The Project Gutenberg eBook of En croupe de Bellone

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Title: En croupe de Bellone

Author: Pierre Mille

Release date: June 22, 2023 [eBook #71023]

Language: French

Original publication: France: Georges Crès

Credits: Laurent Vogel (file was produced from images generously made available by the Bibliothèque municipale de Lyon (Numelyo))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EN CROUPE DE BELLONE ***

EN CROUPE DE BELLONE

ÉDITIONS GEORGES CRÈS & Cie

Israël Zangwill. — Les Enfants du Ghetto. Traduit de l’anglais par Pierre Mille, un vol. in-16 (collection Anglia).

PIERRE MILLE

En Croupe de Bellone

COLLECTION « BELLUM »
GEORGES CRÈS & Cie, ÉDITEURS

PARIS
116, Bd St-GERMAIN
ZURICH
7, RÄMISTRASSE

MCMXVI

(4e ÉDITION)

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :

20 exemplaires sur Chine (dont 5 hors commerce) numérotés de 1 à 15 et de 16 à 20.

40 exemplaires sur Japon (dont 10 hors commerce) numérotés de 21 à 50 et de 51 à 60.

5 exemplaires sur papier Ingres couleur paille, hors commerce, numérotés de 61 à 65.

Copyright by Pierre Mille 1916.
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés.

CHEZ LES TCHOUKTCHIS

Conte pour servir de préface

Aux environs de l’an 3000 de notre ère, — onze cents ans, par conséquent, au delà de l’époque agitée où nous vivons, — après avoir traversé, venant de l’ouest, toute l’étendue de la Sibérie, un voyageur citoyen de l’empire d’Amérique parvint, à l’extrémité du continent asiatique, sur les rives du golfe d’Anadyr, dans un pays habité par des indigènes Tchouktchis.

Je m’aperçois ici que je dois expliquer deux choses. En l’an 3000, alors que l’Europe était devenue une vaste démocratie, l’Amérique formait un empire rigoureusement autocratique, destiné à faire contrepoids à celui de la Chine ; l’histoire nous a gardé le souvenir de bon nombre de ces chassés-croisés. Mais on sera peut-être un peu plus étonné d’apprendre que je sais ce qui s’est passé en l’an 3000. Je répondrai que c’est grâce à la « machine à explorer le temps » imaginée par l’ingénieux H. G. Wells, dont je fais un fréquent usage.

C’est ainsi que je me trouve à même de reproduire un passage assez curieux du journal de ce voyageur, qui s’appelle J. B. W. Tylor, de la 18e province, jadis dénommée État de Kentucky.

Après avoir noté que le chef d’une petite tribu tchouktchie lui fut fort utile pour dégager du sable et de la boue congelée qui l’enserraient un cadavre de mammouth antédiluvien, J. B. W. Tylor ajoute :

« Ce chef, bien qu’il se fût montré d’abord assez rapace et disposé à ne rien faire pour rien, se découvrit à l’usage assez communicatif et relativement intelligent. Il exigeait de ses sujets de grandes marques extérieures de respect ; et, sur une question que je lui posai, m’apprit qu’il avait droit au titre d’empereur, comme le souverain d’Amérique lui-même. « Et ainsi, conclut-il, nous ne sommes plus que trois : l’empereur d’Amérique, l’empereur de Chine et moi. On me nomme aussi Kézer, mais c’est la même chose. »

» Les sonorités de ce dernier titre ayant évoqué dans ma mémoire de vagues souvenirs, je poursuivis mes investigations, demeurant sur le territoire de sa tribu beaucoup plus longtemps que je n’y avais compté d’abord, dans le seul espoir de pénétrer ce mystère. Car en vérité, par ailleurs, il n’y avait pas là d’observations bien nouvelles à glaner. Les mœurs de ces Tchouktchis et de leur chef sont restées, à peu de chose près, ce qu’elles étaient il y a un millier d’années, au dire des anciens explorateurs : ils mangent la chair des rennes et des phoques, dont ils font leur nourriture habituelle, indifféremment crue ou cuite ; ils allument le feu à l’aide d’un « bâton à feu » qu’ils frottent rapidement sur un morceau de bois moins dur, ils portent à la pêche des imperméables en vessie de poisson, d’ailleurs très commodes ; enfin, chez eux les vieillards continuent à se suicider en grande pompe, soit pour ne pas être à charge à la communauté, soit plutôt pour être plus sûrs, quittant de la sorte l’existence en pleine possession de leurs facultés, de leur mana, de ressusciter dans le corps d’un enfant nouveau-né. Mais on jugera comme moi, d’après cette peinture, qu’il était encore plus étrange que le pauvre homme qui commandait à ces quelques centaines de pauvres gens pût exiger le titre d’empereur, s’en parer avec une incontestable dignité, et donner à son épouse, dont à quelque distance il n’était pas bien facile de distinguer le sexe, celui d’impératrice.

» Voici ce qu’à la fin il m’expliqua, un jour que je causais avec lui dans la tente de peau qu’il habite en été.

»  — Mes ancêtres, dit-il, n’ont jamais été qualifiés autrement, et cela remonte à une époque dont les hommes ont perdu la mémoire. Toutefois, c’est dans ma famille une tradition bien établie qu’un de mes aïeux, il y a plus d’un millénaire, était déjà empereur absolu d’un grand peuple, qui habitait à l’ouest, loin, bien loin d’ici, au milieu de l’Europe. Il commandait à des guerriers nombreux comme les grains de sable, munis d’armes à feu, possédait un grand trésor et jouissait d’une existence agréable : il paraît même, bien que cela soit difficile à croire, que dans son pays l’hiver ne durait que quatre ou cinq mois.

» Par malheur, il lui prit fantaisie de déclarer la guerre à tous les peuples qui l’entouraient, tous les peuples, sans exception, qui touchaient à ses limites, et même aux Nippons, qui habitent encore aujourd’hui, comme tu le sais, des îles du côté où le soleil se lève. Il fit cela parce qu’il était très fort. Encore plus fort que l’empereur de la Chine ou que ton empereur. C’était un homme superlativement fort, affirment nos traditions ! Il remporta donc de grandes victoires vers le couchant, vers l’orient, à droite, à gauche, en face de lui, par derrière. Mais ses ennemis disaient : « Et puis ?… » Ils étaient comme des lions de mer trop nombreux et qui ne sentent pas le harpon à travers leur graisse. Et quand ils avaient dit : « Et puis ? » en secouant leurs épaules, ils ajoutaient : « Pourquoi fais-tu ça, toi, l’homme ! A quoi ça peut-il te servir ? » Et il répondait : « Je cherche la paix. Je vous assure que je ne veux que la paix. Donnez-moi la paix. » Mais les autres répliquaient sans comprendre : « La paix ? Quelle est cette espèce de chose ? C’est une marchandise que nous ne possédons point chez nous. Nous ne la connaissons pas. Va voir plus loin : c’est peut-être là. »

» Alors, pour aller plus loin, il prit le parti de se diriger vers le ponant. D’abord, il marcha tout droit, songeant : « C’est là, très près ! » Mais quand il s’arrêta, il n’avait pas trouvé. Alors, il inclina vers le sud-est et campa dans l’ancienne ville de Roums, dominée par une tribu mongole qui nous est un peu parente, car nous sommes des Esquimaux, mais mélangés avec des Mongols. Il regarda autour de lui, il regarda bien attentivement, et il regarda ses ennemis ; cependant il ne trouva pas ce qu’il cherchait : il repartit.

» Il franchit donc le mont Ararat, où l’on raconte que jadis il y a eu un navire qui s’y fixa comme sur une île. Il était haut, à cette place, bien haut ; il lui semblait qu’il dominait le monde et que rien ne pouvait échapper à sa vue : et pourtant il ne découvrit pas la chose !

» Voilà pourquoi il s’en alla, toujours plus loin, toujours vers l’orient. Il commençait à se sentir fatigué, et ses soldats l’étaient encore bien plus ; mais il allait ! Il traversa un autre pays, que je crois que vous appelez la Perse ; en tout cas, il doit y avoir un pays qui s’appelle la Perse : un Rouss, qui vient ici pour vendre des marmites de fer, bien utiles, et qui échange aussi du verre contre de l’ambre gris, me l’a juré, et cela s’accorde avec mes traditions. Il cria : « C’est là ! N’est-ce pas que c’est là, ô vous autres ? » Il n’entendit que l’écho de sa voix. Il pensa : « Sont-ils fous, ou bien est-ce moi ? » Et il reprit sa route, l’âme noire, mais tenant toujours la nuque fière : car mon ancêtre était fier, et nous sommes tous fiers ! Il connut une partie de la Chine, il connut la Mongolie ; et il ne vit rien, que des lièvres. Seulement, les lièvres étaient blancs, tandis qu’auparavant, ils étaient fauves. Il se frotta les yeux, je te dis, et cria : « Marchons, la paix est quelque part ! » Et ce fut en marchant toujours qu’il arriva ici, devant la mer gelée.

» La paix n’était pas là ! Il dit : « Je franchirai la mer gelée. Elle est grise et triste, mais solide. O mes soldats, un dernier effort ! »

» Mais ses soldats ne parlèrent point. Il se retourna, et ne vit personne. Il n’y avait plus de soldats ; tous étaient morts. Il ne voulut point se laisser dompter, il cria : « J’achèterai des hommes ! J’en ai déjà acheté, aux pays des Roums ! » Donc, il ouvrit ses coffres, mais ils étaient vides. Tout l’or en avait coulé, à travers les espaces.

… « Nous, nous ne trouvons pas que le pays soit mauvais. Il y a des rennes, il y a des phoques, et même des bouleaux nains pour faire du feu. Les marchands y viennent, l’été : des marchands du pays des Rouss, et des Chinois. Et lui ne pouvait plus retourner sur ses pas. Il resta.

» Le chef de notre tribu l’adopta, parce qu’il continuait de dire des choses altières, et faisait des gestes aux étoiles. Et il épousa une fille d’entre nos filles. Il lui posa la main sur l’épaule, et parla : « Tu seras impératrice ! » Elle fut donc impératrice, elle engendra une lignée, je suis son descendant, et empereur. Mais elle lui fut soumise, ainsi qu’il se doit, accommoda ses vêtements de peau, les assouplit avec de la graisse. On conte que par instants il soupirait, comme étonné. Cependant il s’habitua à boire de l’huile de poisson.

» En veux-tu ?… »

LE DÉPART

A Paris vous lisez les journaux. A Paris il y a des gens de toutes les opinions, de toutes les passions ; et tous ont de l’imagination, tous ont de la littérature, du moins par contact. C’est un milieu très ardent, très spécial, très intellectuel, parfois faussement intellectuel ; mais je voudrais dire, avec les mots les plus simples, sans éloquence, et sans phrases, sèchement même, comme si j’écrivais un rapport pour un chef qu’il ne faut point tromper, de quelle manière un petit village de France a reçu cette nouvelle : demain peut-être la guerre aura éclaté.

Ce village n’est pas tout à fait à dix lieues de Paris ; il semblerait cependant qu’il en soit séparé par des distances sociales et morales infinies. Aucun chemin de fer n’y passe, ni même un de ces tramways, une de ces « charrettes » d’intérêt local dont le réseau sillonne aujourd’hui toute la France. Depuis deux ans seulement un autobus, qui peut contenir exactement dix personnes, quitte quatre fois par jour la place de l’Église pour gagner la gare la plus proche, à deux lieues de là. Même, quand je dis que c’est un village, je crains d’exagérer : il est formé par le groupement artificiel et administratif de quatre ou cinq hameaux parfaitement distincts et dont la plupart possèdent leur chapelle, le tout couvrant la vaste superficie de 5.000 hectares entrecoupés de massifs boisés et de vergers. Non loin de là les habitants d’une autre bourgade portent encore le titre de « seigneurs », et leurs femmes celui de « dames », qu’on leur donne fort sérieusement. C’est qu’ils vivent sur un ancien « franc-alleu » dont les cultivateurs furent toujours reconnus par les rois de France comme libres propriétaires et « co-seigneurs » du territoire.

Peu de routes. Les agents voyers du département, les ingénieurs des ponts et chaussées semblent avoir ignoré ce pays. Sur un espace de vingt-cinq kilomètres carrés, on ne rencontre guère que des « chemins de terre », des pistes où les charrois ont laissé de profondes ornières ; leur réseau est presque inextricable — et plus loin, comme un mur qui s’écroule, c’est la cime houleuse et indéterminée d’un grand bois.

Ces gens vivent donc repliés sur eux-mêmes, n’ayant aucune communication avec une grande ville — il n’y en a point dans leurs entours — et quand ils vont à Paris, y arrivant la nuit pour porter un chargement aux Halles et repartant dès l’aube. Riches toutefois beaucoup plus qu’on ne saurait se l’imaginer. La culture des fruits, dont ils ont fait quelque chose comme un des beaux-arts, leur procure de bons revenus. L’année dernière le mauvais temps ayant fait manquer la récolte, ils se sont plaints d’avoir manqué à gagner trois millions de francs. Ils sont 1.500 habitants : c’est donc 2.000 francs par personne que leur rapporte annuellement leur industrie. Jugez de ce que cela peut faire par famille, d’autant plus que les familles sont assez nombreuses : il faut à tout pépiniériste une main d’œuvre assez considérable et de plus, expérimentée, il la trouve dans ses enfants. Qu’on me permette de le dire : c’est un phénomène que j’avais déjà noté voici dix ans, dans un vieil article de la Revue de Paris. C’est pourquoi sans doute on persiste à qualifier l’auteur d’humoriste.

Par ailleurs, ressemblant tous pour la plupart au reste du peuple souverain, prodigieusement terre-à-terre et sans autre souci politique apparent que leurs intérêts immédiats. Leur député est pour eux leur commissionnaire : s’il leur fait obtenir une conduite d’eau et une adduction d’électricité, il sera réélu ; sinon ils le ficheront à la porte. Aucune autre considération ne les touche.


Voici donc que la grande nouvelle, voici que les mauvaises nouvelles tombent dans ce pays paisible jusqu’à l’indifférence. Remarquez qu’il ne peut y avoir chez ces cultivateurs la contagion de sentiments qu’on trouve dans les grandes villes où plusieurs milliers de personnes se trouvent réunies sur un même point : ils sont parsemés sur un territoire très étendu, et vivent chacun dans leur verger. Faible transmission de l’émotion par la presse, d’autre part : une centaine de journaux suffisent, le matin, aux besoins de ces quinze cents habitants. Cependant restent-ils inertes ? Non pas. Ils épient le facteur tous les matins, ils se rendent chez celui qui reçoit un journal. Même quelques-uns attendent l’autobus, le soir, pour savoir s’il y a du nouveau. On croirait revenu le temps des vieilles diligences.

— Eh bien, c’est-il pour aujourd’hui, Monsieur Chouin ?

Ce qui pourrait être pour aujourd’hui, c’est la guerre, naturellement.

— Non, répond M. Chouin. Mais c’est toujours bien mauvais !

— On n’y coupera pas ! dit quelqu’un.

— En tout cas, dit un autre, on n’en a jamais été plus près !

— C’est un coup des Pruscos ! affirme un troisième.

Personne ne le contredit, mais nul n’ajoute un mot. Que pensent-ils ? On dirait qu’il s’agit d’un autre peuple, pour lequel ils auraient de la sympathie, rien de plus.

Cependant il y avait quelques permissionnaires dans la région. Ils sont rappelés à leur corps et on me l’apprend ce matin.

— Eh bien qu’est-ce qu’on a dit au village ?

— Ils ont dit : « Pour sûr, ça sent la guerre !

— Et il n’y a pas eu de scènes, de cris ? des larmes ou de l’enthousiasme ?

— Oh ! non.

En face de chez moi il y a le forgeron qui est dans la réserve, et doit partir au premier appel ; et il est très occupé en ce moment, le forgeron, à cause des moissons qui vont commencer. Dès l’aube et tout le jour il redresse des faucilles, il reforge des pièces de charrettes après les avoir chauffées à son grand feu que haleine un soufflet noir ; puis, au fur et à mesure il jette dans un seau d’eau froide, où elle siffle, leur blafarde incandescence.

