The Project Gutenberg eBook of Le braconnier de la mer

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Title: Le braconnier de la mer

Author: Jean Mauclère

Release date: February 13, 2024 [eBook #72954]

Language: French

Original publication: Paris: Collection des romans populaires, 1923

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BRACONNIER DE LA MER ***

COLLECTION DES ROMANS POPULAIRES — No 130

Jean MAUCLÈRE

Le Braconnier de la Mer

PARIS, 5, RUE BAYARD

ROMANS A BON MARCHÉ

Mensuels

Le plus grand succès de la Librairie française. Le tirage est monté pour plusieurs romans à 150 000.

IL PARAIT UN ROMAN COMPLET CHAQUE MOIS DONNANT, COMME TEXTE, LA VALEUR D’UN VOLUME A 3 FR. 50

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5, RUE BAYARD, PARIS, ET DANS TOUTES LES GARES

Le Braconnier de la Mer

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Un éboulis granitique avançant dans la mer, en une langue effilée terminée par un amoncellement de rochers énormes, superposés et distincts, qu’un géant, dirait-on, se serait amusé à empiler : c’est la pointe des Corbeaux, limitant au Sud l’île d’Yeu, ce grain détaché du chapelet des îles bretonnes, et ancré, tout seul au large, à près de dix milles du continent.

Certaine tradition assure que ce promontoire doit son nom à deux corbeaux qui y auraient niché fort longtemps, et ne permettaient à aucun animal de leur espèce d’y séjourner. Si vieux soit-il, aucun Islais ne se peut vanter d’avoir connu ces oiseaux insociables ; mais leur départ n’a pas fait moins sauvage ce coin perdu qui reste l’un des plus désolés de l’île. En venant du village de la Croix, tout blanc et coquet, habité par quelques laboureurs et des pêcheurs homardiers dont les barques, au repos, somnolent sur les grèves des anses voisines, le triangle de terre, qui va s’amenuisant sous l’étreinte bleue de la mer, ne présente plus que des champs dont le maigre sol est parfois crevé d’un bloc chauve de roc, et où des vaches mélancoliques, attachées par une corne, paissent avec application l’herbe rare. Ce n’est pas encore la mer, devant qui la falaise oppose son mur, comme fait l’étrave d’un navire, ce n’est déjà plus la terre, avec l’agitation de ses hommes et le chant de ses clochers ; c’est la lande, la lande aride et nue, grillée par le soleil, brûlée par l’embrun, desséchée par les vents du large. Nulle trace humaine ne s’y révèle, sauf une cahute informe et misérable, verrue des guérets pelés, et qui est la demeure du braconnier de la mer.

Imaginez, à quelques centaines de mètres de la défunte enceinte du Sud, dont le menhir central et sa cour de pierres rangées en cercle ne sont plus qu’un semis irrégulier de brunâtres débris mégalithiques sans forme, imaginez une étroite construction aux assises puissantes, au toit gravement injurié par les colères de l’océan, qui mugit à cinquante pas, en contre-bas de la falaise. Un chemin, sinuant entre deux haies de tamaris à la fine chevelure, relie ce fruste abri à la route de Saint-Sauveur, qui, en ce point, n’est plus qu’un mauvais chemin mangé par l’herbe, entre des broussailles de ronces. L’endroit est rude et âpre à souhait pour l’habitat d’un homme jouissant dans l’île d’une réputation légitimement gagnée de merveilleux pêcheur et de farouche mécréant.

Or, ce matin, 26 mai, un rayon de soleil, glissant par un trou de la muraille, qui, à la rigueur, pouvait être compté comme une fenêtre, vint éveiller Damase Valmineau sur le tas de varech bourré dans un vieux sac qu’il appelait son lit. Le bonhomme consulta une grosse montre achetée en 1880, l’année de la grande pêche, et dont le boîtier d’or disait assez que le propriétaire de ce pauvre logis était un misanthrope bien plutôt qu’un miséreux. Ayant constaté qu’il avait une heure encore avant que de commencer sa longue journée, le pêcheur alluma sa bonne pipe et se prit à songer, — tout comme le lièvre en son gîte.

Soixante ans qu’il allait avoir, aux prochaines marées d’équinoxe, et il était là, tout seul, pis qu’un homard dans un trou de la côte ! Tout seul qu’il se trouvait, depuis que sa femme était trépassée du chagrin que lui avait causé la mort de ses fils, deux beaux matelots noyés lors d’un coup de vent de Norouet qui avait précipité au fond la barque, et le train de pêche, et les gars… Tout seul qu’il se trouverait toujours, puisque sa fille, la Josine, avait mal tourné, ayant délaissé la mer et l’île pour aller épouser un métayer du continent, qu’elle avait connu tandis qu’il faisait son service au 93e, du temps qu’il y avait encore des pantalons rouges au fort de Pierre-Levée. Souvent, elle avait écrit, la Josine ; mais jamais, bien sûr, il n’avait ouvert ses lettres !

Quand il pensait à son sloop, avec lequel jadis il avait tant couru la mer, le père Damase éprouvait une amère sensation d’orgueil rétrospectif. En avait-il pris, de ces sardines au corps d’argent qu’on empilait, par couches saupoudrées de sel, dans les panières plates ! Même, une année, un 8 mai, il avait ravi au père Mathé, un spécialiste qui y tenait fort, la gloire de rapporter à Port-Joinville la première sardine de l’année. Tout cela était fini, — fini comme la vie de ses fils. Obstiné dans sa douleur, têtu dans son chagrin, qui peu à peu s’était mué en une sourde rancune contre la mer, contre les hommes, contre l’univers tout entier, Damase Valmineau n’était plus, il ne voulait plus être, qu’un pêcheur langoustier bricolant dans les anses avec son bateau-vivier, et faisant indistinctement main basse sur tous les crustacés qu’il piégeait avec un art dont il n’était pas peu fier, sans s’inquiéter s’ils avaient ou non la taille réglementaire. Ce pour quoi le solitaire de la pointe des Corbeaux, admiré de quelques-uns, évité par chacun, était connu dans l’île entière pour être le braconnier de la mer.

— Bon sang ! Qu’est-ce que je rêvasse, à cette heure ? Il s’en va temps de se lever, si je veux profiter du flot.

La pipe était vide et déjà refroidie. Valmineau fit une toilette sommaire, dépêcha un chanteau de pain accompagné d’une poignée de patelles, et sortit sur la lande, où courait un air jeune et vif imprégné de marines senteurs, dont l’Islais gonfla délicieusement sa poitrine.

Tournant le dos au phare qui avait clos son petit œil rouge devant la splendeur du jour, Damase gagna l’anse des Corbeaux ; c’était là que, dédaignant l’abri du modeste pierré construit non loin, dans l’anse des Vieilles, à l’usage des pêcheurs de homards, Valmineau tirait sa barque à la pleine mer, l’amarrant à l’un des rochers qui hérissent la grève exiguë. Le bateau attendait, noir et court, un peu plus large que les canots sardiniers, à cause du vivier que recélaient ses flancs, et se balançant au bout de son amarre, comme un chien qui s’agite à l’attache. Valmineau enleva ses sabots, retroussa sa culotte, et, enjambant le bordage, en un instant fut chez lui, — plus à son aise que dans la cabane de la lande. Le bateau eut un frémissement d’accueil ; aussitôt, le braconnier de la mer se pencha sur son vivier. Tout y était en ordre ; les six hôtes qu’il avait laissés la veille se trouvaient là, toujours bien vivants, et se déplaçant dans l’étroit espace à brusques secousses de leurs queues détendues comme des ressorts. C’étaient de belles langoustes, ou du moins ce qu’à l’île d’Yeu on appelle ainsi : des homards noirs-bleus à grosses pattes, à pinces puissantes et savoureuses. La véritable langouste, qui a la carapace rougeâtre et les membres plus fins, est dénommé homard rouge ou rélangoust ; en 1520, Garcie Ferrande, capitaine à Saint-Gilles, l’appelait avec respect le roylangoust.

— On va voir à relever les casiers, déclara le solitaire, qui à défaut d’interlocuteurs se plaisait assez à parler tout seul. Et puis après, la compagnie, en route pour l’hôtel !

Damase hissa la voile, saisit la barre d’une poigne solide. Avec une prodigieuse adresse, le pêcheur dirigea son fragile esquif entre les brisants. Laissant sur sa droite un groupe de roches cachées par la pleine mer, mais dont une large surface d’eau battue, savonneuse, décelait la dangereuse présence, il mit le cap sur la tour noire qui, depuis le naufrage de l’Ernestine, surmonte les récifs de l’extrême pointe. Et bientôt le bonhomme se trouva hors de la zone périlleuse, sur l’eau verte que le gai soleil du matin irisait d’or.

Pendant une bonne heure, il releva ses casiers, allant, en quelques bordées, de l’un à l’autre des flotteurs de liège qui dansaient sur les lames, jouant à cache-cache derrière leurs crêtes mouvantes. Un coup de gaffe pour crocher le filin, et la nasse se montrait, quelquefois vide, le plus souvent habitée par un ou deux prisonniers dont les pinces s’agitaient dans le vide, à gestes comiques et rageurs. Une belle pièce parut ainsi, et plusieurs homardeaux guère plus gros que ces langoustines, d’ailleurs exquises, dont la queue se croque en trois bouchées ; le braconnier de la mer les considéra avec une moue :

— Euh ! grogna-t-il, vous n’êtes point gros, mes gaillards ! Bast ! tout fait ventre ! En route pour le chaudron !

Damase revint à l’anse, tira son canot sur le sable lisse, dur, net comme une glace, que le jusant venait de découvrir ; puis saisissant par derrière, à la nuque, comme il disait, ses prises qui se débattaient violemment, il les entassa dans une hotte qu’il bourra avec des paquets de fucus. Enfin, ayant assuré sans efforts sa charge sur son dos robuste, le pourvoyeur de l’hôtel des Étrangers se dirigea allégrement vers Port-Joinville.


Ce même matin, un dundee faisait voile sur l’île ; le fait, on s’en doute, n’offre rien de saillant, et ne mériterait pas que nous en informions nos lecteurs, n’était le chargement insolite de ce petit bâtiment. Sur le pont, dans la cale, et visible par les écoutilles, s’entassait une cargaison composée surtout de ces caisses multiformes dans lesquelles on enferme les meubles livrés au péril d’une traversée ; des matelas arrondissaient à l’arrière leurs courbes molles, une caisse défoncée, soigneusement arrimée à plat pont, laissait voir la glace d’une armoire, riant au soleil, et reflétant les allées et venues du gui, qui oscillait latéralement au gré du vent gonflant la grand’voile. L’ensemble de ce déménagement en escapade au large était étrange et pittoresque, combien différent de ceux qu’on voit bringueballer lamentablement au long de nos routes !

A l’avant du dundee, là où l’eau inlassablement partagée gifle la proue qui avance entre deux rangs de vaguelettes bordées d’écume, deux voyageurs étaient debout, admirant la plaine vivante d’où parfois jaillissaient, contre l’étrave, des jets écumeux, quand la houle était plus forte ou la course plus vive. C’était un homme de cinquante-cinq ans, peut-être, en pleine vigueur encore, qui haussait un large front d’érudit ; auprès de lui, une jeune femme d’une trentaine d’années, grande et blonde, avec un de ces visages réguliers et calmes qui ne sont jamais très parés des grâces de l’adolescence, mais que le temps respecte mieux qu’il ne fait pour les traits à l’expression plus mutine. Tous deux étaient en deuil.

Le passager déclara soudain, en laissant errer un regard pensif sur l’eau parsemée de moirures lentement mouvantes, ocellée de reflets :

— Vois-tu, Madeleine, à cela près que je reviens dans mon île natale, et que je n’ai malheureusement rien de monastique, je me fais penser à saint Martin de Vertou, s’en venant, avec son ami saint Hilaire, évêque de Poitiers, évangéliser l’antique Oïa, au temps de la domination romaine.

— Mais, père, ils n’arrivaient pas, je pense, par Fromentine, comme nous ?

— Fromentine, à cette époque, ne devait guère exister qu’en puissance, comme dit si volontiers mon collègue Charost, en sa qualité de professeur de mathématiques. Mais il est probable que ces saints personnages embarquèrent à Notre-Dame-de-Monts, puisque c’est de là que part le pont d’Yeu.

— Ce pont de galets dont tu me parlais tout à l’heure ? Je n’ai pas su le voir…

— Parce qu’il ne se montre qu’au reflux, en temps de vives eaux ; il se découvre alors sur une longueur de trois kilomètres. La légende assure que cette jetée est le résultat d’un défi porté par saint Martin à Satan, et dans lequel celui-ci eut le dessous, comme il convenait.

— Ne dit-on pas aussi que dans les temps anciens cette sorte de chaussée réunissait l’île à la terre ferme ?

— Euh ! On dit tant de choses !

Reprenant son idée, Madeleine poursuivait déjà :

— Ce n’est pas davantage au quai de la Tour, à Port-Joinville, qu’atterrirent les deux pèlerins ?

— Sans doute. Les premiers apôtres de l’île prirent pied au fond du golfe alors formé par le ruisseau qui se jette dans l’anse du Moulin. Ce fut en face de ce point que se construisit le monastère, où saint Hilaire appela d’Irlande les moines blancs de Bangor.

Le voyageur se tut. Devant eux, l’île se rapprochait, corbeille de fleurs posée sur l’eau calme : au vert tendre des blés se mariait l’incarnat des champs de trèfle, et les pois offraient le pointillement de leurs pétales neigeux. Alors le passager étendit la main et prononça simplement, d’une voix chargée d’émotion :

— Mon pays, Madeleine.

On arrivait à l’île, ourlée, sur cette face, par les grèves blondes de la Conche et de Ker-Châlon, et que domine le clocher de Saint-Sauveur, dont le lanternon rond guide les marins. La mer se piquetait de voiles claires, devant une estacade aux lignes hautes et grêles, qui, déjà très distinctes, semblaient les longs bras d’un faucheux étendus sur l’eau bleue. La passagère, songeuse, regardait en silence cette terre maritime qui avait été le berceau de sa famille paternelle, et où la ramenait, définitivement sans doute, la volonté du ciel.


En arrivant sur les quais où l’hôtel des Étrangers dresse sa façade blanchie à la chaux, comme toutes celles de la petite ville, Damase Valmineau connut à l’instant qu’une curiosité agitait les Islais flânant le long du port. Le solitaire s’étonna, en déballant ses homards :

— Y a-t-il du nouveau, à ce matin ?

— Six, huit, dix… répondit le garçon de l’hôtel. Eh ! eh ! ils ne sont pas du gabarit, les derniers ! On braconne donc toujours ?

— Si vous n’en voulez point… grogna le bonhomme.

— Là, là, ne vous fâchez pas, père Damase. Histoire de parler, ce que j’en dis. Et pour ce qui est du nouveau, c’est ce dundee qui prend les passes, devant nous.

Le pêcheur redressa sa haute taille délivrée du poids de la hotte, et, la main en auvent, considéra un instant le voilier parvenu devant le musoir rouge du brise-lames.

— Faut que je vas voir ça, déclara-t-il.

Et il s’avança, indifférent au froid accueil qu’on lui faisait dans les groupes. A son passage, les bérets se rapprochaient en des conciliabules où il n’avait point de part, et Mortimprez, un camarade d’enfance pourtant, fit mine de ne pas le reconnaître. Celui-là était propriétaire et patron d’un beau sardinier ; jouissant de la considération générale, il ne voulait plus rien avoir de commun avec le braconnier de la mer.

Une mauvaise lueur durcit encore le regard du solitaire ; il s’approcha d’une vieille poissonnière, ridée, sous sa fanchon noire, comme une pomme de l’autre année :

— Qu’est-ce que c’est, qui arrive ? C’est-y l’homme aux chevaux de bois ?

— Non, répondit la femme, c’est des gens du continent qui viennent habiter dans l’île. Un déménagement, quoi !

Le dundee abordait à quai, auprès de la Grive, le courrier de Fromentine, à qui ses jolies lignes de vapeur de plaisance donnaient des airs de bibelot égaré parmi ces bateaux de pêche, frustes travailleurs assortis à leur rude besogne. Damase se perdit dans le remous des curieux qui affluaient ; il eut la surprise d’entendre un Parisien, debout à l’avant du dundee, interpeller un Islais :

— Hé là ! Cossard, tu ne me reconnais donc pas ?

L’homme se retourna, surpris :

— Pour vous dire…

— Voyons, Lemarquier ! Le fils de Lemarquier, de la Meule ! Tu ne te rappelles pas notre aventure à Risque-de-Vie, où le canot a failli se perdre, et nous avec, il y quarante années ? Et toi, n’es-tu pas Legrand ? Comme tu ressembles à ton père !… On tire toujours des tourterelles, aux passages de mai et de septembre, dans le bois de la Citadelle ?

Le voyageur avait sauté à terre ; autour de lui, un cercle s’était formé ; des mains se tendaient, des exclamations montaient. Et l’étranger reprit d’une voix franche ombrée de mélancolie :

— Oui, mes amis, me voilà revenu dans notre île, et j’y finirai mes jours. Rien ne vaut le coin natal, pour y jeter l’ancre après les tempêtes… après celles de la vie, comme après les autres !

Avec un regard indifférent sur cet étranger qui lui était inconnu, Valmineau passa.

CHAPITRE II

Dans le cabinet de travail de la cure, ouvert sur la paix ensoleillée d’une grande cour que bordent les écoles libres et qu’ombragent des vernis du Japon, l’abbé Parand s’occupait à préparer le prochain numéro de la Croix de l’Ile-d’Yeu. C’était une idée touchante qu’il avait eue, le curé doyen de l’île esseulée, en fondant cette menue feuille où sa tendresse paternelle recueillait, deux fois par mois, tout ce qui concernait la vie de ce petit morceau d’univers perdu au sein des flots, et dont la direction morale lui était confiée. Aux pages composées par une vieille dame, qu’un zèle ardent avait portée à se faire imprimeur, éditeur, voire colporteur, on trouvait de tout : naissances, mariages et décès, tempêtes et grandes marées, comptes rendus de ces cérémonies mi-religieuses, mi-maritimes, si particulièrement florissantes à Yeu, nouvelles des longs-courriers islais. Et nul ne s’étonnait d’y lire les réflexions sur l’inconstance de la sardine ou les mœurs des langoustes, puisque c’est de la pêche que vit la population.

— Ouvrez !

La gouvernante de M. le doyen lui tendait une carte de visite bordée de noir ; l’abbé y porta les yeux :

Edmond LEMARQUIER
Professeur honoraire d’histoire au lycée d’Orléans.

Un crayon rapide avait ajouté :

et Mlle LEMARQUIER.

— Faites entrer, ma bonne, dit le prêtre en abaissant sa barrette sur un front que coupait une ligne de hâle.

Un instant après, les passagers du dundee pénétraient dans la pièce ; M. Lemarquier présenta avec aisance sa fille et lui-même, puis ajouta tout aussitôt :

— Vous dirais-je, Monsieur le Curé, que je vous reconnais ?

— J’en suis flatté, Monsieur ; mais je me trouve à Port-Joinville depuis dix années à peine, et j’avoue ne pas me souvenir de vous avoir jamais rencontré.

— Mes paroles m’ont trahi : je reconnais en vous, non pas l’homme lui-même, mais, si j’ose dire, le curé doyen de notre rocher perdu. Monsieur l’abbé Marchand, un esprit entre tous éminent, fut jadis le doyen de l’île d’Yeu ; vous continuez à mes yeux sa haute et sainte figure. C’en est assez pour que j’aie tenu à venir vous assurer de notre respect, au moment où nous nous fixons définitivement dans l’île, ma fille et moi.

L’abbé s’inclina légèrement.

— Je vais donc avoir la joie de vous compter, Monsieur, parmi mes paroissiens ?

— Oui, Monsieur le Curé ; indirectement, tout au moins. Mon père, médecin que sa profession avait beaucoup fatigué, s’était de bonne heure retiré à la Meule, J’y fus élevé moi-même ; j’y reviens après ma carrière faite… Hélas ! le nid est toujours là, mais la famille est incomplète…

Il eut un soupir ; une ombre flottait dans le sourire de Madeleine, à l’abri de son chapeau de crêpe. Discrètement, l’abbé prononça :

— La douleur est fille du ciel…

— Mme Lemarquier, continua le professeur, nous a été enlevée après une très longue maladie. Ma fille a refusé tous les partis qui se sont présentés, pour l’entourer de soins dont je ne puis assez vous dire l’intelligence et le dévouement… Si, si, mignonne, il faut que M. le curé te connaisse… Maintenant la voici seule avec son vieux père, et si la blessure de mon cœur se doit un peu calmer, c’est sa main qui la pansera…

— N’avez-vous pas d’autres enfants ? interrogea le prêtre.

— J’avais deux fils, Monsieur le curé. L’un est tombé pour la France dans le bled marocain, au cours de cette période que les journaux appelèrent, d’une formule exagérément optimiste, la pénétration pacifique. L’autre est marié, fixé dans les mines du Nord où il est ingénieur ; il n’a plus besoin de moi. Alors, je reviens mourir sur ma terre natale, avec mon Antigone.

— Mourir ! protesta l’abbé Parand. Pas avant que je n’aie profité de vos bonnes visites ! Vous devez à Dieu des années encore de services éclairés.

— Vous avez raison, Monsieur le curé, fit Madeleine en se forçant à sourire. Que deviendrais-je sans ce cher père ?

Le veuf secoua la tête.

— En réalité, je ne songe pas à m’enliser dans une tristesse morne et stérile. J’arrive ici avec un grand projet.

— Vraiment ?

— Je prépare depuis longtemps un volume sur les monastères du Bas-Poitou ; je veux étudier de près, et en détail, les ruines et les souvenirs que Yeu présente dans cet ordre d’idées.

— Ah répondit l’abbé, avec une lumière dans le regard, la belle, la grande pensée ! Le monastère de saint Hilaire, plus tard celui de saint Étienne, ont tenu une haute place dans la vie morale de l’île ; seulement leur étude vous coûtera mainte peine, Monsieur.

— Je crois qu’il n’en reste pas grand’chose, fit Madeleine.

— A peu près rien, Mademoiselle. Du moustier de saint Étienne ne demeurent que quelques substructions envahies par les ronces et les yèbles : quant à celui de saint Hilaire, je crois bien qu’il n’en subsisterait à peu près que le souvenir, si M. Turbé, en défrichant une de ses terres, sur l’emplacement de la chapelle, n’avait mis à découvert trente-six squelettes, dont un reposait dans une auge de pierre blanche.

— Celui d’un prieur, sans doute, remarqua le professeur. Il faudra que je voie tout cela… Pensez-vous, Monsieur le curé, que la documentation me soit facile ?

— Je crains que non. L’établissement des Bénédictins de Cluny, dont l’essaim était placé sous la protection de saint Étienne, fut entièrement dévoré en 1564 par le feu qui, ayant pris subitement dans une salle, anéantit en un instant le fruit de cinq siècles et demi de laborieux efforts ; et notre plus ancien registre officiel n’est que de 1629. Pour les disciples de saint Hilaire, c’est pire encore : saccagé par les Sarrasins au commencement du règne de Louis le Débonnaire, ce couvent fut incendié par les Normands en 846. Et dame, dans ce temps-là…

Une moue significative compléta la pensée du prêtre ; M. Lemarquier objecta :

— Mais il y a la charte du transfert à Noirmoutier de l’abbaye cistercienne sise à l’îlot du Pilier, transfert exécuté par Pierre de la Garnache, seigneur de l’Insula de Oïa, en 1206. On trouverait peut-être quelques détails dans ce document.

— Oh ! oh ! fit l’abbé Parand, je vois, Monsieur, que vous êtes un véritable archéologue, nos vieilles pierres n’ont qu’à se bien tenir !… Et vous, Mademoiselle, seriez-vous versée également dans cette science vénérable ?

— Je seconde parfois mon père pour ses recherches, Monsieur le doyen, c’est ma fierté et mon plaisir. Mais je compte surtout cueillir des plantes destinées à soigner les bonnes gens de la Meule, dans des cas très simples ; j’espère aussi que M. le curé de Saint-Sauveur voudra bien accepter le secours de ma bonne volonté pour les enfants du catéchisme…

— La couvée n’est malheureusement pas nombreuse, Mademoiselle, une vingtaine de petites âmes en tout ; mais je m’empresse d’accepter au nom de mon confrère votre offre si chrétienne, et je me félicite infiniment de la précieuse recrue que nos œuvres vont trouver en vous.

L’abbé souriait, paternel ; Mlle Lemarquier lui répondit par un regard où se reflétait la candeur de son cœur pur.

Le village de la Meule — 206 habitants avec les hameaux annexes — est sans contredit le site le plus attrayant de l’île d’Yeu. Plus exactement, c’est le seul où la nature déploie du charme et de la grâce, entre l’aridité sévère des landes granitiques et la sauvage splendeur des falaises battues par une mer dont la colère grondante est toujours aiguisée sur les pointe des « basses » sous-marines, qui, sans trêve, déchirent la robe verte de l’océan. Après un frais vallon où serpentent un ruisseau et des routes sinueuses jouant à cache-cache sous les ormeaux du Bois-d’Amour, la Meule est un groupe de maisons blanches, une auberge, deux petites fermes et trois villas. Et le paysage est borné derrière le port minuscule qui s’enfonce dans les terres, par de puissantes masses rocheuses, dont les frustes assises bossuent le sol jusqu’aux premières habitations. Les qualifier de montagnes, comme font les habitants, est une exagération évidente ; il demeure qu’elles créent un aspect de fjord norvégien en miniature, tout entouré d’arbres et de jardins fleuris. La chapelle votive a grand air, qui domine le village à gauche, tout en haut du mur nu, quasi à pic de la falaise, et agenouillée sous sa toiture basse, en face du plus merveilleux horizon maritime qui se puisse rêver, où elle prie depuis cinq siècles pour les Islais au péril de la mer.

