The Project Gutenberg eBook of Les nuits champêtres

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Title: Les nuits champêtres

Author: J.-Charles Laveaux

Release date: February 16, 2024 [eBook #72973]

Language: French

Original publication: Lausanne: J. P. Heubach & c

Credits: Enrico Segre

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES NUITS CHAMPÊTRES ***

LES
NUITS
CHAMPÊTRES.

LES
NUITS
CHAMPÊTRES,
Par M. DE LA VEAUX.


Restat ut his ergo me ipse regam solerque elementis.

Horat.


*

A LAUSANNE,

Chez J. P. Heubach & Comp.



M. DCC. LXXXIV.

A SON
ALTESSE SÉRÉNISSIME
MONSEIGNEUR
LE LANDGRAVE
RÉGNANT
DE HESSE-CASSEL.

Monseigneur,

Le suffrage du Public est la récompense la plus flatteuse des Ecrivains. J'ai tâché de le mériter, en composant ce petit Essai; je suis sûr de l'obtenir, si je me suis rendu digne de celui de Votre Altesse Sérénissime. En dédiant ce petit Ouvrage au Protecteur éclairé des Sciences & des Arts, je me acquitte pour ma part de l'hommage & de la recennoissance que lui doivent les Gens de Lettres de toutes les Nations. Il est aisé de protéger les Lettres, il ne l'est pas de le faire avec discernement. Ceux qui connoissent les personnes de mérite qui composent l'Académie de Hesse-Cassel, conviendront avec moi que les Gens de Lettres qui ont Le bonheur de mériter l'attention gracieuse de Votre Altesse Sérénissime, doivent compter sur les suffrages de le postérité.

Je suis avec la soumission la plus respectueuse,

Monseigneur,

De Votre Altesse Sérénissime,

Berlin, ce 1 Avril 1783.

Le très-humble & très-obéissant serviteur
De La Veaux.

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PRÉFACE.

Il n'est point d'ame sensible qui n'ait goûté, dans la solitude, ces instans délicieux où l'homme, écartant les prestiges du mensonge, rentre dans son propre cœur, pour y chercher les étincelles de la vérité. Quel plaisir, après avoir été ballotté pendant quelque temps sur la mer de ce monde, de le retirer sur le sommet d'un rocher paisible, pour y considérer en sûreté les tempêtes & les naufrages qui s'y succédent! Heureux celui qui peut alors oublier un instant les vains préjugés dont son ame est remplie! les miseres de l'humanité disparoissent à ses yeux, l'auguste Vérité remplit son cœur dune joie pure. Ce n'est que dans ces instans & dans ceux qui précedent la mort, que l'homme peut apprendre à connoître ce qu'il est sur la terre & ce que la terre est pour lui.

Rassasié du monde que j'ai vu sous différens aspects, la solitude est devenue pour moi un besoin. Je m'occupe quelquefois à écrire les sentimens & les réflexions qu'elle m'inspire; c'est un choix de ces réflexions que je donne ici au Public. Je n'ai prétendu faire ni des Poëmes, ni des Traités philosophiques; j'ai voulu peindre les diverses impressions que mon ame éprouvoit dans ces momens.

S'il est vrai, comme l'a dit Jean-Jacques Rousseau, qu'on écrit bien, quand on est convaincu de la vérité de ce qu'on écrit, les Nuits Champêtres doivent avoir quelque mérite. Elles ne contiennent pas un sentiment que je n'aye puisé dans mon cœur, pas une vérité dont je ne sois convaincu. La plupart des petites histoires que j'y raconte ne sont point le fruit de mon imagination; le fond en est vrai: je n'ai fait que changer la scene & les acteurs. Le caractere de Dorval qu'on trouve dans la sixieme Nuit, n'est point imaginé, & le trait de cet homme bienfaisant que je rapporte dans la neuvieme, est vrai jusques dans les moindres détails.

Je suis bien éloigné de croire que cet Ouvrage ne trouvera point de critiques, dans un siecle où l'on ne lit guere que pour critiquer. Quelques Gens de Lettres ont lu la premiere Nuit; les uns l'ont louée avec trop de politesse, d'autres l'ont condamnée elle & les sœurs qu'elle devoit avoir. Quelques Gens du monde ont lu l'Ouvrage entier, & m'ont assuré, d'un air vrai, l'avoir lu avec plaisir. Quoi qu'il en soit, je ne serois point insensible au succès qu'il pourroit avoir; ce seroit un grand plaisir pour moi de procurer quelques instans agréables à mes Lecteurs. Mais s'il est condamné à n'être connu que par des critiques ameres, je m'en consolerai aisément; je n'ai jamais regardé, comme un fort grand malheur, de ne pas savoir tourner ses pensées au goût de son siecle; & d'ailleurs, je me suis fait des principes de bonheur qui sont indépendans de la plume des Journalistes. En un mot, s'il est décidé que l'Ouvrage soit mauvais, je serai le premier à le jetter au feu, & je tâcherai de m'occuper plus utilement une autre fois.

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TABLE.

Premiere Nuit. La Campagne, p. 1
Seconde Nuit. Dieu, 33
Troisieme Nuit. L'Homme, 53
Quatrieme Nuit. La Science, 87
Cinquieme Nuit. La Société, 109
Sixieme Nuit. Le Bienfaisance, 150
Septieme Nuit. L'Amitié, 169
Huitieme Nuit. L'Amour, 186
Neuvieme Nuit. Le Bonheur, 205
Dixieme Nuit. La Mort, 224
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LES NUITS
CHAMPÊTRES.

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PREMIERE NUIT.

La Campagne.

Je vous quitte enfin, tristes asiles de l'orgueil & de l'esclavage, villes superbes où le vice rampe si souvent sous la vertu humiliée, où l'or tient lieu de tout, où les sentimens précieux de la nature sont étouffés sous le brillant attirail de la folie! Je te revois, Campagne chérie, doux asile du bonheur & de l'innocence! Mon ame, dégagée de ses chaînes, respire l'air délicieux de la liberté; mes idées, mes sentimens s'étendent comme le vaste horizon dont les bornes échappent à ma vue: un charme secret s'empare de tous mes sens; je vais être heureux. Rendu à ma chere cabane, je vais remplir la destination de la nature. Un travail modéré suffit à mes besoins; mon jardin, mon champ & mon troupeau offrent en abondance les vrais biens à ma main laborieuse. A l'abri de vos traits ensanglantés, barbare Calomnie! perfide Médisance! je verrai de loin les victimes innocentes qui tombent sous vos coups; je pleurerai sur ces infortunés & je bénirai le sort qui me soustrait à vos fureurs.

Toutes les fois que le soleil disparoissant de notre horizon, ira répandre ses bienfaits sur un autre hémisphere, je cesserai mon travail, pour venir errer nonchalamment le long des bords de ce ruisseau, ou je me coucherai négligemment auprès de sa source sacrée. Là, le spectacle ravissant de la nature élévera mon ame & charmera mon cœur. J'écarterai les préjugés funestes dont les nuages épais obscurcissent la vérité. Seul avec la nature, j'écouterai sa voix, j'ouvrirai mon ame à ses inspirations divines, j'étudierai les devoirs qu'elle me prescrit, je jouirai de tous les plaisirs qu'elle m'offre. Je déchirerai les enveloppes étrangeres sous lesquelles l'homme se cache à mes yeux, je le verrai tel qu'il est.

Déjà je sens l'influence secrete de la nature, elle semble répandre autour de moi une atmosphere d'innocence & de volupté. Un feu secret s'allume dans mon cœur; il s'augmente, il coule dans toutes mes veines: état délicieux! Tout m'enchante, m'intéresse, me ravit; tout me remplit de l'idée de la liberté & du bonheur. Mes fers ont disparu, la volupté brûle mon cœur, & mes yeux répandent les larmes délicieuses du sentiment.

La nuit répand sur l'Univers un calme profond qui se communique à mon ame; les Zéphyrs m'apportent doucement le baume voluptueux des fleurs; les arbres, en courbant au-dessus de ma tête leurs branches touffues, augmentent l'obscurité de ma retraite; & la lune dont la lumiere tremblotante se joue à travers le feuillage, vient argenter les flots du ruisseau qui fuit à mes côtés. Le bruit des eaux qui se brisent en tombant sur ces rochers escarpés, se mêle au vaste silence de la nature, sans paroître l'interrompre, ou plutôt il semble l'augmenter encore.

Tous les êtres jouissent ici du repos & du bonheur. Mille insectes divers se jouent dans l'herbe humide & fraîche, les poissons folâtrent sans crainte au milieu des eaux; & les oiseaux, sur leurs nids, savourent voluptueusement les plaisirs de l'amour & du repos: récompense délicieuse des travaux que la tendresse paternelle leur a fait essuyer pendant la chaleur du jour.

Innocens animaux, vous goûtez en paix les douceurs de la liberté! la nuit semble vous envelopper de ses ombres bienfaisantes pour vous soustraire à la cruauté de l'homme: profitez de ces doux instans; bientôt le jour va paroître, & votre tyran avec lui.

Aimable rossignol, fais entendre les accens de ta voix; charme les ennuis de ta compagne chérie, occupée à répandre dans son nid la chaleur qui va faire éclorre les doux fruits de vos amours mutuelles; que tes chants fassent retentir tous les échos d'alentour: ils doivent charmer toute la nature, c'est la tendresse qui les inspire! Et vous, sensibles tourterelles, livrez-vous sans réserve aux douceurs de l'amour & de la fidélité; que vos tendres plaintes soient les expressions de vos plaisirs! Entrelacez vos becs amoureux; que le frémissement voluptueux de vos ailes agite doucement le feuillage; mais fuyez dès que l'aurore éclairera vos retraites: l'homme paroîtra; peut-être que sa main cruelle vous ôtera la vie. Il sait vous arracher à vos plaisirs innocens; mais, hélas! il ne sait pas les goûter.

J'entends remuer les branches de la forêt, un animal frappe la terre & s'avance de mon côté, il sort du milieu des broussailles, il paroît au clair de la lune; c'est un cerf qui vient se désaltérer dans l'onde pure du ruisseau. Que la forme de son corps est noble & belle! on diroit que la nature a pris plaisir à répandre sur lui l'élégance & la beauté. Hélas! à quoi servent ces dons? Demain, si-tôt que l'aurore annoncera le retour de la lumiere, une meute de chiens cruels, excités par des hommes plus cruels encore, le forceront à sortir de sa retraite, & le poursuivront jusqu'à ce que ses genoux chancelans tremblent sous le poids de son corps accablé. Barbares! quel mal vous ont fait ces animaux timides, pour prendre plaisir à les tourmenter? Vous êtes des hommes, & vous vous faites un plaisir de la douleur d'un être foible qui fuit devant vous? Le cerf pleure sa défaite & sa mort; le lievre blessé tourne sur vous un regard languissant, qui vous reproche votre cruauté; la perdrix expirante semble implorer votre pitié pour sa couvée fugitive. Mais comment vous laisseriez-vous attendrir par ces animaux innocens? les maux que vous leur faites souffrir ne sont qu'une foible image des tourmens dont vous accablez vos semblables.

Que manquera-t-il à mon bonheur, si cette retraite peut me soustraire à votre cruauté? Monde faux & trompeur, je ne regretterai point les illusions par lesquelles tu éblouis les insensés qui te consacrent leur cœur! je les verrai sans envie jouir des prétendus biens dont tu les combles. J'ai vu tes favoris s'empresser après des bulles brillantes & légeres que l'air promene à son gré, & qui se dissipent à l'instant qu'on croit les saisir; je les ai vus se tourmenter pendant toute leur vie pour des chimeres qui doivent faire leur malheur, & périr enfin sans avoir goûté le repos. J'ai vu dans tes cercles brillans l'or adoré sous mille noms pompeux. J'ai vu le Dieu de la Frivolité dicter insolemment ses arrêts ridicules, & les répandre sur toute la terre. J'ai vu ceux que tu appelles sages se jouer avec les hochets de la folie, & danser au son de ses grelots. L'homme sensible cherche en vain sur cette terre un cœur où il puisse reposer son cœur, il n'en trouve point. Le souffle empoisonné de l'avarice, de la perfidie & du mensonge a flétri toutes les vertus. L'homme de bien est seul sur la terre. Il ressemble à ces plantes transportées dans des climats étrangers, qui se desséchent & penchent leur tige languissante, faute d'avoir une nourriture qui leur convienne.

Le sommeil bienfaisant regne dans la cabane du laboureur & du berger. Il n'est point interrompu par les cris aigus d'une conscience criminelle, ni par les monstres affreux de la haine, de la perfidie, de la vengeance; ni par les vains projets de l'avarice & de l'ambition. L'innocence & la paix regnent avec lui. Le chant des oiseaux va bientôt réveiller ces mortels fortunés. Il me semble les voir regarder avec joie l'aurore naissante. Leurs forces renouvellées circulent avec impétuosité dans leurs membres reposés, & y portent par-tout le besoin du travail. Bientôt ils se répandent dans la campagne, & reprennent en souriant leurs utiles travaux. Peuvent-ils le refuser aux transports de la reconnoissance, lorsqu'ils voient, lorsqu'ils entendent toute la nature célébrer le retour de la lumiere; lorsqu'ils voient le soleil darder sur leurs moissons & sur leurs fruits les rayons bienfaisans dont la chaleur précieuse va travailler en silence à l'œuvre merveilleuse de la maturité, ou faire éclorre les germes féconds que la terre renferme dans son sein?

Soit que le laboureur recueille l'herbe fleurie de ses prés, soit qu'il trace lentement un pénible sillon, ou qu'il coupe les épis courbés pour en former de lourdes gerbes, soit qu'il soulage les branches affaissées de ses arbres fruitiers, soit enfin qu'il remplisse ses celliers de la dépouille vermeille de la vigne; la joie, l'espérance ou le plaisir charment toujours ses travaux.

Dormez tranquillement, heureux habitans de la Campagne, jouissez des plus doux présens des cieux, & n'enviez point le sort du riche dont l'éclat vous éblouit. Pendant que la nature répand sur vos membres fatigués les bienfaits du repos, pendant qu'elle prépare autour de vous les plaisirs qui doivent charmer votre réveil; le crime, au milieu des villes, aiguise ses poignards, prépare ses noirs poisons, & marque ses victimes. Le remords affreux vole de palais en palais, il seme par-tout épouvante & l'effroi. Il tire avec fracas les rideaux pompeux du riche coupable, & fait siffler autour de lui ses horribles serpens. L'un couché sur des coussins qui semblent préparés par les mains de la volupté, pousse au ciel des cris aigus que lui arrache la douleur cruelle. Il souffre des maux que le travail & la frugalité ont écartés de vos chaumieres. Ennemi de la nature, il a voulu lui arracher les plaisirs destinés à ses favoris; il a voulu jouir du bonheur & du repos sans l'avoir mérité par son travail & son innocence: il en est puni; la nature outragée se venge de sa violence & de ses mépris. Un autre, plongé dans le désespoir, est prêt à s'arracher lui-même une vie que les suites honteuses du vice lui ont rendue odieuse. Ici la perfidie & le mensonge trament leurs intrigues secretes; là le jeu, la débauche & les profusions de toute espece renversent des fortunes & plongent les familles dans le désespoir. Je vois ces malheureux lever les mains au ciel, & ramper dans la bassesse & la misere. Qu'ils seroient heureux, si leurs bras étoient accoutumés au travail, si leurs cœurs ne connoissoient d'autres besoins que les vôtres!

Et quels plaisirs pourroient donc être comparés à ceux dont vous jouissez! S'il en étoit quelques-uns, ce seroient ceux de l'homme utile qui, au milieu de ces villes, travaille à diminuer les maux de l'humanité. Mais, hélas! qu'il paye cher le plaisir de faire du bien à ses semblables! le fanatisme lui prépare des persécutions & des fers. Ce monstre affreux se traîne sur les restes des bûchers que sa fureur alluma & que la raison éteignit; ses membres livides fouillent parmi les cendres & les ossemens; il cherche quelque étincelle qui puisse rallumer ces flammes odieuses. Que dis-je? hélas! Campagnes innocentes, vous n'êtes pas à l'abri de ses fureurs. Il poursuit ses déplorables victimes jusques dans le sanctuaire sacré de la nature, & vos ruisseaux ont été teints plus d'une fois du sang qu'il a versé. La mort, la mort même, n'est pas un asile assuré contre sa férocité. Il s'acharne sur des cadavres palpitans, il les emporte en les secouant avec fureur, il craint que la terre ne les dérobe à sa rage; & si la raison tremblante ose leur rendre en secret les derniers devoirs, il se jette sur la fosse en poussant des hurlemens affreux, ronge la terre qui les cache, & la couvre d'écume & de sang.

L'oubli, oubli seul de la nature a causé tous ces maux. Ce n'est pas celui qui consacre tous les instans de sa vie à des travaux utiles qui alluma le premier les flambeaux de la haine, de la superstition & du fanatisme; c'est celui qui; renonçant aux avantages d'une vie laborieuse & innocente, chercha dans la crédulité & dans la foiblesse de ses semblables des ressources contre les besoins qui naissent en foule de l'oisiveté & des vices.

Heureuse innocence, précieuse médiocrité, vous étiez destinées à faire le bonheur de l'homme! il est malheureux dès qu'il vous abandonne, & ce n'est qu'à la Campagne qu'il peut vous retrouver dans toute votre pureté.

Quel bruit frappe mes oreilles? Un char pompeux s'avance, il s'ouvre; c'est un riche que le dégoût de la ville, ou plutôt le dégoût de sa propre existence, conduit à la Campagne. Il vient y chercher le bonheur & le repos, il n'y trouvera ni l'un ni l'autre. Ce n'est qu'à ses amis que la nature accorde ses faveurs; & il apporte avec lui tout l'attirail des vices & des préjugés de la ville. Des hommes ses esclaves guident ses pas chancelans, l'or de ses habits semble le disputer à l'éclat du soleil, il s'avance lentement. Que vois-je? des yeux glacés qui regardent avec froideur les beautés de la nature, une physionomie flétrie où regnent l'orgueil & le mépris insultant. Il voit le soleil se coucher derriere les montagnes & darder ses rayons enflammés à travers un nuage épais, & ce spectacle brillant ne fait aucune impression sur son ame. Les ombres descendent majestueusement du sommet des montagnes, un calme sacré s'étend sur toute la nature, le rossignol remplit le vallon de sa voix touchante, un ruisseau fuit en murmurant entre les fleurs d'une prairie & les arbrisseaux d'un bosquet touffu. Le riche n'a rien vu; il foule dédaigneusement: les fleurs de la prairie, il court s'enfermer dans ces édifices qu'il a décorés du beau nom de maisons de campagne, & s'y plonger dans les vices que l'habitude lui a rendus nécessaires. L'aurore aura déjà déployé le bonheur sur toute la nature, que le riche sera encore enseveli dans la molle dépouille des cygnes; & des barrieres multipliées défendront sa retraite contre les premiers rayons du soleil.

Le laboureur travailloit gaiement, la joie épanouissoit son cœur, comme le soleil du printemps épanouit la rose; le riche paroît, le dédaigne; aussi-tôt son cœur se resserre, il tremble, il bégaye; c'étoit un homme, ce n'est plus qu'un esclave. O toi qui méprises l'homme utile qui cultive la terre, riche orgueilleux, songe que cet homme est ton semblable! Que dis-je, ton semblable? tu serois heureux, si tu méritois d'être le sien, Eh! quels sont donc tes avantages sur lui? que possedes-tu qui puisse justifier ton orgueil & ton mépris? Tes sens usés & engourdis se refusent aux douces impressions du plaisir innocent, ton ame ne reçoit plus que des sensations confuses, sans vivacité & sans délicatesse. Elle ressemble à ces rivieres grossies par des torrens impurs où l'on chercheroit en vain l'image brillante d'un ciel azuré, & le tableau riant d'une contrée paisible. C'est dans le fond d'une eau pure & tranquille que les objets ravissans de la nature se peignent avec un nouvel éclat; c'est dans une ame innocente & pure que ces mêmes objets portent l'ivresse délicieuse du sentiment. Es-tu un de ces hommes courageux qui consacrent leurs jours à la défense de la patrie? es-tu un de ces peres de l'humanité, un de ces souverains qui travaillent sans cesse an bonheur de leurs sujets? peux-tu exiger quelque reconnoissance de celui que tu dédaignes? J'ai de l'or, me réponds-tu: si c'est-là ton seul mérite, si c'est-là tout ce qui inspire de l'orgueil; écoute, prête-toi pour un instant à une supposition fondée sur la vérité, & vois sur quels fragiles fondemens est appuyée ta prétendue grandeur. Ces villes dont tu sors viennent d'être détruites, les hommes tes semblables sont ensevelis sous leurs ruines, tous les liens de la société factice sont rompus, il n'existe plus ni souverain, ni sujet, ni armée; il ne reste plus sur la terre que des laboureurs, des bergers & toi. Que deviens-tu alors? A quoi te servent tes richesses immenses? Tu les donnerois toutes pour un morceau de pain noir que tu ne peux attendre que d'un travail qui est au-dessus de tes forces, ou de la pitié de ce laboureur que tu méprises. Il pourroit te mépriser à son tour cet homme utile & heureux, & à plus juste titre: son mépris seroit fondé sur son propre mérite & ton inutilité.

Mais faut-il que la foudre écrase les villes? faut-il que l'édifice immense de la société s'écroule tout d'un coup pour te convaincre de ton injustice? Non, non, mille accidens peuvent détruire l'illusion de ta prétendue grandeur & te découvrir ton néant. Tu peux perdre en un instant tous ces biens étrangers qui font l'objet de ta vanité; un conquérant peut t'en dépouiller, & t'envoyer avec d'autres hommes peupler des contrées désertes. C'est alors que tu verras les hommes qui ont appris dès leur enfance à être utiles à leurs semblables, tenir le premier rang dans la société naturelle; c'est alors que, ramené à l'état de nature, tu sentiras que tu es le dernier de tous les êtres, parce que tu es le moins utile.

Il est des riches que les préjugés & les passions n'ont pas entiérement endurcis, un triple airain n'a pas encore fermé leur cœur à toutes les impressions des plaisirs innocens, & la nature sourit quelquefois à leurs sens émus. Dès que les neiges coulent en torrent du haut des montagnes, pour faire place à la verdure, dès que la terre offre les appas séduisans des fleurs au Zéphyr qui la renouvelle; ils sentent renaître, dans leur cœur, le germe du bonheur qui leur étoit destiné; ils volent dans nos Campagnes; ils tressaillent à la vue de leurs beautés; & ils croient avoir trouvé le bonheur. Mais ce plaisir qui n'étoit qu'une invitation de la nature, se dissipe bientôt. Ils dédaignent de mettre la main au râteau & à la bêche, ils sont trop foibles pour se courber sur la charrue, & ils ne veulent pas mériter la gaieté vive des moissonneurs qui, après avoir supporté la chaleur du jour, vuident en chantant une cruche de cidre rafraîchissante qu'ils se passent à la ronde, ou se reposent à demi-nus sous le feuillage épais d'un orme bienfaisant. Le dégoût & l'ennui les rappellent bientôt à la ville, ils se replongent dans le tourbillon de leurs faux plaisirs, & méprisent la Campagne dont ils ne savent pas jouir.

