Title: Sentiments
Author: Auguste Gilbert de Voisins
Release date: December 23, 2022 [eBook #69618]
Language: French
Original publication: France: Mercure de France
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
GILBERT DE VOISINS
Parmi les droits dont on a parlé dans ces derniers temps, il y en a un qu’on a oublié, — à la démonstration duquel tout le monde est intéressé, le droit de se contredire.
C. B.
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI
MCMV
DU MÊME AUTEUR
LA PETITE ANGOISSE, roman.
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
Quinze exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 15.
JUSTIFICATION DU TIRAGE :
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède et la Norvège.
A MADAME LA BARONNE
E. VON WATZDORF
Il convient, aux instants où la mélancolie guette son homme, et, les bras tendus, hésite encore au seuil de la chambre, il convient, afin d’écarter le baiser de ses lèvres molles, de songer ardemment à l’azur ; et comme, dans ce crépuscule de mai, la rue semble avoir revêtu un deuil de novembre, comme le livre que je lis est d’une médiocre saveur et que le vent gémit au dehors en plaintes romantiques, de crainte que le spleen n’accoure et ne me surprenne, j’évoque avec ferveur un plein air de chez moi, un beau plein air de Provence, lumineux et bleu, où les oliviers cagneux se dessèchent sous la poussière, tandis que grincent incessamment mille cigales.
C’est à la limite d’un village exquis. Dans la grande rue, il s’est formé quelques groupes de causeurs. Des vieillards, à califourchon sur leurs chaises, écoutent d’un air grave les discours que tiennent trois femmes vociférantes, debout pour mieux gesticuler. Ils hochent la tête, puis se parvient confidentiellement à l’oreille.
Plus loin, je vois, sur le bord d’une fenêtre, un vase en poterie d’Aubagne, vert à ravir toute âme sensible. Il contient une fleur étique et malheureuse, mais cette terre vernissée a le ton chaud des prairies à l’instant de leurs plus grandes splendeurs.
Je regarde avec reconnaissance, je passe et tombe dans une réunion de jeunesses d’où fuse un long rire… Plus loin, ce sont des gamins qui pleurent après une fatale partie de billes où des coups furent échangés… Plus loin, je vois une sauterelle qui s’efforce de franchir la chaussée poussiéreuse pour gagner le champ de ses pères… et, sur tous ces êtres que leur tâche du moment passionne, qui se lamentent, fuient, travaillent, s’exclament ou délibèrent, et sur le vase à l’incomparable vernis, un soleil dur assène ses rayons.
Soudain, à cet endroit où la route quitte le village pour conduire on ne veut savoir où, deux enfants paraissent, frère et sœur, sans doute, vêtus tous deux de couleurs joyeuses. Ils descendent par la grand’rue. — La fille, un béret sur l’oreille, la taille serrée par une ceinture rouge, chante à pleine voix en battant un petit tambour, durant que le garçon presse à ses lèvres une flûte d’où jaillit un air pastoral et vaguement élégiaque. Ils dépassent la sauterelle, les gamins affligés, les vieillards attentifs aux discours des trois femmes, le pot vert, — puis ils gagnent un bois d’oliviers où midi lance des flèches d’or…
C’est pour toi que j’ai composé mon paysage, couple musicien occupé de ta seule musique et du seul rêve qu’elle faisait naître ! mais, en te regardant marcher devant tous ces villageois qui s’intéressaient à des questions que j’ignore, il me sembla que défaillait parfois ou s’amplifiait ta double mélodie, plus triste, plus pimpante ou plus martiale, suivant le groupe que tu côtoyais. Ainsi, malgré ton insouciance et ce joli petit air de dédain, je sus, en écoutant ta chanson modulée, la part que tu prenais aux disputes, plaisirs et accidents du village, puisque, aussi bien, chéris-tu ton clocher, ô couple à l’allure élastique.
En quelques traits, voilà le personnage qu’il me plairait tenir au cours de ce livre. Relever, suivant l’heure, un événement, rappeler le souvenir d’un ouvrage, même ancien, ou d’une pensée, fût-ce longtemps après son échéance… laisser voir enfin que je m’y intéresse (et de quelle façon, si vous le voulez bien,) par la manière dont je vous donnerai mon sentiment sur autre chose.
Peut-être devinerez-vous, à ma tristesse ou ma gaîté, que je fus ému par le décès d’un grand homme ou le prodigieux éclat d’une étoile de café-concert, mais, toujours, je laisserai aux spirituelles gazettes le compte-rendu des faits divers. — De la critique ?… Non pas ! ou, si l’on tient au mot, de la critique par subterfuges seulement. Des articles ?… des pages plutôt… et puis, pourquoi nommer cela ? Si le livre vous déplaît, au lieu de chercher à le définir, jetez-le. Quelle est donc cette manie de classification ! Un cadre est bientôt une prison. Une façon de voir, une seule, donne de mauvais résultats. Je ne crois guère aux jugements des cyclopes. Le relief n’est obtenu qu’à l’aide d’un double regard. Changeons de point de vue au gré de cette fantaisie qui est l’unique joie que nulle amertume n’altère, la fantaisie dont le prestige m’a permis de chasser un spleen inconvenant et pâle qui voulait m’éventer de son aile.
Il faut se composer un petit musée d’images spirituelles que l’on appelle à soi pour les heures d’ennui. Elles sont de bon secours. Les jours de brume et de lassitude, elles donnent du ton à la vie, et, quand nos contemporains deviennent par trop insupportables, un beau souvenir interposé tempère ce que leur grossièreté ou leur mauvaise tenue auraient d’excessif. — Le mirage d’un bois de pins, la chanson de deux enfants, quelques oliviers où des rayons se jouent, suffisent à consoler l’être le plus chagrin.
On ne saurait assez dire et l’on n’a pas assez dit, ce me semble, le charme singulier et la particulière excellence des romans de René Boylesve. Déjà, son œuvre présente un développement harmonieux, dessine une arabesque depuis le Médecin des Dames de Néans jusqu’au dernier paru de ses livres. On aime à voir le talent évoluer ainsi, sans à-coup, et passer du bon au meilleur, lentement, d’une façon qui est satisfaisante pour l’esprit et comble ce désir inconscient de logique où chacun de nous retrouve sa naissance latine. — D’ailleurs, les deux vertus qui paraissent dominer le talent de René Boylesve accentuent cette impression d’harmonie. Elles sont, je crois bien, la modération et l’entêtement. Si ce dernier mot vous choque, nous le remplacerons par « fermeté dans les desseins », mais « entêtement » me semble beaucoup plus exact.
Les influences que le talent de René Boylesve subit à ses débuts eurent ceci de remarquable que, par une exceptionnelle faveur du ciel, elles furent bienfaisantes. — Un poète, un romancier qui commence à se développer est marqué, d’ordinaire, par la littérature de son temps, de son heure, ou par une grande admiration pour un maître aux pieds duquel il se jette. Malgré l’originalité qu’il pourra, plus tard, acquérir, ses premières années d’artiste sont touchées comme les enfants le sont par les maladies de leur âge. Les stigmates restent souvent, s’effacent quelquefois, mais ont toujours paru. — Ceux de René Boylesve étaient de qualité.
Durant que, sur la jeunesse, régnait encore l’obscure et despotique oligarchie des symboles, en place de fréquenter les cygnes, les lys, les sardoines, les princesses maigres et leurs fervents, René Boylesve, par une bizarre fantaisie, ou, plus simplement, à cause d’un penchant naturel, se prit à entretenir commerce avec Montesquieu, avec Voltaire, et avec cette exquise tribu d’écrivains mineurs du dix-huitième siècle qui savaient conter et qui savaient sourire. — C’est leur main, je pense, qui dirigea sa main lorsque, le démon aidant, il écrivit son premier livre. Elle se retrouve encore le jour où l’idée lui vint de broder à nouveau sur la trame dont Poggio Bracciolini s’était servi pour ses Bains de Bade, et encore dans la Leçon d’Amour.
A cette merveilleuse école de style et de narration, René Boylesve apprit à parler juste et à conter aisément. C’était déjà beaucoup, mais il y apprit encore autre chose de très supérieur, et c’est de ne prendre sa plume que lorsqu’il avait quelque chose à dire, en un mot, de n’écrire qu’après avoir pensé et non avant. Là, nous trouvons le fondement même de sa méthode, méthode qu’il a mis une incroyable obstination à appliquer sans défaillance, au mépris de tout engouement passager, et là, nous trouvons aussi les raisons qui font de lui un artiste modéré. L’homme qui n’écrit pas des pamphlets, mais bien du roman, et qui tient à ce que sa phrase soit toujours au point, qu’elle rende très précisément, sans halo ni bavures, le sens qu’il a voulu qu’elle exprimât, se bride lui-même de trop près pour se permettre de dangereux écarts et il voit trop le rapport des choses pour en grossir certaines au détriment des autres.
A coup sûr, sa grande originalité consiste à se rendre compte de ce qu’est l’originalité véritable et ne tâcher d’atteindre qu’à celle-là : — non point le ridicule effroi de ressembler à quelqu’un, mais la volonté ferme et bien prise d’être, avant tout, soi-même.
Ainsi armé, René Boylesve entreprit d’écrire.
Bien qu’il ne soit guère possible de classer avec justice les fruits d’un même arbre, à moins que l’on ne se contente de distinguer ceux qui mûrirent au soleil de ceux qui le firent dans l’ombre, je tenterai de séparer les romans italiens de René Boylesve d’avec ses romans provinciaux.
Dans Sainte-Marie des Fleurs et le Parfum des Iles Borromées le lecteur collabore en quelque sorte par son éducation et ses souvenirs. A l’aide de quelques touches simples, l’auteur a fixé des décors qui sont déjà esthétiques en eux-mêmes. Ainsi, dans ces deux livres, le premier charme qui nous touche nous le tirons de notre mémoire. Il nous influence et nous voilà tout disposés à reconnaître le plus vif agrément aux scènes d’amour qui se passent sous des arbres si beaux et si célèbres. A talent égal et pour un lecteur du commun, « je t’aime » sera toujours mieux en valeur dans une gondole que dans la rue de Chateaudun.
C’est un procédé quelque peu différent que René Boylesve a adopté dans ses romans provinciaux dont la Becquée est, il me semble bien, le type le plus complet. Il y conte des histoires qui appartiennent tellement à leurs paysages, à leurs alentours, que l’on ne peut s’imaginer l’anecdote située autre part que précisément en ce lieu. Le lecteur ne collabore plus, il subit. — D’ailleurs, ce qu’on lui impose est délicieux.
La Becquée est un livre tout doré par les blés et les soleils couchants, vaporeux du fait des aubes et des crépuscules, et son ferme dessein a des ombres d’une rare délicatesse. — Disons vite que les vingt premières pages sont peut-être d’une lecture un peu malaisée et nous aurons écarté toute critique. L’auteur a voulu présenter ses personnages au cours de l’histoire qu’il raconte et sans que nous y prissions garde. Son roman débute par un événement, et l’on éprouve quelque peine à suivre un drame dont on connaît mal les acteurs. D’autre part, ces acteurs, dépeints à l’instant où ils font leurs gestes essentiels et disent, poussés par la nécessité, leurs paroles les plus significatives, paraissent ensuite plus vivants et plus familiers. Déjà notre cœur est pris. C’est ainsi que nous profitons d’un commencement aride.
Au juste, la Becquée est l’histoire d’une famille, dite par un enfant, mais le narrateur n’est point encombrant, il ne nous raconte pas l’éveil de son âme (dont nous n’avons que faire), il ne nous inflige pas ces récits puérils et saugrenus où, sans se lasser, agonise et meurt le petit chat.
Le personnage principal, celui dont tout le monde parle, c’est Courance, la terre qui nourrit et protège, Courance que Félicie Planté possède et qu’elle représente humainement ; Courance, avec ses six fermes reliées par la route de Beaumont, avec ses blés, ses avoines, ses pâturages et ses bestiaux. Puis, ce sont les frères et sœurs, les tantes, les cousins, et chacun d’eux est marqué fortement d’un travers, d’une habitude, d’un ridicule. Voici déjà que nous les connaissons, que nous sourions à leur approche, que nous savons presque les mots qu’ils vont dire et que nous devinons aisément leurs pensées. Pas plus que l’auteur, les personnages ne parlent pour parler. Seules nous sont données, entre leurs paroles, celles-là qui importent à cause de leur action sur l’histoire qui nous est contée.
Tous veulent vivre par eux-mêmes, de leur vie propre ; ils se haussent, chantent un grand air, ébouriffent leurs plumes, et l’on croit un instant qu’ils vont partir en guerre, intriguer, rêver, produire pour leur propre compte. — Philibert réussira-t-il à vendre sa peinture ? Casimir saura-t-il diriger le moulin de Gruteau ? Mme Leduc est-elle autre chose qu’une belle façade ? Nous sommes sceptiques !… Et, en vérité, leurs ailes ne sont pas assez longues pour voler. Quelques-uns sont des vieillards, pourtant, ils ont encore des faiblesses de bas âge ! L’un après l’autre, ils reviennent à Courance, tête basse. Félicie Planté leur ouvre la porte :
« Entrez ! entrez ! tant qu’il y aura du pain dans la huche ! »
Et elle cueille, en maugréant un peu, quelques fruits de la terre pour les leur donner, à eux qui ressemblent aux petits oysellets qui ne peuvent encore voler et baillent toujours, attendant la becquée d’autruy. — Par cette phrase d’Amyot, le titre du roman se justifie.
Ce livre a une qualité précieuse : il est vrai. La modération de René Boylesve s’y retrouve : aucun effet forcé, nulle couleur trop vive, rien qui oblige à s’arrêter, à faire la moue… « Bah ! l’auteur s’amuse ! » Non, l’auteur ne s’amuse pas à nos dépens ; il ne se plaît pas à nous faire des farces et, comme l’on dit, à se payer notre tête. — Simplement, avec conviction, il nous montre des êtres humains. Ses personnages sont de chair et d’os. Ils ne parlent pas un langage qu’il faut admirer pour lui-même ; ils ne nous renseignent pas éloquemment sur la singularité de leurs joies et la rare essence de leurs douleurs ; ils font mieux : ils rient et ils sanglotent ; ils ne se torturent point l’esprit, ni ne cherchent-ils à nous ébahir par la splendeur et le bruit de leurs paradoxes : ils pensent en hommes qui ont autre chose à faire que de fournir des sujets aux romanciers de leur temps ; enfin, leurs passions ont une envergure normale : bourgeois, ils n’aiment et ne haïssent pas comme des paladins d’opéra, et c’est une des raisons pour lesquelles ils nous ravissent.
Voilà qui est bien. Voici qui est excellent : la Becquée ne traite pas d’adultère ; les démêlés d’un mari complaisant et d’une épouse trop curieuse n’y trouvent point place. Une telle hardiesse est faite pour étonner. A l’étalon des romans quotidiens, la Becquée est une œuvre profondément immorale. Oui, dans ce livre peuplé des gens d’honnêteté moyenne dont on dit, suivant son humeur du jour, qu’ils sont rares ou légion, le combat du code et de la luxure est pour un instant écarté. — Existe-il donc des sujets de roman en dehors des alcôves ? — René Boylesve semble penser qu’il s’en trouve.
A cet égard, la Becquée figure un fort bon roman social. — Si la question sociale n’y est point discutée (ce qui l’empêche d’être ennuyeux à l’incroyable mesure des romans à couverture rouge), l’auteur y traite, méthodiquement, de l’instinct de propriété, non dans son essence philosophique (cela regarde les seuls philosophes), mais dans ses effets et par la description de ses caractères. Pensant que les pamphlets (sauf ceux qui deviennent accidentellement des exemples de style) sont des productions éphémères, et désirant faire œuvre durable, René Boylesve laisse de côté les querelles d’opinion contemporaines qui ne sauront intéresser nos petits-neveux et ne prend que ce qu’il y a d’éternel parmi les variations d’une force sociale pour en faire la trame de ses romans. L’instinct de propriété apparaît souvent dans la Becquée et dans la plus belle transposition poétique aux pages où René Boylesve nous chante l’amour du sol nourricier… bien mieux ! où il nous le fait sentir, car tel incident du roman se place naturellement par l’esprit entre la rentrée des foins et la moisson, comme tel autre un peu avant les vendanges.
Pour peu que l’on entende ces qualificatifs dans un certain sens restreint et précis, la Becquée est une des œuvres à la fois les plus naturalistes et les plus orgueilleuses que l’on puisse inventer dans le roman contemporain. — Naturaliste, elle l’est en ce que la nature est toujours au fond du tableau que l’auteur nous présente. Rien ne s’y passe dans ces cellules intellectuelles sans horizon où certains psychologues aiment à s’enfermer avec leurs personnages. Bien que la nature collabore à l’intrigue d’une façon constante, à la manière dont une maison collabore obscurément au drame qu’elle abrite, les mouvements des héros ne sont point pour cela réglés sur les mouvements des choses, mais les deux mouvements sont, en quelque sorte (passez-moi le mot !) isochrones. Il y a harmonie et non contrainte. En cela paraît l’orgueil que je signalais.
Je ne vois pas du tout de panthéisme dans le cas de René Boylesve. Jamais l’homme n’y est asservi à des forces anonymes. S’il agit, s’il parle, s’il pense, c’est, proprement, par lui-même, et l’on sent à chaque page une sorte de haine révoltée contre cette esthétique qui a courbé l’homme jusqu’au sillon dans un geste qui n’est ni de reconnaissance, ni de respect, mais bien d’esclavage.
C’est là un des points par lesquels l’art de René Boylesve se différencie le plus violemment d’avec l’art qui lui est contemporain. — La pensée humaine, les désirs humains et leurs complications suffisent à lui fournir des sujets ; les forces naturelles n’en motivent guère les péripéties et n’en facilitent pas le dénouement. Ce sont toujours querelles qui se vident en famille.
Plaisir délicat, joyeux ou triste, que de relire ces chapitres ! La célèbre affaire du moulin de Gruteau ! le voyage de Félicie à Paris et ses promenades dans Courance !… et comme nous tremblons lorsqu’elle meurt ! (il nous semble que tout le roman va s’écrouler avec elle !…) et comme nous reprenons pied à la lecture du testament !
Oui, cela est bien conté et figure une belle histoire… mais, avouons que le style y est pour quelque chose.
Le style de René Boylesve se distingue par ce trait qu’il est avant tout un style de littérateur, le style d’un homme qui, pour atteindre à une certaine beauté, donne à son style un tour exclusivement littéraire.
Pierre Loti, dans les plus récemment parus de ses chefs-d’œuvre (l’Inde sans les Anglais, Vers Ispahan, etc.), est un peintre occupé de couleurs et de contours ; chez Maurice Barrès, on sent un styliste nourri de musique et, dans ses plus courtes productions, le souci mélodique devient obsédant, témoin son bel article Sur la Mort d’un Ami, où les dernières lignes, avec leur accumulation de rimes en eur, donnent une impression de tambour voilé ; enfin, dans ses pièces, François de Curel se sert du mot et de la phrase uniquement pour fortifier, affaiblir, nuancer, ou diviser une idée générale. Si, dans la Nouvelle Idole, le docteur Donnat parle de jeter des « gerbes de sacrifice dans les granges de l’idéal » ou s’il développe sa belle comparaison des nénufars, c’est qu’il veut mettre tout à coup en valeur une idée qui courait dans les scènes précédentes. L’image, chez lui, n’est pas un agrément de style, c’est le foyer des rayons dont il éclaire une réplique.
Eh bien ! René Boylesve, dont les phrases sont disposées, pour qu’elles soient plus claires, suivant une cadence très savante, n’a, dans son style, aucun rhythme extérieur, aucune couleur de peintre, aucune intention philosophique. — La période, souvent délicieuse en elle-même, court sans que l’on puisse saisir comment. — Elle raconte simplement. Elle raconte un paysage à la manière successive dont on raconte une histoire. Point de plans, point non plus de ces effets simultanés que cherchent, en se forçant, certains stylistes fous d’impressionnisme. Ayant des plumes et du papier, René Boylesve laisse à d’autres la palette et les pinceaux. Nous sentons ses descriptions par l’intelligence ; nous les comprenons, nous ne les voyons pas. Nous n’entendons jamais une de ses phrases. Jamais une ligne ne nous arrête à cause de sa poésie particulière, du couplet philosophique qu’elle figure. — Et c’est très bien ainsi. — A trop mêler les arts, à trop leur permettre de se pénétrer l’un l’autre, à trop exprimer une idée avec les procédés qui ne lui sont pas raisonnablement dévolus, on finira par vouloir labourer les champs avec une contrebasse et ramer avec un burin. — René Boylesve est satisfait de conter à l’aide de procédés naturels, mais qu’il sera donc difficile de découper dans son œuvre des morceaux choisis !
Certes, je n’ai pas expliqué le charme des romans dont je parle… mais un charme s’explique-t-il ? Et je n’ai pas dit la grâce des épisodes, ni la subtilité des intrigues, ni la délicatesse du dialogue… mais les grâces, les subtilités et les délicatesses échappent, je crois, à la critique (du moins à la mienne), aussi, désirant ne pas allonger ces belles histoires par des commentaires, je prends le parti d’aller, simplement, les relire, et, bien qu’il y ait dans chacune d’elles une exquise émotion avec mille autres qualités encore, c’est toujours aux derniers chapitres de la Becquée que je finis par retourner, où l’on voit se rompre et se rattacher les mystérieux liens qui retiennent les uns aux autres les individus de l’humanité, et où l’auteur chante, d’une voix si émue, cette tendresse pour le sillon qui nourrit toujours son homme, cet amour pour la terre immortelle, amour qui est peut-être bien la fin de toute philosophie.
Te rappelles-tu ? — Il n’y a pas si longtemps ! — L’île était au milieu d’un petit lac… de l’océan, veux-je dire !… et il s’y trouvait, suivant notre fantaisie, tantôt une forêt vierge, tantôt le palais des Mille et Une Nuits. Nous abordions à l’aide d’un affreux bateau à fond plat, disgracieux, qui penchait à gauche et prenait l’eau, mais que nous ornions de fleurs, car c’était fête tous les jours. Puis, aussitôt la galère attachée (la galère ! quel beau vocable ! et que nous étions fiers de le prononcer, toi d’un ton léger : « As-tu attaché la galère ? » moi, humblement : « Princesse ! la galère est à l’ancre ! »), aussitôt la galère attachée, nous nous enfoncions dans les ténèbres de la grande forêt.
Elle était vaste, obscure, pleine d’épouvantements ; j’y suis mort vingt fois et cent fois j’y fus blessé. Chaque jour nous courûmes en elle vers un nouveau trépas et il advint même que tu t’y déchiras quelque peu la main sur une épine.
Dès les premiers pas, c’était le mystère avec toutes ses complications. D’abord, la caverne où sont les brigands, les sacs d’or, les belles étoffes ; plus loin, le piège à tigres où nous finîmes par attraper un chat, bête importée, bien entendu, pour servir aux grandes chasses et qui parvint à s’échapper je ne sais trop comment ; enfin, le serpent python que simulait à ravir un bourrelet de porte et qui, tragiquement enroulé sur une branche basse, perdait ses crins du dedans.
Quand nous avions égorgé les trente ennemis qui nous menaçaient, que j’avais piqué dans tes cheveux les plumes de trophée, nous nous arrêtions à l’orée d’une clairière… (divine, cette clairière où nous ne mettions pas encore de rayons de lune !) tu t’asseyais par terre au milieu de ta jupe ronde et je commençais à te raconter mes aventures. Daniel de Foë, Jules Verne, Swift et bien d’autres écrivains renommés faisaient la trame sur laquelle je brodais, longuement, — et toi, tu t’inquiétais de mon sort quand je me battais avec un monstre démesuré ou que mon ballon se crevait dans les airs, ou bien que je faisais la rencontre d’un nain si petit, si petit, que tu ne pouvais t’empêcher de rire en le voyant si petit à côté des cèdres et des chênes que je te décrivais si grands !
C’était l’époque où la nature nous paraissait toujours hostile. Sentiment naturel et primitif que nous avons eu tort de perdre et surtout de remplacer. — Dois-je le dire ? nous étions très orgueilleux ! Si une caverne nous servait d’abri, c’est que nous l’avions creusée, ou, pour le moins, découverte, à force de patience ingénieuse ; si quelque fruit étrange apaisait notre faim dans ce désert où des brigands avaient volé nos vivres, c’est que ma science te renseignait sur la bonté de ce fruit, car nul n’ignore que toutes les plantes sont vénéneuses, toutes les bêtes malfaisantes et toute la nature éternellement vouée à combattre l’homme livré à lui-même. Nous étions les maîtres de la terre, par une savante ruse, et, malgré l’orage, les tigres, la bave des volcans, les raz de marée, les grands serpents, les avalanches (la neige la plus froide se rencontre très bien dans les plaines les plus ardentes), je partais, plein de confiance, mon fusil sur l’épaule, pour trouver notre nourriture du jour, et toi, tu restais dans la hutte à garder nos enfants, dont le nombre était variable, et tu cousais ensemble des peaux de bête avec une arête de poisson, où mon ingénieux esprit et ma bonne mémoire distinguaient la première aiguille. — Plus tard, la nature nous parut maternelle, complice, amollissante… Combien je préfère le temps où nous ne savions voir en elle qu’une esclave, une esclave souvent révoltée.
Ainsi nous jouions à vivre, ainsi nous mettions dans notre route mille traverses, mille accidents, nous doutant peu que ces malheurs si plaisants à supporter nous assailliraient plus tard, pour tout de bon, et, peut-être, tandis que nous rusions avec les bêtes cruelles de la forêt, avons-nous inconsciemment appris cette ruse qui nous est d’une si grande utilité maintenant que nous jouons notre vrai personnage.
Nos jeux étaient donc des répétitions de théâtre ? Il me semble qu’ils en avaient certains caractères. Nous supposions ou nous complétions le décor, à notre fantaisie ; nous nous passions de public, — je crois même qu’un public nous eût gênés ; enfin, tout geste, toute action était provisoire et pouvait se recommencer s’il paraissait mal venu. Combien de fois avons-nous repris une bataille, une évasion, parce que nous jugions qu’il était possible de mieux fuir ou de combattre plus vaillamment. Et nous goûtions aussi l’imprévu des répétitions de théâtre, nous connaissions la scène ajoutée que l’on garde dans la pièce parce qu’elle est jolie… et qui force parfois l’auteur à changer son dénouement.
Un matin que j’avais désobéi à je ne sais quel ordre, tu me condamnas à la torture. Tu me scias le cou, tu me brûlas les pieds, tu me fendis la tête, tu m’arrachas les yeux, tu me coupas les mains, mais je vivais toujours ! Je vivais si bien que je te pris par tes petites épaules et t’embrassai sur la joue. Je t’embrassai sur la joue et tu me rendis le baiser…
Oui, oui, vraiment, nous apprenions nos rôles. T’en souviens-tu ?… Il n’y a pas si longtemps !
Ah ! les beaux jours !
Depuis l’époque déjà lointaine où il parut, je ne pense pas être resté beaucoup plus de six mois sans relire ce livre où, pour son début littéraire, M. Art Roë, officier d’artillerie, nous conta ses jours de grandeur et de servitude, non point à la façon inégalable de Vigny, mais sur un ton moderne et dans un style cursif qui ne laissent pas que de plaire.
Pingot et moi est, avant tout, une œuvre de bonne foi. C’est là un jugement terrible, les œuvres dites « de bonne foi » ayant pour trait essentiel une banalité dont rien n’approche. — Il faut se garder d’apprécier un livre comme on apprécie une personne, car l’effet produit n’est pas le même. Si vous voulez louer, dites d’une chanteuse qu’elle est gentille, ne le dites pas d’un recueil de poèmes ; dites d’un vieillard qu’il est grave, ne le dites pas d’un roman passionnel, et, ce même vieillard, vous pouvez sans inconvénient déclarer qu’il est vénérable, mais évitez d’appliquer cette épithète à un vaudeville. Surtout, quoi qu’il arrive, n’affirmez jamais, sans détour, qu’un roman dont vous ne haïssez pas le père est une œuvre de bonne foi, un livre honnête. Cela ne peut s’appliquer qu’à l’auteur et l’auteur ne vous en saura pas gré, tant les gens vertueux et honorables qui veulent moraliser, être utiles, servir, édifier, que sais-je encore, ont coutume de tomber dans ce travers d’écrire des romans illisibles.
C’est donc avec regret, honteusement et en demandant l’indulgence, que je trouve au livre d’Art Roë cette exécrable vertu : — la vertu.
Mais il en a d’autres.
Vous vous promenez dans les champs. La brise vous évente, les oiseaux vous distraient, les nuages qui se promènent dans le ciel vous entraînent, comme aussi les duvets flottants. Vous êtes sorti pour vous recueillir et voilà que la nature entière s’efforce de vous disperser. Elle vous sollicite de toutes parts. Le geste d’une branche, le chant d’un ruisseau, les reflets d’un étang et les insectes qui font de l’acrobatie sur un brin d’herbe vous engagent chacun dans un rêve différent, et, devant une pareille attaque, vous ne savez plus vous défendre. — Qui donc méditerait dans un tourbillon ? quel penseur pourrait conduire des raisonnements durant une contre-danse ?
Soudain, vous vous trouvez en face d’un petit arbre solitaire. Il n’a rien qui le distingue particulièrement. C’est un petit arbre. On ne voit rien d’autre à dire, et, pourtant, vous vous êtes arrêté ; vous considérez l’individu végétal. Bientôt, il vous semble d’une jolie venue ; il a de la grâce ; sa verdure est d’une teinte juste ; vous vous intéressez à lui… et voici toutes vos pensées qui se composent… mieux… toute votre pensée qui se compose autour du petit arbre banal. Déjà, du paysage qui l’environne, vous saisissez mieux la beauté d’ensemble et les suavités de détail. Vous lui avez donné un centre. Vous pouvez maintenant songer à l’aise, vous absorber dans un problème, entreprendre une rêverie. Les rapports secrets qui réunissent les choses vous apparaissent avec clarté. Vous tenez le mot de l’énigme. Votre âme morcelée se groupe ; vos yeux savent voir ; vos oreilles savent entendre ; tous vos sens ont acquis cette qualité sans laquelle il n’est point de vie intérieure : ils savent choisir. — Simplement, vous avez trouvé un étalon, une commune mesure pour apprécier des valeurs réelles ou rêvées. Le petit arbre vous sert de guide pour vous découvrir vous-même et découvrir vos chimères.
Autre variation sur le même sujet :
Un officier, de ceux qui ne disent pas qu’ils n’ont jamais eu peur, parce qu’ils furent vraiment braves, me contait, un jour, qu’à Wœrth, au milieu de la bataille, il aperçut, à une vingtaine de mètres, un arbuste isolé. L’arbuste était médiocre et n’aurait pas dépassé sa ceinture, néanmoins une idée folle lui vint : se cacher derrière ce petit rempart de feuillage, et, avec cette idée, la peur vint aussi, une peur atroce, bête, la peur divine, celle que Pan jetait dans les armées, une peur qui l’envahit tout entier, et chantait en lui le sauve-qui-peut. Il voyait tout fuir devant ses yeux, il imaginait toutes les déroutes, il y participait, il les activait… et, toujours, la même idée restait en lui : se cacher derrière le petit arbre. — Enfin, il n’y tint plus. Il céda, — marcha jusqu’à l’arbuste, — et, aussitôt, il éclata de rire. — C’était fini. — Son courage dispersé s’était brusquement recomposé autour de ce peu de feuilles et d’écorces. Il revint se battre et se battit jusqu’à l’instant où il tomba.
Quand M. Art Roë entreprit d’écrire son journal, il voulut grouper ses pensées, ses sentiments autour d’un point qui leur servît de pivot et pût ainsi les retenir autour de lui ; il chercha une commune mesure qui s’appliquât aussi justement à lui-même qu’au sujet qu’il se proposait ; il fut querir son arbuste… et il trouva Pingot.
Pingot est le soldat moyen sans grands vices ni sublimes vertus : un homme simple. D’après lui, Art Roë a réglé sa méditation, et, en les appliquant à lui, nous a fait comprendre, non plus théoriquement, mais sous une forme humaine et vivante, ses devoirs d’officier, ainsi que les réflexions que lui suggérait la qualité de ces devoirs.
Pingot est joyeux. Pingot est triste. Comment l’est-il ? Comment le suis-je ? En quoi son rire, en quoi mon rire, en quoi ses larmes et les miennes sont-elles de même essence et qu’est, au juste, ce je ne sais quoi qui les différencie ? — C’est toute une échelle de valeurs à faire et, pour apprécier équitablement les rapports que je vois entre les choses, entre les pensées, quelle meilleure méthode que de relever d’autres rapports, dans un autre esprit, et de les comparer aux miens ; toutefois, comme l’orgueil s’en mêle le plus souvent, cette école est dure qui consiste à raisonner ainsi sur le plus fort d’après le plus faible (ou du moins celui que l’on tient pour tel) et de pousser le renoncement jusqu’à l’extrémité d’admettre une preuve que l’on a mille excuses pour mépriser, — mais c’est une bonne discipline morale et Art Roë nous montre que c’est une bonne discipline artistique.
Je connais peu de livres qui donnent, autant que Pingot et moi, l’impression d’une œuvre conçue, pensée, écrite dans la joie. — L’auteur avait des choses à dire. Il les a dites sans effort, un demi-sourire sur la lèvre, car il pensait sans doute qu’elles contenaient des idées qu’il est toujours utile de répandre. Et vraiment, on ne saurait refuser une singulière noblesse à l’image de cet officier plein de culture qui se penche sur un soldat pour savoir… ma foi ! l’expression est grossière, mais elle est juste… pour savoir ce qu’il y a dedans ; — et notez que le soldat ne doit s’apercevoir de rien, — ce serait du favoritisme. Il faut qu’il continue à vivre sans jamais sentir la gêne d’une surveillance extraordinaire, fût-ce celle d’un regard, fût-ce celle que le moindre geste suffit à révéler. Il faut donc une assiduité de délicatesse dans la parole et surtout dans les petites actions que le service de chaque jour ramène, qu’il est assez malaisé de garder, mais qui donne ses fruits et permet ensuite de parler non plus d’un soldat, mais d’un groupe d’hommes, savamment.
Fort bien ! et voilà qui fait sans doute un bon officier. Je croyais qu’il était question d’un écrivain ?
C’est la même discipline qui a formé l’écrivain. Attaché à son sujet, il en a fait le tour scrupuleusement. Il le connaît si bien que, le jour où le désir lui est venu de le reconstruire par la mémoire, il ne s’est souvenu que de ces détails qui importent, que de ces gestes où se trouve quelque chose d’éternel, que de ces mots, enfin si simples qu’ils résument une manière de voir, une pensée entière. Pénétré du dessein qu’il se proposait, maître d’un style clair, élégant, spirituel, mais surtout asservi à sa pensée, il a dessiné sans peine le croquis d’ensemble. Les ombres étaient déjà indiquées, l’œuvre vivait, la tâche semblait achevée…
Mais combien ce serait peu si l’on n’apercevait à chaque ligne de Pingot et moi cette noblesse d’émotion, cette large et mâle pitié qui font de ce bon livre un beau livre.
Les lieux-communs ont la vertu de nous procurer un plaisir tranquille ou une manière de peine souriante qui semble être encore du plaisir. — L’horreur, la désolation, une joie tapageuse, un rire excessif sont choses de mauvais aloi. Les vaudevilles trop gais devraient être soumis à la censure. Elle condamnerait aussi les drames trop lugubres, car l’homme qui détient en lui l’extrême gaîté ou l’extrême tristesse ne peut, s’il est créateur, qu’être nuisible aux mœurs de son temps. Il convient de l’entraver au plus tôt. Nous ne devons goûter à l’énorme, au sanglant, au calamiteux qu’à la façon dont un malade goûte aux poisons : sans excès, après consultation d’un médecin et à petites doses. La licence des larmes et du rire est aussi répréhensible que la licence des rues et les grands sanglots doivent déplaire aux gens de bien à l’égal des grandes lubricités. Pourquoi se livrer à un orage quand les brises sont bienfaisantes ? L’agrément du printemps, les plaintes légères de l’automne, les si jolis romans d’Octave Feuillet sont choses que l’on peut aborder sans crainte. L’abus même en est inoffensif.