A ses pieds, la villa de M. Lemarquier était un étroit mais coquet logis, assis derrière ses plates-bandes égayées de rouges pélargoniums. Depuis le balcon de bois courant devant le premier étage on apercevait le petit havre, peuplé d’une trentaine de canots, grées en sloops, tirant sur leur corde à marée haute, échoués à basse mer. De la grande voisine dont la voix profonde s’effilochait dans le vent, par-dessus les falaises, on ne voyait rien, les roches du goulet, très hautes, se resserrant, puis tournant brusquement à gauche. C’était bien l’asile qui convenait à ce savant voué à l’étude des antiquités chrétiennes de son île, à cette jeune femme qui consacrait à la charité tout le temps que lui laissait libre le dévouement dont elle entourait son père.

Ils avaient chacun une bicyclette, indispensable dans un pays aussi peu favorisé des conquêtes de la civilisation. Et ils s’en allaient par les routes cahoteuses, crevées d’affleurements granitiques, où jamais ne se risquèrent bandages d’automobiles ; moins d’une lieue de chemin, entre les terres dénudées, les menait à Port-Joinville, capitale de ce petit monde insulaire dont M. Lemarquier rapprenait avec joie à connaître tous les détours.

Aussitôt que fut terminée l’installation de la petite villa, le professeur commença ses travaux. Le premier des monastères, celui qui avait fleuri du VIe au IXe siècle, attira son attention tout d’abord. L’archéologue se rendait, entre Ker-Borny et Port-Joinville, au vallon de Saint-Hilaire ; là, parmi les prairies arrosées d’un mince ruisseau bordé de saules, et qu’enjambe un pont rustique, le savant se penchait aux pierrailles éparses dans le Champ du Cloître. Il étudiait avec piété les derniers vestiges de l’asile des hommes qui avaient doté cette terre alors inculte, et presque inhabitée, d’un vallon fertile, en édifiant près de l’anse une digue qui, coupant la communication avec la mer, avait peu à peu réduit le golfe à un étier sur lequel ils établirent un moulin. Car il ne suffisait pas aux pieux ermites d’attirer par leurs prières les bénédictions célestes sur la terre, leur industrie savait rendre plus propices au séjour de l’homme les lieux rudes où les appelait leur mission.

De son côté, Madeleine, sa boîte d’herborisation à la hanche, s’en allait cueillir les simples dont elle constituait une petite pharmacie à l’intention des habitants du village. La jeune fille s’aperçut vite que, sur cet avant-poste de l’Europe, brûlé de soleil, saturé d’air marin, la flore n’est pas riche, dont on peut amasser une bienfaisante récolte ; cependant, elle recueillit de la violette, du tussilage et des mauves, spécifiques des rhumes ; dans ses bocaux, la racine du chiendent rafraîchissant fraternisa avec la dépurative pensée sauvage. Et sur les talus qui bordent les champs, concurremment avec ces murets en pierre sèche dont la présence ne contribue pas à égayer le plateau central de l’île, Mlle Lemarquier, en prévision des maux de gorge, put cueillir ample moisson d’une petite ronce de curieuse espèce, aux buissons bas, serrés et non traçants.

Les habitants de la Meule apprirent tôt à estimer les voisins que leur envoyait le continent. La vieille femme qui servait les nouveaux arrivants ne se priva point de publier partout combien ils étaient plaisants et honnêtes ; et les enfants ne tardèrent pas à entourer gaiement, dès qu’ils l’apercevaient, la demoiselle qui savait miraculeusement guérir les coups de froid pris en barbotant dans les anses… et parer d’attraits insoupçonnés l’étude du catéchisme.

Cette sympathie générale était douce à M. Lemarquier, à Madeleine surtout. Une seule ombre à ce tableau, insuffisante à l’obscurcir, mais fâcheuse aux yeux de la jeune fille, qui se donnait toute à son œuvre de charité. Lorsqu’elle herborisait sur la côte ouest, recherchant, parmi la maigre végétation des dunes, la centaurée qui traite les maladies de la bouche et du pharynx, et le silène officinal souvent desséché par la rude haleine du large, il n’était pas rare que Mlle Lemarquier sentît peser sur elle le regard dur d’un pêcheur, immergeant des nasses devant les récifs, ou poursuivant, à marée basse, dans les bâches, les crabes aux bras armés. C’était le braconnier de la mer, dont la sourde hostilité s’amassait autour de l’intruse qui osait violer la solitude de son domaine.

CHAPITRE III

— Je vas-t’y prendre le large, à matin ?

Damase Valmineau, grimpé sur un roc de l’anse des Corbeaux, examinait l’océan à ses pieds. La mer n’était pas démontée sans doute, mais la journée s’annonçait dure ; un ciel ardoisé, ainsi qu’il arrive après de chaudes périodes estivales, chargeait l’eau d’une teinte plombée. La surface liquide, sans écume, était tout entière comme couverte de papier gaufré à petites frisures, qui ne s’effaçaient qu’à l’arête des vaguelettes entre-heurtées. Point de houle, à vrai dire ; mais le soleil qui, parfois, entre deux nuages, risquait une coulée d’or timide, avait un éclat pâle auquel un familier des choses maritimes ne se pouvait tromper.

— Ça ira mal d’ici une paire d’heures, grommela Valmineau. Faut voir à mettre le canot en lieu sûr.

Jambes nues, se piétant comme une sorte de triton puissant et farouche, l’homme tira à sec, sans effort apparent, son embarcation dont la petite étrave creusait un sillon dans le sable friable, jamais atteint par la mer, de la grève supérieure. Le poil mouillé, mais à peine essoufflé, l’homme amarra solidement sa barque à un écueil, visita le vivier, pour n’y laisser aucun crustacé. Puis il regarda encore la mer ; des panaches blancs commençaient de fuser, pressés, contre la pointe du Gibbas, faite de roches détachées et éparses qui prolongent l’île vers le Sud. Damase hocha sa tête grise :

— Riche temps pour la loubine, qu’aime l’eau bien brassée ! Espère un peu, que j’aille voir ça à l’anse des Vieilles !

C’étaient deux kilomètres à parcourir, et le lieu n’est pas des meilleurs pour la pêche ; mais le ciel menaçant n’incitait pas le bonhomme à se rendre jusqu’à la presqu’île du Châtelet, dont le grand bar hante si volontiers les abords tourmentés aux noms expressifs : Tourne-Cul, Pierre-Fourchue, Père-Nère (pierre-noire). Et quant aux postes de pêche des Corbeaux même, le solitaire de la pointe leur conservait une rancune, depuis que, sur l’écueil de la Mouclière, ainsi nommé à cause des colonies de moules qui y prospèrent, il avait été recouvert et roulé par les plis glacés d’une lame de fond, ne devant son salut qu’à une crête de rocher à laquelle, par miracle, il avait pu s’agripper.

Valmineau gagna sa cabane, en poussa du pied la porte branlante. Il prit la longue gaule d’un seul tenant que trois crampons rouillés fixaient au mur velouté de jaunes pariétaires, auquel elle faisait comme une antenne unique pointant vers le large. Puis, ayant mis au fond de son sac son attirail de pêcheur, au-dessus d’une miche, d’une chopine et d’un saucisson, le braconnier de la mer s’en fut vers l’anse des Vieilles, qu’il atteignit par la route courant sur la falaise. Ce faisant, il ne rencontra d’autres êtres vivants qu’un vieux cheval qui paissait, entravé, et Madeleine Lemarquier en tournée d’herborisation, à laquelle, au passage, Damase jeta un mauvais regard.

L’anse des Vieilles était jadis fréquentée par les nombreux capitaines des barques appartenant au village de la Croix ; celles-ci s’abritaient derrière une jetée, le Fort des Dames, dont ne subsistent plus que des restes unis par un ciment rouge ; maintenant trop ouverte, par suite des assauts répétés de la mer, cette anse ne présente pas une grande sécurité ; seuls les caboteurs peuvent s’y réfugier l’hiver, quand les vents du Nord-Est, voire du Nord-Ouest, jettent à la côte la colère des flots démontés. Pour les touristes, c’est une plage sablonneuse à pente assez forte, encadrée par des falaises hautes de douze mètres environ, d’une coloration rougeâtre due à des filons importants d’eurite à teinte d’aventurine, qui forment dans le granit, à mi-hauteur, de curieuses bandes stratifiées. Au centre de la grève, deux murailles parallèles érigent leurs roches grisâtres, fendillées comme du vieux bois abandonné aux intempéries, ou ridées ainsi que des visages de vieilles femmes. D’où, peut-être, le nom de l’anse.

Le braconnier de la mer descendit sur le sable, huma l’air vif qui accourait du large, porté par le dos glauque des longues houles qui, d’heure en heure, se creusaient davantage :

— Va bien, grogna-t-il. Je vas laisser mon fourbi dans un trou pour attendre la mer à baisser ; et puis, en route pour le lieu de pêche !

A l’Ouest, la falaise présente quatre ouvertures successives, qu’on ne saurait appeler des grottes, sur une côte où s’ouvrent des excavations comme le trou aux Pigeons qui mesure vingt-quatre mètres de profondeur, ou la grotte des Soux, qui en compte soixante. A l’anse des Vieilles, ce sont simplement, dans la muraille de pierre, des failles triangulaires, semblant nées d’une partie de terre qui se serait vidée. Leur sol est tapissé d’un éboulis de galets brassés par la mer, et fleuris d’algues luisantes. Ce fut là que Valmineau déposa son sac et ses bottes, délogeant des crabes noirs et verts qui s’évanouirent dans le sable humide des flaques. Un regard de vérification au moulinet de sa gaule, une allumette à sa bonne pipe, et le pêcheur, ayant pris ses appâts, gagna un récif que, de trois côtés, la mer baignait de lames vives et sournoises.

La pêche de la loubine est entre toutes captivante. Debout sur un roc avancé, à tout instant inondé, où les orteils nus doivent se crisper pour éviter la glissade toujours périlleuse, souvent mortelle, dans le bouillonnement qui s’agite aux flancs de l’écueil, le pêcheur, d’un puissant coup de reins, lance au loin sa ligne. Ensuite, il attend ; il attend que morde le grand bar ponctué, long parfois de près d’un mètre, pesant de sept à huit kilos, et dont les muscles puissants se jouent des flots tourbillonnant en furie, qu’il recherche au milieu des brisants. Le poisson est-il ferré ? Rien n’est fini, tout commence au contraire : la loubine a de terribles défenses, et c’est un duel sans merci qui s’ouvre entre la prise et le chasseur.

Damase Valmineau s’en aperçut bien quand, une demi-heure plus tard, son hameçon fut happé par une proie invisible sous les plaques d’écume, sans cesse déchirée, sans cesse renaissante. La gaule ploya si brusquement qu’elle faillit échapper à la main de l’homme, tandis que le moulinet se dévidait avec un bourdonnement soudain de rouet. Le braconnier, qui pourtant en avait vu de toutes sortes, depuis un demi-siècle qu’il vivait de la mer, mâcha un cri de surprise :

— Tonnerre ! un particulier de vingt livres, que c’est !

Mais il n’en dit pas davantage, car le moment n’était vraiment pas aux discours. Sans même songer à rallumer sa pipe éteinte, Damase, arc-bouté sur la roche, la main au moulinet, se mit en devoir de fatiguer la bête qui imprimait au bras du pêcheur de furieuses secousses.

Pendant un bon quart d’heure les choses se passèrent normalement ; puis, tout à coup, la situation devint tragique. D’un rapide écart la loubine s’évada sur la droite ; pour empêcher que sa ligne ne fût sciée aux arêtes des récifs, Valmineau voulut suivre sa prise, sur l’étroit banc de roches où il se tenait. Mais la chaussée était inégale, creusée de trous, mangée de crevasses ; sollicité par la tension à laquelle était soumis son bras, l’homme avança le pied au hasard : un instant plus tard il s’étendait en rageant sur la roche, une douleur aiguë à la cheville. La ligne fuyait dans les embruns, suivie de la gaule, qui rebondissait à bruits secs sur les rochers.

— Malheur de malheur ! Ma gaule, ma loubine, tout qu’est perdu !

Le braconnier tenta de se relever. Un élancement, cinglant comme un coup de fouet, le rejeta sur la roche déclive, où il se cala avec un grognement de sanglier forcé :

— V’là que j’ai la patte touchée ! Faut-il en voir, tout de même ! Qué que je vas faire ?

Il tâta, précautionneux, sa cheville : déjà elle enflait. Damase connut toute la gravité de sa situation : seul, blessé, il lui était matériellement impossible de regagner son logis de la Pointe, voire même de quitter cet écueil. Et la mer, qui bientôt rendrait impraticable le chemin du retour, avant deux heures, se jouerait librement au-dessus de la « plate » sur laquelle lui, Valmineau, était écroulé. Il fallait appeler au secours, quoi qu’en dût souffrir la vanité du braconnier de la met ; il fallait réclamer l’aide de cette humanité dont il avait coutume de mépriser les offices… Mais, quand on sent vous courir sur l’échine le frisson de la petite mort, bien des choses apparaissent sous un angle nouveau ; le solitaire se redressa du mieux qu’il put, et, appuyé sur les bras un peu à la façon des pingouins, se mit à héler de toute la force de ses poumons robustes, dans le vent qui emportait son appel au loin sur la falaise.


M. Lemarquier s’était rendu pour quelques jours sur le continent, afin de chercher au pays d’Herbauges des traces de saint Amand, le pieux visiteur du moustier de Saint-Hilaire, qui naquit dans cette contrée. Profitant de l’absence de son père, Madeleine était, de grand matin, partie en tournée d’herborisation. Après avoir traversé l’île, la jeune fille avait rejoint la côte à l’anse de la Grande-Conche, et elle s’en revenait lentement vers la Meule, quand, à la hauteur des marais de la Croix, elle avait rencontré le sauvage habitant de la Pointe, sa gaule à loubine sur l’épaule.

Mlle Lemarquier venait de cueillir un pied d’erodium, blanchâtre et velu, étalant sa rosette à courts rayons autour d’une jolie fleur rose pâle ; la fille du professeur admirait la perfection délicate des œuvres du Créateur, même dans leurs plus menus spécimens, lorsqu’un cri, long, poignant, fit retomber la main qui déjà ouvrait la boîte d’herborisation.

— Holà ! oh… oh !

Cela courait sous le ciel gris, plainte impérieuse et sinistre, mêlée au grondement de la mer qui roulait des galets au pied des écueils battus par les lames. C’était si lugubre, si pressant aussi, que d’un bond la jeune fille, le cœur ballant, se trouva debout au bord de la falaise, scrutant du regard la côte déchiquetée qui s’étirait à ses pieds. Et d’un coup d’œil elle comprit.

Là-bas, sur un rocher de l’anse des Vieilles, il y avait une forme étendue. Un homme, blessé ou malade, qui appelait à l’aide, et que l’implacable marée allait cerner, puis engloutir, si on ne le secourait au plus vite.

La jeune fille prit sa course dans le vent qui plaquait ses vêtements à son corps. En quelques minutes, elle arriva à l’anse, descendit sur la grève ; alors elle reconnut le braconnier de la mer, et en même temps elle comprit que le sauvetage serait difficile : déjà, sur le banc des Vieilles, un peu plus loin, les vagues écumaient, rageuses, incessantes, couvrant à chaque minute les trois têtes chauves et noires de ce dangereux brisant.

Madeleine ignorait l’hésitation stérile, comme aussi la fausse pruderie. Enlevant en un tournemain ses chaussures et ses bas, elle releva sa jupe qu’elle épingla haut sur ses jambes ; et, dans l’eau plus loin que les chevilles, que glaçait le sournois contact, elle marcha bravement vers le blessé, qui la regardait approcher en silence.

Quand elle fut près de lui :

— C’est pas trop tôt que vous voilà, déclara l’Islais. Un peu plus, vous m’auriez laissé noyer comme les bêtes qu’on jetait dans les temps par le trou de la Grande Charte.

— Je suis venue dès que je vous ai entendu. Où souffrez-vous ?

Le bonhomme montra sa jambe :

— J’ai glissé sur c’te faillie roche, en pêchant la loubine. Ah ! c’est pas un métier de riche, pour sûr !

Les doigts légers de Madeleine tâtaient le membre enflé, la jeune fille annonça :

— Une foulure seulement. Vous avez de la chance.

— De la chance ! maugréa Damase. Y en a qui n’ont pas peur ! Comment que je rallierai mon mouillage, avec la mer qui vient ?

— Je vais vous faire un pansement de fortune, et vous pourrez marcher un peu.

Déjà elle déchirait son mouchoir, le nouait au foulard du braconnier. Comme il fallait se hâter, elle plaça un bandage rapide, indifférente en apparence aux grognements du patient. Une fois seulement, celui-ci ayant proféré un juron malsonnant, la bonne Samaritaine leva sur lui son regard pur :

— Si vous vous taisiez, je pourrais aller plus vite, et cela vaudrait mieux pour nous deux.

Du coup, le blessé dompté ne souffla plus mot.

Lorsque la cheville fut solidement bandée, Madeleine se redressa :

— Là… Levez-vous. Bien. Pas trop de mal ?

— Euh !… Si, pour sûr.

— Il faudrait pourtant marcher… Appuyez-vous bien.

— Sur quoi, que je m’appuierais ?

Elle eut un rire jeune :

— Sur moi, naturellement.

— Mais…

— Allons, dépêchons. Je suis forte, et la place est mauvaise.

Ainsi l’infirmière improvisée ramena son blessé sur la plagette ; tous deux furent largement éclaboussés, mais en somme ils atteignirent sains et saufs le sable sec. Là, elle demanda :

— Vous n’aviez rien avec vous ?

— Mon sac et mes bottes. Dans le second trou, que je les ai mis.

— Restez-là, je vous les apporte.

Deux minutes plus tard, Mlle Lemarquier reparaissait, chaussée, prête au rude effort qu’elle devait encore accomplir. Et ensemble, lentement, ils regagnèrent la maison des Corbeaux ; le braconnier marchait appuyé sur l’épaule de sa compagne : il était maussade encore, mais ne grognait plus.

Devant la porte de sa cabane, Valmineau, cherchant sa clé aux poches de sa vareuse, éprouva un sourd besoin d’excuses, ou peut-être un hargneux désir de bravade :

— Vous savez, fit-il, c’est point trop beau chez moi.

— Il ne s’agit pas de cela. Jetez-vous sur votre lit, pour que je vous fasse un pansement plus sérieux.

Madeleine, en un clin d’œil, eut mis la main sur le pichet égueulé où le bonhomme gardait son eau douce ; elle rafraîchit avec précaution le pied que la marche avait gonflé. Damase se laissait faire, moralement recroquevillé en une défensive naturelle à sa mentalité de porc-épic, mais à qui l’inaltérable douceur de la demoiselle livrait de rudes et singuliers assauts. Elle se releva enfin :

— Voilà. Cinq ou six jours de repos complet, et il n’y paraîtra plus.

— Cinq ou six jours ! gronda le pêcheur. Nom de…

— Chut !

Madeleine le regardait, un doigt levé, les yeux attristés ; le braconnier de la mer, qui ne craignait pas grand’chose, s’arrêta tout net. Il reprit sur un autre ton :

— Mais, Demoiselle, comment que vous voulez que je fasse, pour mon manger ? Je n’ai point de domestique, moi…

— Je viendrai vous panser deux fois par jour ; et j’apporterai tout ce qu’il faudra.

Ça, c’était plus fort que de pêcher des langoustes avec une nasse percée. Le vieux sanglier crut voir vaciller autour de lui les parois de sa tanière ; il murmura :

— Vous, Demoiselle !… Mais, vous ne pensez pas… depuis la Meule !

Elle eut encore son sourire demeuré si jeune, malgré la fuite de ses vingt ans :

— Avec ma bicyclette ce n’est rien du tout. Il ferait beau voir un médecin abandonner son malade avant la guérison ! Seulement, il faut me promettre d’être sage !

— Dame oui, répondit l’autre, je serai sage ; mais je vas m’embêter bougrement !

— Je vous apporterai de la lecture. Et puis vous direz votre chapelet ; cela vous aidera à avoir de la patience. Vous ne l’avez pas oublié ?

La demande était si naturelle, le regard si clair, qu’une réponse négative vraiment était impossible. D’ailleurs, en cherchant bien… Le solitaire avala sa salive avec effort, et assura tout en grattant frénétiquement son crâne grisonnant :

— Bien sûr, Demoiselle, ça ne s’oublie pas !

CHAPITRE IV

M. Lemarquier travaillait dans la chambre qu’il avait élue pour y mettre au jour son étude sur les monastères de l’île d’Yeu. Sa fenêtre donnait sur le village blotti au pied des falaises ; la blancheur des maisons étagées parmi la verdure, le brun lavé de gris de l’énorme muraille limitant le miroir du petit port, formaient, avec le bleu du ciel, un tableau reposant de chantantes harmonies, qui était doux à l’homme meurtri par les tourmentes de la vie. Auprès de lui, sa fille, diligente et silencieuse, s’activait à une layette promise à une voisine qui attendait son dixième enfant.

Quelques mois d’étude avaient permis au professeur de réunir et de classer tous les documents relatifs au moustier de Saint-Hilaire, et aux premiers temps de sa bienfaisante existence. Maintenant, l’archéologue se penchait sur le souvenir du plus illustre des visiteurs de l’île, saint Amand, et le vénérable évêque allait revivre à son évocation.

— Si tu savais, Madeleine, dit soudain le savant en déposant sa plume, quelle attachante personnalité que celle de ce Saint ! J’ai pu la reconstituer en détail. En veux-tu un aperçu ?

— Mieux qu’un aperçu, père, je t’en prie.

— Non ; pas davantage, pour le moment. Ton temps est précieux, fillette…, et le mien aussi. Donc, saint Amand naît, probablement dans le troisième quart du VIe siècle, en Armorique, in territorio namnetensi, où le nom de Sévère, que portait son père, est encore commun, j’ai pu m’en rendre compte l’autre jour. Il vient en 609 chercher à l’île d’Oïa — notre île — un refuge contre les bruits du monde ; sa barque, pénétrant dans le golfe du Moulin, que les travaux des moines n’avaient pas complètement asséché encore, suit un chenal qui le mène jusqu’au mur même de l’abbaye, soit au Passou de Ker-Borny.

Le pieux visiteur se forme auprès des moines de Bangor à la vie religieuse, et bientôt il édifie toute la communauté par ses vertus. Mais la règle des Pères, si dure soit-elle, semble encore trop douce à cette âme dévorée d’un saint désir de mortification. Tout près du monastère, dont les offices lui étaient précieux, Amand creuse de ses mains la grotte où il entend passer son temps dans la prière.

— Ah ! fit Madeleine, ce trou, assez difficile à découvrir, que tu m’as montré lundi dernier, du côté de Ker-Borny ?

— Justement. J’en ai pris un croquis. Regarde.

Le professeur tendait à sa fille un feuillet qu’elle considéra avec intérêt. C’était, au flanc d’un bloc granitique, une excavation artificielle, assez petite et sans grand caractère ; la paroi sombre était éclaircie par le reflet d’une fontaine minuscule, que l’on prendrait pour un bénitier, si elle ne coulait continuellement, et n’offrait un trop-plein.

Madeleine rendit le dessin à son père :

— C’est tout à fait cela, père… Et saint Amand demeura longtemps dans ce fruste ermitage ?

— Jusqu’à ce qu’il sente en soi une âme mûre pour les lointaines missions. Le pauvre prêtre armoricain a entendu parler, au fond de sa solitude, de l’inconduite à laquelle s’abandonne le roi des Francs, Dagobert Ier, en son palais de Metz. Intrépide, l’ermite traverse en modeste équipage les forêts sauvages de la Gaule ; plus intrépide encore, il ose reprocher ses débordements au monarque. Et si grande est la puissance de la vertu, que, malgré ces reproches, à cause d’eux peut-être même, le souverain tient absolument à ce qu’Amand soit le parrain de son fils Sigebert, le futur roi d’Austrasie. Dès lors, les honneurs arrivent en foule à l’humble prêtre, qui ne les accepte que pour l’influence qu’ils ajoutent à son inlassable activité. Évêque de Maëstricht, vers 635, il prêche les Suèves et les Wascons, et mérite de porter devant la postérité le titre d’apôtre des Flandres, de la Frise et du Hainaut. Dures années d’incessant labeur au cours desquelles le Saint regretta souvent l’ermitage de la tranquille Oïa, où, exempt des terrestres soucis, il était libre de faire monter sans trêve sa prière vers le ciel, « comme un encens d’une agréable odeur ». Enfin, chargé d’ans et de vertus, le saint évêque meurt aux environs de Tournay, dans un monastère qui depuis a porté son nom, et que…

M. Lemarquier se tut. Des bruits de contestations se faisaient entendre depuis un moment à la cuisine, et leur diapason allait s’élevant.

