The Project Gutenberg eBook of L'apparition : roman This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: L'apparition : roman Author: Lucie Delarue-Mardrus Release date: September 15, 2023 [eBook #71658] Language: French Original publication: Paris: Ferenczi Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'APPARITION : ROMAN *** L’Apparition Tous droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays. Copiright by J. Ferenczi, 1921. LUCIE DELARUE-MARDRUS L’Apparition ROMAN PARIS J. FERENCZI, EDITEUR 9, RUE ANTOINE-CHANTIN (XIVᵉ) L’APPARITION I LA RENCONTRE DANS LE PARC Laurent Carmin entr’ouvrit la porte de la salle à manger et vit sa mère en discussion avec un de ses fermiers. Maître Casimir voulait des réparations locatives. Mᵐᵉ Carmin répondait qu’il n’y avait pas urgence. Laurent referma la porte. De telles démarches se renouvelaient, au château, de la part des herbagers; mais ils repartaient presque toujours sans obtenir satisfaction, car Mᵐᵉ Carmin était Normande comme eux, et bien plus forte qu’eux. On l’admire pour cela dans le pays, et aussi pour ses biens, qui sont nombreux, espacés les uns des autres, des grands et des petits, fermes et manoirs, pressoirs, herbages et bois-taillis. --A qui cela appartient-il? Réponse presque toujours la même: --Est à Mâme Carmin. Il y a de ces marquises de Carabas en Normandie, car les traditions de l’ancien temps n’y ont guère souffert du renversement des rois. Le château, ancien et restauré, noble et charmant, s’entourait d’un parc mal entretenu par économie. L’église du village, située presque dans ce parc, avait l’air d’une dépendance. Il était, au milieu de la grande pelouse, une pièce d’eau sur laquelle naviguaient deux cygnes. Un saule pleureur se mirait. Allées profondes, fourrés épais, clairières, une étendue qui semblait n’avoir de limites que les horizons bleus et mauves, venait s’achever au pied du perron, quatre marches et leur belle rampe de pierre. Et tout cela, qui écrasait l’humble village, c’était bien la seigneurie d’autrefois, orgueilleuse, isolée au milieu de champs à l’infini, très loin des villes. Au-dedans, un meuble disparate faisait se côtoyer la camelote moderne avec de précieuses choses. Le grand salon montrait des housses, un lustre de cristal, une pendule Restauration sous globe, des stores de soie bouillonnés, quelques portraits de famille. Le feu de bois de l’immense cheminée y répandait un charme en hiver; la lumière verte des arbres y jetait, l’été, sa mélancolie campagnarde. En bas, il y avait encore, trop grande, claire, la cuisine et sa dinanderie du vieux temps, la salle à manger brune et sombre, tapissée de verdures admirables, la salle d’étude avec son tableau noir, la salle de billard toujours fermée, un petit salon et ses fauteuils de tapisserie criarde, le vestibule et les couloirs à vitraux polychromes, sans compter la seconde cuisine, la buanderie, l’office et la lingerie. En haut, les chambres sentaient la cretonne et le pitchpin; mais certaines avaient mobilier d’acajou, ciels de lit et rideaux à fleurs, qui furent le décor des grand’mères. Mᵐᵉ Carmin de Bonnevie, méticuleusement, continuait là-dedans l’existence sans histoire des siens. Etre veuve de bonne heure, pour une femme comme elle, c’est se faire, à trente ans, _dévote_, comme sous Louis XIV, ce qui veut dire être habillée de noir et vouée à la piété, choses qui n’empêchent en rien de veiller âprement sur l’argent. Nerveuse et sèche, ses cheveux noirs, lisses, chignon sans grâce, son teint jaune de vieille fille, ses yeux bruns, assez beaux, chargés d’austérité, rien, ni ses habitudes d’ordre et d’épargne, ni son habillement, ni le genre de petits chapeaux étriqués, monopole de la province, qu’elle perchait sur sa tête pour aller à la messe, rien en elle n’indiquait qu’elle eût une passion dans la vie. Elle en avait une, cependant. C’est la seule qu’on juge légitime chez les femmes. Elle a pourtant la violence et toute l’animalité des autres. Mᵐᵉ de Bonnevie aimait son fils, secrètement, on peut dire, ne voulant rien montrer à ce garçon, ni aux autres, de sa faiblesse cachée. Etant chef de famille depuis plus de cinq ans, elle tâchait de l’élever dignement, afin d’en faire un homme selon son goût, un vrai successeur des hobereaux qui l’avaient engendré, un vrai Carmin de Bonnevie, gentilhomme-fermier qui soigne ses terres, accomplit ses devoirs religieux, chasse au fusil, joue au billard, fonde une famille de deux enfants au plus, et meurt, après une existence si bien remplie, convenablement, comme il a vécu. * * * * * Laurent acheva de refermer tout doucement la porte qu’il avait entr’ouverte. Il avait vu ce qu’il voulait voir. C’était un garçon de douze ans à peu près, droit sur ses reins, bien fait, tourbillonnant. Ses joues rondes, son nez parfaitement enfantin, ses cheveux noirs, paquet de boucles sur le front, lui conservaient, à cet âge, sa physionomie de petit bébé tout brun; et rien n’était puéril comme sa voix trop haute, cette voix qui chantait le dimanche à l’église, angéliquement. Mais le charmant enfant de chœur, parmi ces traits encore indécis, possédait le regard le plus audacieux, une paire d’eux gris sombre, enfoncés et larges, étincelants et rapprochés; sa bouche épaisse, d’un rouge violent, accusait encore l’énergie formidable de son petit menton; et, cachée sous les boucles, la forme bien particulière de son front montrait deux bosses arrondies, vraies petites cornes de faune, prêtes à percer la peau tendue et lisse. Depuis sa naissance, presque, la maman luttait contre lui. Il avait commencé par enfoncer ses quatre dents, à dix mois, dans le sein de sa nourrice, au point que cette femme n’avait plus voulu de lui. Dès ses premiers pas, ses caprices, destructions, cris, trépignements, coups à ceux qui le portaient, s’étaient multipliés jusqu’à remplir tout le grand château de sa petite présence atroce. De sept à dix ans, se roulant par terre au moindre mot, crachant à la figure des gens ou leur jetant les objets à la tête, mordant comme un petit fauve, injuriant et taquinant tout le monde, ses férocités avaient bouleversé la famille et la domesticité. Et maintenant qu’il sortait de la première enfance, on ne savait pas trop où s’exerçaient ses ravages, puisqu’il disparaissait dans le parc à la moindre occasion, pour le soulagement général, du reste. Malgré tout cela, pourtant, on l’aimait. Il était si sain et si beau! Son rire était si frais! Cette enfance turbulente était la vie même du grand château mélancolique. Cependant, offrant à Dieu la peine inouïe qu’elle se donnait pour élever ce mauvais sujet, la mère, malgré tout son orgueil d’avoir un fils, regrettait parfois, sans oser se l’avouer à elle-même, qu’il ne fût pas plutôt une fille. Mais la mauvaise foi maternelle reprenait vite la parole: --Il est trop bien portant, c’est tout. Il deviendra plus traitable avec l’âge... Tous les garçons, c’est connu, sont difficiles à élever... Son père avait mauvaise tête aussi, mais bon cœur. * * * * * Il courait, son canif au poing. Son canif était le seul instrument d’étude qu’il aimât. L’ouvrir et le fermer le distrayait quand, le mardi et le samedi, l’instituteur de l’école venait lui donner sa leçon, ou bien pendant qu’au presbytère M. le curé, seul à seul, chaque mardi, l’interrogeait sur le catéchisme et le latin. Ce canif, il l’avait détourné de ses destinées ennuyeuses pour en faire un joujou passionnant. Tailler des crayons, quelle bêtise! Mais fabriquer des arcs et des flèches dans le sous-bois, poignarder les pêches et les poires des espaliers quand François a le dos tourné, couper en quatre les vers de terre, amputer les grenouilles, et, lorsqu’il faut rester à la maison, taillader clandestinement le bord des meubles du salon, lancer la lame dans la planche à repasser, pour l’épouvante de Maria quand elle est à la lingerie, ou bien hacher furieusement les beaux légumes de Clémentine à ses fourneaux, voilà l’emploi vrai d’un canif... Son néfaste jouet dans la main, il bondit de toute son âme, ivre de cette récréation illicite qu’il vient de s’octroyer. --Quand maman va revenir à la salle d’études... Il rit. Il rit d’être dehors pendant qu’il fait si beau, rit d’avoir, avant de les quitter, donné des coups de pied dans ses livres et ses cahiers jetés par terre, rit du bon tour qu’il joue à tout le monde en se sauvant dans le parc, alors qu’on le croit à son pupitre, apprenant ses déclinaisons. En passant comme le vent devant la plate-bande inculte où le mois de juin triomphe: --Rosa la rose!... crie-t-il à pleins poumons. Sa voix aiguë a déchiré l’air, cri d’hirondelle. Le voilà déjà loin. Ses jambes nues de petit garçon musclé l’emportent, tout son corps dessine des lignes dansantes sous le jersey du costume marin qu’il porte. Le voilà dans la pépinière où sont rassemblées les essences rares. Brusque, il s’arrête, obéissant à son désir soudain. Vite, ouvrons le cher canif. D’un seul coup, la lame, vigoureusement maniée, s’enfonce dans l’écorce tendre du premier petit arbre. Il l’arrache et recommence. --Tiens!... Voilà pour toi!... Tiens!... Voilà encore pour toi! Une fureur joyeuse l’anime. Il voudrait que l’arbre se défendît. Il voudrait se battre. --C’est toi, Laurent?... Qu’est-ce que tu fais là? Il s’est retourné. L’oncle Jacques est là, qui le regarde. L’oncle Jacques est le frère de maman. Il s’appelle comme elle: Carmin de Bonnevie. Car papa et maman étaient cousins. L’oncle habite depuis toujours un petit pavillon dans le parc. Laurent sait comme on le considère à la maison. Il est célibataire et riche. Parrain et tuteur de Laurent, dont il a choisi le nom sans qu’on devine pourquoi (puisque les aînés de Bonnevie se sont toujours appelés Jean), il est aussi l’oncle à l’héritage. Débile, avec sa figure fripée et fade, ses yeux myopes, ses cheveux grisonnants, c’est un original inoffensif qui vit tout seul dans son pavillon, faisant lui-même son ménage par peur qu’on ne dérange ses papiers, souffrant à peine que la fille de cuisine lui prépare ses maigres repas. On ne le voit guère au château que le dimanche, jour où maman l’invite à déjeuner ou à dîner. Il a des idées à lui. Il porte toujours dans sa poche une barbe de plume dont il se chatouille le dedans du nez, au moins trois fois par jour, pour se faire éternuer, parce que cela évite les rhumatismes. Il fait un peu d’aquarelle et de modelage. Mais sa vraie marotte, ce sont les livres, parmi lesquels il vit, c’est l’on ne sait quels essais historiques qu’il écrit. Il croit avoir, au cours de ses recherches, retrouvé par hasard les traces de la famille, dont l’origine remonterait à la fin du XIVᵉ siècle. Il est en correspondance avec des savants, des bibliophiles, des libraires. Et l’argent qu’il dépense pour ses documents est une des exaspérations de sa sœur. * * * * * Grand, voûté, crasseux, mal habillé, l’air d’un pauvre, l’oncle Jacques considérait son neveu. --Qu’est-ce que tu fais là?... Il avait, comme eux tous, un rien d’accent normand, cette manière très atténuée que, chez nous, les gens distingués ont de chanter comme les paysans, ce qui, du reste, n’est pas sans charme. Le petit Laurent releva son menton volontaire. Ses yeux pleins d’éclats regardèrent de bas en haut le grand type sans méchanceté qui ne le gronderait pas. --Ben, tu vois bien, répondit-il, je massacre les arbres... Un rêve couva dans les yeux doux de l’oncle. Depuis longtemps, il soupirait aussi, lui, comme sa sœur, au sujet de l’enfant. Ce diable ne ressemblait en rien au neveu qu’il eût souhaité, studieux et sage disciple auquel il eût inculqué l’amour de l’histoire, qu’il eût initié lentement à ses recherches sur l’origine de leur maison. --Ce n’est pas beau d’abîmer les arbres... prononça-t-il. Et puis, qu’est-ce que tu fais à cette heure-ci dehors? Tu devrais être à ta salle d’études. Une fois de plus, il soupira: --Si tu voulais, Laurent, je t’apprendrais, moi... Et sans t’ennuyer, tu sais? Une petite émotion lui fit avancer sa main, gentiment, comme pour mieux persuader par quelque caresse. Le gamin, impassible, laissa la main s’avancer. Puis, appliquant dessus une fort grande claque, il répondit par le mot le plus grossier du monde. Et, sans reculer, effronté, provocant, il continua de regarder son oncle. L’autre, remettant sans rien dire sa pauvre main dans sa poche, attentif, dévisagea le petit. Celui-ci, les yeux égayés par une ironie toute normande, prit exprès le plein accent du pays pour demander, de sa petite voix trop haute: --Est-y qu’ t’ aurais point entendu? Et, de toutes ses forces, faisant un pas en avant, le menton haut, il cria de nouveau l’insulte. Là-dessus, un craquement de branches. Et l’on vit Mᵐᵉ Carmin de Bonnevie, nerveuse et noire, qui venait à grands pas colères. --Laurent!... Laurent!... Alors, avec un geste de petit bouc, il secoua sa tête toute frisée et brune, exécuta de côté quelque chose comme une ruade, et, faisant un pied de nez dans la direction de sa mère, à toutes jambes il se sauva, disparut. L’oncle Jacques, nez à nez avec sa sœur suffoquée, murmura: --Je te félicite, Alice! Il est bien élevé, ton fils! A quoi, rouge et méprisante, elle répondit, elle aussi, sur un ton presque paysan: --Tu t’occuperais de tes dictionnaires, cela vaudrait peut-être beaucoup mieux, tu sais?... Puis, reprenant sa course, elle se remit, haletante, à la poursuite du petit. II APPRIVOISEMENT Il avait continué de fuir, était loin, maintenant, tout au bout du parc. Par une brèche, il se coula, sur les genoux et les mains, à travers la haute haie épineuse, et fut sur la route. Le village commençait là. Quatre heures. Les écoliers sortaient de l’école. Il y en avait quatre ou cinq avec lesquels Laurent aimait à jouer. Chaque fois qu’il le pouvait, il allait les retrouver en cachette. On le lui défendait expressément, ces enfants n’étant pas de son rang, et connus pour leur mauvais esprit. Ils étaient de ces petits Normands dits «fortes têtes», qui ramassent des cailloux pour lapider les passants et ne rêvent par ailleurs qu’école buissonnière et maraude. Ce n’étaient pas des fils de paysans. Ceux-là sont plus pacifiques et plus lents. L’un appartient à la dame de la poste, l’autre à l’épicier, le troisième... Laurent s’était battu longtemps avec eux avant de les dominer. Maintenant il était leur maître, celui qui décide des jeux et des promenades. Après saute-mouton et les quilles, la bande quittait le village et s’en allait à travers les chemins creux, longeant les haies des fermes, en quête de méfaits nouveaux. Chaque saison avait ses plaisirs. En hiver, ils s’introduisaient, par des trous, dans les granges fermées, afin de jouer à cache-cache dans les bottes de foin, qu’ils mettaient à mal en les piétinant. Au printemps, ils cherchaient des nids, ou bien volaient des œufs dans les poulaillers. En été, c’était la cueillette des groseilles dans les vergers mal gardés. En automne, ils secouaient les pommiers et bourraient leurs poches de pommes qu’ils se partageaient ensuite, avec cris et batailles. Laurent avait à profusion, chez lui, toutes ces bonnes choses; mais il ne les aimait que dérobées, conquises. C’était pour lui le butin de guerre, avec tout ce que ce mot comporte de risques et d’aventures. Au retour de ces expéditions, sali, déchiré, les yeux sauvages, il rentrait au château, sachant fort bien quelles punitions l’attendaient. C’étaient toujours les mêmes, Mᵐᵉ Carmin n’ayant pas trouvé mieux. Elle les graduait selon la gravité des cas. Il y avait la privation de dessert, les lignes à copier, la retenue du dimanche, le dîner au pain sec, le coucher bien avant l’heure, en plein jour. Il y avait aussi le blâme de M. le curé, la menace du collège, et autres paroles qui le laissaient indifférent. Mais personne, jamais, n’avait levé la main sur lui, ce qui, peut-être, eût été la seule chose à faire. Avec son instinct d’enfant, il se rendait parfaitement compte qu’aucune autorité suffisante, dans cette maison sans homme, ne pouvait mater son indiscipline. Et, sans même le savoir, il méprisait en bloc tout son monde. * * * * * ... Quand Mᵐᵉ Carmin vit qu’elle ne rattraperait pas son fils, elle rentra tout époumonnée au château, mit son chapeau, ses gants, et fut au presbytère trouver M. le curé. C’était son habitude dans de telles occasions. Accoutumé, monotone, l’abbé Lost la reçut dans sa petite salle à manger. C’était un prêtre de campagne, grand et solide, fin visage paysan, cheveux déjà gris, esprit plein de bonhomie et non sans sagesse. Quand il eut, avec des yeux demi-clos de confesseur, écouté les doléances de sa châtelaine: --Qu’est-ce que vous voulez, Madame, dit-il d’un air las... les punitions n’agissent pas, les raisonnements encore moins. Le pauvre enfant n’est sensible à rien et n’a peur de rien. Je vous l’ai déjà dit. Il faudrait vous en séparer pour le mettre dans une bonne institution, loin d’ici... Ce serait mieux à tous les points de vue. Il serait enrégimenté, surveillé... L’émulation... Il est tout aussi apte qu’un autre, quand il veut. Vous n’avez qu’à voir comme il a vite appris son plain-chant. Voilà! Quand ça lui plaît... --Je ne me séparerai jamais de mon fils!... répondit froidement Mᵐᵉ Carmin. Onctueux, le prêtre accepta cette phrase qu’il attendait. --Alors, Madame, ayez un précepteur... Un abbé... Je vous ai déjà dit tout cela. --Monsieur le curé, fit-elle avec assez de hauteur, je vous ai déjà dit aussi qu’il ne me convenait pas d’introduire dans ma vie une personne étrangère... Ils avaient baissé les yeux tous deux. Mᵐᵉ Carmin était encore trop jeune, et craignait les mauvaises langues; elle était, de plus, chacun le savait, fort regardante et redoutait des dépenses non prévues dans ses calculs serrés. L’abbé Lost releva la tête, cligna, ne regarda pas en face, et conclut: --Alors, Madame?... --Alors, Monsieur le curé?... --C’est un enfant bien difficile... articula-t-il d’un air décourageant. Une véhémence contenue rendit plus foncés les yeux de la nerveuse personne. --Ah! Monsieur le curé!... Quand on pense qu’à dix mois il mordait sa nourrice au sang, et que j’ai dû renoncer à la garder! Il a fallu... Il connaissait l’histoire. Patiemment, il reprit quand elle eut fini: --Puisque vous ne pouvez pas vous en séparer, Madame, peut-être faudra-t-il essayer... essayer d’autres moyens... Voyons! L’enfant a grand désir de posséder une bicyclette... Peut-être qu’en la lui promettant s’il est raisonnable... Elle le coupa passionnément: --Non! Puis, essayant de se modérer: --Une bicyclette?... Mais on ne le verrait plus jamais, alors? Il serait tous les jours à la ville... Ce serait du propre!... Le prêtre ouvrit les bras et haussa les sourcils, comme pour exprimer: «A la fin, qu’est-ce que vous voulez qu’on dise à une entêtée comme vous?...» Mais il avait des raisons, d’ordre bien ecclésiastique, pour ménager son importante paroissienne. Il prit un rassurant air grave: --Madame, le bon Dieu seul sait ce qu’il veut faire de votre fils. Il faut avoir confiance. Les _Confessions de saint Augustin_ sont là pour nous prouver que... Elle n’était venue que pour entendre cela. A personne d’autre qu’au prêtre elle n’eût fait voir l’état de son cœur anxieux. * * * * * Laurent n’accompagna pas ses amis dans leurs entreprises d’aujourd’hui. Depuis sa rencontre de tout à l’heure avec son oncle, une idée s’insinuait lentement en lui. Jamais il ne semblait entendre les paroles qu’on lui disait, ne les entendait pas, en réalité. Mais elles restaient comme semées dans sa tête, et germaient un peu plus tard. Voici, marchant d’un pas calme, le même galopin qui courait si fort. La tête basse, il réfléchit, tout en avançant sous les arbres de l’allée. Ses grands sourcils, froncés, donnent à son front mat, chargé de boucles noires, une expression qui n’est pas celle d’un enfant. Ses yeux sombres, pleins d’une âme autoritaire, regardent de côté sans rien voir. Il cessa soudain d’hésiter et se remit à courir. A la porte du pavillon habité par son oncle, il frappa trois grands coups, d’un geste décidé, violent, comme tous ses gestes. Et parce que l’oncle n’ouvrait pas assez vite, il se mit à trépigner. Enfin, des pas se firent entendre. --Qui est là?... demanda la voix étonnée de l’oncle. --C’est moi, Laurent. Ouvre! Le verrou, la clef, tout grinça. L’oncle Jacques apparut dans l’ombre de son corridor. C’était la première fois que son neveu pénétrait chez lui. --Qu’est-ce qui t’amène?... fit-il avec une immense surprise. Laurent lui planta dans ses yeux myopes un regard catégorique. Mais il ne sut dire que ce mot d’enfant: --Rien... L’autre comprit-il qu’il y avait, dans ce mot, beaucoup de choses? --Entre!... murmura-t-il avec une émotion singulière. Et quand le petit fut dans le cabinet de travail, au milieu des paperasses qui envahissaient tout parmi la plus épaisse poussière, devant la table de travail surchargée de livres, de brouillons, de gravures, qu’éclairait la fenêtre à petits carreaux à travers laquelle on voyait fuir les perspectives du parc, il fit un mouvement effaré, comme s’il allait se sauver. Il n’y eut aucune explication. L’oncle s’assit à sa table. Avec un petit tremblement dans la voix: --Puisque tu es venu me voir... Tu sais ce que j’étudie là? --Non! --Eh bien! C’est l’histoire de notre famille. Il se pencha, chercha fiévreusement, ses yeux myopes tout près des papiers. Laurent piétinait. Il avait quelque chose à dire, qui voulait sortir, qui ne pouvait pas attendre. Mais il savait que le moment n’était pas encore propice. Et il souffrait, de tout son être impatient, péremptoire. --Je suis presque sûr, maintenant, continuait Jacques de Bonnevie, presque sûr d’avoir retrouvé les traces de notre premier ancêtre. Il y a de ces coïncidences qui ne peuvent pas être du hasard... C’était sa passion à lui. Toute sa personne frémissait. Pour la première fois, quelqu’un de la famille venait à lui, consentait à l’écouter. Et c’était justement le plus intéressant, Laurent, l’enfant, celui qui pouvait devenir le disciple. Depuis vingt ans, les siens le considéraient comme un maniaque ennuyeux dont on n’entend même plus les propos. --Ecoute... Je vais te retrouver le livre, où, pour la première fois, il y a quinze ans, j’ai découvert, je crois, l’origine de notre nom... Tu vas juger toi-même... C’est presque une certitude... C’est... oui!... oui!... C’est une certitude! J’ai d’autres documents, tu vas voir... Qu’est-ce que tu fais?... Ah! oui!... les images!... Tu regardes mes gravures?... On vient de me les envoyer. Mais ce n’est pas intéressant. Il y en a une que je cherche... Il secoua la tête d’un air agacé. --Ils ont bêtes, tous ces libraires! Il va falloir, un de ce jours, que je fasse le voyage... que j’aille voir moi-même les musées... Il n’y a pas moyen!... Brusquement, il se tourna tout entier vers l’enfant. Et, comme si c’eût été le préambule de toute une conférence: --C’est dommage que tu ne saches pas l’italien. Mais j’ai mes traductions. Laurent fit un pas brutal en avant. Mais l’oncle ne s’en aperçut pas. --Et, d’abord, poursuivit-il, est-ce que, là-bas, ils t’ont déjà fait faire de l’histoire universelle? Laurent secoua rageusement la tête. --Non! --C’est dommage! Alors, on ne t’a jamais parlé des Sforza, de Ludovic le More, des Noirs et des Blancs, des Guelfes et des Gibelins, des Grandes Compagnies, des condottieri? La tête remuait toujours, de plus en plus négative et rageuse. --A ton âge?.... Qu’est-ce qu’ils t’apprennent donc, chez toi? L’enfant haussa les épaules. Et, comme soulagé d’exhaler son mépris, de quelque façon que ce fût: --Ils m’apprennent l’Histoire Sainte et le catéchisme! Un rire de l’oncle: --Imbéciles! Il se leva, prit dans ses mains la tête toute frisée qui résistait d’instinct, ne parvenait pas à se laisser faire. --Tu aimerais connaître notre histoire? Un essai de complaisance passa sur le visage rebiffé du petit. --Oui, oncle. D’enthousiasme, le vieux garçon, pour se frotter les mains, lâcha la tête qu’il tenait. --Laurent, tu sais comment nous nous appelons, en réalité? Ses yeux se fermèrent. Il y avait quinze ans qu’il le ressassait à des moqueurs qui ne l’écoutaient pas. --Ecoute bien! Notre premier ancêtre était moine au couvent des Carmes, en Italie. C’était à une époque que je t’expliquerai plus tard. Un beau jour, il sort de son couvent, décidé, comme on dit maintenant, à vivre sa vie. Quelle vie!... Je te raconterai. Tu ne saisis pas encore?... Un surnom lui reste: Carmine. Maintenant, voici autre chose. Il y a, dans l’histoire des Grandes Compagnies, un fameux Buonavita, ainsi nommé par ironie... Passons! Eh bien!... Moi je suis à peu près sûr, à présent, que Carmine et Buonavita ne sont qu’un seul et même personnage. Comprends-tu, maintenant? Comprends-tu?... Carmine Buonavita, c’est notre nom: Carmin de Bonnevie! Se rasseyant, le front en sueur, il attira l’enfant contre lui. --Qu’est-ce que tu dis de ça?... C’est assez clair! Coïncidence?... Coïncidence?... Jamais!... Les deux noms, l’italien et le français, sont bien identiques, voyons! Une joie subite l’agita. --Mon petit Laurent! Tu es venu! Tu es venu enfin! Quel bonheur que tu m’aies compris! Pour l’embrasser, il se souleva sur son fauteuil. --Ecoute, maintenant! Je vais te lire... Mais Laurent n’en pouvait plus. Malgré lui, ce qu’il avait décidé de dire et qui l’avait amené là, dans