J’entre chez lui sous prétexte de lui emprunter une clef anglaise pour réparer ma bicyclette. Sa femme est sur le pas de la porte.

— Eh bien, et la guerre ? dis-je.

— J’ crois ben qu’on va l’avoir, à cette fois.

Elle prononce « je crouès » comme du temps du grand roi.

— Ça n’a pas l’air de vous faire plus d’effet que ça ?

— Voilà si longtemps qu’on en parle ! C’est ennuyeux, à la fin. Si ça doit venir, que ça vienne !

Alors le forgeron s’arrête de frapper sur son enclume :

— Ça n’empêche pas, dit-il, levant son visage gai, couvert de sueur, ça n’empêche pas que si ça vient, y en aura, des femmes pour chialer !

Il la regarde avec de la force, de la gaillardise et de l’amour dans les yeux car il n’y a pas bien longtemps qu’ils sont mariés. Mais elle répond tout doucement :

— Pleurer aujourd’hui ou pleurer demain !…

… Elle vient de prononcer un mot sublime et ne s’en doute pas. Et, c’est bien ce qui m’a frappé de retrouver dans cette campagne, d’une façon si naturelle, toutes les vertus d’acceptation, de résolution et de courage des vieilles générations : Ce qu’il faudra faire, on le fera. Voilà tout !


Et voici maintenant, en quelques heures, la mobilisation, la déclaration de guerre, tout ce formidable orage qu’on avait vu grossir si vite — et qui crève. En quelques heures, une fois l’ordre de mobilisation affiché, le village se vide de sa jeunesse et de sa maturité : et tous ces hommes ont gagné si vite les gares d’embarquement que je ne les ai pas vus partir. Je ne m’en aperçois qu’à l’aspect étrange des champs et des vergers, où l’on ne voit plus que des femmes, des enfants, des vieillards. Dans l’autobus que je prends pour aller à Poissy, c’est une femme qui tient le volant de la lourde machine et perçoit l’argent. Solide, massive, d’une pulpe dure et chargée en couleur, elle a l’air d’une Sémiramis champêtre et mène son monde à la baguette. Il n’y a que des femmes dans la voiture, et toutes ces voyageuses pleurent : une vieille surtout, un type de haute bourgeoise des anciens jours, avec une capote de veuve, bordée de blanc, sur ses cheveux blancs. Alors la conductrice essuie à son tour une larme et dit brusquement : « Allez, allez ! c’est votre métier de pleurer. C’est pas le mien ! »

A Poissy, la foule s’attroupe devant une feuille Havas qui lui donne en quelques lignes les dernières nouvelles : les Prussiens sont entrés dans le Luxembourg ; ils ont tâté la frontière française sur différents points. Les hommes se regardent et disent seulement : « Ce sera bientôt la grande bataille, alors. Ah ! Bon Dieu ! ils n’auront pas volé la pile qu’ils vont recevoir ! » J’entre dans un bureau de tabac et la débitante m’annonce : « Un colonel — et elle me le nomme — vient de passer ; il paraît qu’il y a déjà eu une bataille à la frontière. Cinq mille tués et blessés du côté allemand, deux mille du côté français. » Je juge immédiatement que la nouvelle est fausse, et la buraliste voit battre très légèrement mes paupières. Elle se méprend sur la cause de ce mouvement imperceptible et me dit : « Eh bien quoi ? Quand on va à la guerre, il faut s’attendre à mourir ! » Un vieux à barbe blanche, qui l’écoute, approuve, puis ajoute : « Mon fils est sergent, tout près d’Avricourt. C’est une bonne place pour taper tout de suite : Il est bien ! »

Il n’a pas même pris un ton grave, ou stoïque, ou héroïque. Non. Il a dit ça d’une voix tout ordinaire.

Plus de train pour aller à Paris. J’abats les trente kilomètres à bicyclette et j’entre dans un bureau de poste pour envoyer un télégramme. Un ouvrier d’aspect délicat et usé avant l’âge s’approche de moi :

— Je ne sais pas écrire, fait-il. Est-ce que je ne pourrais pas vous dicter une dépêche pour ma femme ?

J’écris sous sa dictée, et ça n’est pas long :

« Madame Saverdon, Mamers. — Suis appelé mobilisation, partirai mardi, t’inquiète pas. »

C’est tout. Ah ! les braves gens !


Je suis arrivé pour apprendre l’ultimatum lancé par l’Allemagne à la Belgique. Après le Luxembourg neutre, c’est à la Belgique neutre qu’elle s’attaque. Cette impétuosité dans l’aveuglement fait battre mon cœur d’espoir. Notre cause est maintenant la cause de toute l’Europe. Dans mon appartement parisien, abandonné depuis un mois, je me prépare moi-même un lit et, avant de m’endormir, j’ouvre au hasard un volume des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. Mes yeux tombent sur cette phrase de la proclamation d’Alexandre Ier en 1813 contre Napoléon : « Puisse enfin ce colosse sanglant, qui menaçait le continent de sa criminelle éternité, n’être plus pour le monde qu’un objet d’horreur et de pitié ! »

UNE NUIT DE NOËL

On venait de déshabiller le petit prince. Il s’était laissé faire d’un air pensif, sachant que cette nuit était une grande nuit, la nuit d’entre les nuits : il le croyait encore. Et quand il se trouva libre et frais dans sa longue chemise, courant pieds nus sur le tapis, il alla lui-même cacher ses souliers dans la cheminée.

Il était à l’âge délicieux où les petits enfants ne sont que de petits enfants, non pas le petit homme ou le petit prince qu’un peu plus tard l’éducation aura fait d’eux. Il portait en lui les germes de sa race, mais ces germes n’étaient pas développés. Il avait de petites mains tendres, un corps tout rond, une âme sincère. La gouvernante américaine qu’on lui avait donnée l’année dernière pour remplacer l’ancienne, l’Anglaise qui était partie, le regardait parfois avec un peu d’émotion et d’épouvante : « Se peut-il, songeait-elle, que plus tard il ressemble aux autres, à ses frères, à tous les siens ? Hélas ! il le faudra bien, puisqu’on le veut. Pauvre petit ! Pauvre petit ! » Certes, il le faudrait. Il venait de prononcer de ses lèvres innocentes, une prière pleine de mots farouches qui appelait, sur la tête d’ennemis dont il avait à peine fini d’apprendre les noms, la colère du ciel. On lui enseignait à être un soldat ; il était très fier déjà d’être un prince-soldat. Il portait un uniforme, pas plus grand que celui d’une grande poupée ; il était chef d’un régiment… Toutes ces choses allaient marquer leur empreinte : il était à l’âge où l’on croit que les choses sont comme elles doivent être, et que le mal serait qu’elles fussent autrement.

La gouvernante l’aida à monter dans le lit étroit et tout blanc. Il demanda :

— Noël viendra cette année ? Il viendra comme l’autre fois ?…

Il s’interrompit très fier d’être assez vieux pour avoir un souvenir.

— Je me rappelle très bien qu’il est venu ! Il a mis des choses, beaucoup de choses dans la cheminée. Et le lendemain, bien plus encore, qu’il avait apportées et qui pendaient à un grand sapin vert, avec des boules d’or et d’argent, et des bougies, de petites bougies allumées, jusqu’en haut… Il viendra ? Vous êtes sûre qu’il viendra ?

— Oui, Altesse, affirma la gouvernante. Il viendra si vous dormez bien. Noël n’aime pas qu’on le regarde.

— Je vais dormir, dit le petit prince, convaincu.

Docilement il avait fermé les yeux. La main de la gouvernante fit mourir la lumière. Et puis une porte se ferma.


Le petit prince était seul, et les paupières closes. Cependant il ne dormit pas tout de suite. Il pensait à son grand-père, qui était gai, jadis, brusque et gai, mais qu’à cette heure il ne voyait que rarement, et qui ne le regardait plus, distrait et comme accablé de soucis ; et à son père, qu’il ne voyait plus du tout. Même sa mère avait l’air de ne pas aimer qu’on en parlât. Le prince avait compris qu’il valait mieux n’en pas demander de nouvelles. Mais c’est une grâce accordée aux enfants que la facile acceptation des réalités immédiates : ils vivent dans un autre monde, qu’ils se font à eux-mêmes ; et la guerre, dont il entendait ses frères parler si souvent, la mort même du comte de Warbstein, tué dans cette guerre, et qu’il aimait bien, l’inquiétait moins que la perte du petit poney des Shetlands que le comte lui avait donné et qu’on ne pouvait pas remplacer, à cause de la guerre, justement, lui avait-on dit : ce qui lui paraissait incompréhensible. Tous les poneys des Shetlands sont-ils donc morts dans les grandes batailles ? Voilà ce qu’il avait demandé. On lui avait répondu que ce n’était pas cela, mais qu’ils ne pouvaient plus franchir la mer par la faute des méchants Anglais. Alors pourquoi ne les mettait-on pas dans les Zeppelins, pour passer l’eau ?

Non, si le petit prince ne voulait pas dormir, c’est qu’il voulait adresser une prière particulière au vieux Noël, une prière qu’il ne voulait pas qu’on entendît. Il murmura :

« Père Noël, père Noël, il faut que je vous dise ce que je veux, parce que peut-être vous ne savez pas. Père Noël, ne m’apportez plus de canons, ni de boîtes de soldats de plomb, ni de Zeppelins. J’ai encore tous ceux de l’année dernière, et j’ai tant joué avec eux, je les ai tant vus que j’en suis fatigué. C’est toujours la même chose, père Noël, et ce n’est plus amusant ; même c’est presque triste. Grand-père, quand il vient nous voir et qu’il parle de ses canons, des gros canons qu’on fabrique pour lui tous les jours, dit quelquefois : Si on pouvait faire aussi des soldats ! » Moi, je lui donnerais bien tous mes soldats de plomb. Je voudrais autre chose, vois-tu, pour changer. Je voudrais une bergerie, par exemple : une grande ferme avec la fermière qui fait du beurre, et beaucoup de vaches, et beaucoup de bœufs, et des cochons. Je voudrais un gramophone qui jouerait autre chose que la Wacht am Rhein, le Deutschland über alles et tous les autres chants guerriers. Je les ai tant entendus, ces chants-là ! Et tout le monde autour de moi a l’air de n’aimer plus les entendre. Je voudrais une automobile mécanique qui promènerait des messieurs et des dames habillés comme ceux qui sont dans la rue, et pas des soldats — et tout ce que tu pourras imaginer, père Noël, qui ne soit pas ce que j’ai eu l’année dernière et les autres années, parce que j’en ai assez, parce que c’est toujours la même chose, et qu’il ne faut pas, pour que les petits enfants puissent s’amuser, que ce soit toujours la même chose. J’espère que tu n’es pas fâché, père Noël ! »


… Le petit prince se figura la belle bergerie avec ses arbres verts, merveilleusement verts, la fermière qui faisait du beurre, et toutes les bêtes ! Et puis le sommeil vint : le bon sommeil paisible des tout petits enfants, qui suggère le désir de s’approcher d’eux et de les respirer pour savoir s’ils ne se seraient pas mis à sentir bon, comme des fleurs. Le petit prince avait eu envie de se tenir éveillé jusqu’à minuit afin de voir le père Noël, et le remords d’en avoir eu envie, puisque c’est défendu : et ces soucis avaient continué de germer dans ces profondeurs mystérieuses de l’âme où s’agite toujours on ne sait quoi qui refuse de cesser de penser. Il rêvait. Il rêvait et il crut distinguer dans la cheminée comme une grande lumière, des rumeurs confuses, un murmure de voix. « C’est le père Noël, songea-t-il. Peut-être avec des anges. » Mais d’abord, à ce qu’il vit, il décida que c’était seulement des anges. Des petites filles et des petits garçons, en chemise de nuit comme lui-même, et qui s’approchèrent de son lit en silence. Il les trouva très beaux, très innocents, et supposa qu’ils venaient l’inviter à jouer avec eux. Mais comme ils étaient pâles ; quand il put les regarder de plus près ! Ah ! si pâles ! si pâles ! Et leurs chemises de nuit, leurs grands cheveux étaient mouillés. Ils pleuraient doucement, intarissablement, la face toute blanche, et leurs mains avaient l’air de chercher quelque chose. « Qu’est-ce que vous demandez ? leur dit le petit prince. Oh ! parlez, parlez, je vous en supplie ! On dirait que vous êtes malheureux, on dirait que vous avez du chagrin. Je ne veux pas que vous ayez du chagrin ! »

Et ils répondirent, d’une voix si faible qu’il l’entendait à peine dans son rêve :

— Nous sommes de petits enfants anglais et de petits Américains. Et nous avons été noyés une nuit. Nous étions sur un navire, un grand navire, et nous avons été noyés. Nous ne savons pas comment, nous ne savons pas pourquoi. Nous avions toujours été bien sages, petit prince, et nous nous sommes trouvés tout à coup dans l’eau horrible, amère et très froide. Nous avons ouvert la bouche pour appeler, l’eau nous a rempli la bouche, et nous sommes morts, presque tout de suite… Pourtant il nous semble qu’auparavant, quelque part sur les vagues, nous avons entendu rire et se moquer des hommes qui parlaient ton langage. Pourquoi ont-ils fait cela, petit prince, le sais-tu ? Y a-t-il une raison ?…

» Nous étions si légers, si légers ! Nos corps ont flotté longtemps avant de descendre au fond de la mer, flotté longtemps, comme des fleurs qu’on jette. Et maintenant, ce sont nos ombres qui reviennent. Nous aurions tant aimé voir cette nuit de Noël, avec des yeux vivants ! Ne t’a-t-on pas dit que chez nous aussi Noël est une grande fête pour les petits enfants ? Et nous n’aurons jamais, jamais, les jouets qui nous attendaient pour cette fête-là ! Nous n’avions pourtant rien fait de mal, pas plus que toi. Pense à nous, petit prince, pense à nous ! »

La gouvernante vint réveiller le petit prince le lendemain. Il se rappela, et dit en sanglotant :

— J’ai eu un rêve, un rêve…

— Qu’est-ce que vous avez vu, Altesse ? demanda la gouvernante.

Mais il ne voulut pas le dire.

ILS ENTRÈRENT

… C’est un habitant du Nord qui fut témoin, à Lille, de la première occupation allemande et a pu fuir, par une chance presque inespérée, avant la seconde. Durant tout le repas j’ai pris à tâche de ne l’entretenir, non pas d’autre chose que la guerre — je ne saurais, et il ne saurait : de quoi au monde pourrait-on parler ? — mais, s’il se peut, de détails qui ne lui fussent pas trop personnels et douloureux. Car je sais qu’il a tout perdu, que son usine est en cendres, qu’une partie des siens est restée là-bas, prisonnière. A la fin il se lève et me dit en souriant : « Vous ne m’en voulez pas au moins ? »

— Et de quoi, grand Dieu ?

— D’être un réfugié. Car je vais vous donner la définition du réfugié : c’est un homme qui s’assied à votre table, qui mange comme s’il était resté sans nourriture durant quinze jours, et parfois c’est un peu vrai. Puis qui ajoute : « Ah ! l’on voit bien qu’on n’est pas chez soi ! »

A ce moment, j’ai bien envie de l’embrasser tant je l’admire, ce Flamand de France : magnifique exemple de cet héroïsme de chez nous, qui n’oublie jamais, même dans les plus cruelles circonstances, le mot ironique et vaillant, de cette habitude particulière à notre race, qui est très pudique et sentimentale et ne veut pas l’avouer. J’en étais bien sûr qu’il l’avait pensé, réellement pensé, ce mot-là, que malgré tout, malgré la cordialité de l’accueil, malgré la consolation qu’il avait éprouvée de revoir un compatriote, il s’était dit : « Hélas ! rien de tout cela n’empêche que j’aie perdu ma ville et ma maison ! » Mais il avait tenu à ne l’exprimer qu’en raillant, pour ne pas pleurer, et avec le sourire ; et telle est l’idée qu’un peuple vraiment poli se fait de la vraie politesse.

