The Project Gutenberg eBook of Mâadith

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Title: Mâadith

Author: Magali-Boisnard

Release date: May 29, 2023 [eBook #70878]

Language: French

Original publication: France: Edgar Malfère

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÂADITH ***

BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON
(ŒUVRES NOUVELLES)

MAGALI-BOISNARD

MÂADITH

Connais-tu la main du destin ?
Le destin a cinq doigts.
Qu’ils se posent sur toi et tu les connaîtras.
Deux pour les yeux,
Deux pour les oreilles…
Son dernier doigt sur ta bouche dira :
« Tais-toi ! »

Gazini

AMIENS
LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE
7, RUE DELAMBRE, 7
(Dépôt à Paris, 1, rue Vavin, 6e arr.)

1921

JUSTIFICATION DU TIRAGE

Il a été tiré :

La présente édition est l’édition originale de cet ouvrage.

Tous droits de reproduction réservés.
Copyright 1921 by Edgar Malfère.

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

En préparation

PREMIÈRE PARTIE

 

… Née au temps où les oliviers kabyles fleurissent les pentes montagnardes et les sentiers pierreux entre les vergers, Mâadith devait être belle. Les vieilles reconnurent cela dès sa naissance et ses parents se réjouirent dans leur pauvreté laborieuse, car la beauté est la puissance divine et singulière qui enchante à jamais les hommes et les femmes.

Dix années passèrent, marquées aux retours des rafales de neige dans les cèdres du Djurdjura et du bourdonnement des guêpes dans les oliviers refleuris. Parmi la brousse et les gneiss grisâtres, Mâadith gardait les chèvres du village d’Ighli, dont quelques-unes étaient le bien paternel.

Le front étroit et bombé sous des cheveux touffus, le corps mince dans un lambeau de draperie bleue, Mâadith était aussi bondissante que son troupeau. Ses yeux éblouissaient son visage de statuette brune. D’humeur orgueilleuse et sauvage plus qu’aucune de ses pareilles, elle jouait parfois avec les autres bergers, mais préférait la solitude, habile à se parer de colliers de baies de myrte, à défier les singes aventureux descendus des cèdres et à disputer aux chevreaux le lait des chèvres. Elle n’aimait pas son frère Ouali, mais elle l’admirait pour sa taille élevée au-dessus de celle des autres gamins et parce que, fort de sa qualité de mâle et d’aîné, il la battait si brutalement que chaque fois elle croyait en mourir.

Ouali allait à l’école que dirigeaient un instituteur français et sa femme, — de braves gens aux traits et au caractère imprécis, cultivant des fleurs et des légumes, ne sachant de leurs élèves que le nom et qu’ils étaient tous sales et faisaient étalage de pauvreté. Si Mâadith accompagnait son frère, la femme de l’instituteur l’accueillait d’abord, à cause de sa grâce et de son charmant visage, puis, après quelque sottise vite accomplie, la chassait en l’appelant « fille de sorcière ». L’école se trouvait à plus d’une heure de marche du village accroché comme un nid de pigeon sauvage à la montagne. L’hiver, les écoliers enfonçaient jusqu’au ventre dans l’épaisseur de la neige. Ils partaient dans le matin où persistait la nuit ; ils revenaient dans le soir où régnait déjà l’ombre hâtive. Ils auraient voulu éviter le rude et quotidien pèlerinage : mais les pères, prudents et avertis, chétifs et sages, craignaient le mécontentement de l’administration.

Le foyer de Ouali et de Mâadith était si humble qu’il arrivait au garçon d’avoir faim. Lorsque la femme du maître d’école préparait le repas, Ouali ramassait les épluchures, livrait bataille aux autres affamés qui voulaient les lui prendre, et mangeait en pleurant de colère et de satisfaction.

Le père des enfants se tua. Avec deux maîtresses branches d’un vieil olivier, dont les autres appartenaient à ses cousins, il possédait un morceau de terre cultivable, oublié par l’ancienne fureur d’un torrent, à mi-hauteur d’une paroi de roche entre un ravin profond et le rebord d’un sentier. Chaque jour, ceinturé par une corde fixée à un arbre, il se laissait glisser au-dessus de l’abîme jusqu’à son jardin qu’il cultivait âprement. Mais la destinée rompit la corde tandis qu’il était encore suspendu dans le vide et les chacals purent seuls découvrir son corps. Alors, quand le menu bétail, les deux branches d’olivier et le jardin furent revenus au prêteur, qui est le grand fléau des montagnards, quand la mère fut morte à son tour de misère et de maladie dans la hutte des cousins, les deux enfants se sentirent aussi libres et aussi isolés que des chèvres perdues dans la broussaille.

— Viens, ô Mâadith, je sais le chemin du grand village où sont des maisons comme pour les géants et les colons riches, dit subitement Ouali.

— Certes, je viendrai, mon frère.

C’est le marché du grand village. Mâadith est ahurie, joyeuse et apeurée, devant une cohue d’hommes et de bêtes. Entre les burnous jaunâtres, effilochés, les feutres ou les casques des colons circulent. A l’écart des groupes qui trafiquent, un vieux Kabyle vend de la neige, prise aux grottes du Djurdjura, pour rafraîchir l’eau ou le petit-lait dont se désaltèrent les clients d’un café maure. Il y a des gens qui discutent ou se battent et d’autres qui échangent les saluts ou le baiser du respect, les lèvres effleurant l’épaule.

— O ma sœur, dit Ouali, attends-moi ici, je te prie.

Mâadith obéit. Tranquille, presque rassurée, elle le regarde s’éloigner dans la foule où il glisse et s’insinue comme un vif lézard parmi les pierres. Elle attend. N’ayant jamais compté les heures, elle ne sait pas que le temps passe. Peu à peu, la place du marché s’élargit et se vide. Des chapelets d’hommes s’égrènent le long des chemins. Le bruit du sabot des mules s’éteint dans la poussière et l’éloignement. Les petits ânes, lourdement chargés de cavaliers aux longues jambes nues, au large chapeau de palmier-doum tressé, disparaissent derrière les lauriers-roses de la vallée. Dans la plainte des essieux violentés par la traversée des thalwegs, au trot des chevaux ébouriffés, les carrioles des colons regagnent les fermes. A son tour, le vendeur de neige s’en est allé. La place du marché est déserte.

Assise sur la terre, Mâadith pleure tout doucement. Elle ne pense à rien, elle n’a pas peur, mais son isolement et son immobilité la déconcertent. Elle n’ose pas se mouvoir dans ce lieu si différent du haut-plateau familier où broutaient les chèvres. La nuit vient et se prolonge comme l’absence de Ouali. Mâadith s’endort…

— Réveille-toi, fille, réveille-toi !

L’enfant ouvrit ses yeux troubles. Une face de vieille femme, égratignée de rides terreuses, se penchait sur son petit visage étonné. L’aube dégageait à peine de l’ombre la silhouette des eucalyptus et des maisons.

— Fille, lève-toi.

Mâadith, examinant l’inconnue, demanda :

— O vieille, est-ce Ouali mon frère qui t’envoie ?

— Ton frère Ouali ? Je ne sais rien sur lui.

— Il est grand. Il se bat fort ; il s’est battu même avec des singes dans la forêt de cèdres, et les singes font peur à beaucoup d’hommes. Il m’avait dit de l’attendre…

— Il est parti ! Le prophète sait s’il reviendra. Ton père et ta mère que sont-ils ?

— Ils sont morts.

— Où est ton village ?

— Dans la montagne.

— O la montagnarde tombée sur la plaine, te voici pareille à une graine jetée dans les champs ! Qui saura où tu te trouves, ô la toute petite ? Quel jour d’entre les jours reviendra ton frère ? Mais viens chez moi attendre son retour ; tu conduiras mon fils, l’aveugle Amar, et je te nourrirai.

Mâadith suivit cette femme qui lui fit place dans une cellule étroite, formée par un lambeau de toile, au fond d’un caravansérail où deux chiens maigres hurlaient à tout venant, où quelques dromadaires étiraient leurs fantastiques formes. Les chameliers trouvèrent la petite jolie et le dirent à la vieille qui riposta par des injures, mais sans colère…

Les jours suivants, Mâadith errait de marché en marché, de village en village, au hasard des routes, à travers un monde inconnu. La main lourde de l’aveugle Amar pesait sur son épaule. Il mendiait, invoquant Sidi Abd-el-Kader-Djilani d’une voix rude et livrant au soleil et aux mouches sa face trouée de petite vérole où roulaient inlassablement des yeux sans regard.

Mâadith vécut entre ces deux êtres, la mère et le fils. Elle vécut comme ils le voulurent, ne réfléchissant pas et n’ayant point de révoltes. Elle ne souffrait que d’une souffrance animale : quelque douleur physique, la fatigue, la soif ou la faim. Elle n’avait pas appris à jouir et se contentait d’exister passivement, soumise à des gestes de la vie qui n’étaient plus un mystère pour les petits bergers des hauts pâturages et qu’elle acceptait, semblable à ses sœurs de race, fleurs humaines qui croissent vite, devenant femme avant d’avoir cessé d’être enfant.

Il advint à Mâadith de rencontrer des gens du village d’Ighli. Ils se souciaient peu d’elle ; mais, par eux, elle apprit que son frère Ouali était parti pour les villes du littoral, avec d’autres gamins qui émigraient vers les ports ou les grandes cultures du Tell, allant gagner leur vie hors de la sévère et âpre montagne.

Un jour, la destinée de Mâadith choisit la route remontant du lit de l’oued jusqu’au seuil de l’hôpital et du couvent des religieuses qui vont, vêtues de laine blanche, une croix d’argent sur la poitrine, soigner les musulmans malades et parler de choses douces en langue arabe ou berbère. Et la destinée fit que Amar s’endormit au revers du talus…

Entre les longs cils courbes, les yeux de Mâadith luisaient d’un regard net et noir. Ils fixaient l’aveugle avec un désir vague de le vouer à un sommeil éternel. Deux ou trois petits, qui veillaient sur le bétail des pâtures environnantes, se rapprochèrent. Ils parlèrent de leurs querelles et de leurs maux. L’un, guéri d’une blessure par les soins des religieuses blanches, raconta de tentantes et fabuleuses choses sur les secrets de la vie heureuse, derrière les murs neigeux et ensoleillés de l’hôpital. La chaude atmosphère vibrait de l’appel grelottant d’une chèvre. Un vol d’oiseaux migrateurs, suspendu dans la clarté, fit entendre un cri bref comme un avertissement. Sous un olivier, des loques multicolores, ex-voto des femmes pieuses, palpitaient au-dessus de l’amas de pierres recouvrant la sépulture d’un saint homme d’Islam…

Amar l’aveugle reste plongé dans son sommeil. Les petits gardiens du bétail se sont dispersés dans les champs. Mâadith est droite et frémissante sous l’arbre-tabou. Elle a déchiré une lanière de sa gandourah ; elle l’attache à une branche.

— O saint, murmure-t-elle, je te prie, que l’aveugle et la vieille perdent la mémoire de Mâadith !

Et la voici courant vers les murailles blanches, hautes et paisibles sous le soleil…

 

C’est ainsi que Mâadith expliqua sa jeune vie et sa triste aventure à celles qui lui donnèrent asile.

Quelques années après, Mère Augusta, supérieure d’une autre congrégation, venait de me redire ces choses.

Nous sortions du jardin du couvent et nous marchions dans l’ombre de la basilique de couleur fauve sur la colline nord-africaine, au bord de la mer. La coupole byzantine et les deux tours, aux réminiscences de minarets, dominent un cimetière où scintillent surtout des verroteries blanches, puis les villas et les petites maisons de plaisance de Saint-Eugène, banlieue d’Alger accablée par la fantaisie baroque et le goût redoutable des architectures individuelles. En opposition, sur l’autre flanc de la cité, d’autres hauteurs portent les lignes pures de la simple maison arabe, blanche et bleue, et les arabesques des logis, imités d’un art oriental, qui traduisent le luxe des hiverneurs. Par les yeux chatoyants de ses vitraux, la basilique regarde la courbe vaste de l’horizon sur le profond azur méditerranéen.

Mère Augusta poursuivait son récit :

— Dès l’instant où la porte de l’hôpital se fut refermée sur Mâadith, protégeant sa fuite et sa détresse, du moment où des mains douces et sûres caressèrent maternellement son être misérable, où des voix décisives répondirent « non » aux revendications d’Amar et de la vieille, cette petite créature humaine, qui n’avait été qu’un animal dans la broussaille, une esclave entre deux malheureux, se trouva libérée de son court passé et prête à toutes les renaissances. Cependant, les religieuses ne firent pas spontanément la conquête de son esprit. Elles lui parlaient couramment sa langue et commencèrent à l’initier au français ; mais l’enfant s’attachait peu au sens des paroles. Elle en appréciait surtout la musique et préférait les sœurs dont la voix était agréable à entendre. Le bien-être et la douceur avaient immédiatement réalisé la conquête physique. Mâadith éprouvait le repos et le rassasiement de son corps, comme une âme civilisée éprouve le bonheur. La conquête morale, plus lente, devait s’accomplir peu à peu et s’achever près de moi…

Mère Augusta s’interrompit pour saluer l’aumônier de la basilique qui s’avançait vers nous. Je devinais, mieux qu’elle ne me l’exprimerait peut-être, les raisons de la conversion morale de la petite chevrière kabyle. Je connais les esprits neufs et riches de ces primitifs où germe, spontanée et vigoureuse, toute graine jetée pourvu que l’atmosphère soit favorable. Je sais comment, si le hasard les libère un instant de la tradition, ils se donnent à d’autres choses avec une passion mystérieuse et une sorte de frénésie sensuelle. Mais ils ne se donnent que momentanément. Mâadith sans doute fut séduite et grisée par une ambiance mystique, en respirant un air saturé de piété, peuplé des formes et des expressions du culte divin, dans un lieu où toutes les attitudes et tous les mots concouraient à l’enveloppement spirituel. Elle s’enivra d’un autre encens que le benjoin musulman : mais elle fut ivre. Je suis curieuse de savoir combien de temps a duré cet enivrement.

Le Père André, aumônier de Notre-Dame d’Afrique, est un de ces missionnaires africains qui parcoururent les brousses et tous les saharas. La demi-solitude de son bel ermitage convient à son caractère indépendant et large. Mère Augusta l’a mis au courant de notre causerie et je constate qu’il ne professe pas pour Mâadith des sentiments aussi crédules et aussi chaleureux que ceux de la généreuse supérieure.

— Ah ! la conversion de Mâadith ! dit-il en hochant la tête. En êtes-vous si sûre pour le présent et que vaut-elle pour l’avenir ?

— Monsieur l’aumônier…

— Je suis rude, n’est-ce pas ? Mais j’ai éprouvé, de déception en déception, les forces rétractiles de nos races indigènes et je me méfie.

— Notre petite conquête a été baptisée. Ce n’est pas une Arabe ; c’est une Berbère dont les ancêtres furent chrétiens.

— Oui, oui, ils furent chrétiens, après avoir été idolâtres et revinrent aux idoles avant de se faire musulmans. Quel crédit voulez-vous que j’accorde aux ferveurs religieuses transmises à leurs descendants ? Je ne vous convaincrai pas ; mais vous ne me persuaderez pas non plus. Cette Mâadith, ou Cécile, puisque tel est le nom de son baptême, a pour habitude d’être la gloire et l’édification des communautés. Est-ce à cause de son charme sauvage ou de sa souplesse d’instinct, qui l’adapte sans effort à vos us et coutumes en vous émouvant d’une pieuse surprise et dans la tendre bonté de votre cœur ?

— Ses actes sont exemplaires, sa piété édifiante.

— Elle apporte trop de passion en toutes choses. On dirait qu’elle recherche et éprouve de la volupté même dans la prière.

— C’est une nature excessive, mais d’une pureté absolue. Lavée de son misérable passé, elle s’est appliquée à l’abolir dans sa mémoire et n’en conserve pas une ombre.

— Je veux vous croire, je veux vous croire.

— Elle n’a jamais témoigné le moindre regret de sa vie primitive ni manifesté le désir de nous quitter quelque jour.

Le Père André sourit avec une incrédulité plus grande contre laquelle Mère Augusta me semblait accoutumée à rompre des lances.

— Cet argument ne vaut rien, réplique-t-il. L’âne battu et affamé reste volontiers dans la fraîcheur de l’écurie imprévue et devant la crèche où il rencontra bonne provende, même si, la porte ouverte, le soleil et la poussière le sollicitent de revenir au dehors.

J’écoutais la discussion, plus tentée d’adopter l’opinion de l’aumônier que les certitudes de la supérieure. Celle-ci reprit pour moi la suite de l’histoire de Mâadith-Cécile.

— Nous avions demandé aux sœurs de Kabylie une de leurs orphelines, indigène et convertie si possible, pour servir chez nous, assurer de menues besognes, surveiller parfois les trop petits enfants que de pauvres femmes du peuple nous confient. Dès son arrivée dans notre maison, Cécile nous a plu. Elle était touchante et délicieuse, timide sans gaucherie, avec de beaux yeux livrant toute la gratitude affectueuse de son cœur. On ne pouvait pas ne pas l’aimer. Elle ressemblait à des figures d’anges de vitrail et elle se révélait d’une douceur infinie. Mais on discernait en elle une intelligence des plus vives et une ardeur profonde pour apprendre tout ce qu’elle ne savait pas encore. Nous avons bien vu qu’elle serait peu faite pour une besogne ordinaire. Elle possédait assez le français et pouvait lire et écrire. Je me suis attachée à son instruction. Vous connaissez le curieux pouvoir d’application à l’étude de la plupart des petites musulmanes ; Cécile a dépassé toutes les prévisions, comblé toutes les espérances. Son regard, qui ne se détachait pas de mon visage pendant nos leçons, me donnait l’impression qu’elle devinait les choses avant que mes paroles les lui eussent expliquées. Je la conduisis jusqu’au brevet élémentaire qu’elle obtint facilement. Sa mémoire possédait imperturbablement le programme.

— Et maintenant ? risqua malicieusement le Père André.

— Maintenant… La supérieure hésita, puis elle sourit à son tour avec bonne humeur : — Maintenant, je suis obligée de convenir qu’il s’est opéré, à son insu, — car elle reste toute étonnée si je le lui fais remarquer, — un travail bizarre dans son cerveau. Elle a oublié les choses les plus simples pour se remémorer parfois les plus inattendues, celles-là mêmes qu’avec elle j’effleurais à peine, les considérant comme moins utiles ou trop compliquées. Non seulement elle se les rappelle : mais il lui arrive de les amplifier ou de les interpréter dans un sens qui lui est personnel.

Cela ne me surprenait point ; les écolières indigènes sont coutumières de ces particularités.

L’enfant arabe qui s’instruit en dehors de son milieu, tend toujours à dépasser le domaine de l’enseignement primaire qu’on lui offre. Il parcourt vite le cycle de celui-ci et s’intéresse davantage à des notions d’ordre plus complexe : ce sont celles qu’il s’assimilera le mieux ou retiendra le plus longtemps ; car la surprenante mémoire et la facilité prompte dans l’étude disparaissent presque infailliblement au moment où l’élève passe de l’enfance à l’adolescence.

— Et maintenant, conclut la supérieure non sans un léger accent de triomphe, maintenant, Cécile se transforme en sœur Cécile, une chère novice qui ne tardera pas à prononcer ses vœux.

Le Père André parla, comme répondant à des réflexions silencieusement poursuivies :

— Ses gestes et ses sentiments, depuis son adoption, furent toujours à l’imitation de ceux de son entourage ; continue-t-elle simplement à imiter ?

— N’avez-vous pas causé ou discuté avec elle, mon Père, cherché à éprouver la valeur de ses convictions ? demandai-je.

— Plusieurs fois. Je n’ai pu la trouver en défaut. A peine lui reprocherai-je l’excès même de ses affirmations et un orgueil, très musulman, de sa foi chrétienne ; — car, vous le savez, nul disciple d’aucune religion ne met dans le titre et la qualité de « croyant » plus d’irréductible fierté que les adeptes de Mahomet. Disciple de Jésus, Mâadith est superbement orgueilleuse de son Maître. Au début de sa vie nouvelle, son cerveau logique de primitive, mais ignorant de l’analyse, n’évoquant pas les jouissances nombreuses, participant peu aux satisfactions physiques, eut moins d’émerveillement que de contentement naïf, dans une engourdissante béatitude. L’exaltation vint plus tard, quand Cécile eut appris à réfléchir, — et encore, je ne sais si elle réfléchit beaucoup.

— Ne serait-il pas prudent d’insister, pour la mettre en garde contre son inexpérience des sentiments nécessaires à la vocation qu’elle choisit ?

— Inutile. Elle veut être religieuse comme elle a voulu quitter l’aveugle Amar, définitivement, avec une volonté de chèvre têtue. — Et il conclut, parce que Mère Augusta courbait un front affligé : — Je veux croire que la grâce de Dieu et la main de sa Providence veillent sur le choix de cette vie ardente, énigmatique encore pour moi.

— Vous verrez sœur Cécile et vous jugerez, me dit doucement la supérieure.

C’était l’heure de la troisième prière islamique. Dans la tiédeur rayonnante de cet après-midi d’automne, les chemins conduisant à la basilique furent émus de formes, de voix et de parfums. Des femmes indigènes les envahissaient par groupes ou processionnaires. Elles s’égaillaient entre les haies d’agaves, au hasard des buissons fleurissant les talus et que ravageaient leurs souples mains peintes. Elles montaient vers la basilique, temple d’un culte étranger, mais temple. A la Vierge Mère, — qui avait son nom et son rôle dans la théologie musulmane, et qui se trouvait être ici la Vierge Noire, Notre-Dame d’Afrique, — les épouses stériles apportaient le vœu profond, le regret et l’espérance de leur instinct maternel. A la beauté de Mériem femme choisie entre toutes les femmes, des courtisanes, soumises à une immémoriale tradition plus qu’au péché de lucre et de luxure, venaient remettre les souhaits de leurs amours. Et, près de la divinité reconnue et adorée par tant de peuples puissants, les vieilles, les aïeules, voulaient consacrer les préliminaires ou le dénouement de quelque occulte sorcellerie. Toutes échangeaient des mots ironiques, des propos crus et légers, puis, brusquement, leurs voix sombraient en de troubles silences dont un roucoulement de chanson subite rompait le lourd enchantement. Dans l’âme de ces filles, berbères ou arabes, persiste un fond de superstition mystique que certaines manifestations du culte chrétien catholique apprivoise et enchante. Elles accouraient des hauts quartiers de la ville ou des humbles abris des champs, bourgeoises ou femmes de mauvaise vie, pour, entre deux prières koraniques, tourner autour de l’autel de la Vierge, y brûler du benjoin, y suspendre des guirlandes de jasmin et de géranium rose. Le Père André les tolérait, ne se reconnaissant pas le droit de juger de la qualité ni des mobiles de leur piété. Il lui suffisait que ces pèlerines aux tuniques embaumées ou aux haillons terreux, aux visages fauves ou voilés, aux pensées secrètes, fussent silencieuses et pleines de respect pour le saint lieu.

Elles montaient comme une marée blanche et dorée, chaude et vivante, aux pentes des routes poudreuses. Elles montaient invinciblement. Dans l’ombre sévère et pure de la basilique, les bras du crucifix élargissaient leur geste de rédemption et d’appel ; les saints et les saintes avaient un plus suave sourire. Et cette foule féminine, humanité plus légère et plus sensible que celle des hommes, montait moins vers la croix que vers le sourire. Ce n’était pas un raisonnement, mais une impulsion qui la conduisait au sommet de la colline. Elle n’obéissait pas à la foi dans un divin miracle, mais au désir de pénétrer une atmosphère de merveilleux. Après avoir inconsciemment goûté le miel ou le fiel de la terre, elle effleurait le sel et respirait les aromates d’un monde idéal qu’elle ne déterminait point. Comme Marthe offrait son labeur fidèle, Marie son esprit attentif et la Magdaléenne son repentir, ces femmes d’un autre peuple et d’un autre temps donnaient, en instinctive offrande, les plus précieux de leurs désirs et de leurs soucis.

J’évoquai Mâadith la Kabyle, qui eût pu se trouver parmi ces femmes, et qui, baptisée et initiée aux mystères d’une autre foi, priait sous la coiffe blanche et le voile noir de sœur Cécile.

 

— C’est elle.

Mère Augusta s’éloigna discrètement, ne voulant pas que sa présence me parût pouvoir influencer la petite convertie.

Les roses d’automne et les chrysanthèmes déroulaient des écharpes de couleur aux deux bords de l’allée de cyprès. Le jardin descendait vers la mer avec toutes ses floraisons et ses verdures, comme attiré par l’aimant scintillant des vagues. Entre les arbres alignés tels des cierges, Mâadith-Cécile venait à moi avec ce rythme qui enchante l’allure des femmes d’Orient et dont les Occidentales ne possèderont jamais le secret. Et ce rythme me semblait surprendre et modifier la rigidité des plis de la robe noire de la novice. Mais les mains brunes aux ongles bombés étaient dévotement jointes, les longues paupières baissées, le visage étroit penché et comme retiré dans l’encadrement profond, roide et blanc, de la coiffe monacale.

Mâadith releva la tête et souleva ses paupières en me saluant. Dans ce jardin de cyprès et de roses, où chaque bosquet renfermait un autel chastement fleuri, comment oublier jamais la vision de ce visage d’amour, de ces yeux intenses brûlant de langueur mystique, éblouissants dans leur indéfinissable regard ! Cette étrange et adorable figure était celle de quelque prêtresse, ressuscitée sous les arbres d’un décor archaïque, dans le puissant parfum de myrrhe et d’aromates qu’ils distillaient pour le mêler au subtil encens évaporé des roses. Mâadith, Mâadith, vous dormiez depuis plus de deux mille ans dans un sarcophage de pierre grise, aux sépulcres de la ville de Didon. Et vous voici réveillée, ô Mâadith, immobile et droite, toute embaumée de cire et de résine. Votre belle bouche a gardé son sourire énigmatique et inspiré. Si nous écartions ce voile, qui vous enveloppe d’un nuage obscur, vous vous érigeriez, fine et superbe, dans la tunique ailée aux couleurs de Tanit !

Mais sœur Cécile parla et j’en voulus un peu à Mâadith des pensées que son apparition m’inspirait. Sœur Cécile parla et si, sous la coiffe enserrant le front charmant, je n’avais aperçu le tatouage primitif, — la petite croix sarrasine, marque indélébile que l’ouchem, avec la pointe d’un couteau trempé dans du noir de fumée, mit au front de l’enfant kabyle, — j’aurais cru que jamais sœur Cécile n’avait été Mâadith.

— Je suis heureuse de vous connaître, Madame. Notre chère supérieure vous aime et vous devez l’aimer aussi. Elle est tellement admirable ! Ses traits me rappellent ceux de sainte Thérèse ou de sainte Cécile, ma patronne. Elle possède toutes les vertus du Ciel. Elle est parmi nous comme une lumière. Je n’aspire qu’à lui ressembler ; — mais deviendrai-je un jour digne d’atteindre à une telle perfection ?…

La voix chantait, émue et émouvante ; l’accent était délicat et sincère.

— Vous ne pourriez penser d’elle plus de bien que ce que j’en pense, ô sœur Cécile. N’est-ce pas surtout son influence qui vous fit apprécier et vous incline à choisir la vie religieuse de préférence à toute autre ?

— Son exemple spirituel, oui, et l’exemple, matériel puis-je dire, de sœur Bénigne.

Ah ! sœur Bénigne, dont la ronde silhouette, alerte et sautillante, parcourt les allées du jardin, enjambe les bordures, attaque les massifs d’un sécateur vigoureux et impitoyable, se penche sur un semis d’un geste attendri qui couve, relève les tiges d’une main qui semble soutenir un front affligé, sœur Bénigne, chef jardinier, guide aussi la convertie !

Je sais qu’elle remplit encore le rôle de médecin et d’infirmière de la communauté. Sa large figure, fraîche et à peine ridée, ses bons yeux toujours humides, son caractère plein de bonhomie et de gaîté, sont une panacée universelle près des malades.

— Vous lui vouez une affection particulière ?

— Je lui suis reconnaissante de ses soins pour moi ; mais j’aime également toutes nos sœurs, comme il convient selon notre règle et comme elles en sont dignes.