Et puis, pour toucher le fond des grandes joies comme aussi des grandes douleurs, avouons qu’il n’est pas besoin d’aller bien bas. Ces émotions ont ceci d’un peu ridicule que ceux qui s’y livrent en sont satisfaits au point de faire la roue à leur sujet. Ils trouvent là un motif d’être avantageux, une excuse pour paraître. — Ils croient avoir accompli un haut fait en ayant perdu leur sœur bien-aimée, en ayant hérité d’un oncle inconnu. Leurs larmes sont comme les témoins d’un rare exploit, leurs éclats de gaîté les trompettes d’une victoire, et, dans un maladroit aveu de leur comédie, ils prennent, pour annoncer la chose, les gestes de l’acteur et le fiévreux débit du baladin. Aussi pouvons-nous affirmer, sans impudeur, que ces gens qui se tuent, se convulsent, se déchirent le visage ou s’expriment de façon grossière à cause d’une douleur dont ils exagèrent la durée future, autant que ceux qui se tordent et simulent les gestes difficiles de l’acrobate pour exprimer leur contentement, font là, pour parler franc, des actions malhonnêtes, car, en s’abusant sur la valeur de ce qui les passionne, ils abusent aussi leur prochain, mensonge nuisible pour eux-mêmes, dangereux pour les autres, et, par conséquent, incompatible avec le bon ordre moral de la cité.
Il faut d’ailleurs convenir que ces histrions sont souvent pris en faute et qu’un petit fait survenu au moment où ils cavalcadaient le plus fièrement les désarçonne et fait voler leurs masques. L’ombre du plus petit brin d’herbe imite en vérité de façon trop exacte l’ombre du chêne. — Un mortel se fatigue bientôt des cris de ses semblables et même des siens propres. Ce sont là de vains sanglots, de vaines lamentations, mais qu’une averse le rince, qu’un moucheron lui ferme l’œil, et le plus cynique se plaindra avec obstination. Une vache turbulente propage l’émotion autour d’elle mieux qu’un agonisant, un chien qui mord le bas du pantalon détermine une pire colère que l’enfant sans entrailles, et, si l’on découvrait sans honte le tréfonds de sa nature, ne trouverait-on pas qu’un soleil trop ardent, une incommodante nuée, nous forcent à sortir de notre humeur plus tôt que le trépas d’un ami ?
Suivons dans sa promenade cette dame de considération provinciale. Elle est en deuil de son fils qui ne sut vivre avec l’amour et se pendit tragiquement. Elle le pleure sans répit, assure-t-on. Ses gestes sont à la mesure de sa douleur : expressifs bien que retenus, lents, graves, pathétiques. C’est une belle douleur, une douleur de choix et qui commande le respect. Or un âne, dans le pré voisin, s’est mis à braire et la dame en pleurs lève aussitôt les bras, sursaute, crie… Ce brave homme qui passe ne va-t-il pas raisonner à ce sujet et trouver qu’un chagrin si abondamment exprimé est de médiocre vertu, sonne un peu creux puisque la voix d’un âne sait en provoquer une saisissante réplique ? Et, de même, à quoi bon estimer à si haut prix le vaudeville qui vous fit rire jusqu’à l’évanouissement, quand il est notoire que la caresse d’une paille sur la plante des pieds détermine une crise pareille ?
Cet amour de la sensation forte obtenue par de gros moyens dérive d’un orgueil peu raisonnable : l’orgueil que l’on éprouve à se singulariser aussi vivement que possible avant sa mort, fût-ce en décédant de façon outrée, par la corde, les poisons ou la roue, quand il était si simple de se faner sagement et sans bruit dans le lit où déjà on prit la peine de naître.
Eh quoi ! voici un homme qui, forcé par un destin tout à fait inéluctable de se rendre à un gouffre, garde, jusqu’à un certain point, le choix de la route qu’il va suivre. Il trouve devant lui un beau chemin plat, ombré, mais avec des parties au soleil, bordées de champs agréables au regard et dont la couleur verte est saine à considérer, chemin sans côte, sans barrière, chemin public. Au lieu de le prendre, l’homme s’engage dans un affreux sentier de traverse, pittoresque, il est vrai (du moins le tient-on pour tel), mais fiévreux, difficile, et où l’on se débat contre les ronces. Pourquoi ce choix puéril ? C’est que, dans le sentier dont les chèvres ne voudraient pas, il est seul et peut s’en glorifier. C’est aussi que, sur la grand’route, il risquerait de faire la rencontre d’un de ses semblables, plus tempéré (d’autres diraient plus lâche), en tous cas moins aventureux, et qu’être vu sur une route facile et fréquentée paraît, à certaines consciences, peu honorable. Et, pourtant, si la grand’route est bien entretenue, comparée aux sentiers de montagne, la raison en est, apparemment, que, jadis, des hommes pleins de goût et de savoir la distinguèrent d’entre les autres comme étant la plus facile et la plus agréable. — La voie que chacun suivrait, si la vanité ne faisait obliquer par les décevantes traverses, fut autrefois la voie des savants et des prophètes. Elle est encore celle des gens de bon sens.
Il en va de même sur les routes de l’esprit. On préfère les passions excessives, les impressions violentes, par orgueil d’être seul à les éprouver ; on montre un coupable amour pour les raisonnements obscurs, par orgueil d’être seul à les tenir. Et, cependant, le salut est dans les opinions courantes, la vérité réside au sein d’un lieu commun. Il faut chérir et fréquenter le lieu-commun. Il ne change et ne s’altère que par la forme piquante dont il est habillé. Soyez à pied, à cheval ou bien en voiture, à votre fantaisie, mais suivez la grand’route. Singularisez-vous par le choix du point de vue et non celui du paysage. Bien qu’il soit le petit-neveu d’une opinion d’abord incongrue, de même que la grand’route fût anciennement un sentier de chèvres, le lieu-commun reste unique par la vertu qu’il a d’être traditionnel et de bon goût.
Vivez, aimez, mourez avec mesure.
Soyez un lieu-commun.
Il était une fois un jeune homme qui fit sortir du marbre la figure d’une Vénus au miroir. Le marbre était pur, la statue était belle, l’œuvre plut. — Comme chacun s’attendait, l’année suivante, à voir, de ce sculpteur, une Vénus et l’Amour, ou, plus simplement, la réplique de sa première déesse, ce fut une Espagnole dansante qu’il donna. Si l’on avait pu relever quelque faute, on eût volontiers murmuré. Plusieurs, mécontents, dirent même qu’ils ne comprenaient pas. — C’est que l’art imite chaque jour davantage les procédés de l’industrie où tel article qui se vendit bien est représenté jusqu’à l’heure extrême où personne n’en veut plus ; analogie fâcheuse que nous favorisons en classant les artistes, non point d’après l’idée vertébrale qui est, proprement, leur génie, mais d’après la forme qu’ils ont donnée à l’œuvre où notre attention fut d’abord retenue.
Nous revenons à l’art en considérant à ce point de vue les romans, les contes, les poèmes et les articles de Pierre Louÿs, car chacun d’eux nous surprend par une séduction inédite, bien que nous retrouvions partout ce trait qui, avec la haine du laid, signale vraiment l’auteur qui nous occupe, je veux dire cette incapacité singulière, étonnante, absolue à être ennuyeux ou obscur. — De lui, nous eussions volontiers lu vingt récits alexandrins. Il ne veut nous en donner qu’un seul. La statue achevée, il s’en détourne et l’oublie. — Fait-il pas mieux d’animer d’une âme nouvelle la glaise informe ou le marbre brut que de mouler l’œuvre ancienne ? — Il est encore des artistes qui aiment les cires perdues.
En vérité, Pierre Louÿs est un des auteurs vivants dont le vocabulaire est le plus souple et le mieux choisi. On dirait que les parties du discours sont à sa dévotion. Jamais, dans l’emploi qu’il en fait, on ne sent de frottement, de mauvais joint. Le bois dont il se sert n’a pas de volonté, il ne joue pas. Son marbre est sans tache, taillé d’équerre. Il n’arrive point qu’une de ses phrases ait un autre sens que le sens exact concerté par l’auteur ; les mots ne sonnent jamais plus haut ou plus bas qu’il ne l’a voulu, et la pensée qu’il exprime, nous l’avons entière, sans approximation. — Nous voilà loin des romanciers qui écrivent au jugé et par tâtonnements ; leur style, fait d’à peu près et de demi-mesures, paraît toujours servir d’excuse à une histoire trop floue, et l’on ne saurait vraiment apprécier des imaginations dont la forme est à ce point imprécise. — Au contraire, livrer à la critique sa pensée toute nue, ou vêtue d’une tunique qui la suit avec exactitude, est d’une belle audace, — ne pensez-vous pas ? — audace élégante, à la manière classique, audace malaisée et qui sent son maître. — Hélas ! Boileau avait depuis longtemps décrit et fixé, sous la forme d’un distique rimant en adverbes, cette qualité des bons auteurs, sans que les mauvais y prissent garde et songeassent à « mieux concevoir ».
Il est intéressant de suivre Pierre Louÿs dans un de ses contes. D’une intrigue souvent complexe il se tire avec une incroyable aisance. Il conte facilement, comme un bon chanteur doit chanter. Il sait conter. Ces histoires qui nous divertissent, nous terrifient ou bien nous charment, on a le sentiment de les avoir composées soi-même. C’est qu’elles sont simplement excellentes et qu’une œuvre parfaite paraît presque toujours de facture facile. Après les avoir relues vingt fois, on n’arrive pas à croire qu’il les écrivit autrement qu’en se jouant. Cela est propre, net, bien délimité, et l’on peut en faire le tour ainsi qu’on fait le tour d’une statue. Le récit n’a point de longueurs lassantes, ni de ces raccourcis trop violents qui, dans le but de donner une impression de force, n’arrivent qu’à en donner une d’effort ; il est tel qu’on l’eût entendu se développer idéalement dans un songe, et l’on n’y relève pas ces marques ouvrières qui déparent la face des œuvres que leur auteur conçut difficilement et façonna dans la peine. — Oh ! qu’une invention de Pierre Louÿs sent peu le labeur ! — Fille inspirée d’un heureux instant, elle naquit toute éclose. C’est d’ailleurs par là, détour malicieux, qu’elle échappe à la critique, bien qu’elle semblât s’offrir à elle par la franchise de sa forme. Une œuvre où le travail ne paraît pas se prête mal aux recherches de l’analyse… mais aimerions-nous qu’un papillon portât les stigmates de sa chrysalide ?
Et enfin, M. Pierre Louÿs est un merveilleux animateur. Je veux dire qu’il fait vivre les acteurs de ses fictions avec tant d’exactitude et de façon si persuasive que nous perdons pied et refusons de croire que des récits d’une telle humanité soient de brillants mensonges. L’imagination ainsi entendue n’a pas les caractères que le plus souvent nous trouvons en elle : le désordre et le manque de tenue, pour n’en citer que deux. Nous sommes encore infectés de romantisme, et c’est pour nous une surprise inédite que de voir un homme, dont le talent est créateur, écrire en manchettes.
Conte-t-il une histoire antique, c’est toujours dépouillée de ses bandelettes et tout animée d’un jeune sang qu’il nous présente une femme d’autrefois. Pour l’hiératisme, il a peu de goût, et, s’il veut donner une impression de majesté, ce ne sera point par des attitudes figées et difficiles, mais par une subtile harmonie dans les mouvements.
Nous fait-il un récit moderne, les acteurs seront, dès la première page, nos amis, ou, dès la première page, nous les haïrons. Nous les regardons vivre avec d’autant plus d’intérêt que nous avons devant les yeux et dans notre mémoire leur portrait de chair, frémissant et réel. C’est de même qu’il traite le rêve, la folie, le cauchemar. Ses fantaisies les plus audacieuses tiennent à la vie comme ce bel arbre qui s’agite dans le vent avec fureur et semble se mêler à l’air, mais n’en est pas moins lié au sol par d’inébranlables racines.
Pour atteindre à de tels résultats, quels sont donc les étranges sujets que choisit Pierre Louÿs ? — Étranges ils le sont, à coup sûr, et précisément en ceci qu’ils paraissent souvent être les premiers venus. Certains d’entre eux eussent aussi bien, à ne considérer que l’anecdote, servi de chapitres à un roman feuilleton, ou, sous ces en-têtes : « horrible vengeance », « crime affreux », d’entrefilets aux colonnes d’information d’un journal pour concierges… mais… mais un souffle les anime, ce souffle singulier que l’on nomme, je crois, l’inspiration.
Raoul de Vallonges possédait une gravure qui figurait le bain d’une nymphe ; cette gravure était faite à la pointe sèche. J’en sais une autre, au vernis mou, qui nous donne l’image d’un satyre poursuivant une feuille morte dans le vent d’automne. — Naguère, le Mercure de France, en tête d’un de ses numéros, publia les notes et la cadence suivant lesquelles pouvait se chanter un lied d’Henri Heine, et un journal, voué à l’art décoratif, reproduisit, quelque temps après, l’esquisse d’une frise en marbre qui représentait, si ma mémoire est fidèle, les rois mages rentrant chez eux après adoration faite. — Les gazettes, que chaque matin ramène, nous apprirent un jour que des sépultures gallo-romaines avaient été découvertes dans un canton désolé de la Champagne. — Enfin, sur une petite scène, sise à Montmartre, des chansons furent chantées, un de ces derniers hivers, par une adolescente pour qui le jury du Conservatoire avait été avare de lauriers et qui se consolait en prêtant sa voix à d’aimables mélodies. — Gravures, musique, bas-relief, fouilles et chansons étaient du même auteur.
Hélas ! je crains fort que Pierre Louÿs ne considère point l’art comme un sacerdoce. Bien plutôt le verrait-il sous les traits aimables d’une jeune personne qu’il est savoureux de vêtir diversement suivant l’heure et la fantaisie, et, quand il écrit un essai d’histoire ou un poème, entre un conte et une étude d’esthétique, je pense que ce n’est point du tout pour faire étalage de son érudition, mais simplement pour se reposer d’un travail par un autre et pour montrer avec négligence qu’un vrai artiste peut avoir diverses façons de s’exprimer.
Je ne sais si, à l’instant où il achevait l’Homme de pourpre, Pierre Louÿs s’aperçut qu’il avait écrit un chef-d’œuvre, mais il semble bien que c’en est un et des plus parfaits. Né de quelques lignes perdues dans Sénèque, autant dire né de rien, ce conte indispose. On ne saurait le louer en ses parties et les décrire ; tout au plus pourrait-on le célébrer et cela même serait oiseux. Il est des louanges insupportables. — On est mécontent de ne point arriver à savoir comment cela est fait, de quelle façon la phrase est construite, par quel secret le récit se lie et se délie, pourquoi il nous étreint si puissamment et avec tant de mystère.
L’aventure de Parrhasios qui écartela un homme libre, beau, célèbre en son pays, et peignit avec ce modèle martyrisé un tableau sublime, cette « tragédie de mort et de hurlements » est écrite en une langue limpide comme un ruisseau de cristal. Si vieille que soit la comparaison, elle reste juste. Le style de ce conte coule sans digues, sans retenue, sans détours brusques, et poursuit sa course avec harmonie. Parfois, dans la cascade où le jette une pierre, son chant s’amincit, et, parfois, il gronde quand une côte le change en torrent, mais, toujours, il est fait d’eau vivante et claire que seul le soleil colore.
Pierre Louÿs a le don du style, et c’est à peine si on peut lui en savoir gré, tant cela semble être une vertu acquise en naissant. Sans doute, artiste encore ignorant de lui-même, s’essayait-il déjà à balancer des phrases au rhythme de son berceau. Il ne déforme point la langue pour lui faire rendre des sons inusités. Les aspects de la nature ou de la passion que sa pensée retient, il les exprime, avec aise et vérité, par les mots qui leur semblent logiquement dévolus. Il n’est ni myope, comme un romancier naturaliste, ni presbyte, comme certains écrivains panoramiques ; il voit juste et parle de même. Son équation personnelle est nulle, et jamais nous n’avons à remettre ses descriptions à un point qui nous est plus familier. A cause de cette méthode, la moindre audace, la plus légère acrobatie de style, prend une singulière importance et, donnant tout son effet, double la force du langage.
La Femme et le Pantin n’est qu’une longue nouvelle, l’Homme de pourpre a quelques pages. Je pense que Pierre Louÿs juge inutile, si l’on veut laisser son nom à la postérité, d’accumuler des volumes et de vouloir d’abord être le père d’une bibliothèque. Construire une colline d’ouvrages rehausse parfois un auteur quand il peut se tenir à son sommet… Le plus souvent il est dessous. — Pourquoi noircir une rame de papier écolier quand deux feuilles de papier à lettre suffisent ? Volupté est un bien gros livre, Carmen une bien courte chose ! Aussi, je gage que plus d’une des encyclopédies romanesques qui nous sont journellement offertes serviront à surélever des tabourets de piano ou à distraire le chiffonnier quand l’Homme de pourpre restera encore ouvert sur la table.
Oui, je le vois, il est malaisé de louer comme il convient ce conte dont l’horreur a la beauté de certains masques de statues grecques, où l’artiste ancien avait fixé les traits d’une tranquille Cérès, que les larmes de la terre, avec la brûlure des siècles, ont métamorphosée en Méduse.
Quelle étrange impertinence ! A l’époque où tous les poètes composaient des vers obscurs, Pierre Louÿs, avec une rare obstination, écrivit des sonnets d’une révoltante limpidité, et, même lorsqu’il essaya de s’exprimer en vers libres, si la forme était quelque peu indécise et falote, le sens n’en restait pas moins rigoureusement clair. Pierre Louÿs savait nous dire le réveil des nymphes, les clairières ensoleillées et la danse sur un tapis bleu. Il ne profitait pas de ce don poétique pour mettre sa pensée au cachot. Malgré une certaine préciosité qui ne tarda pas à disparaître, malgré la recherche de rimes si opulentes que l’on ne savait plus ce que ces vocables à beau son signifiaient au juste, malgré certains essais malheureux… (mais cela se passait dans des temps très anciens, longtemps avant Aphrodite !) ces vers avaient déjà de l’aisance, du souffle et, dans le mince recueil, se trouvent plusieurs pièces d’une grande beauté. — Cette poésie sent bon, et rappelez-vous qu’à l’époque où elle fut écrite, toute ou presque toute la poésie des jeunes gens sentait l’encre.
Je viens de reprendre les Aventures du Roi Pausole. — Ah ! je voudrais chanter les mille grâces et une grâce de ce petit évangile, en me tenant sur un trapèze, de préférence la tête en bas, ou sur une corde roide, sans balancier, ou, mieux encore, habillé en grand prêtre de Cythère, sur la plage de Nauplie, tandis que la brise agiterait ma belle barbe blanche. Là, je composerais, en l’honneur de cet excellent Pausole, un poème monorime qui, tout entier, développerait ce vers étonnant où le pur génie de Meilhac et d’Halévy s’atteste :
Vous le savez, ce pieux ouvrage traite de mille choses édifiantes, entre autres, d’une mule paisible, d’un chameau coureur, d’un cheval hongre et d’un eunuque, d’une gardienne de framboises et d’une jeune fille violée, d’un page, d’un étang, d’un cerisier, d’une couronne en aluminium, d’un exemplaire noyé de Télémaque, de trois cent soixante-six reines et d’un grand roi qui est, je crois bien, le protagoniste du drame. — Et comme l’histoire est simple, lumineuse, touchante ! — Le cas de ce monarque est émouvant, de ce monarque qui, à travers mille dangers, parcourt son royaume en quête de sa fille fugitive et profite du voyage pour s’instruire !
Je crains fort que certaines personnes n’aient point apprécié Pausole. Je crains plus encore que ces personnes eussent beaucoup déplu à ce bon roi ! A vrai dire les Aventures… seront toujours le bréviaire des gens paresseux qui prisent les émotions douces et le loisir ; elles seront toujours chères aux rêveurs, à tous ceux qui sont fous de belles formes, de fleurs et de parfums, mais elles ont sans doute blessé les innombrables commentateurs de la Bible revue par Osterwald, les partisans du cilice-pour-autrui et de la discipline-appliquée-au-prochain. Car ce livre est mieux qu’un manuel d’ascétisme, il figure une séduction nouvelle. Il est un charmant plaidoyer pour la liberté de danser en rond, pour la licence de goûter aux bonnes choses qui font le plaisir de la vie, enfin, une savoureuse protestation contre la charge des règles inutiles et des catalogues superflus. Le rire n’y est point une grimace amère, ni l’ironie un prêche déguisé et l’on aura bien lu ce feuillet inédit de l’almanach de Gotha « si l’on a su de page en page ne jamais prendre exactement la Fantaisie pour le Rêve, ni Tryphème pour Utopie, ni le roi Pausole pour l’Être parfait ».
Le 5 octobre 1902 est une date qu’il est bon de rappeler. On vit, en effet, ce jour-là, l’humanité sous sa plus laide figure. Elle n’est déjà pas d’un aspect si agréable qu’elle ait beaucoup à se forcer pour avoir l’air repoussant, mais, ce 5 octobre 1902, le Français, né malin, comme chacun sait, porta toute sa malice à s’avilir. En résumé, ce fut un spectacle à faire rougir un traître, mais qui porte avec lui son enseignement et rentre dans la catégorie des souvenirs utiles.
Le 5 octobre 1902, on enterra l’auteur d’une lettre politique. — Cet homme avait écrit une façon d’épopée contemporaine, il avait créé des êtres qui, s’ils ne jetaient pas devant eux l’ombre énorme de Balzac ou de Tolstoï, n’en vivaient pas moins d’une vie puissante ; — il avait peint des tableaux qui peuvent choquer un amateur de style, mais qu’on n’oublie jamais, une fois qu’on a été ébloui par leurs fortes couleurs ; — il avait fait gronder une émeute, hurler des femmes en couches, grincer des machines, couler du sang, courir des eaux, bourgeonner des arbres, fleurir monstrueusement un jardin ; — il nous avait gorgés d’épouvante, étourdis de clameurs, assommés de coups ; — il nous avait dit la naissance de l’homme, les tares de l’homme, les maladies de l’homme, la mort de l’homme ; — dans l’homme, il nous avait montré la bête, une bête qui mange, qui boit, qui aime, qui tue, une bête en révolte, une bête triomphante, une bête glorifiée, et, si ce n’était là tout l’homme, c’en était du moins la plus grande part ; — dans son domaine, peuplé par lui d’une humanité à la fois restreinte et démesurée, il s’était promené à grands pas ; — il avait fait surgir de terre, par un sortilège puissant et maladroit, des êtres couverts de poussière, de glaise, de fumier, de plâtre, d’huile, d’immondices, et, de sa lourde main d’ouvrier, il avait modelé ces statues qui, durant qu’il façonnait leurs membres, prenaient racine dans le sol et suaient splendidement au soleil ; — et c’étaient des chairs crevant de santé, tachées de lèpre, des bouches tordues par la joie, grimaçantes à force d’angoisse, closes dans la mort, c’était, parfois, un sourire délicieux, un ruisseau, une brise ; c’était surtout un fumier fertile, nauséabond et fleuri, — mais c’est l’auteur d’une lettre politique que l’on enterra le 5 octobre 1902.
Avions-nous donc tout à fait perdu le respect de nos morts, de nos grands morts ? Avions-nous aussi perdu le sens commun ? — Je sais que Zola fut souvent un mauvais écrivain, mais de la Fortune des Rougon au Docteur Pascal, il y a plus et mieux que du style, et, si ces vingt volumes sont parfois d’une lecture peu satisfaisante et malaisée, le souvenir qu’on en garde est, le plus souvent, d’une beauté obsédante ; — je sais que Zola nous a dépeint la vie en traits d’une telle amertume que nous nous détournons de ce spectacle avec un hoquet, mais, de la Fortune des Rougon au Docteur Pascal, il y a autre chose que de la laideur, du rut et de la scatologie, — mon Dieu oui ! — et je sais bien aussi que Voltaire a défendu Calas et Sirven, mais je crois vraiment qu’il reste grand surtout à cause de son œuvre gigantesque et de quelques petits livres parfaits.
Je me demande lesquels ont été, le 5 octobre 1902, les plus dégoûtants à considérer, de ceux qui ont déversé leur bile sur la tombe de Zola, ou de ceux qui ont cru devoir y vomir leur admiration.
De temps en temps on s’occupe de Baudelaire, pour orner sa tombe, pour le rééditer à l’usage de quelques bibliophiles, pour déraisonner encore un peu en son honneur afin de ne pas en perdre l’habitude. Les jours où l’on veut célébrer Baudelaire, où l’on se réunit dans ce but, louable certes, il n’y a jamais foule, il n’y a jamais cohue, — c’est à peine un rassemblement. Ceux qui aiment Baudelaire d’un cœur fervent et passionné ont préféré songer à lui au coin du feu, ou, mieux encore, s’entretenir l’esprit de spleen à son sujet dans un coin sinistre de la banlieue, sous le ciel de soie grise.
Aujourd’hui, jour des Morts, il est doux d’évoquer la grande ombre d’un poète qui fut malchanceux tant qu’il vécut sa vie de mortel, et, par un singulier guignon, reste malchanceux dans l’immortalité. Pourtant, depuis quelques années, on s’est évertué à retoucher l’odieuse, la difforme caricature que l’on avait faite de cet honnête homme ; ce fut l’œuvre d’honnêtes gens. Ils ont un peu rétabli la belle figure de Baudelaire, effacé les traits grotesques de la charge, rendu à l’homme son sourire, et lavé la haute statue des crachats que tous les imbéciles lui avaient jetés en hommage.
Flaubert faisait, des sottises imprimées, un recueil que le flux littéraire grossissait chaque jour. — On composerait un volume d’une insigne laideur avec les propos tenus sur Baudelaire. D’ailleurs, il eût peut-être trouvé plaisir à le lire, lui qui avait si bien compris sous quelle pluie d’imbécillités on tâcherait de noyer ses Fleurs.
En octobre 1864, il écrivait à M. Ancelle :
« Ce maudit livre est donc bien obscur ! bien inintelligible ! Je porterai longtemps la peine d’avoir osé peindre le mal avec quelque talent. »
Et, plus tard, en janvier 1866 :
« Les Fleurs du Mal ! on commencera peut-être à les comprendre dans quelques années. »
Cet espoir dont, malgré tout, il se leurrait un peu, fut déçu, après tous ceux avec lesquels il égayait sa tragique vie. Baudelaire, vivant, ne manqua pas d’ennemis. Toutes les injures lui furent offertes, on en inventa même à son usage personnel ; on fit toutes les insinuations, on tendit tous les pièges, son talent fut sali, avec son caractère et sa vie privée. Une gravure du Boulevard, œuvre d’un certain M. Durandeau, dépeignait le désordre des Nuits de M. Baudelaire, afin de donner à rire. Elle avait du moins ce mérite de n’être que drôle. Elle n’était point vile.
Pour bien des gens, pour ceux mêmes à qui il était sympathique, Baudelaire était l’homme qui se teint les cheveux en vert et s’indigne de ce qu’on ne le remarque pas, fume de l’opium, conseille aux charbonniers de s’asphyxier en brûlant leur stock de marchandises, a pour maîtresse une hottentote, une naine ou une géante, et fait des poèmes d’une sensualité nauséabonde et toute embarrassée de satanisme (terme obscur).
Ses meilleurs amis le défendaient mal et accréditaient mille et une histoires ridicules en excusant le héros qu’on leur supposait. Ce fut ainsi jusqu’au jour où Baudelaire mourut. Alors les injures cessèrent, peu à peu, et il n’y a plus aujourd’hui que certains professeurs éhontés, certains universitaires indécents qui osent encore émettre, en parlant des Fleurs du Mal, quelque puissante absurdité ; mais le supplice du poète n’était pas achevé ; ses admirateurs reprirent en sous main la tâche que ses ennemis avaient délaissée par lassitude et parce qu’il devient à la longue fastidieux d’insulter un cadavre. On se mit à vanter le poète, et le ton de ces éloges l’a plus desservi que toutes les injures.
De ce grand artiste dont le souffle est parfois court, on a voulu faire un grand poète lyrique ; on a voulu écheveler cet homme consciencieux et lui placer entre les mains une lyre démesurée. Hugo, Lamartine, Musset, furent renvoyés à l’école, — à l’école de la Charogne ; on prit au hasard dans l’œuvre cinq ou six pièces, on épilogua sur elles, on y découvrit le monde et beaucoup d’autres choses encore, enfin, comble d’ironie ! on parla de la savante obscurité de ce poète qui n’était obscur qu’aux heures où il se montrait maladroit.
Baudelaire eût bien ri de ces éloges ! lui qui avait la mesure et le sens d’estimer ses vers ce qu’ils valaient et de garder le sentiment des proportions ! — Je disais que l’on ferait un recueil d’une laideur instructive en réunissant les coupures du poète ; j’oubliais que, sous une autre forme, ce recueil existe. Cela s’appelle le Tombeau de Baudelaire et figure une couronne de poèmes et de proses écrits en son honneur. Ces pièces sont inspirées par un curieux sentiment : elles tendent toutes à montrer, avec une clarté qui éblouit, combien l’œuvre de Baudelaire fut vaine ; je veux dire, combien, pour célébrer un homme qui porta si loin le souci de la forme et de la pensée, on peut écrire sottement et mal versifier… Et les auteurs de cette couronne de louanges sont ceux-là mêmes qui font de Baudelaire leur dieu.
On devrait traiter Baudelaire avec plus de respect. Au lieu de se servir de lui pour desceller la statue de Hugo, au lieu de lui décerner ce prix d’excellence dont il n’aurait su que faire, on devrait se rendre mieux compte de ce qu’il était : — un artiste d’intelligence clairvoyante et profonde, — un homme plein de bon sens, affable, doux, et qui ne haïssait qu’à bon escient, — un esprit délicat, enfin, qui eut le don de distinguer d’abord les beaux traits d’une œuvre avant d’en relever les tares, et celui de voir plus loin et mieux que ses contemporains, comme s’il était toujours sous l’influence de cet opium qui étend et aiguise la faculté de sentir.
Il découvrait le talent partout où il se trouvait et, dans la Revue européenne du 1er avril 1861, il publiait une étude : Richard Wagner et le Tannhæuser à Paris, qui disait sur Wagner des choses dont la saveur est évaporée aujourd’hui, mais qui parurent aux contemporains d’un goût détestable.
Le 24 mars de la même année, Mérimée, à qui on ne refusera pas, je pense, un jugement solide, écrivait, à propos du nouvel opéra :
« Il me semble que je pourrais composer demain quelque chose de semblable en m’inspirant de mon chat marchant sur le clavier du piano. »
Et Auber, avec un certain esprit bas, s’écriait :
« Comme ce serait mauvais si c’était de la musique ! »
Il en fut pour tout ainsi. Baudelaire vanta, comme il convient, Edgar Poe, Guys, Daumier, Bresdin, Quincey, Desbordes-Valmore, Leconte de Lisle, Flaubert, Cladel, Rops et bien d’autres artistes inconnus ou contestés.
Cet homme de qualité, qui jugeait ses contemporains avec justice et leur donnait une affection peu et mal appréciée, reste un ami très doux et très cher à ceux qui savent l’aimer. Il est difficile de le bien connaître, mais sa correspondance, qu’il faut avoir la patience de chercher dans dix livres, vingt brochures et autant de journaux, nous le rend tout entier : hautain, bienveillant, de tenue parfaite, un peu dandy, jusqu’en ses jours de pire détresse, curieux de tout, n’aimant que le beau, et se défendant du monde (car il faut bien parfois se garer des bourgeois) en affectant certaines excentricités de langage, toujours spirituelles d’ailleurs et du meilleur aloi, mais dont on lui a fait un crime. C’est dans cette correspondance et dans celle de ses amis que nous trouvons Baudelaire, — dans la belle étude que M. Crépet a écrite sur lui, — dans le récit que nous avons de son épouvantable mort, agonie tragique qui le rendit si méconnaissable que, lorsqu’il se leva de son lit après sa première crise, il salua son reflet, vu dans un miroir.
Il y a beaucoup à faire pour rendre un digne hommage à Baudelaire. Ses lettres sont de celles que l’on peut réunir sans impiété, ses œuvres sont de celles qu’il faudrait rééditer. Telles que nous les avons, elles sont incomplètes, tronquées, disposées sans méthode, et, surtout, déshonorées par d’innombrables coquilles.
Même dans la belle édition que publièrent les Cent Bibliophiles, on a suivi le texte tripatouillé, peu correct et, à tout prendre, inconvenant de Michel Lévy, et, pourtant, cet ouvrage, par son impression nette et bien espacée, son habile mise en page, son format commode et, surtout, le choix vraiment judicieux de l’illustrateur, figure un objet d’art délicieux et rappelle une fois de plus que M. Érastène Ramiro, président du concile d’amateurs qui s’est partagé l’édition, est un homme de goût, ce que, d’ailleurs, il était interdit d’ignorer depuis qu’il rendit à Félicien Rops le délicat et patient hommage d’édifier jusqu’à trois catalogues de son œuvre. — Je vois bien qu’on a pris soin de corriger les erreurs trop grossières, les coquilles et les balourdises relevées par le prince Ourousof, mais l’arrangement des pièces subsiste, arbitraire et sans excuse ; et que viennent faire dans les Fleurs du Mal des poèmes tels que le Calumet de Paix ou les Vers pour le Portrait de Daumier ? La seule disposition raisonnable semble être celle de l’édition de 1861, dont il faut toujours suivre le texte, et dans laquelle on intercalerait à leurs anciennes places les pièces condamnées.
D’autre part, un supplément réunirait :
1o Les Nouvelles Fleurs du Mal telles qu’elles parurent, en 1866, dans le Parnasse contemporain ;
2o Les Épaves, où seraient groupés divers poèmes qui n’ont rien à voir avec le corps et l’esprit du livre, et, si l’on y tenait absolument, les broutilles (Épilogue à la ville de Paris, Poèmes de jeunesse, Amœnitates belgicæ, etc.).
Puis on restituerait, en note, à la pièce : A une Malabaraise, les six vers qui lui font défaut depuis 1846 et que le Vte de Spoelberch de Lovenjoul cite dans ses Lundis d’un Chercheur ; enfin, on remplacerait l’encombrant morceau littéraire de Gautier, qui, d’ailleurs, manque à l’édition des Bibliophiles, par la sanglante préface que Baudelaire esquissa lui-même pour ses Fleurs et que Eugène Crépet reproduit au début de sa belle étude.
Mais tout cela n’est point pour les amateurs de beaux livres, gens qui, à l’ordinaire, se moquent du rôti si la sauce est cuisinée à leur goût. Il reste donc à établir des Fleurs du Mal et des Petits Poèmes en Prose, trop négligés, une édition classique avec l’indication de l’origine des pièces et le relevé des variantes. A l’époque où l’œuvre tombera dans le domaine public, quelque éditeur consciencieux pourra entreprendre ce travail. — Rêve ! — Pour l’instant, les Cent Bibliophiles possèdent un texte passable, qu’ils liront peut-être, et une série d’admirables, d’inattendues, de somptueuses eaux-fortes.
La veine d’un artiste est aisément sollicitée par une illustration des Fleurs du Mal ; un jour, enthousiasmé par cette cohorte d’images, grisé par le parfum puissant que cette gerbe d’orchidées distille, peut-être quelque peintre s’est-il essayé à interpréter leur charme par son art… L’imprudent !
Déjà Odilon Redon, après avoir farouchement mâchuré les marges de la Tentation de Saint-Antoine, s’était plu à honorer de ses petits dessins noirs les Fleurs du Mal. Pareillement, vers 1884, Maurice Barrès aspergeait de loin les couvertures de sa revue : les Taches d’Encre pour justifier le titre, mais obtenait des résultats plus précis.
Carloz Schwabe aussi tenta l’aventure. Il faut dire qu’il réussit mieux. A l’avis de ceux qui ne voient dans Baudelaire que mysticisme et sensualité, l’illustrateur du Rêve devait paraître bien choisi. L’œuvre est curieuse, mais étrangement incomplète, d’abord par le petit nombre des gravures, surtout par leur parti-pris. Carloz Schwabe ne voulut considérer que le poète de serre chaude et son interprétation artistique s’en ressent.
C’est ainsi que Baudelaire se charge de punir qui s’attaque à ses poèmes, il l’étreint et, de ses bras redoutés, le brise. Pour parer l’œuvre d’un poète de belles images, il suffit souvent de laisser chanter en soi le motif qu’il décrit, et l’eau-forte se révèle alors du sonnet. — Avec Baudelaire le travail est plus ardu. Si l’on tente de transposer une de ses idées, c’est un combat qu’il faut soutenir, une lutte esprit à esprit, où, le plus souvent, le peintre tombe exténué, se souvenant des Plaintes d’un Icare. Pour affronter la tâche, il est besoin de bras solides, d’une main ferme, d’une âme diligente. Cent fois, il faut édifier, devant le rêve noté en mots, un rêve parallèle, noté en lignes et en couleurs, et trouver en son cœur assez d’audace et d’humilité pour persévérer lorsqu’il s’écroule ; il faut enfin voir fleurir de cent façons diverses en son esprit de peintre les cent diverses fleurs aux cent formes, aux cent parfums, que Baudelaire fit éclore.
