Title: L'été de Guillemette
Author: Henri Ardel
Release date: February 16, 2024 [eBook #72975]
Language: French
Original publication: Paris: Plon
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
HENRI ARDEL
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e
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Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
Published 29 July 1908.
Privilege of copyright in the United States reserved under the Act approved March 3d 1905 by Plon-Nourrit et Cie.
L’ÉTÉ DE GUILLEMETTE
Dans la fournaise du grand magasin que chauffe, à travers les stores baissés, un ardent soleil de juillet, Guillemette Seyntis, d’un air de personne très raisonnable, trotte allègrement, de comptoir en comptoir, pour remplir les diverses missions d’achat que sa mère lui a confiées.
L’atmosphère est étouffante, malgré les vitres ouvertes, et pâlit le visage des infortunées vendeuses qui, depuis le matin, s’appliquent à répondre fructueusement aux désirs variés de clientes toujours renouvelées… Qui donc a prétendu, qu’en juillet, il n’y a plus personne à Paris ?
Elle, Guillemette, est seulement un peu plus rose qu’une demi-heure plus tôt quand, sous l’escorte de miss Murphy, elle est descendue de voiture devant le trottoir encombré par la foule des acheteuses qui s’affairent, coude contre coude, autour des étalages discrètement ennuagés de poussière, mais combien riches d’occasions !
Dans le dédale des galeries où, en multiples aspects, la tentation s’épanouit, elle a glissé de son pas souple de créature très jeune ; amusée d’acheter, car ignorant, de par la grâce du ciel, la valeur de l’argent, elle trouve aussi charmant que naturel de s’offrir tout ce qui lui plaît.
Guillemette Seyntis est une enfant gâtée de la vie. La destinée a fait d’elle une précieuse héritière, l’a pourvue d’une mère parfaite et lui a donné pour père un grand financier qui se trouve être, en même temps, un très honnête et très galant homme dont l’honorabilité est aussi indiscutable qu’enviée de beaucoup, dans le monde des manieurs d’argent où il est une puissance.
De là, chez elle, une fort riante conception de l’existence qu’elle goûte avec une âme frémissante et une pensée vive, indépendante, curieuse ; avec l’agréable certitude d’avoir reçu de la nature une silhouette qui resterait élégante et fine sous des guenilles ; un visage délicatement modelé d’un trait spirituel — comme en dessine Helleu… — où fleurit le sombre iris des grands yeux d’un bleu violet ; une onduleuse chevelure châtain, ombrée de moires d’or. De telle sorte qu’elle paraît, selon les caprices de la lumière, très blonde ou presque brune…
Certes, Guillemette aime beaucoup mieux être, sans conteste, une jolie créature… Mais cela étant vérité reconnue, elle accepte comme toute naturelle cette favorable situation et n’en tire nulle vanité.
A ses heures, elle est coquette comme une autre, — sans un brin de perversité, — parce qu’elle a dix-huit ans et que ça l’amuse de plaire, fût-ce à des indifférents… Elle l’est de manière discrète, car c’est une petite fille fort bien élevée et, dans le monde, elle ne se montre pas de ces jeunes personnes qui s’affichent par des flirts audacieux et scandalisent les mères de famille en allumant de leur mieux les vains désirs des jeunes hommes. Aussi Mme Seyntis déclare-t-elle, — bien sincère ! — que sa fille est encore une gamine qui ne pense qu’à la danse.
C’est vrai, elle y pense, quand l’occasion s’en présente… Mais elle pense encore à tant d’autres choses ! Dans le cœur et le cerveau des fillettes du nouveau siècle, s’agite tout un monde que ne soupçonnent pas les mères qui ont gardé leur âme d’autrefois.
Et Mme Seyntis — la candeur même ! — serait tout bonnement horrifiée si elle entrevoyait quelle créature déjà compliquée, clairvoyante, pensive, avec d’inconscientes audaces, vit ardemment dans sa Guillemette, élevée selon les sages vieux principes qu’elle a vus régir sa propre jeunesse ; saupoudrée de bons conseils, de catéchismes, — voire même de retraites, au temps du Carême, — de cours sans nombre… Régime qui a procuré à la jeune personne des « clartés de tout » et un étonnant bagage d’idées personnelles, résultant du choix qu’elle a fait parmi les copieux enseignements qui lui étaient prodigués.
— Guillemette, tu te livres à des achats ?
Guillemette tourne la tête et rencontre les yeux bruns, chaudement passionnés, de sa cousine Mme de Miolan qui lui sourient sous l’ombre de la capeline fleurie.
Tout de suite, elle se rapproche de la jeune femme, sans souci de la foule qui les heurte, de l’employé qui, devant elle, s’achemine, tête baissée, vers la caisse. Elle serre la main de Mme de Miolan.
— Je faisais des commissions pour maman. Elle déteste les magasins ; mais j’ai fini.
— Alors, reste un instant avec moi ; j’ai une étoffe de blouse à choisir, tu m’aideras.
Guillemette ne demande pas mieux, d’abord parce qu’elle aime à voir de jolis chiffons ; mais surtout, parce que Nicole de Miolan exerce sur elle cette attraction que les « grandes » possèdent souvent sur les « petites ». Or Nicole est une grande pour Guillemette ; non pas tant à cause de leur différence d’âge, — six ans à peine ; — mais Nicole a traversé des années qui ont accrû la distance. Et Guillemette le sait bien, malgré la prudente discrétion de Mme Seyntis. Elle a fait, envers et contre tous, un mariage d’amour avec un beau garçon, — attaché d’ambassade, célèbre en son monde par ses aventures et folies sentimentales, — qui l’a adorée, puis trompée ; du moins, elle en a la conviction. Volontaire, passionnée, très fière, elle n’a pas pardonné et, orgueilleusement, a prétendu à un droit de représailles. Les scènes ont succédé aux scènes jusqu’au jour où Nicole, sans phrases ni explications, a quitté mari et ambassade, pour venir à Paris demander son divorce.
En attendant qu’elle l’obtienne, elle mène une existence de mondaine, vaguement chaperonnée par son père et sa mère, excellentes et dignes personnes que sa situation désespère, mais qui ont toujours été incapables d’avoir une volonté autre que la sienne. Tous les membres sérieux de la famille déplorent un tel état de choses et se confient, avec émoi, qu’on parle de Nicole bien plus et bien autrement qu’il ne faudrait… Que ne dit-on pas d’une très jolie femme seule, courtisée et qui ne se refuse pas à l’être !…
Aussi, Mme de Seyntis fait-elle des prodiges de diplomatie pour rendre rares les rencontres de sa fille et de Nicole. Comme elle est bonne et soucieuse de pratiquer la charité, elle s’efforce de ne pas trahir son sentiment. Mais Guillemette est bien trop fine pour ne l’avoir pas deviné… C’est pourquoi elle éprouve un léger scrupule à s’attarder avec sa séduisante cousine…
La tentation est trop forte pour qu’elle n’y succombe pas. Après tout, il ne s’agit que de quelques instants à passer ensemble, dans la cohue d’un magasin. Sûrement, sa mère elle-même jugerait la rencontre bien inoffensive !
— Guillemette, hasarde timidement miss Murphy, il faudrait aller à la caisse. Voyez, l’employé vous attend.
— Pauvre homme, il attend !… Eh bien, miss Murphy, soyez un amour, allez payer pour moi, voici mon porte-monnaie. Et puis, vous viendrez me retrouver aux soieries où j’ai quelque chose à voir avec Mme de Miolan.
Guillemette dit cela avec un sourire auquel miss Murphy est d’autant plus incapable de résister qu’elle a, de vieille date, abdiqué toute autorité sur son indépendante élève. Et derrière le commis, elle s’en va, boitillante et raide, ses yeux de myope attachés à l’employé qui déambule devant elle, aspirant à la liberté de courir vers de nouvelles clientes.
Cependant Nicole et Guillemette bavardent et attendent que le monsieur en cravate blanche dont l’occupation est de faire manœuvrer le régiment des vendeurs, leur ait annoncé que leur tour d’être servies est enfin arrivé.
— Ce sera dans un instant, mesdames, leur assure-t-il de l’air le plus encourageant ; car il témoigne une bonne grâce toute particulière aux clientes que sa compétence lui révèle de fortunées femmes du vrai monde.
Nicole répond à ces paroles par un vague signe de tête et elle demande à Guillemette, tout en considérant les plis soyeux d’un satin drapé près d’elle :
— Vous ne partez donc pas encore pour Houlgate ?
— Si, bientôt !… Mais nous attendons qu’André en ait fini avec son bachot.
— Période agitée, alors !… C’est pour bientôt ?
— Dans quatre jours.
— Ah ! Ah !… Et a-t-il des chances de succès, ce bon André ?
— Ce sera au petit bonheur, fait Guillemette avec philosophie, étant donnée son ardeur au travail. S’il ne réussit pas, il y aura scènes de désolation de cette pauvre maman, scènes de colère du côté de papa…
Mme de Miolan a un indéfinissable sourire :
— Ton père s’intéresse tant que cela aux examens d’André ?
En l’intimité de sa pensée très éclairée, elle s’étonne qu’avec les profanes distractions qui reposent Raymond Seyntis de ses affaires, il trouve encore des loisirs pour certaines de ses attributions paternelles.
Guillemette aussi s’est mise à rire.
— Papa, quant au travail d’André, ressemble aux panthères qui bondissent tout à coup sur les paisibles voyageurs. Il reste des semaines sans demander à André quel est l’état de ses notes ; et puis, tout à coup, quand André est dans une parfaite quiétude, il fond sur lui pour l’interroger, questionner les professeurs ; ce qui a, en général, un résultat désastreux pour la tranquillité de mon cher frère !
Mais ici, la conversation est interrompue par les paroles obligeantes du monsieur en cravate blanche qui avertit Nicole qu’un vendeur est à sa disposition.
C’est un garçon à la face poupine, enserrée dans une cravate 1830. Il croit devoir accabler Nicole de questions pour s’enquérir de ce qu’elle désire. Elle lui répond qu’elle n’en sait rien et demande à voir beaucoup d’étoffes souples. Comme elle lui fait cette déclaration avec un sourire, qu’il devine en elle une de ces clientes qui n’ont pas souci du bon marché, il s’en va aimablement puiser dans les rayons, et, sans se lasser, apporte pièce après pièce, à Nicole qui n’est jamais satisfaite.
Seulement, elle a une manière de demander : « N’avez-vous pas encore autre chose ? » si encourageante, que le gros garçon continue à subtiliser à ses confrères les plus séduisantes étoffes pour les lui soumettre.
Elle et Guillemette regardent, comparent, s’amusent du jeu chatoyant des coloris qui s’harmonisent ou se heurtent. Devant elles, il y a maintenant des jaunes safranés, blonds comme des épis, aux reflets roux, de pain brûlé ; des bleus verdissants ainsi qu’un ciel de crépuscule ; des roses nacrés, ou d’un ton violent de corail rouge ; des verts d’opale, et aussi, des mauves pareils à des pétales d’hortensia…
Elles s’attardent à choisir parce qu’elles causent.
— Je prends ceci, monsieur, dit enfin Nicole. Elle s’aperçoit tout à coup que la chaleur est étouffante dans la galerie où circule, incessamment, le flot des acheteuses.
Mais tandis que le gros jeune homme mesure les mètres demandés, elle reprend, un peu distraite, car elle regarde l’étoffe :
— Alors rien de nouveau dans la famille que les exploits intellectuels d’André ?
— Mais si… mais si… Il y a le retour de l’oncle René !
— Ah !… René revient de Madagascar…
Une expression profonde a soudain changé le regard de Nicole. Son accent a quelque chose de rêveur…
— Oui, il arrive à la fin du mois et il passera l’été avec nous à Houlgate. Maman est dans le ravissement. Cela fait près de cinq ans qu’il n’est pas rentré en France !
— C’est vrai… cinq ans… Je venais d’être fiancée quand il est parti…
D’où naissent les intuitions ? Est-ce la voix, le regard de Mme de Miolan qui font jaillir dans la pensée de Guillemette, la certitude instinctive qu’il y a eu quelque coïncidence entre le mariage de Nicole et la longue absence de René Carrère dont sa famille s’est désolée. Et parce qu’elle a très envie de savoir, sans réfléchir, elle laisse échapper :
— N’est-ce pas, Nicole, il était amoureux de toi, l’oncle René ?
La jeune femme, qui est restée immobile, avec des yeux songeurs, fermés au décor papillotant du magasin, répète du même ton un peu lent, et ses lèvres onduleuses ont une expression presque railleuse, mais si triste :
— Très amoureux !… Aussi amoureux que pouvait l’être un garçon raisonnable et… sage comme lui !…
— Si raisonnable que cela ?… Oh ! Nicole, qu’il devait être ennuyeux ! fait, avec conviction, Guillemette, dont les dix-huit ans goûtent les cavaliers très fringants, très flirts, et enveloppent, à l’avance, d’un juvénile dédain cet oncle si sage dont sa mère célèbre toujours les nombreuses qualités.
— Non, il n’était pas ennuyeux, mais effrayant de bons principes… Tout à fait le frère de ta mère !… Je ne me suis pas sentie à la hauteur… Et j’ai été, d’ailleurs, bien mal récompensée de mon humilité !… Là-dessus, allons donner mon adresse, qu’on m’envoie mon satin. Il est joli, n’est-ce pas ?
Nicole a secoué la tête comme pour en rejeter toutes les pensées, tous les souvenirs qui se mêlaient d’y tourbillonner tout à coup comme des oiseaux tristes et elle paraît occupée seulement d’en finir avec son achat. Guillemette la suit, devenue distraite, écoutant vaguement les explications que croit devoir lui donner miss Murphy qui s’embrouille dans le compte de sa monnaie.
Toutes trois sortent enfin du « temple des vanités ». Dehors, un ardent soleil ruisselle sur l’asphalte brûlant, où les arbres poudreux allongent des ombres dures.
Des femmes passent en robe claire, chaussées de cuir pâle, les épaules nues sous la dentelle du corsage, le teint fouetté de rose par l’éclatante chaleur.
— Quelle odieuse température ! soupire Nicole. Veux-tu venir prendre une glace ? Guillemette. Nous nous voyons si peu et si mal que pour une fois que je te tiens, j’ai envie d’en profiter…
Ah ! la tentation encore ! Mais Guillemette, élevée comme son oncle, dans les « bons principes », n’ose pas faire sciemment ce que sa mère lui interdirait, sans doute.
— Chérie, je te remercie, mais il faut que je rentre. Nous nous verrons bien à Houlgate… Car tu y viens ?…
— Oui, correctement escortée de ma famille, avant d’aller seule à Dinard retrouver des amis. Peut-être ton oncle sera-t-il arrivé… Cela m’amusera de le revoir… Nous nous trouverons vieillis !
— Nicole, que tu es encore coquette pour une dame qui a vieilli ! Lui, est déjà un peu, un monsieur d’âge… c’est vrai… à trente ans !… Un capitaine, et qui revient de si loin ! Les années de campagne comptent double…
— Et les années de mariage triple, quadruple, alors ! murmure Nicole. Petite Guillemette, marie-toi le plus tard possible !… Comme on dit en musique : « Profite bien de ta jeunesse ! »
— Nicole chérie, je t’assure que je fais de mon mieux !
Cela, c’est bien la vérité. Nicole le sent, et un sourire d’affection, — un peu aussi de pitié pour les illusions de cette enfant, — adoucit un instant la flamme de ses yeux.
— Comme tu as raison ! Au revoir, mon petit. Ah ! tu n’es pas une Carrère, toi, mais une vraie Seyntis…
Sur son ordre, le chasseur a fait un signe à son cocher. Des passants se retournent pour regarder monter en voiture cette très jolie femme, habillée avec un goût raffiné en sa simplicité apparente ; — elle porte un « tailleur » de grosse toile bise… Et, en une seconde, elle est tout ensemble admirée, désirée, enviée, — elle qui, à cette heure, n’est qu’une vivante épave, emportée à la dérive par le grand flot de la vie.
Guillemette aussi est restée une seconde à la regarder, avec des yeux de gamine qui se connaît déjà fort bien en grâce féminine et a beaucoup entendu parler…
Mme de Miolan a raison, Guillemette est une Seyntis. Elle est la vraie fille du financier spirituel, hardi et galant, épris de tout ce qui est beauté, — femmes et œuvres d’art, — s’offrant les unes et les autres avec une somptuosité de fermier général du temps jadis ; au demeurant, un très aimable mari qui voile, d’une délicate discrétion, ses promenades ultra-conjugales et éprouve la plus sincère affection, avec une estime très haute, pour la femme dont il possède absolument l’être, corps et âme. En effet, vingt années de mariage n’ont pu altérer chez Mme Seyntis, une confiance de jeune épousée. Confiance dont Guillemette pourrait bien ne pas faire si généreux hommage à son futur mari, toute saturée qu’elle ait été de bons exemples et conseils. Les petites filles du vingtième siècle ont respiré d’autres souffles et trop entendu célébrer le nouvel évangile de leurs droits !…
Quoi qu’il en doive être de l’avenir, pour l’heure, ladite petite fille chemine pédestrement vers l’hôtel Seyntis, insouciante de la chaleur et de la poussière, des regards qui caressent au passage son éblouissante jeunesse. Elle trotte d’un pas vif, suivie tant bien que mal par miss Murphy ; et elle ne s’en aperçoit pas, tant sa pensée est absorbée toute par la soudaine révélation qu’elle vient d’avoir d’un roman inachevé entre l’oncle René et Nicole.
Comment jamais un mot ne lui en avait-il donné le soupçon ?… Est-ce un secret entre eux ?… Ou la famille le sait-elle ?
Que Nicole ait eu peur d’un mari sérieux comme l’oncle René, elle le comprend bien !… Mais combien lui, si sage, devait être pris profondément pour demeurer tant d’années hors de France… Sans doute afin de se guérir… Puisqu’il revient aujourd’hui, c’est qu’il n’a plus peur de la retrouver… D’ailleurs, ainsi que dans les livres, il est vengé puisqu’elle a eu un détestable mari, choisi, voulu par elle seule…
En est-elle malheureuse ? Regrette-t-elle d’avoir misérablement gâché sa vie ?… Qui le sait ?… Pour tous, l’âme de Nicole demeure close. Jamais elle ne se plaint ni ne parle des dernières années qu’elle a vécu. Il semblerait qu’elle se contente désormais d’être une créature délicieuse dont les hommes s’affolent, que les femmes jalousent. Elle va beaucoup dans le monde et s’habille mieux que nulle autre… Elle cause, elle rit… Mais, par instant, son rire sonne à l’oreille comme un sanglot bref, douloureux à entendre, et ses beaux yeux, qu’on dirait faits d’une ombre brûlante, regardent souvent vers l’Invisible…
Mme Seyntis s’illusionnait bien quand elle s’imaginait que ne parlant pas devant Guillemette des malheurs conjugaux de sa cousine, elle endormirait, sur ce point, la jeune pensée si vite en éveil. Les quelques mots de Nicole ont ressuscité pour Guillemette l’image de Guy de Miolan, grand, svelte, d’allure patricienne ; le visage barré d’une moustache fauve… Et mieux encore, elle revoit les yeux gris dont l’expression, jadis, lui faisait trouver si naturel que Nicole allât, quoi qu’on lui dît, à celui qui savait ainsi la regarder. Tous deux, d’ailleurs, lui donnaient l’impression d’êtres enfermant en eux quelque brûlant foyer…
Donc ils sont brouillés. Nicole attend son divorce et lui ne tente rien pour l’apaiser et la ramener. L’oncle René revient ; il va revoir Nicole… Ici, la pensée de Guillemette s’arrête devant une conclusion impossible. Même arrivât-il que la jeune femme obtînt son divorce, même l’oncle fût-il encore amoureux, tout mariage serait impossible entre eux, puisque la loi seule lui rend sa liberté. Et Guillemette, élevée par une mère rigoureusement religieuse, ne conçoit même pas un mariage hors de l’Église… Alors… quoi ?
— Oh ! Guillemette, comment pouvez-vous marcher si vite par cette chaleur ! soupire la voix plaintive de miss Murphy.
Guillemette tressaille ; et, un peu saisie, confuse, parce qu’elle est habituée à prendre souci des autres, elle regarde la pauvre miss, essoufflée et cramoisie, sous son ombrelle.
— Ma pauvre Murphy ! je vous demande bien pardon !… Je réfléchissais et je ne m’apercevais pas que je vous faisais ainsi trotter ! Nous allons marcher bien lentement pour vous remettre.
— Ah ! maintenant, nous arrivons…
C’est vrai, devant elles deux, apparaît la voûte ombreuse de l’avenue de Messine, et plus loin, se montrent les cimes feuillues du parc Monceau sur lequel s’ouvrent les fenêtres de l’hôtel Seyntis.
Un quart d’heure plus tard, Guillemette, toute rose de sa course rapide, pénètre dans la salle d’étude où sa jeune sœur Mad peine sur les devoirs que lui fait faire consciencieusement Mademoiselle, — M’selle, comme dit André, et tous à sa suite.
— Bonjour, les travailleuses ! jette joyeusement Guillemette. Quel beau temps, n’est-ce pas ?… Ah ! j’aime l’été !
— Pas moi, en ce moment, gémit Mad qui est sans ardeur devant ses problèmes. Je l’aimerai seulement quand les vacances seront venues.
— Pauvre, chérie ! Ce ne sera plus long, va… M’selle, si vous lui accordiez congé ?
— Oh ! Guillemette, c’est impossible ! Ne lui donnez pas de mauvais conseils. Il faut faire ce qui doit être fait…
— M’selle, vous êtes la sagesse même !
Mademoiselle devient toute rouge, de pâle qu’elle est d’ordinaire. Elle est timide, douce, savante et scrupuleuse jusqu’à la minutie dans le souci de son devoir.
— Ah ! Guillemette, pourquoi vous moquez-vous de moi ?
— Ma petite M’selle, je ne me moque pas du tout, je constate ! réplique Guillemette avec un sourire d’amitié à la jeune institutrice qui, son aînée de plus de dix ans, lui donne souvent l’impression d’une créature à protéger.
— Aimez-vous l’été ? vous ? M’selle.
— Oh ! non ! je ne l’aime pas ! laisse échapper Mademoiselle, avec une telle conviction que les prunelles de Guillemette la contemplent, surprises.
— Comme vous dites cela ! M’selle. Pourquoi donc ne l’aimez-vous pas cette jolie saison, odorante, lumineuse, dorée… A cause de la chaleur ?
— Non, oh ! non ! La chaleur m’est indifférente !…
Guillemette voit bien que Mademoiselle pense quelque chose qu’elle ne veut pas dire ; et, discrètement, elle n’insiste pas. Mais cette lueur mélancolique qui a, tout à coup assombri les yeux clairs de l’institutrice de Mad, dissipe brusquement l’espèce de griserie jetée en elle par la féerie de cette journée de juillet. Parce qu’elle est très heureuse, elle voudrait tant que tout le monde le fût !
Que peut bien avoir Mademoiselle ?
Elle y songe, tout en enlevant sa toilette de sortie, dans la grande chambre, ouverte sur l’horizon frais des pelouses du parc Monceau, qui est son domaine ; un riant domaine, tendu de vieux Jouy, fleuri comme un reposoir, décoré de quelques toiles de maître, de bibelots précieux, rassemblés par ses désirs de fillette riche et gâtée.
Quand elle entend, dans le petit salon, le piano résonner sous les doigts résignés de Mad, elle rentre, d’un élan instinctif, dans la salle d’étude où elle est sûre de trouver Mademoiselle, remettant en ordre livres et cahiers, avant de s’en aller regagner son logis familial, tous les jours, à six heures.
L’institutrice est, en effet, devant la table de travail, une plume en main. Sans doute, elle prépare les devoirs de Mad. Mais elle n’écrit pas ; elle réfléchit… La même expression soucieuse altère son visage un peu fatigué et ses yeux regardent fixement loin devant elle, vers les cimes vertes des arbres.
Guillemette lui effleure l’épaule et interroge, très douce :
— M’selle, je ne voudrais pas être indiscrète, mais vous avez l’air d’avoir un souci… Est-ce que… je ne pourrais rien pour vous aider, un peu, à le porter ? Dites-moi pourquoi vous n’aimez pas l’été ? C’est cette simple petite question qui vous a attristée…
— Parce que l’été est une saison dure à passer pour moi !…
Guillemette la regarde sans comprendre ; et Mademoiselle se sent loin, — oh ! si loin ! — de cette jeune créature que la vie a comblée.
— L’été vous est dur ?…
— Oui, c’est un temps pendant lequel je ne gagne pas, murmure Mademoiselle. Il m’apporte des vacances forcées ; et… il ne m’en faudrait pas !
Guillemette serre inconsciemment ses deux mains l’une contre l’autre. Quelque chose qui ressemble à une angoisse l’a fait tressaillir ; car si les paroles de Mademoiselle sont pour elle dépourvues d’un sens précis, elle les devine cependant lourdes d’inquiétudes… Et sa jeunesse heureuse se cabre, en un sursaut de révolte, devant la loi cruelle qui pèse sur certaines existences. Misérablement, elle se sent impuissante pour venir en aide à la petite institutrice de Mad.
Il y a, entre elles deux, un léger silence ; Mademoiselle est toute à son tourment ; et, Guillemette qui, de tout cœur, souhaiterait le lui enlever, se demande, sans trouver de solution, ce qu’elle pourrait bien faire… Le piano frémit, torturé par Mad qui s’impatiente devant un passage hérissé d’imprévu. Guillemette suggère, encourageante :
— Mais puisque vous gagnez toute l’année, Mademoiselle, vous pouvez bien vous reposer un peu pendant les vacances !
— Il faut vivre aussi au temps des vacances, articule humblement Mademoiselle. C’est pourquoi je ne peux pas me réjouir, comme vous, de les voir arriver !
— Oui, je comprends ! fait Guillemette sérieuse.
Pour la première fois, elle vient d’avoir la conscience nette de ce qu’est la lutte pour ceux qui travaillent afin de gagner leur pain quotidien. Comment, jusqu’à cette minute, lui a-t-il paru si naturel qu’elle n’eût, elle, qu’à se laisser vivre, alors que d’autres doivent peiner sans relâche… Comment a-t-elle pu trouver tout simple que Mademoiselle vienne, chaque jour, faire faire d’insipides devoirs à Mad, passe des instants monotones aux Champs-Élysées à la regarder jouer, trotte pour la conduire à ses cours et soit à tous, sauf à elle-même, de neuf heures du matin à six heures du soir ?…
Pourtant, Mademoiselle n’avait pas été élevée pour cette existence de manœuvre. Son père possédait, dans l’armée, un haut grade quand il est mort, il y a cinq ans. Maintenant elle et sa sœur doivent travailler pour leur mère qui est demeurée sans fortune.
Tout cela, Guillemette le sait depuis que Mademoiselle a été placée auprès de Mad ; et elle a, sans y prendre garde, accepté une situation dont l’intéressée ne se plaignait pas.
Et voici que soudain, comme si quelque voile mystérieux venait de se déchirer en sa pensée, elle se sent honteuse, au plus profond du cœur, de son luxe, de son existence facile, honteuse de n’être, dans la vie, qu’un inutile petit bibelot. Ardemment, elle souhaiterait faire quelque chose pour alléger la tâche de Mademoiselle. Elle voudrait pouvoir lui offrir tout le contenu de sa bourse, lui assurer des revenus, la mettre à l’abri des soucis d’argent.
Désirs de bébé, elle le sait bien ! Ses maigres économies, — elle ignore le secret d’en faire ! — seraient une goutte d’eau pour Mademoiselle et lui donner de bonnes rentes est tout aussi impossible… Alors ?… Comme c’est peu de chose, le seul désir d’aider !
Guillemette sort toute grave de son entretien avec Mademoiselle. De sa fenêtre, elle la voit quitter l’hôtel, s’en aller d’une allure discrète de souris trottant menu, la tête un peu penchée. Sans doute, elle s’ingénie de nouveau à résoudre le problème qui la trouble et rend Guillemette songeuse.
Se peut-il que l’été, lumineux et fleuri, synonyme pour elle de joyeuses villégiatures, d’excursions, agrémentées de flirts amusants qui rendent exquises les flâneries sur la plage ou par les chemins verts…, ce même été soit, pour d’autres, une saison d’inquiétudes, d’épreuves ; si difficile à traverser, que même de pauvres filles, fatiguées comme Mademoiselle par des mois et des mois d’incessant labeur, ne peuvent accepter comme un bienfait le repos qu’il leur apporte… Et parce qu’elle vient de se heurter à cette implacable nécessité, Guillemette ne peut jouir, comme chaque soir, du décor charmant aperçu de sa fenêtre, des jeux de la lumière sur les arbres où tous les verts se fondent en harmonies d’ombres et de clartés, du velours frais des pelouses sous la pluie irisée des jets d’eau… Elle ne voit que les humbles qui, en cette saison d’été, envahissent l’aristocratique jardin, les mères assises, tête nue, sur les bancs — qui, elles aussi peut-être, souffrent d’avoir des loisirs d’été… — les petits, barbouillés de poussière qui jouent avec le sable, en attendant que, dans l’avenir, devenus des hommes, des femmes, ils doivent vivre courbés sous la servitude du travail…
Et le même sentiment de confusion l’étreint parce qu’elle a été comblée par la destinée, sans avoir rien fait pour le mériter… Il lui semble qu’elle ne pourra retrouver sa joyeuse sérénité tant qu’elle n’aura rien tenté pour Mademoiselle, tout au moins.
Le dîner de famille ne la distrait pas des idées qui la hantent. Elle songe que tant d’autres trouveraient aussi agréable qu’elle-même, de croquer des plats très fins, autour d’une table fleurie, dans une salle à manger tendue de tapisseries célèbres, de manier de délicats cristaux, de fines porcelaines, une argenterie artistique, d’être servie par un maître d’hôtel vigilant…
Elle entend son père raconter avec enthousiasme une somptueuse acquisition qu’il vient de faire chez un antiquaire qui possède de coûteuses merveilles. Elle écoute sa mère parler de ses projets d’invitation pour Houlgate, afin d’y amener de jeunes héritières, d’éducation accomplie, à l’intention de son frère, dont une dépêche vient de lui annoncer la très prochaine arrivée…
Ici, elle dresse la tête et oublie un instant Mademoiselle et ses laborieux frères et sœurs… Ah ! l’oncle René ne tardera plus à apparaître… Alors il est certain que Nicole et lui vont se retrouver à Houlgate… Mme Seyntis ne paraît pas le redouter… Peut-être après tout, elle n’a ni su, ni deviné… Cela voit si peu clair, les parents quelquefois !
— Marie, je vais faire un tour au cercle, dit M. Seyntis qui a fini de fumer son cigare ; et, tout en parlant, il caresse les cheveux de Guillemette laquelle songe à mille choses, debout dans le cadre de la fenêtre, ouverte sur la nuit d’été.
Chaque soir, si aucune invitation n’appelle les Seyntis hors de chez eux, — c’est rare, il est vrai ! — Mme Seyntis entend cette phrase de son mari. Et elle l’accueille avec une simple bonne grâce.
— Bien, mon ami, à tout à l’heure !
Ce « tout à l’heure » viendra tardivement. Mais Mme Seyntis est si habituée à ce qu’il en soit ainsi, qu’elle ne pense même pas à s’en étonner, certaine que son mari est au Cercle, comme il le lui dit.
Elle prend son ouvrage, car elle est remarquablement adroite pour les travaux inutiles ; et chez elle, il lui faut toujours, entre les doigts, un crochet ou une aiguille, créatrice d’incomparables broderies.
Il n’y a pas de soirée qui lui paraisse meilleure que celles qu’elle passe ainsi…
Les arbres du parc répandent, avec une bonne odeur de verdure, une fraîcheur bienfaisante dans le petit salon où la lampe rayonne une lueur d’or, sous l’abat-jour de soie jaune. Mme Seyntis lève la tête, son aiguille piquée dans la soie de son métier :
— Guillemette, ne reste donc pas ainsi inoccupée à la fenêtre ! Prends ton ouvrage. Tu sais que j’ai en horreur les rêvasseries.
Guillemette se détourne. Sa svelte silhouette, habillée de blanc, se découpe sur l’obscur velours du ciel constellé.
— Mère, je ne rêvasse pas… Je réfléchis…
— Et peut-on, ma fille, te demander à quoi ?…
Guillemette se rapproche et s’assoit sur une chaise basse, près de sa mère, les coudes sur les genoux, le menton appuyé sur ses mains croisées.
— Maman… je pensais que vous devriez emmener Mademoiselle à Houlgate…
— Emmener Mademoiselle ! répète Mme Seyntis stupéfaite. Quelle idée as-tu là ? Guillemette. Je n’ai aucun besoin d’elle. Pourquoi l’emmener ?…
Au hasard, Guillemette lance :
— Pour faire un peu travailler Mad !
— Oh ! Guillemette, en voilà une invention ! fait Mad bondissant d’horreur.
Guillemette ne se laisse pas troubler et continue :
— Et puis… et puis… elle se promènerait avec moi ! Vous savez bien, maman, que vous regrettez toujours, dans l’été, que je n’aie personne pour m’escorter sur les routes, puisque miss Murphy ne marche plus ! M’selle serait un chaperon parfait !
Mme Seyntis considère sa fille avec une surprise grandissante. Où Guillemette veut-elle en venir ? Qu’est-ce que cette fantaisie d’emmener Mademoiselle que, d’ordinaire, elle déclare trop austère…
— Mon enfant, tu ne manqueras pas de société à Houlgate ; et vraiment, la villa est trop vite remplie pour que je perde inutilement une chambre en amenant une personne de plus à loger…
Ça, c’est le grave de la question ! Si la maîtresse de maison parle impérieusement dans la pensée de Mme Seyntis, il n’y a rien à faire. Et alors, Guillemette prend résolument son parti… Jusqu’alors, par délicatesse, pour ne pas trahir la confidence faite dans une minute de faiblesse, elle a essayé de taire le motif vrai de sa demande… Mais si elle veut le succès, il faut dire la vérité, lui semble-t-il.
— Mère, je crois que vous feriez une bonne œuvre en emmenant M’selle !
De nouveau, Mme Seyntis laisse tomber son ouvrage et regarde Guillemette comme si elle venait de s’exprimer en une langue étrangère.
— Comment, une bonne œuvre ?… Mais Mademoiselle n’est pas dans la misère, que je sache !
— Non, maman… Mais elle n’est pas très fortunée… Et je m’imagine qu’elle regrette — pour cause ! — les mois de vacances où elle ne gagne rien…
Guillemette répète les propres paroles de Mademoiselle afin qu’elles produisent sur sa mère l’impression qu’elles lui ont faite. Mais Mme Seyntis n’a plus dix-huit ans ; elle est un peu blasée sur le chapitre des difficultés et infortunes de la vie, d’autant qu’elle ne les connaît pas par expérience. Si charitable et bienveillante qu’elle soit, elle vit enfermée dans l’étroite chapelle où règnent les objets de son culte, son mari et ses enfants ; et du reste des humains, elle s’inquiète avec le secret détachement que nous avons pour ce qui nous est étranger. Aussi réplique-t-elle, paisible :
— Ma petite fille, j’ai déjà beaucoup de bonnes œuvres à soutenir ; et celle-là ne me paraissant pas d’une nécessité évidente, je trouve plus sage d’en faire la petite économie.
— Oh ! maman, Mademoiselle n’est pas riche, nous avons la chance de l’être beaucoup !… Alors, nous n’avons pas le droit de faire des économies avec elle !
Les mots ont jailli de ses lèvres, avant même qu’elle ait réfléchi. Une imperceptible rougeur effleure, telle une flamme, le visage calme de Mme Seyntis. Mais comme elle juge tout à fait inadmissible que sa fille émette un propos qui ressemble à une observation, elle dit, un peu sèche :
— Tu parles comme une enfant, Guillemette, de ce que tu ignores. Il n’est pas de petites économies, retiens-le bien. C’est justement parce que nous avons de la fortune que nos charges sont très grosses… Et elles vont encore s’accroître, puisque la situation faite au clergé de France oblige tous les chrétiens à des sacrifices pécuniaires.
Guillemette regarde la pointe luisante de ses souliers et pense, — non sans un vague remords, — que les soucis de Mademoiselle la touchent beaucoup plus que les épreuves du clergé de France, auxquelles elle compatit avec une involontaire sérénité.
Mais un tel aveu serait d’un déplorable effet auprès de Mme Seyntis qui en serait scandalisée au dernier chef. Le front penché vers son métier, elle pique l’aiguille avec une sorte de nervosité ; et, sans que Guillemette ait dit un mot, un brin découragée de si mal réussir en sa diplomatie, elle reprend pour convaincre sa fille, pour se convaincre elle-même qu’elle a raison :
— En somme, Mademoiselle gagne honorablement sa vie. Elle n’a pas besoin que nous lui fassions la charité, j’en suis persuadée ; et, quoi que tu t’imagines, je ne sais à quel propos, elle est certainement très contente d’avoir un peu de liberté.
Guillemette serait ravie de pouvoir partager ces opinions optimistes ; mais elle garde, trop vif encore, le souvenir du regard, de l’accent de Mademoiselle. D’autre part, elle a l’intuition qu’il est sage de ne pas insister davantage pour ce soir. Et, d’un ton raisonnable, elle dit seulement :
— Maman, bien entendu, vous avez plus d’expérience que moi… Tout de même, j’ai l’idée que si vous pouviez faire du bien à Mademoiselle, cela porterait bonheur à André pour son examen !
Guillemette a jeté cela d’un air innocent. Mais, entre les cils, elle observe sa mère et voit que ses paroles ont enfin porté. Cet examen d’André, dont tout son amour maternel désire la réussite, est, en ce moment, le cauchemar des jours et des nuits de Mme Seyntis. Elle sait trop bien à quel point son cher petit cancre a besoin des lumières de l’Esprit-Saint, pour n’être pas prête à tous les sacrifices afin de les lui assurer, autant qu’il dépend d’elle. Guillemette s’en doute bien, et c’est pourquoi, en l’intimité de son cœur point égoïste, elle se réjouit d’avoir eu l’inspiration géniale de mettre en avant l’intérêt d’André.
Ce jeune personnage est certes très loin de partager l’inquiétude de sa mère. Il appartient à l’espèce des nombreux petits hommes qui tiennent à se laisser vivre pour leur plus grand agrément et sont toujours convaincus que leur bonne chance les fera réussir, sans qu’ils aient à se préparer de favorables atouts.
Il s’est donc mis en route d’un cœur tranquille pour le lieu de son épreuve. Mais les événements paraissent avoir altéré cette aimable quiétude, si Guillemette en juge d’après les apparences, alors que, rentrée de ses pérégrinations quotidiennes, elle pénètre dans le petit salon où sa mère brode, devant son métier, très rouge, le visage un peu contracté. André, assis à califourchon sur une chaise, près de la fenêtre, a les yeux braqués sur un livre dont il ne tourne pas les pages.
Elle interroge, pressentant la réponse :
— Eh bien !… Es-tu content ?
Les yeux toujours sur son livre, André grogne, maussade :
— Pas du tout !… Je vais être retoqué…
Il a une mine furieuse de chat battu qui serait comique si le frémissement des lèvres ne trahissait une enfantine envie de pleurer, comme font les petits dans leur détresse. Et c’est là la révélation d’un état d’âme tout à fait anormal chez ce garçon insouciant.
— Mon enfant, pourquoi dis-tu que tu ne réussiras pas… Tu ne peux pas le savoir ! proteste Mme Seyntis dont la voix est tremblante.
Elle pique fiévreusement son aiguille dans sa broderie et fait, sans en avoir conscience, des points irréguliers qui tombent, comme des notes fausses, dans l’harmonie du dessin.
— Il me semble que ta version est presque tout à fait conforme au texte que nous avons acheté.
— Oui, aux contre-sens près ! gémit André, dont l’humeur rappelle le dos d’un porc-épic.
— Et ton devoir français ? questionne encore Guillemette qui, vu la circonstance, ne se laisse pas rebuter par le ton d’André.
— Il est idiot comme le sujet donné !
En effet, la situation, en ces conditions, est mauvaise, et le résultat apparaît probable. Guillemette le regrette surtout pour sa mère, qui a l’air aussi lamentable que si André était en route vers l’échafaud.
— Maman, est-ce que vous avez demandé au professeur d’André si vraiment ses compositions sont mauvaises autant qu’il le dit ?
— Non, je ne pourrai trouver M. Rochet qu’après le dîner. J’irai aussitôt, puisque ton père n’est justement pas à Paris. J’ai une dépêche. Il ne sera de retour de Londres que demain soir.
— Alors, maman, ne vous tourmentez pas à l’avance. Peut-être que M. Rochet va vous tranquilliser…
Guillemette se penche et met un tendre baiser sur le visage désolé de sa mère ; puis, pour la distraire, elle entreprend de lui raconter sa promenade. Mais Mme Seyntis ne peut pas être distraite. Les paroles de sa fille sont, à son oreille, un bourdonnement de mouche joyeuse. Elle est hypnotisée par l’échec probable de son cher rejeton. Elle a cependant fait tout ce qui était en son pouvoir pour attirer sur lui la faveur du ciel. Elle s’est répandue en neuvaines, messes, prières, pour que les clartés de l’Esprit-Saint viennent en aide à sa cervelle juvénile et mal lettrée. Et voici qu’elle semble ne pas du tout devoir être exaucée.
Elle est trop bonne chrétienne pour murmurer. Mais, tout en ombrant de mauve un iris, elle fouille dans sa conscience pour découvrir comment elle a pu indisposer le ciel contre elle. Pourtant, elle a obéi, par pure générosité, aux suggestions de Guillemette et, après maintes réflexions, demandé à Mademoiselle de venir à Houlgate faire travailler Mad et se promener avec Guillemette… Cela, alors qu’elle n’avait, en vérité, nul besoin d’elle et voulait seulement lui rendre service, — à l’intention du succès d’André.
Donc… pourquoi ne va-t-il pas réussir comme tant d’autres ni plus savants ni plus travailleurs ?…
Comme elle rentrait avec lui, qu’elle était allée cueillir à la sortie de l’épreuve, elle a rencontré son digne ami, le curé de sa paroisse, qui habite la maison voisine de l’hôtel Seyntis. Il s’est répandu en phrases réconfortantes pour la mère et le fils, et finalement a invité André, en guise de distraction, à venir, le lendemain, déjeuner chez lui avec quelques-uns de ses vicaires.
André, peu séduit, a sournoisement imprimé à la jupe de sa mère des secousses expressives pour qu’elle refuse. Mais il semble à Mme Seyntis que la protection du ciel descendra mieux sur André s’il a reçu de pieux encouragements ; et elle accepte, avec des mots de reconnaissance qui achèvent d’exaspérer la victime du sort.
Le dîner est plutôt morose. Mme Seyntis est rongée d’impatience. André, fatigué, nerveux et affamé. Mad a tellement versé de larmes sur la malchance de son frère bien-aimé, que ses yeux et son nez ressemblent à des pelotes d’un rose accentué ; mais, tout de même, elle aussi mange avec un triomphant appétit. Quant à Guillemette, elle ne peut échapper au sentiment de justice qui lui fait penser qu’André s’est vraiment acquis tous les droits pour mériter son ajournement. Bien entendu, elle garde pour elle cette malencontreuse conviction.
Dès que le dessert a circulé autour de la table, Mme Seyntis se hâte de mettre un chapeau pour aller recevoir l’arrêt de M. Rochet ; et dans la voiture que lui a fait avancer le concierge, galonné comme un fonctionnaire, elle se laisse emporter vers la paisible rue des Ternes où s’épanouit la science de M. Rochet.
C’est une soirée lourde d’orage. A travers le ciel obscur, courent de fugitives lueurs d’éclairs. Aux branches, les feuilles sont immobiles. Devant les grand’portes et les boutiques mi-closes, de modestes groupes sont assis, soupirant après un peu de fraîcheur ; les hommes fument, la veste enlevée ; les femmes ont des corsages flottants et les mains inactives. Sous la clarté des réverbères, des gamins fouettent leur toupie dans les pieds des passants. De nombreux dîneurs sont attablés aux petites tables qui encombrent les trottoirs ; ils sont humbles, satisfaits et mangent avec entrain des mets très ordinaires.
Tout ce Paris populeux, Mme Seyntis le distingue à peine et n’en a cure ; elle est toute à l’idée que M. Rochet va lui rendre l’espérance ou justifier sa crainte. Et elle escalade rapidement les cinq étages du professeur, bien que cette montée hâtive la rende haletante. Elle s’en aperçoit seulement, tandis qu’elle attend devant la porte close, après un coup de sonnette bien nerveux.
— M. Rochet est chez lui ?
— Oui, Monsieur et Madame sont à table.
Mme Seyntis est si absorbée par sa préoccupation qu’elle répond machinalement.
— Cela ne fait rien ! Je puis très bien lui parler tandis qu’il dîne.
Et derrière la jeune bonne qui n’ose l’arrêter, elle entre dans la salle à manger où le jeune ménage Rochet prend le repas du soir. La lumière, sous le voile de porcelaine de la suspension, flambe gaiement sur les cristaux et l’argent des couverts, sur les bois clairs de la pièce modern style. Madame est en robe de maison de batiste rosée ; près d’elle, est son poupon, très affairé à recueillir des miettes de pain sur la nappe. M. Rochet tient en main le couteau à l’aide duquel il allait trancher dans le rosbif qui saigne devant lui. Au spectacle de cette scène familiale, Mme Seyntis s’arrête, saisie, ses instincts de femme du monde réveillés ; et elle se sent accablée de l’incorrection de sa conduite.
— Monsieur Rochet, je vous fais toutes mes excuses d’avoir ainsi envahi votre salle à manger ! Je n’ai vraiment plus la tête à moi, après toute cette journée d’émotion.
— Je comprends, madame… Mais si vous voulez passer dans le salon, nous causerons mieux de ce qui vous amène.
Mme Seyntis voit le rosbif qui attend et, confuse derechef, elle dit hâtivement :
— Non, monsieur, je vous en prie, continuez votre dîner. Je voulais seulement vous demander votre avis sur la version et le devoir français d’André dont il n’est pas content.
L’évocation de ce fâcheux événement ranime tout l’émoi de Mme Seyntis, qui se désintéresse complètement du rosbif, de la petite Mme Rochet, laquelle en son for intérieur maudit cette visite impromptue, du bébé qui prend une mine très fâchée parce que sa mère l’empêche de culbuter un verre. M. Rochet, lui-même, soupire d’être poursuivi par les examens jusqu’en son home. Mais le moyen de ne pas accueillir bien la mère d’un élève aussi fructueux qu’André Seyntis ! Aussi il s’exécute bravement, abandonne couteau et rosbif, prend le brouillon de la version et commence à lire.
Anxieuse, Mme Seyntis le regarde. Il n’a pas l’air enthousiasmé, loin de là ! Le cœur battant, elle écoute les commentaires, plutôt décourageants, dont il ponctue les phrases. M. Rochet est un homme consciencieux. Ce qu’il juge mauvais, il le dit d’un ton doux et aimable, mais très net. Trompé par le calme apparent de sa visiteuse, il lui dévoile tous les méfaits littéraires commis par André, sans soupçonner que le cœur de la pauvre mère se gonfle de chagrin, quoiqu’elle fasse bonne contenance, disciplinée par l’éducation mondaine.
— Alors, monsieur Rochet, vous pensez qu’André ne sera pas reçu ?
— Madame, je le crains fort.
Il y a une seconde de silence ; Mme Seyntis lutte contre son émotion, contemplant, sans le voir, le rosbif de plus en plus froid. La jeune Mme Rochet devine son chagrin et la plaint ; mais, puisque le mal est fait, souhaite qu’elle s’en aille pour que le dîner s’achève… M. Rochet, lui, repris par l’engrenage, réfléchit aux sottises écrites par son élève. Quant au bébé, il lance triomphalement sa cuiller dans l’assiette de sa mère. Tous tressautent, et Mme Seyntis, rappelée à elle-même, se lève aussitôt, avec des mots d’excuses, dont sa pensée est absente.
Maintenant, elle a hâte d’être seule, tant elle sent ses paupières chargées de larmes qu’elle craint de ne pouvoir longtemps retenir. Et sa dignité lui interdit de se trahir. Elle remercie M. Rochet de sa consultation, serre machinalement la main de la jeune femme, caresse d’un geste distrait la tête ronde du bébé… Puis la porte retombée derrière elle, enfin ! elle se trouve seule dans l’escalier où luit la flamme crue d’un bec Auer. Par la fenêtre entr’ouverte sur la nuit, on entend des rires qui viennent de la cour et le heurt des assiettes que range une ménagère invisible.
Cette fois, les larmes jaillissent des yeux de Mme Seyntis et elle, — le decorum fait femme ! — elle s’assoit, au hasard, sur une marche et pleure, pleure, pleure… autant que si une irréparable catastrophe s’était abattue sur elle.
Pour la rappeler à elle-même, il faut, en bas, dans le vestibule, le bruit de la porte d’entrée qui se ferme. Quelqu’un monte.
Vite, elle se dresse, tamponne son mouchoir sur ses yeux, et se met en devoir de descendre. Un monsieur la croise, et, sous la lumière, voit la trace des larmes sur le visage altéré. Il salue avec respect, se disant que cette dame si affligée vient, sans doute, d’apprendre quelque douloureuse nouvelle, et il lui offre l’hommage de sa compassion silencieuse.
Elle ne le soupçonne guère et remonte en voiture, accablée par toutes les conséquences de cet examen manqué… Irritation de son mari qui fut jadis un brillant élève, ignorant des échecs… Mauvaise humeur d’André, contraint de travailler pendant les vacances. D’où, tiraillements, scènes, séjour d’Houlgate troublé, alors qu’elle souhaitait tant jouir du retour de son frère !… Ah ! qu’a-t-elle fait pour mériter une telle épreuve ?
Et son regard interroge le ciel sombre, toujours strié de lointains éclairs. Mais une averse a mis un peu de fraîcheur dans l’air. Un souffle tiède erre sur les feuilles. La nuit devient charmeuse. Des couples flânent paresseusement ; et, dans l’ombre, les mains se cherchent, les lèvres se rapprochent…
Sur le balcon, dressé haut vers le plein ciel, le jeune ménage Rochet veut jouir de la douceur du soir. Mais Monsieur reste assombri des fâcheuses révélations apportées par Mme Seyntis ; et sa petite femme est dépitée devoir que, par sa seule présence, elle ne le distrait pas de ses réflexions. Pour le ramener à de meilleurs sentiments, elle appuie la tête contre son épaule.
— Ah ! Paul, je t’en prie, ne t’inquiète plus de ce garçon et occupe-toi de moi qui ne t’ai pas vu de la journée !
Monsieur sourit et se penche très volontiers sur le visage levé vers le sien… Alors, bien vite, et sans peine, il oublie André, ses contre-sens, son piteux devoir français, et trouve exquis de murmurer de tendres et douces folies à la charmante jeune dame que la loi et l’Église lui ont donnée pour compagne.
Au bout d’un instant, certaine de sa victoire, c’est elle qui reprend d’un ton de confidence :
— Il est plutôt stupide, ton André, n’est-ce pas ?
— Mais non ! mais non ! fait-il, paternel. C’est un gentil petit cancre. C’est rare même qu’il me fasse un devoir aussi idiot que celui-ci ! Aussi, c’est… embêtant tout de même qu’il rate cet examen !
Gamine, elle répète drôlement :
— Embêtant pour lui ?
— Et pour moi !… Les parents sont des êtres bâtis de telle sorte qu’ils nous rendent invariablement responsables des insuccès de leur progéniture.
Madame mordille sa lèvre, et, d’un ton raisonnable, approuve :
— Ça, c’est vrai !… Enfin, tant pis, puisque nous n’y pouvons rien… Et penser que notre Jacques nous donnera peut-être, un jour, des émotions comme celles de la pauvre Mme Seyntis ! Il est vrai que, sûrement, ce sera un bûcheur comme son papa !
Et elle a un regard caressant vers son seigneur et maître. Ce regard glisse ensuite vers la chambre, riante en ses tentures de voiles de Gênes, où le poupon sommeille sous le tulle de ses rideaux, près du grand lit conjugal, préparé pour la nuit.
