The Project Gutenberg eBook of Les mains propres

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Les mains propres

Essai d'éducation sans dogme

Author: Michel Corday

Release date: August 25, 2023 [eBook #71487]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1919

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MAINS PROPRES ***

MICHEL CORDAY

Les mains propres

ESSAI D’ÉDUCATION SANS DOGME

PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays.

Il a été tiré, de cet ouvrage, quinze exemplaires sur papier de Hollande, tous numérotés.

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

LIBRAIRIE E. FLAMMARION

Dans la même collection :

EN PRÉPARATION :

E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
Copyright 1919 by Ernest Flammarion.

A
LA MÉMOIRE
DE
JEAN JAURÈS

LES MAINS PROPRES

PRÉAMBULE
LE BUT ET LE PLAN

Cet essai s’adresse à ceux qui élèvent leurs enfants en dehors des dogmes, dans un esprit de libre examen.

Quiconque a entrepris cette tâche en sait les difficultés. Dès qu’on réfléchit avant d’agir, dès qu’on se demande pourquoi on agit, dès qu’on ne fait plus une chose uniquement « parce qu’elle se fait », tout devient problème.

On a quitté la bonne vieille grande route, si commode, si facile, si plane, et que le troupeau des générations a suivie. On a devant soi l’espace en friche, où serpentent quelques pistes indécises, toutes fraîches. Où est la bonne direction ? Ici, faut-il prendre à droite, à gauche ? Parfois, on sent l’angoisse du doute. Mais il faut avancer. Alors, on jette des vues, on s’oriente, on se décide. Et l’on marche, en entraînant ses petits par la main.

Il faut que l’effort de chaque pionnier serve à ceux qui lui succéderont. Il faut qu’ils puissent profiter de ses recherches, qu’ils retrouvent les déterminations qu’il a prises, les directions qu’il a suivies, l’empreinte de ses pas.

Cet ouvrage n’a pas d’autre but, ni d’autre plan. C’est un ensemble de modestes solutions aux innombrables problèmes qui se posent au long de la route. Ce n’est qu’une suite d’opinions. Et on ne s’en étonnera pas. En effet, qu’est-ce qu’éduquer ? C’est compléter, fortifier et redresser, par l’influence du milieu, les notions confuses déposées dans le petit être par l’atavisme et l’hérédité. Or, nous ne pouvons agir sur l’enfant que par notre exemple, nos causeries, nos enseignements ; et nous ne faisons alors, en toutes ces circonstances, qu’imprimer dans la jeune cervelle nos propres opinions sur toutes choses…

La première partie de cet essai est précisément un exposé des opinions générales dont nous souhaitons que les enfants soient pénétrés, plus encore par les entretiens de leurs parents et l’atmosphère du foyer que par la lecture des livres et les leçons des maîtres.

La seconde partie est toute d’adaptation.

Quant au titre de cet ouvrage, il est emprunté à l’une de ces vues morales qui se sont affranchies des anciens dogmes.

PREMIÈRE PARTIE
OPINIONS

CHAPITRE PREMIER
LE BONHEUR

Quand on se lance, hors de la grande route, hors des chemins battus, possède-t-on une indication générale sur la direction à suivre ? La vie humaine a-t-elle une tendance ? Car cette tendance devrait nous guider. Nous devrions marcher dans son sens.

Oh ! Il ne s’agit pas de rechercher le destin final de l’homme. A ce sujet, disons-nous simplement que cette planète mourra comme les autres. Il s’agit de savoir s’il existe une aspiration commune à tous les êtres depuis qu’ils respirent sur la terre, un signe indicateur de la vie. Hélas ! La plupart des humains ne se posent même pas la question. Ils naissent, subsistent, meurent, sans avoir pris conscience de ce qu’ils ont tenté de réaliser pendant leur vie.

Et pourtant, cette tendance existe. Voyez une rue fréquentée, vers le soir. Tous les passants courent, se hâtent, se pressent. Or, si les buts sont différents, le mobile est unique. Obéissant tout droit à leur instinct débridé ou tenus en lisière par le devoir, cherchant l’utile ou l’agréable, la hautaine volupté du sacrifice ou le bas plaisir, regardant le ciel ou la terre, tous aspirent à réaliser leur désir, tous vont vers leur satisfaction. Oui, tous, malgré des apparences contraires, malgré de déconcertants détours, tous veulent leur bonheur.

C’est l’instinct primordial de toute existence. On le surprend chez le plus infime animalcule dans le champ du microscope. Il fuit la peine et cherche la joie, c’est-à-dire qu’il fuit le milieu où il souffre et cherche le milieu où il se plaît. En quoi il obéit bien à la loi de la vie : car la joie est de la vie accrue, plus intense et plus ardente ; et la douleur est de la vie diminuée, l’acheminement vers la mort.

Mais qu’est-ce donc que le bonheur ? Ce serait folie d’en donner une définition applicable à tous les humains, puisque ce milliard et demi d’êtres sont différents les uns des autres, puisqu’il n’y a pas deux visages — ni sans doute deux cerveaux — identiquement semblables. Il y a autant de bonheurs que d’individus.

Mais peu importe qu’on demande ces joies au pouvoir, aux honneurs, à l’art, aux voyages, aux plaisirs de la table ou de l’amour, à la conscience de la tâche accomplie, aux sereines recherches du laboratoire, aux élans de l’altruisme, aux félicités du propriétaire, du collectionneur, à de modestes travaux manuels, même aux émotions de la chasse ou de la pêche. Tous ces bonheurs ont des traits communs. Ils donnent à l’être sa satisfaction, le sens de la plénitude. Ils portent la vie à sa plus haute tension.

Il existe dans la nature un exemple de cette tendance continuelle à s’accroître. C’est le végétal. Une plante, une vie humaine s’efforcent toutes deux d’atteindre leur exubérance totale. Elles s’élèvent, l’une vers la lumière, l’autre vers le bonheur.

Au surplus, la croissance de l’esprit est toute pareille à celle de la plante, qui d’abord cherche sa subsistance de toutes parts, aveuglément, par ses mille racines, dans l’obscurité de la terre, puis, s’élançant au jour, se nourrit d’éléments plus subtils, obéit à ses affinités et enfin s’exprime et s’épanouit dans les contours précis de ses verdures fleuries.

Si toutes les manifestations d’une existence, actes et pensées, pouvaient prendre une forme sensible, s’inscrire dans l’espace comme autant de feuilles et de fleurs, l’ensemble d’une vie complète apparaîtrait comme un bel arbre, harmonieux, touffu, luxuriant, étendant ses branches en tous sens, dans un frémissant désir de s’accroître encore.

Un beau rosier est l’image du bonheur.

Et, de même qu’il y a des végétaux de toutes tailles, du chêne au brin d’herbe, mais qui tous ont ce caractère commun de remplir leur ligne, de tendre vers leur complet développement, de même il y a des vies de toutes envergures, les unes très modestes, les autres magnifiques, mais qui toutes peuvent être également heureuses, atteindre leur plein épanouissement. Ce n’est pas une question de dimension, c’est une question de densité, de plénitude. Une destinée heureuse, c’est une destinée remplie.

Enfin, de ce point de vue, le but de l’éducation apparaît. Éduquer, c’est cultiver. C’est favoriser l’expansion de la plante humaine. C’est la redresser, l’abreuver, l’émonder, la bien exposer, de façon qu’elle soit forte, saine, qu’elle donne toutes les qualités de l’espèce, qu’elle atteigne sa plus haute puissance.


Devant la morale du bonheur, une objection se dresse aussitôt. Mais, dira-t-on, si chacun poursuit son bonheur, uniquement son bonheur, chacun blessera son voisin, dans cette poursuite. Aussi faut-il en tracer immédiatement les bornes. Oh ! elles sont indiquées dans toutes les morales, par la simple loi : « Tu ne nuiras pas. » Il faut s’arrêter au moment de nuire. Notre bonheur a pour limites le bonheur du voisin.

Pour reprendre l’analogie avec le monde végétal, un groupe humain ne doit plus être l’inculte forêt où les arbres s’étouffent mutuellement. Une société civilisée doit être un jardin, cultivé avec intelligence, où chaque plante, pour donner toutes ses fleurs et tous ses fruits, arrête ses frondaisons aux frondaisons voisines.

Ainsi la plante reste d’un exemple total : monter bien droit, dans la clarté, s’accroître, s’épanouir, s’orner de fleurs, se répandre en parfums, donner des fruits, et ne borner son expansion qu’à l’expansion des autres.

D’ailleurs — et ceci est capital — cette limitation elle-même apparaît de notre intérêt. Les preuves en abondent.

Il est bien certain que si chacun s’efforçait d’observer cette loi restrictive, tant de heurts, de drames, de souffrances seraient évités, que l’état général de l’humanité serait meilleur. Le monde serait plus agréable à habiter. La vie d’un village est symbolique à cet égard. Là, par une lente sagesse, tous les habitants sont parvenus à respecter la terre du voisin. Leur bien se borne au bien d’autrui. Ne sont-ils pas plus heureux que s’ils dépassaient les limites de leur propre domaine et débordaient sans cesse sur les domaines adjacents ? Que de querelles, de luttes, de haines abolies ! Ce serait la guerre. C’est la paix.

Il y a aussi un fait d’expérience qui, dans l’intérêt de notre propre bonheur, doit nous détourner de nuire. C’est que, le plus souvent, tout acte nuisible retombe sur son auteur. La loi d’équilibre, ou de compensation, joue. Cet acte nuisible fait boomerang. On croit le projeter contre autrui. Il revient à son point de départ. Le bonheur conquis sur le voisin n’est plus du bonheur. On l’a payé trop cher. On lui garde rigueur des remords qu’il éveille. Au fond, nous souffrons plus du mal que nous faisons que du mal qu’on nous fait.

Enfin, la notion relativement récente, pour ainsi dire scientifique, de la solidarité, vient encore confirmer qu’il est de notre intérêt de ne pas nuire. En lésant autrui, nous ne sommes jamais sûrs de ne pas nous léser nous-mêmes, précisément parce que toutes les cellules sociales sont dépendantes, solidaires. Quand un point de l’organisme s’enflamme, tout l’organisme a la fièvre. Tout ce qui nuit à la collectivité nuit à l’individu. Celui qui, au mépris de la prudence ou de l’hygiène, jette quelque virus dans la circulation, est-il jamais sûr que le mal, cheminant à travers le monde, ne viendra pas frapper l’un des siens ?

Ainsi, le souci bien compris de notre bonheur même, nous amène à le borner. Et ceux-là se trompent qui accusent la morale du bonheur de n’avoir ni sanctions ni freins. Elle les trouve en elle-même.


Au surplus, la compréhension, le soin de notre propre bonheur, ne nous détournent pas seulement de nuire, de faire le mal. Ils nous incitent aussi à faire le bien, car ces lois d’équilibre et de réciprocité jouent pour le bien comme pour le mal. Faire du bien à autrui, c’est en faire à soi-même. On fait des heureux pour être heureux. On reçoit en reflet le bonheur que l’on donne.


Oui, entre la morale religieuse, froide, tranchante, nue, austère, et la sauvage morale de la force, la morale du browning, il y a place pour une morale souriante, épanouie, rayonnante, la morale de la fleur.


Il ne faut point cependant opposer la morale du bonheur aux morales religieuses. Leur antagonisme est plus apparent que réel. Il est dans les mots. Qui n’applique en fait la morale du bonheur ?

Il faut, au contraire, considérer cette morale humaine comme le prolongement des morales divines. Celles-ci tenaient l’homme en lisière. Elles guidaient ses pas. Elles le jugeaient incapable encore de marcher seul. Ainsi, la morale chrétienne le maintenait dans le droit chemin par la crainte de l’enfer et l’espoir du paradis.

La morale du bonheur marque un progrès. Elle correspond à un état nouveau de civilisation. Elle estime que la créature peut enfin s’affranchir de tutelle, qu’elle est adulte, qu’elle peut avancer sans aide, que sa conscience avertie peut éclairer sa conduite.


Les connaissances humaines se présentent comme un tronc dont trois rameaux ont jailli : art, science, morale. Le premier, l’art, a donné son élan et ne progresse plus guère ; le deuxième, celui de la science, vient de se développer prodigieusement ; le troisième, celui de la morale, végète. Faut-il désespérer qu’il rattrape les deux autres ?


Il faudrait embellir la vie, la fleurir. N’est-ce pas la tendance générale des progrès humains ? En effet, quels étaient les instincts primitifs de l’homme ? Se nourrir, se reposer, se reproduire. Voyez comme nous avons peu à peu paré, enjolivé ces trois instincts grossiers ! Du besoin de se nourrir, nous avons fait le délicat plaisir de la table. Du besoin de se reposer, la volupté du lit. Et le besoin de se reproduire est devenu l’amour…

Il y a tant à faire, pour embellir la vie, pour l’égayer. Qu’y a-t-il de plus triste qu’une fête foraine ? Ces musées d’horreur, ces jeux de massacre, ces manèges bruyants et laids. Ne pourrait-on pas, peu à peu, couler à des divertissements plus jolis, sans s’écarter du goût de la foule ? On ne dira jamais assez la tristesse des monuments publics. Et les magasins ? Pourquoi ne sont-ils pas généralement plus plaisants aux yeux ? Pourquoi la rôtisserie, la poissonnerie, la boucherie, ne sont-elles pas toujours décorées de céramiques, de marbres ? Pourquoi ne pas rechercher un décor qui soit plus joyeux sans être plus coûteux ? Les tentatives qu’on a faites en ce sens ont presque choqué. Il semble qu’il y ait quelque chose de sacrilège à mettre de la grâce, de la beauté, dans le détail de la vie.


Une humanité travaillant pour le bonheur tendrait à encourager par les plus belles récompenses tous ceux qui collaborent à ce bonheur, l’artiste, l’inventeur… Et ce ne sont pas les grands héros.


Mettons dans notre vie de la grâce, de l’élégance, de la bonté, de la poésie, des enthousiasmes, du plaisir. En un mot, cherchons à l’accroître, à la fleurir, à la faire la plus opulente, la plus luxuriante.

Ayons aussi des raisons, des buts de vivre. Sans quoi, nous descendons à la conception la plus misérable, la plus primitive de la vie, un état inconscient où l’être ne cherche qu’à subsister au jour le jour.


Candide disait : « Cultivons notre jardin ».

Oui. Représentons-nous chaque existence comme un jardin. Et voyez, à surface égale, combien les jardins sont différents. L’un est la brousse, l’autre le paradis. Tout dépend des soins qu’on y donne.


Nous ne pouvons pas prétendre au bonheur absolu, mais nous devons chercher à l’atteindre par le plus grand nombre de points possible.

Notre bonheur est enclos dans notre vie, comme la statue dans le bloc de marbre. C’est à nous de le dégager. Les sculpteurs praticiens procèdent comme si la statue existait déjà dans sa gangue de pierre. Ils l’atteignent par des sondages nombreux, qui s’arrêtent juste à la surface de la future image. Ils la touchent par points. Nous devons être les praticiens de notre bonheur.


Il faut saisir les beaux instants, c’est-à-dire ceux où l’on est heureux sans nuire. Et il faut aussi les proclamer, en soi, autour de soi. On dit plus volontiers : « Quel sale temps ! » que : « Le beau temps… » Il faut que nos propos soient à l’image de la vie, qui roule le bon et le mauvais. Ne serait-ce que pour régler notre pensée sur nos paroles et nous pénétrer de ce sens de l’équilibre.

Il y a d’ailleurs un bonheur dont nous ne prenons pas assez conscience : l’absence de malheur. Par exemple, que de justes petites voluptés on se procure à se rendre compte qu’on ne souffre plus de maux familiers dont on a pâti. Nous n’en jouissons pas. Nous ne nous disons pas assez : « Quelle chance de ne pas avoir mal à la tête, mal aux dents ! »


Au fond, tous nos actes tendent vers l’utile ou l’agréable. Cette formule en deux mots enferme notre vie. C’est un vase qui la contient. A nous d’en faire une belle amphore, de l’élargir vers le haut, d’y mettre toutes les belles fleurs de l’élégance, de l’art, de l’altruisme.


L’aspect d’une roseraie publique, comme celle de Bagatelle, un dimanche, où la foule lente, recueillie, discrète, se promène sous les arceaux de fleurs, apparaît une anticipation, une vision de demain.

CHAPITRE II
LE TEMPS

La foi dans l’avenir. — La connaissance de l’avenir. — Le présent vaut le passé. — L’héritage du passé.

Foi dans l’avenir.

Nous aussi, nous croyons à une vie meilleure, à une vie future. Mais nous ne la garantissons pas dans cet au-delà de la mort que nul encore n’a sondé d’un regard certain. Notre vie meilleure, c’est celle de nos descendants. Notre vie meilleure, c’est l’Avenir. Elle n’est pas dans le ciel. Elle est sur la terre. C’est la vie que nous forgeons pour ceux qui nous succéderont. Nous y croyons parce que nous y travaillons, parce qu’elle est le prolongement de notre vie. Voilà l’acte de foi qui doit nous soutenir au cours de notre existence. Cette vie meilleure, nous ne l’attendons pas dans la résignation, sous le joug des dogmes. Nous la préparons, nous apportons notre humble pierre à l’édifice, dans le courage et l’allégresse.


Devant les vagues monstrueuses, stupides et magnifiques qui se jettent et se brisent contre la jetée, je pense que les hommes ont dompté les forces extérieures de la nature et qu’ils n’ont pas encore dompté les forces intérieures, c’est-à-dire celles qui sont en eux : la colère, la haine, la méchanceté, celles qui les poussent à nuire, à tuer… Ils ont asservi les flots, les vents, la foudre ; ils n’ont point encore refréné leurs instincts barbares.

Mais qui donc aurait osé prédire aux premiers hommes ces victoires sur la nature déchaînée ? Et qui peut assurer que les hommes futurs ne couronneront pas cette victoire, en l’achevant sur eux-mêmes ?


Dans les grandes maladies qui frôlent la mort, les êtres se montrent souvent si beaux, si grands, si délicats, si exquis, si touchants, qu’ils dévoilent une humanité supérieure.

Ils montrent ce qu’ils auraient pu être, ce qu’ils auraient été s’ils avaient pu se libérer de toutes les entraves qui les retenaient de montrer le meilleur d’eux-mêmes.

On dirait qu’au seuil de la mort ils voient l’avenir des hommes et déjà le réalisent.


J’entends des gens dire que nous avons la même mentalité que l’homme des cavernes, que la morale n’a pas fait de progrès, parallèlement à la science et sous son influence.

Est-ce bien sûr ? Et surtout s’est-il écoulé assez de temps pour que ces progrès nous soient sensibles ? Les phénomènes d’évolution, ceux qui ont sculpté la surface de la terre, ceux qui ont peu à peu réalisé l’être humain, sont tellement lents, exigent tant de milliers d’années !

Les notions acquises depuis quelques siècles seulement modifient peut-être l’esprit de l’homme. Mais l’empreinte n’est pas encore assez profonde pour que nous discernions ce relief nouveau.

Prenez en exemple la conception de l’infini, la conception qu’il y a des astres derrière les astres, qu’il n’y a pas de limites à l’espace. Elle est récente, puisque les anciens voyaient un univers borné, voûté. Elle est fille de l’astronomie moderne. Or, cette notion de l’infini, de notre terre perdue comme un grain de boue, comme une cellule isolée d’un organisme immense, cette notion n’est-elle pas pour nous montrer la petitesse, la vanité de nos querelles, de nos luttes, et par conséquent pour améliorer peu à peu la morale ? Ne donne-t-elle pas à l’esprit une sorte d’apaisement bienfaisant, cette sérénité de l’aéronaute ou de l’aviateur qui vogue dans l’espace ? Peut-être cette influence d’une vérité neuve s’exerce-t-elle en ce moment même sur nos cerveaux ? Peut-être modifie-t-elle le sens de nos élans, de nos aspirations ? Mais la métamorphose est trop fraîche, trop actuelle, pour que nous en prenions nettement conscience.


On dit que la science ne change pas la vie. Cependant, prenez un modeste exemple : le téléphone… N’a-t-il pas créé un état nouveau des relations humaines ? Ces gens qui sont éloignés et qui se parlent à l’oreille, qui s’entendent sans se voir, comme des aveugles séparés par l’espace et non plus par la nuit… N’a-t-il pas donné à l’amour, à l’important amour, une facette nouvelle ? Entendre une voix chère et ne pas voir le visage. Avoir un peu plus que la pensée, un peu plus que l’écriture, avoir la parole… et n’avoir pas les lèvres. Et si chacun voulait dresser le bilan de ce qu’il doit au téléphone, de ce qu’il a pu faire grâce à lui et de ce qu’il n’aurait pas fait sans lui, il serait bien contraint de reconnaître qu’il y a quelque chose de changé dans sa vie.

D’une façon générale, les communications rapides, transports et messages, ont rendu la vie plus sensible, en réunissant des êtres chers, en assurant de prompts secours. Elles la rendent plus dense et plus pleine, puisqu’elles permettent, dans un même temps, d’agir davantage. Et elles n’ont fait qu’ébaucher, depuis quatre-vingts ans, leur œuvre de pénétration internationale.

Il n’est pas jusqu’à la photographie qui n’ait réagi sur les mœurs. Depuis trente ans qu’elle s’est vulgarisée, on a pu, grâce à elle, prendre d’une même personne d’innombrables aspects, exacts et vivants. Grâce à elle, les absents et les morts sourient sous nos yeux. Ainsi a-t-elle fortifié les liens des générations et le culte du souvenir.


Un esprit de tradition, fidèle au passé, reconnaîtra aisément que la découverte de l’imprimerie et de l’Amérique entraîna la Renaissance et la Réforme, bref agit sur les mœurs, il y a quatre cents ans.

Mais demandez-lui si le chemin de fer et le téléphone, la sans-fil et l’aviation exerceront une influence morale, il niera.

Ce qu’il y a d’ailleurs d’un peu comique chez les zélateurs du passé, les ennemis du progrès, c’est qu’ils se servent de la science, tout en la maudissant. Ils usent de la dépêche, du petit bleu, des transports rapides, auto et chemin de fer, pour leurs affaires et leurs plaisirs. Ils vantent les vieux logis et ils les désertent. Ils dénigrent la maison moderne et ils s’y portent en foule. Ils blaguent les médecins et les appellent au premier bobo. Ils ne dédaignent ni l’ascenseur, ni l’incandescence. Et ils ne pourraient plus se passer de leur journal, vite informé, vite imprimé, vite servi…


Il y a, malgré tout, bien des raisons de croire à un progrès des mœurs, des raisons tirées de la vie courante. Ainsi, on n’abîme pas le matériel du chemin de fer, bien qu’on puisse impunément, quand on est seul dans un compartiment, obéir à un instinct de rapt et de destruction. C’est un humble et curieux signe d’honnêteté générale.


Chaque fois qu’on modifie un engin de transport en commun, on va toujours de l’inconfort vers le confort. Rappelez-vous le vieil omnibus, la diligence. Voyez les transformations successives du wagon, du tramway. N’est-ce point là un signe que l’humanité tend inconsciemment vers le mieux-être ?


Le progrès s’affranchit difficilement de la routine. Il ne s’arrache pas sans peine aux formes du passé. Ainsi, les premières automobiles étaient juchées sur de grandes roues arrière parce qu’elles dérivaient des voitures à chevaux. On n’en vint que plus tard aux petites roues égales.


Nous raillons les Anglais pour les perruques de leurs juges et le cérémonial suranné de leurs fêtes royales. Ils nous raillent pour nos barrières d’octroi et pour nos duels, parce qu’ils sont affranchis de ces usages.

Dans une mue perpétuelle, le monde se dépouille de ses vieilles plumes. Il en reste de ci, de là, quelques-unes. Et nous rions de celles du voisin.


Toutes les qualités acquises, les sentiments délicats, les fines sensations, tout ce que l’homme a conquis depuis qu’il apparut faible et nu sur la terre, me semblent comparables à cet humus qui s’est lentement déposé sur la rude écorce du globe, cet humus qui n’est que le résidu de la vie, la poussière accumulée des générations, et qui nous donne les fleurs.


Je ne sais pas de plus néfaste geste que celui de Diogène rejetant l’écuelle dont il se servait, à la vue d’un enfant qui buvait dans le creux de sa main. Est-ce qu’au contraire le progrès humain n’est pas une suite d’acquisitions ? La créature jetée nue sur la terre, peu à peu, à accru sa vie. Elle l’a parée, elle l’a embellie. Elle l’a adoucie. Supprimer l’écuelle, c’est retourner à l’état primitif. C’est marcher en arrière. C’est renier tout l’effort séculaire que représente la création de cette écuelle.

La connaissance de l’avenir.

On ne peut pas prétendre qu’on ne prédira jamais l’avenir. On prédit déjà l’avenir astronomique, le retour des éclipses et des comètes.

Or, il en est d’un geste humain comme de la marche d’une étoile dans le ciel. L’un et l’autre sont le résultat de causes déterminantes, de forces précises et qui se composent. Le phénomène terrestre est peut-être plus complexe que le phénomène céleste, mais tous deux sont du même ordre. On ne peut donc pas affirmer qu’on ne prédira pas l’un comme on a prédit l’autre.


Quelle sera la prochaine prévision ? Sans doute la connaissance exacte du temps, au point de vue météorologique, grâce à une étude méthodique de ses phénomènes et grâce à leur coordination, rendue possible par les moyens de communication instantanée, comme la télégraphie sans fil. Déjà, on annonce plusieurs jours d’avance la marche d’une inondation, celle d’un cyclone, d’une dépression barométrique.


L’usage des graphiques, des courbes qui enregistrent par exemple la température ou la pression barométrique, nous familiarise avec l’idée de la connaissance de l’avenir. En effet, si on arrête la courbe en un point quelconque, on connaît la direction qu’elle va suivre immédiatement au delà de ce point. Cette direction se confond pendant quelques instants avec celle de ce qu’on nomme la « tangente » en ce point, tangente qui nous est connue. On peut donc dire que l’on sait quelle sera la température ou la pression un peu au delà du moment présent. On a pu prédire quelques conditions de l’avenir immédiat.


S’accommodera-t-on de savoir l’avenir ? Oui. Car nous connaissons déjà une circonstance future de notre existence : nous avons la certitude de notre mort. Et nous nous en accommodons.


Les alchimistes ont cherché la transmutation des corps, c’est-à-dire l’unité de la matière. Sans doute cette notion deviendra-t-elle une vérité scientifique. De même la lecture de la pensée, qui n’est encore qu’une ressource de prestidigitateur, deviendra, elle aussi, une science exacte. Ainsi, des empiriques, guidés par un obscur instinct, ont entrevu l’avenir. Pourquoi ne soulèverions-nous pas d’autres pans du voile ?


Nous devons lutter contre une paresse de notre esprit, qui se refuse à concevoir un autre état de mœurs que l’état actuel. Bien qu’un regard jeté sur le passé suffise à nous convaincre de la réalité d’une évolution, nous avons peine à admettre que cette évolution se poursuivra. C’est ainsi que, de très bonne foi, des gens vous écrasent sous des formules comme celle-ci : « Il y aura toujours des douanes », lorsqu’on s’efforce d’évoquer un temps où les nations tireraient leurs ressources financières d’un autre système fiscal et supprimeraient ainsi une chance de guerre.


Nos descendants seraient étonnés de quelques traits de barbarie de notre époque, comme nous le sommes nous-mêmes par l’histoire des serfs qui battaient l’eau des douves afin d’apaiser les grenouilles et de protéger le sommeil du seigneur. Comme nous le sommes par ces révélations sur la saleté de la noblesse du grand Roy, sur l’absence de lieux d’aisances au château de Versailles, sur la misère des paysans réduits à manger de la terre…

Ils douteront de l’existence d’une société où l’ouvrier peinait de l’aube au soir pour subsister tandis que le financier gagnait des millions en signant un ordre. D’une société où cinq cents francs de fleurs décoraient le couvert d’un dîner, tandis que des miséreux s’alignaient aux portes des casernes en attendant une écuellée de soupe.

Ils refuseront de croire que des gabelous et des douaniers palpaient les sacs à main, tripotaient les victuailles, faisaient ouvrir les malles, violaient les intimités du linge, et fouillaient les personnes même jusque dans leurs plus secrets replis.

Ils seront stupéfaits de constater que la mémoire, la seule mémoire, donnait accès aux carrières les plus recherchées. Car, pour devenir ingénieur, médecin, professeur, avocat, officier, il fallait subir des examens qui étaient uniquement des exercices de mémoire et qui ne tenaient nul compte du caractère, de l’intelligence, ni du jugement.

Et notre hygiène, dont le taudis reste la tare honteuse, ne leur inspirera qu’un dégoût apitoyé. Ne seront-ils pas ébahis d’apprendre que nos ménagères avaient le droit — qu’elles exerçaient avec la gravité sereine du devoir — de verser sur la foule matinale, en marche vers les ateliers et les bureaux, tous les déchets, tous les détritus d’humanité, toutes les poussières, toutes les pellicules, tous les germes de mort, contenus dans les tapis, les paillassons, les plumeaux et les chiffons secoués par les fenêtres ?

Puissions-nous les étonner comme nos ancêtres nous étonnent. Car l’humanité aura donc fait un nouveau pas vers le mieux.


Les enfants se plaisent à ce jeu des anticipations, qui prennent pour eux des allures de contes de fées. Ils adorent bâtir les palais de l’avenir. Ainsi leur esprit s’aère et s’élargit. Ils se familiarisent avec l’espace et le temps. Quand je cherchais devant mon fils, tout petit, les progrès possibles de l’espèce humaine, il me disait avec un grand geste généreux : « Je te donne des siècles, je te donne des siècles… »

Le présent vaut le passé.

Chaque génération se juge supérieure à celle qui la suit. C’est évidemment une illusion, dont on retrouve la trace dans tous les livres de tous les temps. Ainsi que le disait déjà Montesquieu, si cette déchéance se marquait ainsi d’âge en âge, nous serions retournés au temps des cavernes.

Les hommes les plus intelligents écrivent ou s’écrient : « Ah ! de mon temps !… Tout s’en va… » Évidemment, ce que nous regrettons dans le passé, c’est notre jeunesse. Cette explication simpliste devrait suffire à nous garder de ce travers. Mais il y a d’autres raisons à cette singulière illusion. Ainsi, la plupart des hommes mûrs accusent les jeunes de férocité. C’est un des grands griefs de chaque génération contre celle qui lui succède. D’où vient cette accusation — évidemment fausse, car si chaque génération dépassait la précédente en férocité, nous serions en effet redevenus de véritables bêtes fauves ? Elle vient surtout d’une singulière faculté d’oubli, qui nous fait perdre le souvenir, dans l’âge mûr, de ce que nous avons été dans notre jeunesse. Un capitaine manque d’indulgence aux frasques d’un sous-lieutenant comme s’il ne se rappelait pas avoir commis des frasques de sous-lieutenant. Un père met son fils interne comme s’il ne se rappelait pas ses propres souffrances d’interne. Et, d’une façon plus générale, ces manières cassantes et roides, cet appétit ingénu de parvenir, enfin tous ces défauts inhérents à la jeunesse, nous ne nous rappelons pas les avoir eus. Nous les condamnons chez ceux qui nous suivent comme des signes nouveaux, des marques de dégénérescence. Enfin, il faut ajouter que notre propre jeunesse nous apparaît dans le lointain, tout empoétisée par la mélancolie du regret. Le passé est un jardin dont nous ne voyons plus que les fleurs.


Il faut réagir, même de bonne heure, contre notre étrange penchant de dénigrer notre temps et de trouver le passé bien supérieur. Notre présent sera le passé de l’avenir. Ne l’oublions pas. Et à ce moment-là, on le trouvera admirable.

Supposez qu’il y ait eu, vers l’an 1600, des journaux à chroniques. J’en vois une, inspirée par une invention nouvelle, et qu’on dénigre, naturellement. « Où allons-nous ? On vient de construire des moulins à eau ! Comment dire l’horreur de ce bâtiment qui s’accroupit grossièrement sur le ruisseau, jambe de ci, jambe de là, qui le barre et qui le bat ? C’en est fini de la poésie de la rivière qui serpentait librement à travers les prairies. Où est le vieux moulin de nos pères, qui tournait gaiement ses ailes dans le vent ?… »

Et à son tour, le moulin à eau est devenu le vieux moulin poétique. C’est le temps qui embellit tout.


Il en est des choses comme des actrices : on ne les trouve belles que lorsqu’elles ne sont plus toutes jeunes. Pour que nous apparaisse la beauté d’un objet nouveau, il faut du temps. Quand nos ancêtres sculptaient des cathédrales, ils n’en savaient pas toute la beauté. Il a fallu des siècles pour dégager leur sévère splendeur. Il a fallu l’éducation des yeux, le consentement des générations. A peine nos enfants commencent-ils à goûter la beauté d’une locomotive. Et nous qui donnons notre admiration aux travaux romains, nous la refusons encore à ces grands viaducs, à ces audacieuses et légères dentelles d’acier jetées en écharpe sur la gorge des montagnes.


Soyons fiers du présent. Quelle joie, quel orgueil d’avoir assisté à l’éclosion de tant de découvertes ! Plaignons ceux que l’orientation de leur esprit a détournés de goûter ces splendides, ces poétiques délices des grands horizons de science, l’air et la mer pénétrés, l’univers dévoilé, la cellule violée, l’atome grandi, la terre réduite.

L’héritage du passé.

Il serait parfaitement injuste de croire qu’on répudie tout le passé parce qu’on aime la vie moderne. On peut avoir tout ensemble le culte du souvenir et de l’avenir. On peut être épris des grandes découvertes scientifiques, en sentir l’ardente poésie, et s’attacher passionnément aux vestiges émouvants ou gracieux des époques disparues.

Nous ne sommes pas les ennemis de tout le passé. Nous voudrions garder tout ce qu’il eut d’aimable et n’abolir que ce qu’il eut de nuisible. Nous voudrions n’accepter son héritage que sous bénéfice d’inventaire, le soumettre à l’examen. Il faut trier le passé, et non pas le tuer.

On peut être remué jusqu’aux larmes par une antique maison, un bibelot vénérable, une coutume touchante, une vieille chanson, se passionner pour les annales de sa famille, pour les lieux où elle a vécu, être rassuré, satisfait de sentir au-dessous de soi des racines profondes, sans pour cela tout admirer du passé, aveuglément, en bloc, sans pour cela respecter les superstitions, les cruautés, l’ignorance, sous couleur qu’elles nous ont été léguées par les ancêtres !

Par exemple, est-il rien de plus charmant, de plus justifié, que le costume régional ? Il résulte du climat. Il est, comme la flore, le produit du sol et le reflet du ciel. Loin de le laisser disparaître, ne devrait-on pas s’efforcer de le ressusciter ?

Nous voulons également ramener les belles ruines à la lumière du jour, célébrer ainsi la durée dans ses plus nobles monuments.

Nous voulons que survivent les touchants usages, les vieilles fêtes locales, les jolies traditions. Nous voulons que refleurisse sans cesse cette guirlande légère qui court au long des âges.

Mais nous entendons alléger la chaîne pesante des préjugés qui nous rive aux erreurs du passé.


Car ces préjugés, ces traditions, ces usages, sont oppressifs. Tous exigent qu’on leur obéisse, et qu’on les suive.

Il importe donc de les examiner avant de les suivre et de ne leur obéir que s’ils apparaissent dignes d’être obéis.

Il faut rigoureusement leur demander leur origine, leurs papiers, leur justification. Ah ! c’est un jeu curieux, que d’observer ainsi toutes les coutumes, toutes les « convenances », d’un regard neuf, d’un esprit affranchi. On en voit dont éclate l’illogisme cruel. Ainsi, une société qui exalte la repopulation et qui devrait par conséquent honorer la maternité sous toutes ses formes, écrase sous la honte la fille-mère. Ailleurs, cet illogisme apparaît surtout grotesque. Voici un trait que j’en ai cité souvent. Un homme découvre la photo de sa femme enlacée à pleins bras par un galant. Altéré de sang, il fonce sur la coupable, qui reconnaît en souriant l’épreuve : c’est l’instantané d’un tour de valse, dans une garden-party. Aussitôt le mari s’écroule. Il tuait le couple immobile. Il demande pardon au couple mobile.

Sous ce jour cru, tout aspect de la vie devient un sujet d’étonnement. S’agit-il d’un repas ? Tout fait question. Pourquoi les hommes ont-ils choisi comme tenue de gala précisément celle des domestiques ? Comment tolérons-nous que des êtres, qui nous sont semblables, se tiennent debout derrière nous, nous présentant des plats, nous versant à boire ? Comment poussons-nous l’inconscience jusqu’à parler devant eux comme s’ils n’existaient pas ? Comment les femmes osent-elles s’accrocher des bijoux un peu partout, pour une courte jouissance d’ostentation et de coquetterie, quand chacun de ces grains de pierre ferait la fortune d’une humble famille, quand un rang de perles représente un collier de bonheurs ? Qui règla l’ordre des préséances ? Pourquoi place-t-on très haut certaines professions et en tient-on d’autres en petite estime ? Quelles lois mystérieuses dressèrent la hiérarchie des métiers ? On exalte le chirurgien, on méprise un peu le dentiste. Pourtant tous deux ne font que curer des parties différentes de l’individu…

Le spectacle de la rue n’est pas moins riche en surprises pour peu qu’on se soit un instant dépouillé de ses préjugés, qu’on l’examine avec un esprit tout neuf, mis à nu. On s’étonne alors que les passants s’étreignent les mains pour marquer ou feindre de la sympathie, qu’ils se découvrent le crâne pour témoigner de la déférence. Les modes deviennent des motifs d’hilarité : se parer de la dépouille des oiseaux ou des animaux à fourrure, se comprimer à la taille des organes vitaux, tour à tour s’anéantir ou s’exagérer la poitrine, l’abdomen et les hanches, tout apparaît follement jovial. Les costumes d’exception deviennent comiques. On s’aperçoit que le même bicorne coiffe la tête du général, du garçon de recettes, du polytechnicien et du gardien de musée. Pourquoi le militaire et le garçon boucher sont-ils seuls à porter au côté l’instrument de leur profession, l’un le sabre et l’autre la pierre à affûter ? On reste stupéfait de la vénération qui s’attache aux emblèmes honorifiques. Pourquoi des hommes inspirent-ils plus de respect en s’enveloppant les jambes dans l’unique fourreau d’une robe que dans les deux fourreaux d’un pantalon ? Passe-t-il un enterrement ? Stupeur nouvelle. Bien qu’ils aient l’horreur et l’effroi de la mort, les hommes la saluent comme une amie et les femmes l’honorent du même signe que leur dieu. Tous tolèrent, bien qu’ils cherchent à l’écarter de leur pensée, qu’elle s’impose en spectacle, conduite par un cocher à silhouette de polichinelle, entourée de déguisés macabres, suivie d’une foule où tout choque, la douleur vraie qui s’exhibe, et l’indifférence qui se masque mal.