Aussi, je ne sais, en regardant les cent soixante-cinq eaux-fortes en couleur qu’Armand Rassenfosse dessina et grava pour les Bibliophiles, ce qu’il faut admirer le plus dans ces planches flamboyantes, sombres ou claires, habiles, simples, presque érotiques ou presque ingénues, dures, gracieuses, et toujours sans faiblesses, de leur beauté ou des heures de méditation intelligente qu’elles impliquent.
De telles œuvres font plus pour la mémoire du poète que la plate imitation des Fleurs du Mal où certaines petites gens (poètes aussi, à en croire une confuse rumeur) se délectent, et, si l’on voulait traiter Baudelaire pieusement, le mieux serait, semble-t-il, tout en s’occupant de ses œuvres avec une scrupuleuse ferveur, de ne pas insulter ce grand homme méconnu et mal admiré, par un excès de louange, comme on le fit naguère par un excès d’injustice, et de lui donner sa place immortelle qui paraît bien être à côté des plus grands poètes, mais aux pieds des dieux.
pour Stratonice, reine orientale.
Ici, près du bord, le fleuve n’a presque plus de courant. C’est un coin de lac dont une plume flottante trahit seule la secrète circulation. Je viens, dans le réduit que je me suis ménagé parmi les roseaux, surprendre la vie aquatique et riveraine dans ses moindres mouvements.
C’est à l’aube qu’il faut d’abord considérer le fleuve. Il n’est point encore dévêtu de ce manteau plombé dont la nuit le couvre. Certaine lueur diffuse en fait miroiter la soie. De temps en temps, pour une seconde, un poisson le perce de son nez, et la déchirure reste ouverte. Un autre poisson vient goûter l’air, un autre encore. Le beau manteau de soie grise sera bientôt une guenille.
Le paysage est en argent. Les roseaux luisent dans la pénombre, à l’envi des feuilles mouillées. Les saules de la rive semblent ne montrer que le brillant de leurs arêtes. L’herbe ondule au passage des musaraignes qui vont à leurs affaires en silence, et l’arbre mort, qui tient le milieu de l’île et préside sur ses cailloux, se drape frileusement d’un reste de brouillard.
L’heure est froide. Les confins du ciel sont encore pâles. Si les oiseaux se réveillent, c’est à petit bruit. Le fleuve ne fait aucun murmure. Tout au plus, peut-on entendre, très loin sur la plaine, le son d’une trompe de berger, et, peut-être, dans le secret de l’onde, on ne sait où, un accord de harpe insensible… Mais un gros rat sort de chez lui et plonge. Cela est le premier événement du jour et, bientôt après, le soleil se lève.
Maintenant, il vient du monde sur le chemin de halage. Des enfants sortent du chaland qui semblait dormir depuis la veille. On jette des baquets d’eau pour nettoyer le pont. Je crois même qu’on chante. Il faut commencer à vivre ; on s’évertue, et des moineaux mènent grand train de cris dans un buisson, récriminent, s’injurient, piaillent et s’échappent de toutes parts.
Une importante émotion se propage. Chacun la ressent. Regardez ! Ça se voit à peine, là-bas… tout là-bas, mais dans quelques minutes les rives en seront convulsées. Un vapeur remonte le courant. Il pousse l’eau comme s’il lui voulait du mal, et, déjà, de longues vagues zèbrent le bord. Le fleuve lutte, résiste, se gonfle de colère, mais, finalement, est toujours vaincu.
On dirait que ses profondeurs mêmes sont troublées. D’énormes méduses aqueuses paraissent dans le sillage. Elles se gonflent. Elles sont huileuses. Elles éclosent comme des fleurs grasses et incolores. Elles se répandent sur l’onde environnante, puis il se forme un remous subit où tournent des feuilles, des brins de paille et des corolles, et le bateau passe.
Les femmes, qui viennent laver leur linge, donnent de la voix quand la vague les mouille, se retirent précipitamment, puis font signe de la tête et du bras aux mariniers, et les mariniers répondent avec ampleur, avec affectation. Le monstre s’éloigne, mais le fleuve prend quelque temps pour se remettre. Au sein des herbes, entre les cailloux, des myriades d’insectes se sont noyés. Ce sera tout un appareil de funérailles.
Le soleil monte lentement. Des garçons et des filles se baignent. Dans l’eau de midi, les torses bruns s’agitent. On joue à des jeux de tritons. Il est plaisant de battre le fleuve à pleine paume, de rire et de mouiller l’air. Il est plaisant de se moquer des filles qui se trempent avec prudence et ne s’aventurent pas, mais, surtout, qu’il est donc savoureux de se laisser cuire par le soleil et d’écorcher de ses membres le fleuve dont la belle peau fraîche reluit et resplendit, toute nue !
Un autre bateau vient de passer, suivi de plusieurs autres. On se lasse d’échanger des messages. Même les enfants ne s’émerveillent plus. Chacun vit pour soi. Les routes, les chemins de halage, sont pleins de monde. On sent courir de la richesse et l’eau secoue des écus d’or au fil de chaque sillage. Une périssoire traverse le fleuve, vive comme un martin-pêcheur, vernie et nette comme un objet de luxe.
Maintenant, avec mollesse, le fleuve se repose. Il nous rend l’image d’une belle femme accablée, immobile et qui, sans dire mot, écouterait le concert des moustiques errants. Il s’en forme des colonies qui bourdonnent et chantent tout contre l’eau. Souvent un oiseau les traverse, happe ce qui lui vient au bec, mais, diminuées, elles n’en continuent pas moins leurs bourdonnements et leurs chants pointus.
L’heure bâille, s’étire et n’en finit pas de passer. Le jour s’écoute. Soudain, tremblante et grise, une vapeur paraît à l’horizon. Elle se fonce ; elle s’étend ; nuée, elle envahit le ciel ; nuage sombre, elle s’arrondit et se bosselle au zénith… Un instant, on manque d’air, puis la chose noire crève en une giboulée.
L’averse et les coups de vent cinglent le fleuve entier. L’eau est toute frissonnante et gercée. Le cri d’un pêcheur sonne comme un cri d’alarme. Des oiseaux s’épouvantent et tournoient. Des teintes bistres glissent sur l’eau qui semble avoir pris en elle la lumière. Une colombe se lève d’un peuplier voisin, frémit au-dessus des branches et disparaît avec une plainte longue.
Bientôt, tout se rassérène. Des rayons clairs font sourire le nuage. Un merle fastueux s’égosille. Les escargots de l’herbe, sortis à frottement doux de leur coquille, se promènent, sans mauvaises pensées, et, comme pour saluer l’onde paisible et de nouveau joyeuse, un petit taureau pointe sa tête entre deux saules.
J’en vis un jour tout un troupeau qui traversait un bras du fleuve pour quitter l’île où se trouvait leur pâturage. O grandes migrations de quadrupèdes dont nous parlent les naturalistes, qu’avez-vous donc de si pathétique, et d’où vient que l’on ne peut vous décrire sans éveiller l’émotion ?
Le lendemain, il y eut une forte crue et l’île fut dangereusement inondée. Les maîtres d’école ont coutume, avec nombre de gens attentifs, ceux-là pour instruire leurs élèves, curieux de l’anecdote, ceux-ci pour eux-mêmes, de s’étonner devant ces traits singuliers de l’instinct. A vrai dire, les taureaux qui vivent près de mon fleuve en apprendraient long à qui voudrait les considérer d’un œil intelligent.
Celui qui m’occupe secoue ses cornes d’un air de défi, se retire, paraît encore et fait avec son sabot des éclaboussures. Maintenant il se penche pour boire, hésite, renifle ; deux moineaux le regardent et sautillent près de lui, sans s’effaroucher de si peu. — Allons ! va-t’en ! n’as-tu pas entendu la trompe de ton gardien ? Rentre chez toi. Voici le Crépuscule !
C’est un jeune homme cendré qui se hâte et croit qu’il n’arrivera jamais à fuir tout à fait la Nuit qui le poursuit et qui le désire. Il se retourne, craintif ; il jette un coup d’œil vers celle qui le chasse, et repart, les mains peureusement pressées contre sa poitrine. Parfois, du collier de perles mauves qui pend à son cou, une pierre tombe avec un bruit triste. Le Crépuscule passe. Souvent, une feuille se détache d’un arbre et flotte après lui, mais la Nuit s’en empare et la noie dans l’eau mortelle, tandis que le Crépuscule se hâte en égrenant son collier d’améthystes.
Et voici la Nuit ! Écoutez-la ! Regardez-la ! Elle bondit jusqu’à nous, soufflant aux quatre coins du ciel son haleine obscure qui ranime les étoiles. La Nuit danse dans l’air avec de grands gestes désordonnés. Nous ne la voyons pas bien encore, mais nous la savons présente, cette immortelle et sordide passagère du plein ciel, qui laisse s’éparpiller, insoucieuse de se montrer nue, les haillons de son vêtement !
Elle vient de s’arrêter dans un endroit où restait une toile d’araignée oubliée par le Crépuscule. Elle l’essuie d’un coup de son balai. Elle gravit l’escalier sombre en montrant ses jambes à la terre. Elle frotte tout le ciel. Elle le veut bien noir et net de toute cendre, puis, courbant sa bouche en une grimace qui essaye de sourire, elle secoue sa robe en lambeaux.
Brusquement, on se retourne, parce que l’on pense que, peut-être, quelque chose de fugitif et d’obscur nous a frôlé la joue. — Frémissons et passons ! n’y prenons point garde. — C’est la Nuit qui jette en gambadant les loques de sa robe… et le fleuve, que les rayons du jour dénudèrent, se recompose, avec ces haillons, un vêtement pour dormir.
La nuit est close, tout à fait, et je me demande, immobile, les yeux fixés vers les astres dont la clarté vient à moi contre la surface des eaux, quelles monstrueuses décompositions, pendant le sommeil du fleuve, doivent traîner parmi les roseaux et les vases, au fond de ce lit séculaire, près des rochers graisseux et des fluides anguilles, sous ce titanique épanchement d’une onde qui, toujours, va porter au bleu des mers une image de l’azur du ciel ou le reflet des étoiles vives.
On a plaisir à parler de livres où l’art tout simple tient la place de l’artifice, où la grimace le cède à l’expression, où rien n’est forcé, guindé ni théâtral, au vilain sens du mot, et dont on ne peut dire qu’ils sont un spectacle qu’autant que l’on considère comme tel ce beau buisson qui porte des roses, ou le passage de cette brise propageant son parfum.
Par l’aisance du récit que noue une intrigue aisée, par un style dont la fantaisie est aimable et française, par la richesse des images, par des caractères d’un ingénieux dessin où les ombres, finement distribuées, mettent en valeur le trait sobre et net, — d’autre part encore, à cause d’un lyrisme jamais heurté, de leur facture souple, de leur cadence savante et point monotone, enfin de l’amour qu’on y sent pour les fleurs, les arbres et les eaux, les romans de Gérard d’Houville sont des œuvres souverainement attachantes et ses poèmes de parfaites séductions.
On oublierait volontiers, à en citer d’autres, la première vertu de sa prose, vertu singulière et fort précieuse, tant elle se rencontre peu : l’intérêt, comme, de ses poèmes, on omettrait de dire qu’ils sont poétiques, ce qui, pourtant, suffit à les distinguer.
Nous en étions venus, depuis quelque temps, et, sans doute, était-ce par dégoût de la géographie psychologique et de ses découpures, à priser une façon de roman où des histoires, disposées suivant le plan d’un rez-de-chaussée de journal, nous secouaient les nerfs par une accumulation d’horreurs, par une surabondance d’amours et de trahisons, par un excès de pierreries, de marbres et d’ors (tous teints de sang) qui rappelaient les pires heures de la lycanthropie romantique. — Lorsque l’auteur de pareilles productions était Élémir Bourges et l’œuvre, son Crépuscule des Dieux, rien de plus agréable, — le souffle épique est un vent si rare que l’on en suit avec reconnaissance les indications les moins rationnelles, mais, quand l’auteur n’a qu’une voix mince, sa férocité, son opulence, ses inventions de mascarade, et, surtout, cet entêtement à vouloir souffler dans une trompette démesurée donnent à rire.
Si nous écartons le roman épique et aussi le roman social où un prosateur qui ferait peut-être un excellent épicier en gros, voire un comptable honnête, s’obstine à nous faire mourir d’ennui en nous parlant de grèves et de participation aux bénéfices quand il est question d’art, si nous ne voulons point considérer le roman arriviste, fleur nouvelle, vivace, qui promet de grandir et que son auteur compose à la façon dont on travaille à une affaire véreuse, je ne vois guère que deux types de romanciers sur les tréteaux littéraires : le routinier et l’éclaireur.
On ne sait, à vrai dire, lequel négliger davantage de celui qui brode sa banale arabesque sur une trame usée et se défend en alléguant qu’on la décora jadis de plaisants ornements, ou de celui qui, renfermé dans la cellule humide que lui fait son cerveau, met en phrases, sous couleur de tentative littéraire des théories difficiles et d’obscurs épanchements. Au moins le routinier garde-t-il parfois le souci de composer un peu, et sait-il agiter ses pantins d’amusante façon ; l’autre n’a pas même ce mérite : plié sur la marqueterie de son style, ou perdu dans une élévation niaise, peu lui chaut que son livre soit bancal et distors, que l’idée faiblisse ou s’absente… il a placé un adjectif imprévu, il a célébré en trente vers malaisés et quelques solécismes, ce certain arbre nommé « bouleau » dont il a beaucoup entendu parler. — Cela lui suffit : mandarin solitaire arrosant ses plantes naines, il est heureux.
Ces deux espèces ont d’ailleurs un caractère commun : ils ignorent l’humanité ; leurs inventions ne correspondent à rien de vrai ni de vivant. Le routinier suit son chemin habituel, portant son baluchon de dénouements brevetés et d’amours à mécanique, mais ne se demande guère si les hommes pleurent et rient comme il les fait rire et pleurer ; peu lui importe ; il n’a jamais regardé que les variations de leurs costumes, et l’autre, l’écrivain d’avant-garde « se divertissant moult tristement à la mode de sa chapelle », mais craignant toujours d’être rattrapé par le gros des troupes qu’il croit diriger, parle, dans son petit coin, de la mer, des forêts, des nuages et de Dieu avec qui il entretient commerce, parle encore de diverses autres choses, et, quand il veut un peu vérifier ses dires, regarde en lui-même. Ainsi s’agitent, gesticulent, s’époumonnent les saltimbanques de la parade, et de cette mêlée rien ne surgit qu’un cliquetis de paillons, un bruit de fausses gifles et des clameurs prostituées.
Descendons des tréteaux, nous n’y trouverions pas l’auteur qui nous occupe, et, en relisant les pages délicieuses que ce poète nous donna, goûtons une joie fraîche, franche, unie, ou certaine très savoureuse mélancolie d’automne.
Je viens de lire tous les vers et toute la prose de Gérard d’Houville, d’une traite. — Voilà. — J’ai tourné la dernière page, à regret. J’ai bu le philtre léger. Il n’en demeure plus une goutte. J’ai drainé la coupe et suis encore étourdi. Oui, je reste sous le charme, et je l’entends au sens le plus magique du mot, car c’est en vérité un charme de sortilège que ces œuvres dégagent. — Je lisais, je lisais, croyant que cela durerait toujours… et, maintenant, c’est la fin.
J’ai respiré des fleurs, suivi de l’œil des papillons, vu de l’eau qui se striait au fil d’une brise ou d’un sillage et regardé des êtres souffrir, très peu à la façon dont on souffre dans les livres, beaucoup à celle dont à l’ordinaire on souffre dans la vie, sans austérité, sans idées préconçues et sans lexiques.
De temps en temps, une petite idole très parée de bijoux, mais si féminine sous ces ornements qu’elle semble à la fois reine, chatte et vision, passe, sourit, s’enfuit.
Et puis, écoutez le vent qui pleure au dehors ! Là, dans le jardin où sont toutes les belles fleurs exotiques, rouges, bleues, jaunes et qui sentent si bon… la plainte est si lugubre qu’elle me fait oublier la joie des couleurs…
Et, l’autre jour, dans la salle fraîche où vous vous reposiez, gardée de l’ardeur du jour par les gros murs blancs, vous souvenez-vous de ce frisson qui vous parcourut parce que l’on entendait dans le pré voisin siffler la faulx d’un faucheur. Cela donnait un son aigu et sinistre que ne parvenait pas à étouffer le bruit confus des herbes froissées ! Vous étiez saisie d’un effroi si vif que vous avez appelé votre enfant et l’avez embrassé avec une sorte de fureur.
Oiseaux, fleurs et leurs parfums, bruits de la nature, cris et soupirs humains, sifflement de la mort qui passe… ah ! que l’on vous entend, que l’on vous respire et que l’on vous voit bien dans les récits de Gérard d’Houville !
Faut-il dire encore une fois pourquoi ces récits arrivent à nous émouvoir si vivement ? N’allez pas chercher bien loin ! C’est que l’on ne sent en eux ni une manière, ni des manières. — Combien il faut estimer le talent d’un auteur qui se résigne à nouer une intrigue simple ! à ne pas ergoter sur un cas de psychologie vieux comme l’arbre de science et le serpent, mais que l’on croit renouveler en le surchargeant d’épisodes ! Qu’il fait bon sentir que ces phrases furent inventées sans effort, parce que la ligne était belle, tracée ainsi, et qu’elle n’avait besoin d’autre ornement que sa propre musique !
Certes, il n’est pas impossible de tuer la sensation du déjà vu dans un sujet mille fois traité, et Gérard d’Houville nous le prouve bien par ses romans, mais ce n’est pas en tâchant de rendre ce sujet exceptionnel, en cherchant le cas particulier et rare que l’on y parvient ; c’est, tout au contraire, en le généralisant jusqu’à lui donner une portée philosophique. (Et n’allez pas croire que je vante le roman philosophique ! Je n’ai pas dit cela ! Dieux qui me comprenez ! je n’ai pas dit cela !)
Les romans de Gérard d’Houville ne sont point compliqués de thèses, de problèmes, de discussions. Les articles du code ne s’y trouvent pas cités et nul texte de loi ne vient y embrouiller le récit. Ils sont clairs, émouvants, tristes parfois, oh ! affreusement tristes ! Ce sont de beaux exemples de souffrance où de pauvres gens souffrent par et pour l’amour. Il est de ces belles histoires très dépouillées et très nues comme de ces papillons sinistres ou joyeux suivant qu’ils se posent dans un rayon ou sur une ombre. D’avance, on ne peut dire ce que deviendra un sujet simple ; le tout est de le bien traiter, car il est gros d’un chef-d’œuvre ou d’une sottise. C’est toujours le bloc de marbre de La Fontaine : dieu ?… table ?… cuvette ?…
Tels qu’ils nous sont présentés, avec l’ordonnance juste et logique de leurs chapitres, et l’absence de procédé dans leur composition, les romans de Gérard d’Houville nous ravissent comme un jardin fleuri dont le dessin serait agréable au regard. — Reste la forme. C’est là qu’un habile auteur se retrouve pour tout gâter. Il fera briller l’exacte mosaïque de ses mots, les verbes seront extraordinaires et relieront des substantifs rares par eux-mêmes et par leur placement. Certains vocables se trouveront là pour ébahir, certains autres pour scandaliser, et le tout formera une façon de casse-tête chinois sur lequel il fera bon sommeiller. — Il est une habileté plus habile : c’est d’écrire avec naturel. Travail malaisé ! car il fut toujours moins difficile de chercher longtemps que de trouver sans peine. — D’ailleurs, on ne peut savoir gré à Gérard d’Houville de s’exprimer avec la fluidité, l’harmonie et le bleu d’une source, — le naturel étant un don qui ne s’acquiert pas. — On l’a, ou, plus souvent, il fait défaut.
On oublie que, pour écrire, il faut tout de même avoir un peu pensé, un peu senti, qu’il faut ne pas ignorer son métier et savoir que ce métier ne consiste pas seulement à joindre agréablement les parties du discours. Vivons d’abord, sans idées préconçues et sans interpeller la vie, vivons de la vie de tout le monde, ou, plutôt, de la vie de ceux que l’on appelait naguère les honnêtes gens ; un jour, quand l’un de nous sera bien convaincu que le cours des heures n’est pas communément réglé sur les livres à trois francs cinquante, qu’il aura ouvert les yeux au point de voir autre chose que des couvertures jaunes, qu’il aura un peu travaillé et surtout qu’il se sera interdit de crier ses rêves par-dessus les toits, qu’en un mot il aura fait son métier tranquillement comme un bon ouvrier, — alors, mais alors seulement, se produira sous ses doigts un miracle qu’il croyait sans doute avoir asservi : ses personnages de glaise s’animeront d’un souffle humain, l’aventure qu’il narrait deviendra une aventure réelle en place d’une vaine apparence, et le style qui, dit-on parfois, est un ornement sans valeur, viendra, pour peu que l’auteur soit doué, donner à son œuvre cette dernière qualité que tout vrai poète ambitionne : la durée.
Le naturel et l’éloquence du style, — c’est particulièrement dans les descriptions de nature que nous les voyons paraître. Il y a, dans les romans de Gérard d’Houville, des paysages avec toutes leurs teintes, leurs finesses, leurs dégradations, et qui sont peints, en quelques touches, par dix mots faciles. Mais, à la place où l’auteur les a mis, par la façon dont il les a disposés, ces dix mots occupent tout leur sens, ont toute leur force. Ils évoquent d’une façon plus pure et plus précise que les lenteurs des descriptions cataloguées, ils évoquent un peu à la façon de ces estampes de Hiroshighé où il y a tant de brise, tant de brume, tant d’eaux courantes et si peu de détails, ou, mieux, un seul détail, mais celui-là juste.
Que voulez-vous de plus ? — Il y aurait toute une analyse dans la manière classique à faire sur la façon dont l’auteur nous rend les paysages, nous parle de fleurs, de soleil et de parfums ; peut-être surprendrions-nous ainsi le secret de notre émotion.
Et voilà qui nous mène à toucher la qualité première des œuvres de Gérard d’Houville, celle qui se retrouve dans chacun de ses poèmes, dans chacun de ses romans et leur donne un attrait si rare et si particulier. — Soit que l’auteur nous parle d’Ariane à Naxos, nous montre Salomé sur la terrasse blanche, ou Psyché regardant l’Amour ; soit que nous suivions la petite nymphe en fuite dans les bois, ou que nous soit montré le retour d’un amant, la séparation des amants ou un baiser d’amants ; soit qu’on nous parle de pleurs humains ou de joie humaine, toujours une sorte de terreur religieuse est évoquée qui nous force à frémir, — et ce sentiment-là rappelle son Hellade.
Bien plus qu’à des volontés mortelles, les êtres que l’on voit vivre dans les œuvres de Gérard d’Houville obéissent à la volonté des choses. Ces personnes qui sont faites d’air, de brume, de feuillage, et qui parlent, et dont on comprend les entretiens, déterminent mieux qu’une prière humaine. Un parfum, une harmonie de la nature, sont de meilleures raisons d’agir qu’une menace ou une exhortation.
Quand Gérard d’Houville nous décrit une nymphe ou une femme que dirigent et que blessent les caprices de ces dieux obscurs dont le corps et l’âme sont partout répandus, vraiment nous sommes touchés par des accents religieux. — N’est-ce point une offrande votive que firent les deux jeunes femmes de l’Inconstante quand elles tressèrent des guirlandes en l’honneur d’un beau jour ? n’est-ce point une émotion de temple qui les surprit lorsqu’elles s’embrassèrent au seuil d’un jardin parce que les saponaires et les clématites embaumaient ? — Idées harmonieuses d’un artiste qui sait regarder les fleurs, le ciel, le clair de lune, et entendre leur mystérieux langage.
Ce sentiment panthéiste, cette forte observation de la nature, ce sens poétique, se rencontrent à chaque page, — quoi d’étonnant à ce que ces poèmes au souffle large, où les vers ne se détachent pas comme des perles, même précieuses, mais forment, en belles strophes lyriques, un collier parfait, quoi d’étonnant à ce que ces histoires si fortement émouvantes, écrites avec plaisir, d’un trait, et qui ne sentent ni le labeur ni l’ennui, quoi d’étonnant à ce que de telles œuvres propagent ce ravissement un peu solennel, et pourtant si suave, qu’éveillent de fraîches roses rouges, écloses au matin ?
à madame Alec Ralli.
J’étais arrivé depuis une heure à peine, et, déjà, nous causions, assis à la limite de l’oasis, dans un lieu où l’ombre des palmes est rafraîchie par le chant d’un ruisseau.
Dès les premiers instants de notre entretien, je compris que j’avais bien fait de rendre visite à mon camarade, car, sans parler du plaisir que j’avais à le revoir après cinq ans de séparation, je l’écoutais projeter, pour le lendemain et les jours suivants, mille divertissements dont les grandes lignes et le détail m’agréaient fort : chasses, courses à cheval et flâneries nocturnes sur les bords du désert. — C’en était assez pour ravir le sensualiste que je suis. — En outre, il semblait heureux que j’eusse accepté son invitation malgré les ardeurs de ce mois d’août qui ne laisse pas d’être pénible dans certaines régions de l’Algérie.
Aussitôt sa lettre reçue, je m’étais mis à faire mes malles. On ne se laisse pas prier deux fois, sauf si l’on est insensé ou cul-de-jatte, pour gagner, lorsqu’on vous en prie, le pays des enchantements, et, d’ailleurs, Étienne B… est un esprit délicat qu’il fait bon fréquenter. Habitué à se servir de ses yeux en honnête homme, il sait considérer un bel arbre sans s’extasier aussitôt ; élevé à connaître les instants où la plus discrète parole est inconvenante, il ne souffle mot en considérant les étoiles. Dès son plus jeune âge il avait appris à se servir de ses cinq sens et à ne pas en abuser. — Devant des boissons fraîches, en promenade, ou sous le regard d’une lampe, mon ami Étienne B… est un causeur que je prise.
« Tu t’ébahis, me dit-il, parce que je suis venu m’installer ici, quand, aussi bien, j’eusse pu rester en France et m’y faire une position acceptable ! »
Il sourit, admira la belle opale de son verre d’absinthe que traversait un rayon de soleil et reprit, sans attendre ma réponse :
« Je vois que tu ne comprends rien aux délices de la vie que je mène. Vois-tu ! elles passent de loin en perfection celles que nous jugions inimitables quand, tous deux, à Aix-en-Provence, nous entreprenions bruyamment des études juridiques. Mon existence d’aujourd’hui, où les cafés, les beuglants et les petites modistes n’apportent guère leur appoint, est pourtant la seule qui me convienne absolument. Mon ami le caïd Ali, que tu verras demain, quelques touristes de passage, des camarades qui viennent me voir et ma maîtresse suffisent à me rattacher au monde, et, avec des livres, des journaux, un fusil et mon chien, je n’ai vraiment pas grand’chose à désirer. »
Comme j’objectais la monotonie de cette vie privée d’incidents :
« Tu comprends de moins en moins, dit Étienne. Quand, d’aventure, je rencontre un inconnu, je tâche de le connaître mieux, plus exactement qu’on ne le fait à Paris pour une relation de café ou un passant, bousculé par mégarde. Considère, vil Européen ! combien les paroles tombées de la bouche d’un étranger prennent de valeur et gagnent en signification quand elles se détachent sur ce fond de silence et de murmures que nous donne chaque soir la chute du soleil.
« Tiens ! le mois passé, un jeune Anglais est venu séjourner dans le village voisin ; il voulait, en tuant des outardes, prendre l’air des sables, le ton du désert. Je m’offris à le piloter. Eh bien ! je crois, en vérité, que, par nos entretiens et les indications qu’il me donna, je me suis composé une image plus nette (je ne dis pas plus juste) du jeune Anglo-Saxon que par la lecture de dix livres spéciaux et de quarante quotidiens. Ah ! quel curieux roman un auteur anglais fera, dans quelques années, en prenant, comme sujet de son étude, la génération de jeunes gens qui sortent ces temps-ci d’Oxford et de Cambridge ! Cela pourrait être, dans un plan tout différent et avec une autre distribution de lumières et d’ombres, une intéressante réplique aux Déracinés de Maurice Barrès.
« Certains soirs, je prends encore grand plaisir à compléter, par quelque trait imaginé, la figurine que j’avais modelée de mon mieux d’après les opinions de John S… La chasse finie, il parlait volontiers de ses compatriotes, et souvent avec aigreur, car, Écossais de naissance et citoyen du monde bien plutôt que d’une île, John S… avait un tour d’esprit dont le cosmopolitisme était parfois cynique. — J’ajouterai qu’il parlait fort bien notre langue, voire élégamment, et le léger accent qui marquait son origine, bien loin d’offusquer ou de sembler ridicule, donnait un certain piquant à ses discours. Oui, les propos de John S… me divertirent. Nous les tenions devant une bouteille d’absinthe et des cigarettes et, si quelqu’un nous interrompait, ce n’était point le gêneur des villes trop peuplées, mais un berger, par sa flûte lointaine, le passage d’un chameau chargé ou le crépuscule qui venait nous surprendre.
— Voici que je ne te suis déjà plus, interrompis-je. Ton ami John S… me semble être un exemple d’une espèce d’Anglais que je connais un peu et que l’on ne peut guère choisir comme type. Ceux dont je parle professent peu de goût pour Londres et ses brouillards, moins encore pour la campagne anglaise et ses humidités, et, pourtant, après avoir parcouru la France de Paris à Blois, de Blois à Pau, de Pau à Nice, ils trouvent un contentement secret à rentrer chez eux. Ils affectent de ne vanter que les architectures des bords de la Loire et les théâtres parisiens, toujours, sois-en certain, ils nourrissent le regret de leurs cigarettes blondes et de leur whisky et ce regret passe en violence toute émotion artistique. Je gage que John S…, quand il s’embarquera à Boulogne, secouera la poussière de ses souliers et que, dès le premier aspect des falaises de Folkestone, celui qui te paraissait, à Bou-Saada, un citoyen du monde, se livrera, avec simplicité et sans nulle vergogne, à des attendrissements nationalistes, ce dont je le loue d’ailleurs, car, distinguant une côte française après un long voyage, nous en ferions tout autant. »
Étienne alluma sa quinzième cigarette et répliqua un peu aigrement :
« Aussi n’ai-je point envie d’étendre à la généralité de l’espèce les quelques particularités que je notai chez le spécimen qui m’était offert ; avec cette méthode, j’arriverais à juger toute l’Angleterre par l’Armée du Salut ou les effrayantes familles que promène l’agence Cook, et toute la France par ses déplorables commis-voyageurs. — Non ! John S… (il l’avouait lui-même avec ingénuité) était supérieur à la moyenne de sa génération, mais, d’après la description qu’il me donna, un jeune homme qui sort d’une université anglaise me semble présenter une piteuse figure, car je le vois, avec quelques vertus, ignorant, de goût flottant et peu critique, et, pour tout dire, d’esprit maladroit.
— Tes trois qualificatifs sont défendables, répondis-je, mais ils demandent pourtant des notes marginales. Pour l’ignorance, elle n’est que relative : un jeune Anglais ne sait pas les mêmes choses qu’un Français de son âge, mais, ce qu’il sait, il le sait très passablement. A vrai dire, sur les bancs de l’école, il n’est point poussé par ses maîtres. Il a une trop belle raison de ne rien faire pour se donner beaucoup de mal : le sport est un masque excellent qui convient à la paresse d’un adolescent vigoureux. C’est au sport que vont presque tous les honneurs et c’est des seules prouesses athlétiques que l’on tire vanité, car il n’y a d’émulation que là. Ce qui est chez nous un passe-temps est presque un sacerdoce dans les fields anglais. — Cette ignorance est encore grossie à nos yeux parce que les choses qui nous préoccupent laissent un jeune Anglais indifférent ; elles ne l’intéressent pas ; exactement, il les ignore.
— Oui, dit Étienne, j’avais déjà pu remarquer combien devait être fausse, de l’autre côté du détroit, cette plaisanterie qui dit que le goût de la métaphysique vient en savourant le café du soir. Te souviens-tu des heures où nous nous promenions sous les platanes du cours Mirabeau à Aix ? Nous discourions, comme de bons petits romantiques, de questions qui n’avaient avec nos occupations du jour que des rapports très indirects et tout spirituels. Souvent, le bon sens nous échappait et notre conversation, entreprise sur un mode grave, finissait par un éclat de rire, mais nous n’en méditions pas moins avec ferveur, et je sens encore le bénéfice de ces élévations.
— Certes, ces traits-là, tu ne les trouveras guère dans les veillées de deux jeunes Anglais ; ils dédaignent cette gymnastique de l’esprit et pensent que ce n’est pas là leur affaire. Ils ont des philosophes pour leur fournir une philosophie, s’il leur prend fantaisie d’en chercher une, comme, aux Indes, ils auront un natif pour curer leur pipe. — C’est la division du travail mise en pratique. — Et tu ne trouverais pas davantage dans leurs conversations les vivacités continuelles qui donnaient à nos propos si plaisante figure. N’entends point que les jeunes Anglais soient chastes dans leurs discours ; je dis seulement qu’ils ne savent point les relever d’un piment érotique dont le goût se discerne sans emporter la bouche. — Autre ton de l’autre côté du détroit. Un jeune homme de là-bas veut-il être gaulois et inconvenant, on est étonné des salauderies qu’il peut émettre, ordures dont ne voudrait pas le plus infâme de nos corps de garde. Je sais que la langue se prête peu aux historiettes, mais la raison de cette grossièreté est plus profonde : à une certaine époque, les questions sexuelles, si absorbantes qu’elles soient, restent pour nous sans gravité ; ces petits jeux, auxquels nous nous livrons de grand cœur, sont, en quelque sorte, le complément de nos études, nous en parlons sans honte, avec aisance, et nos familles ont la discrétion de fermer les yeux et de sourire. — C’est le profil aimable d’une sensualité de bon aloi. — Un Anglais donne de ce sujet une toute autre interprétation. Au déduit, se rattachent mille et trois idées apocalyptiques qui en font un crime, un exemple affreux dont il serait malséant de parler, et, d’autre part, ce même plaisir est considéré comme étant de peu d’importance, plaisir inutile sur lequel la moindre émotion athlétique a le pas. — C’est le profil tragique et bas d’une sensualité de mauvais renom. — Deux façons de sentir inverses, qui peuvent s’opposer, et dont l’atlas nous donne une explication suffisante, sinon complète, par la différence des latitudes ; mais comment veut-on qu’un jeune Anglais parle élégamment du plaisir, s’il s’en fait une si laide image ?
— Tu ne m’accuseras pas de partialité pour notre race, car sur mes critiques, tu renchéris encore ! Tu fais un jeune oxonian d’aspect plus offensant que je ne le rêvais, et tu étends singulièrement son ignorance. Je la restreignais à ceci, qu’il ignore communément les plus élémentaires lois de physiologie, notions simples qui sont en quelque sorte le terreau de notre pensée. Pour indulgent qu’on soit, on s’effare un peu à voir un jeune homme bien bâti et point du tout goitreux ni imbécile, ignorer profondément ce qui différencie un pin parasol d’un casoar à casque, comment l’homme le moins compliqué respire, et de quelle façon élégante le sang parcourt ses membres !