M. et Mme Rochet, rapprochés sur leur balcon, oublient, cette fois, tout à fait André et son bachot.
Cependant, Mme Seyntis, lamentable, roule vers sa somptueuse demeure… La voiture s’arrête. La mort dans l’âme, elle rentre dans le petit salon où Guillemette fait vaguement du filet, — c’est la mode, — gagnée par l’agitation d’André qui se meut, tel un écureuil dans une cage, l’air si bourru, que Mad n’ose plus lui faire part de sa tendre sympathie.
Tous trois ont la même interrogation :
— Eh bien ? mère.
— Ah ! mon pauvre enfant, tu avais raison : ta version est pleine de contre-sens, et ton devoir français est un des plus mauvais que tu aies faits !
Tableau ! André est furieux contre les examens, les professeurs, les travaux supplémentaires qu’il entrevoit… — pas contre lui-même. Mme Seyntis est très émue. Mad repleure. Guillemette pense que les garçons semblent avoir été créés pour jeter la perturbation dans les familles.
Ils sont pénibles, les jours qui suivent, en attendant que le jury ait définitivement décidé du sort d’André. M. Seyntis, retour d’Angleterre, a fulminé contre son héritier, justement responsable de la catastrophe. Sans grand espoir d’un miracle, Mme Seyntis a pieusement redoublé ses invocations aux saints, protecteurs des examens. André est allé déjeuner avec les vicaires de sa paroisse ; et il a été gratifié de si paternels encouragements qu’il est tout prêt à croire que, par pure malice, M. Rochet lui a découvert des contre-sens. M. le curé lui-même, — à qui depuis sa tendre enfance sa mère l’envoie déverser les secrets de sa jeune conscience, — n’a pas semblé, du tout, considérer la partie comme perdue.
Tout de même, il voudrait bien avoir la certitude que la bonne chance l’a favorisé, si peu qu’il l’ait aidée. Or, cette douce espérance, un entretien avec M. Rochet la lui enlève et son dernier mot, alors qu’il part chercher son arrêt, est celui-ci :
— Vous savez, maman, ne vous attendez à rien de bon ! Je suis fichu !
Mme Seyntis en a terriblement peur. Aussi, c’est avec une vraie fièvre que, ce matin-là, elle donne ses ordres et remplit, avec son habituelle conscience, ses devoirs quotidiens de maîtresse de maison. A toute minute, ses yeux vont à la pendule… André arrive… Il va savoir… Et elle aussi saura… Maintenant, il est inutile d’invoquer les puissances célestes !
Une sonnerie au téléphone. Sûrement, c’est la nouvelle ! Elle est toute blanche et sent, en tout son être, que les examens sont un supplice pour les mères. Elle se répète, dans une crainte nerveuse de la déception :
— Il est refusé ! Certainement, il est refusé !
Et elle reste immobile devant son téléphone, ayant une peur lâche, aussi bien d’entendre que d’interroger…
Pourtant, à quoi bon hésiter davantage ? Il faut bien accepter les épreuves, les supporter…
— Allo !… Allo !…
Quelqu’un parle dans le téléphone. Instinctivement, elle écoute. Mais elle est si troublée que les mots lui arrivent vides de sens, en un bruit confus. Elle demande :
— Parlez plus nettement ! Je ne comprends pas !
— Reçu ! Il est reçu ! articule la voix de M. Seyntis.
Une bouffée de joie monte, étourdissante, au cerveau de Mme Seyntis.
Elle répète, n’osant croire qu’elle ne se trompe pas :
— Il est reçu ?… Vous dites qu’il est reçu ?
— Oui, reçu ! fait encore la voix lointaine de M. Seyntis. Je ne sais par quel miracle. Mais l’évidence est là !… Notre gamin passe en ce moment l’oral. Je retourne l’entendre. J’espère que la chance sera pour lui jusqu’au bout !
Mme Seyntis ne demande pas autre chose. Ah ! oui, André reçu avec les devoirs dont il est coupable, c’est un miracle ! Elle en est si convaincue qu’elle n’a plus une seconde d’inquiétude sur le résultat définitif. Ses ferventes prières ont été exaucées ; et comme le lui avait prédit Guillemette, il lui a porté bonheur d’avoir rendu service à Mademoiselle.
Ah ! la joyeuse matinée, après ces trois jours d’angoisse. Mme Seyntis se sent la légèreté d’un papillon ; et son âme pieuse se répand en actions de grâces. Vite, elle fait prévenir M. le curé.
A midi, André arrive en coup de vent :
— Je suis reçu ! reçu !… J’ai dit des inepties en allemand et dans le cours du Rhône !… Mais ça n’a rien fait !
Il exulte et, dans la sincérité de son âme, trouve sa réussite toute naturelle. Comme lui pense Mad qui témoigne son allégresse par une danse de sauvage.
— Mère, je suis un peu en retard. J’ai voulu annoncer à M. le curé le bon résultat qu’il m’avait prédit.
— Tu as bien fait… Je lui avais déjà envoyé un mot…
Nouveau coup de timbre. C’est M. Seyntis. Lui aussi est satisfait, quoique fort surpris de cette conclusion inespérée ; et, tout en posant sur la table son chapeau et ses journaux, il explique gaiement à sa femme :
— Quelle diable d’idée avait eue Rochet de nous tourmenter ainsi ? M. le curé avait été un plus aimable prophète, j’ai passé chez lui pour le lui faire savoir…
Décidément, M. le curé n’ignorera pas qu’André Seyntis a été reçu à son bachot par un heureux coup du sort dont le pourquoi demeurera un mystère.
Sous la nacre du ciel, les vagues poudrées de lumière ont des courbes molles d’où jaillissent des aigrettes d’argent. Une senteur de mer et de fleur monte des eaux qui ondulent sur le sable, de la floraison des massifs, épandus sur les terrasses, dans les jardins brûlants, ivres encore du soleil d’août qui s’abaisse lentement vers l’horizon clair. Devant les fenêtres de sa sœur, André clame :
— Guillemette, es-tu prête ? Maman dit qu’il va être l’heure de partir pour la gare, si nous ne voulons pas manquer l’oncle.
— Je viens, je viens ! annonce Guillemette qui, sans nulle hâte, achève de se mettre en tenue de sortie.
Par amour de l’art, — est-ce pour cela vraiment ? — elle a fait de son mieux à cette fin d’offrir à son oncle, dès l’arrivée, un agréable spécimen de jeune Parisienne. A-t-elle réussi ? Pour s’en assurer, malgré les appels sonores d’André, elle demeure encore une seconde, debout devant la psyché qui occupe un des angles de la chambre, sous la pleine clarté tombant de la fenêtre. Elle tire, puis relève quelques petites mèches folles de cheveux, sous sa grande capeline de paille, arrange dans sa ceinture, où se fanent des roses, les plis de la blouse de mousseline, inspecte la peau immaculée de ses souliers de daim blanc… Tout cela n’est pas mal, pas mal du tout !…
Encore un appel. Cette fois, c’est Mme Seyntis qui, à son tour, jette un « Guillemette ! » presque impatient.
— Me voici, maman. J’accours !
Guillemette saisit au vol ses gants, son ombrelle, et comme un tourbillon blanc, apparaît sur le perron, histoire de ne pas faire attendre sa mère, en fillette bien élevée, car elle sait que l’heure du train n’est pas encore toute proche.
En effet, comme d’ordinaire, Mme Seyntis, aiguillonnée par la crainte d’être en retard, est de beaucoup en avance. La gare est encore à peu près sevrée de voyageurs. André en profite pour observer, à son aise, les manœuvres des employés et se campe mal à propos sur leur chemin, quand ils évoluent avec des marchandises à charger. Mad le suit comme toujours. Guillemette, frottant l’asphalte du bout de son ombrelle, se demande, curieuse, si elle va retrouver le sérieux oncle René d’autrefois… Et Mme Seyntis songe à s’asseoir, car son émotion lui donne une soudaine lassitude.
Un voyageur a encombré le banc de ses paquets et a l’air très mécontent que Mme Seyntis manifeste l’intention d’y prendre place. Elle, d’ordinaire, est la mansuétude même ; mais l’arrivée de son frère lui donne des nerfs très vibrants. Comme ce voyageur n’a pas l’air de se douter qu’il devrait écarter son chargement, elle repousse les paquets sans plus de cérémonie.
L’homme tressaute.
— Mais, madame, prenez garde ! Ce sont des marchandises qui payent…
Mme Seyntis regarde de haut en bas cet inconnu qui se permet de lui parler ; et elle réplique vertement, — le sans-gêne lui est odieux :
— Les bancs sont pour les voyageurs, non pour les marchandises !
Et elle s’assied à la place qu’elle s’est faite. Elle est un peu rouge, parce qu’elle déteste se voir en évidence et vient de remarquer que des voyageurs ont entendu le colloque et sourient. D’elle ? de ce malotru ? Pendant une seconde, Mme Seyntis est si contrariée de l’incident qu’elle en oublie son cher voyageur.
Mais André revient affairé.
— Le train est signalé. Vous entendez ? maman.
Mme Seyntis n’entend rien du tout. Mais cependant elle se lève comme si la locomotive entrait en gare. Guillemette vient près d’elle. D’un geste machinal, elle relève de petits cheveux sur sa nuque.
Un sifflement aigu, un panache de fumée, un bruit sourd qui grandit et le train arrive en grondant. Des portières s’ouvrent ; Mme Seyntis est toute pâle et mordille sa lèvre qui tremble.
— René ! Ah ! voici René !
Et oublieuse de sa réserve coutumière, elle court vers le voyageur qui saute de wagon, et l’embrasse avec effusion, sans souci des regards.
Discrètement, Guillemette, Mad, André sont restés un peu en arrière ; mais tous trois contemplent leur oncle avec un juvénile intérêt.
II est grand, brun, a des yeux très noirs, un teint brûlé qu’accentue l’éclair d’ivoire de très belles dents et la blancheur immaculée du col qui enserre le cou ; une tenue de clubman élégant et correct, — aucune recherche de chic, — avec ce quelque chose qui trahit l’officier en civil.
C’est à peu près ainsi que Guillemette se le rappelait. Pourtant, elle ne le voyait pas si bronzé et elle lui croyait l’air plus froid, plus sévère. Il est vrai qu’en ce moment, il sourit en tenant les deux mains de Mme Seyntis, dont les joues, maintenant empourprées, sont humides.
Elle est tellement toute à la joie de ce retour, qu’elle en accepte sans contrariété l’annonce que son mari, retenu pour affaires, ne pourra arriver que le lendemain. Elle répète, comme le cri même de son cœur :
— René ! mon René !… Quel bonheur de te retrouver !… Mais j’oublie de te présenter tes neveu et nièces !… pense-t-elle soudain.
— Laisse-moi les reconnaître ! Marie… Ce grand garçon, c’est André… Et celle-ci, ce doit être la jeune Mad… Et… est-ce que vraiment cette belle demoiselle est ma nièce Guillemette ?… Ah ! le temps !… le temps !… Il y a décidément bien des années que je suis parti… Je peux embrasser ? Marie.
— Mais bien entendu ! Quelle question !
— Vous permettez aussi ? Guillemette. En l’honneur de mon arrivée.
Elle lui tend ses joues fleurant l’œillet et la jeunesse ; et elle éprouve une bizarre impression de surprise, à sentir sur son visage l’attouchement de ces lèvres masculines, le frôlement de la moustache qui garde un parfum vague de bon cigare.
C’est qu’aussi l’oncle René ne la tutoyant plus, la traitant en grande personne, lui paraît un étranger, un oncle tout neuf dont elle ne sait rien, si ce n’est qu’il a l’air de la trouver gentille à voir. Cela ne lui est pas désagréable du tout ; et avec une bonne grâce parfaite, elle accepte le regard attentif, étonné, pénétrant des yeux noirs, qui semble vouloir aller jusqu’au fond de l’âme.
— Laissez-moi vous contempler un peu, Guillemette. Je ne sais pourquoi, je n’avais pas pensé que je vous retrouverais une jeune fille. Quel âge avez-vous donc ?
Elle a un rire léger, amusée de la question qui lui rappelle le temps où elle était une petite fille très indisciplinée, souvent morigénée par l’oncle si sage.
— J’ai pris des années, mon oncle. J’ai passé les âges qui s’avouent en dehors de la famille. Mes dix-huit ans sont venus en janvier dernier.
— Mes compliments, ma nièce. Vous êtes décidément entrée dans le clan des personnes sérieuses.
— Hum ! hum ! fait, avec un peu de malice, Mme Seyntis chez qui l’arrivée de son frère semble ranimer la gaîté de sa jeunesse.
— Maman, maman, ne soyez pas taquine et reconnaissez que vous pourriez avoir une fille beaucoup plus détestable ! Je m’applique à être si gentille !
— Ah ! tant mieux, ma nièce, car j’espère que votre gentillesse voudra bien se faire sentir jusqu’à moi !
— Bien sûr, si vous le méritez, oncle René. Ma bonté s’étend à toute la nature, comme on dit en poésie.
Elle lui glisse cela, d’un accent qui est un délicieux amalgame de coquetterie et de candeur. De nouveau, les yeux noirs arrêtent un regard de curiosité sur elle qui ressemble si peu à la jeune fille que fut sa mère autrefois. Quel monde, à lui inconnu, semble enfermer cette jolie forme souple !
Le train s’ébranle de nouveau vers Cabourg. Et Mme Seyntis, alors arrachée à sa joie, s’avise qu’il serait préférable de regagner les Passiflores. C’est, aussitôt, le prosaïque souci des bagages à reconnaître. Les porteurs se précipitent ; le chef de gare lui-même s’empresse, Mme Seyntis étant un personnage à Houlgate ; et l’oncle René donne ses ordres avec le parler net et bref des hommes habitués au commandement.
— Mon oncle, vous revenez en voiture, n’est-ce pas ? insinue Mad, qui trouve son oncle très bien et a envie de lui dire quelque chose d’aimable pour qu’il s’occupe d’elle.
— Ma nièce, je crois que j’aurai la force de marcher !
— Ah ! marmotte la petite, désappointée. Mais c’est que maman, elle, déteste la marche.
— Eh bien, nous monterons tous en voiture avec « maman ». Marie, je suis à toi, j’en ai fini avec les bagages.
Devant la gare, stationne la Victoria dont les chevaux battent la poussière.
— Guillemette, mets-toi près de moi, dit Mme Seyntis ; Mad se glissera entre nous, et nous laisserons le siège de devant pour nos deux garçons.
Le second garçon, c’est l’oncle René. Cela amuse Guillemette d’entendre Mme Seyntis traiter avec tant de désinvolture ce frère qui la dépasse de toute la tête et dont le visage, quand il ne sourit pas, est plutôt sévère. Ah ! l’oncle René n’a pas l’air d’un jeune homme flirt ; rien d’un frivole danseur de cotillon !
Guillemette le considère assis devant elle tandis qu’il cause gaiement avec sa mère. Est-ce lui qui a rajeuni ou elle qui a vieilli ? mais bien moins qu’autrefois, il lui paraît un monsieur d’âge, quelque chose comme un jeune père…
Et sa pensée audacieuse de petite Ève se demande ce qu’il y a derrière ce masque sérieux, calme, mais un brin austère… Un masque énergique, aux lignes très nettes, coupé par la barre des sourcils, droits comme doit l’être la volonté du capitaine Carrère. Mais les yeux qui regardent sous ces sourcils impérieux ont quelque chose de très bon… Et comme la voix brève a parfois des inflexions tendres pour s’adresser à Mme Seyntis !…
Peut-être il parlait ainsi à Nicole. Pourtant, il n’a pu la charmer, faire qu’elle ne redoutât pas ce qu’elle appelait, plutôt moqueuse, la « sagesse » de René Carrère… Dans le souvenir de Guillemette, jaillit la vision de la jeune femme, en ce jour d’été où, devant les étoffes soyeuses, quelques mots, dits par hasard, ont, tout à coup, évoqué un passé enseveli comme le sont les morts. Sous sa capeline enguirlandée de roses, Nicole avait des yeux songeurs, tristes même, tandis qu’elle parlait en souriant, avec des lèvres qui semblaient frémissantes, de ces choses finies. Bien finies ?… Dans quelques semaines, à Houlgate, lui et elle vont se revoir, vivre l’un près de l’autre.
Guillemette est si intéressée par ce problème sentimental, qu’elle est saisie de s’entendre tout à coup interpellée :
— Guillemette, ma nièce, est-ce que vous êtes toujours silencieuse ainsi ?
Avec malice, elle jette, l’air sage :
— Comme toutes les personnes raisonnables, mon oncle, j’ai mes heures de méditation.
— Ah ! très bien !… très bien !… Marie, tu avais honteusement calomnié cette jeune fille en la traitant de gamine ! Et peut-on vous demander l’objet de votre méditation, ma chère nièce ?
Elle devint toute rouge comme si les yeux de l’oncle René allaient lire en elle, et le sourire où il y a de l’enfant et de la femme retrousse ses lèvres :
— Je compare l’oncle René d’autrefois avec celui d’aujourd’hui !
— Il y a changement sensible ?… Vous me trouvez bien vieux, avouez, Guillemette. Je vous fais, plus que jamais, l’effet d’un oncle ?
Elle secoue la tête.
— Non, au contraire… J’avais gardé le souvenir d’un oncle René très grave, un peu… croquemitaine… Mais vous avez l’air beaucoup plus… plus à ma portée…
— Ah ! tant mieux ! Car j’ai grande envie que vous me trouviez un oncle charmant, déclara-t-il joyeusement, tandis que Mme Seyntis s’exclame :
— Voyons, Guillemette, ne commence pas à dire des sottises !
Elle est un peu déroutée par la transformation que le temps semble avoir opérée dans les rapports de son frère et de Guillemette. Elle, aussi, au premier moment, a été surprise qu’il ne la tutoyât plus. Pourtant, elle ne lui a pas rappelé ses habitudes d’antan. Les années qui viennent de s’écouler ont creusé un invisible sillon et tracé des distances.
— Et vous ne me gronderez plus, mon oncle ?
— Oh ! je ne me le permettrais pas…
— Hum, hum ! Vous êtes très sage et moi, je ne le suis guère !
— Guillemette, soyez bonne, ne vous moquez pas de moi !… et donnez-moi seulement la permission de vous gâter !
— Oh ! je ne demande pas mieux ! J’adore qu’on me gâte !
Elle a parlé avec tant de conviction que tous se mettent à rire. Mad pense qu’elle aussi aime à être gâtée. Mais elle n’ose pas le dire !
La voiture roule dans les avenues claires que bordent des villas aux terrasses fleuries de géraniums roses. Des femmes, en robe blanche, passent sous le dôme feuillu des arbres. Des attelages filent, d’une impeccable élégance. Un honnête tramway, antique et modeste, corne éperdument pour annoncer qu’il va s’ébranler vers Cabourg. Les nourrices font jouer les tout petits sur la place ombreuse d’où partent les avenues plantées de vieux arbres et le large chemin qui descend vers la plage.
— Ah ! mon petit Houlgate n’a pas changé depuis quatre ans ! Comme je le retrouve pareil à lui-même !… fait l’oncle René de cet accent qui assouplit étrangement sa voix… Si pareil que, n’étaient ces jeunes visages, je pourrais croire que j’ai rêvé mon séjour en Afrique. Ah ! la mer, la mer française !
L’oncle René regarde avec une sorte d’avidité les eaux qui miroitent somptueusement, telle une immense nappe étincelante, hérissée, près du rivage, par les sombres silhouettes de roches basses, noires de varechs.
Mais la voiture tourne brusquement et s’engage sous la haute porte couronnée de clématites, derrière laquelle s’allonge le parc, avec la perspective charmante des massifs en fleurs, des allées poudrées de sable sous la dentelle des branches.
Derrière les fenêtres ouvertes, les rideaux se soulèvent, à la brise du crépuscule. Au pied du perron, sous les arbres, les sièges groupés ont un air d’intimité.
— René, te voilà chez toi ! dit affectueusement Mme Seyntis. Les Passiflores te souhaitent la bienvenue !
Il lui sourit ; et il y a une sorte de ferveur joyeuse dans son accent quand il répond :
— Que c’est bon, le home, comme disent nos voisins… Surtout après un exil de plus de quatre années !
Guillemette serait peut-être un peu embarrassée d’expliquer par quelle suite de sentiments complexes, pendant le dîner qui est d’une animation inaccoutumée, elle trouve agaçant de voir l’oncle René répondre généreusement aux questions d’André sur Madagascar ; questions qui en amènent d’autres de Mme Seyntis, de sorte que l’oncle René semble transformé en conférencier. Quand il cause ainsi, elle le retrouve tel qu’autrefois, alors qu’il ne parlait jamais que de choses sérieuses, au temps où il a effrayé Nicole de sa haute raison. Mademoiselle aussi se mêle discrètement à la conversation parce qu’il y est question de géographie.
Dieu ! qu’ils disent donc tous des paroles instructives ! Guillemette se croit revenue au temps où elle subissait de doctes cours.
Mais si elle est peu charmée de trouver son oncle à ce point prolixe de renseignements sur Madagascar, elle ne peut s’empêcher de s’intéresser à certains détails pittoresques qui colorent ses explications, au sentiment profond qu’elle devine en lui pour les choses de sa carrière. Ah ! il est un soldat convaincu !
Cependant, si occupé soit-il par l’obligation de répondre aux questions qui pleuvent dru sur lui, il s’aperçoit assez vite que Guillemette écoute silencieuse, ouvrant de larges prunelles où se jouent les reflets de sa pensée.
Et il demande :
— Ce sont mes sempiternels récits qui vous rendent muette ainsi ? Guillemette.
— Mon oncle, je m’instruis…
— Que vous êtes donc sage ! ma nièce.
— Suffisamment à votre gré ? oncle René. Car j’imagine que vous ne devez apprécier que les jeunes personnes dont les qualités sérieuses sont à toute épreuve… Ah ! quelle tante parfaite vous me donnerez sûrement !
— Une tante ? répète-t-il, saisi. Puis il se met à rire :
— Ah ! vous ne perdez pas de temps, petite Guillemette. A peine suis-je débarqué que vous me mettez en ménage…
— C’est pour votre bonheur, mon oncle.
— Espérons-le, ma nièce.
Il dit cela si gaiement que Guillemette est tout à coup pénétrée de la certitude qu’il est consolé d’avoir perdu Nicole. Et, en fin de compte, sans savoir pourquoi, elle préfère qu’il en soit ainsi. Elle s’amuse de le voir assez effrayé par la promesse de Mme Seyntis de faire prochainement défiler devant lui les plus charmantes filles qu’elle ait pu trouver, en ses relations, capables de lui apporter le bonheur conjugal.
Aussi, en se levant de table, entend-il sa jeune nièce lui glisser d’un ton encourageant :
— Soyez tranquille, oncle René, le premier flot des invités n’arrive que la semaine prochaine. Vous avez encore huit grands jours de pleine liberté !
Le dîner est fini. Les portes-fenêtres du salon sont large ouvertes sur la terrasse, blanche de clair de lune, où les arbres détachent des ombres mouvantes. Un souffle tiède fait, par instants, trembler la flamme des lampes et apporte du jardin un arome de fleurs…
Guillemette s’approche de la fenêtre, laissant Mademoiselle s’installer paisiblement avec son ouvrage. Mme Seyntis est appelée au dehors par un ordre à donner.
— Guillemette, vous n’avez pas froid ?… Vous avez un corsage si léger !
C’est l’oncle René qui l’a suivie. Elle tourne la tête vers lui, dont la haute taille se découpe sur la lumière de la lampe. La tenue du soir lui va bien…
— Il ne fait pas froid, mon oncle. C’est exquis, une soirée comme celle-ci !
— Oh ! oui exquis ! répète-t-il avec cette sorte d’allégresse contenue qu’elle a déjà surprise dans son accent. Je ne soupçonnais pas à quel point il me semblerait bon de retrouver ma maison familiale et ceux qu’elle abrite !
Il la regarde avec un plaisir si évident, que le démon de la coquetterie frétille incontinent en sa jeune cervelle, y allumant un naïf désir de conquête, — revanche des admonestations de l’oncle, jadis.
Elle est perchée sur le bras d’un divan ; la pointe effilée de son soulier bat le tapis, et sa main tourmente un coussin. La clarté des lampes caresse le visage spirituellement mobile, l’ardente étoile des yeux, les lèvres qui ont une délicieuse expression de gaminerie câline pour interroger :
— Ce n’est pas seulement maman, dites, oncle René, que vous êtes content de revoir !… C’est un peu nous aussi, les enfants.
— Vous en doutez ? Guillemette.
— Je me souviens, mon oncle, qu’autrefois, vous me trouviez une créature insupportable !
Il a un geste de protestation.
— Oh ! mais si, mon oncle… Certainement je me suis assagie ; mais il est positif que je vous agacerai encore plus d’une fois, que vous aurez la forte tentation de me gronder… Après tout, tant pis ! Nous en serons quittes pour nous réconcilier ; ne pensez-vous pas ?
— Je le pense ! Mais j’espère bien, quoi que vous en disiez, que nous n’aurons pas à nous réconcilier !… C’est étonnant, toutefois, comme vous ressemblez peu à votre mère !
— Sûrement, à mon âge, maman valait mieux que moi, reconnaît Guillemette avec conviction. Je voudrais être à sa hauteur, mais c’est impossible ! Les éléments font défaut. Maman est comme vous, mon oncle, taillée dans de l’étoffe de sagesse !
René rit gaiement :
— Guillemette, je crains que vous ne vous illusionniez, quant à la valeur de mon étoffe qui doit être bien tramée, comme on dit, je crois.
— Parfaitement, mon oncle. Tant mieux si vous n’êtes pas si sage que je le craignais. Une chose certaine, c’est que vous ne me faites plus, autant qu’il y a quatre ans, l’effet d’un monsieur respectable !
— Ah ! tant mieux ! s’écrie René un peu réconforté, car il éprouvait un vague agacement à se voir juché sur un piédestal de vertu et d’austérité par cette malicieuse fillette.
— Guillemette, à mon tour, je vous adresse une demande. Ne me traitez pas en vieux monsieur, mais en camarade !
— Oh ! pour cela, mon oncle, ce serait trop irrévérencieux. Mettons, si vous voulez, en ami !
— C’est cela, nous serons amis… Mais des amis doivent bien se connaître et, pour moi, qui viens de si loin, vous êtes le mystère. Ne prenez pas mes paroles pour un mauvais compliment, mais pour un simple désir de me renseigner… Guillemette, je m’imagine que vous êtes terriblement coquette !
Elle rit et son jeune visage a une indéfinissable expression :
— Mon oncle, on fait ce qu’on peut !
Il se demande ce qu’elle veut dire et en éprouve de nouveau une secrète impatience. Se moque-t-elle de lui ? Il répète :
— On fait ce qu’on peut pour ?…
— Pour… pour être en gré, auprès de tout le monde… Voilà !
Il va la questionner encore avec une sourde irritation de ne savoir pas mieux débrouiller la pensée intime de cette petite fille. Mais Mme Seyntis qui rentre dans le salon l’appelle.
— René, viens-tu un peu sur la terrasse ? Il fait très doux ce soir…
Et il obéit, trouvant tout de suite un singulier bien-être à la pensée qu’avec sa sœur, il va être en parfaite communauté d’esprit. Elle a une âme limpide dans laquelle il est aisé de lire…
Sous la lampe, Mademoiselle continue à faire mouvoir les aiguilles de son tricot, d’un doigt machinal, car sa pensée est à Paris, enfuie vers le modeste logis, d’où l’impitoyable raison a seule pu l’isoler. Dans cette famille étrangère, elle se sent isolée, si bienveillant soit-on pour elle, et, le soir surtout, la nostalgie de son home s’abat sur elle, très douloureuse.
Sur la terrasse, André et Mad se font part de leurs impressions au sujet de l’oncle, qu’André déclare un « chic type », noir comme une bouteille d’encre ! ajoute-t-il sans respect ; ce qui éveille les protestations indignées de Mad.
Guillemette laisse de côté les uns et les autres et va s’asseoir à l’écart dans un vaste rocking-chair où sa svelte personne semble disparaître toute, et, contemplant dans le velours sombre du ciel l’éclair des étoiles filantes, elle songe vaguement à toute sorte de choses imprécises qui lui font l’âme joyeuse.
Dans la déchirure des nuages lourds de pluie, vient de jaillir un frêle rayon de soleil. Guillemette pense que le jardin doit sentir bon la verdure mouillée et elle insinue, d’une voix engageante :
— Voici qu’il fait beau. Nous pourrions peut-être nous aventurer dehors…
Un orage a éclaté dans la nuit et le jour dominical est lamentable, troublé par des averses rageuses et des bourrasques qui soulèvent la mer en grosses vagues dont l’écume est poudrée de sable.
Guillemette serait seule au logis qu’elle ne reculerait ni devant les averses ni les bourrasques pour s’en aller trotter dehors. Mais juste, ce dimanche, Mme Seyntis a invité à venir déjeuner aux Passiflores des châtelains du voisinage avec qui elle entretient des relations de politesse. Ils sont considérablement riches, honnêtement provinciaux, ne quittent leurs vastes domaines que pour trois mois de séjour à Caen, dans un vieil hôtel dont les antiquaires du cru célèbrent les trésors. Tout récemment, M. le curé d’Houlgate a fait un tel éloge de l’aînée des jeunes filles que, songeant à son frère, Mme Seyntis a réfléchi qu’il était peut-être sage de lui faire rencontrer Louise de Mussy ; et cela, avant que le brouhaha des réceptions estivales ait commencé aux Passiflores. Car ce paraît être une jeune fille qui ferait pour lui une femme parfaite : « Vingt-deux ans, d’une instruction « considérable », a dit M. le curé, pieuse, bonne ménagère, de physique agréable… »
Mais comme Mme Seyntis a constaté que René envisage sans enthousiasme la question mariage, elle s’est bien gardée de lui faire part de ses rêves matrimoniaux au sujet de Louise de Mussy et s’est bornée à souhaiter qu’un beau temps permette les promenades dans le parc, favorables aux conversations.
Hélas ! la nature est demeurée sourde aux désirs de Mme Seyntis ; et celle-ci est d’autant plus navrée des cataractes versées par le ciel, qu’elle sait son mari agacé de devoir subir une invasion sans agrément pour lui et Guillemette sourdement de méchante humeur, devant la nécessité de se répandre en amabilités pour des indifférents dont elle ne sait pas apprécier les mérites.
C’est sous une pluie diluvienne que l’équipage des de Mussy a fait son apparition ; et Mme Seyntis, si hospitalière fût-elle, n’a pu s’aventurer pour les accueillir, sur le perron ruisselant. Aussi s’est-elle répandue en exclamations désolées, l’air aussi contrite que si elle était responsable de l’état du ciel, et Mme de Mussy s’est empressée de lui répondre par des protestations de plaisir. C’est une forte personne, très bonne, toujours souriante et affairée, d’une loquacité monotone, intarissable, richement alimentée par tous les riens qui occupent sa cervelle.
Son mari est un type parfait de gentilhomme campagnard, robuste, d’une belle allure à la François Ier, haut en couleur, que son seul aspect révèle bon mangeur, solide buveur et joyeux compagnon de chasse.
Les deux jeunes filles sont la correction personnifiée, quant à la tenue et à la toilette, — habillées en Parisiennes sans chic. L’aînée est jolie, avec des traits froidement réguliers, un regard très intelligent de créature qui sait bien ce qu’elle veut et arrive toujours à le faire. Sa sœur est timide et quelconque. Elle lève des yeux de brebis effarouchée sur M. Seyntis, en réponse à ses paroles courtoises de bienvenue, et ensuite sur René Carrère qui lui a été présenté comme à sa sœur.
Celle-ci a beaucoup plus d’assurance ; et à peine assise à table auprès de René, — par les soins diplomatiques de Mme Seyntis, — elle s’est prêtée avec une évidente bonne grâce à la conversation qu’il a entamée avec elle… Par politesse, a décrété, en son for intérieur, Guillemette qui, placée à l’autre extrémité de la table, ne peut entendre leurs paroles.
Est-ce seulement par politesse qu’il poursuit une conversation qu’elle ne laisse pas tomber ? Ses yeux ont une expression attentive et un peu étonnée ; comme s’il ne s’attendait pas aux paroles qu’elle lui dit. Que peut-elle bien lui raconter ? Elle parle, très sobre de gestes. Quand elle sourit, la régularité de ses traits s’éclaire agréablement et Guillemette, qui l’observe, songe que si elle était mieux coiffée, l’ombre des cheveux adoucissant le large dessin du front, s’il y avait un peu plus de grâce capricieuse dans sa toilette, moins de raideur dans la taille, Louise de Mussy ferait, en somme, une jolie femme.
Est-ce que l’oncle René devinerait cela, malgré l’austérité de ses goûts ?
Guillemette est agacée d’être étrangère à leur conversation. Tout à coup, son oreille arrête au passage les mots « patronage… moralisation du peuple, écoles ménagères… »
Ah ! les voilà bien, les vrais sujets qui peuvent captiver l’oncle René !… Lui qui aime les jeunes filles sérieuses et a en abomination les poupées de salon, comme il dit ; les créatures futiles vivant avec le misérable désir d’être heureuses ; sans but idéal dans toutes leurs actions, qui se passionnent pour les êtres et les choses, sont tristes ou gaies sans que les gens pondérés puissent s’expliquer pourquoi…
Depuis huit jours, Guillemette a entendu causer sa mère et son oncle ! Elle est édifiée sur les idées de René quant aux mérites qu’il souhaite trouver dans sa future épouse. Sûrement, celle-ci devra être de ces femmes admirables qui veillent sur les comptes de la cuisinière et le linge du blanchisseur, font des confitures, savent raccommoder les bas, conduisent leurs enfants au cours, après les avoir fait travailler, etc., etc…
Tous ces mérites, pourtant ! Nicole ne les possédait guère ; et cela n’a pas empêché qu’il ne fût follement amoureux d’elle !… Il est vrai que l’expérience a pu l’éclairer.
Une soudaine mélancolie s’abat sur Guillemette qui se sent une créature très inférieure et s’abîme sous le poids de son humilité. De nouveau, elle considère la pluie qui cingle les vitres et écoute, la pensée vague, les propos qui s’échangent autour d’elle. M. de Mussy parle propriétés, chasses, élevage, avec son père résigné ; sa mère, dont les yeux glissent assez souvent vers René et Louise de Mussy, entretient Mme de Mussy de la désolante crise religieuse où la France se trouve jetée, et toutes deux gémissent que le pays va à sa perte, le clergé à la misère, les fidèles à l’échafaud, car un nouveau 93 est fatal.
Guillemette s’ennuie horriblement ! Tant de fois déjà, elle a entendu à la table de sa mère les mêmes lamentations !… Elle voudrait que le déjeuner fût fini, que tous les de Mussy fussent « remballés » vers leur château et qu’elle-même ait recouvré sa précieuse liberté. Elle est fâchée après l’oncle René — son ami ! — qui ne lui envoie pas le moindre coup d’œil de compassion. Elle envie Mad et André qui jabotent à voix basse et Mademoiselle, qui a le droit de rester silencieuse, alors qu’elle-même doit se débattre avec le mutisme effaré de Clotilde de Mussy.
Ah ! enfin, le déjeuner est achevé… Et la pluie ne tombe plus…
C’est alors qu’elle hasarde, en un cri du cœur, après qu’elle a fini d’offrir le café :
— Si nous allions un peu dans le jardin ?
Mais Louise de Mussy accueille plus que froidement la proposition.
— Oh ! il fera bien humide, après une si longue averse !
C’est, en effet, probable ! Guillemette n’ose protester et coule un regard désolé vers la pendule. Il n’est encore que deux heures. Ah ! elle a le temps de causer avec les jeunes de Mussy !… A l’autre bout du salon, elle aperçoit l’oncle René qui a surpris son mouvement et la considère avec un peu de malice. Volontiers, elle le battrait de se moquer de sa détresse !
Mais il ne paraît pas soupçonner son courroux et passe dans le billard avec son beau-frère et M. de Mussy. On entend le heurt des billes. A travers la glace sans tain, on voit évoluer les trois hommes dans la fumée de leurs cigares.
Eux ne s’ennuient pas et Guillemette les envie à leur tour. Que va-t-elle faire pour distraire les jeunes filles, n’ayant pas la ressource d’un tennis ou d’un croquet et les éléments d’une conversation intéressante ne se présentant pas… Car Louise de Mussy ne la juge pas à sa hauteur, elle, pauvre créature qui ne donne son temps ni aux écoles ménagères, ni aux patronages, sociétés de secours aux blessés, etc…
Comme elle surprend un regard de Louise de Mussy vers le billard, elle demande avec une imperceptible raillerie :
— Voulez-vous aller retrouver ces messieurs ?
Louise de Mussy ne se laisse jamais troubler :
— Nous les dérangerions sans doute. Mais, de notre côté, nous pourrions peut-être jouer à quelque chose ; aux dominos, par exemple.
Guillemette la contemple avec stupeur.
— Aux dominos ?… Vous jouez aux dominos ?
— Mais oui, très souvent… presque tous les soirs !
— Pour… pour amuser votre famille ?
— Et nous amuser nous-mêmes !… Cela a l’air de vous surprendre ?
— Oui ; je n’avais jamais pensé que des personnes de votre âge usaient des dominos… Je croyais que c’était pour les petits enfants, les vieilles personnes et…
Elle s’arrête court ; elle allait dire étourdiment : « Et les concierges ! » Elle achève, polie :
— Mais nous pouvons faire une partie en attendant que le jardin soit plus sec !
Complaisamment, Mademoiselle s’est mise à la recherche d’un jeu ; puis elle est réquisitionnée ainsi que Mad et André. Elle a certaines lueurs sur la façon de bien jouer et ébauche quelques modestes combinaisons. André a des prétentions à un jeu savant. Mais Guillemette et Mad placent au petit bonheur leurs dominos et excitent ainsi la réprobation de Louise de Mussy et même de sa timide sœur. Toutes deux ont des airs convaincus, réfléchissent, calculent… Guillemette, qui n’est pas patiente et a les chiffres en abomination, trépigne sur place et regarde, comme la terre promise, le jardin où, cette fois, le soleil resplendit sur les feuilles luisantes d’eau…
Derrière elle, une voix s’élève :
— Il me semble qu’il fait beau maintenant ! Nous pourrions peut-être faire une petite promenade ?
C’est l’oncle René. Il a fini de jouer au billard et a pris en pitié Guillemette dont il a vu la mine, alors qu’elle poussait, au hasard, les dominos. Elle lui répond par un regard reconnaissant :
— C’est vrai, le temps est remis ! Mère, ne pourrions-nous aller goûter à l’hôtellerie de Guillaume le Conquérant ? Permettez qu’on attelle le break ?…
Mme Seyntis écoute sans enthousiasme ; il est contraire à ses principes de donner, le dimanche, un travail inutile à ses gens. Mais elle voit les yeux suppliants de Guillemette et croit, sur l’assurance de sa fille, que les jeunes de Mussy sont désireuses de cette excursion par un temps gros de menaces. Alors, elle cède.
Jusqu’au moment où le break stationne devant le perron, Guillemette surveille avec anxiété les nuages. Ils ne se rapprochent pas trop vite, heureusement !
Mme de Mussy, ayant décliné l’offre de la promenade, reste à entretenir Mme Seyntis des innombrables bonnes œuvres qu’elle honore de sa protection ; et c’est Mademoiselle qui doit chaperonner la jeunesse sous la protection de l’oncle René. La certitude de sa présence paraît avoir réconcilié Louise de Mussy avec cette promenade, sous un ciel inquiétant.
Enfin la voiture roule sur la route que balaye un vent chaud et humide. La mer est basse ; large ruban d’opale, moiré de vert sombre, qui cerne les sables, au loin. Louise de Mussy met la conversation sur Madagascar et questionne René qui se prête courtoisement à un docte interrogatoire. Elle fait ainsi montre d’une telle érudition qu’André ébloui s’écrie, avec une candeur déplorable :
— Oh ! Mademoiselle, pour sûr, devant voir l’oncle René, vous avez pioché Madagascar pour être à sa hauteur !
Il y a un léger froid. Louise lance un regard foudroyant vers André à qui Mademoiselle murmure un : « Oh ! André ! » plein de reproches.
— Vous me supposez donc bien ignorante ? monsieur André.
A l’accent de la voix, André prend conscience qu’il a dit une sottise, devient très rouge et patauge :
— Oh ! non ! mademoiselle… Je pensais seulement que vous étiez comme Guillemette qui ne sait rien !
— André ! fait encore Mademoiselle, toute confuse.
Sa protestation est perdue pour tous, car de larges gouttes viennent s’écraser sur les parapluies, ouverts en hâte.
Une nouvelle averse éclate, drue, jetant le désarroi dans le break où les promeneurs s’efforcent de s’envelopper dans les manteaux prudemment emportés. Mais le vent est violent, les parapluies se heurtent et les mouvements sont difficiles.
Louise de Mussy, qui ne pense plus à Madagascar, s’exclame, entre les dents :
— Quel temps ! Quel temps ! Aussi c’était insensé de se mettre en route ! Je ne peux pas tenir mon parapluie !
— Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de vous abriter ? demande René, peu flatté de voir traiter d’« insensée » une promenade dont il a eu l’idée.
— Ce serait, en effet, plus commode. Clotilde, recule-toi, que M. Carrère se mette près de moi ! Tu me fais goutter dans le cou l’eau de ton parapluie !
Il n’y a plus trace de sourire sur son visage que le mécontentement durcit ; et Guillemette le constate sans pitié, malgré un faible remords d’être cause de l’aventure.
— Ramenez-nous vite aux Passiflores ! commande René au cocher. Le temps se reprend, nous ne gagnerions rien à attendre dans un abri quelconque.
Les chevaux sont vigoureusement lancés sur la route que cingle l’averse. Les parapluies sont ballottés par le vent. La mer et le ciel se confondent en un lointain gris sombre ; la plage est déserte.
Dans le break, Mad et André s’amusent du ruissellement d’eau qui s’abat sur eux ; Guillemette est agacée du silence expressif de Louise de Mussy que la protection de l’oncle René n’a pu rasséréner. Son « Enfin, nous voici à l’abri ! » est significatif quand la voiture s’arrête au bas du perron, luisant comme un lac. La glace du vestibule, pour comble de malheur, lui permet de se voir ébouriffée par le vent, son chapeau penché vers la gauche… D’un geste irrité, elle le remet droit et regarde vers ses compagnons d’infortune. Sa sœur éveille la pensée d’une naïade. Mademoiselle a une épaule trempée, ayant reçu sans mot dire toute l’eau du parapluie de Clotilde de Mussy ; mais elle a gardé son air souriant et soigné. Mad contemple, ravie, sa lourde natte trempée. Guillemette, sous son canotier de paille, est toute rose et ses cheveux soulevés par les rafales ressemblent, autour du front, sur la nuque, à une mousse poudrée d’or roux. Volontiers, Louise de Mussy la pilerait. Elle demande, d’un accent où frémit son dépit :
— Est-ce que dans votre cabinet de toilette je pourrais un peu me recoiffer ?
— Mais oui, certes ! Voulez-vous l’aide de la femme de chambre ?
— Si possible, oui.
Enchantée de fuir son courroux, Guillemette lui livre sa camériste qui arrange, sèche, relisse… Bref, le thé servi, une Louise de Mussy souriante, ne sentant plus le chien mouillé, fait sa réapparition dans le salon où tous sont réunis. Guillemette offre les tasses, avec Mademoiselle. Clotilde répond avec timidité aux efforts de René pour entretenir une conversation avec elle. Mme Seyntis a l’air un peu fatiguée ; mais Mme de Mussy cause toujours sans ombre de lassitude. L’averse est encore une fois passée ; et M. de Mussy clame d’une voix sonore :
— Je crois que nous ferons bien de profiter de cette accalmie pour regagner notre gîte !
Mme Seyntis, esclave de la politesse, croit devoir protester :
— Comme vous êtes pressés ! Il n’est que cinq heures !
— Chère madame, nous ne sommes pas chez nous. Pensez que nous avons encore plus d’une heure de voiture à faire !
Mme Seyntis le pense très volontiers, et n’insiste pas pour retenir davantage ses hôtes. En vérité, malgré sa vaillance, elle commence à être accablée sous le poids des histoires que Mme de Mussy lui a versées sans relâche.
Une demi-heure plus tard.
— Ouf ! Ouf ! Les voilà partis ! fait Guillemette sautant comme un bébé au milieu du salon. Je me sens enragée ! Mon oncle, vous n’êtes pas enragé ?
René qui rentre, après les derniers saluts aux de Mussy, la regarde, un peu ahuri.
— Pourquoi, Guillemette, pourrais-je me trouver en pareil état ?
— Pourquoi ?… Mais parce que c’est épouvantable de recevoir des indifférents pendant des heures, un dimanche, quand il pleut !… Oh ! que j’ai besoin de faire des folies ou de remuer !… Oncle, soyez délicieux pour que je vous pardonne de vous être moqué de moi, condamnée à jouer aux dominos ! Venez faire un tour sur la plage, n’importe où vous voudrez, à Beuzeval !… Grimpons sur la falaise ! Mais pour l’amour du ciel, bougeons, bougeons !…
— Guillemette !… vous êtes pareille au salpêtre, quand vous vous y mettez !… Il ne vous suffit pas d’avoir été trempée tantôt et d’avoir fait tremper Mlles de Mussy ?
Un sourire malicieux retrousse les lèvres de Guillemette.
— Pauvre savante Louise ! Elle n’aime pas l’eau… Ni son humeur ni ses cheveux ne s’en accommodent !… Mais ça, c’est une réflexion inutile et stupide ! Mon oncle, venez sur la plage… Vous voulez bien, dites ?
Elle demande cela avec cette grâce jeune et câline qui lui donne tant de séduction. Et René, faisant comme les autres, ne lui résiste pas, tout en se demandant s’il est bien correct qu’il sorte ainsi, seul, avec sa jeune nièce…
Elle n’a pas soupçon d’un pareil scrupule et grimpe joyeusement vers les hauteurs de la falaise, par la belle route en corniche qui monte au bois de sapins couronnant Houlgate. Une saute du vent a balayé les nuées maussades et l’horizon flamboie, splendide, au couchant qui éveille des visions d’un royaume du feu. Sur le sable, des nappes d’eau semblent des petits lacs d’or étincelant. La mer monte, striée, à l’infini, de coulées lumineuses… Au large, les barques découpent, sur le ciel de flamme, des formes aiguës et noires.
Guillemette s’est arrêtée et regarde. Avec une sorte de ferveur, elle dit, un peu bas :
— C’est beau !… Comme c’est beau ! n’est-ce pas ? mon oncle.
Elle ne tourne pas la tête vers lui. Il voit seulement le profil expressif, où les cils tracent une ligne sombre sur les joues, si fraîches sous la brise qui enroule étroitement la robe autour du corps svelte. Et, brusquement, il se souvient — comme il s’est souvenu souvent depuis une semaine…
Combien de fois, durant l’été inoubliable, il a ainsi contemplé le coucher du soleil, auprès de Nicole !… L’écho des souvenirs morts tressaille en lui. Sans en avoir conscience, il écoute leur murmure confus.
Des minutes et des minutes passent.
Guillemette regarde toujours l’horizon dont l’embrasement pâlit, atteint par la cendre du crépuscule ; et, volontiers, elle aurait le geste instinctif d’un enfant pour retarder la fin d’un spectacle qui l’enchante.
Mais la féerie est achevée. Une brume violette se déploie grandissante, pareille à un voile infini, sous lequel meurent, peu à peu, contours, formes, lumières, engloutis par l’ombre victorieuse. Les dernières nuées s’éteignent. Le ciel apparaît terne, d’un bleu obscur, où tremble, solitaire, le feu d’une étoile.
Alors, rejetée hors du rêve, Guillemette reprend conscience de la présence de René. Comme il a l’air grave !… A quoi peut-il bien songer pour que ses traits prennent cette régularité sévère de médaille, — qui lui va très bien d’ailleurs… Et spontanée elle s’écrie :
— Oncle, vous avez l’air « tout chose » !… Vous ne pensez pas à me donner Louise de Mussy pour tante ?
Il a un imperceptible sursaut de créature réveillée et, comme elle se remet à marcher, il la suit, interrogeant, la pensée encore distraite :
— Elle ne vous plairait pas ?
— Oh ! pas du tout !
L’aveu se fait avec un accent dont la conviction est expressive.
— … Elle est bien trop pontifiante, d’une science trop écrasante et trop… en dehors… Et puis, elle reçoit si mal les averses !… C’est que, dans la vie, il faut en recevoir souvent. Et de toute sorte !
— Guillemette, vous parlez comme l’Expérience elle-même ! Mais si Mlle de Mussy que je trouve, moi, remplie de mérite, vous paraît à ce point déplaisante, pourquoi voulez-vous qu’elle m’ait induit en la tentation d’en faire un jour ma femme ?…
— Oh ! mon oncle, parce que vous aimez les jeunes filles savantes, correctes, religieuses, utiles à leurs semblables, etc., etc. !… Des jeunes filles de tout repos, enfin !
Sans savoir pourquoi, René a envie de regimber devant ce jugement.
— Mais où prenez-vous tout ce que vous racontez ici ? jeune fille.
— Mais dans vos conversations avec maman !… Aussi, l’autre soir, quand vous énumériez…, — comme la Raison elle-même ! — les qualités qui vous paraissent nécessaires à une femme, je pensais que j’aurais vraiment, sans chercher loin, à vous offrir la fiancée de vos goûts !
— Ah ! vraiment ? fait René interrogateur. Depuis une semaine qu’il vit près de sa nièce, il a pu constater qu’elle avait une pensée fourmillante d’imprévus et qu’il pouvait s’attendre, de sa part, aux confidences les plus diverses ; car elle a des lubies de gamine et des réflexions de femme de cœur, amalgamées à des audaces d’opinion, de pensée, de goûts, qui le désorientent, le choquent, l’irritent même, mais l’intéressent et l’amusent. Ah ! ce n’est pas, il doit le reconnaître, une personne banale que sa jeune nièce !
— Donc, vous avez une fiancée à me présenter ?
— Oui !… Puisque vous êtes un monsieur très sérieux, puisque vous vous mariez sans emballement, pour avoir une compagne agréable, bonne maîtresse de maison, instruite, vertueuse, vous devriez épouser M’selle !
René est si surpris qu’il s’arrête court, un peu choqué.
— Guillemette, vous poussez vraiment trop loin la plaisanterie !
— Mais, mon oncle, je ne plaisante pas du tout !
— Ah !… Et d’où vous est venue cette lumineuse idée ?
— De la conviction que vous feriez ainsi, pour votre bonheur, une œuvre méritoire ! Mademoiselle n’est pas riche. Elle se tourmente beaucoup parce qu’elle a sa mère à soutenir et elle se fatigue tant ! Alors, mon oncle, comme vous êtes bon, que vous n’avez pas l’air de tenir à l’argent, que vous aimez les femmes sérieuses, je trouve qu’elle pourrait bien réaliser votre idéal…
— Je ne le crois pas, Guillemette, dit René si posément que Guillemette est un peu saisie.
Tout en trottant, car l’heure du dîner les presse maintenant, elle lève vers lui sa jolie tête et le regarde, envahie par une vague inquiétude. Est-il fâché ?…
— Mon oncle, vous trouvez, dites, que je me mêle de ce qui ne me regarde pas ? C’est que je plains tellement la pauvre M’selle depuis que j’ai entrevu ce qu’est la vie pour elle… Chaque fois que j’y pense, j’ai honte de moi !
René ne comprend pas bien :
— Puis-je, sans indiscrétion, Guillemette, vous demander pourquoi vous êtes si sévère à votre égard ?
— Oh ! vous le pouvez, il n’y a pas de mystère !… C’est parce que je constate alors à quel point je suis toujours occupée de vivre le plus agréablement possible, quand il y a tant de femmes, même de jeunes filles ! qui peinent — non par goût, certes !… Oh ! mon oncle, vous ne trouvez pas qu’il y a des moments où cela devient une vraie souffrance, quand on jouit de tout, de penser à toutes les misères auxquelles on ne peut rien ?…
Ici, l’oncle René pardonne à Guillemette son idée saugrenue, de lui offrir Mademoiselle comme fiancée.