Ainsi, qu’on lise un journal, un livre, ou qu’on observe la vie de ce regard dépouillé, nos mœurs ne cessent pas de surprendre. Leurs lois apparaissent incohérentes, mettant ici de la honte sur une maladie, là de la gloire sur le massacre, parfois aussi injuste dans leurs pudeurs que dans leurs enthousiasmes, dans leurs sévérités que dans leurs indulgences, dans le choix de leurs victimes innocentes que dans celui de leurs héros malfaisants.

C’est pourquoi un rigoureux examen s’impose, devant l’amas des coutumes, énorme bric-à-brac hérité d’un passé proche ou lointain, où se côtoient l’excellent et le pire, le robuste et le vermoulu, le grotesque et le charmant. Autant il importe de conserver, de consolider les bons usages, autant il est juste de travailler à détruire les mauvais.


Il en est des habitudes comme des traditions. Il ne faut leur obéir qu’après les avoir examinées. Elles servent en nous l’instinct du moindre effort. Ce sont des lignes de moindre résistance que notre esprit suit volontiers, comme l’eau qui descend au flanc des vallées suit les pentes les plus rapides.

Mais il y a deux sortes d’habitudes. La bonne habitude, c’est celle qui simplifie notre vie, en nous facilitant des actes nécessaires mais peu intéressants. Ainsi, pour tous les gestes de la toilette, le rangement d’objets dont nous usons pareillement chaque jour, l’habitude est excellente. Elle nous dispense de réfléchir, de chercher, elle nous épargne du temps, dans des besognes qui ne sont vraiment dignes ni de réflexion, ni de recherches.

Qui ne connaît la mauvaise habitude, l’ineffaçable pli de l’esprit, né de la répétition d’un acte que nous ne pouvons plus nous empêcher d’accomplir, même en nous en représentant le ridicule ou la nocivité ? Il faut la briser impitoyablement, car elle nous enlève sans profit le contrôle de nous-même et nous ravale au rang de la brute.


Si l’on réfléchissait avant d’agir… La face du monde changerait. Rien ne serait perdu, mais tout serait nouveau. On condamne, on exécute, au nom de l’usage, sans voir plus loin. Ah ! évidemment, cette règle est simple et commode. Ne rien discuter, épouser les idées reçues, respecter toutes les traditions, agir comme les autres, s’habiller comme les autres, penser comme les autres… Oui, c’est une ligne de vie qu’on serait tenté de suivre. D’autant qu’en dehors de cette voie, on tâtonne, sans guide et sous les coups. Mais c’est justement parce que cette morale est oppressive et cruelle, impitoyable, qu’on ne peut pas s’y soumettre sans lâcheté. Et puis, on ne peut plus la respecter dès qu’on l’examine.


En abordant les traditions et les usages avec circonspection, en examinant à la lumière de la raison cette floraison poussée sur la couche du passé, où le bon et le mauvais s’entremêlent, nous faisons acte de progrès. Car, en obéissant à toutes les coutumes, par simple esprit d’imitation, parce que « cela se fait », pour « faire comme tout le monde », nous nous rapprochons de la bête qui, guidée par l’instinct, accomplit toujours la même tâche avec les mêmes gestes, sans y réfléchir.


Cet instinct d’imitation, ce souci de « faire comme les autres, d’être comme les autres », sont tout-puissants. Ils n’en sont pas plus respectables. Dans une assemblée bien éduquée, il ferait beau voir que tous les individus ne fussent pas habillés de la même façon ! Avoir la même tenue que les autres… mais c’est un besoin profond. Quand un convive en redingote tombe, dans un dîner, parmi des habits noirs, pourquoi son vêtement lui pèse-t-il cent mille kilos sur les épaules, pourquoi est-il empoisonné au point de vouloir reprendre la porte ? Ce n’est pas par vanité, car même si son costume était plus fastueux que les autres, il éprouverait la même gêne. Ce qui l’oppresse, c’est que ce costume soit différent des autres. C’est un instinct si violent qu’il en est agressif. Si quelqu’un se promenait dans la rue en violet, couleur discrète mais inaccoutumée, il irait sous les rires et bientôt sous les huées. Pourtant il ne nuirait à personne, il ne choquerait aucun sentiment vraiment respectable. Mais il faut être comme les autres et faire comme les autres. Nous sommes encore des êtres d’habitude, comme ces insectes qui tuent celui d’entre eux qui, pour une cause quelconque, a cessé de leur ressembler. Nous les imitons presque. La foule a houspillé, frappé des malheureuses qui essayaient de lancer à la ville la mode, pourtant discrète et commode, de la jupe-culotte adoptée à bicyclette.


Il y a aussi, dans le respect des usages, un grand souci du qu’en dira-t-on, souci qui n’est ni très noble, ni très courageux.

Il y a enfin, dans ce respect aveugle, une grande paresse morale. Balzac dit d’un de ses personnages : « Les institutions pensaient pour lui ». Le contrôle et la critique des usages exigent en effet un effort continu.

Est-ce à dire qu’il faille s’en affranchir a priori ? Mille fois non. Encore une fois, il y a des traditions excellentes dans le legs du passé. L’important est de les discerner.


Certes, on est sans cesse obligé de faire des concessions au milieu où l’on vit. Pour rester avec ses semblables, il faut adopter la plupart de leurs conventions. Un homme à qui la langue française déplairait serait obligé de la parler en France pour se faire comprendre. Il doit obéir à la loi, aux autorités. S’il refuse l’impôt, on le vend. S’il résiste à un agent, on l’empoigne. S’il insiste, on l’esquinte. Et il n’a même pas la faculté de se retirer dans une île sauvage, car les naturels le mettraient à la broche, sous couleur, précisément, qu’il n’a pas leurs coutumes.


Il y aurait d’ailleurs un grave danger à mépriser ouvertement tous les usages reçus. On ne peut pas — à moins d’être un apôtre — vivre hors du temps et du milieu où l’on est né. A anticiper trop, on s’amoindrit inutilement, on se nuit. Et on a rarement le droit de se nuire.

Il y a des concessions nécessaires. Rien n’était plus stupide que le duel, où l’offensé pouvait se faire percer la peau par un offenseur plus habile ou plus heureux. Et cependant, celui qui refusait le duel, au nom de ses principes, se diminuait socialement, puisque sa conviction pouvait être prise pour de la crainte.

Il en est de même du mari qui se sait trompé. Il peut, intérieurement, admettre cette situation ; mais, face au monde, il se ridiculise.

De là encore, la nécessité de cacher une liaison qui, sans léser personne, heurte les préjugés… Car, en l’affichant, on risquerait de nuire à cette union même, à ceux qui l’ont contractée.

Ainsi il y a de durs compromis entre le besoin d’adapter ses actes à ses doctrines et l’impossibilité d’échapper à son époque. On n’agit pas toujours comme on pense.

Mais on peut toujours travailler à détruire pour les générations suivantes les préjugés dont on est contraint de porter le joug.


Dans cette sorte de défiance consciente contre les préjugés et traditions, on aura souvent à lutter contre le « vieil homme », c’est-à-dire celui qui garde en nous tous les instincts ataviques que nous roulons dans notre sang. C’est l’ancestral, le barbare, le féodal. Il a des réveils, des élans, et des impulsions réprouvés par l’homme de raison qui s’est peu à peu développé en nous. D’où des conflits fréquents… Il faut terrasser le vieil homme.


Nous sommes comme ces insectes qui ont des antennes et un lourd arrière-train. Nous avons des antennes qui tâtent l’avenir et nous sommes retenus dans notre marche par un arrière-train lourd des préjugés du passé.


Élevés dans l’esprit d’examen, les enfants s’exposent à ce que, plus tard, parvenus à l’âge adulte, on les accuse de vouloir tout détruire. Il serait profondément injuste de confondre l’esprit critique et l’esprit destructeur. Il est bien entendu qu’on ne peut enlever une pierre de l’édifice des mœurs sans en tenir une autre prête à lui être substituée. Toute convenance dont on croit devoir s’affranchir au nom de l’intelligence de la vie doit être remplacée par une règle meilleure.


S’il me semble juste et bon de soumettre à l’examen les traditions, les convenances, les préjugés, les habitudes, il ne s’ensuit pas qu’il faille faire fi de la règle et de l’ordre. Ce sont des directrices nécessaires à la vie de la société comme à celle de l’individu. La marche de l’univers est l’exemple parfait, le chef-d’œuvre de l’ordre. C’est une des conséquences de la loi d’équilibre à qui tout obéit. Et la règle facilite l’existence. C’est un guide, une rampe d’appui. Mais elle aussi, il faut l’examiner avant de la suivre. Elle peut être caduque, vermoulue. Elle peut nous entraîner dans des détours inutiles.

Mettons donc de l’ordre dans notre vie, mais un ordre consenti, dont nous aurons mis nous-mêmes les lois en harmonie avec le bon sens et les exigences du milieu. Donnons-nous des règles, mais des règles vérifiées, que nous aurons soumises à ce même travail de mise au point.

CHAPITRE III
LA VIE

La vie en souplesse. — La vie est complexe. — La vie est précaire. — L’inutile tristesse. — L’harmonie dans la vie. — Le plan du réel.

La vie en souplesse.

Le XIXe siècle fut le siècle de la vitesse. Tous ses progrès sont des progrès de vitesse. On voyage plus vite, on correspond plus vite, on « portraitise » plus vite. Locomotion, télégraphie, photographie, ce sont des progrès de vitesse. On tend partout vers l’instantané. Je crois qu’après avoir progressé en vitesse, on progressera en souplesse. J’entends par là que la vie, après être devenue plus rapide, deviendra plus plastique. Ce sera — pour qui a foi dans le progrès et pour qui en voit les signes dans ces changements — la prochaine amélioration humaine.


Si l’on admet que l’enfant recommence l’humanité, en parcourt toutes les étapes, on s’aperçoit que nous progressons en souplesse. En effet, l’enfant manque d’abord de souplesse. Pour atteindre un but, il fait un mouvement démesuré, il déploie une trop grande énergie. Il commence par s’envoyer la cuiller dans l’œil pour atteindre sa bouche. C’est peu à peu qu’il calcule son geste et son effort pour obtenir le résultat avec la moindre dépense, une souple facilité.

Il en est de même dans le début d’un exercice physique, tel que l’escrime. D’abord, on se roidit, on se fatigue. Et c’est peu à peu qu’on gagne en harmonieuse souplesse ce qu’on épargne en force maladroite.

En ces matières, l’éducation tend donc à développer le moindre effort pour atteindre le but. Ainsi, le ruisseau, pour descendre de la montagne à la plaine, se trace le chemin le plus court. Ainsi le courant électrique suit la ligne de moindre résistance. Mais il ne faut pas considérer cette recherche du moindre effort comme un encouragement à la paresse ! Loin de là. Il s’agit du « moindre effort pour un résultat déterminé ». Il s’agit de la meilleure utilisation, du meilleur rendement. C’est encore le triomphe de l’élégance et de la souplesse.


Un symptôme — qui est en même temps un symbole — de cette tendance à l’assouplissement de la vie : le train était obligé de suivre sa voie ; puis l’auto s’affranchit du rail et peut, à la même vitesse, suivre son caprice au long des routes ; enfin l’aéroplane s’évade de la terre même, il a tout l’espace pour sa fantaisie.


L’idée de souplesse s’appliquera aux usages trop rigides, à ceux qu’on suit uniquement « parce que cela se fait ». On les brisera, dans le sens où l’on brise une chaussure trop étroite pour l’assouplir et l’adapter à son pied.

Elle s’appliquera aux habitudes qui, si elles nous aident parfois, souvent nous ankylosent.

Elle s’appliquera aux règles de la vie usuelle, qui ont souvent quelque chose d’automatique, d’inutilement dur. Par exemple, on se déplacera vers des villégiatures, non pas une seule fois par an comme on en avait coutume au temps des voyages difficiles, mais plusieurs fois, selon les loisirs, selon la couleur du ciel, selon les opportunités. Et déjà cette tendance se dessine. On s’échappe de la ville à diverses vacances. On va et on vient. On étend les congés des enfants, sans nuire à leurs études. Il y a plus d’aisance dans le jeu de la vie.


Il faut assouplir les règles de la vie ménagère. Elles sont trop rigides. Ainsi, quand elle « fait » une chambre, la servante ouvre la fenêtre aussi largement tous les jours. Il faudrait nuancer, ouvrir plus ou moins selon que le temps est humide ou sec, que le vent est plus ou moins violent.

Déjà, pour le vêtement masculin, nous avons suivi cette loi de l’assouplissement. Ce n’est plus la gaine étroite, l’armure rigide qui s’imposaient à nos ancêtres. Aisé, flottant, il se plie, s’adapte à notre forme, « sur mesure ».

Pourquoi ne pas suivre cette tendance dans toutes les directions de la vie pratique ?


Il faut aussi composer avec soi-même, ne pas s’imposer inutilement une roide discipline, mais au contraire tirer de soi, de son organisme, le meilleur profit. Ainsi, a-t-on sommeil le matin ? Est-on, comme on dit, « du soir » ? Il ne faut pas lutter, et souffrir vainement toute sa vie. Il faut transporter au soir la besogne qu’on aurait voulu faire le matin. Il faut adapter au mieux son labeur aux besoins de son être physique.


Ainsi, dans les bureaux, les ateliers, ne devrait-on pas essayer, même avec des grossières approximations, de se guider sur le soleil, pour commencer le travail[1].

[1] Écrit en 1913.

De l’hiver à l’été, il y a quatre heures de différence, quant au lever du soleil. On devrait commencer la journée beaucoup plus tard en hiver, beaucoup plus tôt en été, afin de travailler moins à la lumière artificielle et de mieux profiter du jour.

Salaires, emploi du temps, pourraient être modifiés de façon que ni la production ni les gains ne soient, au total, troublés par ces changements saisonniers.

Il faut assouplir la vie, la dure vie.


La vie matérielle, la vie des coutumes, deviendront donc plus souples. Et aussi la vie morale. L’indulgence, c’est la souplesse de l’esprit. Nous adapterons nos jugements aux êtres, aux circonstances. Oui, il faut des règles, mais non pas des règles rigides. Il faut des règles souples, qui s’appliquent à notre silhouette. Nous avions un dur étalon, le mètre de platine, qui ne se courbe pas. Au mètre droit, substituons le mètre-ruban.

La vie est complexe.

Recherchons à toute action des causes multiples. Certes, un de ces mobiles est souvent prédominant. C’est en général le seul que nous apercevions. Nous aurions grand tort de négliger les autres. D’autant que nous risquerions d’en méconnaître de fort importants. En effet, toutes les forces qui nous sollicitent sont comme autant de poids que nous jetons dans la balance de notre jugement. Or, n’est-ce pas souvent un tout petit poids, ajouté au dernier moment, qui décide du sens où vont incliner les plateaux ?

Ainsi l’idée d’unité s’oppose et nuit à l’idée de complexité. Que de malentendus naissent de ce fâcheux concept d’une cause unique, qui nous masque les autres !

C’est un excellent exercice que de suivre ainsi le jeu de nos décisions, d’en analyser tous les éléments. Cet entraînement nous rend plus habiles et plus prompts à nous déterminer.

Puis, bien pénétrés par notre propre exemple de la complexité des causes, nous pénétrerons, parfois mieux qu’eux-mêmes, les raisons des autres.

Cette compréhension nous assure un grand avantage dans tous nos rapports avec notre prochain, qu’il s’agisse de persuader, de vaincre ou de pardonner.


Un exemple de la complexité de la moindre sensation : celle du chaud, du froid. Nous croyons qu’elle est enregistrée par le thermomètre, par l’unique thermomètre. C’est inexact. Il y a des jours où le thermomètre est très bas et où nous avons chaud et réciproquement. Pour recueillir toutes les coordonnées, tous les éléments de notre impression, il faudrait en même temps employer le baromètre qui mesure la pression, l’hygromètre qui mesure l’humidité, l’anémomètre qui mesure la force du vent, le radiomètre qui mesure celle du soleil. Peut-être d’autres, qui mesureraient la tension électrique…

Rien n’est simple.


Nous appelons souvent mensonge une des faces de la vérité, une de celles qui ne nous apparaissent pas.

Pliés à concevoir l’unité du vrai, nous accusons de fausseté tout ce qui n’est point à cette couleur unique du vrai.


La vérité est si diverse qu’on peut en peindre deux aspects opposés, également exacts et sincères. Cela dépend du point de vue où l’on s’est placé.

Il est plus juste encore de représenter la vérité comme une matière plastique, analogue à la glaise, que chacun pétrit à son empreinte.

Les avocats exploitent précisément cette plasticité des faits. Ils s’efforcent de leur donner une figure favorable à la cause qu’ils défendent. Ce n’est pas de l’artifice. C’est de l’art.


L’idée d’unité fait qu’on s’étonne de voir un même être se présenter sous des aspects différents. On l’accuse de manquer de sincérité. Mais nous ne nous étonnons pourtant pas qu’un même arbre soit, l’hiver et l’été, nu ou couvert de feuilles. L’apparence change. L’armature reste.


Habituons-nous à la diversité d’un même être, avant qu’il soit diminué à nos yeux du fait d’être divers. Tel homme aime une femme et en parle légèrement. Pourtant, il est sincère, tour à tour, dans la tendresse et l’ironie.

Un ami ne nous trahit pas parce qu’il médit un tantinet de nous. Ce sont des états différents. Voilà tout.

Vous protestez ? Vous vous cabrez ? Mais vous-même, vous savez bien que vous avez été dans ces états différents, sans cesser d’être vous-même. Examinez-vous. N’avez-vous pas été tour à tour tendre et dur, cruel et bon, sensible et sec ?

Cette diversité de l’être apparaît dans les témoignages en justice. L’un dit d’un accusé : il était doux. Un autre : il était violent. Un troisième : il était franc. Un autre encore : il était fourbe. Témoins à charge, témoins à décharge trouvent dans sa vie des traits opposés et qui peuvent être tous vrais. Car nous sommes divers.

Cela déroute notre coutume de penser selon l’unité, de juger les hommes comme s’ils étaient des statues, d’une seule matière, tout en bronze, tout en marbre. Et nous ne sommes qu’une mosaïque.


Au point de vue de la diversité de l’être, nous pouvons constater sur nous-même, dans le détail de la vie, des manifestations d’un instinct et d’un contre-instinct correspondant.

Exemple : nous sommes sociables, puisque la solitude nous est mortelle, ainsi que le prouve le régime cellulaire. Et nous souhaitons farouchement d’être seul en wagon. De même, l’homme a certainement le goût et le besoin d’une compagne. Par là, il est monogame. Et en même temps il aspire à la polygamie. Ces contradictions sont innombrables. En sa diversité, la créature apparaît contradictoire.

Chacun de nous est un livre dont les feuillets ne se répètent pas. Nous-même, nous n’en savons pas déchiffrer toutes les pages. Et nous ne savons même pas d’où vient le souffle qui les fait tourner.


Dans l’amas des usages, il en est de bons et de mauvais. Eux aussi sont divers. Mais notre esprit, plié à l’unité, accepte tout. La crainte et la paresse aidant, il refuse de procéder à l’inventaire, de conserver les uns et de détruire les autres.

On ne déplorera jamais assez cet esprit d’unité. Tout est composé, tout est complexe.


Cette idée de diversité doit s’appliquer aussi à la multitude, aux êtres considérés les uns par rapport aux autres. Il y a longtemps qu’on a remarqué que les empreintes digitales diffèrent d’un individu à l’autre. Il faut transporter cette notion dans le domaine moral. Tous les individus sont aussi différents les uns des autres que leur empreinte digitale.

La première conséquence, c’est qu’il ne faut pas juger un autre d’après soi. En lui prêtant nos propres mobiles, nous risquerions fort de nous tromper. D’autant que lui-même, tombant dans le même travers, nous prête les siens. C’est la source d’innombrables malentendus.

Une autre conséquence de cette diversité, c’est de faire apparaître le défaut de la Loi, telle que nous l’ont léguée les civilisations antiques. Pénétrée de l’esprit d’unité, elle entend s’appliquer à tous les hommes, les juger comme s’ils étaient identiques. Les soumettant au même gabarit, elle opprime trop les uns, épargne trop les autres.

L’idée de diversité et l’idée de souplesse, dominées elles-mêmes par la notion du déterminisme, présideront sans doute à la refonte des Codes.

La vie est précaire.

Deux conceptions de la vie sont en présence. La première est fondée sur la certitude de vivre très vieux. Celui qui l’adopte dira par exemple : « Dans dix ans, je ferai cela », quitte à s’évaporer dans dix jours. Elle a pour principal inconvénient de sacrifier les plus belles années de la vie à la préparation de la vieillesse, de choisir une situation médiocre, où l’on rogne sur le superflu, sur le nécessaire, pendant sa jeunesse et sa maturité, pour avoir droit à cette retraite à laquelle on ne parviendra peut-être pas…

La seconde conception consiste à prendre conscience de la précarité de l’avenir, de la fragilité de la vie, de l’imprévu du lendemain. C’est à elle que va ma préférence. Je la crois plus humaine. La première ressemble trop à la sérénité animale.

On m’a souvent opposé que le sens de la précarité de l’avenir décourageait l’effort. C’est une erreur. N’ayant pas la certitude béate d’une longue vie, on n’en est que plus pressé d’aboutir, de réaliser sa tâche, de créer l’œuvre qu’on veut laisser après soi. C’est un stimulant, non pas un anesthésiant.

Et, au point de vue spécial de la retraite, de l’épargne à réserver pour la vieillesse, cette idée de la fragilité de la vie n’entraîne pas une frivole insouciance de l’avenir, un gaspillage au jour le jour. Non. Elle restreint simplement la part énorme que l’on sacrifie à cette retraite dans la société actuelle, part démesurée, puisqu’on voit des milliers de gens choisir le métier de fonctionnaire, être malheureux toute leur vie, pour cette fameuse retraite dont ils ne doutent pas de jouir, et dont beaucoup ne jouiront pas.


J’ai entendu des gens qui, se plaignant de leurs occupations, soupiraient : « On oublie de vivre… » Et c’est vrai.

Ne conçoit-on pas une existence plus souple, plus intelligente, où l’on ait le temps de vivre ? Par exemple, ne pourrait-on pas avoir la sagesse de se retirer plus tôt, en pleine force, au risque de n’avoir pas autant d’aisance ? A quoi bon tant de richesse, si on meurt avant d’en profiter ?


Des commerçants, des industriels, des grands cultivateurs, hésitent souvent à saisir l’occasion unique d’un voyage qui émaillerait leur vie d’un rare souvenir. Ils obéissent plus à la routine qu’au zèle. Qu’ils tombent gravement malades, ou qu’ils se cassent une jambe, ils feront ainsi la preuve qu’ils ont pu abandonner pour un temps leurs affaires sans qu’elles en souffrent sérieusement.


Pour réagir contre cette foi instinctive dans la sécurité de l’avenir, pour laisser la place du hasard, il existe un moyen qui, si puéril qu’il paraisse, n’en est pas moins efficace. A propos d’un voyage prochain, on dit, on écrit, avec une lourde certitude : « Je partirai tel jour… j’arriverai tel jour… je prendrai le train de telle heure… » Écrivez ou dites plutôt : « Je compte partir… je me propose d’arriver… j’ai l’intention de prendre tel train… » On est contraint de penser les mots qu’on prononce. Par ce simple artifice, on prend le sens de la précarité de la vie, on fait la part du destin, on s’incline légèrement devant le dieu inconnu.


Notre vie sera courte ou longue, nous ne le savons pas d’avance. L’important, c’est qu’elle soit toujours pleine et brillante.

Nous soufflons chacun notre bulle de savon. Nous ne savons pas quand elle éclatera. Peut-être sera-t-elle encore petite à ce moment-là. Peut-être sera-t-elle devenue grande. Mais l’important, c’est qu’elle soit emplie d’un souffle sain, et qu’elle s’irise…

L’inutile tristesse.

Que d’exemples on pourrait donner du fâcheux penchant qui nous incline à ne voir que le mauvais côté de la vie ! J’en ai déjà cité. Vieux restes sans doute des terreurs ancestrales, du temps où l’homme désarmé tremblait devant les monstres et peuplait la nature de fantômes et de divinités féroces.

Ainsi le paysan se plaint sans cesse du mauvais temps. Il constate bien plus rarement le beau temps. D’une façon plus générale, on constate plus volontiers le mal que le bien. Les journaux sont le plus frappant exemple de cette tendance. Ils sont tristes. Ils n’enregistrent que le crime et l’accident. Ils ne donnent pas un reflet exact de la vie. Cela réagit certainement sur la mentalité du pays. Car nous sommes des imitateurs-nés.

Pourquoi, dans ces quotidiens, ne pas donner aux événements heureux, gais, curieux, une place analogue à celle qu’ils tiennent dans la vie à côté des événements dramatiques ? Faut-il vraiment du sang pour exciter l’intérêt ? Plus tard, en feuilletant nos journaux, on s’étonnera de voir que neuf portraits sur dix représentaient des assassins.


Pourquoi, lorsqu’on a commencé de bâtir des gares, des casernes, des hôpitaux, des lycées, a-t-on fait « triste ? » Pourquoi n’avoir pas fait riant ? Il n’en eût guère coûté davantage. Je sais deux gares charmantes. L’une, où le poste d’aiguillage est pavoisé de roses. L’autre, où la vigne entoure les piliers de la marquise et fait à son fronton une frise admirable. L’exemple est à suivre.

Les seuls établissements publics qui soient gracieux, n’étaient pas destinés à leur emploi actuel : les ministères, installés dans des palais désaffectés. Et encore, bien vite, l’esprit administratif a su les enlaidir, à grand renfort de banquettes, de cloisons, de tapis verts, taches d’encre et garçons de bureau.


Ouvrez un dictionnaire de synonymes. Les mots tristes ont beaucoup plus d’équivalents que les mots gais.

Autre preuve du triste penchant qu’on pourrait redresser : La plupart des présages annoncent un événement fâcheux : le sel répandu, les couverts croisés, treize à table, la glace brisée, etc. Il n’y en a qu’un qui soit optimiste. « Araignée du soir, espoir ». Encore semble-t-il avoir été forgé pour faire pendant à : « Araignée du matin, chagrin ».

En somme, il y a peu de présages de bonheur.


Nous avons un mot qui signifie : dire de quelqu’un du mal injustifié. C’est médire.

Mais nous n’avons pas de mot qui signifie : dire de quelqu’un du bien injustifié.


Une preuve encore que nous inclinons vers la tristesse : la plupart de nos rêves sont tristes. Ce sont des « cauchemars ». Notre esprit, libre, sans brides, lancé dans le champ infini des imaginations, se repaît de malheurs.


Nous sommes encore si peu accoutumés au bonheur que nous ne voulons pas y croire. La nouvelle d’une grande joie nous laisse d’abord incrédules : « Non ? Ce n’est pas possible ? Ce n’est pas vrai… » Le premier cri d’allégresse, c’est un cri de doute.

L’harmonie dans la vie.

Nous ne savons pas mettre d’harmonie, d’équilibre, entre nos dépenses — ou nos épargnes — et leurs effets. Nous ne réglons pas nos efforts sur leurs résultats. Nous obéissons encore à des instincts que nous ne soumettons pas à la raison.

Ainsi, pour économiser le prix d’une voiture, une bourgeoise en tenue de gala risquera, un soir de pluie, de perdre sa robe, ou même sa vie, si la bronchite s’ensuit.

Et l’exemple du télégramme ? On s’évertue à parler petit nègre, on compromet la clarté du texte — au risque d’être incompris, de perdre tout le bénéfice d’une affaire, quelquefois des milliers de francs — pour économiser un mot, un sou !


Dans une maison où l’argent coule à flot, et presque sans contrôle, on fera la toute petite économie d’un blanchissage et l’on assiéra son convive devant une nappe maculée d’une tache douteuse et gênante…


On voit une femme de condition moyenne passer des heures à ravauder une paire de chaussettes. Elle passe, à cette besogne ingrate, un temps démesuré. Car elle essaie de restaurer, de ressusciter cette ruine qui n’est plus que reprises. Et elle ne réfléchit pas au prix minime de cet article.

Je crois donc qu’il faudrait mettre les jeunes filles en garde contre cette tendance, leur apprendre l’usage harmonieux de leur temps et de leurs occupations.


On peut citer encore, comme exemple de dépense démesurée d’énergie, celui de l’homme qui — sans raison capitale — veut attraper le tramway… Il court, s’accroche, se cramponne, flotte en drapeau au flanc de la voiture. Enfin il se hisse. Il a risqué de se faire tuer ou tout au moins de se faire broyer les jambes. Et tout cela pour gagner deux minutes ! N’y a-t-il pas disproportion entre le risque et le résultat ?… Ah ! si, en des occasions capitales de sa vie, qui le laissent au contraire indolent et mou, il développait cette sauvage ardeur !

Le « plan du réel ».

Nous ne manquons pas d’éprouver une déception chaque fois que nous apprenons une défaillance de notre prochain. A la faveur d’un scandale, ouvre-t-on l’armoire secrète d’une famille, y découvre-t-on fatalement quelque linge sale ? Nous révèle-t-on dans notre entourage quelque faiblesse, quelque turpitude ? Nous en ressentons chaque fois une surprise déçue. Quelque chose en nous se décroche, automatiquement. Nous n’apprenons la vie qu’à coups d’étonnements attristés. Pourquoi ?

Surtout parce que notre éducation nous a peint un monde parfait. Les livres qui composent la bibliothèque enfantine ne connaissent pas les fléchissements soudains de la créature. Les personnages n’en sont point humains. Ce sont de pures marionnettes qui s’agitent au-dessus de la vie. Puis, au foyer, les parents — ces modèles immédiats — apparaissent impeccables, dans une sorte de surhumanité. Le bandeau du respect cache aux petits les fautes des grands. Bref, nous ne tentons rien pour acheminer prudemment l’enfant vers l’humaine vérité. Qu’arrive-t-il ? Qu’il place les êtres dans une atmosphère idéale, sur un plan trop élevé. Pour les ramener au plan du réel, il doit les faire descendre. Chaque fois, c’est la chute d’un ange.

Enfin, nous portons peut-être en nous l’image d’un monde supérieur. Elle illustrerait notre espoir qu’il se réalise. Elle serait une anticipation. Le sentiment du divin, qui s’agite au fond des âmes, n’est peut-être lui-même que l’aspiration vers ces temps meilleurs, la prescience de l’homme futur. Dieu, c’est une prévision…


Ah ! pourquoi a-t-on cultivé en nous cette notion d’une humanité dès maintenant parfaite ? Pourquoi, aux yeux de l’enfant, a-t-on placé les individus sur un plan supérieur au réel ?

Acquérir de l’expérience, c’est perdre ensuite ces illusions dont on prit soin de nous nourrir. Nous employons notre existence à dépouiller, de désenchantement en désenchantement, cette ingénuité tenace. Ce doit être une des causes de la tristesse de la vie.

Si on nous avait peu à peu dévoilé la faiblesse et la misère pitoyables de la créature, nous ne sentirions pas cette continuelle « chute des feuilles » dans notre cœur. Nous n’éprouverions pas, par exemple, un inutile déchirement à découvrir que nos parents eurent des travers et des défaillances, comme les autres. Cela nous paraîtrait naturel.

Erreur néfaste, de nous avoir fait vivre d’abord dans un monde si haut, qu’ensuite la réalité nous apparaisse toujours basse. En célébrant éperdûment dans nos poèmes et dans nos romans « l’haleine parfumée » de toutes les amantes, nous avons mis dans chaque baiser une déception.


« Mais, en montrant aux enfants la vie telle qu’elle est, vous allez en faire d’affreux petits sceptiques, des pessimistes féroces et recroquevillés ! » Telle est l’objection qui se dresse contre cette vue. Elle ne me paraît pas fondée. L’éducation au foyer permet le tact, la mesure, la prudence, l’art patient des préparations. Par elle, l’adolescent ne sera-t-il pas mieux initié aux réalités que par le choc brutal de ces réalités mêmes ? Et puis, à tout prendre, si l’existence doit lui réserver des étonnements, ne doit-on pas préférer, à la triste surprise des désillusions, la surprise heureuse de découvrir ce qu’il y a — malgré tout — de joli, d’élégant dans la vie ?


Il y a peut-être de l’égoïsme aussi chez les parents qui veulent garder à leurs enfants toute la fleur de l’ignorance pour s’en donner l’agréable spectacle. Ainsi, je ne suis pas bien sûr que « Noël » soit une si charmante fiction. Est-ce bien pour la joie des enfants que nous la conservons ? N’est-ce pas pour le plaisir que nous donne la vue de leur fraîche surprise ? Qui donc a mis en balance l’allégresse de l’enfant le soir de Noël, avec sa secrète déception le jour où il apprend qu’il n’y a pas de Noël ?


Il n’y a guère de collaborateurs, même de ceux dont nous associons, dont nous soudons les noms, comme Erckmann-Chatrian, qui ne se soient, à un moment de leur vie, brouillés et combattus. Chaque fois que nous apprenons une de ces haines intimes, c’est en nous une déception, un décrochement d’illusion. Pourquoi ? Parce que nous portons en nous, par hérédité, par éducation, peut-être par instinct du futur, cette notion des affections fraternelles, parfaites, immuables. La vie se charge de la détruire. Si nous n’avions pas cette idée préconçue, et cultivée en nous, toute union de ce genre serait à nos yeux l’heureuse surprise.


S’il était bien entendu, bien admis, que la discrétion humaine est toujours relative, qu’elle n’est jamais absolument étanche, imperméable, on n’aurait pas de déception chaque fois qu’on apprend une indiscrétion.

Et, de plus, on ne confierait à personne ce qu’on ne veut absolument pas divulguer.


Physiquement, on n’est pas toujours en beauté ; quand on bâille, on est laid. Eh bien, de même, on ne peut pas toujours être beau moralement. On a ses moments d’abandon, ses bâillements. Prenons-en bravement notre parti. Et ne soyons pas déçu de ces fléchissements de notre prochain.


Quand nous passons à la réalisation de nos projets, il se produit toujours une sorte de retrait analogue à celui du métal quand il se refroidit dans son moule. Nous pourrions, sans verser dans le pessimisme ni le scepticisme, nous éviter ces désillusions. Nous pourrions prévoir ce retrait, comme on prévoit celui du métal.

CHAPITRE IV
VUES MORALES

Les mains propres. — Le déterminisme. — La loi d’équilibre. — Le contrôle. — La bravoure. — La mort. — La religion.

Les mains propres.

De longs siècles nous ont donné le goût de nous laver. Ce goût est devenu presque un instinct, une nécessité. Nous souffrons de ne pas nous sentir nets, physiquement, et non seulement sur les parties visibles de nous-mêmes, mais sur notre corps tout entier. Ce goût de la propreté se répand. Il pénètre dans des classes de plus en plus modestes et de plus en plus nombreuses. Il descend la pyramide sociale. Car on peut s’imaginer la société comme une pyramide : au sommet, le tout petit groupe des privilégiés ; puis des couches qui vont en s’élargissant au fur et à mesure qu’on s’éloigne plus de la richesse et du pouvoir. Eh bien, si la propreté est devenue un instinct, comment affirmer que la probité n’en deviendra pas un également, par un travail analogue ? Nous n’étions pas plus contraints d’être propres que nous ne le sommes d’être honnêtes. Pour qui établit une continuité absolue entre l’être physique et l’être moral, les deux besoins se confondent.

On éprouve la même satisfaction et on retire le même avantage à être propre physiquement et à être propre moralement. Les taches gênent autant sur la conscience et sur les mains.

D’ailleurs, toutes les notions nouvelles sur la solidarité, sur l’interdépendance des êtres, sur la mutuelle répercussion de leurs actes, tendent à démontrer qu’on a encore plus d’intérêt à être probe qu’à être propre.


L’argot, qui élabore la langue de demain, avait prévu cette fusion du physique et du moral, cette étroite analogie de la probité et de la propreté. Pour une mauvaise action, un acte vil, il dit : une saleté, une crasse.


Quand on n’établit pas de différence entre ce qu’on appelle le physique et ce qu’on appelle le moral, entre le corps et l’âme, quand on les bloque en un tout, quand on les confond aussi étroitement que le cierge et sa flamme, cette vue des « mains propres » apparaît toute naturelle. Il semble normal que l’individu, par l’effet continu d’une lente culture, après avoir éprouvé le besoin d’être propre physiquement, éprouve le besoin d’être propre moralement.


Et peut-être même une nouvelle étape sera-t-elle franchie. Quand la propreté s’affine, elle devient l’élégance. Après qu’on s’est lavé, on aspire à se parer. Ce sont les phases successives de la toilette. Peut-être la propreté morale aura-t-elle aussi son luxe, son élégance, se parera-t-elle de ces vertus nobles et charmantes qui sont la grâce de la créature.

Le déterminisme.

Être déterministe c’est, surtout, croire que nos actes, que nos paroles, sont déterminés par des influences qui s’exercent sur nous, des réactions qui se développent en nous, mais dont nous ne sommes pas maîtres, pas plus que nous ne sommes maîtres des phénomènes de notre vie physique. Toutes ces forces se combinent, se composent, aboutissent à une résultante, qui est notre acte ou notre parole. Notre conscience enregistre cette délibération, mais ne la dirige pas. Si j’analyse le plus simple de mes gestes, saisir un objet, marcher vers un but, je vois que j’obéis à un ensemble de sollicitations que je n’ai pas provoquées spontanément.

Au moment où nous croyons prendre librement une résolution, toutes ces voix intérieures ont déjà délibéré, conclu à cette décision. Nous n’avons que l’illusion de la volonté. La sphère mentale est un véritable parlement, où les instincts se groupent, délibèrent, expriment enfin, par un vote décisif, la volonté de l’organisme tout entier, comme le vote parlementaire exprime la volonté nationale. Même dans notre langue usuelle, les mots trahissent ce travail intérieur : on pèse le pour et le contre, on balance, on se résout, on se détermine.


C’est une erreur de croire que la formule : « Ce n’est pas sa faute » ne puisse pas servir de règle de vie, ne puisse pas être la base d’une morale. Penser fortement que ce n’est pas plus la faute d’un homme s’il est irascible que s’il est phtisique, regarder les vices, les travers, enfin toutes les tares de l’esprit, du même œil que les tares du corps, les accueillir avec la même pitié, comment ne sent-on pas ce qu’une telle conception entraîne fatalement de mansuétude, de patience, et comme elle est vraiment large et charitable ?