— Je t’arrête ! m’écriai-je. Sur ce dernier point, s’il n’a pas des lumières très précises, il sait du moins que Harvey en eut plus que lui. Cela rentre dans le patrimoine national. Mais quelle étrange façon as-tu de raisonner ! et pourquoi ne donner au peuple voisin ton approbation que si tu trouves en lui ta propre image ? Un Anglais est élevé suivant un système contraire à celui que l’on prône chez nous. Quoi d’étonnant à ce que les produits d’élevages différents ne se ressemblent pas ? — Nos méthodes datent du dix-neuvième siècle ; le jeune homme formé par elles n’est guère livré qu’à des influences contemporaines, au lieu que l’adolescent soumis à la discipline d’Oxford est bien forcé de sentir obscurément que le système par lequel il est dirigé n’est que le résultat d’une longue habitude, la forme dernière d’une tradition qui remonte au douzième siècle. Les règles ont changé sans doute, depuis lors, changé au point de n’être plus reconnaissables, mais cela ne s’est point fait brusquement. En Angleterre le progrès, dont la marche est, je pense, aussi rapide qu’ailleurs, se développe par des amendements successifs, non par des révolutions. Les coutumes existantes n’ont point cet aspect codifié dont la figure géométrique plaît à notre intelligence latine, elles n’offrent rien d’architectural ; bien plutôt pourrait-on les comparer à des futaies d’une belle venue, un peu surchargées, peut-être, et dont l’ordre subtil (qui se rattache bien plus à la raison qu’à l’art) n’apparaît pas à première vue. Un jeune Anglais s’accommode fort bien de la complexité, des demi-mesures et des lignes sinueuses, comme le citoyen du commun s’accommode, passé le détroit, d’un régime dont on ne peut dire au juste s’il est surtout impérialiste ou surtout démocratique. A cet égard, nous avons des instincts d’arpenteur géomètre qui ne laissent pas d’être parfois un peu puérils, et, de même qu’il nous faut une république à bonnet rouge ou un empire semé d’abeilles, à la minute où les lys ont cessé de nous plaire, de même, adolescents, ne pourrions-nous souffrir un compromis dans l’éducation que l’on nous donne, et ne pense-t-on d’ailleurs pas à nous l’imposer.
« Le Français, qui fut toujours, en art, l’ami des demi-mesures et du lieu-commun (opinion éprouvée par le bon sens, et, par conséquent, infiniment complexe) qui, par ce fait, créa la littérature la plus universelle qui soit, est, dans les affaires d’éducation et de politique, un sectaire, partisan farouche des systèmes rationnels, bien dessinés et dont tous les angles paraissent.
« Au lycée, nos maîtres nous bourrent la cervelle de faits, d’opinions, d’exemples ; ils nous donnent à considérer des façons de voir, de penser et d’agir ; ils nous montrent des rapports, sans beaucoup nous les expliquer, et leur effort se borne à tenir notre esprit dans un état de réceptivité. Puis vient la classe de Philosophie, où l’on nous offre des méthodes à choisir. Inconsciemment (car tu penses bien que ce travail ne se fait pas en pleine lumière), suivant la secrète indication que nous donnent notre nature et les influences familiales, nous en prenons une, et voilà tout le fatras que l’on prétendit nous inculquer qui se classe lentement. — Heures graves ! — L’adolescent fermente ! — Comme pour les raisins dans la cuve, cette fermentation le trouble parfois jusqu’au plus profond de son être. C’est l’époque où sa cervelle imagine les plus folles choses, voire d’être amoureux d’étoiles diverses et souvent très basses sur l’horizon, — mais, peu à peu, il se calme, la méthode choisie s’altère, disparaît, — seul le classement reste. Il entre dans la vie, ayant reçu des lueurs de tout, lueurs qui lui donnent du monde une vue un peu floue, panoramique, et lui permettent de se spécialiser ensuite en connaissance de cause. Il a appris pas mal de faits dont il n’a retenu que les rapports, et, à cette école, il a gagné une vertu excellente, meilleure mille fois que l’érudition courte : la vertu d’oublier intelligemment. — Ainsi, nous formons l’enfant destiné aux universités par un système qui, idéalement appliqué à des générations idéales, donnerait une élite intellectuelle. Avouons-le, c’est la théorie qui nous séduit surtout : ce jeune homme qui trouve par lui-même sa raison de vivre, à qui ses maîtres ont fourni seulement les arbres du bûcher et qui, de sa propre main, allume le flambeau, ne figure-t-il pas une agréable image ?
« Cette méthode animatrice qui, chez nous, couronne l’éducation et nous est simplement proposée, est, en Angleterre, imposée au collégien dès l’abord, non pas formellement, mais de manière secrète et sûre. Il la trouve dans le règlement sévère de ses premiers jeux ; il la retrouve dans ses premières leçons. Du latin, du grec, de la géométrie, de l’histoire exacte (presque des chroniques), la glorification démesurée des grands hommes de son pays, suffisent à nourrir son cerveau, mais, dès les premiers jours, on lui apprend à former son jugement, à s’enorgueillir de lui-même, de ses muscles, de sa terre, de sa race… »
Étienne m’interrompit :
« A former son jugement ! à former son jugement d’une certaine façon, devrais-tu dire ! On pense qu’un garçon qui est d’esprit assez discipliné pour jouer dans un match de foot-ball (ce qui, je l’accorde, n’est déjà pas une mince affaire) et assez méthodique pour composer proprement un cent de vers latins, pourra, plus tard, tenir, de façon très honorable, son emploi dans le civil service et l’administration des colonies lointaines, mais c’est le sens critique, le bon goût, l’adresse d’esprit que je lui refusais, non une certaine logique de tradition, mécanique spirituelle qu’un collège de jésuites enseigne aussi bien qu’un collège anglais !
— Eh ! mon ami, tu dérailles ! m’écriai-je. Que cherche l’Angleterre et comment le cherche-t-elle ? Veut-elle, comme nous, former une élite intellectuelle ? Non pas ! Tous ses efforts, efforts patients, bien dirigés et scrupuleux, tendent à former une élite de patriciens. — Elle n’essaye pas de créer, comme on tâche de le faire chez nous, un immense collège d’électeurs éclairés, mais une aristocratie de dirigeants. Ce n’est pas un cerveau qu’elle tend à modeler dans ses universités, mais bien un caractère. — Le jeune homme est tenu loin des grands centres, loin par conséquent d’une influence étrangère (fût-ce celle de sa famille) et, dès que les portes d’Eton, puis d’Oxford, sont refermées sur lui, on lui enseigne bien moins à travailler qu’à vivre. — Si l’enfant anglais devient moins tôt que le Français un être raisonnable, combien, d’autre part, il devient plus tôt un homme tout court ! — Essaye de faire, dans un lycée, un cours de morale pratique, pas un élève ne t’écoutera, chacun regardera voler les mouches avec un petit sourire entendu. Même en classe de Philosophie, l’enseignement de la Morale est réduit à peu de chose et disparaît dans une indifférence que le professeur partage.
« En Angleterre, tout le programme des études se résume en un cours de morale pratique et, dans ce programme, il faut comprendre les jeux. L’enfant apprend la responsabilité au foot-ball, il apprend l’émulation sur la rivière, partout il acquiert cette continuité dans le dessein, cette stubbornness qui est une sorte de vaillance têtue.
« C’est là une vertu cardinale, une de ces vertus vivantes qui ne créent pas des saints, mais font de grands hommes d’action. — Un grave défaut l’accompagne : je veux dire le manque de curiosité. L’éducation donnée au jeune homme anglais tend à étouffer ses tendances à l’investigation ; elle le rend conservateur. Par opposition, prenons un exemple chez nous. La plupart des jeunes gens qui pratiquent le font par conviction. La crise religieuse qui surprend l’adolescent français le laisse, une fois passée, très croyant ou très indifférent ; un Anglais, tout au contraire, est religieux et pratiquant par habitude, par décence, parce que ses parents le sont, parce qu’enfin le culte, compris d’une certaine façon, est un trait de la grandeur de l’Angleterre et comme une des figures de la patrie. Plus tard, il pourra perdre toute foi, toute croyance, peu importe ! une habitude a été prise. — Un esprit curieux eût agi autrement. — Il en va de même en politique. Regarde combien, au temps de l’affaire Dreyfus, la jeunesse mit de diligence à comprendre exactement la portée de ses opinions, à les peser, à les définir ; j’entends la jeunesse qui prit parti non point à cause des opinions anticléricales de son entourage, non point parce que le père, la grand’tante et le confesseur affirmèrent au dîner la culpabilité de l’ex-capitaine, mais celle qui, gagnée, par nature, à une doctrine, voulut en outre, par honnêteté et scrupule, se rendre bien compte de ce qu’elle sentait.
« La conduite intellectuelle d’un jeune Anglais eût été toute autre, on l’a bien vu pendant la guerre du Transvaal. Les hommes mûrs, si bons patriotes qu’ils fussent, raisonnaient parfois leur enthousiasme et le rectifiaient d’une critique saine, d’une objection ; les jeunes gens s’y laissaient aller. A leur place, nous n’eussions pu résister au plaisir de donner à la guerre, le premier émoi passé, un commentaire et des notes ; eux, ils accueillirent les défaites par des considérations du genre de celle que l’on peut lire sur la tranche de nos pièces de cent sous, et saluèrent les victoires comme de joyeuses trompettes.
« Voilà où le manque de curiosité du jeune Anglais lui rend l’avantage, voilà qui nourrit son magnifique orgueil et son copieux dédain de tout ce qui n’est pas lui ; mais, quoi d’étonnant à ce qu’en fait d’art ce jeune homme, qu’il faut considérer comme un bel animal, confonde, dans une même admiration vague et de commande, Beethoven et Stephen Heller, Miss Austen et notre Balzac ; qu’il ne distingue pas très bien le beau du joli, la passion de la sentimentalité, et qu’enfin de compte tout cela lui soit indifférent ? Qu’importe que ses heures d’attendrissement soient ridicules, qu’il bâille devant un tableau de prix, et rêve de sport à l’audition d’une belle symphonie ! Ses dents sont bien plantées, voilà le grand point, et il sait mordre.
— Autant dire, interrompit Étienne, que tout est parfait au delà du détroit, que le système adopté par les Anglais est l’unique système pour élever des enfants parce qu’il est une politique de résultats et non de théorie, enfin que, dans cette belle arme de progrès, il n’y a pas une paille.
— Point du tout. Je pense simplement que cette méthode convient seule à la race, au climat, aux habitudes des Iles Britanniques, qu’elle a autant de défauts qu’une autre, et dont les Anglais se plaignent amèrement. — Et d’abord, le placement des Universités loin des grands centres, s’il a des avantages, a aussi plus d’un inconvénient. Le Quartier latin de Paris ne sert pas uniquement à rapprocher, dans un but de commodité, les lieux de culture, mais rapproche aussi les intelligences, crée une sorte d’atmosphère intellectuelle enivrante, bienfaisante aussi. Ce commerce idéal qui naît entre étudiants est presque méconnu en Angleterre. Le système d’instruction s’y oppose. Lorsqu’un enfant apprend par cœur certaines notions très précises, avec la manière de s’en servir, il ne pense guère qu’à garder ce trésor pour lui, au lieu que, chez nous, l’enfant, devant plus ou moins trouver lui-même sa méthode, a dans l’esprit des notions non définies, des forces non dirigées, et, parmi ces richesses, il puise pour discourir, pour converser, pour discuter. La science, chez l’étudiant français, devient une valeur d’échange dont il se sert libéralement. Il cherche à systématiser son intelligence en s’enquerant des systèmes voisins, en visitant l’esprit de ses condisciples, en respirant l’air de la rive gauche, en s’inspirant des leçons de l’heure passée.
« Penser par soi-même ! — Beaucoup de maîtres anglais déplorent de voir leurs élèves en être incapables. Il y a cinquante ans, cela n’avait que peu d’inconvénients. Les derniers développements de l’industrie ont montré le danger. — Ces temps-ci, on a fait en Angleterre beaucoup d’écoles techniques, et, dans certaines Universités, des sections techniques importantes. Elles ont produit des hommes qui connaissaient fort bien les éléments de leur science, qui étaient pleins d’érudition, mais qui, de cette érudition ne savaient pas se servir. Prenons, comme exemple, les études d’électricité. C’est dans les ateliers, non dans les écoles que sont nés les hommes utiles. Les ateliers avaient une atmosphère d’émulation corporative et scientifique qui manquait aux écoles, et mieux vaut un ouvrier habile qu’un ingénieur bon humaniste, mais maladroit.
« Voilà qui nous mène à une autre question. Chaque année l’Angleterre a besoin d’un plus grand nombre d’administrateurs pour ses colonies, puisque ces colonies se développent. L’industrie, le commerce, lui enlèvent des hommes tous les jours, mais l’Inde et les autres terres anglaises n’ont pas moins besoin d’être administrées. Or cette théorie chère aux Anglais qui met à la tête du pays une élite de patriciens commence à faiblir. L’aristocratie anglaise, je veux dire celle qui dirige le pays, devient fictive en tant qu’aristocratie lettrée. On est obligé de prendre les maîtres sur un plan moins élevé. Bientôt, les directeurs de l’Angleterre ne seront plus tous ou presque tous des classiques, car les familles ne peuvent plus payer leur éducation et l’on ne trouve pas, chez l’Anglo-Saxon, ce puissant amour de la culture qui fait se saigner les familles allemandes. — L’Anglais, épris de réalités visibles, montre moins d’enthousiasme que l’Allemand pour se dévouer à un idéal lointain. C’est une des tares de son caractère et dont la raison est facile à découvrir, puisque, durant toute sa jeunesse, on lui a montré l’importance des faits en négligeant d’indiquer celle des réflexions.
« Ces défauts que je te montre, certains Anglais les voient fort bien. Ils essayent d’y remédier, non point par une révolution à la façon française, par des décrets qui jetteraient le trouble dans tout le pays et paraîtraient sacrilèges aux hommes épris de tradition, mais par des efforts insensibles et continus, donnés sans lassitude et sans nervosité, suivant la manière habituelle de ce grand peuple.
— Oui, dit Étienne qui suivait sa première idée, on ferait un bon roman en prenant, comme sujet d’étude, quelques spécimens de cette race dangereuse et antipathique, quelques beaux spécimens de petits gentlemen bien portants, obtus et crevant de vanité… Et, maintenant que j’y pense, il me semble que lorsqu’il me quitta, mon ami John S… sifflotait le Rule Britannia d’une façon un peu ironique ! »
Mais je n’écoutais plus mon ami ; je prêtais l’oreille à des aboiements rauques et singuliers que je situais assez loin, par delà l’oasis.
« Qu’est-ce donc ? demandai-je.
— C’est un chacal, sans doute, quoiqu’il soit bien tôt encore. Si tu veux, nous pouvons aller lui rendre visite avec nos fusils.
— Volontiers ! m’écriai-je. Emmenons-nous Saïd ? »
Le sloughi d’Étienne tendait vers moi sa tête fine. C’est une vaillante bête, vigoureuse, têtue et dénuée d’esprit.
« Nous l’emmenons, dit Étienne, mais ne le caresse pas trop : il a des puces. »
Disposer sa bibliothèque suivant un plan préconçu est une tâche délicieuse, mais imaginer ce plan est plus agréable encore. D’ailleurs, je n’en approuve qu’un seul. Tous les autres, pour logiques et harmonieux qu’ils semblent, à première vue, finissent par devenir incommodants et m’irritent à la longue. — Ainsi, pourquoi mettre les livres d’histoire sur le même rayon, et ne point séparer les romans ? Quels avantages procure donc ce classement par espèces ? — Thiers voisine mal avec Michelet ; quelle insupportable obligation pour Gautier que d’avoir à toute heure, avec Laforgue, une reliure mitoyenne ! et, croyez-moi, il est presque malhonnête de laisser fréquenter à Chateaubriand les nouvelles de Mérimée. Joindre Atala et Carmen !… n’en sentez-vous point l’indécence ?
Je goûte encore moins un système qui mettrait à ma portée les livres dont je me sers le plus souvent. C’est me forcer à tolérer une compagnie qui peut être agréable, mais me devient odieuse à l’instant où je m’aperçois qu’elle est imposée. — Il me déplaît d’avoir ainsi à prendre en horreur, parce qu’il se trouve trop à portée de ma main, un ouvrage que je lis fréquemment, et, s’il me vient tout à coup l’envie de feuilleter le Tyr et Sidon de Jean de Schelandre ou le Mémoire sur Vénus de M. Larcher, ou encore de considérer les Images de plate peinture des deux Philostrates, sophistes grecs, avec les épigrammes du sieur d’Embry qui les complètent, pourquoi m’obliger à les querir en des réduits lointains, sous l’odieux prétexte que je ne fais pas de ces volumes ma lecture quotidienne ?
Je pense que l’on doit classer sa bibliothèque suivant la seule émotion que les livres dégagent, suivant la qualité de fièvre, d’intérêt, de joie ou d’ennui qu’ils nous donnent. — Il y aurait par exemple le rayon de la Douceur du foyer, celui du Regard intérieur, celui des Agréments et inconvénients d’une maîtresse, celui des Beautés naturelles ; enfin, dans un réduit secret, on réunirait, non loin d’une lampe et d’un grand fauteuil de cuir, certains livres, sous l’étiquette : Parfums exotiques et autres (Livres de voyage).
C’est la seule collection que j’aie tâché de me former. Sur ce rayon, je trouve la Prière sur l’Acropole, oraison qui convient aux beaux départs, les Moralités légendaires, le Centaure de Maurice de Guérin, Fumée d’opium de Claude Farrère, la Léda de Pierre Louÿs, quelques vers et quelques proses de Rimbaud, recopiés dans un cahier, la Mort de Venise de Maurice Barrès et ses Aventures d’Astiné Aravian, les Petits Poèmes de Baudelaire, arrachés, au mépris de toute bibliophilie, à l’exemplaire courant et reliés avec ce titre que j’aime et dont le poète nommait parfois son ouvrage : le Spleen de Paris ; la prodigieuse Histoire des boucaniers d’Amérique d’Œxmelin, enfin la Connaissance de l’Est de Paul Claudel, dont les poèmes chinois me charment en tous points, dont la couleur de couverture tient le milieu entre celle d’une sauce végétale et celle d’une eau stagnante, qui n’est point paginé, n’a pas de table des matières, où l’on se perd comme dans un labyrinthe d’idoles et de qui le titre même, si paradoxal et si exact, m’est cher, car, en lisant ces mots : Connaissance de l’Est, ne dirait-on pas d’un traité de stratégie ou d’un pamphlet sur le démantèlement des forteresses ? au lieu qu’il s’agit de pluies, de navigations nocturnes, d’un temple de la conscience, de vérandas, de banyans, de maisons haut perchées, d’une araignée noire suspendue par le derrière, de sources, de flots et d’une arche d’or dans la forêt !
Ce sont là mes vrais livres de voyage. Ils me transportent en tel lieu de la terre et du rêve qu’il me plaît de choisir, aux heures de mélancolie où l’on voudrait être en tout lieu de la terre, sauf en celui dans lequel on se trouve.
Aujourd’hui, j’ai pris le dernier venu de ces livres. Il a pauvre aspect, mais, croyez-moi, il est très précieux et garde sa splendeur comme un trésor secret. Je l’ai formé avec des poèmes repris dans ces revues que pour la plupart une même saison vit naître et mourir. — Pages qui débordent les unes sur les autres, papiers divers, caractères contrastés… tout cela est cartonné, tant bien que mal, avec ce titre : Cinquante poèmes. L’auteur : Paul Valéry. Je crois posséder au complet son œuvre poétique.
Sa plus fine particularité est qu’on ne peut en lire dix vers sans être aussitôt transporté en d’étranges contrées. Je ne sais si ces vers sont toujours excellents ; je crois même que, parfois, ils portent un peu la marque des années de symbolisme où ils furent écrits, mais à coup sûr leur auteur est un ingénieux magicien, tantôt
Tantôt :
Ou bien enfin :
Mais le lieu vers lequel les poèmes de Paul Valéry me conduisent le plus souvent est un bois, très retranché du monde où dort un étang. Près du bord, des femmes sont assises, très parées ou très nues. Celle qu’une eau légère encore diamante vient de se coucher sur l’herbe : des larmes de soleil ruissellent sur ses flancs. D’autres, qui se baignent, jouent avec des nénufars. Je vois une barque passer sur l’eau égale ; des femmes, encore, s’y trouvent qui, rêveusement suivent
Cependant la nuit descend, la nuit lactée et douce et le pâle silence.
Près de cet étang, à demi réel, à demi enchanté, s’élève un petit kiosque vert (je ne sais pourquoi, mais je le vois toujours vert), un peu japonais, un peu chinois, entouré de fleurs, kiosque baroque, un peu prétentieux, un peu simple, tout chargé de clochettes, kiosque au toit de branchages à travers lesquels la brise chante… et quelle voix vaudrait ce vent musicien ! kiosque d’un accès difficile, à l’intérieur duquel doivent fleurir des fleurs très rares, dans de très rares porcelaines, kiosque vert qui me paraît être une figure tout à fait juste de l’œuvre poétique de Paul Valéry.
Entendez bien qu’il ne s’agit pas ici d’art lyrique. Ce sont, si vous le voulez, des jeux diaprés (et l’eau est toute chatoyante), des coups d’ailes… des coups d’ailes dans une volière (mais les plumages sont si précieux ! et la volière est toute en or !) Il s’agit de complications ravissantes, analogues à celles que l’on voit en rêve, d’images vives et bizarres qui se replient sur elles-mêmes, ou se divisent ; — il s’agit d’une folie ornée et précise, d’arbustes nains qui rappellent les cèdres de la forêt, et font sourire, de sons de flûte qui étonnent, n’ayant rien de pastoral en leur étrange harmonie, de fleurs-insectes et d’insectes-fleurs, d’un labyrinthe musical et parfumé. — Jeux d’eau, disais-je, et coups d’ailes en volière… Ne cherchez ni grand fleuve, ni grand essor, — non ! tout se passe au sein du petit kiosque, si délicieusement vert, et dans ses alentours humides où de pudiques lys grandissent en silence.
Art volontairement restreint ; art délicat. On dirait d’un panneau d’Orient où la disposition des couleurs et des laques sentirait son heure. Mais les couleurs sont vives, mais les laques sont pures, et leur ensemble, certains jours, est vivement évocateur… Rêves qui transportez ailleurs ! qui donc vous crée ? les chanteurs à la grande voix de cygne ou les musiciens compliqués ?…
Et, puisque je fais des comparaisons, voici une image que je vous propose : c’est l’image d’une esquisse au pastel que je vis chez Armand Rassenfosse, le peintre graveur de Liège.
Sur une haute terrasse de marbre, close par des rinceaux de lierre sombre et de vignes sanglantes, une femme, drapée de blanc, debout contre la nuit, chante, les mains pleines de fleurs. Elle chante et son âme mélodieuse s’exhale par le sourire des lèvres entr’ouvertes. — Assis presque à ses pieds, sur la dernière marche qui conduit à la terrasse, accoté contre un vase où deux satyres se poursuivent dans le bronze, un fou joue d’une flûte dont, semble-t-il, il tire un futile vent d’ombre et de rêverie. Il est plié sur son instrument et l’on dirait qu’en le pressant à sa bouche il lui confie des secrets. Il est vieux, sa figure, toute en rides, se plisse et ses yeux brillent d’un air ambigu. Son costume est bariolé, orné, brodé, historié, fait de pièces éclatantes et chargé d’ornements. A la pointe de son chapeau s’ouvre, au milieu de trois clochettes, une rouge tulipe. Il écrase sa marotte sous son soulier de soie. — Rien ne lie les deux musiciens. — La femme est perdue dans son chant, le fou dans les méandres de sa musique, mais le peintre nous a donné, avec ses personnages, l’inspiration qui les ravit tous deux ; au delà de cette clôture sombre et sanglante que font les vignes et le lierre, au delà du marbre de la terrasse, un paysage s’étend, et c’est d’abord ce grand arbre tout proche qui occupe la moitié du ciel. Dans le dédale des branches, dans le lacis compliqué des rameaux, dans le monde des feuilles, la lune se joue et fait un éden de verdure, une ruche de joyeux rayons ; sur la terrasse elle dessine des boucliers d’argent et sur le chapeau du fou fait briller les clochettes. Plus loin, c’est la plaine voilée d’une poussière de nuit ; le dessin des choses s’y perd, on ne voit plus, sous les étoiles, qu’un cortège indécis de teintes fumeuses, que marque parfois le détail d’une colline, d’un bois ou d’un village. Partout c’est la paisible et bienfaisante nuit.
Ce pastel inachevé me séduisit, non pas seulement par ses beautés de dessin et de couleur, mais par l’exemple qu’il donne de deux façons de chanter…
Et je sais bien que l’une d’elles est plus sûre, plus éternelle, en quelque sorte, mais l’autre, croyez-moi, console mieux d’être mis sous clef par le spleen, car il vous fait évader vers ces régions étranges où près du kiosque vert, séduisant et baroque, l’étang sommeille, chargé de fleurs, tandis que, dans un ciel d’estampe japonaise, se lève cette amie des chercheurs de pierre philosophale, la lune, agréable aux insensés.
Où il y a beaucoup de bien, dit l’Ecclésiaste, il y a aussi beaucoup de personnes pour le manger. Trois amis et ma maîtresse sont venus partager le festin de mélancolie que j’avais préparé pour moi seul. Ces commensaux fâcheux se repaissent de mon rêve sans en apprécier la chère amertume, et ils parlent obstinément, et discutent, et font des gestes, ce qui est une façon particulière et personnelle d’être ému par un souvenir. Moi, je sanglote en silence et je regarde d’un air mauvais ces convives qui n’aiment point la méditation.
Ainsi, l’homme tâche à dégoûter l’homme de sa pensée par des gloses impudiques, et, pourtant, l’esprit du contemplateur retourne volontiers vers le spectacle de la détresse et c’est raisonnablement qu’il se plaît à l’écho des larmes du monde. Il vaut mieux aller à une maison de deuil qu’à une maison de festin, car, dans celle-là, on est averti de la fin de tous les hommes, et celui qui est vivant pense à ce qui lui doit arriver un jour.
Méditer sur ces grands efforts que fait la nature pour se jouer de nous est un passe-temps de prix ; s’étonner que les volcans prononcent des discours de feu, que les nuages grondent et s’embrasent, que la mer se dresse en muraille et qu’il pleuve parfois de la cendre d’ossements, vaut mieux que parler de l’âme immortelle, car les débats métaphysiques mènent à la discorde, tandis que l’ébahissement devant les spectacles élémentaires mène à l’humilité ; et, tout aussi bien, est-il oiseux de spéculer sur les causes et d’édifier des théories, en effet, celui qui considère les nuées ne moissonnera jamais.
Je veux être laissé avec le pain et le vin de ma tristesse pour fortifier mon corps et griser mon esprit ; c’est pourquoi je soupire de contentement quand mes trois amis me quittent enfin, pour aller répandre leurs paroles ailleurs, et que ma maîtresse s’endort lourdement sur l’ottomane comme une bête lasse. — Sa figure est ensevelie dans la soie d’un coussin, la lampe, indécise et verte, habille sa chair d’une teinte sinistre, et, tout entière, ma maîtresse ressemble vraiment à un jeune cadavre. — En faut-il davantage pour que mon esprit aille, dans le passé, chercher des similitudes ?
Cette foule prosternée, tandis que passe l’heure mortelle, ces gens qui hâtent, accumulent et embrouillent leurs signes de croix, au pied d’une montagne dont la gueule bave, sont, à l’avis de chacun, parfaitement émouvants et le signe qu’ils font ennoblit même la qualité de l’émotion qui les tient agenouillés et que nous savons être une peur assez basse.
Sans le vouloir explicitement, un homme épouvanté donne belle allure à ses gestes. Nous retrouvons une âme de l’an mil chaque fois qu’un écho de l’an mil se fait entendre, et les imprécations des volcans propagent une terreur que les siècles n’affaiblissent pas. — Dessiner les voies souterraines du feu, apprécier sa puissance, compter les pulsations des montagnes creuses courbe le front des savants ; une étincelle jaillie courbe le front d’un peuple entier, car les spéculations et les prédictions ne valent que le poids léger de la vanité qu’elles inspirent à leur auteur, et, d’ailleurs, tout se fait par rencontre et à l’aventure.
J’aime ce passage d’un vieux livre où Jean de Marcouville, gentilhomme percheron, nous raconte avec simplicité et ce ton naïf et crédule qui seyait alors aux descriptions merveilleuses, l’éruption du mont Etna, et, plus loin, comment l’empereur Caligula s’enfuit devant « la grande impétuosité de feu que vomissait cette montagne », exemple que Pline eût bien fait de suivre au lieu d’examiner, orgueilleux et imprudent, l’ardeur tumultueuse du Vésuve. Pour un lecteur moderne, le tour naïf de cet obscur essayiste force à sourire, et de telles grimaces ne laissent pas d’être inconvenantes. L’usage en est cependant assez répandu et ces gens sont en grand nombre qui ne craignent pas de commenter sans révérence le deuil le plus sublime et le plus désolant. Il est triste qu’il faille à toute force que tout finisse par des chansons et, parfois, l’on se prend à espérer, vainement d’ailleurs, que certaines larmes pourront être répandues sans couplets ni ritournelles. Pour des drames de cette dignité, il n’est de compassion effective que le silence, et qui donc oserait compter des paroles humaines quand discourent les volcans ? Ils n’ont besoin de chantres ni pour la louange, ni pour la raillerie, car ils savent se célébrer eux-mêmes en donnant une âme, une véritable âme de feu, aux poèmes que le premier venu compose.
Les très antiques banalités où les poétereaux s’abreuvent ont, en pareille occasion, une singulière noblesse et comme un regain de vigueur à se voir puissamment illustrés. Si je sais, en considérant cette épouvante dans son lieu et par rapport à tous les autres lieux de la terre, qu’elle n’est pour ainsi dire qu’une flammèche dans l’immensité, je sais aussi que, jadis, une ville heureuse vivait sous le soleil, épanouie comme une rose, et qu’en un jour elle fut toute souillée par la cendre et le feu.
Cependant, tout refleurira dans la nature et dans l’esprit ; les arbres étendront leurs rameaux pour les tresser à la brise ; des femmes seront belles et des hommes en ressentiront du désir ; des oiseaux reviendront se poser sur les laves et chanter leurs chansons, tandis que les nuages, tordus et retordus dans l’espace, dévideront leurs chastes quenouilles, et que la mer reflétera le ciel.
Les tourbillons d’une flamme fréquente n’empêchent pas les vignes de pousser aux coteaux de Torre del Grecco, plus qu’ils n’empêcheront la Martinique d’être, dans quelques années, une émouvante corolle éclose dans l’écume. Tout sera de même : la mémoire des hommes est courte, ils ne dédient jamais à leurs morts qu’une urne brève, car la lumière est douce et l’œil se plaît à voir le soleil.
Oui, dans peu d’années, les enfants de la Martinique iront chercher sur la grève les coquillages aux belles couleurs qui charment leurs yeux étonnés, et si, dans les replis du sable, ils trouvent d’aventure un crâne noir et luisant, ils en auront de la gaieté et se le montreront les uns aux autres avec des éclats de rire, ou, peut-être, ces trouvailles seront-elles si communes qu’ils n’y prendront point garde et ne s’arrêteront pas de jouer.
Mais, si les enfants des morts oublient vite les tombes de leurs aïeux, tombes qu’ils ne voient plus sous l’amoncellement des guirlandes, on ne saurait plaindre d’un cœur assez sincère les hommes de la génération présente qui ont échappé à la destruction. Les survivants d’une guerre, restés debout au milieu de plaines lourdes d’un double sang, peuvent surseoir à leur douleur par de beaux gestes d’exécration ou des mouvements d’orgueil, aussi bien n’ont-ils eu affaire qu’à des forces humaines et ont-ils mérité de leur race ; pour eux, le crêpe se marie au laurier vert. Combien plus grande est la détresse de ceux que le destin fit naître au pied de la sinistre montagne, qui ont vu les jours d’épouvante et ne furent pas poussés dans la grande ombre ! — Ils vivront, hantés par un incessant souvenir qui les brûlera, les noiera et les torturera chaque nuit. La continuelle méditation de l’esprit, dit l’Ecclésiaste, afflige le corps ; eux, traîneront une vie désolée parce qu’il plut à la terre de toucher l’homme de son ardeur ; ils se rappelleront en pleurant les bois anciens, les maisons claires et les sourires d’autrefois ; la plupart ne vivront pas jusqu’à l’âge où ils pourront voir reverdir les nouveaux bois, s’habituer aux nouvelles maisons et, toujours, ils resteront indifférents aux nouveaux sourires. — A bien considérer cette génération, j’ai préféré l’état des morts à celui des vivants.
Pour moi, je songe une minute encore, ma maîtresse gémit sourdement, je m’approche d’elle, je regarde son sommeil, et, durant que les vitres pâlissent parce que c’est l’aube, je considère le nombre harmonieux de sa respiration.
Il est, en Provence, un petit golfe aux bords escarpés, une calanque, ainsi que l’on dit chez nous, dont les contours et les couleurs m’émeuvent étrangement. Il fait face à l’île de Calseraigne, rocher minuscule et dépourvu de toute végétation, qui flotte à quelques centaines de brasses de la côte, entre le bec de Sormiou et Maïre. Peu de gens connaissent ces « pays ». Ils sont fort désolés, stériles à souhait, d’un abord malaisé, mais baignés d’une mer si bleue !
Pour ma calanque, elle me ravit davantage, chaque fois que je vais la visiter. Les teintes de ses eaux sont celles de la tunique d’Amphitrite et sa plage de galets blancs brille au soleil entre les deux petites falaises qui l’enserrent.
Contre les parois du rocher étincelant qui baigne dans les flots et les brises bleues sont attachés des touffes de romarin et des coquillages. Au-dessus de l’eau, c’est la région des parfums agrestes ; au-dessous, celle des couleurs humides. Et voici un plaisir qui peut toujours satisfaire celui qui s’y livre avec sincérité :
Un nouveau plant de romarin vient d’écarter deux cailloux ; un coquillage, dont le beau manteau de nacre se couvre d’algues minuscules, s’est fixé pour tout de bon sur un galet que chaque frisson de flot submerge. Timides, l’un et l’autre, mais promettant de bien faire, ce sont les enfants de la dernière nuit. Que deviendront-ils ? Chaque jour je suis leur progrès. — Le romarin est mort ou bien le romarin a grandi ; non, il fait mieux : il a délogé une pierre gênante et répand sur une autre sa verdure sèche, divisée et sombre. Il en va de même pour le coquillage : parfois il reste solitaire et parfois je retrouve tout un banc. Plus tard, j’en détacherai un individu qui grossira ma collection, et, de la plante, je couperai une tige avec sa fleur pour la sécher dans le dictionnaire français-arabe où je choisis pour mes moments de colère des imprécations pittoresques et fort mystérieuses.
Voilà qui fait de charmants amis. Je me les suis découverts, et, si je leur demande une part d’eux-mêmes pour mon musée, ce n’est pas la vaine passion du collectionneur qui me pousse, non ! c’est le désir de me les mieux rappeler.
Chères délices ! mais que l’on ne peut goûter qu’en certains coins de nature. En d’autres lieux, et particulièrement chez les mammifères, de pareils plaisirs sont décevants. Vous notez, aux pages d’une revue un article signé d’un nom aussi inconnu que l’est mon romarin ou mon coquillage… vous lisez, dans un journal, dans une feuille de province, quelque poème dont la couleur est vive, l’auteur obscur… à moins qu’en place de cœur vous n’ayez une dalle et que les épanchements des gazettes quotidiennes suffisent à nourrir votre admiration, vous voilà tout ému, n’est-ce pas ? — Constater qu’un jeune homme débute par une œuvre précieuse, quand bien même elle serait de courte haleine, est chose infiniment plaisante.
Eh bien ! il est tout à fait inutile de vous exciter. Neuf fois sur dix, vous en serez pour vos frais d’admiration. L’auteur a déjà signé, pendant quarante années, des historiettes médiocres, des odes plates ; goutte d’eau sale qu’un souffle égaré façonna par hasard en bulle irisée, il redevient goutte d’eau sale. Et si, d’aventure, il est jeune, à gonfler sa bulle de façon si étincelante, je gage qu’il s’est époumonné. Il deviendra courtier d’assurances, clerc de notaire, amateur vague. Ou bien encore, ce sera une vieille fille qui, de toute son âme racornie, aura exprimé une émouvante fiction et se remettra ensuite à tricoter pour les petits Annamites et les Madeleines repenties… Tant de gens n’ont qu’un mot à dire, le disent bien parce que, ce jour-là, un élégant nuage passait dans le ciel de mai, et puis se taisent ! Aussi, le plaisir que donne la découverte est-il trop mélangé de mélancolie pour être vraiment doux.
Tout de même, il arrive, de temps en temps, qu’une œuvre nouvelle offre, avec des qualités qui séduisent, ces promesses de durée que la force du style, la sûreté de la composition, l’originalité de la pensée, semblent déjà tenir. — Il n’est pas impossible d’imaginer une première œuvre qui soit déjà un chef-d’œuvre (entendez le mot non point dans le sens étymologique, mais dans son acception courante) et qui, par la qualité même de son excellence, promette de ne point rester solitaire.