C’est ainsi qu’il sut me faire comprendre qu’il était réellement brave et réellement Français, et ce n’est qu’à partir de cet instant que je ne craignis plus de solliciter ses confidences. Il restait plein d’énergie, il était sûr de la victoire. La maison, l’usine, on les reconstruirait ; les fortunes, on les referait. Ça irait bien, après la guerre, ça marcherait comme jamais encore ça n’a marché. Et avec le sens réaliste de son pays, il indiquait comment il faudrait s’y prendre pour que ça marchât. Mais tout à coup, s’interrompant :

— Savez-vous ce qui m’a ému, savez-vous ce qui ne me sort pas de la tête ?

— Les ruines, l’incendie, le bombardement ?

— Ce devrait être ça. Et pourtant c’est autre chose… J’ai presque honte, je me dis que c’est frivole… C’est quand ils sont entrés, ces Allemands ! Ils chantaient…

— Eh bien ?

— Eh bien, je savais que ces gens-là étaient couverts de crimes, je savais qu’ils étaient les mêmes que les massacreurs de Belgique et d’Orchies ; mais je ne pouvais pas m’empêcher d’admirer. C’était si beau ! Ils marchaient de leur pas de parade, qui est ridicule ; leurs uniformes, couleur réséda crasseux, étaient couverts de taches de vin et de graisse, immondes ! Mais tout cela se perdait dans leurs chants. Des chants graves, en trois parties, quasi religieux. Pas une voix qui détonnât, pas un accroc à la mesure, et c’était de la musique, enfin, de la vraie musique, populaire, mais pas canaille, simple et pourtant savante. Et c’est à ce moment-là, je vous le répète, que j’ai été le plus malheureux ! Je songeais : « Nous vaincrons, j’en suis certain, on les chassera d’ici, on leur imposera la paix qui les mettra pour toujours hors d’état de nuire. Mais nous n’aurons jamais ça ! » Est-ce que vous pouvez m’expliquer comment il se fait qu’il semble impossible que le sens populaire de la vraie musique ressuscite en France ?


Je n’ai pu l’expliquer, mais il me paraît, par malheur, trop évident qu’il avait raison. Sauf dans quelques départements du Midi, il est hors de doute que notre âme populaire est incapable aujourd’hui de s’exprimer par le chant autrement que par des unissons, et quels unissons ! Quatre-vingt-dix-neuf Français sur cent ne sauraient plus retenir une phrase musicale, je ne dirai pas compliquée, mais un peu longue. On a essayé d’évoquer, depuis la guerre, les beaux hymnes de l’époque révolutionnaire, et j’ai entendu sur les routes nos régiments essayer le Chant du départ. C’était trop difficile : ils l’écorchaient, ils l’abrégeaient, ils en faisaient autre chose, et quelque chose, je vous assure, qui n’était pas bien beau. L’idéal populaire de la musique, en France, s’est réduit à la valse la plus bêtement sentimentale, d’une part, et au refrain nègre et ordurier, d’autre part : avilissement de la joie comme de la mélancolie, incapacité d’enthousiasme serein et de gravité. Je me rappelle avoir dit un jour à un meneur des camelots du roi : « Je vous promets d’assister à vos réunions le jour où l’on y chantera Vive Henri IV. » Vive Henri IV, une des plus belles mélodies en mineur que je connaisse. « C’est impossible, me répondit-il, cet air-là, c’est bien trop triste ! » Par ailleurs, les socialistes ne valent pas mieux. Ce n’est pas seulement la « poésie » de l’Internationale qui est stupide, mais l’air, dont la banalité s’apparente avec les mélodies les plus banalement odieuses dont les pères jésuites ont empoisonné la musique religieuse à partir du début du siècle dernier ; et c’est pourquoi sans doute les socialistes vous affirment sérieusement que « l’Internationale, c’est beau comme un cantique ». Je me souviens qu’un jour, comme j’assistais à la cérémonie annuelle du « Mur des fédérés » au Père-Lachaise, les révolutionnaires russes répondirent à cette insupportable rapsodie par un hymne de leur patrie, l’un des plus funèbres, les plus sublimes, les plus déchirants qui puissent sortir d’une poitrine humaine : « Hein, me dit un ouvrier à côté de moi, ces pauvres Russes, ce qu’il faut qu’ils en aient encore une couche ! » Cet « encore » signifiait dans son esprit beaucoup de choses, mais plus particulièrement, j’imagine, que ces Russes ne devaient pas être de véritables révolutionnaires, puisqu’ils s’obstinaient à donner à leurs chants un caractère religieux.

On voudrait se consoler en considérant qu’une partie de la bourgeoisie et de ce qu’on est convenu d’appeler les classes supérieures continuent d’emplir les salles de concert et de drame lyrique. Mais il ne faudrait pas se bercer d’un fol espoir. Ou je me trompe fort, ou les gens qui font profession d’aimer la musique aujourd’hui ne sont pas du tout les mêmes que ceux qui l’aimaient jadis. Ils ont transporté la musique du plan émotionnel sur le plan intellectuel. Ils n’y cherchent plus un moyen de se transporter hors d’eux-mêmes, dans une région d’enthousiasme ou d’émotion sans cause apparente, mais le plaisir que procure la solution rare d’une équation musicale difficile. Voilà pourquoi il faut bien s’amuser, malgré la rigueur des temps, du mouvement tournant par lequel des Français, qui sont d’ailleurs aussi bons patriotes que les autres, mais ont conservé de l’affection pour la musique de Wagner, essayent de sauver Wagner en dénonçant que Meyerbeer était Prussien, Berlinois, et qu’on a donné son nom à une rue, ce qui ne se saurait supporter. La vérité est que Wagner, en France, n’a pas et n’aura jamais plus d’importance que Meyerbeer, parce qu’on n’y aime pas la musique, je veux dire qu’on ne l’y sent pas, ce qui, après tout, est la vraie manière de l’aimer.


… Seulement, il est possible, tout bien examiné, que les peuples arrivés à un certain degré de civilisation supérieure ne sentent plus la musique. Il faudrait, pour en garder le sentiment sincère et sain, un certain degré de barbarie. Cela permettrait d’expliquer pourquoi les Anglais ont perdu depuis plus longtemps que nous-mêmes ce sentiment et ce goût, et pourquoi les Allemands l’ont gardé. De la sorte, pour aimer la musique, il serait indispensable d’être resté assez sauvage pour pouvoir massacrer de gaieté de cœur les petits enfants. Il y a là matière à réflexion.

LA MORT DU GENTLEMAN

… C’est un de mes amis d’Angleterre qui, à son grand regret, fut jugé trop vieux pour s’engager. Il dut se contenter de rendre service « aux arrières », où il a trouvé moyen encore de payer de sa bourse et de sa personne : de sa poche sont sorties les quelques milliers de livres qu’il fallait pour créer une ambulance ; après l’avoir créée, il ne s’est même pas soucié de surveiller l’emploi de ses fonds comme économe ou infirmier. Cela ne lui eût point paru assez « actif », car pour lui comme pour beaucoup de ses compatriotes, il n’y a de véritable activité que celle du corps, dans le grand air de la campagne. Donc, il conduit une automobile, par tous les temps, à toutes les heures du jour et de la nuit, au froid, à la neige, à la pluie, dans la boue, et il note chaque jour, avec une sorte d’enfantine fierté, le nombre des milles parcourus. Il est resté droit et adroit, maigre et alerte, avec un teint bien frais, des muscles solides, un cœur pur.

Je l’aime pour tout cela, et pour une admirable propreté physique et morale. Il est well fed and well bred, bien nourri et bien élevé. Il a toujours su ce qu’il était bien ou mal de faire, depuis l’heure de son lever jusqu’à l’heure de son coucher, et comme il ne fait jamais que ce qui est bien, il vit dans une sorte d’allégresse tout unie qui rappelle celle des moines : il n’a pas eu à y penser, et rien n’est plus sain, plus réconfortant, plus rajeunissant que de n’avoir jamais un instant de doute sur la direction ou la signification d’un acte, quel qu’il soit, exceptionnel ou quotidien. Il sait d’avance quels sont les mots qu’il est permis ou impossible d’employer : ceux qu’on prononce devant tout le monde, ceux dont il est décent de n’user qu’entre hommes, et encore à demi-voix, comme pour communiquer une confidence un peu délicate — la plupart de ceux-là mêmes ne choqueraient point dans un pensionnat de demoiselles, — et ceux qu’on ne saurait prononcer jamais, sous aucun prétexte. Enfin sa probité est scrupuleuse, presque superstitieuse, au point qu’il n’oserait détourner de quelques centaines de mètres son automobile administrative pour me venir voir : c’est de l’essence qui ne lui appartient pas, de l’argent, par conséquent, dont il doit compte. Et il en tient compte absolument, comme il respecterait le secret d’une lettre, ouverte devant lui sur la table, mais qui ne lui est pas adressée. Il est infiniment rare qu’il dise jamais rien d’excessif, ou de personnel, ou d’original, et si cela lui arrive, il le regrette, car cela, à son jugement, est improper. Aussi n’aime-t-il dans la conversation, chez les autres, ni l’excès d’originalité, ni l’imagination. Cependant il est sociable, bien plus sociable, je vous assure, qu’un Français. Il se sent fraternel, à son aise, heureux à côté de ses semblables : seulement, parce qu’ils sont là. Beaucoup de nations ont développé chez les femmes les sentiments de pudeur et de retenue qui contribuent tant à perpétuer chez elles tout le charme, l’espèce de tendre duvet de la jeunesse. Mais il n’y a que dans la sienne que le travail patient de plusieurs générations a su donner aux hommes une décence, une réserve, une espèce de délicatesse morale qui les rapprochent étrangement de la décence, de la réserve, de la délicatesse féminines. Et cela se voit jusque dans le caractère de leur beauté, qui pourtant est si mâle.

C’est moi qui lui appris, à l’un de ses récents passages à Paris, que l’Angleterre venait de se décider à instituer chez elle le service militaire obligataire. Il jeta les yeux sur le journal qui en apportait la nouvelle, le froissa et le laissa retomber en soupirant :

— C’est ce que je craignais, dit-il. Il le fallait, on ne pouvait pas faire autrement : il faut toujours faire ce qu’il faut.

Puis il soupira encore :

— … Mais c’est la mort du gentleman !

Je ne comprenais pas, je ne le comprenais pas, et je le lui dis.

Il répliqua :

— C’est nous que vous avez accusés de ne pas comprendre, avouez-le. Vous vous disiez : « Comment ! Dans un si pressant besoin, alors que la victoire est une question de vie ou de mort pour l’Angleterre aussi bien que pour tous les peuples qui livrent le même combat, elle hésite devant une mesure aussi nécessaire parce que ce serait violer un principe métaphysique : le principe de la liberté individuelle ? Vouloir que tout homme, tout citoyen ait le droit de disposer de sa vie, puisse refuser d’accepter que la communauté en dispose sans son consentement, nul sentiment social plus noble, nulle conception plus généreuse. Mais pourtant ! En même temps qu’un peuple libre, et pour qui la liberté est avant toutes choses un fait réel, matériel, individuel, les Anglais sont des hommes d’affaires, qui savent compter. Qu’ils comptent : et ils s’apercevront qu’à cinq sous par jour un soldat ne nous coûte que sept francs cinquante par mois, tandis qu’à cinquante francs par semaine le volontaire qui ne s’est engagé que sous condition de cette haute paye, leur en dépense deux cents. Cela est-il juste, cela est-il sage, cela est-il prudent ? Ce combattant même ne doit-il pas songer que cet excédent il le retrouvera plus tard sous forme d’impôts, sous forme d’un alourdissement des conditions du travail dans toute la nation ? Et au principe du respect de la liberté individuelle ne peut-on opposer un autre principe, aussi sacré, et qu’un peuple de moralité profonde, tel que le peuple anglais, est plus que tout autre disposé à accepter ? Celui qu’on doit sa vie, pour rien, à la civilisation dont on profite et qui a fait de vous, justement, ce qu’il y a de plus libre au monde : un Anglais !

» Mon cher ami, je pourrais me contenter de vous répondre que chez nous la liberté individuelle est une religion, et que les religions ne se discutent pas. C’est au nom de cette religion que nous n’avons pas encore admis que nul homme, que nul enfant même ne peut être vacciné, si lui-même ou ses parents n’y consentent : et cela au péril même de la contagion ! Et vous voudriez que ce même homme acceptât sans hésitation de porter les armes sur un ordre pur et simple de l’autorité supérieure ? Ce serait une terrible révolution ! Mais il va s’en produire une autre, que je prévois et que je déplore, tout en m’y résignant.

» Cette révolution, elle a déjà eu lieu chez vous il y a quarante ans, bien que vous ne vous en soyez pas douté : une révolution qui a tué dans votre pays les bonnes manières et le beau parler, la pudeur du dire, l’horreur des gros mots. Moi qui pourtant ne suis pas de chez vous, je distingue aux premières paroles un homme qui atteignit ses vingt ans avant 1872, époque où vous instituâtes le service militaire obligatoire pour toutes les classes de la société, ou après cette date : et le contre-coup de ce bouleversement profond s’est fait sentir jusque dans le vocabulaire de votre littérature, puis dans celui du théâtre, qui ne fut atteint que plus tard, parce que le théâtre est plus conservateur, plus arriéré si vous voulez, que le livre. Depuis cette date, le langage des couches supérieures en France a tendu invariablement à se rapprocher de celui du peuple. Si vous n’en avez pas trop souffert, c’est qu’il y a malgré tout dans ce peuple, en dépit des apparences, une espèce de gentillesse naturelle, et que toujours, du reste, votre littérature est retournée puiser aux sources populaires. Mais chez nous ! Depuis quatre générations au moins nos hautes classes n’ont visé qu’à se constituer un langage s’écartant de plus en plus, dans la prononciation comme dans les mots, de celui des masses. Même leur argot était de plus en plus différent, alors que chez vous, au contraire, c’est l’argot qui fait trait d’union ! La séparation était donc nette, claire, indiscutable. Elle se manifestait par la façon de parler, par notre euphuïsme, qui consistait, à l’inverse de celui des contemporains de Shakespeare, en l’emploi des termes les plus généraux et les plus adoucis, de ceux qui évoquent le moins les choses, surtout quand les choses sont laides, ou basses, ou choquantes. De sorte que d’un côté, d’une façon apparente, il y avait ceux qui parlaient ainsi, les gentlemen, et de l’autre côté, les autres. S’il n’en est plus ainsi — et la contagion empêchera qu’il en soit ainsi — ce sera le commencement de la fin, le commencement du désastre, et, quand la propriété dans les termes aura remplacé la propreté, quand on pourra tout dire, quand on osera tout dire, l’agonie du gentleman.

» Vous voulez me faire espérer que ce sera dans la forme seulement ? Mais vous savez bien que tout se tient et qu’il n’y a peut-être pas de pays où, plus que dans le nôtre, la forme emporte le fond. En même temps que leur langage et leurs mœurs, ce seront les hommes qui disparaîtront, parce qu’on ne les respectera plus. Ils seront comme tout le monde, et on les jugera sur autre chose que sur leur forme — peut-être sur l’autorité de leur caractère et de leur intelligence, mais peut-être aussi sur le déchaînement de leur grossièreté, qui sera pris pour de la force. Ajoutez à cela un phénomène inévitable dont les résultats seront plus graves encore : jusqu’ici notre armée se recrutait seulement en bas des degrés sociaux et il était facile de fonder l’autorité du commandement sur la seule naissance, sur la seule éducation morale de l’officier. Là encore, et là surtout, l’homme n’exigeait du chef que d’être un gentleman. Mais si tout Anglais doit servir, et servir comme simple soldat, les gentlemen comme les autres, ces soldats gentlemen seront plus exigeants ; ils demanderont à l’officier quelque chose de plus, une plus grande expérience technique, ils réclameront pour eux-mêmes, c’est-à-dire pour tous, le droit à l’avancement… Ce sera une nouvelle Angleterre. Il est possible qu’elle vaille mieux que l’ancienne par certains aspects ; il est possible que cela vous émeuve moins que moi, parce que vous n’aviez pas en France le gentleman et que vous vous en passiez, ou prétendiez vous en passer. Mais il est concevable que d’avance j’en éprouve un douloureux regret parce que… parce que, good God, j’en suis un : et vous avouerez que c’était quelque chose de bien !