Homme vain & superficiel, fuis à jamais de ces lieux fortunés, ils ne sont faits que pour les ames qui en sentent tout le prix; mais du moins ne les méprises pas sans les connoître. Arrête un instant tes regards sur ce champ où croît le blé qui va te nourrir, considere ce côteau où la nature mûrit en silence la liqueur vermeille où tu puiseras l'oubli de tes maux; vois ton semblable courbé sous le poids des années, s'avancer lentement sur cette montagne escarpée, & employer le reste de ses forces à relever les branches de la vigne. Considere un instant ce spectacle; frémis de ton inutilité & de ton ingratitude, & apprends à respecter des lieux sacrés où toi seul es un profane.

Fuyez, idées pénibles de la méchanceté & de l'orgueil, revenez, images charmantes de l'innocence & du bonheur, & faites couler dans mon ame les sentimens les plus doux! j'apperçois de loin la chaumiere de Licidas & de Lucette. Hier ils se sont unis par les doux liens de l'hymenée, ils jouissent à présent des transports délicieux de l'amour. Lucette est fille unique d'un riche fermier, Licidas pauvre orphelin gardoit les troupeaux du pere de Lucette. Licidas aima Lucette. Il avoit vu dix-sept printemps; sa physionomie ouverte annonçoit l'innocence de son cœur, ses joues arrondies ressembloient à deux belles pêches où l'éclat de la rose colore un léger duvet. Deux yeux noirs & pleins de feu exprimoient toute la vivacité du désir, & le rire de la gaieté qui régnoit presque toujours sur son visage, faisoit entr'ouvrir deux levres vermeilles qui laissoient voir des dents plus blanches que l'ivoire. Le pere de Lucette avoit planté des ormeaux le jour de la naissance de sa fille, & leur feuillage s'étoit déjà renouvellé seize fois. C'est sous ces arbres que Licidas & Lucette s'entretenoient souvent ensemble. Ils s'aimoient sans connoître l'amour; ils en goûtoient les douceurs sans en soupçonner les chagrins. Du plus loin qu'ils s'appercevoient, ils se précipitoient dans les bras l'un de autre. On eût dit deux ruisseaux qu'une pente rapide entraîne à réunir leurs ondes. Lucette! disoit un jour Licidas, je voudrois être toujours auprès de toi. Que je suis aise quand je regarde tes grands yeux bleus, ou que je sens ta main blanche me toucher le menton & les joues! Lucette! dis-moi, sens-tu donc aussi du plaisir, quand j'entrelace mes bras dans les tiens, & que je te serre contre ma poitrine? La bergere ne répond rien, elle regarde tendrement Licidas, jette son bras autour de son cou, & cache son visage sur son épaule. Palémon, pere de Lucette, étoit caché derriere les arbres. Il paroît. Lucette interdite se retire en se couvrant le visage de son tablier; Licidas se retire d'un autre côté, la tête baissée, & n'osant se retourner. Palémon leur défend de s'aimer, & pendant deux années entieres, ils n'eurent presque jamais le plaisir d'être seuls ensemble.

Dans le temps de la tonte des troupeaux, un jour que Lucette étoit occupée à laver sur le bord de la riviere la toison des agneaux, une foiblesse subite lui ôte l'usage de ses sens; ses genoux s'affaissent, sa tête se renverse, elle tombe & le courant l'entraîne, ses compagnes jettent un cri; elles la suivent des yeux. Bientôt elles voient un berger qui suit à la nage le corps de Lucette. Il atteint, le saisit, fait des efforts pour regagner le rivage. Efforts inutiles! le courant les entraîne & les précipite dans un abyme. Ils disparoissent, reviennent sur l'eau, ils disparoissent encore. Licidas tient toujours le corps de Lucette. Les parens de la bergere sont sur le bord & levent les mains vers le ciel. Enfin le courage du berger triomphe de la rapidité du fleuve, il arrive chargé de son précieux fardeau, & dépose sur le rivage le corps pâle de son amante. La mere se jette sur le corps de sa fille. Elle l'appelle à grands cris. La bergere n'entend rien. Le pere fait tous ses efforts pour arracher cette mere infortunée à ce spectacle déchirant. Il croit lui-même que sa fille ne verra plus le jour. Licidas prend une des mains froides de la bergere, puis il la laisse aller. Le bras retombe sur la terre, comme un membre sans vie. A cette vue, Licidas reste immobile. Il fixe son amante d'un air farouche, & tout un coup deux ruisseaux de larmes s'échappent de ses yeux. Cependant on emporte Lucette à la ferme. Licidas ne la quitte point, il s'est chargé d'une partie du fardeau. Enfin la bergere ouvre un œil mourant. Licidas est le premier qui sen apperçoit. Lucette! ma chere Lucette! elle vit encore. On s'empresse autour d'elle, on lui donne des secours, elle revient à la vie. Quels momens pour Licidas! Il a sauvé la vie de ce qu'il aime!

Lorsque Lucette fut entiérement rétablie, son pere lui dit un jour: Ma fille, tu commences aujourd'hui ta dix-huitieme année, allons visiter les arbres que je plantai le jour de ta naissance, & remercier le ciel qui n'a pas permis que tu me sois enlevée. Ils arriverent vers les ormeaux; Licidas, par les ordres de Palémon, avoit conduit son troupeau dans le même endroit. Viens, Licidas, lui dit le vieillard, viens recevoir le prix de ta bonne action. Tu as sauvé la vie à Lucette, elle te donne cette prairie que tu vois devant toi. Je la lui donnai le jour de sa naissance. N'est-ce pas, Lucette, dit le vieillard en sonriant à sa fille, tu veux bien y consentir? Les deux amans étoient tremblans, ils s'étoient attendus à une autre récompense. Ma fille vient de te témoigner sa reconnoissance, poursuit le vieillard, mais je ne t'ai pas encore témoigné la mienne. Tu m'as rendu le plus grand service que son puisse rendre à un pere. Sans toi, je mouillerois mon pain de mes larmes, & ma voix tremblante demanderoit ma fille à tous les échos de la contrée; sans toi, j'aurois fini ma vie, sans jouir de ses derniers embrassemens. Prends, mon ami; prends ce que j'ai de plus cher, prends cette fille que tu m'as rendue, je te la donne pour épouse. En disant ces mots, le vieillard mit la main de sa fille dans celle de Licidas, puis il les pressa tous deux contre son sein; en même temps des sanglots s'échapperent de sa poitrine, & des larmes coulerent le long de ses joues. Les amans pleuroient aussi; ils prenoient les mains du vieillard & les couvroient de baisers & de larmes. Ils étoient tous trois heureux. Mais le vieillard l'étoit encore plus que ses enfans. Leur bonheur étoit son ouvrage.

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SECONDE NUIT.

Dieu.

Comme le ciel est serein & tranquille! Le calme de la nature pénetre tout mon être d'une crainte religieuse. La paix & le silence descendent majestueusement des cieux pendant le sommeil de l'homme; ils prennent l'instant de son absence pour faire le bonheur du reste de la nature. Mon esprit s'élance au-dessus de cette terre, elle fuit à mes yeux, elle n'est plus qu'un point, elle n'est plus. Je parcours l'immensité des cieux. Quel spectacle! Des mondes, des soleils innombrables se présentent en foule à mes regards effrayés. J'ai parcouru tout l'espace où mon esprit pouvoit atteindre, & c'est comme si je n'eusse rien parcouru. De nouveaux cieux m'offrent par-tout de nouvelles merveilles. Par-tout je suis au milieu de l'univers, & nulle part je n'en puis appercevoir les bornes.

Une ame invisible embrasse cette multitude infinie de mondes qu'elle produit & conserve sans cesse, elle y répand ordre, le mouvement & le bonheur. Elle dirige avec le même soin l'harmonie majestueuse des globes, & les organes de l'insecte qui échappe à mes regards.

Placé comme un point sur ce globe qui n'est lui-même qu'un point imperceptible dans l'immensité de l'univers, l'homme se demande à lui-même: Que suis-je? où suis-je? d'où suis-je venu? Il se regarde avec curiosité, se touche avec étonnement. Il regarde, il touche tout ce qui se trouve à sa portée. Il sent qu'il existe, il sent qu'il y a d'autres êtres qui existent hors de lui; mais tout le reste n'est pour lui qu'obscurité & ténebres. Il jette de tous côtés ses regards étonnés & incertains, une multitude d'apparences qui varient au gré de la lumiere & des vents semblent se jouer à chaque instant de sa crédulité. Il leve les yeux, l'éclat du soleil l'éblouit, l'immensité des cieux l'effraie, & ses regards découragés retombent sur la terre.

Tout-à-coup un bruit affreux se fait entendre: le soleil s'obscurcit; le ciel se couvre de nuages épais; l'obscurité se répand sur la terre; les vents furieux accourent de toutes parts; ils se rencontrent, se heurtent, se brisent avec fracas; & l'on entend rouler du haut des montagnes escarpées les arbres qu'ils déracinent. Bientôt l'éclair sillonne la nue, le tonnerre gronde, son bruit épouvantable se répete au loin dans les cavernes immenses des rochers; il gronde encore, la foudre tombe. L'homme épouvanté, cache son visage contre terre, la frayeur a glacé ses sens, & il n'éprouve que le sentiment confus de la terreur & de l'effroi.

Seroit-ce à ces signes effrayans que l'homme pourroit connoître l'existence d'un Dieu? Est-ce dans l'appareil lugubre de la destruction & de la mort, qu'un être sensible verra l'image du Bienfaicteur de l'univers? Non, non; son incertitude augmente avec son effroi, la crainte a resserré son cœur. Découragé, consterné, il n'ose plus s'interroger lui-même; il semble avoir oublié sa propre existence, & les oiseaux annoncent déjà le retour du soleil & le calme de la nature, que l'homme est encore couché sur la terre.

Mais bientôt l'aiguillon du besoin le force à changer de situation. Pressé par le sentiment douloureux de la faim, il cherche à le soulager. Il se leve en hésitant; un fruit que les vents ont abattu à ses pieds, se présente à sa vue, il y porte la main. Quel changement merveilleux! Une sensation délicieuse se communique rapidement à son ame, le charme du plaisir coule dans toutes ses veines, sa crainte s'évanouit, & il sent éclorre dans son cœur dilaté, l'espérance & la joie.

Aussi-tôt le plaisir fait naître la reconnoissance; l'idée d'un Être qui prend soin de son existence, se présente à son esprit. Ses yeux attendris, offrent de tous côtés à cet Être bienfaisant le vif hommage que son cœur lui rend, & le désir de le connoître devient un besoin pressant.

C'est ainsi que le plaisir & la reconnoissance donnerent à l'homme la premiere idée de l'existence d'un Dieu.

De nouveaux besoins lui font bientôt éprouver de nouveaux bienfaits, & l'idée d'un bienfaicteur se grave de plus en plus dans son ame, & le besoin de la reconnoissance agite de plus en plus son cœur. L'eau claire & pure d'un ruisseau étanche sa soif ardente, un sommeil bienfaisant fait circuler dans ses membres fatigués les charmes d'un doux repos. Il se réveille avec étonnement; mais c'est un étonnement mêlé de reconnoissance & de joie. L'univers n'est plus à ses yeux une scene d'illusions passageres: l'image riante du bonheur se répete dans tous les objets qui l'environnent, & la nature attentive à préparer les plaisirs, offre à ses yeux le plus intéressant, le plus ravissant de tous les spectacles.

Il est heureux, & il ne connoît encore que la plus petite partie des plaisirs qui lui sont destinés. Quels seront les transports de sa joie & de sa reconnoissance, lorsque son cœur s'ouvrira pour la premiere fois au doux besoin de l'amour & de l'amitié; lorsque la tendresse paternelle fera tressaillir ses entrailles; & qu'associé, pour ainsi dire, à la puissance de son Dieu, il verra des êtres vivans qui lui devront une partie de leur bonheur? Un être semblable à lui se présente à sa vue. Saisi d'un trouble plus vif & plus délicieux que tout ce qu'il a éprouvé jusqu'alors, il s'approche. C'est une compagne que le ciel lui envoie. Elle répond au langage de ses yeux, elle partage les transports qu'elle inspire. Leurs regards se confondent, leurs bras s'entrelacent, ils sont enivrés des délices de l'amour.

L'homme pourroit-il douter encore de l'existence d'un Dieu? Comblé de tant de bienfaits, enivré de tant de plaisirs divers, comment ne reconnoîtroit-il pas un Être au-dessus de lui qui veut son bonheur? Comment n'éléveroit-il pas avec transport ses mains vers le ciel, pour lui offrir le vif tribut de sa reconnoissance? Comment pourroit-il ne pas s'occuper sans cesse des moyens de le connoître de plus en plus?

Il examine toute la nature avec une curiosité plus attentive, il cherche de tous côtés cet Être bienfaisant que son cœur adore, il le demande avec empressement à tous les objets qui s'offrent à sa vue. Par-tout il voit des marques particulieres de sa bonté & de sa puissance, par-tout il reconnoît sa présence. Il le voit dans l'astre brillant dont les rayons fertilisent la terre; dans le développement des germes précieux qui la couvrent de biens; dans le retour périodique des jours & des nuits, des saisons & des années; dans les couleurs riantes qui varient à chaque instant le spectacle touchant de la nature: il le voit dans la multitude infinie d'animaux de toute espece qui se réjouissent de leur existence; dans leurs besoins, dans leurs plaisirs, dans leur industrie merveilleuse: il le sent dans le parfum agréable des fleurs: il le goûte dans la fraîcheur de l'eau qui le désaltere; dans la saveur agréable du fruit qui appaise sa faim; dans la douceur, les charmes & les caresses de sa compagne chérie; & surtout dans les sentimens délicieux qu'il éprouve lui-même. Il éprouve, il voit, il sent à chaque instant les effets merveilleux d'un Être plus grand que tout ce qui l'environne; d'un Être qui répand dans toutes les parties de ce vaste univers, l'ordre, la vie & le bonheur. Pénétré de respect, d'admiration, de reconnoissance & d'amour, sa pensée s'élance dans l'immensité de toutes les perfections possibles, & il connoît son Dieu, & toutes les vertus naissent dans son Cœur.

O jeune homme, si tu veux connoître ton Dieu, sors de ces temples obscurs où l'on peint cet Être bon avec l'appareil effrayant de la colere & de la vengeance; viens dans nos campagnes, & apprends à sentir cet Être suprême. Vois cette campagne couverte de ses dons, regarde cette terre où tu marches, ce ciel immense qui roule au-dessus de ta tête des milliers de globes étincelans. Voilà son temple. Il est rempli de sa grandeur. Ne sens-tu pas sa bonté descendre comme un grand voile sur toute la nature? N'as-tu pas éprouvé mille fois les caresses délicieuses d'une mere? ne t'es-tu pas senti pressé contre le sein d'un pere? le délire du sentiment n'a-t-il pas fait couler tes larmes? le plaisir d'être n'a-t-il pas rempli ton cœur d'une joie pure? Au milieu des peines cruelles qui sembloient t'accabler, n'as-tu pas senti des consolations divines verser dans ton cœur les joies de l'espérance? O mon ami, c'étoit ton Dieu; il est la source de tous ces biens, de tous ces plaisirs. Ils s'augmentent, ces plaisirs divins, à proportion que tu t'approches de cet Être suprême; ils diminuent à proportion que tu t'en éloignes pour courir après les illusions du vice. Tu erres alors comme un enfant qui s'est égaré de la maison paternelle, & la satiété du vice te fait désirer de rentrer dans son sein.

L'homme connoît son Dieu! hélas! il ne connoît encore que son existence; la nature, les attributs de cet Être infini lui sont cachés. O mon Dieu! ne puis-je donc connoître la source d'où me viennent tant de biens? ne puis-je donc pénétrer jusques dans le sanctuaire de ton essence divine, t'y contempler, t'y adorer?

O toi, univers brillant! ô vous mes semblables, enseignez-moi à connoître le Pere de la nature! Dites-moi où il est, comment il est; apprenez-moi comment ce torrent d'êtres de toute espece découle de sa puissance infinie.

Des hommes accourent de toutes parts, ils me promettent de m'apprendre tout ce que je veux savoir. O mes amis! ô mes freres! vous allez m'apprendre à connoître mon Dieu; parlez, parlez, mon cœur s'ouvre avidement à vos discours....

Hélas! la nature & mon cœur m'avoient appris une partie des choses que vous me dites, le reste me paroît obscur. Vous n'êtes point d'accord sur les choses que vous m'annoncez, & vous me menacez tous de la vengeance du ciel, si je refuse de vous croire. Puis-je croire que Dieu se sert d'un langage obscur pour instruire une créature foible & bornée? Le Dieu de la lumiere se manifeste-t-il donc au milieu des ténebres? Le Dieu de toute bonté se joueroit-il de ma foiblesse, en attachant mon salut éternel à des choses que je ne puis comprendre?

Non, non; Dieu pourvoit clairement à tous mes besoins, il m'éclaire sur tous les objets nécessaires à mon bonheur; je dois ignorer tout ce qu'il me cache. Lorsqu'une pierre se rencontre en mon chemin, Dieu m'a donné des sens pour l'appercevoir, une intelligence pour m'apprendre qu'elle peur me nuire, & la puissance de m'en détourner. Cet Être infini veille à chaque instant à la conservation de mon corps, & me force à y veiller moi-même. La douleur m'avertit de la présence des objets qui peuvent me nuire, la douce violence du désir m'entraîne vers ceux qui me sont utiles. Celui qui veille ainsi sur mon corps, abandonneroit-il au hasard le salut de mon ame? Aucun instinct, aucun désir ne me porte vers vos mysteres; l'idée même en est étrangere à l'homme. S'ils étoient nécessaires à mon salut, pourquoi l'enfant ne se porteroit-il pas avec ardeur vers les livres qui les contiennent, comme il se porte vers la pomme qui doit soutenir un instant sa vie? Pourquoi une suite d'actions répétées ne feroient-elles pas naître dans son jeune cœur un penchant irrésistible pour des livres si nécessaires à son bonheur?

La chenille sent l'approche de l'oiseau qui est son ennemi, elle se précipite du haut de l'arbre où elle étoit attachée, &, suspendue à un fil, elle échappe à la poursuite de l'animal vorace. Dieu prendroit-il plus de soin de l'existence de cette chenille que du bonheur éternel de l'homme? Auroit-il..... Mais, que vois-je? vos yeux étincellent, votre visage s'enflamme, la colere rugit dans vos traits, vous tirez tes poignards, vous me menacez. Barbares! vous vouliez m'instruire, & vous m'assassinez. Quoi! vous êtes les dépositaires des secrets de la Divinité, & vous égorgez vos semblables! Je fuis, je me dérobe à vos coups; & vous tournez les uns contre les autres vos bras sanguinaires. Bientôt vous soufflez dans tous les cœurs la rage qui vous anime. Vous vomissez la noire fumée de l'erreur; elle monte autour des trônes, & fait fuir la Vérité, la Justice & l'Humanité. Les rois, ces êtres foibles, qui oublient si souvent qu'ils ne font que des hommes, les rois prennent de vous des poignards; la fureur égare & trouble leur raison, ils méconnoissent leurs propres enfans, ils plongent, les barbares! ils plongent leurs mains dans le sang de leurs sujets.

O vous, victimes déplorables du fanatisme; citoyens vertueux, sujets fidelles & généreux; peres, époux tendres; enfans innocens; ombres malheureuses! racontez-nous les scenes horribles de cette nuit affreuse où la France déchira de ses mains le sein de ses propres enfans. Familles infortunées, vous dormiez dans le sein de l'innocence; la sécurité écartoit de vos cœurs les inquiétudes dévorantes; peut-être aviez-vous béni pendant votre repas le souverain que le ciel vous avoit donné. A peine le sommeil a-t-il fermé vos paupières, un bruit affreux vous réveille, on force vos demeures, des flambeaux lugubres font briller à vos yeux des glaives ensanglantés. On égorge vos enfans dans vos bras. Vous demandez des secours au nom de votre roi, c'est en vain, il a trahi tous les devoirs; c'est lui-même, c'est votre pere qui vous égorge; c'est par son ordre que vous expirez sur les corps pâles de vos amis, de vos femmes, de vos enfans.

Fuyez à jamais, systêmes affreux qui désolez la terre! l'Univers m'apprend qu'il y a un Dieu, mon cœur me dit qu'il me comble de biens; il a caché le reste à ma foible intelligence. Loin de moi le désir sacrilege de pénétrer son Essence divine. Mortel insensible, passe ta vie à entasser les uns sur les autres une foule de raisonnemens froids & barbares pour prouver son existence; divise à l'infini ses attributs indivisibles; fais-le s'irriter, se repentir, s'appaiser au gré de tes caprices; trouble la terre par les chimeres de ton imagination; fais trembler ces malheureux, s'il en est quelques-uns, qui ont besoin qu'on leur prouve l'existence de cet Être que toute la nature annonce; mais fuis à jamais loin de moi, mon cœur enflammé d'amour n'a pas de temps à perdre, il consacre tous les instans de ma vie à l'adoration de cet Être suprême: je sais qu'il existe, je sais qu'il est bon, je sais qu'il m'aime, je sais tout. Je cours remplir des devoirs chers à mon cœur, & chercher par-tout les occasions d'imiter sa bienfaisance & sa bonté.

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TROISIEME NUIT.

L'Homme.

Quel ordre merveilleux regne dans ce vaste univers! Toutes ses parties liées par des rapports admirables, concourent mutuellement à leur beauté, à leur perfection, à leur bonheur réciproques. L'espece la plus vile en apparence tient au systême général de la nature, & forme un des anneaux nécessaires de cette chaîne infinie. Ainsi le soleil répand le mouvement & la vie dans la multitude immense des mondes qui l'environnent; des fleuves de feu s'échappant de toute part de son disque enflammé, roulent par-tout la fertilité & le bonheur; & distribuant à chaque être le degré précis de chaleur qui convient à sa nature, multiplient d'une maniere prodigieuse & admirable les bienfaits de cet astre merveilleux. L'arbre fécondé par ses rayons bienfaisans, devient lui-même une source de biens pour tout ce qui l'environne. Son feuillage offre en même temps & la nourriture à mille insectes divers, & la fraîcheur à l'homme fatigué, & une retraite sûre aux familles innocentes des oiseaux; ses fleurs, brillante parure du printemps, offrent à l'abeille le suc délicieux dont elle prépare le miel, & ses fruits vermeils attirent les hommes par l'attrait séduisant du plaisir.