J’eus une pareille surprise en lisant le recueil de contes par lequel débuta M. Claude Farrère : Fumée d’opium.
Entre toutes les vertus qu’un auteur peut avoir, je prise fort celle qui oblige à la crédulité.
Tel poète me montre du doigt un chêne, majestueux au milieu de ses feuilles, et dit :
« Voyez un dieu ! »
Mais je continue à voir le bel arbre entouré de verdures et chargé d’oiseaux.
« Voyez un dieu ! » dit tel autre poète.
Aussitôt, devant moi, se dresse une stature divine et la frondaison n’est qu’un manteau de sinople, et, si je continue à entendre ramager les fauvettes, c’est par les trous d’une flûte immortelle. — Je dois croire. — Je ne puis que croire. — Celui-là seul qui m’y contraignit par la force de sa parole et la persuasion de son geste est le vrai poète.
« Soyez en tel lieu ! »
Déjà je m’y trouve !
« Souffrez ! riez ! troublez-vous ! rêvez ! »
Et je souffre, je ris, je me trouble, je rêve !
Le trésor des bons artistes est fait d’une plante et d’un tissu : l’herbe magique des métamorphoses qui change l’homme en dieu ou en bête, et le tapis des quatre Facardins qui transporte son possesseur où bon lui semble.
Je veux bien qu’il soit malaisé pour un romancier de montrer une ville de province, voire un lieu quelconque du monde avec une si vive exactitude que le lecteur croit y habiter, mais il me semble plus ardu et d’un art subtil d’emmener celui qui vous écoute dans les nuées sans qu’il pense à s’en étonner ni qu’il souhaite se trouver ailleurs. — Exhorté par M. Claude Farrère, il est tout à fait inquiétant et terrible de vivre devant la Lampe, la Pipe et l’Aiguille, tandis qu’alentour s’infléchissent, fuient, se déroulent et rôdent les vapeurs noires de la Bonne Drogue.
Dans les dix-sept contes qui forment Fumée d’Opium, nous nous voyons assaillis par dix-sept épouvantes dont aucune n’a même visage ni même expression, et c’est, de la part de l’auteur, un élégant scrupule d’émouvoir non seulement par la sincérité de l’accent et la saveur du style, mais par la diversité des méthodes.
Quel est donc le procédé de ces contes qui, en nous parlant des plaisirs et des peines de l’opium, nous donnent d’abord un étrange sentiment de gêne, pour, peu à peu, nous pousser jusque dans l’effroi ? Chez Claude Farrère quel est donc le véhicule de l’épouvante ? Hoffmann, dans ses histoires surfaites, regarde le rêve à travers sa chope de bière. Marcel Schwob nous mène à la peur par les sentiers retors d’un labyrinthe. C’est par son raisonnement mathématique qu’Edgar Poe nous alarme ; par son évangélique sincérité que Thomas de Quincey donne ce ton de désespoir à ses Confessions et à ses Suspiria de Profundis. Rider Haggard nous stupéfie par la disposition de son paysage, et comment ne pas accepter l’horreur quand elle nous surprend dans les Mines du Roi Salomon ? Stevenson saisit qui l’écoute comme un puissant orage, et Wells, par son aisance à franchir les siècles et à nous parler d’heures non encore échues. Si Boissière nous inquiète par ses Fumeurs d’Opium, c’est que le scrupule de sa description inspire confiance en ce qu’il va dire, et c’est enfin par son calme affecté que Maupassant semble bien avoir atteint les dernières désinences de la peur, en nous imposant la vue de tout le visage de Méduse.
Pour son premier livre, Claude Farrère s’est permis la singulière audace de varier ses effets, à tel point que pas un des contes du recueil ne se ressemble ou n’est construit de même. A risquer d’avoir cette méthode, on risque aussi de se casser les reins. Claude Farrère paraît ne point trop se ressentir de son exploit, puisqu’il a fait, sans parade ni coups de cymbale préparatoires, un livre plein de variété et d’un intérêt puissant.
Il est plaisant, même un peu triste, de voir la gêne que nous éprouvons à louer nos contemporains. Eh ! je sais bien qu’ils promettent souvent beaucoup et ne tiennent rien, mais à quoi donc cela peut-il mener, après avoir copieusement bâillé, comme il convient, tout le long de l’insipide Princesse de Clèves, que d’accorder du génie à Mme de Lafayette, si morte de toutes les manières, quand nous savons ne pas en penser un mot ? et pourquoi ne pas dire à voix haute et vive, qu’un livre récemment paru et déjà relu vingt fois, qui est devenu notre compagnon, avec qui nous avons associé nos songes, en un mot le vrai livre de chevet, le livre frère, a des traits d’excellence à cause de sa force, de son unité et d’inoubliables pages ? — Peu m’importe que l’auteur soit vivant, car si vraiment la louange est excessive, il aura toujours des amis pour le lui faire sentir, et, si elle est juste, ces mêmes amis ne le lui laisseront pas croire.
Donc, poussé à écrire et déjà, par une faveur du ciel, maître de son style, Claude Farrère, ayant choisi l’opium comme inspirateur de ses rêves, s’est toutefois bien gardé de lui en permettre l’organisation. Il n’a pas asservi son art à l’opium et, de là vient, sans doute, une part de cette liberté de composition qui nous charme et toute cette joyeuse passion avec laquelle il nous culbute au sein de l’épouvante. Dans ce voyage vers des pays inconnus, dans cette course à l’abîme, l’opium est le point de départ, sa fumée obscure, nous la voyons encore au fond du gouffre, mais c’est Claude Farrère seul qui nous a conduits ; aussi ne faudra-t-il pas s’ébahir si sa prochaine œuvre nous parle d’autre chose. Il paraît être un de ces hommes qui devinent toutes les possibilités d’un rêve, en épuisent les formes puis qui passent à quelque émotion nouvelle, tandis que nous rêvons encore aux beaux contes qu’ils nous contaient. — Comme l’a fortement dit l’admirable artiste qui fit la préface de Fumée d’Opium : « Il est des écrivains à qui une seule expérience suffit pour imaginer un monde nouveau et qui, en jetant la seule pipe d’opium qui ait jamais touché leurs lèvres, savent ainsi prolonger indéfiniment une heure de songe et d’extase… » Et Pierre Louÿs est de ceux qui peuvent ne point disserter de ces choses en ignorant.
Les divisions mêmes de Fumée d’Opium promettent la variété de ton sans laquelle dix-sept cauchemars successifs formeraient un supplice insoutenable. — D’abord, Claude Farrère nous parle des Légendes de l’opium, de son origine mystérieuse et des héros demi-divins qui s’en grisèrent les premiers, — puis, il nous dit les Annales de la bonne drogue, et nous sommes en Indo-Chine dans le palais du Ton Doc, et nous sommes à Versailles avec M. de Fierce que nous voyons mourir dans un combat naval… (et, ce conte-là est un des meilleurs du livre, plein d’artifice, presque drôle par endroits, — tout à fait inquiétant). Les Extases nous donnent les joies de l’opium ; les Troubles, ses angoisses ; les Fantômes, ses épouvantes ; le Cauchemar, sa folie. — Cependant, l’auteur nous a entraînés, avec lui, des fumeries tonkinoises, bruissantes de moustiques et de cloportes, à Constantinople, dans les jardins du Palais Rouge, gras d’ancien sang répandu, de la baie d’Along où ricanent de monstrueux rochers, jusqu’à cette chambre du boulevard Thiers où un clown jaune et bleu écouta le latin médiéval d’Héloïse et puis s’occupa d’autre chose, l’opium lui ayant sans doute montré des visions plus merveilleuses.
Examinons les façons subtiles et sûres par lesquelles Claude Farrère nous amène à subir cette impression de gêne un peu stupéfaite, d’anxieux étonnement, qui est, dans ses contes, la porte du cauchemar.
Tantôt, c’est, au cours d’une description presque banale en sa simplicité, la survenue de quelque accident bizarre qui déconcerte, ou c’est encore, coupant une période dont la langue est choisie, la familiarité soudaine d’un mot grossier. Tantôt, l’entêtement illogique que met l’auteur à noter plusieurs fois le même trait nous déroute, bien que ce trait n’eût rien qui pût surprendre, mais il arrive à inquiéter, parce qu’il est rappelé avec insistance et hors de propos. Ici, l’accumulation de détails étranges, le paysage exotique, les parures du style créent tout de suite une atmosphère particulière, et là, au début même d’un conte, souvent à la première ligne, une proposition manifestement absurde nous stupéfie, d’autant plus que son absurdité, qui n’en est souvent une que de langage, est bien mise en lumière, est éclatante, est frénétique.
Ce n’est pas tout. — Parfois, un effet préparé pendant plusieurs pages, effet qui semble être la fin du conte, rate tout à coup ; parfois, le mélange du réel et du rêve est tellement intime, que l’hypothèse qui sert à conclure paraît dès l’abord improbable. — Et encore, si Claude Farrère raconte une histoire tout unie, toute sage, qui n’offre rien d’anormal, ne voilà-t-il pas qu’il lui propose une morale par laquelle, soudain, nous voyons la série des événements sous un nouveau jour, sinistre à l’ordinaire ! ou bien il offre deux solutions parallèles, qui, toutes deux, expliquent les faits, mais dont l’une est si banale que nous la rejetons pour prendre celle qui touche à la folie ; ou bien il nous fait un effrayant récit et passe outre, comme si l’historiette n’avait rien que de négligeable ; ou bien, enfin, il nous lance, tête première, dans l’atroce, le mystérieux, l’ahurissant, et nous en fait manger, et nous en fait boire, et nous en gave, et nous en saoule, si bien que nous ne savons plus s’il faut croire ou douter, mais que nous ne cessons pas de frémir…
Et j’oublie l’âpre gaîté qui passe souvent dans ces contes pour en accentuer le mystère, et aussi cette mélancolie grise qui met de la brume à certaines pages, et le grand soleil qui brûle certaines autres, — et le style, surtout, mâle et souple, caressant et brusque, plein d’audaces à la manière classique, un style d’essence française et de grand effet dont quelques phrases sont, dirait-on, jetées et d’autres retenues, sans compter celles qui s’interrompent, on ne sait pourquoi (on le sait au paragraphe suivant), et celles, sinueuses, qui mènent l’esprit à des pensées que l’on aurait voulu fuir, — et encore, l’humanité de ces contes, la vérité des foules, la vérité des individus, car il est très joli de montrer un fantôme, mais il vaut mieux faire croire qu’il existe.
Claude Farrère nous présente des invraisemblances tout à fait vraisemblables, des revenants pleins de vitalité, des rêves de midi (et ce choix de l’heure double leur atrocité), des suppositions de chair et d’os, des égarements rationnels et un délire où le bon sens n’a rien à reprendre… et je pense qu’en somme il vaut mieux que vous lisiez vous-même ce livre que de m’entendre disserter à son sujet.
Je m’ennuie, je m’ennuie beaucoup. — Allons ! venez dans ma chambre, tous, tant que vous êtes, vous que j’aime, qui avez de bonnes figures et qui ne pleurez pas ! Venez avec votre fard, vos clochettes, vos fleurs de papier ! Ayez sur le visage toutes vos grimaces, dans la gorge tous vos rires, dans l’âme toute votre folie, et racontez-moi les histoires que vous savez si bien raconter.
Oui, te voilà ! je te reconnais, c’est bien toi qui fus enlevée par le berger fils de Priam et d’Hécube et, pour certifier que tu valais dix ans de siège (Il ne faut pas s’ébahir, disaient les bons vieillards…) tu remues ta hanche et tu montres tes seins agréables à considérer. Tu me plais, ô toi, destructrice de vaisseaux, ô toi femme pendue à un arbre, ô toi pourvue de trois maris (à savoir : Thésée, Ménélas et Pâris), ô facile Hélène qui m’as fait tant rire !
Et toi, bel amiral, fils helvète de Nelson, toi qui portes des éperons pour dompter les vagues et dont toujours l’habit a craqué dans le dos, bel amiral suisse que j’imagine dirigeant ton escadre sur un glacier et faisant suivre à tes torpilleurs le cours impétueux de l’avalanche, combien tu m’as charmé par tes séductions vocales !
Et je vous vois aussi, brigands de grandes routes qui firent rêver les petits romantiques, ô fils délurés de Mandrin, de Cartouche, de Fra Diavolo, de Sacripanti ! ô traboucaires ! ô pendards ! ô gens de sac ! ô malandrins ! ô coupe-jarrets ! ô bandouliers ! vous qui fréquentez cette route étrange qui va de Grenade à Mantoue, qui chantez des canons dont la forme est correcte, tandis que les carabiniers se hâtent d’arriver trop tard, quelle merveilleuse joie vous dispensiez ! et que je vous en savais gré !
Hélène, Falsacappa, Orphée, Calchas, Barbe-bleue ! Roi de Béotie, grâce à vous, Offenbach asséna sur nos têtes une implacable gaîté, avec ce certain air d’Alcide en goguette que lui seul peut avoir. Et, en sortant du théâtre, notre démarche se cassait, malgré nous, selon le chant qui dansait sur nos lèvres, nous étions forcés d’avouer que l’on ne pouvait rire davantage, mais, comme le propre de l’homme est de raisonner, le désir nous vint de distinguer mieux la qualité de notre allégresse.
Cette joie ne provenait-elle pas autant du jeu des acteurs que de la musique et du livret ? — Et il nous parut alors (ingrats que nous étions !) il nous sembla qu’au lever du rideau nous avions éprouvé quelque peine à suivre Offenbach vers les régions musicales où il voulait nous mener, et qu’à certaines imitations d’opéras italiens nous n’avions ri que par entraînement et comme de confiance.
Les dieux antiques sont toujours vivants et, quand Calchas, dans la Belle Hélène, nous en parlait avec impertinence, le sacrilège nous ravissait. Nous goûtons moins la parodie d’une beauté qui semble déchue. Pour amusant qu’il soit, cet orchestre sonne bien maigre à nos oreilles habituées à de la polyphonie, et, si nous apprécions encore l’éclat de rire que tonne la batterie au prélude de la Belle Hélène, d’autres détails, et fort nombreux, nous échappent. Songeons qu’à l’époque où l’on jouait ces opérettes, les œuvres montées par l’Opéra avaient les mêmes moyens d’expression ; c’est en les empruntant pour créer du rire qu’Offenbach atteignit à l’essence la plus parfaite de la gaîté.
Il n’en reste pas moins qu’à la longue nous éprouverions du malaise à toujours nous figurer vivant sous le second Empire, quand l’envie nous prend d’écouter de la musique joyeuse. N’aurons-nous jamais un compositeur qui, du drame lyrique, fera jaillir le rire, comme Offenbach l’évoqua de l’opéra italien ?
Tout reste à faire dans cette voie ouverte par Wagner ; une forme d’art, un nouveau genre théâtral : la bouffonnerie lyrique est à créer. A peine quelques exemples guideront-ils.
Richard Strauss nous a révélé des drôleries inouïes, quand il boucha ses cuivres pour faire bêler et piétiner dans la poussière le troupeau de moutons où don Quichotte voit une armée ennemie ; déjà Vincent d’Indy nous a récréés quand, dans Wallenstein, deux moines s’avancent ridiculement, mus par le contrepoint habile de deux bassons ; de même, Dukas nous réjouit lorsqu’au cours de son Apprenti sorcier, après la pluie crépitante et l’inondation, nous atteignons au rire franc, du fait de ce balai magique dont les deux tronçons se prennent à fuguer. Et, pour quitter la musique de concert, Berlioz nous enseigna une ironie charmante par la sérénade que Méphisto chante sur l’accompagnement en pizzicato des instruments à corde ; sans oublier, parmi les innombrables gaietés de Wagner, le luth pincé de Beckmesser. Le timbre d’un orchestre polyphonique recèle des trésors de joie et ce n’est là qu’un de ses moyens d’expression. Le rhythme seul nous force à rire dans la tétralogie, quand l’orchestre sautille pour suivre les piaillements de Mime, et, parfois, une charmante drôlerie espiègle et bon enfant se balance, tandis que les violons à l’aigu, les flûtes et le glockenspiel nous disent les facéties de Loge.
Dans quelles délicieuses folies de rhythme un compositeur pourra-t-il se jeter ! Il semble vraiment que les opérettes modernes ne peuvent dépasser les effets faciles d’un éternel trois-temps. Que de valses nous furent infligées, où toutes les têtes de l’orchestre battaient une mesure ternaire !
Où est-il le compositeur qui, délaissant pour un temps le soin de faire mourir son héros, sérieusement, tandis que sonne aux cuivres un vague thème de rédemption, voudra, poussé par une immense joie, et sur le livret que lui aura soufflé la verve d’un Aristophane, broder la large symphonie lyrique, bouffonne et hurluberlue où une savante et nombreuse masse orchestrale éclaterait de rire ?
La première fois que je le vis, il faisait les cent pas devant son étalage, dans une de ces ruelles bien colorées, poussiéreuses et malodorantes (le souk des parfums, je crois) qui font le charme de Tunis. Il m’engagea, par beaucoup de prières et de courbettes, à visiter sa boutique. J’y consentis. Il y avait là, dans des caisses, des corbeilles, de l’ouate, des copeaux, du son et de la sciure, tout un assortiment de fioles et de flacons soigneusement bouchés avec de la cire. Les uns contenaient cette « essence ravie aux vieillesses des roses » ; les autres, de la pommade au jasmin ; enfin, de petits pots blancs, sur lesquels un palmier était figuré, recélaient des confitures fort pimentées.
Séduit par tout cet appareil, je goûtai, m’enduisis, me parfumai, et m’en allai, le cœur sur la main, la tête alourdie d’une incroyable migraine. — Je jurai bien de ne plus approcher de ce palais des mille et une senteurs et, pourtant, le lendemain même, je me rendais dans la ruelle coupée d’ombre et de lumière.
Du plus loin qu’il m’aperçut, le Tunisien, haussant la voix, se répandit en paroles de bienvenue et, dès l’abord, me traita comme un vieux camarade. Quelques instants plus tard, devant une boîte de rahat lokoums, gluants à souhait, et malgré l’odeur incessante de friture que dispensait la boutique d’à côté, je l’entendais, avec plaisir, me raconter des histoires de femmes. Il me nomma ses maîtresses, me les décrivit, exactement et sans rien oublier, me les vanta, me les conseilla, me donna leurs adresses, soupirait à leur souvenir, et ses yeux ne montraient plus alors que du blanc. — J’eus, au cours de sa conversation nombreuse, entremêlée de mots arabes qu’un geste traduisait, une vision nouvelle de la vie. Au fait, je l’avais eue presque pareille, étant tout enfant, quand on me confia que le palais de la fée Grignotte était bâti, de la cave au toit, en sucreries et qu’à lécher les murs on encourait d’inoubliables satisfactions.
De même, pour mon ami tunisien, les heures coulaient, délicates et mielleuses, la terre n’était qu’une conjuration de divans, de coussins, de soieries, et la femme, plus douce que la pâte de narcisse, pulpeuse comme une banane, agréable aux lèvres plus que la meilleure confiture, participait fort de la nature des bonbons et, tout entière, figurait assez bien un fondant. — Le geste mou, le frémissement des lèvres, les doigts nerveux de mon interlocuteur accentuaient cette impression, mais une saveur âcre de cantharide relevait ce que ces propos auraient eu de décidément fade, ce que cet idéal de pâtissier eût présenté de trop écœurant. — Excité quelque peu par un concours de jolies femmes, ce Tunisien eût fort bien réussi à Paris dans le rôle de conférencier mondain, tant le cosmétique, le bouc et la rose se mariaient aimablement en ses paroles.
De retour en France, je crus avoir à tout jamais perdu mon ami de Tunis. Je me l’imaginais, avec un peu de tristesse, traînant ses babouches et son burnous maculé dans les souks en pente raide, et fumant au soleil des cigarettes de tabac blond, mais, un jour, je retrouvai sous sa figure européenne, un malaise analogue à celui qu’il m’inspirait. A ce sujet, je voudrais vous décrire un autre paysage.
Il est une île singulière qui fait face à la berge de Billancourt et dans laquelle je vais parfois me promener, le dimanche soir. On peut y admirer les danses et les agitations de quelques dizaines de couples saisis par de légères ivresses et secoués par une joie exultante, une joie à saccades. Bientôt la nuit tombe, et mon plaisir commence.
Sur le plancher inégal, poussiéreux et jaune à cause de trois lampes tremblantes, les quadrilles se dissolvent et perdent à chaque figure quelque danseur. La mélancolie qui monte du fleuve fait frissonner les jeunes femmes et trembler les lèvres des garçons à casquette… C’est alors que les maigres bosquets de l’île deviennent curieux à visiter. On y perçoit des gémissements, des jurons tendres, à demi étouffés, et, contre le tronc d’un saule, le soupir continuel de la Seine qui s’épanche. Dans l’atmosphère humide, flotte une odeur de vin médiocre, de tabac moisi, de sueur et de linge. Peu à peu, le spectacle devient d’une lubricité assez noire. J’entends un rire aigu, pointu, strident, un crachat, un bruit de brise, un juron, une branche et un busc de corset qui craquent.
Je ne sais pourquoi, mais il me semble retrouver les cris de cette île joyeuse avec les causeries de mon ami tunisien dans tout un genre de littérature qui, depuis quelque temps, paraît en bonne production et de bonne vente. Ces livres aux couvertures plus ou moins illustrées sont une transposition élégante et souvent raffinée des scènes que je viens de rappeler. — Même sensualité triste dans les uns, même fadeur pimentée (si l’on peut joindre ces deux mots) dans les autres. Ils passent pour des livres gais. Leur trait le plus visible est d’être affreusement mélancoliques. — Oui, c’est bien cela ! je reconnais l’odeur de mort, les relents de pourriture spirituelle, ou bien l’odeur écœurante des parfums à bon marché, les relents des confiseries médiocres.
Oh ! les pauvres tentatives de joie !
Je ne demande pas du tout que l’amour soit gai. Les plaisanteries sur l’adultère et le cocuage finissent par lasser un peu. D’autre part, il est plus d’une belle histoire passionnée depuis Manon jusqu’à un Amateur d’Ames qui nous fait entendre le tragique duo de l’amour et de la mort, et, pour citer enfin le roman que des gens de sens et de goût délié proclament le chef-d’œuvre de la narration courte, la Femme et le Pantin ne nous montre-t-il pas le masque le plus tragique et le plus horrible que puisse prendre l’amour ? Oui, mais tout cela se passe dans les hautes régions ; ces œuvres ont un caractère commun : on n’y trouve point de grivoiseries, et c’est à cause d’un certain air grivois que les romans de Willy, par exemple, ses Claudine particulièrement, avec un style délicat, une composition habile, d’indéniables qualités d’émotion et des caractères vivants, me semblent être les fruits blets d’un mauvais arbre.
Voici qu’une impulsion galante se révèle à nouveau dans le roman français ; bientôt on ne s’occupera plus du tout d’amour, mais seulement de gymnastiques amoureuses, et, de la première page aux dernières lignes, si l’alcôve reste ouverte, la lampe ne sera certes pas baissée.
Ce sera tant pis ! — Qu’on fasse le compte de ce que ce genre littéraire nous a laissé… nous trouverons un seul nom, celui de Crébillon, le fils, et encore, je pense que personne ne le lit dans un autre dessein que celui de tâcher à ravir le secret de son admirable style. — Tout le reste est allé à l’égout, et le nom même de cent auteurs d’ouvrages galants et pommadés sont allés rejoindre les vieilles lunes, sans que nous ayons gardé le moindre souvenir de leurs gentillesses.
Mais, puisque j’ai pris comme exemple les Claudine de Willy, je m’y tiens. Je crois sentir, tout aussi bien qu’un autre, le charme qu’il y a en elles. Willy décrit la nature en traits vraiment campagnards et ses façons de la peindre sont très sympathiques. — Il court une émotion vive et prenante dans les amours de Claudine et du grand Renaud, vers leur début… mais ensuite, et avant, et tout le temps, en somme, quelle douceur provocante, quel érotisme triste dont on ne parvient pas à sortir !
Voyez-vous ! tout cela découle du goût immodéré que les auteurs de second plan ont pour le laid. Sous le prétexte imprudent que Baudelaire avait extrait la beauté du Mal, chacun a voulu se faire extracteur de beauté à son tour, et, Dieu juste ! en quels étranges lieux sont-ils allés la chercher !
Or, qu’on le remarque bien, enlevez aux Claudine les qualités de facture et d’émotion, il restera une horrible petite chose dans le genre leste et retroussé.
Il y a, dans ces livres, deux parts à faire : l’une est composée des pages où l’auteur nous dit son amour pour la campagne, les occupations légères qui sont la menue monnaie de la vie, la tristesse et les sourdes angoisses de la passion ; cette part-là est exquise et souvent même belle ; mais il s’en trouve une autre où nous sont décrites, lentement et sans rien oublier, des caresses trop prolongées, de mauvaises mœurs et des derrières de petites filles malpropres.
Eh bien ! je pense vraiment que cette part-là ne vaut rien.
C’est tout ce que je voulais dire.
Une plage plaît en toute saison, — à l’époque de sa plus grande gloire, quand, illustrée par les toilettes des femmes, les harnachements de bain et les calices renversés des parasols, elle semble, avec son arroi de tentes, le campement d’une guerre en dentelles, — à l’époque de sa plus grande désolation, quand elle est rendue tout entière à son flot, à ses vents, et que la barque sombre des pêcheurs vient seule mêler une note humaine au courroux du paysage, — à l’époque, enfin, de son renouveau, quand, sous les brises, plus tièdes, dirait-on, d’heure en heure, des fleurs semblent sourire dans la courbe de chaque vague ; mais son aspect me paraît plus séduisant, oui, et plus instructif, mille fois, vers l’époque, où, avec la saison finissante, le tumulte des baigneurs s’apaise, où la décroissance du flot n’est plus suivie par tant de mioches vêtus de rouge, où la vague n’est plus déparée par tant de gens mouillés et criards, et, surtout, où l’air n’est plus saturé par la mélodie des orchestres tziganes.
Sur la plage que je viens de quitter, le premier jour de septembre fut le dernier de la saison élégante. Dès le matin, la gare retentit, grinça, bourdonna, et les hôtels se vidèrent comme par magie. Les petits-chevaux du casino accomplirent encore un petit tour, afin qu’on les pût essuyer, puis ils s’en furent dormir.
C’est alors que l’on vit, dans ses traits les plus comiques, le tête à tête de l’homme et de la nature, car tout le monde n’était point parti (quatre familles, une dizaine de couples, trois individus solitaires prolongeaient leur séjour) et la mer était toujours là.
Au mois d’août, l’homme qui est venu se reposer des tracas de la ville devant l’océan ne regarde pas l’océan. Il a trop à faire. Il regarde ses semblables, il parle, il fume, il lit le journal, et, surtout, il se souvient, car c’est le temps des bavardages rétrospectifs et des anecdotes. — Quand il va visiter le flot de plus près, quand il se baigne, c’est avec ses compagnons, c’est en troupe. D’ailleurs, n’osant pas affronter le large, il tourne le dos à l’horizon et se mouille en considérant ses semblables, groupés devant lui sur la plage. Parfois une vague le surprend, alors il se tord, il rit, il hurle et se démène comme un insensé. Ce sont là voluptés de bain. La pelure dont il couvre sa nudité le faisant ressembler à un singe en mascarade, il accentue la ressemblance par des gestes désordonnés et naïfs. Rien n’est plus inconvenant que le spectacle d’un mortel entre deux âges qui s’agite, sans mesure et puérilement, dans l’écume. De tels jeux ne sont excusables que chez des enfants. J’ai pourtant vu des citoyens chauves et gras les priser fort.
En septembre, un homme ne trouve plus guère, sur le sable, de compagnons pour s’ébrouer. Il connaît toute l’histoire de ceux qui partagent son exil, leur vie n’a rien qui puisse, désormais, l’intéresser ou l’ébahir ; il ne lui reste plus, comme passe-temps, que de contempler la nature. Finies, les petites causeries sur l’adultère dans la tente zébrée de rouge et de blanc, finies les minutes énigmatiques et pas très rassurantes où le destin, par l’entremise de miss Isis, cartomancienne et chiromancienne experte, se dévoile après l’offrande modique, faite à la prêtresse, d’un écu de cinq francs !… On a beau avoir vécu sa vie de bourgeois tout comme un autre, on a beau avoir une femme, des enfants et du bien au soleil, on a beau ne pas croire en Dieu et très peu au diable, il passe quand même dans le dos un petit frisson quand on vous annonce, sans crier gare, de graves nouvelles pour la fin de la journée ou qu’une lettre chargée se perdra par négligence postale… Oui ! on a eu peur, mais c’était bien agréable tout de même !
Maintenant, plus d’amis, plus de devineresse ! — Les vagues jasent, elles aussi, et il se pourrait bien que l’Océan fût mystérieux… fadaises que tout cela ! C’est fini de rire, on va s’ennuyer.
Depuis quelques milliers d’années que l’homme se promène sur la croûte mouillée qu’il habite, sa vie durant, il n’a pu encore lier commerce avec elle ! — Il lui faut des êtres de chair pour sympathiser. — A certaines époques, l’homme se rapproche des arbres, des eaux, des nuages, et, bien qu’il le fasse timidement, sans confiance, les arbres, les eaux, les nuages se murmurent les uns aux autres :
« Il va nous parler enfin ! »
Mais l’homme balbutie difficilement quelques paroles…
De toutes leurs voix unies, les éléments répondent… Alors, l’homme prend peur, se cache, se gare la figure avec son bras.
Et, cependant, quelle admirable affection il méconnaît ainsi ! Il méconnaît le geste paternel des chênes et les frémissements familiers des choses vagues de l’air ; il méconnaît la constance des rochers qui le fixent et l’amitié des étangs qui lui sourient… il méconnaît tout, et préfère la fille qui lui cligne de l’œil, accotée à un réverbère. — Songe-t-il jamais que la première nuée de l’aurore est mieux fardée qu’une prostituée, a plus de séduction, et n’est point vénale ?
Non, l’homme ne veut sourire qu’aux êtres de son plan et, devant ses frères éternels, il bâille.
Il bâille, vous dis-je.
Regardez ! Le voici :
Notre homme (moi, si vous voulez, ou bien vous-même) a posé sa chaise sur un rocher et s’est posé sur elle, il a croisé ses jambes et, sur son genou, a fermé ses mains irréprochables. Il regarde. Il est seul devant tout ce bleu, devant tout ce vert et devant toute la pourpre du soleil couchant.
Eh bien ! je ne veux pas insister, faire preuve de malveillance, abuser du contraste, je ne voudrais pas médire d’un de mes semblables… je tiens seulement à indiquer, par quelques touches, les deux personnages qui tiennent la scène.
D’un côté, la mer, aérée, striée de houle, gémissante et joyeuse, plaintive dans les crevasses du roc et riant par ses écumes, baisée par le vol des mouettes, ombrée par celui des voiles, frôlée par les brises et les beaux rayons du jour, chaude, étincelante, parée, traînant sur la plage le bas de sa robe salie et le tirant à elle d’un geste mystérieux, la mer enfin, ironique, vertigineuse, — d’un côté la mer…
Et de l’autre Monsieur X… qui bâille et croit rêver.
Le plus souvent on discourait (confusément) sur l’immortalité de l’âme.
Ce soir-là, nous parlâmes de Paul Adam.
J’aime ces heures silencieuses où l’on poétise une fin de digestion par des arguments métaphysiques. En écartant le rideau de la fenêtre, on voit des flots que la lune ourle d’argent, quelques pins tordus et un ciel clouté d’étoiles, un ciel bleu plus que de raison, bleu d’un bleu profond, mais prétentieux et agressif. — Il est bon d’avoir, à portée du regard et de la main, un paysage d’une si belle tenue, car l’admirer simplement, sans emphase ni froideur donne une contenance durant ces instants où nous ne trouvons rien de bien neuf à dire sur la septième Ennéade de Plotin. On parvient alors, sans peine, à rompre les chiens et faire dériver la conversation vers une matière que l’on possède à fond et des idées que l’on sait exprimer en leur beau.
Mais cela n’est qu’une digression ; je voulais vous dire comment nous en vînmes à parler de Paul Adam.
Ce fut ainsi : la muse de la demeure où j’écris est une vieille dame à cheveux blancs et qui, au mépris des plus sages conseils de son docteur, goûte fort les longues veillées. Elle nous donne, dès le jour fini, son avis sur toutes choses, d’une voix dont le timbre est resté pur et les inflexions délicates. Elle rappelle, par la grâce courtoise de son langage, cette illustre Madeleine de Scudéry dont tant d’honnêtes gens se montrèrent amoureux et qui composait de longs romans où ses contemporains se reconnurent.
Piquée de cette comparaison que nous fîmes, un jour, en sa présence, notre muse désira lire une des œuvres de son modèle. — Le lendemain, je lui apportai Artamène ou le grand Cyrus (10 vol. in-8o). — Ainsi que je m’y attendais, ces dictionnaires lui déplurent, et, de ce fait, elle me fit, une heure durant, mille reproches.
Comme je m’humiliais et lui baisais les mains, elle s’écria :
« Enfin ! je vous pardonne, mais c’est pour vous gronder encore. Eh ! quoi ! ces livres que vous paraissez estimer, ces romans historiques de Paul Adam, sont, d’après ce que vous m’en dites, conçus dans le même esprit que ces pauvretés. »
Et, tandis que je frémissais d’avoir pu desservir par mes gloses un auteur que j’aime, elle ajouta :
« Mais oui ! la demoiselle avait des renseignements inédits sur les batailles et la stratégie du grand Condé par l’entourage de ce prince qui était de ses amis. Ces traits d’histoire secrète expliquent suffisamment la vogue de telles fadaises. Je crois que l’attention que vous portez aux livres de Paul Adam provient de raisons analogues.
« Ce romancier que je n’ai jamais vu, mais qui doit être, j’imagine, fort vieux, à en juger par les vingt ouvrages dont vous me citiez hier les étranges titres… (Les Images sentimentales ! voyons ! est-ce raisonnable ? Chair molle… pouah ! Être… serait-ce une grammaire ? on ne le dirait pas à voir le style de Paul Adam)… ce romancier semble vous avoir fourni, sur toute une époque de notre histoire, des indications qui vous surprirent, des renseignements tout à fait inédits. Suivant lui, nos plus belles révolutions ne sont plus de brusques angoisses du pays, mais le résultat, prévu par quelques initiés, de combinaisons mystérieuses.
« Une chronique, expliquée par des manœuvres de sociétés secrètes, ne me dit rien qui vaille. De mon temps, on rendait l’histoire logique en faisant intervenir la Providence à tous les coins d’un règne. Cela, du moins, était simple. Je ne crois pas que des parlotes de francs-maçons aient pu empêcher Napoléon de gagner des batailles et d’en perdre. C’est vraiment trop enfantin. Aussi, je tiens Paul Adam pour un méchant auteur qui essaye de m’en imposer par ses considérations historiques, et, se fût-il contenté de composer des romans romanesques, il ne me déplairait pas moins, car j’ai lu de lui, dans le temps, un livre où il nous racontait en un français difficile et avec un grand appareil d’hyperboles, de paraboles, de syllepses et d’ellipses plus biscornues que gracieuses, les aventures d’une jeune écervelée du nom de Clarisse et de fort mauvaise éducation, qui m’enlève toute envie de pénétrer plus avant dans les ténèbres de ses considérations historiques. »
Elle s’éventa rapidement avec un délicieux petit éventail où des amours gouachés poursuivaient des nymphes sur un fond d’arbres taillés en pyramide, et se tut. — Elle avait dit.
Je respecte fort ma vieille amie, et, le plus souvent, je la laisse discourir comme bon lui semble, mais, en vérité, il est des jours où, abusant de l’excuse que lui fournissent son âge et cette grâce fanée qui la singularise, elle passe la permission et parle trop insolemment d’un temps qui n’est plus le sien. Je crus de mon devoir de protester, et, m’installant dans un fauteuil, je me carrai comme pour pérorer tout au long.
Je tâchai d’abord de la faire revenir sur son premier grief.
« Les romans historiques de Paul Adam, lui dis-je, cette série qu’il intitule : Histoire d’un Idéal à travers les Siècles, et qui s’étend de Byzance, durant les jours de sa gloire, à Paris durant les heures contemporaines, ne sont pas des chroniques écrites par fantaisie, ni des paysages humains vus à travers des lunettes colorées. Point du tout. Les faits, les mobiles, les intentions ne sont pas déformés par l’œil qui les observe, et, en cela, je vous l’accorde, ils figurent par comparaison de fort mauvais romans historiques. Ce genre, que d’aucuns veulent aujourd’hui ranimer et faire refleurir, était, entre tous, le plus détestable.
