The Project Gutenberg eBook of Monsieur Barbe-Bleue... et Madame

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Title: Monsieur Barbe-Bleue... et Madame

Author: Pierre Mille

Release date: March 24, 2023 [eBook #70369]

Language: French

Original publication: France: Le livre

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MONSIEUR BARBE-BLEUE... ET MADAME ***

PIERRE MILLE

MONSIEUR BARBE-BLEUE…
ET MADAME

Le Livre
9, rue Coëtlogon, Paris
1922

Tous droits de traduction et d’adaptation réservés pour tous les pays, y compris la Scandinavie. Copyright by “LE LIVRE” 1922.

IL A ÉTÉ TIRÉ A PART DE CET OUVRAGE, LE PREMIER DE LA COLLECTION “LE LIVRE DE BIBLIOTHÈQUE” : 10 EXEMPLAIRES SUR JAPON DES MANUFACTURES IMPÉRIALES, NUMÉROTÉS DE 1 A 10 ; 20 EXEMPLAIRES SUR CHINE, NUMÉROTÉS DE 11 A 30 ; 70 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER ZONEN, NUMÉROTÉS DE 31 A 100, ET 5 EXEMPLAIRES DE COLLABORATEURS, H.-C., SUR JAPON DES MANUFACTURES IMPÉRIALES, NUMÉROTÉS DE I A V.

MONSIEUR BARBE-BLEUE… ET MADAME

Il y a quelques années, me conta mon excellent ami John Barnard Ashleigh, de Boston, nous avons eu aux États-Unis quelque chose qui ressemblait à votre affaire Landru. Seulement, c’était mieux, plus large et plus original, comme il convient à l’Amérique.

Le Landru américain s’appelait Abraham Plattner. Il était, à Hootanooga (Connecticut), l’un des membres les plus fervents de la chapelle des Darbystes, et passait pour faire honneur, par l’austérité et la profondeur de ses convictions, à cette secte non-conformiste, dont tous les adeptes se distinguent, d’ordinaire, par l’ardeur de leur foi. C’était un homme de taille moyenne, même plutôt petite, mais grave, l’air ferme et doux, avec des yeux d’un éclat singulier qu’il tenait presque toujours baissés, et une belle barbe. En somme, vous le voyez, assez semblable à votre Landru. Il édifiait la congrégation. Les femmes surtout l’écoutaient avec une confiance passionnée, mais il semblait demeurer indifférent à ces hommages muets et brûlants. Du reste, il était marié, père de famille.

Je n’insisterai pas sur les faits, pourtant essentiels, mais que les détails du procès sur lequel toute la France tient aujourd’hui ses regards vous ont rendus familiers, qui amenèrent son arrestation. Un certain M. Bullock, ne se pouvant consoler qu’une dame Beaumont, âgée d’une cinquantaine d’années, quoique agréable encore, eût brusquement cessé les relations qu’elle entretenait avec lui, révéla qu’elle avait disparu après le dernier séjour fait par elle dans la villa Pick-me-up, louée à son nom, près d’Hootanooga, et où elle s’était rendu en compagnie d’un autre gentleman, appelé Butler. Les recherches de la police dans cette villa, pour l’heure abandonnée, firent découvrir divers objets de toilette appartenant à Mme Beaumont. La cheminée du fourneau de cuisine était imprégnée d’une suie très grasse ; enfin, les fouilles pratiquées dans le jardin révélèrent la présence, au milieu de cendres d’une origine indéterminable, d’une molaire aurifiée qui fut reconnue par un dentiste comme ayant brillé dans la mâchoire de Daisy Beaumont, de plusieurs fragments de crâne, et d’un assez grand nombre de petites vertèbres. Par un hasard exceptionnel, dont la justice put se féliciter, tout en s’en inquiétant, neuf de ces vertèbres étaient identiques, chacune d’elles étant la septième de l’épine dorsale ; il en fallait conclure à l’incinération, donc à la mort, sans doute violente, de neuf personnes différentes.

Le prétendu Butler fut identifié avec Abraham Plattner. Arrêté incontinent, l’on constata qu’il avait pris bien d’autres noms : Coolidge, Wilson, Oakburn, et qu’il avait loué, à vingt milles d’Hootanooga, la jolie villa Resurrectio. Dans cet autre domicile furent trouvés encore un assez grand nombre d’objets de toilette féminine, des lettres et des papiers d’identité ayant appartenu à sept femmes qui n’avaient point reparu ; enfin, comme à Pick-me-up, des ossements calcinés. L’enquête des magistrats parvint d’ailleurs à établir que le vertueux Plattner, presque toujours par voix d’annonces, était entré en communication avec plus de trois cents personnes du sexe faible.

Plattner ne contesta point ses tentatives d’escroquerie au mariage : « Mais la plupart des mariages, dit-il pour sa défense, ne sont-ils pas des escroqueries ? Chacun des deux futurs s’efforce respectivement d’abuser l’autre sur l’étendue de ses ressources, le nombre et la valeur sociale de ses relations, l’éclat de sa famille. Et que le mariage soit consommé, ou rompu, l’escroquerie n’en a pas moins lieu. Elle est même plus complète dans le cas des épousailles. » Par contre, il nia catégoriquement avoir jamais mis à mort qui que ce fût, alors qu’on portait à son compte seize assassinats. Savoir : neuf commis dans la villa Pick-me-up, et sept dans la villa Resurrectio.


J’ignore en ce moment, quel sera le verdict du jury de Versailles. Celui d’Hootanooga fut impitoyable : Plattner fut condamné à mort à l’unanimité. Nos jurés sont peut-être plus sévères que les vôtres : un ensemble de présomptions, si toutes sont concordantes, leur paraît suffire, à défaut d’une preuve absolue, et comme le dit plus tard l’un de ceux d’Hootanooga, il y avait assez de ces présomptions pour faire pendre une demi-douzaine de Plattners.

Mais voici, monsieur, où cette histoire, jusqu’ici assez vulgaire, devient exceptionnelle.

La veille du jour où il devait être exécuté, ce Plattner fit avertir le chapelain et le directeur de la prison qu’il désirait leur parler.

— Je voudrais bien savoir exactement, leur dit-il, pour quelle cause on m’a condamné ?

— Well, répondit le directeur de la prison, ne faites pas l’ignorant. Vous êtes condamné pour seize meurtres.

— Alors, poursuit Plattner, je suis victime d’une horrible erreur judiciaire, car je n’en ai commis que huit. Je demande la revision de mon procès.

— Allons, Plattner, allons, fit le directeur de la prison, cette affirmation est déraisonnable. Il y avait les traces de neuf cadavres à Pick-me-up, et de sept à Resurrectio. Cela fait le compte !

— Cela fait le compte pour les cadavres, mais cela ne fait pas le compte pour leur auteur. Je jure, sur toutes les étoiles du drapeau de l’Union, qu’on n’en doit porter que huit à mon crédit, dont les sept de Resurrectio, et un seul sur neuf à Pick-me-up. Le seul qui soit un cadavre de femme.

— Mais alors, les autres ?

— Des hommes, monsieur le directeur, des hommes ! Voyez un peu quelles sont les abominables méprises de la police, qui n’a même pas su distinguer les sexes dans cette ostéologie !… Il convient ici que je sois parfaitement candide, et que je reconnaisse un certain nombre de faits que j’ai refusé d’admettre devant le jury. J’ai assassiné, dans la villa Resurrectio, sept personnes du sexe qui avaient eu des bontés pour moi, ou ne demandaient pas mieux que d’en avoir, et je les ai incinérées.

— Sept ?… Vous disiez huit, tout à l’heure !

— Attendez ! Je ne vous parle que de Resurrectio. J’arrive tout de suite aux événements de Pick-me-up. Quand je commençai d’avoir des intentions sur Mrs. Daisy Beaumont, mon expérience m’avertit qu’il faudrait employer, pour faire sa conquête — de quelque façon que cette conquête se dût terminer pour elle — des procédés un peu différents de ceux qui m’avaient antérieurement servi. Sans être dépourvue de sentiments, ni même de sensualité, je vis clairement que cette honorable veuve était toutefois calculatrice, voire prudente. Elle s’informa de ce que je pouvais posséder de fortune, faisant montre, avec une certaine ostentation, de la sienne propre ; elle insista pour réunir en un fonds commun les valeurs et les espèces que je pouvais détenir, et celles dont elle était propriétaire. Je ne vis pas d’inconvénients à lui céder sur ce point, puisque, je crois vous l’avoir fait comprendre, le tout ne devait pas tarder à me revenir. Je lui offris donc, comme d’habitude, d’aller passer une lune de miel préliminaire à notre union dans ma villa de Resurrectio ; mais quand elle me proposa de nous installer plutôt à Pick-me-up, où elle serait chez elle, j’acceptai de fort bonne grâce : il n’est pas recommandable de mettre tous ses œufs dans le même panier, et je ne demandais pas mieux que de changer le lieu de mes entreprises un peu délicates. D’ailleurs je connaissais la villa : ses aménagements me paraissaient favorables à mes plans.

« De toutes les femmes à qui j’ai eu affaire Daisy Beaumont, je dois le dire, est celle qui m’a laissé l’impression la plus forte. Ce n’était pas une virago : assez frêle, au contraire, avec de petites mains fines, un joli pied, une jolie taille, des yeux extraordinairement clairs, pas très grands, mais ardents, lumineux, avec des lueurs vertes comme le rayon vert du soleil sur la mer — ce rayon dont on parle toujours et qu’on voit si rarement. Je me plaisais dans sa société. Je m’y plaisais tellement que je résolus de me donner quinze jours avant d’en arriver avec elle à l’inévitable. Le matin du quatorzième jour, m’étant levé un peu avant Daisy et me promenant dans le jardin, j’aperçus une sorte de resserre, fermée à clef. Je suis curieux par nature et par profession. J’essayai de regarder par le trou de la serrure, mais ne distinguai rien. L’ouverture était trop petite. Par bonheur il y avait, à côté de cette resserre, un appentis avec une lucarne qui donnait du jour à celle-ci. J’allai donc chercher une échelle : c’était un magasin, monsieur le directeur, un magasin d’effets disparates, et qui me rappela étrangement celui que j’avais formé à Resurrectio ; seulement tous les objets étaient masculins : des chapeaux, des vêtements d’hommes, des montres, des bijoux qui ne pouvaient avoir appartenu qu’à des hommes. Cela était si imprévu qu’au premier abord, ma parole d’honneur, je ne compris pas ! Je ne compris qu’à l’instant où je me sentis violemment tiré en arrière par Daisy Beaumont elle-même. Elle était toute pâle, toute frémissante, ses yeux clairs étaient devenus farouches — formidables et farouches. Je criai :

«  — Comment, toi aussi ! Toi aussi !

« Ce fut à son tour à ne pas comprendre. J’en fus heureux. Je venais de me trahir ! Je dis bien vite :

«  — Tu m’avais amené ici pour m’assassiner, n’est-ce pas ? Comme… comme les autres !

« Elle fit « oui » de la tête, d’un air sombre.

« Cela m’inspira une sorte d’admiration. Je demandai :

«  — Mais comment pouvais-tu faire : des hommes ! Et tu es si frêle, si délicate. Comment t’y prenais-tu, avec ces petites mains-là…

« Elle haussa les épaules :

«  — Les hommes ont le sommeil si lourd ! fit-elle, dédaigneusement.

« Alors une pensée, une pensée terrible me vint :

«  — Mais moi aussi, moi aussi, j’ai dormi dans cette maison ! Voilà quatorze nuits que j’y dors ! Pourquoi n’as-tu pas essayé ? Comment suis-je encore en vie ?…

« Elle ouvrit les bras, elle fondit en larmes, et, avec rage, pourtant :

«  — Tu ne devines pas ? Tu n’as pas deviné ?… Tu n’as pas deviné que c’est parce que je me suis mise à t’aimer !

« Si vous saviez, monsieur le directeur, ce que je me suis senti fier, à ce moment-là !… Il y aura donc toujours un moment où les femmes, même les plus fortes, laisseront intervenir le sentiment dans les affaires, où elles ne seront plus sérieuses ! Pas moi ! Voilà la différence : la huitième victime de la villa, ce fut Daisy Beaumont. Celle-là aussi vous pouvez la porter à mon compte. Voilà pourquoi cela fait huit. Mais je ne reconnais pas les autres ! Les autres étaient à Daisy Beaumont. Et d’ailleurs c’était des hommes : vous voyez bien qu’il y a erreur ! »

Il y avait erreur, en effet, conclut John Barnard Ashleigh, et le verdict fut cassé : mais ce qui prouve, ainsi que je le disais, que nos jurés américains ne sont pas comme les vôtres, c’est que les jurés d’Hootanooga furent d’accord que Plattner était aussi coupable pour huit femmes que pour seize, et qu’il fut condamné de nouveau à être pendu.


Abraham Plattner fut une seconde fois condamné à mort, continua John Barnard Ashleigh, bien que son avocat eût soutenu éloquemment, en sa faveur, une thèse fort subtile, dont la spéciosité faillit un instant ébranler la conviction du jury :

« Mon client, dit-il, devait être pendu pour avoir commis seize meurtres. Ce verdict ayant été cassé, il ne se présente plus devant vous que présumé coupable de huit, les autres victimes devant être portées au compte d’une certaine Daisy Beaumont, qu’il avoue volontiers avoir fort proprement étranglée, puis incinérée. Mais, ce faisant, il n’a fait que devancer l’œuvre de la justice, qui n’eût certes pas laissé vivre cette criminelle. Il n’a donc plus à répondre que de sept assassinats. Well, chers citoyens et honorables jurés de cette ville d’Hootanooga, je livre ce problème angoissant à vos consciences : un homme a été à tort condamné à la pendaison pour avoir envoyé seize personnes devant leur juge naturel. Il est à cette heure reconnu, de la façon la plus incontestable, qu’il n’a pris cette liberté qu’à l’égard de huit d’entre elles, dont l’une avait mérité son sort. Reste sept. Peut-on légitimement lui appliquer la même peine, alors qu’il n’est pas même à moitié aussi coupable qu’on l’avait cru d’abord ? Il semble bien clair, Messieurs, si l’on s’en tient aux règles de la plus élémentaire arithmétique, qu’on n’a le droit de livrer au bourreau que la moitié de William Plattner, moins un huitième. »

Un argument d’une logique si vigoureuse eût, je crois, troublé des jurés français. Les nôtres, par malheur pour Plattner, sont plus enclins à suivre les impulsions de leurs sentiments, qu’ils appellent le sens commun, que les déductions de la raison pure et de la mathématique : le second verdict, ainsi que je viens de vous le dire, confirma le premier.

Voilà pourquoi, dès les premières lueurs de l’aube, un beau matin, le condamné vit entrer dans sa cellule, avec son avocat, le chapelain et le directeur de la prison, l’attorney général, le chef du jury, et différentes autres personnes. On lui annonça que, son dernier jour étant arrivé, il n’avait plus, tout juste, que le temps nécessaire pour recommander son âme au Seigneur. Plattner accueillit cette nouvelle avec humilité, contrition, mais aussi un sang-froid singulier.

— Je suis prêt ! dit-il. Un homme craignant Dieu, quelles que soient ses fautes, doit toujours se tenir prêt à comparaître devant le tribunal suprême… Mais je demande à faire des révélations !

— Comment, des révélations ? fit l’attorney général.

— Vous avez l’air de ne pas me comprendre : cela est indigne de votre science judiciaire ! Je dis : des révélations… Car vous ne savez absolument rien de mon affaire, en somme. J’ai été condamné sur des présomptions, non sur des preuves. Ce sont ces preuves que je consens à vous fournir, et c’est votre devoir de m’entendre : car, tant que vous ne les posséderez point, avouez qu’il vous restera toujours, monsieur le chef du jury, à vous et à vos collègues, un doute angoissant. Avouez que, de votre côté, monsieur l’attorney général, il ne vous sera point indifférent de savoir si, oui ou non, il est possible d’obtenir l’incinération d’une personne entière à la flamme d’un simple fourneau de cuisine. C’est un point sur lequel la médecine légale n’est point encore fixée, et que les rapports des experts sont loin d’avoir éclairci. Enfin, avouez-le aussi : vous vous devez au public ! Et le public est plus anxieux encore de savoir comment j’ai fait, que d’être sûr, simplement et judiciairement sûr, que j’ai fait !

On dut lui accorder qu’il avait raison : son droit à s’expliquer sur le pourquoi et le comment de ses crimes était de la plus absolue certitude, et confirmé par tous les précédents.

— En avez-vous pour longtemps ? demanda seulement l’attorney général, de mauvaise grâce.

— Je n’en sais rien, monsieur ! répondit Plattner d’un ton choqué. Cela dépendra de la précision de ma mémoire, affaiblie par une longue détention, de l’aide du Seigneur, et des forces de ma misérable guenille humaine. Mais vous n’avez pas le droit de mettre en doute ma bonne volonté… Le greffier est-il présent ?


Le greffier n’était point présent. On n’avait pas cru avoir besoin de ses services : il fallut l’aller chercher, ce qui prit un certain temps.

William Plattner débuta par une longue prière, qui fut écoutée respectueusement. Et enfin :

— Dès l’âge de dix ans… fit-il.

— Pardon ! interrompit l’attorney général. Ce n’est pas à cette date que remontent les faits qui vous ont valu votre condamnation !

— Je le reconnais, admit doucement Plattner, mais je suis maintenant un témoin dans ma propre cause : je dois donc être écouté sans qu’on m’interrompe ni qu’on cherche à me détourner de ce que je vais dire ; et d’ailleurs ne vous intéressez-vous point aux théories de M. Freud : il paraît que nous demeurons de toute notre vie l’enfant de notre enfance…

Il continua donc, et le récit de son enfance, encore qu’il y dénonçât de mauvais instincts, fut harmonieux et poétique. Par moments il s’arrêtait, disant au greffier : « Vous me suivez bien, n’est-ce pas ? J’entends que mes paroles soient enregistrées exactement… Veuillez relire ! » Il suggérait alors des corrections. Il confessa ensuite, abondamment, et avec un grand repentir, quelques erreurs de jeunesse.

— J’arrive enfin, dit-il, au havre où crut pouvoir se réfugier mon âme inquiète et douloureuse : mon mariage !

A ce moment il était une heure et demie. Le chapelain montra des signes de faiblesse ; d’un commun accord, il fut décidé que le reste des communications de Plattner ne perdrait rien à être remis après le luncheon.

Plattner déjeuna lui-même confortablement. Vers trois heures, la séance fut reprise. A huit heures du soir il n’avait pas encore terminé le récit fort touchant de ses fiançailles. L’attorney général rédigea une note pour la presse, afin d’annoncer que, le condamné étant entré dans la voie des aveux, l’exécution avait été ajournée au lendemain.

Et le lendemain, vers midi, Plattner aborda, avec la plus louable franchise, le sujet de ses relations avec sa première victime, Mrs. Fletcher. On respira. Il tint à donner les dernières précisions, il réclama son calepin pour y retrouver certaines indications qui échappaient à ses souvenirs. A mesure que ceux-ci lui revenaient, les larmes coulaient sur son visage.

— Excusez-moi, fit-il, je me sens mal. Qu’on aille chercher un médecin.

Le docteur Haberstein, Américain-Allemand d’origine israélite, déclara qu’en son âme et conscience Plattner ne pourrait résister indéfiniment à la pénible tension qui s’imposait, ce qui était marqué par les désordres visibles de son système circulatoire et la diminution de sa pression artérielle. Il recommanda — de quoi sa qualité d’homme de l’art faisait un ordre — de ne le point laisser déposer plus de trois heures par jour. De plus il ordonna un régime reconstituant, et même un peu d’alcool, interdit à tous par les lois sévères de l’Union, sauf aux malades.

Quelques bouteilles de spirits, venant de l’officine d’un pharmacien, furent donc introduites dans la prison. Fort généreusement Plattner en offrait chaque jour un verre à ses auditeurs : la sympathie qu’on commençait d’éprouver pour lui n’en diminua pas.

Le vingt-neuvième jour depuis la date qui aurait dû être celle de son exécution, il avait entièrement, et avec une admirable probité, achevé le récit du premier de ses crimes. Il n’avait rien caché, il avait dévoilé jusqu’aux moindres détails, et même demandé le concours d’un architecte pour établir avec lui les plans, en coupe et élévation, du dispositif ingénieux qu’il avait imaginé pour l’incinération de ses victimes. Le public était tenu, jour par jour, au courant de sa confession. Il s’y intéressait ardemment. La publication de ces sortes de mémoires rapporta des sommes considérables, et le revenu des droits d’auteur fut partagé, ainsi qu’il se devait, entre Plattner et le greffier. Plattner utilisa la part qui lui en revenait dans des spéculations avantageuses, et sa femme put acheter, sur ses conseils, une fort belle villa, qui prit le nom d’Æternitas.

Au bout de cinq mois, Plattner n’était encore parvenu qu’au récit de ses relations avec sa cinquième victime. Mais personne, en Amérique, ne s’en plaignait, excepté les romanciers de profession, privés de ressources par l’arrêt complet de la vente de leurs ouvrages en librairie. Même la traduction du Bâtard de Gambetta, le dernier roman d’aventures de M. Pierre Benoit, s’était immobilisée contre toute attente aux environs du 250e mille. Mais, en même temps, Plattner s’occupait de désintéresser largement, sur ses bénéfices, les héritiers des dames qu’il avait supprimées, faisant savoir que tout serait intégralement remboursé si on lui donnait le temps de poursuivre ses passionnants mémoires. Tout le monde lui donnait raison.

La sixième des victimes attribuées à Plattner était la plus jeune : miss Onofria Garvin, âgée de vingt-deux ans. Quelle ne fut pas la stupéfaction de ses auditeurs ordinaires, et du greffier lui-même, devenu son collaborateur, quand ils l’entendirent déclarer :

— Pour celle-là, je n’ai rien à dire… Je ne l’ai jamais ni assassinée, ni incinérée par conséquent. Elle m’a quitté, véritablement quitté ! Elle a disparu. Je le regrette encore plus que vous.

— Allons, Plattner, vous plaisantez, lui représenta l’attorney général, scandalisé.

— J’ai avoué les cinq premières, j’avouerais tout aussi bien celle-là, comme je suis prêt à avouer les deux dernières… Mais, cette miss Garvin, en toute sincérité, j’ignore ce qu’elle est devenue.

— Vous parlez sérieusement ?

— Très sérieusement.

— Voyons, Plattner, fit l’attorney général avec des larmes dans la voix, songez à ce que vous dites ! Si vraiment vous ne l’avez pas assassinée, tout est à recommencer une troisième fois, puisque vous avez été condamné pour huit meurtres, et qu’il n’y en aurait que sept.

— Je le regrette beaucoup pour vous. Je comprends vos sentiments, et j’y compatis. Mais que voulez-vous que j’y fasse ?

— Et vous ne pouvez donner aucune indication, suggérer aucune hypothèse sur le lieu de la retraite de miss Garvin ?

— Aucune… Ah ! si, pourtant : Onofria Garvin était une jeune personne très romanesque, affamée d’aventures et de voyages périlleux. Ma conviction — sans que je puisse en avoir la preuve, bien entendu ! — c’est qu’elle s’est embarquée comme mousse sur le navire de Shackleton, en dissimulant son sexe.

— Mais il est au pôle Sud, Shackleton !

— Eh bien, attendez qu’il revienne !…


— Comme Shackleton est toujours au pôle Sud, conclut mon ami John Barnard Ashleigh, et que même il y est mort, Plattner n’est toujours pas exécuté. Mais il poursuit la publication de ses aveux, qui continuent d’avoir un immense succès.

COMMENT M. BOUBAL EN FUT

C’était un petit homme tout blanc, très doux, très triste. Et ces dames, à une minute près, savaient son jour et son heure. Les premières fois, il était arrivé par la porte de la rue, et si palpitant, regardant derrière lui avec une telle inquiétude que « madame », dès qu’elle eut constaté en lui un habitué, s’empressa par charité de lui indiquer l’autre accès de la maison. Il fallait passer par la cour, qui avait un air très convenable, et où habitait du monde très bien. De là, par deux vantaux qui s’ouvraient d’une simple poussée, on entrait dans un jardin d’hiver toujours vide. Il n’y avait plus qu’à presser sur un bouton électrique dissimulé au bas du grand miroir : on venait tout de suite ouvrir, il était enfin au cœur de la place. Et madame lui disait : « Mathilde, n’est-ce pas ? » Il faisait « oui » de la tête, avec un sourire de timidité. Alors Mathilde venait, et il montait derrière Mathilde : et c’était toujours le vendredi, à cinq heures et vingt minutes.

Que ce soit ce jour-là que se réunit l’Académie des sciences historiques, à l’Institut ; que ce soit à cette heure, presque exactement, que se termine la séance, ces dames l’ignoraient, de même qu’elles ignoraient le nom de ce monsieur si poli, discret, mélancolique : ce nom qui est célèbre, celui du grand Boufre de Sauveplane, auteur de tant d’études parfaites sur les femmes du dix-huitième siècle, — livres si voluptueux, si fins, si tendres, qu’il faut être du métier, vraiment du métier, pour s’apercevoir combien la trame en est serrée, l’érudition solide. Les rivaux haussent les épaules, parce que cette gloire les agace, mais ils n’ont rien à critiquer, rien à dire, excepté Boubal, le terrible Boubal, de l’École des Sciences Modernes, l’homme du document tout nu, rude et sec, qui juge que cette manière d’écrire l’histoire « ferait croire que la vérité n’est pas vraie ». Mais les femmes répondent « qu’elles adorent ça ». Elles se disputent Boufre de Sauveplane, il a toutes leurs confidences, il sent comme elles, il pense comme elles. De l’avoir pour ami, pour ami tout à fait intime, beaucoup seraient très fières, malgré la soixantaine qui a neigé sur sa tête. Mais lui n’a jamais eu l’air de comprendre. Et il en est parmi elles qui songent : « Qui est-ce donc, puisque ce n’est pas moi ? » Et d’autres qui ne l’en aiment que davantage, croyant qu’il reste fidèle à un ancien souvenir. Elles ignorent qu’il est timide, tout simplement, timide jusqu’au tremblement, jusqu’aux affres physiques, et qu’il n’a jamais su demander, jamais sentir, même, le moment où l’on s’offrait à lui. S’il comprend si bien les femmes, c’est qu’il a une âme de femme, et la même pudeur au moment du désir : une pudeur rétractile et sauvage.

Alors c’est là qu’il vient, une fois par semaine, parce qu’avec tout cela, tout de même, il est un homme… Sa vie passe ainsi, uniforme, mais non monotone ; il l’estime raisonnablement heureuse. Il y a cette petite distraction du vendredi, à laquelle il songe parfois avec une légère morsure d’humiliation, parfois avec un silencieux sourire, qui le prend à l’improviste, partout, chez lui, en compagnie, dans la rue. Il y a ses études aux archives et ses écrits, où il verse, sans même le vouloir, toutes les effusions de son cœur et tous les appétits de ses sens restés très jeunes. Il y a, enfin, sa haine contre Boubal. Car si Boubal ne l’aime pas, et n’a jamais pris la peine de le cacher, lui déteste Boubal, et le proclame. « Tant que je vivrai, a-t-il dit maintes fois, il ne sera jamais de l’Académie des Sciences Historiques. » Et quand Boufre de Sauveplane ne veut pas qu’on soit de la compagnie, on n’en est pas. Il a des amis, des clients ; la dignité même de son caractère et de ses mœurs lui fait une influence. Boubal le sait bien, et il ne s’est jamais présenté.

Ce fut ainsi que coula l’existence de M. Boufre de Sauveplane jusqu’à certain vendredi d’automne où le ciel inclément jouait à pousser une aigre bise à travers des rafales de pluie froide. L’historien, étreignant son parapluie dans sa main glacée, gagna tout de même la rue coutumière, plus obscure et plus déserte encore que d’habitude ; et, parcourant la cour d’un pas feutré, il entra dans le jardin d’hiver. Le crépuscule extérieur s’y changeait en nuit. Connaissant les lieux, il appuya sur un commutateur électrique afin d’apercevoir plus aisément la sonnette qui avertirait la maison de son arrivée ; et la lumière éclata au plafond parmi les palmes et les fleurs, avec cette magique instantanéité qui donne l’impression d’un rire subit, qui fait croire que l’air prend une autre odeur, plus vive et plus jeune… Et M. Boufre de Sauveplane, à sa confusion profonde, à son indicible horreur, aperçut quelqu’un qui tâtonnait de son côté pour découvrir le bouton d’appel. Au bruit de la porte qui s’ouvrait, cette silhouette se retourna, et M. Boufre de Sauveplane reconnut M. Boubal, et M. Boubal le reconnut ! Leur première idée à tous deux fut de fuir. Mais M. Boufre de Sauveplane se trouvait devant la porte, et M. Boubal ne pouvait l’en écarter. Quant à son ennemi, pour qui l’évasion était plus facile, il songea qu’il y aurait de la pusillanimité à battre en retraite, et que d’ailleurs il n’y gagnerait rien qu’une nouvelle honte si ses traits avaient été distingués. M. Boufre de Sauveplane prononça donc, d’une voix qu’il s’efforça de rendre ferme et indifférente :

— Vous ne trouvez pas la sonnerie ?

— J’ai trouvé, répondit M. Boubal, mais je n’entends rien et… on ne vient pas.

— C’est la pile qui ne fonctionne plus, affirma M. Boufre de Sauveplane avec une sérénité horrible.

En même temps, de toutes ses forces, il espérait :

— Si, par hasard, il ne m’avait pas reconnu !

Et il joua le tout pour le tout, prenant les devants.

— Monsieur Boubal, n’est-ce pas ?

— Oui, admit l’adversaire. Et vous…

Il le nomma. L’historien avoua, dans un souffle :

— Oui. C’est moi…

A tour de rôle, pour prendre une attitude, ils appuyèrent sur le bouton. Nul bruit, rien qui montrât qu’on fût averti de leur présence.

— Allons-nous-en ! dit M. Boufre avec un soupir.

Ils partirent ensemble. D’un accord tacite, ils firent comme s’ils venaient de se rencontrer au portail d’une amie commune, qui était absente, et causèrent d’abord du temps, qui s’obstinait à demeurer détestable ; mais, dans leur for intérieur, ils jugeaient cette conversation indigne d’eux. M. Boubal n’avait pas de parapluie. Il se laissait mouiller stoïquement.

— Abritez-vous, monsieur ! dit M. Boufre de Sauveplane.

M. Boubal se rapprocha.

— Prenez mon bras, insista son compagnon.

Et M. Boubal lui prit le bras. Il lui parut que tant d’affabilité méritait du retour, et, mâchonnant sa barbe rousse, il murmura en bredouillant, comme toujours quand il était ému :

— Vous allez continuer ces études sur Grimm et Mme d’Houdetot, dans la Revue d’Europe ?

— Oui, dit M. Boufre de Sauveplane, d’un ton qui défiait le contradicteur.

— Eh bien, dit M. Boubal, c’est intéressant, très intéressant… il y a de la pénétration. Et il n’y a pas à dire, ce sont des sujets où il faut savoir pénétrer, éclairer. L’introspection y est légitime. D’ailleurs, je ne vois pas que rien dans les faits connus contrarie vos conclusions, après tout. Il y a un mot, dans une lettre récemment retrouvée de Mme de Luxembourg…

— N’est-ce pas ! cria M. Boufre.

— Avez-vous lu l’article d’Amelsperg de Berlin ? poursuivit M. Boubal, sous le parapluie.

Mais voilà que M. Boufre de Sauveplane était rendu. On entrait dans la rue qu’il habitait. Et cependant la conversation était si neuve, si vive ! Ce Boubal, si sec dans ses travaux, comme il savait interpréter, dans le colloque ! Quelle belle imagination il avait, constructive et juste ! Plus d’imagination que lui. Il dit tout à coup, se frappant le front :

— Que nous avons été bêtes, là-bas ! Il n’y avait qu’à frapper.

— Il n’y avait qu’à frapper ! fit Boubal en écho.

— Retournons !

— Retournons !

Ils revinrent sur leurs pas. Boubal qui avait plus de rudesse et de franchise, dit en riant :

— Il n’y avait qu’à frapper, oui ! Mais nous n’avions pas tout notre sang-froid.

— Vous allez là, interrogea M. Boufre de Sauveplane… vous allez là… régulièrement ?

— Oui, reconnut M. Boubal. Dame !…

Et voici que, dans ce simple mot, l’historien entendit des monceaux d’aveux, une reconnaissance d’identiques timidités, d’identiques et secrètes souffrances, de pareils désirs inassouvis, une semblable incapacité à solliciter le bonheur, et à l’obtenir. Il serra les lèvres, ayant presque envie de pleurer.

Cette fois, étant arrivés ensemble, ils partirent ensemble.

— A vendredi, fit M. Boubal avec confiance.

— A vendredi, confirma M. Boufre de Sauveplane.

C’est ainsi qu’ils se revirent, toutes les semaines. Leur affection avait grandi. Et vraiment leur science se complétait au lieu de se porter ombre ; ce qu’ils en tiraient était si différent d’expression !

— Écoutez, dit un jour M. Boufre de Sauveplane à M. Boubal, pourquoi n’en seriez-vous pas ? Nous aurions une heure de plus pour nous voir.

— Pourquoi n’en serais-je pas ? De quoi ? interrogea Boubal.

— De l’Académie des Sciences Historiques. Les séances ont lieu le vendredi !

Voilà comment M. Boubal en fut…

EN DILIGENCE

On achevait de charger la voiture, et Rivier la regardait comme un enfant le beau jouet qu’on va lui donner. Son cœur s’enflait d’un peu d’ivresse romantique : il allait donc monter dans une diligence, une vraie diligence, presque toute pareille à celle des ancêtres, moins la « rotonde », il est vrai, la rotonde qui avait disparu de ce type dégénéré. N’importe : il savourait avec une joie d’archéologue la physionomie désuète de cette longue caisse jaune, avec son « intérieur » aux coussins doublés d’une étoffe qui jouait la peau de panthère, son coupé abrité d’un auvent de cuir, et, sur le toit, les quatre banquettes d’impériale, derrière lesquelles Coulon, le vieux conducteur des messageries de Saint-Claude, arrimait par couches savantes et comme géologiques des sacs de pommes de terre, les boîtes d’échantillons de MM. les voyageurs de commerce, les paniers à claire-voie où s’épanouissaient en gerbe des têtes de poules et de canards, et, pour finir, des caisses faites d’un bois léger, dont le contenu, demeuré quelques instants mystérieux, s’avéra enfin par son odeur : la puissante exhalaison des fromages de Septmoncel, qui bientôt flotta dans l’air, l’air pur et tonifiant des pays de montagne. Incessamment, aux oreilles étourdies sonnait un chant clair, cristallin, un chant d’harmonica léger qu’un mugissement sourd accompagnait, telles les notes profondes d’un grand orgue : la musique éternelle de la Bienne qui coulait, invisible, cent pieds plus bas, dans sa combe abrupte.

Des rues étroites de Saint-Claude les voyageurs pour Morez, la Rixouse, Longchaumois, débouchaient sans se presser. Sans se presser, ils prenaient leur place dans la voiture avec cette espèce de tranquille décision qui dénonce chez les Francs-Comtois, leur parenté de race avec leurs voisins de Suisse. Et Coulon les dénombrait à mesure, d’un air paisible.

Tout à coup sa figure changea. La suffocation de sa gorge lui donna presque un goitre ; il y porta la main comme s’il étouffait. Le rouge marbré de ses joues, quotidiennement fouettées par le vent des hauts plateaux, tourna au bleu, puis au violet. Rivier crut qu’il allait mourir ! Enfin la santé revint à ce rude conducteur de chars, en même temps qu’un torrent de jurons qui éteignit un moment la clameur de la Bienne déchirant ses entrailles de pierre. La victime de ce flot d’injures blasphématoires se tenait devant lui, interdite, écrasée déjà, croisant ses deux mains grasses sur un ventre qui faisait saillie sur sa maigre charpente, comme un oreiller fixé sur un échalas transformé en épouvantail champêtre : le ventre d’une femme au septième mois de sa grossesse, ce moment attendrissant où l’espoir des maternités futures se peut le moins dissimuler.

— Mais puisque j’ai payé ma place, monsieur Coulon, puisque j’ai payé ma place !

La femme suppliait. Il y avait des larmes dans ses yeux ternis et sur son masque pâle : à cause de l’outrage qu’on lui faisait devant tout le monde, et qu’elle avait besoin, peut-être, de ce voyage pour son commerce, ou pour manger, Rivier se sentit ému ; il voulut intervenir.

— Si elle a payé sa place, voyons !

