Title: Barnavaux et quelques femmes
Author: Pierre Mille
Release date: April 8, 2023 [eBook #70504]
Language: French
Original publication: France: Calmann-Lévy
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
PIERRE MILLE
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
DU MÊME AUTEUR
Format in-18.
LA BICHE ÉCRASÉE | 1 vol. |
CAILLOU ET TILI | 1 — |
LOUISE ET BARNAVAUX | 1 — |
LE MONARQUE | 1 — |
SUR LA VASTE TERRE | 1 — |
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.
Published January twenty ninth nineteen hundred and eight. Privilege of copyright in the United States reserved, under the Act approved March third, nineteen hundred and five, by Calmann-Lévy.
J’ignore si elle avait eu jamais un nom comme tout le monde, un nom de famille, le même nom qu’avait porté, je ne parle pas de son père, mais sa mère seulement ; et sa profession était de celles que la morale réprouve. Le recruteur qui l’avait conduite sur la terre d’Afrique avait été obligé de lui faire croire, pour obtenir sa décision, qu’elle irait à peine plus loin que Marseille : un petit bras de mer à traverser, sur une eau calme, et elle se retrouverait en quelques heures dans un pays tout semblable à la France, mais où les hommes étaient plus généreux. Et pendant des jours et des jours, du haut de la passerelle des secondes classes, elle avait cherché des yeux, sur la mer sans bornes, les maisons, les cafés, les grands boulevards de Port-Ferry, où on l’envoyait en compagnie de Pasiphaé, une blonde molle, et de Carmen la Valaque.
Au bout de trois semaines, le grand paquebot s’arrêta dans l’estuaire d’un fleuve jaune qui roulait ses eaux lourdes entre deux rives basses. La lumière même du soleil paraissait imprégnée d’une humidité perpétuelle, et la première chose qu’elle aperçut en descendant à terre, ce furent des croix plantées dans la boue. Tel était Port-Ferry, point de départ d’une conquête neuve, centre d’un futur empire, où les vainqueurs vivaient dans des cases de bois et de paille, presque à la nage dans la fange ; mais cinq cents hommes vêtus de blanc ou de khaki acclamèrent Marie, Pasiphaé, Carmen la Valaque, acclamèrent le paquebot, la France et le marchand de femmes qui leur importait de l’amour.
Carmen la Valaque et Pasiphaé pleurèrent.
— Nous allons mourir ici, disaient-elles, nous allons mourir, c’est sûr !
Elles regardaient la demeure où elles allaient vivre et vendre de la volupté, ces parois de bambou couvertes de vieilles affiches illustrées qui rappelaient ironiquement Paris. L’obscurité farouche, amassée dans les coins des murailles sans fenêtres, tombait sur les lits effrayants comme un drap noir sur une bière, tandis que déjà, par la porte ouverte, entraient les plus hardis parmi ces hommes dont elles ne devaient refuser aucun.
— Nous allons mourir ici, mourir !
Marie les considérait avec étonnement, sans comprendre la cause de leur terreur et de leurs larmes. C’est un grand malheur d’avoir conscience de son sort quand ce sort est inévitable, et son insouciance lui épargnait l’angoisse de ses compagnes. A Paris même, elle avait traversé de plus atroces misères, dormi dans d’autres bouges, risqué le couteau, connu la férocité des hommes : elle se jura de ne pas mourir.
Et voilà comment, lorsqu’elle eut conduit, trois mois plus tard, jusqu’au triste cimetière, aux croix plantées dans la boue, Pasiphaé la blonde et Carmen la Valaque, elle resta sans peur pour elle-même, tranquille et comme fière d’une espèce de victoire. Il lui semblait que sa peau bise et sa chair immuablement saine pouvaient tout affronter. Et d’ailleurs elle était reine ! C’était une reine qui se donnait à tous, puisque c’était son devoir. Elle avait la conviction profonde, par ce renversement des valeurs morales qui fait un autre cerveau et une autre morale aux personnes de sa caste, que c’était un devoir ! Bonne, douce, pacifiante, elle régnait, étant la seule femme blanche, ignorant sa honte, que tout le monde avait fini par oublier. Et quand Barnavaux, soldat d’infanterie coloniale, deux fois rengagé, créateur de verbes, faiseur de gloires locales, comme Warwick était faiseur de rois, l’eut baptisée Marie-faite-en-Fer, elle accepta ce nom comme un hommage et le porta aussi fièrement que le sultan Mahmoud, jadis, celui de Victorieux. Elle régnait, je vous dis, et n’eut jamais de rivale ! Les bataillons succédèrent aux bataillons, de nouveaux chefs remplacèrent les anciens, elle vit grandir Port-Ferry, bâtir un quai, monter les assises des premières maisons de briques, briller les premiers toits en tôle ondulée, signe de luxe, symbole de l’affermissement des dominations en Afrique. Seule, elle se rappelait encore les temps héroïques, gardait le souvenir des jours noirs où la fièvre avait couché tant d’hommes qui ne s’étaient pas relevés.
Une année, il advint que l’été fut beaucoup plus humide que de coutume. Au lieu des brusques tornades qui déversent d’un coup sur le sol des torrents d’eau que le soleil séchait tout de suite, la pluie tomba, lourde et grise comme en Europe, durant des semaines entières, pénétrant le chaume des paillettes, emplissant des marigots vides depuis longtemps, gonflant le fleuve élargi comme un lac. Les herbes croissaient avec fureur ; parfois du fond de la grande brousse on entendait le bruit puissant et sourd d’une chute dont la terre retentissait : c’était un arbre usé par l’âge, ne vivant plus que par l’écorce, qui s’effondrait sous le poids de ses feuilles trempées, de la mousse dont il était vêtu, imbibée maintenant comme une éponge ; et les mouches, par milliards, sortaient des pourritures. Marie-faite-en-Fer alla parler au major.
— J’ai déjà vu ça une fois. C’est mauvais signe… Nos pauvres enfants !
Elle avait pris l’habitude de dire « nos enfants » en parlant des hommes. Le major fronça les sourcils. Lui aussi savait trop bien ce qui allait arriver ; le premier de ses patients qui vint se plaindre d’un grand mal de tête, il regarda sans rien dire ses deux pupilles, et le fit coucher tout de suite. Marie-faite-en-Fer lui dit, le soir :
— Il avait les yeux très brillants, n’est-ce pas et maintenant, il saigne du nez. C’est la fièvre jaune ?
— Oui, fit le major tristement.
Marie-faite-en-Fer répéta :
— Nos pauvres enfants ! Qu’est-ce qu’il faut faire ?
— Il n’y a rien à faire, répondit le major, les frictionner avec des citrons, leur injecter de la quinine, et les endormir, pour les aider à claquer, avec de l’opium. C’est tout ce qu’on a trouvé, et ça ne vaut pas grand’chose. Mais, surtout, il faudrait protéger ceux qui n’ont rien encore… les protéger contre les moustiques. Ce sont ces sales bêtes, qui viennent de sortir de terre avec la pluie, qui portent ça dans la peau. Tout homme piqué est un homme mort. Et dire que depuis six ans nous réclamons au ministère des toiles métalliques pour la caserne ! Elles viendront trop tard. Voulez-vous que je vous dise, Marie ? Eh bien, faites-vous une moustiquaire, et fermez vos fenêtres avec vos robes de mousseline, si vous n’avez rien de mieux.
— Oh ! moi… fit Marie-faite-en-Fer.
Elle n’ajouta rien, mais le lendemain elle apportait cinq moustiquaires au major : elle avait cousu toute la nuit. Ce fut là le point de départ du grand combat. On acheta toute la mousseline des traitants : et alors Marie devint la directrice d’un grand atelier, plaça elle-même partout les frêles barrières qui s’opposaient aux fureurs des bêtes invisibles. Et quand, à la tombée du soir, elles emplissaient l’air de leur insupportable murmure, plus terrible que le clairon sonnant sur une ville attaquée, Marie-faite-en-Fer allait voir si ses remparts tenaient bien. Ah ! il serait trop hypocrite et trop sot de rien cacher ! On continuait encore à aller chez elle pour autre chose. Croyez-vous qu’ils soient nombreux, les hommes qui, dans l’attente de la mort froide, contre laquelle sont inutiles l’énergie des muscles et la force irritée des membres, ont le courage de mâcher tout seuls leur peur sans aller se pendre au cou d’une femme comme de petits enfants ? Mais de ces amants épouvantés, Marie-faite-en-Fer en accompagna beaucoup jusqu’à leur dernier lit solitaire, dans la baraque en planches faite déjà comme un cercueil, où le major les aidait à mourir avec son opium dérisoire et sa quinine qui ne servait à rien. Et de ceux qui ressuscitèrent par hasard, il n’en est pas un qui n’ait vu cette brave figure de femme penchée sur l’oreiller.
Les pluies cessèrent. La saison sèche revint avec le vent de mer, la boue du cimetière se reposa, et un général inspecteur arriva de France pour rendre du courage aux hommes, prendre les mesures qu’on prend toujours trop tard, et glorifier du moins les vivants d’avoir vécu, puisque personne ne pouvait plus rien pour les morts. Et ils défilèrent, ces vivants, avec ceux de leurs chefs qui restaient, avec leurs armes fourbies, leurs voitures de fer grinçantes qu’ils poussaient à bras parce qu’on n’avait pas soigné les chevaux, et que les chevaux, eux aussi, étaient morts. Et, derrière cette troupe décimée, interdite, marchant mal, traînée par le major, disant « qu’elle ne savait pas ce qu’on lui voulait », Marie-faite-en-Fer, à son tour, défila !
— Notre Sœur de charité, dit le major.
Le général savait. Il salua Marie-faite-en-Fer très gravement, il salua de tout son cœur, devant les troupes, devant les officiers et devant le drapeau.
— On ne peut pas vous décorer, madame, dit-il, mais… voulez-vous me permettre de vous embrasser.
Il n’était jamais arrivé, dans toute la vie de Marie-faite-en-Fer, qu’on lui eût demandé pour ça : « Voulez-vous me permettre ? » Voilà pourquoi elle pleura.
Vers le soir, elle s’assit devant sa maison. Par sa porte entr’ouverte, on apercevait un lit bas, drapé d’une étoffe rouge, un lit tel que sans doute ils étaient jadis à Suburre, tel qu’on les voit encore à Marseille et à Toulon dans les quartiers infâmes. Mais son cœur était rempli d’une joie ineffable, et en même temps elle avait presque envie de mourir, sachant qu’il ne pourrait plus rien lui arriver dans la vie d’aussi fort et d’aussi bon que ce qu’elle avait senti ce jour-là. Ce fut à ce moment qu’elle entendit le grincement des voitures Lefèbvre. Sur la route dure, elles roulaient avec leurs grandes roues maigres qu’elle connaissait bien, mais changées en corbeilles de fleurs : les beaux hibiscus rouges, éclatants comme un cri dans l’airain, les fleurs mauves des grands épiniers, et tout l’or des mimosas ; elles roulaient, précipitées, tassées, odorantes elles roulaient jusqu’à elle, poussées par toute la garnison, et la garnison criait :
— Ce sont des fleurs, des fleurs, des fleurs ; Marie-faite-en-Fer, ce sont des fleurs pour toi !
Et Barnavaux, le premier marsouin qui passa devant elle, avec ses beaux yeux clairs qui brillaient sous son casque, des deux côtés de son nez mince, lui jeta une pièce d’argent sur les genoux.
— Voilà une piastre, Marie-faite-en-Fer, une piastre !
Elle regarda la pièce, comme éveillée d’un rêve.
— Ah ! dit-elle, c’est vrai… Oui, c’est vrai. Eh bien ! entre, Barnavaux.
Mais Barnavaux répondit :
— Non, pas aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est repos, congé pour tout le monde. Ordre supérieur. Et tu fais partie du corps, maintenant !
Elle leva les yeux, sans comprendre, et les autres, à leur tour, les trois cents qui survivaient, faisaient tomber à ses pieds une pièce brillante, et s’en allaient.
— En place, repos ! Marie-faite-en-Fer !
Elle demeura longtemps éperdue devant ce trésor, et cet argent éparpillé lui faisait presque peur. Il lui semblait qu’il ne pouvait pas être à elle, puisqu’il venait d’une source pure, et qu’ainsi elle ne l’avait pas gagné. A la fin, elle le ramassa pour le mettre dans un sac, et ses doigts tremblaient beaucoup.
Il faisait tout à fait nuit quand elle alla trouver le général.
— Je ne peux pas garder ça, dit-elle comme il la considérait en silence. Je ne peux pas mettre cet argent avec… avec l’autre. Est-ce qu’il y en a assez pour un lit, un lit dans l’hôpital qu’on va faire ?
Voilà pourquoi il existe aujourd’hui, à l’hôpital de Port-Ferry, un lit qui porte cette inscription, sur une pancarte blanche : No 1. Fondation Marie F…
Et cette histoire est très vraie.
J’entreprendrai maintenant d’écrire comment Marie-faite-en-Fer aima, et comment elle mourut. Et je ne veux pas affirmer par là qu’elle mourut d’amour. Il est très vrai qu’on meurt quelquefois d’amour, autre part que dans les livres, mais je n’entends rien dire dont je ne sois tout à fait sûr, et si la grande passion pour le major Roger, que Marie-faite-en-Fer entretint silencieusement dans son cœur, fut pour quelque chose dans sa fin, elle ne l’a jamais avoué à personne, c’est un secret qu’elle a emporté. Il faut toujours qu’une femme garde une pudeur. Marie ne pouvait avoir celle de son corps, sa profession le lui défendait. Elle eut celle de ce grand sentiment pur dont son âme était toute pleine.
Ça lui vint d’abord parce que c’était par lui qu’elle avait eu de la gloire. Elle ne pouvait oublier le jour où le général l’avait saluée devant le drapeau et embrassée comme une dame, le jour où les soldats lui avaient apporté des fleurs, les jours plus longs et plus chers de l’épidémie, où elle avait eu autre chose à faire que son monotone et triste métier d’amour. Et c’était le major qui l’avait prise à son bras en disant devant tout le monde : « Notre sœur de charité ! » C’était avec lui qu’elle avait travaillé et risqué sa vie, quand les hommes mouraient. Intérieurement, elle lui dévoua son cœur, institua pour lui un culte de vénération timide et taciturne.
Tout ce qu’elle osa jamais lui demander, ce fut sa photographie, et celle d’une petite fille qu’il avait en France, car il était marié. Il avait cédé à son désir par condescendance, en lui faisant promettre seulement de ne pas montrer ces portraits. Marie avait tenu parole, mais ces images, elle les considérait longuement quand elle était seule, comme des choses extraordinaires, d’une valeur inestimable. L’idée que le major avait un enfant lui faisait du bien et du mal à la fois. Il lui arrivait d’y penser toute une longue nuit, avec des rêves impossibles. Mais son esprit raisonnable ne formait que des raisonnements droits ; elle se reprocha d’avoir des idées au-dessus de sa situation.
Seulement, les négrillons s’aperçurent bientôt qu’ils pouvaient tout obtenir d’elle. Les petites filles lui apportaient leurs poupées, dont quelques-unes avaient des colliers de perles en verre, en véritable verre, bijoux sans prix, et des coiffures comme les vraies dames noires du pays, c’est-à-dire une laine longue, tordue en queue de canard, et tombant sur le dos. Elles passaient des journées entières, devant sa case, jouant avec leurs képé-soukous : deux cosses de coloquinte avec des pierres dedans, qui font grelot. Elles se couvraient mutuellement de poussière pour se rendre « pareilles les blancs » et Marie les débarbouillait, après leur avoir donné du sucre. Leurs parents finirent par la considérer comme une espèce de bonne sorcière, très puissante. Les honneurs rendus à Marie-faite-en-Fer après l’épidémie ne leur avaient pas échappé. Ils en conclurent qu’elle avait fait fuir le mal par des enchantements merveilleux. Quelquefois, elle entrait chez les négresses en peine d’enfantement. Elle ne les assistait point, mais demeurait pensive tandis qu’elles criaient longuement, accroupies sur des bottes de paille ; et la croyance s’enracina que sa présence avait quelque chose de salutaire, qui protégeait contre les mauvais esprits.
Le temps coula. Marie-faite-en-Fer s’aperçut, avec une sorte d’étonnement, que sa belle force de femme saine, dont elle avait été si orgueilleuse, l’abandonnait. Parfois, des rougeurs subites montaient à ses joues, il lui semblait s’évanouir. Autour de ses tempes, de ses oreilles, de ses yeux, sa peau prit des teintes de cire. Elle connut d’autres misères secrètes, dont elle fut humiliée, et la fièvre la visita tous les jours.
Les médecins appellent ça de l’anémie tropicale. C’est un nom savant qui ne signifie pas grand’chose, excepté l’envie de mourir ; et on finit par mourir, en effet, dans une grande langueur, sans rien regretter, comme on s’endort ; on finit par ne plus avoir peur de mourir, parce que c’est bien plus facile, bien plus commode, bien meilleur que de bouger. On a beau être jeune, on pense comme quelqu’un de tranquillement mélancolique et très vieux, et on s’en va, tout doucement. Voilà ce que c’est que l’anémie tropicale ; Marie-faite-en-Fer s’en allait.
Elle s’en allait, n’ayant plus joui dans son âme d’une seule minute de paix depuis son grand bonheur. Les choses autour d’elle avaient changé, elle ne les reconnaissait plus. La ville avait grandi. Il y avait maintenant des maisons presque riches, avec des perrons et des vérandas, et les militaires, insensiblement, faisaient place à des civils, ce qui l’emplissait de stupeur, des civils venus avec leurs femmes, qui détournaient les yeux sur son passage. Il y avait un palais du gouvernement, une église en briques, dont le curé était le père Félix, ancien sous-officier de zouaves, et on avait construit l’hôpital. On l’avait invitée pour l’inauguration : on lui avait montré le lit qu’elle avait fondé, on avait rappelé son nom devant elle, dans un discours, mais avec des délicates réserves, et sans insister : puisque la ville avait changé, puisqu’il y avait des femmes honnêtes, maintenant ! Voilà qui était bien égal à Marie-faite-en-Fer, les femmes honnêtes ; mais ce qui lui perça le cœur, ce fut de voir au pied des lits, au pied de son lit, qui portait son nom, de vraies Sœurs de charité. Elle n’avait pas pensé à ça : son rôle héroïque était bien fini ; elle ne serait plus que Marie-faite-en-Fer, une fille. Elle ne se faisait pas ces réflexions d’une façon aussi précise, mais son âme s’agitait dans une confusion inexprimable, tandis que son corps, devenu débile, éprouvait d’infinis dégoûts.
Elle eut pourtant la grâce d’expirer sans beaucoup souffrir, le jour où s’achevait le jeûne du ramadan, à la tombée du soir, ce soir qu’attendaient avec impatience les indigènes convertis à l’islam. Le soleil enfin croula sous terre, laissant sur l’horizon occidental une ardente irradiation, tel un obus qui vient d’éclater. Et, comme cette lueur vibrait encore, apparut à l’ouest le premier croissant de la lune. Sur un ciel légèrement teinté de bleu, ce ne fut qu’une blancheur à peine visible, presque un rien, quelque chose comme un coup d’ongle sur une table de marbre. Alors, de tous les murs en terre de la ville noire, de toutes les rues, monta un grand cri exalté, l’acclamation qui saluait le retour de l’astre, le début d’une fête nocturne. Des demeures grises sortirent, parées pour la danse, prêtresses des rites voluptueux de cette nuit, des femmes indigènes, sœurs en infamie de Marie-faite-en-Fer. Elles s’assemblèrent par troupes ; sur leurs chevilles minces on entendit sonner leurs anneaux de cuivre. Marie eut une espèce de dernier sourire en songeant qu’elle, du moins, n’avait plus qu’à se reposer, se reposer pour toujours ; et elle expira paisiblement quelques heures après.
Elle n’avait pas voulu recevoir le curé de Port-Ferry. L’arrivée des Sœurs de charité l’avait rendue anticléricale. Elle était obscurément jalouse de ces rivales triomphantes, de la bonne Vierge venue avec elles, et sa colère parfois s’était exhalée en termes qu’il vaut mieux ne pas répéter. Ce n’était ni une femme honnête, ni une belle dame de salon : songez alors à ce qu’elle put inventer ! Mais l’ancien sous-officier de zouaves, qui n’avait renoncé à la discipline militaire que pour devenir sergent dans les milices divines, avait gardé trop de souvenirs de sa vie passée pour lui en tenir rigueur. Il voulut que le corps purifié par la mort de Marie-faite-en-Fer franchît enfin les portes de l’église, et tous ceux qui l’avaient connue — et vous savez de quelle manière ils l’avaient connue ! — la conduisirent jusqu’à son dernier lit, chaste et terrible. Barnavaux disait : « Notre petite mère ! notre petite mère ! » Il n’avait pas oublié pourtant qu’elle avait été pour lui encore autre chose : au fond, les hommes n’oublient jamais ça, et il ne faut pas insister sur certains des souvenirs qui l’attendrissaient. Oui, oui, c’étaient les suprêmes survivants parmi sa clientèle qui accompagnaient Marie, et le père Félix ne craignit pas de le rappeler ! Il dit qu’elle avait eu toutes les vertus, sauf une, que l’égoïsme et la sensualité des hommes ne lui avaient pas permis de cultiver, mais que, puisqu’il était le seul qui n’eût pas eu, jusqu’à présent, affaire à elle, il avait sans doute des chances de recommander utilement son âme douloureuse à la miséricorde divine.
C’est de la sorte que parla le père Félix, et il n’était peut-être pas très éloquent ; mais je vous rapporte ses paroles sans en rien changer, ne voulant altérer par nul mensonge une histoire si simple, où je rougirais de mettre de l’art, et des mots qui ne seraient pas tous vrais.
Il y a pourtant une chose encore qu’il faut que j’ajoute pour que la vérité entière soit connue, bien que je ne sache guère comment m’exprimer avec décence. Les noirs, dans leur âme obscure qui voyait des merveilles et des charmes dans tous les êtres et toutes les apparences, ne purent renoncer au culte qu’ils avaient voué, vivante, à la bonne sorcière. Voilà pourquoi ils lui élevèrent une tombe, à leur manière, une tombe en boue durcie, avec de petits clochetons peints à la chaux. Et, pour qu’on sût bien que c’était Marie-faite-en-Fer, et non une autre, dont l’esprit reposait là, et continuerait sans doute à faire des miracles, ils placèrent parmi ces clochetons sa statue, taillée dans un bois incorruptible. Ce ne sont pas de grands artistes ; ils ne se flattaient pas de rendre son image ressemblante. Mais ils s’y prirent de telle sorte qu’on pût voir, sur l’image de cette femme nue, que c’était une femme, et que nul ne pût s’y tromper.
C’est ainsi que fut perpétuée, par leurs mains involontairement obscènes et très pieuses, la mémoire de Marie-faite-en-Fer, avec son corps offert à tous, et son grand cœur.
— … Les hommes non punis pour descendre à terre !
Le clairon sonna encore une fois sur le pont de l’Iraouaddy, les sous-officiers répétèrent la phrase, et une trentaine de troupiers d’infanterie coloniale défilèrent devant eux, rectifiant la position, corrects, immaculés sous le dolman blanc à boutons de cuivre et le casque blanc incrusté d’une ancre, insigne de leur arme. En face de nous, toute noire sous le soleil qui se levait derrière elle, c’était l’île de Zanzibar, escale des paquebots français qui vont à Tamatave. Le vent frais du matin, soufflant de l’est, arrivait au navire tout chargé des senteurs de la terre : mille odeurs mêlées qu’on distinguait vaguement : celle de la marée baissante qui laisse à découvert des coquillages brisés, des poissons morts, des huîtres, sur les palétuviers, qui s’ouvrent et respirent ; celle des grands orangers, des pamplemoussiers, des citronniers, amère et sensuelle ; celle des poivriers encore, qui brûle les narines, sèche la gorge, monte à la tête — odeurs nauséabondes, odeurs délicieuses, et qui toutes ensemble font bondir le cœur, parce qu’elles annoncent l’élément de l’homme, la terre inébranlable et nourricière, où il y a des maisons, des arbres et des femmes.
Et, comme j’allais moi-même descendre dans un des canots du bord, je cherchai Barnavaux des yeux : mon ami Barnavaux, trois fois sergent, cassé deux fois pour indiscipline, une fois pour indignité : Barnavaux qui a tant vu le monde qu’il ne le regarde plus, et si sage qu’il dort quand il n’a pas absolument besoin d’agir — à moins qu’il ne boive ! Barnavaux qui sait tout, Barnavaux qui a tous mes vices, mais qui ne les cache pas ; Barnavaux qui ne sera jamais rien qu’un soldat, et que j’aime plus que je n’aimerai jamais personne, parce que tout ce qui se sent, se voit et se touche, tout ce qui arrive et tout ce qu’on rêve, il peut le dire comme vous ne le direz jamais, avec des mots qui sont à lui. Vous ne l’apercevrez dans ces pages que comme je l’aperçus moi-même : par instant, au milieu de paysages divers, au cours d’une action brève, parfois pour un seul geste. Barnavaux n’a pas d’histoire, parce qu’un soldat n’en a pas. Un soldat n’a que des histoires. Il est né un jour, il mourra un jour, voilà tout. Les choses qu’il accomplit sont sans lien pour lui, elles n’ont d’unité que dans l’unité de l’œuvre dont il est l’outil inconscient. Avez-vous jamais vu un grand oiseau, un aigle, un balbuzard, s’enlever tout à coup sur la face d’un lac, planer et disparaître ? Il n’est demeuré qu’un instant sous vos yeux : pourtant toutes les fois que la mémoire évoque ces eaux plates, ces monts immobiles, ces rochers, ces broussailles, elle évoque cet oiseau avec eux. Ainsi pour Barnavaux : et pensez aussi au « témoin » que les peintres placent au pied du monument qu’ils peignent. Il est tout petit, mais il en donne la mesure, il n’est rien, et rien n’est sans lui.
Il s’était assis sur un tas de cordes, au bout du gaillard d’avant, un pied nu, l’autre chaussé d’une vieille espadrille, et sa veste de treillis, ouverte sur la poitrine, montrait sa peau brune. Il avait un casque, bien entendu, à cause du soleil : mais son casque « numéro deux », monument triste et dégradé sur lequel ses doigts avaient laissé des traces, car il n’avait même pas pris soin de le passer à la craie.
— Barnavaux, lui dis-je, vous êtes puni ?
Il me regarda d’un air mélancolique, en répondant :
— Non, je ne suis pas puni. Seulement, je ne veux pas, je ne veux pas aller à Zanzibar, voilà !
On apercevait la rade, les môles de bois et de fer, le grand palais du sultan, que les Anglais ont brûlé depuis, pour apprendre à ce souverain que les devoirs d’un prince protégé sont de ne pas s’occuper des soins du gouvernement. A droite commençaient presque tout de suite les jardins. Jusqu’à la mer aux lames courtes, déferlaient leurs verdures croulées ; et plus loin c’était la campagne, avec des baobabs aux troncs faits comme des betteraves géantes, dans lesquelles un enfant aurait planté des branches pour s’amuser : le baobab, un arbre nègre ! gros, bête, ventru comme un nègre riche ! Les sons assourdis d’un piano mécanique, dont sur le quai on tournait la manivelle, venaient jusqu’à nous ; ils étaient héroïques, sentimentaux ou voluptueux, tout ça pour deux sous ; ils annonçaient les bars, les femmes, les grandes joies sauvages et naïves des mâles longtemps prisonniers dans les murailles de tôle des navires, et rendus pour quelques heures à la liberté.
Je répétai :
— Barnavaux, ce n’est pas possible, vous descendez, n’est-ce pas ?
— Non, répondit-il encore. Je connais. Merci !
Et il poursuivit :
— Oui, n’est-ce pas ? On boit, et il y a les petites filles noires, les Valaques, les Japonaises, les Hindoues ? J’ai trop vu ça, dans le temps, et ça n’a pas bien fini.
Des souvenirs le troublaient. Pour la première fois de sa vie, je m’aperçus qu’il avait horreur de les voir revivre, et d’en parler.
— Barnavaux, lui dis-je, moi non plus, alors, je n’irai pas à terre, mais racontez-moi ?…
Il commença, presque indécis et effrayé — et jamais je n’avais vu Barnavaux indécis ou effrayé.
— … Il y avait Ranaive et une petite fille Chetty…
Mais il s’interrompit brusquement :
— Non, ce n’est pas ça. Savez-vous ce que c’est que la lèpre ?
— La lèpre ?
— Oui. Vous ne savez pas. Vous avez idée seulement que ça existait il y a longtemps, longtemps, et que ça n’existe plus. Mais vous vous trompez. Il n’y a plus de lépreux en France, mais l’Afrique en est pleine, et l’Océanie et l’Asie ! Et quand les Européens reviennent dans ces pays où nous sommes maintenant, la lèpre se jette sur eux comme sur les autres. Ce n’est rien d’abord, on ne s’aperçoit même pas qu’on est pris : de toute petites taches rouges dans la paume de la main, ensuite une marque presque invisible encore, faite comme une feuille de chêne, et puis des plaques, et en dessous je ne sais quoi qui ronge les articulations des bras, des genoux, des doigts. Les plaques gagnent les cheveux, après c’est le front, après c’est toute la figure qui se gonfle et se ride à la fois. La bouche devient comme un mufle, les oreilles s’écartent, et on voit des hommes et des femmes qui ressemblent à des lions. Ils ressemblent à des lions, je vous dis, ils ont quelque chose de magnifique, de majestueux, de féroce, et ils vont mourir !
» Ils meurent horriblement, par morceaux : d’abord les doigts qui tombent, puis les jointures du coude et de la rotule, puis le reste. Je me suis demandé quelquefois ce qui reste à enterrer d’un lépreux. C’est la plus vieille maladie du monde, la seule qui couvre toute la terre. Les gens d’Europe ont la petite vérole et la tuberculose, que ceux d’ici ne connaissent pas. En Amérique, ils avaient la fièvre jaune, qui n’est pas chez nous, et les noirs meurent de la maladie du sommeil. Mais la lèpre a toujours été partout. C’est comme si elle avait été transportée par les premières familles des hommes, à l’époque dont parle la Bible, quand ils ont quitté Babel.
— Barnavaux, dis-je stupéfait, qui vous a donné cette idée ?
— Je ne sais pas, répliqua-t-il, étonné lui-même. Il me semble que ça doit être comme ça.
Et tandis qu’il rêvait un peu, je revis en moi-même les migrations primitives, alors que les hommes n’avaient que des armes en pierre, et sur l’immensité des espaces jetaient leurs premières colonies, emportant avec eux cette lèpre dont on retrouve partout la trace ineffaçable, jusque sur les plus vieux ossements des plus vieux tombeaux ; puis évoluant en races distinctes où apparurent des fléaux différents, — et maintenant que les grands navires mêlent toutes ces races, le mélange de tous ces fléaux, et le retour sur nous-mêmes du plus antique de tous, déjà presque oublié.
— Eh bien, continua Barnavaux, il y a dix ans déjà maintenant, j’étais jeune soldat, et on m’avait envoyé à Zanzibar pour recevoir les mulets qu’on y entreposait quelquefois avant de les envoyer à la côte malgache pour l’expédition de Tananarive. Et on s’amuse à Zanzibar : il faut bien s’amuser, c’est là qu’on s’arrête avant d’aller mourir : Mourir aux tranchées du chemin de fer que les Anglais font dans l’Ouganda, mourir aux mines du Transvaal, dans les possessions allemandes où il n’y a rien que des fièvres, des hippopotames et des officiers allemands, très nobles et très saouls, mourir à Madagascar même, où nous avons tant laissé des camarades ! Alors, pour ne penser à rien, il y a les bars où l’on boit, et les femmes, toutes les femmes qui remplissent des rues entières, et qui viennent de tous les pays du monde. Je faisais des parties avec Ranaive.
» Vous n’avez jamais connu Ranaive, et vous ne le connaîtrez jamais, vous saurez tout à l’heure pourquoi, bien qu’à cette heure il ne soit peut-être pas tout à fait mort : un bon garçon ! Je ne lui aurais pas donné ma sœur en mariage, mais un bon garçon. Sa mère, c’était une Malgache ; son père un demi-blanc ou un quart de nègre de l’île Maurice, probablement, mais personne n’en a jamais rien su, pas même lui. Il gagnait sa vie à épouser des filles de chefs dans la brousse de Madagascar et du Mozambique. C’est un bon métier, quand on a des marchandises. On laisse une partie de ces marchandises à son beau-père qui se charge de les vendre, on va dans un autre pays épouser une autre fille de chef et faire la même opération, et quand on s’est marié une dizaine de fois comme ça, on peut liquider, au bout de dix ans, les boutiques, les épouses et les beaux-pères. On est riche, et on ne s’est pas trop embêté. » Je suppose que c’est dans l’exercice de son commerce qu’il avait pris l’habitude de ne pas se gêner avec les femmes. Il était hardi… plus que moi.
— C’est beaucoup, dis-je poliment.
Barnavaux parut flatté, mais il continua :
— Il y avait, rue des Marchands-d’Argent, une petite Chetty, jolie comme le sont ces Hindoues, — et même pire, parce qu’elle avait du sang portugais : il paraît que les Portugais ont eu les Indes, dans le temps. Et à cause de toutes ces histoires passées, elle s’appelait Da Silva, comme une grande dame. Elle n’était pas meilleure que les autres, mais elle avait plus de fierté, à cause de son sang blanc, et Ranaive ne lui plaisait pas. Ce sont des choses qui arrivent et le mieux alors est de ne pas insister. Je crois qu’un soir Ranaive a insisté.
Je fis signe que je comprenais.
