller. Qu’est-ce qui le retenait donc encore dans cette ville funeste ? Ses affaires ? Elles étaient arrangées au mieux des circonstances déplorables. « J’aurai de quoi vivre à l’étranger, se disait-il. Et, au besoin, comme j’emporterai ma tête avec moi, je pourrai encore gagner de l’argent, puisque je ne suis plus bon qu’à cela. Voilà la raison, voilà la sagesse ! Et pourtant je reste. Est-ce la curiosité qui m’attache ici où finalement je risque ma vie ? C’est payer bien cher le désir de voir de mes yeux les folies que font mes compatriotes ! » De guerre lasse, Savinski renonçait à se poser des questions. Lorsqu’il réfléchissait, tous les arguments étaient en faveur du départ. Mais quelles que fussent les raisons qu’il accumulât, il sentait au fond de lui que des causes très obscures, très secrètes, l’enchaînaient à cette vie misérable de Pétrograd. Après de longs débats, il avait décidé de faire rentrer sa femme et ses enfants. Les lettres de Sonia montraient une tristesse profonde qui l’avait touché. Il lui avait écrit de revenir entre le dix et le quinze de ce mois. « C’est une folie, sans doute, se dit-il, mais quoi ? A la moindre alerte nous traverserons la frontière. Et peut-être la présence de ma femme et de mes enfants contribuera-t-elle à rétablir l’équilibre détruit de mes nerfs ? Ce vaste appartement où je suis seul m’est insupportable. »
Savinski passait la soirée au cercle ou chez des amis. Le plus souvent, il était chez Nathalie Choupof-Karamine. Il y rencontrait des hommes politiques, des gens d’affaires et les femmes les plus élégantes de Pétrograd. Le cercle se rétrécissait peu à peu. Chaque jour, on apprenait qu’un tel était parti soudainement et en secret pour l’étranger. Pourtant, la veille il était là, parmi eux, plaisantant avec bonne humeur sur toutes choses. Qui aurait pu supposer qu’il était à bout de nerfs et incapable de supporter ces angoisses un jour de plus ? Alors ceux qui restaient, tout en souriant et l’air détaché, se regardaient les uns les autres, chacun se demandant à part soi : « Qui fera défaut demain ? »
Ainsi, les rapports des êtres dans la société étaient tous volontairement faux. Chez Nathalie, Savinski voyait chaque soir sa petite amie Lydia ; elle lui paraissait la seule personne sincère de l’assistance. Il s’était lié avec elle d’une singulière amitié où se mêlait beaucoup de tendresse. C’était un sentiment nouveau pour lui et plein d’un charme inexplicable. Il sentait que pour Lydia il représentait un homme très fort, maître de soi, qui échappait à l’irrésolution dans laquelle se complaisaient les autres personnes qu’elle connaissait. Elle se faisait de lui l’idée de quelqu’un de fier et de sûr qui serait toujours supérieur aux événements. « Cela est faux aussi, comme tout le reste, mais il est bien agréable, pensait-il, qu’une si jolie tête abrite une image aussi favorable de moi. Mais si cette enfant charmante voyait les doutes qui m’assiègent, et ma faiblesse véritable, et l’incapacité où je suis de rester seul, peut-être changerait-elle vite d’idée… Elle croit que je suis inaccessible à la peur. Quelle erreur ! En fait, j’ai peur de tout dans l’avenir, j’ai l’imagination poltronne. Si je me tiens assez bien dans le présent, c’est que j’ai une bonne santé et aussi que je ne vois pas le danger, sans doute par une infirmité de ma vue… Tiens, il faudra que je lui explique cela, la prochaine fois que je la verrai. Elle est si intelligente et fine qu’elle me comprendra certainement. Qu’est-ce qu’elle va devenir, cette fille ravissante ? Elle se mariera. Elle épousera un imbécile, c’est inévitable, et, dans quelques années, elle mènera la seule vie que peut avoir une jeune femme très belle, très séduisante, et qui méprise son mari… Qui choisira-t-elle ? Son cousin Paul ? C’est un enfant. Spasski, qui lui fait la cour ? Ce serait un mariage tout à fait nouvelle Russie. Le vieux prince ne le supporterait pas. Ou un de ces jeunes secrétaires d’ambassade, si corrects, si élégants, et qui ont perdu au contact de l’étranger toute originalité ? Elle sera très riche, si tout ne sombre pas dans la tempête où nous sommes. » Ainsi soliloquait Nicolas Savinski en traversant le pont Troïtski. Il entendit dans le lointain quelques coups de feu. Depuis longtemps, il y avait ainsi des coups de fusil la nuit dans Pétrograd. Les rues n’étaient rien moins que sûres et les attaques nocturnes se multipliaient. On n’y accordait à la longue aucune attention. Cependant, il avait, dans sa poche, la main droite appuyée sur un revolver.
« Nous voici revenus aux temps, chers à Stendhal, des républiques italiennes de la Renaissance, où chacun, lorsqu’il sortait le soir, risquait sa vie et s’armait jusqu’aux dents. Stendhal prétend que c’est la présence continue du danger qui a contribué à créer de fortes personnalités dans l’Italie de cette époque. Peut-être sera-ce une école utile pour mes contemporains ? Mais je ne vois pas qu’ils en aient tiré, jusqu’à présent, grand avantage. Ils me semblent être plus effrayés et plus neurasthéniques que jamais. »
A ce moment, Savinski aperçut sur la chaussée, à distance, une troupe d’hommes qui avançait. Lorsqu’elle fut plus près, il reconnut un peloton d’une soixantaine de soldats. Ils marchaient bien alignés, sans parler entre eux. Le spectacle était nouveau. Cinq minutes plus tard, Savinski croisa un second peloton, plus nombreux, qui allait silencieusement dans la nuit vers le centre de Pétrograd. Les soldats défilaient en bon ordre et leurs pas cadencés faisaient un bruit régulier dans le silence de la nuit. Depuis la révolution, Savinski n’avait jamais vu une troupe d’un aspect aussi militaire. « Qu’est cela ? se demanda-t-il. Le gouvernement a-t-il fait venir en secret des troupes sûres du front et va-t-il coffrer les bolchéviques cette nuit ? Cela ressemblerait bien peu à notre cher Alexandre Feodorovitch Kerenski ! Est-ce le coup d’État de Lénine ? »
Cependant Savinski était rentré chez lui, l’esprit amusé par cette énigme, et, sans en chercher davantage la solution, il se coucha et s’endormit. La dernière image qui passa devant ses yeux avant de plonger dans le sommeil fut celle de Lydia, assise dans le salon Choupof, ayant à ses côtés Spasski, qui parlait avec un extrême sérieux, et le maître de la maison, qui disait des bouffonneries. La présence de Choupof-Karamine près de la jeune fille lui était fort désagréable.
Le lendemain matin, se rendant à son bureau, il rencontra encore des détachements de soldats et de marins, l’arme sur l’épaule, qui défilaient avec une allure tout à fait martiale. Mais sitôt arrivé à la banque, il y apprit la surprenante nouvelle que les bolchéviques, dans la nuit, s’étaient emparés du télégraphe central sans que la moindre résistance leur eût été opposée, que le gouvernement était cerné dans le Palais d’Hiver et que Kerenski, plus habile que ses collègues, avait réussi à s’enfuir. En fait, la ville appartenait aux bolchéviques.
Le téléphone ne cessa de carillonner dans le cabinet de Savinski toute la matinée et il n’eut pas une minute à lui. Les nouvelles étaient surprenantes. Les bolchéviques s’étaient emparés de Pétrograd sans tirer un coup de feu. Le néant de gouvernement n’avait pas esquissé un geste de résistance. Les régiments et les marins avaient passé aux bolchéviques. Seuls, les soldats du Préobrajenski et du Siméonovski boudaient et ne sortaient pas de leurs casernes. On ajoutait qu’ils n’étaient pas agités et passaient leur temps à jouer aux cartes. Lénine, rentré en secret à Pétrograd depuis plusieurs jours, allait présider le soir même avec Trotski le deuxième congrès panrusse des Soviets et y proclamer le changement de régime. L’Institut Smolny, fondation de la grande Catherine qui y faisait élever des filles nobles, était le siège du nouveau gouvernement. Vers midi, on annonçait déjà — comment le savait-on ? — que Kerenski avait rejoint les troupes cosaques du général Krasnof et marchait à leur tête sur la capitale. Savinski eut dix visites. Tous les gens qui vinrent le voir étaient terrifiés. Cette fois-ci, il ne s’agissait plus de plaisanter. Chacun pensait que le règne de Lénine, si court fût-il, serait horriblement sanglant. Choupof-Karamine accourut chercher de l’argent ; la peur avait marqué son visage blême de taches noires. Il semblait que la circulation du sang s’arrêtât dans ce gros corps pourri.
— Vous savez, dit-il, que la frontière finlandaise est fermée. Nous sommes pris comme dans une souricière. Il ne nous reste qu’à aller nous incliner respectueusement à Smolny. Je vais tâcher de conclure mon affaire avec le groupe suédois et, à la première accalmie, je file sur Stockholm.
Il partit à pied, évitant Nevski, et, passant par les petites rues, courut de toute la vitesse de ses petites jambes s’enfermer au fond de son appartement.
Le spectacle de tant de gens apeurés eut pour effet d’un réactif sur Savinski. Au lieu de se laisser gagner par la panique générale, il prit une vue plus calme de la situation. « C’était inévitable, se dit-il ; maintenant, il ne faut plus songer qu’à vivre, jusqu’au jour où l’on pourra avoir un passeport pour l’étranger. Il serait bien étonnant, que l’on entrât tout de suite dans une ère de vertu. La force du rouble parlera toujours dans les bureaux. » Il pensa à sa femme, avec un soulagement infini à l’idée qu’elle était en sûreté en Finlande. Mais quelles seraient son inquiétude et son angoisse lorsqu’elle apprendrait le coup d’État à Pétrograd ? Il fallait absolument lui faire passer des nouvelles… Et tout à coup il eut un sursaut. Que faisait sa petite amie Lydia ? Sans doute était-elle dans la ville à se promener. Il se précipita au téléphone et la demanda. Il apprit qu’elle était sortie. A peine raccrochait-il le récepteur, qu’un garçon de bureau lui annonça qu’une jeune femme le demandait. Elle s’appelait Lydia Serguêvna Volynskaia. Savinski courut à la porte.
Hésitante un peu, enveloppée de fourrures, le visage rosé par le froid et par la confusion, Lydia entra. Ses grands yeux bleus si purs ne disaient pas la crainte, mais la perplexité, et pourtant il parut à Savinski que la lèvre inférieure de la jeune fille, lèvre délicatement fendue par son milieu, tremblait un peu. Emporté par un mouvement qu’il ne songea pas à réprimer, il passa son bras gauche autour de la taille de Lydia et l’attira à lui. Il la grondait doucement comme un père gronde son enfant chérie.
— Petite fille, dit-il, que faites-vous dans la ville aujourd’hui ? Quel démon de curiosité vous pousse ? Vous allez vite rentrer chez vous et vous n’en ressortirez pas avant que je vous en donne la permission.
Lydia sourit. Quand elle était arrivée, elle ne savait que penser. Maintenant, elle sentait que Savinski lui pardonnait, et sa sortie de chez elle, et sa venue si inattendue dans son cabinet à la banque. Fière de son succès, c’est sur un petit ton de bravade qu’elle lui dit :
— Mais, Nicolas Vladimirovitch, jamais la ville n’a été plus calme. Il règne un ordre parfait, pas d’attroupements, pas de meetings, des pelotons de soldats comme aux temps du tsar… Et puis, ajouta-t-elle malicieusement, je voulais savoir ce que vous pensez de ce qui se passe. A moi toute seule, je n’y comprends rien…
— Ce que je pense, répondit Savinski, c’est que pour l’instant vous devriez être chez vous. Croyez-vous que les révolutions sont faites pour fournir un spectacle aux jeunes filles curieuses de Pétrograd ? Je vais vous ramener chez votre père. Peut-être trouverons-nous une voiture. Quant à mon automobile, les bolchéviques l’ont prise au garage. Séméonof l’occupe, sans doute, à ma place.
A cet instant, on frappa à la porte et un garçon tendit une lettre fermée à Savinski. Il l’ouvrit et réfléchit une seconde.
— Entrez ici, dit-il, en ouvrant la porte d’un cabinet voisin. Donnez-moi deux minutes et je vous retrouve.
Lydia passa lentement dans la pièce que lui indiquait Savinski, et celui-ci, une fois la porte fermée, fit introduire son nouveau visiteur, qui n’était autre qu’André Spasski.
Savinski constata tout de suite que Spasski n’avait en rien perdu son sang-froid. Il était calme comme à l’ordinaire, et on ne voyait pas trace de nervosité sur son visage.
— J’ai été averti à temps par un coup de téléphone, dit-il, et j’ai quitté mon appartement sans attendre une minute. Les bolchéviques me font l’honneur, paraît-il, d’attacher un certain prix à ma capture. Ils sont chez moi à l’heure où je vous parle. Mais ils ne m’auront pas facilement.
— Qu’allez-vous faire ? demanda Savinski.
— D’abord, me cacher. Grâce à Dieu, j’ai plus d’une maison sûre ici, et j’ai aussi un excellent passeport.
Il sortit de sa poche un papier froissé et tendit à Savinski un passeport déjà couvert de cachets au nom de l’ingénieur Paul Pavlovitch Mouchine, âgé de trente-huit ans.
— Je vais passer chez les cosaques de Krasnof. Cela ne sera pas difficile. Krasnof aura plus de confiance en moi qu’en Kerenski qu’il méprise. Peut-être prendrons-nous Pétrograd ! Ces coquins n’aiment pas se battre.
Spasski souriait tout le temps en parlant.
— Mais avez-vous de l’argent ? demanda Savinski.
— J’en ai, répondit le visiteur. Je me sauve. Je suis un personnage compromettant, ajouta-t-il. Il ne faut pas qu’on me trouve chez vous. Je vous ferai tenir de mes nouvelles par un de mes hommes. Il viendra de la part de l’ingénieur Mouchine. Pour vous, vous n’avez, je crois, rien à craindre pour le moment. Séméonof sent qu’il aura besoin de vous. Au pire, vous avez quelques semaines de répit. Au revoir, Nicolas Vladimirovitch, car nous nous reverrons.
— Que Dieu soit avec vous, dit Savinski en l’accompagnant à la porte.
Resté seul, Savinski attendit quelques minutes. Il regarda par la fenêtre. Spasski, d’un pas tranquille, descendait la Perspective Nevski sans se hâter, les mains dans ses poches, une cigarette à la bouche.
Lydia fut frappée de la bonne humeur de son hôte lorsqu’il vint la rejoindre. Décidément, elle ne s’était pas trompée sur lui. Aux heures critiques, il ne gémissait pas, il ne s’arrachait pas les cheveux. Elle éprouva à nouveau le sentiment de sécurité qu’elle avait eu dans ses bras, lorsqu’il l’avait ramassée six mois plus tôt sur le trottoir devant l’hôtel de l’Europe. Cette fois-ci encore, Savinski la reconduisit chez elle. Ils prirent un izvostchik qui flânait sur la Perspective. Le temps était beau et clair ; il y avait sur les trottoirs la foule accoutumée. Personne ne paraissait se rendre compte qu’un coup d’État avait eu lieu dans la nuit et que les bolchéviques apportaient au pouvoir leur redoutable programme de guerre civile et de communisme. Pétrograd, pour s’émouvoir après six mois de révolution, avait besoin d’entendre des coups de feu dans la rue et de sentir l’odeur de la poudre. Or, tout était tranquille. Des pelotons de soldats patrouillaient dans un ordre parfait. Il fallait un grand effort d’imagination pour comprendre l’importance de ce qui venait de se passer en quelques heures. Et qui parmi ces gens fatigués et neurasthéniques était capable de cet effort ?
La voiture descendit Nevski. Arrivés à Morskaia, Savinski et Lydia virent qu’à gauche la rue était barrée par des troupes à la hauteur du bureau central des téléphones. L’izvostchik tourna à droite pour passer sous l’arche majestueuse qui ouvre sur la place du Palais. Mais, comme ils y parvenaient, des junkers l’arrêtèrent. « On ne passe pas. » Lorsque Lydia reconnut l’uniforme des junkers, elle eut un sursaut et pâlit.
— Heureusement, dit-elle, que mon cousin est malade depuis hier et ne peut sortir. Comment aurais-je vécu si je l’avais su ici ?
Savinski la rassura.
— On ne se battra pas, dit-il. On ne se bat jamais. Il y aura des pourparlers et tout finira pacifiquement. Vous savez bien comment cela s’arrange chez nous.
La grande place du Palais-d’Hiver était vide. Il fallut rebrousser chemin et prendre le long du canal de la Moïka. Là, ils rencontrèrent un détachement de jeunes soldats, des gosses vraiment, fraîchement débarqués du front, le casque des tranchées sur la tête. Ils marchaient pêle-mêle. Comme la voiture était arrêtée pendant qu’ils défilaient, Savinski demanda à un sous-officier où ils allaient.
L’homme répondit avec nonchalance :
— Nous sommes commandés pour défendre le Palais d’Hiver, où le gouvernement est réfugié.
Il parlait d’une voix fatiguée et indifférente. Puis, haussant les épaules, il reprit sa marche. Savinski fut stupéfait de voir que les troupes du comité révolutionnaire qui gardaient le pont aux Chantres laissaient passer les soldats du front, qui traversèrent sans être inquiétés la grande place déserte et disparurent dans la porte centrale du Palais.
Il se tourna vers Lydia, qui maintenant souriait.
— Vous avez raison, dit-elle. Ne dirait-on pas qu’il s’agit d’un spectacle, d’une espèce de parade de cirque ?… Je ne puis pas prendre les choses au sérieux chez nous. Ces enfants casqués et en désordre, ces marins qui les regardent passer, comme si tout était arrangé d’avance, tout cela me paraît manquer de grandeur, Nicolas Vladimirovitch… Ou bien est-ce que je suis une trop petite fille pour comprendre ? ajouta-t-elle avec cet accent de sincérité et ce naturel qui laissaient voir si profondément en elle.
— Ce n’est pas un jeu, grande fille que vous êtes, répondit-il. Il suffit d’un rien pour que la scène, qui est ridicule, devienne tragique. En tout cas, vous allez me promettre, quoi qu’il arrive, de rester bien sagement chez vous aujourd’hui. Je passerai un instant avant dîner pour vous apporter les nouvelles. D’ici là, vous ne bougerez pas. Cherchez vos poupées ; elles ne doivent pas être bien loin, et jouez avec elles. Cela vaut mieux aujourd’hui que de courir les rues.
Lydia devint sérieuse.
— Eh bien, vous aussi, dit-elle, vous me promettez de ne pas faire des imprudences et de ne pas vous exposer inutilement. Je suis tranquille pour Paul, qui est au lit. Je ne veux pas avoir d’inquiétudes à votre sujet. Vous ne quitterez pas votre banque et, s’il y a de l’agitation, vous rentrerez chez vous tout de suite par les petites rues, et vous me téléphonerez… Ah ! mais, c’est vrai, vous avez cet affreux pont Troïtski à traverser. C’est tout ce qu’il y a de plus dangereux. Si l’on se bat, voilà, vous viendrez coucher chez nous. Vous savez que vous pouvez entrer par la Millionnaia.
Il y avait dans la voix claire de la jeune fille quelque chose de pressant, de sérieux, qui toucha délicieusement Savinski. Il se défendit de se laisser aller à l’émotion qui l’envahissait et, sur un ton plaisant, il dit :
— Vous me parlez comme une grand’maman à son petit-enfant, Lydia Serguêvna. Cela me rajeunit… Mais, soyez tranquille, je suis un grand poltron et ne veux rien risquer. Au moindre bruit, je me fais enfermer dans un de nos coffres-forts et attendrai là le calme revenu.
Il la quitta à la porte de chez elle, sur le quai du Palais qui était désert.
Contrairement à toute attente, le déjeuner chez les Volynski fut très gai. Le prince se sentait mieux et le coup d’État, appris le matin même, l’avait mis dans un état de joie extrême. L’idée que les misérables qui avaient renversé l’empereur étaient à leur tour précipités du pouvoir et traqués dans le Palais d’Hiver l’emplissait d’allégresse.
— Il y a donc une justice, ma chère, dit-il à sa femme en arrivant à table. Je n’ai qu’un regret, c’est de savoir Kerenski en fuite. Il faut reconnaître qu’il est malin. Toutes les fois qu’il y a du tapage, il disparaît dans une trappe comme un diable. Où était-il en juillet, je te prie ? Quant aux autres, ils sont pris au piège. On va les jeter dans la Néva et les noyer comme des rats. C’est le commencement de la fin. La prochaine fois, ce sera le tour de Lénine et de Trotski. Alors, l’expiation sera complète. En attendant, nous allons boire une bouteille de champagne pour célébrer ce grand événement.
Il fit monter du vin et insista pour que Lydia en bût un plein verre. Il trinqua avec le général Vassilief. Ses yeux creusés brillaient sous leur profonde arcade. Parfois, un accès de toux le secouait. Il ressentait alors de vives douleurs à son fémur malade et poussait quelques jurons. Mais la joie l’emportait et il recommençait à discourir.
— Vois-tu, disait-il à sa fille, il ne faut jamais désespérer de la Russie. Il y a dans l’âme russe un profond sentiment de justice. Elle ne peut supporter longtemps ce qui est immoral. Comment admettre que les coquins qui ont détruit l’Empire restent au pouvoir ? Cela criait vengeance. Kerenski couchant dans le lit du tsar ! La foudre du ciel devait tomber sur lui. Je respecte Lénine. Il est l’instrument de la colère de Dieu.
Le général profita d’une quinte de toux du prince pour intervenir.
— Mais, Serge Borissovitch, dit-il, nous serons châtiés, nous aussi.
— Eh bien, mon cher, reprit le prince avec un curieux accent de triomphe, si nous sommes châtiés, nous l’avons bien mérité. Qu’avons-nous fait pour soutenir l’empereur ? Rien. Qui de nous a donné sa vie pour lui ? Personne. Nous serons fouettés pour nos péchés. Et la Russie sortira de l’épreuve plus grande et plus pure que jamais… Buvons à la Russie.
Il vida son verre.
Lydia l’écoutait distraitement. Les émotions qu’elle avait éprouvées dans la matinée, sa visite à Savinski, la promenade en traîneau, le champagne qu’elle avait bu, l’avaient comme détachée d’elle-même. Elle vivait dans un rêve agréable. Sa mère, son père, le général Vassilief, les domestiques qui servaient lui paraissaient des personnages irréels : elle revoyait la révolution comme elle l’avait vue quelques heures plus tôt près de la place du Palais-d’Hiver, comme une parade foraine, ou mieux comme une féerie… On se levait de table ; elle se sentit tout à coup très fatiguée, monta chez elle, s’étendit sur un divan et tout aussitôt s’endormit.
Une heure plus tard, elle fut réveillée par quelques coups à sa porte. Sa vieille bonne Katia entra et lui tendit un billet. Dans l’adresse écrite au crayon elle reconnut l’écriture de son cousin. Elle eut une palpitation de cœur. Ce billet, elle le sentait, lui apportait une terrible nouvelle. Elle l’ouvrit. Il ne contenait que deux lignes :
Je suis au Palais d’Hiver avec mes camarades. Si je ne te revois pas, je te dis adieu. Je t’aime, je t’ai toujours aimée.
Paul.
Elle devint très pâle. « C’est affreux, pensa-t-elle, il va mourir. » En hâte, elle s’habille pour sortir. Où aller ? que faire ? elle ne le savait pas, mais il était impossible de rester là sans essayer quelque chose. Le calme de sa chambre était intolérable et la chassait de chez elle. Katia essaya de la rassurer. Puis, n’y réussissant pas, elle lui dit :
— Mais, tu ne peux pas sortir, Lydotchka. Les gens sont fous aujourd’hui.
Mais, comme Lydia refusait de l’écouter, elle fit un grand signe de croix sur elle et la baisa sur l’épaule gauche.
Dans le vestibule, Lydia rencontra une de ses amies qui venait la voir. C’était une compagne de cours, Hélène Ivanovna, qui habitait à un quart d’heure de chez elle, de l’autre côté du Champ-de-Mars, à la Mokhovaia. Hélène Ivanovna était une grande et forte fille qui passait dans la vie sans fièvre et sans hâte. Elle paraissait ne rien ressentir et être toujours en retard d’une heure. Lydia avait pour elle beaucoup d’amitié.
— C’est Dieu qui t’envoie, dit-elle à Hélène. J’ai besoin de toi. Nous sortons ensemble, tu veux bien ?
— Pourquoi pas ? dit Hélène avec placidité.
Les deux jeunes filles prirent par le quai du Palais, toujours désert.
Lydia entraînait son amie à une allure rapide. Elles gagnèrent la Millionnaia et arrivèrent jusque devant le musée de l’Ermitage. Mais le petit pont traversant le canal qui sépare le musée du Palais d’Hiver était occupé par des ouvriers armés. Devant elles, c’était la masse sombre et rouge du palais. La place était vide comme dans la matinée. Les ouvriers refusèrent absolument de laisser passer les jeunes filles, et les supplications de Lydia restèrent sans effet. Elles revinrent sur leurs pas, prirent le long du canal de la Moïka et tentèrent de franchir le barrage des troupes rangées entre le palais du gouverneur militaire et le ministère des Affaires étrangères.
Là encore, elles n’eurent aucun succès. Lydia ne se découragea pas.
— Tentons la fortune du côté de l’Amirauté, dit-elle à son amie.
Celle-ci ne posait aucune question. Elle suivait Lydia dans cette promenade aventureuse comme elle l’aurait accompagnée dans une tournée de magasins pour acheter une robe.
Près de l’Amirauté, la foule était un peu plus compacte et le cordon des soldats révolutionnaires plus lâche. Profitant d’une discussion, du reste amicale, qui s’était engagée entre un sous-officier et des spectateurs, les deux jeunes filles passèrent les sentinelles sans qu’on les arrêtât. Elles avancèrent rapidement vers le Palais d’Hiver. Puis Lydia soudainement s’immobilisa et regarda autour d’elle. Bien qu’elle fût toujours sous le coup de l’émotion qui l’avait fait sortir de chez elle et indifférente à tout ce qui ne la préoccupait pas, le spectacle qu’elle avait sous les yeux la frappa d’étonnement. Toutes les issues de la grande place étaient gardées par les troupes révolutionnaires. Mais, sur la place même, les junkers circulaient librement, ne se cachaient pas et s’occupaient aux yeux de leurs ennemis à préparer la défense du Palais. Par endroits, quelques pas à peine les séparaient des gardes rouges. Devant la porte centrale, il y avait de grandes bûches de bois de plus de six pieds de longueur, empilées les unes sur les autres sur une longueur d’une trentaine de pas. C’était une partie de la provision de bois amassée pour l’hiver. Les junkers travaillaient à ménager des jours entre ces bûches et à y placer des mitrailleuses. Comment les troupes bolchéviques les laissaient-elles se fortifier ainsi ? De nouveau, la pensée que tout cela était une « parade de cirque » traversa l’esprit de Lydia. A ce moment, par la porte centrale, sortit un détachement de junkers. Ils défilèrent comme à la parade ; leurs longs manteaux couleur poil de lièvre leur battaient les mollets. Ils s’alignèrent sur deux rangs devant le tas de bois et un général les passa en revue, puis leur adressa une allocution. Les jeunes filles s’étaient rapprochées. Lydia n’écouta pas un mot de la harangue. Elle cherchait, parmi ces deux cents jeunes officiers, à retrouver Paul. Soudain, elle poussa une exclamation.
— Le voilà, dit-elle à Hélène Ivanovna.
En effet, au premier rang, au tiers à peu près de la file, était Paul Volynski. Il se tenait très droit, la tête fixe, la poitrine bombée, les yeux attachés sur le général qui parlait. Il ne voyait pas sa cousine. Elle remarqua qu’il était très pâle. « Il est malade, le pauvre petit », pensa-t-elle. Des larmes lui montèrent aux yeux. Elle n’aurait jamais cru qu’elle avait une telle tendresse pour ce grand garçon. Maintenant, elle entendait les paroles du général. Il terminait d’une voix sonore en disant : « La Russie compte sur vous, mes enfants ! » — « En quoi est-ce que la Russie a besoin de Paul, se demanda Lydia, au comble de l’irritation. Où est la Russie, là-dedans ? Est-ce Kerenski, la Russie ? Paul va-t-il se faire tuer pour Kerenski qui est en fuite ? Et qui est-ce qu’il y a dans ce Palais ? Des ministres socialistes et des bourgeois que personne ne connaît ? »
Au commandement d’un officier, les junkers se remirent sur quatre rangs et, d’un pas cadencé, défilèrent pour rentrer dans le Palais.
Lydia s’approcha du détachement à le toucher. Paul allait passer près d’elle. Il la regarda et eut un sourire de joie. Sa pâle figure s’illumina. Lydia fit un pas encore, comme si elle allait l’aborder. A cet instant, Hélène, soudain consciente de ce qui se passait, la saisit par le bras. Lydia tressaillit à ce contact. Paul l’effleura presque en passant sans détacher les yeux des siens. Elle ne bougea pas. Lorsque les junkers eurent disparu sous la voûte couleur de sang, elle ne dit qu’un mot :
— Rentrons.
Elles traversèrent sans difficulté le cordon des soldats rouges qui ricanaient, et arrivèrent quelques minutes après, sans que Lydia eût ouvert la bouche, à l’hôtel du prince Volynski. Elle monta seule chez elle et s’enferma. Vers sept heures, Nicolas Savinski la fit demander. Elle répondit qu’elle avait la migraine et était incapable de descendre. Elle ne pouvait supporter de le voir à cet instant. Elle se répétait avec colère les mots qu’elle avait prononcés le matin même. « Une parade de cirque ! une parade de cirque ! » Elle se voyait souriante à côté de son ami et se détestait.
La nuit était venue. Elle refusa de descendre dîner. Elle était révoltée contre les siens. « Voilà mon père qui applaudit Lénine. Il a perdu la tête, je pense. C’est Katia qui a raison : les gens sont devenus fous. Pourquoi se massacrer les uns les autres ? Qu’est-ce que Paul a fait à ces soldats ? Pourquoi vont-ils se tirer dessus ? Ils sont Russes les uns et les autres. Il n’y a là aucune raison. »
Cependant, les heures passaient. Elle allait à la fenêtre. Devant elle, la Néva roulait lentement ses eaux noires et gonflées. Pas un bruit ne filtrait à travers les doubles fenêtres collées. Pas une âme ne se montrait sur le quai du Palais. Il régnait un silence de tombeau. Il semblait qu’elle habitât une ville morte. La paix de la cité endormie la rassura. « On ne se bat pas, se dit-elle. Nicolas Vladimirovitch avait raison. » Un flot d’espérance l’envahit et ramena le sang à ses joues pâles. « Il a toujours raison, continua-t-elle. Mais oui, c’est évident, il y a eu des pourparlers entre les troupes du Palais et les révolutionnaires. On discute, on discute sans fin, comme toujours chez nous. Personne n’a envie de se faire tuer ; on parlera jusqu’au matin et chacun rentrera chez soi. »
Elle s’en voulait déjà de son exaltation et d’avoir vécu une telle agonie pour rien. Elle en voulait à Paul lui-même d’avoir été la cause de ces tortures inutiles. « Comme je me vengerai sur lui demain, lorsque je le verrai », pensa-t-elle. Et elle sourit pour la première fois.
A cet instant même, une effroyable fusillade toute voisine éclata. Il était dix heures. L’assaut du Palais d’Hiver commençait. Bientôt elle entendit le tic-tac prolongé des mitrailleuses. Et soudain un coup violent et sourd fit vibrer les fenêtres closes. Une lueur éclaira le ciel noir et lui fit voir, sur l’autre rive de la Néva, la forteresse Pierre-et-Paul, couchée au ras des eaux. « Le canon ! », dit-elle. Il lui parut qu’elle s’arrêtait de vivre. « Que peuvent-ils faire, les pauvres petits ? » pensa-t-elle.
La fusillade continuait ; parfois, elle entendait l’éclat plus violent des grenades à main et, de temps à autre, la détonation profonde du canon qui couvrait tout. Elle voyait le décor qu’elle avait eu sous les yeux dans l’après-midi et les junkers cachés derrière les rangées de bûches. Elle ne pensait plus à rien. A de longs intervalles, tout s’arrêtait. Puis c’était de nouveau un coup de fusil, puis une pétarade désordonnée. Cela dura très longtemps. Elle avait perdu la conscience du temps. Épuisée, elle s’allongea sur son lit et se cacha la tête sous les oreillers pour ne plus entendre. Et, comme elle était couchée ainsi, la fatigue eut raison de ses nerfs et elle tomba dans un sommeil profond.
Lorsqu’elle se réveilla, on n’entendait plus rien. Elle regarda sa pendule. Il était trois heures du matin. Elle frissonna. « J’ai rêvé, se dit-elle. Quel affreux cauchemar ! »
Elle eut encore la force d’éteindre la lumière électrique et se rendormit comme un enfant.
Au matin, Katia était près d’elle avec son déjeuner, ainsi qu’à l’ordinaire. Aussitôt, le souvenir de la nuit lui revint. Elle frissonna.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle… Tu as entendu, cette nuit ?
La vieille bonne souriait.
— Il y a un message de ton cousin Paul, dit-elle. Il est en sûreté à son école.
Lydia retomba sur son oreiller.
— C’est un affreux cauchemar, murmura-t-elle, et deux grosses larmes coulèrent le long de ses joues.
Les trois jours qui suivirent la prise du pouvoir par les bolchéviques furent peut-être ceux qui mirent les nerfs des habitants de la capitale à la plus rude épreuve. Les nouvelles les plus contradictoires passaient de bouche en bouche et faisaient succéder aux espérances les plus vives le désespoir le plus profond. Puis une nouvelle saute de vent soufflait sur les espoirs éteints, les ranimait et, lorsqu’une petite flamme brillait, une averse soudaine l’éteignait.
Les bolchéviques, réunis en séance solennelle à l’Institut Smolny le mercredi soir 7 novembre, avaient fait éclater la joie de leur triomphe. Jamais, depuis le premier jour de la révolution, on n’avait entendu des accents plus enivrés. Jusqu’alors les maîtres de l’heure avaient composé des chants désolés sur l’éternel thème de la ruine inéluctable de la Russie. Aujourd’hui, enfin, on voyait des hommes se féliciter de leur victoire et annoncer à grands cris une ère de bonheur universel. Ils ne doutaient pas d’eux-mêmes, et la première séance du second congrès panrusse des Soviets, présidée par Lénine lui-même, frappa les esprits par la joie farouche et orgueilleuse qui l’emplissait, par la certitude qui animait les protagonistes du drame.
Mais il s’en fallait que la réalité répondît aux assurances des chefs du nouveau gouvernement. En fait, ils étaient seuls avec les quelques milliers de soldats, de marins et de gardes rouges qui les avaient portés au pouvoir. Toute la machine gouvernementale s’était arrêtée d’un seul coup. L’immense bureaucratie de la capitale s’était mise en grève. Pas un fonctionnaire, pas un employé de ministère n’acceptait de travailler pour les commissaires du peuple. Les bolchéviques s’étaient emparés du télégraphe central et envoyaient des messages dans toute la Russie, mais ils ne recevaient pas une réponse. La Russie refusait de causer avec eux et se renfermait dans un silence inquiétant. Les rares nouvelles que l’on avait de l’intérieur ne leur étaient pas favorables. Les voyageurs arrivés de Moscou déclaraient que la ville était à feu et à sang et que les junkers se battaient contre les troupes révolutionnaires. A Pétrograd même, les vainqueurs étaient pour l’instant si faibles et se sentaient si précaires qu’ils laissaient leurs adversaires, les social-révolutionnaires et les menchéviques, se réunir dans un palais de la Fontanka pour lutter ouvertement contre eux.
Ils n’osaient pas toucher non plus à la municipalité, qui était fort active à organiser la résistance au coup d’État. D’autre part, ils avaient des rapports inquiétants sur les cosaques de Krasnof, qui étaient avancés de Gatchina à Tsarskoié-Selo et presque jusqu’aux faubourgs de la ville. Et les habitants de Pétrograd voyaient, ancré près du pont du Palais, le petit croiseur Aurora, dont l’artillerie avait contribué à la prise du Palais d’Hiver. Il était sous pression et chacun savait qu’il offrirait un asile aux chefs bolchéviques si la fortune changeante les obligeait à fuir Pétrograd dont ils venaient de s’emparer. Se réveillerait-on un matin pour apprendre que Lénine, Trotski et leurs suppôts cinglaient à toute vapeur vers une terre étrangère ? En somme, rien ne paraissait plus branlant que le pouvoir de ces hommes qui parlaient si haut.
Et, d’autre part, aucun acte de terreur, et même aucun désordre. La ville était plus calme qu’elle ne l’avait été depuis six mois. Partout des patrouilles, pas un coup de feu. On arrêtait les voleurs et les maraudeurs. Les magasins étaient ouverts. Dans chaque maison, des consignes sévères et rassurantes avaient été données. Chaque habitant de Pétrograd avait reçu, suivant son quartier, le numéro du téléphone qu’il devait appeler en cas de trouble, de vol ou de perquisition nocturne. On se sentait soudain protégé contre mille dangers réels. On respirait à l’aise… Mais tout aussitôt, lorsqu’on laissait la bride à son imagination et qu’on essayait de voir plus loin que les apparences, on était, à la lettre, paralysé par la peur à l’idée, trop certaine pour être mise en doute, que l’on appartenait dorénavant, corps et biens, à des hommes sans scrupules et sans faiblesse, dont l’évangile prêchait la guerre civile, le communisme et l’anéantissement par la violence des anciennes classes dirigeantes.
Il y avait là une contradiction si évidente, si palpable, si à la portée de tous les esprits, que l’on était comme suffoqué. Ivan Choupof-Karamine disait en soupirant : « Rien n’est plus insupportable que l’incertitude. » Et, comme il aimait à bouffonner, il ajoutait : « Seul le lièvre préfère attendre. »
Le salon de Nathalie était vide le soir, les gens ne se hasardant pas à sortir la nuit. Elle recevait maintenant à cinq heures et, par un curieux effet de la peur, elle avait plus de monde que jamais. Les gens ne pouvaient rester chez eux. Isolés, ils sentaient leur faiblesse. Ils couraient les uns chez les autres et, réunis, ils se faisaient illusion et croyaient être une force ; ils oubliaient leur solitude et cherchaient à s’étourdir dans d’interminables conversations. Ils en sortaient plus déprimés encore, car rien n’égalait dans ces premiers jours la tristesse des propos. Chacun rentrait chez soi vers huit heures, et Ivan Choupof voyait avec désespoir s’annoncer une soirée solitaire. Cet homme si bavard causait d’abondance avec tout le monde, sauf avec sa femme. Pendant ces trois jours, Nathalie avait essayé dix fois d’entrer en communication avec Séméonof. Mais, depuis le coup d’État, il avait quitté son domicile sans laisser d’adresse. Sans doute, il était à Smolny. Mais comment l’atteindre là-bas ? L’avenir ne se dessinait pas avec assez de clarté pour qu’on risquât de se montrer au quartier général des bolchéviques.
Lydia, à la suite de la nuit qu’elle avait passée, avait été un peu souffrante et obligée de garder le lit vingt-quatre heures. Elle n’avait pas revu Paul, car les junkers étaient consignés dans leurs écoles et ne pouvaient, au risque de leur vie, sortir en uniforme dans la ville. Le samedi, elle apprit qu’on en avait tué deux dans la Gorokhovaia, alors qu’ils patrouillaient la rue en automobile blindée. L’auto avait eu une panne et ses occupants avaient été massacrés sans qu’ils essayassent de se défendre. Le jour même, Katia quitta au crépuscule l’hôtel Volynski avec un gros paquet. Elle se rendit à l’ancien palais Michel, où Paul était caserné. Elle remit le paquet et une lettre au factionnaire à la porte, dont les grilles étaient fermées. Lydia essaya de téléphoner à son cousin. Le bureau central répondit qu’on ne donnait pas le numéro. Elle fit alors demander à Nicolas Savinski de venir la voir.
Il accourut aussitôt, laissant sans hésitation les affaires qui l’occupaient. Il trouva Lydia pâlie et changée. Elle avait dans le regard quelque chose de sérieux qu’il ne lui connaissait pas et parlait sur un ton où il ne retrouvait plus l’accent enfantin dont elle ne s’était jamais défait jusqu’alors. Elle le remercia d’être venu tout de suite auprès d’elle, lui dit qu’elle avait à causer avec lui et lui demanda :
— Je voudrais savoir ce que vous pensez de la situation.
Savinski regarda ce visage si jeune et déjà si douloureux. Il hésita un instant, puis haussa les épaules.
— Rien, en vérité, Lydia Serguêvna.
Et comme les yeux graves de la jeune fille continuaient à l’interroger, il poursuivit d’une voix sourde :
— Il faut attendre. On ne voit pas clair pour l’instant. Qui peut dire ce qui se passera demain ?…
Et il développa les thèmes qui agitaient la ville sur la précarité du pouvoir des bolchéviques et sur la possibilité d’une avance des cosaques commandés par Krasnof.
Lydia l’arrêta et, posant sa main sur celle de Savinski, elle lui dit, tout en le fixant :
— Je sais tout cela, Nicolas Vladimirovitch, mais ce que je ne sais pas, c’est ce que vous pensez. Dites-le-moi, je vous prie. J’ai beaucoup réfléchi depuis trois jours ; il me semble que je ne suis plus la petite fille que vous connaissiez. Vous êtes mon ami, n’est-ce pas ? Parlez-moi franchement. Il n’y a que vous au monde avec qui je puisse causer.
Il y avait dans l’accent de Lydia quelque chose qui remua Savinski jusqu’au fond de lui-même. Il eut l’intuition qu’elle cherchait auprès de lui un réconfort à des angoisses dont la cause lui restait inconnue. Que lui dire dans l’incertitude où il était ? Il se résolut donc à lui exposer les choses telles qu’il les voyait, mais sur un ton qui enlevât à la conversation ce qu’elle avait de tendu et presque de tragique.
— Lydia Serguêvna, dit-il, je ne suis pas prophète. Si je me trompe, vous ne m’en voudrez pas. Je vous avoue que je n’ai aucune confiance dans les cosaques de Krasnof. S’ils avaient voulu prendre la ville, ils l’auraient prise hier. Nous ne savons pas leur état d’esprit, mais je parie qu’ils sont indécis, divisés, qu’on discute chez eux au lieu d’agir, et qu’on se livre à des marchandages sans fin. C’est la maladie russe. Seuls les bolchéviques paraissent en être exempts. La façon dont ils ont fait leur coup mercredi est vraiment remarquable. Quel progrès sur les journées de juillet ! Ils sont capables d’apprendre. Nous n’avons pas encore vu au cours de la révolution des hommes qui profitent de l’expérience acquise. Et si vous voulez une conclusion…
Il s’arrêta un instant, prit les mains de la jeune fille dans les siennes et, avec un sourire :
— Voulez-vous vraiment une conclusion, Lydia Serguêvna ? Vous savez qu’il n’y a rien qui soit plus difficile pour un Russe que de conclure. Nos compatriotes aiment à accumuler mille arguments ingénieux en faveur de la thèse et de l’antithèse. Puis, quand ils vous ont ébloui par la fertilité de leur esprit et les ressources inépuisables de leur dialectique, ils vous tirent leur révérence.
La jeune fille resta sérieuse et dit simplement :
— Eh bien ?
— Eh bien, reprit Nicolas Savinski, je crois au succès de Lénine. Mais si vous me demandez ce qu’il fera de sa victoire, je vous dirai que je n’en sais rien et probablement, à l’heure actuelle, n’en sait-il pas plus que nous… J’imagine que c’est un homme politique tout autant qu’un fanatique. La politique est faite de ruse, d’ingéniosité, de concessions aux événements. On ne crée pas un régime social tout nouveau en un jour. Il sera amené à manœuvrer, à biaiser… Mais, chère petite amie, conclut-il, voilà une conversation bien sérieuse et assez vaine. Avant que le communisme règne en Russie, Lénine peut être renversé, nous pouvons être, vous et moi, en Angleterre, les Allemands peuvent avoir pris Pétrograd et remis un beau tsar tout neuf sur le trône.
Lydia se leva et se mit à marcher de long en large dans la chambre, les mains croisées derrière le dos. Elle allait d’un pas lent et décidé, son visage restait sérieux et fermé. Soudain, elle vint à Savinski et lui dit :
— Ce n’est pas une parade de cirque, Nicolas Vladimirovitch. Cela, je l’ai compris. Je pense que tout va s’écrouler ; je pense qu’il y aura beaucoup de sang.
Elle s’arrêta, tant elle était émue, et à très basse voix, tout près de Savinski, elle murmura :
— C’est une horreur !
Il y avait dans l’accent de Lydia quelque chose qui fit tressaillir Savinski. Il voulut parler, il ne trouvait pas les mots qu’il fallait.
Il y eut un long silence. Lydia se domina la première. Elle fit encore quelques pas dans la chambre, puis, d’une voix posée, elle dit :
— Je voulais vous demander, Nicolas Vladimirovitch, si vous pourriez me procurer un passeport pour un jeune homme.
Au changement de ton, Savinski se sentit soulagé de l’oppression inexplicable qui l’accablait.
— Un passeport, fit-il, pour un jeune homme ?… Ce n’est pas très facile, mais, tout de même, Lydia Serguêvna, je crois qu’en quelques jours je pourrai vous arranger cela… J’ai des relations, heureusement.
La figure de la jeune fille pour la première fois se détendit.