« Un écrivain prenait quelque fable, plus ou moins historique par son essence ou ses entours, et la façonnait à l’image que lui proposait sa fantaisie du moment. Quel vilain portrait il nous donnait là ! Moïse, Vercingétorix, Pierre le Grand et Mme du Barry parlaient avec un esprit qui sentait de loin son dix-neuvième siècle. Leurs sentiments, leurs préjugés, leurs amours, étaient d’aujourd’hui, et, faute plus grave, leurs opinions politiques avaient le ton de celles que les chroniqueurs sérieux se sont faites rétrospectivement par la confrontation des textes. De plus, les héros des romans historiques sont toujours de merveilleux divinateurs. Cicéron, qui parle dans tel conte de l’antiquité latine, se doute bien, tandis qu’il se promène, pensif, sur le forum, que la loi du Christ sera la loi du monde. Saint Louis, sous son chêne, prévoit le code civil et en blâme avec esprit certains articles, et quel délice que d’entendre Christophe Colomb, traversant de nouvelles écumes, prophétiser la colonisation anglo-saxonne du nord de ce continent qu’il va découvrir !
« Voilà, dis-je, en levant les yeux vers ma vieille amie pour voir si elle m’écoutait toujours, voilà de la laide besogne. J’avoue que, parfois, elle prête à rire. Un auteur dérange volontiers Jésus-Christ ou Colbert pour le faire causer un moment avec le héros obscur d’une aventure galiléenne ou classique, et de grands hommes, exhibés ainsi pour un court instant, comme un acteur célèbre qui vient réciter une fable à un concert de charité, font piètre figure. — Cela me rappelle l’ironique et si facétieuse biographie de Napoléon que nous donnent MM. Cerfberr et Cristophe d’après la Comédie humaine. »
Je pris un volume sur la table et lus :
« Bonaparte (Napoléon), empereur des Français, né à Ajaccio. Il excusa les manèges infâmes du policier Cotenson. (L’Envers de l’Histoire contemporaine.) En avril 1813, sur la place du Carrousel, il dit à Duroc une phrase courte qui fit sourire le grand maréchal. (La Femme de trente ans.)
« Ce qui est tout naturel chez Balzac devient ridicule chez plus d’un romancier. Je n’aime guère voir la figure connue passer dans le fond du décor comme dans les revues de fin d’année. Ne dérangeons pas les grands hommes.
« Paul Adam procède suivant une méthode un peu différente. Certes, le style des narrations, la facture extérieure du roman, le côté descriptif sont bien à lui, et je ne laisserai pas sans réponse le reproche que vous faites à mon auteur d’écrire mal, mais poussons plus avant. Quels sont donc ces dialogues singuliers, ces bizarres façons, ces coutumes inconnues, ces émotions étranges, ces discours inouïs ? — Ce sont simplement les dialogues, les façons, les coutumes, les émotions, les discours de l’époque dont traite l’écrivain. Ah ! que nous voilà donc loin des Messaline en gutta-percha et des Héliogabale à figure Louis XV ! Les personnages sont vrais, ils sont criants de ressemblance, non comme des photographies, mais comme de bons portraits. Quand un costume nous est décrit, ce n’est pas la gravure de mode que nous revoyons, c’est de la chair habillée. Tant pis pour nous si nous ne reconnaissons pas nos arrière-grands-parents.
« Un auteur, sollicité par le désir d’être pittoresque et d’intéresser l’œil, tombe volontiers dans ce travers un peu bas d’insister, dans ses descriptions de costumes, sur les parties de l’habillement ou de la parure qui ne sont plus en usage. On dirait que les seigneurs du XVIIe siècle, vus à travers la fiction romanesque où ils nous sont décrits, couchent avec leur épée, que les chevaliers ne descendent jamais de cheval et croiraient déchoir s’ils ôtaient leur casque à visière, fût-ce pour boire ou baiser une belle bouche. — Le lecteur ne s’offense pas de ces puérilités à cause du plaisir qu’il trouve à voir un personnage tel qu’il se l’est toujours imaginé depuis les bancs de l’école. Il ne se figure pas Louis XIV sans perruque plus qu’il ne peut se représenter un saint sans auréole.
— N’empêche, interrompit notre muse, que les événements dont Paul Adam nous parle ont un je ne sais quoi d’étrange qui me rebute un peu. L’histoire honnête m’apprit, jadis, que tel grand personnage mourut dans son lit paisiblement et votre auteur me dit, par la bouche de héros, peut-être peints de façon très exacte, que ce même grand homme a succombé grâce à une obscure conspiration dont je ne puis dire si elle s’occupe de politique, d’astrologie ou de morale. Y a-t-il donc tant de philosophes par le monde ? et qui dirigent l’histoire et font le destin des peuples ? Je ne crois pas beaucoup aux souterrains, aux menées obscures, aux masques de fer. Cela me paraît convenir aux seuls petits enfants, lassés des dragons, des sorcières et des farfadets ! Est-ce beaucoup plus vraisemblable ? J’aimais mieux les inventions féeriques. Elles avaient du charme et de la couleur, quelque chose de plaisant qui faisait sourire et le grand mérite de n’avoir pas d’importance, au lieu que les imaginations de Paul Adam ont certain air de prophétiser, de bouleverser les idées reçues et d’obscurcir la plus simple chose, qui me déplaît fort !
— Vous pensez, répondis-je, que l’histoire est, dans ces romans, machinée de façon romanesque ? Vous n’aimez pas le carbonarisme ou ce qui lui correspond ? Vous montrez peu de goût pour les sociétés secrètes ? Leurs rites et leurs petites manies vous déplaisent ? Mais songez donc à l’étrange idée que nos arrière-petits-neveux auraient des années contemporaines si jamais on les leur décrit d’après les premières pages des journaux d’opinions extrêmes, ces journaux que lit votre concierge, mon valet de chambre et la fruitière d’en face ! Ajoutez-y les racontars du coin du feu recueillis par des âmes simples, et les mémoires des gens passionnés. Voyez maintenant quelle inquiétante histoire vous avez composée ! Combien de mines bien creusées nous seraient décrites où jésuites et libres penseurs travailleraient sourdement à de tragiques choses ! Et, sans parler des temps à venir, figurez-vous seulement une chronique des années où l’anarchie commença de se répandre, écrite par un anarchiste littérateur et par conséquent de second plan.
« Nous ne voyons plus, à certaines époques de l’empire romain, que la petite Église chrétienne. Elle est pour nous le centre du monde et, pourtant, nous savons bien que nous faussons l’histoire, puisque les chrétiens étaient alors de très petites gens dont personne ne se souciait. Demain, supposez que le mormonisme convertisse le monde, les mormons nous paraîtront avoir toujours formé une secte redoutable dont toujours nous nous défiâmes, au lieu qu’en vérité on sait d’eux seulement qu’ils prenaient plusieurs épouses, habitent près d’un lac très salé et ne s’occupent guère de nous.
« C’est là le défaut de toute histoire contemporaine. Paul Adam l’a bien vu et de ce défaut il s’est servi. Il a tâché de nous rendre l’aspect d’une époque par les yeux des gens qui vivaient à cette époque. C’est la biographie d’un grand homme faite par son secrétaire, adolescent passionné, imaginatif, de parti pris, mais qui a vu son modèle de près, qui a vécu avec lui et connaît bien les petits travers du dieu, les traits qui le rendent plus humain ; — c’est le récit d’une émeute fait par un passant qui se trouvait dans la foule. Sans doute a-t-il vu de trop près… du moins il a vu. — Sur Napoléon, nous entendons tenir, dans les livres de Paul Adam, de bien singuliers propos… mais tels étaient les propos que des gens estimés comme penseurs, guerriers ou sensualistes, tenaient sur Napoléon, durant l’empire. Un homme d’imagination pense volontiers que l’univers est ligué contre lui ; l’histoire ne retient pas sa crainte. L’histoire a-t-elle retenu les craintes et les espoirs des parents du jeune Héricourt qui, dans l’Enfant d’Austerlitz, est le protagoniste de Paul Adam ? Je ne sais, mais ces mouvements n’en ont pas moins existé dans leur âme et, si l’historien les enregistre à peine, le romancier peut leur donner une grande place. Un cas d’autosuggestion aussi vive est une marque de l’époque, un chroniqueur psychologue aurait tort de le dédaigner. Quand les fouriéristes et les saint-simoniens parlaient d’eux-mêmes, ils semblaient former le centre de l’univers, quand, maintenant, il veut parler d’eux, un biographe est bien forcé de noter cet orgueil et cette illusion qui donnent une physionomie si spéciale à ces socialistes rêveurs. L’histoire, vue de près, est toute imprégnée de rêve. Ce rêve disparaît quand on s’éloigne, les documents le remplacent, l’homme-dieu redevient un homme tout court, ses actions font son histoire, et, par contre, l’homme qui rêva, qui participa aux rêves de ses contemporains, devient une façon de dieu, ses rêves font sa légende. Or, Napoléon était, outre un homme de génie, un homme aussi. Qui sait si les émotions de ses contemporains ne le touchaient pas secrètement et ne déterminèrent pas un peu les plus illustres de ses gestes ? Les travers et les retours de sa fortune, les interférences que produisit son étoile dépendraient donc non seulement du hasard, de ses calculs, des conseils qu’il reçut et des ordres qu’il donna, mais aussi d’influences difficilement appréciables quand un siècle les a lourdement effacés. Encore une fois, cela est possible, et cette possibilité suffit à ce que les opinions, paradoxales à première vue, de Paul Adam, se trouvent justifiées. »
Ma vieille auditrice m’interrompit :
« Mais ce n’est pas cela que je vous demande ! et je n’ai que faire de vos interférences ! J’ai peut-être tort, mais les romans de Paul Adam m’ennuient. Les parlotes de bourgeois idéologues n’ont rien qui me séduise et, si elles ne valent pas plus cher, à ne considérer que leur style, les longues histoires de Dumas père m’amusent davantage. — Écoutez ! — La porte du fond s’ouvre, les courtisans se rangent, la marquise de ce que vous voudrez étouffe un soupir d’émotion, un homme chamarré annonce :
« Le Roy ! »
« Et on a envie de répondre :
« Je le marque ! »
« C’est toujours plus drôle que l’Enfant d’Austerlitz ! »
Notre muse manquait de sérieux. Je tâchai de le lui faire sentir.
« Vous badinez, mais votre plaisanterie est cependant critique. Voyons ! n’en venez-vous pas à mépriser bien vite le ridicule artifice qui donne aux romans historiques du commun le semblant de la vie et leurs grâces de parade. Rien n’est plus romanesque, paraît-il, qu’un adultère couché dans un lit célèbre et les mésaventures conjugales d’un prince du sang ont toujours de quoi intéresser le public. L’auteur prend ainsi la plus misérable intrigue, dont il ne voudrait certes pas pour un conte moderne, et la sauve en plaçant ses péripéties contre un décor que les images ont popularisé. L’alcôve ou le panorama font ainsi passer l’idylle ou la bataille. Paul Adam a visé plus haut.
« C’est une œuvre énorme qu’il a entreprise. Un idéal change suivant le cerveau qui l’a rêvé. Il se transforme ainsi que le fait une personne vivante. Il est une personne vivante, et, dans les romans de Paul Adam, il faut le considérer comme tel. Chacune des « volontés merveilleuses » qui le dictèrent à la foule y mit un peu de sa propre ressemblance et quand cet idéal grisa le petit Omer Héricourt, c’est, dans l’âme incertaine d’un enfant, d’un adolescent, presque d’un homme, d’obscures luttes qui nous sont décrites. L’idéal est parfois trop élevé. Pour atteindre à cette émotion dépensée que prône Paul Adam, il faut des forces vives qui se rencontrent peu aux époques de relâchement. On n’est pas impunément l’enfant d’une victoire, ou, du moins, risque-t-on de devenir l’homme d’une défaite. Et ne voyez pas, dans cette âme, un combat aussi intéressant (je prends le mot dans son sens le plus vulgaire) que parmi les méandres d’un roman parisien ?
« Intelligent et sensible, Héricourt est le reflet équivoque et mélancolique des temps troublés où il se développa. Il souffre de ne pouvoir se former à la ressemblance altière de ses aînés. Il plie sous les chaînes que jetèrent sur lui la famille, le temps, l’heure, les influences, et, s’il se désole d’être prisonnier, son indécision s’en accommode. L’époque ne permet pas d’imiter ces beaux caractères, tout raidis de volonté, qui l’entourent. Ils ne sont plus que les représentants superbes d’un monde en démolition, et le grand coup d’épée qui faisait à son homme une fière allure ne vaut plus que par sa beauté de souvenir. Il faut se composer un nouveau personnage, il faut innover dans les méthodes, il faut inventer sa conscience, et, pour un adolescent, la tâche est dure.
« Ballotté par mille désirs, mais tremblant d’effroi, Héricourt porte en lui une France nouvelle. Elle garde la défroque étincelante et scrupuleuse du temps où soufflait le vent d’épopée. C’est encore de quoi habiller de façon héroïque un jeune homme incertain de la qualité des parures. »
Ma vieille amie agita vivement son éventail et, après avoir créé autour d’elle un petit tourbillon, dit avec l’insolence du dieu qui parle dans sa nuée :
« Un idéal ? un idéal ! cela est fort joli. Paul Adam a donc fait l’histoire d’un idéal ; il nous a rendu les variations de cet idéal, il nous a montré le reflet de cet idéal en divers cerveaux humains. Très bien ! Vous oubliez seulement de me dire quel est cet idéal. Est-ce un idéal traditionnel ou romantique ? Touche-t-il à la morale ou à l’art ? Est-il… »
J’interrompis :
« Le définir est très simple.
« Un homme tue un autre homme ; une bête massacre une autre bête. — La force seule agit. Passons.
« Un homme évite l’attaque d’un autre homme ; une bête s’évade et dépiste une poursuite dangereuse. — La ruse seule est en jeu.
« Un homme est vainqueur d’un autre homme, sans armes, par la seule réflexion, par l’ascendant que lui donne sa pensée. — L’esprit seul est en jeu. La lutte s’est déplacée. L’émotion cérébrale a vaincu l’émotion physique.
« Un homme se trouve devant une statue. Il est subjugué. — C’est la dernière victoire ; celle d’une émotion de pensée.
« Voilà ce que prône Paul Adam.
— Et pensez-vous, sérieusement, qu’avec un tel point de départ Paul Adam arrive jamais à faire vivre ses personnages ? Rappelez-vous, mon cher, les romans de chevalerie ! Le héros éperonné, casqué, monté sur un beau cheval, armé d’un grand sabre, est tellement perdu dans le rêve qui l’occupe de conquérir une princesse que jamais, jamais, entendez-vous ? il ne songe à manger ou à dormir ! Les lecteurs des romans idéalistes ont une belle âme, je vous l’accorde, mais ils n’ont pas d’estomac (et ne voyez pas dans ce mot une basse plaisanterie) ; leur bouche n’est faite que pour le baiser, elle ignore la nourriture, leurs dents mordent mais ne mâchent point, leurs yeux regardent une belle, ils croiraient déroger, sans doute, en se fermant pour le sommeil ! Ces hommes sont de purs esprits ; dans leurs aventures, je cherche en vain ce trait de vérité qui me laisserait entendre qu’avec une âme ils ont un corps, comme aussi, dans leurs discours, ne trouve-t-on jamais cette phrase simple qui, non seulement exprime une idée, mais nous montre celui qui l’exprime. Qu’il parle lui-même ou fasse parler, Paul Adam ne cesse jamais d’employer un langage obscur.
— Il me semble, chère Madame, répondis-je, que sur ces deux points : vérité de caractère, vérité de style, vous faites par excès de sévérité une lourde erreur.
« Tel romancier nous décrit un personnage et nous nous ébahissons : quelle exactitude ! Tout est rendu, depuis la coupe de l’habit jusqu’à la palpitation des narines ! Quelle merveille sobre et précise ! — Donnez-vous la peine de regarder de plus près. — Oui, tout est rendu de ce que l’on voit quotidiennement des gens occupés de petites choses, tout est rendu de leurs gestes, du commun de leurs pensées, tout est rendu à un certain point de vue. — Encore une fois, Paul Adam cherche d’autres effets artistiques. Peu lui importe que l’un de ses héros apparaisse toujours dans notre souvenir avec une verrue sur le nez, mais il triomphe quand nous ne pouvons nous rappeler ce personnage sans qu’aussitôt nous soyons forcés de repenser ses pensées, de voir la direction de ses désirs et de connaître leur essence la plus subtile. — La ressemblance des héros de Paul Adam est celle-là même que savent donner les grands peintres et à laquelle les plus habiles d’entre les photographes n’atteignent pas. — Voulez-vous me faire dire que ces hommes sont dessinés plus grands que nature ?… Oui, cela est presque vrai. Leur démarche est parfois démesurée, leurs paroles, ils les jettent aux quatre vents, à l’aide d’une trompette immense, trompette de gala, toute tintante de grelots, enrubanée de soies rouges, de soies vertes, de brocarts, de bannières et de drapeaux qui sentent la poudre et en sont tachés ; une vive intelligence du monde les retient, un vent de sensualité folle les pousse ; ils ont le prestige des statues colossales qui voient plus d’horizon que nous. Ce n’est pas là notre humanité ?… Eh ! j’en suis bien fâché, mais c’en est une autre !… Et la façon dont elle est décrite nous donne à chaque instant de beaux exemples de ce mauvais style de Paul Adam qui vous trouble si fort !
« Sans doute, il n’est point parfait. — A l’époque où Paul Adam commença d’écrire, les néo-naturalistes parlaient une langue étrange, contournée, excessive, dure par le son et ridicule par le choix, les symbolistes ne parlaient aucune langue, ils balbutiaient difficilement un patois brouillé, liquide, affecté à l’extrême ; ils voulaient, par le placement de leurs vocables, rendre le tintement de la première goutte de rosée qui tombe dans un lys au crépuscule du Vendredi Saint et l’écho du soyeux murmure que faisaient, sur une dalle de porphyre, les sandales de Cléopâtre. Amusettes pour les Petites-Maisons !
De ces écoles, Paul Adam a gardé de mauvais ornements. La parure de son style reste défectueuse, mais le fond est excellent. Ce sont des broderies imparfaites sur une trame solide. Ce n’est pas un beau style. C’est un style musclé. Il ne coule pas, au hasard d’une fantaisie de malade, comme les déliquescentes extravagances de tel poète que l’on vanta. Si ses fleurs semblent parfois artificielles, ses fruits sont les fruits lourds d’un arbre touffu mais bien ramifié.
« Le style de Paul Adam ! Je gage que vous le reconnaîtrez sur quelque feuille que vous le trouviez. Il bouscule, fait crier, tranche, étonne, éblouit brusquement, puis caresse et soupire…
« Ce n’est déjà pas si mal pour un méchant style. »
Il y eut un silence, car je perdais haleine. Notre muse, qui tricotait allègrement sous la lampe, leva ses beaux yeux vifs.
« Mais alors, dit-elle, avec un petit sourire ambigu, Paul Adam serait, à vous entendre et suivant l’expression vulgaire dont vous vous servez parfois, un très gros monsieur ?
— Et je me souviens toujours, repris-je, sans vouloir prendre garde à cette interruption, je me souviens toujours, quand on parle légèrement d’un auteur dont la pensée, la force et la grande production devraient au moins inspirer le respect, à la vilaine figure que font ces jugements lorsqu’on vient à les rappeler quelque dix ans plus tard !
— Oh ! cher ami, voilà un mot cruel ! dans dix ans, songez donc combien ces choses me seront indifférentes ! Seule, j’espère, la voix des séraphins… »
Et, sur ces mots, notre causerie fut interrompue.
Je vous parlerai du cochon et d’un songe dont le propos est analogue, songe qui fit l’agrément de mon sommeil d’hier. Mais c’est du seul cochon que je vous parlerai d’abord.
Je l’ai admiré, ces derniers soirs, dans sa plus grande exaltation. Rose, ardent, emporté par un fier galop, il tournait autour d’un orgue qui jetait des rhapsodies à la foule accourue. Cochons qui rendez la foire de Neuilly plus joyeuse que nulle autre ! cochons luisants ! cochons bousculés par un orage mélodique ! ah ! je compris bien, en vous voyant bondir, circulairement, sous le poids de tant de jeunes femmes riantes et que vous décoiffiez par votre vive allure, cette pensée de je ne sais plus quel moine hollandais de la Renaissance :
« Le cochon est un animal d’une lubricité toujours inassouvie. »
Tandis qu’à vos côtés des vire-vires, composés de galères d’or, de barques, voire de chevaux, n’attiraient point le monde ou n’étaient occupés que par des gens de peu, les belles adolescentes se disputaient vos croupes sellées et vous chatouillaient le groin avec complaisance. D’un œil révulsé par la luxure, vous contempliez vos aimables fardeaux, et le frôlement d’une jupe, la pression d’un genou vous faisaient renifler voluptueusement.
« Être libres ! pensiez-vous, gambader dans une prairie bien arrosée et clapotante, sur les traces de ces enfants ! »
Mais toute gloire a sa peine, et l’orgue implacable vous entraînait, sans merci, vers votre destin qui est, comme celui de beaucoup d’hommes, de voir les plus beaux fruits et de ne point vous en repaître.
Pourtant, dans cette avenue de Neuilly, votre personnalité se manifestait de façon si surprenante que je ne songeais point à vous plaindre, et, d’ailleurs, je ne lisais aucune tristesse dans vos prunelles. Tout entiers, vous vous livriez, semblait-il, à l’agrément de l’heure et vos cavaliers participaient à cette joie. J’aperçus des bourgeois de sens, et qui paraissaient, pour le moins, des notaires, trouver du plaisir à chevaucher votre cou, ou bien, allongés autant que le permettait leur anatomie, à vous embrasser et vous parler à l’oreille. De telles gentillesses, pardonnables chez des femmes étourdies ou des vierges folles, mais incompatibles avec la gravité des gens dont je m’occupe, étaient l’indice d’un puissant émoi.
Charitables amis qui dispensez une heureuse paix aux hommes, combien je trouvai inexact et vil, pour tout dire, ce mot de Toussenel qui ne vous aima point : « Le porc est l’emblème de l’avare, et l’avare n’est bon qu’après sa mort. » Il pensait ainsi vous déprécier ! Quel démenti vous lui donnez, sous les lustres de foire, par le brillant et l’air triomphal de vos attitudes d’aujourd’hui.
Cochons victorieux ! cochons choisis ! cochons roses ! vous êtes au sommet de votre courbe ! Qui donc, à vous voir bondir ainsi, émules de Pégase, penserait aux bas articles des dictionnaires, faits à l’usage des hommes par d’autres hommes studieux, et où l’on voit que le terme cochon s’applique, dans la mauvaise société, aux êtres malpropres et répugnants ! Dites ! cochons ! vous traitez-vous d’hommes, les uns les autres, en témoignage de mépris ? Si je considère avec justice notre conduite, où trouverai-je le cœur de blâmer, et que dirait ma conscience quand elle sait trop bien que nous fûmes pour vous de mauvais frères.
Et je me souviens des jours d’obscure souffrance que vous endurâtes, et de cet individu de votre race (une truie, exactement) qui allaitait ses quatorze enfants, tandis qu’elle n’avait, l’infortunée, que douze tétines. Elle considérait d’un œil triste la fraction de sa progéniture qu’elle était forcée de vouer au trépas, et sa détresse était fort émouvante. J’ajouterai que la fermière vint prendre les deux affamés et les nourrit au biberon, ce qui l’obligea à se lever trois fois par nuit. D’ailleurs, elle n’agissait ainsi que par cupidité et non par amour, car elle usait, communément, envers vous de façons cruelles et me dit même, un jour, qu’il était mauvais de donner à un cochon plus de quarante compagnes durant le temps de sa vie. Une si forte affirmation, faite d’un ton doctoral et déplaisant, diminua à mes yeux la vertu de cette femme, qui, vis-à-vis de vous, jouait le rôle par lequel fut jadis illustrée la louve latine, nourrice de jumeaux.
Pourquoi les hommes vous forcent-ils, cochons ! à vous bauger en des lieux nauséabonds ? pourquoi restreignent-ils votre polygamie, quand il est de science courante que vous prisez les belles formes et qu’un rien d’embonpoint rose ne vous rebute pas ? pourquoi réservent-ils, à vous qui fîtes rire le roi Louis XI par vos gentillesses et, conséquemment, méritez les honneurs que l’on donne aux courtisans de choix, pourquoi, dis-je, vous réservent-ils l’opprobre le plus bas et l’insulte la plus aiguë ?
C’est ainsi que j’en arrive à croire que vous valez mieux que nous, et, à cette heure où, la foire s’éteignant, vous rentrez peu à peu dans l’ombre, je veille sur vos rêves. Maintenant, j’ai regagné mon logis et ma chambre ; pensif, je projette d’écrire sur vous un bel ouvrage ; déjà, je vous chante d’une voix intérieure, et, tandis que le plan de l’œuvre se dessine en mon esprit, un songe me visite, car j’ai glissé dans le sommeil.
Sur une plage, où se promènent des cochons de teintes diverses, je me trouve moi-même transporté. Je sais que je suis sur les bords d’une île légendaire, et, là-bas, dans le bois de pins où des cigales fredonnent, je reconnais le couple qui passe, enlacé : n’est-ce point la subtile Circé en compagnie du plus subtil Ulysse !… Mais ce sont les cochons qui forment le sujet de mon rêve. — Ils se promènent, parmi les bocages fleuris et les sources claires ; ils broutent ce pain de pourceau que, prétentieusement, on nomma plus tard : cyclamen ; ils conversent en langage secret, ils rêvent, ils sont heureux. Voilà plus d’une lune et demie que l’enchanteresse, fille d’Europe et d’Hypérion, les ravit à leur figure humaine et leurs allures s’en ressentent étrangement.
Parmi les compagnons d’Ulysse il en était d’intelligents et d’imbéciles. Les premiers, dans l’avatar, perdirent l’esprit, une âme d’homme ne pouvant se loger dans un corps de porc. Ils devinrent des cochons médiocres et sans distinction. Mais, un des plus jeunes matelots, célèbre pour sa belle simplicité, ce qui le faisait traiter en esclave, se trouva très à l’aise dans sa nouvelle peau, et celui-là devint un cochon d’esprit. — Quand je le vis, il s’essayait à dessiner des emblèmes sur le sable avec sa patte gauche d’avant. Bientôt, il s’éloigna, tenu à l’écart à cause de son génie. Ses compagnons, qui délibéraient depuis quelques instants, firent lentement le cercle, comme des enfants pour une ronde, mieux : comme les cochons de bois d’un vire-vire… Soudain, ô merveille ! ils se mirent à tourner en bondissant, et tous, à voix jointes, sous l’œil complaisant d’Ulysse et de Circé, ils grognaient une valse entraînante.
aux Chercheurs d’inédits.
La tristesse de ce ciel d’hiver, la neige grise et l’incapacité où l’on est d’imaginer, même vaguement, ce que peut être un soleil d’août, m’incitent à méditer un peu sur certain poème de Jules Laforgue intitulé : Complainte de l’oubli des morts.
Cet homme nous est d’un aide précieux aux jours où il pleut sans répit, où la bise exagère, où le brouillard emmitoufle la ville comme avec un cache-nez de laine sale. A ces moments, si l’on n’a pas à portée de la main un album de Beardsley, pour fréquenter quelque princesse suivie d’un nègre, ou se faisant coiffer, ou cueillant d’impossibles fleurs avec des gestes difficiles, les vers de Laforgue et ses Moralités sont, pour l’âme, une excellente médecine.
Ce soir, je veux, avec Laforgue, plaindre les pauvres morts et détester les ouvreurs de tombes dont les journaux nous content chaque jour les affreux exploits. Hélas ! si le violateur de sépultures est puni par le code quand ses petits travaux ont le décor d’un vrai cimetière, si le gazetier frémit et s’indigne quand le crime est, simplement, de chercher, dans un cercueil de vieille dame riche, un bijou enlevé à la circulation, combien il change de ton, quelles fleurs ne cueille-t-il pas dans son memento de rhétorique, lorsque le sacrilège fut caché sous un masque pieux, ou que la sépulture violée était une sépulture spirituelle !
Les insultes subies par un cadavre se payent chèrement, les injures faites à une mémoire sont à l’ordinaire glorifiées et les souvenirs ne se plaignent pas plus que les cadavres :
Un auteur vient-il à mourir, qui brilla quelque peu et fut de bonne vente, il se trouve un grand nombre de gens à l’affût du moindre lambeau de papier marqué de son écriture. Les invitations qu’il envoya, les billets que reçut son cordonnier ou sa blanchisseuse, une carte de visite cornée de sa main, forment le fond de la collection ; les lettres à ses amis (celles où le tutoiement est employé sont plus précieuses), les réclamations aux éditeurs, en sont les joyaux. Le bibliophile gardera-t-il au moins ces reliques dans une cassette bien close, loin des yeux de la foule, pour sa seule joie ? Point du tout ! il les portera à la revue où il est agréé, les publiera, les illustrera d’une préface et de notes, et ceux qui liront cette feuille sauront que X…, le grand poète, décédé à la fleur de l’âge, portait des cols rabattus, dînait à huit heures, sautait de son lit du pied gauche, et, par aventure, qu’il souffrait de douleurs intestinales. — Aimables détails ! — Mais qu’importe ! — l’impunité du bibliophile est assurée :
… Et, quand les parents et les amis du mort l’auront un peu oublié, quand ils en seront venus à surveiller moins strictement ses manuscrits, alors le petit jeu reprendra de plus belle, et les bibliophiles se mettront à la recherche des inédits. Le romancier a-t-il parfois essayé sa plume avant d’entreprendre son travail, le malheureux poète a-t-il, un jour, écrit deux vers imbéciles sur l’album d’une jeunesse qui l’en priait, a-t-il déroulé un mirliton impromptu au bas d’une lettre à sa maîtresse, l’amateur les recueillera dans son carton, puis les publiera tous en volume, réunis par un commentaire larmoyant et faussement respectueux.
Telle est la destinée de l’écrivain. Et passe encore s’il n’avait à souffrir que durant sa vie, et d’une main hostile, ou de sa propre main ! mais quel excès d’opprobre que d’avoir à souffrir, après sa mort, de la main de ceux qui prétendent l’aimer !
Voilà pourquoi on peut reprocher à tant d’amateurs sans vergogne, non seulement de tenir sur les morts des propos éhontés, mais encore de leur faire de cruelles blessures.
Lorsqu’un écrivain de valeur a jeté l’un de ses manuscrits, il est assez probable qu’il n’espère pas le voir, plus tard, tiré de l’ombre ; au moins peut-on le supposer. — Croit-on vraiment que cela ajoute grand’chose au renom d’un poète que de publier les vers qu’il bégaya ? et à la gloire d’un romancier que de mettre en vente le roman qu’il écrivit en nourrice ? — Ceux qui manquent ainsi de respect aux morts sont de mauvais disciples qui ne savent pas aimer un maître. — Mais ce sont là sensibleries puériles :
Sensibleries de même ordre que de vouloir cacher des amours. Les amours célèbres doivent être exposées, les baisers surpris et les alcôves ouvertes. — Rien ne pique si fort la curiosité que deux bouches illustres qui se joignent.
Ah ! pour Dieu ! une fois qu’ils ont vécu leur premier rôle jusqu’au bout, permettez aux grands de la terre de dormir comme des mendiants ! et ne les troublez plus ! — C’est une vile chose que cette curiosité qui pousse à troubler les morts, à prostituer leurs rêves, à répandre leurs fautes littéraires, leurs défaillances et leurs plaisanteries. — Si vous faites d’un homme un dieu, gardez-lui sa stature de dieu et, aussitôt le monument mis en place et doré, ne découvrez pas la faiblesse du modèle ! ne dites pas :
« Celui que vous voyez, en marbre, et si fier, sur cette place, fit à vingt ans un mauvais sonnet. Peuple ! écoute-le ! »
C’est la plus basse des trahisons.
Que l’on donne les variantes d’un chef-d’œuvre littéraire, voilà qui peut être d’un bon enseignement, car le livre fut parfait par l’auteur ; que l’on expose les esquisses d’un beau tableau, cela peut être excellent, car elles ont porté déjà leur fruit qui est, précisément, le tableau, et il est bon de voir la fleur qui se transforma en un fruit si précieux ; que l’on publie, à la rigueur, les papiers d’un poète inégal et curieux, d’un prosateur au talent intermittent, ces nouveaux fragments pourront n’être pas plus mauvais que ses moins bonnes productions… mais qu’on laisse dormir les morts !
Un jour, quelque bibliophile, collectionneur, monomane ou gazetier sans pudeur se verra brusquement châtié à la façon que prévoit Laforgue, et le romancier, l’artiste, le poète, trop insulté dans sa tombe, repoussant la pierre blanche, viendra d’une main furieuse
… Et, ce soir, tandis que ma gouttière pleure par brusques sanglots et que le vent s’amuse tristement dans les cheminées, je songe que bise et pluie sont peut-être la voix des morts qu’on outrage.
Un homme tombe dans la rue et meurt sur le coup. Il y avait là peu de témoins : une blanchisseuse qui allait à son travail, un député socialiste, une jeune femme vêtue avec élégance, un ouvrier électricien et… qui encore ?… mettons, si vous voulez, un arroseur.
A tous ces gens, on demandera leur opinion sur le décès du passant, car le passant était un personnage politique de valeur qui siégeait à droite et dont le brusque décès ne laisse pas d’être important. Or, la blanchisseuse, trop émue pour fournir un avis avec précision, parlera de la maladie de cœur que le saisissement lui a sans doute donnée. Elle s’occupe d’elle-même et se voit seule en cause. Lui apprend-on la qualité considérable du défunt, aussitôt elle n’a plus rien vu, elle devient muette, elle craint d’être compromise. La laisse-t-on en paix, sans interrogatoires, comme si on ne se souciait guère de son témoignage, la voilà transformée. Un puissant orgueil la possède. Elle pense avoir son portrait dans les gazettes, des journalistes à son seuil, sa page d’histoire. Elle a tout vu. Elle seule a tout vu. Ni l’ouvrier, ni l’arroseur, ni le député socialiste n’ont pu rien voir et la jeune femme bien vêtue fait un récit mensonger.
Le député socialiste répond avec plus de réserve. La réserve est même la seule chose qui importe. Le mort siégeait à droite. On doit du respect aux morts ; pourtant, il convient aussi de saisir toutes les occasions qui se présentent pour prêcher la bonne parole, aussi, à voix basse, donnera-t-il quelques anecdotes qui discréditent affreusement la victime et se terminent toutes par ces mots :
« D’ailleurs, mettons que je n’ai rien dit. »
Raisons politiques !
La jeune femme vêtue avec élégance, désireuse surtout qu’on ne la remarque pas, car elle sortait de chez son amant, tâche à rester dans le vague :
« L’homme passait. Il est tombé. On m’a dit qu’il était mort. »
Voilà qui ne convient à qui que ce soit, et, déjà, on soupçonne ce témoin d’avoir quelque chose à cacher. Sa voilette est bien épaisse ! Pourquoi veut-elle partir si vite ? Cela est louche… — D’autant plus que l’ouvrier électricien, tenant beaucoup à ce que le trépas soit dû à l’électricité, est vexé de ne point trouver de plot dans le voisinage, et que l’arroseur accuse de ce décès subit le seul Phébus qui flamboie excessivement.
Entre tant d’avis divers, que, toutefois, vous pouvez peser à votre aise, quel avis suivrez-vous ? Entre tant de témoins, qui déjà mettent de l’amour-propre à n’avoir point tort et s’intéressent plus à leur version de l’accident qu’à l’accident lui-même, auquel donnerez-vous raison ?… Et, quand les docteurs auront apporté leurs expertises (toutes contradictoires) et mis leur point d’honneur à imposer une opinion, et quand les concierges auront épilogué, et quand, enfin, la grande voix du peuple se sera fait entendre, pensez-vous ? pensez-vous sérieusement, que la cause de l’accident sera mieux connue ? Car, au fait ! de quoi ce monsieur qui passait est-il donc mort ?
Eh bien ! transportez-vous maintenant par la pensée à quelques siècles en arrière et tâchez de savoir si Sémiramis avait le mollet bien fait, si Moïse était cornu et dans quel sens tournait la spirale de ses cornes, enfin si le troisième amant de Cléopâtre prisait l’oseille plus que la chicorée et quels étaient les motifs de cette préférence !