— Et jamais, poursuivit Barnavaux, jamais je n’ai vu de gifle comme celle qu’a reçue Ranaive. Il ne faut pas rire, il ne faut pas croire qu’une gifle, à Zanzibar, c’est comme une gifle à Paris entre gens du monde, c’est-à-dire rien du tout : il y a la majesté du blanc ! Ranaive fut considéré comme un blanc. Voilà pourquoi mademoiselle Draoupady fut condamnée, par la justice anglaise, et séance tenante, à payer cinq livres sterling, à moins qu’elle ne voulût faire un mois de prison.
» Ah ! je la verrai toujours, refusant d’acquitter l’amende, parce qu’elle ne la devait pas, puisqu’elle n’avait fait que se défendre et se venger ! Je vois ses épaules rondes, sa petite veste ovale, aux reflets violets sous des fleurs d’or, et la ligne de ses reins — une mince raie de peau cuivrée juste au-dessus du pagne — et toute cette chair vivante frémissant sous l’insulte. Et je n’oublierai jamais ses yeux. Je dis à Ranaive :
» — Mon vieux, si tu t’en allais ?
» Il me demanda :
» — Où, et pour quoi faire ?
» — Où tu voudras. Chez tes dames de Madagascar et du Mozambique. Mais ne reste pas ici. J’ai idée que ce n’est pas fini, cette affaire-là !
» Il ne fit que hausser les épaules.
» Quand Draoupady revint prendre sa place derrière le bar, un mois après, je crus d’abord que je m’étais trompé, tant elle avait l’air tranquille. Elle faisait semblant de ne jamais regarder Ranaive, voilà tout. Nous fûmes encore plus étonnés lorsqu’elle épousa très légitimement, quelques jours après sa sortie de prison, un détective pour lépreux.
— Vous dites ?
— C’est une invention des Anglais. Est-ce que vous croyez qu’on pourrait vivre, si on savait qu’on a la lèpre à côté de soi, la lèpre qui passe, invisible, et qu’on peut prendre dans un serrement de mains, sur la rampe d’un escalier qu’on monte, l’objet qu’on touche, le verre qu’on boit ? Ce n’est pas quand ils ont leurs marques, quand ils perdent leurs membres, quand on voit à cent pas leurs faces de lions, que les lépreux sont un danger : on peut les fuir, on les connaît. Mais au commencement, quand ils n’ont rien que ces petites taches roses ou ces plaques imperceptibles, quand ils ne savent pas eux-mêmes !… Comprenez-vous ? Eh bien, il y a des gens qui savent s’y reconnaître : ils ont l’œil. Alors les Anglais les nomment détectives pour lépreux. Ils vont partout, ils s’arrêtent dans les marchés, ils baguenaudent dans les boutiques, ils causent avec vous, debout devant les comptoirs où chez les femmes : et ils cherchent leur gibier. Contre leur dénonciation, les blancs, les vrais blancs, ont la ressource de demander un certificat de médecin, leur embarquement pour l’Europe. Mais les indigènes et les métis… il y a une île, pour les indigènes et les métis lépreux ; c’est dans les Seychelles. Un bateau de la police les mène là, et on ne les revoit jamais. Est-ce que vous devinez maintenant ?
— Quoi, dis-je, Ranaive ?
— Eh bien ! le détective pour lépreux l’a reconnu. Il l’a pris pour son gibier.
— Mais est-ce qu’il était lépreux ?
— Lui ! répondit Barnavaux presque solennellement. Il était aussi sain que moi, je vous le jure. Mais, maintenant, il l’est devenu, là-bas ! Vous devez comprendre pourquoi je ne tiens pas à revoir Zanzibar.
Il paraissait revivre ces choses, et s’en épouvanter. Son âme est calleuse. Sa morale n’est pas d’un prêtre, ni d’une vierge. S’il voulait se confesser pleinement, il avouerait sans doute des choses à vous faire frémir. Mais cette froide vengeance de femme écrasait son imagination ; il ajouta :
— J’ai oublié de vous dire qu’elle s’appelle Félicité, sur les cartes, l’île aux Lépreux. Ça doit être un bel enfer !
A gauche de la vieille darse, à Toulon, en face de la carène grise de la Belle-Poule, de l’autre côté des cabanons où dans la nuit des temps il y avait les forçats, c’est là qu’aujourd’hui on amarre les contre-torpilleurs. Ils dorment bien sagement, attachés à de vieux canons fichés en terre ; et très bas sur l’eau, avec leurs cheminées courtes, leurs petits espars de rien du tout, leurs câbles maigres, ils ont l’air de gros poissons malades auxquels un méchant enfant aurait piqué sur le dos des bobines à dévider et des aiguilles avec leur fil. Le matin, les matelots en sortent par escouades. Ils vont vers des choses qui sont sur le quai, faites comme des abreuvoirs, et qui vraiment sont pleines d’eau douce. Alors, retirant leur tricot, nus jusqu’à la ceinture, ils frottent rudement leurs torses bourrus, leurs dos où les muscles roulent par grandes ondes, suivant les gestes qu’ils font. Le soleil tape, et leurs yeux jeunes brillent sous leurs cils clignés.
Pour voir ça, qui est plus beau que tout le reste à Toulon, parce que c’est tout en vie, il faut d’abord tourner la darse, et passer derrière un tas de bâtisses, presque toutes démolies, qui servaient dans le temps à je ne sais pas quoi, par des chemins où il n’y a ni pavés, ni macadam, ni rien, excepté de l’eau, de la boue, du charbon qui a déjà servi, et des tessons de bouteilles. L’air sent le poisson frais pêché, les saletés qui pourrissent, le sel frais qui vient de la mer, le vieux sel, qui est la saumure, et même les fleurs, parce qu’au printemps il y en a trop dans ce pays, et que leur odeur traîne partout. Au plus près de la jetée qui sépare la vieille darse de la rade, louche une espèce de maison poussiéreuse, miteuse, calamiteuse, avec très peu de fenêtres sous beaucoup de toit ; et ce qui lui donne l’air encore bien plus suranné, ridicule et raffalé, c’est que sur sa muraille borgne on lit en grosses lettres noires : Fanfare des Boers : siège social. A côté de cette première inscription, on en lit une autre, en lettres plus petites : Caveau des Boers. Parce que, je suppose, la fanfare boit.
Comme je passais devant cet étrange vide-bouteille, en me demandant quels humains pouvaient bien avoir le courage de s’y désaltérer, un homme justement en sortit, s’essuyant la bouche. C’était un soldat d’infanterie coloniale. Il avait le pantalon à passepoil rouge, les épaulettes jaunes, la tunique bien sanglée, les boutons bien astiqués, la barbe claire, des yeux vifs, une figure maigre et un teint de papier mâché : de ces hommes que nous appelons, là-bas, des crevards, parce qu’ils se sont offert tout ce qu’on peut avoir, bilieuse hématurique, accès pernicieux, choléra, cochinchinette, quinte, quatorze et le point, qu’ils ont toujours l’air claqué, mais ne veulent rien savoir pour mourir. Voilà ce que c’est qu’un crevard : ce qu’il y a de mieux.
C’était Barnavaux.
Il me cria tout de suite :
— Alors, on ne salue plus ? C’est-il que vous êtes devenu empereur d’Allemagne, gréviste, ou quoi ?
J’ai déjà expliqué qu’il ne faut jamais s’étonner de rencontrer Barnavaux nulle part : il est là quand il doit être là ! Je n’avais qu’à m’excuser, je m’excusai. Et ce fut seulement pour causer, et parce qu’on ne peut pas faire autrement, que je demandai :
— Qu’est-ce que vous faites ici ?
Barnavaux eut un clin d’œil sur la ville. Puis il répondit, toujours aisé :
— J’attends les événemeints !
Or, Barnavaux n’a pas le droit d’avoir l’accent. Il n’est pas du Midi, pas même de Paris, ce qui l’embête : j’ai découvert qu’il était de Choisy-le-Roi. Mais il le cache. Du moment qu’il singeait l’accent, c’est qu’il n’y avait pas de sympathie perdue entre lui et les gens de la ville ; il ne dit jamais que ce qu’il veut dire. Je murmurai :
— Les ouvriers de l’arsenal ?
De nouveau il ouvrit un œil, et ferma l’autre. Après quoi, il fit le geste d’un homme qui tape.
Il faut savoir une fois pour toutes que j’ai adopté, en présence des crises qui déchirent notre malheureux pays, l’opinion d’anarchiste de gouvernement, qui, étant de mon invention et non encore répandue, me permet de n’être de l’avis de personne. En raison de quoi, je demandai à Barnavaux, d’une voix empreinte de blâme, ce que lui avaient fait les ouvriers de l’arsenal. Il me répondit :
— Ils ne f… rien !
Je répliquai avec indignation :
— Et vous ?
Barnavaux n’est pas comme moi, il met de l’honnêteté dans la discussion. Il réfléchit une minute et dit :
— Moi non plus.
Ayant rêvé encore plus profondément, il ajouta :
— Personne il fiche rien, à Toulon, excepté les pêcheurs, qui vont à la pêche deux fois par semaine, et ça leur suffit. C’est l’air qui veut ça : il fait trop bon. Les amiraux, ils vont à Paris ; les officiers, ils vont au bal, aux fumeries d’opium et à Paris ; et tout le monde, il va au café. Seulement, après, on embarque, et une fois sur le trimard, on trime. Il n’y a que les ouvriers de l’arsenal qui n’embarquent pas. Pour eux, c’est permission tout le temps. C’est ça qui est injuste.
Une nouvelle méditation plissa son front, et il déclara :
— Et puis, entre nous et eux, il y a le gouffre de l’esprit de corps.
— J’aimerais, fis-je, à en connaître votre définition.
— Bon, dit-il, vous le savez bien : ça consiste à mépriser les autres corps !
Il comprit sans doute l’admiration que m’inspirait la profondeur de sa pensée, car il poursuivit :
— C’est des choses qui ne sont pas dans la théorie, des espèces de religions. Une de ces religions, pour les marsouins et les matelots, c’est que les gens de terre sont des moules, comme leur nom l’indique. Principalement les gendarmes.
— Pourquoi les gendarmes ? demandai-je étonné.
— Oh ! fit Barnavaux, stupéfait à son tour, puisqu’ils n’appartiennent ni à la marine, ni à la guerre ! Ils relèvent du ministère de l’intérieur, comme des…
Il chercha un terme de comparaison qui égalât son dédain, et finit par trouver :
— Comme des journalistes !
— Barnavaux, lui dis-je, n’abordez pas la littérature. Que vous ont fait les gendarmes ?
— Rien, dit Barnavaux fièrement. Au contraire j’ai vaincu un gendarme, en combat naval et singulier. C’est une des plus belles pages de l’infanterie coloniale.
Je connaissais mon devoir. Je fis prendre au Caveau des Boers deux bouteilles du vin blanc qu’on vendange sur les côteaux, localement célèbres, de Cassis, un pain et du saucisson. Et nous allâmes nous asseoir sur la jetée.
En face de nous, c’était la rade, fermée pour les yeux comme un lac, carrée dans sa forme apparente comme si on l’avait creusée à la main, ceinte par des terres hautes, des collines pareilles à celles qui se dressent au-dessus de la ville, parfois toutes noires de buis et de myrtes, ailleurs toutes chauves et dévastées, de vieilles, très vieilles collines, craquelées par le soleil et mangées par la pluie. L’eau tranquille regardait le ciel, le ciel très pur regardait l’eau. Tout au milieu, vers le sud et l’ouest, de grosses choses s’allongeaient : des cuirassés, des croiseurs, pressés les uns contre les autres ; et leurs tourelles d’acier, leurs hunes guerrières, faisaient rêver d’un château fort, d’un fantastique château fort, tombé du haut des monts jusque dans la mer. Ils semblaient presque trop grands pour l’espace plat et liquide, et ne bougeaient pas. Mais devant eux, de toutes petites taches blanches se déplaçaient sans cesse, avec une incroyable célérité : des canots à vapeur et à pétrole, des barques ailées ; et de grosses bouées, dont on ne voyait que le dessus, peint en rouge et fait comme le couvercle d’une marmite énorme, dans ce grand baquet d’eau bleue traçaient des avenues droites.
— Voilà, dit Barnavaux, le théâtre de ma victoire !… C’est la dernière fois que les Russes sont venus. Moi, j’avais déjà tout mon paquetage, et mon hamac, à bord de l’Amiral-Charner, qui devait repartir le lendemain pour la Crète ; mais on nous avait tous lâchés, cette nuit-là, pour aider à fêter les amis et alliés. Ah ! nous pourrons recevoir toutes les flottes d’Édouard, celles du roi d’Italie, même celles d’Allemagne, — car tout arrive, dans ce chien de pays — mais jamais, jamais, on ne se soûlera comme avec les Russes, je le jure sur l’honneur de l’infanterie coloniale ! Tout le temps ils vous embrassent sur la bouche, et tout le temps ils boivent : c’est un phénomène surnaturel.
» D’abord, on est allé avec eux prendre l’apéritif au Bar du Cygne et de la Galère, qui est sur la route du Mourillon, et où il y a un aveugle qui joue du piano, comme dans le grand monde. L’aveugle, il a tant bu qu’il pleurait dans son piano, et qu’il a joué le cake-walk en croyant que c’était Bojé Tsara Krani. Mais les Russes, ils trouvaient ça bien tout de même. Après, on est allé à la Perle de la Méditerranée ; après, au Restaurant du Pôle Nord et de Californie ; après, au Grand Bar des Pacifiques, où on s’est battu avec des Norvégiens, je ne sais pas pourquoi ; on a été manger quelque chose à la Reine des Rascasses, une maison très distinguée ; après, on est retourné au Bar du Cygne et de la Galère, après… je ne me rappelle plus. On a été partout ; au Pavé d’Amour, bien sûr.
» Ah ! des noces comme ça, des noces comme ça ! Dans la rue, des hommes habillés en femmes, des femmes qui n’étaient pas habillées du tout, des pianos mécaniques qui ne jouaient plus, parce qu’on prenait des bains de pieds dedans ; des marins russes, gigantesques, qui s’en allaient portant des filles sous le bras, les emmenant… où, ils ne savaient pas. Ils les enlevaient, comme des gorilles. Et tout le temps, je vous dis, ils vous embrassaient sur la bouche.
» On cassait des tables de marbre, on défonçait des portes. Il vint un homme avec des ballons rouges, pour les petits enfants. Un matelot français les acheta tous, pour quarante francs : il y en avait bien cent. Et puis il attacha une mèche soufrée à ce gros paquet voletant, et le lâcha, pour voir la belle flamme que ça ferait dans le ciel. Et c’est vrai que les ballons éclatèrent contre un toit, et que le toit prit feu, et que ça fit une très belle flamme, et que les pompiers arrivèrent avec leurs pompes, et qu’on soûla les pompiers. C’était beau !
» … Il s’appelait Plévech, le gabier aux ballons, et tu parles s’il était fier ! Il me dit que Plévech, en breton, ça voulait dire « le Poilu » et qu’il ferait encore beaucoup de choses magnifiques à cause de son nom, de sa force, et de l’argent qu’il avait. Pour voir, j’allai avec lui.
» Ce fut comme ça que, par en haut le boulevard Sainte-Hélène, nous découvrîmes une petite voiture de maçons, avec des briques, un sac de ciment, une auge, un seau et une truelle. D’abord nous roulâmes la petite voiture. Il nous semblait qu’elle avait besoin de changer de place. Un peu plus tard, le Poilu me dit qu’il fallait faire quelque chose pour la moralisation des masses, qui étaient horriblement perverties, et par conséquent employer les briques à fermer à tout jamais la porte de madame Angèle, puisque cette personne manquait de vertu. Mais en allant chez madame Angèle, nous passâmes devant chez monsieur Poulard, celui qui est commissaire aux vivres. Et il a une drôle de maladie ; toutes les fois qu’il voit du monde, ou qu’il traverse une place, la tête lui tourne, il croit qu’il va s’évanouir. Il faut qu’il soit tout seul pour qu’il soit content. On appelle ça de l’ago…
— De l’agoraphobie, complétai-je.
— Oui. Alors, je pensai qu’il valait bien mieux murer la porte de monsieur Poulard, pour lui ôter la tentation de s’en servir. Le Poilu trouva mon idée juste et charitable. De notre vie, nous n’avions travaillé comme ça. Le Poilu gâchait le ciment, me portait les briques, et je les posais une à une, bien proprement : une couche de ciment, une couche de briques, en priant la Madone que ça voulût bien coller avant le matin.
» Voilà qu’au plus beau moment, le Poilu, qui gâchait toujours le ciment, lâche son seau et me crie :
» — Largue tout ! Un brassé-carré !
» Puis il exécute la consigne en cas d’alerte, qui est de s’esquiver rapidement. Un brassé-carré, c’est un gendarme, à cause du temps où ils avaient des tricornes, brassés comme les voiles des frégates. Moi, empêtré des deux mains, avec ma truelle et ma brique, je me tourne : il était trop tard ! Le gendarme me met la main sur l’épaule et me dit :
» — Qu’est-ce que vous faites-là ?
» — Des travaux publics, je réponds.
» — Je vous apprendrai à en faire, des travaux publics ! reprend cet homme impitoyable.
» Il réfléchit encore, et continua :
» — Et comment qu’il aurait fait, le particulier, pour sortir demain ?
» Ça, c’était vrai. Mais je répliquai :
» — Il sort jamais !
» Le gendarme eut l’air surpris. Mais il trouva l’argument :
» — Et que si, par hasard, il est pas encore rentré ?
» Je n’y avais pas pensé. Méditant toujours, le brassé-carré me montra la voiture, l’augette, la truelle, les briques, et demanda :
» Où les avez-vous pris !
» Je lui dis :
» — C’est un héritage. Ça vient de ma mère.
» Là-dessus, il m’invita à ne pas aggraver mon cas par des plaisanteries de mauvais goût : à quatre heures du matin on fait ce qu’on peut ! Et il me donna l’ordre de le suivre.
» Quand nous fûmes sur le quai, il se dirigea vers la Belle-Poule. C’est là qu’on enferme les matelots ramassés dans la ville, quand ils n’ont pas été sages. Alors je protestai que je n’étais pas un matelot, mais un glorieux guerrier, que d’ailleurs j’avais tout mon fourniment à bord de l’Amiral-Charner, qui devait lever l’ancre à six heures, et qu’il me fallait y retourner, dans l’intérêt pressant de la République française. Je croyais qu’il allait s’attendrir : il appela un patron de canot. Je n’ai jamais rien rencontré de têtu comme ce gendarme !
» J’avais envie de me passer mon sabre-baïonnette au travers du ventre. Arrêté par quelqu’un de l’arme, c’est bon ! J’en avais pour huit jours de bloc. Mais par un gendarme, je savais mon compte : à bord d’un navire de guerre, c’est trente jours.
— Pourquoi ? demandai-je.
— A cause du déshonneur. Je vous ai déjà expliqué ce que c’est que l’esprit de corps. Un marsouin ne doit pas se laisser arrêter par un gendarme.
» J’entrai donc dans le canot, en gémissant sur mon triste sort. Tout à coup, une ombre me frôla, toucha l’épaule du patron de canot et lui dit en me montrant :
» — Marius !
» C’était le Poilu. Bon Poilu ! Marius hocha la tête, en signe qu’il avait compris. Deux marins contre un gendarme, c’est toujours d’accord. Le patron prit ses rames.
» La muraille bâbord de la Belle-Poule, les cabanons des forçats, les cornes de la jetée… nous voilà dans la rade. Le jour venait. Le soleil se mit à rire au-dessus des palmiers du Mourillon.
» — A l’Amiral-Charner ? demanda Marius.
» — A l’Amiral-Charner, dit le gendarme.
» Et, baissant le nez, il tira son calepin pour écrire son rapport.
» Marius se pencha, fit un geste vif que je ne compris pas moi-même, tira sur ses rames. Et toujours, il me regardait, me regardait ! Je lui rendais son regard sans rien deviner, la tête molle, songeant : Comment va-t-il me tirer de là, l’ami du Poilu ?
» Tout à coup, il cria :
» — Bon Dieu de bon Dieu !
» — Quoi ! fit le gendarme, relevant la tête.
» — Le canot fait eau !
» C’était vrai. Le canot prenait l’eau, et très vite. On la voyait monter en toutes petites vagues qui remuaient des tas de choses, des bouts de filin, un crabe mort, une vieille chique. Le patron dit encore :
» — Savez-vous nager ?
» Le gendarme ne savait pas nager. Je n’ai jamais vu un gendarme aussi blême. Il cria :
» — A terre ! Tout de suite à terre !
» — On serait noyé avant d’y arriver, à terre ! Savez-vous gouverner, au moins ?
» Le gendarme ne savait pas gouverner, mais il savait un peu ramer. Il prit la seconde paire de rames, et je me mis à la barre.
» — Où va-t-on ? dis-je.
» — A la bouée, la plus proche bouée, là ! Tonnerre de Dieu, nous n’arriverons pas !
» Le gendarme se penchait sur ses rames, de grosses gouttes de sueur lui venaient. Il avait de l’eau par-dessus ses bottes. Il les ôta.
» — V’là la bouée. Arrive ! arrive ! cria Marius.
» Le gendarme, je dois dire à la honte éternelle de cette arme respectable, ne s’occupa d’aucun de nous deux. Il fit un bond surhumain, sauta sur la bouée, glissa sur ses deux genoux, puis se redressa, tout seul, tout droit, tout pâle au milieu des eaux, sur son socle : la statue du gendarme éclairant le monde ! Alors Marius me cria :
» — La barre à tribord, vite !
» Je me mis à la barre à tribord et nous nous éloignâmes lentement, le canot gouvernant à peine, plein comme un tonneau.
» Lâche la barre, me dit Marius, il faut écoper. Et puis, je remettrai la bonde !
» Il avait enlevé la bonde de son bateau. C’est pour ça qu’il prenait l’eau. Brave Marius ! Brave Poilu ! »
Nous finîmes le vin blanc.
— Voilà ce que c’est que l’esprit de corps, conclut Barnavaux très simplement. Et quand il faudra rosser les ouvriers de l’arsenal…
— Mais le gendarme ? dis-je.
— Ah fit Barnavaux d’un air détaché, je suppose que le préfet l’aura fait chercher. En voiture, peut-être !
— … Barnavaux, lui dis-je : mettez votre casque !
— Un casque, répondit Barnavaux, pour quoi faire ? Où est-il, le soleil ? Est-ce qu’il y a un soleil ? Montrez-le ! Il n’y a pas de soleil, dans ce chien de pays, il n’y a pas de terre, il n’y a pas d’eau. Il y a… il y a la mélasse de tout ça ensemble !
Il était allongé sur la passerelle du petit bateau à vapeur, moitié vedette, moitié ferry-boat, dont la machine poussive nous faisait remonter le cours de l’Alima, en plein Congo équatorial. La sueur qui perlait de son corps tout entier, traversant le vêtement de toile brune qu’il portait à même la peau, y faisait de larges taches humides. Il avait l’air d’une bête forcée ; et tous, étendus sur cette chose têtue et lente, qui continuait péniblement sa marche en brûlant du bois mouillé qui faisait craquer, tousser, cracher ses poumons d’acier, tous immobiles pourtant depuis des jours, nous avions l’air de bêtes forcées comme lui. Les chairs ne séchaient pas, sous cette vapeur brûlante que fabriquait l’invisible et infernal soleil. La terre… est-ce qu’il y avait une terre ? Les arbres poussaient dans l’eau, des arbres noirs de tronc, presque noirs de feuilles, avec des racines tordues comme des serpents perfides. L’eau ? Une encre épaisse, et lourde, et grasse, faite de la pourriture des arbres, des herbes, des bêtes mortes depuis des siècles et des siècles. Il y a des pays qui agonisent, des déserts que l’aridité envahit, des saharas, des squelettes de terres qui ont été : on les voit, au moins, ces squelettes, ils ont des traits nets, clairs, tranchants ; on comprend où on est. Mais les pays qui n’existent pas encore, qui n’ont pas de figure, où la vie énorme et confuse est toute mouillée, brouillée, souillée des corruptions de morts perpétuelles, ils sont comme Adam, lorsque Adam n’était qu’un tas de boue sans forme qui s’agitait sans savoir sous le souffle de Dieu. Une mélasse de tout, disait Barnavaux. C’était ça : et ça faisait peur !
Je voulus expliquer à Barnavaux qu’il fallait distinguer entre les rayons chimiques et les rayons lumineux du soleil, que les rayons lumineux ne lui arrivaient pas, mais que les rayons chimiques… je m’embrouillai. Je savais ce que j’avais à dire, mais les mots ne venaient plus. Il me semblait que mon cerveau s’était décomposé en une douzaine de petits cerveaux séparés, dont aucun ne pouvait commander aux autres. Et puis, après tout, chacun pour soi : si Barnavaux recevait un coup de soleil, tant pis pour lui.
A ce moment, au ras du pont supérieur, sur lequel nous étions à moitié pâmés, j’aperçus, s’élevant au-dessus du dernier barreau de l’échelle qui faisait communiquer le pont avec la machine, un front couvert de suie, des cheveux roux foncés par la transpiration, et deux yeux vert de mer, deux yeux devenus fous, deux yeux dont les pupilles dilatées avaient presque mangé le blanc. La tête continua de monter, puis ce fut un torse nu, bossué de muscles, toisonné de poils, sali de charbon ; et Zimmermann, le mécanicien, nu comme un ver, si ruisselant de sueur qu’elle traçait de larges rigoles blanches sur sa peau noircie, fut debout devant moi, formidable de taille, terrifiant d’aspect, la bouche toute tordue et les mains agitées comme s’il avait eu la danse de Saint-Guy. Il avait voulu arranger quelque chose à sa machine, un tiroir qui n’allait pas. Autant aller travailler en enfer. Il demanda d’une voix enrouée, qui ne ressemblait pas du tout à sa voix habituelle :
— Quel jour sommes-nous, aujourd’hui ?
— Samedi 15 mars, répondit Barnavaux.
Et il ajouta entre ses dents :
— Bonne idée, de la part du gouvernement, de nous envoyer ici en mars, au moment où il fait le plus chaud !
Mais Zimmermann continua, toujours avec une voix qui semblait venir d’ailleurs :
— Samedi 15 mars : c’est aujourd’hui qu’on va sauter, sauter !
Puis il redescendit l’échelle sans en dire plus long.
Nous n’avions fait qu’un bond jusqu’à l’arrière, et nous le vîmes en contre-bas, debout devant sa machine, tournant les manettes de commandement. Chaque fois qu’il les tournait, un des deux chauffeurs sénégalais, sans qu’un trait de sa figure bougeât, les tournait en sens contraire ; et ils tâchaient d’écarter Zimmermann, mais avec respect, parce que c’était un blanc, et leur chef.
— Quelque chose de cassé dans la machine ? demandai-je.
— Machine, y a bon, dit le chauffeur Oumar, de sa voix d’enfant, toute simple et claire.
— Alors, quoi ?
— Machine, y a bon, continua Oumar en se touchant la tête. Mais chef micanicien Zimamann, y a pas bon. Chef micanicien y en a gagné fou !
Zimmermann tourna encore une manette et Oumar renversa le mouvement pour la dixième fois. Le géant alsacien l’empoigna par les deux bras et d’un seul effort envoya le grand nègre rouler presque sous la grille rougie à blanc. Le noir se releva sans jeter une plainte, et Samba, le second chauffeur, prit sa place sans hésiter, parce qu’il savait que ça devait se faire comme ça.
Mais Zimmermann grinçait des dents. En même temps, il nous regardait d’un air dont je n’oublierai jamais l’expression d’appel, de désespoir, d’angoisse, et cependant de fureur. Il paraît que les chiens, quand ils deviennent enragés, jettent de pareils regards sur leurs maîtres avant de leur sauter à la gorge. C’est la lutte entre tous les vieux instincts de dévouement, de fidélité, d’amour, et le mal féroce, la possession démoniaque, qui veut qu’ils mordent et qu’ils tuent. Alors je pensai qu’il fallait que je fisse ce qu’on fait dans ce cas-là — ce qu’on fait quand les bêtes deviennent enragées — et je frémis. Barnavaux frémit comme moi et me mit la main sur l’épaule :
— Non, dit-il d’une voix suppliante, il n’est pas fou. Ce n’est pas même une insolation. Je l’ai déjà vu comme ça. Laissez-le. Seulement, il faut changer son idée. Vous allez voir !
Il ajouta sévèrement :
— Zimmermann, est-ce que tu ne vois pas que tu es tout nu ?
Le mécanicien se ramassa, semblable à un cheval dont on prend les rênes, ramena ses deux mains sur sa poitrine, d’un geste bizarre et inattendu, nullement militaire, comme s’il battait sa coulpe, et prit sur le plat-bord son pantalon de toile et son bourgeron.
— Je savais bien, dit Barnavaux, je savais bien ! Il n’oubliera jamais qu’il a été frère convers chez les Lazaristes, celui-là ! Il fallait lui rappeler d’abord que sa tenue était indécente. Ah ! ils les dressent, les missionnaires, ils les dressent !
Zimmermann, ayant jeté un seau le long du bord, le retira plein d’une eau sombre chargée de pourriture d’herbes, et se mit à boire à même. Je lui retirai le seau et lui fis prendre deux grands verres d’eau filtrée coupée de tafia. Il tremblait de tous ses membres et nous considérait d’un œil égaré.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il, qu’est-ce que j’ai fait ?
Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues, non qu’il éprouvât nulle peine qu’il pût définir, mais c’était la fin de la crise, la réaction inévitable, horriblement douloureuse à voir dans ce corps de géant.
— Maintenant, il n’y a plus qu’à veiller à ce qu’il ne se jette pas dans la rivière, me dit Barnavaux. Ça peut arriver : le sang qui brûle. On se noierait pour se rafraîchir. Il faut l’occuper.
Il poursuivit, toujours assuré :
— S’il y a du bon sens à se mettre dans un état pareil ! Toi, Zimmermann, un ancien frère lazariste, presque un ancien curé, passé garde-magasin, puis mécanicien du gouvernement, et honoré d’une mention au Journal officiel de la colonie. Pourquoi as-tu été honoré d’une mention ? Raconte, pour voir.
Zimmermann se passa la main sur le front. Un éclair d’orgueil brilla dans ses yeux, et à cela je sus qu’il revenait à lui : l’orgueil est le sentiment qui distingue le mieux l’homme de la brute. Il dit :
— C’est à cause de l’insurrection de Carnotville, dans la Haute-Sangha, tu sais bien ?
— Comment veux-tu que je sache, répondit Barnavaux, qui avait entendu l’histoire vingt fois.
— Si, tu sais, dit Zimmermann. Avant, j’étais frère à la mission des lazaristes. Et j’étais heureux chez les lazaristes, oui, j’étais heureux ! Tout ce qu’un homme peut faire, je sais le faire, moi ! J’ai construit la chapelle. Les briques, c’est moi qui les ai cuites. La maçonnerie, la charpente, j’ai tout monté. A leur station de Bangui, j’étais mécanicien du vapeur, un beau vapeur, pas un sabot comme ceux du gouvernement. Et quand je ne faisais ni le maçon, ni l’architecte, ni le charpentier, ni l’ingénieur, j’apprenais le français aux petits nègres ; j’étais aussi professeur, quoi ! J’avais une robe, je ressemblais à un vrai prêtre, et c’est la gloire ! Mais voilà qu’un jour le gouvernement dit : « Les congrégations ? Je n’en veux plus, des congrégations ! Vous, les curés, demi-tour ! » Les lazaristes sont partis. Je disais au père Mottu : « Qu’est-ce que je vais devenir ? Je ne peux pas retourner en France, je ne connais plus personne. C’est ici mon pays, maintenant ! En France, il n’y a que des blancs. Comment peut-on vivre dans un pays où il n’y a que des blancs ? C’est contre nature. » Mais il m’a répondu : « Faites comme vous voudrez. Nous ne pouvons pas vous garder. » Alors, j’ai pris du service dans l’administration, et on m’a nommé garde-magasin à Carnotville. Voilà.
» J’étais là presque tout seul, avec un petit administrateur de l’École coloniale, un jeune homme bien gentil, doux comme une fille, et qui savait de son métier, tout ce qui ne peut servir à rien. C’est encore une idée du gouvernement, d’envoyer de Paris, droit chez les sauvages, des enfants qu’on vient de sevrer, pour qu’ils y deviennent tout de suite généraux, juges, quasi-rois d’un pays grand comme la moitié de la France. Heureusement, la Haute-Sangha était tranquille. Les indigènes de Carnot — des Yanghérés — défrichaient des coins de forêts pour y faire pousser des bananes. Ils élevaient des chevreaux et des chiens — ils mangent les chiens — allaient chercher du caoutchouc pour l’impôt, et faisaient tout ce qu’on voulait. Et, tout près du poste, il y avait un autre village, habité par des Haoussas, des hommes d’une autre race, bien plus riches et bien plus malins. C’est à peine s’ils avaient des champs de mil et des bananiers : du commerce, ils ne faisaient que du commerce. On aurait dit des juifs… ou des Auvergnats.
» Voilà qu’un jour un de ces Haoussas arrive dans le village yanghéré, et achète une poule à une femme. Pour cent perles blanches, il l’achète. Samara, le mari de la femme, revient, et dit : « Où est la poule ? » Et il se met en colère parce que cent perles, ça n’était pas le prix.
Barnavaux se mit à siffler.
— Il manquait aux convenances, dit-il. Les poules, en pays yanghéré, elles ne sont pas aux hommes, mais aux femmes. Donc cette femme avait le droit de vendre sa volaille comme elle voulait.
— C’est vrai, répondit Zimmermann. Mais ce mari-là avait un mauvais caractère. La preuve c’est qu’il rattrapa le Haoussa sur la route et le tua sans hésiter. Le soir même le poste recevait une volée de coups de fusil : tous les Haoussas s’étaient mobilisés pour venger le mort. Et c’était la guerre. Non pas contre nous, mais une grande guerre entre les Haoussas et les Yanghérés.