— Je vous dirai tout. C’est pour mon cousin Paul. Je l’aime comme un frère. C’est un enfant, vous comprenez, un véritable enfant. Il était l’autre nuit au Palais d’Hiver. Je vous demande un peu, Paul, ce petit, risquer de se faire tuer par des Russes ! Pour qui ? Cela n’a pas de sens… Il est enfermé dans son école. Là aussi, on le tuera, c’est certain… Ce n’est pas une parade de cirque, Nicolas Vladimirovitch. Je suis heureuse de voir que vous sentez sur ce point comme moi. Alors, j’ai combiné tout un plan pour qu’il puisse s’échapper, je crois qu’on appelle cela déserter, ça m’est bien égal. Si ce sont les bolchéviques qui sont les maîtres, Paul a le droit de déserter. Je lui ai envoyé par Katia des vêtements civils. Il saura trouver le moyen d’aller chez mon amie Hélène Ivanovna, vous la connaissez, elle habite à Mokhovaia, 27. Elle est très sûre, elle le cachera quelques jours. Personne n’ira le chercher là… Mais il faut que vous ayez un passeport. Je ne serai tranquille que lorsqu’il sera en Finlande.
— Mais voudra-t-il partir ? demanda Savinski.
— Il n’osera pas me désobéir, dit Lydia avec assurance.
— Eh bien, j’aurai un passeport, mardi ou mercredi, continua Savinski. Et puis, ajouta-t-il en souriant, je pense qu’il faudra bientôt m’occuper d’en avoir un pour vous…
— Oh ! pour moi, n’y pensez pas, Nicolas Vladimirovitch. Qu’est-ce que je risque ? jeta la jeune fille d’une voix qui, cette fois-ci, était joyeuse. Une fois Paul en sûreté, je serai tranquille… Je resterai encore un peu ici, car je suis curieuse, vous savez…
Nicolas Savinski retrouvait enfin la Lydia enfantine et joyeuse qu’il aimait. Maintenant, elle parlait sans contrainte et sa bouche était à chaque instant sur le bord d’un sourire.
— Je ne sais ce qui s’est passé en moi l’autre jour, continua-t-elle, quand j’ai su que Paul était avec les junkers au Palais d’Hiver. Paul a été à la guerre. Cela me paraissait tout naturel. Peut-être cela ne représentait-il rien à mes yeux. C’était trop loin… C’est absurde, sans doute, ce que je dis, mais je crois que vous me comprenez… Depuis la révolution, je sais bien qu’on a tué des gens dans la ville même. Je ne les connaissais pas ; cela m’était indifférent. Je disais comme les autres ces phrases que tout le monde répète sans y attacher d’importance : « Les révolutions ne se font pas sans victimes. » Ou bien on parle « du sang répandu pour une grande cause ». Qu’était pour moi « du sang répandu » ? Des mots, et rien de plus. J’ai passé cent fois sur le Champ-de-Mars près des tombes des « victimes de la révolution ». Je n’en ai jamais été émue, — pas plus que vous n’êtes ému lorsque vous entrez dans un cimetière. Et voilà qu’il y a trois jours, j’ai compris tout à coup ce qu’était « du sang répandu ». Est-ce parce que j’avais vu de mes yeux cette barricade que les junkers préparaient ? Est-ce parce que Paul était tout près de moi ? Est-ce parce qu’il allait se battre avec ces soldats à qui j’ai si souvent parlé et qui, eux aussi, m’ont toujours semblé près de moi ? Est-ce parce que cela se passait à deux pas d’ici, et que j’entendais la fusillade, et que je voyais le ciel sombre s’éclairer à chaque coup de canon ?… Je ne sais pas, Nicolas Vladimirovitch, mais je n’ai pu le supporter… Sans doute, vous me trouvez ridicule de me laisser aller ainsi à mes impressions… Enfin, voilà, il faut que Paul s’en aille, tout simplement, et alors vous verrez que je deviendrai une grande personne tout à fait raisonnable, que je parlerai comme les autres et que je dirai d’une voix très posée : « les victimes de la révolution » et « le sang répandu ».
Savinski resta longtemps auprès de la jeune fille. Comme il regagnait à pied son logis, un vers de Pouchkine chanta dans sa tête :
Le lendemain, dimanche, Savinski fut obligé de partir pour la Finlande. Il prit le train. Il n’avait pas de visa sur son laissez-passer ancien. Mais on ne le lui réclama pas et il put franchir la frontière. Il trouva sa femme fort inquiète. Ensemble, ils décidèrent de l’avenir prochain. Il n’était pas question pour Sonia et les enfants de revenir à Pétrograd. Nicolas expliqua à sa femme qu’il lui fallait environ un mois pour régler ses affaires et passer ses pouvoirs à son remplaçant ; que, d’ici là, il ne courait aucun danger, car il fallait que les bolchéviques fussent assurés de leur puissance avant de mettre à exécution leur programme, qu’il avait du reste des relations dans la place et qu’enfin jamais Pétrograd n’avait été aussi calme que ces jours derniers. Il reviendrait donc définitivement vers la fin de l’année et ils partiraient pour l’Angleterre. En attendant, il ne doutait pas d’obtenir un visa pour aller et venir de Pétrograd en Finlande.
Pendant qu’il faisait tous ces arrangements très raisonnables, Savinski avait l’impression curieuse qu’il était hors de la réalité, qu’il prononçait les paroles qu’il devait prononcer, étant donné les circonstances, mais que la vie, comme il se le disait à ce moment même, « était sur un autre plan ».
Il cacha ses pensées à sa femme.
Le mardi matin, comme il rentrait à Pétrograd, son domestique lui dit qu’il était prié d’assister à la messe funèbre qui serait dite ce jour-là en l’honneur de l’enseigne Paul Volynski, tué le dimanche 11 novembre, à l’âge de vingt et un ans.
Savinski n’eut que le temps de courir à l’église. Il y apprit les détails affreux de la mort du jeune homme. Le dimanche, pendant qu’il était en Finlande, les bolchéviques avaient décidé d’en finir avec les junkers et avaient envoyé des troupes et de l’artillerie contre leurs casernes. On ne savait pas exactement ce qui s’était passé à l’ancien palais Michel, où Paul était enfermé. Le fait est que, le lundi matin de bonne heure, on avait retiré de la Moïka deux ou trois cadavres d’enseignes qui y avaient été précipités. Le hasard voulut qu’un domestique du prince Volynski, passant là et attiré par la foule qui s’était rassemblée, s’arrêtât et reconnût dans un des cadavres le jeune prince Paul. Il avait reçu une balle dans la tête et une autre dans la poitrine. La balle dans la tête ayant été tirée à bout portant, il était horriblement défiguré.
Les jours passèrent.
Lydia s’était enfermée chez elle, et Nicolas Savinski n’arrivait pas à la voir. Il lui avait téléphoné pour s’informer de sa santé. Elle lui avait répondu une fois elle-même. Elle était très bien, mais fatiguée et, pour l’instant, avait besoin de solitude. Lorsqu’elle serait rétablie, elle l’en avertirait. Elle avait terminé sur un ton un peu différent.
— Ne m’en voulez pas, avait-elle dit. Je vous reverrai bientôt. En attendant, pour l’amour de moi, soyez prudent. Que Dieu soit avec vous !
Savinski, tout préoccupé qu’il était du sort malheureux de sa petite amie, avait renoué des relations avec le prince Serge Volynski. Maintenant, il était souvent à l’hôtel du quai du Palais et s’était lié d’amitié avec le pathétique vieillard. Mais jamais il ne rencontra Lydia, ni chez son père, ni dans l’escalier, ni dans le vestibule. Le prince Serge était cloué dans un fauteuil et ne sortait de sa chambre que pour les repas. Deux domestiques le portaient alors jusqu’à la salle à manger et, pendant le trajet, leur maître les accablait de recommandations et d’injures, car le moindre mouvement réveillait les douleurs de son fémur malade. Il avait son médecin chaque jour et un masseur s’efforçait, la matinée durant, d’entretenir la vie dans ses jambes qui s’engourdissaient. Il avait maigri encore et ses yeux, plus profondément enfoncés, brillaient toujours d’un feu vif au fond des arcades sourcilières. Il passait par des alternatives de confiance extrême et de découragement total. Un jour, Savinski le trouvait faisant mille plans de voyage. Il partait pour la Finlande et l’Europe ; il passerait l’hiver en Égypte.
— Je suis solide encore, disait-il, il me faut du soleil, mon cher, du soleil tout simplement, le soleil d’Assouan, et le sable chaud du désert, vous savez, ce sable dont on sent qu’il est tiède jusqu’à trois pieds de profondeur. Mais comment voulez-vous guérir dans cette ville sombre ?
Et il montrait par la fenêtre les brouillards bas qui flottaient sur les eaux grises de la Néva, le ciel triste de novembre, les gouttelettes accrochées aux fenêtres, les parapets et les pavés luisants, l’humidité visible de l’atmosphère.
— Mes docteurs sont des ânes, continuait-il. Je n’ai aucune fracture du fémur, — à peine quelques tendons froissés. La vérité est que je suis perclus de douleurs parce que j’ai fait la folie d’habiter cette ville fantastique créée par un fou. Mais je vais partir, et, à ce sujet, mon cher Nicolas Vladimirovitch, il faut que vous me donniez des conseils au sujet d’argent à faire passer à l’étranger.
Il entrait alors dans mille détails sur les arrangements financiers de son voyage. Savinski l’écoutait avec patience. Il put s’arranger pour lui sortir de la banque, avec mille difficultés, une somme assez considérable et pour envoyer en Suède, par une valise diplomatique, une partie des bijoux de la princesse Hélène.
A d’autres fois, il trouvait le prince dans un comble de misère. Comme il essayait un jour de le réconforter, le prince lui dit, en se soulevant dans son fauteuil :
— Mon cher, je suis fini, je ne sortirai plus d’ici vivant. Mon seul regret est de n’être pas mort, il y a six mois, sous l’empereur. La vue des horreurs de la révolution m’aurait été épargnée… Est-ce une vie que d’assister à la ruine de la Russie ? Il y a des ruines grandioses devant lesquelles on se signe. Mais nous finissons dans la pourriture, mon cher. Elle s’étale à plein. Cela pue… Nous étions pourris depuis longtemps ; cela ne se voyait pas, car la surface était brillante et cachait les plaies profondes. Savez-vous ce qu’était la Russie sur laquelle nos grands hommes ont dit tant de bêtises sonores ? Un pot rempli de m… La révolution a brisé le pot.
Il brandissait le long tisonnier en l’air, puis sa main débile le laissa retomber.
— Ne croyez pas que j’aie peur pour ma carcasse. Qu’est-ce que les bolchéviques peuvent me faire ? Je suis à moitié mort. Ils ne m’obligeront pas à balayer la neige dans les rues. Ils me laisseront crever dans mon coin, comme un chien… Je suis le seul homme de Pétrograd qui leur échappe… Vous, qui êtes jeune et solide, prenez garde à vous. Filez. Vous avez quelque chose à défendre. Quant à moi, je suis résolu à ne pas bouger.
Mais, quelques jours plus tard, Savinski revoyait le prince penché sur des cartes ou feuilletant des livres de voyage. Il essayait de faire dévier la conversation sur Lydia Serguêvna et demandait de ses nouvelles. C’était un sujet qui paraissait ne pas plaire au prince. Il répondait brièvement :
— Ma fille va bien, elle va très bien.
Puis il s’empressait de passer à autre chose. Savinski, qui, au fond de lui-même, se rongeait d’inquiétude, y revenait par des détours. Une fois, enfin, le prince se décida à parler. Il était dans une crise d’humeur noire.
— Lydia, dit-il, hum !… C’est mon seul souci, Nicolas Vladimirovitch. Qu’est-ce qu’elle va devenir ici, cette enfant ?… J’y pense constamment. Cela m’agite. Il faudrait qu’elle s’en allât. J’avais arrangé son départ avec les Saltykof, la semaine dernière. (Savinski ne put retenir un mouvement en apprenant cette nouvelle.) Tout était prêt ; elle était sur le passeport de Mme Saltykof… Mais, au dernier moment, elle a refusé de partir. Elle prétend qu’elle ne quittera la ville qu’avec moi. C’est une folie… Je me suis fâché ; nous nous sommes disputés très âprement ; j’étais en colère, elle aussi, puis tout à coup j’ai pleuré de joie en la prenant dans mes bras. Elle a un cœur grand et pur, ma fille…
Des larmes emplissaient les yeux du vieillard.
— Je vous dirai une chose, Nicolas Vladimirovitch. Ne croyez pas que ce soit par pitié que Lydia reste avec moi, parce que je suis malade et près de ma fin… C’est quelque chose de bien plus profond que cela. C’est parce qu’elle m’aime, tout simplement. Je serais valide comme vous, elle ne me quitterait pas davantage… Elle paraît à tous une enfant rieuse et légère. Oui, c’est une enfant rieuse et légère, mais ce n’est qu’une partie d’elle, celle que chacun voit. Moi seul, je sais combien elle peut aimer. Vous comprenez, ce n’est pas dans des mots que cela se dit… Ce sont des choses que l’on sent tout à coup au fond de soi, à propos de rien, d’un regard qui vous pénètre, d’un geste presque insignifiant. Et cela vous remplit l’âme d’une lumière magnifique… Pour le moment, nous ne nous parlons presque pas. Depuis la mort de son cousin, elle traverse une crise, la pauvre petite. Elle vient deux ou trois fois par jour chez moi. Jamais nous n’avons dit un mot de Paul. Elle est très fière ; elle ne veut pas qu’on la plaigne. Et puis, je ne sais pas ce qu’il y avait entre elle et son cousin au moment où il a été tué… Les cœurs de femmes nous sont impénétrables, et Lydia est une femme déjà… Elle n’est pas sortie ; elle n’a vu personne. Il y a là un mystère, mon ami… Je ne sais pas…
Il s’arrêta un instant, rêva, puis, regardant Savinski :
— Elle vous aime beaucoup, Nicolas Vladimirovitch. Peut-être vous en dira-t-elle plus long. Peut-être ne vous dira-t-elle rien du tout… Elle me fait l’effet de quelqu’un qui lutte avec soi-même. Le jour viendra où la bataille sera terminée. Alors, nous verrons plus clair… Mais comment vivra-t-elle dans cette ville maudite ? Si je ne suis plus là, je vous demande de veiller sur elle. Ma femme, qui est excellente, n’a pas deux idées claires dans la tête. Elle ne saura que décider, hésitera entre mille projets et finalement ne fera rien. Si vous êtes ici encore, je vous la confie. Vous l’emmènerez avec votre femme et vos enfants à l’étranger.
Il commençait à s’émouvoir et sa voix tremblait. Il fit un effort pour se reprendre.
— Nous en reparlerons, dit-il, nous en reparlerons… Voulez-vous être assez bon pour jeter une bûche dans le feu ? Je crève de froid.
Un quart d’heure plus tard, son humeur avait changé. Il avait bu un petit verre d’une bouteille de cognac qu’il avait fait apporter pour Savinski. Les bûches, rudement tisonnées, éclairaient la pièce de leurs flammes vives. Et, comme Savinski prenait congé, le prince lui dit :
— Vous connaissez, je crois, le chargé d’affaires d’Espagne. Il faudra me l’amener un jour… Oui, j’aurai à causer avec lui de certains plans que je forme… J’ai voyagé en Espagne autrefois, avant mon mariage. Il y a en Andalousie des femmes admirables… Ah ! ma jeunesse, et les rues étroites de Séville, et l’odeur qui monte du pavé brûlant quand on l’arrose !… Vous ne savez pas combien souvent j’y pense… Amenez-moi l’Espagnol, n’est-ce pas ?
Les quelques mots du prince avaient excité la curiosité passionnée de Savinski. Quel drame intérieur y avait-il eu entre ces deux êtres charmants avant la fin tragique du jeune homme ? Dans l’obscurité où il était, il se déclarait incapable de résoudre cette énigme. Et pourtant il essaya d’en percer les ténèbres. Le seul résultat fut que l’image de Lydia, à ce moment où il ne la voyait pas, remplissait de plus en plus ses pensées. A un moment de retour sur lui-même, il s’en étonna :
« Quoi ! se dit-il, je suis là au milieu du chaos le plus extraordinaire, dans le bouillonnement d’une révolution qui veut faire table rase du monde ancien. Je cours des risques quotidiens ; je puis être emprisonné comme tant d’autres ou recevoir une balle au coin d’une rue. Les banques vont être saisies par le gouvernement soviétique un beau matin. Je suis séparé de ma femme et de mes enfants ; nous sommes environnés de dangers visibles ; chaque jour, un des nôtres est arrêté ; j’ai mille soucis d’affaires et mille préoccupations personnelles. Il semblerait que je dusse être tout entier absorbé dans des pensées sombres et utilitaires. Et voilà que je perds plus de la moitié de mon temps à m’occuper d’une jeune fille qui pourrait être ma fille et à chercher à comprendre l’état de son cœur… Je perds mon temps ?… Quelle erreur ! Je gagne du temps. C’est un sort providentiel qui a mis Lydia Serguêvna devant moi à ce moment terrible. Je pense à elle, je vois son frais visage devant moi, ses beaux cheveux blonds qui ondulent comme des vagues, ses yeux purs, sa bouche enfantine… Délicieuses images qui me reposent, m’entraînent dans un monde idéal loin des horreurs présentes… Sans elle, je ne serais occupé qu’à peser les conjectures de l’heure politique : je m’alarmerais comme mes amis du club ; je nourrirais de noires humeurs ; mes nerfs ne résisteraient pas à la tension et, comme les autres, je deviendrais neurasthénique. Lydia, même absente, me sauve. »
Aussi Savinski, bien loin de chasser de son esprit le souvenir de la jeune fille, lui faisait-il une place toujours plus grande. C’était un homme d’action ; mais c’était aussi un rêveur. Et peut-être est-ce toujours le poète qui anime l’homme d’action. C’était, du reste, une des théories de Savinski, et il disait volontiers : « Un grand homme d’affaires est toujours un poète. Sans imagination à large envergure, vous restez collé au sol. On ne s’envole que sur des ailes. Napoléon, le plus grand génie pratique de son temps, en était le plus grand rêveur. Et qui sait s’il ne doit pas sa prodigieuse fortune à ce qu’il y avait de chimérique en lui ? Aujourd’hui même, ne voyons-nous pas le parti des chimères l’emporter ? Pour un Séméonof, qui n’a que l’esprit politique, il y a cent songe-creux qui vivent d’éblouissantes visions dans les nuées. » Revenant à Lydia, il se demandait sans cesse si elle avait aimé son cousin. Il ne le croyait pas. Mais alors, pourquoi cette longue retraite ? Il y avait quelque chose d’obscur dans cette tragique histoire. Le temps, sans doute, le lui éclaircirait. Mais il lui tardait de revoir sa petite amie et de tâcher de lire au fond de ses yeux le secret que le prince son père y avait entrevu sans pouvoir le deviner.
Il passa un jour de fin novembre chez Nathalie Choupof-Karamine. Le désordre s’était soudainement développé dans la ville et, au sentiment de sécurité extérieure que l’on avait eu au début du règne des bolchéviques, avait succédé la panique. Un arrêté du commandant militaire de la ville enjoignait aux habitants de fermer les portes principales des maisons dès six heures du soir. A la porte cochère, dont le portillon seul restait ouvert, les locataires et les portiers devaient monter la garde à deux jusqu’au matin. Un gong, placé dans la cour, avertissait les habitants en cas de danger. La consigne était de descendre armé pour repousser l’agresseur. Ainsi, chaque maison paisible de Pétrograd était transformée, la nuit venue, en un château fort prêt à subir un assaut. La publication de cet édit répandit la terreur, car elle prouvait que les bolchéviques se sentaient incapables d’assurer l’ordre public et qu’une fois le soleil caché, la ville appartenait aux soldats en maraude, aux redoutables marins de Cronstadt et aux bandits sans uniforme. Et, en effet, les agressions nocturnes se multipliaient. Les gens audacieux ou insouciants qui se risquaient hors de chez eux après le dîner entendaient des coups de fusil, éloignés ou voisins, qui éclataient dans le silence. Ou bien c’étaient les cris affreux d’un passant attaqué. On s’attendait au coin des grandes places désertes pour les traverser à cinq ou six. Faire un long trajet à pied le soir dans les sombres rues de Pétrograd était fort hasardeux.
C’est à ce moment-là que Savinski sentit l’inconvénient d’habiter de l’autre côté de l’eau et d’avoir à traverser l’immense pont Troïtski à pied ou en traîneau pour regagner son logis. Son automobile lui avait été prise ; il faisait faire des démarches à Smolny pour la ravoir, mais jusqu’à présent sans succès. Son appartement de Kamenno Ostrovski Prospect était à une demi-heure du centre de la ville, et il ne se résignait pas à passer chez lui des soirées solitaires. Aussi se résolut-il à le quitter et à prendre un logement meublé laissé vacant par le départ subit d’un ami qui avait réussi à fuir à l’étranger. Ce nouvel appartement, plus petit, était amplement suffisant pour lui. Il était situé à deux pas des Choupof-Karamine et des Volynski, au numéro 4 de l’Aptiékarski Péréoulok, qui relie la Millionnaia à la Moïka. C’était un rez-de-chaussée, assez élégamment meublé, dans lequel on entrait directement du passage qui menait à la cour. Savinski n’en occupa que deux pièces qui donnaient sur le Péréoulok et la salle à manger qui avait vue sur la grande cour commune à la maison de la rue et à un vaste immeuble en façade sur le Champ-de-Mars. Cette double entrée parut à Savinski avoir son utilité dans les temps troublés où l’on vivait.
Il annonça à Nathalie Choupof-Karamine qu’il devenait son voisin. Elle s’en félicita. On ne voyait plus que les gens qui habitaient à cinq cents pas de chez soi. Il fallait se grouper, former une petite société très unie pour les jours dangereux que l’on traversait. Peut-être ainsi pourrait-on se réunir pour passer la soirée ensemble. Rester isolé paraissait à Nathalie la plus terrible des calamités déchaînées par la révolution bolchévique.
— Vous avez raison, répondit Savinski, comme nos jours en Russie sont comptés, il s’agit de les vivre bien. J’ai ouvert un crédit illimité à mon cuisinier. J’ai du bois pour me chauffer et j’en achète encore pour plusieurs milliers de roubles. Enfin, je vais faire déménager petit à petit quelques paniers de champagne qui me restent, des vins du Rhin que je gardais pour le mariage de ma fille et du Château-Latour comme il n’y en a plus à Pétrograd. Je donnerai des dîners à six heures du soir et vous n’aurez qu’un bond à faire pour rentrer chez vous. Au besoin, nous soudoierons quelques soldats du Préobrajenski pour nous garder. Car vous savez, ajouta-t-il, à moitié sérieusement et avec un air mystérieux, le Préobrajenski qui est là, à deux pas de vous dans la rue, est l’espoir de la contre-révolution. Ces gaillards ont refusé de prendre part au coup d’État du 7 novembre. Ils empêchent Smolny de dormir. Ils restent chez eux dignement et regardent avec mépris leurs voisins les soldats du régiment Paul qui, eux, sont les suppôts des bolchéviques… Heureusement pour moi, le nombre des Pavlovtzi diminue chaque jour. Il n’y a déjà plus personne dans la petite caserne de la place des Écuries. J’en vois chaque jour qui filent pour la gare, pliés sous le poids des objets qui gonflent leur sac. Ils ont de l’argent, car souvent ils frètent un izvostchik. Pour peu que cela continue, il n’en restera plus. Bon débarras !
Une longue conversation s’engagea sur la situation. Nathalie était optimiste. Les bolchéviques s’useraient vite. Ils étaient trop faibles pour appliquer leur programme. Les ambassades avec lesquelles elle restait en contact étroit étaient pleines de confiance. En fait, il n’y avait pas de terreur, et seuls quelques douzaines d’anciens hauts fonctionnaires tenaient compagnie dans leur prison aux ministres cadets du gouvernement provisoire. On pouvait donc s’arranger pour vivre les quelques semaines du règne de Lénine et de Trotski. Du reste, les Allemands ne laisseraient pas les bolchéviques se fortifier au pouvoir. Dans l’état de déliquescence où étaient tombés et l’armée et le gouvernement, ils arriveraient à Pétrograd et à Moscou sans tirer un coup de feu. En attendant, jouant sur les deux tableaux, elle avait offert l’hospitalité à un attaché libre à l’ambassade anglaise, lord Douglas, dont la présence dans leur appartement était une garantie contre les perquisitions nocturnes et les vexations diurnes des tyrans maximalistes.
Savinski retint un sourire. Lord Douglas était un jeune homme d’une extrême et classique beauté qui avait eu un succès prodigieux à Pétrograd depuis un an qu’il y était arrivé et qui passait pour être l’amant de la séduisante Nathalie. « Voilà un coup de partie heureusement joué, pensa-t-il. Si celle-là ne se tire pas toujours d’affaire… »
Il avait plus d’une raison de penser ainsi, car il avait appris de source sûre que Nathalie Choupof-Karamine avait repris contact avec Séméonof. Elle le voyait secrètement, Séméonof ne jugeant pas politique de se montrer dans le salon Choupof. Que tramait-elle avec l’ancien officier de la Garde qui était maintenant attaché à Trotski lui-même aux Affaires étrangères ? Le fait est qu’Ivan Choupof-Karamine, pourtant si compromis par sa collaboration avec Protopopof, ne manifestait aucune inquiétude et se montrait même d’humeur fort joyeuse.
Comme Savinski prenait congé de la maîtresse de la maison, elle l’invita à dîner pour le surlendemain.
— J’aurai quelques personnes le soir, dit-elle, de proches voisins. Ma petite amie Lydia m’a promis de venir. L’avez-vous revue ? C’est sa première sortie depuis la mort de son cousin.
Au jour fixé, il se rendit chez Nathalie Choupof-Karamine avec un plaisir qu’il n’avait jamais éprouvé à l’idée de dîner dans cette maison. Le repas était à sept heures, de façon à permettre aux invités de rentrer tôt chez eux. Il y avait une douzaine de personnes, toutes, du reste, habitant le voisinage immédiat. Lydia était là lorsqu’il arriva. Il la regarda avec anxiété et fut surpris de la trouver gaie, éclatante de beauté et de jeunesse. Il crut voir dans ses yeux le reflet des jours cruels qu’elle avait vécu ; leur azur lui parut plus profond. « Mais peut-être, se dit-il, est-ce moi qui lui prête des émotions qu’elle n’a pas ressenties ? » Elle portait pour la première fois un rang de perles et une robe noire assez largement décolletée. Elle était assise dans le cercle et il ne put causer seul avec elle. A table, elle se trouva à côté de l’admirable lord Douglas, qui avait la droite de la maîtresse de la maison, tandis que lui, Savinski, était à gauche de Nathalie. Il remarqua que lord Douglas prêtait beaucoup plus d’attention à sa jeune voisine qu’à Mme Choupof-Karamine. Lydia acceptait avec plaisir les compliments de l’Antinoüs britannique. Après le dîner, Ivan Choupof rejoignit les deux jeunes gens. Vers les dix heures seulement, alors qu’on se retirait, Lydia quitta brusquement ses interlocuteurs et vint à Savinski.
— Êtes-vous très occupé ces jours-ci, Nicolas Vladimirovitch ? demanda-t-elle. Vous ne savez pas combien j’ai envie de vous voir.
Nicolas la regarda avec un demi-sourire. Il hésita un instant avant de répondre, puis gaiement il dit :
— Je fais, comme tout le monde, mille choses pressantes et inutiles. Mais je vous les sacrifierais volontiers. Il y a longtemps que j’ai été privé de ma petite amie.
— Peut-être voudriez-vous sortir avec moi demain après-midi ? fit-elle. J’ai envie de marcher un peu. Si cela ne vous dérange pas, vous me prendrez après déjeuner et je vous rendrai votre liberté vers quatre heures.
Savinski pensa à l’instant même qu’il avait un rendez-vous important avec un directeur de banque à deux heures. C’était un vieux monsieur fort ennuyeux et disert. En un clin d’œil, il renonça à cet entretien et accepta l’offre de Lydia Serguêvna. Elle le quitta aussitôt pour rentrer chez elle par la cour qui était commune à l’hôtel Volynski et à la maison des Choupof-Karamine. Toujours empressé, lord Douglas accompagna la jeune fille à travers la vaste cour où quelques dvorniks montaient la garde dans la nuit froide de novembre.
Comme Savinski regagnait son logis, distant à peine de deux cents pas, et qu’il entrait dans la rue déserte et sombre où il habitait, un coup de feu grêle déchira le silence de la nuit ; une balle siffla dans l’air non loin de lui et alla s’écraser avec un bruit étouffé sur un mur distant. Il eut un sursaut. Puis il haussa les épaules.
« Il faut s’habituer à cela aussi », pensa-t-il.
Chez lui, il resta à fumer quelques cigarettes dans son cabinet de travail où la température était douce. Maintenant, on n’entendait plus un bruit. Il semblait qu’il habitât, seul vivant, une ville morte. Sur la table, le portrait de sa femme et de ses enfants le regardait. Ils étaient dans la paix de leur villa finlandaise toute voisine. « J’irai les voir la semaine prochaine, pensa-t-il. Et il faudra s’occuper d’avoir des visas pour l’Angleterre. Quelle chance que Sonia ait ce petit bébé près d’elle ! Voilà qui l’empêche de s’énerver en pensant à moi. » Vers minuit, comme il se décidait à se coucher, la sonnerie du téléphone retentit. Il prit le récepteur et fut surpris d’entendre une voix sèche et martelée qui disait à l’autre bout du fil :
« Ici, Séméonof, de l’Institut Smolny. C’est vous, Nicolas Vladimirovitch ? »
Une longue conversation s’engagea. Séméonof parlait sur le ton qui lui était naturel, comme s’il avait vu son interlocuteur la veille, comme si rien n’était survenu depuis qu’ils s’étaient quittés. De politique, pas un mot. Un courant d’ironie sous-jacent était sensible dans les phrases banales qu’il prononçait. Il finit par dire à Savinski qu’il avait à causer avec lui, qu’une entrevue leur serait utile à tous deux et que peut-être Savinski voudrait bien lui réserver un peu de son temps, vers sept heures, le lendemain. Il lui ferait porter un billet dans la journée, fixant l’endroit du rendez-vous. Malgré l’air détaché avec lequel cette invitation était faite, elle avait quelque chose d’assez pressant. Savinski, qui avait eu le temps de réfléchir pendant que la conversation se déroulait, l’accepta comme la chose la plus naturelle du monde.
« Que peut-il avoir à me proposer ? se dit-il. Me voilà en coquetterie avec le gouvernement bolchévique comme un vulgaire Choupof. Mais, au fond, qu’est-ce que je risque ? Je prends une contre-assurance, et voilà tout. »
Et il pensa que Sonia serait enchantée de savoir que, pendant les jours qu’il lui restait à vivre à Pétrograd, il était couvert par la protection occulte des Soviets. Et, derrière cette pensée, il y avait aussi l’idée qu’il pourrait prolonger un peu, sans trop de danger, son séjour dans cette ville fantastique. Cela, il ne savait exactement pour quelle raison, lui souriait.
Ils remontaient tous deux les quais de la Néva. Devant le Jardin d’Été, un cheval mort était étendu sur la neige, les jambes raidies par le gel. Il y avait plusieurs jours qu’il était là, sans que personne s’occupât de l’enlever. Savinski remarqua que la partie supérieure de la croupe manquait. Sans doute des gens mourant de faim avaient découpé dans ce cadavre un peu de viande pour en faire un médiocre pot-au-feu. Ils traversèrent le beau jardin, dont les allées droites entre les arbres aux branches noires étaient désertes. La neige gelée crissait sous leurs pas. Puis ils descendirent la rive gauche de la Fontanka sur laquelle brillait un pâle soleil de décembre. Malgré l’hiver, il faisait doux ici et ils marchaient avec lenteur le long du canal où de grandes barges chargées de bois, étaient emprisonnées jusqu’au printemps par les glaces. Ils causaient peu. Mais aux rares paroles qu’ils avaient échangées — des nouvelles demandées et reçues du prince Serge — Savinski avait senti qu’entre Lydia et lui l’intimité était plus grande qu’au jour déjà éloigné où il l’avait accompagnée de la banque jusque chez elle. La jeune fille lui parlait sur un ton qui donnait un prix nouveau aux phrases banales qu’elle prononçait. Sans doute, dans la longue réclusion qui avait suivi la mort tragique de son cousin, les sentiments d’amitié et de confiance qu’elle avait pour lui, Savinski, s’étaient développés et avaient atteint une couche plus profonde de son être. A la seule façon qu’elle avait de le regarder, Savinski savait qu’ils étaient parvenus tous deux dans une région plus pure et plus haute où rien ne subsistait de la convention des relations mondaines. Il la taquina sur les attentions que lui prodiguait le beau lord Douglas.
— Il est charmant, dit-elle. Mais, Nicolas Vladimirovitch, comme je le sens loin de nous… Êtes-vous bien sûr que l’Angleterre soit partie du monde que nous habitons, nous les Russes ? La vie est si simple pour eux, si unie, si en surface ! Comme tout semble réglé là-bas ! Il y a des réponses prêtes à chaque question. On n’est jamais obligé de les chercher, de se creuser pour trouver une solution. Elle est là, déjà écrite, dans le dictionnaire des convenances… Ici, on ne comprend rien à rien. Chez eux, on sait à l’avance tout sur tout… C’est reposant, mais comme cela me paraît vide !… Je pense que je mourrais d’ennui si je devais habiter l’Angleterre.
— Ne dites pas cela, interrompit Savinski. Qui sait s’il n’est pas dans votre destinée et dans la mienne de vivre d’ici peu de mois dans les brouillards de la Tamise ?
La jeune fille devint sérieuse.
— Je ne sortirai pas de Russie, et vous non plus, dit-elle, sans regarder son interlocuteur et comme si elle se parlait à elle-même.
— Où vous serez, je serai, jeta Savinski. Vous comprenez bien que quand on a une fois la chance d’avoir une amie comme vous, on ne la quitte pas. Alors, vous ne voulez pas vous en aller ?
Lydia hocha la tête.
— Je ne sais comment vous expliquer ce que je sens… Je déteste les gens affreux qui sont au pouvoir ; nous vivons une époque horrible. Et pourtant je veux rester ici… La Russie souffre mille morts. Est-ce le temps de la laisser ? Il me semble que je l’aime davantage chaque jour. L’idée de vivre sans souci à l’étranger m’est odieuse. Je ne me savais pas si Russe que cela. Je viens de l’apprendre. C’est un sentiment très fort, qui fait mal, mais dont on ne voudrait pas se débarrasser.
— Je l’ai senti comme vous, Lydia Serguêvna, dit Savinski, d’une voix grave, mais je ne l’avais pas compris aussi bien avant que vous ayez parlé. Il faut que ce soit vous qui me l’appreniez.
Ils se turent, plongés chacun dans leurs pensées. Ils avaient atteint la Perspective Nevski qu’ils traversèrent et continuaient à descendre la Fontanka. Ils causaient de choses indifférentes ou gardaient le silence. Par moment, quand la neige mal balayée sur les trottoirs était glissante, Lydia s’appuyait sur le bras de Savinski. Il y avait dans l’atmosphère de ce clair jour d’hiver une grande paix qui descendait en eux. Mais, comme ils arrivaient au pont de fer, ils entendirent soudain des cris qui montaient d’une foule amassée sur l’autre rive du canal, un peu plus loin, devant les bureaux du ministère de l’Intérieur. Ils virent des gens qui couraient sur le quai et une douzaine d’hommes descendus sur la glace qui formaient un groupe et s’agitaient avec des gestes violents.
Le premier mouvement de Savinski fut de s’arrêter. A ce moment-là de la vie de Pétrograd, toutes les fois qu’il y avait du désordre, on pouvait être assuré que l’affaire finirait mal et que la foule laissée à ses instincts irait au pire.
— Retournons sur nos pas, dit-il à Lydia Serguêvna.
— Non, non, fit-elle, à quoi bon ?
Elle hâta le pas pour se rapprocher de la scène. Des cris partaient de la foule sur le quai. On entendait, parfois, dans un silence, quelques mots : « Tue-le ! », « Fais-lui boire un coup ! »
Le groupe d’hommes sur la glace oscillait de droite, de gauche et Lydia et Savinski ne pouvaient voir distinctement ce qui se passait. Il se dirigeait lentement vers un trou qui avait été creusé dans la glace le long d’un bateau. Ils aperçurent un instant, au centre du groupe, un homme qui se débattait de toutes ses forces, donnait des coups de pieds et de poings au hasard. Mais de solides gaillards qui le tenaient au collet et à la taille l’entraînaient vers le trou noir dans la glace blanche… Saisis d’horreur, Lydia et Savinski restaient cloués sur place. Des cris aigus, désespérés, montaient dans l’air glacé et dominaient le tumulte… C’était un appel qui n’avait plus rien d’humain, quelque chose qui déchirait l’âme. Et, soudain, le groupe sombre fut le long du bateau… En un clin d’œil, on vit une forme gesticulante s’effondrer ; à grands coups de bottes dans les reins et sur la tête, des hommes la poussaient vers le trou. Elle disparut et fut entraînée sous la glace.
Savinski se tourna alors vers la jeune fille. Il la vit si pâle qu’il eut peur qu’elle s’évanouît. Elle fit un pas et chancela. Il passa un bras autour de la taille de Lydia et la pressa contre lui. Il sentit le poids de son corps contre le sien. Elle avait presque perdu connaissance.
— Lydia Serguêvna, dit-il, revenez à vous !… Je vous en prie… Faites un effort !… Pauvre enfant, comme je vous plains ! Que je suis désolé, Lydia Serguêvna !… Je vous le disais bien, nous ne pouvons rester ici…
Déjà la jeune fille se redressait.
— Je vous demande pardon, dit-elle. Quelle faiblesse !… Allons ! Mais donnez-moi votre bras.
Ils rebroussèrent chemin. Un izvostchik était là. Savinski fit asseoir Lydia et garda un bras autour d’elle.
Lydia interrogea le vieux cocher.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.
Le vieux haussa les épaules et cligna des yeux.
— C’est un voleur qu’on a pris. Il volait de la farine dans un magasin. Alors le peuple l’a noyé…
Il se tut un instant et ajouta :
— Les gens sont comme ça, maintenant.
Et il fouetta son cheval qui partit au petit trot.
— Les gens sont comme ça, répéta Lydia. Qu’est-ce que la vie d’un homme aujourd’hui, Nicolas Vladimirovitch ?… J’y ai beaucoup réfléchi et je croyais l’avoir bien compris… Oui, je pensais que rien maintenant ne pouvait m’émouvoir, je pensais être prête à tout… Et voilà que cette scène banale m’a bouleversée… C’était horrible !…
Puis, après un instant, elle reprit d’une voix très douce et se tournant vers son compagnon :
— Vous ne voudrez plus sortir avec moi, Nicolas Vladimirovitch, avec une fille qui manque de s’évanouir dans la rue… Et, pourtant, si vous saviez comme j’ai besoin de vous ! Il me semble que vous êtes le seul homme vraiment vivant et noble à Pétrograd. Ne m’abandonnez pas…
Savinski, bouleversé jusqu’au fond de l’âme, resserra son étreinte.
— Je vous l’ai dit déjà, petite fille, je ne vous abandonnerai jamais. Vous pouvez compter sur moi…
Puis, changeant de ton, il ajouta :
— Mais ne croyez pas que je sois fort. Je ne suis qu’un homme comme les autres, traversé par toutes les émotions, un jour bon, le lendemain mauvais. C’est moi qui aurai besoin de vous, chère petite fille… C’est vous qui me donnerez des forces… En attendant, ayons au moins les bénéfices de la révolution, voyons-nous chaque jour.
Le crépuscule était déjà sur eux, le crépuscule hâtif des jours de décembre qui, dès avant quatre heures, étend l’obscurité sur la ville. Le traîneau plongeait dans les trous, remontait sur les dos d’âne de la neige inégalement tassée qu’aucun service public n’enlevait plus. Les cahots de l’attelage faisaient vaciller le couple et, par moments, lorsque Lydia était rejetée sur Savinski, il croyait sentir battre près de son vieux cœur d’homme désabusé le cœur vierge et fort de la jeune fille.
Lorsqu’il rentra chez lui, Savinski avait oublié tout ce qui n’était pas Lydia. Ni la révolution, ni ses affaires, ni sa famille n’existaient à ce moment pour lui. Elles avaient disparu comme un brouillard du matin que le vent frais dissipe. Il vivait sous un ciel d’un bleu profond comme les yeux de la jeune fille ; une lumière fraîche qui semblait être pour la première fois au monde enveloppait toutes choses et leur donnait un charme nouveau. C’était l’aube éclatante qui serait suivie d’un jour plus beau qu’ils passeraient ensemble. Il cherchait à se rappeler les moindres paroles qu’il avait entendues au cours de leur lente promenade. Il avait fallu qu’elle fût bouleversée par l’émotion de la scène tragique dont ils avaient été les témoins pour qu’elle lui dît d’une voix dont il sentait encore vibrer en lui l’accent pathétique : « Ne m’abandonnez pas ! » Certes non, il ne la quitterait pas. Il serait son ami de chaque jour, celui sur lequel on peut s’appuyer. Un homme de cœur pourrait-il laisser seul dans la tempête un être aussi charmant et aussi vulnérable ? Qui avait-elle près d’elle ? Un père infirme qui ne quitterait plus son fauteuil de malade ; une mère qui vivait dans un cercle étroit de pensées futiles et de projets sans cesse changeants, incapable, du reste, comme son éternel ami le général Vassilief, de comprendre quoi que ce fût à la situation bouleversée dans laquelle elle se trouvait et qui, faute de pouvoir agir, entraînerait les siens d’un cœur léger aux pires catastrophes. « Grâce à moi, se dit-il, Lydia passera sans danger les quelques mois de la folie bolchévique. Il ne s’agit que de gagner du temps. Du reste, à la première menace sérieuse, nous franchirons la frontière… »
Il en était là de ses réflexions lorsqu’il arriva chez lui. Tout de suite, il reprit contact avec la réalité. Son valet de chambre, Vania, qui était depuis dix ans à son service, vint à lui une lettre à la main. Mais, avant de la lui remettre, il lui dit avec embarras qu’il avait reçu de mauvaises nouvelles des siens dans le gouvernement de Nijni Novgorod et qu’il était obligé d’aller auprès d’eux. Il avait, du reste, trouvé pour le remplacer auprès de monsieur, qui, sans doute, ne serait plus longtemps à Pétrograd, une femme de chambre très sûre dont les maîtres avaient quitté la Russie.
— Et quand pars-tu ? dit Savinski, qui avait compris tout de suite que rien ne retiendrait Vania à la ville.
— Demain matin, barine, murmura le domestique.
— C’est bien, fit Savinski, tu as raison de quitter Pétrograd… Et le cuisinier, me reste-t-il ?
— Il reste, dit Vania, il n’a où aller, celui-là. Il est d’ici.
Savinski prit la lettre. « Il a peur, se dit-il, il a peur comme tout le monde, comme moi, du reste. Et il se sauve… Mais moi, je ne partirai pas encore. »
Et la Fontanka ensoleillée, ses vieilles maisons peintes, les barges sur le canal glacé, les arbres morts du Jardin d’Été passèrent sous ses yeux.
La lettre ne contenait qu’une ligne :
« A sept heures, au restaurant Donon, demander le cabinet retenu par Rodionof. »
Elle était signée : « S. »
Savinski trouva Séméonof très brillant. Le sous-commissaire aux Affaires étrangères avait commandé un repas digne des anciens jours de Pétersbourg par son élégance et par le choix des mets. En l’honneur de son hôte, et malgré l’interdiction formelle de boire de l’alcool, de la vodka fut servie et une bouteille de bordeaux. Savinski pensa à part lui que la possession du pouvoir agissait sur les bolchéviques comme sur les gens du régime disparu ; cette première impression le mit de bonne humeur et lui donna le sentiment qu’il y avait au moins un côté par où on pouvait avoir prise sur l’adamantin Séméonof. Mais, au cours du repas, il remarqua que Séméonof n’avait pas touché à la vodka et qu’il se bornait à tremper ses lèvres dans un verre d’eau à peine rougie. C’était pour lui, Savinski, qu’alcool et vin avaient été commandés. Il y vit un calcul de Séméonof et se tint sur ses gardes. La conversation débuta par des questions personnelles. L’officier s’informa de la santé de leurs amis communs. Savinski, dont l’attention était tendue, nota qu’il ne demandait pas des nouvelles des Choupof-Karamine et ce fait confirma l’exactitude des renseignements qu’on lui avait fournis sur les rapports secrets qui s’étaient établis entre le militant bolchévique et la belle Nathalie. Il fut surpris, par contre, de voir Séméonof s’intéresser à Lydia Serguêvna.
Il lui dit qu’elle avait été souffrante à la suite de la mort de son cousin, « tué dans des circonstances tragiques », ajouta-t-il textuellement, tout en dévisageant son interlocuteur. Celui-ci eut un geste de la main, comme pour écarter une chose fâcheuse, mais insignifiante, et dit de sa voix martelée qui portait sur les nerfs de Savinski :
— Faites-lui savoir que, le jour où elle voudra servir l’État, je lui trouverai un emploi digne d’elle et de ses rares facultés auprès de moi aux Affaires étrangères. Nous sommes accablés de travail. Du reste, dans la Russie nouvelle, personne ne pourra vivre dans l’oisiveté.
Il s’interrompit un instant et reprit :
— Et vous aussi, mon cher Nicolas Vladimirovitch, et c’est à ce sujet que je vous ai demandé de venir ici.
Il se renversa sur le divan où il était assis, croisa ses bras sur sa poitrine d’un geste qui lui était familier et, regardant Savinski bien en face, il lui exposa la situation telle qu’elle se dessinait devant lui.