Cela est dit d’un ton légèrement affecté, les paupières closes sur le regard éblouissant. Nous faisons quelques pas en silence. Je voudrais interroger la novice, la harceler de questions auxquelles elle ne pourrait se soustraire, escalader un mur mystérieux que je sens dressé, impénétrable, entre la vérité nue de son âme et la conscience que l’ambiance lui fit, son langage naturel et l’expression mesurée, non sans préciosité, qu’elle me livre. Je suis depuis trop longtemps familiarisée avec l’esprit secret de sa race pour subir candidement le charme à la manière des religieuses : mais je doute d’instinct et j’hésite par scrupule. Je risque de me tromper. Sœur Cécile est infiniment déconcertante dans sa grâce évangélique, sa beauté rayonnante et quelque chose de violent et de concentré à la fois, de passionné et de tendre, qui émane de ses gestes lents, de ses regards prompts, de sa voix précieuse et modulée.

C’est elle qui me questionne :

— Mère Augusta appartient à l’une des grandes familles de l’aristocratie française, n’est-ce pas ?

— Oui. Comment le savez-vous ? Car je ne suppose pas que ce soit elle qui vous l’ait dit.

— Non, certes ! Elle est trop modeste et trop délicatement simple pour révéler cette supériorité. Mais je le pressentais à la perfection de son caractère et à sa rare distinction. Nos autres sœurs, pas plus que moi-même, ne saurions prétendre à l’égaler.

— Ah ! petite aristocrate, vous gardez des influences musulmanes qui environnèrent votre berceau la prédilection et le respect des castes !

Les yeux de la novice flambent soudain de mécontentement et son visage exprime la fierté blessée. Ce n’est qu’un reflet fugace. Je devine que l’orgueil de Mâadith serait prêt à me répondre, avec une hauteur dédaigneuse, sur un sujet qui lui convient ; mais la prudence et les leçons d’humilité de Cécile s’imposent. La lutte est brève. La petite novice change de conversation.

— Quelle sérénité il y a dans ce jardin. L’éprouvez-vous aussi ? On dirait que ce sont les prières envolées de notre modeste chapelle qui le fleurissent de toutes ces fleurs comme elles fleurissent nos cœurs des grâces du Saint-Esprit. Aimez-vous la musique religieuse ? Quand Mère Augusta se met à jouer sur le petit harmonium du parloir, une force sacrée et toute puissante m’arrache à la terre et m’emporte au ciel. J’entends chanter les anges et je chante avec eux. Je vois leurs splendides visages et mes yeux en restent tellement éblouis que, longtemps après, mes paupières brûlent comme il arrive quand on a fixé le soleil couchant ou contemplé la flamme. Et quand Mère Augusta joue dans la chapelle, pendant les offices, je crois devenir folle d’extase. Je comprends ce que sera la félicité des bienheureux en écoutant les divins concerts. Dans ces moments-là, vous pourriez vainement torturer mon corps ; je ne sentirais pas la souffrance. Oh ! la musique, un accord, même le plus chétif, c’est radieux comme la lumière, magnifique comme la mer, immense comme le firmament ! C’est presque aussi beau que la prière et c’est la seule chose qui, avec l’élévation de nos âmes à Dieu, puisse nous enlever à notre misérable vie humaine pour nous faire goûter par avance les joies ineffables de la céleste existence, celle que nous nous efforçons de mériter par l’indulgence de Notre Seigneur Jésus-Christ !…

La poitrine de sœur Cécile bat très vite sous ses deux fines mains croisées. Ses traits irradient une allégresse indescriptible. Subitement, elle s’apaise, se courbe sur un massif de chrysanthèmes dorés et rouges, les cueille à brassée, en charge ses bras, les presse contre son sein, enfouit son visage dans leur touffe d’où s’exhale une amère et pénétrante senteur et, longuement, longuement, elle respire.

Quand elle relève la tête, sa figure est idéalement souriante et paisible, ses yeux sont telles deux larges coupes pleines de ciel nocturne, avec un lointain, très lointain scintillement d’étoile et qui m’apparaît inexpressif, comme si la révélation dont il était chargé se diluait dans la distance. Elle s’est remise à marcher. J’écoute sa voix, devenue précise et posée, qui prononce des paroles d’érudition gracieuse, autour de l’une de ces réminiscences qui surprennent Mère Augusta :

— Tout à l’heure vous parliez des influences et vous songiez sans doute aux origines de mon berceau. J’en ai perdu le souvenir ; mais je crois que ces origines relèvent bien moins de l’Islam, dernier conquérant politique et religieux de mes ancêtres berbères, que des envahisseurs romains ou vandales et de leurs mercenaires. Vous devez savoir qu’il y a, parmi les tribus, des hommes blonds aux yeux bleus tels des Gaulois, des adolescents roux et des femmes brunes au profil pareil à celui des médailles anciennes. La montagne berbère connut à peu près tous les dieux et toutes les idolâtries : mais mes aïeux furent certainement chrétiens et, par la miséricorde de Dieu et la grâce du Saint-Esprit, je n’ai fait que me restituer à la Vérité.

Je ne retrouve pas ses yeux, réfugiés sous les longues paupières ambrées. Elle s’exprime avec une lenteur discrète et sûre, une conviction définitive, où passent de brusques frémissements. Et cette conviction, qui cherche à s’affirmer en elle et qu’elle affirme, me laisse incrédule et vaguement inquiète comme le Père André, avec une impression de malaise, peut-être de regret. Si elle ne me parlait plus français, il me semble que je déchiffrerais mieux l’énigme. Je la sollicite affectueusement :

— Sœur Cécile, je voudrais que Mâadith me dise quelques mots dans sa langue maternelle ou dans ce parler arabe que je préfère à tous les autres et que vous connaissez.

Je revois les yeux merveilleux. Ils posent sur moi leur noirceur, opaque et dure tout à coup. Un souffle de vent ramène sur eux le voile de la novice.

— Il n’y a plus de Mâadith et j’ai oublié son langage, répond doucement cette élue d’entre toutes les converties.

J’ai quitté sœur Cécile au bout de l’allée, face à la mer immense. L’âme odorante des cyprès et des roses s’exaltait sous les rayons obliques du couchant. Une cloche tintait au couvent et des sons d’harmonium jaillirent de la chapelle, idéalisés, élargis vers l’infini avec le bruit des vagues. Une flamme chaude comme une bouffée de plaisir illumina le visage de la prêtresse à guimpe de nonne. Elle eut hâte de me fuir pour retrouver le sanctuaire harmonieux, clos aux échos du monde réel, asile d’extase, illuminé, fleuri, embaumé d’encens, enivré de prières.


— Eh bien ! me demanda le Père André, qu’en pensez-vous ?

— Je ne sais pas et je ne prévois rien de ce que pourra faire l’avenir.

Il fixa longuement la baie débordante de calme azur sous lequel tanguait la houle profonde. Les reflets du crépuscule durcissaient sa face vigoureuse et franche. Son regard était triste et grave, tel que je l’avais rarement vu.

— Voilà, dit-il, cette mer a roulé le flot des siècles, nourri les mythologies et porté l’élan de plusieurs humanités. Elle n’a rien ignoré des temps les plus beaux et les plus atroces et rien n’en reste écrit sur sa face. Nous ne savons d’elle que ce qu’elle veut bien nous livrer ou plutôt ce que notre intelligence limitée peut en comprendre. Elle nous attire et elle nous fait peur. Nous ne cessons pas de la considérer avec autant d’amour que de crainte. Notre prédilection pour elle vient de ce qu’elle nous est mystérieuse. Je lui compare l’âme de Mâadith, car cette âme porte, inconsciemment je le crois, un mystère qui, peut-être, ne nous sera point révélé.

Il ajouta, après un silence :

— Pour les civilisés et les possesseurs de vérité que nous sommes, cette conversion d’une religion à la nôtre, d’une tradition à notre idéal si différent, d’un état primitif à notre civilisation, implique une immense responsabilité.

— Que craignez-vous ? Sœur Cécile est à l’abri des tentations et l’accoutumance à la règle la défendra contre le danger de lassitude.

— Je crains les à-coups de la vie, dont aucune retraite ne préserve aucune créature. Le salut serait dans la paix absolue et la paix n’est pas de ce monde.

 

Sœur Bénigne et sœur Cécile, quittèrent la maison-mère l’hiver suivant. On les envoyait dans une ville de l’intérieur diriger un ouvroir de fillettes indigènes et s’occuper d’un petit dispensaire où les pauvres étaient soignés momentanément, les infirmes recueillis.

La supérieure, peut-être sous la suggestion de l’aumônier, n’hésitait pas à soumettre la novice à l’épreuve de demi-liberté, de discipline moins stricte, d’une vie nécessairement plus indépendante hors du couvent. Ce serait la pierre de touche avant la consécration des vœux. D’abord muette et sérieuse, puis ayant témoigné de façon touchante son regret de se séparer de Mère Augusta et accepté, dans une ferveur de renoncement, le nouveau devoir à accomplir, sœur Cécile souriait maintenant à la tâche qui la possédait corps et âme.

— Reposez-vous, reposez-vous donc, grondait parfois sœur Bénigne. Le bon Dieu ne veut pas nous faire mourir à son service, mais vivre pour le mieux servir. Ah ! remuante jeunesse, quand vous aurez mon âge et mon poids, vous mesurerez davantage votre effort !

— Mais, ma sœur, je ne vous vois jamais vous arrêter.

— J’ai les forces de l’habitude, moi, tandis que vous ressemblez à ces fleurs trop fines qu’il me faut abriter sous des paillassons !

Et les deux religieuses dissemblables riaient ensemble dans un même sentiment naïvement heureux.

Peu à peu sœur Cécile s’enthousiasma, exaltant, en elle et autour d’elle, la bonté et le dévouement de l’œuvre quotidienne.

Après avoir beaucoup aimé l’ouvroir, les laines épaisses des tapis dont les arabesques naissaient sous de petits doigts vifs et instinctivement habiles, le jeu et la soie des broderies, la grâce câline des ouvrières auxquelles elle s’appliquait à parler français plutôt qu’arabe, elle préférait le dispensaire, y supplantait sœur Bénigne, la renvoyait à l’atelier.

— Ma sœur, ma sœur, les malades sont plus faciles à surveiller que les enfants. Il faut moins d’autorité : c’est vraiment mon affaire. Et je suis moins fatiguée par plusieurs pansements que par le montage de la trame d’un tapis sur le métier. Je serai bientôt presque aussi bonne infirmière que vous.

— Bien, bien ; mais votre place est plutôt près des fillettes qu’au contact de ces femmes pleurardes et de ces vieux vagabonds.

— Ma sœur Bénigne, ma chère sœur…

On ne résistait pas aux yeux ni à la voix de Mâadith-Cécile. La vieille religieuse cédait en murmurant :

— Ma petite sœur deviendra une grande sainte.

Parmi les maux du dispensaire, sœur Cécile paraissait vouloir expier le plaisir pris aux choses douces et belles, l’allégresse de sa jeunesse dans le jardin des cyprès et des roses, le ravissement de ses sens dans la chapelle du couvent où tous les autels scintillants et purs étaient fleuris par ses mains. Elle se penchait avec une ardente insistance sur des êtres ravagés de tares et de misère physiologique. Elle souriait humblement aux injures arrachées par la souffrance et s’excusait avec des paroles suaves. Elle rougissait en corrigeant d’un reproche léger les phrases grossières. Elle se trouvait heureuse, mesurait le bonheur dont elle jouissait depuis sa nouvelle incarnation, souhaitait la douleur et le sacrifice comme un rachat. Elle savourait et refoulait pieusement ses répugnances, ses révoltes et ses dégoûts. Du jour où elle fut fidèlement au dispensaire, les malades affluèrent plus nombreux. Certains soirs, excédée, le cœur sur les lèvres, elle ne prenait aucune nourriture et vacillait de fatigue et de sommeil pendant la prière. Mais son visage s’imprégnait d’une telle splendeur de renoncement que sœur Bénigne ne faisait plus entendre que de timides protestations. Elle finit par vivre et par agir dans une telle ivresse de zèle et de sainteté sans répit que sa vieille compagne, subjuguée, n’osa plus élever aucune observation.

Un jour, dans la petite salle où la novice accomplissait sa tâche parmi les implorations et les gémissements, un homme entra, face pâle et burnous sanglant. Il était chaussé des sandales des Nomades, coiffé du turban des Sahariens et portait un sautoir de cuir filali soutenant l’étui d’un djaouak, le court flageolet de roseau.

— Mon nom est Kralouk, le goual. Je suis celui qui conte toutes les belles histoires, dit-il en découvrant sa poitrine maigre labourée de coups de couteau.

Et, montrant le tatouage de sœur Cécile, la petite croix sarrasine entre les deux sourcils, il ajouta :

— Que la guérison me vienne de ta main, à cause du signe de ton front ; car tu es marquée.

Sœur Bénigne apparut par hasard. Désignant la vieille religieuse, le blessé loquace dit encore à sœur Cécile :

— Toi qui es marquée, tu n’es pas de la moelle de celle-ci et tu marches à son côté gauche.

Secouée d’une brusque superstition atavique, la novice toucha son chapelet. Elle entendait ces mots comme un mauvais présage ainsi que le conçoivent les indigènes. Le côté gauche s’appelle aussi le côté sauvage, celui de la solitude, celui où marchent les égarés, les réprouvés, les maudits.

D’un effort, elle s’approcha de l’homme et rapide, en arabe, l’interrogea sur sa blessure.

— Elle appartient à l’amour, répondit-il hardiment. Je me suis battu pour ma maîtresse qui n’est pas belle comme toi.

— O possédé ! tais-toi ou va-t-en ! cria sœur Bénigne, qui comprenait suffisamment les dialectes du pays.

Le blessé fit un mouvement de retraite. Sœur Cécile le retint.

— Ma sœur, ma sœur que faites-vous de ce bavard malhonnête ?

— Je dois le panser, ma sœur.

Ce soir-là, passant devant une image du Sacré-Cœur, la novice eut le geste du signe de croix accoutumé. Mais son doigt s’arrêta sur la croix sarrasine tatouée à son front, la marque, et n’acheva pas le geste. Elle entendit dans sa mémoire la voix de Kralouk, le goual :

— « Tu es marquée. »

Dits en français, les mots l’eussent fait sourire ou se redresser avec certitude et dédain ; en arabe, ils empruntaient une force singulière, un sens redoutable qui, soudain, la courbaient sous une terreur imprécise. Le doigt tremblant de sœur Cécile restait posé sur le signe crucial indélébile, perpétué par une tradition aux origines ténébreuses, ce signe, négation d’une autre Croix à laquelle le baptême consenti et la vocation choisie vouaient la convertie.

Alors, elle se souvint de son passé, de la terre kabyle aux durs plateaux animés de chèvres noires, de l’ouchem qui l’avait marquée au couteau, et elle sut que Mâadith existait encore.

DEUXIÈME PARTIE

 

C’est l’intérieur d’une maison juive, perdue dans le dédale des ruelles du quartier indigène, à Constantine. On n’y entend pas battre le cœur de la ville européenne. Aux ruelles sombres, entre les murs bleus de badigeon, verts de moisissures, commence la suprématie des gardiens d’un rite inflexible et d’une immuable tradition.

Dans la salle haute et nue, mais compliquée de retraits, de colonnes, de cintres et d’arabesques, le repas du soir a pris fin. Les convives s’allongent sur les tapis. Les plus civilisés, assis sur des chaises pendant le repas, bannissent ces sièges de la pièce qui reprend tout son caractère d’un autre temps. Les petites servantes aux longs yeux emportent l’aiguière des ablutions. Une femme somnole, appuyée contre les faïences du revêtement des murailles. Les cercles d’or de ses chevilles mettent des reflets fauves à ses pieds blancs. Hors de la clarté des bougies fondant sur les hauts candélabres de cuivre, sa pâle figure s’enlève comme une autre clarté dans la pénombre. La fille du patriarche, maître du logis, a pris un bendir, le tambourin arabe. Elle le heurte d’un battement des doigts et de la paume de la main, suivant le rythme d’une ballade populaire qu’elle chante. Les attitudes de ceux qui écoutent témoignent d’une jouissance infinie. La voix de la chanteuse gémit et, tout à coup, prise à son chant même, elle se tait dans un sanglot en rejetant le tambourin sonore. Son visage ruisselle de larmes, larmes voluptueuses dont luisent les regards mats de ses auditeurs.

Du fond de la cour où le clair de lune pénètre brillant de poussière d’étoiles, éblouissant la flamme fragile et persévérante des veilleuses, bruissent les voix des petites servantes. Pleines d’admiration, elles formulent un nom :

— Kralouk, voici Kralouk.

C’est lui, l’Homme au djaouak, l’inimitable musicien qui sait le mieux faire roucouler et sangloter l’âme secrète du flageolet de roseau, peint d’arabesques rouges ! C’est lui Kralouk, le goual, le précieux conteur dont le génie spécial, l’inspiration et la mémoire intarissables, la philosophie tour à tour gouailleuse et dominatrice, fanatisent le peuple d’Iaveh et celui d’Allah. Il entre avec une désinvolture d’artiste. On le salue en soupirant d’aise, comme on accueille un plaisir de prédilection longtemps attendu. Il ne sourcille pas, accoutumé. Rien n’est plus sensible que sa bouche entre la moustache mince et la courte barbe grisonnantes. Rien n’est plus jeune, plus malicieux et plus déconcertant que le regard de ses yeux verdâtres. Rien n’est plus vif que son geste, plus leste et plus souple que son corps maigre et musclé.

— Joue, Kralouk !

Il s’accroupit dans sa gandourah de cotonnade très blanche balafrée par le sautoir de cuir filali de son djaouak. Lentement, avec une sorte d’enivrement précurseur, il sort l’instrument de son étui, il le porte à ses lèvres et la sorcellerie commence. Car c’est un sortilège qui émeut cet humble roseau et lui confère la puissance d’émouvoir ainsi ceux qui l’entendent ! Son chant voltige, à travers l’inspiration dans l’enchantement mesuré et la perfection du rythme. Il possède le nombre de voix d’une nuée d’oiseaux. Il crée l’illusion des rumeurs fortes, puis des murmures insaisissables et des frémissements ténus. Il est le rugissement de la forêt et le roucoulement de l’oasis, le psaume de la steppe et le bavardage du sentier. Il est l’esprit même de toute la poésie bucolique et il est toute l’expression sensuelle de la passion humaine. Appel du désir, cri de l’extase, lamento du désespoir, hosanna de l’allégresse, cela tient dans ce court roseau, multiple et un, magique et réel. La voix de Kralouk, une pénétrante voix de tête, modulée, s’élève alternant avec les sons du djaouak. Et ce sont des improvisations et des réminiscences :

Gloire à Dieu seul !
O toi qui prends la défense de l’habitant des villes
et qui condamnes l’amour du Bédouin pour ses horizons infinis,
est-ce la légèreté que tu reproches à nos tentes ?
N’as-tu d’éloges que pour les maisons de pierre et de boue ?
Tu ignores, et l’ignorance est la mère du mal.
Femme, ô l’anémone sauvage et le genêt odorant !
je t’ai vue marcher entre les femmes
et cela suffisait pour révéler ta jeunesse et ta beauté.
Comment n’entends-tu pas mon cœur secoué au balancement de ta marche ?
Mais tu n’entends même pas le soupir d’amour de la terre que tu foules !
O l’anémone sauvage et le genêt odorant !
Les cigognes sont venues,
écoute-les, écoute-les !
Les cigognes sont venues à cause de ton printemps.
La neige est sur la montagne ;
Comme elle est venue lentement !
La neige est sur la montagne pour le temps de ma douleur.
Vraiment !
Le rugissement de la panthère ne m’a pas fait peur ;
c’est ton rire qui m’épouvante.
Vraiment !
La nuit dans la forêt ne m’a pas fait peur ;
c’est ton regard qui m’épouvante.
Vraiment !
Les combats sanglants m’ont laissé la vie ;
mais c’est mon amour qui me fera mourir.

Quand il se tait, des hululements féminins l’applaudissent frénétiquement. Les hommes lui adressent des paroles de gratitude et de bénédiction. On jette dans sa gandourah de tintantes pièces d’argent.

Il a chanté et joué toute la nuit, s’interrompant à peine pour savourer une tasse de café ou rouler entre ses doigts prestes une cigarette de tabac du Souf mélangé de genévrier. L’aube rend le ciel laiteux au-dessus de la cour. Les bougies, plusieurs fois remplacées, s’éteignent dans les hauts candélabres de cuivre. Kralouk se lève. Il va partir. Et moi, venue dans cette maison pour l’entendre, je suis intriguée du regard insistant dont il m’a fixée constamment.

Voici qu’il me parle :

— Je connaissais déjà ton nom, mais je t’ai déjà vue dans une ville. Tu étais l’hôte d’une sœur chrétienne et d’une sœur marquée. Interroge ta mémoire.

— Je me souviens, ô Kralouk. Tu avais été blessé ; sœur Cécile te soignait et c’est moi qui lui ai dit que tu enchantais les esprits, des limites du Tell à celles du Sahara.

— Et tu as bien dit, certes ! J’habite cette ville pour un temps. Je te prie de monter demain jusqu’à mon palais ; c’est un nid d’épervier sur le Rhumel et j’y garde une femme qui veut te voir.

— S’il plaît à Dieu, j’irai vers cette femme, ô Kralouk.

 

Le printemps d’Afrique régnait dans la chaleur et la lumière. L’atmosphère vibrait de vigueur sauvage et de violence primitive. Il n’y avait point de douceur dans le jeu des souffles errants et de tout ce qu’exhalait la terre, mais une force neuve et exubérante, des respirations de fauves et de Barbares, des ardeurs indisciplinées, de franches volontés de vivre et des énergies bondissantes. Cette atmosphère émanant de la cité et des grands paysages environnants dominait la contrée.

Dès les premières heures matinales, le soleil criblait de rayons les carrefours et les places. Des rumeurs de populace en liesse roulaient, traversées comme d’un éclair par les hennissements des chevaux des chasseurs ou des spahis et le braîment des mules des maraîchers indigènes. Les étalons échevelés affrontaient la foule et s’y engouffraient trépidants, excités, souples et adroits. Les couffes débordant du trésor des vergers, tanguaient à travers le flot humain, oscillaient sur l’échine ployée, chétive et pourtant robuste, des ânes résignés. Et les petits cireurs, migration enfantine descendue des montagnes kabyles, bourdonnaient comme des guêpes entre les jambes des flâneurs, sous le ventre des chevaux, offraient leurs services d’une voix chantante et aiguë ou, superbement indifférents au labeur et au gain, battaient le rythme de la dernière chanson de Kralouk, avec une brosse, contre leur boîte à cirer.

Peuple étrange et séduisant que celui des grands centres du Tell ou du rivage de notre domaine algérien ! C’est le peuple transméditerranéen aux agitations et à la verbosité latines, confiant en soi, d’un abord facile et d’une surprenante versatilité, d’enthousiasmes prompts, de passions vives et de jugements arbitraires. Peuple métissé par excellence, il grouille, grandit, augmente, coudoyant le provincial français aux allures d’exilé et qui reste traditionaliste et inchangé après deux générations, conservant des instincts brutaux où prédominent les influences de caractères étrangers parallèlement aux accoutumances locales, sans fusion, mais sans heurts, dans un curieux sentiment de tolérance inconsciente et absolue que l’échange d’injures, de blasphèmes, de criailleries et de revendications électorales n’atteint pas.

Le peuple envahisseur se juxtapose au peuple indigène. Ils admettent à peu près tout l’un de l’autre. Ils s’associent parfois et ne se confondent jamais. Leurs dissemblances ne s’accusent et leurs gestes ne s’enveniment que lorsque quelque formule sentimentale, quelque excès de revendications écouté par la Métropole, quelque erreur d’interprétation, provoque des remaniements de régime. Ils créent cette foule colorée, ensoleillée, laborieuse avec plaisir, inactive sans remords, qui donne l’impression de vivre dans une allégresse enfantine, une archaïque insouciance, un mouvement de séculaire et incoercible indépendance de clans. Elle évoque les rassemblements de Babel, les marchés carthaginois, le pullulement des ports phéniciens. Elle impose des réminiscences de Rome et de Byzance ; le cavalier numide y coudoie le Maure citadin : le montagnard berbère y discute avec le mercenaire aux cheveux roux, des profils syriaques et des faces éburnéennes de mages, de marchands turcs, m’zabites, tunisiens, songent ou guettent près de têtes maltaises, crêpelées, à l’expression obtuse et persévérante ; les noires et musculeuses statures soudanaises, les hautaines silhouettes nomades, les traditions sémites, la grâce tolérante du christianisme français, s’y affrontent sans conflits.

Comme les coloris intenses, les ors et les blancs purs des costumes, étalés en valeurs réciproques dans la généreuse clarté, la mine sauvage et pensive des paysans sardes, la désinvolture des Calabrais, la faconde des Siciliens, la rudesse corse, la lourdeur maquignonne d’un certain Midi français, l’ambition juive et la duplicité arabe se frôlent avec aisance et trouvent chacune leur place dans une ambiance favorable. Et, prêt et apte à dominer tous ces éléments, le contingent franco-algérien marque sa manière audacieuse et persévérante. Il apparaît assez semblable à ces adolescents de croissance rapide, d’éducation incomplète, mais qui ont une telle surabondance de vie et éprouvent si bien le désir de vivre qu’ils ne sauraient attendre la fin de l’entraînement pour se précipiter dans la lice, y courir, tomber, se relever toujours, poursuivre la lutte sans répit et sans même avoir songé à déterminer le but de la course.

Dans cette jeune société, vigoureusement agissante, se trouvent en germe toutes les ressources humaines susceptibles de développement, une vitalité souple et durable, un esprit d’entreprise dont la hardiesse gagnerait à prévoir et à se fixer, le sens précoce de l’utilisation des facultés individuelles et des faiblesses d’autrui. Peuple de la nouvelle France, profus, riche et broussailleux comme le maquis ; mais qui s’affinera aisément, se disciplinera jusqu’à se rapprocher de l’harmonie du noble et beau jardin à la française !


J’ai traversé la place pour gagner les ruelles des quartiers indigènes.

Je vais au rendez-vous de Kralouk.

La partie de la cité qui compose la ville arabe n’a point d’obscurité. Les maisons vétustes, les moucharabiehs de briques et de pierres, les poutres de vieux bois se revêtent de clair badigeon. Au seuil des portes vertes, sur lesquelles s’élargit l’empreinte de la main préservatrice de couleur rouge ou de henné, des vieilles s’accroupissent dans leurs draperies pluricolores, des enfants, nuancés et bourdonnants comme des frelons et des scarabées, se rassemblent, des hommes s’allongent et dorment aux plis nombreux de leurs burnous, des éventaires s’étalent, lourds de pains ronds, chauds et dorés, cloutés d’épices. Des fruits frais et luisants répandent leur parfum de verger mûr. Sur la banalité des légumes, des touffes d’anémones écarlates mettent une note d’un goût spécial et joyeux. Rien n’est vulgaire : tout est charme et naïveté. Dans des cages de roseaux, les rossignols, chanteurs de nuit chers aux langoureuses paresses des citadins musulmans, écoutent, muets, les trilles éperdus des canaris sollicités par la lumière du jour. Nulle échoppe n’est assez profonde pour que la lumière n’y puisse pénétrer. Sauf la voix des oiseaux et le cri d’un marchand à longs intervalles, on n’entend là ni bruit ni rumeurs.

Je suis arrivée au bout d’une impasse, devant une porte ouverte sous un pesant moucharabieh. Kralouk m’accueille :

— Bienvenue sur toi, ô la visiteuse ! Les habitants de cette maison sont tes esclaves.

— Sur toi le salut, ô l’inspiré ! Et la bénédiction sur la maison.

Par l’escalier en spirale, tel celui d’un minaret, j’atteins l’éblouissement du soleil sur une terrasse étroite et haute. Elle domine les vols noirs et gris, bleuâtres et cendrés, des corbeaux et des palombes qui habitent les rochers du torrent, le Rhumel aux profondeurs vertigineuses, ceinture de la cité.

— Le djaouak de Kralouk chante plus haut que le cri du corbeau ; son chant vole au-dessus des pigeons bleus, dit le musicien avec emphase. Et, regarde, il n’y a qu’un aigle planant sur nous.