Si nos instincts nous dirigent, c’est à nous à améliorer les bons, à réduire les mauvais. Il y a là tout un entraînement, toute une orthopédie à pratiquer. De même que nous fortifions un buste malingre par l’exercice, nous pouvons développer un instinct faible par l’éducation. Quelle vue féconde ! Traiter les maladies morales comme les maladies physiques, cela signifie aussi les soigner, remonter à leurs causes — ce qu’on n’a jamais fait — essayer de les guérir. Mais qu’on y fasse bien attention. Cela signifie aussi se défendre contre elles. Où l’on dit coupable, il faut dire nuisible. C’est la même sauvegarde, avec plus d’indulgence et sans l’idée sombre de vindicte. Évidemment l’heure n’est pas venue où une telle maxime : « Ce n’est pas sa faute », inspirera les lois. Mais dès maintenant, pour qui en est fermement convaincu, saturé, elle est, en toutes circonstances, devant soi et devant les autres, à tout instant, le guide sûr et juste…


Les deux grands mots profonds des enfants sont : « Ce n’est pas ma faute » et : « Je ne l’ai pas fait exprès ». Ils ont bien raison. C’est tout le fond du déterminisme. Mais s’ensuit-il qu’il n’y ait pas de suite à donner à leurs petits délits ? Et que cela les absolve et leur permette de recommencer ? Cent mille fois non ! Voilà l’erreur des gens qui prétendent que nous sommes libres de faire le bien et le mal et qui accusent les doctrines déterministes d’être dissolvantes.

Pas du tout. Quand un enfant attrape la rougeole, ce n’est pas sa faute. Il ne l’a pas fait exprès. On le soigne, pourtant. Eh bien, de même quand il a commis une faute. On s’efforce d’en découvrir les causes, d’en montrer les inconvénients, d’en éviter le retour.


On peut agir sur ses sentiments dans la mesure où l’on peut agir sur son organisme. Il semble qu’on puisse soigner une crise morale comme on soigne une maladie, en puisant dans le désir de guérir l’énergie nécessaire à la cure. Les remèdes sont analogues dans les deux cas. Les révulsifs, les dérivatifs, deviennent, dans la maladie morale, les distractions qui détournent l’esprit de sa hantise et le portent vers d’autres objets. Il y a des anesthésiants qui endorment la sensibilité douloureuse, par exemple une saine fatigue, un labeur acharné. Il y a l’opération, qui coupe court, comme l’absence, le long voyage, le silence. Il y a l’homéopathie, qui combat le mal par le mal, l’amour par l’amour… Il y a enfin la recherche des causes, qui démontre parfois l’origine toute fortuite, la nature fragile de la crise et qui permet de l’atteindre à sa source.


Entre la théorie du déterminisme et celle qui nous suppose libres de choisir entre le bien et le mal, il n’y a au fond qu’une question de mots. Se croire de la volonté, ou savoir qu’on n’a que l’illusion de la volonté, cela revient au même. Ce sont deux façons différentes de voir la nature humaine.

Mais le déterminisme est plus indulgent. Et il est aussi plus fécond, parce qu’il indique les moyens directs de se soigner, de s’amender, de s’améliorer.

Il faut s’élever violemment contre la confusion du déterminisme et du fatalisme. Le fataliste s’abandonne à sa destinée. Tandis que le déterministe envisage les moyens de se mettre en garde contre lui-même, de trouver des remèdes à ses défaillances.

Si l’on conçoit chaque décision sous la forme simpliste d’une pesée, où des poids jetés dans les deux plateaux de la balance finissent par la faire osciller et se fixer dans un certain sens, on sent bien qu’on pourra faire intervenir de nouveaux poids pour la faire pencher dans le meilleur sens. Se sent-on tenté par une mauvaise action, sollicité par un vice ? On appelle à son secours des aides nouvelles. On se représente les dangers, les inconvénients que l’on va risquer.


Si l’on a admis que le travail de nos décisions ressemble à celui d’une opération où l’on met des poids dans les deux plateaux de la balance, il y aura intérêt à se livrer consciemment à cette besogne de détermination, à porter en deux colonnes les raisons pour et les raisons contre. On pèsera mieux.


Il faut considérer les peines du code comme des contre-poids. La crainte qu’elles inspirent est un poids que l’on jette dans la balance de nos décisions.


A la lecture des faits-divers, on a conscience qu’un grand nombre de drames auraient pu être évités si, au préalable, on avait soigné mentalement le meurtrier. Car souvent on voit qu’il était en puissance de crime. Mais on ne soigne pas le cerveau, parce que c’est l’âme, l’intangible, le différent du corps.


Je crois que les hommes ne se disent pas d’avance : je vais être noir, je vais être fatal. Ils se laissent entraîner. Ils glissent au mal et au crime.


Pour se déterminer, il faut chercher la solution de moindre inconvénient. On ne peut pas toujours éviter de faire de la peine. Il faut faire la moindre peine.


Je suis très persuadé que les mots exercent une influence mécanique sur la pensée. J’entends par là que l’on contraint sa pensée à couler dans le moule des mots qu’on prononce. Elle prend leur empreinte. On pense comme on parle. Ainsi, en déterminisme, le simple artifice qui consiste à dire : « C’est de son fait », au lieu de : « C’est de sa faute », modifie la mentalité. L’emploi même de la formule efface de l’esprit l’idée de blâme, de responsabilité au sens religieux, d’expiation, la remplace par une constatation apaisée, sereine, où déjà se lève l’indulgence.

La loi d’équilibre.

La loi d’équilibre qui semble régir l’univers et suspendre les astres dans l’espace, cette même loi doit gouverner le détail de notre vie. Elle veut qu’à toute action corresponde une réaction égale. On ne dira plus : tout se paye. Mais peut-être dira-t-on : tout se compense. Il faut seulement que cette loi ait le temps de jouer.

Elle ne connaît pas d’exception. Quand elle semble en défaut, nous pouvons nous en prendre à nos sens ou à notre savoir bornés. L’exemple est classique de Leverrier découvrant par le calcul l’existence de Neptune. La loi d’équilibre exigeait, pour être respectée, que cette planète fût.

Ainsi, tout se balance, le positif et le négatif, le beau et le laid, le bon et le mauvais. Tous les contraires se neutralisent. Toutes les forces opposées s’annihilent dans un équilibre final. Et la notion, en somme, est rassurante, de cette harmonie faite d’antagonisme, de ce néant fécond.


La loi d’équilibre nous ouvre des vues consolantes. Car elle veut que le bien et le mal se compensent. Ainsi, dans le monde innombrable des plantes, il doit y en avoir autant de bienfaisantes que de malfaisantes. Je crois qu’on n’a pas arraché aux simples tous leurs secrets. Les hommes ont découvert des poisons végétaux qui, en quelques secondes, amènent l’organisme de la santé à la mort. La loi d’équilibre permet de prévoir qu’on découvrira, en opposition avec ces toxiques, des toniques qui amèneront instantanément à la santé un organisme au seuil de la mort. Non pas des contre-poisons, mais de puissants révulsifs qui ressusciteront l’individu près de succomber à un choc, un traumatisme, une asphyxie.

De même, dans une autre direction, on peut prévoir que l’équilibre se rétablira entre les villes et les campagnes. Avant qu’un pendule ne prenne la verticale, il oscille à droite, puis à gauche. Ce qui manque à une vie humaine, c’est le temps de voir le pendule prendre l’équilibre. On n’assiste qu’à une oscillation.


Tout se compense, à la condition que cet équilibre ait le temps de se réaliser. C’est bien en effet un équilibre qui s’établit entre le bon et le mauvais, au cours d’une existence.

Supposez un joueur de roulette qui jouerait un nombre de coups infini… Les mathématiques prouvent que ses gains et ses pertes se seraient équilibrés.

Je crois que le mal et le bien se compensent dans une existence, car le total d’une vie, comme le résultat d’une longue opération de jeu, doit tendre vers zéro, vers l’équilibre qui régit tout.

Seulement, nous avons dans l’esprit l’idée d’expiation qui vient de la terreur inspirée aux premiers hommes par le mystérieux univers qui les entourait. Nous voulons que le mal qu’on endure expie le mal qu’on a fait.


Il doit y avoir en nous un sens du juste et de l’injuste. Quelque chose nous avertit, par exemple, qu’il y a de l’injustice dans le cas du fermier, obligé de travailler pour verser de l’argent à un fils de famille qui n’a fait qu’hériter, dans le cas de l’ouvrier qui trime avec les mêmes gestes pendant cinquante ans, pour enrichir un patron qui se donne tous les plaisirs de l’oisiveté.

Mais nous devons cultiver, développer ce sens de la justice. C’est un des aspects de cette loi d’équilibre qui régit les mondes. Rien d’étonnant à ce que ce sens ne soit pas renforcé en nous. Car c’est la vérité scientifique, en découvrant par exemple la loi de la gravitation, qui a dévoilé cette notion de l’équilibre universel. Découverte relativement récente, notion encore neuve. C’est à nous à la dégager, à la faire resplendir en nous.

Le Contrôle.

Il est utile de se rendre compte du rôle en chacun de nous de l’inconscient.

C’est une zone du cerveau que l’état de nos connaissances ne nous permet pas encore de circonscrire, où s’élaborent nos pensées avant de parvenir aux régions où nous en prenons conscience.

Antre obscur, où se cuisinent, où s’agitent nos résolutions avant d’émerger au jour.

Il est bon d’imaginer l’existence de cette zone où certaines de nos pensées naissent, flottent, s’ébauchent. Peut-être est-ce la partie du cerveau la plus ancienne, celle qui ressemble le plus à celle des autres animaux, celle de l’instinct, tandis que les régions, où s’exerce notre contrôle, sont des conquêtes récentes, le propre de l’homme, le signe du progrès et du perfectionnement.

Parfois, bien que tout ce travail ait lieu à notre insu, cette ébauche de notre décision est très poussée. Elle jaillit, elle émerge toute armée, toute prête, dans la lumière de notre conscience. A peine avons-nous le temps de l’examiner. Déjà elle agit, déjà elle commande nos gestes. C’est l’impulsion, avec tous ses charmes et tous ses dangers.

Donc, pensons à tout ce travail caché, secret pour nous-mêmes, toute cette préparation qui parfois va nous surprendre.

Quand on a le sentiment de cet inconscient, on s’explique bien des décisions subites, qui se sont élaborées dans l’antre, dans l’ombre de nous-mêmes…


A l’inverse, il arrive fréquemment que des paroles, des images, bref le butin de nos sens, tombent dans notre inconscient sans que nous les percevions au passage, sans que nous ayons eu le temps de les enregistrer, un peu comme un visiteur se glisse dans l’immeuble sans être vu du concierge.


Grâce aux journaux, nous nous soucions de toutes sortes de faits que nous eussions ignorés sans cette lecture. A propos d’événements qui ne nous touchent pourtant pas directement, nous nous créons des petites joies, des petits chagrins, des triomphes et des défaites. Nous savons ce qui se passe dans l’univers et dans l’esprit des autres. Nous participons plus que nos ancêtres à la vie générale. L’information nous arrive en ondes rapides. Et notre conscience du monde s’en trouve prolongée.

Ainsi elle s’étend en surface. De même qu’elle doit, physiologiquement, gagner en profondeur. Au fur et à mesure que des êtres se civilisent, le domaine de la conscience doit conquérir dans leur cerveau des zones nouvelles, empiéter de plus en plus sur l’obscure région de l’instinct.

Nous devenons conscients de plus de choses autour de nous et de plus de choses en nous.

Dans une nouvelle étape, cette conscience de l’univers deviendra plus sensible. Elle nous aidera à compatir. Ainsi, jadis, nous eussions ignoré une catastrophe lointaine. Aujourd’hui, nous la connaissons, mais elle ne nous émeut pas. Plus tard, elle nous touchera comme nous touche actuellement une catastrophe toute proche.


J’ai dit que, dans notre cerveau, le domaine où s’exerce la conscience, le contrôle de la pensée, devait grandir peu à peu et que cet accroissement devait marquer notre progrès, nous éloigner des animaux, chez lesquels semble régner l’instinct.

Mais cette expansion du domaine de la conscience ne se manifeste-t-elle pas dans cet organisme encore imparfait qu’on appelle un peuple ? Est-ce que le progrès de ce peuple en civilisation ne se marque pas par le nombre toujours croissant d’éléments, c’est-à-dire d’individus, qui prennent conscience d’être des hommes, qui ne se laissent plus mener comme un troupeau, avec des ordres — ou des mots d’ordre — qu’ils ne comprennent pas, qu’ils n’examinent pas ? Il faudrait agrandir encore cette conscience sociale, en surface et en profondeur, l’enrichir de vérités nouvelles. Ainsi, un grand progrès ne sera-t-il pas accompli, le jour où la majorité des gens seront pénétrés de cette notion que faire du bien à autrui, c’est s’en faire à soi-même ?


Plus nous pourrons contrôler nos gestes, nos paroles, avant de les laisser jaillir de nous-mêmes, plus nous nous améliorerons.

Et il me semble que l’être se perfectionne dans ce sens. La zone de sa conscience s’agrandit. C’est-à-dire qu’il prend conscience d’un nombre grandissant d’instincts qui jadis s’évadaient, l’entraînaient d’une impulsion, sans contrôle.

Qui n’a observé ce phénomène sur soi-même ? Avant de prononcer une parole, généralement on l’essaye. Et c’est après l’avoir ainsi vérifiée qu’on la laisse passer.

Mais il y en a qui jaillissent de nous-même sans passer au guichet de la réflexion. Ce sont les impulsions.

Eh bien, ces impulsions gagneraient à être contrôlées. Qu’y perdrait-on ? Nous ne laisserions plus échapper, après ce petit examen, le mot méchant, les suggestions de la haine et de la vengeance. Et nous donnerions tout de même la volée aux élans du cœur. Il faut réfléchir avant d’agir, faire passer toutes les sollicitations de notre instinct au contrôle de la conscience. Encore une fois, pas de regret : si le geste est beau, nous l’accomplissons. S’il est sot, nous le retenons.

Ce don d’examen, c’est un des signes de la conquête humaine.

De la Fidélité.

La vertu qu’il importe peut-être le plus de cultiver en nous, c’est la fidélité. Et je l’entends au sens le plus large, qui s’étend jusqu’à la loyauté. La langue a d’ailleurs elle-même prévu cette synonymie : l’immuable attachement d’un peuple à sa race originelle ne s’appelle-t-il pas le loyalisme ?

Nous pouvons peu sur nous-même. Nous pouvons néanmoins développer et fortifier un sentiment dans notre cœur en nous représentant sans cesse l’avantage de l’éprouver et le dommage d’y manquer. Or, les bienfaits que la fidélité répand sur la vie sont innombrables. Sous tous ses aspects, elle séduit, elle conquiert, on l’honore. Que ce soit dans le domaine du sentiment, de la croyance ou de la doctrine, partout elle force le respect et l’admiration.

On vénère la fidélité dans la tendresse lorsqu’elle soude deux êtres jusqu’à la mort. Et cela qu’il s’agisse de l’amitié, du mariage ou de l’amour. La fable et l’histoire sont peuplées de ses héros. Leurs noms nous sont familiers. Ils sont unis deux à deux dans notre mémoire. Et ces couples illustres sont les plus belles images de la légende humaine.

Nous admirons aussi la fidélité à une croyance, à une doctrine, à un idéal. Celle-là compte également ses héros et ses martyrs. Les noms sont grands de ceux qui ont accepté la mort plutôt que de renier leur vie. Sans même qu’elle s’achève en tragédie, une carrière nous semble belle pourvu qu’elle soit droite. On estime très haut l’artiste, le tribun, le philosophe, qui restent toute leur existence fidèles à leur école, à leur cause, à leurs principes.

Par contre, quelle unanime sévérité pour l’infidèle, pour tous les infidèles ! On méprise le politicien trop souple qui louvoie, prend le vent, arbore des convictions aux couleurs changeantes du temps, dessine une carrière pleine d’inflexions, de détours et de crochets. On sourit de l’écrivain trop habile qui, répudiant la généreuse audace de ses débuts, épouse de fades opinions plus propices au succès. Et quand les Mémoires du passé ressuscitent à nos yeux une de ces séduisantes figures de femme, toutes parées de grâces, d’intelligence et de beauté, ne sommes-nous pas secrètement déçus qu’au lieu de se vouer à un unique amour elle adresse à des héros successifs des serments chaque fois éternels ? Ah ! comme nous lui en voulons d’avoir fait défleurir une illusion dans notre cœur…

Ainsi, un blâme public ou caché atteint toujours les infidèles. Et cependant ils pourraient plaider heureusement leur cause. S’ils évoluent — car telle est l’indulgente formule dont ils baptisent leur inconstance — c’est qu’ils suivent la loi de nature. N’est-elle pas elle-même en continuelle évolution ? Notre organisme se renouvelle sans cesse. Pourquoi n’en serait-il pas de nos pensées comme des cellules qui les tiennent encloses ?

Mais un instinct plus fort que cette apparente logique souhaite que l’esprit demeure, si la matière change. Peu importe qu’on verse sans cesse un aliment nouveau à la lampe du phare, pourvu que le feu reste fixe…

Quel est donc cet instinct qui attache tant de prix à la constance ? Peut-être aspire-t-il vers une humanité meilleure ? Peut-être en sert-il l’espoir et la prévision ? On ne sait. Mais on peut, en tout cas, découvrir ses racines.

La constance satisfait d’abord en nous un besoin de sécurité. Les contrats entre deux êtres ou deux entités n’ont pas de plus sûr garant que la fidélité. Non seulement elle épargne les conséquences tragi-comiques de la trahison conjugale et les ravages corrosifs de l’inconstance amoureuse, mais encore elle veille sur tous les accords, toutes les ententes, tous les traités. Sans elle, ils ne sont pas. Elle est le solide appui dans la conduite de toutes les entreprises. Elle est la condition de la confiance. Par elle, la vie, qui n’est qu’un continuel phénomène d’échanges, devient plus franche et plus directe, plus facile et plus douce, plus simple et plus noble.

Enfin, la fidélité flatte en nous le goût de la durée. Nous aimons que rien ne change autour de nous. Cela nous rassure et nous donne l’illusion de notre pérennité. L’homme s’efforce de se survivre, de se prolonger. Il grave son nom sur l’écorce des arbres et sur les tables d’airain. Il dresse des monuments pour perpétuer sa mémoire. Il construit son tombeau plus solidement que son logis. Par tous les moyens, il entend persister. Et l’art lui-même n’est que de la vie qui dure plus qu’une vie… Or, la fidélité satisfait en nous ce goût de l’immuable. Elle en est le symbole humain. Dans la détresse de voir autour de soi tout s’effriter, tout se flétrir, tout vieillir, comment ne pas s’attendrir et ne pas s’émerveiller devant cette fée charmante qui ne change pas ? L’âme fidèle, c’est le marbre où tout demeure de ce qu’on y inscrit ; l’âme inconstante n’est que l’ardoise où tout s’efface.

Il ne fallait pas tant de raisons pour que la fidélité apparût, touchante et sacrée, au premier rang des grâces dont se puisse parer la créature et s’affirmât peut-être la vertu capitale.

La bravoure.

La vraie bravoure, dans un monde conscient que nous devons tous travailler à construire, ce sera d’exposer sa vie pour un effet utile.

Actuellement on trouve brave celui qui expose sa vie, tout court. On n’examine pas s’il l’expose par ostentation pour éblouir des témoins, pour leur montrer qu’il n’a pas peur de la mort ni du danger. On n’examine pas s’il l’expose dans une impulsion pour un effet futile, qui ne vaut pas son sacrifice.

A la vue de ces actes irréfléchis, s’éveille et applaudit en nous un très vieil instinct qui nous pousse à admirer le mépris de la mort, le dédain de la vie.

On dira que ce vieil instinct contient en germe l’altruisme, puisqu’il nous fait admirer l’homme qui sauve son semblable. J’en doute. Car on admire aussi l’homme qui risque sa vie pour un tour de force, pour le plus stupide pari, où nulle existence n’est à sauver.

Ainsi que nos autres sentiments — plus même que beaucoup de nos sentiments — la bravoure demande à être contrôlée, pour devenir consciente, cesser d’être parfois un jeu de vanité, pour s’exercer utilement, noblement, humainement.


Il a dû se produire une confusion dans l’esprit. On admire l’exploit qui sauve une existence ou qui vainc une difficulté utile à briser. Et, par extension, par généralisation, on en est venu à admirer l’exploit qui sauvera peut-être une existence, même en en sacrifiant certainement plusieurs, ou l’exploit qui vaine une difficulté puérile.


Au point de vue de la bravoure, de ce qu’elle est et de ce qu’elle devrait être, on pourra examiner ce petit problème : quand un cambrioleur vous donne à choisir entre le silence et la mort, pourquoi l’homme qui s’est tu sort-il un peu diminué de l’aventure ?

Il aurait donc dû plutôt mourir ? Ainsi il apparaît bien qu’en ces questions de bravoure, de peur, de dévouement, une conception nouvelle devrait s’établir, où aurait passé la claire raison.


Il y aurait beaucoup à réformer dans les idées qu’évoque le suicide.

On a mis de la honte autour de lui, comme on en a mis autour d’autres actes qui nuisaient au sort de la race et qui étaient faciles à accomplir : l’onanisme, qui va contre la reproduction ; la désertion, qui va contre la nation ; le faux-monnayage, qui va contre le monopole financier de l’État. On a donc élevé une barrière de honte contre ces tentations.

Dégagé de préventions, le suicide apparaît avec une face nouvelle. Il apparaît comme une évasion hors de la douleur. Évasion qui demande du courage. Car elle doit vaincre l’instinct de conservation, forcer l’affreux passage de la vie à la mort.

Quant au droit au suicide, il faut distinguer. Il me semble que l’homme qui ne produit rien pour la communauté et qui est seul sur terre peut parfaitement se détruire.

Celui qui est l’objet d’affections ou qui croit avoir encore à produire œuvre utile doit au contraire mettre ces considérations en antagonisme avec les souffrances ou les épreuves auxquelles il veut échapper.


Une des curieuses inconséquences de notre morale, c’est qu’on a mis de la honte autour du suicide, autour de l’être qui sacrifie sa vie pour échapper à la douleur, et qu’on a mis de l’admiration autour de l’être qui sacrifie sa vie même pour un exploit inutile, voire stupide.

La mort.

Comme on sait peu de choses sur la seule certitude de la vie, la mort ! On dit d’un être : il est mort. On met à son chevet deux bougies, de l’eau bénite, un médecin hâtif passe, et le cadavre est happé par les exigences de l’Administration.

Sans doute, l’instinct de résignation, l’horreur méprisante du corps, exploités par la religion, servent l’ignorance où l’on veut rester de la mort.

Et cependant la mort n’est pas si vite définitive. La physiologie a découvert que les organes et les tissus meurent successivement. Elle a fait revivre des organismes. Les expériences de Carrel en sont témoin.

L’automobile est venue illustrer cette notion : en bien des cas, on pourrait réparer la machine. Si on remplaçait l’organe lésé, elle repartirait, elle revivrait. Abandonnée après la panne au bord de la route, elle s’effriterait, se rouillerait, achèverait de se dissoudre, de mourir.

Un médecin légiste me disait qu’un milliardaire qui se ferait suivre, comme de son ombre, d’un médecin, échapperait à un certain nombre de chances de mort, à celles qui suspendent la vie sans la briser du coup.

D’ailleurs, la traction rythmée de la langue dans toutes les asphyxies montre qu’on va de plus en plus profondément chercher la vie dans la mort. La mort recule comme l’ignorance.

Cette notion de la mort successive, continue, ouvre une vue singulière. Les gens qu’on a ranimés, grâce à la traction rythmée de la langue, ont été retirés de la mort. Ils ont commencé à mourir. Ils ne rapportent de cette incursion aucun souvenir. N’est-ce pas un début de preuve de la non-existence d’un au-delà ?


Il n’y a qu’une certitude dans la vie : c’est la mort. Tout le reste n’est qu’hypothèse. Et je m’étonne toujours qu’on n’ait pas bâti tout l’édifice de la vie sur cette solide certitude de la mort. En se représentant la vie comme enfermée dans un espace clos, on est plus tenté de l’emplir, de la faire intelligente, dense et belle, que lorsqu’on ne s’imagine point ses limites.

Il est singulier qu’on n’ait encore fondé, comme édifice de vie, sur la certitude de la mort, que les Assurances.


Sans la vie future, la morale change d’axe. La vie humaine apparaît plus précieuse. On ne la sacrifie plus qu’à des croyances méditées, consenties.

C’est en vertu d’atavismes religieux qu’on trouve lâche de tenir à la vie. Sans l’idée d’immortalité, le culte de la vie apparaît juste et bon.


Nous tendons sans cesse à embellir la vie. Les religions tendent à embellir la mort. Elles en ont fait le seuil du bonheur. Nous en avons fait la fin du bonheur.

Grâce à cette promesse, les prêtres ont pu entraîner des générations à la souffrance et au massacre. Ils leur ont fait bâtir des pyramides, ils les ont jetées dans les batailles. Qu’importait ? La vie future, l’éternité était au bout de ces éphémères épreuves. En réalité, ils fondaient, sur ce besoin de croire à l’immortalité, leur pouvoir humain. Ils ont exalté le néant de la vie. Nous prêchons le néant de la mort.


Voici un exemple singulier de la perturbation jetée dans la morale par la suppression de l’idée de vie future. On n’a pas trouvé de plus cruelle vengeance, de plus grand châtiment que la mort. C’est la suprême expiation. C’est là qu’en veulent venir deux ennemis acharnés. C’est la peine capitale infligée par la société. Or, qu’est-ce que la mort, sans la vie future ? C’est l’oubli absolu. C’est la fin de la souffrance.

Si bien que pour punir, pour châtier un être exécré, on le fait échapper à toute douleur, dans le néant. Pourtant, s’il ne se survit pas, s’il n’a pas d’âme immortelle, sa punition est courte. Elle s’arrête à la mort. Elle ne dure que le temps de la menace de la mort.

On le prive, dira-t-on, de ce bien suprême, la vie ? Mais puisqu’il ne sera plus là pour déplorer cette privation ! Puisque la mort est la fin de tout… Puisqu’une fois mort il ne saura plus qu’il est privé de la vie !

Et, cependant, quand on essaie de faire pénétrer cette notion dans l’esprit de la personne la plus lucide, on se heurte à une résistance invincible : « Si ! dit-elle, je serai privée de la vie. » Vainement répliquera-t-on : « Mais puisque vous ne saurez pas que vous en êtes privée… » Elle ne se rend pas. Le sens spiritualiste doit persister en elle. Il lui souffle qu’elle se survivra, qu’elle assistera à sa mort, qu’elle en aura conscience, qu’elle voltigera au-dessus de sa dépouille, qu’elle se pleurera.

En fait, l’affreux, le cruel, c’est le passage de la vie à la mort. C’est l’appréhension, l’approche, le préambule, les circonstances de la mort. C’est l’adieu à la vie. Et plus cet adieu est bref, plus la peine est courte. Elle est nulle dans la mort imprévue, instantanée.

En réalité, la mort d’un être ne frappe que ceux qui, l’aimant, lui survivent. On peut dire aussi qu’elle lèse la collectivité, puisqu’il la prive du concours qu’il eût pu lui donner encore. Mais, en matérialisme, cet être lui-même ne survit pas à sa disparition. Il ne la regrette que le temps qu’elle se prépare. Son regret cesse avec sa vie.


On a dit bien souvent que les vieillards devaient se préparer à la mort, s’y accoutumer, vivre en bon voisinage avec elle et l’appeler comme un repos définitif. J’estime même qu’à partir d’un certain âge, on devrait chaque matin s’étonner un peu de vivre encore, considérer chaque réveil comme une amusante résurrection, et s’émerveiller de ce miracle quotidien.

Religion.

Sans doute faudrait-il nourrir les enfants de la religion catholique si nous vivions dans un milieu de foi, tel qu’on nous peint le moyen âge.

Mais qui peut prétendre sérieusement que la crainte de l’enfer ou l’espoir du paradis guide actuellement les actes de la plupart d’entre nous ?

Sans foi, il ne reste plus qu’une question de rites à observer. Et du moment que ces usages ne sont pas soutenus par une croyance profonde, ils ne méritent plus le respect. Suivre des coutumes uniquement pour le « qu’en dira-t-on », pour imiter le voisin, sans en sentir vraiment le besoin, est-ce digne de nous ?

Il ne s’agit pas d’ailleurs d’élever les enfants dans le mépris du catholicisme. Il suffit qu’ils soient areligieux. S’ils rencontrent plus tard la foi dans ce dogme, ou dans d’autres, il sera temps pour eux de s’y réfugier, d’en demander alors, consciemment, tous les sacrements.

Ne pas donner de religion, c’est les donner toutes.


Comment se dissimuler que la chrétienté ne règne ni sur tous les peuples ni sur tous les temps, qu’elle n’occupe qu’un fragment de la planète et qu’un moment de l’histoire ? Comment se dissimuler qu’il y a plus de quatre cents religions, que chacune dit : « Je suis la seule. Hors de moi, pas de salut. » N’a-t-on pas le droit de jeter ce regard d’ensemble sur notre petit globe ?


La foi n’est respectable que quand elle ne s’impose pas, quand elle n’enrôle pas par contrainte sous ses bannières ceux qui ne la partagent pas.


Que cherche-t-on à donner aux enfants ? Le bonheur. Être areligieux, cela leur enlève-t-il une chance de bonheur ? Non, du moment qu’on ne peut pas leur donner la foi opaque, la foi moyenâgeuse, que leur raison percerait.


Quand on discute avec un fervent catholique, quand on lui demande comment il croit être plus agréable à son Dieu en mangeant de la sarcelle que du poulet le vendredi, il refuse de s’expliquer et dit : « C’est un acte d’obéissance. Vous ne comprendriez pas. Il faut la grâce. Il faut la foi. » Soit. Mais quand on n’a pas cette foi dans le dogme, pourquoi en suivre les rites ?


N’est-ce pas une foi, de croire à une justice plus juste, à une liberté plus libre, à une vie meilleure sur la terre ?


L’idée divine pénètre profondément l’être humain, elle se glisse en particulier dans la langue, expression et reflet de la pensée, héritage que se transmettent les générations. On dit : « Adieu ». On s’écrie : « Mon Dieu ! Jésus ! Ciel ! Grand Dieu ! Bon Dieu ! » On rend grâce à Dieu : « Dieu merci ! Le Ciel soit loué ! » Le mot est sur les lèvres. Est-il autant dans les cœurs ?


Mais il y a, dit-on, un besoin de prier, de se réfugier à l’abri d’une grande puissance inconnue, de lui demander secours dans l’extrême péril. Soit. Mais pourquoi ceux qui éprouvent ce besoin n’auraient-ils pas leur dieu, sans se plier à toutes les exigences du dogme, qui apparaissent si étranges, souvent si choquantes, quand on n’a plus la foi simple et aveugle que nous prêtons à nos ancêtres de l’an mille ?


Un penchant de notre esprit incline à accepter la souffrance sans examen ni révolte, sous la terreur obscure d’un châtiment. C’est une pente qui plonge vers les lointains abîmes du passé, où l’homme faible et désarmé, blotti au fond d’une caverne, frémissait aux rugissements des monstres et croyait les entendre dans toutes les clameurs de la nature. C’est sur cette pente que les religions ont volontiers bâti leur église.


Certes, la religion n’a jamais fait que répondre aux appels de la créature. Mais ses prêtres n’ont point résisté à la tentation de dominer, de transformer leur influence en instruments de pouvoir, d’enchaîner les bras qui se tendaient vers eux. Le besoin de la prière et des pompeuses cérémonies a empli leurs temples et leurs aumônières ; le besoin de confession leur a livré les foyers et les cœurs ; la peur de la vie brutale a peuplé leurs cloîtres et leurs retraites ; et la peur de la mort a surtout servi leur puissance. Car, apaisant cette crainte par la promesse du paradis, ils ont exalté du même coup la résignation aux misères terrestres, poussé ainsi les masses moutonnières vers les durs labeurs et les massacres stupides.


La croyance en une vie future n’est peut-être pas née uniquement de la peur de la mort. Elle est peut-être aussi l’aspiration vers le mieux, mais le mieux sur la terre, la prescience d’une humanité plus heureuse. Il serait curieux que la religion eût métamorphosé cette notion du progrès en la promesse, si largement exploitée par elle, d’un monde meilleur.


On oublie souvent que la croix — devenue l’emblème du sacrifice de Jésus à la rédemption du monde — était un instrument de supplice. Si la foi socialiste s’impose à son tour, si elle a son grand martyr et s’il périt sur l’échafaud, il est singulier de penser qu’on voudra perpétuer son souvenir par l’instrument de son supplice et qu’on verra, comme on voit aujourd’hui des calvaires, se dresser de symboliques guillotines aux croisées des chemins.

CHAPITRE V
VUES SOCIALES

Altruisme. — Solidarité. — Quelques iniquités. — L’idée de patrie.

L’altruisme.

Allons ! Il faut avoir le courage de le crier : chacun pense à soi, d’abord à soi, férocement à soi. Soi, soi, c’est le centre de l’univers. Tous nos sens, qui concentrent en nous la perception du dehors, n’aident-ils point à cette illusion ? Plus on avance dans la vie, plus cette vue s’impose. La conversation nous en offre un exemple typique. Chacun ne vise qu’à briller, qu’à se raconter, qu’à tenir la scène. Nos paroles ne provoquent chez les autres que des retours sur eux-mêmes. Citez-vous un personnage ? L’interlocuteur réagit automatiquement : « Je le connais, je ne le connais pas. » Nommez-vous un site : « J’y ai été, je n’y ai pas été. » L’intéressant, ce n’est pas votre personnage ou votre site, c’est de savoir si votre partenaire le connaît ou ne le connaît pas. Contez-vous une anecdote ? Elle en suggère immédiatement une autre au voisin. Et il n’écoute plus la vôtre, dans sa hâte trépidante de placer la sienne. Chacun parle avec une chaleur passionnée de ses ambitions, de ses entreprises, de ses amours. Et le confident, pendant ce temps, par association d’idées, songe à ses amours, à ses entreprises, à ses ambitions. Il tente de leur donner l’essor, en coupant d’un classique : « Ainsi moi… C’est comme moi… » Ou bien il guette, dans une impatience distraite, le moment de prendre enfin la parole. On se demande s’il exista vraiment de « brillants causeurs ». Personne n’écoute. Tout le monde attend de parler.

Et il y a bien d’autres exemples, incessants, de cette opération automatique, fatale. C’est un jeu auquel on peut se livrer avec la certitude de gagner. En lançant une idée, vous êtes sûr qu’elle va frapper votre auditeur au centre de lui-même, et qu’elle va faire se dresser une idée analogue qui était en lui. Ainsi, quand on vise une cible, le fanion sort et s’agite. Mais ici, on est sûr de mettre chaque fois dans le mille.

Une fois qu’on a considéré de ce point de vue la vie de relation, on s’aperçoit que ces phénomènes se répètent avec une vigueur, une généralité absolues. Et cela devient un mélancolique amusement que de voir ces lois se vérifier sans exception. Et certes, le spectacle n’est pas beau, de cet être qui pense d’abord à lui, qui est toujours plein de lui, de ses œuvres et de ses soucis.

Et cependant c’est de cet égoïsme que jaillit toute la floraison charmante de l’altruisme. Car l’altruisme n’est bien que de l’égoïsme affiné, cultivé. La plante humaine n’est pas seulement un buisson aux lignes sèches, au feuillage aride, et qui se borne à lui-même. Elle se couvre et se pare aussi de fleurs qui, semant leur poussière féconde et leur parfum, lui permettent de se répandre et de se dépasser. Et ces fleurs s’appellent courtoisie, bonté, indulgence, générosité, dévouement, pitié, amour. Oui, l’altruisme n’est bien que l’épanouissement fleuri, le prolongement intelligent et gracieux de l’égoïsme. Être bon, être généreux, c’est pouvoir se donner la fine joie d’être généreux et bon, d’en recueillir les bienfaits en retour. Avoir de la pitié, c’est d’abord tenter d’abolir la douleur dont le spectacle offense. Le sacrifice, l’abnégation ne sont, au fond, que de hautaines voluptés. Et ce qui fait la beauté de l’amour, de toutes les amours, c’est que, dans la tendresse, l’homme étend à d’autres êtres sa préoccupation jusqu’alors personnelle. Il cesse de s’appartenir uniquement, férocement. Il pense à d’autres que soi. Il se penche sur eux. Il les écoute. Il épouse leurs vœux. Il n’est plus la plante sans parfum. Il s’exhale.

Voilà le vrai progrès moral, la plus précieuse conquête du présent sur le passé, cette tendance à l’expansion de soi-même vers les autres. L’être le plus barbare est celui qui, enfermé dans sa dure carapace, satisfait bassement, âprement, ses seuls appétits. Le plus civilisé est le plus sensible à la vie extérieure, celui qui s’y mêle et qui s’y donne. Ainsi la créature peu à peu obéit à la loi universelle, à la douce loi de rayonnement : l’astre scintille, la fleur embaume, l’homme aime.


Les fleurs sont le symbole de ce qu’il y a de meilleur et de plus noble en nous. Les bêtes nous rappellent par leur exemple nos nécessités, nos bas besoins, nos pauvres postures. Les bêtes nous rappellent notre bête. Tandis que les fleurs nous rappellent la fine fleur de nous-même. Elles ne sont pas égoïstes. Elles rayonnent, elles exhalent un peu d’elles-mêmes, elles se répandent, elles se donnent. Et elles montent toujours droit vers la lumière.

Puis elles se nourrissent discrètement, par la racine. Elles boivent une goutte de rosée. Leur petit cadavre ne sent pas mauvais. Et elles cachent leur sexe dans leur cœur, au centre d’elles-mêmes. Elles sont de l’amour, offert dans la robe des pétales.

Solidarité.

La plus grande découverte humaine est peut-être celle de l’interdépendance des êtres, des choses mêmes, la connaissance des liens invisibles qui les unissent et qui les rendent solidaires.

Elle est récente. La notion n’en est pas encore installée dans les esprits. Car elle a été mise en lumière par la science. Les lois de la gravitation universelle nous ont appris que les astres exerçaient les uns sur les autres une attraction, que les mondes eux-mêmes « se tenaient », qu’un trouble dans la vie d’une étoile lointaine se répercutait dans les autres étoiles, que la chute d’une pierre sur Jupiter était ressentie sur notre terre.

L’étude du corps humain, récente également, tenue longtemps secrète, est venue renforcer cette notion de dépendance et de solidarité. Elle a montré qu’une cellule malade troublait l’organisme entier, que tout l’être avait la fièvre pour un point enflammé.

Et les individus dépendent les uns des autres, réagissent les uns sur les autres, comme les astres jetés dans l’infini, comme les cellules d’un organisme.

Nul de nous n’est isolé. Quoi que nous en ayons, le sort du voisin influe sur notre sort. Nous vivons d’échange. Pensées, plaisirs, labeurs, tout n’est qu’échange. De ce phénomène vital, les exemples abondent également. La contagion nous en fournit une preuve sensible. La notion en est neuve encore, comme celle de toutes les découvertes scientifiques, et si peu familière aux esprits que, dans les classes restées incultes, on ne croit pas à la contagion, on ne la craint pas, on s’y expose niaisement. Cependant, elle matérialise ces liens invisibles qui, jetés d’un être à l’autre, mènent souvent leur destinée.

