The Project Gutenberg eBook of Trimardeur

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Title: Trimardeur

roman

Author: Isabelle Eberhardt

Victor Barrucand

Release date: July 16, 2023 [eBook #71208]
Most recently updated: October 8, 2023

Language: French

Original publication: France: Charpentier et Fasquelle

Credits: René Galluvot (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TRIMARDEUR ***

ISABELLE EBERHARDT

TRIMARDEUR

— ROMAN —

Terminé et publié avec une préface
PAR
VICTOR BARRUCAND

PARIS
Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11

1922
Tous droits réservés.

EUGÈNE FASQUELLE, Éditeur, 11, rue de Grenelle

ŒUVRES D’ISABELLE EBERHARDT
Publiées par VICTOR BARRUCAND

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
10 exemplaires numérotés sur papier de Hollande.

Isabelle Eberhardt (1904).

PRÉFACE

Hantée par le sentiment d’une fin tragique qu’elle tenait de son sang russe, de sa famille et de son fatalisme, Isabelle Eberhardt nous avait laissé ses papiers, sa correspondance, ses ébauches et ses notes, quand elle nous quitta pour la dernière fois.

Nous devions « en cas d’accident » la défendre après sa mort, comme nous l’avions fait de son vivant, et continuer notre œuvre commune, car l’Akhbar était sa maison morale, notre tribune et notre voix.

Pour la placer au-dessus des attaques qui auraient pu déshonorer une certaine presse algéroise, nous avons sauvé des eaux et de l’oubli les vestiges de son labeur et de sa fraîche imagination, nous les avons restaurés, nous y avons mêlé fraternellement son âme majeure. Par ainsi nous avons établi hautement son nom. Sa réputation méritée devait bientôt dépasser le clan de ses détracteurs. Alors nous avons pu sourire des critiques irréfléchies qui ne pouvaient plus rien détruire, puisque nous avions réussi dans l’entreprise la plus difficile : celle de prolonger la vie et d’assurer la mémoire d’un être cher.


Ce que fut son départ d’Alger, on le tient d’Isabelle Eberhardt elle-même, avec une légère transposition dans la nouvelle « La Rivale » qu’elle nous adressa à sa première étape[1].

[1] Pages d’Islam, 295.

La philosophie évasive de Trimardeur, s’y affirme déjà dans le renoncement au bonheur sédentaire et dans l’instinct de nomadisme qui porta le vieux Tolstoï à abandonner son foyer pour prendre la route quand il sentit venir la mort.

Les Slaves, leur musique, l’Orient, tout explique l’exode, et, plus que tous les Asiatiques, les Arabes ont éprouvé l’ivresse du cœur en partance, l’inquiétude de se sentir à l’étroit dans « les maisons de pierre et de boue » : au matin des caravanes ils ont salué dans l’espace un mirage d’affranchissement.

Notre collaboratrice emportait avec elle pour tout bagage, dans un couffin de sparterie, quelques effets de rechange, les feuilletons parus de son roman, quelques cahiers et le petit rouleau de ses impressions du Sud-Oranais. Pas un livre. « A quoi bon s’alourdir, disait-elle comme son héros, maintenant je ne lirai plus rien que dans le livre de la nature. »


Son jeune trimardeur, Dmitri Orschanow, lui ressemble comme un frère, mais pas plus — et nous précisons :

Elle s’était souvent inspirée à ses débuts du caractère et des aventures déroutantes d’Augustin de Moërder, son demi-frère, qui, brusquement quittant Genève en 1895, s’était engagé à la Légion Étrangère comme Nicolas, son frère aîné.

Augustin de Moërder devait se suicider bien plus tard, à Marseille, en 1920, sans raisons déprimantes, simplement pour en finir, à son heure, avec la vie. Il cédait d’ailleurs en cela à un instinct de famille.

Dans sa correspondance minutieuse avec sa sœur affectionnée, il se donne volontiers du conseiller littéraire, recopie des pages et les lui envoie, apprécie Zola et Loti. Mais nul ne l’emporte à ses yeux sur Dostoïevski pour la richesse du sentiment.

A Tunis où il fut, lui aussi, l’hôte et l’ami des Abdul Wahab, il exposait à sa confidente les raisons qu’ils avaient de se consacrer ensemble à la littérature qui « de tous les métiers est celui qui réclame les moindres frais de premier établissement. »

Il y a beaucoup de naïveté méthodique dans sa manière. Leur collaboration devait être facile et agréable : « Tu voyageras, tu noteras rapidement le document humain, le mot, la description des choses, et je donnerai la forme qui convient au lecteur français. Nous pourrons également faire passer des silhouettes d’Afrique dans les revues russes. »

Ils avaient commencé à rédiger des « Rêves azurés ». L’Errante fait allusion à ces pages de jeunesse quand elle note dans Trimardeur, avec une nuance d’amertume et de résignation, que les « rêves azurés » de son Dmitri Orschanow devaient aboutir au casernement des légionnaires dans la triste Saïda.


L’engagement de ses frères à la Légion avait vivement impressionné Isabelle Eberhardt encore adolescente. Il nous fut rappelé sur place, à Saïda même.

En février 1904, partis avant le jour d’Aïn-Sefra avec notre amie, par une affreuse tourmente des Hauts-Plateaux, nous n’arrivâmes que dans la nuit à Saïda. Le petit train du Sud avait dû stopper pendant de longues heures entre le Kreider et Mécheria pour permettre aux terrassiers marocains embarqués avec nous d’ouvrir une tranchée profonde dans la combe de neige.

Après une nuit glaciale, passée dans une mauvaise auberge, le matin nous vit assez désemparés et morfondus dans le village oranais. D’humeur gouailleuse à son ordinaire, Isabelle Eberhardt réclamait le soleil sur l’air des lampions dans cette Sibérie africaine aux basses maisons givrées. A ce moment une marche de fifres passa sur la route et la Légion des hommes blonds défila en ordre. Notre amie s’était tue et nous vîmes ses yeux se troubler à cause de tout le Nord qui nous enserrait, puis elle excusa son émotion :

« Quand je pense à mes frères, Augustin, Nicolas, il me semble que j’ai vécu avec ces capotes-là. Je les suis au pas, comme si j’étais des leurs, mais ils sont trop tarabiscotés maintenant pour moi… Je vous assure que ce sont des lascars compliqués… Vous ne pouvez pas savoir… On n’a jamais bien parlé de la Légion… Le point de vue national et le goût de servir ne suffisent pas à expliquer les régiments étrangers qui sont le grand refuge des déclassés et des désespérés bénéficiant du droit d’asile dans un ordre militaire… »

Mais elle se gardait bien d’employer des expressions trop précises, car le vague de la phrase et du sentiment lui semblait plus juste :

— « Ils s’ignorent eux-mêmes… ce sont des garçons taciturnes, fermés, qui ne veulent plus vouloir et qui réagissent à leur façon… Ils ont aussi leurs démons… »

Plus tard elle nous parla encore souvent et longuement, avec complaisance, des soirs de soûlerie à la Légion, de cette évasion par l’alcool qui touche si profondément la fibre des Slaves et des Germains. Mais ce chapitre n’était qu’amorcé à la fin de son Trimardeur par quelques lignes d’indications, avant la conclusion suspensive que nous avons cru pouvoir lui donner.

Nous avons dit en d’autres notes, comment la publication du roman avait été interrompue dans l’Akhbar au commencement de juillet 1904. Notre collaboratrice voulait prendre du temps ; elle avait même l’intention de refaire son récit en insistant davantage sur le séjour à Genève. C’est pourquoi elle nous pressait plutôt de préfacer son Sud-Oranais qu’elle avait tenu dans une note objective en considération du titre géographique et en prévision des études qu’elle aurait à poursuivre dans la région du Touat, quand elle pourrait y descendre avec les grandes caravanes d’automne.

Une autre gloire la tentait que celle du roman et des aventures personnelles depuis que la vie de nos postes du sud l’avait prise dans le jeu de ses activités. La claire intelligence pratique d’un Berriau l’aimantait vers les observations exactes. Le génie d’un Lyautey devait la séduire. Elle allait comprendre à son tour que « la joie de l’âme est dans l’action » sans renier la pensée arabe qui veut que le mouvement soit une bénédiction. Et déjà elle s’éloignait du nihilisme contemplatif.

Ses réflexions sur la politique des marchés sahariens, publiées dans notre journal, sont d’un autre tournant. Elle y souligne gravement la nécessité des consolidations économiques après les avances militaires. Le rôle colonial de l’officier s’y affirme.


Cependant il était une étude de mœurs qu’elle eût voulu écrire. Nous en avions parlé longuement au cours de notre voyage d’hiver à Figuig et dans l’amalat d’Oudjda.

Je vois, nous disait-elle, une curieuse suite de nouvelles, peut-être un roman, sous le titre de Femmes du Sud, une mise en scène active et nombreuse de ces aventurières dévouées qui suivent d’assez près le mouvement des colonnes sahariennes et qui vont s’établir, dès la formation des bureaux et des cantonnements, au front des troupes. Elles y apportent le premier air d’Europe, la romance en vogue, le chapeau à la mode, les gants, les bottines et même le corset qui étonne tellement les femmes indigènes. Quelque prétexte d’art ou de commerce leur permet de devancer la colonisation et de lui donner une autre figure que celle du travail, de la guinguette ou du comptoir. De mère en fille, elles nomadisent ainsi depuis un demi-siècle en zone dangereuse et mobile. Elles y acquièrent vite une certaine influence pour ne pas dire de l’autorité, car leur fonction n’est pas seulement décorative ou de délassement. Bien souvent la chanteuse de café-concert, la petite pianiste de l’Étoile du Sud, penchée au chevet de l’officier fiévreux, ou blessé, assise sur sa cantine ou partageant l’ombre de sa « cagna », a incarné dans des moments pathétiques, toutes les vertus de la sœur de charité et quelques autres. Cette confusion des genres ne manque ni de charme, ni d’ironie sentimentale, mais je ne peux pas encore me lancer dans cette voie. Ce serait le diable pour moi. Nous en reparlerons.

Elle nous citait les noms, les aventures des maîtresses-femmes qu’elle avait rencontrées à El-Oued pour les retrouver à Beni-Ounif, sans oublier celles qui étaient passées de Touggourt à Géryville en augmentant leur douaire, celles qui avaient fini, bien ou mal, dans le mariage, dans la « mercante » ou dans le matronat. Et nous pensions à des pages de Maupassant.

Le roman entrevu par notre collaboratrice était évidemment plus compliqué que ses nouvelles indigènes et il l’eût éloigné de son genre, mais il n’y a pas que des Arabes dans son œuvre : à preuve Trimardeur avec ses réminiscences russes et ses fonds de Marseille.

Isabelle Eberhardt ne saurait en aucune façon être confondue avec les femmes du Sud qu’elle voulait peindre. Ses visées étaient différentes, elle portait un autre costume. Il lui importait surtout d’être assez pauvre de soucis, assez simple de cœur pour pouvoir posséder la terre en passant. Le monde qui la tentait n’était ni celui des salons, ni celui des parlottes et des journaux, mais celui des « hamada » désolées, des oasis paludéennes, des ksour de toub fauve et des immensités vides sous leur masque d’or.


Trop sportive pour rester sentimentale, elle allait de l’avant, poussée par une force secrète, et ne s’impatientait que des haltes forcées.

Le 15 octobre 1904, après un mois de claustration volontaire à la zaouïya de Kenadsa, elle se trouvait à l’hôpital d’Aïn-Sefra d’où elle écrivait à une de ses amies de Paris[2], Mme Berthe Clavel :

[2] Exploits indigènes, repris dans Pages d’Islam, parut en 1903, à l’Akhbar, sous la signature B. Clavel.

« Chère amie,

« Vous ne vous doutez pas que la raison de mon long silence n’est pas gaie. Je suis à l’hôpital depuis quatorze jours et j’en ai encore pour longtemps.

« C’est la fièvre ramassée en route, dans un pays marécageux, qui m’a terrassée. Donc, rien de grave.

« Je puis maintenant me lever et me promener à tout petits pas dans la cour. L’hôpital est sur la hauteur et la vue est belle.

« Ce sont les douces journées d’automne, le ciel pur et le soleil radieux sur les sables où reverdit l’alfa.

« Je travaille beaucoup et ai enfin fini la copie du « Sud-Oranais »…

« Dès ma guérison, je vais descendre aux oasis sahariennes, à Beni-Abbès, Timmimoun, In-Salah, et en rapporter un second volume. Comme j’hivernerai probablement à Timmimoun, j’y ferai le Trimardeur qui pourra paraître au printemps.

« Avant cela, pas d’espoir de retour pour moi vers Alger…

« Je vous embrasse cordialement.

« Mahmoud ».

Si MAHMOUD, salle no 4, Hôpital Militaire d’Aïn-Sefra, (Sud-Oranais).

Six jours après, sortie trop tôt de l’hôpital, elle trouvait la mort dans la catastrophe d’Aïn-Sefra.

Jusqu’au 27 octobre on avait pu conserver un dernier espoir et la considérer encore comme disparue. Mais ce jour-là, à midi, nous parvint un télégramme du général Lyautey qui ne laissait plus de doute :

« Corps Isabelle Eberhardt retrouvé sous décombres.

« Général Lyautey. »

Une dépêche Havas complétait l’information.

Aïn-Sefra, 27 octobre 1904.

« Ce matin, à 9 h. 15′ on a découvert le corps d’Isabelle Eberhardt. Le cadavre était enfoui sous les décombres au bas de l’escalier de sa maison. L’assistance était très impressionnée.

« L’autorité militaire a procédé à l’inhumation au cimetière musulman ».

L’Akhbar du 30 octobre parut à Alger encadré de noir, car la mort de notre amie mettait en deuil une maison qui était la sienne.

« C’est ici, disions-nous, le même jour, que fleurirent les plus belles sèves de son esprit… Ici elle se savait aimée, comprise, conseillée et encouragée autant qu’il était en notre pouvoir… Elle nous a légué le devoir de conserver son œuvre, d’en retenir l’essence, nous n’y faillirons pas. »

Près de son corps, presque sous sa main, on avait retrouvé tout d’abord un manuscrit de Trimardeur, ou plutôt un dossier composé de deux versions différentes, inégalement poussées, et des variantes.

Ces états préparatoires d’une œuvre inachevée nous furent remis par M. Sliman Ehnhi qui nous demanda, au nom de sa femme, d’en tirer si possible une conclusion.

Son désir s’accordait trop bien avec le nôtre, avec le vif désir que nous avions d’honorer le nom de celle que nous considérions comme notre sœur vaillante et forte pour qu’il n’y fût pas donné une suite immédiate. C’est ainsi que parut, dès la fin de novembre, la partie posthume du roman, avec quelques allègements, des retouches et des additions de texte qui nous paraissaient alors nécessaires pour affirmer la thèse interrompue.

Ainsi résumée, la suite africaine de Trimardeur pouvait fixer l’attention, mais notre version restait volontairement un peu sommaire, et déjà l’action se perdait dans le décor, ce qui est peut-être la philosophie du récit.

Les projets d’Isabelle Eberhardt permettent de voir plus loin. Il n’est pas défendu de supposer qu’en portant son livre à Timmimoun, elle y aurait conduit son Dmitri. Mais, précédemment, elle avait envisagé un autre dénouement et nous l’avait indiqué par une ébauche retenue dans Pages d’Islam.

En quittant la Légion, après les cinq ans de son engagement, Dmitri Orschanow s’est installé, en pleine Algérie coloniale, ouvrier agricole chez M. Moret, gros fermier des environs de Ténès. Il y rencontre une jeune servante mauresque, hardie, svelte et brune avec de grands yeux un peu éloignés l’un de l’autre. Sans fierté devant les fellahs, il leur prête une ressemblance avec les moujiks résignés de son pays. Tatani lui apparaît comme l’incarnation d’une race parente. De son côté la jeune fille s’éprend de Dmitri. En allant au cœur des primitifs, le Russe resté oriental y trouve la flamme religieuse. Il n’est pas musulman et pas davantage chrétien ; s’il lui arrivait un jour de croire en Dieu, il y croirait, à la façon des musulmans sans complication…

Mais Tatani est réclamée par un frère oublié qui l’a promise en mariage. Elle essaye de protester, la loi est contre elle. Sans même avoir pu revoir son amant, elle voilera son visage et montera sur la mule lente qui doit la conduire dans sa nouvelle famille. On l’a donnée à Benziane, un beau khammès (métayer au cinquième) de M. Moret. Elle n’a donc pas quitté les terres de la ferme. Mariée, elle revoit Dmitri et tous les deux pleurent puérilement dans la détresse de leur séparation.

Des entrevues furtives et dangereuses les troublent davantage. Le bel édifice de ce que Dmitri appelait son détachement des conventions, s’est écroulé, leur tranquille bonheur va tourner au drame.

On l’a vu rôdant près de la « mechta » du khammès, des voix de femmes ont parlé… Un soir que Dmitri conduisait ses bœufs à l’abreuvoir il entend de loin deux coups de feu successifs. Quelques instants après des hommes passent en criant ; le garde indigène entre à la ferme sur le pas de Dmitri et vient requérir M. Moret : « Il y a Benziane qui a tué sa femme ! »

Des scènes d’un sentiment soudain très russe sont indiquées.

Dmitri se dit : « C’est moi l’assassin ! » N’est-ce pas lui qui, sous prétexte d’aimer Tatani, et en réalité pour la satisfaction de son égoïste jeunesse, l’a conduite à la mort ?

Confrontation du mari arabe et de l’amant étranger devant le cadavre de la jeune femme :

« Les yeux de Benziane restaient obstinément fixés devant lui et un sombre orgueil y luisait. Et Dmitri songea que son devoir était de dire la vérité pour que cet homme ne fût pas condamné impitoyablement ».

Plus tard, détaché de tout, mort au monde et à lui-même, Dmitri rentrera à la Légion comme d’autres vont à la Trappe. Et le récit s’achève sur une phase naufragée :

« Après l’écroulement de sa dernière tentative de vie libre, Dmitri avait compris que sa place n’était pas parmi les hommes, qu’il serait toujours ou leur victime ou leur bourreau et il était revenu là, à la Légion, avec le seul désir désormais d’y rester pour jamais et de dormir un jour dans le coin des « heimatlos » au cimetière de Saïda ».

Il y avait là un grand sujet dramatique. Nous ne croyons pas cependant qu’Isabelle Eberhardt aurait orienté Trimardeur dans ce sens.

En principe, le roman devait s’appeler A la Dérive. Les premières indications nous en furent proposées dès le mois de décembre 1902.

Il s’annonçait alors d’une façon idyllique, et ne prit forme et couleur qu’avec les impressions de voyage ; mais il n’est pas indifférent de savoir que sous la rude vie cavalière d’Isabelle Eberhardt se cachait jalousement une âme de jeune fille.

Modifié plusieurs fois pour prêter à plus de scènes, Trimardeur conserve un reflet du caractère mystique et sensuel de son auteur, adepte des soufistes, mais on ne doit pas y chercher une autobiographie. Les aventures d’Isabelle Eberhardt furent plus variées et plus inattendues que celles de son Dmitri. Sa course dans la vie reste le plus beau de ses romans, sans en excepter les pages encore inédites.


Influencés depuis dix ans par le Maroc où nos doctrines ont pris corps et effigie personnelle avec le Maréchal Lyautey, d’un tout autre génie que Bugeaud, les colons algériens ont un peu changé. Ils ont évolué, ils ont réfléchi aux causes de la prospérité immédiate d’un pays où l’on avait su créer sans détruire, où l’Islam avait été compris, honoré, consacré dans la personne d’un Sultan et reconnu avec toutes ses lettres de noblesse ; ils ont vu de quelle utilité, de quelle garde était pour nous dans les assauts politiques cette merveilleuse position de grande puissance musulmane que nous pourrions encore consolider dans le proche Orient, en gagnant si facilement le cœur de tous les croyants par le respect de leurs droits nationaux et de leur morale ; peut-être ont-ils même soupçonné, depuis peu de temps, que faute de jouer cette carte nous risquions de perdre notre classe. Mais tout cela est très nouveau. Au commencement du siècle, les Algériens, voués au seul culte de la terre, ne pouvaient pas comprendre Isabelle Eberhardt. Ils le pouvaient d’autant moins qu’elle était une figure trop originale dans un journal trop incisif.

Il nous semblait que la plus grande France algérienne devait résulter du rapprochement des races et de l’association des intérêts bien plus que du maintien impitoyable des privilèges de la conquête. On ne pouvait guère professer d’idées plus subversives il y a vingt ans.

A sa manière, Isabelle Eberhardt servait cependant de haut ceux qui méconnaissaient son amour des « meskines » et sa flamme islamique. Elle ne possédait pas de champs venus du séquestre ou de l’expropriation, elle n’avait planté ni le blé ni la vigne ; mais elle faisait œuvre de colonisation intellectuelle et travaillait ainsi à l’adoucissement des mœurs, à la conquête des âmes et au bon renom de l’Algérie.

Aujourd’hui son souvenir plane sur bien des morts et sur les derniers vestiges d’un indigénat discrétionnaire, qui disparaîtra bientôt, puisque la loi de la nouvelle armée, renversant l’ancienne proposition, veut appeler les musulmans nord-africains à la colonisation militaire dans la Métropole.

… Nous avons tenu parole. Le nom de notre amie revient souvent associé à ceux des Flaubert, des Masqueray et des Fromentin quand on cite les évocateurs de l’Afrique du Nord. C’est une destinée assez glorieuse pour le pauvre Si Mahmoud, qui marchait à visage découvert vers son noble idéal et ne s’abritait que d’un pseudonyme et d’un burnous égalitaire dans ses randonnées aventureuses.

Elle tomba, elle aussi, au champ d’honneur de la colonisation européenne, mais ne voulut qu’une tombe musulmane, et le reste lui a été donné par surcroît. — Que les humbles de cœur et les fervents du grand amour soient glorifiés avec elle !

En servant le nom d’Isabelle Eberhardt, en continuant sa pensée, en lui prêtant les réflexions de son caractère, nous avons servi notre œuvre commune et la politique franco-musulmane qui nous associait. Après un long recul funèbre, Isabelle Eberhardt n’a pas disparu, son rayonnement brille encore sur notre âge, et notre joie, notre orgueil, notre consolation sont d’avoir maintenu dans l’action une force trop tôt brisée.

Les libertés que nous avons prises avec elle sont assez pieuses ; mais si sa façon d’être ne s’y était pas prêtée, si la nature de sa pensée n’avait pas été si généreuse, nos intentions eussent été vaines : et c’est parce qu’elle fut vraiment une héroïne qu’elle a mérité de survivre.

Alger, décembre 1921.

Victor Barrucand.

TRIMARDEUR

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Dans un coin de la salle tapissée de planches pâles, une veilleuse en argent brûlait, suspendue devant l’iconostase, une merveille de vieil art byzantin. Les ors éteints des châsses scintillaient faiblement, mettant un nimbe étrange autour des visages émaciés du Christ, de Marie et des Apôtres.

Au milieu de la pièce, deux grandes lampes éclairaient la table à nappe rouge, les verres à thé et le samovar de cuivre qui achevait sa petite chanson plaintive.

Une vingtaine de personnes causaient bruyamment, avec l’ardeur presque violente des discussions russes.

Cependant, on sentait qu’un souffle unique animait ces jeunes hommes pauvrement vêtus, avec, quelques-uns, des blouses brodées de paysans, ces jeunes femmes en simples robes noires, sans ornements, s’accoudant fraternellement parmi les hommes.

Et le maître de la maison, le philosophe néo-chrétien, Anntone Ossipow, souriait à ces enfants d’une autre génération, d’autres idées, qui se réunissaient chez lui en toute sécurité. De stature athlétique avec une large barbe blanche s’étalant sur sa poddiovka grise de moujik, Ossipow, très calme, ne se mêlait guère aux conversations. Une flamme allumait seule parfois ses larges prunelles bleues, le baignant tout entier d’une singulière clarté très douce.

De mœurs tolstoïennes, disciple d’un Christ à lui, anarchiste et tendre, Ossipow avait, pendant une année de famine, distribué une fortune considérable à des paysans. Puis, il était venu se réfugier dans cette vieille maison de la banlieue pétersbourgeoise où il poursuivait ses travaux d’exégèse, vivant de l’humble métier de relieur.

Il aimait la jeunesse révolutionnaire, sans partager ses convictions. Qu’importaient les dogmes, puisque, comme lui, ces nouveaux venus cherchaient passionnément la vérité, rêvant d’un idéal de justice ?

Dmitri Orschanow, étudiant en médecine, restait à l’écart, silencieux. De plus en plus, les discussions le fatiguaient. La société de ses camarades lui devenait fastidieuse. Quand on lui adressait directement la parole, il avait de la peine à retenir un mouvement d’impatience.

Il avait été un des plus ardents parmi les révolutionnaires de Pétersbourg. Avec deux ou trois autres, il avait fondé un comité d’action pour faciliter les évasions de déportés politiques. Il avait été l’âme de son groupe. Tout cela était même très récent. Maintenant, sans que ses convictions se fussent modifiées, il perdait tout vouloir d’action, toute énergie. Il éprouvait un torturant besoin d’isolement, d’inaction et de silence. L’idée qu’il finirait par être soupçonné de trahison lui causait un violent dégoût : les libertaires allaient-ils se transformer en tyrans, vouloir le garder par force ? N’était-il pas libre de s’en aller comme il était venu, de rentrer dans l’ombre et le silence ?

Orschanow, qui appartenait à la forte race de la Russie orientale, était grand et robuste, à vingt-quatre ans. Mais sa santé s’altérait depuis quelque temps, et ses traits, d’une pâle beauté slave, toute spirituelle, se tiraient. Sous le flot châtain de ses cheveux qui retombaient sur son front, ses yeux bruns avaient pris un regard de tristesse inquiète.

Une jeune femme entra. De haute taille, d’une sveltesse forte dans sa robe bleue, elle avait un beau visage mat, tout de tranquille énergie et de bonté. Ses boucles noires, coupées de près, ombrageaient le front haut et blanc, jetant comme une ombre sur le rayonnement des grands yeux gris.

Le vieil Ossipow embrassa tendrement la jeune femme.

— Enfants, dit-il, voilà Véra Gouriéwa, ma nièce.

On la connaissait de réputation. Son père, noble, haut fonctionnaire du Sud-Est, avait épousé par calcul une riche marchande, Agrafèna Ossipow, la sœur du vieil Anntone. Toute sa vie, Gouriéwa avait gardé le regret de cette mésalliance intéressée. Il n’avait jamais aimé Agrafèna, la reléguant dans son intérieur, sans la mener dans la société. Elle était morte jeune, lui laissant Véra. Gouriéwa avait voulu élever sa fille dans les idées de sa caste, mais une institutrice avait éveillé l’esprit de Véra à la pensée. Elle lui avait conté l’effroyable souffrance du peuple d’où elle-même sortait, elle lui avait façonné une âme ardente et forte de lutteuse.

A dix-huit ans, Véra était venue à Pétersbourg contre la volonté de son père. Elle avait commencé à étudier la médecine, vivant chez son oncle. Puis elle avait épousé un camarade, Stoïlow, d’origine bulgare. Très jeune tous les deux, ils avaient fait un beau rêve de travail et d’apostolat communs. Mais bientôt Stoïlow, faible, indécis, s’était rallié au parti terroriste, se passionnant pour la propagande par le fait, sans trouver la force d’un geste d’audace. Cette impuissance le mena au désespoir et à la mélancolie. Dès lors, la tranquille santé morale de Véra devint un tourment pour son mari. C’était une sorte de reproche constant, malgré la douceur affectueuse de Véra. Un jour, Stoïlow avait imploré de sa femme la séparation, prétextant l’incompatibilité de leurs natures, au fond, par remords de la faire souffrir inutilement. Et ils s’étaient quittés, en camarades, sans rancune et sans haine.

A la suite de troubles universitaires, on avait exilé Véra sur la frontière sibérienne.

Elle avait demandé et obtenu d’être envoyée comme infirmière à Tioumène, au dépôt des émigrants russes se rendant sur les immenses terres incultes de Sibérie. Après deux ans, elle revenait de ce premier contact avec le peuple, toute vibrante de pitié et d’énergie. Elle allait reprendre ses études interrompues.

Tous se levèrent, toutes les mains se tendirent. Chacun se présentait, se nommant lui-même. C’était presque une ovation qu’on faisait à Véra Gouriéwa, car on savait son dévouement insouciant et son tranquille héroïsme, là-bas, dans la géhenne sibérienne.

Stoïlow, présent, serra cordialement la main de Véra.

Quand tous eurent repris leurs places, on la fit parler, raconter ses impressions. Très simplement, modeste, elle disait les foules entassées dans des isba enfumées, sans air, les hommes, les femmes, les enfants, les malades mêlés, dans un encombrement et une saleté telles que des épidémies éclataient à chaque instant. Elle contait l’incurie criminelle, la mauvaise foi de l’administration, son hostilité tantôt perfide, tantôt féroce contre les quelques intellectuels qui, comme Véra, essayaient de faire un peu de bien, de mettre un peu d’ordre.

Pas d’hôpital, pas de médicaments, les rares médecins réduits à l’impuissance, débordés, le cimetière s’emplissant, envahissant les champs voisins, y jetant sa moisson de petites croix noires…

Un grand silence se fit. Une tristesse immense passa dans la salle claire, comme un souffle de détresse, devant ces évocations d’abandon injuste, de misère et de mort.

Mais Véra secoua, d’un beau geste d’insouciance, ses boucles noires.

— Eh, il ne faut pas se laisser désespérer. C’est là-bas qu’on vit, dans la tension perpétuelle des nerfs, de la volonté ! C’est bon, la lutte. C’est une atmosphère saine et vivifiante.

Orschanow la regardait, depuis qu’elle était entrée. Une admiration montait en lui, presque de l’envie, devant cette belle créature si saine et si forte.

Malgré l’ardente sensualité de sa nature, il gardait une grande chasteté de pensée, entretenue par le milieu où il vivait, et où la femme, égale de l’homme, était traitée en camarade et respectée comme telle.

Il se sentait simplement attiré vers Véra, parce qu’elle était une force, une santé, et parce que lui se sentait si lamentablement faible, si irrésolu, si plein d’un amer mépris pour lui-même.

Il regarda Stoïlow avec étonnement et pitié, si jaune, si maigre, l’œil enfiévré et bilieux. Comment l’amour, la tendre présence continuelle d’une telle femme ne l’avait-elle pas sauvé ?

Et il songea à sa propre solitude, à l’abandon où il avait grandi et où il vivait encore. Une pitié lui vint, de lui-même, avec les images de son passé.

Le père de Dmitri, Nikita Orschanow, était un seigneur du gouvernement de Samara. Rêveur, imbu d’idées humanitaires, il s’était ruiné en coûteuses expériences de culture nouvelle, selon des systèmes perfectionnés, qui n’aboutissaient pas.

Il avait épousé Lisa Mamontow, pauvre institutrice d’origine tartare. A la naissance de son second enfant, Dmitri, elle était morte.

L’aîné, Vassily, petit homme raisonnable dès dix ans, s’était fait envoyer chez une tante, à Moscou. Dmitri resta seul, à la garde des servantes.

Très tôt, il devint rêveur, dans le silence de la grande maison, au fond d’un immense jardin devenu une forêt où l’enfant aimait à se perdre pendant des heures. Les noisetiers, les sorbiers, les houx tristes avaient formé une brousse inextricable sous les arbres de haute futaie, les chênes puissants, les tilleuls élancés, les bouleaux délicats à troncs blancs. Un étang dormait dans l’ombre, envahi de roseaux, avec tout le mystère troublant des eaux stagnantes.

Les arbres s’échelonnaient sur une pente douce, masquant la vue. Puis, brusquement, ils finissaient, et c’était la grande Volga, large et lente qui coulait au soleil.

Sur la rive gauche, où était la petite ville de Petchal, c’était la steppe infinie, la steppe libre qui roulait sa houle d’herbes d’un horizon à l’autre.

Dans la brume diaphane des lointains, la rive opposée dressait les falaises de ses collines boisées.

Nikita Orschanow passait des mois dans ses terres éloignées, laissant Dmitri seul. L’enfant au sortir de l’école, s’enfuyait dans le jardin ou dans la steppe. C’était là qu’il avait vécu les meilleures heures de son enfance, en d’indicibles rêveries. Il y avait un silence solennel dans tout ce vaste décor septentrional, d’une mélancolie douce. Parfois, au-dessus de la steppe, un aigle planait, puis s’arrêtait dans l’air, et Dmitri admirait le frémissement continu des ailes fauves de l’oiseau baigné dans le soleil.

Alors, une envie presque douloureuse lui venait, de se griser, lui aussi, d’espace, de courir à travers la steppe, très loin, vers les pays de rêve qu’il pressentait derrière la muraille bleue de l’horizon.

Plus tard, il se passionna pour le fleuve, devenant l’ami des matelots et des bourlaki (haleurs) du port fluvial.

Il aima le chantier bruyant, l’odeur résineuse des bois robustes du Nord, débités, façonnés, pour servir à la construction des grandes barques qui, dès le printemps, s’en allaient vers les villes du Midi, le long de la Volga nourricière !

Dmitri épelait avec ivresse ces noms lointains, Saratow, Tsaritsyn, Astrakan…

Il faillit pleurer, d’une émotion inconnue, quand il assista pour la première fois au départ des bourlaki, accompagnés par les prières et les chants solennels du clergé…

Ils chantaient, eux aussi, les bourlaki, sur leurs barques pavoisées… Ah ! ces chants de liberté, de tristesse infinie, de sauvage audace ! Ils éveillèrent tout un monde de rêveries merveilleuses dans l’âme esseulée de Dmitri, ils le charmèrent, lui donnèrent pour toujours la soif de la vie errante. Partir, partir, s’en aller au plus lointain des lointains terrestres, pas en touriste, en barine riche et désœuvré, mais en rude et pauvre matelot.

Aller, aller toujours !

Dmitri n’enviait pas Pierre Iwanowitch Rostow, le maréchal de la noblesse, qui avait, disait-on, visité toute l’Europe. Ceux dont le sort l’attirait, c’étaient les stranniki, les innombrables vagabonds, pèlerins et errants russes, et les tziganes, et les matelots, et les bourlaki.


Dès son entrée à l’école, Dmitri haït cette réclusion, cet esclavage maussade. Il eut des révoltes brutales qui faillirent le faire chasser bien des fois.

Il étudia sans goût, pour ne pas déplaire à son père, qu’il aimait d’un amour étrange, presque douloureux inconsciemment.

Tout petit, il connut la pitié attendrie jusqu’à l’angoisse, pour toute souffrance, surtout pour celle des humbles, les paysans et les bêtes.

Son indignation violente devant l’injuste le rapprocha plus tard, au gymnase, de ses camarades imbus d’idées libertaires.

Il découvrit vers cette époque, dans une aile abandonnée de la maison paternelle, une vaste salle aux murs couverts de rayons où s’entassaient des livres et des manuscrits, sous la poussière grise de l’oubli : il y avait là des trésors de science ethnographique.

Vingt ans auparavant, l’oncle de Dmitri, le docteur Wladimir Orschanow avait été exilé en Sibérie pour ses opinions libérales. Il était mort là-bas, laissant à son frère Nikita ses livres et ses études personnelles.

Dmitri passa ses nuits dans l’appartement de son oncle, à lire et à étudier, ravi et charmé par ce décor suranné, ces tentures fanées, aux teintes adoucies par vingt années d’abandon et d’obscurité…

Là, il conçut un culte passionné pour cet oncle martyr qu’il n’avait pas connu. Il résolut de l’imiter, de devenir, comme lui, médecin et apôtre.

Sincèrement, il crut se découvrir la vocation de cet apostolat humanitaire.

Ce fut plein d’énergie et d’espoir qu’il entra à la Faculté de Médecine de Pétersbourg.