» Tout cela, voyez-vous, on ne peut pas le dire, ni dans les journaux, ni à la tribune du Parlement. Ce sont là des secrets. Pourtant tout le monde le sait, dans nos familles, dans nos vieilles demeures héréditaires, parmi nos femmes. C’est à la fleur de l’Angleterre qu’on demande de passer, c’est la vieille Angleterre qu’on somme de signer son arrêt de mort… Mais pour rester dignes de nous, pour montrer que nous sommes toujours cette haute et solide race de ces vieux Anglais bull-dogs qui ne lâchent jamais le morceau, ni l’ennemi, nous le signerons ! Nous le signerons de meilleur cœur que les mystiques du libéralisme ou des sectes religieuses qui s’opposent à l’obligation du service sans savoir pourquoi : parce que nous saurons, nous, l’étendue de notre sacrifice — et que c’est une consolation de savoir qu’on est brave. Mais c’est dur tout de même !

— Dur, lui dis-je, mais admirable.

A M. MORF

Professeur de philologie romane à Berlin

Nous ne sommes pas tout à fait, monsieur le professeur, des inconnus l’un pour l’autre. Il y a quelques mois à peine, vous étiez assis un soir — ne vous en souvient-il pas ? — à mon foyer parisien. Un peu plus tard, nous nous sommes retrouvés côte à côte autour de la même table. Vous ne serez donc pas trop surpris, je l’espère, si je prends la liberté de vous écrire pour vous exprimer l’étonnement que je viens d’éprouver à lire votre nom au bas d’un factum médiocrement rédigé, parfaitement dépourvu de toute documentation sérieuse, complètement dédaigneux des textes, qu’un certain nombre de « représentants de la science et de l’art allemands » ont cru devoir rédiger pour protester contre les accusations dont la conduite des armées allemandes a été l’objet au cours de cette guerre.

Mais ne vous méprenez pas sur la cause de cet étonnement. Il ne vient pas, monsieur le professeur et Excellence, de ce qu’un philologue tel que vous, un philologue qui sait ce que c’est qu’une preuve, je veux continuer à le croire, ait consenti à signer un papier où la discussion raisonnée est remplacée par l’affirmation sans base ; où les terribles imputations contre l’Allemagne que contiennent les documents diplomatiques publiés par l’Angleterre, la France, la Belgique et la Russie, imputations que confirment, au lieu de les détruire, les dépêches publiées par l’Allemagne elle-même, sont tout simplement ignorées ; où l’on se garde bien d’expliquer comment il se fait, si l’Allemagne a subi la guerre au lieu de la déclarer, qu’on ait saisi sur un navire de la flotte auxiliaire allemande une lettre officielle, datée du 14 juin, qui lui faisait connaître en quel lieu il devrait aller s’armer et se ravitailler dès que la guerre éclaterait ; où l’on se contente de prétendre qu’il n’est pas vrai que les armées allemandes aient détruit Louvain, passant sous silence — oui, vous philologue, vous avez pu passer cela sous silence ! — la destruction totale d’une bibliothèque qui contenait quelques-uns des plus précieux manuscrits, des livres les plus rares qui fussent en Europe ; ou enfin vous, romaniste, n’avez pas l’air de savoir que vos compatriotes ont brûlé pour rien, pour le plaisir, la cathédrale de Reims ! Non, monsieur le professeur, non, Excellence, ce n’est pas cela qui m’étonne en comparaison du reste.

Et ce n’est pas non plus les étranges propos que j’entendis de votre bouche, cette nuit où nous bûmes ensemble le même vin de la même bouteille. Peut-être vous les rappelez-vous ; sinon, je vais vous rafraîchir la mémoire. Je vois encore la petite barbe pleine et drue qui couvrait, jusqu’à vos yeux cerclés de lunettes d’or, votre visage intelligemment camus ; et vous me disiez : « Oui, j’ai fait plus que qui que ce soit au monde pour faire connaître la France aux Allemands. C’est par milliers que j’y ai envoyé mes jeunes gens. Et non pas en groupes, dans de grandes villes où ils continuent de vivre ensemble, mais isolément, dans de toutes petites villes, en pleine campagne, pour qu’ils fussent mêlés à votre vie intime… Tenez, il en est un, à X…, dans la vallée de l’Oise : depuis qu’il est parti, le percepteur, qui l’avait pris en amitié, n’a pas cessé de lui écrire. Il le tient au courant de tout. » Si je ne fais pas connaître le nom de cette petite ville, c’est pour ne pas crever le cœur du naïf fonctionnaire qui montra tant de confiance à votre fidèle disciple : cette ville fut, aux premiers jours de la guerre, méthodiquement et savamment pillée par des bandits qui semblaient la si bien connaître ! Et pourtant je ne veux pas vous accuser d’avoir contribué à ourdir sur la France cette immense trame d’espionnage dont nos armées, quoique aujourd’hui réagissantes, commencent à peine à nous débarrasser. Les chefs à qui vous avez obéi et obéissez encore ne vous disaient peut-être pas tout, vous n’avez peut-être été entre leurs mains qu’un instrument aveugle… Voilà ce que je veux croire encore à cette heure, parce que mes maîtres, à moi, m’ont enseigné ce que c’est qu’une preuve, et à ne rien dire qui ne soit sûr, quelles que soient ma passion, ma douleur, ma légitime indignation. Mais je sais d’autre part et j’ai le droit de vous dire qu’ayant vécu matériellement et moralement de la France, de la culture française, de la littérature française, vous n’aviez pas le droit de venir affirmer, à la face du monde civilisé, qui d’ailleurs reste incrédule et plein d’horreur, que vous ne regrettez rien de ce que de sales Barbares ivres ont fait, et que ce qui est vrai n’est pas vrai.

Toutefois, je vous le répète, ce n’est pas cela qui m’étonne, ce qui me paraît incompréhensible et même criminel de votre part… Quoi, alors, quoi ?… Vous tenez absolument à le savoir, monsieur Morf ? Eh bien, je vais vous le dire.

Avant d’être naturalisé Allemand, avant de devenir, à la solde du César allemand, professeur de philologie romane à l’université de Berlin, vous étiez Suisse, Excellence, Suisse de la Suisse allemande, Suisse du canton de Zurich, si je ne me trompe, mais Suisse enfin. Ne croyez pas que je vous reproche d’avoir abandonné votre patrie politique pour adopter votre plus grande patrie de race ou de langue. Si en Belgique un Frantz Cumont, en Suisse un Claparède — ou tant d’autres que je pourrais nommer — nous faisaient un pareil honneur, j’estime que nul, ni chez eux ni chez nous, ne les en pourrait blâmer. Mais dans ce cas, on a deux patries : la petite, où l’on est né, et la grande, qui vous accueille. Et nulle passion, nulle affection, nulle reconnaissance, nul intérêt ne vous permettent d’oublier la petite au bénéfice de la grande. Commencez-vous maintenant à comprendre ? Mais s’il vous plaisait pourtant de garder le silence, j’aurai la cruauté d’insister.

Moralement, vous restiez Suisse, quand ce ne serait que pour que vos compatriotes de Suisse soient fiers de la situation que vous avez obtenue en Allemagne. Vous était-il permis de prêter votre nom à une manifestation qui vous engage non seulement comme Allemand, mais comme Suisse ? Et alors, de traiter si légèrement un fait sur lequel reposent la liberté, la sécurité de la Suisse, comme on eût cru que dussent reposer la liberté, la sécurité de la Belgique ? Et vous avez pris parti, vous avez signé ceci : « Il n’est pas vrai que nous ayons violé criminellement la neutralité de la Belgique. Nous avons la preuve irrécusable que la France et l’Angleterre, sûres de la connivence de la Belgique, étaient résolues à violer elles-mêmes cette neutralité. » Monsieur le professeur Morf, vous savez que c’est là un mensonge ! Mais admettons que vous ne le sachiez pas. Où est cette preuve irrécusable, où est le texte, vous philologue dont le métier est de ne rien avancer sans texte, qui vous prouvent les intentions de la France et de la Belgique ? Où étaient les armées françaises quand les troupes allemandes ont violé la neutralité de la Belgique ? A la frontière belge, sans doute ? Non pas : la France avait fait confiance aux engagements solennels jurés par l’Allemagne ; elle attendait son adversaire derrière les Vosges, derrière le seul front que celui-ci eût le droit d’attaquer ; et c’est de quoi souffre aujourd’hui la malheureuse Belgique.

Il existe cependant un texte, monsieur Morf, un texte authentique auquel vous pouviez vous référer : ce sont les paroles de M. de Bethmann-Hollweg au Parlement allemand. Elles reconnaissent que les troupes allemandes ont passé par la Belgique parce qu’il eût été trop difficile pour elles de franchir la barrière de nos forteresses de l’Est : « On fait comme on peut : nécessité n’a pas de loi. » Si cette preuve irrécusable que vous invoquez avait existé, n’en aurait-il point parlé ? Monsieur Morf, si c’est de la sorte que vous enseignez la critique des textes du haut de la chaire de philologie romane à Berlin, à la fin de cette guerre, je vous le prédis, vous n’aurez plus un seul élève ! Mais ce n’est pas tout, et même cela n’est rien : ce n’est qu’affaire à votre conscience professionnelle. Vous y avez manqué, cela vous regarde, seul. Ce qui regardera tous vos anciens compatriotes, c’est le bon marché que vous avez fait de cette chose sacrée : la neutralité d’un petit État, une neutralité en tout pareille à celle de cette Suisse où vous êtes né. Et voilà pourquoi je serais fort étonné, c’est là que j’en voulais venir, si non seulement celui qui vous écrit, mais les Suisses eux-mêmes, ne considéraient que vous auriez bien dû rester tranquille !

LE MIRAGE GERMANIQUE

Je voudrais qu’on en finît une bonne fois avec le comte Achille de Gobineau, avec quelques braves gens d’ethnologues, avec toutes ces histoires sur la supériorité des races indo-germaniques, qui sont blondes, sur les races qui ne sont pas indo-germaniques, ni blondes. Pour les braves gens d’ethnologues déjà nommés, ce furent en général de ces primaires qui construisent toute une théorie sur une science qu’ils savent mal et qui même n’est pas faite, incapables d’ailleurs de s’apercevoir qu’elle n’est pas faite. Pour M. de Gobineau, il naquit avec un bonheur et un malheur. Son bonheur fut d’avoir l’esprit du dix-huitième siècle, nullement entaché de romantisme. Il sut donc voir l’Orient asiatique tel qu’il est : un mélange de crasse, de pourriture, de bassesse, de lâcheté, de vénalité et de pittoresque ; alors que les romantiques, ayant plus de sensibilité que de bon sens, n’en ont vu que le pittoresque : de quoi il faut lui être reconnaissant. Son malheur, le même que celui de Barbey d’Aurevilly, qui n’était qu’un bon roturier, fut de se dire et peut-être de se croire comte de Gobineau, et Normand, alors qu’il était Gobineau tout court, et natif du Bordelais, où de notables commerçants de son nom, sinon de sa lignée directe, tenaient encore avec honneur, de son vivant, une excellente pension bourgeoise. En tant que comte de Gobineau, et Normand se prétendant descendre des vieux Vikings, il demeura intimement persuadé, ainsi qu’avant lui le comte de Boulainvilliers et le comte de Montlosier, de la supériorité du sang bleu des Francs sur le sang rouge des Gallo-Romains. Mais sous cette forme la thèse avait vieilli : le sang est rouge pour tout le monde, il n’est pas bleu, à moins que le viscère nommé cœur ne garde ouvert son trou de Botal, ce qui n’arrive qu’aux fœtus et les empêche généralement de parvenir à terme. Gobineau renonça donc sagement à la couleur du sang et découvrit celle des cheveux. Cette fois il est incontestable qu’il y a des hommes bruns et des hommes blonds. Cela ne se saurait nier. Il en profita donc pour établir ce syllogisme : « Les hommes blonds sont nés pour commander aux hommes bruns. La preuve, c’est que les Germains, qui étaient blonds, ont conquis la Gaule romaine. Je descends de ces hommes blonds. Ma place, s’il vous plaît. »

De tout cela, il n’était pas plus sûr qu’il ne convient, mais il aimait étonner. Ce n’était de sa part que syllogisme de conversation. En conversation ceux qui vous écoutent n’ont pas le temps de réfléchir sur la majeure, et vous laissent aller. J’ai connu de la sorte un délicieux causeur qui s’était fait une spécialité d’éreinter la mémoire de Joséphine de Beauharnais. Au moment où il vous avait convaincu, il ajoutait : « Quant à la réputation de génie faite à son époux Napoléon, je n’en parlerai pas : il y a longtemps qu’elle a croulé sous mon mépris. » On se doutait alors qu’il s’était moqué de vous, et que le commencement de son discours n’avait pas plus de fondement que la fin. C’était de l’esprit de conversation. Mais les Allemands n’ont pas l’esprit de conversation : et ils ont pris le paradoxe de Gobineau pour argent comptant, d’autant plus que ça leur faisait plaisir. Les Français eussent eu quelque motif d’y regarder de plus près. Ils auraient vu alors ce qui crève les yeux.

Ce qui crève les yeux, c’est que toutes les fois que ces insupportables hommes blonds, d’origine indo-germanique, se sont introduits quelque part, il en est résulté mille ans de barbarie. Quinze siècles avant notre ère, il y avait sur les bords de la Méditerranée orientale une civilisation qui ne le cédait en rien à celle de l’Égypte. C’est elle qui a laissé ses monuments en Crète, à Mycènes, à Vaphio. Elle avait ses palais, ses temples, ses fêtes, son écriture, son art, dont les vestiges aujourd’hui mis à jour sont d’un éclat, d’une fraîcheur, d’un caractère déconcertants. Quinze cents ans avant Phidias, il y eut une Grèce digne de Phidias, ou qui du moins faisait prévoir Phidias. Et subitement plus rien. Des ruines au ras du sol et un trou de plus d’un millénaire dans l’Histoire. Les hommes blonds avaient passé. Alors ils se nommaient les Doriens. Durant des années, des années encore, des siècles enfin, des siècles de brutalité et de nullité, il fallut les absorber, les digérer, les noyer dans la masse de la vieille race. Et quand ce fut fait, il y eut un art, il y eut une beauté, il y eut des techniques, des sciences, des hommes libres et heureux. Pas avant.

Ce fut la civilisation hellénique, puis la civilisation gréco-romaine. Cela dura mille ans, et alors les hommes blonds, les pillards de la Germanie, revinrent à l’assaut. Et de nouveau ce fut la barbarie, la brutalité, la nullité, l’effort patient de ceux qui pouvaient organiser une société, une civilisation, contre ceux qui en étaient incapables, et le triomphe définitif, mille ans plus tard encore, quand on redécouvrit, dans les archives de l’humanité, les témoignages immortels de ce génie qui n’était pas le génie germanique, qui en était le contraire, et que les Germains étaient venus abolir. Cela s’est appelé la Renaissance.

Ce n’est pas tout encore, il y a d’autres exemples de cette capacité de détruire, de cette incapacité d’organiser. Ils sont moins connus, ils n’en sont pas moins certains. A l’époque même où l’on voit naître et fleurir cette belle et originale civilisation de Crête et de Mycènes, une autre civilisation, tout aussi originale, bien que moins riche, inachevée encore, s’étendait de la Gaule à ce qui est aujourd’hui l’Allemagne du sud. C’est elle qu’on a nommée la civilisation de la Tène. Elle était celte, purement celte, car les Celtes alors s’étendaient de l’Atlantique au Danube. Les Germains les repoussèrent, prirent leur place jusqu’au Rhin — et cette civilisation s’atrophia et disparut. Les Germains ne la remplacèrent par rien.