Savinski remarqua avec plaisir que Séméonof évitait toute déclamation démagogique et lui parlait comme à un homme intelligent et non comme à un auditoire populaire. Il ne fut pas question de « l’abjecte tyrannie du tsar », ni de « l’autocratie corrompue », ni des « longues souffrances du peuple », ni de la « guerre abominable », ni inversement du triomphe du prolétariat, dont Séméonof semblait se soucier fort peu en tant que prolétariat. Il était évident que celui-ci ne l’intéressait que parce qu’il y trouvait un point d’appui, le levier nécessaire pour gouverner la Russie, mais que la possession du pouvoir était, pour Lénine et Trotski, comme pour lui, la chose essentielle. Il parut à Savinski, dans ce premier entretien, que c’était une autocratie nouvelle qui montait sur le trône ancien des tsars et il en eut un sentiment agréable, car s’il est impossible de discuter avec une foule grossière, enflammée et envieuse, il reste qu’on peut causer avec quelques hommes intelligents et tout-puissants, si éloignés soient-ils de vos idées. Pour Séméonof, il était évident que les bolchéviques garderaient le pouvoir. Ils allaient faire la paix avec l’Allemagne.
— Ne vous y trompez pas, dit-il, la paix sera conclue : elle sera mauvaise, c’est entendu… Mais une mauvaise paix vaut mieux que la meilleure des guerres. Et, dans la paix, nous prendrons notre revanche… Mais, Nicolas Vladimirovitch, nous sommes jeunes et inexpérimentés dans les affaires. Sur les questions de principes, il n’y a pas d’hésitation dans le gouvernement. Le système est fait et parfait. Mais dans la mécanique des affaires, nous manquons de spécialistes… Nous allons avoir à discuter avec les experts allemands des questions économiques et financières, le gouvernement compte que vous accepterez la charge de conseiller technique à Brest-Litovsk, ce qui n’implique nullement, du reste, que vous partagiez nos idées politiques et sociales.
Si résolu que fût Savinski à ne s’étonner de rien, il ne put s’empêcher de sursauter. La poignée d’hommes qui s’était emparée du pouvoir par la force, cette petite bande d’exilés et de Juifs, lui semblait avoir perdu dans son long séjour à l’étranger au moins le sentiment des nuances. Quoi ! ils avaient la prétention de détruire de fond en comble la société ancienne, d’en ruiner les principes mêmes, et voilà qu’à la première difficulté ils venaient s’adresser à lui, qui était précisément un des soutiens essentiels de l’ordre contre lequel ils s’acharnaient… Mais il fallait garder le contact avec Séméonof et le gouvernement de Smolny, et Savinski s’amusa à faire à cette proposition si nette la plus longue, la plus enveloppée, la plus ambiguë des réponses. Il en ressortait avec mille réserves que si Savinski ne se croyait pas qualifié pour parler au nom du gouvernement du peuple et de la dictature du prolétariat aux réunions de Brest-Litovsk, il ne pensait pas, en tant que citoyen russe, avoir le droit de refuser un conseil technique aux hommes qui seraient chargés de mener les difficiles négociations économiques avec les Allemands. Il était donc à leur disposition s’ils le voulaient venir voir. Il serait préférable que cela se passât à la Banque du Nord. Des visites de Savinski à Smolny ne manqueraient pas d’éveiller la curiosité, de provoquer des commentaires qui ne seraient agréables, ni aux chefs du gouvernement, ni à lui-même, et Séméonof l’avait compris puisqu’il lui avait donné un rendez-vous clandestin entre les quatre murs sans oreilles d’un cabinet particulier.
Séméonof parut ne pas se satisfaire de cette réponse, mais, devant la fermeté de Savinski, il n’insista plus et la conversation prit un tour plus technique.
Mais, au moment de se quitter, Savinski ne put s’empêcher de lui dire à brûle-pourpoint :
— Quelles sont vos chances de durée, Léon Borissovitch ?
Séméonof répondit :
— Dans ce calcul des probabilités, soyez sûr, Nicolas Vladimirovitch, que nous mettrons toutes les chances pour nous. Vous avez entendu ce qu’a dit Lénine dans un de ses derniers discours : « Camarades, travaillons pour les principes, mais n’oublions pas les baïonnettes. » Souvenez-vous, dit-il d’une voix où il y avait une menace, que la terreur est sur notre programme. Nous ne l’avons pas encore appliquée. Mais donnez-nous du temps et chacun comprendra bientôt en Russie qu’il n’a pas le choix et qu’il faut se soumettre…
Les yeux d’acier de Séméonof brillèrent plus vivement. Savinski eut la sensation nette que si l’ancien officier était chargé des fonctions de commissaire à la contre-révolution, personne ne trouverait le chemin de son cœur et qu’un appel à la pitié le laisserait insensible. Une volonté sereine et implacable serait au service de l’intelligence la plus froide, la plus claire, la plus bornée d’œillères qui fût au monde.
— Et vous serez Robespierre l’incorruptible, répondit Savinski avec un sourire.
Séméonof haussa les épaules.
— S’il le faut, dit-il froidement.
Comme ils allaient se séparer, Séméonof tendit la main à Nicolas Vladimirovitch.
— Vous allez être un financier en disponibilité, fit-il. Je crois que c’est demain matin que nous occupons les banques.
Il s’arrêta pour laisser à son interlocuteur le temps de saisir le sens plein de la communication qu’il venait de lui faire de sa voix la plus froide. Puis il ajouta, comme avec négligence :
— Personnellement, vous n’avez rien à redouter. Nous avons besoin de vos talents.
— Eh bien, dit Savinski, qui jugea toute protestation inutile, vous seriez sage, Léon Borissovitch, de me garantir, en attendant, la sécurité de mon retour jusqu’à l’Aptiékarski Péréoulok. Sans reproche, vous nous laissez dans la nuit, et la Moïka est un coupe-gorge.
— J’ai une automobile, répondit Séméonof, de bonne humeur maintenant, je vous déposerai. Je cours les mêmes risques que vous ; mais je n’ai pas le loisir d’y penser… Dans les temps où nous sommes, mon cher, ma vie et la vôtre sont hasardées… Qu’importe ! En tout cas, il n’y aura pour l’instant aucune perquisition chez vous. Si l’on veut entrer la nuit, n’ouvrez pas et téléphonez au numéro 4-15. On enverra immédiatement une patrouille.
L’automobile de Séméonof était conduite par un soldat en uniforme. Il suivit la Millionnaia. Arrivé devant la maison des Choupof-Karamine, Savinski vit de la lumière et se fit arrêter.
— Vous présenterez mes hommages respectueux à la belle Nathalie, dit Séméonof en s’inclinant.
La nouvelle que Savinski venait d’apprendre ne l’émut pas. Il était très exactement renseigné sur ce qui se passait à Smolny et, depuis plusieurs jours déjà, avait été averti que la saisie des banques était imminente. Aussi avait-il pris ses précautions. Lorsqu’il avait aperçu de la lumière chez les Choupof-Karamine, il avait aussitôt pensé que Lydia était peut-être là, qu’il la verrait et lui demanderait de le conduire à son père, à qui il voulait épargner l’émotion d’une fâcheuse nouvelle le lendemain matin.
Lydia était, en effet, dans le salon de Nathalie. Elle se leva à l’arrivée de Savinski et courut à lui, disant :
— Je ne savais pas avoir le plaisir de vous voir encore, mon ami.
— C’est pour vous seule que je suis venu ici, dit doucement Savinski en gardant sa main dans les deux siennes. Vous me mènerez tout à l’heure à votre père. J’ai à lui parler.
Nathalie et lord Douglas les regardaient.
Savinski entra dans le cercle. Les émotions de la journée, la promenade le long de la Fontanka, l’inattendu et curieux dîner chez Donon, la partie d’escrime avec Séméonof où, par moment, il semblait que l’on tirât avec des fleurets démouchetés, l’accueil enfin que venait de lui faire Lydia l’avaient mis dans un état de surexcitation fort agréable ; la vie lui apparaissait comme une féerie à décors changeants, les uns sombres et tragiques, les autres présentant au contraire des vues charmantes sur des campagnes où les ombres du soir commençaient à tomber, et une flûte invisible, au fond des vergers, modulait un énervant appel à l’amour.
— Qu’avez-vous ce soir, Nicolas Vladimirovitch ? dit Nathalie à haute voix. Vous semblez rajeuni de dix ans. Nous apportez-vous une bonne nouvelle ?
— Une grande nouvelle, en tout cas, répondit Savinski. Bonne ? cela dépend comment vous l’entendez. La nouvelle d’un fait qui peut hâter la chute des Soviets, est-ce que vous l’appelez une bonne nouvelle ?
— Mais, sans doute, dit Nathalie, qui menait le dialogue pour le chœur muet et attentif.
— Eh bien, réjouissez-vous. Toutes les banques de Pétrograd seront demain occupées par les bolchéviques.
— Mais qu’est-ce que cela veut dire ? fit une dame un peu forte. Quel changement cela apportera-t-il dans les affaires ?
— Oh ! insignifiant, fit Savinski, pour peu qu’on le regarde du point de vue de l’éternité, comme disent les philosophes. Vous ne pourrez plus tirer d’argent sur vos comptes-courants et vos coffres-forts seront séquestrés.
A ce moment, Choupof-Karamine roula sur ses petites jambes jusqu’à Savinski.
— Cessez de plaisanter, très cher, cria-t-il d’une voix aigre. Est-ce que la nouvelle est exacte ? Mais savez-vous que c’est la ruine pour nous tous ? L’argent de nos comptes-courants !… C’est un vol manifeste.
— C’est une mesure politique exactement conforme aux déclarations du gouvernement soviétique, dit Savinski. Il est certain que nous sommes ruinés… Mais j’estime que notre ruine entraînera celle de l’État et qu’ainsi la saisie des banques précipitera la chute des bolchéviques.
— Mais quand ? intervint Nathalie, qui semblait avoir perdu tout son sang-froid, quand ?… Les coffres-forts aussi ! Ne nous torturez pas ! Pensez-y… Vous êtes odieux avec votre ironie.
Elle n’ajouta pas un mot, mais, au ton qu’elle avait pris, on devina qu’elle portait plus d’intérêt à ce que recélait son coffre qu’aux sommes portées à son compte-courant. Une extrême agitation régnait dans le salon. Chacun comprenait maintenant qu’avec la saisie des banques la société ancienne qui, jusqu’ici, malgré des ruines partielles, subsistait dans ses lignes essentielles, s’écroulait d’un seul coup.
Lord Douglas restait impassible. Dans le feu des interjections et des questions qui se croisaient, il se pencha vers Lydia, auprès de qui il était assis.
— Alors, vous êtes ruinée, dear little thing, dit-il. C’est très intéressant !
Lydia haussa les épaules. Son visage s’éclaira.
— Cela n’a aucune importance, fit-elle.
Profitant du brouhaha soulevé par la nouvelle qu’il avait jetée dans le cercle, Savinski se tourna vers son amie et lui demanda de le conduire chez son père. Elle se leva aussitôt et prit congé de Nathalie. Savinski la suivit. Bientôt, ils étaient dans la vaste cour qui séparait les deux hôtels. Des dvorniks s’y chauffaient à un feu de bois qu’ils avaient allumé près d’une des portes, et les flammes mouvantes éclairaient dans la nuit les tas de neige, les piles régulières des bûches entassées pour l’hiver, les murs nus des maisons et les formes incertaines des dvorniks qui, enveloppés dans des touloupes, battaient lentement la semelle sur la neige gelée. Au sortir des salons de Nathalie Choupof-Karamine, de leur luxe ancien, c’était de nouveau un décor de la révolution que Savinski avait sous les yeux. Cette veillée nocturne contre les dangers pressentis, mais réels, lui rappela que cette grande ville, qui semblait morte sous le froid de l’hiver, était pleine d’ennemis contre lesquels il fallait se défendre. Cette constatation n’eut d’autre effet que de lui donner un goût plus vif de la vie et de lui faire sentir plus fortement les liens d’affection qui l’unissaient à la jeune fille qui marchait, légère, devant lui. Ils entrèrent par une porte de service, traversèrent quelques corridors et arrivèrent dans une vaste pièce assez mal chauffée qui était la galerie de tableaux du prince Serge. Lydia alluma une lampe électrique et dit :
— Voulez-vous m’attendre chez maman ou ici ? Il faut que je prévienne papa.
Savinski n’avait aucune envie de voir la princesse Hélène et son vieil ami Vassilief, dont les puérils bavardages l’irritaient. Il resta dans la galerie de tableaux faiblement éclairée par la lampe qui brûlait sur la table. En face de lui, un grand paysage de Poussin étalait ses masses de verdures sombres, cernées d’un cadre doré. Il y distingua une Eurydice fuyante au bord d’une rivière. Plus loin, la svelte stature d’un Apollon Sauroctone se dressait, blanche dans l’ombre qui emplissait l’extrémité de la pièce. Dans le calme de cette vaste salle où des chefs-d’œuvre évoquaient des civilisations dès longtemps disparues et la noblesse de vies menées sous des cieux plus beaux, près des mers retentissantes sur des rochers brûlés de soleil, l’esprit de Savinski fut emporté loin de Pétrograd, vers une Arcadie où Lydia l’accompagnait.
A ce moment, la jeune fille apparut.
— Papa vous attend, dit-elle. Il n’est pas bien ce soir, mais il tient à vous voir.
Savinski suivit son amie. Comme ils arrivaient devant la porte donnant sur le vestibule, il lui prit le bras et l’arrêta.
Elle n’eut aucune surprise et tourna vers lui le sourire de ses yeux et de sa bouche entr’ouverte.
Ils restèrent quelques secondes sans parler.
Savinski se pencha vers elle.
— Je voulais simplement vous dire, fit-il, que je suis très heureux.
Elle lui serra la main sans répondre et le conduisit chez le prince Serge.
Savinski était exaspéré contre Séméonof. Plus encore que le cynisme des propositions qu’il lui avait faites, le ton sur lequel il lui avait demandé sa collaboration l’irritait. Avait-il eu raison d’accepter de donner des conseils techniques aux maîtres de l’heure ? Ne prenait-il pas une part de responsabilité, si petite fût-elle, dans l’entreprise bolchévique qui menait la Russie aux abîmes ?
Que dirait-on de lui si l’on savait qu’il était en relations secrètes avec les dictateurs terroristes ? Leur règne serait de courte durée. Il n’aurait que la honte d’avoir cédé à leurs injonctions. Et pourquoi l’avait-il fait, du reste ? Pourquoi cette obstination à ne pas quitter Pétrograd ? Rien ne lui était plus facile que de passer en Finlande. Et là, il saurait bien s’arranger pour gagner avec les siens la Suède et l’Angleterre. Il ne trouvait pas de réponse à ces questions, auxquelles il revenait sans cesse. « Oserai-je le dire à Lydia Serguêvna ? », pensa-t-il un jour. Comment le jugerait-elle, elle qui était toute pureté ? Cacher quelque chose à son amie lui était déjà désagréable. Elle s’était formé de lui une idée si élevée, qu’elle l’obligeait à se hausser au-dessus de lui-même. Chose curieuse, elle parlait rarement des bolchéviques. Jamais il ne surprit d’elle un mot violent contre Lénine ou contre Trotski. Elle semblait vivre dans une ville que dévaste une horrible épidémie, dont on cherche à se garer, mais dont on n’accuse pas les hommes.
La Banque du Nord, comme les autres banques de Pétrograd, était nationalisée. Des gardes rouges l’occupaient et un commissaire siégeait dans le cabinet du directeur. Chaque jour, Savinski voyait une foule de gens qui attendaient devant la porte pour avoir eux-mêmes la confirmation de leur ruine. La Banque ne donnait que 150 roubles par mois sur les sommes en dépôt. Les possesseurs de coffres-forts étaient appelés en série. On confisquait les bijoux et l’or qui y étaient enfermés. Un désordre incroyable régnait dans cette maison où, la veille encore, tout se faisait avec méthode et raison. Ce spectacle irritait Savinski. Aussi ne passait-il qu’une heure le matin à la banque, heure perdue en de prodigieuses et vaines discussions avec le commissaire du gouvernement. Une fois, il vit arriver un Juif enlunetté qui débarquait tout droit de l’Institut Smolny avec un mot d’introduction de Séméonof. Le représentant du gouvernement lui posa plusieurs questions au sujet des négociations économiques et financières avec l’Allemagne. Savinski le jugea complètement ignorant des affaires, mais intelligent et désireux d’apprendre. L’idée qu’un homme tout neuf, pas décrassé, jamais mêlé à la vie financière, allait discuter des plus grands problèmes avec les chefs allemands avait quelque chose de risible… Mais l’entretien qu’il eut avec Savinski se passa sur un ton convenable.
Ce fut dans le courant de cette semaine-là, alors que ses nerfs étaient tendus et qu’il se cherchait querelle à lui-même, que Savinski reçut dans son appartement la visite d’un soldat à la figure assez fine. Le soldat insista pour lui parler seul, s’assura que la porte derrière lui était bien fermée, et dit enfin à mi-voix :
— Je suis envoyé par l’ingénieur Mouchine. Il désire vous voir. Il est au numéro 58 de la Moïka, au deuxième étage. Venez après le coucher du soleil et demandez l’appartement Kartachef. C’est moi qui vous ouvrirai la porte.
Le premier mouvement de Savinski fut de plaisir. « Après tant de coquins des deux partis, je vais enfin revoir la figure d’un honnête homme, se dit-il. Celui-là est un Russe qui ne connaît pas les compromissions. » Et il pensa à la vie errante de Spasski depuis plus d’un mois qu’il l’avait quitté. Il n’en avait rien su. Où avait-il disparu dans la tourmente ? La seule chose qu’il avait apprise était qu’il était encore en vie, car les bolchéviques, qui redoutaient son énergie et voyaient en lui un de leurs ennemis les plus redoutables, venaient de faire passer dans les journaux une note annonçant que cent mille roubles seraient payés à celui qui livrerait Spasski, mort ou vif.
Il regarda le soldat qui attendait sa réponse. « Et voilà un brave homme encore, se dit-il. Il en reste donc. Cent mille roubles, ce serait une fortune pour lui. »
Il lui serra la main et fit dire à « l’ingénieur Mouchine » qu’il serait à six heures chez lui. Lorsqu’il fut seul, une pensée lui traversa l’esprit : « Me voilà lancé dans une entreprise un peu hasardeuse. Est-ce que par hasard l’ingénieux Séméonof me ferait suivre ? Qu’est-ce qu’il y a au bout de cela ? La prison ou une exécution sommaire. » L’idée que Séméonof le surveillait l’amusa. « S’il s’occupe de moi, pensa-t-il, il doit savoir que je vois chaque jour Lydia Serguêvna, à laquelle il s’intéresse tant. » Mais bientôt il ne songea qu’au plaisir de retrouver Spasski.
La nuit venue, il raccompagna chez elle Lydia, avec laquelle il s’était promené pendant une heure le long de la Néva. Il brûlait de lui dire qu’il allait chez son ami Spasski, mais il jugea plus sage de se taire. Il ne vit personne qui semblât s’occuper d’eux. Pour plus de sûreté, il entra avec elle dans l’hôtel du prince Serge sur le quai, s’attarda un moment à prendre le thé, et, pour sortir, traversa la cour et gagna, par la maison des Choupof-Karamine, la Millionnaia. En quelques minutes, il arriva à la maison désignée, sur la Moïka.
Le vestibule sur le canal était mal éclairé. Il ne rencontra pas le portier et monta sans être interrogé au deuxième étage. Une minute plus tard, il était en face de Spasski, dans une petite pièce où un lit était préparé sur le divan.
Spasski portait un uniforme de simple soldat.
— C’est le meilleur déguisement en Russie aujourd’hui, dit-il avec un sourire, en voyant la mine étonnée de son visiteur. Je suis un des trois ou quatre millions de soldats qui errent à l’heure présente à travers le pays. Et voici mon livret.
Il tendit à Savinski un livret graisseux au nom de Karpof, Ivan Fomitch, du gouvernement d’Orel.
— Vous comprenez bien, cher ami, que je ne fais pas aux bolchéviques l’honneur de m’inquiéter de leur police… J’ai échappé à l’Okhrana du tsar. Les gens d’aujourd’hui ne sont que de petits enfants auprès des policiers de naguère.
L’ordonnance de Spasski apporta du thé.
Comme avec Séméonof, la conversation débuta par des questions personnelles, et Savinski nota que le nom de Lydia Serguêvna fut le premier cité. Spasski voulut savoir tout de suite si elle était restée à Pétrograd et en parla en termes qui touchèrent Savinski.
— J’aimerais bien la voir, dit-il, car c’est une fille charmante, et, sous sa timidité, se cache un caractère droit et fier. J’ai confiance en elle. Les femmes valent mieux que les hommes dans notre pays, Nicolas Vladimirovitch. Mais j’ai peur de lui faire courir un risque inutile… Pour cette fois, il faut y renoncer. Je ne la verrai que si cela est nécessaire. Peut-être voudrez-vous lui dire que je ne l’ai pas oubliée, que je pense à elle ?…
— Je le lui dirai certainement, répondit Savinski. Je l’aime aussi, comme ma fille. Nous parlons souvent de vous. Malgré les horreurs présentes, elle reste pleine de foi en la Russie. Son enthousiasme juvénile m’est précieux ; il me réchauffe aux heures nombreuses où j’ai envie de tout abandonner et de m’enfuir. Nous vivons dans une mauvaise époque, mon cher André Ivanovitch, on y devient lâche…
Il s’arrêta sur ce mot qui lui parut remplir la salle. Il réfléchit un instant, regarda Spasski qui, étonné, ne le quittait pas des yeux, et soudain il se décida à raconter à son ami son entrevue avec Séméonof et l’engrenage dans lequel il se trouvait pris.
A sa grande surprise, Spasski, au lieu d’élever des objections, l’approuva d’être entré en contact avec le gouvernement. Sans doute, ne fallait-il pas se compromettre publiquement et apporter ainsi aux dictateurs terroristes le prestige moral d’un ralliement si éclatant. Mais, cette réserve faite, il ne trouvait qu’avantages à établir des relations officieuses avec les chefs de Smolny.
— Voyez-vous, dit-il, la seule faute à l’heure présente est de quitter la Russie. Il faut que tous les Russes patriotes soient ici, que des hommes comme moi mènent une guerre ouverte contre les bolchéviques, que des hommes comme vous soient prêts au jour venu à prendre la direction des affaires… Vous ne pouvez pas vous cacher sous un uniforme de soldat ; vous devez rester à Pétrograd, et si, pour y vivre, vous êtes obligé de causer une heure ou deux par semaine avec les bolchéviques, je n’y vois aucun inconvénient… Nous aurons besoin de vous. Je pars dans le Don retrouver les généraux Alexeief, Kornilof et Kaledine. Là est le salut… Mais il nous faut des gens sûrs à Pétrograd. C’est à vous que je ferai passer une partie des nouvelles nécessaires. Elles vous seront apportées par des hommes de toute confiance et, le plus souvent, verbalement. On a la manie d’écrire en Russie. Rien n’est plus dangereux… Vous n’aurez de lettres de moi que quand cela sera absolument nécessaire ; il faudra les lire avec les yeux de l’esprit et comprendre à demi-mot ; elles ne seront jamais signées, ne porteront pas votre nom et ne seront pas de mon écriture, que ces coquins connaissent. Vous les distinguerez à ceci que, dans la seconde phrase, il y aura le mot « encore ». Maintenant, voici nos projets, mais je vous avertis à l’avance qu’il nous faut de l’argent, car on n’a pas le sou dans le Don, et sans argent, pas d’armée. Il faudra voir les alliés et leur faire comprendre que la seule façon d’ébranler les bolchéviques est d’aider à constituer une armée de volontaires sur les terres cosaques…
La figure de Spasski s’éclairait ; il était en pleine action. La vie pour lui était simple ; il avait un but vers lequel il tendait toutes ses facultés. Et ce but était magnifique : la libération de la Russie tombée dans l’esclavage le plus avilissant. Que peut-on proposer de plus beau à l’activité d’un homme jeune et plein de confiance en ses forces ?
Il entra dans mille détails sur la façon d’organiser des relations sûres et rapides entre le Don et Pétrograd. Il prévoyait tout, et que Savinski pouvait être arrêté ou simplement surveillé. Il lui fit les recommandations les plus méticuleuses sur les précautions qu’il avait à prendre pour dérouter les fileurs, s’il en apercevait autour de sa maison.
Lorsqu’il le quitta tard dans la soirée, Savinski se sentait à son tour plein de vie et de courage. Et comme la figure de Spasski revenait devant ses yeux, il se dit : « J’ai vu un homme heureux… Oui, dans l’horreur de ce temps, il trouve, par une chance inouïe, le juste emploi de ses facultés. Il ne le sait pas ; il ne s’en rend pas compte ; il parle, comme moi, comme nous tous, de la honte d’être Russe aujourd’hui, et pourtant il n’a jamais vécu des heures plus pleines et plus belles… »
Et Savinski, s’abandonnant à sa manie de philosopher, se mit à suivre avec fièvre une piste si riche en pensées nouvelles et qui lui paraissaient singulièrement attirantes.
Depuis près de trois semaines, pris dans le tourbillon des événements qui l’entraînaient, Savinski n’avait pas été voir les siens en Finlande. Il remettait de jour en jour. Mais un remords tenace occupait son âme, dont il ne pouvait se défaire. Sa femme l’attendait. Elle ne se plaignait pas. Cela n’était pas dans ses habitudes. Elle ne parlait pas d’elle, mais de ses enfants qui s’impatientaient, et surtout Boris. Elle s’inquiétait aussi de savoir son mari exposé à mille dangers que son imagination, à distance, grossissait. Mais elle avait en lui une confiance entière, le savait retenu par des affaires importantes et ne doutait pas qu’à la minute où il le jugerait possible, il viendrait les rejoindre pour vivre avec eux en Finlande ou pour passer en Angleterre. Finalement, Savinski, profitant d’un moment de calme dans la tempête qui secouait la ville, décida d’aller pour deux jours de l’autre côté de la frontière. Il éprouva quelque gêne à faire part de cette nouvelle à Lydia Serguêvna. Il la voyait chaque jour et l’intimité qui était née entre eux était telle qu’il lui semblait n’avoir pas le droit de l’abandonner même pour un temps si bref. Il le lui dit, comme ils se promenaient dans le jardin près de la Néva, où s’élève la statue de bronze de Pierre le Grand.
— Vous comprenez, petite amie, fit-il, que je me ferai beaucoup de soucis à votre sujet. « Que se passe-t-il dans la ville ? me demanderai-je à chaque heure. Tout est-il tranquille ? Tire-t-on sur Nevski ? » Il faudra que vous me promettiez d’être très prudente, de ne faire aucune folie. Peut-être accepteriez-vous de ne pas sortir ? Je suis arrivé à croire que vous ne pouvez mettre le pied hors de chez vous sans moi.
Mais Lydia, sur un ton vif, repoussa cette suggestion.
— Suis-je une petite fille ? dit-elle. La ville est tranquille. Je ne vous promets rien du tout. Je sortirai probablement avec mon amie Hélène. Quant à des folies, j’aimerais bien en faire, mais cela n’est pas si facile que vous l’imaginez.
Elle s’arrêta un instant.
— Au fond, je voudrais savoir ce que vous appelez des folies… Si je vais voir Séméonof aux Affaires étrangères, est-ce une folie ? Non, je suis sûre qu’il me recevra très bien et sera d’une parfaite courtoisie… Irai-je prendre le thé chez l’admirable lord Douglas qui m’invite depuis longtemps ? Oh ! pas seule, cher Nicolas Vladimirovitch, non, toujours avec mon amie ? Folies à vos yeux, aux miens choses bien raisonnables et ennuyeuses… Je vais vous dire une chose à laquelle j’ai beaucoup réfléchi, Nicolas Vladimirovitch… Nous sommes cette fois-ci en pleine révolution. Sous Kerenski, on pouvait avoir des doutes. Vous étiez encore président de la Banque du Nord. Maintenant, vous n’êtes rien du tout et les bolchéviques vous ont pris votre auto. Nous sommes tous ruinés. On ne s’en aperçoit pas encore, mais ça viendra… Petit à petit, nos domestiques nous quittent. On se nourrit mal ; on se chauffe parce que nous avons quelques réserves de bois ; la lumière électrique manque souvent au moment où on en a le plus besoin… On ne peut plus sortir la nuit, car on est dépouillé à tous les coins de rues. Nous ne savons pas ce qui nous arrivera demain… Et voilà, nous menons tous la même petite vie plate, sans imagination, rétrécie seulement, car on se voit à peine… Cela manque de grandeur, vraiment… Nous sommes très médiocres, mon cher ami. Et le pire est que je ne vois pas ce que nous pouvons inventer de grand. C’est désolant ! Le soir, quand je suis couchée et près de m’endormir, je m’examine et je me dis : « Voilà encore un jour de ma jeunesse qui s’est envolé. Qu’en ai-je fait ? »
Elle parlait mi-riante, mi-sérieuse, mais, à quelques accents de sa voix dont elle n’était pas complètement maîtresse, Savinski comprit qu’en elle une corde secrète vibrait douloureusement. L’impuissance où il était de la rendre heureuse se présenta soudain à son esprit et l’accabla. Il ne répondit rien, et des pensées amères montaient en lui. Ils étaient seuls dans le jardin que domine le cavalier de bronze qui caracolait hardiment au-dessus d’eux. Un ciel gris de plomb, et bas, couvrait la ville. D’un côté de la place, les grands palais du Saint-Synode et du Sénat dressaient leurs colonnes et leurs pilastres blancs sur le fond jaune des murs ; de l’autre côté, le palais de l’Amirauté étalait la pompe impériale de son architecture jusque sur le quai de la Néva. Un petit drapeau rouge flottait au faîte du toit et semblait insulter tout un passé de grandeur, d’ordre et de magnificence. Savinski eut l’impression que Lydia et lui étaient perdus dans un pays inconnu et hostile. Une catastrophe les menaçait. Il fallait fuir… Mais il était trop tard… Il frissonna…
Il se reprit aussitôt, se moqua de ses terreurs irraisonnées. Il se sentit plein de force, et près de lui était Lydia. N’était-ce pas assez pour défier les destins ?
Comme il raccompagnait la jeune fille chez elle, il fut frappé de son changement d’humeur. Elle était nerveuse, irritable. Pour la première fois, elle lui dit des mots assez piquants. En vain, il essaya de la ramener. Elle restait fermée et hostile. Quand il la quitta pour ne pas la revoir avant deux jours, il était au désespoir.
Le lendemain, ayant quitté Pétrograd de bonne heure, il arriva vers midi auprès des siens. Le temps était brumeux et froid ; la campagne finlandaise triste, sans horizon, d’une couleur morte. Il retrouva l’atmosphère familiale qu’il connaissait, cette quiétude, ce sentiment de sérénité que Sonia faisait naître et à laquelle il avait été si sensible au cours déjà long des années de leur mariage. Auprès d’elle tout semblait appartenir à un ordre de choses dont l’existence était réglée suivant des lois secrètes qui, par leur essence même, étaient au-dessus de toute discussion. Rien ne pouvait étonner ni surprendre dans les rapports qui existaient entre elle, ses enfants et son mari. Le rayonnement spirituel qui émanait de sa personne était semblable à la chaleur douce, toujours égale, sans à-coups, bienfaisante, pénétrant partout, qui se dégage des grands poêles russes en faïence. Savinski y fut sensible une fois de plus ; ses nerfs, soumis à une rude épreuve par l’existence difficile de Pétrograd, se détendirent. Un flot de sensations douces l’envahit. Après le thé, Sonia se mit au piano et chanta d’une belle voix grave des airs populaires anciens. Savinski avait sur ses genoux sa petite fille qui écoutait sans bouger, un bras passé autour du cou de son père et sa figure fraîche appuyée contre la sienne. Il ne se défendait pas contre l’émotion qui montait en lui et peu à peu grandissait, le bouleversait. Un bonheur calme, riche et tranquille, était là à portée de sa main. Soudain, il se demanda passionnément : « Pourquoi suis-je ému à ce point ? » Et tout aussitôt, involontairement, la réponse monta à ses lèvres : « Peut-être ne suis-je plus fait pour ce bonheur-là ! » Il lui sembla que quelqu’un avait parlé en lui qu’il ne connaissait pas. La commotion fut si forte que ses yeux se remplirent de larmes. Il attira sa fille et posa ses lèvres sur son front pur. L’enfant resserra son étreinte et embrassa son père. Il respirait fortement, comme s’il avait gravi une côte escarpée.
Le dîner fut plein de gaieté. Boris l’anima de ses saillies et Savinski, dans une détente irrésistible, s’amusa avec son fils et se laissa emporter par le mouvement juvénile que Boris imprimait à la conversation. Pourtant, au cours du repas, il surprit à quelques reprises le regard de sa femme attaché sur lui. Un instant, il crut y lire une nuance d’étonnement un peu inquiet. Mais cette impression passagère se dissipa vite.
Il était près de minuit. Déjà la lampe était éteinte au-dessus du lit où Savinski était couché à côté de sa femme. Il la prit dans ses bras et attira sa tête à lui pour lui donner un baiser avant de s’endormir. Il sentit sur ses joues des larmes chaudes.
— Tu pleures ? dit-il avec tendresse.
— Pardonne-moi, ce n’est rien, répondit-elle. J’ai été un peu énervée ces jours derniers. Les temps sont durs pour moi aussi… Mais je suis heureuse et je t’aime.
Elle se serra contre lui. Ses larmes coulaient encore. Le sommeil la prit dans les bras de son mari qui la caressait doucement et ne parlait pas.
Le lendemain, il regagna Pétrograd avant l’heure du dîner. Sonia n’avait plus montré aucune faiblesse dans la journée. Elle l’accompagna jusqu’à la gare avec les enfants. Savinski disait ses projets. Il fallait attendre un peu ; la Finlande était calme, bien que des bandes de matelots et de soldats déserteurs la traversassent. Mais ils ne s’écartaient pas de la voie ferrée et, malgré l’agitation du parti socialiste, la situation du gouvernement bourgeois semblait encore solide. Il surveillerait le développement de la crise à Pétrograd. Si les bolchéviques étaient chassés de Smolny, il devait être là. Si, au contraire, ils s’installaient au pouvoir, eh bien ! il serait toujours possible de franchir la frontière et de passer à l’étranger. Cependant, il tâcherait de venir chaque semaine auprès des siens et leur ferait, en tout cas, tenir des nouvelles par une voie sûre.
En wagon, dans l’attente à Bieloostrof, et jusqu’à ce qu’un traîneau le ramenât de la gare de Finlande chez lui, il resta sous l’influence des heures passées auprès de sa femme. Mais, à peine dans son appartement, il se précipita vers le téléphone et demanda l’hôtel Volynski. Il apprit avec stupeur que Lydia Serguêvna n’était pas chez elle. Il téléphona chez Nathalie Choupof-Karamine. Elle avait la grippe, était seule à la maison et ne recevait pas. Où avait disparu Lydia ? Il faisait nuit depuis plus de deux heures. Comment osait-elle rester si tard hors de chez elle ? Peut-être avait-elle été chez son amie Hélène à la Mokhovaia ? Celle-ci n’avait pas le téléphone. Pour revenir de chez elle, il fallait traverser la solitude dangereuse du Champ-de-Mars. Il vit de ses yeux Lydia s’avançant seule le long de la route que bordent d’un côté le canal, de l’autre les tas de bois faisant partie de la réserve de la ville. Elle marchait légèrement à son habitude, insouciante, préoccupée seulement de ne pas tomber dans les trous du chemin. Et, près du petit pont, trois soldats silencieux attendaient… L’image fut si nette devant ses yeux qu’il courut à l’antichambre, prit sa pelisse, et, en un instant, il était au coin du Champ-de-Mars. La place était nue et désolée. Le vent du nord s’était levé et une flamme insuffisante dansait entre les vitres de l’unique réverbère qui était allumé. Il faisait très froid. De l’autre côté de la place, de lourds tramways couplés passaient en grinçant sur les rails gelés. Il avança sur la route ; il attendit un instant, alluma une cigarette, revint sur ses pas, et se décida à rentrer. « Cette vie est impossible », se surprit-il à dire, quand il fut de nouveau dans la tiédeur de son petit appartement. Il prit le téléphone. Cette fois-ci, Lydia était à l’appareil.
— Qu’avez-vous fait ? demanda-t-il. Je suis mort d’inquiétude.
— Mais je me suis très bien amusée, répondit Lydia. Pourquoi vous créer des soucis ?… Et puis, j’ai quelque chose à vous apprendre.
— Quoi donc ? fit Savinski qui, à peine rendu au calme, était en proie à une nouvelle émotion indéfinissable.
— Je vous le dirai demain, si vous voulez me voir… Mais je ne puis pas sortir avec vous… Je ne suis pas libre. Venez vers cinq heures prendre une tasse de thé… Ce soir ?… Non, je suis fatiguée, je tiendrai compagnie à papa, qui n’est pas bien… A demain.
Savinski passa une soirée misérable chez lui à lire les journaux auxquels il ne parvint pas à s’intéresser, bien qu’ils fussent pleins des télégrammes où étaient relatées les premières conversations de Brest-Litovsk. Quand il se coucha enfin, il avait résolu de repartir pour la Finlande et de quitter définitivement la Russie. Il était impossible à un honnête homme de s’associer d’une façon indirecte à un gouvernement de bandits et de participer à la honte dont ils souillaient le pays.
Savinski eut une journée difficile. Au matin, Séméonof lui téléphona sur un ton qui lui déplut… Il semblait qu’il y eût une complicité entre eux et cette idée, surtout à ce moment-là, était odieuse à Savinski. Séméonof avait annoncé sa visite à la Banque du Nord le lendemain pour midi, de telle façon qu’il avait été impossible de refuser le rendez-vous. Puis, comme Savinski allait se mettre à table, un officier arriva de Moscou en tenue de simple soldat. Il venait de la part de Spasski. Spasski était plein d’espoir et croyait au succès du mouvement dans le sud. « Nous allons refaire un noyau vraiment russe sur les terres cosaques et c’est là qu’est le salut du pays. » Mais, aux questions posées à l’émissaire, Savinski comprit qu’une fois de plus les rivalités de personnes jouaient un grand rôle dans le Don, que l’accord était difficile entre les généraux, que Spasski lui-même, à cause de son passé révolutionnaire, n’était pas accepté sans peine, et qu’enfin dans les villes les bolchéviques avaient des partisans. Il eut le sentiment très net de la vanité de l’œuvre entreprise par son ami. Mais que faire ? Il fallait jouer les cartes que l’on avait et, toute l’après-midi, Savinski courut à la recherche de quelques personnages financiers et politiques avec lesquels il avait à se concerter avant de répondre à Spasski. Et, pendant qu’il parlait interminablement politique et affaires, il pensait au plaisir qu’il aurait à retrouver Lydia à cinq heures.
Il arriva en retard au rendez-vous, de mauvaise humeur, et son mécontentement s’accrut lorsqu’il vit auprès de Lydia son amie Hélène.
Lydia l’accueillit de la façon la plus amicale. Elle était gaie et riante. Dans le petit salon où elle le reçut, la température était douce. Les deux jeunes filles parlaient de leurs amies, des jeunes gens qu’elles avaient vus ou dont elles avaient des nouvelles. Des événements récents, de politique, pas un mot. On était à cent lieues de la révolution. L’humeur de Savinski se dissipa dans cette atmosphère enchantée ; il se mêla à la conversation. Il regardait le visage animé de Lydia ; elle était redevenue enfant et il la retrouva telle qu’il l’avait connue avant la mort de son cousin. Il hésitait à lui demander ce qu’elle avait à lui apprendre. Mais Lydia y vint d’elle-même. Elle avait pris le thé la veille chez lord Douglas qui avait conservé un petit appartement près de l’ambassade d’Angleterre. Il n’y passait que les après-midi, car il logeait maintenant, comme Savinski le savait, chez les Choupof-Karamine. C’était une partie carrée ; il avait invité son amie et un collègue de l’ambassade. Hélène et elle échangèrent leurs impressions sur cette réception intime et confrontèrent leurs souvenirs récents.
Savinski eut soudainement l’impression d’être hors de la conversation, d’appartenir à une autre espèce de gens, de n’avoir plus aucun lien avec Lydia. Son bref voyage de Finlande avait-il suffi pour créer entre eux un abîme si profond ? Voilà que Lydia avait dans le Pétrograd même où ils vivaient des intérêts et des souvenirs en dehors de lui. Il se perdait ainsi dans de moroses pensées, tandis que les jeunes filles continuaient à bavarder avec animation. Par moment, il regardait Lydia. Jamais elle ne lui avait paru plus jolie. Elle semblait faite d’une essence plus rare que les autres femmes. Auprès d’elle son amie Hélène, pourtant agréable, semblait destinée par la nature à être sa servante. Lydia avait une façon à elle d’ouvrir ses grands yeux et de les fixer sur vous de telle manière que vous aviez l’impression de lire jusqu’au fond de son âme. Pouvait-on imaginer en un corps aussi parfait une pureté plus complète ?
Savinski attendait le départ d’Hélène pour avoir enfin Lydia seule à lui. Mais, comme Hélène se levait pour partir, Lydia la retint, lui proposant de dîner avec elle. Et, sur une objection de la jeune fille qui craignait de regagner seule la rue Mokhovaia dans la nuit, Lydia ajouta qu’elle pourrait coucher à l’hôtel Volynski, comme elle l’avait fait souvent déjà.
N’en pouvant plus, Savinski prit congé des deux amies. Lydia l’accompagna jusque dans l’antichambre. Elle ne paraissait pas s’apercevoir de l’humeur sombre dans laquelle était plongé son ami. Comme il allait la quitter, elle lui dit :
— Vous savez la véritable nouvelle, Nicolas Vladimirovitch. Lord Douglas m’a demandé de l’épouser. Il prétend que cela arrangera tout, qu’auprès de lui je serai enfin en sécurité et qu’il m’emmènera en Angleterre dès janvier avec l’ambassadeur qui va regagner Londres. C’est sur ce ton-là qu’il a pris les choses. N’est-ce pas très anglais ?
Savinski se sentit pâlir. Il fit un effort pour rester maître de lui. Il regarda bien en face Lydia. Elle souriait, mais il crut voir que sa lèvre inférieure un peu gonflée était légèrement contractée. Il y eut un instant de silence.
Puis, d’une voix très naturelle, il dit :
— Ce serait, en effet, une solution, Lydia Serguêvna. Adieu.
Et il sortit.
A la lumière de cette scène, Savinski vit tout à coup clair en lui. « Je me suis trompé, dit-il, sur mes sentiments pour Lydia. Je croyais avoir pour elle une amitié profonde, je croyais voir en elle une enfant. Erreur, illusion ! Ce n’est pas de l’amitié que j’ai pour elle, c’est de l’amour. Ce n’est pas une enfant que je vois en elle, mais une jeune fille qui peut devenir demain une femme. » Quatre vers d’une chanson populaire lui traversèrent la mémoire :
« C’est l’évidence même. Pourquoi suis-je resté à Pétrograd que tout me commandait de fuir ? A cause d’elle. Pourquoi ne vais-je presque plus en Finlande ? Pourquoi cette angoisse qui m’a étreint l’autre jour au milieu des miens ? Parce que je m’en suis senti séparé, à cause d’elle. Je lui suis attaché, c’est ici le mot propre. Elle m’est plus chère que tout. Voilà. Elle remplit ma vie, c’est magnifique, c’est inimaginable. Me serais-je cru capable d’un sentiment si profond ? J’étais devenu une espèce de bon ours familial ; j’allais finir mes jours ainsi dans une douce somnolence. Et puis je la rencontre ! Et puis ces temps troublés où l’on ne sait plus comment on vit !… Et tout est remis en question ! Je ne suis pas mort, grâce à Dieu ! Comme j’ai envie de vivre ! »
Tout à l’enthousiasme de cette découverte, Savinski arpentait son cabinet de travail. Il n’avait pas dîné seul et son esprit avait été diverti des pensées qui lui étaient chères par une longue et ennuyeuse conversation d’affaires avec ses deux hôtes. Mais son cerveau avait travaillé obscurément et, maintenant qu’il retrouvait la solitude, il arriva du coup à une vue claire de ses sentiments. La découverte qu’il en fit l’étonna et le ravit si fort qu’il ne songea pour l’instant à rien de plus. Lui, Nicolas Vladimirovitch Savinski, qui depuis quinze ans et plus s’était caché dans le cercle étroit de sa famille, y avait trouvé tous ses plaisirs et tout ce que le bonheur représentait sur la terre, voilà, il était, à quarante-cinq ans, amoureux d’une jeune fille qui en avait dix-huit. Il se regarda dans la glace. L’âge, il est vrai, n’avait pas trop marqué sur lui. Quelques rides plus creusées, quelques cheveux blancs, mais le visage restait net et fort, le regard vif. Au demeurant, une espèce de colosse dont les deux pieds s’appuyaient fortement sur la terre. C’est alors seulement qu’il se dit : « J’aime Lydia, mais elle, elle ne m’aime pas. Elle a pour moi de l’amitié, beaucoup d’amitié, un grand attachement, — cela et rien de plus. C’est l’évidence même. »
Chose curieuse, cette pensée ne lui fit à ce moment aucune peine. C’était un fait qui se plaçait au-dessus de toute discussion. Ce qui restait magnifique et surprenant était le sentiment né en lui, Savinski… Oui, mais le lord Douglas ? Allait-il lui enlever Lydia ? Cette idée, tout de suite, lui parut insupportable. Il voulait bien aimer Lydia, sans espoir de retour, mais il ne pouvait admettre ni qu’elle en aimât un autre, ni qu’elle quittât Pétrograd. Il avait besoin de sa présence continue auprès de lui. Sans elle maintenant, il n’était rien ; sans elle, la vie était vide ; un ennui insupportable l’accablerait.
La figure du jeune lord passa devant ses yeux. Il était beau comme un dieu ; aucune femme ne pouvait lui résister. Mais Lydia ? Elle n’était pas pareille aux autres. Elle avait une âme russe ; elle ne s’éprendrait pas de l’Antinoüs britannique… Et puis quitter son père ? Impossible… Et si le prince Volynski mourait ? L’instinct de sécurité ne serait-il pas alors plus puissant ? N’accepterait-elle pas de vivre d’une existence large et sûre en Angleterre ?…
Savinski passa une soirée agitée à tourner et retourner ces idées contraires en son esprit.