Si la contagion nous montre la mutuelle dépendance des individus sous son jour néfaste, elle nous révèle aussi l’enseignement que nous devons en tirer. Chacun doit se persuader que sa santé dépend souvent de celle du voisin. Il est de l’intérêt de chacun, pour ne point attraper la fièvre typhoïde, que personne ne l’ait dans le milieu où il évolue. Souvent, la tuberculose ou la syphilis d’un riche viennent d’un pauvre. Rien ne montre mieux l’intérêt des privilégiés à combattre ces maux dont ils sont menacés. Ainsi, à travers ce symbole un peu rude, apparaît le précepte capital de la solidarité humaine : « Toutes les existences se tiennent. Chacune est influencée par l’ensemble des autres. Les soigner toutes, c’est soigner la sienne. C’est travailler à son bonheur particulier que de travailler au bonheur général. » Et, là encore, l’utilité de faire le bien prolonge l’utilité de ne pas faire le mal.


Certes, on pourra juger sévèrement une morale qui proclame l’intérêt pour chacun de rendre heureux autrui afin d’être heureux soi-même. Encore n’est-elle utilitaire qu’en apparence, puisqu’au fond elle entend faire jaillir l’altruisme des sources de l’égoïsme, puisqu’elle veut faire du bonheur universel la condition nécessaire du bonheur personnel. Elle est en harmonie avec notre nature, qui tend à faire de chacun de nous le centre de l’univers et qui nous anime d’abord du souci de nous-même. Et si elle fait appel à nos intérêts et à nos passions, du moins les dirige-t-elle dans la voie généreuse.


Les apôtres de la solidarité ne l’ont pas bornée aux lignes un peu sèches de sa définition scientifique, qui constate simplement la mutuelle dépendance des êtres. Ils l’ont revêtue d’un plus ample vêtement. Ils lui ont donné un sens social. Considérant que chaque individu profitait du labeur de la collectivité, ils entendent qu’il paye de retour cette collectivité. Puis, associant l’œuvre des morts à celle des vivants, ils déclarent que chacun de nous, bénéficiant des efforts des générations, a contracté une véritable dette envers la société. Enfin, ils réclament l’entr’aide, le concours de tous les individus à l’action commune. Ils prêchent le groupement, l’association, dont les organismes naturels donnent l’exemple et nous ont révélé les bienfaits.

Qu’on ne s’y trompe pas : l’idée de solidarité, dans ses expressions diverses, vaincra. Elle animera les évolutions futures. Elle sera la foi de demain.


On ne met pas assez les enfants devant cette réalité que, nés sur un sol, en un temps donné, ils doivent accepter les obligations de la vie sociale telle qu’elle est régie sur ce sol et en ce temps. De ce fait, ils ont contracté une sorte d’engagement, touchant les impôts, les charges, les lois.

C’est là du patriotisme pacifique. C’est aussi un aspect de la solidarité. Nous devons beaucoup à ceux qui nous ont précédés. Tout objet dont nous nous servons est le résultat d’une longue suite d’efforts. Nos vêtements, nos trains, notre téléphone, nous trouvons tout cela sous notre main, nous jugeons tout naturel de nous en servir. Mais tout cela nous le devons à ceux qui sont morts. Voilà ce qui rend les générations solidaires.


L’enfant ignore tout de cette dépendance des êtres. Il est absolu. Il n’est pas relatif. Et comme nous devons lui apprendre en quelques années ce que les hommes ont acquis en des centaines de siècles, nous devons l’initier à cette loi si féconde et si générale, bien le persuader qu’il est lié, lui qui se croit libre, à tout ce qui l’entoure.


On ne saisira jamais assez d’occasions, on n’inventera jamais assez d’anecdotes, pour pénétrer l’enfant de cette dépendance. Par exemple, on lui montrera que le plus insignifiant de ses gestes, en apparence, peut retentir sur une destinée voisine. Car nous sommes, à notre insu, comme l’araignée au centre de sa toile. Nos actions se prolongent au-delà de nous-mêmes, s’irradient, jettent autour de nous une trame invisible, où les autres viennent se prendre.

Oui, nos gestes ont leurs prolongements inconnus, leurs retentissements mystérieux. S’il existe une solidarité des êtres, il existe aussi une solidarité des actes. Encore un phénomène capital, qui devrait souvent fixer notre réflexion. Au moment d’arrêter une décision, si mince soit-elle, il ne faudrait pas dire, comme on nous y invite volontiers « Bah ! rien n’a d’importance ! » Non, non. Il faudrait dire : « Tout peut avoir de l’importance. » Méditant sur une grave circonstance de notre vie, nous sommes souvent tentés d’en rechercher les causes en remontant le cours du passé. Nous ne le pouvons pas. Car elle est l’aboutissement d’une suite d’événements dont beaucoup nous échappent. Elle nous apparaît suspendue à une chaîne dont bien des maillons nous sont cachés. Mais il nous arrive pourtant d’isoler, de saisir un de ces maillons. Sans lui la chaîne se fût rompue. Notre destinée a dépendu de lui. Nous l’examinons… Et nous sommes frappés de sa petitesse et de sa fragilité.


Il y a beaucoup d’associations, de mutualités, certes. Mais ce sont encore des flaques isolées, comme celles qu’on voit sur la grève à marée basse. Elles ne sont point encore unies en un flux irrésistible. Un trait montrera combien l’esprit d’association est encore nébuleux. A Paris, les locataires d’une même maison ne s’unissent jamais. Pourtant, ils représentent une association indiquée, dont tous les membres couchent et mangent sous le même toit, dans une étroite communauté de dangers, de soucis, d’intérêts. Combien leur entente unanime agirait puissamment sur le propriétaire, le gérant, le concierge… Ils pourraient, dans un autre ordre d’idées, acheter des objets d’utilité générale : une bascule pour le charbon, une balance pour les viandes et les légumes, des extincteurs d’incendie, une sonnette d’alarme. Ils pourraient même avoir une cuisine commune… Non, ils s’ignorent et ils ignorent la force que représente leur superposition.


Souvent les frais d’une amende dépassent de beaucoup le montant de cette amende. Des droits de timbre et d’enregistrement majorent démesurément la valeur d’une taxe. Mille excès du même ordre nous écrasent. Et personne ne proteste !

Eh bien, nous n’avons que ce que nous méritons, du moment que nous ne trouvons pas l’énergie de nous grouper, de nous compter, de nous apercevoir que nous sommes le nombre et que nous pourrions faire chaque jour de la révolution pacifique.

Car enfin, qui nous impose ces abus ? Des irresponsables, des larves de bureau, dont la force est faite de notre faiblesse. Comme nous les verrions trembler et se terrer, si nous nous dressions…


Visitez un domaine avec le châtelain. Écoutez-le : « J’ai bâti cette aile, planté ce fruitier, dessiné ce hall, ouvert cette route… » Mesurez l’énorme effort que cet homme a dépensé en si peu d’années…

Concevez-vous quels résultats on obtiendrait si tous ces propriétaires-là — car ils sont légion sur le sol de France — consacraient un peu de cet effort, avec la même ardeur, à la chose commune, à quelque grande entreprise d’intérêt général, comme l’aviation, le réseau routier, la suppression des taudis ? Et cela viendra quand ils s’apercevront que servir l’intérêt commun, c’est encore servir leur intérêt particulier.


Un exemple du bienfait du souci d’autrui, de la concession au voisin, nous est donné par le spectacle de la rue. Si chacun allait droit son chemin sans s’occuper des autres, s’il ne se rangeait pas un peu, s’il n’y mettait pas un peu du sien, ce ne seraient que collisions, algarades, horions. Nul n’avancerait. Donc, il y a avantage à ces concessions mutuelles.


Cependant, la foule n’a pas encore conscience de la solidarité. Une femme renoue-t-elle le cordon de son soulier dans l’escalier du métro, parmi le flot qui se rue vers la sortie ? Elle arrête ou retarde cent personnes derrière elle. Elle peut compromettre des intérêts, des satisfactions, des bonheurs. Tant d’événements sont à la merci d’une minute… Mais elle ne soupçonne pas encore que son simple geste puisse se prolonger en répercussions si nombreuses et si graves.


Nous ne pensons pas assez au voisin. Nous ne nous mettons pas assez à sa place. Cependant, ce petit travail de réciprocité serait toujours de notre intérêt. Ainsi, on ajourne volontiers la note d’un fournisseur, même sans nécessité. Et soi-même on souffrira de voir ajourner une rentrée attendue. Qui nous dit que ce fournisseur n’attend pas, lui aussi, sa rentrée ?

Il faut développer en nous le sens de la réciprocité.

Quelques iniquités.

Quand on pense aux ouvriers, on est comme suffoqué, tant on aurait à dire… Et puis, on garde le silence, parce qu’on craint que toute parole ne soit vaine, pour le présent. Les petites réformes, les améliorations de détail sont si peu, à côté de l’énorme injustice que constitue l’opposition du labeur et du luxe. Et on sent que cette injustice ne cessera que dans une autre ère, sous un autre régime, dans une de ces cités futures qui ne sera peut-être pas celle qu’ébauchent les collectivistes, mais qui est aussi dans la terre promise…


La question sociale ne fera de grands pas qu’à partir du moment où ceux qui peuvent la résoudre y auront un intérêt sentimental.

J’entends le moment où ceux qui détiennent la fortune ne pourront plus penser sans malaise à la famille nombreuse grouillant dans un taudis, à l’ouvrier qui va l’hiver dès sept heures au travail sous sa mince pelure et qui fera tout le jour le même geste jusqu’à la mort, à l’ouvrière en chambre qui crée du luxe pour un salaire de famine. J’entends le moment où ces « avantagés » auront pris si intimement conscience de l’injustice qu’elle leur sera insupportable. Le moment où ils auront sur le cœur le poids de la misère humaine. Alors ils chercheront à s’en débarrasser.

Aujourd’hui, la jeune fille qui rentre du bal à l’aurore, regarde d’un œil indifférent, du fond de sa limousine, les travailleurs qui vont à l’usine. Elle n’en souffre pas. Entre elle et eux, il y a la vitre, une cloison dure, mince, imperméable. Mais un jour viendra où cette jeune fille souffrira, comme elle souffre déjà à la vue d’un cheval abattu entre ses brancards.


Nous avons une résignation vraiment trop facile à la misère d’autrui. Oui, le pêcheur, le mineur sont attachés à leur état, par habitude, par hérédité. Mais leur a-t-on fait goûter d’une autre vie ? Et qui donc soutiendrait qu’ils ne souhaitent pas un sort plus doux ? Un jour ne viendra-t-il pas où l’on fera de la pisciculture comme on fait aujourd’hui de la culture, où l’élevage en bassins, le long des côtes, supprimera les rigueurs et les périls de la grande pêche ? Un jour ne viendra-t-il pas, en attendant de recueillir tout droit l’énergie solaire, où on la demandera à l’alcool des végétaux, où on la récoltera à la surface de la terre, au lieu de l’extraire si durement de ses entrailles ?


En ce moment, la pitié active ne va qu’aux animaux. Encore elle ne les connaît pas tous. Ses grands protégés sont le chien, le chat, le cheval. Elle ignore superbement tous les animaux comestibles. Elle rugit contre la vivisection de laboratoire. Mais elle n’a pas un pleur pour l’abattoir. Ni pour la chasse. Bref, ses lois sont tellement obscures et contradictoires, qu’il ne faut pas désespérer de la voir, enfin, aller vers les hommes.


De nos jours, quand on voit un ouvrier avec un lorgnon, on est surpris. Ainsi, ce simple bienfait reste encore le monopole d’une classe. N’est-ce pas un exemple des énormes progrès à accomplir ?


Pour soulever un rail de onze mètres, il faut qu’un chef d’équipe donne le commandement : « par les cheveux » ou : « à l’épaule ». Sans ce signal, l’équipe ne lèverait pas le rail. Une coordination est nécessaire et justifie le commandement.

Ainsi, le chef apparaît indispensable. Mais il ne sera unanimement accepté que s’il est élu.


Les grandes administrations sont restées féodales. Elles traitent encore leur clientèle comme les seigneurs traitaient leurs serfs. On ne se sent pas de plain-pied avec elles. Entre elles et soi, il y a le guichet, comme il y avait le pont-levis. Dans la forme de leurs mandements, elles sont brutales, bourrues, oppressives. Les Finances réclament une contribution sous la menace de poursuites. Le Gaz, l’Électricité réclament leur dû sous la menace de couper la lumière. Et cela sans délai, grossièrement, inutilement, pour le plaisir.

Il y a là un esprit ancien, qui devra changer. L’administrant et l’administré sont des individus équivalents. Et l’on n’imagine pas combien les mœurs seraient plus aimables s’il y avait derrière les guichets de la bonne grâce.


On ne maudira jamais assez l’esprit de bureau. C’est notre cancer, monstrueux, flasque, envahissant, indéracinable.

On ne dénoncera jamais assez cette passion de l’immobilité, ce génie de la complication, cette horreur de l’innovation, ce mépris du public, cette pleutrerie de l’irresponsabilité unie à l’arrogance du despotisme.

C’est lui qui anémie l’organisme social. C’est lui qui en abaisse le rendement à un taux ridicule.

Au jeu des anticipations, je n’imagine pas la révolution qui en triomphera, tant que nous garderons nos traits de race.


Redoutons la justice. Évitons son contact. Elle marque tout ce qu’elle touche. L’homme qui bénéficie d’un non-lieu ou d’un acquittement demeure diminué socialement.

Elle est brutale. Qui n’a pas vu, à la correctionnelle, distribuer des années de prison à la minute comme on estampille des lettres à la poste, ne peut pas imaginer cette stupéfiante horreur.

Elle est obscure et cruelle. Elle guillotine et elle jargonne. Elle coupe les gens en deux et les cheveux en quatre.

Elle est injuste. Elle acquitte volontiers les crimes de la passion, c’est-à-dire de la passion amoureuse, et elle condamne les crimes de la faim. La faim aussi est une passion !…

De deux accusés, elle relâche celui qu’elle croit fou, elle garde celui qu’elle croit lucide. Comme s’ils n’étaient pas également dangereux !

Ainsi ses arrêts sont incohérents et contradictoires. Pourquoi ? Parce qu’elle est bâtie sur des ruines, avec des ruines. Elle est romaine, napoléonienne, chrétienne. Elle n’est pas humaine.

Au nom de quel idéal sévit-elle ? La peine qu’elle applique, est-ce l’expiation, le châtiment dans le sens religieux du mot ? Est-ce un effet de la loi du talion ? Est-ce, au point de vue social, une dette ? Est-ce un exemple ? Il y a de tout cela dans sa subtile barbarie. Sa toge est un habit d’arlequin.

Souhaitons une refonte totale des Codes. Certes, une collectivité doit se défendre. Mais à la façon dont se défend un organisme. Or, la nature ne punit pas la cellule dangereuse. Elle l’empêche de nuire.

Tel sera l’unique point de vue de la justice prochaine. Elle sera d’abord préventive. Elle cherchera à éviter l’éclosion puis le développement de la mauvaise cellule. Et quand elle n’aura pas pu éviter le mal, elle ne se demandera pas dans quelle mesure l’accusé est coupable, elle se demandera dans quelle mesure il est nuisible.

L’idée de Patrie[2].

[2] Les notes qui composent cet Essai ont été réunies de 1903 à 1914. Celles qui concernent l’idée de Patrie datent du printemps 1914. Je n’ai rien à y changer. J’aurais trop à y ajouter.

On devrait pouvoir discuter du patriotisme sans être accusé d’en affaiblir le sentiment ou de se dérober à ses charges. Hélas ! Il n’en est rien. Défense de l’examiner, défense d’y réfléchir. Dès qu’on le conçoit autrement que ses prêtres farouches, on est le lâche, on est le traître. Je ne sais pas de plus odieuse, ni de plus stupide injustice.

Le premier grief que l’on puisse faire au patriotisme, c’est de se présenter comme immuable. Au contraire, il se transforme, il s’élargit sans cesse. Pourquoi masquer son caractère transitoire, au lieu de montrer son évolution, d’en pénétrer les esprits et, par là même, de la préparer, de la hâter ?

Comment nier cette métamorphose continuelle ? L’idée de patrie… Mais elle naît du jour où l’homme fixe sa tente, habite une caverne. Et elle aboutit aujourd’hui à ces immenses États-Unis d’Amérique qui sont dix-sept fois plus vastes que la France.

Mais cette France elle-même n’est qu’un patient agglomérat de parcelles d’abord ennemies. Elle est un exemple de cet accroissement successif, indéfini. Le chaud langage du patriotisme appelle la France la tunique sans couture. Au contraire, elle n’est faite que de pièces cousues. Au moment où ces lignes sont écrites, beaucoup de gens vivent encore qui ont vu l’annexion de la Savoie et du Comté de Nice. La Lorraine et l’Alsace devinrent françaises sous Louis XIV et la première Révolution.

Il fut un temps où l’Austrasie et la Neustrie s’étendaient sur notre territoire actuel. Elles se détestaient. Elles étaient en guerre continuelle. Et, sans doute, le papa neustrien disait à son petit garçon : « La Neustrie, c’est la tunique sans couture. Il faut aimer la Neustrie. Il ne faut aimer que la Neustrie. Il faut détester l’Austrasie. C’est l’ennemie héréditaire ». Et puis, un jour, la Neustrie et l’Austrasie, cela s’est appelé la France…

Dans un autre temps, notre sol était morcelé en fiefs féodaux, dont les seigneurs luttaient sans cesse les uns contre les autres. Et j’imagine encore les langages si différents que tenaient peut-être à leurs enfants les gardiens de deux forteresses rivales. L’un d’eux disait : « On se battra toujours de château à château. En face, c’est l’ennemi éternel. Dressons le pont-levis. » Et l’autre : « On ne se battra peut-être pas toujours de château à château. Notre voisin ne sera peut-être pas toujours notre ennemi. En y pensant, préparons ce temps-là. Hélas ! Il n’est pas encore venu. Dressons le pont-levis ».

Des deux, quel était le sage ? A qui le temps donna-t-il raison ? On vit en paix entre voisins de campagne, entre communes, entre provinces. Qui peut prétendre qu’on ne vivra pas en paix entre nations ? Et cependant ces deux gardiens dressaient l’un et l’autre le pont-levis. On peut, en effet, croire et travailler à un avenir amélioré sans se dérober aux nécessités présentes, quoi qu’en prétendent les patriotes de carrière. On ne saurait trop y insister. Ainsi, puisqu’il y a des malfaiteurs, il serait fou de supprimer la police. Mais on doit néanmoins tenter de diminuer le nombre de ces malfaiteurs — par l’éducation, la lutte contre les grands maux populaires — afin de parvenir à réduire la police. De même, il serait fou de supprimer l’armée, puisqu’il y a encore des nations fondées sur la force. Mais ne doit-on pas essayer de modifier l’état d’esprit de ces nations, de les éclairer sur elles-mêmes, afin d’arriver à réduire les armées ?

Contre cette notion d’une patrie toujours plus vaste, sans cesse élargie, on peut dresser deux objections principales. La première est tirée de l’histoire. Des empires sont nés, ont grandi, sont parvenus à un développement limité, puis ils ont disparu. Leur exemple semble donc démentir cette tendance à un élargissement continu, indéfini, puisque, parvenus à leur taille, à leur accroissement final, ces empires ont achevé leur histoire, furent rayés de la carte du monde, au lieu de se fondre dans une plus vaste agglomération. Mais l’idée de patrie n’échappe pas à la loi de transformation universelle qui, partant de l’embryon, tend sans cesse vers des organismes plus complets. Or, cette loi procède par essais successifs. Les empires dont l’histoire a gardé la trace furent des ébauches successives de patries. Chacun a profité de l’héritage du passé, a laissé son apport, a marqué un pas en avant. Les États qui nous ont précédés étaient des organismes plus imparfaits que ceux que nous réalisons aujourd’hui. Ainsi, leurs divers éléments n’étaient pas réunis par le réseau des liens rapides, des communications instantanées que nous possédons actuellement. De même, dans l’échelle ascendante des êtres, c’est le système nerveux qui va se perfectionnant. Nous ne sommes qu’un moment de le cohésion humaine.

Seconde objection : seuls les hommes qui parlent une même langue s’unissent sous un même drapeau. C’est le signe de ralliement, le trait de race. Cette nécessité s’oppose donc à l’agglomération d’États dont les langages sont différents. Il serait facile de répondre que nombre de Bretons et de Provençaux ne parlent pas le français et le désapprennent même après le régiment. Mais il y a mieux. Il existe un État dont les citoyens, unis par un même idéal, poussent très haut le sentiment patriotique, et qu’on cite souvent en exemple de démocratie organisée. Cependant, groupés en régions, ils parlent trois langues : le français, l’allemand, l’italien. C’est la Suisse, qui apparaît comme le modèle réduit des confédérations futures.

Après avoir fait grief au patriotisme de se présenter comme immuable, on doit lui reprocher d’être uniquement guerrier. Il est singulier qu’entre les individus d’une même nation l’instinct de solidarité ne soit encore vraiment invoqué, cultivé, que face à l’ennemi possible. Le drapeau, signe de ralliement, est un emblème belliqueux. Dès qu’il devient pacifique, on ne le salue plus.

Une guerre éventuelle ne devrait pas être l’unique occasion, pour les gens d’un même pays, de se serrer les uns contre les autres, de communier dans l’enthousiasme, de s’entr’aider, d’ajouter leurs efforts, de coordonner leurs élans généreux. Il y en a mille autres, des occasions de fraternelle générosité. On imagine une nation dont les citoyens diraient : « Unissons-nous pour que la patrie soit forte, mais aussi pour qu’elle soit belle, aimable, brillante, pour qu’elle n’ait plus ces plaies abominables qui la rongent : la misère, la sottise, l’injustice, l’alcoolisme ».

Non. Un peuple ne vibre à l’unisson que sous la menace étrangère. Il ne s’excite que contre le voisin. Il ne se tourne que vers la frontière. Il voit le péril extérieur. Il ignore les ennemis intérieurs. Il n’y a pas encore de patriotisme pacifique, de patriotisme productif. On ne conçoit pas encore que les savants soient des patriotes au même titre que des officiers. C’est très beau de mourir pour sa patrie, mais il faudrait aussi vivre pour elle. Que fût-il advenu de toutes les découvertes, si les inventeurs n’avaient pas affronté le lent martyre de leurs efforts et de leurs déceptions ?

Imagine-t-on un propriétaire qui mettrait toute son ardeur à défendre son domaine contre les voisins et qui ne garderait rien de son activité pour le parer et l’enrichir ? C’est ainsi que vivait le seigneur féodal. Dans son château-fort, nul bien être, nul agrément. Tout y était sacrifié à la crainte de l’envahisseur. Ce n’était que fossés, murailles, travaux de défense et de guet. Les châteaux ne commencèrent à s’embellir que lorsqu’ils cessèrent de se fortifier. Entre elles, les nations en sont au moyen âge.

Ce caractère uniquement guerrier du patriotisme est si marqué qu’il existe d’admirables sociétés pour les blessés militaires, fonctionnant fébrilement à vide, ou s’entraînant, se faisant la main dans les expéditions coloniales. Mais il n’y en a pas d’équivalentes pour les blessés civils, bien que l’usine et le taudis soient des champs de bataille quotidiens.

Ce patriotisme, tout en carapace, pointes en dehors, sans chair intérieure, se hérisse uniquement contre les périls de l’heure. Étant guerrier, il étouffe le patriotisme pacifique. Voilà son grand méfait. Il rugit si l’on murmure que ces périls pourraient cesser d’exister. Pourtant il suffirait que les peuples menacés par la guerre ne voulussent pas la guerre, que leur volonté unanime fût vraiment la résultante de toutes les volontés. Mais le patriotisme ne veut rien entendre. Il stigmatise des mots les plus avilissants ceux qui souhaitent de préparer un tel état d’esprit. Il prédit la guerre. Il l’appelle presque.

La preuve ? Qu’une guerre lointaine éclate — expédition coloniale ou lutte entre demi-civilisés — ce patriotisme se tourne en ricanant vers les pacifistes. Il triomphe. Il l’avait bien dit, qu’il y aurait toujours des guerres.

Il nous dit encore : « Les barbares vont couler sur nous comme aux premiers siècles. Leurs hordes sont à nos portes. » Hélas ! c’est possible : il y a des patriotes enflammés dans tous les pays. Il est possible que les changements récents survenus dans l’organisme européen n’aient pas encore eu le temps de faire sentir leurs effets bienfaisants, de triompher de la folie guerrière. Car il existe des internationalismes partiels, dont des congrès fréquents sont les signes trop inaperçus. En particulier, un internationalisme financier, d’une sensibilité extrême, d’une puissance incalculable, et qui préside peut-être à nos destinées. Le réseau des communications intenses et rapides, tendu sur les États, est tout neuf. Le chemin de fer a soixante-dix ans, le téléphone quarante ans, l’auto vingt ans, la sans-fil et l’aviation dix ans. Tout cela tient dans la durée d’une vie humaine. Comment prétendre, en un si court laps de temps, mesurer les effets de ces modifications profondes dans la vie de relation ?

Il faut l’avouer. Ce patriotisme qui n’a qu’enthousiasme pour les travaux de la guerre et que sarcasmes pour les travaux de la paix, ce patriotisme est servi par l’âme populaire, si routinière, si lente à se réaliser, à prendre conscience d’elle-même. Au XXe siècle, on parle de la guerre avec la même résignation, le même fatalisme, que de la mort. Il semble que ce soient deux fléaux également inévitables. Au cinéma, des femmes du peuple, regardant défiler des scènes abominables d’une récente guerre orientale, disaient, les doigts au creux de la joue : « Quelle horreur ! » D’autres fermaient les yeux. Et ces mêmes foules, des deux côtés de la frontière, ne se disent pas encore : « Pourtant, si nous ne voulions pas nous tuer ? »

Cette résignation à la barbarie de la guerre apparaît encore plus surprenante quand on la compare à la mentalité générale. Nul doute que les mœurs ne soient moins rudes que dans le passé. Nous ne constatons pas leurs progrès, mais ils sont réels. Et le contraste est éclatant entre ces mœurs adoucies, policées, et l’indulgence résignée pour la férocité guerrière. Quand un mineur ou un puisatier est enseveli sous un éboulement, toute la nation frémit pour cette vie humaine. On suit avec angoisse dans les journaux les progrès des travaux de sauvetage. Le retirera-t-on mort ou vivant ? Et puis, que quarante mille hommes périssent en un jour de bataille, on ne s’émouvra pas. On lira sans révolte : « L’artillerie a fait merveille… » Quand, en pleine paix, l’équipage d’un sous-marin ou d’un cuirassé périt dans une catastrophe, c’est un deuil national. Les pauvres gens, comme on les plaint ! On pleure, on enquête. Mais on ne se dit pas que dans une seule rencontre, il en périrait cent fois, mille fois davantage ! Ce carnage belliqueux, on l’admet, on l’accepte — d’avance. On ne fait pas tout ce qui est moralement possible pour l’éviter. Ce contraste n’est-il pas frappant ?

Supposez deux villas voisines, à la campagne. L’un des propriétaires s’arme jusqu’au toit. Un jour, il massacre tous ses voisins. Lui-même a perdu dans la bagarre quelques-uns des siens. Quel tolle si les juges proclamaient : « Les droits qu’il a si chèrement acquis à la conquête sont sacrés. La propriété voisine lui appartient ». C’est cependant le langage que tient, d’un consentement unanime, la diplomatie autour des belligérants, la lutte terminée. Il y a une grâce d’État pour les choses de la guerre.

Pourtant, on devrait cesser de se résigner dès qu’on examine les misérables causes d’une guerre. Faut-il parler de ses causes apparentes ; minuscule incident, prétentions diplomatiques ? Elles sont d’un comique sinistre, tant elles sont follement démesurées avec les indicibles ravages qu’elles vont déchaîner. Derrière ces raisons de paravent, s’abritent les vrais appétits. Mais qu’il s’agisse d’un trône à consolider, d’une diversion à des troubles intérieurs, de grosses convoitises de territoire ou d’argent, qu’importe ? Rien de tout cela n’intéresse le bonheur des deux peuples qu’on va jeter l’un sur l’autre.

Et enfin, derrière ces mobiles apparents ou réels, il y a les agissements profonds, ceux qui ont rendu la guerre possible, en la déclarant inévitable. Il y a une certaine presse qui travaille les masses de ses ferments actifs et dont les meneurs obéissent tour à tour — ou tous ensemble — au chauvinisme, à la folie des grandeurs, aux tentations de la Bourse, aux appétits métallurgistes, au désir de flatter les primitifs instincts de leur clientèle. Et si l’atroce conflit éclate, qui retardera de plusieurs siècles la civilisation terrestre, on retrouvera peut-être, parmi les artisans inconscients de l’œuvre abominable, quelques hommes au pouvoir qui, croyant servir leur ambition et peut-être même leur pays, n’auront servi que d’étroits intérêts et de longues rancunes de caste.

Enfin, il y a le patriote échauffé, le bon patriote, comme ils disent. Oh ! ceux-là sont les grands coupables. D’autant plus inexcusables que, tout en versant de chaudes larmes sur l’abandon des grands idéals du passé, sur la montée de l’individualisme, ils suivent, eux aussi, dans le terre-à-terre de la vie, l’humble morale du bonheur. Ils n’ont jamais été profondément influencés par la foi qu’ils professent. Dans l’existence, ils se conduisent comme de simples pacifistes. Tout en maudissant le progrès, ils en usent. Mais non, ils ne veulent pas en convenir. Ah ! ceux-là, pourquoi ne peut-on pas leur crier que le culte de la personne humaine — ce culte qu’ils servent pour eux-mêmes — entraîne celui de la collectivité, mais non point d’une collectivité réduite à un coin de terre.

Je maudis leur doctrine de haine. Ils veulent chasser l’étranger, ses représentants, ses produits. Qu’adviendrait-il donc de notre richesse, si l’étranger appliquait la loi du talion, supprimait le bienfaisant échange ? Je les maudis de battre monnaie avec un idéal qu’ils considèrent comme sacré, en mettant au jour des romans, des pièces — dont ils touchent les droits — qui exploitent un chauvinisme exaspéré. Je maudis le patriote de table d’hôte, celui qui décerne des diplômes de bon français, qui les détient, qui en a le monopole. Celui qui veut sur la nappe un pot de moutarde français, bien français. Et qui louche sur son voisin dès que la courbe de son nez ne lui paraît pas bien française. Celui qui ravale l’homme au rang de la bête, en le poussant à foncer sur quiconque ne lui ressemble pas. Oh ! celui-là, j’appelle de tous mes vœux sa disparition de la surface de la terre. Je n’ai de haine que pour la haine…


Beaucoup d’esprits n’imaginent pas encore les États-Unis d’Europe. Cependant, on peut dire que cette prévision est déjà réalisée à certains yeux. Si elle n’existe pas dans le temps, elle existe dans l’espace. En effet, pour l’Américain du Sud, par exemple, la France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, sont déjà des départements d’Europe. De même que nous associons, que nous confondons dans l’éloignement, le Brésil, le Pérou, l’Argentine, le Chili… Et cependant ces nations, elles aussi, ont creusé entre elles les fossés du patriotisme. Mais déjà nous les rapprochons.


Un chauffeur, qui avait fait Pékin-Paris en automobile, me disait qu’il avait eu le même battement de cœur en voyant le poteau Europe en quittant l’Asie qu’en voyant le poteau France au retour d’un voyage en Italie. Ce simple trait ne montre-t-il pas ce qu’il y a de transitoire dans le groupement actuel ?


Dans un salon, on admet qu’il y ait un banquier, un artiste, un prolifique, un célibataire. Et dans le groupe européen, chacun veut être au premier rang, en tout. Pourquoi n’y aurait-il pas la nation artiste, la nation riche, etc. ?


Les nations rappellent ces filles légères et changeantes qui, habitant la même hospitalière maison, se disputent, se fâchent, se réconcilient, toujours excessives dans leurs manifestations de haine et de tendresse.

Voulez-vous penser aux relations de la France et de l’Angleterre depuis cent ans, de Waterloo à l’Entente cordiale, en passant par la Crimée et Fachoda ?


L’idée de patrie est subtile. La dette contractée envers les morts, la conservation du patrimoine d’œuvres et d’efforts accomplis avant nous, l’atmosphère particulière, la faune, la flore, les coutumes considérées comme des reflets du ciel qui les domine, autant de notions très ténues, très délicates. Et on peut s’étonner que ce soit au nom de sentiments presque insaisissables, qu’on demande aux hommes les plus incultes les suprêmes sacrifices. Mais on répond qu’ils en ont l’instinct. Et il faut ajouter aussi qu’on a dû habiller ces sentiments, les pavoiser, les rendre plus perceptibles en les soutenant de grands mots sonores, amour sacré, honneur, gloire…

DEUXIÈME PARTIE
ADAPTATIONS

CHAPITRE PREMIER
DE L’ÉDUCATION : PRINCIPES ET MOYENS D’ACTION

Pour bien se pénétrer du rôle énorme que l’éducation devrait jouer dans la vie du pays et de la famille, il faut réfléchir qu’elle ne doit pas se proposer seulement de rendre nos enfants aussi heureux et aussi armés que possible. Non. Elle a aussi une portée sociale. Elle est notre seul moyen vrai de travailler au progrès moral. Car nous ne pouvons nous améliorer que dans nos enfants.

Le caractère de l’adulte ne se modifie guère. Il a ses traits arrêtés, comme le visage. Quel chagrin, parfois, malgré les plus fermes résolutions, de constater qu’on ne parvient pas à redresser sa nature… Et alors, cette consolation nous reste : tous les fruits décevants de notre expérience, nous allons en faire profiter ceux qui sont nés de nous. Nos efforts vers le mieux, nous allons tout de même leur faire toucher le but ; ce seront nos enfants qui les réaliseront, qui en profiteront. Car, chez eux, la substance est encore tendre, plastique. Il y a une nourriture et une orthopédie morales, vraiment efficaces. Toutes ces qualités que nous rêvions pour nous-mêmes, nous les en parerons. Ils les auront pour nous.


Au point de vue social, nous soignons nos ulcères et non pas notre sang. Nous emprisonnons, nous hospitalisons tous les déchets humains, nés de notre mauvaise organisation, et nous ne cherchons pas à atteindre le mal à sa source.

Ici apparaît un des rôles de l’éducation. Elle seule peut faire comprendre aux hommes leur véritable intérêt ; elle seule peut éviter que ne soient jetés à la circulation tant d’éléments nuisibles, car elle peut seule créer une mentalité enfin révoltée contre des conditions sociales qui permettent l’éclosion, la mise au jour de tant de déchets lamentables.


Pour améliorer une race, il ne faut guère compter sur les lois, qui ne sont que l’enjeu des luttes de partis. Il faut agir directement sur ses mœurs. C’est l’œuvre de chacun, qui tient ainsi un peu de l’avenir dans ses mains. Et l’action la plus facile, la plus logique, la plus urgente, ne doit-elle pas s’exercer sur l’éducation, par l’éducation ?


Nous ne pouvons préparer un meilleur état social qu’en pénétrant nos enfants des monstrueuses iniquités qui déshonorent notre époque, qu’en leur montrant ensuite comment l’édifice entier pourrait être restauré pierre à pierre, selon nos rêves.

Il faut les frapper d’exemples qui les pénètrent jusqu’au cœur.


L’éducation est bien fondée sur l’imitation. Méfions-nous de ce fait. Que d’enfants prennent les façons de saluer, de parler, de leurs parents ! Et, la meilleure preuve que l’éducation est à base d’imitation, c’est que l’enfant n’apprend à parler qu’en appelant les choses comme il les entend appeler. Il en va de même de ses autres acquisitions.

Avez-vous réfléchi que nous accomplissons un acte énorme quand nous apprenons à notre enfant le nom d’une chose ? Cela n’a l’air de rien, mais c’est le symbole de l’éducation. Ce petit ne savait pas comment appeler cette chose. Il ne sait rien. C’est la page blanche. Nous prononçons un nom. Désormais, l’enfant appellera, de par nous, cette chose par ce nom…

Mais, direz-vous, ce n’est pas une bien grave responsabilité, puisque cette chose s’appelle ainsi du consentement unanime. D’accord. Mais nous lui apprenons des idées, de la même façon que des mots. Et, souvent, il restera aussi étroitement fidèle aux idées qu’aux mots. Il continuera d’appeler « cuiller », comme nous le lui avons appris, l’ustensile qui lui sert à manger sa soupe. De même, il continuera de penser sur les usages, la famille, la société, la politique, comme nous le lui avons appris.

Quand vous enseignez un mot, quand vous inculquez une idée, songez à la gravité de votre acte…


L’enfant est absolu. Il est extrême. Il hurle pour un tout petit caprice. Ses gestes sont exagérés. Il n’a pas le sens du juste milieu. Et c’est une des tâches de l’éducation de l’amener à la pondération, à la coordination, à l’équilibre, comme on règle une balance instable, excessive, jusqu’à ce qu’elle indique les poids sans faire d’abord des oscillations désordonnées.


Ayons de l’éloignement pour l’espiègle, l’enfant terrible. Il est d’un exemple néfaste. Ses défauts, qu’on admire, ne sont pas les traits véritables de l’enfance. Oui, l’enfant doit passer par toutes les étapes de l’humanité — il la recommence — mais faisons-lui franchir les étapes ingrates au pas redoublé.

Et méfions-nous aussi de cette indulgence aux fredaines, que les enfants retiennent : « Il faut bien que jeunesse se passe !… Il jette sa gourme !… Folle avoine !… »

C’est sous ce manteau-là qu’on cache tant de hontes et qu’on prépare tant de maturités frelatées.


Quand des enfants se passionnent pour un jeu, une besogne, il ne faut pas les en détourner brusquement, même s’ils s’y absorbent trop. Car la créature s’attache à ce dont on l’éloigne, comme elle s’écarte de ce qu’on lui impose.


Il faudrait pouvoir classer les défauts des autres dans l’esprit de l’enfant, à ses yeux, en défauts curables et défauts incurables. Bien pénétré de cette notion, il ne se moquera jamais d’un infirme, d’un disgracié, parce qu’il sera bien persuadé que ceux-là n’y peuvent rien. Il réservera sa verve et son instinct critique pour le petit camarade prétentieux, la petite amie frivole. Ceux-là, les « blaguer », c’est un peu les soigner.

C’est un critérium très sûr, ce sens du corrigible et de l’incorrigible. Faisons un retour sur nous-même. Nous savons fort bien ceux de nos travers que nous pouvons ou que nous ne pouvons pas redresser.