— Vous, on ne vous parle pas ! cria Coulon. Vous pouvez fermer. Si elle a payé sa place, qu’elle aille au bureau, on lui rendra son argent. Mais elle ne montera pas. Elle ne montera pas, entendez-vous ! V’là vot’ place dans le coupé, hein ? Prenez-la tout de suite, ou je pars sans vous !

Le bois de ses fortes galoches claqua sur le pavé. Rivier sentit chez cet homme une obstination obtuse et indomptable. Les galoches retentirent encore, cette fois sur le timon de la diligence, que Coulon venait d’escalader. Il était sur son siège, il rassemblait ses rênes, ses joues déjà se creusaient pour produire ce petit claquement de la langue contre le palais qui excite les chevaux au départ autant qu’un coup de fouet. Rivier n’eut que le temps de sauter dans le coupé, et la diligence s’ébranla. Se penchant pour regarder en arrière, il vit la pauvre femme s’éloigner, la croupe épaissie, dans la majesté douloureuse de sa fatigue et de son fardeau. Toute cette scène lui avait paru absurde. Il n’y pouvait trouver qu’une explication, c’est que le conducteur était ivre ou fou ; et sur cette route qui s’élevait et descendait en lacets aigus, comme le vol d’une mouette, taillée dans le roc d’un côté, et de l’autre sans parapet au-dessus d’un abîme, ce soupçon lui donna froid dans le dos.

Mais Coulon avait la main ferme. Il hochait la tête, il marmonnait entre ses dents. Toujours pourtant il prenait les virages avec sang-froid, avec prudence, avec décision. A la montée de Longchaumois, ayant mis ses bêtes au pas, il se retourna clignant de l’œil.

— Il n’en est jamais monté une dans ma voiture, jamais, jamais : depuis cinq ans ! Après ma mort, on fera ce qu’on voudra aux messageries. Mais jusque-là, jamais !

Il siffla pour encourager ses chevaux et reprit, s’adressant à Rivier :

— Ça vous étonne, n’est-ce pas, ça vous choque ? J’suis un barbare, un sans cœur, un type qui favorise pas la repopulation. Mais quoi qu’vous voulez ! Y a cinq ans, y en a une qui grimpe dans ma bagnole. Comme celle-là, tenez, juste comme celle que vous venez de voir : grosse à pleine ceinture ! C’était à Morez, pour revenir à Saint-Claude. J’dis comme celle-là !… C’est pour la chose d’être enceinte, car pour la figure et les avantages corporels, et tout, elle était ben plus agréable… Mame Sévoz, elle s’appelait. Vous la connaissez peut-être. Non ? C’est vrai, vous êtes pas du pays, ça vous dit rien, son nom… Enfin, c’est pour vous faire voir que c’était un beau morceau de femme, et que si ç’avait pas été mon âge, je lui aurais ben causé deux mots. Elle s’installe avec les aut’voyageurs, j’la r’garde, et j’fais, pour blaguer :

«  — Vous payez qu’pour un, mame Sévoz ?

«  — Ben oui ! qu’elle fait.

«  — Et c’est-il pour aujourd’hui, ou pour demain ?

«  — Ah ! y a ben l’temps, père Coulon, y a ben l’temps, qu’elle répond. N’allez pas plus vite que les cloches du baptême. Dans six semaines, j’vous enverrai les dragées.

« Ah ! si j’avais su, bon Dieu ! si j’avais su ! Elle aussi du reste : c’est une justice à lui rendre…

« Tout alla bien pour commencer, malgré les cahots qui sont durs. De Morez à la Mouille, ça monte, ça monte ! On dirait d’une échelle pour le paradis : et alors, n’est-ce pas, les voitures qui descendent cette côte comme nous allons faire tout-à-l’heure, en plus des freins, elles mettent le sabot, malgré que c’est défendu, le sabot qui laboure l’empierrement comme un soc de charrue. Ajoutez à ça la fonte des neiges, qui ravine tout, et pensez si on danse sur ce ruban de route. Pourtant, j’entendais rigoler, dans l’intérieur. Ils prenaient ça du bon côté, ils disaient :

«  — Eh ! la mère Sévoz, il aimera la gymnastique, vot’ salé !…

« … Ou d’aut’ choses encore comme ça ; vous comprenez que j’y faisais pas attention. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’ils étaient gais, et mame Sévoz aussi ; c’était une femme qui ne craignait pas le mot pour rire. Mais enfin, v’là qu’au cinquième kilomètre — les chevaux tiraient à plein collier, bien qu’au petit pas, et à chaque coup ils vous en fichaient une secousse que ça m’aurait décollé, moi qui ai l’habitude — au cinquième kilomètre, monsieur, elle causait plus, mame Sévoz ! Et puis la v’là qui commence à geindre, à geindre tout bas, tout bas — de mon siège, j’entendais rien encore, on m’a raconté — et puis qui s’met à crier ! Ah ! bon Dieu ! quelle voix ! Moi, je m’pensais : « C’est-il qu’ils la pincent, ou qu’ils l’assassinent ?… Va toujours, on en ramassera les morceaux. » Je ne croyais pas si bien dire ! M’sieur Potez, de la Rixouse, sort de la voiture en marche, et me traite comme du poisson pourri :

«  — Père Coulon, arrêtez, arrêtez, voyons ! C’est de l’inhumanité !

«  — De l’inhumanité, que j’réponds, c’est-il que vous êtes fou, ou quoi ?

«  — Vous ne comprenez donc pas ? qu’il fait d’une voix plus posée : mame Sévoz accouche !

« Il n’avait pas plus tôt dit ça que tous les voyageurs de l’impériale sautent en bas, les uns en s’aidant des roues, les plus jeunes d’un seul bond. C’que c’est curieux, les hommes ! Et moi, j’arrête, comme de juste, et je vais voir avec tout le monde. On l’avait couchée au fond de la voiture, mame Sévoz, et elle s’était mise à son aise. A son aise, c’est une façon de parler : elle n’était pas à la noce. Elle avait posé les bras sur les banquettes et faisait comme toutes les femmes en gésine, vous comprenez, les cheveux collés aux tempes et la bouche ouverte pour lancer sa plainte — si grande ouverte qu’on lui voyait jusqu’au fond de la gorge. Et les trois voyageuses de la diligence étaient devant elle pour la soigner, et pour la décence.

«  — Bon Dieu d’bon Dieu du sacré tonnerre de Dieu, que j’fais, en v’là une sévère ! C’est-il une façon d’employer les voitures publiques, ça ? Qu’vous allez toute me la gâter ! C’est-il un hôpital, une maternité, ma diligence ? Et mon horaire, hein ? Et la correspondance à Saint-Claude ? Qu’on va la rater, c’est sûr, la correspondance !

« Là-dessus, les trois femmes de se précipiter comme si elles voulaient m’arracher les yeux : Que j’étais une brute, un sauvage, un assassin, et que c’était ma faute, à cause des cahots.

«  — Les cahots, j’dis, c’est pas mon affaire, c’est l’affaire des ingénieurs. Allez vous plaindre aux ingénieurs. Et pour ma voiture, c’est une bonne voiture, y a pas meilleure. Elle est pas faite pour les femmes en couches, voilà tout.

« A ce moment, mame Sévoz cesse de hurler et me dit d’une voix mourante :

«  — Attendez, père Coulon, attendez ! Moi, ça passe comme une lettre à la poste : dans une petite heure, ça sera fini.

« Ça me fit quelque chose, son courage, ça me pinça le cœur. Et puis quoi ? il fallait ben se résigner. On pouvait pas la flanquer dehors, n’est-ce pas, ni la laisser sur le bord de la route. J’commandai aux hommes, qui louchaient toujours vers la portière :

«  — Y en a-t-il un d’vous qu’est médecin ? Non ! Alors laissez faire ces dames, et allez r’garder l’paysage.

« Et on r’garda l’paysage. Une heure et demie, on le r’garda. Et à la fin, mame Sévoz ne cria plus. Ce fut autre chose qu’on entendit : l’enfant. Il était là, il était v’nu. Un garçon ! J’allai à la voiture, et j’dis à mame Sévoz :

«  — V’s’êtes en r’tard de trente minutes sur votre horaire, et moi d’trois heures. Quoi que ça, vous êtes ben brave tout d’même… Maintenant, messieurs et dames…

Elle avait pas d’opinion, c’te pauv’ femme. Mais les aut’ dames me dirent encore des mots et m’envoyèrent promener pour encore un petit quart d’heure, et m’sieur Potez, qu’est marguillier à la Rixouse, affirma que c’était son devoir de chrétien d’ondoyer l’enfant. Bon sang d’bon sang ! Y aurait donc pas moyen d’démarrer ? Fallut en passer par où il voulait ; il baptisa l’gosse au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, et après, on r’partit. On r’partit ben doucement, ben doucement, les hommes suivant à pied ou perchés sur l’impériale et les colis pour laisser place à l’accouchée. Elle était toute pâle et assez tranquille, l’accouchée, et quand on fut à la Rixouse, j’lui dis :

«  — Allons, la maman, vous pouvez pas rester ici. On va vous donner un coup de main pour vous descendre.

«  — La descendre ici, qu’il fait, m’sieur Potez, en me dévisageant comme le dernier des derniers : ici, qu’y a pas dix maisons confortables !

«  — Y a la vôtre, m’sieur Potez.

« Il ne répondit pas à ça, mais continua :

«  — Et un médecin ? Cette femme a besoin de soins, il n’y a de médecin qu’à Saint-Claude. Vous devez la conduire à Saint-Claude, sans quoi vous aurez la mort d’une femme sur la conscience.

« Après tout, puisque la correspondance était ratée ?… J’mets l’pied sur le montoir pour reprendre mon siège et conduire mame Sévoz à Saint-Claude. Mais c’qu’il était embêtant, c’t homme-là ! Il dit encore :

«  — Et déclarer l’enfant ? C’est vot’ devoir, vous seriez poursuivi, si vous ne déclariez pas l’enfant.

«  — Oh ! que j’réponds, ça n’en finira donc pas ! En v’là un métier pour un conducteur de voitures publiques ! Enfin, allons-y !

«  — J’étais maté, comme vous voyez, j’y voyais plus clair !… Donc on va déclarer l’gosse à la mairie de Rixouse. En procession. Une des dames le portait, m’sieur Potez et moi nous suivions… « Sexe masculin, Henri-Claude Sévoz. » Et le secrétaire de la mairie, qui se fit raconter toute l’histoire, et qui répétait : « Tiens, tiens, c’est curieux ! » et qui voulait des détails ! Il était cinq heures quand on r’partit. Mais on r’partit. Ouf !

« Vous aussi, vous dites « ouf » ! Vous croyez qu’c’est fini ?… Vous allez voir !… Les dames me disaient : « Pas si vite, père Coulon ! Vous voulez donc la tuer ! La secouez pas ! » Bon ! J’allais donc au pas, cahin caha, comme un cocher d’corbillard, je jurais, je ronchonnais, mais j’allais au pas comme un brave homme qui veut pas la mort d’une mère de famille. Ah ! ben oui, fini ! J’étais comme ça ben attentionné à conduire cette naissance comme un enterrement, quand voilà tout le manège qui recommence, coquin de sort !

« Oui, m’sieur ! qui recommence ! Vous comprenez pas ! Moi non plus, j’ai pas compris, sur le moment. Des choses comme ça ça devrait pas être possible, y a des malheurs qu’on peut pas s’imaginer ! Les cris de mame Sévoz qui recommencent ! Les dames qui recommencent à s’époumonner : « Arrêtez, père Coulon, arrêtez ! » Elle en faisait un autre, mame Sévoz, un autre !…

«  — Ah ! que j’dis, vous vous foutez de moi, à la fin ! Et c’est-il tout ?… Combien qu’y en a encore à sortir ? Et à qui le tour ?… Ça doit vous encourager, mesdames ! Allez ! Allez ! j’en prends l’habitude…

« J’avais beau dire, il a fallu en passer par là, hein ? Quoi vous vouliez faire d’autre ? Et on a repris racine sur la grand’route, et il est venu un aut’gosse, et on m’a refait le coup du baptême. Dites, monsieur, dites si c’est juste, si on a jamais empoisonné comme ça un conducteur de diligence ? Depuis les ch’mins d’fer, depuis la Révolution, depuis qu’y a des chevaux et des voitures ?

« J’arrivai à Saint-Claude à neuf heures du soir. Le lendemain, à sept heures, il fallut encore aller à la mairie pour déclarer le second à mame Sévoz : « Sexe masculin, Sévoz, Jules-Pierre-Antoine ». Et le secrétaire qui demandait toujours des détails : « Comme ça, dans la voiture ? C’est curieux, c’est bien curieux » !

«  — Vous voudriez p’t-être qu’y en ait un troisième ? que j’lui dis. Ben, pas moi ! Et j’espère ben qu’c’est la dernière fois qu’on s’voit, nous deux.

« Huit jours après, il m’faisait sommer, c’t’andouille.

«  — Voilà un papier comme quoi vous êtes mandé chez le procureur, à Lons-le-Saunier.

«  — Mais j’ai tué personne !

«  — Non. Seulement, il trouve que deux enfants qui ont le même nom de famille, le même père et la même mère, à vingt-quatre heures de distance, ça n’est pas clair, vous comprenez.

«  — Mais, puisque c’est deux jumeaux !

«  — Deux jumeaux ! Ils sont pas déclarés dans le même endroit : on n’a jamais vu ça.

« Et j’ai fait le voyage de Lons-le-Saunier, à l’œil, pour ces sales jumeaux, conclut le père Coulon en allongeant à sa cavalerie un coup de fouet vindicatif : sans compter ma voiture, que j’ai dû y faire pour cent cinquante francs de réparations. Vous saisissez que j’suis payé maintenant pour les laisser dehors, ces clientes-là ! »

L’ÉPOUVANTAIL

C’est une gentille propriété, nous dit l’ancien locataire, d’une voix monotone et très douce, c’est une propriété très agréable et tranquille, tranquille ! On n’est pas dérangé.

Vous l’avez peut-être vous-même remarqué : dès qu’on nourrit la plus vague intention de faire sienne une demeure, on n’écoute jamais ceux qui l’habitent encore, ou plutôt on ne prête à leurs paroles qu’une oreille à la fois méfiante et dédaigneuse. Pour quelle raison le quittent-ils, ce lieu qui vous séduit, quel insupportable inconvénient y ont-ils découvert que vous ne savez distinguer ? Et, en tout cas, comme ils ont mal arrangé « ça », de quel mauvais goût ils ont fait preuve ! Ils n’ont pas compris, ces gens-là ; ils étaient indignes du site et de la maison.

Pourtant, je le devais bien reconnaître : ainsi que l’affirmait le précédent locataire, qui nous précédait à travers les chambres et dans les allées d’un grand jardin mal entretenu, y traînant ses pantoufles de cuir, ce petit pavillon construit en tuffeau, que le soleil avait doré, possédait les mérites de la vieille architecture paysanne en Touraine : une espèce de dignité sans recherche, une harmonie de proportions dont nos bâtisseurs modernes ont perdu le secret. Il était assez loin du village pour qu’on s’y trouvât en pleine campagne, assez près toutefois pour que les ravitaillements demeurassent aisés. La pelouse ensauvagée n’avait besoin que d’un coup de faux ; quelques pieds de géraniums et d’hortensias rendraient toute leur grâce aux parterres arides. Enfin, les ombrages de ces vieux arbres étaient profonds, aimables, pacifiques. Marie-Thérèse, qui, dès qu’elle respire l’air de la campagne, se croit capable de devenir une vraie campagnarde, s’empressa de s’informer :

— Il y a un potager ?

— Un verger seulement, après le jardin anglais, dit l’ancien locataire, toujours placide. Il est planté de cerisiers et descend en pente vers le marais. C’est un joli endroit, un très joli endroit.

Et il nous y conduisit, à petits pas, se retournant parfois pour nous dévisager, tout naturellement, de ses yeux clairs dont le regard avait quelque chose d’acide et de coupant. Un trousseau de clefs cliquetait dans sa main.

Sous les cerisiers en fleurs, l’herbe était restée drue, fine et courte. La sève du printemps revenue la teignait d’un vert tendre et joyeux. Et puis, au delà d’une muraille brodée de lierre, le sol dévalait, couvert de genêts en fleurs, jusqu’à des saules bas, boules d’argent bleui qui moutonnaient sur la terre spongieuse. Pas un homme, de ce côté, pas une maison : une immensité silencieuse, sauvage et solitaire, que semblait regarder, du sommet du plus grand des cerisiers, un épouvantail habillé en femme, grotesque et ridiculement ressemblant, si je puis dire, coiffé d’un chapeau de jardin d’où pendaient encore quelques fleurs déteintes, voilé d’un crêpe très épais, vêtu d’un corsage rouge et d’une jupe rouge qui laissaient deviner des jambes chaussées de bottines et de bas. Et dans un de ses espèces de moignons, gantés de grosse peau noire, la figure patibulaire tenait une sorte de martinet dont les lanières s’agitaient au vent.

— Oui, dit Marie-Thérèse en frissonnant. C’est un beau paysage ! Mais c’est… c’est lugubre !

— L’épouvantail ? fis-je en souriant.

— Le marais, plutôt, suggéra l’ancien locataire, de sa voix toujours égale. J’ai trouvé l’épouvantail là où il est, en arrivant, et il est utile, je vous assure. Ce que les oiseaux sont pillards, ici ! Ne touchez pas à l’épouvantail si vous tenez à vos cerises.

Il ajouta que c’étaient des anglaises, excellentes, discuta les termes de la cession de bail, sans âpreté, mais sans aucun empressement, et nous quitta sur un salut qui ne manquait pas de bonne grâce. Huit jours après, quand nous revînmes pour nous installer, il avait déménagé comme il l’avait promis, laissant les clefs chez un fournisseur.

J’ai toujours aimé les hommes qui ne font pas de bruit. Il en est tant d’autres dont les gaietés sont plus insupportables encore que les colères, dont les expansions froissent l’âme comme une averse de cailloux sur la peau nue. Ils sont « communicatifs » ? La belle affaire ! Un humain communicatif est un animal sans pudeur, qui parle de lui et qui ramène à lui, pour penser à lui, tout ce que vous lui dites. Voilà pourquoi ce fut plutôt avec un sentiment de sympathie indifférente qu’après cette première visite je me rappelais le visage, à peine entrevu, de l’ancien habitant de notre pavillon : il avait eu le bon goût de ne proférer que de rares paroles, il ne s’était pas jeté brutalement entre moi et les choses que je regardais. Marie-Thérèse n’était pas de mon avis. Elle répéta plusieurs fois — les femmes répètent plusieurs fois toutes leurs pensées, c’est une faiblesse à quoi il faut avoir la patience de s’habituer — qu’elle était heureuse de savoir que nous ne reverrions plus « cette espèce de chat-tigre, qui faisait patte de velours ». Mais elle est bonne ménagère : ceci l’obligea d’avouer qu’il avait du moins laissé la maison dans un état de scrupuleuse, de méticuleuse propreté. Les vieilles boiseries peintes en blanc qui lambrissaient la plupart des pièces avaient été lavées à la potasse, la baignoire passée au sable, les parquets grattés à la paille de fer, et cirés ! Et le peintre en bâtiment du pays, dont nous réclamâmes cependant les services pour certaines modifications que nous estimions avantageuses, nous certifia qu’il n’était pour rien dans ces travaux minutieux, et que notre prédécesseur avait dû les accomplir lui-même. Sans doute c’était un avare ou un maniaque, les deux peut-être tout à la fois. Cela nous fit sourire, puis bientôt nous n’y songeâmes plus : nous étions chez nous, l’un à l’autre, unis pour nous aimer, satisfaits d’avoir trouvé la solitude et la béatitude.

La vieille bonne qui a élevé Marie-Thérèse s’était d’elle-même élevée au rang de cordon bleu. Elle nous suffisait pour tout domestique. Un vieux jardinier du pays, le père Didat, ratissa les allées, bêcha les plates-bandes et planta les fleurs. Il faisait en même temps les gros ouvrages. Et, moi, je repris ma boîte à couleurs et mon chevalet : pour modèle, n’avais-je pas Marie-Thérèse ? Marie-Thérèse jeune et nue, Marie-Thérèse en cheveux poudrés, dans la lumière blonde qui tombait en frisant des vitres du salon, Marie-Thérèse en jupe claire, sous les grands arbres, dans la tiédeur alanguissante de cette fin de printemps ? J’étais seulement surpris de rencontrer chez elle une nervosité singulière qui se traduisait par de la stupeur, de longs silences, des frissons. Mais, quand je lui en demandais la cause, elle ne parvenait pas à se l’expliquer.

— On n’est pas chez soi, ici, disait-elle, on n’est pas chez soi !

Je haussais les épaules. Préférait-elle Paris, où tout trépide, depuis les entrailles de la terre, traversées par les lourds convois des trains électriques, jusqu’aux poignées de mains des ambitieux ? Ne vivions-nous pas dans une paix délicieuse, inexprimable ? Même le boucher, le boulanger, venaient à sept heures du matin, quand nous dormions encore. On ne voyait personne.

— Oui, répliquait Marie-Thérèse avec entêtement, mais c’est comme s’il y avait quelqu’un !

— Un fantôme ?

Elle se fâcha. Marie-Thérèse est une personne pour qui la croyance aux fantômes fait partie intégrante de la religion. Et, puisqu’elle n’a plus de religion, elle ne croit plus aux fantômes, n’est-ce pas ? Tel était son raisonnement, qui est celui de beaucoup de femmes fières d’être « libérées ». Elles redoutent instinctivement que tout soupçon de surnaturel ne les fasse rentrer dans le chemin perdu de la foi. C’est ce qui prouve, me semble-t-il, que leur agnosticisme n’est pas bien solide. Car, pour moi, c’est tout le contraire. Je suis tellement persuadé qu’il n’y a rien que ce serait une distraction, un changement heureux dans l’aridité de mon imagination, de m’apercevoir un jour qu’il y a quelque chose. C’est ainsi que le régent Philippe d’Orléans, qui était athée, dépensa vingt mille louis pour voir le diable, et déplora qu’il ne l’eût point vu.

Je dois pourtant reconnaître qu’il y avait, dans notre jardin, une place qui m’inspirait une répugnance égale à celle qu’éprouvait Marie-Thérèse : le verger. J’en étais d’autant plus humilié que, d’autre part, il m’attirait. Ce paysage de marais, à la fois tragique et lumineux, dominé au premier plan par cette prairie plantée d’arbres et la silhouette originale de l’épouvantail, offrait des accents vigoureux, un caractère de grandeur assez rare en Touraine. A plusieurs reprises j’y transportai mon chevalet. Jamais il ne me fut possible de demeurer plus de quelques minutes assis devant ma toile. Oh ! ne croyez pas que j’aie à vous révéler des impressions extraordinaires, dramatiques, mystérieuses : j’avais froid, voilà tout, sous les rayons du soleil le plus ardent, froid par l’intérieur, ainsi qu’à la fin d’un accès de fièvre ; et voilà pourquoi, sans doute, je me laissais envahir, comme un malade, par un invincible besoin de penser à des choses tristes, à l’inutilité de tout effort, puisque la vie n’est qu’une seconde entre deux éternités, à la dérision de ce qu’on appelle le succès, aux haines qu’on accumule sur sa tête, bien plus que les affections, à mesure qu’on vieillit. Oui, oui, c’était cela ! Surtout, il me semblait qu’en ce lieu j’étais haï formidablement, que l’air même autour de moi me détestait. Presque inconsciemment, en tout cas, sans vouloir m’en préciser le motif à moi-même, j’abandonnai le verger. Marie-Thérèse ne m’interrogea point, et je m’en applaudis : je lui eusse répondu sans bonne humeur, et je cultive ma bonne humeur comme les gens douillets leurs aises et leur santé.

Je suppose que nous eussions, plus tard, oublié les ombres invisibles qui semblaient planer sur nous, classant tout simplement dans nos souvenirs la maison tourangelle comme confortable et manquant de gaieté, si le père Didat, le jardinier, ne nous eût un jour avertis que les cerises étaient mûres. D’après les conventions qui nous liaient, nous avions le droit de consommer autant qu’il nous plairait des produits du jardin, le surplus devant être vendu et partagé entre lui et nous « à moitié fruit ». Moyennant quoi il entretenait la propriété pour une somme insignifiante. Donc, nous décidâmes la cueillette des cerises. C’est toujours, pour des citadins, une sorte de fête champêtre, qu’ils associent, dans leur mémoire, à des souvenirs d’enfance, à des gaillardises lues ou chantées. Je décidai qu’on accompagnerait le père Didat. Celui-ci se mit en marche avec une échelle, nous le suivions, portant des paniers. Arrivés sur ce que nous appelions, peut-être par un retour sur nos anciennes méfiances, « le champ de bataille », le vieux jardinier remarqua, d’une voix sentencieuse :

— Il y en a des cerises, cette année ! Les oiseaux n’y ont pas touché.

Et, tout à coup, le silence de ce verger me frappa d’une façon singulière, excessive. Pas un moineau, pas un pillard ailé, sur ces arbres couverts de fruits. Et il me revint à l’esprit qu’il en avait toujours été de même, à chacune de mes visites. L’ancien locataire avait eu bien raison de dire que cet épouvantail était excellent. J’exprimai cette opinion à haute voix.

— Bien sûr, fit le père Didat paisiblement. Meilleur que l’autre.

— L’autre ? demandai-je. On l’a donc changé ?

— Oui. Avant c’était un bonhomme. Et c’était moi qui l’avais dressé. Dame ! c’était pas si bien fignolé. J’ai point des imaginations comme ceux de la ville…

— Alors, celui-là, c’est l’ancien locataire qui l’a planté ?

— Lui ou sa dame, répondit le jardinier.

— Sa dame ? Mais il était seul quand il nous a reçus dans la maison !

— Y a pas d’étonnement ! Y avait des mois qu’elle était partie. Vous savez, ils s’entendaient point guère, qu’on disait dans le pays : des étrangers, des Parisiens comme vous… Lui n’était pas causeur.

Il appuya son échelle sur une des maîtresses branches du plus grand cerisier, et commença méthodiquement sa cueillette. Les lanières du martinet que tenait l’épouvantail se balançaient doucement à cinq pieds au-dessus de sa tête.

— C’ que c’est gras, sur ces branches, dit-il tout à coup, c’ que c’est gras… C’est point pourtant commun que la gourme des cerisiers soit grasse : ça poisse, d’habitude. Et puis c’est une graisse qui sent point bon… et ça glisse ! J’aurais dû quitter mes souliers.

Nous entendîmes grincer sur l’écorce les clous de ses lourdes chaussures, et il se rattrapa, comme il put, à pleines mains, sur l’épouvantail.


J’aime mieux ne pas vous dire ce qui tomba sur nos têtes, et je ne puis pas, en vérité, je ne puis pas ! J’oserais révéler l’épouvante, mais non pas la hideur. L’épouvantail avait basculé, et c’étaient des os, des os, des os !…

L’homme en fuite, l’homme qu’on n’a jamais retrouvé, avait eu raison de dire que c’était un bon épouvantail : une femme crucifiée !

LA THÉOLOGIENNE

Emmeline, dit le petit Jacques de Sercey, les mains pressantes, Emmeline, ce sera pour tout à l’heure, n’est-ce pas ?

C’était la première fois qu’il osait poser à une femme cette question dont le sens lui apparaissait délicieux, impur, profond, terrifiant, adorable. Il songeait au plaisir, et l’attendait immense. Il songeait au péché, et le croyait affreux. C’était un gamin de seize ans, tout brûlé d’appétits, tout dévoré de timidité ; et, comme il arrive souvent aux jours de l’adolescence, alors qu’il avait commis en pensée des crimes extraordinaires, le pauvre innocent, pour avoir demandé à une fillette vicieuse ce qu’elle était d’avance toute résolue d’accorder, il se sentait le cœur décroché comme dans les rêves où l’on s’imagine tomber, tomber sans fin dans un trou sans fond.

Emmeline était d’un an plus âgée que lui, et bien savante. Venue de Paris, pour passer un mois chez des parents, dans ce village de Normandie, elle s’était mise à fréquenter l’église, à en orner les autels, à suivre les cours du catéchisme de persévérance, par curiosité, par perversité, et aussi pour occuper une intelligence très vive qui, dans ce coin de campagne, ne trouvait pas ailleurs d’aliments.

C’est ainsi qu’elle avait rencontré Jacques de Sercey, pensionnaire de l’abbé Ledoux durant les vacances. L’amour de ce gamin l’avait amusée ; et, comme déjà elle n’était plus neuve, elle n’éprouvait aucun effroi à se donner. Ce n’était pour elle qu’une autre distraction, plus âpre et plus risquée.

— Nous verrons, dit-elle, nous verrons…

Elle tenait à la main deux gros volumes bleus. Jacques de Sercey jeta de leur côté ce coup d’œil involontaire, presque indiscret, dont ne peuvent se défendre ceux qui aiment les livres.

— C’est l’Exposition de la doctrine chrétienne du Père Bougeant, dit-elle. J’ai rendu à M. l’abbé le Dictionnaire des Hérésies.

Jacques regarda cette fille singulière d’un air stupéfait. Brusquement, elle lui écrasa la bouche d’un baiser et s’enfuit en disant :

— Sois sage, maintenant, sois sage… Après ta répétition !

Jacques soupira. C’était l’heure où l’abbé Ledoux lui donnait sa leçon de latin. Il entra dans le jardin du presbytère, dont la porte n’était jamais fermée qu’au loquet.

Sa famille l’avait envoyé chez l’abbé afin qu’il préparât son baccalauréat pour la session d’octobre, et aussi parce qu’elle voulait lui épargner les tentations de Deauville, où elle avait loué une villa. Jacques était élevé sévèrement, suivant des traditions antiques, exactement comme l’avaient été son père et son grand-père. L’abbé devait compléter son instruction religieuse, lui faire traduire quelques auteurs, lui remettre en mémoire son cours de rhétorique. Théologien exercé, excellent humaniste — il n’y a plus guère en France que quelques prêtres qui soient bons latinistes — il ne considérait pas sa mission comme une corvée, et s’en acquittait avec zèle.

Jacques le trouva tout de suite assis sous un vieux tilleul, devant une petite table de fer peinte en jaune. Il avait de bons yeux très naïfs, le dos caduc, le visage candide ; et un côté de ses cheveux blancs, restés drus, coupés rarement, était tout noirci, parce que, selon son ancienne habitude du séminaire, dont il n’avait jamais pu se débarrasser, il y avait essuyé la plume dont il s’était servi pour corriger la version de son élève. Il dit doucement :

— Récitez le Sub tuum

Jacques de Sercey, des lèvres, car son cœur était loin, récita l’invocation. L’abbé ouvrit un Virgile :

— Maintenant, expliquez, dit-il. A partir de : Et jam nox humida cœlo…

— … Precipitat, suadentque cadentia sidera somnos, continua Jacques.

Parfois, il hésitait un peu en traduisant, mais le sens général lui apparaissait assez bien à travers les inversions. Insensiblement, il s’était pénétré du génie de cette langue, qui peut toujours mettre, dans la phrase, le mot à la place où le ferait naître, dans l’esprit, une émotion forte, alors que le français est obligé de suivre un ordre invariable et logique. Et il apercevait, en vérité, le grand ciel d’un noir encore un peu bleu, la course régulière et lumineuse des étoiles précipitées vers la mer d’Occident ; sur une terrasse, au-dessus de la mer, une table basse, environnée de lits où reposaient des convives appuyés sur le coude ; et sur un de ces lits, le jeune héros Énée, sans cuirasse, vêtu d’une tunique blanche qui lui laissait les bras nus, évoquant ses malheurs en longues périodes régulières, tandis que la reine Didon, très belle, un peu grasse, toute pâle, écoutait, les yeux humides et le cœur bondissant… Didon devait ressembler à Emmeline, il en était sûr.

— C’est bien, disait l’abbé, c’est bien…

Il ferma le livre.

— Maintenant, dit-il, je vais vous interroger sur ma dernière instruction… Quelle différence y a-t-il entre la grâce suffisante et la grâce efficace ?

Jacques de Sercey ne répondit pas. La grâce… est-ce que vraiment, jamais, ce mot avait eu un sens théologique ? Comme il lui suggérait, aujourd’hui, des idées éloignées de ce sens, et coupables ! Il rougit.

— Je ne sais pas, dit-il. J’ai oublié.

— Mon enfant, fit l’abbé Ledoux très gravement, je ne suis pas content. C’est si peu de chose, la science humaine, si vous n’avez la connaissance des inébranlables fondements de votre foi. C’est si laid, la beauté, si vous ne parvenez à la concevoir comme un effort vers la pureté, la sainteté… Mais vous ne m’écoutez pas. Hélas ! au catéchisme de persévérance, on ne m’écoute guère davantage ! Il n’y a ici qu’une personne dont l’intelligente pénétration de tout ce qui touche au divin enseignement me frappe. Elle assiste volontairement aux leçons, elle y brille d’une façon singulière. C’est une nouvelle Hroswitha.

— Mlle Emmeline, n’est-ce pas ? s’écria Jacques.

Ses yeux furent si brillants, d’un éclair subit, sa voix si haute et si changée que l’abbé s’arrêta, stupéfait. Quand il eut renvoyé son élève, il demeura quelques instants dans une rêverie qui n’était pas exempte d’inquiétude. Puis, hochant la tête, il se dirigea vers la sacristie, où se trouvaient rassemblées, depuis quelques minutes déjà, les jeunes filles du catéchisme de persévérance.

L’abbé les considéra tristement. Elles non plus ne lui donnaient pas de grandes consolations. Leurs familles les lui envoyaient par tradition, par orgueil aussi, pour bien montrer qu’elles étaient assez riches pour ne pas travailler de leurs mains, et pouvaient perdre du temps même à des choses dont personne maintenant ne comprend plus l’utilité. La plupart étaient stupides. Les autres faisaient tous leurs efforts pour le paraître : avoir le droit de ne pas comprendre constituait à leurs yeux un brevet de supériorité sociale ; elles prouvaient ainsi au pauvre abbé qu’il n’avait pas le droit de les punir, n’avait sur elles aucune action. Et seule, au dernier rang, dans sa modestie assumée, plus fine, plus pâle, les yeux baissés, Emmeline demeurée attentive et charmante. Son corps dépravé gardait une attitude simple et chaste, sa face aimable avait un air de délicieuse pureté. Emmeline jouissait profondément de tous ces mensonges dont elle était vêtue. Il est même possible qu’elle crût que ce vêtement était la réalité, tant l’apparence et le costume, même de l’âme, peuvent devenir l’essentiel pour une femme.

L’abbé, machinalement, posa la même question qui avait embarrassé Jacques tout à l’heure. Il la posa, plein d’ennui, sachant qu’on ne répondrait pas. Il haussa les épaules, résigné, devant un silence qu’il attendait, et se tourna vers Emmeline.

Elle parla d’un air aisé :

— Quand nous éprouvons le désir de faire une bonne œuvre, dit-elle, quand un mouvement intérieur nous dit de résister à la tentation, et que pourtant nous n’accomplissons pas le bien ou nous laissons succomber au mal, nous avons la grâce suffisante. C’est donc notre faute si nous avons péché.

— Et la grâce efficace ? fit l’abbé.

— Celle-là, répondit Emmeline, est irrésistible, ou du moins il faut un grand effort pour y résister, tandis que la grâce suffisante exige, au contraire, un effort pour qu’on l’accueille.

— Je désirerais, fit l’abbé, la donnant en exemple, je désirerais que vous fussiez toutes comme votre compagne.

Il acheva ensuite la leçon du jour. La plupart de ses élèves ne l’écoutaient pas. L’une d’elles, dédaigneuse, avait emporté « son ouvrage ». Il vit s’achever l’heure avec un soulagement véritable.

— Mesdemoiselles, dit-il en terminant, vous allez pouvoir vous retirer. Je vous répète — et combien de fois, hélas ! ne vous l’ai-je pas déjà dit ? — que vous devez traverser l’église en silence et dans un ordre parfait. Je vous en ai averties : toute faute augmente de gravité, commise dans un lieu consacré. Le crime d’homicide, accompli dans une église, la profane et la met en interdit ; le péché d’impureté s’y transforme en sacrilège… Allez, fit-il, plus doucement. Je sais que vos cœurs sont indisciplinés, mais vos âmes innocentes.

Il prit son chapeau et reconduisit lui-même le jeune troupeau au delà du portail. C’était le moment de la journée où il faisait sa promenade quotidienne. Les souliers campagnards sonnèrent sur le pavé de la place ; il ne vit pas Emmeline se dissimuler dernière un pilier, et revenir sur ses pas. Elle savait que la sacristie avait deux portes, dont l’une donnait sur le jardin du presbytère. Elle ouvrit vivement celle-ci, et appela Jacques de Sercey qui lisait, assis sous le tilleul.