L’oiseau de proie étend ses ailes comme l’arc de deux sourcils contre la face du ciel.

D’une pièce donnant sur la terrasse, un appel vient à ma rencontre :

— Entre ici, ma fille.

Je soulève un rideau de cotonnade rayée. Une femme, toute bruissante de bijoux, quitte la natte où elle était assise pour me donner le baiser ami. C’est la femme de l’Homme au djaouak.

— Mon nom est Louinissa, dit-elle.

— Tu es avec la beauté.

— Non, mais plutôt avec la vieillesse.

— Pas encore. Tu n’as que l’âge de la paix ; celui du renoncement est loin.

Elle sourit, gracieuse et touchée. Elle a le type berbère souligné de muscles fins, réguliers, mais moins distingué et sans les lignes voluptueuses et hautaines qui caractérisent la beauté arabe plus saisissante, moins familière. Les yeux sont gris sous l’arcade accusée des sourcils épais. Sa lourde coiffure en forme de turban, les larges plaques d’argent ciselées, émaillées, incrustées de corail et de verroteries de ses parures, indiquent sa nationalité kabyle. Elle est affectueuse et pondérée, immédiatement confiante en gestes et en paroles spontanés qui la font plus proche de ma qualité de Française, mais plus inaccessible aux nuances subtiles et nombreuses que j’apporte dans mes relations musulmanes, même avec mes plus anciens amis d’Islam. Obtiendrai-je d’elle quelque rapide éclaircissement ?

— O Louinissa, quelle femme désirait me voir dans cette maison ? Serait-ce toi ?

— Non ; elle sera bientôt ici.

— Qui est-elle ?

— Une renégate ; mais nous l’aimons et c’est une abandonnée qui était de ma famille.

Louinissa se préoccupe de faire du café. Sur les braises du kanoun, le précieux vase d’argile, elle fait bouillir la liqueur odorante et savoureuse. Kralouk raconte un épisode de sa vie, accroupi en face de nous dans l’embrasure de la porte où flotte le rideau rayé :

— Un jour d’entre les jours, je remontais vers le Djurdjura en compagnie de marchands du M’zab qui voulaient vendre et faire aussi métier d’usuriers en Kabylie. Les Kabyles sont bêtes comme des moutons et têtus comme les fourmis : il faut les bousculer et les tondre. Moi, je suis du Sahara ; mais tous les pays m’appartiennent. Les Kabyles n’ont pas beaucoup d’argent : cependant ils aiment les récits et leurs montagnes sont bonnes pour y accrocher le nid d’une maison. Leurs femmes sont fidèles plus que celles des Arabes. J’ai vu Louinissa dans les jardins de Tessala. Elle ne voilait pas son visage et n’avait point l’impudeur d’une courtisane. Je l’ai voulue à cause de la couleur de ses yeux.

Il se tait soudain et se penche, l’oreille attentive à un pas léger, presque imperceptible, qui gravit les marches.

— Hada hîa, — c’est elle, murmure Louinissa.

D’un souple bond de chat, Kralouk s’est éloigné de la porte. Le rideau s’écarte lentement. Un corps féminin, raide et sombre, se découpe dans la lumière. Voici celle que nous attendions.

 

Elle ne m’est pas étrangère. Je la connais. Je l’ai vue dans un jardin de cyprès et de roses. Je l’ai revue dans l’ouvroir et dans le petit dispensaire d’une cité modeste où toutes les bouches redisaient le nom de sœur Cécile avec amour. Il n’y a pas une année de tout cela : mais tant d’événements se sont écoulés dans ce bref espace de temps que je suis moins surprise qu’il ne conviendrait, peut-être, en retrouvant sœur Cécile dans la maison de l’Homme au djaouak.

Le Père André est mort, dont le geste largement humain, divinement indulgent, régnait sur la colline où la basilique demeure, mais vide, me semble-t-il, du meilleur de ses saints. Comme en France, la laïcisation a frappé à leur tour les couvents et les communautés nord-africaines. Les religieuses ont essaimé tels des vols troublés d’abeilles diligentes chassées hors des ruches. Les plus âgées se sont réfugiées dans quelques maisons-mères tolérées ; les plus actives se sont expatriées. Mère Augusta est en Italie. Je comprends maintenant pourquoi ses lettres n’ont jamais répondu à mes questions concernant la petite novice qui tenait une si large place dans son affection et sa pieuse fierté. Qu’est-il arrivé ? A la suite de quelles péripéties, connues ou inconnues de la supérieure que sœur Cécile faisait profession de tant admirer et aimer, la convertie est-elle dans ce logis si peu canonique et si essentiellement musulman ?

Oui, je vous reconnais bien, Mâadith-Cécile. Vous êtes encore très monastique sous un chapeau de paille noire, votre passionné visage auréolé de floconnants cheveux mordorés, votre corps mince pris implacablement dans une robe de drap brun, très laïque. Et vous êtes toujours étrangement, presque amoureusement jolie.

Elle ne me tend pas la main. Elle me regarde à peine, et, d’une voix impersonnelle, prononce, en ce français correct, avec cet accent précieux qui détonnent dans ce cadre et cette atmosphère :

— Je vous remercie d’être venue. Je savais par les Arabes que vous étiez à Constantine. Hier matin vous m’avez dépassée dans la rue sans prendre garde à moi. J’ai pensé que vous agissiez de la sorte par intention. Mon cousin Kralouk se trouvait là. Je l’ai prié de se mettre à votre recherche et d’obtenir que je puisse vous voir et vous parler. Je vous remercie…

— Ma sœur Cécile… — J’ai hésité un instant ; mais, comprenant, elle fait un signe d’acquiescement pour cette appellation. — Ma sœur Cécile, je n’ai pas souvenir de notre fortuite rencontre. Si je vous avais reconnue, je n’aurais pas différé de vous entretenir… du passé et… de votre présent. Vous fûtes donc bien inspirée en me dépêchant Kralouk. J’ignorais votre parenté…

— Louinissa est une Kabyle du village d’Ighli, le village de Mâadith. Sa famille était alliée à ma famille disparue, de là notre cousinage et, par extension, ma parenté avec Kralouk.

Elle a repris, en dépit du costume, les attitudes de la novice au jardin des cyprès et, comme là-bas, j’ai l’impression d’un manque de sincérité.

Elle s’assied sur la natte, le buste rigide gêné par le corsage sévèrement baleiné de sa robe. Entre les boucles de ses cheveux, la petite croix sarrasine tatouée ressemble à une bizarre ferronnerie. Elle prend une tasse de café, s’assure que je suis servie et hume le fin breuvage maure, les yeux mi-clos, les narines voluptueuses, puis son visage revêt l’expression voulue, grave et factice. Elle parle :

— J’aurais beaucoup à vous dire. Vous saurez comment la Providence me fit découvrir ces braves gens. Ils sont tolérants et bons, déférents et affectueux, prodigues pour moi dans leur médiocrité. Cependant je vis des heures de profondes peines. J’ai gardé la foi ; mais le milieu indigène, invariablement soupçonneux contre tout ce qui n’est pas lui-même, me rend difficile une existence toute selon Jésus. D’autre part je me sens en butte à la méfiance chrétienne à cause de mon origine et de mon entourage immédiat.

— Êtes-vous restée en communications avec Mère Augusta, sœur Cécile ?

— Non. — Et elle détourne la tête.

— Oh ! pourquoi ?

— Il y a des choses que Mère Augusta ne pourrait concevoir, affirme-t-elle le visage subitement durci.

— Elle avait une grande intelligence et vous aimait infiniment. Certes, elle était capable de tout comprendre de ce qui vous concernait.

Le visage étroit reste dur et incrédule, empourpré d’une rougeur fugace à cause de mon accent de reproche. J’insiste :

— Ne lui avez-vous jamais écrit ?

— Non.

— Savez-vous où elle est ?

— Non.

L’intonation, plus encore que le mot bref, témoigne nettement d’une parfaite indifférence. Le règne de la supérieure est aboli dans son cœur. Je l’attaque sur un autre terrain :

— Le Père André vous eût été d’un bon conseil et d’un grand secours.

— Il est mort.

Elle jette cela les yeux clos, avec le même visage de volupté qu’elle avait tout à l’heure en buvant son café. Un instant, j’éprouve le vertige d’entrevoir un abîme qui est l’âme de Mâadith, ou de sœur Cécile, ou de leur double et nouvelle incarnation, la cousine de Kralouk et de Louinissa. Évidemment, la convertie garde rancune à l’aumônier des doutes qu’il nourrissait. D’une voix unie, elle ajoute :

— Il est mort pendant que je m’occupais encore du dispensaire, quelques mois avant l’époque où je devais prononcer mes vœux définitifs. La laïcisation survenue, empêcha cet aboutissement de ma conversion. En ce moment, je gagne ma vie par des leçons de broderie aux filles des riches musulmans. Je suis aussi appelée parfois comme garde-malade, la nuit.

Je la devine pleine de restrictions et du désir de se raconter davantage.

— Je reviendrai vous voir, sœur Cécile, à moins que vous préfériez affronter mon hôtel.

— Demain, si vous le permettez.

— Je vous attendrai. — Et, en arabe : — Louinissa, s’il te plaît d’accompagner Mâadith, tu seras la bienvenue.

La femme de Kralouk est sensible à l’attention, mais elle répond négativement :

— Dieu te le rende ! Je ne pourrai pas ; j’ai promis de « passer le henné » aux filles de Bouhadad ; leur frère se marie dans six jours.

Elle ne saurait, en effet, manquer à la délicate opération, comme à la manipulation des fards, pour lesquelles son habileté doit être avérée. Dans six jours, les filles de Bouhadad pourront montrer aux coquettes invitées des noces de leur frère, les belles mains de fête, les fines mains peintes couleur de cuir filali et de corail. Sœur Cécile a baissé ses larges yeux, trop brillants de satisfaction devant la réponse de sa cousine. Que me dira-t-elle demain ? Toute la vérité selon sa conscience religieuse ou quelque aventure alambiquée selon sa race, quelque conte où ne seront que reflets et apparences ?

Je me lève pour partir ; sœur Cécile me suit et Kralouk, qui n’a pas cessé de nous observer en silence, dit alors :

— Mâadith est mal habillée. Son vêtement est comme la peau d’un être difforme qui s’attache à son corps par maléfice. C’est parce que la robe européenne n’aime pas le corps de Mâadith la Kabyle. Regardez la différence entre elle et les autres femmes chrétiennes ! Quand leurs époux les promènent ainsi, ils semblent crier à tous les hommes : — « Celle-ci est à moi ; mais vos yeux peuvent la posséder comme si elle était dévêtue ; cependant, n’y touchez pas autrement. » — Imbéciles ! C’est avec les yeux qu’on commence à prendre.

Sœur Cécile fronce les sourcils.

— Ma petite sœur, j’ai l’intention d’écrire à Mère Augusta. Je lui dirai notre rencontre inattendue. Son grand cœur sensible en sera touché.

— Comme il vous plaira.

L’indifférence absolue s’accuse plus encore. Qu’importe qu’on écrive à la supérieure ; ce n’est pas Mâadith qui écrira. Comme autrefois la novice ayant tout oublié de la petite chevrière, il y a là un chapitre du passé dont elle n’éprouve aucun besoin de se souvenir.

Le lendemain, dans ma chambre d’hôtel, elle me parut avoir l’allure plus ferme et le geste moins ambigu. Elle commença sans préambule :

— N’étiez-vous pas en visite chez nous, lorsque, pour la première fois, je vis et je soignai Kralouk au dispensaire, sans savoir quel rôle ma destinée lui réservait près de moi ?

— Oui, et je me rappelle que, dans un besoin de confidence qui ne vous était pas habituel, vous m’avez un peu parlé de ce conteur blessé, des scrupules exagérés et des réminiscences provoqués en vous par son audacieux langage.

— Depuis ce temps, j’avais toujours eu de ses nouvelles, témoignage de reconnaissance pour mes soins, je suppose. Entre indigènes, les messages sont aisés et rapides. Il me faisait savoir par les uns ou par les autres quelles étaient ses aventures et ses lieux de résidence.

Un jour, j’appris qu’il était passé chez les Sœurs Blanches dont l’hôpital fut mon premier refuge. Ce chanteur errant avait facilement découvert toutes mes humbles traces. Une autre fois, il me fit demander le nom de mon village. Je répondis à son émissaire que c’était Ighli et que je souhaitais qu’il retrouvât les traces de mon frère Ouali.

— Ah ! sœur Cécile, vous qui ne vouliez plus vous souvenir du passé !…

— Mon intention était louable ; ses recherches, sa curiosité, la Providence, pouvaient lui fournir quelque indice. Si cruel qu’ait été mon frère, je lui pardonne, car les premiers enseignements de notre vie ne nous apprirent pas à discerner le mal du bien, et j’aurais aimé savoir ce que ce fils de mon père et de ma mère était devenu. Kralouk ne me transmit rien le concernant ; mais bientôt, il m’annonça qu’il épousait une femme originaire d’Ighli et qui se trouvait être ma parente.

A ce moment du récit de sœur Cécile, la physionomie du musicien s’est imposée à mes yeux, avec une bizarre expression de victorieuse malice, puissante, obstinée, fanatique un peu…

— Ah ! s’écrie la convertie, pourquoi ai-je dû quitter le dispensaire, ma compagne, notre chapelle ! Pourquoi ?… La loi nous a frappées comme un châtiment immérité. Que de larmes le jour où nous nous sommes séparées de nos enfants et de nos malades ! Des tentatives en notre faveur, il ne m’est resté que cette copie de la pétition adressée au Ministre et au Gouverneur Général de l’Algérie par les notables indigènes de notre petite ville désolée. Lisez-la.


« Louange au Dieu unique.

« C’est de lui que nous implorons le secours.

« Nous adressons le salut, depuis le commencement jusqu’à la fin, à celui qui occupe une très haute situation, l’excellent, l’honoré, l’illustre, le pur, le parfait, le protégé de Dieu, le respecté, le glorieux, le puissant, — que son élévation et sa puissance soient durables !

« Nous, habitants indigènes de …, nous avons appris avec joie que dans le discours prononcé à Alger le 30 mai 1908, Monsieur le Gouverneur Général s’est exprimé en ces termes :

«  — Nos populations indigènes savent que notre ambition est de les rapprocher de plus en plus de la grande famille française, de les élever jusqu’à elle par le progrès de leur bien-être, par les bienfaits de l’enseignement et de l’assistance.

« Ces paroles ont fait épanouir nos cœurs. Nous avons constaté que la France n’a jamais failli aux engagements qu’elle a pris, aussi est-ce avec confiance que nous vous adressons la présente supplique.

« Il existe à …, au quartier des Oulad-Seultan, hors la porte Bab-es-Sebt, un établissement pour le bien du pauvre et du malade. Depuis longtemps, des religieuses s’y dévouent sans espoir d’autre rémunération que celle de Dieu.

« La fermeture de cet établissement nous plongerait dans la douleur : les enfants qui y trouvent un travail honorable retourneraient à la misère, les malades à tous leurs maux. Qu’il soit épargné ! — Cette maison a aussi toute notre confiance parce que notre religion y est respectée.

« Nous avons révélé ce que recélaient nos cœurs, car nous avons un ferme espoir dans votre bonté.

« Puisse Dieu prolonger votre existence et vous prodiguer ses faveurs. »


Plus de deux cents noms arabes signaient la supplique.

— Et après cela, ma sœur Cécile ?

Elle hésita longuement. Ses doigts s’allongeaient, puis se rétractaient sur ses genoux ; ses ongles bombés griffaient la laine de sa robe.

— Après cela…, nous sommes revenues à la maison-mère, sœur Bénigne et moi. Quand notre supérieure a décidé de se réfugier en Italie, sœur Bénigne, malgré son âge, a voulu la suivre. Moi, je les suivais toutes les deux…

— De votre plein gré, n’est-ce pas ?

Elle eut un sourire équivalant à un haussement d’épaules :

— Mâadith n’était qu’une chèvre perdue et sœur Cécile appartenait à la communauté…

Le jour se retirait de la chambre. Au dehors régnait déjà l’apaisement du crépuscule.

— Il faut que je m’en aille, dit brusquement la petite religieuse sans voile.

— Je vous accompagne. Nous rejoindrons Louinissa chez Bouhadad.

Je craignais, si je la rendais à elle-même et à son nouveau milieu, si une nuit et une journée peut-être nous séparaient, je craignais que ne s’émoussât son désir de se raconter à moi, et je n’apprendrais jamais la suite de son récit. Elle accepta ma proposition.

Nous descendîmes dans la rue étroite aux maisons hautes. Un minaret pointait vers un croissant de lune. Au seuil des cafés maures, les pots de basilics exhalaient leur senteur fraîche et amère. Sur les nattes et les bancs larges, des burnous drapaient des silhouettes affaissées et somnolentes ; des faces extasiées de fumeurs de kif trouaient la pénombre ; point de bavardages, mais les petits bruits réguliers des joueurs de dames et de dominos. Suivant le rythme de quelque mélopée, la tête des Arabes citadins dodelinait près de la raideur hiératique des nomades aux profils secs. A l’intérieur de ces lieux de réunion et de songeries tranquilles, toute une floraison naïve décorait les murs : fleurs rigides, imprévues et impossibles, parmi lesquelles s’ébattaient d’invraisemblables oiseaux. En caractères koraniques, peints de vermillon et alternant avec la main protectrice, les mots sacrés flamboyaient :

« Au nom de Dieu le Clément et le Miséricordieux. »

— Sœur Cécile, dites-moi comment vous êtes partie avec vos deux mères, et comment vous êtes restée seule.

Elle se troubla infiniment, mais ce ne fut qu’une surprise ; elle répondit d’un ton posé :

— J’ai manqué le bateau.

— Ah !…

Le voilà donc le mensonge, ou, tout au moins, voici qui n’est pas toute la vérité ! Sous mon regard incrédule, elle garde des paupières closes dans un visage figé.

— J’ai quitté nos sœurs au moment où elles s’engageaient sur la passerelle du paquebot. C’était pour une commission oubliée. Je pensais avoir le temps ; mais un incident m’a attardée. Quand je suis revenue sur les quais, le navire se trouvait déjà au milieu du port.

— Sœur Cécile, quel désespoir pour Mère Augusta, les autres !…

— Elles ne durent pas avoir tant d’inquiétudes sachant que je regagnerais le couvent avec les sœurs qui les avaient escortées.

— C’est ce que vous avez fait ?

— Oui ; mais je ne pouvais y demeurer toujours.

— Vous pouviez prendre le courrier suivant.

— Seule, je n’en ai pas eu le courage.

— Et maintenant, comment vous ai-je trouvé à Constantine ?

Je la sens se cabrer tout à coup devant ma curiosité. Elle se détourne légèrement, sourit ; l’Homme au djaouak nous rejoint. C’est fini, sœur Cécile ne parlera plus… Chez Bouhadad peut-être, si l’atmosphère ne l’influence pas.

— Tu nous suivais, Kralouk ?

— Vous êtes passées devant le café où je jouais pour des gens de Sétif. Je leur ai dit : — « La ghesba d’un berger tellien peut vous suffire. Mes frères, vous avez assez entendu le djaouak de Kralouk. » — Ils m’ont jeté beaucoup d’argent. J’en ai laissé un peu à terre et j’ai suivi une double piste de gazelles pour vous rejoindre. Louange à Dieu !

 

Dans le logis de Bouhadad, une voix hargneuse répondit au coup du heurtoir de bronze :

— Qui est-ce ?

— Une amie, puis Mâadith.

Un guichet s’ouvrit dans la porte épaisse et basse sous la voûte sculptée au couteau.

— Quel homme vous accompagne ?

— L’homme s’en va.

— Entrez avec la santé.

La porte entrebâillée se referma vite, poussée par les lourdes mains de la négresse gardienne du seuil. La cour intérieure était éclairée de cierges. Des jasmins s’enroulaient autour des colonnes ; légers et nombreux de fleurs et de feuilles délicates, ils montaient éperdûment vers les galeries et les terrasses, cherchant un espace plus bleu que la maison bleue. Et c’était la maison strictement close, jalouse de son paradis intérieur, la maison où l’art précieux des faïences s’offre en harmonie colorée, où la fraîcheur et la lumière exultent aux blancheurs azurées des murailles, où l’on ne souhaite rien sinon vivre tel ce citadin aux doigts bagués de diamants et de cornaline qui existe si lentement, parmi la grâce et les parfums des femmes, dans une béatitude enchantée.

Bouhadad l’heureux, gras et paisible, fumait allongé sur un tapis syrien. Par intervalles, il échangeait quelques mots avec les groupes féminins de ses deux épouses, de ses filles et de leurs servantes. Une aïeule sévère, assise près de lui, égrenait un chapelet, ayant sur les genoux son petit-fils, le dernier-né. Entre des cassolettes d’argent, des coupes de bois et des bassins de cuivre, des mortiers pleins de poudre de henné et de poussière de kehoul, des buires et des flacons d’essences, Louinissa officiait.

On nous accueillit avec la jolie affabilité de certains milieux indigènes des villes, d’hospitalité moins large, mais plus gracieuse que celle des gens de la steppe, nobles, hautains et volontiers silencieux. Cependant, cette affabilité se nuançait de restrictions à l’égard de sœur Cécile. La convertie, — dans ce lieu, il convenait de dire : la renégate, — le sentait ; ses joues étaient enflammées, ses yeux plus noirs et plus éclatants. Elle souffrait, d’une souffrance qui n’attendrissait pas ses sensibilités intuitives, mais les révoltait un peu ; elle souffrait dans un orgueil incoercible, trop fier pour abdiquer, trop vaniteux pour se modifier ou s’assouplir aux raisons d’autrui. Mâadith, qui dissimulait si bien tant de choses, ne dissimulait pas cette souffrance-là. Son regard, sous l’onction voulue des paroles de la religieuse, laissait percer l’esprit rebelle et combatif de la Berbère. Elle serrait ses lèvres amincies jusqu’à ressembler à une égratignure pourpre dans sa figure.

Elle me présenta deux adolescentes, ses élèves, qui m’assaillirent de questions :

— Pourquoi venir avec elle ? Est-ce à cause de la nuit prochaine ? Ne sais-tu pas qu’elle marche toujours seule dans la rue comme les pauvres et comme les Françaises ? Où étiez-vous ensemble et qu’avez-vous dit ?

— Des choses nombreuses que nous n’avons pas le temps de répéter.

— Cela est bien, remarque d’une voix sèche Lella Rouhoum, l’aïeule. Cela est bien si ce sont des choses dont on a déjà trop parlé ici.

Le visage de sœur Cécile flambe comme un feu de palmes sèches et ces deux femmes échangent un regard aigu. A mi-voix je demande à la petite nonne si elle n’a pas risqué quelque tentative de prosélytisme, s’aliénant ainsi les sympathies de la grand’mère traditionaliste.

— Non, mais elle m’en veut, et d’autres m’en veulent, de ne pas être revenue à l’Islam. Je me suis bornée parfois, sans faire de zèle, à parler au nom de la morale religieuse et d’un idéal à mettre dans la vie inférieure qu’elles vivent.

Lella Rouhoum échange un nouveau regard avec mon interlocutrice et, s’adressant à moi :

— Nous savons que l’esprit chrétien tourmente Mâadith. Pour moi, sa pensée m’est indifférente, car je suis vieille ; mais son haleine est désagréable à cette maison. Elle parle et la tête des jeunes filles tremble sur leur cou mince ; elles l’inclinent à gauche ou à droite, les yeux fermés par sortilège et ignorance ; quand leurs yeux s’ouvrent, ils voient le chemin quitté et ils pleurent.

Ce n’est pas ici que sœur Cécile achèvera ses confidences ni rachètera ses péchés en sauvant des âmes.

Nous avons attendu que Louinissa eût terminé son importante besogne. Nous buvions du café et goûtions à des confitures de cerises parfumées au girofle et au jasmin. Bouhadad s’était inconsciemment endormi et, comme le petit enfant dormait aussi sur les genoux de l’aïeule, celle-ci le posa à côté du père. Attentive à tous les gestes et à toutes les paroles, elle acheva son chapelet ; puis, s’isolant dans la pensée unique et rituelle, debout, agenouillée ou baisant le sol, elle pria, grave, inflexible et pieuse.

Il est tard. Bouhadad réveillé nous offre l’un de ses serviteurs pour nous ramener chacune jusqu’à notre logis. Nous sommes de nouveau dans les ruelles, éclairées surtout par les lampes brûlant au fond des échoppes. Le serviteur de Bouhadad, armé d’un lourd bâton qui signale son rôle et son importance, nous précède de quelques pas. J’ai désiré qu’on allât d’abord chez Louinissa. Je ralentis volontairement notre marche. J’hésite à interroger sœur Cécile pour reprendre notre conversation de l’après-midi ; je redoute le sursaut rétractile et méfiant de Mâadith. Mais voici que sa petite main prend mon bras ; elle paraît vouloir poursuivre son récit sous le charme d’un sincère abandon.

— A la suite de ma triste aventure du paquebot manqué, j’eus beaucoup de peine à reconquérir ma vaillance accoutumée, la sérénité dont sœur Bénigne m’avait donné l’exemple, la paix du cœur que Mère Augusta possédait à un si haut degré. La communauté me sembla vide de tout esprit fraternel et le couvent lugubre comme un désert. Je pleurais en parcourant les allées, entre les plates-bandes si tendrement cultivées jadis par ma vieille compagne. Je m’abstenais de porter des fleurs à la chapelle, me souvenant que le Père André m’avait dit que ce n’était pas un geste méritoire, parce que j’y prenais trop de plaisir. Je demeurais fervente, mais troublée ; active, mais avec effort ; dépaysée et possédée d’une vague détresse. Ardente à mes prières ; mais accoutumée à surveiller scrupuleusement ma conscience, j’étais effrayée de me découvrir moins de résignation qu’un esprit de vindicative rancune contre la nouvelle destinée que me créaient les lois des hommes et que permettait la volonté de Dieu. Surtout, après la liberté du dispensaire et d’une vie monastique vécue seulement à deux, je souffrais de la vie en nombre, sous une discipline sévère, séparée des saintes femmes qui m’avaient appris à tout supporter et à tout aimer. Il y eut un nouveau départ de quelques-unes d’entre nous pour la Hollande et pour l’Italie. Le couvent ne devait abriter que de vieilles, de très vieilles religieuses, impotentes pour la plupart, et l’on ignorait combien de temps il leur serait permis d’y rester. Un instant, je fus tentée de rejoindre Mère Augusta ; mais j’éprouvai une indomptable épouvante à la perspective de l’exil en pays inconnu. Certainement la Providence me réservait une autre mission…

Elle s’interrompt. Je risque discrètement :

— Comment avez-vous quitté le couvent ?

Nous avons atteint la maison de l’Homme au djaouak. Sœur Cécile dit très vite, avec une attitude déjà différente et en s’éloignant de moi :

— Une ancienne élève de nos sœurs s’occupait de procurer des situations honorables aux religieuses laïcisées. Elle m’en offrit une ici. Il s’agissait de l’éducation de deux enfants dans une famille d’officier. J’acceptai… L’officier a changé de garnison… Il voulait m’emmener… — Elle sourit, d’un sourire énigmatique et délicieux. — J’ai refusé, car ce n’était pas une maison suffisamment chrétienne. Alors, dans la rue, j’ai rencontré Kralouk et Louinissa.

— Vous vous êtes reconnus ?

— Le musicien et moi, oui. — « C’est toi qui m’as guéri ! s’est-il écrié. C’est toi, Mâadith du village d’Ighli. » — Louinissa a écarté son voile et m’a saisie dans ses bras : — « O fille du fils de mon oncle, c’est toi que Ouali perdit, c’est toi que les chrétiens ont prise et que nul n’a réclamée ; la maison de mon seigneur est à toi. » — C’était le refuge matériel ; je me suis restituée en partie à ma famille musulmane. Il se peut que je l’amène à la connaissance du vrai Dieu.

De ce long récit, tout est vraisemblable et cependant… Qui me dira quelles sont les parts du mensonge et de la vérité dans les paroles de sœur Cécile ? Je sonde ses admirables yeux posés sur moi comme pour deviner mon impression. Je vois uniquement leur beauté, rien au delà.