Il est arrivé aux Passiflores une première série d’invités, conviés par la politesse, la sympathie, par le sentiment familial et autres motifs variés.
Et d’abord, une respectable cousine de Mme Seyntis, la chanoinesse de Thorigny-Bergues, laide, spirituelle, masculine d’allures et d’idées, la parole mordante. Puis un jeune ménage, très chic et très amoureux, les de Coriolis. Monsieur est un camarade de René Carrère, fraîchement marié ; et quoique Mme Seyntis juge que le voisinage des jeunes époux n’a rien de bon pour une fille de l’âge de Guillemette, elle a cependant invité les de Coriolis par sollicitude fraternelle, dans l’espoir que le spectacle de leur félicité conjugale mettrait René en goût.
Du côté masculin, deux célibataires, hôtes particuliers de Raymond Seyntis : un peintre américain, Hawford, dont l’exposition a été, à Paris, le succès artistique du printemps ; et un séduisant vieux garçon, très admirateur des femmes dont il se fait volontiers le directeur laïque ; ce qui lui fournit de précieux documents pour les Revues qu’il donne dans les Cercles. Enfin Nicole de Miolan est arrivée sous l’égide de ses père et mère.
Et tous ces hôtes, installés en des chambres confortables et souriantes, ouvertes sur l’horizon de la mer, les odorants parterres du jardin, ou les lointains verdoyants des coteaux, tous, en leurs domiciles nouveaux, se préparent pour le dîner dont le premier coup ne tardera pas à sonner.
Le seul habitant peut-être des Passiflores qui soit indifférent à cette perspective, c’est M. Seyntis, qui, dans son cabinet, achève de rédiger des ordres, des réponses aux lettres, billets, télégrammes, accumulés comme chaque jour, — même à Houlgate, — sur son bureau. Un pli barre son front. Il a cette physionomie absorbée et lasse des hommes brûlés par le souci fiévreux d’affaires lourdes de responsabilités ; car des fortunes sont engagées dans les parties.
Il ne ressemble guère, en ce moment, au brillant Raymond Seyntis que connaît le monde.
Cependant sa femme, sereine dans un luxe qu’il lui paraît aussi naturel de posséder que l’air pour respirer, donne, attentive maîtresse de maison, ses derniers ordres au maître d’hôtel, pour la rédaction des menus et le placement des invités selon une impeccable hiérarchie.
Guillemette, pour sa part, s’applique de son mieux à sa toilette du soir. Pas un atome de poudre sur son visage, c’est sa coquetterie ; les cheveux relevés avec de jolies ondulations molles, dues à la seule nature, et tordus en un nœud capricieux, qui dégage bien la nuque ; sous l’étoffe légère du corsage, la taille libre, dressée comme le jet souple d’une jeune plante.
Certes, ce n’est pas tous les jours que Guillemette s’habille avec un entier détachement de l’effet à produire. Mais ce soir, en particulier, elle est stimulée par le désir très vif, peu noble, elle ne se le dissimule pas, de n’être pas éclipsée ; ni par la jeune baronne de Coriolis, ni surtout par Nicole, la savoureuse Nicole, comme l’appelle son père. Chose bizarre, c’est, avant tout, aux yeux de l’oncle René qu’elle souhaite pouvoir soutenir la comparaison.
Il a beau n’être, pour elle, qu’un homme très sérieux qu’elle considère un peu comme un dieu protecteur, perché sur un piédestal fait de sagesse et de raison… Tout de même, elle tient, en sa petite vanité féminine, à ce que, près de Nicole, il ne la juge pas dépourvue quant aux avantages périssables…
Sa pensée est fourmillante de points d’interrogation à son égard et à celui de la jeune femme ; car le roman de jadis intéresse prodigieusement sa jeune cervelle qui ignore, pressent, réfléchit…
— Peut-être, songe-t-elle, sceptique autant qu’un vieux moraliste, sa passion pour elle a été une simple crise !… Tous les hommes jeunes doivent passer par là, comme les petits enfants ont la rougeole ! Il a l’air tellement guéri ! Et il est si peu romanesque !… C’est triste qu’on puisse ainsi aimer et oublier…
C’est tout en inspectant l’ondulation de ses cheveux que Guillemette agite ce problème sentimental.
René Carrère est-il vraiment guéri comme le croit Guillemette, comme il le croit lui-même ?
Ayant déjà revêtu sa tenue du soir, il est debout devant la porte-fenêtre de son balcon ; et, avec des yeux qui ne voient rien des choses extérieures, il contemple obstinément un bouquet d’arbres dressé derrière la pelouse.
Il pense que, dans quelques instants, il va se retrouver devant la femme qui a été la folie de sa jeunesse et il éprouve une sorte d’orgueilleuse satisfaction parce qu’il lui semble être sincèrement calme. Le temps a fait son œuvre. Où est la vague de passion qui, jadis, l’a soulevé au-dessus de lui-même ?… Tout au plus, il peut noter en lui une naturelle curiosité de savoir ce qu’elle est devenue.
Il ne l’a pas encore revue puisqu’il n’était pas à la gare pour son arrivée. Une petite lâcheté, cela, dont il s’irrite maintenant. Pourquoi avoir retardé une rencontre qui lui est pénible, parce que, fatalement, elle fera tressaillir le fantôme du passé ?
— Eh bien, soit. C’est un moment difficile à accepter : voilà tout !… J’en ai vu bien d’autres ! murmure-t-il avec un haussement d’épaules.
Oui, il en a connu d’autres qui demeurent son secret… D’abord, dans ces mêmes Passiflores, des heures folles de passion, de révolte, de désespoir, — dont il a eu honte plus tard, — quand, après l’avoir enivré et torturé de sa beauté qui culbutait en lui toute sagesse, elle a répondu, à son aveu, suppliant comme une prière, qu’elle en aimait un autre.
Ah ! qu’il l’a revue longtemps, telle qu’elle était en cette minute, un soir, sur la terrasse des Passiflores !… De ses doigts nus, elle déchiquetait une rose, tout en parlant. Dans la pénombre, il distinguait son regard velouté qui ne voyait que l’absent, la fleur vivante de sa bouche dont il appelait le baiser.
Oui, il a fallu des mois et encore des mois pour que la vision s’effaçât comme l’exigeait sa volonté, impérieuse d’autant plus que Nicole devenait la femme de l’autre…
Mais de ce jour, vraiment, elle a été une morte pour lui. Ainsi le commandait sa conscience, rigoureusement scrupuleuse, quant au respect du bien d’autrui.
Alors pourquoi redoute-t-il de la voir ?
C’est une inconnue que cette Nicole échappée, frémissante, au lien conjugal, passionnément voulu, et qu’elle prétend achever de rompre par le divorce… Résolution qui froisse en lui ses vieux instincts héréditaires de catholique convaincu, fidèle au respect du serment reçu par le prêtre.
Oh ! non, Nicole de Miolan n’a plus rien de commun avec la jeune fille qu’il a adorée, à laquelle il songe dans le beau crépuscule d’août, ainsi que l’on songe aux morts infiniment chers…
A travers la cloison, sonne un éclat de rire, jailli de la grande chambre aux tentures pékinées où vient d’être installé le jeune ménage de Coriolis. Si les yeux de René Carrère pouvaient percer la muraille, ils verraient son ami nonchalamment allongé dans un confortable fauteuil, la cigarette aux lèvres, suivant d’un œil amoureux tous les mouvements de sa blonde petite femme qui trottine du cabinet de toilette à la chambre, peu enveloppée par son peignoir de linon, ouvragé de dentelle.
Au passage, il saisit la main qui fait un choix dans le coffret à bijoux et attire vers lui la jeune femme. Elle proteste, — sans conviction, d’ailleurs.
— Oh ! Georges, voyons, sois sérieux !… Laisse-moi m’habiller… Je serai en retard et ce sera une catastrophe !… Que dira Mme Seyntis ?… Pour la première fois que je suis reçue chez elle !… Tu n’as vraiment pas l’air de te douter que nous sommes dans une maison convenable !
— Hum, en ce qui concerne Raymond Seyntis…
Et il soulève les dentelles de la manche large. Sa bouche erre, gourmande, sur la peau qui embaume l’iris.
Elle ne se défend pas du tout et s’écrie seulement, avec une drôle de petite moue :
— Georges, tu es un monstre de volupté !
— Oh ! oh ! madame, quel grand mot !… Ce me semble qu’il y a des heures où vous ne vous plaignez pas de cette qualité de votre mari.
Elle se met à rire et riposte :
— Mon Dieu, mon amour, que tu fais donc des réflexions absurdes !
— Madame, le ciel en soit témoin ! vous manquez de respect à votre époux… Venez implorer votre pardon.
Il la met sur ses genoux. Elle proteste encore, mais très mal :
— Georges ! Georges ! tu vas me décoiffer !… Et mes cheveux étaient si bien arrangés.
— Je vous recoifferai, ma petite femme.
Et il glisse ses doigts dans la soie blonde des cheveux qui semblent faits de lumière.
Elle bondit à terre, la mine fâchée — et tendre :
— Georges, tu es insupportable ! Je serai ce soir comme un chien fou… Ce sera de ta faute… Et tout le monde se demandera comment tu as pu épouser une si laide femme…
— Un monstre de volupté, peut-être, glisse-t-il malicieusement.
— Bon, bon, monsieur… On se souviendra comme vous jugez votre femme ! Maintenant, laisse-moi m’habiller, mon chéri. Tu es horripilant, mais je t’adore !
Il n’est pas sûr qu’il lui rendrait sa liberté si un choc discret ne heurtait la porte. C’est la camériste de Madame qui revient pour l’habiller.
Madame, aussitôt, est à l’autre bout de la chambre — dans la partie solitaire ! — et, d’un ton détaché, crie :
— Entrez.
Elle est plus que rose. Toutefois la camériste est trop occupée du vaporeux nuage qu’elle apporte avec soin, pour se permettre aucune réflexion intempestive :
— Madame veut-elle que je la chausse d’abord ?
— Oui, je préfère.
Quelques minutes plus tard. Madame, en petits souliers, est debout devant sa glace, les épaules nues sous le ruban de la chemise, mince dans le soyeux jupon ; et elle est tout absorbée par le souci de faire disparaître sur sa nuque la trace des doigts trop caressants de Monsieur ; lequel, sans enthousiasme, a quitté son excellent fauteuil et sa cigarette pour endosser enfin l’habit de rigueur.
Pendant que se déroulent ces menus épisodes, dans la petite chambre qui est son home, Mademoiselle, attendant le deuxième coup de cloche, relit encore une fois les lignes, reçues le matin, qui lui apportent le parfum de la « maison ».
« … Oui, ma chère petite fille, comme toi, nous aspirons, ta sœur et moi, à la fin de notre séparation et nous voudrions bien que ce fût fini de t’aimer de loin…
« Oui, je comprends qu’il te soit triste de vivre parmi des étrangers, même très aimables pour toi… Et pourtant, mon enfant chérie, pourtant, je ne puis regretter que tu aies eu le courage de partir, de nous laisser !… D’abord, parce que je pense que ce séjour au bord de la mer sera fortifiant pour toi, après ta dure année de travail ; bien meilleur que les mois de vacances dans la petite fournaise qui nous sert de gîte, où la température se fait vite étouffante malgré nos persiennes closes dès que le soleil vient nous brûler…
« Et puis, ma Jeanne, il était raisonnable, sage, de ne pas négliger cette occasion de te faire connaître dans un milieu fortuné où tu peux trouver des leçons, peut-être, dans l’avenir.
« Car, en effet, plus que jamais, ma bien-aimée, il nous faut penser à l’exiguité de notre budget et ne négliger aucune chance de l’assurer un peu. J’aime mieux te l’avouer, pour que l’idée d’être le soutien de ta pauvre vieille maman te rende vaillante, les démarches de ta sœur pour arriver au poste d’inspectrice que tu sais ont définitivement échoué. Les candidates sont légion, toutes pourvues de titres sérieux, bien autrement recommandées que ta sœur !… et les places vacantes se présentent comme des exceptions…
« Ta sœur a été très aimablement reçue par le secrétaire général qui a cru préférable de lui ôter tout espoir, avec preuves à l’appui, afin qu’elle ne se leurre pas inutilement. Antoinette est donc revenue très découragée de cette visite, chaque jour lui montrant davantage, hélas ! combien il est difficile à une femme de gagner sa vie. Mais tu connais son énergie. Déjà, elle cherche une autre voie.
« Ah ! ma petite fille, confions-nous à Dieu qui, bien mieux que nous, sait ce qui nous convient. Acceptons bravement ce qu’il veut pour nous, et notre épreuve nous semblera bien moins lourde… Je te le dis, chérie, comme je l’ai senti bien des fois ; et c’est mon cœur même de maman qui te le murmure avec toute sa tendresse pour que tu espères malgré tout… ainsi que je le fais… Soyons courageuses, heureuses de vivre les unes pour les autres, toutes trois… »
Mademoiselle devine plus qu’elle ne lit les dernières lignes parce que le jour se meurt, surtout parce que de grosses larmes brouillent son regard… Alors, elle se penche sur la chère écriture et y dépose un baiser fervent.
Deux portes plus loin, chez les parents de Nicole, l’humeur n’est pas très souriante du côté de Monsieur, qui est un homme d’habitudes, vite nerveux, pour peu qu’il ne trouve pas ses affaires disposées dans leur ordre coutumier. Or, étant aux Passiflores depuis deux heures à peine, il traverse la période d’installation, ce qui influe fâcheusement sur son humeur et le fait saupoudrer de conseils, questions, voire même reproches, non seulement la femme de chambre, mais encore sa dévouée épouse. Il est, en effet, de ces hommes excellents — et terribles ! — qui ne peuvent se tenir de donner leur avis sur toute chose, petite ou grande, et s’étonnent ensuite avec simplicité de voir les gens continuer à agir suivant leur propre guise.
Tout en parcourant un journal, il monologue sur les sujets les plus étrangers à la politique.
— Je trouve l’air fatigué et soucieux à Seyntis. C’est un joueur un peu trop audacieux, je le crains. Je le lui ai dit… Mais c’est un garçon qui n’a confiance qu’en lui-même ! Ta cousine, elle, est toujours fraîche et sereine, et Guillemette a encore embelli !
Il est interrompu dans ses réflexions par le bruit d’un carton que Mme d’Harbourg a laissé tomber ; malgré sa corpulence elle est très active et aime à ranger par elle-même.
— Mon Dieu, Pauline, comme tu t’agites ! Laisse donc faire la femme de chambre… Sais-tu où elle a mis mes cravates ?… Je ne les retrouvais pas tout à l’heure.
M. d’Harbourg est plutôt coquet. Il a été très joli homme et il est encore un beau gentilhomme frais et rose sous ses cheveux blancs, coupés en brosse.
— Mon ami, elles sont dans le tiroir de la commode.
— Elles auraient été beaucoup mieux dans l’armoire à glace. Je les aurais choisies bien plus facilement.
— Si tu le désires, mon ami, je dirai à Céline de les y remettre demain.
— Oh ! puisque la maladresse est commise, ne changeons rien. Tu mets cette robe-là, ce soir ?… Une robe noire !… C’est bien foncé. Tu sais pourtant que je préfère les robes de couleur !
— Mais, Charles, ma robe est toute perlée de jais… Elle n’est pas sombre !
— Bien… bien, ma bonne amie. Habille-toi comme tu l’entends. Je n’y connais rien. C’est convenu !
Un silence. Mme d’Harbourg sort quelques bibelots de son sac. La pendule sonne la demie de six heures. M. d’Harbourg rejette son journal.
— Eh ! Eh ! si tard déjà ? Il faut que je m’habille. Pauline, ma chère amie, veux-tu bien sonner Alfred pour qu’il m’apporte mes souliers vernis.
— Charles, ils sont là, près de toi.
— S’ils y étaient, je ne les demanderais pas. Je ne suis pas un idiot !
Sans relever cette imprudente déclaration, Mme d’Harbourg se penche et prend les escarpins à côté du fauteuil de Monsieur, qui ne dit mot, ne pouvant ni ne voulant se tenir pour « un idiot ».
Nicole de Miolan, elle, n’est occupée ni de rangements, ni de toilette. Les coudes sur l’appui de la fenêtre, le visage sur ses mains jointes, elle songe, insouciante des minutes qui fuient…
Elle aussi pense à la rencontre qu’elle va faire ; et une curiosité un peu perverse la distrait d’elle-même, du souvenir de son passé d’épouse qui la hante, l’enveloppant comme un douloureux cilice.
Elle n’a jamais eu pour son cousin René Carrère plus qu’une sincère amitié et beaucoup d’estime. Tel qu’elle le connaît, — s’il n’a pas changé… — il est revenu de son exil volontaire parce qu’il jugeait pouvoir la retrouver, sans craindre de faiblir devant le devoir strict qui est son maître, — aujourd’hui, sans doute, comme autrefois. Pour elle, il est à peine plus qu’un indifférent. Pourtant, dans son âme désemparée, il y aura, elle le sait, un bizarre regret, s’il est vraiment guéri tout à fait, et une tentation mauvaise de raviver la flamme éteinte, — par vanité féminine, par besoin instinctif d’être aimée. Elle est de celles qui ne peuvent vivre sans les caresses d’un cœur où elles sont souveraines… Puis, en elle, il y a si vive une soif d’oubli et aussi de vengeance pour celui qui l’avait prise toute : corps, âme, pensée…
Il était, comme elle, ardent, passionné, volontaire et jaloux… Combien ils se sont adorés, puis heurtés, — heurtés à se briser le cœur !… Quelles scènes affreuses, elle a dans le souvenir…
Ah ! heureusement, tout cela, c’est le passé, maintenant ! En février dernier, la rupture a été consommée entre eux et elle est partie pour Paris, résolue au divorce. S’il a souhaité une réconciliation, elle a refusé de le savoir, n’ouvrant pas les quelques lettres qui, après un silence de plusieurs mois, lui sont arrivées de Constantinople ! Il l’a trahie. Il l’a faussement soupçonnée. L’un comme l’autre, ils se sont torturés. C’est fini entre eux, fini, fini ! Que chacun donc recommence sa vie comme il l’entendra, s’il le peut…
Pourquoi donc y a-t-il encore des minutes où il se dresse en son souvenir, pareil à un fantôme qui veut la reprendre.
— Ah ! je vous hais, autant que je vous ai adoré, murmure-t-elle, les dents serrées, le regard perdu vers la mer, frémissante comme son pauvre être… Je vous ai tout donné de moi, et vous m’avez enlevé le bonheur, l’espoir, le respect de moi-même… Vous avez fait de moi une épave qui va… je ne sais où… Oh ! oui, je vous hais ! Je ferai tout, vous entendez, tout ! pour avoir l’oubli et la belle vie d’amour que je veux, à n’importe quel prix !…
Vraiment, elle lui parle, comme s’il pouvait encore l’entendre, les yeux sans larmes, les mains serrées par l’angoisse qui la meurtrit. Ses joues sont brûlantes, et elle se penche instinctivement sur le rebord de la fenêtre pour sentir la fraîcheur du vent qui fouette l’écume des vagues.
Pourquoi donc, ce soir, pense-t-elle ainsi à toutes ces choses qui lui font tant de mal ? Est-ce la rencontre de René qui réveille le passé ? Ah ! certes, près de lui, la vie n’eût pas été d’abord un tourbillon d’ivresse, de bonheur, intense à certaines heures jusqu’à en devenir une souffrance, puis une tempête où les nuées sombres, parfois, laissaient encore jaillir un éblouissant rayon.
Lui, René, l’aurait aimée d’un amour grave et paisible, tel lui-même.
— Ce n’est pas ainsi que je voulais l’être, murmure-t-elle encore, sans remuer à peine les lèvres. N’a-t-elle pas toujours souhaité se perdre dans l’amour comme dans un océan, pour s’y abîmer divinement et follement !
Une cloche tinte.
— Madame entend-elle ? C’est le premier coup. Madame ne va pas être habillée. Quelle robe madame a-t-elle décidé de mettre ?
Elle a un tressaillement. A peine, elle a entendu le son de la voix. Mais, cessant de regarder la mer, elle aperçoit, devant elle, sa femme de chambre qui l’attend, anxieuse par amour-propre professionnel.
Elle répète machinalement :
— Quelle robe ?… La rose. Aline, je suis à vous.
Aline est adroite et vive. Quand éclate la sonnerie du deuxième coup, Nicole est toute prête, merveilleusement habillée par le souple crêpe de Chine qui s’enroule à sa forme parfaite.
Son âme et sa pensée sont redevenues closes pour tous. De l’émotion qui l’a bouleversée un moment plus tôt, il ne reste d’autre trace que l’éclat plus vif des joues et une lueur brûlante dans ses beaux yeux passionnés. Elle glisse quelques fleurs dans la dentelle de son corsage, décolleté sur la nuque et l’attache des épaules, prend ses gants et descend.
Dans le salon, où errent capricieusement les dernières lueurs du couchant, presque tous les hôtes des Passiflores se trouvent déjà réunis. Auprès du fauteuil de Mme Seyntis, sont Mme d’Harbourg et la chanoinesse. Celle-ci, laide, la lèvre duvetée, la voix haute, éveille une surprise un peu effarée chez Mademoiselle qui, trompée par son titre, s’attendait à voir en elle une sorte de nonne, pieusement austère. Du coin du salon, où elle est assise à l’écart, Mademoiselle en revient toujours à l’observer, quand elle ne croit pas devoir surveiller Mad qui tourbillonne de la terrasse au salon, le nez au vent, les yeux fureteurs sous la toison dorée de ses cheveux.
Et aussi, Mademoiselle est distraite du spectacle de la chanoinesse, par l’entrée, dans le salon, de Guillemette qui a l’air d’une aurore, pense-t-elle poétiquement. Puis, c’est l’apparition de la jeune baronne de Coriolis ressemblant, elle, à un Watteau. Et une fois de plus, Mademoiselle se sent très loin de ces élégantes personnes dont les robes fragiles coûtent, pour le moins, ce qu’elle gagne en un mois de labeur. Mais dans son âme, il n’y a pas un atome d’envie ; seulement beaucoup d’humilité et une naïve admiration pour ces créatures de luxe.
Et voici qu’à son tour, Nicole fait son entrée, longue, fine, onduleuse dans la gaine de sa robe, les prunelles veloutées et sombres sous les cheveux clairs qui ont l’éclat des feuilles brûlées par l’automne. Ainsi, elle éveille la vision de quelque belle nymphe d’un dieu d’amour.
Francis Hawford, le peintre, dresse la tête à son entrée et murmure, l’enveloppant d’un regard d’artiste et d’homme :
— Diable ! la splendide créature !
Et ce doit être aussi l’opinion de Raymond Seyntis, car il a un singulier accent pour lui dire, après avoir baisé sa main dégantée :
— Vous êtes toujours terriblement séduisante, ma nièce.
— Heureusement pour moi, mon oncle.
— Et pour nous !
L’un comme l’autre, ils savent très bien les pensées qui flottent en leurs deux cerveaux. Pour un homme, sensible comme lui à la beauté, elle a une saveur irritante : et si elle était une étrangère, il succomberait à la tentation de goûter cette saveur. Mais la pensée qu’il l’appelle « ma nièce » l’arrête dans les limites d’une galanterie discrète, — imperceptiblement équivoque.
Elle fait encore quelques pas dans le salon. Puis elle s’arrête de nouveau. Cette fois, c’est René Carrère qui la salue.
— Ah ! bonjour, René ! dit-elle de sa voix chaude, un peu assourdie.
Ils sont face à face et se regardent. Au fond de leurs âmes, frémit l’ombre du passé. Mais eux seuls le savent, — et Guillemette dont les larges prunelles s’attachent à eux avec une expression profonde et attentive.
Nicole pense qu’il a peu changé ; ses traits nettement découpés ont toujours la même expression de volonté mâle et sereine. Ses yeux ont gardé leur regard clair qui jamais n’a dû connaître le mensonge, — et en ce moment, est presque dur.
Mais pour lui, elle est une autre femme, — tout à fait différente de la jeune fille de jadis. Elle a le même délicieux visage où semble palpiter le reflet de quelque mystérieuse flamme, la même bouche affolante par sa fraîcheur, la grâce indéfinissable, ironique et caressante du sourire… Pourtant cette Nicole-là n’est pas celle qu’il a quittée, il y a quatre ans. Il s’est fait en elle une sorte d’épanouissement superbe qui doit griser les hommes et effaroucher les très honnêtes et très candides femmes comme Mme Seyntis. Elle fait songer à quelque fleur magnifique dont le parfum serait dangereusement capiteux.
Entre eux, il y a un silence de quelques secondes. Puis, correctement, il articule, s’inclinant sur la main nue qu’elle lui a donnée :
— Madame, je vous présente mes hommages.
— Pourquoi ? « madame… » Nous sommes toujours cousins, que je sache !
— C’est vrai… Vous avez raison… Bonjour, Nicole.
— A la bonne heure, ainsi.
Mais toute conversation est interrompue car le maître d’hôtel annonce que le dîner est servi.
Le repas les a séparés. Ils ont rempli, envers leurs voisins respectifs, les menus devoirs imposés par la politesse. Mais ils se sont observés avec une attention aiguë et discrète.
Lui, a été très courtois pour la chanoinesse qui l’accaparait sans merci. Elle, Nicole, a causé tout le temps du repas avec Francis Hawford dont le masque violent avait une expression d’admiration avide quand il arrêtait sur elle des yeux de conquérant.
René n’a pu entendre que des bribes de leur conversation ; mais il a vu que Nicole était amusée, intéressée par l’exotisme des idées de Hawford ; que le peintre se laissait envoûter par la grâce française.
Et — complexité de l’âme ! — cette constatation lui a été plutôt désagréable, si détaché qu’il fût — ou crût être — de Mme de Miolan. Alors, résolu à oublier sa présence, il s’est pris à regarder autour de lui. Il a trouvé apaisante la vue de Mademoiselle, avec son air d’humble vierge. Il a aperçu Guillemette, déjà tentatrice, les lèvres savoureuses, ses yeux de sombres violettes où la jeunesse rit, étincelant d’inconscientes promesses.
En elle, y aurait-il une future Nicole ?
Cette pensée effleure l’esprit de René et le révolte aussitôt comme une sorte de profanation. Pourquoi douter de cette enfant parce qu’elle a reçu, elle aussi, le don redoutable de la séduction ?
Évidemment, les femmes telles que la chanoinesse ne connaissent ni ne suscitent pareils dangers. Et, sagement, pour rétablir l’équilibre serein de sa pensée, René se remet à causer avec elle qui, d’ailleurs, a l’esprit fertile en boutades originales.
M. d’Harbourg lui donne la réplique avec une courtoisie cérémonieuse. Sa femme est prodigue d’aimables sourires et de silences. La petite de Coriolis soupire, en son for intérieur, de n’être pas placée auprès de son époux et trouve sans attrait les madrigaux longs et surannés de M. de Harbourg, charmé par sa jolie tête de pastel blond.
Et Mme Seyntis est la parfaite maîtresse de maison qui s’efface devant ses hôtes et trouve toujours le mot à dire pour garder à la conversation l’allure très correcte qu’elle juge indispensable.
Le dîner fini, c’est l’exode vers la terrasse et même le jardin où la nuit est tiède. Dans les allées que le clair de lune sable d’argent, les hommes fument ; et la petite flamme des cigares pique l’obscurité de courtes lueurs.
Les personnes d’âge se sont groupées sur la terrasse et devisent paisiblement. La petite de Coriolis a disparu, glissée au bras de son mari, dans une allée bien sombre. Et Guillemette retenue par la chanoinesse piétinerait volontiers d’impatience.
Nicole, elle, après avoir un instant causé avec sa mère et Mme Seyntis, a descendu les marches de la terrasse. Elle s’assied dans l’ombre et demeure immobile. Les paupières à demi closes, les mains abandonnées sur ses genoux, elle songe. Que cherchent donc dans la nuit ses yeux qui rêvent ?
Un promeneur solitaire passe devant elle sans l’apercevoir. Son pas est lent et distrait. Lui aussi songe. Elle l’a entendu. Son beau visage prend une bizarre expression et elle appelle :
— René ?… C’est vous, n’est-ce pas ?… Venez donc un peu… Il fait bon ici…
Malgré la nuit, elle a vu qu’il tressaillait.
Peut-être, simplement, elle l’a senti… Elle devine chez lui une hésitation. Pourtant il s’arrête et s’approche. Mais il reste silencieux, attendant… Du large, monte sourdement la voix de la mer. Un souffle frais passe dans les branches.
— Vous ne vous asseyez pas une seconde ? René.
— Non, merci.
Il reste debout devant elle dont la forme blanche se profile sur le vert obscur du massif. Il ne peut voir son visage, mais il devine le regard, — le regard inoubliable.
Comme si elle n’avait pas entendu son refus, elle continue :
— Puisque nous sommes destinés à renouer connaissance, ne vaut-il pas mieux que ce soit à l’abri de tout regard curieux ?… Ce calme est apaisant ; mais aussi, il est évocateur de fantômes !… Peut-être, après tout, est-ce cette fantaisie du hasard nous réunissant ici qui les appelle…
— Il faut les renvoyer dormir là où ils dormaient, Nicole. Ce qui est passé est passé.
Son accent est ferme, presque dur, comme l’était son visage quand il l’a revue dans le salon.
Elle répète après lui, et un léger frémissement tremble dans sa voix, calme pourtant :
— Oui, vous avez raison… Ce qui est passé est passé… Ce qui est fini est fini !… Mais quelquefois, c’est atrocement douloureux…
Il a l’intuition qu’elle songe, non à l’amour qu’il eut pour elle, un incident oublié, cela ; — mais à la douloureuse aventure de son mariage… Et quoi qu’elle ait fait sa destinée, quoiqu’elle l’ait repoussé, lui, il a soudain pitié d’elle. Les jours ont coulé de puis ceux où il a tant souffert par elle.
— Si vous avez éprouvé le sentiment auquel vous faites allusion, Nicole, je vous plains infiniment.
— Merci, c’est généreux à vous ; car il serait très naturel que vous goûtiez maintenant le plaisir de la vengeance !
— Pourquoi ?… Je vous assure, qu’il y a longtemps, très longtemps déjà, que je désire seulement votre bonheur… Et je vous jure que s’il était en mon pouvoir de vous le rendre, je le ferais avec une vraie joie !…
Il parle très simplement et son seul accent révélerait sa sincérité absolue. Depuis des années, d’ailleurs, elle sait qu’il est de ces hommes dont les paroles sont vraies, toujours. Mais comme il est détaché d’elle, maintenant !…
Et dans l’obscurité de son cœur, des sentiments confus tressaillent…
Elle reprend :
— Je vous remercie de votre… charité… Mais vous ne pouvez rien… Ni vous ni personne au monde… Du moins, à l’heure présente !… Aussi pour que je puisse la supporter, il faut me réfugier dans la pensée que je suis très jeune encore, que je puis recommencer ma vie, que j’ai l’avenir !
Il y a dans sa voix des inflexions de révolte passionnée.
— Recommencer votre vie ? répète-t-il, attentif. Que veut-elle dire ?
— Oui, quand je serai libre… légalement !
— Par le divorce, pensez-vous ?… Le divorce qui, en somme, vous fera si peu libre, que vous ne pourrez jamais solliciter une nouvelle sanction religieuse.
Sa tête se dresse orgueilleusement.
— Je m’en passerai !… Mes croyances religieuses étaient fragiles ; elles sont tombées comme des feuilles mortes, et je m’avoue incapable de sacrifier toutes les années de ma jeunesse, peut-être toutes celles que j’ai à vivre, à une loi édictée au nom d’un Dieu problématique !… Je veux avoir ma part de bonheur !… Et surtout je veux oublier !
Une sorte de résolution désespérée gronde dans son accent. De nouveau, elle éveille en lui une compassion si profonde qu’il ne relève pas ses paroles impies, quoiqu’elles aient atteint en lui des convictions souveraines.
Très doucement, il interroge :
— Nicole, pour votre bonheur, ne vaudrait-il pas mieux… pardonner ?
— Oh ! cela, jamais !… Vous l’avez dit tout à l’heure… Ce qui est fini est fini et ne ressuscite pas… Quand bien même le regret du passé déchirerait le cœur, finit-elle si bas qu’il l’entend à peine.
Ses mains, dont les bagues scintillent, sont un peu crispées sur ses genoux, d’un geste d’angoisse qui lui est devenu familier.
Sous le reflet de lune, il distingue mieux l’expression tragique de son beau visage. Est-ce donc la même femme qui causait, si libre d’esprit, semblait-il, avec Hawford ?
Quelle tempête gronde en son cœur et pourquoi la lui laisse-t-elle voir, dès les premières heures de leur réunion, avec cette indifférence hautaine de ce qu’il en pensera ?
Ah ! pas mieux qu’autrefois, il n’arrive à la comprendre… Comme elles lui sont inconnues, ces âmes de femme, troublées, compliquées, rebelles aux vieilles lois que, tout jeune, sa mère, sa sœur, lui ont appris à respecter ?…
Pour Nicole, il éprouve à cette heure le sentiment que lui donnerait le péril d’une créature jadis précieuse infiniment ; et il murmure :
— Pauvre ! pauvre Nicole !
Elle lève la tête vers lui. Il rencontre un regard dont l’expression est indéfinissable ; et, la voix chaude, jette avec une sorte d’ironie :
— Je vous fais l’effet d’un monstre, avouez ; car vous êtes demeuré le sage dont j’ai eu peur autrefois. Eh bien, non, je ne suis pas un monstre, seulement une femme, une malheureuse que la vie a déçue, qui veut sa revanche… et qui l’aura !… J’attends seulement mon heure ; voilà tout !
Presque rudement, il articule :
— Nicole, ne dites pas de folies !
— Des folies ? Quelles folies ?… Je vous confie en toute simplicité ce que je pense, ce que je crois, ce que j’espère, ce que je veux trouver, l’oubli d’abord… et puis le bonheur… le bonheur tel qu’il me le faut… J’ai tellement soif d’être heureuse encore !
Elle s’arrête brusquement et serre ses lèvres comme pour les empêcher de prononcer davantage d’inutiles paroles. Lui, la regarde, secoué de l’instinctif désir de la dompter comme une enfant rebelle et insensée.
Un silence, encore une fois, tombe entre eux dont les âmes sont frémissantes.
Sur leurs têtes pourtant, le grand ciel infini s’étend si paisible… Le murmure de la mer est berceur. A peine, la découpure des branches ondule sur le sable, vêtu de lumière par le large croissant qui luit derrière les arbres.
Il reprend, et son accent a, dans la nuit, une sorte d’autorité grave :
— Je crois, Nicole, que vous voulez chercher le bonheur où vous ne le trouverez certainement pas… Mais il est évident que je n’ai pas qualité pour essayer de vous arrêter dans la voie… lamentable où vous prétendez vous engager… Seulement, je veux vous dire ceci : à quelque jour que ce soit, si vous avez besoin d’un ami, soyez bien certaine que vous pouvez recourir à moi, en toute circonstance.
Elle a soudain les yeux pleins de larmes. Il les voit trembler entre les cils.
— Merci… Mais souhaitons que jamais je n’aie recours à vous, car il faudrait que l’existence m’ait enfin brisée !… Et puis, maintenant, rentrons… Quel absurde élan j’ai eu de vouloir toucher au passé avec vous !… Nous n’y reviendrons plus, n’est-ce pas ?
Il s’incline avec un mouvement de tête. Elle a une imperceptible hésitation, puis, lui tend la main. Des lèvres, il effleure la peau tiède ; et, sans un mot, s’enfonce dans l’ombre d’une allée, tandis que d’un pas lent, elle revient vers la terrasse où sont ouvertes les portes-fenêtres du salon très éclairé.
Quand, un peu après, René rentre à son tour, ayant, au hasard, arpenté le jardin, il l’aperçoit qui cause avec une insouciance rieuse, du fond de la bergère où elle est nonchalamment appuyée. Hawford est près d’elle.
Alors, il détourne la tête et cherche des yeux Guillemette. Ah ! que c’est bon qu’elle soit encore une petite fille, innocente, gamine, ignorant la passion !… Sans doute, parce qu’elle a senti son regard, elle lui envoie un sourire et se reprend à bavarder avec la jeune baronne de Coriolis.
Sous la lumière de la lampe-phare, Mme Seyntis, assise devant son métier, brode des fleurs incomparables. Près d’elle, Mme d’Harbourg somnole vaguement sur son tricot de charité, tout en écoutant, avec une aimable distraction, la chanoinesse qui devise à propos d’un roman nouveau, dont la couverte jaune vif flamboie sur le tapis.
Elle est partie en guerre contre l’amour et s’exclame avec le plus parfait mépris :
— L’amour ! Ah ! oui, parlons-en ! A en croire les romanciers, il serait le pivot même de l’existence… Quel mensonge et quelle stupidité !… C’est, tout au plus, un épisode !
— Mais il y a des épisodes qui, à eux seuls, valent l’ouvrage entier ! riposte Raymond Seyntis, qui aime à provoquer la chanoinesse.
Vertement, elle réplique :
— Raymond, ne dites donc pas de sottises pour fausser le jugement de cette petite !
Et elle indique Guillemette qui écoute, les prunelles attentives. Ce pourquoi, Mme Seyntis est sur des épines. Mais comment arrêter la chanoinesse, laquelle poursuit avec dédain :
— Quand on a l’âge de cette fillette, on peut croire à toutes ces fariboles des cœurs qui se cherchent, se confondent, sont indispensables l’un à l’autre, etc. Mais quand on arrive comme moi au chiffre canonique et vu bien des hommes, on est tout à fait convaincue qu’il n’y en a pas un qui vaille la peine qu’une femme lui sacrifie toute sa vie !
Le clan masculin proteste :
— Vous êtes dure, madame.
Le jeune ménage de Coriolis paraît convaincu que la chanoinesse parle de l’amour comme un aveugle des couleurs.
La voix de Nicole domine les exclamations — sa belle voix de contralto, un peu railleuse en ce moment :
— Alors, madame, vous ne croyez pas qu’on puisse vivre et, parfois même, mourir de l’amour ?
La chanoinesse haussa les épaules :
— Petite, petite, vous êtes jeune encore ! L’amour, vous avez raison, on en peut vivre — et mourir aussi ! Pour peu que l’individu amoureux ait une très mauvaise santé…
De nouveau, les protestations jaillissent. En sa pensée, Mademoiselle est choquée autant que Mme Seyntis. Elle aimerait mieux être hors du salon et avoir entraîné Guillemette qui ne perd pas une parole.
La chanoinesse ne baisse pas un brin pavillon et son accent est d’un suprême dédain :
— L’amour !… Vous savez bien ce que Chamfort en a dit… Je ne veux pas répéter puisqu’il y a ici d’innocentes oreilles. Croyez-m’en, ma mie, ceux qui lui abandonnent leur vie étaient incapables de rien faire de mieux. Ils n’avaient pas leur pain à gagner… Ils n’avaient goûté ni à l’ambition, ni à l’art qui sont de bien autres aliments pour l’être humain !
Raymond Seyntis, dont le front s’est éclairé, lance avec un peu de malice :
— Ma chère cousine, l’être, certes, est fait d’une âme et d’un esprit, mais d’un corps aussi !
— Peuh !… peuh !… je le sais bien. Et vous n’avez pas lieu de vous en glorifier, fait la chanoinesse qui tricote rageusement.
La discussion devient générale. Mais René ne s’y mêle pas, car il est jaloux de l’intimité de son jardin secret. L’amour !… Ah ! quel épisode il a été, quatre ans plus tôt, dans sa vie. Et il sait maintenant que le temps guérit, que la tempête merveilleuse et terrible passée, l’homme peut se reprendre à vivre, à attendre encore, même à espérer le mal divin… Ce que fait Nicole, elle aussi. De quel droit, tout à l’heure, la condamnait-il à un avenir muré par le passé ?
Instinctivement, il regarde vers elle. Ses prunelles brûlantes sont levées vers Hawford qui déclare avec une force tranquille :
— Il n’y a rien de comparable à la passion pour ce qu’elle renferme de joies et de souffrances sans mesure !
Et dans les yeux qu’il arrête sur elle, il y a le cri du désir que sa beauté a jeté en lui. Sûrement, ce désir, elle est trop femme pour ne pas le sentir. Mais elle y semble indifférente. Elle cause, comme tous autour d’elle, tourmentant son éventail d’un geste distrait…
René prend soudain conscience de l’espèce de curiosité qui le pousse à, sans cesse, observer Nicole. Alors, irrité contre lui-même, il se rapproche de Guillemette. A demi-voix, elle lui lance avec une vivacité un peu moqueuse :
— M’est avis, mon oncle, que vous n’avez guère donné votre avis dans la discussion soulevée par madame la chanoinesse.
— Je déteste ces sujets ! fait-il brusquement.
Il est vraiment, ce soir-là, d’une nervosité inaccoutumée.
— Oh ! oui, je comprends… Vous trouvez que ce sont des sujets pas convenables.
— Guillemette, je vous serais reconnaissant de ne pas vous moquer de moi…
— C’est vrai, je vous dois le respect, mon oncle. Recevez toutes mes excuses…
Entre les cils, ses yeux rient malicieux, si la bouche est contrite.
René est exaspéré, et il va peut-être le laisser voir quand la voix jeune s’élève, caressante :
— Oncle, soyez gentil et pardonnez-moi de taquiner, un tantinet, votre sagesse !… Je ne peux pas partager vos idées austères sur le sujet de conversation de ma cousine la chanoinesse que je trouve très instructive !
Avant qu’il ait pu lui répondre, elle s’est levée, appelée par un signe de sa mère, car les domestiques apportent le thé et elle doit le servir avec Mademoiselle.
Alors, René agacé va s’asseoir auprès de la bonne Mme d’Harbourg, mécontent de lui-même et des autres ; de la chanoinesse qui a des conversations insensées pour une femme de son âge et de son état ; de sa sœur qui les tolère ; de Nicole qui en sourit ; de Guillemette qui s’y intéresse déplorablement.
Dimanche, messe des baigneurs, à neuf heures ; ce qui semble un peu matinal à beaucoup. N’importe ; comme c’est la messe chic, dussent-ils y arriver pour le dernier évangile, tous les fidèles qui se respectent considèrent, comme un des articles du code mondain, le devoir d’y paraître. Mme Seyntis, elle, n’est jamais en retard. Elle est même de ces redoutables personnes qui font consister l’exactitude à être toujours, pour le moins, un quart d’heure en avance. Aussi quand elle apparaît dans le vestibule, son livre en main, ses gants mis, son voile baissé, elle a toujours l’occasion d’appeler :
— Guillemette !… Tu es prête ?… Le premier coup va sonner.
Et Guillemette ne manque pas de répondre :
— Mère, je vous suis… Allez en avant, je vous rejoins dans une minute !
Guillemette est dormeuse comme un bébé ; de plus, elle déteste se lever de bonne heure, peut-être parce qu’elle y est obligée depuis sa tendre enfance. Plus d’une fois, il lui arrive d’ailleurs de se rendormir après que la femme de chambre est venue frapper à sa porte. A moins que, bien éveillée, elle n’oublie l’heure, parce que sa vagabonde pensée erre en toute sorte de mondes. Et il faut un rappel de Mademoiselle qui connaît la jeune personne, pour qu’elle bondisse soudain hors du lit.
Ce dimanche-là, si elle est en retard, c’est que, la tête abandonnée sur l’oreiller, les mains jointes sous la nuque, toute rose du sommeil, elle a oublié les minutes, en réfléchissant à la double attitude de Nicole et de l’oncle René, la veille au soir. Que peuvent-ils bien penser l’un de l’autre ? Comme ils sont restés longtemps dans le jardin !… C’était exaspérant !
Ses lèvres articulent les mots avec une telle conviction qu’elle en demeure saisie. Exaspérant !… Pourquoi ?… En quoi cela peut-il l’agiter, ce qui se passe entre son vertueux oncle et Nicole, l’adorable Nicole… Ah ! quel attrait elle exerce sur les hommes !… Tous, dans le salon, s’étaient groupés autour d’elle et n’en bougeaient pas… Comment son mari peut-il accepter de la perdre ?
— Moi, à sa place, j’aurais fait même des turpitudes pour la garder ! prononce Guillemette avec conviction. Ah ! que je voudrais être troublante comme elle !
— Guillemette, je ne vous entends pas remuer. Vous vous habillez, n’est-ce pas ? demande la voix douce de Mademoiselle.
— Oui… oui ! dit Guillemette qui regarde sa montre avec terreur. Et elle a raison !
Heureusement, elle est d’une prodigieuse vivacité dès qu’il le faut. Mais tout de même, quand se met à sonner ce terrible premier coup de la messe, elle est encore en jupon, les épaules nues, piquant, d’un doigt preste, les dernières épingles dans ses cheveux.
A son tour, Mademoiselle répète :
— Guillemette, vous venez ?… Le premier coup finit de tinter.
— Ah ! Dieu ! je le sais ! s’exclame Guillemette qui, impatientée, voudrait anéantir ces malencontreuses cloches. M’selle, je vous en prie, allez en avant avec maman et Mad. Je marche plus vite et je vous rattraperai. Qu’André m’attende !
Mais André est déjà parti pour un petit tour matinal, avant la messe, quand Guillemette apparaît, cinq minutes plus tard, dépitée contre elle-même d’avoir dû, par sa faute, s’habiller en coup de vent et accepter, sans aucune recherche coquette, les ceinture, cravate, chapeau, que lui présentait, en hâte, la femme de chambre. Elle se sent d’une humeur de porc-épic et envie de toute son âme Nicole dont les fenêtres sont encore voilées de leurs rideaux et qui, sûrement, va s’habiller en paix, et être jolie… jolie !…
— Moi aussi, j’aurais pu être jolie ! marmotte-t-elle. Et par ma faute… Enfin tant pis !
Elle traverse, en courant, le vestibule. Les cloches ont fait silence. C’est le deuxième coup qui se prépare.
Devant le perron, elle aperçoit une silhouette d’homme.
— Oh ! mon oncle ! c’est vous ?
— Oui, petite fille, je vous attendais pour vous escorter, Mademoiselle m’ayant averti que vous la suiviez à quelque distance.
Elle a un rire gai, soudain sa méchante humeur s’est évanouie ; et elle éprouve une jouissance enfantine de la limpidité du ciel d’août, bleu comme la mer qui ondule avec des moires soyeuses.
Vite, elle marche aux côtés de René, à travers le jardin ruisselant de soleil, puis sur la route dévalant vers l’église, sous le dôme des branches.
— C’est gentil cela, mon oncle, de m’avoir attendue !… Je n’aurais jamais pensé avoir votre escorte !… Je ne croyais pas que vous partiez maintenant à l’église.
— Mais, Guillemette, est-ce que la messe n’est pas à neuf heures ?
— Oui… oui… seulement, d’ordinaire, les messieurs n’arrivent guère que pour la sortie…
— Ah ! très bien !… Mais probablement parce que je reviens d’Afrique, j’ai de très mauvaises habitudes ; et comme dans ma première jeunesse, je me crois obligé d’arriver pour le commencement.
Elle lui jette un regard où il y a tout ensemble de l’estime et de l’amitié.
Elle aime les gens qui ont le courage de leurs convictions, — fussent-elles même détestables… Mais ici ce n’est pas le cas… Et son sentiment se trahit tout de suite :
— Mon oncle, vous avez joliment raison d’agir comme vous pensez !… Seulement, c’est tant pis pour votre avenir militaire !
René a un coup d’œil surpris vers cette petite fille qui connaît si bien les vilains dessous de la politique.
— Alors, vous croyez, docte Guillemette, qu’il m’en cuira d’avoir écouté tout au long la messe des baigneurs à Houlgate ?
— Celle-là et d’autres, n’est-ce pas ? oncle. A Madagascar, cela ne tirait peut-être pas à conséquence, mais en France, il paraît que c’est une autre affaire… Tout de même, je suis très contente que vous soyez brave sur ce chapitre-là aussi !
— Merci, petite Guillemette, dit-il, touché de cette approbation juvénile.
Tous deux font quelques pas en silence, distraits par leurs propres réflexions. C’est elle qui reprend, frôlant de son ombrelle les petites herbes de la route :
— Oh ! oui, certes, bien plus qu’autrefois, oncle René, j’ai pour vous, — par moments, pas toujours, — de la vénération !
Il ne paraît pas flatté du tout.
— Guillemette, voilà encore que vous vous moquez de moi !
— Oh ! non, mon oncle, je ne me le permettrais pas… Je vous dis tout bonnement ce que je pense parce que vous m’inspirez très grande confiance… Je ne serais pas étonnée que j’en arrive à vous prendre pour confesseur laïque… J’irais à vous quand j’aurais besoin d’un confident de choix !
— Guillemette, je suis très touché, très honoré… Mais ce serait intimidant pour moi, un rôle pareil !
— Pourquoi donc ?
Elle lève vers lui de larges prunelles que l’auréole du chapeau ombre délicatement. Ses joues ressemblent aux pétales d’une rose de France.
— Pourquoi ? Mais parce que je craindrais à très juste titre de n’être pas à la hauteur. Et puis, vraiment, je ne me sens pas encore l’âge de l’emploi !
Sans réfléchir, elle riposte :
— Oh ! pour moi, vous n’êtes pas un jeune homme !
Tout de suite, elle se reprend :
— Vous êtes mon oncle, un oncle étonnamment sage… Oh ! certes, vous avez l’air plus sage que papa… Je suis certaine que vous seriez incapable de faire quelque bonne grosse sottise !
Elle lance cet aveu si drôlement que René se met à rire, encore qu’il soit peu charmé de l’opinion édifiante que Guillemette a de lui.
— Ma nièce, vous paraissez regretter que je n’aie pas le goût — et c’est exact ! — de me mettre d’affreux méfaits sur la conscience…
La bouche de Guillemette a une expression de malice et de contrition qui est délicieuse :
— Mon oncle, c’est vrai, j’ai un faible pour les hommes mauvais sujets… Au moins, je ne me sens pas humiliée en leur voisinage !… Je serais plutôt prête à me glorifier…
Ici, les cloches recommencent à sonner. Guillemette tressaute.
— Vite, mon oncle, le second coup ! Maman doit frémir de ne pas me voir…
La blanche petite église est tout près, par bonheur. Pour l’instant, elle est le centre vers lequel filent les équipages et déambulent pédestrement, par les jolis chemins ensoleillés, chrétiens et chrétiennes, tous en toilette dominicale.
Aussi, une brillante assemblée emplit-elle l’église qui est comble. Une chaise est un objet précieux que les retardataires cherchent d’un œil d’envie. Le suisse est ahuri et solennel. La chaisière, les joues en feu, s’affaire, pour essayer de caser tant de chrétiens, désireux d’un siège. Le curé lui-même, en surplis immaculé, circule à travers le flot grandissant de ses ouailles ; tel un général qui veille à la bonne installation de ses troupes. Son regard, satisfait sous les sourcils blancs en broussaille, erre sur ces nombreux fidèles, chics infiniment, parmi lesquels foisonnent les jolies femmes sous la paille des chapeaux fleuris, le tissu léger des robes d’été qui caressent les dalles luisantes.
Cette messe n’est pas celle des humbles et des petites gens…
Comme de juste, dans cette foule, discrètement bourdonnante, mondaine, parfumée, il se trouve de sincères croyants et croyantes qui pensent pieusement à leur Créateur. Mais il y aussi de fringants clubmen, — jeunes ou mûrs — qui sont là pour la femme dont, à la sortie, ils vont correctement serrer la main, avec un secret frisson de tout l’être !… Il y a des hommes rongés par la fièvre ou le souci de la vie qui, dans cette église, ont apporté des corps sans âme, une pensée fermée aux choses divines, et s’absorbent dans leurs préoccupations quotidiennes, alors que leurs yeux sont arrêtés, indifférents, sur un tabernacle dont le mystère leur est étranger…
Il y a des jeunes que la vie enchante, qui tressaillent d’allégresse, d’envie, de désir, à ses espoirs. Il y a, sous le masque donné par l’éducation à tous ces êtres, des âmes douloureuses, des âmes troublées, des âmes sceptiques, des âmes pécheresses qui adorent leur péché ou le subissent avec passion, honte, colère, remords…
Il y a des heureux — quelques heureux ! — qui crient leur bonheur vers l’Invisible ou en sont enivrés… Il y a des épouses déçues, meurtries ; des mères qui sont des bénies ou des crucifiées…
Mais tous gardent leur secret. Le soleil flamboie dans les vitraux et par la porte, restée ouverte, resplendit la fête de l’été. La clochette tinte pour annoncer le commencement de la messe.