— Qu’arrive-t-il donc, Madeleine ?

— Je vais voir, père.

Comme la jeune fille se levait, la bonne parut sur le seuil, rouge de colère :

— Mademoiselle, c’est le braconnier qui veut entrer à toute force, avec sa hotte qui goutte ! Il va mettre de l’eau plein ma salle !

— C’est peut-être pas c’te vieille carène qui va m’empêcher de voir la demoiselle ! grommelait en coulisse une voix rude.

Au même moment, sous l’effort d’une main vigoureuse, la brave Islaise pirouettait avec des piaillements de cormoran, tandis que dans la porte apparaissait la puissante carrure de Damase Valmineau.

— Les femmes, pour des riens, faut que ça piaule comme des simounelles dans la tempête ! constata-t-il en manière d’excuses.

Et il ajouta poliment, son béret à la main :

— Bien le bonjour, Monsieur, Demoiselle et la compagnie.

De fait, la hotte pleurait fâcheusement sur le parquet. Le professeur s’informa :

— Qu’est-ce qui vous amène, Valmineau ?

A quoi le bonhomme répondit, sans prendre garde aux signes de Madeleine :

— C’est la chose que votre fille m’a tout bonnement sauvé la vie, M. Lemarquier. Alors, moi, je vous ai pêché des langoustes, et je vous les apporte… dame, c’est du beau, foi de braconnier !

D’un tour d’épaule, Damase faisait glisser les courroies de la hotte, et la posait à terre. On entendit d’impressionnants cliquetis d’armures froissées. Le savant sourit :

— Vous exagérez, mon brave. Ma fille a simplement pansé une entorse que vous vous étiez faite sur la falaise, où elle se trouvait par hasard, m’a-t-elle dit.

Une lueur brilla sous les sourcils broussailleux du solitaire :

— Ah ! c’est ce qu’elle vous a dit, la demoiselle ? Et bien ! moi, je vas parler autrement, à cette heure, et je suis bien sûr qu’elle ne me démentira point !

— Père Damase…

— Laissée, laisser, Demoiselle ! La vérité, je ne connais que ça ! Monsieur, cette petite dame, qu’a l’air de rien, elle est venue me chercher sur un failli rocher où que j’étais pour périr, vu que la mer montait, et que je ne pouvais plus bouger la patte. Elle m’a pansé là, elle m’a soutenu et quasiment porté, sur la route de la falaise, jusqu’à mon cabanon. Pis que ça, cinq jours de temps elle est venue me soigner et me nourrir comme un gosse, que j’en aurais pleuré, si j’avais pas égaré mon cœur dans les trous de la côte, depuis que je vis seul comme un rat !

Le vieux s’arrêta pour souffler. M. Lemarquier se tourna avec émotion du côté de sa fille qui, confuse, baissait la tête vers un mignon bonnet qu’elle avait campé sur son poing fermé.

— Elle a fait tout cela ? murmura le savant.

— Foi de Valmineau, Monsieur, c’est la vérité vraie ! Et en plus, la demoiselle m’a rappris mon chapelet, que j’avais comme qui dirait un peu perdu de vue, à force de bourlinguer à la braconne.

— C’est très bien, mon brave, mais… cela ne m’étonne pas d’elle, conclut M. Lemarquier en regardant son enfant avec tendresse.

— Père, n’était-ce pas très simple ? Je me trouvais là : j’ai été l’instrument de la Providence, voilà tout !

— Je ne sais point au juste de quoi vous avez été l’instrument, Demoiselle, reprit Damase, se mettant en devoir d’exhiber le contenu de sa hotte, mais pour aujourd’hui je vous apporte des langoustes comme ils n’en ont pas à la table du préfet, qui n’est qu’un terrien du continent ! Et je tenais à vous dire aussi qu’entre vous et le braconnier de la mer, c’est à la vie, à la mort. Si on peut faire quelque chose de bien du vieux sauvage des Corbeaux, c’est vous qui le ferez, vu qu’il vous doit l’air qu’il respire !

Ayant dit, avec un fruste élan qui ne manquait pas de grandeur, Damase Valmineau commença d’aligner sur le bureau du professeur des homards énormes et pleins de pétulance, devant lesquels M. et Mlle Lemarquier n’eurent que le temps de garer les précieux feuillets où s’évoquait la vie de saint Amand, évêque de Maëstricht et ermite d’Oïa.

Le culte respectueux et discret voué par le pêcheur à la « demoiselle » qui l’avait sauvé se manifesta comme il se pouvait faire, c’est-à-dire que la villa de la Meule se vit fréquemment pourvue de ces divers crustacés abondants sur la côte ouest de l’île, et dont le même Garcie Ferrande, de qui nous avons parlé déjà, écrivait en son savoureux langage du temps de Ronsard :

« Il y a sur lesdits rochers grosse garde, tant de jour que de nuyct, et les gardes dudit lieu sont gros raviers palliers, abjans, hyrainnes de mer, roylangousts, langoustes et grandes mâcres, et grosses jambes, et sont par-dessus tous les gros burgaulx avec leurs corps courant jusqu’à la symme desdits rochers, et illec font le guet. »

Souvent, quand Madeleine herborisait sur la lande, le braconnier apparaissait, surgissant par quelqu’un des invraisemblables sentiers qui escaladent la muraille rocheuse. Il mettait la jeune fille en garde contre les périls des falaises, périls nombreux, insoupçonnés des nouveaux venus dans l’île, et qu’il connaissait mieux, lui, qu’être au monde. Et il la guidait pour la recherche des simples : il en ignorait la classification et le nom savant, mais il avait dès longtemps remarqué leurs vertus ; c’est ainsi que, grâce à lui, Mlle Lemarquier put recueillir dans quelques grottes de robustes échantillons d’asplenium marinum, belle fougère, qui nulle part n’est abondante. Les enfants de la Meule eurent tôt fait d’en apprendre les qualités bienfaisantes.

Un jour d’automne, Valmineau rencontra Madeleine près de l’anse du Nicou-Coulon, où la mer, perpétuellement démontée, même par les temps les plus calmes, fouaille les brisants avec une fureur toujours renaissante. De là on domine la pointe de l’île, lande rissolée par l’été finissant, et où le logis du braconnier de la mer s’érigeait tout seul, au bout de son allée de tamaris. Mlle Lemarquier observa :

— Nous ne sommes pas loin de chez vous, père Damase.

— Mais non, Demoiselle ; et encore moins des Corbeaux, où que je vas de ce pas. Si j’osais…

Le vieux se tut, intimidé.

— Allons, osez, je vous écoute.

— J’aimerais bien vous montrer ma barque ; je viens de la calfater à neuf, elle est faraude comme une mariée !

— Conduisez-moi, père Damase : je veux la voir !

Sur la grève, le canot de Valmineau reposait, exhalant une forte odeur de goudron frais ; sa joue s’appuyait contre des pierrailles, ses flancs noirs brillaient sous la caresse tiède du soleil d’octobre.

— Y luit comme une chaussure vernie, constata le propriétaire avec un légitime orgueil.

— Il est très beau, votre bateau ! admira Madeleine. Et quel ouvrage vous vous êtes donné là !

— Ah dame ! c’est pas fait à moitié ! Et puis, j’ai rafistolé le vivier, tant que j’y étais. Voyez voir.

L’Islais montrait, enfermée dans la coque, une réserve assez large ; des trous pratiqués à travers le bordage y assuraient l’entrée et le renouvellement de l’eau de mer. Et comme Mlle Lemarquier regardait, intéressée, il s’enhardit :

— Demoiselle, si ça pouvait vous faire plaisir…

Derechef, le solitaire se tut ; il n’était pas timide, mais, foi de Valmineau ! sa hardiesse naturelle le quittait toute, quand il se trouvait en présence de la jeune femme qui lui avait sauvé la vie, par une espèce de miracle à quoi il ne pouvait songer sans être rempli d’un émerveillement rétrospectif.

— Peut-être, père Damase, si je savais de quoi il s’agit.

— Je serais si heureux… si honoré, Demoiselle, de vous emmener faire un tour en barque ! Un jour que la mer serait « planche », s’entend.

— Avec vous, j’aurai toute confiance, sourit Madeleine. D’ailleurs, le patron de votre bateau nous protégera.

— Le patron ?

— Oui, comment se nomme-t-elle, votre barque ?

Damase soupira : il avait compris. Se grattant la tête énergiquement, pour dissimuler son embarras, il énonça, avec le sentiment pénible que ce nom, dont il était si fier, pourrait bien représenter une sottise :

— Le Vive-la-République-Universelle, qu’il s’appelle, mon canot.

Les yeux de Madeleine s’agrandirent, et dans leur eau bleue, un peu pâlie, passa une stupeur :

— Le Vive-la… comment dites-vous, père Damase ?

— La République-Universelle, Demoiselle.

— Ce n’est pas un nom chrétien, cela, mon pauvre ami.

— Je ne dis pas… murmura le terrible braconnier de la mer, qui, à cet instant, eût bien donné sa belle montre pour être enfermé, innocent homardeau, dans le vivier de l’esquif en question.

Madeleine reprit, inquiète :

— Père Damase, je suis sûre que votre bateau n’est pas baptisé !

— Demoiselle, je… je vas vous dire…

— Et vous croyez que je veux embarquer sur un canot qui brave le bon Dieu en naviguant comme un païen ?

— Oh ! ça non, bien sûr… convint le bonhomme, qui de son pied grattait le sable, à la façon d’une mule entravée et pensive.

— Alors, savez-vous ce qu’il faut faire ? demanda Mlle Lemarquier en se rapprochant. Nous allons réparer cet oubli. Une jolie fête au Port, un de ces dimanches, avant l’hiver… Je serai marraine, naturellement… cela vous va ?

— Ah ! Demoiselle, si ça me va !

— Et mon père se fera un plaisir d’être parrain. Nous mettrons la barque sous la protection de ma patronne… la Sainte-Madeleine, qu’en dites-vous ?

A quoi le braconnier, le mécréant montré du doigt aux petits enfants par les matrones de l’île, et qui ne savait même plus discerner l’un de l’autre le glas et l’angélus, répondit convaincu :

— Demoiselle, c’est bien de l’honneur que vous me faites, et sainte Madeleine aussi. C’est-il pas trop beau de penser qu’elle s’intéressera à un vieux crabe comme je suis ?

CHAPITRE V

— Savez-vous la nouvelle, mère Pavin ?

— Non là, qu’est-ce qu’il y a ?

— Le braconnier de la mer fait baptiser son bateau !

— Ça se peut-il bien ?

— Comme je vous le dis ! Si vous ne me croyez pas, allez voir au port.

— Sur que j’y vas ! Vous parlez d’un miracle, alors !

L’information courut rapidement la capitale, depuis la rue de l’Argenterie jusqu’à celle du Secret, mal nommée pour une fois, en passant par la Grande-Rue qui, malgré les prétention de son nom, est tout juste un chemin de village, sans pavés ni trottoirs. Comme la population maritime était au complet, les équipages des thoniers, profitant de ce radieux début de novembre pour préparer la campagne d’hiver au chalut, un flot de bérets bleus et de fanchons noires ne tarda guère à rouler vers les quais pour constater de visu le prodige annoncé.

Le canot de Damase Valmineau se balançait au port, près des ormeaux de la place La Pylaie, dont le sol était jonché des premières feuilles mortes, gaufrées comme des beignets roux. Il était en grande toilette de baptême, c’est-à-dire qu’il portait en tête de mât un gros bouquet de bruyères, patiemment recueillies par le solitaire de la Pointe. Au-dessous flottaient, dans la brise encore tiède, le pavillon national, puis une longue flamme blanche offerte par Mlle Lemarquier, et sur quoi se découpait en lettres bleues le nom de Sainte-Madeleine. Le même nom s’inscrivait à l’avant du bateau, en caractères blancs tout neufs, avec l’indication réglementaire exigée par la marine, I-D (île d’Yeu).

A côté, sur le quai, Damase Valmineau attendait auprès de M. et Mlle Lemarquier. Pour la circonstance rasé de frais, son torse robuste moulé dans une vareuse neuve, le braconnier de la mer avait vraiment — qui l’eût dit ? — figure d’homme civilisé. On le constatait avec surprise parmi les groupes, qui demeuraient à distance respectueuse, car on savait, par expérience, le solitaire prompt aux coups de boutoir.

Un remous dans l’assistance, des bérets qui se lèvent : c’est l’abbé Parand qui arrive, suivi de son vicaire ; derrière eux les enfants de chœur, le sacristain portant les vêtements sacerdotaux. M. Lemarquier se découvre ; Valmineau se tient tout raide, comme au temps où l’amiral passait les hommes en revue sur le pont de l’Invincible, frégate de première classe, voile et vapeur.

Aidé par le jeune abbé, M. le doyen revêt le surplis et l’étole ; puis, d’un organe souple et grave qui détache en vigueur les syllabes latines, il entonne l’Ave maris Stella :

Ave maris Stella,
Dei mater alma
Atque semper virgo…

Et voici qu’une houle semble passer sur les fronts de ces chrétiens assemblés, qui s’inclinent. Puis leur chant répond, tous accents unis : timbres mâles des hommes, voix pures et fortes des Islaises, guidées par celle plus disciplinée de Madeleine Lemarquier :

Monstra te esse matrem,
Sumat per te preces,
Qui pro nobis natus…

C’est l’hymne qui sait le mieux jeter l’âme croyante aux bras maternels de Marie, l’appel filial de ceux que menace la tourmente, et qui implorent la protection d’en haut. Qui plus que les pêcheurs est de ceux-là ? Les périls, ils les affrontent chaque jour, et dans quelles conditions tragiques ! Aussi le chant jaillissait-il avec conviction des lèvres rudes, et le braconnier, agité par une sourde émotion, s’appliquait à cette tâche vénérable et nouvelle, à laquelle il mettait tout son cœur.

Le dernier verset s’évanouit au ciel clair : l’abbé Parand asperge d’eau bénite les diverses parties de la barque ; ensuite il répand sur chaque côté de la Sainte-Madeleine, à sa poupe et à sa proue, le sel et le froment bénits, l’un, signe de conservation et de longue vie ; l’autre, d’abondance et de prospérité. La foule, qui a de longtemps pénétré le sens profond de ces symboles, regarde avec respect ; Damase éprouve confusément que quelque chose le travaille : pour la première fois il est frappé de cette pensée qu’il y a mieux que de vivre en sauvage, comme une bête, ainsi qu’il faisait depuis des années.

Après la bénédiction vient, conclusion naturelle de la cérémonie, ce que quelques mauvaises têtes seraient tentées de considérer comme sa partie principale. M. Lemarquier a fait apporter un vaste panier, précieusement confié aux flanc arrondis du canot. Riant, criant, se bousculant un peu, les enfants de chœur écartent le couvercle d’osier : des gâteaux, des dragées apparaissent, et aussi de belles bouteilles ventrues coiffées d’or ; on acclame le parrain, Valmineau proteste :

— C’est trop, Monsieur Lemarquier, beaucoup trop ! Quasiment autant que pour la bénédiction du dundee Fraternité en 1908…

— Mon brave, nous allons trinquer. Je me suis laissé dire que dans l’île, maintenant comme dans ma jeunesse, il n’y a pas de solennité qui ne se termine ainsi ! Allons, les enfants qui veut des bonbons ?

Les petites mains se tendent ; ensuite, Madeleine, souriante, distribue des coupes à la ronde. Pour les dragées versicolores comme pour le vin doré qui pétille au soleil, les amateurs sont nombreux ; et il semble infatigable le geste solennel par lequel Valmineau dispense aux Islais ses frères le sang généreux des coteaux de Champagne.

M. Lemarquier lève sa coupe :

— Mes amis, je porte la santé de notre cher doyen !

Des acclamations s’élèvent :

— Oui ! oui ! bravo !

— Vive Monsieur le curé !

— Mes bons enfants, répond le vénérable prêtre, aussi ému de ces manifestations d’affection que s’il ne les avait pas largement méritées par le plus paternel des apostolats, mes bons enfants, remercions avant tout le Seigneur qui nous accorde cette journée de joie ; et recommandons-lui, puisque c’est en leur honneur que nous sommes réunis ici, la Sainte-Madeleine et son patron.

— Vive Damase ! Vive le braconnier !

Valmineau s’agite. Il trouve que ce titre, dont il a pendant des années conçu un farouche orgueil, est malséant à rappeler là, comme ça, tout de go, devant la demoiselle, qui ne doit pas en être favorablement impressionnée. Il intervient :

— C’est vive la demoiselle, qu’il faut dire ! Vive la marraine de la Sainte-Madeleine !

Les poignées de dragées volent, savoureux confettis ; les bouchons sautent, parmi les échos d’une gaieté qui va s’affirmant générale. Là-haut, à la pomme du mât, les bruyères de novembre exhalent leur petite âme dans le vent marin ; et la longue flamme blanche et bleue, qui sera l’ornement et l’orgueil du logis des Corbeaux, bat doucement, à bruit léger, comme si les ailes de la Sainte planaient, invisibles, autour de l’esquif qui se place sous sa protection…


Quand la voix grave de Notre-Dame-du-Port appela pour les Vêpres l’abbé Parand et son vicaire, qui s’éloignèrent escortés par la foule des fidèles, Valmineau soupira :

— J’irais bien avec vous, mais si je veux rejoindre la pointe avant la nuit, faut que je mette à la voile…

— Nous aussi, nous sommes obligés de retourner à la Meule, annonça M. Lemarquier. Sans adieu, mon brave.

— Oh ! fit le braconnier avec une ombre dans son regard couleur de mer, c’est bien vite se quitter, un jour comme aujourd’hui… Si je vous ramenais par la côte ?

Le professeur hésitait ; Damase continua timidement :

— La demoiselle voudra peut-être bien embarquer à cette heure… puisque le canot est baptisé !

Ce fut Madeleine qui répondit :

— Certainement, père Damase, et bien volontiers ; mais c’est un vrai voyage !

— Que non, Demoiselle, fit le bonhomme qui déjà s’affairait à caler une planche peur installer du mieux possible ses passagers. Sept ou huit milles tout au plus, et avec cette jolie brise, on sera vite rendus.

Madeleine et son père embarquèrent.

— En route pour la Meule ! annonça le pêcheur.

Un coup de gaffe pour déborder, les voiles rousses qui se tendent dans le grincement des poulies… le petit sloop tourna le nez vers le chenal, et, laissant sur sa gauche le phare minuscule dont la lanterne se pose sans façons au sommet d’un escalier de quelques marches, il eut bientôt quitté le port.

C’était un après-midi exquis ; la mer, caressée par un soleil automnal, s’étendait, silencieuse, lourde de toute la vie fourmillant sous son manteau d’émeraude. A droite de la chaloupe, l’île déroulait ses paysages que la course modifiait rapidement : Port-Joinville dominé par la citadelle, les ruines du Fort-Neuf perdu au milieu des sables de la Conche, les premiers récifs de la pointe Sud… Et le vent qui arrondissait les voiles fleurait bon les algues, la fraîcheur et l’eau, dont les senteurs réunies forment l’haleine du large, plus douce encore que l’air aux poumons des marins.

Madeleine murmura, laissant pendre sa main dans l’eau qui, jaseuse, caressait le bordage :

— Qu’il fait bon ! Il semblerait que cette saison délicieuse doive durer toujours…

— N’y comptez pas, Demoiselle, riposta Valmineau dans un rire, l’hiver vient même vite ! Regardez ce qui passe là.

Du pouce, il indiquait une masse blanchâtre teintée de vert, faite de millions de corps qui s’épaulaient, se bousculaient, se poursuivaient entre deux eaux, avec de brefs éclairs d’argent :

— Des maquereaux ?

— Non, Monsieur, des merlans. Quand on les voit comme ça arriver dans les parages de Vendée, c’est signe que les froids ne sont pas loin. Ceux du Port peuvent préparer leurs chaluts : regardez voir : y en a-t-il !

On venait de doubler la pointe des Corbeaux ; le solitaire eut un regard amical pour sa maisonnette, tapie sur la dune, et il se mit en devoir de longer la côte sauvage, expliquant, tout en maintenant sa barre, ce qui se déroulait sous leurs yeux :

— Tenez, Monsieur, voici l’anse des Vieilles, où je devais périr sans la demoiselle… La grotte des Aplatis, découverte par M. l’abbé Caille, et qui comprend trois cavernes successives… Le roc des Bélions, là s’est perdu un bateau espagnol, l’Isabella ; ça, c’est une triste histoire…

— Dites-la-nous, père Damase…

— Si vous voulez, Demoiselle. Quand ce bateau a été à la côte, les habitants des villages des Fontaines et des Chauvitellières l’ont pillé, malgré les supplications du capitaine ; ils ont été frappés d’une peste terrible : tous sont morts, sauf une vieille femme qui n’avait rien volé… Il y a de cela deux cents ans…

— C’était une punition du ciel, remarqua le professeur.

— Quelque chose comme ça, faut croire. Le reste de l’île fut préservé par un cordon sanitaire que fit établir la généralité ; et on a fait brûler les villages pour faire périr le mal avec eux : il n’en demeure plus que des pierrailles sur la lande.

— Je sais, murmura Madeleine attristée, je les ai vues.

Un silence pesa, que bientôt le pêcheur rompit.

— Demoiselle, vous voilà chez vous. C’est la Meule.

— La Meule ? répéta la jeune fille surprise. Où cela ?

— Droit devant.

— Je vois bien la chapelle là-haut, sur la falaise ; mais l’entrée du port ?…

Le braconnier de la mer eut un rire silencieux. Devant le canot se dressait une énorme muraille de rochers où ne se révélait aucun passage ; le bonhomme expliqua :

— Cette espèce de digue, elle avait, dans les temps, une ouverture à chaque bout. Celle de droite, la Gueule de Chien, a été fermée par une forte maçonnerie ; celle de gauche…

Damase donna un brusque coup de barre. En un virage savant qui fit claquer le foc sur ses écoutes raidies, la Sainte-Madeleine embouqua le goulet encaissé. On eût dit, au grincement près, l’un de ces drakkars calfatés de poil de vache, rentrant au pays des Scandinaves, rois de mer, par le chenal d’un fjord aux murailles surplombant, abruptes, les profondeurs de l’eau chantante.

CHAPITRE VI

Le soir du samedi 6 janvier 1912, le guetteur du vieux sémaphore, à la pointe du But, dit à sa femme, en allant gagner son poste de garde :

— Louise, couche les enfants à bonne heure. Y aura peut-être du travail pour toi au télégraphe, cette nuit.

— La mer est mauvaise, Jean-Pierre ?

— Surtout, elle ne sera point bonne de soirée. Et avec le brouillard qui s’apèse…[1]

[1] Qui s’alourdit et pèse sur le sol. (Terme local.)

Soucieux, l’homme s’enroula dans son caban, et sortit. Parvenu au sommet de la tour carrée au-dessus de laquelle le vent sifflait dans les agrès des signaux, Fernou considéra l’étendue commise à sa vigilance.

Devant lui, la pointe allongeait sa langue basse, mangée par le crépuscule, qui ne laissait distinguer qu’un bouillonnement blanc moussant sur des récifs. Les courants vers ce cap sont toujours violents ; aujourd’hui, ils se révélaient terrifiants. En face et sur la droite, à un mille peut-être, émergeait le plateau des Chiens-Perrins, dominé par une tour-balise, depuis la perte de la Mathilde. Là brûle, à quinze mètres au-dessus des plus hautes mers, un feu fixe qui apparaît vert de Château-Maugarni aux Trupailles, et blanc de ce point à la basse Flore ; sa portée normale est de huit milles : ce soir, près comme il l’était, Fernou le percevait à peine.

En janvier, la nuit tombe vite ; celle-ci s’aggravait, nous l’avons dit, d’un brouillard venu avec le prime flot : une buée lourde et terne montait de l’horizon, noyant les découpures de la côte, matelassant de ouate le sommet des lames glauques. Le regard se heurtait à ce mur impénétrable et mou ; en peu de temps plus rien ne fut visible, et le guetteur, pelotonné dans sa logette, tous ses sens tendus, ne distinguait que deux bruits qui se répondaient en un duo sinistre : le grondement des vagues sur les brisants, et le cri rythmé, déchirant, horrible, de la sirène de l’île, suppléant, pour les navires, aux phares aveuglés par la brume.

Vers 7 heures du soir, le vent s’éleva brusquement, secouant avec fureur les bâtiments du sémaphore. Fernou connut qu’une immense pitié l’envahissait pour les malheureux qui naviguaient sous cette bourrasque, et, cherchant son chapelet en sa poche, il les recommanda à Celui qui seul peut maîtriser la folie des tempêtes. Puis, les dents serrées, les poings crispés à son garde-fou, le guetteur usa ses yeux à fouiller la nuit, qui bientôt serait délivrée du brouillard chassé par la rafale. Et quand il put deviner… entrevoir… distinguer quelque chose, Jean-Pierre Fernou eut un frémissement d’horreur.

A trois milles peut-être dans l’Ouest, un beau yacht à vapeur, gréé en goélette, fuyait à la cape vers le Sud. Il avançait péniblement, tous les efforts du barreur s’appliquant évidemment à ne pas être jeté à la côte ; mais le salut du bâtiment était plus que problématique, maintenant qu’il avait manqué à ranger le rivage oriental de l’île, qui lui eût assuré un abri relatif contre la tourmente surgie des profondeurs de l’Atlantique.