Si tant de précédents ne suffisent pas pour établir une loi, s’ils ne semblent pas assez forts pour montrer que partout et dès l’instant où la race germanique triomphe et s’établit en maîtresse, il y a l’arrêt, la mort apparente de toute culture, je ne sais pas ce qu’il faut pour convaincre. Les arguments de Gobineau, et de ceux qui le suivirent, ne sont que des raisonnements, des dissertations. Ils ne tiennent pas contre les faits, et les faits sont patents : trois fois au moins dans le cours de l’Histoire ou de la Protohistoire les bandes germaniques sont venues s’imposer par le fer aux populations de la Grèce, de la Gaule et du Danube ; trois fois la civilisation a reculé. Il a fallu, pour qu’elle reprît, que le Germain fût neutralisé d’abord, métissé ensuite. Leurs métis, en effet, ont des qualités : il est permis de croire que l’originalité, que la « couleur » particulière de la civilisation vénitienne sont dues à un croisement, en proportions heureuses, d’éléments septentrionaux et d’éléments latins, ces derniers beaucoup plus nombreux. Le Germain est un sauvageon ; il faut greffer le sauvageon. Livré à lui-même, celui-ci ne donne que des fruits amers et dégoûtants au palais.


… Pour ne pas ressembler aux bons ethnologues ou même à M. de Gobineau, de plus, afin de bien prouver qu’il est personnellement tout à fait désintéressé dans la question, l’auteur de ces lignes croit devoir avertir le public qu’il a l’humiliation d’être blond — ou que, du moins il le fut, à une époque antérieure de sa pénible existence.

LE GRAND-ONCLE

Cette nuit-là, parce que le destin en avait décidé ainsi, fantôme, il sortit de sa tombe.

De son vivant, il n’avait jamais cru à rien. A rien de rien. Surtout à l’immortalité. Pourtant il ne s’en étonna pas : il ne s’étonnait jamais et profitait de tout. Une résurrection de quelques heures lui parut insignifiante et même méprisable. S’il résolut d’aller voir son successeur, ce fut par curiosité : il n’aimait personne.

Tel il avait paru à ses sujets, deux siècles et demi auparavant, tel il revenait aujourd’hui : un petit homme sec, mal fait, mal mis, avec une perruque ladre et des jambes en manche de veste. De mine pauvre, presque basse, toutefois extraordinairement spirituelle ; des vices, de l’impudence et du génie ; un singe méchant, avec un cerveau de grand homme. Nous avons rencontré des fils d’alcooliques qui lui ressemblent : ce sont généralement des artistes. Lui, il était né roi. Mais c’était un fils d’alcoolique.

Pour le vol d’une ombre, la route était courte. Et cette ombre traversa sans s’arrêter une ville dont la laideur pesante ne sut même pas l’amuser. Le successeur ! C’était le successeur qu’elle voulait voir ; et elle l’éveilla, comme éveillent les ombres : elle l’éveilla pour l’au delà des réalités, pour l’invisible rendu visible.

Le successeur, tout de suite le reconnut. L’ancêtre s’était fait pareil à ses portraits : incisif, un peu crasseux, satanique ; et même il avait repris l’épée que lui laissa le vainqueur Napoléon. Il l’avait reprise pour être ressemblant, non pour autre chose, car il se moquait de tout, même de l’épée : celui-là savait que la force n’est pas dans l’épée. Il s’en servait à la fin, il s’en servait quand il ne pouvait faire autrement, comme des voleurs d’un outil pour ouvrir un coffre-fort.

Alors le successeur demanda :

— Grand-oncle Frédéric, pourquoi es-tu venu ? Est-ce un présage ?

Mais l’ombre secoua la tête. Elle ne croyait à rien, à rien ! Pas même aux présages.

— Serait-ce, demanda le successeur, qui y croyait, serait-ce pour me plaindre ?

Et son cœur inquiet battait très fort dans sa poitrine.

Mais l’ombre ne répondit pas. Elle ne plaignait jamais personne. La pitié est un sentiment qu’elle ignora toujours. Il y a des bergers qui perdent leur troupeau : on les regarde, on s’en amuse, et c’est une leçon. Il est des bergers qui savent l’accroître, quels que soient les moyens : on les regarde, et c’est une autre leçon.

— Serait-ce, demanda le successeur, pour me féliciter ?

L’ombre ricana :

— De quoi ?

— Mais, dit le dormeur impérial, à demi éveillé de son grand rêve, pour avoir suivi tes exemples.

— Tu crois ? dit l’ombre… Oui, je comprends. Faire chercher querelle aux voisins par d’obéissants serviteurs, pour justifier ses actes au moment où l’on en a besoin. Ou bien agir d’abord au mépris des serments, parce que les rois ne doivent jamais se croire tenus par leurs serments, et faire justifier ensuite ses actes par ces mêmes serviteurs obéissants, et par le succès, Mais c’est l’apparence, seulement l’apparence, le mot-à-mot du texte. Le sens, c’est qu’il faut n’avoir qu’un adversaire ou deux à la fois, des adversaires à qui le reste du monde, abusé, demeure indifférent ou hostile. Et toi…

— Pourtant, les choses ne vont pas mal, en ce moment ! J’ai traversé des heures plus dures, aussi dures que celles que tu connus, que celle où désespérant de ton étoile tu faillis te suicider, ô grand-oncle Frédéric, qui fus un si beau joueur ! Mais je t’ai imité, je t’assure que je t’ai imité, et tu peux être fier de moi. J’ai intimidé, j’ai séduit, j’ai menti, j’ai promis — et j’ai trouvé des alliés que j’entraîne. Quand je considère avec quelle énergie je me tourne à gauche après avoir échoué à droite, et sur mes derrières alors que je n’ai obtenu aucun succès décisif autre part, dans mon ingéniosité à découvrir de nouvelles ressources, à changer de place, à ouvrir à l’adversaire étonné de nouveaux champs de lutte où je n’aurai pas trop à lutter, il me semble que je ne suis pas indigne de ta mémoire.

— Tu jettes de nouveaux fous dans ta folie, dit l’ombre. Mais tu as mal commencé. Cela ne se répare pas. C’est en cela que tu n’as pas compris mon exemple. Moi, je commençais toujours bien, je préparais toujours bien. Mes accidents n’étaient que des incidents. Et si j’étais mal parti, je m’arrêtais. Tu ne sais pas t’arrêter. D’ailleurs, tu ne peux pas t’arrêter. Tu as rompu les digues qui retenaient les trois plus grands lacs de l’univers. A la fois. Et tu te réjouis en cette minute parce que tu romps d’autres digues encore, qui contenaient jusqu’ici d’autres petits lacs. Tu me diras que tu n’avais plus que cela à faire, et je le sais bien. Mais je ne suis pas sûr que tous les torrents que tu crées vont se jeter dans ta rivière. Et même s’ils s’y jetaient… Cela complique tout, mais n’achève rien.

— Alors, que me conseilles-tu ?

— Je ne conseille rien. Du reste, je ne donne jamais de conseils. Et je suis mort. Je suis au spectacle, et puis je regarde. Voilà pourquoi je suis venu aujourd’hui, pour regarder ; et surtout pour voir de plus près un spectacle que j’apercevais, que je pressentais déjà du fond de ma tombe, et qui me faisait rire… Il fait pleurer tous les hommes de la terre, mais je suis philosophe. Tu sais que je suis philosophe : il me fait rire.

— Lequel ?

— Je m’étonne que tu ne le distingues pas toi-même, puisque tu en es le héros… Voici une guerre qui jette les uns contre les autres vingt-cinq millions d’hommes — de mon temps on faisait la guerre avec quelques poignées de pauvres diables achetés par les uns, vendus par les autres. On accomplissait de grandes choses à petit prix, et cela en valait la peine : mais tu as changé tout cela. Sur ces vingt-cinq millions d’hommes, cinq millions sont déjà morts, et de ceux qui t’appartenaient — les autres savaient pour quelle cause ils ont combattu : pour leur liberté — beaucoup ont gémi : « Pourquoi ? Pourquoi ? » Des millions d’autres, blessés, infirmes, invalides à jamais, se posent la même question, qui restera éternellement sans réponse. Je passe sur les larmes des mères, des filles, des femmes, des fiancées ; je suppose que tu y demeures insensible…

— C’est la guerre !

— Oui, c’est la guerre. Par surcroît, l’Europe est ruinée pour de longues années, peut-être pour des siècles, mais plus particulièrement ton pays. Tu ne peux plus espérer que la fin, quelle qu’elle soit, répare ces ruines. Il est trop tard, et tu es trop épuisé pour le pouvoir exiger. Si tu échoues, c’est l’effondrement. Si par chance tu réussis, tu ne réussis qu’à peine ; tu réussis dans ce sens que tu pourras nourrir l’espoir de recommencer — mais les autres aussi, ce qui est atroce ! Enfin, depuis le commencement du monde, nul n’a jamais, par une telle décision aveugle et pourtant volontaire, déchaîné une telle catastrophe, une telle furie d’assassinats ; il n’est pas un conquérant mogol qui eût pu élever une si haute pyramide de cadavres : elle monte jusqu’au ciel.

— C’est la guerre !

— Oui, c’est la guerre. Mais voici où j’en voulais venir. Je te regarde. Je te dis que je ne suis venu que pour repaître ma vue de ce spectacle étonnant ! Je vois ta main avortée se cacher misérablement dans ta manche vide. Je sais que tu ne peux monter à cheval, comme le ferait le plus médiocre des cavaliers, sans une aide et sans un escabeau ; je sais qu’il te serait impossible de manier un outil de guerre, un fusil ou une lance. Je sais que tous les docteurs, tous les conseils que tu réunis pour te procurer de nouveaux hommes à précipiter dans ta boucherie, malgré leur nécessaire indulgence, malgré leur volonté bien arrêtée, dictée par toi, de les estimer « bons pour le service », te déclareraient incapable de porter les armes, incapable de faire un soldat. Un réformé — depuis le jour de ta naissance jusqu’au dernier de ta vie, un réformé ! Voilà ce que tu es : et que ce soit toi qui de parade guerrière en parade guerrière, de cliquetis d’armures en cliquetis d’armures, en entassements d’uniformes, aies préparé, voulu cette guerre, ces millions de morts, cette infinité de désastres, je trouve, oui, je trouve que c’est la plus monstrueuse et la plus sinistre bouffonnerie. C’est cela que j’ai voulu voir. C’est cela que je voulais te dire.

Et l’ombre disparut…

CEUX QUI RESTÈRENT

C’est une chose que j’ai apprise par hasard en cherchant à savoir d’autres choses, qui m’intéressaient davantage, qui étaient plus près de mon cœur, et que je n’ai jamais sues… L’invasion a déferlé du nord, elle a couvert ce pays de Belgique et des Flandres françaises d’où sortirent mes aïeux, où se passa ma jeunesse, qui m’a donné tant de souvenirs et me garde tant d’amis — plus que des amis : des hommes et des femmes issus du même sang et qui me sont plus chers à mesure que je vieillis. Et puis, subitement, le flot s’est arrêté. L’héroïsme d’une race, le génie des chefs l’a contenu. Il est allé jusque-là, jusqu’à ce point que nous connaissons ; il n’a pu, malgré les plus sanglants efforts, aller plus loin. Mais on dirait que la volonté de cette énorme vague a gelé en retombant, qu’elle a formé un mur de glace, que seul un printemps de France pourra fondre. Et en attendant, de ce qui se passe au-delà, de la vie, de la mort, des souffrances, des espoirs, des angoisses de ceux que nous aimons, nous ne savons rien, ou presque rien ; un « presque rien » peut-être plus cruel encore à notre sensibilité que le néant d’une totale ignorance.

Nous savons qu’ils sont là, nos amis, derrière ce mur de glace et de fer, qu’ils sont tout près. Ils font tous leurs efforts pour donner de leurs nouvelles, nous faisons tous nos efforts pour recevoir ces nouvelles désirées jusqu’à l’insomnie. Par intervalles, en effet, il filtre quelque chose, un bruit parvient jusqu’à nos oreilles, toujours aux écoutes et impatientes. Seulement, ce n’est presque jamais ce qu’on attendait. Ce n’est pas l’ami, ce n’est pas le frère qui parle ; c’est un inconnu sur des choses inconnues. On dirait de ces communications de l’autre monde qui vous arrivent par l’intermédiaire des spirites et vous déconcertent, vous déçoivent — vous émeuvent aussi quelquefois.

Celle-là m’a ému, d’une façon profonde, intime, mystérieuse ; si mystérieuse, que je ne puis bien définir la cause de ce trouble intime ; sans doute encore bien moins la traduire. Il me semble que tout à coup j’ai vu la guerre, toute l’atrocité de la guerre, par d’autres côtés, d’une façon toute neuve, comme si d’autres yeux s’étaient ouverts dans mon âme, des yeux qui voient ce qu’on n’avait pas encore vu : non pas des morts, non pas des soldats mutilés, des crimes contre les femmes et les enfants, des dévastations et des incendies ; plus et pourtant beaucoup moins : l’impondérable de l’horrible.


Cela se passe dans une ville des Flandres que je ne nommerai point, justement parce qu’elle m’est particulièrement chère. Le réfugié, le fugitif qui l’a vue est là, il demande à me parler. Je l’interroge. Et c’est encore une fois la même histoire : des miens il ignore tout ; il connaît leur nom, certes, il les a rencontrés mille fois, avant la guerre, il leur parlait, ils habitaient telle rue, tel numéro ; mais il ignore ce qu’ils sont devenus, dans quelle autre ville ils se sont réfugiés : toujours en pays envahi, en tout cas, sans quoi ils auraient donné de leurs nouvelles. Quant à cette ville-là, celle où ils habitaient, où il habitait, c’est bien simple, elle est rasée. Les incendies allumés consciemment par l’ennemi pour cacher ses rapines ont terminé l’œuvre des obus. Il y a l’église, effondrée jusqu’au niveau du sol et où demeure seulement une Madone intacte — car il y a toujours une bonne Vierge restée debout, il y a toujours un miracle. Il y a les maisons de la place, toutes démolies, sauf deux ou trois, auxquelles il ne manque à peu près que la toiture, par hasard ou par un oubli des Allemands. Il y a le grand trou, la fosse sinistre où l’on a jeté toutes les victimes, les femmes, les enfants, les vieillards massacrés, en les recouvrant d’un peu de terre sur laquelle on a empilé des pavés ; mais les envahisseurs les ont exhumés l’autre jour, on ne sait pas pourquoi… Tout cela est affreux, et je dis : « C’est affreux. » Pourtant, ce qu’il y a de plus cruel, de plus humiliant, c’est que je ne sens plus cette horreur que par la raison, non par les sens, parce que mes nerfs s’y attendaient, la connaissaient, ont usé à la fin leur capacité de souffrance et de révolte. Le réfugié ne s’indigne pas de cette callosité.

— Je suis comme vous, me dit-il. Quand je suis revenu là, venant de Hollande, je savais si bien ce que je verrais que ça ne m’a rien fait : non, rien, pas même de trouver ma maison tombée dans la cave. Je n’aurais jamais cru qu’on pouvait opposer tant de dureté de cœur à son propre mal. C’est probablement parce que la catastrophe est trop grande, universelle. Alors on se dit : « Sans doute, ça devait être comme ça. » Ou bien c’est qu’on ne peut plus comprendre ; c’est au-dessus de l’intelligence, comme un bruit trop fort qui vous étourdit. Mais il y a une chose qui vous déchire le cœur, tout de même. On a tout vu sans pleurer : et ça, les larmes vous sortent des yeux.

» … Oh ! ce n’est rien, rien du tout. On a honte, même, que ça vous fasse tant d’effet… Je n’ai pas besoin de vous dire que dans ce pays-là tout le monde a son chien : les bourgeois pour la chasse ou pour le plaisir, les petits commerçants pour la garde. C’est comme partout, enfin. Et ils sont restés dans la ville, les chiens, quand on s’est enfui ou qu’on a été massacré, ils sont restés dans cette ville où il n’y a pas une pierre qui soit à sa place. Comment ils se nourrissent, comment ils arrivent à ne pas mourir de faim, je ne saurais vous le dire. Ils doivent chasser pour leur compte, je suppose, attraper des rats, aller très loin dans la campagne. Mais ils reviennent le plus vite qu’ils peuvent et ils se mettent tous ensemble, à l’entrée du faubourg, sur la route.