Juste à ce moment, Guillemette fait son entrée ; ce qui calme, à son sujet, les inquiétudes de sa mère, laquelle, avant de s’absorber dans ses prières, lui murmure :
— Tu ne pourras donc jamais être à l’heure ! ma pauvre enfant.
La coupable a l’air d’innocence d’un nouveau-né et marmotte tout bas :
— Mais, maman, la messe commence… Je ne suis pas en retard.
Elle ouvre sagement son livre et se met en devoir de suivre les prières liturgiques.
La pensée de Guillemette est absolument croyante, en dépit des quelques points d’interrogation jetés en son cerveau par les circonstances ou ses seules réflexions, au grand scandale de sa mère à qui, inutilement d’ailleurs, elle a demandé des solutions. Ce que voyant, elle n’a pas insisté, attendant en son intimité, le jour où la grâce du ciel dissiperait les ombres qui l’ont désorientée et dont elle rend responsable son ignorance de la théologie.
Mais tout de même, Mme Seyntis serait saisie d’épouvante, si elle pouvait mesurer combien, très innocemment, dans le secret de son âme, cette petite fille s’est déjà fait une religion à elle…
Des hauteurs de l’orgue, une voix de femme s’élève sonore, trop claire, qui fait lever les têtes vers la tribune où la chanteuse — une jolie femme rondelette, qui a un nom au théâtre — articule mal de pieuses paroles, sur un air d’opéra.
Guillemette a tressailli, distraite par cet intermède musical, qui lui rend impossible tout recueillement et elle envie sa mère et Mademoiselle, abîmées dans la lecture de leur messe. Sans doute, le sérieux oncle René est comme elle. Guillemette regarde instinctivement, vers lui, devant elle. Il ne se contente pas de demeurer bien droit, les bras croisés, ou les mains sur la pomme de sa canne… Non, il a un petit livre, il lit l’office de la messe, très attentif et il n’a pas du tout, pourtant, l’air d’un sacristain ! Son visage brun ainsi au repos a, au contraire, quelque chose d’énergique, de fier, de grave, qui lui donne beaucoup d’allure… C’est très crâne à lui de montrer si franchement ses convictions ; et, contente, elle se prend à murmurer :
— Mon oncle, vous êtes un homme chic !
Cependant l’Évangile vient d’être dit ; alors dans la chaire, apparaît un vicaire juvénile et timide qui semble torturé par l’obligation de parler devant cette foule, la devinant, à l’avance, réfractaire à son éloquence ! Lui, comme ses auditeurs, — hormis quelques âmes pieuses, — se demande pourquoi cette homélie que tous redoutent.
Mais le choix n’étant pas donné, il part résolument en guerre contre les désordres du siècle. D’une voix monotone et éclatante, il déverse le flot de sa rhétorique que Mme Seyntis écoute d’un air de componction, comme si elle avait toute la responsabilité des péchés d’Israël. Mad s’ennuie et Guillemette a pitié du petit vicaire qui, les yeux clos, les mains crispées sur la chaire, fond sur l’ennemi, le pécheur, tonnant : Pénitence ! Pénitence !
C’est par cette véhémente adjuration qu’est accueillie Nicole, trop bien élevée pour désobliger Mme Seyntis en ne paraissant pas à la messe. Debout dans l’allée, sans regarder personne, elle attend que l’orateur ait fini de fulminer, et par son élégance, sa beauté capiteuse, donne des distractions à ceux qui l’entourent. Elle est tout près de René. Il peut respirer son parfum. Il a, sous les yeux, l’ondulation de ses beaux cheveux d’or fauve, l’harmonie de la forme ennuagée de blanc…
Que pense-t-il ?… Une seconde Guillemette se le demande avec irrévérence. Mais ses traits ont une expression si sérieuse, qu’elle est saisie de honte pour sa propre frivolité et reprenant ses prières, elle est exemplaire jusqu’à la fin de la messe, qui s’achève sur une marche triomphante.
Devant l’église, dans le jardin ensoleillé, bourdonnent les propos, les rires, les réflexions sur le petit vicaire, sur la chanteuse, sur le prochain, alertement examiné, jugé, exécuté… La phalange masculine se livre à la contemplation, et Nicole produit une vive impression quand elle apparaît insolemment fraîche, souriante, répondant aux saluts, serrant les mains amies ou indifférentes.
Elle s’arrête auprès de sa mère et de Mme Seyntis qui, elle, ne vient certes pas de mettre sur sa conscience ni médisance ni distraction, et demande à son frère :
— René, rentres-tu avec moi ou descends-tu sur la plage ?
— Je vais sur la plage.
— Alors, tu emmènes Mademoiselle et les enfants.
Parmi les enfants, Mme Seyntis compte Guillemette qui n’en a cure ; car au milieu du brouhaha des conversations, elle a entendu l’oncle René dire à Nicole ces mots qui l’ont étonnée :
— Je ne m’attendais guère à vous voir ici ce matin !
De sa voix musicale, la jeune femme a riposté ironiquement :
— Mon cher ami, je me souviens des enseignements reçus dans ma prime jeunesse : « Malheur à celui par qui vient le scandale. »
Il n’a pas répondu. Peut-être, y avait-il au fond de ses yeux noirs quelque chose qu’elle ne voulait pas y lire… Brusquement, elle s’est détournée et s’est prise à causer avec la jeune baronne de Coriolis qui, entre les cils, considère tendrement son mari.
Guillemette, elle, laissant Mademoiselle et Mad cheminer l’une près de l’autre, se met à marcher auprès de l’oncle René que, sans trop savoir pourquoi, elle n’est pas fâchée de retenir loin de Nicole.
Mme de Miolan avance devant eux, descendant aussi vers la plage. Elle va d’une allure très lente. Hawford l’accompagne. Près d’eux, est également Raymond Seyntis.
Hawford cause, et elle écoute, la tête un peu penchée. Le soleil met des lueurs d’or dans le nœud lourd de ses cheveux. Et spontanément, Guillemette s’exclame :
— Comme Nicole est belle ! N’est-ce pas ? mon oncle. Quand je la regarde, je me demande toujours comment son mari peut se passer d’elle !… Vous, pas ? »
Une sorte de soif l’envahit de savoir ce qu’il pense. Ainsi Ève fut attirée par le fruit défendu.
Elle a levé les yeux vers lui. Il a un visage fermé, presque sévère et dit :
— Je ne me suis jamais adressé pareille question, Guillemette.
— Et vous trouvez, mon oncle, que je dois vous imiter ? glisse-t-elle, rieuse. C’est que vous n’êtes pas curieux. Et moi, je le suis horriblement, quand les gens m’intéressent.
— Et Mme de Miolan vous intéresse ?
— Oh oui ! autant que vous pouvez l’imaginer !
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle est vraie, très bonne, triste, plutôt coquette, et pas du tout parfaite !
— Oh ! oh ! ma nièce…
— Quoi ? oncle René… Cela vous scandalise que j’aime mieux Nicole n’étant pas un modèle ?
— Je pense, Guillemette, que ce n’est pas votre mère, sûrement, qui vous a mis de pareilles opinions fausses dans la cervelle.
— Et vous avez bien raison de le penser, oncle. Je vous offre tout bonnement le fruit de ma petite expérience… Je commence à être assez vieille pour pouvoir posséder des opinions personnelles.
Et après une seconde de méditation, elle achève :
— Et penser que Nicole a des parents tellement à l’antique ! Est-ce qu’ils ne vous font pas un peu l’effet de paisibles canards qui auraient couvé un oiseau de paradis ?
Cette fois, René est tout à fait choqué.
— Guillemette, que d’irrévérence !
— Mon oncle, ne vous agitez pas, ce sont des canards que je respecte comme je dois le faire !
Il ne répond pas, mécontent, mais résolu à ne pas jouer auprès de cette petite un rôle ridicule de pédagogue… Il tressaille désagréablement de l’entendre s’exclamer en manière de conclusion :
— Oh ! oncle, comme je voudrais ressembler à Nicole !
— Ne dites pas cela ! Guillemette, fait-il presque impérieusement.
Quelle singulière réponse ! Une impatience secoue Guillemette qui jette, un peu agressive :
— Vous trouvez mieux qu’elle soit unique en notre famille ?
René la regarde, surpris, et de sa manière sérieuse explique :
— Je crains qu’elle ne se rende très malheureuse ! Et c’est pourquoi, ma chère petite fille, je serais désolé de vous voir lui ressembler… Voilà tout !
Guillemette est apaisée. Même, elle éprouve une sorte de sécurité joyeuse dans le sentiment que l’oncle René est soucieux de son bonheur. Quand Nicole sera partie pour Dinard, elle l’aura de nouveau à elle toute seule, comme avant l’arrivée des invités.
C’était bien plus agréable !
Elle est interrompue dans ses réflexions parce qu’ils atteignent la plage où, autour de Nicole et de Mme de Coriolis, s’élaborent des projets de promenade pour l’après-midi.
Cinq jours plus tard.
Il fait chaud, très chaud. Le soleil brûle la poussière… Et cependant toute la jeunesse des Passiflores est partie en promenade pédestre, sous le regard mécontent de M. d’Harbourg qui s’est évertué à proclamer « absurde » une excursion par cette température sénégalienne.
Ses conseils ayant eu le sort de la prédication de Jean au désert, il s’est dignement retiré dans le fumoir solitaire, — Raymond Seyntis est à Paris — et y somnole sur les journaux, maugréant contre les mouches qui s’agitent autour de lui, et même évoluent sans façon sur son avenante personne.
Cependant, installée avec son ouvrage dans le bow-window du petit salon, Mme Seyntis jouit du calme des Passiflores. Oh ! quel délice serait un été dans la solitude avec ses enfants, son mari devenu ignorant du chemin de Paris… Des après-midi passés, une broderie en main, sous les arbres du jardin ou l’abri de la grande ombrelle de coutil dressée sur la plage…
C’est chez elle un désir instinctif si vif que, souvent, elle lève la tête pour regarder les groupes rassemblés près de la mer.
Les promeneurs élégants viendront plus tard, dans la tiédeur du crépuscule. A cette heure, sur l’or pâle du sable se dressent seules des silhouettes d’enfants ; tout petits qui trottinent chancelants, garçonnets et fillettes affairés par leurs jeux, insensibles à la morsure du soleil qui flamboie sur l’étendue sans ombre.
— Vraiment, j’ai bien peur que nos promeneurs n’aient très chaud ! remarque Mme d’Harbourg qui fait évoluer les aiguilles de son tricot avec une monotone régularité, s’interrompant toutefois pour s’éventer, car l’air semble embrasé.
Ce n’est pourtant pas ce souci, tout physique, qui altère son aimable visage, assombri par quelque pensée pénible, et lui fait répondre avec distraction aux quiètes paroles de Mme Seyntis.
Celle-ci finit par s’en apercevoir et interroge :
— Pauline, es-tu souffrante ?
— Non… Oh ! non !
Encore un silence. Mme Seyntis se demande si elle peut poursuivre sans indiscrétion ; et elle reprend, hésitante :
— Est-ce que tu as quelque ennui ? Tu parais préoccupée ?
Mme d’Harbourg ne répond pas… Puis, tout à coup, comme si un invisible sceau se brisait sur ses lèvres, elle articule d’une voix qui tremble :
— Marie, je suis horriblement tourmentée de Nicole !
Mme Seyntis a un tressaillement ; les paroles de Mme d’Harbourg réveillent en son souvenir, une réflexion de son mari, l’avant-veille, sur l’admiration très vive de Hawford pour la jeune femme dont il a, dès le premier jour, demandé la permission de faire un croquis… Réflexion qui lui a été fort désagréable ; elle n’admet pas que, sous son toit, une femme puisse se prêter à une cour aussi visible que favorisent les séances de pose. Et penser que cette femme est de sa famille !… Ah ! oui, elle est inquiétante, Nicole !
Avec autant de précaution que si elle avançait sur des œufs, Mme Seyntis demande :
— A quel propos ? Pauline, es-tu tourmentée de ta fille ?… Est-ce que son mari…
— Non… Non, il ne s’agit pas de son mari, cette fois. De lui, nous n’entendons plus parler que par les hommes d’affaires… Non, c’est elle qui m’inquiète !… Je la sens si révoltée contre sa situation que j’en arrive à craindre tout de sa part…
— Tout ! répète Mme Seyntis, saisie.
Mais sa cousine ne l’entend pas, absorbée par sa pensée, et poursuit son monologue :
— Mon Dieu, je sais bien que cette situation est délicate, pénible, douloureuse… Mais son père et moi, nous faisons tellement ce que nous pouvons pour la lui rendre supportable,… pour ne jamais lui rappeler que c’est elle qui a voulu épouser Guy de Miolan, quoi que nous lui disions… que c’est elle qui l’a quitté, là-bas, à Constantinople, après leurs scènes… lamentables ! Elle n’a jamais voulu se prêter à une réconciliation… Comme nous l’y engageons… puisque, hélas ! maintenant, rien ne peut empêcher qu’elle ne soit sa femme… Elle s’obstine à exiger un divorce qui nous navre… A quoi bon ?… Elle n’en sera pas plus libre puisque l’Église ne connaît pas le divorce et elle brise tout son avenir de femme !… Pourquoi, grand Dieu ! faut-il qu’elle ne se résigne pas… Nous l’aimons, nous la gâtons tant, qu’elle ne peut être tout à fait malheureuse, pourtant !
Mme d’Harbourg en est absolument persuadée. Sa cousine, pas du tout, et malgré elle, il lui échappe :
— Ma pauvre Pauline, à des jeunes femmes comme Nicole, je crains bien que nos tendresses de parents ne suffisent pas…
Mme d’Harbourg a l’air navrée. Son tricot est tombé sur ses genoux et les mailles glissent de l’aiguille sans qu’elle y prenne garde.
— Oui… oui… Ce que tu dis là, Marie, je l’ai déjà pensé plus d’une fois… Et c’est ce qui me fait peur ! Moi, je sais bien qu’à sa place, jugeant impossible de vivre avec mon mari, j’aurais essayé de combler le vide de mon existence par de bonnes œuvres, par le travail… J’aurais beaucoup prié pour être soutenue… Mais je crains que Nicole ne prie plus guère !…
Mme Seyntis a le même sentiment. Toutefois, elle est trop charitable pour ajouter au chagrin de sa cousine et elle murmure, encourageante :
— Ah ! que sait-on ?…
— C’est vrai, je ne sais pas ! avoue Mme d’Harbourg, pitoyable. Jamais Nicole ne parle de ce qu’elle pense… Du moins, à moi… Et pas davantage à son père, d’ailleurs… Ah ! ma pauvre amie, que nos enfants nous sont fermés et que nos filles sont différentes de nous !
N’était la crainte de peiner plus fort sa triste cousine, Mme Seyntis protesterait vivement. En toute sincérité, elle est persuadée connaître, comme la sienne propre, l’âme blanche de Guillemette…
Et Mme d’Harbourg, devinant une oreille compatissante, reprend de plus belle :
— Certes, je ne peux reprocher à Nicole une tenue blâmable… Elle n’est pas femme à autoriser des… familiarités qui la feraient prendre… pour ce qu’elle n’est pas… Mais en sa position d’épouse séparée, elle devrait tellement exagérer la prudence, rester dans l’ombre, peu recevoir, ne pas aller dans le monde… Et justement, elle fait à peu près tout le contraire !… Elle ne m’écoute pas quand je le lui dis… Elle me regarde comme si je lui parlais turc… Ah ! Marie, je commence à croire que je l’ai trop gâtée !… Elle était mon unique enfant et j’avais si fort le désir de son bonheur ! C’est bien pour cela que j’ai eu la faiblesse, — et son père aussi ! — de consentir à ce qu’elle épouse ce Miolan qui l’emmenait loin de nous… Mais elle voulait… et nous avons cédé !
Jamais aussi franchement, Mme d’Harbourg n’a avoué sa faiblesse. Mme Seyntis, touchée de cette humilité et de cette confiance, cherche à la réconforter :
— Ma pauvre Pauline, tu as cru faire pour le mieux… Pourquoi te torturer par des reproches ?… Aujourd’hui, ton rôle me paraît être de veiller sur Nicole… Elle est si jeune… c’est-à-dire un peu imprudente, un peu coquette… peut-être, corrige vite Mme Seyntis qui craint de blesser sa cousine. Les jolies femmes seules sont tellement courtisées !
— Ah ! oui, bien trop ! soupire Mme d’Harbourg. De bonnes amies sont venues m’avertir qu’un certain baron de Gerles était violemment épris d’elle… Je sais qu’il est en ce moment à Dinard… Et justement, la voilà ce matin qui m’annonce qu’elle pensait partir jeudi chez ses amis de Bierne qui ont leur villa à Dinard. Bien entendu, son père et moi, nous ne pouvons l’y suivre… Alors… alors, je suis bien tourmentée !
— Oui, je conçois, fait Mme Seyntis, qui ne conçoit que trop bien. Elle aussi a entendu beaucoup parler de la cour que Philippe de Gerles fait à la jeune femme… Lui, absent, Hawford le remplace… Demain, ce sera un autre… Ah ! oui, la mère de Nicole de Miolan peut être inquiète !
Pour le moment, elle paraît moins abattue parce qu’elle a confié sa détresse, et elle reprend :
— Je te fais mes excuses, Marie, de t’accabler ainsi de mes doléances. Mais il n’y a personne en dehors de l’abbé Vincenette à qui je puisse les confier… Mon mari a été si affecté de tous ces événements que je m’applique maintenant à lui faire croire que tout va pour le mieux… Que Nicole s’arrange bien de sa nouvelle vie parce que son expérience du mariage lui en a ôté le goût…
— Oui, ce devrait être !… soupire Mme Seyntis, seulement, elle n’a que vingt-six ans !…
— C’est cela, en effet, qui est terrible ! Vois-tu, Marie, quelquefois, il me prend la terreur qu’un de ces hommes qui l’admirent dans le monde et rôdent autour d’elle, avec de vilaines pensées, que l’un d’eux ne finisse par lui plaire particulièrement… Oh ! ce serait épouvantable ! Je ne craindrais certes pas que Nicole commette une faute grave ; nos filles, heureusement, ne peuvent être que d’honnêtes femmes !… Mais ne connaîtrait-elle que la tentation, ce serait déjà trop !… Ces mauvais romans qu’elles lisent leur montent l’imagination, leur font rêver d’un bonheur impossible…
— Oui… c’est vrai, approuve Mme Seyntis. Et ce bonheur, elles s’imaginent le rencontrer dans la passion… Pauvres petites !… Le bonheur, mais elles le trouveraient à faire simplement leur devoir. Seulement, cette vérité, elles ne la croient pas !
Mme Seyntis est tout à fait convaincue de ce qu’elle dit. Pour elle et pour sa cousine, un cœur comme celui de Nicole est un monde dont l’une et l’autre ignorent tout, et qui les épouvanterait si elles y pénétraient…
Mme d’Harbourg tamponne de nouveau ses yeux ternis par une buée humide et s’évente machinalement parce que l’émotion a augmenté la chaleur, pour elle.
— Ah ! ma bonne Pauline, je te plains bien ! dit affectueusement Mme Seyntis.
— Tu le peux, Marie… C’est dur de vivre !
Mme Seyntis est trop consciencieuse pour ne pas remarquer :
— Il y en a encore de bien plus malheureuses que nous, Pauline.
Mais Mme d’Harbourg regimbe devant cette déclaration :
— Tu peux dire cela, Marie, parce que tu n’as pas connu l’épreuve d’être atteinte dans le bonheur de ton enfant.
— C’est vrai… Mais je t’assure que tous nous avons nos soucis.
— Oh ! est-ce que Guillemette ?…
— Non, non, Guillemette n’est pas en jeu. Grâce au ciel, elle est encore une petite fille qui ne me donne pas de tracas… Non, je suis ennuyée de Raymond. Il est nerveux, il a l’air préoccupé ; et il ne veut prendre aucunes vacances sous prétexte qu’il a des affaires très importantes. Si encore il se reposait tout à fait pendant les jours qu’il passe ici ! Mais tout le temps, on lui télégraphie, on lui téléphone. Je ne m’étonne pas que sa pauvre tête, bourrée de chiffres, lui soit douloureuse cet été !
— Oui, c’est ennuyeux ! dit Mme d’Harbourg.
Elle a écouté les réflexions de sa cousine, mais les paroles sont arrivées jusqu’à elle comme des mots indifférents qui ne sauraient la distraire de son propre souci.
Les deux femmes, alors, absorbées par leur intime pensée, continuent à travailler en silence. Dans le billard, on entend marcher M. d’Harbourg, qui se livre aux carambolages pour distraire sa solitude et la fâcheuse humeur que lui donne la température.
La mer est bleue comme un lac italien. Des nappes de lumière s’épandent sur le jardin où les fleurs semblent autant de cassolettes qui distillent leur parfum dans l’air brûlant. Devant la villa, un groupe de modestes touristes est arrêté et s’exclame sur le décor somptueusement fleuri qui l’enserre… Une voix de femme articule avec conviction :
— Comme on doit être heureux dans une si jolie maison !… Ah ! les riches ont de la chance !
Cependant les promeneurs se sont arrêtés, pour goûter, dans une ferme à mi-chemin entre Houlgate et Villers… Une ferme dressée sur la falaise, devant le pittoresque chaos des roches qui dévalent vers le sable parmi la floraison rose des bruyères et des œillets sauvages ; sous la dentelle fine des herbes, jaillies entre les pierres, et les branches tordues des arbrisseaux, agrippés aux tumultueux éboulis des roches.
Dans la prairie herbeuse qui s’allonge sur la falaise, la fermière, accoutumée aux visites quotidiennes des touristes, prépare la table pour le thé, avec une connaissance parfaite de leurs goûts et des avantages qu’elle en tirera. D’ailleurs, Mademoiselle, investie au départ des pleins pouvoirs de Mme Seyntis, veille à ce que rien ne manque, soigneuse toujours du bien-être des autres qui tous la laissent faire très volontiers.
La petite de Coriolis s’est jetée dans l’herbe comme une enfant fatiguée ; et, sans façon, ayant pris sa glace de poche, elle rafraîchit d’une caresse de poudre ses joues brûlantes. Mad, assise à la turque devant elle, la contemple avec intérêt, et dans un élan juvénile, lui déclare qu’elle la trouve bien jolie. André, étendu, les coudes au sol, le menton dans les mains, observe les barques dont les voiles sont immobiles sur la grande mer paisible. Guillemette, elle, reste debout. Jamais, semble-t-il, elle n’est fatiguée. Dans son jeune corps, circule une telle sève ! A pleines lèvres, elle aspire la bonne senteur saline qui monte du large. Mais ses yeux ne regardent point le lointain, sablé d’une brume d’or, vers le couchant. Sous la dentelle du grand chapeau de broderie, ils sont fixés avec une étrange expression sur le groupe que forment, un peu en avant, Nicole, Hawford, et le capitaine de Coriolis, celui-ci la lorgnette en main, étudiant la côte.
Nicole est arrêtée à l’extrême bord de la falaise et les plis de sa robe de linon ruissellent autour d’elle. Comme obstinément, elle regarde, à ses pieds, le vide, miroitant de vagues nonchalantes, d’un bleu vert d’opale !… Hawford lui parle. L’entend-elle, même ?… Elle ne bouge ni ne répond. A quoi peut-elle songer avec ce visage grave, cet air d’être absente, seule avec elle-même, regardant vers quelque chose d’invisible ?… Pourtant, elle était très gaie pendant la promenade. Elle taquinait André et un peu aussi le capitaine de Coriolis qui flânait de préférence auprès de sa jeune femme. Elle causait avec Hawford. Mais peu, très peu, avec l’oncle René. Et Guillemette ne s’en est pas plainte. Sans se l’être avoué, elle estime que l’oncle René lui appartient en propre. Est-ce qu’à son arrivée, ils n’ont pas fait un pacte d’amitié ?… Jusqu’au jour où il se mariera, elle tient bizarrement à occuper l’une des premières places dans ses affections. A aucun prix, elle ne voudrait que Nicole le reprît comme autrefois…
Par bonheur, il ne la recherche pas… Mais, tout de même, comme il l’observe ! Par moments, quand elle est très entourée — par une vraie cour masculine, — il a une façon de mordre sa lèvre sous sa moustache, le front barré d’un pli… Quand Guillemette lui voit ce visage, elle est tout ensemble exaspérée et passionnément intéressée…
En ce moment, elle se sent satisfaite parce qu’il est loin de la jeune femme, et à quelques pas d’elle-même. Mais levant la tête vers lui, elle a un tressaillement d’impatience, car elle constate que, comme elle, il remarque le groupe de Nicole et d’Hawford.
Mme de Miolan est sortie de sa songerie. Elle vient de répondre au peintre avec un petit rire qui a tinté dans l’air chaud ; et ni l’un ni l’autre ne paraissent disposés à se rapprocher de leurs compagnons de promenade.
— A quoi pensez-vous avec cette mine attentive ? Guillemette.
C’est René qui l’interroge brusquement :
— Je m’instruis, mon oncle.
— Sur…?
— Sur la facilité avec laquelle les hommes peuvent être séduits… Il y a cinq jours que Francis Hawford est à Houlgate.
René commence à être trop habitué aux désinvoltes aperçus de sa nièce pour s’effaroucher, comme aux premiers jours. Mais avec le souci d’écarter les pensées malsaines du jeune esprit de Guillemette, il dit tranquillement, les sourcils rapprochés, cependant :
— Hawford est un artiste, c’est pourquoi il a été si aisément subjugué par la beauté de Nicole…
— Oh ! mon oncle, pour cela, il suffit d’être un homme !
— C’est vrai… Les hommes sont bien faibles…
— Pas tous, il me semble… Je ne peux pas croire que vous, mon oncle, vous le seriez ; vous êtes en possession d’une volonté qui ne badine pas, quand elle a dit : « Halte-là !… » A la place d’Hawford, vous ne vous seriez pas laissé attraper ainsi…
Cette petite fille ne sait ce qu’elle dit… Autrefois, il a été faible, si faible… Et à l’heure actuelle, si Nicole voulait, qui sait si l’étincelle ne pourrait jaillir encore des cendres mortes ?… Il vient de vivre plusieurs jours près d’elle et il sait maintenant qu’elle est la séduction même, qu’elle enivre, autant par son âme d’orage, que par sa forme parfaite… Et Guillemette le juge impassible !…
Il réplique avec une sorte d’ironie :
— Je ne suis pas un artiste, moi !
— Pourtant, vous aussi, vous la trouvez très belle ?…
— Oui, elle l’est… dangereusement ! dit-il d’une voix un peu lente.
Les mots ont dû lui échapper car, aussitôt, d’un geste sec, il coupe avec sa canne la tête fine d’un arbrisseau.
Elle, les yeux sur l’herbe veloutée, répète :
— Dangereuse… Pourquoi ?… Pour elle ? Pour ceux qui la voient ?…
— Pour les uns et les autres ! prononce-t-il presque âprement. Petite fille, petite fille, dans quel monde prétendez-vous entrer qui n’est pas fait pour vous ?
Les yeux violets de Guillemette deviennent presque noirs.
— Oncle, excusez-moi, je croyais que, vu notre traité d’amitié, je pouvais vous dire, en toute franchise, ce que j’avais dans la cervelle… J’oublie toujours comme vous êtes vite scandalisé !
Et, très digne, sachant bien que René regrette sa réflexion et souhaiterait la lui faire oublier, elle s’en va vers la table à thé, sans le moindre regard vers lui.
Nicole revient. La ligne de son corps svelte et souple ondule sur l’infini lumineux d’un ciel d’or roux. Elle marche si près du bord de la falaise que, d’instinct, René lui crie, la voyant venir ainsi :
— Nicole, que vous êtes imprudente ! Prenez donc le sentier…
Elle a un geste léger des épaules, un sourire, et continue d’avancer. Le capitaine de Coriolis a rejoint Hawford et le retient pour lui montrer une découpure de la côte. Nicole est près de René. Il l’a attendue dans un inconscient besoin de protection. Elle le devine :
— Vous craignez que je ne sois victime de mon imprudence, comme vous dites ? Si j’étais sage et courageuse, savez-vous ce que je ferais ? J’avancerais encore de quelques pas, jusqu’au point où finit la falaise… Et pour moi aussi, ce serait la fin !… Plus de souvenirs ! Plus de luttes ! plus de rêves inutiles !… Quel repos ! Seulement je ne suis pas courageuse… et j’ai encore un tel désir de vivre !
Les mêmes mots viennent, à René, qu’il lui a dits le premier soir :
— Pauvre, pauvre Nicole ! Je voudrais tant faire quelque chose pour vous !
Elle secoue un peu la tête.
— Vous ne pouvez rien… Ni personne.
Personne ?… Si, celui-là seul qu’elle veut rejeter de sa vie, qui, jadis, lui a pris son cœur de jeune fille… Mais jamais elle n’avouerait ni ne s’avouerait cela !
Le matin même, le courrier lui a apporté, de Constantinople, une de ces lettres qu’elle ne veut pas ouvrir. Pourtant, pas plus que les précédentes, elle ne l’a brûlée. D’un geste résolu de ses doigts qui tremblaient, elle l’a enfermée, — comme on enferme les morts dans une tombe.
Mais elle n’a pu, de même, clore sa pensée, ni étouffer la plainte désespérée de son cœur qui se souvient, qui voudrait savoir et ne peut se consoler !
Dieu, qu’elle se sent effroyablement perdue dans le monde !… et seule !… Depuis le matin, l’affolante tempête gronde en elle qui est sans soutien pour la supporter… Comment peut-il y avoir des résignés qui acceptent leur destinée, si dure soit-elle !
La douce Mademoiselle serait pénétrée de confusion si elle savait avec quel intérêt, où il entre une sorte de respect, Nicole l’observe pendant leurs quelques jours de vie commune. Cette pure et humble créature éveille en elle une fugitive sensation d’apaisement. Un matin, de sa fenêtre, elle l’a vue qui revenait, sans doute, de quelque messe matinale, un livre de prières en main ; et de toute son âme, elle a envié la sérénité de ce visage que nulle pensée mauvaise n’a jamais dû voiler. La veille, de nouveau, comme elle rentrait avant le dîner d’une promenade solitaire, elle a encore aperçu Mademoiselle qui pénétrait dans l’église. Elle l’a suivie, avec la même soif un peu maladive de se reposer dans l’effleurement de cette vie limpide. Elle aurait voulu croire, prier comme Mademoiselle, elle qui ne croit ni ne prie plus. Elle voudrait la supplier de lui donner quelque chose de sa paix, de lui apprendre comment on peut oublier, pardonner, accepter l’épreuve sans révolte, renoncer au bonheur qui ne s’achète que par l’irrémédiable déchéance…
Pauvre Mademoiselle, elle n’aurait rien compris aux révoltes qui bouleversent l’âme de Nicole de Miolan… Elle lui a souri quand elle l’a trouvée devant l’église et s’est préparée à passer discrètement, ne soupçonnant guère que les beaux yeux de Nicole avaient suivi sa prière…
La jeune femme l’a arrêtée :
— Vous rentrez ? mademoiselle.
— Oh ! oui, bien vite, madame. Il est tard.
— Alors, remontons ensemble aux Passiflores. Voulez-vous ?
— Bien volontiers, madame, a accepté Mademoiselle un peu intimidée.
Elles ont marché un instant l’une près de l’autre en silence. Puis, Nicole a interrogé :
— Vous allez ainsi tous les soirs à l’église ?
— Quand je le puis, madame. J’aime bien finir ma journée par cette petite visite.
— Comme vous iriez voir un ami, n’est-ce pas ? mademoiselle.
Très simplement Mademoiselle a dit :
— Oui, un ami, un Père qui soutient, qui console l’enfant…
Nicole s’est sentie moralement si loin de Mademoiselle qu’elle a presque souri — avec quelle ironie triste ! — de sa tentation de lui crier sa détresse.
Elles ont continué leur route en silence. Seulement, comme Mademoiselle s’effaçait pour laisser entrer la jeune femme, Nicole, s’arrêtant, a posé sa main sur l’épaule de la jeune institutrice et, un peu bas, lui a dit :
— Quand vous irez voir votre Ami, le soir, demandez-lui d’avoir un peu de pitié pour moi…
Et elle est partie…
A cette petite scène, elle repense tout à coup, cheminant, tête baissée, sur la falaise, le pas distrait… La voix de Hawford la fait brusquement tressaillir. De loin, lui aussi, la supplie de fuir le bord de la falaise qui s’effrite… Il a peur pour elle. Comme en quelques jours, elle a souverainement conquis cet homme et comme il a, violent, le désir d’elle…
Est-ce vers lui que sa destinée la pousse ? Ou vers cet autre qui l’attend à Dinard et dont l’amour engourdit son souvenir quand elle en respire le violent parfum… Ah ! elle n’en sait rien, et dans son âme désemparée, elle se demande, avec une espèce de curiosité tragique, ce qu’il en adviendra d’elle qui qui veut à tout prix le bonheur… La fougue qu’elle devine dans Hawford lui donne le vertige…
Quel monde entre lui et René, froidement maître de lui-même, enserré dans ces liens de la conscience, du devoir, des lois religieuses qu’elle-même a brisés dans sa révolte… René, qu’elle estime et qu’elle a, par instants, la tentation misérable de ramener à elle…, seulement pour que lui, si ferme semble-t-il dans son orgueilleuse vertu, se reconnaisse vaincu et n’ait le droit ni de la juger, ni de la condamner, quoi qu’elle fasse.
Il marche près d’elle, pensif. Sûrement, pas plus qu’elle-même, il ne voit la houle nonchalante des eaux bleues, ivres de lumière, il n’entend les rires des jeunes qui les attendent autour de la table à thé, un peu plus haut sur la falaise.
Il interroge tout à coup :
— Est-il vrai, Nicole, que vous partiez dans quelques jours pour Dinard ?
— Oui, à la fin de la semaine.
— Déjà… Vous ne voulez plus nous rester ?
Son accent a cette douceur un peu grave qui lui donne un charme imprévu.
— Je suis attendue, dit-elle, la voix brève.
— Et vous ne pourriez vous faire attendre ?
Elle est surprise. Son regard cherche celui de René, et elle interroge :
— Vous avez une raison, René, pour vouloir me retenir aux Passiflores ?
Il incline la tête.
— Et cette raison ?
Un demi-sourire éclaire le visage sérieux.
— Je me demande si je puis vous la dire sans vous paraître très indiscret…
— Je sais que vous n’êtes pas indiscret.
— Merci, Nicole… Eh bien, vous m’avez fait l’honneur d’être si franche avec moi, que je vais vous rendre confiance pour confiance… Je souhaiterais vous retenir au milieu de nous parce que, dans l’état d’esprit où vous êtes, je regrette de vous voir partir seule, parmi des étrangers…
Un éclair jaillit dans les prunelles de Nicole. Saurait-il qui l’attend là-bas ? Que lui importe ?… Et, railleuse, elle riposte :
— Vous avez peur que le petit chaperon rouge ne soit croqué par le loup ?… Soyez sans inquiétude. Il ne sera croqué que s’il y consent… Et alors, qui cela regarde-t-il, sinon lui ?
— Et ceux qui l’aiment et le voudraient vivant et heureux !
Sur la bouche de Nicole, passe le sourire poignant qu’il y a déjà surpris :
— Mon pauvre René, je commence à croire que ces deux qualificatifs ne peuvent aller ensemble… A quoi bon demeurer ici quelques jours de plus ?… Dans une semaine, dans plusieurs même, rien n’aura changé en moi, ni pour moi… Il n’y a rien à faire, René, que de m’abandonner à l’inconnu de ma destinée qui sera peut-être tout autre que nous l’imaginons. Encore une fois, pour notre tranquillité à tous deux, ne vous inquiétez pas de moi, car, c’est vrai, je ne sais où je vais !…
— Nicole, Nicole, ne vous calomniez pas !
— Je ne me calomnie pas… Je ne suis pas une résignée… Je ne peux pas l’être… C’est au-dessus de mon courage !
Sa voix se brise soudain, comme si un muet sanglot avait contracté sa gorge. Et alors, en lui monte l’obscur désir de lui dire des mots de tendresse qui la consolent, de prendre, entre les siennes, la main dégantée qui froisse les plis de la robe, la main frémissante dont la vie jeune appelle les lèvres…
Mais elle s’est tout de suite ressaisie ; la flamme s’est éteinte sous les cils abaissés, et elle a repris son visage impénétrable de sphinx. Comme un voile, elle ouvre son ombrelle, et la soie rose la baigne d’un reflet d’aurore. Il avance, silencieux, à côté d’elle. Quelques instants encore, et ils vont être près des autres, près de Guillemette qui les regarde approcher…
Elle s’arrête, imperceptiblement. Les yeux sur ceux de René, elle demande :
— Savez-vous, René, que je n’ai pas encore compris, d’où vient que vous prenez un souci, qui paraît bien sincère, de mon avenir ?
— Il est très sincère, en effet, Nicole… C’est que je me souviens de… de ce que vous avez été pour moi, jadis…
— Ce que j’ai été… oui… Ce que je ne suis plus, par conséquent.
Elle parle sans coquetterie, ainsi qu’elle constaterait un fait. Mais les yeux levés vers lui sont beaux à affoler un sage, dans leur expression ardente et profonde.
En l’âme de René, quelque chose a tressailli. Pourtant, il répond avec une sorte de gravité fière :
— Oui, Nicole, j’ai fini de vous aimer comme autrefois, grâce à Dieu !
— Et comme vous en êtes satisfait !
Ses yeux veloutés ont une indéfinissable expression. Il la regarde :
— Je me mépriserais à tel point s’il en était autrement…
Elle se remet à marcher et dit lentement :
— C’est vrai, ce serait une vilaine action. Nous ne devons plus être que des étrangers l’un pour l’autre…
— Des étrangers ?… Non, des amis…
— Vous croyez possible l’amitié entre un homme et une femme jeunes ?… Moi, pas !
Il ne lui répond pas. Est-ce parce que Hawford les rejoint ?… parce qu’André dévale vers eux pour les sommer de venir goûter ?… parce qu’à la vue de Guillemette dont les prunelles ne lui sourient pas, il s’est ironiquement rappelé ses paroles : « Vous, mon oncle, vous êtes en possession d’une volonté qui ne badine pas ! »
Ah ! sa volonté, elle est aussi fragile que celle de tous les autres… Nicole a raison. Mieux vaut qu’elle parte.
Et le jour où elle l’avait décidé, Nicole de Miolan est partie pour Dinard, laissant à Houlgate ses fidèles gardes du corps — et parents — qui, navrés de ne pouvoir la retenir, l’ont vue monter en wagon avec autant de détresse que si elle s’en allait à la mort.
En revanche, Guillemette a très bien pris ce départ, malgré son enthousiaste et chaude sympathie pour sa belle cousine. Quant à René, il en éprouve un véritable allègement. Certes, il sait maintenant que, même l’imprévu la fît-il libre, il ne souhaiterait plus, comme jadis, qu’elle devînt sa femme ; car il est sûr que, l’un par l’autre, ils seraient malheureux… Telle qu’elle est, elle blesse, et ses convictions religieuses, et la conception qu’il a de la femme… Mais… si fortes que soient sa notion du devoir et sa hautaine résolution d’y être fidèle, il n’en est pas moins un homme ; et les obscurs bas-fonds de son être tressaillaient quand la vie quotidienne lui apportait le frôlement de cette créature de passion et de révolte qui appartient à un autre. Aussi trouve-t-il une sorte de délivrance à ne plus voir le visage charmant dont les yeux — si tristes parfois — éveillaient en lui l’instinctif désir d’aller à elle pour la bercer, avec les mots, les tendresses qui consolent…
Elle est partie. Dans le salon où tous étaient réunis et causaient, ils ont échangé un rapide adieu. Elle lui a tendu la main, à l’anglaise :
— Adieu, René.
Il s’est incliné sur les doigts gantés, et ses lèvres les ont effleurés. Comme il relevait la tête, il a rencontré le regard de Nicole où il y avait une sorte de prière ; et, très bas, elle a murmuré :
— Quoi qu’il arrive, pensez toujours à moi, avec votre indulgence d’autrefois…
Pourquoi lui a-t-elle dit cela ? Que prévoyait-elle donc ? Maintenant elle est allée vers sa destinée. Il ne peut rien pour elle.
Autour de la table du lunch, devant la terrasse, sous l’ombre des tilleuls, les hôtes actuels des Passiflores parlent d’elle. Ils sont, pour quelques jours, en petit nombre. Les de Coriolis, Hawford, la chanoinesse sont partis. Seuls, sont restés M. et Mme d’Harbourg, tout désemparés de n’avoir plus Nicole.
Mais des visiteurs aussi sont là ; car le « jour » de Mme Seyntis est très couru ; et, dans leur nombre, se trouvent Mme de Mussy, toujours bavarde, et sa fille Louise qui, de sa manière précise, à la façon d’un théorème, s’intéresse à l’organisation de la fête de charité qu’a demandée M. le curé d’Houlgate. La solennité promet d’être d’autant plus brillante que, pour cette époque, est annoncée la présence, à Houlgate, du vieux roi de Susiane, avec son petit-fils. Or, le souverain est toujours en quête de distractions, et il profite de toutes celles qui lui sont offertes pendant ses visites en France.
Sûrement, il viendra à la Kermesse, ouverte dans la villa de la princesse de Bihague ; ce qui constituera une attraction de plus et rehaussera le caractère très aristocratique de la fête. Par exemple, il y a divergence d’idées entre les dames patronnesses quant à la nature des distractions devant être données aux visiteurs. Les artistes du Casino ont offert leur concours. Mais l’acceptera-t-on pour une fête dont M. le curé est président ?
Le digne pasteur — comme dit Raymond Seyntis — est justement en visite aux Passiflores et le cas lui est soumis. Ce qui paraît le rendre très perplexe, d’autant que les belles dames qui l’entourent échangent à ce sujet des opinions contradictoires. Or, il ne voudrait contrarier aucune de ses riches et bienfaisantes paroissiennes. Aussi se confond-il en phrases aimables qui ne décident rien et plaisent à tous les amours-propres.
La jeunesse joue au tennis ; et, une fois de plus, René Carrère a toute facilité pour observer plusieurs échantillons des jeunes personnes à marier, parmi lesquelles sa sœur souhaiterait lui voir faire un choix. Il vient de rentrer, pour le lunch, comme elle l’en avait prié ; mais, assis un peu en dehors du cercle réuni autour d’elle, se mêlant à la conversation juste autant que la politesse l’exige, il regarde vers l’espace sablé du tennis où évoluent les jolies ou agréables héritières auxquelles il peut aspirer.
Toutes sont, naturellement, des jeunes filles très bien élevées, selon la formule. René les a vues — et d’autres encore — bien des fois depuis son arrivée à Houlgate. Mais, est-ce sa vie au loin qui lui a enlevé le goût et la compréhension de ces jeunes Parisiennes du vingtième siècle ? Elles lui semblent des gamines et pourtant il a l’intuition qu’elles en savent déjà très long sur la vie. Il devine la tranquille hardiesse de leurs pensées, de leurs conversations, de leurs lectures. Ces petites vierges connaissent, sans y avoir goûté, l’arbre de la science. Il les sent des êtres compliqués qui l’effraient ; ayant à vingt ans des coquetteries et des clairvoyances de femme ; point perverses mais curieuses de tout apprendre, insouciantes de l’antique conseil : « Qui aime le danger y périra. »
Pour les bien guider dans la route à deux, il faudrait être un maître psychologue… Et lui est tout juste un apprenti qui, d’esprit intransigeant, fidèle à un idéal absolu, a toujours entrevu la compagne de sa vie à l’image de sa sœur, sérieuse et tendre, d’âme limpide, obéissante, religieuse.
Est-ce un rêve impossible qu’il faisait là, depuis qu’il est délivré de la folie d’aimer Nicole ? Au loin, il le croyait si aisément réalisable… Et voici qu’il commence à en douter.
Pourtant il éprouve, singulièrement vif, le besoin de fixer enfin sa vie, d’avoir son foyer, de connaître la douceur d’exister deux en une seule âme… Peut-être parce que son isolement de près de cinq années lui en a donné le nostalgique désir… Peut-être aussi parce qu’il est de ceux qui ne savent se mouvoir librement que dans le plein jour des vies régulières.
Alors pourquoi se montrer si difficile ? La question lui jaillit dans la pensée, tandis qu’il écoute Louise de Mussy dont le remarquable esprit d’organisation vient discrètement en aide à l’incertitude de M. le curé.
— Je suis idiot ! pense-t-il avec impatience. Je n’aime pas les jeunes filles déjà femmes et les autres me paraissent des pouponnes insignifiantes !…
Oui, toutes, sauf une, Guillemette. Mais elle ne compte pas. C’est sa nièce, un peu son enfant… Il la cherche des yeux, pour se reposer du profil régulier de Louise de Mussy. En ce moment, elle ne joue plus, assise sur le bras d’un fauteuil, dans cette attitude, qui lui est si familière, d’oiseau prêt à prendre son vol. Ses mains tourmentent une branche de jasmin tandis qu’elle bavarde, en souriant, avec son partner de la précédente partie, un grand garçon élégant en sa tenue de joueur. C’est le fils d’intimes amis des Seyntis. Il est, lui aussi, généreusement pourvu par la fortune et exerce, pour la forme, une vague profession d’avocat.
Est-ce donc parce que Mme Seyntis sait tout cela qu’elle laisse ainsi ce beau garçon rôder autour de sa fille, sous couleur de parties de tennis, lui parler les yeux dans les yeux, se griser de sa jeunesse comme on s’enivre d’un parfum de fleur ?
Avec une attention devenue aiguë, René observe le groupe qui l’intéresse. Comme ils sont jeunes tous deux ! et qu’il est naturel que leur causerie ait cette vivacité joyeuse… Que lui paraisse oublier toutes les autres pour elle… Que Guillemette lui montre cette coquetterie, peut-être inconsciente, dont la grâce est incomparable.
Quelque chose dans son attitude fait soudain jaillir dans la pensée de René une vision du passé, de la Nicole d’autrefois. De traits, elles ne se ressemblent pourtant pas. Mais, dans leur être de femme, il y a la même souplesse nerveuse et caressante des lignes, le même charme dans le sourire, dans l’expression changeante du regard, la même grâce de geste… Seulement, par bonheur, Guillemette est une Nicole moralement toute fraîche, qui s’ignore, dont la vie est blanche…
Une voix rieuse s’élève près de lui, un peu assombri :
— Oncle René, est-ce que vous n’en avez pas assez d’être avec les grandes personnes ? Venez donc avec nous faire une partie de tennis !
Une bizarre impression de plaisir traverse, pareille à une bouffée printanière, la songerie, plutôt morose, de René. Guillemette est là, près de lui, les joues carminées par le jeu. Ses yeux ont un regard d’affection câline. Il éprouve tant de gratitude qu’elle ait pensé à lui dans son plaisir que, sans réfléchir, il prend la petite main toute chaude qui effleure son épaule et la porte à ses lèvres. Quand il en sent le doux contact, il a conscience de son acte et la laisse aussitôt retomber :
— Chérie, vous êtes une charmante petite nièce ; mais je suis bien trop vieux pour jouer avec vous et vos amies…
Sans façon, elle éclate de rire. Sa pensée est en fête. Le mouvement spontané de René l’a charmée.
— Oncle, ne dites pas d’absurdités ! Et bien que vous vous considériez comme Mathusalem, — c’est bien Mathusalem, n’est-ce pas, le doyen des vieillards ? — venez m’aider à battre Guy d’Andrades qui est passé à l’ennemi. Je sais que vous êtes une forte raquette.
Guy d’Andrades, c’est le beau garçon avec qui elle flirtait il y a un instant.
René n’hésite plus. Du reste, il hésitait pour la forme.
— Je suis à vos ordres, petite fille.
Et il la suit, insouciant du regard désapprobateur de Louise de Mussy qui s’étonne de le voir quitter le cercle des personnes sérieuses.
— Oncle, n’oubliez pas que nous devons nous couvrir de gloire !
La partie s’engage, distraitement considérée par les parents qui potinent. Seul, M. d’Harbourg est venu en observer de près les péripéties et accable les joueurs de conseils dont ils n’ont souci, tout en les écoutant, au vol, avec une déférence polie.
— Guillemette, ma petite fille, tu as trop chaud, tu devrais t’arrêter !
— Ce n’est pas le moment, mon oncle, lance-t-elle, tout en rattrapant sa balle d’un geste sûr.
Et, selon les hasards du jeu, elle se jette en avant ou recule d’un bond, vive, adroite, soutenue par René qui est dominé par le frivole désir de battre Guy d’Andrades.
La lutte est chaude. Mais la chance est pour lui. Une dernière balle rase le filet… Et Guillemette jette un cri de joie :
— Nous avons gagné !… Oncle René, je vous adore !… Quelle belle partie !
Comme le ferait une gamine, elle saute de joie, tenant sa raquette à pleines mains. Ses pieds, chaussés de blanc, bondissent sur le sable, sous sa jupe un peu courte. Mais elle n’a pas le loisir de savourer davantage sa victoire, car Mme Seyntis appelle :
— Guillemette, ces dames réclament tes amies…
Seulement, quand toutes et tous sont partis, elle revient, après avoir escorté jusqu’à la grille la dernière visiteuse, vers la terrasse où René ouvre les journaux du soir. C’est l’heure exquise du ciel rose ; l’air est tiède dans le jardin paisible dont les lointains se voilent à travers les branches.
Elle s’exclame joyeusement :
— Comme nous avons bien vaincu Guy d’Andrades ! J’espère qu’il est humilié jusque dans les moelles !
Il sourit, amusé. La jeunesse de cette petite fille l’éclaire ainsi qu’une flamme joyeuse.
— Guillemette, vous n’avez pas le triomphe modeste ! Vous êtes sans pitié pour vos amis abattus !
— Guy d’Andrades n’est pas mon ami.
— Ah !
— Non, c’est pour moi un très gentil camarade ! Il y a tant d’années que nous nous connaissons et nous nous sommes tant disputés quand nous jouions ensemble sur la plage ! C’est sans doute pour cela qu’il me fait encore l’effet d’un petit garçon. Il n’a que vingt-trois ans, d’ailleurs…
— Vraiment ?… Et à quel âge commence-t-on à compter pour vous ?
— Ça dépend… quand on m’inspire confiance.
Dit-elle cela pour lui ? Mais, déjà, elle continue, les prunelles malicieuses :
— Avouez, mon oncle, que vous vous êtes bien plus amusé quand vous avez joué avec nous, au lieu de rester dans votre solitude, à nous observer de loin, comme un vieux philosophe, mes amies et moi… Mes amies surtout… Moi, vous avez, ici, toute facilité pour me disséquer !
— Qui vous fait imaginer, petite fille, que je m’abîmais en réflexions psychologiques ?
— C’est que, moi aussi, mon oncle, je commence à vous connaître !… Aussi voulez-vous ma modeste petite idée, pour votre gouverne ?… C’est que si vous continuez à être si difficile, vous ne me trouverez jamais la tante parfaite que vous souhaitez me donner…
— Quelle perspicacité ! Guillemette. C’est vrai, je me demande avec un peu d’inquiétude, si j’arriverai un jour à rencontrer la femme que je rêve.
— Ce sera celle-là ou une autre ! décide-t-elle philosophiquement… Si j’écoutais mon égoïsme, je ferais des vœux pour que vous ne trouviez pas tout de suite votre idéal !
— Parce que ?
— Parce que, quand vous l’aurez enfin rencontrée, vous ne penserez plus qu’à elle et vous vous soucierez de moi comme d’un brin de paille !… Or, je tiens à mes amis, à mes vrais !