— … Sous les yeux scandalisés du représentant de la République française, et à l’ombre des trois couleurs, symbole de paix et de civilisation, poursuivit Barnavaux. Je connais ça.
— C’était aussi ce que disait le petit administrateur de l’École Coloniale, dit Zimmermann. Mais il n’était pas comme toi, il prenait ça au sérieux, à cause de sa vertu, et des choses qu’il avait lues dans des livres. Et disait : « Je ne peux pas permettre ! On a outragé le drapeau. On a tiré sur le poste. Il faut aller infliger une sévère leçon aux Haoussas. »
» Il disait « une sévère leçon » parce que c’est ainsi qu’on s’exprime dans les journaux quand une compagnie de Sénégalais a « cassé », dans la brousse, un village de quatre pelés et trois tondus, au nom de la civilisation.
» Casser ce village de Haoussas, c’était bien facile, mais alors, qui est-ce qui aurait payé l’impôt ? Je disais à l’Enfant : « Ça va s’arranger, monsieur l’administrateur, ça va s’arranger. » Il se calmait pour un temps. Mais le lendemain, il avait changé d’idée. Il disait : « Je ne suis pas seulement chargé de faire respecter le gouvernement, mais la justice. Et même les plus récentes circulaires insistent beaucoup plus sur la justice. Or, les Haoussas ont raison : ce Mamy Coumba a tué un homme. Il faut que je le fasse incarcérer préventivement, et que j’instruise son affaire, conformément aux règles du Code pénal ! » Il aurait eu raison si on avait été à Villejuif ou à Pantin. Mais s’il avait appliqué le Code pénal à Carnotville, nous aurions eu tous les Yanghérés sur le dos pendant des années, pour leur avoir donné tort vis-à-vis des Haoussas. Et alors, qu’est-ce qu’ils auraient dit, en France, où ils veulent bien avoir des colonies, mais pas d’histoires ?
— … « Une révolte dans la Haute-Sangha, » récita Barnavaux comme s’il avait lu le journal… « Crimes sadiques d’un administrateur ! »
— Je ne voulais pas qu’on lui fît des misères, à l’Enfant, continua Zimmermann. Je l’aimais bien : presque autant que j’avais aimé ce pauvre père Mottu. Voilà pourquoi, quand il était dans ces idées-là je lui disais : « Ça va s’arranger ! » Et comme ça, je gagnais encore un jour. Mais à la fin, l’Enfant finit par pleurer de rage et d’humiliation. Il criait : « Ça ne s’arrange pas, ça ne s’arrange pas, nous sommes déshonorés ! » Moi, j’étais rassuré, parce que c’était la saison des pluies, et que la pluie calme même les nègres. Quand l’eau fut tombée vingt jours et vingt nuits comme un déluge, il n’y eut plus, pour venir crier le soir devant le poste, que le père d’Ali, le Haoussa qu’on avait tué. Mais il criait de toute sa force. Il disait la marque du couteau dans le ventre de son fils assassiné. Il disait où était enterré le cadavre. Il disait que l’ombre de mort flottait au-dessus de la tombe. La vingt et unième nuit, j’allai le trouver, les mains dans les poches, pour bien montrer que je n’avais pas de mauvais sentiments, et voilà comment je parlai :
» — Samara, est-ce que Mamy Coumba, celui qui a tué ton fils, n’a pas une fille ?
» Il fit : « Euh ! » du creux de sa poitrine, juste comme ils font quand on leur dit une chose sensée qu’ils comprennent.
» Je n’ajoutai rien, mais j’allai trouver Mamy Coumba. Et je lui dis :
» — Est-ce que tu n’as pas une fille, une fille vierge, à donner à Samara, en échange de son fils que tu as tué ?
» Il répondit : « Non ! »
» — Mamy Coumba, répétai-je, tu as une fille ! Je le sais, voyons !
» Il secoua la tête, et sa femme répondit :
» — Ça n’est pas juste, ça n’est pas juste, de cette manière-là. Nous ne leur avons tué qu’un homme, aux Haoussas, et ma fille peut faire plusieurs enfants !
» — Mais, dis-je, si on te la rend, quand elle aura donné un mâle, un seul mâle, au père d’Ali ?
» — Comme ça, c’est bien ! fit Mamy Coumba, en réfléchissant. Si Samara veut, je veux.
» Je retournai chez Samara pour lui expliquer l’affaire. Et Samara dit :
» — Ça n’est pas assez. Que je renvoie la femme quand j’en aurai eu un fils, ça, c’est juste. Mais il faut aussi que Samara rende la poule !
» C’est comme ça que j’ai arrangé la grande querelle entre les Yanghérés et les Haoussas. L’Enfant avait des scrupules. Il trouvait que ce n’était pas administratif. Mais quand le gouverneur est venu, et qu’il a entendu le rapport, il a dit que pour un ancien curé j’étais très malin, et que j’aurais mon nom dans le Journal officiel, avec des éloges et une gratification de cinquante francs.
— Ah ! dis-je, je connais cette histoire, Zimmermann. Vous ne l’avez pas inventée, l’aventure est bien vieille. Elle advint quand l’Espagnol Ruy Diaz de Bivar, qu’on appelle aussi le Cid Campeador, mit à mort d’un coup d’épée sur la tête le père d’une fille qui s’appelait Chimène. Car il épousa ensuite cette fille, lui donnant pour raison : « Je t’ai tué un homme, je te rends un homme ! »
— Je vous assure que ce n’est pas ma faute si ça ressemble, répondit Zimmermann en rougissant. Je n’ai rien copié. Ce que je vous ai dit, c’est arrivé dans la Haute-Sangha, non pas en Espagne.
— D’abord, demanda Barnavaux, est-ce qu’il y a une poule, dans l’histoire du Cid ?
— … Ils ne franchiront pas l’île Pelée, me dit Barnavaux : la marée baisse.
La pauvre petite barque de pêche, montée par cinq ou six hommes, prise par la formidable rafale qui soufflait du Nord-Ouest, n’avait pu remonter dans le vent pour prendre le grand chenal ; et elle essayait de passer entre l’île Pelée et la terre, pour entrer dans le port de Cherbourg.
— Autant vouloir naviguer sur une route départementale, continua Barnavaux au milieu du vent : il n’y a plus d’eau !
Puis il cria :
— Ça y est, nom de Dieu ! Ils sont au plein !
La barque s’était arrêtée brusquement, le nez dans la vase, et la tempête, frappant sur les voiles rousses, qui ne pouvaient plus pousser cette coque devenue immobile, les arrachait d’un coup, les envoyait à travers le ciel sale, rayé de pluie : lambeaux déchiquetés qui nous parurent voler longtemps, une minute peut-être — et c’est si long ! — avant de retomber dans la mer.
— Il y a un homme à l’eau ! dis-je, le cœur serré.
— Il s’est accroché au bout du mât, qui s’est cassé, poursuivit Barnavaux. Les autres tiennent encore sur le pont. Mais la barque sera en miettes dans une demi-heure. Et alors…
Il n’acheva pas. A un seul cri de commandement le canot de sauvetage, près du sémaphore, avait largué ses palans. Il prenait la mer, déjà, avec ses six hommes et le patron. Et on voyait, cramponnées sur les avirons, les grosses mains brunes que les embruns devaient piquer comme des aiguilles, les dos courbés sur les cirés d’un jaune verdi. Le canot avançait, d’une poussée si régulière qu’on aurait cru que c’était facile, et que n’importe qui aurait pu faire ça ! Je me mis à crier, à crier d’enthousiasme, d’espoir, d’orgueil aussi, parce que, quand on voit d’autres hommes dans un grand effort de courage, il vient naïvement à tous ceux qui les regardent une sorte d’incompréhensible fierté : on croit qu’on agit soi-même ! Barnavaux dit :
— Hein ? C’est une manœuvre, ça ! Ils n’ont pas mis deux minutes à mouiller le canot.
Et c’est vrai que le plus beau et le plus difficile c’est de larguer toutes les amarres d’une même longueur et en même temps, le plus vite possible, en douceur cependant, de façon à bien prendre l’eau. Mais je n’avais plus d’yeux que pour cette chose brave et légère qui s’en allait sur les vagues, les vagues énormes et pourtant aplaties par-dessus, comme si le vent, après les avoir soulevées, les écrasait. Elle allait, elle allait ! Comme, sur la face tranquille d’une mare, les pattes d’un insecte aquatique qui sait où il va, et y va tout droit, tout naturellement, les avirons enfonçaient à peine dans l’eau furieuse. Bientôt ils demeurèrent immobiles : on repêchait l’homme à la mer. Quelques secondes après, le canot s’arrêtait une seconde fois : il recueillait les hommes de la barque. Sauvés ! Ils étaient sauvés ! Le canot tourna, mit le cap vers Cherbourg. Je battis des mains. Les yeux clairs de Barnavaux riaient de joie des deux côtés de son nez mince. Mais comme c’est une âme simple, il dit tout de suite :
— Il faut aller boire quelque chose au Caveau des Dessalés, sur le port. Et quand ceux de la barque de sauvetage passeront, on les invitera. Ça vaut ça !
Quand Barnavaux eut englouti d’une gorgée un grand verre de calvados brûlant, épicé de clous de girofle et de citron, il dit :
— J’ai vu un autre sauvetage, dans le temps, mais les sauvés, c’était pire que des fantômes.
» Je me rappelle. Il y a plus de dix ans, mais je me rappelle ! A cette époque, j’étais redescendu, en convalescence, de l’hôpital de Mévatanane, à Madagascar, jusqu’à Majunga, et pour m’utiliser, on finit par me prêter à Plévech, qui n’était pas plus marin que moi, puisqu’il était douanier, mais qu’on avait tout de même chargé de surveiller la contrebande de la poudre, entre Béravine et Maintirane. C’est vrai que les mercantis hindous et les Arabes de Zanzibar arrivent de l’autre bout du monde, pour vendre de la poudre aux Sakalaves, mais je déclare ignorer encore comment Plévech aurait pu s’y prendre pour les en empêcher, avec sa mauvaise barque et ses quatre matelots indigènes ramassés à Majunga ! Quant à moi, je représentais les fusiliers marins, le corps de débarquement, toute la force armée, et c’était suffisant puisque nous n’avons jamais vu l’ennemi : mais c’était les idées de l’administration, et il ne faut jamais discuter les idées de l’administration.
» Ah ! la drôle de navigation ! Nous avions vent debout tout le temps à cause de la saison. Plévech et moi, on savait tous les deux vaguement qu’il existe une chose qui rappelle tirer des bordées, et qui sert à faire avancer les bateaux à voiles, même quand le vent est contraire. Nos matelots sakalaves n’en connaissaient pas beaucoup plus long que nous, et d’ailleurs ils nous laissaient faire, par respect pour les fantaisies sacrées de l’homme blanc.
» Donc nous partions. On amarrait les écoutes, à droite, à gauche, au petit bonheur, pour voir ce que ça donnerait : ce ne donnait pas grand’chose de bon. Le vent parfois faisait pouffer les voiles, puis les laissait retomber, comme une femme fait pouffer sa robe, et recommence, et s’en va.
» Le bateau avançait, il tournait, il revenait, il repassait par les mêmes places, il croisait son sillage, il dessinait des nœuds de cravate. Nous suivions invariablement la côte, par crainte de nous perdre. On s’arrêtait chaque soir, pour dîner et dormir dans la barque, mais à l’ancre, tout près de terre — j’appelais ça coucher à l’étape — et très souvent nous avions reculé au lieu d’avancer. Alors nos Sakalaves nous appelaient : machicoures ! ce qui veut dire, dans leur langue : « agriculteurs », et doit être par conséquent un mot excessivement outrageux pour des marins. Mais nous n’étions pas marins, et cette insulte nous laissait froids.
» Ces jours-là, ces premiers jours-là ! Ils ont été les plus heureux de ma vie. Je m’éveillais exprès pour en jouir, dès potron-minet ; et je vois encore le beau ciel du matin, couleur d’orange mûre, le falot de la barque, à notre avant, encore allumé, mais pâli par l’aurore brillante, et à l’arrière, notre pilote sakalave, droit, indifférent et noir, la main sur sa roue.
» Presque partout il y avait des récifs de corail, qui laissaient de grandes lagunes d’eau tranquille entre eux et la côte. Ces récifs de corail, c’était aussi pareil que possible à des remblais de chemin de fer, effondrés par places, et alors la mer entrait par une espèce de canal ; plus souvent intacts, et alors ils gardaient une hauteur presque parfaitement égale. Le bruit des vagues qui brisaient dessus vous tenait compagnie, vous empêchait de vous ennuyer, et pourtant vous rendait presque somnambule. De l’autre côté des lagunes, c’était la grande terre : quelquefois une large bande plate, qu’on voyait de loin. Sur le ciel, de grands arbres avec des fleurs, des fleurs bleues, des fleurs mauves, des fleurs jaunes, et par dessous, des trous verts, des trous attirants, des espèces de caves taillées dans cette verdure, et qui avaient l’air d’être en cristal vert… Je ne peux pas vous expliquer ; les mots, ce n’est pas mon métier. Et tout ça, c’était vide d’hommes : rien que des rats, des crabes, des fleurs, des oiseaux et des abeilles ; et les oiseaux criaient pour s’amuser, non par peur.
» Mais l’eau, surtout l’eau, dans l’intérieur de ces lagunes ! Si transparente, qu’on voyait le fond à quinze ou vingt mètres ; toute plantée, branchagée, feuillue d’arbres de corail qui fleurissaient, violets, verts et roses ; des poissons sautant, dansant, jouant à travers cette eau presque aussi légère et lucide que l’air, des poissons de toutes les couleurs : des rayés, des tachetés, des gros, des petits, les uns couverts d’épines, d’autres comme des oiseaux-mouches, d’autres avec des becs, comme des perroquets. Dans le fond, de grandes huîtres ouvertes, montrant leur nacre changeante et claire, des pétoncles bleues, des conques toutes tortillées et de tous les roses, des petits coraux tout roses. Et aussi des poissons féroces, qui chassaient les autres… Une nuit, je me souviens : j’ai été réveillé par le mot malgache qui veut dire « requin », et j’ai vu, au clair de la lune, un de nos matelots indigènes, avec sa mâchoire faite comme une gueule, se penchant sur le plat-bord, un trident à la main.
» D’autres fois, les lagunes manquaient. La côte, ravagée par les souffles du large, ou stérile parce que les rivières n’y arrivaient pas, restait presque nue. On ne voyait pas toutes ces belles choses, mais seulement deux ou trois palmiers maigres, qui ressemblaient à un bouquet de poils sur un vieux balai ; et alors, Plévech et moi, on riait, on disait des blagues au paysage. On n’était pas fous, on n’était pas saouls : c’était pure joie de se sentir si vivants et si libres, et de savoir qu’on allait bientôt retrouver d’autres paradis terrestres, d’autres aquariums naturels, d’autres volières sans cage.
» La seule chose que nous ne pouvions pas nous expliquer, c’est que nos indigènes avaient l’air beaucoup plus satisfaits quand il n’y avait ni coraux, ni lagunes, ni aquariums, ni paradis terrestres. Ce n’était pas crainte d’échouer : par deux brasses on avait du fond plus qu’il n’en fallait. Notre première conclusion fut qu’ils étaient des imbéciles : un imbécile, c’est, avant tout, quelqu’un qu’on ne comprend pas. Puis celui qui parlait le mieux le français, Rainebouze, nous expliqua que sur ces récifs il ne venait que des gens de mauvaise vie : des sorciers, des matoutouas, c’est-à-dire des âmes en peine, et des kinoulys, qui sont des goules horribles, couvertes de chair à moitié décomposée, qui mangent les hommes. J’en conclus qu’ils étaient véritablement des imbéciles, et un matin, avec une veille voile, je m’habillai en matoutoua pour leur faire peur. Mais Plévech ne fut pas content. Il me dit qu’après tout son père et sa mère croyaient aussi à toutes sortes de loup-garous, et qu’il était vexé quand on blaguait ces choses-là.
» Il avait aussi dans l’idée, sans le dire, que ça porte malheur.
» Le soir de cette même journée, nous jetâmes l’ancre dans un de ces canaux qui menaient à une lagune. Nous nous étions boudés tout l’après-midi. Je me souviens aussi qu’il avait fait très chaud. Nous étions fatigués, on ne se parlait pas. Ni l’absinthe même, ni le dîner n’y changèrent rien d’abord. Et voilà que, tout à coup, nous fûmes envahis par une espèce de joie sans cause, surnaturelle, extraordinaire, presque terrifiante. Avez-vous fumé l’opium ? On devient léger, léger, on n’a plus de corps. C’était dix fois comme si nous avions fumé l’opium. Plévech me dit :
» — Est-ce qu’on nous a mis sur une montagne ? L’air n’a plus de poids. Il me semble que je suis à deux mille pieds au-dessus de la mer. Et sens-tu comme il fait frais ?
» Je lui répondis :
» — Je sens qu’il fait frais. Mais je sens aussi l’odeur du pays, l’odeur de France.
» — Oui, dit-il, l’odeur de chez nous en été, l’odeur de l’air fouetté par la bonne pluie d’orage. Qu’est-ce que c’est, mais qu’est-ce que c’est ? Et regarde : ces brutes de noirs ont peur.
» Oui, ils avaient peur ! Ils regardaient l’eau, devenue subitement d’un vert sombre que je n’avais jamais vu encore. Il y a des personnes dont les yeux se foncent quand elles vont se mettre en colère : c’était ça ! Ils regardaient le ciel aussi, un ciel sans nuages et sans vent, avec seulement, à l’Ouest, une teinte cuivrée très étrange : quelque chose comme un chaudron mal récuré, à la fois sale et brillant. Je dis à Plévech :
» — Il fait plus que frais, maintenant. Je gèle !
» En plein canal de Mozambique, il nous tombait sur les épaules un froid de Sibérie. Mais comme Plévech allait répondre, il fut presque renversé par nos quatre Sakalaves, qui tombaient sur les écoutes, abattaient le bau de la barque, la laissaient complètement vide et rasée. Et, au même instant, j’entendis les piailleries aigres d’une bande de mouettes qui fuyaient vers la terre, puis une espèce de gémissement énorme qui venait de tous les côtés du ciel : c’était le vent qui faisait crier la mer !
» Il était venu brusquement, plus vite qu’une locomotive de train express, et l’eau criait sous lui, je vous jure : une espèce de grande lamentation qu’elle poussait sans s’arrêter ; et déjà, de l’autre côté du récif, les vagues tombaient les unes sur les autres comme des maisons dans un tremblement de terre. Je compris : c’était un cyclone, le terrible cyclone de l’Océan Indien, qui parfois, transporte des navires à une demi-lieue dans l’intérieur des terres, sur le dos d’une lame. J’eus l’idée de sauter par-dessus bord et de gagner le récif. Plévech me dit :
» — Pour quoi faire ? Les vagues passent par-dessus. Restons ici. Cette lagune, c’est comme un port, où nous serions contre le quai.
» Les Sakalaves, qui pourtant nageaient comme des poissons, paraissaient du même avis. Ils s’étaient couchés au fond du bateau et ne bougeaient plus. Pourtant Rainebouze, qui savait un peu de français, leva la tête et dit :
» — C’est la nuit des morts ! Ils reviennent !
» Et alors, Plévech, qui n’était pas entré dans une église depuis sa première communion, et qui lisait les brochures de la Confédération générale du travail, fit un grand signe de croix. Rainebouze ne fit pas de signe de croix, mais il prit, dans le coffre, une poule attachée par les pattes, lui trancha le cou d’un seul trait de couteau, et laissa couler tout son sang dans la mer. Plévech fit un geste d’assentiment et se fit des marques sur la poitrine avec ce sang. Il était redevenu tout à fait sauvage, Plévech. Et il avait quatre mille ans de moins !
» Notre barque s’accrochait dans l’encoignure du chenal comme un moineau blotti entre un toit et une cheminée. Le cyclone passait heureusement par-dessus, tant elle était petite. Un plus grand navire, donnant plus de prise, eût été perdu. Ce n’était pas un vent qui allait droit devant lui, le souffle de cette tempête. L’air virait, virait, virait, comme s’il avait tourné au bout d’une fronde. L’eau virait sous lui, presque aussi vite, comme si elle avait été la pierre de cette fronde. Elle se creusait jusqu’au fond. Elle arrachait des coquilles, des coraux, des morceaux de ces arbres de pierre, que nous avions vus. Et tout à coup le vent se calma, l’air se fit horriblement, impossiblement immobile, tandis que les vagues roulaient toujours, formidables. Je dis : « Comme il fait clair ! » Nous étions au milieu d’un affreux puits noir, fait de nuages qui continuaient à tourbillonner, mais au-dessus de nous, le ciel était devenu pur, invraisemblablement pur ! On y voyait des étoiles que les yeux des hommes n’aperçoivent jamais : il paraît que c’est comme ça quand on est juste au centre du cyclone. Et ces étoiles tranquilles, ces étoiles qui se moquaient de nous, éclairaient l’eau furibonde. C’est à ce moment-là, juste à ce moment-là que j’entendis la voix de Rainebouze :
» — Les matoutouas ! La grande lakane (la grande pirogue) des matoutouas de la mer !
» Puis il se coucha, la figure sur le plancher. Et je l’ai vue, la grande lakane des matoutouas ! Vous ne le croyez pas, vous, qu’il puisse sortir des navires du fond de l’eau, excepté des sous-marins ; moi, j’ai vu, cette nuit-là, un grand navire sortir du fond de la mer, et flotter ! Un grand navire démâté, sauf pour un tronçon à son arrière, qui était plus haut que le reste, et fait comme une maison : tout plein de coraux, doublé de pierre, consolidé de varechs tordus comme des lianes, cuirassé de grands coquillages et peuplé, oui, peuplé de grands crabes furieux d’être dérangés, de poissons plats qui bondissaient et retombaient dans la mer, d’horribles vers, longs comme mon bras, roses et blancs, qui se tordaient, et puis… et puis les matoutouas ! Par de grandes brèches ouvertes, ce trois mâts, naufragé depuis peut-être trois siècles et remonté par miracle, vomissait des torrents d’eau sale, se vidait, s’allégeait ; et voilà que nous vîmes, à travers ces torrents, un squelette, des chaînes aux tibias, dégringoler, rester suspendu un instant, et tomber dans la vague ; puis un autre, et un autre, et un autre : une cascade de squelettes et de vieilles ferrailles. Et quelquefois un des grands crabes se laissait couler à son tour. Le trois-mâts avançait lourdement vers le récif, cahotant comme un chariot trop lourd. A chaque lame qui le prenait sur son dos, l’eau qu’il renfermait, passant de l’avant à l’arrière, cognait contre ses murailles pourries, en faisait tomber de grands pans, avec d’autres squelettes et d’autres ferrailles ; et il avançait toujours, pourtant, cahin-caha, vers le récif, vers nous !
» Sa quille gratta le roc, s’élança de nouveau, frappa une dernière fois un grand coup, dont le récif retentit comme une cloche creuse et sonore, et s’affaissa si vite qu’il me fit penser à une personne qui tombe sur les genoux. L’avant s’éparpilla tout de suite en un tas d’horreurs que les lames se mirent à piler dans de l’écume. Le château d’arrière demeura debout plus longtemps, montrant vaguement, dans cette nuit lumineuse, des chambres ouvertes pareilles à ces plans qu’on publie quelquefois dans les journaux, et qui représentent des intérieurs d’appartements, au cinquième, avec les meubles et les gens qui les habitent. Les meubles ? De vieux canons que les coraux avaient encroûtés, une espèce de coffre long qui pouvait avoir été un lit, des choses en métal rongé, instruments de capitaine marin, sans doute. Les habitants ? un homme dont une poutre en tombant avait broyé les os ; et au milieu de tout ça ces grands vers dont j’ai parlé, qui remuaient, rampaient, rentraient dans l’eau noire en agitant la pointe de leur tête aveugle !
» Le temps que ça dura ? Je ne sais pas. Ce fut très court, peut-être. Après ce grand calme épouvantable, le vent avait repris. Le reste de ce bateau magique, — de ce bateau contre nature, doublé de pierre, naufragé et surnageant, chargé d’un équipage de morts enchaînés, feuillu de varechs, vivant et trépassé — s’en était allé par morceaux. Mais la mer nous apporta encore la figure sculptée à son avant, du temps qu’il était un bateau comme tous les bateaux, au lieu d’un abominable revenant. Je suppose que c’était une déesse païenne, ou une sainte. Mais on n’en voyait presque plus rien. La tempête ou la vieillesse lui avait enlevé le bas du corps, les tarets lui avaient mangé le crâne ; deux seins rongés, un creux à la place du cou, un grand nez demeuré par hasard, tandis que les yeux s’étaient effacés : c’est tout ce qu’on voyait : l’image d’une chouette, bien plus que d’une femme. Et c’est drôle et terrible, quand j’y pense, que le temps puisse faire même des statues ce qu’il fait des femmes : une chose qui fait peur.
» Mais Plévech, à moitié fou, jura qu’il en avait vu comme ça dans les grottes de son pays, près des pierres levées, et Rainebouze dit que c’étaient les mêmes que les sorciers mettent dans son pays à l’intérieur des tombes. Plévech répétait tout le temps : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! » et Rainebouze, qui avait été à l’église de Majunga, répétait : « Amen ! » dévotement. Mais il arrangea ensuite des graines pour faire sikidy, c’est-à-dire un charme ; il tua une autre poule, et Plévech imita ses gestes, parce qu’il avait très peur qu’après tout, ça ne fût la vraie religion, celle de Rainebouze, tandis que celle des chrétiens, il n’est pas bien sûr qu’elle soit restée bonne contre les esprits.
» Moi, je n’osais pas réfléchir. Ce ne fut que trois jours après, quand la houle fut tout à fait calmée, que je demandai à Rainebouze :
» — Le bateau des matoutouas qu’est-ce c’était ?
» Rainebouze me regarda d’un air très sérieux et très fier :
» — Esclaves, dit-il, des esclaves ! Tout plein d’esclaves, dans la grande lakane. Pour Bourbon. Attachés avec des chaînes. Volés à Madagascar par les blancs. Mais Madagascar n’a pas voulu les laisser aller, et leurs ombres ont soulevé la mer, à la fin, et leurs ombres ont ramené leurs os dans leur pays !
» Je compris ce qu’il voulait dire : le bateau des négriers enlevant ces Malgaches, il y a deux ou trois siècles, puis poussé à la côte par un cyclone, et coulant. Ces pauvres diables de nègres, les fers aux pieds, noyés comme des rats sans pouvoir monter sur le pont, et, trois cents ans plus tard le retour de leurs squelettes à la terre où dormaient leurs ancêtres et leurs fils.
J’interrompis Barnavaux :
— Mais le trois-mâts, comment avait-il ressuscité, le trois-mâts ?
— Est-ce que je sais ? répondit Barnavaux. Les grands tourbillons d’eau l’avaient arraché du fond. Ensuite des gaz, probablement, dans la cale. Et puis enfin… j’ai vu, quoi, j’ai vu !
A ce moment, les matelots de la barque de sauvetage passèrent, les épaules roulantes, bien tranquilles, mais avec cet œil élargi, surhumainement clair, qu’ont les hommes qui ont travaillé dans le danger, et vaincu. Barnavaux les appela pour prendre un verre. Ils tirèrent les bancs sous leurs cuisses, après avoir salué. Et je leur dis ce que Barnavaux venait de conter.
— Je ne sais pas si c’est vrai, fit le patron, mais quand j’étais sur l’Épervier, à Santiago, dans le Pacifique, j’ai vu une goélette naufragée depuis je ne sais combien de temps, qui était sortie de l’eau, une nuit de tempête. — On l’avait mise dans une espèce de musée. — Il y a dans la mer des choses, des choses… plus de choses que l’imagination des hommes n’en peut inventer.
Et je ne le contredis point, parce que j’ai connu, à Zéilah, l’homme qui a vu les sirènes.
Il y a un homme qui a vu les sirènes. C’est à Zéilah qu’il habite, maintenant. Il achète du café aux caravanes qui viennent d’Abyssinie, et leur donne en troc de vieux thalers de Marie-Thérèse, des douilles de cartouches vides, des cartouches très bien chargées, et des fusils à tir rapide qui serviront à tuer les Européens. Mais, il y a des années, il était gardien de phare aux îles Farsan, dans la Mer Rouge. Et c’est comme ça qu’il a vu les sirènes.
Il n’est pas fou. Je ne pense pas, je vous assure, qu’il soit fou le moins du monde. Seulement, il ne sait plus très bien parler le français parce qu’il passe tout son temps, pour son commerce, à causer avec les indigènes en arabe, ou en galla, ou en amharique, qui est la langue des vrais Abyssins, ceux des montagnes. Et puis, quand il consent à conter son aventure merveilleuse, il s’interrompt parfois si longtemps, si longtemps, qu’on s’en va sans avoir la patience d’attendre la fin. Je ne sais pas pourquoi il s’arrête.
C’est peut-être quand il revoit le mieux les sirènes… et pour d’autres motifs, très mêlés : parce que, durant des journées entières, quand ça lui est arrivé, il ne faisait rien que dormir ou rêvasser avec les sirènes, sur les rochers ou dans les flaques d’eau creuse et tiède, et qu’alors, de ces journées où il a été si heureux, il garde le goût, parce qu’elles étaient délicieuses, mais ne trouve rien à dire, parce qu’elles étaient vides, absolument vides d’action, tandis que son cœur était plein ; parce qu’il a des secrets, aussi, des choses qu’il ne veut pas dire, par pudeur, ou de crainte qu’on ne le croie pas ; enfin, par méfiance jalouse, parce qu’il a peur qu’on n’aille où il sait qu’elles sont. Je vais pourtant essayer de retrouver son récit dans ma mémoire. Mais vous n’aurez pas comme moi la vision de ses yeux clairs, mouillés, insondables, de ses yeux qui me faisaient penser aux abîmes sur lesquels il prétend avoir flotté durant des mois.
Il disait :
— Vous ne savez pas ce que c’est que d’être gardien d’un feu aux îles Farsan ! Il n’y a pas de mer plus mal faite que la Mer Rouge. On croirait qu’elle est large : ce n’est qu’une apparence et qu’une illusion. Il n’y a au milieu qu’un chenal profond, mais assez étroit, où l’on peut passer. Le reste est plein de bancs de coraux, ou bien de volcans éteints, plantés juste au milieu du passage, et dont la seule utilité est de servir de points de repère aux marins. Ils piquent, les grands navires, ils piquent droit vers ces volcans, comme des papillons attirés par un bec de gaz. Le bec de gaz, c’est le phare. Ils appellent ça « reconnaître ». Et ils viennent, les uns après les autres, vissant leurs hélices jumelles dans ces eaux chauffées de soleil, toutes grasses de choses vivantes : méduses, astéries cuirassées d’une dentelle de pierres épineuses, algues microscopiques. Mais quand ils ont vu, le jour, la pointe de ces rochers arides, ou bien, dans la grande nuit pleine du souffle égal et sec venu des déserts, les feux allumés sur leurs rives, ils donnent un petit tour de roue, et s’en vont bien vite, ayant l’air de dire : « C’est vous ? Nous savons maintenant que nous sommes sur la bonne route, mais vous n’êtes pas jolis à regarder. Bien le bonsoir ! » Telle est l’ingratitude de ces grandes mécaniques.
» Ce n’est jamais drôle d’être gardien de phare. Mais supposez qu’il y ait des phares en enfer, confiés aux damnés les plus spécialement compromis : ces damnés ne doivent pas être beaucoup plus malheureux que les pauvres diables qui nourrissent les feux rouges de la Mer Rouge. Un bateau-citerne venait tous les mois m’apporter de l’eau et des provisions. Et quand la corvée d’équipage débarquait, je me mettais à rire comme un sauvage :
» Des hommes, des hommes ! Comme c’est drôlement fait, des hommes !
» Puis ils s’en allaient, et je demeurais seul avec mon matelot, un Danakil incapable de prononcer trois mots d’anglais.
» Il n’y avait pas sur ce rocher un seul brin d’herbe, une plaque de mousse : rien que de vieilles cendres durcies, des pierres ponces, avec des veines de lave verte et rouge ; et le terrain, qui sonnait creux sous les pieds, était si chaud que je disais parfois au commandant du bateau-citerne : « Si le volcan allait se réveiller ! » Il répondait : « C’est le soleil, imbécile, qui brûle ce caillou. Le volcan est mort, bien mort ! » Mais le Danakil faisait des grimaces pour changer la conversation : tous les Danakils savent que parler des choses, ça les fait venir ; et il avait peur du volcan.
» Une nuit — c’était comme le bateau venait de partir — il me sembla respirer une odeur inattendue et pourtant familière, une odeur de chlore, juste celle qui vous prend à la gorge dans les grandes blanchisseries. Je rêvais, je me figurais voir les hautes étuves pleines de lessive, et les femmes penchées sur l’eau pâle, un battoir à la main, leurs seins luisant de sueur sur leurs corsages ouverts. Ça me faisait plaisir. Le Danakil, qui était de veille à la lampe, vint me prendre la main d’un air épouvanté. J’ouvris la petite fenêtre de ma chambre, et la même odeur de chlore faillit me faire tomber à la renverse. Toute l’île fumait. Elles sortaient de terre par centaines, les colonnes de vapeur empestée ! Elles sortaient en bouffées, en halètements, en hoquets minces comme le filet clair d’une cigarette allumée, ou par jets énormes comme l’échappement d’une machine à vapeur de paquebot. Je descendis l’escalier, je voulus courir — j’étais nu comme un ver à cause de la grande chaleur — vers l’une de ces fumerolles. Le Danakil hocha la tête et me dit :
» — L’eau ! L’eau bouillante ! Elle mange la terre.