En trombe, le guetteur se rua dans la salle, où la lampe vacilla à son centrée. Sa femme, toute pâle sous la fanchon noire, marchait déjà au transmetteur.

— Y a un malheur ?

— Télégraphie : « vapeur en détresse, Ouest, route Sud ». Moi je vas tirer le canon pour qu’ils arment le canot de sauvetage sans perdre une minute.

L’homme sortit dans l’ouragan qui le prenait au corps. Il se pencha sur la petite pièce, la traîna à son poste de tir ; une flamme jaillit, accompagnée d’une détonation puissante que le vent allait porter, là-bas, à ceux de Port-Joinville. Dans la salle basse, sous les doigts appliqués de la femme, le tac-tac régulier du Morse appelait au secours pour ceux qui allaient mourir ; à côté, blottis sous leurs couvertures comme des oiselets au nid, les enfants dormaient, un sourire aux lèvres.

Le syndic des gens de mer achevait de lire les nouvelles du continent — tout le monde ne peut pas habiter l’île ! — quand un bruit sourd frappa son oreille. Il leva la tête, inquiet : ne serait-ce pas le canon d’alarme ? Au même moment, le message du sémaphore l’atteignit. Immédiatement, il envoya son aîné, une cloche à la main, rappeler par la ville au canot de sauvetage. Lui-même, prenant tout juste le temps d’allumer un falot, se dirigea vers le port : là, à l’amorce du brise-lames et de la jetée, attend l’humble bâtiment qui sauva tant de vies humaines : c’était à l’époque le Gabion-Charon No 1, bénit par M. le doyen en octobre 1901.

Quand le syndic arriva au hangar, des lanternes dansaient déjà dans les rues sombres, où des sabots claquaient parmi les mugissements de la tempête. En dix minutes les hommes se furent rassemblés, achevant qui de boutonner son caban, qui d’assujettir son suroît. Et tandis que d’équipage s’activait à faire glisser sur le plan incliné la baleinière vers la mer, heureusement haute, le syndic montra la dépêche au barreur, Sébastien Mortimprez.

— N’ayez crainte, Monsieur le syndic, fit le pêcheur en lui rendant le feuillet que ma tempête secouait aux doigts des deux hommes, pour les empêcher, semblait-il, d’apporter aux hommes en péril le secours qui se préparait, n’ayez crainte, on va faire de son mieux, pour sauver ces chrétiens.

— Comment vas-tu t’y prendre ?

— Les vents sont Nord-quart-Ouest, juste dans l’axe de l’île. Ce bateau suit la côte occidentale, moi, je me trouve sur l’autre. Je vas faire voile vers la pointe des Corbeaux, pour sûr que je le rencontrerai par là.

— Combien de temps, pour t’y rendre ?

— Le 19 novembre 1910, quand le patron Devaud a sauvé l’équipage de cette goélette de Ré, qui courait s’échouer devant Saint-Gilles, nous avons mis de 11 h. 1/2 à 4 heures du matin pour gagner les Corbeaux. C’était un temps à peu près comme aujourd’hui…

— Alors, vous y serez vers minuit.

— C’est ce que je compte… Mais excusez, Monsieur le syndic, reprit Mortimprez qui suivait avec attention le travail de ses hommes, les gars y sont.

Les douze canotiers, sur leurs bancs, étaient prêts à la manœuvre. Le barreur enjamba la coque, cala sous son bras la longue barre, puis interrogea, la voix grave :

— Parés, les hommes ?

— Parés !

— A Dieu vat !

La barque de salut glissa d’un souple élan, s’équilibra à la lame, et gagna le chenal en un instant. A ses mâts courts montèrent les triangles des petites voiles tannées, et la rafale, s’y engouffrant, donna une allure de vertige à la baleinière râblée, qu’appuyait l’effort des avirons, enfoncés dans la masse glauque tigrée d’écume.

Or, la tempête, secouant les faîtières du toit, qui jamais n’avait connu la bienfaisante visite du couvreur, éveilla Damase Valmineau sur son grabat. La chose, fréquente, n’avait jamais eu, jusqu’à présent, d’autre résultat que d’inciter le braconnier de la mer à se retourner sur son tas de varech, en pestant contre le ciel, les éléments, l’univers, conjurés pour troubler son repos. Cette fois, une autre pensée s’imposa à l’esprit du bonhomme.

Sur les récifs de la pointe voisine, un grand bateau, le Colbert, naguère, avait touché. Les matelots, suant d’angoisse et glacés par l’embrun, s’étaient toute la nuit cramponnés à la peur noire, jetant des cris qui se perdaient au fracas de la tempête ; on n’avait pu qu’au matin leur porter un secours bien tardif… la grappe d’hommes s’était égrenée sous l’assaut furieux des vagues, la moitié des malheureux avaient lâché prise… S’il survenait un malheur semblable cette nuit ? Et si on pouvait sauver des hommes en péril ? La demoiselle l’avait bien réchappé, lui, qui n’était qu’un pas grand’chose…

Le braconnier déjà avait chaussé ses hautes bottes. Se raidissant dans l’obscurité pour faire tête à la rafale, giflé par une pluie violente, il se dirigea vers les Corbeaux. Et tout en marchant, Damase prêtait l’oreille au tumulte de l’ouragan, guettant un appel ou ce craquement, aussi lugubre qu’un cri humain, qui est le râle du navire agonisant.

Au moment où le pêcheur arrivait à la pointe extrême de la falaise, les nuages noirs, tordus par la bourrasque, précipitèrent leur chevauchée, et des trous s’étirèrent dans leur masse déchiquetée. Des pinceaux de lune coururent, blancs sur les vagues blanches, accrochant des ombres fantomales aux joncs à feuilles piquantes qui poussent jusque dans la mer. Valmineau d’un regard circulaire embrassa tout l’espace, et ce qu’il vit le fit frémir.

A peu de distance, sur ces rochers du Corbeau que sans répit balayent les lames, un navire était fiché, comme un fruit aux dents d’une scie. C’était un yacht de moyen tonnage, un de ces petits bâtiments bien construits, de cinquante mètres de long à peine, sur lesquels on peut aussi bien faire le tour du monde que remonter la Loire jusqu’à Nantes. Conçu pour le plaisir des hommes, il périssait dans l’horreur et l’épouvante, cloué sur cette roche depuis quelque temps sans doute, car nulle activité ne se manifestait plus à bord : l’équipage était-il en fuite, ou noyé ? Seul un corps gisait sur le pont, écroulé, la tête dans une flaque sombre, vraisemblablement assommé par la chute de la misaine venue en bas sous un coup de vent.

Perplexe, le braconnier considérait de loin l’épave, quand la bourrasque lui apporta une rumeur infime, diluée dans le vacarme des éléments en fureur et qui revêtait tout son tragique de cette faiblesse, de cet isolement mêmes. C’était léger, aigu et plaintif comme le cri d’un goéland blessé ; cela sombrait parfois, épuisé, pour reprendre avec une insistance douloureuse, l’instant d’après ; cela venait du yacht, qui lentement commençait de se disloquer sous l’effort des lames de fond. Et c’était un cri d’enfant.

Derechef, mais avec, cette fois, une angoisse étrange tendant son vieux cœur, Damase fouilla d’un coup d’œil l’horizon. N’y avait-il donc pas de secours à espérer ? Et voilà que, sur le fantastique moutonnement des dos glauques crêtés d’écume, une petite voile brune apparaissait à gauche, terriblement cahotée, mais intrépide. Elle sembla hésiter trois secondes, puis mit le cap sur le cadavre du yacht blanc.

— V’là ceux du Port, grogna le braconnier ; vrai, c’est pas dommage ! Seulement, ils ne sont pas là encore, vu que maintenant ils ont le vent deboute !

En effet, dépassé la pointe des Tamarins qui précède immédiatement les Corbeaux, le canot de sauvetage avait viré pour remonter au Nord vers l’épave ; le bateau fit chapelle aussitôt les voiles plaquées aux mâts. Mortimprez donna l’ordre de les ferler, et, assurant plus solidement à leurs poignets les manches des longs avirons, les sauveteurs se mirent en devoir de nager droit au yacht, distant de deux encablures au plus. Mais à cette extrémité Sud de l’île, les remous, accrus par la tempête, ballottaient comme un jouet la modeste embarcation, qui n’avançait que péniblement.

Avec fracas une partie du bordage d’arrière s’écroula soudain dans la mer ; du pont ravagé, l’appel montait toujours. Brusquement, Valmineau gronda :

— Y a pas, faut que j’y aille ! Je tiens plus, amarré sur la côte ! C’est pas que la Sainte-Madeleine est bien faite pour sortir par ce temps de chien, mais tant pis !

D’un geste, le pêcheur arracha sa veste, avec laquelle il obtura hâtivement les trous du vivier. Puis, indifférent aux ondées qui le cinglent par intervalles, au vent qui colle à son torse la grosse chemise mouillée de pluie et de sueur, Damase, à grands efforts, pousse à la mer son canot. Celui-ci, dès qu’il est à flot, se cabre comme un cheval rétif ; il ne faut pas penser à hisser un pouce de toile, et l’on risque de chavirer dix fois pour une sur un méchant raffiot qui n’a ni pont ni caissons à air. N’importe ! la mer, le danger, les bourrasques, cela connaît le braconnier. Avec un grand signe de croix, et songeant confusément qu’à cette heure la demoiselle serait contente de lui, l’Islais se lance dans le tourbillon fou s’échevelant autour des brisants.

Les autres, là-bas, qui souquent dur sur leurs rames, ont vu le solitaire de la pointe. Silencieux, car ils se donnent tout entiers à leur tâche, ils considèrent l’héroïque folie, avec moins de surprise que d’approbation. C’est bien, ce qu’il fait là, le sauvage des Corbeaux ! Mais, dame ! si la Vierge n’étend pas la main sur lui, probable qu’il va boire un coup ; et pour se sauver dans cette crique traîtresse…

Les dents serrées, Damase concentre toute son attention, toute sa vie, dans sa manœuvre. Il sait que le moindre coup de barre à faux serait mortel, pour lui et pour l’enfant qu’il pourra sauver peut-être, et lui seul ; car les autres sont encore loin, et l’épave ne durera certainement pas jusqu’à ce qu’ils arrivent. Gare ! là il y a sept roches que, sans ce furieux ressac, la mer devrait découvrir maintenant qu’elle est presque basse… à droite, mi-visible dans la pénombre, ce rocher qui forme voûte, c’est le Grenon-do-Nias (la petite grange des agneaux). Un coup de gaffe ici, un autre encore… une brusque secousse : la Sainte-Madeleine est collée au flanc de l’épave, elle sautille comme un cabri le long de la haute carène qui lui assure un abri relatif.

Saisissant un bout de filin, cordage rompu qui flotte au hasard, le pêcheur se hisse à bord ; d’un coup d’œil il comprend ce qui s’est passé ; il voit des morts : celui qu’il a aperçu de la côte, deux ou trois autres. Une embarcation pend à l’un de ses palans, disloquée, évidemment, par un paquet de mer, vidée comme une grenade trop mûre, de ceux qui y avaient cherché refuge. Un fragment de lingerie brodée, accroché à un espar, révèle une présence féminine. La femme est d’ailleurs introuvable ; mais du rouf en acajou, dont la mer a détruit les glaces, monte, continu, indistinct, un petit sanglot brisé.

Valmineau se précipite, il découvre, effondrée sur une banquette, une fillette folle de terreur, qui le regarde approcher sans avoir la force de faire un mouvement. Le pêcheur prend l’enfant dans ses bras, et remonte sur le pont du navire gémissant de toutes parts ; il y arrive au moment où la baleinière s’approche, et le dialogue s’engage, tandis que les canotiers manœuvrent à ranger le bord du yacht.

— Ohé ! du Gabion !

— Ohé ! braconnier !

— Vous arrivez trop tard. Y a plus rien à bord !

— Quoi ? Ils sont tous morts ?

— Tais-toi donc, Mortimprez. Regarde cette moucheronne.

Le barreur a enjambé le bastingage défoncé, ce qui lui est rendu possible par l’immobilité du bâtiment, solidement fiché dans les roches ; se tenant à un cordage, il se penche sur l’enfant, qui est à peu près évanouie maintenant au bras du solitaire. Mortimprez s’apitoie :

— Pauvre mioche ! fait-il. Plus jeune que ma dernière ! Et alors, les autres ?

Damase montre les corps, le canot vide et défoncé ; puis il conclut :

— Vous n’avez plus rien à faire ici, les camarades. Prenez les papiers du capitaine, et retournez au Port vivement, vu que la mer ne va pas être longue à démolir cette carcasse.

— Tu as raison, braconnier. Passe-moi la petite, et on s’en va.

Mortimprez s’approche avec compassion, déjà il tend les mains ; mais Valmineau se retourne, plus farouche, plus sauvage que jamais ; et il gronde âprement, sourcils froncés, mâchoire en bataille :

— Espère un peu, que je vas te la donner, la gosse ! C’est pas moi qui l’a sauvetée, peut-être ? Je la ramène et demain je la conduis chez le maire. Pour lors on voira quoi en faire !

Ayant achevé avec peine son discours haché par la tempête, le braconnier de la mer, méprisant et magnifique, crache sur les vagues et saute dans la Sainte-Madeleine, où il cale l’enfant du mieux qu’il peut, entre sa voile de rechange et des casiers à homards ; pour éviter qu’une vague ne l’enlève, il l’attache sur le banc. Enfin, prenant ses avirons, il prie Dieu de le protéger contre la mer démente.


Une lampe fumeuse éclairait Le logis du vieil Islais. Dans l’âtre primitif brûlait un fagot d’ajoncs qui découpaient sur le mur des silhouettes étranges. Avec une gaucherie attentive, Damase frictionnait à l’eau-de-vie les petits membres glacés de La fillette qui le regardait interdite, épouvantée encore des heures horribles qu’elle venait de vivre. Oh ! ce retour au milieu des vagues monstrueuses ! navigation de cauchemar, dont le souvenir la poursuivrait toujours.

— Là ! ça va aller mieux, petiote. Comment t’appelles-tu ?

— Annie…

— Quel âge as-tu ?

— Huit ans…

La voix frêle était tremblante, brisée par la fatigue et l’émotion. Damase ne jugea pas à propos de pousser plus loin son interrogatoire : la demoiselle, au matin, saurait s’y entendre bien mieux que lui ! Ayant en vain présenté à l’enfant un peu de saucisson à l’ail qui pour lui constituait la friandise suprême, et dont Annie se détourna avec dégoût, le bonhomme la coucha doucement sur son varech :

— Repose-toi, petite, n’aie pas peur…

Épuisée, elle dormait déjà, d’un sommeil profond où se détendait son menu corps lassé. Le braconnier baissa la lampe, aviva le feu, puis sans bruit se rassit au chevet de la couche primitive, ensoleillée par une coulée de cheveux blonds. Il n’osa pas allumer sa pipe, et demeura là immobile jusqu’à l’aube, contemplant la mignonne épave arrachée à la tempête qui grondait, avec une tendance à mollir, autour du fruste logis. Et dans la pensée du vieux se levait le souvenir de Josine, sa vraie mioche, qu’il avait aussi veillée dans les temps, vingt-cinq ans plus tôt, tandis qu’elle avait le croup…

CHAPITRE VII

— Tu veux sortir par ce temps, père ?

Madeleine, achevant son déjeuner matinal aux côtés de M. Lemarquier, lui montrait le ciel où d’épaisses volutes grises roulaient, par-dessus les falaises ; au port, les canots se balançaient sur les derniers remous des vagues avalées par le goulet, et dans les maisonnettes blanches les hommes étaient restés, la mer étant encore démontée.

— Tu sais bien que j’avais projeté d’aller à l’anse des Broches.

— Au sujet de cet ermite, dont l’histoire se rattache à celui du monastère de Saint-Hilaire ?

— Justement, ma chérie. Le naturaliste La Pylaie et le docteur Viaud-Grand-Marais, à qui il faut toujours en revenir pour tout ce qui concerne notre île, parlent de ce Jean des Broches qui vécut dans la vallée où coule le ruisseau de la Cadouère. On ne le voyait que le dimanche, aux offices du moustier. Il arrivait, drapé dans une longue robe de druide, et sa piété édifiait l’assistance ; dès après la dernière prière, il regagnait sa solitude, grave et sans jamais adresser la parole à personne. Je veux aller sur place rechercher des traces de cet énigmatique personnage, que je pense être un moine venu de Bangor pour retrouver ses frères établis à Oïa…

— La tempête est à peine calmée, fit Madeleine. Dieu veuille que toutes les barques aient eu le temps de rentrer hier !

Le savant avait jeté son vêtement sur ses épaules. En ouvrant la porte, il se trouva en face de Valmineau. Le bonhomme tenait par la main une fillette au fin visage pâli.

— Ah ! vous voilà, mon brave ?

En même temps, Madeleine s’étonnait :

— Quelle est cette mignonne que vous nous amenez là ?

D’une haleine, le braconnier conta la tragique aventure de la nuit précédente. M. Lemarquier ne songeait plus à Jean des Broches, non plus que la jeune fille qui avait maternellement pris la gentille naufragée sur ses genoux. Quand le pêcheur se tut, Madeleine fit, en serrant sur son cœur l’enfant qui s’y blottissait avec confiance :

— Pauvre petite ! heureusement que l’on t’a sauvée ! Mais ceux qui étaient dans le bateau avec toi ?

La voix claire monta, un peu lasse, tout attristée par l’horrible souvenir :

— J’étais dans le canot quand il a versé ; marraine, papa, tout le monde a été jeté à la mer. Moi, j’ai glissé sur le pont avec le vieux Madec ; il m’a dit qu’il allait faire un radeau, puis un mât lui est tombé sur la tête, et il n’a plus bougé. Alors je me suis sauvée au salon…

— Effrayant ! murmura le professeur.

Madeleine poursuivit, tendrement :

— Tu n’as pas été blessée ?

— Non.

— Que faisait ton papa ?

— Il travaillait sur le bateau.

— A qui était-il, le bateau ?

— A M. le comte.

— Et comment s’appelait-il, M. le comte ?

— Il s’appelait M. le comte.

— Et le yacht ?

— Le yacht, c’était l’Antoinette, comme marraine.

— Et ton nom, à toi ?

— Annie… Annie Lauroy. Le frère à papa, il est boulanger à Monplaisir. J’y ai été une fois. C’est à côté d’une grande ville qui s’appelle Lyon.

M. Lemarquier intervint :

— Nous allons conduire cette enfant chez M. le doyen, pour décider avec lui ce qu’il convient de faire.

— Il y a près d’une lieue jusqu’à Port-Joinville, remarqua Madeleine.

L’objection ne fut pas du goût de Valmineau :

— Et mes bras, demoiselle, ne sont-ils pas là ? Je porterais bien cette pauvre galine tout le chemin s’il le fallait !

— Et bien ! partons.

— En route pour la cure !

Hélas ! pour une galine (chardonneret), la petite Annie levait un bien triste visage sur ses protecteurs !

L’abbé Parand était rentré de l’église mordu par l’anxiété, après avoir, à la Messe, jeté toute son âme de prêtre aux pieds du Sauveur des hommes, en imploration pour les Islais éprouvés par la tourmente. Et en était ainsi à chaque tempête : le recteur de cette modeste paroisse maritime souffrait les angoisses de tant de foyers où ni les pères ni les fils n’étaient rentrés. Sachant cela dans l’île, on en chérissait davantage le pasteur, et dès qu’on avait quelque nouvelle, dès qu’une barque avait rallié le port, plus ou moins meurtrie, on s’empressait vers la cure, par les rues onduleuses et montantes. Une fervente action de grâces s’élevait alors du prie-Dieu de l’abbé Parand.

Ce matin-là, le bilan de l’ouragan était sombre. Le Nereus, brisé sur l’estacade de l’avant-port, avait coulé un peu plus loin ; les hommes, d’ailleurs, ayant pu miraculeusement gagner la terre dans le canot du bord. Il y avait aussi le Saint-Pierre désemparé et chassant sur ses ancres, dont l’équipage s’était trouvé recueilli par le Tigre. Mais la Jeune-Captive dont on n’avait aucune nouvelle ! Pour celui-ci, c’était terrible. Et une ardente supplication s’élevait du cœur du pasteur. Il y avait quatre hommes sur ce bateau ; s’ils disparaissaient, ils laisseraient vingt-sept orphelins. « Mon Dieu, gémissait le prêtre, vous n’avez pas pu vouloir cela ! »

C’étaient de bons marins, quoiqu’ils aient manqué l’entrée du port au grand émoi de ceux qui les avaient aperçus au plus fort de la tourmente. Pour ne pas s’écraser contre la jetée où luit un feu vert, ils avaient repris brusquement le large. L’abbé Parand avait affirmé aux femmes qu’ils trouveraient un abri à La Rochelle. Pouvait-on réellement y compter par cette bourrasque ? Dans ce grand souci, les pertes matérielles, déjà considérables, passaient inaperçues.

— On se resserrera un peu plus encore, pensait l’abbé ; mais les hommes !

— M. le curé, c’est M. Lemarquier, de la Meule, avec sa demoiselle.

— Faites entrer, ma bonne.

— Il y a aussi le braconnier.

— Qu’il vienne avec eux.

— Et une petite fille qui a l’air toute perdue.

— Dépêchez-vous, Sidonie ; est-ce qu’on laisse ainsi des chrétiens à la porte ?

La vieille Islaise se hâtait, troublée. Quel miracle pouvait amener à la cure, en semblable compagnie, le sauvage des Corbeaux ? Elle introduisit les visiteurs, et, quoi qu’en eût sa curiosité, referma derrière eux l’huis fort exactement, car M. le curé n’aimait pas les courants d’air.

Ce fut Madeleine qui entama la conversation, après les compliments d’usage :

— M. le doyen, nous vous amenons une petite naufragée.

L’abbé Parand regarda la fillette dont les grands yeux clairs semblaient deux fleurs tristes, épanouies sous l’or des boucles. Sa main, se posant au front pur, esquissa paternellement le signe de la bénédiction ; il prononça :

— Pauvre mignonne ! elle était sans doute sur le yacht qui a sombré cette nuit à la pointe Sud ?

— Ah ! Monsieur le Curé, interrogea le braconnier, vous savez ?…

— Mortimprez m’en a dit un mot tout à l’heure à l’église, mon brave.

Une lueur flamba sous les sourcils broussailleux du bonhomme :

— Tant qu’il y était, il ne vous a pas dit que c’était lui qui avait sauvé la mioche, peut-être ?

L’abbé Parand connaissait ses paroissiens, braves cœurs, mais souvent rude écorce. La boutade donc ne l’étonna guère ; il répondit dans un sourire :

— Non pas, Valmineau. Il m’a dit, au contraire, que le Gabion était sorti pour rien.

— Damase a ramené la seule survivante, cette enfant. Quelques morts seulement demeuraient encore sur le pont, fit M. Lemarquier.

— Annie, ma chérie, répète à M. le doyen ce que tu nous as dit tout à l’heure.

La fillette leva vers Madeleine son visage aux traits tirés. D’une voix tremblante qui parfois sombrait dans un sanglot, elle recommença son navrant récit ; et dans la grande pièce calme, illuminée par le rayonnement d’anciennes gravures, flotta l’aile du malheur qui, cette nuit, sur la mer démontée, avait rendu cette enfant orpheline, et fauché, gerbe précieuse, tout un bouquet de vies. Quand la petite fille se tut, le pêcheur tira la conclusion qui s’imposait :

— Alors, on vient prendre votre avis sur ce qu’il faut faire, Monsieur le curé. Censé un conseil de famille, quoi !

— Je suis touché de votre confiance à tous, mes amis, répondit le prêtre ; mais il ne faut pas oublier qu’avant toute chose une déclaration officielle est nécessaire. Allons rendre visite au maire : c’est un esprit avisé et un excellent homme. Nous verrons avec lui comment il convient d’agir.

L’abbé Parand passa la main sur son front pour en écarter le souci de la Jeune-Captive, puis il atteignit un chapeau qui aurait eu tous les droits à ses invalides, mais que la charité pastorale condamnait à un service prolongé. Et tous cinq se dirigèrent vers la route qui, en bordure de la côte, joint Port-Joinville à Ker-Châlon. De ce côté, quelques villas élèvent leurs façades coquettes devant l’admirable tableau maritime qu’au lointain les grèves du continent ourlent d’or pâle. C’était là qu’habitait M. de Marcis, l’un des deux médecins et le maire de l’île.

Avec émotion, car un cœur pitoyable à la détresse humaine battait dans sa poitrine, l’officier municipal écouta l’histoire d’Annie. Il posa quelques questions, prit quelques notes, obtint du braconnier, passablement intimidé, une déposition en bonne forme quant à l’état dans lequel il avait trouvé l’épave de l’Antoinette. Puis, se tournant vers l’abbé Parand :

— Et bien ! mon cher Curé, tout le monde a agi pour le mieux, n’est-il pas vrai ? A votre avis, que convient-il de faire maintenant ?

— Je crois que vous devriez écrire à l’oncle de cette enfant ; il est, en somme, l’unique soutien naturel que nous lui connaissions.

— Parfaitement. Nous demanderons à ce monsieur quelles sont ses intentions à l’égard de la pauvre petite… Est-elle mignonne ! Voyez-la donc… Mais, jusqu’à ce que nous soyons fixés ?