Mais, tout au fond de lui-même, rien ne prévalait contre la joie de la découverte qu’il avait faite : il aimait Lydia Serguêvna. C’était un don du ciel. Sa vie en était illuminée.
L’entrevue qu’il eut avec Séméonof, le lendemain à midi à la Banque du Nord, se ressentit du trouble de ses nerfs. Elle fut tumultueuse. Le sang-froid caustique du jeune chef bolchévique l’exaspéra. Il se laissa aller à lui répondre sur un ton plus vif qu’il ne voulait. Séméonof affectait de placer la révolution au-dessus de toute discussion. « C’est un fait, disait-il. Un esprit raisonnable n’a qu’à s’incliner devant un fait et à prendre ses mesures en conséquence. Il ne dépend pas de vous que nous soyons ou que nous ne soyons pas en pleine révolution. Cela étant admis, que ferez-vous ?
— Mais votre fait, répondit Savinski, quelle durée aura-t-il ? Vous avez été au pouvoir deux mois. Combien y resterez-vous ? Les événements vont vite chez nous. Kerenski, qui a été l’homme le plus populaire de Russie, n’a pas tenu six mois dans la tempête. Qui me dit que, dans quelques semaines peut-être, Lénine et Trotski ne seront pas en fuite… ou pendus.
A peine eut-il lancé ce dernier mot qu’il eût voulu le rattraper.
Séméonof sourit de ses lèvres sèches, ouvrit les deux mains d’un geste qui lui était familier et, fixant son interlocuteur, dit avec dureté :
— Vous avez raison sur un point. Nicolas Vladimirovitch, la vie d’un homme ne vaut pas cher aujourd’hui en Russie. Qu’on ne l’oublie pas.
Et, ayant lancé cette pensée ailée, il s’arrêta pour lui donner le temps d’atteindre son but.
Il revint à un ton de conversation plus plaisant.
— Si vous connaissez notre pays, dit-il, vous devez comprendre qu’il est avec nous et qu’il y sera longtemps, car nous apportons à cet homme étonnant qu’est le Russe, et qui reste complètement incompréhensible aux étrangers, les deux choses qu’il aime le plus au monde. Le Russe a le goût de l’absolu ; je m’exprime mal : il en a la passion… Et il adore le changement ; encore ici suis-je au-dessous de la vérité ; c’est le bouleversement qu’il aime, le renversement de toutes les valeurs. Nous lui offrons ces deux idoles. Rien de la société ancienne ne subsistera et nous lui présenterons un système nouveau, un absolu qui n’a jamais servi, dont il sera le premier à jouir : le communisme. Quelle fierté pour un grand peuple que de penser qu’il impose une vérité neuve au monde ! Avec cela vous ferez aller loin notre Russe. Pour cela, vous lui ferez supporter mille privations… Et Dieu sait si nous mettrons sa patience à l’épreuve, ajouta-t-il avec un sourire glacé. Le Russe étonnera l’univers en montrant qu’il peut vivre de rien, mais pour une idée. Nous sommes un peuple religieux, Nicolas Vladimirovitch. Mais les formes anciennes de la religion sont vidées de tout contenu. Elles s’écroulent et retournent à la poussière. Avec nous, c’est un Évangile nouveau qui s’impose à l’humanité.
Il continua à discourir ainsi. Savinski l’écoutait avec impatience. Il avait le goût qu’ont tous les Russes pour les discussions idéologiques. Mais le discours de Séméonof l’avait irrité et lui avait paru hors de propos. Se perdre dans une métaphysique politique et sociale est occupation agréable pour gens oisifs après dîner ; mais, dans ce cabinet de travail d’une banque d’où il avait dirigé de vastes affaires, il était habitué à un langage plus proche de la réalité. Par un brusque détour, Séméonof revint à des questions pratiques. Il s’agissait d’organiser la Banque du Peuple qui absorberait toutes les banques privées dont l’État avait pris possession et il voulait avoir les conseils d’un financier aussi éminent que Savinski.
Celui-ci ne put s’empêcher de hausser les épaules.
— Que me racontez-vous là ? dit-il. Savez-vous de quoi vivent les banques ? Vous croyez qu’elles vivent d’argent… Pas du tout, elles vivent de crédit. Sans crédit, pas une banque au monde ne peut garder ses guichets ouverts une journée. Or, quel est le crédit du gouvernement dont vous faites partie ? Nul. Vous avez saisi les dépôts. Après cela, qui vous apportera de l’argent ? Personne. Vous aurez beau multiplier les appels et donner les assurances les plus formelles, pas un client — et vous-même, mon cher Léon Borissovitch — ne vous confiera ses fonds. Vous tirez à toute allure deux cents millions de roubles par jour. Eh bien, vous ne reverrez jamais un seul des billets que vous mettez en circulation. Vous êtes condamnés à la banqueroute… Vous avez voulu mon avis, le voilà clair et net. Vous ne trouverez pas un homme connaissant les affaires qui vous parle un autre langage. Si vous tenez à ce que nous travaillions avec vous, abandonnez le communisme dont personne au monde ne peut établir les finances.
Séméonof réfléchit un instant.
— Vous appartenez aux écoles anciennes, Nicolas Vladimirovitch. Vous êtes prisonnier des formules dans lesquelles vous avez été élevé. Est-il possible que vous ne puissiez pas vous adapter aux formes nouvelles de la société ? Ce serait désirable, croyez-moi… Cela sera nécessaire. Je ne renonce pas à l’espoir de vous voir travailler avec nous.
Savinski avait horreur des banalités de Séméonof. Il les eût tolérées chez d’autres ; elles étaient inadmissibles dans la bouche d’un homme de ce caractère et de cette intelligence. Enfin, dans chaque entretien qu’il avait avec le commissaire bolchévique, ce dernier s’arrangeait pour lui faire sentir avec plus ou moins de discrétion qu’ils étaient les maîtres, qu’ils ne reculeraient devant rien et que, finalement, si l’on voulait sauver sa peau, il serait sage d’être en bons termes avec eux.
Si voilées que fussent ces allusions à leur tyrannique pouvoir, elles étaient, à la lettre, insupportables. C’était une des épreuves des temps troublés, et non la moindre, d’être obligé de plier sous la menace d’un dictateur terroriste. Jamais Savinski ne désirait plus ardemment le succès de Spasski que lorsqu’il se trouvait en face de Séméonof.
Celui-ci se leva, fit claquer ses doigts sur le dos de sa main, arpenta le cabinet, regarda par la fenêtre sur Nevski et, tout en marchant, dit comme négligemment :
— Nous allons arrêter l’ambassadeur d’Angleterre.
Savinski sursauta.
— Vous êtes fous ! lança-t-il, sans prendre le temps de réfléchir.
Séméonof eut un regard froid et répondit de la façon la plus formelle :
— Le gouvernement des Soviets ne peut admettre d’être insulté par le gouvernement britannique qui garde sous les verrous des hommes comme Tchitcherine et Petrof.
Cette fois-ci Savinski en avait assez, et, à son tour, de la façon la plus sèchement polie, il dit :
— Si nous n’avons pas ici des rapports d’homme à homme, je ne vois pas le but de nos entrevues.
Il y eut encore quelques phrases insignifiantes, puis Séméonof prit congé.
— Nous nous reverrons, dit-il énigmatiquement. Si vous avez besoin de moi, n’hésitez pas à me téléphoner.
Une fois Séméonof sorti, la colère de Savinski tomba. Il réfléchit un instant sur la communication du sous-commissaire aux Affaires étrangères. Soudain sa figure s’éclaira et il sourit :
« C’est un chantage, se dit-il. Si Trotski avait décidé d’arrêter l’ambassadeur d’Angleterre, il ne chargerait pas Séméonof de me l’apprendre. Mais comme ce sont de rusés compères, ils ont trouvé ce moyen ingénieux d’agir sur l’ambassadeur de Sa Majesté britannique, car ils sont persuadés que je m’empresserai de lui raconter notre conversation. » Il s’arrêta un peu, puis il continua :
« Et, ma foi, il est bien évident qu’il faut aller le lui dire et qu’ils ont calculé assez juste. Mais le chantage n’en est pas moins évident et ils ne songent pas une minute à arrêter mon honorable ami. »
Il fit demander à l’ambassadeur d’être reçu vers cinq heures, de façon à avoir son après-midi libre. Il arriva très en retard chez lui pour déjeuner. Il trouva un mot de Lydia lui disant que son père était plus malade et qu’elle ne pouvait sortir. Elle avait téléphoné plusieurs fois en vain. Il se rendit à cinq heures à l’ambassade où il rencontra le lord Douglas. Il s’entretint amicalement avec lui pendant quelques minutes. « Est-ce qu’il aime Lydia ? se demanda-t-il, tout en causant avec l’admirable jeune homme. Mais non, il ne l’aime pas. Elle est belle, elle est jeune, il lui plaît ; il veut prendre son plaisir avec elle, mais c’est tout. Il ne l’aime pas, il ne l’aimera jamais. Peut-il même imaginer ce que c’est que d’aimer Lydia ? » Il souriait de joie, tant cette certitude l’emplissait. Elle resta en lui pendant la demi-heure qu’il passa avec l’ambassadeur.
Au soir, il téléphona à son amie. Le prince Volynski avait passé une mauvaise journée ; il était agité et demandait à le voir le plus tôt possible. Est-ce que le lendemain quatre heures lui convenait ?
Il accepta le rendez-vous et s’informa auprès de Lydia s’il pourrait causer avec elle un peu en sortant de chez son père.
— Certainement, dit Lydia. J’ai beaucoup de soucis et je serai contente de vous voir.
On était aux jours les plus courts de l’année et la nuit était déjà venue quand Savinski fut introduit dans le petit salon que le prince Serge ne quittait plus. Il était à son ordinaire dans son fauteuil, un châle sur les épaules, un autre sur les jambes. Savinski fut frappé de son extrême maigreur ; ses yeux brillants de fièvre étaient enfoncés sous les arcades sourcilières ; sa main droite, qui reposait sur le bras du fauteuil, était pâle et décharnée ; les ongles allongés semblaient appartenir déjà à un cadavre. « C’est la fin, pensa Savinski, en le voyant. Lydia n’aura plus que moi. » Déjà il avait oublié le lord Douglas.
Le prince se tourna avec difficulté vers l’arrivant.
— Je suis heureux de vous voir, dit-il d’une voix basse…
Une quinte de toux le secoua. Quand elle fut passée, il sourit douloureusement.
— Je suis fichu, fit-il. Me voilà revenu d’Andalousie. C’est dommage… Quel beau pays ! On y sent l’Arabie encore, l’odeur des épices vous remplit les narines quand le vent du sud fait monter la poussière des chemins… Je suis très sensible aux parfums, Nicolas Vladimirovitch. C’est peut-être à cause de mon grand nez… Vous avez remarqué, mon cher, que je n’ai pas un nez russe… Une de mes grand’mères doit avoir aimé quelque Circassien, là-bas, au bord de la mer Noire, où il fait chaud… A certains moments, il me semble que je sens encore dans mes veines la chaleur de l’Orient… Croyez-vous qu’on ait vécu déjà sur cette terre ? Si oui, j’ai été un Maure de Boabdil à Cordoue, près du Guadalquivir que l’été met presque à sec entre ses rives brûlées. Je me souviens, je me souviens… Et notre Pouchkine descendait d’un Abyssin…
Il parlait avec peine, s’arrêtant parfois pour avaler sa salive. Il divaguait un peu, tout en monologuant. Il avait oublié la présence de Savinski. Il renifla.
— Ici, ça sent le moisi ; nous vivons dans la pourriture. La Néva, elle, n’est jamais à sec. Elle est toujours gonflée d’eau, cette mâtine… C’est un fleuve impérial ; il n’y a rien de pareil au monde… Mais c’est un fleuve russe, énorme et stérile ; il coule dans un marais. Il a fallu la folie de Pierre le Grand pour entasser des montagnes de pierre dans ces solitudes humides !… Quelle aberration !… Mais pour moi, il n’y a plus qu’un empire, l’empire des morts… Vous vous souvenez du vers de La Fontaine : Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts. Ah ! ah !… mes pieds y sont déjà entrés ; ils n’en ressortiront plus… Et je les suis lentement…
Il rit, et son rire amena une crise de toux prolongée. Un domestique apportait du thé. Le prince revint à lui, tendit une cigarette à Savinski, en prit une et dit :
— Je vous demande pardon de mes radotages. C’est l’air de Pétersbourg qui m’a empoisonné. Racontez-moi les nouvelles, Nicolas Vladimirovitch. J’ai quelque chose à vous dire, oui, quelque chose de très important, mais tout à l’heure… tout à l’heure, quand nous aurons pris le thé…
Savinski le mit au courant de la situation telle qu’il la voyait. Il ne fallait pas douter que les bolchéviques ne s’affermissent au pouvoir. Les négociations de paix allaient grand train depuis que Trotski lui-même était parti pour Brest-Litovsk. A l’intérieur, le désordre le plus complet ; la ruine dépassait l’imagination. Et voilà que déjà les Allemands avaient envoyé une mission financière et commerciale avec le comte Mirbach. Le vieux Lamshof, de la Deutsche Bank, était là. Il ne l’avait pas vu encore, mais il aurait un rendez-vous avec lui au premier jour.
— Qu’est-ce que les Allemands feront ? conclut Savinski, nous n’en savons rien. S’ils veulent faire avancer un corps d’armée ici, qui les en empêchera ? Ils seront acclamés et votre charmante voisine donnera de grandes réceptions en leur honneur. Nous irons tous, du reste. Nous aimons à être du côté du manche, comme disent les Français. C’est un défaut national. Mais pourront-ils entreprendre de nourrir cette ville affamée ? Faut-il le souhaiter ? Je vous avoue que je ne sais plus ce qu’il faut désirer.
— Je les déteste plus encore que les bolchéviques, répondit le prince. Dieu m’évitera cette honte ; je ne les verrai pas… Mais laissons cela. Mettez une bûche au feu, tenez, cette grosse-là qui attend son tour avec impatience… Ah ! elle va flamber, la gaillarde, tout à l’heure. Elle était, il y a un an, dans une belle forêt de Finlande avec ses sœurs. Et maintenant, elle va réchauffer les vieux os du prince Volynski… Voilà, mon cher, une destinée bien remplie : un peu de fumée dans l’air, un peu de chaleur dans mon maigre corps. Cela passe comme un songe, et puis rien, voilà, voilà !… A présent, il faut parler sérieusement, mon ami, dit-il en hochant la tête, très sérieusement, voyez-vous.
Il s’arrêta un instant, et Savinski se demanda si le faible vieillard allait, par une saute brusque d’idées, le prier de combiner le passage difficile de la frontière et de faire les plans d’un voyage en Égypte, ou en Sicile.
Mais le prince ne le laissa pas longtemps dans le doute.
— C’est de Lydia qu’il s’agit, fit-il, de ma petite Lydia… Vous comprenez bien, mon cher, que c’est mon seul souci… Une petite fleur comme elle dans cette ville de folie ! Les soldats et les bandits dans la rue, et ce Lénine, ce Trotski à Smolny !… Qu’est-ce qui lui arrivera, Nicolas Vladimirovitch ? Elle est si jolie, cette enfant… Vous avez remarqué, où qu’elle passe, les gens s’arrêtent et la regardent… C’est une beauté, mon cher, je suis fier d’elle, je vous assure, très fier… Mais tout cela n’est rien au prix de son âme. Là il n’est rien que de pur, pas une pensée cachée, pas une restriction, pas un sous-entendu : tout est clair, ouvert, bon et généreux ; je lis en elle, je sais tout ce qu’elle pense et ce qu’elle sent. Eh bien, je vous le dis, c’est un cœur incomparable, ma Lydotchka… Alors, voyez-vous, je tremble pour elle, elle va être seule… Seulement, voilà, il y a un fait nouveau, oui, je sais bien, vous le connaissez. Lydia vous l’a dit, elle vous dit tout. Ce lord Douglas veut l’épouser…
Ici le prince soupira et s’arrêta pour reprendre haleine. Il avait l’air très triste. Savinski, qui s’intéressait prodigieusement à la conversation depuis qu’elle avait comme thème Lydia, commençait à se demander avec un peu d’inquiétude où visait le prince Serge.
— Pour dire le vrai, continua le vieillard, j’admire les Anglais, mais je ne les aime pas… Ce sont des gens sans méchanceté, mais ils sont durs. Pas de cœur, mon cher, pas d’ouverture d’âme… Naturellement, je n’aurais jamais songé à donner Lydia à un Anglais. Seulement, voilà, Nicolas Vladimirovitch, je suis fini, et puis il y a la révolution, et Lydia est là dans cette ville qu’elle ne veut pas quitter… Naturellement, elle nie le danger, vous la connaissez, mais elle ne me prend pas à ces ruses enfantines. C’est à cause de moi qu’elle ne veut pas partir…
— Mais, qu’est-ce qu’elle a répondu à lord Douglas ? interrompit Savinski, soudainement anxieux de savoir avec précision ce qui s’était passé.
— Hé ! mon cher, fit le vieux prince en riant, elle n’a rien répondu, comme font toujours les filles. Elle s’en est tirée en plaisantant, et voilà tout… Seulement, lord Douglas est revenu la voir, hier avant dîner, et, cette fois-ci, a insisté… Il paraît qu’il est superbe, ce garçon. Comment le trouvez-vous ?
— Magnifique et insignifiant, jeta Savinski avec nervosité. Il a un titre, il est beau comme on ne l’est pas, il est jeune, il est riche. C’est un Adonis avec un carnet de chèques. Et cela dit, il n’y a rien de plus à ajouter. La seule idée qu’il puisse être un mari pour Lydia Serguêvna est risible.
— Oui, mon ami, je vois, je vois, et vous avez raison… Mais, dans les circonstances où nous sommes, je suis obligé de penser autrement… Vous comprenez, Nicolas Vladimirovitch, c’est un homme honorable, et c’est la sécurité… S’il épouse Lydia, il l’emmène en Angleterre… Moi, je crève ici, c’est entendu, mais je n’ai plus de soucis, mon cher, vous voyez la chose ; je m’endors un beau jour dans la paix de l’âme parce que je saurai que ma fille est à l’abri du danger… C’est capital, mon ami… Il n’y a pas de repos sans cela.
Il parlait sur un ton très bas, avec une assurance calme, comme s’il n’y avait plus le moindre doute dans son esprit sur le parti à prendre.
— Seulement, reprit-il, ce n’est ni moi ni vous qui décidons. C’est Lydia. Lydia, on n’en fait pas ce que l’on veut. Pourtant, elle est pleine de raison, ma fille. Mais, dans une question comme celle-là, je n’ai aucune influence sur elle, parce qu’elle pense que je me sacrifie… Alors, nous avons des dialogues incroyables, Nicolas Vladimirovitch, et qui m’agitent… Nous nous sommes disputés sur ce sujet hier soir assez longtemps et, à la fin, elle m’a dit très sérieusement : « Est-ce que tu ne m’aimes plus, papa, que tu veux te débarrasser de moi ? Si c’est vrai, alors dis-le, et je m’en irai d’ici. » Eh bien, moi, mon cher, je suis vieux et faible, et quand j’ai entendu ma fille parler ainsi, je l’ai prise dans mes bras ; j’ai pleuré, comme un enfant, et je l’ai suppliée de rester… Que voulez-vous, c’est déplorable, mais qu’y faire ? Et ce qu’il y a de curieux, c’est qu’elle a pleuré avec moi, je ne sais vraiment pas pourquoi. Elle a aussi les nerfs malades, nous avons tous les nerfs malades, Nicolas Vladimirovitch. Je ne puis plus rien dire à ma fille sur ce sujet. Et c’est pour cela que je vous ai demandé de venir… Vous êtes la seule personne que Lydia aime… Oui, elle vous aime, mon ami… Tout ce que vous dites est pour elle parole d’évangile. Vous êtes un homme fort, Nicolas Vladimirovitch, et puis vous êtes désintéressé dans cette affaire… Parlez-lui. Suppliez-la d’accepter ce lord Douglas (que le diable emporte, du reste !), et dites-lui la vérité, que je vais mourir, qu’elle sera seule, que j’aurai trop de chagrin à la laisser dans cette ville maudite… Je vous en prie, faites tout ce qu’il faut. Moi, je ne peux plus parler. Nous nous mettrons encore à pleurer tous deux. Vous comprenez que c’est stupide… Aussi, je vous demande de m’aider. Vous la déciderez à accepter, puisqu’il le faut… Vous êtes son ami.
Le prince se tut ; il était terrassé par l’émotion et respirait avec peine… Écroulé dans son fauteuil, il ne semblait plus avoir que quelques étincelles de vie en lui.
Savinski le regardait sans parler. Sa belle figure s’était durcie ; il avait vieilli. Il se passa la main sur le front et, sans plus réfléchir, se leva.
— Allons, je vois qu’il faut le faire. Vous avez raison. Il ne faut penser qu’à elle aujourd’hui. Ni vous ni moi ne pouvons la protéger… Savez-vous où je la trouverai ?
— Merci, mon ami, merci, fit le prince en lui tendant la main. Attendez, un domestique va vous conduire chez elle. Ma femme est en bas et, vous savez, on ne peut plus chauffer que le devant de la maison… Elle vous recevra dans sa chambre… Cela n’a aucune importance entre nous… Vous êtes notre ami, notre seul ami… Merci.
Quelques minutes plus tard, Savinski entrait dans la chambre de Lydia qu’il ne connaissait pas. C’était une grande pièce dont les deux fenêtres regardaient le quai de la Néva. Elle était assez sombre. Une lampe électrique dans un plafonnier répandait une faible lueur, car l’usine électrique manquant de charbon ne fournissait qu’un courant insuffisant. Une lampe à pétrole, sous un grand abat-jour, posée sur une table, éclairait Lydia étendue sur un divan recouvert d’un châle ancien. Elle avait dénoué ses cheveux et, lorsqu’elle se leva pour aller à la rencontre de son ami, ils flottèrent autour d’elle. Ils descendaient jusqu’aux hanches en nappes légères, ondées et dorées, qui semblaient absorber toute la lumière qui était dans la chambre. A la trouver ainsi, le cœur de Savinski lui défaillit. Jamais il ne l’avait vue décoiffée, dans ce déshabillé qui suppose une intimité plus grande, et, pour la première fois, il sentit un obscur et passionné désir monter en lui de la prendre dans ses bras et de la garder pour lui seul. C’était à cette femme qu’il fallait renoncer ! Ah ! le sacrifice que lui demandait le prince Serge était au-dessus des forces humaines. Sous le coup de l’émotion qui le poignait, il s’arrêta un instant.
Mais déjà Lydia était près de lui.
— Vous m’excuserez, Nicolas Vladimirovitch, de vous recevoir ainsi. J’avais mal à la tête et j’ai défait mes cheveux dont je ne pouvais supporter le poids.
Elle leva les yeux sur lui.
— Mais vous êtes pâle, mon ami. Qu’avez-vous ? Êtes-vous fatigué ?… Vous n’avez pas d’ennuis, j’espère. On va nous donner du thé. Asseyez-vous là, près de moi, sur le divan.
Elle le prit par le bras et l’entraîna. Mais Savinski refusa de se mettre près d’elle sur le divan et choisit un fauteuil de l’autre côté de la table. On entendait dans la pièce voisine, dont la porte était ouverte, les pas de la nourrice Katia qui allait et venait rangeant le linge de sa maîtresse. Parfois, elle entrait dans la chambre pour dire à Lydia quelques mots.
Une femme de chambre apporta du thé. Lydia demandait à Savinski des nouvelles des siens. Avait-il été satisfait de son séjour en Finlande ? Ses enfants se portaient-ils bien ?
Savinski, tout troublé qu’il fût, remarqua avec surprise qu’il y avait un rien de changé dans le ton sur lequel elle s’exprimait. Elle parlait avec une grande amitié, mais il y avait pourtant quelque chose d’un peu distant, d’un peu conventionnel qui ne lui échappait pas et qui était nouveau entre eux.
Il donna des détails sur la vie que menaient là-bas sa femme et ses enfants. Il dit l’impatience de Boris à l’idée de rentrer à Pétrograd et combien il était difficile pour Sonia de passer ses journées si loin de lui, se rongeant de soucis à son sujet. Il parla assez longtemps sans regarder Lydia et, comme il finissait, il leva les yeux. Elle était à moitié renversée sur le divan ; ses cheveux lui faisaient une couche dorée. Mais il fut frappé de voir qu’elle avait la bouche crispée comme si elle souffrait.
Décidément l’atmosphère de cette chambre était lourde. Il y avait quelque chose d’inexplicable entre eux dont ils sentaient le poids mystérieux. C’était, sans doute, la grande question soulevée par la demande de lord Douglas. Il fallait y arriver et Savinski s’y jeta, sans plus attendre, comme un homme qui a décidé d’en finir avec ses jours se précipite dans l’abîme, les yeux fermés.
— Où en êtes-vous avec le lord Douglas, Lydia Serguêvna ? demanda-t-il. J’ai beaucoup pensé à ce que vous m’avez dit.
Lydia se redressa, fixa son regard sur lui comme si elle voulait lire au fond de ses pensées et lui dit brusquement :
— Et vous-même, Nicolas Vladimirovitch, où en êtes-vous avec le lord Douglas ?
L’inattendu de cette question, ce qu’elle avait de direct et de surprenant par le lien qu’elle établissait soudainement entre Lydia, lord Douglas et Savinski lui-même, le laissa stupéfait.
Il y eut un bref silence, puis Savinski, prenant son parti, mais sans oser regarder la jeune fille qui, elle, ne le quittait pas des yeux, dit :
— Je pense, Lydia Serguêvna, que, dans les circonstances où nous sommes, vous n’avez pas le droit de le repousser.
— Êtes-vous sûr que ce soit votre opinion à vous ? dit-elle d’une voix claire. Il ne faut pas me tromper, Nicolas Vladimirovitch. Faites-y attention. Vous savez que j’attache beaucoup de prix à ce que vous me dites… Je vous en prie, pesez vos paroles. Elles auront un grand poids aujourd’hui. Réfléchissez sérieusement… Mon père m’a dit la même chose que vous. Sans doute, il vous l’a répété tout à l’heure, et peut-être vous a-t-il influencé ?… C’est vous que je veux entendre et non lui à travers vous.
Elle s’était animée singulièrement tandis qu’elle parlait. Pourtant elle avait perdu ses couleurs et ses yeux brillaient presque sombres dans son visage pâli.
Savinski, qu’on admirait pour son imperturbable sang-froid et sa bonne humeur souriante dans les discussions d’affaires les plus chaudes, se troubla devant une mise en demeure si véhémente. Il ne savait que répondre. Allait-il trahir le vieux et pathétique prince ? Allait-il se trahir lui-même ? Il hésita, balbutia, crut s’en tirer par quelques généralités sur ce que les circonstances avaient d’exceptionnel, sur le souci naturel qu’on pouvait se faire en des temps si troublés pour des personnes qui vous étaient chères. Il avait honte de lui-même et des propos vagues qu’il tenait dans un moment si grave. Il termina, enfin, par cette phrase sans signification :
— Nous ne voulons que votre bonheur, ma chère amie.
Il fut étonné de voir que Lydia paraissait se satisfaire de cette équivoque réponse et ne le ramenait pas à la question précise qu’elle lui avait posée. Elle semblait maintenant plus calme, plus heureuse, et changea de sujet, lui demandant ce qu’il avait fait depuis qu’il était rentré à Pétrograd.
Dans un soudain besoin d’expansion, Savinski lui dit qu’il avait eu, la veille, à la Banque, la visite de Séméonof, que cet homme l’avait exaspéré, l’avait fait sortir du sang-froid qu’il aurait dû garder et qu’il craignait de s’en être fait un ennemi. Il lui cita la phrase de Séméonof sur le prix de la vie d’un homme.
Lydia, qui l’écoutait avec beaucoup d’intérêt, l’interrompit et lui dit avec vivacité :
— Cet homme peut être très méchant, Nicolas Vladimirovitch… Je ne l’aime pas ; il me fait peur. Prenez garde qu’il songe à se venger. Il est tout-puissant, paraît-il.
Savinski haussa les épaules.
— Les choses sont ainsi, dit-il avec fatalisme. Nous sommes dans les mains de Dieu, Lydia Serguêvna.
Il parut à Lydia qu’il avait l’air très fatigué.
Elle réfléchit un instant. De nouveau son visage prit une expression sérieuse, sa lèvre se crispa.
— Je veux encore vous poser une question. Ne vous moquez pas de moi, Nicolas Vladimirovitch, si aujourd’hui je vous interroge ainsi. A la suite de votre entretien avec Séméonof, n’avez-vous pas pensé à vous sauver en Finlande ?
Savinski la regarda d’un air étonné, comme s’il ne comprenait pas ce que la jeune fille lui demandait.
— Me sauver en Finlande, moi, pourquoi ?… Je n’y ai même pas songé, Lydia Serguêvna.
Lydia comprit qu’il disait la vérité. Et, de nouveau, il y eut un long silence. Un domestique entrant pour annoncer que le dîner était servi l’interrompit. Savinski se leva et allait prendre congé. Lydia le retint.
— Attendez un instant, dit-elle. Je descends avec vous. Donnez-moi une minute pour que je me coiffe.
Elle s’assit à la table de toilette et souleva les lourds cheveux qui couvraient ses épaules et son dos. Elle les peigna, les roula en deux torsades et les ramena sur le derrière de la tête où elle les assujettit avec un grand peigne. Savinski, sans mot dire, la regardait. A assister ainsi à sa toilette, il semblait qu’une intimité nouvelle était née entre eux et il sentait de grandes ondes de bonheur couler en lui. Il ne pensait à rien. La voir près de soi était suffisant.
Lorsqu’elle eut fini, elle se leva et, comme ils descendaient, elle lui dit du ton d’une petite fille qui a été méchante et qui tient à savoir si on lui en veut toujours :
— Voudrez-vous encore vous promener avec moi, Nicolas Vladimirovitch ?… Je vous expliquerai une grande chose que vous n’avez pas comprise : c’est que la solution de papa et la vôtre n’est précisément pas une solution de révolution… Vous comprenez ce que je veux dire, c’est la solution qu’on ne doit pas prendre précisément parce que nous sommes en pleine tempête.
Savinski s’arrêta stupéfait.
— Non, je ne comprends pas, je l’avoue, Lydia Serguêvna. Que voulez-vous dire, pour l’amour du ciel ?
— Naturellement vous ne comprenez pas, fit-elle enchantée, comment pourriez-vous comprendre ? C’est un peu trop compliqué pour un homme comme vous… Je vous raconterai ça un jour, je vous le promets.
Elle riait de bonne humeur et se moquait de lui si gentiment que Savinski se mit à rire avec elle.
Savinski se réveilla tard le lendemain matin après une nuit où le sommeil l’avait longtemps fui. Comme il s’habillait lentement, un coup de sonnette retentit. Un instant après, sa femme de chambre lui remit la carte d’une personne qui désirait le voir. Il lut sur la carte : « Bogdanof, sous-commissaire du quartier de Kazan. » Savinski fronça les sourcils. Que diable lui voulait la police du quartier ? C’était la première fois qu’elle venait chez lui. Jusqu’alors il n’avait eu affaire à elle que par l’entremise du comité de maison.
Le commissaire entra. C’était un petit Juif, sec et pâle, et nerveux, qui portait des lunettes. Il s’exprimait avec beaucoup de politesse. En quelques mots, il mit Savinski au courant de l’objet de sa visite. On faisait une revision des passeports et il venait demander à Savinski de lui confier le sien pour peu de temps.
Savinski se récria. Il ne pouvait se dessaisir de son passeport. Que deviendrait-il sans pièce d’identité dans une ville où l’on était exposé chaque jour à être arrêté dans la rue ? En outre, il avait un visa de transit pour la Finlande où sa famille résidait et où il pouvait être appelé d’un instant à l’autre.
Le petit commissaire s’inclina respectueusement.
— Je comprends, Nicolas Vladimirovitch, je comprends… Je suis désolé, croyez-le bien. Je donnerais beaucoup pour vous éviter cet ennui. Mais, hélas ! l’ordre est formel et général. Tous les passeports doivent être visés par le commissaire… Il y a, c’est bien regrettable, beaucoup de faux passeports en circulation. D’où la mesure que nous sommes obligés de prendre…
Savinski s’obstina. Il téléphonerait lui-même aux Affaires étrangères pour arranger l’affaire.
Le petit Juif objecta que l’affaire n’était pas du ressort des Affaires étrangères, mais bien du commissariat du quartier.
Savinski se montait peu à peu. Le commissaire restait souriant, respectueux, mais inflexible.
— Mais si vous avez un ordre de Séméonof lui-même, dit Savinski.
Bogdanof s’inclina à ce nom. Son visage prit une expression d’ironie qui n’échappa pas à son interlocuteur.
— Sans doute, dit le commissaire, sans doute, si Léon Borissovitch intervient, l’affaire sera classée… Ce sera une grande exception, je vous l’assure… Mais je serais heureux personnellement, croyez-le bien, très heureux…
Déjà Savinski était au téléphone. Malheureusement Séméonof n’avait pas encore paru au commissariat des Affaires étrangères. A un appel à son domicile, une voix d’homme, ayant demandé à Savinski son nom, riposta aussitôt que Léon Borissovitch venait de sortir de chez lui. — Où était-il allé ? — On ne le savait pas.
Savinski raccrocha le récepteur. Il était fort en colère.
— Je suppose, dit-il, que vous pouvez attendre que j’aie joint Séméonof au téléphone.
Le petit Juif soupira.
— Je dois rapporter le passeport, dit-il. C’est vraiment désolant… Je suis obligé, comprenez bien. Je voudrais vous être agréable, pourtant… Mais jugez vous-même. J’ai des ordres.
Son obséquiosité parut à Savinski exagérée et sonner faux. Il tira sa montre.
— Il est onze heures, fit-il, donnez-moi jusqu’à midi. Revenez alors et, d’ici là, j’aurai trouvé Séméonof.
Le commissaire pâlit encore et eut un mouvement d’effroi.
— Impossible, dit-il, vous voyez pourquoi… Comment dire ?… Mais vous saisissez.
— Je ne comprends rien du tout, fit Savinski exaspéré.
Et soudain il comprit ; le petit Bogdanof avait peur qu’il ne profitât de cette heure pour s’enfuir.
— Vous craignez que je me sauve, dit-il en riant. Ah ! ah ! je vois la chose. Et il va sans dire que vous ne vous contenterez pas de ma parole d’honneur.
Bogdanof protesta par manière de politesse, mais il était évident que c’était précisément cela qu’il redoutait.
Savinski prit enfin son parti. Il alla à son bureau, y chercha un papier et le tendit au petit Juif qui multipliait les révérences.
— Je vous remercie, Nicolas Vladimirovitch. Je vais vous remettre, comme de droit, un reçu qui vous servira de pièce d’identité jusqu’à ce que je vous rende votre passeport.
Et il donna une feuille munie du cachet du commissariat où il porta le numéro du passeport et les indications nécessaires sur la personne à laquelle le reçu était délivré. Puis il sortit.
« Me voilà prisonnier, se dit Savinski ; la prison est grande, c’est la Russie, mais c’est une prison tout de même. »
Pendant une heure il poursuivit Séméonof au téléphone. Il ne le trouva ni chez lui, ni au commissariat des Affaires étrangères, ni à Smolny. Séméonof semblait avoir disparu de Pétrograd. De guerre lasse, il renonça à ces vains appels, se promettant de passer l’après-midi à l’ancien ministère sur la place du Palais.
Il se rendit chez Ivan Choupof-Karamine. Celui-ci était à la maison. Savinski voulait savoir si on lui avait réclamé son passeport. — Non, il n’en avait pas entendu parler.
Cela fit réfléchir Savinski. Il y avait là, sans doute, une manœuvre de l’ingénieux Séméonof qui avait choisi ce moyen de faire sentir à son honorable ami Savinski la dépendance dans laquelle il le tenait. Quittant Choupof-Karamine, il traversa la cour pour aller chez Lydia Serguêvna. Il fallait l’avertir qu’il ne pourrait sortir avec elle l’après-midi, car tant que l’affaire du passeport ne serait pas réglée, il n’aurait pas de repos.
Il était fort énervé, mais la vue de Lydia qu’il trouva seule dans un salon le rasséréna. Avec bonne humeur, il lui raconta sa matinée. La chose qui parut le plus frapper Lydia dans son récit fut le fait qu’il ne pouvait quitter Pétrograd. Elle le lui fit répéter deux fois.
— Vous êtes prisonnier ici, dit-elle.
Ce fut seulement après avoir bien fixé ce point qu’elle manifesta quelque crainte à l’idée de voir son ami persécuté par les bolchéviques.
— C’est partie du jeu que nous jouons, répondit celui-ci. Je crois avoir encore assez de prise sur Séméonof pour arranger cet incident.
Elle resta silencieuse un moment. Puis elle dit :
— Si vous ne réussissez pas, voulez-vous que je voie Séméonof ?
Savinski sursauta. Quelle folle idée lui passait par la tête ?
— Mais vous n’y pensez pas, Lydia Serguêvna ! L’avez-vous déjà revu ?
— Non, dit-elle, en souriant.
— Mais alors ? fit-il.
Elle haussa légèrement les épaules.
— C’est une idée que j’ai eue comme cela… Vous savez qu’il a toujours été très correct avec moi, et il semblait me rechercher quand nous nous rencontrions chez Nathalie. Alors, j’ai pensé que, pour une petite chose comme celle-là, il m’accorderait sans doute ce qu’il vous refuserait. Enfin peut-être aussi cela vous ennuie-t-il d’avoir quelque chose à lui demander ?
— Non, non, cria Savinski, il ne peut en être question. C’est une affaire entre lui et moi. Je lui en veux surtout de m’empêcher de vous voir cet après-midi. Cela, je ne le lui pardonnerai pas.
Comme il quittait Lydia, il lui dit :
— Savez-vous que je n’ai pu dormir… Oui, j’ai cherché à comprendre le sens de ce que vous m’avez dit hier en partant. Je n’y ai pas réussi.
Lydia le regarda malicieusement.
— Vous voyez qu’une petite fille en sait plus que vous. Je vous expliquerai cela demain, si toutefois cela vous intéresse encore.
Pendant l’après-midi, Savinski n’arriva pas à voir Séméonof. Il perdit son temps à courir des Affaires étrangères à Smolny. Finalement il lui laissa un billet assez sèchement tourné à son domicile.
Le lendemain, dans la matinée, Séméonof l’appela au téléphone. Sur un ton d’une politesse exquise, il lui présenta ses excuses les plus complètes. Il avait été pris par des rendez-vous importants avec la commission des délégués allemands. Quant à l’affaire du passeport, elle était déjà arrangée. Il avait donné les ordres nécessaires. Il priait Savinski de ne pas lui en vouloir. Il y avait, hélas ! encore beaucoup de désordre dans les bureaux. Tout cela s’arrangerait peu à peu à force de travail et de bonne volonté. Une heure plus tard, le petit Bogdanof rapportait l’indispensable passeport.
Cet incident laissa une mauvaise impression dans l’esprit de Savinski. Ce jeu du chat et de la souris était fort déplaisant. Pour la première fois, il sentit que sa position était assez critique. Si Séméonof apprenait qu’il avait gardé des relations avec Spasski, sa situation deviendrait, du coup, dangereuse. Il avait le sentiment très net de n’avoir aucune prise sur Séméonof. C’était une froide machine politique dont rien n’arrêterait la marche. Il y réfléchit longtemps. La première chose à faire était d’avertir Spasski de ne plus lui envoyer directement ses émissaires. Il fallait trouver une personne interposée, — car Savinski, à cette heure-ci moins que jamais, ne voulait renoncer à la lutte contre les tyrans de Smolny. Bien au contraire, l’incident du passeport lui donnait une envie plus passionnée de les voir pendus quelque jour aux réverbères d’un pont sur la Néva. Et, pris d’un désir soudain d’agir, il sortit pour aller trouver l’ami dont il avait besoin pour correspondre avec les chefs de l’armée du Don. En arrivant dans la rue, il eut soin de regarder s’il était suivi. Non, la rue et le quai étaient déserts. Pour plus de sûreté, il prit par le canal de la Moïka et traversa une des premières maisons sur la droite qui se trouvait avoir une sortie sur la Millionnaia. Il n’avait pas d’espion à ses trousses.
Vers le milieu de l’après-midi, il rencontra Lydia Serguêvna. Les jeunes filles avaient depuis longtemps en Russie une grande liberté, sortaient seules ou en compagnie de qui leur plaisait. Si elles ne voulaient point se compromettre, elles évitaient de se montrer souvent dans la rue avec le même homme.
Depuis la révolution et surtout depuis la prise du pouvoir par les bolchéviques, ces restrictions volontaires étaient abolies ; Savinski et Lydia Serguêvna, s’ils choisissaient pour leurs promenades des endroits peu hantés, les quais, le Jardin d’Été ou celui du Cavalier de Bronze, c’était par goût et non par prudence, car personne ne se serait étonné de voir la fille du prince Volynski sortir avec un ami de son père, surtout quand l’ami était le très notable Nicolas Vladimirovitch Savinski, dont chacun qui le connaissait savait qu’il était le modèle des maris et l’homme le plus casanier de Pétrograd. Aussi, comme on était à trois jours de Noël et qu’ils avaient tous deux des emplettes à faire, ils n’hésitèrent pas à prendre l’élégante Morskaia et la Perspective Nevski. Il y avait beaucoup de monde sur les trottoirs de la grande avenue, une foule qui allait à ses affaires sans entrain, sans gaieté. Le sentiment qu’on lisait sur les visages était la préoccupation. L’inquiétude du présent et le souci de l’avenir remplissaient les âmes. La disette augmentait chaque jour ; le prix des vivres qu’on se procurait avec difficulté et du combustible rare s’en accroissaient d’autant.
Et c’était le moment où les banques étaient prises par les bolchéviques, où personne ne pouvait retirer l’argent qu’il y avait en dépôt. Aussi voyait-on venir les fêtes sans joie. Les boutiques de luxe restaient vides. Seuls les magasins de victuailles étaient assiégés. Mais à entendre ce que l’on demandait pour les dindes, les oies ou les volailles nécessaires au dîner de Noël, quelques-uns s’en allaient découragés et hochant la tête, mais le plus grand nombre achetait tout de même avec cette admirable insouciance de la question d’argent qui est si générale chez les Russes.
Lydia et Savinski étaient trop absorbés en eux-mêmes pour s’intéresser au spectacle de la rue. Ils prirent le thé dans une boutique que venaient d’ouvrir près de Nevski des femmes du monde ruinées et d’anciens officiers. Par hasard Lydia en connaissait un pour l’avoir rencontré au bal. Il vint causer avec eux. C’était un grand garçon à la figure régulière ; il prenait son changement de position avec la meilleure grâce du monde. Il en plaisanta agréablement. En d’autres temps, Savinski l’aurait trouvé insignifiant, mais sympathique et propre à être rangé dans une série composée de dix mille individus identiques. A ce moment de la vie russe, il lui déplut infiniment. Il acceptait les choses avec une facilité vraiment excessive ; il se trouvait si bien dans sa position nouvelle qu’il semblait être né pour être domestique et non pas officier de la garde, pour servir des tasses de thé en souriant à ses clientes et non pour mener des hommes sur le champ de bataille. N’avait-il rien de mieux à faire à cette heure ? Du côté des bolchéviques, au moins, on travaillait, on dépensait une énergie prodigieuse ; le haïssable Séméonof avait une volonté qui ne pliait pas. Et là, devant lui, ce grand dadais d’une famille connue qui portait des plateaux de thé ! Il songea à Spasski qui essayait de constituer une armée dans le Don. Il y avait cent mille officiers dans l’armée qui préféraient fainéanter dans les villes, vivre d’expédients, descendre degré par degré de plus en plus bas dans la voie où peu à peu, mais sûrement, on se dégrade et se salit, qui acceptaient cette lente déchéance plutôt que d’aller essayer de sauver la Russie avec l’armée du Don dont le recrutement se faisait avec une peine extrême. Savinski réfléchissait mélancoliquement à cela et se taisait.
Lydia, qui le vit absorbé, posa sa main sur la sienne et lui demanda en se penchant vers lui s’il avait quelque souci.
Il fut frappé de l’accent qu’elle mit dans ces simples paroles. Il crut y sentir presque de la tendresse. De nouveau sa vie fut transformée. Il regarda Lydia et lui dit :
— Il n’est pas de souci que votre voix n’enlève.
Il ne lui avait jamais parlé aussi directement ; il eut peur d’en avoir trop dit, car il lui parut que Lydia rougissait. Il resta embarrassé un instant ; puis il se souvint de la scène de l’avant-veille et de l’explication que lui devait Lydia des raisons pour lesquelles elle ne voulait pas du lord Douglas. Il les lui demanda.
— C’est difficile à dire ici, fit-elle. Pourtant, je crois que j’y arriverai. Seulement, venez un peu plus près de moi, Nicolas Vladimirovitch. Il ne faut pas qu’on nous entende.