— Tu reviendras, un jour d’entre les jours, s’il plaît à Dieu, me dit affectueusement Louinissa. Tu reviendras et la maison sera heureuse.

Sœur Cécile guette ma réponse. Peut-être son orgueil inquiet l’appréhende-t-il un peu. Et je la laisse, doucement souriante et rassurée, parce que j’ai promis de revenir.

 

« Ma chère enfant,

« En réponse aux questions de votre lettre, je ne peux vous dire que ce que nous avons vu. A l’heure actuelle, vous en savez plus que nous touchant notre petite brebis égarée, sinon perdue.

« Lorsque nous accompagnâmes notre bonne Mère Augusta et nos vaillantes sœurs sur le quai d’embarquement, Cécile était au nombre de ces dernières. Nous remarquions son air préoccupé. Elle sursautait quand on lui adressait la parole. Elle pleura, puis son visage revêtit une expression dure que nous ne lui connaissions pas. Nous attribuâmes tout cela au chagrin causé par nos différentes épreuves et à l’émotion du départ. Il y avait foule, beaucoup de personnes ayant tenu à manifester leurs sentiments et leurs sympathies. Lorsque les religieuses montèrent à bord, Cécile n’était pas à côté de sœur Bénigne comme elle en avait l’habitude. Celle-ci s’aperçut de son absence et en fit part à Mère Augusta qui la crut attardée avec nous ; mais nous la cherchâmes en vain. Le départ était imminent ; le commandant accorda quelques minutes, puis le bateau s’éloigna sans que Cécile eût reparu. Nous la cherchâmes encore sans succès et nous reprîmes le chemin du couvent sans nous expliquer la conduite de cette enfant qui s’était toujours montrée parfaite. Nous la trouvâmes enfin dans la grande allée de cyprès du jardin. Elle considérait la mer avec cette expression hostile que nous devions lui revoir souvent. Pressée de questions, elle ne témoigna d’aucun regret, prit un air inspiré, croisa les mains sur sa poitrine de la même façon que la sainte Jeanne d’Arc de notre chapelle et nous répondit qu’un pressentiment, auquel elle ne pouvait pas ne pas obéir, l’avait avertie qu’elle ne devait pas partir. C’est pour éviter de céder à la tentation de suivre malgré tout celles qu’elle aimait d’une tendre affection qu’elle s’était, en hâte, éloignée du port. A partir de ce moment elle changea. Son esprit n’était plus parmi nous et son cœur se détacha de la communauté. Plusieurs fois, nous la découvrîmes causant avec un indigène dans les jardins, un homme d’un certain âge, dont la figure nous déplut. Elle nous dit que c’était un ancien malade du dispensaire qui avait voulu venir la voir. Elle devint péniblement indépendante, ne demandant ni ordres ni conseils à personne. Enfin, elle nous prévint brusquement que Madame S… lui proposait une situation et qu’elle voulait gagner sa vie en attendant des temps meilleurs. Nous ne pouvions pas la retenir. Nous n’avons plus jamais eu de ses nouvelles. Mère Augusta et sœur Bénigne lui ont écrit une fois, mais nous croyons savoir qu’elle ne leur a jamais répondu. Nous prions pour elle. »

Tels furent les renseignements que me fournit l’une des vieilles religieuses du couvent de sœur Cécile.

A l’heure où je savais celle-ci occupée hors du logis, j’allai voir Louinissa. Elle était sans défiance et accueillit facilement mes questions qui affectaient un air indifférent.

— « Une nuit, m’apprit-elle, Kralouk est rentré avec Mâadith. Elle était semblable à une morte ressuscitée. Kralouk m’avait révélé, avant cela, que ma cousine, Mâadith la renégate, travaillait ici chez un officier : mais je ne l’avais pas encore vue. — « Regarde bien cette fille, dit Kralouk : elle voulait mourir. Je lui enseignerai à attendre la permission du Prophète. Et comme c’est ta cousine, donne-lui la part de l’hôte dans la maison. » — J’ai obéi parce que je pensais que Kralouk la désirait et qu’elle deviendrait la seconde ; mais il ne s’est pas approché d’elle ; le cadi n’a point eu cette affaire à conclure et je n’ai point préparé de henné de noces. Mâadith ne peut songer à aucun homme, puisqu’elle affirme que devenir comme les autres femmes la précipiterait dans la géhenne. »

Et je voulais encore un dernier témoignage, le plus difficile à obtenir, mais le plus probant s’il consentait à me le donner, celui de Kralouk.

Dans un carrefour, il y a une mosquée toute petite, près d’un caravansérail modeste. La mosquée est peu fréquentée et le caravansérail n’abrite que deux dromadaires galeux dont on ne voit jamais les maîtres et quelques-uns de ces petits ânes exquis et pitoyables, aux croupes osseuses, cuisses pelées, épaules saignantes, naseaux fendus, queue rase s’agitant contre des essaims de mouches. La porte de la mosquée s’embellit d’une couleur d’émeraude ; son encadrement simule des pierres taillées peintes de brun et de vermillon. Dans la clarté bleuâtre de son patio, tranchent crûment des colonnes vertes et rouges. C’est là que l’Homme au djaouak vient prier, de préférence à tout autre lieu. C’est sur le banc de maçonnerie au seuil de ce sanctuaire que je l’attendis.

En m’apercevant, il s’écria :

— Es-tu la gardienne de la mosquée, ô toi notre sœur ? Parce que je te rencontre, ma prière sera courte, et longue sera la chanson qui dira le bien venu de toi.

Le rusé musicien, subtil comme les gens du Sahara, devinait-il ma préoccupation ? Il parla le premier, prolixe selon son habitude :

— Le dromadaire et l’âne tranquilles sont plus intelligents que l’homme agité et la femme soucieuse. Vois Mâadith ; elle travaille de son cœur et de sa tête comme elle travaillerait de ses pieds et de ses mains si elle devait porter les montagnes dans la mer. Elle est parfois semblable à un mauvais esprit qui prêcherait pour le compte du Lapidé : mais ceux qu’elle prêche ne l’écoutent pas. Il n’y a que trois choses à écouter : la parole du Koran, le djaouak de Kralouk et le cri du printemps. Si Mâadith comprend cela, elle deviendra heureuse. Et ne peut-elle conduire l’aiguille des brodeuses sans tourmenter leur pensée ? Pourquoi se préoccuper du voisin ? Voici des pierres et du soleil ; que chacun s’asseye ou dorme sur sa pierre et soit couché dessous après la mort sans chercher lequel a la plus fraîche ou la plus chaude : elles sont égales de poids sur le tombeau et toutes se soulèveront au jour du jugement. Comment prouver qu’une pierre est préférable à l’autre ? Et il ne faut pas changer de pierre si tu veux continuer à bien dormir. La nuit, Mâadith rêve ; ce sont des songes tristes qui la font pleurer. Je lui ai déjà dit ces choses de la sagesse dans un jardin qui parfumait sa beauté. Elle était vêtue de noir. Un voile s’ouvrait et battait derrière elle comme des ailes de pigeon.

J’insinuai avec négligence :

— C’est à cause de cela qu’elle t’a suivi jusqu’ici, ô le sorcier ?

Il haussa les épaules, puis, avec malice :

— Tu sais qu’elle ne m’a pas suivi : mais sa destinée l’a conduite. Je lui avais dit que je m’en irais à travers la Kabylie, que je retrouverais Louinissa chez son beau-frère, dans les vergers de Tessala, et que nous habiterions Constantine du printemps à l’hiver. Une fois, ici, je l’ai vue dans les pins de Mansourah. Elle conduisait deux enfants ; un officier, le père de ces enfants, regardait la beauté de Mâadith. J’ai guetté jusqu’à ce que je l’aie rencontrée seule et je lui ait dit : — « O Mâadith, sois pour cet homme ou bien reviens parmi ceux de ta race et de ta religion et prends le voile des femmes de bien afin que ce chien ne te regarde plus. » — Elle a tremblé comme les arbres sous le sirocco. Elle s’est enfuie de moi ; mais je suis resté près de la maison à cause de la destinée. Et, dans la nuit, elle est sortie. Elle était pareille à quelqu’un qui va partir en voyage. Je lui ai parlé encore. Elle me considérait avec une grande terreur : même elle me demanda si j’étais un prophète ou un démon. Je lui conseillai de venir dans ma demeure et d’y reposer en paix sur la natte aux côtés de Louinissa ; mais sa terreur fut plus grande et elle courut vers le ravin pour mourir. Je l’ai saisie et jetée à terre : — « Folle qui quitte un péché pour choisir le péché pire ! » — Elle s’est relevée et elle a touché son front. J’ai pris sa main ; alors, elle m’a suivi.

— Dieu te récompense, ô Kralouk.

En l’écoutant, j’avais, avec lui, parcouru plusieurs ruelles. Au détour de l’une d’elles, sœur Cécile s’avança vers nous.

— Veux-tu de la beauté, voici Mâadith, murmura l’Homme au djaouak.

Les yeux de Mâadith-Cécile m’épièrent comme si, à son tour, elle eût pu deviner mon enquête et ses résultats. Je compris qu’elle était en garde, le bouclier de son orgueil levé, prête à l’attaque. Allais-je lui reprocher de ne pas m’avoir avoué la vérité exacte ? Non, pas plus que je n’écrirais à Mère Augusta. Le moment n’était pas venu. J’avais encore trop à apprendre.

Et, dissimulant à mon tour, je m’informai banalement :

— Ma petite sœur, vos élèves vous furent-elles douces aujourd’hui ?

TROISIÈME PARTIE

 

Certaines conversions sont définitives. Elles naissent d’une vision sur le chemin de Damas ou d’une lente évolution personnelle dans une volonté plénière et libre. Elles peuvent procéder de convictions indépendantes, s’accomplir et persister hors du temple ; mais il leur faut une rare qualité de certitude et de résistance.

D’autres sont une moisson, en terre souple et propice, ensemencée par l’exemple. Elles sont plus consenties que voulues, ce qui ne les empêche pas d’être bonnes et de rendre un grain de froment multiplié. Mais elles sont inaptes à vivre d’elles-mêmes et d’elles seules. Elles naissent dans des atmosphères égales et sûres ou possédées de prosélytisme. Elles n’éprouvent ni le désir de réflexion ni le besoin de discussion. Elles croissent à l’abri des vents contraires, sans la nécessité d’acquérir des vertus de combat. Elles représentent un chiffre dont la valeur dépend des autres chiffres constituant le nombre. Si l’atmosphère change, si l’isolement se fait, la conviction vacille puis s’exaspère, se désespère ensuite, hésite enfin, doute parfois, succombe souvent. De telles conversions doivent tout à l’ambiance et ne résistent pas à la solitude.

Hors du couvent, séparée et détachée de ses compagnes, privée d’exemples, influencée par sa race et le nouveau milieu, sœur Cécile était à la dérive. Cependant, elle luttait contre le courant, soit qu’il fût celui d’un torrent hostile et sans merci, soit qu’il coulât imperceptiblement, avec une onde enlaçante, dans la voluptueuse facilité de la vie musulmane. Mais les croyances, dont elle se nourrissait jadis dans une ferveur passionnée, perdaient leur pouvoir absolu. Elle devint moins mystique, puis moins affirmative. Elle renonçait à un apostolat religieux dont elle ne trouvait plus en elle tous éléments de force et de persuasion. Elle avait toujours évité de me parler arabe comme si les précisions ou les métaphores de cette langue, qui peut être la plus concise et la plus enguirlandée, contenaient quelque occulte puissance ennemie de son repos moral : elle s’obstinait à employer le moins possible le langage de ses élèves et à leur faire entendre le français : grief de plus contre elle dans les foyers traditionalistes où on la tolérait par égard pour le talent de Kralouk et à cause du prestige dont il jouissait. Depuis son entrée à l’hôpital des Sœurs Blanches, elle n’avait jamais prononcé un mot de kabyle. Mais le lent travail d’oubli et de recul s’accomplissait insensiblement et invinciblement en elle. Elle n’écrivait pas et ne lisait plus. Un jour, voulant tracer l’adresse d’une lettre pour le musicien, elle ressentit une difficulté à rassembler dans sa mémoire les caractères qui devaient former les noms et à les coordonner sous sa plume. Vers la même époque, jetant les yeux sur un journal, au sujet duquel Kralouk l’interrogeait, elle crut voir des lettres inconnues et ne comprit pas le sens des phrases. Et l’Homme au djaouak se mit à rire silencieusement un soir où, rentrant dans la petite maison, il surprit Mâadith et Louinissa se querellant dans le parler de la montagne.

Les ambitions et les idées de la convertie changèrent d’orientation. Elle venait de découvrir qu’elle deviendrait une personnalité indépendante et vénérée à l’égal d’une sainte si, au lieu de chercher à l’insinuer par la douceur, elle imposait sa doctrine par la violence et les éclats d’une parole enflammée ; mais déjà elle ne déterminait plus si cette doctrine relèverait strictement de la morale et de la foi chrétienne ou serait une manière d’évangile nouveau selon Mâadith-Cécile. Elle savait seulement, dans un orgueil grandissant en proportion de l’adversité, qu’elle voulait être écoutée, dominer ce peuple vers lequel elle se sentait revenir, modifier une ambiance dont elle avait peur encore et dans laquelle elle glissait sans recours. Alors, elle parla arabe pour se faire plus nettement entendre.

Elle entra résolument dans les maisons ; mais le plus souvent, et sans raison apparente, elle garda le silence et ne dit rien du virulent discours dont elle avait rêvé. Elle n’eût pu expliquer pourquoi. Ses plus grandes hardiesses furent de condamner les vieilles coutumes. Cependant, elle ne savait exactement lesquelles proposer pour les remplacer. Elle vécut des heures inactives sur la haute terrasse au-dessus du Rhumel. Kralouk s’attardait près d’elle sous les yeux sans jalousie de Louinissa. Il l’ensorcelait de son djaouak ; celle qui tremblait d’enthousiasme aux sons de l’harmonium de Mère Augusta restait d’une sensibilité profonde et frémissante à toute musique. Il l’enveloppait du réseau de ses contes et de ses bavardages.

— Mâadith, cervelle confuse et visage de lune, écoute ceci. Lorsque je suis né, mon père m’a fait namil en me plaçant une fourmi dans la main. Les gens affirment que cela rend avisé ; mais cela n’est rien pour la félicité. Dans le Sahara, je fus un moula drâa (un homme d’action) ; mais cela n’est rien pour la félicité. Vois cet oiseau noir dont s’écartent les vols de pigeons ; c’est un descendant de Sidi Mohammed le Corbeau. Tu ne connais pas l’histoire de ce saint ? Salah-bey, seigneur de Constantine, le condamna comme imposteur. Le sabre du nègre bourreau trancha sa tête. La tête rebondit, vint se recoller sur le cou et le cadavre, devenant corbeau par miracle et témoignage, s’envola. Il se posa au faîte du palais du bey et les gens ouirent cette malédiction : — « Dieu taille la part du bey dans les supplices ! Que la terre soit rendue égale sur lui ! » — C’est pourquoi Salah-bey mourut étranglé. Mais être bey ou saint ne vaut rien pour la félicité. Pour la félicité, il n’y a que l’amour avec la beauté des femmes. L’amour est pour la perfection de la femme ce que la prière est pour la perfection du croyant. Il faut prier, il faut prier beaucoup.

Mâadith-Cécile ne fronçait plus les sourcils aux allusions hardies de Kralouk. Elle s’efforçait de manifester une suprême indifférence. Elle s’accoudait au mur bas, le regard perdu dans l’abîme, ne pensant à rien ou à des choses encore confuses qui émouvaient l’hérédité de sa chair plus que son esprit dépaysé. Vides de volonté, ses yeux s’en allaient, errant sur la double cité européenne et indigène qui juxtapose les uns aux autres leurs idéals et leurs industries sans les confondre. Cela avait été un bourg antique avant de devenir la ville de Constantin : ville capitale d’un riche et laborieux pays, citadelle imprenable que les zouaves de La Moricière prirent cependant, aire d’aigle ou repaire de petits rapaces, rassemblement dense et actif de toutes les traditions et de tous les sentiments précurseurs, caravansérail de races et d’individus. Au-delà s’étendait en âpres paysages la Numidie montagneuse, dont la pierre et le roc portaient la cité vers le ciel, dont le torrent formidable la défendait contre le viol de l’étranger. Pour la faire accessible, les Français, amis de tous les hommes, avaient jeté des ponts sur l’abîme, comme des bras tendus d’un élan de bienvenue. Là était passé Massinissa, le roi Berbère qui montait les étalons sans selle et qui, mourant à quatre-vingt-dix ans, réjouissait ses derniers instants aux balbutiements de son fils dernier-né. Là, Jugurtha avait assassiné son compétiteur et cousin et tenu victorieusement campagne contre les Romains desquels il apprenait l’art de résister et de vaincre. Là, l’empereur Constantin apporta l’Évangile et la Croix. Des Byzantins, des Arabes, des Turcs, avaient respiré cette atmosphère que respirait la Kabyle et songé devant les pentes nobles du djebel Ouach, le moutonnement des collines lourdes de céréales, les lignes bleuissantes des sommets lointains. Mais les grands maîtres et les plus anciens possesseurs de ces roches grises et de ces terres rouges avaient été les Berbères, ancêtres de Mâadith. Venus dans un exode initial dont on fixait mal le point de départ et les causes, ils régnèrent les premiers d’entre tous, orgueilleux, têtus et pourtant versatiles suivant ce qui pouvait servir leur orgueil, race dure, audacieuse et fière !…

Est-ce à cause de la douceur de la lumière sur la haute terrasse, à cause des contes ou du djaouak de Kralouk ? Mâadith-Cécile ressent avec joie la jeunesse et la vigoureuse santé de son corps. Après avoir vécu pieusement contemplative ou exaltée de forces qui ne se définissaient point, elle prend conscience de ces forces dans leur énergique simplicité ; la vie lui apparaît meilleure, plus tangible et plus vaste. Elle a la confuse impression d’un seul geste à faire pour saisir un univers délicieux et se reposer sur son cœur. Une route s’ouvre devant elle, merveilleusement envahie de sensations et de bonheurs inconnus. Elle s’élance comme sur une voie triomphale. Elle prend ces bonheurs comme des visages entre les paumes de ses petites mains et baise leur bouche de douleur ou de plaisir…

Elle haletait, sans discerner de quel émoi profond, et elle disait :

— Je te prie, ô mon cousin, cesse de parler et de jouer. Il y a un sortilège entre nous.

Et l’Homme au djaouak répliquait, dans un sourire de sa bouche spirituelle et sensible :

— Il n’y a que la sagesse et la vérité, ô Mâadith.

 

L’allégresse du matin chantait dans les herbes vivaces. Les fleurs des asphodèles s’élançaient en gestes d’offrande. Les cris des femmes glissant sur les pierres du sentier abrupt avaient des chants d’oiseaux pour réplique. Les anneaux des chevilles tintaient fort sur les cailloux. Les voiles sentaient bon l’anis, la rose et la cannelle.

Mâadith-Cécile, Louinissa, les filles de Bouhadad et d’autres, descendaient vers les piscines et les eaux chaudes de M’cid. Au bas de la pente raide, le sentier cessa sous des arbres poudrés de rosée par le tiède rejaillissement des eaux. D’un pli de la « ferachia » blanche, qui enveloppait et voilait son vieux corps aussi jalousement que celui d’une jeune femme, Lella Rouhoum tira une poule noire. Louinissa effila un couteau sur une pierre. La poule criait dans un battement éperdu de ses ailes aux reflets bleuâtres. Louinissa lui trancha la gorge. C’était un sacrifice pour préserver les femmes des esprits qui les rendent inquiètes, et Louinissa, complice bénévole des vieilles coutumes conservatrices, le consacrait surtout à Mâadith.

— Comme elles croient à ces sorcelleries ! songeait la convertie. — Mais ces sortes de gestes de Lella Rouhoum, qui se posaient en adversaires méprisants et sûrs de son influence chrétienne, ne l’humiliaient plus comme auparavant.

Elle se mit à comparer. Les musulmanes croyaient aux poules noires comme les catholiques aux cierges allumés sur les tombes ou devant les chapelles. Le sacrifice pouvait avoir la valeur d’un ex-voto. Les scapulaires islamiques ne différaient des scapulaires chrétiens que par la formule : le principe restait le même.

Une phrase de Kralouk chanta dans la tête de Mâadith : «  — Qu’elles jaillissent de l’argile ou du rocher, toutes les sources appartiennent à la terre et Dieu l’Unique peut seul les rendre abondantes ou les tarir. » — « Mais certaines se perdent stérilement dans le sable, alléguait sœur Cécile : tandis que la véritable source de foi et de vie féconde et vivifie les vergers. » — « Ignorante et obstinée ! là où tu penses que l’eau se perd stérile, elle est secrètement laborieuse sous le sol et c’est par elle que les miraculeux pâturages sahariens, les « djelfs », verdissent pour les troupeaux nomades. »

Elle se détacha des femmes, qu’elle suivait pour éviter le tête-à-tête avec Kralouk dont elle subissait de plus en plus le pouvoir de domination étrange et volontaire. Dans l’influence du musicien sur elle, la façon dont son esprit se préoccupait de lui depuis leur première rencontre, il y avait de l’envoûtement. Elle chemina le long du sentier qui surplombait le vallon creux aux fraîcheurs nuancées où se décomposaient tous les tons de l’émeraude. Entre les jardins des maraîchers indigènes, le cours du torrent sinuait. Les roches déclives se veloutaient d’une végétation fragile. Le soleil s’élevait parmi l’encens des lavandes sauvages.

Elle atteignit la cascade et s’assit face aux voûtes du ravin, ce Rhumel magnifique. Hors de sa vue, dans la tiède piscine et sous les frênes pleureurs, retentissaient les bruits joyeux des femmes au bain, des rires puérils et des mots de courroux enfantin mêlés au clapotis des mains sur l’eau souple. Elles se baignaient nues, simples et licencieuses, avec des gestes et des sentiments hérités des antiques. Un reflet de l’éducation du couvent empêchait Cécile de se joindre à elles. Elle avait souhaité leur apprendre la pudeur ; mais elle n’était pas écoutée. Ce peuple féminin l’effrayait. Elle sentait ce qu’il puisait de force dans l’habitude et sa soumission indéfectible à la coutume ancestrale. Elle ne s’avouait pas encore que l’ambiance agissait sur elle en menace et en tentation. Sœur Cécile luttait encore contre ce que Mâadith portait de mémoire et de désirs ataviques. Elle savait qu’en cessant de se présenter sous les espèces de sa conversion elle abolirait la défiance dressée contre ses actions et ses paroles ; mais cette nouvelle apostasie n’empêcherait pas le dédain inévitable des citadines et des filles de race arabe pour la Berbère, la « djebelia », — la montagnarde, qui, même en agissant et en croyant comme elles, serait toujours considérée tel un être d’essence grossière, fait pour la lutte et les travaux, non pour l’influence et la souveraineté. Cécile, qui avait plus d’orgueil religieux que d’humilité, puis Mâadith et sa fierté kabyle, souffraient de cela, tandis que Louinissa souriait, indifférente et accoutumée aux rôles subalternes.

— Certainement, Louinissa descend de quelque mercenaire ; mais moi, je descends des rois, concluait Mâadith.

En visage de roc à chevelure d’herbes rares, le Rhumel offrait sa morne beauté. Des arcades massives s’ouvraient dans sa face aride, bouches obscures où passe le grondement des échos. Les souffles, qui circulaient dans leur ombre humide et chaude, avaient le goût du sommeil et de la mort. La rivière, qui éventra la montagne dans un torrentueux élan, en changeant brusquement de niveau créait les cascades de M’cid. Les battements d’ailes et le roucoulement des pigeons sauvages s’unissaient au bruit de la chute des eaux, s’amplifiaient en rumeur digne du formidable décor.

Sœur Cécile eut un frisson intérieur dans sa solitude. Oppressée par la grandeur des choses environnantes, elle se souvint du tendre refuge que lui avaient été sœur Bénigne et Mère Augusta.

Soudain, avec intensité, elle se remémorait toute cette phase de sa vie durant laquelle elle s’était montrée, pour les yeux purs et inquiets qui l’environnaient, si illogique, incohérente, avec d’inattendus sursauts de bête mal apprivoisée qui veut se reprendre, s’arracher, s’enfuir n’importe où. La surprise de la laïcisation l’avait d’abord accablée ; puis elle avait retrouvé une sorte d’inconsciente sérénité parce que ce n’était pas à elle de prévoir, de chercher à parer à la détresse immédiate ni de prendre aucune décision. Elle se fiait aux supérieures desquelles le mot d’ordre viendrait ; elle n’aurait plus qu’à obéir simplement selon la règle… Sœur Cécile revivait des impressions d’alors qu’elle retrouvait endormies dans sa mémoire… C’étaient les jours pleins de l’appréhension et de la perspective d’un départ en exil avec la plupart des membres de la communauté… Mais c’était surtout cette heure matinale, qu’elle avait choisie pour dire adieu aux roses du jardin, au parfum des cyprès, à la courbe bleue de l’horizon marin qui virent grandir et s’exalter sa foi, qui enchantèrent le mysticisme et la chasteté de sa vie rachetée… Et, dans ce lieu même, Kralouk surgissait brusquement devant elle. Lui, le porteur et le chercheur de nouvelles, savait quel jour devait être celui du départ des religieuses, sœurs et gardiennes de Mâadith-Cécile. Il prononça des mots, lentement. A l’oreille et dans la mémoire réveillée de celle qui les entendit comme malgré elle, ces mots retentirent à la manière des appels de bergers dans la brousse :

— « O Mâadith, tu ne partiras pas. Tu ne partiras pas, car tu es marquée pour ce pays-ci. Les gens des contrées d’au-delà la mer, en regardant ton front, s’écrieraient : — « Quelle est donc cette créature que nous ne pouvons reconnaître ? » — Ils se détourneraient de toi et tu marcherais au côté gauche jusqu’à la mort, et ton agonie serait semblable à dix-mille supplices, car les esprits de ta terre natale n’aideraient pas ton âme à te quitter sans te faire de mal. »

Elle avait pâli, elle s’était défendue par un grand signe de croix, afin d’échapper au maléfice des images évoquées… Subitement, Kralouk disparut, bondissant par-dessus la muraille basse, clôture du pieux jardin ; mais son djaouak se mit à roucouler avec un gémissement qui priait et qui ordonnait, qui menaçait et qui appelait, un gémissement qui avait envahi les buissons de roses, le dur et austère feuillage des cyprès et qui semblait venir de partout à la fois.