Il la regarde, touché de l’aveu.
— Je ne crois pas possible que la tante idéale puisse jamais me détacher de vous, petite Guillemette.
— Bien sûr ? oncle.
— Bien sûr.
— Alors, je suis tranquille… Vous êtes des gens qui n’oublient pas leurs promesses… Au revoir, oncle, à tout à l’heure. Je me sauve m’habiller pour le dîner… Votre servante !
Elle s’incline en une majestueuse révérence, puis se redresse d’une pirouette gamine et saute sur le perron.
Mme Seyntis est vraiment tout à fait satisfaite d’avoir, pour chaperonner Guillemette, Mademoiselle, si sérieuse, animée de sentiments si religieux ! Avec elle, au moins, elle n’a pas à craindre les bavardages au clair de lune, les confidences oiseuses amenées par la vie en commun ; rien, en un mot, de ce qu’elle juge absolument contraire à la santé morale des jeunes personnes.
Aussi, ce jour-là, n’a-t-elle élevé aucune objection contre une promenade de toutes deux dans le « tonneau » que Guillemette conduit elle-même.
Ah ! le délicieux temps qu’il fait ! Après une journée de bourrasques, le soleil luit de nouveau dans le ciel délicatement bleu. Selon la fantaisie de Guillemette, le poney, d’une allure fringante, a trotté, grimpé, descendu les chemins clairs où s’épandent la senteur saline et le chaud parfum de la terre et des plantes.
Tandis que sa main dirige fermement le cheval, sa pensée vagabonde en des sentiers divers… Un instant, elle se souvient d’une promenade faite sur cette même route, l’été précédent, avec son père. Alors, pendant les mois de vacances, il ne quittait guère les Passiflores. Comme il y est peu resté, cette année… Et quand il y demeure un moment, il ne paraît guère jouir de son repos.
Guillemette, sans le savoir, est une sagace observatrice ; et peut-être aussi, elle est guidée par les affinités qu’il y a entre la nature de son père et la sienne. Ce que ne remarque pas la sérénité confiante de Mme Seyntis, elle, l’enfant, en a eu vite l’intuition. Quelque grave préoccupation — d’affaires, sans doute — doit agiter son père pour qu’il ait, dès qu’il ne cause plus, ce pli soucieux entre les sourcils, cette expression absorbée qui, aux yeux aimants de Guillemette, le révèle étranger à ceux qui l’entourent…
Brusquement, elle est distraite de sa rêverie par une timide question de Mademoiselle :
— Guillemette, ne trouvez-vous pas le poney bien agité, aujourd’hui ?
Mademoiselle est craintive en voiture ; elle a une frayeur extrême des autos et croit aisément sa dernière heure arrivée quand un de ces monstres bruyants apparaît, fondant vers elle. Or, presque sans relâche, il en surgit sur la route qui font dresser la tête du poney, lequel alors prend des allures de coursier impétueux.
Mais Guillemette a ri de l’exclamation effrayée de Mademoiselle et riposté gaiement :
— M’selle, n’ayez crainte, comme disent les bonnes gens. Vous savez que je suis un cocher de confiance. Ce n’est pas la première fois que je vous promène.
— Oui ; mais Serpolet était tellement plus calme…
— C’est qu’il n’est pas sorti hier à cause de la tempête.
Mademoiselle incline la tête ; et pour se distraire de son instinctif émoi, elle essaie, comme le lui conseille Guillemette, de contempler le paysage vert qui s’élargit dans la vallée, baigné de soleil, coupé de belles ombres transparentes.
— Nous arrivons à la jolie descente de Danestal. Regardez de tous vos yeux, M’selle, s’écrie Guillemette, qui, elle-même, se grise d’air frais et des lumières harmonieuses, le regard charmé par la douceur des lointains, estompés sous une fine cendre bleue.
Mais, soudain, une nouvelle auto débouche d’une route transversale, formidable comme une trombe, lancée d’une allure folle, et tourne court, frôlant de si près la petite voiture que le cheval, effrayé, a un brusque écart. Puis, telle une flèche, il part, jeté d’un furieux élan dans la descente de la route.
Une pensée jaillit dans le cerveau de Guillemette.
— Mon Dieu, le voilà emballé ! Quel ennui !
Elle n’a pas peur du tout. N’était la présence de Mademoiselle qui ne dit pas un mot, mais est toute pâle, elle ne se plaindrait pas autrement de cette course imprévue qui ressemble à un vol.
Mademoiselle articule, les dents serrées :
— Oh ! Guillemette, tenez-le bien !
Ah ! oui, Guillemette le tient ferme. Mais le poney semble affolé par sa propre rapidité. Il va… Il va, dévorant la route, avec une telle fougue que, sans illusion, elle se sent à la merci de son cheval. Elle ne bronche ni ne s’épouvante. Les lèvres contractées un peu, elle serre les rênes si fort qu’une douleur crispe ses doigts et elle pense, saisie d’une sorte de colère froide :
— Il est plus fort que moi ! Pourvu que nous ne rencontrions pas un obstacle quelconque…
Et justement, comme une ironique réponse, elle entend le cri d’effroi que laisse échapper Mademoiselle :
— Oh ! regardez, Guillemette, il y a une auto en panne sur la route, au bas de la côte, au milieu !
— Oui, je vois… Ne criez pas… Ne bougez pas !
Mais Mademoiselle ne paraît pas l’entendre, et clame de toutes ses forces :
— Arrêtez-nous ! Arrêtez-nous !
— Je vous en supplie, taisez-vous ! commande Guillemette qui sent sa force s’épuiser, tandis que, d’un suprême effort, elle essaie de diriger le poney qui fuit éperdument.
Mais du groupe arrêté autour de l’auto un homme se détache et se lance à la tête du cheval qui l’entraîne un instant encore… Puis, dompté par la main solide, il s’arrête frémissant.
Et Guillemette, alors, inconsciemment, lâche les rênes que ses doigts lassés ne peuvent plus retenir. Sentant que l’homme qui tient son cheval — le chauffeur de l’auto, semble-t-il — en est le maître, volontiers, elle s’abandonnerait, brisée d’avoir ainsi lutté, et elle éclaterait en sanglots comme un bébé… Ce serait si bon, si reposant !…
Mais elle n’est pas femme à se donner en spectacle ; et surtout, elle voit Mademoiselle blanche comme une vierge de cire, les yeux clos.
— Ah ! elle va se trouver mal !… Vite de l’eau !
Elle essaie de sauter de la voiture. Mais la secousse éprouvée a été si forte qu’elle chancelle un peu. Ses pieds lui paraissent devenus lourds, au point qu’elle est incapable de les soulever pour avancer sur la route.
Heureusement, de l’auto on vient à son aide ; et tout le premier, un grand et mince garçon d’une vingtaine d’années, brun, les paupières bistrées sur de longs yeux noirs qui vont à Guillemette avec une expression charmée.
— Vous n’êtes pas blessée ? madame, demande-t-il.
L’accent est étranger. Guillemette en est frappée malgré son émoi. Hâtivement, elle dit :
— Non, nous ne sommes pas blessées ; mais mon amie est très émotionnée. Est-ce que vous auriez l’obligeance de demander pour elle un peu d’eau dans une de ces maisons ? Je n’ose la quitter.
Et elle désigne les petites demeures qui bordent la route et constituent à peu près le village de Danestal.
Les traits du jeune homme ont pris une indéfinissable expression de surprise et d’amusement dont Guillemette s’étonne. Mais, docilement, il s’en va frapper à l’une des portes et s’engouffre vers une cour jonchée de fumier où picorent des poules. Quelques minutes s’écoulent, et Guillemette frémit d’impatience, car Mademoiselle est à peu près évanouie.
Enfin le jeune homme reparaît accompagné d’une femme qui tient verre et carafe.
— Ah ! quelle lenteur ! murmure Guillemette.
En hâte, elle asperge généreusement le visage décoloré de Mademoiselle, laquelle sursaute sous cette inondation, ouvre de grands yeux un peu effarés et contemple, saisie, Guillemette, les inconnus immobilisés près d’elle, puis les lointains où poudroie la lumière.
— Vous allez mieux, n’est-ce pas ? interroge Guillemette dans un ardent désir d’être tranquillisée.
— Oh ! oui, très bien ! répète Mademoiselle cherchant à comprendre ce qui se passe, pourquoi ces messieurs sont là autour d’elle.
Le jeune homme, auquel son compagnon, plus âgé pourtant, montre une singulière déférence, regarde Guillemette avec une sorte d’enthousiasme, et, de sa voix chantante, s’exclame :
— Vous êtes brave, madame. Si vous n’êtes pas blessées toutes les deux, c’est parce que vous avez gardé votre sang-froid. Je vous ai admirée beaucoup !
C’est là un aveu qui, pour être dépourvu d’artifice, n’a rien de désobligeant… Et Guillemette est plutôt flattée de ressembler à une héroïne. Mais comme elle est, avant tout, très femme, elle craint subitement d’être une héroïne décoiffée, — après une pareille course ! Et d’instinct, aussitôt, elle glisse ses doigts sur sa nuque, pour lisser l’ondulation des cheveux ; cependant qu’elle répond :
— J’ai l’habitude de conduire. Mais jamais encore je ne m’étais trouvée aux prises avec un cheval emporté… C’est plus dur à maintenir que je ne le supposais… Enfin, grâce à votre chauffeur, monsieur, nous en sommes quittes pour quelques minutes d’inquiétude…
Mademoiselle est remise, pénétrée de confusion de s’être montrée si pusillanime, surtout d’avoir ainsi laissé Guillemette, — elle, le chaperon ! — se débrouiller avec des inconnus sur une grande route, pendant qu’elle se pâmait.
— Mademoiselle, nous pouvons nous remettre en route ? Votre malaise est passé ?
— Oh oui ! Guillemette.
Mais sans en avoir conscience, elle jette un regard méfiant sur le poney, pourtant bien calmé.
L’étranger, qui est resté près de la voiture, s’en aperçoit et propose avec empressement :
— Si madame a peur, je puis lui offrir de la ramener, ainsi que vous, madame, dans l’auto.
Mademoiselle retrouve toutes ses couleurs devant une telle proposition que Guillemette décline avec une souriante dignité de jeune matrone. Un remerciement et un joli signe de tête, très correct, et elle monte en voiture.
Le jeune homme a un salut profond, car Guillemette saisit les rênes.
— J’ai été heureux, bien heureux, madame, de pouvoir vous être utile et je voudrais que l’occasion s’en représentât…
— En d’autres circonstances, tout au moins, alors !… Merci encore, monsieur.
Et le poney assagi file allègrement sur la route…
Jamais peut-être encore Guillemette n’a mieux goûté la saveur de la vie. Avec un joyeux sourire, elle s’écrie :
— Ah ! pauvre M’selle, quelle promenade je vous ai fait faire ! Vous avez cru votre dernière heure arrivée, avouez…
— Oui, c’est vrai !… Aussi jamais je n’ai fait un meilleur acte de contrition. Vous ? pas, Guillemette.
Elle rit :
— Ma petite M’selle, ne soyez pas scandalisée ; mais j’avais bien assez à faire de tenir Serpolet. D’ailleurs, je ne me sentais pas une âme bien noire !
— Et puis, que va dire Mme Seyntis que nous ayons ainsi parlé avec des inconnus !
Guillemette a un geste d’insouciance.
— Elle pensera que ces inconnus — qui étaient des gens du monde — ont bien fait de nous venir en aide après avoir contribué à notre détresse, en encombrant notre chemin. Ah ! que c’est délicieux de revenir avec tous ses membres, quand on s’est vue, un moment, exposée à les casser !
Au fond du cœur, son aventure l’amuse beaucoup. Que va en dire l’oncle René ? Elle voudrait être déjà arrivée pour lui servir son récit. Mais ce ne sera plus long ; Serpolet trotte d’une allure triomphante et rapide vers Houlgate… Par bonheur ! car l’heure avance. Le ciel se nacre d’or et de pourpre, au couchant, sur les bois dont la sombre masse s’embrume. Les champs, désertés, sont paisibles infiniment ; de rares travailleurs y apparaissent encore dans le crépuscule bleu où passent les oiseaux qui volent vers leur nid.
Enfin, voici Houlgate ! Puis l’allée ombreuse qui mène aux Passiflores. Un promeneur y marche d’un pas rythmé. Il tourne la tête au trot du cheval et s’exclame :
— Comment, Guillemette, vous rentrez seulement ? Si tard ?
— Oncle René, ne me grondez pas ; vous en auriez ensuite des remords, car vous avez failli ne pas me revoir !
Inquiet, il lève la tête vers elle, si fraîche, qu’il ne peut la supposer blessée. Seulement, c’est vrai, ses yeux ont un cerne qui les fait ressembler — oh ! tellement ! — aux yeux de Nicole.
— Que vous est-il donc survenu ? petite fille.
Elle a mis Serpolet au pas ; et lui, il marche près de la voiture. Elle explique :
— Serpolet a eu peur d’une auto et s’est emballé à la descente de Danestal ; et il nous aurait jetées dans une autre auto, en panne sur la route, si le ciel n’avait lancé un chauffeur à la tête de Serpolet. Voilà !
— Guillemette, vous exagérez beaucoup, avouez-le !
— Pas un brin, mon oncle. Demandez à M’selle qui s’est presque trouvée mal d’émotion et a été ranimée seulement par l’eau qu’est allé lui chercher le jeune homme de l’auto. Un garçon très chic, mon oncle, étranger !…
— Mais, Guillemette, qu’est-ce que vous me contez-là ! Est-ce que, vous aussi, vous avez eu besoin d’être aspergée par le jeune homme très chic, étranger ?
— Non… Non, je n’étais pas pâmée, moi ! explique Guillemette, qui est enchantée de la mine de René. Voyez-vous, oncle, j’ai l’idée que mon jeune inconnu devait être un personnage. Son compagnon le traitait d’une manière cérémonieuse et avait l’air tout agité qu’il soit allé chercher de l’eau dans une cour pleine de fumier !
— Pourquoi, petite fille, n’imaginez-vous pas tout de suite que c’est le prince de Susiane en personne ? jette René avec un peu d’impatience. Il est agacé, sans comprendre pourquoi, de voir Guillemette ainsi intéressée par cet inconnu.
Mais il n’a pas le temps de discuter davantage la question, les voici au gîte tous les trois ; et sous l’arcade de la grille enguirlandée de clématites, la voiture entre dans l’allée qui mène au perron.
Mademoiselle saute à terre avec empressement et se hâte vers sa chambre, tourmentée d’avoir abandonné Mad si longtemps. Guillemette, elle, s’arrête sur la terrasse et regarde d’un œil presque caressant le jardin harmonieusement fleuri et, par delà, l’infini de la mer, sur laquelle descend le beau soir, tranquille et embaumé.
Elle se tourne à demi vers René, resté près d’elle.
— Ah ! oncle, quand je pense tout de même que j’aurais pu ne pas revoir tout cela !… Dites-moi que vous auriez eu de la peine si Serpolet m’avait tuée ou même simplement blessée…
— Ne savez-vous pas encore, Guillemette, que vous êtes ma précieuse petite nièce ?
Du sombre iris des yeux, jaillit un regard de chaude affection.
— Eh bien, oncle, puisque vous tenez un peu à moi, — quoique je sois une personne à l’inverse de vos goûts ! — je vais vous faire une confidence. Au moment où j’ai aperçu cette malencontreuse auto sur notre chemin, alors que nous allions d’un train fou, j’ai pensé : « Ah ! si mon oncle était là, je suis bien sûre qu’il trouverait moyen de me sauver. » Et en mon cœur, follement, je vous ai appelé à mon secours. C’est étonnant, quelle confiance j’ai en vous !…
D’un geste irréfléchi, il prend la petite main qui tombe, comme lassée, entre les plis de la robe. Mais cette fois, ses lèvres ne l’effleurent pas.
— Merci, chérie, dit-il doucement. S’il écoutait son affection, il attirerait cette petite fille sur sa poitrine comme une enfant très chère et baiserait son visage qui fleure la jeunesse, ses tièdes paupières, son front, près des cheveux légers autant qu’un duvet d’oiseau.
Mais il n’est pas homme à s’abandonner à un élan aussi inconsidéré ; et irrité d’en avoir eu la pensée, il la laisse s’échapper vers la maison de son pas bondissant.
La fameuse fête de charité étant sous le patronage de la princesse de Bihague qui a prêté, à cet effet, les salons et jardins de sa villa, le tout Houlgate et environs s’est, pour les motifs les plus variés, répandu dans le parc où sont établies les boutiques, où un élément choisi de la troupe du Casino chante et joue, pour le bien des pauvres, toute sorte d’œuvres profanes, judicieusement édulcorées.
Dans le hall du rez-de-chaussée, des groupes bostonnent, lunchent, flirtent, — sur un mode discret, — au rythme de l’orchestre tsigane. Les dames patronnesses, affairées et souriantes, en raison directe de leur caractère, surveillent, à tous points de vue, l’escadron volant des jeunes vendeuses qui déversent de leur mieux, entre les mains d’acheteurs bénévoles, polis, voire même galants, fleurs, bonbons, inutilités de toute sorte.
Mme Seyntis, résignée, accomplit sa tâche avec sa conscience ordinaire. Mais en son âme, elle gémit de devoir pratiquer la charité sous cette forme brillante et mondaine ; et surtout, elle est très contrariée de ne pouvoir garder près d’elle Guillemette qui, par une vraie fatalité, pense-t-elle, austère ainsi que la reine Blanche, est jolie, cet après-midi-là, encore plus que coutume.
En sa simplicité, Mme Seyntis ne voit là qu’un hasard. Mais Guillemette, elle, pourrait dire comment, de son mieux, elle a contribué à ce hasard, choisi sa robe la plus seyante, — un nuage de blanche mousseline de l’Inde, — artistement posé, sur l’onde soyeuse de ses cheveux, la grande capeline de tulle qui ombre la double violette des yeux… Tout cela… pourquoi ?… O vanité des vanités !… tout cela pour le cas où l’inconnu de Danestal serait vraiment le jeune prince de Susiane qui, accompagnant le roi son grand-père, doit honorer la fête de sa présence.
Elle s’est trop bien aperçue de la flatteuse impression qu’elle a produite, pour n’être pas tentée de l’entretenir si une nouvelle rencontre se produit.
Car Guillemette, hélas ! est dans un jour de frivolité : un de ces jours où elle trouve un royal plaisir à être entourée, fêtée, flatteusement regardée, à sentir autour d’elle la flambée des admirations masculines et s’amuse, sans en avoir l’air, à l’activer de son mieux… Un vent de folie souffle dans sa cervelle et lui fait soudain considérer l’oncle René comme un monsieur mûr, si raisonnable que lui et elle ne peuvent que demeurer chacun en son domaine, faute de s’entendre. Il le sent très bien et ne s’approche pas du groupe où elle semble une jeune souveraine qui distribue ses faveurs sous forme de tours de boston. Cela lui est absurdement pénible de se voir ainsi relégué du cercle où elle se meut, lui révélant une Guillemette qu’il n’avait encore qu’entrevue, mondaine, coquette, pour laquelle il ne compte guère.
N’était que sa sœur a fait de lui un des commissaires de la fête et qu’il est, comme elle, scrupuleux à remplir toute mission, il s’enfuirait vite de cette odieuse cohue.
Un remous tout à coup dans la foule… C’est le roi de Susiane qui arrive accompagné de son petit-fils et de quelques messieurs olivâtres et chamarrés qui composent sa suite.
Le souverain est, lui aussi, très brun, avec une barbe drue et blanche, des yeux un peu saillants derrière des lunettes d’or.
Près de lui, est son petit-fils, le prince héritier, dont le regard, caressant et velouté, filtre sous de longues paupières ; ses dents de jeune fauve luisent entre les lèvres rouge sombre, voilées d’une moustache courte.
Les yeux le suivent, tandis qu’il traverse la brillante réunion des hôtes de la princesse de Bihague et accompagne le roi, attiré dans le hall par le son de l’orchestre.
La princesse, la phalange des dames patronnesses, M. le curé lui-même lui font respectueusement cortège. Épanoui, le vieux souverain considère les couples qui tournoient ; et dans l’œil de son petit-fils, luit tout à coup un éclair de plaisir… Devant lui, vient de passer Guillemette, qui bostonne onduleusement. Comme il contemplerait le fruit défendu, il regarde le corps svelte, la nuque dorée, les lèvres entr’ouvertes…
Mais l’orchestre se taisant, Guillemette s’arrête toute rose et elle rencontre les yeux noirs braqués sur elle avec une expression qui en dit long à sa misérable petite vanité de femme… Elle avait deviné juste ; c’est bien le prince de Susiane qui l’a obligée avec tant d’empressement sur la route de Danestal !
D’un air détaché, elle détourne la tête, et les doigts posés sur le bras de son cavalier, elle se laisse conduire vers le buffet afin d’y grignoter une glace. Mais elle entend sa mère qui l’appelle :
— Guillemette !
Mme Seyntis est un peu rouge, — elle le devient facilement — souriante auprès du vieux roi de Susiane qui s’assied en dandinant la tête d’un air de satisfaction.
Comme Guillemette obéissante approche, elle lui murmure, avec une mine bizarre, paraissant à la fois mécontente et flattée :
— Le roi t’a remarquée et désire que tu lui sois présentée.
— Le roi ! répète Guillemette effarée. Si encore c’était le prince héritier, elle comprendrait ; mais ce vieux souverain qui la regarde avec de gros yeux bienveillants derrière ses lunettes d’or !…
— Sire, ma fille, que Votre Majesté a souhaité connaître ! dit Mme Seyntis qui paraît très au fait du langage des cours.
— Ah ! votre fille !… C’est une jolie, très jolie créature, madame… Je vous fais mes compliments !
Et les gros yeux du roi rient derrière ses lunettes, cependant que Guillemette croit devoir s’abîmer en une révérence profonde, fort gracieuse. Elle sent aussi sur elle, avec l’attention de tous les assistants qui observent la scène, animés de sentiments variés, les yeux de diamant noir du jeune prince, lequel, se penchant vers son grand-père, lui murmure quelques mots en langue étrangère.
Le roi hoche un peu la tête ; puis, à Guillemette, restée debout devant lui, attendant la fin de l’audience, il dit avec un fort accent exotique :
— Le prince aimerait danser avec vous… N’est-ce pas, vous consentez ?
— Oh oui… je veux bien… Je consens… Sire, bredouille Guillemette saisie, son amour-propre caressé par la mine radieuse du prince qui, s’inclinant devant elle, lui offre le bras et l’emmène, un peu comme une proie convoitée, à travers la haie des curieux respectueusement inclinés sur leur passage. Elle a l’impression drôle de se mouvoir comme une comédienne de féerie ; et une folle envie de rire erre sur ses lèvres. Mais elle est trop bien élevée pour en rien trahir et se montre tout à fait à la hauteur des circonstances. Toutefois le prince ne lui disant rien et se contentant de la dévorer des yeux, elle commence à se demander si l’étiquette l’autorise, ou non, à entamer la conversation. Toujours spontanée, elle se décide et se lance :
— Je suis confuse, Monseigneur, d’avoir usé de votre bonne grâce avec si peu de cérémonie à Danestal… Mais je ne pouvais deviner, n’est-il pas vrai, à qui je m’adressais, j’avais l’honneur de m’adresser corrige-t-elle, pensant qu’il faut des phrases en guirlande pour les grands de la terre.
Le prince a un sourire content qui découvre ses dents luisantes.
— C’est justement parce que vous me parliez comme à n’importe quel homme au monde, que c’était si joli et réjouissant… Mais vous êtes partie tellement vite !
— Je vous remercie, Monseigneur, d’avoir trouvé que je partais vite…
Le prince ne comprend pas trop de quoi elle le remercie. Mais il est par-dessus tout sensible à la grâce du visage expressif, du petit nez impertinent, des lèvres insolemment fraîches. Et il s’exclame :
— J’espérais bien vous retrouver ici, à cette fête ! car je n’ai jamais rencontré une Française qui me paraisse plus charmante que vous !
Guillemette pense que les compliments du prince royal de Susiane ressemblent à des pavés.
Mais enfin, c’est un étranger. Il a des excuses si ses madrigaux sont dépourvus de voiles.
Il continue :
— Quel dommage que vous n’habitiez pas la Susiane !… Est-ce que vous n’y viendrez pas en voyage ?
— Oh ! Monseigneur, tout arrive !… Mais ce n’est pas probable…
— Vraiment !… c’est bien ennuyeux !… Voulez-vous que nous valsions ?
— Je suis à vos ordres, Monseigneur.
L’orchestre n’a pas joué trois mesures que Guillemette est renseignée. Le prince de Susiane bostonne en sauvage. Mais il est plein d’ardeur et entraîne allègrement Guillemette qui cherche un moyen poli de l’arrêter, car elle trouve odieux de tournoyer ainsi à la dérive, sous les regards de tout Houlgate qui considère leur couple et doit nécessairement se moquer de leurs évolutions pitoyables.
Le vieux roi, lui aussi, les contemple d’un œil complaisant, pensant que la jeunesse est un charmant spectacle. Il est lourdement assis près de la princesse de Bihague et a fait placer aussi à son côté Mme Seyntis qui, en sa sagesse, n’apprécie pas du tout l’honneur fait à Guillemette ; ayant les principes les plus arrêtés sur la réserve dont une fille bien élevée ne doit jamais sortir.
Non moins mécontent, est René qui regarde rageusement le couple formé par Guillemette et son royal danseur. S’il écoutait son impulsion, il enverrait tout bonnement, par la fenêtre, le prince qui a l’audace de laisser voir à ce point combien Guillemette est à son gré.
Où sont-ils donc maintenant ? De l’embrasure où il s’est réfugié, René inspecte le flot des danseurs. Ni le prince ni Guillemette n’y passent plus.
C’est qu’elle, lasse de valser à contre-temps, a glissé à son danseur, sur le ton le plus aimable :
— Ne trouvez-vous pas, Monseigneur, qu’il fait bien chaud ? Si nous nous reposions un peu ?…
— Puisque vous le désirez, oui, mademoiselle. Ah ! comme vous dansez bien !… Je pense que les fées dont parlent vos contes et les nôtres devaient danser ainsi… Où donc pourrai-je encore valser avec vous !…
La crise de coquetterie de Guillemette s’accentue au parfum de l’encens que lui offre généreusement le prince héritier. Elle sait à merveille que c’est un jeu bien vain de s’appliquer à griser cette altesse du charme de sa jeunesse. Mais parce qu’elle est femme dans toutes les fibres de son être, elle s’y emploie de son mieux, candidement, avec un entrain qui saisirait sa mère d’indignation et d’horreur…
Ils sont entrés dans le petit salon réservé au roi et à son petit-fils. Ils s’y trouvent seuls.
Elle joue avec une rose détachée de son corsage et en tourmente les pétales :
— Monseigneur, en Susiane, vous trouverez aisément des danseuses qui vous empêcheront vite de vous souvenir de moi…
— Non ! fait-il un peu impérieusement. Voulez-vous me donner votre rose pour me rappeler cette fête et notre danse ?
Elle secoue la tête négativement.
— Non, Monseigneur.
— Pourquoi ? jette-t-il, prêt à se cabrer.
— Elle embarrasserait trop vite Votre Altesse.
Encore une fois, il ne la comprend pas ; et il se penche vers elle, pour lire la pensée des prunelles qui ressemblent à une eau profonde. Elle est très rose sous le tulle blanc de son chapeau ; et le parfum des fleurs qui se fanent à son corsage l’enveloppe comme la senteur même de sa jeunesse ; une senteur qui affole ce garçon de vingt ans. D’un élan brusque, il s’incline plus encore, sa main enlace la taille menue et sa bouche cherche follement les lèvres qui sourient, un peu entr’ouvertes…
Mais il frôle seulement la joue. Guillemette s’est rejetée en arrière et le bout de ses doigts fouette le visage du prince, tandis que, d’une voix basse et cinglante qui n’est plus la sienne, elle jette, révoltée :
— Monseigneur, vous vous comportez comme un drôle !
Tout cela s’est passé en quelques secondes et ils se considèrent, effarés l’un et l’autre de ce qu’ils ont osé, comme deux enfants qui viennent, ensemble, de faire une sottise. Guillemette est courroucée ; le prince confus.
Il murmure :
— Pardon… Pardon… J’ai perdu la tête. Vous êtes tellement… tellement captivante !
Guillemette ne sent point faiblir sa colère, quoi qu’elle sache très bien n’être pas innocente de ce qui vient de se passer. Très digne, la bouche sévère, elle demande :
— Monseigneur, voulez-vous me donner le bras pour me ramener dans la salle de danse ?
— Oui… oui… Mais avant dites-moi que vous me pardonnez. — Je veux… Je vous en supplie. Soyez bonne puisque vous m’avez puni… car c’est la première fois que le prince de Susiane reçoit un soufflet !
C’est vrai pourtant qu’elle l’a traité comme le premier venu. Le côté comique de la scène se dessine en sa mobile pensée et l’ombre d’un sourire court sur ses lèvres :
— Oh ! Monseigneur, c’était un si petit soufflet ! D’ailleurs, c’est vrai, je l’ai donné… Nous sommes quittes !…
— Eh bien, alors, faisons la paix, mademoiselle. Tendez-moi votre main…
Elle ne bouge pas. Quelque chose en elle se révolte à l’idée d’avoir été traitée si audacieusement pour la première fois de sa vie. Mais c’est beaucoup par sa faute, par sa très grande faute !
— Je n’aurais jamais imaginé qu’il ferait cela ! songe-t-elle, se rebiffant contre l’impitoyable jugement de sa conscience… Je voulais seulement qu’il me trouve gentille…
Le prince ne devine pas ce qu’elle pense. Mais il voit sa mine de divinité offensée et il est contrit jusque dans les moelles, tout prêt à se considérer comme le dernier des hommes.
Il reprend, d’un accent de prière.
— Je n’ai pas du tout réfléchi… Je vous le demande, pardonnez-moi…
Il a l’air si malheureux et repentant, lui, le prince royal de Susiane, que la blessure d’orgueil s’adoucit chez Guillemette et une légère mansuétude entre dans son cœur.
— Soit, Monseigneur, je veux bien croire que vous n’aviez pas l’intention de m’offenser… Mais c’est très mal ce que vous avez fait… Je serais une danseuse de l’Opéra ou une écuyère de cirque, que vous n’auriez pas agi autrement !
Le prince est consterné et craint de voir se ranimer l’indignation de Guillemette. Mais elle ne peut plus oublier qu’elle aussi est coupable ; en manière d’expiation, elle se résigne à lui tendre le bout de ses doigts. Il les baise avec ferveur et elle-même soulevant la portière du petit salon, ils reparaissent dans le hall où l’orchestre commence une nouvelle valse. Le prince lui parle… Elle comprend très bien qu’il voudrait la retenir encore ; mais elle est hantée par la crainte enfantine que, les voyant ensemble, tous devinent ce qui s’est passé entre eux et elle l’entraîne vers sa mère qui a l’air très contrariée — de sa disparition, sans doute. Ah ! si elle savait, si elle savait !
Et l’oncle René, de quels yeux sévères, il la foudroierait de son mépris ! Et ce serait juste !… Guillemette se sent glisser dans un abîme de honte et de remords ; ce qui ne lui enlève rien de sa grâce, de son aisance pour prendre congé du prince avec une révérence parfaite. Mais elle ne respire à l’aise qu’au moment où, afin de suivre son aïeul, il s’engage, conduit par la princesse de Bihague, à travers les allées du parc, dans la « foire aux vanités », pour le plus grand avantage des pauvres !
— Guillemette, tu vas me faire le plaisir de rester près de moi, lui dit sa mère d’une voix où gronde l’orage. Que signifie cette manière de t’en aller seule dans le petit salon avec le prince ?
Guillemette ne bronche pas.
— Mais, maman c’est lui qui m’a emmenée. Je croyais qu’il fallait, par politesse, obéir toujours aux rois ?
— Qu’est-ce que vous avez fait dans ce petit salon ?
Guillemette a un frémissement :
— Nous… nous avons un peu causé… Et puis nous sommes revenus…
Heureusement, Mme Seyntis est incapable de soupçonner la vérité et elle se borne à se faire suivre de sa fille au comptoir des fleurs dont elle a la surveillance.
Dans l’âme de Guillemette, c’est un chaos de sentiments qui se heurtent, l’énervent et lui donnent un éclat merveilleux. Elle reste très humiliée de la liberté prise par le prince et, aussi, de la certitude d’y avoir une forte responsabilité. En même temps, dans les vilains bas-fonds de son faible cœur de femme, elle n’est plus si fâchée de l’avoir affolé, d’autant qu’elle l’a puni !
Ainsi qu’une enfant sage, elle demeure maintenant sous l’aile de sa mère. Mais qu’elle cause, qu’elle rie, qu’elle danse, qu’elle vende des fleurs, son esprit demeure hanté par la scène du petit salon…
— Qu’est-ce que vous avez donc ? Guillemette.
C’est l’oncle René qui l’interroge… Oh ! s’il allait deviner ! En cette minute, sa vanité n’est plus flattée du tout ! Elle arrive pourtant à répondre d’un ton dégagé :
— Moi, j’ai quelque chose ?
— Oui, vous n’êtes pas la Guillemette d’ordinaire.
Il arrête profondément sur elle ses yeux noirs comme ceux du prince. Dieu ! est-ce qu’il va lire dans son âme ?… Ce serait intolérable !
Il continue, et sa voix est mordante :
— Est-ce donc l’honneur d’avoir été particulièrement distinguée par un prince royal qui vous a mis la cervelle en ébullition ?
Une flamme court dans les yeux de Guillemette dont les joues s’empourprent :
— Rassurez-vous, mon oncle, je ne suis pas un joujou pour prince !
Elle se détourne, car sa mère l’appelle de nouveau.
— Guillemette, le roi de Susiane se retire et te fait demander.
Le roi maintenant !… Que lui veut-il ?… Il est sur le perron, son petit-fils à ses côtés, prenant congé de la princesse de Bihague. Celle-ci aperçoit Guillemette et lui fait signe d’approcher.
— Sire, Mlle Seyntis.
— Ah ! bien… bien…
Il regarde Guillemette, un peu inquiète, désabusée des honneurs terrestres et redoutant que le roi ne lui reproche le soufflet donné.
Mais il lui sourit, l’air tout à fait paternel.
— Mon enfant, j’ai eu beaucoup de plaisir à vous voir danser avec mon petit-fils. Je vous désire du bonheur…
— Et moi de même ! fait spontanément Guillemette. Mais aussitôt, elle pense que le protocole eût exigé plus de cérémonie. Le roi n’a pas l’air fâché du tout.
— Merci, mon enfant.
Et, d’un geste courtois, il prend la main de Guillemette et la porte à ses lèvres. Il ne se doute guère qu’une heure plus tôt, son petit-fils a eu le même mouvement…
Le jeune prince a repris son attitude de souverain et salue gravement, sans un mot, Guillemette qui s’incline. Leurs yeux se rencontrent et disent des choses que leurs bouches ne prononceraient pas… Puis le prince suit son grand-père.
— Ouf ! marmotte Guillemette. J’espère bien que jamais plus je ne reverrai ce garçon !
II a disparu. Près d’elle, il y a maintenant M. le curé, tout épanoui du succès de la fête et s’exclamant :
— Eh bien ! eh bien ! mademoiselle, il me semble que les rois ont été très aimables pour vous…
— Oh ! vous savez, monsieur le curé, par ce temps de république, on ne fait plus grand cas de la faveur des rois !…
Puis, changeant de ton, elle achève soudain :
— Je crois que j’aurais besoin d’aller vous confier en particulier ce que j’en pense…
— Quand vous voudrez, mon enfant, approuve-t-il avec un large sourire.
Pourtant, il est dépourvu d’enthousiasme pour accueillir ces intimes confidences ; car cette âme de petite Parisienne du vingtième siècle lui apparaît ainsi qu’une terre inconnue dont les surprises le déroutent.
Fragment de lettre de Mad à une de ses amies :
« … Imagine-toi, ma chère Bernadette, que nous avons ici, à Houlgate, un roi, un vrai roi ! Il est plutôt laid… mais il a un très gentil petit-fils… Tu devrais venir le voir. On dit qu’il veut se marier. Toutes ces demoiselles frétillent, comme si les rois qui ont un royaume se mariaient avec de simples mortelles !…
« D’ailleurs, je crois bien qu’alors il choisirait Guillemette qui a l’air de lui avoir tout à fait tapé dans l’œil ; l’autre jour, à la fête de bienfaisance, il l’a invitée à faire un tour de boston. Il dansait très mal. Mais Guillemette ne le savait pas quand elle l’a accepté… Et puis, je crois vraiment qu’elle n’aurait pas pu lui dire « non… » Il faut faire tant de salamalecs avec les princes !
« Toutes les amies de Guillemette ont l’air de plaisanter sur l’admiration du prince pour elle… Mais, au fond, certaines surtout enragent de n’être pas à sa place !
« Ne me demande pas ce que ma chère sœur pense de son succès. Elle n’en a rien dit. Quand on lui parle du prince, elle devient comme un hérisson ! Maman était très fâchée parce qu’il avait emmené Guillemette dans un coin, à part ; et, même les princes, paraît-il, n’ont pas le droit de faire ça. Moi, je pense que comme il la trouvait très jolie, il avait envie de la regarder plus à son aise, sans que tous les gens qui encombraient les salons soient là, à les examiner tous les deux.
« J’ai entendu maman qui faisait à M. le curé des phrases sur l’ennui que sa fille ait été ainsi remarquée par le prince. Et M. le curé a dit quelque chose comme :
— Madame, ne vous agacez pas de la sorte ! Vous avez prêté la jolie figure de votre fille aux pauvres. C’est une charité que vous leur avez faite ! Ça vous comptera en paradis…
« Je te dis à peu près. Une chose certaine, c’est que maman a eu l’air moins agitée après ce speech de M. le curé.
« Quant à l’oncle René, il était encore plus furieux que maman ; et le soir, après le dîner, il a traité le prince de « galopin mal élevé… » Je voudrais bien savoir ce qu’aurait dit Guillemette si elle l’avait entendu. Mais elle était montée dans sa chambre, prétendant qu’elle avait mal à la tête.
« Moi, je ne sais si le prince est un galopin, mais je le trouve très joli. Il a des yeux de gazelle, il sent le papier d’Arménie et à mon comptoir, il m’a acheté cinq tartes aux cerises qu’il a croquées tout de suite avec de blanches petites dents pointues…
Le roi de Susiane, son héritier et sa suite continuent maintenant leurs excursions sur les côtes de la Manche ; et Guillemette trouve un véritable bien-être dans la certitude de ne plus rencontrer son trop expressif admirateur qu’elle a évité par des prodiges d’adresse tout le temps qu’il est encore resté à Houlgate.
Son départ a causé la même satisfaction à René qui n’a pas pardonné, à cette Altesse exotique, son enthousiasme pour la jeune fille, pas plus qu’à celle-ci l’aisance avec laquelle elle en recevait l’expression… Il ne peut oublier le visage étrange, — pour qui la connaît bien, — qu’elle avait quand elle est sortie du petit salon. Que lui avait-il dit pour avoir changé ainsi son regard de fillette rieuse ?
Cette énigme demeure dans la pensée de René comme une irritante petite blessure que Guillemette ne semble pas soupçonner ; du moins qu’elle n’essaie pas de calmer par un de ces élans de franchise dont elle est coutumière. Au contraire, elle donne à son oncle l’impression de vouloir se dérober à toute causerie intime. Elle ne bavarde plus avec lui ; tout juste, elle n’oublie pas sa présence… Qu’y a-t-il donc derrière ce front, dans ce regard sincère et pourtant indéchiffrable ?
Son attitude imprévue est si pénible à René qu’il s’en étonne. Que peuvent bien lui faire les sautes d’humeur d’une gamine ?… Pour s’en distraire, il abandonne résolument l’existence de reposante flânerie qu’il s’accordait depuis son arrivée aux Passiflores et reprend une vie très active. Il se remet à travailler à l’aide des notes rapportées d’Orient ; il dévore force revues, scientifiques et littéraires. Seul ou avec des camarades il fait de longues chevauchées hors d’Houlgate, passe des heures en mer. Même il élabore un projet de voyage vers Biarritz et les Pyrénées.
On dirait que le charme qui le retenait aux Passiflores s’est tout à coup rompu ; et il se demande maintenant ce qu’il y fait ; pourquoi il y dépense son congé à mener une existence d’honnête et casanier père de famille, quand il pourrait si bien user autrement de ses quelques mois de liberté.
Il est vrai qu’en guise de réponse à une semblable tentation, il a un haussement d’épaules irrité et se traite, avec conviction, de « stupide animal ».
Guillemette ne paraît pas se douter de ces perturbations dans l’humeur, d’ordinaire si égale, de son oncle. Elle est tout à la présence de son père, revenu pour quelques jours à Houlgate, et que, d’instinct, elle cherche à distraire.
Ce jour-là, elle est allée avec lui à Trouville où s’achève la grande semaine, ce qui a pour effet de rendre Houlgate à peu près désert.
Sur la plage, il n’y a guère que le monde des très jeunes qui s’agite sous le regard des gouvernantes.
Mademoiselle, à l’ombre du grand parasol de coutil, confectionne une brassière pour les pauvres de Mme Seyntis. Un peu plus loin, devant elle, Mad joue au croquet avec des amies ; et toutes se disputent à cœur joie dès qu’un coup douteux leur en offre l’occasion. Mais elles s’amusent beaucoup et sont toutes rouges d’animation, les yeux brillants, leurs pieds nus trépignant sur le sable.
Le bruissement soyeux d’une robe fait relever la tête de Mademoiselle dont le visage s’éclaire :
— Comment ! c’est vous ? Guillemette. Déjà de retour… Vous êtes-vous amusée à Trouville ?
— Pas du tout… Et j’ai bien regretté de n’être pas restée avec vous tranquillement sur la plage !
Sans souci de sa toilette de courses, elle s’assoit sur le sable à côté de Mademoiselle. Sa physionomie est celle des jours orageux. Silencieuse, les mains jointes sur ses genoux, elle regarde — sans rien voir — vers le couchant lumineux.
Mademoiselle l’observe avec une surprise un peu anxieuse ; timide, elle n’ose l’interroger… Puis, tout à coup, une question lui échappe :
— Guillemette, est-ce que vous n’êtes pas contente de votre après-midi ?
— Il a été ce qu’il pouvait être ! fait Guillemette d’un ton singulier. Avec père, j’ai assisté aux courses ; puis nous sommes allés au lunch de Mme de Vausennes. Sa maison est très hospitalière. Aussi il y avait nombreuse assistance. On y dansait… flirtait…
— Oh ! Guillemette, vous n’avez pas flirté !…
— Mais si ! M’selle, répète Guillemette du même accent bizarre. Pourquoi non ?… Quand bien même cela ne m’aurait pas amusée, j’aurais été ridicule de ne pas faire comme tout le monde… Je crois que le champagne de Mme de Vausennes avait un peu excité quelques-uns de ces messieurs… Le petit de Broyes et Maurice Vernaud ont tellement supplié Régine de leur montrer sa chambre qu’elle a fini par y consentir.
— Guillemette, ce n’est pas possible ! s’exclame Mademoiselle très choquée.
— Attendez la suite, M’selle… Pour la correction, Régine m’a emmenée… Ces messieurs ont jugé bon de fourrager jusque dans les armoires et ils ont tenu à emporter, l’un une chemise, l’autre un cache-corset de Régine…
— Guillemette, je ne peux pas vous croire… Avouez que vous vous moquez de moi…
— Je vous dis la très exacte vérité ! jette Guillemette du même accent nerveux et méprisant.
— Et Régine a consenti à… à ce que voulaient ces messieurs ?
— Mais… pourquoi non ? C’était encombrant mais innocent d’emporter de pareils souvenirs…
Mademoiselle est ahurie. Il lui reste toujours l’idée que Guillemette raille ; et pourtant, elle n’en a pas la mine.
— Mon Dieu, Guillemette, que dirait Mme de Vausennes si elle savait cette vilaine histoire !…
— Soyez sûre qu’elle la trouverait très plaisante ! D’ailleurs, je crois que Régine l’a servie toute chaude dans le cercle que tenait sa mère… Mais comme j’avais vu, cela m’a suffi, et je n’ai pas écouté…
Silence. Mademoiselle est abasourdie. Guillemette laboure nerveusement le sable avec la pointe de son ombrelle, les yeux tournés vers la mer basse qui miroite au large.
— Guillemette, comment n’avez-vous pas empêché votre amie de faire et de laisser faire ces choses inconvenantes ?…
— De quel droit ? ma pauvre M’selle. Maurice Vernaud est un intime dans la maison. Mme de Vausennes le considère, j’imagine, un peu comme son fils aîné. Un jour de cet hiver, elle nous a emmenées chez lui, Régine et moi, parce qu’elle avait arraché le volant de son jupon dans le voisinage du rez-de-chaussée où il gîte. Elle voulait des épingles pour le rattacher. Alors toutes deux, nous sommes restées dans le fumoir pendant que Maurice Vernaud emmenait Mme de Vausennes dans le cabinet de toilette pour qu’elle arrange son volant.
La correcte Mademoiselle est écrasée sous de pareilles révélations, au point de ne pas entendre les appels éplorés de Mad qui la supplie de venir rétablir le calme dans le camp des joueuses. En effet, les adversaires y ressemblent à des perruches furieuses, échangent avec ardeur des propos désagréables et s’expriment mutuellement un sévère dédain, devant une bande pétrifiée de « petits », attirés par leur bruit.
— Oh ! Guillemette, comme votre mère serait indignée si elle connaissait cette histoire !
— Sûrement, elle serait suffoquée autant que vous, pauvre M’selle… Elle est si bien persuadée que toutes les femmes sont aussi sages qu’elle-même ! Ah ! elle serait édifiée en voyant les gens que Mme de Vausennes affectionne comme société…
— Mais… mais votre mère, pourtant, va chez Mme de Vausennes !
— Oui, en visite… ou bien pour les dîners de gala, dans lesquels se trouvent seuls les invités de cérémonie, ceux que la politesse inflige. Moi qui suis reçue en intime, — il y a si longtemps que Régine et moi suivons les mêmes cours, les mêmes catéchismes ! — je vois les autres, les amusants !… Ah ! ils sont d’un genre très différent…
— En quoi ? risque timidement Mademoiselle.
— En tout !… ah ! en tout, M’selle. Ce sont des gens que ni vous ni moi ne verrons jamais chez maman !
Guillemette se tait, les yeux songeurs. Sa main dégantée égrène d’un geste machinal le sable dont elle la remplit. Et Mademoiselle, malgré sa discrétion, se demande comment une mère prudente, telle que Mme Seyntis, peut ainsi livrer sa fille à une société que Mademoiselle juge un abîme de perversité.
— Guillemette, vous devriez avertir votre mère de… ce qu’il en est…
— C’est impossible, mademoiselle. Je ne peux pas aller raconter ce que je vois dans les maisons où je suis bien accueillie. Ce ne serait vraiment pas chic ! J’ai déjà eu tort de vous en dire quelque chose… Ça m’a échappé ! Et je le regrette très fort !
— Mais moi, je pourrais bien avertir madame votre mère…
Guillemette dresse la tête. Ses yeux violets paraissent noirs soudain :
— Vous ne devez pas… J’ai eu confiance en vous… Et ce serait mal de votre part de répéter ce qui est une confidence… A quoi bon, d’ailleurs… Pour agiter maman ?… Papa serait furieux et fulminerait. Il y aurait des scènes désagréables,… très inutilement !… Je suis d’âge à m’instruire.
— Guillemette, ne dites pas des… des stupidités ! jette Mademoiselle désolée. A quoi bon apprendre de vilaines choses et voir de vilaines gens !
— Mais, sage M’selle, ne vous effarez pas ainsi ! Il y a toutes sortes de chances pour que Maurice Vernaud épouse Régine qui en est emballée. Ainsi, il lui remettra dans sa corbeille le petit souvenir enlevé aujourd’hui et tout sera dit !…
— Oui… oui… Mais en attendant, vous ne devriez plus voir Régine… Ce n’est pas une amie pour vous… Elle est si mal élevée !
Guillemette a un rire bref :
— Mais, moi aussi, je suis de l’espèce des filles mal élevées. Vous savez bien que mon oncle est très souvent scandalisé à mon endroit !
— Oh ! Guillemette, vous ne permettriez sûrement pas ce que Régine a… accepté tantôt !
Un pli de dédain crispe, une seconde, la bouche de Guillemette :
— Ah ! Dieu, non, je me mépriserais trop ensuite… Mais, après tout, si j’avais une mère comme Mme de Vausennes, est-ce que je sais ce que je ferais, puisque je vaux si peu malgré tous les soins de maman ?… Tout de même, vous ne pouvez vous imaginer, M’selle, à quel point c’est moralisant de voir une scène inconvenante !
— Je ne comprends pas ! avoue Mademoiselle interloquée.
— C’est que je m’explique mal… Rappelez-vous les ilotes de Sparte grisés pour l’édification des petits Spartiates… Et puis, maintenant, je vous laisse à vos réflexions… Il faut que j’aille m’habiller pour le dîner… Oh ! M’selle, vous me faites l’effet d’un ange. Et il y a des moments où c’est particulièrement délicieux de voir un ange… Ça purifie !
D’un élan, elle est debout, effleure d’un baiser le visage de Mademoiselle ; et, sans se retourner, remonte sur le sable, la tête un peu inclinée. Jamais le souvenir de l’audace du prince ne lui a été plus pénible… Elle voudrait tant, tant ! que cela n’eût pas été. Et surtout par sa faute !…
Mademoiselle, restée seule sous la tente, est très perplexe et très malheureuse. Sa délicate conscience lui commanderait d’ouvrir les yeux trop confiants de Mme Seyntis. Et, d’autre part, elle ne peut trahir Guillemette… Pourtant si, par malheur, la contagion du mauvais exemple allait l’atteindre !… Quelle responsabilité !… La scrupuleuse Mademoiselle ne sait que décider ; et elle est tellement absorbée dans ses réflexions qu’elle ne voit pas approcher René Carrère qui revient de promenade. Elle sursaute de l’entendre dire :
— Vous êtes seule ? mademoiselle. De quel air grave vous travaillez !
Positivement, l’oncle René apparaît soudain à Mademoiselle comme un ange sauveur, un ange qui serait en tenue de cheval et un peu poudreux… Cependant elle hésite encore à l’initier à ses inquiétudes ; il l’intimide beaucoup… Puis, soudain, sans qu’elle sache comment la chose s’est faite, l’aveu de sa crainte lui jaillit des lèvres :
— Monsieur, voudriez-vous me permettre de vous demander un conseil ?
Il la contemple, très surpris.
— Mademoiselle, je suis à vos ordres… Mais… je n’ai guère qualité pour être consulté…
— C’est que… je suis si embarrassée… Il s’agit de Guillemette.
— Ah !
René entre incontinent sous le parasol.
Il saisit au passage un pliant et s’assoit.
— Vous dites qu’il s’agit de Guillemette ?
— Oui…
Mademoiselle est reprise de ses perplexités. A-t-elle le droit de parler ? Mais levant la tête vers René, elle est frappée de son expression de volonté et comprend très bien que, maintenant, il ne lui permettrait plus de se dérober.
— Eh bien ? mademoiselle.
Elle lance sa confidence comme on se jette à l’eau :
— Eh bien, monsieur, à certaines réflexions qu’a faites Guillemette, il m’a semblé… je crois qu’il vaudrait mieux pour elle… aller très peu chez Mme de Vausennes… Je n’ose pas avertir Mme Seyntis pour ne pas avoir l’air de me mêler de ce qui ne me regarde pas…
— Mais, mademoiselle, ce qui touche Guillemette vous regarde…
Le ton de l’oncle René est presque sévère ; et elle se demande une seconde, si elle n’est pas très coupable sans savoir de quoi…
— Oui, mais je ne peux pas avoir l’air de blâmer une société que Mme Seyntis autorise, murmure-t-elle, en détresse.
— Oui, c’est vrai, vous avez raison. Alors quoi ? qu’y a-t-il ?