Ce petit préambule n’a d’autre but que de me rappeler plus vivement la charmante surprise que j’eus en lisant, pour la première fois, l’Introduction aux Études historiques que M. Ch.-V. Langlois écrivit en collaboration avec M. Seignobos. Ce livre, dont on a peu parlé, je pense, hors d’un milieu d’érudits, et qui a besoin du concours de la boîte des quais ou, comme il advint dans mon cas, de l’entremise d’un ami pour être goûté par des profanes, manque tout à fait de ces grâces romanesques qui séduisent à bon compte, et, sa qualité étant sans apprêt comme aussi celle des Questions d’Histoire et d’Enseignement de M. Ch.-V. Langlois qui lui servent en quelque sorte de marginalia, son excellence ne laisse pas de rester un peu nue.
Tout lecteur, connaissant peu les procédés et les ambitions des histoires d’aujourd’hui aura, je pense, le même étonnement lorsque MM. Seignobos et Langlois lui auront révélé leurs petits secrets. Le plus souvent, il sait (et cela d’une façon vague et timide) que l’histoire n’est plus un exercice d’orateur où une belle comparaison tient lieu de preuves et quelques concetti de documents ; — peut-être comprend-il que de Mézeray à Fustel de Coulanges, de Macaulay et Motley à Green et Seeley, on a fait des progrès et que la jeunesse, la passion, la bonne volonté, qui donnent, ailleurs, des résultats appréciables, ne suffisent plus, seules, quand il s’agit de débrouiller des questions historiques ; mais je crois que, si ce lecteur dont je parle a une âme honnête, il s’ébahira sans réserve ni honte et que l’Introduction aux Études historiques l’initiera, sur la façon de faire revivre les siècles échus, à des idées nouvelles.
Il fut un temps où l’historien devait avoir, avant tout, des qualités de conteur ; — aujourd’hui, s’il peut négliger d’un cœur léger l’étude, conseillée jadis, de la poésie épique et des dramaturges, s’il peut se passer des ouvrages généraux qui enseignent à écrire l’histoire comme on enseignerait la charité, par de pieuses exhortations, — il doit se rendre un compte exact de la qualité de sa tâche, qui n’a rien à voir avec la morale et tout avec la science. La spécialisation des sciences ayant chassé de l’histoire une foule de choses, tout se réduit à se rendre clairement compte de ce que l’on fait et ne rien faire malgré soi. C’est déjà tout un programme.
« Nous nous proposons ici, disent MM. Langlois et Seignobos dans leur Introduction aux Études historiques, d’examiner les conditions et les procédés et d’indiquer le caractère et les limites de la connaissance en histoire. » Certes, les idées développées dans ce livre doivent être la monnaie courante dans un monde de chartistes, mais, en France, le public conserve jalousement un goût déplorable pour l’éloquence, et, volontiers, il accorde plus de poids à une parole dite avec âme, esprit ou passion, qu’à une affirmation déterminée par de bons documents, bien classés et bien interprétés. Cela et l’amour des fleurs fit commettre de singuliers méfaits à des historiens dont les intentions étaient pures. Et, cependant, comment leur en vouloir, quand on est déjà charmé par un exorde vif et systématique et que le plaisir ne fait que croître lorsqu’on retrouve, au cours du livre, ces images fortes en couleur qui sont l’illustration des romans historiques et auxquels les poètes firent ajouter créance par la propagande de leurs chants ?
En vérité, c’est s’engager en une dangereuse aventure que de vouloir, de nos jours, composer la plus humble monographie. Même Hubert Howe Bancroft, qui écrivit, à l’américaine, les trente-neuf volumes de son History of the Pacific States, ne put résister, malgré son arsenal d’armes scientifiques et de précision, au plaisir d’orner son œuvre d’agréments divers, choisis dans les bons auteurs. Supposons pourtant le cas d’un auteur qui se serait dépouillé de tout orgueil, imposé une forte discipline et résigné, par un héroïsme singulier, à ne point s’exagérer la valeur des documents qu’il possède, quelles sont les épreuves qui l’attendent avant même qu’il ait écrit la première page de son livre ?
M. Langlois nous en donne l’effrayante liste.
Et d’abord, les bibliothèques sont incomplètes, les lexiques mal faits, les récits inexacts. Les quatre documents qu’il a trouvés et qui lui donnaient le précieux appoint d’une opinion unanime sont copiés sur un original qu’il ignorait et, par ce fait même, perdent toute valeur. Reste ce document original. Est-il authentique ? Une supercherie est délicieuse lorsqu’elle crée Clara Gazul, actrice espagnole, Hyacinthe Miglanovitch, barde illyrien, ou la pieuse Bilitis. — Elle est honteuse quand, œuvre de faussaire, elle donne lieu à la méprise dont Daudet nous conte les épisodes réjouissants dans l’Immortel. — Sans avoir la robuste foi de Michel Chasles, qui collectionna des inédits de Vercingétorix, Sapho et Marie-Madeleine, un historien risque toujours d’être pris au piège de son document, et, chaque année, une critique sévère rend à la légende des anecdotes que l’on croyait appartenir à l’histoire.
Même authentique, un écrit peut encore trahir. Souvent un copiste malhabile, ignorant ou partial, le déforma, et de telles erreurs sont parfois difficiles à réparer. A ce propos, M. Langlois nous cite une correction de Madvig qui est vraiment un bel exemple d’ingéniosité. Ayant pensé à se représenter une lettre de Sénèque dans le type d’écriture d’après lequel elle devait avoir été copiée (sans ponctuation ni séparation entre les mots) Madvig sut lire un texte resté incompréhensible dont les mots avaient été coupés au hasard.
Il n’est pourtant de vérité que dans le document et l’on ne peut se servir, pour construire, de matériaux de seconde main, car c’est doubler, par paresse, les chances d’erreur. Tant d’historiens sont atteints de cette maladie à laquelle Froude, historien anglais, a attaché son nom, maladie que M. Langlois compare assez plaisamment au daltonisme et qui consiste à mentir de façon constante et presque ingénue, à ne point savoir distinguer le vrai du faux, à la façon de certains yeux qui différencient mal le vert d’avec le rouge.
Même quand un document est sans reproches au point de vue de son authenticité et de sa provenance, il est une autre critique que l’on doit lui faire subir : celle de sa vraisemblance et de son exactitude. Si l’on est vivement sollicité de falsifier des documents quand on écrit avec des idées préconçues, des idées de siège fait, on l’est encore plus de raconter incorrectement un événement dont on fut témoin. Paraît-il important, on l’exagère ; paraît-il indifférent, on le note à peine. Un témoin dit toujours trop ou trop peu. Questionnez-le, il répondra par monosyllabes ; laissez-le parler, vous serez étouffé par une éloquence qui, toujours, restera fumeuse. De plus, ce qu’il vous dira sera subordonné à ses occupations du jour, à l’humeur de sa femme ou à ses goûts politiques. N’exigez pas d’un homme que la question posée occupe seule, fût-ce un instant, toute sa conscience, cela serait excessif. On peut apprendre à écrire l’histoire contemporaine en suivant des débats de cour d’assises. L’homme n’a de respect que pour le passé… et MM. Seignobos et Langlois nous montrent avec quel cynisme on le traite.
Ils découvrent encore mille pièges auxquels le plus avisé se laisse prendre, et montrent les travers qui défigurent l’œuvre faite avec le plus de soin. A trop respecter les documents, on finit par oublier que ce ne sont là, en somme, que des matériaux ; ils cessent d’être un moyen pour devenir un but, et l’historien en arrive à s’éloigner à tel point de l’histoire que son travail prend tous les traits de la manie du philatéliste ou du collectionneur de cartes postales.
Il faut lire la charmante description que M. Langlois nous donne des risques professionnels de l’érudition. L’habitude de l’analyse critique mène à l’impuissance, à la paralysie historique ; l’abus de la critique mène à des excès de méfiance auxquels nul texte ne résisterait et qui font voir un problème là où il n’y en a pas ; enfin, le dilettantisme en critique mène à s’occuper de choses qui n’en valent pas la peine, à critiquer pour critiquer, quelle que soit la matière, pourvu qu’elle soit obscure, — quelle que soit l’énigme, même si la solution n’en peut être intéressante.
Cette Introduction aux études historiques présente, en son ensemble, un délicieux cours de bon sens, et, par la façon limpide et logique dont ils nous font part de ce qu’ils savent et savent si bien, ses auteurs rendent attrayante sans la vulgariser une matière que l’on tiendrait pour sèche et lourde.
Savoureuse lecture ! — elle clarifie un esprit troublé, elle supprime les penchants trop vifs au romanesque ; sans doute, elle nous parle peu des bibelots historiques offerts à l’enfance comme moyens de mnémotechnie ou motifs de récréation, mais, moins douce aux âmes sensibles qu’un recueil de légendes, elle a l’inappréciable vertu de ne point nous tromper, fût-ce par les vives couleurs d’un mirage.
Si quelques personnes ont pris la Suisse en horreur et se sentent soulevées lorsqu’un orgue de barbarie se prend à détailler Guillaume Tell, c’est que, dès l’abord, elles se sont choquées du caractère essentiel de ces paysages, de ce caractère qui, précisément, séduit l’inlassable cohorte des touristes, je veux dire l’abondance de ce qu’en art on appelle le trait.
Plongés dans la neige jusqu’aux oreilles, haussés sur un pic, attablés devant un point de vue, accrochés à une dent, penchés sur un gouffre, pensez-vous que ces malheureux hommes, que ces bourgeois enfiévrés se sont mis en de si singulières postures afin de pouvoir contempler la montagne, la forêt, la glace ou les abîmes ? Non pas ! Vous imaginez-vous que, dans la Symphonie pastorale, ils écoutent la musique ? — Ils sont tous sollicités par ce trait qui les ravit.
Au concert, ce sera l’onomatopée, le bruit du vent, la phonographie du ruisseau, et, particulièrement dans Beethoven, les imitations d’animaux ; dans la montagne, ce sera un rocher à figure humaine, un pin qui se courbe sur un trou noir, et, là ! (oh ! regardez !) une cabane solitaire, solitaire à en pleurer de compassion. Voilà qui fait leur fièvre et leur joie ; voilà qui, dans un paysage, forme la vertu qu’ils jugent seule excellente et seule délectable : le pittoresque.
Pour moi, je sais des paysages tout unis, calmes et prévus, où l’herbe verdoie avec tranquillité, où le soleil poudroie avec bienséance et qui me sont d’un meilleur agrément que tel assemblage, même inédit, de rochers, de cascades et de sentiers en tire-bouchon. Ces tableaux, dans lesquels tout est réduit à la portion congrue, éveillent en moi une complaisance qui se prolonge. Nul objet n’asservit despotiquement le regard ; les champs, les coteaux, les bosquets, le ciel et les ruisseaux jouent honnêtement leur partie dans un concert tranquille, et mon admiration, plus répandue, également divisée, n’en est que mieux satisfaite.
J’éprouve un goût de pareille qualité pour les Stances de Jean Moréas. Ces harmonieux développements, sobres d’images et dont l’expression est comme retenue, fixent d’ordinaire un lieu commun ou figurent une élévation poétique. Leur lyrisme est plein de mesure et leurs accents, pour émus qu’ils soient, ne se forcent point. Le poète souffre-t-il d’une douleur amère, il ne se déchire pas le visage et ne nous livre pas son cœur découpé en petits morceaux. Non. Il préfère se voiler simplement la face avec un beau geste classique ou, se détournant, nous montrer la course légère des nuées dans un ciel pur.
En somme, les Stances semblent participer assez peu de l’art auquel les poètes nous accoutumèrent durant ces dernières années. A une époque où l’on tâche de faire dire aux mots plus qu’il n’y a dans eux, où l’on plie la langue à des exercices inusités, où l’expression est contournée, disloquée et parfois même rompue par d’insolites gymnastiques, Jean Moréas va s’abreuver à des sources plus claires. Parfois ses vers nous paraissent presque fades ; habitués que nous sommes aux émotions violentes, nous cessons de percevoir le charme liquide de son inspiration. La faute n’en est pas au poète, et c’est d’un regrettable exemple que de voir des critiques, trop amateurs d’orchidées, apprécier difficilement les parfums d’un bouquet champêtre et la ligne gracieuse d’une gerbe liée. — A trop vivre dans un hôpital, on ne sent plus la fraîcheur d’une prairie où la brise, en place d’éther et de phénol, ne nous apporte que le facile arome de la saison.
Seules les impressions rares semblent valoir aujourd’hui d’être retenues, et ce n’est pas pour en tirer une loi générale que l’on s’occupe de ces monstruosités particulières, ce n’est pas pour construire une violente synthèse que l’on se penche sur ces exceptions, mais bien pour goûter la joie de les décrire.
Soit ! décrivez des monstres ; occupez-vous du veau à cinq pattes, de l’homme à deux têtes et faites votre ami d’un mangeur de serpents, mais, quand l’heure sera venue de transposer leur charme par votre art, rendez-nous cette horreur avec des mots exacts et dans un vocabulaire assez choisi pour montrer ce qu’il y a d’éternel dans toute difformité. — Filtrez votre langue, rhythmez votre style et, surtout, choisissez, parmi tous les exemples dont vous faites collection, ceux-là seuls qui peuvent éveiller une pensée. — Élevez-vous, en un mot, au-dessus de votre sujet. — Les nains de Velasquez sont l’honneur du Prado.
Voilà qui s’appelle prêcher en vain ! — Pour contenter les amateurs de raretés, il faut que la forme puisse concourir honorablement avec le fond. On écrit, non plus pour se faire entendre, mais pour suggérer, pour évoquer… que sais-je encore ! — Ah ! qui dira les puérilités du style évocateur, des phrases suggestives !
Ce que Verlaine disait de la rime s’applique si bien à d’autres sujets !
Les phrases n’ont plus la cadence honorable qu’on leur connaît. Elles ne marchent plus, elles gigotent. Les mots sont placés au petit bonheur. La période se développe comme elle peut ; on y fourre tout ce qu’on trouve. C’est compacte comme du mastic. Quand l’auteur, malgré sa folie, a du talent, les trouvailles sont parfois heureuses, mais que diriez-vous d’une moisson de fleurs pressée dans un petit coffret jusqu’à former une pâte vaguement odorante ? Le livre, construit suivant cette méthode, fait plutôt l’effet d’un mont-de-piété que d’une œuvre d’art, et le dictionnaire dont l’auteur se servit présente vraiment l’aspect d’une Histoire des Martyrs.
Il faut savoir gré à Jean Moréas, qui paraît préférer Malherbe aux poètes Style moderne, d’avoir écrit un livre de poèmes lyriques auquel l’exactitude et la prudence de l’expression donnent, avec le choix du sujet, une espèce de force tranquille. De ces qualités nous étions tout à fait déshabitués, après tant d’ouvrages dont les auteurs nous grisèrent de boissons si nombreuses et de mélanges si américains que nous en venions bientôt au dégoût d’une ivresse absurde et sans rêves.
Les paysages du Berkshire valent surtout par des arbres un peu centenaires, arbres forés, tragiques, dans le tronc desquels de très vieilles hamadryades achèvent de se dessécher. Ces derniers jours, elles m’ont raconté, à voix basse, de singulières légendes, tandis qu’à l’horizon des ramures le soleil déclinant édifiait un ciel de Turner.
Hier, je venais de porter sous un chêne deux ou trois livres d’essence analogue, bien que fort différents par leur premier aspect, et, couché dans l’ombre verdâtre, je comptais lire, au hasard du doigt et de l’œil, certains passages pour me trouver soudainement transporté dans quelque région où il ferait bon vivre avec un songe et où l’on découvrirait sans peine de quoi bâtir un article critique, mais, comme j’admirais la décoration tortueuse de toutes ces branches qui me servaient d’abri, la divinité de l’arbre, écartant sa robe de mousse et d’écorce, me laissa voir son vieux visage encore harmonieux qui semblait vraiment être la figure de la Longévité. — Sous le regard des prunelles vert de rêve qui me souriaient, je baissai les yeux avec modestie, car il est toujours troublant d’être considéré par une déesse. — Soudain, remuant faiblement ses lèvres d’ombre qui paraissaient souffler la poussière des temps, elle dit :
« Que pourrai-je te conter aujourd’hui ? Te dirai-je quelque belle histoire sylvestre du siècle où j’étais petite fille, où la main d’un soldat de Rome fit plier mes jeunes rameaux ? Te dirai-je mes secrets et comment on fabrique, avec l’œuf d’une poule noire couvé sous une conjonction heureuse de la lune et d’Aldébaran, la mandragore californienne ? Veux-tu parler du népenthès, de l’aconit, de la belladone, du pavot noir ou de ces livres que tu tiens sous ton bras et que tu tâchais de parcourir d’un air fatigué ?
— Voilà qui me convient, m’écriai-je, si tu m’aides à faire mon article. De ta voix chaude et légère tu me dicteras des phrases pleines d’équité. Je veux être injuste aujourd’hui, mais j’ai honte de ce désir.
— Comment ! dit l’hamadryade, la nature ne t’inspire donc pas l’indulgence ? peut-on user de sévérité quand le ciel sourit ? Tout au plus aurais-je compris que tu ne pouvais critiquer par besoin de créer… et… vraiment… sous ce bel azur, ne sens-tu pas une ode naître en ton esprit… une ode où, par exemple, tu ferais ma louange ?
— Oh ! pas du tout ! répondis-je, et, d’ailleurs, tu n’y entends rien ! L’été venu, un mortel, qui exerce le beau métier des lettres et n’a rien pu faire qui vaille durant les mois urbains, aspire volontiers au repos des champs pour achever cette œuvre curieuse dont il a tant parlé devant les tables des brasseries, mais il est rare que sa retraite soit fructueuse et je ne sache pas qu’il arrive souvent à rassembler ses rêves loin du monde familier que lui faisaient les réverbères, les automobiles et les marchands de journaux du soir. Ah ! pour m’inciter au travail, qui me rendra ce doux cri : « La Presse ! deuxième édition ! importantes nouvelles ! » au lieu du vagissement de la brise entre tes doigts !
— Comparer !… dit l’hamadryade stupéfaite… comparer les bruits vulgaires de la rue à mes divins murmures ?
— Je ne compare pas ! j’estime et je préfère. Vois-tu, ma bonne ! la campagne est indiscrète et veut constamment se mêler à celui qui l’accoste sans bien la connaître. J’entends la vraie campagne, celle où l’on fane, fauche, moissonne, et non ces lieux où les lacs, les sources, les cascades et autres jeux de l’onde ne sont que prétextes à casinos et sénats de rhumatisants. — Voici un jeune homme qui a quitté Paris pour laisser pousser sa barbe et fleurir son talent ; assis dans une ombre de branches, non loin d’un sillon et d’un pré que fréquentent des vaches paisibles et gonflées, il espère quelque bucolique savoureuse et rêve mollement, comme l’on rêve dans les romans de Mme Sand. Loin des visites importunes et des embarras de Paris, il voudrait décrire une idylle, fixer les douces réponses que se font deux amants, vanter les mérites d’un roman nouveau, quand une guêpe vient effrayer sa veine par un bourdonnement guerrier. Alors il constate que son corps est devenu le terrain de manœuvre de mille insectes, que des fourmis essayent une route nouvelle au dos de son veston, et que, de cette plante grimpante et fleurie qui pleure sur lui des larmes sucrées, sont descendues de petites bêtes rouges qui attaquent cruellement ses jambes. Il se secoue du mieux qu’il peut et tâche à retrouver le calme, mais c’est en vain. Trop de poules caquettent autour de lui en cherchant dans l’herbe leur ver quotidien ; des moustiques offensent ses joues ; un coq, satisfait et victorieux, chante brusquement à ses oreilles ; déjà une araignée se suspend à son pied, et, maintenant, dans le champ voisin, un ruminant agite vers lui ses cornes comme pour engager une tauromachie. — Il fuit, et c’est le meilleur parti qu’il pouvait prendre. Oiseuse tentative que de chercher une inspiration directe et de cultiver l’adjectif en plein air ! Rien ne vaut, pour travailler d’un esprit libre, soit que l’on crée ou que l’on juge, la barrière de quatre murs et le regard doré d’une lampe.
— Que fais-tu donc, dit l’hamadryade, des belles sensations que la nature donne et qui forment le plus clair de votre littérature descriptive ?
— Je les garde en moi et les laisse mûrir. Un paysage, si beau qu’il soit, ne doit pas être rendu en mots par des procédés photographiques. Il est inutile de forcer les lettres à rivaliser avec les beaux-arts. Là n’est pas leur rôle. Le vocable ne doit point être confondu avec la touche de peinture et je pense que, dans le roman, l’impressionnisme n’a vraiment rien donné qui vaille. Pour faire voir la nature à l’aide du discours, avant de s’occuper des couleurs, il importe de fixer les plans, et l’on ne saurait disposer un paysage avec justesse qu’en le déformant. La mémoire artistique a ses façons de retenir. Elle résume. Certes, il est utile de savoir regarder, mais il est indispensable de laisser un classement se faire dans le butin de nos visions, et, plus tard, nous remarquons avec stupeur qu’un paysage, décrit par nous, loin du modèle, prend le relief et la vie que nous rêvions de lui donner à l’heure où nous tâchions en vain d’animer les froides notes, si justes, mais si mortes, que nous avions prises sur place.
— Je n’en reste pas moins votre muse, dit l’hamadryade à voix basse, et, bien que vous me fassiez subir mille avatars singuliers, je finis toujours par me reconnaître dans le portrait que tes frères ou toi vous avez peint. Va ! ne critique pas, ce soir ! viens ! viens dans mes branches ! Nous parlerons des eaux souterraines qui donnent la sève aux arbres et aux poèmes, de la brise qui souffle dans vos vers et dans mes frondaisons, de l’étang bleu qui reflète aussi bien les rêves que les nuées…
Maurice Bélu naquit dans le quartier de Plaisance et ce fut sans doute sous une heureuse étoile. Si Mme Bélu, lorsqu’elle donna le jour à un tel fils, ne fut pas ravie en une sainte extase, si nul personnage divin ne descendit du ciel pour prédire à sa lignée une gloire durable, c’est qu’à Paris de telles manifestations ne trouvent leur place que dans les vaudevilles, — mais les fées se conjurèrent autour du berceau et dotèrent l’enfant de vertus éminentes.
Celle de ces dames qui protège les athlètes de foire et les champions lutteurs lui donna la force des bras, l’assurance du regard et une démarche décidée ; c’est grâce à elle que, plus tard, il put inscrire sur son blason cette fière devise : Petit, mais costaud.
Celle qui préside aux effractions, aux enlèvements, aux coups de main, qui fut la patronne de Pâris, de don Juan et de Valmont, délia son esprit et ses doigts.
Celle de qui se réclament les gens de cour lui donna en partage la civilité des manières, l’accent d’une courtoisie persuasive et ce je ne sais quoi qui fit la gloire de Georges Brummel et des grands dandys.
Celle enfin, plus sérieuse d’aspect, qu’adorent les géomètres et les philosophes, la muse de Pascal et de Laplace, lui permit d’apprécier clairement le rapport des choses, et c’est ainsi qu’il préféra toujours sa maîtresse à d’autres délices, même lorsqu’elle lui apporta certains désagréments. Paolo bravant l’enfer près des lèvres de Francesca n’eut pas plus de mérite. (Je prie que l’on ne me chicane pas trop sur l’exactitude ou la mesure de cette comparaison.)
Avec un tel viatique, le nouveau-né pouvait courir d’une jambe alerte vers le jour de sa mort, avec mille occasions de fournir une belle carrière, et se découper, à son heure, une auréole très acceptable, mais sa mère, qui ne s’attendait pas, étant de condition modeste, à de tels honneurs, oublia d’inviter une vieille fée avec qui sa famille n’entretenait plus de rapports depuis longtemps, et celle-ci, par esprit de vengeance, condamna l’enfant à ne dépasser jamais le niveau social où ses parents avaient été placés. — Pour cette seule raison, M. Charles-Louis Philippe, au lieu de nous conter les exploits d’un grand capitaine ou les brillantes aventures d’un arbitre d’élégance, a dû se borner à nous décrire les gestes d’un protagoniste de condition médiocre, mais, pour humble que soit son état, Bubu n’en reste pas moins, et dans toute l’acception du mot, un homme de qualité.
Le chroniqueur de cette vie tumultueuse et pourtant si droite se montra, comme il sied, plein de passion et plein d’indulgence aussi pour les quelques écarts de langage ou de conduite de son héros. A vrai dire, il semble qu’il ait hésité vers le début de sa tâche. Il n’a pas su, au juste, comment grouper ses personnages et comment intéresser son lecteur quand le brillant, le nonpareil Bubu, soit qu’il fût enchaîné loin de ses amours ou simplement en voyage, quittait un instant la scène. Parfois aussi, voulant apprécier les faits dont le récit était offert, il lui arriva de s’attendrir un peu longuement, et l’ironie qu’il employait était d’essence si fine qu’elle se fondait, s’évaporait, ne paraissait plus. Des sanglots mesurés sont agréables au cours d’une histoire, ils délassent, mais ce trésor de larmes que tout romancier doit porter en son cœur, je crains bien que M. Charles-Louis Philippe ne l’ait trop déversé et qu’il n’ait trop souvent pris parti pour les petites femmes qui sont « marquées dès l’origine comme des bêtes passives que l’on mène au pré communal ».
Si j’ai choisi Bubu comme motif de divagation, c’est que ce livre me paraît, dans l’œuvre de Charles-Louis Philippe, le mieux venu, le plus représentatif de la manière… car, hélas ! il y a une manière. — Peu importe, d’ailleurs, puisqu’elle est nouvelle et que nous n’en considérons qu’un seul exemple. — La Mère et l’Enfant, récit tamponné de mouchoirs, pleurait sur le même ton, à propos d’évènements moins bien noués ; les romans qui suivirent sanglotèrent à l’envi sans que ces larmes eussent de quoi nous émouvoir… cela n’y était plus… Mais Bubu reste un charmant livre. — Traiter un sujet de bas naturalisme avec les procédés littéraires de Bernardin de Saint-Pierre, voilà qui étonne à la première page et ne laisse pas d’avoir un peu étonné lorsqu’on touche à la dernière.
Il est un détail de composition que l’on ne saurait trop noter dans Bubu de Montparnasse, tant il est précieux. Nombre de peintures, célèbres, un moment, à cause de leur vigueur ou de leur coloris, ou encore de leur finesse ou de leur grâce, sont gâtées, soit par le rapport trop étroit, soit par le manque de rapport du sujet principal avec son ornement, et j’entends par son ornement tout ce qui vient s’adjoindre pour concourir à l’effet d’ensemble. Tantôt les fonds ne s’arrangent pas avec les premiers plans, tantôt deux personnages sont peints dans un esprit trop semblable et, de ces analogies ou de ces contrastes, finit par naître un certain malaise. — Si Charles-Louis Philippe semble avoir abusé des larmes, du moins a-t-il eu le goût de ne pas laisser à sec un seul coin de paysage et a-t-il su varier ces diverses humidités fort plaisamment.
Les aspects de Paris qu’il nous donne sont d’une mélancolie très spéciale, d’une mélancolie sage et pleine de lassitude. C’est un Paris provincial, fatigué, où la brise, les pavés, la Seine, les bancs sont très vieux, ont déjà beaucoup servi. Les cris de la rue sont usés, les reflets de l’eau ont fait leur temps et restent tout de même agréables à l’œil.
On dirait d’une romance qui chanterait :
« Voyez ! je suis banale, j’ai passé par un nombre incroyable de bouches, on m’a tout à fait prostituée… et, cependant je suis encore une bonne romance ! en vérité, j’émeus encore ! »
Les héroïnes de Charles-Louis Philippe sont ainsi. Elles sont tout à fait prostituées (vous ne sauriez croire combien !), elles ont servi à tant de bouches qu’elles en ont perdu le compte, et pourtant il me semble qu’elles émeuvent encore !
Connaissez-vous les bergeries de Gessner ? — Les dialogues de Bubu leur ressemblent, mais vous relirez plus volontiers ceux-ci que celles-là, car souvent le style se relève et, dans un passage qui forme un fier couplet, atteint à la vraie vigueur.
Voici un raccourci, mordu à l’eau-forte, qui, n’est-ce pas ? est une bonne description d’agonie.
« Jean Méténier mourut à l’hôpital, à l’âge de quarante-neuf ans. Il se coucha un soir, lourd comme une pierre, et, pendant quatre jours, se tordit à cause de ses coliques de plomb. Puis il crispa ses poings, s’étendit sur le dos et sentit peser ses sept enfants dans son crâne : Marthe avec deux gosses, Berthe avec Bubu, Blanche et Saint-Lazare avec toute la gueuserie, Gustave collé à la grande Marie qui suivait souvent la feignantise, les trois petits gosses qui mangeaient tant de pain et qui restaient là avec leurs becs ouverts de moineaux, — et mourut, les dents serrées et la gueule en avant. »
Parfois aussi Charles-Louis Philippe touche au rire par un procédé classique et qui donna souvent de bons résultats. Présentez, dans un vêtement de coupe correcte, un homme du monde et, durant une conversation frivole, faites-le soudain parler comme un charretier. Si la scène est bien menée, elle fera rire. Pareillement Charles-Louis Philippe nous donne avec Bubu le portrait du pur souteneur. Il en a le vêtement, la démarche, les préjugés, les occupations enfin, et, cependant, à certaines heures de sa vie, il parle avec la retenue, la mesure d’un gentilhomme. — On rit.
Au fait ! rit-on ? Peut-être, mais d’un rire bien singulier !
Les moments où Bubu a de la courtoisie étant parmi les plus tragiques du livre, la gaîté que donnent ces formes de langage devient sinistre par ce qu’elle sous-entend. C’est une gaîté que le lecteur garde pour lui ; qu’il goûte, mais n’exprime pas. — Si la joie finit par des larmes quand elle est trop vive, elle finit de même quand elle est trop mélangée, trop obscure. — Il se trouve dans Bubu des passages presque drôles qui furent écrits pour émouvoir plus profondément qu’une déploration, et qui y parviennent.
Tel qu’il est, ce livre reste une œuvre intéressante dont le passage de quelques années donnera le juste prix, soit que Bubu soit retenu, soit qu’on l’oublie, soit que l’auteur, par une œuvre plus forte le fasse oublier, — mais nous pouvons le regarder comme une curiosité esthétique des plus attachantes et qui a toujours,
En feuilletant le Voyage d’un Naturaliste de Darwin, je me suis arrêté au passage suivant :
« Après une course assez longue sur des laves récentes et fort rugueuses, nous atteignons le lac où les Espagnols que j’accompagne vont faire leur provision de sel. Ce lac est absolument rond et bordé de magnifiques plantes qui miroitent. Il y a quelques années, les matelots d’un baleinier assassinèrent leur capitaine dans cet endroit retiré. J’ai vu son crâne au milieu d’un buisson. »
Comment peut-on exiger du lecteur de ces lignes qu’il se penche ensuite sur une couverture jaune à trois francs cinquante et tâche à rendre compte des émotions qu’elle réunit ? Pour ma part, je me sens incapable de penser à autre chose qu’à ce fragment. Cette saline, ces Espagnols, ces plantes qui miroitent, et ce crâne dans un buisson me passionnent autrement que tel ou tel récit de mœurs contemporaines. Pourtant, il ne faut point trop prolonger cette lecture. Darwin, après avoir superbement décrit, dans le décor de ces parages difficiles, les mœurs des tortues et les divertissements auxquels se livrent de délicieux petits alligators, commente durant trop de pages les variations de son thermomètre, et cette discussion paraît un peu traînante.
Vraiment, les savants en voyage devraient, entre deux coups de sonde et pour égayer un peu leurs observations météorologiques, s’attarder plus souvent à décrire les fleuves, les cratères, la végétation et les nuées qui sont l’ornement du pays qu’ils explorent. Quand, par hasard, ils y consentent, leur regard clair et l’absence de souvenirs livresques donnent des paragraphes d’un relief étonnant. Je préfère, à tel poète jeune et content de lui, qui, même pour nous rendre l’aspect d’une fleur, nous parle de son âme, tel botaniste aride qui dresse, à propos de cette même corolle, un procès-verbal sans grâce, cruel, mais exact.
Je ne sais, mais il me semble qu’un symbole, entre les plus parfaits qui se puissent trouver, se gâte par l’appropriation que s’en fait une duègne d’âge et respectable en sa tenue. — Est-elle vierge, le mal a plus de poids. Ce qui nous charmait naguère nous rebutera, car il est des choses qu’il faut laisser fleurir librement sous le grand ciel. Un savant seul a le droit de les étiqueter. Il les flétrit moins qu’un autre.
Je connais une corolle que la lumière du matin se plaisait à orner de cent façons nouvelles et dont les pétales au frais semis de pierreries faisaient mon enchantement. J’avais pour tâche quotidienne d’en admirer la parure frêle que composaient, avec des fils de la Vierge, la rosée de verre et le soleil. Or, un savant vint à passer, il vit la fleur, me la nomma (ce fut un peu pénible), puis, après en avoir pris délicatement la taille, le diamètre et la circonférence, la photographia et s’en fut. La fleur était sauve. Déjà je me réjouissais, quand une fille survint, passionnée de botanique sentimentale. Elle cueillit la fleur, la posa entre deux feuilles d’un papier qui en but jusqu’à la plus fine essence, qui se nourrit de ses couleurs en effaçant ses formes. Cette corolle mauve rappelait, paraît-il, un chaste souvenir d’amour. Elle doit exister encore, poussiéreuse et séchée, dans un tiroir, près d’une mèche de cheveux et d’un brouillon de lettre, mouillé de larmes.
La personne qui commit ce crime est vertueuse. C’est tant pis. L’eût-elle été moins, je lui eusse dit d’aller, vers l’heure où le jour déborde par-dessus l’horizon des collines et coule entre les bois moussus, près de l’étang que les grenouilles animent de leurs chants, et d’y chercher une fleur semblable. Elle l’aurait trouvée avec son petit fardeau de perles, se faisant valoir sous un rais de jour, minuscule, émouvante, jolie, si jolie que l’heure, la brise et la trame d’araignée conspirent afin de la mettre en valeur, si pathétique, si noble, si simple surtout, que l’on voudrait poser un doigt sur la bouche et passer… passer, sans plus, — pour ne point déranger, fût-ce par un geste ou un soupir, cette pure beauté.
Oh ! laissons les fleurs vivre seules dans les bois. Ne leur amenons point d’admirateurs, fût-ce le plus intelligent, celui dont on prise la mesure et le goût. Malgré lui, d’un mot brusque et brutal, il gâterait tout le paysage, ou, en s’efforçant de bien concevoir le détail (teinte de pollen, courbe de tige) qu’on lui propose, il l’élargirait en généralité et, aussitôt, trouverait à parler de Dieu.
La fraîcheur, le charme, une éphémère perfection ne veulent pas être fixés avec trop d’insistance. Un savant définit ces choses, il les transporte sur un autre plan, celui de son esprit exact… Un homme du commun s’appesantit sur elles et, voulant les bien entendre, ne fait que les flétrir.
Pour aimer la nature dans ce qu’elle a de plus intime et de plus délicat, je pense qu’il convient d’avoir envers elle certaine retenue de bon goût, celle, à tout prendre, dont on use à l’égard d’une femme un peu altière, mais charmante, que l’on veut aborder sans présentation. Il faut agir avec discernement, ou, pour mieux dire, il faut simplement avoir de l’usage. — Gardons-nous de trop interroger les arbres, les eaux des bois, les eaux de l’air ; ne parlons pas sans préambule aux pierres qui semblent dormir, mais, si une courtoisie prudente est recommandable quand on veut converser avec Cybèle, sachons, d’autre part, nous tenir dans une juste mesure et n’allons pas, sous prétexte que le saule et l’étang sont choses vivantes, les trop diviniser et leur donner figure humaine. Celui qui voit au fond de chaque source un visage triste et timide, sous toute écorce, une nymphe enclose, et, dans les vallons, la danse des oréades, ne saura bientôt plus voir l’onde dans sa joie et les libres jeux de l’écume, ni ne pourra-t-il entendre les accents plaintifs mais vraiment forestiers des chênes que la tourmente agite, si bien qu’à trop y mêler des voix de nymphes le murmure continuel de la montagne perdra pour lui son sens mystérieux.