ce pavillon, éclata comme une fanfare. Il mit un bras autour du cou de son oncle, s’assit sur ses genoux, et, de sa plus haute voix d’enfant de chœur: --Oncle! Oncle!... Je veux une bicyclette, et c’est toi qui vas me l’acheter! La stupeur fit que Jacques de Bonnevie demeura d’abord absolument muet. Doucement, ses mains avaient repoussé l’enfant. Le cœur serré, le front bas, il regardait fixement par terre. Cette ridicule bicyclette, tombée dans son rêve, l’anéantissait d’un seul coup. Il put enfin relever la tête. Avec une indicible mélancolie, il murmura: --Une bicyclette?... C’était donc pour cela qu’il était venu le voir, le petit? Et de tout ce qu’on venait de lui dire, il n’avait rien retenu, comme les autres... --Ben oui, une bicyclette!... s’emporta Laurent. Maman ne veut pas me la donner, et moi je la veux! Il frappait du pied. Ses yeux flamboyaient. Un sourire passa sur la figure triste de l’oncle. --Et tu comptes sur moi pour ça? Je me ferais bien arranger par ta mère!... Son sourire finit en rire. Il s’était levé comme pour congédier le jeune importun. Ce fut avec la plus amère ironie et le plus inutile orgueil qu’il acheva, la tête haute: --Et puis, c’est laid, une bicyclette! Un Carmine Buonavita ne monte pas à bicyclette: il monte à cheval! Laurent avait reculé comme un petit animal attaqué. --Tu es aussi bête que les autres!... cria-t-il. Plus bête!... Je te déteste, entends-tu, vieux idiot!... Il avait fait un bond. --Tiens, tes livres!... Tiens, tes papiers!... Tiens, tes gravures!... Avec un cri déchirant, Jacques de Bonnevie se jeta sur son neveu. Eparpillées sur le plancher, piétinées, les paperasses volaient. L’encrier renversé glissait un serpent noir sur la table, menaçant les précieuses pages. Ce fut une courte lutte. Le malheureux historien, dans le poing crispé du petit, parvint à reprendre le papier qu’il chiffonnait férocement. Quelques coups s’échangèrent. Puis, finalement maîtrisé, l’enfant, pris aux poignets, repassa tout en se débattant la porte du cabinet de travail, celle du couloir, celle, enfin, du pavillon, laquelle, avec bruit, se referma dans son petit dos en jersey bleu. III LA BELLE DÉCOUVERTE Par les allées crépusculaires, il revenait enfin au château. L’heure du repas le ramenait animalement chez lui. C’était la seule discipline qu’il connût et acceptât. Il avait passé le reste de son après-midi, depuis six heures, à donner des coups de pied dans la porte du pavillon de son oncle, puis à lancer des pierres dans ses vitres. Mais l’oncle ayant fini par fermer les volets, l’enfant, à la longue, s’était lassé. Sa crise de colère, épuisée, le laissait encore bouillonnant. Les joues moites, les yeux animés, il avait rôdé tout autour du pavillon, cherchant des vengeances. Maintenant qu’il rentrait, il savait que l’heure était venue de l’immanquable punition. Mais il ne la redoutait pas beaucoup. Cela faisait partie du rythme de sa vie. Ses poignets, tordus par les doigts de l’oncle, lui faisaient encore mal. Il en éprouvait comme une satisfaction. Il s’était battu. Il était bien. Il ne se pressait pas. Sa pensée l’occupait, tandis qu’il avançait à travers les arbres sombres. Sous ses pieds, le sol était doux et mou, velouté de mousse qu’il ne pouvait plus distinguer, dans la grande nuit qui tombait des branches entrecroisées. Une fraîcheur descendait avec l’heure. L’enfant passait parfois par une zone de parfums venus de quelque chèvrefeuille invisible, ou bien de certaines herbes, encore chaudes du soleil de la journée. Et, tout au bout des avenues, le couchant et les ramures, étroitement mêlés, composaient un long vitrail bleu, rouge et jaune. Le grand apaisement du soir calmait peu à peu la petite âme insurgée. Cependant aucune douceur n’y pénétrait. Laurent, simplement, réfléchissait; et ses réflexions restaient combatives, ardentes. --_Ma_ bicyclette, je la veux! Ils me la donneront... Ou bien... Régner sur les autres. Dominer. Il se voyait en rêve évoluant sur cette machine toute neuve, au milieu des enfants du village rassemblés, pleins d’envie et d’admiration. Il imaginait les acrobaties qu’il ferait, et aussi les grandes courses vertigineuses qui l’emporteraient sur les routes. Aller loin. Aller où l’on veut, sans contrôle, seul avec son désir! D’avance il méprisait ses compagnons, qui, eux, n’auraient pas comme lui de bicyclette. Il aimait mépriser. C’était une forme de solitude. Sans formuler aucun de ces mots, il se sentait aristocrate, sombre, farouche. Parmi ce crépuscule, le long de l’allée magnifique, il ne goûtait rien de la grande poésie qui l’enveloppait. Il ne se répandait pas dans la nature. Avec sa force intérieure ramassée, courte, il n’était qu’un petit humain déchaîné, terrestre, éminemment plein d’appétits. Mais peut-être était-il ainsi plus proche de cette nature qu’il ne sentait ni admirait, plus semblable à elle qu’aucun rêveur, tout son être tendu vers ses désirs violents comme les branches étaient tendues vers le ciel; et la fatalité qui le menait avait la même puissance que celle qui conduit les racines enterrées, dont la vigueur obscure cherche et prend sa place dans le sol, férocement, en écartant tout pour vivre. * * * * * --Ah! te voilà enfin?... Dans le cri indigné de Mᵐᵉ Carmin, il y eut à la fois de la menace et du soulagement. On venait d’allumer les lampes. Le couvert était mis. A la porte de la salle à manger, sur le seuil du petit salon où cousait sa mère, Laurent s’était arrêté, ricanant, ses boucles noires sur les yeux, ses belles joues de petit enfant arrondies autour de sa bouche éclatante. Il connaissait par cœur tout ce qui allait lui être dit, le questionnaire auquel il ne répondrait pas, les blâmes, les avertissements, et, pour finir, l’ordre de monter à sa chambre afin d’y manger son pain sec en guise de dîner. Ceci était la conséquence de cela. Il n’en souffrait pas. Il n’avait pas douze ans. Il sentait devant lui, tranquille certitude, s’étendre son avenir formidable. Chaque heure accroissait sa force, fortifiait ses muscles durs de garçon. Un jour, quoi qu’ils fissent tous, il serait un homme. Qui donc, alors, oserait le punir ou lui donner des ordres? * * * * * Après son long sommeil de bébé, réveillé de très bonne heure, il vit le soleil bleuté du petit matin entrer dans sa chambre vieillotte, accrocher des étoiles dans les rideaux à fleurs de son lit Louis-Philippe. Il éprouva d’abord qu’il avait bien faim, n’ayant dîné la veille que de pain. Manger, pour commencer. Ensuite?... Ensuite, les hasards de la journée. Vivre. Vivre de tout son pouvoir, sans tenir aucun compte des autres. C’était cela, la joie d’exister. Il la sentait bondir en lui. Mais, pas une seconde, il ne décomposait cela. Il s’habilla en hâte, comme si quelque chose l’eût pressé. A la cuisine, où personne encore n’était descendu parce qu’il était trop tôt, il se servit lui-même, fourrageant les armoires et le garde-manger. Puis il tira les verrous, souleva les barres. Et le voilà vite parti, profitant de ce que sa mère est encore couchée, qui, dès huit heures, l’accompagne à sa salle d’études. Une triomphante journée de chaleur se prépare. La crécelle minuscule des grillons se dépêche jusqu’au bout des horizons. La verdure immense a des ombres couleur d’indigo. Le ciel est pâle de beau temps. La rosée suinte sur la grande pelouse, autour de la pièce d’eau. Les deux cygnes nagent déjà, gonflés comme des navires à voiles. Où vais-je courir?... Qu’est-ce qui va m’amuser aujourd’hui, ce matin, immédiatement? Il venait de se précipiter au galop, sans encore savoir où il irait. Il vit au passage François, le jardinier, occupé du côté des serres. Il vit ensuite la remise où l’on rangeait les deux voitures, l’écurie où se tenait, avec les deux grands vieux chevaux de la victoria, le poney qu’on attelle au tonneau. --Ah!... Sa pensée s’éclaircit tout à coup. Une des graines semées par la parole, et qui ne germaient en lui que longtemps après, venait d’éclore subtilement. Il entendit, avec une prévision étrange, le mot que, la veille, avait dit son oncle, doux maniaque, lequel mot, sur le moment, n’était pas parvenu jusqu’à son esprit: «Un Carmine Buonavita ne monte pas à bicyclette. Il monte à cheval!» D’un regard rapide, il se rendit compte que nul ne l’observait, qu’il n’y avait personne aux alentours. Monter à cheval! Certes, c’était presque aussi beau que monter à bicyclette. Plus beau, peut-être. Comment n’y avait-il encore jamais songé? Le poney hennit en entendant s’ouvrir la porte de l’écurie, croyant qu’on venait l’atteler pour aller à la ville faire des commissions. Laurent l’avait souvent conduit, à grand renfort de coups de fouet; et la bête avait peur de ce petit garçon brutal. La couverture posée et sanglée, sans même lui mettre son mors, l’enfant prit le cheval par son licol et le sortit devant la porte. Là, le saisissant par la crinière, il se mit en demeure de sauter dessus, ce qui fut très vite fait, vu son agilité, son adresse naturelles. Mais c’était la première fois qu’on s’avisait d’enfourcher cet animal, qui ne connaissait que la voiture. La défense fut immédiate et furieuse. D’une seule ruade, le poney, scandalisé, fit voler le petit cavalier par dessus ses oreilles. Les pavés de la cour étaient durs. Laurent se releva le front ouvert, les paumes et les genoux écorchés. Mais, aveuglé de colère, à peine s’il s’en aperçut. D’un bond il avait repris le poney, qui s’échappait. Et la lutte commença, forcenée et longue. D’une part, coups de poing dans les naseaux, coups de pied dans le ventre. De l’autre, sauts de côté, coups de sabot, ruades, cabrades. Dix minutes plus tard, Laurent, qui tout de suite avait compris comment se tenir en équilibre, passait au galop de charge la barrière de la cour et dévalait dans le parc, emballé. Les mains agrippées à la crinière, le menton en avant, les jambes crispées, collées à sa monture sans bride, il riait, les dents serrées, ses grosses boucles noires fuyant au vent. Et il ne savait pas qu’il lui coulait du sang sur la figure, par la petite blessure de son front ouvert sur les pavés, et qu’il était terrifiant à voir, emporté dans cette course à l’abîme. Affolé, le poney bondissait devant lui, au hasard, risquant, le long des avenues, de se tuer et de tuer l’enfant, en se jetant sur quelque arbre mal aligné. En plein soleil, la chevauchée déboucha sur la grande pelouse, rasa la pièce d’eau parmi l’effarement des cygnes qui s’enfuirent, les ailes ouvertes, et fonça tout droit sur le château. Le bruit rythmique et furibond des quatre sabots fit accourir toute la maisonnée, qui venait juste de s’éveiller. On vit paraître à la porte de la cuisine les trois servantes levant les bras. On vit François, le jardinier, revenant des serres, jeter de stupeur ses outils par terre. On vit, sorti de son pavillon, l’oncle Jacques, qui se précipitait, en bras de chemise. On vit, enfin, à la fenêtre de sa chambre, Mᵐᵉ Carmin de Bonnevie. Et celle-ci, comme si elle apercevait le démon lui-même, se mit, au spectacle de son fils ensanglanté sur ce cheval furieux, à pousser des cris d’épouvante, en proie, pour la première fois de son existence, à la plus effrayante attaque de nerfs. IV A BOIRE! Si Laurent, après tant de méfaits successifs, ne partit pas pour le collège, c’est que sa mère, à la dernière minute, découvrit un moyen désespéré de garder son enfant près d’elle. M. le curé, les domestiques, même l’oncle Jacques criaient tout haut au scandale, et, sourdement, faisaient honte à la malheureuse de vouloir continuer la tâche impossible d’élever toute seule un petit garnement pareil. Mᵐᵉ Carmin, qui ne voulait pas avoir l’air, par orgueil, de céder aux éternels avis de l’abbé Lost, tira parti, cependant, de l’une des idées qu’il ne cessait de lui suggérer. Mais elle sut habilement la déguiser, de façon à s’en attribuer le mérite. Elle ne promit pas la bicyclette conseillée par le prêtre, mais... --Ecoute, Laurent, dit-elle au lendemain des diverses punitions infligées à l’enfant, écoute! Tu as douze ans bientôt. Tu commences à devenir grand. Et pourtant tu te conduis si mal que monsieur le curé recule toujours ta première communion. Tu chantes la messe à l’église, et tu n’es pas capable de te mettre en état de grâce. Tu n’es pas capable, non plus, de t’instruire comme les autres garçons. Cela ne peut pas durer. J’ai tout essayé. Je vois que rien ne sert à rien. Aussi j’ai l’intention de t’envoyer au collège. Si nous n’étions pas à la veille des grandes vacances, tu serais déjà parti. Ne prends pas cet air moqueur. Cette fois-ci, je suis tout à fait décidée. Ne t’en vas pas. J’ai quelque chose à te proposer. Je... Eh bien! je veux bien tenter une autre méthode. Suis-moi bien. Si tu es _très sage_ jusqu’aux vacances, je te promets... Je te promets que tu auras une selle, une bride, tout ce qu’il te faudra pour monter convenablement le poney, puisque cela t’amuse. Est-ce accepté, Laurent?... Une petite rougeur était montée à son front. Elle savait bien qu’elle pliait devant ce petit pour la première fois. Et cette lâcheté, que lui dictait sa passion maternelle, lui coûtait comme un déshonneur. Un éclair avait flamboyé dans les yeux gris, couleur de tempête. Laurent comprenait aussi bien que sa mère qu’un grand événement venait de s’accomplir. La réponse fut laconique, cruelle comme une complicité: --Bien, maman. Accepté! Ses bonnes joues de marmot, si tentantes, la mère n’osa pas les embrasser. Une honte profonde, un immense espoir la soulevaient ensemble. Elle détourna la tête pour cacher quelques larmes. Il lui semblait qu’elle venait de signer un pacte avec le diable. * * * * * Ce furent deux mois, presque, de repos au château. Exact et taciturne, Laurent, tous les matins, entrait à la salle d’études. Le travail qu’il exécutait n’était pas énorme. Son horreur des livres restait la même. Mais, tant bien que mal, ses devoirs étaient faits chaque jour et ses leçons apprises. Aux heures de récréation, il ne sortait plus dans le parc. Les enfants du village s’étonnaient de ne plus jamais le voir. Chaque jour, à la même heure, il allait à l’écurie. Accoudé sur la porte, il regardait le poney. Puérils et durs, ses yeux convoitaient en silence la prochaine proie. Mené par l’intérêt, âpre comme un homme fait, il se sentait capable de réfréner jusqu’au bout tous les bondissements de sa nature indomptable. Et même il allait jusqu’à dire bonjour, encore qu’entre ses dents, à l’oncle Jacques, chaque fois que celui-ci, le dimanche, venait déjeuner ou dîner au château. Mais, rancunier, définitivement désenchanté par la séance du pavillon, l’oncle Jacques ne répondait jamais un mot. Il affectait, d’ailleurs, de se désintéresser complètement du petit, de quoi sa sœur lui en voulait grandement. Quelqu’un qui n’en revenait pas: M. le curé. Bien trop fin pour faire sentir que c’était son conseil, après tout, qu’on avait suivi, le prêtre, chaque jour, félicitait Mᵐᵉ Carmin de son heureuse initiative. --L’année prochaine, disait-il, nous lui ferons certainement faire sa première communion. Et ce sera l’achèvement du miracle. Et Mᵐᵉ Carmin, oubliant sur quelle humiliante et dangereuse base était établie la sagesse subite de son petit garçon, souriait, heureuse, fière, émue. * * * * * Pendant les huit premiers jours, il fut tout à la joie de monter enfin son cheval. La selle, achetée d’occasion au chef-lieu, lors d’un voyage qu’elle avait fait tout exprès, fut payée, avec bien des soupirs, par Mᵐᵉ Carmin, le jour qu’on l’apporta. Sacrifice d’argent, sacrifice d’autorité, c’était beaucoup pour elle. Elle avait lésiné sur le reste du harnachement. Une vieille bride, trouvée à la ville, lui sembla suffisante. ... Ce fut devant tout un petit rassemblement que Laurent, le premier jour des vacances, enfourcha sa monture. Que de petits cris de peur, que de battement de cœur! «Il va se faire tuer!...» s’exclamaient les servantes. «N’ayez crainte!...» répondait François, «il est quéru comme un lion!» Mᵐᵉ Carmin, les mains jointes, ne savait murmurer que deux mots: «Mon Dieu! Mon Dieu!...» Et tous, sans le dire, admiraient le petit cavalier, si courageux sur sa bête surexcitée, si beau, si fort, si rageur, dont le visage était celui d’un bambin et les yeux ceux d’un guerrier. Quand il eut, pendant ces huit jours, rempli tout le parc de ses gambades équestres, de ses chutes et de ses colères, il fit sa première sortie au village. Le cheval, maintenant, était dressé, dressage barbare, mais qui suffisait au petit cavalier. Quand il rentra le soir: «Une bicyclette, qu’est-ce que c’est que ça?...» se disait-il avec un dédain immense. Comme il avait triomphé! Comme il s’était senti haut au-dessus des autres, dominateur! Avait-il jamais pu se mettre à leur tête pour de misérables courses à pied? Conséquence inattendue, l’entrée du cheval dans la vie de ce petit garçon supprima du coup ses rapines en compagnie des petits drôles, ses amis. Les vacances suivaient leur cours sans amener rien de fâcheux. Toute la fougue de Laurent Carmin de Bonnevie s’épuisait en luttes avec sa bête, en galops fous, en courses lointaines. Et, le dimanche, en robe rouge et surplis blanc, tout brun et tout petit dans le chœur lumineux de l’humble église, seul au milieu de tous avec son âme rebellée, il chantait, séraphique, remplissant la nef de son immense soprano. Et cela aussi le dégorgeait de sa véhémence. Mᵐᵉ Carmin remerciait le ciel. Le curé se frottait les mains. Les domestiques respiraient. L’oncle Jacques, dans son coin, haussait les épaules, étonné, rassuré pour ses carreaux et pour ses livres. Une après-midi d’orage menaçant, de nuages noirs à l’horizon et de soleil sinistre, la cuisinière, Clémentine, penchée sur son fourneau, se retourna soudain et se mit à pousser des cris. Avec coups de cravache, coups de talons et jurons, Laurent, au milieu d’un grand bruit de sabots frappant le carrelage rouge, faisait, à cheval, son entrée dans la cuisine. --Voilà une heure que j’appelle dehors!... jeta-t-il. Personne ne me répond. J’ai soif! Donne-moi à boire! --Voulez-vous sortir d’ici?... trépignait la fille, réfugiée debout sur une chaise. A-t-on idée d’un bastringue pareil! Le cheval dans ma cuisine, à c’t’ heure! Vous allez ruiner mon carreau! Vous me faites tourner les sangs! --A boire!... répéta Laurent. Et, tout à coup: --Si tu ne me donnes pas un verre d’eau tout de suite, je fais ruer le poney dans tes casseroles, dans ton fourneau, dans ta figure, dans tout! Il violentait la bouche du cheval, qui se mit à reculer en biais, la tête haute, l’œil injecté. Tremblante, Clémentine comprit qu’il fallait céder, à moins de malheurs. Elle descendit de sa chaise, alla chercher un verre, le remplit avec la carafe; et prenant toutes sortes de précautions pour approcher du cheval qui piaffait, cramoisie de terreur, elle tendit le verre au petit. Mais, tandis qu’il buvait d’une seule lampée, secoué, renversant l’eau sur ses habits: --Je le dirai à Madame!... cria-t-elle avec indignation, je le dirai à Madame!... Il avait fini de boire. Sa bouche trop rouge luisait, mouillée. Sans un mot, froidement, terriblement, il leva le verre vide au-dessus de sa tête frisée; et, de toutes ses forces, de toute son adresse, il l’envoya dans la figure de la fille. Puis, sans se retourner, d’un seul bond de sa bête cravachée, il sortit de la cuisine et disparut à travers le parc, ventre à terre. V ANGOISSES --Surtout, que mon frère n’en sache rien!... Que monsieur le curé n’en sache rien!... Que personne n’en sache rien!... Penchée sur le lit de sa malheureuse servante balafrée, dont le visage disparaissait sous les pansements, Mᵐᵉ Carmin lui tenait les mains avec force. Elle avait voulu la soigner elle-même. On avait dit au médecin de la ville et, du reste, à tout le monde, que la pauvre fille était tombée, un verre à la main. Clémentine, complaisante, essayait de sourire. Elle savait bien qu’elle serait largement dédommagée de sa blessure, récompensée de son silence. Et peut-être aussi son cœur simple de femme du peuple comprenait-il le drame que vivait cette mère, liée à son enfant épouvantable par un incalculable amour. Dès le lendemain de l’accident prétendu, François, le jardinier, avait été chargé de mener le petit cheval à la ville pour l’y mettre en vente. C’était le châtiment de Laurent. Le loueur de voitures, d’ailleurs, après avoir examiné le poney, n’en avait offert qu’un très bas prix, car cette bête était devenue peureuse, vicieuse, intraitable. Lui ôter son cheval! Arrêté dans sa verve, blessé dans son orgueil, le petit de Bonnevie souffrait par toutes les fibres de son être. Sa déception d’enfant était tragique comme un amour trahi, sa colère d’autocrate était douloureuse comme un mal physique. Il savait qu’il n’allait pas pouvoir supporter l’offense. Qu’allait-il arriver, maintenant? En lui se déchaînait le torrent intérieur. En était-il responsable? On lui avait fait du mal. Il avait maintenant le droit de prendre toutes les revanches. Mᵐᵉ Carmin, pour aggraver encore les choses, avait décidé que son fils coucherait désormais à côté d’elle, au fond d’un petit cabinet donnant dans sa chambre. Elle voulait savoir à quelle heure il se levait, afin de surveiller ses sorties. Et, dès qu’il était dans le parc, elle le faisait, autant que possible, épier par les servantes ou par le jardinier. Nonobstant ces vexations et sa fureur, le gamin avait vu clair dans le manège de sa mère. Elle s’était arrangée pour déguiser la vérité. Laurent comprenait confusément pour quelles raisons. Sa complice! Elle était sa complice! Ni le médecin, ni le village, ni même le château ne sauraient que c’était lui qui avait frappé la servante. Il n’en ressentait ni reconnaissance, ni tendresse, mais seulement un sentiment de force extraordinaire. Tous les êtres étaient pour lui des ennemis, parce qu’il les détestait d’avance. Seule, sa mère n’était pas son ennemie: elle était sa vaincue, sa chose. Il ne pouvait donc pas la détester. Sa faiblesse, il la devinait à travers ses essais d’autorité. Certes, il allait savoir profiter de cette faiblesse! L’amour qu’elle avait pour lui, qu’il sentait si fortement vivre autour de lui, n’allait pas jusqu’à mettre une douceur en lui. Mais, comptant sur elle, malgré tout, comme sur une alliée, il lui accordait, dans son cœur brusque, une espèce de confiance. Et c’était cela sa manière à lui d’être tendre. Quant à la pauvre victime de sa violence, cette Clémentine qu’il avait si grièvement blessée, il n’éprouvait à son endroit ni honte ni remords. Il la haïssait, au contraire, de toute son âme. C’était sa faute à elle s’il l’avait frappée. Est-ce qu’il pouvait ne pas attaquer quand on le provoquait? Et parce que c’était à cause d’elle qu’on vendait le cheval, il était heureux qu’elle souffrît, heureux de penser qu’elle serait sans doute défigurée. Il lui souhaitait la mort. Les vacances, si bien commencées, allaient donc se continuer dans les contraintes et la rage impuissante. Petit cavalier démonté, Laurent tenait, avant toute autre chose, à cacher son humiliation. Aux gens de la maison, à l’oncle Jacques, on avait dit que le poney, décidément, était un jouet trop dangereux pour Laurent, que Laurent était trop imprudent, trop brutal, et que l’animal finirait un jour par le tuer. Mais les garçons du village, les camarades d’aventures, qu’allaient-ils dire, eux que l’enfant avait si bien écrasés de sa vanité, eux qu’il avait lâchés délibérément, comme des mercenaires dont on ne veut plus? Afin d’éviter leurs ricanements, Laurent dut s’astreindre à ne pas quitter le parc, à fuir le village. C’était bien en vain qu’on le survolait dans ses allées et venues. Il n’avait maintenant nulle envie de passer par les brèches pour courir la campagne avec ces polissons. Pour ne même pas faire voir aux siens à quel point l’atteignait la ferme décision de sa mère, pour qu’à leurs yeux celle-ci ne pût s’enorgueillir en rien, il affecta de ne plus s’intéresser qu’à son chant, qui l’intéressait en effet. Et le curé fut tout heureux de voir le petit, chaque jour, entrer au presbytère et demander des leçons. Ne voulant pas risquer de rencontrer quelque camarade, il passait par l’église attenant au parc. Ce fut une période de sagesse et de musique, une période, eût-on dit, presque religieuse. Il en apprit, en un mois, beaucoup plus que depuis les deux ans qu’il chantait. L’abbé Lost, à l’harmonium, le dirigeait. Ce prêtre, comme certains ecclésiastiques campagnards de Normandie, avait quelque érudition musicale liturgique. La petite voix énergique et pure modulait les quatorze messes grégoriennes. Et nul, jamais, ne se fût douté que le même enfant pouvait être à la fois ce jeune ange musicien et ce petit garçon dangereux. Ce fut un matin qu’il quittait l’église pour repasser dans le parc, qu’il se trouva, sous le porche, face à face avec ses anciens compagnons. Ils étaient là tous les cinq, qui l’avaient guetté, sans doute. --Ohé! Laurent!... crièrent-ils, où qu’il est ton cvâ? --Est-y qu’ tu veux t’ mettre curé?... fit une autre voix, depuis qu’ t’en es descendu? --T’avais l’air de vouloir nous épotir, dit un troisième, mais te v’là l’ cul par terre, comme nous autres, à c’t’ heure! Et, comme il se précipitait sur eux, les poings levés, ce fut une bataille poussiéreuse dans le doux soleil de fin septembre. Quatre enfants étant enfin parvenus à le maintenir avec peine, le cinquième s’avança sur lui. Pâle, décoiffé, saignant au nez, Laurent vit ce que tenait celui-là dans sa main levée: un casse-tête mince et flexible, avec ses deux boules aux extrémités, sa lanière passée au poignet. --Dis seulement un mot!... menaça le garçon, et je te démolis, vilain modèle! Mais l’on voyait bien que jamais il n’oserait frapper, car, malgré tout leur mauvais esprit, ces petits n’avaient rien en eux qui ressemblât à la férocité de l’autre. D’un coup de reins inattendu, Laurent venait de se dégager. Il s’était jeté sur son agresseur. Tous deux roulèrent à terre. --Donne ton casse-tête!... criait Laurent. Je le veux! Je le veux! Un casse-tête!... Rien au monde ne lui semblait plus beau, plus désirable. Avait-il vraiment pu s’amuser d’un canif! Son envie était telle qu’il retrouvait une force inouïe non seulement pour repousser les quatre autres rués sur lui, mais encore pour tordre le bras qui tenait l’arme convoitée. Il voulait ce casse-tête. Donc, ce casse-tête était à lui. Plus rien d’autre n’existait momentanément sur la terre. Quand ils se furent dégagés et reculés: --Et pour qui qu’on te le donnerait?... s’esclaffèrent les garçons. T’es riche, tu n’as qu’à le payer!... Puis, parmi moqueries et pieds-de-nez, ils s’enfuirent tous, laissant là le petit de Bonnevie, avec son nez en sang, ses boucles désordonnées, ses vêtements en loques et roulés dans la poussière, ses yeux foudroyants qui les maudissaient. La vie allait décidément de mal en pis. * * * * * A partir de ce jour, ce fut en vain que l’abbé Lost attendit son enfant de chœur. --Laurent a encore fait des bêtises!... répondait Mᵐᵉ Carmin, interrogée, et je l’ai puni. C’est sans doute pour cela qu’il boude. Or, une semaine plus tard, profitant d’un instant d’inattention de la part de François chargé de le suivre de loin dans le parc, Laurent se glissa rapidement par sa brèche et disparut. On ne le revit plus de l’après-midi. Le pauvre jardinier, le croyant au château, courut aux informations. Clémentine, qui se levait maintenant, secoua sa tête bandée. --Encore du mal, va!... fit-elle sombrement. Le soir, à l’heure où l’on met le couvert, Laurent n’était pas rentré. Malgré l’extrême pâleur de son visage: --Je ne l’attendrai pas!... déclara Mᵐᵉ Carmin, glaciale. Servez-moi, Maria! C’était la première fois qu’une chose pareille arrivait. Mᵐᵉ Carmin fit semblant de manger, évitant de regarder l’horloge. Mais comme Maria, tremblante, apportait les légumes, la mère ne put se tenir de murmurer: --Comme il fait noir, ce soir! Une seconde après, elle éclatait en sanglots. * * * * * Il ne revint qu’au dessert. Des cris du côté de l’office avaient averti déjà Mᵐᵉ de Bonnevie. Elle n’eut pas le temps de se lever pour courir aux nouvelles. Silencieux, sombre, Laurent entra dans la salle. Il n’était ni sali, ni déchiré, ni décoiffé. Ses joues rondes d’enfant mat n’étaient pas plus pâles qu’à l’ordinaire, ni ses yeux gris plus étincelants. --Où étais-tu?... cria Mᵐᵉ Carmin, entièrement décomposée. Il ne répondit pas. Il s’assit à sa place, et sortit sa serviette du rond, comme s’il eut attendu d’être servi. --Où étais-tu?... répéta-t-elle avec force. Mais pas un mot ne sortait des larges lèvres rouges. Laurent regardait son assiette. Il était là, vivant, sain, il était là! Oh! l’embrasser, le serrer contre elle, le couvrir de caresses et de larmes! --Laurent! articula-t-elle de sa voix la plus sèche, fais-moi le plaisir de monter et de te coucher immédiatement, veux-tu!... Ce soir tu n’auras même pas de pain sec pour ton dîner. * * * * * Il dormait. Son petit visage volontaire était enfoui dans son bras replié. Ses paupières hermétiques, avec leurs longs cils noirs, son nez enfantin, sa grosse bouche entr’ouverte, ses joues, ses belles joues rondes, et le paquet de boucles noires qui roulaient sur son front bossué, tout cela palpitait doucement, au rythme de son souffle régulier. Entrée avec précaution dans le cabinet où il couchait à présent, Mᵐᵉ Carmin, avant de se déshabiller, était venue le voir, une bougie à la main. De grandes ombres remuaient sur les boiseries du mur. Le lit était tout blanc, l’enfant tout brun. Longtemps, la mère contempla son fils. Toutes ses angoisses se résumaient en un seul mot: «Est-il possible!» Ses dents mordaient nerveusement sa bouche amère. C’en était fait, maintenant. _Elle en avait peur._ Comme pour ne pas laisser une telle pensée pénétrer en elle, elle fit un geste que répéta l’ombre gigantesque du mur, un geste qui semblait chasser des fantômes. Alors, elle posa doucement sa bougie sur la commode, et, dans la lumière singulière de ce réduit, marchant à pas de loup, elle s’approcha plus près du petit lit. Elle se souvenait d’un soir, où, penchée de la même façon, elle avait embrassé son enfant endormi. Mais il s’était éveillé dès le premier frôlement et l’avait griffée cruellement au visage, petit animal sauvage qui ne peut souffrir qu’on le touche. Elle hésita quelques moments. Leurs deux figures étaient si proches! Elle vit comme son sommeil était profond. Ses lèvres se posèrent, tout doux, sur le front moite encombré de boucles noires, sur les bonnes joues fraîches et pâles, sur les paupières aux longs cils. Et les larmes coulaient, passionnées, qui mouillèrent une à une le visage adorable du petit dormeur. VI L’ÉPOUVANTE Elle n’avait pu fermer l’œil, en proie à ses angoisses. S’étant levée plus tôt que d’ordinaire, elle s’assura, puérilement, presque superstitieusement, que l’enfant était bien là, dans le petit cabinet qui donnait dans sa chambre. Il dormait encore, tourné vers le mur, la touffe noire de sa tête émergeant de la blancheur des draps. Rassurée, elle descendit à la salle à manger pour y prendre son café au lait. Elle était forcée, en laissant la porte ouverte, de voir Laurent quand il descendrait. Il ne pouvait pas lui échapper. Plus jaune que d’ordinaire et plus creuse était la figure sèche de Mᵐᵉ Carmin, plus foncés ses yeux noirs au blanc bilieux. Mais, le dos droit, le regard distant, elle ne laissa rien voir des souffrances qui la torturaient. Tout en donnant ses ordres, tout en remuant la cuiller dans son bol: «Qu’est-ce que je vais en faire aujourd’hui? Comment l’occuper pour qu’il ne s’échappe pas? Si je lui faisais faire des devoirs de vacances?... Ce serait une bonne punition...» Elle n’analysait pas, certes, tout ce qu’il y a d’anormal, de presque monstrueux dans la vie d’un enfant de hobereaux, seul de son espèce parmi la monotonie campagnarde, sans compagnons, sans pairs, isolé dans sa caste comme dans une tour, dernière forme, sans doute, de la féodalité partout ailleurs oubliée. Les deux bonnes venaient à peine de se retirer que Clémentine revint à la salle à manger. Elle était toute pâle entre les bandages de sa face massacrée. Et, dans l’expression de ses petits yeux bleus, il y avait une sorte d’indulgence, une grande et discrète pitié. --Madame... murmura-t-elle comme à regret, il y a encore une histoire... Voilà des gens qui viennent d’entrer à la cuisine et qui demandent à voir Madame tout de suite. C’est rapport à Monsieur Laurent... Il paraît que c’est arrivé hier. Mais Madame, ils disent qu’ils vont porter plainte au Parquet... Mᵐᵉ Carmin s’était levée. Elle n’avait plus une goutte de sang dans les veines. --Faites entrer!... dit-elle faiblement. Et, pendant l’instant qu’elle attendit, sa tête tomba sur sa poitrine, durement courbée par la main même de la fatalité. --De quoi s’agit-il, Quesnot? Elle venait de reconnaître l’un de ses fermiers, celui de la petite ferme de la Belle Haie, qui, toujours, était en retard pour payer ses termes, et qu’elle menaçait chaque fois d’expulsion. Il était accompagné par son frère, qu’elle connaissait bien également. Elle s’était rassise. Elle leur fit hautainement signe de prendre des chaises. Mais ils restèrent debout, la casquette aux doigts et leur regard sournois examinait le plancher. --Voilà, Madame..., dit l’aîné sans se presser. Est que mon p’tit gas, Benjamin, qu’ vous connaissez ben, s’est trouvé assommé hier à la soirante par vot’ garçon, dans l’ chemin d’ la Courlande, qu’il en est resté sans connaissance pendant plus d’un quart, et qu’ c’est d’aucuns qui passaient qui nous l’ont ramené tout masqué de sang. Le por’ méchant gosse est installé d’une manière qu’il va p’t-être bien en perdre un œil. Il a dit comme ça, quand il a pu parler, qu’monsieur Laurent, qu’il n’a jamais vu que de loin à la messe, l’a croisé dans l’ chemin, qu’ils ne se sont dit mot, et qu’il s’est trouvé frappé et tombé sans savoir pourquoi. Vu la position où qu’il est, j’ons l’intention d’ porter plainte pas plus tard que tout de suite, chose que vous d’vez ben comprendre, Mâme Carmin. Elle essayait de ne pas perdre la tête. Hostiles et froids, les deux paysans la regardaient. Elle fut brusquement debout. --Le médecin... bégaya-t-elle. Avez-vous vu le médecin?... --Où qu’on l’aurait vu, Madame?... répondirent-ils presque ensemble. Elle comprit ce qu’ils voulaient dire. Elle continua: --Vite! Vite!... la victoria!... Je vais faire atteler, je vais aller chercher le docteur moi-même à la ville et vous l’amener. Je verrai l’enfant... Nous... Si vraiment il est si mal, je... vous n’aurez pas à vous plaindre de moi. Vous le savez bien, voyons! A leur tour ils avaient compris. Ils n’étaient venus que pour cela. Mais hochant la tête d’un air implacable: --C’est des choses qui ne se peuvent pas, ça, Mâme Carmin! dit le père. C’est tout d’ même pas parce que vous êtes au château et nous à la ferme que votre éfant doit tuer les nôtres sans que nous parlions!... Il se vengeait, en cette minute, des longues années vassales supportées en silence. Le frère, sans élever la voix, commença: --On n’est pas au temps des seigneurs, vous savez ben!... Mᵐᵉ Carmin courut fermer la porte, revint à eux. --Voyons!... Voyons!... haleta-t-elle. Ce n’est peut-être rien... Nous allons voir... Dans tous les cas, il y a toujours moyen de s’arranger pour que... Oui... --J’ voyons bien qu’ vous voulez recouvrir le mystère!... dit finement le paysan. Il sembla réfléchir. Quelques phrases suivirent de part et d’autre, à double sens, hypocrites. Puis: --On verra ça, Mâme Carmin... On verra ça!... La Belle-Haie est une gentille ‘tite’ ferme, bien sûr. Mais quand qu’on n’est pas maître sur sa terre... Un soupir profané, enfin, la soulagea. Le spectre de la Justice s’écartait. En cette minute, son avarice même ne calculait pas ce qu’allait lui coûter une telle affaire. Il s’agissait de sauver son enfant. C’était tout. Elle rouvrit fiévreusement la porte. --Maria!... Clémentine!... Il faut trouver François tout de suite, qu’il attelle!... Je vais à la ville à l’instant! Elle se reprit pour demander, avec quelque dignité retrouvée: --Où est Monsieur Laurent? Mais il avait, bien entendu, profité du désarroi pour disparaître. * * * * * Elle revenait de sa course épouvantable et longue. Il était presque midi. Laurent n’était toujours pas là. Le médecin avait fait craindre de très mauvaises suites pour ce coup reçu par le petit Benjamin. L’enfant, en tous cas, resterait borgne. Au docteur, on avait raconté comme quoi grimpant un talus, il avait reçu des pierres sur la tête. Mais l’histoire véridique, sourdement, courait déjà tout le village. Mᵐᵉ Carmin, en rentrant, avait bien vu comment les gens la regardaient. Elle sentait le château tout entouré de murmures. Oubliant de se mettre à table, elle écrivit rapidement deux mots, un pour son frère, un pour le curé, puis se mit à les attendre, en marchant de long en large dans la salle. Elle était, maintenant, obligée de les mettre au courant, de leur demander secours, de les constituer conseil de famille. Il ne lui était plus possible de rester seule avec sa responsabilité. Son orgueil ne souffrait pas encore. Elle vivait une de ces minutes où les sentiments ordinaires sont dépassés. Des obscurités ne parvenaient pas à s’éclaircir dans son esprit. Le petit Benjamin ne devait pas dire toute la vérité. «Je sais bien que Laurent est d’une violence effroyable. Mais, enfin, il ne l’aurait pas arrangé comme ça sans motif!» Une autre question la harcelait: «Avec quoi donc l’a-t-il frappé pour lui faire une blessure pareille?» Jacques de Bonnevie et l’abbé Lost venaient à peine d’entrer, visages étonnés, inquiets, venaient à peine d’expliquer qu’ils n’avaient pas fini leur déjeuner pour accourir plus vite, que Clémentine, une fois de plus, parut à la porte de la salle. --Madame, ce sont trois enfants qui veulent parler à Madame, parce qu’ils disent qu’ils savent des choses... --Mais qu’est-ce qui se passe?... s’exclama l’oncle Jacques. Mᵐᵉ Carmin ne murmura qu’un mot, tandis que ses yeux chaviraient: --Laurent!... --Encore?... fit le curé. --Faites entrer les enfants... ordonna Mᵐᵉ Carmin. Et, la cuisinière disparue, vite elle chuchota, penchée: --Il a assommé le petit Benjamin Quesnot hier au soir, dans le chemin de la Courlande. Je... --Bonjour, m’sieurs et dames!... dirent trois petites voix. Le plus grand des enfants, treize ans, s’avança. C’était le fils de la postière. L’oncle Jacques et l’abbé froncèrent le sourcil. Ce gamin n’avait pas bonne réputation. Celui-ci, tête ronde et rousse, oreilles décollées, petits yeux de fouine, déguenillé presque, commença sans timidité: --C’est l’ gas Louis qu’est la cause de tout. C’est lui qui y a vendu son casse-tête. Mᵐᵉ Carmin sursauta: --Quel casse-tête?... interrogea-t-elle, la voix blanche. --Ben, l’ casse-tête qu’y a laissé son père. Laurent y s’en était ambitionné. Même qu’on s’était tous foutu des coups l’autre semaine à cause de ça! --Allons! Tâche de t’expliquer clairement!... menaça le curé. A ces mots, les trois enfants se mirent à parler tous ensemble, dénonciateurs, lâches, pleins de vengeance longtemps couvée. Et ce fut tout un vomissement d’histoires compliquées, inconnues, réquisitoire affreux, où la vie cachée du petit de Bonnevie se dévoilait. «Mon Dieu!... Mon Dieu!...» répétait tout bas la mère. Mais l’abbé Lost avait frappé sur la table, faisant sonner la vaisselle du couvert mis. Les enfants se calmèrent. --Réponds-moi, toi tout seul!... ordonna le prêtre en s’adressant au plus grand. Vous dites que Laurent aurait frappé le petit Quesnot avec un casse-tête que lui aurait vendu le petit Louis... --Laurent n’a jamais d’argent!... interrompit Mᵐᵉ Carmin. --Etait pas de l’argent!... s’exclamèrent-ils tous trois. --Chut!... s’emporta l’abbé. Réponds, toi! Le petit drôle avala sa salive pour parler plus clairement: --Etait un bracelet d’or, dit-il, qu’il y a donné pour avoir le casse-tête. Un bracelet qu’imite le serpent, avec deux pierres rouges pour faire l’s yeux! Mᵐᵉ Carmin ne put étouffer un cri: --Mon bracelet! Son frère lui toucha le bras. --Va donc voir s’il manque! Quand elle redescendit, elle était si livide qu’ils devinèrent. --Le tiroir a été forcé... dit-elle dans un souffle, en retombant assise. Voleur!.... Un peu de sueur lui coulait aux tempes. --Où peut-il être, dans tout ça?... demanda l’oncle Jacques. --Oh! Il est pas loin!... s’écrièrent les trois enfants. Il était à la haie, tout de suite, qui nous tirait la langue! Même que... --Envoyons François le chercher! proposa l’abbé Lost, péremptoire. Appelées encore une fois, les servantes montrèrent des visages où la peur et la curiosité se mêlaient. Mᵐᵉ Carmin ne pouvait plus prononcer une parole. Ce fut l’oncle Jacques qui leur donna l’ordre d’appeler François, afin qu’il ramenât Laurent. * * * * * Il entra d’un air dégagé, jeta sur l’assistance un coup d’œil mauvais. Puis: --Ce n’était pas la peine de m’envoyer chercher, fit-il avec dédain. Je rentrais. Il est l’heure de déjeuner. Le curé l’avait saisi par sa manche. --Pourquoi as-tu fait ça, Laurent?... Tout ça?... Il savait bien de quoi on lui parlait. La présence des trois camarades suffisait pour le renseigner. Du reste, les allées et venues de la matinée l’avaient averti tout de suite. Il était à peine un peu plus pâle que de coutume, avec un regard concentré qui défiait la destinée. --Pourquoi as-tu fait ça? recommença le prêtre avec toute une consternation dans la voix. L’enfant haussa les épaules. --Est-ce que je sais? Fier et traqué, tout à coup il parla, comme s’il eût foncé sur des ennemis. --Je voulais le casse-tête, je l’ai eu. On n’a qu’à me donner de l’argent. Pourquoi m’a-t-on vendu mon poney? Tant pis pour le petit Quesnot. Il n’avait qu’à ne pas passer dans le chemin. J’avais envie d’essayer mon casse-tête. Je l’ai essayé. Voilà tout. La rumeur qui suivit ces mots fut sourde et longue. Le premier, l’oncle Jacques éclata: --La maison de correction! Voilà ce qu’il lui faut!... Du reste, les parents ont dû porter plainte. Et ils ont bien fait! Mᵐᵉ Carmin retrouva la parole: --Tu te trompes, Jacques. Ils ne porteront pas plainte... Clémentine, restée à la porte avec sa figure bandée, hocha lentement la tête. Il y eut un échange éloquent et rapide de tous les regards. Celui de Laurent, pendant une seconde, jeta des éclairs. Tous avaient compris. --Monsieur le curé, poursuit Mᵐᵉ de Bonnevie, veuillez me préciser l’adresse de ces Pères Jésuites dont vous m’avez parlé. Vous, mes enfants, vous pouvez vous retirer. Vous, Clémentine, dites à Maria de vous aider à sortir du grenier la malle de Laurent et ma valise. Et toi, Laurent, déjeune. Nous partirons par le train de quatre heures. VII UN FRISSON DANS LA NUIT --Tu m’écoutes, Alice? --Mais oui, Jacques! Patient et doux, le pauvre historien reprenait sa lecture. Depuis son retour du chef-lieu, Mᵐᵉ de Bonnevie, ne pouvant supporter le vide du château, qui semblait soudain si grand sans Laurent, avait prié son frère de venir y habiter avec elle. A contre-cœur il avait fait ce sacrifice. Transporter ses papiers, quelle aventure! Mais il n’avait pu résister au regard pathétique de sa sœur. Après huit jours passés là-bas à installer son fils chez les Jésuites, à compléter son trousseau, huit jours de faiblesse où, sans cesse, elle retardait son retour, elle avait dû revenir enfin, revenir accablée, défaite, avec un visage tragique, plus humain, un visage d’où l’orgueil était tombé comme un masque. Dès le lendemain, elle avait été trouver son frère pour le décider à venir près d’elle. Non, elle ne pouvait souffrir sa solitude subite. Malgré ses méfaits de plus en plus graves, il était si vivant, l’enfant, il remplissait si bien la maison, le parc, toute la vie! Jamais elle ne l’avait quitté depuis sa naissance. Jamais la chère et terrible petite présence ne lui avait manqué. Et maintenant il n’était plus là; maintenant il était comme dans l’autre monde. Elle ne le sentirait plus respirer le même air qu’elle. Elle ne saurait plus rien de son regard, de sa voix, du bruit de ses pas, de ses joues toutes rondes de bébé, de ses belles boucles noires tantôt retombées sur les yeux et tantôt relevées sur son front tourmenté. Il portait désormais un uniforme, mêlé à d’autres, à des inconnus, loin d’elle. Elle ne profiterait plus de son enfance. Et elle n’aurait plus de ses nouvelles sinon par des lettres envoyées tous les huit jours, et ces lettres ne seraient même pas de lui. Ecrire à sa mère?... Elle savait bien qu’il ne lui enverrait même pas un mot. De quel regard il l’avait fixée, au moment du départ! Il y avait eu, dans ses yeux gris foncé, si durs et si beaux, un reproche plein de menace, une moquerie pleine de haine. Même à la dernière minute, il avait refusé de lui dire adieu. Il s’était détourné brusquement quand elle avait voulu l’embrasser. Et, de toute son âme, elle avait souhaité le reprendre, le remmener avec elle, lui crier: «Viens! c’était pour rire! C’était pour te faire peur!... Tu crois donc que je puis me passer de toi?» Enfermé! Lui!... Lui, le poulain sauvage ivre de grand air et de liberté! Il lui semblait qu’elle l’avait conduit en prison, qu’elle avait commis un crime, qu’elle l’avait laissé sans défense avec des bourreaux. «C’était nécessaire!... se répétait-elle pour calmer ses remords. Il fallait bien en débarrasser le pays. Qui sait ce qui serait encore arrivé?...» * * * * * Le premier soir que son frère vint s’installer au château, elle crut, en se mettant à table, qu’elle allait pouvoir parler de l’enfant. Mais, dès les premières paroles, l’oncle Jacques se répandit en propos pleins de colère, puis la félicita, tout en se frottant les mains, de l’heureuse décision qu’elle avait prise. Alors le silence, entre eux, tomba. Mᵐᵉ de Bonnevie n’osa pas défendre son fils: le petit Benjamin Quesnot était très mal. Elle venait même de faire, à l’autel de la Vierge, un vœu pour sa guérison. Dès la seconde soirée, après dîner: --Veux-tu que je te lise quelques pages de mes essais, Alice?... Ça te changera les idées, et moi ça me fera plaisir. Elle préférait encore cette corvée aux conversations pénibles. Elle accepta. L’oncle Jacques, heureux de satisfaire sa passion, empressé, candide, vint s’asseoir près d’elle qui cousait pour les pauvres, dans le petit salon. Il lisait. Il y avait de grands extraits traduits par lui des vieilles chroniques italiennes. Il y avait des aperçus sur l’origine de la guerre des Guelfes et des Gibelins, des tirades sur les Noirs et les Blancs, l’aristocratie et le peuple. Il y avait des étymologies: «_Condottiere_ vient du latin _conducere_. Les _condottieri_ étaient bien, en effet, des conducteurs, des chefs de mercenaires, alliés tantôt à un parti, tantôt à un autre, pourvu qu’ils eussent l’occasion de se battre, d’assouvir des vengeances et de commettre des rapines de toutes sortes, sans scrupules ni remords, n’obéissant qu’à leur violence, comme tous ceux de cette époque ensanglantée...» Il y avait des pages entières sur John Hawkwood, sur Raymond de Cordoue... Elle entendait, sans les écouter, passer ces noms. En quoi tout cela pouvait lui importer? Que venaient faire, au milieu de son angoisse maternelle, ces rengaines de vieux maniaque? Absorbée sur sa couture, absente: «Laurent!... Laurent!...» se répétait-elle. Et rien d’autre ne pouvait occuper son cerveau supplicié. Le cinquième soir, l’oncle Jacques s’assit dans le fauteuil de tapisserie avec plus de solennité que de coutume. Sur un bout de la table à ouvrage, ses papiers étaient étalés, voisinant les étoffes de sa sœur, les bobines, la corbeille, les petites boîtes, les ciseaux. L’unique lampe qui les éclairait, basse, abattait sur leurs mains un rond de lumière verte. Leurs têtes restaient dans l’ombre, et aussi tout le reste du salon, avec ses meubles et ses bibelots jetant quelques lueurs. Et le silence était immense autour d’eux, immense comme la campagne normande qui les entourait, endormie. Les servantes étaient couchées. Rien ne semblait vivre dans ce château trop grand, humide, où tant de pièces inutiles restaient vides depuis des années. --Ce soir, commença Jacques de Bonnevie, nous abordons le point culminant de mon histoire, celui qui m’intéresse le plus. Je t’ai souvent dit que je croyais avoir trouvé, dans mes documents, l’origine même de notre nom... Elle ne releva même pas sa tête lasse, courbée sur la couture. --Oui... oui... dit-elle d’une voix morne. Il y avait quinze ans qu’elle lui répondait cela sur le même ton: «Oui... Oui...» C’est ce qu’on dit aux enfants godiches ou bien aux fous. Et Jacques de Bonnevie, à la fois têtu, naïf et désolé, se mit à lire, tout soupirant. Puis, peu à peu, repris par son dada, la voix vibrante: «Or, poursuivit-il, celui qu’on surnommait Carmine, parce qu’il avait été d’abord moine au couvent des Carmes...» Il s’interrompit, presque suppliant: --Tu m’écoutes, Alice?... A son tour, elle soupira: --Mais oui, Jacques.... --C’est que... Tu vas voir! Un peu plus tard, il va être question aussi d’un Buonavita, presque aussi fameux qu’Albéric de Barbiano, fondateur de la Compagnie de Saint-Georges, et qu’Attalendo Sforza lui-même... Et... je t’ai déjà dit, n’est-ce pas?... Oui, il y a longtemps que je te dis que, pour moi, Carmine, l’ancien moine, et Buonavita, le condottiere, ne sont qu’un seul et même personnage, notre ancêtre, le premier du nom... Monotone répétition des mêmes mots entendus depuis quinze ans! --Enfin!... pensa-t-elle, j’aime encore mieux ça que d’être toute seule ici, que d’aller me coucher pour ne pas dormir... Le ronron de la lecture avait repris. Mᵐᵉ Carmin tirait l’aiguille, puis l’enfonçait de nouveau dans l’étoffe. Chaque point était comme un coup de poignard dans son cœur. «Qu’est-ce qu’il fait en ce moment?... Il est dix heures à peu près, il est couché, certainement. Est-ce qu’il dort? Peut-être qu’il a les yeux ouverts, grands ouverts sur le dortoir, et qu’il souffre. Il doit penser à son petit lit d’ici, son petit lit, là-haut, où je suis venue l’embrasser pendant qu’il dormait... Pendant qu’il dormait....» Elle serra ses lèvres, retenant des larmes. Ses mains tremblaient. Sa couture allait tomber sur ses genoux. Elle fit un grand effort pour ne plus penser, essaya d’écouter, tout en cousant, ce que lisait son frère. ... _Et lorsqu’il fut entré à cheval dans la chapelle, il ordonna au chapelain de lui verser dans le calice le vin qu’on réservait pour la messe, et de lui donner à boire. Et il était si terrible que le chapelain eut peur et lui donna ce qu’il demandait. Mais, tandis qu’il buvait: «J’en appelle à Dieu, dit le prêtre, et lui demande de punir