— Je ne peux rien répéter de ce que Guillemette a dit devant moi du monde qu’elle voit chez Mme de Vausennes… Mais renseignez-vous et si mon impression ne m’a pas trompée, il vous sera facile d’avertir madame votre sœur, sans me mêler à votre conversation… Cela me ferait tant de peine que Guillemette risque de devenir autre qu’elle n’est !
René regarde Mademoiselle avec de la sympathie, de l’estime, quelque chose de chaud que ses yeux ne possèdent pas d’ordinaire quand ils s’arrêtent sur Mademoiselle à laquelle il témoigne une politesse courtoise et quelconque.
— Votre idée est excellente, mademoiselle. Aussi vais-je m’appliquer à la mettre en pratique et sans retard !… Mais, dites-moi, vous aimez bien ma nièce ?
— Oh ! oui, elle est si bonne pour moi !
René pense que cette petite institutrice a vraiment une de ces âmes adorables et touchantes qui vivent heureuses des miettes d’affection qu’elles recueillent. Un moment il oublie la préoccupation qu’elle vient de lui jeter dans l’esprit.
— Est-ce que je serais indiscret de vous demander comment Guillemette est bonne pour vous ? interroge-t-il amicalement.
— Elle veut bien causer avec moi de mon home parce qu’elle sait que cela me console un peu d’en être loin… Elle s’intéresse à ma mère, à ma sœur… Et puis, c’est elle, j’en suis sûre, quoiqu’elle n’en ait jamais parlé, qui m’a valu d’être aux Passiflores pendant les vacances… Et c’était une si bonne chose pour moi !…
Mademoiselle, toute rose d’animation, devient presque jolie. Elle ne s’en doute guère et René ne s’en aperçoit pas. Il songe à la Guillemette inconnue dont il vient d’avoir la révélation, et il ressent un plaisir profond qu’elle soit ainsi… Il va, de nouveau, interroger, désireux de pénétrer mieux la valeur des craintes de Mademoiselle. Il en est empêché par l’apparition de Mad, les joues brûlantes sous sa toison d’or ébouriffée, mais triomphante, la partie gagnée.
— Bonjour ! oncle René… Ah ! nous nous sommes rudement amusées ! M’selle, vous savez que le premier coup est sonné pour le dîner !
René et Mademoiselle se dressent, aiguillonnés par l’inquiétude d’être en retard, tous deux infiniment soucieux de l’exactitude.
— Diable ! diable ! mais alors nous n’avons que le temps de nous mettre en tenue. Quelle nouvelle, nous apportes-tu là ? Mad. Vous venez ? mademoiselle.
— Oui, je range le parasol et je vous suis…, fait Mademoiselle toujours consciencieuse. Son âme est légère autant qu’une aile de papillon depuis qu’elle s’est confiée à René Carrère.
Celui-ci, en revanche, reste un peu soucieux de l’avertissement qu’il vient de recevoir. Quelle importance faut-il attacher à cette demi-confidence ?… Peut-être aucune ! En son inexpérience. Mademoiselle a dû exagérer ; car il est inadmissible que sa sœur, son beau-frère entretiennent des relations qui pourraient être fâcheuses pour leur fille. Lui, personnellement, ne connaît pas du tout Mme de Vausennes qu’il a vue en visite cinq ou six fois et dont il n’a pas goûté les allures exubérantes, la voix aiguë, le rire trop fréquent et trop haut. Mais ces défauts-là ne pourraient l’empêcher d’être une estimable personne.
Qu’a donc voulu dire Mademoiselle qui ne faisait, semble-t-il, que trahir l’impression de Guillemette ?… Et cette petite fille a des clairvoyances de femme. Plus d’une fois, déjà, il est demeuré stupéfait de la sagacité qu’elle apporte à juger gens et choses. Ah ! bien autrement que lui, elle pénètre et connaît les dessous de la vie mondaine ! Quelle singulière créature elle est, pétrie d’imprévu, très droite, guidée par une soif impérieuse de propreté morale, et si insouciante des antiques lois que jadis respectaient toutes les femmes et qu’elle considère à peu près comme de vieilles lunes… Avec une telle âme, quel sera son rôle ? son œuvre ?… Ah ! René ne s’applaudit pas comme le fait Raymond Seyntis, en l’intimité de son cœur, qu’elle ait reçu en don tout ce qu’il faut pour ensorceler les hommes et les troubler délicieusement… Et pourtant, si puritain qu’il soit, il n’oserait, pour être sincère, affirmer qu’il la souhaiterait doctement intelligente, sage, religieuse, comme cette Louise de Mussy, encore placée près de lui, à table, par les soins persévérants de sa sœur. Mais telle qu’elle est, elle lui demeure un continuel sujet d’étonnements, tant il découvre de faces diverses à sa jeune personnalité.
Durant tout le dîner, il a très bien vu qu’elle était nerveuse, bien qu’elle gardât l’impeccable correction de tenue à laquelle sa mère l’a habituée. Qu’a-t-elle ? Quoiqu’elle cause avec ses voisins autant que la politesse l’exige, ses yeux la révèlent à René qui l’observe, désintéressée de ce qui se dit autour de cette table brillamment entourée. Elle a l’air de regarder au dedans d’elle-même. Pourquoi ?…
Et une tentation gronde en lui de l’interroger.
Le maître d’hôtel apporte le café. Les personnes mûres de l’assistance échangent, en sucrant leurs tasses, des propos somnolents, dus à l’excellence du repas et à la chaleur extrême d’une soirée lourde d’orage. La pensée un peu distraite, Mme d’Harbourg demande à M. le curé qui, près d’elle, agite sa petite cuiller dans son café :
— Et vous, monsieur le curé, par cette odieuse température, avez-vous des nuits convenables ?
Le digne pasteur la regarde effaré, tandis qu’à cette question inattendue, des rires jaillissent :
— Moi ? madame… Mais je dors bien… très bien…
— Pauline, ma chère amie, s’écrie M. Seyntis narquois, permettez-moi de vous dire que vous adressez à M. le curé des questions bien indiscrètes !
Il proteste aussitôt :
— Madame, je vous en prie, n’en croyez rien… Car…
René n’en entend pas davantage. Sur la terrasse où il fume, apparaît la robe blanche de Guillemette qui a fini d’offrir les liqueurs. Il jette son cigare et lui avance un fauteuil. Mais elle n’approche pas :
— Ne vous dérangez pas pour moi, mon oncle. J’ai là un pliant…
Elle s’assied un peu à l’écart et demeure immobile, le regard perdu, dans l’ombre, vers le ciel sans étoiles où courent des éclairs… Tout à coup, elle a un tressaillement, comme rappelée de très loin, parce que, à ses côtés, monte la voix de René :
— Guillemette, est-ce que nous sommes brouillés ? Si cela est, dites-moi pourquoi… afin que la réconciliation soit possible…
Il ne saurait dire quelle brusque impulsion l’a amené vers elle et lui a mis aux lèvres cette question.
— Mais non, oncle, nous ne sommes pas brouillés que je sache ! A quel propos, le serions-nous ? mon Dieu…
— Alors, Guillemette, pourquoi n’êtes-vous plus ma confiante petite amie ?… Pourquoi me fuyez-vous et me tenez-vous votre pensée close ? J’avais pris la douce habitude d’être traité par vous en confident très attentif, très dévoué, à qui vous êtes très chère… Et il me semble dur que vous ayez changé sans que j’aie démérité…
— Vous n’avez pas démérité, oncle, mais je n’ai rien à vous confier… pour le moment…
Elle a eu un imperceptible frisson comme s’il pouvait lire en elle, bien que la nuit l’enveloppe ; et ses lèvres se contractent un peu, pour mieux retenir toute parole imprudente…
Il reprend :
— Et cependant ce soir, vous êtes préoccupée… Quelqu’un ou quelque chose vous a contrariée profondément… Ne dites pas non !… Je commence, moi aussi, à vous connaître bien…
Dans l’ombre, il sent sur lui la douceur des yeux qui pensent. Il ne peut savoir quel apaisement elle trouve dans la certitude d’être en absolue sécurité près de lui qui, jamais, ne se comporterait comme le prince ou comme Maurice Vernaud avec Régine… Car elle n’a pas tout dit à Mademoiselle ; pas un mot de la scène qu’une glace lui a révélée dans la chambre de son amie, des baisers dévorant un visage qui ne se refusait pas…
Et dédaigneuse de se dérober davantage, elle avoue, avec une franchise fière :
— C’est vrai, oncle, j’ai éprouvé tantôt une impression très… désagréable qui ne s’est pas encore effacée ; mais je dois la garder pour moi. Voilà tout… Ne vous inquiétez pas à mon sujet… Je crois…
Elle s’arrête ; sa voix est devenue presque grave.
— Vous croyez ?…
— Je crois que c’est pour mon très grand bien que je l’ai éprouvée… Tout de même, je vous assure, oncle René, je vaux un peu plus que je n’en ai l’air… Je vois très bien ce qui m’est bon ou mauvais… Et si je n’ai pas toujours la sagesse de faire le choix qu’il faut, — c’est trop difficile pour moi cela ! — du moins, je déteste ce qui est mal,… vilainement mal… Ne me jugez pas avec plus de sévérité que je ne le mérite…
— Je vous juge très droite et très loyale, Guillemette, fait-il d’un ton où elle devine combien est sincère l’hommage qu’il lui offre ainsi.
— Ah ! tant mieux, mon oncle… Et ne doutez plus de votre amie, même quand elle est bouche close avec vous… Dites-vous simplement qu’elle a quelque raison de se taire !… Et ayez foi en elle…
— Oui, Guillemette, j’aurai foi…
C’est elle qui lui tend la main… Il la garde dans les siennes, une ? plusieurs ? secondes, il n’en a pas conscience… Tous deux, ils songent…
Mais au seuil du salon, Mme Seyntis appelle, le ton un peu mécontent :
— Guillemette, tu es là ? Que fais-tu donc à bavarder sur la terrasse avec ton oncle ? J’imagine que tu peux rester dans le salon comme tout le monde !
Dans le cadre lumineux de la porte-fenêtre, apparaît, près de Mme Seyntis, la silhouette de Louise de Mussy.
— Oh ! madame, ne faites pas rentrer Guillemette. Ce serait si charmant d’aller la retrouver !
Et, gracieuse, elle se rapproche des deux jeunes gens…
René a, en conscience, rempli la mission dont Mademoiselle l’avait chargé. Il a questionné, adroit et discret, autant qu’un vieux policier ; et il connaît maintenant tous les potins — vrais ou faux — qui circulent sur le ménage de Vausennes. Il n’ignore plus que madame est l’épouse très coquette, réputée pour de légères aventures, — assez voilées en effet pour ne lui avoir pas enlevé sa qualité de femme du monde ; — l’épouse d’un mari qui aime vraiment trop, pour la sécurité de son foyer, les voyages d’exploration. Tout adonné à ses curiosités géographiques, il paraît désintéressé absolument des curiosités sentimentales et autres de sa femme qui tient une place fort menue en son existence de travailleur.
Leur fille Régine a toutes les chances pour être, dans l’avenir, une seconde édition de la mère. Les garçons poussent au petit bonheur dans un foyer où chacun pratique, avant tout, la loi du bon plaisir.
Ces divers renseignements, donnés avec détails, ont rempli René d’une vertueuse indignation contre sa sœur qui accepte des relations avec une femme tarée et laisse Guillemette fréquenter un pareil milieu.
Il a préféré ne point manifester son sentiment à son beau-frère, parce qu’entre hommes, les propos peuvent aisément prendre une gravité fâcheuse en la circonstance. Mais rentré de Trouville à l’heure du chien et loup et trouvant, par extraordinaire, sa sœur seule à travailler devant son métier — une série d’invités vient de disparaître ; Guillemette est en auto avec son père… — il part résolument en guerre car il estime que c’est son devoir… Peut-être sa sœur ignore-t-elle, en somme, ce qui se dit de Mme de Vausennes… Alors, elle doit être avertie.
Et il interroge :
— Marie, est-ce que tu connais beaucoup les de Vausennes ?
Étonnée de la question, elle s’arrête de broder :
— Qu’appelles-tu « beaucoup » ?… Il y a plusieurs années que nous les voyons… nos filles avaient été au cours et au catéchisme ensemble ; et ils sont nos voisins de campagne. Pourquoi me demandes-tu cela ?
Il a une hésitation… Le rôle d’accusateur lui est odieux… Et Mme Seyntis a l’air si loin de se douter où il veut en venir ! Elle répète, piquant avec soin son aiguille :
— Pourquoi ? René.
La pensée qu’il s’agit du bien de Guillemette balaie son hésitation. Et son accent a une fermeté presque dure quand il répond :
— Parce que j’ai entendu tenir sur le compte de Mme de Vausennes certains propos qui m’ont fait trouver très surprenant que tu la voies.
Mme Seyntis conserve toute sa sérénité :
— Mon pauvre ami, on raconte tant de choses ! C’est parce que tu arrives d’Afrique que tu prends garde à ces potinages ! Moi, il y a bien longtemps que j’ai renoncé à le faire…
René sent que la bonté naturelle et la charité évangélique de Mme Seyntis lui mettent sur les yeux un bandeau singulièrement opaque.
— Alors, tu ne crois pas, Marie, qu’il puisse y avoir jamais quelque chose de vrai dans ces potinages, comme tu dis ?
— En ce qui concerne Mme de Vausennes, non vraiment, je ne le crois pas… Je t’accorde qu’elle est, pour mon goût, trop mondaine ; que peut-être, il n’y a pas, dans sa tenue, la réserve qui fait qu’une femme ne peut jamais être mal jugée ; mais de même que mon mari, je la tiens surtout pour une aimable personne avec qui les relations sont agréables.
Ici, un silence. Dans la pièce voisine, en entend les gammes rageuses de Mad et la voix assourdie de Mademoiselle qui proteste contre les notes fausses.
— Soit, Marie, l’opinion que Mme de Vausennes donne d’elle-même est fausse… Après tout, je ne demande pas mieux que de l’admettre !… Et je reconnais que toi-même, tu es assez impeccable…
Mme Seyntis a un geste instinctif de protestation modeste.
— Assez impeccable pour ne pas avoir à redouter certaines relations. Mais tout le monde n’a pas ton indulgence pour juger… cette dame et son milieu. C’est pourquoi je regrette très fort que Guillemette puisse y être rencontrée. Va chez elle si cela te convient, mais, crois-moi, n’y envoie pas ta fille !
Cette fois Mme Seyntis ne songe plus à bien ombrer ses fleurs, et reste, au contraire, l’aiguille en l’air. Elle est troublée, envahie secrètement par la crainte de s’être mise en faute… Ce qui lui est très désagréable.
— Mais que veux-tu dire ? René ; que t’a-t-on raconté ?
— Certaines… anecdotes qui m’ont prouvé que la maison de Mme de Vausennes n’est pas de celles où puisse être vue une fille bien élevée comme la tienne ; car les habitudes, les conversations, les hôtes doivent lui en demeurer totalement étrangers.
— Comment le sais-tu ? A peine, tu es allé deux ou trois fois chez elle.
Brièvement, il dit :
— Une personne qui porte un sincère intérêt à Guillemette m’a parlé à ce sujet et m’a prié de t’avertir de ce que tu ignorais sans doute.
Mme Seyntis a joint les mains sur le rebord de son métier et regarde, perplexe et désolée, les lointains de la mer qui se voilent sous le crépuscule de septembre. Dépitée, elle s’écrie dans son désarroi :
— Mais enfin, Mme de Vausennes n’a pas plus mauvais genre, à sa façon, que Nicole, par exemple… Nicole, que tu considères comme une femme du monde… que je reçois… Après tout, ta rigidité trouve peut-être que j’ai tort de le faire !
René a un involontaire geste d’irritation.
Il lui demeure insupportable d’entendre blâmer Nicole. De son amour autrefois, il lui reste au cœur une pitié tendre pour elle, un désir de la protéger contre elle-même et les autres… Et à l’attaque de sa sœur, il répond :
— Pourquoi la repousserais-tu ? la pauvre Nicole. Elle est tant à plaindre… si jeune et si seule…
Quelque chose dans l’accent de son frère éveille chez la douce Mme Seyntis des instincts combattifs :
— Seule ? Elle a des parents excellents, dévoués, qui ne demandent qu’à être toujours auprès d’elle !…
— Oui… mais ce ne sont pas ses parents qui devraient se trouver près d’elle…
— Son mari, veux-tu dire ? Pour ce qu’elle tient à lui ! Elle se laisse consoler, en tous cas, de leur rupture !… Mais ce n’est pas de Nicole qu’il s’agit !
— Non, c’est de Guillemette.
— Oui, de Guillemette que tu crois devoir honorer de ta protection puisque, à ton gré, son père et moi ne suffisons pas à cette tâche.
Il lui jette un coup d’œil stupéfait. Sa sœur presque agressive, c’est pour lui une inconnue. Il a l’intuition que, dans son amour-propre maternel, elle est froissée, inconsciemment jalouse… De quoi ? de la preuve de sollicitude qu’il vient de donner à Guillemette ?
— Marie, il est impossible que, sérieusement, tu me saches mauvais gré de prendre intérêt à ta fille ?
— Je trouve seulement que tu es peut-être encore un peu jeune pour jouer auprès d’elle ce rôle superflu de tuteur… Voilà tout…
II éprouve la bizarre impression d’un choc violent qui le blesse. Repoussant son fauteuil, il se lève :
— Si tu penses cela, Marie, il ne me reste plus qu’à te prier de recevoir mes excuses pour m’être mêlé de ce qui ne me regardait pas, en effet… Je croyais que mon affection pour tes enfants, pour ta fille, m’autorisait à être à leur égard une espèce de frère aîné. Je me suis trompé. N’en parlons plus !
L’accent de René calme soudain l’irritation de Mme Seyntis ; la confusion l’envahit pour les paroles qu’un obscur élan a fait jaillir de sa pensée.
Elle tend la main vers son frère.
— René, ne sois pas susceptible… J’ai été trop vive, mais, tu comprends, j’étais si bouleversée de ce que tu m’apprenais… et dont je ferai mon profit !
Il sent la sincérité de ce regret et ne repousse pas la main conciliante qui vient à lui. Toutefois la secrète blessure que lui ont faite les paroles de sa sœur garde son acuité. La voix brève, parce qu’il fait effort sur lui-même, il répond :
— Tu agiras, Marie, comme tu le jugeras bon. Le rôle malencontreux que j’ai dû remplir est achevé… Tu es avertie de ce que tu ignorais…
— Oh ! oui, de ce que j’ignorais ! avoue-t-elle, remplie de componction… Moi qui veille si soigneusement sur ma Guillemette ! Ah ! grâce à Dieu ! elle n’est encore qu’une petite fille et il me reste quelques bonnes années pour la conserver près de moi… Oh ! non, nous ne voulons pas la marier de bonne heure !… Et heureusement, elle ne le souhaite pas du tout…
René ne répond rien. Son visage a des lignes d’une fermeté presque dure, dans l’ombre qui s’empare insensiblement du salon. C’est vrai, Guillemette ne paraît nullement désireuse de donner son âme. Elle a encore le rire insouciant des petites filles. Mais combien de mois, de jours, demeurera-t-elle ainsi ?
Quoi qu’en dise sa mère, elle est à l’âge où il suffit du hasard d’une rencontre pour que l’étincelle jaillisse… Et soudain, dans son cerveau, s’anime la vision d’une Guillemette devenue femme, ayant aux lèvres, dans les yeux, le je ne sais quoi d’incomparable que l’amour y fait luire.
Et cette Guillemette-là possède le charme troublant de Nicole…
René a un léger sursaut, en entendant sa sœur dire, la voix amicale, avec un désir évident d’effacer sa fâcheuse sortie :
— Bien avant d’aller au mariage de Guillemette, nous irons au tien, mon cher grand… Et je voudrais de tout cœur que ce fût bientôt…
Un geste d’impatience échappe à René et il se met à arpenter la pièce que le crépuscule ombre d’une cendre grise.
— Oh ! Marie, Marie, je t’en supplie, ne me persécute pas ainsi…
— Mais, mon ami, je ne veux que ton bonheur, tu le sais bien ! Quand tu es arrivé en France, tu paraissais tellement désireux de te créer bien vite un foyer !
Il s’adosse à la cheminée, les bras croisés :
— Quand je suis arrivé en France, j’étais devenu quelque peu un sauvage, j’imagine ; par suite, un être très primitif et j’étais naïvement persuadé que rien ne me serait plus facile que de rencontrer la jeune fille pourvue de qualités de tout repos qui répondrait à mon idéal de l’épouse…
— Eh bien ?
— Eh bien, en m’abandonnant à cette illusion, j’étais parfaitement aveugle et j’en suis aujourd’hui bien convaincu !
Elle arrête sur lui des yeux saisis et, dans l’ombre grandissante, cherche à deviner sa pensée sur son visage.
— René, tu plaisantes ? n’est-ce pas…
— Ah ! nullement, et je t’assure que je n’en ai guère l’envie… Depuis six semaines, tu fais défiler devant moi un certain nombre de jeunes personnes parmi lesquelles, évidemment, j’avais toute sorte de chances pour découvrir l’élue ; eh bien, à cette épreuve, tout mon enthousiasme, mon ardeur, ma confiance sont tombés… Et je n’ai que le désir de demeurer dans ma solitude… du moins, quelque temps encore !
— Oh ! René, tu me désorientes tout à fait… Car enfin Louise de Mussy, Suzanne Danville sont parfaites et tu n’aurais qu’un mot à dire…
— Ah ! leur perfection ne m’en donne guère envie… Elles me produisent l’effet de modèles de vertu… non de femmes…
— René !… Mais René !!! je ne te reconnais plus !
— Moi non plus, je ne me reconnais plus ! La vie de France est en train de me compliquer de façon déplorable !
Mme Seyntis ne relève pas ces incompréhensibles paroles, car un coup discret est frappé à la porte et le maître d’hôtel, apparaissant, demande :
— Madame veut-elle que la cloche du dîner soit sonnée bien que Monsieur et Mademoiselle ne soient pas encore rentrés ?
— Sonner la cloche ?… Est-il donc l’heure déjà ?
— Oh ! oui, madame, l’heure passée…
Toute à sa conversation avec René, en effet, Mme Seyntis n’a pas pris garde que le temps fuyait. Une sourde anxiété l’étreint :
— Comment, Raymond et Guillemette ne sont pas ici, à plus de sept heures ? Et pourtant Raymond n’aime pas à rentrer à la nuit en cette saison ! Mon Dieu, pourvu qu’il ne leur soit rien arrivé ! Oh ! ces autos !…
La même inquiétude a traversé l’esprit de René. Que sait-on ? Aussi bien, il peut s’agir d’un simple retard amené par quelque cause banale, comme de l’un de ces accidents qui sont des catastrophes… Brutalement, une seconde, il voit Guillemette inerte, blessée, plus peut-être. Ah ! tout plutôt que cela !
Mais il se raidit aussitôt, surpris et impatient de ce brusque désarroi de ses nerfs. Où donc est le sang-froid qu’aucun danger n’a jamais pu altérer en lui ?… Pourquoi tout de suite imaginer un malheur ?… C’est absurde !
Absurde, soit. Mais le calme ne revient pas en sa pensée quoiqu’il n’en trahisse rien, pour ne pas ajouter à l’émoi de Mme Seyntis qu’il voit grandir… Et chez lui aussi, l’inquiétude monte silencieusement avec les minutes qui s’enfuient et emportent la sécurité où sa volonté prétendait le maintenir ; — alors qu’il a perdu cette sécurité au moment même où il apprenait le retard inexpliqué…
— Oh ! René, ne trouves-tu pas bien… singulier qu’ils ne soient pas encore de retour ?… Pourquoi ? Qu’a-t-il pu arriver ?
Il essaie de la rassurer, — avec la conscience que les paroles sont tellement vaines ! Ses yeux ne quittent plus les aiguilles de la pendule qui marquent huit heures un quart.
André, Mad et Mademoiselle sont entrés dans le salon, comme chaque soir, pour attendre le dîner. Mademoiselle est remplie de compassion pour Mme Seyntis et lui adresse de pieuses paroles réconfortantes. Mad est prête à pleurer, et André impatiente sa mère avec ses assurances juvéniles que, bien sûr, rien du tout n’est à craindre, qu’il est tout à fait inutile de se tourmenter, etc.
Et les minutes fuient toujours.
René, ayant pitié de sa sœur, la laisse aller sur la terrasse inspecter la route ; lui-même sort, dévoré d’un besoin instinctif d’activité, d’une soif de faire quelque chose… Quoi ? Où aller les chercher ? Comment savoir ?…
La nuit est absolue, une de ces nuits de septembre épaisses de brumes. Avidement, il sonde les lointains obscurs pour y trouver le feu de la voiture… Une fois, deux fois, il a un tressaillement d’espoir, en tendant le grondement d’une auto. Mais la voiture ne s’arrête pas et passe en tourbillon devant la villa. Une autre s’enfonce dans une propriété voisine…
Oh ! qu’elle lui est devenue chère, Guillemette. Aurait-il jamais cru, deux mois plus tôt, qu’il pût éprouver un pareil supplice parce qu’il la craint en danger ?… Même pour sa sœur, il ne pourrait être plus profondément bouleversé ; il n’aurait, plus violente, cette terreur d’une catastrophe qui domine chez lui tout raisonnement.
A son tour, Mme Seyntis est venue devant la grille… La pensée enfiévrée, une incessante prière aux lèvres, elle regarde dans la nuit avec des yeux que troublent les larmes… Mais la route est toujours déserte. Le vent fait bruire les feuilles. La voix de la mer invisible paraît formidable dans ce grand silence.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi est-ce qu’ils ne reviennent pas ! murmure-t-elle, ainsi qu’une plainte.
— Marie, il faut rentrer. Tu es glacée… Et cela ne sert à rien de demeurer ici !
Elle se laisse ramener, habituée à l’obéissance conjugale. Dans la salle à manger, sur son ordre, le dîner a été servi pour Mademoiselle et les enfants. André, seul, dévore à son ordinaire, fort de sa conviction qu’il s’agit d’une simple panne. La grande pièce, généreusement éclairée, a sa physionomie coutumière. Le domestique, impassible, fait le service. Comme les choses, il conserve sa physionomie de chaque jour.
Ah ! pourquoi ne pouvoir se réfugier dans la bienheureuse confiance qu’il s’agit d’un simple retard !…
Pour obéir à son frère, Mme Seyntis essaie d’avaler un peu de potage ; mais elle a la gorge trop serrée. Ses yeux sont à tout instant sur le grand cartel dont les aiguilles avancent, avancent… Elles ont passé la demie de neuf heures et approchent de dix heures.
René, lui, est ressorti, ne pouvant supporter le décor paisible et familier du home. Une fièvre brûle ses nerfs, lui enlève toute maîtrise sur sa pensée. II ne doute plus d’un accident. Quelle en est la gravité ?…
Voici maintenant que la brume se change en pluie sans qu’il en ait conscience. Il écoute… Il lui semble entendre le grondement lointain d’une auto… Dans la nuit, encore une fois, un feu grandit… Est-ce enfin la voiture que tout son être attend ?… Tant d’autres passent sur ces routes…
Machinalement, il se lance en avant et crie, sans réfléchir :
— Raymond, est-ce vous ?
Pas de réponse. De sa voix forte de commandement, il répète son cri. Maintenant la voiture est près, tout près… Il croit la reconnaître… Mais pourquoi ce silence ? Et il jette un nom :
— Guillemette ! répondez… Est-ce vous ?
— Oui… oui ! oncle. Nous voilà !
René Carrère peut vivre très vieux… Jamais il n’oubliera la sensation d’allégresse éperdue qui, soudain, lui fait bondir le cœur. C’est donc vrai que l’horrible cauchemar est fini ?… La voiture s’arrête devant lui.
— Oncle, c’est bien vous, n’est-ce pas ?… Ramenez-moi à pied, voulez-vous ? Je suis glacée !
Hâtivement, il demande :
— Vous n’êtes blessés, ni l’un ni l’autre ?
La voix de M. Seyntis explique dans l’obscurité :
— Mais non… Seulement une terrible panne qui nous a retenus très longtemps. Nous vous raconterons cela ! Mais fais courir Guillemette jusqu’à la maison, je te prie… Elle est transie.
— Oncle, je crois bien que l’humidité m’a ankylosée… Je ne peux plus me remuer… S’il vous plaît, recevez-moi dans vos bras !
Oh ! cette voix gaie !… Que René trouve bon de l’entendre !…
Guillemette s’est dressée dans la voiture, enveloppée du lourd manteau qui transforme sa silhouette. Elle lui tend ses deux mains et saute en chancelant. Il la reçoit contre sa poitrine, ainsi qu’une enfant très précieuse et murmure, sans réfléchir à ses paroles :
— Ah ! chérie, petite chérie, petite aimée… Quelle peur vous m’avez faite !
Une seconde, ni lui ni elle ne bougent dans la douceur, elle, de se sentir très chère, lui, de l’avoir vivante entre ses bras, après l’horrible crainte.
La tête appuyée sur l’épaule de René qui l’enveloppe étroitement, elle répond, la voix assourdie :
— Merci, oncle, d’avoir eu peur pour moi !… Je regrette de vous avoir tourmenté…
Près d’eux, l’auto s’ébranle bruyamment et fuit. Ils sont seuls dans la nuit, sous le large ciel noir. René en prend soudain conscience. Il desserre aussi tôt son étreinte.
— Vite, Guillemette, pour vous réchauffer… Marchons !
— Me réchauffer ! j’en ai besoin !… Courons plutôt, mon oncle, si possible !
— Alors, chérie, donnez-moi le bras, la nuit est tellement noire que vous pourriez buter !
Elle obéit ; et ils vont, à travers l’obscurité, sous la pluie qui reprend, échangeant de brèves paroles ; et leur course est si rapide que, en quelques minutes, ils atteignent les Passiflores. Guillemette, ranimée, s’élance dans le vestibule où tous sont encore réunis autour de M. Seyntis qui enlève sa pelisse ruisselante. Elle, sous son capuchon, est toute fraîche, les yeux brillants, de petits cheveux fous ébouriffés autour des tempes. Elle court à sa mère qui, délivrée de son angoisse, pleure à gros sanglots, assise sur une banquette, sans souci du décorum, malgré les baisers de Mad, les encouragements de son mari et les exclamations d’André dont les pronostics se sont trouvés vrais.
— Maman, ma pauvre maman, que je suis fâchée que vous ayez eu cette inquiétude, mais puisque rien de tragique n’est arrivé, soyons gais !… Et puis, maman, si vous saviez comme j’ai faim !…
La courte soirée est, en effet, joyeuse autant que l’a souhaité Guillemette. Mais René est gai, seulement en apparence, d’abord, parce qu’une brève réflexion de son beau-frère l’a impressionné désagréablement. Comme il lui disait quelle crainte ils avaient eue d’un accident grave, Raymond Seyntis a répondu, d’un étrange accent :
— Un bon accident qui, en une seconde, m’eût délivré de la vie ?… Mon cher ami, si je n’avais pas été avec Guillemette, vous n’auriez rien pu me souhaiter de meilleur !
Est-ce une boutade ?… Le cri involontaire d’un tourment qui se cache ?… Raymond Seyntis possède pourtant tout ce qui fait qu’un homme aime la vie… Alors ?…
Mais ce soir-là, René est incapable de s’appesantir sur cette question qui demeure, pour lui, secondaire. Obstinément, dans sa pensée calmée, un travail s’accomplit dont il a peur de voir la fin… Tant qu’il est au milieu de tous, l’impression est confuse. Mais quand il a regagné sa chambre, que le silence s’est fait dans la villa sans qu’il ait bougé du fauteuil où il s’est jeté pour réfléchir, le mystérieux travail d’analyse reprend en lui qui n’a jamais voulu se dissimuler la vérité. Pourquoi donc a-t-il eu cette terreur qu’un accident eût soudain enlevé Guillemette ?… Pourquoi a-t-il conscience que, durant les heures où il l’attendait, impuissant à la préserver, il eût sacrifié toutes les autres créatures pour que tout mal fût éloigné d’elle ?… Serait-ce donc qu’elle est devenue pour lui plus qu’une enfant, une jeune sœur très aimée ?
— Mais ce serait insensé !… Insensé ! répète-t-il, se dressant hors de son fauteuil et se prenant à arpenter la pièce comme il fait quand une préoccupation grave bouleverse sa maîtrise de lui-même. Pour cette petite, je suis seulement un oncle, rien qu’un oncle, un vieil oncle ! Elle rirait et se moquerait gentiment de moi, si je m’imaginais de prétendre à quelque chose de plus !… Et Marie !… comme elle dirait que j’ai abusé de sa confiance et me trouverait ridicule de m’être laissé griser, comme un gamin de vingt ans, par le charme d’une fillette !…
René éprouva la sensation de stupeur d’un être qui, soudain, voit devant lui un abîme insoupçonné. Parce que, toujours, il a été, avant tout, un homme d’action, de travail, scrupuleusement fidèle aux principes que sa conscience reconnaissait, dont la pensée était ferme et droite, l’âme étrangère aux complications sentimentales ; parce qu’il n’a jamais songé à s’observer vivre, il n’a pas vu vers quelle tentation il allait, pour s’y heurter fatalement.
Et maintenant que faire ?…
Que faire ? Mais la seule chose raisonnable, celle qui s’impose, sans discussion possible. Partir, s’en aller, oublier une petite fille qui ne songe guère à lui, qui ne possède ni ses goûts, ni ses idées, surtout qui est trop jeune, oh ! bien trop jeune pour lui…; coûte que coûte, guérir de cette folie !… — car il n’est pas d’autre nom pour le sentiment qui l’a envahi sans qu’il en ait conscience… Loin d’elle, distrait d’elle, revenu à sa vie d’antan, il retrouvera nécessairement la pleine possession de lui-même et l’incompréhensible ivresse se dissipera ; d’autant plus vite, qu’il y emploiera sa forte volonté.
Forte ?… Il se la figurait ainsi…, comme il se croyait sûr de son cœur. Il s’en allait dans la vie, orgueilleusement confiant en la réalisation de sa destinée qu’il prétendait faire selon les idées qui ont toujours gouverné sa vie. Et parce qu’une enfant s’est trouvée sur son chemin, tous ses desseins se sont écroulés, pareils à des collines de sable qu’un souffle bouleverse.
Plus René réfléchit, et plus il est dominé par une humilité et un découragement qu’il n’a jamais encore connus. A quoi donc lui a servi de s’être fait, depuis des années et des années, une loi inflexible d’accomplir toujours strictement les plus petits comme les plus grands devoirs ? Qu’y a-t-il gagné, sinon de devenir trop absolu dans ses jugements ; d’avoir, comme dit Guillemette, la sagesse intransigeante ; de s’être accoutumé à embarrasser sa vie de scrupules plus ou moins inutiles… Et aujourd’hui encore de jouer peut-être son bonheur par une conception trop étroite de ce qu’il doit faire…
Des heures et des heures, René songe ainsi, désemparé, scrutant son passé, puis l’avenir auquel il rêve, hanté par le souvenir de la minute où Guillemette était sur sa poitrine, confiante et tendre comme une enfant qui se sent infiniment aimée…
— Enfin vous voilà ! oncle. Ce n’est pas bien de m’abandonner ainsi pour votre dernier jour à Houlgate !… Si vous voulez que je vous pardonne, venez encore une fois faire un peu de footing avec moi ?…
Et Guillemette regarde René Carrère avec l’expression câline et confiante qui l’attire invinciblement vers elle. Sous couleur de renseignements à préciser, il a, en effet, passé une partie de l’après-midi à Trouville, et, le soir même, il quitte les Passiflores pour aller faire, avec un camarade, l’excursion projetée dans le Midi, à Biarritz. Il n’hésite jamais à accomplir une résolution prise, même au prix d’un effort pénible. Quand il a fait part de ce dessein à sa sœur, elle a vivement protesté, redoutant que ce départ inattendu n’ait été motivé par sa regrettable sortie lors de leur conversation sur les de Vausennes. Il l’a facilement tranquillisée. Comme elle n’use pas de prétextes, même en sa vie mondaine, elle croit toujours à la sincérité des assurances qu’elle reçoit. A son beau-frère, il n’a eu aucune explication à donner, car dès le lendemain de l’inoubliable promenade en auto, Raymond Seyntis est reparti à l’aube pour Paris.
Quant à Guillemette, elle a écouté, sans dire un mot, les détails qu’il a donnés à table sur son projet, de cet accent un peu bref qui trahit une résolution bien arrêtée. Ensuite, elle n’a fait aucune allusion même à ce départ, qu’elle a paru accepter comme tout naturel, la laissant indifférente. Et ce silence a été singulièrement dur à René. Sa conviction s’en est affermie, qu’il agissait pour le mieux en voulant la guérison. Sous des prétextes divers, il a fui Guillemette pendant les quelques jours où il lui fallait encore séjourner aux Passiflores ; il a cherché la solitude des sentiers que les pluies de septembre font déserts ; et il y a marché, droit devant lui, au hasard des chemins, exaspéré contre lui-même, maudissant son congé qui lui a donné le loisir de devenir ainsi ridiculement sentimental, et son dédain de se distraire comme les autres jeunes hommes, par les plaisirs qui leur permettent d’attendre le mariage. Il a pensé à demander d’être immédiatement remis en activité, avant même la fin de son congé, à solliciter une garnison lointaine, au lieu du poste qui l’attend à l’état-major de Paris et le rapprochera forcément d’elle…
Et puis, le jour du départ arrivé, après de sombres heures à Trouville, morose et odieux dans le désarroi de la saison finissante, il a repris le train pour Houlgate qu’il doit quitter dans la soirée ; et il s’en est allé vers la plage, parce que le soleil couchant est très beau, parce qu’il sait — oh ! faiblesse ! — que Guillemette aime à venir le voir descendre dans la mer. Il s’est dirigé vers la tente où Mademoiselle travaille, surveillant Mad. Et elle aussi est là, debout, regardant le flot qui monte sur le sable, cambrée dans sa vareuse de laine rouge, les plis de sa jupe soulevés un peu par la brise sur les pieds fins, fermement posés. Des cheveux volètent autour de ses tempes, sous son feutre gris pâle, où palpitent de longues ailes.
Une exclamation de Mad lui fait tourner la tête. Elle l’aperçoit. Aussitôt dans l’iris violet, luit ce regard qui l’attire invinciblement vers elle.
— Oncle, nous marchons, n’est-ce pas ?
Ce n’est peut-être guère sage de s’accorder ainsi la douceur d’une solitaire causerie avec elle, à cette heure du crépuscule qui fait les âmes plus proches… Pourtant, sans hésiter, il répond, usant d’un ton paternel :
— Je suis à vos ordres, petite fille.
— Alors, filons, mon oncle.
Et ils partent d’une vive allure, comme elle l’a souhaité. Ils ont le même pas rythmé d’êtres souples et jeunes, en qui palpite, ardent, le flot de la vie. Cette course rapide, ensemble, réveille en leur pensée le souvenir du soir où ils ont ainsi marché, l’un près de l’autre, après qu’un instant, il l’a tenue blottie contre lui, comme un trésor perdu et retrouvé… Et René se rappelle quelle allégresse éperdue chantait alors en lui ! Il a été un peu fou, ce soir-là !
Près de lui, s’élève la voix fraîche, avec l’accent même qu’il a tant souhaité lui entendre :
— Oncle, c’est triste que vous partiez ! Nous allions être si bien entre nous, maintenant que les invités de maman se font rares !… Si vous restiez encore un peu… Dites ?
— Ce n’est pas possible, Guillemette, il faut que je je parte !
Sans en avoir conscience, il a appuyé sur ces mots : « il faut ». Il s’en aperçoit à la surprise qui passe dans les yeux qu’elle lève vers lui, une seconde. Elle a eu cette même expression, interrogative presque gravement, lorsque, pendant le déjeuner, elle a appris son départ.
— Ah ! il faut ?… C’est vrai, vous êtes attendu, avez-vous dit ?
— Et la saison qui avance me presse.
D’un ton un peu étrange, elle reprend :
— Il fait encore très beau dans le Midi. Ma tante d’Harbourg, qui est à Luchon avec Nicole, l’a écrit ce matin à maman.
Un choc ébranle René ; et, brusquement, il interroge :
— Comment, Nicole est dans le Midi ?
— Oui… Vous ne le saviez pas ?
— Mais non !… Comment l’aurais-je su ? Je ne suis pas au courant des pérégrinations de Mme de Miolan.
— C’est vrai, fait-elle, posément, sans rien trahir, de la sensation de délivrance qu’elle éprouve parce qu’elle est certaine qu’il ne va pas rejoindre Nicole… C’eût été indigne de lui !
Ils font quelques pas en silence. Devant eux, à l’horizon, le soleil s’abaisse vers la mer. Une brise fraîche trace des moires sur le sable où les roches, luisantes de varechs, découpent des silhouettes noires. La plage est presque déserte.
— Vous serez absent combien de temps ? mon oncle.
— Je ne sais… Je dois aller chasser en différents endroits pour terminer mon congé. Peut-être ne nous retrouverons-nous qu’à Paris.
— Oui, si vous ne désirez pas qu’il en soit autrement, c’est vrai !
— Guillemette, ne soyez pas injuste !
— Mon oncle, je ne le suis pas… Après tout, c’est tellement naturel que vous ayez envie de votre liberté, après être resté prisonnier de la famille pendant deux grands mois…
— C’était une prison qui m’était très chère.
Elle comprend, à son accent, combien il est sincère, et elle incline un peu la tête.
— Oui, vous n’aviez pas l’air de souhaiter partir, jusqu’au moment où, tout à coup, cette idée s’est emparée de vous !
— Non, pas tout à coup ! protesta-t-il, saisi de la crainte irraisonnée qu’elle ne devine la vérité ! Vous savez bien que j’ai toujours parlé de ce voyage d’automne…
— Je sais… oh ! je sais… Mais je m’imaginais, naïvement, que c’était un propos en l’air… Que notre été s’achèverait comme il a commencé… vous, auprès de nous !… Et je ne pensais guère que ce serait vous qui le termineriez…
— Parce que je ne puis faire autrement, Guillemette.
— Si vous en êtes sûr, soit. Je crois bien que vous allez me manquer très fort ! oncle.
Il tressaille. Comme elle dit cela simplement !… Parce qu’elle s’adresse à un oncle. Autrement, elle n’aurait pas cet abandon ! C’est doux et triste de l’entendre parler ainsi…
— Je vous remercie, Guillemette, de me regretter un peu… Alors, dites-moi, vous ne me trouvez plus aussi ennuyeux qu’à mon arrivée ?
Son rire sonne dans la mélancolie du crépuscule.
— Je ne vous ai jamais trouvé ennuyeux, mon oncle, mais trop sage pour moi ! Je me sentais écrasée par votre supériorité. Maintenant, je ne sais comment la transformation s’est accomplie, vous êtes bien plus à ma portée… Vous ne me faites plus l’effet d’appartenir à la sérieuse phalange des parents…
— Pauvres parents ! Comme vous les considérez !
Elle a, pour l’arrêter, un geste presque suppliant :
— Oncle, je vous en prie, comprenez-moi… J’adore maman… Et pourtant… pourtant, comme nous vivons moralement loin l’une de l’autre !… Jamais je ne m’aventurerais à lui confier les papillons fous qui tourbillonnent à travers ma cervelle. Sa sagesse aurait si vite fait de les balayer ou de les écraser !… Voyez-vous, mon oncle, quand j’entends des mères se plaindre que leurs filles ne soient pas confiantes avec elles, j’ai toujours envie de leur murmurer que ce n’est pas, très souvent, la faute des filles !
— C’est possible, fait-il, pensif, étonné que sa jeunesse ait tant de clairvoyance et de réflexion.
— Plus tard, si j’ai des filles, je m’appliquerai à devenir leur meilleure amie… celle à qui l’on dit tout, parce qu’on est sûre que, même les enfantillages, même les sottises, grosses et menues, seront écoutées avec indulgence… Non pas sévèrement condamnées et exécutées !… Mais je ne sais vraiment pas pourquoi je vous raconte tout cela… Sans doute, parce que j’avais pris, peu à peu, l’habitude de bavarder avec vous sans crainte de me voir rabrouée par la vertu sévère des Carrère… O mon oncle, comme c’est triste ce qui finit…
— En ce moment, qu’est-ce donc qui finit ? Guillemette, interroge-t-il machinalement, étreint par la tentation douloureuse de l’attirer dans ses bras comme une enfant adorée, qu’il emporterait jalousement pour en faire son bonheur…
— Ce qui finit maintenant ?… Notre vie telle qu’elle a été depuis deux mois…
— A Paris, Guillemette, vous serez encore ma bien chère petite amie… comme ici…
— A Paris, mon oncle, vous serez pris par votre service, par le monde, et, un jour ou l’autre, par la tante parfaite que vous m’aurez enfin découverte !…
— Comme vous, bientôt, par le neveu parfait que vous me réservez…
Les mots lui sont échappés parce qu’il lui semble impossible de partir sans avoir entrevu un peu ce qu’elle pense… Que va-t-elle répondre ?
Maintenant, ils reviennent vers Houlgate, estompé dans un brouillard gris, comme la mer, comme le ciel qui s’embrume. L’apothéose, au couchant, s’est éteinte dans les eaux.
Guillemette marche le front penché.
— Vous avez raison, mon oncle, nous allons tous les deux vers un tournant de notre vie… Mais ce neveu parfait qui sera mon mari, je sais que j’aurai une peine infinie à le rencontrer… Encore plus, maintenant que je vous connais !
— Pourquoi ? Guillemette…
— Pourquoi ?… Parce que vous m’avez appris… — oh ! sans le vouloir !… — ce que c’est de se reposer absolument sur un autre être… Il faudra donc que l’homme qui deviendra tout pour moi soit sérieux autant que vous pour m’inspirer le sentiment délicieux d’une foi sans limites… Et, en même temps, il faudra qu’il m’aime… très follement… — ne soyez pas scandalisé ! mon oncle, — qu’il m’aime… comme les hommes aiment les femmes qui ne sont pas leur bien… Aussi, je me doute que je cherche un bonheur très difficile à rencontrer !
Il l’écoute sans l’interrompre d’un mot, recueillant l’intime révélation de cette âme qui s’ouvre à lui et l’attire à lui donner le vertige… Combien, tout ensemble, elle lui apparaît proche et lointaine !… Ah ! où est la sagesse ?… la fuir ou tenter de la rendre sienne ?…
Sans soupçon du rêve qu’elle éveille, elle continue, attentive à sa seule pensée :
— Et puis, j’ai vu, par l’exemple de Nicole, — et d’autres encore ! — combien peu cela sert, pour être heureuse, de se marier par amour seul, en donnant tout son cœur, sans souci des objections, des obstacles, des reproches, parce qu’on croit recevoir ce qu’on donne soi-même… On peut être si durement trompée !… C’est un peu effrayant… surtout pour moi qui comprends trop bien que je serai, dans l’avenir, ce que me feront mon mari et mon mariage,… comme Nicole !…
Il a l’intuition qu’elle voit ainsi la vérité. Et il l’enveloppe d’un coup d’œil presque effrayé, parce qu’elle a déjà réfléchi à toutes ces choses dont elle parle avec un sérieux de femme… Oh ! non, elle n’est plus une petite fille !…
Pourtant, ainsi qu’il gronderait une enfant déraisonnable, il reprend, et la lutte intime qui se livre en lui donne à son accent une sorte d’âpreté :
— Vous avez été élevée de telle sorte, Guillemette, que vous devez être incapable de faire ce qui serait indigne de vous…
— Oh ! mon oncle, ne croyez-vous pas qu’il se trouve des moments où tous les bons principes reçus n’ont pas plus de force que des fétus de paille ?
— Guillemette, petite fille, vous parlez de ce que vous ne pouvez savoir…
— De ce que je ne peux savoir par moi-même, oui, mon oncle… Mais je vais dans le monde… et je vois… j’entends des choses qui me font réfléchir… L’exemple de Nicole m’a beaucoup instruite.
Il a un tressaillement d’impatience. Quel abîme il voudrait creuser entre elle et Nicole de Miolan !
— Nicole supporte le malheur d’avoir été déplorablement gâtée. Ce sera toujours son excuse, quoi qu’elle fasse. Cette excuse vous ne l’auriez pas, vous, enfant.
— Qu’importent les excuses ! mon oncle. Il n’y a que les faits qui comptent vraiment. Ça ne change rien à ce qui est, les raisons pour lesquelles on a été amené à agir de telle ou telle manière.
Jamais encore, il ne l’avait entendue parler ainsi… Quelle expérience, il y a déjà dans cette jeune tête !… Et cette fois, il ne cherche plus à lui répondre comme à une enfant :
— Vous avez raison, Guillemette ; mais les influences qui se sont exercées, font qu’on peut, ou non, pardonner à ceux qui s’égarent, qui se trompent…
Dans la solitude de la plage assombrie, la voix fraîche s’élève avec cet accent pensif qui étonne dans sa bouche juvénile :
— Oncle, ne croyez-vous pas qu’il faut toujours pardonner ?… Et ce n’est pas approuver !… Mais qui n’a pas besoin de pardon ? Voyez, maman est très indulgente ; et c’est une des qualités que je voudrais le plus posséder comme elle… Vous, oncle René… Elle se mit à rire, un peu malicieuse :
— … Vous avez la sagesse un brin rigoureuse !
— Et j’ai bien tort, Guillemette ; car je n’ai, pas plus que mes semblables, le droit de condamner…
Il y a de l’amertume dans sa voix. Elle le sent, et tourne aussitôt la tête vers lui avec une crainte de l’avoir froissé. D’un geste instinctif, elle pose la main sur son bras :
— Oncle, vous n’êtes pas fâché, dites, que je vous ai parlé si franchement ?… J’en aurais tant de regrets !… Car je vous aime très fort… sans en avoir l’air !… Et avec le meilleur de moi-même…
Ah ! si elle l’aimait, comme, silencieusement, il se prend à le désirer de toute son âme, elle ne lui dirait pas cela… Mais quelle douceur caressante a son accent, alors qu’elle continue :
— Je voudrais tant que, de cette dernière causerie — où j’ai été si franche avec vous, avouez !… — vous n’emportiez qu’un bon souvenir !… Ainsi, après votre départ, quand nous penserons l’un à l’autre, nous serons certains qu’il n’y a pas d’ombre entre nous…
— Petite Guillemette, quelle ombre pourrait-il y avoir ?… Comment serais-je fâché parce que je vous entends parler comme une femme qui réfléchit ?… Moi aussi, j’ai une prière à vous adresser. Quand je vais être loin, ne voyez plus en moi l’oncle sévère et maussade que vous redoutiez, mais un ami à qui vous êtes chère infiniment ; et, souhaitez-moi, puisque vous vous intéressez à mon bonheur, de savoir… enfin !… où je puis le chercher…
Que veut-il dire ?… Elle le regarde avec des prunelles attentives — et curieuses, — où il lit clairement qu’elle ne devine rien des mots qui lui montent aux lèvres… Et vers eux, accourt Mad qui leur crie :
— Mais vous ne revenez donc pas ?… Il est très tard !… On ne voit presque plus clair… M’selle dit qu’il faut rentrer très vite… Le dîner est plus tôt à cause de votre départ, mon oncle.
Elle a raison, cette petite. Il est bien tard. Le jour se meurt tout gris sur la mer dont les vagues sont lourdes, obscures, jetées vers le rivage par un souffle froid d’automne.
Et Guillemette, détournée de lui, aide déjà Mademoiselle à rassembler les pliants. Il entend son joli rire ; le timbre de sa voix a une sonorité si joyeusement claire que la certitude brutale s’abat sur lui qu’il a mieux fait de se taire…
Des jours et encore des jours ont coulé. Avec un camarade, puis seul, René a été de station en station dans les Pyrénées, obstiné à tenter toutes les ascensions encore possibles en cette fin de saison, afin de dompter, par la fatigue, sa pensée qui se souvient, regrette, discute le renoncement que la plus élémentaire raison lui impose.