Savinski rapprocha sa chaise et s’inclina vers elle au travers de la table. Son visage touchait presque celui de la jeune fille. Elle commença ainsi avec un peu d’émotion :
— Je comprends très bien, Nicolas Vladimirovitch, pourquoi papa désire que j’épouse cet Anglais. Papa ne voit qu’une chose, c’est qu’il est malade et que Pétrograd, aujourd’hui, n’est pas une ville sûre pour les gens qui appartiennent à notre classe sociale… Alors, comme je suis ce qu’il aime le mieux au monde, il consent à se priver de moi. Le mariage qu’il me propose, c’est ce qu’on peut appeler une solution raisonnable… Oui, c’est très bien de prendre un mari qui est jeune, beau, riche et qui vous offre une grande situation mondaine ; cela est plein de sagesse et, écoutez, Nicolas Vladimirovitch, en d’autres temps, pourquoi ne l’aurais-je pas accepté, à condition, bien entendu, que je n’eusse aimé personne d’autre ?… Mais est-ce aujourd’hui qu’on va me parler d’une solution raisonnable, une solution raisonnable dans cette ville de fous ? Faire quelque chose de sage, de réfléchi, qui arrange tout, à l’heure où nous sommes, Nicolas Vladimirovitch, dans la Russie que nous avons devant les yeux !… Mais la seule pensée en est horrible, mais c’est un idéal qui n’est pas pour nous ; vous comprenez bien, il n’est pas à notre mesure… Je dis que vous et papa vous parlez comme vous auriez parlé il y a un an, quand tout était calme… Mais aujourd’hui, quand on ne sait pas si l’on vivra demain, prévoir les choses de si loin et arranger d’un seul coup sa vie, toute sa vie, pensez-y, mais c’est absurde, mon cher ami, c’est absurde… Ce que vous me proposez, on ne peut pas le faire, justement parce que c’est la révolution. Et comme vous êtes un homme, vous n’y avez rien compris, et il faut que ce soit moi qui vous ouvre les yeux…
Elle triomphait en regardant Savinski, comme si elle se demandait : « Puis-je me moquer ainsi de ce grand monsieur si intelligent, si connu ? Eh bien, oui, je puis le faire, et c’est délicieux. »
Savinski ne répondit pas. Le sophisme de Lydia était palpable, évident, mais il avait quelque chose de si séduisant que Savinski n’avait ni le goût ni la force de le réfuter. Et puis il sentait au fond de lui qu’ils vivaient une heure charmante de leur étrange vie à deux. Pourquoi chercher plus loin ? Les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes.
Il passa Noël à Pétrograd. Il avait vu longuement le vieux Lamshof, de la Deutsche Bank. L’entretien avait été si intéressant qu’ils s’étaient donné un second rendez-vous pour la veille même de Noël. Il y avait là une occasion unique de savoir ce qu’étaient les intentions des Allemands, quelles vues ils avaient sur les bolchéviques, comment ils entendaient vivre avec eux, et surtout pendant combien de temps ils les laisseraient au pouvoir. Car il n’était pas douteux pour Savinski que l’existence de Lénine et de Trotski était entre les mains des Parques de Berlin. Il fit donc passer un message à sa femme pour lui dire que des affaires le retenaient, mais qu’il serait auprès d’elle et de ses enfants la veille du jour de l’an. Il lui écrivit sur le ton le plus amical. Il était plein de tendresse pour elle. Maintenant qu’il en aimait une autre, il sentait avec plus de force que jamais les liens d’amitié qui l’unissaient à Sonia. La figure de sa femme lui apparaissait d’une noblesse rare. Il avait en elle une entière confiance. Elle était toute bonté. Il aurait voulu lui dire les sentiments nouveaux qui l’agitaient. Il ne pouvait avoir qu’elle comme confidente. Il y eut un souper d’une quinzaine de personnes chez Nathalie. On but du champagne et la gaieté fut grande. Cette fois-ci, Nathalie, qui s’était aperçue d’une froideur croissante chez lord Douglas à son endroit, et du plaisir qu’il prenait à s’entretenir avec Lydia Serguêvna, mit cette dernière près de Savinski. Celui-ci pensait être rajeuni de vingt ans. Mais même alors avait-il ce goût prodigieux à la vie qu’il se sentait maintenant, cette exaltation qui prenait sa source au plus profond de lui ? Son passé, sur lequel il ne jetait qu’un regard indifférent, lui paraissait terne, sans couleur. La jeune enchanteresse, qu’il avait à son côté, lui avait versé un élixir par quoi le monde entier était revêtu de beauté. Il regardait avec indulgence les gens qui l’entouraient. Le lord Douglas lui-même lui paraissait charmant. Cet Antinoüs de Thulé ne gardait aucune rancune à Lydia du refus par lequel elle avait répondu à sa demande. Sans doute ne le tenait-il pas pour valable ? Sans doute pensait-il gagner sûrement, avec les cartes qu’il avait en main, la partie engagée. Il riait et plaisantait avec la jeune fille et Savinski n’en prenait nul ombrage. Et même lorsqu’il s’agit de raccompagner Lydia chez son père, Savinski le vit partir sans émoi avec elle, tant la certitude était forte en lui qu’une fille comme Lydia n’épouserait jamais cet homme d’une race si différente de la sienne.
Quelques jours plus tard il y eut entre Lydia et lui un incident qui lui parut incompréhensible. Ce fut un coup si brusque qu’il en resta ébranlé. Voici comment les choses se passèrent. Il était sorti avec la jeune fille pour faire des courses sur Nevski et, comme ils passaient devant un magasin de jouets, ils y entrèrent. Il avait des cadeaux à acheter pour ses enfants à l’occasion de la nouvelle année. Jusqu’alors Lydia avait été de l’humeur la plus gaie et même la plus tendre. Dans le magasin, il parut à Savinski qu’elle était préoccupée. Il fut assez longtemps à choisir ce qu’il voulait. Lydia ne parlait pas. Lorsqu’il la questionnait, elle répondait par monosyllabes et Savinski était incapable de comprendre la raison de ce brusque changement.
Le hasard voulut qu’à ce moment le lord Douglas parût dans le magasin. Lydia fut aimable avec lui. Lord Douglas, riant et léger à l’ordinaire. Il s’intéressa aux jouets que Savinski examinait. Il lui demanda des nouvelles de sa femme et le félicita de l’avoir installée en Finlande, quoique Pétrograd fût une ville bien curieuse en ce moment-ci. Savinski lui présenterait ses hommages quand il la verrait.
Savinski le remercia et dit :
— Je passerai le jour de l’an avec eux. Je pars après-demain.
Puis il se remit à regarder les jouets qu’on lui apportait. Un instant après, Lydia dit à haute voix à lord Douglas :
— Voulez-vous me ramener jusque chez moi ? Il se fait tard et j’ai un rendez-vous.
Douglas, enchanté, acquiesça. Lydia s’avança alors vers Savinski, lui tendit la main et dit :
— Au revoir, Nicolas Vladimirovitch, je suis désolée de vous quitter, mais je suis en retard. A bientôt, n’est-ce pas ?
Elle prononça ces phrases du ton mondain et conventionnel sur lequel les eût dites Nathalie Choupof-Karamine elle-même et sortit sans que Savinski, dans l’extrême de son étonnement devant une manœuvre si imprévue, ait pu la retenir. Il ne sut que balbutier quelques phrases banales. Déjà elle était partie, laissant Savinski décontenancé en face d’une rangée de poupées russes, aux joues hautement enluminées, qui le regardaient de leurs yeux fixes.
Que se passait-il en Lydia ? Comment expliquer ce mouvement subit d’humeur ? Comment admettre qu’après ce qui avait été dit entre eux elle l’eût quitté délibérément pour aller vers le lord Douglas ? Qu’était ce rendez-vous dont elle n’avait pas parlé ? Savinski admettait qu’il se trouvait incapable de comprendre l’âme de cette jeune fille. Il était perdu sur des terres inconnues… Que savait-il des femmes, après tout ? Une longue période de mariage l’avait séparé du monde. Sa femme était sans complications, sans feintes, sans détours. Il lisait en elle comme en un livre ouvert et jamais il n’avait eu à se poser des questions à son sujet. La simplicité de son caractère, l’égalité de son humeur ne laissaient place à aucune énigme. Elle était sa femme d’abord, et ne serait jamais à aucun autre ; puis elle était la mère de ses enfants. Et il avait vécu quinze ans auprès d’elle dans un comble de tranquillité sentimentale, toute son activité étant prise par les grandes affaires qu’il avait à manier… Avant elle, de vingt à trente ans, il avait eu mainte aventure. Il était alors très beau garçon, assez en vue, et il vivait dans une société aussi éloignée des principes puritains que la Nouvelle-Angleterre l’est des terres russes. Il avait connu des succès dont il ne s’était pas glorifié parce qu’ils ne lui avaient rien coûté et des ruptures qui ne lui avaient laissé que l’agréable sensation d’une liberté retrouvée après avoir été perdue quelques semaines ou quelques mois… Il ne s’était jamais placé en présence de problèmes compliqués. Les équations qu’il avait eu à résoudre n’étaient pas de celles qui demandent un effort intellectuel. Aussi se trouvait-il stupide devant le mouvement capricieux de Lydia. Que fallait-il y voir ? Il y réfléchit longuement. L’avait-il blessée de quelque manière involontaire ? Il s’examina. Non, il avait conscience de ne l’avoir heurtée en rien. Avait-elle deviné que les sentiments de Savinski envers elle n’étaient pas ceux de l’ami qu’il prétendait être ? Cette idée avait quelque chose de séduisant et Savinski s’y attarda. Avait-elle pris ainsi conscience de sa force, du pouvoir qu’elle avait sur lui, et, comme toute autre femme, voulait-elle immédiatement en abuser ? Même si la première de ces hypothèses était vraie, il fallait, pour que la seconde fût admissible, supposer une Lydia bien différente de la jeune fille dont il portait l’image chérie en lui. Ces idées contradictoires se heurtèrent longtemps dans la tête douloureuse de Savinski. Il renonça à trouver une réponse à un problème si difficile et décida de questionner un jour prochain Lydia avec la simplicité qui était entre eux.
Mais les choses tournèrent de telle façon qu’il ne put la voir avant son départ pour la Finlande. Elle était, lui fut-il répondu au téléphone, légèrement souffrante et obligée de garder le lit. Il lui écrivit un billet pour lui souhaiter une bonne année et lui dire au revoir. Il serait rentré à Pétrograd le 2 ou le 3 janvier. Il n’eut pas de réponse. Il n’en avait pas demandé, il est vrai, mais il fut désappointé de n’en pas recevoir. La veille du jour de l’an, il partit de bon matin par le premier train. A la frontière, une difficulté s’éleva. Le commissaire bolchévique déclara que les visas anciens n’étaient plus valables. Il fallait maintenant un visa des Affaires étrangères apposé dans une forme qu’il lui indiqua. Et de nouveau Savinski sentit qu’il était inutile d’essayer de forcer la consigne. Il était fort exaspéré pourtant. Il pensait à la déception de sa femme et de ses enfants. Il lui semblait qu’il les trahissait en ne passant pas avec eux le jour de l’an. Un officier, qui était employé au bureau des passeports et qui avait appartenu à l’ancienne administration impériale dans le même poste, connaissait depuis longtemps Savinski. Profitant d’un moment où le commissaire bolchévique, qui était un grand diable de matelot de Cronstadt aux yeux farouches, s’était absenté, il dit à Savinski qu’il allait à Pétrograd en automobile pour affaire de service et qu’il l’emmènerait volontiers. Il n’y avait qu’une trentaine de kilomètres. Si tout allait bien, ils seraient là avant midi et peut-être Savinski pourrait-il avoir son visa au commissariat des Affaires étrangères de façon à prendre le train du commencement de l’après-midi. Pour éviter d’éveiller la susceptibilité du chef de poste, Savinski l’attendrait un peu plus loin sur le chemin.
Savinski laissa ses bagages à la douane et s’en fut attendre l’automobile. Un quart d’heure plus tard, ils roulaient lentement sur la neige tassée de la route dans la direction de Pétrograd.
Le compagnon de Savinski était un homme intelligent et agréable. Il avait gardé sa place pour ne pas mourir de faim et, en outre, il pouvait rendre à la frontière bien des services à ses anciens amis. Du reste, quand il en aurait assez, il passerait le fameux pont de bois qui sépare la Finlande de l’empire. Ils eurent une longue conversation en français pour éviter d’être compris par le soldat qui conduisait la voiture. Savinski apprit ainsi une nouvelle qui l’intéressa fort. L’officier, par suite d’un hasard heureux, se trouvait être assez exactement renseigné sur la force et les projets du parti communiste en Finlande. Il n’était pas douteux que les bolchéviques finlandais eussent trouvé un appui, de l’argent et des armes en Russie ; des émissaires de Lénine et de Trotski faisaient constamment la navette entre Helsingfors et Pétrograd, et, d’après certains renseignements, on pouvait s’attendre, dans la seconde quinzaine de janvier, à un coup d’État des extrémistes qui renverseraient le faible gouvernement bourgeois. L’officier ne mettait pas en doute leur succès. Cela donna beaucoup à réfléchir à Savinski. Il avait les siens en Finlande. Quelle serait leur sécurité si le parti rouge était au pouvoir ? Ne faudrait-il pas les faire passer à l’étranger ? Mais Sonia accepterait-elle de partir sans lui ?… Et puis il avait des fonds importants dans plusieurs banques d’Helsingfors. Il fallait les en retirer, car les banques finlandaises subiraient la même fortune que celles de Russie.
Au commissariat des Affaires étrangères, il eut la chance de rencontrer dans un couloir Séméonof. Celui-ci le reçut de la façon la plus aimable et lui demanda à quoi il pouvait lui être utile. Savinski lui expliqua qu’il avait été arrêté à la frontière de Finlande. Séméonof aussitôt devint sérieux.
— Nous ne donnons plus de visas, dit-il. Il y a eu des fuites. Des gens ont profité du désordre des bureaux finlandais où, comme vous savez, nous gardons nos agents, pour passer en Suède.
— Mais je n’ai pas l’intention d’aller en Suède, dit Savinski vivement.
— Je n’en doute pas, répondit Séméonof avec l’ébauche d’un sourire. Je suis persuadé que vous avez d’excellentes raisons de ne pas quitter Pétrograd…
Il s’arrêta un instant et reprit sur un ton de voix un peu différent :
— Ne serait-ce que pour continuer vos utiles entretiens avec Lamshof.
« Il sait tout ce que je fais, pensa Savinski. Il y avait une allusion à Lydia dans la première partie de sa phrase. » Un sentiment de colère monta en lui. Il se domina et dit avec insistance :
— Je vous assure que je ne partirai pas. Mais j’ai les raisons les plus graves pour aller en Finlande où sont ma femme et mes enfants… J’ai l’intention de les envoyer en Angleterre pour l’éducation de mon fils et je suis sûr que vous ne me refuserez pas de viser leur passeport.
— Oui, dit Séméonof, je comprends, pour l’instant les écoles anglaises sont meilleures que les nôtres.
Il réfléchit un peu.
— Je vous donnerai votre visa, Nicolas Vladimirovitch, oui, je vous le donnerai, et, si vous me rapportez le passeport de votre femme et de vos enfants, je m’engage à le viser pour la sortie de Finlande… Mais, n’est-ce pas ? nous parlons ici d’homme à homme ; puis-je avoir la promesse que vous rentrerez à Pétrograd dans les premiers jours de l’année ? Nous aurons à causer, voyez-vous ; une conversation avec un homme de votre valeur est toujours précieuse pour moi.
Savinski, fort exaspéré, donna la promesse demandée. Le même soir, il était chez les siens et rassurait Sonia dont l’inquiétude avait été grande à ne pas le voir arriver dans la matinée.
Il eut beaucoup de peine à lui persuader de lui remettre son passeport pour avoir le visa de sortie.
— Je ne veux pas quitter la Finlande, disait Sonia avec force. C’est déjà beaucoup que j’accepte de ne pas rentrer à Pétrograd près de toi. Si nous partons, partons ensemble. Pourquoi ne restes-tu pas ici ? Nous tenterons notre chance à Abo.
Savinski allégua l’engagement qu’il avait pris de retourner à Pétrograd. Du reste, les relations qu’il avait avec Séméonof le mettaient à l’abri de tout danger. Et puis, à ce moment, qui savait ce qu’allaient faire les Allemands ? Peut-être dans un mois occuperaient-ils Pétrograd et y apporteraient-ils au moins l’ordre et la sécurité. En attendant, comme la situation en Finlande pouvait, d’un jour à l’autre, devenir dangereuse, il suppliait sa femme, pour le salut de ses enfants, d’aller l’attendre à Stockholm. Un homme seul trouverait toujours moyen d’y arriver, dût-il franchir la frontière nuitamment. Sonia finit par se laisser convaincre, mais, malgré l’empire qu’elle avait sur elle-même, elle ne put cacher sa tristesse.
Le 2 janvier, Savinski l’emmena avec lui à Helsingfors où il avait à voir ses banquiers. Il y régla ses affaires au mieux. Ils déjeunèrent en tête-à-tête à l’hôtel Kemp. Sonia restait sérieuse et Savinski essaya en vain de l’égayer. Ces dernières heures passées avec celle qui avait été la fidèle compagne de sa vie pesaient lourdement sur son humeur aussi. Il allait rentrer à Pétrograd. Qu’arriverait-il de lui ? Jamais l’avenir n’avait été aussi incertain. L’image même de Lydia était obscurcie. Comment la retrouverait-il ? La sagesse n’était-elle pas de rester auprès des siens ? Il ne pouvait s’arracher aux pressentiments sombres qui pesaient sur lui. Et, lorsqu’il partit le lendemain, la séparation leur fut déchirante à tous deux.
Cependant Lydia attendait Savinski. Il avait dû rentrer ce jour même, tard peut-être. Il aurait pu être là, la veille déjà. Qu’est-ce qui le retenait en Finlande ? Lydia marchait de long en large dans sa chambre. Par moment, ses sourcils se fronçaient ; des rides se dessinaient sur son front pur. Elle ne se décidait pas à se coucher. Elle savait que le sommeil la fuirait. Elle allait ainsi de la fenêtre à son lit, de son lit à la fenêtre. Au-dessus de Pierre-et-Paul, des étoiles brillaient claires dans le ciel noir d’hiver. Tant de calme là-haut, tant de trouble dans cette petite chambre !… Elle s’arrêta enfin ; elle était lasse, elle aurait voulu mourir. Et soudain l’expression de son visage se modifia. Elle murmura : « Oui, je le ferai. » Ses yeux étincelaient, sa face changeante prit une expression de triomphe. « Je le ferai », dit-elle encore une fois en baissant les paupières. Elle avait retrouvé le calme.
Lentement elle se déshabilla, se coucha, et s’endormit aussitôt, — car, quelle que fût la violence de la tempête qui l’avait agitée, elle n’avait encore que dix-huit ans, et, à cet âge-là, il n’est pas de soucis que la nuit ne calme.
Le lendemain matin, à la lumière grise du jour d’hiver qui entrait par ses fenêtres, elle n’osa pas regarder sa décision en face ; elle ne lui jetait que des coups d’œil comme en passant. Oui, ce qu’elle avait décidé était toujours là devant elle ; il n’y avait rien de changé ; elle ne revenait pas sur le parti qu’elle avait pris. Mais il valait mieux ne pas rester à contempler un but si éblouissant qu’il vous aveuglait. Elle était certaine d’y arriver un jour. Mais quand ? comment ? Il était impossible de le prévoir et de dresser un plan. Cependant elle éprouvait une impression fort agréable de paix avec elle-même. Elle goûtait un repos délicieux.
La nourrice Katia allait et venait, un peu courbée, dans la chambre. « Elle n’est pourtant pas âgée, se dit Lydia. Elle n’a pas cinquante ans. Comme les femmes vieillissent vite ! Elles ont quelques années à elles, et puis c’est la fin… »
— Katia, Katia, appela-t-elle. Pourquoi te tiens-tu courbée ainsi ?
Katia vint à elle. Elle hocha la tête.
— J’ai attrapé des douleurs, ma petite colombe.
Tout en parlant, elle sourit de sa grande bouche et découvrit ses mâchoires où manquaient plusieurs dents.
— Combien te reste-t-il de dents ? demanda avec intérêt Lydia allongée dans son lit, les deux mains passées sous sa tête.
— Mais je ne sais pas, ma petite âme, dit la nourrice, je ne les ai jamais comptées. Il m’en reste assez pour ce que j’en fais.
— Eh bien, moi, j’en a vingt-huit, Katia : elles sont solides et je puis mordre très fort, si je veux. Regarde.
Elle dégagea un de ses bras, l’approcha de sa bouche qu’elle ouvrit toute grande et mordit dans la chair tendre à pleines dents. Lorsqu’elle lâcha prise, on voyait dessinées en petits carrés rouges deux rangées de dents régulières sur la peau blanche.
— Mais tu es folle, Lydotchka, ce matin !
Et la nourrice, prenant le bras de sa maîtresse, le frotta doucement.
— Écoute, nourrice, dit Lydia, raconte-moi l’histoire d’Ivan le Simple, mais seulement à partir du moment où il arrive au château où est enfermée la princesse. Il y a là un passage que j’aime beaucoup. Tu sais, quand la fille du roi est sur la tour et regarde vers l’orient. Te souviens-tu des mots ?
— C’est ainsi, dit Katia : « Ivan, ayant fait encore du chemin, vit devant lui un riche palais d’or et de cristal d’où venait une musique divine qui le plongeait dans l’extase. Il découvrit que, sur le sommet de la plus haute tour, une jeune fille d’une beauté merveilleuse jouait du luth… Elle regardait attentivement du côté où était Ivan, car sa vieille nourrice en mourant lui avait dit : « Ne pleure pas. Ne t’afflige pas. De là-bas (elle montrait de la main l’orient) viendra un homme hardi, et glorieux, et russe, qui te délivrera… »
— Nourrice, interrompit brusquement Lydia, quel âge avait Ivan le Simple quand il épousa la fille du roi ?
— On ne le dit pas dans l’histoire, mon enfant. Il était tout jeune, sans doute. Peut-être avait-il vingt ans.
— Vingt ans ! fit Lydia avec véhémence, vingt ans ! Épouser un homme de vingt ans ! C’est horrible… Je n’y avais jamais pensé quand tu me racontais ce conte… Et, maintenant, je ne l’aime plus.
Ce même jour, vers cinq heures, Savinski vint la voir après avoir passé chez le prince. Elle le reçut, cette fois-ci, dans une petite pièce attenant au salon où sa mère et le général Vassilief discutaient avec gravité sur des minuties. On entendait le murmure continu de leurs voix qui se mêlait au chant monotone du samovar. Avant même de se rencontrer, Lydia et Savinski étaient inquiets et énervés. Savinski, depuis plusieurs jours, avait l’impression qu’il marchait sur un terrain dangereux ; mais rien ne lui aidait à reconnaître les endroits où il ne fallait pas appuyer. Il redoutait une nouvelle saute d’humeur chez Lydia. Comment l’éviter ? Il y réfléchissait encore au moment de la revoir. Mais, lorsqu’il fut en face d’elle, il éprouva une telle joie à la retrouver qu’il ne pensa plus à rien d’autre. Pourtant, il évita de parler de la Finlande et du départ prochain de sa femme. Il lui semblait avoir compris que toute allusion à un voyage était insupportable à son amie. Était-ce parce qu’elle savait ne pouvoir quitter la Russie ? Lydia, de son côté, fut au début charmante comme à son ordinaire. Elle raconta à Savinski les mille riens de sa vie. De lord Douglas, il ne fut pas dit un mot. Ils parlèrent d’abord légèrement de toutes choses. Mais, peu à peu, un malaise s’éleva entre eux. Savinski s’en rendit compte assez vite. Ils semblaient qu’ils fussent possédés tous deux par un peu de fièvre ; il y avait un rien d’affectation dans le ton presque indifférent qu’avait adopté Lydia et il sentait sous cette surface unie un courant de pensées secrètes et tumultueuses. Il y avait certains silences, certains regards, du reste aussitôt détournés qu’aperçus, quelque mouvement brusque de la tête, deux mains qui ne pouvaient rester tranquilles.
A constater ces signes de nervosité chez la jeune fille, Savinski se troubla lui-même. A son tour, il montra de l’agitation, de l’inquiétude. Finalement, n’en pouvant plus, il se leva. Elle se leva aussi, sans réfléchir. Il se rapprocha d’elle, prit ses deux mains entre les siennes et lui dit :
— Qu’avez-vous, Lydia Serguêvna ? Que se passe-t-il ? Ne suis-je pas votre ami ? N’avez-vous plus confiance en moi ? Je ne comprends rien…
Elle le regarda longuement, sans répondre. Ses yeux avaient une fixité inquiétante et, soudain, Savinski les vit se remplir de larmes.
Il ne put supporter ce spectacle. Sans songer qu’on pourrait le voir du salon voisin, il attira Lydia dans ses bras et, au comble de l’agitation, il lui disait les paroles sans suite avec lesquelles on apaise la douleur des enfants et des femmes.
— Lydia, Lydotchka, ma chère petite Lydia, je vous en supplie… Calmez-vous. Voyons, voyons, pourquoi ce gros chagrin ? Vous pleurez ! Est-ce parce que vous savez que les larmes vous rendent plus belle encore ?… Là, là, cela va mieux… Dites-moi ce qui vous peine… Non, ne pleurez plus… je ne puis le supporter. Vraiment, si vous pleurez, je me mettrai à pleurer aussi… Voyez, le beau spectacle que nous donnerons…
Et, tout en lui parlant à mi-voix, il la pressait contre lui et, au même temps où, bouleversé, il essayait de la consoler, le contact de ce corps flexible et charmant lui causait une étrange sensation de plaisir à laquelle il avait peine à s’arracher. La chaleur de Lydia, sa fièvre semblaient passer en lui, couler à travers ses veines. L’émotion fut si aiguë qu’il faillit en perdre la tête. Il eut encore la force de repousser doucement la jeune fille et de l’asseoir dans un fauteuil.
Dans le salon voisin, le murmure des voix continuait à bruire comme l’eau d’un ruisseau qui descend une pente rapide.
Lydia s’essuya les yeux et se reprit. La crise était passée. Bientôt elle put parler et dit :
— Vous êtes bon, Nicolas Vladimirovitch… Il faut me pardonner encore une fois… Je ne sais pourquoi je suis nerveuse à ce point ces jours-ci… Ne croyez pas que je sois une petite fille. J’ai beaucoup réfléchi ; j’ai pensé longtemps, trop longtemps… C’est cela qui m’a fait mal, mais je crois que c’est fini maintenant et que je ne serai plus jamais ridicule comme je l’ai été aujourd’hui.
— Oui, oui, fit Savinski, nous sommes tous malades, voyez-vous, Lydia Serguêvna ; ce sont les temps qui veulent cela. Moi-même, je suis effrayé quand je vois ce dont je serais capable… Oublions ce qui vient de se passer, mais, si vous êtes assez bien, pouvez-vous me confier la cause de votre chagrin ?
La jeune fille réfléchit un instant.
— Je crois, fit-elle, que je puis vous dire l’essentiel… Je ne sais pourquoi cela m’a pris si brusquement, mais j’ai eu la sensation horrible que j’étais seule au monde.
Savinski eut un sursaut et allait répondre. Elle le prévint.
— Vous me direz que j’ai mes parents. Mais, Nicolas Vladimirovitch, mes parents ont fait leur vie. La mienne est devant moi et je ne vois pas clair ; je ne vois rien, un grand isolement, et plus loin le vide. C’est une idée affreuse…
Elle se tut et Savinski resta longtemps silencieux. Que pouvait-il donner à cette jeune fille palpitante ? Pourrait-il être le compagnon de cette enfant à travers l’existence ? Il était âgé, il n’était pas libre. Il n’avait rien à lui offrir. Le sentiment de son impuissance à soulager cette douleur l’accabla.
— Chère petite, dit-il enfin, vous êtes très jeune. Il faut prendre patience. Les choses ne seront pas toujours ainsi. Pour traverser ces temps difficiles, vous savez que vous pouvez compter sur moi, que je suis votre ami. Cela n’est pas grand’chose, évidemment, mais enfin…
Lydia l’interrompit vivement.
— Je sais tout cela, je sais que vous m’aimez vraiment. Mais, vous aussi, votre vie est faite, vous avez votre femme, vos enfants…
Et, de nouveau, elle parut agitée. Savinski, accablé, ne trouvait que répondre.
A ce moment, la princesse traversa le salon et adressa la parole à Savinski. Le repas allait être servi. Voudrait-il partager avec eux un médiocre dîner de révolution ?
Savinski refusa. Déjà il ne supportait plus d’être avec Lydia en compagnie. Il avait été si loin dans son intimité avec elle que seul le tête-à-tête pouvait le satisfaire.
Lorsqu’il revit Lydia, elle paraissait avoir oublié l’émouvante scène qui les avait rapprochés l’un de l’autre. La seule différence que Savinski put remarquer fut une nuance de sérieux dans toute sa façon d’être, quelque chose de plus volontaire, comme si elle avait arrêté un plan auquel elle était décidée de se tenir. De lord Douglas, il n’était plus question entre eux. De Finlande, il parla une fois seulement sans nommer ni sa femme, ni ses enfants, mais pour dire qu’il avait encore des affaires à y régler. Les nouvelles qu’on en recevait étaient mauvaises. On avait l’impression d’être à la veille d’une crise. Lydia laissa passer ces explications sans y répondre.
Pendant quelques jours, ils ne purent sortir ensemble. Un matin — la veille ils ne s’étaient pas vus — elle l’appela au téléphone. D’abord, il eut de la peine à reconnaître sa voix. Le timbre en était changé et l’accent. Il le lui dit et lui en demanda la cause. Elle répondit sur un ton plus ouvert. Elle n’était pas libre dans l’après-midi, mais s’il dînait chez lui ce soir, elle lui téléphonerait vers sept heures, pour causer avec lui un moment.
— Je dîne seul chez moi, dit Savinski, et j’attendrai votre téléphone. Mais comment passerai-je la journée sans vous voir ?
— Bah ! répondit-elle, nous nous verrons demain, Nicolas Vladimirovitch. Et à ce soir, en tout cas ; j’aurai quelque chose à vous dire.
De nouveau la voix redevint grave. Savinski voulait continuer la conversation. Mais déjà Lydia avait raccroché l’appareil.
The merchant of Venice
Savinski rentra chez lui avant six heures. Il était fatigué et triste. Il se fit servir du thé, s’étendit sur un divan et se laissa aller quelques instants, sans réagir, au cours de ses pensées. Elles l’entraînèrent dans un monde à l’atmosphère lourde, où la moindre chose se faisait avec une difficulté extrême, où l’on était comme écrasé sous une impression de peur d’on ne savait quoi, qui était mille fois plus difficile à supporter que la vue d’un danger réel, si grand fût-il. On avait le sentiment d’aller à une catastrophe, par des chemins bordés de haies hautes et épineuses qui empêchaient de voir ni devant soi, ni à côté de soi et qui se fermaient derrière vous à mesure que vous avanciez. Une force irrésistible, encore que sans brutalité, vous poussait à faire chaque jour un pas de plus dans cette voie au bout de laquelle un abîme s’ouvrirait devant vous. L’idée de la fatalité obscure qui pesait sur lui comme sur toute la Russie accablait aujourd’hui Savinski. Il avait ainsi des moments où il ne pouvait se reprendre, où il était la proie sans défense des démons de la nuit. Il traversait une de ces crises. Une visite qu’il avait eue de Séméonof avait contribué à le mettre en ce fâcheux état. Celui-ci était venu le voir au sujet de ses entretiens avec le vieux Lamshof, mais ne s’était-il pas arrangé, au cours de la conversation et en parlant de l’armée réactionnaire du Don, pour introduire d’une façon inattendue le nom de Spasski et pour dire textuellement : « Nous savons qu’il a des correspondants à Pétrograd » ? Il avait, du reste, passé aussitôt. Mais le coup avait porté et, comme une pierre jetée dans un étang y forme des cercles de plus en plus grands, l’ébranlement qu’il avait causé en Savinski s’était peu à peu étendu et avait touché à des régions qui jusqu’alors n’avaient pas été agitées. D’un jour à l’autre il pouvait être arrêté comme complice de Spasski dans son œuvre contre-révolutionnaire. Il était à la merci ou d’un hasard, ou d’une trahison. Un membre du parti pouvait avoir un instant les nerfs trop faibles et, sous l’empire de la peur, aller se vendre aux bolchéviques. On ne plaisantait pas avec les maîtres de Smolny. Combien d’exécutions sommaires n’avaient-elles pas été faites ? Les ravelins de Pierre-et-Paul, les fossés de Cronstadt, la cour même de la préfecture à la Gorokhovaia pouvaient le dire. Pour la première fois depuis longtemps, on avait enfin au pouvoir des hommes énergiques. Les gens du Don, ces officiers sans volonté, ces généraux qui se disputaient, pourraient-ils les renverser ? Savinski, dans l’humeur où il était, ne gardait pas l’ombre d’une espérance. « Mais alors, se dit-il, ne suis-je pas fou de risquer ma liberté et peut-être ma vie pour une cause qui est juste certainement, mais de l’échec de laquelle je ne puis pas plus douter que de ma présence dans cette chambre ? Qu’on se sacrifie quand on croit au succès, admettons-le, mais lorsqu’on est certain d’échouer, c’est le fait de gens illuminés, de mystiques, de rêveurs. Je ne suis ni mystique, ni rêveur ; je suis un homme d’affaires. Pourquoi me suis-je embarqué dans cette aventure ? Au fond, si je veux admettre la vérité, uniquement parce que Spasski est un charmant garçon et que j’ai de la sympathie pour lui ; mais il faut avouer que c’est une sympathie qui peut me coûter cher. » Et en même temps Savinski sentait de la façon la plus claire qu’il n’aurait jamais la force de rompre avec Spasski, et cette constatation ajouta momentanément à sa mauvaise humeur. « Le diable l’emporte », dit-il, en se relevant.
Il alluma une cigarette et regarda sa montre. Près de six heures et demie. Pourquoi Lydia ne téléphonait-elle pas ? Lydia ! Qu’était-il pour elle ? Elle ne verrait jamais en lui qu’un ami. Sans doute il était capable de jouer ce rôle de second plan. Il en souffrirait certainement, et, à la fin, elle s’en irait, au bras de quelque jeune homme. Ici aussi il ne pouvait espérer aucun succès. Mais ici encore, il savait qu’il ne trouverait en lui ni le désir, ni le pouvoir de se séparer d’elle. Il prévoyait de longues souffrances, mais les souffrances causées par Lydia lui étaient plus chères que les joies données par d’autres. « Ah ! tout cela est absurde, soupira-t-il, et je déraisonne. Mais les choses sont ainsi et, pour rien au monde, je ne voudrais qu’elles fussent autrement. »
La femme de chambre entra. La remplaçante du domestique qui avait jugé plus prudent de quitter Pétrograd était une femme déjà d’un certain âge, à la bonne et paisible figure. Savinski s’était accoutumé à Annouchka qui avait pour lui les soins les plus attentifs. Elle lui parlait souvent de ses enfants qu’elle ne connaissait pas, non plus que sa femme, mais dont elle voyait la photographie sur le bureau. Boris était son préféré. Elle regarda son maître assis sur le divan. Il semblait accablé.
— Vous êtes fatigué, barine, aujourd’hui. Faut-il vous faire dîner un peu plus tôt ?
Savinski haussa les épaules.
— Comme vous voudrez, Annouchka, je n’ai pas faim.
— Il n’est pas bon de vivre seul dans ces temps-ci, barine, dit-elle doucement. Allons, je vais vous servir tout à l’heure. Cela vous fera du bien.
Elle alla tâter le poêle.
— Vous n’aurez pas froid ce soir, dit-elle. Et elle sortit tranquillement.
A ce moment, Savinski entendit un coup de sonnette à la porte d’entrée. Il avait les nerfs en si mauvais état qu’il tressaillit. Quel ennui était-ce encore ? Il fut sur le point d’appeler la vieille bonne pour lui dire qu’il n’y était pour personne. Mais elle était déjà à la porte. Il était trop tard.
Il attendit quelques secondes, la tête baissée. Un bruit de pas légers sur le tapis : il leva les yeux. Lydia était devant lui.
Elle avait gardé sa fourrure. Elle se tenait droite, la tête un peu renversée en arrière, les yeux attachés sur Savinski, et l’émotion de ce dernier était telle qu’il ne vit pas le trouble qu’elle essayait de cacher. Elle fut la première à se remettre, et à Savinski qui était resté immobile, comme stupéfié par cette apparition, elle dit d’une voix qui ne tremblait pas :
— Eh bien, Nicolas Vladimirovitch, est-ce ainsi que vous accueillez vos hôtes ? Est-ce ainsi que vous me recevez à la première visite que je vous fais ?
— Lydia Serguêvna, dit-il, pardonnez-moi… Je ne sais si je rêve. J’étais plongé dans d’affreuses idées noires. Et vous voilà !…
Il lui avait pris les deux mains et se tenait tout contre elle. Un parfum de jeunesse avait rempli la pièce où il se morfondait seul il y a quelques instants. La chaleur qui rayonnait du poêle semblait plus forte, l’électricité plus brillante.
— C’est vous, reprit-il, chez moi !… Et je vous laisse là debout ; je ne vous fais même pas asseoir, je ne vous offre rien… Mais j’espère que vous pouvez rester quelques minutes… Je vous raccompagnerai tout à l’heure… Enlevez votre manteau, Lydia Serguêvna, vous prendriez froid en sortant. Vous voyez, j’ai un appartement tout petit, mais il y fait chaud, comme aux temps bénis des tsars.
Il lui prit sa fourrure et fut surpris de découvrir que Lydia était en toilette décolletée, comme il l’avait vue aux soirées de Nathalie.
— Allez-vous dîner quelque part ? demanda-t-il. Chez notre voisine, sans doute ?
Avec un peu de confusion, Lydia dit sans oser le regarder :
— J’avais pensé, Nicolas Vladimirovitch, qu’aujourd’hui vous m’inviteriez à dîner… si je ne vous gêne pas, cependant. Peut-être avez-vous à travailler ?… Dites-le franchement, et je m’en irai tout de suite…
Elle semblait de nouveau avoir perdu confiance en soi ; elle était redevenue une petite fille toute simple et Savinski vit qu’elle rougissait.
— Ah ! dit-il, quelle fée êtes-vous pour me faire un cadeau pareil ? Si je vous garde !… Que pensez-vous donc ?
Il mourait d’envie de la prendre dans ses bras pour la réconforter, pour lui faire sentir la joie qu’elle lui apportait. Mais le désarroi de ses pensées était si grand qu’il n’osait bouger. Il ne savait que faire, quelle contenance adopter. Il s’écarta brusquement.
— Il faut que j’avertisse ma vieille femme de chambre, fit-il. Il y a un bon dîner, à ce qu’elle m’a dit.
Il courut jusqu’à l’office. Quand il revint, Lydia n’avait pas bougé de place, mais elle avait repris possession d’elle-même et lui sourit.
— Votre appartement me plaît, dit-elle.
— C’est l’appartement qu’a habité jusqu’à moi la princesse Dolly R…, répondit Savinski. Je crois que c’est elle qui l’a tendu de ces vieilles toiles de Jouy qui sont si gaies. Comme vous avez vu, je touche à la caserne et mes voisins immédiats sont ces Pavlovtzi qui forment le plus mauvais des régiments de Pétrograd. Qu’est-ce qui les empêche d’entrer chez moi et de venir s’installer ici à ma table et dans mon lit ? Je n’en sais rien. Je les trouve bien aimables de rester chez eux, car s’il leur chantait de changer de logement, je n’aurais qu’à leur céder le mien sans mot dire. Séméonof lui-même n’y pourrait rien.
Lydia s’était levée et parcourait la pièce. Elle s’approcha d’une double porte qui avait été enlevée et qui conduisait dans la chambre voisine où Savinski couchait. Un grand lit de milieu l’occupait, un lit de femme élégante, car il était couvert d’un dessus de dentelles et de soie.
Lydia revint dans le cabinet de travail. Elle jeta un coup d’œil sur le bureau, où, dans un cadre d’argent, était la photographie de Sonia entourée de ses enfants. Elle la regarda longtemps.
— Votre femme est belle, dit-elle enfin.
— Mais ne la connaissez-vous pas ? fit Savinski étonné.
— Je ne l’ai jamais vue, répondit Lydia… Est-ce une photographie ancienne ? Votre femme est encore très jeune.
— Sonia, fit Savinski, quel âge a-t-elle ? Trente-deux ans, je crois. Elle s’est mariée à dix-huit ans.
— C’est mon âge, fit Lydia d’une voix changée.
Elle resta un moment sans parler. Savinski se taisait aussi. De nouveau il avait cette impression que quelque chose de mystérieux avait surgi entre eux. Mais il ne s’attarda pas à en chercher la cause. La joie qui était en lui à voir Lydia dans son appartement dominait tout et l’emplissait d’une ivresse telle qu’elle ne laissait place à aucun autre sentiment. Elle était là, éblouissante de jeunesse et d’éclat ; le seul mouvement imperceptiblement rythmé de ses hanches quand elle marchait, la façon dont elle redressait son buste juvénile et effaçait ses épaules un peu grêles, le halètement léger de ses seins quand elle respirait, la manière dont l’air était aspiré et expiré entre ses lèvres, la profondeur de ses yeux et leur couleur azurée qui évoquait des cieux orientaux, la blonde torsade enfin de ses cheveux dorés et fins qui semblaient rendre à la lumière ce que la lumière leur avait donné, étaient un spectacle dont il ne pouvait s’arracher. Il n’était pas besoin de parler. A quoi bon ? Elle était là, vivante, près de lui. Que demander de plus ?
La vieille Annouchka survint. Elle regarda son maître qui ne s’était pas aperçu de son entrée. Il avait rajeuni de dix ans. Elle avait laissé un homme fatigué, presque un vieillard. Et voilà qu’elle retrouvait un homme fort, vigoureux, aux yeux brillants, au visage rayonnant de bonheur. C’est d’une voix pleine de douceur qu’elle dit :
— Barine, le dîner est servi.
A table, elle approcha la chaise de la jeune fille et lui témoigna une déférence particulière et, comme Lydia la remerciait, elle s’inclina très bas. Puis, ayant servi le potage et les pirochki, elle sortit.
— Votre servante est bien, dit Lydia.
— C’est une brave femme, répondit Savinski. Elle est pleine d’attentions pour moi.
— Je crois que je l’aimerai beaucoup, fit Lydia.
Savinski sursauta. Que voulait dire Lydia ? Avait-il bien compris ?… A partir de ce mot, Savinski sentit qu’il était de moins en moins maître de lui. Par instant il se reprenait et examinait la situation avec calme. Lydia avait eu le caprice de venir voir son appartement et de s’inviter à dîner, chose impossible en d’autres temps, toute naturelle aujourd’hui où le monde était à l’envers. Les rapports si amicaux qu’il y avait entre eux expliquaient une démarche qui n’était qu’en apparence osée. Il suffisait, du reste, de regarder la jeune fille assise en face de lui pour comprendre aussitôt la simplicité et l’innocence qui étaient en elle. « Il n’y a rien que de pur en ma fille », avait dit le vieux prince… Il avait raison, tout devait être considéré de cet angle-là.
Mais, à d’autres moments, ces sages réflexions étaient bousculées par un assaut de pensées tumultueuses. Il n’y avait plus qu’une réalité : la femme qu’il adorait était venue chez lui ; elle était là à portée de ses bras ; elle savait — il n’était pas possible qu’elle ignorât — les sentiments qu’il avait pour elle et qui depuis longtemps avaient franchi les bornes de l’amitié… Il s’approcherait d’elle… Il se pencherait vers la fleur entr’ouverte de sa bouche et y porterait les lèvres…
Tandis qu’il était partagé entre deux sentiments, tantôt se laissant emporter par les rêves passionnés que la présence de Lydia faisait naître, tantôt réfléchissant avec calme sur une situation si inattendue, et dont il fallait savourer les moindres délices car cette rencontre serait brève et ne se renouvellerait pas, la conversation continuait à bâtons rompus entre Lydia et lui. Maintenant ils avaient trouvé le ton juste ; il n’y avait pas de fausses notes. Ils ne parlaient de rien de sérieux. La nouveauté de ce tête-à-tête, une pointe de champagne dont elle avait bu un verre, l’avaient rendue à elle-même et libérée des préoccupations qu’elle avait eues ces jours derniers, préoccupations dont Savinski avait vu encore le reflet sur son front pur avant dîner.
Savinski fut frappé du naturel exquis avec lequel elle s’adaptait à cette position nouvelle. Elle ne témoignait ni embarras, ni excès de confiance. La petite fille qui parfois réapparaissait en elle avait disparu. Il avait à sa table une jeune femme qui manifestement ne semblait surprise en rien de ce que sa place dans cette salle à manger pouvait avoir d’extraordinaire. Elle semblait presque être la maîtresse de la maison et, comme Savinski, beaucoup plus troublé qu’elle ne l’était, négligeait de manger, c’est elle qui lui offrit de reprendre d’un plat laissé sur la table. Savinski, s’il mangeait peu, buvait moins encore. Il se sentait dans un équilibre si instable qu’il craignait que la moindre chose lui fît perdre la tête. C’est à peine s’il prit un verre de champagne. La présence de Lydia le grisait plus sûrement que le vin, et il passait son temps à se jurer de garder son sang-froid, car ce n’était pas une femme qu’il avait en face de lui, une jolie femme habituée aux hommages des hommes aussi bien qu’à leurs brusqueries, et qui sait à quoi elle court lorsqu’elle va dîner chez un garçon, c’était une jeune fille à l’aube de la vie, dont l’haleine était aussi fraîche que celle du vent avant l’aurore, une amie pure qui lui faisait la grâce de venir passer une heure chez lui dans des circonstances que son imagination seule à lui, Savinski, rendait romanesques. En somme, au sein des délices où le plongeait la présence de Lydia, il se sentait horriblement gêné par le combat qui se livrait en lui.