Les deux premières années, il travailla avec acharnement, aidé par une singulière facilité d’étude.

Il prit part, dès le premier jour, aux réunions et aux entreprises révolutionnaires.

Mais l’idéal socialiste était incompatible avec sa nature. Il se modifia, s’élargit, et Dmitri se donna tout entier à l’idée anarchiste, voulant toute la liberté pour l’individu.

Pendant un temps, malgré sa jeunesse, il fut l’un des meneurs, l’initiateur de plusieurs comités d’actions, entre autre de ce comité sibérien qui avait préparé et mené à bien plusieurs évasions restées célèbres.

Il avait été heureux, pendant cette période de sa vie d’étudiant. Son besoin de vie intégrale était satisfait, il vivait, de tous ses nerfs, de toute sa volonté, sans comprendre le danger de la continuelle griserie où il se maintenait.

Puis, peu à peu, insensiblement, une lassitude lui était venue… La satiété de tout assouvissement, la détente des nerfs, après une tension trop forte, trop prolongée.

Il sentit que sa vie devenait moins ardente, moins intense… Croyant à du surmenage, à de la fatigue, il avait espéré qu’en prenant du repos, cela passerait.

Il s’était réfugié, pendant les vacances d’été, dans un petit bourg suburbain.

Là, s’était achevée la déroute. La plaine ensoleillée, et les bois, et l’horizon triste l’avaient repris brusquement. Il y avait retrouvé toutes les délicieuses angoisses de son enfance, les aspirations vers les ailleurs inconnus.

Alors, effrayé, il était rentré à Pétersbourg, il avait essayé de se contraindre au travail. Mais cette vie d’étudiant, cette action révolutionnaire, ces réunions, tout cela avait perdu son charme. Un morne ennui remplaça dès lors la surexcitation passée.

Dès son arrivée à Pétersbourg, Orschanow avait voulu étudier les bas-fonds urbains, essayer même d’y semer des idées saines. Il était descendu, en frère prêcheur, en apôtre, dans l’effrayante géhenne qu’il avait découverte.

Mais, à son retour de la campagne, un sombre besoin de souffrir l’avait poussé à retourner là-bas, dans les quartiers de misère, d’alcool et de prostitution. Il y alla désormais sans but, n’étudiant plus, n’essayant plus d’aucune propagande : simplement, la boue douloureuse l’attirait, maintenant, il ressentait une envie torturante de s’y laisser choir, pour toujours.

Il se croyait l’un des déchus qu’il coudoyait, l’une de ces épaves humaines qui traînaient là, tout en bas, loques rejetées et foulées aux pieds.

Parfois, il luttait cependant encore. C’était la révolte dernière de tout ce qui, pendant huit ans, l’avait fait vivre, avait été sa raison d’être.

Il ne voulait pas s’avouer que la vocation qu’il s’était crue n’existait pas, que sa personnalité d’homme de science et d’action était toute factice…

C’était dans cet état esprit vague et douloureux qu’il était venu là, à cette réunion, ou plutôt qu’il s’était obligé à y venir, malgré la répugnance que cela lui causait.

Mais, depuis qu’il avait écouté Véra, une honte lui venait de sa faiblesse et de ce qu’il appelait encore sa lâcheté. Cette lutteuse calme et belle, consciente et heureuse de sa force, faisait renaître l’énergie de Dmitri, son besoin d’agir.

*
*  *

Vers une heure, dans la rue, les groupes se dispersèrent. La nuit d’été, blanche comme une aube incertaine, était tiède, avec de légères senteurs de lilas. Il faisait bon et doux, dans le silence des avenues vides.

Orschanow quitta tout de suite les camarades. Il s’en alla seul, lentement.

Une sorte d’apaisement attendri s’était fait en lui, il éprouvait un soulagement subit, comme si on avait ôté de sa poitrine un poids écrasant.

Comment ! A vingt-quatre ans, avec l’énergie qu’il avait souvent senti faire vibrer tout son être, avec son intelligence qu’il savait vive et pénétrante, comment avait-il pu en arriver à une inaction honteuse, à un lâche pleurnichage sur son sort, qu’il était maître de rendre beau !

Non, il fallait se secouer, dompter ses nerfs de femme malade, redevenir celui dont la volonté opiniâtre et la calme audace étonnaient les camarades, naguère encore.

D’ailleurs, Véra n’était-elle pas la secourable, l’amie prédestinée auprès de laquelle il irait désormais puiser le courage et la santé morale ?

Ce fut presque avec joie qu’Orschanow rentra dans sa chambre nue, envahie par le désordre et la poussière, dans les combles d’une grande maison noire, couverte de lierre sombre…

CHAPITRE II

Les membres du Comité sibérien étaient réunis chez Arsény Makarow qui habitait un ancien atelier de photographie à toiture vitrée.

Des livres et des instruments chirurgicaux traînaient pêle-mêle sur les tables, sur les sièges.

Par les fenêtres ouvertes, la tiédeur du soir entrait. Makarow, presque un géant, aux larges yeux bleus et à l’épaisse toison blonde, arpentait la pièce, nerveusement, les mains fourrées dans sa ceinture bleue de paysan.

Il y avait là Véra Gouriéwa, qui venait d’entrer dans le comité, Marie Garnicha, petite et contrefaite, institutrice primaire, Émilie Himmelschein, une juive rousse, très belle, au visage reposé et sérieux, Hospodian, un arménien brun aux yeux de braise, toujours en mouvement, se donnant des attitudes tragiques, Dawidow, phtisique, l’œil soucieux et morose, et le petit Rioumine, sortant à peine du gymnase, encore presque imberbe, avec un visage dur et ferme et de beaux yeux gris fer où flambaient l’intelligence et la volonté. Celui-là, ne souriait jamais.

— Que le diable vous emporte ! C’est absurde ! criait Makarow très excité. — Orschanow, un traître ! C’est idiot. Voyons, vous, Gouriéwa, et vous, Rioumine, qui êtes les plus calmes, et vous aussi, Himmelschein, qui connaissez bien Orschanow, vous fait-il l’effet d’un traître ?

Véra fumait en silence. Elle sourit.

— Je ne connais Orschanow que pour l’avoir vu deux ou trois fois. Encore n’a-t-il pas desserré les dents. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il n’y a rien, ni dans sa physionomie, ni dans ses manières, de suspect…

— Ni dans ses actes non plus, trancha Émilie Himmelschein qui semblait très émue.

Dawidow, le promoteur de cette réunion protesta.

— Mais je n’ai jamais dit qu’Orschanow était un traître ! Dieu m’en préserve. Seulement j’ai dit et je répète qu’il se détache complètement de nous.

Garnicha intervint, de sa voix grêle d’infirme.

— Oui, c’est vrai, et il connaît tous les secrets du Comité, et bien d’autres ! Dawidow a raison, cela devient dangereux.

Hospodian se cala sur sa chaise et déclara sentencieusement : « Ou avec nous, ou contre nous ».

Émilie Himmelschein jeta sa cigarette avec colère.

— Dieu sait ce que vous dites ! Ne voyez-vous pas qu’Orschanow souffre, qu’il est miné par un chagrin que nous ignorons tous ? Vous avez donc emprunté aux terroristes de la génération précédente la manie des machinations romantiques, que vous soupçonnez ainsi un camarade, pour un simple changement de caractère ?

— Mais ne comprenez-vous pas qu’au contraire, s’il voulait nous trahir, il ne manifesterait pas un éloignement intempestif !

Makarow était au comble de l’agitation. Il n’était pas l’ami d’Orschanow, n’ayant avec lui aucunes relations en dehors du comité. Mais il s’emballait ainsi pour toutes les causes qui lui semblaient justes.

Il cria, s’adressant à ceux qui semblaient suspecter Dmitri : — Alors, selon vous, que faut-il faire ? Faut-il, comme dans les romans nihilistes, supprimer Orschanow ?

Dawidow blêmit.

— Oh, Makarow, comme vous êtes injuste ! Qui a dit cela ? Il faut tirer cette affaire au clair, voilà tout !

— Si l’un de nous était convaincu de trahison, oui, il faudrait le supprimer, puisqu’il n’y aurait pas d’autre moyen de l’empêcher de nous perdre tous, nous, notre œuvre et les malheureux qui espèrent en nous, là-bas, et dont les vies sont entre nos mains. Mais quelle certitude absolue il faut pour oser prononcer un arrêt semblable ! Dans le cas présent, il n’y a pas même, pour le moment, de présomption sérieuse. Il faut enquêter, et décider après.

Rioumine avait parlé sans passion, sèchement, avec son souci de la stricte justice.

— Il faudra l’obliger à s’expliquer clairement. Je m’en charge !

Dawidow, involontairement, gardait un ton si agressif, que Véra sourit de nouveau.

— Si vous voulez suivre mon conseil, Dawidow, laissez-moi lui parler. Dans l’état d’esprit où il est, vous n’obtiendrez rien de lui… Il ne faut pas s’échauffer.

En rentrant d’une course sans but, morne, à travers les rues, Orschanow trouva, glissé sous sa porte, un bout de papier, sans signature :

« A dix heures, chez moi, urgent ».

Un signe conventionnel, au coin du billet, signifiait Makarow.

Dmitri eut un sursaut, puis, un mouvement de colère. C’était l’interrogatoire, la torture qu’il prévoyait depuis longtemps.

Une trahison entraînait des malheurs irréparables. C’était une question de vie ou de mort.

Orschanow se jeta tout habillé sur son lit. Il songea aux membres du Comité… Dawidow, Garnicha, Hospodian, ceux-là l’accuseraient, par tempérament. Les autres…

Mais comment savoir ? N’étaient-ce pas des convaincus, presque des fanatiques, et le danger qu’on leur ferait entrevoir était si terrible, leur responsabilité si lourde ! Si on croyait acquérir la conviction de sa faute, on le détruirait.

Et Orschanow sentit qu’il n’aurait rien à leur dire, rien, ni pour expliquer sa conduite, ni pour se défendre. Il sentit qu’il serait agressif et violent, qu’il se les aliénerait.

Sans avoir le courage d’aller chez Véra, il était retombé à sa lutte torturante et vaine…

Depuis quelque temps il souffrait d’ailleurs de privations et s’anémiait. Il était resté presque sans ressources, son père, complètement ruiné, ne pouvant plus rien lui envoyer… Et Dmitri ne tentait même pas de gagner quelque argent, comme les autres, par des leçons ou des traductions.

Il se coucha sans manger, dans l’obscurité, pour attendre l’heure.

Et il se prit à songer à Véra, avec une tristesse étrange. La pensée qu’elle aurait, parmi les autres, à se prononcer sur son sort, lui était d’une singulière douceur… Sa révolte et sa colère tombèrent quand il pensa que, s’il était condamné, elle aurait contribué à sa mort…

*
*  *

À dix heures. Orschanow entra chez Makarow. Tout de suite, il perçut la gêne et l’angoisse planant autour de lui. On lui serra la main en silence.

Les visages demeurèrent pâles et soucieux.

Orschanow resta debout.

De nouveau, de la colère et de l’amertume bouillonnaient en lui. Il dit brutalement : — Vous m’avez appelé ! Me voilà. Que me voulez-vous encore ?

Véra parla, doucement.

— Asseyez-vous, Orschanow. Vous n’ignorez pas la gravité des intérêts, — les nôtres et ceux d’autrui, — qui nous lient les uns aux autres. Inutile d’insister sur la responsabilité qui nous incombe. Or, nous avons tous remarqué un tel changement dans votre attitude, que nous vous avons appelé, pour tâcher de nous expliquer.

— Dites simplement que vous me soupçonnez de trahison !

La voix d’Orschanow tremblait, son regard s’était assombri. Il souffrait horriblement.

Sa phrase jeta un froid glacial.

Mais Makarow bondit.

— Personne ne vous soupçonne ! vous avez été le plus brave et le plus actif d’entre nous. Qui oserait vous faire une semblable injure ?

Dawidow ne put se contenir.

— Oui, vous avez été le plus méritant d’entre nous tous. Mais, maintenant, vous menez un genre de vie mystérieux. Vous ne venez presque plus aux réunions, vous ne vous occupez plus de rien. De plus, vous disparaissez pendant des semaines. On a beau aller chez vous pour les affaires les plus urgentes, vous n’y êtes jamais, ou vous feignez de ne pas y être. Avouez que tout cela peut sembler bien étrange.

Orschanow eut une brusque révolte de son orgueil, comme jadis à l’école.

— De quel droit prétendez-vous contrôler ma vie privée ? Vous vous dites libertaires, et vous voulez exercer la pire des tyrannies, espionner et juger la vie privée des hommes ! Je vous récuse ce droit, entendez-vous ?

Émilie Himmelschein se rapprocha.

— Orschanow, cher, ne vous fâchez pas, Dawidow, vous le savez bien, ne sait pas parler calmement. Nous vous demandons simplement la cause de l’abandon où vous laissez les affaires du groupe.

Peut-être Dmitri se fut-il calmé, mais Garnicha intervint de nouveau.

— Nous n’avons pas de vie privée, nous nous devons entièrement à l’œuvre commune. Vous devez répondre.

Dmitri se leva.

— Eh bien, non, je ne dirai rien. Je n’ai rien à dire. Si vous me croyez un traître, tuez-moi. Car, c’est cela, n’est-ce pas, que vous avez à décider. Si cela vous pèse, eh bien, espionnez-moi, apprenez par vous-mêmes ce que je suis, si vous êtes assez adroits. Mais moi, je vous récuse pour juges, et je m’en vais, pour toujours.

Rioumine, tranquillement, lui barra la porte. Véra s’était levée, elle força Orschanow à se rasseoir, laissant sa main sur l’épaule de l’étudiant.

Il la regardait d’en bas, et elle lui semblait très lointaine, une sorte d’extase lui vint.

Makarow vit des larmes dans les yeux de Dmitri, et un brusque attendrissement le rejeta contre les autres.

— Vous êtes inhumains ! Le camarade souffre, il est peut-être à l’agonie… Qu’en savez-vous ? Et vous le torturez, au nom de vos sacrés préjugés !

Véra voyait, dans le regard d’Orschanow, qu’il était bien loin des idées qu’on lui prêtait, et qu’il souffrait.

Elle se retourna :

— Que ceux qui soupçonnent Orschanow le disent enfin ! dit-elle.

Il y eut un silence.

— Vous voyez bien que personne ne parle. Je vais leur expliquer, moi, votre attitude. Votre âme est ailleurs, vous avez un chagrin, une préoccupation personnelle qui vous éloigne de nos affaires. Voilà tout. Vous avez besoin de repos… Nous n’allons donc pas vous tourmenter davantage. Pour finir cette pénible scène, nous nous portons garants pour vous, Himmelschein, Makarow et moi. Si vous voulez vous éloigner du Comité pendant quelques temps, faites-le. Vous avez raison de revendiquer votre liberté.

Orschanow se leva :

— Merci à vous qui avez eu le courage d’agir comme des hommes libres… A présent, laissez-moi m’en aller. Si jamais je puis revenir, je reviendrai. Sinon, adieu !

Gauchement, sans serrer la main à personne, Orschanow sortit.

Devant la calme assurance de Véra, les autres membres du Comité s’inclinaient, par respect pour son caractère et sa droiture connus et appréciés de tous.

Un silence régna, après lequel Makarow pensa tout haut :

— Il a raison, il faut agir en hommes libres. A quoi bon tous ces décors à la Dumas père, tous ces comités avec président, vice-président, etc., etc., toute cette puérile et illogique imitation des formes gouvernementales que nous combattons ?

*
*  *

Orschanow était rentré chez lui, brûlé par une fièvre intense, en proie à une sorte d’irritation amère, à une révolte profonde de tout son être, pourquoi avait-on essayé de régler sa vie privée, de pénétrer les douloureux secrets de son cœur ? Cela l’exaspérait. Les figures soupçonneuses et pédantes de Dawidow, de Garnicha et de l’Arménien grimaçaient dans son délire lucide.

Cependant, quatre d’entre ces gens avaient eu le courage d’abréger sa souffrance… Véra surtout. Cette image acheva de le calmer. Il n’était plus seul, puisqu’il y avait Véra. Tôt ou tard, quand il pourrait, il irait à elle.

CHAPITRE III

Après le demi-sommeil trouble d’une nuit mauvaise Orschanow passa la journée presque entière dans le vague de l’indécision ; irait-il chez Véra ? Puis, une honte le retint. Comment lui dire que depuis plus de six mois, il vivait dans les plus sordides cabarets, qu’il s’enivrait avec des prostituées et des repris de justice, qu’il roulait sciemment dans l’immondice, et que cela lui plaisait ?

Ce qui le décida à rester, ce fut l’idée très nette que, si même il fallait tout dire à Véra et chercher un refuge auprès d’elle, après, à cinq heures, il retournerait quand même à l’île Goutouyew, le plus pauvre des quartiers maritimes, retrouver sa maîtresse Polia… Et quand il serait avec elle, inévitablement, ils iraient au cabaret, ils se soûleraient.

Alors, puisqu’il restait le chien errant et crotté, trouvant la boue noire du ruisseau bonne et délectable, à quoi bon aller faire ce qu’il appela amèrement la « comédie », chez Véra ?

*
*  *

… Polia pouvait avoir vingt ans. Ses cheveux blonds auréolaient un mince visage de souffrance et les larges yeux gris, de vrais yeux de russes, s’ouvraient comme étonnés, presque effrayés de tant de laideurs et de misères.

A dix-huit ans, elle était entrée à la fabrique de papier des frères Kozlow. Son père et sa marâtre buvaient, ne faisant aucune attention à la fillette.

Polia subit les promiscuités délétères du logis et de l’atelier. Avant l’âge, elle fut violée par les ouvriers, comme toutes ses pareilles. Ce fut une galopade brutale de mâles insouciants, et sa santé frêle en fut ébranlée pour toujours. Elle était restée passive, comme hébétée, les sens endormis subissant les hommes avec résignation, comme une des formes de la misère. A l’église, le pope répétait bien que les filles perdues brûleraient éternellement en enfer, mais il n’indiquait aucun moyen d’éviter le rut débordant, la houle violente qui montait de toute part.

Polia buvait, comme toutes les autres et elle avait pris l’habitude de se prostituer pour de l’argent, après la fatigue de la journée.

Souvent, sortant de son indifférence, elle jurait contre sa chienne de vie, elle parlait de faire comme sa sœur Liouba, qui était en maison, chez la mère Schmidt. Au moins, on mangeait à sa faim, on se collait de la soie sur le dos et on avait chaud, en hiver, tandis qu’à la maison, c’était le besoin perpétuel, depuis que le frère Kolia était au régiment.

Un soir qu’Orschanow errait dans l’île, Polia l’avait appelé.

Lui, en proie à l’une de ses crises périodiques de sensualité, et aussi par besoin de n’être plus seul, l’avait suivie dans un hangar en ruines où de l’herbe avait poussé.

Les sens de Polia ne s’étaient pas éveillés. Les ardeurs de Dmitri la faisaient sourire, l’étonnant. D’ailleurs, Dmitri ne put savoir, même plus tard, si elle l’aimait.

Lui, s’étant attaché à elle, parce qu’elle incarnait pour lui la souffrance et la déchéance où il se plaisait à vivre.

Dans l’île, on appelait Polia la Loqueteuse, tellement ses robes étaient toujours déchirées et sales : elle dépensait en eau-de-vie tout ce qu’elle gagnait comme ouvrière et comme racoleuse.

Et, peu à peu, éprouvant dans l’ivresse un apaisement mêlé d’une étrange volupté sombre, Orschanow s’était mis à boire, avec Polia qui, le regard trouble et lointain, semblait écouter les choses, bien inintelligibles pour elle, que lui disait Orschanow, dans l’ivresse. « Elle me comprend avec son cœur », se disait-il, quand, parfois, simplement, de le voir pleurer, Polia sanglotait désespérément.

… Le lendemain de sa comparution devant le Comité sibérien, Orschanow, renonçant à aller chez Véra, retourna, vers le soir, dans la désolation laide de l’île Goutouyew, à travers le dédale des fabriques délabrées, des hangars aux vitres brisées, lugubres comme des yeux crevés…

CHAPITRE IV

D’abord, dans les milieux populaires, on s’était méfié d’Orschanow, devinant le barine sous les loques qu’il endossait. Puis, peu à peu, avec la sociabilité innée chez le peuple russe, et son sens de l’égalité que des siècles d’oppression n’ont pu émousser, on accepta l’ex-étudiant.

Du jour où il s’enivra par chagrin, il fut des leurs, et il acquit droit de cité chez les miséreux.

Ce lui fut une joie, un soulagement immense.

Un soir, n’ayant pas trouvé Polia, il erra, sans but, à travers la ville, revenant sans savoir vers la place Siennaya, le marché au foin, qui est la Cour des Miracles de Pétersbourg, le rendez-vous et le refuge de toute la lie souffrante, prostituée et criminelle de la capitale.

Quelques gouttes de pluie firent qu’Orschanow se réfugia dans un cabaret, une longue salle aux parois enfumées et luisantes, qui semblaient en bronze poli. Devant le comptoir en planches mal clouées, le patron trônait, un grand jeune homme robuste, au visage sec et bronzé, aux yeux noirs et obliques : un tartare. Il avait le front rasé, sous un bonnet en peau de mouton, et son corps souple était sanglé dans un vieux cafetan bleu ceinturé de rouge.

Il se disait de Kazan, se faisant appeler Akhmatow, se nommant réellement Ahmetka, et resté musulman.

Une forte gaîté régnait chez Akhmatow, on jouait de la balalaïka et de l’harmonica, et des filles y venaient boire, en foulard de paysannes, traînant des galoches éculées.

Orschanow, installé dans un coin, observa avec curiosité la clientèle du cabaret. A première vue ces gens eussent pu passer pour des ouvriers, mais l’œil expérimenté d’Orschanow ne s’y trompait pas, et il se félicitait d’être entré dans ce lieu. Les études qu’il pourrait y faire, les amitiés qu’il pourrait y lier rompraient la monotonie de sa vie et de ses errances dans les milieux ouvriers.

Dans un groupe, près d’Orschanow, quelqu’un cria :

— Commençons un maïdane !

Au pays, Orschanow avait vu souvent des brodiaga, des évadés de Sibérie devenus des vagabonds.

Et ce mot caractéristique de maïdane qui, en Sibérie désigne le jeu de cartes, lui dévoila tout de suite ce qu’était le cabaret d’Akhmatow : un repaire de repris de justice, de brodiaga.

Il savait que la plupart des évadés de Sibérie sont des vagabonds-nés, des hommes qui ne sont heureux que sur les grand’routes, pour qui la seule vie désirable et délectable est la vie errante.

Et il se sentit à son aise parmi eux, il éprouva le besoin de les connaître, de leur parler.

Parmi ceux qui jouaient aux cartes, Orschanow remarqua un homme de son âge, vêtu d’un cafetan en loques et coiffé d’un bonnet de renard usé. Malgré ces haillons, le joueur avait grand air. De haute taille, svelte, avec un profil régulier et aquilin, de longs yeux fauves et des cheveux très bruns, il avait une grâce sauvage qui attirait.

Ses camarades l’appelaient Oriol (aigle) ou Tête-Perdue.

L’Aigle buvait beaucoup et, vers la fin de la soirée, une dispute éclata entre lui et le patron, pour le payement.

— Tête de Veau ! Front rasé ! cria l’Aigle.

— Oui, peut-être. Et toi ? Tu pues les travaux forcés !

— C’est ton chemin !

— Si j’y vais, Dieu le sait. Quant à toi, c’est sûr que tu en viens !

Puis, brusquement, avec un regard oblique vers Orschanow, ils se turent, et l’Aigle paya sans rechigner.

Le lendemain, Orschanow retourna chez Akhmatow, avec Pétrow, un ancien ouvrier de Goutouyew, ivrogne et devenu ce que l’on appelle dans les bas-fonds un valet de cœur, c’est-à-dire un voyou.

Pétrow s’était pris d’affection pour Dmitri et, comme il était connu à la Siennaya, Orschanow, accompagné de lui, ne provoqua plus aucune méfiance. C’était un barine, un ex-étudiant, mais il s’était mis à boire, par chagrin, et il préférait la société des moujiks à celle de ses semblables, les nobles et les lettrés.

Tout ce qu’on lui demandait, c’était de ne pas être un policier, et la recommandation de Pétrow suffisait pour écarter tout soupçon de ce genre.

A l’inverse de ce qui se passe en Occident, le peuple russe a de la pitié et de la sympathie pour les déclassés qui viennent à lui.

L’Aigle manifestait le plus écrasant mépris pour presque tous les clients d’Akhmatow et pour ce dernier lui-même, qu’il traitait à chaque instant de païen et d’antéchrist.

Ce soir-là pourtant, l’Aigle se rapprocha d’Orschanow et lui parla, l’interrogeant sur son passé, par petites phrases brèves et sèches. Les yeux fauves du brodiaga fixaient ceux de Dmitri, disant clairement : « Mens-tu, ou ne mens-tu pas ? »

L’Aigle dédaignait visiblement d’interroger Pétrow sur le nouveau venu.

Orschanow disait toujours la vérité sur sa personnalité et sa vie. Cependant, il donnait sa résolution de vivre dans la « Légion dorée »[3] pour définitive.

[3] La « Légion dorée », les miséreux vivant d’expédients, de crimes et de mendicité.

D’ailleurs, cette idée lui plaisait, il la couvait, dans la mélancolie de ses rêveries solitaires.

L’Aigle poussa la politesse jusqu’à offrir à Orschanow de l’eau-de-vie. Ils jouèrent, et comme Dmitri perdait, l’Aigle jeta négligemment les cartes sur la table.

— Tu en as assez. Si tu as encore quelques kopeck, garde-les pour toi.

Quand ils sortirent, Pétrow félicita Orschanow.

— Tu as su gagner les bonnes grâces de l’Aigle, tu as de la chance ! Bien peu peuvent se vanter d’avoir bu et joué avec lui.

Et l’ancien ouvrier raconte à Dmitri ce qu’il savait du passé d’Orlow, le vrai nom de l’Aigle, à ce que lui-même prétendait.

Originaire du territoire des cosaques de l’Oural, Orlow avait, tout jeune, commis un meurtre passionnel. Envoyé en Sibérie, il s’était enfui, était devenu un brodiaga. On l’avait repris, après un nouveau crime, un acte de brigandage, cette fois. Tous les printemps, Orlow se sauvait, repris par la nostalgie de la liberté dans les bois et la steppe. L’année précédente, il avait fui de Nertchinsk avec un vieux brodiaga. Un peu avant Tioumène, les fugitifs se cachèrent dans un cabaret, au village de Néoplatimowka. La nuit, ils surprirent un entretien entre le cabaretier et son fils. Le moujik envoyait le jeune homme chercher la police pour arrêter les brodiaga. Alors, Orlow et son camarade égorgèrent le vieux et son fils, et mirent le feu au village avant de partir.

Cependant, le même Orlow avait retiré d’une rivière une femme qui se noyait et il avait toujours épargné les paysans qui lui avaient donné l’hospitalité et gardé son secret. Il y avait en lui un singulier mélange d’orgueil, de mélancolie, de cruauté et de douceur. Tantôt, il s’enivrait, faisait du tapage, devenait terrible, tantôt, pendant des semaines il se tenait dans quelque cabaret et restait plongé en une sorte d’apathie morne, en une tristesse sans bornes.

Tous ces détails augmentèrent la curiosité et la sympathie qu’Orlow avait inspirée à Orschanow, dès le premier jour.

Ils devinrent amis.

Quand Orschanow avoua au brodiaga qu’il connaissait en partie son histoire, celui-ci eut un sursaut farouche.

— Fais attention, diable de nuit ! Oriol ne plaisante pas. Orschanow haussa les épaules. Il parla à l’Aigle de Néoplatimowka, de la steppe et de la forêt.

— Écoute, dit le brodiaga : Tous ceux qui sont ici sont des valets, des larbins toujours prêts à lécher les bottes des forts, de ceux qui savent se faire craindre. La plupart sont des misérables, des voleurs. Moi aussi, j’ai volé… mais pas dans les poches.

Eux, ils sont lâches, malgré que leurs visages ne sont pas à la ressemblance de l’image de Dieu. Tu vois je ne leur parle pas. Toi, je t’ai parlé, parce que tu es triste. Tu ne ris pas à gorge déployée, comme une bête brute, quand il n’y a rien de drôle et quand les hommes ont envie de parler. Seulement, Miska, si tu vois que je te respecte, ne va pas croire que c’est pour ta science… C’est le cœur de l’homme qui importe, et non sa science. Nous tous, nous sommes des gens obscurs et pauvres d’esprit… Mais ceux qui ont du cœur, ceux-là peuvent se passer de science. N’oublie pas cela.

— Quand tu t’es enfui, étais-tu bien dans la steppe ?

Les yeux d’Orlow luisirent. Il sourit.

— Surtout la dernière fois. C’était tout au commencement du printemps. J’étais avec un ancien boucher de Penu, qu’on appelle Couteau-d’Or. Les vieux nous avaient bien recommandé de ne pas descendre vers le Sud, chez les Manzi (Chinois). Ils traquent les brodiaga pour les rendre à la police russe. Nous avons quitté Nertchinsk et nous sommes restés cachés pendant huit jours dans un marais, dévorés par les moustiques et tremblants de fièvre. La nuit, le bruit du vent dans les roseaux nous faisait tressaillir, car nous avions peur d’être repris. Puis, nous avons gagné la forêt. Ah, là, c’était autre chose. Nous couchions sur la mousse, sous les grands chênes, et nous nous nourrissions de poisson pêché avec des épines courbes et des ficelles en herbe tressée et de gibier pris avec des pièges que nous construisions.

Le brodiaga se redressa, à ces souvenirs, et ses yeux fauves s’allumèrent. — Nous allions, libres, où nous voulions, sur la terre de Dieu. Nous dormions sur les feuilles sèches, sur l’herbe fine, qui sentait bon. Quand il faisait chaud, dans les bois de sapins, il y avait une odeur d’encens, comme à l’église.

Le brodiaga eut un geste large. — Tout était à nous, alors, frère, la forêt, la steppe, les rivières, les grands fleuves… Quelquefois, nous montions sur un très grand arbre, et de là, nous regardions la forêt, de tous les côtés, jusqu’à l’endroit où le ciel rejoint la terre. Le vent pleurait, la nuit, il hurlait comme les loups, en hiver, et, quelquefois nous nous serrions l’un contre l’autre, Dieu sait pourquoi.

Les narines du brodiaga se dilataient, sa poitrine puissante se gonflait à ces souvenirs.

— Moi, j’aurais aimé rester. Mais les vieux, comme mon compagnon Couteau-d’Or, savent mieux, et, il m’a traité d’imbécile, me demandant comment je ferais, en hiver. Alors, nous avons pris la route de Russie… Puis, près de Thioumène, le diable nous a embrouillés, nous avons été obligés de prendre encore le péché sur notre tête.

— Oui, je vois, vous avez brûlé Néoplatimowka…

Le brodiaga attacha sur Orschanow un regard long et pénétrant…

— Qui te connaît ?… Et pourtant, je vois bien que tu n’iras pas chez les chefs, pour leur dire… Non, tu n’iras pas.

— Comment sais-tu que je n’irai pas ?

— Je suis comme le renard ou la Bête-à-trois-pieds[4], je sens de loin les chiens de chasse.

[4] Bête-à-trois-pieds, loup, de l’habitude de ces animaux de courir en relevant une de leurs pattes de derrière.

— Alors, tu as brûlé Néoplatimowka ?

— Oui… Tu comprends, moi, quand nous avons tué le vieux et son fils, pour nous sauver, je voulais partir. Mais Couteau d’Or, m’a dit : Non, il faut brûler le maudit village. Ils n’ont pas l’image de Dieu sur leur village, ici. Il faut brûler ceux qui vendent les malheureux…

— Mais d’où es-tu, enfin, et comment te nommes-tu ?

— D’où je suis ? Je n’y suis plus, là-bas. Mon nom ? On m’appelle Orlow, Oriol, Sachka-à-l’œil-vif… Beaucoup de noms !

Le visage du brodiaga, s’était brusquement rembruni, et Orschanow n’insista pas.

Depuis ce soir-là, l’Aigle devint l’ami et le compagnon d’Orschanow. Ce fut lui qui l’initia aux secrets de la Siennaya. L’Aigle y était comme chez lui. Il connaissait tout le monde, il était respecté et même admiré. Tout le monde savait que c’était un brodiaga, un évadé de Sibérie, et cela augmentait encore son prestige.

Orschanow aima la Siennaya. C’était un monde à part, on y voyait tous les types, tous les costumes, on y exerçait tous les métiers, même les plus extraordinaires. On y vendait de tout. Dès l’aube, la place était envahie. Les marchands s’installaient, qui sur des tables, sur des bancs, des planches, qui à terre. Des marchandes en Katsaveïka[5] trouée, en mitaines, vendaient des victuailles défraîchies, des œufs pas frais, du foie rôti, des poissons salés, fumés, ou séchés, racornis… Elles débitaient de l’ail, de l’oignon cru et du pain noir, avec de la cuisine qu’elles préparaient sur des réchauds en tôle.

[5] Katsaveïka, sorte de spencer de femme en drap ou en fourrure.

Les ouvriers et les rôdeurs venaient se nourrir là, pour quelques kopeck.

Des femmes, une planche chargée de pain sur la tête, traversaient la foule, en criant d’une voix traînante et aiguë. Zalatchi ! Zalatchi (pain blanc).

Les célibataires gîtaient tout près, en de grandes chambrées où des bancs remplaçaient les lits. Une table grossière, couverte de graisse, quelques ustensiles de popote entassés dans un coin, des coffres en bois peint contenant les hardes des ouvriers, et, dans un coin, le grand poêle russe, en briques, servant à la fois pour la cuisine et pour le chauffage… Aux croisées, les vitres brisées étaient remplacées par du papier, des feuilles de zinc, des tampons de chiffons.

Les ouvriers s’entassaient là, dans la puanteur et l’encombrement, sans air et sans lumière.

Dehors, abandonnés, les enfants malingres, en simple chemise de toile, grouillaient, nombreux, précoces.

Les femmes, d’une pâle beauté frêle avant la puberté, vieillissaient vite enlaidissant, les chairs molles, les traits tirés.

La prostitution et l’alcool résumaient tout. C’étaient l’abominable salariat russe, le travail écrasant, dérisoirement rétribué, dans les pires conditions matérielles et morales.

C’étaient la pourriture et la déchéance de tout un peuple.

Orschanow n’allait plus là-bas en apôtre. Il n’y portait, comme à la Siennaya, du temps de l’Aigle, que son noir ennui, le noyant dans celui, immense et éternel, des êtres écrasés et des choses laides.

Il se sentait mieux, parmi ces gens-là, moins seul. Personne ne lui reprochait son inaction, ses stations interminables au cabaret, où il s’habituait à boire, comme les autres.

Il lui arriva de passer ainsi des semaines entières sans rentrer chez lui couchant au hasard, dans les bouges où il s’endormait, étourdi par l’alcool et l’oisiveté, insouciant.

CHAPITRE V

Près d’un mois s’était écoulé depuis qu’Orschanow avait comparu devant le Comité, et il n’avait pas trouvé le courage d’aller chez Véra.

Presque tous les jours cependant, il songeait à cela, au soulagement immense qu’il éprouverait, s’il pouvait tout avouer, mettre à nu son cœur devant elle, et si elle voulait devenir son amie, lui tendre la main. Puis, un sombre dédain de lui-même le retenait. A quoi bon aller là-bas, puisqu’il se sentait à son aise dans la boue ?

Pourtant, aux heures de lucidité, Orschanow sentait bien qu’il n’était pas heureux, que cela ne pouvait durer ainsi. Il buvait, mais il n’était pas devenu un ivrogne. Il vivait avec les voyous et les repris de justice, mais il ne se sentait pas devenir leur semblable.