Car maintenant qu’il est loin, il juge plus froidement et ne peut s’illusionner sur l’accueil que, non seulement Guillemette, mais sa sœur, mais Raymond Seyntis lui-même feraient au sentiment qui est né obscurément en lui. Il ne lui reste donc, comme il l’a compris dès la première heure, qu’à se détacher d’un rêve fugitif, charmant et absurde dont il demeure stupéfait.
Il a beaucoup regardé en lui-même depuis qu’il a quitté les Passiflores et vécu seul. Et cette méditation lui a révélé un fait qu’il lui faut bien admettre : c’est qu’une insensible transformation s’est opérée en lui. Il n’est plus l’homme qui, quelques mois plus tôt, arrivait en France, sûr de l’orientation de son avenir ; avant tout, passionné pour les choses de sa carrière, prompt à discerner la résolution à prendre et certain de rencontrer, à l’heure souhaitée, la femme qui réaliserait pour lui la compagne d’élection.
L’expérience est venue culbuter sa conception trop simple de la vie, sa foi orgueilleuse en la puissance de son vouloir et la rectitude de son jugement, la raide austérité de ses principes. Sous des influences neuves et subtiles, son horizon s’est élargi. Il est moins sévère aux autres. Mais lui-même s’est compliqué. Sa pensée plus souple aperçoit des nuances, des lumières, des ombres aussi qu’il ne concevait même pas ; et, par instants, il éprouve l’impression qu’un souffle chaud a passé sur son âme, y faisant fondre les glaces qui emprisonnaient son être moral, pour y éveiller la soif du printemps. Ni le travail, ni l’action, ni la claire ordonnance de sa vie ne lui suffisent plus. La solitude lui pèse. Il lui faut cette existence à deux que possèdent aujourd’hui presque tous ses camarades, qui en rend plusieurs éperdument heureux. Alors, seulement, cessera pour lui l’impression d’isolement, même parmi les siens, qui lui devient lourde à porter ; qu’il n’éprouvait pas, aiguë ainsi, quand il était loin de France, qui s’est abattue sur lui, quand il a compris combien Guillemette lui est devenue chère.
Et lui, si calme jadis, s’irrite maintenant de constater combien il lui est difficile de retrouver le serein équilibre de sa pensée, — parce qu’une lutte sourde, qu’il ne veut pas entendre, se poursuit en lui, entre la raison qui exige l’oubli et le cœur, rebelle devant un tel arrêt… Lutte qui devient peu à peu si pénible qu’il en arrive à souhaiter n’importe quelle diversion l’arrachant à lui-même.
Il a fui Luchon où est Nicole qu’il ne veut pas voir et Biarritz dont la brillante cohue exaspérait le sentiment de sa solitude ; et il est venu se réfugier dans la paix de Saint-Jean-de-Luz.
La jolie petite ville est toute souriante sous les frondaisons jaunissantes de ses arbres. La vigne vierge rougit les façades et ses branches s’enchevêtrent en berceau sous le bleu violent du ciel…
Mais René, tout à coup, cesse de voir l’horizon charmant et s’arrête court dans sa flânerie, à travers les rues vibrantes de soleil… Car devant lui, sous la flamme de son ombrelle de soie rouge, s’avance Nicole de Miolan, d’un pas nonchalant de promeneuse. Dans un panier passé au bras, elle porte une grosse gerbe de glaïeuls. Sa robe de toile blé semble la nimber de lumière. Sûrement, elle n’est pas une passante à Saint-Jean-de-Luz. Elle n’en a pas l’allure.
Les prunelles ardentes s’arrêtent soudain sur René et une surprise y jaillit… Tous deux, ils ont la même exclamation :
— Comment, vous êtes ici ?
Il ajoute :
— Je vous croyais à Luchon ?
— La saison est finie. Nous sommes partis pour Biarritz ; puis, sur mon désir, nous sommes venus ici où mes parents ont loué une villa afin de pouvoir y vivre solitairement. J’exècre les hôtels où toutes les rencontres deviennent possibles…
Une vibration passionnée a passé dans sa voix et ses yeux ont eu un éclair d’orage aussi vite disparu qu’il s’est allumé… Reprenant tout de suite son seul personnage de femme du monde, elle interroge, insoucieuse des passants qui regardent leur groupe, parce que nulle part, Nicole de Miolan ne demeurerait inaperçue :
— Et vous, René, comment êtes-vous ici ?
— J’y suis en voyageur… j’ai voulu revoir le Midi.
— Et vous n’êtes pas un voyageur trop pressé, n’est-ce pas ?
— Non… Je suis seul…, libre de mon temps…
— Alors, accompagnez-moi un peu, que nous causions… Voulez-vous ?… Cela me fait beaucoup de plaisir de vous rencontrer !
Il la sent tout à fait sincère et il en éprouve une bizarre impression de bien-être moral. Près d’elle, va-t-il enfin être distrait des souvenirs qu’il ne parvient pas à fuir ?
Quel don de beauté, elle a reçu ! il la regarde émerveillé de son éclat. La peau veloutée fait songer à un fruit splendide caressé par l’or du soleil. Elle marche près de lui, le visage pensif, sous sa capeline de paille blonde. Les paupières voilent le regard.
Elle demande :
— Parlez-moi d’Houlgate, de la chère petite Guillemette…
L’obscur tourment frémit en lui… Et il répond par des mots brefs ; puis, en hâte, pour se fuir, il interroge à son tour :
— Nicole, qu’êtes-vous devenue depuis que nous nous sommes dit adieu aux Passiflores ? L’été vous a-t-il été bon… comme je le souhaitais tant pour vous ?
La bouche expressive se contracte une seconde ; et railleuse, Nicole jette :
— Bon ?… mon pauvre ami, que voulez-vous qu’il m’arrive de bon ?… Je dois m’estimer satisfaite qu’il ne se soit produit, à mon endroit, aucune catastrophe irréparable… Voilà tout !… Ce que j’ai fait cet été, après avoir quitté Houlgate ?… Rien d’intéressant, pour moi ni pour les autres ! De mon mieux, par tous les moyens qui me semblaient favorables à ce résultat, j’ai essayé de tuer le temps… C’est tellement long à remplir une journée quand on vit sans but !
Ces mots sonnent étrangement dans la petite rue paisible, striée d’ombres bleues et d’éclatants rais de soleil ; où les promeneurs circulent d’un pas flâneur ; où les gens du pays échangent, avec exubérance, des propos très simples. Nicole a parlé d’un accent de badinage ironique ; mais, dans sa voix, frémit cette amertume que René y a surprise bien des fois à Houlgate. Il a l’intuition qu’une désespérance absolue l’étreint affreusement et qu’il ne peut rien pour la sauver d’elle-même. Pourtant, il essaie, avec une sorte d’autorité affectueuse :
— Nicole, ce but que vous n’avez pas, donnez-le-vous !
— Et lequel voulez-vous que je me donne qui en vaille la peine ?… Tout ce que je puis faire est si inutile !… Ah ! oui, je sais… Il y a des gens très sages, très pondérés, à qui il suffit, pour être contents d’eux-mêmes et de l’existence, d’accomplir leur tâche quotidienne, si insignifiante soit-elle ! Il y a des femmes qui se consolent de ce qui leur manque en s’absorbant dans les œuvres pies… C’est qu’elles n’ont pas la misérable et égoïste soif de bonheur dont je ne suis pas encore parvenue à me désaltérer, quoique j’essaie tout ! pour y réussir…
— Peut-être parce que vous ne cherchez pas où il faut, fait-il machinalement, tandis que sa pensée s’attache aux dernières paroles de la jeune femme. Quel en est le sens ?… Serait-ce qu’elle a enfin réalisé son audacieuse résolution de recommencer sa vie, au seul gré de son désir ? Mais quoiqu’elle lui ouvre un peu de sa pensée, avec une hautaine indifférence de ce qu’il conclura, elle garde bien à elle le secret des jours qui viennent de passer pour elle… S’ils ont été doux à sa beauté, ce n’est pas l’apaisement qu’ils semblent avoir apporté à sa pauvre âme tourmentée…
Elle n’a pas relevé sa réflexion, si elle l’a entendue. Silencieuse, elle avance près de lui, ses fleurs dans les bras. Ils sont maintenant sous le couvert des arbres, devant la vieille maison de l’Infante, et vont distraits des choses extérieures. Au souffle de la mer, encore invisible, des feuilles cuivrées et pourpres volent autour d’eux comme de larges papillons superbes qui viennent s’écraser sur le sol.
Brusquement, Nicole reprend :
— Ah ! René, que vous êtes heureux d’être un croyant… Ce doit être une si grande force et une si grande consolation !
Très simple, il dit :
— Oui, vous avez raison… Je l’ai senti aux heures les plus douloureuses de ma vie… Et je ne puis l’oublier.
Elle a la pensée que les heures dont il parle sont peut-être celles qu’il a connues par elle… Mais ce passé-là aussi est bien mort… Il faut le laisser dormir en paix.
Elle songe tout haut, avec une espèce de gravité désespérée :
— Je crois… j’en suis arrivée à croire que certains esprits ont été créés de telle sorte qu’ils ne peuvent perdre leur foi ; que d’autres, au contraire, n’auront jamais une foi semblable, quoi qu’ils rêvent, quoi qu’ils fassent !
— Nicole, à mon très humble avis, c’est qu’ils veulent discuter, essayer de comprendre ce qui est l’Incompréhensible pour nous autres humains…
Elle murmure :
— Oh ! oui, l’Incompréhensible… l’Inconnu… Et des gens l’adorent, le servent, se donnent à lui, en font leur bonheur !… Les bienheureux !… Moi, j’ai une âme païenne… Mon dieu, c’est l’Amour !… C’est lui qui, pour moi, dispense le bien et le mal !…
Il sent tellement combien elle dit vrai qu’il ne songe même pas à relever ses paroles. A quoi bon ?… Il peut la plaindre, non la transformer.
Ils sont arrivés devant la mer qui miroite splendidement. Son souffle les frappe au visage et emporte quelques pétales des fleurs de Nicole. Lui, n’en voit rien. La houle, la senteur des vagues ont aussitôt ressuscité en lui la vision d’une autre plage, voilée par le crépuscule, d’une forme svelte sous une veste rouge, de deux prunelles profondes qui songeaient, presque graves, alors pourtant que la bouche souriait…
Nicole a l’intuition qu’il est loin d’elle et demande :
— René, est-ce que ce sont mes propos de mécréante qui mettent ainsi en fuite votre pensée orthodoxe ?… Je vous ai avoué déjà qu’il fallait avoir pitié de moi…
— Je me souviens… et cette pitié, je vous assure, Nicole, que je vous l’offre, respectueusement, bien sincère…
— Oui, je sais, je sais… Pour moi, vous êtes vraiment un ami, j’en suis sûre… Et c’est pourquoi il vaut mieux que je vous dise quelle raison m’a conduite ici, à Saint-Jean-de-Luz. J’ai fui Biarritz parce que j’y ai fait une rencontre.
— Une rencontre ?… répète-t-il, surpris de son accent.
— Oui, j’ai rencontré… mon mari qui m’a eu tout l’air d’être venu à Biarritz en mon honneur… Avait-il à me parler ?… Je n’en sais rien… Je n’ai pas ouvert la lettre qu’il m’a envoyée alors… pas plus que je n’avais ouvert les autres… Mon Dieu ! comment n’a-t-il pas encore compris qu’entre lui et moi, tout est fini !… Pour tâcher de l’en convaincre mieux, j’ai quitté aussitôt Biarritz… Mais je vis hantée par la crainte de le voir apparaître ici…
Il comprend pourquoi elle a les nerfs frémissants, pourquoi une fièvre brûle son être passionné.
La voix assourdie, elle poursuit, isolée dans son souvenir :
— Cela faisait sept mois que je ne l’avais vu. Il a changé… Mais pourtant, c’est toujours lui…
Lui, qu’elle a adorée… Lui, qui l’a fait souffrir… Lui, qu’elle n’oublie pas !… Une espèce de révolte gronde dans les bas-fonds du cœur de René… Pourtant, il n’attend ni ne veut rien de cette femme.
De nouveau, ils avancent silencieusement. Elle songe… à quoi ?… Et que pourrait-il lui dire ?
Mais elle a tout à coup ce mouvement d’épaules qu’il connaît bien, dont elle semble rejeter son fardeau en arrière et elle arrête vers lui ses yeux brûlants ; son accent devient railleur :
— Mon pauvre René, quelle fâcheuse compagne de promenade je vous offre !… Vous me trouvez plutôt ridicule, n’est-ce pas, avec ma manière de vous accabler de mes doléances, dès que je vous retrouve… Mais je me sens si effroyablement seule dans… dans la tourmente où je me débats !… Il y a des minutes où le besoin de parler de ma misère me ferait crier d’angoisse… Seulement, j’ai appris à me dominer… et je me tais…
Elle ne trahit, en effet, sa détresse, ni par un geste, ni par un éclat de voix ; elle garde son attitude de femme du monde qui tient des propos de salon. Et cependant, comme elle est poignante, cette plainte désespérée jetée ainsi dans le joli matin clair qui semble chanter la douceur de vivre…
René cherche à écarter d’elle, un peu, la sensation d’isolement :
— Nicole, vous avez vos parents…
— Mes parents ?… Ils sont excellents… Mais nous sommes aujourd’hui des êtres tellement différents que nous ne nous comprenons guère et n’arrivons qu’à nous faire souffrir mutuellement… J’en ai achevé l’épreuve… Et je me tais avec eux… Comme avec tous… Vous excepté, René.
— Avec moi qui, hélas ! ne peux rien pour vous…
— Si !… Vous pouvez quelque chose en ce moment… Restez quelques jours à Saint-Jean-de-Luz, voulez-vous ?… Nous ferons de longues promenades. Nous causerons beaucoup… Et cela m’empêchera de penser. C’est promis, n’est-ce pas ?… Pensez que vous accomplirez une œuvre de charité en m’abandonnant un peu de votre temps…
Ainsi, elle veut oublier, comme lui… Et l’oubli, c’est la paix, le repos sans prix…
— Je resterai autant que vous le souhaitez, Nicole.
Il ne cherche pas une seconde à se dérober au charme dangereux que pourtant il n’ignore pas et dont la puissance, à cette heure, lui est un bien, puis qu’elle l’arrache à son rêve inutile.
La semaine va finir et René est encore à Saint-Jean-de-Luz. Ce sont des jours singuliers qui se sont égrenés pour lui, tels qu’il n’en avait peut-être jamais vécu.
Sur l’insistance très vive de M. et de Mme d’Harbourg, candidement désireux de distraire leur fille, il a été l’hôte quotidien de la villa ; et passif, pour fuir sa pensée, il s’est laissé envelopper par la troublante atmosphère que Nicole distille autour d’elle.
Pour la première fois depuis… — il ne saurait dire quand !… — il a vécu au gré de ses impressions sans souci de les juger ou de les dominer, éprouvant une sorte de jouissance aiguë, — non plus une terreur ! — à sentir la vie de Nicole se mêler à la sienne, l’absorber peu à peu jusqu’à écarter de son cerveau toute pensée où elle est étrangère.
Mais aussi était-ce un jeu, un caprice, une gageure de l’affoler comme les autres ? Elle a été avec lui telle qu’il ne l’avait jamais vue, la séduction même ; durant leurs causeries où, cependant, elle n’a rien livré du mystère de son âme ; durant leurs flâneries sur la plage et dans les petites rues luisantes de clarté ; pendant les soirées passées à faire de la musique ; les excursions sous la correcte égide de M. d’Harbourg qui, d’ailleurs, aussitôt à destination, les laissait errer seuls, estimant la marche mauvaise pour ses vieux ans et René un protecteur de tout repos.
Elle, Nicole, que pense-t-elle ?… Quel drame se joue en son esprit insaisissable. Est-ce l’apparition possible de son mari qui lui donne ce cœur frémissant dont René sent la fièvre dans ses silences comme dans ses moindres paroles, dans la caresse, l’éclair ou la rêverie de son regard ?… Jamais plus, elle n’a parlé de lui, après le brusque abandon du premier jour. Mais plus d’une fois, devant la soudaine apparition d’une silhouette d’homme, il a deviné en elle un tressaillement de tout l’être qui lui jette au visage une ondée de sang. Ses lèvres, aussitôt, ont eu cette contraction que René connaît bien maintenant et qu’il redoute ; car ensuite, elle devient silencieuse, repliée sur elle-même et elle demeure lointaine, tant qu’une circonstance extérieure ne la rejette pas hors de sa songerie, ramenant sur ses lèvres le sourire qui grise ainsi qu’un parfum trop pénétrant. Et si René est près d’elle, un peu bas, elle lui dit, d’un ton d’excuse :
— Ne m’en veuillez pas… Maintenant, je suis toute à vous…
Toute à vous ! Quelle ironie de lui entendre ces mots qui éveillent brutalement en lui le mauvais désir qu’il prétend ignorer. Il conserve l’altière confiance de pouvoir en demeurer maître, mais il ne peut empêcher sa pensée, surtout aux heures de la nuit où elle lui échappe, d’être hantée par les multiples visions de Nicole que ces quelques jours passés près d’elle semblent avoir imprimées en son être.
Il en a conscience et s’est surpris à répéter tout à coup les paroles de la sagesse : « Celui qui cherche le danger y périra… » Certes, ce n’était pas le danger qu’il cherchait, seulement l’apaisement, l’oubli… Et ne semble-t-il pas avoir réussi, puisqu’il ne voit plus le fantôme charmant et redouté qu’il a cru devoir impitoyablement écarter de sa vie ?… Alors, pourquoi s’attarder auprès de cette dangereuse Nicole qui est troublante comme un appel d’amour ?… Entre lui et elle, qui fut jadis la fiancée d’élection, il ne doit rien y avoir qui les abaisse l’un et l’autre.
Et voici que, tout à coup, René ne se sent plus assez protégé par sa seule volonté. Il entrevoit des abîmes dont il n’est plus aussi sûr de se garder… Car sa sévère conscience ne lui permet pas de s’illusionner sur la force et la nature de l’attrait qui l’emporte vers Nicole, — Nicole, dont il ne souhaiterait plus faire sa femme ! — S’il veut sincèrement se refuser à toute défaillance, il ne doit plus demeurer près d’elle !
Mais la soif qu’elle lui a donnée de sa beauté est si violente qu’à la seule idée de ne l’assouvir jamais, une misérable révolte crie en lui… Ah ! c’était insensé de s’exposer à pareille tentation… Quel monde entre ce qu’il éprouve pour Nicole et le sentiment que Guillemette éveillait en lui !
L’esprit tourmenté d’impressions complexes, il arpente la plage et tressaille de s’entendre tout à coup interpeller par M. d’Harbourg qui, suivi de sa dévouée épouse, accomplit sa promenade quotidienne, avant l’heure du déjeuner.
— Carrère, mon ami, allez-vous du côté de la villa ?… Oui ?… Eh bien, vous m’obligeriez beaucoup en disant à Nicole qu’elle me fasse envoyer tout de suite, chez le libraire, les livres que je veux changer ce matin, au cabinet de lecture. Ma femme a oublié de les prendre.
L’excellente Mme d’Harbourg n’a pas même l’idée de lui faire remarquer que lui, tout d’abord, eût pu songer à ses propres affaires. Elle est, au contraire, toute prête à s’excuser ; et docile, suit son compagnon qui, après quelques mots à René, reprend ses évolutions hygiéniques.
René s’en veut de la jouissance qui lui a fouetté le sang quand il a entendu M. d’Harbourg lui demander d’aller trouver Nicole… Et cependant, jusqu’à la minute où le domestique répond à sa question : « Oui, madame est chez elle », il est harcelé par la crainte qu’elle ne soit partie pour une de ces promenades solitaires où elle passe des heures.
Elle est là. Quand il est introduit dans le petit salon qu’elle a fait sien, il l’aperçoit assise devant sa table à écrire, la tête appuyée sur ses mains jointes. Elle porte une longue robe de maison d’un mauve rosé. Seule, la guipure du corsage voile le cou et les épaules. Devant elle, une lettre fermée. Au bruit de la porte, elle a un peu soulevé la tête et regarde qui entre ainsi chez elle, avec cette expression venue de très loin que René lui a vue bien souvent.
— Comment vous ? René.
Elle passe les doigts sur son front d’un geste inconscient et lui tend la main. Jusqu’au coude, les bras sont nus sous les dentelles qui ourlent la manche. René sent sous sa bouche la peau tiède, odorante comme la chair d’une fleur. Il se redresse un peu vite.
— Nicole, je vous demande pardon de venir ainsi vous déranger. Mais votre père m’envoie, désirant…
Et il fait la commission.
— Bien.
Elle a sonné, donné des ordres. Lui, a attendu pour prendre congé ; mais ses yeux l’ont suivie dans tous ses mouvements qui ont une souplesse caressante.
— René, pourquoi restez-vous debout ? Êtes-vous si pressé, ce matin ?
Elle s’est rassise à sa place coutumière, dans une bergère, voisine du bureau d’où elle peut apercevoir, jusqu’à l’horizon, la course capricieuse des vagues. Une lumière dorée flotte dans la pièce à travers la toile rousse des stores abaissés. Elle demande, tandis que sa main tourmente, sur la table, la lettre fermée :
— Nous n’avons pas décidé quelle promenade nous ferions tantôt ?
Un imperceptible silence. Puis René articule, soudain dompté par un mystérieux commandement :
— Choisissez-la, Nicole. Et choisissez-la belle,… car ce sera la dernière…
— La dernière ?… Pourquoi ? Nous ne partons ni les uns ni les autres.
— Si, Nicole… Moi, je pars.
— Oh ! non !!
Elle a jeté les mots comme un cri d’angoisse, qui le fait tressaillir. Il sent sur son bras le frôlement des doigts légers.
— Non, ne m’abandonnez pas, puisque vous dites que je vous suis encore chère un peu… chère comme une amie dont on a compassion, parce qu’elle est malheureuse… Ah ! si malheureuse !
Les traits de René prennent cette rigidité dure que leur donne une émotion qu’il maîtrise. Très doucement, il détache la main qui tremble sur son bras.
— Nicole, écoutez-moi… Parce que je vous ai vue souffrir, j’ai pu oublier… tout le passé… Mais pour… pour notre bien à tous deux, je ne veux pas m’exposer à ce que ce passé ressuscite !
Au fond des yeux qu’elle attache sur lui, il voit passer une étrange expression, attirante à la façon des abîmes dont la contemplation affole. Puis elle a un léger haussement d’épaules ; et il comprend combien peu comptent, pour elle, les lois qui courbent d’autres âmes.
— Et quand cela serait, René, vous êtes libre !… Moi aussi… Ce que nous voulons, nous pouvons le faire. Personne n’a le droit de nous demander compte de nos actes… Ne pensez pas à l’avenir… Vivez comme moi dans la minute présente !… René, René, ne me laissez pas seule en ce moment… Ne partez pas encore !… J’ai tant besoin de me sentir gardée, protégée…
Elle a l’accent de supplication d’une créature en péril qui implore le secours désespérément. Dans ses yeux, se mêlent de la détresse, de la confiance, un mystérieux appel… Quoi encore… qu’il n’ose lire ?… Ah ! il ne sait pas !… Il ne cherche plus à comprendre pourquoi elle veut le retenir… Pourquoi tout à coup, elle est sortie de la farouche réserve où elle enveloppait son âme, pourquoi elle s’attache à lui, dans un élan qui jette le vertige en tout son être. La voix altérée, il prononce :
— Nicole, si je puis vraiment quelque chose pour vous, dites-le-moi… Mais ne me faites pas perdre toute sagesse… Souvenez-vous que je suis un homme qui vous a adorée autrefois… Et il ne faut plus qu’il en soit ainsi… Il ne le faut plus !
De nouveau, dans les yeux de la jeune femme, luit ce regard qui bouleverse René d’un désir aveugle de l’envelopper enfin de son étreinte, de connaître la saveur de ses lèvres, d’oublier, par elle, tout ce qui n’est pas elle…
— René, je suis terriblement égoïste… Mais je trouverais bon que vous m’adoriez, ainsi qu’autrefois… Vous savez bien que j’ai, pour mon malheur, un cœur insatiable… Seulement, rien de semblable n’arrivera !… Ne craignez pas pour votre sagesse… Vous en êtes toujours le maître… Pensez seulement que vous m’avez promis d’être un ami très dévoué… Et donnez-m’en la preuve en restant… Votre présence exorcise les mauvais fantômes !
Elle parle d’un ton bizarre, un peu sourd, où semblent frémir des sanglots. Les doigts ont repris la lettre jetée sur la table et la froissent nerveusement.
Une intuition éclaire la pensée de René. Cette lettre doit être encore de son mari. Ah ! toujours cet homme !… Un vent de folie s’élève en lui ; rafale où sombre toute volonté, toute conscience, tout souvenir… Sans un mot, il se penche, attire, d’un geste impérieux, le beau visage ardent et sa bouche écrase les lèvres entrouvertes…
Une seconde, leurs regards se mêlent, éperdus. Au fond de ses prunelles, il y a la flamme de l’homme qui veut… Dans celles de Nicole, une sorte de désespoir sombre, d’hésitation, de lassitude, tandis qu’elle demeure immobile sous les baisers qui brûlent son visage…
Mais presque aussitôt, elle se redresse violemment, se rejette en arrière… Et, très bas, avec des lèvres qui tremblent, elle dit :
— Eh bien… non !… Pas cela !!… Il ne faut pas que cela soit… Vous le savez bien !
— Pourquoi ?…
— Parce que vous ne m’aimez pas…
Il murmure, ivre du baiser dont le goût est encore sur sa bouche :
— Nicole, j’ai soif de vous… Et depuis tant d’années…
Mais elle ne semble pas l’entendre et achève, de la même voix basse :
— Et moi… moi non plus, je n’ai pas d’amour pour vous… Seulement une grande affection…
Il recule, atteint comme si elle l’avait frappé. Pourtant ce qu’elle dit là, depuis longtemps, il en est certain. Il laisse rudement retomber les deux mains de la jeune femme, serrées dans les siennes.
— Vous n’avez pas d’amour ?… Rien d’étonnant à cela… Mais alors quelle comédie me jouez-vous depuis huit jours ? Pourquoi avez-vous été pour moi… ce que vous vous êtes montrée cette semaine ?… C’était un jeu ?
Elle secoue la tête. Dans son visage sans couleur, les lèvres se contractent.
— Non… ce n’était pas un jeu… Mais une vilaine action que je me suis mise sur la conscience.
Une fugitive ondée de sang colore une seconde sa pâleur. Il interroge :
— Nicole… Nicole, je ne vous comprends pas…
— Pour me comprendre… et me pardonner… il faut vous souvenir, qu’en ce moment, je ne suis dans la vie qu’une pauvre épave désemparée !…
Elle s’arrête. Lui, a toujours, rivés sur elle, ses yeux qui demandent impérieusement la vérité… Alors, avec une sorte d’altière franchise, elle répond : — mais, elle ne le regarde pas ; vaguement, elle contemple le store qui bat au souffle de la mer :
— C’est vrai, autant qu’il dépendait de moi, j’ai cherché à être aimée de vous, follement… ainsi qu’autrefois… Vous étiez si sûr de vous-même, cet été, à Houlgate, et ici encore quand je vous ai rencontré, que la misérable tentation m’est venue de briser votre calme, de vous obliger à vous reconnaître vaincu par moi… tel que je vous ai connu, il y a des années. Vous voyez, c’est une vraie confession que je vous fais là !… Mais peut-être, après tout, est-ce surtout que je voulais échapper, coûte que coûte, aux souvenirs qui… qui me dévorent et qu’une rencontre a ravivés si vivants qu’ils m’écrasent… Je ne peux plus les supporter… Je ne puis plus vivre ainsi !…
Elle s’arrête encore. Ses mains ont une crispation d’angoisse. Mais c’est le seul geste, avec le regard tragique de ses yeux sans larmes, qui trahisse la tempête où sombre son orgueil…
Lui, l’écoute sans un mot. Comment pourrait-il la condamner, se révolter contre elle, quand il a été si faible, plus faible qu’elle dont il n’a pas les excuses ! Ah ! quelle humilité et quelle indulgence le souvenir de cette heure lui laissera dans l’âme !…
De nouveau, dans le silence de la pièce, s’élève la voix émouvante :
— Ne me méprisez pas trop, René, si j’ai, encore une fois, essayé de mettre l’irréparable dans ma vie ; c’était pour être sûre que je ne retournerais pas en arrière… Mais quand vos lèvres ont pris les miennes, j’ai senti que je ne pouvais être à personne… Du moins, en ce moment…
— Et demain… plus tard, vous ne pourriez pas davantage, Nicole,… parce que…
Il hésite une seconde. Les mots lui paraissent si difficiles à prononcer !
— … Parce que vous aimez toujours votre mari…
— René !!… Oh ! taisez-vous !… taisez-vous…
Mais quelle créature serais-je donc, si je l’aimais encore après tout… tout ce qui s’est passé entre nous !
— Si vous ne l’aimiez plus, puisque vous vous considérez comme libre de disposer de vous-même, vous n’auriez pas cette horreur d’appartenir à un autre…
L’orage s’apaise en lui, y laissant la honte de ce qu’il a souhaité avec le besoin intolérable de se relever dans sa propre estime.
Et il poursuit avec une grave sincérité d’accent qui la domine, où vibre l’écho de son émotion :
— Nicole, je ne suis guère qualifié pour vous donner un conseil… Mais je vous le dis, comme je le crois… Nicole, il faut vous réconcilier avec votre mari…
— C’est-à-dire, reprendre le joug, les scènes, les défiances, les jalousies… Je ne veux pas… Oh ! non, je ne veux pas !!… Quand j’aurai, enfin ! le divorce, je recommencerai ma vie…
— Il faut, dès maintenant, la recommencer, la recommencer avec lui… Croyez-moi…
Elle a un rire sec où sanglote sa désespérance :
— C’est vous qui me conseillez cela ?… Vous qui, il y a un instant…
Le visage de René s’altère encore plus.
— Nicole, j’étais fou et je ne suis pas seul responsable… Vous le savez bien !… Vous m’aviez fait perdre la raison… Car je vous jure que, de toute ma volonté, du jour où je vous ai retrouvée, j’ai uniquement souhaité voir en vous la femme qui aurait pu être ma fiancée… Mais vous m’avez tenté… et je ne suis pas plus fort que les autres !
Elle murmure amèrement :
— Qui donc est fort, grand Dieu !… quand la passion souffle !… Nous sommes alors de pauvres choses emportées par un torrent… Nous ne sommes plus qu’une souffrance ou une joie, dans laquelle notre être s’absorbe !
Il sent qu’elle parle avec le souvenir de cet homme qu’elle a essayé, en vain, de rejeter de sa vie où il demeure le maître de son cœur, de sa pensée, de sa chair, si profondément qu’elle n’a pu, même le voulant, faire le don d’elle-même à un autre… Et il se domine, avec une âpre joie d’en souffrir :
— Nicole, pour être certaine de n’avoir rien à regretter par votre faute, si votre mari vient à vous, ne le repoussez pas sans l’entendre… S’il vous écrit de nouveau…
Et son regard se pose sur l’enveloppe fermée.
— … lisez sa lettre… Ne la brûlez pas comme les autres…
Elle a caché son visage dans ses mains. Entre les doigts, il voit filtrer des larmes. Si bas, qu’à peine il l’entend, elle dit :
— Je ne les ai pas brûlées… Elles sont demeurées telles qu’elles sont arrivées, closes…
— Eh bien… il faut les ouvrir… et les lire. Alors vous jugerez et, je l’espère pour votre bonheur, vous pardonnerez… Tous, plus ou moins, nous avons tellement besoin de pardon et d’indulgence… C’est insensé, ce rêve de trouver la perfection dans les êtres que nous aimons par-dessus tous les autres… Nous non plus, nous ne leur apportons pas la perfection…
Tandis qu’il parle, se jugeant sans merci, il revoit soudain la plage d’Houlgate, déserte dans le jour mourant ; il entend Guillemette dire, comme lui aujourd’hui, qu’il faut savoir pardonner.
Ah ! maintenant, comme il l’a cherché, il est bien loin d’elle… Que dirait-elle, si elle savait ?… Elle ne pourrait plus lui reprocher d’être « trop sage »…
Mais ici, près de Nicole, il n’a pas le droit de penser à elle. Il se lève et se rapproche de la jeune femme qui est immobile, ses deux mains voilant toujours son visage.
— Nicole, à moi aussi, il faut pardonner. Et puis, je vous en supplie, et c’est mon adieu, pensez à ce que j’ai cru devoir vous conseiller… parce que, de toute mon âme, je désire vous voir heureuse.
Elle a un frisson ; puis elle relève la tête et interroge :
— Vraiment vous pensez que je dois l’écouter, lui ?
II incline la tête, un sceau sur les lèvres.
— Alors… alors soyez très généreux… Attendez une seconde pour me quitter… Cette lettre-là est de lui… Et si je ne l’ouvre pas devant vous qui venez de plaider sa cause, le méchant esprit sera le plus fort… et elle restera sans réponse comme les autres…
— Faites comme vous souhaitez, Nicole.
Quel supplice d’accepter ce qu’elle demande là… Tant mieux, c’est un peu l’expiation purifiante. Il se détourne, va près de la fenêtre, et regarde vers les flots caressants qui ne souffrent, ni ne pensent, ni ne connaissent le mal, le devoir, la défaillance. Son oreille perçoit le bruit sec du papier déchiré… L’enveloppe est ouverte.
Que lit-elle ?
Ceci, qui pénètre au plus profond de son cœur :
« Chère, plus que chère, où êtes-vous ? Où m’avez-vous encore fui ?… Pourtant il faut que je vous trouve… Il faut que vous sachiez… que vous m’entendiez enfin… Mon trésor perdu, j’ai péché contre vous quand je vous ai permis de douter de moi… quand je ne vous ai pas murmuré, en vous adorant, que vous étiez plus que ma vie même, ma seule raison d’être !… Par un misérable orgueil, je n’ai pas voulu l’avouer… Et j’ai, follement, usé mes forces à emprisonner mon amour qui criait vers vous comme un damné, auquel le paradis est fermé ! Nicole, j’étais fou, quand je vous ai laissée partir alors que tout ce qui vit en moi vous suppliait de rester ; quand j’ai accepté votre décision de nous séparer ; quand j’ai laissé passer les mois, subissant le supplice de vous perdre par ma faute… Et maintenant, mon orgueil est vaincu. Nicole, je t’aime trop… Il faut que tu me laisses te reprendre, ô mon amour… Écoute… »
Derrière René qui attend impassible, s’élève la voix grave, dont le timbre a une douceur ardente.
— René, vous pouvez me laisser… Je lirai les autres lettres aussi…
Il la regarde. Elle a dans les yeux une lumière, que jamais encore il n’y a vue. Et une fibre douloureuse tressaille en lui. L’accent presque dur, il dit :
— C’est bien ainsi… Au revoir, Nicole.
Elle est assise à la même place où elle était, quand il est entré, et lui tend ses deux mains :
— Au revoir, mon ami… Merci… Et je vous en supplie, s’il vous arrive encore de penser à moi, que ce soit avec toute votre charité, sans colère ni… ni trop de mépris…
Il se courbe très bas, sur les doigts tremblants ; mais ses lèvres ne les touchent pas. Sans une parole, il sort.
Prétextant un brusque rappel pour son service, il a quitté Saint-Jean-de-Luz sans revoir, non seulement Nicole, mais encore M. et Mme d’Harbourg, cause innocente d’une scène qui comptera parmi les souvenirs les plus pénibles de son existence. Il se meut avec les impressions d’un homme arraché brutalement au rêve par une chute dont il demeure tout meurtri. Ah ! qu’elle est bien abattue, sa hautaine assurance de sa force morale !… Si Nicole avait consenti, c’est lui qui mettait l’Irréparable entre eux…
A Bayonne, il trouve des lettres qui l’attendent depuis plusieurs jours. L’une d’elles, timbrée d’Houlgate, vient de sa sœur. Sûrement il y est parlé de Guillemette…
Il l’écarte. Guillemette, c’est pour lui l’Éden volontairement perdu, l’Éden auquel désormais, il s’interdit même de songer… Ainsi se ferme l’entrée d’un sanctuaire à celui qui n’en est plus digne. Tel qu’il est, discipliné de vieille date à la pratique du devoir strict, il ne se pardonne pas ce qu’il a désiré, voulu, cherché… Le souvenir lui en est intolérable comme le serait celui d’une déchéance…
Il regarde distraitement les autres lettres. En gros caractères, soulignés d’un trait dur, il en est une qui porte le mot « pressée ». L’attention de René s’éveille. L’écriture n’est-elle pas celle de son beau-frère ?… Pourquoi cette lettre ?… Entre eux, la correspondance est nulle d’ordinaire. Et une inquiétude monte en lui, si violente qu’au seuil même du bureau de poste, il déchire le cachet et lit.
« Mon cher René, je sais que je peux tout demander à ta fidèle affection ; que ton dévouement absolu est acquis à ta sœur, à ses enfants… Et c’est pourquoi, en hâte, je viens te dire ceci, laissant de côté les phrases inutiles : par les journaux, tu as sans doute appris le formidable krach des mines de platine, amené par des spéculations secrètes, et plus qu’audacieuses ! du directeur général. Il est probable qu’ayant des capitaux considérables engagés dans l’affaire, je suis plus que tout autre atteint par la catastrophe, sous laquelle, selon mes prévisions, je vais me trouver écrasé… Quoi qu’il en soit, ce serait pour moi une sécurité, de te savoir, ces jours-ci, près de ta sœur pour lui adoucir le choc que je crains d’avoir à lui porter d’un instant à l’autre… Lui revenir vaincu pour la première fois de ma vie… Lui annoncer une ruine, dont je ne puis mesurer encore l’étendue après avoir désespérément lutté pour l’éviter… La voir privée de son luxe… Guillemette sans dot. Notre nom livré aux commentaires, et quels commentaires !… Toutes ces pensées me tenaillent le cerveau à me rendre fou !…
« Mon ami, depuis des semaines où je redoute ce qui arrive et fais… l’impossible pour l’éviter, je vis dans une telle tension cérébrale, qu’il faut m’absoudre d’être lâche devant le désastre, que rien de mes efforts n’a pu conjurer. René, je te confie ta sœur, les enfants. Va auprès d’eux bien vite. De cœur, merci… et pardonne-moi, quoi que tu puisses avoir à me reprocher…
« Ton vieux frère.
« R. S. »
Machinalement, tout en lisant, René a marché. Il est sur le pont de l’Adour. Devant lui, le fleuve roule doucement, vers la mer, des eaux laiteuses sous le ciel d’automne. Des voitures se croisent ; les passants circulent et le coudoient. Près de lui, sonne le rire d’une gamine qui grignote un fruit. Il tressaille et se reprend à lire cette lettre qui jette en lui une sensation de cauchemar. Est-ce vraiment son beau-frère, l’impassible joueur, qui a écrit les lignes qu’il vient de lire ?
Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que ce krach ?… René n’a pas ouvert un journal depuis dix jours, tandis qu’en insensé, il s’enivrait de Nicole.
Évidemment, il faut une situation très grave pour que Raymond Seyntis s’abandonne ainsi dans une lettre qui dissimule… quoi ? Elle ressemble à un adieu. Une crainte s’incise dans l’esprit de René ; et soudain, le choc violent qu’il subit refait de lui l’homme résolu, d’énergie froide, qui agit sans inutile retour sur lui-même. En quelques minutes, il est à la gare, s’informant de l’heure du train le plus proche ; il télégraphie à son beau-frère pour annoncer son retour, et en attendant la minute où il va pouvoir partir, interroge anxieux les derniers journaux parus.
Là, il trouve les détails qu’il ignorait sur le krach Mariel qui se chiffre par des millions et entraîne la débâcle de plusieurs grandes banques dont les noms ne sont pas encore ouvertement prononcés. Aux dernières nouvelles, une dépêche de Londres annonce le suicide de Mariel.
De Mariel seul… Une détente irraisonnée se fait un moment dans l’inquiétude qui demeure abattue sur René depuis qu’il a lu la lettre de son beau-frère.
Détente fugitive. La crainte qu’il se refuse à préciser tenaille de nouveau sa pensée pendant les heures interminables qui s’écoulent jusqu’au moment où le train l’amène enfin à Paris dans la brume froide d’une matinée d’octobre, où la voiture le dépose devant l’hôtel de la rue Murillo.
Toutes les persiennes ferment les fenêtres. Le somptueux logis a cet aspect morne des demeures dont les hôtes sont absents. Les fleurs des massifs s’écrasent sur la terre humide. Nonchalant, le concierge noie la cour d’honneur sous le jet impétueux de la pompe qu’il dirige sur les pavés.
La sonnerie du timbre l’arrête et lui met au visage cette expression mécontente des gens dérangés par un intrus. Mais l’expression disparaît vite sous un air empressé, quand il reconnaît René qui demande, instinctivement rassuré par le spectacle de cette scène familière :
— Puis-je voir Monsieur ?
— Mais Monsieur est parti hier soir pour Houlgate.
— Et il revient ?…
— Monsieur n’a rien dit. A la Banque, sans doute, ces messieurs savent.
Que savent-ils ?… René y passe pour être certain que son beau-frère est absent, pour apprendre peut-être la confirmation ou l’inanité de ses craintes. Là aussi, il lui est répondu que M. Seyntis est à Houlgate sans avoir fixé le jour précis de son retour, d’ailleurs imminent.
Toujours le même renseignement qui doit être un mot d’ordre ; car, à la Banque, René sent tout de suite une atmosphère de fièvre, de préoccupations capitales. Les visages sont altérés, anxieux, troublés…
Par discrétion, il se refuse à questionner. Donc aux Passiflores seulement, il saura. Et incapable de supporter davantage une attente qui lui devient un supplice, il prend le premier express vers Houlgate.
Le train est presque désert, non plus bondé comme en ce lumineux jour d’été où il arrivait à Houlgate avec une âme si différente de celle que lui ont donnée les deux derniers mois qu’il vient de traverser.
Et aussi, c’est l’automne, les arbres roussis qui se dénudent ; le crépuscule brumeux sur le réseau noir des branches sans feuilles, la mélancolie de ce qui finit.
Ce qui finit… Est-ce le bonheur d’êtres qui lui sont chers ?… dont il ignore tout, en ce moment, par sa faute…
Enfin, dans un instant, il va savoir ! Houlgate est bien près. Les petites stations fuient solitaires. Par delà les prairies, entre les arbres, s’ouvre l’infini de la mer, couleur d’ardoise… Et puis, une fois encore, le train s’arrête.
Violemment, se dresse, dans la pensée de René, la vision de sa joyeuse arrivée, en juillet, sa sœur souriante sur le quai ; et, près d’elle, restée très sage en arrière avec les enfants, la jeune créature qui allait souverainement lui prendre le cœur. Ah ! comme en cette minute où il va la revoir — parce que la vie est plus forte que toutes ses résolutions ! — il a conscience d’avoir, en vain, tenté l’impossible pour se détacher d’elle ! La seule pensée que dans quelques instants il sera près d’elle, emporte même l’anxiété qui l’enserre dans un étau depuis tant d’heures. Il oublie tout — sauf ce qu’il a jeté entre elle et lui… Et une colère gronde en lui contre sa faiblesse.
Il écarte la portière, saute sur le quai… et s’arrête court.
Guillemette est là, seule, toute fine dans cette vareuse de laine rouge qu’elle portait ce dernier jour où ils étaient ensemble sur la plage, dans un pareil crépuscule de brume… Guillemette avec son éclat de fleur, un sourire de bienvenue dans l’ombre violette de ses yeux, alors qu’elle vient vers lui, en qui tressaille une allégresse éperdue. Ah ! malgré tout ce qui les sépare, que c’est doux de la retrouver !…
Mais il ne se trahit pas et dit seulement :
— Je ne rêve pas ?… Guillemette, c’est vous, bien vous ?… Comment êtes-vous ici ?
La bouche a cette expression qu’il a revue tant de fois depuis son départ :
— Je suis venue ici pour vous attendre, oncle René… Vous allez me dire que c’est très incorrect… Je m’en aperçois maintenant, mais tant pis !… Je suis bien sûre que vous ne me gronderez pas quand je vous dirai tout à l’heure ce qui m’a amenée…
Son inquiétude se ravive, comme une blessure sensible au moindre attouchement.
— Vous saviez que j’arrivais ?
— Je l’espérais, d’après ce que père avait dit…
— Il est aux Passiflores ?
— Non ; il y était hier soir ; il y a passé la nuit, la matinée… Et puis, il est reparti par l’express d’une heure, après m’avoir répété que vous veniez… Alors en rentrant de faire un tour sur la plage, — maintenant qu’Houlgate est désert, maman me laisse circuler seule ! — je me suis aventurée jusqu’à la gare, parce que…
— Parce que ? répète-t-il, s’appliquant à parler d’un accent très calme.
— Parce que j’avais besoin de causer avec vous tout de suite… pour que vous me tranquillisiez…
— Vous êtes inquiète de quoi ?… de qui ?… De votre père ?
Le mot lui est échappé. Elle tressaille :
— Pourquoi pensez-vous à lui tout d’abord ? Il allait bien… Mais il était tellement autre que je le vois d’ordinaire…
— Plus fatigué peut-être ?
— Non… Non… Seulement nerveux, absorbé… Et ses yeux étaient si tristes, si tendres…
Elle s’arrête encore… Puis, avec un imperceptible tremblement dans la voix, elle achève :
— Il avait l’air de regretter si fort de partir que, ridiculement, je me suis mise à le supplier de rester, en me blottissant dans ses bras comme un bébé. Il m’a gardée une seconde ; puis, presque violemment, il m’a écartée de lui, disant que je lui laisse faire ce qu’il devait… Et il est retourné dans son cabinet d’où il n’est sorti que juste au moment de prendre le train… Oncle René, je ne sais pourquoi, je suis horriblement tourmentée de lui !…
D’un geste instinctif, elle se rapproche de René, dont elle appelle le secours… Nicole a eu le même mouvement, là-bas… Il n’y songe pas… L’enfant qui marche à son côté, dans l’ombre, est l’unique pensée de tout son être. Nicole n’a été qu’une dangereuse passante en sa vie où elle ne pouvait demeurer… Il dit très doucement :
— Ma chérie, ne vous affolez pas ainsi sans avoir de raison. Est-ce que votre mère est inquiète aussi ?
— Oh ! je ne crois pas… Du moins, elle a tout à fait son air de chaque jour… Cet après-midi même, elle était très gaie avec Mad et Mademoiselle. Aussi je n’ai pas voulu l’agiter en lui parlant de mon impression et je vous ai attendu… comme on attend le plus sûr des amis ! pour que vous vous informiez, que vous jugiez ce qu’il faut faire… Je ne peux pas rester dans cette incertitude !… C’est pour vous le… crier tout de suite, que je suis venue à la gare parce que, aux Passiflores, je n’aurais pas été bien libre de vous en parler… Ah ! mon oncle, maintenant que vous êtes là, j’ai moins peur… Vous n’allez pas repartir tout de suite, n’est-ce pas ?
Ah ! René sait bien maintenant que, s’il dépendait de lui, jamais plus il ne s’éloignerait d’elle… Mais que vont faire les événements de ce rêve merveilleux ?…
Guillemette avait raison. Mme Seyntis n’est en rien préoccupée de son mari qu’elle est, au contraire, heureuse d’avoir trouvé rempli de tendresse pour elle, pendant les quelques heures qu’il vient de passer aux Passiflores. Elle aspire simplement à le rejoindre, à peine étonnée qu’il l’ait si vivement invitée à profiter des derniers beaux jours à Houlgate ; sans doute, parce qu’il sait à quel point elle jouit d’une paisible vie de campagne, malgré son regret d’avoir André pensionnaire à Paris, victime de la reprise des études.
Elle est trop habituée à lui obéir pour discuter le désir qu’il lui a exprimé à ce sujet ; et ne lisant que peu ou point de journaux, ne voyant personne à Houlgate désert, elle ignore le désastre financier qui menace de l’atteindre et dont il ne lui a rien laissé soupçonner.
René, hanté par les craintes qu’il lui faut cacher, passe ainsi une étrange soirée, entre la quiétude souriante de sa sœur, joyeuse de le revoir, insatiable de détails sur son voyage, et l’instinctive anxiété qu’il devine toujours latente chez Guillemette, malgré le réconfort qu’il sent lui apporter par sa présence.
Ah ! jamais, elle ne lui avait ainsi montré ce qu’il est devenu pour elle, l’ami par excellence, celui qui inspire la sécurité, la foi tendre, forte, apaisante. Et, silencieusement, il en éprouve un bonheur intense, — douloureux aussi, parce qu’il sait avec quel regard, quel recul de tout l’être, elle s’éloignerait de lui, si elle apprenait… Elle ne comprendrait guère que s’il s’est livré à Nicole, c’est parce qu’il l’aimait absurdement, pour mieux la fuir… Et elle aurait raison de le juger… comme il se juge.
Mais à cette heure du moins, elle ignore ; et elle ne lui refuse point la caresse de sa voix, de sa grâce, de sa jeunesse qui resplendit dans la capricieuse mobilité du visage.
Est-il possible que tout souvenir, toute inquiétude puissent ainsi s’engourdir en lui, jusqu’à l’oubli, parce qu’elle est assise à quelques pas de lui, sous la clarté de la lampe qui dore sa peau, les moires des cheveux et rend plus profonde l’eau sombre des yeux où la pensée se reflète en ombres et en lumières…
Peu à peu, à mesure que les minutes coulent, si calmes, une sorte d’apaisement se fait dans son esprit surmené par la crainte, par l’acuité de sa vie intérieure depuis plusieurs semaines, par la dernière crise qu’il vient de traverser. Il y a des instants où il en arrive à croire que la lettre de son beau-frère n’était que l’œuvre de la fatigue et de l’énervement. Le cauchemar s’éloigne, pareil à une trompeuse menace de tempête… Et de même, le rêve troublant de ses quelques jours près de Nicole, où il lui semble bizarre qu’il ait pu vraiment jouer un rôle.
L’atmosphère paisible de ce salon clair, à foison fleuri de chrysanthèmes, agit sur lui à la manière d’un baume. Les lampes, sous l’abat-jour d’or pâle, épandent doucement leur clarté. Une belle flambée luit dans la cheminée. Parfois, l’aile du vent frôle les vitres, seul bruit venu de la nuit sans lune, car les fenêtres closes ne laissent plus entendre la plainte berceuse de la mer.
Sa sœur est assise à la place même où, chaque soir, il l’a vue durant l’été, penchée sur son métier où elle achève l’écran, minutieusement brodé, qu’elle commençait quand il est arrivé, aux beaux jours de juillet.
Mademoiselle a toujours son air de vierge sage ; et Mad étant couchée, elle s’applique, selon sa coutume, à confectionner force vêtements pour les pauvres de Mme Seyntis…
Mais sa sœur, mais Mademoiselle lui sont des figures lointaines, jouant un peu le rôle des figurantes… La seule créature proche de sa vie qui tressaille au frôlement de la présence chère, c’est elle, Guillemette…
Cependant, il lui parle à peine, dans la crainte instinctive de se trahir. Avec Mademoiselle, avec sa sœur, il cause, stupéfait de pouvoir montrer une telle liberté d’esprit, répondant aux questions sur la reprise prochaine de son service, puisque son congé finit… Et par un dédoublement de sa pensée dont, jadis, il se fût cru — et justement ! — incapable, il ne cesse pourtant d’observer Guillemette comme s’il découvrait en elle un Inconnu…
Est-ce l’obscur souci qui voile d’une sorte de gravité la ligne souple des traits ?… Elle ne lui semble plus avoir sa figure d’enfant… Elle est vraiment la jeune fille en qui la femme déjà se révèle, mûre pour se dévouer, pour souffrir, pour se donner toute dans l’amour…
Jamais encore, elle ne lui était apparue ainsi… La connaissait-il mal ?… Ou ne savait-il pas la regarder, déchiffrer sur ce visage, dont tous les traits lui étaient familiers, le mystérieux travail de l’être qui se développe, se cisèle en profondeurs et en reliefs, entr’ouvre peu à peu sa fleur pour s’épanouir au large souffle de la vie, ardemment respiré ?