O soleil! tu ne prodigues point tes biens à des ingrats! jouis toi-même des merveilles que tu operes. Vois le spectacle pompeux des richesses immenses que tu répands sur la terre! Vois tous les êtres heureux par tes bienfaits, tressaillir à ton aspect, & se réjouir de ta présence! Les oiseaux célebrent par leurs concerts le retour de ta lumiere; les fleurs empressées à te plaire, brillent à ton lever de la parure éclatante dont l'aurore a pris soin de les orner. Elles offrent à tes premiers rayons les brillantes perles de rosée quelles en ont reçues. Sensible à leur hommage, tu daignes recevoir leur humble présent, & tu réponds par de nouveaux bienfaits aux transports que tu leur inspires.

La nature offre par-tout le tableau riant du bonheur. A ce spectacle ravissant, mon cœur s'épanouit. Mais, hélas! bientôt il se resserre. Je vois l'homme en proie aux malheurs, & la tristesse fait couler mes larmes.

Étoit-ce donc pour le malheur qu'un Dieu bon a formé tant de créatures humaines? L'enfant qui voit pour la premiere fois la lumiere, annonce par ses cris son arrivée dans le monde. La nature qui a opéré par tant de moyens admirables l'œuvre merveilleux de sa production, ne se plairoit-elle à le former que pour le livrer, ensuite à l'empire tyrannique de la peine & de la douleur? Loin de moi cette pensée blasphématoire! En paroissant lui causer des peines, cette tendre mere lui prépare des plaisirs. O toi! qui commences à voir la lumiere, la douleur environne ton berceau, tes cris seuls annoncent que tu respires, tu parois destiné à la peine, tu sens le vif aiguillon de la douleur & du besoin; ne murmures point, attends avant que d'accuser la nature. Déjà ta tendre mere accourt avec inquiétude; elle paroît, & tes larmes sont essuyées, & tes besoins sont satisfaits. Délivré de tes peines; tu leves tes regards attendris sur l'être bienfaisant qui vient de les soulager, tu lui souris amoureusement, tu tressailles de joie, & tes petits bras semblent lui porter l'hommage de la reconnoissance dont tout ton être est pénétré. Voilà les premieres leçons de sensibilité que la nature donne à l'homme, voilà la route de son bonheur qui lui est indiquée. Momens délicieux, sources précieuses de tous nos plaisirs, vous ne pouviez être achetés que par des besoins, des peines & de la douleur; & l'homme pourroit s'en plaindre!

Heureux enfant, jouis de ces instans rapides de félicité! voilà peut-être les plus pures jouissances de ta vie. La nature vient de te faire éprouver des plaisirs; bientôt l'homme va te livrer à la douleur. Une mere cruelle & barbare abandonnera peut-être à une main étrangere le soin de te nourrir; tu prodigues à une mercenaire les tendres caresses destinées à être la délicieuse récompense des soins maternels; ton cœur s'attache par les liens de l'amour & de la reconnoissance à celle qui prend soin de ta vie; mais bientôt détrompé par l'expérience, tu connois que tu as été le jouet de ta sensibilité; une nouvelle mere se présente: elle exige une tendresse qu'elle n'a pas su mériter; on te force à rompre les premiers liens de la nature, on t'apprend à trahir des engagemens sacrés. Peut-être que serré dans des bandes, tu seras la victime d'un usage barbare: enfermé dans cette prison étroite, tu feras de vains efforts pour exercer tes membres inquiets. Tes cris frapperont en vain les oreilles de ta nourrice insensible, ils ne serviront qu'à augmenter ta douleur, à te faire sentir plus vivement ton esclavage: & si ces entraves ne te donnent pas la mort, elles affoibliront du moins tes organes naissans, elles s'opposeront à leur développement & te donneront les premieres leçons de colere & d'impatience.

Tu n'éprouves encore que le commencement du malheur que tes semblables te destinent. Tes membres se développent, ta raison commence à se former, tu sens naître de nouveaux besoins. Tu jettes les yeux sur tout ce qui t'environne; tu découvres une foule d'objets propres à les satisfaire. Tu remercies avec transport l'Auteur de tous ces biens. Les premiers sentimens de la religion naissoient dans ton cœur. Mais l'homme étouffe bientôt ces germes naissans. Tu portes avec confiance la main sur ces biens; arrête! ils ne sont pas faits pour toi. Ta naissance, ta foiblesse, ton âge, rien ne te donne le droit d'en jouir. Veux-tu savoir quelle part tu dois y avoir un jour? regarde autour de toi, vois quel est l'état & la condition de ceux à qui tu dois le jour. Sont-ils riches ou pauvres, tyrans ou esclaves? leur sort sera le tien. Es-tu né dans ces pays barbares où l'homme, tel que la bête de somme, est vendu par son semblable? rassure-toi si tu es du nombre de ces esclaves: tu appartiens à un maître; ton travail, ton attachement & ton zele t'assurent une subsistance: il te consolera dans tes peines, il te soulagera dans tes maladies, il craindra de te perdre. Mais si tu as vu le jour dans ces pays plus barbares encore où le malheureux n'a d'autres biens que l'air qu'il respire; si tes parens sont condamnés à cultiver pour les autres cette terre qui ne produit pour eux que le travail & la douleur; frémis d'être né homme! Destiné à consacrer tous les momens de ta vie au riche qui te méprise, à peine te jette-t-il dédaigneusement de quoi t'empêcher de mourir; tu seras obligé de mendier à ses pieds le bonheur d'en être opprimé, & la fatale liberté qu'il te laisse, ne sert qu'à t'ôter le droit de tirer de lui une subsistance suffisante, qu'à ce détacher entiérement de tout ce qui pourroit soulager tes besoins, qu'à isoler cruellement au milieu de tes semblables. Et lorsque tu auras consumé tes forces à le servir, lorsque tes membres affoiblis ne se prêteront plus au travail, il te traînera dans ces prisons infectes, décorées du beau nom d'hôpitaux, gouffres affreux où l'ingratitude de la société plonge les victimes qu'elle n'ose égorger publiquement; il te jettera sur un tas de morts & de mourans, & retournera faire éprouver à tes enfans les maux, dont tu viens d'être la victime.

Mais ce n'est pas assez que l'homme né pauvre soit obligé de donner presque sans récompense le fruit de ses travaux au riche qui le tyrannise, son ame même n'échappera point aux fers que lui préparent d'autres tyrans. Le fantôme affreux de la superstition s'avance, conduit par ses ministres, il veut prévenir la raison son ennemie, un voile sombre couvre ses membres livides; sur ce voile hideux sont peints des chiffres, des constellations & des monstres. Elle saisit l'enfant épouvanté, le force à plier le genou devant les hiéroglyphes, & souffle dans son ame innocente l'effroi, le mensonge & l'erreur.

Erre maintenant sur la surface de ce globe, infortuné mortel! traîne après toi les fers dont on a chargé ton enfance. Les penchans les plus innocens de la nature seront des crimes aux yeux de tes tyrans; ils te tireront par tes chaînes toutes les fois que tu voudras t'y livrer; ils te secoueront à chaque instant avec violence. En vain la nature voudra t'arracher à leurs mains barbares; ils te poursuivront jusqu'au tombeau; ils ouvriront devant toi les portes de l'éternité, ils offriront à tes yeux les tourmens que leur fureur t'y prépare.

Heureux animaux, vous ne connoissez point ces distinctions humiliantes qui font gémir l'homme sous le joug de l'homme! Dès que vous respirez, la terre fournit à vos besoins. Un rossignol n'a pas dit aux rossignols de la contrée: Tous les arbres de la forêt sont à moi, tous les oiseaux qui les habitent seront forcés à m'obéir. Le ver respire indépendant sous l'herbe qui l'a vu naître, l'homme seul ne trouve pas sur ce globe une place qui soit libre. La pierre sur laquelle il appuie sa tête, appartient à des maîtres. Si le hasard n'a pas accumulé l'or autour de son berceau, cette terre où le ciel l'a fait naître est étrangere pour lui; il n'ose porter la main sur la moindre de ses productions.

Né pour la douceur, l'homme prend dans l'injustice de ses semblables la premiere idée de la cruauté. La nature crie à son cœur qu'il a droit à une portion de cette terre qui n'appartient qu'à Dieu. Cruellement privé de ce droit, il jette sur ses semblables des regards d'envie; la haine entre dans son cœur, elle le dégrade, & le met au-dessous des autres animaux. O toi, le plus malheureux de tous les êtres! si tu veux jouir de la portion de nourriture, à laquelle ta naissance te donne des droits incontestables, rampe sous ton semblable orgueilleux, baise la poussiere de ses pieds, dégrade-toi pour obtenir de ton tyran la grace de lui consacrer tes sueurs & de recevoir en échange la plus vile partie des biens que sa méchanceté t'a enlevés.

Et vous demandez encore pourquoi l'homme est le plus cruel de tous les animaux qui respirent sur la terre! pourquoi il est le plus malheureux! Hélas! c'est qu'il est le plus injuste. Les besoins du malheureux qui naît sans fortune, l'agitent sans cesse, il fait des efforts pour les satisfaire; des obstacles insurmontables s'y opposent de toutes parts, & ces obstacles sont les hommes. Il voit un ennemi dans chacun de ses semblables. Le sentiment de son indépendance remplit son cœur; contraint d'y renoncer pour se soumettre à ses tyrans, sa haine augmente. Il les voit se livrer à tous ces plaisirs qui naissent de leurs besoins factices: cachés sous des charmes séduisans qui en dérobent les amertumes, ces plaisirs excitent de nouvelles passions dans le cœur du malheureux; sa haine augmente encore: elle devient rage, elle devient fureur; il déchireroit celui qui paroît plus heureux que lui, s'il n'étoit arrêté par la crainte: il le déchirera toutes les fois que les circonstances lui promettront l'impunité. C'est ainsi que l'être le plus doux, devient le plus cruel & le plus barbare.

Propriété, source odieuse des maux qui désolent le genre humain, c'est toi qui fais rugir l'homme à l'aspect de son semblable! c'est toi qui mets entre ses mains le fer & le poison! c'est toi qui le rends plus cruel que les bêtes féroces! Le pauvre déteste les hommes, parce qu'il les voit regorger des biens qui lui manquent, des biens de premiere nécessité. Le riche, placé entre le malheureux qu'il méprise & le puissant qu'il envie, est rongé par les passions que lui inspirent les besoins chimériques qui naissent en foule de ses vices. Il déteste ceux qui sont au-dessus de lui, il voudroit que tous les hommes fussent ses esclaves, & ils le seroient, s'il étoit le plus fort; ils le sont dès qu'il est parvenu à l'être. Ainsi cette échelle funeste de haine s'étend jusqu'aux souverains. Ils franchissent les barrieres qu'ils ont mises à la méchanceté de leurs sujets, ils ne connoissent de loi que la force, ils sont dans le monde ce que dans un pays seroient des hommes dont les passions ne connoîtroient aucun frein. Jaloux qu'un de leurs voisins ait un plus grand nombre d'esclaves, ils portent dans son pays le fer & le feu. La passion insatiable n'examine point la justice, elle calcule les forces; & les destructeurs du genre humain sont mis au nombre des Dieux.

Remontons à la source de tous les maux. Il falloit à l'homme des fruits, du lait & de l'eau, & la terre cultivée lui offroit avec profusion ces premiers biens de l'innocence. Cette nourriture simple qui se présente sous sa main, auroit conservé les vertus dans son cœur. Mais il s'est nourri de la chair & du sang des animaux, il a caché son corps sous un amas d'étoffes bigarrées, il s'est chargé d'or & de diamans; il a dit avec orgueil: Cette terre m'appartient; j'en chasserai celui qui n'aura pas assez de force ou de férocité pour se défendre; je le chargerai de fers, je le forcerai à travailler pour mes plaisirs: ce n'est qu'à ce prix qu'il obtiendra les fruits de la terre & la chair des animaux.

Ma pensée m'éleve au-dessus de ce globe; il tourne sous mes yeux, tous les peuples de la terre s'offrent successivement à mes regards attentifs. Quelles scenes déplorables! Quelques centaines de tyrans qui se sont partagé l'espece humaine, font gémir sous le joug les troupes d'esclaves que le hasard ou la force a mises en leur puissance. Ici on égorge des hommes pour le seul plaisir d'un homme barbare. Là, on force des peuples à marcher les uns contre les autres & à se déchirer comme des bêtes féroces, pour venger les injures imaginaires d'un homme qu'ils ne connoissent souvent que par le mal qu'ils en ont reçu; ou bien on les force à piller, à ravager, à prendre des provinces, sans que ces conquêtes, qui font la gloire de leurs chefs, apportent le moindre adoucissement à leur esclavage. Ailleurs une troupe de guerriers déchirent les membres palpitans de leurs ennemis, se repaissent de leur chair & de leur sang; &, faisant une fête de cet acte de férocité, dansent sur les restes odieux de ce festin exécrable. Plus loin, un vieillard courbé sous le poids des années, expire au milieu de sa famille sous le couteau de ses propres enfans. Bientôt ses membres sont déchirés avec des cérémonies religieuses, son corps est dévoré par ceux qui lui doivent le jour. Ce parricide est dicté par les apparences trompeuses d'une fausse pitié. Mais vous, cruels parens! vous qui précipitez vos enfans dans ces tombeaux qu'on appelle des cloîtres; vous qui chargez des fers odieux de la superstition leurs membres à peine formés, quel sentiment peut vous inspirer cette barbarie!

Quel nouveau spectacle vient s'offrir à ma vue? Une fumée noire s'éleve jusqu'au ciel; des hommes se précipitent an milieu des flammes, on célebre les funérailles d'un souverain. Ses femmes, ses serviteurs, ses esclaves sont consumés avec lui dans le même bûcher. Trois mille créatures humaines doivent être dévorées par les flammes, parce que la mort a frappé un seul homme. Cruels tyrans, n'est-ce donc pas assez que votre vie ait été le malheur des hommes: faut-il que votre mort devienne encore le signal du carnage? J'apperçois un pays délicieux; un ciel pur, des campagnes fertiles semblent devoir adoucir la férocité du genre humain. Un espoir flatteur sourit à mon cœur attendri. Trouverai-je enfin des hommes? Un fleuve majestueux promene ses eaux dans des contrées charmantes; c'est le Tibre, il forme des îles; une d'elles m'offre une inscription; je lis: O crime! ô comble de la barbarie! C'est ici qu'un des peuples les plus célebres de la terre abandonnoit les esclaves accablés d'années ou d'infirmités, pour y être livrés à toutes les horreurs de la faim. Cruauté inouie bien digne des vainqueurs de la terre!

Une autre génération a remplacé dans ces contrées cette génération barbare. Plus féroce que la premiere, elle imagine une nouvelle tyrannie, elle asservit les ames, elle veut soumettre les cœurs; & cachant sous les apparences d'une douceur trompeuse la noire ambition qui la dévore, elle enchaîne les mortels crédules, elle les précipite à son gré dans les flammes, elle étend son sceptre de fer sur toute la surface du globe, & fait trembler jusqu'aux tyrans qui font trembler la terre.

Je détourne les yeux de ces scenes horribles que m'offre par-tout la nature humaine. Je cherche sur la terre un endroit où je puisse respirer un instant l'air de l'innocence, je n'en trouve point. Le crime couvre la terre. En est-il encore de ces hommes doux, sensibles, humains, qui ne connoissent ni le mensonge, ni la cruauté, ni l'esclavage? S'il en existe quelques-uns, il faut les chercher dans les cavernes inaccessibles des montagnes & des rochers, dans le fond de ces forêts épaisses où la barbarie des hommes policés a oublié de se frayer un passage.

Que sont-ils tous ces êtres qui se tourmentent, s'égorgent, se déchirent, se dévorent? des atomes, des insectes qui se remuent un instant dans la fange de ce globe, & finissent bientôt par faire partie de cette fange. Leurs tourbillons insensés se rassemblent, se poursuivent, se choquent, se fuient, se dispersent, s'exterminent; leur orgueil bourdonne un instant dans un point de l'espace immense; ils élevent quelques monceaux de pierre qu'ils regardent avec admiration, ils se couvrent d'une matiere jaune qui les éblouit, ils se traînent avec orgueil sur la terre; ils croient que l'univers est formé pour eux, comme la fourmi croît que l'arbre dont le pied protege sa fourmilliere, a été planté pour elle. Cependant le temps s'avance d'un air menaçant, il étend ses filets sur les troupes ridicules de ces insectes orgueilleux; rois, princes, tyrans, esclaves, villes, empires, tout est confondu, tout est entraîné, tout disparoît; il ne reste de l'homme que l'exemple des crimes qu'il a transmis à sa postérité.

Infortunés mortels; ne vous reste-t-il donc aucune ressource contre la méchanceté de vos semblables? La vertu... que dis-je, la vertu?.... Non, non; la mort est le seul asile des malheureux. O Lucile, ton malheur m'a convaincu de cette triste vérité. Je t'ai vue, supportant toutes les horreurs de la misere, soutenir les foibles jours de ton malheureux pere; je t'ai vue essuyer les larmes qui couloient le long de ses joues, presser contre ton sein sa tête blanchie, le consoler de la perte de sa fortune, & charmer ainsi les derniers instans de sa vie. Il mourut dans tes bras. Le vallon retentit des cris de ta douleur. Des créanciers barbares vinrent t'enlever les lambeaux dont il se couvroit, ils s'emparerent de la chaumiere où ton pere venoit d'expirer, ils t'arracherent la paille où reposoit son cadavre. A peine daigna-t-on couvrir son corps d'un peu de terre; la religion vend les devoirs de la charité, la sépulture est à prix d'argent. Tes larmes furent les seuls honneurs qui le suivirent au tombeau. Tu te jetas sur sa fosse en invoquant la mort. La mort, la mort même fut sourde à tes prieres. Abandonnée de tout l'univers, privée d'asyle & de nourriture; sans parens, sans secours, sans consolation, sans appui, tu allas te jetter aux pieds du ministre de ta religion. Tu imploras un appui propre à te procurer des secours. Il osa mettre un prix honteux à ses services. Tu reculas d'horreur, & l'indignation fut ta seule réponse. Alors la rage s'empara de son cœur, il se vengea en prêtre. Il te restoit un seul bien, un bien sur lequel tu fondois quelque espoir, l'honneur. Sa méchanceté sut te le ravir; il vomit sur tes jours innocens le noir poison de la calomnie. Ton sort alloit changer, une ame sensible à tes malheurs te préparoit des secours. Sa main perfide sut les détourner. En vain tu pris le ciel à témoin de ton innocence. On ne croit point les malheureux. Le monstre recueillit tout le fruit de son crime, & l'innocence fut livrée au désespoir.

Un cœur déchiré, l'horreur du besoin, le mépris de ses semblables, des charmes, de l'innocence, de la vertu! Quel assemblage bizarre! Ah! Lucile, tu restes immobile, accablée de douleur & de désespoir; tes beaux yeux sont fixés sur la terre, ta tête penchée tombe sans force sur une de tes épaules. Les oiseaux font retentir le vallon des accens de la joie, leurs ramages innocens augmentent le sentiment de ta douleur. Ils sont heureux. Les Zéphyrs accourent autour de toi, ils folâtrent dans ta longue chevelure, ils te caressent d'un air attendri, ils t'invitent au doux plaisir. Toute la nature te sourit & t'offre le bonheur. L'homme cruel a enchaîné ce bonheur, il t'a défendu d'en jouir, & le plus bel ouvrage de la nature est en proie aux horreurs du désespoir. Que vois-je? tu promenes de tous côtés ta vue égarée; un profond soupir sort de ta poitrine; tu cours, les cheveux épars, les mains levées vers le ciel. Trois fois tu fixes tes regards farouches sur les vagues du fleuve qui mugit au bas du rocher, trois fois tu recules d'horreur. Bientôt l'idée de tes malheurs revient avec plus de force, elle assiege ton ame, des larmes plus abondantes coulent de tes yeux. Tu jettes des regards furieux autour de toi, un cri perçant se fait entendre, le dernier cri du désespoir; tu disparois, tu te précipites dans le fleuve, & les flots mugissans portent aux échos effrayés le bruit de ta chûte. Hommes barbares! voilà votre ouvrage. Le plus grand malheur sur la terre, c'est d'être né parmi vous.

Disparoissez, préjugés funestes, usages barbares qui étouffez le sentiment de l'humanité. Le germe de ce sentiment précieux existe dans le cœur de tous les hommes. Tel que ces graines fécondes que l'on jette dans la terre, il ne lui manque pour éclorre que des saisons favorables. Au milieu d'un peuple sauvage de guerriers farouches, Orphée paroît comme un Dieu descendu du ciel pour le bonheur des hommes. Il s'avance dans ces contrées où les Aquilons furieux semblent donner aux hommes l'exemple de la guerre. Sa démarche est noble & majestueuse, un feu divin brille dans ses regards; il tient entre ses mains une lyre d'or, il en tire des sons enchanteurs. Que vois-je! les fiers sauvages accourent étonnés du milieu des forêts; leurs regards s'adoucissent, les armes leur tombent des mains. Les échos qui n'avoient retenti jusqu'alors que du bruit affreux des armes & des cris aigus des combattans, répetent pour la premiere fois des sons doux & touchans; ils semblent les répéter avec complaisance. Les vents devenus plus doux se transmettent, en folâtrant, ces sons divins, ils les portent jusques dans les antres profonds qui servent de retraite aux bêtes féroces. A ces nouveaux accens, le lion & le tigre sortent en rugissant de leurs cavernes; bientôt ils ne rugissent plus: un charme secret les entraîne, ils oublient leur fureur & leur proie; ils accourent, ils se couchent aux pieds d'Orphée. Cependant le poëte divin accompagne de sa voix les sons mélodieux de sa lyre; il chante les beautés de la nature, les douceurs de la vie champêtre & les avantages de l'agriculture; il peint l'Amour enchaînant de ses mains enfantines les lions sauvages & les hommes plus sauvages encore. Il éleve jusqu'au ciel la tendresse conjugale, l'union fraternelle, la piété filiale & paternelle; le feu qui l'anime, échauffe tout ce qui l'environne. L'Hebre sensible pour la premiere fois, suspend ses flots appaisés, forme mille détours & semble quitter à regret ces lieux charmans; la douceur pénetre le cœur des tigres & des lions; & les Thraces, ces guerriers féroces, deviennent des hommes doux & paisibles.

Tel est le pouvoir des beaux-arts. Ils réveillent l'innocence endormie, ils vont chercher jusqu'au fond de nos cœurs les étincelles du feu divin; ils les raniment, & remplissent l'ame de l'enthousiasme délicieux de la vertu.

Mais ces arts bienfaisans cachés dans le palais du riche, vendent leurs faveurs au vice effréné. Le peuple privé de leurs bienfaits est livré à l'imposteur qui le trompe & aux riches tyrans qui l'accablent. Jamais le doux sentiment ne sourit à son cœur, jamais des sons touchans ne font passer la volupté dans son ame attendrie, jamais les Muses ne lui retracent ces actions divines que la bienfaisance, la générosité, l'héroïsme & les autres vertus inspirent à leurs favoris.