— Jacques ! fit-elle mystérieusement.

L’enfant ne fit qu’un bond jusqu’à ses genoux. Elle referma la porte sur lui.

Excusez-le, s’il fut ardent et même un peu sauvage. C’était sa première aventure. Il y a un moment où on a peur, horriblement peur. Il y a un autre moment où il semble qu’on soit debout sur la plus haute montagne de la terre, plus beau, plus fort, plus grand que tous les hommes, unique ! Il y a un moment où l’on se figure rentrer dans l’infini, dans l’éternel, dans l’insondable, et où l’on se dit : « Est-ce moi, est-ce bien moi ? Une femme a voulu de moi ! »

Or, l’abbé rouvrit la porte. Il avait oublié son bréviaire. Je ne sais très exactement ce qu’il aperçut, et d’ailleurs il se voila les yeux sur-le-champ, des deux mains. Puis il cria :

— Sacrilège !

Il demeurait debout, furieux, foudroyant. Et il murmura encore :

— Excommunicatio gravis. Oh ! mademoiselle, excommunicatio gravis !

Jacques s’était réfugié derrière la table aux surplis. Mais Emmeline, redressée, tint tête à l’orage. Elle frappa sur les deux tomes du Père Bougeant.

— Un sacrilège ? Ah ! monsieur le curé : vous vous trompez : dans quel texte avez-vous lu que la sacristie était consacrée ?

L’abbé reçut un choc. C’était vrai : une sacristie n’est pas consacrée. Il était vaincu sur son propre terrain, s’était trompé dans l’appréciation de la faute. Sa confusion lui fit une seconde baisser la tête, et ce fut comme un vol de moineaux. Quand il la releva, la sacristie était vide. Il s’en alla plein d’horreur pour le péché, mais encore plus humilié de sa défaite.

LES OMBRES REVIENNENT

Le docteur Margis achevait de relire l’épreuve d’une affiche copieuse, imprimée en caractères romains sur format grand colombier : « Électeurs ! Pour la première fois je me présente à vos suffrages… » Oui, ça pouvait marcher, il était content de sa prose. Même, cédant à une impulsion d’orgueil innocemment puéril, il s’en fut coller l’affiche, de quatre pains à cacheter pris sur la table, au beau milieu d’une des murailles de son cabinet ; reculant de quelques pas, il la considéra d’un air satisfait. Certaines phrases lui en parurent particulièrement ressortir ; il en était très fier : « Toute une vie de dévouement passée parmi vous… Le souvenir de celui qui n’est plus, et que je m’efforce de remplacer… Une famille issue de ce sol, et qui ne l’a jamais quitté : c’est vraiment l’un des vôtres que vous enverrez siéger au Parlement. » Tout cela était un peu gros, un peu gonflé, ainsi que l’exigent les lois de l’optique électorale, mais c’était la vérité !

Il se vit revenant à la mort de son père, le premier docteur Margis, dans ce canton montagneux, prenant la place du disparu, donnant, presque toujours gratuitement, des soins aux mêmes familles que visitait celui-ci. Et l’on semblait trouver tout naturel qu’il ne se fît point payer ; c’était, pour ainsi dire, comme s’il n’eût fait qu’acquitter une dette : habitude sans doute qu’avait laissé s’enraciner l’ancien docteur Margis. Il avait gardé de son père le souvenir d’un homme silencieux dont la bouche, presque toujours ironiquement serrée, ne s’ouvrait que pour proférer des aphorismes rudes et cyniques — mais qui l’aimait tant ! Quand, aux vacances, le vieux voyait arriver son fils, il courait à lui comme une louve qui n’a qu’un petit, et le retrouve. Ce devait être un homme très bon, malgré les apparences.

… Mariette, la servante, frappa dans ce moment, contre sa porte, trois coups trop retentissants. Mariette, qui était sourde-muette, ne savait pas mettre de mesure dans sa façon d’annoncer les gens… N’était-ce pas singulier, en y réfléchissant, que dans tout le pays son père n’eût jamais pu trouver pour tenir sa maison que cette infirme presque idiote, aujourd’hui toute vieille et chenue ? Mais sans doute, à cette époque, les paysans étaient superstitieux : ils avaient peur du médecin comme d’un sorcier.

— Quelqu’un qui me demande ? fit-il avec un signe qui expliquait sa question.

Elle fit « oui » de la tête et s’effaça pour laisser entrer Mabru. Mabru, le marchand de biens, président du comité qui patronnait son adversaire ! Le docteur Margis eut peine à réprimer un geste d’étonnement. Et l’affiche, qui était toujours là, étalée sur le mur ! Il aurait souhaité avoir le temps de l’enlever ou de la couvrir : il fut saisi de cette sorte de singulière pudeur que connaissent même les écrivains de profession, qui savent que leur œuvre est faite pour être montrée à tous, non pas à un seul, et malveillant.

Mabru, en effet, regarda l’affiche et, tout de suite :

— Alors, c’est vrai, docteur, vous vous présentez ?

— Oui, fit Margis… Est-ce que ça vous regarde ? Vous êtes mon ennemi politique, je le sais. Nous n’avons rien à nous dire.

— Mais si, mais si ! fit Mabru, qui prit une chaise sans en être prié. J’ai à vous dire justement qu’vous feriez beaucoup mieux d’ pas vous présenter.

— Il n’y a que moi, répondit Margis, qui sois juge de mes propres actes.

— Bien sûr, bien sûr, mais vous avez eu tort, bien tort, d’vous engager dans c’t’affaire. J’vous d’mande de m’croire sur parole, docteur, ça vaudra mieux.

— Allons, dit Margis, cette conversation est inutile. Veuillez la considérer comme terminée.

— J’vous assure, répéta Mabru, j’vous assure qu’vous vous r’tirerez. Mais ça m’fait peine d’vous faire chagrin, et j’aurais bien voulu qu’vous vous mettiez pas c’t’ idée d’candidature dans la tête. J’avais rien contre vous, y a quinze jours, j’ai encore rien. Seulement, vous l’avez dit, on est des ennemis politiques. On doit tout faire pour son candidat, hein ! on doit rien ménager pour qu’il passe ? Eh bien, encore une fois, déchirez c’t’ affiche, et ne m’ demandez pas pourquoi. J’ vous jure qu’ ça vaudra mieux.

— On ne parle pas ce langage à un honnête homme, monsieur Mabru, dit Margis.

— Oh bien, alors, fit le marchand de biens, tant pis pour vous, j’ai fait c’ que j’ai pu. Ça m’ donne peine, j’ vous l’ dis encore, mais faut qu’ j’y aille de mon histoire. Elle remonte à cinquante ans, y a prescription, mais…

— Prescription ! interrompit Margis.

Ce terme de droit criminel, qui tombait brusquement, lui inspirait plus de colère que d’inquiétude. Qu’est-ce que toute sa vie honnête et droite, ou celle des siens, avait à faire avec la prescription ?

— Y a prescription, et vot’ père est mort, continua Mabru, mais au point de vue électoral ça n’y fait rien, c’est toujours aussi bon, ça fait l’ même effet, un effet sûr.

Il alla vers la fenêtre, encadrée de clématites. Elle ouvrait sur un jardin dont les vieux arbres, plus haut que la maison, buvaient l’air par toutes leurs feuilles jeunes, gonflées de la sève d’avril. Une allée, partant de l’embrasure même de cette fenêtre, aboutissait à une porte basse, à claire-voie, qui donnait sur la route.

— J’ la r’connais, cette fenêtre, allez, j’ la r’connais, dit-il. Défunt, mon père m’ l’a bien souvent montrée. Et j’ sais la date, j’ai des raisons pour ça, qu’il a vu c’ qu’il a vu : c’était en 1855, la nuit que j’ suis né. T’nez, docteur, si j’avais pas été mis au monde à c’ jour-là, on n’aurait jamais rien su, jamais ; vous pourriez vous présenter, et ça s’rait p’t’-être une défaite, dans quinze jours, pour mon comité.

— Allons, dit Margis en haussant les épaules, finissez !

— Oh ! ça s’ra bientôt fini. Quoique, j’ vous répète, ça m’ fait peine d’ vous raconter ça. Si vous aviez pu vivre sans savoir, ça aurait mieux valu, bien mieux… Voyons, vous r’tirez-vous ? Un bon mouvement !

— Non ! dit Margis.

— Alors, j’y vas : c’est bien d’ vot’ faute. J’ vous disais donc qu’ cette nuit-là, j’ voulais naître. Vot’ père, qu’était tout neuf médecin dans l’ pays, n’avait pas grande clientèle, il crevait d’ faim. On s’ méfiait d’ lui, y en avait un aut’ plus vieux qu’avait la confiance. Si vous avez du bien maintenant, c’est à cause de votre oncle, c’lui qui prêtait, le riche, Pisse-Argent, comme on l’appelait.

Margis fit un mouvement.

— Mais c’est rien, ça, c’est rien, protesta Mabru. Moi aussi, j’ prête. Quand on a d’ l’argent, faut l’ faire valoir : c’est pas ça qui vous empêcherait d’être élu… J’ répète que cette nuit-là j’ voulais naître, et l’ docteur Margis, c’était l’ plus proche à quérir. Mon père, qu’habitait la Borde, là-haut, s’ décida à l’aller chercher. Il faisait pas un joli temps comme aujourd’hui : c’était plein hiver, fin novembre, et une neige ! Un pied d’ neige sur la route, qui gelait en tombant. Mon père vit qu’il était entré un ch’val chez vous, et qu’un cavalier avait mis pied à terre d’vant vot’ porte. Y avait la marque des fers et celle de ses bottes.

« Il vit aussi qu’y avait d’ la lumière à la fenêtre : celle qu’est là. Et il était si tard, une heure du matin ! Qui c’était donc qu’était v’nu consulter ? On est curieux, hein ! c’est dans la nature, c’est permis. Le vieux voulut savoir et s’approcha tout doucement, après avoir ouvert, en se penchant par-dessus la palissade, le verrou d’ la porte du jardin. C’était bien facile d’ faire mie d’ bruit, à cause de la neige : et il avait eu bien raison, bien raison d’ pas déranger l’ monde. Vot’ père, défunt l’ docteur Margis, était en train d’ scier l’ cou à un homme ! »

Margis prit une chaise pour la jeter à la tête de Mabru.

— C’est comme ej’ vous l’ dis, fit Mabru en claquant seulement sa langue contre ses dents, comme on fait pour calmer les petits enfants qui ne sont pas sages, c’est comme ej’ vous l’ dis : vot’ père finissait d’ scier l’ cou à un homme. Et c’était pas une autopsie : l’ corps était encore tout mou, et y avait, dans un coin, une espèce de valise, de celles qu’on chargeait alors sur les ch’vaux, et un uniforme d’officier. Car l’homme était tout nu. Vot’ père l’ finissait pour plus d’ sûreté, il l’avait déjà frappé avant de l’ déshabiller.

Margis ricana, par instinct de défense :

— C’est pour me raconter ces potins de village que vous êtes venu ? fit-il.

— Un peu d’ patience, un peu d’ patience. Mon père s’en alla comme il était v’nu, et sus l’ moment n’ dit rien à personne. Ça le r’gardait pas. Et, pendant c’ temps-là, j’étais né tout seul : autant d’économie, qu’il pensa. Mais l’ lendemain, il s’en fut à la foire de Sauvenas, vendre un veau : l’ docteur Margis y était d’ son côté pour vendre un ch’val qu’on lui connaissait pas, qu’était pas à lui. Mon père lui dit :

«  — C’t’ une belle bête, ça, docteur, c’t’ une belle bête !

«  — Eh bien, qu’il dit l’ docteur, ach’tez-la !

«  — Ça dépend du prix, dit mon père, ça dépend du prix. J’ vous conseille pas l’exigence.

«  — Et pourquoi vous m’ conseillez pas l’exigence ? demanda l’ docteur.

«  — C’est qu’ vous l’avez eu pour pas cher, dame oui ! fit l’ancien.

« Alors, vot’ père répondit rien, mais il r’partit avec le ch’val, sans insister pour el’ vendre. C’était un bai brun, avec une balzane blanche au pied droit, derrière. J’ l’ai encore connu quand j’étais gamin.

« L’officier ? Il avait justement couché à Sauvenas, la veille. Il v’nait d’ Crimée, avec sa part de guerre et sa solde dans sa valise. Cherchez donc dans vot’ jardin : sûr que vous trouverez quéqu’ part ses os. Vous dites plus rien ? »

Margis se taisait. Des souvenirs insignifiants pour lui jusqu’alors prenaient subitement un sens effrayant : jusqu’aux silences terribles de son père, et cet aphorisme, qu’il répétait en ricanant : « Dans la vie, il n’y a que deux classes d’hommes, les imbéciles et les autres. Il faut être avec les autres ! »

— Ce n’est pas vrai, cria-t-il enfin, ce n’est pas vrai. Il aurait parlé, votre père, il aurait dénoncé le crime !

— Non ! fit Mabru. Pour quoi faire ? L’homme n’était pas du pays, ça n’avait nui à personne. Et pour ça, s’déranger, pour ça, aller en justice, perdre du temps : c’est pas l’usage. Seulement, aujourd’hui, vous gênez, vous vous présentez aux élections : on vous sert la chose. C’est dans l’ordre. Vous n’avez pas voulu comprendre.

— Et tout le monde sait, depuis cinquante ans ?… interrogea Margis, écrasé.

— Tout le monde, dit tranquillement Mabru.

UNE FEMME D’AFFAIRES

C’est encore une histoire qui est arrivée ; mais personne, jamais, n’y voudra croire.

J’ai connu, ainsi que tous ses amis, peu de temps avant la guerre, Mme Héronde dans la plus pénible des situations matérielles, et, de toute évidence, la plus inextricable, la plus désespérément compromise. Son mari venait de mourir, de façon subite, si subite même que le bruit se répandit bien vite que sa volonté y avait été pour quelque chose. En réalité, il n’en était rien. Ce gros homme, une espèce de géant, grand chasseur, grand joueur, la meilleure fourchette et le meilleur gobelet qui se pût voir, et par surcroît le plus infidèle des époux, aimait trop les joies de l’existence pour quitter celle-ci de sa propre décision, quels que fussent les embarras où ses égarements l’avaient pu précipiter. Il est mort de sa bonne mort, et comme il avait vécu, après un repas trop copieux, à la chasse au marais, où la pluie et le froid lui infligèrent une congestion dont il ne revint point. Héronde, qui fut pendant vingt ans l’un des personnages les plus importants de notre commerce d’importation — cuirs verts pour la tannerie, — était fou, parfaitement fou, sans que nul s’en doutât. Ce sont des choses qui arrivent quelquefois. Il se trouvait, à l’insu de tous, dans la période d’excitation de la paralysie générale, il ne voyait point de limites à son pouvoir et à son génie ; il avait la manie d’acheter, d’acheter toujours, n’importe comment et n’importe quoi, dépensant d’ailleurs dans la même proportion, dans une fureur de jouissance qui paraissait inextinguible. La plupart des gens, ne se doutant point qu’il avait complètement perdu la tête et sombrait dans l’aliénation totale, disaient seulement qu’il voyait grand. Seuls, quelques-uns de ses confrères, hommes d’un esprit rassis, hochaient la tête.

Je me souviens qu’un jour il m’emmena dans ses propriétés de Bourgogne. Il avait là un beau château, avec un parc de grand seigneur. Mais, me montrant du perron de ce château tout le pays, les bois, les prairies, les champs d’alentour, jusqu’aux confins de l’horizon, il me dit :

— Le château, le parc ? Peuh !… Ce n’est rien… Mais tout ce que vous apercevez, aussi loin que vos yeux peuvent voir, j’ai tout acheté, tout est à moi !

Il avait aussi passé des marchés fabuleux et stupides, prétendant monopoliser les cuirs du monde entier, et partout également, en France, des prés pour faire paître les bêtes qu’il achetait sur pied en nombre incalculable. Quand il mourut, on trouva chez lui trois cents paires de souliers, de bottes, de chaussures de toutes sortes qu’il n’avait jamais mises. Le reste de sa garde-robe était à l’avenant. Et des bijoux sans nombre pour lui, pour sa femme, des tableaux, des meubles, dont il ne savait où les placer, qui s’entassaient dans ses greniers ou dans des garde-meubles. Tout cela alors que littéralement il n’avait pas un sou vaillant. Mais un homme en possession de sa raison ne pourra jamais imaginer les extraordinaires, les magnifiques combinaisons d’un fou pour se procurer l’argent qu’il n’a pas, ou ne point payer ce qu’il doit. Et je me demande combien de temps cette invraisemblable et pourtant véridique aventure, toute cette fantasmagorie d’une fortune qu’il croyait illimitée et qui n’existait point, auraient pu durer, s’il n’était mort, comme je vous le dis, un beau jour, en quelques minutes — et, tout me porte à le croire, parfaitement inconscient de sa folie, pleinement heureux.

Ce fut alors, alors seulement, que la sagesse des hommes, et même des hommes de loi, découvrit qu’il était mort fou, plus fou qu’Eratosthène ou les lièvres aux ides de mars, et qu’il laissait derrière lui un passif de plusieurs millions, avec des affaires si admirablement embrouillées qu’on n’y concevait plus rien justement quand on avait l’avantage d’être raisonnable : il aurait sans doute fallu un autre fou, ayant la même folie — mais c’est très difficile à trouver — pour y comprendre quoi que ce fût.

Tout le monde plaignit cette pauvre Mme Héronde, et il y avait de quoi. C’était bien, par elle-même, la femme la plus incapable de se tirer de là. Elle n’était pas inintelligente, mais frivole, et accoutumée à voir les alouettes tomber rôties : à peine même si elle se serait baissée pour les ramasser, ne comprenant pas d’ailleurs que l’on pût vivre sans automobile, sans toilettes et sans joyaux. Avec cela d’une ingénuité touchante. L’ayant rencontrée quelque temps après la fin, regrettable, après tout pour elle, de son peu regrettable époux, je lui demandai, avec une commisération qui n’était pas feinte, ce qu’elle devenait.

— … Mais je continue les affaires de mon mari ! me répondit-elle.

Je frémis. Continuer les affaires de feu Héronde, c’était à peu près arroser un incendie avec du pétrole, ou faire avaler un jambonneau à un homme atteint d’indigestion. Et puis, elle !… Elle était bien au monde la personne la moins propre à « reprendre la suite d’une affaire » ; même excellente, elle l’eût conduite en quinze jours à la faillite.

— Bon Dieu ! ne pus-je m’empêcher de crier, qu’entendez-vous par ces paroles ?

— Je vous dis que je continue les affaires… Je n’eusse jamais pensé que ce fût si simple. On me présente des papiers : je signe.

Qu’est-ce qu’elle pouvait bien signer ? J’entrevis la vérité : la cynique exploitation de la pauvre femme par les anciens employés de son mari, tous les ravageurs qui s’abattent en un instant sur des entreprises en déconfiture, comme les corbeaux des champs de bataille sur les cadavres en décomposition. « Cela ne durera pas longtemps », me disais-je. En effet, j’appris que Mme Héronde, qui ne pouvait s’accoutumer à n’être pas vêtue d’une certaine manière, à ne point vivre d’une certaine façon, dans un certain décor, sollicitait la démise de ses amies plus fortunées, cherchait une place de dame de compagnie « chez une personne riche ». Je prévis même pire encore, et j’en avais le droit : je crois vous avoir fait entendre que ce n’est point par l’équilibre qu’elle se peut faire admirer, bien qu’elle soit charmante.

Mais en même temps, elle continuait de « signer ». Les liquidateurs, les syndics, les employés de la maison Héronde, qui fonctionnait toujours, pour le compte des créanciers, obtenaient d’elle les décisions les plus étranges, les plus contraires à ses intérêts. J’en étais à me demander si elle-même, un jour, n’aurait point avec la justice quelque désagréable difficulté : Mme Héronde était à la mer ; elle devait y patauger, de toute évidence, jusqu’au plongeon final.

La guerre arriva, et je la perdis de vue. Durant cinquante-deux mois, nous eûmes tous des soucis qui nous firent perdre de vue les curiosités, mêmes les préoccupations qui auparavant nous semblaient les plus légitimes ; il y avait autour de moi, tout près de moi, des malheurs bien plus grands que la ruine inévitable et totale de Mme Héronde — bien que parfois, quand il m’arrivait encore de songer à celle-ci, je la plaignisse toujours fort sincèrement. On ne devrait faire aux enfants nulle peine, même légère : j’estimais qu’elle était une enfant, une irresponsable enfant.

Voilà enfin l’armistice, et puis la paix. Un jour que je passais dans les environs de la place Vendôme, qui donc vois-je sortir de la maison d’un de nos plus illustres couturiers pour entrer dans une automobile de la marque la plus coûteuse et la plus à la mode : Mme Héronde ! Une petite Mme Héronde qui n’avait certes pas dû emprunter d’une amie la fourrure de cent mille francs qui l’enveloppait — les amies les plus charitables ne poussent point la générosité jusque-là — une Mme Héronde dont le collier de perles n’était même pas celui qu’elle avait reçu de son fou de mari, mais bien plus beau ; une Mme Héronde plus jeune, plus écervelée, plus jolie aussi et plus heureuse de vivre qu’elle n’avait jamais été. Je soupçonnai tout, tout, tout ! Et cela me fit beaucoup de peine : quand on est un homme, et qu’on n’est point celui qui profite des faiblesses d’une femme aimable, cela fait toujours beaucoup de peine. Cela ne m’empêcha point, comme on le pense, de lui aller présenter mes hommages, avec empressement, et ce qu’il convient de respect. Elle m’accueillit avec le plus large et le plus sincère des sourires et ne songea à m’adresser nul reproche d’être demeuré si longtemps sans prendre des nouvelles de sa santé.

Elle était, ma foi, si gentille, si gaie, si dépourvue de rancune contre l’humanité, si heureuse, que je finis par me risquer à demander, en bredouillant un peu :

— Et… qu’est-ce que vous faites, maintenant ?

Le mieux que je pusse espérer pour elle, me semblait-il, était qu’elle se fût remariée, très confortablement remariée. Au reste, c’est une chance que ses grâces méritent. Je me reprochais d’avoir pu soupçonner autre chose : voilà ce que c’est que de parler aux gens !

— Mais, me répondit-elle, tout étonnée, je suis dans les affaires, toujours dans les affaires !

Elle ajouta, jetant un regard de naïve satisfaction sur elle-même, son opulente auto, tout le luxe où elle baignait :

— Vous voyez bien !

— Mais quelles affaires ? fis-je, éberlué.

— Voyons ! Toujours les mêmes : les affaires de mon mari.

Cela me déconcerta : les affaires d’Héronde, les affaires de cet aliéné, qu’il avait laissées dans un si effroyable état !

— Oui, dit-elle… J’ai continué à signer, à signer tout ce qu’on me demandait. Mais c’était si compliqué, la situation de ce pauvre monsieur Héronde, qu’au bout de la deuxième année de guerre, la liquidation n’était pas encore terminée… Du reste, les tribunaux ne marchaient plus, ou si lentement ! Il paraît que c’est un bonheur, un grand bonheur ! Et alors, vous savez, ces bois qu’il avait achetés ? On les a revendus un prix, un prix ! Et les prés, et les animaux, et les écuries, et tout ! Et pendant ce temps-là, les cuirs, puisque la maison marchait toujours. On a payé tous les créanciers, on a levé toutes les hypothèques, on a désintéressé tout le monde, je signais, je signais… et il est resté une fortune, mon ami, une très grosse fortune. Toutes les bêtises que mon mari avait faites, c’était devenu des traits de génie. On prétend qu’il était fou : peut-être qu’il avait du génie — ou que j’en ai.

— Pourquoi pas, mon Dieu !

— Jusqu’aux paires de bottines, les trois cents paires d’Héronde, jusqu’à la garde-robe, les bijoux, les tableaux. Il y en avait pour de l’argent, vous savez ! Et tout a monté…

— C’est fort bien, je vous félicite, mais écoutez : j’ai comme l’impression que nous arrivons aux vaches maigres. Si vous vous retiriez.

— De quoi ?

— Des affaires. Il en est encore temps.


Elle me regarda d’un air de profond mépris. Je persiste à nourrir des inquiétudes sur l’avenir de Mme Héronde.

LE RETOUR

L’homme regarda le secrétaire du syndicat, et lui dit :

— J’ vous r’mercie, monsieur…

— Ici, on s’appelle camarade, fit le secrétaire.

Alors l’homme s’excusa, comme s’il avait manqué par ignorance à un devoir de politesse, et prononça le mot égalitaire, qu’on réclamait de lui, de la même manière qu’il eût dit : « mon lieutenant ». Il était né pour servir, et ça se voyait. Il avait un cerveau et un cœur faits pour ça, avec des membres vigoureux et maladroits, un grand corps sec et mal tourné, des yeux bleus qui avaient dû être très tendres et qui étaient restés plus jeunes que tout le reste, quoiqu’ils fussent ternis maintenant comme une glace qui aurait attendu trop d’années chez le marchand. Il répéta :

— J’ vous d’mande pardon, camarade, mais j’ peux pas rester là où qu’ je suis. Il m’faut une aut’ place. Voilà.

Le secrétaire le regarda plus attentivement. L’homme, d’après les registres du syndicat s’appelait Harrier (Auguste-Louis), né à Miville, Luxembourg, avait fait deux congés dans la Légion étrangère, puis était venu à Paris comme garçon de chambre dans les hôtels garnis. Il payait bien ses cotisations, c’était « un bon syndiqué ». Sa figure, sa déférence même, tout dans son aspect faisait prévoir qu’il serait fidèle en cas de grève, soldat discipliné de l’armée ouvrière. On devait s’occuper de lui.

— La maison est mauvaise ? interrogea-t-il. On ne vous paye pas, vous êtes mal nourri ? quoi ?

Harrier haussa les épaules, mais ses pauvres yeux prirent une expression d’angoisse indicible.

— Non, dit-il. C’est… c’est la patronne, Mme Lemont, qui veut se mettre avec moi.

Le secrétaire était lui-même du métier, il avait été garçon de « meublé », mais la fréquentation des parlottes, l’habitude de la tribune, le rudiment d’éducation qu’il s’était donné, l’avaient déjà éloigné du milieu dont il sortait. Et puis, on est Parisien ! Il se mit à rire.

— Fichtre ! dit-il. Alors elle vous fait peur, Mme Lemont ? Est-ce à cause de son âge, ou de son poids ?

Il pensait en lui-même : « Pour qu’un si pauvre diable, et justement celui-là, se refuse à la veine qui s’offre à lui, il faut qu’elle soit rudement moche, Mme Lemont !

Harrier répondit d’une voix qui trahissait le désir âpre et triste des mâles longtemps sevrés d’amour :

— C’est une personne très bien. Y a rien à dire contre : elle est très bien.

— Alors, dit le secrétaire, vous avez peur d’une histoire : il y a un mari, un amant ?

— Elle est veuve, répliqua l’homme, et c’est moi qu’elle veut ; pas un autre.

Le secrétaire n’interrogea plus, parce qu’il ne trouvait pas de questions dans son esprit. Il était dérouté. Mais Harrier fut saisi par le silence même. Il eut peur d’être impoli en ne parlant pas.

— Je n’ m’appelle pas Harrier, fit-il, confidentiel. C’est des noms comme on en prend quand on s’embauche à la Légion. Et j’ suis Français. Mais j’avais fait sept ans d’ centrale, quand j’ m’ai engagé. J’ai changé d’ peau, j’ m’ai mis Luxembourgeois, et Harrier, comme vous lisez. Y en a d’aut’es que moi comme ça, dans l’ corps, c’est pas un crime.

— Mais les sept ans ?… dit le secrétaire.

— J’ suis innocent, répondit l’homme. Oui, j’ sais ; tous ceux qui ont été condamnés disent ça. Mais aussi vrai que m’ voilà, j’ suis innocent !

Il était resté debout, et le secrétaire ne songea pas à lui dire de s’asseoir. La curiosité lui enlevait sa présence d’esprit, et il omit de lui dire, comme il eût fait en d’autres cas, pour la propagande, qu’un homme en vaut un autre, même quand il a été en prison. Harrier continua, dans une attitude militaire, les mains pendant naturellement le long du corps et le regard fixé à six pas de distance :

— Quand j’ai eu fini mon service militaire en France, sous mon vrai nom, j’ me suis mis garçon dans un garni. J’en ai fait, des maisons et des maisons ! Et à la fin, j’ai pris l’ service dans un meublé, derrière la gare du Nord. Vous savez c’ que c’est qu’un meublé comme ça : il v’nait des femmes, des cinq ou six femmes qui s’ servaient d’ la même chambre, la même nuit ; elles n’y passaient qu’une demi-heure, et pas seules. Mais y avait aussi des pauv’es gens : des domestiques sans place, des bonnes enceintes qui attendaient là, en faisant des extras dans les restaurants, le moment d’aller chez la sage-femme, des fois un comptable que son patron avait r’mercié. J’y ai vu aussi un journaliste. C’est moi qui l’ai f…tu dehors, celui-là, il s’ soûlait trop.

« C’était dans mon métier d’aider les mauvaises payes à sortir. Quand une maison est tenue par une veuve ou une femme libre, il faut un homme pour ça, et, comme on l’ prend un peu costaud, bien d’attaque, n’ayant pas peur de l’ouvrage, si la patronne se l’envoie, faut pas s’étonner, c’est dans l’ordre. C’est comme ça que j’ devins l’ami de Mme Grallet.

« Elle avait dans les quarante ans, et la folie d’aimer, d’être toute à un homme, ça la t’nait fort. Et moi aussi, j’ l’aimais ! Pensez : j’avais vingt-cinq ans, j’ venais du régiment, où on cause plus d’ femmes qu’on n’en voit. Ah ! j’ peux l’dire, elle était enviée dans son monde, Mme Grallet, d’êtr’ tombée sur un homme qui buvait pas, la battait pas, faisait bien l’ouvrage, et pour qui elle était toujours la patronne, une fois rhabillée ! Elle était devenue un peu forte et souvent, quand elle parlait, elle avait un petit arrêt entre chaque mot, comme si elle eût causé en montant un escalier. J’y faisais pas attention, ni elle non plus. Voilà qu’une nuit où j’étais allé la r’joindre, elle me dit :

«  — C’est drôle, j’étouffe. Qu’est-ce que j’ai, mais qu’est-ce que j’ai ?

« Et elle se lève pour ouvrir la fenêtre. La lune était pleine, et Paris, avec les longues vitres qui sont sur le toit d’ la gare du Nord et les grandes maisons qui dégringolent la pente, avait l’air d’une ville nouvelle et extraordinaire, éclairée à la lumière électrique. C’était en été, il faisait très chaud. J’allai aussi à la fenêtre, vers elle, et je l’enlaçai tout de suite, parce que c’était mon caprice, qui d’vint l’sien. Tout à coup, elle se raidit et porta la main à son cœur en poussant un tel cri que je me rej’tai en arrière. Je criai :

«  — Jeanne ! Jeanne ! T’es malade ?

« Elle était déjà morte. Et si vous aviez vu sa figure ! C’était v’nu comme la foudre. Mais j’ suis sûr qu’elle avait dû souffrir, en une seconde, autant qu’une autre en dix ans, pour mourir !

« J’étais comme fou. J’allai frapper à toutes les portes du garni :

«  — La patronne est morte, la patronne est morte ! que j’ disais.

« On me r’garda sans confiance, et on alla chercher l’commissaire d’police, qui d’manda un médecin. Moi, j’avais tant d’ peine que j’m’inquiétai pas.

«  — Oui, dit l’ médecin. Cet homme avait raison : la femme avait une maladie de cœur, elle est morte d’embolie.

« Alors, on commença de m’ plaindre et les femmes me considéraient, me considéraient d’un œil qui, à ce moment-là, me fit penser à celui des bêtes : « En voilà un qui n’a plus celle qu’il lui fallait ; et il nous l’faut ! » Voilà c’qu’elles voulaient dire, en m’ regardant, deux ou trois sus l’tas, au moins, et d’ça, et d’la peine que j’avais, ça m’donnait dégoût d’manger du pain.

« Mais il faut vivre. Quand on l’eut enterrée, Mme Grallet, je r’pris du service dans une maison où j’restai pas, et, une autre après où j’restai pas non plus, à cause que j’y avais pas mes habitudes. Et au bout d’trois mois, quand j’entrai dans un meublé où la patronne, qui s’appelait Mme Lonque, n’avait ni mari ni rien pour le remplacer, ça fut pas pour oublier Mme Grallet, c’était parce qu’elle lui ressemblait. Elle avait le même pli au coin de la bouche, comme si l’amour lui faisait mal tout à coup, la figure un peu grasse et de l’essoufflement quand elle parlait. C’était dans l’ même quartier, dans une rue tout près d’ celle où qu’ j’avais vécu avec Mme Grallet. Et qu’ tout fût si pareil, j’en étais tout étonné ; des fois ça m’ serrait l’ cœur et je l’ disais. Mme Lonque me répondait : « T’es bête, mon petit, t’es bête ! »

« Une nuit qu’elle répétait ça… Ah ! j’ jure qu’ c’est arrivé comme je l’ dis, on n’a pas voulu l’ croire, mais c’est la vérité… Une nuit qu’elle répétait ça, la figure qu’avait eue Mme Grallet, brusquement, j’ai vu qu’elle la prenait : toute la douleur qu’il faut pour arriver à mourir tombant d’un coup, et l’ cri, et les mains qui s’accrochent ! Elle était morte, m’sieu l’ secrétaire, comme Mme Grallet, dans un aut’ lit, une aut’ maison, mais dans les mêmes bras, ces bras-là !

« Et c’ fut l’ même commissaire d’ police qui vint avec un aut’ médecin. Si s’avait été dans un aut’ quartier, ou au moins l’ même médecin ! Mais l’ commissaire d’ police, il dit : « C’est encore vous, mon garçon ? Tout de même, c’est plutôt louche. » Et comme l’ médecin, c’était pas l’même, il fit exprès d’affirmer l’ contraire du premier : que j’avais assassiné Mme Lonque, et probablement aussi Mme Grallet. »

Harrier cessa un instant de parler. Ainsi qu’il est assez fréquent chez les simples, pour qui le moment actuel seul compte, cette aventure étrange lui semblait avoir atteint un autre que lui. Puis il réfléchit enfin qu’il était venu pour quelque chose, et ajouta :

— Mais maintenant qu’ j’ai tiré sept ans d’ centrale et dix ans de Légion pour me r’faire une peau, j’ veux pas qu’ ça soye la même chose avec Mme Lemont. J’ai peur, voyez-vous, j’ai peur !

Et il dit encore, d’une voix presque inintelligible :

— Même, à c’t’ heure, quand j’ai une paille avec celle-là, je m’ pense, des fois, j’ peux pas m’empêcher de m’ penser : « Si j’ la tuais pour de bon ? Puisqu’on dira toujours que j’ l’ai tuée, à la fin, ça changera rien. » Voilà pourquoi faut que j’ m’en aille.

LE VERGLAS

Je n’oublierai jamais la nuit de cet hiver où je l’ai rencontré. J’étais entré au Théâtre-Français par un temps triste et mou. La brume, sans pluie, précipitée tout de suite à terre, faisait ruisseler les trottoirs, et quand on touchait par hasard une vitre, la poignée d’une portière de voiture, le tronc d’un arbre, c’était comme si on eût plongé sa main dans l’eau sale. Mais lorsque je sortis, accompagné de Galliac, mon vieil ami, que j’avais retrouvé là par hasard, je sentis par l’oreille, avant même de jeter les yeux sur la place de la Comédie, qu’il y avait quelque chose de changé dans l’univers extérieur : les moindres bruits claquaient comme une allumette bien sèche qu’on frotte contre un mur. Et, justement, la place était pleine de bruits : cris de femmes, jurements d’hommes, crissements sur le sol de talons et de semelles, pétillements aigres de fouets dans l’air déchiré, pieds de chevaux qui n’avançaient pas, battaient le briquet avec leurs fers. C’était le verglas !

Un vent d’est, brusquement, avait chassé la brume, saisi cette humidité, mis sur toutes choses une couche de glace mince et luisante comme un vernis tout neuf posé sur un portrait. Même les étoiles, au ciel, scintillaient tellement qu’elles avaient l’air d’avoir le grelot. A perte de vue, Paris n’était plus qu’une immense glissoire, sans rien pour prendre son élan et glisser tout de bon. Alors on ne glissait pas, on faisait le geste horrible et ridicule de courir sur place pour rattraper le pas en avant qu’on venait de manquer : on ne le rattrapait point, on tombait. Les automobiles, en manœuvrant avec prudence, avançaient encore : elles furent prises d’assaut. Les cochers de fiacre, après de vains efforts, et malgré les fortunes qu’on leur offrait, dételèrent leurs chevaux ; — et ce fut, sous la lumière bleue des lampes électriques, avenue de l’Opéra ; sous l’éclat roux du gaz, rue de Richelieu, la fuite lente, risible, douloureuse et blessée d’un millier d’hommes et d’autant de femmes.

Pour moi et Galliac, nous devions traverser la Seine. Bras dessus, bras dessous, nous étayant réciproquement, dans l’espoir que nos quatre pieds ne broncheraient pas en même temps, nous nous mîmes en route. Devant la place du Carrousel, un sentiment d’effroi nous fit reculer. On eût plus facilement, sans guide, sans alpenstock, sans crampons et sans corde, traversé la mer de Glace. Voilà pourquoi, tournant à gauche, après une demi-heure d’efforts, nous atteignîmes le pont des Arts.

Et ce fut là que nous aperçûmes l’homme.

Ce devait être un homme du monde, il était vêtu d’un habit noir. Mais il faisait sur l’asphalte les plus étranges entrechats. Cet exercice intempestif ne paraissait pas d’ailleurs lui réussir : il s’abîmait sur le sol à peu près tous les trois mètres, et son chapeau tombait à côté de lui, ou plus loin. Généralement plus loin. Alors il s’approchait à quatre pattes de son couvre-chef, le regardait d’un air de reproche, le remettait sur sa tête après s’être assis sur son derrière, se redressait en trébuchant sur ses jambes, repartait tant bien que mal, et recommençait. Il était ivre, abominablement ivre, une nuit de verglas !

J’ai toujours été plein de pitié pour mes frères dans le malheur, et Galliac a un cœur d’or.

— On ne saurait, me dit-il, abandonner ce malheureux sur le pont des Arts : il finirait par se casser une jambe. L’humanité nous commande de le reconduire chez lui.

L’homme du monde venait de tomber pour la dixième fois. Galliac le remit sur ses pieds, et je demandai :

— Où habitez-vous ?

Il nous regarda sans étonnement, comme si nous avions toujours été des amis intimes, mais sa langue était embarrassée.

— … ’ue Guy-de-la-B’osse, dit-il.

La rue Guy-de-la-Brosse est près du Jardin des Plantes, j’habite rue d’Assas, et mon ami à Grenelle. C’était une course ! Mais, enfin, nous étions prisonniers déjà de nos intentions charitables.

— Quel numéro ? fis-je.

Il tourna encore sa langue épaisse dans sa bouche empâtée et répondit :

— J’ha’ite au ’ingt.

— Vous habitez au vingt ?

— Au ’ingt, fit-il, au ’ingt, la po’te cochère, au ’ingt !

Puis il chanta ces mêmes paroles sur l’air de Manon, voici le soleil. Nous l’avions pris chacun sous un bras. Je priais toutes les puissances du ciel qu’il ne passât personne de connaissance : il était très compromettant.

Mais, à notre vive satisfaction, il s’arrêta tout à coup, et consentit quelques instants à garder le silence. Il méditait. On distinguait à toutes choses, même au mouvement de ses lèvres, qu’il méditait ! Enfin, il proféra :

— Il faut sav… savoir porter la b… boisson !

— Je ne vous demanderai pas de leçon ! lui répondis-je sèchement.

— M… mon ami, fit-il glorieusement, mais aussi d’un air de reproche, vous se sssavez ppas ce que j’ai bu !

Ça, c’était vrai. Pour dissimuler mon humiliation, j’interrogeai :

— Comment vous appelez-vous ?

Il secoua la tête avec une telle force qu’il fit encore une fois tomber son chapeau. Nous eûmes beaucoup de peine à le ramasser. L’homme du monde alors, d’une voix émue :

— J’ai une femme, des enfants — j… je ne sais pas combien d’enfants — et une situation ho… ho… ho…

— Honorable, soufflai-je.

— Non !… hofficielle. Et vvous vvoulez que je ddéshonore mon nom !

Je n’insistai pas. Du reste, je haletais. Galliac aussi. On ne peut s’imaginer combien il est fatigant de maintenir debout un pochard une nuit de verglas ! C’est un travail surhumain. J’aimerais mieux porter un poids de cent kilos au sommet des tours Notre-Dame. Par bonheur, son esprit inventif lui suggéra une solution :

— Otez-moi mes sssouliers ! cria-t-il. Otez-moi mess ssouliers !

Nous le regardâmes sans comprendre.

— Je marche’ai mieux sur mes ch…aussettes, expliqua-t-il.

C’était une idée géniale. Nous l’assîmes au bord d’un trottoir et lui enlevâmes ses souliers. J’avais de plus en plus peur de rencontrer quelqu’un de connaissance. Heureusement, il ne passa personne. La rue était déserte. Mais boulevard Saint-Germain, on commença de nous regarder. Dans la rue des Écoles, nous fîmes sensation. Je n’étais pas fier. Ce fut le moment que l’homme du monde choisit pour laisser tomber ses bottines, qu’il tenait à la main.

— Po’tez-les, fit-il. La charité vous l’o’donne !

C’est vrai, après tout, que la charité l’ordonnait. Nous prîmes chacun une bottine, du bras que nous avions de libre. Quand nous fûmes arrivés au numéro vingt de la rue Guy-de-la-Brosse, je poussai un immense soupir de soulagement et sonnai de toutes mes forces.

— Quel étage ? demandai-je.

— … Au t’oisième !

Mais, même en le poussant, en le tirant, en s’y prenant de toutes les façons, il fut impossible de lui faire gravir les marches. Il regarda ses pieds d’un air sagace, et déclara :

— Ils descendraient bien : mais ils ne veulent pas monter !

Alors nous lui fîmes un fauteuil de nos mains liées et le portâmes comme un malade. Il avait consenti à reprendre ses bottines, et nous en donnait de petits coups sur la tête, pour nous exciter.

— … P’omenade à mulet, disait-il, sur la montagne, c’est beau !

Je crois qu’il se figurait être en Suisse. Au troisième, nous le déposâmes par terre. Il s’assit sur une marche de l’escalier, l’air bien sage.

— Vous avez votre clef ? interrogeai-je.

— Voui, j’ai m…ma clef !

Il la tira péniblement de sa poche et nous la tendit.

J’essayai de l’introduire dans la serrure. La clef n’entrait pas.

— Ce n’est pas celle-là, dis-je. Vous devez vous tromper.

— Puisque j…je ’ous l’dis, que c’est c…celle-là !

Je remis la clef dans la serrure et fouillai, fouillai, fouillai. A la fin, j’entendis des pas. La femme de l’homme du monde, sans doute, ou un domestique. Quel bonheur !

Bruit de verrous tirés. La porte s’ouvre, un homme en caleçon paraît, un revolver à la main. Il crie :

— Des cambrioleurs ! Des cambrioleurs ! Au secours : des cambrioleurs !

L’homme du monde, mon ami et moi nous roulâmes épouvantés jusqu’au palier du second.

— Ah çà, dis-je à l’homme du monde, vous n’habitez donc pas au troisième ?

Il réfléchit profondément, puis avec gravité :

— Si, j’ha’ite au t’oisième. Seulement… j’ vous avais pas dit au ’ingt, j’ vous avais dit au « un » !


Qu’est-ce que vous auriez fait, à notre place ? Nous en avions assez, nous en avions trop ! Nous redescendîmes les étages quatre à quatre, demandâmes le cordon au concierge, et quelques minutes après nous étions loin. Quant à l’homme du monde, il s’était rassis sur une marche de l’escalier. Je suppose qu’il aura eu une discussion agitée avec le vrai locataire du troisième.


Cette histoire est rigoureusement vraie, sauf qu’elle ne s’est point, bien entendu, passée rue Guy-de-la-Brosse.

UNE ROBE DE SOIE

Je vais essayer de conter cette histoire très exactement, comme je l’ai entendue, sans rien ajouter, mais en m’efforçant aussi de ne rien oublier des détails infiniment légers, insignifiants, qui seuls lui prêtent son caractère mystérieux. Je suis obligé d’ailleurs d’avouer qu’elle n’a aucune conclusion, reste inexplicable, et par conséquent ne saurait prêter sujet à un exercice littéraire. Est-ce un document ? Un document doit servir à quelque chose, et cette histoire ne sert à rien. Pourtant elle est curieuse, un peu inquiétante… Mettez que ce soit comme un bibelot de Chine : quelque chose d’inutile, de bizarre, d’un peu monstrueux, que pourtant on regretterait de ne pas avoir sur sa cheminée.

Environ tous les quinze ans, Paris traverse une crise d’occultisme ou de spiritisme. Que ce ne soit qu’une crise, et qui dure à peine quelques mois, il ne faut pas s’en étonner : sur cent personnes il n’en est jamais plus de cinq ou six qui croient, ou plutôt qui désirent croire, au surnaturel. Les autres ont leur opinion faite : ce sont de bons chrétiens, qui savent d’avance ce que c’est que l’autre vie, ou des matérialistes qui savent avec une égale certitude qu’il n’y a pas d’autre vie, ni de surnaturel. Il y a enfin un troisième groupe, celui des curieux et des désœuvrés. Quand arrive un personnage qui se prétend doué de pouvoirs extraordinaires, ceux qui sont d’avance décidés à croire invitent les désœuvrés. Mais rien qui soit plus fastidieux et plus monotone que les phénomènes produits par les médiums. Lorsqu’on a vu tourner quelques tables, tomber quelques fleurs du plafond, croître une giroflée en cinq minutes ; quand on a entendu les communications des esprits désincarnés, qui n’ajoutent jamais rien à nos connaissances personnelles de pauvres incarnés ; et quand on a constaté que cinq fois sur dix on prend le médium en flagrant délit de fraude, on s’en va ; le médium en fait autant. La crise est finie : mais le médium revient quinze ans après, parce que sa clientèle s’est renouvelée, et qu’il le sait : j’espère que ce sont les esprits qui l’ont prévenu.

Parfois, ce sont les « miracles » accomplis par Eusapia Paladino ; des revenants s’obstinent à hanter une maison près de Cherbourg ; un fakir indien fabrique de petits poissons tout en vie en récitant une prière ; des « ectoplasmes », une matière bizarre, indéfinissable, qui prend des formes humaines s’échappe des muqueuses de Mlle Eva, ou du médium Klusky, puis se résorbe en eux, tout aussi mystérieusement. Ceux qui veulent croire se précipitent ; ceux qui croient s’émerveillent ; ceux qui ne croiront jamais haussent les épaules. C’est la crise, elle durera six mois.

Or, nous étions, l’autre jour, cinq ou six amis autour d’une table à thé, et nous parlions de ces choses : puisque c’est la crise, puisqu’il faut en parler, puisqu’on aurait l’air aussi fou de n’en point parler maintenant, qu’on aura l’air d’un imbécile si l’on en parle dans un an ! Je vous ai fait prévoir que l’un de nous croyait nécessairement, et qu’il en était un autre qui ne devait pas croire parce qu’il est bon chrétien. Je puis vous dire que celui-là est un de mes amis d’enfance, et prêtre.

J’ai pour lui cette affection étroite et singulière qu’on éprouve pour les êtres très différents de soi. Son royaume n’est pas de ce monde ; il ne le dit pas, il n’a jamais songé à s’en vanter, mais cela se voit dans ses yeux. Il remplit les devoirs de son ministère avec une foi simple et parfaite, et qui est tout, tout de sa vie. Il ne recherche pas les choses de beauté ou d’intelligence. Il n’a pas, contrairement à beaucoup de jeunes prêtres d’aujourd’hui, de lumières ou même d’opinions sur la politique. Les derniers événements, qui ont d’une façon si profonde bouleversé les conditions matérielles de son existence, il ne s’en est pas beaucoup plus soucié qu’un homme bien vêtu qui dirait : « Il fait froid, eh bien, quoi d’étonnant ? Nous sommes en hiver. » C’est que, au sens spirituel, il a l’âme bien vêtue. Elle va vers le paradis par une route qu’on lui a montrée, qui est très sûre, marquée par les traces de tant de voyageurs vénérables !

Quand je le vois, c’est comme si je changeais de pays. A mon retour, je n’en salue pas moins ma vieille demeure, je lui dis : « Oui, oui, je reviens ! Comment pourrais-je ne pas revenir : tous mes meubles sont ici. Je ne pourrais te quitter longtemps, je me sentirais si pauvre ! Et pourtant, vieille demeure de mon âme positive, si tu savais quel beau voyage j’ai fait aujourd’hui ! »

Voilà comme je pense toutes les fois que je retrouve l’abbé. Il y avait aussi parmi nous ce jour-là l’inévitable ami qui ne croit pas aux phénomènes occultes, et qui nous parla — il avait bien raison — de l’incroyable niaiserie de ces phénomènes. Il paraît absurde, regrettablement absurde, qu’une personne revienne de l’autre monde uniquement pour frapper des coups dans une table ou sur un mur, ou même se manifester sous la forme d’une petite lumière, d’une main qui ne peut rien saisir, d’un rêve qui n’a jamais rien de sûr.

Celui qui croyait répondit :

— Il y a un jésuite anglais qui est aussi romancier, le père Benson, qui a l’air d’expliquer cela. Il reproche aux hommes de cette terre de croire toujours que tout est fait pour eux. Qu’est-ce qui prouve que ce n’est pas ici le contraire et que c’est seulement par hasard, par une exception illégitime en quelque sorte, que ces manifestations se produisent ? Vous ne comprenez pas ? Alors une comparaison : les poissons ne vivent que dans l’eau ; mais quand ils sont effrayés, quand ils s’efforcent d’échapper à un ennemi, on les voit un instant briller, bondir hors de l’eau, puis disparaître. Les visions que nous appelons des fantômes, c’est peut-être la même chose. Elles ne sont pas sur notre plan, elle n’y apparaissent que par exception. Et quelle serait la sottise d’un homme qui croirait que les ablettes, en réalité poursuivies par un brochet, s’amusent à sauter au-dessus du courant pour lui faire plaisir !

Ce fut avec un grand étonnement que nous entendîmes l’abbé qui murmurait :

— Ce n’est pas sûr.

— Qu’est-ce qui n’est pas sûr ?

— Que ces… ces phénomènes ridicules n’ont pas de rapport avec la vie terrestre. Il m’est arrivé une aventure, tout récemment… Du reste, ajouta-t-il en rougissant, elle est tout à fait insignifiante.

Nous l’obligeâmes à parler. Je vais essayer de répéter son récit exactement.

— Eh bien, dit-il, vous savez que je suis desservant d’une petite église, en Normandie. Mon conseil municipal n’est pas composé de méchantes gens, mais ils ont besoin de mon presbytère pour agrandir la mairie qui, comme il arrive assez souvent dans les campagnes, y est accolée. En fait, il n’y a qu’une porte de communication à percer. J’ai donc été expulsé. Un propriétaire du pays m’a proposé de me louer, à un prix dérisoire, une assez belle maison, entourée d’un jardin.

«  — Seulement, me dit-il, d’un air assez embarrassé, je dois vous avertir que cette maison est hantée. Vous, un prêtre, un bon prêtre, ça doit vous être égal ?

« J’avais pour accepter une infinité de raisons : je ne suis pas riche, je ne savais où aller, et s’il faut vous le dire, je ne crois pas beaucoup aux maisons hantées. L’Église ne nie pas que les lieux habités, comme les êtres vivants, ne puissent être l’objet des visites du Malin ; mais je sais d’autre part que dans nos campagnes le souvenir d’une nuit de panique, la terreur sans cause d’une ménagère ivre et affolée peuvent entourer durant cinquante ans d’une atmosphère d’épouvante la maison la plus paisible. Enfin, comme l’avait dit cet homme, j’étais prêtre, et même vis-à-vis de lui je me devais de montrer le peu de cas que je fais des superstitions locales. Je demandai seulement, et sans sourire, quelle persécution les locataires précédents avaient subie.

«  — Vous verrez, me répondit-il, vous verrez bien vous-même. On n’est pas chez soi. Il y a quelqu’un, quelqu’un qu’on ne voit pas. Après tout, c’est peut-être fini.

«  — Mais enfin, répétai-je, qu’est-ce qu’ils ont vu, vos locataires ?

«  — Ils n’ont jamais rien vu, répondit-il. On entend des pas, il paraît. Je n’en sais pas plus. Et puis c’est fini, hein, ce doit être fini ? Il y a si longtemps !

J’interrompis l’abbé.

— On a dû t’apprendre aussi pourquoi il y avait un revenant. A la campagne, on vous donne toujours une explication.

— Oui, dit l’abbé, brièvement, mais sans hésiter. On m’a conté qu’une dame avait habité là toute seule, un été durant, il y a près d’un siècle, et qu’elle recevait quelquefois un visiteur qui venait le soir à cheval. Et un matin, on a trouvé la dame morte. Oh ! on ne l’avait pas assassinée : elle était morte subitement, voilà tout, et le visiteur avait fui, épouvanté. Mais, mon ami, nous autres prêtres, nous savons, mieux que personne, qu’il meurt des gens dans toutes les maisons. Nos méditations et nos devoirs nous habituent à l’idée de la mort ; nous n’en avons pas peur : je t’affirme que j’entrai dans cette maison sans appréhension.

« Eh bien, dès la première heure après mon arrivée, j’eus l’impression — comment dire ? — que j’étais suivi. C’était… c’était comme le frôlement d’une robe de soie sur le parquet ; et si doux, si fin, si intime, que je n’en fus pas effrayé une seconde. La robe allait, venait, passait d’une chambre dans une autre, parfois tout près de moi, parfois très loin, parfois plus bruyante, comme si quelqu’un, le quelqu’un qui la portait, s’était subitement retourné. Et il me semblait aussi, à de certaines minutes, que cette robe s’asseyait dans un fauteuil près de moi, s’écrasait en plis, s’arrangeait sur un corps qui change d’attitude. Je tirai mes vêtements des malles que j’avais apportées, je rangeai mes livres. Alors il me sembla que j’étais enveloppé d’une espèce de curiosité sympathique, qu’on regardait par-dessus mon épaule… Personne pourtant ne regardait ! Pendant que je lisais mon bréviaire, un volume que j’avais laissé ouvert sur la table du salon — un grand salon désuet, à trois fenêtres, dont les meubles étaient couverts de soie jaune — remua tout seul ses feuillets. C’était les sermons de Bossuet, un in-quarto assez lourd. Mais les fenêtres étaient entrebâillées : le vent, sans doute ?

« Une servante, à l’air inquiet, me servit mon dîner, et j’allai ensuite faire les cent pas dans le jardin. De vieux rosiers, dans des plates-bandes carrées, portaient encore des roses, bien que nous fussions au milieu de l’automne, et je me mis, par distraction, à en effeuiller quelques-unes : d’autres plus loin, semblèrent s’effeuiller toutes seules, et je crus bien entendre encore le bruit de cette robe de soie, de cette invisible robe de soie ; mais rien ne ressemble davantage, le soir surtout, à une jupe qui traîne que la course des feuilles tombées. Nous avons, vous le savez, des prières pour toutes les heures ; nous ne sommes jamais inoccupés, livrés à nous-mêmes. Je récitai ces oraisons avec le plus de fermeté d’intention que je pus.

« La servante était repartie, après avoir fait mon lit dans une vaste pièce, au-dessus du salon. J’étais tout seul. Je montai l’escalier pour me coucher, et l’entendis, j’entendis de nouveau, plus insistante, plus vive, — j’emploie les mots que je trouve, — la robe de soie derrière mon dos. Et non pas seulement cette robe : deux petits souliers qui montaient derrière moi. J’aurais juré que c’étaient de ces souliers que dans mon pays on appelle encore des patins.

« Je me mis à genoux sur un fauteuil et fis ma prière du soir, qui ne fut pas troublée. C’était comme si la robe avait attendu… Je me déshabillai. Et, je vous jure, ce fut comme si quelqu’un se déshabillait à côté de moi, comme si des vêtements tombaient !

« Je me couchai, très tranquillement. Pas une seconde je ne laissai détourner mon esprit de la méditation que j’avais entreprise. Ces frôlements, ces bruits ? Un rat m’aurait troublé davantage. Je ne permis pas un instant à mon âme de croire qu’ils pouvaient venir d’une… d’une personne. Alors…

L’abbé s’arrêta. Nous répétâmes tous.

— Alors ?…

— Alors, dit-il, sans confusion, mais d’un air un peu rêveur, je vous assure que j’ai entendu rire, tout près de moi, presque au-dessus de ma tête : un rire très frais, très clair, et un peu dédaigneux, ironique.

— Et puis ?

— Et puis plus rien. Si c’était une tentation, je l’avais vaincue, voilà tout, termina l’abbé simplement. Je n’ai plus rien entendu dans cette maison, jamais… Mais ce jour-là, les choses ont bien eu l’air de se passer sur le plan terrestre. Voilà ce que je voulais dire.

Mais quelqu’un osa corriger :

— Sur le plan terrestre, sûrement ! Cette histoire est même un modèle du genre : l’abbé nourrissait de petits regrets, d’involontaires petits désirs. Son inconscient, mis en mouvement par les récits qu’on lui avait faits, a imaginé tout le reste.

— Des désirs ? fit l’abbé. Je vous assure que non !

Il leva vers nous ses yeux purs, et nul ne douta plus de lui.

COMBATS DE BOXE

« Moi, me dit le vieux gentleman confidentiellement, je ne parie jamais dans les matches de boxe, excepté quand c’est du « chiqué »… Alors je sais ce que j’ai à faire, continua-t-il en clignant de l’œil, et je le fais comme il faut. Vous pouvez m’en croire : c’est moi qui ai empêché le Japonais Kokuzo, vous savez, le champion du jiu-jitsu, de faire croire que cette imbécile invention des jaunes pouvait valoir contre un boxeur, un vrai boxeur qui sait se servir de ses poings. Et de la sorte, j’estime que j’ai sauvé la gloire de ma race ; car la boxe est un art anglo-saxon.

« Et c’est un art magnifique, monsieur ! Je ne connais rien qui ressemble davantage à la guerre : c’est cruel, si vous voulez, c’est sanglant, c’est brutal, mais aussi ça comporte une sorte de rude moralité, un honneur rudimentaire et sauvage — et c’est savant ! Ni la force ni le génie ne suppléent aux enseignements d’un bon maître. Mais la science même, ni la force, ni le génie ne suffisent encore. Il faut chaque jour, et à toute heure, pour se tenir en forme, observer des règles très dures, s’abstenir de satisfaire des appétits ou des besoins, de sorte qu’il ne doit plus guère y avoir que les lutteurs et les athlètes pour savoir ce que c’est que l’abnégation, vertu que les peuples civilisés oublient de plus en plus, à mesure qu’ils deviennent matériellement plus prospères. Et voilà même pourquoi, s’ils se trouvent jamais, par malheur, en face de non-civilisés convenablement entraînés, ils se feront rosser comme des imbéciles.

« On dit que les boxeurs ne sont pas intelligents : des brutes humaines, des machines à battre, des sauvages pesants et dégradés, écrivent les journaux français. Quelle bêtise, monsieur ! Ils sont comme les vrais sculpteurs ou les vrais musiciens ; ils ont un autre mode d’expression que vous, ils pensent en coups de poings, comme les sculpteurs en volumes et les musiciens en notes, telle est la vérité. C’est avec sa tête bien plus qu’avec ses bras qu’on a le meilleur sur un homme, j’entends un homme de la même classe, de même masse, ni plus fort ni plus faible ; car chaque boxeur, c’est comme un cuirassé : par tout l’univers, on sait à une once près son poids, ses moyens, sa valeur offensive ; mais on n’engage l’un contre l’autre que des hommes bien appariés, et il y a un arbitre, un juge grave, vêtu de noir, l’œil aigu, qui surveille les deux lutteurs, compte les coups, décide sans appel. C’est plus honnête tout de même que la vraie guerre ; donc c’est bien plus intéressant.

« On ne doit pas se frapper au-dessous de la ceinture, vous savez. Mais que de coups qui sont permis et qui nécessitent une méditation profonde. Tenez, une fois, j’avais un ami qui allait être battu, il s’était engagé trop vite, il n’avait plus son souffle. Je m’en apercevais bien : il reniflait dans sa sueur ! Et je me disais : « Il n’arrivera pas à la fin du round, il va se faire knocked out. » Lui aussi, il le sentait. Et c’est une chose horriblement douloureuse, amère, humiliante. Les « temps » sont de trois minutes. Ça n’a l’air de rien, trois minutes, et quand on se demande si on pourra tenir jusqu’au bout, c’est l’éternité ! Lui pensait : « Il faut que je conserve mon jugement, et si je reçois un cross derrière l’oreille, ou un direct dans l’estomac, ce sera fini. » Alors il faisait le canard, comme ça se doit, il plongeait la tête toutes les fois qu’il sentait le vent d’une riposte à ses pauvres essais… Tout à coup, sur une des ailes du nez de son adversaire, voilà qu’il distingue une petite trace rose encore humide, la cicatrice d’un coup reçu récemment et qui n’avait pas encore guéri. Il eut le temps de réfléchir : « C’est là qu’il faut mettre : l’endroit est resté sensible. « Si je sais y mettre, l’autre aussi va perdre son jugement, à cause de la douleur. » Et il raisonna aussi sur ce que cette cicatrice était du côté gauche, c’est-à-dire plus loin de parade, mieux à portée du poing droit. Il vit sa chance et frappa là ; et quand il vit le sang venir, il comprit que l’autre aussi maintenant aurait de la peine à garder son jugement, et que lui, pour l’instant, il était sauvé.

« Je me rappelle un autre brave petit. Son adversaire lui rendait trois livres. C’est une différence qui vous paraît insignifiante, à vous qui ne connaissez pas l’art ; elle est énorme quand on sait que tout le poids du corps doit aller avec le coup. Voilà pourquoi mon petit fut knocked out, et l’arbitre se mit à compter les secondes avec sa montre : une, deux, trois… Vous savez que si on ne se relève pas avant la dixième, on est hors de combat. Il se releva à la huitième, mais tout le monde croyait bien qu’il était perdu. L’autre n’avait plus qu’à lui envoyer un nouveau swing ; il écartait le coude pour le lui donner comme s’il endossait un paletot. Eh bien, ce petit, ce cher petit, à moitié étouffé, eut le sang-froid de reconnaître que son adversaire se mettait hors parade ; il rappela toutes ses forces, même celles qu’il n’avait plus, prit le lead, tapa droit dans la poitrine, et ce fut l’autre qui tomba, cette fois. Une, deux, trois… à la dixième seconde, il ne s’était pas relevé. C’était lui, mon petit, qui l’avait « eu » ! Ce petit ! Ah ! ils se voulaient, ces deux-là, ils se voulaient ! Ça n’était pas du « chiqué », comme vous dites ! »

Le vieux gentleman s’arrêta un instant. Ses yeux brillaient d’enthousiasme.

— Voilà pourquoi, continua-t-il, dès qu’il eut repris son souffle, quand j’appris que ce Kokuzo avait la prétention d’avoir les meilleurs hommes rien qu’avec des passes de masseur d’établissement de bains, en leur forçant un muscle par ci, un muscle par là, en arrêtant les battements de leur cœur, en leur coupant la respiration, j’en fus désespéré pour l’art. Est-ce qu’on allait permettre une chose pareille ? Mais je rencontrai le vieux Halifax, l’ancien arbitre, qui me dit :

«  — Vous n’êtes pas fou ? Kokuzo est engagé contre Joë Milton, c’est très vrai ; mais Joë Milton ne fera rien à Kokuzo, ni Kokuzo à Joë Milton. C’est couru.

«  — Indeed, fis-je, et pourquoi ?

«  — Parce que les deux corporations, celle des professeurs de boxe et celle des professeurs de jiu-jitsu, sont trop intéressées à ce que le match soit indécis. Sans ça que deviendrait leur profession ? Si Kokuzo était vainqueur, on n’apprendrait plus que le jiu-jitsu ; si c’était Milton, on ne voudrait plus apprendre que la boxe. C’est trop radical comme solution, dear friend, ce n’est pas possible. Voilà pourquoi ils ne se feront rien : c’est arrangé.

« D’abord, cet arrangement me rassura, mais à la réflexion il me parut qu’il était encore humiliant pour la boxe. Puis je réfléchis et je mis cent guinées, monsieur, sur la chance de Milton.

«  — Vous êtes de plus en plus fou ! me dit le vieux Halifax.

«  — Well, répondis-je, nous verrons bien.

« Et en effet, dans les trois premiers rounds, tout se passa comme l’avait prévu Halifax. Milton tirait de très loin, avec une modération touchante, et son coude droit ondulait nerveusement, trop près du corps pour rien faire de bon ; et quand il faisait mine de se rapprocher et d’en arriver à un corps-à-corps, — ce qui était pourtant dans le jeu de Kokuzo, — Kokuzo se défilait prudemment. Pourtant quand Milton lui eut placé un revers sur le nez, le Japonais répondit bientôt par je ne sais quel petit truc que je ne vis pas, mais qui tira les larmes des yeux à mon champion. Mais les choses s’arrêtèrent là, bien gentiment.

«  — Je vous l’avais dit, me souffla le vieil Halifax. Ils ne se feront rien, rien du tout. On vous rendra votre argent et voilà tout.

« Je ne répondis rien. Le second de Milton venait de prendre de l’eau dans sa bouche, et de la souffler délicatement par la figure de son homme. C’est une attention que doivent avoir les seconds soigneux, et c’est très rafraîchissant. Après quoi le quatrième round commença.

« Il n’avait pas duré dix secondes, monsieur, que le Japonais tomba sur le ring comme un sac de blé. Une seconde, deux secondes, trois secondes… Well ! au bout de vingt secondes il ne s’était pas encore mis debout. Il était assommé, complètement assommé.

« Les deux matcheurs étaient à égalité : je gagnais mes cent guinées. »

Le gentleman avait un air d’extase, et cependant je ne sentais pas le sel de son histoire.

— Vous ne comprenez pas ? dit-il alors, enchanté. Vous ne comprenez pas ? J’avais été trouver Joë Milton avant le match, et je lui avais dit : « Vous croyez que ce Japonais ne vous fera rien, parce qu’il l’a promis. Mais c’est une erreur ; il est très perfide, comme tous les Japonais, et à la fin du quatrième round, il compte vous exterminer. » Alors il avait pris les devants, bien entendu, mon Joë Milton. L’autre ne se doutait de rien ; vous-même vous vous seriez mieux défendu : vous auriez au moins fichu le camp. Mais lui, comme ça, il a tout reçu dans le chou !


Depuis que le gentleman m’a raconté ça, je ne vais plus aux matches de boxe.

MOUSTACHE

« Il ne faut pas rire, dit Belleuse, ce n’est pas matière à rire. D’abord, c’est insulter nos ancêtres. Songez qu’ils ont tous cru et toujours cru, nos pères, ceux de la nuit des temps, ceux qui chassaient des monstres aujourd’hui disparus avec des armes de pierre, au retour des morts, à l’ombre des morts, à l’esprit invisible et pernicieux des morts. Il nous en reste quelque chose, au fond de nous-mêmes : nous avons peur, et si nous rions c’est par bravade, pure bravade.

— Bah ! répondit Nangis, le sculpteur qui ressemble, avec son crâne chauve et l’éventail de sa barbe rousse, à un moine défroqué, il n’y a rien, absolument rien ! De toutes les histoires qu’on raconte, il n’en est pas une, pas une seule, qui puisse être rigoureusement contrôlée, ou qui ne puisse s’expliquer par un phénomène bien simple, bien banal, bien ordinaire, ou par une mystification. Nous n’avons pas peur ! Au contraire, comme les enfants, nous voudrions croire, pour avoir un peu peur. Ça nous rajeunirait… Toi-même, Belleuse, as-tu quelque chose à dire, as-tu jamais vu quelque chose ?

— Non, répondit Belleuse.

— Tu vois bien !

— Je n’ai rien vu, mais j’aurais mieux aimé avoir vu. J’aurais été plus rassuré… Il y a dix ans de ça, et c’était à une lieue des fortifications, à Clamart, figurez-vous, tout simplement à Clamart, au pied de la redoute à deux cents mètres de la ligne du chemin de fer. Il y avait là, — j’ignore si on l’a démolie pour y construire des maisonnettes à bon marché : c’est bien probable, mais je n’en sais rien ; je ne suis jamais retourné de ce côté-là, c’est plus fort que moi, — il y avait là une vieille et grande maison bâtie vers la fin du dix-huitième siècle, en plâtre et en moellons, avec un attique en triangle, troué d’un œil-de-bœuf, et des guirlandes de stuc au-dessus des fenêtres. Et elle était entourée d’un beau jardin devenu tout sauvage, où l’on pouvait pénétrer comme dans un moulin, car la muraille de clôture, crénelée pendant le siège de Paris, était tout effondrée. Par endroits, on avait essayé d’aveugler les brèches avec des palissades en planches, mais ces palissades mêmes pourrissaient de vétusté. Un bel endroit, pour un peintre, n’est-ce pas ? Un jour, je ne luttai plus contre la tentation. Je mis mon chevalet sur mon dos, gardai ma boîte à couleurs en bandoulière et sautai le mur. Moustache, mon bon chien Moustache, une espèce de barbet noir très intelligent et toujours paisible, prit son élan et me suivit. Tout de suite, j’eus de l’herbe à la hauteur des yeux : une herbe folle, une herbe d’été, sommée de longs épis barbelés, déjà tout jaunes. Moustache y fit quelques bonds délirants, parce que, comme tous les chiens, qui ne sont civilisés qu’en apparence, ça l’amusait, ce retour à la nature, avec ses odeurs qu’il reconnaissait sans les avoir jamais senties. Mais bientôt il devint sage, singulièrement sage, et se contenta de marcher derrière moi. Sans doute, ça le fatiguait d’avoir à creuser son propre tunnel dans cette brousse.

« Et je trouvai là des motifs, des motifs ! L’enfance du monde qui ressuscitait dans ce coin abandonné ! Des arbres irradiés de soleil, pâles de soleil par-dessus, en dessous tout noirs et tout tragiques de belles branches mortes, ces branches de sous-bois que les bûcherons coupent toujours, pour nous empêcher d’en jouir, je suppose. Et puis des géraniums devenus comme des arbres eux-mêmes, une rhubarbe dont les pousses s’étaient mises à ramper, à s’étendre, à touffer, monstrueuse, avec ses feuilles immenses, impressionnantes, maléfiques… C’était épatant, je vous dis, épatant ! Ce parc devint mon atelier. J’y retournai tous les jours.

« La maison ne m’intéressait pas : une vieille maison, et voilà tout. Les portes et les persiennes en étaient fermées, et je n’essayai pas de m’y introduire. Quand on a encore quelque respect pour les lois de son pays, autre chose est d’entrer sans permission dans un jardin désert, ou de crocheter une serrure. Je n’essayai même pas d’en faire une esquisse : elle était trop laide, avec ses gouttières rouillées, décrochées, qui pendillaient. Et Moustache, généralement plus curieux, n’en approchait pas non plus… Un jour que, le soleil couché, je retombais de la muraille ébréchée sur la route, je me trouvai dans les bras d’un citoyen qui portait une plaque sur sa blouse bleue. Je le pris d’abord pour le garde champêtre : ce n’était qu’un cantonnier. Je respirai. Mais l’homme demanda tout de même :

«  — Qu’est-ce que vous faisiez là-dedans, vous ?

«  — Je suis peintre, répondis-je avec quelque confusion, peintre paysagiste… Alors j’ai été prendre des études, comprenez-vous ? j’ai fait des tableaux… Tenez, voulez-vous porter mon chevalet jusqu’au chemin de fer ?…

« Je lui avais mis quarante sous dans la main, et il les prit, avec le chevalet. Pourtant, comme il m’accompagnait, il ajouta, d’un air d’excuse :

«  — Ça ne gêne personne, allez, que vous passiez vos journées dans cette propriété. C’est à louer ou à vendre, depuis la guerre. Mais ça ne tente pas dans le pays.

«  — Pourquoi ?

« Il haussa les épaules :

«  — Des idées. Ça ne tente pas, voilà tout. Il est venu quelqu’un, après la Commune, qui avait loué pour passer l’été, mais il est reparti tout de suite. Et depuis ce temps-là, c’est bouclé. Ça ne tente pas, je vous dis, ça ne tente pas.

«  — C’est hanté ?

« Le mot m’était venu tout de suite à la bouche, simplement pour sa bizarrerie, je crois, pour l’impossibilité du fait. Songez donc : à Clamart, une maison hantée ! Mais l’homme se mit à rire — du reste… tenez, comme vous avez ri tout à l’heure !

«  — Est-ce qu’on sait ! Des bêtises. Je crois plutôt que c’est trop grand : ça ne se loue plus, ces grandes maisons. Les clefs sont à l’agence, rue de Paris. Vous pouvez visiter, si le cœur vous en dit. Et vous aurez ça pour pas cher. Oh ! ben, oui, pour pas cher !