» Ils sont là deux cents, ou trois cents peut-être, des braques, des épagneuls, des chiens de berger, des chiens-loups, des fox-terriers, jusqu’à des toutous d’appartement, des bêtes minuscules, ridicules ; et ils attendent, tous la tête tournée du même côté, avec un air d’intérêt intense, triste et passionné. Ils attendent quoi ? Oh ! c’est bien facile à comprendre. Quelquefois il y a un des anciens habitants de la ville qui se décide, qui revient de Hollande. Le désir de revoir son pays, de savoir ce qu’on a laissé de sa maison, de fouiller les ruines, a été plus fort que tout, que la peur, que la haine. Et quelquefois aussi, alors, il y a un de ces chiens qui le reconnaît. Son chien ! Si vous pouviez voir ça ! Si vous pouviez vous figurer le voir ! Tout ce troupeau de chiens qui dresse les oreilles, du plus loin qu’il voit venir un homme par la route de Hollande, un homme qui n’a pas de casque, un homme qui n’a pas d’uniforme. L’agitation douloureuse, l’agitation sur place de toutes ces bêtes qui regardent, qui regardent tant qu’elles peuvent — les chiens n’ont pas de très bons yeux — et qui flairent, qui flairent de loin, parce que leur nez vaut mieux que leurs yeux. Et enfin le bond, le grand bond d’un de ces chiens quand il a senti son maître, sa course folle, farouche, sur le chemin ravagé, creusé d’ornières par les canons et les gros convois automobiles, et coupé de tranchées ; sa joie, ses cris de joie, sa queue qui danse, ses pattes qui sautent, sa langue qui lèche, tout son corps, qui n’est qu’un frémissement de joie ! Il ne quitte plus l’homme, celui-là, il a trop peur de le perdre. Un jour, deux jours, il restera derrière son dos, sans manger, s’il le faut ; et il s’en va avec lui. Mais les autres, à ce moment-là ! Ils sont toujours sur la route, ils n’ont pas quitté leur faction. Et quand ils voient ce chien partir, ce chien qui a trouvé à la fin ce qu’ils veulent toujours, ce qu’ils voudront jusqu’à la mort, désespérément ils lèvent tous la gueule ensemble, et ils pleurent, ils pleurent à n’en plus finir : de grands hurlements qui remplissent le ciel et qui durent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien sur la route. Alors ils se taisent ; mais ils ne bougent pas. Ils sont là. Ils espèrent.

» Et on pleure, quand on voit ça, monsieur ; on pleure comme eux, toutes ses larmes. Je vous demande pardon… »

L’OUVERTURE

… On ne voyait rien, sur la face de cette grande plaine, absolument rien ! Pas un homme, pas même un cheval, un bœuf, un âne. Parfois, au flanc de ses grandes ondulations molles, l’égratignure blanche d’une route creusée dans la craie. Parfois, un bouquet d’arbres dont les troncs, pour la plupart, avaient été coupés à quelques pieds du sol, sans doute par des bûcherons quelque peu négligents. Parfois aussi, de hautes meules de paille, qui gonflaient dans l’air paisible leur pointe innocemment obtuse. Et c’était les petites bêtes sauvages et sans défense, toutes les petites bêtes qui n’ont pas voulu abdiquer, à travers les âges, leur précaire et périlleuse liberté, qui semblaient devenues les uniques possesseurs de cette terre, en apparence abandonnée.


Elles étaient là comme dans le paradis terrestre. Il y avait une compagnie de perdreaux qui comptait à cette heure plusieurs générations, depuis les arrière-grands-pères, depuis les fabuleuses aïeules aux ergots cornés, aux plumes déteintes de vieillesse, et dont les ailes fréquemment s’alourdissaient d’un vieux plomb demeuré entre cuir et chair, jusqu’aux jeunes de l’année, un peu patauds encore, bien qu’adultes, arrivés à leur pleine croissance, et prêts pour de longs vols. Il y avait — chose qu’avant ce temps on n’avait jamais vue, qu’on ne reverra peut-être jamais — un bon père lièvre, entouré de toute sa famille, sa hase au ventre pâle et ses quatre enfants, déjà presque aussi grands, aussi forts que leurs géniteurs. Il y avait des cailles sans nombre, et des râles, et des ramiers, et des faisans aux queues opulentes ; il y avait tout cela, dans la sérénité, dans la paix absolue, perpétuelle, incompréhensible d’un jour de septembre, du premier dimanche de ce mois de septembre !

Et tout à coup cette plaine silencieuse, cette plaine incroyablement silencieuse s’emplit d’un fracas désastreux, comme du bruit de vingt orages déchargeant à la fois tous leurs tonnerres. Les hautes meules innocentes dissimulaient d’énormes canons qui tous faisaient feu à la fois. Du fond d’invisibles abris, de toutes parts et de part en part creusés dans la terre, jaillit la détonation des crapouillots, des mortiers, des mitrailleuses. Une mine explosa comme un cratère, des milliers d’hommes coururent, se heurtèrent les uns contre les autres, s’embarrassèrent dans des pièges sournois, faits de fils de fer armés d’épines acérées. Car cette plaine qui semblait vide fourmillait d’humains, tous armés, tous portant le fusil au poing.

Instinctivement une des plus vieilles perdrix ouvrit les ailes et prit son élan. Le caquettement bref et ironique d’un des ancêtres mâles l’arrêta court ; confuse, elle retomba parmi les siens. Quant aux jeunes, ils n’avaient pas bronché.

— Ce n’est pas pour nous ! fit le vieux mâle, dédaigneux. Mais cette grand’mère-là n’a pas plus de cervelle qu’une poule : elle n’arrive pas à se figurer que ce n’est pas pour nous !

— C’est que, dit la vieille perdrix, humiliée, c’est que… c’est la saison ! Du moins, c’était la saison de la mort, pour nous, jadis, quand le soleil se levait et se couchait à cette heure, quand les grandes herbes avaient jauni, que les grains étaient mûrs. Les hommes passaient dans les champs, moins nombreux qu’aujourd’hui, mais portant les mêmes choses qu’aujourd’hui sur leurs épaules — et ces choses nous tuaient… Je vous assure, je m’en souviens, elles nous tuaient ! ajouta-t-elle en regardant les jeunes perdreaux qui l’écoutaient d’un air surpris et incrédule.

— Oui, répliqua l’ancêtre, c’était comme ça, avant. Bien peu d’entre nous pouvaient survivre à la saison terrible. Mais maintenant tout est changé. Il n’y a plus de danger pour nous, il n’y a aucun danger.

— C’est vrai, admit la vieille. Mais comment cela se fait-il ? C’est très difficile à comprendre.

L’ancêtre fut embarrassé. Son intelligence animale était capable de saisir les choses, et même quelques-uns des rapports des choses entre elles, afin d’en tirer des conclusions qu’enregistrait son expérience. Mais il n’allait pas plus loin. Il ne lui était jamais venu à l’idée de chercher la raison des choses, le pourquoi et le comment. S’inquiéter du pourquoi et du comment, si vous voulez bien y réfléchir une petite seconde, est tout juste ce qui distingue l’homme de la bête. Cependant il ne voulut pas avouer son insuffisance devant une de ses anciennes épouses et toute sa postérité.

— Ce n’est pas difficile à comprendre, dit-il. C’est tout simplement parce que… parce qu’il y a eu un accident aux outils dont les hommes se servaient pour nous mettre à mort. Alors ils ont fait comme ils avaient déjà fait : ils ont fabriqué des outils plus gros, des outils qui portent plus loin. Mais dans leur folie, ils ont dépassé le but, évidemment sans le vouloir ; et vous avez dû remarquer que les projectiles démesurés qu’ils emploient actuellement ne nous atteignent plus, sauf de rares exceptions ; même quand ceux-ci éclatent en un grand nombre de fragments, nous passons au travers. Le bruit est surprenant, il est épouvantable, et pourtant l’effet est nul. D’ailleurs, il est certain que les hommes se découragent. Avez-vous remarqué cet étrange phénomène : ils ne nous visent plus, ils ne savent plus nous viser ! Tandis que les perdreaux, et tous les autres libres animaux des champs deviennent de jour en jour plus adroits de leur corps et plus subtils d’esprit, la race humaine est certainement en décadence. Cet ennemi n’est plus à redouter ; il ne nous reste à craindre que les buses, les milans, les éperviers, qui sont du reste, je ne sais pourquoi, beaucoup plus nombreux que dans ma jeunesse.

Mais le père lièvre, qui n’était pas loin, remua ses longues oreilles. Les lièvres ont l’habitude de tout dire avec leurs oreilles. Celui-ci venait de faire en sorte que, malgré la grande réserve de ses façons, il était clair qu’il ne partageait pas tout à fait l’opinion qu’on venait d’exprimer devant lui.

— Les hommes sont encore dangereux, affirma-t-il. Non pas tous, mais une espèce particulière, et particulièrement terrible, qui s’appelle « le territorial ». Les autres aussi, peut-être, mais pour le territorial, j’en suis sûr. Nous le rencontrons fort souvent et nous avons appris qu’il est féroce. Bien souvent il s’assemble en troupes tumultueuses dont tous les fusils partent à la fois sur un seul d’entre nous. Et de cette manière, quelques-uns des nôtres ont déjà perdu la vie.

— Il n’en est pas moins certain, répliqua l’ancêtre perdreau, un peu froissé d’être contredit, que les entreprises des hommes ont beaucoup moins d’inconvénients qu’il y a quelques années. Le spectacle que nous avons sous les yeux en est la preuve. Regardez la nombreuse progéniture qui m’entoure. Considérez aussi le miracle même qu’est ma propre existence. Depuis combien de lunes devrais-je avoir succombé ? Aucun de mes pareils parvint-il jamais à cette longévité ? Et toi-même, ô lièvre ! Et ta vertueuse épouse !

— Il est vrai, fit le lièvre ébranlé ; il est vrai.

Mais ils virent à cet instant sortir de terre un rat, un simple rat, bien que d’une espèce assez rare : le rat noir, qui n’existe plus guère que dans certaines de nos campagnes, ayant été chassé des villes par les surmulots bruns, envahisseurs féroces venus de Norvège. Et ce rat fit briller ses petits yeux vifs.

— Ce n’est pas cela, fit-il ; ce n’est pas cela du tout. Ce n’est point parce que les hommes sont devenus incapables de nous tuer que vous vivez en paix : c’est parce qu’ils ont changé de chasse.

— Et qui donc chasseraient-ils, maintenant ? demanda un des jeunes perdreaux, incrédule.

— Eux ! dit le rat. Ils se chassent entre eux. J’ai vu, moi !


Mais nul ne le voulut croire.

AUX PETITS 17

… Certes, j’aurais pensé à vous — qui ne pense à vous, mes enfants, nos enfants, à cette heure ? — mais sans cette lettre de Gaston Roupnel, ce grand écrivain ingénu et cordial dont je relis de temps en temps le Nono pour sentir encore tout ce qu’il y a de tendresse et de verdeur à la fois dans l’âme française, aurais-je pensé à vous de la même façon ?… Tout à coup je vous ai vus : c’est le don de certains hommes seulement que leur émotion soit communicative.

Roupnel, qui n’est plus bien jeune, vient d’être mobilisé : « Oui, oui, m’écrit-il, je suis sous les drapeaux. Je suis le soldat auxiliaire de 2e classe Roupnel. J’ai fait l’exercice et je resais faire le demi-tour à gauche par principe — ce qui n’empêche pas que, trois ou quatre jours par semaine, je retourne faire mon cours au lycée. Ainsi j’appartiens à la vie guerrière sans cesser d’appartenir à la vie civile ; je ne suis encore que les quatre septièmes d’un auxiliaire ; je doute que, dans la hiérarchie militaire, il y ait plus bas ! Et pourtant, ma foi, je suis heureux ! On m’a changé la caserne, depuis vingt-trois ans. Il y a un esprit nouveau, un quelque chose qui jadis nous était inconnu. J’ai cherché en vain, à travers les cours du quartier, l’adjudant aboyeur, le sergent vache, le caporal hurleur. Je n’y ai vu ni lieutenants bellâtres, ni vieux capitaines Ramollots. Mais partout de braves gens, de bonnes figures — pas trop poilues, mais bien claires. Il y a là de petits sergents qui nous parlent avec amitié, nous commandent avec ménagement, ne se gênent pas pour nous appeler « monsieur »,… et ne nous font pas grâce d’une minute d’exercice, les petits roublards ! Mais les vieux que nous sommes, heureux et fiers, leur obéissent avec des airs touchants et sucrés. Cette sacrée vieille race des Gaules, avec un peu de franchise et de l’âme, on en fait ce qu’on veut. Et cependant, nous autres, nous sommes les vieux auxiliaires, les ventripotents, les reins flapis, les cœurs en soufflet, les borgnes, les tristes, les ivrognes et les abrutis. Tout ça n’empêche pas de rigoler. Nous avons même un gros charpentier, cardiaque et plein de blagues, qui rit de si bon cœur qu’il est obligé de se remettre ensuite les côtes en place avec les deux mains. Et vous savez, cette sale bêtise née des romans et qui rôdait autour des jeunes gens, elle s’est perdue. Les petits nigauds de jeunes ne savent pas ce qu’ils valent et ne font pas de l’œil aux femmes. Ils sont modestes. Il faut leur parler quatre jours et ruser comme un apache pour apprendre qu’ils ont été très blessés et ont fait six mois d’hôpital. A la place, il y a quelque chose de vaillant et de jeune : ceux qui survivront sauront aimer en paix…

» … Et puis, on attend les 17. On parle de leur arrivée comme d’une jolie chose. Les petits sergents prennent déjà pour eux un air de famille. On leur a choisi des instructeurs d’élite, de bons officiers et un vieux capitaine instructeur aussi brave homme qu’il est possible d’être sur terre et sur mer. — On les attend, ces gosses. Le casernement est propre, balayé. Oui, mon vieux, on leur a mis des poêles jusque dans leurs lavabos : ils auront de l’eau chaude, ces petiots… et pas plus de puces que vous et moi. Ah ! mon vieil ami, quel malheur de ne faire que de la littérature, de ne plus savoir écrire que comme si c’était pour un article, de ne pas trouver moyen de dire simplement à tous ces jeunes gens qu’on les apprécie, qu’on les envie, qu’on les aime ! Quel malheur de n’avoir plus dix-huit ans, d’être un verbeux demi-vieillard, et de laisser aux autres cette mort rude et farouche, par derrière laquelle il y a de si légères ténèbres !… »


Enfants, beaux petits, bons petits, qui allez commencer l’existence par le farouche apprentissage du renoncement quotidien à garder cette existence, voilà comme on vous aime et voilà comment vous serez reçus. Pour ce sacrifice magnifique et total vous serez les derniers : quelque chose me dit qu’il n’y aura pas de classe 18. Vous arrivez pour l’aube de la victoire, jeunes ouvriers de la onzième heure, qui aurez dans la gloire et dans le triomphe la même place que ceux de la première. Pour tous ces demi-vieux qui sont déjà là, et à qui dix-sept mois de guerre ont fait une âme semblable à celle des grognards du premier Empire, pour tous ces demi-vieux dont beaucoup ont des enfants, vous serez leurs enfants, ce sera de bouches viriles qu’on entendra cette fois jaillir les tendres paroles de la vieille chanson : « J’ai mon fils soldat comme toi ! » Et c’est enveloppés de l’amour passionné, angoissé, douloureux et fier de tout ce grand pays que vos yeux ingénus vont aller regarder la guerre terrible. Je vous connais d’avance. Vous serez comme vos aïeux, et tels que vos pères et vos frères. Vous serez braves. La France est un pays de braves, il n’y a jamais eu un tel pays sous la lumière du grand ciel libre, et maintenant, et depuis dix-sept mois, le monde entier le sait ! Mais j’ose vous dire : Ne soyez pas trop braves, ou plutôt soyez-le autrement peut-être que vous l’aviez rêvé, avec discipline — et pour l’achèvement de l’œuvre de victoire plus que pour montrer de quoi vous êtes capables. Rappelez-vous ce mot, cet admirable mot de notre sublime roman de Tristan et Yseult, que ce génial et déplorable bavard de Wagner massacra pour en faire une niaiserie sadique et désordonnée : « Démesure n’est pas prouesse. » Il n’y a pas de formule plus concise et qui résume aussi bien l’esprit de cette vieille France et aussi de cette vieille Grèce dont vous êtes également les fils — par le sang et par tant de chants sublimes qui vous sont entrés dans la tête. Avant qu’une vague de romantisme qui déferla sur nous de l’étranger vînt nous donner un goût, qui par bonheur est resté superficiel, des gestes excessifs et des exhibitions personnelles, ce que nous prisions le plus, c’était ce que nous nommions « l’ordonnance » dans les actes et les œuvres — et cette ordonnance, qui est la vertu la plus française, étant la plus classique, ce n’est pas autre chose que l’organisation, avec le goût de la beauté en plus !