Le grande infirmité incurable, c’est la vieillesse. Enseignons bien aux enfants à ne pas la railler. Certes, ils ne peuvent pressentir l’incessante, la pathétique angoisse, les tournants tragiques de cette descente à la mort. Mais qu’ils s’accoutument à la contempler avec autant de gravité que la mort même. Qu’ils ne la méprisent pas, qu’ils en aient pitié. Si nous n’étouffons pas dans leur cœur ce germe de dédain cruel que nous inspire à nous-même la vieillesse, ils le perpétueront. Nous découvrons sur notre voisin les signes de l’âge avec une jubilation féroce, une sorte de mépris impitoyable. Il nous paraît diminué, déchu, à terre. Un farouche hallali sonne en nous. Et nous aurions peut-être besoin nous-même, à ce même moment, d’indulgence et de compassion. N’est-ce pas effrayant que deux amants, remis face à face après avoir été longtemps séparés par la vie, au lieu d’être attendris d’abord par leurs communs souvenirs, pensent avant tout, cruellement : « Comme il a vieilli… Comme elle a vieilli… »


Le colère, le mépris, la tristesse, l’ironie, impriment chacun aux traits humains une expression particulière. Et, inversement, par une sorte d’instinct atavique, en voyant ces expressions sur un visage, nous décidons qu’il est irrité, méprisant, triste, ou railleur.

Mais cette proposition inverse n’est pas toujours vraie. Et voilà une remarque à faire entrer dans l’esprit des enfants. Il suffit d’un pli, d’un relief léger, sculpté dans notre chair, pour que notre masque exprime ces divers états d’esprit. Et l’individu qui porte ce masque n’est pas toujours dans cet état. S’il a les traits tombants, on dit qu’il est triste. Si sa lèvre se retrousse, on dit qu’il est méprisant. Qui sait ? Il est peut-être intérieurement très gai, ou il ne méprise peut-être personne. Et qui plus est, il ne sait peut-être pas qu’il a l’air triste, ou méprisant.

Le proverbe : « Ne jugeons pas les gens sur la mine », prend ici son sens le plus fort. Car cette mine modelée par le coup de pouce fantaisiste de la nature, n’exprime pas toujours les sentiments qui s’agitent derrière elle.


Que les enfants soient mis en garde contre les méfaits du silence. Plus on est muet, paresseux à parler, plus on se rapproche du végétal, des règnes naturels qui nous ont précédés. La parole, l’écriture, tous les moyens de correspondre entre les humains, sont des acquisitions, des signes de culture. En profiter, c’est aller dans le sens de l’avenir. Les dédaigner, c’est aller en sens contraire.

Ah ! Le mal que peut faire le silence, entre compagnons de vie… Il faut se le représenter, pour le vaincre.


Mêlons autant que possible nos enfants à notre existence. Il y a des enfants soignés, peignés, comme des plates-bandes de parterre, mais tenus dans l’ignorance, à l’écart de la vie. Ils ne doivent rien savoir de ce qui se passe hors de leur salle d’études. Ils sont prisonniers. On les a tellement disciplinés, façonnés, qu’ils ne sont pas eux-mêmes. Ils n’ont pas d’élans, de gestes spontanés. Ils n’osent même plus élever la voix. Ils étouffent.


Accoutumons les enfants à serrer de près les projets. Donnons-leur l’exemple. Projetons-nous — le mot l’indique — dans l’avenir. Nous nous verrons alors aux prises avec de petites difficultés de détail qui ne nous étaient pas tout d’abord apparues. Elles ne doivent pas nous décourager. Mais nous devons nous ingénier d’avance à les résoudre. Ce petit travail d’anticipation n’est pas du travail perdu.


La mère française est grondeuse. Elle a la main leste et la tape sèche. Sans cesse elle réprimande, elle houspille ses enfants, qui finissent par ne plus entendre. Quand une femme interpelle un enfant d’une voix impérieuse, on peut affirmer : c’est la mère.

Combien un mot calme et bien placé reste plus efficace ! Est-on sûr que les enfants ne deviennent pas désobéissants à cause de ce manque de prestige, de cet avilissement de la réprimande ?


Il faut insister sur ce penchant de la mère française à se répandre en gronderies, en réprimandes, si nombreuses, si continues, que l’enfant ne prête plus d’attention à ces observations en chapelet et n’en garde plus qu’une confuse impression de tristesse, celle que lui donne la chute continue d’une averse. Il les range au nombre des calamités naturelles.


Il arrive ceci : c’est qu’en France, l’enfant n’entend jamais signaler que ses défauts. Jamais on ne vante ses qualités. S’il est bon de redresser ses travers, il serait salutaire d’exalter et d’accroître par la louange ses dons.

L’enfant ne connaît de lui-même, pour se les être entendu reprocher, que ses travers.

Le femme, — et même l’homme, à y réfléchir — ne s’entend célébrer que dans l’amour. Pour la première fois, un autre être rend hommage à ses vertus, à ses beautés, à ses grâces. Et je me demande si ce n’est pas un des secrets de la toute-puissance de l’amour.


Dans la bourgeoisie française, les enfants en bas âge accaparent la mère. Elle ne vit que pour eux. Elle ne vit pas pour elle. Et c’est pourtant la fleur de sa jeunesse. Puis, au contraire, plus tard, elle met ces mêmes enfants en pension, elle ne les voit presque plus. Toujours le manque d’harmonie, de mesure.


Il existe un moyen, pour la jeune mère bourgeoise, de se vouer moins uniquement à la première éducation de ses enfants et de pouvoir profiter ainsi des plus charmantes années de son existence. Pourquoi ne pas confier, de plus en plus, les petits-enfants aux grands-parents ? Tout milite en faveur de cette tendance. La grand-mère n’est plus l’aïeule en cheveux blancs des clichés convenus. Elle est active, allante. Elle peut assumer la tâche. Et d’un cœur d’autant meilleur qu’elle a tout de même renoncé en partie à l’agitation du monde et qu’elle a, pour ses petits-enfants, une mansuétude, une patience, une douceur, que n’ont pas toujours les mères.


Il y a des mères très malheureuses. Peut-être sont-elles les artisans de leur propre malheur. Peut-être en faut-il voir les causes dans la sèche sévérité de la première éducation, puis dans l’abandon de l’internat.

Il faut avoir le courage d’ouvrir les yeux des enfants sur ce grand et triste drame, qui fait tant de victimes. Il s’agit de ce malentendu si fréquent, bien plus fréquent qu’on ne croit, entre la mère et ses enfants. Elle les aime et elle ne parvient pas à s’en faire aimer. Elle se plaint de ne pas les avoir près d’elle et, quand elle les a, elle les accable d’observations, elle leur rend ces réunions pénibles.

Il y a alors, chez ces enfants, un sentiment qui n’a de nom dans aucune langue. Ce n’est pas de la haine, de l’éloignement, de l’hostilité. Non. Je le répète. Cela n’a pas de nom.

Enfin, ces enfants et leur mère ne se comprennent plus. Chaque fois qu’ils tentent de s’étreindre, dans un élan, ils se heurtent et se blessent.

Et ce sont là, je le répète, des mères très malheureuses, très douloureuses. Elles ont beaucoup d’amour refoulé dans le cœur. Et quand elles veulent le montrer, elles se sentent maladroites. Il leur paraît qu’on accueille mal leurs caresses. Il leur jaillit des mots différents des mots qu’elles voudraient dire. Quel calvaire devient alors leur existence…

Et les enfants comprennent tard — avec quelle affreuse mélancolie — le malentendu qui les a séparés de leur mère. Aussi faut-il le dénoncer, s’efforcer de le dissiper à temps.


L’enfant doit apprendre à vivre dès qu’il commence à vivre. De sa première année dépendront toutes ses années. On doit appliquer pour ainsi dire dès la naissance les principes dont on entend s’inspirer. C’est une nécessité capitale. Plus l’éducation devient une science, plus cette influence initiale apparaît décisive. Le petit être que nous portons dans nos bras est d’une plasticité incomparable. A ce moment de son existence, l’action du milieu s’exerce profondément sur les instincts héréditaires, encore inconsistants et l’orthopédie morale peut accomplir des miracles.

Le livre, le théâtre même, ont montré l’importance du choix de la nourrice sur la destinée de l’enfant. Ils ne se sont pas attardés, que je sache, devant une vue que m’a dévoilée la prescience d’un illustre physiologiste. Si la nourrice communique sûrement à l’enfant des tares de son tempérament physique, peut-être lui donne-t-elle aussi quelques-uns des grands traits de son caractère. Il est possible qu’il devienne un peu breton, ou normand, ou gascon, selon le lait qu’il a sucé. Les enfants nourris par une chèvre ne gardent-ils pas quelque chose de capricant ?

On a tout dit des soins qui doivent entourer les premières sensations de l’enfant qui s’ouvre à la vie. Que rien ne l’offense, que tout le flatte, de ce qu’il voit, entend, goûte, touche et respire. Qui sait si des sens heureux ne préparent pas une âme heureuse ? On a tout dit de la nécessité, dès cette première année de l’enfant, de fortifier en lui les bonnes habitudes, de briser les mauvaises, de combler ses justes désirs et de résister ferme à ses caprices malicieux. La bibliothèque de la première éducation est riche en conseils. L’un d’eux mérite pourtant qu’on s’y arrête encore. Puisque l’enfant apprend la langue qu’il entend, enseignons-lui tout de suite un langage correct. Ne lui parlons pas bébé. N’employons pas nous-mêmes ces mots puérils qu’il balbutie et qu’il devra ensuite désapprendre. Pourquoi appeler devant lui « tuture » un objet qu’il devra finalement appeler « voiture » ? Ne tombons pas dans le travers de ces gens qui, pour se faire comprendre d’un anglais, lui parlent français avec un accent britannique.


Il n’y a pas de pire moyen d’éducation que la violence.

Les grands éclats de voix, les aigres gronderies, sont inefficaces. Nous l’avons dit : l’enfant s’y accoutume et cesse bientôt de les entendre. Dans les champs, la plupart des charretiers mènent leurs chevaux à grand renfort d’effroyables jurons. Mais bientôt ils ne peuvent plus se dépasser eux-mêmes en violence. Et leurs hurlements sont sans action. Au contraire, le taciturne obtient tout d’un mot qui porte.

Proscrivons aussi la menace du père Fouettard et autres Croquemitaines. A quoi bon peupler l’imagination des enfants de fantômes d’épouvante ? La réalité leur réserve assez de visions d’effroi sans que nous en ajoutions.

Enfin, n’usons pas des punitions corporelles. La gifle n’est qu’une décharge de la colère. De sang-froid, on la regrette. Elle soulage qui la donne. Elle ne guérit pas qui la reçoit. N’en usons donc pas, ni du martinet, ni de la fessée, de la potée d’eau froide, ni du cabinet noir. Toute cette puérile torture a les effets de la vraie torture. Elle inspire toutes les suggestions, toutes les lâchetés de la peur. Je suis persuadé que la plupart des enfants mentent par crainte du châtiment. C’est le moyen de défense des faibles.


Au lieu de la punition qui n’explique rien, il faut mettre des freins sur la route des mauvais penchants. Il faut, par exemple, représenter vivement les conséquences de la glissade vers le mal. C’est le « Attention ! Tournant dangereux », qui évite au chauffeur la culbute.

Rien ne vaut la peinture des suites successives d’une sottise initiale pour en détourner un enfant.

Dans les Impressions de Voyage en Suisse, Dumas père raconte l’aventure d’un jeune Anglais timide. Épris d’une jeune fille, il est invité chez le père de l’idole. Comme entrée de jeu, il écrase, dans un salut correct, l’orteil goutteux du vieux lord. Troublé par ce début, il accroche un tapis de table où pose un encrier. Le liquide se répand. Il l’étanche avec son mouchoir qu’il remet dans sa poche. Mais à la fin du repas, il avale une bouchée de pudding brûlant et s’éponge la face du mouchoir plein d’encre. Le voilà nègre. La galerie n’y résiste plus. Elle éclate de rire. Le pauvre jeune homme s’enfuit. Il n’épousera pas l’adorée. Ainsi s’enchaînent les bévues. Que de fois n’a-t-on pas l’occasion d’évoquer l’histoire de l’Anglais timide ?


Une des conséquences de la fusion entre le physique et le moral, c’est de soigner les travers de la même façon que les maux du corps. Ainsi qu’on l’a vu à propos du déterminisme, le principal moyen de cure contre la tentation de mal faire consiste à se représenter fortement tous les inconvénients de l’acte à commettre. On se les mettra devant les yeux et on trouvera ainsi une raison de résistance. On puisera la force de se livrer à cette exhortation dans l’instinct qui nous souffle de rester en santé morale, de ne pas nous nuire. C’est le remède préventif.

On pourra aussi s’appliquer à échapper à la tentation en s’occupant fortement à une autre besogne attirante. C’est le remède révulsif, celui qui aiguille sur d’autres voies l’ardeur et le désir.


Un père devrait toujours être indulgent aux travers de son fils : il ne sait jamais s’il ne les lui a pas légués…


Au lieu de punir, de se montrer autoritaire, je voudrais qu’on exerçât sur l’enfant du « prestige », cet ascendant que nous acquérons parfois sur nos amis, notre entourage. Et cela dès la toute petite enfance. C’est cette sorte de respect ébloui qu’il faut lui inspirer pour le diriger, jusqu’au jour où nous pourrons agir sur sa sensibilité et sa raison, ces deux rênes idéales. Comment l’obtenir ? Jamais, en tout cas, avec des coups. Ce prestige, c’est de notre opiniâtreté à vouloir nos desseins, c’est de la dignité de notre attitude qu’il doit naître. Nous devons donner à l’enfant la notion de notre fermeté comme de la solidité des murs, de la clarté du jour. Un sourcil froncé, une voix simplement durcie, valent alors toutes les imprécations du monde.

Un autre mot me satisferait autant que le prestige pour définir ce pouvoir nécessaire avant l’éveil du cœur et de l’intelligence : c’est la crainte, mais la crainte au sens divin du mot. Car nous sommes, nous devons être pour le tout petit une sorte de divinité. C’est de nous qu’il tient toute sa morale de berceau. Ce qu’il doit faire et ne pas faire, c’est ce que nous permettons et défendons. Provisoirement, nous sommes sa conscience ! Et voilà en quoi, devant le grand observateur qu’est le petit enfant, nous devons surveiller nos gestes, nos paroles, paraître en beauté, comme des dieux qui seraient visibles.

Ce prestige, qui nous sert quand l’enfant s’éveille à peine à la vie, dans les premières années de son existence, il faut le garder à ses yeux quand il commence à comprendre et à sentir. C’est plus difficile, mais c’est aussi nécessaire…


Nous nous enorgueillissons par trop, devant les enfants, de notre expérience. Ce n’est que la somme de nos déceptions. N’en soyons pas plus fiers que des cheveux qui blanchissent ou qui tombent : l’expérience n’est qu’enthousiasmes pâlis, illusions fanées. La vie ne nous donne guère de sagesse. En faut-il un exemple ? Deux crises bornent l’existence virile : à l’aube, l’éveil des sens, au déclin, leur sommeil. Or, ces deux crises font commettre à l’homme des folies analogues. Ne croyons donc pas devenir d’augustes, de marmoréennes statues. Ayons humblement conscience de notre continuelle fragilité.


Il y a une sorte de contrat à établir entre l’enfant et ses parents. Jusqu’à l’âge où il subvient à ses besoins, une subordination de sa part est inévitable. C’est aux parents à l’en pénétrer et à lui rendre douce cette nécessité d’obéissance.


Il faut insister sur cette idée qu’en ne punissant pas les enfants, on leur évite de mentir. En effet, ils emploient le mensonge comme un bouclier. Ils se dissimulent derrière lui. C’est un moyen de cacher la faute et d’éviter le châtiment. Si, lorsqu’ils ont commis une maladresse, cassé quelque objet, ils savent qu’en l’avouant on ne les grondera pas, qu’on ne les frappera pas, qu’on leur dira simplement : « Ce n’est pas bien. Tâche de faire attention », qu’on leur représentera le prix des choses, le soin qu’il en faut avoir, dans ce cas-là, ils avoueront, ils ne mentiront pas. Ils auront acquis, pour l’avenir, le précieux bénéfice de la franchise.


Pour cultiver cette franchise chez l’enfant, il faut, comme je l’ai dit, ne pas lui inspirer la crainte du châtiment violent, qui est le secret de la dissimulation chez les petits.

Il faut lui montrer aussi l’avantage de la franchise, le persuader que c’est la suprême habileté dans la vie.

Il n’y a qu’une limite à la franchise : le souci de ne pas faire à autrui une peine inutile : on ne signale pas un défaut physique ; on cache au malade la gravité de son état.


On n’imagine pas tout ce qu’on peut obtenir des enfants, lorsqu’on a remplacé, dès l’origine, la sévérité par la douceur, l’autorité par le prestige.

Lorsqu’ils ont commis un acte répréhensible, on les touche plus que par une punition en leur disant de très simples phrases, qui varient seulement selon leur nature : « Ce n’est pas chic… ce n’est pas élégant », ou : « Tu m’as fait de la peine ».


Surtout lorsqu’un enfant est « difficile », il faut toucher ses cordes sensibles, il faut en jouer. Ce sont des moyens d’agir sur lui. Il n’y a pas de créature complètement indomptable. Mais les façons varient d’apprivoiser.


Lorsque nos enfants regimbaient devant quelque usage nécessaire, nous les envoyions dans une île imaginaire qu’au mépris de la géographie nous appelions la Papouasie.

— Tu ne veux pas le suivre ? Eh bien, il faut aller vivre en Papouasie.

La Papouasie, c’était une île sauvage où l’on pouvait s’affranchir de toutes les coutumes, de toutes les convenances. Dès qu’un refus de suivre la règle commune nous paraissait regrettable, nous prononcions l’arrêt :

— Eh bien, va en Papouasie.

Par ce prompt exil, nous faisions toucher à ces petites intelligences les usages dont on ne peut pas s’affranchir sans se nuire, sans se diminuer, du moment qu’on a accepté de vivre dans notre société actuelle. C’est la concession au milieu. Et cela nous permettait un triage entre les coutumes… Seules, celles que nous jugions indispensables exigeaient, en cas de rébellion, le fatal :

— Alors, va en Papouasie,


On ne saurait trop proclamer les bienfaits de l’éducation au plein air, au jardin. D’ailleurs la vie aux champs est aussi salutaire aux grands qu’aux petits. Les milieux de luxe ou d’argent, même les milieux artistes ou politiques, exercent sur le sens moral une action dissolvante. Il s’y relâche ou s’y atrophie. Cette seule vue suffirait à justifier l’utilité des retraites momentanées au contact de la nature, où l’on se purifie, où l’on se restaure, où l’on se ressaisit.

Mais l’éducation proprement dite au jardin présente d’innombrables avantages et facilite singulièrement la tâche des parents qui s’y consacrent.

Un jardin, c’est surtout un inépuisable champ d’étude, mais c’est aussi une charmante salle d’étude. Une table et des chaises de fer sur la pelouse à l’ombre, et voilà la classe prête. Les ingrats et nécessaires débuts de l’instruction, écriture, calcul, orthographe, rudiments d’histoire et de géographie, paraissent moins arides, au grand air, dans la verdure. Une heure y suffit, chaque matin. Et encore, comme l’attention des petits est courte et vite lasse, coupe-t-on la séance de brèves détentes, — le temps de butiner une fleur, d’ébaucher une pirouette dans l’herbe — dont on revient avec une cervelle toute neuve, toute fraîche, à la rosée.

Même pour ce travail d’écolier, le jardin ne prête pas seulement ses meubles et son décor. Il y apporte une aide plus directe. Il fournit des instruments de démonstration. S’agit-il d’arithmétique ? Les brins d’herbe sont des unités très commodes que l’on peut diviser, fractionner, réunir. Faire un bouquet, c’est faire une addition. Et c’est plaisir que d’apprendre la soustraction en enlevant les grains d’une grappe de groseilles ou de raisin.

Au jardin, la géographie devient un jeu. Avec le sable des allées, on construit des villes, des contrées entières, hérissées de montagnes, creusées de vallées et de fleuves, bordées d’estuaires et de golfes. Et tous les noms, toutes les formes, entrent sans effort dans les petites mémoires. Le jardin lui-même, avec ses cultures variées, ses détours, est un plan familier, qu’on s’exerce à lire. De là, procédant toujours du simple au composé, de l’immédiat au lointain, la vue s’étend au village, au canton, au département, au pays tout entier.

C’est au cadran solaire que les petits apprennent à s’orienter, qu’ils pressentent, devant l’ombre qui s’avance sur la table d’ardoise, la marche de l’univers. Et le soir, étendus sur un banc devant la maison, le nez levé vers le grouillement infini des étoiles, ils interrogent, ils veulent connaître le nom des astres et des constellations, le sens de ces images ingénieuses et charmantes que les anciens ont dessinées sur le ciel.

Sans cesse, leurs questions vont au-devant des problèmes que le jardin leur pose. Aussi la science leur est-elle aimable et légère. Rien qu’en lançant ces bulles de savon dont le vol hésitant papillonne sur les fleurs, ils apprennent autant de physique qu’en une classe morose.

En effeuillant une fleur, en la dépouillant de sa robe charmante de pétales, en découvrant le pistil où dort le fruit futur, l’étamine gonflée de pollen, ils se préparent à comprendre, dans l’esprit le plus chaste et le plus sain, le mystère merveilleux des fécondations.

Le jardin les initie encore à d’autres connaissances, plus humbles et souvent plus utiles, de celles que dédaignent les examens et les brevets. Ils suivent les progrès du potager, depuis le jour où le jardinier a fait ses premiers semis. Ils épient les jeunes pousses dès l’éclosion, sous les cloches de verre et les châssis, puis en pleine terre. Ils savent ce qu’il faut à chacune d’eau, de chaleur et de soleil. Ils souffrent des privations qu’elles endurent. Ils connaissent l’époque où fruits et légumes seront à maturité. Combien peu de leurs aînés, dans les villes, possèdent ce calendrier rural ? Enfin, s’étant intéressés étroitement à la vie des plantes, ils les suivent jusqu’aux suprêmes étapes, jusqu’à l’office, jusqu’à la cuisine, et ils n’ignorent rien de l’art modeste de les cueillir, de les dresser, même de les accommoder.

D’autres enseignements, plus hauts, plus vastes, naissent et jaillissent encore du jardin. Ils dépassent bien un peu les petites têtes enfantines. Mais ils secouent tout de même sur elles une semence de vérité. Ainsi, les enfants ont voulu trois petits enclos dans le grand. Chacun le sien. Le sens de la propriété est si profondément enraciné… Mais quelle bonne leçon de mutualité lorsqu’ils consentent — la chose arrive — à s’entr’aider dans leur arrosage, à se prêter leurs outils, ou même à mettre en commun un carré de légumes, afin d’en obtenir un meilleur rendement…

Autre exemple. A suivre jour par jour cette végétation qui les entoure, à la voir naître d’une graine, d’un bourgeon, de rien, presque, puis, insensiblement, à travers les vicissitudes, couvrir la terre et masquer même le ciel, les enfants prennent la meilleure leçon de patience et de ténacité. Ils conçoivent comment, à persévérer sans cesse dans son labeur à travers les obstacles, on parvient à l’achever. Ils prennent la notion précieuse de l’effort continu, qui mène à l’épanouissement de l’œuvre.

Dans le « plant » de radis, le jardinier a semé les graines à profusion. Cependant, un nombre restreint vient à croissance. Ce sont les plus fortes, les mieux armées pour la lutte, pour conquérir leur place au soleil. Les choses ne vont guère autrement par le monde. Et en se penchant sur leurs radis, les enfants trouvent un exact reflet de la lutte qui les attend. Et quand le jardinier — ce philosophe sans le savoir — choisit les meilleures graines et les meilleurs semis, il fait de la sélection, cette sagesse de l’avenir.

Un jardin, c’est plein de symboles. A-t-on oublié, le dernier automne, des pommes de terre au fond de la cave ? Elles ont poussé, ce printemps-ci, des tiges, longues, pâles et minces, de vrais cierges, où les enfants en joie cherchent vainement un air de famille avec la plante trapue, d’un vert chaud, qui s’épanouit en ce moment au soleil. Ainsi apparaît l’œuvre déprimante de la nuit, et le bienfait de la lumière. Rien ne ressemble plus à l’esprit laissé dans l’ignorance, que ce tubercule abandonné dans la cave.

Un jour, on a coupé un arbre trop vieux, ou dont l’ombre devenait nuisible. Mais il lance obstinément, les années suivantes, des rejets qu’il faut abattre de nouveau. Ainsi les longues erreurs, profondément enracinées, reparaissent après qu’on les a jetées bas. On croit les avoir arrachées, et il faut, longtemps encore, combattre leurs poussées renaissantes.

Mais, dira-t-on, voilà de petits enfants pour qui la vie au jardin ne doit pas être folâtre tous les jours : s’entendre ainsi tirer une moralité de tout ce qu’on voit ? Erreur. Ils s’instruisent en riant, en jouant, en courant, au hasard de la promenade, au détour d’une allée. Tout cela ne les empêche pas d’arroser, de bêcher, de grimper aux échelles, de se livrer à la plus saine gymnastique, de vivre en santé, en lumière, comme les autres plantes du jardin. Ils accomplissent la vraie mission de l’enfance, qui est de satisfaire son immense gaîté et son immense curiosité. Et la sagesse en puissance, éparse, qui monte du jardin, les féconde sans qu’ils y songent, comme le pollen qui danse dans l’air chaud tombe au calice de leurs sœurs les fleurs.


Les séjours à la campagne ne sont pas seulement riches en exemples et favorables au recueillement. Ils exercent aussi une action sédative et tonique. On peut concevoir que la vie au grand air enlève aux enfants le goût de ce qu’on appelle les « idées diaboliques ». Après une journée de saine fatigue où ils se sont dépensés, ils n’éprouvent plus le besoin de déverser le trop-plein de leur exubérance en inventions plus ou moins saugrenues.


On ne doit pas éduquer en chaire. Toutes les occasions sont bonnes d’enseigner aimablement la vie. Il suffit la plupart du temps de tirer d’un acte courant sa moralité. J’en prendrai pour exemple la leçon de conduite, où le père apprend à son fils à mener une auto. A y regarder de près, les principes du chauffeur, appliqués à la vie, constituent une véritable petite morale. Le garçon qui se pousserait par le monde comme il dirige sa voiture par les campagnes ferait sans doute son chemin. C’est une même science de savoir conduire et de savoir se conduire.

Que demande-t-on avant tout au bon mécanicien ? De bien connaître sa machine, afin de prévenir le mal, et, au besoin, de le découvrir et d’y remédier. A quoi sert à un chauffeur d’être audacieux, brillant, rapide, s’il est ignorant, s’il reste sottement en panne faute d’avoir prévu l’accroc ou de pouvoir le réparer ? C’est la connaissance à la base, la qualité essentielle. Sans elle, toutes les autres sont inutiles et vaines.

Eh bien, notre machine, à nous, c’est notre corps. D’ailleurs, l’auto est presque un être, dont l’essence est le sang, dont le métal est la chair, dont l’électricité est le flux nerveux, la source de vie. On nous a laissés longtemps dans l’ignorance, et même dans le mépris de notre corps. Au contraire, nous devons le connaître en tous détails, savoir « ce qu’il y a dedans », comme le mécanicien doit connaître sa machine organe par organe. Et cette connaissance aussi sera pour nous capitale, nécessaire, à la base. Car elle nous permettra de prévenir souvent le mal, de veiller sur notre santé, la plus précieuse des richesses — on ne le répétera jamais assez — puisque, sans elle, nous ne pouvons jouir d’aucune autre.

La deuxième vertu qu’on exige d’un mécanicien, c’est le soin. Non content de bien connaître sa machine, il l’entretient bien. Il la graisse, il la huile, la nettoie, la palpe, il en vérifie les jointures, il l’ausculte, il dresse l’oreille au moindre bruit insolite. Ces attentions, appliquées à nous-mêmes, s’appellent l’hygiène et le sport. Elles doivent donc tenir encore dans notre existence une place importante, primordiale. Ainsi donc, graissons, huilons, nettoyons, entretenons notre propre machine, faisons jouer ses articulations, si nous voulons qu’elle garde longtemps sa force, sa souplesse, son « état de neuf ».

Mais voici notre mécanicien sur la route. Il a démarré. Va-t-il foncer tout droit, en obus ? Non, à moins que ce ne soit un fou. Il aura l’œil. Il veillera au verre cassé, au chien, au croisement, au virage, au pochard, à l’embardée, bref à toutes les embûches du chemin. Il cherchera, avant tout, dans sa marche, à ne pas se nuire. Et ainsi de nous. Nous cherchons, avant tout, à nous éviter l’accident. L’intérêt personnel, le puissant instinct de la conservation, demeure notre première loi. On a cherché à masquer cette vérité, parce qu’on lui trouvait un visage féroce. Mais ceux-là mêmes qui la niaient en paroles la justifiaient par leurs actes. Ayons donc le courage de la regarder honnêtement en face. Notre premier devoir, c’est un devoir envers nous-même. Les autres n’en sont que les prolongements élégants, les fleurs.

Car il y en a d’autres. Notre mécanicien, observant soigneusement les règles de la route, évitera d’emboutir les passants et les voitures. De même qu’il conjure l’accident pour lui-même, il conjure l’accident pour autrui. Bref, il ne fera pas aux autres ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fît. Cette maxime-là, toutes les religions et toutes les philosophies l’ont inscrite en tête de leurs lois. C’est encore de l’intérêt personnel, mais de l’intérêt personnel élargi. Et là, encore, l’école du chauffeur est l’école de la vie.

Enfin, s’il découvre sur la route un confrère en panne et les bras au ciel, notre mécanicien s’arrête. Il s’enquiert de ses besoins. Il lui passe l’outil, la pièce, le bidon d’essence qui lui manquent. Il fait aux autres ce qu’il voudrait qu’on lui fît. C’est un échange de bons procédés, de la générosité avisée, de l’égoïsme au troisième degré. C’est un sens social qui vient à peine d’apparaître sur notre planète, qui s’y développe lentement, et qu’on a baptisé d’un nom un peu lourd et massif : la solidarité.

Ainsi, ne pas se nuire, ne pas nuire aux autres, aider les autres, voilà les trois règles de conduite. Avec ces trois maximes-là dans la tête, ces trois freins sous la main, on peut marcher. Droit et souple, élégant et réfléchi, habile et prudent, bien pénétré du rôle de la chance dans les actes humains, on peut foncer vers le but qu’on s’est donné, en s’emplissant éperdument la poitrine de la griserie de l’air et les yeux de la beauté des sites…

CHAPITRE II
DE L’ÉDUCATION : QUELQUES ASPECTS

Argent. — Ménage. — De la parure. — De la discussion. — Éducation sexuelle. — Mariage, amour, famille.

Argent.

Bien user de l’argent, c’est aussi difficile que de jongler sur la corde raide : il faut, en effet, en user avec une attention habile, harmonieuse, avec une grâce élégante, comme un jongleur fait de ses boules ; et, en même temps, il faut rester en équilibre, éviter de tomber de l’un ou l’autre côté, dans l’un des deux travers de l’avarice ou de la prodigalité.

Y a-t-il rien de plus laid que l’avare ? De créature plus sordide que le faux pauvre, qu’on trouvera mort sur une paillasse où de la vermine grouillera parmi les billets de banque ? Y a-t-il rien de plus sot que l’homme qui trime toute sa vie, qui accumule de l’argent, sans prendre le temps d’en user, sans la satisfaction même de le laisser à des êtres aimés ?

Et le prodigue est aussi un être déplorable. D’abord, il donne le pire exemple à ses enfants. Puis il prépare leur ruine. Car son vice est de ceux qui frappent les générations successives. Et le secret des plus vilaines déchéances, des pires bassesses, des plus navrantes turpitudes, ne tient-il pas dans cette formule : « dépenser plus qu’on n’a ».

Ces limites tracées, il devrait y avoir un art de la dépense. On n’y apporte pas toujours assez de logique, assez d’harmonie. J’ai déjà cité l’exemple du sou du télégraphe. Au risque d’envoyer un texte obscur qui sera préjudiciable, on se martyrise la cervelle pour économiser un mot, — un sou — dans une dépêche. Et, quelques instants plus tard, par ostentation, par routine, on donnera dans un café un pourboire presque égal au prix du verre de bière. J’ai évoqué ces femmes qui évitent de prendre une voiture par la pluie, perdent leur robe ou contractent une maladie dont les soins coûteront mille fois plus qu’une heure de taxi. On me cite également le cas de ce jeune marié qui offre à sa femme une bague de trois mille francs et, ses réserves fort écornées, lui sert un voyage de noces dans des conditions si mesquines qu’elle en garde un souvenir néfaste pour l’avenir du ménage.

Oui, il existe une science de conduire un budget. Science délicate, modeste, essentielle, qu’on ne peut guère enseigner que par de continuels exemples et qu’on ne peut jalonner que de quelques principes. Ne pas étriquer sa vie par une épargne démesurée — la mort vient, on n’a joui de rien — ne pas la gâcher par une dépense excessive, et user intelligemment de ce dont on dispose. Il faut mettre des fleurs dans sa vie, mais seulement les fleurs qu’on peut acheter, celles qu’on ne doit à personne.

On répartira ses ressources par chapitres, en donnant à chacun de ces chapitres des dimensions selon ses goûts. Ainsi, dans tel ménage, on sacrifiera un peu le loyer au voyage ; dans tel autre, le voyage à la table. Mais, la part faite de ces légitimes préférences, cette distribution doit demeurer harmonieuse. Aucune de ses parties ne doit être démesurée. Il y a, dans le langage familier, une expression qui condense toute cette science : « savoir s’arranger ». Faute de savoir s’arranger, il y a des ménages qui vivent dans la gêne avec des ressources dix fois supérieures — et un train d’apparence égale — à celles d’autres ménages plus judicieux.

Il faut se rendre compte et se rendre des comptes à soi-même. C’est-à-dire qu’il faut d’une part dominer sa situation, voir où on va, et d’autre part examiner de près, en connaissance de cause, les différents articles de son budget.

En particulier, l’argent de poche, l’argent qui coule entre les doigts, échappe au contrôle et provoque d’irréparables surprises, si l’on ne surveille pas sa fuite.

Enfin, et ce n’est pas le moins important de ces conseils généraux, il faut que les époux se consultent et se concertent. Ils doivent briser cette étrange pudeur qui retient tant d’êtres de « parler argent ». Ils doivent apporter, aux choses de l’argent, le même goût de franchise profonde et dévoilée qu’aux choses de l’amour.

Ainsi, équilibre, harmonie, examen, on retrouve toujours, pour toutes les manifestations de la vie, les mêmes lois.


Ce n’est pas l’argent qui est haïssable, ce sont ses effets, sa recherche et son usage… L’argent, lui, n’est qu’une représentation de pouvoir. Le détestable, ce sont les bassesses commises pour acquérir ce pouvoir, pour le conserver, pour en mésuser.


L’héritage direct m’apparaît légitime, parce qu’il peut être une compensation à d’autres legs que nous ne pouvons pas empêcher, le legs des maladies, des vices de constitution. Pourquoi ne pas léguer nos biens à nos enfants, puisque nous leur léguons, en les leur versant dans le sang, toutes nos autres hérédités ?


Cette formule d’un fort banquier m’a toujours frappé et vaut qu’on la creuse et la médite : « Si je n’étais pas honnête par nature, je le serais par intérêt. »

Oui, c’est notre intérêt d’être honnête. C’est l’habileté suprême, quoi qu’il y paraisse.


Il faudrait montrer l’intérêt d’être honnête, par des anecdotes. Ainsi, un monsieur refile à 527 francs une obligation qu’il sait être sortie au pair à 500 francs. Il se réjouit de sa roublardise. Or, elle avait gagné 100.000 francs…


On représentera tout le mal que se donne le voleur, toute l’inquiétude qui le hante, les risques qu’il court, ses frissons, ses alertes, ses sursauts. S’il dépensait autant de sa substance pour un labeur inoffensif, « non nuisible », il gagnerait davantage.

Surtout que le voleur est le plus souvent pincé. Évoquez les grands vols qui ont frappé l’opinion dans ces vingt ou trente dernières années… la plupart des voleurs sont pris. Ils ne profitent donc pas du larcin. Et, par là, ces récits sont de la morale en action, puisqu’ils prouvent l’avantage de l’honnêteté.

Ménage.

Plumeaux esbrouffants, courants d’air, bastonnades des meubles, tapis défenestrés, servantes en équilibre sur le vide pour frotter les vitres, odeur âpre et pointue de l’encaustique, mares sur les carrelages, cuivres anciens astiqués au grand dommage de leur patine, inévitable rançon des bibelots brisés, voilà le ménage, dans sa manière agressive, niaise, traditionnelle.

A mesure que l’outillage se perfectionne, remplaçons par l’aspirateur le ridicule époussetage qui ne fait que déplacer la poussière. Rendons le « ménage » moins inutilement désagréable et bruyant : assouplissons-le.


Le culte de l’escalier, dans la maison de province, symbolise la conception du ménage. Dans ces vieilles demeures où l’on ne trouve pour se laver que des cuvettes de poupée, l’escalier resplendit comme une agate. Les invités qui le descendent, la main crispée à la rampe, flattent tout haut la propriétaire : « Oh ! Oh ! cet escalier est d’une propreté hollandaise ». Et ils appréhendent tout bas : « Sûrement, je vais me casser la figure ». Quand la maîtresse de maison y découvre une trace de pas, elle gémit, déshonorée : « Ce n’est plus un escalier, c’est une route ». Elle le soigne comme d’autres cultivent leur esprit. Elle s’y mire. Il lui tient lieu de conscience.

Nous ferions mieux d’apporter d’abord en nous ce goût de netteté brillante.


Améliorons le rangement, l’odieux, le terrible rangement, qui groupe en pile les objets les plus disparates, boîtes, papiers, livres, carnets, pourvu qu’ils aient la même dimension. L’odieux rangement, qui fait, de tout objet rangé, un objet introuvable.


Il faut apporter un peu d’initiative, de goût personnel, dans l’aménagement du logis. Pourquoi suivre aveuglément les décrets du tapissier ou l’exemple du voisin ? Pourquoi, par exemple, s’astreindre à orner toujours la cheminée d’une pendule, à mettre l’heure sur le feu, comme la marmite sur le fourneau ? Mettez-y des fleurs : elles sonneront les saisons. Pourquoi encore obéir à la sotte coutume qui fait du salon un désert glacé, et qui veut que la plus belle pièce du logis soit la moins fréquentée ?


Une femme doit connaître à peu près le prix des choses que sa cuisinière achète. Sans quoi, comment modérer la danse du panier ? Un excellent entraînement pour l’adolescente, c’est d’accompagner parfois la domestique aux Halles.

Et puis, il faut pouvoir au besoin mettre la main à la pâte, connaître des principes et un peu de pratique culinaires. La patronne qui réprimande sa cuisinière sans rien savoir du métier, manque autant de prestige et frise autant le ridicule qu’un ingénieur qui reprend un ouvrier sans pouvoir saisir l’outil et lui montrer comment s’en servir.


L’attitude des enfants envers les domestiques de leur maison est délicate. La situation de la servante est tellement fausse !