O vous, filles du ciel! Muses charmantes, venez dans nos campagnes, adoucissez les mœurs de ces hommes qui gémissent depuis si long-temps sous le joug de l'insensibilité. Qu'Euterpe assise au bord d'un ruisseau fleuri, charme, sur le déclin d'un beau jour, leur ame attentive; qu'elle dispose leur cœur à toutes les vertus; qu'elle leur présente les préceptes utiles de la morale, sous les attraits puissans de l'harmonie: Que Thalie couronnée de fleurs leur peigne les douceurs de la vertu, & les suites funestes du vice: Que la Peinture leur retrace les actions qui honorent l'humanité. Ils reviendront dans leurs cabanes attendris, pénétrés; ils sentiront les charmes de l'innocence; la cruauté sera bannie de leur ame; & les souverains justes n'auront plus que des sujets sensibles & reconnoissans.

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QUATRIEME NUIT.

La Science.

Quelle soirée délicieuse! Que j'aime à me promener dans ces bosquets! Le ciel est tranquille; les Zéphyrs accourent, en folâtrant, au-devant de moi; ils me caressent voluptueusement, & volent ensuite vers l'entrée de ce bosquet pour m'inviter à m'y reposer. En se jouant à travers le feuillage, ils entremêlent de mille manieres différentes les ombres de la nuit, & la lumiere blanchâtre de la lune. Le ruisseau ne gazouille plus comme auparavant sur un lit de cailloux; les pluies abondantes l'ont rempli jusqu'à ses bords; il coule doucement entre deux bandes épaisses de gazon fleuri. Son cours tranquille ressemble aux pensées d'une ame innocente que les vains désirs n'agitent point. Tout-à-coup le rossignol perce le silence de la nuit. Que sa voix est touchante! ses accens attendrissent mon cœur. Il chante son bonheur. Hélas! pourquoi l'homme ne chante-t-il pas le sien? Que fait le rossignol pour être heureux? il suit les penchans de la nature, il se livre avec ardeur aux plaisirs de l'amour, il travaille assidument au bonheur de sa compagne & de sa couvée; & pendant la nuit, il exprime par ses chants la volupté qui enivre son cœur.

O homme, suis cet exemple, sois simple comme la nature, & tu seras heureux! Elle offre des biens plus précieux! & plus abondans que ceux qu'elle donne aux autres animaux. Il ne tiendroit qu'à toi d'en jouir, tu t'en éloignes pour courir après des chimeres. L'oiseau ne quitte point son nid pour aller porter un œil curieux dans l'antre de l'ours, il n'examine pas la forme de ses pattes & de sa queue. Il se réjouit à la vue du ciel azuré, sans songer à compter les globes innombrables qui le décorent. Un instinct aveugle, me dis-tu, l'entraîne dans ses actions? Qu'il est heureux d'être entraîné vers le bonheur! Tu le serois encore plus, si la raison te dictoit ce que lui prescrit la nature.

L'homme inquiet foule à ses pieds le plaisir, pour égarer son ame au milieu d'un monde d'illusions qui le séduisent. Il néglige de connoître ce qui lui est utile, & poursuit une infinité de prétendues connoissances qui le tourmentent.

Que suis-je? Comment me trouve-je dans cet univers? D'où vient tout ce qui m'environne? Je sens que j'existe: je pense; ma pensée s'étend à mesure que mes sensations s'exercent. Mais par quels ressorts cachés, cette pensée, qui ne tombe point sous mes sens, peut-elle être produite? Tantôt elle s'éleve jusques dans l'espace immense des cieux, tantôt elle descend dans les profondeurs de la terre. Plus prompte que les vents, elle parcourt en un instant toutes les parties de ce vaste univers. Elle veut connoître tout, & elle ne sauroit se connoître elle-même. Je promene mes regards étonnés sur tout ce qui m'environne: l'astre brillant du jour s'éleve majestueusement au-dessus de ma tête, il semble ensuite se précipiter dans l'abyme des mers, & abandonner jusqu'à son retour, l'empire des cieux à une infinité de globes lumineux qui le partagent avec la lumiere inconstante de la lune. Quelle est la nature de tous ces corps brillans? quelle est la force qui les fait mouvoir dans un ordre si merveilleux & si beau? Homme foible & ignorant! regarde le grain de poussiere que tu foules sous tes pieds, dis-moi ce qu'il est! Tu n'y vois que des couleurs qui varient au gré de la lumiere qui le couvre, & des objets qui l'environnent; tu n'y apperçois que des formes dont le toucher & la vue réunis peuvent à peine te donner une idée distincte. Mais de la lumiere & des formes ne sont pas de la matiere. Tu la divises en vain en mille & mille parties; elle ne t'offre toujours que des illusions & des apparences. Toujours plus impénétrable à proportion des efforts que tu fais pour la pénétrer, elle se joue de ta curiosité, & lorsque tu crois la saisir, elle disparoît à tes yeux. Cherche après cela à connoître les ressorts de l'univers.

Il est des hommes qui ont consacré leur vie à la recherche de la vérité. Je parcours avec avidité les monumens immenses qui nous ont transmis leurs prétendues découvertes. Je vois des erreurs accréditées pendant de longues suites de siecles, asservir la terre sous leur empire tyrannique: accablées enfin sous leur propre poids, elles s'écroulent d'elles-mêmes, & font place à d'autres erreurs qui doivent éprouver un jour le même sort. Les siecles instruits du naufrage des siecles qui les ont précédés, voguent avec confiance sur une mer couverte encore de leurs tristes débris, & viennent, par des routes différentes, se briser contre les mêmes écueils, sans que les siecles suivans apprennent à profiter de leur malheur.

Je vois l'air, l'eau, la terre, le feu produire tour-à-tour l'univers; puis trop foibles chacun en particulier, ils se réunissent pour former la source infinie des êtres. Ici ce sont les atomes, là ce sont les nombres qui président à la naissance du monde. Tantôt la matiere existe de toute éternité; tantôt elle est produite par un Être immuable qui, après avoir resté pendant une éternité sans la créer, la crée enfin pour quelque temps, dans le dessein de la laisser bientôt retomber dans le néant d'où il l'a tirée. Hier le soleil tournoit autour de notre globe pour y répandre sa lumiere; aujourd'hui c'est notre globe qui tourne autour de cet astre lumineux, jusqu'à ce qu'un autre systême vienne nous donner de nouvelles erreurs.

Quels rôles ridicules l'imagination de l'homme ne fait-elle pas jouer à la Divinité? Il la place dans les astres, dans la terre, dans son semblable, dans les animaux, dans la pierre, dans le bois, & jusques dans les plantes dont il se nourrit. Tantôt je vois des milliers de Dieux se quereller, se battre, s'appaiser & donner à la terre des exemples continuels de folie & d'extravagance. Tantôt un seul Dieu trop foible pour gouverner le monde, charge de ce soin des milliers de ministres qui obéissent à sa voix. Et on se bat pour ces extravagances! & des empires sont détruits, des peuples égorgés, pour défendre ces opinions ridicules!

Je parcours avec avidité l'histoire des hommes. J'y vois le crime loué par la bassesse & la flatterie, la vertu calomniée par la haine & l'envie; j'y vois des empires s'établir par la force & le brigandage, se maintenir par la tyrannie, & disparoître tout-à-coup pour faire place à d'autres empires fondés sur les mêmes principes, & qui doivent éprouver le même sort. Par-tout on érige des monumens à la force; elle se promene en triomphe sur les ruines des empires, & l'innocence enchaînée jette des fleurs sur son passage. Fatigué de ce spectacle toujours renaissant de cruauté & de barbarie, je détourne les yeux pour ne pas voir ces scenes dégoûtantes.

Qu'est-ce donc que cette raison dont l'homme fait tant de bruit? Quels avantages lui donne-t-elle sur les autres animaux? elle lui enseigne à sortir des bornes de la nature, elle présente à son ame mille apparences bizarres qui l'occupent inutilement & lui font négliger les vrais biens qui naissent sous ses pas. Ce qui nous égare peut-il venir de la nature? Non, non, cette tendre mere ne veut que notre bonheur. L'homme sorti de ses mains seroit conduit de sensations en sensations au petit nombre de vérités qui lui sont utiles. Ses besoins, en le tirant du repos, lui apprennent qu'il est né pour le travail; la fatigue, en le conduissant au repos, lui rend cette vérité plus sensible. Ses plaisirs lui font connoître l'existence d'un Dieu. La satisfaction qu'il éprouve en faisant le bien, les remords qui le rongent, lorsqu'il a fait le mal, gravent ses devoirs dans son cœur, & lui en font une heureuse habitude. Telles sont les bornes de la raison naturelle.

Pourquoi les avons-nous passées? Les hommes les respectoient encore lorsque, n'ayant pas encore inventé cette multitude de sons articulés qu'on appelle des langues, ils ne connoissoient que le langage naturel de la physionomie & des gestes; ils en sortirent, dès qu'ils substituerent des sons à des choses. Bientôt on crut désigner ce qu'on ne connoissoit pas; on désigna mal ce qu'on connoissoit; les idées furent affoiblies par leurs symboles; & les mots, en offrant à la raison une multitude de matériaux dont elle forma tant d'édifices fragiles & bizarres, détournerent notre ame des objets réels, en affoiblirent en elle le sentiment, & la transporterent dans la vaste région des chimeres.

Quels devoient être l'expression de la tendresse filiale & paternelle, les transports de l'amitié & de l'amour, lorsque le cœur ne pourvoit parler qu'aux yeux? Ce langage que nous ne connoissons que très-foiblement; étoit alors bien plus sensible, bien plus éloquent, bien plus expressif que ces mots, qui, en divisant la pensée en une infinité de parties, ne la transmettent que successivement & froidement à l'ame.

Je vois des bergers heureux s'occuper paisiblement du soin de leurs troupeaux. La nature sourit à leurs travaux, elle leur prodigue les plaisirs. Un d'entre eux regarde avec attention les astres; il en examine la forme, la distance, les révolutions; il leur donne des noms; il en trace des figures sur le table. Bientôt il leur suppose des influences; flatté de ses découvertes, il s'y livre avec ardeur. Mais son troupeau est négligé, ses brebis languissantes demandent un pasteur qui les conduise dans les pâturages; ses arbres ne sont point taillés, les branches mortes tombent au milieu des branches mourantes qui ne portent plus que quelques fruits dégénérés. Il connoît le ciel, & il ne sait plus profiter des biens de la terre. Il se croit au-dessus de ses semblables, & bientôt il est obligé de solliciter de leur pitié une nourriture qu'il ne peut plus se procurer par son travail.

Bergers heureux! craignez de suivre cet exemple. Le bonheur vaut mieux que la science, & la science ne donne pas le bonheur. Ecoutez plutôt ces sons agréables qui font retentir pour la premiere fois le vallon étonné. C'est Tityre: en suivant son troupeau sur le bord d'un marais, il songeoit aux moyens de rendre sensible la bergere qu'il aime; un roseau se trouve sous ses pas, il le ramasse sans dessein, il le porte par hasard à sa bouche, il en tire un son. Transporté de joie, il examine avec attention, il le compare avec plusieurs autres roseaux; il trouve enfin la cause de sa découverte. Bientôt il joint ensemble plusieurs morceaux de différentes longueurs, & sa bouche aidée de cet instrument mélodieux, imite le chant du rossignol.

Le roi du Printemps frappé de ces accens s'approche de Tytire, il se perche sur le peuplier voisin, il descend de branche en branche jusqu'auprés de son nouveau rival, il passe sa petite tête hors du feuillage pour le mieux écouter; il la tourne pour le mieux voir. Enfin il essaye de le surpasser. Il chante; son gosier s'enfle, ses ailes s'agitent: tantôt ses longs accens remplissent toute l'étendue du vallon, tantôt ses sons cadencés semblent le succéder rapidément dans toutes les cavités du rocher. Il cesse pour écoutes son rival; il recommence pour le surpasser. Enfin épuisé de fatigue, le désespoir lui fait faire un dernier effort. Effort inutile & funeste! les forces lui manquent, il expire, & tombe à travers le feuillage aux pieds de son vainqueur.

Voyez comme les bergers & les bergeres écoutent Tytire; ils se sont assemblés au son de son chalumeau, ils forment un cercle autour de lui. Tantôt leurs yeux sont tendres & languissans, tantôt ils sont vif & gais, selon les accens qu'ils entendent. Tytire s'est rendu maître de leurs ames, il a inventé un nouveau langage pour exprimer le sentiment.

Amarille, la plus jeune des bergeres, la tête appuyée sur l'épaule d'une de ses compagnes, fixe tendrement Tytire. Heureux berger! Amarille étoit insensible à ton ardeur. Tu viens de faire éclorre le sentiment dans son cœur. Tu vas goûter la récompense de ton art, tu vas jouir des délices de l'amour.

Amarille a, comme son amant, la gloire d'avoir inventé un nouvel art. Elle se promenoit un jour dans le verger qui est auprès de sa cabane. Elle apperçoit son pere couché auprès d'un arbre. Il dormoit profondément. La bergere le regarde un moment d'un air attendri; puis des larmes coulent de ses yeux. O mon pere, dit-elle enfin d'une voix entrecoupée de sanglots, comme tu es pâle! comme tes joues sont décharnées! La mort va bientôt me priver de ta présence, je ne pourrai plus baiser ces mains qui m'ont nourries, je n'aurai plus rien qui me retrace ton image. En racontant aux jeunes bergeres les bonnes actions de ta vie, je ne pourrai pas leur donner une idée de ce sourire vénérable qui répandoit la joie autour de toi: je ne pourrai plus leur peindre ta physionomie respectable & touchante. Elle parloit encore, lorsque le vieillard se réveille; il sourit en voyant Amarille. La bergere passe sa main sous son épaule pour l'aider à le lever. O ma fille, dit-il en soupirant, je sens que mes forces m'abandonnent, mon corps penche vers la terre; bientôt je vais lui rendre cette poussiere que j'en ai reçue. Laisse-moi voir encore une fois le coucher du soleil. Laisse-moi remercier l'Auteur de la nature des biens dont il m'a fait jouir. Peut-être qu'il m'éclaire pour la derniere fois, ce soleil bienfaisant. Alors le vieillard resta quelque temps debout, regardant le ciel, dans une espece d'extase. Ses derniers mots avoient redoublé l'attendrissement d'Amarille. Elle considéroit l'ombre du vieillard, qui donnoit sur l'écorce de l'arbre. Ah! disoit-elle en elle-même, si je pouvois du moins conserver cette ombre de mon pere! si je pouvois la fixer sur cette écorce! En même temps, elle prend une pierre blanche & la passe sur toutes les extrémités de l'ombre. Amarille remene le vieillard à sa cabane; mais impatiente de voir l'effet de son invention, elle retourne vers l'arbre; elle y voit l'image de son pere. Transportée de joie, elle appelle ses sœurs, & leur montre son ouvrage. Elles sont frappées d'étonnement & d'admiration. Une d'elles prend la pointe d'une pierre dure & aiguë, & grave dans l'écorce ce contour précieux; puis elles forment des danses autour de l'arbre. Le viellard vient lui-même voir ce nouveau prodige, il jouit des transports de ses enfans. O mes enfans! leur dit-il, en les pressant contre son sein, que le ciel récompense votre piété! qu'il vous rende un jour les plaisirs que vous donnez aujourd'hui à ma vieillesse!

Arts divins, que vous êtes préférables à ces sciences stériles qui ne disent rien au cœur! Vous peignez le sentiment, vous le faites naître, vous l'embellissez, vous l'augmentez; vous versez le doux plaisir sur les devoirs de l'homme. Ah! restez à jamais sur la terre! mais, hélas! ne prêtez jamais vos charmes au vice; c'est la vertu qui vous fit naître.

Quelle foule d'erreurs environne ce globe malheureux! L'homme marche avec assurance au milieu des ténebres, il s'y enfonce de plus en plus. Au lieu de retourner sur ses pas, pour retrouver cette lumiere divine qu'il a laissée bien loin derriere lui; au lieu de chasser de son esprit toutes les idées étrangeres qui étouffent les sentimens de la nature, il cherche à en acquérir de nouvelles, & il réussie pour son malheur.

La vérité est sur la terre, elle est au milieu de nous, mais sa beauté nous est cachée par un amas de vêtemens bizarres dont les siecles l'ont surchargée. Seroit-ce donc un crime de déchirer ces lambeaux qui la défigurent?

Un homme s'écarte de la foule. C'est Socrate: il fixe constamment la Déesse, il s'avance vers elle, il écarte courageusement tout ce qui la cache à les yeux, il la voit telle qu'elle est; plein de respect & d'amour, il l'embrasse avec transport, & meurt pour la défendre.

O Socrate, philosophe divin! ton génie a disparu avec toi de dessus la terre. C'est en vain que tu t'efforças de détruire ces édifices fragiles que la raison orgueilleuse avoit élevés; ils renaissent chaque jour du milieu de leurs ruines: c'est en vain que tu enseignas aux hommes la vanité de leurs sciences; ils ont oublié tes préceptes sacrés; & la morale, cette science sublime, la vraie & unique science qui puisse les rendre heureux, est la seule qu'ils négligent de cultiver.

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CINQUIEME NUIT.

La Société.

Ces eaux peuvent étancher la soif de l'homme; cette terre fournit avec profusion de quoi satisfaire à ses vrais besoins; les forêts peuvent lui servir de retraite & d'abri. O homme! pourquoi ne te contentes-tu pas de ces biens? pourquoi chercher dans les villes l'esclavage & la douleur? tu trouverois ici là liberté, l'innocence & le plaisir. Dépouille cet orgueil qui te dégrade; renonce à ces propriétés injurieuses à tes freres; éloigne ces vains titres, ces distinctions odieuses qui outragent la nature; viens dans ces lieux charmans, le bonheur t'y attend. Viens, nous unirons nos forces & nos facultés pour nous soulager & nous défendre; nous vivrons ensemble; nous nous consolerons; nous nous aimerons; nous serons heureux.

Mais, hélas! l'homme n'est plus qu'un animal foible & dégénéré; ses pieds délicats, enveloppés dans des tissus précieux, & serrés dans des entraves élégantes, sont trop foibles pour marcher sur les tiges des fleurs; sa tête n'offre plus qu'un obstacle impuissant aux rayons brûlans du soleil. Les saisons destinées à fortifier son tempérament le détruisent; le moindre travail le fatigue, l'excede, l'accable; & la chair & le sang des animaux suffisent à peine pour lui donner la force & le courage d'exister. Hélas! c'est en vain que je t'appelle; ton oreille est sourde à mes cris, le bruit de tes passions les étouffe, avant qu'ils y soient parvenus. Occupé à t'élever au-dessus de tes freres, tu cherches ton bonheur dans des places qui te privent des douceurs que tu pourrois en attendre. Tu amasses de l'or que la mort t'arrache, tu cherches des plaisirs qui te fuient; tu les trouverois, si tu apprenois à les donner aux autres.

Par-tout l'homme est occupé à rompre les liens qui l'attachent à ses semblables, pour augmenter, à leurs dépens, ses prétendues jouissances. Un égoïsme barbare le concentre en lui-même, comme dans une caverne inaccessible; semblable à la bête féroce, il n'en sort que pour chercher sa proie; plus cruel que la bête féroce, la proie est son semblable; & la société, ce lien sacré qui devroit faire le bonheur de l'homme, n'est plus qu'un prétexte pour l'accabler & lui donner des fers.

Temps heureux de l'innocence & de la paix, âge d'or, ne serois-tu qu'une gracieuse chimere, fille de l'imagination riante des poëtes? Les vertus dont le méchant même sent quelquefois les étincelles au fond de son cœur, les vertus n'auroient-elles jamais fait le bonheur de l'homme! Oh! puisque les vices ne peuvent détruire entiérement ces germes précieux, ils sont sans doute l'ouvrage de la nature; les crimes, les préjugés & les vices qui s'opposent à leur développement, sont ouvrage de l'homme pervers.

Oui, oui, ils ont existé, ces temps fortunés où l'homme ne connoissant que les penchans naturels à son cœur, ne s'occupoit que du bonheur de ses semblables; où le sourire gracieux de l'innocence & de la bonté, animoit tous ses traits; où le commerce mutuel de bienfaits & de reconnoissance, formoit les premiers & uniques liens de la société; où le plus fort ne se croyoit le plus heureux, que parce que ses mains infatigables pouvoient fournir à la subsistance d'un plus grand nombre d'enfans & de vieillards; où les peines de la vie n'étoient que l'assaisonnement du plaisir, la mort que le passage tranquille d'une ame innocente dans le sein de la Divinité.

O homme! tu jouissois alors de tous les biens de la nature, & tu ne songeois pas à former d'autres désirs. Les arbres des forêts & le lait de tes troupeaux te fournissoient une nourriture abondante, saine & délicieuse; ton goût n'avoit point encore été dépravé par des alimens corrompus par une préparation pernicieuse. Ton ame, telle qu'une eau tranquille & pure qui cede doucement aux impressions légeres des Zéphyrs, ton ame n'éprouvoit que les douces agitations du sentiment, que les émotions délicieuses de la nature innocente. Tu ignorois les combats cruels de ces passions orageuses dont le choc violent déchire nos cœurs. L'envie n'avoit jamais terni le vif éclat de tes yeux, ni fait disparoître la sérénité de ton front & le sourire de ta bouche. La haine, la jalousie, la vengeance n'avoient point encore agité dans ton cœur leurs noirs flambeaux; tu ne connoissois que des vertus; tu n'éprouvois que des plaisirs. Pénétré de l'idée sublime d'un Dieu, convaincu de sa bonté infinie, toutes tes actions étoient les expressions naïves de ton amour & de ta reconnoissance. Pouvois-tu songer à faire du mal à ton semblable, lorsque tu voyois le ciel répandre ses bienfaits sur toute la nature? tes désirs satisfaits aussi-tôt que formés ne te fournissoient point le prétexte barbare de dépouiller tes freres, & tu n'avois pas encore foulé sous tes pieds l'enfant à la mamelle & le vieillard languissant, pour leur arracher des biens dont tu n'aurois pu faire usage. L'amour, ce sentiment délicieux, destiné à faire le bonheur de l'homme & qui lui coûte si souvent des larmes ameres, l'amour ne te faisoit alors éprouver que des plaisirs. L'œil ne savoit point feindre un sentiment qui n'étoit pas dans l'ame; les moindres mouvemens du cœur étoient peints sur la physionomie; le désir naissoit rarement pour un objet qui refusât d'y répondre, ou du moins le respect pour la liberté naturelle le faisoit expirer aussi-tôt. Les préférences toujours inspirées par la sympathie, étoient flatteuses pour ceux qui en étoient les objets, mais l'orgueil ne les avoit pas encore rendues odieuses à ceux qui ne l'étoient pas. Maladies cruelles! filles de l'intempérance & des passions criminelles, vous n'aviez pas encore semé la douleur sur ce globe innocent! Et vous, maux imaginaires! productions monstrueuses des passions déréglées, le cœur de l'homme n'étoit point encore en proie à vos poisons dévorans.