D’une allure hésitante et cassée, les jambes molles, la tête lourde et les yeux troubles, la petite novice était rentrée dans le couvent. Oh ! le sortilège ! elle avait eu l’impression de ne plus discerner les images, les êtres ni les lieux familiers. Son cœur tremblait dans sa poitrine. Elle n’entendait plus les voix des religieuses ; elle entendait l’inoubliable accent de Kralouk…

Elle se réfugia dans la chapelle. C’était un sanctuaire d’adoration toute féminine et de culte aux expressions candides jusqu’à redevenir ou paraître enfantines. Les petits autels s’encombraient de dentelles médiocres et de nappes naïvement brodées, de fleurs artificielles et de guirlandes. Une infinité de cierges, pleurant de lourdes larmes blanches, ce jour-là étoilaient le clair-obscur. Une foi intime et victorieuse, une crédulité sans prix, habitaient la douceur de cette retraite. Sœur Cécile avait prié, agenouillée sur le sol, prosternée de tout son être. Elle formulait tour à tour les paroles de chaque prière : mais elle les découvrait vides de sens et ce fut comme si elle les prononçait dans une langue étrangère qu’elle ne comprenait pas. Elle les redit à voix haute pour que ce bruit étouffât le murmure imprévu qui montait contre elles des profondeurs de son cœur humain ; mais elle perçut le roucoulement obsédant du djaouak de Kralouk et elle n’entendit plus que cela…

Elle sortit de la chapelle, pleine d’épouvante, enveloppée de ténèbres et d’un mystère dont elle ne pressentait pas encore le pouvoir ; mais elle savait déjà, dans son âme, qu’elle ne consentait plus à partir et qu’elle ne partirait pas…

Elle revoyait le commencement de l’exode de ses compagnes, les adieux au couvent, à quelques vieilles religieuses qui pouvaient y demeurer, les voitures de louage dévalant les routes et les boulevards en pente jusqu’au môle où s’amarrait le paquebot… Il y avait une foule, des amis, des curieux, des désœuvrés, des habitués du départ des navires. Sœur Cécile, tout à coup, se détourna du groupe des partantes, glissa dans la houle vivante des quais, prit la fuite, se retrouva miraculeusement dans le jardin des cyprès… Et Kralouk fut encore devant elle. Alors, elle se fit hautaine et le chassa, un peu surprise qu’il obéît. Cependant, il lui avait dit ce qu’il comptait faire dans le temps qui devait suivre et quelle serait la ville qu’il habiterait. Elle croyait ne pas l’avoir écouté, mais elle se rappela plus tard toutes ses paroles…

Seule, elle avait fixé la mer, avidement. Elle vit le paquebot disparaître au large de la baie, et, spontanément, elle sentit qu’elle était une créature nouvelle. Un esprit de souveraineté balayait les derniers vestiges de son esprit de zèle et d’obéissance. Elle releva sa tête si doucement inclinée, si passionnément soumise. Mère Augusta disparue, toute loi disparaissait avec elle et les visages de vieillesse et d’austérité qui restaient dans la communauté faisaient s’évanouir ce charme qui captait la sensibilité de Mâadith-Cécile. Elle ne vit plus que laideur et rêva l’évasion…

Elle avait sollicité de Madame S… un moyen de vivre à Constantine. Elle ne savait pas bien si c’était parce que ce Kralouk, mari de sa cousine Louinissa, lui avait dit qu’il y habiterait…

Le soleil éclaira une paroi de rocher et encadra de lumière l’ouverture d’une grotte, celle qu’on disait avoir été le gîte de l’Homme sauvage, un être dont nul n’avait su le véritable nom, qui ne parlait jamais, se nourrissait d’herbes, et, aux heures consacrées, priait tourné vers la Mekke ; c’est ce qu’affirmaient les gens. Un hiver, les eaux du torrent l’avaient noyé.

Au fond de la caverne, une voix connue chanta et le djaouak de Kralouk sollicita les échos du Rhumel. Mâadith-Cécile tressaillit en joignant les mains. Bientôt, le musicien apparut, sortant de la grotte. Il tenait à la main ses sandales jaunes et venait droit à la solitaire, de pierre en pierre, traversant le courant au bord de la cascade. Il mouillait à peine ses pieds nus. Dans la vive lumière, il semblait marcher miraculeusement sur les eaux. Il aborda sur le sentier.

— Tu n’es pas avec les femmes, ô Mâadith la tourmentée ? Je voulais leur faire entendre de loin la chanson du djaouak, mais je préfère rester près de toi et je te conterai l’histoire de Lella Cheurfa. Écoute : — « A la saison où les cigognes cherchent des grenouilles dans les marais, Lella Cheurfa, la vieille derouïcha, allait de campements en campements. Dans la forêt, elle cueillit du chèvrefeuille blanc, jaune et rouge, des arbouses et des baies de myrte. Elle enfila les baies sur un brin d’alfa et en fit un collier. Elle donna le chèvrefeuille à un aveugle rencontré sur sa route : — « Échange ces fleurs contre du pain et nourris-toi, dit-elle. » — « Elle donna les arbouses à un enfant en répétant : «  — Nourris-toi. » — Elle traversa un champ où une jeune fille gardait des chèvres et lui donna le collier : — « Nourris-toi. » — Et la jeune fille devint folle à cause de l’odeur du myrte. Un homme qui passa ne continua pas son chemin… » — Mâadith, quelle derouïcha te donnera le collier de myrte ?

— Tais-toi, mon cousin, tu m’offenses et c’est mal agir.

— Tu as raison. Ne prétendrais-tu pas devenir « derouïcha » toi-même ?

Devenir derouïcha ? En vérité, c’était une autre manière de dominer la foule ; mais au sein de l’indigence et d’une foi purement islamique. Mâadith-Cécile éprouvait un vertige à cause de ses souvenirs et de la présence de Kralouk. Il lui sembla que l’eau du torrent entraînait tout son être à la suite de son regard et la précipitait avec la cascade. Elle se releva et s’enfuit pareille à une bête épouvantée. Le long du sentier, le djaouak roucoulait éperdument.

 

Il y avait autrefois, dans Constantine arabe et turque, une mosquée parfaitement belle, somptueuse de couleur et de sculptures, riche de marbres et de bois précieux. Son sanctuaire, embaumé de benjoin, abritait une foi farouche et une poésie magnifique. Des nattes blondes s’étendaient sur la fraîcheur des faïences du sol. La chaire se profilait dans le clair-obscur avec élégance, piédestal pour ceux dont la parole éloquente exaltait le théisme de l’Islam. Le cintre du mihrab encadrait souverainement le geste rituel des mains ouvertes pour la prière koranique.

La France conquérante, afin de châtier le peuple et la ville sanglante d’alors, prit la mosquée, la désaffecta, en fit une cathédrale. Dans ce sanctuaire, le passé et le présent se combattent, avec l’hostilité flagrante et implacable des choses. Les statues des saints sont mal à l’aise contre les murailles faites pour rester vides. Les ex-voto offensent les colonnes. Le mihrab inutilisé défie l’encombrement des autels. Les délicates faïences s’émiettent au heurt des chaises et des bancs. Les prières latines s’accrochent aux arabesques du stuc. Cela rend cette église déconcertante, et lui compose une atmosphère qui trouble et inquiète plus qu’elle ne rassure et apaise.

Mâadith-Cécile allait souvent à la cathédrale. Elle appréhendait, puis elle redouta, la double impression qui s’en dégageait, les comparaisons qui s’y imposaient à son esprit ne sachant plus où se fixer et dont les réflexes violents la poussaient vers l’excès des conclusions. Les premiers temps, elle suivait les offices par pieuse fidélité à son devoir religieux. Elle y conduisait les deux enfants dont elle était la gouvernante. Lorsqu’elle devint la commensale du logis de Kralouk et de Louinissa, elle fréquenta l’église davantage encore. C’était pour échapper à l’influence dissolvante du logis, hospitalier, mais bizarre, où Louinissa régnait comme une figure de la Tradition, dans l’heureux et inconscient esclavage, la perpétuation du rite primitif. C’était pour s’arracher à l’ambiance et se purifier des parfums de la cité arabe où l’Homme au djaouak s’offrait tel un prêtre de la Volupté, du seul plaisir humain, qu’il chantait et exaltait sous toutes ses formes. C’était aussi par orgueil, pour s’affirmer et témoigner à autrui qu’elle ne cessait pas de posséder la vérité, pour défier l’hostilité de Lella Rouhoum et de ses pareilles. Alors, sous les gestes de l’officiant, prosternée sur les carreaux de faïence, sœur Cécile s’écrasait repentante, s’humiliait frénétiquement, croyait raffermir ainsi ce qui vacillait en elle au souffle de l’Islam charnel.

Brusquement, elle renonça à la confession, dont elle avait usé de plus en plus rarement. Elle ressentit la fatigue et l’impuissance de s’analyser pour pouvoir décharger toute sa conscience ; et ses demi-aveux, ses confidences sans sincérité, où le confesseur discernait les réticences, ne lui valaient pas l’allègement de l’absolution. Son éloignement du confessionnal devint une sorte de répulsion.

Aujourd’hui, Mâadith-Cécile s’est précipitée dans la cathédrale, comme se jette dans un port une barque lassée de tempêtes. Elle ne prie point ; elle se repose et elle échappe à Kralouk qui la hante à la manière d’un mauvais génie. Elle se sent une proie qu’il guette avec une redoutable patience, et elle dépend de lui matériellement. Où irait-elle pour trouver le pain quotidien ? Chez des Européens ? Elle sait déjà qu’elle fut obligée de s’en séparer. Elle sait qu’elle inspirait aux uns de la méfiance parce que religieuse laïcisée, aux autres un peu de mépris à cause de son origine. Que croiraient-ils et que penseraient-ils maintenant de ce qu’elle pourrait leur livrer concernant son étrange et complexe histoire depuis l’abandon du couvent ? Implorerait-elle le pardon de Mère Augusta et tenterait-elle de la rejoindre ? Il déplaisait à sa fierté de jouer ce rôle d’enfant prodigue. En réalité, il lui semblait que la supérieure avait disparu de ce monde et elle n’en éprouvait pas de regret. Ce qu’elle a essayé d’un vague apostolat et comme moyen de salut a épuisé la tolérance des foyers arabes qui l’accueillaient. Et voici qu’aujourd’hui, ayant frappé selon sa coutume à la porte de Bouhadad, la négresse portière lui a dit qu’il était inutile d’entrer, que les femmes se trouvaient au hammam. Elle insistait, surprise, lorsque la voix de l’aïeule cria, du fond de la cour inviolable : — « Empoisonneuse et folle, cache ta face ! La mouche qui harcelait les brebis ne rencontrera plus le troupeau et les oreilles seront à l’abri de la langue dangereuse ! » — Dans un autre logis, son élève implora : «  — Par Allah ! ne reviens plus. Je ne sais quelles choses ont rendu mon mari fou à cause de toi ; il ne peut même supporter d’entendre ton nom et s’il te savait encore ici, il me frapperait jusqu’à la mort. » — Enfin, tout à l’heure, le visage sombre, la voix confuse, Louinissa a balbutié : — « O Mâadith, les filles de Lafsi ne veulent plus broder avec toi. Pour les femmes des Smadja, leurs pères et leurs maris ont fait des échanges de blé et d’argent avec les gens du Sud : ils deviennent riches, les femmes ne doivent pas travailler. » — « Est-ce toute la raison ? » interrogeait la missionnaire. Louinissa hésitait, puis, bravement : — « Tu parles trop, ma fille, tu parles trop sur des choses inutiles ou défendues ! »

Il a suffi d’une seule famille musulmane, décidée à la bannir, pour que l’exemple soit immédiatement suivi, sans aucune exception, dans la ville indigène : cela d’autant mieux que Mâadith-Cécile représente un élément d’inquiétude contre lequel l’inimitié va grandissant. On la châtie, par cette sorte d’excommunication, d’avoir troublé l’eau où s’abreuve le cœur islamique. Dans la citerne des maisons fermées, elle essaya de projeter un rayon de lumière qui surprenait fâcheusement la somnolence satisfaite de l’inertie, et, jaloux de leur repos, les maîtres de la citerne disent : — « Assez. Nous ne permettrons point que tu changes le goût de notre breuvage. »

Sœur Cécile s’enfonçait dans la déception : mais elle oublia de se signer quand Kralouk, mystérieusement joyeux, prononça :

— Vraiment, il est bon que Mâadith devienne enfin une femme, maîtresse de la paresse comme de la beauté. Puisse bientôt l’amour mettre des colliers autour de son cou !

Que fera-t-elle maintenant ? Elle peut être garde-malade encore, passer des nuits au chevet de gens difficiles ou moribonds : mais pour cela aussi, on se fie moins à elle qu’à une infirmière européenne ou à quelque religieuse de saint Vincent de Paul. On hésite à aller la chercher au fond de la cité indigène. On lui demande si rarement ses services, la rémunération est si minime, et sa jeunesse, et la séduction de son visage lui créent tant de difficultés et d’ennuis, de suspicion ou d’offenses, que ce dévouement-là ne lui permettra pas de vivre.

— Je suis à la merci de Kralouk et de Louinissa, murmure-t-elle. S’ils me chassaient de leur maison ou si je les quittais, je devrais mourir.

Mais elle sait qu’elle n’aura ni le courage ni le désir de se donner la mort.

Mâadith-Cécile se rappelle qu’elle est dans le temple du Dieu de toutes les miséricordes, de tous les secours et de toutes les pitiés. Dans une silhouette inclinée devant l’autel de la Vierge, elle retrouve une ressemblance de sœur Bénigne. Mais un sortilège est dans son esprit qui transpose sa vision ; la ressemblance de la religieuse semble se préciser soudain avec les contours de Louinissa priant sur la haute terrasse de sa petite maison, au tintement barbare de ses lourds bijoux.

Sœur Cécile veut se défendre. Elle fixe la statue sainte ; elle l’adjure de la délivrer d’un envoûtement maudit. Elle formule les mots touchants et sacrés des litanies à l’Immaculée, et, dans sa tête, ce sont les litanies de Kralouk à la beauté qui chantent :

Les roses s’épanouissent sur ses joues,
ses lèvres sourient.
Salut, bonheur des bonheurs !
que ta joie soit éternelle !
Nulle splendeur ne t’égale, ô âme des âmes,
toi dont le nom est illustre,
étoile du matin !
Ton visage est semblable à la pleine lune resplendissante.
Je n’ai pas vu ton égale dans la création,
ô rameau tendre !
Salut, bonheur des bonheurs !
que ta joie soit éternelle !
Un grain de beauté est sur ta joue,
Tes cils sont comme la nuit ourdissant ses ténèbres.
Tu fais rompre le jeûne et la trêve du plaisir.
Salut, bonheur des bonheurs !
que ta joie soit éternelle !

 

Sœur Cécile sortit de l’église aussi hâtivement qu’elle y était entrée. Elle ne réagissait plus. Elle allait sans réfléchir, puisque ses misérables réflexions ne résolvaient rien, vers des lendemains dont elle ne prévoyait ni la valeur des maux ni la qualité des bienfaits. Si elle avait pu se dispenser d’accepter l’hospitalité de ses hôtes, peut-être se serait-elle exorcisée de Kralouk et de l’obsédante tentation de goûter la vie, comme les autres. Mais, échappée à la communauté, elle se sentait incapable d’exister seule ; la petite chèvre, créée pour le troupeau, redoutait la solitude à l’égal de la mort.

Elle suivit une rue encombrée, traversa le Rhumel sur la passerelle de Sidi-Rached et s’assit sous les pins du Mansourah. Une lassitude sans amertume, étrangement langoureuse, l’envahissait. Elle s’abandonnait. Qu’elle était donc différente de cette sœur Cécile qui, il y avait peu de mois encore, s’asseyait à cette même place avec deux enfants français auxquels elle faisait réciter leur catéchisme. Pourquoi restait-elle si jolie dans sa rigide robe brune, sous son chapeau de pensionnaire ?…

Entre les pins, elle apercevait une grille où croulaient des cascades de roses et les murs blancs de la villa qu’elle avait habitée. Elle y arriva un soir, ahurie du long voyage, apeurée par l’inconnu, troublée de souvenirs et d’appréhensions, gênée par ce costume inaccoutumé que la prévoyante Madame S… lui avait fait endosser. L’ordonnance l’introduisait dans le salon, une pièce charmante et familière où les enfants s’ébattaient autour des parents, la mère, gracieuse et fragile devant le piano, dont ses doigts caressaient le clavier, le père fumant une cigarette, étendu sur un divan. Il prenait une pose correcte et saluait l’arrivante, tandis que la jeune femme, déconcertée par la jeunesse et la tenue de la novice, disait d’un peu loin :

— C’est vous, ma sœ…, Mademoiselle ?

Il avait été convenu qu’on l’appellerait mademoiselle Cécile. Et, dès le premier instant, elle fut offensée par le regard de suspicion et de déception que la femme attacha sur elle et par le regard de surprise séduite dont l’homme la suivait. Les enfants étaient câlins et doux, mais espiègles. Ils répétaient des mots surpris entre leurs parents ou exprimaient des idées personnelles. Le tatouage de leur gouvernante les déconcertait.

— Si vous vous laviez bien fort, est-ce que cela ne partirait pas, mademoiselle ?

— Les Arabes ne sont jamais chrétiens ; si vous êtes arabe pourquoi venez-vous à l’église ?

— Mademoiselle, puisque vous étiez religieuse, c’est pour pouvoir vous marier que vous ne l’êtes plus ? On a dit que vous finiriez avec un Bédouin ? Qu’est-ce que c’est, « finir avec un Bédouin ? »

Propos d’enfant qui avaient d’abord indigné plus que peiné sœur Cécile, qu’elle s’efforçait d’expliquer pour en combattre sinon en détruire les tendances, puis qui l’obsédèrent et épuisèrent sa bonne volonté. Elle le sentait trop ; elle était en marge et resterait en marge, paria de deux races, la sienne à cause de son reniement, et celle de l’adoption à cause de son origine. Ses gestes inspiraient l’étonnement et la défiance. Kralouk l’avait prophétisé ; elle marchait au côté gauche, dans le malheur et dans l’isolement. Alors, elle éprouva un ressentiment profond contre Mère Augusta, sœur Bénigne et toutes les religieuses ; puis elle les effaça de sa mémoire, mieux que sœur Cécile ne l’avait fait de Mâadith. Elle se rendait compte qu’on était bon et correct vis-à-vis d’elle ; mais qu’on ne l’adoptait pas parce qu’elle n’appartenait pas à la même espèce humaine. On la blessait constamment. Devant les expressions de ferveur et de piété qu’elle conservait, on ne raillait pas, mais on souriait avec indulgence, trouvant la chose jolie sans lui faire crédit de gravité ni de profondeur. Pourquoi était-elle une si particulière exception ? Pourquoi était-elle une indigène marquée d’un tatouage au front, dont on ne prenait guère la conversion au sérieux, dont on supputait toutes les chances de retour aux sentiments héréditaires ? Et c’est de tout cela que provenait l’attitude presque involontaire, irréfléchie plus que coupable, de l’homme qui, père et mari parfait selon la morale mondaine, se permettait d’exprimer des yeux et de la voix le désir que provoquait en lui la beauté de Mâadith-Cécile.

Kralouk s’en était aperçu quand elle-même éprouvait déjà une révolte sauvage, suivie d’une impression de malaise et de faiblesse désespérée. Le reproche de Kralouk l’atteignit comme un avertissement. Elle ne put que s’enfuir dans la nuit, sans savoir où, possédée d’épouvante. Kralouk était encore là… Elle voulait le fuir lui aussi et, tout à coup, elle comprenait qu’elle était perdue sur la vaste terre, qu’il n’y avait point de salut possible puisque son couvent n’existait plus pour elle, puisque les situations honorables qu’on lui procurerait de nouveau ressembleraient à celle dont elle se sauvait…

Le torrent roulait en sanglotant sur les rochers au fond des abîmes du Rhumel… Elle s’élança pour arracher sœur Cécile à la perdition terrestre en la précipitant dans l’anéantissement…

Soudain, Mâadith-Cécile s’attendrissait. C’étaient la voix et la main de Kralouk qui l’empêchèrent de commettre l’impardonnable faute. Alors, elle l’avait suivi, se laissant emporter plutôt, la tête vide et les jambes fauchées, accrochée comme à une épave à cette figure de sa destinée. Louinissa accueillait tendrement la naufragée… Et Mâadith découvre qu’elle doit à ce couple plus de gratitude qu’à nul autre en ce monde, sauf, peut-être aux Sœurs Blanches qui la délivrèrent du servage et de l’aveugle Amar.

Des gens passent, des Arabes. Ils regardent cette créature solitaire au vêtement trop modeste, au visage d’amour. Ils échangent des paroles hardies, des réflexions audacieuses, dans une langue qu’elle comprend. Une flamme court sur sa face, ses paupières se ferment. Elle ne répond pas : elle reste immobile, mais son cœur palpite et ce n’est pas que de crainte ou d’indignation. Les passants s’éloignent indécis.

Des gamins vagabonds se sont approchés. Parce qu’elle ne les chasse point, ils se couchent à ses pieds. Ils la contemplent, car les enfants d’Allah sont les plus sensibles à la beauté des femmes. Ils distinguent le signe tatoué sur le front lisse et étroit. Ils s’exclament, joyeux, l’appelant leur sœur. Et elle leur sourit, et elle bavarde comme le fit autrefois Mâadith, l’enfant kabyle. Avec des joncs cueillis près des eaux du torrent, ils tressent une ceinture et exigent que leur nouvelle amie en ceigne sa taille dont la raideur gauche les amuse.

— Pourquoi portes-tu le corset des Françaises ? demandent-ils. Cela n’est bon que pour les grosses Juives ; mais toi, tu serais comme les roseaux de M’cid si tu enlevais cette chose. Et mets un foulard en soie sur tes cheveux. En te voyant, les gens diront : « Voici la lune qui marche sur la terre. »

Mâadith songe que son frère Ouali dut être comme ces gamins dont quelques-uns, fils de Kabyles pauvres et industrieux, portent la boîte à cirer et guettent les chaussures ayant besoin de leurs brosses. Qu’est devenu Ouali ? Est-il riche, marié, dans la montagne, dans le Tell ou près des côtes ? Mais nul ne l’a revu de ceux qui le connurent. Sans doute s’est-il engagé comme tant d’autres dans la troupe des tirailleurs presque anonymes…

Les paroles des enfants sont comme un présage ; Mâadith entrevoit la couleur du foulard de soie qu’elle mettra sur ses cheveux. Tout à coup son cœur crève de douleur, un frisson d’angoisse la secoue encore : les larmes jaillissent de ses yeux terrifiés. Elle regarde droit devant elle, hallucinée, et elle voit un fantôme, sœur Cécile, qui, du haut de la passerelle de Sidi-Rached, se précipite dans l’abîme. Elle voit nettement ce double d’elle-même, cette forme qui lui est si familière et qui tournoie lamentablement avant de disparaître. Elle n’a pas un geste pour la retenir. Cela aussi, ce soir, est une chose écrite parmi les décrets du destin. Sœur Cécile ne reparaîtra plus jamais.

Et Mâadith pleure parce que sœur Cécile vient de mourir…

Ses larmes cessent. Un grand apaisement et un vivifiant orgueil leur succèdent, épanouis telles des fleurs à la faveur d’un orage.

Mâadith regarde la ville avec un cœur paisible et la tête libre. Elle se sent comme libérée d’une présence réprobatrice, qui était l’ombre même de son corps et l’éternel écho de sa pensée. Elle monte allègrement l’escalier de la maison de Kralouk.

Sur l’étroite terrasse où il pleut déjà des étoiles, où, tout à l’heure, l’Homme au djaouak étendra sa natte pour dormir la nuit d’été sous le ciel libre, on attend le retour de Mâadith. Le kanoun d’argile, plein de braises, réchauffe la marmite pansue où la plus savante alchimie culinaire confond pour des fins savoureuses les verts poivrons et le rouge piment, la viande de mouton, les communs légumes et les abricots secs. Louinissa, la pacifique et l’heureuse, surveille le mets substantiel du repas. La galette, patiemment pétrie par les mains adroites de la bonne hôtesse et cuite à la flamme, reste fumante aux plis d’un châle de laine rouge, sur le large plat creusé dans un tronc d’olivier. Nerveusement, sifflotant un refrain favori ou le fredonnant d’une voix de tête qui traîne en plainte éloignée et douce, le musicien guette le rythme des pas et l’apparition de l’attendue. La voici.

— Bienvenue, ô lune tardive, dit Kralouk. Tu as tort d’être dehors à cette heure. Allah permet aux djenoun de la mauvaise aventure d’errer dans les rues et dans les chemins dès le coucher du soleil.

Il l’observe, le front plissé, le regard glissant.

— Tu as raison, mon cousin, répond-elle ; mais j’ai voulu promener loin ma tristesse et mon tourment afin de les perdre et de ne pas les ramener dans ta maison.

Il tressaille imperceptiblement ; ses yeux verdâtres luisent aigus entre les paupières mi-closes.

— As-tu réussi, ô fille de bonne volonté ? Et qu’en as-tu fait pour être certaine de ne pas les retrouver ?

— Je les ai jetés dans le Rhumel !

Elle crie cela d’un accent de délivrance. Ses narines frémissent, les boucles de ses cheveux tremblent au souffle du soir et son visage est resplendissant.

Les traits de Kralouk s’altèrent. Il exhale un soupir profond. Il enveloppe Mâadith d’un regard infini, puis ferme les yeux. Et la chèvre kabyle assise tout contre Louinissa se laisse bercer par les tendres bras et caresser par les doigts bagués d’argent…

Cette nuit-là le djaouak de Kralouk ne dormit point dans sa gaine de cuir filali. Il tint les pigeons sauvages réveillés aux creux des roches. Il enchanta les rudes échos du gouffre, qui gardait l’ombre de sœur Cécile sacrifiée pour délivrer Mâadith des tristes pensers. Les gens qui l’entendirent affirmèrent qu’il était possédé d’un esprit divin.

 

Kralouk ne s’endormit qu’après la prière de l’aube et s’éveilla pour saluer le soleil matinal en même temps qu’une autre merveille. Le voile de la porte soulevé laissait apercevoir Mâadith debout, les lèvres entr’ouvertes d’un sourire à la fois timide et hardi.

Elle avait quitté sa robe de bure baleinée et sombre, qui lui faisait un corps de poupée rigide. Elle était vêtue d’une seule gandourah, couleur de safran, empruntée à sa cousine. Un foulard de soie rose lamé d’argent retenait ses cheveux floconnant autour de son visage avec des reflets d’acajou. La gandourah de couleur brûlante, une couleur qui appartenait au soleil et au feu, exaltait la beauté de Mâadith, révélait ses seins jeunes et durs de fille berbère, suivait la ligne de la taille ferme, des hanches étroites et des jambes minces, s’arrêtait à la perfection des pieds nus.

Mâadith semblait avoir profité de cette nuit pour dépouiller sa chrysalide. Elle apparaissait telle une nouvelle créature n’ayant rien conservé des pensées ni des expressions de celle de la veille. Ses yeux s’emplissaient mystérieusement de réminiscences profondes, resurgies du fond des temps et de longues hérédités. Sur le front ambré bleuissait le tatouage de la croix sarrasine. En revêtant la robe de flamme et de soleil, Mâadith retrouvait l’âme et les traits de ses aïeules.

Sur la terrasse, Kralouk frémissait dans sa chair et dans son esprit. La beauté de Mâadith dépassait les prévisions de son imagination ardente et de sa prédilection d’artiste. Dans l’humble chambre, où les nattes et les coussins posaient sur le sol leur note archaïque, elle s’érigeait avec la splendeur d’une idole. Et Louinissa, sanglotante de plaisir, comme prosternée, lubrifiait d’essence de rose les pieds nus de la Kabyle reconquise.

La robe brune gisait dans un angle, ployée, pareille à un linceul jeté sur le seuil d’un tombeau.

 

— Et maintenant, il faut que les autres, toutes les autres, te reconnaissent, décréta Louinissa.

Elle n’avait jamais apporté tant de soins précieux à parer une fiancée qu’elle en mit à embaumer et à vêtir Mâadith. Elle l’enveloppa jalousement dans une large pièce de haïk de soie blanche, qui devint la ferachia de la nouvelle voilée, et elle l’emmena doucement au dédale des ruelles.

Mâadith respirait la tiédeur et les parfums de ses tuniques. Elle se laissait conduire comme un enfant, se réjouissant de passer inviolable à travers la foule, forme anonyme, visage inconnu.

La maison de Bouhadad s’est ouverte toute grande. Bienvenue à celle qui en fut bannie hier ; bienvenue à celle qui revient après le temps de la folie et de l’erreur ; bienvenue pour la paix et pour la joie ! Cela frissonne dans le clapotis du jet d’eau, l’odeur des jasmins, le reflet des faïences et des marbres, les radieux sourires des femmes. Lella Rouhoum baisa Mâadith sur la bouche, trois fois, sans aucune réflexion indiscrète, mais en prononçant seulement :

— Sois reçue avec un cœur clair dans la demeure des vrais croyants, ô fille selon ma tête et selon mon âme.

Les servantes poussaient des hululements d’allégresse et Louinissa exultait.

Mâadith défit lentement sa ferachia et dénoua le voile de lin blanc qui dérobait son visage. Elle reparut dans sa jaune et lumineuse tunique à laquelle s’ajoutaient les larges manches en tulle brodé de ses vêtements de dessous.

— Oh ! tu es belle ! proclama l’aréopage féminin avec ce sentiment, survivance d’un rite antique et d’un culte immortel, qui émeut de sensuelle extase et d’admiration absolue toutes les femmes musulmanes devant la beauté de l’une des leurs ; car cette beauté qu’elles discernent, leur assure la seule domination possible sur ceux qui sont les seigneurs suivant la nature et la loi : c’est la certitude du pouvoir de l’esclave sur le maître, ambition d’orgueil que la perfection du corps réalise autant que l’habileté de l’esprit.