Ce qu’il lui fallait, ce à quoi, dans la brume grise de son existence présente, il aspirait de toute son âme, de toute la tension douloureuse de ses nerfs exaspérés, c’était une solution définitive.

Se résoudre enfin, redevenir étudiant, ou sombrer pour toujours en bas, devenir ouvrier ou vagabond, mais pas rester là, en suspens parmi tous ces vaincus de la vie.

Il aimait encore la vie, il avait encore besoin de lumière, d’air pur et d’espace.

Obscurément, à travers son désespoir croissant, il sentait bien cela, et c’était ce qu’il le poussait vers Véra, irrésistiblement.

*
*  *

Orschanow se réveilla à l’aube, dans un chantier désert où il avait dormi.

Le soleil montait, tout rouge, et une lueur rose passait à la face des choses, comme une ombre de pudeur.

Il faisait tiède et doux. Dans le silence des rues encore désertes, les oiseaux sauvages s’éveillaient, et une gaîté calme montait de ce coin perdu de la banlieue.

De tout temps, Orschanow avait subi, avec une intensité extrême, l’influence des aspects extérieurs. Les jours pluvieux et gris le plongeaient en un morne ennui, tandis qu’il se sentait revivre au moindre rayon de soleil.

Ce jour-là, dans la lumière opaline du matin, Orschanow sentit une joie sans cause, presque un attendrissement sourd en lui.

Pourquoi se laissait-il aller au désespoir ? Pourquoi cherchait-il la torturante laideur chez les êtres et dans les choses, quand il eût fallu au contraire se griser de toutes les beautés, respirer à pleins poumons l’air et la lumière chaude, vivifiante ?

Et, très tôt, il alla chez Véra.

La chambre de l’étudiante, très grande, peinte en bleu pâle avec d’humbles rideaux d’indienne blanche à petites fleurs roses, ne contenait qu’un étroit petit lit, une table en sapin, un bureau, des casiers et des rayons chargés de livre, sur le mur. Deux fenêtres ouvertes donnaient sur la joie du jardin en fleurs, où se jouait le soleil, à travers les branches, entrant à flots dans la pièce.

Véra, en simple robe bleu sombre, achevait la correction d’un article sur l’émigration des paysans en Sibérie, promis à une revue. Elle fumait son éternelle cigarette, écrivant d’une main rapide, sabrant parfois nerveusement le texte, à l’encre rouge.

Quand Orschanow entra, Véra ne parut pas surprise.

— Soyez le bienvenu, Orschanow ! Mais à une condition, vous allez vous asseoir et rester bien tranquille pendant cinq minutes. Je suis très en retard.

Orschanow la regarda travailler. L’attention donnait un quelque chose à la fois enfantin et sérieux à son visage. Elle se hâtait, se penchant sur son manuscrit, et ses boucles noires retombaient sur son front, lui donnant une délicieuse beauté d’éphèbe.

Quand elle eut fini, elle sourit à Dmitri.

— Je savais bien que vous viendriez un jour. Mais où avez-vous été, depuis ce dernier soir, là-bas ? Makarow et Himmelschein sont allés chez vous, plusieurs fois. Ils ont trouvé la porte ouverte et la chambre vide… D’ailleurs, vous avez très mauvaise mine… Que vous est-il arrivé ? Vous, vous n’avez pas besoin de solitude et de silence : c’est très dangereux pour vous ! Allez, parlez, dites-moi tout ce que vous avez fait depuis lors.

Elle devinait, elle allait au devant de la confession. Cela soulagea beaucoup Orschanow que la honte avait repris, et qui se croyait très ridicule de venir raconter sa vie à cette femme qu’il connaissait à peine.

Alors, avec la brutalité involontaire des timides, il raconta tout, depuis ses rêves de jadis, au bord de la Volga, jusqu’à ses troubles vagabondages des derniers mois, jusqu’à sa liaison avec Polia et son ivrognerie. Il ne retrancha rien, ne chercha ni à gazer la sombre vérité, ni même à s’excuser.

— Je comprends tout… Une seule chose me reste inintelligible, dit Véra, pensive. Qu’est-ce qui vous a si rapidement dégoûté de la vie d’étudiant, qu’est-ce qui vous a fait renier notre credo moral qui était naguère le vôtre ? Si vous m’expliquez clairement cela, je pourrai peut-être répondre à votre question : Que devenir ?

— C’est d’abord la monotonie de cette vie qui m’a dégoûté… Puis, presque inconsciemment, j’ai commencé à me révolter contre l’obligation d’être un homme d’action sociale que m’imposait le milieu où je vivais. J’ai soif de liberté, Gouriéwa, et je n’ai pas trouvé la liberté chez nos libertaires.

— Mais certes, nous ne sommes pas libres. Nous ne sommes que les obscurs ouvriers de la liberté future.

— Je le croyais aussi, avant. A présent, il me semble au contraire qu’il vaudrait mieux que chacun prenne dès aujourd’hui toute la liberté morale, intellectuelle et matérielle possible, sans être supprimé par la société moderne. Que les individus s’affranchissent eux-mêmes ! L’affranchissement général ne viendra pas autrement. Remarquez que c’est la première fois que je tâche de coordonner ce fouillis de sensations et de pensées. C’est aussi la première fois que j’en parle à qui que ce soit.

Véra resta songeuse.

— Mais qu’appelez-vous l’affranchissement de l’individu par lui-même ? Est-ce suivre ses penchants sans s’embarrasser d’aucune solidarité avec les autres, vivre comme bon vous semble, tournant résolument le dos à toutes les conventions, à tous les mensonges, et aussi à toutes les coopérations de l’ancien monde ? Si oui, est-il possible que vous pensiez réaliser ce rêve, en vivant comme vous l’avez fait depuis tantôt six mois ?

— Oh, non, mille fois non ! Mais voilà, j’ai encore trop d’attaches sentimentales avec ma vie passée, je suis encore trop étudiant pour m’en aller définitivement, pour devenir ce que je voudrais être : un vagabond, mais pas le sombre vagabond déchu que je suis à présent : un vagabond se grisant à toutes les sources de beauté, s’en allant à travers le vaste univers, radieux et libre. C’est cette irrésolution, ces regrets du passé, en insupportable conflit avec le présent, qui m’ont poussé aux chutes successives que je vous ai racontées.

— Mais alors, pourquoi me demandez-vous ce qu’il faut faire ? C’est si simple ! Faites un effort sur vous-même et prenez une résolution. Je doute fort que, dans l’état moral où vous êtes, vous puissiez prendre une décision définitive. Alors, reprenez empire sur vous-même, rentrez chez vous, essayez, de toutes vos forces, en toute énergie et en toute sincérité, de redevenir étudiant et homme d’action. Si, sans faiblir, sans vous laisser aller, vous sentez que votre cœur n’y est plus, que cette vie ne vous est plus tolérable, quittez-la bravement, et allez-vous-en, pour vous faire bourlak ou vagabond, ou n’importe quoi, selon ce que vous voudrez être. Mais ne laissez pas le désordre s’implanter dans votre vie, ne vous laissez pas aller à la dérive : c’est le gage le plus certain d’une perpétuité de malheur et de souffrance.

Orschanow avait écouté Véra, attentivement. Comme elle avait raison ! C’était si simple, le salut ! Il obéirait, et puis, elle était là : cela faciliterait tout.

— Merci, Gouriéwa, merci ! Seulement, j’aurai besoin de vous pendant longtemps encore.

— Je serai là. N’ayez jamais honte de moi, ne pensez jamais que vous pourriez m’ennuyer ou me lasser. En un mot, ne me considérez pas comme une étrangère. Maintenant faites attention de ne pas vous emballer : c’est très dangereux cela aussi. Makarow m’a dit que votre chambre est noire et triste. Vous n’y avez vécu, ces derniers temps, que des jours affreux. Tout de suite, allez, cherchez une autre chambre. Choisissez-la en banlieue, propre et claire, claire surtout. Puis, rendez-la habitable. Jetez vos loques de valet de cœur au feu, et mettez-vous au travail. Toutes les fois que cela vous sera difficile ou pénible, venez, le jour, le soir, peu importe. Parmi les camarades, il y a Makarow et Himmelschein.

Tous les autres pourraient vous être moralement nuisibles, pour le moment. Une dernière recommandation : cessez tout de suite, dès aujourd’hui, vos vagabondages. Promenez-vous beaucoup, mais ni à Goutouyew, ni à la Siennaya ; allez au soleil, aux îles, dans la banlieue.

Comme Orschanow allait sortir, le vieil Anntone entra.

— Vérotschka ! tu catéchises Orschanow… Mais à quoi bon ? Eh, travailler pour l’affranchissement du peuple, créer des chefs-d’œuvre, contempler le long des routes la splendeur de l’Univers, ou prier Dieu au fond d’un cloître, c’est tout un. Peu importe, pourvu qu’on cherche la lumière avec sincérité et simplicité.

Dmitri Orschanow devait se souvenir toute sa vie de ces paroles du vieux prophète de douceur. Véra se mit à rire. — Oh ! Oncle ne prêchez pas la vie contemplative à Orschanow ; il n’en a pas besoin, il y est déjà assez enclin !… »

Elle comprenait, certes, l’idée large et belle énoncée par son oncle, mais elle devinait encore autre chose.

Orschanow suivit, point par point, les conseils de Véra. Il loua une chambre claire et gaie, il y rangea les quelques choses rapportées jadis de Pétchal, il classa ses livres et ses cahiers.

Dans toute cette tentative de résurrection de son ancienne vie, une seule chose le réjouissait réellement, profondément : l’amitié acquise de Véra. Cela suffisait à tout ensoleiller, à le ranimer.

Pourtant, Orschanow attribuait très sincèrement et très naïvement le calme moral très vite reconquis, la sérénité des jours qui suivirent, à ce fait qu’il avait pris une résolution, qu’il était sorti des ténèbres.

Dès lors, de plus en plus, il s’illusionna sur ce point, et finit par vivre en plein rêve.

Véra, toujours secourable, capable d’apprécier d’un coup d’œil la valeur, même cachée, des êtres qui l’approchaient, se réjouissait de cette tâche ardue à accomplir, et captivante : Orschanow à tirer de l’ombre morbide où il s’était laissé choir.

Cet homme n’était certes pas fort, mais il n’était pas non plus vulgaire ni lâche. Il était versatile, mais capable de sentir profondément ; et l’intensité même de sa souffrance, l’étendue de la misère morale où il était tombé, disait la hauteur de son idéal, sa soif de beauté et de pureté. « Plus sombre est la nuit, plus proche est Dieu »… Véra se souvint de cette phrase, trouvée jadis dans une biographie du grand Dostoïevski, le poète des déchéances et des souffrances humaines.

CHAPITRE VI

Orschanow avait complètement cessé d’errer, de fréquenter les bas-fonds. Cependant, un remords lui restait. Il avait quelque argent que le comité de secours lui avait remis, sur la demande de Véra, et il avait abandonné la triste Polia, sans un mot d’adieu, sans quelques roubles pour l’aider, au moins un peu.

Comme les ténèbres où il l’avait connue n’attiraient plus Orschanow, il résolut d’aller un jour chez elle, de lui dire adieu, prétextant un voyage, et de partager avec elle les secours du comité.

Il ferait cela plus tard, dans quelques jours, quand il serait bien sûr de lui-même.

Et, de peur d’inquiéter Véra, il garda le silence sur ce projet.

Il la voyait tous les jours et, chaque fois, il éprouvait une joie indicible, une douceur infinie à l’écouter parler, à la regarder.

Elle était si forte et si indulgente, comprenant et excusant toutes les faiblesses, moyennant qu’on luttât sincèrement, qu’on cherchât à se vaincre…

Véra avait la parole imaginée et attrayante, le geste aisé et large. Elle était d’humeur égale et une auréole de gaîté adoucissait le profond sérieux de cette âme consciente et droite.

Auprès d’elle, Orschanow oubliait toutes ses tortures, tout son ennui morne.

Malgré sa sensualité intense, Orschanow avait, pour la femme affranchie et pensante, une estime chaste, une faculté d’amitié absolument désintéressée et pure. Comme à tous ceux de sa génération et de son parti, le sens de la galanterie si peu développée en général chez les vrais Russes, lui faisait absolument défaut.

Pour lui, la femme qui vivait côte-à-côte avec lui, partageant son labeur et ses aspirations, était un être humain, une individualité distincte et non un sexe. Ainsi, il n’éprouvait pour Véra qu’une tendresse toute fraternelle, une affection où il y avait beaucoup de reconnaissance.

Et Orschanow ne songeait pas qu’il pourrait un jour en être autrement, qu’il pourrait aimer Véra d’amour…

Orschanow s’était calmé. Il vivait maintenant tantôt seul dans sa chambre qu’il aimait, et où il travaillait, utilisant les vacances pour regagner le temps perdu, et tantôt dans la demeure du vieil Anntone avec Véra et, souvent, Makarow et Émilie.

Rioumine venait aussi parfois, mais ce type de fanatique ne plaisait pas à Orschanow.

A quinze ans, Rioumine, petit collégien d’aspect chétif et timide, avait tué, d’un coup de revolver un employé supérieur de la police, et cela au milieu d’une foule, un jour de fête. On ne l’avait pas vu tirer, dans la cohue, et il ne fut pas même soupçonné, en raison de son jeune âge.

Depuis lors, pour les affaires de son groupe et du comité sibérien, Rioumine avait toujours risqué sa vie ou au moins sa liberté avec un sang-froid rare, une insouciance simple et sans phrases.

Il avait consacré toute sa vie à la cause révolutionnaire, il n’avait d’autre but, d’autre raison d’être.

Un tel homme ne pouvait comprendre Orschanow, rêveur aux idées larges et vagues, amoureux d’un idéal de beauté.

Souvent, Orschanow apportait ses livres chez Véra, et ils travaillaient ensemble, comme deux étudiants qu’ils étaient, sans que rien de troublant passât jamais entre eux.

Les jours s’écoulaient pour Dmitri, tranquilles, doux, illuminés par la présence de Véra.

*
*  *

Un soir qu’il était seul, Orschanow songea qu’il était assez fort maintenant pour accomplir le mélancolique pèlerinage de Goutouyew, auprès de Polia.

Sans un frisson de rappel, presque avec dégoût, Orschanow pénétra dans le dédale de ruelles sales, entre les masures en planches ou en briques.

Il y avait là beaucoup de manufactures, longues bâtisses lézardées, basses, laides. C’étaient des suiferies, des peausseries, des fabriques de papier, des filatures. En plein air, dans des tonneaux, des peaux fraîches trempaient, grouillantes de vers. Des tas d’os, de chiffons immondes s’accumulaient, et le soleil couchant jetait de la pourpre et de l’or sur le trouble miroir des mares puantes.

Orschanow trouva Polia assise sur un madrier, près de la fabrique où elle travaillait. Elle avait vieilli, son pauvre visage dolent, s’était enlaidi, tiré par des rides précoces autour des yeux las.

— Oh, Mitia ! Moi qui croyais que tu ne reviendrais plus !

— J’étais malade. Maintenant, j’ai trouvé un emploi en province, et je pars demain matin. Je suis venu te dire adieu, Polia.

— Si tu pars demain, il faut au moins passer la soirée avec moi.

— Je ne puis pas. On m’attend pour des papiers qu’on doit me donner. Adieu, Polia, pardonne-moi et ne te souviens pas de moi en mal[6].

[6] Formule russe (populaire) d’adieu.

Elle s’était laissée retomber sur le madrier et elle regardait Orschanow.

— Alors tu t’en vas… comme ça ?

Et, lentement, des larmes roulèrent sur les joues déjà flétries de Polia.

Orschanow ne s’attendait pas à cela, qui le remuait au plus profond de son être. Ainsi Polia, si passive toujours, sans même un seul réveil des sens, Polia l’aimait !

En effet, pour elle, avec Dmitri, s’en allait pour toujours le pâle rayon de soleil qui avait pour un instant illuminé l’ombre grise de la vie… Un tel amant, si bon, si doux, qui ne la battait pas, c’était quelque chose de si rare et de si bon, pour elle, la loqueteuse bousculée et méprisée. Et voilà qu’il allait s’en aller !

— Mitia, Mitia ! est-il possible que tu vas t’en aller ?

Alors, désespérément, Orschanow la prit dans ses bras, la baisant sur ses lèvres décolorées. Lui aussi pleurait, bégayant : — Pauvre, pauvre Polia ! Ainsi, à cette heure, le seul être, à part son père si étrange et si lointain, qui aimât Dmitri, c’était elle, Polia la loqueteuse, si misérable, si écrasée !

Et cette pensée fut à Dmitri à la fois très douce et d’une tristesse infinie.

— Allons, Mitia, pour le Christ, aie pitié ! Pour la dernière fois, viens, buvons un petit verre et allons chez nous, dans le hangar. Tu sais, depuis que tu es parti, j’y suis allée, comme cela, pour pleurer, quand j’étais seule. L’herbe y a poussé, et un sorbier a envahi la porte. C’est comme une vraie chambre, à présent.

Il la suivit : pourquoi ne pas lui faire cette aumône d’un peu d’alcool et d’amour, puisque c’était fini, qu’après, il ne reviendrait plus jamais ?

Ils entrèrent au cabaret Arkhipour.

Des ouvriers buvaient, déjà ivres. Ils reconnurent Polia.

— Ah, la garce ! Dès qu’elle a un galant c’est par l’eau-de-vie qu’elle commence ! Gueule de courge trop mûre, tu bois plus qu’un charretier.

Ils criaient cela, sans animosité, pour la plaisanter. Mais elle se retourna.

— Qu’est-ce que ça vous fiche, à vous autres ? Est-ce vous qui payez ?

— Ta sœur est en maison !

— C’est une belle fille, la Lioubka !

— Oui, pas comme cette jument efflanquée.

Dmitri, habitué à ces scènes, intervint tranquillement.

— Allons, laissez-la tranquille. C’est pour m’amuser que je suis venu ici, et non pour me disputer.

Le cabaretier, gros, au visage apoplectique et luisant, approuva : — Oui, il a raison, Mitreï Mikititch, faut pas embêter les gens comme ça…

Dmitri et Polia s’attablèrent. Une angoisse inexprimable étreignit tout à coup le cœur d’Orschanow ; il venait de boire un grand verre d’eau-de-vie. Maintenant, il allait être ivre, et voilà, il s’était laissé reprendre de nouveau ! Un moment d’attendrissement avait suffi.

Il entraîna Polia au dehors, pour ne pas continuer à boire.

Elle le poussa doucement vers l’ombre de leur hangar.

Brusquement, quand Orschanow tint Polia dans ses bras, il eut un violent sursaut et la broya sous une telle étreinte qu’elle gémit.

Une idée lui était venue, une vision subite, fulgurante, qui l’avait rendu fou, et qui le laissa brisé en une telle lassitude de volupté, qu’il pouvait à peine penser : au lieu de Polia dolente, tenir Véra ainsi, dans ses bras, la posséder.

Puis, comme il se reprenait un peu, cela lui sembla un sacrilège, dans ce lieu, dans ce décor, avec cette pauvre fille. Il se leva, donna à Polia la moitié de ce qu’il possédait, et partit, après l’avoir embrassée sur le front.

Malgré les appels de Polia, il s’enfuit, sans se retourner, emportant en lui, à travers la nuit chaude et terne, l’intolérable brûlure, le feu qui s’était si brusquement allumé, et que rien ne pouvait éteindre, désormais.

Il courait presque, sans raison, puisqu’il était déjà loin de Goutouyew. Une rage atroce contre lui-même le fouettait, hâtant son pas.

Il était donc maudit ! Quand ce n’était pas son caractère de fainéant, de vagabond, sauvage qui le jetait loin des hommes, c’étaient ses sens qui le rendaient fou, odieux à ses propres yeux !

Ce qui le torturait, ce qui lui semblait une monstruosité, c’était le lieu et les circonstances dans lesquelles était né en lui le désir de Véra. Comment était-ce possible ? Dans les bras de Polia, désirer subitement Véra, tout instinctivement, avec une violence si aiguë qu’il avait cru en mourir ! Et il y avait presque eu substitution pour lui ; ce n’était pas Polia, c’était le fantôme de Véra qui lui avait procuré cette volupté.

*
*  *

Quand il entra, Orschanow n’eut pas même le courage d’allumer sa lampe. Il se déshabilla, jetant au hasard ses vêtements sur le sol.

Puis, il se coucha.

La fenêtre était ouverte. Dans l’air tiède, des souffles odorants passaient, la senteur chaude des jardins suburbains.

La lumière discrète, pâle comme un sourire de convalescente, glissait sur les planches en sapin du parquet, sur la table où des livres ouverts et des cahiers s’accumulaient.

Orschanow, encore couché, regardait la cime des bouleaux que dorait le soleil levant. Il avait l’illusion d’être à la campagne, là-bas, au pays.

Pour la première fois, depuis le cauchemar de sa dernière nuit à Goutouyew, Orschanow sentait le calme, et la joie de vivre renaître en lui.

Il travaillait, maintenant, avec passion, comme il faisait tout.

Cependant, ses études ne l’intéressaient plus. Il s’efforçait de croire encore à sa vocation et y parvenait à certaines heures.

Mais il y avait Véra…

Et l’image de Véra glissa dans la lueur douce du matin qui envahissait la chambre.

Elle était la force, elle était la vie. Elle portait au front comme une auréole le rayonnement de sa beauté ennoblie par la pensée.

Et Dmitri la déifiait presque, elle qu’il désirait de toute sa chair. Pourtant, cette brûlure du désir inassouvi lui était parfois délicieuse, et il s’y abandonnait.

Sans qu’il en eût conscience, c’était parce qu’il préférait tout, même la souffrance, au vide des jours ternes.


Longtemps, Orschanow resta couché, se délectant en la sensualité de son alanguissement.

Puis, il se leva. Il sentait des énergies nouvelles sourdre en lui, presque une gaîté.

Sans cause apparente, brusquement, il se réveillait après les rêves troubles de ces dernières semaines.

Il s’accouda à la fenêtre.

Les jardins, coupés de palissades en planches vermoulues, où des mousses dessinaient des arabesques noires, étaient étroits, envahis par une végétation un peu étiolée. Des roses trémières allumaient des flammes rouges, parmi les calices soyeux des volubilis de pourpre violette. Et les grands tournesols courbaient leurs têtes brunes au nimbe doré.

Un souffle puissant montait des plantes, de la terre noire et grasse, après le soleil humide de la nuit. Les choses vivaient, les choses souriaient.

Et Orschanow aima la vie.

*
*  *

Vers le soir, Véra entra. Tout de suite elle vit qu’Orschanow avait changé depuis la veille, et ce lui fut une joie.

Ses sens dormaient. Son mariage avec Stoïlow, jadis, ne les avait pas éveillés. Véra, dans son grand calme, toute pensée, toute action, arrivait à se croire presque insexuée.

Pour Orschanow, elle éprouvait une tendresse fraternelle que beaucoup de sollicitude adoucissait.

Elle s’était accoutumée à l’avoir presque sans cesse auprès d’elle, à partager ses peines, à s’inquiéter de ses angoisses.

— Vous êtes couleur du temps, aujourd’hui, Orschanow ! Le soleil luit et vous rayonnez. Comme vous avez changé ! Hier, encore, vous étiez si sombre. Quelque événement heureux vous a-t-il surpris et transformé ?

— Oh, non ! Voyez-vous, quand je suis plongé dans cet état de dépression morale où vous m’avez vu depuis quelque temps, il s’établit en moi une lutte sourde, inconsciente de la vie, de la santé, contre cet engourdissement morbide. Et, un jour, tout à coup, quand la santé a triomphé, je fais peau neuve.

Orschanow regardait Véra restée debout près de la fenêtre.

Une émotion intense, délicieuse, l’envahissait, un élan de tout son être vers elle.

Puis, une pensée lui vint, et il s’attrista.

— Écoutez, Gouriéwa, c’est vous, c’est votre présence continuelle près de moi, c’est l’atmosphère de santé et de raison où vous me faites vivre qui me transforme… Mais, dans nos camaraderies et nos amitiés d’étudiants, il y a un moment noir, celui de la séparation… Pour nous deux, il viendra un jour… Et moi, alors, je vois bien que je retomberai dans le vague et l’angoisse.

Il avait parlé, sans savoir, sans s’apercevoir de la portée de ce qu’il disait.

Véra le regarda. Leurs yeux se rencontrèrent, et Orschanow ne sut plus dissimuler. Il lui prit la main et ils restèrent ainsi, muets, devant la fenêtre en face des jardins qu’ils ne voyaient plus.

Véra avait pâli. Un grand trouble s’était fait en elle. Son esprit se révoltait contre l’inconscience où elle avait vécu, depuis des semaines… Et pour la première fois, elle éprouvait un immense vouloir d’aimer. Ses sens de vierge s’insurgeaient.

CHAPITRE VII

Ils se taisaient toujours, dans l’angoisse délicieuse de l’heure. Et Orschanow sentait qu’elle était à lui, qu’elle aussi, n’était plus la même.

Une joie immense le brisa. Il prit les deux mains de Véra et les serra sur sa poitrine.

Alors, Véra, se ressaisissant, le regarda encore. Ce regard fut très sérieux et très doux, c’était une promesse.

— Soit, dit-elle enfin. Nous continuerons ensemble à travailler, à vivre. Mais elle se dégagea lentement. L’étreinte d’Orschanow était devenue violente. Il tremblait, les lèvres blêmies.

Alors il recula, honteux.

N’était-ce pas le bonheur, n’était-elle pas à lui, puisqu’elle s’était promise ?

Orschanow n’osait parler. Il ne trouva pas de mots, rien qui ne fût banal, inutile.

Et Véra presque aussitôt partit, lui serrant les mains avec un sourire et une caresse dans le regard.

Orschanow se laissa tomber à genoux près de la fenêtre, la tête dans ses mains.

Son émotion ressemblait à de la douleur, à de l’ivresse.

Il était sauvé, maintenant, après toutes ses désespérances ! Et si simplement, si facilement.

*
*  *

Dans la rue, Véra rencontra Makarow.

Depuis des années, une étroite amitié les liait, pleine de franchise, une tendresse d’hommes.

Alors, très émue, Véra lui conta ces choses nouvelles qui venaient d’envahir sa vie.

— Gouriéwa ! Moi, qui vous observais tous deux, je savais bien qu’il en serait ainsi. Mais écoutez-moi… Je connais très bien Orschanow, à présent, et je vous dis en toute conscience : si vous voulez qu’il passe son doctorat, si vous ne voulez pas qu’il retombe à l’inaction, ne vous donnez pas.

Ils s’étaient arrêtés dans l’avenue déserte. Véra très pensive écoutait.

— Croyez-vous que mon influence, ma volonté ne suffiront pas ?

— Non. Orschanow est un sensuel en tout. Il vit pour la jouissance, sous toutes ses formes. Il n’a pas toujours conscience de cela, mais c’est bien là le fond de sa nature. Ainsi, tout ce travail acharné auquel il se livre depuis qu’il vous connaît, c’est pour vous, pour vous seule. Demain, si vous êtes à lui, il se donnera tout entier à sa passion, à la volupté nouvelle, et aucune force extérieure ne le fera plus remonter le courant… Croyez-moi, Véra, ne faites pas cela. Quand il aura passé son doctorat, allez-vous-en, ensemble, quelque part dans l’est, au fond des steppes.

Et Véra sentit que Makarow disait vrai : il fallait trouver la force de résister, tenir Orschanow en suspens, pour le sauver de lui-même.

CHAPITRE VIII

Orschanow se révolta d’abord, devant la nécessité d’attendre. Puis, subjugué, il se grisa de mélancolie et de désir, trouvant une volupté amère à cette vie anxieuse, à cet élan continuel de tout son être vers Véra.

*
*  *

L’été finissait, pâle, ensoleillé, en un sourire. C’était les vacances, et Orschanow ne sortait presque plus, continuant sa besogne, sans faiblir. Souvent pourtant, vers le soir, Véra venait le chercher et ils erraient jusqu’à une heure tardive, sur les routes tristes de la banlieue. Ils se tenaient par la main, comme deux enfants sages : Orschanow avait eu quelques crises violentes, de brusques éveils de désir, des poussées de tout ce qui dormait au fond de lui d’atavique, de sauvage presque. Mais Véra, très calme et très ferme, très douce pourtant le dominait, et ne cédait pas. Alors, il revenait à sa rêverie voluptueuse et triste, mais exempte de souffrance.

Ils parlaient peu, quelques mots parfois, sur l’avenir qui leur apparaissait à tous deux plein de joies ineffables.

*
*  *

Un jour, brutalement, tout fut bouleversé : Orschanow reçut, de son frère Vassily, l’annonce de la mort de leur père, le vieux rêveur Nikita. Et Vassily, ce frère qu’Orschanow n’avait pas revu depuis tout petit, l’appelait là-bas, à Pétchal, pour régler les affaires du vieillard, très embrouillées, afin que son nom restât vénéré.

La mort de ce père qu’il aimait d’un étrange et douloureux amour, laissa Orschanow tout meurtri, avec une sensation d’isolement profond, définitif.

Oui, il irait, il retournerait à Pétchal pour un pèlerinage mélancolique.

Véra le laissa partir, songeant que ce serait un repos salutaire pour Orschanow, après tout le surmenage de ces derniers mois.

Le jour de son départ, Orschanow fut honteux de ne pas éprouver le déchirement qu’il prévoyait, quand il se séparerait de Véra… L’idée qu’il allait trouver là-bas la tombe de son père lui semblait très mélancolique, très douce, sans rien de désolé ni de lugubre.

Quand le train de Moscou roula à travers la campagne nue et triste, toute dorée de soleil, Orschanow sentit tout à coup un soulagement immense, presque une joie.

Et il resta confondu.

Il essaya de se détourner du paysage, il lutta contre l’entrain jeune qui montait en lui, à mesure qu’il s’éloignait de Pétersbourg.

Il avait peur de se laisser aller à ces sensations qu’il connaissait bien : la hantise de l’ailleurs, la joie de partir.

Dans le wagon de troisième classe, les voyageurs changeaient presque à chaque station, paysans, encombrés de sacs, de paquets, sentant la peau de mouton et le goudron, paysannes en sarafanes de couleurs voyantes.

Une grappe de poules gloussait sous une banquette. Un coq s’enhardit, battit des ailes, chanta. Ce fut un grand éclat de rire, dans le wagon, dans la bonhomie sans gêne de ce peuple très sociable.

Et Orschanow se surprit à vivre avec ces gens, à les questionner. Il se méprisa atrocement, de renaître si vite à la vie, dès qu’il avait quitté Véra, le travail, et quand il allait à Pétchal, pour voir les ruines de tout ce qu’il avait tant aimé : le père enterré, le jardin et la maison vendus.

Des paysans, dans un coin, se mirent à chanter : « Ne bruisse pas, mère chênaie verte ! — N’empêche pas le franc gars de poursuivre sa pensée »… Une vieille complainte des brigands de jadis, écumeurs de la steppe.

Alors, pour Orschanow, ce fut l’appel irrésistible vers la liberté, la vie errante, vers l’horizon immense.

Et le train continua sa marche vers le sud-est, emportant à travers le silence des campagnes où soufflait la première brise d’automne, le fracas de ses roues, et le chant fier et sauvage qui, peu à peu, prenait Orschanow et le grisait.

CHAPITRE IX

A la gare, Orschanow reconnut Térennty, le vieux domestique qui accourut en pleurant, le bonnet bas, baisant sur l’épaule le fils de son maître. Et fraternellement, Orschanow étreignit le vieillard.

— Mitri Nikititch ! Qui vous aurait reconnu, si vous ne ressembliez pas tant au barine défunt, Wladimir Nikolaïtch !

Un grand jeune homme, mince et blond, aux longs cheveux soyeux, aux yeux gris, très longs et très droits, s’avança, les bras tendus.

— Je suis ton frère Vassily. Faisons connaissance, Dmitri ! Il faut nous aimer… Nous ne sommes plus que deux, maintenant…

Sa voix se brisa et tous trois pleurèrent, les deux frères et le vieux serviteur.

Orschanow éprouva une émotion intense à traverser ainsi les petites rues désertes, toutes droites, de la ville.

Et là-bas, devant eux, la Volga brillait, large et orgueilleuse, avec des reflets de cuivre sous le soleil couchant. Les coupoles dorées de la cathédrale scintillaient, pourpres, sur la colline… Au delà, c’était l’horizon plat, infini, vaporeux de la steppe.

— Oh, Vassina ! Revoir tout cela, après tant d’années, tant de changements survenus en nous-mêmes !

— Moi aussi, Mitia, je ne croyais pas éprouver une si violente émotion en retrouvant ces choses que j’ai quittées tout enfant.

Devant la vieille grille en bois, ils s’arrêtèrent un instant. Le jardin était devenu plus touffu et plus sauvage. Les arbres avaient poussé librement, géants couvrant de leur ramure puissante le toit en tuiles pâlies.

L’automne avait jeté là sa riche gamme de couleurs. Les tilleuls semblaient couverts de pièces d’or, tant leurs feuilles avaient d’éclat. Les poiriers étaient tous rouges, avec des reflets violets, les bouleaux alternaient des feuilles encore vertes avec d’autres d’un jaune fauve. Seuls les chênes séculaires étaient encore verts, d’un vert sombre et profond.

— Tu vois, Mitia, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer, dit Vassily. C’est le vieil ami de ton père, Bogdane Ostapow, qui achète tout. Il n’y changera rien, celui-là !

Ce fut une grande joie pour Dmitri qui s’affligeait à l’idée que des étrangers dévasteraient ce cher décor.

— Oui, j’ai arrangé cela… Et Ostapow m’a même promis de garder Térennty.

Ils entrèrent. Dans la maison rien n’avait changé. Orschanow retrouvait les objets connus, vieillis, usés, mais demeurés à la place coutumière.

Vassily et Dmitri parcoururent en silence toute la maison. Dmitri évoquait ses souvenirs qui revenaient à flots, maintenant, et Vassily respectait l’émotion de ce frère qu’il connaissait à peine, mais de qui le malheur le rapprochait. Et puis, Vassily avait suivi la destinée de Dmitri, par des amis communs de Pétersbourg.

Il savait tout et éprouvait une grande sympathie pour cet être à part, en qui semblait revivre le tendre et malheureux Nikita, le père.

Térennty refusa obstinément de s’asseoir à la table des maîtres, demeuré discret et respectueux.

— Vois-tu, Mitia, j’aurais très bien pu régler les affaires sans toi… Et c’est pour te voir, et aussi pour que tu te reposes que je t’ai appelé. Je sais tout de ta vie et je t’avoue que j’ai été bien inquiet pour toi, pendant que tu errais dans les sphères de misère et de défaite morale… Pauvre Mitia ! Nous ne pouvions venir l’un à l’autre… T’écrire… Je savais bien que cela ne servirait de rien. A présent que je vois Gouriéwa auprès de toi, je suis beaucoup plus tranquille. Je la connais pour l’avoir vue à Moscou et j’ai pour elle une grande estime, presque de l’admiration. Suis-la, laisse-toi guider par elle. Moi, je veillerai de loin. Pour le moment ici, je prends tout sur moi : Toi, repose-toi, vagabonde à ta guise, ne travaille surtout pas.

Depuis qu’il était auprès de son frère, Orschanow s’étonnait de le trouver si différent de ce qu’il se l’imaginait : une sorte d’homme de science froid, de révolutionnaire fort et sans tendresse, comme le petit Rioumine…

Et, il dit cela tout haut.

— Certes, pour tout le monde, je suis un peu ce que tu croyais, mais pas pour toi. N’y a-t-il pas entre nous le lien mystérieux du sang, cette communauté d’origines que rien ne peut effacer, que rien aussi ne saurait remplacer ? Pour toi, je serai tel que tu me vois aujourd’hui, de près ou de loin, toujours.