Ou bien a-t-elle changé pendant les semaines qu’ils ont été séparés ? Il a l’intuition que, délivrée des obligations mondaines, dans la solitude d’Houlgate, elle a joui, jusqu’à l’ivresse, de la mélancolique et fuyante splendeur de l’automne ; que, passionnément, elle a vécu en elle-même, puisque, près d’elle, personne n’attirait le don confiant de sa pensée.
Et parce qu’il la voit ainsi, tout à coup, comme en une révélation éblouissante, il se trouve insensé d’avoir — et avec quelle sincérité ! — imaginé qu’elle n’était encore qu’une rieuse petite fille dont il devait s’écarter, conscient du déclin de sa propre jeunesse.
Maintenant, — trop tard, peut-être… — il comprend quels trésors elle lui eût donnés, dans sa richesse de créature neuve qui fût venue à lui en sa fraîcheur, sans prix, de corps, de pensée, d’âme…
Au réveil, René ne retrouve plus rien de la fragile sécurité, recouvrée un instant ; et avec une sorte de fièvre qui s’exaspère à mesure que l’heure approche, il attend l’arrivée du courrier ; car l’incertitude est un supplice pour un esprit absolu comme le sien…
Et cependant, au moment où un coup de cloche annonce enfin le facteur, il songe brusquement que cette incertitude même était encore un peu de bonheur puisqu’elle permettait l’espoir.
Mais c’est en vain qu’il a attendu. Il n’y a aucune lettre de Raymond Seyntis, ni pour lui, ni pour sa sœur… Que signifie un tel silence, alors que son beau-frère pressent sûrement combien il est avide de nouvelles, après l’inquiétante lettre envoyée à Rayonne.
Peut-être les journaux qui viennent de lui être remis lui apprendraient la vérité…
Mais il n’ose les ouvrir parce que Guillemette est là, près de lui, appelée aussi par la venue du facteur, et murmure d’un accent de déception anxieuse :
— Comment, père n’a pas écrit ?… Je le lui avais tant demandé !
— Et il vous l’avait promis ?
— Il m’avait dit qu’il ferait son possible pour cela…
Elle mord un peu sa lèvre, pour dompter une émotion qui ne veut pas s’avouer. Et à ce léger signe, il devine à quel point, elle demeure obscurément troublée de l’attitude de son père. Puisque lui-même ne sait rien, que peut-être il redoute à tort un malheur, pourquoi ne pas lui laisser encore la foi bienfaisante qu’elle s’alarme en vain ?… Et après elle, il répète :
— Votre père vous avait dit qu’il ferait son possible… Eh bien, il n’aura pu, voilà tout !… Il est arrivé tard, hier, à Paris… Guillemette, quelle enfant impressionnable vous êtes devenue depuis que nous sommes séparés !…
Elle sourit un peu, inconsciemment apaisée par l’accent de badinage qu’il a pu employer ; et, sur sa bouche, reparaît l’expression malicieuse et caressante :
— Peut-être parce que je ne subissais plus l’influence de votre sérénité, mon oncle… Mais maintenant que vous êtes de retour, je vais redevenir très sage… Surtout si je retrouve bien en vous mon ami… mon ami fidèle, que la séparation n’a pas rendu oublieux…
Pourquoi parle-t-elle ainsi ? Il l’enveloppe d’un regard rapide.
Ils ont descendu les degrés du perron et marchent autour la pelouse où l’herbe est rousse, sous les arbres revêtus de leur feuillage de légende. Une senteur de terre mouillée, de chrysanthèmes, de mousse humide, erre dans la brise froide qui souffle de la mer, emportant à travers le ciel d’automne, sous le soleil, le vol lourd des nuées et les flocons duvetés des fils de la Vierge, arrachés aux branches.
Guillemette serre autour d’elle l’écharpe, d’un rose de corail, jetée sur ses épaules, et qu’elle a relevée à demi sur ses cheveux pour les protéger contre le vent… Mais une boucle vagabonde mousse obstinément sur le front.
Elle avance, contemplant, au loin, la course haletante des vagues ; et, sous les plis de son voile rose, une indéfinissable expression lui donne un visage de jeune sphinx. Que pense-t-elle ?… Quelque obscure prescience l’aurait-elle avertie qu’il a voulu l’arracher de son souvenir ?… Et que cette trahison s’est accomplie vraiment quelques jours, de par son libre consentement et la toute-puissance de Nicole.
Oublieux ?… oui, il l’a été… Et forcé de le taire, ne pouvant avouer, afin qu’elle pardonne, il éprouve l’impression intolérable pour une âme scrupuleuse et droite comme la sienne, de lui mentir, de voler son estime et sa foi d’enfant…
Alors, la seule parole absolument sincère qu’il puisse lui répondre, il la lui dit :
— Guillemette, votre ami vous revient, surtout, instruit par l’absence, de toute la place que vous avez prise dans sa vie.
Une imperceptible flambée avive, une seconde, l’éclat du jeune visage ; et les larges prunelles s’arrêtent sur lui, avec un regard qui semble échappé de l’âme même.
— Et cette découverte, vous avez pu la faire, mon oncle, malgré la présence de Nicole ?
Il y a de l’incrédulité dans son accent.
— … J’en suis très fière, savez-vous… J’aurais jugé, au contraire, que, près d’elle, vous ne pensiez certes pas à une insignifiante petite fille de mon espèce… C’est ce que je me suis piteusement dit tout de suite, quand j’ai appris que vous l’aviez rencontrée…
— Oui… par hasard, alors que je la croyais à Luchon…
L’onde émouvante du souvenir frémit en lui.
— Je sais… Une lettre de ma tante d’Harbourg à maman a raconté la chose… Nicole est toujours aussi belle ?
— Très belle.
— Comme elle était ici ?…
— Oui…
Ah ! que la vision est encore vivante en lui du visage qu’il a tenu, pâli, entre ses mains ; des yeux voilés par les paupières qui, sous les cils, laissaient filtrer les larmes ; des lèvres qu’il a follement baisées… Et quelle reconnaissance il garde à Nicole, parce qu’elle n’a pas permis que l’Ineffaçable s’accomplît entre eux !…
La voix de Guillemette s’élève, avec l’accent de la réflexion bien plus que de l’interrogation :
— Alors, puisqu’elle est toujours la même, vous avez dû trouver délicieux le séjour près d’elle… Vous êtes-vous promenés beaucoup ensemble ?
— Nous avons fait plusieurs excursions. M. et Mme d’Harbourg désiraient la distraire…
— La distraire ?… De quoi ?…
— Du chagrin de sa vie gâchée…
— C’est vrai… Elle est malheureuse…
Elle s’interrompt une seconde ; puis reprend d’un ton singulier où il y a une sorte d’ironie, et ses pieds écrasent rudement les feuilles que le vent abat dans l’allée, sous le frôlement de sa robe :
— Ce devait être là une bonne œuvre facile à accomplir ! Nicole est une charmante compagne de promenade, sachant se taire et parler à propos ; jamais lasse, et puis si jolie, que les passants envient l’heureux mortel qui l’accompagne…
— Guillemette, pourquoi me dites-vous cela comme un reproche ?…
Elle secoue la tête.
— Un reproche ?… Oh ! certes non !… Je n’aurais, d’ailleurs, aucun droit pour vous en faire !… Seulement… c’est vrai… parce que je suis très égoïste, il me semble triste que vous m’ayez oubliée près d’elle… Car il est impossible qu’il en ait été autrement !…
— Impossible ?… Pourquoi ? fait-il, attentif à lire en elle, et incapable de se permettre une dénégation menteuse.
— Parce que, elle présente, tous les hommes ne voient plus qu’elle seule… Je l’ai tant de fois constaté… Mais… mais je n’aurais pas voulu que vous fussiez comme les autres, parce que, alors, vous ne me semblez plus vous… Et puis… je vous l’ai déjà confessé, je crois… oncle René, je suis une misérable petite créature, très jalouse de mes amis, de ceux auxquels je tiens fort… Je ne les prête pas… Et s’ils m’abandonnent, eh bien… ils ne comptent plus pour moi… Même quand je devrais en souffrir !
— C’est pour moi, Guillemette, que vous dites ces choses ?
Elle a un indéfinissable sourire :
— Non, si vous ne méritez pas de les entendre !… Répondez-moi que je suis injuste à votre égard et je vous croirai… oh ! sans hésiter une seconde !
Il lit une question, passionnément jetée, dans les yeux qui se posent sur les siens. Que se passe-t-il donc dans l’intimité de ce cœur si clairvoyant, parce que c’est un vrai cœur de femme… Elle vient, avec une enfantine franchise, qui semble écarter toute équivoque, de lui avouer que, jalousement, elle garde ses amis… C’est pour cela, alors, qu’elle s’émeut ainsi de sa rencontre avec Nicole dont elle connaît trop bien le pouvoir ?…
Mais la réponse qu’elle lui demande, il ne pourrait la lui faire sans la tromper… Et son intransigeante loyauté lui interdit de prononcer les mots qu’elle attend… Alors, malgré la conscience qu’il l’éloigne par le doute laissé en son esprit, il dit, sans pitié pour lui-même qui doit porter la peine de sa faiblesse :
— Guillemette, ce qu’il vous faut croire, c’est que vous êtes pour moi ce que n’est aucune autre créature au monde…
— Plus que n’est Nicole ?
Les mots ont certainement jailli de sa bouche, avant que sa volonté ait pu les taire, car elle a, aussitôt, un geste instinctif, comme pour les arrêter dans leur vol ; et ses dents mordent sa lèvre si fort qu’une goutte de sang apparaît.
Avec une sincérité grave, lui livrant son regard, il dit après elle :
— Plus que n’est Nicole… Le souvenir que je lui garde, parce qu’elle a été le rêve de ma toute jeunesse… — j’ai compris que vous le saviez… — ce souvenir n’a rien de commun… oh ! non, rien !… avec le sentiment que je vous offre, Guillemette.
Comme le soir de son départ, cinq semaines plus tôt, il s’arrête, n’osant plus poursuivre… Il entend les mots qui montent, palpitants, de son cœur même… Le désir frémit en lui de l’attirer doucement sur sa poitrine, ainsi qu’une enfant précieuse, fragile et adorée, — désir si loin, oh ! si loin, — de l’emportement qui, là-bas, un jour, l’a jeté vers Nicole…
Pourtant, il reste immobile… Dans la solitude de ce jardin où le seul bruissement de la brise à travers les sapins vibre dans le silence, il la sent trop bien confiée au respect qu’il a de sa jeunesse, à la tendresse fervente, forte, infinie, qu’elle a éveillée au plus profond de son âme et dont, maintenant, il ne peut plus renoncer à chercher l’écho…
Mais elle lui est encore si mystérieuse !… voilée par le secret de son cœur qu’il ignore et que gardent bien les prunelles lumineuses qui ont une beauté d’aurore, tandis qu’elle murmure, serrant autour d’elle, étroitement, les plis roses de l’écharpe :
— Tout est bien ainsi… Je vous remercie de ce que vous me donnez…
Leurs âmes sont très proches, en cette minute dont la douceur est si puissante qu’elle les isole dans un monde où tout ce qui n’est pas eux leur devient étranger…
Et ils ont le même sursaut d’êtres réveillés soudain, en entendant tinter bruyamment la cloche de la grille.
René se retourne.
Par-dessus les massifs que sa haute taille domine, il aperçoit un uniforme de la poste.
Une dépêche que l’on apporte.
Il en arrive, certes, souvent aux Passiflores. Et cependant, pas une seconde, René ne doute que celle-là ne renferme la nouvelle qu’il attend, qu’il redoute depuis la lettre lue à Bayonne.
Un domestique apparaît dans l’allée.
Instinctivement, René fait quelques pas en avant pour distancer Guillemette… qu’il puisse apprendre avant elle !…
— Une dépêche pour Monsieur.
— Merci, donnez.
Il la prend, déchire le cachet, si rudement que le papier lui-même en est arraché, et il lit :
« Accident arrivé à M. Seyntis. Prière de prévenir madame et venir tout de suite. »
La signature est celle du valet de chambre de Raymond Seyntis.
René a une respiration profonde d’homme auquel l’air a manqué tout à coup. Mais en même temps, il redevient froidement calme, ainsi qu’il l’est toujours aux heures de lutte ou de danger, tant est puissante alors la tension de son énergie.
— Mon oncle, qu’y a-t-il ?… Cette dépêche, c’est à propos de père… n’est-ce pas ?
Guillemette l’a suivi. Elle est devant lui, l’interrogeant aussi de ses yeux devenus immenses.
Il la contemple avec tout ce qu’il a pour elle d’amour et d’impuissante pitié, — car elle vient peut-être de vivre ses dernières minutes d’insouciance heureuse… L’épreuve s’abat sur elle… A quoi bon la tromper, retarder le moment où elle saura, puisqu’il faut qu’elle sache… qu’il ne peut rien pour écarter d’elle la douleur ?…
Elle a senti son hésitation devant les mots qu’il doit dire ; elle a vu l’altération du visage et répète avec une anxiété impérieuse :
— Mon oncle, qu’y a-t-il ?… Répondez-moi…
— Votre père s’est trouvé souffrant… La fatigue, sans doute… Il vaudrait mieux que votre mère soit auprès de lui. Je vais l’avertir afin qu’elle puisse partir par le prochain train.
Elle n’a pas une larme, pas une exclamation. Mais son visage paraît soudain modelé dans la cire pâle ; et ses lèvres, contractées, murmurent seulement :
— Mon Dieu !… mon Dieu !…
Puis, ses yeux plongent désespérément dans ceux de René :
— C’est bien la vérité que vous me dites là ? mon oncle… Il n’y a rien de plus dans cette dépêche ?… Il est seulement… malade… Est-ce grave ?
— Je vous jure, mon enfant chérie, que la dépêche n’en dit rien. Elle est envoyée par Victor qui réclame la présence de votre mère…
— Oh ! annoncer cela à maman !… Comment allez-vous faire ? mon oncle.
D’instinct, tous deux lèvent la tête vers le balcon sur lequel s’ouvre la chambre de Mme Seyntis. Et un choc les fait tressaillir… Elle y est arrêtée, les observant avec une expression singulière… Pourtant, elle n’a rien entendu de leurs paroles ; ses traits ont leur calme sérénité coutumière.
Le teint reposé, dans l’élégance discrète de sa robe de maison, une dentelle nimbant ses cheveux, elle incarne une vision de femme à qui la vie est généreusement douce…
— Quel conciliabule ! René et Guillemette… Je vous ai appelés et vous ne m’avez même pas entendue !… Vous avez des mines graves ! Puis-je savoir ce qui vous agite ainsi ?
Il n’y a pas un atome d’inquiétude en son accent. Tout au plus, un soupçon de contrariété. Auprès de son frère, maintenant, Guillemette ne lui paraît plus une gamine, ne pouvant voir en lui qu’un oncle.
Les yeux de René et de Guillemette se rencontrent et la même angoisse y palpite, l’angoisse de ce qu’il faut apprendre à cette créature qui n’a jamais connu que le bonheur… Encore quelques minutes, et ce bonheur sera devenu le passé…
Puis René répond, d’une voix qu’il s’applique à faire très calme :
— Marie, pourrais-je te parler tout de suite ?…
Quelques jours plus tard.
C’est le soir ; René est seul avec son beau-frère. Mme Seyntis, vaincue par les émotions, les fatigues des journées qui viennent de passer, a enfin consenti à aller reposer quelques heures.
Invincible en sa foi dans toute assurance donnée par son mari, elle n’a pas douté qu’il n’ait été victime d’un accident en maniant son pistolet qu’il croyait déchargé. Absorbée par les soins à lui donner, elle n’a reçu personne, ne s’est encore avisée d’aucun rapprochement, n’a entendu aucune dangereuse rumeur sur une situation que tout Paris connaît maintenant. Et son âme de chrétienne fervente exhale un perpétuel cri de reconnaissance au Dieu qui l’a préservée d’un effroyable malheur.
Dès qu’elle a quitté la chambre, la garde aussi s’éloigne, sur la demande du blessé, désireux de l’unique présence de son beau-frère. Il est d’ailleurs beaucoup plus calme depuis l’entretien qu’il a voulu avoir avec le sous-directeur de la Banque, dans l’après-midi même, et demeure immobile, selon l’ordonnance. Lourdement, la tête qui a tant travaillé creuse l’oreiller ; et les yeux, large ouverts dans le visage décoloré, songent, arrêtant un regard inconscient sur le reflet clair que la lampe allume, dans la pénombre de la pièce, aux barreaux de cuivre du lit.
Il a entendu, cependant, la porte se refermer derrière la garde. Alors, il tourne à demi la tête vers son beau-frère, qui a pris place près de lui.
— René, nous sommes bien seuls ?
— Oui, tu veux me dire quelque chose ?
— Te demander quelque chose… Mais d’abord… est-ce que Marie ne sait rien encore de… de… la situation ?
Les mots semblent lui être affreusement difficiles à articuler…
— Non… je ne crois pas… Elle n’a pensé qu’à toi, à toi seul, depuis la nouvelle, arrivée à Houlgate…
— Il faut pourtant qu’elle apprenne…
Et une souffrance crispe ses traits.
— … Je ne me sens pas assez fort pour lui révéler… la vérité… Une pareille explication risquerait de retarder le moment où je vais pouvoir revenir à mon poste… Quand on se donne, en mon cas, le ridicule de se manquer, il ne reste plus qu’à guérir très vite !… René, viens-moi en aide… Veux-tu me rendre l’immense service de parler à Marie ?… Mais s’il est possible, — et c’est possible, je crois, elle est si confiante ! — ne lui laisse pas soupçonner que mon accident n’en est pas un… tout à fait…
René incline la tête ; et dans sa réponse, il y a surtout la volonté d’apaiser une angoisse dans laquelle il devine la violence.
— Sois sans inquiétude… Je lui cacherai ce qu’il vaut mieux, en effet, qu’elle ignore…
— Mon pauvre René, quelle mission je te donne là !… Mais tu es le seul à pouvoir la remplir… Je te l’avais confiée déjà il y a quelques jours dans une lettre que je te prie de prendre… là… dans le tiroir fermé de mon bureau… puisque je suis encore du nombre des vivants… Lis-la, si tu le préfères… Et puis, brûle-la, afin qu’elle ne tombe dans aucune main indiscrète, car elle détruirait la légende de mon « accident »… Je te disais pourquoi il était inévitable… J’espère que tu l’aurais compris et m’aurais pardonné de ne pouvoir supporter une ruine dont je n’étais pas responsable… et surtout ses conséquences que je craignais déshonorantes…
— Et que Marie et tes enfants auraient été seuls à supporter !… O Raymond, comme dit ton médecin, c’est une grâce miraculeuse que tu n’aies pas réussi… ce que tu as tenté…
Les mots lui sont venus trop vite. Et il se les reproche aussitôt, car le visage du blessé s’altère encore.
— Tu as raison, c’était lâche !… Mon excuse, c’est que j’étais à bout de forces… Dans cette lutte écrasante, j’avais épuisé toute ma somme d’énergie… Et je te jure qu’elle était considérable, pourtant… Le désastre accompli, mes nerfs se sont brisés ; et je n’ai plus eu qu’un besoin aveugle… animal… de ne plus lutter, de ne plus penser, de ne plus souffrir, de disparaître comme faisaient autrefois les vaincus… comme ils font encore aujourd’hui !… Mariel ne s’est pas manqué, lui…
— Pauvre, pauvre malheureux !… Ah ! Raymond, ne l’envie pas… Plains-le plutôt…
A voix basse, Raymond Seyntis répète :
— Oui, pauvre malheureux !… Sais-tu ce qui m’empêche, maintenant, de maudire cet homme qui, en me trompant, m’a fait tant de mal, eh bien ! c’est la conscience des derniers moments qu’il a vécu jusqu’à la minute où il a fait jouer son pistolet et s’est enfoncé… je ne sais où… peut-être, après tout, dans le repos !… Mon ami, je viens de passer par là… Et je te jure qu’il n’y a pas d’expiation plus rude… Ah ! si le Dieu auquel vous croyez, ta sœur et toi, existe vraiment, il doit tenir compte de leur agonie volontaire, aux pauvres diables jetés dans la vie pour y connaître des tourments tels, que la mort leur apparaît la délivrance !
Combien ces paroles sont étranges sur les lèvres sceptiques de Raymond Seyntis, pour qui ne semblaient guère exister les problèmes de l’au-delà… Mais il vient d’en frôler le mystère, de si près que son âme a pu connaître le frisson du vertige devant le suprême Inconnu, — ce frisson qui ne s’oublie pas…
La pensée croyante de René Carrère ne s’étonne pas d’un tel drame… Et parce qu’il en sait les affres, il voit l’absolue nécessité d’en distraire l’esprit du blessé, auquel tant de calme est commandé. Avec une autorité affectueuse, enveloppant de sa ferme étreinte la main allongée sur le drap, il répond :
— Raymond, ce n’est pas l’instant de remuer ces graves questions… Nous le ferons plus tard… quand tu le voudras… Ne parle pas ainsi, la fièvre reviendrait. Et tu l’as dit toi-même, tu dois guérir vite…
Mais le malade esquisse un geste de dénégation.
— Je risque moins le retour de la fièvre à penser tout haut devant toi qui peux me comprendre, qu’à ressasser mes réflexions. C’est écrasant,… surtout à certaines heures !… d’être ainsi seul avec soi-même… Tant que j’aurai la force de me souvenir, je me rappellerai les moments que j’ai passés, devant ce bureau, avant la minute que j’avais fixée pour disparaître… Ah ! il est facile de trouver que c’est une lâcheté d’abandonner la lutte ! mais j’ai constaté, moi, qu’il fallait un rude courage pour accomplir cette prétendue lâcheté !… La vie nous tient si fortement ! Et qu’il faut déchirer de liens !
Il s’arrête un peu… René n’essaie plus de lui imposer le silence ; il voit que pour lui, si fermé aux confidences, c’est un apaisement, dans sa faiblesse inaccoutumée, de se confier à une sympathie dont la sûreté lui est un viatique. Et il écoute, le cœur battant à larges coups, l’évocation de la nuit tragique.
Le blessé reprend de la même voix lente et basse, coupée d’arrêts, comme il parlerait en rêve, ou observant un spectacle lointain.
— Il pleuvait bien fort, ce soir-là… J’entendais l’averse battre mes vitres… de même que je l’ai entendue, cet été, aux Passiflores, pendant mes nuits blanches… Ainsi, le silence était moins lourd… ce silence de la maison déserte qui me semblait déjà celui d’une tombe. J’en étais à trouver bon le roulement, bien rare ! des voitures, car c’était de la vie autour de moi… Heureusement, j’avais tant à écrire, tant de dispositions définitives à prendre, que je n’avais guère le loisir de réfléchir… bien en vain !… ni de m’attarder à considérer, sur mon bureau, l’image de mes « petits », le portrait de Marie… celui où elle est en robe de bal, avec un air de sérénité heureuse qui me semblait, alors, atroce à contempler… Mais, j’étais surtout hanté par une autre vision d’elle, toute jeune, aux premiers temps de… de notre bonheur… A quoi n’ai-je pas songé pendant cette dernière heure !…
Il se tait. Son visage, spirituellement ironique, a une sorte de majesté grave, car l’écho frémit encore en lui des souvenirs dont le torrent a jailli, alors que la volonté, enfin, ne leur imposait plus silence… Souvenirs de l’enfance joyeuse, de l’ardente jeunesse, et de la vie d’homme avec ses efforts, ses folies, ses ivresses, ses défaillances, ses troubles, ses luttes… Souvenirs lointains ou proches, ressuscitant une image pâlie, la caresse d’une voix, d’un parfum… Souvenirs imprimés dans son cerveau, dans son âme, dans sa chair, devenus le tissu même de son être…
L’étreinte de René se fait plus étroite encore, pour que cet homme sente qu’il n’est plus seul à porter le poids de son épreuve.
Dans sa vie de soldat, René, lui aussi, a vu la mort de tout près… Mais c’était dans la fièvre, la fougue de l’action, la griserie du danger audacieusement bravé, non pas l’horreur calme et glacée de la solitude ; et il pense que, jamais plus, il ne pourra juger faible, celui qui disparaît ainsi…
Le blessé continue à se rappeler, de sa voix de rêve, tout bas, isolé en lui-même :
— J’avais mis ma montre devant moi, près de l’arme… Et je m’étais dit que je la prendrais quand il serait cinq heures… Que les minutes sont brèves en de pareilles nuits !… Quand j’ai eu fini… tout ce que je devais faire, j’ai vu que le moment était à peu près venu… J’ai été un instant à la fenêtre… Il pleuvait toujours, mais le ciel devenait pâle… Ma tête me faisait atrocement mal… Je lui avais imposé de tels efforts !… La pendule a sonné… C’était l’heure… Alors, sans me permettre de réfléchir, j’ai pris le pistolet.
Il s’arrête… Nulle pensée ne saura jamais en quel abîme d’angoisse, il sombrait en cette seconde où pourtant sa résolution n’a pas chancelé… Ni le cri de désespoir fou jeté par son cœur au souvenir des bonheurs finis… Ni la révolte éperdue de l’être devant la destruction proche… Ni l’indicible épouvante de l’âme, nettement consciente qu’elle s’en allait vers un Inconnu où elle ne pouvait être sûre de trouver le néant…
Tout cela, c’est l’inoubliable secret que ses lèvres ne diront jamais…
Et un silence pèse sur les deux hommes qui voient, en cet instant, la même sombre image… Mais René reprend vite la notion de la réalité ; et comprenant la dangereuse influence que toute émotion de cette sorte peut avoir sur l’état du blessé, il intervient doucement, avec son accent de décision virile :
— Maintenant, Raymond, il ne faut plus penser à ce cauchemar fini… grâce à Dieu ! et regarder seulement en avant, car tu as charge d’âmes…
Péniblement, Raymond Seyntis articule, faisant effort pour échapper à la hantise des lugubres visions :
— Oh ! sois tranquille, je ne l’oublierai plus… D’ailleurs, quand on revient… d’où je reviens, c’est avec l’amour de la vie, si dure qu’elle soit… Dès que je vais en être capable, je recommencerai à monter la côte…
— Raymond, mon cher grand frère, ai-je besoin de te le dire, — car tu le sais, n’est-ce pas ?… — que tout ce que j’ai est à toi, si la fortune dont tu n’as jamais voulu le dépôt peut t’aider en quelque chose.
— Oui, je sais tout ce que je pourrais te demander…
Et il y a la même simplicité dans la réponse que dans l’offre. Ces deux hommes, si différents soient-ils, sont certains de pouvoir compter l’un sur l’autre.
— Je sais… Et je te remercie… avec toute mon affection… Mais ce serait un inutile sacrifice, de l’argent perdu encore dans le gouffre, sans profit réel pour personne… Je suis ruiné… Heureusement, depuis tantôt, j’espère que l’honneur sera sauf !
Et il respire profondément, comme si un fardeau avait été soulevé de sa poitrine.
— Je crois que la crainte d’être forcé de me montrer mauvais joueur avait achevé la déroute de mes nerfs… Le plus cruel, maintenant, c’est de voir Marie privée de luxe, Guillemette sans dot… Les petits, André et Mad, sont jeunes… J’ai le temps de refaire leur avenir… Mais pour elle, il est trop tard !… Pour elle, ma précieuse petite fille, à qui je dois peut-être de me trouver encore parmi les vivants…
— Pourquoi ?…
Une étrange clarté passe dans les yeux de Raymond Seyntis.
— Pourquoi ?… Parce qu’au moment où j’approchais l’arme, j’ai eu le ressouvenir de l’instant, à Houlgate, où elle me suppliait de rester… comme si elle soupçonnait la vérité, ma petite bien-aimée… où elle se blottissait contre moi, ses chers yeux si pleins de tendresse… Ma main a dû trembler… et la balle a dévié. Quand, l’autre soir, elle est entrée dans ma chambre, avec ce même regard, je me suis rappelé cela… Et aussitôt, hélas ! il m’a fallu penser que cette enfant m’avait fait vivre pour je connaisse l’épreuve de voir son avenir de femme perdu par ma faute…
— Perdu ?… En quoi serait-il perdu ?…
— René, tu le sais aussi bien que moi, qui, dans notre monde… dans celui, du moins, qui était le nôtre, hier… voudrait jamais épouser une fille dont le père est ruiné ?…
Le sceau qui fermait les lèvres de René se brise sous un impérieux élan qui emporte tous les scrupules de sa rigoureuse délicatesse…
— Raymond, si elle y consent, donne-la-moi.
Raymond Seyntis contemple son beau-frère avec une sorte de stupeur et répète, redressant un peu sa tête fatiguée :
— Que je te donne Guillemette ?… Tu voudrais épouser Guillemette, toi ?… Mon pauvre cher ami, la générosité a des bornes !…
René l’arrête d’un geste :
— Ah ! je te jure bien qu’il n’y a pas de générosité dans ma demande… mais seulement l’égoïste désir d’obtenir ma part de bonheur !… Depuis bien des jours déjà, je rêve de te l’avouer… Ce qui m’arrêtait, c’est la conviction qu’elle ne voyait en moi qu’un « oncle »… Et j’attendais mon heure, craignant de la perdre si je parlais trop tôt… Permets-moi d’essayer de la conquérir… Mais ne lui en dis rien… Pour que nous puissions être heureux, il faut qu’elle vienne à moi librement, avec le même cœur que je lui offre… Si elle désire pour sa jeunesse un autre amour… ah ! je ne m’en étonnerai pas !… Alors, je m’effacerai, car son bonheur m’est cher… par-dessus tout…
— Oui… Tu l’aimes, ma Guillemette, comme il est bon d’aimer !… murmure Seyntis, dût-on même en souffrir…
— Raymond, laisse-moi espérer que je n’en souffrirai pas par elle… Au contraire, qu’un jour viendra où elle m’apportera cette joie, que je n’ose encore croire possible, de devenir ma femme… Jusque-là, ne dis rien… Pas même encore à Marie. Garde mon secret comme je garderai le tien… C’est promis ?…
Une expression d’apaisement, de repos, détend les traits contractés du blessé.
— C’est promis !… Ah ! mon bien cher ami, s’il dépend de moi, avec quelle reconnaissance je te confierai mon trésor !
Et sa main cherche celle de René.
Le ciel est ouaté d’une brume rousse à travers laquelle transparaît à peine le disque pâle du soleil d’hiver.
Une bise glacée soulève la poussière et précipite la marche des passants qui circulent, pressés, dans la fièvre du 31 décembre.
René vient de descendre de cheval, au retour d’une longue course matinale ; et tandis que l’ordonnance s’éloigne, emmenant l’animal, il regarde sa montre. Elle marque onze heures moins le quart. Et il pense :
— A condition de rester en tenue, j’ai le temps d’aller embrasser Marie avant le déjeuner. Son installation rue Chateaubriand doit être assez avancée maintenant pour qu’il me soit permis d’entrer…
C’est Guillemette qui lui a demandé de ne pas venir dans leur nouveau logis, au milieu du désordre des premiers jours.
— Vous auriez une mauvaise impression sur notre gîte… Et j’ai l’ambition que vous l’aimiez… si humble qu’il soit !…
Elle parlait d’un ton de badinage ; mais il y avait dans ses yeux tant de tristesse vaillante qu’il a aussitôt promis ce qu’elle souhaitait.
D’ailleurs, que pourrait-il lui refuser ?
Depuis une semaine, les Seyntis ont quitté l’hôtel somptueux qui, tant d’années, a été pour eux la demeure familiale. Oui, l’honneur est sauf, ainsi que l’avait espéré Raymond Seyntis ; mais à quel prix !…
Ce qui serait, certes, pour beaucoup, encore une agréable médiocrité, c’est presque la pauvreté pour des êtres habitués à un luxe discret, mais magnifique. Les merveilleuses collections, les tapisseries célèbres, les meubles, les bibelots précieux ont été vendus ou vont l’être, comme l’hôtel de la rue Murillo, les Passiflores que René essaie de racheter. Ainsi déjà il a fait, autant qu’il lui a été possible, pour certains objets auxquels tenaient particulièrement sa sœur, son beau-frère.
Mais combien cela est peu, et qu’il lui est dur d’assister, passif, à un tel effondrement ; de se heurter aux refus absolus de son beau-frère quand il le supplie d’accepter, pour éviter un pareil dépouillement, tout au moins, le prêt de capitaux pris dans sa propre fortune. Ce qu’il peut seulement, c’est apporter l’aide de son énergie, de sa mâle et dévouée affection, de sa forte conception du devoir à exécuter toujours, si rude soit-il.
Le Tout-Paris a déclaré les Seyntis « très chics » dans leur façon de porter un désastre immérité ; et, favorablement impressionné, pour être à la hauteur, ne s’est point empressé de faire le vide autour d’eux.
Certains financiers, — très habiles, — et d’autres encore que le krach n’atteignait point, ont jugé bien excessive, et un peu naïve chez un homme d’affaires, la hautaine loyauté de Raymond Seyntis, se dépouillant, pour remplir, dans la mesure du possible, de formidables engagements dont il n’avait pas l’indéniable responsabilité.
Mais la foule du public a, vertueusement, admiré et honoré, d’une égale estime, et Raymond Seyntis et sa femme, si vaillante à supporter cette catastrophe imprévue. Seuls, les humbles, les fervents chrétiens qui fréquentent les messes matinales, pourraient dire que de larmes Mme Seyntis a versées en silence dans l’asile des chapelles ; quels efforts de son âme très pieuse il lui faut, pour accepter l’épreuve qui brise l’avenir de ses enfants, bouleverse à jamais sa propre vie ; et surtout, par-dessus tout, pour se résigner aux sacrifices quotidiens qui s’imposent à elle et la meurtrissent plus encore peut-être que ne l’a fait la première révélation de la ruine.
Parce que René comprend trop bien ce qu’a dû être pour elle son entrée dans une demeure étrangère, en ces derniers jours d’une année si tragiquement terminée, il a hâte de la retrouver, de lui apporter le réconfort de son affection.
Obscure aussi, une joie palpite en lui, à la pensée que Guillemette, sans doute, sera là… Ah ! le temps est bien fini, où il eût nié, avec quelque dédain, la possibilité d’éprouver cette exquise et douloureuse fièvre de l’attente qui brûle le cœur, — pareille à une soif, — quand chaque minute écoulée rapproche de l’être cher par excellence…
Son pas vif a bientôt franchi le court chemin qui l’amène chez sa sœur. Elle a voulu garder son même quartier. Mais au lieu de l’horizon vert du parc, c’est la perspective monotone des maisons qui s’allongent dans la rue calme, autant qu’une rue de province.
— Madame est-elle chez elle ? demande-t-il à la femme de chambre qui a répondu à son coup de sonnette.
— Non, Madame est sortie avec Monsieur. Mais Mademoiselle est ici.
— Voulez-vous lui demander si elle peut me recevoir ?
— Je vais m’informer. Si Monsieur veut entrer.
La femme de chambre entr’ouvre, devant lui, la porte du salon. Mais il s’arrête aussitôt sur le seuil. Guillemette elle-même est là, debout devant la cheminée, arrangeant des fleurs ; si absorbée, qu’à peine elle tourne un peu la tête, au bruit de la porte.
A la vue de René, une lumière éclaire tout son visage.
— Oh ! mon oncle !
Et elle avance vers lui, les mains tendues :
— … Quelle bonne idée d’être venu ce matin !… Et vous êtes en tenue ?… C’est complet… J’aime beaucoup, savez-vous, à vous voir en soldat !
— Je ne vous connaissais pas si ardente patriote, Guillemette, fait-il, baisant les mains fines, d’un geste qui pourrait sembler de pure courtoisie.
Elle a un léger rire et riposte, avec un éclair de sa drôlerie d’antan :
— Ce n’est pas par patriotisme… C’est parce que je trouve que ça vous va bien !
Et elle a raison. L’uniforme est seyant à la tête énergique, à la haute et ferme silhouette dont il accuse l’allure fière…
— Guillemette, vous me comblez ! réplique René, heureux de la voir presque gaie. Si rudement qu’elle ait été touchée, ses dix-huit ans n’ont pu cesser de fleurir en elle…
— Je ne vous comblerai jamais assez pour tout ce que vous méritez, mon oncle, dit-elle, d’un indéfinissable ton où il y a un badinage voulu avec une étrange profondeur d’accent. Mais… j’y pense… Vous ne venez pas dire, n’est-ce pas, que vous ne dînerez pas avec nous, ce soir, et nous laisserez terminer seuls ce lugubre 31 décembre !
— Non, certes, non, je ne viens rien vous dire de semblable… Je serais bien trop privé de ne pas finir l’année avec vous !
— Privé !… C’est si triste, ici, que nous sommes bien égoïstes de vous y retenir autant ! Enfin, vous pouvez vous dire que ce soir, en étant des nôtres, vous accomplirez une bonne action… Cela fera du bien à maman de vous avoir, à père aussi…
— Et pour vous, Guillemette, je ne puis rien ?
— A moi, vous avez donné la dangereuse habitude de trouver toujours qu’il manque quelqu’un où vous n’êtes pas…
Un frémissement a passé dans sa voix. Mais elle ne lui permet pas d’y prendre garde et change aussitôt de ton.
Depuis que l’épreuve l’a frappée, elle demeure repliée sur elle-même, sans plus rien trahir de ce qui l’émeut, même avec lui, auquel, cependant, elle n’a jamais laissé voir plus d’affection.
Mais il est bien rare maintenant qu’elle se montre auprès de lui l’enfant, spontanée dans ses confidences, qu’il a connue tout l’été. Il semble que le choc brutal qui l’a atteinte l’ait soudain mûrie, ait développé en elle une mystérieuse force de résistance, une énergie généreuse pour pratiquer l’oubli de sa propre détresse ; et il y a une sorte de dignité fière, singulièrement émouvante dans le silence qu’elle garde sur tout ce dont elle doit souffrir, de façon inévitable.
Ainsi, elle est un vivant exemple pour Mad et André, assez mal résignés, et stupéfaits de la simplicité et du calme qu’elle apporte à se prêter aux renoncements nécessaires…
Avec une grâce caressante, elle a poursuivi :
— Mon oncle, vous devez me trouver une bien malhonnête personne !… Je ne vous remercie pas des admirables fleurs dont vous nous avez comblées, maman et moi… Vous voyez, quand vous êtes arrivé, j’étais en train de parfumer, grâce à vous, notre nouveau petit home, pour que maman te trouve plus accueillant quand elle va rentrer… Car je m’aperçois qu’elle a, plus encore que moi, l’impression que nous sommes enfermés dans une boîte minuscule, où il nous faut naturellement quelques jours pour nous acclimater.
C’est vrai que cette pièce, de dimensions moyennes, paraît bien exiguë, comparée aux vastes salons, aux galeries de l’hôtel Seyntis… Pourtant, revêtue de peintures pâles, ouvrant sur un balcon, elle a un aspect de souriante élégance, grâce au goût qui a disposé les tentures, groupé les meubles — ceux du petit salon favori de Mme Seyntis, — dispersé les rares bibelots distraits du naufrage, parmi de menues plantes vertes fragilement découpées, sous la radieuse floraison des œillets, des roses pourpres et nacrées, des blancs lilas, des mimosas dont les petites têtes, odorantes et duvetées, jettent, dans la lumière, un éclair d’or.
Et très sincère, René peut répondre :
— Chérie, ne calomniez pas votre salon… Il est charmant et a déjà un air d’intimité qui paraît presque invraisemblable, étant donné que vous êtes à peine arrivés…
Le jeune visage prend une expression d’intense plaisir qui ressuscite la Guillemette de jadis.
— Vraiment, vous ne dites pas cela… par générosité ?… Non ?… Eh bien, alors, je suis ravie ! Car cet arrangement est mon œuvre… Ne me trouvez pas trop orgueilleuse de vous l’avouer, après avoir reçu vos compliments !… Cette pauvre maman avait l’air si écrasée de tout ce qu’elle avait à organiser que je l’ai suppliée de me laisser le soin du salon… Je crois qu’elle avait une médiocre confiance dans mes talents… Aussi je me suis appliquée… ferme… Car jamais je ne m’étais vue à la tête d’une pareille responsabilité !…
Elle parle gaiement. Mais René la connaît trop bien maintenant pour ne pas discerner ce qu’il y a de courage dans cette animation souriante ; et jamais plus, peut-être, il n’a éprouvé pour elle de tendresse, d’estime, de respect… Comme si elle en avait la confuse intuition, une lueur rose avive tout à coup sa fraîcheur ; et, une seconde, une impression douce infiniment allège son fardeau.
Avec son sourire des meilleurs jours, elle continue :
— Oncle, vous n’êtes pas trop pressé ?… Vous pouvez attendre maman qui est à un rendez-vous chez le notaire, avec père ?… Eh bien, puisque mon salon vous plaît, faites-moi une petite visite, à moi… Et causons !… Là, devant le feu, nous serons très bien !…
Elle s’assoit sur une chaise basse. Mais lui, reste debout devant elle, adossé à la cheminée.
Elle a dit : « Causons ! » Et pourtant, ni lui ni elle ne parlent… Ils pensent à tant de choses !… Le regard distrait, elle contemple la chair odorante des œillets dressés dans une aiguière de cristal. Mais lui ne voit que la tête charmante, les yeux qui songent et qu’il voudrait clore sous ses lèvres, la forme svelte qu’il rêve de blottir sur sa poitrine dans un geste enveloppant d’amour et de protection.
Et, doucement, après elle, il répète :
— Nous sommes bien ici, vous avez raison… Et grâce à vous, chérie… Vous êtes une brave petite femme ! Guillemette.
Elle tressaille et secoue la tête :
— Tant mieux si j’en ai l’air… Mais vous me croyez meilleure que je ne suis, mon oncle… Je devrais penser que père nous ayant été laissé, tout le reste n’est rien…
Elle s’arrête un peu ; et, à l’expression du visage, René comprend qu’elle a deviné la vérité…
— Et cependant, quand je regarde tout au fond de mon cœur, je m’aperçois qu’à la surface seulement je suis courageuse.
— C’est déjà beaucoup !… Guillemette, vous êtes trop exigeante pour vous-même.
— Croyez-vous ?… Moi, pas… Je suis honteuse d’arriver — si mal ! — à m’estimer satisfaite, parce que je ne me vois pas, comme Mademoiselle, contrainte d’aller surveiller des petites filles aux Champs-Élysées, ou remplir quelque besogne aussi séduisante, sous peine de mourir de faim… Car j’ai cru, à la première heure, que c’était là le sort qui m’attendait… Mon oncle, ne vous moquez pas de moi !… On m’a dit que j’étais devenue pauvre… Et je ne savais pas, au juste, ce que c’était d’être pauvre… Maintenant, je sais et…
— Et ?… insiste-t-il.
Elle regarde droit devant elle, dans les flammes qui jaillissent d’une bûche écroulée.
— Et… je trouve cela très désagréable !… Non, je ne suis pas courageuse… Il me paraît dur de ne plus pouvoir acheter tout ce qui me plaît… de n’avoir plus ni chevaux ni voitures… moi, qui pourtant aimais par-dessus tout aller à pied !… Je ne me connaissais pas à ce point capricieuse !… Cela m’a déchiré le cœur de quitter l’hôtel, mes chers arbres du parc Monceau… de voir disparaître les tapisseries, les tableaux que j’avais tant regardés depuis ma plus petite enfance, qu’ils me semblaient avoir pris quelque chose de moi-même !… être devenus des amis qui m’entouraient, m’isolaient des indifférents, me faisaient une façon de petit univers où il devait être impossible au malheur d’entrer !… Et voici que l’hôtel va être vendu… Et puis, ce sera le tour des Passiflores… C’est horrible de voir tout cela tomber dans le passé… Il y a des moments où j’ai l’impression de posséder maintenant une très vieille âme… A ce point, que je suis tentée de courir me regarder dans la glace pour m’assurer que mes cheveux ne sont pas devenus blancs !…
Elle semble encore plaisanter. Mais aux battements des cils, René devine les paupières lourdes des larmes qu’elle ne veut pas laisser couler. Il attire la main qui tourmente l’étoffe de la robe d’un geste inconscient et l’enserre dans les siennes.
Elle n’a aucun mouvement pour se dérober et lève vers lui des prunelles larges d’angoisse :
— Oh ! mon oncle, est-ce que je pourrai jamais oublier comme le malheur vient vite !… J’ai peur de la vie, maintenant…
— Il ne faut pas… parce que le bonheur aussi vient vite et les mauvais jours passent, vous le savez bien… Pour vous aider à les traverser, vous devez me permettre, Guillemette, de vous gâter beaucoup…
Un faible sourire effleure les lèvres, tout plein d’une douceur tendre :
— Me gâter !… Je me demande comment vous pourriez le faire plus que vous ne le faites !… Quel ami vous avez été depuis… depuis l’affreux matin où nous avons appris, là-bas, dans le jardin des Passiflores… Je ne vous en ai jamais remercié, parce que, pour conserver mon apparente bravoure, il me fallait fuir tout ce qui pouvait m’attendrir… Aujourd’hui, je suis moins nerveuse… et je ne veux pas que vous me supposiez ingrate ou insouciante, aveugle à votre bonté…
Il se penche un peu vers elle :
— Alors vous croyez que c’est ma « bonté », pour parler votre langage, qui me fait considérer comme mienne l’épreuve dont vous souffrez et me donne soif de tenter l’impossible pour vous l’alléger…, qui me rendrait capable, pour cela, de sacrifier n’importe quoi… n’importe qui !…
— C’est aussi parce que vous avez une grande affection pour moi !…, fait-elle, la voix assourdie tout à coup, et dégageant sa main qu’il avait gardée.
— C’est parce que vous êtes la créature qui m’est le plus chère au monde… Guillemette, mais vous ne devinez donc pas que je vous adore ?…
Elle a un frémissement de tout l’être et il lui revoit cette même expression de sphinx qu’elle avait aux Passiflores, le matin après son retour, quand elle lui parlait de Nicole ; les mêmes yeux interrogateurs, profonds, lumineux où la pensée jaillit de l’âme, tandis qu’elle murmure passionnément :
— Ah ! mon oncle… mon oncle, pourquoi dites-vous cela !!!
— Pourquoi ?… Parce que je voudrais enfin…, enfin ! avoir le droit de vous aimer, de vous garder comme mon enfant, comme mon amie… comme mon trésor… comme…
Il s’arrête un peu ; et plus bas, d’un accent où supplie le cri de son amour, il finit :
— De vous aimer comme ma femme… Guillemette, est-ce que je souhaite l’impossible ?
— Mais… mais, mon oncle, ce qui est impossible, c’est que vous pensiez ainsi à moi !… Je suis si peu la femme que vous désirez rencontrer !… Vous êtes tellement plus sage, tellement meilleur que moi !…
II se souvient trop d’une heure, proche encore, pour supporter de l’entendre parler de la sorte.
— Guillemette, je vous en conjure, ne dites pas de pareilles folies !… De nous deux, c’est moi… ah ! je le crains bien !… qui suis le moins sage, celui qui mérite le moins son bonheur… Mais…
Et il a ce sourire qui donne tant de charme à son visage énergique :
— Mais… vous ne pouvez trop me reprocher d’être sans le moindre piédestal, puisque vous préférez les hommes très loin de la perfection… Vous m’en avez fait l’aveu, cet été.
Elle a un léger frisson :
— Il ne faut plus parler de l’été, de mon bel été lumineux… le dernier où j’ai ignoré le chagrin… Cela me fait trop mal… En ce moment, je ne peux pas regarder en arrière… Parlez-moi seulement de l’avenir où vous voulez m’emporter, de vous… Dites-moi encore que…
— Que votre grâce m’a transformé, mon enfant chérie. Vous avez chassé le vieil homme dont la froideur, les idées étroites, les raides principes vous faisaient peur, vous révoltaient… Il y a quelques mois, aux Passiflores, vous m’avez dit… vous en souvenez-vous ?… que vous voudriez être aimée follement de celui à qui vous vous confieriez… Et quand je regarde en moi, je vois que c’est ainsi que je vous aime… Et encore, avec tout mon respect, toute ma foi, toute mon adoration… Dans mon cœur, je ne vois plus que vous, vous seule, ma Guillemette…
— Plus que moi ?… Mais… mais Nicole ?…
— Nicole ?… Ah ! Nicole !… Elle est réconciliée avec son mari et ne songe plus guère à nous… à moi…
Aux autres, c’est possible… A lui, certainement elle songe parfois ; car elle le lui a écrit, c’est à lui qu’elle doit d’avoir sacrifié son orgueil et recommencé la vie où était son bonheur…
— … Soit, elle ne songe pas à vous… Mais peut-être vous, encore, vous pensez à elle… Êtes-vous donc sûr de l’avoir oubliée ?… Êtes-vous sûr de ne pas la regretter près de moi, si vous la retrouvez belle comme vous l’avez vue à Saint-Jean-de-Luz… où vous avez passé des jours et des jours ensemble…
Il voit le doute trembler encore dans l’eau sombre des yeux. Et lui, si dédaigneux de tout danger, est bouleversé tout à coup d’une terreur affolée de la perdre s’il ne parvient à écarter l’ombre qu’elle devine entre eux, dans sa prescience de femme… C’est à lui qu’il appartient de conquérir son bonheur, celui qu’il veut donner à cette créature chérie, devenue pour lui l’Unique… Alors, avec une autorité tendre, il reprend les deux mains qu’il sent palpiter dans les siennes ; fort de son amour dont la flamme a brûlé les souvenirs mauvais, il répond, et son accent a une sincérité grave :
— Écoutez-moi, Guillemette, vous qui êtes pour moi ce que nulle femme n’a jamais été, vous à qui j’offre tout ce que mon cœur, mon esprit possèdent de meilleur… Et comprenez-moi, pour que, jamais plus, vous ne soyez effleurée d’une inquiétude au souvenir des quelques jours où j’ai vécu près de Nicole… Ma petite aimée, quand je suis arrivé à Saint-Jean-de-Luz, je vous fuyais…
— Vous me fuyiez ?… moi ?… Oh ! pourquoi me fuyiez-vous ?…
— Je venais de m’apercevoir tout à coup que je vous aimais… Ah ! bien autrement que je ne le croyais !… Comme je m’imaginais n’en avoir pas le droit… puisque vous ne partagiez pas cet amour…
Si bas, qu’à peine il l’entend, ses lèvres articulent lentement :
— Que pouviez-vous savoir ?… Alors que moi-même je ne savais… rien… Et puis… dites… après ?
— Et puis, par hasard, j’ai retrouvé Mme de Miolan… alors…
Il s’arrête une seconde… De toute son âme, elle écoute… Et incapable de lui dire un mot qui ne soit pas la vérité, il reprend :
— Alors, comme toute ma volonté avait été impuissante à me détacher de vous, ainsi que je m’en figurais avoir — absurdement ! — le devoir… alors, Guillemette, je suis resté près d’elle, espérant que sa présence m’aiderait à échapper au rêve qui me hantait…
— Oh ! vous avez pu faire cela ! vous !!!
Il sent que les deux mains ont un élan pour lui échapper. Mais il les enlace plus étroitement. Même un instant, il ne veut plus qu’elle s’éloigne de lui… D’un geste dominateur, il les attire sur sa poitrine dans laquelle bat le cœur où elle est entrée souverainement, et d’une voix que l’émotion brise, il répète :
— Oui, j’ai fait cette tentative insensée… Et j’y ai compris que je ne voulais plus qu’une chose, vous obtenir, vous, mon amour, mon unique amour. Aujourd’hui, je vous jure que j’ai le droit de vous demander de vous confier à moi, pour les bons et les mauvais jours… Me croyez-vous ?… Guillemette.
Les lèvres closes, elle laisse son regard lire dans cet autre regard qui, elle en a la foi divine, ne lui mentirait pas… Alors, sûre de lui comme d’elle-même, elle tressaille, dans l’ivresse merveilleuse de celles qui se donnent ; et avec un mouvement délicieux d’enfant, cherchant l’asile des bras qui l’enveloppent soudain, elle murmure passionnément, sous les lèvres qui osent enfin toucher son visage :
— Oui, je vous crois, René… et je vous aime… Ah ! que je vous aime, moi aussi !
FIN
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