— D’ici là, proposa le doyen avec bonté, les religieuses du Sacré-Cœur trouveront bien dans mon école libre un lit blanc pour recevoir cette oiselle tombée du nid, ou plus exactement surgie de la mer…

Depuis quelques instants le braconnier s’agitait sur sa chaise, tout comme si des langoustes vindicatives eussent tenaillé sa culotte. Ses lèvres frémissaient d’impatience contenue, il pétrissait sans ménagement son béret des grands jours. Si bien que Madeleine en eut pitié :

— Voyons, père Damase, vous avez une idée ?

Le bonhomme éclata :

— Demoiselle, c’est pas pour dire du mal de ces dames de Mormaison, qui sont saintes, et dévouées, et tout ; mais je ne vois pas la petite chez elles ! Monsieur le curé m’excusera : ça me fait l’effet qu’elle serait à l’hospice !

Il se tut, reprit haleine ; le curé interrogea avec indulgence :

— Quelle autre solution voyez-vous, mon ami ?

— Oh ! c’est simple ! Sûr que je ne peux pas prendre cette petiote dans ma cambuse, et lui enseigner à tendre des nasses. Mais si la demoiselle voulait comme qui dirait être sa mère, au moins jusqu’à ce que l’oncle réponde, ça serait le mieux…

Un sanglot, menu comme un cri d’oiseau, vibra soudain, interrompant le débat ; la fillette, épouvantée par les changements survenus autour d’elle, et plus encore par la disparition de ceux qu’elle aimait, la fillette, lassée de la contrainte que depuis si longtemps elle s’imposait, venait de se jeter en pleurant dans les bras de Madeleine, qui se refermèrent sur elle d’un geste maternel.

CHAPITRE VIII

Dans la rustique maison blanche, orgueil du quai Sadi-Carnot, qui est l’hôtel de ville à l’île d’Yeu, M. le maire dressait l’ordre du jour de la prochaine réunion municipale. Ce n’était pas là, on s’en doute, tâche exagérément compliquée, aussi le docteur put-il s’en écarter sans dommage afin de parcourir son courrier. Il alla tout de suite à une lettre timbrée de Monplaisir, qu’il attendait impatiemment, désireux qu’il était de voir fixer le sort de la petite naufragée.

M. de Marcis assura son lorgnon et lut :

Boulangerie du Progrès, Monplaisir, Rhône.
Ce mercredi, 10 janvier 1912.

Monsieur le Maire,

J’ai l’honneur de vous accuser réception de votre honorée du 7 courant, reçue hier matin, et de porter à votre connaissance tout qui concerne ma nièce Annie Lauroy, recueillie à l’île d’Yeu, après le naufrage que vous m’annoncez, et qui me bouleverse.

Mon frère cadet, Lauroy Jules, était depuis quinze ans premier-maître mécanicien du yacht Antoinette, appartenant à M. le comte de Gerdyvilliers. Mon pauvre frère jouissait de toute l’estime du comte, tant pour son savoir que pour ses qualités.

Aussi la comtesse avait-elle bien voulu proposer d’être la marraine de ma nièce, et quand ma belle-sœur mourut quelque temps après, Mme de Gerdyvilliers adopta pour ainsi dire Annie, qu’elle mit en pension chez les Sœurs de Saint-Charles, à Paris.

Pendant les vacances, elle prenait auprès d’elle la petite qu’elle traitait comme elle eût fait des enfants que le bon Dieu ne lui avait pas donnés. Ils devaient passer la fin de l’hiver aux Canaries, parce que la comtesse était délicate de la poitrine ; ils avaient décidé d’emmener Annie, son couvent ayant été licencié à cause d’une épidémie de scarlatine. Mon frère nous avait envoyé une carte de Saint-Nazaire : nous ne pensions pas avoir le chagrin de le perdre si vite !

Pour ce qui est de notre nièce, nous avons longuement considéré le cas, ma femme et moi, depuis hier que nous avons reçu votre lettre. Bien entendu, nous sommes prêts à la prendre, si elle est abandonnée ou malheureuse : on sait ce qu’on doit à sa famille, et puis on ne voudrait pas laisser à l’Assistance un petit ange comme elle. Seulement nous en avons déjà six, et le septième en route… Et vous savez ce que c’est, Monsieur le maire, on n’amasse pas gros à faire le pain, surtout quand il y a tant de petites dents à mordre dans la miche.

Ceci est pour vous dire que nous serions heureux si les personnes charitables dont vous nous parlez, et qui ont recueilli Annie au moment du malheur, consentaient à en garder la charge. La petite est affectueuse, elle s’attachera vite à qui lui fera du bien ; par ailleurs elle a une bonne santé, et elle est d’une bonne famille qui n’a toujours connu que Dieu et son devoir.

Comptant sur vous, Monsieur le maire, pour bien vouloir vous occuper sur place de cette affaire qui dépasse, vous le comprenez, non pas notre bonne volonté, mais nos moyens, nous sommes, en vous exprimant toute notre reconnaissance, vos respectueux serviteurs.

Clotilde et Paul Lauroy.

M. de Marcis ferma la lettre, et tout de go se mit, comme eût dit le braconnier de la mer, « en route pour la Meule ». Il se sentait positivement des ailes, malgré son gilet bedonnant ; en vérité, la solution n’était-elle pas la meilleure qui se pût présenter ? Ce boulanger avait du bon sens.

Laissant l’anse des Bains à sa gauche, le médecin s’engagea dans l’intérieur de l’île. Comme il arrivait aux champs bordés d’éclats de roche fichés debout, et qui, pour la plupart incultes, ne donnent pas une haute idée de l’activité agricole des Islais, le maire aperçut L’abbé Parand qui marchait en lisant son bréviaire. Il s’écria gaiement :

— Ah ! ah ! mon cher Curé, je vous y prends ! vous flânez ! C’est fichtrement rare !

— Flânerie… occupée, si j’ose dire, répondit l’abbé en montrant son livre. Et puis, je vais à la Meule.

— Comme cela se trouve ! Chez les Lemarquier ?

— Dixisti.

— Nous ferons donc route ensemble. Il faut que je voie le professeur au sujet de cette enfant.

— Vous avez une réponse ?

— Je la reçois à l’instant. Voyez, Monsieur le Curé.

Tout en marchant, l’abbé lut avec une satisfaction évidente l’épître de l’honnête Lauroy ; il la rendit à son vieil ami en constatant :

— Eh bien ! tout s’arrange, me semble-t-il.

M. de Marcis se prit à rire :

— Oh ! Monsieur le doyen qui cite Alfred Capus ! Vous aurait-il converti à sa philosophie, par hasard ?

— Ne me parlez pas, mon bon ami, de ces hommes de théâtre ! répliqua le digne curé. Heureusement, notre île ignore leur engeance !

— Je me demande ce qu’ils viendraient y faire… sourit le praticien.

Une amicale controverse sur les dangers de la scène conduisit les deux promeneurs jusqu’à la rangée, dénudée par l’hiver, des ormeaux qui s’alignaient en face de la villa Lemarquier. La vieille bonne les introduisit dans la pièce où le savant travaillait, près de Madeleine occupée à tailler une robe de fillette.

— Bonjour, Messieurs ! Quelles nouvelles apportez ? eût demandé, d’après la tradition, Sarah Jennings, duchesse de Marlborough…

— Les meilleures sans doute au gré de votre chrétienne charité, cher Monsieur.

— Au sujet d’Annie, n’est-ce pas, Monsieur le Curé ?

— Précisément, Mademoiselle, son oncle souhaiterait de vous la confier définitivement. Est-il besoin de vous dire que je n’y verrais nul inconvénient ?

— Et que je n’y trouverais, moi, que des avantages, appuya le maire en tendant la lettre au professeur.

Celui-ci la lut à voix haute, puis, se tournant vers sa fille, qui s’efforçait de dissimuler son émotion :

— Eh bien, mon enfant, qu’en penses-tu ?

Elle joignit les mains, leva son doux regard un peu terni. Elle était presque belle alors, la vieille fille, celle dont nul homme n’avait fait la reine de son foyer, et qui ne rêvait sur terre d’autre bonheur que celui de se dévouer. Avec élan Madeleine répondit :

— Que puis-je penser, père, sinon que je suis prête, comme toi-même, à ouvrir mon cœur, à recevoir en notre maison l’orpheline que le ciel nous envoie. Nous en ferons une vraie chrétienne, et nous lui indiquerons le chemin du bonheur en lui montrant celui du devoir.

— Bravo ! mon enfant, approuva l’abbé. Dieu vous récompensera de cette bonne œuvre entreprise pour l’amour de lui. Vous en serez vous-même tout heureuse, par un effet de la divine justice.

— J’imagine, fit M. Lemarquier, que le braconnier sera satisfait, lui aussi, de la tournure prise par les événements.

— C’est vrai, ce vieux sanglier ! Toujours farouche ? Il m’est revenu que vous aviez baptisé son canot, Monsieur le Curé ?

L’abbé montra au maire Madeleine souriante :

— Voici la dispensatrice de la grâce, mon bon ami.

— Monsieur le doyen, protesta la « demoiselle » toute confuse, ayez pitié de moi ! Allons plutôt, si vous le voulez bien, annoncer la grande nouvelle à ce brave homme.

— Où est-il ?

— Quelque part sur la côte, pas loin sans doute, à promener Annie pour laquelle il éprouve une tendresse de grand-père ; je vous assure que c’est touchant…

De cette opinion qui d’abord avait fait sourire le maire, celui-ci comprit toute la justesse peu d’instants plus tard, quand nos amis, du haut de la falaise, aperçurent deux silhouettes connues qui se détachaient, assez proches, sur les récifs en dents de scie de l’Entaillée. C’était une petite forme hésitante et craintive, qu’une grande ombre, paternellement penchée, tenait solidement par la main au bord de l’abîme ; on eût dit d’un aïeul guidant par son domaine une enfant très chère, longtemps perdue, enfin retrouvée.

Quand M. de Marcis eut mis le braconnier au courant de la situation nouvelle :

— Bon sang de bonsoir ! gronda le sauvage en un rugissement contenu par égard pour la mignonne qui le regardait avec surprise, Monsieur le maire, vrai, vous me faites-t-il heureux !

Il prit dans ses bras l’enfant, l’éleva avec précaution et maladresse jusqu’à sa barbe rude :

— Petiote, dis, tu veux bien rester toujours avec la demoiselle ?

— Oh ! oui…

— Elle sera ta maman, tu comprends ?

— J’ai jamais eu de maman, je serai si contente d’en avoir une !

Le bonhomme plaqua un gros baiser sur les joues fraîches, avant que de passer l’enfant à Madeleine. Puis, s’approchant du docteur, il demanda, soucieux :

— Alors, Monsieur le maire, qui est-ce qui sera tuteur ?

— Dame, mon brave… hésita M. de Marcis…

— Oh ! n’ayez pas peur, je sais bien que ce ne peut pas être un vieux loup comme moi. Je voudrais que l’on nomme M. Lemarquier, qui est un homme savant, et tout, et intact.

— Intact ?

— Oui, reprit le braconnier en changeant de ton, intact… pour la réputation… tandis que d’autres…

Le bonhomme baissait la tête, humblement. L’abbé Parand jugea que le moment était venu d’intervenir :

— Entendu, mon brave ; M. Lemarquier sera le tuteur de notre petite amie, et Mlle Madeleine, sa maman. Le docteur veillera à ce qu’elle pousse comme un jeune pin des dunes, et moi je lui enseignerai son catéchisme. Pour vous…

— Moi, dit gravement le pêcheur, je conserve une bonne part.

On le regarda, une surprise flottait sur tous. Le braconnier de la mer étendit la main, embrassa d’un geste large la falaise, l’admirable coupure de Risque-de-Vie, où bouillonne un perpétuel tourbillon, et tout l’immense horizon maritime, qu’il semblait ramener vers son cœur. Puis il déclara, d’un accent empreint de grandeur véritable :

— Moi, j’apprendrai l’enfant à connaître la mer et la lande, à comprendre leur langage, à pénétrer leurs secrets, à les aimer surtout. Et je ne serai pas si bête, foi de Valmineau, qu’à travers ces cailloux, ces bruyères et ces algues, je ne lui fasse, moi aussi, trouver et lire partout le nom du bon Dieu, avec qui la demoiselle m’a réconcilié !

Quelques mois passèrent, et de nouveau l’asphodèle printanier montra ses épis de fleurs blanches dans les champs de l’île d’Yeu. Le programme établi par l’abbé Parand se déroulait intégralement, la frêle plante déracinée par la tempête, qui l’avait jetée sur ce rocher perdu, y reprenait vie, force et même gaieté. A cet âge, les impressions, si vives soient-elles, sont fugitives comme ces nuées que dissipe, en montant au ciel, le soleil du matin : environnée de sollicitudes attentives, Annie bientôt trouva tout naturel de voir son univers borné par la mer infranchissable, monstre géant et charmeur dont la colère ne s’était pas réveillée depuis la mort de l’Antoinette.

Madeleine et son père s’attachèrent très vite à l’enfant. Dans la maison de la Meule livrée eux savantes études du professeur, et que la maturité sereine de Mlle Lemarquier emplissait d’une paix précieuse, mais parfois un peu grave, Annie fut le rayon de joie, le petit être chéri auquel vont tous les soucis, duquel rayonnent toutes les allégresses. Former une âme, la voir peu à peu, comme un tourne-sol vers l’astre du jour, s’orienter vers le Maître et le Père des hommes, n’est-ce pas la plus haute et la plus douce des tâches ?

Le braconnier de la mer, lui aussi, remplissait jour après jour la tâche qu’il s’était donnée. Il allait s’attachant davantage à la mignonne enfant ; pour un peu il lui aurait été reconnaissant — peut-être l’était-il en effet — d’avoir permis qu’il la sauvât. Il l’aimait tendrement, et avec un mélange singulier et curieusement osé de l’affection que peuvent éprouver pour un même être un grand-père, un terre-neuve, et un sauvage en admiration devant une œuvre d’art. L’ensemble rendait le solitaire des Corbeaux à sa vraie nature de brave homme, trop longtemps cachée par les ronces hargneuses d’une misanthropie née de ses malheurs.

CHAPITRE IX

Ce jour-là, Madeleine Lemarquier vint trouver Damase dans la cabane de la Pointe, où il réparait fort dextrement des nasses endommagées par quelque captif rageur. Le pêcheur s’empressa :

— Asseyez-vous là, Demoiselle. Ça fait rudement plaisir de vous voir. Et la petiote ?

— Justement, je viens vous parler d’elle.

— C’est pas qu’elle est malade, au moins ?

Madeleine eut un sourire :

— Non, non ! mon père lui donne sa leçon de grammaire en ce moment.

— Pauvre mioche, elle aimerait mieux jouer sur la grève, avec des crabes, près de papa Valmineau !

— Je ne dis pas, père Damase ; mais ce serait peut-être moins utile…

— Oh ! ça, bien sûr, Demoiselle. Et alors ?

— Vous savez que dans trois semaines il y aura une grande fête à Port-Joinville ?

— Ah ! Le ministre de la Marine vient ?

— Bien mieux : la bénédiction de la mer…

— C’est vrai ! fit l’Islais, en cessant de tordre ses brins d’osier flexible ; j’ai entendu des gars parler de la chose hier à Saint-Sauveur, où que je m’étais rendu pour acheter les matériaux pour réparer mes nasses. Ils parlaient de se rendre en colonne au Port, avec le drapeau du bourg, et sous la conduite de leur curé.

— C’est cela même, mon ami, M. le curé veut faire très bien les choses, pour mieux honorer le bon Dieu ; il y aura cette année une centaine d’enfants en tête de la procession ; nous donnerons Annie, je lui fais une robe blanche, ne robe… vous m’en direz des nouvelles !

Le braconnier regardait Madeleine, émerveillé ;

— Une riche idée, Demoiselle ! Sûr qu’elle sera la plus belle, notre petiote. Seulement…

— Qu’y a-t-il ?

Le sourire du bonhomme s’achevait en grimace :

— Seulement, moi, qu’est-ce que je fais, là-dedans ? Je suis bon à rien du tout !

— Mais si, père Damase ; nous avons même besoin de vous.

Rayonnant, Valmineau se leva d’une pièce :

— Je suis tout à vous, Demoiselle, l’homme, la barque et la cambuse ! D’abord, vous le savez bien. Qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Les enfants marcheront devant les marins. Mon père et moi, nous ne sommes ni des petites filles ni des pêcheurs…

— Comme de juste, observa l’honnête braconnier.

— Alors, pour qu’Annie ne se sente pas toute seule dans la procession, il faudrait que vous y figuriez…

— Moi ! grogna le solitaire. En colonne, avec les autres ?

— Justement, comme les autres.

— Faudrait peut-être bien aussi porter un cierge ?

— Je ne sais pas, c’est un détail qui n’est pas encore réglé.

Le bonhomme hésitait. Un moment il considéra la jeune femme qui se tenait devant lui, souriante et affable : dire que c’était si fragile, et que ça l’avait sauvé ! et qu’elle venait lui demander, comme ça, tranquillement, une chose… mais une chose !

Damase Valmineau, braconnier de la mer, naguère officiellement cité comme mécréant, voire comme croquemitaine, reprit longuement haleine, puis répondit non sans noblesse :

— Demoiselle, il en sera comme vous voudrez : je peux bien confisquer une journée pour le service du bon Dieu et le vôtre ! Dites à M. le curé du bourg que je porterai le drapeau ou le dais, si cela peut lui faire plaisir.

Voilà pourquoi l’on put voir, par un beau dimanche de la mi-juin, tout vibrant de sonneries de cloches, tout ailé de joie chrétienne, la cohorte des pêcheurs du bourg, dominée par un homme à la carrure athlétique qui, aidé de deux jeunes marins, soutenait sur ses épaules un brancard portant un délicat modèle de dundee consacré à Madame la Vierge. Cet homme assista fort respectueusement aux offices, dans l’église de Port-Joinville tapissée de banderoles et d’écussons, où s’enlevaient en couleurs vives des bateaux, des ancres, des étoiles et des poissons. Et tant que dura la procession, il s’appliqua à garder soigneusement son rang, les yeux fixés sur une petite fille, qui, rose, blanche et blonde, éparpillait des pétales de fleurs, avec des gestes d’angelot recueilli.

Au chant de la Pêche miraculeuse, un nouveau cantique tout de suite adopté par cette population de marins, le défilé déroula ses anneaux le long des quais du port, où s’alignaient les chaloupes repeintes de frais et pimpantes comme des jouets neufs sous leurs pavois de fête. Presque tous les hommes de l’île s’étaient réunis pour cette solennité, la plus importante et la plus aimée qui fût, car chaque matelot est heureux de voir appeler sur son rude métier, sur les hasards plus rudes de la mer, le secours et la bénédiction du ciel. Et l’on eût en vain cherché une âme affligée de la lèpre du scepticisme dans l’assistance qui se pressait au bord des rues, parmi ces hommes s’avançant, convaincus, graves, derrière un matelot de Ker-Châlon, solide et couvert de médailles, haussant le drapeau du Sacré-Cœur.

Après le salut, Annie, un peu lasse, très émue, rejoignit le braconnier, dont le visage s’éclaira à son approche. Il l’embrassa :

— Pas trop fatiguée, mignonne ?

— N… non… On va rejoindre maman Mad ?

— Tout de suite. En route pour la Meule !

— C’est loin, encore !

— Je te porterai un bout de chemin. Viens-nous-en, ma fille.

Ils fendirent la presse, dans le brouhaha né de la dislocation du cortège. Au moment où le pêcheur et l’enfant émergeaient de la foule, une main frappa sur l’épaule de Damase.

— Hé bé ! Valmineau !

Le solitaire se retourne :

— Tiens, Mortimprez !

L’autre continua :

— Tu t’entends à surprendre ton monde, toi !

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— C’est bien toi qui portais le brancard du dundee, tout à l’heure !

— Oui, avec deux gars du bourg. Alors ?

— Alors… dame… On te croyait un peu mécréant… Tu m’excuseras, Valmineau…

Mortimprez hésitait, craignant d’avoir été trop loin ; jovial, le sauveteur d’Annie secoua ses épaules puissantes :

— Ce temps est passé, camarade ! C’est la demoiselle de la Meule qui a fait le miracle, avec ce petit ange que voilà.

Semblablement paternels, les deux hommes sourirent à la fillette, qui s’appuyait avec une confiante affection contre le braconnier. Songeur, revoyant, dans la gloire de ce jour d’été, le yacht cloué sur l’aiguille où il périssait parmi l’embrun glacial, le barreur du canot de sauvetage prononça :

— Tu as fait du fameux travail, Valmineau, dans cette nuit de janvier !… Mais dis donc, continua-t-il en changeant de ton, elle a l’air fatiguée, la petite.

— Je vas être obligé de la porter quasiment jusqu’à la Meule, où que M. et Mlle Lemarquier ont dû rentrer avant nous.

— Mieux que cela ; viens donc vous reposer à la maison, tout près, rue des Mariés. La femme a fait des beignets, on trinquera comme dans les temps, avant…

— Avant que je ne sois devenu un sauvage, tu peux le dire, va, Mortimprez. Vu que maintenant la demoiselle et c’te mioche m’ont rendu à la vraie vie : si je te disais qu’elles m’ont rappris mes prières ?

La maison où Sébastien conduisit son vieux camarade était, comme toutes ses voisines, blanche au dehors, nette au dedans ; comme la plupart de ses voisines aussi, elle abritait une nombreuse nichée, vivace et joufflue, qui pour le moment, affamée par l’air et la marche, se pressait autour du goûter qui succède à la procession.

— Femme, j’amène un vieux copain retrouvé !… Les enfants, qu’on se serre un peu ! Voilà une petite amie ; tu lui montreras ta poupée, Jeannette.

La voix joyeuse du marin résonnait sous le plafond de bois peint : deux fillettes, d’autorité, s’emparèrent d’Annie, une main preste débarrassa Valmineau de son béret : en un clin d’œil le solitaire et sa « petiote » se trouvèrent en famille.

L’Islaise servit du vin d’Yeu, léger et doré, fils des nouveaux vignobles créés cinquante ans plus tôt par des Rhétais exilés. Et coudes sur la table, les hommes se mirent à croquer, en phrases coupées de silences, le thème unique auquel se ramènent toutes les pensées de la race : la mer, qui fait vivre les foyers, et trop souvent ensuite les charge de crêpes noirs.

Tout à coup, la voix de la femme s’éleva :

— Regardez donc votre petite, Valmineau ; elle n’a pas été longue à quitter la poupée !

Le braconnier porta ses regards vers du fenêtre ; ce coin de la grand’salle, abandonné aux enfants, se trouvait pour de moment transformé en chantier de construction. Les deux aînés du pêcheur étaient penchés sur un sloop qu’ils gréaient avec amour. Annie, silencieuse et attentive, appuyée près d’eux à la huche, ses petites mains nouées derrière son dos, contemplait de travail des garçons. Parfois, l’un d’eux levait la tête et souriait à la fillette ; le solitaire soupira :

— Des beaux gars que tu as, Mortimprez ! Les miens étaient pareils, voilà quinze ans…

— C’est franc comme l’or, et solide à la mer, faut voir ! répliqua le pêcheur. Aussi on va faire des sacrifices pour Armand.

Le plus âgé des mousses, entendant son nom, jeta à son père un vif et clair regard ; Sébastien poursuivit :

— Voilà qu’il prend ses seize ans ; c’est temps de lever l’ancre, si on veut passer loin. A la fin de l’été il quitte l’île pour le continent.

— Oh ! le continent…, apprécia Damase avec une moue qui en disait long.

L’autre se redressa :

— Minute, Valmineau ! Tu ne penses pas que mon gars va abandonner la mer ? Je le mets à l’École de Navigation, à Nantes ; il en sortira avec son brevet d’élève-officier de la marine marchande.

— Ah ! fit le braconnier admiratif, c’est le long-cours, alors ?

Mortimprez cligna de l’œil, but une rasade, et expliqua complaisamment :

— Voilà ! Et pas le long-cours comme dans les temps : on touchait quarante-cinq francs d’argent par mois, pour bourlinguer pendant des morceaux d’années. A ceux qui n’étaient pas tout à fait raisonnables, après la bordée du départ et celle du retour, si courtes soient-elles, il ne restait pas gros à donner à la femme. Tandis qu’à vingt et un ans, après trente-six mois de navigation active et professionnelle, il passera tout de go lieutenant au long-cours. Ça, c’est une affaire, Valmineau !

— Sûr… et Auguste ?

— Lui, il ne s’en ressent pas pour les études. Le ciel et la mer, ça lui suffit comme livres ; c’est d’ailleurs les plus beaux. Ma chaloupe sera pour lui.

— Au moins celui-là restera à la famille, murmura l’Islaise.

— Femme, il ne faut pas dire cela, protesta le barreur. Où qu’on sillonne son flot, sur un canot à rames ou sur un clipper d’acier doux, c’est partout la même chose, puisque l’œil de Dieu sait partout nous retrouver. L’essentiel est qu’on navigue toujours en bons chrétiens, sous la Croix du Sud comme devers Rochebonne ; et ça, pour mes deux grands gars, pour les trois petits, je suis tranquille !