La nuit tombait, silencieuse. Un vent frais agitait la ramure, tout près.

Vassily et Dmitri veillèrent très tard, parlant de leurs vies si différentes cherchant à se rapprocher l’un de l’autre.

*
*  *

Tous les matins, Vassily et Dmitri allaient au cimetière, avec Térennty.

C’était au bas de la colline, à l’entrée de la steppe, un champ humble semé de croix noires, surmontées d’un petit auvent conique, en planches.

Vieille et déjetée, toute penchée vers la terre pétrie de débris humains, l’église en bois assombrissait le calme de ce coin d’oubli qu’envahissaient les grandes herbes de la steppe, démesurées presque arborescentes.

Près du paysan illettré qui priait et pleurait, se signant pieusement, les frères incrédules s’agenouillaient, se tenant par la main. L’image triste et douce du défunt passait dans leur souvenir.

Ces heures sans amertume rendirent l’affection naissante de Vassily et de Dmitri plus attendrie et plus profonde. Elles leur furent salutaires.

Dans la journée, Vassily était pris par le défilé presque ininterrompu des créanciers qui stationnaient sur le perron.

Juifs en cafetan poisseux, Koulaki[7] gras, l’œil en vrille, sanglés dans leurs poddiovka de drap neuf, tous le bonnet à la main, respectueux, mais tenaces, ils commençaient par célébrer les vertus du barine défunt, un homme de Dieu, si doux, si accessible au peuple, et pas fier… Puis, après s’être gratté la nuque en piétinant sur place, ils finissaient par exhiber quelques lambeaux de papier graisseux, un compte plus ou moins fantaisiste.

[7] Koulaki, exploiteurs ruraux, issus du peuple, pratiquant l’usure et l’accaparement des terrains. Littéralement, koulak veut dire poing, c’est-à-dire force.

Froidement, tranquillement, Vassily leur répondait invariablement : Attendez que la maison soit vendue. Je solderai les comptes de ceux d’entre vous qui justifieront de leurs droits.

Térennty se fâchait. Il ne prenait à parti que les Russes, dédaignant de discuter avec les Juifs.

— Vous n’avez pas le signe de la croix sur vous ! C’est le sceau de l’Antéchrist que vous portez ! Fronts d’airain ! Vous ne laissez pas au barine défunt le temps de se refroidir dans son cercueil, ni à ses fils celui de le pleurer, et vous tombez sur la maison comme un vol de corbeaux sur une charogne ! Que le vide se fasse autour de vous !

Et Dmitri vivait des heures délicieuses dans le jardin où, à mesure que l’automne venait, les pourpres et les ors de la feuillée devenaient plus intenses.

Couché sur le dos dans les herbes minces et les ors éparpillés des tilleuls, il passait des heures, immobile, en un bien-être immense.

Il sortait tous les jours avant l’aube, pour aller sous les chênes, à l’entrée de la steppe. Il regardait le jour monter, sur la plaine baignée de brumes irisées. Puis, c’était le soleil qui se levait. A l’horizon, au ras du sol, des vapeurs d’un gris de lin s’épaississaient. Plus haut, une bande sulfureuse, trouble, verdâtre, semblait une échappée de mer incertaine. Plus haut encore, l’horizon passait de l’orangé foncé au carmin. Et le soleil rouge sombre, sans rayons, émergeait de ce monde de vapeurs.

Alors, très vite, la brume fuyait et Dmitri voyait au loin les basses ondulations de terrain, les arbrisseaux clairsemés, vagues mouchetures noires sur le fond bleu de la steppe libre.

Cette nativité souriante du jour dans la steppe attirante procurait à Dmitri une joie, presque une ivresse. Il sentait sa poitrine se gonfler sous l’afflux de forces vitales nouvelles…

Et pourtant, les souvenirs de Pétersbourg, l’image de Véra le hantaient souvent.

Il savait qu’il retournerait là-bas, qu’il reprendrait ses études, que plus tard il épouserait Véra et que, pour elle, il redeviendrait un homme normal et utile.

Tout cela, c’étaient des choses raisonnables bonnes, mais qui, en dehors de l’amour de Vera laissaient Dmitri froid et indifférent. Certes, il en serait ainsi, c’était bien la formule du lendemain.

Mais derrière cet horizon artificiel, une autre aube se levait, une autre lueur montait… l’amour de la vie errante et libre, l’amour de l’ailleurs ensorcelant.

Et Orschanow, comme à un péché véniel, se laissait aller à caresser un rêve qu’il considérait sincèrement comme à jamais irréalisable : sortir ainsi un matin et s’en aller seul et pauvre, à la conquête de la terre, pour toujours… devenir le libre vagabond qui dort sur le bord des chemins, qui n’a rien et ne convoite rien, qui ne lutte ni contre lui-même ni contre les êtres et qui s’en va, heureux de son indépendance, maître des choses qui ne le dominent plus, maîtres des horizons infinis.

Dmitri, à ces heures, allait jusqu’à se représenter les adieux avec Véra, avec Vassily qu’il aimait maintenant. Cette scène serait la première station, très mélancolique, mais très douce, du chemin de l’affranchissement…

Puis, d’autres fois, le désir de Véra revenait le brûler. Il songeait alors que son rêve réalisé serait l’abandon de Véra et la perte de l’espoir qui le faisait vivre depuis des mois.

Et Dmitri se maudissait et accusait la steppe tentatrice. Il s’enfuyait dans le silence de la maison, dans l’appartement désert de l’oncle Wladimir. Il se mettait à lire, à travailler. Il écrivait à Véra.

Mais le soleil entrait à flots par les fenêtres, promenant sur les planches en sapin vaguement rosé l’ombre verdâtre des grands arbres voisins.

Bientôt, Dmitri, malgré sa promesse à Véra de ne plus « aller dans le peuple » descendit au port fluvial, et renoua ses vieilles amitiés avec les bourlaki. Il fit des pêcheurs et des gars du faubourg ses camarades et ses amis.

Les hommes lui plaisaient d’être passifs, d’une force d’inertie invincible sous la dureté des choses, dans l’inclémence sans espoir de leur vie. Tout leur besoin inné de poésie, toute leur douleur, toute la souffrance de leurs âmes frustes et de leur chair endurcie et, parfois, presque inconsciemment, un souffle plus mâle de révolte et d’audace s’exprimaient dans leurs chants, ces admirables chants de la Volga qui grisaient Dmitri, depuis tout petit, d’une si singulière ivresse.

Orschanow se sentait redevenir fort et gai et, sans savoir, il se laissait envahir de nouveau par tous les ferments destinés à dissoudre fatalement tout ce qu’il avait échafaudé péniblement d’artificiel dans sa vie…

Véra serait si heureuse de le retrouver si changé, si fort et si joyeux.

Dmitri ne se reprochait pas même l’attirance invincible qu’exerçaient une fois de plus sur lui les milieux ouvriers et simples : ces gens, qui vivaient au grand soleil, qui avaient des muscles de fer et des poitrines de bronze n’étaient plus les pâles débris humains des quartiers de misère de Pétersbourg. Certes, ils étaient pauvres, ils souffraient, et ils buvaient, ils cherchaient les faciles, les brutales amours… Chanter, boire, s’accoupler, telle était leur seule joie. Mais ils étaient sains et rieurs, et il y avait l’air pur et vivifiant, et la bonne lumière bienfaisante.

Dans ces fréquentations, Orschanow oubliait ce qu’il y avait de douloureux et d’inique dans le sort de ces gens qu’il enviait : les villages désertés où les femmes s’épuisaient sur le sol ingrat, à pousser l’archaïque charrue en bois, le grattoir traditionnel, où les mioches mouraient par milliers de misère et de maladie, et l’écrasant travail des hommes, rétribué dérisoirement, le perpétuel esclavage du pauvre, du soumis.

*
*  *

Le vent d’automne devint plus froid, aux crépuscules hâtifs. La belle feuillée multicolore des jardins joncha le sol humide. Une grande tristesse, un vague et ultime sourire d’agonie sereine, planaient dans l’air plus souvent brumeux.

Un jour une tempête souffla à travers la steppe. L’étrange herbe hivernale des déserts slaves, le Pérékati-polié[8] roula vers le lointain.

[8] Pérékati-polié, sorte de chardon très dur en forme de boule qui se détache du sol en automne et que le vent roule à travers les steppes.

Toute la nuit, le vent hurla et soupira autour de la maison ébranlée.

Le matin, la terre avait revêtu pour des mois son suaire de neige.

— Il faut nous en aller, dit Vassily. Petit frère Mitia, te voilà redevenu vigoureux, plein d’entrain et courage. Va, retourne à ton labeur, comme je retourne au mien. Aux heures noires, en plus de Gouriéwa, n’oublie jamais que tu as un frère, un ami, moins sensitif et plus solidement taillé que toi pour la dure lutte qu’est et doit être notre vie d’apôtres et d’éclaireurs. Appuie-toi sur moi et ne crains rien. Cependant, garde-toi de t’endurcir, de devenir insensible. Songe toujours à l’exemple de bonté et de douceur que nous a donné l’inoubliable Nikita, notre père.

*
*  *

A Moscou, les deux frères se séparèrent. Brusquement, quand ils s’embrassèrent pour la dernière fois, tous deux pleurèrent.

Et Dmitri sentit, par une nette et singulière intuition, qu’il ne reverrait jamais plus ce frère qui était entré dans sa vie si soudainement.

Cette impression acheva de l’assombrir. Certes, il se réjouissait de revoir Véra. Mais il y avait ce Pétersbourg qu’il haïssait maintenant et le travail. Tout cela causait à Orschanow un malaise intense, une sorte d’irritation sourde.

Le train roulait avec un bruit mat, comme étouffé, à travers les plaines infinies, toutes couvertes de neige. Le ciel bas et couvert semblait peser sur cette désolation immense.

Combien peu ce voyage de retour ressemblait à l’autre, l’acheminement radieux vers la liberté et le repos dans le silence de la steppe !

*
*  *

Véra, Makarow et Émilie attendaient Orschanow. Il leur sembla grandi, tellement il était devenu robuste, le visage et le cou bronzés par le soleil, ses cheveux bruns retombant sur son front large et volontaire avec une grâce insouciante.

Ce lui fut tout d’abord une émotion charmante de revoir Véra.

Pour la première fois, il la serra dans ses bras, lui mettant un baiser d’amant sur les lèvres. Véra, un peu étonnée de ces façons nouvelles, sentit un trouble singulier l’envahir.

Orschanow fut gai, presque exubérant, se donnant tout à la joie du moment.

Puis, tout à coup, comme ils gagnaient lentement leur faubourg écarté, tout fut fini. Sans savoir, innocemment, Véra rappela à Dmitri toutes ses appréhensions et tous ses dégoûts.

— A présent que tu es fort et que ta santé s’est si bien rétablie, tu vas pouvoir t’atteler à la besogne… C’est que cet hiver, il te faudra travailler ferme.

Cette évocation de tout ce qu’il redoutait tant, depuis qu’il avait quitté Pétchal, provoqua en Orschanow une sourde colère. Il ne répondit pas, les dents serrées, maudissant mentalement le fanatisme aveugle de ces gens, l’esclavage qu’ils s’imposaient et qu’il les accusait de vouloir lui imposer.

Et, pendant quelques instants, il détesta Véra, de tout son désir inassouvi, de tout son besoin d’affranchissement aussi.

Et Véra, toute pâle, sentit qu’il lui échappait de nouveau, sans doute pour toujours cette fois. Elle se reprocha amèrement de l’avoir laissé partir, et de s’être sottement réjouie de ce voyage.

Muette, Véra souffrait. Un abîme les séparait. Alors, elle voulut prouver à Orschanow toute son injustice et elle vint prendre sa tête, le baisant sur le front.

— Mitia, si tu crois tout ce que la colère te fait dire, tu te trompes. Je suis à toi, quel que tu sois. Je veux plutôt sacrifier tout ce que j’avais rêvé pour nous deux, que de me sentir haïe de toi.

Orschanow l’attira à lui et ils demeurèrent ainsi muets. Ce fut un moment ineffable et amer.

Puis, tout à coup, Orschanow songea que s’il acceptait le sacrifice de Véra, il s’enchaînerait pour toujours, qu’il ne serait plus jamais assez fort pour reprendre sa liberté et que toute leur vie ressemblerait aux jours mortels d’ennui et de révolte qui avaient suivi son retour. Une perpétuité de souffrance allait s’ouvrir devant eux.

CHAPITRE X

Les jours s’écoulèrent, ternes et monotones. Orschanow n’essayait même plus de s’arrêter en pleine déroute.

Il ne travaillait plus que très irrégulièrement.

Quand Véra, très doucement, le sermonnait, il avait parfois des accès d’exaspération, et s’attelait à la besogne, furieusement.

La violence croissante de cette nature indisciplinée effrayait Véra, et, de plus en plus, elle constatait son impuissance.

Cependant, le temps pressait, l’époque des examens approchait, et Véra tenta encore une fois de ramener Orschanow.

Sur un ton sérieux et tendre, elle lui dit qu’il ne serait pas reçu, lui demandant ce qu’il ferait après. Elle commit l’imprudence d’ajouter que la caisse de secours du Comité ne l’aiderait plus, s’il ne travaillait pas.

Alors, brutalement, Orschanow répondit qu’il n’avait pas besoin d’aide, qu’il ne vendrait pas lâchement sa liberté contre sa nourriture. Il se ferait ouvrier, vagabond, n’importe quoi, mais pas esclave.

Puis, accablé, il se jeta sur son lit et, tordant ses mains, en proie à une crise de rage et de douleur, il reprocha à Véra ce qu’il appelait son insensibilité.

— Oh, Véra, Véra ! Pourquoi me tourmentes-tu ainsi ? Ce n’est pas moi, l’homme de chair et de sang que tu aimes, c’est une entité, une formule ! Après m’avoir promis d’être mienne, tu me tortures des mois durant. Tu fais servir ma passion à ton fanatisme d’apôtre. Tu es inconsciente et cruelle !

Brusquement, Orschanow repoussa Véra, et, sans un mot, n’osant même lui dire adieu, il s’enfuit.

Véra, épouvantée, se releva et courut à sa poursuite, l’appelant.

Orschanow, sans répondre, continua sa course à travers les rues, devant les passants qui se retournaient, étonnés, inquiets même.

Et Véra, toute tremblante, sortit. Il fallait le retrouver, coûte que coûte.

En elle, une seule pensée, un seul vouloir demeurait, ne pas perdre Orschanow, le revoir, le reprendre. Mais où était-il allé ?

Véra se souvint alors des fréquentations antérieures d’Orschanow, de sa prédilection pour la Siennaya et l’île Goutouyew.

Elle marcha à grands pas, sans sentir le froid intense. La nuit tombait et Véra, plusieurs fois, faillit se perdre dans ces ruelles qu’elle ne connaissait que vaguement.

Elle commençait à se décourager, quand une idée atroce lui vint qui la fit courir de nouveau : elle vit Orschanow se jetant dans l’une des ouvertures pratiquées dans la glace, sur les canaux et la Néva.

Quand elle parvint à Goutouyew, il faisait nuit, une nuit obscure et terne de dégel.

Et Véra s’arrêta, brisée par une lassitude mortelle. Où irait-elle chercher Dmitri, dans ce dédale de fabriques, de terrains vagues, d’entrepôts, dans toute cette misère et ce grouillement où elle ne connaissait personne, où elle n’était jamais venue ? Devenait-elle folle et comment elle, si énergique, si calme d’ordinaire, en était-elle arrivée à un pareil désarroi moral ? Comment n’avait-elle pas même songé à appeler Makarow, à le lancer lui aussi à la poursuite d’Orschanow ?

Pourtant, elle était là, et elle pouvait encore espérer la chance d’une rencontre fortuite.

Alors, calmée, elle marcha au hasard.

Tout à coup, elle s’arrêta et tout chavira de nouveau devant ses yeux : la porte d’un cabaret venait de s’ouvrir et, à travers la fumée grise des pipes, elle avait vu Orschanow, attablé au fond de la boutique, la tête appuyée sur le bois poisseux de la table, tandis qu’une fille en haillons essayait de le relever, lui passait sa pauvre main rude d’ouvrière dans les cheveux.

Sans savoir, Véra entra, alla droit à Orschanow qu’elle secoua par le bras.

— Lève-toi, Dmitri.

Orschanow avait eu le temps de boire beaucoup d’eau-de-vie. Ses yeux étaient troubles et son visage d’une pâleur livide. Véra lut dans le regard d’Orschanow une indicible épouvante. Pourtant il se leva et la suivit, docilement, sans un mot. Il trébuchait contre les bancs, ne regardant personne.

D’abord, quand Véra était entrée, un grand silence s’était fait. Le cabaretier et les consommateurs regardaient, stupéfaits, ne comprenant rien. Mais des rires s’élevèrent, on se moqua tout haut de cette scène insolite.

Le cabaretier, voyant Orschanow se diriger vers la porte, l’appela : — Eh, Mitreï Nikititch ! Et l’argent ? Orschanow ne l’écouta pas, sortit, et ce fut Véra qui dut payer, tandis que la salle se tordait maintenant.

Polia, très ivre, s’était dressée. Quand elle vit Orschanow s’en aller, elle eut une trouble révolte et elle insulta Véra.

— Que viens-tu faire ici, toi, demoiselle ? Tu viens prendre les amants des autres, parce que tu es mieux nippée ! Quand on a des robes comme la tienne, on a au moins honte de se traîner dans les cabarets… car c’est bon pour nous, les perdues !

Dehors, Orschanow s’était affalé sur un tas de pierres, dans la neige. A travers son ivresse, il ne voyait et ne comprenait qu’une chose : Véra s’était trouvée tout à coup dans le cabaret du père Arkhipitch, à Goutouyew. Et comment cela était-il possible, mon Dieu ?

— Lève-toi, vieux ! Véra lui parlait durement, voyant qu’il était ivre et craignant qu’il ne la suivît pas, si elle semblait s’attendrir.

Il obéit encore et, toujours muet, suivit Véra qui le tenait par la main. Elle marchait sans savoir où elle allait, essayant de se reconnaître dans l’enchevêtrement de l’île à peine éclairée par quelques becs de gaz rouges dont la lueur vacillante saignait sur la neige. Des gouttelettes d’eau tombaient des toitures avec un bruit régulier de pluie et, dans le silence morne, des chants tristes s’échappaient des cabarets.

Tout à coup, un grand espace noir et vide s’ouvrit devant eux : c’était la mer, et ils avaient traversé l’île, tournant le dos à la ville.

Orschanow faiblissait, la tête perdue, chancelant. Il finit par glisser et tomber dans la neige.

Il ne put se relever. Sa tête roulait sur la neige et il balbutiait des paroles sans suite.

Alors, Véra le prit dans ses bras robustes et le coucha sur des madriers un peu secs. Elle ôta son manteau et l’en couvrit.

Puis elle s’assit près de lui et, machinalement, roula une cigarette.

Le dégel continuait, de longs craquements, des bruits de cristal fendu, montaient des canaux et des mares dont la glace s’ouvrait. Une buée lourde pesait sur la mer, dans l’ombre, et attiédissait l’air.

Véra, en une lassitude immense, devant sa défaite attendait. C’était fini, maintenant, aucune illusion n’était plus possible. Orschanow, après tout ce qu’elle avait cru voir germer en lui, était là, ivre, inconscient… Il en serait toujours ainsi.

Et elle, Véra, n’avait pas la force de se lever et de s’en aller reprendre sa tâche, laissant Orschanow continuer seul son douloureux chemin.

Elle se méprisa d’être si faible : elle n’avait pas su le dompter et le faire sien, et elle s’assujettissait à lui, maintenant.

*
*  *

Le réveil fut sombre, dans la lueur grise de l’aube. Orschanow se souvint de tout de suite, et il se demanda de nouveau comment Véra avait-elle pu se trouver, la nuit, au cabaret Arkhipitch.

Mais, torturé par un remords et une honte inexprimables, Orschanow garda le silence.

Il se leva, évitant de regarder Véra.

Elle vit cette souffrance sans issue, et elle ne lui fit point de reproches. A quoi bon, puisque c’était fini ?

A travers la laideur triste de l’île où la misère s’éveillait après l’engourdissement de la nuit, à travers Pétersbourg maussade, Véra et Orschanow s’en allèrent côte à côte sans un mot.

Mais Orschanow songeait, il se débattait contre l’accablement qui envahissait tout son être, paralysant sa volonté : il fallait prendre une résolution. Pourquoi suivait-il de nouveau Véra ? Où allait-il ainsi ? Il fallait là, tout de suite, s’arrêter, lui serrer la main, lui dire adieu et s’en aller.

Mais Orschanow marchait toujours. Il n’osait pas.

Une morne désespérance s’abattit sur lui, quand il se retrouva dans la cour de sa maison.

— Monte ! dit Véra, comme il s’arrêtait.

Et il monta, lentement, péniblement. Depuis un instant, un frisson glacial le secouait. Ses membres s’alourdissaient, il s’accouda à la fenêtre.

Il souffrait. Il eut voulu que Véra partît, qu’elle le laissât seul.

Tout à coup, tout vacilla dans ses yeux et il tomba. De nouveau, Véra le releva, le couchant sur son lit.

— Déshabille-toi, tu es tout trempé ! dit-elle. Et elle l’aida.

Orschanow tomba depuis ce moment dans une sorte de délire pénible.

Et Véra resta là, près de lui, sérieuse, calme, sans révolte devant l’inévitable.

Qu’importaient toute cette déchéance, toute cette souffrance, toute cette faiblesse même ! Elle garderait Dmitri, malgré tout, elle le veillerait toute leur vie durant, comme elle l’avait veillé, cette nuit.

*
*  *

Orschanow fut malade. Une fièvre intense, avec un lourd et pénible délire le tourmenta pendant huit jours.

Presque régulièrement, il se réveillait, vers le soir, il ouvrait les yeux… Et toujours, il voyait la robe bleue de Véra, sa haute silhouette souple aller et venir dans la lueur rose du couchant. Alors, pour ne pas parler, il refermait ses yeux las, et il feignait de dormir. Que lui aurait-il dit ? Et pourquoi était-elle là, obstinément, malgré lui ?

Orschanow ne parlait pas, parce qu’il ne trouvait pas le courage de lui dire la vérité : il ne travaillerait plus, il abandonnerait la vie d’étudiant, il deviendrait ouvrier et vagabond. Il renonçait définitivement à tout ce qu’elle avait rêvé pour lui comme pour elle. Et pourtant, il la désirait toujours, il la voulait sienne.

Makarow et Émilie venaient aussi, tous les soirs. Ceux-là, Orschanow ne les aimait ni ne les haïssait. Pourtant, connaissant Makarow, il comptait sur lui pour dire à Véra ce que lui, certainement, n’aurait jamais la force de lui dire.

Les jours s’écoulaient, et Orschanow se sentait revivre.

Le triomphe de la vie s’affirma un pâle matin d’avril.

Il faisait si tiède, que Véra avait ouvert la fenêtre toute grande. Le soleil entrait à flots, se jouant en arabesques capricieuses sur le parquet de sapin blanc, sur la courtepointe de soie rouge du lit.

Véra lisait, le dos tourné à Orschanow, ce qui lui fut un soulagement.

Il s’éveillait tout changé et il sentait une force nouvelle soulever ses membres redevenus souples.

Comme il faisait tiède et comme il faisait bon ! Il s’assit, sans bruit, pour rester seul, dans la volupté de l’heure.

Pourquoi avait-il tant douté de la vie, pourquoi s’était-il tant torturé lui-même ?

Et Orschanow regarda les choses avec des yeux réconciliés.

Véra… Oui, elle était là, dans toute sa beauté qui le troublait ; ses cheveux, dans la lumière, semblaient plus veloutés et plus noirs et une ligne plus pure et plus onduleuse descendait, sous le drap sombre de sa robe, de son épaule à sa hanche.

Il la désira. Mais n’était-elle pas parmi ces choses belles, ces choses attirantes qui, ce matin, souriaient au soleil.

Puis Orschanow se renversa de nouveau sur les coussins blancs.

Il avait senti quelque chose de brûlant et d’amer le mordre au cœur : il renaissait à la vie, il la trouvait de nouveau belle. Mais puisqu’il y avait entre lui et Véra, un abîme, ne devait-il pas se taire, cacher sa joie, et s’en aller ?

*
*  *

Orschanow, par voluptueuse lâcheté, prolongea sa convalescence, se disant faible, las, quand Véra le questionnait. Quand il se serait avoué guéri et assez fort pour sortir, ne lui faudrait-il pas en finir d’un mot et partir ?

Il se laissait aller à la griserie de ce renouveau, à l’amère volupté de désirer Véra, si proche et si lointaine.

Et Véra se réjouissait de le voir presque guéri et de surprendre parfois sur ses lèvres et dans ses jeux un sourire. Elle attribuait uniquement à la honte et au remord, le silence où s’enfermait Dmitri, qui répondait doucement, mais brièvement, à ses questions, et ne lui parlait jamais de lui-même.

Et Orschanow se disait qu’il pouvait bien jouir de ces derniers jours avec Véra, tristes et, pour lui, d’une ineffable douceur : après, il lui dirait bravement adieu et il irait ailleurs, n’importe où, pour que sa destinée fût accomplie… Mais pourquoi se hâter ?

CHAPITRE XI

Et ce fut ainsi, au milieu de cette quiétude mélancolique, qu’Orschanow fut surpris par une nouvelle tourmente, très inattendue et qui, pour des mois, le lia de nouveau à Véra.

Une nuit, comme il venait à peine de s’assoupir après une longue et délicieuse veillée sur les pages d’un poète aimé, Orschanow fut réveillé par Véra.

Très tranquille, sans un tremblement dans la voix, elle lui dit de s’habiller, tout de suite.

— L’un des nôtres nous a vendus. On nous cherche, moi, toi, et les autres. On est chez moi, à présent, vite, vite.

Orschanow eut un instant d’hésitation. Qu’importait le bagne ? Allait-il se lier à eux, à Véra, pour toujours peut-être ?

— Mais… je ne veux pas fuir.

Véra eut un geste d’une violence terrible.

— Viens, ou je reste aussi !

Il pleuvait. La nuit était humide et obscure. Dans le silence, on entendait seul l’infini crépitement de la pluie sur les toitures, sur les trottoirs déserts. Dans une maison voisine, une lampe brûlait, une vague lueur trouble tamisée par un rideau rose, dans la nuit.

Véra prit des sentiers, à travers les jardins, sautant des palissades et des haies, glissant dans la boue.

— Mais où allons-nous ?

Orschanow se maudissait de s’être laissé aller à l’alanguissement de sa convalescence, d’avoir été si lâche. Maintenant, il faudrait se terrer quelque part avec Véra, avec les autres, partager leur vie, pendant des mois et des mois, toujours peut-être.

Sans s’arrêter, Véra répondit :

— Makarow nous attend chez une vieille paysanne, la mère de sa maîtresse, à la campagne, pas bien loin d’ici. Heureusement, je sais où c’est…

— Mais comment ne nous a-t-on pas arrêtés tous à la fois ?

— En rentrant, vers onze heures, j’ai trouvé Prokhor, notre dvornik, posté sur mon chemin. « Allez-vous-en, Véra Nikolaïewna, m’a-t-il dit. La police est chez vous. Le barine vous fait dire de partir et de ne pas vous inquiéter de lui, car ce n’est pas à lui qu’on en veut. Il vous fera tenir de l’argent par M. Rioumine. » Et c’est tout. J’ai tout de suite couru chez Makarow, Émilie y était. Elle est partie de son côté, et moi, je suis venue. Voilà tout ce que je sais.

Qui avait trahi le Comité ? Comment la police ne les avait-elle pas cernés, tous ?

Orschanow chassa avec colère ces questions qui assaillaient son esprit. Qu’importait tout cela ?

Ce qui lui arrivait, à lui, n’était-ce pas une moquerie féroce : être persécuté pour une cause dans laquelle il n’avait plus foi, qu’il ne servait plus !

… Comme ils couraient toujours, Véra lui parla encore. — Tu verras, nous ne serons pas malheureux, là-bas. C’est la fille d’une veuve, ancienne serve. Elles vivent seules au milieu d’un immense parc, dans un pavillon que les maîtres leur ont laissé, ils habitent à l’étranger. Nous serons en pleine campagne, en sûreté et bien tranquilles… Tu achèveras de te remettre, tu te calmeras…

Orschanow eut envie de rire, méchamment. En cet instant, il haïssait presque Véra. De quel droit voulait-elle le garder, ainsi, malgré lui ? Mais non, cela ne lui réussirait pas : dès qu’il pourrait, même en dépit des pires dangers, il s’en irait… Oh, être seul, seul, libre !

CHAPITRE XII

Dans le silence de leur retraite, entourés des soins presque dévots des deux paysannes discrètes, Véra et Makarow continuaient ignorés tranquillement leur vie toute de pensée et d’étude, sans se laisser distraire par la rude secousse qui les avait pris en pleine quiétude, et avait à jamais aboli tout leur vouloir d’apostolat russe.

Orschanow s’isolait d’eux, en un farouche silence.

Il passait des heures, étendu sur son lit, ou accoudé à la fenêtre.

Il ne rêvait pas, il attendait.

Domna Vassiliewna, la veuve, petite, alerte sous sa robe noire et son grand châle de deuil, servait leur cause avec une tranquille énergie. C’était par elle qu’ils s’étaient remis en rapport avec Rioumine, qui vivait ignoré, comme ouvrier dans une fabrique. Et, toutes les semaines, elle apportait le mot d’ordre, de la part du camarade vigilant. Rioumine leur enjoignait d’attendre encore.

Et Orschanow se disait que Rioumine avait raison. On finirait par les croire à l’étranger, la surveillance se relâcherait… Mais lui, n’attendrait peut-être pas aussi longtemps que les autres.

Orschanow sentait avec mélancolie, mais sans volonté de lutte, tout ce qu’il y avait en lui de bon et de tendre s’engourdir, pour faire place à un âpre vouloir de vie libre et de solitude.

Pour éviter des explications douloureuses, il ne parlait jamais de l’avenir. D’ailleurs, il sentait sur lui l’œil scrutateur et clairvoyant de Makarow, et cela le gênait, l’exaspérant parfois même.

Makarow et Véra parlaient souvent d’Orschanow. Véra voulait le laisser libre, ne pas le pousser à bout, Makarow prévoyait qu’elle ne réussirait pas à le ramener.

— Tant qu’il cherchait sa voie dans la souffrance, tant qu’il luttait contre l’instinct jouisseur et indiscipliné qui le domine aujourd’hui, Orschanow m’était sympathique, dit un jour Makarow. Mais il a bien changé, et je n’attends plus rien de lui…

Véra aimait et elle voulait espérer.

C’était justement cette obstination de Véra à croire en son retour possible à la vie passée qui exaspérait le plus Orschanow.

Comme leur séjour chez les deux paysannes se prolongeait, en une monotonie lourde, Orschanow douta bientôt de la sagacité de Rioumine. Lui, avait son idée : s’aboucher, moyennant argent, avec l’un des patrons finnois des barques à voiles de la Baltique, et gagner ainsi un port scandinave ou allemand.

Aussi, un jour, sans prévenir les camarades, il chargea Domna Vassiliewna de transmettre son plan d’évasion à Rioumine, en lui indiquant une taverne borgne de Goutouyew où il trouverait les Finnois.

Très vite, tout fut conclu, organisé.

Dans le courant de mai, la Maria, une grande barque pontée, devait faire deux voyages sur la côte allemande. Les fugitifs se partageraient en deux groupes et s’embarqueraient sur la Maria. Orschanow, Véra et Makarow formaient le premier groupe. Rioumine, Émilie et Garnicha le second. On tira au sort le premier départ… Le hasard désigna Orschanow.

Il fallait donc attendre encore un mois. C’était long, mais au moins, la date du départ était fixée. L’incertitude douloureuse où vivait Orschanow avait pris fin, et il se rasséréna.

Pourtant, il continua à éviter ses compagnons, ne voulant ni entretenir les illusions que Véra au moins conservait à son égard, ni non plus affronter l’explication qu’il redoutait.

A l’idée de quitter la Russie pour toujours, son cœur se serrait. Jamais son rêve de vagabondage russe ne se réaliserait donc ! Puis, il y avait Vassily… Il fallait partir sans le revoir, sans même lui écrire, de peur de le compromettre…

Pourtant, ce départ, c’était la délivrance, la fin des hésitations et des tortures…

*
*  *

La date fixée par les Finnois approchait.

Du port allemand où les mènerait la Maria, les fugitifs iraient continuer leurs études et leur action révolutionnaire à Genève…

Et Véra se demandait avec anxiété ce que ferait Orschanow là-bas, une fois redevenu libre, échappant donc plus entièrement à son influence… Resterait-il seulement avec eux ?

Comme Orschanow continuait à garder le silence, Véra songea que c’était à elle à se rapprocher de lui, au lieu de le laisser seul avec des pensées qui, elle le sentait bien, le détachaient de plus en plus d’elle et des camarades.

Véra entra chez Orschanow. C’était le soir, et la lampe à abat-jour rouge éclairait faiblement la petite chambre toute simple, la table de travail où rien n’était dérangé depuis longtemps, le lit blanc et rouge, étroit, un lit de collégien.

La fenêtre était ouverte et la fraîcheur humide du parc entrait par bouffées, avec des senteurs de bouleaux et de sapins.

Orschanow était assis sur le bord du lit, la tête entre ses mains, plongé en une songerie lourde.

Véra vint, et ce fut, pour Orschanow, une diversion. Il s’y donna tout de suite, avec soulagement.

Véra resta debout, près de lui, gardant sa main dans la sienne.

Elle souriait.

— Puisque tu es si méchant et si farouche, puisque tu me fuis, il faut bien que je vienne à toi…

— Si tu veux… Ne parlons pas de ces choses… Cela me serait désagréable. A quoi bon, d’ailleurs, parler de l’avenir, tant que nous sommes ici, dans l’incertitude, captifs ? Je voudrais, Véra, que tu apprisses à te donner à l’instant fugitif, à chercher avant tout, partout et toujours, la jouissance !

— Quel prix a-t-elle, si elle ne doit durer qu’un instant, et nous laisser ensuite plongés dans un vide plus noir ?

— C’est très jeune, ce que tu dis là… Mais, Véra, ce que tu demandes, ce à quoi tu aspires toujours, c’est l’absolu, donc l’impossible ! Tu demandes à la vie ce qu’elle ne peut donner, et c’est un gage certain de désillusion et de souffrance.

— Alors, il faut vivre au jour le jour, happer avidement la volupté qui passe, sans s’inquiéter du lendemain ?

— Peut-être as-tu raison…

— Laissons venir demain sans y songer. Tout passera et, qui sait, nous serons encore un jour, ensemble.

Orschanow ne l’écoutait plus. Un trouble immense l’envahissait. Le désir brusquement rallumé oppressait sa poitrine. Il attira Véra, la renversa sur ses genoux, malgré elle. Il disait des mots sans suite.

— Oh, Véra, Véra chérie ! Pourquoi plus tard, le bonheur ? Tu ne sais pas… Tu ne sais rien ! Tu es naïve, comme une enfant, et toute blanche, toute pure… Demain, nul ne sait, ce que nous deviendrons…

Instinctivement, Véra se débattait. Pourtant, sa tête tournait, un tourbillon d’idées vagues la traversait et une fièvre soudaine soulevait toute sa chair enfin éveillée.

Orschanow écrasa violemment les lèvres de Véra sous les siennes. Tous deux tremblaient, défaillants. Véra, s’abandonnait maintenant à cette étreinte ardente qui semblait vouloir la briser.