ton forfait!» Mais il ne le répéta pas deux fois, car, ayant achevé de vider le calice, Carmine, s’en servant comme d’une arme, en frappa la tête du chapelain, qui, le crâne brisé, tomba sur les dalles. Et Carmine, mettant son cheval au galop, disparut comme il était venu, sans se retourner pour regarder sa victime._ La couture, cette fois, était tombée sur les genoux. Mᵐᵉ Carmin, le cou tendu, s’était tournée vers son frère. Comme il continuait à lire, le nez dans ses pages: --Veux-tu me recommencer ce passage, Jacques?... demanda-t-elle d’une voix singulière. De stupeur il faillit jeter ses papiers à terre. Elle l’écoutait donc? Elle s’intéressait donc à sa lecture? Il se mit à trembler, car sa joie était trop forte. Ses yeux myopes cherchèrent sur les pages dérangées. Enfin, il trouva, recommença, d’une voix qu’altérait son innocent triomphe: ... _Et lorsqu’il fut entré à cheval dans la chapelle_... Penché tout contre ses pages, sous l’abat-jour vert, il ne sentait pas le frisson qui passait, il ne voyait pas quels yeux étaient dardés sur lui, quel visage pétrifié, visionnaire, se tendait vers le sien, dans l’ombre. VIII UNE LETTRE _Le Père Chagnais à Mᵐᵉ Carmin de Bonnevie._ Madame, Selon nos conventions mutuelles, nous avons attendu huit jours avant de vous écrire au sujet de votre fils, afin d’avoir quelque loisir d’observer cet enfant et de pouvoir vous faire part de nos premières conclusions. Ce que vous nous aviez dit de la violence extrême de son caractère n’était malheureusement que trop juste. Nous avons pu nous rende compte par nous-mêmes, dès ses premières heures d’internat, et de son insubordination, et des excès regrettables de sa nature. Que cet exorde, Madame, ne soit pas pour décourager l’espérance que vous avez mise en notre expérience des jeunes âmes, en notre volonté de mener à bien l’œuvre difficile que vous nous avez confiée. Votre cœur de bonne chrétienne sait qu’il ne faut jamais désespérer de la bonté de Dieu, qui peut tous les revirements, et qui ne demande que du courage et de la persévérance de la part des réformateurs. Il faut donc vous faire savoir, Madame, que peu d’heures après votre départ, votre fils ayant assisté fort calmement aux exercices de rentrée dans la classe où nous avons jugé bon de le mettre après lui avoir fait subir un premier interrogatoire sur ses connaissances actuelles (classe bien inférieure à celle que désignait son âge), que votre fils, dis-je, s’étant trouvé, dans la cour des récréations, en butte à ces innocentes taquineries qui sont le propre des écoliers, fort enclins à brimer les nouveaux venus, n’a pas craint, pris d’une colère parfaitement injustifiée et qui dépassait du coup toutes les mesures, de se jeter sur ses nouveaux compagnons, tous beaucoup plus jeunes que lui, mais dont le nombre suppléait à la force, et de les maltraiter avec une rage tellement inconcevable que ces enfants ont dû, pour se défendre, faire bloc contre leur agresseur, qui n’est pas sorti de la bataille sans dommage pour lui-même et ses adversaires. Il n’a pas fallu moins de trois de nos Pères pour faire cesser ce désordre sans précédent chez nous, et qui, vous l’imaginez bien, a fort indisposé les élèves contre votre fils. Malgré que celui-ci fût, de toute évidence, dans son tort, nous avons jugé bon, pour ne pas avoir l’air, dès ses débuts, de le traiter d’une façon spéciale, ce qui l’eût découragé d’avance, de punir avec lui trois où quatre des plus forcenés combattants. Mais, à l’énoncé de ces punitions, alors que les autres enfants s’inclinaient en silence, votre fils, animé d’un esprit de révolte fort surprenant à son âge, s’est précipité sur le Père surveillant de sa classe, et, dans les efforts qu’il faisait pour le frapper, s’est trouvé si bien emmêler ses mains dans la barbe que le Père porte fort longue, selon un usage fréquent dans notre Compagnie de Jésus, que force nous a été d’aller chercher des ciseaux pour dégager le surveillant auquel la souffrance arrachait des gémissements. Un tel scandale, Madame, ne pouvait rester sans la plus sévère sanction que connaisse notre maison. Ne vous étonnez donc pas d’apprendre que votre fils s’est vu conduire au cachot pour deux jours, ce qui constitue, hélas! un bien mauvais début pour lui. Sorti de cachot après les deux jours accomplis, votre fils, loin de manifester le moindre regret ou quelque bonne volonté de mieux faire à l’avenir, a systématiquement refusé tout travail à la classe, et s’est renfermé dans un silence fort impertinent, n’ouvrant la bouche que pour proférer les pires grossièretés, tant à l’adresse des écoliers que du maître, ce qui nous a obligés de l’expulser de la classe, et, le soir venu, du dortoir, où il ne tentait rien moins que de recommencer la bataille initiale. Ne pouvant indéfiniment le laisser coucher au cachot, nous avons été forcés de faire une infraction à des règles qui pensaient avoir prévu tout, et de l’installer dans la chambre même d’un de nos Pères, chargé de veiller sur le petit forcené, lequel, continuant la voie des injures et des coups, a dû, pour finir, être attaché dans son lit, où, jusqu à une heure avancée de la nuit, il a tout fait pour tenir éveillés par ses cris et ses invectives, non seulement le Père dont il partageait la chambre, mais encore tous les Pères avoisinants, empêchés de dormir par ce tapage scandaleux. Ce n’est que bâillonné à l’aide d’un mouchoir que le malheureux enfant a fini par s’endormir, épuisé lui-même par ses débordements. Or, notre vénérable Supérieur, Madame, a reçu de Dieu le don de manier les âmes. Averti de ce qui se passait, il est venu lui-même, le lendemain matin, trouver le jeune rebelle dans la chambre où le Père continuait à le garder, toujours couché, car il refusait de s’habiller, et toujours garrotté, puisqu’il tentait de nouvelles voies de fait. Notre Supérieur, sans avoir l’air de remarquer l’état dans lequel se trouvait l’enfant, l’a salué d’un sourire, lui a demandé des nouvelles de sa santé, comme s’il le croyait simplement malade, et lui a dit qu’il venait causer avec lui. Sans attendre la réponse de l’enfant, interloqué par cette attitude, il s’est mis immédiatement à lui parler d’une chose que vous nous aviez dit lui plaire particulièrement, à savoir le chant liturgique, lui demandant s’il ne serait pas bien aise, vu sa belle voix, de chanter aux offices du dimanche, quelque partie de soprano. L’enfant ayant répondu par un «Oui» plein d’impulsion et de brusquerie, notre Supérieur, feignant toujours d’ignorer les choses dont il s’était rendu coupable, lui répartit avec onction que le chant des offices était un grand honneur et qu’il fallait, en conséquence, s’en rendre digne par une conduite exemplaire; puis, brusquant l’entretien, avec un à propos plein de sagesse, il quitta la chambre sans ajouter un mot de plus, laissant perplexe et silencieux le mauvais sujet, dompté par tant de douceur. Comme l’avait prévu notre révérend Supérieur, l’appât était posé, la jeune âme ne devait pas tarder à s’y prendre. En effet, peu d’instants après, votre fils demandait fort calmement à se lever, et s’habillait sans esquisser aucun geste, aucune parole répréhensibles. Introduit dans sa classe, il s’y tenait convenablement, faisant un visible et grand effort pour réprimer des restes de rébellion. Si bien que le même jour, dans l’après-midi, conduit à la chapelle, il avait la satisfaction de faire la connaissance du Père Boucheron, notre maître de chapelle, qui, prévenu par les soins du Supérieur, le faisait immédiatement chanter, après avoir choisi dans sa musique des choses déjà connues de l’enfant, dont la voix, paraît-il, est, comme vous nous l’aviez dit vous-même, un véritable don du ciel. Tout allait donc bien, Madame, et de grands espoirs pouvaient s’établir sur ce subit apprivoisement. Nous commencions à y voir clair dans une mentalité si spéciale, et pouvions déjà nous permettre d’augurer que de petites satisfactions de vanité devaient être le seul moyen possible, en même temps que la privation de ces mêmes satisfactions en cas de révolte, devaient, dis-je, être le seul moyen de tourner cette âme à la fois furibonde et insaisissable. L’enfant, animé par son inspiration musicale, se détendait donc peu à peu, souriait même au Père Boucheron charmé par son organe magnifique, lorsque, ayant demandé s’il chanterait le dimanche suivant en soprano solo, le Père, lui ayant répondu par l’affirmative, ajouta qu’il ne le ferait qu’en second soprano, alternativement avec le petit Georges d’Aulbois, lequel, tant par ses dons musicaux que par sa parfaite conduite, avait mérité le titre de premier chanteur à la chapelle. C’est alors, Madame, que se produisit ce que je vais vous raconter, dont toute la communauté reste et restera longtemps impressionnée. Aux mots du Père Boucheron, votre fils, subitement rembruni, demanda sur un ton brusque: «Alors, il y aura un autre soprano solo avant moi?» Là-dessus, le Père Boucheron ne pouvant s’empêcher de réprouver un tel mouvement d’orgueil et de jalousie, de répondre assez ironiquement: «Cela vous gêne, mon enfant?» C’est ici, Madame, que votre fils, n’écoutant que sa fureur toujours prête à éclater, emporté par son dépit tout entier retrouvé, en un mot poussé par l’esprit du mal qui le possède, hélas! si visiblement, se tourna de tous côtés avec des yeux enflammés, et, sans que le Père Boucheron eût eu le temps de faire un geste, renversa sur lui, d’un seul coup, le grand lutrin de cuivre placé près de l’harmonium, lequel, tombant sur la tête du malheureux Père, l’aurait certainement tué net, si la Providence n’avait voulu qu’il esquivât la mort par un adroit mouvement de côté qui le fit s’en tirer avec une très légère blessure à l’épaule seulement, et quelques déchirures à sa soutane. Au fracas du lutrin tombant sur les dalles, quelques Pères accourus purent se saisir du dangereux enfant, qui fut incontinent reconduit au cachot, où il se trouve encore, comme bien vous pensez. Que conclure, Madame, après de si tristes et violentes expériences, sinon que votre fils n’est pas assez sociable pour faire partie d’une institution où son déplorable exemple ne saurait que troubler, sinon pervertir, les enfants confiés à nos soins par des parents plus heureux? Il n’y aurait donc, vu de telles circonstances, qu’une solution: ce serait, Madame, de reprendre votre fils, et nous ne vous le rendrions qu’avec un chagrin auquel je vous prie bien de croire. Mais nous avons, heureusement, autre chose à vous offrir. Nous connaissons, dans une autre région, une institution mixte, j’entends à la fois civile et religieuse, avec laquelle nous sommes en termes d’amitié, et dont le but est justement d’essayer de tirer le meilleur parti des natures trop difficiles pour supporter la vie ordinaire des collèges. Les enfants y sont isolés ou réunis selon les cas, et surveillés très spécialement. Ce n’est pas la maison de correction officielle avec ce qu’elle a d’infamant. On pourrait plutôt l’appeler «maison d’amélioration». Si vous y consentez, Madame, nous y enverrons votre fils. Nous n’attendons qu’un mot de vous, en vous demandant avant tout que ce mot nous soit très rapidement expédié, étant donnée la situation que nous crée votre enfant. On le préparerait là, selon les méthodes de la maison, à faire une première communion aussi édifiante que possible, et vous pourriez, à ce moment, venir le voir. Mais je vous avertis que la maison tient à garder les enfants au moins deux ans sans vacances, sinon elle ne peut répondre des résultats. Il faut que de telles natures soient entièrement _dépaysées_, pour dire le mot, et restent le temps voulu dans _des mains de fer_. Il s’agit, Madame, d’essayer de faire de votre fils un homme. Ses études en vue du baccalauréat seront menées aussi loin que faire se peut, et je ne doute pas que votre enfant ne soit aussi capable qu’un autre, étant dirigé comme il doit l’être, de cultiver une intelligence que Dieu ne lui a pas refusée, malgré toutes les mauvaises volontés. Je joins à cette lettre un prospectus de la maison. Je ne pense pas que les prix forcément très élevés de la pension soient pour effrayer une mère qui ne souhaite que le meilleur avenir de son fils. Mais, au cas où cette considération ou quelque autre d’un ordre différent vous retiendrait, nous vous demanderions alors de bien vouloir faire le voyage aussitôt que vous le pourrez, afin de venir chercher votre fils, que nous ne saurions garder indéfiniment, comme vous le comprendrez vous-même. Quoi qu’il en soit, veuillez croire, Madame, que nous avons, en tout ceci, fait de notre mieux, et agréer nos salutations respectueuses et l’assurance de notre dévouement en N.-S.-J.-C. IX MATER DOLOROSA Superstitieuse, elle ne voulait plus, maintenant, que son frère lui fît la lecture. Jacques de Bonnevie n’insista point. Il était habitué depuis trop longtemps à l’incrédulité des siens, à leur indifférence, à leur lassitude. Sans comprendre, tristement, il referma ses livres, et n’en parla plus. Les soirées s’écourtèrent. Dans la chambre qu’on lui avait donnée au château, le rêveur s’enferma, travaillant tard dans la nuit, seul, comme toujours, avec ses idées. Humble, il n’allait pas jusqu’à se croire un incompris. Ses certitudes généalogiques n’étaient pas solides. Sans vouloir se l’avouer à lui-même, il s’amusait plutôt avec des hypothèses, comme un grand collégien studieux, peut-être aussi comme un poète. Il y mettait assez d’excitation, néanmoins, et de curiosité, pour en faire le but de sa vie effacée, inutile. C’était un vieil original qui ne croyait pas tout à fait à ses théories, bien qu’il les mît consciencieusement en pratique. C’était un illusionné volontaire qui se faisait éternuer trois fois par jour parce que cela combat l’arthritisme, mais qui n’eût pas été très étonné de se réveiller un matin avec des douleurs. Cependant, Mᵐᵉ Carmin, peu à peu, s’apaisait. Le sentiment du devoir accompli venait remplacer dans son esprit les fantasmagories du chagrin. Le départ de Laurent pour la maison d’amélioration, somme toute, n’était vraiment affreux que pour elle. Certes, son égoïsme maternel souffrait; mais l’enfant, lui, s’habituerait, comme tous les enfants. Et, plus tard, il la remercierait de ce qu’elle avait fait. Un tel sacrifice de tendresse et aussi d’argent ne peut être qu’une bonne action. Une chose qui coûte, à tous les points de vue, si cher, est une chose louable. Soutenue par de telles méditations, et aussi par les paroles de l’abbé Lost, plus que jamais adonnée à la dévotion, elle arrivait, à force de chapelets, de lectures édifiantes, de neuvaines et autres pratiques pieuses, à passer, sans mourir de désespoir, les longs jours d’automne, qui conseillent aux âmes de courir au désespoir. Et les dépenses considérables qu’elle ne cessait de calculer l’engageant à veiller plus que jamais sur son bien, elle employait le reste de ses loisirs à vérifier les comptes de ses fermiers et à surveiller de plus près son personnel. Le livre de cuisine lui prenait autant de temps qu’un rosaire. Elle enfermait le sucre et comptait les bouts de bougie; même elle entrait à l’improviste dans la serre pour prendre note des grappes de raisin qui restaient, et pénétrait dans la remise pour mesurer l’avoine des chevaux. Tous les huit jours, une brève lettre lui venait de l’institution, laboratoire moral, où Laurent était en train de se transformer. Aucun détail, sinon sur sa santé, qui restait bonne. «Quelle discipline!...» songeait-elle, en tâchant de retenir un frisson. Et, de toutes ses forces, elle essayait de s’en féliciter, elle essayait de ne pas trouver monstrueuse, sinistre, une telle réclusion. Quand vint l’hiver avec ses brefs jours gris et ses longues nuits noires, elle s’efforça de commencer à compter les jours. «Au printemps, j’irai le voir!» Jamais, à aucune époque de sa vie, elle n’avait attendu la fin des froids, le tout premier tressaillement de mars, avec cet espoir, cet espoir presque végétal. On lui avait promis qu’elle serait là pour la première communion de son fils en mai... Oh! longues heures dans le petit salon de tapisserie criarde, près d’un feu avare, tandis que, derrière la vitre, grelotte sur fond blanchâtre le grand parc transi! Oh! pluies fines dans l’ombre tombante de trois heures de l’après-midi, neiges qui ne fondront jamais, branches mortes qui ne refleuriront pas! Oh! vent glacé sous les portes, hurlement dans la cheminée, tandis que les étroites épaules se voûtent sous le châle, et que, derrière le front penché sur la couture, l’idée fixe est là, ramassée, entêtée, terrible! * * * * * Les premières petites langueurs de l’air, le premier émoi des bourgeons durement scellés sous les bises, la première violette, le premier cri d’oiseau la trouvèrent amaigrie et changée comme après une longue maladie. Un faible espoir détendait la nature en catalepsie. Mᵐᵉ de Bonnevie, avec une âme de fiancée, se prit à surveiller le renouveau. Chaque jour, son regard changea, son humeur aussi. Le personnel respira mieux. L’oncle Jacques monta se coucher plus tard. En avril, elle fit atteler deux ou trois fois pour aller à la ville. En traversant le parc où jamais elle ne se promenait, et le long des routes boueuses qui se mettaient en fleurs, elle s’étonnait d’être attendrie par le printemps. Les cerisiers blancs secouaient du miracle dans les prés. Les premiers pommiers se disposaient à éclater, explosion de pétales, branches sans feuilles, bois mort qui ne fait que des fleurs, comme après le passage d’une fée. Printemps, printemps, ô première communion de la Normandie! * * * * * _Madame_, _La première communion de nos enfants est fixée au 5 mai. Comme nous vous l’avions promis, nous vous convions à vous trouver, ce jour-là, présente à la cérémonie, qui aura lieu dans notre chapelle, suivie d’une procession dans nos jardins. Pour ne pas troubler votre fils dans sa retraite préparatoire, nous ne lui avons pas annoncé votre venue. Il ne saura que vous êtes là qu’une fois les offices du matin terminés. Tel est le désir du Principal. Mais vous aurez le loisir de le voir après le premier déjeuner, puis entre les exercices de l’après-midi._ _Veuillez croire, Madame, à nos sentiments distingués, à notre dévouement._ Le silence et la distance agissent comme la mort. Ils entourent les absents d’un nimbe. Privée de détails, Mᵐᵉ Carmin voyait en songe un enfant méconnaissable, presque pareil à son idéal, bien élevé, sage, pieux, appliqué, vrai Carmin de Bonnevie qui continuerait la tradition des siens. «Je vais sans doute pouvoir le ramener!...» se disait-elle. Et l’espoir joyeux dans lequel elle vécut pendant quelques semaines lui fit un teint presque clair et des joues presque pleines. Enfin, le jour vint de prendre ces trains compliqués qui devaient tortueusement la conduire près de son fils. Elle emportait, cadeaux achetés à la ville, un chapelet de nacre et une montre d’or. Elle emportait aussi bonbons et gâteaux. L’âme des mères est une âme de grande amoureuse. Mᵐᵉ de Bonnevie, illuminée, s’en allait vers une ineffable fête. * * * * * Quelques messieurs aux yeux baissés la reçurent au seuil des jardins. Il faisait beau. Entre les bordures de buis taillé, des fleurs; aux marronniers proprement alignés, des fleurs. Tout un parfum dans l’air du matin, toute une assemblée autour des pelouses carrées et restreintes. La chapelle trop petite dégorgeait sa foule. On apercevait, au bout de l’allée, la porte grande ouverte, et les cent étoiles des cierges scintillaient sur fond d’ombre. --On vous à gardé votre place, Madame... Nos enfants sont déjà dans la chapelle. Si vous voulez bien me suivre... Elle suivit, avec un petit tremblement. Elle eût voulu tout voir et tout comprendre d’un seul coup. Elle se sentait, d’ailleurs, bien impressionnée par ces jardins. Les barrières, grandes ouvertes pour la procession, laissaient circuler la foule. Mᵐᵉ Carmin devinait des parents venus comme elle pour assister presque en étrangers à la première communion de leurs fils, mauvais garnements comme Laurent. Elle se sentit moins isolée dans ses déboires maternels. Quand elle fut en haut, dans l’une des tribunes qui dominaient la nef et le chœur, et qui se remplissaient lentement, ses yeux avides cherchèrent, dans la quinzaine de têtes rondes qui se pressaient en bas, celle de son enfant à elle. Les brassards blancs faisaient des taches régulières dans le bleu sombre des uniformes, les cierges que tenaient les premiers communiants formaient une constellation au-dessus de leurs têtes. «Je vais bien le trouver! Je vais bien reconnaître ses boucles noires!» Mais elle dut enfin se pencher vers celui qui l’avait accompagnée. --Cherchez au cinquième rang, répondit-il. C’est le huitième en partant de droite. Mais elle ne reconnut pas les boucles noires. Il n’y avait pas de boucles noires. Quand elle voulut interroger de nouveau son interlocuteur, il avait disparu. La tribune achevait de se remplir. L’harmonium joua. La sonnette du clerc mit tout le monde à genoux. La messe commençait. Troublée, Mᵐᵉ Carmin ne parvenait pas à s’absorber dans la prière. Elle était en état de grâce, ayant fait ses dévotions la veille, à l’église du village. Et c’était aujourd’hui le jour du miracle, le grand jour qui allait sauver l’âme de son fils. Mais où donc était-il, son fils? Ses yeux cherchaient, cherchaient, sans cesse ôtés du livre de messe. Elle n’entendit presque pas un mot du prêche. «Ils se sont trompés!... Il n’est pas là! Je le reconnaîtrais, voyons. Je le reconnaîtrais malgré la distance!» Elle fit un effort immense pour s’anéantir en Dieu, tandis que les petits approchaient en rang du chœur. «Mon Dieu, sauvez-le!... Mon Dieu, éclairez-le!» Mais, quand les enfants, aux sons mielleux de l’harmonium, retournèrent, les mains jointes, à leurs places, elle n’eut pas sur les joues les larmes qu’elle avait attendues. Et une amertume immense l’envahit, à cause de l’émotion manquée irréparablement. Alors elle essaya de se rejeter tout entière dans sa passion humaine, puisque la félicité divine ne l’avait pas visitée. «Tout à l’heure, je vais le revoir!... Tout à l’heure!...» Mais il fallut, toujours sans l’avoir discerné parmi les autres, suivre la procession à travers les jardins. Il y avait partout des statues, des petits autels, une grotte de Lourdes, et, dans le fond, un reposoir où le Salut eut lieu. Les enfants chantèrent des cantiques, comme pendant la messe. Mais la voix de Laurent se perdait dans l’ensemble criard. * * * * * Ce fut au parloir, dans la triste lumière de crypte de ce sous-sol aux chaises de paille, orné seulement d’un grand crucifix sur le mur parfaitement nu. Elle avait été guidée, avec les autres parents, qui, comme elle, regardaient tout avec des yeux d’angoisse. Après les jardins était venue une cour aux murs si hauts qu’il fallait renverser la tête pour apercevoir le ciel. Puis l’ensemble des bâtiments était apparu, mornes casernes. Et la vue des fenêtres grillagées avait fait frémir tous les cœurs, épais barreaux évoquant l’évasion, évoquant la prison. Dans un silence plein de chuchotements, les familles avaient attendu, pères et mères humiliés par leurs enfants. Les premiers communiants déjeunaient, sans doute. Pendant cette petite attente, Mᵐᵉ Carmin, isolée dans un angle, dévora des yeux les autres, ceux qui souffraient comme elle. Qu’avaient-ils fait, les fils de ceux-là, pour être ici, comme Laurent. Peut-être qu’ils... --Ah!... cria-t-elle soudain. Une ombre devant elle. Elle leva les yeux. Laurent?... Elle ne le reconnaissait pas. Grandi, grossi, son visage bouffi d’enfant qui, depuis sept mois, reste enfermé, ne ressemblait plus à ce qu’elle avait laissé derrière elle. Les cheveux coupés ras, le teint jaune, boudiné dans son uniforme, il était presque laid. Pendant une seconde, elle hésita, la bouche ouverte de stupéfaction. Mais comme il relevait ses paupières, elle reconnut son regard plutôt que ses yeux. Tout entier elle le retrouvait dans ce regard, effroyablement. Il disait, ce regard plein de phosphore: «C’est toi?... Qu’est-ce que tu viens faire ici, dans ma géhenne?...» Il disait: «Va-t-en! Tu m’as trahi! Je te hais! Va-t-en!» Ce ne fut que l’instant d’un éclair. Il baissa cela, rapidement, fixa le plancher et murmura: --Bonjour, maman... Elle s’était levée d’un bond. Et, se jetant sur lui, le pressant contre elle, l’embrassant: --Laurent!... Laurent!... Il se laissait faire, inerte. Elle le prit aux épaules pour le regarder, cherchant ses yeux. Mais il continuait à baisser les paupières. --Laurent!... Laurent!... C’est toi?... C’est toi?... --Mais oui, maman... Il parlait presque bas, sans un geste, lui, le petit tourbillon. Correct, poli, froid, il avait l’air d’un désespéré. Qu’est-ce qu’ils lui avaient donc fait, dans cette maison, dans cette prison, pour lui donner une pareille attitude, pour lui donner ces yeux qui ne voulaient pas regarder en face? Une révolte furieuse fit bondir le cœur de Mᵐᵉ de Bonnevie. Tout ce qu’elle avait si savamment, si péniblement refoulé depuis sept mois se fit jour en elle d’un seul coup, explosa dans un sanglot. --Laurent!... Laurent!... Viens! Je te remmène avec moi! Je te reprends!... Tu es à moi, tu n’es pas à eux! Je vais aller leur dire!... Dans deux jours, tu feras ta malle!... Nous allons rentrer chez nous... Et jamais, jamais plus tu ne remettras les pieds ici!... Viens!... Viens!... C’est fini!... Viens!... Elle sentit tressaillir sous ses doigts les deux épaules qu’elle tenait nerveusement. Mais il ne releva pas les yeux. Glaciale, sa petite voix assourdie répondit: --Non, maman. --Qu’est-ce que tu dis? s’écria-t-elle en reculant. Alors il redressa la tête, jeta d’abord un coup d’œil sur les familles qui, dans le fond, bourdonnaient, sur la porte où deux messieurs hypocrites surveillaient de loin. Puis, revenant à sa mère, il lui planta tout droit dans les yeux son regard insoutenable. Avec un grand effort il retint l’éclat de sa voix trop haute, le geste de petit bouc de sa tête privée de ses boucles noires. --Tu m’as mis là, maman..., dit-il avec une véhémence étouffée, eh ben! j’y reste! Je n’ai plus envie de retourner chez nous. Puis il se tut. Le dessin de ses mâchoires formidables s’accentua dans sa grosse figure de petit garçon, sa bouche violente, hermétiquement serrée, parut s’amincir, son regard jeta des flammes. Et son orgueil muet était si magnifique que la mère, à son tour, fut obligée de baisser les yeux. X LORENZO Quand la voiture prit, dans la nuit, l’allée du parc menant au perron, Mᵐᵉ Carmin réprima le nouveau sanglot qui travaillait sa poitrine. Rentrer seule après avoir si bien cru ramener l’enfant! En vain avait-elle été trouver les directeurs de l’institution. «Encore dix-sept mois, Madame, ou bien le remède sera pire que le mal. Nous calculons deux ans pour mater les plus difficiles. Et nous en avons rarement vu de pires que votre fils. Nous ne vous mettrons pas au courant de nos luttes. Vous savez assez de quoi il est capable. Mais depuis un mois environ, il a pris une autre attitude. Voyant que rien ne le ferait renvoyer, il s’est renfermé dans son orgueil, et, maintenant, il affecte la passivité. Nous avions escompté cela. C’est ainsi que nous sommes arrivés à lui faire faire sa première communion. Il fallait bien qu’il la fît, à la fin. Que son état de grâce ait été sincère, c’est un secret entre Dieu et lui. Du moins a-t-il accompli tout ce qui est nécessaire pour qu’il n’y ait pas sacrilège. Mais Dieu saura, plus tard, prendre sa revanche. Laurent, présentement, met son point d’honneur à ne motiver aucune des punitions dont il a goûté, qui l’ont humilié, brisé, qui lui ont fait sentir qu’il était le plus faible. Votre enfant, Madame, a une volonté de fer. Ayant compris qu’il serait toujours le vaincu de ces joutes, il ne veut plus être ce vaincu. Nous n’avons rien à dire de sa conduite actuelle. Mais nous savons fort bien qu’il joue la comédie, une comédie qui lui coûte des efforts surhumains. Tant de puissance intérieure, s’il l’employait au bien, en ferait un homme comme on n’en a pas vu souvent. Mais quelle révolte derrière sa parfaite correction! Nous allons vous en donner un exemple. Ayant constaté que le changement, opéré du jour au lendemain comme par miracle, se maintenait sans aucun revirement, nous avons pu croire que l’enfant s’était amendé dans son cœur. Nous avons alors voulu faire sentir notre satisfaction par des récompenses. Nous avons proposé, d’abord, une belle promenade dans la campagne. Pour ce garçon pétulant qui, depuis six mois, vivait dans sa chambre ou plutôt sa cellule quand il n’était pas au cachot, sans jamais sortir, sinon une heure le matin et une heure le soir, seul avec un surveillant dans la cour que vous avez vue, il semblait que notre proposition dût être aussi tentante que possible. Votre fils, Madame, a eu la force de la refuser catégoriquement, du reste avec une extrême politesse, selon sa manière nouvelle. Comprenant le sentiment de rébellion presque satanique qui le guidait, nous avons tenté d’amollir son cœur par des marques répétées de bienveillance. Nous l’avons fait venir dans notre cabinet pour causer avec lui, nous avons été le voir dans sa chambre, nous lui avons permis nos jardins, nous lui avons présenté des garçons de son âge d’entre nos pupilles corrigés. A toutes ces avances, il n’a répondu que par un silence littéralement de glace, sans toutefois se départir de cette politesse vraiment effrayante chez un garçonnet de son tempérament. Il y a plus, Madame. Nous savions, par vos renseignements, que cet enfant avait un goût très vif pour le chant liturgique. Nous lui avons proposé de chanter à la chapelle, lui offrant la place prépondérante, celle qui devait le plus flatter sa vanité, son goût de domination. Et il a refusé! Enfin, tout dernièrement, pour le tenter jusqu’au bout, sonder à fond son cœur, pour voir si quelque émotion enfin, si quelque attendrissement viendrait le tirer de son aridité, nous lui avons dit que, pour reconnaître sa bonne tenue inespérée, nous ferions une infraction à notre méthode, et le laisserions, après sa première communion, retourner pour un mois chez lui. Or, Madame, c’est sa réponse qui nous a dicté la lettre que vous avez reçue de nous, vous priant de ne pas signaler votre présence avant la fin du premier office du matin; car alors seulement, quelque chose de ses passions désormais si bien cachées s’est fait jour, et l’exaltation avec laquelle il a refusé notre proposition nous a fait voir toute l’ampleur de son ressentiment contre vous. Vous pleurez, Madame. Vous voyez bien que, même si nous faisons l’erreur de vous rendre dès aujourd’hui votre fils, c’est lui qui s’opposerait à ce retour prématuré. Laissez-nous-le, Madame. Tous nos efforts, maintenant, vont tendre à nous rendre maîtres de son cœur. Et si nous ne parvenons pas à vaincre cet orgueil dans lequel il se crispe, du moins aurons-nous réussi dans la tâche de lui inculquer cette discipline dont tout l’éloignait jusqu’à son entrée chez nous. D’autre part, il travaille, bien que le cœur soit totalement absent de ces études, qu’il fait volontairement en automate, sans y vouloir rien mettre de personnel. Mais ce qu’il apprend par cœur, mécaniquement, il l’apprend quand même. Et si ses compositions ne font que répéter mot à mot les lectures que nous lui faisons faire, il n’en reste pas moins vrai, malgré la sourde et savante taquinerie qu’il y met, que sa mémoire s’exerce, et que son esprit s’enrichit malgré lui. Qu’en feriez-vous chez vous? Rien. Pire que rien. Croyez-nous, Madame, il est ici à sa place. Et, si Dieu le permet, une fois accomplis les deux ans que nous vous avons demandés, il vous reviendra transformé enfin, aussi bien par le temps que par nos cordiaux efforts.» * * * * * Elle monta le perron, trébuchante, sentant que son cœur lui manquait, son cœur qui n’en pouvait plus. De ce voyage si joyeusement accompli, ne rapporter que la certitude d’être haïe par son enfant! Sur le seuil, dans l’ombre, une voix moqueuse: --Eh bien?... Tu le ramènes?... --Oh! Jacques!... Elle venait de s’abattre sur l’épaule de son frère stupéfait. Ce fut toute secouée par son chagrin qu’il l’emmena doucement jusqu’au petit salon de leurs veillées. Il avait fait faire un peu de feu dans la cheminée. La lampe basse éclairait la petite table. Tombée dans son fauteuil de tapisserie, Mᵐᵉ Carmin pleura longtemps, la tête dans ses mains. L’oncle Jacques, debout, ne voyait que son chapeau, qui remuait par petites saccades. Il ne savait que dire ni que faire, rien ne l’ayant habitué jamais aux gestes de la tendresse. Simplement il hochait la tête en répétant: «Voyons!... Voyons!...» Et sa rancune contre Laurent grandissait encore, car il savait bien que tout cela venait, naturellement, de cet enfant épouvantable. Quand elle se fut un peu calmée, qu’elle eut retiré son chapeau tout en approchant ses pieds de la flamme, elle commença de raconter son voyage. Et, tout d’abord, la vanité maternelle la redressa, face au sourd ennemi de son fils. --Tu sais, il travaille très bien! Ces messieurs sont absolument édifiés. Ils ne savent que faire pour le récompenser! Devant ce triomphe inattendu, l’autre pinçait les lèvres. --Mais, alors, tout va bien! Pourquoi pleures-tu? --C’est que je croyais le ramener... dit-elle. Là-dessus, son cœur gros, une fois de plus, creva. --Mais, alors, qu’est-ce qu’il y a?... demanda Jacques de Bonnevie. Est-ce qu’il est malade?... --Non... Non... sanglota-t-elle, il va très bien. Et, tout en détournant sa pauvre figure, déformée par la lippe du chagrin, elle se mit à fouiller dans son grand sac de soie noire, maladroitement, gênée par ses larmes. --Tiens!... Tu vas voir sa photographie. Ils me l’ont donnée... Comme elle sortait les objets du sac pour mieux chercher, les deux écrins qui contenaient le chapelet de nacre et la montre d’or apparurent. --Comment?... s’étonna Jacques, tu rapportes tes cadeaux?... Elle ne put pas répondre et fit signe avec sa tête: «Oui.» Puis, dans un spasme qui entrecoupait les mots: --Il... il n’en a pas voulu!... Le vieux garçon ouvrit d’abord la bouche, puis mordit lentement sa lèvre inférieure. Peut-être commençait-il à comprendre. Nerveusement, pressée de se changer les idées, elle tendit la photographie enfin trouvée. --Tiens!... Elle s’était levée pour regarder avec son frère. Ayant baissé la photographie sous la lampe, celui-ci chercha son lorgnon. Quand il l’eut enfin ajusté: --Oh! mon Dieu!... cria-t-il. --Eh bien! qu’est-ce que tu as?... Il a engraissé, n’est-ce pas, et grandi?... Et puis... et puis, il n’a plus ses boucles sur le front... Mais Jacques la regardait avec un visage tel qu’elle crut qu’il devenait fou. --Mais enfin, qu’est-ce que tu as?... Vas-tu me le dire, à la fin? --Ce que j’ai?... Alice, Alice!... Et dire que j’ai écrit à mon collectionneur d’Italie une lettre pour lui dire qu’il n’était qu’un imbécile et que la gravure qu’il m’avait envoyée... Alice! Alice... Mais c’est effrayant! Mais c’est admirable!... Ah! ah!... Vous ne direz plus que je rêve!... Oh!... c’est trop fort!... C’est trop fort! Et dire qu’on ne voit pas ça sur les êtres et qu’on le voit sur leurs portraits! Tu vas juger toi-même, tiens! Je cours là-haut chercher la gravure. Où est la bougie? Attends-moi un instant, et tu vas voir! Avant qu’elle fût revenue de sa surprise, il s’était précipité, sa bougie à la main. --Vieux fou!... pensa-t-elle. Mais un trouble étrange montait en elle, qui lui faisait trembler les jambes. Il redescendit, souffla sa bougie avec violence, faillit casser le bougeoir en le remettant sur la cheminée, et, sous la lampe, à côté de la photographie, il posa précieusement une petite gravure jaune, faite d’après quelque tableau de la Renaissance, figure d’homme méticuleusement dessinée, qui, la barbe frisée, le cou nu dans des mailles, reproduisait avec une exactitude presque parfaite le front si particulier de Laurent, tel que le révélait la photographie, maintenant que les boucles n’y étaient plus pour cacher tout. Elles étaient là sur les deux portraits, les petites cornes prêtes à naître sous la racine des cheveux, faunesques, diaboliques, signe incompréhensible, anomalie dans la famille. Et même, en examinant de plus près, on reconnaissait une ressemblance entre les yeux de Laurent, larges et rapprochés, et ceux de la gravure, tandis que ses mâchoires vigoureuses, sa bouche impérieuse et royale n’étaient pas sans similitude avec les traits du personnage ancien. --Regarde!... Regarde!... murmurait Jacques de Bonnevie avec une sorte de peur. Tu vois? Celui-là, mon correspondant me l’affirme, c’est Laurent Buonavita. Reconnais-tu ton fils? --Laurent Buonavita?... tressaillit-elle, pourquoi l’appelles-tu Laurent? --Mais, répondit-il, parce que Laurent et Lorenzo c’est le même nom! Elle lui jeta furtivement un regard étrange. Et, penchée sur les deux portraits: --C’est pourtant vrai! Voilà bien son front, son front auquel on ne comprend rien! Béants, ils se dévisagèrent parmi le vert clair-obscur que leur renvoyait l’abat-jour trop bas. Est-ce que, pendant quinze ans, Jacques de Bonnevie, sans même y croire, poussé par on ne savait quel mystérieux génie, avait travaillé, moqué de tous, à découvrir la vérité? Le vieux garçon s’essuya le front. En cette minute suprême il croyait déchiffrer toutes les énigmes: son acharnement, sa foi malgré son propre doute, et aussi des petits et des grands signes auxquels il n’avait pas su prêter attention. Il revit son neveu dans le parc, enfonçant la lame de son canif dans les arbres; il le revit saccageant les papiers dans son cabinet; il le revit à cheval, la figure ensanglantée et riant; il entendit les histoires de rapines racontées par les galopins du village; il s’expliqua le casse-tête, le petit Quesnot éborgné, tout ce qu’ensuite avait raconté la lettre des Jésuites... Il y eut de l’épouvante et du triomphe dans le grand cri qu’il poussa: --C’est un condottiere! Sa sœur fit un geste pour lui mettre la main sur la bouche: --Tais-toi! Et tous les deux, comme envoûtés, restèrent, la tête basse, engloutis dans leurs réflexions. Au bout d’un long moment, approchant les fauteuils, ils se courbèrent de nouveau sur les deux images. --Et dire que nous ne savions pas!... murmura-t-il, car enfin, moi, je ne croyais pas absolument ce que j’affirmais, dire que nous ne comprenions pas que Laurent, que j’avais appelé comme ça sans savoir, c’était vraiment Lorenzo, la répétition de notre premier ancêtre! Elle parla si bas qu’il l’entendit à peine. --Moi je le savais... --Qu’est-ce que tu dis?... cria-t-il. Elle continua, décomposée, haletante: --Je le savais depuis... depuis ta lecture d’un soir. Tu te souviens?... Je t’ai fait répéter ce passage?... Car... tu ne sais pas encore tout. La blessure de Clémentine ne vient pas d’une chute. C’est Laurent qui l’a frappée, en lui jetant son verre à la tête, un jour qu’il était entré à cheval dans la cuisine, pour lui demander à boire... Il écarquillait ses yeux myopes, tout en l’écoutant. --Rien ne m’étonne, souffla-t-il, _maintenant_! Alors, une sorte de lyrisme l’anima. --Des Italiens, nous!... Toi!... Moi!... Nos parents!... Nos grands-parents!... Nous, ces braves Normands encroûtés!... Mais qu’est-ce qui dormait donc derrière notre bourgeoisisme de hobereaux tranquilles? Enfin!... Tu n’es pas passionnée, toi!... Tu n’as pas l’air!... Et moi!... Et tous les nôtres!... Pourquoi faut-il que ce petit... Qui sait?... C’est peut-être ce mariage entre cousins qui a refait tout d’un coup le sang oublié du grand passé, qui a refait un héros! --Un héros!... répéta-t-elle amèrement. --Oui, un héros!... s’emporta-t-il. Cet enfant-là, mais à une autre époque que la pauvre nôtre, il aurait été chef, un grand chef! Il avait tout: la violence, la fierté, le courage, l’autorité, la volonté, l’orgueil. Il était beau, sain, dominateur. Il était né pour la gloire! Et voilà: dévoyé dans un temps qui n’est pas le sien, il finit ou plutôt commence dans une maison de correction!... Pauvre petit! Elle fit entendre un rire désespéré. --Ah! tu le plains, maintenant! --Oui, je le plains! Car ce n’est pas un vrai vivant. C’est un réapparu! Ils s’étaient tournés tous deux du côté de la cheminée. Le feu qui baissait faisait passer par instants des ombres et des lumières sur leurs deux faces profondément altérées. Un silence, encore une fois, les laissa plongés dans les rêves. Alors, lentement, Jacques de Bonnevie, penché vers sa sœur, articula tout bas, avec une espèce de curiosité terrifiée: --Alice... Alice, dis?... Qu’est-ce que c’est... qu’est-ce que c’est donc que cet enfant que tu as fait là?... XI LE MAITRE Elle avait prié son frère de ne pas montrer à l’abbé Lost la troublante gravure, et, du reste, de ne plus jamais faire allusion à leur découverte. Ainsi lui semblait-il jeter un voile de silence sur cette nouvelle angoisse. «Coïncidence...» songea-t-elle au bout d’un mois. Au bout de deux, elle était en plein doute. Cependant, une fièvre agitait Jacques de Bonnevie. Celui-ci venait de toucher du doigt les réalités. Il n’était plus dans le songe. Il travaillait en pleine lumière. Que sa sœur ne voulût plus le suivre ne le décourageait en rien. Avec quelle impatience il attendait désormais ce neveu qu’il avait vu partir avec tant de plaisir! --Ote-le donc de cette sale boîte, qu’on le revoie, maintenant! Une curiosité de savant devant sa découverte, curiosité palpitante, implacable, presque monstrueuse, lui faisait souhaiter le retour rapide du galopin qui l’avait tant exaspéré. Car il ne s’agissait plus du «sale gosse» renverseur d’encriers et casseur de carreaux; il s’agissait d’une apparition quasi surnaturelle. Jacques de Bonnevie était fier de son petit condottiere comme s’il l’eût forgé de ses propres mains, comme si, d’entre ses paperasses de vieux maniaque, le deuxième Lorenzo Buonavita fût sorti tout vivant, comme si, secouant ses livres, l’historien eût vu tomber d’entre les pages, en chair et en os, _son_ personnage, comme si, l’ayant pendant quinze ans appelé du fond des Légendes, l’autre eût soudainement répondu: «Me voici!» * * * * * L’abbé Lost et son église furent le grand refuge de la mère douloureuse pendant les longs mois qui vinrent, pleins de privation maternelle, d’angoisse et d’anxiété. Les lettres régulières de l’institution répétaient toutes la même chose. Laurent ne modifiait en rien l’attitude qu’il avait prise. Son cœur continuait à ne pas s’ouvrir. Mais il travaillait. Que pouvait-on demander de plus? --Tant qu’il ne m’écrira pas lui-même, sanglotait Mᵐᵉ de Bonnevie, je serai plus malheureuse que si je l’avais perdu! --Suivez pieusement les chemins de votre calvaire... disait l’abbé. Les neuvaines se succédaient, et aussi les dons pour les pauvres de la paroisse. Ces sacrifices d’argent coûtaient tant à la regardante châtelaine qui lui semblait devoir en être récompensée à la fin. Son visage se transforma, vieillit. Son austérité devint presque ascétique. --Depuis qu’ son gas est dans les collèges, disaient les gens du pays, Mâme Carmin n’en gagne pas, marchez! On dirait bientôt d’un crucifix de campagne! * * * * * _Madame_, _Voici donc accomplies les deux années exigées par nous pour améliorer votre fils, et nous ne craignons pas de dire que nous l’avons, en effet, amélioré, puisque, après les effroyables tempêtes du début, il est parvenu à un tel point de domination sur lui-même que, jamais plus, nous n’avons eu l’occasion de sévir contre lui, puisque, jamais plus, ne se sont renouvelés ces châtiments extrêmement sévères, il faut l’avouer, sans lesquels notre tâche d’éducateurs serait impossible près des sujets très spéciaux remis entre nos mains._ _Nous vous proposerions volontiers de garder votre enfant jusqu’à sa majorité, mais plusieurs raisons nous conseillent de vous dissuader d’un tel projet._ _La première de ces raisons est que la santé du jeune garçon, malgré sa constitution puissante, pourrait finir par s’altérer à force de réclusion, car notre médecin dit qu’avec son tempérament et à l’âge où il arrive, le grand air lui est désormais indispensable._ _La seconde raison est qu’en poussant trop loin les choses, en prolongeant outre mesure cet exil qu’on lui a toujours dit ne devoir durer que deux ans, nous pourrions craindre, à la fin, quelque néfaste revirement de ce caractère que seul un miracle de volonté maintient au calme; nous redoutons, en tout cas, de voir s’accentuer et se durcir définitivement en lui les sentiments d’inimitié, de rancune qu’il semble, dans son for intérieur, nourrir contre les siens._ _Enfin, la troisième raison est que, malgré la régularité de son travail, nous avons tout lieu de croire que Laurent ne sera jamais apte à passer son baccalauréat, vu le système adopté par lui. Travail passif ne mène pas bien loin, et le pauvre enfant n’a jamais pu ou jamais voulu faire collaborer son initiative personnelle au labeur tout mécanique qu’il fournit._ _Nous pensons donc, Madame, qu’il vaut mieux, pour vous et pour votre fils, ne pas persister davantage, et le reprendre près de vous tandis qu’il est encore un enfant, tandis qu’il vient de mériter sa libération par deux ans d’effort, tandis que la tendresse maternelle, enfin, peut avoir encore quelque chance de reprendre ses droits sur cette jeune âme repliée._ _Votre fils, Madame, va bientôt avoir quatorze ans. Il entre dans l’adolescence. Il va retrouver près de vous sa liberté d’autrefois, et toutes ces douceurs du foyer, qu’il saura mieux apprécier après son long séjour ici. Peut-être, ayant pris parmi nous l’habitude, à défaut de l’amour du travail, en découvrira-t-il les charmes une fois remis sous la coupe bienveillante de ses maîtres précédents. Tout est possible avec une nature comme la sienne. Quoi qu’il arrive, il a goûté le_ plaisir _de la discipline intérieure, et nous sommes presque sûrs que vous n’aurez plus à déplorer ces éclats et ces scandales qui l’ont conduit jusqu’à nous_. _Et si ses études scolaires doivent s’arrêter là, ne lui reste-t-il pas à apprendre ce devoir, qui fut celui de ses pères, de gérer ses biens et de veiller sur ses cultures?_ * * * * * _Occupez-le beaucoup, Madame, dans le sens tout physique du mot. Qu’il parcoure ses terres à cheval, qu’il ait devant lui l’espace, qu’il puisse peu à peu, de sa propre initiative, s’intéresser à son domaine, qu’il ait le désir de le diriger. Il a toutes les qualités qui font un maître. C’est là, Madame, qu’il faut voir son salut et l’emploi de ses jeunes forces, si frémissantes derrière les dehors qu’il a choisis parmi nous._ * * * * * _Laurent a besoin de triompher. Cet instinct orgueilleux l’a conduit d’abord à triompher, en effet, des impulsions de son caractère violent, et cette conquête n’est pas, somme toute, à regretter. La façon dont il a supporté le régime de la maison est tout à son honneur, bien que nous puissions déplorer avec vous la sécheresse où s’est obstiné son cœur d’enfant. Mais, nous le répétons: à vous, Madame, de le reprendre petit à petit et d’en refaire votre fils. Il y faudra des nuances qu’une mère saura trouver mieux que quiconque: et cette belle tâche est désormais la vôtre._ _C’est donc avec la plus grande confiance en l’avenir que nous nous disposons à vous rendre votre enfant, heureux si nous avons réussi comme nous en sommes sûrs, à le complètement modifier, pour le plus grand bien des siens et de lui-même, avec l’aide de Dieu._ _Nous attendons un mot de vous, Madame, et si votre avis est le même que le nôtre, nous confierons Laurent de Bonnevie au surveillant dont il a l’habitude, et qui ne le quittera qu’après l’avoir remis entre vos mains._ * * * * * Les préparatifs qui bouleversaient tout le château, semblant annoncer une fête, ne trompaient personne, cependant. Mᵐᵉ Carmin passait ses nuits à sangloter; les servantes, muettes, arrondissaient des yeux effarés; le jardinier grommelait; l’abbé Lost hochait la tête. Seul, l’oncle Jacques montrait un visage joyeux, et se frottait les mains. Après deux voyages au chef-lieu, Mᵐᵉ Carmin reçut une bicyclette toute neuve; puis on vit arriver un cheval de selle, frais et de bonne race, qui prit dans l’écurie la place vide du poney. Roulée dans sa passion, la pauvre mère ne savait que faire pour réparer les deux ans de martyre infligés à son enfant. De toute son âme, elle voulait se faire pardonner, souhaitait reprendre ce petit qu’elle avait déçu. Naïvement, elle fit refaire les plates-bandes abandonnées, couper l’herbe de la grande pelouse et repeindre la cabane des cygnes. Elle fit aussi changer le couvre-lit de la chambre de Laurent, et carder les matelas. Enfin le grand jour vint. N’osant aller à la gare dans la crainte de quelque camouflet public, elle envoya l’abbé Lost et son frère, dans la victoria, chercher le collégien, ou plutôt le prisonnier. Quand elle entendit la voiture tourner l’allée, il lui sembla que son cœur s’écrasait sous les roues. Pâle et tremblante, elle ouvrit la porte vitrée qui donne sur le perron, et se tint sur le seuil. Elle ne s’élança que quand elle le vit descendre de la victoria. Changée en pierre, elle l’attendit. Il monta les marches, suivi de l’oncle et de l’abbé. Il avait bien vu sa mère, mais il ne se pressa pas. Quand il fut devant elle, il ôta son chapeau, baissa les veux et ne fit pas d’autre geste. --Bonjour, maman... Un frisson parcourut la mère. Ce n’était plus la voix haute, encore entendue lors de la dernière entrevue. C’était une voix de quatorze ans, en plaine mue déjà, rauque, déséquilibrée. Elle l’embrassa sur les deux joues, nerveusement, sans plaisir. Comme il était grand! Toujours gras, les paupières bouffies, les yeux rapetissés. Mais on avait laissé repousser ses cheveux, qui recommençaient leurs grosses boucles noires sur le front. Et, de les reconnaître, elle eut si grande envie de pleurer qu’elle détourna la tête. Il y eut un mouvement qui poussa tout le monde dans la salle à manger. Là, l’enthousiasme de Jacques de Bonnevie éclata. --Mais regarde-le donc! Est-il assez admirable avec ses belles mâchoires, ses grands sourcils, ses yeux de capitaine, ses cheveux sculptés comme un bronze de la Renaissance! Il releva les boucles d’un revers de main, et, regardant fixement sa sœur: --Et son front?... Hein, son front? Tu le vois?... --Ce qu’il a surtout, corrigea doucement l’abbé Lost, c’est que ses manières sont devenues parfaites! C’est un homme, maintenant. N’est-ce pas, Laurent? --Oui, monsieur l’abbé... Il n’avait pas encore levé les yeux. L’oncle Jacques se mit à rire. --Gras comme un moine, par exemple! Et, sur ces mots, il tressaillit, au souvenir de Carmine Buonavita, sorti du couvent pour devenir