L’Islais s’était levé, il avait parlé avec une certaine solennité ; du silence en nappe s’étendit par la pièce claire. Sébastien Mortimprez s’approcha des enfants, redressa du doigt, sur le sloop, une voile qui ne tombait pas à son gré ; et, caressant la tête blonde d’Annie, il demanda gaiement :

— Qu’est-ce que tu en dis, toi, gamine, de ces questions-là ?

A quoi la fille adoptive du braconnier répondit avec ingénuité, en levant vers le pêcheur son regard d’aigue-marine :

— Je voudrais que leur bateau serait assez grand pour m’emmener sur la mer…

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE X

Huit années ont passé depuis que la colère des vagues a émietté l’Antoinette contre les écueils des Corbeaux. Huit années pendant lesquelles l’océan a continué de grignoter l’île têtue qui le brave, huit années qui ont jour à jour mûri le destin réservé par le ciel aux personnages mis en scène dans la première partie de ce récit.

Le braconnier de la mer est devenu un vieillard aux cheveux blancs ; c’est d’ailleurs à peu près la seule concession qu’il ait daigné faire à la fuite du temps. Il mène toujours, avec la Sainte-Madeleine, une guerre acharnée contre le peuple à carapace qui grouille dans les anses du rivage ; seulement, à présent, il respecte les enfants et les mères de famille, et exige en toute conscience de ses prises, le gabarit réglementaire. Il est devenu l’un des paroissiens les plus réguliers de Saint-Sauveur, et quoique assez discret sur le chapitre de ses convictions intimes, le bonhomme reporte volontiers tout le mérite de sa conversion sur Madeleine Lemarquier, de qui la patience et la douceur ont brisé l’armure d’hostile indifférence dont Damase se cuirassait.

Le savant de la Meule est populaire, à présent, dans Yeu, par suite des longues heures qu’on l’a vu employer à rechercher dans la lande les traces des monastères islais. Son étude sur le couvent de Saint-Hilaire, éditée par une sévère maison parisienne, a rencontré dans le monde de l’archéologie un succès qu’est venu consacrer un prix de l’Académie des Inscriptions ; actuellement le professeur termine un long mémoire voué au monastère bénédictin de Saint-Étienne, et spécialement aux exactions dont il fut victime de la part des Anglais, pendant la Guerre de Cent Ans. M. Lemarquier est aidé dans son travail par la paix souriante qui l’entoure, et que lui créent la tendresse et les soins de ses deux filles, différentes par l’âge, mais presque également chéries, Madeleine et Annie.

Un jour, Mlle Lauroy dit à son tuteur :

— Parrain, j’ai un gros souci.

— Je le vois bien, mignonne, et la petite mère s’en inquiète avec moi. De quoi s’agit-il ?

La jeune fille leva sur lui le rayon bleu-vert d’un regard demeuré infiniment candide, comme il arrive à ceux qui ont trouvé les certitudes de leur vie au-dehors et au-dessus de la mesquinerie terrestre. Elle fit :

— Ce pauvre père Damase n’est plus jeune…

— Sans doute : il est mon aîné de trois ans, cela lui fait soixante-huit.

— Tout seul, dans cette cabane… à son âge ! C’est si triste ! Vous avez vu qu’il a failli y rester.

— Sa crise de rhumatisme aigu !

— Qui ne se serait pas déclarée peut-être, si, quand il est revenu chez lui trempé, ce jour de gros orage, il s’était trouvé là quelqu’un pour le forcer à prendre les soins indispensables. Songez donc qu’il n’allume jamais de feu !

— Mais tu sais bien, mon enfant, que Valmineau ne veut pas entendre parler de venir habiter à la Meule. Vingt fois nous le lui avons en vain conseillé.

— Il y a mieux à faire, parrain. Écoutez mon idée.

Avec douceur, avec précision aussi, en sage personne qui a examiné toutes les faces d’une entreprise, Annie exposa son projet. M. Lemarquier formula les objections que sa raison lui imposait ; la jeune fille les réfutait suivant l’élan de son cœur.

— Il te faudra beaucoup de dévouement, ma chérie.

— N’a-t-il pas commencé par me sauver la vie, dans cette horrible nuit ?

— La distance…

— La bicyclette que petite mère m’a donnée pour ma fête est encore toute neuve.

— Et nous… Nous qui étions si heureux, ma chérie !

— Vous, parrain, vous et petite mère, vous seriez les premiers, au retour de la mauvaise saison, à me conseiller d’agir ainsi, parce que vous savez qu’il y a du bien à faire !…

L’enfant s’était pendue au cou du vieillard, il l’embrassa paternellement, avec la sensation fraîche de cueillir une fleur de mai. Puis conclut, en étouffant un soupir :

— Il faut te céder, mignonne, et d’autant plus qu’en effet tu as raison. A la première occasion, je parlerai à Damase, pour lui faire entreprendre les travaux indispensables.

— Merci, parrain ! Mais… nous garderons le secret jusqu’au dernier moment ?

— Bien entendu !

Il arriva cette année-là qu’un vent de folie souffla sur la gent langoustière, de la pointe des Corbeaux à celle du But. Pendant plusieurs semaines, des crustacés, hantés, comme un vulgaire Chatterton, par la maladie du suicide, se ruèrent par dizaines dans les nasses oblongues mouillées près des brisants, si bien que le braconnier, pour l’appeler par son ancien nom, fit une de ces campagnes qui marquent dans la vie d’un homme.

Il ne tarda point à se sentir embarrassé par sa richesse, un peu comme fut le savetier de la fable. En sorte qu’un jour, ayant tiré la Sainte-Madeleine à sec, et endossé sa meilleure vareuse, le bonhomme s’en fut soumettre le cas à son conseiller ordinaire. Calé sur la chaise que lui avait offerte Annie, il s’inquiéta, scandant ses périodes d’un pouce énergique, dressé en bataille :

— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de tout ce papier ? Faut le transformer en quelque chose qui dure, parce qu’avec leurs manigances du continent, j’ai confiance dans rien du tout !

— Achetez un champ sur la plaine de Saint-Sauveur, suggéra Madeleine, qui savait à quoi s’en tenir quant au sort réservé à sa proposition.

— Oh ! Demoiselle, fit le solitaire avec reproche, comment que vous parlez d’une chose pareille à un Islais ? Faut être aussi bête qu’un Noirmoutrin pour suer sur la terre lorsque le vent trop dur vous empêche de sortir, ou que ce n’est pas le temps de la sardine.

— Là, là ! mon brave, calmez-vous ! intervint M. Lemarquier en riant. Calmez-vous… et faites bâtir.

— Faire bâtir ? répéta le pêcheur interloqué. Pourquoi ? Puisque je n’ai que moi à y mettre, la Cambuse est bien assez grande !

Le professeur essaya d’expliquer au bonhomme l’intérêt qu’il aurait à posséder une maison moins petite, capable de mieux abriter un honnête homme contre les vents et la pluie. Lui, le front barré, faisant sa lippe des mauvais jours, entendait sans écouter, ressassant cette pensée qu’il n’osait exprimer :

— A quoi bon ? puisque je n’ai plus d’enfants ! Puisque mes gars sont au fond de la mer, et que ma fille est devenue une faillie terrienne !

Alors Annie vint à la rescousse, de sa voix fraîche qui possédait un infini pouvoir sur les décisions du braconnier de la mer.

— Père Damase, tout de même, songez donc… quand nous irions vous voir, petite mère et moi, ce serait bien plus gentil.

Il se tourna vers elle, et d’une voix bourrue :

— Ça te ferait plaisir, ma galine ?

— Mais oui, beaucoup… deux pièces seulement…

Cette fois, ce fut M. Lemarquier que le pêcheur regarda :

— Vous avez entendu, Monsieur ? C’est l’idée d’Annie, alors, c’est tout. Seulement, voudriez-vous venir avec moi chez le maçon ?

M. Lemarquier consentit volontiers à cette démarche, et même dressa le plan de la maisonnette neuve. Bientôt le braconnier, triomphant, inaugurait ses nouvelles pénates ; mais il ne voulut point qu’on dérangeât M. le curé pour les bénir, alléguant la longueur du trajet et la modestie du logis :

— Sept kilomètres pour un méchant abri de vieux bonhomme ! Demoiselle, vous ne voudriez pas ! Ce n’est pas une vraie maison, puisqu’il n’y aura pas de femme !

Madeleine sourit et n’insista pas.

Quelques semaines plus tard, Valmineau s’en revenait en barque, vers l’échouage des Corbeaux. On n’était encore qu’au début d’octobre, mais déjà l’océan avait pris sa grise robe d’hiver, que les lentes houles striaient de plis sombres ; tout ce qu’on touchait, bois, voile ou filin, était revêtu d’une humidité tenace, qui faisait corps, pour ainsi dire, avec le terne crépuscule vite accouru de l’horizon. Pesant sur sa barre d’un effort qui lui arracha une grimace, le braconnier maugréa :

— Pas d’erreur, v’là l’hiver qu’arrive ! Avec mes rhumatismes qui grinchent, ça va être gai !

A la hauteur du récif de la Grande-Haie, que la pleine mer entourait d’une ceinture d’argent agitée, bruissante, le solitaire, par habitude, jeta un coup d’œil à sa maison assise en face sur la falaise. De la cheminée, courtaude pour résister aux rafales du large, un filet bleuâtre, dilué dans l’espace, invisible pour tout autre qu’un marin, étirait ses volutes courbées par la brise fraîche. Le menton sec de Damase s’agita dans une espèce de sourire :

— La petite aura venu avec sa clé, l’après-midi ; elle a allumé le feu avant de partir. C’te pauv’ gosse !… Je vas me faire une moque de vin chaud sitôt rentré.

Cette perspective aida le bonhomme à terminer gaillardement son bricolage. Quand il arriva devant chez lui, au claquement de ses gros sabots, il eut la surprise de voir la porte s’ouvrir pour l’accueillir, encadrant le frais visage d’Annie.

— Ça, c’est gentil, ma grande, de m’avoir attendu ! s’écria le vieillard en embrassant sa fille.

— J’ai pensé que vous auriez froid… La brume monte tôt sur la mer, ce soir…

— C’est vrai !

Déjà le bonhomme était devant la cheminée, chauffant avec délices ses jambes maigres comme celles d’un cormoran. Une inquiétude le saisit soudain, il essaya de gronder :

— Seulement, ce n’est guère raisonnable, petite. Tu vas rentrer à la Meule à nuitée, et dame ! de ce temps, il ne fera point bon sur la lande.

La jeune fille secoua gaiement sa tête blonde :

— Aussi je ne partirai pas ce soir. Si vous voulez bien de moi, grand-père, je passerai la nuit ici.

— Si je veux de toi, ma fille ! est-ce que ça se demande ? Maintenant que j’ai un vrai lit, tu ne seras pas trop mal ; moi, je coucherai sur mon sac de varech, que j’ai serré dans la soupente.

Le rire d’Annie s’envola, accompagné par le crépitement joyeux du foyer :

— Vous garderez votre lit, grand-père, et moi, je serai très bien aussi. Regardez comme nous avons bien travaillé aujourd’hui !

Elle ouvrit la porte de l’autre chambre, jusqu’alors assez nue, et occupée maintenant par les meubles d’Annie : son lit blanc, sa commode basse, son étagère aux menus bibelots, son crucifix, souvenir de première Communion offert par Valmineau naguère, tout était installé, avec cet air tranquille et souriant des choses qui ont trouvé, au service des hommes, leur destination définitive. Le braconnier, qui pourtant tirait quelque vanité de ne pas s’étonner aisément, demeura pantois ; il balbutia :

— C’est… C’est toi qui as apporté tout ça ?

— Non, bien certainement ! C’est la bourrique de Jean Nicaise, le fermier de la Meule ; et puis, petite mère m’a aidée à ranger la pièce. Cela vous plaît-il ainsi ?

Pour ressaisir ses idées qui tourbillonnaient comme des algues emportés par le ressac, le vieux pêcheur se laissa tomber sur un siège. Tout en vérifiant d’une main experte le travail d’une marmite odorante, la jeune fille expliqua :

— Nous avons pensé, grand-père, qu’il valait mieux que vous ne restiez plus seul ; c’est pourquoi parrain vous avait conseillé de faire agrandir votre maison, afin que j’y puisse avoir une petite place… Je vous soignerai quand vous rentrerez mouillé…

— Et… la demoiselle, elle n’est pas fâchée ?

— Nous serons tous plus tranquilles ; d’ailleurs, l’été, quand vous aurez moins besoin de moi, grand-père, je retournerai passer quelques semaines à la Meule… Voilà nos projets : qu’en dites-vous ?

Le bonhomme n’en dit pas grand’chose, car des larmes perlaient à ses yeux, pâlis par soixante années d’aventures et d’intempéries ; il serra sa petite sur son cœur, en bégayant d’une voix mal assurée :

— Le bon Dieu me donne trop de bonheur, ma fille… Vrai, je ne méritais pas ça !

Et en même temps il essayait de retenir ses larmes, comme il convient à un vieil ours.


Cependant les années s’étaient, pour Mortimprez et les siens, déroulées à peu près comme l’avait pensé le pilote. Petits enfants étaient devenus grands, ainsi que souhaitait le petit poisson de La Fontaine. Auguste, son temps de la Flotte terminé, n’avait pu se résoudre à quitter la longue pièce de 100 dont il était chef, à bord de la canonnière Railleuse ; il avait rengagé, et promenait dans les eaux françaises sa casquette toute neuve d’officier marinier. Pour Armand, c’était mieux encore : sorti dans les premiers de l’École de Navigation, il se trouvait maintenant lieutenant à bord de l’Étoile-du-Sud, un svelte trois-mâts barque appartenant à un armateur de Port-Joinville. Et quand il ne naviguait pas sur les océans lointains, Pacifique aux eaux extraordinairement limpides, mers plates des Tropiques, brasillantes sous le soleil, il n’y avait pas dans tout Yeu fils plus tendre, chrétien plus empressé que le fils aîné du pilote de la rue des Mariés.

L’automne trouva le jeune officier chez ses parents, en congé de trois mois, après un voyage en Nouvelle Calédonie, voyage qu’avait rendu interminable un calme qui avait paralysé le trois-mâts au retour, vers le Tropique. Armand se retrempa avec bonheur dans l’atmosphère familiale, chère à tous, plus chère encore aux exilés, et c’est de grand cœur qu’il assura un jour à l’abbé Parand, en visite chez Mortimprez :

— Ah ! Monsieur le Curé, un quart de nuit au grand large se répétant pendant des semaines, sous des étoiles inconnues de notre ciel, comme cela vous fait sentir la douceur du foyer !

— Je le crois, mon ami.

— Heureusement, la pensée de Dieu puissant, maître des flots, dominait les autres en moi : je comprends que les incroyants résistent si mal à semblable isolement.

L’abbé regardait avec une sympathie paternelle ce beau visage d’homme jeune éclairé par la foi. Une idée soudaine venant à l’esprit du pasteur, il reprit :

— Avez-vous suivi quelques exercices de la mission actuelle, mon enfant ?

— Tous, Monsieur le Doyen ; et chaque fois, je trouvais notre église plus remplie.

— Hier, intervint Mortimprez, nous étions plus de trois cents chefs de famille venus recevoir, des mains du R. Père directeur, le souvenir de mission.

— C’est cela même, fit le doyen. Le couronnement du séjour des Rédemptoristes parmi nous doit être l’érection d’un Christ en ciment armé qui remplacera celui que la tempête nous a arraché voici plusieurs années.

— On le scellera sans doute sur le piédestal qui s’élève au sud du port, à la fourche des routes de la Meule et du Vieux-Château ?

— Parfaitement, lieutenant. Il me faut des hommes d’élite pour porter l’image de notre divin Maître ; voulez-vous être le premier d’entre eux ? Ce serait d’un bel exemple…

— Ce serait surtout pour moi, Monsieur le Curé, un honneur, une joie immenses. Je vous remercie vivement de me le proposer.

— C’est donc entendu, mon cher enfant : le bon Dieu vous saura gré de la peine que vous aurez prise pour son service. La fête est fixée à dimanche prochain ; elle sera fort belle : Mlle Annie a brodé pour les jeunes filles du bourg une bannière magnifique.

— Mlle Annie ?

— La fille adoptive du braconnier de la mer.

Le jeune homme avait eu un geste surpris ; ce nom, entendu à l’improviste, lui remettait à l’esprit le souvenir, complètement oublié au cours de ses campagnes lointaines, de la fillette au doux visage auréolé d’or, qui, lasse, appuyée à une huche, les mains croisées derrière le dos, regardait avec admiration un garçonnet appliqué à gréer un sloop.


Un clair dimanche d’arrière-saison. La population de l’île est rassemblée près du port, au nœud des routes dont les rubans clairs s’étirent à travers la lande. Vers la droite, l’œil se repose sur la mer, saphir pâle aperçu entre des maisons, des moulins et des arbres ; on voit les tangons de deux thoniers dépasser, comme des antennes d’insectes, un bouquet d’ormes rabougris dorés par l’automne ; entre l’île et la côte de France, une plaque de soleil pose sur la mer un lac d’étain.

— Pressons-nous, mes amies, ils vont venir !

Annie et ses compagnes s’affairent à orner le socle découronné. Les guirlandes de fleurs et de lierre, sous leurs doigts prestes, forment d’harmonieux festons. Il est temps : des chants s’approchent, que la foule reprend en chœur. Comme une volée de mouettes, les jeunes filles s’écartent. Annie rejoint ses bienfaiteurs, qui, non loin, s’entretiennent avec la famille Mortimprez. Voici que le grand Christ apparaît, lentement bercé au pas de ses porteurs.

Ils sont six, dont le visage, plus encore qu’il ne se tend dans l’effort, est éclairé par la joie qui embrase l’âme de ces chrétiens servant leur Dieu. Le premier, à peine courbé sous la lourde charge, s’avance le lieutenant Armand ; au moment où il gravit la butte que dominera le calvaire, son regard croise celui d’Annie. Et à l’instant, malgré la gravité de la cérémonie, s’impose aux deux jeunes gens le souvenir de la minute lointaine où ils se sont vus pour la première fois. Confus de cette involontaire distraction, ils reportent les yeux sur le Christ indulgent aux faiblesses humaines, lui adressant l’un pour l’autre une prière émue.

CHAPITRE XI

Un avantage que présentent les îles, surtout quand elles sont de superficie aussi restreinte que celle où nous avons transporté nos lecteurs, c’est la facilité avec laquelle on s’y rencontre, pour peu que s’en mêle un hasard assurément malicieux. Dans les jours qui suivirent, le fils du pilote se trouva plusieurs fois sur le chemin de la fille du braconnier — comme on dirait en style de feuilleton. Et celle-ci remportait de ces entrevues, si fugitives et silencieuses fussent-elles, un trouble joyeux qui n’échappait pas au vieillard ; ainsi une rose de mai s’épanouit aux premiers sourires de l’été, qu’elle attend et espère, sans le connaître encore.

Cette comparaison ne se présentait pas à l’esprit de Damase Valmineau qui n’avait rien d’un poète ; mais il aimait chèrement sa petiote, ce qui le rendait perspicace. Ayant pendant plusieurs jours, indice de préoccupation profonde, tété sa vieille pipe avec fureur, il déclara brusquement un beau matin :

— Sais-tu, ma fille ? Je voudrais bien te voir heureuse avant de mourir.

— Que parlez-vous de mourir, grand-père. Vous ne vous sentez pas souffrant, j’espère ?

— Non, bien sûr… Une idée comme ça. Je voudrais te voir heureuse, avant d’aller saluer le bon Dieu.

— Mais je suis parfaitement contente auprès de vous, grand-père.

— Euh !… Oui, je ne dis pas. Enfin, ce n’est pas ce bonheur-là qui peut te suffire toujours.

Annie, qui jusqu’alors avait mené la conversation avec gaieté, rougit soudain prodigieusement. Elle balbutia :

— Que… que voulez-vous dire, grand-père ?

— Que justement mon temps de grand-père se tire, et que j’ai envie de rengager comme bisaïeul. Épouse un honnête garçon, voilà ce qu’il te faut, ma fille.

Annie demeura muette ; elle leva vers le vieillard son regard pur. Il s’y reflétait tout ensemble tant de candeur, de trouble et de confiance, que le cœur du bonhomme s’émut dans son vieux coffre : ce regard-là livrait un secret, déjà deviné d’ailleurs. Embrassant sa fille adoptive, Damase déclara d’une voix enrouée :

— Espère un moment, ma petiote. Je vas jusqu’à la grève voir si mes langoustes ont pas besoin que je change l’eau du vivier.

Sans en demander davantage, Annie accepta ce programme ; heureusement, toutefois, elle ne suivit pas l’Islais du regard. A peine celui-ci eut-il tiré la porte sur soi, que, tournant délibérément le dos à la Pointe, il prit le routin de la falaise, en direction de la Meule. Une heure plus tard, à peine essoufflé, le bonhomme sonnait chez M. Lemarquier, avec une vigueur qui faisait demander à Madeleine accourue :

— Il y a donc quelque chose de grave, mon ami ?

— Je pense, Demoiselle. Une idée qui m’a venu comme ça ; je voudrais en parler tout de suite avec vous.

— Entrez, entrez ! mon père sera content de vous voir.

Le savant, plongé dans l’étude assez aride des fouilles pratiquées en 1845 sur les ruines de Saint-Étienne, s’en écarta volontiers pour accueillir son visiteur.

— Qu’est-ce qui vous amène, mon brave ? Rien de fâcheux, je suppose ?

— Non, non, Monsieur ! C’est seulement, annonça le pêcheur avec simplicité, la chose qu’il faut marier Annie.

— Il faut, il faut ! répéta M. Lemarquier interloqué ; pourquoi le faut-il ?

— Parce que je crois que cela lui fera plaisir… Comprenez, Demoiselle, ajouta Damase en se tournant vers sa confidente habituelle, les vieux homards savent plus d’un tour. Je surveille depuis quelques jours, comme un marin qui guette le temps ; tout à l’heure j’ai mené ma barque en douce, la petite s’a douté de rien. Mais moi, je suis fixé.

— Et sur quoi donc êtes-vous fixé ?

— Annie a remarqué le fils à Mortimprez. Même ils commenceraient bien de se parler.

— Armand ?

— Oui, Monsieur. Un bon gars, un bel officier, y a rien à dire à ça. Maintenant, faut qu’il la demande.

— Cela me paraît logique. Qu’y pouvons-nous ?

— Ces enfants-là ne se connaissent pas assez ; donnons-leur l’occasion de passer un peu de temps ensemble ; quand ils auront navigué de conserve une pleine journée, ils ne voudront plus se quitter.

La psychologie du bonhomme amena un sourire aux lèvres de Madeleine ; imperturbable, il poursuivait :

— On pourrait, nous tous, faire un pique-nique avec les Mortimprez un jour… comme qui dirait jeudi prochain.

— Convenu pour ce qui nous concerne, mon brave ; et où cela, ce pique-nique ?

— J’ai pensé au Vieux-Château ; de ce beau temps, ce serait agréable.

— Parfait… Mais le soleil nous favorisera-t-il encore ce jour-là ?

Le pêcheur considéra le savant avec une indulgence ombrée de mépris ; courtoisement, toutefois, il répondit :

— Ça marche avec la lune, Monsieur. Et la lune, pas d’erreur ! c’est pas comme les mé… mé… térologues !


Derrière son enceinte extérieure, qui n’est plus qu’un chapelet de pierrailles couronnées de maigres fétuques, et dont le fil irrégulier se dessine à travers l’herbe rase du plateau central, le Vieux-Château dresse sa masse ruinée, mais imposante encore, couronnant un îlot rocheux. Hiératique, isolé à l’extrémité de l’île — à l’extrémité de l’Europe — et déjà dans la mer, il élève depuis six siècles son trapèze de murailles noircies par le temps et flanquées de tours ramassées et puissantes. Ceux qui l’habitèrent, Normands pillards auxquels succédèrent des seigneurs rapaces, ont depuis des générations rendu à Dieu une âme qui devait être singulièrement farouche, pour trouver du charme à une demeure sise en un lieu d’ailleurs admirable, mais d’une indéniable âpreté ; leur château fixe toujours sur les hommes, vivant si longtemps après ceux qui animèrent ses voûtes tombées au silence, le regard de ses baies étroites, déchiquetées par les rafales et les injures de l’océan.

Depuis que, en 1895, les architectes dirigeant les fouilles firent jeter à la mer quatre cents mètres cubes d’éboulis de construction et de sable apporté par le vent, les salles intérieures sont redevenues praticables, pour la plus grande joie des archéologues. Ces graves personnages, du reste, n’éprouvent pas, à comparer les débris des marbres ayant constitué les cheminées, ou à fureter dans les décombres pour y chercher des monnaies de billon aux effigies de Louis XIII ou de Maurice de Nassau, une satisfaction comparable à celle d’Annie ou d’Armand, en cette journée d’excursion. Ajoutons que le déjeuner fut excellent, grâce aux beignets de maman Mortimprez et au pâté de Madeleine ; le braconnier avait capturé, on ne savait trop où, une langouste apocalyptique, dont le dernier-né du pilote ne pouvait contempler sans une appréhension légitime la carapace rutilante.