Savants qui décrivez la nature et n’avez pas lu Jean-Jacques ! je vous aime et je vous loue ! Quel soulagement de voir qu’il est encore des gens de bien pour qui le monde extérieur n’est pas une vaine apparence, pour qui une fleur est une fleur, non un symbole spécialement inventé pour eux, et qui savent à n’en pas douter que
… mais qui ne s’efforcent pas de traduire ces paroles, exprimées en langage de feuilles, de lac ou de nuée, par des vocables trop nettement humains ; enfin à qui la lune ne fait pas de signes, à qui les iris ne posent pas des devinettes et qui n’en posent pas aux iris, qui n’ont pas foi dans les satyres des contes mal contés et ne sont pas crédules aux radotages des jeunesses hystériques !
O vous qui voyez les arbres avec leur écorce et n’apercevez jamais la naïade dans les petits ruisseaux ! dites-nous la nature en sa vérité ! Apprenez-nous à lui parler avec politesse, sans trop de romantisme et sans toujours la considérer comme un miroir de nos émotions ! Bientôt, dirigés par vous, nous profiterons de vos enseignements. Ces duvets qui flottent dans l’air quand le printemps éclate en fleurs et en parfums, nous les laisserons poursuivre leur hasardeuse route sans leur imposer un destin. De cela, le vent, l’averse et la bête se chargent mieux que nous et tous les nids se font avec ces duvets qui passent.
D’ailleurs nous avons les nôtres, qui sont faits pour nous. Si l’oiseau happe une plume dans la brise pour en garnir son nid, notre foyer n’est-il pas orné de façon analogue ? Les souvenirs, les rêves, les beaux regrets flottent constamment devant nos yeux ; nous les cueillons au passage et ce sont eux qui font le charme des veillées. Ah ! si l’on ne pouvait rêver d’aventures au coin du feu, parlerait-on de la douceur de rester chez soi ? Si nous ne pouvions charger nos dieux lares de bijoux exotiques, les chéririons-nous d’un si grand amour ? Un fauteuil près de l’âtre est le meilleur endroit où se blottir pour se trouver ailleurs, et les forêts d’Amérique, avec leurs grands arbres squelettes, sont si belles à imaginer, vertes, vierges et vivantes, au pied de la Cordillère qui fume par ses volcans !
pour Octave Maus.
Je voudrais parler de certaines façons qu’il y a de transcrire un paysage en poésie, mais, au lieu de cueillir des exemples, ici et là, à travers l’histoire littéraire, je les choisirai pour la plupart dans les œuvres d’auteurs contemporains qui surent animer d’anciens rêves éteints, redire les fables où les sources sont vivantes et les arbres enchantés, et rendre enfin le charme des grands parcs disposés en vue d’un noble effet, des allées que ferme un horizon artificiel, coupé d’une nymphe neigeuse, des ifs taillés, des colonnades blanches et des jardins bien disposés.
Au juste, j’entreprends de noter comment certains auteurs s’y prirent pour nous faire connaître en prose ou en poésie l’émotion qu’ils ressentaient devant la nature ; — et c’est Henri de Régnier qui m’occupera d’abord.
Il a su nous révéler de nouveaux aspects du parc de Versailles, des aspects qui lui sont personnels, mais sa muse, qui se plaît à dessiner plus d’un décor, lasse du sable que le rateau nivelle, va souvent courir dans les forêts d’alentour, dans le bois sacré, cher à ces déesses dont Chavannes nous donna l’image. — Et, là, nul arrangement, rien de concerté, point de marbres, point de plates-bandes ni de perspectives autres que celles que nous présente la nature. On dirait que l’homme n’est jamais venu dans cette région… j’entends l’homme moderne. Mais écoutez !… écoutez bien la brise ! — Ce n’est point aujourd’hui ce bruit d’ailes rapides qu’elle fait, ce bruit de fuite et de frôlement auquel nous sommes habitués, qui nous charme pourtant et parfois nous force à frissonner quand il passe avec le crépuscule… Non ! les arbres murmurent de façon plus distincte ; à chaque mouvement de l’air nous entendons mieux leurs paroles divines, nous en comprenons même la plus faible inflexion… Et c’est l’hamadryade d’un bouleau qui se plaint de rester engaînée, c’est la nymphe d’un chêne qui chante d’allégresse parce que la rosée se lève autour d’elle aux premiers sourires de l’aube, — et que cela est beau. — Voyez aussi quel pouvoir a le génie poétique… Cette impression que les prosateurs rendent avec peine et de manière insuffisante par tant de phrases, Henri de Régnier nous la donna maintes fois, dans son livre, parfaite en une strophe ou un vers !
Vraiment, il sait diviniser un paysage en ne retraçant que les traits éternels de l’arbre ou du sentier. D’ailleurs, et quel que soit le procédé qu’on emploie, l’étude d’un point de vue, d’un décor naturel, dès qu’on le transporte en rhythmes, offre de très singulières difficultés. C’est là que les poètes trébuchent. Tant qu’il est question de n’émouvoir que par le spectacle de ses passions, de ses regrets, de ses souvenirs, tant qu’il ne s’agit de parler que d’espoir ou d’amour, sans plus, — avec certaine facilité et quelque talent, un poète arrive aisément à être médiocre (je veux dire, à paraître bon), mais, quand il veut dépeindre ses émotions dans leurs rapports avec le monde extérieur, nous montrer sa douleur autre part que sous une lampe, rire, pleurer, se souvenir en plein air, le front dans la brise et les poumons gonflés, — c’est alors que les habitants du Bas-Parnasse défaillent, et que ceux-là seuls qui ne s’effrayent pas de l’air des cimes, de cet air difficile à prendre en soi dont nous parle Byron, donnent leur mesure et se révèlent en leur beau.
Il est quelques façons très diverses de mêler la nature à la poésie. Nous en trouvons certaines dans la Cité des Eaux, et j’aimerais que l’on prît goût, au cours de ses strophes, à considérer les images de fleurs, de fontaines, de forêts et de flots que le poète nous offre, ainsi que la façon dont il nous les offre, avec ses manières de les peindre, — et, si j’ai donné comme titre à ces pages : Les Jardins, le Faune et le Poète, c’est qu’aussi bien ces trois mots me semblent-ils convenir aux trois modes que le poète qui nous occupe a de chanter.
Et d’abord, avons-nous assez entendu divaguer sur l’automne ! — Demandez à douze poètes de chanter un mois de l’année. Croyez-moi ! onze d’entre eux choisiront un mois d’automne. Le douzième se plaira peut-être, par bizarrerie, à célébrer février ou mars, et sans doute qu’il le fera mal. C’est qu’il semble que l’automne soit plus poétique, que le regret aille bien avec les feuilles mortes, et que nous soyons, malgré nous, toujours médusés par la complainte où M. Charles-Hubert Millevoye, poète d’Abbeville, nous tira des larmes en parlant, sinistrement et pour l’éternité, de la chute des feuilles.
Dans la même catégorie se place l’automne du jour, le crépuscule, sur lequel on a tant de fois déraisonné… Il suffit que l’herbe se nuance d’ombre, que le rire des fontaines se module en plaintes et que la fleur paraisse plus lumineuse dans son feuillage à mesure que le jour s’enfuit, pour que les poètes sentent en eux-mêmes toute une petite ébullition de mots.
Que leur parlez-vous de couleurs vives, de décors contrastés ! Vous choqueriez leurs âmes trop sensibles ! On dirait que la mer ensoleillée les aveugle plus que d’autres, qu’ils tiennent volontiers pour une vertu indiscrète le solennel éclat d’un marbre blanc, que certains couchers de soleil très sanglants les épouvantent, et qu’il est des aubes d’une extraordinaire pureté qui leur font perdre patience. — Ils éprouvent à l’égard de ces aspects francs et forts de la nature ce malaise qui saisit les mauvais orchestres quand survient un mouvement trop rapide. En un mot, ils ne savent peindre (et cela faiblement) que l’année à son agonie et le jour à son déclin, parce qu’il leur vient alors une façon de pitié molle et de complaisance affectée qu’ils font passer très bien pour de l’inspiration.
De grâce, ne croyez pas que je veuille un seul instant médire de l’automne et du crépuscule qui sont deux institutions excellentes. Nos meilleurs poètes leur doivent quelques-uns de leurs plus beaux enthousiasmes, et Henri de Régnier a souvent chanté de façon merveilleuse les ors roux de la saison mûre et les cendres du jour, mais, que voulez-vous ! cela ne laisse pas d’être agaçant que de voir l’automne et le crépuscule considérés par certains poètes comme des placements de tout repos, sans que pour cela les vers qu’ils en tirent soient meilleurs, — ils n’ont que cette séduction à laquelle un léger apprentissage fait facilement parvenir.
Ajoutons que, dans ces paysages d’une mélancolie bienséante, on peut relever un trait que je passais d’abord : ils excitent prodigieusement la mémoire. — De quoi voulez-vous qu’un poète mineur se souvienne quand un cruel soleil lui meurtrit le front et lui impose le seul aspect de son aveuglante splendeur ? En pareilles traverses, il ne songe qu’à demander quartier. A l’encontre de ces brutalités, combien il prise mieux un crépuscule d’automne, qui caresse sa fièvre comme une onde lente et, par sortilège, évoque en lui toutes les phrases grises, opalines ou vert de mousse qu’il a déjà lues dans les œuvres d’autrui !…
Voilà-t-il pas un puissant argument pour qu’il commence son nouveau poème ?
Il semble, en vérité, que, pour parler dignement de la nature, pour la faire revivre avec toutes les correspondances qui nous rattachent à elle, il faille prendre un parti, de même que le peintre, étudiant le sujet du paysage qu’il va peindre, choisit avec soin son éclairage et son point de vue, afin que rien dans sa toile, ni lignes mal croisées, ni couleurs effarées de se trouver côte à côte, ne nuise à l’effet qu’il veut produire. — En poésie, le parti le plus simple serait peut-être d’ordonner la nature, de la composer, en un mot, de la disposer suivant les courbes que l’on donne aux jardins. Mais gardez-vous de croire que ce soit là se faciliter la tâche, ou enlever à l’œuvre de la fièvre ou de l’émotion ! — Simplement, c’est une loi qui s’impose au génie inspirateur, le dirige, le règle, en modère les écarts trop violents, les foucades inutiles. Par elle, l’émotion est resserrée comme dans un étau et la strophe soutenue, maîtrisée, peut montrer en pleine lumière toutes ses vertus. — C’est, à tout prendre, quelque chose dans le genre de cette fameuse règle des trois unités que nos dramaturges classiques acceptèrent de si bonne grâce, bien qu’elle fût gênante et que la foi d’Aristote ne laissât pas d’être douteuse sur ce point, — parce qu’ils voyaient en elle ce triple lien salutaire qui forçait à penser plus puissamment pour que la pensée jaillît plus claire, — à sentir plus profondément et non à fleur de peau, pour que la passion fût à la fois plus discrète et plus vive.
Je ne relèverai même pas l’absurde critique qui accuse cette méthode d’être purement « littéraire » et de manquer de sincérité. C’est là une fadaise… Nous est-il jamais venu à l’esprit de dire d’un homme qu’il manque de sincérité parce qu’il a dans ses façons de la courtoisie et de la mesure ?
Cette méthode d’ordonner une description de façon architecturale fut celle de nos poètes didactiques, mais, hélas ! s’ils avaient en partage toutes les qualités de l’honnête homme, celles-là, par contre, leur faisaient défaut qui forment le plus clair du génie d’un poète ou même d’un écrivain.
Pour sévère qu’elle soit, une loi de ce genre ne laisse pas cependant que d’offrir un double avantage. D’abord, comme elle suppose une profonde connaissance de la matière traitée, elle évite ces descriptions faites en chambre, loin de l’objet décrit, ces flots, ces nuages chantés entre quatre murs par un homme qui jamais ne considéra que son encrier. Comment voulez-vous réduire à ses lignes essentielles un paysage inaperçu ? On ne peut, évidemment, résumer que les choses conçues de façon complète et vive…
Et, d’autre part, elle écarte ce fléau de la poésie descriptive : je veux dire le pittoresque.
Ce serait une sinistre besogne que de noter jusqu’où l’abus du pittoresque a conduit la plupart de nos écrivains romantiques ! — Veut-on peindre en des vers une vision presque oubliée et qui, reculant trop dans le passé, a perdu ses contours nets et les ombres qui la rendaient si vivante ? C’est au pittoresque que nous ferons appel pour un peu la faire renaître. — A ce spectacle que nous avons trop amalgamé, trop compris en nous-mêmes et qui s’y est en quelque sorte fondu, se mélangeront alors des imaginations piquantes… et voilà déjà la surcharge !
Le paysage était-il compliqué, fait de parties nombreuses, éclairé savamment, c’est au pittoresque et à son prestige que nous demanderons une excuse pour ne point le composer. — C’est encore lui qui nous fera orner de fleurs un décor que la nature nous présente austère et nu ; lui qui met un vieux banc de pierre à l’endroit où l’on rêve, et qui défonce le chaume d’une cabane dans les bois ! Car il faut, à certaines gens, un détail joli, prémédité, et qui donne bien par son carton-pâte l’illusion d’une ruine. Bientôt le paysage entier disparaît. — Le détail reste. — Il est tant d’esprits trop amateurs de pittoresque qui, du désert, ne gardent que l’image d’un palmier penché sur une tombe rose ! Plus d’un a cédé au plaisir de poser une barque pleine de chansons sur un lac dont le beau saphir se suffisait à lui-même et de vanter la seule blancheur d’une corolle qui, cependant, séduisait par plus d’une vertu.
Enfin, combien une loi fixe et sévère excite l’émotion ! Les vocables, serrés par une syntaxe rigide, donnent leur plus beau son, leur son le plus significatif et le plus plein ; les images, mises à la place exacte que leur assigne une perspective stricte et juste, se correspondent plus finement et brillent avec plus de magie. On dirait vraiment qu’ainsi ordonnées elles sont comme ces miroirs qui se reflètent l’un l’autre et dont le dédale pur permet l’illusion.
Disons plus simplement qu’elles sont mieux mises en valeur par un plan préconçu. — Regardez une rose dans sa plate-bande, — elle embaume tout l’air ; certes, elle était plus pittoresque, cachée dans son buisson, où nous l’aurions sans doute comparée à une flamme rouge, mais l’aurions-nous si bien respirée ?
Il en est d’une émotion comme de cette fleur. Pour lui faire rendre tout ce qu’elle peut donner, mieux vaut la guinder un peu que la laisser libre, et certaine sévérité à son égard est une précaution salutaire. — Voulons-nous décrire en vers ce paysage qui nous a touchés ? Disposons-le d’abord avec noblesse et grâce, arrachons l’herbe des chemins, lavons le ciel, et, surtout, veillons aux couleurs de notre palette. — Les mots sont dangereux à manier ; il en est qui reluisent comme des sous neufs et d’autres qui ont la patine des vieilles médailles ! Veillons aussi à la forme qu’il convient de choisir, car une forme poétique, si lâche qu’elle soit, façonne et modèle toujours un peu l’image qu’on lui confie. Si l’émotion primitive ne survit pas à ce travail d’élection et de classement, croyez bien qu’elle était mort-née et ne vaut pas un regret.
Henri de Régnier a connu toutes ces difficultés et s’y est soumis dans la plupart de ses œuvres, mais spécialement dans les pages de la Cité des Eaux qui donnent leur nom au volume et où nous sont rendus en vingt-sept sonnets et deux poèmes les prestiges de Versailles, son parc et ses souvenirs.
Ordonnées, ces pièces le sont au plus haut point. Pour décrire des jardins dessinés avec art, où les statues répondent aux jets d’eau, où la nymphe, reflétée dans une vasque verte, se mêle à son reflet, Henri de Régnier a traité chacune de ses périodes comme un motif d’architecture, et l’on dirait que deux pendentifs la terminent, avec, au milieu, le feuillage figé d’un rinceau.
On croirait tel sonnet disposé par un grand seigneur à la fois architecte et amateur de jardins. La courbe de feuillage que font les buis serpente autour d’un double escalier entre deux lignes de cyprès et les dieux qui se mirent regardent l’un et l’autre l’eau flexible dont la gerbe élégante les sépare et dont le miroir les réunit. — Ici c’est un carrosse vide, ici des feuilles mortes, plus loin un pavillon fermé, et je vois, non loin de cette île solitaire un rouge bosquet de roses. Tout cela se lie par de secrètes affinités, et la hautaine tristesse que l’évocation nous donne provient, sans doute, moins des détails que de la beauté mélancolique de leur harmonie et du noble deuil de leur perspective.
Dans cette description du parc et de son palais mort, Henri de Régnier avait eu des prédécesseurs. Il semble qu’aucun d’eux, avant le romantisme, n’y ait découvert une inspiration acceptable.
Les vers du Mercure galant, les petites chansons, les poèmes de circonstance sont tous d’une pauvreté merveilleuse. Il ne s’y trouve guère que des exclamations sur les « si beaux jardins de notre roi Louis » ou bien, à propos des statues de déesses, quelques joyeusetés de notaire ivre.
Musset, dans ses Trois Marches de Marbre rose, ne nous donna qu’une plaisanterie charmante. Il n’a voulu noter à Versailles que le seul ennui des beaux dimanches où des bourgeois se promènent suivis d’un sillage d’enfants mal mouchés. Il le dit d’ailleurs avec franchise et ne voit que matière à badinage en un sujet où trop de poètereaux s’exercèrent… Oui, mais, à part quelques croquis amusants et vifs, de jolis détails, certain rappel irrespectueux des fantômes du lieu et la pointe finale, ce badinage finit par lasser. Il n’est point de long poème en petits vers qui soit plaisant.
Avant Musset, Théophile Gautier avait parlé de Versailles. Son très beau sonnet est d’un sentiment tout à fait singulier. Au lieu de voir dans ce décor ce que l’on y verra plus tard : une ruine moderne et le souvenir de la gloire, Gautier s’est plu, ingénieusement, à relever la seule désolation de ce lieu vide, de cette étendue d’arbres, d’allées et d’eaux, jadis si bruyante, et qui semble n’avoir plus son âme, manifestée dans le Roi, rival du soleil. En le perdant, Versailles a perdu sa raison d’être ; Versailles désaffecté n’existe plus.
Enfin, Albert Samain, dans une série de quatre sonnets, fut presque uniquement occupé à nous dire les visions de princesses et de menuets que Versailles lui suggérait. Ce sont des Fêtes galantes haussées de plusieurs tons.
Dans la Cité des Eaux, Henri de Régnier paraît avoir épuisé le sujet.
Pourtant, il chante de préférence la majesté de ce lieu et le pur classicisme de l’émotion qu’il donne. Ce n’est pas pour regretter la cour et ses pompeuses grâces que le poète nous entraîne à sa suite par les méandres du palais et des jardins, ce n’est pas pour pleurer sur des choses défuntes, mais pour nous faire admirer avec lui la beauté de la solitude et, dans ce poème naturel d’arbres, de statues et d’eaux, le charme qu’y ajoute le délaissement. De temps en temps, il s’arrête : un souvenir charmant vient de passer ; une harpe, dans la salle de musique d’un pavillon, le fait rêver un instant de celles qui ont touché jadis les cordes aujourd’hui détendues… Et c’est alors comme si, par la magie des vers, une mélodie surannée venait d’éclore discrètement.
Puis, c’est le peuple de marbre dont nous parlait Gautier : Latone svelte, Encelade au milieu d’un bouillon de fontaine, Neptune avec son trident, un bassin vert qui reflète une source, un bassin noir entouré des quatre Saisons, un bassin rose où se mire l’Amour… et la fête d’eau qui réunit les marbres et les bronzes par un concert d’irisations.
Cela nous donne, majestueuse, mélancolique et quelque peu solennelle et compassée, l’image d’une nature non point torturée, mais guidée pour qu’elle n’offre au regard que de nobles aspects et de beaux points de vue. — Certes, nous sommes loin de la forêt fruste et folle, mais ne demandons au poète que ce qu’il a voulu nous donner : de beaux vers qui restent dans la mémoire comme des incrustations, une harmonie de colonnade, un plan de jardin, et, passant sur tout cela, un grand souffle triste.
Si l’on vante les bons effets d’une règle un peu dure dans la poésie descriptive, il faut ajouter qu’en se conformant à elle les poètes didactiques n’ont atteint qu’à de piètres résultats. C’est que peu de sujets peuvent être traités ainsi, et, si Versailles prêtait à des développements balancés, à l’emploi du sonnet, à une série de poèmes identiques par leur forme, — quand Henri de Régnier s’est tourné vers d’autres paysages, c’est un nouveau poète qui nous est révélé…
Ah ! nous voici dans l’air libre ! — Nous nous dressons sur les rocs dont un flot tourmente la base, dont les vents tourmentent la cime, nous marchons dans les clairières sur un incomparable tapis de mousses et de fleurs. Nous chantons de joie et, sans trop en savoir la raison, nous allons coller nos lèvres à l’écorce d’un chêne et nous plongeons nos bras dans une source comme pour étreindre son onde. De quelle façon tout cela sera-t-il transposé en art ? Comment sera dite notre joie ? Quel sera le rhythme de cette fièvre un peu désordonnée qui nous parcourt, et en quel mirage seront fixées nos imaginations fantaisistes et libres ? — Une école de poètes nous répond, qui se plut à diviniser la nature. Elle comprit, ou plutôt elle se souvint (les rêves de l’Hellade ne s’oublient pas) que, si nous aimons la forêt d’un si tendre amour, c’est qu’elle est encore toute peuplée de déesses et de dieux, que la mer chante par la voix des sirènes, que les naïades murmurent dans les ruisseaux et que le faune survit aux campagnes mortelles.
Maurice de Guérin, suivant en cela l’enseignement que l’on lit dans les poèmes de Chénier, chanta plus d’une fois la nature en la personnifiant. Il écrivit un jour sur son cahier de notes quelques phrases qui semblent vraiment avoir été pensées par un homme qui vécut dans le commerce des dieux :
« Une génération innombrable est actuellement suspendue aux branches de tous les arbres, aux fibres des plus humbles graminées, — comme des enfants au sein maternel. Tous ces germes, incalculables dans leur nombre et leur diversité, sont là, suspendus entre le ciel et la terre, dans leur berceau et livrés au vent qui a la charge de bercer ces créatures. — Les forêts futures se balancent, imperceptibles, aux forêts vivantes. La nature est tout entière aux soins de son immense maternité. »
On voit aisément le lien qui unit ce fragment au large panthéisme, à la divine noblesse du Centaure et de la Bacchante de Guérin. — A cette source et à celle de quelques poèmes d’Hugo, sont allés boire certains poètes et prosateurs d’aujourd’hui qui ont décrit la nature en la faisant déesse. — Pour ne parler que de deux d’entre eux, Henri de Régnier consacre un grand nombre de ses poèmes à parler des arbres-dieux, des hommes-chevaux, des flots de la mer où la sirène se couronne d’écume, et Pierre Louÿs dans tous ses contes nous vanta la nature en sa divinité. — Il convient de réunir ces deux noms. La nymphe qui passe dans les contes de Pierre Louÿs est sœur de celle qu’Henri de Régnier nous montre dans ses poèmes.
En un passage où Ovide entretient son lecteur d’une métamorphose, avant d’engager le récit, il en tire la morale par une façon de précaution oratoire tout à fait déplaisante. Je ne crois pas qu’un poète qui voudrait nous dire aujourd’hui l’histoire de la nymphe qu’une trop grande douleur changea en fontaine, ou celle du chèvre-pied vaincu par Apollon considérerait beaucoup la morale à tirer de son conte. — Un soir où les pins, éclairés par le couchant, lui parurent tragiques et, comme nous le dit Henri de Régnier : « semblaient rouges du sang d’un satyre attaché », ce poète écrivit Marsyas. Un soir où quelque source pleurait à longs sanglots, un autre poète songea à Byblis, à sa douleur, à l’eau courante, et, comme nous le dit Pierre Louÿs : « c’est ainsi que Byblis fut changée en fontaine ». De morale, grand Dieu ! pas la moindre ! Je vous ai montré tout à l’heure la nature se composant en jardin, la voici qui se compose en déesse, en femme, en telle apparence demi-divine qu’il lui plaira de choisir.
Aussi bien, le scrupule d’Ovide était-il d’une âme trop latine. Les Grecs ne discutaient pas la valeur morale de leurs fables, et le souci qui préoccupait encore certains écrivains, il y a deux ou trois siècles, n’arrête guère, de nos jours, celui qui veut donner un sens nouveau à des aventures fabuleuses, montrer la nymphe au lieu des sources claires et considérer la nature à travers un rêve…
La nature est belle ainsi. Hugo nous l’a décrite :
La nature est belle ainsi, mais combien est-il difficile de la bien concevoir ! On ne moralise plus… Ce n’a été que changer de mal ! Car, si les auteurs ne présentent plus d’ægipans amateurs d’homélies, s’ils ont cessé de faire tenir aux dieux les discours où se complaisait M. de Salignac, combien de méthodes inédites ont-ils trouvées pour fatiguer qui les parcourt ! — Ils n’édifient pas ; c’est fort bien ! Sont-ils moins ennuyeux ?
A vrai dire, et soit que l’on décrive les passions de l’homme et le débat qui les suit, ou que l’appel d’une oréade arrête l’intrigue dans le sentier battu par le galop des satyres, le conte et le poème où les demi-dieux revivent reste un des genres les plus malaisés à parfaire. Plus d’un écrivain s’y adonna dont la tentative n’eut point d’excuse, car notez que, mettant un faune dans un paysage, vous y mettez bien un dieu, mais aussi une chèvre. Vous serez forcé de considérer « l’animal » dans le satyre et rien ne fait plus varier un paysage que la présence d’une bête. — Regardez un troupeau couché dans une prairie : vous aurez là, sans doute, une impression de noblesse rustique, de repos, d’assurance. Enlevez le troupeau, votre prairie chantera peut-être avec toutes ses fleurs. Mettez au pied d’un chêne un faune dansant. Vous aurez beau faire, accumuler les symboles et montrer en lui l’image d’un homme ou la figure d’un dieu, toujours il vous faudra compter avec la chèvre cabrée que vous nous avez montrée d’abord.
Inutile de dire que les poètes se sont peu arrêtés à ces détails. Ils avaient un prétexte à chanter (bien ou mal, il n’importe, mais d’une façon que les lecteurs peu attentifs pouvaient tenir pour originale), ils avaient la partie trop belle pour prendre des précautions. — Et ce fut, en vérité, un débordement.
On en vint à considérer les poèmes ou les contes de ce genre comme des jeux faciles ; on put, à son aise, n’y être point vraisemblable, accumuler d’ingénieux détails qui n’avaient que faire dans la narration, fixer, d’après Athénée, la formule d’un parfum ou le réseau d’une crépide, s’étendre en descriptions, être ironique et gouailleur et composer enfin des symboles qui sont, le plus souvent, des façons obscures de déraisonner.
Peu de poètes ont su bien parler de ces choses. Je ne sais qu’un petit nombre de poèmes, que trois ou quatre contes où soit rendue de façon belle et vivante cette vision fabuleuse de la nature avec tout son mystère et cette précision dans le détail sans laquelle il n’y a là qu’un rêve vague et sans intérêt.
Un jour, Henri de Régnier, voulant nous dire ce goût que certains gentilshommes du XVIIIe siècle avaient pour l’Italie, ses marbres, ses souvenirs et l’étonnante légende qui leur est attachée, nous fit une magnifique et terrible description de centaure. Cela se trouve dans Monsieur d’Amercœur, et, vraiment, c’est comme si, par sortilège, un bronze enseveli avait jailli de terre.
Pierre Louÿs, dans ses contes, dans Byblis, dans Léda, dans certains sonnets, nous charma de façon différente, mais aussi vive, et, levant le regard du passage qui retenait captif, on se demande quelles néréides encore mélangées à leurs flots, quelles dryades magiciennes concertèrent ce philtre dont il nous grise et qui rend si crédule aux métamorphoses.
Plus récemment, Marcel Boulenger écrivait un conte : Le plus rare Volcelest du Monde, où nous était présenté un centaure dans le décor inquiétant et sauvage d’une forêt d’Écosse, et, là encore, par le soin que prit le narrateur à composer le paysage en concordance avec la terrible bête dont il hâtait la course à travers bois, nous trouvons ce souci de n’intriguer qu’à bon escient et de lier fortement par de nombreux liens le monstre à la nature qui le vit naître.
Et n’est-ce pas enfin Gérard d’Houville qui, dans l’un de ses poèmes, faisait passer sous le feuillage de la forêt cette voix mystérieuse et multiple dont on ne sait jamais si des bouches humaines la modulent ou des lèvres de verdure ?
A l’entendre autrement, une interprétation mythologique devient un exercice parfaitement fâcheux, passe-temps de mandarin que les aspects du dehors n’émeuvent plus, ni la mer, brillante par trop de rayons, ni le ciel semé de nuées, ni les plus neuves d’entre les fleurs, et qui s’amuse à façonner dans sa chambre des petits dieux en plâtre friable et froid, à l’imitation de l’antique.
Alors, qu’est-ce donc au juste qui charme si délicieusement dans ces récits et dans ces vers ? Par quels artifices ces poètes les ont-ils faites si émouvantes, leurs narrations fabuleuses ? Comment, en recueillant un genre que les maladroits avaient trop pratiqué, savent-ils nous tenir si attentifs ? Simplement, ce sont de vrais poètes : ils croient à ce qu’ils disent, et, par l’accent de leurs paroles, par ce ton de sincérité qui emporte tout, nous nous laissons entraîner.
Car, à leur sentiment, les aventures de la fable figurent autre chose que des historiettes incertaines. Les hamadryades, la troupe des néréides, les satyreaux voleurs de nids et ceux que le désir appelle près de l’étang des nymphes, les sirènes ailées qui grelottent contre la grève ou s’ébattent sur des vagues chevelues, tous ces fantasques habitants des forêts et des flots, ils les sentent vivre, les entendent pleurer, chanter aussi, et, quand ils écoutent leurs discours, c’est avec la même foi que le plus pieux berger de l’Attique.
Pour écrire tel sonnet où Pierre Louÿs nous montre des jeux de faunesses, il faut assurément qu’il les ait vues de ses yeux. Imaginées, les dessinerait-il avec une si charmante aisance, les peindrait-il d’une main si sûre ?
Ce sont les petites faunesses qui se poursuivent au clair de lune et plongent enfin dans les tranquilles eaux, c’est une sirène qui meurt sur le sable de la plage, c’est un jour d’hiver « où les ægipans morts ont des tombes de neige », c’est la tragique rencontre du conquérant Sylla et du dernier des faunes.
Est-il étonnant, après ces évocations qui vont de la fantaisie à l’histoire, mais sont tout imprégnées de rêve et de vérité, qui ont parfois tant d’espièglerie et gardent toujours de la noblesse, est-il étonnant que les forêts se peuplent à nos yeux ?… Marchons un peu dans le sous-bois… Ressuscitées, en leur très réelle exactitude, du tas de cendres qu’avaient fait les gens ennuyeux et commentateurs, des formes se lèvent et fuient pour regagner le sein des sources claires et les taillis de lauriers.
Voici le bois sacré plein d’antiques rumeurs ; un chèvre-pied danse sur le tapis que lui tissa la lune, et les déesses qu’une écorce comprend agitent leurs mains rameuses à toute brise.
C’est, à coup sûr, une magique influence qui démaillotta ces momies déjà mélangées à la terre et dont la forme filait entre les doigts, c’est un puissant sortilège qui sut rendre la vie et la jeunesse à des corps exténués de vétusté, car le secret le plus rare est bien celui de faire surgir une apparence divine en nos jours que, vraiment, les dieux visitent peu.
Durant les années où l’on exploita fort cette vertu particulière : la sensibilité, ce fut un lieu commun de peindre la nature hostile à nos tristesses comme à nos appétits. C’en fut un autre de la peindre complice : — deux figures d’une même fatuité. — Devant les créations de sa pensée, le poète ne veut pas être humble ; l’hamadryade qu’il voit dans le chêne devra s’occuper de lui, poète, et le faune qui vient, chaque nuit, animer la clairière devra s’arrêter dans sa danse pour le plaindre et le consoler.
A en croire certains auteurs, les chênes se dresseraient sous leurs manteaux de lierre pour nous laisser entendre qu’ils sont impassibles et, par là, nous insulter ; les roses dispenseraient d’aimables parfums par malice volontaire et perverse, afin que notre conscience fût mieux engourdie et la chanson que chantent les ruisseaux aurait des intentions libertines.
Je crois que les bons poètes pensent autrement. « Chaque arbre porte en lui la stature d’un dieu, » dit Henri de Régnier. « Les arbres des forêts sont des femmes très belles, » dit Pierre Louÿs. En effet, quand ils traitent d’un paysage, le décor est indépendant des hommes. Il a son existence propre. L’arbre, le ruisseau, l’étang sont des personnes vivaces que le poète chérit pour elles-mêmes, parce qu’elles sont verdoyantes, harmonieuses ou pures, et, s’il advient qu’une voix se fasse entendre, issue d’une source ou qui chante entre deux pierres, ce n’est pas ses sentiments de mortel dont le poète croit percevoir l’écho, mais le bruit des paroles que les nymphes écloses lui confient.
Il en est pour tout ainsi. D’un crépuscule à l’autre, les arbres se répondent ; limpide et mystérieux le chœur se prolonge que murmurent les ruisseaux ; tant que dure la nuit, des ombres fugaces volent sur la clairière, parfois un Songe les poursuit et si, dans un bosquet plus noir et mieux caché que tous les autres, on entend brusquement jargonner, sans doute que ce sont des satyres disputant sur une proie.
Bientôt on oublie, tant ces apparitions sylvestres vivent humainement, que leur essence est demi-divine ; le commerce des ægipans nous devient familier, et, tandis que les hamadryades écartent à leur réveil l’écorce des oliviers, on est à peine surpris que, des eaux passagères, se révèle un bras nu, ondoyant encore, mais déjà de chair.
C’est sur ces bases que Pierre Louÿs a construit la plupart de ses sonnets et tous ses contes antiques ; c’est encore sur elles qu’Henri de Régnier a édifié ses plus beaux poèmes.
Ainsi, l’inspiration peut suivre tel ou tel sentier en faisant naître autour d’elle ces fleurs de poésie que l’on va respirer chaque fois que la vie et son ennui nous font désirer un beau rêve, non point une de ces choses vagues qui s’étirent, s’allongent et n’ont ni couleur, ni contour, mais un beau rêve vivant et vif qui nous transporte dans un autre monde où les fruits sont plus savoureux, les ruisseaux d’un plus pur cristal et le ciel d’un meilleur azur ; mais il est des jours où cette muse, en humeur de folie, ne veut suivre aucun chemin tracé ni se plier à aucune contrainte ; elle veut chanter librement, et alors, on doit se taire, on doit écouter, car, s’il est possible de disserter sur une méthode didactique où la nature est vue sous la figure d’un jardin, sur une méthode fabuleuse où le faune paraît dans les buissons, et s’il est aisé de parler d’esthétique à ces propos, dès que le poète choisit, au lieu de considérer la nature sous un angle, de parler pour son propre compte, il n’y a plus à épiloguer.
Ces vers-là, le poète les tire du tréfonds de lui-même, et, si nous ne vivions en un temps malheureux et déplorable où l’on ne croit plus aux divinités, je dirais, avec tous les gens de bon sens, que ces vers-là sont nés sous le baiser des muses.
D’ailleurs, ils sont faciles à juger. Il ne s’en trouve point de passables. Ils sont beaux ou n’existent pas ! C’est la valeur même de l’homme qui y paraît. Un poète doit s’apprécier au prix de ses vers lyriques. — J’en sais de solennels où l’âme et l’océan murmurent, j’en sais d’émouvants où le cœur palpite avec le renouveau, et d’autres, héroïques, où l’on doute vraiment de la réalité de l’heure présente, tant les trilles de l’oiseau, les murmures des grands bois et l’écho d’une douleur se mêlent divinement.
Rires ! pleurs et regrets ! corolles des champs ! brises du soir ! nuages ! vous formez alors une harmonie nouvelle sans règle ou, du moins, dont la mesure est inconnue ! C’est la musique de la grande lyre. Il est encore des poètes qui osent la toucher ; Henri de Régnier est l’un d’eux. La sève de la nature anime leurs poèmes, leurs strophes ont la couleur des aubes d’orient, ils sont les rares élus qui savent, à la fois, voir et rêver, comme ce très fameux Argus, fils d’Arestor, qui portait cent prunelles au front et considérait le monde avec cinquante d’entre elles, tandis que les cinquante autres étaient ensevelies dans un songe.
FIN
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