Les jeunes filles accablaient leur visiteuse de caresses :

— Tu n’es pas une Kabyle, s’écriaient-elles. Tu es la maîtresse de la beauté ! Quelles chansons Kralouk fera-t-il sur toi ? Nous demanderons à notre père de le payer cher pour qu’il vienne les chanter ici devant le rideau qui nous cachera. Tu seras avec nous ; il n’en saura rien ; tu jugeras alors de sa sincérité. O Mâadith, deviendras-tu la seconde épouse du goual ? On dit que c’est un grand amoureux et il est généreux aussi puisque tu as déjà tant de bijoux. Mais plusieurs te désireront et garde-toi plutôt pour un agha. Demain, de Constantine à la mer et du Tell au Sahara, tous les gens parleront de ta beauté.

Tu n’es pas une Kabyle !… Ce cri des vaniteuses citadines déterminait le prestige de cette beauté, qui plaçait Mâadith au-dessus d’elles et l’égalait aux filles des nobles et des princes.

Sous le petit cône de velours et de broderies dorées, coiffure des Constantinoises, Mâadith incline sa fine tête de statuette aux yeux éblouissants… Elle revoit Kralouk, quelques heures après l’événement de sa réincarnation, surgissant sur la terrasse, haletant avec un soupir de triomphe. D’un petit coffre enluminé, dont la serrure faisait entendre une sonnerie argentine à chaque tour de clef, il tirait une paire d’anneaux de chevilles, non les « khelkhal » berbères hauts et lourds, mais deux cercles en forme de serpents tels que les portent les filles nobles des Nomades et qui tintent divinement sur leurs talons. Il y joignait deux paires de « m’saïs » d’or pur, ciselés par les Juifs orfèvres, et qui sont légers aux bras délicats. Il les répandait sur les genoux de Mâadith avec quelques bagues, deux larges boucles d’oreilles, un collier de sultanis, une double chaîne pour maintenir la coiffure.

— Mon cousin, mon cousin, quel trésor de sultan as-tu pillé !

— Le coffre des marchands est toujours ouvert pour l’Homme au djaouak. O Mâadith, si tu sortais avec Louinissa sans que le bruit de tes parures accompagnât ta marche, ce serait en vérité comme si tu n’étais point vêtue.

A se parer ainsi pour la première fois de sa vie, elle avait éprouvé le plaisir puéril de toutes les femmes de sa race, comme elle avait spontanément retrouvé les gestes eurythmiques et les nonchalantes attitudes de ses grand’mères au temps de la jeunesse. Et quand elle disparut sous son voile et les plis de la ferachia, le regard inquiet de Kralouk s’éclaircit, puisqu’il était impossible aux yeux étrangers de distinguer sa silhouette. Dehors, au long de ces voies étroites et populeuses où elle avait dû si souvent passer en rasant les murs, le cou dans les épaules, la sueur aux tempes, offensée par les sourires et les paroles équivoques, se défilant semblable à une bête traquée, elle sentit son cœur se dilater, son corps s’épanouir dans la sécurité sous le voile parfumé de jasmin et de girofle, qui la défendait contre toutes les curiosités et devant lequel le respect des convenances musulmanes faisait s’écarter tous les hommes, de l’ânier au cadi.

Quand Louinissa, sachant quelle considération en rejaillirait sur elle, lui proposa de renouer avec les riches familles en allant simplement visiter, dans son nouveau costume, ses anciennes élèves, Mâadith ne fit point d’objection. Elle embrassa calmement celle qui lui était une mère adoptive :

— Conduis-moi selon ta sagesse et ta volonté.

Elle abdiquait toute initiative personnelle.

Elle confiait à Kralouk et à Louinissa le soin de penser désormais pour elle et d’inspirer ses actions. Elle commençait à savourer le suprême repos de l’inertie volontaire. Elle éprouvait la béatitude de la plus facile soumission telle qu’elle ne l’avait plus ressentie depuis son départ du couvent. Fataliste maintenant et superstitieuse comme toujours, il ne lui déplaisait pas d’affronter le nouvel accueil de ces maisons de sévère tradition qui, si férocement, s’étaient fermées pour sœur Cécile, la disparue, et pour l’indépendante missionnaire dont le règne et la personnalité se trouvèrent abolis du même coup.

— Si quelqu’un osait t’offenser, dis-le-moi, conseilla Kralouk, retroussant des lèvres de félin sur ses dents blanches.

Louinissa sourit. Elle ne redoutait pas d’incident, car, en femme avisée, sachant que la rentrée en grâce ne s’accomplirait que par une grande victoire de Mâadith, elle avait préparé le terrain en faisant annoncer, dès le matin, que sa cousine était délivrée des djenoun. Cependant elle ignorait si Mâadith cesserait d’invoquer le Dieu des chrétiens pour revenir aux cinq prières rituelles d’Allah : mais le miracle était déjà si éclatant qu’il ne pourrait rester incomplet.

Au moment où les deux cousines vont quitter la maison de Bouhadad, Lella Rouhoum retient Mâadith. Elle a donné un ordre à une petite servante qui revient portant un coffret de santal.

— Tu connais la coutume, dit-elle. Quiconque entre pour la première fois dans une maison musulmane, ne doit pas en sortir sans avoir reçu un cadeau. Nous considérons que c’est vraiment la première fois que tu entres ici, ô Mâadith.

Elle ouvre le coffret dans lequel reposent, enveloppés de soie, un précieux chapelet de grains d’ambre et un collier de perles. Un instant, elle hésite entre les deux objets : ses doigts effleurent d’abord le chapelet, puis elle secoue la tête, sourit d’un sourire discret plein de finesse, tel que Cécile n’en vit jamais passer sur ces lèvres grondeuses, et elle choisit le collier qu’elle agrafe au cou de Mâadith.

C’est le même accueil chez Lafsi, chez les Smadja, dédaigneux et enrichis, et dans tous les autres logis. Nul ne se soucie de discuter la sincérité ou les mobiles de ce retour de la petite chèvre au bercail ; il suffit de savoir que, non seulement elle a cessé d’être un danger moral, mais qu’elle est redevenue semblable aux autres femmes, ses sœurs de race ou de cité. Et le charme et la séduction de cette montagnarde sont tels que nul ne songe à la considérer comme étant d’une essence inférieure, puisque ses avantages physiques lui confèrent l’unique supériorité et que, demain, si le choix d’un homme en décide ainsi, elle deviendra reine d’un harem arabe.

— Ah ! gazouillent les femmes des Smadja, écrasées sous le poids de bijoux innombrables, aveugle celui qui ne te choisira pas !

Elles chuchotent déjà les noms de certains membres masculins de leur famille.

— Il faut te hâter, insistent-elles, mi-graves, mi-rieuses ; car maintenant, chaque heure de ta vie qui passe est une heure de perdue pour l’amour.

Mâadith se défend un peu et se trouble. Elle réplique aux femmes joyeuses ; elle réplique, en vérité, comme si jamais elle n’avait vécu d’une autre vie que celle de la brousse ou du harem. Et Louinissa s’abandonne à un rêve ambitieux : Mâadith mariée dans une abondante et riche demeure, Kralouk vagabondant à son ordinaire et elle, Louinissa, jouant un rôle d’aïeule, veillant sur les fils de sa fille d’adoption et commandant aux servantes. Sans doute, Kralouk désire Mâadith et depuis longtemps ; mais comment ne lui a-t-il pas encore exprimé ce désir ? Attendait-il qu’elle redevînt musulmane ? Sait-on ce qui naît et disparaît dans la pensée active du goual ! Mais Mâadith se donnera-t-elle à lui ?… Louinissa poursuit son rêve.

— Je voudrais la voiture et aller avec Mâadith jusqu’au djebel Ouach, dit soudain l’une des Smadja, avec un clignement d’yeux à ses sœurs et belles-sœurs.

Elles chuchotent entre elles : elles rient en caressant leur ancien petit professeur devenu spontanément l’amie favorite. Et les voici allant demander l’autorisation et l’escorte de la vieille mère, du chef de la famille, tandis que les servantes courent, affairées, à la recherche des serviteurs chargés de l’équipage.

Les deux chevaux traînent lentement le vaste break, aux rideaux baissés, où les femmes s’entassent échangeant des rires et des plaisanteries. La voiture roule vers le sommet du djebel Ouach, — la montagne sauvage. La route domine le paysage, les larges ondulations des coteaux se succédant jusqu’aux horizons. Sur leurs flancs de terre noire et grasse, d’argile rouge ou ocreuse, les labours mettent des traînées de velours sombre ou des égratignures sanglantes, — labours profonds de colons aux charrues luisantes, labours effleurant le sol des fellahin à l’araire primitive et émoussée. On distingue l’effort des attelages de bœufs, qui comptent plusieurs couples, et celui des mules maigres, les muscles tendus à rompre pour remonter les pentes. La route s’élève et le paysage livre un plus vaste espace aux couleurs chaudes et nettes. Les sommets chevauchent vers d’autres sommets jusqu’aux limites où la vue peut atteindre dans une sensation de vertige.

A la cime du djebel Ouach, sous des frênes et des bouleaux légers, des étangs étalent leurs eaux douces et mates. Dans la solitude du lieu, les femmes s’ébattent un moment.

Mâadith souhaiterait là le djaouak de Kralouk, être ensorcelée à la fois de son roucoulement et des parfums qui imprègnent la blanche ferachia. Elle se sent un peu ivre, la tête pleine de fumée odorante. Elle rit, d’un rire aussi naïf, avec un esprit aussi enfantin que celui de ses compagnes. Elle jouit infiniment de cette idolâtrie féminine qui environne sa beauté. Elle songe à l’amour : seule préoccupation de ces femmes. Le sentiment charnel, qui fut la joie de ses grand’mères, prend possession de son être délivré. Elle se sent une puissance de plaisir et de domination ; elle règne, elle dont l’orgueil souhaitait de régner, elle règne en dehors de tout renoncement douloureux, de toute énergie vainement dépensée. Elle se laisse aller dans les bras de la tradition avec un grand soupir heureux…

— Mâadith, tes petits pieds nus sont deux pigeons au nid de tes babouches ! Mets-les un instant dans l’eau de l’étang, ma petite beauté ; les djenoun viendront chercher leur trace cette nuit.

Mâadith obéit à la fantaisie de la coquette. Ses pieds sont charmants et leurs ongles teints de henné brillent comme des pierres polies.

— Qui prendra ces deux oiseaux dans ses mains, contre son cœur, contre sa bouche ? Qui donnera sa tente et son troupeau, sa paix et sa maison, pour posséder ces deux oiseaux de l’amour ? rythment les femmes joyeuses, au battement cadencé de leurs mains.

Tendrement, en des gestes qui sont des caresses admiratives, Louinissa essuie les pieds de la petite beauté. Et celle-ci sourit, abandonnée, l’esprit et le corps flottant au sein d’une voluptueuse béatitude…

La voiture rentrait en ville et suivait au pas l’une des grandes rues montantes. Les jeunes femmes, écartant d’un doigt les rideaux après avoir plus étroitement serré les voiles de leur visage, guettaient la foule mêlée cherchant à y reconnaître les silhouettes des hommes de leur maison. Tout à coup, Mâadith fut prévenue par sa voisine :

— Regarde, vite, vite, ce café, devant la porte, l’homme qui est assis à côté de mon mari !

Mâadith vit un djïied du Sud, un Nomade noble, d’un port hautain et de figure nostalgique, drapé aux plis de triples burnous. Son turban élevé, ses mains de race et son menton sans graisse, ses traits secs et bronzés, la majesté de son attitude et la fierté de son regard le signalaient parmi les citadins qui l’entouraient. Et les femmes gazouillèrent, tandis que leur duègne grondait avec indulgence et berçait Mâadith sur son épaule.

— Tu l’as vu, tu l’as vu ! Louange à Dieu ! C’est tout ce que nous désirions. Nous ne sommes sorties que pour cela. Écoute. Cet homme, beau comme un émir, c’est El Mensi, le magnifique et le favorisé. Il est riche et noble ; il est à Constantine pour vendre sa récolte d’orge et de dattes à notre père ; il a dit qu’il voulait mettre dans son harem une fille du Tell. O Mâadith, ô Mâadith, qui choisiras-tu, de Kralouk, de l’un de nos frères ou de celui-ci ?

Louinissa riait comme les autres et Mâadith s’enivrait du bruit des voix, des mots et des choses qu’ils évoquaient.

 

Le djaouak et la voix de Kralouk effilaient leur chant dans le soir verdâtre et doré, au bord de la terrasse haute. C’était une chanson de berger bédouin :

Où poserai-je le nid du bonheur ?…

Suivant le jeu du roseau et l’inspiration du chanteur, la mélopée au rythme dolent s’alanguissait encore. A la dernière strophe, elle se précipita, ailée, gonflée de certitude :

Je laisserai la mer aux marins insolents,
et l’oasis au nègre stupide,
et la montagne à l’homme rude et grossier !
Je poserai le nid du bonheur
sous la tente nomade.

La chanson s’éteignit dans un long soupir heureux.

— Ah ! Mâadith !

Elle est venue s’accouder sur la terrasse. Ses bras souples sont nus sous les manches de mousseline relevées et sa gandourah est taillée dans une étrange robe fleurie de corolles argentées sur un fond pourpre.

— Ah ! Mâadith.

La voix flexible et nuancée de Kralouk est la seule à savoir prononcer ce nom.

Mâadith, voilà le nid du bonheur !
Considérez la montagne élevée, ô les hommes chétifs !
Elle est fière de la forêt verte et de l’arbouse rouge ;
Il est une autre chevelure et un autre fruit.
Mâadith, voilà le nid du bonheur !
Louez la route aride et l’eau des puits, ô les gens nobles !
Certes ! l’oasis est pareille au baiser après la privation,
mais vous ignorez celle à cause de qui la pleine lune refuse l’espace du ciel.
Mâadith, voilà le nid du bonheur !
Parce qu’elle a marché, les chemins ont fleuri,
parce qu’elle a parlé, nous avons entendu couler les sources.
Si l’amour frappe la vierge au visage ensoleillé,
alors, nous saurons ce que vaut l’amour…
Veux-tu la beauté, voici Mâadith,
et voilà le nid du bonheur !

Tendre d’abord, le djaouak de Kralouk s’exaspérait. Il se tut et le musicien contempla silencieusement Mâadith qui ne répondait pas à sa chanson.

Il remit le djaouak dans sa gaine de cuir. Mâadith cessa de considérer l’abîme, palpitant d’ailes de ramiers et de corbeaux rentrant au gîte, et dit lentement :

— O mon cousin, je désirerais travailler un peu comme autrefois, ne pas rester chez toi tel un enfant incapable duquel ne vient aucun profit. Je voudrais gagner au moins le miel de la maison. Je suis redevenue l’amie des logis ; je retrouverai mes élèves.

Le sourire de Kralouk s’accentua :

— Tu veux recommencer un labeur inutile ; car les femmes ne travailleront pas et passeront leur temps à te raconter ta beauté et les hommes ne sortiront plus à cause de toi. O semeuse de trouble, désires-tu ce désordre ?

Mâadith demeurait songeuse sentant que Kralouk pouvait avoir raison. Cependant, elle insistait. Mais il reprit :

— Il y aura toujours du miel dans la maison de l’Homme au djaouak. Quant à toi, tu ne dois apporter que la félicité de ta présence. Et Mâadith ne peut pas travailler. Je le lui défends.

Mâadith se redressa, cabrée :

— Je suis libre et je ne veux pas devoir toutes choses à ta pitié ou à ta générosité trop grande. J’agirai donc selon ma pensée, avec sagesse et prudence, mais j’agirai.

— Je le défends, répéta doucement Kralouk.

— De quel droit ?

— Du droit de l’homme sur la femme.

— Cela est bon pour Louinissa, peut-être, mais moi, je suis libre, te dis-je !

— Non, car tu es dans ma maison, fit-il plus doucement encore.

Mâadith recula sans réplique. Son orgueil ne s’insurgea pas devant cette affirmation de possession dominatrice. Elle baissa des yeux soumis sous le regard aigu du musicien. Déjà lasse de cette velléité d’initiative née de son désœuvrement inaccoutumé, elle consentait, satisfaite de consentir et de ne plus avoir à se poser la question qui l’avait rendue perplexe.

Louinissa rentra du dehors, ôta ses voiles et, s’adressant à son mari :

— O mon seigneur, veux-tu gagner beaucoup d’argent ?

— Si c’est avec mon djaouak, je le veux.

— Va donc demain chez Smadja, le riche. Il fête El Mensi, le djïied, et te promet d’être généreux.

Kralouk vit tressaillir légèrement Mâadith au nom d’El Mensi :

— J’irai, certes, et le Saharien se souviendra de moi.

Le lendemain soir, la cour de marbre noir et blanc, la colonnade aux arcades découpées en dentelle dans le stuc et qui était l’un des luxes de la maison opulente des Smadja, s’illuminaient de flambeaux. Les tapis somptueux, épais de plusieurs toisons, les étroits matelas, à la fois sièges et lits et qu’on recouvre de couvertures de brocart ouaté, jonchaient le sol. Sur la galerie du premier étage, un rideau de soie rouge frissonnait incessamment des gestes des femmes qu’il dérobait aux regards. Mais, elles, à travers la trame distinguaient tous les visages, suivaient tous les mouvements, entendaient tous les propos des nombreux invités masculins qui se pressaient dans la cour. De la poussière de benjoin fumait dans les larges braseros de cuivre où rougeoyaient les braises. L’arome et la vapeur chaude et parfumée du café turc se mêlaient aux fumées odorantes, aux scintillements des lumières. Et les serviteurs qui circulaient y ajoutaient la senteur subtile et pénétrante des bouquets de jasmin qu’ils portaient à l’oreille.

Mâadith et Louinissa arrivèrent avant la foule.

— Tu vois, s’écriaient les femmes, nous obtenons de nos seigneurs ce que nous voulons ! Ainsi tu seras. El Mensi va venir ; Kralouk viendra, et tu verras deux de nos frères. Petite beauté, petite beauté, voici bientôt pour toi l’heure de l’amour !

— Taisez-vous, les tapageuses, taisez-vous ! je suis sous vos paroles comme l’herbe sous le vent. Vraiment je ne sais si elles doivent m’offenser ou me faire sourire.

— Ah ! louange à Dieu ! tu n’es plus celle qui nous jurait que l’enfer et les supplices s’achètent au prix d’un baiser et qui se courrouçait quand nous répliquions que l’amour seul vaut le paradis. Regarde ! voici notre frère Messaoud.

Mâadith regardait le jeune homme qui traversait nonchalamment la cour, s’assurant que tout était comme il convenait, puis, adossé à une colonne roulait une cigarette entre ses doigts lents et lourds. Mâadith observait le fils des Smadja, l’œil sagace du commerçant avisé, la figure replète du bon vivant. Ce citadin n’était pas fait pour émouvoir ses sens ni enchanter son esprit.

— Le choisis-tu pour ton « frère du démon » ? questionna l’une de ses amies.

Elle se taisait, mécontente, et discernant mal la valeur de ses sentiments.

— Messaoud est trop gras pour cette gazelle, plaisanta la sœur du jeune homme.

Les autres femmes se mirent à rire et échangèrent des propos licencieux.

— Voici l’antilope qui lui convient mieux, reprit la première.

El Mensi, le Nomade, entrait entouré d’un groupe. Il entrait d’une allure mesurée, sans hésitation ni paresse, imprégnée d’aisance hautaine, accoutumée à trouver le chemin libre. La face bronzée et dure avait des lignes pleines de noblesse. Les yeux nostalgiques et dominateurs regardaient droit et au-dessus des têtes des autres hommes. On le sentait chef de race et de tradition. Mâadith le contempla avec un incoercible et voluptueux plaisir. Elle le comparait à un aigle égaré parmi les pesants corbeaux. Elle eut un visage à ce point ébloui de flamme intérieure que les femmes se réjouirent frénétiquement.

— O fiancée, ô la promise pour la joie ! Dès ce soir une vieille ira raconter ta beauté au Nomade et, demain, Kralouk et Louinissa recevront la dot et les présents. Il y aura tous les trésors du Sahara dans le coffre que t’enverra ce seigneur des tentes.

L’impulsive et passionnée nature de Mâadith se laissa griser par les mots et par les caresses dont on l’enveloppait. Cela ressemblait aux contes du goual ; mais cela allait advenir. La destinée ferait Mâadith reine d’un peuple nomade. C’était écrit, puisqu’elle avait toujours éprouvé cet ardent désir d’une souveraineté entre ses crises mystiques de soumission.

Dans la cour, des Soudanais avaient exécuté la danse du sabre et la chasse de la panthère, en contorsions féroces, en bondissements démoniaques, en souplesses de grands félins. Soudain, une clameur se propageait en saluts de bienvenue.

— L’Homme au djaouak ! Et sur lui le profit, et la reconnaissance, et la bénédiction !

Kralouk parut, leste et vif.

Derrière le rideau de soie rouge, les invisibles hululèrent pour l’applaudir. L’œil du musicien, actif sans répit sous la paupière mi-fermée, inventoriait la foule. Il découvrit le haut turban rigide d’El Mensi. Les deux Sahariens se dévisagèrent. Le Nomade lança une pièce d’or aux pieds de Kralouk, qui ne la ramassa pas. Il s’installait sur un tapis, face au rideau mouvant dont la soie semblait briller de l’éclat de toutes les prunelles cachées. Et le djaouak roucoula les nombreuses chansons, depuis celle de Salah-bey jusqu’à celle composée en l’honneur du fauconnier Ali, et celle des Henancha qui dit les vertus d’Euldjïa la blanche, celle des Oulad-Soltan, et celle qui commémora la grande bataille du Hodna entre les Français et les Oulad-Amer. La voix du musicien alternait les chants avec une ardeur singulière, une force concentrée, qui ne les avaient jamais aussi bien soulignés et fait pénétrer dans l’âme de son auditoire. C’étaient des strophes mélancoliques, tendres ou violentes, entremêlées comme les grains d’ambre et de corail d’un chapelet :

O cavalier, il faut près de moi t’arrêter ;
Ton cheval vient de loin.
Combien mémorable fut la journée des Oulad-Amer.
Ils sellèrent leurs chevaux et même les maigres juments.
Ils présentèrent au choc leurs poitrines.

Il scandait ces vers gravement, puis son accent plaintif psalmodiait ceux-ci :

J’ai voulu dormir, mais j’ai perdu le sommeil
et la tristesse est descendue en moi.
Les réflexions égarent la tête et troublent le cœur.

Il martelait les autres comme d’un battement du puissant tambour de guerre :

O montagne de l’indépendance,
Contre toi s’élancent les assaillants.
L’Islam est affligé.
Montagnes de la révolte, qu’êtes-vous devenues ?
O mes frères, nos belles journées sont effacées.

Il mettait des larmes aux yeux de l’assistance, en sanglotant ces mots :

O mon troupeau, mon troupeau,
mes pleurs et les tiens vont faire fondre et trembler la terre.

Il faisait passer dans le chant suivant toute la nostalgie d’un désert médiéval et somptueux :

Les faucons que j’aime s’appellent bourni.
Au galop de ma jument, je leur dis des chants mélancoliques.
La veille de la chasse, je ne les laissai pas dormir ;
Leur colère est retombée sur le gibier.
O Dieu, fais-moi savoir qui je suis :
Il n’est pas de cavalier semblable à moi !

Les pièces d’or et d’argent pleuvaient dans la gandourah de Kralouk, car le maître de la maison donnait l’exemple de la satisfaction et de la générosité. Mais les femmes s’impatientèrent :

— Il doit maintenant chanter pour l’amour et pour Mâadith.

Et elles dépêchèrent une vieille servante afin de transmettre leur désir. L’Homme au djaouak reçut le message, regarda discrètement le rideau rouge qui frémissait et modula quelques strophes de la chanson de Ben Abdallah :

Oiseau de race aux ailes bleues,
reviens avec une réponse.
O mon pigeon, sent-on encore dans le Sahara
Souffler le vent de l’amour ?
Y sont-elles encore ces jeunes filles
qui laissent flotter leurs ceintures,
qui se gardent le secret entre elles,
le secret dont un jeune homme a sa part ?
Elles sont des minarets sur une ville,
des minarets de marbre blanc.
Le plus distrait, venu de loin,
les regarde avec des yeux humides.

Soudain, Kralouk, le goual, fixait impérieusement El Mensi, le seigneur. Son chant se modifia. On sentit qu’il s’abandonnait à son inspiration personnelle :

Tu es venu de loin pour labourer ma terre.
Ton domaine est-il à ce point stérile ?
Laboureur du sable !
Tu es venu de loin.
Tu es venu la nuit pour vendanger ma vigne.
Tes treilles ne portent donc point de raisin ?
O voleur de grappes !
Tu es venu de loin.
Tu es venu pour prendre la maîtresse du harem.
Le tien ne compte-t-il que des esclaves ?
Retourne d’où tu viens !
Tu es venu comme un aigle s’abat,
mais tu rencontreras le faucon,
le faucon qui sait le mieux chasser la chrétienne[1].

[1] Dans le parler des Sahariens, l’outarde est souvent nommée chrétienne et c’était le gibier favori des fauconniers.

Et, sans saluer ni l’hôte ni les conviés, surpris de cette boutade dont ils saisissaient mal les allusions, l’Homme au djaouak s’en alla.

 

Au seuil de la chambre étroite, à l’ombre du mur, Louinissa est savamment affairée.

Dans un mortier de cuivre, sous le poids d’un lourd pilon de cuivre aussi, elle broie un mélange d’antimoine, d’alun et de girofle. Elle y ajoute le noir de fumée précieusement recueilli contre un vase d’argile n’ayant pas encore servi. Elle y mêle une poudre plus précieuse faite de corail et de perles pulvérisées, parfumées de benjoin. Cela compose le kehoul dont s’avivera le regard de Mâadith et dont s’alanguiront ses paupières bistrées. Elle ouvre par son extrémité supérieure un superbe citron mûr et odorant ; elle l’emplit de sucre et l’expose un moment à la chaleur des braises d’un kanoun ; quand l’intérieur du fruit est en ébullition, elle en exprime le jus tamisé à travers un morceau de mousseline. Cela sera le fard qui doit donner à l’épiderme de Mâadith la finesse et l’aspect lustré du satin. Dans un vase de terre vernissée, elle pétrit légèrement des feuilles de henné pilées avec un peu de vinaigre et de l’essence de jasmin. Cela remettra aux cheveux de Mâadith des reflets d’acajou plus vifs et rendra ses ongles, la paume de ses mains et les talons de ses pieds charmants, couleur d’orange sanguine.

Pour la bonne matrone, comme pour toute femme indigène que gagne la vieillesse, il y a une volupté secrète et profonde à faire revivre la coquetterie de sa jeunesse dans le soin tendre, et sensuel un peu, qu’elle prend de la coquetterie d’une autre femme jeune. Près d’elle, Mâadith, le visage fermé, le geste lent et distrait, sème de paillettes d’argent le tissu velouté d’une serviette de hammam.

Louinissa s’inquiète de son silence prolongé. Elle voudrait la voir souriante, car son sourire est tel le lever du soleil sur les montagnes. Elle plaisante, non sans souhaiter que sa plaisanterie prophétise :

— O Mâadith, ô Mâadith, voici toutes ces choses préparées pour ta beauté, pour la beauté de la fiancée d’El Mensi peut-être !

— Il y manque le souak, dit Kralouk surgissant à l’improviste.

Sur les genoux de la brodeuse, il jette le petit paquet de brins d’écorce de noyer, que les femmes mâchonnent jusqu’à ce que leurs gencives soient brunes et leurs dents éclatantes. Mâadith a sursauté ; ses yeux rencontrent le défi de ceux du musicien. Elle détache un brin d’écorce et le glisse doucement entre ses lèvres.

— Attends ! fait vivement Kralouk. Chacun de tes gestes ne vaut-il pas une chanson ? Je te chante celle-ci, plus vieille que toutes les autres :

Sois la bien accueillie, branche de souak, dans sa bouche,
Mais n’as-tu pas peur, branche de souak, que je te voie,
Un autre que toi, branche de souak, je l’aurais tué ;
Et nul autre que toi ne pourra se flatter d’avoir fui ce destin.

— O mes sœurs, reprend-il, soyez muettes le temps de tresser une chevelure, car ma matinée fut laborieuse et je cherche le sommeil.