Est-il besoin de dire que tant de splendeurs gastronomiques, qui réjouissaient la compagnie, n’émouvaient guère les jeunes gens ? A travers la conversation générale, ils écoutaient avec ivresse la chanson de leur pur amour, qui montait en eux, plus forte que le vent jouant aux remparts écrêtés, plus douce que la mer battant de son geste inlassable le pied même des tours. Ils seraient volontiers demeurés ainsi tout l’après-midi, l’un près de l’autre, tout à leur bonheur d’admirer du même regard et du même cœur le grandiose panorama de la mer s’échevelant au long de la côte abrupte, si la petite Alice n’était venue soudain tirer l’officier par la manche :

— Armand, venez jouer à cache-cache ! C’est plein de cachettes ici, mais on n’ose pas, tout seuls, nous les petits, avec Jeannette… et puis, il faut être beaucoup.

— Vraiment, vous avez besoin de nous ?

Annie était levée déjà :

— Les enfants ont raison. Allons nous cacher ! Vous nous chercherez, Monsieur !

Elle disparut, mutine, abandonnant le lieutenant non loin de M. Lemarquier qui évoquait brillamment le souvenir du comte de Loewenstein et de ses lansquenets, garnisaires du Vieux-Château. Hélas ! la parole du savant, si intéressante fût-elle, l’était moins pour le jeune homme que la conversation d’Annie.

Quand il jugea qu’un temps raisonnable s’était écoulé, Armand entreprit l’exploration des ruines. Sa petite sœur l’avait dit, les cachettes étaient nombreuses ; les enfants en avaient tiré parti avec une amusante ingéniosité. Bientôt le lieutenant découvrait ses frères dans la cheminée du donjon, Jeanne parmi les décombres de la forge, et Alice blottie dans le four à pain.

Mais Annie demeurait introuvable.

Après un quart d’heure de recherches infructueuses, qui lui parurent bien longues d’un siècle, l’officier regagna la salle où les petits l’attendaient. Il espérait que Mlle Lauroy l’y aurait précédé, et en ne l’y voyant pas, ses traits exprimèrent une angoisse qui fit pâlir le jeune visage de Jeanne, rond sous la fanchon noire :

— Tu ne l’as pas vue ? jeta-t-elle anxieuse.

— Non, je suis fou d’inquiétude ! Ces vieux murs recèlent tant de pièges.

— Il faut prévenir.

La jeune Islaise baissait la voix, comme si ses paroles, frôlées par l’aile du malheur, ne vibraient plus qu’avec effort ; Armand l’imita :

— Non, fit-il, vois-tu la terreur des Lemarquier ? C’est assez de moi à trembler, pour rien, je veux le penser. Garde les enfants, je vais certainement la ramener sans tarder.

Plus inquiet qu’il ne le voulait paraître, le lieutenant derechef s’engagea dans le dédale des ruines. Successivement il explora ce qui avait été la chapelle, et les chambres d’angle des tours d’angles, puis la tour octogonale qui flanque le donjon vaincu par les âges, enfin le donjon lui-même. Chaque insuccès nouveau hérissait sa chair d’un désespoir renouvelé. Sa voix, qu’il essayait en vain d’affermir, lançait en frémissant le nom de celle qui jamais ne lui avait été si chère ; mais les épaisses murailles étouffaient aussitôt son appel, et seule lui répondait, toute proche, impitoyable, railleuse, la chanson profonde de la mer. Un fauve ainsi ronronne, parfois, auprès d’un homme fou d’épouvante.

Hagard, sentant monter en soi comme un vent de démence, le lieutenant se pencha au trou noir des oubliettes, guettant un gémissement, un râle. Nul bruit ne lui parvint. Il se redressa couvert d’une sueur froide, et ne sachant plus s’il était content ou non de ne pas avoir découvert Mlle Lauroy, fût-ce blessée, au fond de l’affreux puits.

Un moment encore, Armand erra au hasard, la tête vide et les jambes rompues. Il se décidait à rentrer dans la salle basse pour y donner l’alarme, quand un dernier espoir brilla dans son esprit : il n’avait pas visité la tour de la poterne. A longues enjambées il s’engagea dans l’escalier aux marches branlantes, faisant fuir une jeune chouette qui s’envola lourdement par une baie dégradée. Au sommet de la tour, presque intacte, une échauguette de vigie dominait le manoir et la côte. Debout dans le cadre vétuste, Annie, blonde et fraîche, attendait. Elle commença :

— Enfin ! J’ai trouvé le temps si long…

Mais un regard lui montra Armand livide, qui la contemplait avec stupeur ; la jeune fille s’effara :

— Qu’avez-vous ?

— Je…

La réaction était trop forte ; incapable de s’expliquer, l’officier ouvrit les bras en balbutiant :

— Annie chérie… Je vous ai crue perdue… noyée… Je… vous aime tant !

— Chut c’est à petite mère qu’il faut dire cela !

Ayant fait cette concession aux lois de la bienséance, Annie tomba, en sanglotant de bonheur, dans les bras qui lui étaient ouverts.

Et à l’instant même, ils rejoignaient leurs familles, l’un à l’autre appuyés. Leur apparition en cet appareil ne suscita point de surprise, et c’est une enfant attendue et désirée que maman Mortimprez serra sur son cœur. On convint tout de suite que le mariage aurait lieu en mai, après le prochain voyage de l’Étoile-du-Sud, que le lieutenant devait rallier sous peu de jours. Madeleine aurait ainsi le temps de mettre la dernière main au trousseau de sa fille. Et le braconnier conclut :

— Dites que je ne ferais pas un bon diplomate, Demoiselle !

Puis, montrant le soleil qui déclinait sur la mer verte chapée, au couchant, d’argent rose :

— A c’te heure, en route pour l’île !

Car, je l’ai dit, le Vieux-Château est bâti tout entier sur un îlot, que seule une passerelle relie au rivage de l’île, par-dessus un précipice de dix-sept mètres de profondeur.

CHAPITRE XII

Les traités de météorologie impriment le renseignement suivant :

« En janvier, l’alizé du Nord-Est, apportant les poussières du désert, reprend, pendant trois semaines, la prépondérance sur la mousson. Le début de cette période est le temps où, le plus généralement, les cyclones se produisent dans l’Atlantique austral. »

Or, savez-vous ce que représentent, dans la cruelle réalité, ces quelques lignes à peine remarquées par l’œil du lecteur ? Une terrible somme de périls, de souffrances et de deuils.

Un 10 janvier, vers 8 heures du soir, le trois-mâts barque Étoile-du-Sud, capitaine Vibrac, lieutenant Mortimprez, armateur Louis Gernon, de Port-Joinville, fut assailli, avant que d’avoir pu atteindre Bahia, par une tourmente soudaine et brutale, qui emporta les voiles supérieures, comme autant d’oiseaux effarés. Le navire se défendit avec vigueur, et peut-être serait-il sorti victorieux de cette lutte inégale, aggravée encore par l’obscurité, si le roulis auquel il était soumis n’avait désarrimé un lot des lingots de cuivre chargés à Valparaiso. Ce bélier eut tôt fait d’ouvrir dans le vaigrage une brèche par laquelle se rua une masse d’eau tourbillonnante : en cinq minutes le voilier coula à pic, entraînant dans l’abîme une partie de l’équipage et le capitaine, qui pleurait de désespoir à son banc de quart.

Quand l’aube se leva, exquisément transparente, vêtue de nacre et d’or, elle éclaira un canot ballotté par les houles d’une mer toute frémissante encore du cyclone nocturne. La barre était tenue par Armand Mortimprez, lui quatorzième naufragé. Les ressources du bord comprenaient trente litres d’eau saumâtre, cinquante kilos de biscuits et vingt de conserves — et l’on était à quelque douze cents milles de la terre la plus proche.

Armand fit d’abord établir un bout de toile sur le mâtereau de secours, mais bientôt la boussole de poche du jeune officier lui montra que le vent pousserait l’embarcation rapidement vers le Sud-Ouest, sans que le peu de vivres qu’il avait lui permît d’espérer atteindre la côte brésilienne. Comme on avait chance, au contraire, d’être drossé par le courant sur la route des navires allant d’Europe au Cap, mieux valait se laisser entraîner dans cette direction.

Alors commença pour les naufragés un inénarrable martyre. La mer, pesante et bleue, ressaisie par le grand calme des Tropiques, berçait d’un rythme câlin ceux qu’elle avait condamnés à la mort lente. Le lieutenant, veillant à l’économie des pauvres vivres, s’employait de son mieux à soutenir le moral des hommes. Par habitude professionnelle, pour s’obliger, aussi, à une discipline dans l’effroyable vide de ces journées d’agonie, il tenait sur son carnet le « journal du bord ».

12 janvier. — En dérive… Annie, ma douce Annie… la reverrai-je jamais ? et les chers miens ? Que Dieu nous garde !

14 janvier. — Les provisions, strictement rationnées, peuvent durer trois semaines au plus. Serons-nous secourus avant qu’elles ne soient épuisées ?

17 janvier. — Aperçu ce matin, à six milles, vapeur gouvernant plein Sud. Nous avons appelé, fait des signaux avec la chemise rouge de Loyéras. Il est passé sans nous voir. — Je fais diminuer les rations.

18 janvier. — Les hommes s’affaiblissent, Vertou et Piquart délirent… Mon Dieu, ayez pitié !…

24 janvier. — Il y a quinze jours que notre capitaine s’est englouti avec le bateau. Je les pleure tous deux.

26 janvier. — Piquart est mort ce matin avant l’aube, dans le froid glacial de la nuit. Paix à son âme !

27 janvier. — Des requins nous suivent. Qui de nous le premier leur servira de pâture ?

28 janvier. — Vertou a trépassé tout à l’heure dans un accès de fièvre. Dieu bon, voyez notre détresse !… Je ne reverrai pas Annie.

29 janvier. — Nous n’avons plus d’eau douce. Je voulais faire immerger les corps, Loyéras et d’autres s’y sont opposés. A leurs regards furtifs, je devine leurs pensées. Seigneur, ce que la faim peut faire des hommes est affreux ! L’eau de mer est atroce à boire.

30 janvier. — Tué à coups de crocs un gros requin. Nous avons eu grand mal à le hisser à bord, dans l’état d’épuisement où nous sommes. Voilà des vivres. J’ai confié les corps de nos malheureux camarades à l’abîme… Aussi loin que s’étende la vue, la mer est déserte, toujours.

3 février. — Le requin a été rongé jusqu’à la carcasse. Nous avons vécu quatre jours sur cette chair, d’ailleurs infecte.

6 février. — Je ne remonte plus ma montre. A quoi bon, puisque nous allons mourir là, dans ce canot, tout seuls sur la mer immense, sans un prêtre pour nous bénir…

8 février. — Bu quelques gouttes d’eau salée. Est-ce un soulagement ou une torture ?

Le lieutenant Mortimprez laissa échapper son crayon, que ses doigts n’avaient plus la force de tenir. Il considéra sa chaloupe, où ses hommes affalés sur les bancs dormaient, pour moins souffrir de leur estomac tenaillé. Alors, après un regard au ciel, il haussa la voix :

— Que les Islais se lèvent !

Huit hommes, huit fantômes, se dressèrent avec effort. Armand poursuivit, exprimant la pensée qui avait mûri en lui pendant ces journées de douleur :

— Garçons, nous sommes à bout. Plus d’espoir, si la Sainte Vierge ne nous prend en sa garde. Faisons un vœu à Notre-Dame de la Meule.

Approbatif, un murmure frémit ; ce n’était qu’un murmure, car les gorges se refusaient presque au langage. Sa casquette ôtée, levant sa main droite, le lieutenant reprit, lentement, pour donner aux moribonds le temps de répéter après lui les phrases de l’invocation :

— Nous tous, marins islais en péril de mort… épuisés, mais le cœur fidèle… nous demandons humblement le secours de Marie… Et nous faisons vœu, si nous revoyons notre terre natale… d’aller entendre la Messe à la chapelle de la Meule… en caleçon et pieds nus… Au nom du Père… du Fils… et du Saint-Esprit…

— Ainsi-soit-il…

Le vent du large saisit la prière, l’entraîna dans sa course, l’emporta vers Marie, protectrice des matelots.


Cependant l’île, la triste île isolée à l’écart du sol vendéen, vivait dans l’angoisse quant au sort de ses enfants. L’Étoile-du-Sud devait relâcher à Bahia pour la mi-janvier au plus tard : aucun câblogramme n’était venu apprendre à l’armateur que son bateau avait franchi sain et sauf la redoutable étape du cap Horn. Pas davantage Armand n’avait-il, comme il faisait à chacune de ses escales, envoyé une dépêche à Annie pour la prévenir qu’il lui écrivait. Aussi la petite fiancée ressentait-elle cruellement l’anxiété qui s’appesantissait sur les familles tourmentées, au long des jours.

Ces jours, en se réunissant, firent des semaines, qui lentement tombèrent au gouffre du temps. Janvier se déroula froid et morne, vêtu de brumes, secoué de rafales qui parcouraient l’île en hurlant au seuil des maisons blanches. Février suivit, escorté par une pluie cinglante dont le rideau s’épaississait sur la mer démontée. Des images funèbres, tableaux de tempêtes semblables à celle où avait péri l’Antoinette, et dont maintenant l’Étoile-du-Sud peut-être était la proie, hantaient l’esprit d’Annie. La maison de la Meule, à l’unisson de son tourment, était dominée par une inquiétude qui, pour M. Lemarquier, prenait déjà presque figure de funèbre assurance. Le braconnier était redevenu taciturne comme aux plus mauvais jours.

Le 8, Mlle Lauroy n’y tint plus. Jetant sur ses épaules le noir manteau des Islaises, elle dit à Madeleine, en appuyant sur elle son regard voilé de larmes :

— Petite mère, je suis à bout de courage. Je vais monter à la chapelle un moment…

— Veux-tu que je t’accompagne, ma chérie ?

— Je… j’aimerais mieux être toute seule…

Mlle Lemarquier serra sur son cœur l’enfant douloureuse :

— Va, ma petite. Nous serons par la pensée avec toi. Et tu sais, il faut espérer toujours…

Annie s’enfuit dans un sanglot.

Courbée contre la tempête dont la rage s’opposait à son dessein, la jeune fille escalada la falaise. Parvenue au sommet, sur l’étroit plateau dont nul mouton, aujourd’hui, ne tondait l’herbe courte, elle demeura un moment immobile, appuyée au mur bas de la chapelle, et malgré tout impressionnée par la splendeur du spectacle qui s’offrait à elle. A ses pieds l’eau bouillonnait entre les falaises fermant le petit port ; sur les récifs torturés de la conche Pissot, la mer s’acharnait en un savonnement blanc ininterrompu, d’où jaillissaient, fleurs grondantes et mortelles, des panaches d’écume de dix mètres de hauteur. Un rayon de soleil, glissant obliquement sous le ventre cotonneux des nuages, glaça de gris perle, soudain, au large, les vagues plombées… Annie frissonna d’horreur à la pensée du drame qui sans doute se jouait à des milliers de lieues, sur une mer ravinée et mugissante comme celle-ci. Défaillante, elle entra dans la chapelle ; la tourmente claqua sur elle la porte, en un choc sourd qui ébranla l’humble édifice.

Bien humble, en effet, guère plus haut qu’une barque retournée, tout ramassé et massif sous son toit de tuiles. En ce lieu, et à cette hauteur, les fantaisies architecturales ne sont pas de mise : la chapelle de la Meule ressemble plutôt à une grange de village qu’à la basilique de Lourdes. Mais depuis le XVe siècle elle remplit parmi les tempêtes son rôle touchant et grandiose : elle est la demeure de la Vierge qui sauve les marins en péril, elle abrite la prière des femmes éplorées.

Quatre bancs suffisent à remplir la nef minuscule ; en quelques pas Annie fut au chœur. Elle tomba à genoux tout près des lattes blanches, qui, montant vers le plafond de bois peint, isolent l’autel. Ardente, devançant, en un élan de tout l’être, l’infirmité des mots, la supplication de la petite fiancée s’envola, en faveur de celui qui, à l’autre bout du monde, était livré aux hasards cruels de la mer. Prière qui était singulièrement à sa place dans cette chapelle de marins, pauvre et simple comme ceux qui l’avaient édifiée, et dont tout l’ornement consiste en de naïfs ex-voto, dundee-chalutier aux prises avec un « coup de temps », et grands longs-courriers naviguant toutes voiles dehors, oiseaux blancs aux ailes étendues, sur une mer candidement bleue.

Terminée l’invocation où celle avait mis toute son âme, Annie se laissa tomber sur un banc, et ses doigts cherchèrent son chapelet. Le vent sifflait droit sur la façade trapue, secouant les petites fenêtres, guère plus larges que les hublots d’un navire ; mais l’effort de la rafale s’épuisait en vain contre la chapelle. Peu à peu gagnée par le calme qui montait dans la solitude, et que favorisait la tonalité blanche et bleue du modeste oratoire de Marie, Annie connut que la sécurité, fille de la confiance et de la foi, pénétrait en son cœur. Tandis qu’elle se trouvait là, aux pieds de la Vierge, qui la protégeait contre la fureur de la bourrasque, Armand, qu’elle avait si tendrement recommandé à la bonne Mère, et qui lui-même avait à coup sûr imploré dans le péril l’aide de Notre-Dame de la Meule, Armand devait être secouru, lui aussi… Il devait l’être… Il le serait ! Avec une espérance plus ferme que jamais, la fille du braconnier jeta les invocations de ceux que broie l’angoisse, et qui n’ont plus qu’un recours, mis en la Mère du Sauveur :

Étoile du matin, priez pour nous !
Secours des marins, priez pour nous !
Reine sainte des flots, priez pour nous !

… Ce même jour, le capitaine John P. Andrews, commandant du Maranha, paquebot-poste parti de Southampton le 24 janvier à destination du Cap, écrivait sur son livre de bord :

Cet après-midi, 8 février, à 2 h. 50, par 12°25′ de latitude Sud, et 9°20′ de longitude Ouest (méridien de Greenwich), j’ai recueilli un canot du trois-mâts barque français Étoile-du-Sud, coulé lors du cyclone de la nuit du 10 au 11 janvier. Cette embarcation, qu’avait poussée sur ma route le courant du Brésil, contenait onze matelots sous les ordres du lieutenant Mortimprez ; tous ces malheureux, naufragés depuis près de trente jours, étaient dans un état lamentable et à bout de forces — quite exhausted. Je les ai réconfortés par les moyens du bord, et les ferai rapatrier dès mon arrivée à Cape-Town.

Les familles des naufragés avaient été rassurées le 15 février ; la bonne nouvelle s’était répandue rapidement ; aussi l’île d’Yeu tout entière se portait, cinq semaines plus tard, sur les quais de Port-Joinville, pour recevoir les rescapés. Quand la Grive, courrier du continent, apparut à l’entrée du chenal triangulaire, qu’elle embouqua de son allure dansante, un émoi saisit la foule à la gorge : eux enfin ! eux qu’on avait cru perdus, les gars, les maris, les frères, ceux que la Mauvaise avait tâché d’engloutir comme leurs camarades, — et que la Sainte Vierge avait sauvés.

Le joli bateau blanc accoste au quai de la Tour ; un tonnerre d’acclamations le salue. Des bras se tendent, hâtifs, jaloux de se refermer sur l’être aimé qu’on avait pensé ne plus revoir. Des yeux se mouillent ; on a versé des pleurs d’angoisse, on répand maintenant encore des larmes, mais de bonheur. Autour de chaque marin qui débarque, des groupes se forment ; Annie sanglote sans fausse honte sur l’épaule de son fiancé, et Mme Mortimprez, non moins émue, tente de contenir son trouble, comme il sied à une maman.

Tandis qu’on se dirige vers la maison du pilote, où attend le repas d’accueil, fignolé avec amour, Annie tout à coup demande au lieutenant :

— Vous rappelez-vous, Armand, quel jour vous avez été sauvés ?

— Le Maranha nous a recueillis le 8 février.

— Le 8, c’est bien cela… A quelle heure ?

— Je ne sais pas au juste, chérie. Je ne remontais plus ma montre, j’étais convaincu que tout était fini. Cependant, d’après la hauteur du soleil, j’ai dû prononcer le vœu à Notre-Dame de la Meule vers 2 h. 1/2…

— A ce moment, je priais pour vous, avec quelle tendresse dans sa chapelle… Mais vous parliez d’un vœu ?

— Nous allons faire célébrer une Messe votive : nous y serons tous, avec l’armateur certainement.

— Avec votre fiancée aussi, mon ami…

Quatre jours plus tard la cérémonie déroulait ses rites solennels. Un clair soleil de printemps baignait la chapelle, illuminant, à côté des ex-voto anciens, un carré de marbre signé de deux A, et dont le remerciement chantait d’une voix toute neuve. Et la mer rampait, au pied de la falaise, comme une bête soumise qui veut implorer son pardon.

Le petit sanctuaire était bondé, sur le plateau la foule des parents et des amis se pressait pour apercevoir, au premier rang, les héros de la fête. Ils étaient là tous les neuf, en caleçon et pieds nus, comme ils l’avaient promis ; et nul ne s’étonnait de les voir en semblable équipage, pas plus que leur traversée de l’île, dans ce costume, n’avait tout à l’heure choqué les plus farouches pudeurs. On avait dit :

— C’est ceux de l’Étoile-du-Sud, que la bonne Vierge a sauvés.

Puis on avait ajouté :

— Les pauvres gars ! Ce qu’ils ont dû souffrir ! Regardez les figures qu’ils ont encore !

Et quelques-uns avaient conclu :

— C’est la fiancée du lieutenant Mortimprez, qui est là pas loin de lui. Ça fera un joli couple, et qui méritera bien son bonheur !

CHAPITRE XIII

Le mariage d’Annie avait été fixé à la fin d’avril, au temps où l’île pare de fleurs la mince couche de terre végétale tendue comme un manteau sur ses assises de granit. Ces quelques semaines furent employées par M. Lemarquier aux démarches que nécessitait l’établissement de sa pupille — généreusement dotée grâce à feu le moustier de Saint-Hilaire ; le lieutenant Mortimprez, de son côté, cherchait un autre embarquement.

Cette perspective du prochain départ d’Armand, si tôt après la terrible aventure où il avait failli perdre la vie, apportait une ombre à la félicité d’Annie. Il y en avait une autre : la jeune mariée habiterait à Port-Joinville, dans la maison de ses beaux-parents, où Jeannette se réjouissait de l’accueillir en grande sœur. Mais alors… le vieux braconnier resterait donc tout seul dans sa maison de la Pointe ? Il s’y trouverait bien abandonné, bien malheureux, après les mois qu’il y avait vécu entouré des soins tendres de l’enfant sauvée par lui jadis ; et ces parages de la soixante-dixième année, qu’il abordait maintenant après un hiver assez pénible, sont un cap difficile à doubler pour ceux qui ont usé leur vie sur la mer. Le pêcheur n’avait plus ses yeux de pygargue, se jouant de la nuit et des brumes ; sa main était moins ferme, et son pas plus lourd ; il traînait un catarrhe emplissant d’échos, au matin, la maisonnette de la falaise… Qu’allait-il devenir, quand Annie l’aurait quitté ?

Qu’il habitât la Meule, il n’y fallait pas songer : les affectueuses instances des Lemarquier s’étaient vingt fois butées contre une obstination puérile, mais indomptable, de solitaire à qui, eût-on dit, la vie des agglomérations faisait peur, depuis plus de vingt années que sa vie s’écoulait entre les planches de sa barque ou sur son coin de grève rocheuse. Habiter Port-Joinville, même pour se trouver proche de sa fille, le bonhomme n’en voulait pas entendre parler davantage. Dans ces conditions, que faire ? Soucieuse, Annie se posait cette question sans y trouver de réponse satisfaisante.

Trois semaines environ avant le jour fixé pour la bénédiction nuptiale, Annie songeait mélancoliquement à ces choses, en pliant les chemises du vieillard, qu’elle venait de repasser après les avoir minutieusement raccommodées. Ç’avait été un important travail, mais la jeune fille tenait à mettre en état toute la garde-robe de son « grand-père », lingerie et vêtements, avant que de le quitter. Et maintenant elle se trouvait en face d’une imposante pile d’objets de toutes les couleurs, fleurant bon l’iris et le fer chaud.

Pour ranger tout cela, Annie se dirigea vers l’armoire du bonhomme. Elle ouvrit grands les panneaux taillés en pointes de diamants dans l’épaisseur d’un bois robuste noirci par le temps. Et elle commença de placer par catégories : sur cette planche les chemises ; là, les mouchoirs… dans ce tiroir, les cache-nez… Tiens ! en voici un qui glisse… Il existe un trou par là ?

Annie plongea ses doigts par l’ouverture, et ramena le cache-nez couvert de fine sciure de bois : dans ce coin, il y avait donc à l’œuvre des « cossons » — ces petits vers blancs dont les mâchoires microscopiques viennent à bout des plus puissantes boiseries. Pour apprécier l’étendue du ravage, la jeune fille explora la planche attaquée : derrière le tiroir elle trouva, sur un lit de poussière, une photographie qu’elle examina au grand jour.

C’était une jeune Islaise en costume du dimanche, un paroissien à la main. Elle portait, sur la robe noire, la courte pèlerine ronde emboîtant le haut du corps jusqu’au niveau des coudes, et sous la fanchon de soie, noire aussi, le petit bonnet blanc à bordure tuyautée, retenu au menton par un nœud de mousseline empesée. La photographie était de qualité inférieure, et déjà effacée à demi ; pas assez ternie cependant pour qu’on ne pût reconnaître dans ce visage de jeune fille les traits massifs et surtout le nez vigoureux de Damase Valmineau.