Orschanow la garda longtemps ainsi dans ses bras, chair contre chair, en l’accablement de leur trop immense bonheur. C’était pour lui, outre l’inconscient orgueil, une jouissance nouvelle, plus lente, plus profonde, de l’avoir là, si douce et de plonger son regard dans ses prunelles pleines de caresse et de mystère. Véra le regardait, inerte, sans un mot… Et, à la longue, ce regard le troubla.

— Comme tu es autre ! dit-il enfin, frissonnant.

Il s’écarta un peu, pour admirer la lueur rouge de la lampe caressant la chair nacrée, la chair pâle de Véra, sur le fond éteint de la couverture de soie rouge fanée.

Il joua avec les boucles noires, mordit les lèvres un peu pâlies… Et toujours Véra gardait le silence.

— Parle-moi ! Sais-tu que tu me fais peur, ainsi !

Presque farouche, elle le reprit entre ses bras retrouvant leur force souple.

— Tais-toi ! Tais-toi ! Il n’y a plus rien à dire.

*
*  *

Makarow, après une furtive promenade dans le parc obscur, rentra. Autour de la table ronde où s’éteignait le samovar plaintif, Domna et sa fille cousaient en silence, les yeux baissés, appliquées et calmes…

— Où est Véra ?

Domna leva son pâle visage de nonne byzantine.

— Véra Nikolaïewna est allée chez Dmitri Nikititch.

— Depuis longtemps ?

— Depuis longtemps…

Il était onze heures.

Makarow se tut. Il s’accouda à la fenêtre. Le parc dormait et sa respiration puissante montait dans l’obscurité à peine attiédie.

Une tristesse envahit Makarow, un sourd malaise. Il ferma les yeux. Une vision traversa son esprit, qui le brûla : Orschanow, Véra…

Makarow se méprisa.

— Au diable ! Est-ce que ce sont mes affaires ? Elle souffrira… soit ! mais moi, je n’en suis pas moins un cochon. J’ai frissonné désagréablement, quelque chose, une bête de nuit, inconnue, m’a pincé au cœur… Oui, oui, une jalousie de brute !

Et il cracha, s’éloignant de la fenêtre. Il prit ses cahiers, ses livres et se mit au travail avec une ardeur un peu nerveuse, cependant.

*
*  *

Orschanow et Véra ne se cachèrent pas. Ils s’étaient tus pourtant, le matin, mais leurs visages pâles rayonnaient de joie intérieure, et ils ne se quittaient plus une seconde.

Orschanow surtout avait changé, rajeuni, embelli, se redressant, les cheveux au vent, l’œil ravivé.

Pour la première fois depuis qu’ils vivaient là, Orschanow causa et rit, plaisantant, improvisant des vers sur la Maria, son amoureuse, lente à venir le prendre.

Et Véra, heureuse, le regardait et souriait.

Elle apprenait de lui à se donner à la joie de l’heure fugitive et à ne plus songer au lendemain qui, pour eux, ne devait pas exister.

Pourtant, en pleine griserie d’illusion, ni l’un ni l’autre ne savaient cela.

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Des brumes monotones sur une houle terne, de grands vents glapissants sur la triste Baltique. Un port enfumé, des docks puissants, un décor vigoureux et sévère sous un ciel sans sourire. Puis, des plaines et des plaines, sablonneuses ou fertiles… Enfin les hautes montagnes et les vallées romantiques de l’Allemagne du centre…

A Genève, c’était le printemps.

Grave sans être morose dans sa vallée aux montagnes éloignées, sans heurts de lignes ni de couleurs, avec le miroir calme de son lac et la coulée profonde du Rhône, Genève souriait, dans sa parure de marronniers et de platanes.

Propre, d’une coquetterie effacée, sans couleurs vives, sans bariolage de costumes, sans gaîté apparente, Genève était jolie.

Sur les bords de l’Arve rapide et boueuse, le faubourg de Plainpalais, le quartier des étudiants, au pied de la colline de Champel et de la Roseraie.

Là, nichait toute une Russie jeune et pleine de vie, quoique meurtrie déjà. Là, loin des ténèbres et de l’épouvante, au grand soleil, les audaces et les espoirs révolutionnaires s’épanouissaient, libres, ardents.

Des assemblées orageuses, des clubs retentissants, une ardeur débordante, surtout, beaucoup de sincérité jeune.

Dès le premier jour, en cette atmosphère propice, Makarow et Véra avaient respiré, soulagés, presque radieux, malgré leur rude défaite, là-bas.

Les sens apaisés de Véra la troublaient moins déjà, et, au delà des joies souhaitées pourtant de l’amour, Véra aspirait, en lutteuse, à se reconstituer une vie, à retrouver la saine griserie du travail et le calme de l’esprit.

Orschanow, charmé par les aspects souriants des choses nouvelles, se donnait tout entier à la joie du soleil.

Dès l’aube, comme là-bas, à Pétchal, il sortait sur la route et errait, au hasard, entre les champs où les semailles frissonnaient sous le vent léger, entre les haies vives toutes étoilées de fleurs, entre les bois de chênes enchevêtrés de broussailles épaisses.

D’autres fois, c’était à la conquête de la ville qu’il allait, seul, sans guide, devinant les coins de beauté ou de silence.

Il trouva aussi les vieux quartiers de la Genève de Calvin, la grande cathédrale de Saint-Pierre, privée de ses beautés intérieures par le protestantisme iconoclaste, mais belle encore, de tout le sombre rêve des siècles accumulés entre ses murailles puissantes, brunies, roussies. L’évêché transformé en prison, dans le silence et l’abandon de ruelles mortes, si vieux que ses murs tout rouges nourrissaient une mousse épaisse, d’un vert humide.


Un jour Orschanow reçut une première révélation du midi.

C’était rue des Corps-Saints. Des gouttes de soleil pleuvaient sur le pavé noirâtre et les vieilles maisons obscures, prenaient des teintes de brun chaud et doré.

Là, il y avait des rouges ternis, à côté de bleus verdâtres, des jaunes canaris côtoyant des vermillons pisseux… Les laideurs noires ou grises étaient rares…

On parlait fort, on chantait. Dans une échoppe pauvre de cordonnier, on jouait de la mandoline, avec, pour accompagnement, le martellement sourd du maillet de bois sur le cuir des semelles neuves…

*
*  *

Orschanow ne travaillait toujours pas, s’abandonnait au délice des jours errants et des nuits ardentes où il étouffait tyranniquement sous ses caresses les reproches de Véra.

En lui, de la posséder, un orgueil et une jalousie étaient nés. Et, quand il la vit donner une partie de son ardeur à cette vie d’étudiant qu’il haïssait maintenant, il souffrit.

Parfois, elle s’attardait aux réunions, tandis que lui, enfiévré, torturé, l’attendait.

Pourtant, quand elle le conviait à ces assemblées, il refusait violemment.

Seules les journées de solitude, de silence et de volupté lente, sans heurts et sans fatigue, le calmaient et lui étaient réellement douces…

Et puis, depuis qu’il avait pris Véra, au lieu de l’esclavage définitif qu’il prévoyait et qu’il redoutait, il se sentait libre.

Peu à peu, le désir de s’en aller, de devenir le fier vagabond conquérant des horizons, s’affirmait en lui et le dominait.

Il finit par pressentir toute la volupté mélancolique du départ, de l’abandon de Véra.

Elle n’en mourrait pas : elle savait où se réfugier et de quoi se délecter.

Orschanow s’abandonna à son cher rêve avec délice et orgueil.

Les camarades et Véra elle-même précipitèrent l’inévitable dénouement.

Ils tentèrent encore de le reprendre, de le soumettre. Ils lui parlèrent fraternellement et avec ardeur.

C’était chez Véra, un soir. Pâle, angoissée, elle le regarda, l’œil tout assombri de reproche.

— Serais-tu donc lâche, Dmitri ! Il faut travailler, lutter, être homme. Non, tu ne peux être lâche. Va, demain, te faire inscrire à la Faculté, travaille.

Orschanow se leva.

— Lâche ? Non, c’est vous qui l’êtes, prophètes d’une liberté problématique dans mille ans et qui n’avez pas le courage de secouer tout de suite le joug de la société imbécile et des choses meurtrières ! Lâche, Véra, celui qui t’a faite sienne, qui a fait vibrer quelque chose de son âme au plus profond de ta chair ! Soit, je disparaîtrai, je m’en irai, mais tu resteras mienne, Véra, et rien ne m’arrachera de toi, jamais. Laissez-moi ! Laissez-moi seul !

Et il alla à la fenêtre, s’appuyant le front contre la vitre. Il souffrait. Une révolte surtout grondait en lui.

Il entendit Garnicha dire : — S’il était parti, depuis le temps qu’il menace de s’en aller, il serait bien loin !

Furieusement, Orschanow haussa les épaules.

Les camarades partis, Véra essaya de lui parler, doucement. Alors, de nouveau, il la prit, la poussant vers le lit. Elle se révolta, lutta.

Orschanow était aveuglé par la colère et le désir. Ils se tordaient, l’un contre l’autre, en une lutte orageuse.

— Brute ! Lâche ! râlait Véra, pâle, avec une barre dure entre les sourcils.

Enfin, tous deux, roulèrent à terre.

Ce rut sauvage et cruel soulevait le cœur de Véra de dégoût et de honte.

Orschanow se releva. Sous sa main, le poignet droit de Véra avait saigné. Elle était pâle, elle n’avait pas répondu à son étreinte, elle lui en voulait.

Quelque chose s’était brisé.

Sans un mot, elle sortait.

Orschanow se jeta sur son lit et chassa tout souvenir, toute pensée, en un immense besoin d’apaisement.

Le lendemain, adouci, calmé, il alla s’agenouiller devant Véra, qui lisait, assise dans sa chambre. Il lui prit la main.

Puis, tout à coup, il remarqua la meurtrissure qu’il lui avait faite la veille. Alors, désespérément, il pleura.

— Pauvre, pauvre Mitia, dit-elle, avec une tendresse triste. — Jamais plus tu ne seras des nôtres…

— Tu sais bien que je t’aime.

— Ton amour est comme tout en toi, tourmenté, fou. Pourtant, tu m’es si cher !… Restons là, l’un près de l’autre, sans rien dire, sans rien espérer…

Le reste de la journée s’écoula en une mélancolie profonde, douce… Le soir rose glissa sur les arbres dorés de la promenade, sur le mur blanc de la chambre.

Véra sortit. Orschanow sentit une grande paix descendre en son cœur rasséréné…

*
*  *

La fenêtre était restée ouverte et une lueur bleue coulait sur les planches du parquet. Dans le grand silence du faubourg, les voix diverses des coqs claironnaient un réveil hâtif. Des sabots d’ouvriers matineux claquèrent sur le trottoir.

Orschanow se réveilla en sursaut, se rappelant qu’il avait quelque chose d’important à faire, ce matin-là.

Il se souvint : c’était fini ; il allait partir.

Son cœur se serra un peu, pour une seconde. Puis, il se leva, d’un bond. Il était joyeux, il avait envie de chanter.

Pourtant, tandis qu’il s’habillait, mettant ses vieux vêtements d’ouvrier de Pétersbourg, il se calma, et se plongea peu à peu dans l’atmosphère de sérénité qu’il avait prévue la veille…

Il griffonna quelques mots d’adieu à Véra, simples, sincères, doux, comme était son âme en cet instant.

Puis, il sortit.

Le soleil se levait à peine, derrière les dentelures aiguës des monts Voirons… Une lueur opaline enveloppait les choses et une brise légère passait dans la ramure des arbres, secouant une pluie fraîche de rosée.

Orschanow prit la route de Savoie qui s’en allait, blanche entre les campagnes vertes, vers les ondulations molles du Mont-de-Sion.

Le jour était limpide et joyeux. Orschanow s’éloignait à grands pas, sentant des sources ignorées de vie et de puissance sourdre en lui.

La force et la souplesse de sa chair s’harmonisaient avec cette joie intérieure et il se s’entait capable de marcher ainsi, toujours, à la découverte du monde, des horizons les plus lointains.

Enfin, c’était donc fini, il avait eu le courage de tout abandonner, même Véra, de partir, de se faire libre…

Et Orschanow s’en alla ainsi dans le soleil du matin de mai…

CHAPITRE II

Au sommet de la côte de Copponex, un grand chêne tordait ses bras robustes, aux bourgeons épanouis. Contre son tronc puissant, un pommier sauvage avait poussé, étendant au-dessus de la route ses branches constellées de fleurs blanches, avec une goutte de sang sur chaque pétale.

Des primevères couleur de citron et des anémones carminées semaient leurs taches vives sur le velours sombre de la mousse.

Plus loin commençait une haie, avec la floraison candide des blossiers, les prunelliers épineux de la montagne.

Sur le plateau, au bout du champ, une ferme dressait sa silhouette pesante, une de ces vieilles fermes de la Savoie, carrées, basses, à moitié enfouies en terre, et couvertes de tuiles plates noircies par le temps.

Une fumée bleue montait toute droite, dans le rayonnement doux du soir, tranquille.

C’était la fin du printemps, et une haleine puissante de vie et de fécondité se mêlait à l’odeur du logis pauvre : relent d’étables et d’oignons frits, rancis.

Orschanow, vêtu d’une blouse, avec un petit baluchon au bout d’un bâton, s’en venait sans hâte, jouissant du calme de l’heure, dans la simplicité sans âpreté du décor.

Depuis deux mois, il errait ainsi à travers la Savoie, de hameau en hameau, de ferme en ferme.

Jadis, là-bas, en Russie, il avait appris des ouvriers auxquels il aimait à se mêler, bien des petits métiers : charronnage, maréchalerie, menuiserie.

Et c’était d’ailleurs si simple, dans ce pays primitif, chez les paysans savoyards : on demandait la soupe et le coucher, en échange d’un coup de main, d’une réparation quelconque.

En Orschanow, les souvenirs douloureux des derniers mois s’étaient apaisés. Tout cela lui semblait si lointain, maintenant qu’il ne reverrait jamais Véra, et que tout était fini, pour toujours.

Il n’avait pas oublié Véra, et la silhouette aimée passait souvent dans ses rêves, embrumée de mélancolie. Mais Orschanow, au lieu d’un regret et d’un déchirement douloureux, éprouvait la volupté profonde du renoncement…

Oh, être seul, être libre, inconnu, sans attaches ni entraves sur la terre accueillante et douce aux errants ! S’endormir en des abris de hasard, où on ne possède rien, où on ne tient à rien, et le lendemain, s’en aller plus loin, vers d’autres décors, parmi d’autres êtres… et ainsi toujours !

C’était surtout à cette heure préférée du crépuscule qu’Orschanow ressentait la douce mélancolie de toutes ces choses qu’il avait devinées depuis longtemps et dont l’attrait l’avait vaincu…

Orschanow s’approcha de la ferme. Dans la cour, assise sur le seuil moussu, une vieille femme en tablier bleu et en bonnet blanc épluchait des légumes.

Orschanow salua, demandant s’il y avait du travail. La vieille le regarda fixement.

— Et d’où que vous venez comme ça ?

— De Sergy, où j’ai fait des réparations chez M. Mouchet, le fermier du comte.

— Ah… Alors vous cherchez de l’ouvrage ?

— Eh oui, ma bonne dame.

— Ça dépend, si c’est pour de l’embauche ou pour coucher… Vu que l’embauche, y en a pas. C’est pas le moment… Pour la fenaison, je dis pas… Mais maintenant, y en a pas. Quant à pour coucher, je dis pas, ça se peut tout de même. Seulement, y en a déjà un, de voyageur, qu’il est venu… Et pis vous, ça fait deux… Quand même, d’ici à la ferme de chez Bozon, y a ben quatre lieues… C’est ben loin. Ben, si vous voulez coucher, vous pourrez faire le bois et le rentrer… L’autre, il est allé s’aider à mon homme, pour couper de l’herbe, que ça fait profiter les vaches. Vlà, y aura un pot de soupe pour vous. Quand y en a pour quatre, y en a pour cinq.

Orschanow posa son baluchon. Une grande fille blonde, d’une robustesse d’homme, le visage sérieux, sans sourire, lui donna une hache et lui montra un tas de racines de chêne.

— Vlà. Quand vous aurez fini, vous y mettrez là, sous la remise, derrière le char à échelles.

Et les deux femmes reprirent leur travail, sans plus faire attention à Orschanow qui, à deux pas, fendait le bois noueux et dur. Elles échangeaient parfois quelques réflexions en patois.

*
*  *

Une salle carrée, au plafond en poutres épaisses et enfumées où pendaient des jambons et des chaînes d’oignons secs. Aux murs noircis, des rayons avec de la vieille vaisselle de terre et, rangés sur le manteau de la grande cheminée, des ustensiles de jadis.

A l’antique crémaillère de fer, vestige de la vie nomade oubliée, la grosse marmite de fonte pendait dans la flamme claire des sarments.

Sur la table, une lampe à pétrole, les pots à soupe, coniques, avec des dessins verts et rouges sur l’émail grossier, et la miche de dix livres, énorme et bise.

Sur les bancs polis par l’usage, les hommes s’assirent, lourds, avec leur ossature puissante et leurs muscles épais, sous la blouse et le pantalon de futaine. Aucun n’avait ôté son chapeau. Les femmes servaient, les manches retroussées.

Le patron, un vieux au visage racorni et rasé, versa le vin dans les verres épais. L’autre trimardeur, un blond trapu à la moustache tombante sur la bouche ferme et bonne, l’œil bleu, très franc, semblait gêné. Alors, le fermier dit, avec son accent traînant.

— Allons, vous autres, faut pas avoir honte. Quand on offre la soupe, c’est de bon cœur, ben sûr. Y vaut mieux demander que voler, pas vrai ? Pis, ça peut arriver à tout un chacun, ça, de pas trouver de l’ouvrage. C’est pas en cette saison qu’on connaît le feignant du bon ouvrier, c’est au moment des gros ouvrages. Allez, faut trinquer avec nous autres, pour montrer que vous êtes pas plus couillons que le monde !

Depuis son départ de Genève, Orschanow observait curieusement ce peuple d’une autre race, sans la mélancolie résignée et le vague mysticisme du paysan russe, moins travailleur et plus contemplatif.

« C’est le travail, l’inique, l’éternel travail qui les a rendus ainsi, pensait Orschanow. Ils sont comme leurs bêtes de labour, et ils n’ont pas le loisir de lever la tête et de regarder autour d’eux l’horizon libre, de respirer en paix l’air qui est à tous… Oui, ce sont la vie sédentaire, la propriété, la famille, le travail, tout ce qui fait la société qui les abrutit et les tue, les maintenant courbés vers le sol, dans l’âpre lutte de toute heure, qui les durcit et les enlaidit. »

*
*  *

Dans le fenil poudreux, comme ils se couchaient côte à côte sur les gerbes molles, les vagabonds parlèrent. De leur vie, ils se contèrent ce qu’ils voulurent, surtout Orschanow qui cachait son passé d’intellectuel, se disant ouvrier russe émigré.

Antoine Perrin lui, était du Bugey. Pendant qu’il était au service, son père était mort, et on avait vendu leur bien. Alors, en rentrant, ça l’avait dégoûté, et il était parti, gagnant sa vie, parce qu’il restait un bon ouvrier, respectueux du travail, de l’ouvrage, comme il disait, et plein de dédain pour les vagabonds ordinaires, tous des feignants et des chapardeurs.

Orschanow lui plut, parce qu’il sentit en lui un homme sûr et sans malice, sur lequel on pouvait compter et qui ne mettrait pas les camarades dans de sales pétrins, comme ça arrive si souvent.

Après un long silence, Perrin, qui avait réfléchi, finit par dire. — Si tu veux, demain, on partira ensemble. On s’embêtera toujours moins, quand on sera deux, puis, ça vaut mieux pour toi, vu que t’as pas l’habitude de chez nous. Tu pourrais tomber avec des mauvais bougres qui te foutraient dedans. C’est que c’est vite fait tu sais.

— Ça va bien…

Perrin plaisait à Orschanow. D’ailleurs, quand il l’ennuierait, il n’avait qu’à le quitter. Cette association provisoire avec un trimardeur, un ouvrier, lui souriait, comme tout ce qui venait du hasard de la vie errante.

Et ils s’endormirent insouciants, sans regrets ni inquiétudes : ils étaient jeunes et forts, et la route était là, accueillante pour tous, menant loin, n’importe où. Et partout le soleil luisait… et l’homme mangeait du pain.

CHAPITRE III

Un flot de vie et de gaîté roulait sur les quais aux dalles blondes. Des richesses s’accumulaient, variées, mêlant leurs taches de couleur, au sortir des wagons poudreux.

Il y avait là des tas de planches en bois du Nord, d’une teinte fraîche et pâle, avec des larmes de résine rose, des tonneaux de soufre d’Agde, avec de minces filets d’un jaune verdâtre entre les douves sèches, des sacs de plâtre livide, des fûts de vin teintés de lie violette, des caisses de couleurs en poudre, tachées d’indigo sombre, de vert émeraude, de safran clair, des barils de minium poudrés de rouge violent…

Sous le soleil déclinant l’eau des bassins s’irisait de reflets tendres, avec des fourmillements d’or liquide dans les vagues remous.

Les hautes maisons noires de la Joliette dardaient le regard songeur, le regard nombreux de leurs fenêtres sur la mer tranquille où attendaient les navires, ceux qui arrivaient et ceux qui allaient partir.

C’était le soir, et les débardeurs des Transatlantiques avaient fini de charger le Saint-Augustin, en partance pour Oran. Maintenant, ils se reposaient, étirant leurs bras puissants.

Ils portaient des pantalons de toile bleue, tachés de goudron et d’huile, le torse moulé en des maillots bleu et blanc, la ceinture de laine rouge très lâche, retombant sur les hanches.

Quelques-uns avaient des bérets de matelots, et d’autres arboraient de vieilles chéchiyas déteintes de zouaves et de spahis, défroques africaines.

La lumière chaude, déjà rosée, caressait leurs cous musclés et les méplats de cuivre de leurs visages de types différents, les uns troubles et indéfinissables, les autres purs et beaux.

Orschanow s’habillait comme eux maintenant, et, après à peine un mois, il parlait leur jargon, moitié provençal, moitié matelot, émaillé de mots lointains, arabes ou chinois, et qui avait une saveur poivrée, méditerranéenne.

Perrin avait conservé son pantalon de futaine et le chapeau de son pays. Pourtant, il avait dû échanger sa blouse contre un maillot, à cause des moqueries qu’il accueillait mal.

Il était venu à contre-cœur dans ce Midi étranger, au bord de cette mer qui lui faisait peur. Il avait subi l’ascendant d’Orschanow et l’avait suivi.

Orschanow avait été ébloui et grisé par la Méditerranée, après les ports enfumés et moroses du Nord, après l’inclémence de la mer sans sourire.

C’était bien la mer classique, la mer étincelante, vivante dans la gloire du soleil, celle qui avait caressé de son flot violet les côtes de lumières où était née la pensée humaine… Elle était aussi la grande route qui mène à tous les pays de rêve.

Orschanow l’aima, se donna à elle, depuis le matin d’opale où, des crêtes blanches de la Nerthe, il l’avait aperçue pour la première fois.

Et cette plèbe maritime, si bruyante, si éclatante dans ses oripeaux, si colorée en sa misère étalée, aux senteurs violentes, dans la fermentation chaude de son sol fécond !

*
*  *

Devant les admirations d’Orschanow, Perrin haussait les épaules.

Bien sûr, il y avait là des richesses, du travail. On trouvait du pain à manger, mais il fallait tout de même se méfier de tous ces « mocos » qui vous sautent au cou sans vous connaître et qui, s’ils peuvent, vous font la peau par derrière, pour dix sous !

Perrin avait vite démêlé la ruse et les passions brutales, impulsives, sans frein, sous l’apparente bonhomie des gens du Midi.

Il ne les aimait pas, lui qui ne pouvait les regarder en artiste, comme Orschanow, les admirer comme de belles choses dans une belle lumière. Il ne savait pas faire abstraction de leurs laideurs et de leurs déchéances morales. Pour lui, c’étaient des mauvais bougres, des sournois qui jouaient du couteau. Il ne fallait pas s’emballer.

Orschanow avec sa souplesse de Slave, savait entrer dans tous les milieux, semblait s’assimiler toutes les habitudes, tous les parlers, tout en restant lui-même.

Les débardeurs l’aimaient mieux que Perrin, anguleux et fermé. Ils l’appelaient le « Russe » et disaient que c’était un bon zig.

*
*  *

Orschanow, était assis sur le bord du quai, ses pieds nus ballants au-dessus de l’eau, où flottaient des fragments de liège et des lambeaux d’affiches rouges et jaunes. Il rêvait.

Près de lui, un grand Piémontais l’oreille droite percée d’un petit anneau d’or, se sanglait dans sa ceinture qui, tombait à terre, s’enroulait comme un serpent de feu.

Le petit Henri, un gamin déhanché, au profil de chèvre malicieuse, chanta :

Suona, suona la campana,
Suona a matine suona !

Comme personne ne reprenait le refrain, il fit la roue.

Les autres, le dos à un tas de sacs, fumaient la pipe, s’entretenant des bateaux.

L’arabe Slimane, à demi couché par terre traçait avec le doigt des arabesques dans la poussière chaude des dalles.

… Des ouvrières passèrent, en cheveux, la jupe rouge, le tablier à fleurettes, comme des demoiselles. Chacune portait son ouvrage plié dans un foulard. Elles coulèrent un regard aguicheur vers les débardeurs qui se redressèrent, bombant leurs pectoraux. Elles firent une moue et se mirent à rire.

Un gros chien noir se jeta dans le bassin, et les hommes le regardèrent nager, le museau hors de l’eau. Autour de lui, de grands cercles d’or rouge allaient en s’élargissant, jusqu’à la coque sombre des navires.

Orschanow se laissait bercer par le calme de l’heure.

Il regardait, en face, la jetée et les Forges de la Méditerranée, où le grand martellement sourd, la plainte du fer s’était tu, et où étaient mouillés les monstres géants des Messageries Maritimes, les courriers lointains des Indes, de la Chine et des îles d’Océanie.

Au delà c’était Arenc et le Lazaret, et le Môle des Abattoirs où passaient des silhouettes mélancoliques d’Arabes en burnous fauves, convoyeurs de moutons algériens.

Plus loin, l’anse arrondie de l’Estaque, puis la côte qui filait, qui s’abîmait dans la brume rose du large.

A gauche, au-dessus du Port-Vieux et des voiliers, au-dessus des forts Saint-Jean et d’Entrecasteaux, Notre-Dame-de-la-Garde brûlait étincelante, dans l’incendie rouge du soleil couchant.

Un souffle puissant de vie, un appel tyrannique vers les horizons lointains, comme un sortilège subtil et irrésistible montait de Marseille et de ses ports.

Pour la première fois, Orschanow se dit que là, sur ce quai, ne finissait pas l’Univers, qu’il y avait là-bas, au delà de la mer berceuse, les terres de soleil et de silence, qu’il y avait l’Afrique…

CHAPITRE IV

Derrière les crêtes blanches de la Nerthe, le soleil se levait, carminé, sans rayons, dans un ciel d’un violet pourpre, limpide, profond.

Sur les quais, le travail recommençait, avec le grondement continu des lourds camions attelés de huit ou dix énormes chevaux, percherons massifs, à la croupe carrée, au col puissant sous les hauts colliers à sonnailles.

Les ouvriers filaient vers les ergastules, avec le bruit mou des espadrilles ou des pieds nus sur le pavé poudreux.

Le va-et-vient affairé des marchands ambulants, la large manne d’osier sur la tête, commençait avec leurs longs cris, chantant sur toutes les gammes le zézaiement de leur patois.

Un flot de lumière rouge coula sur les maisons, sur les navires, sur les dalles des quais, se brisa en myriades d’étincelles sur les rides légères de l’eau dans les ports tranquilles.

Orschanow et Perrin, avec leurs couffins de hardes, s’en allaient dans la joie du matin derrière la silhouette déhanchée du petit Henri, qui gambadait et continuait ses singeries cocasses.

Perrin, songeur, réfléchi comme à son ordinaire, suçait sa pipe. Il regardait droit devant lui : après la secousse, l’étonnement extrême de l’arrivée à Marseille, il s’était très vite habitué et il n’éprouvait plus aucune curiosité pour les décors maritimes. Il s’inquiétait des petites affaires quotidiennes et surtout de l’ouvrage.

Depuis quelques jours, des portefaix nouveaux avaient ébranlé les prix, aux bateaux, et le petit Henri en avait profité pour décider Orschanow et Perrin à aller chercher de l’embauche à la Fontaine des Tuiles, du côté de l’Estaque.

C’était bien plus rigolo. C’était surtout ailleurs, et autre chose.

Le petit Henri ne pouvait pas vivre deux jours dans la même rue, dans le même quartier. C’était un vrai enfant du pavé marseillais, épris de maraude et de vagabondage, « un nervi dans l’âme », comme disaient ses collègues marseillais.

Perrin avait bien un peu hésité. Ce diable de gosse avec ses mauvaises singeries et son goût de chiper, finirait bien sûr par les foutre tous dedans, un jour.

Pourtant, une fois de plus, Perrin suivit Orschanow qui, lui, préférait continuer à trimarder à travers Marseille, comme ils avaient trimardé à travers la France.

De plus en plus, à mesure que le Russe prenait de la force et de l’envergure, qu’il devenait un rude ouvrier, Perrin se sentait de l’estime, du respect même pour lui. Il n’y avait pas à dire, le Russe savait bigrement bien se débrouiller à présent.

Puis, il connaissait mieux les nouveaux métiers qu’on était obligé de faire dans ce pays.

*
*  *

Orschanow marchait allègrement, les yeux levés sur la beauté des choses, leur découvrant ce matin-là des harmonies nouvelles de lignes et de couleurs.

Ils suivirent le quai du Lazaret. Il y avait là un fouillis de navires de faible tonnage, petits vapeurs irréguliers, rouillés, fatigués et portant des noms sonores, de vieux noms de voiliers : San Irénéo, Cartaghène, Santa Mater Dolorosa, Cadix, Eleni Proti, Corinthe, Stella Maris, La Plata

Ils attendaient là, leurs équipages dispersés dans les quartiers saures de la vieille ville, d’autres départs, d’autres rêves bercés sur d’autres houles.

Et Orschanow songea pendant un moment à se faire matelot.

Depuis le soir où il avait rêvé sur les dalles de la Joliette, en regardant partir le Saint-Augustin, pour Oran : l’Afrique le hantait, l’Afrique musulmane surtout.

Il songeait à ses propres atavismes d’Islam, à travers toute la lignée maternelle, tartare et nomade.

Orschanow, comme le matin où il avait quitté Genève, Véra et son ancienne vie, sentait un flot de vie recouvrée, d’énergie, le soulever tout entier, le jeter à la conquête du monde.

*
*  *

Petit Henri n’avait pas menti : on les avait embauchés pour piocher et brouetter la terre ardente au fond des carrières, ouvertes comme des plaies saignantes au flanc vert des collines couronnées de pins maritimes.

Sous le soleil brûlant, dans la poussière sanguine, ils avaient peiné tout le jour, parmi des Piémontais silencieux et des Siciliens sauvages.

A eux deux ils pouvaient gagner six francs par jour : avec cela ils seraient heureux.

Petit Henri, le gosse imberbe, grimaçant, aux yeux verts et louches, proposa, quand ils furent sortis du chantier :

— Si qu’on allait manger le pain, le fromage et la sardine sur la jetée de l’Estaque ? Mêmement que j’ai fait péter[9] une couple de moulans[10] à une femme dans son panier.

[9] volé.

[10] Pêches.

— Bougre de nom de Dieu de voleur ! jura Perrin qui s’indignait de ces rapines du gosse.

Orschanow, lui, restait indifférent. Petit Henri était drôle, comme une bête maligne. Il semblait une fleur bourbeuse poussée dans la fermentation chaude du pavé méditerranéen. Cela ne suffisait-il pas ?

Ils allèrent s’asseoir parmi les grands blocs noirs, les brise-lames de la petite jetée blanche enserrant un bassin vaseux, presque stagnant, peuplé d’algues brunes où jouaient des crabes obliques que le gosse appelait des favouilles.

Perrin mangea lentement, posément, le pain et le fromage, la nourriture de son pays ; les sardines, il n’y tenait pas, trouvant que ce n’était pas nourrissant.

Orschanow, qui mangeait très vite, s’était installé, à moitié couché sur le dos entre deux blocs lisses, face au golfe.

Là-bas, très loin, Marseille fumait, noyée d’or rose, avec les flammes innombrables des vitrages et les feux encore pâles des phares et des navires qui s’allumaient.

Vers la droite, c’était la silhouette haute de la Bonne Mère sur son rocher de craie couleur de braise, puis en des transparences allant du rose sombre des falaises d’Endoume, par le rose incarnadin des rochers arides de la Madrague de Montredon, au violet profond de la mer, une houle de lumière qui baignait et effaçait les îles… Seul, très loin, le roc aigu et sombre de l’île de Maïre flambait au milieu des eaux obscures.

Le grand œil changeant du phare Planier cligna au large.

Un soupir continu, immense, montait du mystère de l’eau assoupie, passant peu à peu à des bleus froids, à des bleus noirs d’abîme…

Orschanow éprouvait une sorte d’engourdissement voluptueux.

Il pensait, comme en rêve, sans émotion et sans hâte, qu’il ferait bon, par un soir pareil, un soir de calme et d’anéantissement, partir vers les terres inconnues d’outre-mer, avec, au cœur, une mélancolie très douce, sans aucune amertume, avec un renoncement définitif à tout son passé, à tout ce qui avait été lui-même, et avec le pressentiment qu’il ne reviendrait jamais.

CHAPITRE V

Onze heures, en été, sur les quais, dans les rues. La fièvre du travail s’interrompit brusquement.

Le roulement des wagons, des camions pesants, le grondement perpétuel de la ville maritime, s’étaient tus pour un instant, dans l’accablement de la méridienne.

Des flots de lumière dorée coulaient sur les maisons de briques roses de la place de la Joliette, sur la poussière surchauffée des quais, sur l’eau violette des ports, immobile, lourde, comme épaissie dans la chaleur, où de grandes taches métalliques, huileuses, oscillaient doucement.

Au milieu de la place, sous des tentes légères en toile grise à raies rouges, des éventaires se chargeaient de victuailles, aux couleurs et aux parfums violents : tomates saignantes, poivrons verts, olives noires, piments rouges, gros oignons violacés, charcuteries racornies, poissons frits à l’huile, d’un brun doré, étoilé de tranches transparentes de citrons, citrons entiers, tout en or verdâtre, parmi l’écaille noire des moules, lourds raisins muscats, couleur de miel pâle, pains blancs et légers, cerises d’un grenat noirâtre.

Tout un régal des yeux, à côté des petits fourneaux improvisés avec de vieux bidons à pétrole défoncés où cuisaient les mets poivrés et jaunis au safran de la cuisine marseillaise.

Des vapeurs d’huile montaient de ces étalages et des nuées de mouches bourdonnaient.

Quittant les quais, des hommes demi-nus, des débardeurs excédés de fatigue et de chaleur vinrent en bandes.

Ils s’arrêtèrent d’abord près de la fontaine et, les uns après les autres, se lavèrent les mains qu’ils secouèrent simplement pour les sécher.

Puis, ils allèrent se presser en masse houleuse et compacte devant les éventaires.

Les plaisanteries grassement patoisées, les marchandages, les offres, les discussions allaient leur train, et les sous de cuivre tombaient avec un bruit sourd et continu, sur les planches.

Et, de toute cette foule affamée, un fumet sauvage de sueur mâle montait sous le soleil.

Orschanow s’était fait aux nourritures huileuses et pimentées, aux oignons crus, aux olives.

Perrin haussait les épaules, préférant emporter un bon litre de vin blanc, avec un pain et un morceau de fromage, des choses comme chez eux, qui vous tenaient au moins au ventre, disait-il.

Portant leurs papiers gras sur le plat de la main droite ouverte, le pain sous le bras et la bouteille à l’autre main, les ouvriers coururent occuper les places à l’ombre des maisons, le long du quai. Assis sur le bord du trottoir, les pieds dans le ruisseau sec où traînaient de la paille et des ordures, ils mangèrent avidement, sur leurs genoux.

A chaque instant, un bras se levait, avec une bouteille rouge ou blanche, une tête se renversait en arrière, les muscles d’un cou bronzé se tendaient et saillaient dans la découpure ronde du maillot.

Orschanow avait toujours fini de manger avant les autres et s’étendait sur les dalles un peu fraîches du trottoir, son béret sur les yeux, non pour dormir, mais pour rêver.

*
*  *

Il était las et tranquille, sans désirs.

Il pensait à sa vie nouvelle et il s’étonnait qu’il lui eût été si simple, si facile, après les souffrances et les hésitations des dernières années, de se faire libre et heureux, du seul bonheur accessible à sa nature.

Il lui avait suffi de s’isoler, de descendre dans ce milieu simple et rude où il vivait à l’aise, accepté de tous parce qu’en apparence, il agissait et parlait comme eux, et où, pourtant, il demeurait le solitaire qu’il avait toujours été et qu’il resterait.

Au contraire des intellectuels, les pauvres et les simples ne tourmentaient pas Dmitri, parce qu’ils ne faisaient jamais incursion dans le monde fermé de sensations et d’idées où il vivait et dont l’existence même leur échappait.

Pour être libre, il faut être seul, toujours, partout, surtout parmi les êtres.

Orschanow plaignait les hommes de leur misérable besoin de vivre en collectivités morales, de se grouper, de s’embrigader en commun, de tendre leurs cous vers le joug écrasant et l’insupportable tyrannie de l’opinion des autres.

Orschanow, errant et isolé dans un monde où il pouvait rester à jamais un inconnu, était réellement libre.

Il pensait et agissait à son gré, et personne ne pouvait prétendre contrôler ses pensées car il lui suffisait de s’en aller, au moindre choc, de reprendre la route.

… Orschanow, étendu sur les dalles du trottoir, dans la lassitude de ses membres durcis, sentit à la pensée de son affranchissement définitif, une joie et une fierté soulever sa poitrine.

Puis, tout à coup, il se mit à penser à Véra, et son cœur eut un léger sursaut.

C’était toujours pour lui une volupté très douce, très mélancolique et sans aucune cruauté de songer à Véra, de se dire qu’il ne la reverrait plus jamais, qu’il ne saurait plus rien d’elle non plus, car, en partant, il avait bien senti qu’il ne lui écrirait jamais, qu’aucun lien ne substituait plus entre lui et son passé.

Les yeux clos, Dmitri revoyait Véra, l’amante si longtemps et si ardemment désirée, et en qui il avait incarné les voluptés les plus intenses de ses sens et de son imagination.

C’étaient les boucles noires de Véra, courtes et soyeuses, qui caressaient son front haut et blanc, et leur ombre atténuait l’éclat des longs yeux noirs.

C’était le mystère de son sourire, et la ligne onduleuse de son corps très virginal, allant de l’épaule au genou en courbes parfaites et mobiles.

A ce souvenir, un obscur regret mordit Orschanow au plus profond de sa chair.

Il s’étira et rouvrit les yeux pour voir le soleil sur les navires, et les taches de lumière oscillant sur l’eau des ports… Alors, il se calma de nouveau et sourit, à la vie, à l’amour, aux formes changeantes…

*
*  *

Le soir, comme quelque chose de brûlant et de trouble restait en lui de son rêve de midi, Orschanow lâcha les camarades et monta lentement, en flânant, vers les rues noires où la houle du rut brutal de la cité en chaleur battait déjà les trottoirs peuplés de filles peintes en jupon court et tête nue, qui fumaient en attendant les hommes, matelots, débardeurs, soldats, nervi

Dans la nuit chaude où traînaient des relents de musc et de femelle, Orschanow se promenait sans hâte, entrant dans les bouges et s’attablant, sans boire, car il ne recherchait plus l’alcool, depuis qu’il avait quitté la Russie.

Ces spectacles des vieilles rues de prostitution, de misère et de crime, pleines de chants et d’ivresse, concordaient bien avec la disposition d’esprit d’Orschanow.

Au lieu de dégoût ou de curiosité, Orschanow se sentait soulevé par tout le désir aveugle qui déferlait à travers la ville haute.

Enfin, comme il redescendait du Calvaire des Accoules par des rues obscures et humides, il vit une femme, en sarrau rouge, avec un fichu jaune canari sur une extraordinaire chevelure noire, défaite et qui roulait comme une vague sur ses épaules tombantes.

Elle était très jeune, et son masque pâle, presque exsangue, était d’une beauté étrange, d’un type méditerranéen si mêlé, si complexé, qu’il était indéfinissable.

Digo, pitchoun !

C’était une autre femme, une grosse en robe à traîne, avec des fleurs dans ses cheveux blonds, qui appelait Orschanow.

La fille brune gardait le silence, le dos appuyé contre la muraille.

Elle ne souriait même pas.

Orschanow s’aperçut qu’elle était nu-pieds.

Il s’approcha d’elle.

— Où est ta chambre ?

— Vengo, fils.

Et, sans hâte, avec une indifférence profonde, elle précéda Orschanow dans un couloir obscur et puant.

Dans la chambre, il y avait un lit, une table en bois blanc, deux tabourets dépaillés, une armoire. Des taches noires d’humidité sur le plafond bas et sur le papier décollé des murs sales assombrissaient encore le décor.

La femme poussa le verrou, puis elle se mit à se déshabiller, toujours sans parler.

Et ce silence de la fille qui seyait à son étrange beauté, achevait de troubler et de griser Orschanow.

Comme ses gestes brusques, comme sa voix de gorge, presque rauque, l’amour de la fille fut âpre et brutal, sans les veuleries et les rengaines tristement bêtes de la plupart des filles…

*
*  *

Orschanow s’éveilla. Les persiennes étaient restées entr’ouvertes et la lumière bleutée du matin glissait vers le lit où, la tête enfoncée dans l’oreiller, la fille dormait.

Orschanow ne voyait d’elle que sa forme vague sous le drap grossier et l’écroulement lourd de ses cheveux.

Il se détourna vers la fenêtre.

Quelque part, un serin en cage se mit à chanter.

Un souffle de fraîcheur agita les rideaux, passa comme une caresse, sur la poitrine d’Orschanow, dans l’entrebâillement de sa chemise d’ouvrier.

Tout à coup, un immense attendrissement l’envahit, mystérieux sans cause…

Il se sentit l’âme toute neuve et toute blanche.

Il fut heureux de vivre, heureux de savoir que dehors, le jour se levait et que la brise fraîchissait sur la mer, heureux de penser qu’il allait travailler, peiner sous le soleil avec les camarades qu’en cet instant il aimait.

Il fut heureux en même temps de savoir que, dans peu de jours, inévitablement, il quitterait ces gens et ces choses, et qu’il irait ailleurs, très loin, au delà de la Méditerranée, pour se griser à d’autres sources de volupté et de tristesse.

CHAPITRE VI

Vers la fin d’août, un vent de colère roula sur les quais.

Les bateaux italiens amenaient tous les jours des bandes d’hommes décharnés, haillonneux, le masque anguleux et rasé, qui débarquaient, le dos courbé sous de maigres baluchons.

L’œil sournois, la tête baissée, ils montaient tout de suite vers les taudis de la haute ville, et tout de suite ils y trouvaient des pays.

Le lendemain, ils réapparaissaient sur les quais.

Ils accostaient les contremaîtres, le chapeau à la main, humbles et offraient leurs bras noueux de meurt-de-faim, à vil prix.

Les salaires baissaient.

Dès qu’un ouvrier ancien essayait de protester, on le renvoyait, car on avait une inépuisable réserve d’Italiens.

Un matin, une rixe éclata devant l’embarcadère de la Transatlantique, comme de nouveaux Calabrais venaient s’offrir.

Les débardeurs les écartèrent, avec des injures et des menaces. On se battit. Des couteaux luisirent, du sang coula. Dix ouvriers furent renvoyés le soir. Ils restèrent sur le quai, jusqu’à la nuit, en un groupe tumultueux où s’esquissaient des gestes violents.

Aux Forges de la Méditerranée, un débardeur resté inconnu assomma à coups de poings un Italien et le noya…

Alors, les camarades d’Orschanow lui dirent que c’était à lui, le plus instruit, de les guider.

Ils étaient dans leur droit, ils allaient se défendre. Mais lui seul savait parler, lui seul pourrait se faire entendre des patrons et des autorités.

Orschanow s’en défendit tout d’abord. Il n’était qu’un débardeur comme les autres, il ne voulait pas devenir un chef.

Un lourd ennui l’envahissait, en face de cette tâche qu’on voulait lui imposer.

Il souffrait sans doute, comme les autres, de la baisse des salaires, comme les autres, il était bousculé par les contremaîtres devenus arrogants et querelleurs.

Mais tout cela lui était égal…

Il était là, par l’un des hasards de sa vie de vagabond. Il se sentait en dehors, à côté de ces gens et il ne voulait pas devenir leur tête, car cela ne serait bon pour personne. Il savait bien qu’il lui suffirait d’un effort minime pour les dompter tous, pour faire de leur masse houleuse sa chose ; mais il voulait rester seul et rêveur, seulement.

Pourtant, quand la situation empira, quand les conciliabules d’abord pacifiques devinrent des meetings tumultueux, il fut pris et emporté par le torrent débordé.

Il aimait cette vie soudain fiévreuse et il n’eut pas, dès les premiers jours le courage de s’effacer.

Et très vite, il devint le meneur des compagnons de son groupe, par la force même, des choses, pour échapper à l’effroyable désarroi et à l’incohérence de leurs cerveaux exaltés, de leurs tempéraments superficiels.

Ils se grisaient de mots ronflants, parlaient de vengeance, mêlaient aux couplets de l’Internationale des boutades d’un chauvinisme enfantinement féroce. Il fallait massacrer les Macaroni, les Babi, qui volaient aux Français leur pain.

Eux-mêmes étaient des épaves de toutes les races, latines et autres, jetées à la côte par le reflux fécond de la Méditerranée. Et tous, même Slimane l’Arabe, même Juaneto le Mahonnais, se réclamaient de la France.

Et l’alcool coulait, exaspérant les colères, corrodant les nerfs tendus, embrumant les raisons vacillantes.

Malgré la lucidité avec laquelle il voyait l’inanité de leur effort et leur immense faiblesse, Orschanow aux heures de colère, les soulevait, pitoyables et beaux.

D’ailleurs, n’avait-il pas perdu, jadis, des jours précieux, dans les clubs révolutionnaires, en de vains palabres ?

Pourquoi fuir, maintenant que ces mêmes idées, déformées, troublées, confuses, descendaient tout à coup dans l’arène tragique de la vie, dans la gloire du soleil doré et du sang rouge ?


Dès que le mot de grève fut prononcé, des hommes surgirent qui parlaient d’organisation, de défense des travailleurs, de lutte.

Ils répétaient, avec moins d’âpreté et surtout avec moins de rêve, les idées qui, jadis, avaient conquis Orschanow, qui avaient été son « credo » et pour lesquelles il avait lutté.

Ces gens se mêlaient aux ouvriers, cherchaient à les grouper. Et, comme eux-mêmes ne s’entendaient pas entre eux, comme ils se réclamaient de partis différents, ils entraînaient les débardeurs dans leurs querelles. Ce qui restait pour Orschanow un sujet d’étonnement et d’indignation, c’était que l’incohérence régnant dans les milieux ouvriers ne gênât nullement les orateurs populaires. Au contraire, d’aucuns savaient en tirer parti.

Personne qui eût souci d’éveiller la pensée des masses. Tous les traitaient en troupeau servile dont il fallait s’emparer pour les mener à la conquête du capital. C’était pour eux une force confuse, amorphe, mais écrasante qui, si on savait s’en servir, balaierait en quelques instants les ruines de la vieille société.

Les meneurs ne cherchaient pas chez le peuple un vouloir un peu conscient, la matière brute leur suffisait. Il fallait l’asservir, la transformer en instrument, et non la façonner.

Et Orschanow voyait bien que ces hommes n’aimaient pas le peuple, qu’ils le méprisaient même au fond.

En Russie, il avait déjà rencontré quelques doctrinaires de cette catégorie.

Pourtant, ils étaient peu nombreux et peu sympathiques au reste des révolutionnaires : l’idéalisme profond et apitoyé du tempérament russe ne s’accommodait pas de leur conception brutale.

Et Orschanow sourit, un soir, en sortant d’une réunion où il avait manqué prendre la parole, pour contredire l’orateur qui essayait d’inféoder les ouvriers à un groupement fondé dans l’un des grands ports marchands du nord.

Orschanow, sa colère tombée, souriait, parce qu’il sentait que lui seul, parmi les dix ou douze intellectuels présents à la réunion, aimait le peuple, réellement, en toute sincérité et aussi en toute douleur, car il le voyait souffrant, faible et misérable. Et il l’aimait tel qu’il était, sans mépris et sans réprobation.

Puis, dans le silence de la nuit tiède, comme il regagnait un chaland où il couchait, il s’attrista.

La grève allait éclater. La misère serait horrible. Du sang coulerait, des énergies se dépenseraient en pure perte, des existences entières sombreraient. Menée par les adroits ou les sectaires la grève avorterait.

Et le doux qu’était Orschanow se prenait à souhaiter de voir ces bandes douloureuses, gonflées de colère, rouler à travers Marseille, à travers le monde, pour une œuvre de destruction géante…

Mais ce n’est pas lui qui les y mènerait. Il ne le leur dirait jamais… et il continuerait à recueillir toute leur douleur, goutte à goutte, en son cœur ouvert comme un calice…


Dans son groupe, Orschanow prit la parole plusieurs fois. Il essaya d’éloigner les ouvriers de toute préoccupation étrangère à la question initiale des salaires. Il leur conseilla, pendant qu’on gagnait encore quelques sous, de mettre un peu d’argent de côté. Il leur dit surtout qu’ils ne devaient s’embrigader dans aucun parti politique, qu’ils devaient rester des ouvriers réclamant leur droit au pain qu’ils gagnaient si durement.

Tandis qu’il parlait, les débardeurs lui donnaient raison, tant ses discours étaient simples et sensés. D’ailleurs, il travaillait avec eux, il leur avait souvent donné de bons conseils.

Mais, le lendemain, les « organisateurs » de la grève devenue imminente revenaient, payaient à boire, enflammaient les imaginations méridionales par de grands mots ronflants.

Et de nouveau, soûls d’alcool, de chansons et de tapage, ils parcouraient les quais en poussant des vivats.

Orschanow avait aussi ses heures de révolte et d’exaspération. Il se mettait à détester ces êtres stupides qui n’étaient dociles qu’à ceux qui les méprisaient et se moquaient d’eux.

Un jour, dans une réunion où un avocat parlait de faire rendre gorge aux bourgeois et où des cris de : Mort aux exploiteurs ! l’interrompaient à chaque instant, Orschanow dit tout haut :

— Si les ouvriers finissent par démolir les bourgeois, le lendemain, c’est vous autres qu’il faudra balayer, parce que c’est vous qui prendrez leur place.

L’orateur chercha à ameuter les ouvriers contre leur camarade qui attendait, pâle et très calme, en face. Alors un de ses copains, ancien matelot têtu et silencieux, tira sa pipe d’entre ses dents jaunes et dit :

— Nous nous en foutons. Si le jour de la casse arrive, alors, ben sûr, on s’arrêtera plus. Si on tue un bourgeois, tous y passeront. Le sang, c’est pis que la goutte, ça soûle. Moi, j’ai vu ça en Indochine : quand on tombait sur un village, fallait que tous y passent.

— Oui, affirma un autre, un tout jeune au doux visage, quand on se sera débarrassé de ceux qui nous mangent à l’heure qu’il est, on trouvera bien encore du nerf pour démolir ceux qui chercheront à se mettre à leur place. Ce jour-là, on verra.

Et, devant la défaite de l’orateur qui balbutiait, Orschanow éprouva un peu d’orgueil. Quelque chose de chaud et de doux afflua à son cœur.

Puis il haussa les épaules et sortit. S’il s’était laissé aller, il en serait arrivé à souhaiter le rôle méprisable du tribun.

CHAPITRE VII

Enfin, un jour, le soleil se leva sur les ports déserts qui parurent plus vastes. Autour des chalands, autour des tas de marchandises, sur les quais, seuls les douaniers en tenue bleue et rouge erraient distraitement. A la Transatlantique, chez Touache, aux Messageries, pas un débardeur n’était venu.

La grève était proclamée, depuis la veille au soir, dans le tumulte et les acclamations des salles de réunions, dans les cafés. Très tard dans la nuit, on avait chanté des refrains libertaires et crié « vive la grève. » Orschanow, avec ceux de son groupe, s’était promené à travers cette joie et cette exaltation.

Le petit Henri résuma très bien l’état d’esprit des débardeurs. « Qué veine ! Demain, au lieu d’aller s’esquicher les quilles et les pattes sur les bateaux, ou pourra aller à la Madrague ou bien à l’Estaque pêcher une bouillabaisse ! »

Très naïvement, les débardeurs se réjouissaient de ces premiers jours de chômage. Ils avaient encore quelques sous, ils mangeraient, et ils ne feraient rien. Puis, quand les patrons seraient embêtés, ils céderaient, et les Italiens, les Babi abhorrés, on les embarquerait à coups de pied au cul pour leur foutu pays.

C’était si juste et si simple ! Orschanow les regardait, ce premier soir de grève, si joyeux et si pleins d’entrain, coupant d’éclats de rires leur éternelle blague latine.

Pourquoi leur montrer qu’ils avaient tort de se réjouir, que demain, ils crèveraient de faim et que si même ils réussissaient à se débarrasser des Italiens, cette petite victoire leur coûterait des souffrances et des rancœurs sans nombre ?

Orschanow se disait que c’était tout de même quelques heures de vie plus intense et plus heureuse arrachées à la monotonie lourde de leur esclavage…

*
*  *

Le matin, tandis que les autres se dispersaient dans la haute ville pour faire la fête, Orschanow s’en alla tout seul dans les pinèdes de l’Estaque.

Là, couché sur la terre chaude, dans la bonne odeur de résine des pins, il rêva longtemps.

Il fallait, par orgueil, par curiosité aussi, attendre la fin de la grève… Puis, quand ça serait fini, il s’en irait plus loin, n’importe où…

Il partirait seul, sans Perrin qui, avec son gros bon sens, ses principes de bon travailleur, le fatiguait depuis longtemps.

Perrin avait gardé le silence dans les palabres et les réunions qui avaient précédé la grève.

Mais, quand les camarades avaient déclaré qu’ils ne travailleraient plus, il avait dit, très calme toujours, à Orschanow : « Si c’est comme ça, eh bien, on travaillera pas. Ce serait cochon de travailler quand les camarades sont pas contents… Bien sûr, moi, ça me casse quelque chose toute leur politique… N’y a ces messieurs à esbroufe qui parlent dans les cafés, eh bien, moi je dis que c’est tout des jean-foutres qui se moquent de nous autres… Y a encore que tous ces « mocos » ça gueule tout le temps, ça fait trop de pétard. Moi, j’aime pas ça…

Et Perrin conservait son impassibilité de bon ouvrier tranquille qui ne se mêlait de rien, qui attendait simplement.

Orschanow avait décidé de quitter Perrin, sans brouille et sans colère, simplement parce qu’il aspirait à reprendre la route seul avec son rêve.

Il aimait bien ce camarade simple et droit, qui l’avait aidé dans ses débuts de trimardeur en France.

Mais cela encore, cette accoutumance, cette amitié, Orschanow allait le quitter, volontairement, comme il avait quitté ses camarades d’antan, sa vie d’étudiant et Véra elle-même.

L’exil et les séparations avaient pour lui un grand charme mélancolique.

Il aimait surtout, le lendemain, en recommençant une vie nouvelle, à se retrouver seul avec ses souvenirs et les fantômes d’un passé récent.

*
*  *

Orschanow prévoyait, à la suite de la grève, de grands troubles. Il y aurait certainement des rixes entre grévistes et Italiens.

Les Babi travaillaient, surtout aux Transports Maritimes.

Dans la joie du premier jour, on n’était pas allé encore les inquiéter. On parlait d’eux avec dédain. Mais cela ne durerait pas… Quand l’alcool aurait échauffé quelques têtes, il y aurait certainement du tapage.

Si on allait empêcher les Italiens de travailler, Orschanow irait : oui, n’était-ce pas logique et indispensable ?

Il n’avait aucune haine pour ces sobres fourmis venues de loin apporter leur chair de peine, pour de moindres salaires. Autant que les autres, il les plaignait… Mais c’était la guerre, l’inévitable guerre.

Orschanow se demandait si la rage ou la peur d’une foule auraient beaucoup d’action sur lui, le solitaire, l’individualiste si jaloux de sa liberté.

Il en doutait. D’ailleurs, il savait bien que, dans peu de jours, il aurait l’occasion d’en faire l’expérience.

CHAPITRE VIII

C’était le soir. Dans les rues étroites avoisinant le port, une foule se pressait dans la chaleur de la nuit sans lune. En bandes, les débardeurs parcouraient Marseille. Ils chantaient des refrains révolutionnaires. Quelques groupes promenaient des drapeaux rouges. Ils s’en allaient droit devant eux, comme marchant à la conquête de la ville.

Parfois, ils s’arrêtaient et un grand cri s’élevait : — A mort les Babi ! A mort ! Ils stationnaient, menaçants, devant les gargotes et les bars italiens, un à un, fermaient devant eux.

Longtemps, ils se promenèrent ainsi, se contentant de crier, sans même entrer trop souvent dans les cafés qui les tentaient.

La chaleur devenait étouffante et, à force de crier et de chanter, on avait soif. Alors, l’alcool coula et le sang latin, le sang léger s’échauffa. Un vent de colère passa sur les groupes confus, battit dans les plis rouges des drapeaux tendus à bout de bras. Et, plus souvent, au milieu des chants, le cri « A mort les Babi ! » retentissait d’un bout à l’autre des quartiers maritimes, dans l’haleine salée des bassins endormis.

La police arriva, les agents se ruèrent vers les bandes de grévistes, pour les disperser.

Orschanow avait suivi son groupe. Ni lui, ni Perrin n’avaient bu. Perrin était très calme. A quoi cela servait-il de « gueuler » ? Si on ne voulait pas que les Macaroni travaillent, c’était le matin, sur les quais, qu’il fallait aller, au lieu de courir comme des fous de café en café.

— Si c’était pas honteux de lâcher les camarades, on s’en irait bien, disait-il, ennuyé de tout ce tapage que son bon sens lui disait inutile.

Mais Orschanow se laissa entraîner par la beauté sauvage de la foule, par tous ces hommes sains et robustes sous leur défroque de travail et que la colère grandissait à cette heure, dans l’éclairage alterné du gaz et de l’électricité coulant en mares rouges, en mares bleues sur le pavé sale, sur les épaules larges des hommes en maillots de matelots, en maillots rouges, en gilets noirs.

Et puis, pour lui qui comprenait, c’était un spectacle curieux, cette annihilation des individualités distinctes ne formant plus qu’un seul corps, qu’un seul esprit délirant.

A la longue, Orschanow sentait une sorte d’ivresse trouble l’envahir. Sans raisonner, il se disait, en songeant aux prônes révolutionnaires de jadis, qu’après tout, c’était là la vraie révolution, sur le pavé tragique d’une ville de misère et de labeur injuste, dans le flot montant des hommes de peine lassés.

Tout à coup, le groupe qui précédait celui d’Orschanow s’arrêta. Les têtes oscillèrent, les cris redoublèrent : les débardeurs s’étaient heurté à la police.

C’était au coin du quai de la Fraternité, au tournant du quai du Port.

— A mort ! A mort les Babi !

Faiblement, on entendait le cri des agents : « Circulez ! Circulez ! » couvert par l’immense clameur des ouvriers.

Une bousculade eut lieu. Les agents dégainèrent. Il y eut de brusques éclairs d’acier dans la confusion noire de la foule.

Puis, brusquement, un pas cadencé, un piétinement sourd de troupeau se fit entendre dans le tumulte.

— Les soldats ! Les soldats !

— Ils vont nous faire étriper, ces bougres d’enragés ! bougonna Perrin.

Mais Orschanow n’écoutait plus. Une griserie lui était venue, à la longue, et il se poussait en avant, sans savoir.

On allait sûrement se battre, à présent… Et, au lieu de regretter comme quelques jours auparavant toutes ces éventualités sombres de la grève, il acceptait maintenant les rixes et la mêlée qui allaient éclater.

On n’avait pas d’armes on se battrait à coups de poings, à coups de pieds.

Et Orschanow avançait toujours, traversant péniblement les groupes entassés.

Il fut au premier rang. Là, on se contentait encore d’invectiver les agents et de les repousser vers les soldats qui attendaient, à quelques pas, l’arme au pied, immobiles.

— Tas de cochons, cria un ouvrier, vous, des enfants du peuple, des Marseillais peut-être, vous n’avez pas honte de venir crever la peau à des frères !

Les soldats ne bronchèrent pas.

Comme les ouvriers continuaient à les refouler, sur un ordre bref d’un commissaire, les agents chargèrent.

Cela dura très peu, quelques minutes.

Orschanow, aveuglé, ballotté dans le remous formidable des corps qui s’écrasaient, frappait au hasard.

Une épée d’inspecteur l’effleura… sans penser, il étendit la main, tordit un poignet, ramassa l’arme.

Alors, un homme râla, tomba de suite sous le piétinement immense de la foule.

Orschanow s’éveilla de son rêve. Il avait tué un homme, peut-être l’inspecteur de police. Il fallait se sauver.

Les ouvriers commençaient à céder sous la poussée des agents et des soldats. On allait les cerner, les arrêter.

Orschanow trouva cette scène bête et sinistre. Souple et fort, il recula, se dégageant lentement. Enfin, il se retrouva seul, sur le quai du port.

La mêlée finissait dans les ruelles obscures et près de l’église des Augustins.

Orschanow marcha le long du quai de la Fraternité, lentement, à travers la foule des curieux. A Rive-Neuve, tout était désert et tranquille. Alors, hâtant le pas, il courut presque, contournant la colline.

C’était fini, pour ce soir. On ne le retrouverait pas avant le jour. Le lendemain, il verrait, il quitterait Marseille, il reprendrait la route.

Il songea à Perrin, et son cœur se serra. Le pauvre camarade avait dû être arrêté, lui, car certainement, il ne s’était pas enfui. Que deviendrait-il ? Puis, dans un terrain vague, derrière le Roucas Blanc, Orschanow se coucha, apaisé. Personne n’y pouvait rien, à tout cela, et chacun allait vers l’accomplissement de sa destinée. Lui, irait seul, comme il l’avait voulu, depuis toujours.

CHAPITRE IX

Orschanow était assis, avec Perrin, à une table, dans le coin le plus obscur d’un bar de Rive-Neuve, en contrefaçon de grotte marine, avec des rocailles en ciment, des coquillages incrustés et un faux éclairage rouge.

Il songeait à ce qu’il devait faire. Les journaux du matin, relatant la bagarre des quais, disaient simplement qu’un inspecteur de police avait été tué par un débardeur connu sous le sobriquet du « Russe ». Mais cela suffisait pour permettre de le retrouver.

Orschanow avait lu et relu la ligne d’un air calme, puis il releva la tête : un homme entrait.

Il s’approcha d’Orschanow. C’était Lombard, un de sa bande.

— Ben, mon vieux, nous sommes frais. Y a pas à dire, on a fait de la sale ouvrage, hier soir ! Seulement, moi, je m’en fous, j’ai mon idée. Je suis entré pour prendre un verre, puis, après, je vas aller me débrouiller.

— Que vas-tu faire ?

— Moi ? Mais c’est pas malin : je vas m’engager à la Légion Étrangère, pas plus. En Afrique, on rigolera bien quand même ! Y a du pain partout.

— Ça, c’est une idée, dit Perrin !

Il y eut un silence entre eux. Sur le trottoir, devant une corbeille de « fruits de mer », au ras du ruisseau, une jeune poissarde s’égosillait à crier, provocante et canaille : avec un accent terrible :

— Moules, violiers, des beaux violiers ! Faites-vous les couper !…

Lombard expliquait le truc :

— Une riche combine… Et pas besoin de papiers.


En Afrique !… Orschanow écoutait le camarade. Une émotion étrange l’envahissait…

— Dis donc, Lombard, dit-il enfin, je crois que je vais faire comme toi.

— C’est ce que t’as de mieux à faire, surtout que t’es dans de sales draps, comme moi. J’ai souvenance d’avoir mécanisé deux flics, hier soir, parce qu’ils voulaient me choper. Je te les ai cognés l’un contre l’autre si bien que vlan ! ils sont tombés. Alors, les autres leur ont marché dessus, naturellement.

— Encore un verre, et allons… Tu viens, Perrin ?

— Sûrement que je vas pas rester derrière… Là-bas, c’est loin, c’est pas « chez nous », mais j’y serai toujours pas seul, si tu y es…

Cependant il ne bougeait pas, voulait discuter le marché avant de conclure.

— Et la liberté, qu’en fais-tu ?

Lombard fut à la réplique :

— Nous l’emmenons avec nous.

— Et puis, j’suis pas étranger ?

— Tu diras que t’es Suisse, bougre de fada

Et Perrin fut convaincu quoique gêné. Il commanda vivement une tournée :

— Faut arroser ça !


Orschanow savait bien que c’était cinq années de sa vie qu’il allait sacrifier. Enfin, ce serait là-bas, sur cette terre africaine qui le faisait rêver depuis longtemps, qui l’attirait… et cela suffisait.

Ils sortirent, achetèrent tous les bouquets d’une gamine en savates, les piquèrent à leurs chapeaux et à leurs parements de veste. Puis un peu étourdis par les apéritifs, ils se crochèrent par le bras et marchèrent glorieusement, barrant le quai. Mais des charrois de planches encombraient les passerelles. Ils prirent par la traverse. On les regardait monter la côte, vers le cours Pierre-Puget.

Perrin chantait d’une voie sourde et traînante :

Je me suis-t-engagé
Pour l’a-amour d’u-une blonde…

Et il bavait sur sa moustache rustique.

CHAPITRE X

Sur la vieille terrasse du fort Saint-Jean, où l’herbe poussait entre les pierres disjointes, Orschanow était seul.

Le jour d’été finissait avec apparat.

Les murailles puissantes du fort plongeaient dans l’eau tranquille du Vieux-Port.

En face, au-dessus des jardins, les hautes fenêtres du château de l’Impératrice flambaient.

Les voiliers songeurs et les yachts coquets sommeillaient dans le bassin.

Au delà des mâtures, c’était le grand quai de la Fraternité et la coulée de vie tumultueuse de la Cannebière descendant du torrent vert des allées de Meilhan.

Tout en haut, vers la plaine Saint-Michel, les deux flèches jumelles de l’église des Réformés montaient, grises dans le ciel rouge.

Une brume rose voilait Marseille.

Orschanow se retourna vers le quai de la Joliette où les vapeurs en panne dormaient comme échoués.

Des soldats veillaient aux embarcadères, jetant la tache sombre de leurs uniformes sur le vide des dalles pâles.

Parfois, dans le murmure immense de la cité, une brise passait, qui apportait jusqu’au silence du fort des échos de chants révolutionnaires et de cris.

Tous ces bruits venaient mourir au pied de la citadelle morose et ceux qui s’y trouvaient étaient retranchés de toute l’agitation et de toutes les colères de la ville…

*
*  *

Orschanow et Perrin avaient suivi Lombard au bureau de recrutement.

Là, presque machinalement et parce que cela leur semblait indispensable, ils avaient rempli les formalités nécessaires, bien simples et bien rapides.

Orschanow s’appelait Kasimirsky, il était Polonais et revenait du Brésil où il avait essayé de coloniser. Perrin était Suisse bien qu’il en eût, et Lombard volontairement Belge.

Quand on leur avait demandé auquel des deux régiments étrangers ils voulaient être envoyés, un inconnu qui devait savoir de quoi il retournait avait poussé le coude du Polonais :

— Dis que tu veux aller au 2ème. On y est mieux.

Et Orschanow, Lombard et Perrin avaient opté avec ensemble, pour le 2ème Étranger.

Maintenant, ils étaient au fort Saint-Jean, cette vieille hôtellerie de l’armée d’Afrique et, avec une dizaine d’autres, ils attendaient le départ d’un bateau pour Oran.

Orschanow se rendait bien compte de ce qu’il avait fait à cette heure. Il s’était engagé pour cinq années, il avait aliéné sa liberté, il n’était plus qu’une chose sans volonté.

Et pourtant, aucune désespérance n’était descendue dans son cerveau.

Un calme infini, une mélancolie d’abîme, la sensation de la fin de tout en lui et autour de lui.

Il éprouvait presque la même joie triste qu’il avait déjà ressentie le jour où il avait quitté Genève.

Et il comprenait aussi qu’il serait malgré tout plus libre sous la capote du légionnaire qu’il ne l’avait été sous la tunique de l’étudiant.

Parmi les évadés de la vie qui allaient être ses camarades, il saurait demeurer seul et inconnu, donc libre.

Ce fut avec une mélancolie sans amertume qu’il regarda jusqu’à la sonnerie hâtive de l’appel ce décor de Marseille qui lui était devenu familier et qu’il avait fini par aimer.

Encore une fois, une seule, il longerait ce quai de la Joliette où pour la première fois de sa vie, il s’était grisé de soleil et d’air tiède, où il avait reçu la révélation inoubliable de la vie méditerranéenne : et ce serait pour s’embarquer pour cette Afrique inconnue et attirante dont la hantise l’avait pris un jour pour ne plus le quitter.

CHAPITRE XI

Les engagés aux vêtements disparates, aux épaules roulantes sortirent de la cour du fort, avec un sergent et des caporaux en tenue de service.

Il y avait avec eux deux gamins hâves et apeurés marqués pour les bataillons d’Afrique et des soldats en tenues poussiéreuses qui allaient à la Discipline.

Orschanow suivit le détachement, alerte, heureux de sortir enfin du sombre fort qui lui semblait une prison.

Le Berry, un vaillant navire des Transports Maritimes, allait partir presque sur lest, avec un quart de chargement.

Comme le quai avait changé ! Un lourd silence y régnait et des soldats s’y promenaient de long en large, parmi les dernières marchandises abandonnées au soleil.

On rangea les soldats d’Afrique et les engagés sur l’avant du Berry et le sergent fit l’appel. Puis, on les laissa causer, chanter et fumer. Ils étaient embarqués, parqués, numérotés. C’était de la marchandise livrable à Oran et dont le capitaine était responsable.

*
*  *

Combien de fois Orschanow n’avait-il pas assisté à ces départs des courriers d’Afrique et avec quelle envie de suivre il les regardait déraper lentement et s’éloigner !

Son vœu était exaucé, une joie lui en vint. Pourtant il n’était plus le trimardeur libre, l’errant maître de son sort. Il n’était plus qu’un soldat et son cœur se serra encore une fois à cette pensée.

A côté de lui, deux engagés volontaires parlaient.

L’un deux, un tout jeune, imberbe et pâlot, semblait regretter amèrement ce qu’il avait fait. L’autre, un grand blond, bien mis et d’allures distinguées, avec un fin profil septentrional, haussa les épaules.

— Ne te fais pas de mauvais sang, Bernaërt, le soleil n’oubliera pas de se lever demain matin va !…

L’inconnu avait raison. Le soleil se lèverait bien le lendemain, un soleil plus chaud et plus ardent dans un ciel plus profond.