«  — Mais le monsieur, celui qui avait loué après la Commune, est-ce qu’on sait pourquoi il est parti si vite ?

« Il ne répondit pas.

« Voilà pourquoi je décidai d’aller passer une nuit dans cette maison. L’aventure m’intriguait, comme elle vous aurait intrigués vous-mêmes. Il y a toujours une petite vanité qui vous pousse. On aime à pouvoir dire : « Mon cher, j’ai couché une fois dans une maison hantée… » L’affaire fut bientôt réglée avec l’agence, où, d’ailleurs, on fut très catégorique. Eh non, la maison n’était pas hantée ! Il n’y a pas de maisons hantées. Seulement, les grandes propriétés ne se louent plus, autour de Paris. Quand j’arrivai le soir avec un lit de camp, un pliant et un photophore, mon fidèle Moustache sur les talons, j’étais d’avance presque découragé : il n’y aurait rien, parbleu ! il n’y aurait rien !

« Et, en effet, quand on m’eut ouvert la porte, je ne trouvai rien que le vide, les toiles d’araignée, la poussière. Dans le vestibule, des cartouches, au-dessus des portes, laissaient voir des scènes de chasse, des déjeuners sur l’herbe, assez médiocrement peints. La salle à manger à pans coupés, avec un dallage en pierres de liais, donnait sur le jardin par trois larges fenêtres, et, par une porte à deux battants, sur un salon immense, dont les boiseries sculptées étaient peintes en blanc. Il y avait deux escaliers, l’un prenant dans le vestibule, l’autre dissimulé dans l’épaisseur du mur de ce salon. Une « folie », certes, une amoureuse maison du dix-huitième siècle, devenue plus tard la propriété d’honnêtes bourgeois, comme tant d’autres. L’escalier dérobé menait à une chambre à coucher dont toutes les parois avaient été décorées de glaces. Mais toutes ces glaces avaient été brisées, le même jour, aurait-on dit, brisées par des coups de feu : on distinguait encore le mince petit trou creusé par les balles, autour de larges fêlures en étoiles, régulières. Les brutes allemandes avaient voulu s’amuser, peut-être : c’est si tentant de crever des miroirs à coups de fusil ou de revolver. Plus tentant encore que de marcher dans la neige vierge, pour faire de sales trous noirs. Mais c’est un plaisir du même genre. Pourtant, je réfléchis que, si on avait commis ces dévastations « pour s’amuser », un instinct très ordinaire aurait porté ces barbares à tirer d’abord dans le milieu des glaces. Mais leurs blessures, au contraire, étaient à des places irrégulières : à droite, à gauche, en bas, en haut. Non, non, il ne s’agissait pas d’un jeu brutal et sauvage ; on s’était battu, dans cette pièce ; on y avait surpris quelqu’un. Mais qui ? Les défenseurs, ou les paisibles habitants de cette maison ? Je ne le saurais jamais, nul ne le saurait jamais. Drame obscur, effacé par trente ans de silence.

« Ah ! le silence, le silence ! Il y a plusieurs sortes de silence. Des silences neutres, naturels, ordinaires, des silences bienveillants, comme celui de la campagne endormie ; et des silences offensifs, perfides, hostiles : le silence de cette chambre était de ceux-là. Il me fallut un effort pour me dire : « S’il y a quelque chose, c’est ici. Et, par conséquent, c’est ici que je dois attendre et veiller. » Mais enfin, je fixai mon lit de camp sur ses tringles, je déposai sur le pliant un flacon de cognac, un revolver, le photophore allumé, j’attendis, et je veillai. J’avais fermé la porte. Moustache essaya de l’ouvrir avec sa patte, puis revint vers moi en gémissant. C’est un chien douillet : il n’a pas l’habitude de dormir sur le plancher nu. Je crus que c’était de là que venait son inquiétude, et lui fis signe de se coucher sur le lit de camp. Mais il refusa, et resta campé devant cette porte, le poil hérissé, grelottant.

« Alors, pendant des heures, de longues heures, je ne sais plus combien d’heures, ce fut l’angoisse, l’angoisse pure et simple, inutile, sans cause. Pas même l’impression d’une présence invisible, malveillante, dangereuse : l’angoisse, et c’est tout. J’avais seulement la sensation que des gens, des inconnus, avaient jadis, en ce lieu, attendu quelque chose d’atroce, d’inévitable, attendu, attendu, le cœur battant ; et mon cœur battait comme le leur… Et puis, tout à coup, Moustache se jeta en avant, ses lèvres noires retroussées sur ses crocs. Et il hurla ! Un grand hurlement qui déchira la nuit et me donna la chair de poule. Eh bien, quoi, quoi ? La porte était toujours fermée, et il n’y avait rien dans cette chambre, absolument rien que ce qu’elle contenait la minute d’auparavant. Pas une ombre, pas un fantôme, pas un bruit, excepté ces grands hurlements qui ne cessaient plus. Et Moustache se mit à reculer, à reculer, jusque vers le lit de camp où je m’étais assis. Il était égaré, il était fou de fureur et d’effroi, il tremblait, il bavait. Je n’essayai pas de le rassurer, de le caresser : il m’aurait mordu ! Aussi vrai que je vis, que je parle, que je fume une pipe en ce moment, je ne voyais rien, toujours rien ; mais il voyait, lui, je suis sûr qu’il voyait ! et même il entendait ! Par instants, à ses hurlements succédait ce petit aboi, sec, claqué, que jettent presque tous les chiens au moment d’un coup de feu. Et, brusquement, il gémit, il se pencha, il tira la langue, il fit comme s’il léchait une blessure, une invisible blessure sur une invisible forme étendue à ses pieds.

« … Et j’ai fichu le camp, oui, j’ai fichu le camp, à travers le jardin, jusqu’à la route, jusqu’à Paris, comme un lâche. Je n’avais rien vu, pourtant. Mais Moustache ?… »

LA CONSULTATION

C’était le vendredi matin que chaque semaine ils se retrouvaient dans la salle du fond du café Perdreau, rue de Vaugirard, et presque tous, d’habitude, ils étaient fidèles au rendez-vous. Chenaillet, ancien expéditionnaire au gouvernement général d’Indo-Chine, révoqué pour ivrognerie ; Mme Chenaillet, sa femme, à qui l’usage invétéré de l’opium a donné une physionomie délicate, des traits pâles et fins, des yeux agrandis, inquiétants et noirs comme l’eau des tourbières ; Combevaire, qui vient de Toulouse, où il était employé à la mairie, mais il a quitté ses fonctions, on ne sait pourquoi : sans doute, il avait des ennemis politiques ; du Perronnel de Costains d’Astayrac, ancien maréchal des logis aux dragons, ex-sous-maître de manège à Saumur : il a des relations étendues, connaît à la fois le monde des courses et la généalogie des meilleures familles du faubourg Saint-Germain ; son amie, Mlle Mars, fréquente beaucoup les cercles mixtes où les deux sexes peuvent se réunir autour d’une table de baccara chemin de fer ; l’abbé Mulin, qui a fondé jadis une maison pour l’enfance abandonnée, que des concurrents déloyaux ont fait fermer ; Marius Cort, homme de lettres, et Juste Lecorbier, ancien étudiant en médecine.

Avant le déjeuner vers dix heures, au café Perdreau, il n’y a jamais personne. C’est le bon moment pour causer, quand la profession qu’on exerce exige des échanges de vue réguliers, comme c’est justement le cas pour ce petit groupe, qui se procure de quoi vivre assez largement en sollicitant à domicile la générosité publique. Ses membres ont étroitement besoin les uns des autres. Le cœur humain a en effet d’étranges et nombreux replis. Certaines gens ne donnent qu’à ceux qu’ils connaissent, ou dont la carrière fut semblable à la leur. Il en est, au contraire, qui vous connaissent trop et jugent que vous n’êtes digne d’aucune pitié ; ils ne s’attendrissent que sur les infortunes qui leur sont le plus complètement étrangères, ne croient qu’aux récits qu’ils ne peuvent contrôler. Enfin même les plus aumôniers ne donnent qu’une fois au même visiteur. Ils disent, lorsque revient celui-ci : « On vous a déjà vu. » D’où la nécessité d’envoyer quelqu’un à sa place, en le munissant de tous les renseignements nécessaires pour intéresser la clientèle. Ce n’est pas tout. Il faut bien l’avouer : des motifs plus puissants que le seul instinct charitable engagent quelquefois les personnes sollicitées à ouvrir leur bourse. Il faut leur faire entendre qu’on n’est pas sans connaître quelques-uns des secrets de leur existence intime, et qu’il leur serait salutaire de s’assurer la sympathie de celui qui les approche. Mais il est préférable alors de ne pas agir soi-même : car, plus tard, ces personnes vous éviteraient, on perdrait tout contact avec elles ; et même, ce qui est plus grave, elles vous desserviraient dans le milieu où on les rencontre. Un intermédiaire est donc indispensable. Et ainsi c’était M. Chenaillet qui parfois allait frapper à la porte des relations de M. du Perronnel de Costains d’Astayrac, et l’abbé Mulin qui tendait pieusement ses mains onctueuses aux dames que lui signalaient Mlle Mars ou Mme Chenaillet. A charge de revanche, et d’ailleurs le prix de la commission est fixé par des règles immuables et toujours respectées ; il n’y a pas de commerce qui dure sans honnêteté ! On dressait aussi la liste des cœurs durs qu’il est impossible d’émouvoir, puisque aussi bien il est des hommes et des femmes rebelles à toutes les supplications, insensibles aux prières, impénétrables aux ruses. Et l’on doit éviter de perdre son temps.

Ce jour-là, le groupe venait d’aborder l’étude de l’annuaire médical pour Paris et ses environs. M. Juste Lecorbier, à qui ses travaux scientifiques ont donné une méthode rigoureuse, avait réparti les noms de ceux dont il aurait pu devenir le confrère en catégories bien distinctes. Ceux dont la mentalité est demeurée strictement professionnelle : parvenir auprès d’eux en sollicitant leur pitié pour un camarade pauvre, rappeler le souvenir d’un professeur ayant protégé les débuts de leur carrière, ne pas oublier quelques anecdotes sur les hôpitaux où ils ont passé leur jeunesse. Ceux qui ambitionnent un avenir politique : se présenter avec quelques recommandations de sénateurs ou de députés, d’ailleurs faciles à se procurer. Ceux qui souhaitent une clientèle mondaine ou ne dédaignent pas l’intimité des artistes des petits théâtres. Il y a aussi les coloniaux, les habitués des cercles, les docteurs des couvents et des congrégations. Chacune des couches, chacun des « clivages » de la société parisienne a ainsi ses guérisseurs exclusifs qui ont leurs intérêts, leurs goûts, leur sensibilité. Il fallait donc se partager la besogne. C’est en procédant avec patience à cette classification qu’on parvint au nom du docteur Théron-Mortier.

— … Passons ! dit brièvement M. Juste Lecorbier.

Mais l’abbé Mulin, relevant la tête, interrogea :

— Passer ? Il n’y a donc rien à faire ?

— Rien, dit l’ancien étudiant en médecine. Avarice. L’homme le plus serré qu’on ait jamais connu à la faculté. Un rat.

— Vous avez essayé, continua l’abbé. Vous y êtes allé vous-même ?

Lecorbier montra une certaine répugnance à répondre.

— Oui, dit-il enfin, j’ai essayé. J’ai supplié, j’ai pleuré, j’ai peint tout ce qu’on pouvait peindre : la douleur de ne pouvoir reprendre des études interrompues, une femme malade, des enfants qui crient la faim. Et l’admiration que j’avais pour sa science ! J’ai même commencé par l’admiration. Il m’a répondu des choses… des choses humiliantes. Il m’a insulté. Il m’a brutalisé. Il y a des gens qui savent refuser poliment. Mais lui ! J’aimerais mieux avoir affaire à un agent des brigades centrales, un soir de manifestation.

— Il vous a jeté à la porte ?

— Froidement ! déclara Lecorbier, amer.

Comme les grands artistes et les grands capitaines, l’aveu de ses échecs lui est pénible.

— Eh bien, conclut l’abbé avec résignation, passons !

A cet instant même, on entendit la voix de Mme Chenaillet, la voix de rêve, la voix comme idéalisée, que donne à ses fidèles le juste et puissant opium.

— L’adresse du docteur Théron-Mortier ? disait-elle.

M. Chenaillet n’aime point que sa femme, même devant de vieux collègues, pose des questions qui peuvent susciter quelques doutes sur sa vertu. Dans le fond misérable de son âme, il souhaiterait pouvoir s’offrir le luxe de la jalousie.

— Emma, tu veux tenter l’aventure ? dit-il, d’un air de blâme.

M. Lecorbier sourit.

— Une femme n’obtiendra rien de plus que moi, déclara-t-il. Cet homme n’a pas de faiblesse. Quand un homme est pris par un vice, il n’a que celui-là. Théron-Mortier est avare, et c’est tout.

Mais Mme Chenaillet ne discuta point. Suivant avec une volupté cérébrale son rêve intérieur, elle vivait d’avance une scène d’astuce perverse, elle discernait le succès futur de son entreprise avec autant de netteté que le stratège Bonaparte, lorsque mettant le doigt sur une carte d’Allemagne, il disait : « C’est là que sera ma victoire ! » L’opium avait centuplé la puissance de son génie.

— L’adresse ? répéta-t-elle seulement, obstinée.

— Eh bien, fit Lecorbier en haussant les épaules, 119, rue Chauveau-Lagarde. Mais vous savez, vous avez tort de vous déranger !

Mme Chenaillet écrivit cependant au docteur Théron-Mortier pour lui demander une consultation, autant que possible vers cinq heures du soir. Et, au jour qu’il lui fixa, elle arriva un peu en retard.

— Vous avez le numéro 6, lui dit un valet en habit noir, bien stylé.

Elle prit le numéro d’un air aisé, le mit dans son réticule, pénétra dans le salon et attendit paisiblement son tour.

Enfin la porte du cabinet de consultation s’ouvrit pour elle. Il était plus de sept heures. Le docteur Théron-Mortier jeta sur sa nouvelle cliente un regard empreint d’une expérience professionnelle, mais aussi d’impatience. Il ne dînait pas chez lui ce soir-là.

« … Mise modeste, mais correcte : cinquante francs. Petite femme un peu névrosée : couper court aux explications, liquider rapidement. »

Tels furent le jugement et le projet qu’il formula en lui-même.

La petite Mme Chenaillet fut d’ailleurs parfaite. Elle ne proféra aucune parole oiseuse, s’abstint de rappeler les jours de son enfance et d’insister sur les premiers incidents de sa vie féminine, et se plaignit tout de suite de douleurs fulgurantes, qui la prenaient de la nuque aux talons. Alors ce fut le docteur qui l’interrogea. Elle avait eu d’autres symptômes, on l’avait déjà soignée pour une affection déterminée ? Mais Mme Chenaillet fut réticente. Elle n’avoua rien, ne révéla rien, recommença ses explications sans y rien ajouter.

La pendule marquait sept heures et demie.

— Déshabillez-vous ! dit le docteur en soupirant.

Il faut rendre cette justice à Mme Chenaillet, qu’elle obéit avec une célérité louable. Dans le temps le plus court, elle fut parfaitement, absolument, magnifiquement dévêtue. Si vite même que le docteur Théron-Mortier n’eut pas le temps de lui dire : « Restez-en là, madame, je n’ai pas besoin de tout voir. » Elle montrait tout, avec innocence et simplicité.

Mais le docteur Théron-Mortier en avait l’habitude. Il demeura insensible. Son seul souci était que, payant son chauffeur avec quelque parcimonie, il jugeait dangereux de l’impatienter. Et justement ses oreilles venaient de percevoir, dans la cour, les ronflements dispendieux de son automobile. Il fallait en finir ; toutefois, il fit d’abord son devoir en conscience. Il regarda, il ausculta, il palpa, — et un immense embarras se peignit sur ses traits ! Un seul mot, de tous ceux qui sont au monde, sort difficilement de la bouche d’un médecin, et il fallait qu’il le prononçât :

— Mais vous n’avez rien, madame, absolument rien, dit-il. Pas plus que moi. Vous entendez : rien !

Et tout à coup il sentit que cette femme lui embrassait les genoux. Une femme dont les cheveux s’étaient défaits. Ils étaient longs, ils étaient blonds, ils la voilaient à demi. Mais elle n’en était que plus belle et plus séduisante. Et elle disait seulement :

— Docteur, docteur, on ne peut rien vous cacher !

A toutes sortes d’égards cette phrase était l’expression même de la vérité. Cependant, le docteur Théron-Mortier repoussa la tentation avec la brutalité la plus sèche. Pour tout dire, il ne fut même pas tenté. Il savait seulement qu’il était huit heures, et rien n’est irritant comme d’avoir la notion très précise qu’on est en retard.

— Allons, madame, fit-il, rhabillez-vous.

Alors Mme Chenaillet fondit en larmes.

— Je me trompe, docteur, dit-elle, je me trompe ; il y a des choses que vous ne savez pas. C’est la misère, docteur, la misère ! Huit petits enfants, un mari incapable, infirme, une mère paralytique, un grand-père officier général, mais il est mort, avec toutes ses croix ! Alors j’ai pensé, j’ai cru… Pardonnez-moi d’avoir cru, mais ne me repoussez pas ! Une épouse, une mère, une fille, une petite-fille au désespoir : voilà ce que je suis ! Un secours, docteur, ne m’abandonnez pas. Une femme qui était prête à tout vous sacrifier !

Les aiguilles marchaient toujours.

— Rhabillez-vous ! répéta énergiquement le docteur.

Mme Chenaillet lui jeta un regard étonné, ingénu, mélancolique, et s’allongea tout bonnement sur le canapé.

— Je n’en ai pas le courage !

Le docteur Théron-Mortier jura.

— Non, dit-elle. J’ai promis à mes chers enfants, je me suis promis à moi-même que je ne reviendrais pas sans avoir de quoi leur donner du pain. Telle je suis, telle je reste !

— Je vais sonner mon valet de chambre et vous faire rhabiller de force ! dit le docteur.

— On n’a jamais ni violé, ni habillé une femme malgré elle depuis le commencement du monde, affirma Mme Chenaillet.

— Je vous ferai porter en voiture dans un asile d’aliénés, dit le docteur.

— Je dirai que je vous ai demandé l’aumône et que vous m’avez repoussée ! C’est si bien dans votre caractère qu’on verra que j’ai tout mon bon sens.

C’était vrai. Le docteur Théron-Mortier demeura pétrifié sous ce coup droit.

— Je ne vous donnerai pas quarante sous ! dit-il pourtant, révolté. Pas quarante sous !

— Disons quarante francs, docteur, et je m’en vais, répondit sa visiteuse, angélique.

Le docteur Théron-Mortier les donna. Mme Chenaillet les prit, les mit dans son réticule et se rhabilla sans se hâter. Il était neuf heures moins un quart. Sa victime la reconduisit, par habitude, jusqu’au vestibule. Avant d’ouvrir la porte, Mme Chenaillet salua gentiment. Puis, tout à coup, se frappant le front :

— J’allais oublier mon en-cas, dit-elle.

Et elle le prit dans une potiche japonaise.


Quand elle fut partie, le docteur regarda, saisi d’un vague soupçon. C’était son parapluie qu’elle avait emporté.

EN UNE NUIT…

Dehors, depuis deux jours, la neige tombait, assourdissant tous les bruits ; et il régnait, dans cette vieille maison de province, et tout autour d’elle, un si grand silence que les deux hommes, conversant sous la lampe, s’étonnaient presque du bruit de leur voix, et l’étouffaient involontairement.

— … Je ne vois pas encore le but où vous allez, disait Mérulle, le secrétaire. J’assemble pour vous des statistiques, et leurs totaux sont incontestables : la criminalité augmente, c’est un fait. Le nombre des criminels, et surtout des délinquants mineurs, s’accroît encore davantage, c’est un autre fait. Et il devient évident que la plupart de ces criminels et de ces délinquants ne présentent aucune tare de dégénérescence. Ce ne sont pas des fous ni des alcooliques. Ce sont des amoraux, non pas des impulsifs, et, vous le démontrez, ils sont amoraux par raisonnement, parce qu’ils trouvent que la vie est meilleure à vivre dans le mépris des devoirs sociaux et des lois écrites. Mais alors à quoi aboutir, sinon à la nécessité du rétablissement d’une morale religieuse ? Et c’est vous, monsieur le président, vous, qui soutiendriez cela !

— Je ne pense pas une minute à le soutenir, dit le président Rennemont. Pourquoi d’abord devrais-je m’inquiéter de ce qui ne me regarde pas ? La morale religieuse était un frein, mais elle se meurt, et rien ne lui rendra la vie. Quelle conclusion en tirer, sinon que la rigueur de la répression devrait s’accroître, et qu’il faudrait enseigner dans les écoles, au lieu de je ne sais quelles niaiseries humanitaires, qu’on n’échappe pas à la justice des hommes ? Et nous autres magistrats, ainsi que les législateurs, nous devons faire que cela soit. Une civilisation devenue matérialiste n’a pas le droit d’être indulgente, voilà tout sèchement la vérité. Sans une police exacte, une justice impitoyable, elle est vouée au désastre. Vous supprimez Dieu parce que rien, dites-vous, ne peut démontrer qu’il existe, et que nous ne voulons plus croire qu’à ce qui peut être démontré. C’est fort bon et j’en suis d’accord. Mais alors supprimez aussi la pitié ! C’est un sentiment chrétien qui n’a plus sa contre-partie ; il devait disparaître avec la croyance en un maître éternel, rémunérateur et vengeur.

— Je comprends, dit Mérulle. Vous comparez la France à un riche ruiné qui s’endetterait à conserver les apparences de la fortune.

— C’est à peu près cela ! répondit le président. Sauf que je ne nous crois pas ruinés. Je ne regrette rien, absolument rien. Je suis juge, moi, je ne suis ni pape, ni prêtre. Seulement il faut faire ce qu’il faut. Notre société porte encore de vieux langes tachés d’humanitarisme. Je lutte pour qu’enfin on les jette au fumier. Je ne verrai peut-être pas la victoire, mais vous, qui êtes jeune, vous assisterez au triomphe. On exigera de vous, plus tard, la sévérité, comme de moi, aujourd’hui, une indulgence à laquelle je ne consens pas. On ne doit jamais pardonner. J’en suis sûr. Socialement sûr.

A ce moment, on frappa à la porte, et une jeune femme entra.

— C’est vous, miss Clare ? dit le président, un peu étonné.

— La femme de chambre est souffrante, dit-elle. Je viens faire le lit de M. Mérulle.

Elle ajusta les ressorts d’un lit pliant, caché dans un coin du cabinet de travail, drapa une couverture. Ses mains passèrent, comme une caresse, sur les draps blancs. Un sentiment très profond, les souvenirs de leur enfance, peut-être, fait que les hommes éprouvent toujours ils ne savent quelle sorte de vague respect devant une femme qui fait un lit. Le président et son secrétaire interrompirent leur conversation.

— Bonsoir, miss Clare, dit Mérulle, quand elle eut terminé.

— Bonsoir, messieurs, dit-elle, en se retirant.

— Vous êtes bien mal ici, reprit alors le président. Je vous accable de travail, et je ne vous loge même pas confortablement.

Cet homme âpre et consciencieux éprouvait en cet instant un vrai remords. Il avait cinquante-cinq ans, quinze ans d’âge le séparaient de sa femme, qui avait exigé depuis quelques mois qu’ils eussent deux chambres. Miss Clare logeait dans une pièce communiquant avec celle des deux filles du ménage, et il n’était resté, pour Mérulle, que cette installation volante dans le cabinet de travail. Rennemont se reprochait d’avoir cédé, cédé par faiblesse et par amour, pour jouir encore d’un sourire quelquefois, pour être encore quelquefois accueilli…

— Et nous avons fumé ! continua-t-il. Voulez-vous que j’ouvre quelques instants les fenêtres ? Nous en serons quittes pour lever en grand la clef du poêle. Le tirage augmentera, et la pièce sera bien vite réchauffée.

L’air glacé du dehors entra par les croisées. Au même moment un employé de la ville passait, éteignant les réverbères. Mais une sorte de lueur semblait sortir de la neige candide, elle éclairait vaguement la nuit, montrant les grands arbres décharnés d’un mail, les statues d’une fontaine, drapées de glace, le clocheton blanchi d’un kiosque à musique. Rennemont referma les fenêtres.

— Allons, dit-il, bonsoir. Onze heures ! C’est tard pour un vieux comme moi, mais vous qui êtes jeune, vous allez peut être sortir ?

Mérulle fit un geste de dénégation.

— C’est vrai, dit le président, vous ne sortez presque jamais le soir. Oh ! vous êtes sage, Mérulle, vous êtes presque trop sage !

Il ne vit pas que Mérulle blêmissait un peu.

Le lendemain, comme il lisait déjà dans son lit, car il ne dormait que quelques heures, la cuisinière vint lui apporter son déjeuner.

— Allez réveiller M. Mérulle, dit-il. Nous pourrons encore travailler un moment, avant d’aller au Palais.

Ses yeux retombèrent sur le Traité des lois civiles, de Domat. Un grand cri, un bruit précipité de pas dans le vestibule, lui firent lâcher le gros livre, qui glissa sur le tapis. Il n’y avait jamais d’agitation, jamais de cris dans la maison. Même ses deux petites filles respectaient cette discipline austère. Mais ce fut pour sa femme qu’il eut peur d’abord. C’était à elle, sûrement, qu’il était arrivé quelque chose ! Puis le contrôle exact qu’il exerçait sur ses sentiments lui en fit un reproche.

— C’est à elle que je pense, et j’ai pourtant des filles !

La cuisinière rentra, les mains ouvertes et les yeux agrandis d’horreur.

— M. Mérulle !… cria-t-elle.

— Eh bien ? demanda le président.

— Il est mort, monsieur ! Le charbon… le poêle… Ça sentait le charbon… alors, c’est le poêle !

— Allons, prononça nettement le président, il n’est pas mort, ce n’est pas possible. Une syncope, tout au plus.

Et même la supposition d’un évanouissement, d’un commencement d’intoxication, lui semblait difficile à accepter. Les accidents, les suicides, les meurtres, les vols, les viols, les adultères, enfin tout ce qui est du ressort des tribunaux civils ou criminels ne lui apparaissait que comme des « espèces » dont il avait à s’occuper professionnellement tous les jours, mais tous les jours hors de chez lui. Sans une grâce d’état semblable on ne comprendrait pas les médecins qui viennent de voir à l’hôpital les milliers d’aspects que prennent la douleur et la mort, et rentrent pourtant chez eux l’âme paisible, sans s’imaginer qu’ils pourraient trouver leurs enfants à l’agonie ou leur femme veillée déjà par les cierges funèbres. Tout ce qui est l’objet d’études habituelles n’atteint plus que l’intellect, échappe à la sensibilité.

Il passa une robe de chambre et marcha vers le cabinet de travail, d’un pas égal, à peine un peu hâté. L’odeur sulfureuse qui se mêle aux émanations plus perfides de l’oxyde de carbone flottait encore, malgré les fenêtres ouvertes. Mérulle était étendu sur le plancher, comme s’il avait voulu se lever pour ouvrir la porte, et l’on voyait qu’il avait vomi. Alors seulement le président sentit son cœur se serrer. Cela aussi, c’était dans les « espèces » qu’il connaissait. Il se pencha, prit l’une des mains de Mérulle. Elle vint à lui, souple encore, mais toute froide.

Il réfléchit un instant et décida :

— Priez miss Clare de faire habiller les petites, sans rien leur dire, et de les emmener en promenade tout de suite. Vous, passez chez le médecin et… non, ne prévenez pas la police. C’est un accident. Je vais faire un mot pour le procureur général. Il faut qu’il soit prévenu, c’est plus régulier.

Miss Clare était déjà entrée.

— Oui, miss Clare, dit-il de sa voix volontairement froide, vous allez…

Mais l’Anglaise cria :

— C’est Madame ! Ce n’est pas un accident, c’est madame ! Oui, c’est elle qui l’a assassiné, c’est elle qui a tourné la clef du poêle ! Elle est venue la nuit, c’est elle qui s’est vengée parce que… parce qu’il n’était plus à elle, mais à moi !

— Vous dites ? fit une voix un peu rauque.

Mme Rennemont aussi était arrivée, en peignoir et très pâle, mais coiffée, la fraîcheur de l’eau sur son corps, et des bas sous ses mules, comme s’il y avait longtemps qu’elle fût levée, longtemps déjà.

— Vous dites ? répéta-t-elle. Avouez donc que c’est vous, malheureuse ! C’est vous qui vous vengez ! C’est vous qui m’accusez parce que c’est moi qu’il aimait au moment où j’allais vous chasser. Allons, avouez, avouez !

Tout à coup elles se retournèrent, rendues muettes malgré la fureur qui les précipitait. C’était les mâchoires du président qui claquaient, parce qu’il voulait parler et ne pouvait pas. Et de n’être plus maître de son corps, de sa parole, de son jugement, lui le juge, on voyait que cela augmentait le mal de son âme : l’adultère à son foyer, l’assassinat à son foyer, toutes ces révélations dans la même seconde, l’ignominie dans laquelle on l’avait fait vivre ! Et les deux femmes, d’un même geste, mirent les mains sur leurs yeux pour leur cacher un spectacle épouvantable. Quoi ! Il y avait donc un autre homme au monde que celui qui était couché là, sur le plancher, que celui qui était mort ! Elles n’y avaient pas pensé.

A la fin, le président prononça, en regardant fixement la cuisinière :

— Elles sont folles ! C’est bien naturel en ce moment, elles ont perdu la tête… C’est moi qui ai fermé la clef du poêle au lieu de l’ouvrir, hier soir. C’est une erreur atroce, atroce…

Il s’était reconquis, et en éprouvait une fierté qui rouvrait toutes les écluses de son sang.

Il se mit à son bureau et écrivit :

« Monsieur le procureur général, par une méprise et une maladresse dont les conséquences sont effroyables, je viens de causer la mort de M. Mérulle, mon secrétaire. Je vous attends chez moi pour vous expliquer les circonstances de cette catastrophe. Mais ce ne sera pas le président de cour qui vous accueillera. M. le garde des sceaux recevra aujourd’hui même ma démission. Vous estimerez comme moi qu’un homme coupable d’un meurtre, même involontaire, ne peut rester magistrat.

« J’ai l’honneur, monsieur le procureur général… »

Il tendit la lettre, non cachetée, à miss Clare.

— Portez cela, lui dit-il.

La gouvernante recula.

— Oh ! ce n’est pas un piège, ajouta le président, vous pouvez lire.

Mais comme miss Clare s’éloignait, il dit encore :

— Pourtant il faudrait mettre d’abord M. Mérulle sur son lit.

Les deux femmes firent un mouvement, mais seule miss Clare s’avança. Mme Rennemont s’était arrêtée devant le corps, glacée, sans oser faire un pas.

Alors le président lui dit à l’oreille :

— C’est vous qui avez tué cet homme !


Mais il n’avait fait cela que pour savoir, et n’en dit jamais rien à personne.

LA JUSTICE IMMANENTE

Ceci se passait avant la guerre. Il y avait encore, à cette époque reculée, des grandes manœuvres. Quelques personnes d’un mauvais caractère demandent parfois si vraiment nous avons gagné quelque chose à gagner la guerre : nous y avons gagné qu’il n’y a plus de grandes manœuvres !

— … Est-ce que c’est encore loin ?

— Quoi, mon colonel ? demanda le lieutenant Birot.

— Toussuges, parbleu, pas Saint-Pétersbourg : le château de Toussuges, où vous me logez. Vous trouvez que l’étape n’est pas assez longue ? Les chevaux même n’en peuvent plus.

C’était vrai. Les chevaux buttaient contre tous les cailloux. Leur pas, qui s’était raccourci, retentissait douloureusement par contre-coup sur le cuir des selles, et les cavaliers éprouvaient cette crampe lancinante des cuisses, presque inévitable, même pour les plus endurcis, après de longues heures d’une allure uniforme et lente.

Le colonel Hersac se retourna : quelques jeunes dragons, la figure crispée, soulevant en silence leurs étriers, avaient ramené, pour changer de position, leurs rotules à la hauteur du cou de leurs montures. Se sentant regardés, ils remirent l’étrier au bout du pied, la jambe correctement tombante, et le colonel fit comme s’il n’avait rien vu. C’était un brave homme, et pas bête. Il savait que, pour obtenir, quand il le faut, un coup de collier de jeunes soldats, le meilleur moyen est de ne pas les brutaliser pour des sottises. Lui-même, éreinté, tenait à n’en laisser rien paraître.

D’ailleurs, il continuait de parler, intarissablement. C’était, selon ses subordonnés immédiats, le seul défaut sérieux du colonel : il eût parlé sous le couteau, parlé à l’article de la mort ; bien plus, devant un supérieur ! Il parlait comme on respire. Et cependant on allait, sur la route poudreuse, vers l’horizon d’ouest, où le soleil couchant jetait des flammes longues qui faisaient cligner les yeux, desséchant encore les gorges altérées : et le colonel dissertait toujours. Il blâma la méthode allemande qui déploie en chaîne, pour l’attaque, la seconde ligne d’infanterie, en la rapprochant trop de la première. Il fit le procès de l’artillerie lourde. Voilà ce que c’est que de vouloir être intelligent ; les jugements de l’avenir sont parfois terribles pour ceux qui prétendent les prévoir !

— Mon ami, qu’on nous donne de bons petits pom-poms, chargés avec les bons petits projectiles inventés par les terroristes. C’est en Russie que nos artilleurs devraient aller prendre des leçons. Ah ! la bombe de Stolypine ! Nous n’avons rien de pareil !

C’est ainsi que, dans son enthousiasme guerrier, il devenait révolutionnaire. Puis il eut des mots nombreux, et vivants, et gais, malgré sa fatigue, pour vanter l’accélération des mouvements tactiques, peignit des bataillons de cyclistes, d’innombrables équipes d’automobiles, passant sur les derrières de l’ennemi pour y jeter le désordre et la peur. Les secousses du cheval, le poids même de son corps, qui portait depuis si longtemps sur les mêmes muscles, avaient fini par lui donner un petit pincement dans la région du cœur ; ses paroles sortaient mal à travers sa moustache rousse toute blanchie de poussière ; et pourtant il trouvait encore d’autres paroles pour de nouvelles pensées. Le village de Toussuges apparut, pareil à tous les villages de la basse Bourgogne : des maisons qui ressemblaient, de loin, à des cocottes en papier, rangées bien sagement sous une grand’mère poule, l’église, qui les dominait pacifiquement, avec l’échine droite de son toit, redressée brusquement par un clocher pointu.

— Mais votre château, votre sacré château, dans tout ça ? demanda le colonel Hersac.

— Vous y êtes, répondit le lieutenant.

En effet, un mur, qu’on suivait depuis quelques centaines de mètres, venait de cesser, faisant place à une haute grille, arrondie en demi-cercle ; au bout d’une large allée sablée, encadrée d’ifs taillés en pyramides, ce fut alors une vieille demeure Louis XV, la belle et simple gentilhommière de nos campagnes, avec ses pierres couleur d’or pâle, son toit d’ardoises aux pentes roides, et ses hautes fenêtres au-dessus desquelles, sculptés en relief, des amours joufflus tressent des guirlandes.

Le colonel, se baissant sur l’encolure de sa bête, leva la jambe droite pour sauter à terre. Alors il sentit, avec le commencement de raideur imposé par les années, la cruelle contraction de ses muscles froissés. Ses traits nets et volontaires se tirèrent. Il eut, un instant, cette impression pénible des hommes fiers d’être restés alertes après la quarantaine, et qui sentent pourtant, à de certaines minutes et à certains indices, que l’énergie de leur jeunesse ne durera pas toujours. Et ce fut juste à cet instant, par malencontre, que le lieutenant Birot dit à son chef :

— Mme de Toussuges m’a prié de vous dire qu’elle comptait que vous lui feriez le plaisir de dîner au château.

— Zut ! cria le colonel Hersac. Zut ! Vous entendez ? Et lui faire une visite, n’est-ce pas, avant le dîner, à la dame du château, la visite d’usage : non ! Je vais dormir, sapristi, je vais dormir, tant que je pourrai. Et puis, j’irai dîner à l’auberge. Et après, je retournerai dormir, dormir encore !

— Mais, mon colonel…

— Allez-y, vous ! Excusez-moi. Dites… dites ce que vous voudrez. Dites que je suis sourd, par exemple, sourd comme une pioche, sourd à ne pas entendre le canon, et que ça m’empêche d’aller dans le monde, que j’y ai l’air trop idiot. Je vous autorise à lui dire ça, à la dame du château, que j’ai l’air trop idiot !

Le lieutenant avait le respect des ordres donnés. Il fit la commission, très ponctuellement, bien que dans des termes adoucis. Mme de Toussuges accepta ces explications de la meilleure grâce du monde.

Une heure plus tard, le colonel Hersac, qui s’était jeté sur un canapé, fut fort étonné de se réveiller parfaitement dispos. Il en éprouva quelque vanité. Son ordonnance lui avait tiré ses bottes, la circulation s’était rétablie, un sang plus frais et comme rajeuni coulait dans ses veines. Une aspersion d’eau froide, la joie de patauger quelques instants pieds nus dans la cuve de zinc qu’il trouva dans le cabinet de toilette, ajoutèrent encore à ce sentiment de plénitude et d’allégresse. Au-dessus des deux portes qui s’ouvraient dans sa chambre, un émule de Boucher, sans doute ce Pérot qui a laissé sur les panneaux des « petites maisons » du dix-huitième siècle tant de preuves de son talent doux et voluptueux, avait agréablement retracé l’épisode mythologique des noces de Thétis ; et le beau corps de la déesse, s’élevant du sein de l’onde dans une conque marine traînée par des tritons musculeux, semblait une grande fleur rose sortant d’un vase de cristal verdi.

Le colonel Hersac se piquait d’aimer cet art subtil. Il était peut-être, comme beaucoup de gens, moins sensible à son ingénieuse élégance, qu’enclin à exprimer en phrases abondantes des idées sur l’histoire de cet art ; et il avait, tout prêt, un développement sur Dendrillon, Tremblin, Pierre Hallé, Gillot, Bachelier, décorateurs, sculpteurs, ciseleurs raffinés, dignes de garder une petite part de la gloire qu’on accorde aux Caffieri, aux Desportes, aux Oudry. Il méditait d’y joindre d’autres développements, même patriotiques. Et je vous le dis sans railler ; car, en vérité, qu’un soldat espère pour son pays, sur les champs de bataille, la même supériorité qu’Huet et Boucher lui donnèrent dans la peinture délicate des plaisirs, il est possible que ce soit naïf, mais aussi cela est beau et touchant. Dans ce besoin d’expansion, le colonel Hersac se rappela qu’il devait une visite à la châtelaine de Toussuges, et ne se rappela rien autre. Il se croyait seulement certain de trouver en elle une personne susceptible d’apprécier la profondeur et la diversité de ses vues. Il se mit en grande tenue, brossa ses cheveux encore drus, sa grosse moustache rousse, descendit un étage et se fit annoncer.

— Ah ! mon Dieu ! dit la bonne Mme de Toussuges, le pauvre homme ! Il n’a pas osé, malgré son infirmité, s’épargner cette corvée. Comme il doit souffrir !

Elle était d’esprit charitable. Elle se promit d’abréger une cérémonie qui devait paraître infiniment pénible au colonel. Elle pensa enfin que ses propres ressources de conversation étaient nécessaires pour atténuer le ridicule d’une scène embarrassante. Et sans hésiter, tout uniment, d’une voix perçante, elle exprima toute l’obligation qu’elle avait d’une telle visite à un officier supérieur que d’autres soins devaient occuper, et qui n’avait besoin d’autre excuse pour ne pas accepter la place qu’elle eût été si heureuse de lui offrir à sa table.

Le colonel rougit. Il se rappela son mensonge, il le jugea saugrenu, il en éprouva une amère confusion.

— J… fit-il.

Mme de Toussuges ne le laissa pas continuer. Puisque sans doute il n’avait pas entendu, il fallait lui épargner la peine d’une réplique difficile. Elle eut des phrases abondantes.

— Les manœuvres sont dures, dit-elle, mais on affirme qu’elles ont fait le plus grand honneur à vos hommes et à leurs chefs. Le pays est accidenté, il est rude aux cavaliers, coupé de haies et de murs en pierres sèches. Mais l’hospitalité des habitants devait, elle en était certaine, diminuer dans une large mesure la fatigue des troupes. Belle région, d’ailleurs, fertile et peuplée.

— Je… dit le colonel, étourdi.

Mais elle poursuivait, admirant elle-même le flux aisé de son éloquence :

— Ce château était bien modeste. Cependant son plan, dû à l’architecte Carpentier, restait harmonieux. Il avait été construit, vers 1740, pour un arrière-grand-oncle de M. de Toussuges. Plus tard, on avait transformé les pelouses et les boulingrins en jardin anglais. Mais qu’était cette petite habitation d’un pauvre gentilhomme, à côté du château de Sercey, racheté maintenant par Foucart, malheureusement, Foucart, un marchand de souliers !

— Fouc… essaya de placer le colonel.

— Oui, Foucart. Je crois que votre général loge chez lui… Quel regret pour moi, vraiment, de ne pas vous avoir à dîner !

Elle se leva. Le colonel Hersac lui baisa la main et s’en fut, interdit, muet cette fois, et furieux dans son cœur. Il alla retrouver, à l’auberge du Cheval Blanc, le mess des officiers supérieurs. Mais il omit d’y conter sa mésaventure.

Le même soir, le lieutenant Birot dîna chez la châtelaine de Toussuges. Elle lui dit bonnement :

— Vous m’aviez bien avertie que votre colonel était sourd. Mais vous avez oublié de me prévenir qu’il est bègue. Le malheureux ! Je le plains vraiment : il ne peut même pas finir un mot.

Le lieutenant jeta sur Mme de Toussuges un regard empreint d’une respectueuse stupeur. Mais, voyant à son air qu’elle ne plaisantait nullement, il n’y comprit plus rien du tout. C’est pourquoi, sagement, il acquiesça, d’un signe.

RHÉA

— Vous croyez que les bêtes ont une âme, n’est-ce pas ? demanda Mme Jeaume à Lestrange.

— Moi, dit-il, non !

— Tiens, fit-elle, c’est singulier, j’aurais cru…

Il sourit légèrement et interrogea :

— C’est une idée que vous aviez, je vois… je vois. Dites un peu pourquoi ?

— Eh bien, réfléchit-elle, c’est parce que… parce que je me suis aperçue que vous traitiez les bêtes comme des personnes : comme si elles avaient des sentiments qu’il ne faut pas froisser, enfin. Comprenez-vous ?

— Oui, répondit Lestrange, je comprends. Et vous avez raison : je traite les animaux comme s’ils avaient des sentiments qu’il faut respecter. Mais c’est justement parce que je ne crois pas à l’âme. Je ne crois pas que les hommes mêmes aient une âme. C’est peut-être là une chose où, comme disait Pascal, on ne peut que parier. J’ai parié contre, je n’en suis ni plus humble ni plus fier, et ne nourris aucun dédain contre ceux qui n’ont point parié de la même façon. Mais c’est justement parce que je ne pense point que les hommes aient une âme que je traite les bêtes avec attention et décence.

« Songez donc ! Jadis, aux siècles de foi, il y avait un abîme entre nous et l’animal ! L’univers civilisé était chrétien, rien que chrétien ; on demeurait universellement persuadé qu’en chaque forme humaine, vivante, résidait une essence immortelle, qui n’existait pas chez l’animal. Mais aujourd’hui ! Du moment qu’on ne croit plus à cette essence immortelle les barrières sont tombées, qui séparaient l’animal de l’homme ; on n’a plus le droit d’apercevoir, entre eux et nous, que des différences très nuancées d’intelligence, de bonté, de sensibilité. Et, vraiment, ce n’est que par un préjugé déraisonnable que l’on se permet la vivisection des uns, et non des autres. Ou bien l’on devrait l’interdire tout à fait, ou bien martyriser l’homme comme la bête, dans l’intérêt de la science. »

— Et ces nuances dont vous parlez, jusqu’où vont-elles ? demanda Mme Jeaume.

— Il est impossible de le savoir, et c’est bien cela qui cause mon intérêt. Le problème est si grave ! Il est presque angoissant. Les bêtes sont muettes ? Oui, mais dans une certaine mesure seulement. Et, d’ailleurs, refuserez-vous le nom de frère à un homme dont les lèvres sont scellées ? Elles n’ont pas notre moralité ? Mais elles ont leur moralité plus proche souvent de la nôtre que celle des sauvages d’Australie, qui ne savent pas que l’amour est pour quelque chose dans la génération, et s’imaginent que les femmes deviennent grosses parce que l’esprit d’un mort est entré en elles. Et les animaux ont des passions, des vices, des vertus, des désirs, des remords, de l’héroïsme et de l’égoïsme. Ils éprouvent tous les maux de l’amour et de la jalousie. Alors ?

— De la jalousie ? dit Mme Jeaume.

— Oui, et avec tous ses raffinements, avec tous ses retours. J’ai eu une chienne d’Ulm, une fois… Mais une femme vous racontera cela mieux que moi.

Et il se tourna vers Mme Lestrange, qui rougit :

— Allons, Thérèse, dit-il, je vous ai tant aimée de m’avoir conté l’aventure.

— Eh bien, dit Mme Lestrange, cela remonte à nos premiers jours de mariage. Quand nous revînmes de notre voyage de noce, le premier être qui m’accueillit, dès que nous eûmes franchi la porte du château de Sercey, ce fut une chienne d’Ulm, grande comme une lionne, et qui me sembla plus féroce. Mais dans le premier moment, elle ne parut faire aucune attention à moi. Je la vois encore, subitement dressée, gigantesque, plus haute que mon mari, lui appuyant sur les deux épaules des pattes formidables, et poussant une espèce de plainte joyeuse, de chant sombre qui roulait dans sa gorge et se déchirait à ses crocs. Et je ne sais pourquoi j’éprouvai alors une sorte d’envie et de tristesse amère. Je me disais : « Jamais, si nous sommes séparés, et si nous nous retrouvons un jour, cet homme et moi, je ne saurai montrer ainsi le délire de ma joie ; je n’aurai pas ces cris-là, je ne serai pas aussi belle ! » Ne riez pas ; une femme qui aime souhaite, devant celui qu’elle aime, tous les genres de beauté.

« La chienne nous suivit. Il était tard. Nous fîmes une légère collation avant de monter dans la chambre qui nous avait été réservée. La chienne, contre mon attente, ne voulut rien manger. Maintenant, c’est moi qu’elle regardait, et toute sa joie semblait s’en être allée. Elle faisait, j’en suis sûre, un raisonnement droit et désespérant ; j’avais pris place à table, on me parlait, je répondais. Je n’étais donc pas une servante ou une étrangère : je devenais l’ennemie ; ses yeux de fureur ne me quittaient pas.

« Et j’avais peur, horriblement peur. On m’eût enfermée avec une tigresse dans une cage de ménagerie que je n’eusse pas senti dans mes veines une telle épouvante, une telle conviction que dans un instant je serais dévorée. Je dis à mon mari :

«  — Emmène-là, emmène-là où tu voudras, mais je ne veux pas coucher sous le même toit que cette bête !

« Il obéit si volontiers que je compris qu’il avait les mêmes craintes que moi. Il appela Rhéa, qui se leva lentement, constata avec satisfaction que je ne l’accompagnais pas, et sortit avec lui, comme soulagée, me jetant un regard d’indicible dédain : le regard dont une préférée écrase sa rivale ! Mais quand elle se vit enfermée traîtreusement dans une écurie, tout l’espace, jusqu’aux confins de l’horizon, s’emplit de hurlements si sauvages, où se mêlaient tant de douleur et tant de colère, que je ne pus m’endormir. Je n’étais pas jalouse de cette chienne. C’était elle qui était jalouse de moi ; et en même temps que je me sentais pénétrée d’une inquiétude qui allait jusqu’à la terreur physique, j’éprouvais aussi de la pitié.

«  — Elle s’habituera ! dit mon mari.

« Et elle s’habitua, en effet. Mais il fallut conquérir sa résignation comme on triomphe des méfiances d’un enfant qui voit arriver une marâtre dans la demeure de son père. Il fallut la laisser des jours et des jours seule avec moi, pour qu’elle s’accoutumât à me voir et à me supporter. Il fallut lui offrir la présence de son maître, les promenades avec lui, les caresses qu’il lui faisait comme une récompense de sa conduite avec moi. Il fallut aussi nous observer tous deux, ne pas faire un geste qui trahît une affection dont elle souffrait encore, s’interdire durant longtemps tout geste qui eût pu réveiller sa défiance ombrageuse. Je me souviens, oui, je me souviens : un jour, dans le parc, comme elle nous suivait, Lestrange me prit par la taille… J’eus l’impression d’une poussée irrésistible, je vis mon mari rouler sur le sol : la chienne avait foncé sur nous, par derrière, d’un bond farouche, et maintenant, se tenait devant nous, les lèvres retroussées, les dents en avant, tremblante de rage.

« Elle fut battue longuement, et nous faillîmes la donner ou la vendre. Mais ce châtiment même sembla la faire réfléchir. Elle conçut peut-être qu’il y avait quelque chose de changé, qu’elle avait non seulement un maître, mais une maîtresse. Et parfois, à partir de ce moment, elle me fit des caresses singulières, presque humiliées, comme si elle eût avoué qu’il fallait compter avec moi, et qu’elle me suppliât de n’être pas son ennemie, et de la garder. C’était une sorte de paix armée, avec des élans de tendresse un peu triste, des bouderies, des retours, des timidités découragées, puis, semblait-il, la résolution d’accepter désormais une situation inférieure, pourvu qu’on la laissât continuer d’aimer son roi, et le servir.

« L’automne vint, et c’est alors qu’arriva l’événement imprévu et difficilement explicable que je vais vous dire. Vous connaissez sans doute ces instants de découragement qui suivent les premiers mois d’une union heureuse. Il fait que l’affection change de nature, et on ne le comprend pas encore. Les susceptibilités de l’homme s’éveillent, les rêves de la femme prennent un cours indéterminé et dangereux. Il y a des larmes et des silences, des brouilles et des raccommodements. Un soir que nous devions justement passer la soirée dans un château voisin, mon mari fut appelé subitement à Paris. Il exprima le désir de me voir renoncer à une distraction qu’il ne partageait pas. Il avait peut-être des soupçons, et peut-être ces soupçons n’étaient-ils pas absolument sans cause. Il y a des heures troubles dans la vie d’une jeune femme, des heures où elle ne sait pas. Si je l’avoue, c’est que ce n’était pas grave…

« Toutefois, ce fut « la scène ». Il y en a dans tous les ménages, et il y en aura toujours. L’essentiel est seulement qu’elles ne laissent pas de traces durables. Mais ce soir-là, nous nous quittâmes fâchés. Ce sont encore des choses qui arrivent. Je dînai seule, après le départ de mon mari, avec le sentiment qu’on m’avait fait une injustice, et que je ne la supporterais pas. Je donnai l’ordre de faire atteler, et de préparer une toilette de soirée. Rhéa, qui avait assisté aux amertumes de notre débat, me considérait avec des yeux observateurs et, si je puis dire, une angoisse attentive. A ma grande surprise, elle m’apporta la grosse boule de bois avec laquelle elle jouait d’habitude, et j’assistai alors à un extraordinaire déploiement d’adresse, de force et d’agilité. Cette énorme bête me donnait, je ne trouve pas d’autre mot, une représentation, elle faisait pour moi tous les tours qu’elle avait jusqu’ici réservés à son maître, elle peuplait de son agitation la salle à manger solitaire : et quand j’essayai moi-même de lui enseigner d’autres mouvements, elle suivait mes ordres, ou elle s’efforçait à les comprendre, avec une docilité qui m’émerveilla. Cependant je gagnai ma chambre. Elle m’y accompagna, ce que je ne lui avais jamais vu faire. Et alors, alors… je ne sais pas bien ce qui se passa en moi : ce fut comme si je me trouvais en présence d’une amie qui pouvait subitement me désapprouver, et j’avais peur aussi de ce monstre inquiet. Mon irritation d’ailleurs s’était usée, je me sentais sans force.

«  — Coiffez-moi pour la nuit, dis-je à la femme de chambre, et dites qu’on dételle. Je vais me coucher.

« Rhéa s’était mise dans un coin, posée comme un sphinx. La femme de chambre, en s’en allant, l’appela. Elle refusa de bouger.

«  — Laissez-la, lui dis-je, elle me tiendra compagnie.

« La porte se referma. J’étais dans mon lit, le verrou poussé. Et la chienne, subitement détendue, se mit alors à parcourir la chambre d’un air important et affairé. Elle inspectait les aîtres, elle plongeait avec une espèce de méthode son museau sous les meubles. Puis elle se retourna, comme pour me dire :

«  — Il n’y a personne, tout va bien. Tu peux dormir.

Et je songeais avec terreur, je vous assure : « Qu’aurait-elle fait, si j’avais voulu sortir. Elle m’aurait tuée ! »

« Cependant elle hésita encore, choisit d’abord la descente de lit pour s’y étendre, se releva, et s’alla coucher sur le parquet, devant la porte. J’éteignis la lumière, et alors, alors… je sentis une patte qui palpait très doucement les draps du lit. Il faisait noir : Rhéa voulait savoir si j’étais là !

« Et, il faut tout dire, je me mis à sangloter. Il n’y avait plus aucune raison à mes larmes, j’avais pris ma résolution, mais je pleurais pourtant toutes les larmes de mon corps. C’était la détente. J’ignore combien de temps dura ce grand désespoir, tout ce que je puis dire, c’est que tant qu’il ne fut pas apaisé, j’eus contre mon visage deux yeux phosphorescents et une tête monstrueuse qui gémissait avec douceur. C’est seulement quand je fus tout à fait calmée que Rhéa s’alla remettre au poste qu’elle avait choisi. Mais je ne crois pas qu’elle ait dormi. Cinq fois, durant cette nuit, elle vint placer sa patte lourde sous les couvertures : elle s’assurait de ma présence.

« Mon mari revint le lendemain. Et je lui dis tout : mes mauvaises résolutions, puis mon espèce d’inquiétude devant la gardienne qu’il m’avait laissée sans le savoir, et ses jeux étranges, et cette surveillance âpre et tendre dont j’avais été l’objet. Il haussa les épaules.

«  — Rhéa a profité d’un jour où je n’étais pas là pour s’installer dans notre chambre, dit-il. Elle le désirait depuis longtemps. Maintenant le pli est pris, si je la laisse faire…

« Mais la chienne, la soirée finie, nous laissa gravir seuls les degrés de l’escalier. Devant la porte du hall, il y avait un dur tapis de pied. C’était sa place ordinaire : elle s’y allongea, la tête entre les pattes. Et ce fut comme si elle souriait. »

— Est-ce que vous ne croyez pas, interrogea Mme Jeaume, un peu frémissante, que l’âme de certaines personnes… de personnes mortes… revit dans les bêtes.

— C’est une idée qui m’a poursuivie tant que cette chienne a vécu, dit Mme Lestrange. Mais mon mari ne veut pas l’admettre. Vous l’avez entendu, il croit que personne n’a d’âme…

LA CHOULETTE

De loin, les sacs de pommes de terre, à demi remplis, avaient l’air de ridicules nains gris, tout contrefaits, et les récolteuses, penchées vers le sol, une houe au manche court dans les deux mains, la tête presque entre les jambes, la croupe en l’air dans des cottes terreuses, ne dépassaient pas leur niveau : pas plus que les enfants qui, derrière elles, ramassaient les tubercules, pour les jeter dans ces sacs. Seul, maît’ Brétin restait debout au centre du champ bouleversé. Ce n’était point qu’il boudât l’ouvrage, mais une longue expérience lui avait appris que, plutôt que de mettre la main à la pâte, il vaut mieux garder l’œil ouvert, du haut de sa taille, sur toutes les mains penchées vers la glèbe : elles ont tôt fait de vous escamoter un décalitre.

C’est comme ça qu’il vit que la Choulette, depuis cinq bonnes minutes, n’en fichait plus une secousse. Appuyée sur le manche de son outil, elle essayait de se redresser, sournoisement, et faisait la bouche de quelqu’un qui a mal au cœur. Maît’ Brétin lui cria :

— Dis donc, toi, c’est-il qu’ tu aimerais mieux t’ mett’ sur l’ dos ? T’as plus d’habitude !

Les autres récolteuses rigolèrent. Pour sûr, il fallait qu’on fût pressé de rentrer les patates, pour être allé recruter cette traînée. Depuis le matin, aussi, personne ne lui avait parlé. C’était comme si on ne la voyait pas. Mais la Choulette, au lieu d’obéir, lâcha sa houe et se leva tout à fait, mettant la main sur son ventre. De petites gouttes de sueur froide perlaient autour de ses yeux stupides et douloureux ; c’était comme si une nichée de rats lui eussent grigné les entrailles. Elle dit :

— J’ peux pus ! J’ peux pus continuer, maît’ Brétin. Y a qu’ dix jours que j’ai accouché.

Alors celles qui l’entouraient ricanèrent plus haut, impitoyables. Le vrai métier de la Choulette, c’était la prostitution, l’effroyable prostitution campagnarde, qui n’est exercée que par des filles laides et presque infirmes d’esprit. Car les autres vont à la ville ou trouvent à s’embaucher comme servantes chez un veuf, un célibataire salace. Mais celles qui sont disgraciées comme la Choulette, roulent au plus profond des abîmes de la misère, jusqu’aux confins de l’animalité. Et elles se donnent comme il y a des hommes qui tuent, pour manger.

— C’est bon, conclut maît’ Brétin : si tu n’es même pas bonne à ramasser des pommes de terre, fous le camp, j’ te r’tiens pas.

Pourtant elle ne s’en allait pas encore.

— Donnez-moi mes quinze sous, not’ maît’; j’ai fait ma demi-journée.

C’était juste, tout de même. Le fermier mit la main à sa poche. Puis tout à coup, se ravisant, il l’allongea le long de la cuisse droite, puis de la cuisse gauche de la brute au regard morne qui attendait de lui son pain. Elle ne savait pas ce que c’est que la pudeur, ni même l’outrage. Pourquoi essaya-t-elle de s’écarter, de se défendre ? Le fermier s’amusa.

— Attends un peu voir ! fit-il.

Troussant la guenille décolorée qui servait de jupe à la Choulette, il montra une espèce de besace qui pendait jusqu’au genou, retenue à la ceinture par des cordons, et l’ouvrit.

— Une, deux, trois, quatre…

Il compta ainsi jusqu’à treize, et treize pommes de terre s’aplatirent sur le sol : la petite récolte sauvée par la Choulette pour son usage personnel.

— On a beau regarder, continua-t-il ; les plus bêtes sont malignes, quand c’est pour voler.

Puis il prononça, comme un juge :

— Il y en a ben pour deux sous… Quoi c’est qu’ tu choisis : treize sous avec les patates, ou tes quinze sous, sans rien de plus ?

La Choulette, sans rien répondre, reprit les pommes de terre et reçut treize sous. Puis elle s’éloigna, la bouche amère, tenant toujours à deux mains son ventre lacéré. Ses deux aînés, Julot et Lalie, qui l’avaient accompagnée pour « ramasser » firent mine de la suivre. Mais elle les traita de feignants. Ça n’était pas eux, hein, qui avaient la colique. Et dix sous par jour et par ramasseur, ça faisait vingt sous.

Mais elle ne les aurait que ce soir. Et soixante-cinq centimes, avec les pommes de terre ça n’était pas assez pour manger tout un jour, elle et ses huit petits. Quant à la générosité des hommes, il n’y fallait point penser : les mâles ne veulent point des femmes dans son état, qui était connu : ils ont leurs délicatesses. C’est bien pour ça qu’elle était allée aux pommes de terre. Si elle avait pu faire autrement ! Maintenant, il ne lui restait plus, comme recours, que sa troisième profession : la mendicité. Non point en s’adressant aux gens du pays : les ménagères n’eussent rien donné à une roulure qui leur prenait leurs hommes ! Mais il y a les étrangers qui viennent à Viéville pendant les vacances. Ceux-là vous allongent des sous facilement, et les cuisinières aiment se débarrasser de ce qui les gêne dans leur office. Seulement, on était déjà au mois d’octobre, et la saison avait été si mauvaise ! Il ne restait plus personne dans les villas, autant dire ; excepté cette dame, qui était restée aux Closeaux parce qu’elle avait eu un enfant malade. La Choulette résolut de passer aux Closeaux et d’emmener toute sa nichée, à cause de l’effet, pour apitoyer.

Elle avait toujours bien mal, depuis les reins jusqu’à l’estomac. Aux seins aussi, à cause de son lait, qui ne voulait point passer, malgré que le petit était mort. Elle s’arrêta chez le Boulu pour boire une goutte. C’est deux sous, un verre de fil, mais ça guérit tout, c’est connu, surtout ces coliques-là ; toutes les femmes le savent. Donc, ayant avalé le verre d’une lampée, elle dit avec conviction :

— Ça va mieux. J’ m’en r’tourne à mon chez moi.

C’était une espèce de toit à porc, un cabajoutis engoncé dans une vieille carrière qui servait de muraille sur deux côtés, abrité de la pluie par des fagots sur lesquels on avait jeté du sable. Les gosses jouaient dehors parce que c’était trop noir et pas amusant dans l’intérieur. Ils regardèrent tout de suite si leur mère apportait quelque chose. Elle leur distribua les pommes de terre, qu’elle fit griller sous la cendre. Il n’y en avait que deux par tête, et ils demandèrent :

— Y a pas aut’ chose ?

Elle ne répondit pas et les poussa sur la route. Ils comprirent sans peine, parce qu’ils avaient l’habitude. Puisqu’il n’y avait pas « autre chose » et que ce n’était pas assez, il fallait se mettre en quête. Ils étaient quatre filles et deux garçons, dont le dernier n’était guère vêtu que d’un lambeau de couverture de cheval, dans lequel sa mère avait taillé une espèce de sarrau. En marchant, ils se grattaient tantôt les cheveux, tantôt les aisselles. Aucun n’avait la moindre ressemblance avec les autres. Il y avait pourtant deux petites filles également rousses, mais qui ne se ressemblaient pas non plus entre elles. Cependant, ils étaient tous très vigoureux, sanguins, solides, sauf le petit à la couverture de cheval, qui boitait depuis sa naissance. Tels sont les miracles que fait la nature. Elle triomphe du stupre anonyme, de l’alcool et de la faim.

Aux Closeaux, il y avait une porte basse qui donnait accès aux communs. La Choulette la connaissait bien. C’est par là qu’elle arriva jusqu’à la cuisine. Elle demeura sur le seuil, respectueusement, tenant la porte ouverte, de façon à bien montrer sa marmaille, mais sans la faire entrer. La cuisinière coupa un gros morceau de pain, et y ajouta deux sous. C’étaient les ordres de madame, et elle avait déjà reçu la visite de la Choulette, elle la connaissait. La Choulette demanda :

— Vous n’avez pas aussi des os… de vieux os ? Et puis, des fois, du gras de jambon, de la couenne ? Tout ça qui reste dans les assiettes ?

La cuisinière alla chercher des choses, d’un air dédaigneux, et, comme elle les versait d’un plat ébréché dans un vieux journal, « madame » entra.

Elle était blonde, encore jeune, avec des traits fins, des yeux bons et un peu myopes, qui clignaient des deux côtés de son nez mince. Les enfants de la Choulette se poussèrent entre ses jupes pour la voir de plus près, parce qu’elle était bien habillée, qu’elle leur semblait une chose rare, tombée d’une autre planète. Elle interrogea la cuisinière du regard.

— Madame, dit celle-ci à demi-voix, c’est la femme sale.

On lui avait déjà parlé de la mendiante, comme mendiante, tout simplement. Les étrangers peuvent ainsi passer trois mois dans un pays sans rien voir et sans rien savoir. Elle fit une petite mine de dégoût et aperçut les enfants.

— Mon Dieu, fit-elle, forçant sa répugnance, et un peu attendrie en même temps, c’est à vous, tous ces petits ?

La Choulette prit une voix gémissante :

— Y en a encore deux, madame, qui sont aux pommes de terre. Huit, j’en ai, madame, huit ! Ah ! c’est bien de la misère !

— Huit enfants, ma pauvre femme ! Et comment les élevez-vous ? Qu’est-ce qu’il fait, votre mari ? A-t-il du travail ?

La Choulette demeura un instant décontenancée. Un mari ? Quoi, quoi ? Est-ce qu’on se moquait d’elle ? Pourtant la dame n’en avait pas l’air. De toutes les forces de sa cervelle obtuse, elle médita tant qu’elle put. D’abord un gros et pénible rire la secoua, puis le sentiment lui vint que ce n’était pas convenable. Alors elle expliqua, simplement :

— Un mari ? Oh ! non, madame. Les femmes qui ont un mari n’ont pas huit enfants. Ceux qui sont mariés, vous comprenez, ils font attention…

RÉCONCILIATION

Madame de Marconne franchit la porte de son vieil hôtel de la rue Royale, à Lille, au moment que les cloches de l’église Sainte-Catherine convoquaient les fidèles à la grand’messe, sur trois notes qui font un air : — Nous l’tenons, nous l’avons, chantent les petits enfants, quand elles les entendent sonner. Mme de Marconne avait assisté à une messe basse : mais, en sortant de Sainte-Catherine, elle avait passé chez Méert le confiseur, rue Nationale, pour lui commander des couques sucrées, et chez Stiévenaërt, la fleuriste, d’où elle rapportait une brassée de roses. Voilà pourquoi il était dix heures, déjà. Florentine, la femme de chambre, courut vers elle, dès qu’elle la vit entrer, dans un tel étourdissement qu’elle en oublia de lui prendre ses paquets.

— Madame, dit-elle, Mlle Thérèse attend madame dans le salon.

— Mlle Thérèse ?… fit Mme de Marconne.

— Mme Mouvenot, se reprit Florentine, la fille de madame, enfin ! Elle est arrivée par le premier train !

On voyait à son air que c’était une grande nouvelle, et inattendue.

— Thérèse, prononça Mme de Marconne à demi-voix, sans marquer aucune satisfaction, Thérèse !… Qu’a-t-elle bien pu encore inventer ?

Cependant elle marcha au-devant de sa fille ; toutes deux s’embrassèrent.

— Que tu es jeune, maman, dit Thérèse, que tu as l’air jeune !

Elle pensait : « Si elle s’habillait autrement ! »

Mme de Marconne n’avait pas quarante ans. A peine si elle paraissait la sœur aînée de sa fille, qui en avait vingt. Mais elle exagérait l’austérité de sa toilette de veuve. Son chapeau de deuil s’attachait sous le menton, avec des brides, un chapeau de la plus pure province ; sa robe toute droite tombait jusqu’à ses pieds. Sur son visage pur, encore très frais, pas même une ombre de poudre de riz. Et sa fille, devant elle, avec sa jupe courte enflée sur les hanches, et qui montrait ses jambes jusqu’aux genoux, son turban de paille argentée, le rouge artificiel de ses lèvres, lui paraissait une petite évaporée. Elle la considérait avec méfiance, elle songeait que l’air de Paris n’est pas bon aux jeunes femmes de province. Mais peut-être cette arrivée imprévue signifiait-elle de bonnes nouvelles. Mme de Marconne sourit.

— Tu viens me dire que tout est arrangé, Thérèse, dit-elle. Tu ne divorces plus : toi, une Marconne, divorcée ! Ce n’était pas possible, je le savais bien ! Et ton mari est charmant, charmant !… Je te l’ai toujours dit.

— Il est insupportable ! répondit sa fille. Insupportable ! Ce sont des scènes, des scènes !…

— Il est un peu vif, mais charmant ! maintint sa mère avec fermeté.

Mme de Marconne était sincère. Elle avait une affection très vive, une sympathie dont on eût pu dire qu’elle était presque amoureuse, s’il ne s’agissait d’une femme si parfaitement honnête, pour ce Mouvenot, un grand garçon de vingt-cinq ans, qui avait toujours été parfait à son égard.

— Enfin, je veux divorcer, reprit Thérèse avec obstination. Il n’est pas question de réconciliation, au contraire ! Nous sommes toujours d’accord pour divorcer ; la procédure suit son cours…

— Tant pis ! soupira Mme de Marconne.

— … Je veux dire qu’elle devrait suivre son cours ! Mais…

Et tout à coup elle fondit en larmes.

— Maman, maman, il n’y a que toi qui puisses nous tirer de là. Figure-toi, la procédure est arrêtée ! Mon avocat, nos avocats disent que jamais le tribunal ne nous accordera le divorce dans ces conditions ! L’article 236…

— Qu’est-ce que c’est, l’article 236 ?

— J’avais obtenu l’ordonnance, en vertu de l’article 236, pour être autorisée à avoir un domicile séparé de celui d’Émilien. C’est indispensable, tu comprends : tant qu’on n’a pas un domicile séparé, le tribunal peut, et même doit considérer que la réconciliation est intervenue entre les époux : les tentations, la cohabitation… c’est naturel ! Eh bien !…

— Eh bien ?

— Je n’ai rien trouvé ! gémit Thérèse avec un nouveau flot de larmes, rien ! Il n’y a plus un appartement vacant à Paris, plus un seul ! Je continue à vivre avec Émilien, je ne puis pas faire autrement. C’est atroce, atroce ! Nous sommes comme deux chats dans le même tonneau, nous ne nous sommes jamais plus mal entendus, et le tribunal nous refusera le divorce.

— Donc, interrogea Mme de Marconne, tu veux vivre ici, tu me demandes l’hospitalité ?

— Moi ! cria Thérèse avec horreur, moi, maman, à Lille !… D’abord, ma présence à Paris est indispensable pour la procédure du divorce, ajouta-t-elle en rougissant.

Mme de Marconne n’eut pas grand mérite à pressentir que d’autres raisons attachaient sa fille à Paris. Ses yeux s’assombrirent.

— Alors ? demanda-t-elle.

— Alors, maman, je viens te supplier de venir, toi, à Paris, chez nous ! Nos avocats disent que c’est le seul moyen de tourner la difficulté, que si la mère habite avec sa fille au domicile conjugal, elle constitue la preuve vivante que la réconciliation n’a pas eu lieu. Elle peut en témoigner… Il paraît que la jurisprudence est formelle… Maman, maman, je t’en prie !

Mme de Marconne réfléchit un instant. Qui dira pour quelle cause un éclair brilla dans ses yeux, pourquoi elle se regarda un instant dans un miroir ?

— Je veux bien, ma petite, accorda-t-elle. Tu peux repartir quand tu voudras. Moi, j’arriverai dans huit jours.


Quand Mme Mouvenot annonça à son mari que sa mère consentait à venir s’installer chez eux, celui-ci fit tout de suite :

— Ah ! tant mieux !

Il allait ajouter : « Elle est charmante ! » Mais, réfléchissant que sa femme lui dirait : « Tu la préfères à moi, tu me compares à elle ! » il s’arrêta, par prudence. Au fond, ce n’était pas lui qui aimait les scènes. Cependant sa femme éprouva, de ces deux seuls petits mots, une impression bizarre, et regarda longuement son mari.

Mme de Marconne s’établit au centre du jeune ménage, si l’on peut dire, avec simplicité. Du divorce, elle n’ouvrit pas la bouche. Mais le lendemain, vers cinq heures, comme Thérèse se préparait à sortir, sa mère lui dit :

— « Je t’accompagne. Tu vas chez ta couturière, ou dans les magasins, ou faire des visites : je suis curieuse de revoir tout cela. »

Thérèse n’osa point protester. Il en fut ainsi tous les jours et toutes les semaines suivantes. Thérèse fut alors l’objet des récriminations d’un homme qu’elle jugeait fort agréable, mais à vrai dire ne les connut point : ces récriminations s’entassèrent, bureau restant, à la poste, où elle n’osait passer, sa mère la suivant partout. M. de Breuil, là-dessus, risqua une visite à son amie. Il parut fort décontenancé : Mme de Marconne fut présente à leur entretien. Thérèse trouva pourtant moyen de lui écrire ; c’était pour lui dire qu’il fallait attendre, elle ne pouvait dire combien de temps. Il prit cela comme un adieu ; au reste, il n’aimait point les complications.