Il pénétra dans la petite pièce dont le rideau retomba dernière lui.

Les deux femmes se turent un long moment. Mâadith était troublée. Des sanglots lui montaient à la gorge, qu’elle refoulait avec autant de dépit que de fierté. En reniant inconsciemment la foi de ses pères musulmans, elle avait trouvé du bonheur et de la sérénité dans la foi catholique du couvent. A présent elle était encore tourmentée. Sœur Cécile avait eu beau mourir du second reniement, conscient et volontaire, elle revenait parfois comme un fantôme lugubre et doux. Elle revenait plaintive et ravissante, avec son visage d’extase et d’adoration, le front pur sous le pur bandeau de la coiffe blanche serrée, — un front lisse et brillant jusqu’à rendre imperceptible, effacée presque, la marque tatouée de la croix sarrasine. Sœur Cécile ne reprochait rien à la parjure, mais elle était un regret, — ce mal que connaissent les civilisés, sentiment cruel, le seul peut-être dont restent imprégnés ceux que l’on civilise et qui finissent par échapper à la civilisation. Sœur Cécile ne désirait pas ressusciter ; elle oubliait son passé sur lequel avait soufflé le vent des modifications profondes ; mais Mâadith ne se sentait pas heureuse.

Louinissa guettait sur ses traits l’expression de son souci. Son affection maternelle voulait en deviner et en détruire les causes.

— Mon petit chevreau de Kabylie, je te prie d’être à l’abri de la tristesse. Quelle chose pourrait t’affliger, en vérité ? Allah t’a mise là où tu dois demeurer et pour que ce soit dans la satisfaction. C’est comme si tu étais née, hier, sur mes genoux. Te voici grandie par le soleil d’une seule journée et le matin de l’amour va déjà se lever pour toi. Cependant, si tu songes encore à quelque péché avec un esprit chrétien, je te dirai une histoire véritable pour te rassurer et pour que tu trouves le repos. — « Yaya Amsili était pauvre dans la montagne et ses parents morts ne protégeaient plus sa vie. Il se réfugia dans un village chrétien et ce fut pour lui presque comme ce fut pour toi. Un prêtre français le recueillit et l’adopta. Même il l’emmena dans une grande cité de France et le fit devenir savant. Il devait être prêtre comme cet homme de bien qui l’avait secouru ; mais celui-ci lui conseilla de revoir son pays et les gens de son village auparavant, car c’était un vieillard plein de sagesse. Yaya Amsili consentit et revint parmi les Kabyles. Je l’ai vu. Il revint et ne retourna jamais près de son père le prêtre. Yaya Amsili s’est marié avec une fille de Guenzet. Il est toujours pauvre. Il travaille chez des colons. Il a oublié toute sa science. J’ignore quelles sont ses prières et quelle est la religion de son cœur, mais il est heureux. Quand les Français l’interrogent avec étonnement, il répond : — « Vous ne pouvez pas comprendre ; votre sang est trop froid et votre tête étroite. » — Ainsi tous ceux qui quittèrent l’Islam et la montagne reviennent quand ils veulent retrouver le bonheur.

Parce que Mâadith n’aspirait qu’à être convaincue, un esprit de contradiction lui fit objecter :

— Tous ne reviennent pas. Regarde ces autres Kabyles baptisés, qui habitent près des maisons des Pères blancs, orphelins mariés avec des orphelines baptisées aussi ; sont-ils malheureux ?

Louinissa eut une moue sceptique.

— Il y a tout dans le monde et qu’est-ce que cela prouve ? Quel est le nombre de ces gens dont tu parles ? Et j’ai entendu dire qu’ils pouvaient frapper leurs épouses et que celles-ci pouvaient être infidèles aussi bien que les gens des villages musulmans. Où est la vertu de la vie, je te prie, sinon dans la magnificence de ton cœur et dans la beauté ?

— C’est Kralouk qui t’apprit cela ?

— Kralouk, et le nombre de mes jours, et l’exemple des hommes et des femmes que j’ai vus, puisque, quant à moi, je n’ai ni esprit ni savoir. Ma petite sultane, connais le plaisir d’être épouse et ta sérénité sera bonne et savoureuse comme un fruit mûr.

Elle parlait à voix basse, mais se rapprocha de Mâadith pour dire plus bas encore, afin de ne pas éveiller son seigneur :

— Je t’apprendrai tout ce que je sais. Ce matin, je suis allée chez les Smadja tandis que tu dormais. C’est Hadjira, la nourrice, Hadjira qui a cent ans d’expérience dans les choses de l’amour, c’est elle qui a parlé au Nomade. Elle a si bien parlé que celui-ci croyait te voir devant lui, dit-elle ; son visage était celui d’un lion et ses yeux luisaient comme un feu sous la tente. Et il a récompensé Hadjira. Il l’a priée de se hâter, de demander à Kralouk de fixer la somme qu’il doit verser pour ta dot. (Je suppose que Kralouk exigera beaucoup, car tu es la perle sans prix, et cet argent te servira pour de nouvelles parures.) Puis le djïied a dit qu’il enverrait la somme avec le coffre de ses présents. Il va retourner au désert. Il faut que les fiançailles soient convenues pour que nous partions avec lui. O petite sultane, petite sultane, les belles noces qui te fêteront là-bas ! Kralouk a promis de voir El Mensi aujourd’hui ; mais il convient que tu paraisses l’ignorer.

Louinissa se tut tout à coup. L’Homme au djaouak se tenait au seuil de la porte, écoutant. Sa physionomie très pâle revêtait une expression sauvage et ses yeux verdâtres étaient tels que Mâadith frissonna sous leur regard. Il ne fit aucune réflexion et redescendit dans les rues.

— Louinissa, Louinissa, cria Mâadith d’un accent de détresse, nous ne partirons pas pour le désert ! Je ne serai pas la femme d’El Mensi et ce bonheur ne sera pas pour moi, parce que Kralouk ne le veut pas.

La bonne matrone parut frappée comme d’une révélation.

— Crois-tu vraiment cela ? murmura-t-elle.

Elle se mit à réfléchir.

Parmi les paillettes de son ouvrage, Mâadith sanglotait éperdûment. Il lui semblait n’avoir jamais connu pareil désespoir, que toute lumière finissait pour ses yeux et toute espérance pour son esprit. Au moment de participer à ce qui lui était resté la vie défendue, secrètement enviée et désirée de toute son hérédité et de toute sa ferveur imaginative, un obstacle pire que toutes les règles et toutes les lois, la volonté de Kralouk, lui interdisait de cueillir cette grande fleur de volupté épanouie pour elle et plus belle d’être plus nouvelle et plus inattendue. La volonté de Kralouk… Maintenant elle saisissait mieux la signification menaçante et provocatrice de la chanson de l’Homme au djaouak, cette chanson jetée comme un défi à la face du seigneur saharien. Lui, ignorant des choses, n’avait point compris et les serviteurs s’approprièrent les pièces d’or dédaignées par le chanteur. Maintenant, elle savait pourquoi celui-ci ne voulut pas les prendre et cela révélait la haine et le mépris de Kralouk pour le Nomade. Et Mâadith traduisait, comme une indication plus tragique, la strophe scandée tout à l’heure par Kralouk, tandis qu’elle glissait entre ses lèvres un des brins du souak.

— Crois-tu vraiment cela, répétait machinalement Louinissa. — Mais déjà l’évidence se précisait. Elle se souvenait des gestes de son mari et les interprétait comme Mâadith. — Oui, reprit-elle, tu as raison, Kralouk ne voudra pas. Elle ajouta en enveloppant la désolée d’un regard mélancolique où fluaient un peu de déception et très peu d’envie : — Il ne voudra pas parce qu’il est jaloux de toi, ô la petite beauté. Nous devions le savoir avant cette heure.

Mais Mâadith se rebellait :

— Je ne suis ni la fille, ni la nièce, ni la sœur de Kralouk et il n’a point de droits sur moi. Je quitterai cette maison et je suivrai El Mensi !

Elle disait cela, et dans son âme, elle savait qu’elle ne l’accomplirait pas. Louinissa secouait la tête, incrédule :

— Il n’existe aucune femme ayant résisté à un désir ou à une volonté de Kralouk. Serais-tu la première ? Alors, parle-lui, dès qu’il rentrera. Peut-être te répondra-t-il, peut-être te regardera-t-il seulement et votre destin sait ce que cela voudra dire.

Elle poussa un soupir, puis se rapprocha encore de Mâadith et la prit dans ses bras. Elles redevinrent silencieuses et demeurèrent ainsi, tristes et douces, déjà résignées et veules, quoi qu’il advînt. Les velléités de résistance de Mâadith se fondaient dans la tiédeur des bras de Louinissa. Son désespoir s’abolissait peu à peu dans l’amollissement de l’immobilité et la torpeur enivrée des parfums imprégnant leurs vêtements et s’exhalant des vases et des mortiers de cuivre. Interroger Kralouk et lui tenir tête, Mâadith n’y songeait plus. Depuis trop longtemps un sortilège était entre eux ; depuis trop longtemps l’Homme au djaouak était le plus fort. Incarnait-il le puissant génie de la race ou de la religion ? Devait-il son pouvoir à son audacieuse pensée ou à l’influence occulte de quelque plan patiemment élaboré, invariablement poursuivi, certain de son aboutissement comme d’une prédestination ?…

Quand Kralouk revint, très avant dans la nuit, il trouva les deux femmes endormies. La tête de Mâadith reposait sur le sein de Louinissa ; dans le sommeil, elle avait le visage d’un enfant.

A la clarté du ciel nocturne, Kralouk la contemplait longuement et il pleurait.

 

C’est un jour de Ramadan, le mois du jeûne annuel. Mâadith s’y soumet machinalement, dormant durant les longues heures de la journée et partageant les veillées et les repas nocturnes de ses hôtes, puisque la loi de Mahomet prescrit de s’abstenir de toute nourriture, boisson ou aliment, de l’aube au coucher du soleil.

En revenant de visiter une amie de Louinissa, malade, Mâadith éprouve une grande épouvante. Les deux femmes sont au détour d’une ruelle proche d’un carrefour. Le vacarme d’une bagarre et d’une foule qui vocifère et insulte vient à elles. Elles avancent et se trouvent prises dans un attroupement furieux. Des indigènes, portefaix, muletiers, moutchous m’zabites et Kabyles cireurs, lapident un musulman citadin. Le visage de la victime est souillé d’un peu de sang mêlé à des larmes de honte et de rage impuissante. Ses bourreaux ne lui épargnent pas plus les coups que les épithètes, apprenant à ceux qui surviennent que cet homme hypocrite a transgressé la loi du jeûne alors qu’il croyait ne pas être vu. Certes, aucun de ces justiciers n’est exempt de quelque péché plus ou moins semblable ; mais ils affirmeraient n’avoir point failli aussi ostensiblement et s’être rachetés par aumônes et jours d’abstinence supplémentaires. Et ils sifflent ou rugissent :

— O le mécréant.

— O le condamné !

— L’honorable serviteur du démon !

— Le favori de l’iniquité !

— Que sa bouche soit rassasiée de pourriture !

Pourquoi Mâadith frémit-elle à ce point ? Elle croit soudain que des mains hardies vont lui arracher son voile. Ces gens vont la reconnaître et faire justice d’elle comme de l’autre ; car elle aussi a transgressé la loi, de toutes les manières et sans rachat. Elle a transgressé et elle transgresse encore, même en jeûnant, puisqu’elle jeûne sans intention, puisqu’elle n’a pas offert son abstinence au Prophète pour expier le temps de sa vie durant lequel elle renia sa doctrine. Elle ne s’aperçoit plus de la présence de Louinissa à ses côtés. Elle fuit comme si elle était poursuivie. Elle sent sur elle les jets de pierre qui la lapident. Elle prend la sueur qui l’inonde pour un ruissellement de sang jailli de mille blessures.

— Pitié sur moi ! pitié sur moi ! balbutie-t-elle dans son indicible terreur.

Elle atteint la maison. L’escalier gravi d’un élan, elle est sur la terrasse et s’écroule aux pieds de Kralouk stupéfait.

Qu’arrive-t-il encore à Mâadith, si paisible ces jours derniers ? Silencieuse et résignée avec douceur, elle paraissait rêver près de l’émoi profond et muet de son dominateur. Et la voici qui semble prête à perdre le souffle et la vie.

Les doigts souples et habiles du musicien dénouent le voile et déroulent les plis de la ferachia. Il étend Mâadith sur une natte.

— Sois rassurée, ô petite beauté, petite beauté. Voici ta maison et voici Kralouk. Faut-il te venger d’une injure ou d’un maléfice ? Mais parle-moi et cesse de regarder vers les frontières de la mort.

Elle darde enfin ses prunelles révulsées sur la figure familière. Elle recouvre sa parole entrecoupée :

— Pitié pour moi ! pitié pour moi !

— Pitié pour toi, gazelle ? Quelle pitié, ô maîtresse de l’amour ! Non point de la pitié, mais…

La petite main de Mâadith le saisit en plein visage, lui fermant la bouche et, levant l’index de son autre main, égarée et solennelle, du geste rituel, Mâadith atteste le ciel musulman. Kralouk se dégage, la considère. Alors, devant son geste et ses traits inspirés, irrésistiblement, il prononce pour elle la chehada, témoignage sacré de la foi koranique :

— Il n’y a qu’un Dieu unique et Mohammed est l’envoyé de Dieu.

Un peu plus tard, entre Kralouk et Louinissa, la rachetée souriait, sereine. L’Homme au djaouak l’entretenait gravement :

— C’est dans la nuit d’El Kader, qui est entre le vingt-quatrième et le vingt-cinquième jour du mois de Ramadan, que toutes les choses du monde sont fixées par Allah pour la durée d’une année. Prends garde au songe que tu feras cette nuit-là. Il sera l’avertissement de ta destinée.

Mâadith vécut des jours de paix. Son choix, fixé de nouveau et comme malgré elle, en la restituant toute entière à l’Islam, mettait fin aux débats cruels et aux incertitudes de sa conscience. De plus en plus, elle oubliait son ancienne personnalité. Par moment, c’était avec une sincérité absolue qu’elle pensait n’avoir jamais été que la Mâadith de Kralouk. Leurs rapports restaient les mêmes ; mais la lutte sourde qui les opposait jadis l’un à l’autre avait fait place à une confiance apaisée.

Le matin qui suivit la nuit d’El Kader, Mâadith dit simplement au goual :

— J’ai rêvé de toi cette nuit.

— J’ai rêvé d’un gourbi près des vergers de Tessala, répondit-il.

Le nom d’El Mensi n’avait jamais été prononcé entre eux et la fantaisie ou la déception de Mâadith l’avait tenue éloignée de la maison des Smadja. Elle supposait que le Nomade avait repris le chemin du désert avec une autre fiancée. Louinissa n’osait pas lui en parler, pas plus qu’elle n’osait reparaître chez les Smadja pour éviter les questions et le mécontentement de l’entremetteuse Hadjira.

Le solstice d’été vint bientôt annoncer la fête des noirs. Les Soudanais de Constantine se livrèrent aux réjouissances rituelles. Leur quartier dominait le Rhumel et la petite terrasse du logis de Kralouk dominait ce quartier pullulant d’êtres et de mouches.

Le jour de la fête, Mâadith s’amusa à regarder les scènes de tuerie et de folie qui régnaient dans les ruelles et dans les cours étroites des maisons. C’étaient une débauche de sang, des râles et des convulsions d’animaux qu’on égorgeait, des piaillements et des bêlements de victimes désignées attendant leur tour de supplice brutal, de longue agonie et de mort. C’étaient la frénésie hurlante et dansante des hommes et des femmes, le cri aigu ou les pleurs des enfants, l’orgie des chiens et des chats affamés s’arrachant des toisons souillées et flasques et de répugnantes entrailles. Exultant en rires féroces, en chants incohérents que nul ne comprenait, les nègres sacrifiaient des moutons et des chèvres, dans une allégresse sauvage de fétichisme, transmis et conservé à l’ombre des coutumes islamiques imposées par les maîtres à ces anciens esclaves, et dans un bestial plaisir de débauches et d’abondantes ripailles. Un relent d’absinthe, un arome d’anisette, se joignaient à l’odeur chaude du sang. Les vieux couteaux à lame ébréchée, mal assurés dans des mains d’ivrognes, sciaient les gorges chevrotantes des bêtes. Le torrent recevait une pluie rouge ; ses parois suintaient d’un ruissellement sinistre. Et les corbeaux en liesse croassaient à la louange des nègres, leurs frères.

Mâadith considérait ces scènes barbares sans dégoût.

Le crépuscule allongea de grandes ombres au flanc des montagnes. Les ailes des ramiers battirent au bord des nids du ravin ; ils roucoulèrent leurs chants et leurs querelles du soir. Au fond des grottes obscures, on sentait tressaillir les mystérieuses présences de la nuit. Mâadith se détourna et vit l’Homme au djaouak assis derrière elle.

— Laisse-moi prouver aux pigeons que mon djaouak est plus savant que leur gorge, dit-il en saisissant son roseau.

Elle s’assit en face de lui, parce que la musique l’enchantait éternellement et parce qu’après la hideur des scènes de tuerie et la laide vision des nègres, les traits subtils et le vert regard de Kralouk, la séduisaient davantage.

Bientôt, le roseau cessa de roucouler et commença un rythme de danse auquel, dans les fêtes, les femmes ne résistaient pas. Jamais encore, Mâadith n’avait dansé, mais, d’instinct, elle savait l’imperceptible cadence dont les pieds nus suivent ce rythme et comment le geste adorable des bras et la savante ondulation des hanches miment en mesure le poème de l’amour, du désir et de la possession. Elle vit la prière des yeux de Kralouk et ne se défendit pas contre l’invitation tentante du djaouak.

Debout dans l’or pourpré du couchant, elle fit glisser sur ses hanches sa ceinture brodée et défit le foulard de sa coiffure pour que ce lambeau de soie colorée et flottante accompagnât les gestes de ses mains. D’abord, elle circula, légère ; ses bras polis et délicats s’arrondissaient ou se dressaient d’un élan au-dessus de sa tête et ses mains déployaient le foulard comme une bannière pour un signal. Elle le ramena près de son visage et sur ses yeux en simulant la pudeur, puis l’effroi. Un frisson la parcourut des épaules aux talons. Alors, elle commença à onduler lentement, accentuant peu à peu le rythme. Le foulard, tantôt tordu ou roulé, tantôt éployé de nouveau, palpitait entre ses doigts. Elle se défendit contre la passion et contre l’amant fictif que sa danse fuyait ou recherchait tour à tour ; sa tête se détournait, ses mains se tendaient en avant, paumes ouvertes, exprimant un refus et une supplication. Soudain, la danse et le jeu de l’amour l’emportèrent. Son corps frémit comme un jeune arbre sous le vent ; ses lèvres s’entr’ouvrirent et sa danse atteignait à un réalisme si parfait qu’elle demeurait étrangement belle et esthétique. Elle la poursuivit à genoux. Tous ses mouvements exprimèrent l’harmonieux accablement de la volupté. Elle se renversa doucement sur le sol avec le dernier soupir que le djaouak effilait vers le ciel…

— O Mâadith ! ô Mâadith ! exclamait Louinissa accourue et suffoquée d’admiration.

Les mains de Kralouk tremblaient.

— Je savais que tu danserais ainsi, dit-il seulement.

Toujours étendue, Mâadith souriait d’un sourire vague et satisfait. Elle ressentait une lassitude langoureuse et un trouble savoureux. Cela lui remémora El Mensi et l’émoi dont elle s’était laissé pénétrer le soir où elle le vit dans la cour en fête, illuminée. Elle osa demander au goual :

— O mon cousin, le Nomade que tu sais t’a-t-il jamais interrogé sur ce que valait la dot d’une fille comme moi ?

L’Homme au djaouak eut un brusque réflexe de dents serrées et de poings crispés, puis il prononça lentement :

— Je lui ai dit le prix de Mâadith.

Elle fut coquette, pressentant que ce soir elle obtiendrait tout de cet homme dominé à son tour par les sentiments qu’elle lui inspirait :

— Qu’a répondu ce noble djïied, ô mon cousin ?

— Il a gardé le silence.

Louinissa s’élança, se coula près de Mâadith. Elle l’étreignit et ses lèvres subitement décolorées chuchotèrent à l’oreille de la petite danseuse :

— Je te supplie, quant à El Mensi, ne demande plus rien. Cela est une chose finie, finie, finie.

 

Et dans ce temps, Louinissa la très bonne eut un chagrin et pleura sur sa jeunesse envolée. Elle pleura sans jalousie et elle alla au tombeau de monseigneur Abderrahman brûler sept cierges verts pour s’exorciser de son chagrin.

Et dans ce temps, Mâadith devint plus belle encore et semblable à une grenade mûre ouverte au soleil.

Et l’inspiration de Kralouk était à ce point nombreuse et surnaturelle que les gens se passionnaient pour lui comme pour un prophète. Il aurait pu commettre un crime ; toute la ville serait intervenue pour le disculper et des têtes se seraient offertes pour remplacer la sienne sur l’échafaud. Il pouvait devenir riche, car la générosité des gens à son égard était inouïe ; mais il restait dédaigneux et faisait largement l’aumône.

Et dans ce temps, Louinissa et Mâadith rencontrèrent la vieille Hadjira.

— O les chèvres sauvages, quelle sorcellerie vous tient éloignées de la maison ? Le harem tout entier se plaint d’avoir perdu la lumière et la fraîcheur avec tes yeux et ta bouche, ô la petite beauté !

— C’est vrai, c’est vrai, bégayait Louinissa.

— O la changeante et la difficile, poursuivait la nourrice s’adressant surtout à Mâadith, comment, si vite, as-tu cessé de souhaiter le noble entre les nobles que j’avais fait se réjouir des merveilles de ton corps et de ta pensée ? Kralouk a-t-il dit ton indifférence au Nomade ? Nous ne l’avons plus vu dans Constantine. Il a brusquement disparu. D’abord on croyait qu’il reviendrait après avoir passé le Ramadan dans la montagne peut-être ; mais il n’est pas revenu. Le vent du deuil et du désespoir a dû le chasser jusqu’au fond du désert. Cependant personne n’en sait rien et notre seigneur n’a reçu aucun message de lui. Même racontés par moi, tes yeux auront tué cet homme, ô petite beauté.

Les doigts de Louinissa s’incrustèrent dans le bras de Mâadith. Elle l’entraînait loin de la bavarde d’un pas affolé, un pas de fuite. Au seuil du logis, Mâadith souleva son voile et celui de sa compagne. Son visage resplendissant et exalté, dont les narines vibraient comme celles du félin près de la proie, affronta le visage altéré de l’épouse du goual.

— Louinissa, par le Prophète ! — et sur lui soit la bénédiction ! Louinissa, Kralouk a-t-il fait cela ?

— Oui, dit l’épouse, il l’a tué le jour où je préparais ton kehoul et ton henné de fiancée.

Et dans ce temps, Mâadith se donna à l’amour selon le plaisir de ses aïeules et elle appartint à Kralouk.

QUATRIÈME PARTIE

 

Cette année j’ai traversé Constantine pour aller achever l’automne dans les montagnes de Kabylie. Voulant revoir Mâadith, j’ai repris le dédale des ruelles bleues vers la maison de l’Homme au djaouak.

Voici la porte ouverte sur l’escalier étroit et tournant avant l’éblouissement de jour et d’altitude de la petite terrasse. Mais je ne respire plus ce parfum d’épices et d’essences, qui fait partie de l’atmosphère des maisons musulmanes et révèle les vivantes présences. La chambre est close. Sur le seuil traîne un chiffon décoloré. Il n’y a plus personne ici.

Les hôtes de jadis, où sont-ils ? Que renferme la chambre impénétrable ? La nuit et le silence enveloppent les choses, passives collaboratrices de trois existences. L’araignée a tissé des voiles pour leur sommeil, ou, plutôt, elles sont parties avec leurs possesseurs afin de recréer l’ambiance coutumière en quelque lieu qu’ils se soient arrêtés.

Le logis dort. Il est muet sur le souvenir de la joie et de la douleur, de l’erreur et de la vérité. Le fantôme de sœur Cécile y demeure-t-il, forme purifiée par l’abandon de son esprit charnel incarné dans Mâadith ? Vraiment, il me semble qu’elle doit reposer là, ointe d’huiles saintes et embaumée, l’ombre de ses mains pâles étreignant un chapelet, belle et émouvante comme une Vierge au Rosaire. Son voile de novice et sa robe brune de laïque gisent près d’elle… C’est sœur Cécile et c’est aussi la prêtresse étrange et ravissante, apparue un jour de résurrection dans un jardin de roses et de cyprès. Elle est ensevelie là comme au plus profond de l’hypogée, liée d’indestructibles bandelettes, dans une odeur de cire et de résine, rendue au songe infini de sa mort…

Le vol des aigles passe ou plane au-dessus du logis désert. On entend à peine le bruit lointain des eaux au fond de l’abîme. Le gouffre est muet comme la maison. Le roucoulement des pigeons sauvages ne se multiplie plus en luttant contre le djaouak inspiré. Sur d’autres terrasses, voici des femmes drapées, une chèvre alerte, un chien furieux. Des échos de chansons arabes s’accrochent aux angles de roc et de muraille. Où s’en est allée Mâadith, qui dansait à la voix du roseau, ses cheveux floconnant et ses bras levés pareils à deux serpents luisants et clairs ? Elle dansait surhumainement, comme possédée du génie du rythme expressif. Quand elle tournait sur ses petits pieds nus, le tatouage de son front brillait comme un morceau de verre et sa figure aux paupières closes était plus belle qu’aucune figure…

J’ai cheminé vers la cascade de M’cid. Je poursuis les souvenirs dans le sentier connu. L’eau bouillonne entre les rochers. Le soir monte des profonds jardins sentant bon les fruits mûrs et les herbes chaudes. Sur une pierre plate, un pêcheur vieillot, accroupi, guette le poisson chahbi. L’eau scintille et joue autour de lui, avec des reflets et des fleurs d’écume incessamment renouvelées. Mais le jour baisse encore et l’eau devient grave.

J’ai parlé au pêcheur qui pêche là depuis bien longtemps. Il connaît presque tous ceux qui suivirent le sentier du Rhumel et, peu à peu, j’ai fini par apprendre ceci :

Une fois, à la nuit, tandis que le pêcheur remontait le torrent, il croisa l’Homme au djaouak et un grand Nomade dans le sentier.

Les jours suivants, le pêcheur revenu à sa place favorite, respira dans l’air une odeur de sépulcre si violente qu’il voulut savoir quelle pourriture empestait le ravin… Il s’orienta. Cela venait de la caverne de l’Homme sauvage, en face de lui. Comme autrefois Kralouk marchant sur les eaux, il traversa le torrent au bord de la cascade. Sur le seuil de la caverne, il hésita, puis se hasardant à en pénétrer l’obscurité, il y découvrit le cadavre mutilé d’un homme jeune et fort, dont les vêtements indiquaient qu’il avait été noble et luxueux. Pendant plusieurs semaines, le pêcheur se tut, gardant son secret, tourmenté du désir d’en décharger son esprit et tremblant à la perspective de quelque vengeance qui l’atteindrait sûrement s’il parlait ; car, aux mutilations atroces du cadavre, il avait reconnu le châtiment qu’un amant arabe inflige à son rival. Enfin, il chuchota la chose. Elle s’ébruita lentement. La justice fit une tardive enquête sans résultats, si ce n’est d’identifier le cadavre qui était celui d’El Mensi, le djïied, disparu depuis plusieurs mois. Quant au meurtrier possible ou probable, pas une bouche ne s’ouvrit pour donner la moindre indication.

Le pêcheur de chahbi affirme que tous les indigènes de Constantine savaient le nom du meurtrier ; mais nul n’aurait commis la faute de le livrer, parce que c’était celui d’un homme n’ayant pas son égal. Mon informateur le connaît aussi et n’ose pas ou ne veut pas me le dire.

Et j’ai revu les filles de Bouhadad et Lella Rouhoum, la sévère, qui dit en souriant :

— Ne cherche pas Mâadith. Elle n’est plus ici. La chèvre est retournée dans la montagne avec Kralouk son berger.