Rappelez-vous, pour les glorifier à jamais dans vos mémoires, les sublimes saint-cyriens de 1914, qui pour aller à l’assaut, mirent leurs plumets et leurs gants blancs. Ils prouvèrent que, comme leurs aïeux dont ils n’avaient pas dégénéré, ils ne craignaient rien, sinon que le ciel leur tombât sur la tête ; ils ont montré à l’univers, qui les regardait, que cette terre est toujours la terre des hommes intrépides. Mais ne les imitez que dans l’abnégation de leur courage, non pas dans leur témérité. On ne se bat pas pour soi-même, on se bat pour son pays ; on ne se bat pas pour mourir, on se bat pour vaincre. Par-dessus toutes choses, faites ce qu’on vous dit. Quand on vous demandera de vous donner, donnez-vous tout entiers ; mais pas avant. Et les uns avec les autres, et les uns pour les autres.

C’est à ce prix que sera la victoire, et non dans l’exploit individuel. Vous la verrez — et j’espère que la plupart d’entre vous auront plus de temps que le déjà vieil écrivain qui vous parle pour jouir de ses fruits. Ce ne sera pas une victoire de conquêtes, mais une victoire de rayonnement : la France ressuscitée à sa place, qui ne gênait personne, parce que tout le monde était de la France, sans même le savoir. Quand le grand explorateur Schweinfurth, qui est Allemand et que nous pouvons continuer d’estimer, car il s’est bien gardé de signer aucune manifestation « d’intellectuels », car il n’a jamais eu pour nous que des paroles et des actes de sympathie vraie, quand ce brave homme et ce grand savant parvint au centre de l’Afrique, les indigènes lui dirent : « Nous avions entendu parler d’hommes de ta couleur ; tu es un Franc ! » Il ne s’en étonna point, sachant que cela signifiait un Européen, parce que la France depuis des siècles incarne le véritable esprit de l’Europe. Cela se passait en 1870, date horrible, et qui va être effacée. Après cette guerre, tous les hommes civilisés s’honoreront qu’on les appelle des Francs. Ils sauront ce que cela veut dire : la liberté même de leur patrie, quelle qu’elle soit. C’est une chose atroce, aussi bien que dérisoire, qu’il ait fallu, à cause de la folie d’un peuple égaré par un demi-siècle d’orgueil néfaste, verser tant de sang pour parvenir à un résultat si naturel et nécessaire : mais il est digne d’un jeune homme de France d’affronter, pour ce résultat, « cette mort rude et farouche, derrière laquelle il y a de si légères ténèbres ».

L’ANGOISSE ET LA VICTOIRE

… Ces canonniers avaient connu l’humiliation cruelle et désastreuse : la retraite et l’horreur de la retraite. Sous leurs yeux, tout au long de l’âpre montée de Tailly, un à un les régiments de la 7e division avaient passé. Les hommes n’en pouvaient plus. Les plus jeunes visages, jaunis, ternis de misère et de fatigue, s’égratignaient de grandes rides ; le coin des lèvres retombait. Penchés en avant sous l’écrasement des sacs, dans l’attitude du Christ sous sa croix, les fantassins gravissaient la côte comme un calvaire. Tous les cent mètres, ils s’arrêtaient pour remonter leur fardeau d’un coup de reins. Certains tenaient leur fusil à bout de bras, comme un balancier, pour aider leur marche. D’autres se plaignaient de n’avoir pas mangé depuis deux jours. Un homme du 104e, hâve, les yeux fiévreux, s’arrêta tout à coup devant la gueule muette du canon gris, encore terrible, et dit à un pointeur :

— Tu devrais m’envoyer un de tes obus dans le ventre : au moins ce serait fini !

Presque tous les chevaux boitaient, endommagés par des prises de longes ou par des coups de pied. Rarement dételés, jamais déharnachés, les traits, les culerons, les croupières leur avaient fait de grandes plaies, couvertes tout le jour de mouches et de taons. Cavalerie misérable, affaiblie encore, comme les hommes, par une incessante diarrhée. Mais l’horreur suprême, le signe le plus atroce de l’invasion, c’était la fuite de la population devant l’ennemi : vieilles femmes, jeunes filles, mères avec des nourrissons, presque toutes avec des essaims d’enfants. Ces malheureux sauvaient ce qu’ils avaient de plus précieux, leur existence ; les femmes et les filles leur honneur, un peu d’argent, souvent une bête familière : un chien, un chat, un oiseau dans une cage. Une grande bâche, abritant l’avant d’une charrette, formait tente. Un vieillard, deux femmes, toutes deux enceintes, avec une demi-douzaine d’enfants dans leurs jupes, regardèrent la batterie qui reprenait sa route. Une des femmes poussa le coude du vieux :

— Vas-y, père !

Il hésitait.

— Vas-y !

Alors le vieux vint jusqu’aux soldats. Rougissant, au moment de parler, il se détourna :

— Ah ! non, gronda-t-il, ce n’est pas à mon âge qu’on apprend à demander de ça !

— Demander quoi donc, vieux ?

— Du pain. Vous n’auriez pas un peu de pain de trop ? C’est pour les gosses.

— Mais si ! Jamais on ne mange tout.

La vérité, c’est que le pain, même pour les soldats, se faisait rare. Il moisissait ; il fallait, en épluchant, retrancher la moitié des boules. Pourtant ils donnèrent deux miches.

— Merci… Je parie que vous vous privez.

— Mais non : on en touche comme ça de pleins fourgons tous les jours.

Le bonhomme partit avec ses deux miches. Il s’essuyait les yeux d’un revers de manche. Une volée de shrapnells hacha des feuilles et des branches, dans le bois lointain.

— Tas de vaches ! gronda le canonnier Millon, le poing vers l’ennemi.

Beaucoup de ses camarades se croyaient trahis. C’était leur fierté native, l’aristocratisme de leur race qui leur inspiraient ce mauvais soupçon. Se sachant individuellement supérieurs à l’adversaire, en ayant eu la preuve sur le champ de bataille, il fallait alors qu’on eût voulu cette défaite ; et même les meilleurs ne comprenaient plus. Cependant une autre préoccupation tourmentait leur esprit. La bataille, la bataille depuis laquelle ils reculaient, cela s’appellerait-il la bataille d’Ethe, ou la bataille de Virton ?

— Qu’est-ce que ça peut bien nous f…? demanda pourtant l’un d’eux.

Un trompette répondit :

— Une supposition que tu rentres, et qu’on te demande où tu t’es battu. Tu répondras : « Là-bas, en Belgique. » Mais c’est grand, la Belgique ! C’est plus grand que ta commune… C’est-il à Liège, à Bruxelles, ou à Copenhague ? Et t’auras l’air d’une andouille.

Ainsi le désir de savoir, l’impérieux désir de savoir pour pouvoir parler, au milieu de ces catastrophes, hantait éperdument l’âme de ces Français. Puis la route même recommençait à leur parler du malheur de la patrie ; c’était tout ce que les troupes abandonnaient : des sacs, des képis, des uniformes déchirés et sanglants, des fusils brisés, des baïonnettes tordues. Langage muet, mais désolé, qui leur criait avec véhémence le malheur de la patrie, l’infortune de leurs armes. Et certains se rappelaient alors, avec amertume, dans quels espoirs ils avaient quitté leur garnison, et dans quelle ivresse : des fleurs couvraient les affûts des canons, les canons, les avant-trains. Des femmes, à pleines brassées, apportaient des roses, des hortensias, des glaïeuls. Dans ces choses parfumées et croulantes, leurs visages avivés de soleil et d’émotion, leurs yeux humides apparaissaient pour disparaître ; et de loin, comme les sentinelles leur défendaient d’approcher, elles jetaient leurs bouquets.

Et maintenant… leur cœur en crevait.

C’est ainsi que les artilleurs arrivèrent aux portes de Paris, remâchant leur douleur, piétinant dans la poussière de leur retraite. On leur dit : « Les Allemands sont arrivés à Creil… On se bat sur le Grand Morin… — Ah ! Alors on est fichu ? — Mais non : pourquoi ? » Une confiance ingénue et sublime demeurait ancrée dans les cœurs. Pourtant on ne savait rien. C’était le 6 septembre, et l’on ne savait rien, rien d’autre que ce qui ne pouvait engendrer que de l’angoisse : et toutefois on était comme vivifié par la sensation inexprimable et précise d’une présence aimée, formidable, immortelle. C’était un souffle vivant, l’appui d’une personne, ou plutôt d’une divinité invincible. Ainsi, aux heures les plus désespérées des luttes inégales contre Xerxès, l’ombre tutélaire de Minerve avait continué de planer sur Athènes.

Le lendemain matin 7, le chef de pièce Bréjard cria :

— Debout ! Écoutez !

Il tira un papier de sa poche, et lut. Il lut ce que nous savons tous aujourd’hui, mais que nous devrions savoir par cœur :

« Au moment où s’engage une bataille d’où dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière : tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l’ennemi. Une troupe qui ne pourra plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis et se faire tuer plutôt que de reculer. »

Quand le chef de pièce Bréjard eut fini de lire, il s’arrêta un moment…

— Maintenant, attelez, conclut-il simplement, on y va !

Ce fut tout. C’est comme ça qu’y alla toute la France, qu’y alla toute l’armée. Et pas plus qu’ils n’avaient compris tandis qu’ils reculaient, pas plus d’abord ces artilleurs ne comprirent, maintenant qu’ils retournaient vers ce nord glorieux. Ils tombèrent en pleine bataille.

— Eh bien, comment ça marche-t-il, là-bas ? demandèrent-ils à un marsouin blessé à la tête.

— Il en tombe ! répondit le blessé.

Des hommes, sans doute, non pas des balles ou des obus. Et la conversation continue, brève et fataliste. Le ciel très pur, à l’horizon du nord et de l’est est ocellé de la fumée blanche des shrapnells, mais la fumée des incendies et des gros projectiles explosifs est noire.

— Il y a longtemps qu’on se bat ?

— Oui.

— Combien de jours ?

— C’était commencé quand on est arrivé.

— Quand es-tu arrivé ?

— Avant-hier.

Puis l’homme répéta :

— Il en tombe !

Et ce fut tout. Une odeur de cadavres emplissait l’air. La batterie prit position entre Nanteuil-le-Haudouin et Sennevières. L’ennemi débordait :

— Ils nous tournent !

Des sections d’infanterie se repliaient. Un immense fer à cheval enveloppait les artilleurs. Il semblait ne plus rester à tout le 4e corps qu’une étroite voie libre au sud-est. Cependant les batteries s’arrêtent et font face. Les pièces sont des monstres hurlants, qui à pleine gueule vomissent du feu vers le soleil qui tombe, les douilles s’amoncellent et fument. Là-bas on voit des hommes se débander, courir, s’écrouler en monceaux. Aucune artillerie ne répond. Pourtant les régiments de ligne se retirent, des chasseurs à cheval passent au trot, puis toute une brigade de cuirassiers. C’est la retraite ! Encore une fois, c’est la retraite ! Devant les artilleurs, il ne reste aucun élément français. Ils sont à la merci d’une attaque de cavalerie.

Le lendemain, on s’attend à une canonnade furieuse : tout se tait. Pas un bruit, pas un homme à l’horizon. Le lieutenant-colonel qui passe reconnaît le commandant.

— Tiens, Solente, bonjour ! Ça va ?… Qu’est-ce que vous faites là, avec votre groupe ?

— Vous voyez : nous surveillons la route de Nanteuil.

— Alors vous ne savez pas ?… L’ennemi a foutu le camp pendant la nuit.

— Comment ?

— Oui. On se porte en avant : les Allemands battent en retraite sur toute la ligne.

— Alors ?

— Alors, c’est la victoire !

Un délire exalta les hommes puis un doute les prit. Était-ce bien ça, la victoire ? Ils doutaient encore, ils ne se rendaient pas compte. Cependant ils avancèrent. Un sous-officier du génie calculait le nombre des cadavres allemands avant de les enterrer : « C’est vous, les artiflots, qui avez fait ce travail-là ? J’en ai déjà compté dix-sept cents. Ça va faire plus de deux mille. » Les fossés de la route étaient jonchés de mausers, de baïonnettes courtes comme des couteaux de boucher, de casques, de sacs en peau de vache, de sacoches, de selles et de chevaux morts. Et les artilleurs, cette fois ivres de joie, hagards, et n’y pouvant croire encore, lirent sur cette route défoncée la retraite des autres. Ils avaient appris ce que cela signifiait… A cette heure, ils étaient sûrs !

....... .......... ...

Je n’ai fait ici que résumer en quelques pages un livre sublime et simple. Il s’appelle Ma pièce. Il est dédié à la mémoire du capitaine Bernard de Brisoult, dont la mort, face à l’ennemi, arracha à des yeux brûlés par la poudre et les veilles des larmes terribles de soldats. L’auteur, Paul Lintier, est mort lui-même face à l’ennemi, le 16 mars dernier, frappé d’un éclat d’obus sur le front de Lorraine. Ah ! comme vient de l’écrire Alphonse Séché, parlant de Péguy dans son Oreille sur le cœur, « n’aurait-on pu conserver cette lumière ? » Ce livre héroïque est d’un grand écrivain. Si vous voulez voir la guerre, la réalité atroce et furieuse de la guerre, prenez-le. Quelque chose, un talent naturel, instinctif, farouche et hautain, y fait qu’on l’aperçoit déjà comme nos petits-enfants le verront : immense et légendaire. Vous y raffermirez aussi vos espérances. Cette victoire de la Marne, incomplète et pourtant si féconde, elle emplit encore l’horizon. Elle fut la victoire de la France, de la France toute seule contre le géant étonné. Elle l’a fait remonter d’un bond sublime à la tête des nations, elle a fertilisé l’avenir. Quand Attila fut battu dans ces mêmes plaines de la Marne qui virent la défaite de ces autres barbares qui se réclament encore de son nom, il n’avoua pas sur le champ son impuissance. Mais sa force était brisée — et l’on vit un jour ces mêmes chariots, humiliés, disparaître derrière le Rhin…

LE NID DE GUÊPES

… Ces guêpes avaient fait leur nid dans la maison.

Elles s’étaient glissées dans je ne sais quel trou, quelle anfractuosité de la muraille, entre deux pierres, il y avait plus d’un an, il y avait si longtemps qu’on commençait d’oublier la date ; et maintenant elles étaient là : il semblait qu’elles y fussent pour toujours ; elles-mêmes sûrement le croyaient. Vous pouviez vous en convaincre à leur façon de bourdonner. « On ne nous chassera pas ! On ne nous chassera pas ! C’est à nous, cette demeure ! » Voilà ce que disait, de l’aube au coucher du soleil, le vrombissement de leurs ailes. Elles gâtaient tout, pour le plaisir de gâter. Sous la fenêtre, au-dessous de l’endroit où elles avaient établi leur redoutable camp, on voyait ruisseler le vomissement de leurs ordures. Cette race est propre chez elle, sale chez les autres. Elles pillaient tout, pour le plaisir de piller, détruisant ce qu’elles ne pouvaient emporter : car la guêpe ne possède pas, comme l’abeille, ces pattes au tarse poilu qui se garnissent de pollen et de cire. C’est sur place qu’il faut que sa bouche avide se gorge de butin ; et le reste, elle le déchire, l’abîme, le salit, à moins qu’elle n’en arrache un morceau tout entier. Elles étaient cruelles, pour le plaisir de la cruauté. La nature les a faites pour la guerre, pour l’offensive, pour la méchanceté ; la nature les a destinées au mal pour le mal. Les abeilles sont plus industrieuses, les abeilles sont bien plus artistes : mais elles ne peuvent que se défendre, il leur est interdit d’attaquer : car dans le combat leur aiguillon reste dans la blessure, elles ne peuvent se servir de cet aiguillon qu’une seule fois dans la vie, et elles en meurent. De là pour elles l’impérieuse nécessité de ne frapper que lorsque se présente un envahisseur, de ne frapper qu’en se sacrifiant elles-mêmes, dans un intérêt qui dépasse le sentiment de leur propre conservation, dans l’intérêt de la ruche.