On ne voyoit point alors des prêtres imposteurs, lever au ciel leurs bras mercenaires. On ne voyoit point, comme parmi nous, des hommes pour qui ce seroit un crime d'être époux, d'être pere, enseigner publiquement les devoirs de ces titres sacrés. Chaque objet de la nature annonçoit l'Être suprême à des cœurs reconnoissans, & l'amour de cet Être couloit de ces cœurs heureux, comme les eaux claires d'une source abondante. Seulement, lorsque les saisons bienfaisantes couvroient la terre de fleurs & de fruits, les viellards, au milieu de leurs familles, cueilloient avec joie les prémices de ces dons, & les tenant dans leurs mains levées vers le ciel, ils donnoient à leurs enfans l'exemple de la reconnoissance. Leurs regards attendris offroient à l'Être suprême ces dons qu'ils en avoient reçus, & leurs larmes couloient le long de leurs joues. Alors les jeunes filles cueilloient des fleurs, en formoient des guirlandes; elles attachoient les unes en forme d'écharpe le long de leurs épaules & de leur sein d'albâtre, & laissant flotter gracieusement les autres entre leurs mains; elles formoient des danses légeres, & remercioient, par leur joie naïve, l'Auteur de la nature.

Oh! dans ces jours de félicité, familles fortunées! vous vous rassembliez sans doute autour du vieillard vénérable à qui vous deviez le jour; vous lui faisiez goûter par vos attentions & vos caresses, la douce récompense des soins qu'il avoit pris de votre enfance. Tous les soirs, il se reposoit sur un lit de feuilles nouvelles, préparées par vos mains. Vous entrelaciez au-dessus de sa tête des branches touffues pour le garantir de l'ardeur brûlante du midi: vous le portiez sur la montagne, afin qu'il y pût voir le spectacle brillant du lever ou du coucher du soleil. Là, il vous racontoit comment il vous avoit reçus dans ses bras, lorsque vous sortîtes du sein de votre mere, comment il vous avoit couchés sur un lit de mousse, dans le creux d'un arbre, comment il vous avoit appris à connoître & à aimer le Maître de la nature: il vous répétoit ensuite quelles étoient les sources d'eau les plus salutaires, à quels signes on pouvoit distinguer les plantes venimeuses & les herbes utiles. Pleins de reconnoissance & d'amour, vous baisiez avec transport les mains qui avoient pris soin de votre enfance; le vieillard heureux répondoit à vos caresses, en vous pressant contre son sein; vous versiez tous des larmes de tendresse & d'amour, & il passoit ainsi parmi vous des instans délicieux, jusqu'au moment où il devoit rendre sa poussiere à la terre. Lorsque sa foiblesse annonçoit la fin de sa vie, vous souteniez ses membres défaillans; sa tête se penchoit sur le sein de ses enfans, ses derniers regards se fixoient sur eux, il rendoit doucement le dernier soupir entre vos bras.

Alors vous n'accusiez pas le ciel par votre désespoir & vos larmes; la mort à laquelle un Dieu assujettit tous les êtres, ne vous paroissoit point un mal. Vous portiez avec respect le corps de votre pere, & vous disiez: O notre bon pere, nous allons te creuser un tombeau vers la fontaine où tu puisois l'eau que nous buvions dans notre enfance! Toutes les fois que nous irons puiser de l'eau, nous nous souviendrons de toi, nous te bénirons, & nous dirons: C'est ici la fontaine que notre bon pere nous a montrée dans notre enfance; c'est ici qu'il nous sourioit en nous pressant entre ses bras, ou qu'il nous caressoit sur les genoux de notre mere. O notre bon pere, nous viendrons tous les jours visiter ta tombe, & nous la montrerons à nos petits-enfans, & ta mémoire, ne périra jamais parmi nous!

Que sont-ils devenus ces jours de félicité & de paix? hélas! ils ne sont plus pour nous qu'un vain songe, ils font ensevelis sous l'amas immense des siecles. Les sombres nuages des préjugés & des vices en ont obscurci l'image sacrée dans le cœur des hommes; & s'ils en conservent encore quelque souvenir, c'est pour leur supplice. Ils soupirent sans cesse après cette félicité qui leur étoit destinée, ils la cherchent par-tout; mais, hélas! c'est en vain, ils ressemblent à un infortuné qui, éloigné d'une patrie qui lui est chere, gémit dans une terre étrangere & barbare, sous le joug de la tyrannie & de l'esclavage. Il jette du rivage ses regards attendris sur la mer immense qui le sépare de cette chere patrie; il se rappelle les douceurs qu'il a goûtées dans le sein de sa famille; il se figure la tendresse de son épouse, les caresses naïves de ses enfans; il croit goûter encore tous ces plaisirs. Transporté de joie, il leve les mains vers le ciel; mais bientôt le bruit des fers dont elles sont chargées se fait entendre, l'illusion disparoît, le songe le dissipe, & il ne lui reste que l'esclavage & la douleur.

Quel est celui qui osa le premier rompre les liens sacrés de cette société sainte & fortunée? Idée sublime d'un Dieu, c'est toi qui les formas ces liens! c'est toi qui répandis les délices sur les mortels innocens! ils t'oublierent sans doute, ils te chasserent de leur cœur, avant que le mal ait pu s'y introduire!

Malheur au mortel téméraire qui osa le premier toucher au voile sacré sous lequel la Divinité a voulu le cacher à nos yeux. Son esprit écarté de la route de la nature, s'égara dans l'espace immense des chimeres; il attribua à cet Être suprême les rêves monstrueux de son imagination. L'idée simple d'un Dieu bon sortit de son cœur; l'erreur, les passions & les vices y entrerent en foule. Il se forma un Dieu semblable à lui, il lui attribua ses passions & ses vices, il fit un tyran du bienfaicteur de la nature. Tout ce qui portoit des marques de destruction & de vengeance, devint à ses yeux l'image de ce Dieu terrible. La premiere fois qu'il voit se repaître de sang ces monstres affreux que le Nil produit dans ses eaux, sa conscience effrayée lui montre un Dieu vengeur qui demande des victimes. Il tremble, il se prosterne, il l'adore. Bientôt il forme avec la pierre une image du monstre; il y traîne les propres enfans, il croit appaiser sa fureur en les égorgeant en sa présence. La crainte, l'effroi, l'horreur s'emparent de tous les cœurs: le premier prêtre parle au nom de la premiere idole; il promet, il menace; on tremble, on adore le monstre; le vrai Dieu est oublié, & le crime vole sur la terre.

Que faisiez-vous cependant, ames pures & innocentes qui conserviez encore l'idée de votre Dieu? vous détournâtes sans doute la tête pour ne pas voir ces sacrifices odieux, mais bientôt vous vîtes vos freres, vos enfans, la fureur dans les yeux, vous saisir par vos cheveux blancs, vous traîner au pied de ces autels horribles & vous courber, malgré vous, devant l'idole exécrable. Alors, alors, vous arrosâtes de vos larmes la terre qui vous avoit vus naître; vous quittâtes ces campagnes fertiles, ces bosquets délicieux d'où l'innocence avoit disparu, & vous cherchâtes, au milieu des rochers & des montagnes, séjour affreux des bêtes féroces, un asile assuré contre la fureur de vos propres enfans. Là, privés des doux présens des forêts, la nécessité vous apprit à vous nourrir de la chair des animaux; vous déchirâtes les entrailles fumantes de l'agneau bêlant qui vous caressoit; vous dévorâtes les membres palpitans des bêtes féroces; leur férocité coula dans vos veines avec leur sang; l'innocence disparut, & le bonheur disparut avec elle.

Bientôt le souffle empoisonné du vice flétrit toutes les vertus sur la surface de la terre. Les besoins naissent en foule du sein des passions criminelles. L'homme arrache à l'homme les fruits de la terre & la chair des animaux. Des prêtres imposteurs annoncent de toutes parts de nouvelles divinités. La superstition étend par-tout son sceptre de fer. Les Dieux font opposés aux Dieux, les autels aux autels. On dépouille, on détruit, on égorge; & l'homme, cet insecte foible qui se remue à peine un instant sur la poussiere de ce globe, croit venger le Maître tout-puissant de cet univers immense, en rougissant quelques grains de cette poussiere du sang de son semblable.

Foible mortel, tu n'auras pas violé impunément les loix sacrées de la nature! Bientôt tu vas voir les suites funestes de tes crimes. Celui qui t'a séduit, va bientôt te donner des fers. Esclave du prêtre sanguinaire qui te conduit au carnage, ta liberté, ta vie seront les tristes jouets de sa barbarie, comme ta crédulité fut celui de ses impostures. Ah! lorsque ton cœur ne connoissoit encore que la vertu, le vieillard vénérable que tu respectois à cause de son expérience & de sa bonté, étoit ton pere, ton consolateur, ton roi. Et quel roi? son empire étoit fondé sur ses bienfaits; ton respect étoit dicté par l'amour & la reconnoissance. Regarde maintenant autour de toi. La force t'environne, tu n'es plus qu'un esclave chargé des fers forgés par tes propres mains, soumis à des tyrans qui te font trembler en public & qui te redoutent en secret; tu n'es plus que le vil instrument de leurs caprices & de leurs passions criminelles. Le prêtre te poursuit jusques dans les régions inconnues de l'éternité; son imagination barbare y allume des flammes dévorantes; il t'y jette pour y brûler sans cesse, si tu refuses de baiser la poussiere de ses pieds. Le prêtre n'est pas occupé à louer Dieu, mais Dieu est occupé à venger le prêtre. Il ne suffit pas à ces hommes cruels d'avoir allumé ces flammes éternelles, ils imitent sur la terre cette vengeance affreuse. Ils élevent des bûchers, leurs mains sacrées y mettent le feu. Les Furies leur ont prêté leurs flambeaux. Les flammes s'élevent, & la fumée porte au ciel le désespoir des malheureuses victimes de leur barbarie. Heureuses encore de ce que le ciel a borné le pouvoir de leurs bourreaux! Heureuses de ce qu'ils ne peuvent réaliser l'enfer que leur imagination a inventé! Les citoyens innocens expirent, en mugissant, au milieu des flammes. Leurs amis, leurs femmes, leurs enfans, n'ont pas la foible consolation de gémir, de frapper leur sein, de s'arracher les cheveux; il faut qu'ils tombent en silence aux pieds des bourreaux, & qu'ils baisent avec respect des mains dégoûtantes de leur propre sang.

O monstres! ô tigres! étoit-ce pour le supplice de leurs enfans que nos ancêtres vous ont donné des retraites & des asiles? Croyoient-ils, en élevant ces édifices qu'ils destinoient à la priere; croyoient-ils former, avec nos biens, des repaires pour des bêtes féroces, qui viendroient un jour nous dévorer sur leurs tombeaux? La Vérité vous poursuit avec son flambeau, vous fuyez dans vos retraites obscures, pour vous dérober à sa lumiere importune. Mais vous songez, dans le silence, aux moyens d'opprimer cette Vérité votre ennemie, & vous vomissez le poison que vous préparez à la terre, lorsque vous serez parvenus à éteindre encore une fois sa lumiere divine.

Hommes sensibles & vertueux, vous avez vu ces horreurs! vous les voyez encore! Les ombres sanglantes de vos peres, de vos freres immolés, implorent du haut des cieux votre pitié pour vos propres enfans. Leur sang crie vengeance; & ces monstres existent encore! Ils levent avec arrogance la tête à côté des trônes. Ils s'emparent de la jeunesse des rois, & soufflent dans leurs jeunes ames les principes odieux de leurs fureurs. Ils levent sur vous leurs bras sanguinaires. Unissez-vous, armez-vous pour le bonheur de l'humanité, que la guerre serve enfin au bonheur de la terre. Que l'étendard de la Vérité brille de toutes parts. Détruisez ces enceintes odieuses; sources intarissables de bourreaux; dispersez ces monstres, forcez-les à devenir des hommes, & que la cruauté effrayée ne trouve plus d'asile sur la terre.

Je vois se former ces prisons superbes qu'on appelle des villes; une triple montagne s'éleve autour de leur enceinte & en défend l'entrée aux ennemis du dehors. Mais des ennemis bien plus dangereux s'emparent de l'intérieur. Les crimes y exercent leur empire, & l'homme rampe sous leur joug accablant. Les métaux sortent de la terre, ils mettent le comble aux maux de l'humanité. Tels que ces torrens de matieres fondues qui sortent des bouches infernales des volcans, ils roulent leurs flots dévorans sur la terre, & brûlent, jusqu'à la moindre racine, les plantes salutaires dont elle étoit couverte. L'or domine impérieusement sur l'univers; il étouffe l'innocence. Celui qui n'a point d'or est l'esclave de celui qui en possede; on se tue, on s'égorge pour avoir de l'or; on rejette, on rebute celui qui n'en a point; & les vertus effrayées s'envolent vers le ciel. Les loix, foibles remparts contre la force & la richesse, tâchent en vain de s'opposer à ces désordres; souvent plus barbares que les barbares qu'elles veulent punir, elles produisent des maux plus cruels que ceux qu'elles vouloient détruire. On arrache l'innocent du sein de sa famille, on le jette dans des cachots affreux où, confondu avec le coupable, il maudit mille fois l'instant de son existence. On invente mille tortures cruelles, pour lui faire avouer un crime qu'il n'a pas commis; on lui fait souffrir des tourmens affreux, pour savoir s'il les mérite.

Mais quelle foule de peuple se presse au milieu de cette place publique? est-ce une fête, est-ce un spectacle qu'on prépare? Un homme paroît au milieu de la foule, il s'avance sur une éminence. Il traîne ignominieusement après lui un autre homme, il le place à ses pieds, il tire un fer étincelant, il leve le bras pour le frapper. Arrête, malheureux, c'est un homme, c'est ton semblable, c'est sa vie que tu vas lui arracher; & cette vie ne t'appartient pas. S'il a commis un crime, faut-il te venger par un autre crime? Ta main...... Mais, hélas! Il n'est plus temps; il frappe, la tête vole, & le malheureux est sans vie. O vous, qui avez ordonné ce spectacle affreux, juges! osez vous interroger un instant! Qui vous a donné des droits sur cette vie que vous venez de détruire? Est-ce le malheureux à qui vous l'avez arrachée? il n'en étoit pas le maître. Est-ce le Dieu qui la lui avoit donnée? c'est aux cœurs droits que ce Dieu parle. Si les vôtres le sont, interrogez-les. N'ont-ils pas horreur de voir couler le sang humain? Ne frémissez-vous pas vous-mêmes à la vue du spectacle que vous avez ordonné? Ne regardez-vous pas comme un infame le barbare exécuteur de vos jugemens? peut-il l'être, si vous êtes justes? Vous avez voulu punir un coupable! eh! qui vous a dit que la mort fût un mal? Hélas! vous êtes si foibles, si coupables vous-mêmes, & vous voulez punir! Examinez avec moi la vie de cet homme qui vous paroît si criminel. Voyez-le naître; il doit le jour à deux de ces malheureux à qui la nécessité a fait une habitude du crime. Il suce le vice avec le lait. Il voit le vol & le brigandage exercés par ceux que la nature lui fait aimer. Il entend retentir autour de son berceau les louanges de ces actions criminelles. Son ame, telle qu'une cire molle, prend ces impressions funestes, & son cœur se forme au mal. Bientôt il est abandonné de ses parens; sans secours, sans aveu, sans ressource, corrompu par l'habitude & l'amour du mal, il ne tient à rien dans l'univers; il est rejeté par ses semblables; la société lui devient odieuse: elle n'a pas songé à prévenir son malheur. Il ne voit autour de lui que des hommes qui refusent de se dire ses semblables, que des hommes qui détournent dédaigneusement la tête. Cependant les besoins l'assiegent, le tourmentent; l'occasion se présente, il succombe: il est coupable sans doute: mais la société ne partage-t-elle pas son crime? n'auroit-elle pas dû l'arracher à ses barbares parens, pour en faire un citoyen? Il est coupable; mais vous, dans les mêmes circonstances êtes-vous sûrs que vous ne le seriez pas? Avant que de répondre, portez le flambeau de la vérité sur tous les instans de votre vie; examinez-les sans indulgence. Dans des circonstances plus heureuses, avec des talens, de la fortune, des amis, les passions ne vous ont-elles jamais entraîné au-delà des bornes de la droiture & de l'équité? A votre place, cet homme eût peut-être été moins criminel que vous; à la sienne, vous le seriez peut-être plus que lui.

L'homme naît isolé, indépendant; son intérêt seul l'oblige de se rapprocher de ses semblables. Tous les liens de la société naturelle sont formés par le commerce des bienfaits. S'il est permis à l'homme de punir son semblable, c'est lorsque la punition tourne évidemment au profit de la société. Mais la mort! savons-nous ce que c'est? en connoissons-nous les suites? pouvons-nous savoir, lorsque nous la donnons, si le désordre qui en résulte n'est pas mille fois plus grand que l'action du coupable? Comment osons-nous porter une main criminelle sur l'ouvrage de notre Dieu? Comment osons-nous arracher avec violence à la suite des êtres un être sensible qui est son ouvrage? un être qu'il conserve & qu'il soutient? O hommes, vous croyez être justes, vous suivez des usages barbares dont l'habitude vous dérobe l'horreur. Tremblez! vous n'êtes peut-être que de vils assassins. Ames sensibles, ce doute seul ne vous fait-il pas frémir? Tremperez-vous encore vos mains dans le sang de vos semblables?

Ce fut un tyran, sans doute, & le plus cruel des tyrans, qui osa le premier arracher la vie à un homme. Mais il le fit en secret. Ce spectacle horrible auroit révolté ses esclaves. Les oreilles de l'homme ont été accoutumées au meurtre, avant que ses yeux ayent pu en supporter le spectacle. Qu'il a dû paroître affreux, ce spectacle, la premiere fois qu'on l'offrit à un peuple assemblé! L'habitude de le voir n'en a pas entiérement détruit l'horreur; la nature se révolte encore même dans ceux qui se font un plaisir d'y assister.

Exemple funeste! L'homme apprend à tuer l'homme. Il n'est plus rien de sacré. Le fer prend mille formes diverses, propres à donner la mort. Les campagnes étoient couvertes de fleurs & de moissons, elles sont hérissés de piques. Des guerriers barbares se menacent, s'égorgent dans des lieux où l'innocence & le bonheur régnoient paisiblement. Le sang du laboureur coule dans le sillon qu'il a tracé. Les femmes effrayées, les cheveux épars, portant entre leurs bras leurs enfans à la mamelle, se sauvent dans les cavernes des forêts; le soldat féroce les atteint, il les perce impitoyablement, & l'enfant suce avec le lait de sa mere expirante le sang noir qui coule de sa blessure. Le fer ne suffit pas. Les effets n'en sont pas assez cruels au gré de l'homme. L'enfer vomit la poudre; un moine en est l'inventeur. Aussi prompte, aussi terrible que la foudre, elle porte par-tout la désolation & la mort. Je vois deux armées se répandre dans les campagnes; la destruction les précede, les villes sont renversées, les campagnes ravagées; la flamme dévore la retraite du laboureur; le citoyen est égorgé auprès de ses foyers. Elles s'approchent, se chargent avec violence; le fer & le bronze vomissent la mort. L'air est obscurci. Les bataillons se choquent, se repoussent, s'enfoncent. Quels cris, quel désordre affreux! Enfin j'entends sonner la victoire. On chante les louanges du vainqueur; on le couronne de lauriers, on porte son nom jusqu'aux cieux. Il s'avance d'un air de triomphe. S'il a un cœur, sa victoire lui va coûter bien des larmes. Il jette au loin ses regards sur le champ de bataille, il est jonché de morts; le sang coule autour de lui en longs ruisseaux. Il entend les cris affreux des blessés & des mourans; il voit remuer de tous côtés des membres sanglans qui cherchent à se dégager des monceaux d'armes, de chair & de sang qui les accablent. Il recule d'horreur. Art cruel de la guerre, ce sont les tigres qui t'enseignerent à l'homme! Mais non, les tigres ne dévorent pas leurs semblables.

Quelle gloire! quels triomphes odieux! O vous nos amis, nos peres, ô souverains! vous pourriez acquérir une gloire bien plus solide. Réunissez-vous pour détruire l'horrible fléau de la guerre. Jurez en présence du ciel que vous ne chercherez jamais à augmenter vos possessions. Ne vous ont-elles pas suffi jusqu'à présent? Établissez un tribunal qui juge vos différends. Vous êtes les uns à l'égard des autres ce qu'étoient les hommes, quand ils reconnurent l'indispensable nécessité d'établir des loix plus justes que celle du plus fort. Alors vous serez véritablement les Dieux de la terre. Vous serez de vrais héros. Vous aurez sacrifié vos passions au bonheur de l'homme, & l'humanité descendue du ciel à votre voix, vous apportera des couronnes bien plus brillantes & plus durables que celles des conquérans.

La société primitive fut fondée sur les vertus: fondement précieux sans lequel toute société s'écroule nécessairement. Pourquoi tant d'empires immenses tendent-ils à leur perte? c'est que la force a présidé à leur naissance. Elle y a établi des usages barbares, des coutumes odieuses, qu'on suit par habitude, & auxquels une espece de fanatisme défend de rien changer. Remontons à l'origine de ces sociétés, nous verrons des troupes vagabondes de sauvages féroces, sans autre métier que le brigandage, se répandre dans des campagnes cultivées, dépouiller les possesseurs légitimes, les chasser, les massacrer impitoyablement, ou les forcer à ramper sous le joug le plus infame. Le plus féroce d'entre ces barbares s'arrogea le titre de Roi, ses complices formerent une cour autour de lui, ils s'appellerent nobles, & les hommes innocens & vertueux qui cultivoient paisiblement cette terre, ne furent que de vils esclaves.

S'il est une société qui doive braver les événemens & les siecles, c'est celle où tous les membres se disent sans cesse: Nous nous sommes réunis pour notre bien commun, nous avons formé de toutes nos volontés particulieres une volonté générale qui veille au bonheur de chacun de nous. Tâchons de prévenir le mal qui peut nuire au plus petit d'entre nous; veillons sur lui dès l'instant de sa naissance, pour lui procurer tous les biens qui seront en notre pouvoir; qu'il n'éprouve d'autres maux que ceux que sa patrie ne pouvoit ni détourner ni prévoir. Imitons la Divinité qui veille sur l'insecte qui rampe sous l'herbe, comme sur les astres qui brillent aux cieux.