Annie considérait avec perplexité sa trouvaille, quand une ombre s’interposa entre elle et le jour : solide encore, bien qu’un peu voûté maintenant, le braconnier revenait de la mer. Il déposa ses pièges à terre, et s’approcha de sa petiote avec un sourire qui s’éclipsa dès qu’il vit ce qu’elle regardait :

— Où as-tu trouvé ça ?

— Dans votre tiroir, grand-père, en rangeant vos effets.

— Je croyais l’avoir détruite, cette image de malheur !

— Elle avait glissé derrière un tiroir… J’ai regardé parce qu’il y a des cossons…

L’Islais prit le carton, le jeta à terre avec un grognement semblable à ceux qui lui étaient familiers autrefois. Mais Annie ne s’émouvait pas aisément, et savait à quoi s’en tenir quant aux dehors épineux de son père adoptif. Elle ramassa avec tranquillité la photographie, et demanda, de sa voix frêle, comme s’il ne s’agissait pas de soulever la lourde dalle d’un passé remontant déjà à vingt années :

— Qui est-ce ?

— Rien.

— Voyons, grand-père… Je vois bien que c’est une jeune fille…

— Ça doit te suffire.

Doucement obstinée, parce que le bonhomme paraissait plus fâché que triste, Mlle Lauroy poursuivit :

— … Et qu’elle vous ressemble…

— Ah ! tu as trouvé ça toute seule ? Et bien, oui ! c’est une fille que j’ai… c’est-à-dire que j’ai eue dans les temps.

L’Islais se tut. Décidé à n’en pas dire plus, il enfonça énergiquement son béret sur ses oreilles, d’où se hérissaient des poils blancs. Et, sans l’atteindre, il allongea un coup de sabot au chat, qui le regardait avec des prunelles en forme de larges amendes.


C’était fête chez M. Lemarquier quand Annie y venait apporter, en des visites toujours jugées trop fugitives, un rayon de la gaieté qui avait, pendant plusieurs années, éclairé la villa. Cet après-midi-là, le savant repoussa avec joie ses papiers pour sourire à sa pupille, qui déjà s’était jetée au cou de Madeleine. Sur un ton d’affectueux reproche il morigéna :

— Comme tu es rare, fillette, en ces temps-ci !

— Parrain, Armand est très exigeant… répondit la mignonne fiancée toute rose. Songez donc qu’avant six semaines il sera de nouveau en voyage… et quel voyage ! L’Australie !

— C’est trop juste, mon enfant, et ta petite mère et moi nous comprenons les choses, sois-en sûre. Qu’est-ce qui t’amène aujourd’hui ?

— Une singulière histoire, dont jamais je ne me serais doutée. Comment trouvez-vous ce portrait, petite mère ?

La jeune fille sortit de son sac la photographie jaunie.

— Je l’ai découverte dans l’armoire de grand-père, en rangeant son linge. Il a paru très mécontent, et se serait certainement mis en colère, s’il n’était devenu un aussi bon chrétien. Je demeure saisie de ce qu’il m’a dit ! J’ai cru comprendre qu’il a une fille avec laquelle il serait brouillé… Avez-vous entendu parler de cela ?

Or, Mlle Lemarquier avait reçu jadis les confidences du bonhomme, en un jour d’expansion, tandis qu’elle pansait la cheville meurtrie. Elle raconta donc l’histoire de la Josine, son mariage avec un terrien, et la quasi-malédiction qu’avait prononcée contre le coupable le pêcheur révolté par cet acte d’indépendance, où il voyait un désaveu de toute sa race. Madeleine dit encore que celle femme était mariée « en grande terre », à Challans ; qu’elle devait avoir plusieurs enfants, dont elle avait essayé d’envoyer des nouvelles au grand-père, qui était demeuré muet, tel qu’un homard.

Annie écoutait, son menton dans sa main fine. Quand la fille du professeur se tut :

— Petite mère, savez-vous ce qu’il faut ? Que cette Josine revienne dans l’île, avec son mari et ses enfants ; nous réconcilierons mon père Damase avec eux, et il habitera sous leur toit. D’ailleurs, ces brouilles interminables, ce n’est pas chrétien ; il ne peut pas retourner vers le bon Dieu sans avoir réglé cette affaire-là.

Elle parlait avec une vivacité qui fit sourire ses bienfaiteurs.

— Comme tu arranges tout cela, petite fée ! dit Madeleine. Mais ces gens, que veux-tu qu’ils fassent dans l’île ? Ce ne sont pas des marins…

— Vous savez bien que la plaine de Saint-Sauveur est cultivée en blé. Hier, en allant à Port-Joinville, Armand m’a montré, à Ker-Bossy, près du Moulin-Cassé, une petite ferme qui est à vendre en ce moment. On n’en veut pas cher… ils pourraient peut-être l’acheter ?

Plus bas, comme confuse de sa charitable intervention, la jeune fille ajouta :

— Au besoin, je serais heureuse de les y aider… pour que le digne homme qui m’a sauvée puisse terminer sa vie en famille… Vous m’avez donné les moyens d’être bonne, parrain chéri, et c’est si doux !

Ému, le vieillard embrassait sa pupille :

— Tu as toutes les délicatesses, mignonne ; nous verrons cela ; s’il y a une bonne œuvre à faire, nous en réclamons notre part. Toutefois, avant que de tenter un rapprochement entre le père et la fille, il convient d’en examiner les chances. Qui de nous connaît Josine ?

Les fronts se rembrunirent. On n’avait sur son caractère que les données les plus vagues, personne ne savait même le nom de son mari. Madeleine eut une inspiration :

— Évidemment, ces événements sont de beaucoup antérieurs à notre arrivée dans l’île ; mais Malvina pourra nous renseigner sans doute.

Annie courut arracher la vieille Islaise à ses fourneaux. La bonne femme arriva en hâte, prit avec un vague respect l’image que Madeleine lui présentait.

— Savez-vous qui c’est, Malvina ? demanda Mlle Lemarquier.

— Ça, Mademoiselle, déclara tout net la Vendéenne, ça c’est Josine, la fille au braconnier de la mer.

— Vous êtes sûre ?

— Y a pas à se tromper. Mais dame ! le portrait n’a pas été tiré d’hier. Il y a bien vingt ans de cela : c’était avant que son père ne la renvoie.

M. Lemarquier inclina la tête.

— C’est cela, fit-il. Mais, dites-moi, quel genre de femme, cette Josine ?

— Tout ce qu’il y a de franc et de bon, Monsieur, comme sont les filles de l’île. Seulement elle avait mis son idée sur ce soldat du continent ; le père en voulait point, la chose qu’il n’était pas marin. Leurs têtes se sont butées, et ça a fait du vilain.

— Et le fantassin, qui était-ce ?

— On l’appelait Chaugereau ; je le connaissais bien, vu qu’il racontait ses peines à l’une de mes sœurs, celle qui tenait une petite buvette près du fort de Pierre-Levée. Un garçon très sérieux, mais il n’a jamais voulu renoncer à la culture ; il a emmené sa femme à Challans. Ça doit faire un gentil ménage, on m’a dit qu’ils avaient beaucoup d’enfants…

Ayant épuisé son stock d’informations, la bonne femme se tut, et s’absorba dans le pétrissement de l’ourlet de son tablier, qu’elle roulait entre ses doigts maigres. Annie, suivant son idée, s’enquit alors :

— Vous qui avez connu Josine, Malvina, croyez-vous qu’elle se réconcilierait volontiers avec son père ?

— Dame oui, Mademoiselle, c’est même sûr ! Cependant, il ne faut pas y penser, parce que lui, il ne voudra rien savoir !

— Nous verrons… murmura Mlle Lauroy avec un bref mouvement de tête qui laissait deviner un plan d’action bien arrêté.


Le lendemain, Annie sauta de bicyclette devant la maison de son tuteur.

— Parrain, demanda-t-elle, avez-vous réfléchi à notre conversation d’hier ?

— Oui, ma chérie ; et tu sais qu’en principe nous sommes de ton avis.

— Parfait ! Eh bien ! voici du nouveau ; Armand vient de me prévenir que son capitaine le mande à Saint-Nazaire d’urgence ; c’est une absence de quatre ou cinq jours.

— Quand part-il, mignonne ?

— A midi, petite mère, par le courrier des marchandises, pour gagner du temps. Il sera là-bas ce soir, après six heures de traversée directe. Moi j’ai conseillé à grand-père Damase de profiter de ce printemps magnifique pour faire une grande expédition. Il va immerger ses nasses tout le long de la côte sauvage, et il croisera cinq ou six jours sur les lieux de pêche, pour surveiller ses engins. La nuit, il mouillera dans l’anse des Broches, au refuge des homardiers. Il part demain à l’aube, je lui confectionne un pâté.

M. Lemarquier eut un petit sifflement admiratif :

— Voilà qui est parfaitement combiné, fillette ; trop bien même, cela m’inquiète.

— Cela vous inquiète ?

— Sans doute : le fiancé à Saint-Nazaire, le grand-père au large, c’est ce que l’on appelle déblayer le terrain. Qu’est-ce que nous faisons du tuteur ?

— Le tuteur, déclara-t-elle, nous l’emmenons à Challans.

— Bigre ! comme cela, tout de suite ?

— Non, pas tout de suite, concéda la jeune fille. Demain seulement. Je viendrai vous prendre pour le bateau de 9 heures.

— Tu crois ?

— Je suis sûre…

Elle embrassait le vieillard, câline comme au temps où elle se blottissait sur ses genoux pour entendre la merveilleuse histoire des moines silencieux qui, au vallon de Saint-Hilaire, avaient fait reculer l’océan devant leur tenace labeur. Voyant qu’il hésitait, la jeune fille appela Madeleine à la rescousse :

— N’est-ce pas, petite mère, que vous voulez bien me confier parrain pour deux jours ? Et n’ai-je pas une bonne idée ?

— Excellente, mignonne ; et si notre vieil ami te devait cette réconciliation qui ferait le bonheur de ses dernières années, tu lui aurais magnifiquement rendu le bien qu’il t’a fait.

— Je suis contente, petite mère… J’y pense ! pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous ?

— Et mes fillettes du catéchisme, mignonne ! Et ta robe blanche, que je veux préparer moi-même ! Il faut que je reste ici, mais tout mon cœur, toutes mes prières seront avec vous.

Voilà comment il se fit que, le lendemain, Annie et son tuteur débarquaient à Fromentine. Parmi les voyageurs qui suivirent, dans un piétinement sonore, la longue estacade à l’extrémité de laquelle vient accoster le bateau-poste, nul ne se serait douté du grave souci qui tourmentait cette enfant rayonnante de jeunesse et de fraîcheur, et qui s’en allait, mignonne ambassadrice, vers une tâche aussi bienfaisante que délicate.

Tuteur et pupille déjeunèrent — sans façons — à l’hôtel de la Plage, qui est le Palace de Fromentine, et que des yeux non informés pourraient aussi bien prendre pour une maison de pêcheurs, longue et blanche sous son toit bas. Puis tous deux montèrent dans le train-tramway qui, l’heure venue, s’ébranla en toussottant le long de la route flâneuse. Et le marais breton déroula son film de calme province assoupie dans la tiédeur du soleil. La Barre-de-Monts et ses marais, Beauvoir et son manoir coquet, Saint-Gervais et son église blanche, qui ne réclame qu’un modeste arrêt facultatif. Et par la campagne, des moulins à vent massifs, tours maçonnées au sol, agitaient lentement leurs bras entoilés, au souffle du vent venu de la mer proche encore — venu de l’île d’Yeu.

A Challans-ville, devant les halles où bruissait une fin de marché, M. Lemarquier s’inquiéta :

— Le ferme de M. Chaugereau… de quel côté, je vous prie ?

Un Vendéen se mit à rire :

— Duquel, Chaugereau ? Le bon Dieu a béni la famille, il y en a plein le pays !

Le savant hésita, embarrassé ; Annie, qui n’entendait pas avoir navigué pour rien, intervint à propos :

— Celui qui est revenu par ici il y a une vingtaine d’années, après avoir épousé une jeune fille de l’île d’Yeu !

Un instant on se concerta, sous la halle affairée comme une ruche ; des lippes s’arrondirent, des épaules se haussèrent dans les blouses aux plis raides. Un jeune métayer, qui bouclait les traits d’un petit cheval gris, leva un visage obligeant :

— Ce doit être le Mathieu que vous voulez dire, Mademoiselle, Sa femme s’appelle Josine.

— C’est cela.

— Sa borderie est en campagne, à une demi-lieue de la mienne. Si vous voulez monter dans ma carriole, Monsieur, Mademoiselle, je peux vous y conduire.

— Nous acceptons volontiers, mon brave… Passe la première, Annie.

Le Vendéen s’assit sur un bout de planche ; l’attelage partit aussitôt à une allure absolument incompatible avec des méditations savantes — si l’on avait eu désir de s’y livrer. Ces petits chevaux vendéens sont vifs comme la poudre, et leur robe gris-perle cache une musculature infatigable. Les yeux mi-clos, offrant son pur visage au vent de la course, qui effarait ses frisons d’or, Annie s’efforçait consciencieusement de bannir la pensée d’Armand comme importune, et de fixer son esprit sur l’entrevue qu’elle allait avoir avec la mystérieuse Josine.

Du bout de son fouet, le conducteur désigna, assez loin, par-dessus les oreilles de sa bête, une agglomération aux toits pressés :

— La Garnache, annonça-t-il. Là, sur la gauche, avant d’y arriver, pas loin du chemin de fer de Nantes, c’est la Renaudière, où que vous allez.

Un quart d’heure plus tard, le véhicule s’arrêtait au seuil d’une métairie modeste ; au bruit, une femme s’avança. Du premier coup d’œil, Annie reconnut, avec un léger battement de cœur, la fille, la vraie fille de son père Damase. Et elle nota aussitôt que la fermière avait remplacé la noire fanchon islaise par la modeste coiffe blanche des paysannes vendéennes.

Josine fit entrer les visiteurs dans la grande salle de la ferme, et attendit. Annie, d’ailleurs, ne se perdit pas en vains détours :

— Madame, nous venons vous apporter des nouvelles de votre père, M. Valmineau.

— Ah ! fit la métayère dont brusquement l’honnête visage s’assombrit ; il n’est pas malade au moins, le pauvre homme ?

— Non ; un peu fatigué comme il arrive à son âge, mais en bonne santé.

— Tant mieux ! C’est si triste de vivre tout seul, sans vouloir connaître sa famille, ni le bon Dieu ni personne ! On ne doit pas juger ses parents, bien sûr, mais tout de même…

Mme Chaugereau hochait une tête attristée ; le professeur intervint :

— Madame, Damase Valmineau n’est plus l’homme dont vous parlez. Parfaitement sociable maintenant, il a retrouvé sa robuste foi des anciens jours.

— Sainte Vierge ! s’exclama la paysanne, quel bonheur ! Mais on peut bien le dire, c’est quasiment un miracle.

— Les auteurs de ce miracle sont ma fille, aidée de ma pupille, que voici.

M. Lemarquier montrait Annie ; Josine esquissa un salut maladroit, sans comprendre. Alors le savant, à grands traits, narra la vie du braconnier de la mer, en ces dix dernières années. La bonne femme l’écoutait bouche bée, comme on fait pour un conte. Quand son tuteur eut terminé, Annie reprit :

— Vous devinez, Madame, combien il m’est pénible de penser que ce bon grand-père — pardonnez-moi, c’est ainsi qu’il aime à être appelé par moi — ce bon grand-père va se trouver très seul après mon mariage. Et cela serait si facile à arranger…

— Je ne vois pas trop comment…

— Il faudrait qu’il fût en famille, car il se fait vieux ; bientôt il ne pourra plus prendre la mer, Pourquoi n’habiterait-il pas avec vous ?

— Certainement, répondit Josine, on n’y verrait pas d’obstacles, quoique avec cinq enfants et les mauvaises années on ne soit pas trop riches. Mais il y a son ancienne fâcherie !

— Pour cela vous me laisserez faire.

— Volontiers, Mademoiselle, vu que vous avez l’air bien fine et bien entendue. Seulement, jamais il ne voudra venir sur le continent.

— Le voulût-il, qu’il ne le pourrait pas, reprit Annie. A son âge, quitter l’île, rompre avec les habitudes de toute une vie, ce lui serait à la fois très pénible et vraiment dangereux.

— Permettez-moi une question, Madame, fit M. Lemarquier. Êtes-vous ici chez vous, ou en fermage ?

— En fermage, Monsieur ; nous aimerions même assez à quitter ce bien, parce que la propriétaire veut en augmenter de beaucoup le loyer.

— Dans ce cas, écoutez la proposition de ma pupille. Elle est des plus sérieuses, et constituerait, à mon avis, la meilleure des solutions.

Alors, de sa voix douce et prenante, Annie exposa son projet ; M. Lemarquier l’appuya par des chiffres, et il faut penser que la fermière, qui ne demandait pas mieux que d’être convaincue, jugea la chose intéressante, car elle envoya chercher aux champs le métayer Chaugereau, qui pour lors, avec ses aînés, donnait un labour à une pièce en jachère, derrière trois couples indolents de bœufs gris, à la puissante lenteur.

CHAPITRE XIV

Un radieux soleil éclaira le jour où Annie mit sa main, pour la bonne et la mauvaise fortune, dans celle du chrétien loyal à qui elle confiait sa vie. L’abbé Parand tint à bénir lui-même les époux, dans la vieille église romane de Bourg-Saint-Sauveur ; et si l’assistance n’était pas aussi aristocratique que celle qui se pressait en 1660 dans cette même nef, au mariage d’Anne de Rieux et de Léon de Balsac d’Hilliers, marquis de Gié, du moins une véritable foule avait-elle tenu à venir prier pour le bonheur des deux jeunes gens qui avaient su conquérir la sympathie de tous.

Du Bourg, on s’en revint par la Meule, où la vieille Malvina avait mis tout son art à préparer un déjeuner qui était, dans l’esprit de la brave femme, quelque chose comme le suprême effort de son dévouement mis au service de l’enfant qu’elle avait vue grandir. Sous la présidence de M. le doyen, le repas se déroula cordial, dominé par la pensée de ce fait émouvant pour qui veut bien y réfléchir : l’association définitive de deux êtres qui unissent leurs destinées, pour fonder sur la terre un nouveau foyer chrétien, dans une obéissance joyeuse aux lois de Dieu.

Le plus préoccupé de tous les convives, celui dont visiblement, quoi qu’il en eût, le front abritait le plus lourd souci, était à coup sûr le braconnier de la mer. Sans doute éprouvait-il une joie vive du bonheur d’Annie, sa jolie fleur qu’il avait arrachée, parmi tant de périls, à la colère de l’océan ; mais le vieillard ne pouvait s’empêcher de songer, avec une persistante mélancolie, que bientôt il se retrouverait dans la maison des Corbeaux, qu’il y rentrerait seul ce soir, qu’il y vivrait seul jusqu’à son dernier jour, et qu’elle serait terriblement vaste pour abriter sa morne solitude…

Par-dessus la table, Annie envoya à Damase un éblouissant sourire. Il disait, ce sourire :

— Courage, grand-père ! Votre petite-fille vous aime et ne vous abandonnera pas. Sa vie, que vous avez sauvée, s’écarte de la vôtre, elle ne s’en éloigne point. Et puis, je vous ai préparé une surprise… une surprise !… Vous verrez cela tout à l’heure : le secret a été bien gardé !

Mais le bonhomme ne comprit pas le langage muet des yeux d’Annie. Il estima seulement que, sous le voile fleuri d’oranger, leur eau bleue brillait d’une lumière éclatante et singulière. Il en conçut une amertume aggravée.

Vers 4 heures, l’abbé Parand fit à Armand un signe discret. Le jeune homme aussitôt se leva. Tous l’imitèrent ; patron Mortimprez déclara, de sa grosse voix joviale :

— Mes enfants, si vous voulez faire votre visite à M. le maire… il s’en va bientôt temps de retourner à Port-Joinville.

Au grand étonnement, presque au scandale du braconnier, Annie avait tenu à renvoyer les petits breaks déteints qui constituent, à l’île d’Yeu, le dernier cri du luxe. On s’en alla donc deux à deux, comme une honnête noce campagnarde, par les chemins bordés de ces ajoncs qui sont les emblèmes de la fidélité, parce qu’ils fleurissent surtout aux mauvais jours. Le voile d’Annie flottait au vent léger, venu de la mer invisible derrière les « montagnes » de la Meule, et M. Lemarquier, marchant auprès de Madeleine, remuait en son esprit le souvenir des idylles de Théocrite, appariées à la douceur du jour.

Près des ormeaux du bois d’Amour, Annie et Armand obliquèrent tout à coup sur la droite. Damase le fit remarquer à maman Mortimprez, qui s’avançait à son bras, parée comme une châsse :

— Voilà nos jeunes gens qui se trompent de route ; c’est le bonheur qui leur trouble les idées !

La femme du pilote cligna spirituellement des paupières, qu’elle avait un peu lourdes :

— Laissez donc, père Valmineau ! de ce beau temps, on peut bien allonger un peu la promenade !

Dans l’île, d’ailleurs, les trajets sont toujours restreints. Déjà l’on approchait du Moulin-Cassé, cylindre tronqué crevant un champ, et dont la porte, à vingt mètres de la route, s’ouvre béante sur des ruines sans vie. Toute proche, une maison s’élevait, accrochant des flèches de soleil à ses fenêtres tendues de rideaux blancs.

— Tiens ! s’étonna Damase, je croyais que la ferme de Moraillon était à vendre…

— Elle doit être vendue, fit doucement Annie qui sans bruit s’était approchée. Et tenez, grand-père, nous arrivons juste pour la bénédiction.

C’est une coutume peu répandue, mais infiniment touchante, que la bénédiction du toit où des chrétiens œuvrent sous le regard du Père céleste. A l’île d’Yeu, on bénit la première pierre de la demeure future ; on bénit la maison neuve, aussi celle dont un nouveau ménage prend possession. Et comme il s’agit le plus souvent d’habitations de marins, c’est l’Ave maris Stella qui implore la bénédiction d’en haut.

Le curé du Bourg, à gestes larges, bénit les murs. Comme il se doit, la noce s’est respectueusement arrêtée ; le braconnier tire sa casquette, et, entre deux répons, murmure à sa voisine :

— Tout de même, je voudrais bien savoir qui s’est installé là ! J’ai entendu parler de rien !

Mais maman Mortimprez ne répond plus. Sans doute est-elle tout absorbée par la cérémonie… Quand celle-ci est terminée, un homme sort de la maison : grand, large, le poil blond blanchissant un peu, c’est le nouveau métayer. Damase l’examine avec curiosité, tandis qu’un vague souvenir se lève dans les ombres de sa mémoire : il a vu déjà une tête dans le genre de celle-ci… mais où diable était-ce ? et quand ?

L’inconnu prend la parole :

— Monsieur le Curé, on vous remercie bien. Si vous voulez entrer pour trinquer à la santé de la maison, ça nous fera plaisir. Monsieur le doyen, Messieurs et Dames, vous êtes tous invités, comme de juste. Il y a un tonneau en perce.

On entre par la porte étroite ouverte toute grande — comme le cœur du propriétaire. Dans la bousculade, il se trouve qu’Annie rejoint le bonhomme, sur la manche de qui elle appuie tendrement son bras vêtu de blanc ; mais le vieux pêcheur n’y prend garde. Il marche dans un rêve, une songerie l’obsède : cette voix… la voix du fermier… pas d’erreur ! il la connaît aussi.

Maintenant la noce emplit une salle étincelante de netteté ; autour d’une table évoluent de beaux enfants, dont certains sont grands déjà, et qui s’empressent à servir les hôtes de leurs parents. Et voici qu’une autre voix, celle-là féminine, et un peu tremblante, s’adresse au vieillard :

— Père, veux-tu trinquer avec nous à notre bonheur dans l’île, où nous voilà rentrés pour toujours ?

Éperdu, Valmineau pose sur la personne qui lui parle ses vieux yeux brouillés de larmes soudaines. Avec un coup au cœur, il reconnaît Josine, sa Josine de l’ancien temps, vieillie sans doute en sa maternité heureuse, mais toujours la même sous la fanchon islaise aux plis noirs. Dans l’âme du pêcheur, une tempête bouillonne, qui met en déroute son esprit, bouleversé déjà par les émotions de ces temps derniers ; le vieillard, une seconde, hésite, saisi par tant de sentiments contraires qu’il ne sait plus que penser. Mais alors, sans y paraître toucher, la petite mariée tranche la situation : elle pousse doucement le bonhomme qui tombe, vaincu, ravi de sa défaite, dans les bras de sa fille, de cette Josine qu’il avait maudite avant que la bonté de Madeleine, la candeur d’Annie, n’aient refait un chrétien du braconnier de la mer.

729-23. — Imp. Paul Feron-Vrau, 3 et 5, rue Bayard, Paris 6e.

Je convertirai mon mari
par Jean Vézère.

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Prix, 2 francs ; port, 0 fr. 30. Relié, 4 francs ; port, 0 fr. 45.


Fleurs des Landes
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A l’ombre de notre clocher
par L. Oliviero.

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La série comprend 92 volumes, dont 80 romans ou contes.

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