La Méditerranée roulerait des flots plus bleus et plus doux et de nouveaux horizons s’ouvriraient aux regards avides du sans-patrie.

Orschanow se secoua, comme après un mauvais rêve. Il s’accouda au bastingage et regarda Marseille avec des yeux apaisés.

Doucement, le Berry dérapait filant sur ses amarres.


Souvent Orschanow avait reconnu la presque infaillibilité de ses pressentiments.

Il se demanda, en regardant s’éloigner le quai, si jamais il reverrait Marseille et toutes ces choses dont l’image resterait gravée dans son souvenir.

Alors une ombre grave obscurcit l’éclat de la cité et des ports, un voile de tristesse glissa sur le décor marin.

Orschanow sentit qu’il ne reviendrait jamais.

Là encore, il n’eut aucun regret et, sincèrement, il pensa : tant mieux !

En effet, à quoi bon revenir, à quoi bon tenter d’impossibles recommencements ?

Le Berry vira de bord, oscilla légèrement, plongea de l’avant, doubla la jetée.

Brusquement, Marseille recula et s’abîma dans un monde de vapeurs rousses.

*
*  *

Après la soupe, les passagers de pont s’installèrent pour la nuit.

On distribua des couvre-pieds aux soldats. Quelques-uns cédèrent le leur à trois femmes du peuple qui berçaient des mioches. Les soldats aidèrent les civils à préparer leurs couchettes, avec la bonne fraternité sans phrases des pauvres gens.

Orschanow avait donné sa couverture. Il s’étendit sur l’écoutille fermée des cales et, les bras croisés sous sa tête, il regarda la nuit claire tomber sur le calme de la haute mer violette.

Le Planier clignait au loin son grand œil changeant et les derniers rochers blancs de la côte provençale s’éclairaient de lueurs rouges.


Les étoiles s’allumèrent dans la moire très pâle du ciel.

Le Berry se balançait à peine, comme bercé par de vagues lames de fond. Orschanow regardait les agrès et les deux fanaux du navire passer et repasser avec une régularité lente, devant les constellations souriantes.

Et il sentit alors s’assoupir en lui tous les regrets et toutes les appréhensions. Le calme immense de la nuit et de la mer semblait pénétrer en lui. Une émotion très douce lui mouillait les yeux.

Renoncer à tout, être pauvre, aller par le monde, sans famille, sans foyer et sans amis…

Il ne fallait rien regretter, rien désirer, se laisser bercer par les flots de la vie, comme le Berry indolent se laissait bercer par le flot mou de la Méditerranée amie.

CHAPITRE XII

Sous l’infini scintillement des étoiles, la nuit était calme et chaude.

La mer coulait avec un bruissement doux aux flancs du Berry, à peine balancé, comme assoupi voluptueusement.

Sur l’avant, les sans-patrie et les miséreux en quête d’une terre de clémence, sans faim et sans hiver dormaient, la face au ciel, dans l’oubli de tout.

Le navire traversa un courant et oscilla.

Orschanow s’éveilla sur la grosse toile humide d’eau salée.

A droite, à l’horizon obscur, un phare scintilla, tourna, s’éteignit, se joua dans les ténèbres. Plus loin, un autre, à feu fixe, pointait son unique rouge dans la nuit.

C’étaient les Baléares.

Orschanow alluma une cigarette et se mit à rêver.

Il éprouvait une sensation délicieuse de légèreté et de bien-être.

A certaines heures, depuis qu’il avait quitté Marseille, une impatience lui venait de voir cette côte barbaresque tant souhaitée.

A d’autres moments, comme en cette heure silencieuse de la nuit, dans la solitude de son rêve, il eût souhaité que ce voyage durât toujours…

Il était heureux.

Depuis le commencement des troubles, sur les quais, depuis qu’il s’était de nouveau mêlé aux affaires des hommes et à leur agitation, il n’avait plus éprouvé cette sensation infiniment douce de calme mélancolique et de liberté d’esprit qu’il appelait le bonheur, le seul accessible à sa nature, il le savait bien. Et maintenant que tout était fini, qu’il se retrouvait seul, pour entrer dans une nouvelle phase de son existence, il retrouvait avec joie cette sensation et s’y donnait tout entier.

Qu’importait le lendemain, et cet engagement qu’il avait signé et ces cinq années de servitude qu’il avait acceptées.

Il resterait, sous le dur harnais, le plus fortuné et le plus fier des hommes car il portait son bonheur en lui-même.

Aux yeux de tous, il eût passé pour un malheureux raté, voué à la plus misérable des existences, alors que lui-même se considérait en conscience comme l’être le plus entièrement heureux.

Orschanow regarda les feux des Baléares s’éloigner, et disparaître peu à peu, se fondre avec la grande lueur stellaire diffuse sur la mer.

Le Berry roulait de nouveau doucement sur l’eau apaisée et son mouvement monotone berça les rêves et la volupté du vagabond peu à peu assoupi.

CHAPITRE XIII

De hautes collines arides, une vieille citadelle espagnole, des falaises rouges baignant dans la mer violette et, sur les choses, un rayonnement, chaud et doré…

Dans l’air, un parfum étranger et pénétrant, une senteur indéfinissable qui venait par bouffées de la côte ensoleillée.

Une impression de langueur voluptueuse d’abandon et de rêverie sensuelle.

Orschanow ressentit tout cela inconsciemment, encore dans l’agitation joyeuse de l’arrivée, tandis que le Berry manœuvrait et accostait.

Les soldats et les engagés volontaires suivirent un caporal qui les attendait et qui les appela les uns après les autres d’après une liste qu’on lui remit.

Puis, le détachement se mit à gravir les escaliers et les pentes surchauffées, longeant des jardins poudreux où montait le cri immense des cigales.

Il suivait en silence ses camarades bruyants, lui, dont les yeux se grisaient de lumière alternant avec de grandes ombres transparentes et colorées, et de couleurs criardes et chatoyantes, dans le va-et-vient brutalement animé de la plèbe espagnole.

Pour accueillir Orschanow qui l’aimait sans la connaître et qui la désirait, la terre d’Afrique s’était faite ce jour-là superbe et souriante royalement.

*
*  *

Des champs moissonnés en or pâle dans la limpidité infinie de l’air, des vignobles où chantaient les vendangeurs marocains, des collines rousses tachetées du relief des oliviers… Une grande fécondité de la terre sous la caresse ardente du soleil…

Les petites gares se succédaient, le petit train s’en allait lentement, comme pour une promenade.

Les étroits compartiments en planches étaient bondés de soldats, qui chantaient et riaient.

Moins bruyants, plus envieux peut-être du lendemain, les engagés de la Légion étaient parqués ensemble.

C’étaient pour la plupart de jeunes gars alsaciens ou allemands, réfractaires ou déserteurs qui échangeaient la servitude militaire sous le ciel natal contre une autre, au loin.

Le Belge avait acheté des journaux et lisait. Le grand jeune homme blond regardait distraitement le paysage. Il gardait une impassibilité presque dédaigneuse et tenait les camarades à l’écart, sauf le Belge avec lequel il causait parfois par petites phrases ironiques et brèves, avec un indéfinissable accent.

En wagon, un Alsacien avait demandé à Orschanow d’où il était. Oubliant ce qu’il avait déclaré au bureau de recrutement, Orschanow avait répondu qu’il était russe.

Alors le grand jeune homme silencieux s’était retourné vers lui et l’avait dévisagé attentivement. Orschanow avait deviné en lui un compatriote, mais ils n’avaient pas échangé une seule parole.

Orschanow était tout à l’entreprise nouvelle de cette Afrique inconnue, et il n’éprouvait aucun besoin de parler, de se mêler aux autres…


Le décor calme et encore souriant de cette Algérie des colons se déroulait dans la lueur bleuâtre du matin.

Perrégaux, un petit village espagnol noyé de verdures luxuriantes, avec des allées d’eucalyptus et de faux-poivriers pleines d’ombre et de fraîcheur…

Puis, au sommet d’une côte, un large oued barré, formant un petit lac limpide au pied de hautes collines boisées de pins maritimes et de thuyas odorants.

Plus loin, ce fut la plaine, des champs et des champs, des vignes immenses aux feuillages rougis par le soleil…

Tout à coup, brusquement, après le village de Thiersville, tout changea.

Plus de cultures, plus de fermes. La steppe infinie, nue, sauvage, avec le mouchetage innombrable des touffes de palmiers nains et parfois la tache blanchâtre d’un troupeau de moutons gardé par de petits bergers arabes accourant pour voir passer le train, avec de grands cris joyeux.

Comme cette steppe âpre et brûlée ressemblait à celle aux confins de laquelle s’élevait la triste Pétchal où Orschanow avait appris à rêver et à aimer la vie errante !

A l’horizon une brume chaude estompait les montagnes lointaines et la plaine semblait sans fin, d’une plage du ciel à l’autre.

Inféconde et ardente, possédée de toute éternité et jalousement dominée par la seule lumière qui y vit et qui s’y joue, la steppe africaine révéla à Orschanow initié et fervent son charme mortel, son emprise et ses sortilèges, en cette première heure de l’arrivée.

Et Orschanow dédaigna alors les paysages italiques et souriants du Tell, pour aimer la steppe qu’il voyait belle et calme, malgré la vague menace très mystérieuse qui planait aux lointains de feu…


A Nazereg, des collines peuplées de thuyas et de genévriers et des bosquets épais entourèrent la voie, avec des chants d’oiseaux et le crissement des cigales…

Puis, vers la fin du jour ce fut Saïda, la triste Saïda dans son immuable décor de pierres.

Comme les engagés se penchaient curieusement aux portières, pour voir le lieu d’exil, le grand jeune homme blond dit, avec son sourire tristement moqueur, s’adressant au Belge :

— Tiens, voilà où aboutissent les rêves azurés… voilà le refuge où l’on revient fatalement, malgré soi et malgré tout, quand on y est venu une fois… Qu’importe ? On y vit.

Orschanow regardait Saïda.

Tout y était rougeâtre, en cette fin de saison : le sol, les collines arides, couronnées de rochers déchiquetés, les remparts, les maisons aux toits en tuiles, les rues…

TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Les « marabouts » blancs du camp de la 22e Compagnie de Dépôt s’alignaient sur la terre nue.

A l’est, c’était le quartier de la Légion, les longs murs tristes, avec des toitures en tuiles vives des casernements et les squelettes noirâtres des arbres dénudés de la cour.

En approchant de Saïda, subitement le temps avait fraîchi, un grand vent s’était mis à souffler qui balayait la vallée. Les engagés retrouvaient l’hiver, un hiver étrange qui rappelait des automnes au pays.

Les montagnes étaient couvertes de neige, et cela faisait un étrange contraste avec les feuillages persistants des oliviers, énormes, noueux, et des eucalyptus grêles…

A l’arrivée, les « bleus » avaient été bousculés, traînés de bureau en bureau, enfin habillés, tant bien que mal.

Perrin était le moins mal ficelé, il avait été soldat et savait se « frusquer » régimentairement. Il avait retrouvé le pli.

Orschanow se sentait gêné sous le pantalon rouge, tout neuf, raide ; sa capote lui battait les jambes ; cela lui semblait un déguisement. Quand ils s’étaient regardés, Perrin et lui s’étaient mis à rire, comme des enfants.

— Faut s’habituer, on se sent tout drôle, les premiers jours. Mais, tu sais, on s’y fait vite… je connais le métier, on t’apprendra.

Perrin retrouvait là les souvenirs de ses trois années de service, et cela lui causait du plaisir, malgré tout.

Ce qui l’ennuyait, c’était de coucher sous la tente par un froid qui était devenu aigre. Vers le soir, le vent de la montagne secouait furieusement les pauvres petits « marabouts » de toile.

*
*  *

A cinq heures, après la soupe, sans avoir travaillé, les « bleus » se trouvaient éreintés, la tête vide. Le lendemain, on devait les présenter au colonel. Ensuite, commencerait leur instruction.

— J’ai idée qu’il faut demander à être inscrit au peloton des élèves-caporaux, dit Perrin. C’est plus dur, mais au moins on a des chances de s’en tirer.

— Le tableau de travail est plus chargé ?

— Pour ça, bien sûr.

— Alors, j’aime autant ne pas en être. Reposons-nous d’abord, prenons le temps de connaître les gens avec qui nous sommes obligés de vivre. Après on aura toujours le temps.

Assis devant leur « marabout », Orschanow et Perrin regardaient le camp presque désert, à cette heure de liberté attendue impatiemment toute la journée.

Orschanow avait l’impression que ses heures de vie, à lui, pour cinq années, commençaient ce jour-là.

De cinq à neuf heures, il vagabonderait dans la ville et dans la campagne, à sa guise, libre de penser et de rêver. Si quelque jour la vie de soldat venait à lui être pénible, il aurait en consolation ces quatre heures de loisir quotidien qui lui appartiendraient, que personne ne lui disputerait.

Un soldat s’approcha d’eux. C’était un grand blond, aux yeux gris fer, intelligents. Il demanda du feu, alluma une longue pipe allemande, et s’assit près d’Orschanow et de Perrin.

— D’où êtes-vous, vous autres ?

— Moi, je suis Suisse ; le camarade est Russe. Et vous donc ?

— Moi, Bulgare. Je suis de votre marabout, c’est pourquoi je vous demande ça.

Et dès lors, il s’adressa directement à Orschanow, en russe, avec un fort accent.

— Voyez-vous, moi, je suis un ancien étudiant. J’ai été à Kiew, pour mes études de droit. Puis, je me suis trouvé mêlé à des troubles. Je me suis sauvé, et après bien des misères, je me retrouve ici… Oh, la vie est affreuse, affreuse à cause des brutes qui nous entourent. Il n’y a, entre légionnaires, aucune solidarité ; chacun pour soi et le diable pour tous.

— On peut aussi vivre en soi-même.

— Si au moins il y avait moyen de lire, d’échanger des idées, mais sans livres, sans société intellectuelle, comment vivre ?

— Écoute, camarade, moi, j’ai quitté volontairement la vie d’étudiant pour me faire ouvrier et trimardeur. Ce n’est que la misère, les circonstances, — il hésita — et aussi l’envie de venir en Afrique, qui m’ont poussé à m’engager. Eh bien, pendant deux ans, absolument libre, je n’ai pas ouvert un livre, je n’ai pas eu la curiosité de jeter les yeux sur un journal.

— Je ne vous comprends pas.

— A quoi bon lire ? A quoi bon penser même ? Il y a d’autres voluptés, meilleures et plus intenses.

— Lesquelles donc ? Y a-t-il quelque chose de plus beau que les calmes jouissances de l’esprit, que le perfectionnement de soi-même, pour se rendre apte à la lutte qui nous incombe à nous tous, les intellectuels ?

— La lutte ? Pourquoi faire ? Il semble d’un égoïsme bourgeois de dire aux hommes : débrouillez-vous tout seuls. Mais non, c’est le seul avis que puisse leur donner un vrai libertaire. De quel droit empiéter sur la liberté des hommes ?

— Il faut réveiller ceux qui dorment.

— Celui qui dort ne souffre pas. Et s’il rêve, il souffre toujours moins que celui qui veille. Non, il faut se griser à d’autres sources, chercher la vie partout, dans la volupté et dans la douleur, car elle y est également.

— Et comment l’avez-vous cherchée vous ?

— Je vous l’ai dit : j’étais étudiant en médecine, j’étais fiancé à la femme la plus consciente et la plus belle… Un jour, à l’aube, j’ai tout lâché, je suis parti, avec une faulx sur l’épaule, pour travailler la terre et jouir de la vie, avec ce paysan qui est là. Oh ! comme nous avons été heureux, pendant deux ans, sur la grand’route, dans les champs, sur les quais de Marseille, comme débardeurs.

— Comme vous êtes passionné ! dit le Bulgare, sans ironie, avec un sourire plutôt triste. Je reconnais bien le sang russe, ce sang ardent et morbide à la fois, qui coule trop vite, qui brûle les cœurs en les faisant battre une charge continuelle. Moi aussi, je suis Slave, mais combien autre. Vous êtes des hommes de sensation, moi, je suis un homme de pensée.

— Ce n’est pas vrai, dit Orschanow, brutalement.

— Comment, ce n’est pas vrai ?

— Non, ce n’est pas vrai ! Si vous étiez un homme de pensée, si le sang slave ne bouillait pas dans vos veines et ne refluait pas à votre cerveau, vous ne seriez pas ici.

Un peu pâle, le Bulgare le regarda :

— C’est pourtant vrai, ce que vous dites là !

Un silence se fit. Pourquoi Orschanow, si silencieux d’ordinaire, avec les inconnus, avait-il brusquement ouvert son âme à cet étranger, chez qui il avait retrouvé toutes les tendances, toutes les idées qu’il avait fuies deux ans auparavant ? Il n’en savait rien. Cependant, en y réfléchissant bien, il sourit. Quel enfantillage mélancolique ! Rien que d’avoir entendu, pour la première fois depuis son départ, cette musique de la langue russe, cela lui avait donné une émotion d’une violence terrible. Cela avait fait vibrer ses nerfs, brusquement.

Il se leva et, seul, alla errer dans le camp, pour se calmer. Une formule lui vint à l’esprit : il était dans une mine nouvelle, obligé à l’exploiter, pendant cinq ans. Les richesses qu’il saurait en retirer lui appartiendraient. Il fallait donc les extraire toutes, fouiller la mine. Pour lui, il n’y avait pas de mines sans trésors cachés. Le travail d’extraction serait dur, mais il ne fallait pas se rebuter.

Orschanow se secoua, retrouva sa belle audace. Comme les hommes étaient bêtes et aveugles ! Tous, conscients ou non, se ruaient à la poursuite du bonheur, comme les mâles sauvages à la conquête des femelles timides, galopant dans la forêt. Et presque tous le manquaient, quand il était à leurs pieds, à leur merci. Tous, ils étaient les esclaves des êtres et des choses, ils se laissaient prendre et garder, quand il fallait dominer, et ne pas se laisser entraîner.

Orschanow sentit un orgueil gonfler sa poitrine : il avait aimé Véra, il avait eu, par elle, des heures charmantes, mais quand il avait compris qu’elle le briserait, il avait eu le courage de s’en aller

C’était tout au début de son affranchissement. Maintenant, il se croyait le maître des choses. Pauvre soldat perdu dans une masse… courbé il se sentait plus de ressort.

Et Orschanow retourna au marabout.

— Eh, Perrin, cria-t-il gaiement. Tu n’as pas froid ? Le vent commence à vous couper la figure comme des coups de fouet !

— Ah ! ne fait pas chaud, dans ton sacré « bled » !

Perrin était grave, lui aussi réfléchissait, mais tout autrement, trouvant que cinq ans c’était long à tirer. Et puis il regardait la campagne et pensait à d’autres terres.

— Et vous appelez ça un pays !…

Orschanow sourit. Il connaissait Perrin, qui commençait toujours par jurer contre tous les endroits qu’il ne connaissait pas, par les débiner, puis qui se faisait à tout, et si facilement…


Un garçon maigre, scrofuleux, au visage glabre, la visière de son képi toute droite vers le ciel, s’approcha les mains aux poches.

— Alors, y avait plus de bricheton, par chez vous, que vous êtes venus par ici ? Ah, ce que vous allez vous en coller dans le fusil du singe pourri, des ténias et de la barbaque dure comme les côtes à ma grand’mère !

Avec son accent de voyou parisien, il voulait visiblement épater les « bleus », jouir de leur ignorance de l’argot de l’armée d’Afrique.

Perrin haussa les épaules. Brusquement, Orschanow, regardant bien en face l’intrus, répondit :

— C’est chez toi, qu’il doit pas y avoir eu tous les jours de la viande, pour que tu sois si mal fichu ! Quant à nous autres, si tu veux voir avec quoi on a été nourri, t’as qu’à t’approcher. Si c’est pour faire de l’esbroufe que tu es venu, t’as tort. T’es un bleu, comme les autres.

— Moi, un bleu ?

Un traînard, qui s’était rapproché de la dispute, approuva :

— Oui, le grand, là, il a raison. Si t’es pas un bleu, pourquoi que t’es au Dépotoir, alors ?

Le malin s’en alla, devant cette raison péremptoire, après avoir toisé les épaules larges d’Orschanow.

Dmitri sourit. Cela datait de ses vagabondages d’enfant parmi les bourlaki, cette faculté d’être peuple avec le peuple.

— Ben, si ça commence par des disputes, ça va être du propre, dit Perrin qui détestait les querelles et les rixes inutiles, quoique très fort et très brave. D’ailleurs m’est avis qu’il y a par ici un rude ramassis de mauvais gueux. Faudra se veiller ! Tu sais, au service, on est responsable pour ses effets… C’est le Conseil, souvent, si quelque chose manque. Alors, faut se veiller qu’on nous chipe rien, par là. C’est pas de reproche, mais on a fait une rude couillonnade en s’engageant.

— Le vin est tiré, il faut le boire.

— Ah, pour ça, bien sûr. Dame ! ici, c’est pas le Mont-de-Piété : il y a bien le bureau d’engagement, mais y en a point de dégagement…

Cela les fit rire.

Orschanow savait que Perrin ne se désespérait jamais, ne récriminait pas, qu’il réduisait toutes les choses à leur plus simple expression. Mais cette sagesse-là n’est pas facile aux intellectuels, aux imaginatifs, à ceux qui veulent toujours corriger la balance.

… Certes la responsabilité de leur fugue venait de lui, Dmitri, qui avait pris peur. Il y avait de la lâcheté dans leur cas, dans son cas. Il n’aurait pas dû entraîner Perrin.

Ils se couchèrent sous la tente froide que le vent secouait brutalement. Orschanow ne dormait pas.

Il pensait encore, que tout était arrivé par sa faute parce qu’il avait manqué de volonté au début de la grève, parce qu’il n’avait pas su s’affranchir par la fuite et l’abstention, parce qu’il avait voulu faire le brave, et pas jusqu’au bout.

*
*  *

Le matin, dans le décor froid et nu de la salle d’honneur, au quartier, on présenta les recrues au colonel, grand, mince, grisonnant, avec un œil bleu très perçant et très froid, et des gestes cassants.

— Comment vous appelez-vous ?

— Perrin Antoine, mon colonel.

— D’où êtes-vous ?

— De Genève, en Suisse.

— Que faisiez-vous dans la vie civile ?

— J’étais ouvrier de campagne, mon colonel.

— Pourquoi vous êtes-vous engagé ?

— Pour servir la France, mon colonel.

L’officier eut un vague regard d’étonnement, en entendant la voix de Perrin trembler, émue. Il passa à Orschanow.

— Il n’y avait pas d’ouvrage, mon colonel. On avait faim et froid, en Savoie, à Marseille, la misère…

Orschanow avait dit qu’il était ouvrier, lui aussi.

Le colonel le regardait plus attentivement :

— Il y a des choses qui se savent ici, parce qu’on les raconte, et d’autres qui ne se savent pas. Je n’ai pas le droit de vous les demander. Mais il y a des cas qui m’intéressent à un autre point de vue, et qui peuvent intéresser votre classement. On m’a dit que vous aviez été étudiant en médecine avant de travailler la terre. Pourquoi avez-vous lâché ?

— Par goût, mon colonel.

— Oui, enfin, c’est votre affaire. Ici, avec de l’ordre, de la conduite et surtout de la discipline, vous pouvez faire votre chemin. Je suis surtout impitoyable pour l’ivrognerie, souvenez-vous en. Allez !

— J’ai dit que c’était pour servir la France, insista Perrin en sortant, parce que, vois-tu, ça me fait toujours quelque chose quand je suis forcé de dire que je suis Suisse.

CHAPITRE II

Ce soir-là, après la soupe, ce fut leur première sortie en ville.

Ils passèrent la grande porte, sous le regard sévère du sergent de garde. Ils suivirent le chemin de la Remonte, sous les platanes dénudés, passèrent sous la porte de Tiaret, devant l’hôpital militaire, terne et triste dans le rouge du soir.

Les rues, droites, étaient bordées de maisons européennes, de boutiques, les promenades plantées de platanes et de faux poivriers.

— Ça ressemble encore assez aux petites villes du midi, disait Perrin.

Mais ce qui retenait surtout les regards des recrues, c’était la foule bigarrée, la tenue de la Légion, les Chasseurs d’Afrique, les ouvriers espagnols promenant la teinte neutre et morne de l’Europe, et, noyant le tout, la foule arabe partout, les Arabes en burnous terreux ou blancs, en turbans à cordelettes fauves, les Arabes moutonniers…


Quelques femmes, drapées dans leur haïck de laine, déambulaient, hâtives, comme fuyantes.

Un grand murmure de vie montait des ruelles, augmentant à mesure que les deux légionnaires se rapprochaient du quartier indigène.

Dans leurs boutiques ouvertes, les Mozabites au visage reposé, encadré de grandes barbes noires trônaient, en « djellaba » courte, parmi les marchandises hétéroclites : poterie de terre verte et fauve, couffins et nattes en doum, girandoles de poivre rouge séché qui semblaient de grandes grappes de corail. Il y avait encore des Tlemceni, en veste à capuchon, noire, toute chamarrée d’applications de drap de couleurs vives, des nègres, balayeurs de rues, poussant devant eux leurs petits ânes, des portefaix chargés, suants, courant dans la foule.

Devant les cafés maures, sur les bancs et sur les nattes, d’autres indigènes jouaient, penchant des profils secs et fins, tandis que d’autres goûtaient la joie de l’immobilité féline.

Devant les débits, les soldats se pressaient, faisant bandes à part, selon leur arme. C’était un continuel cliquetis de sabres, de baïonnettes, d’éperons. Et, sur cette houle colorée, le soir d’hiver tombait, noyant les hommes et les choses dans une onde rose, qui pâlissait lentement, flambant encore sur les sommets neigeux des montagnes, se fondant en transparences violettes dans les ruelles.


Ils allaient devant eux.

Après un terrain vide, lépreux, où des herbes minces sortaient à peine de terre, parmi les vieux chaumes dorés, ce fut un dédale étrange, des masures blanchies à la chaux, des nattes et des bancs de bois débordant, couverts de soldats et de femmes.

Une révélation, ces femmes aux marches des bouges africains ! Tous les types indigènes, tous les costumes, toutes les parures !…

Il y avait les Mauresques en chéchiya pointues, vêtues de soies éclatantes, les négresses dont la peau obscure tachait les couleurs violentes de leurs toilettes, et les bédouines aux visages impassibles, tatoués, idoles de bronze, au lourd regard. Et les filles du Sud, surtout celles des Hauts Plateaux et celles du Djebel Amour, avec de hauts hennins d’or sur leurs têtes, ou des tresses de cheveux noirs et de laines rouges, des diadèmes d’argent et des bouquets de plumes d’autruche.

Et c’étaient elles, les « Ouled-Naïl » qui étaient le plus chargées de bijoux, ruisselantes de reflets métalliques sur leurs mlahfa, de soie ou de fine laine aux splendides couleurs, assemblées avec un art sauvage.

Il y en avait de ces « mlahfa » errantes : des violettes avec de larges bandes vertes, des rouges et jaunes, des vertes et orangés, des roses et noires, des blanches toutes brodées de fleurs de couleur comme les ailes des papillons.

Sahariennes, elles portaient encore, retombant de leur coiffure, des chaînettes d’argent, de grands anneaux d’oreilles, des pièces d’or, des parures de corail ou de pâte odorante séchée, par-dessus les lourds gorgerins et des ceintures roides, et des cercles d’argent, minces ou larges à tête de clous rivés aux poignets. Leurs chevilles sonnaient de larges canons d’argent ajouré. Il y en avait de belles et de repoussantes, des jeunes aux chairs fermes et ambrées, des puissantes et des fanées. Les unes babillaient en buvant du café ou de l’absinthe, d’autres en fumant, gardaient un air farouche et de rêverie morne.

Des Arabes jouaient des airs d’une mélancolie infinie, sur les petits guibri en carapace de tortue, ou sur les djouak en roseau des bédouins… Quelque part, une rh’aïta sauvage et triste hurlait une désespérance inconnue.

Et des voix d’hommes chantaient les complaintes du Sud où revenait le refrain traînant, le dani-dane sans cesse renouvelé d’accent, d’intensité et de modulation.

Des lanternes s’allumaient, dans les petites chambres toutes blanches et toutes nues, et là quelques misérables lits s’offraient couverts d’indienne, ou plus simplement encore le gros tapis bédouin, étalé à terre, à côté d’un vieux coffre vert aux peintures de fleurs.

Une senteur violente flottait alentour, mélange d’eau de rose, de sueur, d’absinthe et de tabac.

Lâchée à travers cet étal de chair « la troupe » hurlait son rut ardent, son désir de joie, de détente et d’oubli…

Un rauquement coupé de cris plaintifs monta d’une place où l’ombre se faisait : des gens de la campagne faisaient agenouiller des chameaux.


Tandis qu’Orschanow s’enivrait de tout cet inconnu dont il voyait la splendeur nouvelle, malgré les oripeaux et la misère ambiante, Perrin errait, les bras ballants, pris de stupeur.

— Arrêtons-nous, buvons un café maure, dit Orschanow, pour s’asseoir sur une natte et pour regarder en repos un coin qui l’avait charmé.

Perrin hésita, puis, gauchement, il s’assit sur un banc, à côté d’un spahi qui lui fit de la place.

Perrin avait dit : « Bonjour tout le monde ». Seuls le spahi et les femmes, tout de suite accourues, répondirent. Orschanow s’étendit à demi sur la natte.

Il avait du sang musulman, du côté de sa mère, dont les ascendants étaient des tartares et il subissait l’afflux de tout cet atavisme inconscient.

Il se sentait bien là, dans cette pose nonchalante qu’il avait si souvent prise sur le bord des routes.

Aucun trouble ne lui venait sous les tranquilles regards de ces hommes d’un autre monde, surpris de voir des légionnaires, des roumis, s’asseoir fraternellement parmi eux, qui se savaient honnis et méprisés et qui répondaient à ces mines par un absolu dédain, indifférents pour tout ce que les roumis avaient pu introduire de nouveau dans leur pays, dans le silence de leurs horizons immenses.

— Il faudra que j’apprenne leur langue, pensa Dmitri, repris de son besoin de vivre de la vie populaire, partout où il était.

Lui et Perrin restaient sans le sou, il ne fallait pas songer aux faciles amours étalées sous leurs yeux. D’ailleurs, Perrin n’était pas tenté par tout cet inconnu qui l’effrayait. Ces femmes qui le frôlaient, qui lui parlaient pourtant français, avec leur accent de gorge, lui semblaient presque des fantômes. Et il les regardait en dessous, sans répondre. Alors, elles l’apostrophèrent de phrases allemandes, croyant qu’il ne comprenait pas… Pressé de trop près par l’une d’elles, une grande fille pâle en gandoura fleur de pêcher, il répondit tout de même, maussade :

— C’est pas la peine de mâcher de la paille… On comprend le français, et puis ce que tu veux.

Orschanow, amusé, sentant qu’il reviendrait là, tantôt pour de délicieuses rêveries, tantôt pour assouvir ses rages subites d’amour, leur parlait, doucement, les plaisantait, leur demandant leurs noms, écoutant leurs rires et leurs gazouillements étranges, heurtés d’aspirations rauques, plus rauques que celles du russe — dès qu’elles parlaient arabe, entre elles.

Elles lui faisaient des compliments, le trouvaient beau. Et il promettait de revenir, quand il aurait de l’argent.

Perrin s’ennuyait, mais, comme il voyait que son camarade ne bougeait pas, heureux, il ne voulait pas le déranger. Ce nom de Dieu de Russe était tout de suite à son aise partout !

Puis, quand même, Perrin se leva.

— Tu viens pas prendre un verre, là-bas ? dit-il, en montrant un débit juif, au bout de la rue.

— Non, ça va bien ici. Tu sais comment je suis, vas-y… on se retrouvera.

Orschanow était reconnaissant à Perrin de sa délicatesse instinctive, car le paysan ne cherchait jamais à lui imposer ses goûts, à contrecarrer ses besoins brusques de solitude, de silence ou d’errance. Sagement, sans rancune, il allait chercher des plaisirs plus accessibles, laissant Orschanow se débrouiller, comme il disait.

Et Dmitri resta là jusqu’à la sonnerie du soir silencieux, étendu sur la natte, sans hâte de pénétrer ce monde nouveau, y vivant déjà, de plain-pied, heureux dès la première heure.

CHAPITRE III

Dans une boutique étroite, sur des bancs, quelques rares consommateurs indigènes étaient assis. Devant l’oudjak, le fourneau en faïence bleue et blanche, en forme de porte mauresque avec, par côté, sur des degrés, le bariolage naïf et délicieux des petites tasses, et les cuivres polis des plateaux et des cafetières, le kaouadji, un grand Marocain bronzé, préparait le café avec des gestes assurés et lents. Il portait une longue blouse de toile bise, et, sur sa tête rasée, autour d’une chéchiya très rouge, un petit turban blanc.

Dans un coin, sur une natte, Orschanow était accroupi près d’un Arabe, jeune encore, avec de larges yeux noirs, caressants et une petite barbe brune autour du dessin ferme et charnu des lèvres. Quand il riait, son visage redevenait enfantin, très doux.

Orschanow, dans un petit carnet, inscrivait en lettres russes des mots arabes, sous la dictée de l’indigène.

Il avait découvert ce professeur bénévole, qui, parlant bien français, était ravi de l’application de ce roumi à apprendre sa langue. Quand Orschanow lui avait dit les ascendances musulmanes de sa mère, son étonnement s’était teinté de sympathie. Il s’appelait Mohammed, ancien spahi, il était fils d’un pauvre instituteur coranique et, partant, lettré en arabe.

— Tu sais, demain, tu manges la soupe avec nous, dit-il à Orschanow.

— Tu es donc marié ?

— Non, mais j’en ai une femme, au village nègre, qu’elle fera le couscous. Sans faute, tu viendras ?

— Bien sûr. Passe me prendre au quartier, à cinq heures.

— Moi, tu sais, j’en ai pas beaucoup des amis parce que je suis trop fier et trop civilisé. Si tu veux pas qu’on se foute de toi, tais-toi et sois malin. Tu as besoin de personne, je te ferai voir tout ce que tu voudras… avec moi tu es tranquille.

Et Mohammed prenait maintenant des intonations fraternelles pour parler à Orschanow.

*
*  *

Le lendemain, l’Arabe vint à cinq heures chercher son ami. Les camarades louchèrent un peu de cette amitié insolite entre un légionnaire et un indigène. Mais Orschanow continuait à se tenir à l’écart des autres, pris tout entier par ce pays qui le grisait d’une ivresse singulière.

Perrin avoua en souriant qu’il avait fait la rencontre d’une Espagnole au bar, qu’elle ne lui déplaisait pas, et qu’il avait rendez-vous avec elle pour ce soir-là. La vie indigène, trop différente, lui faisait encore peur, le rebutait même. Il avait envers ces hommes d’une autre race une méfiance persistante.

*
*  *

Dans une petite masure passée à la chaux, aux murs en planches branlantes, un tapis à grands ramages verts et jaunes était étendu. Contre le mur, des coussins recouverts d’indienne, au lieu de sièges. Un chandelier de cuivre posé à terre et un grand coffre peinturluré, avec de très vieilles ferrures, complétaient l’ameublement.

Une Mauresque en mlahfa blanche, jeune, mais de visage las, avec, au front, le tatouage des bédouines et des sonnailles gaies de bracelets aux poignets et aux chevilles, salua les deux hommes, leur baisant la main. Sa voix lente était un peu rauque avec des intonations caressantes.

— Tu sais, on va boire l’absinthe, dit Mohammed. La femme, il nous servira.

En effet, elle ne s’assit pas auprès d’eux, gardant son rôle d’emprunt de femme mariée, attentive, obéissant au regard de l’ancien spahi qui se calait dans des attitudes de maître.