Cependant, la vie coulait sans heurts, et nulle discussion pénible. Les époux se surveillaient, chacun d’eux ne voulant manifester, devant témoin, rien autre chose que de l’égalité d’humeur. Du reste, Mme de Marconne était, sans en avoir l’air, d’une incroyable adresse pour découvrir des sujets de conversation de tout repos, et qui n’étaient point sans agrément. Elle imagina aussi de se faire promener au théâtre et au cabaret ; le ménage reprit l’habitude de la vie commune. Ainsi Mme de Marconne mettait dans son tort une vieille chanson qui n’est point encore oubliée : cela marchait beaucoup mieux depuis qu’un tiers était présent. Émilien, qui ne manquait pas de l’esprit d’observation, ne fut pas sans un peu s’en apercevoir. Il lui arriva de chanter, à l’un des rares moments où il se trouvait seul :

Mais quand on est trois,
Quand on est trois,
Mamzell’ Thérèse…

Et ce ne fut point sur le ton mélancolique exigé par la tradition. Il redevenait apaisé, confortablement heureux. Je suppose que ce fut sa gratitude qui l’engagea à exprimer davantage son bonheur à sa belle-mère qu’à sa femme. Mme de Marconne dédaigna de cacher qu’elle était sensible à ses sympathies. Il lui advint de dire, devant sa fille : « Il est délicieux ! »

Thérèse ne répondit rien, et sembla mélancolique ; elle se refroidit à l’égard de sa mère, mais non point d’Émilien. A quelques jours de là, celui-ci remarqua :

— L’odeur de cet appartement est toute changée. Je ne connais point ce parfum : il est très doux…

— C’est l’iris de maman, fit Thérèse. Elle ne se parfume jamais, mais elle met de l’iris dans tout son linge…

— C’est une odeur exquise ! affirmait Émilien.

— Dis tout de suite que tu aimes maman, maintenant ! éclata Thérèse. Dis que c’est à elle que tu penses, tout le temps, tout le temps !

— A elle ? fit Émilien, suffoqué.

Toutefois, il songeait : « C’est vrai, pourtant ! Elle est charmante, ma belle-mère ! Comme elle a l’air jeune, comme elle est encore jolie ! »

— A propos, reprit-il, la procédure avance : nous sommes convoqués, jeudi prochain, au Palais pour les préliminaires de conciliation.

— C’est inutile ! cria Thérèse, furieuse. Je ne veux plus divorcer ! Tu voudrais bien, hein ? Eh bien, je ne veux plus ! Je vais écrire que c’est fait, la conciliation !… D’abord, est-ce que je trouverais un appartement ! Je reste !

— Mais je ne demande pas mieux, moi ! fit Émilien. Tu peux rester, rester tant que tu voudras. Mais tout de bon, alors !

— Eh bien, oui, tout de bon ! Pour… pour tout de bon… Mais à une condition.

— Ah !… Laquelle encore, à la fin !

— Sans maman ! exigea Émilienne.

LE TESTAMENT

La chaleur de cette fin de journée était accablante et le pavé, sur cette route de banlieue parisienne, était rude, raboteux, inégal, douloureux aux reins sous les pneumatiques. Je descendis de ma bicyclette en continuant à la guider par la figure, et puis m’arrêtai en m’essuyant le front.

En face de moi, c’était l’hospice d’Ivry, avec le long portique vitré où se promènent les vieillards assistés les jours de froidure ou de pluie. Mais par ce beau temps, trop chaud pour moi, et qui pourtant ne faisait que leur ragaillardir les os et le sang, ils étaient tous dehors, les hommes bien rasés parce que c’était dimanche, les femmes presque coquettes, quand elles pouvaient, et elles faisaient toutes ce qu’elles pouvaient, dans leur uniforme gros bleu. Il y en avait sur la route, qui marchaient lentement, en oisifs ayant du temps à perdre ; d’autres assis sur les bancs de la route, d’autres dans les cabarets, leurs yeux usés, encore clairs et riants : sexes mêlés, jouant presque à l’amour ; mais beaucoup plus encore avaient gagné les aubettes et les jardins qu’ils se sont construits sur les pentes du coteau de Bicêtre, qui commence à monter de l’autre côté du chemin. Ils contemplaient des salades, des pois ramés, quelques fleurs même ; et l’orgueil d’être encore, à cette heure, des propriétaires, se lisait dans la paix de leur face.

« On leur donne même du tabac ! » dit une voix tout près de mon oreille.

Je tournai la tête. Alors l’homme qui avait prononcé ces paroles baissa la sienne, confus d’avoir ouvert la bouche pour autre chose que demander l’aumône, et je ne vis d’abord que ses souliers crevés, lacés de ficelle, et son pantalon serré d’une corde à la taille, mais surtout, sous une veste humble et sans couleur à force d’usure, le rude pelage tout blanc de sa poitrine, où la sueur essayait de laver la crasse. Il n’avait pas de chemise. Il retira son chapeau, l’avança silencieusement vers moi, et j’y mis deux sous. Mais ce fut ce chapeau qui tout à coup attira mon attention : un de ces chapeaux qui ne sont pas d’ici, de ces feutres noirs qu’on ne vend que dans les campagnes, très loin, sur la frontière de la Bourgogne et du Morvan. L’âge l’avait verdi, la pluie et le vent en avaient rongé et fripé les bords plats et droits, mais j’en distinguais encore la forme. Seulement je n’osais interroger directement. Quelquefois, on n’ose interroger les hommes, on ne sait pas pourquoi.

— Vous venez de loin, comme ça ? demandai-je vaguement.

— De partout, répondit-il, les épaules pliées.

C’est vrai, c’était sa profession, de venir de partout. Il n’y avait pas autre chose à en tirer. Et puis, pour quoi faire ? Un chemineau, c’est un chemineau, voilà tout. Je pris le guidon de ma bicyclette à deux mains pour repartir. Mais, enhardi pourtant par ma question, sans doute, il bredouilla :

— Ça doit être beau, c’ t’ hospice-là, par là-dedans ! Paraît que c’est un des mieux.

Sûrement, c’était un des rêves de ce misérable, d’être logé, nourri, couché, vêtu aux frais d’un département ou de l’État. Je dis, pour flatter son désir :

— Il y a aussi Nanterre. C’est plus facile d’entrer à Nanterre.

Il secoua la tête en ricanant. Une tête forte, massive, encore énergique, dont les cheveux avaient dû être blancs.

— J’ peux entrer nulle part ! J’ suis un homme riche, moi, un capitaliste !

— J’ai soif, lui répondis-je simplement.

Et je choisis une table en plein air, devant la porte d’un des cabarets, en lui faisant signe de faire comme moi. Mais les assistés s’écartèrent parce qu’il n’avait pas l’air distingué. Il n’y sembla faire attention, parce qu’il avait accoutumance, et tira de sa poche un carnet graisseux, pour me le présenter. Cela me fit ennui, parce que c’est ainsi que font tous les pauvres. Toujours ils ont des certificats à vous montrer. Et à quoi bon ?

— Si, dit-il, si… Faut qu’ vous voyiez… Sans ça, vous pourriez pas comprendre. J’ai été riche, c’est vrai qu’ j’ai été riche. Moi et ma femme, on disait d’ nous : « C’est pas toujours ceusses-là qui mourront de faim ! » Trente-six mille francs elle avait reçu en dot, ma femme. Catherine-Louise Hamot, elle s’appelait. V’là son acte de décès, j’ mens point. Trente-six mille francs en écus, payés le jour du contrat. Mais qu’est-ce qu’elles valaient, mes terres, à moi, Chagrin, César-Victor, à c’ moment-là ? P’t’ête ben l’ double : avec la belle maison, les vignes, les chais. On vivait bien, on n’était pas fier, pa’c’ qu’il faut toujours mieux se taire sus c’ qu’on a, mais on vivait bien. Ça a duré comme ça jusqu’au phylloxera. Ah ! misère de tout ! J’ pouvais plus regarder l’ vignoble : les sarments, on les r’tirait d’ terre comme des salades quand le ver blanc s’y est mis. J’ai cru qu’ j’étais malin, moi, j’ai vendu un des premiers. Si j’avais gardé, bon Dieu ! Maintenant, c’est pleuré, la maladie, ça s’ voit pus… Mais j’ai vendu. Si j’avais acheté des bons papiers, censément, y aurait pas eu d’ mal. S’ment, est-ce qu’on sait, nous aut’es, de la campagne. C’était pas des bons papiers, et l’argent d’ ma femme, j’ l’ai pourtant aussi r’mis dans ces papiers. Des mille et des cents, qu’on disait qu’ ça nous f’rait. Ça valait ren, ren de ren ! Y avait l’ phylloxera aussi dessus, la maladie.

« C’ qui restait, après ça ? Un lopin d’ quat’ sous et eune bicoque. On vivait pus bien, mais on vivait. Quand on a ’vnu vieux, hein, et qu’on a pas d’enfants ? Faut pas beaucoup d’ viande pour faire eune panade, comme on dit. On vivait, quoi. On avait son cheux-soi. On n’avait pus d’ vaches, mais on avait l’ porc. Et pis un lit, et pis la boisson. J’ croyos ben que j’ mourros là.

« Mais c’est Catherine-Louise qu’a passé la première. Quand j’ai vu qu’elle étôt pour avoir son habit d’ planches, j’ lui ai dit : « T’ frappe point, la vieille. C’est mauvais qu’ tu t’en ailles comme ça d’vant moi. Les vieux, ils sont point bons pour s’ tirer d’affaire sans la bourgeoise. Tout de même ça y est comme ça, ça peut point s’ changer. Faut arranger tout.

« Elle fut consentante, comme de juste, elle voulait point qu’ j’aye des ennuyances. L’ notaire est v’nu, maît’ Belhomme, pour faire le papier. Dans nôt’ pays, on fait toujours le papier. Il a mis ça au mieux, qu’il a expliqué : qu’ j’étais légataire universel, avec un état mêlant nos deux biens. Il dit encore quéque chose sur les reprises ed’ ma femme, que j’ saisis point. Enfin, c’était régulier, paraît. C’est point un voleux ni une gourde, maît’ Belhomme. Les précautions y étaient. Quand elle mourut, Catherine-Louise, je m’ pensai : « Il m’ reste assez pour le moment qu’ j’irai la rejoindre. » Même que j’avôs payé les droits, sus c’ testament.

« Un jour pourtant, voilà qu’il r’passe, le monsieur du timbre, et de l’enregistrement. Pas c’lui qu’ j’avôs vu d’abord, un aute, plus haut dans l’ grade. Et il dit :

«  — Vous avez bien pris vos mesures pour payer ?

«  — Mais j’ai déjà payé, que j’ réponds.

«  — Vous n’avez pas assez payé. Le receveur s’est trompé. Moi, je suis l’inspecteur. J’ai vu ça tout de suite, au testament.

«  — Comment qu’ vous dites ? C’est pas possible.

«  — Vous avez hérité de trente-six mille francs. C’était la dot de votre femme, et elle vous a fait son légataire universel, qu’il dit. Avec ça, et encore ça, et encore autre chose, c’est quatorze cents francs de droits que vous redevez.

«  — Monsieur l’inspecteur, que j’ dis, ils sont mangés, les trente-six mille francs. D’puis douze ans, ils sont mangés !

«  — Ils sont au testament, il r’pique, l’inspecteur. Moi, je touche sur le testament. C’est quatorze cents francs.

«  — J’ les ai point, j’ dis. J’ai pas dix francs !

« Il r’garda autour de lui, et d’manda :

«  — C’est à vous, tout ça ? On en tirera bien ce qu’il faut.

«  — Vous allez m’ vendre, que j’ fais. Mon lopin, mon toit à porc, et tout ? Vous f’rez point ça, nom de Dieu !

« Il fit c’lui qui n’entend point, et six s’maines après, j’étos vendu.

«  — Où c’est que j’ vas aller ? que j’ dis à l’huissier. J’ai pus d’ méson, pus d’ terre, pus de porc, et j’ suis trop vieux pour travailler.

« C’étôt un miséricordieux. Il répondit :

«  — Il y a l’assistance…

« J’ pris donc mon bâton, et j’allai dire au maire :

«  — Vous m’ connaissez, monsieur Jeanroy. Y a douze ans, j’étais conseiller municipal et riche à pus d’ cent mille francs. A c’t’ heure, je d’mande l’assistance comme un pauvre. J’ suis un pauvre, monsieur Jeanroy !

«  — Pauvre homme ! qu’il fait, c’est point d’ mon ressort. Mais j’appuierai.

« Et puis, voilà. Un jour, il me commande à v’nir par le garde champêtre, et il m’ dit :

«  — Y a une lettre de la préfecture, mais elle n’est point bonne pour vous, père Chagrin… »

Le vieux ouvrit son sale carnet.

« La v’là, la lettre, » dit-il brusquement.

Elle était toute coupée aux plis, et noire de crasse. Sans doute, il l’avait relue bien souvent, et montrée aussi. Je lus :

« … Il résulte de l’enquête administrative que M. Chagrin (César-Victor), dont vous sollicitez l’hospitalisation dans un asile départemental, possède une créance de trente-six mille francs sur la succession de sa femme. Il ne peut donc être considéré comme indigent. En conséquence, j’ai le regret… »

Le vieux finit son verre, tranquillement. Il avait de la fierté, après tout : il était un chemineau, mais un chemineau pas ordinaire. Quand on est Français, ça fait toujours plaisir d’être supérieur en quelque chose.

« Vous aurez tôt fait d’ête cheux vous, dit-il poliment, avec ce ch’vau… »

Je remontai sur ma bicyclette.

LA HAINE

L’appartement était si petit qu’Estier, de son cabinet de travail, entendit que sa femme sanglotait toute seule dans la chambre à coucher. Ses traits prirent cette roideur, cette fixité désespérée des hommes à qui la peine d’un être aimé étreint le cœur, et qui ne peuvent rien faire pour le réconforter ni pour le rassurer, rien ! On ne peut presque jamais rien pour ceux qui ont de la peine, et, dans le cas où ils étaient tous deux, sa femme et lui, il ne savait que trop qu’il ne la consolerait pas ! Il essaya de se remettre au travail : l’étude d’un article sur « les emplacements d’habitations néolithiques de la bruyère de Neerharren » du savant anthropologiste belge, M. de Puydt, dont il préparait l’analyse pour le Bulletin de Préhistoire européenne. Il n’y parvint pas. Il se leva, fit quelques pas sur un faux tapis d’Orient, fabriqué à Roubaix, et déjà tout usé, comme creusé d’une ornière par ses promenades méditatives ; puis, haussant les épaules, dédaigneux d’avance de son inutile pitié, passa dans la chambre à coucher.

Sa femme sanglotait toujours, dans un fauteuil, la taille déformée par le septième mois de sa troisième grossesse. Il la baisa sur le front.

— On a peur, n’est-ce pas, dit-il ; on a peur ? On pense encore à des folies, on a des papillons noirs ?

Mme Estier leva vers lui ses paupières rouges, sa face à la fois empâtée et maigrie.

— Peur pour moi, dit-elle, pour moi ? Non !…

C’était une bonne petite épouse, elle avait le courage tendre et raisonnable des vraies femmes, de celles qui sont dignes de ce nom : les femmes ne vont pas à la guerre et elles ne travaillent pas, dans la bourgeoisie. Et tout être doit avoir sa bravoure. La sienne, c’était d’accepter la maternité. Voilà ce qu’elle pensait.

— … Non, je n’ai pas peur, continua-t-elle. Seulement, André, comment ferons-nous ?

Et dans cette phrase brève, il y avait toute l’horreur du problème dont le ménage, depuis plus de la moitié d’une année, n’arrivait pas à trouver la solution. On était déjà si pauvre ! On avait tant de peine à vivre sans dettes ! Alors, alors que devenir, avec ce troisième enfant !

— Écoutez, fit Estier, écoutez, petite chère !…

Quand il était particulièrement ému d’amour, vis-à-vis de cette femme qu’il aimait à toute heure profondément, il lui disait « vous », au lieu du tutoiement habituel. Mme Estier releva la tête.

— Il y a peut-être quelque chose à faire, dit son mari… Je puis renoncer à ma suppléance à l’École d’anthropologie et prendre une chaire d’histoire naturelle dans un lycée.

— Quitter l’enseignement supérieur ! fit Mme Estier, violemment.

Elle avait mis dans ce cri un incroyable orgueil, sa résolution de ne jamais nuire, quoi qu’il pût arriver, à la carrière de son mari, et aussi sa conviction arrêtée, héréditaire et conjugale de fille et de femme d’universitaire, que reprendre rang dans l’enseignement secondaire, c’est déchoir. Oui, on mourait de faim : oui, on n’arrivait pas à joindre les deux bouts : mais cinq ou six personnes, en Europe, en Amérique, au Japon même, savaient votre nom. On faisait cette chose magnifique et glorieuse qui s’appelle « des travaux personnels », et, plus tard — eh bien, plus tard, ce serait peut-être l’Institut !

— Tu ne gagnerais pas plus dans un lycée, dit-elle.

— C’est vrai, fit Estier. Mais je pourrais donner des répétitions.

Il est convenu, par une entente tacite, et sans qu’aucun texte l’ait jamais imposé, que les maîtres de l’enseignement supérieur ne doivent pas donner de répétitions. Cela est considéré comme incompatible avec leur dignité.

— Tu donnerais des répétitions, dit sa femme, et tu n’aurais plus le temps de travailler pour toi : jamais ! Tu sais bien que c’est à ça que veut t’acculer Aumont, le directeur de l’École, Aumont qui te déteste. Non ! Il y a autre chose…

— Quoi ? demanda Estier.

— La place de chef de laboratoire des travaux pratiques. C’est deux mille francs. Ça suffirait.

— Mais ça dépend d’Aumont, le laboratoire, répondit Estier. Et tu viens de le dire : il me déteste. C’est Lamy, qui t’a soufflé ça, le bon Lamy du préhistorique africain. Il votera pour moi, c’est entendu, mais à quoi bon ? Je te dis que la place dépend d’Aumont. Il ne m’y mettra jamais.

— Admets-tu que tu es qualifié pour la remplir ?

— Oui, dit Estier, gravement.

— Eh bien, pose ta candidature. Écris ta lettre. Me promets-tu de l’écrire ?

Estier l’écrivit, séance tenante.

Trois jours avant le vote des professeurs de l’École, sans rien dire à son mari, Mme Estier descendit son escalier pesamment. Elle avait décidé de voir Aumont, elle essaierait elle-même de le gagner, de le fléchir. Et tandis qu’elle allait dans les rues, les épaules en arrière, de cette démarche ondoyante et lente des femmes enceintes, où il y a de la prudence et de la majesté, elle voyait ses espoirs écrits dans le ciel par le vol sublime des pigeons et des freux qui tournoyaient au-dessus de la Sorbonne. Les hommes sont rudes, à l’égard les uns des autres, ils se froissent réciproquement, ils ne savent pas ce qu’il faut dire. Elle ne prononcerait pas une parole qui compromît la dignité de son mari. Au contraire : elle ferait comprendre à Aumont qu’il s’honorerait en faisant céder une vieille haine à un sentiment de justice, et qu’il serait aimé, en retour, oh oui, bien aimé par de braves gens… Elle voyait l’âme du professeur à travers la sienne propre, elle lui attribuait sa propre manière de sentir et de raisonner. Quand elle eut gravi péniblement, et s’arrêtant presque à chaque marche, les deux étages de la maison de la rue Soufflot, Mme Estier s’était si bien persuadée elle-même qu’elle se croyait sûre de convaincre.

Elle demanda M. le professeur Aumont. Un valet l’introduisit dans un salon dont l’aspect la glaça. Il y a, dans les détails d’un ameublement, des indices qui ne trompent pas la sensibilité d’une femme, même quand elle veut s’abuser ; et c’était certainement Mme Aumont, elle-même, qui avait décoré les deux côtés de la glace de ces longs panneaux de tapisserie où une grecque rouge jetait, sur un fond vert, la course de ses angles redoutables. C’était elle, à n’en pas douter, d’après un dessin tracé par son mari, et copié sur les murs du téménos de Mycènes, mais mal copiés et mis à l’envers ! Toute la demi-science et toute l’assurance du professeur dans ses conclusions précipitées étaient là ; toute la rigueur revêche aussi de sa femme, qui avait épousé, en même temps que lui, ses partis pris, ses rancunes, sa fureur dissimulée de n’avoir jamais été considéré que comme un vulgarisateur, non comme un savant original. Aumont entra.

Il vint à elle, les deux mains tendues, la face grasse, les yeux brillants de malignité. Et, du premier coup, il « plaça » la visite, en homme qui sait le monde.

— Mme Aumont, dit-il, sera charmée de vous voir ; elle sera ici dans un instant.

Il le savait très bien, que Mme Estier ne venait pas faire une visite ordinaire de convenance, une visite de femme à femme ; il n’avait aucun doute sur l’objet de sa démarche. Mais il éprouvait une joie sournoise à l’en écarter, à lui rendre l’aveu plus difficile, à la fatiguer, à la désespérer en parlant d’autre chose. Mme Estier se révolta :

— Je venais vous parler de la candidature de mon mari ! prononça-t-elle, nettement.

— Ah ! fit Aumont, chère madame, quel dévouement ! quel bonheur pour M. Estier de posséder une femme telle que vous. Mais je suis très heureux, très heureux vraiment, que ce soit cela qui nous donne le plaisir de vous voir. Il n’arrive pas fréquemment qu’on puisse discuter aussi agréablement les titres des candidats. Ainsi, par exemple, le mémoire de votre mari sur les sphéroïdes calcaires du moustérien de la Quina ! J’estime que ses conclusions sont peut-être un peu hardies, un peu aventurées ; j’aurais peut-être à vous présenter certaines objections, à faire certaines réserves…

Durant un quart d’heure, cruellement, sans qu’elle pût rien répondre à un déluge de vocables barbares, il rongea d’ironies, il détruisit comme un chat qui se fait les griffes sur la soie d’un coussin, les travaux d’Estier. La pauvre femme sentait les larmes lui venir aux yeux, et elle se disait : « Il ne faut pas que je pleure, il ne faut pas que je pleure, il ne faut pas qu’il ait la joie de voir que je pleure ! »

Elle n’y serait pas parvenue si Mme Aumont, à son tour, n’était arrivée, sèche et délicieuse :

— Chère madame, quelle surprise ! M. Estier ne vous accompagne pas ?

Les femmes, malgré tout leur courage, tout leur sang-froid, toute leur intelligence, ne peuvent et ne savent se battre que contre les femmes. Mme Estier se retrouva forte. Elle savait maintenant ce qu’elle avait à dire : « M. Estier avait tant à faire ! Il avait une correspondance si nombreuse, l’estime où on le tenait lui attirait tant de demandes de renseignements ! » Et elle ne citait que des noms d’hommes qui méprisaient Aumont, qui n’avaient jamais eu pour lui que l’attitude d’une froide critique, ou affectaient de passer ses écrits sous silence. Quand elle prit congé, elle était transportée de rage, ivre de désespoir, et superbe.

Elle avait prévenu Lamy de la démarche qu’elle comptait faire. Il l’attendait chez elle.

— Eh bien ? demanda-t-il.

— Tout est perdu ! dit Mme Estier.

Elle lui conta sa visite.

— Hélas ! ma pauvre petite, répondit-il, c’est ce que je craignais !


La discussion des titres eut lieu, devant l’assemblée des professeurs. Lamy défendit ceux d’Estier avec une énergie agressive, comme un homme qui n’attend plus rien, mais qui veut tout dire. « Il nuit à son candidat ! » songeaient ses collègues, lâchement. Ils eurent un frisson de surprise quand Aumont déclara, d’une petite voix claire :

— Messieurs, je ne vois aucun motif de ne pas me rallier à l’opinion de M. Lamy.

Estier était nommé chef du laboratoire ! Lamy en frémissait d’étonnement et de plaisir. Comme il allait être content, le petit ménage : l’avenir assuré, la possibilité de faire des disciples, d’instituer une méthode de recherches originales, la carrière déblayée, enfin ! Il aperçut Aumont qui mettait son pardessus, les lèvres serrées, le front barré d’une ride qui grimaçait. Il courut à lui.

— C’est bien, ce que vous avez fait là, Aumont, lui dit-il, de tout son cœur. Je sais, oui ! je sais que vous n’avez pas de sympathie pour Estier. Et vous avez fait taire vos sentiments personnels, vous l’avez désigné, malgré tout ! Vous êtes un homme juste. Eh bien, je puis tout vous dire, aujourd’hui. Il me semble que vous comprendrez, maintenant : il n’y avait pas seulement le mérite d’Estier à faire entrer dans la balance ; si vous saviez comme il avait besoin de ses deux mille francs !

— Mon cher ami, répondit Aumont avec un petit rire sec, dans un an, Estier aura pris l’habitude de les dépenser. Et alors, alors… je donnerai sa place à un autre !

UN VRAI PÊCHEUR

Quand M. Denot eut passé quelques jours à Ker-ar-Chad, sur les côtes de Bretagne, en compagnie de sa femme, de son beau-père, de sa belle-mère, et de tous les autres enfants de sa belle famille, ce fut avec une vraie joie qu’il se découvrit une durable passion pour la pêche : car jusque-là il s’était ennuyé. La villa qu’il habitait était somptueuse. Je veux dire qu’elle réunissait tous les anachronismes nécessaires pour être remarquée. Elle avait extérieurement l’air d’un château-fort et intérieurement d’une exposition de meubles moyen âge ; deux automobiles dormaient dans son garage ogival, et le plafond du grand hall, soutenu par des étriers de bois fort, exactement copiés dans un ouvrage de Viollet-le-Duc, était éclairé à la lumière électrique. M. Denot était un peintre dont le talent avait donné de grandes espérances, mais il ne travaillait plus depuis son mariage, une espèce de bon sens paresseux, assez fréquent chez les Français, lui inspirant l’horreur de tout effort inutile. Toutefois, comme d’autre part il sentait que sa femme ne l’avait épousé que pour illustrer la fortune bourgeoise et sans éclat de sa propre famille, cette indolence qu’il ne pouvait vaincre le rendait triste et un peu honteux. Il y avait à Ker-ar-Chad un casino, et par conséquent un jeu de petits chevaux : ayant scrupule d’aventurer un argent qui n’était pas le sien, il s’abstint d’y aller. Les personnes que recevait sa femme ne l’intéressaient guère. Et comme il avait l’impression de décevoir les ambitions et les plans de cette épouse ambitieuse, il s’était trouvé, devant les rochers, le ciel, la mer et les baigneurs, de plus en plus mélancolique et désaccordé.

Il ne se livra d’abord à la pêche que pour avoir un prétexte à être seul. Puis insensiblement, il en éprouva d’infinies jouissances, un plaisir si fort et si profond qu’il était aussi difficile à définir que celui qu’inspirent certains accords musicaux.

A la pêche aux chevrettes, il faut pousser à travers les herbes, dans le sens où le flot incline leur chevelure d’un vert qui pâlit vers le blond, un filet qui s’alourdit peu à peu, tout plein d’algues et de cailloux. On entre dans l’eau jusqu’au ventre, et ces herbes, et les petits poissons, les crabes, les chevrettes même, frôlent vos pieds nus de telle sorte qu’on ne sait si ce que l’on ressent c’est de l’inquiétude ou de la volupté. Et quand on redresse le filet, d’un coup de reins, les chevrettes y bondissent, translucides, des gouttelettes claires au bout des antennes. On les saisit ; elles sont dures et piquantes, animées d’une force imprévue qui communique aux doigts un frémissement singulier ; et l’œil s’amuse parfois, en s’effrayant un peu, d’apercevoir, au fond des mailles, des vives hérissées, des vers poilus, miniatures de monstres, ou un coquillage étrange qui projette autour de lui des formes tentaculaires.

Pour relever les lignes de fond, il faut partir à la nuit noire, en canot, vers les trois heures du matin. Les tranquilles petites étoiles ont l’air de rire dans l’air très frais, et la planète Mars est comme une lanterne rouge, très lointaine. Un à un, on soulève les poids de la ligne. Les plies, les limandes, les soles frappent l’eau douloureusement du plat de leur queue, les maquereaux ont l’air d’être en émail, et il y a un poisson, je ne sais lequel, qui gronde quand on le jette au fond du bateau et qu’il agonise. Si la lune brille, elle trace sur la mer une espèce de grande route lumineuse, où le canot semble suspendu, et l’on dirait qu’on fait de la magie au milieu des bêtes sorties des profondeurs, dans le silence pur.

Mais Denot se souvenait surtout d’une autre nuit où il était allé à la pêche aux lançons. Vers l’aube, dans une anse de sable, entre deux blocs de rochers semblables à de grands animaux pétrifiés, il avait entendu le bruit d’une mastication vorace, et la mer, sur quelques brasses carrées, s’agitait d’un grouillement qui faisait presque peur. C’était des crabes, par milliers ; ils commençaient à manger vivants les poissons pris dans les filets de pêcheurs qui s’étaient endormis dans leur barque, harassés de fatigue. On voyait du sang dans l’eau… Denot ayant réveillé les pêcheurs, ceux-ci avaient tenu à lui donner sa part du butin sauvé, comme s’il eût été l’un des leurs, et un vrai marin. Il ne songeait jamais à cela sans une espèce de fierté, un épanouissement du cœur.

C’était tous ces souvenirs qui lui montaient à la mémoire, un matin qu’il revenait de fouiller les herbiers de Kérity. La pêche avait été mauvaise et il rentrait les mains vides. Or, ayant par hasard abaissé les yeux vers une flaque, une simple flaque abritée derrière un galet plus gros que le corps d’un homme, il distingua dans l’eau plate et tranquille une chose qui le fit subitement frémir de joie et de convoitise. Tout d’abord même il n’en crut pas ses regards : un homard, un homard monstrueux, un géant de l’espèce, essayant vainement de se creuser, en attendant le retour du flot, un abri sous le galet. Cette rencontre était d’autant plus inattendue que les homards ont presque disparu de la côte bretonne ; les pêcheurs vont maintenant les chercher jusque dans les eaux du Portugal, et les logent ensuite dans des casiers mouillés devant leurs ports, en attendant le moment de les vendre. Le monstre que Denot venait de découvrir s’était-il échappé d’un de ces casiers ? C’était l’hypothèse la plus vraisemblable. En tout cas il était de bonne prise. La seule difficulté était de s’en rendre maître. Denot le poussa, avec son filet à chevrettes, jusque sous le galet : le homard se laissa faire. Mais d’un seul coup de ses pinces énormes, il trancha les mailles comme avec des ciseaux, retomba dans l’eau, et se mit en posture de défense.

Tout son corps était d’un bleu de Prusse assombri, avec des traînées de petits coquillages sur la carapace, tant il était vieux, tant déjà il avait vécu des saisons nombreuses ! La fureur de la pêche avait jeté Denot à un degré de si grande imprudence qu’il tenta de l’arracher de la flaque avec les mains ; les pinces se rabattirent vers lui avec une telle prestesse, un claquement si sauvage, qu’il fit un bond en arrière. Alors, le homard victorieux rentra sous le galet. On ne voyait plus que son dos bleu, qui semblait vouloir soulever l’énorme bloc pour s’y cacher. Avec le manche de sa pêchette, Denot parvint à le pousser sur le sable ; la bête y apparut seulement plus redoutable, posée de travers, marchant de travers, regardant de travers avec ses deux petites prunelles noires posées sur des antennes flexibles. Denot cependant n’avait plus qu’une idée : « Il faut que je l’aie ! Et si je m’en vais, je perds mon droit, un autre le prendra. »

Il prononça aussi à haute voix, et aussi solennellement que s’il eût déclamé un vers :

— Il a bien quarante centimètres de long !

Le homard, laissé à lui-même, était retourné dans sa flaque, mais il continuait de tenir ses yeux hors de l’eau pour surveiller son ennemi. La plage était déserte. Ce duel farouche n’avait pas de témoins. Denot répéta :

— Il faut que je l’aie !

Et, délibérément, il ôta son pantalon, dont il ferma les deux jambes par un nœud : puisqu’il n’y avait personne en vue ! C’était un pantalon en kaki « corde », usé, mais encore solide, qu’il mettait pour la pêche. Il en boutonna tout ce qu’il fallait boutonner, et armé de cette nasse improvisée, s’avança vers son adversaire.

Le homard fut peut-être trompé par la nouveauté de ce piège, car poussé d’autre part vigoureusement du bout du manche de la pêchette, il s’y précipita avec une sorte d’aveuglement stupide, et une fois qu’il y eut pénétré, s’obstina seulement à trouver une issue par une des jambes du pantalon. Il était pris ! Denot tira vivement cette espèce de sac, noua tout autour sa ceinture de cuir et cria triomphalement :

— Ça y est !

Il était si épuisé, qu’il se coucha quelques instants à côté de sa capture. Puis il se releva pour la soupeser, pour la sentir s’agiter dans ses mains. Il était ivre, littéralement, ivre d’une joie primitive, ivre à improviser une danse. L’impulsion qui l’avait fait agir avait été si violente que ce ne fut qu’après un temps assez long qu’il se rendit compte tout à coup du problème qui lui restait à résoudre.

— Je ne puis pas le rapporter comme ça !

Pour retourner chez lui, il lui aurait fallu marcher une heure encore, et défiler sous les fenêtres, les terrasses de trente villas. C’était impossible. Il y a des choses qu’on ne fait pas, malgré tout.

— Eh bien, se dit-il, je m’en vais attendre qu’il passe quelqu’un. Quelqu’un : n’importe qui ; un gamin, un matelot ou un baigneur. Je lui donnerai un mot pour ma femme : « Qu’on m’envoie un pantalon, au plus vite ! » Mais je ne lâcherai pas ce homard, quand même la marée reviendrait pour m’engloutir !

Et il attendit. Quand il allait à la pêche, il ne prenait pas sa montre, qui aurait pu se mouiller. Mais il comprit, à la hauteur du soleil, que des heures passaient. Enfin, de l’autre extrémité de la plage, il vit venir deux hommes et se jugea sauvé. Il frappa du poing, légèrement, sur le homard.

— Mon vieux, dit-il, ce soir tu seras dans le court-bouillon !

Il y avait sur les choses une brume claire, parce qu’il faisait ce qu’en Bretagne on appelle « un temps d’argent ». Mais à deux cents mètres il vit que les arrivants portaient un uniforme. C’étaient deux gendarmes, qui s’en étaient allés à Kérity pour verbaliser contre un automobiliste imprudent ; et ils avaient pris par la plage, pour couper au plus court, à marée basse. Denot s’accroupit, rentrant ses jambes sous lui. Mais on voyait tout de même qu’elles étaient nues. On distinguait aussi sa chemise. Les gendarmes le considérèrent avec circonspection. La circonspection est une des formes de la conscience professionnelle. Et ils crurent que c’était un Parisien qui allait se baigner. Alors celui qui était le plus ancien en grade interrogea :

— Avez-vous un maillot ? On ne se baigne pas sans maillot.

— Mais je ne me baigne pas, protesta Denot. C’est pour un homard ! Le voilà, le homard.

— Et comment, dit le gendarme, que vous allez retourner chez vous, sans pantalon ? Un homme comme il faut ! si c’est pas malheureux !… Alors, vous n’avez pas de maillot ?

— C’est à cause du homard. Voyons ! répéta Denot, voilà mon adresse, voilà mon nom, je ne cache rien. Allez chez moi, prévenez, on m’apportera ce qu’il faut.

Les gendarmes méditèrent. Il leur fallait toujours contrôler les renseignements qu’on leur donnait. Ils s’en allèrent donc à Ker-ar-Chad demander Mme Denot.

— C’est pour votre mari, dirent-ils. Qu’il a un procès-verbal pour outrage à la pudeur.

M. Denot rentra chez lui, vêtu comme tout le monde, et avec le homard. Mais il le mangea sans gaieté. Mme Denot dit maintenant de lui, dédaigneusement :

— Il n’est plus artiste, et il est resté bohème.

ALBERT

Albert suivait docilement Josette à travers les fiacres, les voitures de marchandes des quatre-saisons, les camions, les omnibus, les autos et les passants ; obstacles mouvants si lourds, si nombreux, si parfaitement opaques que bien souvent elle ne l’apercevait plus. Mais il n’y avait pas de crainte qu’il la perdît. Son odorat la lui faisait reconnaître à travers la foule. Il était myope, comme tous les chiens. La mêlée confuse des objets lointains, le grandissement brutal de ceux qui deviennent proches, dans cette rue Montmartre encombrée d’hommes, de chevaux et de chars, avaient pour lui quelque chose de prodigieux ; mais, de ses narines noires et perpétuellement frémissantes, il continuait de distinguer les parfums de la maison, de la chambre et du lit, celui du corps même de sa maîtresse, celui de la petite cuisine, délicieux ! et il gardait sans se troubler ses distances. Les ongles de ses quatre pattes retentissaient en cadence sur le pavé de bois de la chaussée et les dalles du trottoir ; ses prunelles d’or, intelligentes et lucides, avaient l’air un peu folles, à cause des poils qui lui retombaient du front sur les yeux. Il eût été parfaitement satisfait sans la gêne qu’il éprouvait à ne rien porter, une gêne dont il éprouvait l’agacement à la commissure des lèvres, et lui imposait une grimace pareille à un rire pénible. Tel était l’instinct de sa race, le reste du besoin de chasse qui jetait sur la proie ses lointains ancêtres, et la leur faisait rapporter aux tanières entre leurs crocs serrés. Un désir d’imitation s’y mêlait : Josette, elle, tenait un filet plein de provisions… A la devanture d’un épicier, assez bas, juste à la hauteur de ses oreilles, trois carottes liées d’un brin de paille lui apparurent : il les happa d’un coup de gueule silencieux et poursuivit sa route. Rien ne lui manquait plus, désormais. Un frisson de joie chatouilla sa chair et il leva plus haut la tête : que c’est bon, d’avoir quelque chose entre les dents !