» Je mis mon pied sur le sol et le retirai vivement : l’îlot fondait sous la poussée souterraine de sources âcres, chargées de poisons chimiques, et bouillonnantes. Il fondait comme un morceau de sucre, il s’en allait en boue, en saletés puantes, en quartiers de rocs qui déboulaient des pentes ramollies, en bulles chargées de gaz qui faisaient « floc ! » en crevant, sales abcès de cette sale terre. Et le phare se mit à se balancer comme un arbre, parce qu’il était rongé par la base, et que maintenant il ne pouvait pas plus se tenir debout qu’une allumette sur un pot de goudron fondu. Je criai au Danakil :
» — A la mer, à la mer tout de suite !
» Je m’échaudai les pieds dans cette fange qui brûlait en se décomposant, je sentis la morsure de flammes sur ma peau — des flammes noires, si je peux dire, car je n’ai pas vu une étincelle dans cette nuit étouffante !… Mais enfin je l’atteignis, la mer hospitalière, l’eau calme, fraîche, maternelle, accueillante. Elle me prit sur son dos. Le Danakil ? Je ne l’ai jamais revu.
» C’est quand je suis revenu à moi que j’ai vu les sirènes, sur un autre îlot plus au Sud, où elles m’avaient mené sans doute pendant que j’avais perdu connaissance. Ma tête, hors de l’eau, reposait sur un coussin de varech, et j’eus très peur devant ces corps qui remuaient, plus grands qu’humains, bruns et lustrés, tout ruisselants. Je m’imaginai d’abord que c’étaient des lions de mer ou des lamantins, et que les courants m’avaient jeté par hasard sur une plage où ils fréquentaient. Mais, comme j’étendais le bras, j’aperçus, se penchant au-dessus de moi, au bruit léger que je fis, une tête à peine plus ronde que celle d’un homme, avec des cheveux, de très longs cheveux noirs partagés au milieu par une raie, et des yeux plus tendres que ceux de la plus tendre des femmes, qui me parlaient. Car c’est ce qu’il faut que je dise avant tout : tant que j’ai vécu chez les sirènes, j’ai toujours compris ce qui se passait dans leur cerveau par cette espèce de langage silencieux que parlaient, non seulement leurs prunelles profondes, mais je ne sais quelle émanation venue de tout leur corps. Elles me comprenaient aussi, quoique moins bien. C’est que je ne pensais que par raisonnements, et qu’elles n’avaient guère de raison, mais des sentiments aussi nombreux, aussi variés, aussi nuancés que ma logique. Je dis « elles », pour ces sirènes, comme on dit pour les hirondelles, les mouettes ou les gazelles. Mais elles sont une race, elles se reproduisent, il y a des mâles et des femelles. La première qui s’approcha de moi n’était pas un mâle, et quand j’eus pensé dans un demi-délire : « Je vis ! je vis ! Est-ce qu’on va me faire du mal, maintenant que je recommence à vivre ? » je compris que cet être qui était là — une bête, une fée, une espèce particulière de sauvage humain ? — me répondait : « Il ne faut pas avoir peur, tu es avec nous ! » Je sentis bien son souffle sur mon front, et ses deux seins ronds comme ceux d’une femme, qui se posaient sur ma poitrine, par amitié… Plus tard seulement je m’aperçus que mon amie n’avait que des moignons de bras, terminés par des nageoires, et deux autres moignons tout pareils à la place des jambes. Elle n’était heureuse et vive que dans l’eau légère ; sa croupe y bondissait comme celle des chevaux dans les hautes herbes.
» J’étonnais les sirènes bien plus qu’elles ne m’étonnaient. Ma répugnance à me nourrir des poissons qu’elles m’apportaient, ma préférence pour les coquillages, dont pourtant la pulpe était crue comme celle de ces poissons, leur paraissaient risibles. Je les déconcertai encore quand je refusai de boire de l’eau de mer. Mais elles me conduisirent à une source qui sortait au niveau des vagues, sous une falaise, et quand je bus dans le creux de ma main, elles m’admirèrent : mes mains furent toujours pour elles des choses merveilleuses. Je leur faisais des colliers de coquilles, de corail et de nacre, des guirlandes d’algues, jaunes comme de l’or. Et les mâles énormes, moustachus, l’air guerrier, couverts de cicatrices, les portaient avec autant de fierté que les femmes-sirènes. Souvent, quand ils étaient tous parés, ils faisaient le bal en mon honneur. Ah ! leurs dos, leurs rudes et longs cheveux, les seins droits des femelles sous leurs cols redressés, le frémissement de leur corps dans l’eau verte ! Elles m’emmenaient dans leur tournoiement, j’avais peur et je criais ; mais elles m’emportaient comme un enfant, avec des soins si doux, malgré leur élan rapide, que je ne sentais rien qu’un plaisir âcre, une volupté vertigineuse.
» Un soir, tous chantèrent.
» Je ne leur avais connu jusque-là que ce langage muet dont je vous ai parlé. Leur chant non plus n’avait pas de paroles, mais en disait plus qu’un discours humain. Ce n’est pas une figure : je distinguais le sens de leur plainte aussi nettement que si on l’avait écrite sur du papier. Ils chantaient : c’étaient des cris douloureux, harmonieux et lents, si tristes et si clairs dans la bouche des femmes-sirènes, si graves et sombrement désespérés dans la gorge profonde des mâles ! Ils chantaient l’antiquité de la race des sirènes, et sa décadence. Elle est apparue presque aux premiers âges du monde, alors que la mer couvrait toute la surface du globe ; les sirènes ont été la première tentative de la nature pour réaliser, au sein même de l’océan universel, un être qui ne fût pas une brute pure, pour créer un organisme doué vraiment d’un cerveau et d’un cœur. Et puis la terre est sortie des flots, et la nature a oublié cette ébauche marine. Elle l’avait laissée là, imparfaite, se dégradant même, dans la suite des siècles : et les sirènes ont le sentiment amer de leur grandeur ruineuse et de leur déchéance. Nous autres hommes, nous souffrirons éternellement de ne pas être entièrement semblables au Dieu dont nous avons l’idée : les sirènes souffrent d’être presque semblables aux hommes et de n’avoir pas conquis l’intelligence humaine.
» Elles auraient dû être reines de la mer, ainsi que les hommes règnent sur les champs, les bois et les montagnes. Mais la nature a oublié de les perfectionner, et les requins, bientôt, auront dévoré la dernière des sirènes. Voilà pourquoi, jadis, elles suivaient les barques cambrées, noyant les matelots endormis par leurs charmes. C’était par jalousie. Mais, maintenant, la race va mourir. Il n’y plus que quelques tribus de sirènes dans la Mer Rouge, et de l’autre côté de la terre, au bord des archipels malais ; et, loin de me noyer, mes sirènes m’avaient sauvé la vie, pour jouir du plaisir mélancolique de voir de plus près un homme, un exemplaire de l’espèce à qui le hasard, ou bien on ne sait quel mystérieux dessein, a donné l’empire, alors qu’il leur infligeait l’humiliation de la défaite et l’agonie.
» C’est ainsi que la race des sirènes contemple sa fatale destinée, demeurant pleine de douceur, de bonté, de vigueur inutile aussi, quand il lui faut lutter contre les monstres de l’abîme ; et, bien plus que les hommes, elles savent et goûtent la beauté : la beauté du ciel, de l’air et des eaux, les rythmes mystérieux du sang dans les artères et des organes frémissants. Et, pour le reste, ce sont des animaux !
» Voilà pourquoi le moment est venu de vous dire encore une chose. Étant des animaux, tant que la saison des amours n’est pas arrivée, les mâles et les femmes sirènes vivent chastes comme des enfants. Ils forment des couples innocents ; ils vivent deux par deux, jouant, pêchant, allant regarder aux jardins de la mer les coquilles éclatantes, les anémones vivantes et fleuries, les poissons lumineux qui frôlent les banderoles des algues. Leurs âmes instinctives se pénètrent à n’en plus faire qu’une seule. Mon amie la sirène m’avait adopté de la sorte, et, quand elle m’entraînait sur les vagues, mon bras sur son épaule, je me sentais heureux, purement, comme je ne l’ai jamais été avec une femme. Tout son corps frémissait sous ma main ; mais, quand je voulais davantage, elle ne comprenait pas.
» Je ne me figurais pas ce qui allait advenir au moment des amours. Je me disais :
» — Alors, elle m’aimera comme on aime sur terre.
» Je me trompais. Quand vint la grande saison, les couples se désunirent. Je n’aime pas à me rappeler, j’ai horreur ! J’ai horreur parce que j’ai souffert. Quand elles éprouvèrent la frénésie du désir, les femmes sirènes ne furent que des animaux, les mâles des brutes rugissantes. Ils ne choisissaient plus. Tous étaient à toutes, et toutes à tous. Je les voyais bondir, s’accoler dans l’écume ; les dents aiguës des mâles, — jamais les mêmes mâles, — mordaient mon amie à la nuque, et ses yeux, ses yeux bruns dont j’aimais tant la grâce et la caresse, ne me regardaient plus.
» Quand sa grande fureur amoureuse s’apaisait un peu, alors elle nageait vers moi. Elle me disait : « Qu’as-tu ? » Je lui répondais : « Va-t-en ! » Et, de tout son corps et de tous ses sens étonnés, elle me demandait la cause de ma haine ; elle m’expliquait qu’elle avait besoin de tous ces mâles : l’un pour sa force, l’autre pour sa prudence, et les jeunes, tous les jeunes, pour leurs élans et leur courage. Et il fallait que cela fût ainsi. Moi, j’allais me cacher la tête dans les rochers.
» — Ah ! me dit-elle enfin en pleurant, tu es un homme et je suis une sirène. Tu me voulais toute, quand je ne pouvais être à personne. Tu me veux à toi seul, quand je ne suis plus à moi, mais au dieu de ma race. Nous avons eu tort de te garder avec nous… O mon ami, mets cependant encore une fois la main sur mon épaule !
» Je lui obéis, et nous fendîmes la mer plus vite que nous n’avions jamais fait. Nous nageâmes toute une nuit et la moitié d’un jour, pour arriver à une plage plate, au-dessous d’une montagne où des aigles volaient.
» — Ici, dit-elle, tu trouveras des hommes pareils à toi, et des femmes comme tu les souhaites ; adieu !…
» … Mais je connus, avant son départ, ce qu’est l’amour d’une sirène, je l’ai connu ! Le sable était chaud sous nos corps, la couleur du ciel emplissait mes yeux. J’ai encore dans ma bouche le goût salé de la sienne. Je l’aurai toujours. Un soir, peut-être, elle reviendra. Ou j’irai vers elle. »
Telle a été l’aventure d’Elias Whitney, qui achète, maintenant, du café aux caravanes.
… C’était une petite maison assez basse, presque sans fenêtres, sauf pour une espèce de longue meurtrière par laquelle on n’aurait pas fait sortir un chat, avec des murs bossus, très épais, et une porte renforcée par de vieux rails de chemin de fer, posés de guingois, tout à la diable. Mais sous une effroyable poussée de blasphèmes, la toiture, la porte, les ferrures, les murailles même, tout semblait trembler comme une marmite pleine d’eau bouillante placée sur un feu trop vif. L’heure de la sieste était venue depuis longtemps, et personne dans le poste ne pouvait fermer l’œil. Les hommes, joyeux de bataillons d’Afrique et soldats de la légion, tendaient l’oreille d’un air maussade ou rigoleur ; les goumiers arabes plissaient leur figure jaune, quand ils entendaient une particulièrement belle injure, connue d’eux ; les officiers, en grande tenue, parce qu’on attendait le général inspecteur, haussaient les épaules et rentraient chez eux pour ne pas compromettre le prestige de l’uniforme ; et les chameaux eux-mêmes, agenouillés dans les grandes cours aux parois de terre grise, troublés dans leur repos, grognaient d’ennui comme quand on charge leur bât. Le vent, du fond du bled saharien, soufflait par bouffées lentes, insupportablement chaudes. Une grande dune morte, un erg de sable roux, lourd et bas sur l’horizon, brillait d’une lumière aveuglante dans l’air éclatant et sec.
Barnavaux se rapprocha tout doucement de la porte de la prison.
— Qu’est-ce que c’est ? lui dis-je.
— Oh ! fit-il, rien : c’est Chavarot, le joyeux, qui gueule !
Et il profita d’un court moment de silence pour dire :
— Qu’est-ce que tu veux, La Victoire ?
La voix de Chavarot, traversant les planches, cria :
— J’ai soif, d’abord ! Mais c’est pas ça : où est-il, ce général…? (Ici Chavarot donna, de cet officier supérieur, une définition fausse de tous points, et qu’il est inutile de reproduire.) Où est-il, cet ould el gahbâ ? J’veux qu’il vienne em’ vouère.
— Il n’est pas encore arrivé, dit Barnavaux d’un ton conciliant ; mais il se fera un devoir de te rendre visite dans tes salons, sûr ! Et il te collera trente jours de rabiot : tu en as, des ambitions !
— S’il ne venait pas, répondit Chavarot plus doucement, il me les enverrait tout de même par la poste. Mais j’ai un petit mot à lui dire.
— Tu le verras, tu le verras ! répéta encore Barnavaux. Mais il n’est pas encore ici, parole ! Alors, pour l’instant, est-ce que tu ne pourrais pas laisser pioncer la coterie ?
De l’autre côté du mur on n’entendit plus rien, et je demandai :
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Lui ? dit Barnavaux. Oh ! rien : s’est soûlé, naturellement ; a jeté sa gamelle à la tête de l’homme de cuisine, sous prétexte que la soupe était froide. Drôle que la soupe soit toujours froide, dans les pays chauds. Puis a rossé les quatre hommes commandés pour le « servir ». Et tenu à l’œil : treize mois de prison pour coups et blessures, avec récidive. Très ami avec ces dames du boulevard Ornano : un apache, quoi.
Il ajouta, en réfléchissant :
— C’est égal, je ne serais pas fâché de savoir ce qu’il veut dire au général, La Victoire. C’est un garçon qui a de l’orgueil.
Le général n’arriva qu’à la tombée du soir, vers les cinq heures, et Barnavaux eut le temps de m’expliquer pourquoi Chavarot avait de l’orgueil.
— Voici, me dit-il. C’est quand on a fait la grande expédition du Tadémaït, il y a deux ans. Il paraît qu’il fallait la faire, l’expédition du Tadémaït. Et c’est mon avis : tant qu’il y aura dans le désert des gens qui attendent que vous vous promeniez tout seul, sans faire de mal à personne, pour vous ouvrir le ventre en croix, et vous mettre des saletés dedans, comme c’est leur usage, tous les autres circoncis, ceux du Maroc, ceux d’Algérie et de Tunisie, garderont l’idée qu’un beau jour eux aussi jouiront de la volupté de nous ouvrir le ventre en croix. On m’a dit qu’il y avait eu par-dessus le marché, pour faire l’expédition, des raisons diplomatiques, des raisons que les gens qui savent se racontent à Paris, en déjeunant. Mais ces gens qui savent ne sont que des artistes : ils ajoutent des beautés accessoires et décoratives au motif tout nu que je viens d’avoir l’honneur de vous exposer. Le général — le même qui va venir tout à l’heure — écrivit à Paris que c’était une très bonne idée, qu’il allait faire partir quatre cents hommes montés sur des méharis, huit cents goumiers arabes, faire occuper les puits, qui sont rares, et qu’en trois mois tous les gens du Tadémaït, crevant de soif, deviendraient doux comme des demoiselles. Alors les autres généraux l’ont mis en pénitence pour son indiscrétion.
— Barnavaux, lui dis-je, vous faites de la politique !
— Je ne fais pas de politique, répondit Barnavaux. C’était une chose toute naturelle qu’on le mît en pénitence, puisque ce n’est pas avec quatre cents hommes qu’on fait la grande guerre, et par conséquent qu’on gagne un avancement mérité. Si vous n’êtes pas aveuglé par une coupable jalousie, vous reconnaîtrez que les généraux de Paris avaient raison. On réunit donc une armée invincible, six mille hommes pleins d’ardeur, qui s’en allèrent dans le désert à pied, à cheval, à mulet, sur toutes sortes de bêtes excepté des chameaux. Il y avait pourtant derrière eux beaucoup plus de chameaux que de citoyens français, mais ils ne servaient qu’à porter des tentes, des petits canons, des conserves, des cartouches, et on les faisait marcher très lentement. L’armée se baladait en trois colonnes, à cause d’un plan magnifique tracé d’avance à Paris, et les chameaux étaient si nombreux qu’il n’y avait pas assez d’eau pour eux dans les puits. Alors ils mouraient avec une résignation de chameaux mahométans ; on demandait de l’argent pour en acheter d’autres, et les nouveaux chameaux arrivaient tout doux, tout doux, trotti-trotta, cahin-caha, balançant la tête, bavant, rognant, et flairant sur le sable les squelettes de leurs frères et amis, morts à la peine. En règle générale, ils leur levaient un tibia ou une vertèbre, et se la plantaient au coin de la bouche, exactement comme vous feriez d’une cigarette. Il paraît que c’est parce qu’ils ont besoin de… une chose de pharmacien.
— De phosphate ?
— Oui. Mais c’est une explication anticléricale et matérialiste. La vérité, c’est qu’ils avaient l’air de vieux marabouts philosophes, en train de se dire : « Demain ce sera notre tour. Et ces agités qui nous mènent y passeront aussi. Inchallah ! » Si jamais vous aviez marché huit jours à côté de ces bêtes de l’Apocalypse mâchant des tibias, vous n’écririez plus que des oraisons funèbres. Il y avait, dans le corps expéditionnaire, un tas de joyeux, escarpes ou grinches envoyés de France aux bataillons d’Afrique. Ils n’écrivaient pas des oraisons funèbres, à cause de leur grand mépris pour la littérature, mais ils faisaient les fortes têtes : et c’est vrai qu’avec nos trois colonnes de deux mille hommes chacune, on n’arrivait à rien, à rien qu’à marcher pour rien. Imaginez trois éléphants employés à la chasse aux rats, par suite d’une erreur de proportion dans les idées architecturales du ministère. La… la philosophie enseigne que pour chasser le rat, il faut des chiens ratiers. Nous n’en avions pas.
» Les joyeux montraient en route la plus coupable indiscipline. Par bonheur, quand on fut plus loin que Fort-Mac-Mahon, plus loin que Fort-Miribel, devant Aïn-Souf, une vieille petite forteresse arabe, au bord d’un lac salé aux trois quarts sec, les gens de ce ksar nous tirèrent quelques coups de fusil. Alors on descendit les canons du dos des chameaux, on braqua ces canons sur la porte du ksar, d’après les règles les plus modernes de la tactique ; les chameaux grognèrent, les canons tonnèrent, les ais de la porte tombèrent en miettes, les habitants de la forteresse en pâmoison. On rédigea un bulletin de victoire et on installa dans ce ksar, avec un commandant, tous ceux des goumiers arabes dont les chameaux étaient définitivement morts sans avoir été remplacés, une compagnie de tirailleurs algériens, et soixante des plus insupportables parmi ces joyeux désespérants, afin de s’en débarrasser. Chavarot en était. Après quoi les trois colonnes reprirent leur voyage de circumnavigation mélancolique à travers la mer de sable.
» Maintenant, je suppose que vous voyez Aïn-Souf ? Tous ces ksour de la région, c’est la même chose. Ils sont construits au bord d’une rivière qu’on ne voit pas, simplement parce qu’elle coule à trente mètres sous terre. Mais les Arabes — il paraît du reste que ce ne sont pas des Arabes, mais des Berbères — font des trous pour la chercher, et la suivent en creusant des tunnels qui ont parfois des quatre lieues de long : on dirait un métropolitain. Avec l’eau ils font pousser des dattiers, et à l’endroit où il y a le plus de dattiers, ils mettent leur ksar. Ou plutôt ce sont leurs arrière-grands-pères qui ont creusé les puits, construit les remparts et les maisons, il y a des siècles. Ceux de maintenant ne font plus rien qu’arroser leurs palmiers toute l’année et piller quand ils peuvent. Sur le désert, de loin, la forteresse a l’air toute petite et les palmiers ressemblent à de mauvais balais verts. De près, vu du dehors, c’est presque grand, c’est très sérieux, ça fait peur. Ça fait peur à cause des remparts de terre battue, très hauts, d’un roux noirci ; à cause des tours, encore plus hautes, pareilles aux vieux châteaux forts de France ; à cause d’un dôme pointu et tout hérissé de petits clochetons faits comme des épines, où se cache un curé musulman, aux trois quarts sorcier ; et dans l’intérieur ce n’est rien que des petites rues, si étroites entre les grands murs qu’on dirait des fossés.
» Derrière ces grands murs, ce sont des cours entourées de portiques aveugles qui servent de contreforts, des magasins et des maisons. Le commandant se logea dans la plus belle des maisons, les joyeux dans une cour, les tirailleurs kabyles dans une autre, où l’on mit le magasin aux farines, et les goumiers un peu partout. Le plus beau, c’est que lorsqu’on voulut refaire une porte au ksar, à la place de celle qu’on avait démolie à coups de canon, on ne trouva pas une planche : il n’y a pas de planches dans le pays, et quant aux palmiers, leur bois est mou comme une éponge. Il paraît que l’ancienne porte était venue du Maroc, dans la nuit des temps.
» Pendant qu’on s’arrangeait comme on pouvait dans Aïn-Souf, les colonnes continuaient leur circumnavigation. On leur envoya un convoi. Les vaillants guerriers du Tadémaït, que les colonnes n’avaient jamais pu voir, sautèrent sur le convoi, égorgèrent cinquante hommes, prirent les chameaux, les cartouches, les vivres et le reste, puis encouragés par cet exploit arrivèrent une belle nuit devant Aïn-Souf. Ils laissèrent leurs méharis sous les palmeraies, tournèrent en silence autour du ksar, traversèrent un parc à moutons, où il n’y avait plus de moutons, au pied des remparts, et se firent la courte échelle pour entrer dans la forteresse par une espèce de fenêtre si étroite qu’on n’y pouvait passer qu’un à un. »
Ici, j’interrompis Barnavaux :
— Mais, lui dis-je, puisque la porte était ouverte ?
— La porte ! répliqua Barnavaux scandalisé. Puisqu’ils croyaient qu’elle était fermée ! Alors, c’est comme ça que vous connaissez la guerre ? Il faudrait un grand général, un génie, pour voir les choses comme elles sont, à la guerre ! Un génie comme il n’y en a pas un tous les siècles. Napoléon ou… ou Bismarck voient qu’une porte est ouverte quand elle est ouverte. Mais les autres ! Ils se disent : « Elle doit être fermée. » Voilà. Ça vous explique pourquoi les guerriers du Tadémaït sont passés par la fenêtre au lieu d’entrer par la porte.
Ayant donné cette explication brève et lumineuse, Barnavaux poursuivit :
— Le premier qui atteignit cette fenêtre fit ensuite un bon saut de huit mètres et retomba sur un sac plein. Il l’éventra d’un coup de couteau et trouva de la farine. Alors il fit un creux dans son burnous, et commença bien vite à le remplir de farine. Le second fit de même, et le troisième, et le quatrième, et des vingtaines ensuite. Et ça aussi, puisque vous ne le savez pas, je vous apprends que c’est la guerre. Sur le chemin de ronde des remparts, il y avait un tirailleur kabyle en sentinelle. Quand il vit des choses blanches qui moutonnaient dans le parc à moutons, il tira dessus pour l’acquit de sa conscience et par respect de la consigne. Là-dessus, les guerriers amateurs de farine, dans le magasin, tirèrent également des coups de fusil.
— Sur qui ? demandai-je.
— Sur rien. Sur la porte du magasin, sur leurs camarades, sur les sacs. C’est nerveux. Vous en auriez fait autant. L’intendant qui couchait près du magasin, s’éveilla en sursaut au bruit des coups de feu, songeant : « Voilà les gardes qui se battent. Encore une histoire de femmes ! » Il prit la clef pour aller voir. Il tournait à peine cette clef dans la serrure que cinq balles l’étendaient tout roide. C’est ainsi qu’il mourut, victime du souci qu’il avait du bon ordre et de la morale, et son dévouement lui fait le plus grand honneur. Mais une minute après il y avait plus de cent Arabes dans la cour, et la ville était comme prise.
» Représentez-vous que tout le monde dormait. Représentez-vous l’impossibilité d’y voir clair. Représentez-vous que le commandant était à l’autre bout du ksar, et que les tirailleurs algériens n’auraient pas bougé un doigt sans ordre — c’est leur manière — et s’apprêtaient mahométiquement à se laisser égorger. Mais les soixante joyeux sautèrent dans la cour, et Chavarot mit le feu à un toit de paille, pour voir ce qui se passait, et pour le plaisir de la destruction. Il ne faut pas penser à son patriotisme, ni à celui de ses copains, les cinquante-neuf escarpes, grinches et souteneurs qui l’accompagnaient, ni à leur « esprit militaire », ni à tout ce qu’on écrit de vertueux dans les papiers ; mais ils ne perdirent pas un instant la tête, et ne songèrent qu’à tuer, parce qu’on allait les tuer, qu’on les tuait déjà. Et ça, comme le reste, c’est la vérité de la guerre ! Ils s’aperçurent aussi que rien ne ressemble plus au couteau à virole avec cran d’arrêt dont ils avaient la longue habitude, qu’une baïonnette Lebel quand elle n’est pas au bout d’un fusil. Et ils y allèrent comme sur le pavé de la Goutte-d’Or. C’est à cette minute que Chavarot fut grand, qu’il fut le Bonaparte des apaches, enfin Chavarot-La-Victoire ! Vous avez entendu sa voix, tout à l’heure : elle remplissait le camp. Il cria :
» — En joue, feu !
» Les copains se regardèrent. Ils avaient lâché le fusil pour le surin, par goût, par fureur instinctive, par raisonnement, car tirer dans cette cour de cent pieds carrés où on était les uns sur les autres, c’était se massacrer entre soi. Mais les Arabes avaient entendu le cri de Chavarot. Ils savaient la manœuvre qu’on doit faire devant une salve, la parade contre ce coup ; et tous ensemble, à quatre pattes derrière les sacs, ils se rasèrent.
» — Allez, maintenant ! cria Chavarot.
» Les soixante qui venaient de comprendre, ne firent qu’un bond, et soixante Arabes furent poignardés, dans le dos, comme des civilisés, avant qu’un seul eût pu crier ou fuir. Les autres n’étaient plus assez. Voilà pourquoi, sans bouger, ils tendirent le cou. Il n’y a personne comme ces gens-là pour tendre le cou, quand ils se savent perdus.
» C’est comme ça que Chavarot-La-Victoire (treize mois de prison, condamné aux bataillons d’Afrique) a sauvé Aïn-Souf. Et il le sait. Trop ! »
Au moment où Barnavaux achevait, le général parcourait déjà le cantonnement. L’inspection terminée, sur un mot qu’on lui dit, il fit sortir Chavarot de sa bauge de pierre.
Le vainqueur d’Aïn-Souf parut, clignant des yeux sous la lumière, la face cireuse encore d’ivresse, vêtu d’une horrible souquenille brune dont il avait arraché les boutons. Le général écouta le rapport, et dit d’une voix triste :
— C’est soixante jours…
Il ajouta, pour l’exemple, et parce qu’il faut dire de ces choses-là :
— Vous déshonorez l’armée française !
Chavarot répliqua :
— On ne disait pas ça, à Aïn-Souf !
Puis il se laissa remettre en cellule, avec philosophie. Semblable à la plupart des Français, une fois qu’il avait exprimé son opinion, la réalité à ses yeux n’avait plus aucune importance.
Barnavaux et moi, nous étions assis dans le fond du compartiment, adossés à la loge du wattman, et nous le vîmes entrer.
C’était à l’une des premières stations du Métropolitain, du côté de la porte Maillot, un samedi soir. La plupart des voyageurs, pressés les uns contre les autres, étaient obligés de se tenir debout. Un bras accroché aux lanières de cuir qui pendaient du plafond, ils avaient cet air d’obstination stupide et concentrée des brebis entassées dans un parc, et que rien désormais ne pourra faire bouger. Quand je vois avec quelle âpreté, quelle fureur souvent, un homme défend, dans une voiture publique, la place qu’il occupera quelques minutes à peine, persuadé de toute son âme qu’elle est à lui, rien qu’à lui, je me prends à penser qu’ils poursuivent une chimère, ceux qui s’imaginent que l’instinct de la propriété individuelle disparaîtra quelque jour ! Lorsque la porte du wagon roula sur ses galets, faisant prévoir une invasion, les mains serrèrent plus fort les courroies, les pieds parurent s’enraciner dans le parquet.
Un Français aurait reculé devant ces effluves d’antipathie collective : le petit Japonais avança avec une souplesse résolue, une assurance élégante et impérieuse, comme une espèce de félin faisant patte de velours. Et tous ceux qui étaient là, nécessairement : le monsieur décoré qui tient d’autant plus à passer pour un officier en civil qu’il est chemisier rue de la Paix, la belle femme à qui rien ne résiste, justement parce qu’elle est belle ; la grosse dame qui tient à s’imposer par la parole et par la majesté, parce qu’elle n’est plus belle, l’employé qui se rattrape, une fois lâché du bureau ou du magasin, de l’obséquiosité professionnelle, tous cédèrent devant lui ! Ce peuple hostile se tassa.
Il se tassa pour des raisons infiniment diverses et que je devinais confusément sur les physionomies : à cause de cette politesse hospitalière que notre race si vieille et si fine sait montrer aux étrangers ; à cause de la dignité courtoise et distante de cet homme pâle et maigre, aux yeux bridés ; et parce qu’il faisait un peu peur, aussi, comme font peur les êtres qu’on ne connaît pas. Un Français, un Américain, un Teuton, on sait à peu près comment ils réagiraient contre un traitement un peu rude, une observation désobligeante. Mais ce Japonais si sec et si froid, dont les yeux, sous les lunettes à branches d’or, semblaient ne voir personne… On s’écarta.
Seul, Barnavaux montra une agitation extraordinaire.
— Je le reconnais, dit-il, je le reconnais. C’est Tsounémasa. Il doit être colonel, ou général, maintenant. Avec leurs figures maigres, leurs cheveux noirs, ils ne vieillissent pas. Mais quand je l’ai rencontré, il y a quinze ans, au Tonkin, lui et son camarade Benkei, c’était un petit lieutenant, et c’est eux qui m’ont fait comprendre pour la première fois, ce qu’ils veulent, ces Japonais, et ce qu’ils feront.
» Ils étaient arrivés comme attachés militaires, pour suivre les dernières opérations de la colonne Marty contre les Pavillons Noirs. Je les vois, je les vois encore, les deux Japonais : des gosses, des petits chasseurs de restaurant, voilà de quoi ils avaient l’air, avec leurs képis bahutés à la Saumur, leurs dolmans qui collaient trop, leurs culottes qui bouffaient sur leurs cuisses comme les feuilles d’un chou qui monte en graine. Il fallait être poli, puisque c’était l’ordre, mais ils faisaient rigoler. On ne pouvait pas s’en empêcher. Quand ils se savaient observés, ils marchaient comme des soldats mécaniques. Quand ils croyaient qu’on ne les regardait pas, ou quand ils parlaient aux mandarins annamites, ils faisaient de petites mines, ils croisaient les poings, ils pliaient l’échine, ils faisaient des laïs, quoi ! des saluts comme les indigènes. Ça, des soldats ! Ça faisait rire ! Des grooms, des petits domestiques en uniforme : est-ce que ces jaunes sont bons à autre chose ? Jim Keith, le vieux rengagé anglais de la légion étrangère, leur disait dans sa langue, quand ils passaient devant lui : « Mettez des boutons à ma chemise de soirée, Johnnie dear, et puis vous porterez cette lettre à la poste ! » Ils entendaient très bien l’anglais, mais ils faisaient celui qui ne comprend pas. Ils étaient toujours les mêmes, très doux, très froids, très gentils. Ils regardaient nos fusils, jaugeaient nos sacs, pesaient nos souliers avec des précautions de femme de chambre. Quand ils lisaient une carte, ils me faisaient penser à un chat qui chiffonne du papier de soie, et je me disais en moi-même : « Fais joujou, mon petit, fais joujou ! » Non, personne ne pouvait leur accorder d’importance n’est-ce pas ?
» Accompagnés de ces Japonais bien polis, on allait, on allait toujours. On pataugeait dans les rizières, on grimpait des monts de grès pour retomber dans d’autres rizières, on battait tout le pays pour le rendre intenable aux réguliers chinois, et à force d’aller, de venir, de piller, de griller les cases, c’était à nous que nous le rendions intenable. Vers le mois de mai, au moment des grandes pluies, la colonne fit beaucoup de cadavres : la dysenterie est une sale chose, la bilieuse hématurique aussi. J’ai toujours pensé que si les Chinois avaient continué à courir devant nous, ils nous auraient fait mourir en détail, bien tranquillement, et j’en suis encore à me demander pourquoi ils se décidèrent à livrer bataille du côté de Phu-Bin.