Sur le tapis parurent les verres, la gargoulette d’eau et la bouteille de Pernod.

— C’est au service que tu as appris à boire ?

— Oui… Le service, il gâte les gens… Moi, avant, je fumais pas seulement, à présent je jure le bon Dieu, je bois l’absinthe, je mange cochon — et en avant mon ami !

Accoudé aux coussins, il cligna de la paupière vers le légionnaire, parce que l’intelligent comprend au coup d’œil :

— Tu sais, tout à l’heure, il y a la sœur de Zohra qui va venir…

Orschanow se détendait dans cette atmosphère chaude où traînait une odeur indéfinissable. Une chaleur lui montait à la gorge.

Zohra, debout, les regardait.

— Si Mohammed, faut-il apporter le souper ? dit-elle riant de les voir.

— Donne.

Et, comme ils mangeaient, dans un plat unique, la cuisine pimentée et parfumée d’herbes odorantes, on frappa.

C’était Aïcha, une brune frêle, bronzée, avec ce lourd regard impénétrable et farouche des bédouines qu’Orschanow avait remarqué et qui lui donnait un trouble étrange. Elle lui parut très belle, avec ses voiles bleu sombre sur lesquels les bijoux d’argent mettaient des lueurs étranges. Elle était plus jeune que Zohra : son visage tatoué au front avait une fraîcheur de fleur sauvage.

Assise dans un coin, silencieuse, elle gardait une immobilité d’idole. Sa tête était coiffée d’un diadème d’argent ciselé aux pendeloques de corail, tombant en gouttes de sang de ses cheveux noirs. Et elle baissait les yeux, ne regardant pas même ce roumi pour lequel sa sœur l’avait fait venir.

Zohra, plus expansive, voyant que Mohammed était un peu ivre se coula vers lui, humble, rampant presque à terre.

— De l’absinthe, pour l’amour de Dieu !

Lui, toujours souriant, la jeta au tapis d’un revers de coude.

— Pourquoi la bats-tu ? dit Orschanow, le prenant par le poignet.

— Ce n’est rien, ça… si tu voyais comme je la bats, quand ça me plaît, quand je suis en colère ! ça lui fait plaisir… Dis, ça te fait plaisir, hein ?

Elle se hasarda à lever la tête, avouant, de peur d’être battue encore.

Et alors, bon prince, Mohammed lui versa à boire, lui donna une cigarette.

— Aïcha, approche, viens boire, n’aie pas honte, disait Zohra. Mais l’autre à peine enfuie de son douar, demeurait immobile.

Mohammed poussa son camarade :

— Elle a honte.

La tête d’Orschanow tournait délicieusement. Ce décor d’orgie brutale ne lui déplaisait pas. Combien il s’était méprisé, jadis, de ce goût de l’amour brutal qu’il se connaissait bien, et qui le jetait souvent à des aventures dont il restait honteux ! Maintenant il s’y abandonnait, tranquille, conscient malgré son ivresse.

Mohammed lui racontait l’histoire d’Aïcha. On l’avait mariée, elle avait un caractère hautain et indocile, son mari n’avait pas su s’en rendre maître et elle s’était enfuie, rejoignant sa sœur.

— Elles sont souvent comme ça, les bédouines. Il faut savoir les prendre.

Orschanow se laissait gagner par la gaîté sauvage de l’indigène qui luttait à présent avec Zohra, la roulant à terre comme une boule, d’une main. Comme toujours, l’envie lui venait de ces jeux de ce « jus de bras » qui le rendait fou, après.

Et il se leva, ferme sur ses jambes, avec sa résistance à l’alcool d’homme du Nord. Il prit Aïcha, la leva à la hauteur de sa bouche, malgré ses ongles de jeune chatte qui entraient dans la chair de ses poignets, puis la jeta sur les coussins, et, la violentant, l’obligea à boire un verre d’absinthe, pris tout d’un coup d’une obstination animale.

Elle se raidissait pour lui échapper, détournant la tête, les dents serrées. Mais elle dut boire, la gorge meurtrie sous la main d’Orschanow dont les yeux flambaient.

Et soudain, la bougie s’éteignit poussée du pied par Mohammed, et tout chavira dans l’ivresse et les ténèbres…

CHAPITRE IV

Il neigeait, un vent glacé balayait les rues désertes. Orschanow courait, mal dégrisé, pour ne pas manquer l’appel. Il avait fallu que Mohammed le poussât dehors, avec son sang-froid de vieux soldat. Dmitri avait tout oublié, refusant de s’en aller, dans la joie de ses épousailles sauvages.

Maintenant, dans le froid intense, sa tête tournait, une fièvre le brûlait.

Il arriva à temps, au moment où le clairon lançait sa note aiguë.

— Nom de Dieu, dit Perrin, mais t’es saoul !

— Oui, je suis saoul… Que le tonnerre de Dieu emporte un métier comme ça, quand on doit tout lâcher, pour rentrer se coucher comme un gosse !

Et Perrin, soigneux, ramassait les vêtements qu’Orschanow jetait au hasard, et qui gardaient une violente odeur.

Perrin connaissait son camarade, les rages d’amour subites qui le brûlaient.

Ça l’avait toujours étonné, cette fureur, lui qui, tout en aimant la rigolade, gardait toujours son sang-froid. Il ne comprenait pas les ardeurs de l’homme de la steppe, primitif sous son instruction de monsieur, tandis que lui, l’ouvrier fruste, avait derrière lui des générations et des générations de paysans paisibles, alourdis.

— Tu t’es encore monté la tête pour une femme ! dit-il, voyant Orschanow roulé sur son lit, l’œil en flamme, assombri.


L’étudiant russe était donc devenu pareil aux hommes du peuple avec lesquels il avait voulu vivre, il les avait même dépassés, ceux d’Europe du moins, en se rapprochant plus qu’eux de la sauvagerie ancestrale.

Orschanow ne regrettait rien, il ne se méprisait plus. Parfois, aux débuts, après son départ de Genève, il s’était tâté, inquiet, craignant que ces brusques floraisons de sensualité presque meurtrières ne fussent des symptômes de névrose. Mais non, ils correspondaient aux époques les plus radieuses de sa vie, aux jours de santé et d’énergie. Sous leur empire, ses facultés acquéraient une acuité nouvelle, il vivait ardemment, redevenait amoureux de la vie, il était heureux. Et cela l’avait calmé. D’ailleurs aucune idée de volupté malsaine, de luxure morbide n’entrait dans ses rages.

Il était comme ça, et la conscience de sa virilité simple, retrempée aux origines lui donnait des heures d’un bonheur profond. Pourquoi dès lors se fût-il torturé de scrupules, compliqué de nuances ?

*
*  *

Il écoutait vaguement les conversations, la Babel chaotique des voix fortes, les plaisanteries en langues différentes, les disputes sous le marabout frêle que le vent secouait.

Sa place était là désormais. Il saurait s’y pelotonner, faire son trou parmi les camarades aux existences cachées.

Tous ces gaillards-là avaient eu des angles durs et blessants, maintenant ils s’effaçaient : ils avaient quitté pour un temps leur personnalité encombrante comme un vêtement trop voyant, et cela leur permettrait de marcher plus à l’aise, de vivre intérieurement plus libres sous la tyrannie du règlement, déchargés du poids mort des responsabilités. Dans ce retour à la chaleur du troupeau, à la vie animale, il y avait un sentiment de soulagement. Le « ouf » du fardeau jeté bas qui fait la poitrine plus libre.

Autrefois il avait voulu aller au peuple, et maintenant il retournait au peuple pour ne plus penser.


Coudoyer d’anciens drames pour ne plus souffrir, retrouver après des accidents, le sens d’une personnalité intacte et immémoriale, découvrir sous la cendre un feu secret, le feu vital, le sens des éternités de l’instinct… Orschanow sentait tout cela, couché sous la tente comme une bête heureuse, et son regard traînait avec volupté sur la triste Saïda, refuge des cœurs meurtris.

CHAPITRE V

Orschanow était robuste et souple, son instruction de recrue avançait à souhait, sous la direction du sergent Schmütz qui tempêtait et qui jurait sans discontinuer, colérique, le visage haut en couleur, coupé d’une moustache de chat roux.

Orschanow avait conquis Schmütz en lui parlant allemand et en s’appliquant au travail.

Pour lui, la bonne fatigue qui le jetait, le soir, rompu sur son lit, rachetait l’imbécillité de ce travail militaire qui ne servait à rien.

Il aimait surtout les humbles besognes du garde-chambre, et les heures passées au séchoir, dans la petite cour, les jours de soleil, à frotter avec une brosse son linge de grosse toile raide, ses effets de treillis encore tout neufs.

Les légionnaires chantaient, et les complaintes des pays divers jetaient une mélancolie d’un exotisme spécial dans ce coin du quartier entre le séchoir et le Sénégal, le bâtiment des cellules de correction, l’épouvante des légionnaires indisciplinés.

Et les jours s’écoulaient ainsi, réguliers, inutiles, pris par le service, avec en agréable perspective, dès le matin, les quatre heures de liberté du soir.

Les légionnaires étaient presque tous de bons soldats, surtout en marche, à la peine. Et pourtant bien rares étaient ceux qui aimaient réellement le métier. La plupart préféraient « tirer au flanc », se dégrouiller, ne pas se fouler la rate.

Sur eux pesait une discipline d’une dureté voulue, les locaux disciplinaires ne désemplissaient pas ; tous les jours, on voyait, dans la cour, une troupe hâve, l’œil mauvais, rageant à froid, faire le bal, avec le sac lourdement chargé, de cailloux parfois.

Certains sergents de garde prenaient un plaisir cruel à faire exécuter aux hommes punis les mouvements les plus pénibles en les espaçant. Ainsi le sergent Schmütz avait pour spécialité le pas gymnastique continuel en été, les longues poses désolantes en hiver.

Ceux qui ne se soumettaient pas passaient à la discipline ou au tourniquet. Ils étaient nombreux.

Après avoir épuisé sur eux toutes les rigueurs, après avoir tenté de les briser par la fatigue terrible du bal et l’horreur du Sénégal, des cellules de correction, on les envoyait à la section de discipline. Et ils étaient perdus alors. Ils filaient à Aïn-El-Hadjar ou à Mers-El-Kebir, quelquefois même à la Nouvelle ou à Cayenne. Il y en avait qui étaient fiers d’être des irréductibles.

L’un d’eux, un breton, ancien quartier-maître de la flotte, cassé, et qui buvait terriblement, répétait tous les jours à la chambrée : « Moi, mon rêve, c’est d’être butté. »

Il ne s’expliquait pas davantage. Un jour sur une observation du caporal d’escouade, il lui fendit le crâne, d’un coup de crosse, férocement, sans raison.

Quand on l’emmena pour le mettre en cellule de prévention, il dit : « Vous voyez bien que j’ai tenu bon, que je serai butté. »

Les légionnaires apprirent sa condamnation à mort, peu de temps après, avec leur indifférence coutumière, pour le sort des camarades partis, condamnés ou libérés.

Dmitri éprouvait de la sympathie pour ces révoltés, qui s’avouaient vaincus d’avance, mais qui ne voulaient quand même pas courber la tête. Il se souvenait alors d’Orlow, le brodiaga qui avait brûlé le village de Nicoplatimowka, pour se venger d’un cabaretier. Certes, chez les légionnaires, Orschanow ne rencontrait pas le côté épique et sombre qui l’avait charmé en l’enfant révolté des steppes, mais il lui semblait qu’ils avaient aussi leur grandeur, ceux-là.

— Des fous ! A quoi bon faire le malin, disait Perrin, quand on n’est pas le plus fort ? Ça n’avance à rien.

Lui, trouvait qu’il fallait tâcher de bien vivre partout où on était et qu’il était trop bête de vouloir se casser le cou quand on pouvait décemment plier.

— Ah ! je dis pas, si on voulait nous obliger à faire du mal, de sales coups, oui, alors on aurait le droit de rouspéter. Mais qu’est-ce qu’ils nous demandent par là ? D’obéir et de faire le travail pour lequel on s’est engagé. C’est que juste. Si je m’engage pour les foins, faut que je fasse les foins jusqu’au bout. — C’est la même chose.

CHAPITRE VI

Tous les soirs Orschanow retrouvait, dans les cafés maures, chez Zohra ou dans les autres maisons blanches du village nègre, la griserie d’un Orient révélé.

Après quatre mois, il commençait à s’exprimer assez librement en arabe, à s’intéresser à des discours lents devant les cafés maures et les interminables complaintes avaient pour lui des mots profonds comme leur musique.

Le monde arabe, si fermé pour lui les premiers temps, s’ouvrait peu à peu. Orschanow, l’occidental en fuite, entrait dans le décor des couleurs et des parfums.

Dans les milieux indigènes où il se plaisait exclusivement, on s’habituait à lui.

— C’est dommage que tu sois un roumi ! disait souvent Mohammed, qui l’aimait maintenant en frère.

— Mais je ne suis pas un roumi, objectait Orschanow en souriant. Je ne suis d’aucune religion, et si je devais en prendre une ce serait l’Islam.

En effet, l’Islam l’avait enveloppé d’un charme mélancolique. C’était l’apaisement et la sérénité.

Devant l’infortune et la Mort, l’Arabe restait impassible, sans révolte, presque sans pleurs et toutes les hérédités fatalistes d’Orschanow s’émouvaient fraternelles, le poussant vers ces hommes.

D’ailleurs, ne leur était-il pas semblable ? N’avait-il pas renoncé volontairement à la lutte, au travail, but de toute vie européenne, pour se laisser aller, comme eux, voluptueusement entraîné à la dérive, au fil des heures.

Et puis, ils étaient des nomades, des vagabonds invétérés. Et tant d’autres traits les faisaient ressembler à ce peuple russe qu’Orschanow aimait toujours d’un douloureux et profond amour.

Comme le peuple russe, le peuple arabe se maintenait par sa force d’inertie, presque immuable. Comme lui aussi, il souffrait, en silence, apportant dans ses rapports avec l’administration la même résignation, la même soumission, avec la même réprobation tacite pour l’injustice. Le Russe disait : « C’était sur ma naissance ». L’Arabe, plus laconique, se contentait d’esquisser un geste vague de soumission : Mektoub — c’était écrit !

Orschanow retrouvait certaines coutumes touchantes de la terre slave, chez les Arabes : le culte de l’hospitalité, la générosité et la charité envers les pauvres.

Ils étaient mélancoliques, ignorants de la blague, cette gaîté occidentale si étrangère à Orschanow. Ils avaient cependant leurs heures de joie légère, leur rire de grands enfants. Mais, tout de suite après, ils retombaient à leur gravité, ils se renfermaient en eux-mêmes. La plupart du temps même, ils se contentaient de sourire.

Et puis, ils étaient, comme les Slaves du peuple, sociables et égalitaires, sans dédain pour les pauvres. Les riches, les lettrés s’asseyaient côte à côte avec les plus loqueteux, dans la grande fraternité islamique. Un mendiant entrait-il dans un café, on lui faisait une place, on échangeait avec lui le salut de paix, le même pour tous les musulmans.

Et Orschanow se laissait aller au bien-être indolent de la vie arabe peu compliquée.

Mohammed, fumeur de kif, avait persuadé à Dmitri d’abandonner l’alcool pour la petite pipe de poussière de chanvre. Au lieu de l’ivresse tapageuse de la boisson c’était un engourdissement doux, une paix infinie qui venait, à mesure que la fumée jaunâtre du kif montait dans l’air tiède.

CHAPITRE VII

Derrière un café maure, dans une petite cour passée à la chaux bleuâtre, un pied de vigne séculaire se tordait, s’appuyant sur un figuier noueux, en une fraternité de vieux arbres reclus.

Des pierres sèches, équarries et alignées, formaient une sorte de large banquette ronde autour du puits étroit. Dans les niches irrégulières des murs, des pots de basilics et des gargoulettes bouchées d’un bouquet de brins de lentisque. Dans une vieille caisse, un jasmin dont les fleurs blanches, striées de rose pâle s’effeuillait sur des nattes.

Un faucon, attaché par la patte, rêvait sur son perchoir et des rossignols se pâmaient dans de petites cages en piquants de porc-épics.

C’était la fumerie de kif clandestine de la Djenina tenue par Hadj Adda, nègre marocain, lettré, grave et poli. Son visage régulier, d’un noir d’ébène, encadré d’une barbe blanche, souriait à l’habitué, quand il voulait bien accepter une petite pipe.

Dès cinq heures, le jardinet silencieux s’animait. Ils étaient une vingtaine qui venaient là, des portefaix, des bédouins de passage, des Maures.

Il n’y avait rien d’orgiaque dans ces réunions. On fumait le kif en échangeant de rares paroles. Puis on faisait de la musique arabe et on chantait.

Jamais une femme, jamais une plaisanterie grossière. Cette volupté se suffisait à elle-même.

*
*  *

Mohamed avait introduit Orschanow à la Djenina, répondant de ce légionnaire qu’on avait bien un peu regardé de travers, le premier jour. Puis, on s’était habitué à lui, le traitant en frère, lui souriant quand il arrivait.

Il s’étendait près de l’ancien spahi, et, sa petite pipe à la main, il écoutait, les yeux mi-clos, le murmure doux des rossignols captifs, et la musique de rêve des « hacheïchia », les fumeurs de kif.

Mohammed jouait du djouak, tirant des plaintes étouffées, tantôt langoureuses, tantôt d’une presque immatérielle tristesse de ce petit bout de roseau, coupé au fond d’un oued.

Hammou Benhalima, un portefaix en loques européennes, avec un foulard de coton bleu roulé autour de sa chéchiya, jouait de la guitare espagnole.

Un vieux, la face rasée, impassible, les yeux clos, comme en rêve, faisait pleurer un antique violon, qu’il appuyait sur son genou, à la mode arabe. Et d’autres, un groupe de bédouins aux minces profils d’oiseau de proie, aux yeux roux sous le voile en auvent de leurs turbans à cordelettes fauves, promenaient des petits morceaux d’écorce sur les deux cordes de leurs guibri — Et les têtes se renversaient, les yeux se fermaient.

Les « hacheïchia » en extase chantaient.

Tantôt c’étaient des complaintes bédouines, épopées de chasse, d’amour et de rixes. Tantôt, des cantiques maraboutiques, la Borda, en l’honneur du Prophète, ou des chants d’amour passionné et malheureux, où des cœurs saignaient, distillant goutte à goutte les larmes brûlantes des séparations et des oublis.

Orschanow, tiré de son demi assoupissement, dans la lueur vacillante des bougies, observait parfois les groupes aux attitudes souples et félines, les accroupissements, les poses couchées, lasses, la mimique des visages que l’ivresse du chant, de la musique et du kif pâlissait lentement de spiritualité. Les citadins se laissaient aller à l’extase, voluptueusement. Les bédouins gardaient leurs masques bronzés, de gravité farouche, les prunelles plus luisantes seulement, dans le soulèvement des paupières alourdies.

On parlait peu, à la Djenina, et le cafetier distribuait en silence les petites tasses de café, les tout petits verres de thé marocain, à la menthe poivrée…

CHAPITRE VIII

C’était la nuit.

La chambrée, dans l’ombre, soufflait une chaude haleine de lassitude reposée.

Les corps se vautraient, moites, dans les gros draps bis. Parfois, un gémissement ou une toux coupaient le silence.

Orschanow dormait, ayant rejeté ses draps, les bras nus hors du lit. Il avait retrouvé le sommeil sans rêves, sans cauchemars de ses toutes premières années.

Tout à coup quelque chose le réveilla. Il sursauta. Dans la cour, le clairon sonnait. C’était une sonnerie étrange, lente, lugubre, entendue ainsi à travers l’engourdissement du sommeil.

Déjà le caporal Vialar bondissait, criant :

— Tout le monde debout ! Alerte !

Et les légionnaires se levaient, pêle-mêle, jurant, mal éveillés.

Dmitri crut un instant à un malheur.

— C’est encore une lubie du colonel : foutre tout le monde en l’air au milieu de la nuit.

En ville, la trompette des chasseurs répondait, puis un coup de canon déchira les ténèbres et le silence de Saïda endormie.

Le caporal avait rallumé une lampe. On s’habillait avec un cliquetis d’armes, des froissements de cuirs violemment bouclés.

Les hommes juraient, se hâtant pourtant. Dans les escaliers on commençait à entendre le martellement des godillots des autres escouades qui descendaient.

— Allons, nom de Dieu ! Tas de feignants, est-ce qu’on se fout du monde par ici !

C’était le sergent Schmütz qui entrait, blême, mal dessaoulé de la veille.

Dans la cour, des lanternes couraient comme des feux-follets, jetant de brusques clartés rouges sous les arbres.

Avec des bruits métalliques et le grouillement des chaussures ferrées, les sections s’établissaient. Les officiers, prévenus par un fourrier arrivaient.

Le lieutenant Clerc boutonnait son col, les dents serrées avec une flamme de colère dans les yeux : une hiverneuse de passage, une Belge délicieuse, était restée dans la chambre désertée brusquement, là-bas, à l’hôtel.

Enfin, le colonel parut, sur son grand cheval blanc. Froid, correct comme pour une revue ; il demanda si tout était prêt.

Alors, tout de suite, les ordres retentirent, brefs, et on sortit, tournant sur la route, vers le Sud.

Dans l’obscurité, on n’entendait plus que le bruit houleux, le bruit marin, de la troupe en marche, avec, parfois, des entrechoquements d’acier.

*
*  *

On grimpait les pentes raides caillouteuses, au pas gymnastique, péniblement.

— On va à Aïn-El-Hadjar ! murmura un légionnaire.

Ils filaient, poussés par les gradés, avec, au cœur, la rancune de leur servitude, l’ennui de toute cette peine prise inutilement.

Seul Orschanow ne s’ennuyait pas. Pour la première fois, la campagne bédouine lui apparaissait ainsi dans la clarté vague de la nuit de printemps.

La brousse prenait des aspects fantastiques, semblait se mouvoir, noire, confuse.

Les oueds s’ouvraient, semblaient sans fond, et le sommet des montagnes se détachait en silhouette exacte sur la pâleur sombre de l’horizon.

Parfois dans le scintillement innombrable du ciel, une étoile se détachait comme un fruit mûr, et tombait à l’infini.

Dans le silence de la montagne on entendait sourdre une vie puissante, l’enfantement prodigieux du printemps africain.

Des chacals glapissaient courant par bandes sur les collines.

*
*  *

Les légionnaires haletants arrivèrent au grand plateau d’Aïn-El-Hadjar. Là, au-delà de la mer d’alfa où bruissait le vent tiède, l’horizon s’ouvrait, large, immense, libre…

Orschanow éprouva un grand soulagement. Enfin, plus de montagnes écrasantes, plus de murailles barrant le ciel.

Il aspira avec bonheur l’air léger de la hauteur. Son amour pour la terre d’Afrique devenait plus profond. Pris d’un étrange enthousiasme il ne se sentait plus exilé et ne souhaitait que de rester là, dans cet âpre décor, pour toujours, même sous l’humble capote bleue du légionnaire.

Lentement, l’horizon s’éclaira. C’était une lueur verdâtre, diffuse, qui dessinait au loin les dentelures aiguës des montagnes, qui arrachait à l’uniformité noire de la nuit les silhouettes plus opaques des buissons de lentisques et de palmiers nains. Le plateau apparaissait dans la houle de l’alfa coriace, tout moucheté comme une peau de panthère.

Puis la lueur grandit, monta dans le ciel, les légionnaires cessèrent d’être un flot sombre.

Un vent léger frissonna dans l’herbe dure, caressa les visages où la sueur collait la poussière rouge.

Ce fut pour Dmitri, la joie de l’aube en rase campagne, l’heure aimée où renaissaient avec la bonne lumière, l’espoir et la force de vivre…


Dans la mer d’alfa, une troupe venait, morne silencieuse. Dans la lueur lilas du matin, les hommes, en vareuse bleue, coiffés de képis à l’énorme visière carrée, le visage rasé et maigri, l’œil cave et sombre, défilèrent, entre des légionnaires, baïonnette au canon, et des chaouchs de la justice militaire, revolver au côté.

C’étaient les Pégriots, les détenus du pénitencier d’Aïn-El-Hadjar, qui allaient au travail, leurs outils sur l’épaule. Quelques-uns bronzés, le front et les mains tatoués gardaient, sous le costume du bagne la gravité arabe. D’autres très blonds, les cheveux comme décolorés sur leur peau brûlée, échangeaient un regard avec la Légion étrangère qui passait : anciens légionnaires, condamnés, ils retrouvaient des camarades, sans un sourire, avec la haine des forçats pour les autres, ceux du dehors, qui leur semblaient libres.

Et les tristes ilotes passèrent avec un piétinement de troupeau résigné, dans la gloire du soleil qui se levait, là-bas, dans un monde de vapeurs carminées, au-dessus de la plaine mélancolique.

Orschanow sentit une révolte, sous le harnais pesant du soldat ; tout le convenu, tout le mensonge de la vie civilisée lui apparaissait : le mensonge à la base de la société, s’arrogeant le droit, nié aux individus, de renouveler l’antique esclavage, pesant de tout son poids sur ceux qui ne voulaient pas plier.

Combien parmi ces pégriots glabres et mornes, étaient là pour des crimes purement militaires, c’est-à-dire pour des actes qui, dans la vie ordinaire, plus naturelle, étaient à peine des délits !

Ah ! s’en aller dans la brousse, vivre seul, à sa guise, sans courber la tête devant tous ces fantômes d’idées imbéciles qui accablaient les hommes de leur dure tyrannie.

Les instincts de vagabond et de révolté d’Orschanow s’éveillaient en cette heure, et il songea qu’il avait encore près de cinq années à vivre parmi les hommes, sous leur autorité et leur menace !

Mais il fallait se raidir et attendre, marcher sourd et aveugle, en saisissant au passage les heures de vie, les impressions grisantes, telle l’ivresse de ce lever de jour au désert.

CHAPITRE IX

Il y avait dans l’escouade du caporal Vialar un légionnaire qui s’appelait Pedro Garcia, et qui se tenait à l’écart des autres, muet, plongé en une continuelle rêverie morne. Grand, d’une maigreur robuste, il avait, sous le képi rouge et noir, un visage bronzé, aux méplats de cuivre, des cheveux bouclés, très noirs, étroite une moustache ombrant des lèvres sensuelles, toujours serrées, sans un sourire.

Dès le premier jour, personne ne s’était trompé sur la réalité des bribes d’histoires qu’il avait contées au caporal. Ce n’était pas vrai, ce n’était pas un déserteur espagnol. Et, tout de suite, on l’avait marqué de ce surnom qui le faisait pâlir : le Bicot…

Ils étaient voisins de lit, Orschanow et lui. Le Bicot ne parlait pas plus à Dmitri qu’aux autres, mais il le regardait autrement, lui sachant gré de respecter son silence et de ne pas le plaisanter méchamment.

Pour faire taire les loustics, plusieurs fois Vialar avait eu à intervenir :

— Nom de Dieu ! Foutez la paix à cet homme. Qu’est-ce que ça vous fait qu’il soit arabe ou espagnol ? Y en a-t-il ici beaucoup, parmi vous, qui aient donné leur vrai nom, leur vraie nationalité en s’engageant ?

— Ça, caporal, c’est vrai ! disait Perrin, en soupirant et gardant toujours le regret d’être obligé de se dire Suisse.

Quand les légionnaires furent en campement sur le plateau d’Aïn-El-Hadjar le Bicot eut l’occasion de rendre quelques services à Orschanow. C’était un excellent soldat, d’une propreté de chatte, toujours en train de laver ses effets, d’astiquer ses cuirs. Il n’avait rien du bleu maladroit qu’il eût dû être, se trouvant à la légion depuis trois mois à peine.

— Pourquoi ne sortais-tu jamais à Saïda, demanda Dmitri.

— Je n’aime pas à rigoler.

— Alors nous sortirons ensemble. Je ne te demanderai rien, tu me raconteras ce que tu voudras. Je ne cherche pas à savoir ce qui ne me regarde pas.

— Quand tu sors, où vas-tu, à Saïda ?

— Je vais au café maure, je me promène aussi sur la route.

— Oui, c’est vrai, sur la route on s’ennuie moins…

Ce soir-là ils marchèrent longtemps autour du camp dans la gloire du soleil mourant en rose sur l’immense horizon du Sud attirant.

— D’où es-tu, toi ? demanda tout-à-coup le Bicot.

— Moi, je suis Russe, par mon père, tartare par ma mère. Et toi ?

— Moi ?… Tu sais, j’ai dit que je m’appelais Pedro Garcia… Eh bien, ce n’est pas vrai. Ils ont raison les autres ! Mais pourquoi m’embêter ? Je suis de Bou-Saâda, je m’appelle Lamri Belhaouari.

Et d’un trait, il conta son histoire, comme pour se justifier.

Il était fils de cadi. Il avait été à l’école française-arabe, puis au lycée, à Alger. Riche, il n’avait pas eu besoin de travailler. Rentré à Bou-Saâda, son père lui avait donné une délicieuse petite maison en toub doré, dans les jardins qui bordent l’oued. Il l’avait marié avec sa cousine par alliance, Halima, toute jeune et très belle. Et Lamri était devenu amoureux de sa jeune femme. Il l’adorait.

Un soir, on était venu le chercher, son père étant très malade. Il avait quitté à regret sa maison paisible et son Halima, il avait couru chez son père, disant qu’il rentrerait au jour. Le vieillard allait mieux après une crise, et Lamri, tout joyeux, rebroussa chemin. Il avait une clé, il rentra doucement. Et alors, dans la tiédeur de la cour où ils dormaient l’été, il avait trouvé Halima dans les bras d’un de ses cousins, Ali.

Lamri avait perdu la raison. Il avait massacré les amants à coups de couteau… Il s’était jeté en travers du lit inondé de sang, et il avait attendu le jour, prostré, inconscient. On l’avait arrêté, et le Conseil de Guerre, dont il était justiciable, comme indigène du territoire militaire, l’avait condamné seulement à deux ans de prison…

A la colonie pénitentiaire de Berrouaghia, Lamri avait vécu ces deux années en un rêve sombre. Son père était mort, et Bou-Saâda lui sembla vide et désolée, quand il rentra.

Alors, abandonnant ses biens à son frère Ahmed, assesseur du cadi, il s’était engagé aux spahis, par ennui. Vers la fin de sa quatrième année de service, Lamri, en détachement à Aumale, s’était passionné pour une belle juive. Un soir, par fatalité, il avait eu une altercation avec un autre spahi, chez cette femme. Ils s’étaient battus et Lamri avait blessé son camarade. Pour la deuxième fois, il passa au Conseil, et fut condamné à un an de prison, le Conseil ayant admis l’excuse de provocation.

En sortant de prison, Lamri, las, désespéré et se sentant désormais un réprouvé, avait fait, à Médéa les quatre mois qui lui restaient à faire. Puis, pour disparaître à jamais, pour ne plus se souvenir de rien, il était venu s’engager à la Légion, sous ce faux nom de Garcia.

— C’est fini, conclut-il, je ne vis pas, je rêve, et Dieu sait si mon rêve est noir.

Très intelligent, lui, si silencieux d’ordinaire, avait la parole claire et imagée, dans son français irréprochable.

— Garde pour toi ce que je t’ai dit. Tu es tout jeune, toi. Fais attention de ne pas faire comme moi. Tu sais, au jeu il ne faut pas tout mettre sur une carte. C’est la même chose dans la vie. Moi, deux fois j’ai été fou, j’ai mis ma vie sur une seule carte, l’amour d’une femme. Et aujourd’hui, je suis moins heureux qu’un mort.

Orschanow songea que, lui aussi, en épousant Véra, avait failli mettre toute sa vie sur une seule carte…

CHAPITRE X

Les amours tragiques de cet Arabe, victime de l’instinct, avaient vivement intéressé Orschanow. Un nouveau classement d’idées s’était fait définitivement en lui. Il comprenait mieux, et d’une façon nouvelle, pourquoi il avait quitté Véra en l’adorant, pourquoi il avait dû la quitter.

L’amour de Véra l’avait d’abord guéri des servitudes révolutionnaires et, presque aussitôt, il avait dépassé cette étape : il s’était évadé de la chaude petite cage du bonheur parce qu’il portait en lui-même le sentiment de l’espace et parce qu’il éprouvait contrairement à tant d’êtres, le besoin d’être seul et de finir.

Tout d’abord cette manière d’être lui avait paru monstrueuse, et maintenant voilà qu’il y voyait une supériorité, le but peut-être de l’évolution humaine en un effort vers l’individualité et la liberté, brisant la chaîne des associations et des sexes, s’élevant toujours plus haut vers plus de vérité, acceptant la passion mais dépassant l’amour qui continue la chaîne des êtres.

Cette pensée d’ailleurs, il l’avait cueillie analogue, un jour, au bord de sa route et l’avait mise comme une fleurette de montagne dans son carnet de notes. C’était à Genève, dans la grande bibliothèque claire. En ouvrant un volume de Chateaubriand, il avait tressailli en lisant :

« Cette impossibilité de durée et de longueur dans les liaisons humaines, cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence qui s’empare de notre tombe et s’étend de là sur notre maison, me ramènent sans cesse à la nécessité de l’isolement. Toute main est bonne pour nous donner le verre d’eau dont nous pouvons avoir besoin dans la fièvre de la mort. Ah ! qu’elle ne nous soit pas trop chère ! car comment abandonner sans désespoir la main que l’on a couverte de baisers et que l’on voudrait tenir éternellement sur son cœur ? »

Orschanow avait porté cela sur lui comme une formule bizarre. Il n’en avait pas encore éprouvé la force de talisman. Il avait fallu cette banale histoire arabe pour lui découvrir le sens de ses actions. Maintenant il possédait une vérité précieuse qui lui eût permis de braver toutes les servitudes et le visage de son amie lointaine s’en éclaira.

La pensée de la femme quittée lui fut bonne et mordante : elle l’aida à se sentir plus fort.

*
*  *

Sans se préoccuper de la présence du sombre Bicot, Orschanow lui savait gré d’être là et d’avoir parlé. Ils marchaient, se tenant par le petit doigt de la main, suivant la fraternelle coutume musulmane. Sur cette piste des Hauts-Plateaux du Sud, l’étudiant russe atteignit, pendant quelques minutes, à la conscience heureuse de sa solitude affranchie, il se trouva maître de lui-même et, sous la lourde capote militaire, il sourit à sa jeune liberté.

Pourquoi se torturer d’un chétif amour quand la grande passion de vivre flambait si diverse sous les soleils du monde, dans la splendeur de l’Univers ? Véra, Véra plus belle d’être lointaine ! comme il tendait vers elle, comme il respirait son âme dans le crépuscule, comme il la possédait, comme il se pénétrait de son essence éternelle !


Maintenant, assis, les jambes croisées, il écrivait sur ses genoux avec la lenteur et l’application d’un thaleb arabe :

« Véra inoubliée,

« Je t’écris pour te réjouir, car je sais que, toi aussi, tu ne m’oublies pas. La pauvre chair lamentable qui se tordait en des convulsions inutiles n’est plus. Comme toi, maintenant, je suis fort, et je suis heureux, j’aime la vie et le soleil. Makarow a eu raison de me laisser partir. Remercie-le pour moi. C’est la bonne route libre qui m’a sauvé, et toutes les fois que tu regarderas la route, remercie-la, dis-toi bien que c’est elle, la bonne mère accueillante, qui a régénéré ton Dmitri, qui l’a sauvé de la déchéance et de la mort. Adieu, et puisse le soleil de la vie illuminer ta voie, comme il illumina la mienne.

« Ton Dmitri Orschanow. »

En rentrant au campement il jeta la lettre à la boîte.

Il n’avait donné à Véra aucune adresse.

A quoi bon ?

IMPRIMERIE BUSSIÈRE. — SAINT-AMAND (CHER).

Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE

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