Mais, là comme ailleurs, ils ne feront qu’imiter leurs parents. Quels exemples ceux-ci doivent-ils donc leur donner ?

Pour beaucoup de gens, les domestiques ne sont pas des êtres humains ; ils ne sont pas de la même race. On leur parle avec une dureté inconsciente, comme à des esclaves. On a pour eux des paroles et des procédés blessants. En province, la maîtresse de maison met son orgueil à ce que les servantes soient levées avant le jour, astiquent à la chandelle, sans nécessité. On leur impose des travaux répugnants, démesurés.

Et quand, au contraire, on s’est pénétré de l’injustice d’une telle attitude, quand on les considère comme des êtres pareils à soi, comme des semblables, on est continuellement choqué, gêné, des services qu’on leur demande. Je sais un académicien qui ne peut se résoudre à faire vider son vase de nuit par sa bonne.

En somme, il faut regarder les domestiques dans la maison comme des collaborateurs. Chacun, dans cette association, fait son métier. « Monsieur » gagne de l’argent. La cuisinière fait la cuisine. Une fois cette position prise, on sera vite amené à leur épargner le ton rude, les façons dédaigneuses et les besognes inutilement humiliantes.

L’écueil, c’est que, traités sur le pied d’égalité, ils ne comprennent pas toujours ce pacte, car leur éducation ne les y a pas préparés. Et ils gagnent à la main, se relâchent et débordent. Il y a là une mesure à garder. Comme vis-à-vis des enfants, c’est en exerçant sur eux une sorte de prestige, qu’on les maintiendra dans leur rôle.

Leur situation est si injuste, si douloureuse — cet isolement, ces chambres au septième, cette constante inégalité de condition avec leurs maîtres, — qu’il faut y remédier par une grande bonté, une compassion attentive. A moins d’inconduite incurable, il ne faut pas chasser la bonne enceinte, il faut la mettre à même de faire ses couches et la reprendre.

Et puis, il faut tendre surtout à supprimer la domesticité. L’Amérique nous offre un exemple partiel de cette évolution. Le machinisme nous y aidera. Il y a déjà des monte-charges, des nettoyages par le vide. Il faut encourager ces tentatives. Et puis on s’aperçoit avec surprise qu’on peut accomplir soi-même — dès qu’on se trouve dans une situation un peu exceptionnelle — toutes sortes de petites besognes que l’on jugeait indignes de soi ou dont on se croyait incapable : faire le lit, les chaussures, etc.

De la parure.

Quelles idées devons-nous laisser tomber, dans l’esprit de nos filles, par nos conversations, nos enseignements, notre exemple, sur la toilette et la parure ?

L’une et l’autre tiennent une place énorme dans la vie de la femme actuelle. Faut-il la restreindre et dans quelle mesure ?

Voyons d’abord pourquoi la parure et la toilette jouent un rôle si important dans la vie féminine. Ce goût de s’enjoliver par les vêtements, les bijoux et par de menus artifices, ce goût est inhérent à la nature même. Puis l’éducation et le milieu l’ont singulièrement favorisé.

Ce goût, ai-je dit, est naturel. En effet, sans témoin, sans recherche d’approbation extérieure, pour lui-même, l’être humain éprouve une satisfaction naïve et pleine à se sentir orné d’atours. C’est un instinct de l’animal. Le paon s’offre pour lui seul l’orgueil de son splendide éventail. Le coq agite la crête et tend l’ergot, le faisan promène son plumage d’or et de feu. Une chatte, pour elle-même, se lisse, se pomponne avec les mêmes petites mines soigneuses et tendues qu’une femme occupée à se remettre de la poudre sur le nez. L’homme éprouve du plaisir, même loin des regards, à porter un costume d’exception qui le dégage, l’avantage et l’empanache — uniforme ou travestissement. Et, si les miroirs pouvaient parler ! S’ils pouvaient raconter tous les sourires complaisants, les regards approbateurs, toutes les attitudes essayées, ils témoigneraient par leurs aveux que le goût de la parure est, avant tout, un instinct de solitaire.

Mais l’éducation va renforcer cette tendance naturelle. En France surtout, la classe moyenne élève ses enfants au-dessus d’elle-même. Elle les entoure de plus de soins et de luxe qu’elle n’en a connu. Elle fait de ses filles des poupettes pomponnées qui flattent l’orgueil et les yeux. Elle en fait des objets d’amour et de vanité. Puis on développe, avec une niaise légèreté, la coquetterie chez la petite fille. On lui dit, les mains jointes ; « Oh ! comme elle a une jolie robe ! » L’enfant se pavane et ces louanges lui deviennent si nécessaires qu’elle les provoque au besoin : « Tiens, regarde comme j’ai une jolie robe. » Ainsi le germe naturel est fécondé. La coquetterie va se développer, emplir l’être.

Enfin, l’enfant grandit et l’influence du milieu va s’exercer à son tour. Il s’agit désormais de briller aux yeux des rivales, de les égaler ou de les éclipser. Et, pour triompher, la femme va désormais se plier à la tyrannie délicieuse de la Mode.

Ah ! Tout ce qu’on peut, tout ce qu’on doit dire contre la Mode. Elle fait appel à de bas instincts : la frivolité, la sottise, l’ostentation. Elle traîne derrière elle toutes les défaillances. Combien de femmes, conduites par la Mode, descendent jusqu’au crime, en tous cas jusqu’à ce crime domestique de dépenser au-delà des ressources du ménage ? La tentation des grands magasins a fomenté autant de drames que l’alcool des assommoirs.

La Mode est détestable aussi lorsqu’elle apparaît, chez ceux qui la lancent, comme une spéculation industrielle. Sous couleur de caprice, elle force les femmes à des changements fréquents de costumes, au grand profit de ceux qui vendent ces nouveaux modèles.

La Mode est odieuse lorsqu’elle impose à la vanité féminine ces colliers dont chaque perle représenterait pour une famille pauvre un monde de bonheur.

Si l’on devait désespérer de l’intelligence des femmes, ce serait en les entendant parler toilette. Comme elles prennent alors une voix chaude, passionnée, unique ! Et n’est-ce pas à pleurer, lorsqu’on rencontre une jeune femme qu’on a connu fine, cultivée, de ne l’entendre plus parler que robe, de sentir toutes ses pensées attachées à la robe ? N’est-ce pas attristant d’assister à la rencontre de deux femmes, d’écouter leurs propos frémissants : « Vous avez un chapeau exquis — le vôtre est délicieux. »

Et comme on mesure bien la colossale importance qu’une femme attache à sa robe, lorsqu’on la voit entrer dans un salon avec un nouveau modèle, toute troublée, les genoux défaillants, à la pensée de l’effet qu’elle produit.

Ne doit-on pas désespérer de cette intelligence, lorsqu’on évoque tous les excès de la Mode dans un passé bien court ? Oui, on a vu des femmes qui devaient rester à genoux dans leur voiture à cause de la hauteur de leur chapeau. On en a vu qui ne pouvaient pas entrer dans cette même voiture, à cause de la largeur de ce même chapeau. On a vu des femmes écrasées par une auto qu’elles ne pouvaient pas fuir, tant leur jupe était entravée. On en a vu crever des yeux et déchirer des joues avec leurs longues épingles à chapeau. Et encore je ne parle pas des souffrances qu’elles endurent, sous le corset, du haut de leurs talons. Ces sortes de supplices sont si ridicules que nous les raillons chez les autres peuples. Nous n’avons pas assez de sarcasmes pour le pied atrophié des Chinoises ou l’anneau dans le nez des Peaux-Rouges.

Et cependant, cette mode, il faut la subir dans une certaine mesure, pour plusieurs raisons. D’abord il faut la considérer comme une nécessité sociale, presque aussi impérieuse que la nécessité de se vêtir. Une femme qui s’affranchirait complètement de la Mode nuirait à la renommée de son ménage. On le croirait ruiné ou tout au moins en fâcheuse situation. La robe de la femme est le drapeau de l’association conjugale. L’œil de ses amies excelle à déchiffrer l’âge de ses vêtements. Si son chapeau, si son manteau datent, on croira qu’elle n’a pas pu les renouveler. Et par une sorte de loi absurde et inéluctable, il s’ensuivra une dépréciation de sa valeur sociale. Elle tombera, sinon dans l’estime, au moins dans l’estimation de son entourage. Pour se payer le luxe de garder tout au long de sa vie la même forme de robe ou de chapeau, une femme devrait être tellement riche et tellement généreuse, qu’on ne pût imputer ni à l’avarice, ni à la gêne cette fidélité.

Il faut encore subir la Mode afin de plaire. Mais dira-t-on, pourquoi faut-il plaire ? Pour bien des raisons. D’abord, la femme doit plaire parce que c’est une de ses raisons d’être. Tout en elle n’est-il pas fait pour séduire et charmer ? Le désir de plaire l’anime. Qui n’a mesuré l’extraordinaire pouvoir d’un mot de louange sur une femme ? Or, dans l’attrait qu’elle exerce, sa grâce et sa beauté jouent un rôle important, et aussi la façon de servir cette grâce et cette beauté. Pourquoi abandonnerait-elle ces légitimes moyens d’action ? La femme recèle comme la fleur l’avenir de la race, elle a droit aussi à la corolle.

Ensuite, plaire, c’est s’accroître. C’est marquer une conquête sur la nature. C’est une acquisition sur la créature primitive. Et tous les efforts des humains n’ont-ils pas toujours tendu à se cultiver, à se perfectionner, à embellir la vie ? De ce point de vue, l’élégance est un progrès. Une femme doit se parer, non pas pour être mieux que les autres, mais pour être mieux qu’elle-même.

Une femme doit plaire encore dans l’intimité du foyer, pour garder son prestige vis-à-vis de son compagnon d’existence. Fi de celles qui se montrent trop volontiers en vieille robe de chambre ou en savates éculées. Pour entretenir le culte, il faut parer l’autel.

Elle doit plaire, enfin, pour se défendre contre les attaques de l’âge, pour s’affermir contre lui, pour reculer l’heure du déclin. Souci pathétique, digne de respect et de pitié.

Donc, il faut plaire. Or, la femme ne peut plaire que dans les lignes auxquelles nos yeux sont accoutumés. Feuilletez un album de gravures de modes. Celles qui datent de cinq ans nous paraissent surannées, touchantes et comiques. On s’écrie : « Comment les femmes ont-elles pu avoir des manches pareilles ? » Le regard oublie aussi vite qu’il s’habitue, en matière de costumes. En s’écartant de la mode, on s’enlève des chances de plaire. Force est donc de la suivre.

Mais il faut le suivre de loin, et non point jusque dans ses excès. Il faut s’en inspirer, lui prendre ce qu’elle a de gracieux. Il ne faut pas qu’une femme, dans la rage d’être à la mode, abdique son goût personnel. Et le cas est fréquent. Telle mode avantage une femme, telle autre mode la désavantage. Va-t-elle donc les suivre aussi étroitement l’une et l’autre ? Non. Telle mode est fort coûteuse. Telle autre l’est moins. Il faudra par conséquent, avant de les suivre, consulter ses ressources. Il importe de garder, même sur ce terrain, l’esprit de réflexion, d’examen, d’harmonie, nécessaire à tous les actes de la vie.

De la discussion.

Persuadons-nous bien que les neuf dixièmes des discussions sont fondées sur des malentendus. Et parfois sur des malentendus matériels. On écoute si peu les autres… Mais c’est souvent sur les définitions qu’on s’est mal entendu. Mettez-vous bien d’accord sur la signification des mots, sur l’objet de la discussion. Et vous verrez que vous serez d’accord, ou près de l’être, sur le fond même de la question. Cette crainte du malentendu est d’ailleurs excellente en tous cas. Elle met de la prudence, de la modération, de la clarté dans la discussion. Elle fait frein.

Le malentendu ne préside pas seulement aux querelles. Il se glisse silencieusement entre deux adversaires qui s’imaginent nourrir de mutuels griefs. Ils ne s’en sont jamais expliqués. Y parviennent-ils ? L’erreur et la vindicte se dissipent en même temps.

On ne saurait trop mettre les enfants en garde contre cet incessant danger. Il est même peut-être plus général encore qu’on ne pense. Deux êtres, animés du désir de s’ouvrir l’un à l’autre, de se pénétrer, ne se comprennent jamais complètement. L’un et l’autre ne donnent point aux mots le même sens. Chacun sert et suit sa pensée. Il semble que les langages humains soient encore des instruments imparfaits de compréhension. La vie n’est peut-être qu’un long malentendu.


Il faut apporter dans la discussion une large tolérance. On n’y peut parvenir qu’à la condition d’être animé de l’esprit d’examen, c’est-à-dire de l’esprit de science. En effet, ses doctrines sont sans cesse perfectibles, sujettes à révision. Elles sont fondées sur l’hypothèse, à la merci d’une découverte nouvelle. Elles ont un caractère transitoire. Ce ne sont que des travaux d’approche, des étapes vers le vrai. Aussi leurs adeptes, si passionnément qu’ils y soient attachés, ne les affirment-ils jamais avec une lourde assurance. Ils ménagent un adversaire dont ils respectent la sincérité et dont ils craignent de froisser les convictions. Car ils admettent qu’on en puisse avoir d’autres que les leurs.

Au contraire, un esprit de dogme et de passé n’imagine pas qu’on puisse avoir un autre avis que le sien. L’excellence de ses opinions lui apparaît évidente. Parlant de sa cause, de ses journaux, de son patriotisme, il dit : « la bonne cause, la bonne presse, de bons français. » Il a le monopole de ce qui est bon. Il en tient brevet. Sa croyance est si absolue qu’il se défend d’y réfléchir, car réfléchir c’est discuter avec soi-même. Ses principes lui apparaissent si parfaits qu’il les expose avec une impassible puissance, sans soupçonner qu’on puisse penser autrement. Quand il laisse tomber la vérité — sa vérité — de ses lèvres, il ne conçoit pas qu’il puisse blesser quelqu’un. Ainsi écrase-t-on avec sérénité le pied du voisin, justement parce qu’on ignorait qu’il fût là. Force apparente, réelle faiblesse.

Assurons-nous donc cette discrète supériorité dans la discussion, que donne seul l’esprit d’examen.


Avant de formuler une opinion, dites : « Je trouve que… » Ou bien débutez par : « A mon avis… » Cela vous fait sourire, cela n’a l’air de rien. Cela semble une simple forme de langage. Et pourtant cela suffit pour plier l’esprit à la tolérance ; pour lui représenter, chaque fois, qu’il s’agit d’une opinion personnelle et que d’autres peuvent penser autrement.

Faites dire à vos enfants : « Je trouve que… »

Éducation sexuelle.

Depuis une vingtaine d’années, de sérieux efforts se sont exercés en faveur de l’éducation sexuelle. Un véritable apostolat s’est efforcé d’arracher le manteau de honte qui cachait les maladies vénériennes et les rendait d’autant plus graves qu’elles étaient inavouables. D’excellents petits livres, écrits même par des mamans, ont montré comment initier les jeunes filles aux choses de la maternité. Besogne d’autant plus utile que l’éducation bourgeoise, prenant l’ignorance pour l’innocence, avait creusé un fossé profond entre la vie de la jeune fille et la vie de la femme. Qu’une main malhabile le lui fît franchir, elle risquait d’en rester blessée à jamais.

Mais ces généreuses tentatives se heurtaient à de trop lourds préjugés pour provoquer un de ces courants qui emportent la foule. Elles n’ont même pas créé une mode, donné le ton. Et la moitié de l’humanité, par la contagion ou l’hérédité, est touchée par la syphilis. Et la moitié des mariages est faussée dès l’origine par une « effraction » imprévue. C’est à chacun de nous qu’il appartient de reprendre l’œuvre des apôtres de la franchise, d’apporter la lumière à notre foyer, de faire lever doucement cette aube…


Car c’est bien le point capital : il faut agir par progrès insensibles, comme croissent les êtres, comme se lève l’aurore. On procèdera lentement et on procèdera aussi naturellement. C’est-à-dire qu’on lancera peu à peu des idées ou des mots que les convenances réprouvent, mais qu’approuve la raison, en paraissant trouver cela naturel, en les sortant le jour où pour la première fois l’occasion opportune s’en présente dans l’entretien.

C’est le mystère jeté sur toutes les choses de la génération qui leur a donné un goût de perversité. Dit-on à un enfant qui n’achève pas sa phrase : « Voyons, accouche » ? Le mot lui paraît scabreux, honteux même. Le mot lui eût semblé naturel comme la chose elle-même, s’il n’avait pas été défendu, si ses parents l’avaient placé dans la conversation, paisiblement, sainement, comme les mots naître ou mourir.

C’est pour cet enseignement surtout qu’il ne faut pas monter en chaire. Il n’est pas de pire méthode, pour un père ou pour une mère, que d’initier leur enfant un jour avec solennité. Tout au contraire, c’est l’œuvre lente par excellence.


On ne répètera jamais assez, à propos d’éducation sexuelle, ces trois mots : lenteur, opportunité, naturel.

Il est bien entendu qu’elle ne peut être entreprise sainement que dans la vie de famille, par le contact fréquent des parents et des enfants. Pendant des siècles, peut-être, tant que l’esprit général ne sera pas redressé, tout ce qu’un enfant apprendra sur ce sujet par ses camarades aura un goût de fruit défendu, un relent de vice. Les plus belles notions seront confondues avec l’obscénité et la pornographie.


Il va de soi que la vie à la campagne — fût-ce pendant quelques mois de l’année — favorise singulièrement cette éducation. L’exemple des plantes et des animaux familiarise les enfants avec tous les mystères de la reproduction. Quand ils ont disséqué les organes de la génération de la fleur, qui ressemblent si étroitement à ceux de la génération humaine, quand ils ont vu mener la vache au taureau, naître les petits lapins, le veau et le poulain, la procréation n’a plus pour eux de mystère ; elle leur paraît simple et sainte et ils en parlent avec autant de naturelle candeur que des autres rites de la vie.


Il est presque impossible de donner un conseil d’ensemble sur la conduite à tenir au moment de l’éveil des sens chez un garçon. Car c’est bien là que s’applique le précepte : « Il n’y a pas de règles générales. Il n’y a que des cas particuliers ». Tantôt cet éveil est tardif et tantôt précoce. Chez les uns cet éveil sonne en fanfare. Chez les autres il demeure un demi-sommeil. On ne peut que mettre en garde et en armes les tempéraments impérieux — dont on s’exagère peut-être le nombre et les exigences — contre les deux grands risques de la maladie et de l’enfant, leurs suites irréparables. Pour tous ceux que ne dominent pas leurs sens, le mariage jeune, très jeune, apparaît de beaucoup la meilleure solution.


Persuadons-nous qu’on peut arriver à tout dire aux enfants. Cela dépend de la manière de dire et aussi des mœurs admises. La preuve ? Les opéras que les pures jeunes filles de la bourgeoisie vont entendre, racontent souvent d’affreuses histoires. Après un mariage clandestin contre le consentement des parents, un jeune homme de vingt ans s’introduit la nuit chez une jeune fille de quinze ans par une échelle de soie. C’est Roméo et Juliette. Une jeune fille a un enfant, d’un séducteur qui l’a tentée avec des bijoux. Elle tue son enfant. C’est Faust.


Que de femmes ne surveillent pas leur corps, par cette répugnance, cette honte qu’on a mises autour de lui. Il y en a qui cachent des maladies de leur sexe, par fausse pudeur, et jusqu’à en mourir. Il y en a bien plus encore qui négligent — et la frivolité de l’éducation se conjure ici avec le mépris du corps — le soin d’hygiène élémentaire et capital d’avoir le « corps libre ». Elles se soucient plus de leur robe que de la garde-robe.


Il faut agir en matière de lecture comme en matière d’éducation sexuelle. C’est-à-dire éviter de donner l’impression, l’attrait malsain du défendu. Puis allonger progressivement, insensiblement les rênes. Suivre la taille, qui elle aussi grandit sans qu’on la voie grandir. Et toujours garder un ton naturel, sain. Il faut arriver à ce que l’adolescent demande librement :

— Est-ce que je peux lire ça ?

Afin de pouvoir lui répondre avec simplicité :

— Oui.

Ou :

— Plus tard. Ça ne t’intéresserait pas encore.

Au surplus, la curiosité varie énormément d’un enfant à l’autre. Je suis d’avis de leur laisser beaucoup de liberté, de leur permettre un maximum. Qu’importe ? Ce qu’ils ne comprennent pas ne les intéresse pas.

Et quant aux livres vraiment mauvais, d’une perversité voulue, le mieux est de les mettre totalement hors de vue. Je ne sais pas de pire méthode que de coudre des pages. Voilà qui éveille l’idée et la tentation du fruit défendu !

Mariage, Amour, Famille.

Quelle idée du mariage souhaitons-nous donner à nos enfants ? C’est de ce seul point de vue qu’il importe d’examiner la question conjugale en matière d’éducation. C’est pénétrés, nourris de cette idée qu’ils aborderont et qu’ils résoudront plus tard ce grave problème. Leur sort en dépend. Elle vaut donc qu’on y réfléchisse. Et cette opinion — comme toutes les autres opinions — nous la leur communiquerons surtout par nos entretiens, par nos propos parfois les plus incidents, et par notre propre attitude.

Il faut donc prendre parti. Devons-nous soutenir le mariage ou le combattre, le vanter ou le décrier ?

J’estime qu’il faut prendre la défense du mariage. Tout imparfait, tout précaire qu’il soit, de fortes raisons plaident pour lui. Il est la solution de moindre inconvénient. Dans le moment présent, il est, pour un couple, la formalité nécessaire, qui le met en règle avec la société et lui ouvre les portes. Il est le passe-port et le passe-partout. Lui seul permet au père et à la mère de se prolonger ouvertement dans leurs enfants, car lui seul leur permet de les avouer, de les garder, de les élever selon leur pensée, de leur léguer leur nom, leurs reliques et leurs biens.

Le mariage ne fait que consacrer un groupement dont on doit souhaiter la force et la durée. Car la famille, limitée aux parents et aux enfants, constitue la vraie cellule sociale, microcosme où jouent déjà ces vertus d’association dont l’essor doit sauver le monde.

En contraste avec l’égoïsme du célibat, le mariage apparaît en effet une longue épreuve d’altruisme. La vie conjugale contraint à penser aux autres, à travailler pour les autres. Le renoncement, la tolérance, s’y exercent incessamment. Elle n’est qu’une longue suite de concessions mutuelles. En boutade, on pourrait appeler le mariage une concession à perpétuité.

Puis le mariage est dans le sens de l’avenir. La tendresse s’affine et s’épure à travers les siècles. Le monde primitif, le passé barbare, évoquent la promiscuité animale, le « toutes à tous ». Le monde futur réalisera peut-être l’union mûrement délibérée, respectée sans effort ni contrainte, sous la devise « Une seule pour un seul ». D’ailleurs, chaque homme, qui recommence et refait pour son compte toute l’histoire de l’humanité, passe par toutes ces étapes. Il est d’abord le collégien qui désire toutes les passantes ; puis il devient peu à peu plus exigeant, et son choix, de plus en plus rare, tend enfin vers une seule femme.

A quoi bon arracher le sceau légal attaché par le mariage à ces deux grands besoins qui mènent la créature et qui dureront tant que battra un cœur humain : s’appuyer sur un autre être, et se survivre par l’enfant ? Du fond de l’avenir, des révolutions grondantes peuvent accourir, tout abattre pour tout restaurer. Elles n’aboliront pas le sens de la paternité, claire raison de vivre, douce tyrannie que l’homme subit sans révolte, culte qu’il sert dans la ferveur, foi modeste qui possède pourtant, comme ses sœurs altières, ses sacrifices, ses tentations, sa vie future, ses extases, ses mystères et ses grâces, humble religion qui survit à toutes les religions… Des cataclysmes d’idées, des déluges de sang peuvent bouleverser le monde. Ils n’aboliront pas cet instinct qui, aux sommets de la joie et de la souffrance, dans l’amour et la détresse, jette l’homme contre un sein de femme et, dans un élan de tendresse ou de compassion, ouvre les bras de sa compagne sur le doux refuge d’oubli, l’asile voluptueux et maternel…

Il faut donc réagir, dans l’esprit de l’enfant, contre ce continuel dénigrement du mariage que propagent tant de refrains, de satires et de vaudevilles et dont nos faciles plaisanteries — sans doute par un besoin de revanche contre les petites misères de la vie — se font trop volontiers l’écho.

Railleries tellement répandues, tellement admises, qu’une pièce, un roman, ne peuvent pas mettre en scène des époux amoureux sans paraître ridicules et surannés. L’incompatibilité entre le mariage et l’amour est si solidement établie que, pour un passant dans la rue, un couple enlacé n’est jamais un couple marié.

S’il importe de ne pas représenter, aux yeux des enfants, la vie au-dessus du plan du réel, il importe tout autant de ne pas la leur représenter au-dessous de ce plan. Ayons donc le petit courage d’affirmer, en dépit de la littérature et de nos facéties, que s’il n’existe guère de ménages d’amour au sens parfait du mot, il existe par contre nombre d’unions tendres, fortes et durables.

N’en voit-on pas, de ces couples parvenus à leur automne, où l’on sent que les deux compagnons s’estiment toujours et se plaisent encore. Attentifs l’un à l’autre, appuyés l’un à l’autre, ils résistent au temps et à la vie. Les souvenirs purs et frais des primes années ont laissé dans leur cœur un parfum qui ne s’évanouit pas. Puis les enfants, tant de peines et de joies partagées, l’habitude, les liens de la chair, les mutuelles confidences, ont tissé entre eux une trame innombrable et solide. Et cette trame leur est précieuse. Car elle est leur œuvre, elle est née de leur effort, comme la maison qu’ils ont bâtie, le jardin qu’ils ont cultivé. Oui, les inévitables intempéries ont défeuillé la fleur printanière. Mais elles ont découvert et fécondé un solide fruit de tendresse, dont le suc tonique reste le grand cordial, aux heures d’épreuve… Et c’est encore une très belle réalisation.

Montrons aussi aux enfants que la grande chance et la meilleure garantie de bonheur sont dans le libre choix des fiancés, où ils puissent longuement s’éprouver, reconnaître entre eux l’entente et l’attrait, aussi bien les affinités morales que les affinités physiques, dont la place est si large dans la vie à deux. Une telle union ne promet-elle pas plus de sécurité que celles ou présidèrent l’intérêt, le caprice romanesque, un fade arrangement ? Devant de tels gages, inclinons nos préférences personnelles. Réservons simplement notre droit de contrôle et ne l’exerçons qu’au cas où nous aurions découvert chez le prétendant une tare ineffaçable.

Les conversations et les lectures donnent aussi à l’enfant des idées faussées et contradictoires sur l’adultère. D’une part, dans nos propos, nous le traitons en gaudriole. Un homme est-il trompé ? Il est comique. On lui fait les cornes. On l’appelle cocu. Et l’on passe gaiement. Et, d’autre part, les faits-divers sont rouges des drames d’adultère. Le cocu devient tragique. Il tue. Son geste paraît si légitime que le jury l’absout et que la justice lui accorde « l’excuse légale » s’il abat sa femme en flagrant délit… L’enfant recueille ces propos et ces exemples incohérents. Qui croire ? En fait, la vérité est entre ces deux erreurs. L’adultère ne mérite ni l’humour ni la mort. Il n’est point si facile, ni si aisé, ni si gracieux. Il impose, à ceux qui le commettent, toutes sortes de lâchetés, d’entraves, d’humiliations, de mensonges, d’effrois et d’alertes. Il inflige, à ceux qui en souffrent, d’indicibles chagrins. Et, par ailleurs, pour tous ceux qui portent haut le respect de la vie humaine, il n’est pas de défaillance qui exige du sang, pas de cas passionnel qui ne se résolve autrement que par le meurtre.

Les enfants — qui voient tout — voient autour d’eux des ménages se rompre. Accoutumons-les à l’idée que le divorce est juste et logique pour deux époux sans enfant qui se sont trompés l’un sur l’autre, ou l’un l’autre. Mais convenons qu’il apparaît insuffisant, médiocre et boiteux, dès qu’il s’agit d’un père et d’une mère. L’enfant est entre eux, qui les tient par la main. Il les unit d’un lien qu’ils hésitent à trancher. C’est seulement quand les petits sont capables de s’envoler du nid que les parents peuvent l’abandonner à leur tour.

Mais notre propre exemple, notre propre attitude, sont encore les meilleures leçons des choses du mariage. Évitons donc avant tout ces discussions, ces disputes, qui frappent l’esprit des enfants et finissent par y associer les deux idées de querelle et de ménage. Au contraire, quel merveilleux enseignement donne le spectacle d’un foyer où les époux en tous points se concertent et se mettent d’accord. Ministère en miniature, où les deux dirigeants se partagent, à pouvoir égal — car la femme tend très justement à devenir l’équivalente de l’homme — les divers portefeuilles selon leurs aptitudes et non plus selon les traditions : à l’un les finances, les affaires étrangères ; à l’autre l’intérieur, le commerce…

C’est au foyer qu’on apprend toute la délicate conduite de la politique ménagère. Depuis les petites opportunités, celle de ne pas quitter trop tard le négligé du matin, de ne pas chausser trop tôt les pantoufles du soir, jusqu’aux grandes opérations de police, où l’on évince du pouvoir ceux qui tendraient à l’usurper, amis trop assidus, parents trop tyranniques… Politique au grand jour, qui montrera le bienfait de la franchise, de la clarté, des ententes explicites, incessantes, et qui laissera dans l’ombre les aveux inutilement pénibles d’où naissent les conflits.

C’est à l’école du foyer qu’on prend les grandes leçons d’indulgence et de mansuétude, en particulier à l’égard de ces caprices, de ces changeantes humeurs qui sont souvent chez la femme des reflets de sa santé.

C’est là enfin que s’acquiert l’art charmant des prévenances, des attentions, tout cet actif échange, si nécessaire à la durée de la tendresse entre deux êtres : cadeau qui fête les dates heureuses, fine louange qui ensoleille une âme féminine, continuel « souci de l’autre », de lui assurer sa joie, toute sa joie. Certes, l’enfant ignore bien des rites de ce culte assidu et fervent, ceux surtout qui valent à un homme d’être appelé par sa compagne — de quelle voix reconnaissante — un « bon mari ». Mais d’aimables images sont tombées dans sa mémoire. Plus tard il en saisira le sens profond, la portée cachée. Il comprendra que le symbole du mariage est un solide autel bâti d’estime et de confiance, où ne doit pas s’éteindre la flamme du plaisir.


Pour l’amour comme pour le mariage, une seule question s’impose, du point de vue de l’éducation : quelle idée de l’amour souhaitons-nous donner à nos enfants par notre continuel enseignement, afin de les préparer à la vie ?

Ah ! Bien plus encore que pour le mariage, il importe de redresser les notions convenues qui traînent dans les livres, les pièces, les conversations, partout. Toute notre littérature se nourrit de l’amour. Les opéras chantent l’amour. Les tableaux, les statues, illustrent l’amour. L’art tout entier s’inspire de l’amour, sent l’amour, sert l’amour. Et nous respirons un immense mensonge. Jamais la représentation de la vie ne s’est tant écartée du réel. Sans cesse, elle tend à nous montrer l’amour facile, l’amour sans risques, l’amour parfait. Or, il n’est pas une aventure, pas une seule, où l’homme ne se heurte à la crainte de la maladie ou à la crainte de l’enfant. Dans l’aventure mondaine, la femme jette autour de ses reins une invisible ceinture de stérilité qu’il faut tourner avec toutes sortes de ruses amoindrissantes, de soucis triviaux, sans s’affranchir pourtant d’une longue suite de bas soucis. Et l’aventure galante, où le plaisir s’apaise à la source banale, empoisonnée par d’innombrables passages, apparaît encore plus décevante en ses fraudes ou tragique en ses dangers.

Et nous nous faisons les complices de cette énorme duperie, par nos propos. Nous jonglons légèrement avec ces lourds périls. Nous servons de fades lieux communs avec un clignement d’œil, un bon rire gaulois. L’enfant illégitime ? « Péché de jeunesse ». La maladie ? « Coup de pied de Vénus ». Quitte d’ailleurs à déjuger nos paroles par nos actes, en accablant de la même honte impitoyable, de la même réprobation féroce, la fille-mère et le vénérien.

Il faut dénoncer un autre délit de la littérature : elle nous représente la fréquence et la durée du « grand amour », d’un amour si grand qu’il emplisse toute une existence d’une immuable félicité. Le grand amour… On le voit apparaître dans tous les romans, dans toutes les comédies. Où le voit-on dans la vie ? A feuilleter les Mémoires du passé, à regarder autour de soi, on constate vite que — sauf chez quelques êtres d’exception — il n’est point de passion qui demeure étale, qui se soutienne d’une ardeur fixe tout au long d’une existence. On s’aperçoit que tout s’effrite, se ride et fléchit, et que l’amour vieillit encore plus vite que l’amoureux. Peut-être faut-il discerner encore, dans cette croyance au grand amour, au long amour, une prévision d’une humanité supérieure où tous les êtres seraient enfin fidèles et resplendiraient de cette noblesse, de cette force et de cette beauté que donne la constance. Mais ces temps ne sont pas venus. Il n’est pas plus d’amour inaltérable que de jeunesse éternelle. Ah ! Si l’on pouvait lacérer tout ce décor d’illusions, briser tous ces mensonges dorés qui flattent et reflètent notre espoir d’absolu. Si l’on pouvait faire admettre que le bonheur est relatif et la passion saisonnière… Parmi ces couples qui se jettent au grand amour, d’une ruée farouche et parfois meurtrière, il en est qui renonceraient au voyage, d’autres qui du moins en apercevraient d’avance le terme. Que de déceptions, de drames évités…

Est-ce à dire que l’amour ne soit pas important ? Nullement. Il suffit d’interroger l’histoire présente ou passée pour se convaincre qu’il est partout, au centre de tout, qu’il anime tout. Ce n’est pas seulement dans un crime qu’il faut « chercher la femme ». Mais derrière tous les gestes de l’homme, des plus bas aux plus nobles. La conquête de l’argent, celle du pouvoir, qui semblent les grands mobiles humains, ne sont elles-mêmes que des moyens de conquérir la femme. Le désir mâle dresse l’axe du monde. Oui, l’amour est important. Mais c’est à cause de cette importance même qu’il ne faut pas le montrer sous des traits faux et fardés à ceux qui découvrent la vie. Il ne faut pas que l’enfant croie le plaisir si facile, ni l’amour si fréquent…


Au moment où l’évolution féminine s’accélère et se marque, il peut être intéressant d’examiner si elle influencera l’amour, s’il y aura quelque chose de changé dans ses modalités, du fait que la femme s’affranchit, se réalise et devient vraiment la moitié de l’humanité. A mon sens, on n’en peut pas douter. Il semble bien que la femme doive payer la conquête de ses droits sociaux. Et sur quel terrain devra-t-elle reculer, sinon sur celui où s’exerçait souverainement son empire ? Voici donc la prédiction qu’autorise et qu’impose l’inéluctable loi d’équilibre et de compensation : ce qu’elle gagnera en pouvoir visible, la femme le perdra en pouvoir caché.

Il s’agit d’abord d’une diminution de ferveur. Car la galanterie n’est que le signe sensible du culte dont la femme était l’objet, du pouvoir secret qu’elle exerçait sur l’homme. Et ce pouvoir était formidable. Injustement opprimée par la loi du mâle, contrainte à la ruse à défaut du droit, elle avait dû dans l’ombre aiguiser ses armes naturelles, son charme et sa beauté, ses dons d’attrait et de séduction. Par sa dureté même, l’homme obligeait la femme aux souples habiletés. Pour lutter contre lui, elle dut tendre des pièges, dont sa grâce était l’appât. Mais réduite à jouer ce rôle secret, elle s’y montra merveilleuse. Le langage même de l’amour peignait sa souveraineté. Elle était l’idole. Elle était la maîtresse. Le tyran lui parlait à genoux. Et ce fut sa revanche continuelle… La loi disait rudement : « La femme doit suivre son mari ». Mais, dans la rue, le mari suivait les femmes. On la chassa du trône : mais elle régna sur les rois. Elle mena la planète sans jamais se montrer et, par là, fut divine.

On avait fait d’elle une créature rare, distante, convoitée, refermée sur elle-même, défensive. Soit. Elle usa, pour parvenir à ses fins, de son prestige mystérieux. Sa moindre démarche troublait et flattait l’homme en place. Il était prêt d’avance à l’écouter et à la satisfaire. Il l’attendait dans une petite fièvre, après un coup d’œil à la glace et un coup de doigt à la moustache. Et si elle obtenait tant avec un sourire, que n’obtenait-elle pas en accordant davantage ?

C’est cet empire secret qui va peut-être resserrer ses frontières. C’est sur cette carte du Tendre que la femme nouvelle va peut-être abandonner du terrain. Sortie du temple où l’avait reléguée l’homme et prenant place au forum, elle ne connaîtra plus tous les rites du culte ancien. Dès son avènement au grand jour, elle devra laisser tomber son voile de mystère et combattre à visage découvert dans le duel de l’amour.

Est-ce à dire que les deux rivaux vont subir une métamorphose complète ? Que la femme va perdre sa coquetterie, ses charmantes pudeurs, ses grâces émouvantes, son bel idéal de tendresse dévouée, de passion absolue ? Que l’homme n’aura plus ce constant désir d’éblouir, de vaincre sa chère ennemie, et aussi de se réfugier contre elle ? Non pas. Ce sont des traits de l’espèce, des raisons d’être.

Mais dans ce combat, les armes seront désormais presque égales. Il y aura, dans les aveux, une sorte d’équivalence et de réciprocité. On a vu tout ce qu’ont acquis de résolution, de force décidée, les femmes nouvelles qui travaillent. Elles savent ce qu’elles veulent et ce qu’elles valent. Cette autorité, elles l’apporteront partout. La vie sentimentale y gagnera en franchise. Il y aura moins de madrigaux, mais plus de sincérité, moins de papillonnages autour de la fleur rare, mais moins de fleurs délaissées. Combien de destinées en deviendront meilleures ! Combien de malheureuses ont soupiré en vain après le compagnon souhaité qu’elles aimaient secrètement. Peut-être eût-il été heureux de se savoir préféré. Mais il ne savait pas. Et il passait. Vienne, après le règne des paupières baissées, celui des regards droits, et c’en sera fini de ces injustes souffrances.

Plus audacieux, mais plus réfléchi, plus consenti, le don de soi apparaîtra plus noble. Tout libre-échange fait passer sur les frontières un grand souffle salubre.


La vraie famille se limite au groupe parents-enfants. Déjà, l’affection véritable n’est pas si fréquente entre frères et sœurs. Pourquoi tenter de l’étendre ? Le cousinage n’est que la caricature de la famille. Il en souligne les défauts sans en montrer les qualités. Il suscite la jalousie sans éveiller la solidarité. Les gens que l’on contraint de s’aimer inclinent à se détester. Ils ont, dira-t-on, des souvenirs communs ? Mais ils profitent de se connaître pour se mieux déchirer. Les soucis d’héritage enveniment encore ces querelles. Le cousinage semble avoir été inventé par les notaires.

Faisons donc table rase de ces parents éloignés qu’on ne rencontre que dans les mariages et les enterrements. S’il en est qui nous plaisent, tant mieux. Rien ne nous empêche de les attirer.

A la famille imposée, substituons la famille d’élection, celle que constituent les amis que nous nous sommes donnés. Là, point de vilains soucis d’argent. Mais des affinités qui se sont reconnues. Si notre choix fut mauvais, ne nous en prenons qu’à nous-mêmes. Du moins sommes-nous libres de le répudier. Certes, tout est précaire, tout est fragile, même l’amitié. Ces liens ne sont pas indissolubles. Mais nous chercherons à les entretenir, parce que nous les avons spontanément tressés.

CHAPITRE III
DE L’INSTRUCTION. PRINCIPES ET MOYENS D’ACTION

Le Lycée. — Le Foyer. — La « Valise ». — Comment apprendre. — Le Choix d’un Métier.

Le Lycée.

A quoi sert de savoir ? Voici ce que nous répondions aux enfants : « A se rendre compte de ce qu’on voit. A être aussi fort qu’autrui dans la lutte. A s’assouplir l’esprit, à développer ses dons d’invention, qui serviront toujours, quoi qu’on fasse. A connaître en surface, quitte à creuser plus tard en profondeur sur certains points. A se parer, à se meubler l’esprit, à faire qu’on soit une bibliothèque pleine au lieu d’une bibliothèque vide. A jouir, par la compréhension, de tout ce qu’on perçoit. A s’éloigner de l’être primitif qui s’agite pour manger, dormir, mourir ».


De l’aveu même de certains pédagogues, le lycée est avant tout une garderie. Il permet aux parents de se décharger de l’instruction des enfants et de se débarrasser de leur présence.

Le lycée plaide timidement en faveur de son enseignement, qui assouplit l’esprit, qui donne le goût des idées générales. Mais il se justifie en réalité par la nécessité de préparer aux examens, de franchir ces obstacles de steeple-chase, ces haies dressées et sans cesse surélevées, dont on barre l’entrée de toute carrière.

L’examen est un tamisage nécessaire ? Il donne — au moins quant à la mémoire — le pas aux meilleurs ? Soit. Mais on sait bien que les programmes d’études sont surchargés pour accroître les difficultés des concours, pour rétrécir la maille du tamis, pour hausser la haie. Et on sait bien aussi que, pour un examen, on s’emplit la cervelle à refus, comme on emplit une éponge d’eau. L’examen passé, on presse l’éponge, on oublie tout.

Conséquence : les plus charmantes, les plus précieuses années de la vie, celles où l’on a déjà la compréhension, la sensibilité, sans avoir encore le souci, se passent dans une geôle. En moyenne, dix ans de détention. L’exigence n’est-elle pas démesurée avec le résultat, qu’il s’agisse de concours ou de culture générale ?

Non. Le rôle de garderie explique seul une si longue réclusion. Une intelligence d’adolescent, demeurée fraîche et neuve, absorberait en deux ou trois ans toutes ces indigestes matières qu’on mâchonne dix ans.

En réalité, il suffirait, depuis la cinquième jusqu’à la quinzième année, d’une demi-heure par jour de leçon pour posséder une culture suffisante.

Ensuite, si on veut forcer la porte d’écoles spéciales, de carrières à examens, il serait bien temps, pour un cerveau tout frais, d’assimiler pour un moment l’énorme fatras des programmes.

Et surtout, pas d’internat ! Même le provincial éloigné d’un lycée pourrait être placé dans un foyer ami, où il goûterait la vie de famille, où il éviterait l’affreuse promiscuité…


Oh ! non, pas d’internat. Pas de cette geôle où les enfants semblent faire dix ans de prison préventive pour tous les délits qu’ils commettront plus tard !

Pourquoi les parents internent-ils leurs enfants ? D’abord, je l’ai dit, par égoïsme, pour se libérer de surveillance et de souci. Par routine, parce que « ça se fait », pour imiter le voisin. Par ignorance, feinte ou vraie. La mère — car le père, lui, ne peut pas avoir oublié — la mère croit que l’interne travaille mieux loin des distractions, que le répétiteur se penche avec sollicitude sur son épaule, l’aide à résoudre les difficultés de sa tâche. Alors qu’en fait le pion prépare lui-même un examen et n’exige que le silence et la paix.

Et dans quel féroce petit monde jettent-ils ainsi leurs enfants ! Image réduite et déformée de l’humanité, où les instincts et les vices apparaissent à nu, sans ce vernis de politesse et de dignité que donnent aux hommes les années, sans ces souffles de pitié, d’enthousiasme, d’art, qui deviennent l’ornement de la vie. Rien ne lui manque, à ce monde de nains : ses meneurs, ses tyrans, ses banquiers, ses bretteurs, ses mouchards, ses filles…

L’internat français prépare de mauvais hommes. Ils ne peuvent pas connaître le tendre respect filial, puisqu’ils furent bannis du foyer de famille. Ils ne peuvent pas pleinement connaître le respect de soi, car de honteux souvenirs les font longtemps encore rougir d’eux-mêmes. Ils ne peuvent pas connaître le bienfait d’une vie intérieure, puisqu’ils ont vécu jusqu’à vingt ans dans l’ennui morne et malsain, loin du spectacle du monde.

L’internat… Abject temps, pétri de bassesses, et dont on reste tenté de détourner la tête… Enfance poisseuse, dont on passe toute l’existence à se laver…

Oh ! Ces années, de dix à vingt ans, ces années qui devraient être le jardin, la parure, comme le paradis de l’existence, où l’âme devrait éclore avec ravissement, tout apprendre, tout comprendre, avec surprise, avec extase, où les yeux devraient s’emplir de souvenirs ensoleillés, pendant que l’on est encore irresponsable et sans souci, déjà sensible et conscient, ces années où plus tard nos mélancolies devraient pouvoir butiner mille et mille images de délices, ces années, des mœurs caduques les ont injustement, inutilement encloses de hauts murs, sans lumière, sans visages et sans joie.


On a jugé commode de plaisanter et de tourner en chanson la détresse de l’enfant interné. On l’appelle potache et tout est dit. C’est une lourde faute. Il ne faut pas rire des chagrins puérils. S’ils paraissent plus petits que les soucis adultes, c’est qu’ils sont à la taille de l’enfant : mais ils l’emplissent tout entier. Il n’est point endurci contre la douleur, il n’est pas distrait d’une peine par d’autres peines, entraîné par la nécessité salutaire de continuer à vivre. Non. Son chagrin est grand comme lui. Et, quoi que lui réserve le destin, jamais il ne rencontrera de douleur aussi complète, aussi continue, aussi injuste.


On dit aussi : le lycée rend débrouillard, au contact d’autrui. Mais le jour où un garçon qui n’a pas été au lycée enfourche une bicyclette, où il prend son essor, se détermine, se renseigne, prend contact avec le monde, ce jour-là, sa bécane lui rend agréablement, à ce même point de vue, le même service que l’affreuse geôle du lycée.

On dit enfin : la dureté du lycée fait, en contraste, paraître ensuite la vie meilleure. Toujours cette notion du paradis. Souffrons sur terre, pour une récompense éternelle. N’est-il pas juste d’éviter d’abord la souffrance dans l’existence dont on a la certitude ? N’est-il pas juste d’éviter d’abord la souffrance à l’enfant, à l’adolescent ? Qui sait ce que lui réserve la vie ?


Le lycée développe l’esprit de ruse. On s’y dénonce. Pour ne pas être distancé dans une composition, on invente des trouvailles machiavéliques. Je sais un garçonnet qui, pour assurer sa supériorité et fort de sa mémoire, oubliait consciemment son livre afin que le professeur ne laissât de livres à personne. Merveilleuse école de probité ! Singulier effet de l’émulation, de la fameuse émulation, tant vantée, du : « Ote-toi de là que je m’y mette ! » Et faut-il tellement admirer l’usage des prix ? Récompenser la mémoire, l’intelligence, est-ce bien juste ? Ce sont des dons, comme la santé, la force. Or, on sourit du prix de gymnastique. Il faudrait s’entendre. Je conçois qu’on attache des valeurs différentes à chacun de ces avantages différents comme la vigueur, l’esprit, l’adresse, le talent. Mais l’injuste, c’est d’établir une nette ligne de démarcation entre les qualités physiques et les qualités intellectuelles, de considérer les premières comme un cadeau de la nature dont le destinataire n’est pas responsable, tandis qu’on lui fait des secondes un mérite, digne de récompense. Les unes et les autres sont pourtant également des dons.


Dans la pensée des hommes d’État, les deux grandes conquêtes sociales modernes sont la liberté et la solidarité.

Or, le jeune français est façonné, laminé successivement par le lycée et la caserne.

Au lycée, pendant dix ans, à l’âge le plus malléable, on lui répète : « Tâche d’être avant ton voisin. Tâche de prendre sa place. » S’il le dépasse, il est récompensé. S’il l’aide, il est puni. Admirable préparation à l’altruisme.

A la caserne, au nom de la discipline, on l’introduit dans une société toute opposée à celle où il évoluera plus tard. On lui inculque la notion du supérieur et de l’inférieur. On lui interdit d’agir et de penser par lui-même. Et cela à l’âge de sa formation morale.

Comment ce jeune homme pourra-t-il retrouver le sens de la liberté et celui de la solidarité, qu’on a successivement étouffés en lui ?

Le Foyer.

J’ai dit ce que je pense du lycée. L’idéal serait l’instruction par les parents, au moins jusqu’à la quinzième année. J’entends déjà leurs cris : « Ils n’ont pas le temps ». Ce n’est pas mon avis. Que chacun fasse son examen de conscience. Une demi-heure par jour suffirait largement. Qui ne perd pas une demi-heure ? Les femmes, en courses, en visites, en thés. Les hommes, au café, au jeu, ou chez leurs maîtresses. On peut toujours trouver une demi-heure.

Une autre objection se dresse, assez comique. Un jour, je disais à un de mes confrères, un écrivain très réputé, que j’avais entrepris l’instruction de mon fils. Il m’interrompit, ingénument :

— Mais alors, vous avez dû tout rapprendre ?

Le mot est à double fond. Creusez-le. Vous y trouverez tout le procès de l’instruction actuelle. Car enfin, si nous devons tout rapprendre pour instruire nos enfants, c’est donc que nous avons tout oublié. C’est donc que nos années de lycée ne nous ont servi à rien ?


La preuve qu’on pourrait consacrer beaucoup moins de temps à l’instruction, c’est la somme énorme de connaissances que l’enfant encaisse dans ses toutes premières années. Songez qu’à sa cinquième année, il a tout appris, le nom de tout, la notion de tout, ce que le monde a mis des milliers d’années à savoir.


Pour diminuer le rôle de la mémoire, il faudrait que l’usage soit généralisé des précis, des vademecum, des lexiques, de ce qu’on appelle justement des aide-mémoire. Et qu’il n’y eût pas diminution à s’en servir.

Mais il y aurait diminution. Supposez un médecin qui tirerait un petit carnet de sa poche pour ordonner exactement des dosages. Il serait perdu. Et pourtant…


Dans le train, fin septembre, une mère, rentrant de vacances avec sa fillette aux joues claires et rebondies, aux jambes brunies, la santé sous la peau, disait avec une admirable et niaise résignation à ceux qui la complimentaient sur cette belle apparence : « Oui, mais elle aura perdu ses belles couleurs en janvier ». Et cependant elle la ramenait à Paris, pour le « Cours ».


Je suis persuadé que la plupart des enfants pourraient s’instruire avec le seul concours des livres — surtout si ces livres étaient conçus dans ce dessein. Malheureusement ces précis sont rares.

C’est une étrange illusion de la part des parents — d’autant plus inexplicable que les pères ont passé par le lycée et savent ce qu’il en est — que cette foi dans le pouvoir de la classe et de l’étude. Le professeur parle pour trente élèves. Il ne peut pas s’occuper de chacun d’eux. Écoute qui veut, comprend qui peut.

Mais, dira-t-on, l’élève de lycée est obligé de prendre des notes, de faire des devoirs, d’apprendre des leçons. Tandis qu’un enfant n’aura jamais la sagesse et la raison d’étudier seul dans les livres.

Double erreur. Nous savons bien que presque tout s’oublie, de ce qui fut appris sous le fouet de l’amour-propre ou la crainte de la punition. Et j’affirme aussi qu’un enfant s’instruira par le livre, le jour où, son goût se dessinant, il trouvera dans ses lectures des connaissances qui l’intéresseront, qu’il saura nécessaires à son futur métier. C’est une question de moment.


Pour les parents qui ne voudraient pas tirer leur science de leur propre fonds, les cours par correspondance seront un guide excellent. Certains manuels d’instruction au logis sont déjà conçus dans un esprit lucide et pratique.

Et, je le répète, je crois beaucoup à l’enseignement par le livre, pour celui qui s’intéresse à ce qu’il apprend. On peut approfondir, creuser un sujet, revenir en arrière, méditer, mûrir. On n’est pas talonné. Tandis qu’un professeur qui parle à trente élèves ne peut pas s’occuper de chacun d’eux. Il va, il va. Il sème. Tant pis si sa parole ne germe pas.

La Valise.

A quoi bon apprendre par cœur les propriétés théoriques du sulfure de baryum ? Qui se rappelle tout ce fatras ?

Il ne faut charger sa mémoire que d’un minimum nécessaire. D’une part, ce qu’il faut savoir dans la vie de relation, pour ne pas paraître ignorant, pour ne pas se nuire par le monde. D’autre part, les connaissances générales qui nous permettront de comprendre une science lorsque nous voudrons ensuite l’approfondir, par goût ou par nécessité.

Ce bagage indispensable, qu’on emporte partout avec soi, dans sa tête, c’est ce que nous appelions la Valise.

Les lourdes malles, les chapelières, tout le confort, le luxe et le superflu, ne font que suivre. Avec la valise, on n’est déplacé nulle part.


Il faut faire de la géographie à « coups de serpe ». Débiter dans le bloc terrestre de gros morceaux dont on saura la place et l’aspect. On étoilera la carte d’Europe de ses grandes villes. Et il suffira de connaître la figure et les noms de cette constellation.


En histoire, il suffit de pouvoir placer les événements dans leur siècle, afin de ne pas commettre une hérésie sensible.


En arithmétique, les quatre règles. Déjà, la racine carrée est un luxe. En géométrie, la notion et le calcul des surfaces et des solides simples.


En chimie, on ne s’embarrassera donc pas de ces réactions, descriptions de chaque corps, qu’on ânonne pour les examens.

On apprendra les généralités, sels, bases, acides, en en signalant le caractère transitoire, en les présentant comme des lois approchées, qui satisfont actuellement l’esprit.

Puis, quelques propriétés, utiles ou curieuses, de certains corps usuels.


En physique, les lois générales, illustrées autant que possible des exemples de la vie, du logis, de la science amusante.


En mythologie, en histoire générale, y compris l’histoire sainte, il faut un bagage mondain : savoir la signification des noms, des légendes qui prêtent aux allusions. Plus tard, si on s’y intéresse, il sera toujours temps de fouiller une époque.


On n’oubliera pas d’emporter dans la valise la liste des locutions vicieuses — comme : « s’en rappeler » — afin de les éviter. Car il y a des gens qui vous jugent sévèrement sur ces fautes légères et l’on se déprécie démesurément à les employer.

La liste également des locutions étrangères, de langues mortes ou vivantes, qui courent dans la conversation et dont l’ignorance est gênante.


Il faudra connaître aussi, afin de ne pas se trouver en état d’infériorité, les types sortis des pièces et des romans et qui continuent de vivre dans la mémoire contemporaine : Giboyer, Mme Marneffe. De même les artistes qui ont créé un genre, au théâtre, et dont le nom est devenu synonyme de ce genre même : une Dugazon.


Comme hommes illustres — noms et œuvres — on fera un triage, en retenant ceux auxquels on fait fréquemment allusion dans la causerie et ceux qui sont dignes de mémoire.

Nous avions composé cinq cents cartes. Au recto, un nom. Au verso, le siècle, la profession, l’œuvre. Et une petite anecdote caractéristique, autant que possible. Le jeu consistait, lisant le recto, à connaître l’invisible verso. Cela s’appelait le Panthéon.


Dans un chapitre spécialement consacré aux principales lacunes de l’instruction officielle, on trouvera l’indication de quelques connaissances utiles à emporter dans « la Valise ».

Comment apprendre.

Il faut savoir attendre. Un adolescent, rouvrant un livre qu’il avait étudié avec ennui dans l’enfance, est surpris de s’apercevoir qu’il le comprend mieux, qu’il s’y attache.

Ainsi, il y a un âge, une maturité, où, pour chaque étude, l’intérêt et la compréhension sont à point.

La hâte où l’on est de bourrer les cerveaux de connaissances pour les examens, parce qu’il faut « être reçu », cette hâte a fait devancer l’âge propice. C’est pourquoi l’enfant ne retient rien de ce qu’il apprit trop tôt, dans l’écœurement.

Aussi, ne faut-il graver en lui que l’indispensable, l’A B C de tout et, pour le reste, attendre l’âge où s’éveillent l’intelligence et la curiosité, en une sorte de puberté de l’esprit.


Il y a un moment où votre petit garçon vous dit spontanément : « J’ai compris inversement proportionnel ! » On a bien fait de ne pas insister plus tôt. Il vient seulement d’être mûr pour cette idée.


Même pour les jeux — qui sont encore des enseignements — il faut savoir attendre. Il faut guetter le moment où ces jeux intéresseront les enfants, l’heure qui sonne.

Ainsi, j’avais acheté une petite presse et une casse d’imprimerie. Les enfants étaient trop petits pour s’en servir et s’en amuser. J’ai dû attendre dix ans ! Et puis, un beau jour, ils ont découvert leur imprimerie. Et il a fallu courir les magasins de Paris pour se procurer de l’encre, des rouleaux, sans attendre un instant de plus…

De même pour la photographie. J’en ai fait à leurs côtés pendant des années sans qu’ils y mordent. Et je ne les y incitais pas. Et l’heure aussi a sonné, et ç’a été le ravissement, la trouvaille, le grand zèle qu’on a seulement pour ce qu’on aime…


On n’insistera jamais trop sur cette idée : après avoir instruit l’enfant des connaissances à la base — la valise — il faut attendre, pour toute culture de luxe, que le goût s’en éveille. Comme on apprend vite et mieux, quand on a le désir de savoir, quand on sait pourquoi on apprend ! Voyez le cas de l’anglais. Le jour où des enfants expriment le désir de savoir cette langue, il suffit de leur faire suivre, par exemple, pendant deux mois les cours de Berlitz, à dose intensive, à deux leçons par jour. Puis une jeune anglaise vient s’installer deux saisons à leur foyer. Elle apprend le français, elle enseigne l’anglais. Ainsi, dans l’agrément, au bout de huit mois au total, ils parlent couramment l’anglais.


Quand il s’agit de fleurir, de parer l’enseignement de fond, il faut choisir, ou plutôt laisser choisir, guetter l’éveil des goûts.

Ainsi, de deux fillettes, également douées, l’une aura un penchant pour le dessin de modes, l’autre pour le précieux dessin japonais. Il faut alors suivre ce penchant, et l’accuser, l’affirmer.


La durée d’une leçon ne doit pas être de plus d’une demi-heure. Dans son étude sur l’Attention volontaire, Ribot évalue la durée totale de l’attention à une heure et il l’estime plus faible chez l’enfant, la femme, le vieillard.

D’ailleurs, la vie nous en donne un exemple frappant. Au théâtre, où l’on s’amuse — généralement — l’acte ne dure jamais plus de trois quarts d’heure. On a senti le besoin instinctif de ne pas demander plus à l’attention continue, fût-elle agréable.


Il faut voir si l’enfant retient mieux par la mémoire des yeux ou la mémoire des sons, s’il est visuel ou auditif. Les visuels sont infiniment plus nombreux que les auditifs, d’ailleurs. Et c’est surtout par l’image qu’on devra frapper leur esprit. Le cinéma, quelle ressource ! Il n’est pas une connaissance élémentaire, pas une, qui ne puisse se dérouler en film. Je suis certain que l’écolier primaire apprendrait ainsi, à jamais, en huit jours, ce qu’il ânonne en huit ans.


Il faut éviter ce que nous appelions le ton « institutrice ». Je ne sais quoi d’aigre, d’impérieux, d’« en classe, mesdemoiselles », qu’on est tenté de prendre dès qu’il s’agit d’enseignement et qui rend d’avance la leçon maussade.

Il ne faut pas que cette demi-heure soit odieuse, grâce à d’âpres : « As-tu fait ta tâche ? » Il faut éviter de renforcer cette idée du travail-ennui. On ne doit pas river l’enfant à la table comme le bagnard à la chaîne. S’il est inattentif, fatigué, il faut pouvoir offrir paisiblement : « Veux-tu cesser ? »


Il faut divorcer le travail et l’ennui. C’est une union tellement admise, tellement étroite, que les enfants, lorsqu’on est parvenu à les instruire en les amusant, disent : « Ce n’est pas travailler, puisque ce n’est pas ennuyeux ». Quelle antique et terrible erreur !


Il faut faire impression sur l’enfant, et pour cela, le toucher, l’intéresser, l’amuser, piquer sa curiosité, frapper son imagination, émouvoir son cœur. Et il ne faut jamais l’ennuyer.


Rendons la science aimable, attrayante. Pour enseigner l’invention des ballons, par exemple, de vieilles estampes, de vieilles assiettes, fixeront mieux les souvenirs que de longs discours.


Pour amuser, on emploie des ruses. Ainsi, pour faire comprendre l’adaptation des organismes au milieu, on imagine un monde à 500 degrés, un monde de feu, où couleraient des fleuves d’étain, où pousseraient des plantes métalliques, où circuleraient des salamandres, où la vie aurait d’autres exigences que sur la terre.


On inventera une agriculture fantaisiste, où on ondulerait les champs pour leur donner plus de surface ; où on élèverait plusieurs étages de terre sur des charpentes métalliques, les plus bas pour la culture ombrée, les plus hauts pour la culture au soleil ; où on couperait les blés d’un seul coup, avec un fil rougi par l’électricité ; où on soutiendrait les épis, tentés de se coucher, par un treillage horizontal…


Il y a des vertiges qu’il est bon de donner, une sorte d’ivresse de l’imagination. Ainsi, songer que, peut-être, la terre n’est qu’un atome d’un monde énorme, qui lui-même n’est qu’une cellule dans l’infini… Ou bien, quelques personnes sont réunies dans un salon. Il faut se dire qu’il a existé, qu’il existe ou qu’il existera, sur un autre monde, une assemblée identique, où les mêmes personnes prononceront les mêmes paroles, feront les mêmes gestes. Pourquoi ? Parce que cette assemblée se compose d’un nombre fini de cellules. Et comme les cellules sont en nombre infini dans l’espace et le temps, elles ont réalisé et réaliseront à nouveau le groupement que représente cette assemblée. Et cette combinaison elle-même se renouvellera un nombre infini de fois…


Aux livres arides de physique, je préfère la « Science amusante », la science au foyer, ces petites expériences que certains auteurs ont réunies en série. Une fois que la curiosité est amorcée, il est temps d’évoquer les grandes et sèches lois générales. C’est une conclusion. D’ailleurs, n’est-on pas parti de l’expérience pour arriver aux lois ? Pourquoi ne pas suivre cette tendance naturelle ?

Ou bien on racontera des vies d’inventeurs. Il faut « s’amuser à faire de la physique ».


Pour les premiers éléments de chimie, comme pour la physique, il faut se placer au niveau de l’enfant, le frapper avec des expériences. Partir des petits faits de la vie, comme les mélanges réfrigérants, le vert-de-gris, la mousse du champagne, pour parvenir aux grandes lois générales.

Il faut, autant que possible, raconter des histoires. Que se rappelle une jeune fille à brevet de la chimie telle qu’elle l’a apprise ? Rien.


On ne répand pas assez les arts d’agrément, le dessin, la sculpture, le modelage. On ne fleurit pas assez la vie. Ces notions élémentaires devraient être diffusées, au lieu de rester le privilège d’une caste.

Ou alors, on a été à l’extrême. Exemple : Par mode, par convenance, par imitation, pour se donner un signe de richesse, on impose aux filles des séances énormes de piano. Et la plupart y touchent à peine, une fois mariées. Y a-t-il proportion entre les heures d’études et la joie qu’on en retirera ? Seules, celles qui sont douées devraient s’y consacrer. On devrait éviter cet excès. Pour pouvoir lire la musique, pour déchiffrer cette langue universelle et charmante, pour en connaître les éléments, l’écriture, il suffirait de s’entraîner d’abord, à l’âge des connaissances premières, sur un instrument simple, comme la cithare.


Pour rendre la géographie attrayante, on peut partir du jardin, étendre la notion à la commune, au canton, à l’arrondissement, etc.

Pour l’histoire, cette méthode serait séduisante, de partir de la famille, de remonter aux grands-parents. Mais il faut y renoncer, car elle ne permettrait pas de suivre l’humanité pas à pas dans ses progrès, tandis que ces étapes et ces conquêtes sont sensibles quand on prend l’homme à ses origines connues. Naturellement, il faut ramener les guerres et les rois à leur importance réelle et rendre la place qu’ils méritent aux coutumes, aux découvertes, aux arts, aux grands mouvements de la pensée, à tout le labeur des hommes.


On pourrait apprendre l’histoire de France rien qu’avec une suite de romans comme ceux d’Alexandre Dumas, Erckmann-Chatrian, Paul Adam, les frères Margueritte. Cela ne serait pas exact, direz-vous ? Cela le serait tout autant que l’histoire toute sèche, surtout au point de vue de l’atmosphère générale des époques. Il suffit de se rendre compte que, sur un fait contemporain, il y a mystère ou désaccord, pour convenir que l’histoire, telle qu’elle nous est transmise, ne peut pas être exacte quant aux faits. Quand on est dans un événement, on est comme un alpiniste dans un nuage : on n’en voit pas les contours.


J’ai déjà montré quel enseignement on pouvait tirer, en matière d’éducation, d’un fait usuel comme la conduite d’une auto. La leçon est tout aussi attrayante, du point de vue de l’instruction. Songez que, d’instinct, l’enfant veut tout connaître, tout comprendre. Chaque jour, il se réveille avec un « pourquoi » ? et s’endort avec un « comment » ? Avec ses points d’interrogation, il entend crocheter tous les mystères, forcer tous les secrets. Vous voyez d’ici tout ce qu’une auto doit révéler à son ardente curiosité : « Pourquoi les gaz s’enflamment-ils ? Comment le moteur tourne-t-il ? » Chaque carter contient une énigme enclose dont il lui faut la clé. Et le changement de vitesse ? Et le différentiel ? Et les engrenages ? Si bien que pour apaiser cette fringale, c’est tout ensemble un peu d’électricité, de chimie et de mécanique qu’on doit lui servir…

Ce petit exemple concrète les deux grandes règles qui doivent présider à l’instruction. La première, passer du connu à l’inconnu. La seconde, rendre la leçon attrayante, la donner comme un aliment et non comme un médicament.

Choix d’un métier.

Le métier, c’est un compagnon qu’on retrouve chaque matin pour ne le quitter que le soir, toute la vie. Si on l’aime, cette vie en est embellie. Si on le déteste, elle en est empoisonnée.

Une profession ! Conforme aux goûts et aux aptitudes de chacun, elle lui vaudrait le robuste plaisir de produire un effort qui ne lui coûterait pas, la juste fierté de prospérer en raison même de cet effort.

Chez nous, à peine une poignée d’hommes ont le courage et l’énergie d’un tel choix, d’où dépend pourtant la couleur de la vie. Et la plupart, pour qui chaque heure de travail devient un fardeau, qui guettent, la montre à la main, l’instant de l’évasion quotidienne, se laissent mollement entraîner non seulement par le hasard, mais par d’absurdes préjugés.

Les exemples qui pourraient suggérer des préférences manquent aux enfants isolés par l’internat. Chacun de nous ne connaît qu’une profession, celle de son père. Il nous en éloigne volontiers parce qu’il en connaît les difficultés ou parce qu’il nous y juge inaptes. Et si l’un de nous, pourtant, manifeste du goût pour une carrière d’exception, la prudence paternelle l’en détourne encore.

Il faut apporter la même attention au choix d’un métier qu’au choix d’une compagne de vie.

Les parents qui choisissent pour leur enfant le métier qu’ils aiment et non celui qu’il aime, doivent bien se rendre compte qu’ils s’exposent à commettre un véritable crime. Ils usent de cette autorité redoutable, vestige de la loi romaine, qui donnait au père le droit de vie et de mort sur son fils.

Il faut guetter chez l’enfant, chez l’adolescent, l’éveil d’un goût. Cet éveil est souvent assez tardif. Mais qu’importe ? A quinze ans, un garçon peut préparer n’importe quel examen, franchir tous les obstacles placés au seuil des carrières privilégiées. Veut-il être médecin, marin, ingénieur, officier ? Pour aucune de ces professions, il n’y a encore de temps de perdu. Le garçon de quinze ans peut se mettre en course pour n’importe lequel de ces steeple-chase, même — on pourrait presque dire surtout — s’il n’y est pas entraîné par l’ânonnement de dix ans de classe. A la condition, bien entendu, qu’il ait le goût de la profession choisie, que son énergie soit tendue vers le but. Dans ces conditions, il aura le goût du travail même le plus ingrat, car il comprendra pourquoi il travaille.

Mais bien des gens disent : « Mon fils n’a pas d’aptitude, il n’a de goût pour rien ». Il faut provoquer l’éclosion du goût, le révéler à l’enfant lui-même, épier le moindre petit germe et, désormais, le cultiver et le renforcer.

Si l’enfant marque un penchant pour la mécanique, faites-lui visiter des usines, donnez-lui un petit outillage. S’il se plaît à la culture, mettez-le en contact avec les paysans, avec leurs labeurs, faites-lui sentir la belle et noble indépendance qu’assurent les travaux de la terre. Et ainsi, encouragez la moindre prédilection.

Cet éveil de la préférence peut tenir à des causes si subtiles, et si lointaines. N’a-t-on pas dit cent fois l’influence de la panoplie sur la vocation militaire ? Il y aurait beaucoup à dire sur cette question du métier d’officier. Il est juste de le remettre à son plan. Les événements prouveront peut-être que l’officier de réserve et de territoriale, qui était dans la vie ingénieur, épicier ou financier, court absolument les mêmes risques que l’officier de carrière. Il ne faut donc pas laisser à ce dernier le monopole de l’héroïsme et du sacrifice, car ce serait dénier d’avance aux autres ces mêmes qualités d’abnégation. Et il y a tant d’officiers malheureux dans leur métier… En vérité, pour rester équitables, il faudrait mettre aux mains des enfants des panoplies de tout. Des costumes d’alpiniste, de facteur, d’explorateur, d’aviateur, de chauffeur, de marin. Au moins, on ne fausserait pas leur choix.

Et, quoi qu’on en ait dit sur ce puéril sujet, je suis d’avis de proscrire les soldats de plomb. Car il attise chez l’enfant le goût de la guerre, il en montre la face attrayante, sans lui en laisser soupçonner les deuils irréparables, les indicibles horreurs. C’est une génération de plus qui se trouve ainsi préparée à l’accepter sans révolte, d’avance, sans l’envisager sous son jour véritable, en n’en voyant que la pompe, le défilé, tout ce qui séduit et flatte en nous un vieil instinct barbare.

D’innombrables jeunes hommes, faute de préférences spontanées ou suggérées, se laissent aussi hypnotiser par l’administration. Elle les éblouit. C’est le soleil sur l’horizon vide. Être fonctionnaire ou ne pas être. Pour eux, voilà la question. Avoir un petit titre, un petit fixe, un petit travail, une petite sécurité, une petite retraite, voilà le rêve. Et de belles énergies se calcinent, tombent en cendres, devant le disque flamboyant. Il étend ses rayons sur les campagnes comme sur les villes : plus de moissons, d’autant plus hautes que le sillon fut plus profond. Mais une bonne petite place bien sûre d’homme d’équipe. Quand un vieux paysan dit : « Mon fils est sur les chemins de fer », il se découvre en tremblant. Peut-être son gars lave-t-il les cabinets, mais il a une casquette.

Toute administration d’apparence puissante et stable draine des centaines d’intelligences, bientôt enlisées dans une besogne machinale, également payée quel que soit l’effort et récompensée au tour de bête. Un chef de bureau n’a qu’un mérite : avoir vécu jusqu’à l’âge d’être chef de bureau.

Encore grisée par le bienfait récent de l’instruction pour tous, la masse prétend en tirer argent, au lieu de la considérer comme un ornement nécessaire. C’est une sorte de vêtement de l’esprit : elle veut le vendre.

« Il faut vivre, dit-on. On n’a pas le choix. » Eh bien, si, on avait le choix, mais on se l’est fermé. Par cette fascination néfaste du titre et du fixe, par un faux orgueil de « jouer au monsieur », on s’est interdit les entreprises audacieuses et les libres et jolis métiers d’artisan.

Avoir un titre ! Autre frénésie passagère qui souffle sur tout le pays. Il faut une ligne à mettre sur une carte de visite. Le préjugé nobiliaire n’est pas éteint, — tant s’en faut — et déjà la vanité en a engendré un autre qui, obéissant aussi à la grande loi de vulgarisation, est infiniment plus vaste que le précédent. Peut-on présenter « Monsieur un tel, qui est bon, énergique, et juste » ? Non. Il lui faut un titre, partout, en toutes circonstances. A tel point qu’il se nuit s’il n’en a pas. Et plus ce titre est incompris, plus il impose. Une hiérarchie nouvelle s’est donc établie. Au-dessus du petit titre pour tous — commis ou employé d’administration, — brille le titre de choix, le titre prestigieux. Une formalité redoutable le délivre : les examens.

Noblesse d’examens ! Moins arbitraire que l’ancienne, mais non moins despotique, et dont les Universités, les Écoles, dispensent chaque année, par milliers, les parchemins nécessaires. De même que nos ancêtres portaient la hache de pierre sur l’épaule ou l’épée au flanc, nous portons des diplômes dans nos poches. Ce sont nos armes à nous, nos armes de papier. Une vieille dame demandait un jour devant moi, en parlant d’un jeune garçon : « Est-il reçu ? » Elle ignorait profondément à quelle carrière il se destinait. Mais un vague instinct l’avertissait qu’aujourd’hui tout adolescent doit « être reçu ».

Combien a-t-on vu de ces jeunes gens qui, sans vocation, par vanité, parfois cédant même à l’attrait de quelques avantages d’ordre militaire, décident ainsi de toute leur vie et se laissent prendre par l’engrenage, souvent écrasant, des concours. Car, eût-on passé d’un quart de siècle l’âge des examens, on ne peut songer sans un battement de cœur à ces épreuves féroces. Vraiment, elles provoquent des émotions physiques trop violentes pour d’aussi tendres organismes en pleine formation, affaiblis par un labeur démesuré.


Il y aura lieu de se préoccuper de plus en plus d’une profession pour les filles. La question des métiers de femme prendra sans doute une importance croissante. Pour moi, c’est une erreur de faire faire aux femmes la même chose qu’aux hommes. La femme ne doit pas viser à être l’égale de l’homme, mais son équivalente.

La répartition des métiers est à refaire de fond en comble. Une révision s’impose. Il est ridicule qu’un gaillard bien râblé vende des gants aux dames. Il est odieux qu’il y ait des porteuses de pain. Il faudrait remettre les noms de tous les métiers dans une grande corbeille et recommencer logiquement la distribution entre les deux sexes.


Afin que les adolescents ne soient pas poussés tous vers les mêmes professions, afin d’élargir leur choix, il serait bon de montrer ce qu’il y a d’inconséquent et souvent de stupide dans la hiérarchie des métiers, telle qu’elle s’est installée dans l’estime publique.

Car cette hiérarchie existe. On en a une preuve curieuse dans la rédaction des lettres mortuaires. Dans l’énumération de la famille, on fait figurer les titres des officiers, des magistrats, et on se garde bien de mentionner les industriels, les commerçants, les agriculteurs, les ingénieurs même.

Par quelle lente stratification de préjugés cette hiérarchie s’est-elle établie ?

Les professions les plus honorées sont-elles les plus périlleuses ? Non. Car les tables de mortalité nous apprennent que le pourcentage le plus élevé dans la paix est atteint par les couvreurs et les vidangeurs.

Celles qui ont exigé le plus de travail préalable ? Non. Car le professeur de lycée, qui a passé par Normale supérieure et fourni un labeur écrasant, ne vient pas en tête de liste.

Celles qui exigent le plus de désintéressement ? Non. Car les fonctionnaires, également peu payés, ne jouissent pas d’un prestige culminant.

Les plus fructueuses ? Non. Car on n’estime pas spécialement les financiers.

Les plus puissantes ? Non. Car les hommes armés du plus vaste pouvoir sont les journalistes et les policiers.

Tant de raisons complexes ont joué dans ce classement ! Il y a des carrières qui furent brillantes dans le passé et qui gardent un éclat persistant : la carrière diplomatique, bien que ses mœurs soient surannées, son rôle, hélas ! souvent vain et parfois dangereux.

Puis il y a des titres qui inspirent d’autant plus de respect qu’on les comprend moins : Conseiller référendaire à la Cour des Comptes.

D’autres préjugés viennent d’un passé plus lointain. Si le commerce ne jouit pas de plus d’estime, c’est peut-être qu’il était exercé dans les anciennes civilisations par des esclaves.

Enfin, la vieille supériorité de l’âme sur le corps a exalté démesurément le travail de l’esprit et rejeté dans l’ombre le métier manuel.

Qu’en conclure ? Que cette hiérarchie s’est assise sous cent influences complexes, illogiques, et qu’il faut puiser, dans le sentiment de cette incohérence, la force de s’affranchir de ses décrets.


Une preuve de l’injustice des préventions contre les métiers manuels : au début de l’automobile, le milliardaire qui conduisait lui-même réparait la panne. Il se mettait du cambouis jusqu’au coude, jusque dans les cheveux, il trifouillait sa voiture jusqu’aux entrailles, et il ne trouvait à cette besogne rien de déshonorant ni de pénible.


Il faut bien se rendre compte de l’importance et de la nécessité de l’apprentissage. C’est lui qui nous fait profiter de tout l’acquit des générations qui nous ont précédés.

Ce serait folie de vouloir s’en affranchir. L’amateur le plus habile, livré à ses seules ressources, ne parviendra jamais à faire un assemblage aussi correct que celui d’un modeste menuisier de village.

Il y a quelque chose de touchant dans cette pensée qu’en quelques mois, quelques semaines, un humble artisan nous verse le trésor des connaissances patiemment acquises par nos ancêtres depuis des milliers d’années.

CHAPITRE IV
DE L’INSTRUCTION : QUELQUES LACUNES

Les langages secrets. — La constitution. — Soi-même. — « Self-defence ». — Planter un clou. — Les « applications ».

Les langages secrets.

On jargonne autour de nous des langues qui sont aussi différentes du français, aussi mystérieuses que les langues étrangères, mortes et vivantes. Or, le programme des études fait une place importante au latin, voire au grec, qui sont des fleurs de luxe et de haute culture. Il consacre un temps moindre à l’anglais et à l’allemand, qui ne sont qu’utiles. Et il dédaigne absolument ces langages à la fois usuels et secrets dont on aura toujours besoin dans la vie actuelle.

Quels sont donc ces idiomes hermétiques, qu’on n’apprend pas et qu’il faut comprendre ? Mais tout d’abord celui qu’on parle au pays de Finance. Nous en ignorons, au moment d’entrer dans la lutte, les plus élémentaires rudiments. Qui donc nous apprit la simple différence entre une action et une obligation ? Entre le dividende et l’intérêt ? Qui nous initia au mystère de l’hypothèque, du marché à terme et au comptant, du change et de l’escompte, du report et de la couverture ? Qui nous révéla l’énigme alléchante de l’action de jouissance et celle, angoissante, du chèque barré ? Et tant de mots détournés de leur sens originel, le parquet, la coulisse, la liquidation…

Les cours de comptabilité jettent bien là-dessus quelque lumière. Mais ils ne figurent qu’au programme d’une instruction déjà spécialisée. Tout le monde ne les suit pas. Et tout le monde aura besoin de connaître ces notions. Tout le monde se heurtera, tôt ou tard, à ces mots impénétrables. Dans ce pays où le sens de l’épargne est si vif, où chacun s’efforce, aux dépens de son bien-être présent, d’amasser pour l’avenir une petite liasse de titres, n’est-il pas surprenant qu’on n’enseigne pas le moyen de s’en servir ?

L’argent circule dans le corps social comme le sang dans un organisme. Les phénomènes financiers mènent le monde actuel. Ils font la paix et la guerre. Il y a là, au point de vue des rapports internationaux, une géographie qui en vaut bien une autre. Or, par une hypocrisie pareille à l’hypocrisie sexuelle, on garde, sur ces questions qu’on sait pourtant vitales, un silence absolu.

On rétorquera que, là-dessus, chacun fait son apprentissage, le moment venu, tant bien que mal, sous la pression du besoin. Fâcheuse méthode. D’abord, c’est risquer d’être pris de court dans une circonstance imprévue. Et puis, ce ne serait pas la peine de consacrer à l’instruction dix des plus charmantes années de la vie, si l’on n’acquérait pas à ce prix l’A B C des connaissances utiles, si l’on devait tout apprendre plus tard, dans l’urgence et sous le joug de la nécessité.

Pourquoi ne pas inculquer ces simples notions à l’âge où l’on admet que la mémoire est spécialement sensible, tendre et fidèle ?

Encore une fois, il ne s’agit pas de faire de nos adolescents autant de petits financiers. Il n’est question que d’un enseignement très élémentaire, qui n’exigerait guère de temps dans l’énorme total des heures de classe. Et si cet enseignement ne figure à aucun degré du programme des études générales, c’est sans doute que ce plan a été conçu dans un esprit déjà ancien, à une époque où la nécessité de ces connaissances ne se fût justifiée ni par la prodigieuse extension des affaires, ni par la non moins stupéfiante diffusion des fortunes.

Il existe encore un autre langage aussi nécessaire et aussi fermé. C’est celui que parlent les notaires et les avoués. C’est la langue du Palais.

Là, encore, nul ne peut dire qu’il ne se heurtera pas quelque jour à un jargon incompréhensible et dont il aurait pourtant besoin de pénétrer le sens. Pour conclure en connaissance de cause un acte d’association, industrielle ou conjugale, il nous faudrait des clartés qu’on ne nous a pas données.

Quels fiancés ont saisi un mot à la lecture de leur contrat de mariage ? O subtilités de la communauté réduite aux acquêts, lourdes entraves du régime dotal, rigueurs du remploi, vous restez lettre close pour les tendres amoureux. Et quand ils vous découvrent, il est trop tard. Que de drames seraient évités, en trois leçons !

Et combien d’industriels, de commerçants, ont dû maudire leur ignorance lorsqu’ils se sont sentis prisonniers de leur acte de société, faute d’avoir pu éventer les pièges tendus à chaque ligne ?

Actuellement, pour se marier, pour s’établir, pour mourir même — car on ne sait pas rédiger son testament — il faut avoir fait son droit.

Mais, dira-t-on, il y a le notaire. Je sais bien. D’abord, il ne peut pas s’intéresser à chacun de nous aussi étroitement que nous-même. Puis, on ne peut pas se faire accompagner toute sa vie par un notaire. On signe des actes hors de sa présence. Et, en tout cas, ce n’est point une ambition démesurée, ni une précaution superflue, que de vouloir comprendre un peu le langage qu’il nous parle…

Voilà bien l’effet — et peut-être aussi la cause — de notre ignorance : elle justifie le notaire. Elle le rend indispensable, même en des circonstances où l’on conçoit qu’on pourrait se passer de lui. Que d’actes pourraient être signés sans gros frais, non dans une étude, mais dans un bureau qu’on ouvrirait dans les mairies, si nous avions quelques connaissances en droit usuel !

En parlant un langage obscur et qu’on nous laisse ignorer, le tabellion obéit peut-être à une sorte d’instinct de conservation. Tous les hommes de robe — les médecins qui professent s’en affublent encore en cérémonie — ont besoin, pour garder leur pouvoir, de s’envelopper de mystère, comme ils s’entourent les deux jambes dans un unique fourreau. Notre ignorance fait piédestal à leur science.

Enseignons donc à nos enfants les quelques éléments essentiels de ces deux langages, celui de la Bourse et celui du Palais, comme on apprend d’avance les mots principaux d’une langue vivante, afin de ne pas être tout à fait désemparé sur la terre étrangère.

La Constitution.

On ne sait guère comment marche la machine à gouverner. Qui s’avise de la distinction entre le législatif et l’exécutif, du rôle du Président, de ses ministres et du parlement, du jeu de la vie administrative ?

En France, on méprise volontiers la politique. Certes, on peut étayer cette attitude de forts arguments. Quand, jetant les yeux sur le fourmillement parlementaire, on aperçoit les servitudes et les appétits, la terreur des responsabilités, les intrigues et les compromissions, les rivalités et les palinodies, je conçois qu’on en détourne le regard.

Mais ce n’est là qu’une vue partielle, donc injuste. Du logis qu’on visite, on n’explore pas uniquement l’office. Les politiciens, n’étant que des hommes, en ont les passions et les défaillances. Nous les apercevons d’autant mieux qu’ils sont en vedette et que leur vie nous appartient. Mais ils ne commettent pas que des turpitudes. Cette agitation cache des efforts, produit du travail, engendre des lois… Les séances du Parlement donnent une idée inexacte des parlementaires. Elles laissent ignorer le labeur réel des Commissions.

La politique est une fonction nécessaire du corps social. Et tous les organismes ont leurs basses servitudes.

Quiconque étudie l’épopée napoléonienne ou l’œuvre de la première Révolution, ne s’arrête pas à la trivialité des héros. Il juge d’ensemble. Efforçons-nous d’apporter cette harmonieuse impartialité dans notre appréciation du présent. Un étrange instinct nous pousse à croire que le temps où nous vivons est inférieur à toutes les époques passées. Qui sait ? L’histoire de ce régime naissant, de sa résistance aux assauts, de la défense obstinée de son idéal à travers les crises suprêmes, inspirera peut-être à nos descendants une curiosité recueillie.

Pour ma part, je déplore ce divorce entre la politique et le pays. Je crois qu’il est né de malentendus, servi par les légendes que laisse flotter dans l’air l’éclatement des scandales, qu’il fut surtout nourri de faciles couplets de revue, excité par d’âpres journaux de parti, entretenu par le snobisme. Je crois qu’il y aurait grand bénéfice à ce qu’on suivît passionnément le spectacle de la vie publique.

Il y a là un cercle vicieux. Se désintéresser de la politique, la tenir en mésestime, c’est autoriser les défaillances, permettre l’affaissement des consciences. Garder le contact avec les élus, ce serait stimuler leur zèle, exercer sur eux le meilleur contrôle. Les gens qui se savent regardés conservent toujours une grande dignité d’attitude.

Souvent, on voit des hommes se plaindre que le Parlement n’agisse pas selon le programme des candidats. Mais se donnent-ils la peine de rappeler à leur député ses promesses ? Lui font-ils connaître leurs vues, leurs désirs ? Lui donnent-ils un mandat précis, renouvelé, vivant, se modelant sur les circonstances, sur la vie ? Non. Précisément parce qu’ils le dédaignent, parce qu’ils l’ignorent, après l’avoir nommé. Ils ne se rappellent à lui que pour le charger de démarches et de commissions. Ils lui donnent leurs voix, mais ensuite ils ne le chargent pas d’exprimer leur pensée…

Je déplore encore ce détachement dédaigneux pour une autre cause : tous, plus ou moins, nous dépendons de la politique… En effet, il faut bien se rendre compte qu’une douzaine de ministères se partagent toute l’activité du pays. Chacun d’eux jette sur la France — et c’est une géographie qu’on n’apprend guère — un réseau administratif, une trame plus ou moins serrée. La Justice la partage en Cours d’appel, l’instruction Publique en Universités, la Guerre en Corps d’armée, etc. Les Chambres de Commerce, les Trésoreries générales, les régions minières et agricoles constituent des divisions analogues. Et nous sommes toujours pris dans les mailles d’un de ces filets lancés sur le territoire national.

Quelque métier qu’on exerce, on est tributaire d’un de ces départements. L’artiste dépend des Beaux-Arts, le cultivateur de l’Agriculture, l’ouvrier du Travail, le négociant du Commerce. Celui qui convoite une juste faveur — le plus souvent de couleur rouge ou violette — ou celui qui réclame même l’exercice d’un droit, se voit contraint de s’adresser au ministère dont il est justiciable. Malgré lui, il fait de la politique.

Le simple fait d’être citoyen français, de payer l’impôt, d’obéir à la police, de servir, de voter, nous contraint de reconnaître plusieurs de ces pouvoirs dont, soit dit en passant, nous subissons le prestige, tout en les méprisant. Leurs décisions, leurs décrets nous touchent. Le moindre changement dans la loi fiscale ou militaire réagit sur notre vie ou sur celle des nôtres. Entre nous et le régime accepté, s’est fatalement établie une solidarité nécessaire.

Alors, puisque nous sommes contraints d’obéir aux lois, puisque nous ne pouvons pas les ignorer, pourquoi feindre à leur égard un détachement puéril ? Puisque nous en subissons les effets, pourquoi se désintéresser de leurs causes ? Pourquoi ne pas en suivre la genèse, tout le travail d’élaboration ?

Là, encore, l’enseignement officiel est le grand coupable. Sur ce terrain, cependant, il aurait dû marcher de l’avant, donner le goût du régime. Mais non. Il donne l’exemple de l’indifférence. Au lieu d’en démonter les rouages, d’en montrer les grands mouvements, il laisse pour ainsi dire ignorer tout le machinisme de la Constitution.

Il ne s’agissait pourtant pas pour lui de prendre parti. Au contraire, il eût favorisé l’esprit critique. Comment, par exemple, discuter l’existence de ces grands corps comme le Conseil d’État, la Cour des Comptes, dont nous ignorons le rôle ? Comment condamner celle des sous-préfets, du moment qu’on nous en a caché soigneusement les services ?

Si l’adolescent connaissait le fonctionnement de la machine politique, il ne s’en désintéresserait peut-être pas dans la vie. Convaincu qu’il participe à son mouvement et qu’il en subit les effets, il continuerait d’en suivre le travail. Au surplus, le spectacle n’est pas si morose que semblent croire ceux qui en détournent les yeux. Toujours instructif, souvent savoureux, il est parfois brillant et pathétique. Il y a de la beauté dans la passion.

Sourds aux plaisanteries et aux préjugés, étudions donc un peu cette planche d’anatomie politique qui s’appelle la Constitution. En un temps où volontiers on cocardise, ce n’est pas la moins intelligente façon d’aimer son pays que de savoir comment il vit.

Soi-même.

Tout le monde sait la place de la Serbie. Peu de gens savent la place de leur glande thyroïde. Cette ignorance de soi-même, du site, du rôle et du jeu des principaux organes humains, apparaît prodigieuse, inconcevable, quand on l’oppose au prix et à l’importance que chacun attache à sa vie, à sa santé et aussi à la santé et à la vie de ceux qui lui sont chers.

Je m’en étonnai un jour devant un homme qui a donné des marques éclatantes d’intelligence générale. Il répondit avec un geste de pudique dégoût :

— Cela ne m’intéresse pas.

Notez que ce même homme sait parfaitement qu’une migraine le fauche, qu’il est à la merci de ce corps méprisé. Et il pousse à l’extrême le souci de ne pas vieillir avant l’âge. Il fait analyser ses… résidus à courts intervalles. Il veille au grain de sable. Conçoit-on pareilles contradictions dans un maître cerveau ? On devrait pouvoir parler de son corps comme on parle de son cœur.

Il serait curieux de rechercher dans le passé les origines de cet étrange mépris pour notre « guenille ». Mais il importe surtout de le constater dans le présent. Le programme des études secondaires comporte bien quelques leçons de sciences naturelles. Mais elles s’étendent volontiers sur les généralités et passent rapidement sur le chapitre de l’Homme. La preuve que cet enseignement est trop sommaire ? Mais c’est que nul ne s’en souvient… Je le répète, il suffit de s’interroger pour reconnaître qu’on ne sait rien de soi, rien de ce qui se passe en soi.

Quant aux effets de cette ignorance, ils se manifestent même à l’état de santé. Cette santé, nous ne savons pas la défendre. Nous ne savons pas prendre pour elle ces simples, ces instinctives mesures de précaution qui nous font conserver, brillante, entre nos mains en coquille, la lueur d’une allumette. Nous ne savons pas nous mettre en garde contre les risques, contre les suites d’une imprudence, des excès, du surmenage. Rien ne nous avertit des sourdes alertes du mal, dans sa période d’incubation, alors qu’il serait temps de l’enrayer et qu’on ne songe point encore à appeler le médecin. Où donc aurions-nous appris tout cela ?

Nous ne savons pas nous nourrir. La notion des aliments vraiment nutritifs, de ceux qui ne le sont pas, est totalement ignorée de la ménagère qui dresse le menu. Cependant, le principe est simple, la liste est courte. Il y aurait grand intérêt à ce qu’ils fussent répandus, aussi bien pour notre économie vitale que pour l’économie de notre budget.

Nous ne savons même pas dormir ! En ce sens que nous ne savons pas favoriser par des moyens naturels notre sommeil, où pourtant se régénère notre vie. On ne nous enseigne pas le régime qui lui soit le plus propice. Et nous ne savons rien de l’influence de ces courants magnétiques qui, dirigeant l’aiguille de la boussole du nord au sud, agissent sans doute sur notre organisme au repos, peut-être sur notre organisme en action, et devraient tout au moins décider de l’orientation de notre lit.

Et cette précieuse intégrité de nous-même, nous ne savons guère plus l’entretenir et la développer que la protéger. La plupart des gens ignorent leurs ressources physiques, le parti merveilleux qu’ils pourraient tirer d’eux-mêmes, les résultats stupéfiants, extra-rapides de simples exercices gymnastiques…

Il suffit pourtant, le matin, de quelques mouvements réguliers, pour amplifier le jeu de la respiration — nous ne savons pas respirer, nous n’utilisons pas pleinement nos poumons — pour renforcer les muscles en retard, pour retoucher la statue.

Avec une échelle, une simple échelle, on accoutume un enfant au vertige. En l’escaladant à l’endroit, à l’envers, en s’y suspendant, il se développe harmonieusement.

Il faudrait encore choisir parmi les sports, les adapter aux complexions, en éviter les excès. Si le canotage est excellent pour tous, parce qu’il exige l’exercice complet des muscles en même temps qu’il aiguise la présence d’esprit, la bicyclette est néfaste à quelques-uns. Mais là encore, nous allons à tâtons.

Cette ignorance de la machine humaine est encore plus fâcheuse quand nous nous trouvons en présence d’un accident ou des premiers symptômes d’une maladie déclarée. Notre bon vouloir est désarmé. Il peut même être néfaste. Car nous risquons, par exemple, de placer un asphyxié dans une mauvaise position ou de prendre au sujet d’un malade des décisions contre-indiquées. Et qu’on ne prétende pas, dans ces deux cas, qu’on a toujours un médecin sous la main. Il peut être éloigné, occupé, absent. Bref, il y a toujours une période d’attente, où notre ignorance peut être mortelle, faute de quelques connaissances médicales.

Elle est fatale encore quand elle nous masque toute la vie sexuelle, qui joue un rôle si important dans l’économie humaine. Je l’ai dit : de courageuses initiatives ont soulevé un coin du voile, protesté contre le mystère honteux qui aggravait les maux vénériens. Mais l’histoire de la génération ne se borne pas au chapitre de la maladie, heureusement. Et c’est l’ensemble de cette histoire que l’on tient secret.

J’ai entendu le propriétaire d’une roseraie fameuse s’assurer, l’œil inquiet, avant d’expliquer le mariage des roses : « Il n’y a pas de jeunes filles ? » De pareilles pudibonderies ne sont-elles pas indécentes ?

Mais c’est justement grâce à l’exemple des fleurs, des bêtes domestiques, qu’on parvient à jeter, sur ces grandes lois vitales, quelques clartés dans l’âme enfantine, sans la choquer ni la décevoir. Et cela sans solennité, je le répète une fois de plus, tout simplement, tout naturellement, au hasard des occasions et des causeries. Point n’est besoin d’aller vite. La prudence n’est pas de la pruderie. Et alors l’initiation perdra ce vilain attrait de fruit défendu qui lui donne actuellement son caractère de louche obscénité.

Alors seront évitées bien des blessures morales, chez la femme qu’une révélation trop brutale a froissée à jamais.

Et ce ne seront pas seulement des blessures morales qui seront évitées, mais aussi les blessures physiques. Ce mépris, cette honte qu’on s’inspire à soi-même, retiennent des malheureux des deux sexes d’avouer même au médecin leur intime misère, quelle qu’en soit l’origine. Ayant mis un bandeau sur les yeux, on a mis du même coup un bâillon sur les lèvres. Et il y en a qui se laissent mourir plutôt que de parler, s’immolant ainsi volontairement aux exigences farouches de la pudeur convenue.

Enfin, même silence sur les choses de la maternité. N’est-il pas prodigieux qu’on améliore toutes les autres espèces animales, qu’on étudie pour elles les lois de la reproduction et de la sélection, et qu’on abandonne encore au pur hasard la procréation humaine ? Combien d’époux, faute d’en connaître les prémisses — où donc en auraient-ils connu ? — arrivent au jour de la délivrance sans savoir si elle s’annonce et se présente normalement, si elle est précédée de ses signes nécessaires, et alors, ce sont des catastrophes, — aisément évitables — où le petit enfant perd souvent la vie.

Tels sont, à grands traits, les ravages de l’ignorance de soi-même. Tels sont les fruits du dédain et de la honte que nous inspire notre corps. Je ne sais pas de préjugé qui fasse plus de victimes ni qui mérite d’être plus obstinément dénoncé.

Self-defence.

Un jour, un bon bourgeois passait aux environs de la gare Saint-Lazare, quand il sentit une main s’abattre durement sur son épaule. Tournant la tête, il vit un homme sombre et furieux qui lui ordonna de le suivre.

— Où donc ?

— Au poste.

On n’est jamais tout à fait innocent. Arrêté sans cause connue, on a vite fait soi-même d’en découvrir une dans son passé. Bref, sans plus regimber, notre promeneur se laissa conduire au commissariat voisin. Et là, il s’aperçut qu’il avait été arrêté par un fou…

Oui, c’était un vrai fou, qui, sans doute atteint de la manie des grandeurs, se croyait policier. L’anecdote est authentique. A notre époque, un fou peut arrêter un passant et le conduire au commissariat. Comment pareille aventure est-elle possible ? L’explication est fort simple : le passant ignore ses droits. Il ne sait pas les garanties qu’il doit exiger de l’homme qui veut l’arrêter. Démuni d’armes légales, il ne peut pas se défendre.

Que chacun s’interroge sincèrement et se place dans un cas semblable. Certes, selon sa nature, il se cabrera plus ou moins haut. Mais, en vérité, il ne saura pas au juste les catégories d’individus qui ont le droit d’arrêter les autres. Il ignorera les moyens de vérifier leur identité. Il ne saura pas dans quelles conditions d’heure et de lieu, ni sur la présentation de quels mandats cette arrestation est légale.

Pour les perquisitions, même histoire. Nous ne sommes pas mieux armés pour la défense de notre foyer que pour celle de notre personne. Là, encore, les faits-divers nous apportent leurs témoignages. Que de fois la femme, restée seule au logis, laisse fouiller les meubles et crocheter les tiroirs — quand elle n’en livre pas elle-même les clefs — par de faux policiers, qu’elle a crus sur leur arrogance et leur mauvaise mine ! Elle ne savait pas. Elle ignorait sur quel « Sésame » nous devons ouvrir notre porte à la loi.

Et nous ne savons pas plus dans quelles conditions nous devons l’ouvrir à la réquisition militaire en temps de manœuvre, à l’inquisition fiscale en matière de fraudes. Quand un « rat de cave », flairant un petit délit, se présente chez un viticulteur soupçonné ou dénoncé, il se nomme à peine. Il entre, il est chez lui. Seul, son sans-gêne est garant de son autorité. Le propriétaire se tait et se tient coi. Et pour cause. Sait-il seulement les références qu’il peut exiger de l’inquisiteur ?

Ce sont là, dira-t-on, des cas exceptionnels. Soit. Mais tout le monde paie l’impôt, et tout le monde passe à l’octroi. Or, sommes-nous mieux armés pour exiger le respect de nos biens que pour défendre celui de notre personne et de notre logis ?

Chacun paie aveuglément ses contributions. Qui donc en pourrait vérifier l’exactitude ? Nul ne sait, nul ne se soucie de savoir sur quelles bases elles sont calculées.

Quand la main du gabelou s’abat sur nos bagages, sur notre auto, connaissons-nous exactement nos droits ? Pouvons-nous simplement donner au sbire la clef de notre malle et le laisser à sa basse besogne, ou peut-il nous contraindre à déboucler et à reboucler ? Quand nous lui affirmons que nous n’avons rien à déclarer, peut-il nonobstant exiger la fouille ?

Ainsi, qu’il s’agisse de nous ou de notre propriété, nous ne savons pas nous défendre. Nous avons négligé les armes que nous tendait la loi. Mais elles existent, ces armes, elles reposent à l’ombre de l’épaisse forêt du Code. Il nous serait relativement aisé de les ramasser.

A-t-on déjà tenté en ce sens quelque effort officiel ? J’ai consulté le programme actuel des lycées de France. J’ai vu que, dans une classe de troisième, on consacrait une heure par semaine à l’étude du droit usuel. Et encore on ne fait du droit usuel que dans la division B où l’on n’apprend pas le latin. Si bien que le latiniste est condamné à ignorer toute notion de droit. Mais tranquillisez-vous : ces notions de droit usuel ne descendent pas jusqu’à ces applications pratiques dont on aurait besoin dans la vie. En fait, latinistes et modernes restent également ignorants, également désarmés dans l’art de se défendre contre les abus de l’autorité.

Planter un clou.

Un dimanche matin, Monsieur, pris d’un beau zèle, décide de se passer des services toujours onéreux du tapissier et d’accrocher lui-même quelques tableaux. Il se munit de clous, s’arme d’un marteau, prend d’assaut l’escabelle. Il frappe. L’opération semble aisée. Or, elle est rarement couronnée de succès. Le marteau ne veut rien savoir pour tomber sur le clou. Il marque le mur d’une empreinte ineffaçable ou il meurtrit les doigts de Monsieur. Cependant, parmi tant de coups, certains parviennent à destination. A force de persévérance, la pointe s’enfonce. Mais la malice des choses n’a pas dit son dernier mot. Tantôt le clou s’enfonce trop bien dans un joint de plâtre et Monsieur le cueille comme un fruit mûr. Tantôt le clou rencontre de la brique et, sous les coups qui l’atteignent, il se tord.

Comme il a raison de se tordre ! N’est-ce pas comique, qu’un homme cultivé ne soit pas capable de planter un clou ? Mais qui donc le lui aurait appris ? C’est l’éternelle question. Dans la bourgeoisie qui destine son fils aux carrières libérales, le collège prend l’enfant dès sa première culotte, ne le lâche que pour le confier aux écoles spéciales. Elles le passent à la caserne, qui le jette enfin dans la vie. Il y tombe tout à fait gauche, tout à fait inadapté, puisqu’on s’est bien gardé, au cours de ces stages successifs, de lui donner cette dextérité pratique dont l’art de planter un clou n’était qu’un modeste symbole.

D’ailleurs, c’est dès le berceau qu’on a négligé d’apprendre à l’enfant l’usage de ses mains. En réalité, nous n’avons qu’une main. Nous nous privons du bénéfice d’en avoir deux. Nous n’avons pas de main gauche. Nous agissons comme si nous n’en avions pas. Nous nous imposons d’étonnantes gymnastiques pour laisser à la main gauche son rôle de reine fainéante. L’art de jongler à table avec sa fourchette et son couteau est aussi curieux à observer que difficile à exercer. Seule, la main droite règne. La mère dit à son enfant sans réfléchir : « Ta main droite ! » A la campagne, on dit : « Ta belle main ! » Pourquoi n’utilisons-nous pas les deux ? Pourquoi n’entraîne-t-on pas l’enfant à les employer tour à tour à la même besogne afin d’acquérir, par une habitude égale, une égale habileté ?

Il y a bien d’autres traits de cette inaptitude à se servir de ses mains et des outils qui les prolongent. On n’est pas adroit, chez les privilégiés de la vie. Le serait-on, qu’on l’ignorerait. Comment s’en serait-on aperçu ? Cette gaucherie nous rend pour ainsi dire étrangers à notre propre logis et tributaires, au moindre accroc, de tous les corps de métier. Pour poser une sonnerie, pour changer une lampe électrique, pour remplacer un plomb qui saute, pour remonter l’horloge, bien vite il faut faire venir un spécialiste. Le plus modeste emballage décourage les meilleures volontés. Scier une planche, c’est encore plus difficile que de planter un clou.

Loin de donner aux enfants le goût de l’habileté manuelle, il semble qu’on les en ait dégoûtés. Tirer parti de ses mains, c’est une sorte de déchéance. C’est effrayant ce que la serrurerie de Louis XVI lui a fait du tort devant l’histoire. Quand on a dit d’un particulier qu’il bâtit des petits ouvrages en bois découpé ou qu’il tourne des ronds de serviette, on l’a marqué d’un signe indélébile de médiocrité. Cela vaut pourtant mieux que de cartonner.

Et ce mépris du travail manuel ne rend pas seulement l’homme inapte aux besognes familières. Il le prive de l’agréable en même temps que de l’utile. Il lui défend les petits plaisirs inépuisables du « bricolage », la joie de mettre son empreinte sur les objets qui l’entourent. Il lui interdit la pratique de ces arts charmants qui lui permettraient de décorer, d’embellir à peu de frais son logis et par conséquent de s’y attacher.

Cette inaptitude, ce défaut de préparation à la vie pratique, il en souffre dans toutes sortes de directions. Sait-il, par exemple, le prix des choses ? J’entends le prix approximatif des choses qui ont un cours. Savons-nous le prix moyen d’un kilo de beurre, d’un kilo de bœuf, d’un kilo de fer ? Pourrions-nous établir le prix, même vaguement approché, du mètre courant d’une maçonnerie déterminée ? Cela pourrait cependant servir pour dresser un devis, préparer un budget, ou tout simplement pour n’être pas dupe devant une facture. Il y aurait là une vingtaine de chiffres à savoir. Ce ne serait pas plus inutile qu’une vingtaine de dates de bataille.

On n’apprend pas à « se servir de la vie ». J’entends par là que les enfants, dont la cervelle est bourrée, en vue des examens, de notions dont ils n’auront jamais besoin, ne sont pas initiés à toutes sortes de petites connaissances utiles qui rendraient la vie d’un usage plus commode.

Ainsi, pour préciser par un exemple, entraîne-t-on un adolescent à se servir de la poste ? A l’envoi des mandats, des différents mandats ? A quel moment lui apprend-on les diverses manières d’expédier un paquet, par colis postal, messageries, etc. ?

Mais, dira-t-on, il l’apprendra bien à l’user. D’abord, mieux vaut le lui enseigner au moment où, au dire même des pédagogues, il a la mémoire facile. Puis, dans la vie, plus tard, on n’a pas le temps.

On n’apprend pas à écrire une lettre, un télégramme, à les composer d’avance dans sa tête, à être clair, précis, à faire tenir en peu de mots l’essentiel, à mettre chaque chose à sa place. Les lettres ? Nous ne savons même pas les lire. Faites l’expérience. Ou nous sautons des mots, ou nous faussons leur sens.

On n’apprend pas à parler au téléphone, à y dire d’abord l’important, sans bavardage préliminaire, pour le cas où la communication viendrait à être coupée. Et toujours à être exact, limpide, à y verser une parole dépouillée.

Ce sont de petits arts nécessaires.

En somme, qu’il s’agisse de manier le bois, de manier le fer, de manier la plume, ou de manier l’argent, tout exige un apprentissage. Ni l’instruction, ni l’éducation ne nous le donnent.

Les « Applications ».

L’enseignement officiel se flatte de donner une culture générale. Mais c’est une culture sans fruit. Avec elle, on ne récolte pas. On pioche dans le sol aride, on l’abandonne dès qu’il devient fécond. Aussitôt que la leçon menace de devenir intéressante, de s’appliquer à la vie, au point précis où apparaîtrait son utilité, elle s’arrête.

Cet enseignement a ses raisons de planer sur les hauteurs, de dédaigner la terre. Il entend découvrir à l’esprit des vues plus étendues, l’élargir et l’assouplir. Certes, une telle gymnastique doit permettre de descendre ensuite aisément aux vulgaires contingences. Mais le détour est singulier. On rirait d’un quidam qui monterait en ballon pour apprendre à marcher.

Qu’arrive-t-il, en effet ? L’écolier devient étudiant, soldat, il entre enfin dans la vie normale. Or, il n’a jamais eu le temps de prolonger son instruction, de la compléter au point de vue pratique. Sa mémoire a vomi les matières indigestes dont on l’avait chargée. De tout ce qu’il apprit, rien ne lui reste.

En faut-il des exemples ? On apprend beaucoup de physique, au lycée. Évidemment, puisqu’on en demande aux examens. On s’étend avec complaisance sur les lois, les théories, sèchement illustrées d’expériences classiques. Mais voici notre bachelier dans la vie. N’eût-il, par un miracle unique, rien oublié de sa science, il restera comme un simple sot, incapable d’une explication, d’une clarté, devant tant de phénomènes familiers qui sont cependant de la physique.

Sait-il pourquoi la cheminée tire mal, pourquoi la lampe file ? Non. Il ignore même qu’il faut percer un tonneau de deux trous pour que le liquide s’en écoule. Il ignore le fonctionnement de son radiateur, de son ascenseur, de son chauffe-bain, qui contiennent pourtant des menaces de danger. Bien qu’il ait la cervelle farcie des lois d’Ampère et de Faraday, il ne sait rien de l’appareillage électrique, sonnerie, lumière et téléphone. Bref, il ignore tout de la physique du logis.

S’il descend dans la rue, il n’y brille pas davantage. Je le mets au défi d’expliquer comment fonctionnent le métro, le tramway, l’horloge électrique. Et je ne suis pas bien sûr que le capot d’une limousine ne recèle pas pour lui du mystère. Pourquoi ? Parce que la science officielle, dans je ne sais quel antique esprit de renoncement, de mépris pour la vie vraie, s’est résolument arrêtée devant les applications. Et il en est ainsi pour chaque branche de l’enseignement. On la coupe au moment où l’on va cueillir, à son extrémité, la fleur ou le fruit.

S’agit-il de géographie ? On s’est bourré la mémoire de nomenclatures de fleuves, de montagnes. On a appris les noms des comtés, duchés, principautés, de tous ces petits lambeaux de sol que s’arrache l’ambition humaine. Bref, on est très « calé » en géographie. Seulement, on n’a pas appris à lire la carte… J’entends la lire pratiquement, savoir se débrouiller, s’orienter, venir en aide au pilote, au chauffeur assis à ses côtés.

En histoire, on possède à fond les civilisations abolies, les âges disparus. Mais on connaît fort mal son propre siècle. On sait mieux le successeur de Louis XIV que celui de Sadi-Carnot. Je veux dire par là qu’on ne le connaît pas d’une manière intime, familière, qui permette de juger les événements actuels et de les relier à ceux de la veille.

Notons en passant que dans l’éducation familiale, on tombe dans le même travers. On va à ce qui est loin dans l’espace et le temps. Et on ignore ce qui est proche. On ignore sa famille au-dessus de ses grands-parents. On apprend la filiation des rois et on ne sait pas la sienne. On ne sait pas le nom de son bisaïeul et encore moins son métier, son œuvre sur la terre. On ignore l’histoire et le plan de la ville qu’on habite. Et on apprend des dates de batailles et les affluents du Danube…

On pioche l’histoire littéraire en vue des examens, mais on n’apprend pas les noms de ces héros de Balzac, de Daudet, de Zola, d’Anatole France, qui sont devenus, par la puissance du génie, des entités vivantes. On apprend à peu près les noms des artistes de la Renaissance, mais on ignore les noms de ces peintres récents qui fondèrent des écoles et dont les toiles deviennent cependant classiques. On n’est point apte à saisir toutes les allusions que roule l’entretien, lorsqu’elles s’inspirent d’œuvres contemporaines. Car c’est la dernière fleur de l’histoire et l’enseignement ne la connaît pas.

En dessin, même chanson. Pour les concours, on apprend à reproduire tant bien que mal les traits d’un morne Romain de plâtre, à grand renfort d’effets d’estompe. Mais veut-on montrer à un menuisier, à un maçon, le petit projet qu’on rêve de réaliser ? Impossible. On ne sait pas se servir de ses doigts. On ne peut pas les contraindre à exprimer par des traits sa pensée. Ils se dérobent. Ils refusent. Ils trahissent. C’est toujours le résultat de l’enseignement. Appliquer des notions de dessin à la pratique ? Fi donc !

On devrait enseigner aux enfants un peu de modelage, leur mettre aux mains la boulette de glaise ou de plastiline. Rien n’accoutume mieux à pénétrer le secret des formes, des reliefs et des contours. Mais on ne demande pas de modelage aux examens !

Tous ces reproches doivent se retourner contre ceux qui élaborent les programmes scolaires. Pourquoi en écartent-ils ces applications qui en apparaissent le couronnement logique ? Pourquoi cette cassure entre l’enseignement et la vie ? Il suffirait de jeter du lest par ailleurs, d’éliminer de vaines connaissances dont notre mémoire fait justice.

Pour en finir avec ces lacunes des programmes officiels, notons encore qu’on n’apprend pas l’ethnographie. Elle nous enseigne pourtant ce merveilleux échange d’effluves entre le ciel et la terre, qui crée les races, les faunes, les flores. Elle devrait être la préface souriante de la géographie.

On ne donne point aux enfants, parmi les connaissances à la base, quelques notions d’architecture. Elles leur permettraient cependant de comprendre et de goûter ces sages leçons d’équilibre et d’harmonie qui sont inscrites dans les lignes d’un beau monument. Elles leur permettraient aussi de discerner le style d’un édifice ancien, de donner un âge à ces témoins émouvants du passé, qui nous entourent et que pourtant nous ne savons pas voir.

Enfin, on n’apprend guère d’astronomie, dans les notions générales. Et cependant ce devrait être une connaissance à la base.

Elle est, de toutes les sciences, la plus étroitement mêlée à notre existence. C’est elle qui règle le pendule et le calendrier. C’est elle qui fait le jour et la nuit, la pluie et le beau temps, elle qui entraîne autour de la terre la ronde des saisons. Les spectacles astronomiques nous entourent : le rayon de soleil qui nous verse la vie, le clair de lune qui nous verse la paix, les constellations qui sont la parure de la nuit, tous les phénomènes qui frappent l’imagination, éclipses, étoiles filantes, comètes.

Et cependant les notions acquises sur l’univers sont peu répandues. Elles ne sont pas descendues dans les couches profondes. Elles ne nous sont pas familières.

Il y a sans doute dans cette ignorance l’effet d’un instinct religieux. L’astronomie ne représente pas le ciel tel que le catholicisme l’avait organisé.

De plus, l’astronomie ouvre à l’esprit des vues dangereuses pour l’ordre établi. Elle nous ramène à notre taille, qui est petite. Elle nous montre combien sont mesquines nos luttes, combien sont brefs les empires, devant l’infini de l’espace et du temps. Et c’est là le péril. Car, prêtres et chefs d’État, pour garder leur pouvoir et mener les foules, ont besoin d’entretenir un fanatisme, haine des peuples et crainte de Dieu, que dissiperait, si nous réfléchissions, le clair regard d’une étoile.

TABLE DES MATIÈRES

Préambule. — Le But et le Plan
PREMIÈRE PARTIE
OPINIONS
Chapitre Ier. — Le Bonheur
Chapitre II.Le Temps
La Foi dans l’Avenir. — La Connaissance de l’Avenir. — Le Présent vaut le Passé. — L’Héritage du Passé.  
Chapitre III.La Vie
La Vie en souplesse. — La Vie est complexe. — La Vie est précaire. — L’Inutile Tristesse. — L’Harmonie dans la Vie. — Le Plan du Réel.  
Chapitre IV.Vues Morales
Les Mains propres. — Le Déterminisme. — La Loi d’Équilibre. — Le Contrôle. — La Bravoure. — La Mort. — La Religion.  
Chapitre V.Vues Sociales
Altruisme. — Solidarité. — Quelques iniquités. — L’idée de Patrie.  
DEUXIÈME PARTIE
ADAPTATIONS
Chapitre Ier. — De l’Éducation : Principes et moyens d’action
Chapitre II.De l’Éducation : Quelques aspects
L’Argent. — Le Ménage. — De la Parure. — De la Discussion. — Éducation sexuelle. — Mariage, amour, famille.  
Chapitre III.De l’Instruction : Principes et moyens d’action
Le Lycée. — Le Foyer. — La « Valise ». — Comment apprendre. — Le Choix d’un métier.  
Chapitre IV.De l’Instruction : Quelques lacunes
Les Langages secrets. — La Constitution. — Soi-même. — « Self-defence ». — Planter un clou. — Les « applications ».  

E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY