Title: Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et, en particulier, dans l'histoire littéraire
Author: Victor Fournel
Release date: November 10, 2023 [eBook #72091]
Language: French
Original publication: Paris: A. Delahays
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
PAR
VICTOR FOURNEL
PARIS
A. DELAHAYS, LIBRAIRE-ÉDITEUR
RUE VOLTAIRE, 4-6
1858
PARIS. — TYP. SIMON RAÇON ET Cie, RUE D’ERFURTH, 1.
DU ROLE
DES
COUPS DE BATON
DANS LES RELATIONS SOCIALES
ET, EN PARTICULIER,
DANS L’HISTOIRE LITTÉRAIRE
Le sujet que nous nous proposons de traiter ici pourrait fournir aisément la matière d’un gros livre ; mais nous préférons, par égard pour les gens de lettres du temps passé, et par ménagement pour le lecteur, le renfermer dans des proportions plus restreintes. Même en élaguant tout ce qui dépasserait les bornes d’un modeste in-32, il nous restera assez de faits encore (trop peut-être) pour justifier amplement notre titre.
Et qu’on ne croie pas que ce soit là un simple thème d’érudition, un prétexte à recherches plus ou moins amusantes, sans utilité et sans enseignement : ce n’est point ainsi que nous l’avons compris. A nos yeux, il y a, dans la réponse à la question que nous nous sommes posée, un des chapitres les plus instructifs de l’histoire littéraire, ainsi l’un des plus glorieux, en somme, pour les écrivains d’aujourd’hui, puisque, en les faisant rougir du passé, il leur permet de s’enorgueillir du présent.
Ce petit livre eût pu s’intituler aussi bien, n’eût été la peur de l’emphase : Histoire de la condition sociale des gens de lettres, de leur abaissement, et de leur émancipation progressive. En même temps qu’il montrera de quel point ils sont partis, il permettra de mesurer nettement la route parcourue par eux ; il rappellera, à ceux qui les oublient trop, les progrès de la littérature elle-même, en rappelant ceux des littérateurs, — c’est-à-dire, à défaut de chefs-d’œuvre comparables à ceux du passé, l’élévation générale du niveau des intelligences, et le respect croissant des choses de l’esprit, se traduisant par le respect de leurs interprètes.
Sans autre introduction, qu’on nous permette d’entrer tout de suite en matière.
Nous ne remonterons pas plus haut que le dix-septième siècle : c’est de cette époque seulement que date, à proprement parler, l’homme de lettres en France, et que la lumière se fait, grâce aux ana et aux biographies, dans les moindres recoins de l’histoire littéraire. Auparavant, l’écrivain existe plutôt à l’état individuel qu’à l’état collectif, et les vies ne se révèlent guère que par les œuvres. Il est fort probable sans doute que des poëtes comme Gringore, Villon surtout, peut-être même Clément Marot, que maint et maint troubadour ou trouvère, maint enfant sans souci ou clerc de la basoche, durent, en plus d’une circonstance, faire connaissance avec le bâton, ou quelque chose d’approchant ; mais l’absence de documents particuliers ne nous permet pas de recherches suivies sur ce grave sujet, et nous en sommes réduits, dans la plupart des cas, à de simples conjectures, qui ne suffisent point en pareille matière.
Un des premiers noms qui ouvrent le siècle, et celui qui ouvrira en même temps cette histoire, c’est Alexandre Hardy, — ce Shakspeare, moins le génie, comme on l’a justement surnommé, — l’homme qui mérita, avant Corneille, le titre de fondateur de notre théâtre. On sait que Hardy s’était mis à la solde d’une troupe de comédiens, qu’il suivait dans leurs pérégrinations vagabondes, pour alimenter le répertoire, en fabricant les pièces dont ils avaient besoin : le Roquebrune du Roman comique de Scarron n’est donc point, comme on pourrait croire, une création de pure fantaisie, et ce n’est pas seulement au Viage entretenido de Rojas, qui lui a servi d’inspiration première, que notre cul-de-jatte a emprunté l’idée de ce pauvre poëte traîné à la remorque par une troupe ambulante. Le rôle de souffre-douleur qu’il fait jouer à cet Apollon grotesque, turlupiné par la Rancune, et servant de plastron à tous ses camarades, n’appartient pas moins, par malheur, à la réalité. Sur ce point même, le roman n’a pas été si loin que l’histoire : un seul trait, détaché de la vie de Hardy, le prototype de Roquebrune, va le prouver suffisamment.
« C’étoit un jour que les comédiens ne jouoient point, raconte Tristan l’Hermite, dans son Page disgracié, mais ils ne pouvoient toutefois l’appeler de repos : il y avoit un si grand tumulte entre tous ces débauchés, qu’on ne s’y pouvoit entendre. Ils étoient huit ou dix sous une treille, en leur jardin, qui portoient par la tête et par les pieds un jeune homme enveloppé dans une robe de chambre : ses pantoufles avoient été semées, avec son bonnet de nuit, dans tous les carrés du jardin, et la huée étoit si grande que l’on faisoit autour de lui, que j’en fus tout épouvanté. Le patient n’étoit pas sans impatience, comme il témoignoit par les injures qu’il leur disoit d’un ton de voix fort plaisant, sur quoi ses persécuteurs faisoient de grands éclats de rire. Enfin je demandai, à un de ceux qui étoient des moins occupés, que vouloit dire ce spectacle et qu’avoit fait cet homme qu’on traitoit ainsi. Il me répondit que c’étoit un poëte qui étoit à leurs gages, et qui ne vouloit pas jouer à la boule, à cause qu’il étoit en sa veine de faire des vers ; enfin, qu’ils avoient résolu de l’y contraindre. Là-dessus, je m’entremis d’apaiser ce différend, et priai ces messieurs de le laisser en paix pour l’amour de moi : ainsi je le délivrai du supplice[1]. »
[1] Ch. IX. La clef de l’ouvrage nous apprend qu’il s’agit ici de Hardy.
Il n’y a pas là de volée de bois vert, mais la chose revient à peu près au même, et nous n’avons pas besoin de dire que cette étude, pour s’attacher spécialement aux coups de bâton, n’exclut néanmoins ni les soufflets, ni les coups de poing, ni les coups de pied, ni les autres gentillesses de même nature qu’on n’administrait guère aux écrivains que lorsque l’instrument ordinaire de ces corrections à l’amiable venait à faire défaut.
Un poëte aux gages des comédiens, c’était quelque chose de triste ; mais un poëte aux gages des grands seigneurs, ce n’était pas beaucoup plus gai : on le verra bientôt. Or telle était, surtout dans la première moitié du dix-septième siècle, la condition sociale de la plupart des écrivains. Tous, ou presque tous, appartenaient à quelque comte, duc ou marquis ; étaient les domestiques (suivant le terme reçu) de quelque grande maison. Ils payaient la protection en bons mots et en dédicaces où ils élevaient le protecteur aux nues, tantôt le mettant au-dessus de Mécène et d’Auguste, et tantôt prouvant, à grand renfort de textes, que son avénement avait été prédit par Moïse et par les prophètes. Quelques-uns, comme Neufgermain, le poëte hétéroclite de Monsieur, ou le bonhomme Rangouze, ou le comte de Permission, faisaient un commerce spécial et exclusif d’épîtres dédicatoires. La mendicité littéraire était largement et savamment organisée du haut en bas de l’échelle. Corneille même tâchait de prendre à la glu les écus complaisants du financier Montauron. La Fontaine allait jusqu’à payer en vers chaque quartier de pension ; il donnait ses quittances en ballades ou rondeaux qu’on peut lire dans ses œuvres. Tous, en un mot, méritaient la cruelle épigramme dont les fustigeait Scarron, — qui pourtant abusa plus que pas un de cette quémanderie effrontée, — en dédiant une partie de ses œuvres burlesques « à très-honnête et très-divertissante chienne dame Guillemette, levrette de ma sœur », et Furetière, en traçant, dans son Roman bourgeois, le modèle d’une épître dédicatoire au bourreau, sans parler de Sorel, de mademoiselle de Scudéry, et de vingt autres qui tous ont vertement daubé sur la honteuse spéculation des épîtres liminaires.
Cette domesticité, sur laquelle nous sommes forcé d’appuyer quelque peu, parce qu’on y trouve la source et l’explication des faits bizarres dont nous nous constituons l’historien, était non-seulement acceptée, mais revendiquée avec un soin jaloux par les écrivains, jusque dans ses avantages et profits les plus humiliants. Ménage, par économie, mène deux laquais dîner avec lui chez le cardinal de Retz, les y établit pendant cinq mois, malgré les représentations de l’argentier, et y prend sa chandelle. Chapelain, le roi des poëtes d’alors, passe du service de monseigneur de Noailles aux gages du duc de Longueville, qui lui offrait un traitement plus considérable, comme un valet de bonne maison qu’on enlève à un rival en enchérissant sur ses prix. A l’exemple de Chapelain, Esprit, de l’Académie, qui était d’abord à madame de Longueville, passe au chancelier Séguier. Boisrobert appartenait au cardinal, et faisait partie de sa ménagerie comme ses chats ; Sarrazin était à la princesse de Conti ; Costar, à l’abbé de Lavardin ; la Mesnardière, à madame de Sablé. Pas un qui n’eût son patron, dont il portait le collier, avec le nom gravé dessus. Théophile et Mairet recevaient des gages de monseigneur de Montmorency pour faire des vers en son nom, lui fabriquer ses mots et lui apprendre les jugements qu’il devait porter sur les choses courantes. Et ces gens de lettres domestiques avaient à leur tour d’autres gens de lettres domestiques en sous-ordre, comme Pauquet, qui appartenait à Costar, et Girault à Ménage.
Il faut avouer tout d’abord, et même proclamer bien haut, que, si les écrivains n’étaient pas plus respectés, c’est qu’ils ne savaient pas se faire respecter eux-mêmes. Élevés dans la servitude, ils en avaient contracté tous les vices. Sous Richelieu et Mazarin, les trois quarts des gens de lettres étaient plus ou moins débauchés, joueurs, parasites, coureurs de cabarets et de lieux équivoques. Ils s’intitulaient fièrement libertins et poëtes rouges-trognes. La Croix-de-Fer et le Cormier étaient leurs académies ; la bouteille, leur muse inspiratrice, et, au dessert, gorgés de cervelas, de petit salé, de melon, de tous ces mets excitant à bien boire qu’a chantés Saint-Amant avec un enthousiasme puisé aux entrailles du sujet, chauds de vin et de luxure, ils écrivaient sur la nappe salie les honteuses priapées du Cabinet satirique.
Du côté de la morale, comme du côté de l’indépendance, la dignité littéraire était donc alors chose à peu près inconnue chez les écrivains de profession, surtout avant Racine et Boileau. Ce dernier en était si frappé, que, dans son Art poétique, en particulier dans le quatrième chant, il s’est appliqué à relever le caractère de l’homme de lettres autant qu’à perfectionner son talent : au milieu des erreurs de critique de Boileau, et de ses jugements souvent contestés aujourd’hui, il est juste de lui tenir compte de ce noble effort. Au temps de ces deux poëtes, la dignité du corps littéraire est loin d’être complète sans doute, mais elle a du moins fait un grand pas : l’écrivain n’est plus aux gages des seigneurs qui le payent en l’attachant à leur maison, mais du roi qui le pensionne, en lui laissant son indépendance matérielle. La sphère où il vit, le rang qu’il occupe, sa considération, la nature de ses travaux, tout s’est élevé à la fois, — premier acheminement, bien insuffisant encore, à l’époque d’émancipation où il ne relèvera plus que du public, dont il peut même devenir le souverain à son tour.
Les courtisans voulaient bien, sans doute, frayer jusqu’à un certain point avec les beaux esprits en titre, mais dans les limites fixées par la mode et leur vanité personnelle. Ils daignaient les admettre à leurs parties fines chez Crenet ou la Coiffier, mais comme des amuseurs chargés d’égayer la débauche, et non en qualité de compagnons et d’égaux. A défaut d’un sens moral suffisant, il n’eût fallu d’ailleurs aux écrivains qu’un peu de réflexion pour comprendre à quel point ces associations dans l’orgie étaient avilissantes et dangereuses pour eux : c’était le plus sûr moyen de se dépouiller eux-mêmes du peu de respect qu’on eût pu conserver encore à leur égard.
Que restait-il donc pour retenir et enchaîner, au besoin, le courroux de MM. les gentilshommes ? La considération littéraire ? Mais, à supposer même que les œuvres légères de ces poëtes d’alcôve et de cabaret fussent dignes d’inspirer un pareil sentiment, la considération littéraire n’a guère de puissance, si elle n’est soutenue par la considération morale. Et puis ces hauts et puissants seigneurs se souciaient bien de la littérature ! Non-seulement la plupart ne cachaient pas leur ignorance, mais ils s’en targuaient comme d’une qualité de race, qui sentait son homme du monde et son parfait courtisan. M. de Montbazon, qui, selon Bautru[2], n’avait « rien à mespris comme un homme sçavant », n’était nullement une exception dans la première moitié du siècle. Plus tard, le commandeur de Jars s’indignait de voir ses confrères dégénérer de leurs ancêtres, en se pliant à l’étude : « Du latin ! s’écriait-il avec une indignation burlesque. De mon temps, d’homme d’honneur, le latin eût déshonoré un gentilhomme[3]. » Ces messieurs n’en prétendaient pas moins juger les œuvres d’esprit ; parfois même ils s’essayaient, tout en s’excusant de déroger ainsi, à composer de petits vers galants, mais des vers qui eussent l’air de cour, et Guéret nous apprend[4] que cette manie s’était étendue jusqu’aux gens de lettres, dont la plus grande préoccupation était de faire croire qu’ils écrivaient par pur délassement, sans vouloir, à aucun prix, passer pour auteurs de profession.
[2] L’Onosandre ou le Grossier, satire.
[3] Saint-Évremont, Lettre à M. D***.
[4] Parnasse réformé, p. 65.
Voyez Mascarille, dans les Précieuses ridicules[5] : « Je travaille à mettre en madrigaux toute l’histoire romaine. Cela est au-dessous de ma condition, mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires qui me persécutent. » Et remarquez que les gentilshommes dont Molière a voulu présenter la satire dans ce plaisant personnage étaient justement les plus lettrés, les hôtes habituels de la petite chambre bleue et les courtisans des précieuses. Écoutez maintenant le marquis de Villennes, dans la préface de sa traduction des Amours d’Ovide, en 1668, c’est-à-dire au cœur du grand siècle : « On s’étonnera peut-être qu’un homme de ma naissance et de ma profession se soit donné le loisir de s’attacher à cet ouvrage. » Mascarille n’avait pas mieux dit, et M. de Scudéry lui-même eût été satisfait.
[5] Sc. 10.
On peut comprendre maintenant ce passage du Roman comique[6], que nous avons réservé comme la conclusion naturelle des observations précédentes : « Il étoit bel esprit, dit Scarron en parlant d’un hobereau campagnard, par la raison que tout le monde presque se pique d’être sensible aux divertissements de l’esprit, tant ceux qui les connoissent que les ignorants présomptueux ou brutaux qui jugent témérairement des vers et de la prose, encore qu’ils croient qu’il y a du déshonneur à bien écrire, et qu’ils reprocheroient, en cas de besoin, à un homme qu’il fait des livres, comme ils lui reprocheroient qu’il fait de la fausse monnoie. »
[6] II, ch. VIII.
Tout gentilhomme était donc rempli de dédain pour les auteurs en titre, et, s’il semblait oublier quelquefois la distance qui le séparait de ces petits grimauds, barbouilleurs de papier, c’était à condition que ceux-ci ne l’oublieraient point trop eux-mêmes. Et puis, après avoir tremblé tout le jour devant le moindre froncement de sourcil de son Jupiter Olympien, il était bien aise de se consoler de son abaissement en tranchant du souverain à son tour, et de se venger d’une infériorité intellectuelle dont il avait conscience, par la supériorité brutale de la force.
Les lettres de Malherbe nous apprennent que Louis XIII fit appliquer une douzaine de coups de bâton à un valet de pied qui se disputait avec ses pages sur une question de préséance, ni plus ni moins qu’un duc et pair. Le roi, dit Tallemant, ne voulait pas que ses premiers valets de chambre fussent gentilshommes, afin de pouvoir les battre à son envie. Le frère de Louis XIII, Gaston d’Orléans, fit jeter dans le canal, à Fontainebleau, un gentilhomme qui ne lui avait pas témoigné suffisamment de respect. Louis XIV s’oublia une fois jusqu’à lever sa canne sur un valet de chambre ; une autre fois, il la lança par la fenêtre pour se dérober à la tentation d’en châtier Lauzun ; et, dans une autre circonstance encore, il eût, sans madame de Maintenon, frappé Louvois avec les pincettes de son appartement. Ces procédés autocratiques étaient fort en usage aussi parmi les gentilshommes, ne fût-ce que par imitation, et pour se régler sur les manières royales.
Comme Louis XIII et Louis XIV, c’était surtout le bâton que les courtisans considéraient comme l’ultima ratio dans leurs rapports avec les gens de rien, en particulier avec les auteurs. A leurs yeux, ceux-ci étaient gent bâtonnable à merci toutes les fois qu’ils avaient besoin d’être redressés ; et il paraît qu’ils en avaient souvent besoin, car on les bâtonna souvent.
Il était tout simple, du reste, que ducs et marquis, après avoir humé longuement l’encens des dédicaces enivrantes, prissent au mot les hyperboles répétées de leurs faméliques adorateurs, et crussent à leur suprématie absolue sur ces pauvres poëtes, leurs parasites et leurs domestiques, qu’ils payaient en beaux écus sonnants, non contents de les approvisionner de vivres, de bois et de chandelle. Comment ne les auraient-ils pas regardés dès lors comme de piètres personnages dont on pouvait s’égayer sans conséquence, de même qu’on s’égaye, pour peu qu’on en ait envie, d’un bouffon ou d’un laquais ?
Aussi voyez : Saint-Amant, malgré sa fierté, se représente amusant son duc à ses dépens, et sortant de ce jeu en sueur. Voiture est berné par ses protecteurs, et en plaisante avec une joyeuse effronterie d’humilité. Or, pour donner au lecteur une idée de ce qu’était la berne[7], dans le sens propre du mot, nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer à la pièce dans laquelle le chantre de la Crevaille a décrit ce supplice avec sa verve ordinaire, ou de citer notre auteur, lorsqu’il écrit à mademoiselle de Bourbon, en 1630 :
[7] Un neveu de Mazarin en mourut, au collége de Clermont.
« Mademoiselle, je fus berné, vendredi, après dîner, pour ce que je ne vous avois pas fait rire dans le temps que l’on m’avoit donné pour cela, et madame de Rambouillet en donna l’arrêt, à la requête de mademoiselle sa fille et de mademoiselle Paulet… J’eus beau crier et me défendre ; la couverture fut apportée, et quatre des plus forts hommes du monde furent choisis pour cela. Ce que je puis vous dire, Mademoiselle, c’est que jamais personne ne fut si haut que moi, et que je ne croyois pas que la fortune me dût jamais tant élever. A tout coup ils me perdoient de vue, et m’envoyoient plus haut que les aigles ne peuvent monter. Je vis les montagnes abaissées au-dessous de moi ; je vis les vents et les nuées cheminer dessous mes pieds ; je découvris des pays que je n’avois jamais vus, et des mers que je n’avois point imaginées. Mais je vous assure, Mademoiselle, que l’on ne voit tout cela qu’avec inquiétude, lorsque l’on est en l’air et que l’on est assuré d’aller retomber. Une des choses qui m’effrayoient le plus étoit que, lorsque j’étois bien haut et que je regardois en bas, la couverture me paroissoit si petite, qu’il me sembloit impossible que je retombasse dedans, et je vous avoue que cela me donnoit quelque émotion. Mais, parmi tant d’objets différents qui en même temps frappèrent mes yeux, il y en eut un qui, pour quelques moments, m’ôta de crainte et me toucha d’un véritable plaisir : c’est, Mademoiselle, qu’ayant voulu regarder vers le Piémont pour voir ce que l’on y faisoit, je vous vis dans Lyon, que vous passiez la Saône : au moins, je vis sur l’eau une grande lumière et beaucoup de rayons à l’entour du plus beau visage du monde… Dès que je fus en bas, je leur voulus dire de vos nouvelles et les assurai que je vous avois vue, mais ils se prirent à rire, comme si j’avois dit une chose impossible, et recommencèrent à me faire sauter mieux que devant… Le dernier coup qu’ils me jetèrent en l’air, je me trouvai dans une troupe de grues, lesquelles, d’abord, furent étonnées de me voir si haut ; mais, quand elles m’eurent approché, elles me prirent pour un des pygmées avec lesquels vous savez bien, Mademoiselle, qu’elles ont guerre de tout temps. Aussitôt elles vinrent fondre sur moi à grands coups de bec, et d’une telle violence, que je crus être percé de cent coups de poignards ; et une d’elles, qui m’avait pris par la jambe, me poursuivit si opiniâtrément, qu’elle ne me laissa point que je ne fusse dans la couverture. Cela fit appréhender à ceux qui me tourmentoient de me remettre encore à la merci de mes ennemis : on me rapporta donc à mon logis dans la même couverture, si abattu qu’il n’est pas possible de l’être plus. Aussi, à dire le vrai, cet exercice est un peu violent pour un homme aussi foible que je suis. »
On n’a jamais fait meilleur marché de sa personne, ni débité de plus agréables sornettes sur un plus humiliant badinage. Il n’est guère possible de ne voir ici qu’un conte en l’air, une simple réminiscence du chapitre de Don Quichotte où l’on berne Sancho Pança, surtout avec la note très-précise que Tallemant des Réaux, fort bien informé sur le compte de Voiture, dont il s’est fait le commentateur, a mise à cette lettre. Que ce ne fût là qu’une plaisanterie, comme on s’en permettait assez souvent à l’hôtel Rambouillet, il n’y a pas à en douter, et je ne prétends nullement qu’il faille y voir une punition sérieuse. Seulement cette plaisanterie, qu’on ne se fût certes pas permise envers tout autre qu’un petit poëte, chargé d’amuser quand même, marque bien d’une part le peu de respect qu’on avait pour ce supplicié d’une nouvelle sorte, de l’autre le peu de dignité de celui qui trouvait cela tout simple et n’y voyait qu’un joli thème à d’ingénieux concetti.
Et pourtant il ne faut pas l’oublier, l’hôtel de Rambouillet, sorte d’académie qui devança l’autre et qui la surpassa toujours dans l’opinion publique, était le sanctuaire vénéré des beaux esprits ; nulle part ils n’auraient pu trouver autant d’admiration et d’égards. De son côté, Voiture, un des premiers bourgeois reçus dans la haute société, suivant la remarque de M. de Chateaubriand, était le roi de l’hôtel, et pour aucun autre on n’avait plus de considération que pour ce sémillant petit homme. Cette observation ajoute encore à la portée de l’exemple que nous venons de citer.
Régnier a dit[8] :
[8] Satire 4e.
Il ne s’agit pas ici, sans doute, de coups de canne, comme l’a cru le commentateur Lenglet-Dufresnoy ; mais on conviendra du moins que ces singulières familiarités, dont les poëtes partageaient le bénéfice avec les chevaux, étaient compromettantes et pouvaient conduire facilement plus loin. Il suffisait d’un mouvement de colère pour que la caresse amicale de la houssine, plus fortement appuyée, se changeât en un coup de cravache, et, je l’ai dit, les grands se mettaient aisément en colère.
Un peu plus tard, en 1621, Courval-Sonnet s’écriait, dans sa première satire :
Et ce n’était pas là une fiction poétique : nous ne le verrons que trop.
Cet usage était si bien admis par les mœurs comme une chose parfaitement naturelle, que mademoiselle de Ségur parlait ainsi à Benserade qui l’avait chansonnée : « Dans notre race, il n’y a point de poëte pour vous rendre la pareille, mais il y a bien des gens qui vous traiteront en poëte si vous y retournez. » Traiter en poëte, c’était un terme reçu ; et, sans qu’il fût besoin de s’expliquer davantage, tout le monde savait ce que cela voulait dire. Il y avait encore d’autres expressions toutes faites, comme en créent les besoins et les usages de chaque époque. Arlequin disait, au Théâtre-Italien, d’un auteur vertement fustigé pour quelques mots trop libres contre un grand personnage : « Sa pièce lui a valu mille écus, sans compter le tour du bâton. » Et l’auditoire de rire à cette fine plaisanterie tout à fait de circonstance, et comprise à demi-mot.
Un autre Arlequin, cette fois au théâtre de la Foire[9], rencontrant Apollon sur le Parnasse : « Je vais, lui disait-il, vous payer en monnaie courante du pays. » Et il s’escrimait de sa batte sur le dos du dieu.
[9] Arlequin-Deucalion, de Piron, II, 3.
On appelait encore cela recevoir son brevet de poëte. Dans une lettre de l’abbé Chérier, censeur, au préfet de police[10] sur la pièce anonyme du Faux Savant, représentée au Théâtre-Français en 1728, on lit les lignes suivantes, que je transcris telles quelles, avec leur naïveté ou leur malice instructive :
[10] Publiée par la Correspondance littéraire, du 5 février 1858.
« Il semble que l’autheur veuille mordre un peu le chevalier de Rohan et Voltaire sur la bastonnade. Il dit : Cherchez-moi une bonne querelle d’Allemand à Pseudomatte, et donnez-lui son brevet de poëte. On lui répond en galant homme, et on dit : Quelle indignité ! Non, j’ay l’âme trop noble pour recourir à une voie si injuste. Je ne trouve personne qui puisse s’offenser de ce discours, car tous nos meilleurs poëtes ont fait leur épreuve sur le baston : Despréaux, Rousseau, Voltaire. Ainsi nos petits poëtes se trouveroient très-heureux, s’ils pouvoient en essayer à d’aussy bon titre. »
En êtes-vous bien sûr, monsieur le censeur ?
Après ces réflexions et ces détails préliminaires, entrons droit au cœur du sujet, au beau milieu de ce siècle qu’on est accoutumé à regarder comme l’ère du décorum et de la dignité solennelle dans les mœurs, aussi bien que dans les lettres.
A tout seigneur tout honneur : nous commencerons donc par l’Académie, quitte à revenir sur nos pas, au besoin. Il s’agit d’une petite aventure arrivée à l’un de ses premiers membres, M. de Boissat, surnommé l’Esprit, pour sa facilité à faire des vers latins, et l’auteur aujourd’hui fort ignoré de l’Histoire négrepontine. On apprit un jour, à Paris, que cet écrivain, connu par ses duels, venait d’être bâtonné d’importance par les valets du comte de Sault, lieutenant du roi dans le Dauphiné. Boissat, dit-on, au milieu d’un bal où il se trouvait déguisé en femme, n’avait pas parlé avec le respect séant à madame la comtesse, dont la colère voulut une vengeance. Il avait eu grand tort, j’en conviens ; néanmoins, au lieu d’accepter le châtiment de son audace, comme on s’y attendait sans doute, avec l’humilité et la résignation convenables, la victime eut le mauvais goût de se redresser sous l’outrage et d’exiger à grands cris une réparation d’honneur. C’est qu’aussi ce n’était pas un de ces piètres rimeurs de balle, un de ces petits auteurs sans nom, à qui il ne pouvait rester d’autre ressource que de secouer les oreilles en semblable occurrence : M. de Boissat était gentilhomme de la chambre de Gaston d’Orléans, comte palatin de par le vice-légat d’Avignon, et ancien militaire. De plus, sa qualité d’académicien lui était montée à la tête : il y avait trois ans à peine que le docte corps était formé, et ses membres se trouvaient alors dans toute la ferveur, et, si je l’ose dire, dans la lune de miel de leur noviciat. Il ne voulut donc pas souffrir que l’illustre assemblée fût ainsi avilie dans sa personne, et il lui en écrivit aussitôt, espérant qu’elle engagerait Richelieu, son protecteur, à venger un pareil affront.
Ce fut une grosse affaire, dont le retentissement ne s’apaisa pas sans peine. Il faut savoir gré à l’outrage de son insistance, et l’en honorer d’autant plus, que cet exemple est presque unique alors.
Enfin, au bout de treize mois de négociations et de pourparlers, on parvint, grâce à l’intervention de la noblesse dauphinoise, à étouffer le scandale. Boissat eut sa réparation, savamment réglée de point en point, comme eût pu le faire le plus habile de nos arbitres sur les questions d’honneur. On alla même jusqu’à mettre un bâton (toujours le bâton), entre les mains de l’offensé, pour en user comme bon lui semblerait, suivant les termes du procès-verbal, sur le dos des valets qui l’avaient frappé, et qui se tenaient agenouillés à ses pieds. Mais Boissat se montra magnanime et n’usa pas de la loi du talion.
On peut, si l’on en est curieux, voir les pièces du débat dans l’Histoire de l’Académie, de Pellisson. Ce fut, à ce qu’il paraît, d’après le désir du battu lui-même que les documents authentiques furent insérés dans la première édition de cet ouvrage ; mais il demanda qu’on les supprimât dans la seconde. « Si j’étais en la place du libraire, écrit à ce propos Tallemant, je garderais dès à présent ce qui reste, je ferais une seconde édition, et je vendrais sous main les premières, car on dira : « Je veux des bons, je veux de ceux où sont les coups de bâton de Boissat. »
M. de Bautru, gentilhomme et académicien comme M. de Boissat pourtant, n’y fera pas tant de façons pour se laisser battre. Il est vrai que, avant d’être académicien et gentilhomme, M. de Bautru était surtout une espèce de bouffon qui avait encore plus de malignité que d’esprit. Parvenu aux charges les plus élevées à force d’adresse et de bons mots, il s’attira mainte cuisante et verte réponse par l’intempérance de ses propos. « Mon Dieu, disait Anne d’Autriche au coadjuteur, dont le caustique personnage s’était permis de plaisanter avec fort peu de retenue, ne ferez-vous pas donner des coups de bâton à ce coquin qui vous a tant manqué de respect ? » La reine était bien ingrate, car c’était pour l’amuser que son bouffon avait manqué de respect à M. le coadjuteur ; mais il semblait qu’elle considérât cette correction comme une spirituelle épigramme, une réponse légitime et toute naturelle, parfaitement appropriée aux saillies du satirique bel-esprit.
Bien des gens, du reste, se chargèrent de riposter de cette façon à Bautru, qui reçut presque autant de coups de bâton qu’il avait donné de coups de langue. Sans la reine mère, qui jugea à propos de le protéger en cette circonstance, le pied de M. de Montbazon, — et quel pied ! comme disait le pauvre bouffon effrayé, — eût vengé sur lui les traits piquants de l’Onosandre dirigés contre l’épaisse stupidité de ce personnage. On vit même un jour madame de Vertus se placer commodément à l’une des fenêtres du pont Neuf, pour contempler le marquis de Sourdis qui administrait en son nom, et par suite d’une délégation officielle, une rude volée de bois vert à l’infortuné.
Le pont Neuf ! Combien d’exécutions de ce genre n’a-t-il pas dû voir ! C’était la patrie favorite des faiseurs de gazettes, de pasquins et de couplets satiriques : ce devait être aussi la terre classique et la patrie des coups de bâton. Combien d’autres, si le pont Neuf parlait, n’en pourrait-il pas citer encore, à côté de Bautru et de ce bon gros Saint-Amant qu’on y trouva un matin, roué, moulu, à moitié mort, tant les laquais de M. le prince, qu’il avait eu l’imprudence de chansonner, mettaient de zèle à venger leur maître !
Bautru fut aussi étrillé comme il faut par les soins du duc d’Épernon, dont il avait raillé la fuite clandestine de la ville de Metz. A quelques jours de là, un des satellites qui l’avaient frappé, passant près de lui, se mit à contrefaire les cris qu’il poussait pendant l’exécution : « Vraiment, dit Bautru sans sourciller, voilà un bon écho, il répète longtemps après. » Un peu plus tard, la reine, l’apercevant un bâton à la main, lui demanda s’il avait la goutte ; il répondit que non : « Voyez-vous, dit alors le prince de Guéménée, il porte le bâton comme saint Laurent porte son gril : c’est la marque de son martyre[11]. »
[11] Tallemant, Historiette de Bautru. Une fois pour toutes, nous avertissons que Tallemant des Réaux est le grand répertoire où nous avons puisé pour le dix-septième siècle, et c’est à lui que nous renvoyons le lecteur pour la plupart des cas où la source ne se trouvera point indiquée.
Le marquis de Borbonne se chargea encore, en une autre circonstance, de corriger Bautru. Le drôle en faisait des vaudevilles et des bons mots. Quant au vaudeville, il ne vaut pas grand’chose.
Voici le bon mot, qui ne vaut guère mieux. Comme, lors de sa première apparition au Louvre après sa mésaventure, personne ne savait que lui dire : « Eh quoi ! s’écria-t-il, croit-on que je sois devenu sauvage pour avoir passé par les bois ? »
Je préfère la boutade de Chapelle, que je trouve à la fois plus spirituelle et plus digne, en une conjoncture analogue. Le malin garnement avait fait à la sourdine une épigramme contre un marquis, lequel se doutait bien, mais sans en être absolument sûr, du nom de l’auteur. Aussi, se trouvant un jour en sa présence, il se mit à s’emporter contre l’audacieux poëte, sans le nommer, l’accablant de menaces terribles et jurant de le faire mourir sous les coups. Chapelle, impatienté des fanfaronnades du fat, se lève, s’approche, et, lui tendant le dos : « Eh ! morbleu, s’écrie-t-il, si tu as tant d’envie de donner des coups de bâton, donne-les tout de suite et t’en va. »
Boisrobert, le bouffon de Richelieu, fut exposé plus d’une fois au même traitement que Bautru, le bouffon d’Anne d’Autriche. Tant que Richelieu vécut, la crainte de l’offenser protégea son favori. Le cardinal, en bon maître, prit même son parti contre Servien, le secrétaire d’État, qui, piqué d’un propos tenu par le caustique abbé, s’était emporté à lui dire : « Écoutez, monsieur de Boisrobert, on vous appelle Le Bois, mais on vous en fera tâter. » Malheureusement, après la mort de Richelieu, il n’en fut plus de même, et rien qu’à Rouen Boisrobert fut gourmé deux fois : la première, par un chanoine son collègue, et la deuxième, à la Comédie.
Il se rendait justice, d’ailleurs, et s’étonnait de n’être pas battu plus souvent, se plaignant qu’on le gâtât : « Ce n’est qu’un coquin, disait-il du secrétaire d’État La Vrillière, contre qui il avait fait une satire ; il eût dû me faire assommer de coups de bâton. » Il est impossible de se prêter de meilleure grâce aux épreuves, et comment épargner, quand même on l’eût voulu, des gens de si bonne composition ?
Le duc de Guise ne se montra pas si indulgent que La Vrillière pour un médecin dont la muse badine avait chansonné ses amours avec mademoiselle de Pons : « Il fit monter ses gens chez cet homme[12], et il demeura à la porte tandis qu’on le bâtonnait », nous dit le narrateur ordinaire de ces histoires scandaleuses. Cela ne sent-il point de dix lieues son duc et pair ?
[12] Il était rare que les grands seigneurs se commissent eux-mêmes dans ces exécutions, dont ils confiaient le soin à leurs laquais ou à leur capitaine des gardes. Plusieurs même, comme le duc d’Épernon, le plus grand batteur du royaume, avaient leurs donneurs d’étrivières gagés, spécialement consacrés à cet emploi, qui n’était pas une sinécure.
C’est bien fait : puisque ce médecin se mêlait de trancher du poëte, il était juste qu’il fût traité en poëte.
Mais voici bien pis encore : MM. de Boissat et de Bautru avaient été battus par des gentilshommes ; Desbarreaux, lui, fut battu par un simple valet, lequel n’agissait point en vertu de la procuration de son maître, mais bien en son propre nom. Ce Desbarreaux, esprit fort et libertin, que tous les écoliers connaissent par un sonnet dévot, était un étourdi qui s’amusait parfois à des enfantillages. Il s’avisa, dans un bal, d’enlever la perruque d’un domestique qui servait de la limonade, croyant faire une excellente farce ; mais ce valet vindicatif fut tellement irrité de cette humiliation, qu’il alla l’attendre derrière une porte, où il se vengea d’importance, en homme sans éducation qui a un outrage sur le cœur. Desbarreaux pensa en être trépané. Tallemant des Réaux raconte la chose dans ses historiettes : c’est une méchante langue sans doute que ce Tallemant, et il ne faudrait pas toujours ajouter une foi aveugle à ses commérages ; mais il est à remarquer pourtant que, presque chaque fois qu’on a pu les vérifier, ils se sont trouvés d’accord avec l’histoire. Pour ce fait en particulier, rien n’est moins invraisemblable. Nous savons, d’autre part, que Desbarreaux était habitué à de pareils traitements. Battu à Venise, pour avoir levé la couverture d’une gondole ; battu par Villequier, qui, dans une débauche, lui rompit une bouteille sur la tête et lui donna mille coups de pied dans les reins ; battu par des paysans de Touraine, qui attribuaient la gelée de leurs vignes à ses propos impies, il devait être blasé là-dessus !
Un jour, raconte Joly, dans son Supplément au dictionnaire de Bayle, Desbarreaux fut fort maltraité dans une rue de Paris. Un grand seigneur, qui le connaissait, le voyant en mauvais état, le fit entrer dans son carrosse, en lui demandant ce que c’était : « Moins que rien, dit-il ; c’est un coquin à qui j’avais fait donner des coups de bâton et qui vient de me les rendre. » M. Aubry et Desbarreaux, continue Joly, se donnaient tour à tour des coups de bâton, et ce beau jeu dura quelque temps. C’était sans doute pour s’exercer à battre ou à être battu avec grâce : Desbarreaux apprenait cela comme on apprend aujourd’hui l’escrime. Il eut à se louer, en maintes occasions, de sa prévoyance, notamment ce jour où, se rendant à la foire du Landit, avec Théophile (juin 1625), il se fit rouer de coups, sur le grand chemin de Saint-Denis, par la compagnie d’un procureur au Châtelet, dont il avait apostrophé peu délicatement la partie féminine, et se vengea sur la personne des sergents qui venaient pour l’arrêter, à la réquisition du procureur[13].
[13] Procès de Théophile, passage inédit, communiqué par M. Alleaume.
Comment s’étonner qu’un laquais ait eu l’audace de bâtonner Desbarreaux, quand madame Marie elle-même, la servante du poëte Gombauld, menaçait le silencieux Conrart de le faire fouetter par les rues de Paris, pour quelques propos hasardés sur son compte ?
Voiture était fier et vaillant. Il se battit quatre fois en duel, comme un vrai spadassin : ce n’était donc pas un homme à s’effrayer d’une menace. Un jour, cependant, un gentilhomme lève sa canne sur lui : s’il eût levé l’épée, peut-être l’épistolier eût-il répondu en tirant la sienne ; mais, devant le bâton, il reconnut l’arme habituellement employée contre les gens de lettres, et rappelé, par cet avis expressif, aux sentiments essentiels de sa profession, il répondit en courbant la tête, comme eût pu faire Montmaur ou Rangouze : « Monseigneur, la partie n’est pas égale : vous êtes grand, et je suis petit, vous êtes brave, et je suis poltron ; vous voulez me tuer, eh bien, je me tiens pour mort. » Cette pantalonnade le sauva du péril.
Balzac, lui aussi, malgré le respect universel dont il était entouré, faillit être bâtonné par des Anglais, pour avoir mal parlé d’Élisabeth dans son livre du Prince. Ce ne fut point le seul risque de ce genre qu’il courut : « Je ne me repens pas, lui dit Théophile dans sa lettre apologétique, d’avoir pris autrefois l’épée pour vous sauver du bâton. » Ce Théophile, si vaillant à sauver les autres, avait bien besoin de se sauver lui-même, mais je doute fort qu’il se soit hasardé à mettre flamberge au vent pour intimider le duc de Luynes, qui le menaçait d’un traitement semblable, le soupçonnant d’être l’auteur de certains pasquins dirigés contre lui.
Ce fut surtout pour leurs prétentions aux bonnes fortunes que les poëtes se firent souvent bâtonner par les gentilshommes : c’était la manière reçue, la plus sûre et la plus facile, de leur faire payer une préférence qu’ils conquéraient parfois à force de belles manières et de beau langage. Vauquelin des Yveteaux, cet original qui se rendit si célèbre au dix-septième siècle par sa vie d’épicurien, et qui gardait les moutons dans son jardin, en compagnie de sa pastourelle, avec une houlette enguirlandée de roses et de lacs d’amour, fut cruellement bâtonné par M. de Saint-Germain, qui l’avait surpris en conversation trop intime avec sa femme. Cet accident se trouve naturellement relaté dans les Bastons rompus sur le vieil de la Montagne, satire contemporaine aussi grossière que violente, dirigée contre ce Céladon de la rue des Marais.
Les Mémoires de madame de La Guette[14] nous apprennent que son fils avait promis à Marigny, le chansonnier de la Fronde, qui reçut sans doute plus d’une aubaine du même genre, cent coups de canne qu’il devait lui payer à la première occasion, pour avoir écrit contre une dame que ce jeune homme ne haïssait pas. Et cependant Vauquelin des Yveteaux et Marigny étaient gentilshommes, mais ils étaient auteurs, et, comme tels, ils rentraient dans le droit commun.
[14] Édit. Moreau, chez Jannet, p. 186.
De tous les beaux esprits d’alors, celui qui eut le plus souvent peut-être maille à partir avec les donneurs d’étrivières, ce fut l’illustre Montmaur, professeur de grec, poëte, pédant et parasite. Je n’essayerai même pas d’énumérer toutes les rencontres fâcheuses auxquelles furent exposés le dos et les épaules de ce fameux personnage, dont, grâce à la multitude infinie d’épigrammes en vers et en prose, en français et en latin, dirigées contre lui par ses contemporains, l’intrépide gloutonnerie est devenue historique. Tout n’était pas profit dans son rude métier, et plût à Dieu que les inconvénients s’en fussent bornés à des satires, contre lesquelles l’avait cuirassé l’habitude, et qu’il savait, à l’occasion, renvoyer à son adversaire, en homme d’esprit, sinon en homme de cœur. Il lui fallut plus d’une fois acheter son dîner au prix d’une bastonnade vaillamment reçue, et il ne s’en plaignait pas, pourvu qu’il dînât bien. Suivant Scarron, dans la Requête de Fainmort (comme il le nommait), le malheureux n’était pas même épargné par la hallebarde des suisses préposés à la garde des hôtels dont il assiégeait la porte aux heures des repas, et, s’il ne faut pas admettre littéralement tout ce que la verve burlesque du cul-de-jatte amène sous sa plume, le fond de son récit, confirmé par des centaines d’autres témoignages analogues, n’en reste pas moins d’une indiscutable vérité. C’est Fainmort qui parle, dans les vers suivants, (si ce sont des vers), pour supplier un président de lui rouvrir sa salle à manger :
En descendant le cours du siècle, nous voyons, s’il est possible, ces catastrophes se multiplier encore. Le decorum imposé par le maître, l’affectation de la dignité extérieure, la protection royale accordée aux lettres, l’élévation des talents, rien ne semble y faire. L’effet en est pourtant réel, mais latent ; il agit lentement dans l’ombre, il marche et se dégage peu à peu, et ce n’est que vers les dernières années du siècle suivant qu’il apparaît enfin nettement en plein soleil.
Chaque médisance, chaque trait satirique, chaque coup de langue, sont punis de la même manière : « Mon petit ami, disait M. de Châtillon à Benserade, le poëte de cour, qui avait chansonné sa femme, s’il vous arrive jamais de parler de madame de Châtillon, je vous ferai rouer de coups de bâton. » Et il l’eût fait comme il le disait : aussi aimé-je à croire que Benserade, en homme encore plus prudent que fat, ne s’exposa point à cette mésaventure : du moins l’histoire n’en parle pas, et Scarron, qui data une de ses épîtres de
n’aurait probablement pas manqué de nous en avertir.
Le dos de Richelet expia plus d’une fois les méchancetés qu’il avait semées à chaque page de son dictionnaire. On avouera qu’il fallait avoir bien envie de faire pièce aux gens, et bien de la bile de surcroît, pour s’aviser d’en déposer en pareil lieu, et trouver moyen d’introduire de grosses épigrammes dans les définitions et les exemples grammaticaux. Aussi ne dut-il s’en prendre qu’à lui, s’il éprouva plus d’une fois à ses dépens la vérité du proverbe populaire : « Trop parler nuit. »
Quelques vers bien connus de La Fontaine, qui, tout bonhomme qu’il fût, avait comme un autre sa petite gorgée de fiel quand on le poussait à bout, nous apprennent que Furetière s’exposa parfois aussi à pareil traitement. L’homme aux factums, l’auteur de curieuses satires et du Roman bourgeois, le collaborateur de Racine pour les Plaideurs et de Boileau pour le Chapelain décoiffé, était naturellement caustique. Un jour il avait sans pitié raillé le fabuliste de n’avoir pas su faire la différence entre le bois de grume et le bois de marmenteau, ce qui était bien pardonnable pourtant, tous mes lecteurs en conviendront. Jean La Fontaine se laissa moquer, sans mot dire ; mais, à la première occasion propice, qui ne se fit pas trop attendre, il décocha tout doucement contre le railleur sa petite épigramme :
Qui sait ? peut-être est-ce d’après ses souvenirs personnels, modifiés suivant le besoin, que Furetière revient quelquefois dans ses œuvres à tracer des tableaux analogues. En tout cas, c’est au moins d’après ce qu’il avait vu autour de lui. Ainsi, pour me borner à ce seul exemple, il raconte, par la bouche d’un des personnages de son Roman bourgeois, qu’un fort honnête homme, qui ne voulait point passer pour un auteur déclaré, de peur sans doute qu’on ne l’accusât de déroger à son rang, alla menacer un libraire de lui donner des coups de canne pour avoir fait imprimer sous son nom, dans un recueil, quelques vers de galanterie qu’il avait composés in petto, et qu’à l’instant même un autre, fort honnête homme également, venait de faire la même menace au même libraire pour n’avoir pas mis son nom à un rondeau, le plus méchant du volume. On le voit, la position de l’infortuné marchand était des plus équivoques, et il lui devenait difficile de sortir intact de ce redoutable dilemme.
Personne n’a entièrement échappé à ce sort désastreux : les noms les plus glorieux doivent entrer dans cette liste du martyrologe des auteurs, aussi bien que les plus inconnus ; les plus respectés aussi bien que les plus avilis ; Boileau, Racine et Molière, comme Bautru, Boisrobert et Montmaur.
J’ai d’abord nommé Boileau. Il semble en effet, d’après nombre de témoignages, qui ne suffisent peut-être pas à produire une certitude absolue, qu’il ait partagé la destinée commune, bien qu’il eût eu la prudente attention de ne s’attaquer jamais qu’aux écrivains ses confrères, et qu’il eût pour bouclier une sévérité de mœurs égale à la sévérité de ses vers. Regnard a dit de lui :
Dans une pièce curieuse, intitulée l’Entretien en prose de Scarron et de Molière aux champs Élysées, « L’on m’a rapporté, dit Scarron, que Boileau avait reçu des coups de bâton pour en avoir trop pincé. — Ce ne sont que des ruades de Pégase », répond philosophiquement Molière.
Après la publication de sa quatrième épître, adressée au roi, le même se fit, avec le comte de Bussy-Rabutin, alors en exil, une affaire qui, d’apparence assez grave d’abord, finit par se calmer, grâce à la pacifique et respectueuse attitude du poëte. Pour mettre nos lecteurs au courant, nous ne pouvons mieux faire que de citer ici une lettre de Bussy au père Rapin :
« Il a passé en ce pays un ami de Despréaux, qui a dit à une personne de qui je l’ai su, que Despréaux avoit appris que je parlois avec mépris de son Épître au Roi sur la campagne de Hollande, et qu’il étoit résolu de s’en venger dans une pièce qu’il faisoit. J’ai de la peine à croire qu’un homme comme lui soit assez fou pour perdre le respect qu’il me doit et pour s’exposer aux suites d’une pareille affaire. Cependant, comme il peut être enflé du succès de ses satires impunies, qu’il pourroit bien ne pas savoir la différence qu’il y a de moi aux gens dont il a parlé, ou croire que mon absence donne lieu de tout entreprendre, j’ai cru qu’il étoit de la prudence d’un homme sage d’essayer à détourner les choses qui lui pourroient donner du chagrin et le porter à des extrémités.
« Je vous avouerai donc, mon révérend père, que vous me ferez plaisir de m’épargner la peine des violences, à quoi pareille insolence me pousseroit infailliblement. J’ai toujours fort estimé l’action de Vardes, qui, sachant qu’un homme comme Despréaux avoit écrit quelque chose contre lui, lui fit couper le nez[15]. Je suis aussi fin que Vardes, et ma disgrâce m’a rendu plus sensible que je ne serois si j’étois à la tête de la cavalerie légère de France. »
Quoi qu’en veuille dire Bussy-Rabutin, c’est le style d’un capitaine de cavalerie qui domine en cette lettre. Connaissez-vous rien de plus net et de plus tranché ? Aussi Boileau sentit-il parfaitement la force de cette logique péremptoire. Quinze jours après, voici ce que le comte de Limoges, chargé par Bussy d’aller voir le satirique, lui répondit de sa part :
« Aussitôt que j’ai eu reçu votre lettre, monsieur, j’ai été trouver Despréaux, qui m’a dit qu’il m’étoit très-obligé de l’avis que je lui donnois, qu’il étoit votre serviteur, qu’il l’avoit toujours été et qu’il le seroit toute sa vie…, que, quand vous auriez dit pis que pendre de lui, il étoit trop juste et trop honnête homme pour ne pas toujours vous fort estimer, et par conséquent pour en dire quelque chose qui pût vous déplaire. Il ajouta, en sortant, qu’il vous feroit un compliment s’il croyoit que sa lettre fût bien reçue, parce qu’il savoit bien qu’il n’y avoit point d’avances qu’il ne dût faire pour mériter l’honneur de vos bonnes grâces. »
Cette assurance que Despréaux désirait lui fut donnée sans doute, car, peu de temps après, il écrivait lui-même à Bussy-Rabutin une lettre fort aimable, à laquelle celui-ci répondit sur le même ton. Ainsi prit fin cette querelle, qui semblait d’abord pronostiquer un tout autre dénoûment[16].
[16] Voir ces lettres, Correspondance de Bussy-Rabutin, éd. Lalanne, chez Charpentier, t. II. Brossette et Viollet le Duc n’avaient pas publié la première dans leurs éditions de Boileau.
Je doute que les menaces de Pradon aient trouvé Boileau aussi docile que celles de Bussy-Rabutin :
s’écrie-t-il, dans une épître à son adresse ;
Et dans ses Nouvelles remarques sur les ouvrages de son ennemi, il l’avertit charitablement de prendre garde — « qu’en voulant toujours mordre comme un chien furieux, il n’en ait aussi la destinée. »
Pinchesne ne demeura pas en reste, avec ses Éloges du satirique français, où il a écrit, en parlant des auteurs critiqués par Boileau :
Le prince de Conti fit courir des risques plus sérieux au législateur du Parnasse et à son ami Racine, à la suite de la représentation de Phèdre. Ils avaient eu l’audace (si ce n’est pas le chevalier de Nantouillet, comme ils le prétendirent) de répondre vertement à un sonnet fait contre la pièce par le prince et par madame Deshoulières, protecteurs de Pradon : il faut convenir que cela méritait châtiment. Par bonheur, Condé les prit sous sa protection, et déclara que s’attaquer à eux, c’était s’attaquer à lui-même. Néanmoins, à en croire le P. Sanlecque, cette intervention n’aurait pas entièrement sauvé Despréaux, car le célèbre chanoine, dont l’autorité est un peu suspecte, il est vrai, quand il s’agit de notre poëte, a fait à l’occasion de cette querelle certain sonnet qui commence ainsi :
En tout cas, il en avait été formellement et publiquement menacé par un autre sonnet (nous n’en sortirons pas) de M. de Nemours, en réponse au sien, et roulant toujours sur les mêmes rimes. Ce fougueux morceau finissait ainsi :
On peut voir dans l’Esprit des autres, de M. Édouard Fournier[17], et dans une note de Brossette sur la première satire, comment le poëte faillit encore s’attirer une grosse affaire avec son vers fameux :
et comment cent coups de bâton lui furent expédiés par la poste, en attendant mieux, par un hôtelier blaisois, qui portait le nom de Rolet, et qui se crut directement insulté par Boileau.
[17] 3e édit., p. 180.
Du reste, voulez-vous savoir quel était le sort inévitable réservé, en cet âge d’or de la poésie, aux écrivains satiriques, lisez le petit roman allégorique que nous a laissé Ch. Sorel, sous ce titre singulier : Description de l’isle de Portraiture ; vous y verrez de quelle sorte étaient fustigés les auteurs qui se chargeaient de peindre les vices et les ridicules d’autrui, si bien que leurs corps n’offraient plus qu’un pitoyable composé de plaies et de bosses. L’Histoire comique de Francion, qui est, au moins dans certaines parties, un roman de mœurs et d’observation réaliste, où le même a voulu étudier et reproduire la société du jour, témoigne aussi, en plus d’un endroit, de cette tendance à rouer familièrement un poëte de coups de bâton[18].
[18] Par exemple, l. VI et l. VII (éd. Delahays), où l’on voit le poëte Musidor fustigé jusqu’au sang par des laquais joviaux. Or le nom de Musidor est un masque qui recouvre le portrait de Porchères-l’Augier, de l’Académie. Au l. VI, le musicien Mélibée (Boisrobert) est également bâtonné par le fou Collinet.
Écoutez encore l’abbé Cotin, qui avait bien ses petites raisons pour en vouloir à Boileau. Leur destin, écrit-il en parlant des satiriques, est :
« Ce qui veut dire, observe, en guise de commentaire, le facétieux et mordant abbé, que, s’ils ne sont assommés sur l’heure, il leur est comme fatal de vivre pauvres et misérables. » Ces belles paroles sont extraites de sa Critique désintéressée, — pas si désintéressée pourtant qu’il lui plaît de le dire.
Vers la même époque, un émule de notre auteur, Dryden, après la publication d’un Essay on Satire, que sa réputation lui fit faussement attribuer, fut roué de coups par les gens de Rochester et de la duchesse de Portsmouth, diffamés dans cet ouvrage. On a prétendu également, mais sans preuves suffisantes, qu’il avait été bâtonné par le duc de Buckingham. Dryden était loin, par malheur, d’avoir une dignité de caractère égale à son talent. Avant lui, l’Arétin s’était chargé aussi de prouver une fois de plus, pour sa part, le danger qu’il y a de toucher à la plume d’Archiloque. Sans parler des cinq coups de poignard que lui donna un de ses concurrents à l’amour d’une cuisinière, outré d’un sonnet malséant, ni du pistolet avec lequel le Tintoret le réduisit au silence, en prenant sa mesure, il fut bâtonné plusieurs fois, entre autres de la part de l’ambassadeur d’Angleterre à Venise, contre qui il avait dirigé une accusation d’improbité.
Molière faillit lui-même fournir un exemple à l’appui des théories de l’abbé Cotin. On lit, dans le troisième volume du Journal de Dangeau, qu’après la première représentation du Misanthrope, tout le monde ayant reconnu M. de Montausier dans le personnage d’Alceste, celui-ci le sut, et, avant d’avoir vu la pièce, s’emporta jusqu’à protester qu’il ferait mourir l’auteur sous le bâton. Mais, lorsqu’il eut assisté en personne à la comédie nouvelle, il se ravisa et courut embrasser celui qu’il voulait d’abord traiter en ennemi mortel.
Montausier ne badinait pas avec les écrivains, et il avait des façons expéditives de les rappeler au sentiment des convenances : c’est encore lui qui eût bien voulu châtier de sa propre main l’auteur de la Lettre du sieur du Rivage, contre la Pucelle de son ami et protégé Chapelain, l’astre de l’hôtel de Rambouillet ; il exprimait ce vœu à La Mesnardière lui-même, qui en était le véritable auteur. Ce ne fut pas non plus de sa faute si l’on ne berna point Linière au bout du Cours, pour ses vers contre la même épopée.
Après la représentation de la Critique de L’École des femmes, le personnage que Molière avait si finement raillé sous les traits du marquis se vengea d’une façon tout à fait caractéristique du temps. L’ayant rencontré dans un appartement, il l’aborda avec une foule de démonstrations amicales, et comme celui-ci s’inclinait pour répondre à ses politesses, il lui saisit la tête et la lui frotta rudement contre ses boutons de métal, en lui répétant : « Tarte à la crème, Molière ! tarte à la crème ! » Le poëte n’échappa à cette étreinte que le visage tout en sang.
Cette Critique tenait fort à cœur aux ennemis de Molière : Visé, dans sa Zélinde, exhortait les turlupins à berner l’audacieux, et il s’étonnait de ne pas trouver quelque grand « assez jaloux de son honneur pour faire repentir Molière de sa témérité. »
C’est que l’auteur de la Critique n’était pas seulement un auteur, c’était de plus un comédien, double raison pour le traiter de la sorte. On sait la leçon que Louis XIV donna un jour à ses courtisans, et dont M. Ingres a fait le sujet de son dernier tableau, destiné au foyer du Théâtre-Français. Ceux-ci en avaient bien besoin ; mais, nonobstant leur profond respect pour les décisions du monarque, il est douteux qu’elle les ait convaincus. Les humiliations que l’on faisait subir aux gens de lettres n’étaient rien auprès de celles qu’on infligeait journellement aux comédiens, placés par l’opinion commune au dernier degré de l’échelle, et, comme l’imprimaient au siècle suivant le chevalier du Coudray et les Mémoires secrets, au-dessous des valets de pied du roi. Une entière déférence non-seulement aux désirs légitimes, mais même aux caprices contradictoires du public ; au premier signe de révolte, des excuses en plein théâtre et les amendes honorables les plus avilissantes : voilà ce qu’on exigeait d’eux à chaque instant. La prison faisait aussitôt justice des moindres peccadilles : jamais laquais payé pour endurer les fantaisies et les rebuffades d’un maître tyrannique ne fut mis à de telles épreuves. Les particuliers, comme Floridor, comme Baron, comme le danseur Pécour, comme Quinault-Dufresne, pouvaient bien, gâtés par les applaudissements et la faveur du parterre, être des modèles de fatuité et d’orgueil : ce n’était là qu’un accident tout à fait individuel, sans conséquence pour le corps auquel ils appartenaient, et qui ne les garantissait pas des plus extrêmes revirements du public. Le parterre ne se gênait nullement pour humilier son favori ; il prenait soin de temps à autre de fouler son idole aux pieds comme pour lui rappeler sa bassesse native. Le vieux Baron fut hué, sans pitié, quand il reparut dans le jeune Rodrigue. Quinault-Dufresne, condamné à faire des excuses au parterre, commença ainsi : « Je n’ai jamais mieux senti la bassesse de mon état qu’aujourd’hui. » Et il avait raison.
On peut donc juger que les corrections positives et manuelles, qui ne manquèrent pas aux auteurs, manquèrent moins encore, s’il est possible, aux comédiens. Le prince d’Harcourt dédaignait de recourir à un autre argument que le bâton contre les acteurs qui voulaient jouer une pièce de Scarron avant celle de son protégé Boisrobert. L’un des plus célèbres histrions de la première moitié du siècle, Bellemore, dit le capitan Matamore, du rôle qu’il jouait d’ordinaire, quitta le théâtre pour avoir reçu un coup de canne de la main du poëte Desmarets, dont il n’osa se venger, parce que celui-ci appartenait au cardinal. Dans les dernières années du même siècle, on fit, sous le nom de l’Amadis gaulé, une comédie sur l’un des acteurs de l’Amadis de Gaule, opéra de Quinault et Lully, qu’un homme de qualité, dont il osait être le rival, avait traité comme Sganarelle traite sa femme dans le Médecin malgré lui[19].
[19] Anecdot. dram., I, 43.
Le comte de Livry ne se gênait pas davantage avec Dancourt, qui réunissait la qualité d’auteur à celle de comédien, et que protégeait spécialement Louis XIV. Devinez comme il s’y prenait pour n’être point éclipsé par lui en société. C’est bien simple : « Je t’avertis, lui disait-il, que si, d’ici à la fin du souper, tu as plus d’esprit que moi, je te donnerai cent coups de bâton. » C’est le journal de Collé qui a fait connaître ces belles paroles à la postérité[20]. Et notez que le comte de Livry était l’amant en titre de madame Dancourt.
[20] Édit. A. Barbier, in-8, t. I, p. 363.
Le même acteur, tout brave qu’il fût de sa personne, eut à souffrir et à dévorer en silence maint affront plus cruel encore. Un jour, entre autres, qu’il jouait lui-même dans son Opéra de village (1691), le marquis de Sablé s’en vint, à peu près ivre, prendre place sur une des banquettes de la scène. Comme il s’asseyait, il entendit chanter :
Il crut qu’on l’insultait, et, se levant avec la gravité d’un ivrogne qui veut faire une action d’éclat, il marcha droit à l’auteur et le souffleta en plein théâtre.
Juste retour des choses d’ici-bas ! la même année, Dancourt avait tiré parti, dans une de ses pièces[21], du malheur arrivé récemment au frère cadet de M. Delosme de Monchesnay, un des fournisseurs du Théâtre-Italien. Ce frère, procureur au Parlement, avait été confondu mal à propos avec son aîné, par un brutal personnage qui, croyant avoir à se plaindre des malignes allusions de celui-ci, s’en était vengé sur les épaules de celui-là, tant il est dangereux d’avoir des écrivains satiriques dans sa famille ! Mais hâtons-nous de dire que la réparation de l’outrage fut rigoureusement poursuivie, et que le plaignant obtint satisfaction entière.
[21] La Gazette, sc. 18.
Cette méprise, assez peu plaisante, qui avait fourni une scène de comédie à notre auteur, toujours à la piste des petits scandales du jour, paraît avoir eu alors quelque retentissement, et chacun s’en égaya à l’envi. Gacon, l’auteur méprisable et méprisé du Poëte sans fard, qui attaquait tout le monde, les petits aussi bien que les grands, est revenu plusieurs fois à cet obscur personnage : ici, dans une épigramme, il badine sur les coups de gaule que lui attira sa comédie du Phœnix ; là, dans une satire, il le nomme encore, en se prédisant le même sort à lui-même :
Ce sinistre présage obscurcit souvent l’enjouement de sa verve : Heureux, s’écrie-t-il un peu plus loin,
Gacon était bon prophète en s’exprimant ainsi ; heureux encore eût-il pu se dire, s’il n’avait été battu que par procuration, comme Delosme, et sur le dos d’un autre !
Le poëte sans fard ne cache pas le respect salutaire qu’il a pour cet argument particulier à l’adresse des poëtes satiriques : il en parle toujours avec la considération séante, même quand il veut faire le brave. Un partisan de son ennemi La Motte avait lancé cette épigramme contre lui :
Gacon reconnaît la valeur de cette apostrophe, et il répond avec une soumission plaisante :
Comment, après tout cela, serait-on disposé à trouver par trop bizarre cette singulière pièce d’un recueil non moins singulier : le Missodrie (de μισος et de δρυς, dans les Jeux de l’inconnu), où nous lisons l’instructive histoire d’un poëte satirique et mauvaise langue, tellement battu, tellement roué de coups, qu’il en est venu à haïr toute image du bâton et à fuir, jusque dans sa maison et dans ses meubles, ce qui pourrait lui rappeler, de près ou de loin, ce bois odieux dont il a été si souvent la victime ?
Les artistes non plus, et entre tous les artistes les musiciens, n’eurent pas grand’chose à envier aux littérateurs. Il est vrai que c’étaient, pour la plupart, d’étranges personnages, qui n’avaient point une idée fort élevée de l’art, et dont le genre de vie, à défaut de la profession, était peu propre à leur concilier le respect. Maugars, l’excellent joueur de viole, et le chanteur Lambert, qu’on se disputait partout, qui promettait à tout le monde et ne tenait parole à personne, eurent maintes fois des démêlés avec le tricot : les Historiettes de Tallemant nous en apprennent quelque chose. Il est très-probable, bien que le fait ne soit établi par aucun document positif, à ma connaissance, qu’il en fut de même pour Lully, dont le cynisme égalait, ou plutôt dépassait de beaucoup le talent.
Mais, comme si les coups de canne des gentilshommes, les coups de hallebarde des suisses, les coups de bâton des valets, ne leur eussent pas suffi, les gens de lettres se traitaient souvent entre eux de la même façon. On eût dit qu’ils voulaient autoriser et perpétuer cet usage infamant, en donnant eux-mêmes un exemple dont ils n’avaient plus le droit de se plaindre qu’on abusât contre eux. Les discussions littéraires se vidaient presque toujours d’une façon plus ou moins analogue à celle que Boileau nous a dépeinte à la fin de sa deuxième satire sur un repas ridicule. Les faits que je pourrais citer ici ne sont guère moins nombreux que ceux du précédent chapitre, et la plupart offrent également une leçon de dignité littéraire, en montrant ces excès, d’une part presque toujours provoqués par des fautes dont ils sont le châtiment, d’autre part presque toujours punis eux-mêmes sur leurs auteurs par cette grande loi morale du talion, qui n’est que l’application pratique des paroles de l’Écriture : « Quiconque se sert de l’épée périra par l’épée. »
Nous trouvons, dans une ode burlesque réimprimée quelquefois à la suite des œuvres de Régnier, le récit d’un combat acharné qui eut lieu entre ce poëte et Berthelot, l’un des honteux ouvriers de l’égoût littéraire nommé le Cabinet satirique. Ce fragment d’épopée ne s’explique pas bien nettement sur les causes de la lutte ; mais sur la lutte elle-même, il est très-explicite. Régnier rencontre Berthelot dans le quartier des Quinze-Vingts :
Régnier porta de tant de façons la peine de cette algarade, que nous n’essayerons même pas de les énumérer. Quant à son adversaire, qui s’était si cruellement défendu, ce fut Malherbe, un des plus rudes et des plus cyniques héros de notre histoire littéraire, le chef de cette réforme poétique dont Berthelot était l’ennemi déterminé, qui se chargea de son expiation. Piqué au vif par la parodie que celui-ci avait faite de l’une de ses pièces, Malherbe s’en fut chercher un gentilhomme de Caen, du nom de La Boulardière, lui mit un cotret noueux dans les mains, et le chargea de sa réponse, dont l’ami s’acquitta en courrier fidèle et zélé.
C’est encore avec le bâton que le même rappelait au sentiment des convenances les confrères assez osés pour effleurer de leurs épigrammes la vicomtesse d’Auchy, sa favorite, qu’il voulait se réserver le privilége de tracasser et de battre à lui seul.
Et tout ceci ne l’empêchait pas, bien entendu, de se plaindre amèrement dans une de ses lettres à Peiresc (4 octobre 1627), des misérables qui l’avaient assassiné lui-même, c’est-à-dire moulu de coups, dans une circonstance sur laquelle il ne s’est pas expliqué clairement : on peut conjecturer, sans jugement téméraire, que c’était en retour de quelqu’une de ces méchantes boutades dont il était coutumier.
En parlant plus haut de Balzac, le prince des écrivains français, nous l’avons montré battu à plusieurs reprises, ou peu s’en faut. C’est qu’il avait battu lui-même. Rencontrant un jour par les rues d’Angoulême un avocat qui avait plaidé contre lui, il lui donna un coup de houssine, qu’il eût payé cher si les grands seigneurs de la ville n’eussent pris son parti.
On connaît sa querelle avec dom Goulu, général des Feuillants : la république des lettres se partagea en deux à cette occasion, et prit parti pour ou contre chacun des adversaires. Ce fut une véritable bataille rangée. Un jeune avocat provincial, du nom de Javersac, voulut profiter de la circonstance pour entrer lui-même en lice, et se faire connaître par un coup d’éclat : en conséquence, il se transporta à Paris avec un livre où il attaquait à la fois les deux ennemis, frappant à droite et à gauche avec plus de décision que de talent. Il s’était flatté de gagner la renommée par ce vaillant début, mais il y gagna tout autre chose qu’il n’attendait pas. Le 11 août 1628, à neuf heures du matin, il dormait encore dans le lit de sa chambre d’auberge, quand il se sentit réveillé en sursaut : c’étaient trois hommes qui le bâtonnaient à tour de bras.
Si l’on en croit Javersac, qui publia une relation de l’événement, et Charles Sorel, dans sa Bibliothèque françoise[22], l’écrivain outragé s’élança de son lit, l’épée en main, et poursuivit ses agresseurs jusque dans la rue, où cinquante personnes, ayant vu son arme ployer jusqu’aux gardes, à un grand coup qu’il donna dans la poitrine d’un de ces coquins, connurent qu’ils étaient revêtus de cottes de mailles. Mais Tallemant des Réaux, que nous trouvons toujours sur notre chemin pour ces aventures scandaleuses, ne raconte pas les faits d’une manière si honorable pour le jeune écrivain. Rien n’est plus contradictoire que les nombreux écrits suscités par cette affaire, et dont la plupart ont aujourd’hui disparu.
[22] Des Lettres de M. de Balzac, p. 133.
Dès le lendemain, on criait sur le pont Neuf, la Défaite du paladin Javersac ; et le titre ajoutait, pour donner le change sur le véritable auteur de l’attentat : par les alliés et confédérés du Prince des Feuilles[23]. Personne ne s’y trompa, et Javersac moins que personne, s’il est vrai surtout, comme il le rapporte, qu’un des satellites lui eût dit en le frappant : « On vous avait défendu d’écrire contre M. de Balzac. » On nomme même le gentilhomme (Moulin-Robert) que celui-ci chargea du soin de sa vengeance. Le lecteur voit que les écrivains, comme les grands seigneurs, avaient leurs séides pour ces opérations délicates.
[23] Dom Goulu, général des Feuillants, que Javersac avait attaqué, dans son livre, sous le nom de Phyllarque.
Cette facétie satirique, dont le récit concorde avec celui de l’auteur des Historiettes, se termine en disant que les amis de Phyllarque, « joints en ceci avec ceux du parti contraire, ont juré d’exterminer autant de Javersacs qu’il s’en présentera, et de faire voir aux mauvais poëtes qu’outre le siècle d’or, le siècle d’airain et celui de fer, qui sont si célèbres dans les fables, il y a encore à venir un siècle de bois, dont l’ancienne poésie n’a point parlé, et aux misères et calamités duquel ils auront beaucoup plus de part que les autres hommes. »
Le ton du libelle, le rôle qu’il faisait jouer à Javersac dans la querelle, le soin qu’il prenait de faire retomber l’exécution de l’acte sur le parti de dom Goulu, tout, jusqu’à cet empressement extraordinaire de publier la mésaventure de ce petit auteur inconnu, en a fait attribuer la composition à Balzac lui-même, quoiqu’il s’en soit toujours défendu. Il paraît à peu près certain que l’ouvrage est de lui. Ce serait là une vengeance après coup, encore plus cruelle que la première, et de ces deux actes de mauvais goût, l’un ne ferait certes pas plus honneur que l’autre à sa mémoire. Je l’aime mieux lorsque, sur son lit de mort, il fait prier M. de Javersac, par un de ses amis, de venir le voir, et scelle de ses embrassements et de ses larmes sa réconciliation avec lui[24].
[24] Moriscet, Relat. de la mort de Balzac, à la suite de ses œuvres.
A quelques années de là, nous rencontrons Ménage en démêlé avec Bussy-Rabutin, démêlé non d’homme de lettres à grand seigneur, mais d’écrivain à écrivain. Celui-ci, dans son Histoire amoureuse des Gaules, avait plaisanté sur la passion platonique du savant homme pour madame de Sévigné. Ménage, piqué au vif, tailla sa meilleure plume, la trempa dans sa meilleure encre, et, par une réminiscence de ces agréables discussions du seizième siècle où les érudits échangeaient, dans la langue de Cicéron, de si agréables injures, se mit à composer et à polir, ab irato, une épigramme latine qui, faisant allusion au livre de Bussy et à son emprisonnement, concluait par ce foudroyant distique :
« Ainsi ce drôle est enlevé aux coups d’épée espagnols, qu’il craignait ; aux coups de bâton français, qu’il a mérités. »
Un homme capable de faire sonner de la sorte le bâton dans ses vers ne devait pas reculer devant la réalité. Aussi voulut-il un jour user lui-même de cette arme sur le dos d’un intendant : il est vrai que celui-ci lui avait donné un soufflet ; mais, si c’était une raison suffisante pour autoriser le bâton, en était-ce une pour se vanter de pouvoir le faire assassiner, en payant un spadassin cent pistoles ? Tallemant nous a raconté cette bravade, mais nous aimons à croire, ou que Tallemant a exagéré, ou que Ménage, qui n’avait pas eu le temps de digérer sa colère en l’exprimant en latin, se repentit bien vite de cette boutade inconsidérée ; ou enfin que le mot assassiner avait, dans la bouche du docte personnage, la signification particulière que nous lui avons déjà vue tout à l’heure dans une lettre de Malherbe, ce qui serait encore fort joli. Pourtant, il n’est guère possible d’admettre ici cette dernière explication, car il avait commencé par supplier le cardinal de Retz de lui permettre, en un billet signé de sa main, de donner cent coups de bâton à son intendant, et ce ne fut qu’au refus du maître que, dans sa fureur, il s’emporta jusqu’à l’autre menace.
Ménage s’était borné aux paroles, sans mettre réellement, que nous sachions, la main à l’œuvre : il obtint en retour mesure pour mesure. Lorsque, dans sa Requête des Dictionnaires (1649), qui lui ferma les portes de l’Académie, il eut médit de Boisrobert,
un des neveux de l’abbé, dépêché peut-être par son oncle, s’en fut l’attendre un jour, pendant trois heures, avec une gaule choisie parmi les plus solides, à un endroit où il devait passer. Ménage eut la chance de sortir par une autre porte. Il n’avait point frappé, il ne fut point frappé lui-même, mais il s’en fallut d’assez peu pour le rendre plus sage à l’avenir.
Quant à M. de Boisrobert, qui donnait de semblables procurations à ses neveux, nous avons déjà vu, par avance, qu’il fut payé de la même monnaie, et nous n’avons pas à y revenir ici. Encore s’il s’en fût tenu au bâton, on eût pu, jusqu’à un certain point, y trouver une excuse, en se rejetant sur la force de l’habitude. Mais croira-t-on que, dans une discussion littéraire, il alla jusqu’à menacer d’un régiment des gardes Baudeau de Somaize, le futur auteur du Dictionnaire des précieuses, qui, sans se laisser intimider par cette formidable argumentation, lui répondit avec une dignité hautaine ?
Il semble, du reste, que ce dernier genre de discussion, tout étrange qu’il puisse paraître au premier abord, eût alors quelque tendance à se mettre à la mode parmi les auteurs ; car, à la même époque, nous en trouvons un autre exemple, encore plus caractérisé, dans la petite guerre de gros in-quarto qui s’engagea entre Costar et Girac, vers 1655, sur la tombe de Voiture. Les deux tenants commencèrent par s’accabler d’injures réciproques : c’était la règle ; mais bientôt Costar, non content d’avoir employé tout son crédit pour obtenir des magistrats que la parole fût interdite à son adversaire, n’hésita pas à invoquer, sous une forme transparente, l’intervention de la force armée, en le menaçant de lui faire expier ses attaques contre Voiture par les mains des officiers qui passeraient dans l’Angoumois, où résidait le vaillant champion de Balzac. Ce passage, où l’on appelait, en quelque sorte, les dragonnades à l’appui d’une thèse littéraire, mérite d’être transcrit in extenso.
« Sans mentir, dit Costar en parlant de son antagoniste, un homme de cette humeur est bien sujet à se faire battre : j’entends à coups de langue et à coups de plume, car nous ne vivons pas en un siècle si licencieux que l’étoit celui de ces jeunes Romains de condition, qui se promenoient par les rues tout le long du jour, cachant sous leurs robes de longs fouets pour châtier l’insolence de ceux qui n’approuvoient pas le poëte Lucilius, s’ils étoient si malheureux que de se rencontrer en leur chemin. »
Costar a beau prendre, par pudeur, quelques précautions oratoires, on voit bien, et on le verra encore mieux tout à l’heure, que, tout en battant Girac à coups de plume, il trouverait quelque satisfaction à le battre d’une façon plus solide. Il a peine à dissimuler l’admiration qu’il éprouve pour ces jeunes Romains de condition, et l’envie qu’il aurait de les imiter, en châtiant l’insolence d’un homme qui osait ne pas approuver entièrement le dieu Voiture, ni M. de Costar, son prophète :
« Néanmoins, poursuit-il en enflant sa voix, M. de Girac pourroit bien s’attirer quelque logement de gendarmes, s’il passoit des troupes par l’Angoumois ; et je m’étonne que lui, qui ne néglige pas trop ses intérêts, et qui songe à ses affaires, ne se souvienne plus du capitaine qui lui dit, il y a deux ou trois ans : « En considération de M. le marquis de Montausier, j’empêcherai ma compagnie d’aller chez vous, mais c’est à la charge qu’à l’avenir il ne vous arrivera plus d’écrire contre M. de Voiture. »
Que dites-vous de ce capitaine bel-esprit, qui menace d’un logement de soldats ceux qui n’admireront point M. de Voiture, et de Costar qui triomphe en rappelant ce beau fait ? Ce n’est donc point d’aujourd’hui, quoi qu’on en ait prétendu, que certains écrivains appellent les gendarmes à l’aide pour vider leurs discussions littéraires. Qu’on veuille bien en croire ces quelques pages, et qu’on ne nous offre plus trop légèrement pour modèle la bienséance et la dignité des polémiques du grand siècle. On se souvient de ce valet qui dit à Javersac, en le battant dans son lit : « C’est pour vous apprendre à écrire contre M. de Balzac. » Aujourd’hui voilà la même phrase retournée contre un partisan de Balzac. Toujours, on le voit, la loi du talion, et la justification du proverbe de l’Évangile !
« J’ai de la peine, continue encore ce rude jouteur, à deviner ce qui a pu rassurer si fort M. de Girac contre ces menaces, si ce n’est qu’il se soit imaginé qu’en devenant un auteur célèbre il n’auroit plus que faire de recommandation étrangère, et que son livre tout seul lui tiendroit lieu de sauvegarde inviolable aux gens de guerre… Si M. de Girac était mon ami, je lui conseillerais de prendre d’autres sûretés contre le capitaine partisan et vengeur des beaux esprits[25]. »
[25] Suite de la défense, p. 40-41.
D’autres écrivains se gourmaient entre eux et vidaient leurs différends à la force du poignet, comme ce sieur de Haute-Fontaine qui, dans un accès de colère et de dépit, pour se venger d’avoir été vaincu par le ministre Du Moulin dans leurs communes prétentions à une chaire de philosophie, lui écorcha à coups de poing tout le visage, si bien que ce dernier fut obligé de se faire mettre de la peinture couleur de chair sur les endroits lésés. Ce Haute-Fontaine était un rude gaillard, et Tallemant nous raconte encore qu’il donna un soufflet à un capitaine anglais qui médisait du roi de France, et que, dans une hôtellerie, il battit cinq ou six recors qui voulaient emmener quelqu’un en prison.
Les querelles entre gens de lettres avaient donc aussi leurs côtés dangereux, et ce n’est pas sans quelques réserves qu’on peut accepter ce mot du premier président, qui disait à Gilles Boileau, en l’excitant contre l’auteur de Christine, Ægidius Ménage : « Il y auroit du péril entre gens d’épée ; mais les auteurs ne versent que de l’encre. » S’il voulait dire simplement qu’une affaire d’honneur n’était point à craindre, cela était parfaitement vrai, et les écrivains les plus susceptibles d’alors semblent n’avoir pas soupçonné, au moins dans leurs disputes littéraires, ce mode de satisfaction pourtant si répandu : ils se bornaient à des vengeances plus humiliantes pour eux comme pour leurs adversaires. Le mot du premier président ne donne pas une haute idée de la grandeur d’âme et de la dignité de celui qui pouvait avoir besoin d’un tel encouragement.
En passant de la vie privée des auteurs à leurs livres, non pour y découvrir des renseignements particuliers sur tel ou tel fait, mais pour y chercher, dans le ton général et le caractère habituel de la polémique, la trace des mœurs, des usages, des tendances du temps, nous y retrouverons encore l’influence et la souveraineté du bâton. La même conclusion ressort avec la même évidence des faits et des écrits : les uns et les autres suivent une ligne parallèle ; ils se reflètent, pour ainsi dire, en se complétant, et ceux-ci sont comme le commentaire justificatif et l’appendice naturel de ceux-là. Le bâton se dessine à chaque page, dans toutes les attitudes : c’est le vengeur qui apparaît toujours aux moments solennels ; c’est le nec plus ultrà de l’argumentation dans les querelles entre écrivains. Les gladiateurs de plume, ainsi que les appelait Balzac, n’y allaient pas de main morte dans ces duels journaliers où l’on ne s’arrêtait point au premier sang ; et vraiment, à lire les aménités dont, à l’instar des Scaliger et des Scioppius, des Vadius et des Trissotins, le père Garasse et dom Goulu, Girac et Costar, voire Furetière et Scarron, etc., remplissent leurs ouvrages, à l’adresse de leurs adversaires, on se prend à trouver anodines et douceâtres les plus grandes violences de nos escarmouches littéraires ou politiques d’aujourd’hui. Scudéry, Cyrano de Bergerac et le romancier Vital d’Audiguier se vantaient d’écrire avec leurs épées : on dirait que leurs confrères écrivent avec un bâton taillé en guise de plume.
Le bâton était chose tellement dans les mœurs, qu’on l’employait comme un des ressorts de l’action, non-seulement dans les tragi-comédies, mais quelquefois même dans les tragédies de la première moitié du siècle. C’est ainsi que, dans la Rodomontade de Méliglosse (1605), le vieil Aymon, irrité, menace d’appuyer ses représentations de la même manière que le comte de Sault avait appuyé les siennes, et de frotter d’importance ses contradicteurs. J’aurais trop beau jeu de recueillir le même air partout où il se présente, dans les épigrammes, les romans, et surtout les comédies, où les coups de bâton forment, pour ainsi dire, la base même de l’intrigue : c’est là un des cachets de la littérature du temps, comme plus tard le seront tour à tour les tirades sur la tolérance, les descriptions de souterrains et de fantômes, les bonnes lames de Tolède, et les dames aux camellias. Je veux seulement rapporter quelques exemples, qui suffiront pour indiquer le ton général.
Voici d’abord le d’Artagnan littéraire, le matamore périgourdin : Cyrano, qui a l’épiderme très-irritable et qui ne peut souffrir la contradiction, ne rêve que d’assommer ceux qui lui déplaisent. C’est lui qui disait au comédien Montfleury, son ennemi intime : « Penses-tu donc, à cause qu’un homme ne te sauroit battre tout entier en vingt-quatre heures, et qu’il ne sauroit en un jour échigner qu’une de tes omoplates, que je me veuille reposer de ta mort sur le bourreau ? » Les coups de bâton pleuvent comme grêle dans ses Lettres, au point même que cet éternel refrain, qui ne manquait pas d’abord d’un certain agrément, finit par devenir des plus monotones, — comme je crains qu’il ne le devienne dans ce livre, sans qu’il y ait de ma faute. L’exemple suivant est assez caractéristique pour me dispenser de tous les autres : « On vous coupe du bois… car je vous proteste que, si les coups de bâton pouvoient s’envoyer par écrit, vous liriez ma lettre des épaules, et que vous y verriez un homme armé d’un tricot sortir visiblement de la place où j’ai accoutumé de mettre, monsieur, votre très-humble serviteur. » (A un comte de bas aloi.)[26].
[26] Voir encore Lettr. satiriq., II, 19, etc. ; édit. P. Lacroix, chez Delahays.
Saint-Amant réserve une correction semblable à l’imprimeur qui a donné une édition subreptice et fautive de ses œuvres :
[27] Élégie au duc de Retz.
Ne dirait-on pas, sauf les rimes, que ces vers sont sortis du même moule que la prose de Cyrano ?
Dans son Poëte crotté, où il a eu Maillet spécialement en vue, Saint-Amant a tracé aussi, avec son entrain habituel, un tableau un peu chargé peut-être, mais très-vrai au fond, de la condition ordinaire de certains écrivains en sous-ordre, et de l’aimable façon dont ils étaient traités, même par les valets de leurs protecteurs :
Plus loin, le poëte crotté prend la parole :
[28] Javersac.
Écoutez cet agréable vaudeville, qui donne la note des plaisanteries du temps :
Puis, c’est une autre muse anonyme qui chante à son tour, sur l’air connu :
Ici, c’est Scudéry, dont on parodie la superbe épigraphe en deux vers burlesquement menaçants :
Là, c’est l’abbé de Pure, qui, dans son roman de la Précieuse, s’adresse en ces termes, par l’intermédiaire d’un de ses personnages, à un méchant poëte provincial :
Enfin, puisqu’il faut se borner dans cette revue, que je pourrais prolonger à l’infini, Scarron, le moins cruel des hommes pourtant, a joint sa voix à ce concert, en maint et maint endroit de ses œuvres. Écoutez-le, dans sa chanson contre Gilles Boileau, s’écrier sur le mode lyrique :
Ailleurs, dans ses burlesques Imprécations contre celui qui lui a pris son Juvénal, il souhaite de voir le voleur fustigé à tour de bras, et de l’entendre crier sous les étrivières. Il termine sa satire contre ceux qui font passer leurs libelles diffamatoires sous le nom d’autrui, en leur disant : « Vous savez
Mais, loin de lui en vouloir de ces intempérances de langage, il faut plutôt lui savoir gré de n’avoir pas été plus loin, quand on songe que, dans sa Baronade, il va jusqu’à souhaiter que Baron soit pendu, et que, dans sa Mazarinade (si toutefois cette pièce est bien de lui), il dit, en parlant du cardinal, qu’il espère voir le jour où
Voilà qui est peu plaisant pour un poëte burlesque. Restons-en sur ce beau trait : tout ce que nous pourrions découvrir encore serait pâle à côté d’une période aussi haute en couleurs.
Il nous semble que ces citations ont bien leur éloquence, et que nous ne pouvions mieux achever de démontrer à quel point les coups de bâton étaient passés dans la langue, dans les mœurs et dans les actions du temps.
On ne s’arrêtait même pas toujours au bâton dans la réalité, non plus que dans les écrits : nous l’avons déjà vu pour l’Arétin, que le cynisme de son impudence devait, il est vrai, placer en dehors de la loi commune. Archiloque avait péri par le poignard. Quand l’abbé Cotin disait des poëtes satiriques qu’ils ont pour destin de mourir le cou cassé, il exagérait de bien peu, à supposer qu’il exagérât. A la manière dont on en usait souvent, le bâton eût pu suffire à lui seul pour justifier le vers de l’abbé Cotin et l’avertissement de Pradon à Boileau, tant il savait coucher son homme jusqu’au lendemain sur la place en lui rompant les membres, si bien que le mot d’assassinat, même dans son sens moderne, n’était guère trop fort pour des exécutions semblables. Mais, tout meurtrier qu’il fût, il ne le paraissait pas toujours assez à la colère vengeresse des grands seigneurs, qui avaient parfois recours à des armes plus sanglantes encore.
En 1651, le marquis de Vardes fit trancher le nez au pamphlétaire Matthieu Dubos, qui l’avait maltraité dans un de ses manifestes. Les laquais du marquis le saisirent, et, dit le facétieux Loret,
[29] Muse histor., l. II, lett. 29, 23 juillet 1651.
C’est par erreur que les mémoires du cardinal de Retz[30], en racontant cette catastrophe, vingt ans plus tard, l’appliquent à un autre libelliste du même temps, Dubosc-Montandré, celui qui, suivant la légende, aurait rudement expié, par la main du prince de Condé ou de ses lieutenants, les attaques qu’il avait dirigées contre lui, avant de lui avoir vendu sa plume.
[30] Livre III.
Sarrasin était le protégé et le domestique du prince de Conti : celui-ci, dans un moment de colère, le frappa, dit-on, à la tempe, et si malheureusement, qu’il en résulta une fièvre violente dont le poëte mourut. Il est vrai que Tallemant conteste l’anecdote, mais son opinion n’a pas prévalu. Il prétend que le prince ne le maltraita qu’en paroles, et raconte que souvent, après avoir menacé de le jeter par les fenêtres, il se laissait apaiser par ses bouffonneries.
Louis Racine donne à entendre, dans ses Mémoires sur son père, que le fameux voyageur Bernier serait mort par suite d’une plaisanterie que lui fit à sa table le président de Harlai. J’ignore quelle peut être cette plaisanterie délicate ; mais l’histoire de Santeuil éclairera le lecteur, et lui fera voir qu’il n’y a rien d’impossible ni même d’invraisemblable dans une assertion qui paraît d’abord singulière.
Santeuil, malgré son titre et son habit, qui eussent dû le faire respecter, n’en était pas moins traité par ses Mécènes en poëte, c’est-à-dire de la plus cavalière façon du monde. La duchesse de Bourbon ne se faisait nul scrupule de le souffleter, puis, sur ses réclamations, de l’inonder d’un verre d’eau en plein visage, pour le punir de ne l’avoir pas encore célébrée dans ses vers. Jusque-là, rien à dire : c’était l’ordinaire de tout auteur protégé. Mais voici qui dépasse les bornes. Un soir, à dîner, la société du duc de Bourbon, qui s’amusait beaucoup des saillies et de la verve frénétique du poëte, trouva plaisant de jeter du tabac d’Espagne dans son vin : ces messieurs ou ces dames s’attendaient à des grimaces qui les feraient rire à cœur-joie. Santeuil, qui ne se doutait pas de ce joli tour, porta le verre à ses lèvres, et le vida d’un trait. Ce fut bien drôle, en effet, car il en mourut.
Tel est, du moins, le récit de Saint-Simon, et telle était aussi la croyance du temps, car je trouve les deux vers suivants dans une chanson manuscrite sur le protecteur du chanoine de Saint-Victor :
Ainsi, protégés par le roi et par les ministres, encouragés par des récompenses pécuniaires, honorés par la création de l’Académie française, et de beaucoup d’autres Académies familières où ils trônaient en triomphateurs, les écrivains étaient loin d’être honorés et protégés au même degré par l’opinion publique, qui ne se commande pas. En grattant du doigt, pour arriver à la réalité, le vernis doré qui recouvre la surface de l’histoire littéraire au dix-septième siècle, on voit les misères véritables que cache aux yeux superficiels cette brillante apparence. Ceux qui se laissent tromper à ces dehors menteurs nous font l’effet de ces naïfs paysans qui, éblouis par les galons d’argent des laquais de bonne maison, les prennent pour des ministres, ou tout au moins pour des sous-préfets.
Et voilà le siècle qu’on appelle l’âge d’or de la littérature ! De la littérature, peut-être ; mais des littérateurs, non pas !
Les poëtes furent, sans doute, les plus nombreux de beaucoup, et les plus largement gratifiés dans ces distributions de coups de gaule, mais ils ne furent pas les seuls. Pour compléter cette esquisse du rôle joué par le bâton dans les relations sociales, au dix-septième siècle, qu’on nous permette une courte excursion en dehors de la littérature : ce sera toujours une consolation pour les écrivains de voir leurs aïeux maltraités en si noble compagnie.
Car, sans nous occuper ici des petites gens, bourgeois, archers, artisans de tout genre, dont les coups de bâton étaient en quelque sorte le pain quotidien, il nous sera facile de montrer que les gens de qualité ne s’épargnaient pas non plus entre eux : la mode était si bien établie, qu’elle avait souvent des distractions, et changeait les persécuteurs ordinaires en victimes.
Concini se vengeait à coups de bâton d’un sergent de la garde bourgeoise qui avait refusé de le laisser entrer sans passe-port par la porte Bucy, mais le peuple faisait payer cher cette exécution aux valets du maréchal d’Ancre, en les pendant à la porte du sergent. Le médecin de Lorme, en présence du maréchal d’Estrées, irrité de voir un de ses confrères prendre le pas sur lui, saisissait un tricot avec le plus beau sang-froid, et rossait vigoureusement l’impoli, qui se sauvait à toutes jambes. De grand seigneur à sergent, et de bourgeois à bourgeois, c’était chose toute simple ; mais nous verrons bien pis !
En 1615, lors des états généraux, M. de Bonneval traitait de semblable façon un des magistrats du Tiers, pour le punir d’avoir une opinion contraire à la sienne. « Mordioux ! » s’écriait Roquelaure, indigné que le conseiller Blancmesnil osât entrer en rivalité avec lui pour un siége, « des bâtons ! des bâtons ! » Marigny souffletait Bois-Laurent. Le prince et la princesse de Conti déléguaient à des suisses la tâche de fustiger Termes rude et dru, le soupçonnant d’avoir fait au roi de mauvais rapports sur leur compte. Le cardinal de Savoie bâtonna Pommeuse pour une raillerie inopportune. Condé chargeait un des siens d’administrer une volée de bois vert à un gentilhomme de la reine, parce que celle-ci lui avait intimé l’ordre de ne point faire visite au Tiers. Pendant la Fronde, il menaçait les députés du parlement d’Aix de les faire mourir sous le bâton ; il donnait un soufflet à son partisan Rieux, qui osait lui résister en face, et celui-ci le lui rendait aussitôt. On voit que le héros abusait singulièrement de l’ultima ratio des grands personnages. M. de la Meilleraye levait sa canne sur le colonel de Gassion, qui n’était pas d’humeur à se résigner sans mot dire, et qui lui répondit en mettant le pistolet à la main. Le duc d’Épernon, plus hardi encore, levait la sienne sur le cardinal de Sourdis, archevêque de Bordeaux : ce prélat, « le plus battu » de France, comme on l’a surnommé, devait, un peu plus tard, subir derechef le même traitement de la part du maréchal de Vitry. Mais il n’en fut pas du cardinal comme d’un simple poëte, et l’affront coûta cher à ceux qui l’avaient fait.
Le frère de Richelieu, quoique chartreux, ne fut pas plus respecté par un gentilhomme brutal, en contestation avec son couvent. L’église, qui pourtant servait jadis de lieu d’asile inviolable aux plus grands criminels, bien déchue de ce privilége, ne garantissait pas toujours d’un sort pareil, et la sainteté du lieu ne put empêcher l’irascible abbé de Saint-Martin, le plus historique des mystifiés, avant Poinsinet, de frapper de sa canne, dans sa propre chapelle, des écoliers qui se moquaient de sa bizarre tournure et de son accoutrement grotesque.
Le duc de Longueville fut bâtonné par le marquis d’Effiat, et le baron de Coppet par le comte de Soissons. La Bazinière, trésorier de l’épargne, faillit l’être par les laquais de d’Émery, pour une rivalité d’amour, et le fut très-réellement et très-sérieusement, en une autre circonstance, chez Bautru, par son propre beau-frère[31].
[31] Loret, Muse hist., l. I, lett. 11, 23 juillet, 1650.
Louis de Rohan se vantait d’avoir rudement fustigé le chevalier de Lorraine, et celui-ci, pour relever son honneur, avili par ces propos insultants, ne trouvait rien de mieux que de menacer Varangeville, ami du chevalier, et secrétaire des commandements de Monsieur, de prendre sa revanche avec lui. Colbert fit traiter impitoyablement de même, par-devant témoins, son fils le chevalier, qui l’avait mérité, d’ailleurs, en prenant une part active à un acte de libertinage et de cruauté vraiment inouï, que nous désignerons assez en disant que nous ne pouvons le désigner davantage.
Loret nous apprend, dans sa Muse historique, que le frère du roi souffleta en plein bal de la cour une demoiselle d’un grand nom qui, bien sans le vouloir, lui avait manqué de respect. Laissons-le raconter ce fait curieux, avec les grâces naïves et négligées de son style :
[32] L. II, lett. 48e, 3 déc. 1651.
Un jour, le duc de Beaufort, le roi des Halles, dans un accès de fièvre frondeuse, s’en vint au fameux cabaret de Renard, situé sous les ombrages discrets du jardin des Tuileries. Il y avait là, assis à la même table, MM. de Candale, de Jersay, et les principaux seigneurs mazarins. Le roi des Halles commença par briser sa canne sur le dos du dernier, après quoi il jeta la table et les plats au nez des convives[33]. Sur quoi, Blot, le chansonnier, entonnait un triolet satirique :
[33] Muse historique de Loret, l. II, lett. 6e.
Beaucoup d’autres encore, témoins Guénégaud, Pontac, et tous ceux dont nous ne pouvons même citer les noms[34], sous peine de tomber dans des dénombrements plus longs que ceux d’Homère, avaient partagé le sort des poëtes, sans l’être en aucune façon. La suprématie du bâton était si bien établie par l’usage, que même quand il eût été plus facile et plus simple d’employer un autre instrument de correction, celui-là était le premier, le seul, pour ainsi dire, qui vînt à la pensée.
[34] Voir, par exemple, Tallemant, t. VIII, p. 84 ; t. IX, p. 16 et 17, etc.
Voilà bien des gentilshommes bâtonnés par des gentilshommes. Mais un gentilhomme bâtonné par un écrivain, c’est ce que nous n’avons pas encore vu jusqu’à présent, et ce qui arriva pourtant une fois. J’ai gardé ce trait pour la bonne bouche. Cet héroïque champion des gens de lettres, qui osa retourner la coutume établie, et venger la cause de la corporation sur le dos d’un homme de qualité, ne fut ni plus ni moins que Dulot, le héros des bouts-rimés, qui battit comme plâtre le marquis de Fosseuse, afin de pouvoir se vanter, — ce qui effectivement en valait la peine, — d’avoir bâtonné l’aîné des Montmorency, ou, du moins, celui qui se prétendait tel. Malheureusement, il y a un détail qui enlève beaucoup à la moralité de l’anecdote : c’est que ce poëte était fou, ou peu s’en faut. Peut-être est-ce pour cela que son exemple ne fut pas contagieux.
Dulot était ordinairement plus doux, poussant la bénignité jusqu’à souffrir des croquignoles pour un sou pièce ; mais il avait des alternatives de fureur : « Comment, monsieur, dit-il un jour avec indignation à l’abbé de Retz, vos laquais sont assez insolents pour me battre, — en ma présence ! »
En cherchant bien, nous pourrions trouver encore un ou deux autres traits analogues, mais moins avérés, par exemple celui de Tristan-l’Hermite qui se vante, dans son Page disgracié, d’avoir « frotté un peu rudement ses poings contre le nez d’un jeune seigneur de son âge et de sa force ; » mais on n’en peut rien conclure, car Tristan, un des rares écrivains d’alors qui n’eût pas plus peur d’une épée que d’une plume, avait titre de gentilhomme, et c’était comme tel qu’il se montrait si brave.
Ces façons tout à fait sommaires de soutenir sa cause à la force du poignet et de se faire justice soi-même étaient un reste des habitudes féodales, une dernière trace de l’ancien respect pour le droit du plus fort, qu’il se manifestât par le bâton ou par l’épée. Toute l’histoire du temps est pleine de témoignages à l’appui. Même en laissant de côté les duels, qui ne furent jamais plus fréquents, plus acharnés et plus meurtriers, en dépit de toutes les ordonnances, et qui se faisaient jour et nuit, sur la place Royale, sur le pont Neuf, en pleine rue, par-devant les habitants rassemblés en cercle, que de rapts, que de violences, que d’assassinats, admis en quelque sorte par les mœurs de l’époque, et que la justice laissait passer sans s’en préoccuper, sinon pour la forme ! Les Mémoires contemporains en fournissent mille exemples, qu’ils racontent sans la moindre émotion, comme des choses toutes simples, mais que nous sommes bien loin de trouver telles aujourd’hui. Voulait-on se défaire de Concini, et de Jacques de Lafin, qui avait révélé au roi le complot du maréchal de Biron, on les abattait en plein soleil, sur un pont, sans que personne s’en inquiétât. Saint-Germain Beaupré faisait assassiner Villepréau par son laquais, dans la rue Saint-Antoine. D’Harcourt et d’Hocquincourt proposaient à Anne d’Autriche de la débarrasser ainsi de Condé. Le chevalier de Guise n’hésitait pas davantage pour passer son épée à travers le corps du vieux baron de Luz, au beau milieu de la rue Saint-Honoré, comme son frère aîné avait fait auparavant pour Saint-Paul, et non-seulement ce crime demeurait impuni, mais il valait au meurtrier les plus chaleureuses félicitations des plus grands personnages[35]. La justice, en pareil cas, ne demandait pas mieux que de s’abstenir, par la raison que nous donne le continuateur de Scarron, dans la troisième partie du Roman comique[36], en parlant de la mort violente de Saldagne : « Personne ne se plaignant, d’ailleurs que ceux qui pouvoient être soupçonnés étoient des principaux gentilshommes de la ville, cela demeura dans le silence. » La justice intervint parfois sans doute avec solennité ; mais on peut voir dans les Grands Jours d’Auvergne, de Fléchier, quelle longanimité elle avait montrée d’abord, et ce qu’il avait fallu d’effroyables excès dans le crime pour la forcer à sévir.
[35] Lettres de Malherbe, 1er févr. 1613.
[36] Chap. VI.
Auprès de cela, qu’étaient-ce que de pauvres petits coups de bâton ? Les tribunaux, qui fermaient les yeux sur des faits d’une tout autre importance, se gardaient bien de déroger en s’occupant de pareilles misères. Cela était tout au plus justiciable des vaudevilles et des pièces satiriques.
Et à propos de pièces satiriques, peut-être est-ce ici le lieu de parler avec quelque détail d’une facétie très-peu connue, éclose plus tard en Angleterre, à l’occasion d’un fait du même genre, et qui se rapporte d’assez près au sujet que nous traitons dans ce petit livre. Elle nous fournira une transition naturelle pour passer du dix-septième au dix-huitième siècle.
En 1737, on prétendit que Georges II, peu satisfait de quelques représentations de son ministre Walpole, le mit hors de son cabinet à coups de pied, ce qui, joint à l’emportement avec lequel ce prince, quelque temps auparavant, s’était livré au même geste à l’encontre de son propre chapeau, en présence de plusieurs personnes, inspira à Fielding l’idée de faire paraître dans une espèce de journal (the Common-sense), une Dissertation sur les coups de pied au derrière[37]. Nous allons extraire quelques passages de cette facétie à la manière anglaise, légèrement prolixe et décousue, et parfois peu attique, mais qui ne manque ni de finesse ni d’une certaine amertume vigoureuse et éloquente, quoiqu’elle ait perdu, avec son à-propos, beaucoup de son intérêt.
[37] Nous devons la communication de cette pièce à l’obligeance de M. Ludovic Lalanne, qui en a trouvé, dans la bibliothèque de Dresde, la traduction française, exécutée par un certain Dupal, pour le comte de Brühl, dont les livres et manuscrits devinrent, après sa mort, la propriété de la ville de Dresde. C’est cette traduction que nous reproduisons ici, avec quelques légères modifications exigées par la syntaxe.
« L’on m’a assuré, dit l’auteur, qu’il y avoit dans la bibliothèque de Ratisbonne un manuscrit des plus curieux intitulé : De Colaphis et Calcationibus Veterum (Des Coups de pieds et des Soufflets des anciens), mis au jour par le doctissime Van-Hoosius, et que, depuis quelques années, une copie de cet ouvrage avoit été apportée en Angleterre pour y être placée dans la bibliothèque royale de Saint-James, après avoir été revue et collationnée par le très-savant docteur Bentley, qui eut le soin de corriger une faute qui s’étoit glissée dans le titre. Il démontra que le substantif Colaphis pouvoit être une erreur du traducteur, et qu’ainsi l’on devoit lire De Calcationibus Veterum, ce qu’il traduisit en ces termes : Des Coups de pieds donnés au derrière des anciens, ce qui fait voir combien les sciences et les belles connoissances seroient défigurées, sans les soins que se sont donné d’aussi judicieux critiques. Je l’avouerai ingénûment, personne n’a tant souhaité que moi de faire un traité sur cette matière ; j’avois même commencé de parcourir les bibliothèques, et plus j’y réfléchissois et plus j’entrevoyois que la chose méritoit bien que l’on fît le voyage de Rome pour consulter celle du Vatican. Mais, comme mes occupations journalières me confinent entièrement dans mon cabinet, je me contenterai d’implorer le secours des savans de nos deux universités, dans l’espérance qu’ils voudront bien me communiquer les découvertes qu’ils feront sur ce sujet dans le cours de leurs lectures, afin que, si je remplis mon dessein, je puisse, avant de donner cet ouvrage au public, l’enrichir des fleurs les plus brillantes de l’antiquité. Je suis sûr que, si ce sujet étoit traité délicatement, il ne laisseroit pas de faire plaisir aux curieux. Pour y préparer mes lecteurs, je souhaiterois volontiers qu’ils fussent informés de certaine aventure concernant les coups de pieds au derrière qui furent donnés en dernier lieu : je crois que l’impression joviale qu’elle feroit sur les esprits contribueroit beaucoup à chasser l’humeur sombre et mélancolique qui domine parmi nous.
« Le théâtre est le miroir des actions du monde, et, pour peu qu’un homme ait de pénétration, il reconnoîtra aisément les mœurs et les goûts d’une nation par ce qui y est applaudi ou désapprouvé : or je me suis aperçu très souvent que des coups de pieds au derrière ont formé des scènes fort divertissantes, et singulièrement dans quelqu’unes de nos comédies modernes.
« Plusieurs de nos poëtes ont excellé dans ce genre ; par exemple, dans la comédie intitulée le Voyage du Jubilé, il y a une scène de coups de pieds, entre le chevalier Wildair et l’échevin Smuggler, qui est regardée comme la plus savante critique et le chef-d’œuvre d’éloquence le plus parfait. Une autre scène, où se donnent des coups de pieds, se trouve aussi dans la comédie du Vieux Garçon ; et, dans celle de l’Écuyer d’Alsace, on en voit une travaillée avec beaucoup de soin et avec la dernière délicatesse.
« De tous les comédiens que notre théâtre a produits, je n’en connois point qui ait reçu des coups de pieds au d……e d’aussi bonne grâce que notre illustre poëte lauréat (Colley Cibber).
« Il faut convenir que jusqu’ici ces coups de pieds ont fait l’un des plus beaux ornemens de la scène comique, et je souhaiterois fort que quelques poëtes du premier ordre et d’un génie supérieur voulût se hasarder de composer une tragédie toute de coups de pieds. Je suis certain que, si l’auteur introduisoit sur la scène un roi donnant des coups de pieds au d……e de son premier ministre, cela ne laisseroit pas de produire un très-bon effet, outre qu’un incident de cette nature procureroit aux spectateurs un plaisir des plus divertissans, qui contribueroit infiniment au succès de la pièce.
« Je n’ai épargné ni travail ni peines, et j’ai parcouru tous les auteurs anciens et modernes, pour savoir en quel temps environ s’est introduite dans le monde la loyable coutume de donner des coups de pieds au d……e. Et je sais très-mauvais gré à messieurs les historiens de ce qu’ils ne se soient pas étendus davantage sur un sujet aussi important pour le monde savant. Quelques empereurs, tels que Néron, Domitien, Caligula, etc., ont donné des coups de pieds. Mais, sans fouiller si avant dans l’antiquité, est-ce que notre roi Henri VIII s’est occupé à autre chose toute sa vie, sinon à donner du pied au d……e de la Chambre des communes ?
« La tradition nous apprend qu’autrefois la reine Élisabeth donna un soufflet ; mais tout le monde sait que ce ne fut que l’effet d’un dépit amoureux, et que dans ce temps-là ce n’étoit point la mode à la cour, non plus que celle de donner des coups de pieds, d’autant mieux que ce dernier exercice auroit été trop pénible pour la délicatesse de son sexe.
« Qui que ce soit ne sauroit dire de quelle façon les modes s’introduisent et s’évanouissent. Qui peut répondre que celle de donner des coups de pieds au d……e pour la moindre bagatelle ne s’introduira pas un jour ou l’autre dans ce royaume ? Pourquoi ne conféreroit-on pas de cette manière les ordres de chevalerie aussi bien qu’avec l’épée ? Et pourquoi ne pourroit-on pas élever un homme en dignité à coups de pieds au d……e ? Alors, s’il arrivoit (cette mode une fois établie) que l’on rencontrât une foule d’esclaves accourant au lever d’un favori de nouvelle date, et que quelqu’un demandât pourquoi on lui fait la cour avec tant d’empressement, il paroît que la réponse la plus juste à cette question seroit que c’est parce que depuis peu de jours l’on a jeté les fondemens de sa fortune, et qu’il a été mis en crédit à coups de pied au d……e.
« De quelque façon que je l’envisage, je ne vois pas que cette méthode de donner des coups de pied au d……e pût être préjudiciable aux projets des ministres d’État. Au contraire, il me paroît qu’elle leur seroit d’un puissant secours pour les faire réussir, et surtout au cas qu’il leur arrivât d’en former qui tendissent à abolir les priviléges de leur patrie, ce qui les oblige ordinairement de se servir des deniers publics, et non de leur argent, pour corrompre par présens les représentans du peuple, de sorte que, en y substituant les coups de pieds, on lui épargneroit cette dépense. C’est pourquoi je voudrois très-humblement insinuer que, dans ces occasions-là, on donnât les coups de pieds préférablement à l’argent que l’on employe pour acheter les suffrages. Je ne doute point qu’ils ne produisissent le même effet, d’autant que quiconque est capable de se laisser corrompre ne se formalisera point du tout d’un coup de pied au d……e.
« Je ne sais si l’on ne pourroit pas citer plusieurs exemples où l’on a fait usage de ce nouvel expédient avec succès, d’autant plus qu’il s’est trouvé des personnes qui ont reçu des coups de pieds au d……e avec la même satisfaction que les présens qu’on leur a faits, pour traverser les intérêts de leur patrie, ce qui me fait croire qu’il n’est pas tout à fait impossible, soit dans un temps, soit dans l’autre…, que cette méthode de donner des coups de pieds ne s’introduise dans cet État pour assurer la réussite des projets du cabinet. Si nous vivons jusqu’à ce temps-là, nous verrons que les jeunes princes, au lieu d’apprendre à monter à cheval, à danser, à faire des armes, etc., auront des maîtres experts pour leur enseigner à donner de bonne grâce un coup de pied au d……e. Et, comme dit le proverbe espagnol : que celui qui veut commencer par avaler une épée doit auparavant apprendre à manger une dague ; de même ces princes devront commencer par apprendre à donner des coups de pieds à leur chapeau, avant qu’il leur soit permis d’en donner au d……e de quelqu’un. Il vaudroit bien mieux que la plupart des gens de qualité, qui perdent aujourd’hui leur jeunesse à apprendre Horace et Virgile par cœur, apprissent à recevoir de bonne grâce un coup de pied au derrière…
« Dans toutes les cours de l’Europe il y a un tribunal d’honneur : en France, c’est le plus ancien des maréchaux qui y préside, et, en Angleterre, cette dignité est héréditaire dans la famille du premier duc. Il me semble que ce seroit à ces tribunaux de prescrire les règles qu’il faudroit observer en élevant quelqu’un à quelque dignité par le moyen des coups de pieds au d……e.
« Si j’osois donner mon avis sur un sujet aussi relevé, j’insinuerois respectueusement que, comme ce seroit un emploi trop fatigant pour le prince de donner des coups de pieds au d……e à toute sa cour, surtout lorsqu’elle est à la campagne, où elle est ordinairement fort nombreuse, personne n’eût l’honneur de recevoir des coups de pied du souverain, que son premier ministre, les secrétaires d’État, le président de son conseil, et encore quelques autres des principaux officiers de sa cour, mais que ceux-ci auroient le soin d’en donner aux personnes qui exerceroient des emplois subordonnés aux leurs. De sorte qu’en rétrogradant toujours, il n’y auroit point de charge dans l’État qui ne fût conférée à coups de pieds au d……e.
« Quel dommage que cette louable coutume ne se soit pas encore introduite dans toutes les cours de l’Europe, car il me semble que ce seroit un exercice assez majestueux pour un prince, que de se divertir tous les matins à donner des coups de pieds au d……e à deux ou trois de ses ministres, ce qui, en contribuant à la conservation de sa santé, ne contribueroit pas moins à polir les mœurs et à former les manières de ses courtisans.
« Je suis très persuadé que cette mode se seroit déjà établie dans quelques cours de l’Europe, si la plupart des jeunes gens de tous pays, qui voyagent en France, ne prenoient pas de vives impressions de tout ce qui s’y pratique. La barbarie de l’éducation françoise ne permet pas qu’un gentilhomme reçoive un soufflet ou un coup de pied sans qu’il ne s’ensuive de terribles conséquences. Mais il faut espérer que nous autres Anglois n’y prendrons pas garde de si près, et que nous nous ferons honneur d’un préjugé qui, en entraînant avec soi de si grands avantages, introduira parmi nous une élégance et une délicatesse de mœurs jusqu’ici ignorée dans le monde, excepté parmi les anciens Goths et les Hottentots modernes.
« Plusieurs de ces grands, à ce que l’on m’a dit, sont déjà si accoutumés aux coups de pieds, qu’ils les reçoivent de la même manière et avec la même contenance qu’un : Monsieur, je vous baise les mains. Ce qui prouve visiblement le penchant que nous avons à réformer nos mœurs et à polir nos manières.
« Si nous vivons jusqu’au jour où l’homme en dignité sera obligé de se conformer à cette mode, je m’imagine que ce sera quelque chose d’assez plaisant, lorsqu’un emploi sera vacant, de voir une foule d’effrontés brodés et chamarrés, s’entre-heurter et s’entrecoudoyer à qui recevra le premier un coup de pied au d……e.
« Et si le commun peuple, qui ne reçoit pas toujours les modes du premier abord, témoignoit quelque répugnance pour celle-ci, qui sait si l’on ne se serviroit pas de l’armée qui est sur pied pour donner du pied au d……e à toute la nation ? »
Revenons en France et aux gens de lettres.
J’ignore si Fielding eût trouvé matière à d’aussi agréables plaisanteries, dans le cas où il eût été à la place du ministre Walpole, au moment du coup de pied royal, mais chez nous on commençait à n’être plus guère de si bénévole humeur. En 1775, le marquis de Louvois était condamné à un an et un jour de prison pour avoir levé sa canne sur un officier. En 1779, d’Agou, capitaine des gardes, demandait raison au prince de Condé d’un terme injurieux, le blessait en duel, et reprenait son service sans que le roi fît semblant d’être informé de cette rencontre. On voit que les choses étaient bien changées[38].
[38] Nous lisons, dans divers pamphlets du Gazetier cuirassé, plusieurs anecdotes du genre des suivantes : « M. le duc de Frons…, dans un moment de vivacité, a proposé des coups de canne à M. le duc de Vill… qui ne s’est pas formalisé de cette offre. — Le maré… de Rich… a gagné le prix de la course au Colysée, en fuyant le prince de Conti, qui l’a poursuivi, la canne levée, jusqu’à son carrosse. — Le cardinal de Luynes, étant capitaine de dragons, se vengea d’un soufflet reçu en présence de toute la garnison, en prenant le petit collet le lendemain. » Etc. Mais les renseignements du Gazetier cuirassé sont sujets à caution, et on ne peut guère les admettre, à moins de les voir appuyés par d’autres, qu’à titre de calomnies.
Comme les gentilshommes, les écrivains avaient perdu cette résignation par trop évangélique, dont on abusa si longtemps contre eux. A mesure que le dix-huitième siècle avance dans sa marche, nous verrons ces catastrophes, autrefois si communes et si bénignement acceptées, diminuer de nombre et surtout changer de nature. Ce ne sera plus une affaire journalière et sans conséquence, où la résignation de l’offensé égale l’impudence de l’offenseur et la justifie ; ce sera, sauf quelques exceptions remarquées avec mépris, un outrage contre lequel se révolte la dignité de l’écrivain, et dont l’opinion, puis les lois, feront également justice.
La condition littéraire allait s’améliorant par degrés. On rencontre bien encore, et beaucoup trop, des poëtes rangés sous le patronage des grands seigneurs, dont l’orgueil seul, et non l’intelligence, est intéressé dans cette protection. Mais tous n’en sont plus là. Beaucoup vivent à part, dans le fier isolement qui sied à l’indépendance des lettres ; beaucoup n’acceptent de la protection des grands que ce qu’ils en croient nécessaire pour garantir leur fortune et assurer leurs succès. Parmi les autres même, moins soucieux de leur dignité personnelle, la plupart ne descendaient pas tout à fait au rôle des Boisrobert et des Montmaur du siècle précédent : s’ils entrent encore dans les salons à titre d’amuseurs, ce n’est plus, du moins, à titre de valets. On pourra trouver la nuance subtile, et elle l’est peut-être, mais elle existe pourtant. Amuseurs aujourd’hui, ceux à qui suffit un pareil rôle eussent été des valets hier, mais les idées ont marché et ne le permettent plus : ce n’est pas à eux, c’est à leur époque, qu’ils sont redevables de cette amélioration dans la servitude.
Malgré tout le mal qu’on peut penser du dix-huitième siècle, et il est permis d’en penser beaucoup, on ne peut, du moins, lui refuser le mérite d’avoir relevé l’état social des écrivains. Le mouvement fiévreux des esprits, les grandes questions qui s’agitèrent alors, et qui, en passionnant toutes les intelligences, entraînèrent dans le mouvement littéraire et philosophique les gentilshommes eux-mêmes, autrefois si dédaigneux de ces enfantillages, ne souffraient plus cet abaissement de ceux qui tenaient la plume. Il était impossible de regarder désormais comme des faquins bâtonnables ceux qui remuaient l’Europe, qui ouvraient tant de voies, qui agitaient tant d’idées. La littérature, en élargissant sa sphère et en élevant son but, devait naturellement relever les littérateurs. Si la réalité eût répondu aux prétentions, si les projets avaient été aussi purs qu’ils étaient hardis, si les écrivains avaient eu autant de moralité que de puissance, si, en un mot, on n’eût pu saisir tant de contradictions entre la vie et les œuvres, entre les œuvres même et les beaux sentiments proclamés et les grands mots mis en avant, nul doute que l’émancipation n’eût été complète, et que la considération qu’on professa dès lors pour ce nouveau pouvoir dans l’État n’eût rejailli en respect sur ceux qui exerçaient ce pouvoir.
Et d’abord les gens de lettres eux-mêmes étaient encore bien loin de donner, dans leurs relations réciproques, l’exemple de la dignité et du savoir-vivre. Parmi ceux qui recoururent, au dix-huitième siècle, à cette brutale polémique en action, ils sont les plus nombreux : ce sont eux qui nous fourniront, en même temps que les victimes, la plupart des bourreaux. C’était sans doute, à le bien prendre, quelque chose de moins honteux d’être bâtonné par un confrère que par un profane : cela venait d’un homme du métier, d’un égal ; cela ne sortait pas de la famille. Mais je doute que l’enclume ait assez de philosophie pour se consoler, parce qu’elle est la sœur du marteau qui la frappe.
Les renseignements, sans nous faire absolument défaut pour la première partie du siècle, sont bien plus nombreux néanmoins pour la dernière moitié, où, parmi beaucoup d’autres recueils utiles, nous avons surtout, afin de nous instruire jour par jour, compulsé avec fruit ces inépuisables répertoires d’anecdotes scandaleuses, qu’on nomme les Mémoires de Bachaumont et la Correspondance secrète.
La première victime que nous rencontrons est Jean-Baptiste Rousseau. On connaît l’histoire des fameux couplets qui lui furent attribués, et dont les premiers, au moins, sont certainement de lui. Cependant c’était contre l’auteur de ces vers qu’il s’emportait, dans une lettre à Duché, du 22 février 1701, jusqu’à l’imprécation suivante :
C’était lui-même que J. B. Rousseau menaçait, et ce fut contre lui que son vœu se réalisa. Ces malheureuses strophes lui valurent, à plusieurs reprises, des corrections du genre qu’il avait pris la peine d’indiquer. Autreau nous en rend témoignage dans la complainte à la façon populaire qu’il composa sur son ennemi, quand eurent paru les seconds couplets :
Plus tard encore, à la suite des derniers couplets, qu’on persista à lui imputer, quoiqu’aux yeux de la postérité impartiale il semble en être innocent, J. B. Rousseau eut la même humiliation à subir : « L’un des offensés, la Faye, dit en une docte et noble périphrase la Biographie Michaud, trouva la chose assez démontrée pour se permettre d’imprimer à l’auteur désigné l’ineffaçable affront d’une correction publique et personnelle. » Dans son Anti-Rousseau, gros pamphlet d’une effroyable violence, Gacon n’a pas manqué de revenir avec complaisance à ces exécutions odieuses, sur lesquelles pourtant ses propres souvenirs auraient dû le faire glisser légèrement.
Après J. B. Rousseau, le poëte Roy, par son orgueil et l’âpreté de son caractère, s’attira plus d’une fâcheuse aubaine. Un soir, vers 1730, il fut rencontré, dans un endroit propice, par Montcrif, auteur d’une Histoire des chats, contre laquelle il avait dirigé une sanglante épigramme. C’était peu de temps après avoir été battu à plates coutures par un cocher ; aussi le malheureux poëte, le corps moulu de sa dernière aventure et en flairant une nouvelle, tâcha-t-il de s’esquiver doucement. Ce fut en vain. Une minute après, Montcrif le pressait en un coin et le fustigeait de la belle manière, tandis que la victime, faisant contre fortune bon cœur, essayait d’adoucir son exécuteur par un bon mot : « Patte de velours, Minou ; je t’en prie, fais-moi patte de velours[39]. »
[39] Journal de Favart, 15 octobre, 1765. Correspondance de Grimm.
Puisque nous tenons Roy, nous ne l’abandonnerons pas sans parler de ses autres accidents : « Son esprit satirique l’avait rendu odieux, dit encore Favart, à la même page de son journal. Tout le monde se souvient de son Coche, petite pièce de vers allégoriques qu’il fit contre l’Académie. Cette imprudence l’empêcha d’y être reçu. Le roi l’honora du cordon de Saint-Michel ; il en était si glorieux, qu’il allait dans toutes les promenades pour le montrer à tous ceux qu’il rencontrait : « Messieurs, messieurs, disait-il, voici le cordon de Saint-Michel ; c’est la critique de l’Académie. Voici le cordon. » Quelqu’un lui répondit flegmatiquement un jour : « Monsieur Roy, ce n’est pas encore ce que vous méritez. »
Une autre fois, on lui demandait, à l’Opéra, s’il ne donnerait pas bientôt un nouvel ouvrage : « Oui, répondit-il, je travaille au ballet de l’Année galante. — Un balai, monsieur Roy, s’écria une voix derrière lui ; prenez garde au manche ! »
Le Mahomet de Voltaire fit naître une violente contestation entre Roy et le tout petit abbé Chauvelin, un des plus intrépides partisans de l’auteur. Poussé à bout, l’abbé eut recours à l’argument ordinaire contre son antagoniste. « Si je ne portais un rabat, dit-il, je vous assommerais de coups de bâton. — Monsieur l’abbé, répondit Roy en toisant les trois pieds de haut du belliqueux ragotin, vous voudriez donc me casser la cheville du pied ? » Ainsi l’abbé pouvait lui donner des coups de bâton, il ne le niait pas ; il lui suffisait de savoir et de dire que ces coups n’arriveraient jamais jusqu’à ses épaules.
Il récolta pis que des menaces : nous l’avons déjà vu, nous allons le voir encore. Cette fois, il est vrai, ce fut de la part d’un homme de qualité, d’un prince du sang ; mais ce prince du sang était devenu son confrère par son entrée à l’Académie, et c’est ce qui nous permet de raconter ici cette anecdote, sans trop empiéter sur les droits du chapitre suivant. En 1754, le comte de Clermont, fameux surtout par son ineptie et par le sérail qu’il s’était formé à Paris, témoigna le désir d’être admis dans le docte corps, je ne sais au juste pour laquelle de ces deux raisons. On s’empressa naturellement de l’élire. La verve des plaisants s’alluma, et Roy, qui n’était jamais en arrière dès qu’il s’agissait d’épigramme, en lança une des plus cruelles contre le nouveau récipiendaire :
Le comte de Clermont se fâcha et délégua le soin de sa vengeance à un nègre, qui maltraita l’auteur beaucoup plus brutalement encore que ne l’avait fait Montcrif[40]. On a même dit qu’il s’y prit si bien, que Roy en mourut. Si cela est, il faut convenir que celui-ci y a mis le temps, car de la réception du comte à la mort du poëte, il s’écoula dix années.
[40] Palissot, Mém. de littér.
Un des écrivains les plus bâtonnés du dix-huitième siècle, en paroles ou en réalité, ce fut la Harpe, « dont le visage appelle le soufflet », disait-on ; l’Aristarque abhorré, qui, durant le cours entier de sa vie, fut en butte à la haine, au mépris, au persiflage amer de toute la république des lettres. « Il a reçu des croquignoles de tous ceux qui ont voulu lui en donner, lit-on dans les Mémoires secrets, et ne s’est vengé que par sa plume, qui ne l’a pas toujours bien servi. »
Ayant malmené, dans le Mercure (1773), un recueil entrepris par Sauvigny sous le titre de Parnasse des Dames, celui-ci s’en piqua au point de proposer au critique de mettre l’épée à la main. La Harpe s’en défendit en sa qualité de père de famille. Alors la fureur de Sauvigny ne connut plus de bornes ; il prit son adversaire au collet, et se préparait à le jeter à terre, lorsqu’on s’entremit pour les séparer ; mais il ne lâcha prise qu’en le menaçant de lui donner du bâton au premier jour[41].
[41] Mémoir. secr., 27 févr. 1773. C’est toujours à l’édition de Londres, (chez Adamson), que se rapportent les indications données dans nos notes.
En 1777, indigné d’une âpre critique échappée au Quintilien français, à propos de son Malheureux imaginaire, comédie glaciale, qui fut enterrée sous les bâillements unanimes de l’auditoire, Dorat se montra fort peu disposé à l’oubli des injures : « Indépendamment d’une lettre insérée dans les feuilles de l’Année littéraire, où il traite son adversaire de la façon la plus méprisante, il annonce publiquement qu’il se propose de le vexer d’une manière encore plus outrageante, s’il le rencontre : ce qui oblige la Bamboche (c’est une expression de M. Dorat) à se tenir close et couverte, et à ne sortir qu’en voiture. » La lettre dont il est question dans ce passage des Mémoires secrets se terminait à peu près ainsi : « Des personnes vives ne peuvent souffrir une vanité si insultante, sans être tentées d’appliquer une correction à l’auteur. Quand un nain se piète pour se grandir, une chiquenaude vous en débarrasse[42]. »
[42] Correspondance secr., IV, 117.
Plus loin, le recueil de Bachaumont, revenant sur cette affaire, ajoute : « On ne sait si M. de la Harpe a reçu réellement les coups de bâton dont le menaçait depuis longtemps M. Dorat ; si le premier, las de se ruiner en voitures pour se soustraire à la vengeance de son ennemi, lui aura enfin fourni l’occasion qu’il attendait : mais il court là-dessus une pasquinade un peu vive, surtout à l’égard d’un académicien[43]. » Aussi l’Académie s’en émut-elle, et, s’il faut en croire la Correspondance secrète, elle délibéra que la Harpe était tenu à tirer satisfaction de ces outrages, sous peine de se voir rayer du tableau de ses membres.
[43] Mémoires secrets, t. X, p. 31, 111.
Cette guerre donna naissance à beaucoup de facéties. On fit surtout circuler l’annonce suivante, renouvelée d’un calembour du marquis de Bièvre sur Fréron : « Une société d’amateurs, ayant proposé l’année dernière un prix à qui pincerait le mieux de la harpe, a déclaré que ce prix avait été adjugé à M. Dorat : elle se propose de donner l’année prochaine un prix double à celui qui, à la satisfaction du public, aura pu, par le moyen des baguettes, tirer de la harpe des sons plus doux et plus harmonieux[44]. »
[44] Mém. secr., t. X, p. 189.
Deux ans après, nous retrouvons le critique aux prises avec Suard, dans la grande querelle entre les gluckistes et les piccinistes, qui devint, sinon la cause réelle, du moins le prétexte de leurs hostilités. Suard connaissait bien son adversaire, aussi finit-il par le menacer de lui couper les oreilles, et la Harpe, qui tenait à ses oreilles, s’empressa de confesser par son attitude la valeur de ce nouvel argument.
Si encore on s’en était tenu aux épigrammes ! Il s’en fallut de beaucoup, hélas ! et nous aurions fort à faire de nombrer toutes les corrections fraternelles qu’il reçut. Citons-en deux seulement, parmi les principales :
« L’un de ceux qu’il a le plus malmenés, lit-on dans la Correspondance secrète[45], l’a rencontré ces jours derniers dans une maison. L’académicien ne le connaissait pas : il s’est avisé de répandre tous les flots de sa bile noire sur le drame et sur l’auteur (le drame était le Bureau d’esprit, et l’auteur le chevalier Rutlidge). Celui-ci, fatigué de garder l’incognito, a appliqué à l’homme de lettres ce qu’on appelle en latin alapa. Le petit bébé a trouvé l’apostrophe un peu vive, et a demandé qui lui faisait cette injure. L’autre a répondu : « Mon petit monsieur, c’est un dépôt que je confie à votre joue, pour le faire passer à tous les impudents tels que vous. »
[45] T. III, p. 53, 17 déc. 1776.
Mais un des plus terribles ennemis auquel il eut jamais affaire, ce fut Blin de Sainmore, dont il avait attaqué la tragédie d’Orphanis avec l’aigreur qui lui était habituelle, toutes les fois qu’il ne parlait pas de ses propres ouvrages. La réplique ne se fit pas attendre : Blin rencontra (1773) l’Aristarque, qui, frisé, pimpant, couvert de parfums, paré comme une châsse, se rendait à un dîner dans quelqu’un de ces bureaux d’esprit où il brillait par son babil et ses alexandrins. Sans respect pour cette toilette éblouissante, il lui courut sus, lui administra un coup de poing, finit par le jeter tout de son long dans le ruisseau, et ne se serait peut-être point arrêté là, si le critique aux pieds légers, comme on le surnomma en cette conjoncture, n’eût pris aussitôt la fuite.
C’était là une réplique de crocheteur : on semblait s’être donné le mot pour n’en jamais accorder d’autre à la Harpe. Une plume de hêtre, disait une épigramme d’une violence incroyable, qui circulait en mai 1777, voilà tout ce qu’il fallait pour le réduire au silence. « Vous remarquerez sûrement, ajoute à ce propos la Correspondance secrète[46], le ton avec lequel on parle à ce fameux critique. L’un lui promet des chiquenaudes ; l’autre lui reproche d’avoir eu des soufflets ; celui-ci fait courir une quittance de coups de bâton signée de lui, et enfin celui-là propose de le transporter, comme partisan de l’antiquité, au milieu de la bataille de Cannes. On ne peut s’empêcher de convenir qu’il faut qu’un homme soit bien généralement méprisé pour qu’on puisse impunément se permettre avec lui de pareilles plaisanteries. »
[46] Id., t. III, p. 346.
Cependant la Harpe avait ses partisans. Au premier rang brillait, par son zèle et sa décision, Saint-Ange, le traducteur d’Ovide, et cela devait être, car Saint-Ange, caractère inquiet, vaniteux, personnel, fut certainement, après son chef de file, auquel il ressemblait au physique comme au moral, l’un des écrivains les plus bâtonnés du siècle. Un jour, ce poëte eut, au café Procope, rendez-vous habituel des auteurs du temps, une querelle au sujet de son patron littéraire. Il tranche d’abord du don Quichotte, et parle de se battre envers et contre tous les détracteurs de celui-ci. La rixe s’échauffe, on finit par lui rire au nez de ces transports belliqueux, sur lesquels on savait bien, sans doute, à quoi s’en tenir ; on lui donne un soufflet qu’il garde, et, le lendemain, il recevait une épée de bois, avec ces vers :
[47] Id., p. 208, 21 octobre 1775.
On rit beaucoup pendant quelques jours de cette facétie, que chacun compléta à sa guise. On ne manqua pas de raconter, par exemple, que Saint-Ange avait couru, armé en guerre, chez la Harpe, afin de lui demander comment il fallait s’y prendre pour se battre, et que celui-ci, lui avait majestueusement répondu : « Mon ami, Blin de Sainmore vous dira la façon dont on soutient de semblables affaires. »
Je ne sais si Blin de Sainmore instruisit Saint-Ange, mais celui-ci n’aurait guère profité de ses leçons, car, plus tard, Grimod de la Reynière l’étrilla de la plus rude manière, dans un mémoire écrit sous le nom de Duchosal, et lui donna autant de croquignoles et de coups de bâton qu’il s’en peut donner sur le papier.
Passons à une autre de ses aventures. On lit dans la Chronique scandaleuse : « M. de S… (Saint-Ange), jeune poëte chargé du choix et de l’arrangement des pièces fugitives dans le Mercure, s’est avisé d’y insérer une épigramme sanglante contre un avocat. Ensuite il a eu l’imprudence de s’en avouer l’auteur au café de l’ancienne Comédie-Française. L’avocat, qui l’apprend, arrive un soir à ce café, y trouve son homme, et l’interpelle de déclarer s’il est en effet l’auteur de l’épigramme. Le poëte l’avoue ; l’avocat veut le faire sortir pour en avoir raison ; le poëte refuse et veut persifler l’avocat : celui-ci lui détache un soufflet des mieux appliqués. M. de S… sort tout confus, et en marmottant, dit-on, avec la candeur du nom qu’il porte : « Heureusement qu’il ne m’a pas fait de mal. » L’aventure était trop publique pour rester ignorée. Le petit poëte, se trouvant, quelques jours après, au Musée de la rue Dauphine, eut une querelle avec le président. Celui-ci lui reprocha l’affront qu’il avait reçu. M. de S…, voyant qu’il n’avait pour adversaire qu’un pauvre abbé paralytique, s’avise de montrer du courage, lève sa canne, le président sa béquille, et l’on vit commencer un combat assez bizarre entre ces deux champions. On les sépara ; la garde vint, et le petit poëte, chassé, jura d’en tirer vengeance dans le prochain Mercure. »
Il ne faisait pas bon être critique alors, — encore moins qu’aujourd’hui. Tous les Aristarques n’avaient pas l’impertinent aplomb de ce Morande, qui, dans ses Mélanges confus sur des matières fort claires, turlupinant le chevalier de Mouhy, d’Arnaud-Baculard et l’abbé de la Porte, les priait en note de vouloir bien venir recevoir l’un après l’autre les croquignoles qu’il leur destinait, en cas qu’ils eussent de l’humeur.
L’abbé Sabathier publiait-il ses Trois Siècles, un infime auteur, d’Aquin, maltraité par le biographe, lui décochait ce quatrain :
[48] Les Mémoires secrets insinuent (XXX, p. 317) qu’il reçut réellement des coups de bâton ; mais, comme ils ne le disent qu’en passant et d’une manière vague, sans aucun fait précis à l’appui, il est permis de n’en pas tenir compte.
M. Framery, musicien homme de lettres, ou homme de lettres musicien, déclarait-il, dans un journal, que Noverre n’était pas un aussi grand homme qu’on pouvait le croire, celui-ci s’emportait contre lui dans un cercle, jusqu’à le menacer d’une correction dont il se souviendrait toujours ; et sur l’observation du critique : « Mais, monsieur, vous me parlez comme pourrait faire un maréchal de France. — Si j’étais maréchal, ripostait le bouillant chorégraphe avec un geste expressif, je sais bien à quoi me servirait mon bâton[49]. »
[49] Mémoir. secr., VI, 311. Corresp. secrète, III, 430.
Rousseau écrivait-il à Saint-Lambert, pour le régenter sur sa liaison avec madame d’Houdetot, après avoir tâché de la lui ravir : « On ne répond à cette lettre que par des coups de bâton », disait l’auteur des Saisons à son ami Diderot.
La Harpe lui-même, en dépit de la philosophie stoïque dont il faisait parade, bien aise sans doute de se dédommager quelque peu, dans la mesure de ses forces, de tous les affronts semblables qu’il avait reçus, envoyait à Dussieux, l’un des rédacteurs du Journal de Paris, une lettre d’injures, où il finissait par lui promettre des coups de bâton, pour avoir traité irrévérencieusement une de ses tragédies. Mais cette tentative ne fut pas heureuse : Dussieux porta plainte au criminel, et, sur l’intervention de l’Académie, la Harpe se vit contraint de faire des excuses à son critique, triste dénoûment après un si beau début.
Lebrun, qui, depuis, fut Lebrun-Pindare, mécontent d’un jugement de Fréron sur son compte, allait déposer chez lui une carte de visite conçue en ces termes expressifs : « M. Lebrun a eu l’honneur de passer chez M. Fréron, pour lui donner quelque chose[50]. »
[50] Journal de Collé, t. III, mars 1763.
Nous aurions trop à faire si nous voulions énumérer en détail toutes les mésaventures du même genre dont fut victime Poinsinet le jeune,
dit une complainte du temps qui roule sur ses infortunes. Un jour ses amis du Caveau, s’inspirant peut-être de la comédie de Brécourt : le Jaloux invisible, qui repose sur une donnée analogue, parvinrent à convaincre le crédule petit homme qu’il pouvait se dérober aux regards, en se frottant le visage d’une certaine pommade fournie par un philosophe cabalistique. Il se soumet à l’opération, et reçoit avec extase les coups de poing, les verres de vin qu’on lui jette à la figure, les assiettes qu’on lui lance dans les jambes, persuadé que ce sont là autant de preuves de l’efficacité de la pommade. Il fallut, pour le désabuser, que son père, chez qui il s’était introduit, oint du précieux baume, pour dévaliser son secrétaire, lui démontrât à coups de bâton qu’il n’était pas suffisamment invisible[51].
[51] Journal de Favart.
Une autre fois, dans un des bals masqués de l’Opéra, (1768), Poinsinet fut victime d’une mystification plus cruelle encore : « Différentes demoiselles des quadrilles, à la tête desquelles était mademoiselle Guimard, ont entouré le poëte, qui n’était point masqué, et, sans dire gare, sont tombées sur lui à coups de poing, à qui mieux mieux. En vain le pauvre diable, qui n’osait se revenger, demandait pourquoi on le tourmentait ainsi : « Pourquoi as-tu fait un méchant opéra ? » lui répondait-on en chorus. Et les coups de pleuvoir de nouveau sur lui comme grêle. Cette farce assez bête a attiré tous les spectateurs, et n’en est pas moins désagréable pour le sieur Poinsinet, qui a eu beaucoup de peine à s’échapper, roué, moulu de coups, maudissant sa gloire, et sentant combien, une grande réputation est à charge[52]. »
[52] Mémoir. secr., t. III, p. 296.
Car, hélas ! comédiens et comédiennes se mêlaient aussi de bâtonner les auteurs, et c’était encore là une guerre civile, sinon entre frères, du moins entre cousins. Mademoiselle la Prairie rompit plus d’une fois sa mignonne cravache sur le dos des folliculaires assez hardis pour l’offenser : il est vrai que cette demoiselle était la maîtresse du prince de Soubise, et que les habitudes des gentilshommes devaient avoir déteint sur elle.
Une curieuse anecdote, qui nous a été conservée dans les annales de l’histoire du théâtre, nous démontrera mieux encore comment s’y prenaient ces vindicatives personnes pour se faire respecter par la plume mordante et licencieuse des écrivains d’alors.
Favart venait de donner la Chercheuse d’esprit au théâtre de la foire Saint-Germain (20 février 1741) : cette pièce se terminait par une série de treize couplets chantés par tous les personnages. Un jeune auteur, dont on ne nous a pas conservé le nom, trouva charmant de parodier ces couplets, en les retournant contre les comédiennes, qu’il n’épargna guères. Celles-ci se réunissent aussitôt en assemblée secrète pour délibérer sur la punition du coupable. Le lendemain, notre bel esprit, tout fier de son exploit, se pavanait à l’amphithéâtre. Mademoiselle Brillant, qui s’était mise à la tête du complot, va s’asseoir à côté de lui, et, engageant l’entretien sans affectation, le comble de politesses et porte sa chanson aux nues : « Vous ne m’avez pas ménagée, dit-elle, mais je suis bonne princesse et j’entends raillerie. Je ne me fâche pas quand les choses sont dites avec tant de finesse et d’esprit. Il y a de mes compagnes qui font les bégueules : je suis bien aise de les désoler. Il me manque deux ou trois couplets : voulez-vous me faire l’amitié de venir les écrire dans ma loge ? » Le jeune homme, flatté de ces louanges, et ne soupçonnant pas le piége, la suit sans hésiter. Mais à peine était-il entré, que toutes les actrices, armées de longues poignées de verges, fondent sur lui et l’étrillent impitoyablement. Peut-être l’auraient-elles fouetté jusqu’à la mort, car que ne peut un cénacle de femmes en fureur ! si l’officier de police, accouru aux clameurs déchirantes du patient, n’eût, à grand’peine, mis fin à l’exécution. Aussitôt délivré, le malheureux auteur, sans prendre le temps de se rajuster, fendit la foule attirée par le bruit, et courut, toutes voiles dehors, jusqu’à son logis, au milieu des huées. Trois jours après, il s’embarquait pour les îles, et jamais depuis on n’en eut de nouvelles[53].
[53] Desboulmiers, Hist. de l’Opéra-Com., t. II, p. 33. — Lemazurier, Galerie des acteurs du Th.-Fr., II, 49.
C’est encore là une mystification, qui n’est pas sans rapport avec celle de Poinsinet, mais qui tourne beaucoup trop au tragique pour qu’il nous soit possible d’en rire. S’il fallait absolument s’amuser de quelqu’une de ces farces, non-seulement bêtes, comme les appellent les Mémoires de Bachaumont, mais encore plus ignobles et plus humiliantes, nous choisirions, malgré sa cruauté, celle dont Barthe fut victime en 1768.
L’auteur des Fausses Infidélités était un homme aussi poltron que violent, orgueilleux et égoïste. « Ayant eu une querelle littéraire dans une maison avec M. le marquis de Villette, la dissertation a dégénéré en injures, au point que le dernier a défié l’autre au combat, et lui a dit qu’il irait le chercher le lendemain matin à sept heures. Celui-ci, rentré chez lui et livré aux réflexions noires de la nuit et de la solitude, n’a pu tenir à ses craintes. Il est descendu chez un nommé Solier, médecin, homme d’esprit et facétieux, demeurant dans la même maison, rue de Richelieu, et lui a exposé ses perplexités et demandé ses conseils. « N’est-ce que cela ? Je vous tirerai de ce mauvais pas : faites seulement tout ce que je vous dirai. Demain matin, quand M. de Villette montera chez vous, donnez ordre à votre laquais de dire que vous êtes chez moi et de me l’amener. Pendant ce temps, cachez-vous sous votre lit. » Le lendemain, on introduit M. de Villette chez M. Solier, sous prétexte d’y venir chercher M. Barthe : « Il n’y est point, mais que lui veut monsieur le marquis ? » Après les difficultés ordinaires de s’expliquer, il conte les raisons de sa visite : « Vous ne savez donc pas, monsieur le marquis, que M. Barthe est fou ? C’est moi qui le traite, et vous allez en voir la preuve. » Le médecin avait fait tenir prêts des crocheteurs. On monte, on ne trouve personne dans le lit ; on cherche dans tout l’appartement. Enfin, M. Solier, comme par hasard, regarde sous le lit ; il y découvre son malade : « Quel acte de démence plus décidé ? » On l’en tire plus mort que vif. Les crocheteurs se mettent à ses trousses, et le fustigent d’importance, par ordre de l’Esculape. Barthe, étonné de cette mystification, ne sait s’il doit crier ou se taire. La douleur l’emporte : il fait des hurlements affreux. On apporte ensuite des seaux d’eau, dont on arrose les plaies du pauvre diable. Puis on l’essuie, on le recouche, et son adversaire ne peut disconvenir que ce poëte ne soit vraiment fou. Il s’en va, en plaignant le sort de ce malheureux. Du reste M. Barthe a trouvé le remède violent, surtout de la part d’un ami[54]. » Je le crois sans peine. Il fallait, ce me semble, avoir bien piètre opinion d’un homme pour entreprendre de le sauver ainsi.
[54] Mémoir. secrets, t. IV, p. 28.
Une dernière mystification d’un genre analogue. Nous cédons la parole à Collé : « M. Grotz, gazetier d’Erlang, dans la principauté de Bareith, s’était avisé d’insérer dans sa Gazette quelques gaietés contre le défunt roi de Prusse (Frédéric-Guillaume I, celui qui corrigeait, au besoin, sa fille à coups de canne, comme ses capitaines). Un bas-officier des troupes de ce prince, qui faisait à Erlang des recrues pour Sa Majesté prussienne, reçut ordre de ce monarque de donner cent coups de bâton à ce joyeux gazetier, et d’en tirer un reçu. L’officier, pour s’acquitter plus sûrement de sa commission, imagina de proposer au sieur Grotz une partie de plaisir hors la ville. Après avoir, pendant quelques semaines, fait liaison avec lui, et s’être attiré quelque espèce de confiance, il lui exposa donc, dans cette partie, les ordres qu’il avait reçus de son maître, à quoi le gazetier répliqua qu’ils étaient trop amis pour qu’il les exécutât. L’officier lui témoigna, en apparence, sa répugnance à cet égard, mais qu’au moins fallait-il qu’il parût qu’il lui eût donné les coups de bâton en question, et que pour cela il était nécessaire qu’il lui en donnât un reçu. Ce fut avec bien de la peine qu’il détermina le sieur Grotz à lui délivrer un récépissé aussi extraordinaire ; cependant il lui fut expédié en bonne forme par le gazetier. Aussitôt que l’officier en fut nanti, il lui déclara qu’il était trop honnête homme pour accepter le reçu d’une somme qu’il n’avait pas remise, et, ayant fait entrer quelques soldats de sa recrue, il la compta lui-même sur le dos du gazetier, à qui il fit la révérence ensuite, et qu’il laissa[55]. »
[55] Journal, t. I, janv. 1751.
L’enchaînement des idées nous a fait dévier un peu de notre point de départ, dans le dernier chapitre. On se souvient que nous y passions en revue les gens de lettres bâtonnés par les gens de lettres. Malgré ce pernicieux exemple donné par ceux qui auraient eu le plus d’intérêt à s’en abstenir, les gentilshommes n’abusèrent pas autant du bâton qu’on eût pu le craindre dans leurs relations avec les auteurs, et ils en auraient certainement moins abusé encore, si ceux-ci n’eussent pris soin, en quelque sorte, de les entretenir eux-mêmes dans cette habitude.
Le premier mouvement des grands personnages, en rapport avec des inférieurs récalcitrants, bien roturiers surtout, était encore de s’écrier, comme M. de la Croix, à l’encontre du commis qui osait faire des observations en sa présence : « Ne me donnera-t-on pas un bâton pour châtier ce drôle[56] ? » ou de faire comme le comte de Charolais qui, mécontent de son fermier Ménage, s’en fut le trouver, et lui dit : « Je te défends d’entrer dans les sous-fermes, et, si je sais que tu y acceptes quelque intérêt, soit directement, soit indirectement, je te fais donner cent coups de bâton tous les mois. N’approche pas, ne réplique point, ou je charge mes gens de te payer la rente tout de suite[57]. »
[56] Mémoir. secr., IX, 19.
[57] M. de Choiseul-Meuze fit mieux encore : s’étant embarrassé dans un fiacre (février 1783) il commença par rouer le cocher de vingt à vingt-cinq coups de canne, puis il le larda à coups de dard, pour le punir d’avoir osé se défendre avec son fouet. Mais il n’en fut pas quitte si aisément qu’il l’avait cru. Vers la même époque, le marquis de la Grange frappa si brutalement de sa canne un cocher qui l’avait froissé contre un mur, qu’il le blessa grièvement : il aurait été pendu sur-le-champ par le peuple indigné, sans l’intervention de la garde. On lit, dans les Nouvelles à la main, Mss. de Pidansat de Mairobert (Bib. Mazar. H, 2803, H), à la date du 17 janvier 1773 : « Le nommé Longueil, un des graveurs des plus célèbres, a percé, ces jours derniers, d’un coup d’épée un cocher, sous prétexte qu’il ne voulait pas se ranger, et il a été conduit en prison ; le cocher en est mort. Cet artiste est un brutal, et c’est la troisième aventure de ce genre qui lui arrive. » La condition des cochers, comme celle des poëtes, a bien changé aujourd’hui : on ne les tue plus comme cela ; ce sont eux, au contraire, qui tuent les bourgeois tracassiers pour les mettre à la raison.
Leur langage était à peu près le même, lorsqu’ils avaient affaire à des gens de lettres et à des artistes, mais en général ils se bornèrent aux menaces. Le bâton jouait entre leurs mains le rôle de l’épée de Damoclès : il ne tombait pas souvent, quoiqu’il parût toujours sur le point de tomber.
« M. de Stainville, disait l’acteur Clairval à son camarade Caillaud, me menace de cent coups de bâton si je vais chez sa femme. Madame m’en promet deux cents si je n’y viens pas. Que faire ? — Obéir à la femme, répondit Caillaud, il y a cent pour cent à gagner[58]. »
[58] Mémoires secrets, t. I, p. 143.
Une semblable menace, mais cette fois plus injuste, inspirait quelques années plus tard une tout autre réponse à l’avocat Linguet. C’était au sujet d’une affaire de madame de Béthune contre le maréchal de Broglie. Cette dame, soufflée par Linguet, avait déjà plusieurs fois plaidé sa cause avec un succès et un éclat extraordinaires. Aussi le maréchal, de fort mauvaise humeur, rencontrant l’avocat dans une des salles du Palais, ne put se tenir de l’apostropher sur un ton significatif : « Mons Linguet, songez à faire parler aujourd’hui ma dame de Béthune comme elle doit parler et non comme mons Linguet se donne quelquefois les airs de le faire ; autrement vous aurez à faire à moi, entendez-vous, mons Linguet ? — Monseigneur, riposta celui-ci, le Français a depuis longtemps appris de vous à ne pas craindre son ennemi. » Il était impossible, je crois, d’envelopper une plus fière réplique et une plus juste leçon dans une louange plus délicate[59].
[59] Corresp. secrète, t. I, p. 272.
C’était un terrible homme, en vérité, que cet universel Linguet, poëte, avocat, historien, pamphlétaire, industriel, journaliste, dont la plume ardente toucha à tout, souleva toutes les idées, remua toutes les questions, déchaîna tous les paradoxes, sans s’effrayer d’aucun nom, que ce nom représentât un homme ou une chose. L’obstacle irritait sa verve audacieuse ; la persécution enflammait son génie épileptique, toujours armé pour la bataille. Et cependant cet homme, qui n’épargna personne, et qui s’était fait autant d’ennemis qu’il écrivit ou plutôt qu’il fulmina de phrases dans ses journaux et ses mémoires, — sauf le soufflet qu’il reçut à Londres, en pleine rue (1784), de Morande, l’impudent auteur du Gazetier cuirassé[60], — ne fut jamais, que je sache, autrement maltraité qu’en paroles et en menaces. Il est vrai que celles-là ne lui manquèrent pas. Vraie salamandre, il vivait au milieu des flammes sans en être atteint : il détournait les coups par le sang-froid de son audace. Bien des gens, comme Dorat, s’emportaient à le traiter de coquin, et se posaient vis-à-vis de lui en capitaines Fracasse, la main levée pour la correction, qui, désarmés et vaincus, s’humiliaient au moment décisif.
[60] Courr. de l’Europe, no 19, du 8 mars 1785. Dans le tome IV de la Chronique scandaleuse, une facétie intitulée le Testament de Desbrugnières, inspecteur de police, renferme deux articles qui s’expriment ainsi : « Je lègue à M. Linguet… un coussin matelassé qui pourra lui être utile de plus d’une manière. — Je lègue au rédacteur du Courrier de l’Europe (Morande, ou son correspondant, le chevalier Drigaud), tous les coups de bâton qui me seront dus au jour de mon décès. »
Dans la grande querelle qui, en 1779, divisa tout le Théâtre-Français et ses habitués, entre mademoiselle Sainval aînée et madame Vestris, l’avocat, ayant pris vivement le parti de la première contre la seconde, que soutenait son amant, le maréchal duc de Duras, gentilhomme de la chambre, s’avisa d’appeler celui-ci le bâtonnier du théâtre, par allusion au bâtonnier de l’ordre des avocats, arbitre suprême et tyrannique contre lequel il avait eu souvent à combattre. Le grand seigneur n’était pas endurant ; il lui fit donc transmettre cet avis comminatoire : « Que M. Linguet veuille bien s’abstenir de parler désormais de moi, autrement je lui promets de justifier à son égard le titre de bâtonnier qu’il me donne. — Eh ! tant mieux, répliqua en souriant le déterminé libelliste, qui pour tout au monde n’eût pas laissé perdre l’occasion d’un bon mot, je serais bien aise de lui voir faire usage de son bâton une fois en sa vie. » Et le lendemain la réponse, recueillie au passage par quelque versificateur à l’affût, comme il en fourmillait alors, circulait en épigramme à double tranchant, sous forme de quatrain :
[61] Mémoir. de Fleury, I, 172. Mémoir. secr., 2 octobre 1779.
Linguet ne rompit pas d’une semelle, et il n’en résulta rien autre chose. Cette plaisanterie indiquerait à elle seule, ce me semble, que le bâton, bien déchu de son pouvoir n’était plus un argument sans réplique aux yeux des écrivains.
Quelques années après, Cailhava était également menacé du traitement le plus infâme par un autre gentilhomme de la chambre, le maréchal de Richelieu, pour son ouvrage sur les Causes de la décadence du théâtre français. Ces messieurs avaient des manières à eux de protéger les intérêts des comédiens et leur propre honneur. Heureusement les choses n’allèrent pas plus loin pour Cailhava que pour Linguet.
Gilbert avait eu à se défendre contre des projets plus sérieux et dont l’exécution ne fut empêchée peut-être que par ses prévoyantes mesures. Après la publication de sa grande satire sur le dix-huitième siècle, en 1775, le duc de Fronsac, irrité de la noble hardiesse avec laquelle le poëte avait raconté et flétri, tout en taisant son nom, un des plus épouvantables exploits de sa carrière galante, s’écria qu’il le ferait assassiner. Pendant longtemps Gilbert ne sortit qu’accompagné de gens de la police. De pareils sentiments et de pareils desseins, hautement avoués contre lui, ne contribuèrent pas médiocrement sans doute à ébranler son imagination et à remplir son esprit, comme celui de Jean-Jacques, de visions et de terreurs sinistres[62]. Mais il n’était pas homme à céder à la peur, lui qui, nous apprend la Correspondance secrète, faillit se faire assommer par la foule enthousiaste pour avoir seul osé, après la représentation d’Irène, manifester publiquement son improbation au milieu du délire universel.
[62] Mémoir. secr., 23 nov. 1780.
A peu près à la même date, la plus célèbre courtisane de Paris, la demoiselle Duthé, forte de l’appui de grands seigneurs, jurait de faire entendre raison à cet énergumène. C’était une puissance que cette Duthé, et on jouait gros jeu de se mesurer contre elle. L’année 1775 marqua un des plus hauts termes de sa faveur. Cette année-là, Audinot avait fait jouer sur son théâtre populaire une pièce de Landrin (Les Curiosités de la foire Saint-Germain), où l’on tournait en ridicule la blonde et fade Laïs, ainsi que les plus fameuses des impures du jour. Là-dessus, grand émoi dans le camp des jeunes seigneurs débauchés, protecteurs de ces dames. Excités par elles, ils vont en corps trouver le directeur, et veulent le contraindre, par l’intimidation, à révéler le nom du coupable. Audinot, en présence des cannes levées sur sa tête, eut le courage de se taire. « Vous avez raison, lui dirent ces messieurs en se retirant, car, morbleu ! nous aurions fait mourir le drôle sous le bâton[63]. »
[63] La Gazette noire, 1784, in-8o, p. 176. Mémoir. secr., VIII, 86.
Pourquoi donc, disposant d’auxiliaires si redoutables et si dévoués, l’illustre courtisane eût-elle fait plus de façons avec un auteur de satires qu’avec un auteur de comédies ? Elle tenait trop à son honneur pour cela. Aussi, informée que Gilbert se préparait à donner une nouvelle production sur les mœurs des femmes du jour, elle conçut le projet d’organiser toutes ses compagnes en une troupe de bacchantes armées contre ce nouvel Orphée, et d’aller le fouetter elle-même en tête de la troupe. Mais le fracas des verges qu’on prenait soin de faire siffler à ses oreilles ne put ébranler la résolution de Gilbert.
Cette petite anecdote, répandue dans le public, donna naissance à une estampe où l’Amour était représenté administrant le fouet au poëte, tandis que le dieu des vers faisait signe, dans un coin du tableau, que ces verges étaient de roses, en prononçant ces mots qu’on voyait sortir de sa bouche : « Cela ne fait point de mal[64]. »
[64] Corresp. secrète, II, 201.
Que voilà une ingénieuse allégorie !
A cette estampe caractéristique, nous en pourrions joindre plusieurs autres inspirées par des faits analogues. L’année suivante, c’est M. de la Ferté, directeur du théâtre Lyrique, dont la despotique attitude révolte ses subordonnés, et qu’on montre dans une gravure, levant la canne sur ses sujets assemblés devant lui, pour châtier sommairement ceux qui lui manqueront de respect[65]. En 1785, la détention de Beaumarchais à Saint-Lazare fait éclore une caricature où on le voit fouetté par un lazariste. A cette occasion parurent de nombreux vaudevilles, dont l’un chantait en vers assez plats :
[65] Id., III, 58.
[66] Mémoir. secr., 19 mars 1785.
Ainsi c’était surtout en menaces, en caricatures, en couplets, en épigrammes, que les auteurs étaient alors bâtonnés. Malheureusement nous ne pouvons laisser croire à nos lecteurs que les choses en restèrent toujours là. L’action suivit plus d’une fois les paroles ; mais sur ce terrain encore nous trouverons une trace incontestable de progrès, qui pourra nous consoler de ce dernier reste de la servitude littéraire.
En effet, le nombre est petit, au dix-huitième siècle, des gens de lettres qui se laissent fustiger avec la résignation plus ou moins volontaire de leurs devanciers. Commençons par ceux-là, pour en être débarrassés tout de suite. Je n’en connais guère que quatre ou cinq.
C’est d’abord Lattaignant, un des plus joyeux prédécesseurs de Désaugiers. Encore n’avait-il pas reçu lui-même les coups de bâton qui lui étaient destinés : les gens apostés par le comte de Clermont-Tonnerre, pour le punir de certain vaudeville railleur, se trompèrent aux dépens d’un malheureux chanoine de Reims, qui ressemblait à notre abbé chansonnier. Celui-ci prit fort gaiement la chose ; sauvé ainsi, par une bonne fortune analogue à celle de Delosme de Monchesnay, il n’appela plus le confrère que son receveur, et dans une chanson, dont le refrain est resté populaire, il consacra un couplet à l’aventure :
« On peut juger par ce trait, observent les Mémoires secrets[67], combien l’abbé de Lattaignant, d’une famille honnête et même distinguée dans la robe, avait toute honte bue. » Mais on peut juger aussi, ce me semble, par cette réflexion de l’écrivain, combien les mœurs littéraires avaient fait de progrès, puisqu’on s’indignait à ce point de ce qui eût paru tout simple au dix-septième siècle.
[67] T. XIII, p. 270.
Robé, qui s’était fait, à la même époque, une réputation éphémère par ses poésies licencieuses, avant de devenir un des plus fervents convulsionnaires du jansénisme, avait été chassé de Vendôme, sa patrie, à coups de trique et de gaule, pour ses méfaits satiriques[68].
[68] Journal de Collé, I, janvier 1751.
Maître André le perruquier, l’auteur de cette réjouissante tragédie du Tremblement de terre de Lisbonne (1756), qui le fit monter en un clin d’œil au faîte de la gloire, et qu’il dédia sans façon à son cher confrère, « l’illustre et célèbre poëte Voltaire », avait débuté par se poser en rival de Boileau, et il lui en avait cuit ; c’est à lui qu’on doit cette intéressante révélation dans la préface de sa pièce : « Je m’appliquais dans ma jeunesse, dit-il, à faire de petites rimes satiriques et des chansons, qui n’ont pas laissé de m’attirer quelques bons coups de bâton. » Je soupçonne que maître André se vante, pour mieux se poser en poëte.
La Morlière, le plus redoutable chef de cabale dont les banquettes de la Comédie-Française aient gardé la mémoire, eut souvent maille à partir avec maint auteur mécontent de ses procédés, et, si l’on en croit Diderot, malgré ses airs de matamore il ne payait pas de bravoure en pareille occurrence : « Ce chevalier de la Morlière, lit-on dans le Neveu de Rameau…, que fait-il ? Tout ce qu’il peut pour se persuader qu’il est un homme de cœur ; mais il est lâche. Offrez-lui une croquignole sur le bout du nez, et il la recevra en douceur. Voulez-vous lui faire baisser le ton ? Élevez-le ; montrez-lui votre canne, ou appliquez votre pied entre ses fesses. »
Laus de Boissy fut, une nuit, très-cruellement bâtonné au Palais-Royal, pour s’y être livré à des railleries inconvenantes contre quelques personnes qui s’y promenaient, comme c’était alors la grande mode pendant les soirs d’été (juillet 1776). Il tourna l’aventure en plaisanterie, et ne trouva rien de mieux à faire, pour se consoler, que d’adresser à l’Académie des Arcades de Rome, dont il était membre, un petit poëme, dans le goût de l’Arioste, où il badinait agréablement sur les coups qu’il avait reçus.
Je ne sais quelles étaient ces personnes qui s’offensèrent des propos de Laus de Boissy, mais je gagerais que c’étaient des femmes, et qu’on ne le châtia que pour avoir par trop dépassé la limite honnête de la galanterie, péché mignon de tous les étourneaux du dix-huitième siècle. Plus d’un auteur râpé dut payer alors ses bonnes fortunes sur son dos et ses épaules, comme cet amant clandestin de mademoiselle Allard la danseuse, — peut-être un poëte, lui aussi, — que l’amant en titre de la dame, monseigneur le duc de Mazarin, fit bâtonner de si belle façon, en attendant qu’il eût lui-même la tête cassée par un rival ; ou comme M. de la Popelinière, dont la renommée de financier a effacé celle d’auteur, et qui, dit-on, fut traité de la même sorte, et pour la même cause, par le prince de Carignan[69].
[69] Gazette noire, p. 159.
En 1783, il se passa une scène étrange au théâtre d’Orléans. Au milieu d’une représentation, plusieurs jeunes gens s’élancent du parterre sur la scène, s’emparent des actrices et leur donnent le fouet, sous prétexte qu’ils étaient mécontents de leur jeu, mais peut-être pour d’autres raisons plus intimes qu’il ne nous appartient pas d’approfondir[70]. Comment eût-on respecté les actrices quand elles se respectaient si peu elles-mêmes ? Quelque temps auparavant, on avait vu mademoiselle Allard donner, en plein théâtre, des coups de pied à mademoiselle Peslin, qui répondait sans façon par un coup de poing[71]. Tel était l’atticisme de ces dames.
[70] Mémoir. secr., t. XXII, p. 375.
[71] Morande, Philosop. cyniq., p. 20.
A la suite d’un concert où il avait déployé tous les charmes de sa magnifique voix, Caffarielli fut régalé à Rome, dans l’antichambre du cardinal Albani, de coups de nerfs de bœuf, par les estafiers de l’Éminence, en retour du sans-façon dédaigneux avec lequel il avait fait attendre les plus illustres personnages de la ville éternelle. Et l’assemblée du salon applaudissait à ses cris aigus, comme elle venait d’applaudir à son grand air, en répétant : « Bravo, Caffarielli ! Bravo, Caffarielli ! »
Combien d’autres bâtonnés nous aurions à citer encore, si l’on avait eu le temps de noter au passage toutes les aventures du même genre dont furent victimes les bohèmes de la littérature d’alors, pauvres diables d’auteurs affamés et cyniques, insectes et vermisseaux des sous-sols de la poésie, populace grouillante et fourmillante de la plume, piliers du Caveau[72], de Procope, de Gradot, de la veuve Laurent, de la Régence, de tous les cafés et tripots littéraires, où ils s’attablaient pour cabaler, discuter, lire ou entendre des vers, siffler ou applaudir, en attendant que le chevalier de la Morlière vînt les enrégimenter contre la pièce nouvelle de la Comédie-Française, ou qu’un exempt les conduisît au Fort-l’Évêque ! Combien de bâtonnés aussi, comme leur patron fameux, parmi ces Arétins de mièvre encolure, ces enfants perdus de la calomnie par la presse, ces pères nourriciers de l’ignoble chantage, ces loups-cerviers du pamphlet, vivant d’une plume empoisonnée qui faisait mourir leurs victimes, — les Chevrier, les Morande, les Drigaud, les Dulaurens, les Groubentall, et tant d’autres éhontés coquins, dont le Neveu de Rameau reste le prototype[73], — parfaitement résignés à un soufflet, voire à un coup de pied, et s’en frottant les mains, pourvu que la chose leur fût payée en beaux écus comptants !
[72] On peut voir une scène de coups de canne qui eut lieu au Caveau entre le maître de l’établissement, Dubuisson, et M. de Brignoles, dans la Corresp. secr., XIV, 232 ; 10 avril 1783.
[73] « J’étais leur petit Rameau, leur joli Rameau, leur Rameau le fou, l’impertinent, l’ignorant, le paresseux, le gourmand, le bouffon, la grosse bête. Il n’y avait pas une de ces épithètes qui ne me valût un sourire, une caresse, un petit coup sur l’épaule, un soufflet, un coup de pied, à table un bon morceau qu’on me jetait sur mon assiette. » (Diderot, le Neveu de Rameau.)
disait un vaudeville du temps, attribué à Collé,
[74] Ce vaudeville devint le type d’une foule d’autres qui coururent alors. L’un d’eux s’attira en réponse un pamphlet, daté par l’auteur de « chez Démocrite Bras de Fer, au coin de la rue des Étrivières. » (Janvier 1784). Ce genre de réplique était encore admis par l’usage.
Têtes à camouflets ! Le mot est juste et bien trouvé dans sa trivialité énergique. Mais nous tombons ici dans la lie de l’histoire littéraire. Ces hommes ne sont plus des écrivains qu’on outrage, ce sont des drôles qu’on châtie, et nous n’avons rien à y voir. Est-il besoin, d’ailleurs, de répéter ici que nous ne prétendons nullement dresser une nomenclature complète ? La chose n’est certes pas possible, et, le fût-elle, nous n’y prétendrions pas davantage.
En dehors de ces quelques exemples, la toute-puissance du bâton commence à être contestée. Les gens de lettres redressent la tête sous l’insulte ; ils ne reconnaissent plus la brutale supériorité de la force qui les tenait courbés autrefois. Il leur faut une réparation d’honneur, et, pour l’avoir, ils en appellent les uns à leur épée, les autres à la loi[75]. L’épée et la loi, récusées d’abord, ne tardent pas à être reçues en leur faveur. La première, c’est peu de chose : elle ne prouvait rien que le courage personnel de ceux qui s’en servaient. La seconde, c’est beaucoup plus et beaucoup mieux : elle prouvait les changements de l’opinion et le progrès de la condition littéraire.
[75] Démosthène, frappé publiquement d’un coup de poing à la joue, sur le théâtre, au milieu des fêtes de Bacchus, pendant qu’il remplissait ses fonctions de chorége, par Midias, citoyen riche et puissant, forma d’abord une plainte devant le peuple, qui condamna Midias, puis composa, pour être prononcé devant les juges, le vigoureux discours que nous avons encore. Si Molière, Voltaire, Beaumarchais, etc., avaient imité Démosthène, la langue française aurait bien des pages éloquentes de plus.
Il y a une aventure du chevalier de Boufflers qui rappelle en beaucoup de points celle de cet auteur que nous avons vu plus haut battu de verges par les actrices de la Comédie-Italienne. Le chevalier avait fait, contre certaine marquise infidèle, une épigramme qui avait couru. A quelque temps de là, la grande dame sollicite une réconciliation, et lui demande de venir la sceller à sa table. Il y va, mais des pistolets dans sa poche, en homme prudent et qui connaissait la partie adverse. A peine arrivé, il est saisi par quatre forts gaillards de laquais, qui, sous les yeux de la marquise, lui meurtrissent les reins de cinquante coups de verges. Jusque-là, c’est tout à fait l’histoire de notre auteur ; mais voici un dénoûment auquel celui-ci n’avait pas songé. Boufflers se relève, se rajuste avec sang-froid ; puis, tirant ses pistolets de sa poche, il ordonne aux laquais, en les couchant en joue, de rendre à leur maîtresse ce qu’ils venaient de lui donner à lui-même. Il fallut bien se résoudre des deux parts, et le chevalier compta scrupuleusement les coups. Après quoi, mais c’est un mince détail, il les força à se les repasser l’un à l’autre. Puis il salua avec grâce et sortit[76].
[76] Chronique scandal., t. III.
Le chevalier de Roncherolles, s’étant reconnu dans un vaudeville de Champcenetz sur les jeunes gens du siècle (1783), déclara, en présence de plusieurs officiers aux gardes, que l’auteur méritait des coups de bâton. Mais Champcenetz était plutôt homme à en donner qu’à en recevoir : cette année même, il l’avait bien prouvé à Morande, en châtiant une de ses nouvelles insolences par les mains des valets de la Comédie-Française. Le lendemain donc, il alla demander raison au chevalier et se battit avec lui[77]. Il est vrai que, comme Boufflers, quoiqu’à un moindre degré, Champcenetz était gentilhomme et de bonne maison, et l’on dira peut-être que c’était le sang du patricien, et non celui du poëte, qui se révoltait en lui à ce propos d’un autre âge. Mais bien des écrivains et des artistes de profession, qui n’avaient pas même toujours la particule, se montrèrent tout aussi gentilshommes en pareille occurrence.
[77] Mémoir. secr., t. XXII, p. 30, 11 janv. 1783.
Longtemps auparavant, à une époque où les préjugés nobiliaires ne s’étaient pas encore abaissés devant ces grands principes d’égalité civile et sociale que la Révolution devait si définitivement implanter parmi nous ; lorsque les traditions du règne de Louis XIV, mort depuis dix ans à peine, régnaient encore dans toute leur vigueur, Voltaire, un simple petit bourgeois, avait donné le même exemple de révolte contre un impudent outrage, et il ne tint pas à lui de le pousser aussi loin que le gentilhomme Champcenetz. Il dînait chez le duc de Sully, en compagnie du chevalier de Rohan : celui-ci, nourri dans les habitudes de l’ancienne cour et ne soupçonnant pas qu’un poëte pût servir à autre chose qu’à amuser les grands seigneurs qui daignaient l’admettre à leur table, laissa tomber quelques persiflages de mauvais ton sur l’auteur de la Henriade, qui lui répondit par une de ces épigrammes comme il en savait faire. « Quel est donc, demande le chevalier, ce jeune homme qui parle si haut ? — Un homme, répond fièrement Voltaire, qui honore le nom qu’il porte, lorsque tant d’autres traînent le leur dans la boue. » Outré de cette hardiesse, le chevalier donne des ordres à ses gens, et, quelques jours après, comme Voltaire dînait de nouveau chez le duc, il est attiré, sous je ne sais quel prétexte, à la porte de l’hôtel ; des laquais déguisés s’emparent de lui, le frappent à grands coups de bâton, jusqu’à ce que leur maître, qui assistait incognito à cette exécution sauvage, leur fasse signe que cela suffit. Ils se sauvent alors, laissant le poëte à moitié mort.
Le duc de Sully était premier ministre, c’était à sa porte et sur un de ses invités qu’on venait de se livrer à cet acte barbare et lâche : il ne s’en inquiéta point pourtant, et le parlement demeura muet. Les temps n’étaient pas encore mûrs. Mais Voltaire voulut suppléer au silence de la justice. D’abord malade de honte et de rage, il s’enferme, et apprend à fond l’escrime et l’anglais, l’un pour sa vengeance, l’autre pour l’exil qu’il prévoit. Puis, par l’intermédiaire d’un garçon de Procope, qu’il avait décrassé afin de s’en servir comme d’un second, il envoie un cartel au chevalier, qui accepte pour le lendemain, et, dans la nuit, le fait enfermer à la Bastille[78].
[78] Chronique scandaleuse, 3e vol.
Lorsqu’il en sortit, au bout de six mois, Voltaire, qui avait la mémoire tenace, se remit en quête de son adversaire ; mais celui-ci se cacha si bien, que le poëte dut partir pour son exil d’Angleterre, avant de l’avoir revu[79].
[79] Vie de Voltaire, par Condorcet. — Voltaire, par Eug. Noël, p. 37.
Se venger ainsi des insolences d’un grand seigneur, voilà ce qui ne serait jamais venu en tête à un auteur du dix-septième siècle, fût-ce à M. de Boissat, qui avait pourtant sur Voltaire trois grands avantages, en pareil cas, puisqu’il était académicien, gentilhomme lui-même, et bretteur de première force.
Il devait être donné au duc de Chaulnes de dépasser encore le chevalier de Rohan, dans sa querelle avec Beaumarchais, en 1773. Le noble pair soupçonnait l’écrivain d’être préféré par une actrice de la Comédie-Italienne, mademoiselle Ménard, qu’il protégeait. Haut et puissant personnage, d’une violence de caractère égale à sa force corporelle, il entra en fureur quand il apprit que le fils d’un horloger, un petit écrivain de drames bourgeois et larmoyants, était son rival en amour, et forma le projet de le tuer, jurant, avec des serments effroyables, qu’il voulait boire son sang et lui arracher le cœur à la force des dents. Il faut lire dans le livre de M. de Loménie[80] les détails ignobles de la bataille de porte-faix engagée par le grand seigneur contre l’auteur d’Eugénie, les soufflets et les coups qu’il commence par donner, dans un fiacre, au poëte Gudin de la Brenellerie, l’ami de celui-ci, sa lutte à bras-le-corps contre Beaumarchais dont il déchire le visage et arrache la peau du front, enfin vingt autres particularités non moins monstrueuses que je n’ai point le courage de rapporter ici, tant elles me soulèvent le cœur de dégoût. Et, le dimanche suivant, il osait, dans le foyer de la Comédie-Française, demander à haute voix le silence, pour raconter sa conduite, et la justifier à sa façon[81]. Mais le rang et le nom du duc de Chaulnes, les ménagements singuliers apportés par un timide commissaire de police dans sa déposition sur cette affaire, ne purent sauver le pair de France d’un emprisonnement au château de Vincennes, en vertu d’une lettre de cachet.
[80] Beaumarchais et son Temps, t. I, ch. X.
[81] Nouvelles à la main, Mss., de Pidansat de Mairobert, 18 février 1773.
Le 8 juin 1781, Mozart, que son patron, l’archevêque de Saltzbourg, traitait habituellement comme le dernier des laquais, fut jeté à la porte par le comte d’Arco, avec un coup de pied, et il écrivait à son père que, partout où il rencontrerait celui-ci, il lui rendrait la pareille[82].
[82] Biographie nouvelle de Mozart, par Otto Jahn. 3e volume.
Nous verrons mieux encore. Voici, par exemple, non plus un grand poëte qui demande raison à un gentilhomme d’un indigne outrage, non plus un artiste illustre dont le sang bouillonne aux insultes d’un manant titré, mais un simple valet de comédie, devenu auteur par la suite, qui bâtonne un maître des requêtes et soufflette un marquis. Ce hardi bouffon toujours prompt à la riposte, de la langue ou de la main, se nommait Dugazon.
M. Caze, fils d’un fermier général, et maître des requêtes, comme nous venons de le dire, était amoureux de madame Dugazon, avec laquelle il entretenait un commerce clandestin. L’acteur finit par s’en douter, et, non content d’avoir forcé le jeune homme, en lui mettant le pistolet sur la gorge, de lui rendre les lettres et le portrait de sa femme, il se vengea par un procédé qui semble un ressouvenir d’une scène de son répertoire, celle où Scapin frappe à coups redoublés sur le sac où s’est caché Géronte. Laissons parler encore ici les Mémoires secrets[83] :
[83] XII, p. 86, 18 août 1778.
« Il y a quelques jours qu’après la Comédie Italienne, M. Caze, se trouvant sur le théâtre, Dugazon l’aperçoit, laisse s’écouler la foule, et, dans un moment où personne ne le regardait, il applique presto un ou deux coups de canne sur les épaules du maître des requêtes, puis se remet en posture. M. Caze se retourne, voit son rival, fait des menaces. On ne sait ce que cela veut dire, on approche. Dugazon, sans se déconcerter, lui demande qu’il s’explique. Le magistrat, perdant la tête de rage, lui répond qu’il est un assassin qui vient de lui donner des coups de canne. L’acteur le persifle, prétend que cela n’est pas possible, qu’un histrion comme lui n’aurait jamais cette effronterie ; bref, n’y ayant pas de témoins, cela n’a pas d’autres suites. Jusqu’à présent, il n’y a guère de quoi rire ; mais ce qu’on ne pardonne pas au sieur Dugazon, c’est que, s’enhardissant du succès de son rôle…, il s’est vanté des coups de canne, dans différents soupers, et en présence de beaucoup de spectateurs. »
La seconde aventure fut plus grave et dut encore son origine à la conduite fort légère de madame Dugazon. En ce temps-là, l’adorateur en titre de la dame était le marquis de Langeac, de triste renommée. Irrité d’une expression injurieuse dont l’avait qualifié le comédien dans une lettre de reproches à sa femme, le marquis prétendit, en plein salon, devant une réunion nombreuse, qu’il le rouerait de coups de bâton. Comme il disait ces mots, entre Dugazon qui va droit à lui, et s’enquiert poliment du jour où il se propose de le traiter ainsi, afin de se mettre en mesure de lui répondre avec la même arme. M. de Langeac lance un soufflet à l’acteur qui se jette sur lui, le lui rend à usure, et ne se fût pas arrêté de sitôt, si on ne les eût séparés[84].
[84] C’est sans doute la même aventure qui se trouve racontée, avec quelques variantes, dans Bachaumont (XIV, p. 58), et la Chronique scandaleuse, I, p. 3. Un fait qui montre mieux que celui-là combien les acteurs commençaient à se relever, dans leurs rapports avec les grands personnages, c’est la réponse, pleine à la fois de dignité et de présence d’esprit, adressée par Carlin au prince de Monaco, qui l’avait interpellé en scène pour lui reprocher de laisser trop longtemps à ses genoux, dans une situation dramatique, l’actrice Caroline dont il était épris. Au temps où le marquis de Sablé souffletait Dancourt sur la scène, la chose eût paru toute simple ; mais cette fois ce fut l’acteur qui humilia le prince, et le public, par ses huées et ses applaudissements, donna tort au prince et raison à l’acteur.
La chose en resta là. On prétendit que M. de Langeac ne pouvait se mesurer avec un baladin. Il était habitué, d’ailleurs, à pareilles aventures, et quelques années avant, en 1771, il avait reçu avec la même résignation une grêle de coups de pied et de coups de poing administrés par Guérin, chirurgien du prince de Conti, qu’il avait traité de gredin et menacé de faire bâtonner par ses gens, parce que celui-ci avait regardé sa maîtresse d’une façon qui ne lui plaisait pas. Aussi, comme on demandait ce qu’il allait faire du soufflet de Dugazon : « Parbleu ! dit un plaisant, il le mettra avec les autres. »
En 1780, on vit un maçon venir interpeller en plein tribunal un conseiller au parlement, son débiteur, dont il ne pouvait se faire payer, et, peu satisfait de ses paroles évasives, lui donner deux soufflets dans le sanctuaire même de la justice.
Un conseiller au parlement souffleté par un maçon ; un marquis ayant le brevet de colonel et chevalier de Saint-Louis, battu à plates coutures par un chirurgien et un valet de comédie ! Il fallait que la Révolution fût bien proche !
On ne me fera pas l’injure de croire que j’ai rapporté ces scènes dégoûtantes pour les approuver. Je ne les raconte que comme symptômes des temps. Ce sont des documents qu’il n’était guère permis de passer sous silence dans ce travail. Duels ou bâtonnades, nous n’aimons guère plus les uns que les autres : c’est encore et toujours le triomphe de la force, et qu’importe qu’elle soit aujourd’hui pour les écrivains, puisqu’elle peut demain, et avec le même droit, se retourner contre eux ? Mais, du jour où la loi se prononce pour les auteurs opprimés, de ce jour seulement ils peuvent lever la tête, parce que ce n’est plus une vengeance individuelle, c’est la justice qui leur vient ; ce n’est plus un fait sans conséquence, le fait du hasard, de la brutalité, du courage d’un homme ; c’est la sanction officielle et la consécration de leurs droits, de leur dignité morale. Ils peuvent ne pas avoir pour eux la force périssable du corps, ils ont la force impérissable de l’opinion et de la pensée publique.
Cette consécration fut lente à venir. Elle était inscrite depuis longtemps sans doute dans la théorie ; mais, de la théorie à l’application, il y a souvent plus loin que de la coupe aux lèvres. Je ne sache pas que la loi, chargée de sauvegarder contre la violence les intérêts des moindres citoyens, eût fait une exception pour les poëtes ; mais l’usage se chargeait souvent de compléter les lois et d’y introduire des amendements singuliers : c’était l’usage qui semblait avoir définitivement concédé aux gentilshommes le droit de bâtonner les écrivains à merci.
Une des premières fois que nous voyons la justice intervenir ouvertement dans ces débats, pour faire son devoir, ce fut, vers 1770, à l’occasion de Fleury, c’est-à-dire d’un simple comédien, encore peu connu. Un soir, en revenant de jouer Tancrède sur le théâtre de Versailles, il se vit assailli par une nuée de jeunes gens armés de bâtons. Il s’agissait encore d’une rivalité d’amour, la grande source de la plupart des aventures de ce genre. On voulait le punir d’avoir été préféré par une actrice, que convoitaient tous les officiers du lieu. Fleury était brave : il se défendit comme il put, tandis que son domestique criait au secours. La patrouille arriva et prit cinq jeunes gens qu’elle conduisit en prison. Ils appartenaient à de grandes familles, et faisaient partie de la maison du roi, mais Louis XV lui-même, résistant à toutes les supplications dont on le circonvint, voulut que la justice eût son cours. On peut voir dans les Mémoires de Fleury[85] tout ce que tentèrent près de lui les parents des accusés et le duc de Duras pour l’engager à abandonner sa plainte, et comment l’histrion fit honte aux gentilshommes, en allant leur dire dans la prison :
[85] T. I, ch. VIII, éd. in-12.
« Messieurs, vous avez voulu m’assassiner… Venez me combattre l’un après l’autre, ou soyons amis. »
Que le rédacteur de ces piquants Mémoires ait, à son insu, donné une couleur un peu trop épique à cette scène ; que, par une réminiscence théâtrale, il ait drapé son héros à la façon d’Auguste pardonnant à Cinna, c’est possible, et je le veux bien. Mais il n’en est pas moins vrai que l’opinion publique et celle même de la cour s’étaient prononcées en sa faveur, et qu’il n’eût tenu qu’à lui de faire condamner par-devant tribunal les auteurs du guet-apens. C’est tout ce qu’il nous faut.
Dix ans plus tard, un danseur de l’Opéra, Nivelon, obtenait la même justice, pour avoir été battu par M. de Clugny, qui lui avait cassé sa canne sur le corps. Et pourtant le délit semblait excusable, car Nivelon s’était permis de mystifier M. de Clugny et de répondre insolemment à ses représentations, sans doute peu civiles. De plus, fils lui-même d’un homme qui avait rempli les plus hautes fonctions dans l’État, c’était en compagnie des fils de deux ministres que ce dernier s’était vengé de la sorte, ce qui n’empêcha pas que, sur la déposition du danseur et de ses camarades, l’affaire prit une grave tournure, et que le roi exila impitoyablement le coupable[86].
[86] Mémoir. secr., t. XV, p. 298, 25 août 1780.
On sait la réponse de Piron à un grand seigneur, qui, reconduisant une personne de qualité, le rencontra à la porte de son appartement. Celle-ci s’arrêtait par politesse pour laisser entrer l’écrivain : « Passez, passez, fit l’amphitryon, ce n’est qu’un poëte. » Piron n’hésite pas : « Puisque les qualités sont connues, dit-il, je prends mon rang. » Et il va devant, en mettant son chapeau sur sa tête. Il n’y avait pas là une simple boutade sans conséquence et sans portée : c’était, en quelque sorte, la proclamation ex abrupto des droits de l’homme du poëte et de l’écrivain. Il avait fallu, si je l’ose dire, toute une révolution littéraire et politique à la fois pour rendre ces quelques mots possibles, sans que le grand seigneur chargeât son suisse de jeter l’insolent à la porte à coups de hallebarde.
Du reste, ceci n’est pas un fait isolé dans la vie de Piron. Malgré ses folies de jeunesse et l’extrême licence de quelques-unes de ses productions, malgré ses démêlés bouffons surtout avec les gens de Beaune, où il faillit plus d’une fois faire connaissance avec le bâton, et avec mieux que cela, on sait qu’il eut l’orgueil de sa profession et qu’en général il porta haut la conscience de la dignité des lettres. Dans sa Métromanie[87], au moment où Baliveau lève la canne sur son neveu l’auteur, celui-ci désarme d’un mot l’irascible capitoul, qui confesse son tort, et il part de là pour plaider aussitôt la cause de l’écrivain et pour montrer, dans une brillante et chaleureuse apologie, la noblesse de la profession littéraire. Puis, dans une des scènes suivantes, Piron nous montre son poëte tirant l’épée pour demander raison d’une insulte ; et, personne ne l’ignore, c’était lui-même que l’auteur avait peint dans le principal personnage de sa comédie.
[87] III, sc. 7.
Poursuivons encore, et nous verrons le mouvement des esprits se dessiner de plus en plus dans le même sens. Cette fois c’est Sedaine qui se trouve en présence de M. de la Ferté, intendant des Menus, le même que nous avons déjà rencontré plus haut. Après la représentation de son opéra-comique intitulé Albert, sur le théâtre de Fontainebleau, Sedaine, mécontent de la mise en scène de la pièce, se livra à des réflexions amères, qui, rapportées au grand seigneur, enflammèrent sa bile. Il arriva furieux, criant : « Où est Sedaine ? — La Ferté, dit résolûment celui-ci, Monsieur Sedaine est ici. Que lui voulez-vous ? » On peut juger de ce que devint un dialogue entamé sur ce ton. Le poëte-maçon tint tête à l’intendant des Menus, et répondit à ses injures avec une dignité hautaine, lui disant, assure-t-on, les vérités les plus dures. Au dix-septième siècle, M. de la Ferté, qui n’était pas d’humeur facile, comme nous l’avons vu, eût brisé sa canne sur l’audacieux rimailleur qui osait parler si fièrement à un homme, doublement son supérieur par sa naissance comme par ses fonctions. En 1786, les courtisans s’égayèrent aux dépens de la Ferté ; l’Académie ne s’abstint de réclamer une réparation d’honneur pour son membre que parce qu’elle l’estima suffisamment vengé par l’approbation de la reine ; enfin celle-ci, après avoir écouté la justification de M. de la Ferté, ne lui répliqua que par ces paroles caractéristiques : « Lorsque le roi et moi parlons à un écrivain, nous l’appelons toujours Monsieur. Quant au fond de votre différend, il n’est pas fait pour nous intéresser. »
Du mot de Piron, commenté et confirmé par ce mot de la reine, date l’émancipation de l’homme de lettres. Dès lors on le met à la Bastille, — ou on le guillotine, — lorsqu’on croit avoir à s’en plaindre, mais on ne le bâtonne plus. Il y a là un incontestable progrès.
Ce n’a point été sans une profonde répugnance que j’ai remué toutes ces ordures du siècle, qui donnent à cette partie de l’histoire littéraire et artistique la physionomie d’un égout : il m’a fallu la conviction de faire une œuvre méritoire en portant la lumière au milieu de ces turpitudes de tout genre, qui doivent nous instruire en nous humiliant, nous autres écrivains d’aujourd’hui. Plus d’une fois j’ai senti une violente tentation de soulever la tête au-dessus de ces miasmes, pour respirer un air plus pur en meilleure compagnie, et je tiens à constater ici, pour qu’on ne m’accuse pas d’un pessimisme systématique, que je l’aurais pu sans beaucoup de peine. Il est des vies littéraires, comme celle de Vauvenargues, qui semblent faites exprès pour consoler les regards attristés, par la réunion des plus hautes qualités morales, et du respect qui en est la récompense : il est bon, à la suite de cette excursion à travers les mœurs souillées du dix-huitième siècle, de s’arrêter un moment à un nom pareil, qui suffit à purifier ces pages. De ces vies découle une leçon qui doit être jointe à toutes celles dont ce petit livre abonde. Voilà le type du véritable écrivain, et celui-là n’a jamais été et ne sera jamais le héros d’une chronique scandaleuse comme celle qu’on vient de lire.
Il ne faut pas, bien entendu, voir dans cette phrase une condamnation absolue des auteurs bâtonnés, condamnation qui serait par là même une espèce d’acquittement pour la sauvage brutalité de leurs bourreaux. Seulement il est impossible de ne point remarquer combien toutes ces fustigations, qui, autrefois, lorsqu’elles s’attaquaient à Racine, à Molière, voire à Boileau, n’avaient nulle atténuation à leur honte, peuvent le plus souvent, au dix-huitième siècle, trouver une excuse, — bien insuffisante, il est vrai, — soit dans le nom méprisé et les habitudes de celui qu’elles atteignent, soit dans l’acte qui les a provoquées. On l’a vu, — et peut-être a-t-on été tenté de croire alors que je m’écartais du sujet, — presque toujours, depuis que nous sommes entrés dans ce siècle, c’est sur un terrain autre que le terrain littéraire, c’est pour un autre délit qu’un pur délit de plume, que le bâton est en jeu, et il en sera ainsi, à plus forte raison, désormais que, par suite de l’égalité civile enracinée dans nos mœurs, et de l’honneur croissant accordé aux lettres, il n’est plus loisible, fût-ce à un Rohan, de bâtonner le moindre des vilains, simplement parce qu’il tient une plume.
Nous voici arrivés au dix-neuvième siècle : c’est dire que notre tâche est enfin terminée. Grâce au ciel, le bâton est aujourd’hui une royauté complètement déchue, et ce brutal Deus ex machinâ n’ose plus apparaître pour dénouer les drames ou les comédies de la vie littéraire. Non pas sans doute qu’il n’y ait plus de poëtes crottés, de cyniques écrivains plus ou moins bâtonnables ; mais ceux-là même, il n’y a plus de grands seigneurs pour les bâtonner. L’aristocratie de la naissance et celle de la plume ont fait chacune un pas en sens inverse, si bien qu’elles ont fini par se rencontrer, marchant de pair sur un terrain uni. Le niveau général des mœurs littéraires s’est de beaucoup élevé. L’écrivain n’est plus un valet ni un parasite, le fou de cour de monseigneur le premier ministre, ni l’épagneul de madame la marquise. Le haut personnage et le petit bourgeois n’ont pas plus d’autorité l’un que l’autre sur lui : tous deux font, au même titre, partie du public, son seul maître, s’il est vrai qu’il ait un maître.
Tous sont égaux devant la plume : à ses attaques, les uns, — ce sont presque toujours les plus sages, — répondent par le silence ; les autres, par l’épée ; d’autres encore en appellent à la justice ou à la plume elle-même. Personne ne songe à l’argument du bâton. Ni l’opinion, ni les lois, qui protégent aujourd’hui les gens de lettres autant que les portiers, ne badineraient plus sur ces passe-temps d’un autre siècle, et je doute qu’il se trouvât encore quelque poëte en belle humeur pour chanter, dans d’ingénieuses épigrammes, ces petits inconvénients du métier.
Que Talma, poussé à bout par les sarcasmes de Geoffroy, se soit, pendant une représentation, précipité dans sa loge, et l’ait souffleté, suivant les uns, lui ait violemment serré et tordu le poignet, suivant d’autres[88], ce n’était pas à l’écrivain, mais à l’insulteur que s’adressait le grand tragédien, qui avait trop le respect des lettres pour n’avoir pas celui de la critique et des littérateurs. Et puis ce ne fut là qu’un invincible et irréfléchi mouvement d’indignation, non plus au nom d’une prétendue supériorité de race, mais d’égal à égal, et pour venger une injure personnelle.
[88] Mademoiselle Contat ne se montra pas plus résignée que Talma, et l’éventail de la célèbre actrice vengea ses injures sur la joue de l’abbé Geoffroy.
Qu’une Lola-Montès, ou quelque autre femme de cette race, ait cravaché tel journaliste qui avait porté atteinte à sa considération, c’est un accident en dehors des mœurs générales, comme la créature à laquelle on le doit.
Que le czar Alexandre Ier ait fait, dit-on, donner des coups de fouet ou de knout au poëte Pouschkine pour le punir des libertés de sa plume, cela ne regarde que les Russes, et ceux qui ont affaire à des czars.
S’il y a d’autres exemples, que j’ignore, je n’éprouve ni le besoin ni l’envie de les ravir à l’obscurité salutaire sous laquelle ils se cachent.
Dernièrement, nous assure-t-on, au milieu d’un dîner, un jeune et noble fabricant de romans-feuilletons se serait écrié : « Je suis honteux de faire de la littérature, quand je pense que mes aïeux ont bâtonné les gens de lettres. » Nous aimons à croire que les fumées du vin avaient obscurci l’étroit cerveau du jeune homme, lorsqu’il se livra à cette gasconnade, dont nous ignorons l’effet sur les convives. Qu’il se rassure d’ailleurs ! Outre que ses aïeux n’ont probablement bâtonné personne, il peut se tenir pour certain qu’il ne fait pas et n’a jamais fait de littérature : c’est pour cela sans doute qu’il est honteux de sa plume, et il a raison. S’il en faisait, ses aïeux, mieux avisés aujourd’hui qu’autrefois, auraient droit d’être fiers de lui.
FIN.
[89] Je prends le mot bâtonnés dans son sens le plus large, c’est-à-dire comme synonyme de battus, même quand on s’est borné à la menace, pourvu qu’elle ait été publique et sérieuse.
Amant (Saint-), 23.
André (Maître), 207.
Ange (Saint-), 172-5.
Archiloque, 114.
Arétin, 70-1.
Audinot, 201.
Baculard (D’Arnaud-), 175.
Balzac, 49-50.
Barthe, 185-7.
Bautru, 38-41.
Bellemore (dit le capitan Matamore), 76.
Bernier, 117.
Berthelot, 85-7.
Boileau (Gilles), 112.
Boileau (Nicolas), 33, 60-7.
Boissat, 34-7.
Boufflers (Chevalier de), 217.
Bussy-Rabutin, 94.
Caffarielli, 211.
Cailhava, 198.
Champcenetz, 218.
Chapelle, 42.
Clairval, 192-3.
Conrart, 48.
Dancourt, 77-8.
Delosme de Monchesnay, 78-80.
Démosthène, 215 (note).
Desbarreaux, 45-8.
Drigaud, 195.
Dryden, 70.
Dubos, 115.
Dubosc-Montandré, 116.
Dugazon, 228.
Dulot, 129-30.
Dumoulin, 103.
Dussieux, 177.
Fleury, 233.
Framery, 176-7.
Fréron, 178.
Furetière, 57-8.
Gacon, 80-1.
Geoffroy, 245-6.
Gilbert, 201-2.
Grotz, 188-9.
Gudin de la Brenellerie, 223.
Hardy, 6-8.
Harpe (La), 163-71.
Javersac, 89-92.
Lambert, 82.
Landrin, 200-1.
Lattaignant, 205-6.
Laus de Boissy, 208.
Linguet, 195-7.
Linière, 72.
Maillet, 109-110.
Malherbe, 88.
Marigny, 51.
Maugars, 82.
Ménage, 96-7.
Mesnardière (La), 72.
Molière, 71-3.
Montfleury, 108.
Montmaur, 52-5.
Morande, 218.
Morlière (La), 208.
Mouhy, 175.
Mozart, 224-5.
Nogaret, 111.
Poinsinet, 178-80.
Porchères-l’Augier, 69 (note).
Porte (L’abbé de La), 175.
Pouschkine, 247.
Racine, 66.
Regnier, 85-7.
Richelet, 56.
Robé, 206-7.
Rousseau (J. J.), 177.
Roy, 158-163.
Sabathier de Castres (L’abbé), 176.
Santeuil, 117-9.
Sarrazin, 116.
Scudéry, 111.
Théophile de Viau, 50.
Vauquelin des Yveteaux, 51.