O Rois, vous représentez toutes ces volontés réunies, vos sujets vous ont confié le soin de leur bonheur; il dépend de vous de rapprocher les hommes de cet état heureux de la société primitive. Soyez pour eux des peres tendres, donnez-leur l'exemple des vertus, détruisez les monstres dont la gueule enflammée est toujours prête à les dévorer. Chassez les préjugés funestes, écrasez le fanatisme; & vous jouirez de la récompense la plus flatteuse qu'un souverain puisse attendre sur la terre, de l'amour de vos sujets: cet amour sera le soutien le plus solide de votre gloire & de votre puissance. Le roi le plus puissant de la terre n'est pas celui qui rassemble autour de lui un plus grand nombre d'esclaves prêts à fuir au moindre danger, mais celui qui est le plus aimé de ses sujets. Que les nations barbares viennent attaquer ce monarque chéri, elles verront tous les cœurs former autour de son trône un rampart impénétrable; elles pourront accabler par le nombre, ces suiets courageux & fidelles, elles ne parviendront jamais au prince qu'après avoir renversé le dernier d'entre eux.

Au milieu des ténebres qui couvrent depuis si long-temps ce globe malheureux, j'apperçois une lumiere éclatante qui brille du côté du nord; elle environne des trônes; & lance ses rayons bienfaisans jusques vers les climats les plus glacés. Prusse, Russie! pays heureux, la raison est assise sur vos trônes, elle appelle de toutes parts la sagesse, les talens & la véritable science. Tous les cultes réunis dans vos cités paisibles, rendent hommage au Dieu de l'univers, sans se persécuter ni se haïr, le fanatisme effrayé se sauve pour jamais vers le midi, & rentre dans les cavernes affreuses qui ont vomi. Les hommes sont devenus des freres depuis que leurs rois daignent être leurs peres. Frédéric, Cathérine! noms à jamais chers à la terre, il me semble voir s'accomplir le grand œuvre que vous avez commencé, il me semble voir vos vertus imitées par tous les souverains de la terre. La lumiere se répand sur la surface du globe, les ténebres se dissipent; l'homme apprend à respecter son semblable, & la société fait son bonheur.

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SIXIEME NUIT.

La Bienfaisance.

Bosquets charmans, solitude aimable & paisible, chers confidens des secrets de mon cœur, de quels plaisirs nouveaux pénétrez-vous mon être! Je sens à votre aspect le doux frémissement d'une volupté délicieuse & inconnue. L'obscurité silencieuse de la nuit, le murmure des eaux, le chant du rossignol, le parfum des fleurs & des plantes; toute la nature me paroît plus intéressante, plus majestueuse, plus ravissante. Ame invisible de l'univers, toi qui dispenses à ton gré les plaisirs sur les foibles mortels, dis-moi par où j'ai mérité ces nouveaux bienfaits! Si mon cœur a fait le bien que tu lui inspiras, aurois-je pu croire que ta bonté ajouteroit encore à la délicieuse récompense qu'il en a déjà reçue?

Quel cœur barbare n'eût pas été attendri? Je me promenois derriere l'enclos de ma cabane, j'entends remuer les plantes qui sont au pied de la haie; j'approche, c'est un enfant qui vient de naître. Ses regards se tournent vers moi, ses petits bras semblent me demander du secours. Innocente créature, quel mal as-tu fait sur la terre, pour être abandonnée de tous les hommes? Je pleure sur tes parens; peut-être ne pouvoient-ils pas subvenir eux-mêmes à tes besoins? Peut-être aurois-tu répandu l'infamie sur les jours de ta malheureuse mere? Hélas! le préjugé l'emporte donc sur la nature!

Quel nouveau jour luit à mon cœur? Je pourrai donc faire du bien à un être sensible? je ne vivrai point isolé dans ma cabane; j'embrasserai une créature semblable à moi, que l'exemple du vice n'aura point encore corrompue; je la verrai se réjouir de mes caresses, y répondre tendrement, & me rendre plaisirs pour plaisirs. Aimable enfant! viens dans ma cabane, suce le lait de cette chevre, elle te tiendra lieu de ta mere barbare. Vois comme elle est sensible elle-même au plaisir de soulager tes besoins; elle t'offre ses mamelles abondantes; elle te leche d'un air doux & compatissant. Hommes cruels, faut-il donc que les animaux vous donnent des exemples de vertu!

Comme la bienfaisance remplit le cœur d'une joie inexprimable! Est-il donc un plaisir sur la terre comparable à celui que procure une bonne action? Ah! cet enfant dût-il être ingrat, dût-il oublier un jour les soins que j'aurai pris de son enfance, je ne serois encors que trop récompensé. Cœurs durs & insensibles, vous qui méditez en silence le malheur de vos semblables, n'avez-vous donc jamais éprouvé les plaisirs délicieux de la bienfaisance? Votre main n'essuya-t-elle jamais les larmes d'une famille affligée? Ah! si vous les connoissiez ces plaisirs, comment la pensée pénible du mal auroit-elle pu s'introduire dans vos cœurs?

Non, non, vous ne les connûtes jamais. Si les infortunés reçoivent de vous quelques secours; c'est votre vanité qui fait des aumônes, & non votre cœur qui se plaît à répandre des bienfaits. Vous donnez d'une main, & vous humiliez de l'autre le malheureux qui est réduit à solliciter votre dédaigneuse pitié. Ne soyez point surpris après cela d'ignorer les plaisirs des ames vraiment bienfaisantes, & ne vous plaignez plus de ne faire que des ingrats! Votre semblable humilié devant vous, paye assez votre vanité de ce qu'elle seule a fait pour lui.

Mais cette récompense ne vous suffit pas. Vous croyez par votre or acheter des esclaves, en soulageant des malheureux; l'infortuné qui a le malheur de recevoir de vous quelques pieces de monnoie, qu'on appercevoit à peine dans le tas immense destiné à vos plaisirs, & peut-être à vos crimes, perd dès cet instant le droit de penser en homme; il n'est plus à vos yeux qu'un vil esclave obligé de ramper lâchement sous votre orgueil. Vous exigez de lui & la bassesse qui le dégrade, & les vertus que votre dureté doit avoir étouffées dans son cœur.

J'ai connu Dorval: il étoit en place; il étoit bienfaisant; mais il l'étoit sans vanité & sans orgueil. Le malheureux, l'indigent, pouvoient aller le trouver avec confiance; il ne les faisoit jamais rougir de leur état. Les lambeaux même de la misere étoient sacrés pour lui. Le pauvre qui ne connoissoit pas Dorval craignoit d'abord de se présenter; Dorval paroissoit, & le pauvre étoit rassuré, & il sentoit naître la confiance, & il oublioit ses malheurs. Dorval l'écoutoit avec intérêt, il s'affligeoit avec lui, prévenoit des aveux humilians, passoit légérement sur les fautes qui avoient occasionné les malheurs, pour ne s'occuper que des moyens de les réparer. Car il croyoit qu'il faut avoir de l'indulgence pour tous les hommes, & sur-tout pour les malheureux. Bientôt le sourire de l'espérance ou l'attendrissement de la joie éclatoient sur le visage du pauvre, & les larmes couloient des yeux de Dorval. On eût dit, à les voir, que Dorval étoit le malheureux, & l'autre le bienfaiteur. Lorsque le pauvre quittoit Dorval, la satisfaction brilloit dans ses yeux, & la joie remplissoit son cœur. Il avoit senti renaître en lui l'estime de soi-même que le mépris des riches méchans y avroit étouffée; il venoit d'éprouver qu'on le croyoit encore un homme malgré son infortune. En sen allant, il n'étoit occupé que de Dorval; il chérissoit Dorval; il pensoit moins aux secours qui alloient finir ses peines, qu'à la bonté, aux égards qu'on lui avoit témoignés, qu'à l'intérêt qu'on avoit pris à ses malheurs. Il croyoit avoir acquis un ami sensible & respectable, & si sa conscience lui disoit qu'il n'étoit pas digne de ce bonheur, il formoit dès-lors le projet de le devenir. O Dorval, c'est ainsi que tes bienfaits étoient des leçons!

Lorsque Dorval étoit à la campagne, il alloit visiter tous les habitans de sa terre: à l'aisance, à la propreté, à la joie de ces bonnes gens, on voyoit qu'ils étoient heureux; à leur respect pour Dorval, à l'air d'attendrissement & de confiance dont ils lui parloient, on voyoit qu'ils lui devoient une partie de leur bonheur. Il s'informoit avec bonté de leurs travaux, de leurs succès, de leurs plaisirs, de leurs peines. Il écoutoit tout avec intérêt, il répondoit à tout avec bonté. Il caressoit les enfans, causoit familiérement avec les parens. On eût dit un pere qui venoit visiter ses enfans; on eût dit des enfans qui s'entretenoient familiérement avec un pere chéri de tout ce qui pouvoit les intéresser.

C'est avec ces bonnes gens, me disoit un jour Dorval, que je passe les instans les plus délicieux de ma vie. Ils me font oublier les brillantes miseres de la ville, & me dédommagent de la contrainte que j'y éprouve.

Lorsque j'achetai cette terre, je résolus de me faire des amis de tous mes vassaux, & j'ai eu le bonheur d'y réussir. J'ai éprouvé que le mépris que l'on a pour ces bonnes gens, fait souvent germer les vices qu'on leur reproche si impitoyablement. Le plaisir est un besoin pour les gens de la campagne, comme pour nous. Si nous satisfaisons à ce besoin en leur témoignant de l'estime, ils craignent de nous déplaire, & de perdre cette estime qui les flatte. Mais dès qu'ils se sont apperçus que nous les comptons pour rien sur la terre, que nous ne prenons pas la peine de remarquer leurs bonnes qualités & leurs vertus, ils négligent bientôt ces vertus qu'ils croient inutiles, parce que nous paroissons les mépriser, & cherchent dans les vices des plaisirs qui les dédommagent de notre injustice.

Une cabale fit perdre à Dorval sa place & la faveur de son maître, & il vint tranquillement dans sa terre, sans songer à se plaindre; il pleura sur le malheur des Rois qui deviennent si souvent, sans le savoir, les instrumens de la méchanceté; il plaignait les méchans qui le persécutoient, les malheureux qu'il n'étoit plus à portée de soulager, & craignit seulement que ses amis ne fussent enveloppés dans sa disgrace. Dorval n'avoit rien perdu, il avoit seulement changé de situation; c'étoit un soleil qui conservoit tout son éclat, en passant sur un autre hémisphere. Il répandit toujours autour de lui l'abondance, le bonheur & la joie; il fit des heureux & le fut lui-même. Ne pouvant plus travailler au bonheur de sa patrie, il s'occupa de celui des hommes qui l'environnoient. La plupart de ses ennemis détrompés sur ceux qui les avoient fait agir, vinrent mettre leur repentir à ses pieds. Il se vengea en leur faisant tout le bien qui étoit en son pouvoir.

Qu'il est peu d'hommes qui ressemblent à Dorval! L'on se tourmente pour courir avec ardeur après mille faux plaisirs, qui ne produisent que la satiété & le dégoût; & il en coûteroit si peu pour remplir à chaque instant son ame des plus délicieuses jouissances! Le riche cherche le bonheur dans l'étalage pompeux d'une grandeur étrangere: il n'y rencontre que les vaines démonstrations d'un respect simulé; la haine, l'envie du vulgaire, & la pitié du sage. La plus petite partie des richesses dont il achete ces sentimens humilians, consoleroit peut-être vingt familles désolées, feroit renaître l'espérance & la joie dans des cœurs innocens & désespérés, & lui attireroit le respect, l'estime, la reconnoissance, l'adoration de ses semblables, &, ce qui vaut mille fois mieux encore, cette satisfaction intérieure si essentielle au bonheur de l'homme, & que tous les autres plaisirs ne sauroient remplacer.

Toute la nature nous donne des leçons de bienfaisance. Le sommeil, porté sur les ombres de la nuit, étend de toutes parts sa vapeur active & légere. Elle se mêle à l'air qui nous environne, elle flotte sur toute la surface de la terre; elle aime à se mêler au murmure des eaux; aux longs accens du merle & du rossignol, aux jeux folâtres du Zéphyr; elle répand sur tous les objets le charme quelle veut exercer sur nos sens. C'est en vain que nos voudrions lui résister, elle s'empare insensiblement de nos organes & les plonge dans les délices du repos. Le sommeil ne borne pas là ses bienfaits; il appelle les songes enchanteurs, ils accourent à sa voix & portent notre ame dans des régions délicieuses. Le méchant ignore ces bienfaits divins, il ressemble à ces rochers sauvages qui reçoivent les influences du ciel, sans pouvoir en profiter. La douce rosée tombe sur la superficie de la pierre, elle y roule sans y pénétrer, & se précipite sur la fleur qui s'ouvre pour la recevoir. La nuit par ses bienfaits répare les organes fatigués de tous les êtres vivans, & leur donne de nouvelles forces pour goûter les nouveaux bienfaits que va leur procurer le retour de la lumiere.

Mais, ô ciel! quel bruit vient frapper mes oreilles? j'entends les cris de la douleur & du désespoir; des vagues de flammes & de fumée noire s'élancent au-dessus de la forêt, elles se peignent dans le fond des eaux, & y portent l'épouvante. Les ténebres fuient derriere les montagnes, les animaux effrayés les cherchent en vain, & l'oiseau épouvanté tombe en se débattant à travers les branches des arbres & des buissons. Je cours; malheureux laboureurs! vos maisons sont la proie des flammes, elles s'allument, elles brûlent, elles s'écroulent avec fracas; & ce bruit affreux est suivi des cris perçans des malheureux qui ont tout perdu.

Au milieu de cette foule désolée, j'apperçois Alexis, jeune berger de quinze ans; il leve les mains vers le ciel, en poussant de grands cris: Mon pere, ô mon pere, s'écrie-t-il en versant un torrent de larmes, & il veut le précipiter dans les flammes pour sauver son pere. Ménandre le voit & l'entend; il l'arrête; sa maison commence à brûler, il oublie tout, la vie d'un homme vaut mieux que tout ce qu'il possede. Il s'élance an milieu des flammes, il disparoît; la charpente du toit crie & s'écroule, on le croit perdu; il revient couvert de brûlures, portant sur ses épaules le vieillard à demi-mort, il le met aux pieds du jeune Alexis. Celui-ci verse des larmes de joie, il vole de son pere à Ménandre, de Ménandre à son pere, & les presse tour à tour entre ses bras.

O Ménandre, sois orgueilleux des marques que le feu a laissées sur ton visage, elles sont bien plus honorables que tous les titres qui transmettent à la postérité les noms des destructeurs du genre humain!

La fureur des flammes est appaisée, un autre spectacle se présente. Des hommes, des femmes, couverts de lambeaux à demi-brûlés, couchés auprès des débris fumans de leurs maisons! Les vieillards consternés baissent tristement la tête & les yeux, les femmes pressent contre leur sein, & inondent de leurs larmes leurs enfans qui leur demandent en vain de la nourriture. Les jeunes gens levent vers le ciel leurs mains suppliantes. Tous sont privés d'asile & de nourriture.

Familles infortunées, consolez-vous! Dieu voit votre affliction, il ne vous abandonnera pas. Il envoie la bienfaisance, elle descend du ciel, elle entre dans le cœur de vos freres & les enflamme; ils viennent de toutes parts, ils essuient vos larmes, ils vous donnent des vêtemens & de la nourriture; vos maisons renaissent de leurs cendres plus belles & plus commodes qu'elles ne l'étoient auparavant, & il ne reste plus d'autres traces de votre malheur que la reconnoissance qui vous unit à vos bienfaiteurs.

Homme ingrat, ne forme plus contre la Providence des murmures indiscrets. Lorsqu'elle semble t'abandonner dès l'instant de ta naissance, en te laissant nu sur la terre, en proie aux horreurs du besoin & exposé sans défense à la voracité des bêtes féroces, elle fait bien plus pour toi que pour les autres animaux dont elle prévient tous les besoins. Reconnois dans cette conduite sa bonté infinie qui te destine au sublime emploi de secourir ton semblable. Dieu prend soin immédiatement de tous les animaux qui vivent sur la terre, mais il confie à l'homme le soin de l'homme; & il partage avec lui le pouvoir glorieux & le plaisir ineffable de faire du bien à des êtres sensibles.

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SEPTIEME NUIT.

L'Amitié.

Où sont-elles ces fleurs qui embaumoient ces berceaux? où sont ces touffes odoriférantes dont le parfum délicieux alloit chercher au loin la troupe folâtre des Zéphyrs & des papillons? Elles ne sont plus. Quelle merveilleuse métamorphose! L'automne s'avance sur des nuages jaunâtres; elle est balancée sur des vapeurs légeres. Elle étend sur les campagnes son sceptre bienfaisant. Les fleurs des arbres ont jonché la terre. Des substances plus solides ont pris leur place, elles grossissent à mesure que la Déesse avance. Enfin elles se couvrent de mille couleurs diverses. Quel spectacle nouveau! Les branches des poiriers se courbent vers la terre & m'offrent les fruits jaunes dont elles sont chargées. La pomme rouge & la prune pourprée se présentent d'elles-mêmes à ma main incertaine; les grappes vermeilles tombent en festons sous le berceau qui forme l'entrée de ma cabane, elles le pressent auprès de ma porte, & semblent se disputer la gloire d'embellir mon champêtre repas.

Comme la nature sourit à l'homme! avec quelle tendresse elle prévoit ses besoins! avec quelle profusion elle y satisfait! Viens, lui dit-elle en le caressant; hâte-toi de cueillir ces fruits délicieux & de les conserver avec soin. Bientôt je serai obligée d'envoyer un sommeil à la terre pour la reposer & la préparer à te donner de nouveaux biens. Bientôt elle ne t'offrira plus que des plantes desséchées, que des arbres dépouillés de fleurs & de fruits. Alors tu jouiras, dans ta cabane, des présens qu'elle t'offre en ce jour.

Hélas! il vient cet hiver farouche qui engourdit toute la nature. Les Aquilons le précedent en mugissant. Il étend son voile sombre sur les campagnes désolées. La terre stérile ne fait plus monter dans les plantes la seve vivifiante; les arbres offrent çà & là des touffes jaunâtres, & la feuille flétrie tombe sur sa tige desséchée. Bosquets charmans, je ne vous verrai donc plus! je n'essuierai plus mon front sous vos ombres bienfaisantes. Vos branches nues, chargées de neiges & de glaçons, se courberont tristement. Et vous, lits délicieux où le duvet de la terre m'offroit les charmes de la volupté, je vous cherchera en vain! Les fiers Aquilons feront fuir les Zéphyrs timides qui animoient votre verdure, & le ruisseau glacé n'osera plus couler dans des lieux dépouillés de fleurs.

Ah! dans ces tristes momens, seul, renfermé dans ma cabane, ma pensée se promenera sur les instans de ma vie qui sont écoulés, & des larmes tomberont de mes yeux. Je serai seul; mon cœur n'aura d'autre confident que mon cœur. Je ne pourrai point serrer entre mes bras un être semblable à moi. Je ne pourrai point verser dans son sein les sentimens de mon ame. Hélas! n'est-il donc aucun homme qui vienne varier les plaisirs de ma retraite? Ne trouverai-je aucun ami?....

Où sont-ils les amis! Tels que des essaims de mouches affamées, ils courent après ces tourbillons de fumée qui s'élevent de la table du riche; tels que des papillons qui doivent se brûler à la lumiere qui les a séduits, ils sautillent au gré des lueurs inconstantes que la fortune & l'ambition agitent devant eux, & s'épuisent dans leur poursuite inutile. Il n'est point d'amis pour celui qui cherche au milieu des bois l'innocence & la paix. Tout le fuit. O vous, innocens animaux! me fuirez-vous aussi? Accourez autour de moi, je ne suis point votre tyran. Brebis innocentes, continuez à me désaltérer par votre lait abondant, laissez-moi prendre sur votre peau surchargée cette laine qui vous incommode, & ne craignez point que vos bienfaits sortent jamais de ma mémoire. Jamais je ne tremperai dans votre sang mes mains ingrates & barbares, jamais la fumée de vos entrailles ne s'élevera du milieu de ma cabane. Jamais je ne dévorerai la chair de l'animal qui m'aura donné pendant toute la vie son lait & sa laine, ou qui aura traîné devant moi la charrue qui sillonne mon champ. Ne craignez rien, vous êtes mes vrais amis; vous me comblez de biens. Écoutez ma voix qui vous appelle, venez avec confiance auprès de moi; prenez hardiment la nourriture que ma main vous présente, ne tremblez point sous les caresses de cette main qui vous nourrit, elle n'est point perfide, comme celle des autres hommes.

Et toi, cher compagnon de ma solitude, fidelle gardien de ma cabane, toi le modele d'un attachement que les hommes corrompus ne connoissent plus; tu charmeras mes ennuis; ta tristesse répondra à ma tristesse, tes transports à mes transports; tu me suivras avec assiduité, tu me garderas avec inquiétude, tu me défendras de toutes tes forces. Tous les rois de la terre t'offriroient en vain leurs trésors, tu ne me quitteras point: ma pauvreté te paroîtra préférable à toutes les richesses de l'Univers. Tu gémiras, lorsque je rendrai les derniers soupirs; tes hurlemens me suivront jusqu'au tombeau, & tu expireras sur ma tombe de douleur & de désespoir.

Regretterois-je encore cette vaine chimere que les hommes appellent amitié? N'ai-je pas été assez longtemps le jouet de ses illusions? Où sont-ils ces instans où mon cœur frémissoit de plaisir au doux nom d'ami? où mes regards attendris offroient ce cœur sensible à mes semblables? où je tremblois de joie, lorsque je crus avoir formé pour la premiere fois les nœuds sacrés de l'amitié. Comme je te pressois contre mon cœur! comme j'étois sincere! Je croyois embrasser mon ami; hélas! j'embrassois un homme, j'embrassois un traître. Ta main perfide me caressoit, & cette même main cherchoit à me déchirer. Malheureux! n'as-tu donc pas senti mes larmes couler dans ton sein? n'as-tu pas senti mon cœur palpiter contre ton cœur? Tu fus assez cruel pour rire de ma sensibilité, assez barbare pour abuser de ma crédulité & de ma jeunesse; tu m'arrachas des biens qui te paroissoient préférables à tout; & lorsque mon cœur eût fait à l'Amitié le sacrifice généreux de tout ce que je possédois, tu me repoussas d'entre tes bras, & je devins l'objet de tes railleries. Ce n'est pas la perte de ces biens qui m'affligea, mais celle de l'illusion qui faisoit mon bonheur. J'étois comme un homme qui, se promenant dans des jardins délicieux, tombe tout-à-coup dans un abyme qui s'ouvre sous ses pas.

Vingt fois mon cœur a voulu se reposer sur un autre cœur, j'ai cherché par-tout une ame sensible à laquelle je pus unir la mienne. Hélas! j'ai couru après des fantômes qui se sont dissipés comme des vagues de fumées, lorsque j'ai voulu les saisir.