» Ils avaient pris une bonne position : un village fortifié au sommet d’un demi-cercle de montagnes ; devant le village, un tas de petits fossés, creusés pour abriter les tirailleurs ; et de chaque côté, des bois qui avançaient comme des bastions. Alors on fit contre eux le coup classique : une attaque de front, tandis qu’un détachement devait faire une longue marche pour prendre leurs positions à revers, et les faire tomber. Et quand les Japonais virent le détachement filer ils secouèrent la tête. Je compris leur pensée : il était trop faible, rien de plus facile que de l’attaquer en route pour le démolir, et la bataille serait perdue. Ils n’avaient pas l’air triste, les Japonais, en songeant à ça ! Mais on ne sait jamais à la guerre, on ne sait jamais d’avance ! Quand l’artillerie, pour soutenir l’attaque de front, qui devait être une simple blague, eut débusqué les tirailleurs chinois de leurs fossés, il fallut bien faire l’assaut du village même, toujours pour la frime. On y alla sans beaucoup se presser : des haies de bambous impénétrables, des murailles encore derrière, on n’avait pas l’idée bien arrêtée de se faire tuer pour passer là dedans. Au fond, si on est entré, presque sans le vouloir, c’est parce que Jim Keith, le vieux Jim Keith, roula tout à coup par terre. Il avait reçu dans la gorge une balle tirée de la porte même du village. Un autre légionnaire, Delebecque, son copain, regarda le corps un instant d’un air stupéfait, poussa deux ou trois sanglots horribles, secoua la tête sous les balles, et eut peur ! Oui, je suis sûr qu’au fond il a eu peur ! On ne peut pas s’en empêcher ! Mais il se mit à fuir en avant ! C’est ce qu’on appelle le courage, un instinct de conservation raisonnée. Il y a moins de danger en avant qu’en arrière. Et quand Delebecque arriva devant la porte du village, suivi de quelques autres, il ne s’arrêta pas à chanter des romances : il sauta sur les traverses de bambou, fit un rétablissement sur la poutre du dessus, et sauta de l’autre côté. Il arriva ce qui arrive presque toujours. Ce n’était pas à ça que les Chinois s’attendaient : voilà pourquoi ils ont foutu le camp. Cinq minutes après, le village était à nous. Je verrai toujours Delebecque. Il ouvrit lui-même la porte, mais il était pâle comme un mort : la réaction ! Puis il crie : « Vive la légion ! » Et une seconde après : « Vive la Belgique ! »
— Pourquoi ? demandai-je étonné.
— Puisqu’il était Belge ! répondit Barnavaux avec simplicité. Vous n’auriez pas voulu qu’il criât : « Vive la France ! » C’est ce qu’on appelle l’esprit de corps. A la légion, on pense à la légion d’abord, parce que c’est un corps de gouapes épatantes, et à son pays ensuite, si on a le temps.
» Mais ce n’est pas ce que je voulais vous dire. Qu’est-ce que c’est qu’un soldat qui meurt ? Qu’est-ce que c’est qu’un soldat qui marche ? C’est son métier. Mais au moment où Delebecque ouvrait la porte, au moment où il gueulait de toute sa voix, au moment où on commençait à piller soigneusement la pagode à Bouddha, suivant l’usage, et même les maisons qui n’étaient pas à Bouddha, sans compter les inévitables histoires de femmes, j’entendis un autre cri, une espèce de grand hurlement sauvage, profond, venu du fond de la gorge, et qui sonnait dans deux poitrines comme sur des gongs. C’était les deux Japonais, les deux gosses, les deux grooms, les deux petits rigolos. Ah ! ils n’avaient plus l’air rigolo ! Ils s’étaient jetés par terre, et ils s’en fichaient de leur dolman, et de leur culotte, et de leur képi bahuté.
» Ils se roulaient dans la boue de la rizière, ils prenaient cette boue à pleines mains, ils la lançaient vers le ciel, ils disaient… je n’ai pas compris d’abord ce qu’ils disaient, mais plus tard ils ont répété la chose en anglais aux Anglais de la légion, parce qu’ils n’avaient pas honte de leur fureur. Au contraire ! Ils criaient contre leurs dieux à cause de la lâcheté des jaunes, ils se sentaient déshonorés. Dans l’amertume de leur rage, ils ajoutaient : « It will change, it will change ! » (Ça changera !) Alors j’ai compris le rêve qu’ils cachaient, ces petits hommes, et j’ai eu peur… C’est déjà changé, bien changé. Et je pense à ça quand je les vois, à ça et à tout ce qui arrivera. Car ce n’est pas fini, avec eux. »
Le train venait d’arriver place de la Bastille. Le Japonais sauta sur le quai ; nous suivîmes. J’admirai fort la coupe de ses vêtements européens, la retombée parfaite du pantalon sur le cou-de-pied, chose si rare. Ne riez pas : je sais combien il est difficile de s’assimiler ces petits détails de toilette quand on appartient à une civilisation différente. Ceux qui ont porté le fez des musulmans peuvent dire ce qu’il faut de temps pour apprendre à « choisir » une coiffure correcte, à le poser sur le crâne comme elle doit être posée. Mais ce Japonais était impeccable !… A la dernière marche de l’escalier, une belle fille l’attendait. Je vis à ses yeux qu’elle était toute à lui. Elle était blonde, avec sur ses joues ce duvet fin, velouté, savoureux, qu’ont les blondes très jeunes. Ce n’était pas une duchesse, elle sortait de l’atelier ; mais elle était désirable, ardente, et elle aimait de toute son âme cet étranger sec et dédaigneux, cet Oriental aux yeux bridés, ce jaune ! Et lui la regardait à peine. Il avait conservé ce principe du vieux Japon de ne pas s’attendrir sur les choses charnelles, de rester au-dessus de la faiblesse féminine. J’éprouvai un sentiment désagréable et violent, une sorte de jalousie élargie, impersonnelle, qui me pinça le cœur.
— Ça y est, dit Barnavaux tout blême, en crachant un bout de cigarette, ça y est. Elle a commencé, la conquête ! Ils nous prennent nos femmes.
Derrière le dos de la fille blonde, il cria :
— Djoro !
Et ce n’est pas un compliment pour les femmes, en japonais. Barnavaux avait ramassé le terme dans les bouges de Saïgon. Elle ne comprit pas, mais le Japonais plissa ses yeux minces, fit un geste, puis, se contenant, emmena la fille à travers la foule. Elle était toute à lui. Rien que le frémissement de son corps voluptueux avouait son amour.
Je dis un peu tristement :
— Il n’y a pas de quoi se fâcher, Barnavaux. Quand nous allons au Japon, nous aussi, nous trouvons de petites mousmés.
— Mais, répondit Barnavaux naïvement, ce n’est pas la même chose : nous autres, nous sommes des blancs !
Mon cheval buta, écarta les deux jambes de devant sur la pente argileuse, et alors se mit à glisser comme s’il faisait du skating. Mais ce n’était pas pour s’amuser. Quand il eut rencontré une pierre, son arrière-train fléchit, les fers de ses quatre pieds sonnèrent les uns contre les autres, et il s’abattit tout doucement. Barnavaux, qui marchait en avant, tenant sagement sa monture par la bride — mais il a de si grandes jambes que je suis obligé de rester à cheval pour le suivre — m’aida vivement à me dégager. Puis il releva la bête encore tremblante, et me dit d’un air de blâme :
— Vous n’avez pas soutenu votre cheval. Vous ne regardiez pas devant vous ! Il faut regarder, dans ces chemins-là. A quoi pensez-vous ?
— A rien, répondis-je.
Il haussa les épaules, pénétré d’un juste dédain. Je ne pouvais pas lui avouer que je songeais à un passage de Ruskin. Il ne connaît pas cet auteur, et l’esthétique ne tient que peu de place dans ses méditations habituelles. Ruskin décrit quelque part une petite clairière qu’il vit dans le Jura, près du fort de Joux : des sapins noirs, un roc altier, abrupt, pathétique, un aigle solitaire dans le grand ciel muet. Et il ajoute : « Maintenant, si je n’avais pas su qu’il y avait des hommes, près de moi, si je n’avais pas su qu’à cent pieds de cette sauvagerie un laboureur poussait sa charrue, croyez-vous que j’eusse pu l’aimer ? Ce paysage m’eût épouvanté, je n’en aurais senti que l’horreur. » Ah ! comme il avait raison, le vieux vaticinateur anglo-saxon ! Nous suivions, sur un sentier où deux hommes n’auraient pu passer de front, le sommet d’une falaise à pic, haute de six cents mètres, au bord de laquelle coulait un torrent invisible et sonore. Une pluie fine, l’odieuse petite pluie qui tombe tout l’hiver dans le nord du Tonkin, nous glaçait jusqu’aux os. Quand elle s’arrêtait, par hasard, le brouillard déposait encore beaucoup plus d’eau sur les feuilles, la terre, les pauvres humains et les pauvres bêtes, que lorsqu’elle tombait bien franchement. Parfois, cependant, à de rares et courts intervalles, un brusque coup de vent déchirait la nue. Alors on apercevait des choses vagues, magnifiques, inquiétantes : de grosses stalactites suspendues au-dessus de nos têtes, comme pour prouver aux géologues que ces falaises à pic n’étaient jadis que les murailles d’une gigantesque grotte maintenant effondrée ; des espèces de lataniers qui poussaient à des hauteurs vertigineuses, isolés et sublimes, sur un tout petit balcon de rocher, comme un géranium à la fenêtre d’un cinquième étage parisien ; et des vautours aux grandes ailes, immobiles et noirs dans l’air fumeux. Mais je maudissais toutes ces choses ; elles m’écrasaient, elles me faisaient trembler. Les hommes qui vont, dans de bonnes voitures et sur de belles routes, s’amuser à s’émouvoir devant des glaciers, des chaos de rocs, des déserts, sont comme les petits enfants qui jouent à avoir peur : il ne faut pas que ça soit vrai.
Barnavaux, étonné de mon silence, crut m’avoir blessé. Il dit, pour changer la conversation :
— Nous ne sommes pourtant pas les premiers, à patauger sur ces sales chemins. Il a passé des hommes, par ici, toute une troupe et il n’y a pas longtemps… Des indigènes, on voit la trace de leurs pieds nus. Et des blancs, des militaires : il y a des marques de souliers d’ordonnance. Mais il y avait aussi un cavalier… l’officier, peut-être.
Barnavaux n’a rien d’un trappeur, la lecture des traces n’est pas sa spécialité. Mais qu’une troupe eût passé là, conduite par un cavalier, un garde du Bois de Boulogne s’en fût aperçu… Subitement, quand nous eûmes atteint l’autre versant de cette rude montagne, un des grands coups de vent dont j’ai parlé fendit encore le brouillard. Mon cheval s’arrêta, le poil tout hérissé, comme au bord d’un abîme.
Ce n’était pas un abîme, mais quelque chose d’extraordinaire, une œuvre de main d’homme, imprévue, grandiose, barbare : l’escalier de la route mandarine. Pour descendre dans la vallée, les ingénieurs des vieux conquérants chinois ne s’étaient pas souciés de calculer des pentes, d’arrondir des lacets. Pour quoi faire ? Ils ne daignaient même pas monter sur le bât d’une mule, même pas s’asseoir dans un chariot, les ministres, les fonctionnaires, les chefs de guerre du vieil Empire ! En palanquin, majestueusement, ils accompagnaient le troupeau de leurs hommes en armes, de leurs esclaves et de leurs portefaix. Alors, à quoi bon perdre du temps et du terrain ? En droite ligne, trois mille marches en pierre dure tombaient jusqu’à l’étendue plate de la vallée.
Il me semblait les voir, ces envahisseurs âpres, paresseux, patients tout à la fois : étendus sur les matelas de leur couche ambulante, leur bouche aux lèvres minces toute plissée de dédain, leur air de vieux pions orgueilleux, parvenus au gouvernement de provinces seulement parce qu’ils avaient une belle écriture, fouaillant de leur voix sèche les hérauts en tunique jaune, les soldats aux hallebardes sataniques, aux arcs peints en rouge ; et les habitants des villages, les pauvres serfs domptés se prosternaient, aplatis, la tête entre les genoux, tout le long de cet escalier formidable, qui dégringolait du ciel avec les vainqueurs.
Comme si ce cortège eût vraiment ressuscité, une assez longue file d’hommes achevait de s’écouler le long des gradins jusque dans la plaine. Barnavaux, avec sa vue perçante, dit :
— C’est un officier de l’arme — il voulait dire de l’infanterie coloniale — avec des miliciens et… et des coolies, je pense : les indigènes ont quelque chose sur le dos.
La caravane, qui nous avait aperçus, fit halte pour nous attendre. Nous avancions assez lentement, car j’avais été obligé de mettre pied à terre, et nos montures renâclaient devant les degrés glissants. Quand nous fûmes plus près, Barnavaux dit encore :
— Ce ne sont pas des coolies. Ce n’est pas un fardeau, qu’ils portent, c’est la cangue… Ce sont des prisonniers.
L’officier qui commandait le convoi vint à nous.
— Le capitaine Gillmann, dit-il, se présentant. Du cercle de Yen-Minh.
Je me nommai. Il me serra la main. Mes yeux cependant s’arrêtaient sur ses prisonniers. Supposez qu’un homme ait le cou pris entre les deux barreaux d’une échelle, si étroitement qu’il ne puisse plus l’en retirer : c’est la cangue. Elle est faite de bambous, fermée au cadenas, légère, mais impossible à enlever sans le secours de celui qui a la clef du cadenas. Pour garder un captif, la cangue vaut mieux que le boulet du forçat. Allez donc fuir, avec ce fardeau sur les épaules, qui s’accroche aux branchages, se bloque aux chambranles des portes ! Une bonne cangue vaut deux geôliers.
— Vous regardez ces pauvres diables, fit le capitaine Gillmann. Je les conduis au prochain poste, et on les mènera, d’étape en étape, jusqu’à Haïphong, à cent lieues d’ici, pour être jugés. Ah ! c’est un métier, ça, c’est un métier, pour un militaire : préfet de police, passe encore, mais garde-chiourme !
Il parlait beaucoup, avec de grands éclats de voix, à la manière des hommes qui ont traversé des périodes de silence assez longues pour souffrir de leur solitude, et trop courtes pour qu’ils aient pu perdre le goût de la parole. C’était un Alsacien de Wissembourg : front carré, menton pointu, cheveux noirs drus et durs comme les poils d’une crinière coupée en brosse ; yeux bruns ou verts selon la lumière ou le moment, pas très larges, mais qui regardaient partout ; enfin un torse bien creux au dedans, bien musclé par dehors, et si souple qu’on avait envie de le faire tomber de très haut pour voir à quelle hauteur il rebondirait.
Durant qu’il parlait, un milicien avait sondé le gué du torrent. Le torrent était fort, mais on pouvait se risquer. En effet, je passai sur mon cheval, sans mouiller autre chose que mes bottes, et Barnavaux fit de même. Les prisonniers traversèrent ensuite, encadrés par les miliciens, cramponnés les uns aux autres, de l’eau jusqu’aux aisselles et gênés par leur cangue. L’un deux trébucha, lâcha la file, perdit l’équilibre et l’eau le roula comme une solive, sans qu’il pût reprendre pied. Le courant l’entraînait, il était déjà loin. Gillmann fit la même moue mécontente que si un mulet mal bâté avait laissé tomber une charge.
— Quel sale métier ! répéta-t-il, quel sale métier !
Puis il se précipita vers l’aval au grand trot, poussa son cheval en travers du courant, repêcha l’homme à bout de bras, lui donna un de ses étriers pour se tenir, et revint toujours le même, c’est-à-dire pas fier, vif, bavard, et grognon.
— Pauvre bougre, dit-il. Comme il aurait mieux fait de se noyer pour de bon, tout de suite, au lieu d’aller claquer là-bas, à la Jugerie !
Les chefs de cercle ne peuvent condamner leurs administrés, depuis quelques années déjà, qu’à quelques jours de prison. La magistrature régulière évoque toutes les affaires de crimes ou de délits graves. Représentez-vous le mécontentement d’un seigneur du moyen âge auquel on n’aurait laissé que le droit de basse justice, en lui enlevant sa hart et son bourreau : vous vous rendrez compte du sentiment que les chefs de province nourrissent à l’égard des robes rouges ou noires ! Comme j’estime qu’ils sont dans leur tort, j’entrepris de faire partager cette conviction au capitaine Gillmann. Il me répondit brusquement :
— Vous ne comprenez pas ! Cet homme est un voleur : sous l’ancien système, il en aurait été quitte pour quelques coups de rotin. Tandis que là-bas, où ils ont la prétention d’être humanitaires, il va mourir, je vous dis. Tenez j’ai arrêté un jour un nommé Bang, un assassin. Eh bien, depuis que je sais ce qui lui est arrivé, je me demande si j’ai bien fait.
La triste caravane reprit sa marche. Nous la précédions d’une allure lente. Le capitaine Gillmann continua, mâchant le bout de sa pipe de bruyère.
— C’est quand je pense au pauvre Bang, qui avait tué un homme, que toute cette jugerie me porte sur les nerfs. Et pourtant c’est moi qui l’avais pincé. Je suis cause de son malheur.
» Ce Bang était un chef méo. Vous connaissez cette race : elle peuple tous les rochers, tous les pains de sucre, tous les pitons de ce pays extraordinaire du Dong-cuang, où il n’y a pas quatre endroits assez plats pour qu’on puisse s’y asseoir sans avoir peur de faire une glissade de trois cents pieds. C’est vrai qu’il y a aussi un plateau : mais on y gèle, et il est couvert d’un million de petites aiguilles de pierres, si solides que, lorsqu’on a tracé une route au travers, il a fallu faire sauter à la mine, une à une, celles qui se trouvaient sur le passage. Et pourtant vous avez vu : ce plateau, ces pitons, ces rochers, tout est cultivé en maïs. Ce sont les Méos, qui font ça. Dans les premiers temps, quand je traçais des chemins muletiers dans mon secteur, ils me faisaient rire toute la journée. Mes tirailleurs annamites et mes gens de corvée jetaient d’abord un cailloutis sur la piste, et sur le cailloutis, pour l’amalgamer, une couche de terre prise aux côtés de la route. Eh bien, les Méos, hommes, femmes et enfants, suivaient les travailleurs avec une hotte pleine de grains de maïs. Ils chipaient une poignée de terre comme des moineaux volent un épi, se sauvaient, grimpaient sur des rochers où un lézard n’aurait pas tenu : la poignée de terre, deux grains de maïs dans un creux, et ils recommençaient. Telle est leur façon de semer sur les cailloux, et d’en tirer un petit bénéfice. Le plus drôle, c’est que les filles méos ont un béguin particulier pour les garçons qui habitent les endroits les plus inaccessibles et les plus éloignés des rivières et des sources. C’est à elles, quand on les a mariées, d’aller chercher l’eau à trois ou quatre kilomètres ; et la montée étant toujours atrocement raide, ça leur fait trois heures pendant lesquelles leurs époux ne les rossent pas. Durant ce temps elles peuvent filer du chanvre pour se faire des jupons plissés et des cols marins à quatre galons blancs ; c’est là leur costume, qui est amusant à regarder. Je vous préviens aussi qu’elles aiment l’argent et ne sont pas farouches.
» Voilà les Méos. Ils sont avares et durs à la peine comme les Auvergnats, soiffards chacun comme six rengagés de la légion étrangère, vindicatifs comme des Corses, et assez paillards, comme tout le monde.
» Je vous dis tout ça pour vous expliquer l’affaire de Bang, qui était un chef, descendant même d’un ancien roi. Car ces Méos, il y a soixante ans, étaient un grand peuple. Leur roi était un rude bougre qui coupait les têtes par centaines, brûlait les villages, et s’était fait construire un château fort dont les murs avaient six mètres d’épaisseur. Ce sont les Chinois qui leur sont tombés dessus ensuite, et en ont fait des sauvages.
» Le frère de ce Bang avait tué un de ses amis qu’il avait trouvé en train de raconter des histoires à sa femme, au milieu d’un champ de maïs. Au fond, n’est-ce pas, c’était une affaire de famille dont personne n’aurait dû se mêler. Malheureusement c’était un crime ; par conséquent une affaire administrative, un rapport à écrire. Un sergent alla trouver Bang, et lui dit :
» — Signe-moi donc un papier comme quoi c’est ton frère qui a tué A-Phin.
» — Je ne signerai rien du tout, dit Bang. C’est contraire aux habitudes du pays. Tu ferais mieux de déjeuner avec moi.
» Ils déjeunèrent ensemble de bonne amitié, et Bang reconduisit le sergent, qui n’était accompagné que d’un interprète, jusqu’à mi-route du fort, près d’une case. Là le sergent dit tout à coup à Bang :
» — C’est compris, tu ne veux rien signer ?
» — Rien du tout ! répond le chef. Mille regrets de vous être désagréable.
» — Prends ton turban, cria le sergent à son interprète, et amarre cet homme !
» Il n’avait pas plutôt parlé que des coups de fusil éclataient derrière tous les rochers. Quand on releva le corps du pauvre garçon, quelques heures plus tard, on compta trente-sept blessures. Bang s’était fait garder par tous ses amis, qui l’avaient suivi en rampant. Le coup fait, il rentra chez lui, mit sur le dos de sa femme ses outils, ses armes, ses cartouches, ses bassines de cuivre, les tablettes des ancêtres, le métier à tisser le chanvre : une cinquantaine de kilos en tout, c’est-à-dire rien pour l’échine d’une femme méo. Alors il déterra sa réserve de piastres, la noua dans un coin de son kéao, et fila sur la Chine, droit devant lui, comme un loup, à travers les précipices, tandis que nous, les maîtres du pays, chargés de le punir, nous attendions sur les sentiers.
» Mais vous comprenez bien que j’ai une police secrète : un brave bonhomme, assez malin, à qui je paye sa journée un quart de piastre, quand il travaille, plus la nourriture de son boy et de sa congaye. Il fait semblant d’être marchand de sel, et fraudeur. Il arriva que la grand’mère du ly-truong, le sous-préfet indigène, si vous voulez, mourut un beau matin d’une attaque de rhumatisme, et que son petit-fils saisit cette occasion de donner une grande fête : il obéissait aux convenances et au désir des habitants. Je n’ai jamais rien vu de plus drôle à la foire du trône : des manèges de chevaux de bois, de tournois de bonshommes habillés comme des chevaliers du temps de Gengis-Khan montés sur de vrais chevaux et armés de lances en bambou ; des pleureuses portant le cercueil, vêtues d’un grand voile en chanvre blanchi, des bandelettes de toile de chanvre tombant des oreilles, une perruque de chanvre écru sur la tête ; et sous le cercueil, en avant, en arrière, des hommes qui dansaient en faisant des grimaces de possédés, sans parler de la viande de cochon et de l’eau-de-vie à discrétion, aux frais du petit-fils si douloureusement affligé.
» Ma police secrète s’amusait pour son compte quand elle rencontra un ami qu’elle avait en Chine, et qui se trouvait là en villégiature.
» — Ça va bien ? dit l’ami chinois. Qu’est-ce que tu fais ici ?
» — Tu le vois, dit ma police, je suis marchand de sel.
» — Et puis tu travailles pour l’administration, fait le Chinois, en clignant de l’œil. Qui cherches-tu pour le moment ? Bang ? Je sais où il est : en Chine, mais tout près de la frontière, à quatre lieues d’ici.
» C’est ainsi que ce pauvre diable d’assassin fut pincé. En un clin d’œil mes lascars avaient combiné leur coup. Le Chinois invita Bang à un grand dîner. C’est pour un Méo une politesse qu’il doit rendre à son hôte que de rouler sous la table, et Bang se conforma rigoureusement aux coutumes. Voilà pourquoi il repassa la frontière à la façon d’un simple duc d’Enghien, pieds et poings liés, mais sans même s’en apercevoir, car il ronflait comme une toupie. Il se réveilla entre les mains de mes hommes, qui étaient venus prendre livraison sur notre territoire. Alors il comprit, et cria d’une grande voix désespérée :
» — Tuez-moi ! Tuez-moi tout de suite. Les Français vont m’envoyer dans le Delta !
» Et c’est vrai que, pour tous les Méos, les envoyer dans le Delta, c’est-à-dire à Hanoï ou à Haïphong, non pas même comme accusés, mais seulement comme témoins, c’est la mort, sans figure, et une mort à petit feu qui doit être affreusement douloureuse, à en juger par la peur qu’ils en ont. Ces gens-là ne peuvent vivre que sur les montagnes, dans le grand air et le froid. Ce n’est pas une plaisanterie. Ils ne peuvent même pas supporter, dans leur propre pays, le manque d’exercice. C’est comme si vous mettiez un chamois en cage.
» Bang implora aussi la veuve d’A-Phin, que son frère avait tué, pour qu’elle se vengeât sur lui en lui plantant un couteau dans la gorge. La veuve en avait bien envie, mais je fus obligé de lui refuser ce plaisir. Je savais bien que c’était la meilleure solution, mais elle n’était pas administrative. Bang devait être jugé à Haïphong : vingt-deux jours de route à faire.
» J’écrivis mon rapport qui suivit la voie hiérarchique. Pendant ce temps mon prisonnier attendait dans sa cellule. Je l’avais d’abord mis aux fers. Mais bientôt on me dit : « Le prisonnier décline. » Alors je le fis détacher. Ce n’était pas encore suffisant. Chaque matin on venait me dire : « Le prisonnier baisse. Il baisse toujours, le prisonnier ! » Alors je lui fis manger ceux des plats de ma table qu’il aimait, je lui fis donner du pain, qu’il considérait comme une sorte exquise de gâteau, des cigarettes, et surtout de l’eau-de-vie. Il me remerciait avec des yeux tendres, et en disant :
» — Pourquoi me soignes-tu comme ça, puisque je dois mourir ?
» Je le soignais comme ça à cause du télégraphe qui me répétait : « Surtout qu’il arrive vivant ! Il faut qu’on le juge. »
» Quand il fut à Haïphong, on mit soixante-deux jours à instruire son affaire. Il déclinait, déclinait toujours. Cette espèce de géant agile était devenu un horrible squelette. Il avait la fièvre, il ne mangeait plus. On décida de surélever le toit de sa case pour qu’il eût plus d’air, et le faire durer. La chaleur du climat l’abrutissait. Et puis, l’instruction était très drôle. On lui posait des questions que traduisait un interprète annamite, et lui, il répondait en méo, pour la bonne raison qu’il ne savait que le méo ; et le méo est une langue qu’aucun étranger ne connaît au monde, ni ne connaîtra peut-être jamais, parce qu’on la sifflote au lieu de la parler. On avait donné à Bang un lit de bambous. Il se cachait toute la journée dessous, à la manière des chiens effrayés.
» A la fin on le conduisit devant la Cour pour être jugé, et la comédie des interrogatoires recommença. On lui fit poser des questions en annamite. Bang ouvrit la bouche, et probablement expliqua, dans son absurde patois, qu’il ne comprenait pas. L’interprète expliqua à son tour qu’il ne comprenait pas l’accusé. Des philologues distingués expliquèrent ensuite que personne ne pourrait jamais comprendre l’accusé. Alors la Cour, suffisamment éclairée, décida que les questions seraient posées tout de même, conformément à la loi ! Et on les posa. Et durant tout ce temps Bang remuait les mains d’une façon bizarre, parce qu’il agonisait.
» On parvint à le faire lever pour écouter debout le jugement qui le condamnait à mort. Il n’en fut point troublé pour deux raisons : la première, c’est qu’il ne pouvait pas saisir un mot de cette lecture ; la seconde, c’est qu’il n’était pas en état d’entendre même son propre langage. Il glissa tout doucement sur son banc et mourut là.
» Je suppose que ce fut tout de même une grande consolation pour la Cour que d’avoir pu mener Bang jusqu’à sa condamnation, bien que des circonstances indépendantes de la volonté humaine aient empêché de l’exécuter. Mais je regrette, moi, ah ! je regrette amèrement d’avoir défendu à la veuve d’A-Phin de lui planter son couteau dans la pomme d’Adam ! Vous ne trouvez pas qu’on devrait inventer un moyen de faire juger et exécuter les assassins indigènes suivant leurs lois, et chez eux ?
— C’est bien possible, fis-je en rêvant. Seulement, alors, on leur enfoncerait des bouts de bois sous les ongles, on les empalerait, et on les couperait en morceaux, ce qui répugne à nos mœurs.
— Ce serait pourtant beaucoup moins cruel, dit sérieusement le capitaine Gillmann.
— Il y a autre chose, dit Barnavaux d’un air pensif. Je crois que, quand on fait juger ces gens-là par des juges venus d’Europe, ils ne comprennent pas du tout pourquoi on les condamne, pourquoi on les acquitte, comment se fait le travail, quoi ! Je me rappelle qu’une fois, à Madagascar, j’ai vu passer en cour d’assises un ombiasy, un sorcier, qui avait tué un Européen. C’était une infâme crapule, et je trouve tout naturel qu’on lui ait mis, deux jours plus tard, douze balles dans le corps. Mais je vous jure qu’il n’a pas compris une seule des cérémonies du Tribunal.
» On lui avait donné un avocat qui parla en sa faveur, après le réquisitoire du procureur général. C’était un avocat très éloquent. Il faisait de beaux gestes, il prenait à témoin les juges, l’accusé même, avec de grands éclats de voix. La Cour se retira, et revint cinq minutes après avec son verdict : la mort. On traduisit la sentence à ce nègre, et il n’eut pas l’air étonné du tout. Seulement, se tournant vers le soldat malgache qui le gardait, il demanda :
» — Pourquoi ont-ils fait parler deux hommes contre moi ? Un seul suffisait.
» Il croyait que l’avocat avait aussi réclamé qu’on le fît mourir. C’était comme ça qu’il avait compris ses gestes et son discours.
— Mais, dis-je, l’essentiel est que l’avocat l’ait bien défendu !
— Non, répliqua Barnavaux simplement. L’essentiel aurait été qu’il fût mort croyant à notre justice, et non à de la vengeance. Mais tenez, c’est dans tous les détails qu’il y a malentendu. Avant de partir avec vous pour le nord du Tonkin, j’ai assisté à une audience du tribunal correctionnel de Hanoï. On m’avait dit qu’à l’époque du Thêt, qui est le nouvel an des Annamites, les juges exercent leur compétence sur toutes sortes de délits indigènes, et qu’il y a moyen de s’instruire. Car, au moment du Thêt, l’Annamite déroberait, pour faire la fête, même les fleurs dont il vient d’orner l’autel des ancêtres, si par chance il rencontrait quelqu’un d’assez bête pour les acheter. Je me disais : « Ça va être curieux. »
» Mais j’avais compté sans beaucoup de choses. Surtout j’avais oublié l’interprète. La justice n’entend, ne lit, n’écrit et ne parle que le français. Et l’Annamite ne comprenant pas le français, il faut qu’il y ait un interprète entre lui et son juge. J’avoue que j’étais tout prêt à me confondre en admiration devant la science de l’agent assermenté qui opérait en ma présence. Le président du tribunal lui disait :
» — Demandez à l’inculpé pourquoi, ayant trouvé trente-cinq montres chez le plaignant, qui est bijoutier, il n’en a volé que trente-quatre ?
» Alors l’interprète traduisait la question, et l’inculpé répondait de la façon la plus musicale et probablement la plus éloquente. La plus musicale, parce que l’annamite est une langue à intonations. Si vous dites a en ut majeur, ça signifie blanc ; si vous le répétez en ut mineur, ça veut dire noir ; et si vous le chantez en si, en fa ou en sol, ça vous annonce l’éternité, le facteur, ou un beau jeune homme blond. J’ai ajouté : probablement la plus éloquente, parce que l’indigène accusé du vol avait parlé fort longuement. Je n’entendis rien, que cette traduction aussi brève que surprenante :
» — L’inculpé dit qu’il a dix-sept ans.
» Si cet interprète est bien payé, continua Barnavaux, je demande sa place. Je croyais que c’était beaucoup plus difficile que ça, d’être interprète !
Nous nous mîmes à rire, mais il poursuivit :
— Attendez, ce n’est pas fini ! Après ça, on appela encore une autre affaire : celle d’un Annamite accusé d’avoir furtivement dérobé, au jeu de ba-kouan, qui est une espèce de bloquette où les billes sont remplacées par de l’argent, une centaine de piastres qui constituaient la masse de son voisin. Mais je n’entendis absolument rien. C’étaient de longs chuchotements. Chuchotements de la victime, bredouillements des juges, gloussements du voleur. J’ai un jour assisté, par hasard, à Paris, à des examens qu’on fait passer à des jeunes gens bien habillés : c’est tout à fait comme ça, et c’est bien désagréable pour le public qui est venu pour apprendre.
» Quand je vis qu’on n’entendait rien, j’allai me promener sur les bords du Petit-Lac. Et vous savez s’il est joli, le petit lac. Il y a des gens qui veulent le faire combler, sous prétexte que c’est un réservoir à moustiques. Mais ce serait dommage ! A l’heure où je me trouvais là, on voyait le soleil se coucher à l’autre bout, celui qu’on a planté d’arbres, qui s’enracinent dans l’eau comme s’ils faisaient des gestes, de bambous légers, de buissons dont les verts et les rouges sont diversement sombres, et d’hibiscus aux fleurs écarlates. Enfin, on ne peut pas dire de quelle couleur est le couchant dans ces pays-là. Rose, rose ardent, rose tendre ? C’est vite dit, et ça ne dit rien. Seulement, quand un corbeau à col blanc se perche sur une tige haute, on se rappelle qu’on sent de la même façon quand on regarde, aux lumières, certaines soies roses qui viennent de Chine. Sur une île, au milieu du lac, il y a une pagode dans un nid de feuilles. Ses colonnes bleues et rouges se reflètent dans l’eau, qui n’est pas transparente, et pourtant laisse passer la lumière comme une grande porcelaine ; et les maisons du quai d’Orient, des maisons bien modestes, et même bien pauvres, semblent tout en or, grandies, faites pour des rois. Ah ! c’est beau, c’est paisible, c’est noble, la façon dont le jour dit adieu, dans ces pays-là ! Et ça donne des imaginations.