condottiere. Une association d’idées le fit continuer: --Et ton chant? Alors l’enfant releva les paupières, et son regard fut tel que les autres sentirent qu’ils n’étaient pas de taille à le supporter. --Le chant?... C’est fini, mon oncle. Et cette petite parole sembla pour jamais enfouir dans l’irrémédiable toute la beauté passée de cette voix d’archange que l’on ne devait plus entendre, soprano sombré pour toujours dans les enrouements de la puberté. En cet instant, Mᵐᵉ Carmin, une fois de plus, sentit qu’elle avait perdu les deux dernières années de l’enfance de son fils, et qu’il n’avait pas été près d’elle pour les vivre au grand air, magnifiquement. Afin de ne pas éclater en sanglots, elle murmura, sans oser rien préciser: --Il a besoin d’exercice, maintenant... --Hein, ce sera bon, la liberté!... dit assez lourdement l’abbé. --Oui, fit joyeusement, énigmatiquement, l’oncle Jacques, en route, à présent pour la _bonne vie_! Les servantes, doucement, étaient apparues à la porte, avançant leurs trois têtes craintives, celle de Clémentine traversée par une balafre blanche. --Bonjour, Monsieur Laurent... dirent-elles enfin. --Bonjour... Il regardait de nouveau par terre. --Il est devenu doux comme une fille!... s’extasia l’abbé. Et, fronçant les sourcils, furieux, tout à coup, l’oncle Jacques: --Dites qu’il est devenu Jésuite, oui!... Il secoua le garçon aux épaules. --Allons! Allons!... Remue-toi un peu!... Et, d’abord, viens voir les surprises de ta mère. Laurent jeta de côté son regard qui ne voulait s’arrêter sur personne. --Puis-je monter un instant à ma chambre?... demanda-t-il froidement. Quand il fut sorti de la salle, toutes les voix parlèrent à la fois. L’étonnement des servantes et celui de l’abbé, les exclamations de l’oncle Jacques, un mélange de félicitations et de remarques assourdirent la silencieuse mère. Puis l’abbé prit congé, les servantes se retirèrent. --Ah!... le revoilà!... L’oncle Jacques avait mis son bras au cou du petit. --Viens! On a des choses à te faire voir! Ils marchèrent tous trois le long des allées parfumées aux roses, sous les verdures tachées de soleil et tremblantes, entre lesquelles la grande pelouse apparaissait toujours, avec ses deux cygnes sur l’eau. --Tu vois!... disait l’oncle Jacques, on à repeint leur cabane en ton honneur!... Tu vois, on a mis des fleurs aux plates-bandes!... Tout ça c’est pour toi, mon garçon! Dis un peu si l’on n’est pas heureux de te revoir! Mais la mère, elle, ne prononçait pas un mot. Elle ne parla que dans la cour où sont les écuries et la remise. On eût dit, en vérité, que tout son cœur se donnait dans ces mots, articulés avec une émotion inouïe: --Tiens, Laurent, regarde! Cette belle bicyclette toute neuve, c’est pour toi!... Tiens, regarde encore! Ce joli cheval-là, c’est ton cheval! Tu as bien mérité de belles vacances! Tu auras tout ce que tu veux! Il avait ouvert grandes ses étincelantes prunelles pour regarder les merveilles. Une sorte de frémissement le secoua, qui sembla ressusciter son âme et son corps, engourdis pendant deux ans dans l’hypocrite prison de la «maison d’amélioration». Il se tourna tout entier vers sa mère tremblante, l’écrasa d’un coup d’œil impérieux et sombre. Et, lentement, il prononça, de sa rauque voix adolescente: --Ce n’est pas tout ça que je veux, maintenant. C’est une auto. XII LE SCANDALE Depuis deux heures, elle cherchait en silence les raisons qu’elle donnerait à son refus. Laurent, remonté dans sa chambre, défaisait sa malle. L’oncle Jacques était retourné chez lui. Commencer ce premier dîner en tête-à-tête, après deux ans d’absence, par des contestations, que c’était triste! Elle avait pensé tout prévoir, elle avait cru faire de son mieux, et voici, cruelle déception, que l’enfant n’était pas encore satisfait. «Une auto!... se disait-elle, épouvantée. D’abord, c’est la ruine définitive; ensuite, c’est l’absence perpétuelle et sans contrôle. Où ira-t-il avec ça?... Enfin, c’est la menace constante de l’accident. Je le croirai toujours tué. Je ne vivrai plus!» Elle ne pouvait pas lui dire ces trois choses, craignant de l’indisposer encore contre elle. Elle chercha longtemps. Il n’était plus possible, à présent, de le traiter comme un enfant. Il était le maître à la maison, maître redoutable qui faisait tout trembler autour de lui. Au moment de descendre à la salle à manger, elle trouva subitement. Et quand ils furent assis face à face, Laurent, muet, regardant son assiette: --Ecoute... commença-t-elle d’une pauvre voix entrecoupée, j’ai réfléchi à ce que tu m’as dit tantôt. Moi, je ne demanderais pas mieux que de te donner une auto, mais tu sais bien que tu ne peux obtenir ton brevet de chauffeur qu’à partir de seize ans... Alors... si... si tu veux bien attendre jusque-là... je... eh! bien!... je te promets que tu auras ce que tu désires. Je m’y engage formellement. Comme il ne relevait pas la tête, elle murmura, de même qu’autrefois, lors de leur premier pacte: --Est-ce entendu, Laurent? Il ne la regarda pas. --Bien, maman... répondit-il. Et ce fut tout. Elle le dévorait des yeux, penchée. Que pensait-il? Lui en voulait-il de ce qu’elle venait de dire? Songeait-il à quelque vengeance? Comme elle eût préféré les violences de jadis à ce calme glacial qui lui faisait froid au cœur! Elle essaya de parler d’autre chose, de lui raconter les petits événements du village. Mais elle n’en tira plus un seul mot, et le silence tomba, qui dura jusqu’à la fin du dîner. Quand ils se levèrent de table, suivis des yeux par la servante ahurie: --Bonsoir, maman... --Tu montes déjà?... s’écria-t-elle douloureusement. Tu ne veux pas venir au petit salon avec moi?... Il y a si longtemps que je ne t’ai vu, Laurent! Une fois encore, il répondit: --Bien, maman. Et quand ils furent assis chacun dans un des fauteuils de tapisserie, l’un devant l’autre, au moment de reprendre sa couture, elle eut une envie furieuse de se précipiter sur lui pour le couvrir de baisers, de lui demander pardon, de se jeter à ses genoux. Ce n’était pas possible qu’il fût devenu ce grand garçon aux yeux baissés, silencieux, sombre, et qui obéissait passivement, amèrement, à la moindre parole. Il sentit sans doute le regard tendre et désespéré dont elle l’enveloppait, mais il ne fit pas un geste, ne releva pas se paupières. Et, se mordant les lèvres pour ne pas pleurer à chaudes larmes, elle reprit tristement sa couture, tandis que le silence immense du soir, autour d’eux, déferlait. Au bout d’une demi-heure, il demanda doucement: --Puis-je aller me coucher, maman? --Mais certainement, mon chéri... Veux-tu que je monte avec toi pour voir si tu as tout ce qu’il te faut dans ta chambre? --J’ai tout ce qu’il me faut, maman... Et, sur cette réponse, détournée comme son regard, il se leva. --Bonsoir, maman... Elle s’était levée aussi. --Veux-tu que je t’embrasse, Laurent?... Sa voix avait tremblé, pleine de larmes. --Si tu veux, maman... Il la laissa faire, tandis qu’elle le serrait contre elle, si grand, presque aussi grand qu’elle. Mais il ne lui rendit pas un baiser. A deux mains elle l’avait pris aux tempes, fébrilement, essayant de forcer ses yeux. Et toute son âme était là, proche, ardente, son âme de mère qui voulait entrer, prendre, conquérir. Qu’y a-t-il donc, dans le regard humain, qui donne ou qui refuse, et pourquoi ceux qui ne veulent pas nous livrer leurs yeux nous font-ils si mal? Quel est ce besoin que nous avons du regard, quel est cet échange qui se fait entre les êtres, quel est ce contact qui se produit par la rencontre de leurs prunelles, quelles sont ces deux électricités qui se cherchent, qui se cherchent jusqu’à ce que l’étincelle ait jailli? --Laurent, je t’en supplie, regarde-moi! Regarde-moi! --Non, maman. Elle laissa retomber ses mains. Et comme, sans bruit, sans se retourner, il sortait du salon, elle alla s’effondrer sur son fauteuil, et, le visage dans la paume, sanglota. * * * * * --Je m’invite!... annonça l’oncle Jacques, le lendemain, à l’heure du déjeuner. Alice, fais mettre mon couvert! Mais il fut surpris par le regard désespéré, les paupières rougies de sa sœur. N’osant l’interroger, il baissa simplement la tête. «Est-ce que Laurent aurait déjà recommencé?...» se demandait-il non sans un frémissement de curiosité presque joyeuse. Il ne savait pas que, dès l’aurore, Laurent était sorti de la maison. Mᵐᵉ de Bonnevie, en proie à l’insomnie depuis son coucher, l’avait bien entendu descendre les escaliers et pousser les barres. Elle l’avait même, cachée derrière son rideau, regardé s’éloigner dans le parc; et l’oreille aux écoutes, elle avait guetté les bruits, espérant entendre les sabots du cheval marteler le sol, comme au jour de son premier effroi. Mais seul le silence du petit matin avait rempli son ouïe aux aguets. Et, grelottante, elle avait fini par se recoucher. «Sans doute, il aura préféré la bicyclette pour commencer...» Où donc était-il parti, de si bonne heure et tout seul? Mon Dieu! ne prendrez-vous pas en pitié cette martyrisée dont la bouche desséchée murmure tant de prières? Ecoutez comme elle espère encore malgré tous les déboires! Simple femme revêche et sans élan, la sublime maternité va jusqu’à faire d’elle un poète. Elle pense aux forces de la nature que jamais elle n’a contemplée ni sentie. Elle compte sur l’air du parc natal, sur les fleurs, sur le ciel, sur les cygnes dans le bassin, sur la douce herbe, sur le sous-bois et ses émeraudes, elle compte sur les arbres aux branches tordues dans le ciel, aux racines tordues dans la terre, pour reprendre son fils, pour l’enraciner de nouveau, lui aussi, dans son terroir originel. Elle demande aux nuages, aux feuilles, aux cailloux de parler pour elle. Elle veut que l’espace, que l’air lui caressent les joues au passage, soient pleins de voix persuasives. Elle invoque la race défunte, elle demande aux enterrés de la famille d’être des fantômes éloquents. Elle cherche des aides sur la terre comme elle en cherche dans l’inconnaissable. Elle appelle à elle toutes les puissances de ce monde et de l’autre. Elle désire, elle croit. Cela, mon Dieu, n’est-il pas, à la fin, digne de pitié? * * * * * Dès qu’elle avait pu se lever sans déconcerter les habitudes de la maison, elle s’était dirigée, cœur battant, mains fiévreuses, vers les écuries et remises. Et tandis qu’elle avançait dans l’allée, sa souffrance habituée inventait ce nouveau supplice: «Il n’aura pas voulu de mes cadeaux. Je vais trouver le cheval dans son boxe et la bicyclette dans la remise...» La main sur la porte, au moment de la surprise, quelle qu’elle fût, frémissante et malade, elle avait hésité quelques secondes. Ouvrir, et savoir! Encore un instant de répit avant la joie ou le chagrin... Un hennissement du cheval l’avait glacée. --Ah! le cheval est là!... Puis: --C’est qu’il a plutôt pris la bicyclette, alors.... Brusquement elle avait ouvert, s’était précipitée. Et tout de suite elle avait vu dans son coin, guidons brillants dans l’ombre, la machine que nulle main n’avait dérangée. --Eh bien, voilà... Je le savais d’avance. Il n’en a pas voulu, voilà tout, il n’en a pas voulu... * * * * * Quand il entra dans la salle à manger, l’oncle Jacques s’avança vivement. --Bonjour, Laurent!... --Bonjour, mon oncle... Il fit un pas vers sa mère. --Bonjour, maman... Elle ne l’embrassa pas. --Tu as bien dormi?... fit-elle avec effort. Ses yeux rouges, ses joues creuses disaient sa nuit. Ils se mirent à table, l’oncle Jacques se frottant les mains. --Eh bien!... ta promenade?.. Agréable?... --Oui, mon oncle... --Et le patelin?... Toujours le même?... --Oui, mon oncle... --Tu as été à bicyclette? --Non, mon oncle! --A cheval, alors? --Non, mon oncle. Le vieux célibataire donna sur la table un grand coup. Imitant le ton du garçon: --«Oui, mon oncle... Non, mon oncle...» C’est tout ce que tu sais dire, maintenant? Plus froidement, plus poliment, le petit prononça: --Oui, mon oncle! Et malgré tous ses efforts, Jacques de Bonnevie, pendant tout le déjeuner, n’en put rien tirer d’autre. Il retourna chez lui dans un état d’extrême exaspération, et l’on ne le revit pas pour le dîner. Cependant, il avait dit à sa sœur: --Ça lui passera, ne te fais pas de bile. Il est encore enjésuité, mais le grand air et l’exercice feront leur effet d’ici peu, sois tranquille! Et la mère s’accrocha, reconnaissante, à cet espoir. Laurent avait passé son après-midi dans le parc, cherchant des branches souples pour en faire arc et flèches. Il n’acceptait décidément ni le cheval ni la bicyclette. --C’est formidable!... répétait l’oncle Jacques. Pendant cinq ou six jours, celui-ci vint plusieurs fois dans la journée s’informer de son neveu. Mais il n’y avait rien à lui raconter. L’enfant avait organisé sa vie à sa façon. Il disparaissait dès l’aurore, revenait déjeuner, disparaissait de nouveau, rentrait pour le dîner et se couchait en sortant de table. Pour le reste, aux heures des repas, seul moment où le vit sa mère, il gardait son silence farouche et sa tête basse. --On n’en fera plus rien!... remarquait le tuteur avec dépit, comme s’il eût souhaité des esclandres. Et les mille avances qu’il faisait à l’adolescent chaque fois qu’il le rencontrait à midi, le soir, restaient sans résultat. Un matin (l’oncle Jacques avait-il guetté?), Laurent se trouva nez à nez avec lui dans le parc. --Ecoute, Laurent! --Quoi, mon oncle?... --J’ai quelque chose à te dire... --Bien, mon oncle... --Tu veux une auto, mon garçon? Eh bien! je te donnerai, moi, ton auto, na! Le souvenir du passé faisait sourire le bonhomme. Autrefois, le petit était venu chez lui pour lui demander une bicyclette. Que ne l’avait-il donnée! Que n’avait-il compris ce qu’était cet enfant vertigineux qu’il avait repoussé comme un gamin ordinaire! --Eh! bien! Laurent?... ça te va?... Tu la veux, ton auto?... Tu la veux tout de suite? L’autre ne manifesta même pas quelque surprise devant cet excès de générosité de la part de son ancien ennemi. Avec cet air fuyant qu’il avait désormais, il répondit, poli jusqu’à l’insolence: --Non, merci, mon oncle... Et, tournant les talons, il disparut dans les profondeurs du parc. * * * * * Les vacances se terminaient. Mᵐᵉ Carmin ne savait comment s’y prendre pour demander à Laurent quelles étaient ses intentions quant à la reprise du travail. Elle craignait également les deux phrases laconiques qu’il pouvait lui répondre, seules paroles qu’elle connût de lui, maintenant: «Bien, maman...» ou: «Non, maman...» Car, dans l’une ou l’autre, il y avait autant de révolte et de haine. Une lâcheté désolée la fit reculer au dernier moment. Elle pria donc l’abbé Lost à déjeuner, un jour. L’ayant vu la veille, elle lui avait expliqué la mission dont elle le chargeait. Par ailleurs, l’abbé souffrait de ne plus jamais voir Laurent à la messe. «Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse?... disait Mᵐᵉ Carmin. Ils ont dû le saturer, là-bas. Il faut craindre, si l’on veut le forcer, de le voir prendre _aussi_ la religion en grippe...» L’abbé Lost était bien trop fin pour ne pas comprendre. «Le bon Dieu fera pour le mieux...» soupirait-il. Comme ce déjeuner s’achevait: --Laurent, dit l’abbé, j’ai à te parler. Veux-tu que nous passions tous deux dans le petit salon? Mᵐᵉ Carmin s’était esquivée. --J’irai tout droit au but... commença le prêtre. Voilà: les vacances vont être finies dans quelques jours. Tu en as bien profité, si j’en juge par ta mine. Maintenant, il s’agit de te remettre à la tâche. Tu n’as que quatorze ans. Tes études ne sont pas finies. Veux-tu que nous recommencions à travailler ensemble comme autrefois, avec l’aide de monsieur l’instituteur? --Non, monsieur l’abbé. Le curé, saisi, tâcha de n’élever pas la voix. --Regarde-moi. Tu ne veux pas me regarder?... Soit. Donc, cela ne te plaît pas de travailler de cette façon-là? Il prit une inflexion très douce pour déguiser sa menace. --Tu aimes peut-être mieux retourner dans les collèges, avec des garçons de ton âge? Brusquement, Laurent le regarda, lui enfonça ses yeux, comme deux lames, jusqu’au plus profond de l’être. Et ce fut quelque chose de tel que le prêtre recula comme s’il avait vu Satan. --Non, monsieur l’abbé! Pris de peur, comme les autres, l’abbé Lost se sentit pâlir. Il essaya de sourire et même de rire, fit entendre quelques mots sans suite, puis enfin, répondit fort clairement: --C’est bien, mon enfant. Un instant plus tard, il était près de Mᵐᵉ Carmin. «Il ne veut pas...» dit-il simplement. Et il n’y eut pas d’autres explications. Alors ils cherchèrent ensemble ce qu’ils allaient faire. --Surtout, dit la mère, n’allons pas lui parler de s’occuper des terres; car cela suffirait pour l’en dégoûter à jamais. Peut-être, en le laissant tranquille, qu’il y viendra tout naturellement de lui-même. --Il ne fera plus que ce qu’il voudra... dit rêveusement le curé. --Alors, laissons-le... murmura-t-elle, épouvantée. Le voilà devenu calme et régulier, qu’est-ce que nous pouvons lui demander de plus?... * * * * * Il changeait. Il avait encore grandi, sa mauvaise graisse s’était fondue, son teint redevenait clair. Mince et beau, pâle et brun, une petite ombre apparaissait au-dessus de sa bouche trop rouge, épaisse comme un fruit. Les quatre saisons se succédèrent lentement sans amener rien de nouveau dans la vie singulière de ce jouvenceau silencieux, dont personne ne savait plus rien. Que faisait-il tout le jour, où disparaissait-il? On savait par le village que jamais plus il n’avait même regardé ses anciens compagnons, ceux qui l’avaient vendu. Pas de traces d’une violence quelconque. Mais on l’avait vu se promener seul dans la campagne, fort loin du château, longues courses qu’il faisait à pied, puisqu’il n’avait pas plus accepté la bicyclette que le cheval achetés pour lui. Et, confinée dans son enfer intérieur, Mᵐᵉ de Bonnevie continuait sans rien dire sa vie ardente et lamentable, sa vie rongée par le chagrin. Un des premiers jours de l’été--Laurent allait avoir quinze ans,--une femme, une paysanne, se présentant à la porte du château, dit qu’elle voulait parler aux maîtres. Mᵐᵉ de Bonnevie, qui cousait à la fenêtre ouverte du petit salon, ayant près d’elle son frère, lequel, parfois, venait lui tenir compagnie, entendit de loin le colloque, et se mit à trembler. Un pressentiment l’avertissait qu’il allait être question de Laurent. --Faites entrer cette femme. Elle ne la reconnut pas. Ce n’était pas une de ses paysannes. Elle ouvrait la bouche pour l’interroger. Elle n’en eut pas le temps. Une crise de sanglots secouait l’humble créature, qui, rougeaude, édentée, patoisante, se mit tout de suite à raconter: --Je sommes pas d’ici, Madame et Monsieur, mais de Forleville, à trois lieues. Mais nos ont dit d’ chercher la racine à vot’ château, vu que la pétite, d’après ce qu’elle prêche, a donné l’ signalement de vot’ jeune homme. Et, Madame, c’est eune chose qui n’ se peut pas qu’on laisse passer ça sans que les gendarmes s’en mêlent, car la pétite a d’abord été brutalisée par lui, comme elle m’a tout avoué, qu’ensuite il lui faisait si peur avec ses yeux qu’y fallait qu’alle y r’tourne malgré elle. A treize ans et demie, Madame! Et pourtant alle avait pas d’ vice, marchez! Une pétite qu’était travaillante et toute innocente, et qui n’ pensait à rien qu’à tirer ses vaques quand le gas l’a abordée dans l’ pré, à la soirante. Alle m’aurait dit le soir même ce qui y était arrivé, moi qui n’es qu’une femme veuve, comme chacun sait, que j’ai mes papiers, si vous voulez les voir, j’ l’aurais fait guetter par des voisins avec des gourdins, pour y faire s’n affaire; car, en respectant tout le monde, ce n’est qu’un cochon qui peut faire ce qu’il a fait, que la fillette était toute rompue, qu’il y a tordu les poignets et mis la main sur la bouche, et qu’il l’a arrangée ensuite, comme un assassin qu’il est, en lui défendant après de l’ dire, et en lui commandant de r’venî le lenn’demain, qu’elle y a obéi sans avoir pour qui, comme l’oiseau qu’est charmé par la couleuvre. Mais c’ que j’ veux qu’ vous sachiez tout de suite, c’est qu’au bout d’ trois mois de c’te fréquentation-là, quand que la fillette s’est vue enceinte, alle a cherché la mort en se j’tant dans la rivière, que monsieur Euvrard, fermier, l’a repêchée à temps et m’ l’a ramenée dans eune position qui n’a pas d’ copie, et que la nuit elle a avorté, chose qu’il a bien fallu qu’alle m’esplique en m’ racontant tout. Et j’ai eu beau vouloir recouvrir le mystère, vous pensez bien qu’à c’t heure la fillette est dans la langue du monde, que si j’étais pas v’nue moi-même vous trouver, vous l’auriez su par d’autres; car ils ont dit comme ça à Forleville que vot’ garçon s’en tirerait pas si bien que ça, vu qu’y cherche déjà d’aut’s amours et commence à courir la fille à maître Ferdinand, qu’elle a eu frayeur de lui à la sombreur, pas plus tard qu’hier, qu’il la suivait de près le long des haies, en lui faisant des yeux de loup-garou. Voilà, Madame, ce que j’avions à vous dire, en vous d’mandant queu dommages que vous comptez donner si vous n’ voulez pas du mal-va pour vot’ jeune homme.... En vain Mᵐᵉ Carmin avait-elle tenté d’interrompre le flot de paroles. Barbouillée de larmes, déchaînée, la paysanne haletante ne pouvait plus s’arrêter. Quand elle eut enfin terminé, se mettant à pousser des cris de désespoir, elle exécuta toutes sortes de gestes, comme une femme atteinte de démence. Et tout autour d’elle, dans le petit salon aux fauteuils de tapisserie voyante, les spectres étaient de retour, les spectres hideux de la Justice, apparus déjà lors de l’attentat de Laurent contre l’infortuné petit Quesnot. --Madame... Madame... bégayait la pauvre Bonnevie. Faire taire cette femme! Etouffer cette affaire une fois encore! Sauver son fils de la maison de correction officielle. Ainsi ce n’était plus un enfant... L’instinct du mâle était né, violent comme tout ce qui venait de lui, faisant de lui ce petit faune mystérieux qui disparaissait tout le jour sans qu’on sût rien de sa vie cachée... Un dégoût affreux tordait le cœur maternel. Son enfant tout frisé, son ancien bébé brun... «Qu’est-ce qu’ils en ont donc fait dans cette institution maudite?...» grondait sa pensée. Soudain, paradoxal, tout au milieu des cris de la bonne femme et du silence défaillant de l’autre, un rire, le rire de Jacques de Bonnevie, éclata: --Ah! ah!... s’exclama-t-il en se frottant les mains, le voilà donc qui se réveille, notre Lorenzo! Je me disais aussi que ce n’était pas possible, tout ça! Le voilà qui court, maintenant, le voilà qui court!... Ah! ah! nous allons en voir de belles!... Ça y est! Ah! ah!... Ça y est!... Toutes les filles du pays vont y passer! XIII DES JOURS Une fois encore, Mᵐᵉ Carmin restait seule. Mais le départ de Laurent était plutôt un soulagement pour elle, ce dont son malheureux cœur ne se pouvait consoler. Adorer son enfant et se féliciter qu’il soit parti! Cependant, ne plus voir ce beau visage implacable et froid, ne plus être près de celui qui restait si loin d’elle, mais qu’absout par l’âme il le fût aussi par le corps, n’était-ce pas plus normal, plus logique, plus rassurant? Après de bien longues délibérations, le conseil de famille, composé de l’oncle Jacques, de l’abbé Lost et de la pauvre mère, avait décidé de la nouvelle destinée du garçon. Une petit dot à la fillette compromise avait fait taire les grondements de toute la paysannerie, soulevée, une fois de plus, contre le château. Mais comme la ruine réelle menaçait la fortune de Mᵐᵉ Carmin si Laurent continuait à mettre à mal le féminin environnant (sans compter le danger des vengeances embusquées, sans compter la honte des scandales répétés), les trois, pendant fort longtemps, avaient, sans la trouver, cherché la solution. Il leur avait d’abord paru, tant leur crainte de l’adolescent était immense, que l’important était de ne rien lui dire, afin qu’il ne prît pas aussitôt quelque terrible revanche. L’éloigner sans explications, c’était le principal. Mais où l’envoyer? Il ne fallait plus songer aux collèges, encore moins à la sombre maison d’amélioration. «Si on l’engageait comme pilotin sur quelque paquebot?...» avait enfin plaisanté le tuteur. C’est en tournant autour de cette idée, pourtant, que la bonne inspiration leur était venue à la longue. L’abbé Lost: --Ecoutez! J’ai un cousin, à Paris, qui est contremaître dans une grande maison d’automobiles. Puisque Laurent avait manifesté le désir d’avoir une auto, ne pensez-vous pas qu’il accepterait d’entrer dans cette maison?... On paierait ce qu’il faudrait pour son apprentissage de mécanicien, et peut-être que, pour finir, il se ferait une situation honorable dans une industrie fort à la mode à présent, qui compte même un grand nom de l’aristocratie française. A la fin de la séance, après bien des discussions et bien des larmes, Mᵐᵉ Carmin avait consenti. Restait à persuader Laurent, chose redoutable dont l’abbé Lost, pour finir, avait été chargé. Le lendemain, au sortir du déjeuner, il avait retenu l’enfant. Un quart d’heure plus tard, il réapparaissait, tout joyeux, devant la mère et l’oncle. --Il accepte!... Et voilà comme Laurent partit pour Paris, accompagné de son tuteur. Avait-il compris pour quelle raison? Quoi qu’il en fût, il n’en laissa rien voir. Paris! En baissant les yeux, l’abbé Lost avait dit: «Si le pauvre enfant veut continuer ses débauches, Paris est si grand! Personne, du moins, ne le saura...» La surveillance du gérant de la maison d’automobiles était bien lointaine. Celle du contremaître valait mieux. L’abbé connaissait et appréciait son cousin, homme du peuple intelligent, ferme et doux. Laurent, habitué maintenant à la discipline, du moins à la surface, souffrirait beaucoup moins d’être gouverné par quelqu’un qui lui apprendrait un métier de son goût, que de vivre aux mains de ceux qui, pendant deux ans, l’avaient retenu prisonnier en n’occupant son activité débordante qu’à des études qu’il avait toujours haïes. Et, de nouveau, chaque semaine, une lettre arrivait au château, donnant des nouvelles du petit. Quel changement de style! Le contremaître écrivait comme il pouvait, naïve calligraphie d’écolier, orthographe de primaire. _Laurent a l’air de bien mordre à la mécano. Il est intelligent et débrouillard. Hier, il a conduit pour la première fois. Il n’aura peur de rien..._ --Mon fils sous les ordres d’un ouvrier!... Mon fils apprenti!... Mon fils tout seul dans Paris, dans Paris!... Mais elle sentait bien que rien d’autre n’eût été mieux pour cet enfant impossible, terrifiant, dont tout le monde avait peur. La vie, pour ce gamin-là, ne pouvait être qu’une série d’équilibres instables. «Tant que ça tiendra, ça tiendra!... disait le curé. C’est toujours ça de pris, après tout!» Et comme trois mois venaient de passer sans rien apporter de fâcheux, la mère, une fois de plus, se prit à espérer. «Je savais bien que mon fils ne pouvait pas mal tourner. Il arrive souvent que les enfants les plus difficiles deviennent des hommes très sérieux. Avec le travail et dans l’atmosphère qui lui plaît, en pleine liberté, il va se calmer peu à peu, se ranger, et tous ses terribles enfantillages--car ce n’étaient que des enfantillages--vont se transformer en fortes qualités. D’abord, Jacques me l’a dit lui-même un soir: mon fils est né pour de grandes choses. Loin de nous, loin de moi, il comprendra mieux. Il me pardonnera. Il m’aimera de nouveau... Il m’aimera, mon cher, cher petit!...» Cependant l’oncle Jacques, sans le dire, attendait. Qu’attendait-il? Des événements. Des manifestations nouvelles. Des malheurs, pour tout dire. Sa dévorante curiosité s’impatientait. Le dernier des Buonavita finissant dans les automobiles, cela, pour lui, manquait d’allure. * * * * * Un matin des derniers jours d’octobre, un ronflement insolite, venu du bout du parc, étonna tout le château. Sans que personne eût eu le temps de se rendre compte d’où tombait cette nouveauté, devant le perron, pour le saisissement des servantes et de Mᵐᵉ Carmin accourues, une auto de course, dite dauphin, basse, découverte, effilée à l’arrière, fit son apparition dans les feuilles mortes, et s’arrêta; d’où sauta, souple et mince, un Laurent couvert de poussière, dont la tête, serrée dans un passe-montagne noir, était celle d’un petit guerrier du moyen-âge. Il monta vivement les quelques marches, et dit d’un ton bref: --Bonjour!... Les filles firent entendre des exclamations, des rires. Mᵐᵉ Carmin, après une seconde d’hésitation, saisit le garçon aux épaules pour l’embrasser. --Laurent!... Toi!... Tout seul?... Il laissa les baisers s’appuyer sur ses joues brunes, évita les yeux de toutes les femmes et dit, avec une ironie glacée: --Je n’ai pourtant pas seize ans!... Mais voilà mon permis! Déconcertée, Mᵐᵉ Carmin se tut. Ce fut Clémentine qui demanda: --Monsieur vient pour longtemps?... --Je repars demain!... jeta-t-il en regardant ailleurs. Puis, autoritaire: --On déjeune bientôt?... J’ai faim! Sans attendre la réponse, il passa, prit l’escalier et monta tout droit à sa chambre. Mᵐᵉ Carmin, abasourdie, pensait à plusieurs choses à la fois. «La politesse a l’air d’être finie... Tout de même, il revient ici, chez lui; c’est donc qu’il admet encore l’existence de son foyer... Comme il est sûr de lui, comme il conduit bien, comme il est beau!» L’ensemble de ces réflexions la laissait plutôt satisfaite. Il y avait de l’admiration plein son âme, et aussi le sentiment qu’enfin son fils était à sa place dans l’existence. --Allez vite prévenir monsieur Jacques; qu’il vienne déjeuner avec nous!... Ce soir, nous inviterons monsieur le curé! Tout à coup, l’arrivée de Laurent lui semblait une fête. Un peu de joie gonfla son cœur. Il lui sembla que tout allait changer, elle crut en l’avenir. Le déjeuner fut presque animé, tant l’oncle Jacques posa de questions. Laurent affectait de ne pas remarquer l’existence de sa mère, mais enfin il daigna répondre à son tuteur autrement que par monosyllabes. --Paris?... Oui, c’est amusant. J’ai des copains qui me plaisent... Le métier?... Oui, ça me va... Il s’étendit sur des choses techniques aux-quelles les autres ne comprenaient goutte. Sa voix, mieux affermie, déjà mâle, était brusque comme son regard, qui se manifestait par éclairs vite éteints sous les paupières. Et, bien qu’il la méprisât si visiblement, Mᵐᵉ Carmin était heureuse. Il y avait si longtemps qu’il n’avait parlé! C’était une vraie résurrection. «Il finira bien par me pardonner...» songeait-elle avec un cœur battant. Au moment du café, l’adolescent tira de sa poche un paquet de cigarettes, des allumettes, et se mit à fumer. Mᵐᵉ Carmin retint son étonnement scandalisé; l’oncle Jacques, prudent, ne fit aucune remarque. Il dévorait des yeux ce petit que tant de mystère environnait et qui ne disait rien de précis sur sa vie à Paris. Il se sentait frustré de tout ce qu’il ignorait. Mais n’osant pousser trop loin son interrogatoire, il avait l’impression de marcher sur un volcan. Enfin, il trouva quelque chose: --Puisque nous avons fini de déjeuner, tu vas me faire voir ta voiture en détail. Moi qui n’y connais rien, ça m’instruira. Gagner sa confiance! Lui plaire pour qu’il se décidât à parler de lui-même! Ils descendirent les marches du perron, s’approchèrent de l’auto. Mᵐᵉ Carmin, sans oser suivre, regarda de loin, à travers la porte vitrée. Laurent relevait le capot, démontait son joujou, donnait des explications. Cela dura peut-être un heure. La mère, complaisante, admirant son fils en silence, murmurait des prières pour remercier Dieu. L’oncle Jacques, enfin, remonta les marches. --Il m’emmène faire un tour! Nous reviendrons avant la nuit! Entre ses dents, il avoua, penché vers sa sœur: --Ça me fait une peur bleue, ce machin-là! Mais enfin si ça amuse le petit! Toute la maisonnée sortit pour assister au départ. Laurent avait remis, sur ses boucles noires, son bonnet archaïque; l’oncle Jacques, emmitouflé, cramponné d’avance, regardait tout le monde d’un air de condamné à mort. Quand ils démarrèrent, une clameur unanime les salua. Le jardinier faisait de grands gestes, les servantes tenaient leur main sur leur bouche. En quelques secondes, le «dauphin» grondant avait disparu. --Vite, mon chapeau!... cria Mᵐᵉ Carmin. Je cours chez monsieur le curé! Elle avait un peu de rouge aux pommettes, et comme un sourire sur sa bouche habituée aux courbes de la désolation. * * * * * Ils n’étaient rentrés qu’à la nuit noire, les phares allumés. Le couvert était mis, l’abbé Lost était déjà là. Pour préparer ce dîner qu’elle devinait un des grands bonheurs de sa vie, Mᵐᵉ Carmin avait passé deux heures dans la cuisine à confectionner un gâteau compliqué. Et c’était une chose bien émouvante, même pour de simples domestiques, de constater qu’une femme pareille avait encore au fond d’elle-même de telles réserves de fraîcheur, et cette application de petite fille dont les mains tremblent, tant elle craint de ne pas réussir. Ensuite, elle avait été chercher des fleurs pour égayer le couvert. Heureuse de tout, satisfaite de tous, elle continuait à sourire, pauvre visage mortifié par les larmes qui reprenait vie avec tant d’empressement. Quand ils s’assirent tous à table: --Eh bien!... fit gaiement l’abbé Lost, et cette promenade? Racontez-nous vos débuts, oncle Jacques! Il y avait une bouteille de vin fin, il y avait les fleurs, il y avait, outre la lampe, quatre bougies, il y avait une nappe étincelante, il y avait la belle argenterie et les beaux verres. L’oncle Jacques, à ses heures, était spirituel, comme tous les vieux Normands. Le récit de sa tournée en auto fit rire même Laurent. Roi du dîner, celui-ci, les yeux assombris d’orgueil, se délectait de l’admiration apeurée qui l’entourait. Il se versait du vin pur jusqu’au haut de son verre, pour l’inquiétude et la surprise de sa mère. «On dirait qu’il y est habitué!...» remarquait-elle intérieurement. Les plaisanteries de l’abbé, les réponses du tuteur, quelques mots dits par Laurent, tout cela faisait un dîner brillant, une fête, certes! Quand il fallut se quitter enfin, le cœur de Mᵐᵉ Carmin se serra. «Les deux autres partis, Laurent ira se coucher sans même me dire bonsoir...» Mais, les portes refermées, comme elle entrait, hésitante, dans le petit salon, elle vit, sans y croire, que Laurent la suivait. Il la laissa s’asseoir dans le fauteuil, au coin du petit feu dansant, puis il fit un grand pas vers elle. Elle crut qu’elle allait s’évanouir. «Ça y est!... Il a quelque chose à me dire! Il me pardonne. Oh! mon Dieu! mon Dieu!...» Il eut son geste de petit bouc, pour rejeter en arrière la touffe des boucles noires. Le feu l’éclairait d’un côté, lueur sur la bouche violente, lueur dans le grand œil gris, large ouvert. La tête levée, Mᵐᵉ Carmin subit tout entier le regard écrasant du petit, ce regard dont l’étrange puissance faisait trembler, ce regard qui vous prenait vos forces. La brusque voix masculine prononça vite, dans un éclat sourd: --Je veux de l’argent! Elle tressaillit des pieds à la tête. Elle n’avait pas le temps de comprendre qu’il n’était venu que pour cela. Mais elle sentait se déchirer son cœur. Humblement, ses yeux obéirent. Elle murmura, consternée d’entendre sa propre voix prononcer cela: --Bien, Laurent, je vais t’en donner... Elle s’était levée. Avec des mouvements d’automate, elle alluma la bougie. Il la regarda passer, les yeux mauvais, la bouche serrée. Quand elle revint, il tendit la main sans mot dire. C’était un billet de cent francs. Il le prit, l’examina, l’enfonça dans sa poche. Trois grands pas sur le tapis. Il était sorti du salon. A l’aube, le ronflement de l’auto réveilla la maison. Mᵐᵉ Carmin s’était précipitée à la fenêtre. Elle ne vit que la queue de la voiture disparaissant au tournant. * * * * * _Madame_, _Je vous dirai que Laurent a quitté notre maison. On lui avait donné une voiture à essayer pour une heure, il est resté deux jours parti, prétendant qu’il avait été vous voir. Le patron s’est fâché, le gosse aussi. Ça a fait du vilain, naturellement. Le soir, il n’était plus à l’atelier. Il avait de l’argent sans qu’on sache comment. Nous ne savons pas où il est passé. S’il est rentré chez vous, nous voudrions bien en être informés._ _Croyez, Madame, à mon regret et à mes respects._ * * * * * Le cri d’indignation que jeta Mᵐᵉ Carmin à la lecture de cette lettre passa par sa gorge comme un cri de joie. Pour la première fois depuis qu’il était né, Laurent était accusé à tort. Il lui sembla soudain que son fils était un innocent, un martyr, et que tout ce qu’il avait fait de néfaste jusqu’à ce jour disparaissait, effacé par cette erreur dont il était victime. Frémissante, étrangement heureuse, elle s’assit à son bureau, prit sa plume. Défendre son enfant! Etre sûre, enfin, que c’était lui qui avait raison! _Monsieur_, _Mon fils a bien fait de se fâcher et de quitter votre maison. J’aurais agi de même à sa place._ Car il avait le bon droit pour lui. _Il est parfaitement vrai qu’il soit venu me voir et que ce voyage lui ait pris deux jours, puisqu’il a passé la nuit chez moi_, chez lui. _Quant à l’argent dont il disposait, c’est moi qui le lui ai donné. Vous voyez donc, Monsieur, qu’il y a là une méprise tout à fait indigne. Du reste, mon frère va se rendre à Paris pour tirer cette affaire au clair._ _Mes civilités distinguées._ O force de l’illusion, miracle de la tendresse maternelle! En écrivant cette lettre, elle crut qu’en vérité son fils était venu pour la voir, comme un enfant ordinaire que tient le désir d’embrasser sa mère. Elle oublia que l’argent qu’elle avait donné lui avait été extorqué, que cet argent avait été l’unique but du voyage. Il lui sembla qu’elle était une femme comme les autres, aimée par un fils honnête et câlin. Et le sourire qui errait sur sa bouche en relisant sa lettre lui faisait du bien jusqu’au fond de son être. Agitée, elle relut encore, cacheta, sonna. --Vite, Maria, qu’on attelle. J’ai une lettre urgente à porter à la poste. Et en attendant que la voiture soit avancée, allez tout de suite me chercher monsieur de Bonnevie. J’ai à lui parler! * * * * * L’oncle Jacques, sa valise à la main, montait dans la victoria, le lendemain, se rendant à Paris pour y retrouver son neveu. Le télégraphiste parut. --Une dépêche pour Mâme Carmin! Quand ils eurent déchiré: «Laurent mécanicien dans maison autos _l’Ailée_. Tout va bien. Lettre suit.» C’était un télégramme du contremaître. Mᵐᵉ Carmin se mit à pleurer et à rire. --Tu vois!... dit l’oncle Jacques, il se débrouille tout seul, maintenant! Il ajouta: --Quelle chance de ne pas aller à Paris! Je déteste les voyages! La lettre vint le lendemain, écrite par le gérant lui-même. Inquiet de ce départ de son apprenti payant, dont il était, somme toute, responsable, il s’était mis en campagne pour le retrouver. Il n’avait pas été long à découvrir Laurent. La maison _l’Ailée_, après examen, l’avait engagé. _Votre fils, Madame, est une mauvaise tête, mais c’est un mécanicien hors ligne, et je ne m’étonne pas qu’on l’ait pris tout de suite. Il peut se faire une situation dans «l’Ailée», qui est une maison autrement importante que la nôtre et qui a besoin de casse-cou comme lui. Tout est donc bien qui finit bien._.. --Décidément, conclut l’oncle Jacques, ce garçon-là finira dans la peau d’un honnête industriel. --Dieu t’entende!... soupira la mère. Mais elle ne parla pas des cent francs qu’elle avait donnés. * * * * * Un peu de répit suivit. La correspondance échangée entre Mᵐᵉ Carmin de Bonnevie et le directeur de _l’Ailée_ rassurait la mère, certaine, maintenant, d’avoir des nouvelles en cas d’événement grave. Cependant, elle devait s’attendre à rester des mois sans aucune lettre, ignorant tout de l’existence de son fils. C’est ce qui ne manqua pas d’arriver. L’hiver passa, puis le printemps vint. Il fallait s’y résigner. Aller à Paris ou bien y envoyer Jacques, c’était risquer de détruire le nouvel équilibre instable où se maintenait si miraculeusement le petit. Les prières de Mᵐᵉ Carmin se faisaient chaque jour plus ardentes. Dévorée de dévotion, de souci, d’espoir, le geste de plus en plus nerveux, la silhouette de plus en plus mince, elle hantait à petits pas saccadés son château, son parc, l’église. Les gens du village la regardaient avec un respect attendri de pitié. Tous devinaient sa souffrance, tous espéraient pour elle des jours moins durs. On la savait sans nouvelles de son fils effrayant. Et les mères hochaient la tête quand elle passait. «S’n’ éfant lui en a déjà fait voir de brutales, disaient-elles. Est malheureux pour une dame comme elle, qu’est bien convenable et d’eune si grande famille!» Le mois de mai, rayé de pluie, faisait ses fleurs sous l’averse, allongeait ses herbes. Un petit coup de soleil passait qui, sous le ciel couleur d’ardoise, illuminait par rangées les ronds pommiers immaculés. Fraîcheurs éclatantes et parfums légers remplissaient la campagne, étourdie de chants d’oiseaux. Ce fut par un des rares matins sans pluie de ce printemps en larmes qu’on entendit, dans le parc, le bruit impressionnant du moteur. --Le voilà!... Toutes les voix criaient. Mᵐᵉ Carmin, les mains jointes, attendit les déboires. C’était une énorme voiture, la plus grande taille fabriquée par _l’Ailée_, un monstre dévorateur d’espace. Il en descendit, avec Laurent, deux garçons inconnus, presque aussi jeunes que lui, la casquette sur les yeux et la voix faubourienne. --Mes amis!... présenta-t-il sans dire leurs noms. Jacques de Bonnevie était déjà là. --Quelle bonne surprise! Tu déjeunes avec nous, Laurent? Nous invitons tes amis, n’est-ce pas, Alice? --Mais certainement... répondit-elle, effarée, sans oser embrasser son fils. Grandi, la lèvre rasée, les yeux plus fulgurants que jamais sous ses boucles descendues en frange, beau comme un jeune dieu sombre: --Non!... répliqua-t-il. Nous n’avons pas le temps. Nous avons trop de route à faire. Je suis venu seulement pour leur montrer la case. Et, sans plus s’occuper de personne, il fit monter les deux petites grouapes, qui ricanaient, intimidées, jusqu’à sa chambre. Il leur ouvrit ensuite les portes de la salle à manger, des salons, puis les emmena dans le parc. L’oncle Jacques n’osait pas suivre, ni la mère. --Ma pauvre Alice, mais il a l’air d’une «terreur», ton fils, comme ils disent. Qu’est-ce que c’est que ces petits apaches qu’il nous amène?... Et, tout doucement, il se frottait les mains, signe de joie. Tout à coup, Laurent revint au château, tout seul, ayant laissé ses amis dans le parc. --Je veux dire quelque chose à maman... annonça-t-il. L’oncle Jacques, discrètement, s’éloigna. Mᵐᵉ Carmin avait compris. Refermée la porte de la salle à manger: --Tu veux de l’argent, n’est-ce pas? --Oui. Elle n’essaya pas de résister. Elle monta, résignée. Mais, quand elle tendit son billet de cent francs: --C’est pour rire?... demanda-t-il avec dédain. --Eh bien!... Je te donnerai encore cent francs. Ça fera deux cents... c’est... Il l’interrompit: --C’est cinq cents francs qu’il me faut! Elle n’hésita qu’une seconde. Le regard gris foncé la magnétisait, plein d’une impatience menaçante. Et voici. Si près de son haleine, elle s’en apercevait: il sentait l’alcool. --Je... --Non!... Non!.... supplia-t-elle. Ne te fâche pas. Je vais te les chercher. Et, sans plus remercier que la première fois, sans dire au revoir, il la quitta. Cinq minutes plus tard, l’auto ronflait. Les trois amis étaient repartis. * * * * * Encore des saisons qui passent... «Il va avoir seize ans demain...» Elle pleurait. Ce jour d’automne était triste et ravagé comme une pauvre âme humaine. Quelques jours plus tôt, elle avait reçu de son fils ce télégramme péremptoire: «Envoyer d’urgence trois mille francs. Dettes à payer.» Et elle les avait envoyés. Seize ans. Des dettes. Est-ce que vraiment il buvait? Et tout le reste qu’on ne pouvait même deviner?... «Qu’est-ce que c’est que ces petits apaches qu’il nous amène?...» Le dos tendu, la tête courbée d’avance, elle attendait les catastrophes. * * * * * Un jour de plein printemps, Jacques de Bonnevie surgit au château, son journal à la main. --Alice!... Alice!... La bouche blanche, les yeux creux, complètement aphone, elle demanda: --Eh bien?... Quoi?... Oh! spectre de la Justice une fois encore debout devant elle! --Alice!... Alice!... Regarde! Le portrait de Laurent dans le journal. La voix coupée du coup, elle ne put même pas articuler ce qu’elle voulait dire. --Son portrait?... Il... Il a donc tué?... Mais, avec des gestes frénétiques de vieil enfant fou, brandissant ses feuilles, dansant presque, Jacques de Bonnevie cria: --Tu ne devines pas, n’est-ce pas? Eh bien, voilà: il vient de gagner la course _Paris-Lisbonne_! XIV LA GRANDE COMPAGNIE --Il va falloir repeindre les persiennes, nettoyer le perron, laver les rideaux, encaustiquer les escaliers.... Mᵐᵉ Carmin, agitée, parcourait tout le château glacé par l’hiver, et que ce beau printemps ne parvenait pas à réchauffer. Tressaillante, elle croyait sans cesse entendre, au bout du parc, le bourdonnement de l’automobile qui, d’une minute à l’autre, allait amener le petit conquérant. --Comme il va être fier de nous raconter tout cela! Les journaux, c’est très joli, mais l’entendre lui-même! A seize ans et demi, gagner cinquante mille francs et une voiture de courses, sans compter les sommes versées par les fabricants de pneus, de bougies, de phares, et ainsi de suite, cela vaut bien de passer son baccalauréat! Un orgueil immense la redressait. Les gens du village la félicitaient. Elle avait accroché le portrait de Laurent, paru dans le journal, à la place d’honneur, dans le grand salon. Et l’oncle Jacques avait accroché ce portrait, lui aussi, dans son pavillon, avec cette inscription: _Carmine Buonavita, triomphateur_. Dans le tourbillon de cette course, racontée publiquement en détail, le petit avait dû tout oublier, tout pardonner. Quel tournant dans sa vie, et comme il prenait bien sa revanche! «Laurent, mon chéri, mon fils à moi...» Elle avait osé lui écrire, certes! Et, dans cette lettre, tout ce qu’elle n’avait pu lui dire depuis plus de quatre ans s’exhalait enfin, au courant de sa plume exaltée. «Viens vite! Nous t’attendons tous. Je fais faire des travaux au château pour ta réception. Ce sera, enfin, le plus beau jour de ma vie...» Les deux journées qu’elle passa dans l’attente furent tout enivrées. Le printemps avait l’air de pavoiser pour fêter l’enfant, les oiseaux semblaient chanter pour le glorifier. Mᵐᵉ de Bonnevie connut, ces deux jours-là, le bonheur des mères antiques, quand leurs fils revenaient des jeux, couronnés et suivis par les acclamations. La nuit, elle ne pouvait dormir, étonnée que la joie la tînt éveillée, au lieu de l’ordinaire chagrin. Le troisième jour, levée avec l’aube, elle commença de tendre l’oreille. «Je suis sûre que c’est aujourd’hui qu’il va venir!... Heureusement que tout est prêt pour le recevoir!» Les scintillements du petit matin roulé dans la rosée, les profondeurs du parc, la nage des cygnes sur la pièce d’eau, le gonflement des nuages blancs dans le bleu du beau temps, elle contemplait tout cela, debout derrière sa fenêtre repeinte, seule vivante du château dormant. Elle contemplait cela comme un rêveur, elle qui, jamais, ne s’était attardée aux beautés de la terre. Elle entendit les servantes descendre, la vie recommencer. «Tout à l’heure, ce sera l’auto que j’entendrai! Que ce sera beau de l’écouter venir du fond du parc, si vite, si vite que j’aurai juste le temps de descendre en courant!» Trois coups à la porte. --Entrez, Clémentine! C’est l’heure de donner les ordres. Pourvu que François trouve du poisson à la ville, pourvu... --Une lettre pour Madame! Elle était devenue toute rouge. Sur l’enveloppe, la marque de _l’Ailée_. Dans un coin, ceci: «Envoi de Laurent Carmin de Bonnevie.» --Il ne viendra donc pas ce matin!... Mais elle ne pouvait pas être déçue. Une lettre de Laurent! La première lettre qu’il lui écrivait! Une espèce de pudeur charmante lui fit souhaiter d’être seule pour lire cela, seule avec son cœur qui lui faisait mal à force de plaisir. Elle se dépêcha de donner des ordres. Et, Clémentine sortie, Mᵐᵉ Carmin, comme une jeune fille, tendrement, puérilement, embrassa l’enveloppe avant de l’ouvrir. Que ses doigts tremblèrent sur ce bienheureux bout de papier! Qu’elle eut de peine à l’ouvrir, cette enveloppe adorable! --Ah?... Qu’est-ce que c’est que ça?... Il est difficile, parfois, de saisir tout de suite le sens des choses qui arrivent. Mᵐᵉ Carmin ne comprit pas d’emblée. Dans l’enveloppe, il n’y avait rien que sa lettre à elle, sa lettre à Laurent, non décachetée, intacte. Elle retourna cela deux ou trois fois avant d’accepter la vérité. Mais, quand elle en fut bien sûre, laissant retomber ses mains, elle resta où elle était, sur sa chaise, la tête si basse, dans une immobilité si complète, qu’on l’eût crue morte subitement, là, sous le coup du camouflet suprême. * * * * * Il avait gagné cinquante mille francs, sans compter le reste, et la célébrité. Il avait sa voiture à lui, celle que _l’Ailée_ lui donnait. Pendant plus de deux ans on ne le revit pas. Mᵐᵉ Carmin, rapidement grisonnante, était maintenant presque une vieille femme. Son visage tragique faisait peur aux enfants. L’oncle Jacques, morne et voûté, continuait ses travaux de maniaque, bien fades au regard de la vie, la vie qu’il avait cru pouvoir lire comme une page, la plus belle page de son œuvre. Laurent disparu le laissait déçu définitivement, doutant presque, à présent, de ce qu’il avait si bien cru la vérité. Combien de fois, la loupe à la main, examina-t-il la photographie révélatrice, posée à côté de la gravure italienne! «Voilà... se disait-il. Les enfants ont des velléités qui s’arrêtent tout à coup. Tous les prodiges en sont là. Si Laurent avait continué... Mais il a bien tourné, contre toute attente, et je suis sûr qu’il est en train, avec la petite fortune qu’il a gagnée, de constituer une maison de commerce. Le nom de Buonavita servant de marque à une automobile nouveau modèle, ce n’est pas cela, non, que j’avais rêvé, moi!.... Une seule chose ressemblante: sa haine éternelle contre sa mère. Mais si, pour le reste, il était autrement que je ne le suppose, on en aurait des nouvelles par les journaux. Puisqu’il n’est plus à _l’Ailée_, c’est qu’il est ailleurs, travaillant de son métier, préparant quelque nouveau succès qui nous épatera quelque beau matin...» Mais le beau matin attendu par l’oncle Jacques fut tout autre. C’était en plein été, le parc grondant d’insectes, l’espèce de désespoir du grand soleil pesant sur les choses dès sept heures. Les cygnes, fatigués par la chaleur qui, déjà, vibrait à tous les horizons, dormaient, la tête sous l’aile, couchés sur l’herbe de la grande pelouse. Dans les appartements aux persiennes fermées, le silence de juillet régnait seul au château. Mᵐᵉ Carmin revenait de la messe de six heures, fantôme noir au regard funèbre. Chaque matin, depuis plus de deux ans, et quels que fussent le temps et la saison, elle assistait à cette première messe de l’abbé Lost, sombre carmélite civile. Quatre ou cinq paysans, hommes et femmes, se précipitèrent, comme elle passait la barrière qui sépare l’église du parc. --Mâme Carmin!... Mâme Carmin!... Oh! si vous saviez!... --Eh bien?... Qu’est-ce qu’il y a?... demanda-t-elle, essayant de s’intéresser au malheur des autres. --Mâme Carmin!... Vot’ manoir qu’est sur la route de Fleurbois... qu’ vous avez loué pendant si longtemps à des Rouennais... --Oui?... Eh bien?... Le menton en avant, elle acceptait le nouveau déboire. Son avarice inquiète, en la faisant souffrir subitement, souffrir pour _autre chose_, la délivrait un instant de son chagrin majuscule. --Quoi?... continua-t-elle, les lèvres crispées. Un incendie? Des cambrioleurs?... --Ah!... Mâme Carmin!... Ils hésitaient soudain, gênés de savoir ce qu’elle ne soupçonnait même pas. --Mais enfin!... Allez-vous parler?... Le plus vieux, alors, s’avança: --Mâme Carmin, c’est... c’est M’sieu Laurent qu’est r’venu! Il se dépêcha de finir, effrayé par le visage tendu vers lui: --Il est r’venu, c’te nuit, tout probable. Et il s’est installé dans le manoir, avec une bande de garçons, et aussi des créatures de ville, Mâme Carmin... Ils ont trois autos dans la cour. Et la vie qu’ils font là n’dans, c’est un carnaval comme y n’ s’en est jamais vu! On entend l’ bastringue jusqu’à mi-route! Il n’en dit pas plus long. Car la malheureuse, avec des cris aigus, courait déjà vers le château. * * * * * Ce fut l’abbé Lost, comme toujours, qui se chargea d’aller trouver Laurent. Dans ce manoir où il scandalisait tout le pays, ce manoir qu’il avait pris d’assaut, où il avait dû entrer par effraction pour s’y installer avec ses amis, il s’agissait d’être reçu d’abord, ensuite de convaincre Laurent qu’il était impossible qu’il restât là, si près du château de sa mère, en compagnie des personnes inavouables qu’on avait vu passer, extravagantes et fardées, dans les rues du village. Le temps que dura l’absence du curé--deux heures environ--sembla mortellement long à la mère suppliciée, plus long encore à l’oncle Jacques, avide de nouvelles. Tous deux étaient au petit salon quand l’abbé Lost revint, au trot doux de la victoria. Levés d’un bond, ils coururent à lui. Mais, sans attendre un mot, le prêtre, tombant assis sur un fauteuil: --Je suis outré, Madame! Je suis absolument outré!... Vous croyez peut-être que j’ai vu Laurent?... Pas du tout! Il m’a fait recevoir par des filles perdues et des voyous de la dernière espèce. Ils ont osé m’insulter, malgré ma robe. Ils ont... Les mains sur les yeux, l’abbé se voilait la face. La scène qui suivit fut confuse et lamentable. Comme ils battaient fort, ces trois cœurs, endormis depuis plus de deux ans dans le silence et la stagnation! Les événements se précipitaient si vertigineusement qu’on n’avait même pas le loisir de les enregistrer. Une heure plus tard, Jacques de Bonnevie montait à son tour dans la victoria. --Tu savais si bien le prendre, toi!... Je suis sûre qu’il te recevra, qu’il t’écoutera... Tant de peine pour arriver à obtenir que Laurent s’en allât, lui qu’elle n’avait pas vu depuis plus de deux ans, lui pour lequel elle se consumait de tendresse et de désespoir! Des idées folles lui passaient par la tête: «Si j’y allais, moi?» Et, de songer qu’il n’était pas à une heure de voiture, elle se tordait les bras. Cinq heures. --Jacques ne revient pas, monsieur l’abbé. Je crois que c’est bon signe, n’est-ce pas? L’abbé levait les yeux au ciel, en silence. Et elle, interprétant ce geste, sentant ce qu’il y avait de réprobation dans l’attitude du prêtre: --Qu’est-ce que vous voulez, monsieur l’abbé! C’est vous qui l’avez mis dans les automobiles, qui l’avez envoyé tout seul à Paris... Il fallait bien s’attendre à ce qui arrive! Il a dix-neuf ans dans quelques jours, il est à l’âge des passions, il fait comme les autres! Presque agressive, elle le défendait d’avance, son petit, cette jeune bête féroce qu’elle aimait, malgré tout, avec le divin acharnement maternel. Tout à coup: --J’entends la voiture!... Voilà Jacques qui revient! Il fit une entrée stupéfiante. Il frappait ses mains l’une contre l’autre, il riait; à peine s’il pouvait parler. Enfin: --Si tu voyais ça, Alice! Si tu voyais ça!... On se demande où il a été les chercher, ses amis! Ça y est, tu sais, ça y est!... C’est la «Grande Compagnie» dans toute sa splendeur! Elle l’avait saisi par le bras, tandis que l’abbé, formalisé, reculait. --Tu l’as vu?... Tu lui as parlé?... --Mais non!... Pas du tout!... Mais ce que j’ai vu ma suffi! Il acheva, dans un cri d’enthousiasme: --C’est admirable! --Monsieur de Bonnevie... commença l’abbé, permettez-moi de m’étonner... Et tout ce qui vint ensuite ne fit qu’accuser le désordre où pantelaient ces trois êtres, chacun suivant aveuglément le rythme de son battement de cœur personnel. * * * * * La nuit. La grande nuit où tout se tait enfin. Mᵐᵉ Carmin, sans même songer à se coucher, continuait, seule dans sa chambre, les mauvais rêves de la journée. Et le déchirement de tout son être était tel qu’elle ne pouvait même plus pleurer. Prostrée par instants, les coudes sur la table, ou bien marchant de long en large, elle souffrait dans son âme comme d’autres dans leur chair, incommensurablement. Etait-il onze heures? Etait-il minuit? Elle crut entendre des pas, dehors, devant le perron. Elle écouta quelques moments. --Je me suis trompée... D’ailleurs, qu’importe? Et, tout à coup, au pied de sa fenêtre, une voix qui tâchait de ne pas trop se faire entendre: --Maman!... c’est moi!... Viens m’ouvrir! Etait-ce une hallucination de son cerveau malade à force de souffrance? Tout doucement, elle ouvrit sa fenêtre, poussa la persienne. En bas, dans le faible clair de lune, une silhouette immobile, la tête levée vers la croisée éclairée. --Laurent?... appela-t-elle d’une voix étouffée, c’est toi? --Oui, c’est moi. Viens m’ouvrir!... J’ai à te parler. Allait-elle avoir peur, peur de son fils? Elle répondit, affaiblie dans tout son corps par l’émotion: --Je descends! Attends-moi! Et comme elle glissait dans les escaliers, une bougie à la main, comme elle s’énervait à tirer sans bruit les barres de la porte, l’espoir, une dernière fois, envahit son cœur incorrigible. «Peut-être qu’il vient... qu’il vient me dire qu’il me pardonne...» La porte était ouverte. Dans la lueur remuante de la bougie, il apparut, grand, pâle, les yeux immenses, les boucles noires de sa tête sans chapeau dérangées comme par un coup de vent--le vent de la course qu’il venait de faire en auto, sans doute. Et, tout de suite, à son haleine, à l’on ne sait encore quoi qu’elle devina dans l’ombre: «Il est ivre!...» pensa-t-elle. --Allons au petit salon... dit-il. Elle le précédait, éclairant leur marche indécise. Ils ne s’assirent ni l’un ni l’autre. La bougie répandait sa petite lumière et ses grandes ombres à travers les meubles. Le silence de la demeure endormie était écrasant. Il se tenait devant elle, sauvage et viril, ses belles mâchoires légèrement bleuies par la barbe rasée. Un grand foulard de trois couleurs pendait le long de ses habits bien ajustés. --Il me faut dix mille francs... dit-il sans attendre. Tu vas me les donner. Malgré ses yeux qui l’hypnotisaient, qui la clouaient sur place, elle eut la force d’articuler: --Non, Laurent. --Non?... Il avait fait un pas, avançant sur elle. Elle vit qu’il titubait un peu. --Tu es ivre!... prononça-t-elle avec un dégoût immense. --Ça se peut!... ricana-t-il. Mais ça ne m’empêche pas de savoir ce que je veux! Et, tout à coup, sa colère éclata, rauque, étouffée par le souci de ne pas éveiller la maison. --Tu vas me les donner, tu entends?... sans ça... sans ça je mettrai le feu, je tuerai, je ferai n’importe quoi! N’importe quoi!... Fût-ce l’horreur? Fût-ce la terreur? Elle ouvrit grande la bouche; et Laurent vit qu’elle allait crier. --Ne crie pas!... gronda-t-il en la saisissant brutalement au bras, ou bien... Elle ne voulut pas entendre le reste de cette parole inadmissible. --Laurent!... Laurent... tais-toi!... Je vais te donner ce que tu demandes... Un chèque que tu pourras toucher au chef-lieu. Seulement, écoute... écoute!... Il faut que tu t’en ailles, dès demain, avec tes amis. Tu ne peux pas me déshonorer plus longtemps! Il paraît que tu... --C’est bon!... coupa-t-il. Va me chercher le chèque! Après, nous verrons! Elle reprit la bougie, et, le laissant dans l’obscurité, furtive, dramatique, elle sortit du salon en courant. * * * * * Le lendemain, à la surprise de tout le pays, le manoir de la route de Fleurbois était vide. La bande avait dû repartir avant le lever du jour, car personne n’avait rien vu. Mᵐᵉ Carmin, alitée, couvait le secret de sa nuit. Nul ne saurait jamais ce qui s’était passé entre elle et son fils. Elle savait, maintenant, que sa ruine était certaine. Laurent, en deux ans, avait dévoré l’argent gagné dans sa course Paris-Lisbonne. --Il me prendra jusqu’à mon dernier sou! Cela, c’était le cri de l’avarice. Il y en avait un autre, bien plus abominable: --Il me tuera un jour!... Elle ajoutait en fermant les yeux: --... Si je ne meurs pas de chagrin avant... Au bout de trois jours elle put se lever, chancelante et défaite. Les servantes la soignaient, le cœur saignant devant cette crucifixion. Et l’oncle Jacques aussi la soignait, qui, rabroué par le curé, n’osait plus rien dire. * * * * * Il y avait cinq jours qu’elle était sur pied quand la nouvelle lui fut apportée. Les trois autos étaient revenues au manoir. Laurent et ses amis étaient là de nouveau. Alors, vaincue, ayant fait appeler l’abbé Lost et son frère: --Je suis décidée, leur dit-elle. Je ne peux plus rester ici. Demain je commence mes bagages et j’écris à mon notaire pour mettre le château en vente. XV DERNIER DU NOM Après avoir pris cette détermination qu’elle savait inébranlable, Mᵐᵉ Carmin se sentit l’âme comme assainie. Partir! Pour ne se donner pas le temps de s’appesantir sur des pensées profondément amères, elle se mit tout de suite à l’œuvre et passa le reste de la journée à ranger ses papiers. Jacques de Bonnevie, consterné, restait près d’elle, la suppliant de renoncer à son projet. Mais elle ne l’écoutait même pas. Quand ils eurent dîné tous deux, elle passa dans le petit salon pour y commencer la correspondance que comportait son départ. Son frère l’avait suivie, la tête basse. --Et moi?... répétait-il, et moi?... Qu’est-ce que je deviens, dans tout ça?... Et l’abbé?... Ce n’est pas possible que tu nous lâches comme ça, voyons!... Absorbée, elle écrivait, sans lui répondre, sans le regarder. --Alors, bonsoir!... dit-il enfin. Je vais me coucher. --Jacques, répondit-elle d’un air singulier, je te demande, au contraire, de rester près de moi... Il ne comprit pas. Il ne pouvait pas deviner qu’elle avait peur, peur de son fils-nocturne. --Bien... fit-il. Alors je vais dormir... Si j’avais su, j’aurais apporté mes papiers. Il sommeillait, elle écrivait. Contractée dans l’effort de rester lucide et froide, elle établissait le calcul de tout ce que Laurent lui avait coûté, depuis la balafre de Clémentine jusqu’aux dix mille francs extorqués six jours plus tôt. Ensuite, elle faisait l’énumération de ses biens, leur rapport exact, puis supputait le prix auquel elle allait vendre son château. Les chiffres s’alignaient sur le papier, vivants comme des êtres pour cette Normandie regardante. Elle venait de faire la preuve d’une longue addition, et trempait sa plume pour continuer ses calculs. Quatre fort grands coups dans la porte d’entrée la firent sursauter, lui arrachant un cri d’épouvante. Jacques avait bondi. Mᵐᵉ Carmin joignit les mains. Ses dents claquaient. --N’ouvrons pas... chuchota-t-elle, c’est Laurent! --Laurent?... A cette heure-ci?... Là-dessus, les coups redoublèrent. Et, pour leur ébahissement terrifié, des cris de femme percèrent la nuit. --Au secours!... Au secours!... Ouvrez! Ouvrez! On entendit le remue-ménage des domestiques, en haut. François, le jardinier, parut à la porte du salon, une bougie dans une main, son fusil dans l’autre, puis les trois servantes affolées. --Madame... Madame... On a regardé par la fenêtre... Il y a un clair magnifique. On a vu. C’est une femme toute seule, qu’a des cheveux dans le dos... Tenez!... la voilà qui recommence!... --Allons ouvrir!... dit Jacques de Bonnevie, livide. Le fusil braqué, le jardinier marchait devant. Mais ce fut Jacques qui, la porte ouverte, parla. --Qui êtes-vous?... Qu’est-ce que vous voulez?... --Oh! m’sieurs et dames, ne me tuez pas!... L’inconnue reculait, les mains suppliantes. Elle bredouilla rapidement, en proie à l’effroi: --J’ai fini par trouver votre château. J’étais passée devant en auto... Il faut que vous veniez vite, vite!... Ils se sont tous battus, là-bas... Il y en a un de tué à coups de bouteille, et Laurent... Un sanglot l’interrompit. Les doigts aux joues, elle reprit: --Laurent a un coup de couteau dans le ventre! Il va mourir! Elle se remit à crier, délirante, en répétant: --Il va mourir!... Il va mourir!... Mᵐᵉ de Bonnevie ne sut pas comment elle se trouvait dehors, secouant cette femme aux épaules. --Qu’est-ce que vous dites?... Qu’est-ce que vous dites?... Un mélange de chypre et d’alcool l’inondait d’une odeur canaille. Les cheveux défaits de l’autre s’entortillaient autour de ses mains. --Je suis Fifi, hoquetait la malheureuse, amie de Laurent!... J’ai tout vu. Je vous dis qu’il va mourir si vous ne venez pas le sauver tout de suite!... Que se passa-t-il? A qui revint l’initiative de la chose. Quelques moments plus tard, le tonneau roulait sur la route illuminée de lune, au galop du cheval fouetté par Jacques. Mᵐᵉ de Bonnevie, à côté de lui, la fille cramponnée derrière avec le jardinier, personne ne disait plus un mot. Tout était allumé dans le manoir. Mais le silence y régnait. --Oh!... rugit la fille en entrant. Ils sont tous partis! Ah! les... Elle n’essayait même pas d’atténuer les ordures que vomissait son indignation. Hagarde, encore fardée malgré les larmes qui la barbouillaient, à demi-dévêtue, elle montrait, aux lumières, un visage d’environ trente ans, joues molles entre les mèches teintes au henné, petites narines ouvertes, bouche sensuelle, avec de magnifiques yeux bleus, largement bistrés par le vice et le koh’l. Dans la maison subitement vide, abandonnés au fond de la salle à manger, il n’y avait plus que le cadavre et le blessé, l’un sous la table et l’autre dans un coin, chacun entouré de sa petite mare de sang. Le désordre de la nappe, chavirée avec sa vaisselle, les chaises brisées, les bouteilles de champagne cassées, disaient la bataille après la fête, éloquence tragique. Mᵐᵉ Carmin s’était ruée dès le seuil. A genoux près de Laurent évanoui, lui soulevant la tête, elle sentit deux autres mains, brûlantes et douces, mêlées aux siennes. Fifi, la fille, était à côté d’elle, à genoux comme elle. --Vite!... Vite, François, reprenez la voiture, allez chercher le médecin à la ville! --Surtout, ne le soulevons pas!... murmurait l’oncle Jacques, penché sur le blessé. --Ah! si seulement je savais conduire l’auto!... se lamenta Fifi. Ils lui ont laissé la sienne. Je l’ai vue en entrant dans la cour. Une crise de passion la jeta sur Laurent, dont elle se mit à baiser la bouche avec fureur. --Mon Laurent!... Ils me l’ont tué!... Ah! je t’aime! Je t’aime!... Depuis trois ans il me battait, il me faisait tout!... Ça m’était égal! C’était mon homme! Moi qui pourrais être sa mère, il n’avait qu’à me regarder avec ses yeux qui font peur, je lui obéissais. Tout le monde lui obéissait, d’abord! C’était un chef, celui-là! Quand il vous regardait un homme, il en faisait un chien. Quand il vous regardait une femme... Ah! les garces!... Elles le voulaient toutes. Et si généreux! Il donnait tout ce qu’il avait! Et peur de rien!... De rien!... Pas plus des flics que des autres bandes! Il réussissait tous ses coups! Il était toujours le plus fort! Il fallait le voir se battre!... Et quand il chantait, avec sa voix qui vous chavirait!... Et ils t’ont arrangé comme ça, toi! Toi!... Laurent! Laurent!... C’est ta Fifi!... Ta Fifi pour la vie, tu sais bien!... Laurent, mon gosse, ouvre-les, tes grandes châsses qui vous décarcassent, qui vous font obéir, même quand on ne veut pas!... Un frisson parcourut tout le corps de Mᵐᵉ Carmin de Bonnevie. Elle le savait bien, elle, qu’ils faisaient obéir, les yeux de Laurent, même quand on ne voulait pas. Une sorte de rage la soulevait, d’entendre les cris d’amour de cette prostituée qui était «l’amie de Laurent», alors qu’elle, la mère, n’avait jamais rien eu de lui que haine et mépris. Apprendre par celle-là tout ce qu’elle n’avait pas su! «Il chantait donc toujours?... Il avait donc retrouvé sa belle voix?...» Et la jalousie qui la tordait, en cette minute, l’empêchait même de comprendre quelles révélations sur l’existence mystérieuse de son fils ressortaient des propos incohérents de la créature de mauvaise vie. Cependant, debout à côté des deux femmes à genoux, l’oncle Jacques, lui, hochait lentement la tête. * * * * * On ne put le transporter qu’à l’aube. Sorti de son évanouissement, il gémissait, prononçait des mots sans suite. Un premier pansement, fait sur place par le médecin, avait arrêté le sang. --Je crois qu’il s’en tirera, Madame... Attendons le chirurgien du chef-lieu. Ma dépêche sera mise à la première heure... Après les constatations des gendarmes, le cortège s’était mis en route, Laurent à demi couché dans la voiture, les autres à pied. Fifi suivait aussi, mais elle n’entra pas au château, chassée par le regard des domestiques. Quand Laurent fut allongé dans le lit qu’on avait en hâte improvisé dans un coin du petit salon, il ne tarda pas à recouvrer tout à fait ses sens; et ses premières paroles furent une série d’injures et de menaces épouvantables. Il continuait le rythme de la rixe. Ayant enfin compris, reconnu les lieux et les gens, il fit un geste brusque pour se relever. Toutes les mains l’avaient ensemble recouché. --Laurent!... sanglota Mᵐᵉ de Bonnevie, c’est moi, ta maman... Tu es blessé, mon chéri!... Tu veux bien que je te soigne, dis?... Il la toisa d’un regard tel qu’elle recula. L’abbé Lost s’était approché. --Laurent!... Tu me reconnais bien, n’est-ce pas?... --F...-moi la paix, tous!... vociféra-t-il en essayant des bonds sous les mains qui le maintenaient. Ce n’est pas vous tous que je veux! C’est Fifi que je veux! Où est-elle, la charogne?... Pourquoi n’est-elle pas là?... Je la veux, vous entendez?... Je ne veux qu’elle! Elle toute seule!... Et comme, frappée à mort, se laissant tomber assise sur une chaise, la mère songea, les dents serrées: «Il l’aime!» --Allez chercher cette fille!... ordonna le médecin. Il va se faire mourir, s’il continue à s’agiter! Ce fut silencieusement et comme écrasée de honte qu’elle entra dans ce château, dans ce salon familial, elle, la fille du ruisseau, que la présence du prêtre obligeait à courber la tête. Elle s’était rajustée de son mieux, avait tordu ses cheveux teints, lourdement, sur sa nuque. Et sa robe décolletée et mouillée de vin et de sang, son parfum vicieux, son fard, scandalisaient les fauteuils de tapisserie criarde, ouvrage lent des heures provinciales, exécuté par des mains dévotes. --C’est toi, Fifi?... Presque bas, elle répondit: --C’est moi, Laurent. --Viens ici. Où étais-tu, chameau? Il esquissa le geste de la gifle. Puis, comme elle s’agenouillait à son chevet, il dit: --Donne-moi à boire!... Et ce fut elle, désormais, elle seule qui le soigna. Il y eut une visite de la police, en vue d’un interrogatoire. Mais comme le blessé, hurlant, éclatait en injures, le médecin s’interposa: --Vous reviendrez plus tard... Ce fut enfin le chirurgien, vers quatre heures du soir. Dans la salle à manger, tous attendaient, glacés. Fifi seule dut rester avec les deux docteurs, Laurent l’ayant exigé. --L’opération n’est pas possible, dit le chirurgien en sortant du petit salon. Mon collègue vous expliquera. Ma présence n’est plus utile. A Jacques de Bonnevie et à l’abbé, qui le reconduisaient, il confia, baissant la voix: --Il est perdu. Il n’en a plus que pour quelques heures... Cependant, Mᵐᵉ Carmin, assise à l’écart dans la salle à manger, repoussée là par les yeux de son fils, semblait plongée dans des réflexions obscures. Devinait-elle, avec son instinct de mère, ce que le chirurgien venait d’apprendre aux autres? L’heure du dernier déchirement approchait, après toutes les tortures de sa vie crucifiée. Laurent allait mourir, mourir sans lui avoir pardonné, sans l’avoir jamais aimée. Incapable d’aimer? Non, puisque cette fille était près de lui. Comme le tuteur et l’abbé revenaient lentement, se dirigeant vers elle avec un visage qui cherchait comment lui dire la vérité: --Je sais... murmura-t-elle simplement. Ils furent effrayés de son calme. L’abbé commençait: --Il faut que j’essaie... le pauvre enfant!... Que j’essaie de le confesser... Mᵐᵉ de Bonnevie l’interrompit. --Attendez un instant, monsieur l’abbé. Surpris, ils la suivirent. Elle entra dans le petit salon; et, sans oser s’approcher du lit, distante et solennelle: --Ecoute, Laurent! Je veux que tu comprennes enfin quelle tendresse j’ai pour toi. Puisque tu aimes tant ta compagne... Elle ravala péniblement le sanglot de son amour maternel et de son orgueil d’honnête femme, à jamais humiliés. --Puisque tu aimes tant ta compagne, eh bien! moi, ta mère, je te donne mon consentement. Cela peut se faire ici, tout de suite, étant donné ton état... Voilà! Epouse-la, Laurent! Et je l’aimerai bien à cause de toi. Elle était plus pâle que le mourant. Les yeux fermés, appuyée au mur, elle attendit le mot qu’il allait dire; le mot qu’il ne pouvait pas ne pas dire pour reconnaître le sacrifice suprême qu’elle lui faisait. La fille, à genoux, les mains sur les yeux, s’était mise à pleurer. Laurent avait tourné brusquement la tête. Il regarda sa mère. Du fond des mystères de la mémoire, du fond de son enfance déjà lointaine, dédaigneusement, impérialement, sur le ton même qu’avait eu jadis l’oncle Jacques, lors de la scène au pavillon: --Un Carmine Buonavita, dit-il, n’épouse pas une catin! * * * * * Il mourut au crépuscule, après une agonie violente comme toute sa courte existence. Enfin calme et pour toujours, visage admirable sculpté par la mort, front étrange de faune, mains croisées sur un chapelet ironique, on eût dit qu’il allait, d’un instant à l’autre, se redresser pour quelque flot d’insultes, pour quelque geste d’énergumène. A sa droite et à sa gauche, deux bougies brûlaient. Sourdement, les sanglots de la mère et de la maîtresse rythmaient le parfait silence du soir. Et comme, debout au pied du lit, l’abbé Lost, consterné, murmurait des prières pour ce mort qu’il n’avait pas pu confesser, Jacques de Bonnevie se pencha vers son oreille: --J’espère bien, prononça-t-il, que, sur sa tombe, on écrira la vérité. Le prêtre s’était retourné, surpris. A voix basse, l’historien prononça lentement, les yeux fixés sur le cadavre: --Lorenzo Carmine Buonavita, dernier du nom, chef de Grande Compagnie. FIN TABLE DES CHAPITRES Pages I.--La rencontre dans le parc 5 II.--Apprivoisement 19 III.--La belle découverte 35 IV.--A boire! 45 V.--Angoisses 55 VI.--L’épouvante 67 VII.--Un frisson dans la nuit 81 VIII.--Une lettre 91 IX.--_Mater dolorosa_ 103 X.--Lorenzo 119 XI.--Le maître 135 XII.--Le scandale 151 XIII.--Des jours 173 XIV.--La Grande Compagnie 199 XV.--Dernier du nom 219 095-1-21.--Imp. HENRY MAILLET, 3, rue de Châtillon, Paris. _Pour paraître dans la série de volumes à 3 fr. 50_ =Jehan D’IVRAY= LA ROSE DU FAYOUM. =André LICHTENBERGER= LES CENTAURES (_Nouvelle édition_). =Jeanne LANDRE= LE DÉBARDEUR LETTRÉ. =MIDSHIP= “VENT DEBOUT”. (_Préface de Claude Farrère._) _Dernières nouveautés littéraires parues dans la Collection des “Œuvres Inédites”_ Chaque volume: 1 fr. 50 =Pierre MILLE= HISTOIRES EXOTIQUES ET MERVEILLEUSES. =Charles FOLEŸ= FIANÇAILLES TRAGIQUES. =Lucie DELARUE-MARDRUS= LES TROIS LYS. =Jeanne LANDRE= UN AUTEUR FOLICHON. =RACHILDE= LA MAISON VIERGE. =J.-H. ROSNY Ainé=, de l’Académie Goncourt LA COMTESSE GHISLAINE. =Pierre VÉBER= LA JOLIE MADAME LIVRAN. =Marcel BERGER= LA DERNIÈRE CROISADE. =Gustave GUICHES= LE PETIT LANCRIT. =Maurice LEVEL= LE CRIME. =Alfred MACHARD= UN MILLION DANS UNE MAIN D’ENFANT. Imp. HENRY MAILLET, 3, rue de Châtillon, Paris. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'APPARITION : ROMAN *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase “Project Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg™. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg™ License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg™ website (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works provided that: • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.” • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works. • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. • You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org. This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.