Cette gêne s’accrut lorsqu’ils eurent passé dans le cabinet de travail. A table, leur position était exactement fixée, — il y a des règles et une tradition. Au salon, ils redevenaient libres et Savinski ne savait que faire de sa liberté. Lydia, elle, gardait plus de simplicité. Elle s’installa sur le divan, se renversa un peu en arrière sur les coussins et alluma une cigarette. Elle suivait de l’œil Savinski et paraissait s’amuser à le voir aller et venir sans trouver de repos. D’abord, il s’était assis près d’elle. Puis soudain, comme si un diable l’avait poussé, il avait bondi à l’autre bout de la pièce sous prétexte de chercher des allumettes, alors qu’une boîte était sur le guéridon à côté du divan. Puis il s’était laissé tomber sur un fauteuil voisin et, alors, comme il lui avait parlé avec douceur ! A ce moment-là, sans peut-être même qu’il s’en rendît compte, il voulait lui plaire, la gagner, faire sa conquête. Ses yeux semblaient vouloir lire à travers elle et pénétrer jusqu’à son cœur et, sous la caresse de ce regard, Lydia, elle-même, perdait peu à peu conscience ; ses idées flottaient devant elle comme des poussières qu’emporte le vent ; elle n’était plus que sensations ; c’était une ivresse légère et délicieuse. Elle ne revint même pas à elle à un mouvement brusque de son ami. Voilà que, sans raison apparente, il s’était mis à marcher de long en large, tirant des bouffées rapides de sa cigarette, se taisant et laissant échapper, au milieu d’un long silence, un mot qui sortit du monologue intérieur auquel il se livrait : « Impossible. » Ce mot résonna dans la chambre et fit sursauter Savinski lui-même.
Il se tourna vers Lydia, lui sourit et dit :
— Pardonnez-moi, je crois que j’ai perdu la tête…
Mais il s’arrêta et son sourire ne s’acheva pas, tant il fut frappé de l’expression qu’avait prise la jeune fille. Elle était pâle et ses yeux restaient attachés sur Savinski. Il n’apercevait que ces yeux sombres dans l’ombre ; il ne pouvait s’en détourner. Elle regardait Savinski : mais le voyait-elle ? Elle paraissait emportée par un rêve à cent lieues de la scène présente. Même le mot « impossible », lorsqu’il avait éclaté dans la chambre, n’était pas parvenu à ses oreilles. Mais toujours ces yeux intenses, comme consumés d’un feu intérieur. Il alla jusqu’à elle et, tandis qu’il hésitait, cherchant ses mots, elle lui dit avec simplicité :
— N’êtes-vous pas fatigué de marcher, Nicolas Vladimirovitch ? Asseyez-vous près de moi… Il semble que je vous fasse peur, ce soir.
Elle lui tendit la main qu’il prit et garda dans la sienne, puis il s’assit et la porta à ses lèvres, et ses lèvres remontèrent jusqu’au poignet, le franchirent, arrivèrent au bras nu, le parcoururent de bas en haut, et de haut en bas. C’était une sensation à la fois exquise et torturante dont il se demandait combien de temps elle pourrait se prolonger impunément. Soudain il sentit le bras de Lydia resté libre s’allonger autour de son cou, l’attirer vers elle. Lorsqu’il fut tout près, elle se blottit sur sa poitrine et, tournant son visage vers lui, elle lui donna ses lèvres. Il la serra éperdument contre lui, se coucha presque sur elle ; leurs deux corps exactement joints ne se touchaient que par leurs bouches unies. Il sembla à Savinski qu’il ne vivait plus que par ses lèvres collées à celles de sa maîtresse. Cela dura longtemps, une minute, un siècle ?
Il eut un éclair de lucidité. « Quelle heure est-il ? Il faut rentrer… Et puis, non, non, c’est impossible… Pourtant, le vieux prince… une jeune fille… » Il s’arracha aux bras de Lydia. De nouveau il était en proie à une grande agitation. Il paraissait ne plus songer qu’à une chose. Il tira sa montre. Dix heures déjà… Ah ! il n’y avait plus personne dans les rues… Il courut à Lydia, s’agenouilla devant elle. Il la caressait, lui disait mille choses tendres et folles et il finit sur un ton plus sérieux :
— Je vais vous accompagner chez vous, Lydia, Lydotchka ; il est tard ; on sera inquiet, on vous cherchera… A propos, où vous croit-on ?
— Chez mon amie Hélène, à la Mokhovaia, dit Lydia, et elle ajouta en pesant chacun de ses mots :
— C’est là que je suis censée coucher, car vous savez bien qu’il n’est pas agréable de circuler le soir dans Pétrograd. C’est donc là que vous m’accompagnerez si vraiment vous ne pouvez vous décider à me garder chez vous jusqu’à demain…
Tard dans la nuit, il était deux heures du matin, l’électricité brûlait au-dessus du grand lit où ils étaient couchés. Épuisée de fatigue, Lydia se redressa, se pencha vers son amant étendu près d’elle, le regarda jusqu’au fond des yeux et dit :
— O toi qui es à moi, tu n’iras plus en Finlande, maintenant !
Elle se glissa dans ses bras et s’endormit.
La nuit, le repos, deux respirations alternées dans le silence de la nuit. Si ce n’était le bruit léger de ces souffles qui scandent le silence, on pourrait croire qu’il n’y a plus de vie dans les deux corps qui sont étendus là, tant le sommeil où ils sont ensevelis est profond. L’obscurité les enveloppe et maternellement berce ses enfants. Ils dorment, l’un à côté de l’autre… Et soudain Savinski sent une impression étrange sur ses yeux, quelque chose qui irrite et gêne ; il entr’ouvre les paupières, les referme aussitôt, les rouvre… La chambre est inondée de lumière ; l’électricité brûle dans le plafonnier et, près de lui, la vieille Annouchka qui lui touche l’épaule.
— Barine, il y a une perquisition chez nous, murmure-t-elle à son oreille.
Tout de suite, comme à la lueur d’un éclair, Savinski vit l’avenir proche s’ouvrir devant lui : l’abîme. Une perquisition, un mandat d’arrêt, Lydia compromise dans l’affaire, arrêtée peut-être, menée en prison avec lui, cette petite dans l’horrible promiscuité des geôles bolchéviques ! Et en outre l’affreux scandale qui retentirait de tous côtés, chez le vieux prince, plus loin encore en Finlande où Sonia l’attendait…
— Je me lève, dit-il à voix basse à Annouchka.
Lydia dormait toujours. Rien ne pouvait déranger son innocent sommeil. Elle était allongée, le bras droit sous la tête, ses cheveux défaits en désordre autour d’elle ; l’épaule un peu frêle sortait nue de la chemise qui, entr’ouverte, laissait voir un jeune sein délicatement fleuri. Savinski, tandis qu’il s’habillait hâtivement, la regardait. L’angoisse lui tenaillait le cœur… Eût-il été seul, l’aventure était déjà dangereuse, mais y mêler cette enfant ! Fallait-il la réveiller ?… Pourrait-il éviter qu’on l’arrêtât ?… Mais, en tout cas, le commissaire chargé de la perquisition entrerait dans la chambre… Il alla vers elle, se pencha sur le lit, la prit dans ses bras, la baisa sur le front et sur les lèvres. Elle répondit à son baiser, murmura sans ouvrir les yeux un « je t’aime », voulut se retourner pour reprendre son sommeil.
— Lydia, dit Savinski, Lydia, ma petite âme, il faut te réveiller…
La tête de la jeune fille roula sur l’oreiller ; elle revint à elle et demanda :
— Qu’y a-t-il ? Est-il tard déjà ?
Elle regarda les fenêtres qui restaient sombres.
— Mais c’est la nuit encore ; il faut me laisser dormir.
— Mon cher cœur, dit Savinski, il y a une perquisition ici. Il faut te lever… J’espère que tout se passera bien ; en tout cas, tu ne cours aucun danger… Habille-toi, Je suis obligé de passer à côté… A tout à l’heure.
Il la serra contre sa poitrine. Elle mit les bras autour du cou de Savinski comme pour ne pas le laisser partir. Il les dénoua doucement et sortit de la chambre. Il passa par le cabinet de travail, regarda sa montre. Elle marquait quatre heures… Il avait tout son sang-froid : « Le diable emporte les gens qui choisissent une heure pareille pour une visite domiciliaire », se dit-il. Il entra dans la salle à manger, il y avait là une dizaine de personnes, presque tous des gardes rouges en uniforme de soldats, baïonnette au canon, et deux civils. Il reconnut le président du comité de la maison, un architecte à la maigre moustache, au teint maladif, qui avait ses bureaux sur la cour. La seconde personne en civil se détacha du groupe, vint à lui et se présenta fort poliment : « Alexandre Ivanovitch Zoubof, commissaire à la Section des recherches pour la contre-révolution. » Il lui tendit un papier jaune imprimé, muni de plusieurs cachets. D’un coup d’œil, Savinski le lut. Ordre était donné de perquisitionner chez Nicolas Vladimirovitch Savinski et de l’arrêter, ainsi que toutes personnes présentes dans son appartement… Songeant à Lydia, il sentit ses jambes se dérober sous lui et dut faire un grand effort pour cacher son trouble. Il s’appuya à la table.
— Je suppose que ce papier est légal, dit-il. Mais peut-être y a-t-il une erreur ?… Puis-je téléphoner à Léon Borissovitch Séméonof ?
Le commissaire s’inclina et, sur un ton de voix très déférent, répondit :
— Je crains, Nicolas Vladimirovitch, que la chose soit inutile. Vous serez sans doute interrogé aujourd’hui à la Gorokhovaia et, à ce moment, si vous le jugez nécessaire, Léon Borissovitch pourra intervenir. Mais nous ne dépendons pas des Affaires étrangères…
Le commissaire avait les manières d’un homme bien élevé. C’était, probablement, un ancien employé de la police secrète du tsar, entré au service des bolchéviques. Il était rasé de frais, portait une courte moustache sur une lèvre un peu bouffie et s’exprimait avec élégance. Il n’avait pas trente ans. Savinski eut un instant l’espoir qu’il pourrait arranger avec lui l’affaire de Lydia. Il comprendrait, sans doute, la situation, et il ne devait pas être insensible à l’idée d’obliger un homme tel que lui.
— Je voudrais vous parler une minute, dit-il à demi-voix, d’une question assez délicate.
L’autre s’inclina.
— A vos ordres, fit-il, et il suivit Savinski qui l’entraînait vers l’entrée du cabinet de travail.
A ce moment, un second personnage, en uniforme celui-là, se détacha du groupe des soldats et vint se joindre à eux. Le commissaire civil, sans montrer d’embarras, le présenta :
— Le lieutenant Ivanof, dit-il.
Savinski, habitué à regarder les hommes et à les juger, prit sa mesure d’un coup d’œil. Il était convenablement habillé et avait l’allure d’un officier de carrière. C’était un jeune homme aussi. Il se tenait droit, les épaules effacées. « Il a appartenu à l’ancienne armée, pensa Savinski, je puis réussir encore. »
— Messieurs, dit-il en souriant, c’est d’une affaire personnelle que je veux vous entretenir. Vous comprendrez tout de suite. Ce n’est pas aux fonctionnaires du gouvernement, qui remplissent ici leur devoir…
— Très pénible, je vous assure, Nicolas Vladimirovitch, très pénible en vérité, intervint le commissaire civil en s’inclinant.
— Oui, reprit Savinski avec plus d’assurance, c’est à des hommes que je m’adresse, d’homme à homme… Le fait est que je suis ici, aujourd’hui, dans une situation assez particulière… Cela peut arriver à chacun de nous, à vous comme à moi… J’ai une femme, à côté, une toute jeune femme qui est venue me voir et que j’ai gardée cette nuit, car les rues ne sont pas très sûres, comme vous savez… Elle ignore tout des choses politiques, c’est une enfant encore… Elle n’a pas vingt ans, voyez-vous… Maintenant, je puis vous donner ma parole d’honneur qu’elle n’est en rien mêlée à ma vie, qu’elle ne sait rien de ce que je fais, et qu’en réalité c’est la première fois, aujourd’hui, qu’elle est entrée dans mon appartement… Mes domestiques, si vous voulez bien les interroger sur ce point, pourront vous confirmer la vérité de ce que je vous dis… Les choses étant ainsi, messieurs, je vous supplie de la laisser libre… Vous comprenez, sans que j’en dise davantage, de quoi il s’agit… Et je vous assure que je n’oublierai jamais le service que vous me rendrez…
A mesure qu’il parlait, il avait peu à peu perdu le sang-froid qu’il avait au début. L’émotion à laquelle il était en proie faisait vibrer sa voix.
Les deux commissaires parurent partager son émoi, et le civil plus encore que le militaire. Tandis que Zoubof hochait la tête approbativement, l’officier eut un demi-sourire presque respectueux pour faire comprendre qu’il lui était, en effet, arrivé d’être en bonne fortune et que c’étaient là choses sur lesquelles un homme ayant vécu savait fermer les yeux. Cependant, lorsque Savinski eut terminé, un grand embarras se peignit sur leurs figures. Ils s’écartèrent un instant et commencèrent à discuter. La conversation se prolongeait. Évidemment, ils se heurtaient à un obstacle difficile à surmonter. Ils revinrent à Savinski.
— Vous pourriez peut-être nous dire le nom de la personne qui est chez vous ? dit le commissaire civil avec un peu de gêne.
— Je préférerais le tenir secret, répondit Savinski, il s’agit de l’honneur d’une femme, vous comprenez…
— Je comprends, je comprends, fit l’officier, cependant…
— En tout cas, nous pourrions interroger votre domestique, suggéra Zoubof, qui paraissait fort désireux de faire preuve de bonne volonté.
Annouchka fut appelée. Les deux commissaires lui posèrent des questions. La vieille servante répondit avec simplicité et assurance. Elle n’avait jamais vu la jeune femme qui avait dîné chez son maître. C’était elle, Annouchka, qui ouvrait toujours la porte. Cette jeune femme n’était pas encore venue à l’appartement. Cette déposition parut faire impression sur les deux commissaires. Cependant, seuls, ils recommencèrent à discuter. Savinski avait, à ce moment, la certitude que la chose était arrangée. Il respirait librement. Que lui arriverait-il ? Il ne s’en souciait pas. Seule Lydia importait. Les commissaires s’approchèrent, de nouveau, de lui. Cette fois-ci, ce fut l’officier qui parla.
— Il nous paraît, Nicolas Vladimirovitch, que la question est, en effet, fort délicate. Notre ordre est formel… Nous prendrions une grande responsabilité en ne l’exécutant pas à la lettre… Cependant, peut-être, pour vous obliger… dans les circonstances actuelles… Mais il va sans dire, n’est-ce pas, que vous nous garderiez le plus grand secret… Personne ne doit le savoir, pas même les soldats qui sont ici…
On voyait les soldats dans la salle à manger par la porte restée ouverte et Savinski, la poitrine gonflée de joie, n’osa pas serrer la main de ses interlocuteurs. Du reste, à cette seconde même, un incident nouveau se produisit qui modifia, hélas ! la situation de fond en comble. Lydia entra rapidement dans le cabinet de travail. Elle était dans un comble d’anxiété et, depuis un quart d’heure qu’elle était prête, se rongeait à se demander ce que signifiaient ces interminables conciliabules. N’en pouvant plus, le cœur déchiré, elle se décida à rejoindre son amant.
— Que se passe-t-il ? Que veut-on faire de toi ? demanda-t-elle, avant que Savinski, atterré, pût l’arrêter.
Il lui parut que le sol s’ouvrait sous ses pieds. L’entrée de la jeune fille avait fait sensation. Les deux commissaires, interdits, la regardaient fixement. La beauté de Lydia, l’éclat de ses yeux, l’indifférence qu’elle montrait pour tous les gens réunis dans l’appartement, l’unique préoccupation qu’on lisait sur son visage pour le sort de Savinski, les laissaient stupéfiés d’admiration. Les soldats eux-mêmes s’étaient rapprochés de la porte du cabinet de travail et leurs regards curieux ne quittaient pas la jeune fille.
— Très pénible, murmura le commissaire Zoubof, lorsqu’il revint à lui, très pénible, en vérité… Je crains, dit-il à voix basse à Savinski, qui avait été obligé de s’asseoir sur la table et qui gardait dans sa main la main de Lydia, je crains que nous ne soyons obligés d’exécuter notre ordre dans sa rigueur.
Savinski ne répondit pas. Il sentait la main de Lydia qui serrait la sienne. C’était une étreinte que rien ne pourrait défaire. Il eut l’impression qu’il irait avec elle jusqu’à la mort.
La perquisition commença. Le bureau fut fouillé. On n’y trouva rien. Ici Savinski était tranquille. Il n’avait pas un papier compromettant. Du reste, depuis que Lydia était près de lui, il avait recouvré son calme. Il avait l’impression d’assister à un spectacle où il ne tenait aucun rôle. Ses nerfs, après tant de secousses, étaient insensibles. Il regardait avec curiosité les deux commissaires poursuivre leurs recherches. Ils s’y montraient assez maladroits. « Ils ne savent pas leur métier, pensa-t-il d’abord. Autrefois la police travaillait mieux. » Ils ne trouvèrent même pas une somme importante en billets de banque que Savinski avait cachée sous un coin du tapis qu’il avait décloué. Il y avait plus d’une centaine de mille roubles en billets anciens. Mais leur maladresse, à la regarder de plus près, lui parut jouée. Oui, manifestement, ils faisaient semblant de chercher avec zèle de façon à n’être pas dénoncés par les gardes rouges, mais ils voulaient aussi que Savinski ne fût pas leur dupe.
Ce jeu l’amusa un instant.
Soudain une idée lui vint. Peut-être pourrait-il encore sauver Lydia qui se tenait étroitement serrée contre lui et dont le souffle frais effleurait sa joue.
— Messieurs, dit-il, avez-vous à cette heure-ci à la Gorokhovaia un chef responsable avec qui entrer en communication ?
— Sans doute, Nicolas Vladimirovitch, sans doute, répondit le commissaire Zoubof. Notre chef, le camarade Ouritski, doit être encore à la préfecture. En réalité, notre travail se fait surtout de nuit.
— Eh bien, alors, voudriez-vous être assez aimable pour lui exposer, par téléphone, le cas particulier dans lequel je me trouve ? L’affaire pourrait être arrangée ainsi et je vous garderai une longue reconnaissance de votre bonne volonté…
Les commissaires consentirent, mais l’officier fit remarquer qu’il faudrait transmettre le nom de madame…
Lydia écoutait depuis un instant sans arriver à comprendre de quoi il s’agissait. Il y avait là un mystère qu’il fallait percer.
— Vous voulez mon nom, leur dit-elle, le voici sur une pièce d’identité…
Elle leur tendit une pièce officielle où son nom, son âge, sa résidence étaient portés…
Zoubof se mit au téléphone et, en un clin d’œil, eut la communication avec la préfecture à la Gorokhovaia. Il commença à exposer la demande de Savinski… Lorsque Lydia vit de quoi il s’agissait, elle se leva aussitôt et, s’adressant à son ami avec une extrême agitation, elle lui dit à voix basse :
— Quoi, Nicolas, on t’arrête… Je croyais qu’il ne s’agissait que d’une perquisition… Es-tu en danger ? Que va-t-on faire de toi ?
— Il ne s’agit pas de moi, chère petite, fit Savinski. Oui, on va me mener en prison, mais tu sais que cela arrive à beaucoup de braves gens aujourd’hui ; j’y serai deux ou trois jours, puis on me relâchera. Cela est sans intérêt, mais c’est de toi que je me préoccupe. L’ordre est si sottement conçu que toute personne trouvée dans mon appartement doit être arrêtée aussi. Et quand même tu serais libérée presque tout de suite, je voudrais t’éviter cette horrible prison…
Il n’en dit pas davantage, déjà Lydia s’enflammait :
— Puisque tu vas en prison, j’y serai avec toi…
Un débat s’engagea entre eux, Savinski voulant lui persuader qu’elle lui serait mille fois plus utile en restant libre, mais Lydia se butait à l’idée de ne pas le quitter. Pendant leur entretien qui se faisait à voix basse, on entendait des bribes de conversation de Zoubof au téléphone :
— Oui, camarade Ouritski… Je comprends. Dix-huit ans… Ah ! ah !… charmante, oui… C’est pour cela que je me suis permis de vous appeler…
Et soudain, il raccrocha le récepteur, se gratta la tête, et, se tournant vers Savinski :
— Rien à faire, dit-il, il faut aller à la Gorokhovaia, mais pour vous, Lydia Serguêvna, il est probable que vous n’y resterez pas longtemps.
Il fut bien étonné de voir que le visage de la jeune fille montrait la plus grande satisfaction.
Cependant il restait à perquisitionner dans les autres pièces de l’appartement. Les soldats, las d’attendre, avaient gagné la cuisine. La fatigue prenait peu à peu Savinski et Lydia. Ils ne parlaient pas. Savinski était plongé dans de noires réflexions ; pour l’instant, Lydia, plus jeune, ne songeait qu’à lutter contre le sommeil. La vieille Annouchka le vit ; elle eut pitié d’elle et s’approcha de la jeune fille :
— Je vais vous préparer à déjeuner, dit-elle. Vous n’aurez pas grand’chose à manger là-bas. J’ai allumé le fourneau, le café sera prêt dans un instant…
Elle caressa le bras de Lydia et retourna à son travail. Quelques moments plus tard, elle revint, apportant du café chaud, du pain et du beurre. Savinski invita les commissaires à déjeuner avec eux et l’on improvisa ainsi un repas matinal. A peine à table, Lydia se mit à dévorer des tartines. Elle but coup sur coup deux grandes tasses de café. Elle était soudain, sans qu’elle pût s’en expliquer la raison, si heureuse que sa bonne humeur devint contagieuse et arracha Savinski à ses préoccupations. Quant aux deux commissaires, ils étaient radieux. Jamais, dans l’exercice de leurs fonctions, ils n’avaient rencontré pareille bonne fortune. La conversation, grâce à Lydia, fut animée ; il n’y avait là ni chasseurs bolchéviques, ni proie bourgeoise. Il n’y avait que des êtres humains réunis par le hasard de la vie et qui trouvaient fort agréable, après une nuit quasi-blanche, de s’asseoir à une table et de se restaurer.
Il fallut pourtant partir. Il était passé six heures. Avant de quitter la maison, Savinski donna l’ordre à Annouchka de téléphoner dès neuf heures chez Séméonof pour lui faire savoir qu’il était en prison à la Gorokhovaia. « Vous ne parlerez que de moi », lui dit-il.
Ils sortirent. Deux soldats furent laissés dans l’appartement, à la grande indignation d’Annouchka, qui redoutait les vols probables.
Une automobile attendait à la porte. L’obscurité était encore complète et le froid vif. Les deux commissaires, avec beaucoup de politesse, installèrent Savinski et Lydia dans le fond de la voiture et s’assirent sur le siège de devant.
A travers une ville morte, ils arrivèrent en quelques minutes à la Gorokhovaia.
Le vestibule de la préfecture, à la Gorokhovaia, était plein de soldats. Savinski et Lydia furent conduits dans une grande pièce, au premier étage.
Lydia, sûre de n’être pas séparée de Savinski, n’avait pour l’instant aucun souci ; l’excellent déjeuner qu’elle avait pris avant de partir avait fait disparaître la fatigue d’une mauvaise nuit. Elle n’était plus que curiosité. Ils se trouvaient dans un vaste salon qui avait dû faire partie des appartements de réception du préfet. Il en conservait encore quelques fauteuils et chaises capitonnés et recouverts d’une soie bleu pâle, et un tapis à la machine, moderne, dont les couleurs étaient effacées. Dans un angle de la pièce, derrière quelques tables rangées en arc de cercle, deux employés travaillaient. Devant eux, un accusé se tenait debout. C’était, à en juger par sa tenue, ce qu’on appelait alors un « bourgeois », état suffisant pour être classé comme suspect. Les employés remplissaient lentement des fiches, des formulaires, ouvraient des registres. Cet ordre administratif surprit Lydia à qui il paraissait incompatible avec l’idée qu’elle se faisait des procédés employés sous le règne de la Terreur, décrété par les bolchéviques. Et puis le calme de cette pièce, son aspect tranquille et riche, le manque de tragique qu’il y avait en tout cela ! Elle fit part de ses réflexions à Savinski à mi-voix.
Il haussa les épaules et sourit.
— La bureaucratie ne mourra jamais chez nous. Lénine sera impuissant à la détruire. Même les actes illégaux seront toujours faits dans les formes.
Il tâchait de ne pas paraître soucieux, de montrer la liberté de son esprit, de façon à ne pas alarmer la jeune fille, et l’effort qu’il faisait dans cette direction finissait par avoir le plus heureux effet sur son humeur.
Leur tour vint de passer devant les fonctionnaires dans le coin de la pièce. Ils multipliaient les formalités d’écrou. Il fallut enfin remettre son portefeuille. Les employés donnèrent un reçu en forme de l’argent qu’il contenait. Mais Savinski, qui avait suivi avec intérêt ce qui s’était passé quand le précédent « bourgeois » avait été incarcéré, avait prudemment glissé quelques centaines de roubles dans la poche de son pantalon.
Deux soldats les attendaient à la porte. C’étaient deux Lettons à la figure dure et maigre. Ils gravirent un escalier en colimaçon dont les jours intérieurs donnaient sur le vestibule d’entrée. A chaque fenêtre, une mitrailleuse était braquée sur la porte qui ouvrait sur la Gorokhovaia et un soldat montait la garde. « Comme ils ont peur d’un coup de force ! pensa Savinski. Ils ne se sentent pas très solides. » Ils s’arrêtèrent devant une petite antichambre pleine de gardes rouges. Leurs conducteurs échangèrent quelques mots avec le chef du poste.
— C’est plein chez nous, dit celui-ci avec bonne humeur.
Au troisième étage, même réponse.
Au dernier étage, enfin, ils furent admis dans la petite antichambre où cinq ou six soldats fumaient. A une table était assis un tout jeune homme à peine âgé de vingt ans, un petit juif à l’air farouche et important, aux cheveux noirs, crépus, en broussailles, qui avait devant lui un registre où il couchait les noms de ses hôtes. Il prit celui de Lydia d’abord et lui demanda pour quelle cause elle était arrêtée. Lydia, qui le dévisageait avec curiosité, répondit d’une voix claire et sans trahir le moindre embarras :
— Je n’en sais rien. Si vous voulez me l’apprendre, vous me ferez plaisir.
Les soldats sourirent, mais le petit employé fronça le sourcil.
— Je pense que vous êtes arrêtée pour raisons politiques, fit-il gravement. Nous allons mettre « contre-révolution ».
Cette fois-ci, un des soldats, un grand diable dégingandé qui ne quittait pas des yeux cette enfant si belle, rit ouvertement.
— Fouillez la prisonnière, dit le gamin d’une voix rêche à un soldat debout près de lui.
Savinski eut un sursaut et s’approcha de Lydia.
Elle se tourna vers lui et, d’un coup d’œil, le supplia de ne pas intervenir. Le soldat hésita, regarda Lydia, se balança sur ses deux jambes, haussa les épaules et finalement répondit :
— C’est inutile, Léon Davidovitch. Vous voyez bien que c’est une enfant…
Tous les soldats présents montraient par leur contenance qu’ils approuvaient l’attitude de leur camarade. Le petit employé blêmit de rage, mais il n’osa pas renouveler son ordre. Il murmura quelques mots inintelligibles dont on entendit seulement la fin.
— … La consigne est formelle, je le ferai moi-même.
Il se leva, vint à Lydia, et, comme pour la forme, se contenta de tapoter légèrement sa fourrure à la hauteur des hanches.
Lorsque Savinski eut répondu aux questions posées et qu’on se fut assuré qu’il ne portait pas de revolver, un des soldats poussa une porte vitrée et ils furent introduits dans le logement qui leur était destiné.
C’était une grande pièce carrée, basse de plafond, à peine éclairée par une lampe électrique pendant au bout d’un fil au centre de la chambre. Par l’unique fenêtre qui regardait sur la cour, pénétrait une pâle lueur qui annonçait la prochaine et tardive arrivée de l’aube. Une odeur âcre, tiède, suffocante, faite de la respiration des hôtes de la prison, de leur sueur, du cuir de leurs bottes, de la paille de leurs matelas, des planches à moitié pourries du parquet, de la fumée rance des cigarettes, arrêta Lydia et Savinski à leur premier pas et les cloua sur place. L’épreuve était plus dure encore que ne l’avait imaginée ce dernier. Il sentit la pression du bras de Lydia sur le sien, mais elle ne dit rien. Cependant leurs yeux s’habituaient à la demi-clarté qui régnait dans la salle et le spectacle qu’elle offrait leur serra le cœur. Des lits de camp, pressés les uns contre les autres, l’emplissaient toute, laissant à peine un étroit passage libre au centre et deux allées qui conduisaient à des portes ouvertes dans la cloison, à leur gauche ; sur une table, un homme était couché, enveloppé d’un manteau militaire qui lui couvrait la tête ; on ne voyait de lui que l’extrémité de ses bottes en porte-à-faux. Sur les lits de camp, et parfois à même le plancher, des hommes étaient étendus dans un affreux désordre, souvent trois d’entre eux occupant deux lits. La plus grande partie de ces prisonniers dormaient d’un sommeil agité, parfois coupé de gémissements ; des mouvements nerveux les secouaient, les faisaient se retourner sur leur couche dure et étroite ; des bras étaient brandis en l’air ; des mains fiévreuses grattaient des nuques piquées par la vermine. D’autres, allongés sur le dos, la bouche ouverte, ronflaient. Dans un angle, la petite pointe rouge d’une cigarette brillait comme un ver luisant égaré dans un jardin infernal. Un petit bossu, hagard, la figure frénétique, surgit soudain de sa couche, courut sous la lampe, tira un calepin de sa poche et, fébrilement, y inscrivit quelques mots… Puis, jetant un regard méfiant sur les nouveaux arrivés, il regagna sa place.
Savinski aperçut enfin, près de la table, un banc sur lequel il y avait une place libre. Il y conduisit Lydia, s’assit et la prit sur ses genoux. Elle se serra contre lui, l’embrassa doucement sans parler. De nouveau, une fatigue insurmontable l’accablait. Elle s’endormit aussitôt. Lorsqu’elle se réveilla une heure plus tard, c’était déjà le jour, le jour gris, triste, des matinées d’hiver de Pétrograd, un jour si pâle qu’il fait regretter la nuit. Elle ouvrit les yeux et vit qu’elle était dans les bras de Savinski. Que lui étaient la prison et ses terreurs ? Elle sourit tendrement à son amant dont la figure grave et fatiguée s’éclaira. Il caressait avec douceur la main de la jeune fille appuyée sur sa poitrine.
Déjà la grande salle s’animait. Des prisonniers se levaient ; ils semblaient harassés et se détendaient en soupirant. Beaucoup allumaient tout de suite une cigarette.
Une heure de sommeil avait rendu à Lydia sa fraîcheur. Elle avait repris une entière tranquillité d’esprit et acceptait avec bonne humeur ce qu’elle appelait une aventure.
— Cette fois-ci, dit-elle en plaisantant à Savinski, je sais au moins quelque chose de la révolution, c’est que cela sent très mauvais.
Des gens venaient à eux, des conversations s’engageaient. La présence de Lydia faisait sensation. Elle avait gardé sa fourrure, mais, à cause de la chaleur de la pièce, l’avait entr’ouverte par le haut. Son cou frais et la poitrine légèrement décolletée apparaissaient. C’était comme si l’on eût apporté des fleurs dans l’air empoisonné d’une chambre de malade. Savinski demandait des détails sur la vie de la prison. La seule chose qui le préoccupait pour l’instant était de savoir à quelle heure on les interrogerait, car il était essentiel que Lydia pût rentrer chez elle pour le déjeuner. Ainsi personne ne saurait où elle avait passé la nuit. Les renseignements furent mauvais. Une douzaine de prisonniers affirmèrent aussitôt qu’ils étaient là depuis trois, quatre ou cinq jours, sans avoir été appelés par Ouritski, sans connaître le motif de leur arrestation. Un officier causait avec Lydia. C’était un homme jeune, il riait et plaisantait. Il avait l’air de s’adapter sans peine à l’existence de la prison. Elle remarqua avec étonnement que ses mains tremblaient tandis qu’il lui parlait. « Comme il a peur ! » pensa-t-elle. Cette impression lui fut désagréable, mais ne fit que l’effleurer. Il y avait en elle une source de bonheur si abondante que rien ne pouvait la tarir. Elle ne songeait même pas à la possibilité d’une longue détention pour Savinski. Tant d’autres avaient déjà été arrêtés ainsi, puis relâchés au bout de quelques jours ! Les prisons de Pétrograd, pourtant immenses, ne pouvaient suffire à loger la moitié de la population… Pour l’instant, elle était entourée de gens aimables qui s’empressaient pour lui plaire ; elle avait son amant à côté d’elle ; elle ne voulait pas voir plus loin.
Il y avait dans cette salle le mélange le plus étonnant qu’on pût imaginer. Des contre-révolutionnaires, c’est-à-dire des officiers de tous grades, quelques bourgeois notables, puis des spéculateurs, un groupe de quatre personnes qui avaient fait un coup hardi en accaparant du platine, puis des prisonniers de droit commun, des escrocs, de simples voleurs arrêtés dans la rue. L’aristocratie de ce groupe-là était composée par une petite bande de faux monnayeurs qui avaient adroitement mis en circulation quelques milliers de faux billets « Kerenski ». Ils avaient l’air satisfaits d’eux-mêmes et portaient haut la tête. Un tiers au moins des prisonniers étaient des bolchéviques arrêtés pour concussion. Un homme fort occupé à préparer du thé sur une table à l’aide d’une lampe à esprit de vin, en apporta un verre à Lydia, qui l’accepta avec grand plaisir. Et comme elle allait boire, il lui dit : « Attendez, attendez », tira triomphalement de sa poche assez sale un morceau de sucre et prononça :
— C’est le seul qui me reste !
Lydia n’osa pas le refuser. Elle apprit d’un de ses voisins que l’homme au sucre était un commissaire qui, envoyé en Sibérie porter de l’argent aux troupes, avait prétendu avoir été volé en route.
Cependant, le chef de la chambrée vint présenter ses respects à Savinski et à Lydia. C’était lui qui réglait les rapports des prisonniers entre eux, fixait le tour des corvées, l’ordre dans lequel ils descendaient aux lavabos, organisait les équipes pour le partage des bidons de soupe, dressait la liste des objets à faire acheter au dehors par un garde rouge. Ce personnage important était un homme d’à peine trente ans, à la figure énergique et plaisante, aux cheveux roux, à l’allure décidée. Il avait eu un emploi élevé à l’état-major de l’armée rouge. Un jour, quatre cent mille roubles avaient disparu de son bureau et il avait été arrêté. Il mena Savinski et Lydia faire le tour du domaine sur lequel il régnait maintenant, et, comme des prisonniers balayaient la salle, il fit passer ses nouveaux hôtes dans une petite pièce voisine où une douzaine de lits de camp se touchaient. Une femme était couchée sur l’un d’eux et tenait entre ses bras une fillette de six ans environ, qui dormait encore. Sur la figure fatiguée de la mère, on lisait qu’elle n’avait d’autre préoccupation que cette petite, qui était pâle, chétive, comme tant d’enfants poussés sur la terre humide de Pétrograd. Lydia, à demi-voix, causa avec elle. Elle avait été prise comme otage avec sa fille, car son mari, accusé de contre-révolution, avait pu s’enfuir. Tant qu’il ne se rendrait pas, elle resterait là avec son enfant. Elle avait l’air à moitié folle de douleur.
— S’il revient, dit-elle, ils le fusilleront… S’il ne revient pas, qu’arrivera-t-il à ma petite ?… Elle ne pourra supporter longtemps cet emprisonnement. Regardez comme elle est maigre !
Elle souleva une couverture. Lydia vit des jambes minces comme des flûtes où les genoux et les chevilles faisaient de grosses bosses osseuses.
Le chef de la chambrée dit à Savinski :
— Vous logerez ici ce soir, c’est le quartier bourgeois.
Savinski s’assit sur un lit. Il était accablé. Depuis deux heures que les prisonniers étaient réveillés, il n’avait pu échanger un mot avec Lydia. La matinée avançait. Il allait être onze heures. Il fallait qu’il causât seul à seule avec elle. Il craignait maintenant le pire, une longue séparation. Les bolchéviques le garderaient. Il y avait eu, sans doute, une imprudence commise du côté de Spasski. Voilà où l’avait mené sa sympathie pour ce contre-révolutionnaire à la réussite de qui il n’avait jamais cru. Il maudit cette facilité avec laquelle il se laissait entraîner par ses sentiments dans des aventures qui pouvaient devenir tragiques. Il était impardonnable, car il était un homme habitué aux affaires et au plus matériel côté de la vie. A Lydia, il ne pouvait rien dire de ses préoccupations. Il voulait l’amener à comprendre qu’elle le quitterait dans quelques heures. La chose n’était pas facile. La jeune fille refusa nettement.
— Où tu seras, dit-elle, je serai… Je n’ai que toi au monde et, sache-le, dès maintenant tu n’as plus que moi.
Il fallut une longue insistance pour que Savinski arrivât à lui démontrer qu’elle lui serait mille fois plus utile en liberté qu’auprès de lui. Qui lui ferait parvenir de la nourriture chaque matin, qui ferait des démarches pour obtenir sa liberté ? Il la convainquit enfin. Mais la jeune fille avait les yeux pleins de larmes.
— Que tu me fais de la peine ! dit-elle. Mais, hélas ! je vois bien que tu as raison…
Comme elle parlait ainsi, son nom fut appelé à haute voix à la porte de la salle. Un employé agitait un papier. Elle se leva.
— Suivez-moi, dit-il. Vous êtes attendue à l’interrogatoire.
Il y eut un brouhaha dans la chambre. On entendait des voix qui se mêlaient et disaient : « Jamais on n’a été interrogé aussi vite. C’est un miracle ! » — « Nous le savions bien, vous partez déjà ! » — « Hélas ! » murmurait un autre.
Il fallut se quitter. Lydia se jeta au cou de Savinski et, oublieuse des prisonniers qui, tous, la regardaient, l’embrassa passionnément. Elle ne pouvait se détacher de lui. Il semblait que ce fût la dernière minute de sa vie qu’elle passât dans ses bras. L’employé, à la porte, était gagné par la sympathie générale qui allait à la jeune fille. C’était d’une voix molle et presque machinalement qu’il répétait : « Il faut se hâter, il faut se hâter ! »
Soudain, Lydia eut une idée nouvelle.
— Je veux te revoir, dit-elle, même si on me libère.
Elle enleva rapidement sa fourrure qu’elle avait gardée sur elle et la laissa dans les bras de son amant. Et, maintenant, en toilette de bal, décolletée, éclatante de fraîcheur et de beauté, droite et la tête en arrière à sa façon, elle marcha vers la porte qui se referma sur elle, laissant les spectateurs de cette scène éblouis et retenant leur souffle à cette fugitive vision.
Un quart d’heure s’écoula. Savinski était sans pensées. Assis sur un banc, la tête entre ses mains, il restait comme endormi. Il n’avait conscience ni du temps, ni du bruit de la chambrée. Soudain il y eut un brouhaha. Lydia reparaissait. Elle courut à son amant.
— Je suis libre, dit-elle… J’ai eu affaire à un homme très poli. Il s’est excusé fort aimablement de la déplorable erreur par suite de laquelle j’ai été arrêtée… Il va t’interroger tout de suite. Tu vas descendre avec moi. Mais je suis sûre, dit-elle avec frénésie, sûre, tu m’entends, qu’il va te libérer aussi.
La joie rayonnait d’elle, et, comme l’employé appelait : « Nicolas Vladimirovitch Savinski », il suivit la jeune fille qui lui montrait le chemin.
Ils furent introduits à nouveau dans le salon où ils étaient entrés six heures auparavant. Là, Lydia eut une grande déception. Elle n’eut pas la permission d’accompagner Savinski chez le commissaire chargé de l’interrogatoire. Elle devait quitter la prison sur-le-champ. Mais la certitude de le revoir dans peu d’instants l’emplissait encore et elle le laissa sans angoisse.
Quelques secondes plus tard, Savinski était en face du redoutable Ouritski, dont la renommée remplissait déjà la ville. Ouritski, qui était assis devant une grande table sur laquelle il consultait un dossier, se leva à l’entrée de l’inculpé et vint lui serrer la main. C’était un homme de taille moyenne, très maigre, à la figure intelligente, rasé, de mouvements vifs et nerveux, au type sémite assez élégant, mais très accentué. Il avait l’air exténué de fatigue. Il offrit une chaise à Savinski et retourna à son dossier qu’il feuilleta quelques instants. Ces minutes parurent un siècle à Savinski. Il ne pouvait supporter l’anxiété du doute. Qu’avait-on contre lui ? Tout était préférable à l’attente… Et, cependant, il faisait un effort extrême pour garder son sang-froid… Cette lutte contre soi-même était harassante.
Enfin, Ouritski prit une liasse de papiers, leur passa un caoutchouc et les tendit à Savinski.
— Voici vos papiers, dit-il d’une voix blanche. Je vous les rends… Je vais vous mettre en liberté. (Savinski baissa les yeux pour que la joie de son regard ne le trahît pas.) Mais, si vous le voulez bien, je vous poserai d’abord, pour le procès-verbal, quelques questions que vous aurez l’obligeance d’écrire vous-même avec votre réponse…
Une sonnerie de téléphone l’interrompit. Le commissaire, d’un geste las, décrocha un récepteur à un des quatre appareils fixés au mur derrière lui, écouta un instant, donna un ordre bref et reprit :
— Vous connaissez Spasski ? demanda-t-il.
— Oui, répondit Savinski.
— Veuillez l’écrire.
— Avez-vous eu des relations avec lui depuis le 7 novembre 1917, par lettre, par personne interposée, ou directement ?
— Non, répondit Savinski.
— Veuillez l’écrire.
— Avez-vous son adresse actuelle ?
— Non.
— Veuillez l’écrire.
Les mêmes questions furent posées au sujet des généraux commandant l’état-major du Don. Les réponses de Savinski furent négatives. Soudain Ouritski, qui marchait fébrilement dans la pièce, s’arrêta devant Savinski et lui demanda à brûle-pourpoint :
— Connaissez-vous l’ingénieur Mouchine ?
Savinski hésita un instant, puis se reprit et d’une voix nette dit :
— Non.
Ouritski prit alors le procès-verbal, le lut à haute voix.
— Veuillez signer, dit-il. Vous êtes libre.
Il se leva et le salua. Savinski se dirigea vers la porte. Comme il allait l’ouvrir, la voix blanche d’Ouritski l’arrêta.
— Il serait très peu sage de votre part, Nicolas Vladimirovitch, de revoir Spasski, ni d’avoir quelques relations que ce soit avec lui, et non plus avec l’ingénieur Mouchine. C’est un conseil que je vous donne… Au revoir.
Savinski sortit, mais, pendant qu’on accomplissait les formalités de levée d’écrou, les dernières paroles du commissaire retentissaient encore en lui et le glaçaient. « Quelle insolence à me parler ainsi ! pensa-t-il. Pouvait-il me faire plus explicitement comprendre qu’il n’ajoutait aucune foi à mes déclarations ?… Cet homme joue avec moi. Cette histoire n’est pas finie… » Toute sa joie avait disparu.
Sur le trottoir seulement de la préfecture, il échappa à l’angoisse qui, de nouveau, l’étreignait. Il était midi. C’était une claire journée d’hiver. La neige des jardins de l’Amirauté étincelait sous le soleil. Au sortir de la geôle puante, il respira librement l’air sec et glacé. Il semblait pour la première fois de sa vie être capable de goûter la joie d’un jour lumineux et froid. « Que c’est bon ! Que c’est beau ! », répétait-il immobile devant la porte du bâtiment.
A cet instant, d’une embrasure de magasin sur le trottoir d’en face, une jeune femme sortit et vint à lui. C’était Lydia.
Il la serra contre son cœur.
— Je suis heureux ! dit-il, je t’aime !
Ils rentrèrent à pied par le quai du Palais. Ils croyaient avoir vécu un rêve troublé. La seule réalité était l’aube éblouissante de leur amour. Quelques minutes plus tard, ils se quittèrent devant l’hôtel du prince Serge Volynski. Ils se retrouveraient à la fin de la journée… Où ? Ils ne savaient encore. L’appartement de Savinski était-il toujours occupé par les soldats ?… Et même, libre, était-il prudent de s’y rencontrer ?… Cela se réglerait par téléphone dans l’après-midi. Ils se reverraient… Qu’importait le reste !
La vieille Annouchka fit à son maître un accueil touchant. La joie qu’elle montra à le revoir témoignait de la crainte qu’elle avait ressentie à le croire perdu. Les soldats, rappelés par un ordre téléphonique, venaient de quitter l’appartement. Il ne restait d’eux que l’odeur tenace du cuir de leurs bottes. Pendant que le cuisinier préparait le déjeuner, elle fit chauffer un bain, déchaussa elle-même Savinski, lui apporta une robe de chambre.
— Grâce à Dieu, dit-elle, vous voilà en sûreté, barine. Et cette belle demoiselle aussi, je pense.
— Oui, fit Savinski, grâce à Dieu, elle est sauvée.
Les larmes lui montaient aux yeux.
Après avoir mangé, une fatigue invincible le jeta sur son divan. Il dormit longtemps, d’un sommeil lourd coupé de rêves affreux. Il revoyait les jambes maigres, aux genoux osseux, d’une petite fille dans les bras de sa mère, et la petite fille sanglotait, sanglotait sans fin… Puis ce fut un homme au nez busqué, trépidant, qui sautillait autour de lui, exécutant une danse satanique… Et soudain, il s’arrêtait, le regardait dans les yeux et, d’une voix blanche, demandait : « Voulez-vous me donner l’adresse de Spasski ? » Et, tandis qu’il parlait, les sonneries de quatre téléphones derrière lui retentissaient sans interruption. Le vacarme dont elles remplissaient la salle ne cessait pas, faisait bourdonner les oreilles de Savinski qui était comme cloué sur son divan par les yeux fixes de cet homme… Tout à coup, il se réveilla, la sonnerie du téléphone appelait, appelait continûment. Il courut à l’appareil. Un message de Séméonof le priait de passer vers quatre heures au commissariat des Affaires étrangères… Il frissonna, se secoua pour chasser les lambeaux du cauchemar qui restaient accrochés à lui… Il regarda au dehors. Déjà la nuit venait. Il tira sa montre. Il était quatre heures moins le quart. Il n’avait que le temps d’aller au rendez-vous. Mais auparavant il demanda le numéro de Lydia. Où voulait-elle le voir ?… Il ne pouvait être chez lui avant cinq heures. Et peut-être serait-il en retard. Mais elle l’attendrait et Annouchka lui donnerait du thé… La voix claire de Lydia au bout du fil acquiesça.
Vingt minutes plus tard, il était en face de Séméonof dans le grand cabinet Empire jaune et rouge où, plus d’une fois, il s’était entretenu avec M. Sazonof. Il y arrivait plein de ressentiment à la fois et de crainte. L’impudence de ce Séméonof dépassait les bornes. Le faire arrêter ainsi au milieu de la nuit, cela ne pouvait se tolérer. Mais le sentiment que Séméonof appartenait à un parti tout-puissant et sans scrupules l’obligeait à se contraindre. Il fallait patienter encore.
Séméonof se précipita au-devant de lui. Il paraissait avoir perdu cette réserve glacée dans laquelle il était toujours enfermé. Il manifesta une colère véritable à l’idée que son ami Savinski avait pu être arrêté ainsi et mené en prison. Il y avait là l’imbécillité d’une commission indépendante qui agissait à l’aveugle et voulait faire du zèle. Informé par Annouchka dès neuf heures, le matin même, il n’avait pas perdu une minute, avait appelé au téléphone Ouritski qui dormait encore après une nuit de travail, et lui avait enjoint, sous sa propre responsabilité, de relâcher Savinski sans perdre un instant.
— J’ai répondu de vous, Nicolas Vladimirovitch, comme de moi-même, ajouta-t-il avec un pâle sourire… Vous savez toutes mes pensées. Je ne vous ai rien caché. Vous nous êtes indispensable. Vous travaillerez un jour avec nous.
La scène fut brève et, lorsque Savinski le quitta, il pouvait avoir l’impression que son interlocuteur avait joué franc jeu et que sa position était, dès maintenant, plus sûre. Mais, tandis qu’il regagnait son appartement, des doutes lui vinrent. « Est-ce encore une comédie ? se dit-il. Savait-il tout à l’avance ? N’a-t-il pas machiné lui-même mon arrestation ?… Ne veut-il pas ainsi exercer une pression sur moi et me faire sentir que je suis dans ses mains ?… Et Lydia ? Sait-il que Lydia était chez moi ? Il est impossible qu’il l’ignore… Va-t-il se servir de cette arme-là aussi ? » Il remarqua enfin que Séméonof n’avait pas fait la moindre allusion à ce qui avait motivé l’ordre de perquisition et d’arrêt. Pas un mot de Spasski ! Cela était étrange et donnait à penser. Ce ne pouvait être par hasard qu’il avait passé sous silence un sujet d’une telle importance. A ce moment, en pleins pourparlers de paix avec les empires centraux, la question du Don préoccupait vivement les commissaires du peuple. Le front de Savinski se plissait. Il allait à pas rapides, la tête baissée. Il releva les yeux : il était en face de chez lui. Les fenêtres de son cabinet de travail étaient éclairées. Lydia était là… Tout fut oublié.
Quelques minutes après, elle était dans ses bras. Les lèvres sur la nuque de la jeune fille, il respirait le parfum enivrant de la jeunesse. Une minute comme celle-là ne valait-elle pas d’être payée par les angoisses de la nuit, par l’odeur âcre de la prison ? Il écoutait Lydia parler. La musique seule de sa voix était un dictame à tous les maux. Elle racontait son retour chez elle, la joie de retrouver sa chambre, ses meubles, l’atmosphère pure qui y régnait, et puis le déjeuner en famille, le grand appétit qu’elle avait.
— Mon père, dit-elle en riant, m’a assuré que je n’avais jamais eu si bonne mine. Il m’a emmenée chez lui un moment. Ah ! si tu savais comme j’avais envie de lui dire que je suis à toi… Peut-être l’avait-il deviné… Non, non, ce n’est pas impossible ; à la façon dont il me regarde parfois, j’imagine qu’il voit très loin en moi et des choses qui doivent rester secrètes… Au fond, il n’a, je crois, qu’un désir : il veut que je sois heureuse… Comment ? Peu lui importe. Il n’a qu’une peur véritable, c’est que les temps où nous vivons me privent du bonheur qui m’est dû. Mais tu comprends qu’il ne peut pas dire ce qu’il sent… Alors, cela va de lui à moi dans des silences où il semble que nous parlions sans prononcer un mot… Rien que des pensées qui volent, tièdes, caressantes, muettes… Je n’ai pas osé parler non plus et je l’ai laissé se reposer… Et puis j’ai dormi longtemps jusqu’à ce que tu me réveilles… Et me voilà enfin près de toi, dans tes bras, à ma place. Je t’aime… Je t’ai toujours aimé, ne le sais-tu pas ? Te souviens-tu, la première fois, quand je suis tombée à tes pieds… Tu m’as relevée ; j’étais comme étourdie et tu me soutenais avec tant de fermeté et de douceur… J’ai vite repris mes sens, — mais faut-il te le dire ? que penseras-tu de moi ? — j’ai fait semblant d’être encore sans connaissance pour rester un moment de plus serrée contre toi… Et puis je ne t’ai pas vu pendant longtemps ! Où avais-tu disparu, méchant ?… Tu étais enfermé chez toi, près des tiens… Ah ! je te battrai, je crois, dit-elle d’une voix changée. Six mois, tu t’es caché ; six mois tu m’as abandonnée… Tu étais heureux, sans doute… Dis, je t’en supplie, dis que tu n’étais pas heureux sans moi !… (Une douleur véritable faisait vibrer ses paroles…) Mais enfin, tu pouvais vivre ; tu ne me cherchais pas. Il a fallu que le hasard nous réunît chez Nathalie… Moi j’avais appris qui tu étais, naturellement… Mais toi, savais-tu même mon nom ?… C’est encore bien beau que tu m’aies reconnue. Tu ne m’avais pas oubliée, dis ?
— Je sentais toujours ton corps souple et charmant dans mes bras, répondit Savinski.
Il la reconduisit chez elle à l’heure du dîner. La Millionnaia était déserte. Au coin d’Aptiékarski Péréoulok qui était plongé dans l’obscurité, un petit groupe de soldats attendait, silencieux, dans la nuit glacée. Un seul réverbère brûlait et éclaira un instant la figure souriante de la jeune fille. Les soldats la regardèrent et laissèrent passer le couple, sans mot dire. Savinski et Lydia, tout occupés qu’ils étaient l’un de l’autre, ne les virent même pas. Ayant mis Lydia chez elle, Savinski hésita un instant, puis se décida à aller dîner au club voisin au lieu de rentrer chez lui. Savinski ne se douta pas qu’il avait échappé ainsi à une nouvelle expérience de la vie révolutionnaire et, qu’eût-il repassé seul devant les soldats, il aurait laissé entre leurs mains son portefeuille, sa fourrure, ses habits et peut-être jusqu’à ses souliers.
Il s’endormit tard dans les draps où il croyait retrouver le parfum de Lydia. C’était une odeur légère, presque insaisissable, qui venait et disparaissait, laissant après elle quelque chose de frais et de brûlant à la fois, quelque chose de presque palpable qui prenait une forme, puis s’évanouissait…
Au matin, Annouchka, en lui servant son déjeuner, posa les journaux sur son lit, et, en manchette, au sommet des colonnes des Isvestia, il lut ces mots : La Révolution en Finlande. Le Gouvernement bourgeois chassé. Les Soviets au pouvoir.
D’une main tremblante, il déploya le journal. Les bolchéviques finlandais, soutenus par les marins et les soldats russes, avaient fait un coup d’État. Ils étaient maîtres d’Helsingfors et de tout le sud de la Finlande. Le gouvernement bourgeois avait pu gagner le nord du pays.
Les matins tristes d’hiver à Pétrograd, comment y sentir sa force ? Les plus solides se réveillent affaiblis, sans audace. Ce sont des heures où la vie reste incertaine au cœur des hommes, sans flamme, comme la lumière indécise au-dessus de la ville dans un ciel pâle qui se souvient d’une trop longue nuit et lutte péniblement pour triompher de l’obscurité. Savinski était atterré.
Sonia, ses enfants dans la tourmente ! Sans lui !… Son imagination ne lui présentait que les images les plus sombres… Des soldats envahissaient la villa… Ils l’occupaient en maîtres ; un désordre affreux ; les pleurs des enfants. Et Sonia jeune et belle, au milieu de ces forcenés !… Ah ! si seulement il s’était hâté davantage ! Que n’eût-il pas donné en ce moment pour la savoir dans la paisible Suède ? Et que faire ?… Y aller ? C’était son devoir… Mais Lydia ?… A prononcer ce mot, il y eut une révolte en lui. Il ne pouvait abandonner la jeune fille et même pour un jour la laisser seule sans la prévenir… Elle avait maintenant des droits sur lui et il sentait qu’il était impossible de lui annoncer par téléphone qu’il partait pour la Finlande retrouver les siens à l’heure du danger…
Il s’habilla lentement, en proie aux plus tristes préoccupations. Vers onze heures, comme machinalement, il se rendit à l’état-major de la place, car il fallait à présent un nouveau visa pour chaque voyage en Finlande. Au bureau des passeports, un commis déclara qu’on ne donnait pas de visa aujourd’hui et qu’on ne pouvait aller en Finlande que pour affaire de service. Qu’il repassât le lendemain… L’obligation de différer son voyage soulagea Savinski. Il se heurtait à une impossibilité matérielle qui lui permettait au moins de vivre en paix avec sa conscience.
Tôt dans l’après-midi, Lydia était chez lui. Elle était de la plus souriante et de la plus tendre humeur. Savinski se laissa emporter dans le monde féerique que ses caresses lui ouvraient. Quand Lydia était là, il ne pensait qu’à elle. Un instant, comme elle allait partir, il fut sur le point de lui parler de la révolution en Finlande. « Il sera temps demain, dit-il, si l’on me donne un visa. » Et il serra sa maîtresse dans ses bras.
Ils se revirent le soir chez Natacha. C’était la première fois qu’ils se retrouvaient en public. Savinski désirait et redoutait cette épreuve. Saurait-il modérer le feu de ses yeux en regardant la jeune fille ? Elle-même aurait-elle la force de jouer l’indifférence ? Il entra. La première personne qu’il vit dans le cercle fut Lydia. Elle avait choisi de porter la robe noire qu’elle avait eue sur elle en prison, la robe même que Savinski, deux jours auparavant, avait défaite de ses mains fiévreuses lorsque Lydia s’était donnée… Un flot de souvenirs monta en lui ; il s’arrêta. La voix de Nathalie Choupof-Karamine le ramena à lui-même et la phrase qu’elle lui jeta à travers le salon le fit sursauter.
— Eh bien, Nicolas Vladimirovitch, dit-elle, venez nous raconter vos impressions de prison.
Savinski avait jugé plus sage de ne pas dire qu’il avait été arrêté et le hasard propice avait voulu qu’il ne rencontrât à la Gorokhovaia personne qu’il connût. Qui donc avait renseigné Nathalie ? Un nom immédiatement lui vint à l’esprit : Séméonof. Depuis longtemps il soupçonnait une intrigue secrète entre la belle Nathalie et le commissaire bolchévique… Mais que lui avait-il raconté ? Avait-il parlé de Lydia ?… Quelque maître qu’il fût de soi, il se sentit rougir. Instinctivement il regarda la jeune fille qui, comme tous les invités, avait entendu la phrase fatale. Elle rayonnait de bonheur. Sans doute l’évocation, surgie en plein salon, de la nuit à la Gorokhovaia avait-elle pour elle un charme secret… A la voir, il semblait que, emportée par le désir de confesser une vérité dont elle était fière, elle fût sur le point de dire : « J’y étais aussi. » Savinski l’en aima davantage, mais il la prévint, et, ayant repris son sang-froid, il s’avança vers Nathalie et, sur un ton indifférent, jeta :
— En vérité, cela est si peu de chose que je n’avais pas jugé intéressant d’en parler. Qui n’a été et qui n’ira passer quelques heures ou quelques jours à la Gorokhovaia ?
Mais Nathalie et ses hôtes voulaient des détails. Il fut obligé d’en donner. Il fallut tout raconter. Seule Lydia ne posa pas de questions. Elle écoutait, les yeux fixés sur Savinski, approuvait de la tête comme pour confirmer l’exactitude de son récit. Au début, Savinski n’osait la regarder ; peu à peu, il s’enhardit ; et, levant les yeux sur la jeune fille, il l’évoquait quelques heures plus tôt dans ses bras. Elle était là devant lui, vêtue d’une robe qui la couvrait toute et ne laissait voir que ses bras encore un peu maigres et la naissance de sa poitrine. Mais, pour Savinski, la robe tombait : Lydia n’était plus vêtue que de linge fin qui cachait à peine ses seins purs… Il hésitait maintenant sur le choix des mots, revenait sur des choses déjà dites et, finalement, s’arrêta court.
Nathalie manifestait une vive curiosité.
— Vous êtes le premier de notre cercle qui ait été arrêté, dit-elle. C’est un grand honneur.
— Je l’aurais laissé volontiers à d’autres, répondit Savinski d’une façon assez bourrue. Je pense que ceux qui voudront éviter pareille aventure feront bien de passer la frontière.
Nathalie se moqua de lui. Pourquoi était-il si noir ? La situation présente avait déjà duré au delà de tout ce qu’on aurait pu prévoir. Qui aurait imaginé les bolchéviques conservant le pouvoir trois mois ? Ils avaient pu réussir leur coup en trompant des simples d’esprit. Mais, aujourd’hui, l’ouvrier d’usine et le dernier des moujiks avaient compris qu’ils n’avaient apporté que la ruine ; ils s’effondreraient subitement comme était tombé Kerenski…
— A moins que les Allemands ne viennent régler leurs comptes, interrompit Ivan Choupof-Karamine. C’est la solution la plus probable.
Savinski n’écoutait plus. Il manœuvrait pour se rapprocher de Lydia. Il ne fut seul avec elle que pendant quelques secondes.
— Si tu savais, murmura-t-il, ce que je donnerais pour t’emmener chez moi !…
Le lendemain matin, comme il se trouvait une fois de plus en proie aux idées grises et que les préoccupations qui l’avaient bouleversé la veille redevenaient vivantes en lui, il eut la surprise de recevoir, vers dix heures, une lettre de sa femme apportée par un chef de train de la gare de Finlande. Sonia lui écrivait que la révolution n’avait amené aucun trouble chez eux ; les petites villes de villégiature, entre Wiborg et la frontière, n’avaient pas été touchées. Les administrations bolchéviques finlandaises semblaient ne pas vouloir inquiéter la population bourgeoise. Les trains circulaient comme à l’ordinaire. En somme, pour l’instant, il ne devait se faire aucun souci. Elle espérait qu’un jour prochain, ses affaires étant réglées, ils passeraient tous ensemble en Suède. La lettre était écrite sur le ton calme que Sonia apportait en toutes choses ; elle était affectueuse, ouverte, franche et droite ainsi qu’à l’ordinaire.
Savinski, en la lisant, sentait l’émotion grandir en lui. Quelle femme admirable était la sienne ! Il semblait qu’elle eût été créée pour lui éviter toutes difficultés et toutes peines. Maintenant il respirait à l’aise. Grâce à Dieu, les siens n’étaient pas en danger. Il pouvait donc, sans se condamner lui-même, rester à Pétrograd… Un post-scriptum attira son attention. « Tu peux me faire passer une réponse par le porteur de cette lettre. C’est un homme sûr. Sa femme et ses enfants habitent à côté de chez nous et je m’occupe d’eux. »
Savinski fit entrer le chef de train qui attendait dans la salle à manger.
— Vous pouvez prendre une lettre pour ma femme ? demanda-t-il.
— Certainement, Votre Honneur, répondit l’homme. Je repars ce soir, à 11 heures. Si Votre Honneur veut préparer une lettre, je passerai la chercher vers 8 heures.
— Je vous attendrai, dit Savinski. Venez sans faute.
Resté seul, Savinski se mit à marcher de long en large dans son cabinet de travail. Longtemps, il ne fit qu’aller et venir, fumant des cigarettes. Lorsqu’il s’arrêta, sa résolution était prise et il se mit à son bureau. Il écrivit une lettre à sa femme. Il lui envoyait les passeports pour elle, ses enfants et la femme de chambre, visés pour la Suède et l’Angleterre. Il la suppliait de profiter des quelques jours de calme qui restaient encore devant elle (l’exemple du début pacifique de la révolution russe était là) pour gagner Abo et, par le service des traîneaux sur la glace, le port des îles Aland où l’on s’embarquait pour Stockholm. Voyage facile avec brèves étapes. En trois jours, sans fatigues et sans risques, ils seraient en sûreté. Il lui remettait une double lettre pour les directeurs des banques où il avait ses fonds en Suède et à Londres. Elle serait ainsi à l’abri du besoin. Lui-même la rejoindrait à la première occasion. Pour l’instant, la frontière était fermée, mais cela n’était que temporaire. Grâce à ses relations au commissariat des Affaires étrangères, il obtiendrait dans peu de temps un visa pour l’étranger. (Emporté par le mouvement de sa pensée, Savinski écrivit cette phrase sans faire de retour sur lui-même.) Elle pourrait lui donner de ses nouvelles par la valise suédoise. Il se servirait de la même voie pour lui faire tenir des siennes. Les temps étaient tels qu’il ne pouvait engager une discussion sur un projet mûrement pensé et il comptait sur elle pour l’exécuter sans délai. Sa lettre était affectueuse et tendre, mais impérative. Il fut occupé ensuite à régler les questions matérielles, pour assurer à sa femme la libre disposition de sa fortune. Tout cela le mena jusque bien après le déjeuner.
Lorsque tout fut terminé, il resta à réfléchir, enfoui dans un fauteuil. Il se sentait plus léger. C’était comme s’il respirait maintenant l’air plus pur, plus subtil d’une autre planète. Tout s’arrangeait d’une façon inespérée. Sa femme et ses enfants seraient à l’abri des coups du sort. Pas un instant il ne songea aux dangers qu’il courait à Pétrograd. Pétrograd était, en ce moment, la seule ville du monde qui pouvait lui donner le bonheur. Il y restait maître de sa vie, dont un dieu favorable venait de tourner une page…
Un coup de sonnette retentit. Lydia arrivait.
L’hiver passa. La ville fut agitée. De grands mouvements — craintes, espérances — la secouèrent. A la fin de février, les Allemands approchaient. Déjà ils étaient à Pskof, à quelques heures par chemin de fer de Pétrograd. Viendraient-ils sauver les malheureux qui mouraient de peur, de froid, de faim ? Au camp des bolchéviques, la panique régnait. Les chefs s’étaient enfuis à Moscou et suppliaient, à coups de télégrammes, les Empires centraux de signer la paix, n’importe quelle paix. Trotski avait démissionné. Séméonof l’avait suivi dans sa retraite. Il était à Moscou, lui aussi, intriguant dans les cercles des Soviets, plus passionné encore de pouvoir depuis qu’il l’avait perdu.
Savinski l’avait vu partir sans regret. Il ne pouvait plus supporter la tyrannie occulte qu’il avait senti peser sur lui.
Lydia et Savinski bénéficièrent du trouble de la cité. La police bolchévique, prise par le déménagement de ses dossiers à Moscou, ne mettait plus la même ardeur à traquer les particuliers. Il y eut ainsi comme une trêve où ils vécurent l’un pour l’autre dans un isolement presque complet. Ils se voyaient chaque jour, déjeunaient et dînaient plusieurs fois la semaine à deux, et parfois Lydia s’arrangeait pour passer la nuit chez son amant. Il avait maintenant un second appartement à sa disposition par le départ précipité d’un de ses amis, locataire d’un logement agréable sur la Fontanka. C’était là, le plus souvent, qu’il recevait la jeune fille, par l’extrême commodité d’une solitude que personne ne viendrait rompre, par le charme d’une précaire sécurité. Les fenêtres donnaient sur le canal de la Fontanka, en face du jardin qui borde la rive droite, au-dessus de l’ancien palais de Paul Ier. Le dégel était venu tôt cette année-là. Les rues, mal entretenues et peu balayées pendant l’hiver sous l’administration bolchévique, étaient transformées en lacs boueux. Lydia sautait de pavé en pavé comme une bergeronnette et riait de voir patauger son amant plus lourd. Lorsqu’il y avait du soleil, il emplissait la chambre où se tenaient l’après-midi Lydia et Savinski. Il se couchait dans leurs fenêtres au ras des arbres non encore feuillés sur l’autre rive. Il venait alors caresser de ses derniers rayons le lit où ils étaient étendus et faisait resplendir l’or des cheveux dont la tête de la jeune fille était nimbée. Savinski la regardait. La chair blonde de son corps prenait la transparence d’un marbre antique pétri de lumière.
— Reste immobile, disait-il. Il semble que Vénus adolescente, avant qu’elle ait tenté le désir des dieux et des hommes, soit venue partager ma couche. Ne bouge pas, je t’en supplie. Laisse-moi te contempler.
Lydia n’aimait pas cette immobilité ordonnée et ne la gardait que pour plaire à son amant. Mais celui-ci était le premier à s’en lasser.
— Petite déesse, disait-il, êtes-vous endormie ? Ne m’aimeriez-vous plus, par hasard ? Voulez-vous me dire par quel ordre des Immortels vous êtes venue dans cette froide Scythie au moment où les hommes y sont en proie à une crise de folie triste et furieuse !
— Uniquement pour vous satisfaire, répondait Lydia, se relevant et lui faisant un beau salut. Uniquement pour que vous puissiez prendre votre plaisir avec moi, mon maître, jusqu’au jour où vous en aurez assez de ma personne et me renverrez d’où je suis venue.
Et d’autres jours elle disait, couvrant son amant de caresses :
— Je ne comprends pas encore comment tu peux m’aimer. Je ne suis qu’une petite fille, après tout, ignorante et maladroite. Je suis sûre que tu te moques de moi quand je t’embrasse… Que sais-je ? En vérité, rien. Comme je dois te paraître insipide… J’enrage quand j’y pense. Dépêche-toi de m’apprendre tout pour que je ne rougisse pas devant toi.
Et, d’autres fois, elle chantait les louanges de son amant :
— Tu es comme un rocher, disait-elle. C’est la première impression que j’ai eue de toi… te souviens-tu ? devant l’hôtel de l’Europe au jour où l’on a tiré sur Nevski. Autour de toi les gens fuyaient en trombe. Mais tu étais immobile, comme fixé au sol. Je suis venue tomber à tes pieds et j’y suis restée. C’est ma véritable position devant toi. Je tremblais de peur, mais, dès que tu m’as relevée, la peur a disparu. Je sentais que tu avais été créé pour me protéger… Et tu es beau !… (Savinski se prit à rire.) Oui tu es beau, ce n’est pas parce que je t’aime que je parle ainsi. Je l’ai vu tout de suite et, maintenant encore, sois sûr que je puis aussi te regarder objectivement… Tu as la beauté qu’un homme doit avoir. Lord Douglas est ravissant ; mais c’est un enfant. Peut-on se donner à un enfant quand on est une petite fille soi-même ? Tu es arrivé, juste pour moi, à ton heure de perfection…
— Avec beaucoup de rides, interrompit Savinski.
— Des rides ! dit Lydia en colère, qui oserait dire que tu as des rides ! Ce sont les traits qui accentuent ta beauté et lui donnent le caractère que j’aime en toi.
— Ne me parle pas ainsi, dit Savinski en la pressant dans ses bras. Mon bonheur est trop grand. C’est un défi aux dieux.
Une après-midi, comme ils prenaient le thé dans l’appartement de la Fontanka et que leur conversation passionnée revenait sur les débuts de leur liaison, ils évoquèrent les premiers jours de la révolution bolchévique. Savinski, qui avait souvent pensé à la fin tragique du cousin de Lydia et à la longue retraite de la jeune fille, éprouva une irrésistible envie de savoir ce qu’il y avait eu entre les deux jeunes gens. Lydia l’avait-elle aimé ?… Mais il craignait de réveiller une douleur endormie dans le cœur de la jeune fille et, tournant autour du sujet, n’osait l’aborder directement. Le nom de Paul ayant été prononcé, Savinski s’informa auprès de Lydia du caractère de son cousin. Et longtemps la jeune fille ne répondit que par des phrases brèves. Peu à peu, cependant, le voile se levait. La figure de Paul se dessinait plus nette et, finalement, Lydia, reprise par l’émotion ancienne, raconta à Savinski ce qu’avait été pour elle la mort de son cousin.
— Paul, dit-elle, était un enfant encore, il avait gardé une âme merveilleusement pure et droite. Il était incapable d’une lâcheté, même d’une faiblesse… Il m’aimait ; je l’aimais aussi, mais d’une autre manière, comme un frère. Il en avait beaucoup de chagrin… Je ne sais pourquoi, mais je n’étais pas toujours très bonne avec lui. Je connaissais mon pouvoir et quelquefois j’en abusais. Je voulais que Paul m’obéît en tout ; je ne supportais pas de trouver en lui une résistance… Et puis, vois-tu, à ce moment-là, j’étais encore une très petite fille ; je ne me rendais compte de rien, sauf de l’envie constante que j’avais de te voir, toi… J’étais sotte pour toutes choses ; je traversais les jours de la révolution sans les comprendre. Tu te souviens, du reste, tout cela me paraissait un spectacle que je regardais du dehors, mais où rien de moi n’était mêlé… Et voilà qu’éclata soudain ce coup de tonnerre : l’assaut du Palais d’Hiver où Paul était enfermé. Je te l’ai dit alors, je crois. L’idée que Paul pouvait être tué, si près de moi, me bouleversa. Ce n’est qu’à ce moment-là que je sentis le prix de la vie humaine, de la sienne qui était en jeu à cette minute, de la tienne, de la mienne qui pouvaient être menacées le lendemain… J’ai vécu en quelques heures des années, et ce que j’ai pensé alors a eu une grande influence sur ce qui nous est arrivé, à toi et à moi, depuis… Tout cela, je crois que tu l’as deviné il y a longtemps, toi qui sais tout ce qui est en moi… Mais la fin même de mon cousin est arrivée dans des circonstances intolérables. J’avais décidé de le faire évader ; tout était arrangé. Il pouvait sans peine quitter l’école. Je lui en avais fourni les moyens… Mais ce que tu ne sais pas, c’est que Paul a refusé de partir. Il m’a écrit une longue lettre — que je n’ai plus, hélas ! je l’ai brûlée dans un premier mouvement de colère — pour m’expliquer qu’il devait partager le sort de ses camarades… Je me suis fâchée, j’étais irritée contre lui, je lui ai répondu que, s’il ne m’aimait pas assez pour faire sans discuter ce que je lui demandais, je ne tenais plus à le voir… C’est la dernière lettre qu’il a eue de moi, le pauvre petit… Je suis sûre qu’au moment où on l’a tué, c’est à moi qu’il a pensé. Il est mort comme un courageux garçon, mais le cœur déchiré à l’idée que je ne l’aimais plus… Et cela m’a fait tellement de peine que je ne me le pardonnai pas… J’ai cru que je ne pourrais pas vivre. J’étais seule au monde… Tu étais parti pour la Finlande, naturellement… Comme je détestais déjà tes voyages en Finlande !… Puis, j’ai réfléchi beaucoup. Toutes les pensées que j’avais eues, rapides comme des éclairs, le soir de la prise du Palais d’Hiver, se sont développées, ont éclairé des parties de moi restées obscures… Je voyais la vie comme une chose tout à fait nouvelle. C’est très difficile à t’expliquer… Et, un jour, j’ai éprouvé le besoin de sortir de mon isolement et de te revoir. Je n’étais plus la même. J’avais été malade et, tout à coup, la maladie s’est épuisée, j’avais envie d’être heureuse, passionnément ; j’avais tout oublié ; je sentais que je n’avais plus de temps devant moi, qu’il fallait se hâter, que mes jours seraient brefs… et voilà, je suis venue chez toi.
Ils vécurent ainsi quelques mois dans un comble de félicité. Tout conspirait à entretenir l’enchantement de l’heure présente. S’ils pensaient aux dangers courus, ils se souvenaient qu’ils les avaient partagés, et l’évocation des jours périlleux traversés ensemble leur rendait plus chère la tranquillité dont ils jouissaient. Ils ne songeaient pas à l’avenir. L’avenir, pour eux, était leur prochain rendez-vous. Leur ivresse était si profonde qu’ils ne faisaient aucun projet. Qu’arriverait-il d’eux ? Ils ne se le demandaient pas. Libre à ceux qui se meuvent dans des sociétés régulières, ordonnées, faites pour durer, de se projeter dans le futur et de calculer ce que sera leur existence dans six mois ou dans un an. Pendant le tremblement de terre qui secouait la vieille Russie, qui aurait été assez fou pour se soucier de ce que serait demain ? C’était aujourd’hui qu’il fallait vivre. Le sentiment de l’au jour le jour de leur bonheur lui donnait quelque chose de plus précieux. Les tares inévitables d’un amour qui se développe dans la sécurité leur étaient épargnées. Ils ne connaissaient ni les querelles que l’oisiveté fait naître, ni les tracas d’une liaison mêlée au monde et qu’il faut lui cacher, ni l’ennui qui accompagne la satiété, ni ces heures mortes qui naissent parfois dans la certitude d’une possession que rien ne menace. Chaque minute avait son prix car ils sentaient obscurément qu’elle pouvait être la dernière et qu’il fallait épuiser en elle un infini de passion. La nature âpre de Pétrograd leur souriait. Le printemps était en avance, cette année-là. Les jours grandissaient ; la lumière peu à peu s’emparait du ciel plus intense et plus clair, et des souffles d’une incroyable douceur passaient sur les branches encore mortes des arbres, réveillaient la sève endormie dans leurs troncs et apportaient de confuses espérances au cœur des hommes.
Cependant la crise de politique extérieure se calmait. La paix avait été signée. Les Allemands qui avaient pensé un jour à intervenir dans les affaires intérieures de la Russie, ainsi que le manifeste de Léopold de Bavière l’avait fait entrevoir, avaient renoncé à leur projet. Lénine allait pouvoir développer à plein son programme communiste et faire de la guerre civile une sanglante réalité. Partout on poursuivait les hommes en vue de l’ancien régime ou de la première phase de la révolution ; on les emprisonnait ; on commençait à en fusiller sans jugement un grand nombre. A Pétrograd, Mark Salomonovitch Ouritski, chef du service des recherches pour la contre-révolution, avait reçu des pouvoirs absolus et déployait une grande activité. Il ne se passait pas de jour qu’on n’apprît l’arrestation de quelques gens notoires.
Le salon de Nathalie Choupof-Karamine avait passé d’un excès de joie à l’idée que les Allemands allaient rétablir l’ordre en Russie, à un extrême de désespoir en voyant qu’ils s’immobilisaient à deux cents verstes de la capitale. Il retentissait des gémissements que les quelques fidèles qui lui restaient poussaient en chœurs alternés. La maîtresse de la maison avait fait une double perte qui lui avait été sensible. Le lord Douglas était parti pour l’Angleterre avec son ambassadeur et Séméonof avait quitté Pétrograd pour Moscou.
Elle était privée ainsi de la présence chez elle d’un membre du corps diplomatique qui la préserverait, croyait-elle, des perquisitions bolchéviques. Il est vrai que, depuis l’incarcération de M. Diamandi, ministre de Roumanie, les dictateurs terroristes avaient montré qu’ils ne faisaient pas grand cas de l’immunité diplomatique. D’autre part, l’absence de Séméonof lui enlevait un allié secret, mais puissant. Pourtant Ivan Choupof-Karamine et sa femme supportaient mieux que leurs amis la misère des temps. Le gros homme, toujours blême, restait gouailleur et Savinski se demandait quelle était la cause cachée de leur assurance. Il les voyait peu maintenant. Le rôle des Choupof-Karamine avait quelque chose d’inexplicable et de louche. Il jugeait prudent de faire attention aux propos qu’il tenait devant eux. A des occasions rares, le soir, il s’y rencontrait avec Lydia, lorsqu’il ne pouvait la voir autrement.
Il était plus souvent chez le prince Serge, qui le faisait appeler constamment et semblait ne pouvoir se passer de lui ; une étrange intimité était née entre eux. Lydia était le lien secret qui les unissait et parfois Savinski se demandait avec étonnement si Lydia n’avait pas raison lorsqu’elle pensait que son père voyait beaucoup plus loin en elle qu’on ne l’imaginait. En fait, il ne lui parlait guère que de sa fille. Elle était le thème constant de leurs conversations. Il n’avait jamais un mot de regret sur le mariage manqué avec lord Douglas. Au contraire, il paraissait heureux que Lydia eût refusé le jeune Anglais.
— Je savais bien, disait-il avec une joie qui perçait dans ses propos, qu’elle n’accepterait pas ce garçon, si beau qu’il fût. C’est ma fille, je la connais… Elle ne fera jamais rien de médiocre.
Et il regardait son interlocuteur bien en face, comme pour chercher son approbation.
Un autre jour, il fut plus explicite.
— Je pense que vous comprenez bien ce que je veux dire… Je garde ma fille près de moi, j’en suis fier ; je la garde jusqu’à la fin qui viendra quand Dieu voudra… Ne croyez pas que c’est l’égoïsme qui me fait parler ainsi. Je ne m’occupe pas de moi, mais d’elle seule… Je sens, et je ne me trompe pas, qu’aujourd’hui Lydia est heureuse… Comment est-ce que je le sais ? C’est difficile à dire. Peut-être les gens malades comme moi et qui vivent en face d’eux-mêmes voient-ils des choses qui restent cachées pour les autres ?… Et puis, Nicolas Vladimirovitch, il y a plus encore… Il me semble que beaucoup de questions s’éclairent aujourd’hui à mes yeux… Oui, lorsqu’on est près de sa fin et qu’on assiste, comme nous, depuis un an, à la chute d’un monde, la vie se montre peu à peu différente de ce qu’elle nous apparaissait, plus simple en fait… Je crois que, pour nous, à l’heure actuelle, beaucoup de problèmes qui paraissaient insolubles n’existent pas en réalité, et que les hommes ont élevé des barrières factices entre eux et leur bonheur… Il faut ces jours d’épreuve et le voisinage avec la mort pour le comprendre…
Il avait débité cette longue tirade avec lenteur, d’une voix basse, s’arrêtant parfois comme s’il faisait un grand effort pour chercher sa pensée.
Il se tut et il y eut un silence où Savinski croyait voir passer entre eux ce flot de pensées caressantes et muettes auxquelles Lydia, une fois, avait fait allusion. Il était ému à ne pouvoir parler.
Lorsqu’il le quitta, une demi-heure plus tard, le prince l’attira à lui doucement.
— Voulez-vous m’embrasser, Nicolas Vladimirovitch ? dit-il. Je vous aime beaucoup…
Savinski se pencha vers lui. La bouche maigre et la barbe hérissée du prince se posèrent sur sa figure et il sentit en même temps que le baiser du vieillard une grosse larme couler sur sa joue.
Cependant les jours passaient et le mois de mai déjà mettait des feuilles tendres aux branches noires des arbres. Savinski et Lydia, profitant des après-midi prolongées et des claires soirées, se promenaient dans la ville. Ils allaient le long des quais de la Néva, dont les murs de granit avaient peine à contenir les eaux gonflées où filaient lentement à la dérive, comme de grands nénuphars flottants, quelques blocs de glace attardés venant du lac Ladoga. Au delà des flots bleus du large fleuve, les palais élevaient leurs architectures diverses dans la limpidité ambrée des crépuscules. C’étaient les briques rouges du Corps des pages, la colonnade antique de la Bourse, le noble bâtiment de l’Académie des sciences. L’air était d’une transparence lumineuse qu’on ne connaît que dans ces printemps septentrionaux. Parfois ils s’asseyaient sur le parapet du quai et restaient à rêver, laissant leurs regards errer sur les lourdes barques amarrées près des rives. La beauté des heures silencieuses emplissait leurs âmes. Ils se taisaient. Où étaient-ils ? Loin du monde, de la révolution, de ses terreurs, de sa famine. Ils habitaient les terres lointaines et mystérieuses où ont vécu Lorenzo et Jessica, Troïlus et Cressida, Héro et Léandre, tous ceux que la passion a séparés du cercle des vivants.
Il fallait rentrer enfin. Ils ne se décidaient pas à se quitter :
— Restons jusqu’à la nuit, disait Lydia.
Et la nuit se faisant sa complice, le jour traînait dans le ciel des clartés qui ne voulaient pas mourir ; les étoiles déjà apparaissaient sans que le crépuscule eût disparu. Il était près de onze heures. Lentement, ils regagnaient l’hôtel Volynski, et souvent, sans se soucier de ce qu’en penseraient les domestiques, Savinski entrait un instant prendre une tasse de thé chez Lydia.
Tard, il regagnait son appartement.
Ils eurent les nuits blanches où l’on ne peut dormir et où les caresses plus énervantes se prolongent autant que le jour ; ils traversèrent l’été chaud, orageux, humide de Pétrograd où, dans les appartements clos, l’air étouffant rend insupportable le poids des vêtements.
Autour d’eux, la ville s’enfiévrait. L’assassinat des deux commissaires, Volodarski et Ouritski, avait déchaîné la terreur. Les victimes des représailles bolchéviques se comptaient par centaines. Le cercle de leurs relations se rétrécissait. Les uns fuyaient, les autres étaient arrêtés.
Lydia et Savinski passaient sans entendre les cris d’angoisse qui montaient de toutes parts.
Savinski eut des nouvelles de Spasski. Il vivait secrètement à Moscou, à quelques pas du Kremlin, organisant une association d’officiers contre-révolutionnaires. Il envoya un message à Savinski. Il serait pour quelques jours à la fin d’août à Pétrograd, où il devait absolument le rencontrer.
Savinski ne le cacha pas à Lydia. Il pensait tout haut devant elle et l’idée ne lui serait pas venue de lui dissimuler quoi que ce fût. Mais lorsqu’elle sut que son amant verrait Spasski, elle déclara qu’elle irait avec lui. S’il y avait un danger dans cette visite, elle le devait partager. Du reste, Spasski lui était fort sympathique et elle serait contente de le retrouver. Elle n’ajoutait pas que le sentiment véritable qui la poussait à faire cette visite était simplement le désir de se montrer en compagnie de son amant à un ami de naguère et d’afficher devant lui son bonheur.
Savinski attendait Lydia. Il devait se rendre avec elle dans un appartement éloigné, de l’autre côté de la Néva, où Spasski était descendu. Comme il regardait par la fenêtre pour voir si la jeune fille arrivait, il aperçut un fiacre à sa porte. Le cocher était un vieil homme à barbe blanche, au nez tout petit. Il sembla à Savinski qu’il le connaissait. Il fit un effort de mémoire. Où l’avait-il vu ? — Ah ! à sa porte même, il y avait deux ou trois jours. « C’est un izvostchik de l’Okhrana, pensa-t-il soudain. Ils ne sont pas malins, vraiment. Ils pourraient le changer et ne pas envoyer deux fois de suite le même, surtout dans une rue aussi déserte que la mienne. » — Mais, en même temps, l’idée qu’il était de nouveau suivi lui était fort désagréable. Quel danger encore les menaçait, Lydia et lui ? Il faudrait y penser, prendre des précautions. Ce brusque rappel aux réalités du temps le glaça pendant quelques minutes.
La venue de Lydia fit rentrer la paix dans son cœur. Ils sortirent ensemble. Savinski s’adressa au vieil izvostchik :
— Combien veux-tu pour aller à Zabalkanski ?
— A quel numéro, barine ?
— Je ne sais pas le numéro, mais je connais la maison, dit Savinski. C’est à peu près au milieu de la Perspective.
— Vingt-cinq roubles pour vous, fit le cocher. Ce n’est pas cher.
— C’est encore trop cher pour un bourgeois comme moi aujourd’hui, répondit Savinski de bonne humeur. Je prendrai le tramway.
Le fiacre ne répondit pas. Savinski gagna avec Lydia la Millionnaia. Et cependant que l’izvostchik, au petit trot de son cheval, partait pour le sud de Pétrograd, Savinski et Lydia, en voiture, se dirigeaient vers la banlieue nord.
Arrivés près de la rue où ils se rendaient, ils mirent pied à terre pour gagner la maison convenue. La vue d’un soldat assis à une table dans le vestibule inquiéta Savinski. La présence de Lydia l’avait jusque-là empêché de réfléchir à l’imprudence qu’il commettait en mêlant gratuitement la jeune fille à une aventure qui pouvait être périlleuse. Mais le soldat ne les regarda même pas et ils montèrent à l’appartement dont ils avaient le numéro.
Une gracieuse jeune femme leur ouvrit la porte. La présence de Lydia parut la surprendre. Elle interrogea des yeux Savinski avec embarras. Il sourit.
— Ne vous inquiétez pas, dit-il, madame est avec moi.
« Madame » plut à Lydia.
Sans répondre un mot, la jeune femme les introduisit dans un salon où elle les laissa seuls.
C’était une vaste pièce, nue et froide. Dans un angle, une petite table non desservie montrait que deux personnes avaient déjeuné là.
— Chez qui sommes-nous ? demanda Lydia à voix basse.
— Chez de braves gens, pour sûr, répondit Savinski, mais je ne sais comment ils s’appellent. Notre ami a ainsi plusieurs logements où on le cache, mais même à moi il n’a jamais dit le nom de ses hôtes… Il a raison ; il joue un jeu dangereux pour lui et pour ceux qui le reçoivent.
A cet instant une porte s’ouvrit et André Ivanovitch Spasski apparut devant eux. Sa figure énergique s’éclaira d’un sourire joyeux lorsqu’il vit Lydia. C’est à elle qu’il courut.
— Lydia Serguêvna, dit-il, quel plaisir vous me faites ! Vous ne savez pas combien j’ai pensé à vous. Mais je n’aurais jamais osé vous demander de venir ici.
En un rien de temps, ils étaient tous trois dans une intimité charmante. Au début, Savinski disait « vous » à Lydia, mais celle-ci ayant répondu par le tutoiement, il s’y était rangé aussi et maintenant ils causaient tous trois comme de vrais amis. Spasski leur expliquait ses projets. Il avait une organisation de combat sérieuse qui, déjà, avait failli remporter la victoire dans le soulèvement de Iaroslaf. Perm était entre leurs mains. Koltchak et les Tchéco-Slovaques les y avaient rejoints. Toute la Sibérie était libre du joug des Soviets. Il partait retrouver Koltchak, qui paraissait mal entouré.
— Je voulais vous proposer de venir avec moi, Nicolas Vladimirovitch. Pétrograd n’offre plus d’intérêt. Il n’y a rien à faire ici. Les Alliés sont à Arkhangel. Nous nous réunirons à eux. Au printemps prochain, nous marcherons tous ensemble sur Moscou.
Savinski le retrouvait tel qu’il l’avait laissé, inaccessible à la peur, avec le même enthousiasme, la même volonté de réussir qu’aucun échec ne pouvait abattre. Ils parlèrent assez longuement de la situation actuelle. Spasski insistait pour que son ami acceptât sa proposition.
— Et moi ? dit tout à coup Lydia.
— Vous, Lydia Serguêvna, mais vous viendrez travailler avec nous, cela va sans dire. Un voyage un peu fatigant jusqu’à l’Oural ne vous effraie pas et les troisièmes classes ne seront pas trop dures pour vous, ni peut-être une centaine de verstes en télègue. J’ai déjà un passeport pour Nicolas Vladimirovitch. Il va changer son nom trop connu contre celui plus obscur de Petrof.
— Je serai Mme Petrova, dit Lydia enchantée.
— Nous mettrons donc que le camarade Petrof voyage avec sa femme.
Ils se quittèrent en prenant rendez-vous à une autre adresse pour le surlendemain.
Mais le lendemain, comme Savinski déjeunait seul, un soldat vint le retrouver avec un billet de Spasski, — très laconique : « On sait ici que je suis arrivé. Je ne puis rester et pars tout à l’heure. Voici votre passeport. Je vous attends à Perm. — S. »
Le passeport était au nom d’Ivan Iliitch Petrof, courtier en lin, de Vladimir. Mme Petrova accompagnait son mari. Ce même jour, Savinski alla remettre le passeport à la domestique de son appartement sur la Fontanka, qui le donna au chef-gardien et Savinski se trouva avoir ainsi une double personnalité légale à Pétrograd.
— Il ne me reste qu’à laisser pousser ma barbe, dit-il à Lydia.
— Crois-tu que ce soit nécessaire ? fit celle-ci avec inquiétude.
— Hélas ! il y a trop de gens qui me connaissent, répondit-il, mais, pour l’instant, Nicolas Vladimirovitch Savinski peut encore habiter cette ville.
L’automne vint, et les pluies. Bientôt les premières neiges apparurent.
— Nous aurons froid, mon enfant, dit Savinski à Lydia.
— Dans tes bras, je n’aurai jamais froid, répondit-elle en riant.
Dans l’appartement de l’Aptiékarski Péréoulok, Savinski fut obligé de fermer la salle à manger pour économiser sa provision de bois qu’il renouvelait avec peine. On ne chauffa plus que le cabinet de travail et la chambre à coucher. A la Fontanka, il restait du bois pour deux ou trois mois seulement. On avait de grandes difficultés à se nourrir, quelque argent que l’on dépensât. Dans l’hôtel du prince Serge, seules les pièces sur le quai étaient habitables. Chez les Choupof-Karamine, la situation était moins tendue, car Nathalie avait reçu — on ne savait d’où — une vingtaine de sagènes du plus beau bouleau. Des camions militaires les avaient apportées un jour. Son cercle s’était restreint encore. Elle n’avait plus qu’une dizaine d’amis russes et quelques ministres des légations neutres auxquels elle prodiguait ses amabilités.
Séméonof avait refait son apparition à Pétrograd. Sous Trotski, ministre de la Guerre, il était rentré en faveur et avait reçu le commandement militaire de la ville. Savinski avait appris son retour sans plaisir. Pourtant, il le voyait quelquefois. Il semblait qu’avec le succès Séméonof fût devenu un peu plus humain. Le triomphe du bolchévisme, sur lequel il avait spéculé, le comblait d’aise. Il était tout à la tâche d’organiser l’armée rouge, qui était la grande pensée du règne de Trotski.
— Nous allons rétablir l’empire dans ses frontières naturelles, dit-il un jour à Savinski, et peut-être même lui donner une étendue qu’il n’a jamais eue. La tâche nous est facile maintenant. La guerre a épuisé l’Europe. Le mécontentement est partout. Les sacrifices ont été trop grands. Et puis, tous les peuples aujourd’hui se haïssent. Il n’y a plus d’Europe, mais une confusion prodigieuse de passions et d’intérêts antagonistes. Nous seuls avons une doctrine et une foi en face d’adversaires divisés. Nous ferons de grandes choses, je vous l’avais prédit… Jusqu’à quand continuerez-vous à nous bouder ? Voyez quelles positions nous pouvons offrir à ceux qui se rallient sincèrement à nous ! Vous avez lu le mot de Lénine disant qu’il donnerait un demi-milliard au financier qui pourrait mettre sur pied les finances de l’État.
Savinski haussa les épaules avec lassitude. Il ne se sentait pas la force de discuter. Il se borna à dire :
— Vous avez peut-être raison, Léon Borissovitch. Hélas ! je ne me sens pas de taille à entreprendre cette tâche-là.
— Réfléchissez encore, Nicolas Vladimirovitch, mais les temps sont tels qu’il faut être avec nous ou contre nous. Dans la période où nous sommes, les dilettantes seront écrasés. Souvenez-vous de ce que je vous dis. Je ne vous prends pas en traître.
C’était le Séméonof de naguère qui parlait encore et Savinski le quitta l’âme glacée.
Se rallier au bolchevisme était hors de question. Se faire le complice des atrocités qui ensanglantaient la Russie et abattaient autour de lui tous ses anciens amis, il ne fallait pas y songer. Et, du reste, quelle action y exercerait-il ? Comment arrêter la catastrophe économique, la chute à l’abîme où roulait la Russie ?
Mais alors, combien de temps pourrait-il continuer à y vivre ? Chaque jour ajoutait aux difficultés et aux dangers. Où aller ? Perm et Koltchak ? L’Ukraine ? Comment emmener Lydia, dont il ne pouvait se passer ? Le vieux prince impotent. La princesse, de volonté malade, incapable de quitter son petit salon. Gagner la Finlande avec eux tous, s’il les pouvait décider ? Mais y retrouverait-il les facilités qu’il avait à Pétrograd de voir Lydia librement cinq ou six heures par jour ? Sa femme et ses enfants étaient en Angleterre. Sonia ne voudrait-elle pas revenir alors auprès de lui ? Comment pourrait-il ne pas la recevoir ? Et la même réponse se faisait entendre sans cesse : il ne renoncerait pas à Lydia.
L’angoisse parfois lui serrait le cœur. Il ne retrouvait la paix qu’auprès de sa maîtresse. Il ne se lassait pas d’elle ; elle ne se fatiguait pas de lui. Chaque jour, au contraire, rendait plus étroits et plus forts les liens qui les liaient. Avait-il vécu avant de la connaître ? Pourrait-il continuer d’être sans elle ? Il causait librement avec Lydia ; il ne lui cachait aucune de ses préoccupations ; il n’y avait entre eux pas l’ombre d’un secret. Devant elle, il « pensait à haute voix », comme il disait, et rien n’était plus précieux, dans l’étouffement que la terreur faisait planer sur la ville, que cette entière ouverture d’âme à deux.
La première fois qu’il parla à cœur ouvert de la situation telle qu’il la voyait, il n’aborda qu’avec crainte l’hypothèse d’un retour possible de sa femme en Finlande.
Lydia l’arrêta aussitôt qu’elle comprit où il voulait en venir. Elle se jeta dans ses bras en pleurant.
— Est-ce que je ne te suffis donc pas ? dit-elle au milieu de ses sanglots. Es-tu las de moi ?… Ne m’aimes-tu déjà plus ?…
Elle étouffait de douleur ; elle ne pouvait parler. En vain, Savinski essayait-il de la raisonner, de lui montrer l’absurdité de ses craintes. Elle n’écoutait rien. Lorsque cette crise eut épuisé sa violence, elle sembla tout à coup transformée. Elle avait repris son sang-froid. Elle discutait avec un calme apparent.
— Je comprends bien, dit-elle à Savinski stupéfait, que tu cours de grands risques ici et que tu ne les supportes qu’à cause de moi. Tu peux être jeté en prison ; il peut t’arriver pire encore. Si tu as peur, comment t’en vouloir ?… A ta place, je sentirais comme toi… Alors, pourquoi discuter ? Il n’y a rien à dire… Prépare ton départ. Je t’aiderai en toutes choses. Mais moi, je ne quitterai pas la Russie… J’aime mieux mourir ici que vivre ailleurs…
Mais elle ne put soutenir plus longtemps cet effort. Elle tomba sur le divan, la tête enfouie dans les coussins, toute frissonnante de mouvements nerveux. Et comme Savinski se penchait vers elle, elle prit la tête de son amant entre ses deux mains.
— Pardonne-moi, balbutia-t-elle, pardonne-moi… Je suis une méchante fille… Mais j’ai trop de chagrin… Ne me quitte pas, toi qui es à moi… Je te suivrai où tu voudras… Tu es le maître ; je serai ta servante…
Elle le couvrait de baisers passionnés. La serrant contre lui, sa joue mouillée des larmes de sa maîtresse, Savinski ne pouvait que répéter :
— Lydotchka, je te l’ai dit il y a longtemps déjà, je ne te quitterai jamais.
Le lendemain de cette scène qui avait brisé les nerfs des deux amants, lorsque Lydia arriva, vers les trois heures, chez Savinski, elle trouva Annouchka dans la consternation. A dix heures, ce même matin, un commissaire et un soldat étaient venus chercher son maître en automobile pour l’emmener à la Gorokhovaia. On ne lui avait pas laissé le temps d’écrire, mais il faisait dire à Lydia Serguêvna qu’il ne s’agissait vraisemblablement que d’un interrogatoire et qu’il serait relâché dans l’après-midi. Sinon, elle recevrait le lendemain un billet qu’il lui ferait passer par un des prisonniers qu’on libérait quotidiennement. Lydia pâlit et s’appuya sur la vieille Annouchka, qui la soutint. Savinski en prison !… Sans elle !… A cause d’elle, sans doute… Un remords affreux lui déchirait l’âme au souvenir des paroles dites la veille. Comment attendre ? Comment perdre un instant ? Il fallait courir chez Séméonof… La nécessité d’agir lui rendit des forces. Elle se dirigea à pas rapides vers l’état-major, sur la place du Palais, et demanda à voir le général.
Le hasard voulut qu’il fût à son bureau. Lorsque le nom de Lydia Serguêvna lui fut passé, il la fit entrer aussitôt. Il y avait plus d’un an qu’ils ne s’étaient vus, et l’insensible Séméonof resta stupéfait du changement qu’un temps si bref avait apporté dans l’expression de la jeune fille. Il l’avait quittée, elle était presque une enfant. Il avait devant lui une femme dont les traits bouleversés ne pouvaient altérer la beauté. Et ce visage tout vibrant d’émotion faisait comprendre même à Séméonof la profondeur d’une vie passionnelle qu’il n’avait jusqu’alors pas soupçonnée. Pour la première fois, il sentit un cœur d’homme battre dans sa poitrine, et, comme Lydia lui disait : « Nicolas Vladimirovitch est en prison », il la rassura et, en même temps, un curieux sentiment, jamais éprouvé, et qui ressemblait singulièrement à de la jalousie, monta en lui.
— Ne vous inquiétez pas, dit-il, je vais m’occuper de lui tout de suite.
Il saisit le téléphone. Mais Lydia lui prit la main.
— Il est à côté d’ici, fit-elle d’une voix altérée, à deux pas, à la Gorokhovaia. Allons-y ensemble.
Séméonof la regarda, étonné. Comme elle l’aimait ! Mais il ne résista pas et suivit la jeune fille. Arrivé au bas de l’escalier, avant de sortir sur la place du Palais, il lui dit :
— Restez ici, Lydia Serguêvna. Je ne puis vous emmener à la Gorokhovaia. Je reviens dans un instant.
Mais Lydia refusa…
— Je vous attendrai dans la rue, dit-elle, chaque instant compte…
Sur la place et dans les quelques minutes du trajet, Séméonof dit à Lydia :
— Puisque je vous vois enfin et puisque vous avez de l’influence sur Nicolas Vladimirovitch, laissez-moi vous faire comprendre que vous pouvez lui rendre un grand service. Il est menacé, c’est vrai… Je pourrai peut-être encore le tirer d’affaire, mais, Lydia Serguêvna, il faut qu’il se rallie à nous, qu’il travaille avec nous. Nous avons besoin de lui. Persuadez-le… Sinon, je ne serai pas toujours assez puissant pour le sauver…
— Oui, oui, disait Lydia, qui paraissait ne pas entendre. Je vous le promets… Mais hâtons-nous… Je vous reverrai plus tard. Vous m’expliquerez alors ce que je dois faire.
Ils étaient à la porte de la préfecture. Séméonof entra seul. Dix minutes plus tard, il retrouva Lydia, immobile et pâle, sur le trottoir.
— La chose est arrangée, dit-il. Notre ami sera libéré, mais il y a des formalités à remplir. J’ai dit qu’on l’amène à l’état-major. Si vous voulez l’attendre, venez chez moi vous chauffer. Je ne veux pas vous laisser sur ce trottoir glacé.
Lydia le suivit sans protester. Elle avait froid ; elle était fatiguée. Depuis qu’elle appartenait à Savinski, elle n’avait pas connu une heure où elle se sentît aussi misérable.
Séméonof reprit le thème qu’il avait abordé en se rendant à la prison. Savinski risquait gros maintenant ; aujourd’hui déjà, sa libération n’avait pas été accordée sans difficulté. Et, comme il savait Lydia ardente patriote, il développa avec ingéniosité le thème de la réunion des terres russes sous le drapeau rouge et l’anéantissement de l’œuvre impie de dislocation menée par la première révolution. Sur ce terrain, il était à son mieux.
Il y fut brillant. Il évoqua les grands souvenirs de la Révolution française, et si Lydia ne voulut pas comprendre ce que pouvait avoir d’ingénieux l’allusion au jeune Bonaparte inconnu, cherchant sa voie dans la suite de Robespierre, c’est qu’elle n’y mit pas de bonne volonté. Mais, en vérité, Lydia écoutait à peine. Savinski tardait, à quoi pouvait-elle penser d’autre ? Tant qu’il ne serait pas là, elle n’aurait pas la paix du cœur. Et, du reste, ce cœur était profondément troublé. C’était à nouveau la question du départ qui se posait, la Finlande, le retour de Sonia… Lydia était comme morte. Pourtant, il lui fallut répondre à une question directe de Séméonof qui lui expliquait la nécessité pour elle aussi d’accepter une place dans les bureaux du gouvernement. Personne ne vivrait sans travailler pour les Soviets. Il pourrait la prendre à l’état-major comme secrétaire et lui donnerait une besogne intéressante à faire.
Elle sourit faiblement.
— Je vous remercie, Léon Borissovitch, vous êtes très aimable…
Et soudain, elle bondit sur la porte. Savinski entrait.
— Te voilà, dit-elle, je te revois !
Elle avait oublié jusqu’à la présence de Séméonof qui la regardait sans parler. Quelques minutes plus tard, elle emmenait son amant, lui laissant à peine le temps de remercier Léon Borissovitch.
Quelques semaines passèrent. Une fois de plus, les fêtes de Noël et du jour de l’an furent célébrées dans la tristesse et la misère générales. Les espérances de salut reculaient chaque jour. Il faudrait attendre maintenant l’été pour voir l’amiral Koltchak et le général Denikine reprendre l’offensive en Sibérie et dans le Sud. Réussiraient-ils ? Rien n’était moins certain, et cependant il fallait traverser les mois glacés de l’hiver avec une nourriture et un chauffage insuffisants. Lydia était souvent soucieuse et s’en voulait de sa tristesse. Elle aurait voulu ne donner avec sa jeunesse que de la gaieté et de la joie à son amant. Elle se disait qu’elle devait aujourd’hui lui tenir lieu de tout. N’était-il pas à Pétrograd pour elle seule, séparé des siens ?… Et pourtant, comment se résigner à partir ? Et si elle en avait la force, comment déciderait-elle sa mère murée chez elle, son père incapable de subir les fatigues d’un voyage difficile ? Et puis, auraient-ils un visa ? Ces obstacles lui paraissaient insurmontables, et, le plus grand, c’était en elle qu’elle le trouvait.
C’est alors qu’un événement imprévu vint, une fois de plus, modifier la situation et lui donner un aspect nouveau.
Elle arriva une après-midi de janvier chez Savinski, à peine avait-il fini de déjeuner solitaire sur une petite table collée au poêle de son cabinet de travail. Le visage de la jeune fille était animé et, dès les premiers mots, elle apprit à Savinski ce qui s’était passé.
— Imagine-toi, lui dit-elle, que nous avons eu, nous aussi, une perquisition cette nuit. Mais, grâce à Dieu, personne de nous n’a été arrêté. On venait voir si nous avions des armes cachées et des documents compromettants… Et puis, cela s’est fait à une heure convenable, au moins. Il n’était pas minuit et personne n’était couché… Le plus drôle, chéri, était que le commissaire militaire était ce même Ivanof qui est venu ici, tu te souviens… Il m’a reconnue, cela va sans dire, mais il n’a pas eu un mot devant ma mère… Seulement, quand nous étions seuls un instant, il m’a souri et m’a dit que j’étais toujours aussi belle, imagine-toi… Mon pauvre papa a été très bien. Aucune frayeur, pas même un étonnement. Il semblait qu’il escomptât leur arrivée et qu’il ne fût surpris que de leur venue si tardive. Ivanof s’est excusé auprès de lui et ils sont à peine restés dix minutes dans son appartement… Quant à maman, ç’a été bien autre chose. Il a fallu attendre à sa porte longtemps… Elle était enfermée avec sa femme de chambre et, quand elle a ouvert — le croirais-tu ? — elle s’était mise en grande toilette de bal avec tous les bijoux qui lui restent. Elle tremblait comme la feuille, ma pauvre maman, mais elle était pleine de dignité et dit aux commissaires : « Messieurs, je suis prête à vous suivre, excusez-moi de vous avoir fait attendre. » Elle ne voulait pas écouter un mot de ce qu’ils lui disaient. En vain Ivanof essayait de la rassurer… Elle répétait à chaque instant : « Je vous montrerai, messieurs, comment une vraie Russe sait mourir. » Et, d’abord, j’avais envie de rire, tu comprends, et puis j’ai eu tellement pitié d’elle que les larmes me sont montées aux yeux… Par moment, elle me prenait dans ses bras et disait : « Je pense que la mère vous suffira, messieurs, permettez que j’embrasse ma fille. » C’était une scène déchirante. Ils sont sortis, enfin, la laissant à moitié évanouie avec Katia… Et moi j’ai été obligée de les accompagner dans le reste de l’hôtel où on grelottait de froid… Ils sont partis à une heure et demie, n’ayant rien trouvé, ni papiers, ni armes, sauf un vieux sabre de papa qu’ils ont laissé… Les soldats, cette fois-ci, ont volé quelques objets…
Lydia s’arrêta brusquement, comme si elle avait quelque chose à dire encore devant lequel elle s’arrêtait. Savinski, qui ne la quittait pas des yeux, la vit devenir songeuse ; son front s’était plissé ; ses regards fuyaient ceux de son amant. Elle se rapprocha de lui, mit sa tête sur l’épaule de Savinski et resta longtemps silencieuse.
— Comment vont tes parents, aujourd’hui ? demanda-t-il enfin.
Lydia eut un mouvement brusque.
— Je te dirai tout, dit-elle… Papa est bien ; c’est même surprenant. Il y a longtemps qu’il n’a pas été en aussi bonne santé. Ce matin, il a fait quelques pas tout seul dans sa chambre avec ses deux cannes, et il chantonnait une vieille chanson qu’il aime et que je n’avais pas entendue depuis la révolution… Mais ma pauvre maman est tout à fait bouleversée… C’est un drame véritable… Pense un peu qu’elle ne s’est pas couchée. Non, elle n’a plus qu’une idée : quitter la Russie. Pendant la nuit même, elle a commencé à faire ses malles ; elle y a travaillé avec Katia toute la matinée. Elle répète sans cesse : « Je ne resterai pas un jour de plus dans un pays où les femmes sont traitées ainsi… » Je ne sais pas, mais je crois qu’elle a un peu perdu la tête… Ce matin, elle a voulu absolument envoyer le général Vassilief prendre des places à la gare de Finlande pour Stockholm. Elle croyait qu’on avait encore des billets pour l’étranger comme jadis… Il a fallu que le pauvre général y allât et, lorsqu’il est revenu les mains vides, elle lui a fait une scène, lui a dit que c’était de sa faute, qu’il n’était bon à rien et, finalement, a déclaré qu’elle voulait te voir, que seul tu saurais lui arranger toutes choses. C’est elle qui m’a envoyé chez toi. Elle t’attend…
De nouveau, il y eut un long silence. Lydia restait serrée contre Savinski, comme si elle n’osait le regarder. Il entendait les battements pressés de son cœur. Il n’était pas besoin de la questionner ; il savait quelle passion elle souffrait à cette heure. Il la caressait doucement et à basse voix il lui dit :
— Où que nous soyons, nous vivrons ensemble, ma petite âme… Console-toi, je t’en prie.
— Je sens que je vais te perdre, disait Lydia en sanglotant.
Et elle s’accrochait désespérément à son amant.
Il fallut préparer le départ et obtenir des visas du gouvernement. Lydia avait déclaré qu’elle ne quitterait la Russie qu’au jour où Savinski aurait son passeport en règle pour l’étranger. Il était impossible de le demander sous son nom. Heureusement avait-il le passeport d’Ivan Iliitch Petrof, courtier en lin, que lui avait remis Spasski. Devait-il essayer de gagner sous ce nom l’Esthonie voisine ? Il y avait à Reval, en ce moment, des acheteurs de lin pour l’Europe et peut-être le prétexte serait-il suffisant. Vaudrait-il mieux, au contraire, s’enfuir clandestinement par la Finlande ? Des agences de contrebandiers se chargeaient de vous faire passer la frontière moyennant une vingtaine de mille roubles. Lydia était très opposée à ce projet qui lui paraissait dangereux, alors qu’à Savinski il semblait facile. Elle ne voulait l’adopter que comme dernière ressource si le visa pour Reval était refusé. Savinski s’en occupa sans perdre de temps.
Cependant Lydia ne désespérait pas d’obtenir par Séméonof, pour elle et les siens, un laissez-passer qui leur permettrait de gagner en quelques heures la Finlande. Le vieux prince, bien que l’amélioration de sa santé persistât, ne pourrait supporter un trajet plus long. La princesse vivait dans une grande agitation. Ses malles étaient prêtes et fermées dès le lendemain du jour où la perquisition avait eu lieu. Elle ne quittait pas son costume de voyage. Ses relations avec son vieil ami Vassilief avaient subi un étrange changement. Elle le traitait maintenant comme un homme sans valeur, comme un être inutile qu’on tolère auprès de soi, mais dont on n’attend rien. Elle ne lui pardonnait pas de n’avoir su lui procurer à la gare de Finlande les billets qu’elle l’avait envoyé chercher. Elle affectait de se désintéresser de lui et lorsque le pauvre général, qui se sentait oublié dans la fièvre qui tenait tous les hôtes de la maison, se risquait à demander : « Et que ferai-je, moi ? », elle se bornait à répondre : « Vous n’êtes pas un enfant, que je sache. Si vous voulez nous suivre, arrangez-vous. » Quant au prince Serge, il s’entraînait chaque jour à faire quelques pas dans son cabinet tout en sifflotant une marche guerrière. Il se préoccupait du sort de Savinski. Lydia, sans lui donner de détails, le rassura. Savinski serait à Helsingfors deux ou trois jours après eux.
Les bureaux refusant les visas pour l’étranger, il fallut aller voir Séméonof. Lydia s’y rendit seule.
Séméonof l’écouta avec une bienveillante politesse et ne fit aucune difficulté pour le visa du prince et de la princesse qu’il tâcherait d’obtenir du commissaire des Affaires étrangères. La détestable santé du prince justifiait une cure à l’étranger. Un médecin l’irait voir et donnerait son opinion. Mais la chose pouvait être regardée comme acquise.
Lydia éprouvait une étrange sensation à se trouver en face de Séméonof. Elle avait peine à imaginer, en le voyant, qu’il était un des chefs de ce terrible parti bolchévique qui répandait la terreur en Russie et pour qui la vie des gens ne comptait guère. Il était d’une courtoisie parfaite avec elle, plus encore qu’aux jours de naguère où elle le rencontrait chez Nathalie Choupof-Karamine. Il était élégant, soigné. Se pouvait-il que cette main blanche eût signé tant de condamnations à mort ?… Il avait sauvé Savinski… Mais n’était-ce pas lui qui l’avait fait emprisonner ?… Comme il était énigmatique, impénétrable !
Cependant il se montrait fort aimable et il traitait sa visiteuse avec beaucoup d’égards. Manifestement il voulait lui plaire.
— Je comprends, dit-il, que votre père et votre mère veuillent quitter Pétrograd et je ferai ce qui dépend de moi pour faciliter leur départ. Mais vous, Lydia Serguêvna, pourquoi partir ?… Si vous étiez une jeune fille ordinaire, je trouverais naturel que vous ayez peur d’habiter une ville où l’ordre n’est pas encore parfait, tant s’en faut, où l’on est mal chauffé et où l’on mange médiocrement. Mais vous êtes bien au-dessus de ces craintes vulgaires… Vous êtes courageuse, je le sais. On ne vous effraie pas facilement… Est-ce que vous ne sentez pas le prodigieux intérêt qu’il y a à vivre en Russie aujourd’hui ? Jamais notre pays n’a été le champ d’une expérience humaine plus passionnante que celle que nous y tentons. Le monde entier a les yeux sur nous. Notre fièvre a passé les frontières, gagné l’Europe et franchi les mers. De cette maladie, une humanité nouvelle va naître. C’est ici qu’elle verra le jour… C’est la Russie qui en fera cadeau au monde. Jamais la Russie n’a vécu une heure plus noble et plus émouvante… Pensez à nos grands hommes, à nos panslavistes, à Dostoievski que vous aimez tant. Ils ont tous senti qu’il était réservé à la Russie de dire la parole nouvelle que l’univers attend. Eh bien ! cette parole, c’est nous qui l’apportons, Lydia Serguêvna, et c’est au moment où la Russie est en enfantement que vous voulez aller vivre une existence facile d’oisifs, à l’étranger, et cela pour éviter l’inconfort de Pétrograd d’aujourd’hui ?… Lydia Serguêvna, permettez-moi de vous le dire, cela n’est pas digne de vous.
Il tenait à Lydia le langage même qu’elle attendait. Il n’était pas de jour où elle ne se désolât d’être obligée de quitter la Russie et les arguments nouveaux que lui apportait Séméonof trouvaient audience en elle. Aussi suivit-elle ce dernier sur le terrain où il l’appelait et une vive conversation s’engagea entre eux, à laquelle l’officier prit le plus vif plaisir.
Mais Lydia revint à son point de départ.
— Mon père est à la fin de ses jours, dit-elle. Il n’aime que moi au monde ; je ne puis le quitter, mais croyez bien, Léon Borissovitch, que je serai désolée de vivre à Helsingfors. D’abord, je déteste les Finlandais…
— Bravo ! cria Séméonof enchanté, j’entends une vraie Russe… Vous verrez, Lydia Serguêvna, ce que nous allons faire avec notre armée. Mais si vous partez…
Il s’arrêta, hésita, regarda Lydia bien en face et ajouta :
— Est-ce que vous aurez vraiment le courage de nous laisser ?…
Et, sans lui laisser le temps de répondre, il continua :
— Eh bien, si vous vous en allez, je suis certain que vous reviendrez, à moins que ce soit nous qui allions vous chercher en Finlande.
Et, tout à coup, il dit :
— A propos, que pense de tout cela notre ami Nicolas Vladimirovitch ? Vous savez que nous ne le laissons pas partir.
Lydia, surprise par cette attaque inattendue, ne put s’empêcher de rougir. Ce Séméonof était décidément un homme dangereux, elle l’avait bien jugé dès le premier jour. Comme elle aurait voulu crier la vérité à Séméonof, qui s’imaginait pouvoir lui plaire ! Elle se mordit les lèvres et se borna à répondre :
— Vous le lui demanderez vous-même, Léon Borissovitch.
Une dizaine de jours plus tard, la famille Volynski avait ses passeports en règle, Katia elle-même y était portée.
Savinski, cependant, travaillait à obtenir un visa pour Ivan Iliitch Petrof. L’argent joua un rôle efficace dans les bureaux du commissariat et, un soir, comme Lydia venait dîner avec lui, il lui montra le papier officiel qui permettait au courtier en lin de se rendre à Reval. Une fois là, Savinski n’aurait aucune difficulté à gagner Helsingfors. Par crainte d’une perquisition, il laissa le passeport dans son appartement de la Fontanka.
Les Volynski partiraient un matin pour la Finlande. Le même soir, Savinski prendrait le train pour Reval. Depuis une quinzaine de jours, il laissait pousser sa barbe, et il avait acheté un pince-nez un peu teinté, de façon à n’être pas reconnu, s’il rencontrait quelqu’un de connaissance à la gare ou dans le train.
La veille du départ, au matin, Lydia fut surprise d’être appelée au téléphone par Séméonof. Le commandant en chef de l’armée du nord souhaitait un bon voyage et un prompt retour à la jeune fille. Des ordres étaient donnés à la frontière pour que les formalités leur fussent facilitées. Séméonof, enfin, pour épargner au vieux prince la fatigue d’un trajet en traîneau, se permettrait de lui envoyer son automobile pour le conduire à la gare. Il termina sur cette phrase :
— Je fais en sorte d’être assuré de vous revoir, Lydia Serguêvna.
Que voulaient dire ces mots énigmatiques ? Ils inquiétèrent la jeune fille. Séméonof lui apparaissait comme un être doué d’un pouvoir diabolique. Jusqu’où pouvaient s’étendre ses machinations ténébreuses ?… Mais dans l’affairement de la matinée, elle n’eut guère le loisir d’y songer. La princesse accepta comme chose naturelle et due l’offre de l’automobile. Séméonof n’avait-il pas appartenu jadis à un des régiments de la Garde ? C’était, en somme, un homme de son monde. La bonne éducation était en dehors et au-dessus des questions politiques.
Lydia passa l’après-midi chez Savinski. Elle ne lui communiqua pas les dernières paroles de Séméonof. A quoi bon l’inquiéter ? Du reste, elle ne songeait qu’à ce départ du lendemain matin qui, pour trois ou quatre jours au moins, allait la séparer de son amant. Elle ne pouvait se faire à l’idée de le laisser seul même quelques heures à Pétrograd. Elle lui fit promettre de ne pas se montrer de la journée dans les rues ; il devait passer l’après-midi à la Fontanka et, à la nuit, gagner la gare Baltique. Il ne devait parler à personne dans le wagon et, dès qu’il serait à Reval, il lui télégraphierait à l’hôtel Kemp à Helsingfors. Ces détails précis, qu’elle répéta plusieurs fois, n’arrivaient pas à dissiper son inquiétude. Elle essayait de la cacher à son ami ; elle n’y parvenait pas. Et Savinski, lui-même, voyant devant lui sa belle et jeune maîtresse, avait le cœur serré à l’idée qu’il la contemplait pour la dernière fois. Les plus sombres pressentiments les agitaient ainsi. L’atmosphère, dans le petit appartement, était devenue si chargée qu’ils le quittèrent presque soulagés lorsque l’heure vint pour Lydia de rentrer chez elle. Savinski l’accompagna jusque dans sa chambre. C’est là qu’ils se firent leurs adieux.
Comme il retournait à Aptiékarski Péréoulok, il lui sembla que deux hommes en civil le suivaient. Il s’arrêta au coin de la Millionnaia pour allumer une cigarette. Les deux hommes le devancèrent et continuèrent leur chemin sans paraître prendre garde à lui. Mais, alors qu’il pénétrait sous sa porte cochère, il crut les apercevoir sur le trottoir opposé, un peu derrière lui, dans sa rue même.
Le lendemain, il ne sortit de chez lui que vers deux heures. Il eut la précaution de passer par l’escalier de service et de traverser la maison qui donnait sur le Champ-de-Mars. Il y avait plusieurs passants sur la route qui longe le canal, mais il ne remarqua rien de suspect et arriva sans être inquiété à la Fontanka.
Dans l’appartement, il se précipita à la fenêtre et, de derrière les rideaux, il regarda le quai. Appuyés contre le parapet, devant des barques chargées de bois, il vit quelques bateliers qui attendaient des clients. Le ciel d’hiver était pur, et le soleil déjà bas. La sérénité du paysage qu’il avait sous les yeux le calma un peu. Depuis qu’il avait quitté Lydia, il avait une peur constante d’être arrêté, une peur irraisonnée qui ne le lâchait pas, qui le faisait trembler malgré lui. A chaque instant, il regardait sa montre. « Encore quinze heures, encore douze heures, encore dix heures avant d’être à la frontière. » Et, à chaque minute qui coulait, le temps qui lui restait à vivre en Russie semblait s’allonger démesurément ; il ne pensait à rien ; son cerveau vide n’était occupé qu’à compter les secondes. Vers cinq heures, il prit du thé et mangea quelque chose. A six heures, par une nuit sombre, il descendit sur la Fontanka. L’air froid lui fit du bien ; ses nerfs se calmèrent. Il marcha d’un bon pas jusqu’à Nevski et là prit un traîneau et se fit mener à quelque distance de la gare Baltique. Il ne portait avec lui qu’une légère valise.
Il franchit à pied les quelques centaines de pas qui le séparaient de la gare. Une foule de gens se pressaient le long de barrières de bois dont deux soldats gardaient l’entrée. Il fallait montrer un laissez-passer pour pénétrer à l’intérieur. Savinski tira le permis dont il s’était muni et entra sans difficulté. Dans la gare, l’affluence était moins grande. Le train pour Reval était déjà formé. Il se dirigea vers un wagon de seconde classe.
Comme il mettait le pied sur les marches, une voix derrière lui dit :
— Nicolas Vladimirovitch…
Instinctivement, il se retourna.
Un homme de taille moyenne, en civil, à la courte barbe blonde, le regardait.
— Veuillez m’accompagner jusqu’au commissariat de la gare, Nicolas Vladimirovitch.
Savinski, sans élever une protestation, le suivit.
Après les heures d’angoisse qu’il venait de vivre, il éprouvait une étrange impression de calme, de détente. Le destin avait parlé.
Une heure plus tard, il était enfermé à la Gorokhovaia. Sa fiche d’écrou portait : « A soutenu de Pétrograd tous les mouvements d’insurrection contre la République des Soviets, était en liaison avec Spasski, arrêté le 1er mars 1919 à la gare Baltique au moment où il essayait de franchir la frontière, porteur d’un faux passeport. »
Une journée grise d’octobre dans la vieille ville de Pskof. Un ciel brumeux et léger que, par places, le soleil semblait vouloir percer, s’étendait au-dessus des remparts datant du moyen-âge et de l’antique église aux cinq coupoles d’or qui domine le Kremlin. Une grande agitation avait régné les jours précédents dans les rues étroites de Pskof. Des partis de soldats débandés, appartenant au corps de l’armée blanche de Youdenitch opérant dans le sud, la traversaient en désordre, tandis que l’armée principale, qui avait été jusqu’aux portes de Pétrograd, battait en retraite, le long du golfe de Finlande, dans la direction de Narva. La ville endormie de Pskof avait été remplie du bruit des charrettes qui roulaient sur les pavés pointus. Trop chargées de vivres et de fuyards, elles gémissaient le long des trottoirs de la Sergievskaia. Les maigres petits chevaux qui les tiraient étaient couverts de boue, car les pluies d’automne avaient changé le pays en marécages.
Et maintenant, c’était le silence. Seuls quelques rares soldats attardés passaient encore sans armes et remontaient vers le nord.
Il ne restait, ce jour-là, à midi, qu’un petit détachement de la Croix-Rouge qui, à son tour, allait quitter la ville. Il était logé dans une maison en bois de style Empire, à l’extrémité septentrionale de la cité, sur la rive gauche qui surplombe les flots gonflés et jaunâtres de la Vileika. Cette maison spacieuse avait été, au temps de la grande guerre, la demeure du général Rousski, alors qu’il commandait l’armée du nord contre les Allemands. Pendant l’offensive de Youdenitch sur Pétrograd, en octobre 1919, la Croix-Rouge s’y était installée. Les blessés, peu nombreux, avaient été évacués depuis deux jours. Il n’y avait plus qu’un soldat, originaire du gouvernement de Tambof, qui était en train de mourir du typhus. Le major l’avait vu le matin même et avait jugé qu’il ne supporterait pas le voyage. « Il en a pour vingt-quatre heures à peine, avait-il dit. La servante de la maison en prendra soin. » Et, montant à cheval, il était parti en souhaitant bon voyage à la princesse Lise Babarine, supérieure des sœurs de charité, qui devait le suivre quelques heures plus tard avec la seule infirmière restant auprès d’elle et un jeune étudiant en médecine qui avait demandé à accompagner les deux femmes. Cet étudiant, à peine âgé de vingt ans et répondant au nom d’Anton Antonovitch Loukomski, était un charmant garçon plein de bonne humeur et de grâce, prêt à rendre service à chacun et aimé de tous. Il récitait des vers de Lermontof aux sœurs, à l’heure du thé, ou fredonnait des romances en s’accompagnant sur la balaleika.
Il allait et venait dans la pièce où était servi un frugal repas et où le samovar commençait à chanter. Tout en marchant, il causait avec la princesse Babarine, qui terminait ses comptes sur une table près d’une fenêtre. La princesse était une femme de passé la cinquantaine, grande, hommasse, laide. Mais on oubliait sa laideur dès que son regard se posait sur vous, car on n’y lisait que bonté et tendresse, un oubli total de soi-même pour ne penser qu’aux souffrances d’autrui. Son mari, général à l’armée du Don, avait été assassiné à côté d’elle par les bolchéviques dans les rues de Novo-Tcherkas un an auparavant. Elle avait gagné la Crimée, Constantinople, la France. Mais elle ne s’y était pas arrêtée, était repartie pour la Finlande, où elle était entrée, malgré son âge, dans la Croix-Rouge destinée au corps expéditionnaire de Youdenitch.
— Eh bien, disait Loukomski, tout est prêt, Lise Ivanovna. Dans une demi-heure, notre équipage sera à la porte… Vous verrez les trois chevaux que je vous ai trouvés. Ce sont des bêtes excellentes… Si vite qu’aillent les diables rouges, ils ne seront pas ici avant demain dans la journée. Nous serons en sûreté déjà… J’ai du thé, du pain, du sucre, des œufs, deux poulets froids, et un officier anglais m’a donné un pot de marmelade… Mais où est Lydia Serguêvna ?
— Elle est encore dans notre chambre, dit la princesse Babarine.
L’étudiant en médecine regarda la vieille dame, qui gardait les yeux sur ses papiers. Mais, comme il avait une irrésistible envie de parler de Lydia Serguêvna, il ne s’arrêta pas à cet obstacle et continua :
— Quelle admirable fille ! fit-il. Elle est toujours à son travail. Rien ne la rebute… Il n’y a pas beaucoup de sœurs de charité qui accepteraient les besognes dont elle se charge… Mais comme elle est sérieuse, Lise Ivanovna ! Je ne suis jamais arrivé à la faire rire. Et pourtant, en ai-je dit des bêtises, vous le savez. Le mieux que j’en ai pu avoir, c’est un sourire… Ah ! si nous avions beaucoup de femmes comme elle, la Russie redeviendrait vite le premier pays du monde…
Cette fois-ci, la princesse laissa son travail et se tourna vers Loukomski, dont l’enthousiasme était communicatif.
A cet instant, la servante, un fichu blanc noué autour de la tête, entra et demanda au jeune étudiant de venir auprès du malade qui délirait. Loukomski la suivit.
La princesse resta seule à la fenêtre, laissant ses yeux errer sur la Vileika qui coulait au-dessous d’elle. Mais ses pensées étaient avec celle dont l’étudiant venait de prononcer le nom. Depuis qu’elle avait fait la connaissance de Lydia, elle s’était attachée étroitement à la jeune fille. Dans la peine où elle était, Lydia ne lui avait rien caché : Savinski arrêté le jour même où elle quittait la Russie, emprisonné depuis huit mois dans la prison des Kristi à Pétrograd. Elle en avait eu de rares nouvelles, souvent verbales, par des prisonniers qui avaient été relâchés. Il était en assez bonne santé ; il ne se plaignait pas. Il n’avait pas passé devant le tribunal révolutionnaire. Il était évident, par le ton de ses communications, qu’il ne voulait pas alarmer Lydia. La jeune fille, sur ces renseignements, fondait de grands espoirs. Sans doute, Séméonof, très puissant par la faveur de Trotski, protégeait son amant. Quelque sentiment humain vivait encore au fond du cœur de cet être desséché et l’avait empêché de laisser fusiller un homme avec lequel il avait eu des relations amicales. La vie de Savinski était entre ses mains. Aussi Lydia suivait-elle fiévreusement le jeu des influences changeantes dans la politique des Soviets et faisait-elle des vœux pour que Trotski restât au pouvoir. Elle n’avait qu’un but devant elle : rentrer à Pétrograd.
Son père, tant qu’il avait vécu, ne s’était jamais opposé à ce projet, en apparence insensé. Mais la mort était venue le prendre près d’Helsingfors, à la fin de l’été.
Il avait succombé au chagrin plus qu’à la maladie. Le fait est qu’il ne supportait pas de voir sa fille malheureuse et, les derniers temps de sa vie, par un caprice inexplicable de malade, il refusait de recevoir sa femme et n’acceptait que Lydia auprès de lui. Il s’intéressait fiévreusement aux démarches vaines qu’elle tentait pour obtenir des autorités la permission de retourner en Russie. Cette figure de grand vieillard rongé par le souci avait laissé une impression ineffaçable à la princesse Babarine. Il avait voulu la voir une fois avant que Lydia traversât avec elle sur Reval, et, cherchant ses mots avec peine, lui avait recommandé sa fille.
La vieille dame soupira.
Quel drame depuis qu’elles avaient quitté Helsingfors ! D’abord, des espérances magnifiques. Tambour battant, l’armée Youdenitch était arrivée jusque dans les faubourgs de Pétrograd. Lydia, alors, était transfigurée. Comment oublier le feu intérieur qui brûlait au fond de ses beaux yeux ? Puis les mauvais jours étaient venus, l’échec, la retraite, et des bruits sinistres qui couraient d’exécutions en masse à Pétrograd. Lydia s’était fermée. Pas une plainte ne lui avait échappé. Elle restait obstinément silencieuse, comme en proie à une idée fixe, méditant on ne savait quel projet désespéré. Jusqu’où cette âme ardente irait-elle ?
La princesse Babarine n’osait y penser.
Et voilà qu’aujourd’hui il fallait quitter Pskof, rentrer en Esthonie. Le drapeau rouge flotterait longtemps encore sur le Palais d’Hiver de Pétrograd et sur le Kremlin de Moscou.
Cependant, Loukomski reparut. Sa joyeuse humeur à l’idée de voyager auprès de Lydia Serguêvna était insupportable à la princesse, dont le cœur était déchiré.
— Il faut déjeuner, dit-il. Le temps presse.
A ce moment, Lydia reparut et vint s’asseoir silencieusement à table.
Elle portait l’uniforme noir des sœurs de charité. Elle avait coiffé ses cheveux blonds en deux tresses serrées qu’elle ramenait au-dessus du front, à la mode russe, et, sous la coiffe des infirmières, l’ovale de son visage amaigri se dessinait plus pur. Pourtant, quelques mèches folles et frisées refusaient de se plier à cette stricte discipline, comme pour affirmer, plus forte que la volonté, la puissance et la sève de la jeunesse. Ses yeux étaient presque sombres dans la figure pâle. Ils ne laissaient pas lire en elle.
Même Loukomski, si peu observateur qu’il fût — car, dans le grand mouvement d’amour qui l’emportait loin des réalités, comment eût-il eu le sang-froid d’étudier Lydia ? — s’en aperçut. Avec l’ardeur que lui communiquait la présence de la jeune fille, il s’écria :
— Quels yeux avez-vous depuis quelque temps, Lydia Serguêvna ? Ils sont comme l’eau limpide et profonde des lacs de montagne. Les rives s’y réfléchissent, les arbres, les rochers, les neiges et le ciel. Mais ils ne laissent rien voir de ce qu’ils recouvrent…
Lydia sourit faiblement et ne répondit pas.
Ils déjeunèrent sans parler d’abord. Puis l’étudiant, qui ne pouvait garder le silence, raconta la promenade qu’il avait faite en ville le matin même.
— On ne voit plus un bourgeois, dit-il. Où ces malheureux se sont-ils cachés ?… Les gens du peuple eux-mêmes ont peur. J’ai causé avec quelques femmes. « Que peut-on nous prendre ? disent-elles. Nous n’avons rien. » Mais ils craignent tous les représailles des rouges, des fusillades, des exécutions sommaires. C’est un cauchemar, je vous assure…
La princesse Babarine, qui ne regardait que Lydia, frissonna.
— Ne parlez pas de ces horreurs, Anton Antonovitch, je vous en prie…
L’étudiant s’arrêta, étonné, à l’accent de cette voix. Il reprit un instant plus tard, en s’adressant à la jeune sœur de charité :
— La guerre civile est la plus cruelle de toutes. Et c’est la seule que je connaisse… Ce sont des soldats russes qui ont quitté Pskof hier, ce sont des soldats russes qui y entreront demain… Et cette population misérable qui souffre sans comprendre. Pourquoi cela ?… Quelle folie sanglante s’est emparée de ce pays ?… Vous souvenez-vous de la complainte du mendiant dans Boris Godounof : « O malheur, ô malheur ! laisse couler tes pleurs, peuple affamé… » Et nous, que serons-nous ?… Des exilés. Sommes-nous faits pour vivre à l’étranger ? Je me demande souvent, Lydia Serguêvna, pourquoi je ne suis pas resté à Moscou. Peut-être y balaierais-je la neige dans les rues ? Mais quoi, ce serait au moins de la neige russe. Et puis, là-bas, je connais toutes les maisons de la ville…
La princesse suivait l’effet de ces paroles sur le visage de sa jeune amie. Elle la vit pâlir d’abord, puis, à sa grande surprise, une expression de paix profonde apparut sur ses traits. Elle semblait ne plus souffrir. La supérieure se sentit à ce moment elle-même en proie à une émotion qui la faisait trembler. Elle ne pouvait plus supporter le silence de Lydia et ces yeux insondables… Elle se tourna assez brusquement vers Loukomski, lui disant :
— Allez donc voir, Anton Antonovitch, je vous prie, si l’équipage est prêt.
Comme si Lydia avait lu dans les pensées de la princesse, elle se leva dès que l’étudiant fut sorti, vint s’asseoir tout contre sa vieille amie, lui passa un bras autour du cou et glissa sa tête sur l’épaule de la princesse qui lui baisa le front.
— Il faut que je vous parle, Lise Ivanovna, dit-elle très doucement. J’ai déjà trop tardé… Mais je vais vous faire de la peine, je le sais, et c’est pour cela que j’ai tant remis… Enfin, c’est la dernière minute, il est temps… Seulement, peut-être avez-vous déjà deviné ce que je vais vous dire ?… Il me semble que oui… Je vais rester ici.
La princesse eut un geste d’effroi.
Lydia, lui mettant avec douceur les doigts sur les lèvres, continua :
— Oui, je sais… Ne dites rien… Mais quoi, chez les rouges aussi il y a des êtres humains… Et puis, je n’ai plus le choix… C’est le seul moyen de retourner à Pétrograd.
Elle tourna vers le visage ridé de la princesse ses yeux purs. Celle-ci la regarda longtemps, sans mot dire. Elle lisait au fond de l’âme de Lydia. Elle y voyait une résolution calme, sûre d’elle-même, une flamme qui brûlait et que rien ne pourrait éteindre. Elle baisa ce frêle et courageux visage trois fois, fit sur la jeune fille un grand signe de croix et dit simplement :
— Que Dieu soit avec toi, mon enfant.
Un quart d’heure plus tard, l’équipage à trois chevaux emportait de Pskof la vieille princesse, droite sous ses voiles, et un étudiant en médecine qui n’essayait pas de cacher ses larmes.
Vienne, juillet 1920.
Paris, mai 1921.
PREMIÈRE PARTIE | ||
I. |
La première secousse | |
II. |
Craintes et joies passagères | |
III. |
Junkers et révolutionnaires | |
IV. |
Une jeune fille | |
V. |
Un homme seul | |
VI. |
A la veille de la catastrophe | |
SECONDE PARTIE | ||
I. |
La grande secousse | |
II. |
Le sang répandu | |
III. |
Réclusion | |
IV. |
Promenade | |
V. |
Un souper | |
VI. |
Le carrefour douteux | |
VII. |
Finlande | |
VIII. |
Illumination | |
IX. |
Père et fille | |
X. |
Une visite désagréable | |
XI. |
Un incident | |
XII. |
Un coup de téléphone | |
XIII. |
« In such a night as this » | |
XIV. |
Le réveil | |
XV. |
A la Gorokhovaia | |
XVI. |
Un pont est coupé | |
TROISIÈME PARTIE | ||
I. |
Les plus beaux de nos jours | |
II. |
Une visite | |
III. |
Nuages à l’horizon | |
IV. |
Le départ | |
V. |
Pskof |
ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 27 OCTOBRE 1921
PAR L’IMPRIMERIE
FRÉDÉRIC PAILLART
A ABBEVILLE (SOMME)