» Comme j’étais en train de regarder ça d’un air fort sérieux, un Annamite s’approcha de moi et me fit le laï de la demi-déférence ; c’est-à-dire qu’il joignit les mains, puis demeura le corps un peu courbé, attendant que je consentisse à lui accorder mon attention. Je le reconnus bientôt ! c’était l’homme accusé d’avoir volé des piastres au ba-kouan. Croyant pouvoir conclure de sa présence qu’il n’avait pas été condamné, je lui fis des compliments. Il me répondit alors, dans un français très rudimentaire, qu’il n’avait pas osé employer devant les magistrats :
» — Moi y a pas connaîsse adresse missieu Bérenger. Vouloir connaîsse.
» Je compris tout de suite qu’il avait profité du sursis prévu par la loi bienfaisante qu’on doit à ce sénateur ; et je supposai qu’il désirait adresser à celui-ci des remerciements personnels. Je me trompais. C’était beaucoup plus compliqué. Il essaya de se faire entendre. D’abord, il avouait fort bonnement avoir pris cent quinze piastres à son voisin de jeu Pou-Seng, lequel était un Chinois. Ceci n’avait, dans son esprit, aucune importance. Mais il me fit connaître les mystères de sa cause, et jamais, non, jamais je n’aurais compris tout seul :
» — Moi pris les piastres. Ça bon. Mais A-Pik, lui Chinois, lui voir… Saô, Annamite, lui voir. Ça mauvais : deux témoins. Alors moi quoi faire ? Moi signer papier A-Pik, signer papier Saô.
» — Pour quoi faire ? demandai-je, pensant être parvenu au comble de l’étonnement.
» — Pour promettre payer dix piastres à l’un, dix piastres à l’autre. Et eux promis témoigner pour moi beaucoup bon.
» Témoigner « beaucoup bon » voulait dire faire un faux témoignage. Mon intéressant libéré continua :
» — A-Pik, lui, témoigner beaucoup bon, dire moi rien prendre. Mais l’autre sale voleur : garder les dix piastres et dire moi coupable. Alors missieu procureur — moi rien donner lui — parler contre moi beaucoup mauvais. Et à la fin missieu Troubinal parler pour faire jugement, et lui dire moi coupable, mais moi pas faire la prison, pas avoir la cadouille, enfin pas puni du tout ; à cause missieu Bérenger avoir demandé ça comme ça pour moi. Alors moi vouloir connaîsse maison missieu Bérenger pour lui envoyer dix piatres. Moyen connaîsse ?
» — Moyen ! lui dis-je. Et je lui conseillai d’écrire au Sénat, à Paris.
— Comment, m’écriai-je, vous avez fait ça, Barnavaux !
— Dame, répondit-il, puisque c’était sa fantaisie, à cet homme ! Je me demande du reste ce que M. Bérenger aura compris à une lettre écrite en chinois. Mais s’il n’a pas pu déchiffrer, je le regrette, car l’Annamite a dû lui faire une proposition capable de le surprendre. Il m’expliqua en effet son désir :
» — Moi remercier missieu Bérenger, envoyer dix piastres, et promettre missieu Bérenger dix autres piastres pour faire avoir moi tout l’argent.
» — Quel argent ?
» Je devenais fou. Et je suis sûr que vous ne devinerez jamais ce qu’il voulait, l’Annamite ! Il était parfaitement logique. Du moment que le « troubinal » ne l’avait pas envoyé en prison pour une faute qu’il avait commise, c’était, dans sa pensée, que le troubinal avait jugé que cette faute n’était pas une faute. Par conséquent, il ne s’en fallait plus que d’un petit pourboire pour que « missieu Bérenger » lui fît rendre l’argent volé au Chinois.
— Barnavaux, dis-je, vos histoires n’ont pas le sens commun.
— J’ai le sens commun, moi, répondit Barnavaux têtu. Mais quant aux juges, aux députés, aux journaux, et à tous les types de France… Est-ce que vous croyez que ce qu’on met, comme idées du juste et de l’injuste dans la tête des indigènes, vaut ce qu’on supprime ? Et ceux qu’on envoie, j’en ai connu…
— Hélas, dis-je, moi aussi !
Samba Taraoré, ex-tirailleur sénégalais, et, pour l’instant, « garde-police » de la ville de Boké, capitale de la Côte des Graines, colonie française, avait coutume de dormir, chaque nuit, sur le sable doux de la plage, au-dessous de la promenade du gouverneur. Il s’éveilla, le jour où se passèrent les événements que je vais dire, un peu plus tôt que d’habitude, avec le sentiment vague de quelque chose qui n’allait pas. Le soleil n’était même pas levé. Sa main droite que Samba avait mise sur ses yeux, durant son sommeil, pour les protéger contre les poisons que verse la lune, retomba sur le gravier mou. Alors s’éleva un bruit singulier et farouche, et ce fut comme si le sol vert pâle, tout autour du grand nègre, devenait vivant et prenait la fuite : les crabes, les milliers de crabes nocturnes de la côte ouest-africaine, venaient de reculer subitement, apeurés par ce geste unique. Ils grouillaient, innombrables, hideux, rapides et pourtant maladroits, faisant entendre une espèce de sifflement furieux et confus. Pourtant, ce n’était pas à cause des crabes que « ça n’allait pas ». Samba Taraoré connaissait bien ces bêtes immondes, il n’en avait pas peur. Mais du côté des jardins de « missieu directeur-la-douane » quelqu’un pleurait, quelqu’un de tout petit, tout faible — ça se comprenait à la voix, si menue, si grêle — quelqu’un pleurait parce qu’il avait mal.
Alors Samba, se rappelant qu’il avait pour devoir d’assurer l’ordre parmi les habitants de Boké, se leva pour aller voir.
Tout près de la grande case des douanes, accroupie au pied d’un manguier, une négrillonne gémissait. Elle n’avait pas dix ans. Sur ses deux seins nus, à peine formés, pareils aux pointes des poires sauvages, ses longs sanglots soulevaient des ondes légères, et plus haut que sa tête penchée, les vertèbres de son dos tremblaient sur sa peau noire comme une chaînette de fer sur une poulie.
— Y a pas bon ? fit Taraoré.
Elle dressa la tête, et il la reconnut. C’était Sara, la petite mousso que l’orphelinat anglais de Freetown avait cédée à madame Auguet, la directrice des douanes. Elle dit, d’un air d’épouvante :
— Non y a pas bon, pas bon, gagné mourir !
Se mettant tout debout, péniblement, petite chose douloureuse, poupée vivante et blessée, elle montra ses cuisses. Une étroite bande de guinée bleue, partant de sa taille maigre, ne les voilait qu’à moitié, et sur ces pauvres membres maigres, jusqu’aux rotules saillantes, jusqu’aux tibias apparents, coulaient deux ruisseaux de sang, deux affreux ruisseaux d’un sang à moitié caillé. Samba comprit. Mais il était musulman, et sa religion, ainsi que les usages, lui imposaient la plus grande réserve avec les femmes quand elles n’ont pas été achetées par un bon contrat, ou prises à la guerre. Voilà pourquoi il ne dit rien. Seulement il prit un galet de corail, marcha vers la porte fermée de « la case-la-douane » et commença de frapper contre les vantaux. M. Auguet, vêtu d’un vaste pantalon et d’une camisole de cotonnade rose, apparut sur la véranda du premier étage ; et madame Auguet, en tapa de mousseline légère, était derrière lui. Elle avait des cheveux déjà gris, et de bons yeux naïfs, restés jeunes dans sa figure ronde et claire, à peine hâlée par le climat.
— Pitite mousso Sara fini-cassée, dit brièvement Samba, d’une voix tranquille.
— Hein ? cria monsieur Auguet.
— Pitite mousso Sara fini-cassée, répéta Samba Taraoré.
— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda madame Auguet, qui n’entendait pas encore bien le « français-tirailleur ».
— Il dit, expliqua M. Auguet un peu blême, que Sara a été violée !
Il ajouta, parlant à Samba Taraoré :
— Va chercher monsieur Toubeau.
C’était le commissaire de police. Samba rectifia la position, fit le salut militaire comme un soldat blanc, et partit au pas gymnastique.
Madame Auguet avait pris Sara dans ses bras pour la mener jusqu’à sa chambre. Elle lui disait :
— Mon enfant, ma pauvre petite enfant, tu as bien mal ?
Sara s’abandonnait. Elle laissait aller sa tête souffrante toute mouillée de larmes, et ses yeux, ses grands yeux bruns, si beaux et pas tout à fait humains qu’ont les noirs, ses yeux de petite bête innocente et martyrisée sans savoir pourquoi, s’emplissaient de langueur et de tendresse. Elle disait : « Mamma ! oh ! mamma, mamma ! » C’est un mot qui est le même dans presque toutes les langues de la terre. Il naît tout naturellement à l’âge où les petits enfants commencent à sentir, dans leurs gencives brûlantes, le lancinement des dents qui veulent percer ; c’est un cri de douleur : alors la mère vient. Et ils continuent à dire : « mamma » plus tard, toute leur vie, pour appeler leur mère. Voilà comment fut créé le premier mot, et le plus sacré, qui fut jamais balbutié par les enfants des hommes…
Ce fut quand elle ne pleura plus que les premières larmes montèrent aux yeux de la bonne madame Auguet. Sara s’endormit. Songez qu’elle n’avait pas pris de repos depuis… depuis la chose affreuse.
Elle s’éveilla pour voir, au-dessus de son front, un dolman blanc à boutons d’or, tout gonflé d’un ventre puissant, et deux moustaches noires qui frémissaient au souffle de paroles sonores. Elle poussa un grand cri.
— N’aie pas peur, dit madame Auguet, c’est le commissaire de police, c’est pour ton bien, qu’il est là.
Et monsieur Toubeau cria :
— Ah ! la canaille ! Quel est le cochon qui a fait ça ? Allons, parle, petite. Tu l’as vu ?
Mais Sara, les bras pendus au cou de madame Auguet, s’était remise à sangloter sans répondre.
— Voyons, continua le commissaire de police, c’est un noir, hein ? Un de ces sales noirs ?
Il lui avait pris les deux mains dans l’une des siennes. De l’autre, appuyant sur son crâne, il la forçait de le regarder, et la frêle face noire blêmissait d’angoisse.
— Tu ne l’as pas reconnu, tu ne l’as pas reconnu ?
Elle fit signe que non, les yeux perdus dans ces yeux effrayants.
— Vous lui faites peur, dit madame Auguet.
— Elle ne dira rien, répondit le commissaire. Je les connais, elles sont toutes comme ça. Mais je saurai, je saurai, je vais faire mon enquête !…
Les devoirs de la politesse imposaient qu’on lui offrît à déjeuner. Il but auparavant une absinthe et un cocktail. Assis à la droite de la maîtresse de maison, il fit honneur aux mets, la salle s’emplit du bruit de ses exploits : on lui devait la sécurité de la ville. Une décoration coloniale brillait sur sa poitrine vaste, et parfois il la contemplait, la mime fière. Il parla aussi des vices des noirs.
— Et ceux des blancs ? dit monsieur Auguet, d’un air triste.
— Les blancs ? fit monsieur Toubeau. Est-ce que vous croyez que c’est un blanc, celui qui… Ah ! je vous dis, un blanc, un noir, ça m’est tout un. Je ne connais que le devoir, moi, le devoir ! Le cochon ! Je vais faire mon enquête. A cinq heures, vous aurez du neuf.
Il partit enfin, plein d’une indignation que le repas avait rendue plus haute et plus verbeuse. Mais on eut peine à découvrir Sara. Entre une chaise longue et la muraille, lovée en rond, pareille à une boule noire, elle s’était trouvé une cachette, une pauvre et dérisoire cachette d’animal sans défense ; sa terreur semblait s’être accrue.
Madame Auguet dit à son mari :
— Laisse-moi avec elle, veux-tu ?
Elle murmura encore :
— Les hommes lui font peur, maintenant.
Quand il se fut éloigné, elle fit ce qu’elle savait qu’il fallait faire, parce qu’elle était femme, et bonne, et maternelle. Elle prit l’enfant sur ses genoux, et Sara, redevenue une petite sauvage, la saisit bientôt des deux mains, l’enlaçant par le cou, le menton sur l’épaule de madame Auguet, les jambes cramponnées aux hanches de celle en qui maintenant elle se sentait sûre d’avoir une protectrice : car c’est ainsi que les mères, sur les bords de la Fatalla, où elle était née, portent leurs petits. Puis elle se laissa vêtir d’une belle étoffe qui ressemblait à une forêt : de belles fleurs jaunes et rouges sur un fond vert comme la brousse à la saison des pluies. Et quand Sara enfin consentit à croquer des morceaux de sucre, madame Auguet vit bien qu’elle n’avait plus peur. Alors elle lui demanda doucement :
— L’homme, l’homme de cette nuit, tu le connais ?
— Moi y en a connaisse, dit Sara, et toi aussi, y en a connaisse.
— Je le connais ? fit madame Auguet presque épouvantée.
— Oui, dit encore Sara, d’un signe. Y en a lui commandant, et manger ici.
Pour les noirs, tous les blancs qui ont un grade ou une fonction officielle sont des commandants. Madame Auguet eut un soupçon atroce : son mari, alors, son mari ? Hélas, tout peut arriver !
— Dis-moi qui c’est, dis-moi qui c’est ?
Dans son inquiétude, elle avait élevé la voix, et Sara, reprise d’un tremblement resta muette. Madame Auguet l’interrogea d’une voix moins âpre :
— Je suis là, voyons ! Comment veux-tu qu’on te fasse du mal, puisque je suis là ? Dis-moi qui c’est ?
Sara montra une place, à la table desservie, et prononça :
— Lui faire assis — mangé là, tout près toi comme ça même.
— Le commissaire de police ! cria madame Auguet, anéantie.
— Oui, dit Sara.
Et comme il n’arriva rien sur le moment, que le commissaire de police n’apparut pas tout de suite pour la faire mourir et la manger, ce qui était le fond de sa crainte, elle suça le reste de son morceau de sucre.
Monsieur Toubeau, commissaire de police de la ville de Boké, revint à cinq heures comme il l’avait promis. Son front était couvert de sueur, ainsi qu’il convient quand on a travaillé honnêtement, et Samba Taraoré le suivait, pieds nus, mais ayant boutonné son dolman bleu sur sa peau noire, parce qu’il était de service.
— Je n’ai rien trouvé, déclara monsieur Toubeau, mais je trouverai. Ah ! la brute : abîmer un enfant, un pauvre petit enfant ! Je trouverai, je trouverai : quand ça serait le gouverneur ! Et je vous l’amènerai là, vous savez, amarré des pieds et des mains : la canaille !
— La petite dit que c’est vous, souffla Madame Auguet, presque à voix basse.
Le figure du commissaire de police changea, il pâlit, il bredouilla, ses moustaches même semblèrent s’effondrer.
— Elle a dit ça, elle a dit ça !
Mais c’était un homme. Ce moment de faiblesse ne dura qu’un instant. D’un air posé, il reconnut :
— Eh bien ! oui, c’est moi. Et puis après ? Une négresse : c’est pas une affaire !
Il s’en alla, toujours ferme et digne, rempart vivant de l’ordre et de la morale. Samba Taraoré avait fait demi-tour avec lui, et répétait en écho déférent :
— Pitite mousso Sara fini-cassée : pas une affaire !
Monsieur Auguet réfléchit un instant, puis il dit à sa femme :
— Si tu es sage, ne raconte cette histoire à personne.
Mais elle me l’a racontée…
Tout près de la rive où notre jonque était amarrée, des hommes passèrent, joyeux malgré la pluie sempiternelle, parce que l’alcool de riz ou l’absinthe du marchand chinois leur avait réchauffé le cœur. Des lumières brillaient, un clairon sonna : nous n’étions pas à deux cents mètres d’un poste de légionnaires.
C’est une chose triste, quand on a descendu le fleuve Rouge des jours et des jours, sur un sampan où l’on ne peut ni se tenir tout à fait debout, ni dormir tout à fait couché, c’est une chose triste de voir des maisons, de sentir l’odeur des cuisines et de ne pas oser pourtant passer une nuit sous un de ces toits. Mais, si j’ai pu conserver les meilleures relations avec mes amis de la légion étrangère, c’est à la condition de ne pas exiger d’eux des vertus qu’ils ne se soucient point d’avoir. Barnavaux et moi, nous aurions certainement trouvé un grand feu pour nous sécher, un bon lit, et peut-être — pour peu qu’on eût insisté — encore autre chose ! Et il aurait été bien sot alors de nous plaindre, le lendemain, s’il avait manqué quelque petit objet dans nos cantines. Voilà pourquoi nous avions pris le parti de rester à bord. Sous la paillotte réservée aux rameurs, nos boys avaient fait cuire je ne sais quel brouet que nous mangions mélancoliquement, et nos épaules frissonnaient sous le froid nocturne. Il y avait des semaines que nous naviguions sur la rivière Claire et le fleuve Rouge, sans que le crachin, cette horrible bruine de l’hiver annamite, cessât de tomber. L’eau sous nos pieds, l’eau dans le ciel, l’eau dans l’air. Dans le ciel, les nuages la laissaient couler, pareils à d’énormes éponges grises ; dans l’air, elle restait suspendue comme une poussière ; sur le fleuve, elle roulait boueuse, rousse, sournoise, malicieuse, continuant, comme elle fait depuis des milliers de siècles, son travail de Pénélope, fabriquant avec une rapidité de bonne ouvrière des plaines plates où les indigènes plantent des ricins. Seulement, elle triche, met le sable à la base, le limon par-dessus, et puis s’amuse méchamment à reprendre le sable. Alors, le limon s’éboule, les ricins vont se promener, les tiges filent à la dérive, maintenues droites par leurs radicelles alourdies de terre. Durant le jour, cette procession de cadavres vous étourdit, vous endort ; on a des raies dans les yeux, on les ferme. La nuit, ce perpétuel croulement, ce mauvais bruit mou, vous coupent le sommeil, au contraire, vous agacent, et si on a la fièvre, à force d’avoir respiré l’humidité, on se met à rêver tout éveillé qu’on est couché une fois pour toutes dans sa fosse, et que le fossoyeur est là, qui s’obstine, avec sa pelle, à tout petits coups…
Je fis ouvrir par un boy la caisse aux bouteilles de porto, parce qu’il fallait réagir. Ah ! pouvoir se coucher dans une demi-ivresse qui chasse le cauchemar, s’inventer un autre monde que celui où l’on est ! Mais nous étions glacés jusqu’aux moelles, la flamme du vin ne nous réchauffait pas.
Tout à coup, nous entendîmes quelqu’un, sur la berge, qui disait :
— Vous n’offririez pas un verre de vin à un gentilhomme russe ?
C’était une voix assez ivre, et qui voulait se faire canaille. L’ivresse était réelle, la canaillerie de l’imitation. On a beau faire, on reste toujours l’homme de son enfance, on parle comme on vous a appris à parler, quand on était petit. La voix se moquait d’elle-même, tout en disant vrai ; elle tombait sur nous ironique, élégante, dégradée.
— … Vous n’offririez pas un verre de vin à un gentilhomme russe ? répéta l’homme.
Je lui indiquai une place sous la bâche du sampan, et Barnavaux mit un troisième verre sur la table pliante. L’homme franchit le bordage d’un mouvement oblique et souple, comme un renard entrant dans un poulailler, et salua avec une aisance spirituelle.
— Ossip Dimitrief, dit-il, se présentant lui-même. Pour le moment, fusilier de deuxième classe au 2e de la légion.
Puis il s’assit et médita sur le goût de son porto. Ses doigts un peu tremblants, l’élargissement de ses pupilles, la teinte cireuse de son visage, tout révélait en lui le buveur d’habitude, qui marche droit et ne déraisonne jamais — jusqu’au jour de la folie pure ou de la mort. Il dit avec un rire sec :
— Je vous remercie : ce n’est pas un vin qu’on puisse trouver couramment ici, celui-là !
Il est très difficile d’expliquer à quoi on distingue un homme qui appartient à ce qu’on est convenu d’appeler le monde. C’est plutôt à ce qu’il ne fait pas qu’à ce qu’il fait, à ce qu’il s’abstient de dire qu’à ses paroles, au contrôle qu’il exerce sur ses gestes, ses yeux, sa bouche et tout son corps. Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que je traitais ce légionnaire comme un homme du monde. Le pauvre Barnavaux, si ingénument communicatif quand nous sommes seuls vis-à-vis l’un de l’autre, devint muet, prit l’air maussade et sorti de lui-même qu’il a en présence des supérieurs, et de tous ceux « avec qui on ne peut pas causer ». Ah ! c’est une chose terriblement puissante que la caste, les similitudes d’éducation et de culture ! L’homme qui était si bizarrement venu s’imposer à nous m’inspirait une indéfinissable méfiance, presque de l’antipathie. Il était étrangement pareil à cette bruine affreuse qui nous enveloppait : insaisissable et créateur d’obscurité. On ne pouvait voir plus loin dans son esprit que ce qu’il disait, et dans toutes ses paroles il ne faisait qu’exprimer, avec son dédain pour tous les hommes de la terre, le mépris qu’il avait de sa propre personne. Et pourtant, alors qu’il m’avait fallu des années pour me trouver en confiance avec l’honnête et rude Barnavaux, du premier coup cet inconnu éveillait en moi la mémoire de livres que Barnavaux n’avait jamais lus, d’hommes auxquels il n’aurait jamais osé parler, de femmes ayant des diamants sur leurs épaules nues et des fleurs au corsage. Des noms d’actrices en vogue et de salons très fermés, des souvenirs précis sur des personnages qui exercent encore une action essentielle sur les destinées de leur pays, cet alcoolique évoquait tout cela ! Une curiosité violente me prenait de percer le mystère que contenait sa vie, je m’inventais déjà des romans : il y a quelques années, un navire de guerre étranger n’est-il pas venu chercher solennellement le corps d’un légionnaire mort en Algérie, et rendre à son cercueil les honneurs qu’on n’accorde qu’aux princes de sang royal ? Je devenais impatient, inattentif. Il ricana de nouveau :
— Hein ! n’est-ce pas, vous voudriez bien savoir qui je suis ? Je vous l’ai dit : Ossip Dimitrief.
Je fis un geste pour dire que je ne lui demandais rien.
— Vous pensez que ce n’est pas mon vrai nom ? Naturellement ! Mais qu’est-ce qu’il vous apprendrait, mon vrai nom ? Ce qui vous intéresse, n’est-ce pas, c’est mon histoire ? Eh bien, ça me plaît quelquefois, de la dire. Ça me plaît, cette nuit !
Barnavaux avait porté le photophore à l’autre bout du sampan pour éloigner les moustiques. L’ombre, sur le fleuve, était devenue si surnaturellement noire qu’on avait peur de se cogner à elle, comme à une chose à la fois massive et visqueuse. L’eau continuait à ronger les rives, et les mottes de terre tombaient toujours, avec leur insupportable petit bruit.
— … Oui, dit l’homme, j’étais quelqu’un, il y a dix ans. On me donnait de l’Excellence. Ce n’est rien : on donne chez nous de l’Excellence à bien des gens. Mais, enfin, au ministère de la guerre, j’étais la première personne après le ministre. Eh bien ! maintenant que je n’ai plus un seul galon sur la manche, pas même un galon de laine, j’ai moins de peine, moins de répugnance à obéir que quand j’avais toute l’armée d’un grand pays sous mes ordres, et un niais, un niais unique, au-dessus de moi ! Que m’importerait aujourd’hui de devenir caporal ou sergent, qu’est-ce que ça changerait ? Mais alors, entre moi et la possibilité de faire ce que je voulais de plusieurs millions d’hommes, de les diriger, de les instruire, de former leur âme militaire, de dresser leurs corps à ma fantaisie, il n’y avait qu’un obstacle, une personne, entendez-vous, et un niais, je vous le répète !
» Max Stierner, un philosophe que vous avez peut-être lu, a écrit que tout anarchiste est un autocrate. J’ajouterai que dans tout Russe il y a un autocrate, et, par conséquent, un anarchiste. Je souffrais dans ma cervelle et dans ma chair d’avoir à exécuter les plans stupides d’un imbécile, et non pas les miens. Quand j’entrais dans son bureau, qu’il me fallait unir les deux talons, et prendre « une attitude militaire », les os me faisaient mal. Il le savait, j’en suis convaincu, et il éprouvait un plaisir double à me verser sur le crâne, comme il faisait à tout le monde, les deux ou trois phrases creuses qu’il prenait, ce général, pour des idées générales ! Je vous dis que je suis sûr qu’il savait mon impatience et ma haine, puisque j’avais un sous-chef, c’est-à-dire un cafard, un espion, près de moi ! Ce sous-chef avait les plus viles des vertus : eh quoi ! des vertus de sous-chef. Il était bon fonctionnaire, il était bon père, il était bon époux, il était économe, il administrait proprement sa fortune, tandis que moi je n’avais plus à administrer que des dettes ; il poussait le sens de la hiérarchie jusqu’à l’obséquiosité, avec moi comme avec les autres. Mais, quand j’avais le dos tourné, il disait que je n’avais ni la maturité, ni la prudence, ni la régularité de mœurs nécessaires pour remplir mes fonctions. Il le disait très certainement, puisque à sa place je l’aurais dit ! Et je ne me gênais pas pour déclarer que sa plate et lâche honnêteté en faisait un digne homme, un tout à fait digne homme, un homme digne d’être garçon de bureau.
» Je nourris ces pensées durant de longs mois. Mes affaires s’embarrassaient, j’entrevoyais le moment où l’autre, le sous-chef, prendrait une place que les plaintes de mes créanciers allaient me faire perdre. C’est alors que je reçus la visite de l’attaché militaire d’une petite puissance des Balkans. Il me dit avec accablement :
» — Je viens de voir votre ministre, et il a brisé toutes mes espérances. Il faudra diminuer nos armements, dégarnir notre frontière. Il m’a garanti qu’on s’est assuré, ici, le consentement des autres puissances à ses intentions. Il faut bien alors que nous cédions !… Tant d’efforts faits en vain, tant de millions perdus, notre avenir national compromis !
» Je vous ai dit que j’étais énervé. Jamais je n’avais été d’avis de m’opposer au développement de ce petit État, et je savais — j’avais les dépêches là, sous ma main — que le grand chef mentait, qu’il n’y avait pas d’entente entre les puissances. C’était son bluff ordinaire, les sottises qu’il débitait, peut-être en y croyant, la main sur la poitrine.
» — Il se fout de vous ! répondis-je.
» Je suis très net de parole et de pensée : vous le voyez bien ? Mais ma rage me donna, ce jour-là, une netteté extraordinaire. Je me mis à lui démontrer qu’on s’était moqué de lui, qu’on le roulait, que son gouvernement n’avait qu’à tenir. « Ceci entre nous, n’est-ce pas, mon bon ? »
» L’attaché militaire alla faire ensuite une visite à mon sous-chef. Ce que pouvait lui dire cet imbécile courtois, je riais de me l’imaginer ! Quand j’entendis la porte de son cabinet s’ouvrir, j’ouvris ma porte pour avoir le plaisir d’entendre : « Toutes mes sympathies… Vous savez que personnellement… »
» Moi, je savais que personnellement ce serf de la plume ne pensait rien, n’avait jamais pensé.
» Le lendemain, le secrétaire du chiffre vint m’apporter, comme il le faisait tous les jours, la traduction des dépêches chiffrées envoyées par les attachés militaires à leur gouvernement, et communiquées par les bureaux du télégraphe. Vous savez qu’il n’est pas d’alphabet conventionnel qui ne cède à l’inquisition d’un spécialiste. Ces traductions, avant d’être transmises au ministre, devaient recevoir mon visa. J’en parcourus une ou deux avec indifférence, puis je blêmis :
Dépêche de l’attaché militaire X… au gouvernement de…
» … Il ne faut pas attacher à la conversation que j’ai eue avec le ministre, et que je vous ai télégraphiée précédemment, l’importance que je lui avais d’abord attribuée. J’ai pu heureusement me procurer les preuves… »
» Je jetai sur le secrétaire du chiffre un regard de bête aux abois. Il jouait avec un couteau à papier, d’un air indifférent. Je continuai :
« … me procurer les preuves dans une conversation avec… »
» Le nom — mon nom ! — était en blanc. Pourquoi ? Comment n’était-il pas traduit, là, avec le reste ? Un espoir, un espoir encore bien pâle, auquel j’avais peur de m’attacher, m’apparut. J’eus le courage de demander, d’une voix froide :
» — C’est curieux, cette dépêche. Mais le nom de l’indiscret, pourquoi ne l’avez-vous pas donné ?
» — Ah ! voilà, fit le secrétaire. Dans le texte, il n’y a qu’un groupe de deux chiffres, évidemment convenu d’avance, et qui ne signifie rien pour nous. C’est dommage, car si on pouvait savoir d’où vient la fuite…
» J’étais sauvé, sauvé, sauvé ! Il me sembla que je devenais plus fort, plus jeune, plus vivant ! Et ce fut sans doute cette énorme vague de vie revenue qui excita mon cerveau, — je ne crois pas au démon, bien entendu, un autre y croirait, — car je dis tout de suite, sans réfléchir :
» — Mais je le connais, moi, le nom ! J’ai entendu les derniers mots de la conversation, sans comprendre d’abord.
» Et prenant une plume, j’inscrivis le nom de mon sous-chef.
— Cochon ! cria Barnavaux. Tu as fait ça, toi ? Cochon !
Ce légionnaire si fin, avec son air d’officier supérieur, auquel il n’avait pas osé tout à l’heure adresser la parole, Barnavaux le tutoyait maintenant comme il aurait fait d’un condamné aux compagnies de discipline, ou d’un bagnard. L’autre cria :
— Oui, je l’ai fait ! Oui, je l’ai fait ! Et je ne sais pas encore pourquoi je l’ai fait. Cela ne me parut d’abord qu’une énorme plaisanterie contre ce plat crétin, qui se glorifiait de sa probité, de sa discrétion professionnelle, de la régularité de ses mœurs, de toutes ses qualités négatives de valet. Ce ne fut qu’après, dans la seconde qui suivit, que je me rendis compte que ce que j’avais fait, je ne pouvais plus le défaire ! Toute la vie est comme ça ; il n’y a rien qui ne soit irréparable. J’avais commis la veille une trahison sans m’en soucier, pour le plaisir. Les théologiens parlent de l’esprit de malice, celui qui vous fait commettre le mal pour le mal, sans utilité, parce qu’on est né pour le mal, ou qu’on a été possédé une minute par l’esprit du mal : j’avais agi par esprit de malice. Le plus fort, c’est que le soldat qui livre son fusil ou ses cartouches à un espion, la loi prévoit le fait et le châtie. Que son acte est peu de chose, pourtant ! Moi, j’avais livré le secret de toute la politique de mon pays, les conséquences de cette indiscrétion étaient incalculables, mais quoi ? Ce n’était qu’une indiscrétion, une gaffe, et celui auquel j’en avais fait endosser la responsabilité ne risquait rien que la révocation. Que dis-je, la révocation : il aurait fallu dire pourquoi on le révoquait, et on n’oserait pas. On l’enverrait dans un poste lointain, avec une note secrète qui briserait sa carrière, voilà tout. Et que l’État fût privé des services de ce sot, voyons, est-ce que c’était une perte ? Tandis que moi ! D’abord, j’étais moi, et ensuite une force, vous entendez, une force !
Je levai la main d’un air de dégoût. Il m’interrompit :
— Épargnez-moi-les… les bêtises vertueuses que vous allez dire. Je les connais, je me les suis dites à moi-même. J’ai un cerveau qui fabrique les idées en tous genres, un très joli cerveau, tout à fait complet. Je vous remercie, je n’ai besoin de personne. Et si vous insistez, j’ajouterai que j’ai très probablement agi ce jour-là pour la même raison qui m’inspire aujourd’hui l’imbécile lâcheté de parler, parce que le temps était mou, sale, humide. Il y a des heures où l’on n’est plus que de la vase, comme la terre sur laquelle on marche. On n’est plus soi. Eh bien, puisque je n’avais pas été moi, pourquoi me serais-je dénoncé ? Je laissai aller les choses, et quand je fus interrogé, bah ! je chargeai mon sous-chef en rappelant ses dernières paroles. C’était à lui à se défendre, après tout. Il se défendit très mal, parce qu’il n’avait rien à dire, et donna sa démission. Alors, je respirai.
» Huit jours après, j’étais tout à fait rentré dans mon assiette, j’avais même de l’orgueil, je m’élargissais dans ma puissance. Un matin, comme je chantonnais dans mon bureau, où je venais d’arriver, on m’annonça l’attaché militaire. Je n’avais pas pensé à l’attaché militaire : il savait, celui-là ! J’aurais à supporter son regard. Eh bien, et puis après ? Il avait de trop bonnes raisons pour ne pas parler ! Il entra avec un petit sourire. Je lui fis tête par un autre sourire, je plastronnai !
» — … Eh bien, fit-il après vingt minutes de paroles insignifiantes, ça s’est très bien passé, l’autre jour. Vous êtes un malin, vous, et vous nous avez rendu le plus grand service : j’ai encore besoin de savoir…
» Je compris ! Ce fut aussi net que s’il m’avait ferré une chaîne aux pieds. C’était bien simple : pour consentir à se taire, il exigeait que la complicité continuât ! Ce que j’avais fait une fois pour le plaisir, il voulait que je le fisse tant qu’il lui plairait. Je me mis bien droit, et le dis :
» — Non ! Vous entendez ? Non, non, encore non !
» — Allons, fit-il, nous en recauserons. Il est tout à fait inévitable que nous en recausions.
» Il me regarda comme un homme regarde un chien en lui montrant un collier de force, et je rentrai le cou.
» — Oui, fit-il, nous en recauserons. Vous réfléchirez, cher ami.
» Et il s’en alla, en sifflant un air.
» Obéir, obéir, obéir ! Et à lui ! Et pour ça ! Ah ! non, non, non ! Je pris une feuille de papier, et j’écrivis au grand chef : « Excellence… »
» Quand ma lettre fut terminée, je la cachetai et la mis dans ma poche. Je ne l’envoyai qu’au moment même où je franchis la frontière. Trois jours après, j’avais pris un engagement à la légion, chez vous. On disparaît comme un noyé, dans la légion. J’ai disparu.
L’homme avait terminé. Aucun de nous deux ne prononça une parole. Il se leva et vit que nous restions assis, sans bouger un doigt. Il eut encore un petit rire, et dit :
— Allons, donnez-moi un dernier verre de porto.
Je pris une bouteille pleine dans la caisse et la lui tendis, sans répondre, comme à un mendiant importun. Il blêmit, et la jeta dans le fleuve obscur.
— Idiots ! cria-t-il, idiots ! Une taupe, dont les trous vous ont fait trébucher, vous l’écraseriez, n’est-ce pas ? Eh bien, les trois quarts des hommes ne sont que des taupes, de nuisibles et méprisables taupes. Idiots !
Il enjamba le rebord de la barque, et disparut dans la nuit.
— Tu viendras ?… Je t’en prie, tu viendras ? Toute la nuit déjà, hier, je t’ai attendu.
Barnavaux mit une piécette dans la soucoupe que madame Edmée lui tendait en parlant, et fit signe, les mains contre les oreilles, que la musique de l’orchestre l’empêchait d’entendre. Mais il mentait. Décolletée très bas dans un corsage de soie gris perle, cuirassé de paillettes d’acier qui dissimulaient l’usure de l’étoffe, madame Edmée le regardait d’un air d’adoration triste, d’insistance canine, de désir et de jalousie. Elle ne cachait pas plus son amour douloureux que sa peau meurtrie. Un réseau très fin de petites rides, à l’endroit où le cou rejoignait l’épaule, montrait qu’elle avait commencé de vieillir. Mais sous le fard et la poudre, avec ses yeux bruns, mouillés et tendres, elle était encore bien belle. Les camarades de Barnavaux, venus avec lui dans ce café-concert de Saïgon, la considéraient ardemment.
Mais lui ? Eh bien, quoi, ce n’était plus du nouveau. Pour les hommes tels que Barnavaux, issus de souche paysanne, obéissant à d’antiques traditions sans même le savoir, il n’y a guère de fidélité gardée qu’aux femmes qui vivent au logis, font la soupe, veillent aux hardes. Alors elles tiennent leur mâle, et le mâle se laisse tenir, parce que ça se doit et qu’il y trouve son intérêt. Les autres femmes ? Si elles ont des béguins, tant pis ou tant mieux, ça dépend. Elles peuvent donner de l’argent ? C’est vrai, mais pour le prendre, il faut en avoir besoin. Et Barnavaux en avait. Il rentrait de la campagne de Chine avec sa masse, sa part de prise, les profits du pillage, enfin. Le pillage, la chose la plus légitime du monde : qui peut le plus peut le moins, le droit de tuer suppose celui de voler.
Et justement, au moment où il avait des louis plein sa ceinture, et même, chose extraordinaire, des billets, au moment où il pouvait s’offrir toutes les femmes, les blanches et les jaunes, madame Edmée, la chanteuse-charmeuse du concert Européen refusait son argent, mais entendait l’avoir à elle toute seule, toutes les nuits et tous les jours ? Barnavaux se sentait malheureux comme un enfant qu’on force à jouer trop longtemps au même jeu. Pourtant les camarades avaient l’air de l’envier. Il eut de l’orgueil. Et sans répondre directement, il demanda :
— Quand passes-tu ?
— J’ai déjà passé, répondit-elle. Mais il y a le numéro des enfants, et c’est moi qui finis, avec mes pigeons… Viens me rejoindre chez moi après, Barna, je t’en prie. Barna, mon loup, ma joie !
Barnavaux, encore hésitant, pencha tout le corps vers la droite, afin de placer son front brûlant sous le ventilateur, dont les quatre ailettes tournaient si vite qu’on n’apercevait plus rien qu’un tourbillon blanchâtre dans l’air alourdi par la fumée de tabac. Il embrassa d’un coup d’œil l’étrange spectacle qu’offrait ce café-concert exotique : le Japonais qui occupait la scène, les pieds en l’air sur une échelle qu’il équilibrait d’une main, jonglant de l’autre avec trois boules ; la grosse chanteuse valaque, en robe de satin noir, assise contre la toile de fond, attendant son tour, les mains sur les genoux ; ce public presque uniquement masculin, sauf quelques femmes de fonctionnaires et de colons ; et dans une loge, leur faisant face singulièrement, trois gros Chinois riches, qui leur jetaient des regards où la concupiscence se mêlait au mépris. Les toilettes de ces femmes, les robes bleu de ciel des Chinois, étaient les seules taches nuancées, tous les Européens étant vêtus de blanc, d’un blanc sec qui semblait rebondir sous la lueur des lampes électriques.
— Eh bien ! c’est bon, finit par dire Barnavaux. Après la représentation alors, chez toi.
Madame Edmée le remercia, d’une caresse heureuse qui effleura sa nuque aux cheveux tondus ras. Elle ne rentrait en scène que pour la fin, et s’assit sur une chaise, se faisant bien petite aux côtés du soldat qu’elle aimait. Barnavaux ayant posé sa cigarette près de lui, elle s’en empara passionnément, pour la finir.
— Tiens, dit Barnavaux, c’est le tour de tes deux gosses, maintenant.
Le rideau, qui s’était baissé pendant que le Japonais valsait sur une seule main, venait de se relever. Deux enfants se faisaient vis-à-vis devant la rampe ; un petit garçon de douze ans, vêtu en incroyable, la petite fille plus jeune encore, dans le costume de madame Angot : le prince Paul et la princesse Armide, disait le programme. Et c’était une chose délicieuse, amère et pitoyable à la fois. Ils n’étaient pas fardés, eux ! Ils étaient si frais, si tendres, si jolis, ils avaient des yeux si rieurs et candides, au fond, bien que déjà creusés par les longues veilles, les misères du métier, et tout ce qu’ils avaient vu, et tout ce qu’ils savaient ! Et ils chantaient des obscénités d’une petite voix nette, cette voix déchirante d’argent fêlé qu’ont les enfants qu’on fait chanter trop tôt.
Voilà ce que disait le prince Paul, et on lui avait appris des gestes pour souligner la sottise et l’ignominie des paroles. Et il vaut mieux ne pas dire ce que la princesse Armide répondait. Il y a des lois, en France, pour empêcher que les enfants se fatiguent et se salissent dans les théâtres. Aux colonies, on les applique ou on ne les applique pas. On a autre chose à faire que de s’occuper de baladins presque toujours étrangers, qu’on ne reverra jamais, qui amusent — et il y a si peu, si peu d’occasions de s’amuser, tant de maux plus graves, tant de vices qu’on ne corrige pas… Le prince Paul et la princesse Armide étaient de trop petits personnages pour qu’on s’inquiétât d’eux.
— Ça me dégoûte ! cria Barnavaux. On devrait les coucher, ces gosses. A quelle heure, qu’on les couche ?
Madame Edmée ne comprit pas. Elle aimait bien ces deux petits, mais il fallait vivre. Ils faisaient le métier qu’elle avait toujours fait. Elle ne savait pas mieux.
— J’ m’en vais, répéta Barnavaux. Si c’est pour voir des gosses qui disent des choses qu’ils ne devraient pas savoir, j’aime mieux aller à Cholon. Au moins, à Cholon, c’est des gosses chinois : alors, c’est naturel, c’est permis. Mais des enfants de blanc, nom de Dieu !
— Barna, dit madame Edmée, ne t’en va pas !
Quand elle l’avait près d’elle, elle était sûre au moins qu’il n’était pas à d’autres. Elle n’était pas seule, avec son horrible crainte de vieillir et de n’être plus aimée. Ah ! il s’en fallait de si peu de temps pour que personne ne pensât plus à l’aimer, n’osât plus !
— Barna, où vas-tu ?
— A Cholon, j’ai dit, cria Barnavaux rudement, chez les Chinois.
Il prit son casque et partit, chavirant des verres.
Madame Edmée se leva sans adresser un mot aux amis du soldat. Il était parti : le reste de l’univers ne l’intéressait plus. Par une petite porte, dissimulée derrière le bar aux cocktails, elle regagna les coulisses, et malgré la chaleur torride son corps tremblait comme dans un grand froid. Armide et Paul avaient déjà enlevé leurs costumes. Paul remettait un mauvais « marin » de toile bleue. Armide, les bras en l’air, comme une petite femme, attendait que l’habilleuse annamite lui passât un sarrau vert-liberty. Harassée de fatigue, elle demanda :
— Quand c’est, qu’on s’en va ?
— Après mon numéro, tu sais bien, répondit madame Edmée sèchement.
— Ah ! fit-elle, il faut encore attendre le 9 !
Madame Edmée, sans répliquer, tira la lustrine noire qui couvrait la cage où ses pigeons somnolaient. Réveillés par l’éclat éblouissant des lampes, ils agitèrent leurs ailes, piquant du bec le grain imprégné d’une très légère décoction d’opium qu’on venait de déposer pour eux dans une augette. Ils se laissèrent prendre ensuite un à un, et mettre sur un perchoir de bambou. Ils étaient plus de vingt, leurs couleurs chantaient toutes ensemble, le rideau se leva, et madame Edmée les porta sur la scène.
Un grand pigeon blanc d’argent, celui qui vacillait au sommet du perchoir, prit son vol, plana, vint se poser sur sa tête. Il y demeura ferme, ses pieds de corail enfoncés dans les cheveux, le col gonflé, le bec ouvert, les ailes battantes. Deux autres, d’un bleu profond, s’arrêtèrent sur les épaules nues ; tout le reste de la troupe prit son essor, monta d’un coup jusqu’aux frises, redescendit la tête basse, les ailes raidies, les plumes de la queue en éventail : et dans un cercle toujours le même autour de la charmeuse, ils tournoyaient infatigablement.
Les uns semblaient dorés. D’autres étaient comme des coquilles de nacre changées en oiseaux ; on n’aurait pu dire les nuances de leurs ailes, de leur cou, de leur ventre. Ils s’entre-croisaient, se mêlaient, peuplaient l’air d’un spasme aérien, et séparés un instant se rejoignaient encore. D’autres semblaient des taches de pourpre et de sang douées de vie, de vol et d’amour. Leurs tourbillons se rapprochaient. Ils effleuraient la robe, les seins, la face pâmée qui demeurait au milieu d’eux comme un soleil fixe au centre d’astres clairs ; et quand madame Edmée renversait la tête, le pigeon blanc étendait ses ailes toutes grandes, et tirait, comme s’il eût été assez fort pour l’enlever jusque dans la nue.
Elle vibrait toute, et véritablement. Ce jeu qu’elle avait appris, elle le vivait jusqu’aux sanglots, elle en faisait le poème passionné de son corps de désir ; elle s’abîmait dans un vertige où ses sens attendaient, attendaient, et réalisaient presque l’objet de leur attente. Un pigeon vert diapré croula sur sa poitrine, y resta frissonnant, accroché des deux pattes, le col tendu, le bec à ses lèvres. Un autre, noir, rose et feu, tomba comme une pierre, demeura crispé sur sa nuque. Il battait lentement des ailes, sa gorge frémissante roucoulait avec douceur ; elle tendit les deux bras, et toute la troupe, abandonnant l’air qui sonnait, couvrit la femme droite et pale d’un manteau d’ailes et de volupté.
Armide et Paul s’étaient endormis dans un fauteuil de rotin, où ils étaient couchés côte à côte, les yeux fermés et les bras mous. On n’entendait pas leur souffle, mais seulement le bruit de leurs lèvres qui parfois s’entre-choquaient. Quand madame Edmée, un manteau sur sa toilette de théâtre, les réveilla tous deux, ils ne tenaient plus sur leurs jambes. Elle les conduisit par la main jusqu’à l’hôtel, les déshabilla, et ils reprirent leur somme sur le lit unique qu’ils occupaient dans sa chambre. A son tour, elle se coucha, mais elle ne pensait qu’à Barnavaux.
» Où est-il ? pensait-elle. Qu’est-ce qu’il fait ? Est-ce qu’il viendra ?
De grandes ondes soulevaient sa gorge, elle se sentait humiliée, triste à mourir. Pourquoi vivait-elle encore ? A quoi ça servait-il, de vivre ? Et, dans sa torpeur douloureuse, il lui semblait voir les pigeons tourner encore autour d’elle, mais pour l’attirer en bas, dans un abîme noir où elle étouffait. Enfin la porte de l’hôtel claqua, il y eut des pas d’homme. Elle connaissait le pas de Barnavaux. Elle ne connaissait plus au monde que le bruit de ce pas : c’était lui !
— Barna, cria-t-elle, ah ! que tu es bon !
Elle avait envie de se mettre à genoux. Barnavaux avait couru les bouges de Cholon. Il avait bu du champagne comme un chef, du whisky comme un Anglais, et il exhalait aussi cette odeur fine de chocolat bouillant qui est celle de l’opium. Il n’avait pas fumé l’opium pourtant ; cette ivresse-là ne lui disait rien. C’est trop lent, c’est trop délicat, il faut rester couché sur une natte. Mais c’est si amusant d’aller dans les fumeries bousculer les Chinois qui rêvent auprès de la petite lampe et du bambou divin ! Ses yeux brillaient. Il était gai, assez gris, mais toujours solide. Et l’amour de cette femme l’exalta enfin comme un dernier triomphe.
— … Tout de même, fit-il, tout de même !
Il s’assit, fier comme un maître. Madame Edmée s’allongea, la tête sur sa poitrine, et leurs deux cœurs bondissaient. Tout à coup, il entendit une petite voix claire qui demandait :
— C’est qui ?
Alors il vit Armide. Le bruit de ses pas l’avait réveillée, et elle regardait, à la lueur de la lampe. Il se dressa, tout interdit.
— Dors ! fit madame Edmée d’une voix fâchée à la petite Armide, en allant vers le lit.
— Ah non ! cria Barnavaux, non. Pas ça, nom de Dieu ! Pas ça !
— Barna ! dit encore madame Edmée, d’une voix suppliante.
Mais il avait déjà bouclé son ceinturon. Et claquant la porte, il s’éloigna pour jamais, sombre et semblable à la nuit.
Le vent soufflait du nord-ouest : un vent froid, mais régulier, qui ne fatiguait pas la Devonia. Le grand navire piquait son chemin tout droit, sans rouler, sur l’eau clapotante.
Le Passager, bien emmitoufflé dans ses couvertures avait installé sa chaise en rotin à l’arrière, dans le couloir qui sépare le bordage des vitres du salon des premières, sous le vent, et au sud par conséquent. La chaîne du gouvernail passait dans une espèce de rigole, près de lui, et quand le timonier changeait de direction, cette chaîne bien huilée, glissant sur des galets de fonte, ne faisait entendre qu’un ronflement contenu. L’arbre de l’hélice, vissant dans l’onde inerte ses quatre ailes frémissantes, ébranlait toute cette grande nef d’une rumeur perpétuelle, mais plus sourde encore. A l’avant, dans une des cages de l’oisellerie, des pigeons roucoulaient. Et tous ces bruits étant monotones, le Passager allait s’endormir.
Une voix lui dit :
— Monsieur, ne dors pas. Je veux te demander quelque chose.
Alors, ouvrant les yeux, il vit une petite fille blonde qui portait un sarrau vert-liberty. Le sarrau était élégant, la petite fille était jolie, mais elle avait des bottines jaunes très fatiguées, et son air n’était pas celui d’une petite fille riche, car il était insolent : et les enfants des riches sont confiants, heureux, sûrs d’eux-mêmes, parce qu’on ne leur a jamais fait de mal ; ils ont la mine de petits rois, certains d’être obéis ; mais ils n’ont pas l’air insolent. L’insolence est le défaut des collégiens auxquels on impose une règle qui les révolte, des enfants pauvres, qui ont le cœur orgueilleux et sensible, des méchants, des faibles, et plus généralement des malheureux. C’est une forme de la susceptibilité.
Et la petite fille avait des yeux bien tristes à voir, encore purs, mais déjà savants et désabusés.
Le Passager demanda :
— Comment t’appelles-tu ?
Elle répondit :
— Armide. Tu me connais bien, monsieur, c’est moi qui ai inventé les courses d’écrevisses, à bord. Et c’est toi qui as gagné la poule, la grande poule, tu sais !
Le Passager savait très bien. Avant le départ de Southampton, le coq avait acheté des écrevisses vivantes, que la petite fille avait vues grouiller dans une manne. Alors elle avait organisé tout un système de courses, drôlement, des courses qui étaient devenues à la mode. Un tas de viande formait le but ; des planches, qui rayonnaient tout autour, constituaient des secteurs. A l’extrémité de chacun des secteurs, on mettait une écrevisse affamée. Il était rigoureusement interdit à chacun des parieurs de pousser la sienne ou de la faire changer de chemin, si par malheur elle ne se dirigeait pas à reculons vers le but. Mais on avait le droit de la nourrir à part, de la soigner, de l’entraîner, de lui donner des excitants, de corrompre le coq pour qu’il fournît des renseignements sur la bête à choisir, et de la lui payer plus cher qu’au marché. On n’imagine pas le haut prix que peut atteindre, sur un navire, une écrevisse de course.
Le Passager avait gagné la poule, la grande poule, la Queen Victoria’s Pool, pour laquelle avaient combattu les meilleurs animaux de Ramon Ramirez : don Ramon Ramirez, le gros éleveur de la Plata, moins fier de ses deux cent mille bœufs et de ses innombrables moutons que du magnifique haras d’écrevisses qu’il entretenait à bord de la Devonia : la première bassine en fer blanc, à babord, entre le poste d’équipage et la boucherie. Il y avait aussi le haras du colonel yankee Mac-Kinnon : douze bêtes en pleine forme, nourries spécialement de rognons de veau. Mais l’Amérique du Nord n’avait pas pu tenir le coup contre la Plata, et la Plata elle-même avait été battue par la France, représentée par le Passager : ce qui est glorieux, bien que le commandant ait refusé de signaler le fait dans son livre de bord. Le Passager sentit qu’il avait une dette de reconnaissance à payer. Il demanda :
— Mademoiselle Armide, qu’est-ce que tu veux ?
Elle répondit :
— Prends-moi dans tes bras, et lève-moi jusqu’à une des fenêtres du salon, pour que je regarde.
Il rejeta ses couvertures, se mit debout, et la prit dans ses bras comme elle avait voulu. Alors de ses yeux avides, elle contempla l’intérieur du salon.
— Que c’est beau ! dit-elle.
Comme dans tous les paquebots, le salon occupait l’arrière entier du navire. Les trois rangées de tables, deux le long des murailles, une au milieu, étaient déjà servies pour le dîner. Elles éclataient d’argenterie, de verres en cristal, teintés d’émeraude pour les Johannisherg et le Rudesheimer, taillés à facette et clairs comme des diamants pour les autres vins. Il y avait sur la table d’honneur un surtout en biscuit de Sèvres qui représentait une galère traînée par des cygnes, et les parois de la salle, entre chaque fenêtre, supportaient des tableaux. Parmi des palmes et des fougères, volaient des oiseaux brillants comme des pierres précieuses ; des navires entraient à pleines voiles dans des ports enchantés ; sous des cieux couleur d’or, à la cime d’un grand palais fait de plusieurs étages de colonnes, et dont les pieds plongeaient dans la mer, une dame belle comme une fée avait l’air d’attendre, et de chanter. En face du piano, à l’autre extrémité du salon, montait tout droit le grand escalier, avec sa rampe de marbre où des statues de femmes dressaient des lampadaires ; et sur un large panneau, dans le vestibule, un grand artiste avait peint Amphitrite et son cortège. Le corps de la déesse, à demi voilé par les flots, apparaissait comme une grande fleur rose entrevue dans un brouillard un peu vert. Des tritons, des dauphins, des nymphes l’entouraient ; et l’un de ces tritons, espèce de monstre à figure d’homme, couvert d’algues, huileux et lustré comme un morse, gigantesque et servile, offrait à sa maîtresse un morceau de corail, arraché sans doute à l’abîme, et dont l’éclat rouge et mouillé tremblait de lumière.
Armide répéta :
— Que c’est beau, que c’est beau, là-dedans !
Le salon des grands paquebots est une espèce de saint-des-saints où les petits enfants ne sont pas admis, pour diverses raisons, dont la principale est qu’ils ont le mal de mer imprévu. Ils sont locataires d’un domaine particulier, qui est la coupée. C’est là que se retrouve leur table, présidée par une Stewardness de confiance, et servie par leurs bonnes particulières, qui sont des deux sexes, car les Chinois et les Hindous sont d’excellentes bonnes d’enfants, et c’est évidemment pourquoi la coutume providentielle de leurs pays veut qu’ils aient une robe sur les jambes, et non pas un pantalon comme les vrais messieurs blancs. C’est là aussi qu’ils peuvent jouer à cache-cache au milieu des malles, et parfois descendre dans la cale avec le maître calier. Voyage plein de délices, ce lieu étant obscur et terrible.
L’administration sur les paquebots de dimensions restreintes leur livre aussi le spardeck, comme aux grandes personnes de première et de seconde. Mais il y a cependant une hiérarchie entre les membres de cette jeune population, selon le billet payé par leurs parents. D’abord ils ont conscience d’appartenir par cela même à des milieux sociaux différents. Mais surtout ceux dont les parents sont en première peuvent entrer quelquefois, durant l’après-midi, dans ce salon magnifique, sous la direction et la responsabilité des auteurs de leurs jours. Devant leur verre de sirop ou de limonade, ils se sentent émus, mais fiers, et ils retournent se vanter auprès des autres, les pauvres petits diables qui n’ont pas vu ces grandeurs.
Le Passager, tandis qu’il tenait mademoiselle Armide à bout de bras, réfléchit à ces choses, et tira ses conclusions. Mais il n’en dit rien. Il se contenta de demander :
— Qui est ta maman ?
Mademoiselle Armide, qui avait vu tout ce qu’elle voulait voir, se laissa glisser à terre. Elle savait que les grandes personnes font toujours payer leurs gentillesses en posant des questions. La première, c’est « Comment t’appelles-tu ? » La seconde, surtout quand c’est un monsieur qui interroge, c’est « Comment s’appelle ta maman ? » Les braves gens qui n’ont pas de malice ni d’imagination ajoutent généralement ensuite : « Quel âge as-tu ? » Et aussi « Sais-tu lire ? » Mais il y en a de plus indiscrets. Armide avait dix ans, elle savait lire. Elle était prête à répondre là-dessus. Mais à cause de son expérience de la vie, elle se méfiait d’une conversation plus longue, et même la première question ne lui était pas agréable. Cependant elle répondit :
— Maman ? C’est madame Edmée, la dame en bleu qui est sur le pont.
Et puis elle pensa qu’il faudrait bien le dire, puisque les bonnes savaient, et qu’on en parlait sur le bateau. Elle ajouta :
— Mais moi, je m’appelle la princesse Armide, et mon frère le prince Paul. C’est ça qu’on met sur les affiches. Nous allons à New-York, pour jouer.
— Dans un music-hall ? fit le Passager en souriant.
— Oui. Tu as bien vu les pigeons de madame Edmée ? Paul et moi, nous chantons. Nous sommes des artistes, une troupe, comprends-tu ?
Armide était soulagée d’avoir expliqué d’un seul coup une situation si difficile. Du reste le Passager avait l’air bon, et quand il se pencha pour l’embrasser, elle avança la tête avec condescendance. A ce moment, ils entendirent des arpèges. Quelqu’un, dans le salon, s’était mis au piano, et les accords montaient jusqu’à eux, clairs sur les notes hautes et presque étouffés sur les basses. Les yeux de la petite fille devinrent plus brillants.
— Tu ne pourrais pas, dit-elle, tu ne pourrais pas me mener dans le salon ? Je serai sage.
Le Passager la prit par la main en souriant, et ils descendirent le bel escalier. Armide, avançant doucement parmi les tables, parvint jusqu’au piano.
— Je connais ce qu’il joue, le monsieur, dit-elle. C’est un air de madame Edmée, une danse espagnole. La danse est gaie, mais les paroles ne le sont pas.
L’accompagnement, qui sonnait toujours les mêmes notes, imitait le bruit de tambourins qui se hâtent pour suivre le chant des guitares ; et la mélodie, enlacée dans ces bonds sonores, allait lente et prisonnière comme une femme en deuil au milieu d’une ronde de fous.
— Chante, si tu sais, petite Armide, dit le Passager.
— Je ne sais pas chanter haut, murmura-t-elle, mais je vais te dire…
— Et ça veut dire ?
— Écoute !
— Mademoiselle Armide, fit le Passager, les petites filles de dix ans ne doivent pas parler d’amour. Particulièrement pour dire que c’est une chose triste. C’est pécher deux fois. Nous allons prendre un verre de limonade, et faire une partie de dames.
— Je veux bien boire de la limonade, répondit Armide, surtout si tu appelles mon frère. Mais pourquoi ne vas-tu pas aussi causer avec madame Edmée ? Personne ne lui parle, sur le bateau.
Voilà comment le Passager fut présenté à madame Edmée, et cela fit un petit scandale parmi les passagères, parce que madame Edmée n’était même pas une actrice, même pas une chanteuse de café-concert, ni une écuyère de cirque… Elle avait peut-être été un peu de tout cela, dans le temps ; mais des gens se souvenaient bien de l’avoir vue, dans des bouges à matelots et à soldats, jonglant avec ses pigeons. Alors on fut choqué : et c’était si naturel de se choquer ! Madame Edmée était ce que la cruelle humanité méprise le plus au monde : une femme très amoureuse et pauvre, à son dernier amour. Depuis qu’un soldat insouciant et rude l’avait abandonnée, elle était retournée d’Asie en Europe, au hasard d’une carrière misérable, elle allait maintenant d’Europe en Amérique, toujours plus désemparée. Il lui semblait vivre dans un de ces cauchemars où l’on se sent tomber, tomber indéfiniment, et où l’on se dit : « Je ne pourrai respirer que lorsque j’arriverai en bas. Mais en bas je serai brisé. » Avoir à la fois le corps voluptueux et l’âme sentimentale, c’est contre nature. L’âme est atteinte de toutes les souillures et de toutes les déceptions du corps ; on meurt après n’avoir jamais été qu’à l’agonie. Madame Edmée sentait se rompre une à une toutes les fibres vitales de sa chair et de son cœur, et elle était comme tous les malades, elle ne parlait au Passager que de sa maladie. Ah ! on avait bien tort de pincer les lèvres et de se scandaliser, il n’y avait pas de quoi !
Et puis, et puis… Un navire est un lieu honnête par force, à la manière des petites villes. Alors que chacun, sur un espace de quelques centaines de pieds carrés, doit vivre sous les yeux de tous ; que les cabines ont presque toujours deux hôtes du même sexe, qui ne se connaissaient pas souvent avant d’embarquer, se surveillent et se jalousent, croyez-vous qu’il soit si facile d’outrager la morale ? Et cependant on est désœuvré, les hommes sont plus nombreux que les femmes, les journées sont longues, les après-midi, autour des chaises longues, propices aux flirts. Mais les soirées étoilées, ou luneuses, ou éclairées par les rayons bleus des lampes électriques, ne font le plus souvent qu’exaspérer les galanteries sans les assouvir. Ces grands paquebots se ruent dans l’amertume des vagues au milieu d’une atmosphère tourbillonnante de désirs, mais quand le Seigneur, dont les desseins sont impénétrables, les fait sombrer à jamais, il n’a pas à pardonner à beaucoup de pécheurs. Sa face paternelle n’a pas à se voiler, quand il regarde les flots, aussi fréquemment que lorsqu’il laisse errer ses regards sur les grandes cités, les buissons et les champs. Et j’espère qu’il a pu les recueillir tous dans son sein, les passagers de la Devonia, tous, les millionnaires, les aventuriers, les enfants innocents, et cette histrione aussi, qui avait péché jadis, ah ! oui, beaucoup péché — mais elle avait été si malheureuse !
Le soir venait. Le globe rouge du soleil entra dans la mer de l’Ouest. Et devant lui l’eau était mauve, puis elle devint comme un champ de scabieuses, puis comme un immense parterre de sombres pensées. Un vent frais se mit à souffler du côté du ciel d’où montaient lentement la lune et les étoiles.
— A quoi ça sert-il, qu’il y ait tant d’eau, dis, monsieur ? demanda le prince Paul au Passager.
— Je ne sais pas, répondit-il. Le soleil la fait monter en nuages, les nuages retombent en eau dans la mer, et ça recommence.
— Oui, fit madame Edmée, ça recommence. Et à quoi ça sert-il, que ça recommence, à quoi ?
— Je ne sais pas, répéta le Passager. Auparavant, du temps des religions, on croyait savoir. Mais maintenant on ne sait plus rien.
Il mit la main sur les cheveux blonds d’Armide.
— Il y a les enfants, dit-il, qui se remettent à aimer la vie, comme les petites vapeurs qui sortent de l’eau aiment le ciel — et ça recommence.
— Mais qu’est-ce que ça nous fait, à nous ? répéta madame Edmée sauvagement.
— Rien, répondit-il, sinon que nous avons peur de retomber dans la mer de l’infini — de mourir. J’ai peur, moi, de mourir, avoua-t-il en frissonnant. J’aime à penser, à mettre en ordre des pensées, comme les enfants aiment à voir le monde naître sous leurs yeux en images… et c’est affreux, affreux, de savoir qu’on ne pensera plus !
Le brouillard, ce cinquième élément… C’est comme ça que l’appellent les Anglais. Mais la Devonia, presque sans ralentir sa course, piquait sa route dans le brouillard, malgré le danger, parce que c’est l’habitude, et aussi que le temps, c’est de l’argent. Seulement, sa sirène criait, en longs meuglements horribles. Imaginez un taureau formidable, impossible, un taureau long de plus de cent mètres, haut comme une maison, hurlant avec sa gorge de fer et ses poumons de fer, sans arrêter : « J’ai peur de vous, ayez peur de moi !… J’ai peur de vous, avez peur de moi !… » Voilà ce qu’elle disait, la sirène, tandis que le grand navire, vibrant, tremblant, irrésistible, se ruait dans les vagues. Le froid des banquises septentrionales, passant sur les fonds de Terre-Neuve, gelait l’humidité sur les mâts et les planches, et les bœufs destinés à la boucherie, groupés sur le pont, entre les cuisines et le poste d’équipage, dressaient leur tête obtuse, se demandant où pouvait se cacher ce monstre de leur race, qui mugissait si fort et qu’ils ne voyaient jamais.
La princesse Armide et le prince Paul se glissèrent timidement entre ces bêtes paisibles, traînant un gros tapis de laine destiné à garder du froid les pigeons de madame Edmée. Ils aperçurent bientôt la cage, adossée au mur des cuisines. Les pigeons somnolaient en grelottant, le col sous leur aile ployée. Le grand mâle couleur d’argent, celui qui se posait, dans les représentations, sur la tête de madame Edmée, ouvrit l’œil une seconde, puis se remit à dormir, grelottant toujours.
A ce moment, la Devonia sortit brusquement du brouillard. Ce fut comme si elle avait été ravie, à des milles et des milles, dans un pays nouveau, un paradis où y aurait eu enfin de l’air et un ciel. Les bonnes petites étoiles se mirent à palpiter. De la passerelle d’arrière une voix cria un commandement, et la sirène s’arrêta net, avec une espèce de hoquet, comme si quelqu’un l’avait prise à la gorge. La Devonia bondit dans l’écume, précipitant encore sa course. Les deux petits histrions se regardèrent.
— On va pouvoir dormir ! dit Paul.
— Qui, répondit Armide, la grosse bête ne crie plus, et il n’y a pas de représentations sur les bateaux. On n’a pas besoin d’attendre le 9, le numéro de madame Edmée, pour aller se coucher. On peut dormir jusqu’à New-York.
— Chic ! dit Paul.
Ils se sentaient heureux. Habitués à la mer par leurs vagabondages, ils considéraient ces traversées comme des espèces de vacances dans leur rude métier. Quelques minutes plus tard, dans leur cabine des secondes, ils dormaient à poings fermés. Madame Edmée les regardait âprement, avec des yeux tristes, mais sans larmes. Elle songeait au soldat qui l’avait quittée, son dernier amour, à la vieillesse qui venait, à la peine et à l’inutilité de vivre.
Or, ce fut cette nuit même, où son cœur désespérait, que sonna la fin de sa misère.
Car ce fut cette nuit-là que la Devonia fut heurtée par la lourde épave qui roulait vers le nord sous l’opacité de l’eau plate et sournoise, l’épave naufragée qui s’amusait à faire de nouveaux naufrages, exactement comme les vieux pécheurs que leurs crimes ont envoyés au diable, et qui reviennent sur terre pour ruiner les âmes et les tirer jusqu’aux abîmes d’où eux-mêmes ne sortiront plus. Juste au moment où le ciel était devenu très clair, très beau, tout plein d’étoiles, où la sirène venait de se taire, où la Devonia n’avait plus peur, la chose hypocrite et perfide lui creva le ventre, s’accrocha dans ses entrailles, et la fit basculer. La Devonia eut une agonie d’une demi-heure à peine, avec des spasmes et des sanglots. Mais ses sanglots étaient les explosions qui faisaient sauter ses cloisons étanches, et ses spasmes lui arrachaient la membrure. Paul et Armide n’eurent pas trop peur, pourtant, quand deux matelots en tricot bleu vinrent les prendre dans leurs bras pour les mettre dans un canot que ses palans largués firent aussitôt descendre à la mer.
C’est à ce moment-là qu’ils virent le Passager monter sur le pont. Il était presque nu, et tout glacé. Quelqu’un lui cria :
— Prenez garde !
Mais quand il leva les yeux, il était trop tard. Le tronçon de mât qu’on laisse encore sur les paquebots pour hisser les pavillons et les signaux, venait de se briser en trois morceaux, dont deux tenaient légèrement ensemble et se rapprochèrent en tombant, comme les branches d’un compas gigantesque. Ces formidables mandibules le saisirent par le milieu du corps. Elles le broyèrent tout doucement, tout doucement… Lui qui avait si peur de mourir, de ne plus penser ! Que pensa-t-il, durant ces affreuses, ces longues secondes ? Qu’est-ce qu’on pense, qu’est-ce qu’on voit, quand on meurt ?
On avait détourné les yeux d’Armide et de Paul. L’horreur de ces choses était trop grande pour leur âge, ils ne la perçurent pas. C’est là une grâce que la Providence fait aux enfants, comme aux créatures innocentes des bois et des prairies. Tout ce qu’ils virent, ce fut la grosse madame Ramirez, une passagère des premières, la femme de l’éleveur de la Plata, élargie encore par une ceinture de sauvetage à la hauteur des seins, et cramponnée au cou d’un petit lieutenant pas plus haut qu’une botte, sec, mince, léger comme un fétu. Elle lui criait : « Sauvez-moi, oh ! sauvez-moi ! » Un hippopotame embrassant une chèvre !
Et alors, au sein de cette terreur, le grand rire convulsif de tous ces naufragés ! Ce sont des rires qu’on n’entend qu’à ces minutes-là, quand les machines humaines se détraquent. Armide et Paul rirent comme les autres, mais souffrirent moins pendant qu’ils riaient. Il y eut des hommes et des femmes qui sur place en moururent, parce que leur cœur n’était pas en ordre, ou que l’alcool et les voluptés leur avaient depuis longtemps cassé les nerfs : il faut être très sain pour supporter l’attaque brutale des grands périls, plus sain que la plupart des civilisés… Quand madame Edmée fut descendue à côté des deux enfants, elle agonisait.
Le canot dériva sept nuits et sept jours. Il fut recueilli après par la goélette Hilda… C’est pour ça qu’on a su les choses. Et ils étaient trente-cinq, là dedans, qui s’en allaient petit à petit. A la fin, ceux qui étaient encore un peu en vie étaient si faibles qu’ils ne se débarrassaient plus des morts. Mais ils ne souffraient pas beaucoup, excepté ceux qui burent de l’eau de mer — car il y avait un peu de biscuit à manger, mais pas d’eau douce à boire — et qui devinrent fous. Il y eut Bazoille, le gabier, qui se mit dans la tête qu’il entendait des matelots appeler dans la cale, où on les avait enfermés : et il n’était pas ponté, le canot ! Sous les planches que Bazoille, hagard et furieux, frappait des pieds et des poings, il n’y avait rien, rien que la mer, deux mille mètres d’abîme et de bêtes sans nom qui cherchaient leur nourriture ! Mais il n’entendait pas, quand on lui parlait, il n’entendait que son rêve ; c’était plus triste pour les autres, mais après tout meilleur pour lui ; et ça devait être un brave homme, ce Bazoille, puisque la folie qui lui vint, ce fut de penser aux autres. Seulement, il prit une hache pour crever les planches et parvenir aux camarades. Voilà pourquoi on voulut l’attacher. Il enjamba le plat-bord, et ce fut fini de lui. Elle ne fit presque pas de bruit, l’eau vorace, en l’avalant, et nul ne regarda. Personne ne regardait plus personne. On avait trop froid. Les gens n’avaient pas eu le temps de se vêtir en quittant le bateau, ils étaient presque nus. Sous des toiles goudronnées, au fond de la barque, ils s’entassaient pareils à ces bêtes de boucherie que dans des chariots barbares on mène aux abattoirs, attachées par les pattes, et roulant les unes sur les autres. La plupart, ayant perdu le courage de réagir, ne remuaient déjà plus ; et pourtant leur cerveau fonctionnait encore. Aussitôt que le froid a bien engourdi les extrémités, qu’on ne sent plus l’onglée, la douleur disparaît, la mort remonte tout doucement, sans même qu’on songe à se plaindre, vers le cœur et vers la tête, qui sont pris les derniers. Tels ces vases remplis de plomb fondu que les imprimeurs retirent des braises, et dont ils négligent de se servir à temps. On y voit encore une ou deux places où le métal bouillonne, tandis que le reste est déjà immobile et durci. C’est tout ce qui restait de madame Edmée ; elle avait perdu connaissance. Armide et Paul, dans les bras l’un de l’autre, résistaient mieux. Il y a tant de vie dans les enfants ! La nature veut si fortement qu’ils ne meurent pas avant le temps qu’elle accorde aux humains ! Mais ceux-là, leur doux petit corps, leur corps si délicat, si pur, si tendre, leur corps fleuri était devenu presque noir, et leurs yeux s’étaient si affreusement élargis ! Ils ne se doutaient de rien, heureusement ; ils avaient sommeil, voilà tout, plus sommeil que dans tous les autres instants de leur vie misérable, où ils n’avaient jamais pu dormir quand ils voulaient ; — et voilà qu’ils ne pouvaient plus fermer leurs paupières paralysées.
Tout à coup, Paul dit, d’une voix presque inintelligible :
— Les pigeons !
Au-dessus du canot, des ailes planaient. Armide et Paul les reconnurent. Elles leur paraissaient pourtant plus grandes, plus confuses qu’ils ne les avaient jamais vues, et comme entourées d’ombre. Elles tournoyaient, toujours plus proches, elles vissaient leurs spirales dans l’air, au-dessus de cette coque hésitante, où personne ne ramait depuis bien longtemps. Oui, c’était les pigeons ! Selon la coutume, on avait jeté à la mer, faible secours pour ceux que le choc de l’épave y avait précipités, leurs cages d’osier, après les avoir ouvertes. Alors, ils avaient pris leur vol, les oiseaux d’aventure. Ils avaient cherché, cherché, en cercles toujours plus vastes, une terre pour se nourrir, une fontaine où se désaltérer. Mais ces jours étaient pis que ceux du déluge ! Aussi loin que leur force avait pu les porter, ils n’avaient rien vu, rien que les vagues amères et les glaçons sinistres. Voilà pourquoi ils revenaient, vaincus, vers leur point de départ. Cette pauvre petite chose de désastre qui tremblotait sur les eaux funestes, ils la prenaient pour un abri. Des hommes, il y avait des hommes sur elle ! Ils croyaient, sans doute, que les hommes, qui savent donner, quand ils veulent, la mort aux créatures, peuvent aussi toujours les nourrir et les abreuver. Les pattes repliées, les plumes humides, abaissant leur essor épuisé, ils venaient demander du secours avec confiance. Sans pouvoir la comprendre, ils frôlèrent cette agonie. Le grand pigeon d’argent, à la gorge amoureuse, reconnut madame Edmée. Il s’abattit vers elle, éployé sur son cou, pour la dernière fois.
— … Les pigeons, répondit Armide, qui délirait. C’est leur tour, le dernier numéro. Alors, c’est fini, on va bientôt partir !…
Et ce fut bientôt après, comme elle avait dit, qu’Armide et Paul s’en allèrent au pays où l’on dort toujours.
A Rudyard Kipling, qui écrivit La plus belle Histoire du monde.
Barnavaux, après sa dernière campagne dans le nord du Tonkin, avait été renvoyé en France. On l’avait fait valser, suivant l’usage, de Toulon à Cherbourg, de Cherbourg à Rochefort, puis comme il est nécessaire, à ce qu’il paraît, que Paris soit une espèce de musée militaire où les badauds peuvent contempler des échantillons de toutes les armes, il était devenu l’un des hôtes de la prison-caserne du Cherche-Midi. C’est là que je le trouvai, un dimanche, assis sur un banc de pierre, dans la cour. Barnavaux n’était pas de service, et pourtant n’était pas sorti ! Les galons de sergent ornaient sa manche, et il s’aperçut que je les considérais avec quelque étonnement.
— Oui, dit-il, répondant à mon interrogation muette, je me suis décidé à les avoir. Savez-vous mon âge ? Trente-cinq ans ! Je suis vieux, horriblement vieux, il me semble que j’ai sur les épaules toute la vieillesse du monde. C’est fini : Je ne suis plus bon pour faire un soldat, il faut bien que je fasse un sergent.
— Barnavaux, répliquai-je, si vous n’avez pas le respect de la hiérarchie, même quand il s’agit de vous, je crains pour votre salut éternel. C’est le péché contre le Saint-Esprit, le seul qui ne sera point pardonné.
— Vous ne me comprenez pas, fit-il. Je veux dire que si j’ai pris les galons, et si je les garde — car ça n’est pas dur, de se faire casser, ah ! non, ça n’est pas dur ! — c’est pour la retraite, pour devenir domestique du gouvernement quelque part, avec une livrée au lieu d’un uniforme. Je donnerai des numéros aux rentiers qui font queue, au ministère des finances. Ou bien je serai huissier, avec un habit noir et une chaîne d’argent, assis derrière une table verte, un buvard rouge et un plumier noir. Ça s’appelle être devenu « un modeste serviteur de l’État ». J’ai lu ça dans les journaux.
— Eh bien, dis-je, vous ne serez pas à plaindre.
— Non, je ne serai pas à plaindre. Ça vaudra mieux que le métier, le chien de métier que je fais depuis douze ans.
Quand Barnavaux dit du mal de la carrière, c’est qu’il est vraiment hors de lui-même. Il continua :
— Regardez où nous sommes. Avant, on m’a dit, c’était un hôtel habité par un grand seigneur. Après, on y a mis des soldats. Maintenant, on y juge des prisonniers, de pauvres diables de prisonniers. Et bientôt, on va tout démolir, pour faire passer un boulevard. Le vide à la place du plein, quoi ! C’est la même chose pour l’infanterie coloniale. Elle fout le camp, l’infanterie coloniale ! Avant c’était des soldats, aux marsoins, maintenant c’est des escarpes. On peut faire un soldat avec un escarpe, je ne dis pas. Seulement, il faut qu’il apprenne que l’honneur du corps, ça peut tenir lieu de tous les autres honneurs. Pourquoi n’apprennent-ils plus ça ? Pourquoi est-ce qu’on ne leur apprend plus ?
Nous étions en plein été. Le soleil tapait dur sur les pavés de la rue. On respirait l’infâme relent qui sort au mois de juillet des égouts desséchés. Barnavaux dit encore :
— Vous rappelez-vous l’Annam en été ? Il fait plus chaud, bien plus chaud qu’ici, mais ça sent le jasmin, et aussi cette plante, vous savez l’ylang, dont l’odeur vous reste si longtemps dans les doigts, quand on en brise une tige, rien qu’une tige ?
Il m’inquiétait : il faisait de la philosophie, presque de la politique, il avait le mal d’un pays qui n’était pas le sien. Je sentis qu’il fallait changer le cours de ses idées. Je l’emmenai loin, très loin, à pied, et le fis déjeuner sur les bords de la Marne, sous une tonnelle, au milieu de pêcheurs à la ligne doux et silencieux. Il se leva de table un peu rasséréné, et les hasards de la route nous conduisirent, près de Champigny-la-Bataille, au Théâtre de la Nature.
C’est dans un grand vieux jardin, où personne n’était entré depuis 1870. Peut-être qu’on s’y est battu, il y a trente-sept ans ; les murs en sont ébréchés, comme crénelés, et quand les figurants y tirent des coups de fusil, on a un petit frisson, on pense à des choses déjà lointaines et très terribles. Mais maintenant, je vous dis, ce n’est plus qu’un vieux jardin paisible et magnifique. Il y a du lierre et des mousses autour des grands arbres, plus tragiques et plus beaux que n’importe quel décor. Les acteurs jouent adossés à une colline, au milieu de l’herbe ; ils montent un escalier en véritables pierres, parmi de vrais rochers, et c’est dommage seulement qu’au-dessus d’eux il ait fallu planter une toile peinte sous prétexte de représenter une forteresse dont le besoin ne se fait pas sentir. On jouait une pièce dont le sujet, je pense, avait été emprunté à l’aventure sinistre de ces deux officiers, qui, envoyés en mission dans la boucle du Niger, voici quelques années, refusèrent d’obéir à un ordre de rappel, et massacrèrent le colonel chargé de les ramener en arrière. Seulement, la scène avait été transportée de l’Afrique centrale au Sahara, et si ça commençait comme un drame antimilitariste, brusquement ça devenait du Corneille.
L’officier criminel, la brute qui venait de faire fusiller tous les notables d’un village après leur avoir promis la vie sauve pour leur faire poser les armes, l’homme de proie que l’alcool et le sang affolaient, brave, odieux, hideux, bouffonnant au milieu des meurtres, se dit, quand il apprend qu’il est désavoué :
— On me met hors la loi ? Soit, je vais rester ici, et me tailler un royaume. J’ai pris ce pays, je le garde.
Il se croit sûr de ses spahis indigènes. Il appelle donc le sous-officier Bachir, et lui explique ses plans :
— Sidi lieutenant, répond Bachir, nous t’aimions. Nous te regardions comme fait d’une autre essence que nous. Tu m’aurais dit de mourir, je serais mort sans hésiter. Mais maintenant ! Quand les camarades auront reconnu les cadavres de ceux que tu nous as fait tuer, les cadavres de camarades ! ils te tueront. Eh bien, il ne faut pas que des hommes à la solde de la France tuent de leurs mains un officier français… Voilà ton revolver.
— Mourir ! fait d’Épernon, mourir avec ce coffre-là ! Tu ne m’as pas regardé.
Alors il se met à chanter, ce fou, à chanter de vieilles chansons :
Ah ! oui, ils sont coupés, pour un condottiere comme lui. Et même dans ce moment où il refuse de se tuer, on sent bien qu’il décide en lui-même que le suicide est la seule porte de son destin.
— Est-ce que tu crois que j’avais besoin de toi, mon bonhomme, de toi, pour savoir ce que j’ai à faire ? Et ça donne des conseils, et ça oublie son grade ! Maréchal des logis Bachir, pas de familiarités !
Et ce dernier mot, vous savez, c’est bien ! Barnavaux gronda de joie quand il l’entendit, et qu’il vit le sous-officier reprendre « une attitude militaire ».
— Maréchal des logis Bachir, vous avez le commandement de la colonne.
— Bien, mon lieutenant.
— Vous la reconduirez à In-Salah, par petites étapes, vingt kilomètres. Il est inutile de fatiguer les chevaux.
— Bien, mon lieutenant.
— Vous ferez votre rapport sur… sur tout ce qui est arrivé.
— Bien, mon lieutenant.
— Maintenant, repos… Adieu, Bachir !
Et Bachir, plié en deux, lui baise la main, à l’arabe… Il n’y a plus rien qu’un coup de revolver, quelque part dans la brousse.
Le soleil était descendu très bas dans l’ouest. A travers les branchages et les feuilles vertes, du fond du ciel couleur d’or clair le vent soufflait, tout doux, très frais, pacifique. Et on peut blaguer les théâtres en plein vent, parce que maintenant il y en a beaucoup, beaucoup : on n’y a pas pourtant les mêmes impressions que lorsqu’on a un toit sur la tête, et un lustre avec des ampoules électriques. C’est plus rude, et c’est plus profond. Il y a des mots qui se cognent aux arbres, et qui vous en reviennent plus graves, plus forts et plus déchirants… Tenez : à Paris, pour voir des lutteurs se prendre à bras le corps, il faut aller dans des baraques ou dans des cafés-concerts. En Suisse, ils luttent sur une prairie verte, au flanc d’une montagne : alors ils ont l’air d’accomplir des choses commandées par une religion. C’est aussi la pensée qui vous vient, dans ces théâtres qui ont le ciel pour coupole : les paroles prennent de la majesté.
— Eh bien ? dis-je à Barnavaux.
Barnavaux est un homme simple. Il avait la gorge un peu serrée. Il répondit en se mouchant :
— Celui qui a fait ça… celui qui a fait ça n’est pas une moule. Il sait à peu près où c’est, le désert : il les place à peu près bien, les Touareg Hoggar, Azdjer ou Aoullimidden. Et puis c’est beau, comme c’est arrangé à la fin, ça m’a fait quelque chose. Seulement quand ces hommes refusent de suivre leur chef — et je sais bien de quoi il veut parler, ça n’est pas au Sahara que c’est arrivé, cette affaire-là, mais au Soudan, n’est-ce pas, il y a quelques années ? — Eh bien, ça n’est pas pour les raisons qui sont dans la pièce que les Sénégalais sont restés fidèles ! Le drapeau, l’honneur militaire, ils ne savent pas ce que c’est, ou ils ne le comprennent pas comme nous. Mais je sais bien ce qu’ils ont pensé, moi, je le sais… J’y étais.
— Eh bien ? demandai-je.
— C’est compliqué. Je ne suis pas fort sur les mots, ce n’est pas ma partie. Enfin, je vais vous dire : pour ces Sénégalais, y en avait contrat signé Sénégal. Voilà.
— Vous avez raison, je ne comprends pas, lui dis-je.
— Il y avait un contrat signé au Sénégal, continua Barnavaux. Donc ces noirs voulaient rentrer au Sénégal pour toucher le prix du contrat. Et c’est là qu’ils avaient leurs femmes, leurs champs, leur patrie, quoi ! Et ça, c’était une première raison pour eux de ne pas vouloir rester là-haut, sur le Niger à jouer aux grands chefs. Mais ce n’est pas tout. Il y avait aussi la force du papier. C’est très difficile à vous expliquer, mais voilà : quand un marabout donne à un tirailleur musulman un gri-gri, une amulette pour le protéger contre les balles, ou pour le faire aimer des femmes, ce sont les paroles qu’il a écrites sur ce papier, le marabout, qui forcent les événements, qui obligent les fusils à ne pas faire de mal, et les femmes à aimer. Eh bien, le contrat qu’ils avaient avec la France, il était sur un papier, un papier qu’ils considéraient comme tout aussi puissant et mystérieux que ceux que font les marabouts — et ils croyaient que s’ils manquaient à l’engagement marqué, il leur arriverait malheur, en ce monde même… Des esprits, probablement, qui vengeraient la désobéissance, qui viendraient les tirer par les pieds… Je suppose que c’était comme ça aussi, un serment, jadis, pour les Européens, quand ils n’étaient pas civilisés.
— Et c’était tout de même ça qu’on appelait l’honneur, Barnavaux, répondis-je.
— Oui, dit Barnavaux en rêvant. C’était peut-être bien ça qu’on appelait l’honneur.
Ces idées étaient pour lui très difficiles à suivre. Il continua, ayant l’air d’avoir peur de ce qu’il découvrait en lui-même.
— Alors, maintenant qu’on n’y croit plus, à ces magies, à ces sorcelleries, à ces religions, à ce qu’il y a de beau dans les mots, et d’effrayant, c’est eux qui ont raison, tous ceux qui vivent aujourd’hui, et ne pensent qu’à eux-mêmes, les gens riches, les révolutionnaires, les marlous nouveau jeu de l’infanterie coloniale ? C’était eux qui avaient raison, ceux qui ont tué leurs frères d’armes, là-bas, au Soudan, pour se faire empereurs ? Alors, c’est moi qui avais tort ? J’ai été un imbécile, un imbécile !
Il frappa du pied contre le vieux sol plein de ruines sur lequel l’herbe triomphante avait poussé.
— J’ai été mis dedans, oui ! Douze ans j’ai roulé ma bosse et risqué ma peau là-bas, dans des pays que je ne puis oublier, parce que je me disais : « Allons, encore aujourd’hui, je ne suis pas mort ! » Ce sont ces pays-là qu’on a dans la mémoire, dans l’œil, dans le sang, ceux où l’on a eu peur de mourir ! Et ils ne m’ont pas donné de pain, et je ne les reverrai plus jamais : ils seront comme les rêves que je faisais quand j’étais petit, chez mon père le chauffeur de fours, à Choisy-le-Roi. Je rêvais que je mangeais de la galette chaude, et je me réveillais l’estomac creux.
Ah ! ce n’était pas commode, de répondre à Barnavaux ! Jadis, quand les Gaulois et les Germains couraient le monde, ils entraînaient avec eux leurs femmes, leurs petits — et ceux qui s’étaient battus victorieusement sur un champ de bataille, le lendemain ils en défrichaient la terre, elle était à eux. Combien c’était différent de ce qu’on voit aujourd’hui, ces migrations de jeunes guerriers et de jeunes femmes : pas de vieillards, pas de pleutres, pas d’inutiles ! Quelles belles races, quelles belles aristocraties elles devaient faire ! Mais Barnavaux, lui, avait l’impression de s’être battu douze ans pour rien, ou pour d’autres, ce qui, dans son opinion, revenait au même. Depuis un siècle, tous les Français, tous, ont des ambitions individuelles, et ne veulent plus travailler pour d’autres que pour eux. Si on ne garde pas cette idée bien présente, on ne comprendra rien à ce qui se passe aujourd’hui. Les Français du peuple ne sont plus assez ignorants pour obéir comme ces beaux chevaux bien domptés qui font gagner des fortunes à leurs propriétaires, et meurent chevaux de fiacre ; mais ils ne sont pas devenus assez savants, assez anoblis, pour connaître qu’ils ont un intérêt dans les intérêts de la maison, de cette belle, vieille et noble maison où ils vivent, la première du monde… et ils ne savent plus se dévouer. Barnavaux se pénétrait de la même idée qui possède maintenant et trouble la plupart : qu’on ne le traitait pas avec justice, et qu’il avait travaillé, lutté, pour la peau ! Ah ! Comment lui dire, comment lui dire ?…
Quand nous eûmes dîné sous la même tonnelle où nous avions déjeuné le matin, je l’emmenai jusque chez moi. Il savait où étaient les choses. Sur ma cheminée, il atteignit tout de suite une grosse pipe annamite en étain, de celles qu’on fume en laissant un charbon allumé sur le fourneau.
— Écoutez, lui dis-je. Je voudrais vous lire une histoire que j’ai écrite. Et je voudrais aussi vous expliquer comment elle se rapporte à vous… à nous tous ici, en France et en Europe.
— De quoi ça parle ? demanda-t-il.
— Vous le verrez. Ça se passe à une époque dont vous n’avez qu’une vague idée. Mais vous comprendrez, à la fin.
Il posa la braise ardente sur le tabac, tira une bouffée, et tendit l’oreille.
— … Stachys, dit à voix basse Agabus, as-tu encore de ces châtaignes sèches que tu as prises à Tarente ? Donne-m’en. Je te passe une heure de mon quart de sommeil, cette nuit.
Stachys, lâchant sa rame d’une main, essaya d’atteindre la panetière qui pendait à son côté droit. Un coup de fouet lui cingla l’épaule, et il se remit à ramer, sans gémir.
Dans l’ombre, avec ses membrures apparentes, la carène de la galère semblait la carcasse renversée d’un léviathan. C’était une trirème. Les thranites, sur le pont, abrités du soleil par une tente, manœuvraient à trois des avirons longs et minces comme les pattes d’une araignée nageuse. Esclaves solides, à l’épreuve de la crainte, ils savaient rester impassibles, les jours de bataille, sous les traits lancés, du haut des navires ennemis, par des archers placés dans les châteaux d’avant et d’arrière. La confiance qu’on avait en eux leur donnait des privilèges, en faisait comme l’aristocratie des galériens. Ceux d’en bas les enviaient. Accouplés deux par deux, les zygites ne pouvaient même pas dresser la tête sans se heurter aux solives du pont ; enfin chaque thalamite, encore au-dessous, tirait seul une rame lourde, qui sortait par des sabords ronds, presque au ras de l’eau.
Et, à six pieds de la quille, la traversant dans toute sa longueur, il y avait une longue planche sur laquelle perpétuellement courait un homme : Hérodion l’incitator, le garde-chiourme. Ancien gladiateur condamné jadis aux galères pour meurtre, comme les autres il avait ramé, ployé sous les coups, haleté dans la chaleur puante. Lui-même ne savait pas comment il avait pu survivre à tant de compagnons fourbus qu’on avait détachés de leurs bancs pour les jeter à la mer. Enfin, pour le récompenser de ne pas mourir, et parce qu’il était fort et féroce, on l’avait nommé incitator. Un fouet en cuir d’hippopotame du Nil à la main, il frappait à droite et à gauche, tout le jour, allant et venant infatigablement sur sa planche, comme un fauve enfermé.
Stachys était au troisième banc des thalamites, tout au fond de la cale. Il se sentait à peine malheureux, tant son esprit s’était affaibli. Les jours, dans cette espèce de cave marine, et dans les baraques où on entassait les rameurs après les campagnes, se distinguaient mal des nuits : il les comptait à peine. Cependant, après le repas de midi, le sang battait plus vite dans ses tempes. Alors il se rappelait la ville de Joppéa, où il était né. Des palmiers et des orangers descendaient une colline ; la verdure déferlait jusqu’à la mer, noyant des maisons à terrasse et des huttes de terre, précédées d’un portique de bois. Dans une de ces huttes, il avait dormi avec sa mère, quand il était tout petit. Plus tard, il avait appris à lire le grec, il était devenu économe d’un bon maître. Puis, il avait volé dans les comptes, et on l’avait vendu à un proconsul romain, pour les galères. Mais la régularité de son existence misérable endormait presque toujours ses souvenirs, et, la vie ou la mort lui étant devenues à peu près indifférentes, il ne s’inquiétait plus que de choses très puériles. Un jour, un des zygites, au-dessus de lui, avait glissé, et resta suspendu par la chaîne de son pied. Stachys en riait encore.
On n’enlevait jamais cette chaîne aux rameurs, tant qu’ils restaient dans la trirème. Leurs excréments tombaient dans une mare d’eau de mer, au creux de la cale, et, tous les matins, des esclaves vieux ou infirmes venaient vider cette eau et ces immondices avec des seaux de cuivre. Les rameurs méprisaient beaucoup ces malheureux, et les frappaient sournoisement avec les fers de leurs chevilles. Dans le fond de leur âme obscure ils nourrissaient une jalousie contre eux, parce que ce travail infâme n’était pas fatigant.
Aucun des thalamites n’avait de haine contre Hérodion. Une habitude leur était venue de recevoir des coups ; comme des chiens, ils avaient besoin d’être commandés. Leur vie consistant à ramer, le garde-chiourme était le cerveau qui guidait le geste perpétuel de leurs bras ; mais ils détestaient les zygites, qui abusaient de leur situation au-dessus d’eux pour leur donner des coups de talon, et l’estime avec laquelle Hérodion parlait des esclaves de pont, le vélum qui les couvrait, la noblesse des dangers qu’ils couraient au soleil, les jours de combat, toutes ces choses les emplissaient de rage.
La trirème marchait aussi la nuit, mais plus lentement. On arrêtait un rang sur trois, et chaque équipe pouvait ainsi dormir quelques heures.
On était parti d’Ostie, on marchait vers l’Est. Stachys n’en savait pas plus. Il faisait éternellement sombre dans la galère, où le jour n’entrait que par les trous des rames. Mais un matin, une voix cria des commandements.
Hérodion frappa plus fort, et la trirème marcha plus vite. Parfois, on faisait arrêter un côté ou l’autre des rameurs ; la nef virait alors sur place, si vite que les têtes en tournaient ; et cet étourdissement causait une espèce d’ivresse, une sensation de plaisir et d’angoisse, comme lorsqu’un chariot descend très vite une pente raide. On entendait aussi de grands bruits sur le pont. Des cuirasses se heurtaient, des boucliers, froissés, tombaient avec fracas. Enfin, des buccins mugirent, et la mer en retentit. D’autres buccins, plus loin, répondaient. On eût dit des taureaux qui s’appellent dans la campagne. Il y avait dans l’air de la gaieté et de la terreur.
— C’est une grande bataille, là-haut, dit Stachys, une grande bataille !
La souple lanière en cuir d’hippopotame lui mordit les reins. La nef frémissait tout entière. Les galériens soufflaient très fort, en mesure. Hérodion hurlait, le cou gonflé, les yeux hors de la tête. Agabus, tout à coup s’abattit au fond de la cale, la bouche dans les eaux immondes, les joues violettes. Un vaisseau s’était rompu dans sa poitrine. Hérodion sauta, et lui sortit la face de la sentine, afin qu’il n’étouffât pas. Les galériens furent touchés, parce que leur maître avait soin des hommes.
— Apollon, murmurait Stachys. O Soleil d’Héliopolis !
Il sortait des flots une longue clameur, des mots grecs, des mots latins, des mots syriaques et égyptiens, des gémissements d’hommes qui se noient ou qui agonisent dans les blessures.
— C’est une bataille, une grande bataille…
Brusquement, ce fut dans la cale comme une explosion. Toutes les rames, d’un côté de la nef, se brisaient à la fois, heurtées par une autre galère, qui avait tenté d’éperonner celle de Stachys, et qui manquait son coup. Les galériens poussèrent tous ensemble une effroyable plainte, et roulèrent les uns sur les autres, comme fauchés, jambes brisées, poitrines défoncées. Du sang jaillit aux murailles, du sang coula sur les bancs. Les éclats de bois avaient volé comme des flèches dans cet encombrement humain. Stachys avait un œil crevé.
Cela dura longtemps. Puis tout s’apaisa, après de grands cris. Les esclaves de corvée descendirent pour enlever les morts. Ils lavèrent les bancs, et il y eut à manger. Mais Stachys ne mangea pas. Il avait la fièvre et souffrait beaucoup. Comme le soleil, maintenant, entrait par les sabords de gauche, il comprit que la galère allait vers le Sud. Et elle suivit cette direction six jours durant.
Or, le matin du septième jour, elle s’arrêta. Et les thalamites, qui connaissaient toute la Méditerranée, bêtes de trait ayant acquis la singulière divination des lieux qu’ont les bêtes de trait, comprirent, sans même qu’Hérodion le leur dît, à cette odeur de l’eau dormante qui n’est la même dans aucun port, qu’ils venaient d’entrer dans le port d’Alexandrie. Il devait y avoir sur les môles une infinie multitude. Une énorme rumeur s’étendait au loin ; un you-you de femmes, qui commençait sur un ton très aigu, baissait par degrés, puis remontait pour mourir enfin, et des voix d’hommes, où l’on distinguait parfois, prononcés à la grecque, les mots : OKTABIANOS KAISAR.
La trirème était tout près d’un quai haut comme une muraille, et voilà que les galériens distinguèrent, contre la membrure du bateau, sur le pont, sur la face des eaux, la chute de quelque chose de très doux, d’une pluie plus calme que la vraie pluie. C’était lent, nacré, voletant. Hérodion, monté à demi sur le pont, par l’écoutille, cria :
— Ce sont des roses, des roses, des roses ! C’est le peuple d’Alexandrie qui jette des roses !
Et, du pied, il poussa une moisson de pétales sur les galériens.
Doucement, doucement, les pétales descendirent. Sur les épaules nues et lacérées, doucement ils se posèrent. Leur couleur fut mêlée à celle des meurtrissures, leur odeur à l’odeur de la sentine.
Et les malheureux, ébahis, du fond de leur crépuscule éternel, élevèrent la voix tous ensemble :
— Hérodion, Hérodion, pourquoi le peuple d’Alexandrie jette-t-il des roses ?
Alors Hérodion cria très haut :
— Tas de brutes ! C’est pour la victoire que NOUS AVONS remportée, à Actium !
— Oui, dit Barnavaux, je comprends. C’est eux qui avaient gagné la bataille, les pauvres bougres qui ramaient à fond de cale, dans la vermine, sous les coups. C’est eux ! mais à quoi ça leur a-t-il servi, à quoi ? Ils ne le savaient pas eux-mêmes… Personne ne l’a su, avant vous.
— Si répondis-je, on l’a su. On l’a su parce qu’Actium, ce fut peut-être la plus grande bataille qui se soit jamais vue : Il s’agissait de savoir qui seraient les maîtres du monde : les gens d’Asie et d’Afrique, ou ceux d’Europe ; nous ! Barnavaux, nous ! S’ils n’avaient pas vaincu, ces gens qu’on rossait dans la galère, nous aurions travaillé pour les autres.
— Les autres ? fit Barnavaux. Les Arabes, les noirs de là-bas, sur le Nil, les hommes de Syrie, avec leur gros nez en bec de pioche ? c’est eux qui auraient été les maîtres. Si on n’avait pas foncé dessus, c’est eux qui auraient foncé sur nous ? Oui, c’est vrai : on ne pouvait pas les laisser tranquilles, on ne pouvait pas. Quand il y a un peuple qui reste tranquille, l’autre avance. Quelle blague, la paix, quelle blague ! On se bat tout le temps de peuple à peuple, de monde à monde, même pendant la paix. On se bat en gagnant plus d’argent. On se bat en faisant plus d’enfants. On se bat avec des douaniers. Et la guerre qu’on se fait avec des lances, des flèches, des fusils, des canons, des bateaux d’acier, ça n’est que l’aboutissement nécessaire de toutes ces guerres qu’on appelle la paix. On n’arrive à la vraie guerre que parce qu’elle est moins dangereuse, moins affamante, moins meurtrière, moins détestable que les hypocrites guerres de la paix. C’est bien cette guerre-là qu’ils ont faite, les rameurs d’Actium : et s’ils n’avaient pas été vainqueurs, ils n’auraient même plus trouvé à gagner leur vie en ramant pour porter des ballots. Les autres, les ennemis, les Nègres, les Arabes, les Syriens, les Jaunes du fond de l’Asie auraient pris leur place. Mais la gloire, alors, la gloire… c’est le pain !
Il s’arrêta un instant, presque ébloui :
— Pourquoi est-ce qu’on ne nous explique jamais ça, en France ? Dites, dites : moi, moi Barnavaux, j’ai réellement fait du pain, de la vie, de la gloire ?
— Je le crois, répondis-je.
25 novembre 1907.
FIN
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