L'Amitié est descendue sur la terre avec la Vertu: elle en est disparue avec cette Déesse. Telle que le soleil qui réjouit & échauffe les campagnes, lorsque les nuages ne s'opposent point à l'activité de ses rayons, l'Amitié est le soleil de l'ame: mais elle ne perce point, elle ne dissipe point les nuages des passions criminelles; elle n'échauffe point un cœur qui ne respire pas au milieu de l'air pur de innocence.

Amitié, trompeuse chimere! je ne me fatiguerai plus à te poursuivre vainement. Enfermé dans mon propre cœur, je me ferai un ami de ma conscience. Ami sincere, il osera me reprocher mes défauts. O hommes! je ne jouirai point de votre amitié; mais aussi mon cœur ne sera plus le jouet de vos trahisons cruelles! Je vous aimerai sans exiger de vous aucun retour. Je m'attendrai même à votre haine. Emporté par le fleuve rapide de la vie, je me livrerai tranquillement à son cours, & ne m'amuserai point à poursuivre des objets que ses flots entraînent loin de moi. Le plaisir d'aimer est bien doux, il remplit le cœur d'une ivresse délicieuse; mais celui d'être aimé n'est plus qu'une chimere. Malheur à l'ame innocente & naïve qui se livre toute entiere aux apparences trompeuses de l'amitié! elle se prépare elle-même des tourmens.

Deux amis s'embrassent, ils se reposent délicieusement dans le sein l'un de l'autre, le bonheur les caresse. Tout-à-coup la trompette de Bellone se fait entendre; la gloire, l'ambition, la fortune font briller à leurs yeux l'espoir de leurs faveurs: ils se refroidissent, se détournent, se repoussent; l'amitié s'envole, la haine & l'envie entrent dans leur cœur; ils se disputent des fantômes.

O toi dont les rayons parcourent ce globe habité par les hommes, soleil! combien vois-tu d'amis, depuis l'instant où tu quittes ces campagnes jusqu'à celui où tu reviens les éclairer? Combien vois-tu d'amis sinceres? Quelles perfidies n'as-tu pas éclairées sur un & l'autre hémisphere? Que de mortels se sont dérobés à ta lumiere, pour machiner en secret la perte de l'innocent qui leur avoit livré son cœur? Ce hameau où l'on ne voit que quelques cabanes; t'offre un exemple de l'amitié trahie. Le berger Oronte gémit, lorsque tes premiers rayons viennent éclairer sa cabane, il gémit encore, lorsque tu te caches derriere les montagnes. Il pleure Nicias, Nicias qu'il a tant aimé, Nicias à qui la fortune a fait oublier les douceurs de l'amitié. O vous, ames sensibles, lisez l'histoire de ces bergers qu'Oronte a gravée sur l'écorce du hêtre qui est au bas de la montagne! & pleurez sur le malheur de l'un & de l'autre.

Oronte & Nicias vivoient dans l'amitié la plus intime. Tous deux pauvres, tous deux bergers, ils possédoient chacun un petit troupeau. Leurs troupeaux confondus paissoient dans les mêmes pâturages, leurs chalumeaux à l'unisson faisoient entendre les mêmes airs. Sur la fin du jour, même bercail recevoit le troupeau, même chaumiere recevoit les bergers. Dix fois le printemps avoit renouvellé le feuillage, depuis que l'amitié les avoit unis. Un soir, ils étoient assis sur le penchant d'une colline, après avoir célébré par leurs chants le Dieu de la lumiere; ils s'entretenoient avec confiance. Non, disoit Nicias, quand on m'offriroit tous les troupeaux de la terre, je ne consentirois jamais à quitter mon cher Oronte. Il achevoit ces mots, lorsqu'un vieillard s'avance vers eux. Bergers, leur dit-il, enseignez-moi où je trouverai Tytire, un des plus vieux bergers du canton. C'étoit mon pere, dit Nicias. Il n'est plus; deux années se sont écoulées depuis que j'ai reçu ses derniers soupirs. Vous êtes donc Nicias, continua le vieillard. Eh bien, attendez-vous à apprendre de moi des choses qui vous jetteront dans le plus grand étonnement. Tytire n'étoit point votre pere. Vous êtes d'une naissance plus élevée. Celui qui vous donna le jour possédoit la plus grande partie des terres de cette contrée. Accusé d'avoir trempé dans une conjuration contre le Prince, il fut obligé de fuir, quelque temps après votre naissance. Il vous confia au bon Tytire, en lui ordonnant de vous donner le nom de Nicias: il craignoit que vous ne fussiez enveloppé dans sa disgrace. Il partit; je fus le seul de ses serviteurs qu'il choisit pour l'accompagner. Après vingt ans de malheurs, il étoit parvenu à faire connoître son innocence, & il revenoit dans l'espérance de vous revoir, lorsque la mort l'a surpris & privé du bonheur de vous embrasser & de vous instruire de votre sort. Voici, continua le vieillard, en montrant des papiers, voici la preuve de tout ce que j'avance: demain vous pourrez entrer en possession de tous les biens de votre pere. Pendant ce récit, Nicias étoit resté immobile; enfin il verse un torrent de larmes & cache son visage entre les bras de son ami. Le lendemain il visita ses biens. Oronte l'accompagnoit encore. La nouvelle de cet événement se répandit bientôt: tous les riches de la contrée vinrent féliciter ce berger dont ils ignoroient le nom, & qu'ils auroient méprisé la veille. Nicias fut Monsieur de Floricourt. Bientôt il eut tous les besoins des riches, bientôt il en eut tous les vices, & Oronte fut oublié.

Oronte inconsolable de la perte de son ami, erre tristement dans ces mêmes pâturages où Nicias lui juroit un attachement inviolable; il redemande sans cesse aux échos attendris cet ami dont son cœur a besoin. Son chalumeau ne fait entendre que des sons tristes & languissans. Oronte meurt ainsi de tristesse & de douleur, malheureux d'avoir cru à la chimere de l'amitié.

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HUITIEME NUIT.

L'Amour.

Fuyez, Aquilons fougueux qui désolez la terre, le bruit de vos combats effrayoit l'animal innocent! Aimable & doux Zéphyr, viens ranimer par ta présence nos campagnes désolées! ramene avec toi l'air paisible de la volupté. La violette timide dégage de dessous la neige son bouton naissant; elle brigue l'honneur de tes premiers baisers. Le ruisseau enchaîné sur ses bords arides pendant les rigueurs de l'hiver, coule maintenant en liberté; il offre à ton léger badinage la mollesse flexible de ses flots argentés. Les Nymphes réveillées par son doux murmure, étendent sur son passage des tapis de gazon où Flore verse d'une main légere la riche parure du printemps. On n'entend plus les vents siffler à travers les branches nues des arbres, & les pousser avec fracas les unes contre les autres; mille dômes de verdure s'élevent au-dessus de la forêt; leurs touffes mobiles varient à chaque instant par le jeu folâtre des feuilles qui semblent se réjouir de leur nouvelle existence. J'entends le torrent descendre du haut de la montagne. Il se précipite en écumant. Les neiges effrayées se sont enfuies dans le ravin; elles abandonnent, en mugissant, la prairie couverte de fleurs, elles cedent aux doux plaisirs le vaste empire des campagnes.

Le Printemps couronné de fleurs descend de la voûte azurée. Les plaisirs le suivent en foule. L'Amour est au milieu d'eux: il paroît d'un air vainqueur sur un char traîné par des colombes; il agite, en souriant, son flambeau. Aussi-tôt une vapeur légere descend sur la surface de la terre, elle en pénetre l'intérieur. Tous les animaux éprouvent sa puissance. Une douce langueur appesantit tous les yeux, le feu du désir circule dans toutes les veines, la volupté remplit tous les cœurs; l'Amour commande à tout ce qui respire.

Les oiseaux cherchent avec ardeur une douce compagne, ils la disputent à leurs rivaux. Mille combats divers doivent décider de leur bonheur. Tantôt ils font briller à ses yeux leur parure éclatante; tantôt ils cherchent à la charmer par la variété, la douceur & l'éclat de leurs ramages; quelquefois ils chantent seuls, les uns après les autres, ou ils se répondent en couplets alternatifs, ou bien ils mêlent ensemble leurs voix confuses & animées, jusqu'à ce que l'Amour, terminant leurs débats, accorde le prix au vainqueur.

O vous que les Graces ont ornée de leurs doux présens, jeune bergere; voyez ces bosquets où les fleurs du chevrefeuille & du lilas se balancent mollement au milieu de ces touffes de verdure! Voyez comme les rayons de la lune percent à travers les feuilles légeres! Ils se mêlent aux ombres de la nuit, ils leur communiquent une douce lueur, ils en reçoivent une teinte obscure: ce n'est ni la lumiere ni les ténebres, c'est un mélange délicieux de tout ce quelles ont de plus flatteur & de plus séduisant. C'est ici que l'Amour vous prépare mille plaisirs, il répand dans ces bosquets le charme de la volupté. Je vois paroître le berger que votre cœur désire: il vous regarde, vous baissez les yeux: il imprime un baiser sur vos levres de roses, une rougeur subite couvre vos joues; elle annonce les combats de la pudeur & du désir. Vous voulez fuir, mais c'est vers le bosquet. Un charme secret vous y entraîne. Votre amant prend une de vos mains, vous la laissez en son pouvoir; il écarte les branches, il vous attire; la volupté vous entraîne, vous détournez la tête, vous disparoissez, & l'Amour referme sur vous les branches touffues.

Momens délicieux! l'Amour vous comble de ses faveurs, il vous enivre de les plaisirs. Le bosquet est un temple sacré où la nature met le comble à ses bienfaits.

Mais l'homme dénature aussi ce bienfait précieux. L'Amour, qui répand les délices sur tous les animaux, fait le tourment de sa vie. Bientôt cet être charmant qui vient de lui faire goûter les plus doux plaisirs, ne sera plus à ses yeux qu'un vil esclave; il le traitera avec orgueil: il exigera avec arrogance les mêmes faveurs qu'il demandoit auparavant avec bassesse; & la jalousie, cette fille affreuse de l'orgueil, déchirera son cœur.

L'amour n'est qu'un besoin à la satisfaction duquel la nature attache la plus délicieuse de toutes les sensations; tout ce que l'homme ajoute à cette idée simple n'est qu'une erreur qui le tourmente. Ce n'est pas l'amour qui fait son malheur, ce sont les chimeres que son imagination déréglée recherche dans ses plaisirs. A quelles extravagances n'a-t-il pas asservi cette passion délicieuse? Ici c'est une honte de goûter les prémices d'une beauté naissante, on les abandonne aux plus vils des hommes; là elles sont recherchées avec fureur; ailleurs on les consacre à des idoles ou à leurs prêtres. Il est des pays où le mépris est le partage de la beauté sans amans. Chaque jouissance est une victoire pour une belle, & le grand nombre de ses victoires lui donne droit aux plus illustres conquêtes. Il en est d'autres où ces mêmes jouissances sont des foiblesses, des crimes; où elles livrent au mépris, à l'ignominie, à la mort les malheureux objets qu'elles ont séduits. Je vois des peuples où les hommes offrent eux-mêmes les faveurs de la compagne qu'ils se sont choisie; on les honore en les acceptant; on les désespere, quand on les refuse. Chez d'autres, un seul regard d'une femme sur un homme, empoisonne à jamais les jours de son malheureux époux; une seule foiblesse est vengée par le fer ou le poison.

Insensés, vous courez après des chimeres, vous vous tourmentez pour des chimeres, vous fondez votre bonheur sur des chimeres. L'amour ne connoît qu'une loi, c'est celle du plaisir. Voyez les animaux; ils ne suivent que la nature, & l'amour les rend heureux. Leurs plaisirs ne produisent point des chaînes: libres avant comme après la jouissance, le besoin seul les rassemble, le plaisir les unit, l'éducation de leurs petits les retient: ils se quittent ensuite jusqu'au temps où de nouveaux besoins les forcent à se réunir encore.

Que dis-je? des loix barbares ont mis des bornes à la nature. Elles flattent les préjugés de l'homme, ou plutôt ses préjugés même sont devenus des loix. La jalousie éleve des prisons: une foule de jeunes filles y sont conduites comme de vils troupeaux; malheureuses d'avoir reçu du ciel le don précieux de la beauté, elles gémissent sous un esclavage honteux! on les traîne aux pieds d'un tyran dédaigneux qui croît commander le plaisir, quand il n'inspire que la frayeur. Ailleurs on laisse aux femmes les apparences de la liberté, mais pour les livrer en effet à un esclavage peut-être plus cruel encore. Deux jeunes amans, à peine sortis de l'enfance, séduits par l'attrait du plaisir, s'unissent sans se connoître; aussi-tôt les loix les enchaînent, la mort seule peut les séparer. En vain la nature se révolte contre cet esclavage, en vain la vertu frémit d'être unie au vice, la douceur à la férocité, l'honneur à l'infamie; il n'est point de remede, & l'imprudence d'un instant produit, dès l'âge le plus tendre, le malheur de la vie entiere.

Mais quel désordre plus affreux encore! Des hommes osent condamner le penchant délicieux de l'amour. C'est une vertu de se révolter contre l'ordre de la nature, d'étouffer dans son sein les germes de la fécondité. Fuyez, nous crient-ils sans cesse, fuyez les attraits de l'amour. C'est la nature corrompue qui tend à peupler l'univers. Les sexes sont deux ennemis perfides qui doivent frémir à la vue l'un de l'autre. Qu'ils se séparent à jamais, qu'ils se retirent dans des cavernes obscures! & les anges se réjouiront de leur pureté, & la terre dépeuplée offrira un spectacle agréable aux yeux de l'Eternel.

Systême affreux qui dépeuple la terre! Des cloîtres s'élevent de toutes parts, gouffres immenses où les générations s'engloutissent. Effrayés des devoirs sacrés de la société, une foule de jeunes gens des deux sexes volent dans ces retraites criminelles. Malheureux! les devoirs que vous vous imposez, sont impossibles à remplir, nul être ne peut résister à la nature. Elle se vengera, cette nature outragée. Elle va faire descendre sur vous la malédiction du ciel. Le doux germe de la tendresse est desséché dans vos cœurs. Vos yeux sont creusés par les chagrins & les ennuis. Vous errez tristement dans vos prisons, vous y traînez, en gémissant, les chaînes qui vous accablent. Que vois-je? la haine s'empare de vos cœurs, vous saisissez ces chaînes odieuses, vous vous en frappez les uns les autres; leur bruit affreux roule le long des voûtes obscures de vos tombeaux; il se mêle aux hurlemens que vous arrache le désespoir. Votre rage n'est pas encore assouvie, elle emprunte le voile de la justice, elle juge elle-même ses propres victimes. Elle dit, & les murs s'ouvrent, ils offrent une prison étroite. On y traîne le malheureux: il réclame en vain les droits de l'humanité; des tigres seroient attendris, des moines sont insensibles. On est sourd à ses cris; le mur se referme; est livré aux horreurs de la faim, de la rage & du désespoir.

Ce n'est pas assez de vous déchirer les uns les autres; votre fureur s'étend sur tout le genre humain; vous le haïssez, vous méditez sa perte, & les cloîtres sont l'enfer qui vomit les crimes sur la terre.

Quels monstres destructeurs sortent de cet enfer horrible? La superstition cruelle foulant à ses pieds la raison expirante; le fanatisme odieux secouant d'un air de triomphe le fer & le poison dont il menace les Rois; l'Inquisition barbare armée de torches & de poisons; les Croisades sanguinaires traînant après elles la cruauté, l'injustice & la mort, la pédérastie infame, le régicide affreux......... O Henri, ô le meilleur des Rois, toi dont un François ne peut prononcer le nom sans verser des larmes! c'est dans un cloître qu'on aiguisa le fer qui perça ton sein paternel! c'est dans les cloîtres qu'on médite encore la mort de tous ceux qui te ressemblent. Il ne fut jamais sensible aux caresses d'une tendre épouse, il ne pressa jamais des enfans contre son cœur paternel, celui qui te donna sa mort; les doux sentimens de la nature furent des crimes à les yeux, il n'eut que les vertus affreuses des cloîtres.

Mais vous que la nature avoit destinées à faire le bonheur d'un époux, à goûter les délices de la tendresse maternelle, où courez-vous? Pourquoi descendre toutes vivantes dans vos tombeaux? C'est à l'amour que vous devez l'être; il vous donna une mere: c'est un devoir pour vous de le devenir. Rendez à la nature ce que vous avez reçu d'elle. Cédez au doux penchant qu'elle vous inspire, la résistance est un crime. Si le ciel mit la douceur dans vos yeux, s'il répandit les graces sur votre physionomie, s'il fit couler de votre bouche la douce persuasion, c'est pour adoucir la férocité de l'homme, c'est pour le ramener à la raison, lorsque ses passions l'en écartent, c'est pour son bonheur & pour le vôtre. Est-il un spectacle plus touchant qu'une tendre mere entourée d'une famille vertueuse dont elle fait le bonheur? Ses enfans heureux s'empressent autour d'elle. Les uns passent leurs bras innocens autour de son cou, en lui souriant amoureusement; d'autres embrassent ses genoux ou impriment mille baisers sur ses mains qu'ils tiennent de toutes leurs forces. Pénétrée, attendrie, elle oublie toutes ses peines, elle en est trop récompensée, elle répond en souriant à leurs caresses innocentes, son cœur nage dans la volupté la plus pure.

Entrez maintenant dans ces prisons affreuses où la superstition entraîne les victimes; voyez une troupe de jeunes filles que les Graces avoient destinées à l'Amour. La pâleur couvre leur front: elles s'avancent lentement au milieu de la nuit à la sombre lueur dune lampe lugubre: on voit encore sur leurs joues livides & décharnées les traces des larmes qu'elles ont versées dans les ténebres. Tristes esclaves, elles suivent un tyran de leur sexe dont le cœur flétri n'a jamais connu l'indulgence & la pitié: elles rampent sous ses loix affreuses. Plein de rage & de désespoir, il se venge sur ses semblables des maux qu'il éprouve lui-même. Ses paroles ne respirent que l'aigreur, le fiel & la vengeance; les fautes les plus légeres sont des crimes à ses yeux: il prononce les jugemens bizarres, la raison effrayée n'ose élever sa voix, & l'innocence expie des crimes imaginaires.

Du moins si la douce amitié versoit quelque consolation dans ces cœurs malheureux! mais non, il ne leur reste que l'orgueil, la haine & la férocité. C'est dans ces retraites odieuses que la noire discorde a fixé son empire; sans cesse elle y fait siffler ses horribles serpens; elle verse ses poisons dans tous les cœurs; rien n'échappe à sa rage. Victimes malheureuses de votre imprudence ou de la cruauté de vos parens, vous levez en vain vers le ciel vos yeux mouillés de larmes! C'est en vain que vous secouez avec rage les fers odieux dont vos mains sont chargées! jamais, jamais vous ne respirerez l'air délicieux de la liberté & du bonheur; non jamais. Tel que l'Achéron terrible, les cloîtres ne lâchent point leur proie. La mort seule peut vous rendre à la nature. Et cette mort, quelle est affreuse! sans secours, sans parens, sans amis, abandonnée sur un misérable grabat, je vois une de ces infortunées rendre les derniers soupirs. Ses compagnes rangées autour d'elle adressent froidement au ciel de vaines prieres; elles présentent à son ame effrayée l'appareil lugubre de la mort; leurs soins cruels hâtent ses derniers momens, elle expire: nul ami, nul frere, nul époux, nul fils n'a reçu ses derniers soupirs, n'a soutenu sa tête défaillante, n'a cherché ses derniers embrassemens; nulle larme n'a mouillé ses mains pâles & glacées: sa mort est une fête pour les compagnes, elles partagent en souriant ses viles dépouilles.

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NEUVIEME NUIT.

Le Bonheur.

Ils ne sont plus, ces temps heureux où l'homme borné aux besoins de simple nécessité, trouvoit aisément par-tout de quoi les satisfaire, ces temps où l'homme marchoit libre sur la terre, comme l'oiseau vole dans les airs: le vrai bonheur est disparu avec eux. La propriété a détruit l'égalité naturelle. L'orgueil a paru sur la terre, son souffle empoisonné a flétri toutes les vertus; il a fait naître tous les crimes.

Mortels infortunés! c'est en vain que vous invoquez le bonheur; c'est en vain que vous tendez vos mains suppliantes vers cette Divinité inexorable! Pouvez-vous être heureux, quand vous n'êtes pas assurés des moyens de votre subsistance? pouvez-vous l'être, quand la cruauté de vos semblables peut vous arracher ces moyens? Ne cherchez plus le bonheur qui vous étoit destiné; le seul qui vous reste maintenant, c'est de travailler à diminuer les maux qui vous accablent.

Ce n'est plus sur vous, hommes perfides, que je fonderai mon bonheur! Vous m'avez trompé tant de fois! je ne vous regarde plus qu'en tremblant. Que faut-il faire pour acquérir votre estime? les talens excitent votre jalousie, les richesses votre envie, la vertu votre haine; vous poursuivez le malheureux qui n'a pas assez de force ou de méchanceté pour vous poursuivre.

Puissance, honneurs, richesses, vains fantômes qui promettez le bonheur, vous ne le donnez point! Sur le trône de l'univers, le conquérant de l'Inde sent le vuide de son cœur, il demande un autre monde: des milliers de mondes conquis ne le rendroient pas plus heureux. O toi qui cherches le bonheur, si le sort t'a fait naître esclave, il n'en est plus pour toi sur la terre! ton cœur est avili. Romps tes chaînes, si tu le peux, ou souffre sans te plaindre, tu n'as plus d'autres biens que la patience & la mort.

Oui, oui, souffre avec patience; il est un Dieu bon qui voit tes souffrances, il saura t'en dédommager. Dans la nature, les peines produisent toujours les plaisirs; telle est la loi générale de cet Être bienfaisant. Ainsi les douleurs de la naissance conduisent aux douceurs de la vie, la fatigue conduit au repos, l'infortune à la sensibilité; la mort doit conduire aux délices d'une vie plus heureuse. Un être sensible & innocent qui souffre pendant toute la vie, ne seroit que le triste jouet de la cruauté d'un mauvais Principe, si la Providence ne lui préparoit une récompense. Pensée sublime, vole dans ces noirs cachots où l'innocent est en proie aux horreurs du désespoir! verse dans l'ame de ces infortunés la consolation & l'espérance! échauffe le cœur de ces malheureux qui s'avancent, en frémissant, vers l'endroit de leur supplice, & qui voient déjà les instrumens affreux des tourmens qu'on leur prépare!