L’aiguillon des guêpes est plus fermement attaché : elles peuvent tuer, et survivre. Elles en abusent : au demeurant, ne vivant que de meurtre.

Car c’est le meurtre qui est leur grande affaire, et même le principe de leur existence. Ce serait une erreur de croire qu’elles ne se nourrissent que de fleurs et de fruits. Le suc des fleurs et des fruits est pour elles un dessert, un vin qui les enivre, un nectar exaltant leur férocité. Mais avant tout il leur faut de la chair vive, elles sont carnivores, elles sont buveuses de sang — ne négligeant pas d’ailleurs la charogne ! Si la terreur qu’elles vous inspirent ne vous empêchait point de les observer, vous pourriez voir ce que j’ai vu parfois, au crépuscule, en rêvant sous les arbres : des myriades de petits diptères, d’inoffensifs moucherons s’élèvent, descendent, remontent en tourbillonnant, vont demander au dernier rayon de soleil qui se couche un encouragement à leur danse amoureuse. Mais la guêpe, elle aussi, sait en profiter, de ces dernières lueurs de l’astre, qui lui chauffent encore les ailes. Elle rôdait tout près, et se précipite : les pauvres insectes innocents l’aperçoivent, s’abattent, vont se cacher sous les feuilles. Mais il est trop tard, au moins pour l’un d’eux ; et la guêpe emporte cette proie qui continue à vivre jusqu’à son nid, jusqu’à ses larves qui dévoreront cette nourriture pantelante : c’est plus commode que de leur dégorger du sucre, et c’est meilleur !

Les guêpes dont je vous parle avaient caché leur nid juste sous une fenêtre du premier étage, on les entendait bourdonner sous le plancher : « Vous ne nous chasserez pas ! Vous ne nous chasserez pas ! » Voilà, je vous dis, ce qu’on entendait depuis des mois. Cette maison était une vieille maison de campagne, mais habitée par des Parisiens ; et ces Parisiens ne savaient pas les chasser, en effet. Pourtant ils avaient fait venir des hommes de l’art, des charmeurs d’abeilles, et les charmeurs d’abeilles avaient tenté d’enfumer les guêpes. Ils étaient arrivés avec leur masque, avec leurs gants, avec leur grosse pipe bizarre. Mais les uns avaient été mis en fuite, piqués avant même de pouvoir approcher du trou. D’autres avaient été plus heureux ; ils étaient partis tout fiers, disant : « Nous avons réussi ! Le trou est enfumé, elles ne bourdonneront plus. » Et le lendemain elles bourdonnaient comme par le passé, elles piquaient comme par le passé, méchantes surtout avec les enfants. C’est incroyable comme les guêpes savent choisir leurs victimes, épouvanter les femmes, faire pleurer les enfants ! On avait appelé aussi des maçons, qui avaient dressé le soir leur échelle, dans le plus grand silence, quand les guêpes dormaient : et ils avaient maçonné les trous, tous les trous, les moindres petits trous. Puis ils s’en étaient allés déclarant : « Maintenant, c’est fini. Elles mourront de faim, et de mauvais air ; elles s’empoisonneront de leur odeur, les unes les autres. » Mais le lendemain les guêpes avaient percé ailleurs. Par où ? Nul n’aurait pu le dire. Elles avaient percé, voilà. Et elles s’envolaient de nouveau, toujours perfides, toujours cruelles, toujours enragées au mal pour le mal, plus ivres de fureur encore, peut-être, et leurs dards chargés d’un venin plus âcre et plus brûlant. Mourant de faim aussi, rapaces, rongeuses, fouilleuses, et se jetant sur tout.

Cela s’est passé il y a longtemps, bien longtemps. J’étais un enfant, alors, un enfant dans cette maison envahie et gâtée. Et ces choses, je les ai vues.

Mais il arriva dans cette maison, vers le milieu de l’été, un vieil homme des champs, un vieil homme qui avait toujours vécu dans les champs. Et il souriait, et il gardait toute sa bonne humeur et tout son sang-froid, tandis que les autres, autour de lui, murmuraient : « On ne les aura jamais, jamais ! Elles sont là pour l’éternité. C’est une maison où il y a des guêpes, et il faudrait démolir la maison. » Lui répondait : « Mais non, mais non ! Seulement le moment n’est pas venu où on peut faire quelque chose. C’est fort, c’est malin, les guêpes. C’est plus fort que vous, aujourd’hui. Quand vous les approchez pour les détruire, elles sortent, et elles vous piquent. Ça vous gêne, vous ne pouvez pas travailler au bon endroit. Et puis, c’est industrieux. Pas industrieux comme les abeilles. Autrement. Là-dedans, tout autour de leur nid, elles ont mâché et remâché des tiges de feuilles et des morceaux d’écorce. Elles ont mélangé ça avec de petites pierres, avec des tas de débris, et ça leur fait un carton, une cuirasse de carton plus dure que l’acier. C’est pour ça que la fumée des charmeurs d’abeilles ne pénètre pas ; elles sont retranchées. Et vous ne vous figurez pas ce que ce doit être joli, ces retranchements, dans leur genre. »

Il disait cela si tranquillement qu’on aurait pu croire qu’il avait de la sympathie pour les guêpes. Peut-être en avait-il, aimant tout ce qu’il comprenait, même les guêpes.

— Alors, lui demandait-on, énervé, qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Attendre ! répliquait-il.

Et puis, il avait l’air de penser à autre chose.

Enfin l’automne tomba du ciel sur la terre, avec de grands vents froids qui venaient du nord ou de l’ouest, balayant des feuilles mortes et vous engourdissant les doigts. Alors, le vieil homme des champs eut l’air de chercher quelque chose sur les vitres. Et il me dit :

— Regarde, petit ; regarde bien. Qu’est-ce que tu vois là ?

— C’est une guêpe !

— Eh bien, approche ; va, n’aie pas peur. Essaye de l’attraper, essaye de l’écraser avec ton mouchoir.

J’essayai, mais la guêpe s’échappa. Seulement, au lieu de revenir sur moi, elle retourna se coller obstinément à la fenêtre ; et ses ailes, droites le long de son corps, frémissaient bizarrement.

— Elles n’attaquent plus, les guêpes, maintenant ; elles ne cherchent plus à piquer. C’est qu’elles ont froid, c’est qu’elles ont de la peine à manger ; elles épuisent leur venin, elles voudraient bien dormir tout l’hiver. C’est le moment. Tu vas voir, cette nuit.

Et quand la nuit fut tombée, il plaça contre le mur l’échelle abandonnée par les maçons. Tout de même, il avait pris ses précautions. Il avait mis les gros gants, il avait mis le masque des charmeurs d’abeilles, il avait pris leur pipe. Il ne faisait pas autrement que les autres ; mais il le faisait à l’heure et à la saison.

Et il commença d’enfumer le nid de guêpes.

— Ce n’est pas assez, disait-il bien paisiblement à travers son nez ; ce ne serait pas suffisant. Ça ne sert qu’à les abrutir.

D’abord les guêpes avaient bourdonné ; puis elles se turent.

Alors, il prit une pince de fer, un pic, je ne sais quels autres outils.

— Qu’est-ce que tu vas faire, monsieur ? lui demandai-je.

— Entrer dedans, parbleu !

Il descella deux pierres, et froidement, avec sa pince, éventra le nid de guêpes. Il en retirait par grappes inertes, ces petites bêtes féroces, accrochées les unes aux autres, et les jetait dans un seau d’eau bouillante, à ses pieds. Cependant, il les regardait, il les regardait pour ainsi dire une à une, comme s’il les avait voulu compter.

— Qu’est-ce que tu cherches, monsieur ?

— La reine, mon petit ! C’est ça, surtout, qu’il faut détruire… Ah ! la voilà !

Il ne se contenta pas de la jeter dans l’eau bouillante, il l’écrasa soigneusement.

— … Et maintenant, conclut-il avec simplicité, je vais fumer une vraie pipe.


Et il la fuma, en parlant d’autre chose. C’était un brave homme, et qui savait son métier.

A LA MÉMOIRE DE J. M.

Tombé en Argonne le 17 février 1915

Mon cher petit, voilà un mois, maintenant juste un mois. Que cela est loin, et que cela est près ! Vieillir, c’est voir mourir les autres ; au cours de mes déjà longues années, j’ai vu beaucoup mourir ; mais sauf une autre fois, jamais je n’ai eu autant de peine, et qui dure. Ceux qui tombent loin de vous, tout jeunes, ne meurent pas comme ceux qu’on assiste aux derniers moments. Malgré tout, on ne comprend pas, on n’a jamais assez d’imagination. On a beau se dire : « Il est mort », on ne le sait pas, on ne le sent pas complètement. Pour nous, vivants, la mort va par degrés, comme toutes choses ; il faut s’initier, il faut avoir prévu, il faut avoir pensé : « Il va mourir », il faut avoir fermé les yeux à celui qu’on aimait, avoir pleuré avec ceux qui pleuraient et entendu la terre rouler sur un cercueil. Sinon la conscience ne vient que par arrachements successifs. On pense à celui qui n’est plus comme s’il était encore, on rencontre à toute heure des choses qu’on voudrait lui montrer, des idées qui étaient pour lui…, et ce n’est qu’à cet instant que par une espèce d’offensive farouche d’une autre partie de soi-même, on s’écrie : « Mais non, ce n’est plus possible. C’est fini. Rends-toi compte que tout est fini à jamais !… »

Et pourtant j’ai hésité toutes ces quatre longues semaines à parler de toi, à écrire de toi, mon pauvre petit ! Je me demandais si c’était juste et si j’en avais bien le droit. Tu es tombé comme je t’avais, pour ma part un peu, appris à vivre : droit, fort, ironique et brusque ; ta mort n’a même pas été le hasard d’un combat, mais un don volontaire, la décision qui vous fait dire : « Ce que d’autres ne font pas, c’est moi qui le ferai. » Et c’est bien cette libre résolution dans le dévouement qui est l’héroïsme. Mais tu me dirais toi-même que cent mille jeunes hommes ont eu le même héroïsme — et voilà pourquoi, bien longtemps, bien longtemps, je me suis posé cette question : « Il en est d’autres que moi qui pleurent, d’autres qui ont perdu ce qu’ils aimaient le plus au monde, et le monde n’en saura jamais rien. Le devoir est d’être comme eux. »


Et puis il m’a semblé qu’au contraire parler de toi, c’est parler de tous ceux qui firent comme toi.

C’est pour t’avoir connu que j’ai connu la jeunesse de la France actuelle, et combien elle fut supérieure à celle de ma génération. Une impitoyable rigueur de méthode lui fait dédaigner les phrases. Une magnifique et rétractile pudeur lui interdit le romantisme des sentiments. La générosité se prouve, elle ne s’étale pas ; le courage se montre, il ne s’exclame pas. Les jeux athlétiques, devenus sa passion, ne lui ont rien enlevé de son activité intellectuelle, parce qu’un Français ne saurait ne pas avoir un cerveau et ne point aimer à jouir de ce cerveau ; mais par surcroît, ils lui ont enseigné la résistance, l’obstination, la discipline dans l’effort. Plus que cela — et c’est une vertu toute neuve chez nous ; à proprement parler, même, c’est la vertu — la conviction que l’essentiel n’est pas la victoire, mais la constance dans la lutte une fois engagée, quel qu’en puisse être le résultat. Je t’avais peut-être donné quelques leçons dans ton adolescence, mon petit, mon cher petit, mais combien plus tard j’en reçus de toi en retour, et salutaires ! Tu disais simplement : « Le mal n’est pas d’être battu ; le mal c’est d’engager un combat sans être entraîné ; c’est le manque d’entraînement qui déshonore. » Ainsi je voyais naître une nouvelle morale, une morale d’énergie, d’endurance, de volonté, de discipline, de sacrifice de l’individu à l’équipe dont il fait partie et dont le succès seul compte — et c’était ta vingtième année, mon enfant, qui en était l’apôtre. Tu parlais de la guerre sans faux enthousiasme, sans ce romantisme barbare qui a faussé le jugement de nos adversaires, mais aussi sans terreur. Les lois de l’athlétisme encore guidaient ton intelligence et ta sensibilité ; elles te faisaient pressentir ce que même les experts militaires ne prévoyaient pas alors : « C’est celui qui pourra tenir le plus longtemps qui marquera le plus de points, disais-tu. Le commencement des parties n’a aucune importance. »

Alors j’étais jaloux de ta jeune sagesse, de l’espèce de rapidité d’esprit qu’en toutes choses te donnait la maîtrise de ton corps. J’eusse été presque satisfait que, pour se procurer ces mérites, ta génération eût perdu d’autres avantages. Je songeais : « Ces jeunes gens sont des athlètes et des ingénieurs ; ils ont l’esprit rude et précis. Mais toutes ces vieilles choses qui ont fait la joie et la beauté de notre civilisation, qu’en reste-t-il pour eux ? » Je te tendais mon Térence, et tu le lisais à livre ouvert, mieux que moi… Je crois que, de nos jours, tout le monde n’apprend plus le latin, mais que ceux qui l’apprennent le savent mieux que de mon temps…

Il est un âge où l’on parvient à un singulier désintéressement de soi-même, un âge où l’on conçoit, sans regrets, que l’existence vous a donné tout ce qu’elle pouvait donner ; c’est la fin des ambitions, c’est l’envol des chimères : le compte personnel est clos. On reporte alors ses rêves sur un enfant qui porte votre nom, qui est de votre sang. Si l’on peut croire qu’il est vraiment un homme, si l’on peut espérer qu’il vaudra mieux que vous, c’est le soir d’un beau jour. Que dis-je ? Il n’y a même pas de crépuscule, c’est la lumière paisible et sans ombre des immortalités de la race : mais voilà que tu es partie, ma lumière !


Tu dors maintenant dans le cimetière des Islettes, à quelques lieues de la terre sanglante où une balle ennemie t’atteignit au ventre. C’est là que durant cinq longues et cruelles journées tu as regardé venir la mort en face, et sans gémir ! C’est là que tu demeureras à jamais. Pourquoi imposer un triste voyage à ce qui reste de toi ? C’est dans ces bois de l’Argonne que tu défendis ton pays, son avenir, sa fierté : ils sont à toi, tu es à eux. Il n’y a pas de terre plus sacrée que celle à qui on a donné son sang. C’est à ceux qui t’aimèrent de venir te revoir ; ce coin de terre où tu as fait, au prix de ta vie, ta part de l’ouvrage terrible et nécessaire qui affranchit la France, doit devenir l’habitation de leurs pensées, le lieu de leurs méditations. Ta tombe restera là, mon petit. Nous irons la visiter. Je ne l’ai pas encore vue ; jusqu’à ce jour cette triste consolation m’a été refusée. Mais un jour prochain nous pourrons incliner nos têtes vers ce sol douloureux. Personne ne fera attention à nous, nous essayerons d’être pareils à toi, si jaloux toujours, dans ta fierté, de cacher ce qui te faisait vraiment du mal et vraiment du plaisir ; et nous dirons seulement à voix très basse :

— Dors en paix, mon petit, tu n’es pas mort en vain : la France est sauvée…

19 mars 1915.

TABLE

Chez les Tchouktchis
Le départ
Une nuit de Noël
Ils entrèrent
La mort du gentleman
A M. Morf
Le mirage germanique
Le grand-oncle
Ceux qui restèrent
L’ouverture
Aux petits 17
L’angoisse et la victoire
Le nid de guêpes
A la mémoire de J. M.