 

Le train roulait dans la nuit parmi des paysages ondulés, brodés de canaux entre les saules ; paysages telliens qui paraissaient empruntés aux plus gras herbages des départements de la vieille France. Il s’élança à travers des plaines de céréales, infinies comme la steppe. Il haleta sur les pentes et dans les rudes détours des premiers contreforts kabyles. Ses bruits bourdonnants semblaient traîner des rumeurs de voix confuses, des soupirs et des appels qu’il laissait glisser en chemin pour en saisir d’autres venus à sa rencontre, happés au passage. Son fracas s’atténua dans le lever de l’aube précédant à peine l’aurore rapide.

Ce fut le matin pareil à un sourire dans le visage d’un ciel calme et haut. Sur un territoire de maquis et d’abruptes collines, entre des berges sans cesse reculées, des ouad caillouteux déroulaient les rubans souples et clairs de l’eau des montagnes. Des villages de huttes agglomérées s’accrochaient contre les pentes ou se tassaient sur les pitons. Les vallées fraîches, profondes, étroites et sinueuses, se duvetaient de graminées et des panaches épanouis des touffes de diss et de roseaux. Le long de chaque torrent, dans le lit de chaque rivière, éclatait la fête des lauriers-roses en pleine floraison, fête de couleur et fête de parfum, geste voluptueux et tendre d’une nature aux mouvements larges et forts, aux lignes sévères. Des plans et des arrière-plans de hauteurs et de sommets, en courbes fermes, en escarpements superbes, en élans définitifs, se suivaient, se joignaient et chevauchaient jusqu’aux contreforts massifs du Djurdjura, la montagne par excellence.

Elle s’élançait puissamment. Ses proportions harmonieuses et magnifiques fermaient tout l’horizon. L’arête aiguë, dentelée, coupait l’espace et griffait les nuages : parfois, elle les trouait et s’enlevait au-dessus d’eux. Elle portait les dernières vapeurs de l’aube pour les fondre dans du soleil. Elle émergea soudain toute pure, rose et blanche, grandiose comme une cime alpestre ou pyrénéenne. Une brume transparente rampa un instant dans les vallées, s’enroula comme une écharpe au flanc de la géante, se dissipa. Ciselé par la limpidité de l’atmosphère, le Djurdjura s’offrit dans le rayonnement de sa splendeur.

L’origine de son nom était charmante. On le lui avait composé dans un sentiment d’harmonie imitative, pour rappeler le murmure des sources qui sont en lui. Les indigènes affirmaient qu’il ne faisait pas partie du sol, mais avait été apporté sur les épaules d’un géant venu d’une fabuleuse contrée, du côté du soleil levant. Le lieu de destination de la course du géant était inconnu ; on savait seulement qu’arrivé là, ses genoux plièrent, la fatigue rompit ses jarrets, le poids de la montagne l’accabla ; il fut étouffé et écrasé par son fardeau. Les tribus kabyles naquirent de la fermentation de sa chair et de ses os broyés. Ainsi la légende expliquait la présence du colosse.

Éternel et formidable, il reposait dans sa masse indestructible. Ses forêts de cèdres et de genévrier étaient, dans l’éloignement, comme des ombres de mousses. Il régnait splendide sur tout ce pays de la pierre, sur les grès pâles et les argiles flambantes. L’haleine des vallées creuses, des forêts profondes et des hauts pâturages montait vers lui comme l’encens infini d’une perpétuelle offrande. Je me souvins de ces lignes lues : — « La sévérité du paysage rend sérieux et propage en l’âme comme sur l’étendue visible une impassibilité qui semble descendre du ciel. » — Et c’était là le pays de Mâadith.

Les stations rares surprenaient, à de longs intervalles. La voix accoutumée cria le nom de celle-ci, El Esnam, — les Idoles. Nom mystérieux que le puissant cadre de nature rendait plus barbare et évocateur. Quelqu’un s’engouffra dans mon compartiment : Kralouk.

Un instant, nous nous sommes dévisagés en silence, lui, pensivement, et moi non sans quelque émotion. — « Es-tu l’amie qui comprend ou l’autre esprit qui juge ? » songeaient les yeux de l’Homme au djaouak. Le trouble des miens exprimait l’inquiétude de ce que je désirais savoir et de ce que je redoutais concernant Mâadith.

Nous faisons le même effort ensemble et nous échangeons les saluts. Maintenant, Kralouk est rassuré ; son regard s’anime d’indépendance orgueilleuse et de victorieuse félicité.

— Où vas-tu, Kralouk ?

— A Alger, pour un moment.

— Je t’ai cherché dans Constantine, la muette, depuis que ton djaouak ne s’y entend plus.

— Tu m’as cherché et tu ne m’as pas trouvé ; mais tu n’as point cessé de penser à moi et tu me trouves. Louange à Dieu pour toi et pour moi !

Je poursuis avec les détours arabes :

— La maison fermée est triste sur le Rhumel, si triste que j’ai craint que ce fût à cause de la mort.

Les paupières du musicien battent légèrement :

— Il n’y a la mort et la mort noire que pour celui qui marche par le travers du chemin de son frère.

— La mort noire, ô Kralouk, c’est la mort par l’assassinat. Qui connaissais-tu devant en être frappé ?

Il me regarde longuement, puis, très doux :

— Pourquoi me faire dire son nom ? Tu le sais. Et n’as-tu pas interrogé ma maison fermée ?

— La maison fermée est une bouche close et ne révèle rien. C’est à cause du meurtre que tu as quitté Constantine ?

— Je savais que nul ne me livrerait, mais je n’aime pas la Justice du Tribunal parce qu’elle est sans intelligence.

— Tu te sentais coupable ?

— Non, de rien au désert ! Mais les gens des villes ont le cœur limité par leurs murailles.

— El Mensi n’avait mérité ni l’égorgement, ni la mutilation.

— El Mensi avait mérité son destin puisqu’il voulait Mâadith et que Mâadith était pour moi depuis le jour où elle me guérit de ma blessure et où je sus sa beauté.

Nos phrases se sont croisées, ont rebondi, brèves, rapides. Je mesure ce patient désir de Kralouk qui a guetté sa proie et l’a envoûtée, fanatique et passionné, pour la rendre à la fois à l’Islam et à l’amour. Il reprend :

— Dieu a fait cent parts de la jalousie. Il en a donné quatre-vingt-dix-neuf aux Arabes. Et Mâadith a dû me faire manger de la cervelle d’hyène.

C’est la sorcellerie saharienne chère aux femmes qui veulent capter et garder un amant.

Je questionne encore :

— Comment est Louinissa, maintenant ?

— Elle est tranquille et avec la paix.

— Et… Mâadith ?

— Elle est heureuse.

Une expression de volupté assouvie, de désir renaissant et d’ardeur caressante, transfigure l’Homme au djaouak. La frémissante petite créature de jadis a-t-elle trouvé sa voie dans l’unique amour de cet homme, de ce vieil amant qui ne vieillit pas ?

Voici la station où je dois descendre, où l’on m’attend. Je voudrais savoir davantage. Trop tard ; le train repart déjà. Un mot encore ; il me faut connaître le village qui cache les épouses de Kralouk. Je vais parler ; il me prévient, penché à la portière, son sourire si particulier jouant sur ses lèvres sensibles :

— Si tu erres dans la montagne et vers les villages des Merkallah, regarde dans les vergers de Tessala ; peut-être verras-tu la chèvre marquée pour le bonheur.

 

Je plantai ma tente sur un petit plateau, le plus voisin des villages des Merkallah. Encore poudrée de sables sahariens, elle s’étirait, modeste et invitante sous trois bouleaux argentés. Elle dominait des gorges de ravins obscurs, des roches grises, des cascades tumultueuses. Hors la zone de verdure, vertigineusement projetée vers l’infini, la Dent du Lion pointait. Aux pieds du plateau, sur les vergers de Tessala, le crépuscule avait le parfum des pêches mûres et montait de secrets jardins hérissés de ronces et de cactus. Je me souvins de cette chanson de Kralouk :

Dans les jardins de Tessala,
les pêches et les abricots sont dignes du paradis ;
Mais ta bouche n’est-elle pas préférable ?
Tes yeux sont nobles comme le Djurdjura.
Ils sont durs aussi comme les rochers.
Ton sourire est froid comme la neige ;
mais la couleur de ton visage est une trahison pour ta froideur.
Mon cœur s’est pris dans tes cheveux
pareils à des ailes de pigeons sur ta tête ;
L’eau de ton pays a noyé ma sagesse
Depuis que j’ai dormi dans les jardins de Tessala.

Mâadith a dormi et dort ce soir dans ces mêmes jardins. L’eau de ce pays a-t-elle noyé sa mémoire ? Felouque légère, alourdie par une cargaison aux éléments riches, mais disparates, désemparée et jetée à la côte en écoutant le chant des sirènes de sa race et de son passé, a-t-elle sombré dans un complet retour à la primitivité ?

Quel exemple déconcertant, quel violent témoignage de la force des morts contre l’évolution des vivants serait celui de cette enfant, prise et reprise, envolée comme un oiseau rare vers le plus divin ciel du plus chaste et du plus pur idéal, portée par la religion la plus raffinée du renoncement, la plus détachée de toute matière ; soudain, arrêtée brusquement dans son vol, planant un instant dans l’incertitude, redescendant à pic sur la terre la plus sensuelle et la plus barbare, coupant ses ailes, redevenant pareille à l’olivier kabyle pour reprendre racine dans le sol de la tradition ! Je saurai demain quelle expression nouvelle traduit son âme héréditaire.

Mes serviteurs avaient allumé un grand feu de broussailles sur le petit plateau où la fraîcheur descendait avec la nuit. L’ombre environnante s’aggravait de silence humain, troublée uniquement par la voix des eaux innombrables. La montagne, vierge de sentiers à cette altitude, grandissait au-dessus de nous. Parfois, et comme sous les pas d’un mystérieux sabbat, une pierre se détachait de son alvéole ; elle bondissait ou glissait et, de chute en chute, allait s’abattre en bruit sourd dans les profonds jardins.

Peu à peu, des hommes des Merkallah vinrent s’accroupir autour du foyer étranger. Par le ruisseau taillé en pleine roche, seul chemin conduisant aux villages, incessamment, d’autres arrivaient. Ils surgissaient spontanément, franchissaient d’un bond l’espace séparant le ruisseau du plateau et que défendait une cascade jaillie d’un rocher surplombant. Ils secouaient leur burnous à peine mouillé au passage et s’installaient, dans leurs gandourahs roussies et malpropres, parmi lesquelles les vêtements de Kralouk devaient éclater en blancheur lumineuse. Ils fumaient en buvant du café, parlaient peu, et, à tour de rôle, ranimaient le feu en y jetant des branches de lentisque ; alors, la flamme montait droite, claire et odorante.

Presque tous ces hommes avaient la barbe blonde et rare, le front têtu, des yeux d’épervier. Se sont-ils beaucoup modifiés depuis les temps évanouis où ils atteignirent cette contrée ? Ils étaient déjà un mélange de vieilles races en exode auquel les mercenaires des armées vandales et les légionnaires de Rome ajoutèrent peu de chose. Ils s’entretiennent avec brièveté dans leur langue archaïque et difficile, langue berbère sans littérature, presque exclusivement orale, poussière de dialectes dispersée du Sous marocain à l’Aurès en passant par le Figuig et la Kabylie.

Je ne les ai pas interrogés. Il me suffit de savoir que Mâadith et Louinissa habitent près des vergers de Tessala. J’irai seule au-devant de leur accueil ou de leur oubli.

La nuit m’a été longue et pensive. Maintenant, dans cet autre matin rayonnant et tranquille, je descends vers les jardins de fruits mûrs et de vignes aux grappes pendantes. Une appréhension et un profond désir sont en moi.

Le sentier de terre meuble, de gneiss plats ou de cailloux qui croulent, sinue à travers d’étroites cultures ou tourne à angle droit contre les huttes de torchis et de pierres sèches. Le diss des toitures garde l’odeur de la brousse. Les portes sont ouvertes sur les intérieurs pauvres et industrieux d’où s’échappent le relent des moulins à huile, la poudre des meules à blé et l’odeur des figues sèches. Souvent, près du seuil, des femmes aux draperies sans grâce, mais au beau visage, cardent une laine blonde, des jeunes filles au profil classique, au regard calme, coiffées de multiples petites tresses et vêtues de haillons terreux, filent avec un geste éternel. Entre elles et parmi les jeux des enfants, cabriolent des chevreaux familiers, tandis que les chèvres sont dans les hautes pâtures où veillent les petits bergers.

Hors du village, devant un trou plein d’eau boueuse, une vieille, inconsciemment fidèle aux modèles des potiers étrusques, pétrit des coupes et des vases, humbles ustensiles pour l’usage quotidien et qu’on dirait arrachés à des fouilles savantes. L’ouvrière ignore la poésie de ses mains habiles sur les formes précises et originales, les lignes parfaitement belles. Elle me sourit :

— Celle que tu cherches est en bas, dans les jardins.

— Qui ?

— Mâadith.

— Comment sais-tu…

— Elle-même nous a dit, lorsque nous avons appris ta présence, que certainement tu venais pour la voir.

— C’est tout ce qu’elle a dit ?

— Vraiment.

Elle baisse la tête avec un second sourire que je n’aime pas. Je m’assieds près d’elle, guettant d’autres paroles qui me révèleront peut-être cette nouvelle Mâadith, que je désire rencontrer et que j’hésite à rejoindre.

La vieille continue à modeler les vases et les urnes pareils à ceux d’il y a deux mille ans. Le soleil transforme la boue en coulées d’or fauve et de bronze clair. Les bras secs et les mains tatouées sont mouchetés d’éclaboussures d’argile.

La pétrisseuse de terre ne sait pas que son geste semble pétrir aussi l’âme de la race dans les éléments du sol. Un étranger passera, emportera le vase primitif pour le peindre aux couleurs de son esprit et le décorer des raffinements de son art. Rien ne persistera de ce vase, si ce n’est la forme charmante ; mais cette forme même se distinguera peu à cause du prestige de l’ornementation où s’attardera l’attention des civilisés. Seul, un Barbare discernera sans hésiter la courbe et le profil initiaux. Vient l’orage ; un nuage a crevé sur le vase ; les ors se sont ternis, les couleurs se sont effacées ; les traits du dessin s’estompent et disparaissent. Quel est ce vase-ci ? L’artiste qui le décora n’est plus là pour le reconnaître. Alors, le Barbare le reprend et le rapporte aux lieux où il fut pétri. Et, désormais, le vase où baignèrent des gerbes de lis purs et de roses mystiques, porte les simples breuvages de la vie quotidienne aux lèvres de l’homme et de l’enfant. Telle est l’histoire de Mâadith.

Je contemple le labeur de la femme à travers le nombre de mes pensées. Je l’envie dans sa quiétude impassible et la sereine accoutumance de ses gestes. J’ai le cœur lourd.

Je ne blâme pas Mâadith ; je la comprends, non avec mon esprit, mais avec le sien. Ses actions aussi sont symboliques. Ah ! sœur Cécile, dont le couvent n’eut pas le temps d’annihiler la féminité vouée à la profonde tentation de l’amour vivant, quel subtil complice vous fut l’enveloppement de la vie arabe pour vous rendre à tout ce qui devait être votre vérité !

Je me souviens encore d’une audacieuse affirmation de l’Homme au djaouak :

« Les mouvements de la femme ne sont dirigés que vers l’amour. Consciente ou inconsciente, elle n’est que matière. Tandis que l’homme, être supérieur, peut posséder tous les sentiments avec une égale intensité, chez la femme, ils demeurent à l’état latent, impuissants, refoulés, annihilés sans cesse par celui qui commande au plaisir de la chair. »

L’idéal féminin de Kralouk était une Ève essentiellement sensuelle, sachant mieux se faire aimer qu’aimer elle-même, cela par prédestination et devoir unique. Je suppose que Mâadith a réalisé cet idéal.

Nous n’avons pas à les juger. Ils obéissent à des traditions d’où nous nous sommes évadés à la suite d’une longue et lente évolution de siècle en siècle. Eux, restés pareils aux ancêtres, sont beaucoup plus jeunes que nous ; ils suivent encore l’instinct, que nous avons appris à remplacer par le raisonnement, et l’instinct les conduit vers des fins qui nous surprennent en paralysant nos aspirations fraternelles, mais dont nous apercevons la logique naturelle en dépouillant toute idée préconçue.

Pourrai-je découvrir ici ce que la petite chèvre kabyle, un instant brebis du seigneur, a conservé de ce qu’elle aima en nous, par nous, avec nous, si tant est qu’elle l’ait réellement aimé ?

La pétrisseuse d’argile achève un vase cornu, et, dans la matière fraîche et luisante, à l’aide des ciselures de l’un de ses bracelets, elle le pare d’un curieux dessin en guirlande régulière. Si cette vieille voulait être sans méfiance et répondre à mes questions, je l’interrogerais sur Mâadith.

— Vieille, ô vieille, la plus habile, es-tu née dans les Merkallah, ou viens-tu d’un autre village ?

— Je suis née dans la vallée et près des fermes ; mais les Merkallah sont le pays de celui qui fut mon mari.

— Les gens d’ici passent pour détester les étrangers : comment ont-ils accueilli Kralouk et ses femmes ?

— Kralouk n’est pas un étranger. Tous les pays appartiennent au goual et à l’Homme au djaouak, et Louinissa et Mâadith avaient leurs parents et les parents de leurs parents autour des feux de la montagne.

— Autrefois, Mâadith habitait les villes ; est-elle heureuse dans les jardins ?

La vieille sourit de ce sourire qui m’a paru nuancé de triomphe et de raillerie. Elle réplique :

— Autrefois, Mâadith était chrétienne ; elle a oublié cela pour devenir heureuse.

Elle pose au soleil son vase achevé, regarde dans l’ombre les oliviers proches et reprend avec une admiration tendre :

— Mâadith est un oiseau dans les jardins de Tessala. Bientôt tu l’entendras chanter. Mâadith est une amoureuse et pas un amant ne pourrait être l’égal de Kralouk. Ils sont venus ici sans doute parce qu’elle l’a souhaité. La volonté de Mâadith est la volonté de Kralouk. Lui arriva le premier. Il parla aux principaux du village et aux vieillards de la djemâa, demandant à bâtir une maison kabyle pour y amener ses épouses et y demeurer avec elles. On ne fixe pas le sable nomade ; Kralouk est pareil au sable du Sahara ; mais on ne refuse rien à l’Homme au djaouak et ses femmes étaient nos sœurs. Les sages de la djemâa ont bien pensé et bien agi ; ils lui ont permis gratuitement de bâtir une maison sous les oliviers. Il a trouvé des maçons qu’il payait généreusement et faisait travailler selon sa fantaisie. Tu verras la maison. Un soir, il a choisi les plus belles mules et il est allé là-bas, à la gare. Il est rentré dans la nuit. Le lendemain, le vent était plein de parfums et, dans les jardins, nous fûmes saisies d’étonnement devant la beauté de Mâadith.

— Comment Kralouk, qui est un Arabe et un Arabe du Sud, ne cache-t-il point sa jeune femme ainsi que le conseille la loi ?

— Kralouk a dit que celui qui possède avec abondance doit être exempt de jalousie. D’ailleurs, pourquoi serait-il jaloux ? Les hommes vont peu dans les vergers où il n’y a pas de gros travaux, où les fruits mûrissent seuls et où les femmes suffisent à les cueillir. Et ensuite, ils évitent d’y aller quand ils savent que Mâadith se promène ; car nous n’ignorons pas que Kralouk a tué et que ceux qui convoitent son bien meurent de la mort noire.

— Mais l’Homme au djaouak est vieux et Mâadith est jeune. Après le vieil olivier, ne regardera-t-elle pas un autre arbre ?

— Kralouk est un cèdre : il porte la neige sur sa tête et sur ses bras et restera debout et robuste. Les doigts de Mâadith ne touchent que des choses douces et légères, les autres sont pour Louinissa ; ce qui est juste, car elle n’est plus à la saison de l’amour.

— Se plaint-elle ?

— Jamais. Elle a eu son moment : c’est maintenant celui de Mâadith, qui durera longtemps, car elle est de celles dont la vieillesse est ardente. Et pourquoi se plaindre, je te prie ? Me suis-je plainte une fois ? Un jour d’entre les jours qui mûrissent les pêches et les figues, j’ai connu Chérif. J’ai couché sur sa natte. Les chacals crièrent beaucoup cette nuit-là et les cèdres du Djurdjura craquaient sous le vent. Quand d’autres pêches furent mûres, je louai Dieu de ne pas être une femme stérile et Chérif me donna deux bracelets. Une nuit le feu mangea le diss de la maison et je dus aller haut dans la montagne pour en couper de nouveau. Je suis tombée et l’enfant est né gémissant sur la terre ; puis, il est mort. Chérif m’a frappée comme on frappe un arbre que l’on veut abattre. Une seconde femme a dormi sur la natte où ma part a été diminuée. Et pourquoi se plaindre, je te prie ?

Résignation primitive et sagesse islamique ! Il n’y a nul effort à faire pour le bonheur ou contre l’adversité. Point de révolte et point d’aspirations ; l’acceptation de la part, telle qu’elle est donnée, sans risquer aucune tentative de perfectionnement en soi ni autour de soi. Telle est la philosophie qui se dégage de la vie et des paroles de la pétrisseuse d’argile.

 

Je suis à la lisière des frais jardins de Tessala. Un ruisseau court, actif et chantant, écume au jeu des pierres, se perd sous les buissons de ronces, reparaît entre les figuiers aux troncs convulsés et blancs, aux larges feuilles. Très haut, contre le flanc de la montagne, sur les cèdres déchiquetés par les grands vents et les avalanches, ruissellent la rose lumière et l’or des matins kabyles. Dans l’ombre du géant des rochers, ce Tessala d’eaux, de fruits et de feuillages s’allonge, ondule au caprice des arbres drapés de vignes.

Et voici qu’une femme marche le long du ruisseau : Mâadith… Elle va, soutenant d’une main, sur sa tête, une légère corbeille où les pêches se mêlent aux grappes de raisin noir. Ses pieds sont chaussés de sandales sahariennes délicatement peintes par les savetiers des Ziban. Elle porte sa coquette coiffure de Constantinoise et une gandourah soyeuse et brodée. Dans ce décor, elle pose une des miniatures persanes faites pour illustrer les Mille et Une Nuits. Une sérénité précise a raffermi les traits charmants de sa figure.

La rejoindrai-je ? J’ai presque peur de notre rencontre. Elle a deviné ce qui me conduisit ici ; pourquoi ne pas m’attendre dans sa maison ? Désire-t-elle me revoir ?

Elle marche lentement. Je la suis et il me semble qu’elle sait que je chemine derrière elle. Ainsi, elle parcourt l’espace de plusieurs vergers pour atteindre une maison pareille à toutes les autres, mais plus vaste, avec de petites fenêtres voilées de mousseline et une porte massive peinte en vert comme celle du logis qui dominait le Rhumel. Des oliviers robustes et vénérables l’environnent. Sur le seuil de la porte ouverte, une femme prie au soleil levant ; c’est Louinissa, l’aspect plus vieux et plus paisible encore qu’autrefois. Et voici Mâadith posant sa corbeille de fruits pour, fine et grave, prier aussi à côté de la première épouse de Kralouk.

Je ne dois pas troubler leur prière. J’attends. Combien Mâadith est belle ! Il n’y a plus d’exaltation dans son visage, mais une satisfaction infinie. Apaisement de l’âme et rassasiement de la chair, elle a donc trouvé tout cela ? Elle sait donc vivre, sereine et peut-être heureuse indiciblement, sans un heurt, à l’abri d’une humble cabane, entre les bras d’un vieil amour et les promesses d’une foi dont les expressions, plus humaines que divines, sont accessibles facilement.

A quoi est-il bon, l’or, dis-moi ?
Bon pour le travail ou pour le jeu ?
Bon à garder ou à payer, à cacher ou à jeter,
Pour espérer ou pour craindre ?
A quoi est-il bon, l’amour, je te prie ?
Vaut-il une larme ?
. . . . . . . . .
L’or ne vaut que de l’or ;
L’amour vaut de l’amour ![2]

[2] Swinburne, poèmes.

La sagesse atavique de Mâadith a découvert la même vérité que la philosophie du poète occidental.

Un autre sage écrivait de la civilisation :

« … perfectionner sans cesse la vie, l’entraîner sans cesse vers le progrès pour la laisser ensuite frémissante et désespérée au milieu du chemin… »

Sœur Cécile a connu ce frémissement, éprouvé cette désespérance. Mâadith résout le problème et la civilisation ne peut plus rien pour elle ou contre elle…

Je revois les Sœurs Blanches, celles qui sauvèrent l’enfant pour en faire la jeune fille. Je revois la supérieure dont l’exemple, faillit faire de la jeune fille, une ardente disciple pour un apostolat fécond, — la supérieure à laquelle j’écrirai seulement que Mâadith est heureuse en ce monde. Je revois le Père André qui, dans sa profonde expérience du cœur humain et des puissances ancestrales, avait pressenti ce qui est arrivé, — le Père André, qui mesurait les responsabilités de la piété et d’une civilisation modelant une âme sauvage sans pouvoir la fortifier d’une armure invincible, mais en la rendant plus accessible à toutes les formes de la douleur.

Tant d’ambitions sacrées, tant de volontés tendres et désintéressées, tant de noble crédulité dans les bienfaits du perfectionnement, devaient-ils aboutir à cet échec immense ? Tant de délicats scrupules devaient-ils être justifiés par les souffrances et les chutes de la brebis isolée, par le reniement de la brebis perdue ?

Mâadith, Mâadith, que reste-t-il de ce que nous voulûmes t’apprendre ; — car ta paix actuelle ne provient pas de notre leçon, mais de l’héritage d’ignorance de tes aïeux. Que reste-t-il du pieux enseignement qui épurait chaque geste de la vie mortelle pour préparer à l’immortalité, qui dirigeait toute aspiration humaine pour la rendre plus digne de Dieu ? Que reste-t-il, ô Mâadith, — car ta piété d’aujourd’hui n’est pas née de convictions qui désirèrent te l’inspirer, mais elle est le fruit du fanatisme de Kralouk et de la suggestion de l’humble Louinissa.

Tout ton souhait de vivre s’est détourné de notre horizon. Nous savons qu’il n’y reviendra jamais ; mais nous croyons si fermement aux vertus d’idéal et de générosité de notre labeur que nous espérons encore quelque rayon rejaillissant de nous à toi, qui nous fus et nous es toujours chère. Et même si, parvenu lentement à travers les ombres tranquilles de ta mémoire, il ne t’atteint plus que comme un reflet, ni notre peine ni notre espérance n’auront été perdues.

Je songe ainsi, visible à peine entre les ramures tombantes des oliviers, en contemplant la longue prière des deux femmes. Elles sont émouvantes, offrant, d’un même geste eurythmique, leurs deux âges et leur même cœur peut-être…

« L’amour est pour la perfection de la femme ce que la prière est pour la perfection de l’homme. Il faut prier, il faut prier beaucoup… »

O Mâadith qui possèdes les deux perfections !

La prière s’est achevée. Mâadith et Louinissa sont rentrées dans la maison. Comment ne m’ont-elles pas encore aperçue ? Fausse honte ou gêne ; cela me surprendrait ; jeu malicieux plutôt.

Je me suis avancée jusqu’au seuil. La porte entr’ouverte laisse voir des tapis sur le sol et, contre les murailles, des burnous et des étoffes de couleurs vives. Un visage apparaît dans la pénombre, un regard vient au dehors à ma rencontre, le regard éblouissant que je connais. Je vais entrer… Mais la porte se referme, doucement, irrésistiblement, poussée par une force déterminée, une volonté inexorable.

— Mâadith !… Mâadith !…

Le verrou de bois d’olivier assujettit la porte que je ne franchirai pas. Les petites fenêtres étroites sont closes aussi. Et cependant, — je l’ai bien profondément entendu, — un cri a jailli de la maison muette et jalouse. Et c’était le cri d’un petit enfant…

TABLE

 
Pages
Première partie
Deuxième partie
Troisième partie
Quatrième partie

ACHEVÉ D’IMPRIMER LE
26 OCTOBRE 1921
PAR FRÉDÉRIC PAILLART
A ABBEVILLE (SOMME).

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