Josette tourna dans la rue Geoffroy-Marie, et franchit le porche d’une vieille maison. La concierge lui dit poliment :

— Bonjour, madame Faussurier.

Cela lui fit plaisir. Puisqu’elle s’était mise avec Faussurier, qui est maintenant marchand de billets de théâtre, après avoir été garçon de café, c’est bien le moins qu’on lui donne ce nom-là ; il n’y a que les personnes qu’elle reçoit dans la journée qui lui donnent le nom de Josette. Mais dans le quartier, on l’appelle Mme Faussurier ; c’est une dame très bien qui paye son terme au jour dit, et les fournisseurs comptant. Personne n’a rien à lui dire. Elle rendit le salut, d’un air affable, mais passa, malgré qu’elle aime la conversation. Elle pensait à Faussurier, qui tient à déjeuner à l’heure. La concierge, qui donnait un coup de balai sous les myrtes qui sont dans la cour, l’arrêta cependant d’un mot :

— Il n’en mange pourtant pas, des carottes, vot’ cabot ! C’est gentil de sa part, de les porter.

Josette se retourna, très surprise.

— Ah bien, cria-t-elle, c’est trop fort !

Albert tenait sa botte délicatement, ayant bien soin de n’y pas entrer les crocs ; mais tous les poils de son dos reluisaient de satisfaction sous les poils de sa queue en panache.

Josette songea tout à coup que trois carottes, c’est tout de même bon pour le pot-au-feu, et répondit évasivement :

— Ces caniches, si on se mettait le derrière dans leur gueule, ça vous monterait jusqu’au cinquième. C’est leur sang qui veut ça.

Mais quand elle eut retrouvé M. Faussurier, qui fumait tranquillement une cigarette dans son lit, elle lui annonça l’événement d’une voix ardente :

— Il en a une façon, Albert, de faire son marché ! V’là-t-il pas qu’il a étouffé une carotte à la foire d’empoigne !

Et elle ajouta même, plus faiblement :

— Ce sale cabot nous fera avoir des ennuis.

Faussurier se fit expliquer le cas dans ses détails.

— C’est des dispositions, ça, déclara-t-il, d’un ton sentencieux, c’est des dispositions !

Ce jugement était certainement exact. Les dispositions d’Albert ne demandaient qu’à se laisser développer. Il s’agissait seulement de lui enseigner à ne pas s’emparer d’objets inutiles. M. Faussurier employa ses loisirs, qui étaient nombreux, à perfectionner ses dons naturels et à montrer aux voisins, au concierge et aux fournisseurs que c’était décidément l’habitude du chien de tenir toujours quelque chose dans la gueule ; et il lui fit porter, dans la rue, les objets les plus divers : son parapluie, sa canne, un paquet, parfois même son chapeau. Plein de patience, de mansuétude et de juste sévérité savamment unies, il l’accoutuma ensuite à saisir un objet au commandement. Ce furent des paires de bottines rangées devant la porte, des cravates, des mouchoirs, un quartier de viande, et même des flacons d’odeur. M. Faussurier faisait le tour de la chambre, suivi d’Albert, qui marchait à quatre pas derrière lui et respectait ces choses, sur lesquelles, pourtant, il jetait déjà un regard d’intelligence et de propriété. Mais M. Faussurier, d’un geste négligent, portait la main à ses lèvres. Albert, d’un coup de gueule silencieux, happait une paire de bottines, une cravate, un mouchoir ou un flacon. Quand il se fut assuré qu’une discipline si exacte avait porté ses fruits, M. Faussurier, toujours prudent, enseigna au chien qu’il devait obéir à sa maîtresse de la même manière et pour les mêmes choses. Et ce fut seulement alors qu’il les envoya tous deux en promenade, régulièrement, dès que la nuit était tombée. A partir de ce moment, Albert devint la providence du ménage.

Une semblable mission le rendait inconsciemment fier ; il était plus aimé qu’auparavant : les chiens sont profondément sensibles aux moindres nuances d’affection. On le voyait perpétuellement par les rues, commissionnaire scrupuleux ou déprédateur intrépide ; et il ne faisait nulle différence entre ces deux fonctions. Peut-être, cependant, préférait-il la seconde : ses maîtres l’en remerciaient d’avantage, elle flattait sans doute aussi l’instinct de rapine qu’il avait reçu en naissant : il chassait dans les rues de Paris comme ses aïeux les chiens sauvages dans les steppes froides de la France préhistorique. Ses bonds joyeux devenaient plus farouches. Il avait quelque chose à faire dans la vie ; les bêtes, comme les hommes, se plaisent aux actions utiles ; et il se sentait plus étroitement associé à ceux qui lui donnaient la nourriture.

Albert et Mme Faussurier furent arrêtés tous les deux ensemble, un soir de novembre, par un inspecteur de la Sûreté à la solde d’un grand magasin de nouveautés de la rive gauche : car Josette préférait maintenant, quand elle sortait pour prendre l’air avant son dîner, les quartiers où elle n’était point connue. Albert, quand cet inspecteur aux yeux exercés l’arrêta par la peau du cou, tenait dans sa gueule une paire de gants de Suède à six boutons, pointure six trois quarts, qu’il avait prise à l’étalage. Par malheur il avait poussé un petit aboiement bref, tout à fait inusité chez lui, qui donna aux épaules de Josette un tremblement léger. Ce mouvement presque imperceptible suffit à l’inspecteur, qui prononça d’une voix décisive :

— Dites donc, madame, c’est bien à vous, n’est-ce pas, ce chien ?

Albert n’avait pas de collier. Mais Faussurier, homme prudent et astucieux, avait bien souvent prévenu Josette.

— Il n’y a pas moyen, disait-il, de nier qu’un chien est à vous. L’imbécile vous suit, vous caresse, vous regarde comme une vieille fille son confesseur, même si on le menace. Le plus simple est de dire la vérité. Ça fait bien dans le paysage, et, pour le reste, est-ce qu’on est responsable des fantaisies d’une bête ?

Josette répondit donc avec une entière sincérité :

— Oui, monsieur. Il ne vous a pas mordu, j’espère ? S’il vous a mordu, c’est que vous lui avez marché sur le pied. Il est très doux, monsieur, très doux.

L’inspecteur avait ramassé la paire de gants. Albert sauta pour la rattraper. Dans son idée, elle était à lui, ou à Mme Faussurier, en échange d’un morceau de sucre et d’une caresse sur la nuque.

— Et ça ? fit le policier.

— Ça, reconnut Mme Faussurier, candide, c’est une paire de gants.

— Vous ne me ferez pas croire qu’il s’engraisse à manger de la peau de Suède, votre chien ! dit l’inspecteur.

— Non, monsieur, avoua innocemment Josette. Seulement c’est jeune, vous savez, c’est capricieux.

— Vous expliquerez ça au juge du Petit Parquet, répondit l’inspecteur, sceptique.

Josette passa la nuit au Dépôt, et fut interrogée trois jours après par un juge d’instruction. Elle avait été mise en liberté provisoire, l’adresse qu’elle avait donnée ayant été reconnue exacte. Faussurier, n’étant pas son légitime époux, ne l’avait pas accompagnée au Palais. Elle y arriva donc toute seule, mais comme prévenue libre. On avait déjà recherché s’il y avait une fiche de condamnation à son nom, Joséphine Soupot ; on l’avait soumise à l’anthropométrie, sans rien trouver ; on avait fait une perquisition à son domicile sans y rien découvrir qui pût donner lieu au moindre soupçon, car Faussurier y avait mis bon ordre ; et de voir d’autres dames qui, au contraire, attendaient leur tour aux côtés d’un garde municipal, cela lui inspira une haute idée d’elle-même, et de la confiance en son destin.

Introduite devant le juge, et l’ayant dévisagé de cet air d’assurance que donne aux femmes l’habitude de voir les hommes en état de péché, elle le reconnut sans surprise pour l’avoir vu quelquefois au promenoir d’un café-concert, et lui adressa un petit salut un peu trop souriant. Mais lui ne la reconnut point, et demanda seulement, la voix empreinte d’une grande brusquerie :

— Qu’est-ce que vous avez volé ?

Obligé d’instruire quatre ou cinq mille affaires par an, qu’il estimait presque toutes de médiocre intérêt, telle était sa coutume pour économiser du temps.

— Ce n’est pas moi qui ai pris cette paire de gants, répondit Josette, c’est mon chien. Un chien de dix mois, monsieur le Juge d’instruction : c’est jeune, ça prend du cuir pour se faire les dents.

— Alors, vous dites que vous n’avez rien volé ?

— Je vous dis que c’est mon chien qui…

— C’est bon, écrivez ! dicta le juge d’instruction à son greffier : « Non, je n’ai rien volé ; c’est le chien… » Quand avez-vous été condamnée ?

— Je n’ai jamais été condamnée, affirma Josette. J’ai passé à l’anthropométrie.

Elle disait cela avec une sorte de fierté sentimentale, comme elle eût parlé de sa première communion.

— Bon. Entrez dans ce cabinet…

Quand elle eut disparu, il regarda son greffier.

— C’est une voleuse, dit celui-ci. Le truc du chien est connu.

— Et où est la preuve ? fit remarquer le juge. Ces inspecteurs sont idiots ! Il fallait attendre qu’elle eût pris les gants en mains… Et puis quoi ? Huit jours de prison, c’est tout ce que ça vaut. Et l’Intérieur ? Qu’est-ce qu’il dirait, l’Intérieur, qu’est-ce qu’il dirait ! Il proteste contre les peines courtes, parce que les condamnés ne travaillent pas assez longtemps pour payer leurs frais… Il proteste aussi contre les peines longues, du reste, parce que ça encombre. Non-lieu, allez ! On la reverra… Contravention simple pour garder un chien sans collier ni muselière.

Josette s’en alla, libre, et l’âme en paix. Faussurier l’attendait dans le couloir. Ils allèrent prendre l’apéritif en face du Palais. Josette dit :

— Tout de même, maintenant, ils doivent rendre le chien.

— Tiens, c’est vrai, réfléchit Faussurier. Où est-il ?


Albert ne s’était pas étonné de voir une si grande foule autour de lui quand on l’avait conduit au poste de police avec Josette. Il aimait le monde, et les hommes ne lui faisaient pas peur : il n’en avait jamais reçu que des caresses, étant jeune, gai et d’abord affable. Le poste même l’intéressa, à cause de l’odeur, qui était nouvelle pour lui, et qu’il enregistra dans sa mémoire. Il ne commença d’éprouver d’inquiétude qu’au moment où la voiture cellulaire vint chercher Josette pour la conduire au Dépôt. Non que cette boîte sans fenêtres lui parût inquiétante ; il n’avait pas d’idées bien arrêtées sur ce que doit être une voiture ; mais on lui interdit avec un coup de pied dans les côtes, et en le retenant par la peau du cou, d’y accompagner sa maîtresse. Alors il se mit à hurler d’une façon lamentable et connut pour la première fois cette grande vérité : que les hommes n’aiment point la manifestation des tristesses les plus légitimes. On le battit violemment. Ayant compris qu’il ne fallait pas crier, il se réfugia sous le banc de bois qui faisait le tour du poste et y demeura épouvanté, la langue en cuiller et le ventre battant. Il reprit un peu d’espoir lorsqu’il entendit une voiture s’arrêter devant la porte. Dans sa cervelle de chien, puisqu’une voiture avait emporté sa maîtresse, c’était une voiture qui devait le ramener à elle. C’était celle de la fourrière. Elle ressemblait d’ailleurs un peu à l’autre. Il eut un bond de joie quand il comprit qu’on allait l’y faire monter. Mais un des agents demanda au brigadier :

— Quelle désignation ?…

— Bah ! dit le brigadier, comme d’ordinaire : chien sans collier.

Une ficelle lui attacha aux oreilles un papier qui portait cette suscription. Et puis il partit, assez heureux. La fourrière même ne lui parut pas une prison pénible. Le chenil où on l’enferma était grand et tout rempli de chiens. A la manière de petits enfants des hommes, Albert vivait sous l’empire des impressions présentes. Il joua. Il joua beaucoup avec ces autres chiens : à se rouler mutuellement par terre, à se battre sans se faire du mal, et à d’autres jeux moins décents. Cependant parfois l’un d’eux se sentait pris subitement d’un grand désespoir à cause d’une image obscure, d’un souvenir qui venait de traverser sa cervelle, et il se mettait à gémir, les pattes tendues, le nez au nord-ouest, à l’endroit où l’on distingue la vaste toiture d’un marchand de bois et charbons, et une sorte d’écurie désaffectée pleine de bicyclettes toutes rongées de rouille : car c’est de ce côté qu’est la porte. Tous ses camarades, par une sorte de contagion douloureuse, l’accompagnaient bientôt en chœur, et Albert se joignait à eux, quelquefois par instinct d’imitation, quelquefois parce que la mémoire lui revenait des senteurs d’une chambre, d’un tapis sur lequel il avait couché, et celles aussi d’un homme et d’une femme, plus fortes et plus regrettées.

Le quatrième jour, un homme vint qui le fit sortir. Il y avait derrière lui un monsieur très bien habillé, beaucoup mieux que M. Faussurier. Je vous ai dit qu’Albert aimait les hommes. Il leur fit à tous deux beaucoup d’amitiés.

— Vous verrez, dit l’homme au monsieur. Ils ne souffrent pas du tout. Avant, on les pendait. Mais aujourd’hui, c’est très perfectionné.

On fit entrer Albert dans une sorte de grande boîte qui devint tout à fait obscure quand la trappe en fut refermée. Cette obscurité subite le déconcerta puis lui suggéra l’envie de dormir. Mais une nouvelle émanation le réveilla : il ne connaissait pas encore cette odeur du gaz d’éclairage. Comme toujours, il ne songea d’abord qu’à la noter pour augmenter la quantité de ses expériences. Puis, comme elle lui parut difficile à respirer, il s’inquiéta, gratta de ses ongles contre les parois, furieusement. Dehors, une voix expliqua :

— Ça ne dure qu’un moment. Ils réclament comme ça un petit peu ; mais ils sont étourdis tout de suite.

— Vraiment ? interrogea le monsieur.

Albert, en effet, tomba sur le côté : la paralysie qui venait. Et comme ça faisait mal de s’envoyer cet air-là dans les poumons ! Mais ses pensées de chien demeuraient extraordinairement actives. Il revit la rue Montmartre, les voitures, les camions, les passants par milliers… et puis une bête très singulière, et dont le fumet lui avait paru si fort et si intéressant : un chevreuil rencontré le jour d’une promenade au bois de Boulogne. Et puis les figures de Josette et de Faussurier, car l’empoisonnement des centres nerveux fait délirer aussi les chiens. Et puis plus rien : il vomissait. Même bientôt ce fut fini pour lui de vomir. De grandes ondes douloureuses seulement encore depuis le crâne jusqu’au bout de l’échine. Des puces quittant sa chair froide sautèrent aux fentes du bois.

— … Dans une heure, annonça l’homme, on pourra le retirer.

BOSSEBŒUF, VAGABOND

Le prévenu Bossebœuf, François-Victor, était inculpé d’ivresse publique et de vagabondage : le premier de ces délits prévu et châtié par une loi que chacun devrait connaître, car elle est affichée dans tous les débits de boissons ; le second par les articles 269 ou suivants du Code pénal, auxquels il faut ajouter les dispositions plus récentes annexées au Code d’instruction criminelle, et concernant les flagrants délits : jugement immédiat, après simple interrogatoire d’identité, par le tribunal de première instance siégeant en audience correctionnelle. La peine, pour le vagabondage simple, est de trois à six mois d’emprisonnement, « à moins que le condamné ne soit réclamé par le conseil municipal de sa commune, ou cautionné par un citoyen solvable ». Or, personne ne s’était soucié de réclamer Bossebœuf, ni de le cautionner ; et quant aux délits d’ivresse et de vagabondage, ils étaient incontestables et semblaient devoir demeurer incontestés : Bossebœuf, trouvé par le garde-champêtre de Maranvilliers (Loire), dans un fossé, où il dormait confortablement, saoul comme toute la Pologne, était né à Rœux (Pas-de-Calais) et domicilié à Lille. Il était misérablement vêtu. Il avouait être venu à pied du Pas-de-Calais au centre de la France, en suivant un itinéraire erratique et déconcertant, dormant la plupart du temps à la belle étoile. Et enfin il reconnaissait n’avoir été embauché nulle part, pour aucun travail, depuis le jour où, à Orléans, il avait « fait l’homme-sandwich » pour le compte d’une troupe théâtrale en tournée. Il devait donc cueillir le minimum de trois mois. Mais ce qui aggravait encore son cas, en le rendant plus compliqué pour le tribunal, c’est qu’on avait trouvé dans la poche de la vieille redingote que portait ce chemineau — car il portait une redingote, toute ruineuse, effilochée aux basques et verdie dans le dos par les averses — non seulement le peigne et le miroir qui sont l’indispensable bagage de tout chemineau qui se respecte, mais encore un billet de cent francs, inséré entre les feuillets de son livret militaire, plus vingt-huit francs quatre-vingt-dix centimes en papier et billon, dans le gousset de son pantalon : la méfiance du législateur présume que tant d’argent, chez un homme considéré comme dépourvu de moyens d’existence, ne peut être que le produit du vol ; et le vagabond, dans ce cas — article 278 — doit subir une peine d’emprisonnement de six mois à deux ans.

Mais François-Victor Bossebœuf gardait cependant à cette heure, en présence de M. le président Barillot et de ses deux assesseurs, l’attitude simplement impatiente d’un homme qui a manqué le train, et qui s’ennuie sur le quai de la station en attendant qu’il en passe un autre. Il ne paraissait en aucune façon se douter des charges qui pesaient sur lui.

— Le garde-champêtre de Maranvilliers vous a ramassé dans un fossé, à quinze cents mètres de la commune, expliqua M. Barillot. Vous étiez ivre, bestialement ivre, à sept heures du matin.

— Ça se peut, monsieur le président, répondit Bossebœuf.

— Vous avez traversé toute la France en état de vagabondage, d’après votre propre aveu, sans chercher de travail nulle part.

— Monsieur le président, à Orléans…

— Le tribunal est renseigné, interrompit M. Barillot : il appréciera… il appréciera que cette unique journée consacrée à l’accomplissement d’une tâche indigne d’un homme vigoureux et jeune encore n’a pu suffire à vous assurer pendant plus d’un mois — car vous reconnaissez avoir mis plus d’un mois à vous rendre d’Orléans à Maranvilliers — des moyens d’existence.

— Mais j’en ai, des moyens d’existence, cria Bossebœuf, subitement indigné, j’en ai ! qu’on m’a barboté au greffe cent francs et… et je n’ sais plus combien d’aut’ argent qu’ j’avais. Je n’ sais plus à cause de l’état où que j’ m’étais mis la veille. On compte plus dans c’t état-là, vous comprenez, monsieur l’ président. Mais enfin, c’est cent francs et quéqu’ chose que j’avais. Ça, je l’ jure !

— Cent vingt-huit francs quatre-vingt dix centimes, constata M. Barillot, en consultant le dossier. Si on n’avait pas trouvé cette somme sur vous, peut-être courriez-vous encore les grandes routes. Il y a tant de vagabonds…

— Monsieur le président, je m’ promène, j’ suis pas un vagabond.

— Il est inutile d’insister sur ce point, répondit M. Barillot d’un air las. D’après vos aveux mêmes, tous les éléments qui constituent le délit de vagabondage existent. Vous êtes sans domicile depuis six semaines, vous ne cherchez pas de travail, et, d’autre part, on vous trouve en possession d’une somme considérable, eu égard à l’aspect de votre personne et à la vie misérable que vous menez.

— Mais j’ lui ai dit à c’ garde champêtre, dit Bossebœuf, j’ lui ai dit d’où qu’elle venait, c’t’ argent. Elle vient d’ la succession d’une tante ! Mais il a rigolé, c’t’ andouille, il m’a dit : « Ta tante, j’ la connais ! C’est elle qui vend des billets de banque à la foire d’empoigne. » Monsieur l’président, aussi vrai que j’ suis un honnête homme, aussi vrai qu’ j’ai jamais été condamné, j’ai une tante, une tante qu’est morte et qui m’a laissé trois mille francs de rente : y avait des obligations, y avait des actions… J’ suis riche à près de cinquante mille francs, c’est l’ notaire qui m’ l’a dit !

Il jeta sur sa redingote immonde un regard de fierté, comme si elle eût été couverte, illuminée, resplendissante d’or, et poursuivit :

— Moi, j’étais ouvrier filetier depuis dix ans chez Stuyvaërt frères, à Lille, quand il m’a écrit, c’ notaire. J’ suis été tout d’ suite à Arras pour le voir, et il m’a dit :

— Vous croyez que j’ peux vous les donner comme ça tout d’ suite, vos cinquante mille francs ? Y a l’inventaire, y a la liquidation… Dans trois mois, on pourra voir.

« Tous les notaires, c’est des voleux. Ils sont connus pour garder l’argent. J’ lui ai dit. Alors il m’a fichu à la porte en me donnant cinq cents francs « en avance », qu’il a prétendu. C’est tout c’ que j’ verrai jamais, c’est pleuré… Avec les cinq cents francs, j’ m’ai acheté une redingote, un pantalon, un gilet de marié, et puis j’ai fait la noce, toute la journée. L’ matin, quand j’ m’ai réveillé et qu’ j’ai vu l’ soleil, j’ai marché. J’ sais pas pourquoi j’ai marché : j’avais jamais vu la campagne. Et, depuis c’ moment-là, j’ai continué à marcher dans c’te campagne. C’est drôle ! »

Il ne trouvait plus de mots. A la rigueur, il pouvait expliquer des faits : mais des sentiments, un instinct, une maladie ! Dix ans de sa vie qu’il avait passés sans remuer les jambes, excepté au régiment ; dix ans qu’il avait fatigué ses reins, tout debout à surveiller des fils qui s’enroulent sur une bobine, et puis voilà qu’il s’était vu sur une route, une de ces routes du Nord qui vont tout droit, jusqu’à l’horizon. On pense : « il faut que j’aille jusqu’à cet arbre, le dernier que je vois, il le faut ! » On va, on va, et il y en a d’autres, et ça ne finit pas. On continue. Et puis il y a les estaminets au bord de cette route, quand on se sent fatigué, il y a les chemins de halage, le long des canaux, qui sont bien plus verts, bien plus beaux encore que les routes, et si plats, si unis surtout. On croit qu’on glisse avec l’eau, on ne se fatigue pas. Il y a les gens qu’on rencontre, qui vont au marché, qui vont à la ville ou qui ne vont nulle part ; des chemineaux, comme le chemineau qu’on est en train de devenir, et qui sont si rigolos, des fois. A la fin on se quitte, la tête un peu étourdie par les tournées qu’on s’est offertes, et on est content de se retrouver seul, on pense à des choses qu’on oublie à mesure, ou bien au contraire c’est une phrase qui vous revient, toujours la même. Et le lendemain c’est la même chose et autre chose : le même plaisir d’aller on ne sait où et de découvrir ce qu’on ne connaît pas. Enfin, le soir, quand les jambes se font lourdes et que vient la soif, la grande soif, le plaisir de boire et d’être ivre en se rafraîchissant, ivre à tomber, ivre à s’endormir ! Voilà tout ce qu’il ne pouvait pas expliquer, Bossebœuf : il avait découvert sa voie, la voie publique de la République.

Le président Barillot se consulta avec ses assesseurs : remise à quinzaine pour enquête auprès du notaire d’Arras. Et quinze jours après Bossebœuf reparaissait devant le tribunal pour s’entendre acquitter du délit de vagabondage, — il avait des moyens d’existence, il avait bien réellement cinquante mille francs, donc il n’était pas un vagabond, — et condamner à trois jours de prison pour le fait d’ivresse publique. Mais il avait déjà tiré près de trois semaines de prévention ; on lui dit : « Vous êtes libre. »


Et M. le président Barillot oublia. Il jugea d’autres prévenus, il en condamna, il en acquitta. Deux mois plus tard, le concierge du palais de justice vit un homme s’arrêter devant sa loge : c’était un homme de mauvaise mine. Il ne le reconnut pas, peut-être ne l’avait-il jamais vu.

— C’est moi, Bossebœuf, dit l’homme, comme un vieil ami.

Le concierge le regarda, étonné.

— Bossebœuf : j’ai passé en correctionnelle ici, vous savez bien !

Le concierge haussa les épaules.

— Je voudrais parler à M. le président.

Le concierge lui dit que M. le président était dans son cabinet, et où était le cabinet. Bossebœuf parcourut les couloirs d’un pied timide. Et il attendit debout très longtemps. Mais il finit par être reçu. Alors il recommença, en saluant :

— C’est moi, Bossebœuf, monsieur le président.

— … Bossebœuf ? fit M. Barillot, qui ne se rappelait plus.

— J’ai passé en correctionnelle, dit l’homme, d’un air de confiance. Vous m’avez acquitté. Et après j’ suis été à Arras, chez le notaire… Il me les a donnés les cinquante mille francs, tout de même !

— Ah ! oui, fit M. Barillot.

— Et j’ les ai ici, les v’là !

Bossebœuf portait toujours la même redingote, encore plus honteuse, trouée, souillée de terre. La semelle de ses forts souliers était encore solide, mais il en avait remplacé les lacets par des ficelles. Il ouvrit ce vêtement déshonoré, fouilla dans la poche intérieure, en retira son peigne, son miroir, et un gros paquet de titres, réunis par une ficelle.

— Eh bien ? demanda M. Barillot, qui ne comprenait pas.

— M. le président, c’est pour que vous les gardiez… Quand vous m’avez acquitté, vous m’avez dit : « Vous êtes sur une voie bien dangereuse ! Avec vos habitudes d’intempérance et d’oisiveté, je crains bien que la fortune mise entre vos mains ne disparaisse bientôt. Devenez un bon citoyen, tâchez d’acquérir des principes d’économie. » Oh ! je m’ rappelle, je m’ rappelle ! Et vous aviez bien raison… Alors j’ai pensé qu’ vous pourriez m’ conserver ça et m’ donner les revenus. J’ passerai les prendre. Ça m’ fait rien d’ passer, monsieur l’ président, j’aime ça. Ça m’ fera une occupation. Et j’ peux pas laisser l’ paquet chez l’ notaire, j’ vous ai dit qu’ j’ai pas confiance dans les notaires. J’ lui ai donc tout r’pris, à celui-là. Seulement, je m’ suis dit : « Un homme qu’est placé par le gouvernement pour condamner les autres, ça doit être honnête, il peut pas y avoir plus honnête ! » Voilà : vous m’empêcherez de faire des bêtises, comme ça, monsieur le président.

— Mais je ne peux pas ! cria M. Barillot. Je ne peux pas ! Je ne suis gardien ni des deniers publics ni des deniers privés, je ne puis pas l’être, ce serait contraire à tous mes devoirs. Il y a les notaires…

— Mais puisque je vous dis que je n’ai pas confiance dans les notaires, insista Bossebœuf.

— Alors, adressez-vous aux banques, aux établissements de crédit.

— Mais, monsieur le président…

— Je ne peux pas ! Quand je vous répète que je ne peux pas !

— Alors à quoi ça sert, la justice ? fit Bossebœuf, sincèrement stupéfait.

Il reprit son paquet de titres et s’en alla, mélancolique.

LA CENTENAIRE

Avant la guerre, il avait été homme de lettres ; il se fût offensé si on lui eût dit qu’il ne l’était point encore. Mais les temps sont durs pour les personnes de sa sorte, et il faut bien vivre. Triennes s’était trouvé heureux d’accepter un poste d’inspection dans les régions qu’a ruinées l’occupation allemande.

Il voyait ainsi de grandes misères, il y était sensible ; il s’efforçait de les signaler, et, dans la mesure de ses forces, d’y parer par les dispositions que lui-même était autorisé à prendre. En même temps, il continuait de lire les journaux, dans l’espoir, et dans l’illusion, de se rendre compte de la direction générale des choses : alors, il s’épouvantait et perdait courage. L’avenir lui paraissait chargé des plus noires menaces. Il ne se rendait pas compte que le rôle de la presse est d’insister sur ce qui ne va point comme il faudrait, non point de remarquer, et de faire remarquer, ce qui ne prête à aucune critique. Ainsi la lecture des feuilles publiques peut-elle conduire à quelque pessimisme les gens d’un caractère quelque peu faible et impressionnable. Triennes était de ceux-ci, peut-être justement parce qu’il était un homme de lettres : depuis le romantisme, la littérature exige plus d’imagination que de jugement, et encore cette imagination s’exerce-t-elle dans un domaine plus restreint qu’on ne pense d’ordinaire. Les vrais hommes d’imagination, de notre temps, sont les hommes d’affaires, et les politiques. Leur profession exige, avec une bonne somme d’optimisme pratique, sans lequel ils ne sauraient agir, la faculté de vivre en avant, de discerner dans une certaine mesure ce que l’avenir produira de combinaisons inédites : tandis que l’imagination des écrivains se borne presque toujours à reconstruire, à faire une mosaïque à l’aide de cailloux empruntés au passé : car ce qui a été fut chargé, par les générations écoulées, de sentiments et d’émotions, alors que l’avenir, si grand que soit l’effort qu’on fait pour le distinguer, demeure à la fois sec et obscur. De là vient que la plupart des écrivains de nos jours, en même temps que romantiques, sont réactionnaires. Triennes ne l’était ni plus ni moins que la moyenne d’entre eux.

Ce sont sans doute les habitudes qu’il avait contractées dans son ancienne profession littéraire qui firent qu’une aventure demeurée pour d’autres simplement bizarre lui paraît encore, à cette heure, empreinte de mystérieuses significations. Les devoirs que lui imposent ses fonctions nouvelles l’amenèrent un jour dans une demeure que, par extraordinaire, l’ennemi n’avait point détruite, comme le reste de cette petite ville ; ce qu’il est permis d’attribuer au fait que, par ses dimensions mêmes, son aspect de luxe héréditaire et solide, elle avait naturellement été choisie par les Allemands pour y loger des officiers supérieurs. Mais ses propriétaires possèdent des fermes, dont les bâtiments ont été rasés, les terres dévastées. Triennes, pour les réparations, devait se procurer auprès d’eux certains renseignements. Il fut accueilli par une de ces servantes comme on n’en trouve plus que dans les provinces lointaines, et qui paraissent faire corps avec les aîtres, destinées à y rester indissolublement attachées. Elle avertit le visiteur, avec une bonne grâce familière, que ses maîtres étaient absents, mais allaient rentrer, et le pria d’attendre dans le salon.

Triennes considérait depuis quelques minutes les traces indubitables qu’ont laissées les envahisseurs, même dans les maisons qu’ils ont en apparence épargnées : les coussins des sièges usés, déchirés, par les bottes qui s’y sont négligemment et insolemment accrochées ; les tableaux de famille — et, dans les vieilles habitations, il s’en trouve toujours un ou deux qui ont du mérite, même s’ils ne sont pas de premier ordre : ce mérite du style, de l’ordre et de la conscience, qui n’appartient qu’aux époques classiques, — dont les châssis avaient été enlevés des cadres, les toiles roulées, pour les soustraire à l’avidité des envahisseurs. Il distinguait aussi, aisément, ce qui était là depuis longtemps, depuis des générations, et ce que la décadence du goût, générale dans la plupart des familles de notre bourgeoisie contemporaine, y avait par malheur introduit récemment. Quelques minutes venaient pour lui de s’écouler de la sorte, quand la porte s’ouvrit sur une apparition singulière — presque un fantôme.

C’était une vieille femme, une femme si vieille qu’elle paraissait avoir dépassé les bornes assignées par la nature à l’existence humaine, incroyablement maigre, vêtue d’une robe noire toute simple, mais dont l’étoffe de soie marquait la classe de celle qui la portait, la tête couverte d’un bonnet de dentelles noires, que de rares cheveux blancs, en désordre, dépassaient. Ses yeux, extraordinairement clairs, comme en ont certains vieillards, s’arrêtèrent sur Triennes qui se leva avec une politesse respectueuse, eurent l’air de le fixer, et cependant, de toute évidence, ne l’aperçurent point. En tout cas ce fut, durant toute cette scène, comme si le visiteur n’existait pas pour elle. Et Triennes comprit bientôt à tous ses mouvements, à tous ses gestes, que cette espèce d’apparition ne cherchait rien, ne voulait rien voir, sinon il ne savait quoi, qui restait invisible. Elle ouvrit une porte, qui donnait sur la salle à manger, regarda d’un air triste, déçu, et la referma. Puis ce fut le tour d’un vaste placard, dissimulé dans la muraille, et où il n’y avait que des pots de confitures. Enfin, elle baissa son corps desséché jusque sous les tables, souleva les rideaux des fenêtres. Et, de sa bouche édentée, d’une voix mélancolique :

— Ils se cachent ! fit-elle. Ils se cachent toujours ! Où sont-ils ?

Elle reprit sa marche à travers la pièce, ouvrant les bras avec des mines de jeu puéril, comme abandonnée à quelque étrange et fatidique colin-maillard. Presque épouvanté, Triennes, quand elle allait l’atteindre, passait à droite ou à gauche, pour l’éviter. Cela lui sembla durer longtemps, très longtemps. En tout cas, il en avait assez ! Il se sentait ridicule, il éprouvait en plus la crainte d’être indiscret. Ce fut avec un indicible soulagement qu’il entendit des pas dans le vestibule, de vrais pas humains, et des pas d’homme, cette fois.

— … Mon Dieu ! fit le maître de la maison, pénétrant dans le salon, grand’mère !… Elle est encore descendue toute seule, elle s’est sauvée de sa chambre !

Il prit doucement la vieille femme par le bras.

— Il faut remonter, grand’mère. Je vais vous reconduire.

— … Ils se cachent ! répéta la singulière apparition. Ils se cachent ! Pourquoi ne viennent-ils pas ?…

Le maître de la maison la poussa tendrement. On entendit qu’il l’aidait à monter l’escalier. Il revint en s’excusant :

— Vous voudrez bien pardonner, monsieur, dit-il à Triennes. Je l’appelle grand’mère : c’est mon arrière grand’mère, en réalité. Elle a cent ans. Vous voyez qu’elle marche encore gaillardement, sa vue est bonne, son ouïe aussi… Seulement, ses yeux ont beau ne pas lui faire défaut, ni ses oreilles, elle ne voit, elle n’entend plus, dans son esprit, personne de vivant ; vous êtes, je suis moi-même pour elle comme si nous n’étions pas. Il n’existe plus, dans sa pensée, que son mari, mort il y a quarante ans, son père, disparu il y a plus d’un demi-siècle, et ceux de ses enfants qui sont déjà dans la tombe. Elle ne conçoit point qu’ils ne soient pas là, près d’elle. Elle les cherche, elle les cherchera jusqu’à sa mort à elle-même. C’est très triste… Parlons maintenant de ce qui vous amène, voulez-vous, monsieur…


Triennes eut beaucoup de peine à retrouver dans sa mémoire l’objet de sa démarche. Il était déconcerté. Sa pensée retournait toujours à l’étrange vision, qui continuait de le poursuivre. Et il songeait que les vieilles, très vieilles nations, telles que la France, sont comme cette centenaire, qui ne distingue plus rien du présent, mais le seul passé, s’égare à ouvrir toutes les portes, à fouiller tous les recoins, pour y découvrir, non pas ce qui est, mais ce qui a été, et ne sera jamais plus. Et il se demandait aussi, avec inquiétude : « Est-ce que moi, moi aussi, l’écrivain, je ne suis pas un peu comme cette pauvre femme, est-ce que je ne passe point ma vie, inutilement, à ce pourchas illusoire ? Est-ce qu’il n’y a pas mieux à faire ; ne serait-il pas possible, enfin, de voir en avant ?… »

TABLE DES MATIÈRES

Monsieur Barbe-Bleue… et Madame
Comment M. Boubal en fut
En Diligence
L’Épouvantail
La Théologienne
Les Ombres reviennent
Une Femme d’affaires
Le Retour
Le Verglas
Une Robe de soie
Combats de boxe
Moustache
La Consultation
En une Nuit…
La Justice immanente
Rhéa
La Choulette
Réconciliation
Le Testament
La Haine
Un vrai Pêcheur
Albert
Bossebœuf, vagabond
La Centenaire

ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 15 SEPTEMBRE 1922,
PAR FRAZIER-SOYE,
168, BOULEVARD DU MONTPARNASSE,
A PARIS, POUR
LA SOCIÉTÉ D’ÉDITION
LE LIVRE