Mais vous qui n'avez d'autres chaînes que celles de vos préjugés & de vos vices, vous que la fortune comble de ses dangereuses faveurs, où cherchez-vous le plaisir? Je vois ces cercles brillans où vous croyez le trouver: la vanité préside à ces assemblées, elle promet sans cesse le plaisir, elle l'appelle, il ne vient point; il dédaigne cette déesse ridicule: il fuit à son aspect, & vole dans la cabane du pauvre vertueux, pour verser dans son cœur les délices du sentiment. Je vois se succéder les tourbillons chamarrés de vos parures ridicules. Vous parlez, la basse flatterie passe d'oreille en oreille; le mensonge se reçoit & se rend; la calomnie immole les absens à la haine. La bouche sourit, & on lit dans les yeux de chacun les efforts qu'il fait pour cacher l'ennui qui le dévore.

Mais bientôt un autre spectacle offre des scenes plus vives & plus bizarres. On dresse des tables, on s'approche, on s'assied. Des morceaux de carton de diverses couleurs, passent rapidement dans toutes les mains; on les jette, on les reprend; on les mêle, on les repasse encore, & ce jeu puéril le répete pendant des heures entieres. Que dis-je puéril? un charme secret est attaché à ces cartes. Elles font naître successivement toutes les passions dans les cœurs. La frayeur, la joie, le dépit, la colere, le désespoir se succédent sur les physionomies au gré de leurs couleurs. L'or circule de tous côtés, la joie de l'un fait le désespoir de l'autre. Une carte décide du sort d'une famille entiere. Insensés, vous passez dans le trouble inquiétant des passions, des heures précieuses qui pourroient être remplies par le doux plaisir! Où courez-vous les chercher, ces plaisirs divins? Ils sont auprès de vous, dans votre propre maison, dans le sein de votre famille. Invitez-les à entrer dans votre cœur, ils accourront en foule, ils vous caresseront, ils vous feront éprouver le seul bonheur que l'homme puisse goûter sur la terre.

Sentiment précieux de la nature, c'est vous qui les faites naître, ces plaisirs divins! Ils enivrent le cœur de celui qui lit dans sa conscience les devoirs sacrés de la nature, & les remplit avec courage. Heureux celui qui peut rendre à la vieillesse de son pere les soins qu'il en a reçus dans son enfance! heureux celui qui occupé sans cesse du soin de sa famille, lui consacre tous les instans de sa vie; qui serre contre son cœur brûlant une tendre épouse & des enfans cheris! Que la fortune injuste lui enleve tout son or! que les flammes dévorent sa demeure! il brave le malheur & les flammes, il emporte sur les épaules son pere languissant, il prend dans ses bras sa femme & ses enfans: chargé de ces précieux fardeaux, il sort du milieu des flammes, il les porte loin du danger. Là il caresse ces chers objets de sa tendresse, il leur sourit tendrement, son cœur nage dans le plaisir de les avoir sauvés. Sa maison s'écroule avez un bruit affreux, à peine détourne-t-il la tête; il a sauvé tous ses biens. O hommes, laissez-lui quelques moyens de se procurer de la subsistance, & je ne crains rien pour le sort de sa famille. La tendresse augmente ses forces, il les consacre au bonheur de ce qu'il aime. Chaque succès est un nouveau plaisir; il mouille de larmes délicieuses le pain que lui ont procuré ses sueurs, il le distribue à son pere, à sa femme, à ses enfans. La satisfaction brille dans ses regards; il jouit de leur contentement & de leur joie; un instant le dédommage des peines de toute une journée. Il se repose, puis il court mériter de nouveaux plaisirs.

Heureuse famille, laissez-moi jouir un instant du spectacle de votre bonheur; laissez-moi prendre au milieu de vous des leçons de sagesse & de vertu! Comme votre tendresse jette un voile sur les défauts attachés à la nature humaine! comme l'indulgence essuie parmi vous les larmes du repentir! Jamais les fautes des enfans n'excitent la fureur du pere ou de la mere; jamais la tristesse de l'époux n'altere la douceur de l'épouse. Occupés sans cesse à se prévenir, à se soulager, à se pardonner mutuellement; les foiblesses des uns font briller les vertus des autres. Une fille coupable paroît aux yeux de sa mere: celle-ci ne la regarde point avec colere, son œil ne respire point la vengeance. Le tendre reproche éclate dans les yeux, il se mêle aux larmes maternelles; elle laisse tomber sa tête sur le sein de sa fille coupable, elle sanglote ― Malheureuse, j'en mourrai de douleur! Elle ne peut en dire davantage. A ces mots, le cœur de la fille se brise, elle verse un torrent de larmes; elle serre sa mere entre ses bras. — O ma mere, ne pleurez plus: moi, causer votre mort! Ah! par pitié pardonnez-moi: jamais, non, jamais...... sa mere jette sur elle des regards de compassion; elle voit son repentir, elle lui abandonne une de ses mains: jamais la même faute ne fera saigner son cœur maternel.

Est-ce dans les palais des grands qu'on voit ces scenes attendrissantes? Est-ce sous des lambris dorés que le tendre sentiment vient chercher les cœurs? Ils s'ouvrent, ces palais superbes; quel spectacle différent! L'orgueil dans les bras de la mollesse calcule froidement ses pénibles jouissances; il prépare le matin les sacrifices qu'il doit offrir dans la journée à mille divinités frivoles. Jamais le sourire de la tendresse ne fait passer la joie dans son cœur. Une femme qui porte le nom d'épouse & de mere, sans en avoir connu ni les devoirs, ni les douceurs, s'occupe majestueusement du grand ouvrage de sa parure; ses femmes empressées élevent l'édifice pompeux de sa chevelure; des heures suffisent à peine à ce grand travail. On entend du bruit, quelqu'un vient; le feu du plaisir brille dans ses yeux. O mere de famille, est-ce ton époux, sont-ce tes enfans qui viennent jouir de tes embrassemens? Hélas! c'est un de ces êtres qui se font un métier du crime, qui comptent leurs plaisirs par les victimes qu'ils immolent, qui portent l'ignominie de famille en famille.

Elles paroissent cependant, ces créatures innocentes qui te doivent la vie; tu les apperçois à peine: le doux nom de mere est interdit à la bouche de tes enfans, comme le sentiment en est étranger à ton cœur. Ils approchent en tremblant, ils baisent avec respect la main de Madame; puis ils retournent sous la férule d'un valet qui, sous le beau nom de précepteur, leur inspire ses ridicules & ses vices. Malheureuse, frémis! tu te rends complice des crimes qu'ils commettront un jour, ta froideur détruit dans leur ame le germe du sentiment qui devoit produire des vertus; c'est dans les bras d'une mere qu'il pouvoit se développer.

Mais les richesses n'endurcissent pas toujours le cœur; elles procurent à l'ame sensible qui les possede, mille jouissances délicieuses. Si les plaisirs du riche vertueux ne sont pas aussi vifs que ceux du pere indigent qui donne à sa famille un pain trempé de ses sueurs, ils sont plus étendus & plus variés. O Dorval, je t'ai vu serrer tes enfans contre ton cœur! je t'ai vu leur donner des leçons & des exemples de vertu. J'ai vu les larmes du sentiment couler de tes yeux attendris. Je me souviens encore de ce jour, (le souvenir n'en sortira jamais de mon cœur), de ce jour où nous regardions avec intérêt plusieurs malheureux que ta voix bienfaisante avoit appellés pour faire un chemin dans un endroit où le malheureux vigneron avoit vu briser plusieurs fois la voiture qui portoit sa récolte. Ils travailloient avec ardeur. Un vieillard étoit parmi eux; il pouvoit à peine lever la pioche qu'il avoit entre les mains: il la levoit avec effort, & elle retomboit par la seule force de son propre poids. Nous nous approchâmes, tu lui fis des questions, & voici ce qu'il nous dit: Je suis du village qui est derriere cette montagne, j'ai plusieurs enfans qui sont mariés; tous ont refusé de prendre soin de ma vieillesse, à l'exception du plus jeune. Quoiqu'il soit le plus pauvre, & qu'il n'ait d'autre ressource que son travail, il a soutenu ma vieillesse languissante. Tous ses freres m'avoient chassé de leurs maisons, il me reçut dans sa cabane, & il partage avec moi le pain de son travail. Depuis huit jours, la fievre le retient au lit, & nous n'avons plus de pain. Hier, j'appris que vous donniez de ouvrage à tous ceux qui n'en avoient point, & ce matin, je suis venu travailler avec les autres, & gagner de quoi soutenir la famille de mon malheureux fils. Tes larmes couloient, ô bon Dorval, tu ne pouvois parler. Enfin tu lui dis: O mon pere! ne travaille plus, je vais te faire donner de quoi soulager ta vertueuse famille.

De retour à la maison, tu racontas cette aventure à tes enfans; tous t'écoutoient attentivement: tu pleuras encore en parlant de ce bon viellard, & les larmes couloient aussi des yeux de tes enfans. O Dorval, ta vertu ne périra point sur la terre! ils te ressembleront un jour, tes enfans! Les leçons de vertu s'effacent aisément, les exemples ne s'oublient point, ils se gravent dans le cœur.

Hommes méchans, jouissez de vos plaisirs faux & trompeurs! écrasez sous vos pieds ceux qui s'opposent au cours de vos passions déréglées! que l'exemple de vos crimes forge le triple airain qui doit environner un jour le cœur de vos enfans! que l'égoïsme cruel vous séduise par l'appât trompeur de les froides jouissances! Pour moi, je me dirai sans cesse: Heureux qui peut vivre éloigné de vous! heureux qui peut vous servir sans être connu de vous!

Bois sacré dont les ombres bienfaisantes répandent la joie dans mon cœur, dérobe mon existence aux regards perfides du méchant! Que tes branches touffues cachent ma cabane à ses yeux inquiets! elle exciteroit son envie, il viendroit s'en emparer, il se rendroit maître de mon champ; peut-être m'en feroit-il un tombeau. Et s'il me laissoit la vie, qu'en ferois-je de cette triste vie? La justice ne s'obtient qu'à prix d'argent; & je n'aurois plus rien. Je mourrois de besoin, avant d'avoir pu me traîner à la porte des tribunaux, avant d'avoir pu faire entendre ma voix à des juges.

Aimable & douce solitude, tu m'as fait goûter le bonheur; c'est sous ton ombrage sacré que j'ai appris à me dégager de cette foule de besoins qui me rendoient esclave; c'est ici que j'ai appris à connoître que je n'étois qu'un homme, foible animal dont l'orgueil est ridicule, dont les plaisirs consistent dans des sensations passageres & dans les sentimens délicieux que produit l'enthousiasme de la vertu. J'ai appris que le mensonge a corrompu le cœur de presque tous les hommes; que leur commerce est faux & trompeur; qu'il faut les fuir, si l'on ne veut être associé à leur injustice; qu'il n'y a de bon dans le monde que le plaisir d'aimer & de faire du bien; que le plaisir d'être aimé est une chimere qui trompe presque toujours les malheureux qui s'y livrent; que l'indulgence est la premiere de toutes les vertus, & la mort le plus grand de tous les biens.

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DIXIEME NUIT.

La Mort.

Non, non, je ne les écouterai plus, ces pressentimens inquiets qui m'annoncent le malheur; je les rejetterai loin de moi. L'espérance descend du haut des cieux, elle sourit à mon cœur; elle m'apporte la douce consolation. Je verrai sans frémir les maux que le sort me destine; il me poursuivront en vain. Un asile s'ouvre à mes regards, asile impénétrable à la fureur des tyrans; asile aux portes duquel la haine & la vengeance s'arrêtent effrayées, & lâchent en tremblant la proie qui leur échappe.

O Mort, c'est ton temple sacré! J'écarte les nuages affreux dont les hommes l'ont couvert; je déchire le voile effrayant qui m'en déroboit l'entrée. Que vois-je? Une Divinité bienfaisante tend les bras aux mortels effrayés qui l'abordent en tremblant; son trône est environné d'une lumiere éternelle; la Vérité brille à ses côtés. Le doux repos, l'aimable paix y regnent avec elle, ils offrent aux mortels ingrats leurs coupes enchantées. Fatigués de la course pénible de la vie, les hommes y boivent avec avidité; ils ont oublié leurs maux.

Quelle fureur porte l'homme à dénaturer les doux présens du ciel? quelle ingratitude affreuse lui fait trouver des maux dans la fin de tous ses maux? C'est ainsi que sa malheureuse inquiétude a détruit tous les charmes de l'amour, en le chargeant de fers: c'est ainsi qu'il verse le fiel de la crainte dans le cœur de l'innocent, & trouble la joie pure que les bienfaits de l'Être Suprême y avoient fait naître, en armant cet Être plein de bonté du glaive sanglant de la vengeance: c'est ainsi qu'il revêt la Mort d'une forme hideuse. Il la couvre d'un voile sombre, il met entre ses mains une faulx menaçante; elle brille, cette faulx terrible, à la lueur des pâles flambeaux dont elle est environnée. Le spectre hideux s'avance, il moissonne les mortels tremblans; ils tombent sous ses coups, comme l'herbe sous le bras du faucheur.

Hommes insensés! vous-mêmes avez forgé ce monstre qui vous effraie, la Mort n'a point ces caracteres affreux. Elle regne en souriant sur univers; elle vient d'un air attendri essuyer les larmes du malheureux, elle l'arrache à la fureur de l'envie, de la haine, de la vengeance; elle rompt tous ses fers, elle le rend à la nature. La Mort ne porte point une faulx tranchante, elle ne frappe point avec fureur. Présente à la naissance de l'enfant, elle dirige les premiers pas vers la tombe, elle en applanit le chemin; c'est une pente douce & insensible, il y descend imperceptiblement; à mesure qu'il avance, la vieillesse affoiblit ses organes, éteint le feu de ses désirs. Déjà le plaisir s'éloigne de les regards, il fuit; il le voit s'éloigner sans regret; il ne pourroit plus en jouir. Il s'affoiblit, la douleur n'exerce plus sur lui qu'un empire vague & confus; il s'éloigne d'elle en approchant du tombeau; bientôt il ne la sent plus, & la Mort retire doucement de ses levres froides la coupe épuisée de la vie.

Telle que le doux sommeil, la Mort apporte le bonheur aux malheureux humains. Le sommeil frappe de son sceptre magique l'homme accablé du poids de ses peines; aussi-tôt ses organes se refusent aux objets extérieurs; son œil se ferme, son oreille n'entend plus, le monde s'éloigne de sa pensée comme une vapeur légere; son ame délivrée de ses chaînes descend voluptueusement dans le temple sacré du repos. Les songes caressans essuient les traces de ses larmes, ils soufflent les plaisirs dans son cœur, dans son cœur que les noirs soucis rongeoient impitoyablement. Les maux attendent son réveil pour reprendre leur empire: la Mort n'a point de réveil.

La douleur, telle qu'une ennemie cruelle, rugit sans cesse autour de l'homme, quelquefois elle l'attaque avec fureur. Son état seroit affreux, s'il restoit en proie à ses tourmens; mais la Mort vient à son secours, elle l'arrache à sa fureur, elle le couvre de son bouclier impénétrable. Le plomb terrible sort en vain du bronze qui le vomit; il vole, il frappe le soldat intrépide; la douleur croit saisir sa proie, elle ne trouve qu'un cadavre insensible.

Je vois sans frayeur ouvrir la tombe qui doit ensevelir ma dépouille mortelle; je considere tranquillement la fosse où bientôt je ne serai plus que poussiere & ossemens. A cette vue, l'injustice des hommes me paroît moins révoltante, la tyrannie moins odieuse; la colere s'éteint dans mon cœur; je sens expirer sur mes levres l'expression du reproche & de la vengeance. Je m'écrie: O hommes, que m'importe votre méchanceté! elle passe comme l'ombre. Pourquoi vous poursuivrois-je? pourquoi voudrois-je me venger de vos injustices? Foibles comme moi, nous tomberions tous deux en poussiere au moment où ma haine voudroit vous frapper. Lorsque ma cendre restera froidement sous cette tombe, qu'aurai-je gagné à faire le mal? Lorsque la cendre de mon ennemi sera mêlée à la mienne, que seront nos disputes & nos haines? le choc ridicule de deux êtres orgueilleux qui tomboient en poussiere; le bourdonnement momentané de deux insectes éphémeres qui ont existé quelques instans dans les convulsions de la haine.

Qu'est-ce que ce cadavre, reste inanimé d'un être malheureux? Il est entouré d'hommes, de femmes, & d'enfans qui l'arrosent de leurs larmes. Insensés! votre ami, votre époux; votre pere, souffroit, il n'y a qu'un instant, & vous ne versiez point de larmes: maintenant il ne souffre plus, & vous pleurez! Ah! cessez de plaindre son sort; la guerre, la famine, la peste & les autres fléaux ravageront en vain les campagnes désolées, il ne craindra point leurs fureurs; il ne connoît plus de maux sur la terre. Les peines vous accablent, les chagrins vous dévorent, & vous pleurez sur ce cadavre insensible! Hélas! ce n'est pas sur les morts, c'est sur les vivans qu'il faut pleurer.

Réjouissez-vous, il est délivré du fardeau de la vie. Ne le couvrez point d'un drap sombre parsemé de figures affreuses; n'allumez point autour de lui des flambeaux lugubres dont la pâle lumiere se mêlant à l'horreur des ténebres, porte l'effroi dans l'ame; ne l'accompagnez point au tombeau en longs habits de deuil, regardant la terre d'un air triste & accablé: mettez plutôt sur sa tête une couronne de fleurs; qu'une joie douce brille sur vos visages, elle honorera son triomphe; descendez-le dans le tombeau, en chantant les louanges de la Mort.

Qu'ai-je dit? la Mort n'est point terrible? l'homme ne doit point trembler à son aspect? elle lui apporte le bonheur? Non, non; elle est affreuse pour le méchant. Elle ouvre à ses yeux les portes de l'éternité. Sa conscience le trouble, l'épouvante; il tremble en descendant dans ce gouffre immense, il porte avec effroi ses regards dans l'avenir ténébreux, des cris lugubres & plaintifs sortent en longs sifflemens du milieu des ténebres; ce sont les cris des malheureux qu'il a sacrifiés à ses passions injustes; ils l'appellent du fond de l'abyme, ils demandent vengeance.

O vous qui regardez avec dédain les mortels que le sort vous a soumis, vous qui croyez tenir de votre naissance le droit barbare de faire gémir vos semblables sous le joug de oppression, vous qui vous jouez de la vie & du bonheur des hommes, tremblez! les malheureux vont être vengés. La voyez-vous approcher, cette Mort affreuse? elle n'est terrible que pour vous. Elle s'avance; ses regards sont menaçans; la Vérité, la Vérité vengeresse la précede; elle porte dans une de ses mains un faisceau de serpens, elle agite de l'autre un flambeau lugubre; sa pâle lumiere a déjà porté l'effroi dans les voûtes de vos retraites, elle frappe à la porte de vos palais; le Mensonge effrayé à la vue de son ennemie, lui en livre l'entrée. La Mort vous fixe, elle leve son bras terrible...... Vous frémissez, vous des Héros, vous les Maîtres du monde! vous des Dieux! vous qui n'aviez d'autre raison que l'orgueil de votre volonté! Où est votre puissance? c'étoit un songe, le réveil est affreux. Qu'avez-vous gagné à être méchans?

L'éternité! quel mot terrible! ô Mort, où conduis-tu mes pas? M'arraches-tu à des maux cruels pour me livrer à des maux plus cruels encore? Sentirai-je encore mon existence, lorsque mes organes glacés seront sans mouvement & sans vie? quel monde nouveau va s'offrir à mon ame?... O nature, j'ai vécu selon tes saintes loix; je me jette avec confiance dans ton sein maternel, tu prendras soin de mon bonheur.

Non, elle ne périra point, cette ame où je me suis formé un rampart contre la tyrannie & l'injustice, ce moi où le sentiment délicieux de l'existence s'est fait sentir avec tant de charmes, ce moi est un bien dans la nature, c'est un être de plus; l'Être Suprême ne le fera point rentrer dans le néant. Il est plus à ses yeux que le grain de sable dont il ne permet pas la destruction. Quoi! tous les hommes réunis ne pourront anéantir le moindre grain de poussiere que l'air agite à son gré, & le caprice d'un seul homme pourroit plonger dans le néant ce principe divin, qui remplit de joie le cœur d'un être sensible! Non, non; ma pensée s'élance au-delà des portes du trépas. Un feu divin brûle mon cœur. Je parcours avec ardeur l'espace immense; j'y découvre des milliers de mondes où ces principes éternels, unis à de nouveaux organes, éprouvent de nouveaux plaisirs, se perfectionnent successivement par l'expérience du bien & du mal, & parviennent enfin à être réunis à la source pure de tous les êtres dont ils étoient tirés. Telles sont ces eaux que le soleil attire de la vaste étendue des mers. Elles se dispersent sur la terre sous mille formes différentes; elles tombent dans les abymes, elles se précipitent dans les cavités; elles en ressortent ensuite pour errer dans mille canaux divers. Tantôt elles coulent paisiblement au milieu de la verdure & des fleurs, tantôt elles ne reçoivent dans leur sein que l'image aride d'une chaîne de rochers escarpés & sauvages; souvent elles sont troublées par des vents orageux, quelquefois elles offrent une surface riante aux jeux folâtres des Zéphyrs: & cette vicissitude continuelle, les conduit enfin dans le sein de cette mer immense dont elles étoient sorties.

Telle est la loi générale de la nature; tout change d'état & de forme, rien ne peut être anéanti. La chenille rampe un instant sur la feuille de arbre qui la nourrit, elle paroît devoir périr dans le tombeau qu'elle s'est formé; mais bientôt, rompant ses enveloppes, elle sort triomphante; &, citoyenne d'un nouvel élément, fait briller à nos yeux le vif éclat de sa parure.

Hommes barbares, cette espérance me donne des forces contre votre tyrannie! elle enivre mon cœur. Je ne sens plus le poids des fers dont vous me chargez. Accablez-moi de maux, vous avancez le moment de mon bonheur, le moment où, délivré de votre présence odieuse, je volerai dans des contrées plus pures où les cœurs droits jouiront du bonheur. Dieu ne vous a point fait l'instrument de ses vengeances: ce n'est pas pour tourmenter ses créatures qu'il a mis entre vos mains le glaive meurtrier, c'est pour les protéger & les défendre; ou plutôt il n'a point mis de glaive entre vos mains, c'est votre cruauté qui a aiguisé le fer. Votre haine poursuit en vain les hommes, la nature se joue de vos efforts. Au milieu des tourmens que vous préparez aux victimes de votre cruauté, elle les caresse dans son sein maternel, elle leur ôte l'usage de leurs sens. C'est la matiere insensible que vous déchirez, c'est la matiere qui palpite sous le fer de vos bourreaux; l'homme n'a plus le sentiment de la douleur; & bientôt il aura celui des biens que vous lui procurez, en lui donnant la mort.

FIN.

Note du transcripteur

On a fidèlement reproduit l'orthographe et l'accentuation du livre, sauf que dans les mots suivants, qui ont été corrigés selon l'usage courant dans le texte: