The Project Gutenberg eBook of Mireille des Trois Raisins

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Title: Mireille des Trois Raisins

Author: Pierre La Mazière

Release date: February 20, 2024 [eBook #73002]

Language: French

Original publication: Paris: Vald. Rasmussen, 1925

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MIREILLE DES TROIS RAISINS ***

“ÉCHANTILLONS”
Romans inédits choisis par Charles OULMONT

PIERRE LA MAZIÈRE

MIREILLE
DES TROIS RAISINS

VALD. RASMUSSEN
168, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
PARIS

DANS LA MÊME COLLECTION

Déjà parus :

En préparation :

Copyright 1925, by Vald Rasmussen.
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

Mireille
des Trois Raisins

I

Depuis quatre générations, de père en fils, les Rabier régnaient sur la Maison.

C’était la plus vaste, la mieux tenue de la rue des Trois Raisins.

Fondée par le bisaïeul le jour du Sacre de l’Empereur, surélevée d’un étage par l’aïeul, embellie par le père qui, ayant le goût du faste, avait fait exécuter des peintures artistiques dans le salon et acheté un piano, elle était échue, par voie d’héritage, à M. Adolphe.

La discipline y était exacte, la propreté méticuleuse, le personnel stylé, les boissons de qualité, la clientèle choisie.

Le dernier des Rabier n’avait qu’à s’y laisser vivre grassement. Son rôle consistait à procéder à l’achat des liquides, à se mettre au piano pour faire danser les visiteurs avec ces dames, à pousser le plus possible à la consommation de la limonade et si des gens turbulents menaient tapage, à les déposer proprement dans la rue.

Au reste, le poing de M. Adolphe étant connu, non seulement dans la ville, mais dans les environs, il était bien rare que des perturbateurs franchissent le seuil du 17.

Depuis des années, cela n’arrivait plus, en somme, que deux fois l’an : le jour du tirage au sort et le jour du conseil de revision. Mais, en ces circonstances, M. Adolphe, sachant ce que l’on doit à la Patrie et à ses futurs défenseurs, montrait de l’indulgence à l’égard des conscrits.

Il n’intervenait qu’à la toute dernière extrémité, lorsque, sous l’influence de libations trop nombreuses, cette jeunesse promise à l’héroïsme prétendait s’y préparer en attaquant le matériel.

Mme Mireille, femme de M. Adolphe, assumait la gestion de la Maison.

Un lustre et demi durant, elle en avait été la pensionnaire la plus sérieuse, la plus diligente au travail.

Aussi, quand, à la mort de M. Rabier le père, M. Adolphe avait pris la suite du commerce, s’était-il conformé à la tradition inaugurée par le bisaïeul-fondateur et à laquelle aucun mâle de la lignée ne s’était soustrait.

Cette tradition exigeait que la plus ancienne, la plus entendue de ces dames fût promue à la dignité d’épouse et se vît confier la charge de Directrice.

M. Adolphe s’y étant soumis comme ses ascendants, Mme Mireille avait revêtu l’uniforme dont elle avait vu parée chacune de ses maîtresses depuis qu’elle appartenait à la carrière et que portait avec une particulière distinction Mme Rabier la mère, enlevée trois ans auparavant à l’affection des siens et à l’estime de ceux qui l’avaient connue.

On sait que cet uniforme se compose d’une jupe de satin noir, d’un corsage de même étoffe et de même couleur, corsage échancré afin de corriger ce que l’ensemble pourrait présenter de trop austère, mais pas assez ouvert cependant pour induire le client de passage, ou nouvellement arrivé dans la ville, à manifester des intentions auxquelles, sous peine de perdre rang, une directrice ne saurait prêter l’oreille.

Quand, la veille de la cérémonie nuptiale, M. Adolphe vit ainsi équipée celle qui, le lendemain, serait son épouse, il lui passa au cou, comme symbole de la dignité dont elle allait être investie, la lourde chaîne d’or jaune ceinte par toutes les femmes de la famille depuis que l’arrière-grand-père l’avait déposée dans la corbeille de mariage de la pensionnaire à qui il donnait son nom.

Mme Mireille reçut cette relique avec une reconnaissance émue. Et comme elle était femme de devoir autant que femme de cœur, elle forma le vœu d’égaler en perfections celles qui en avaient été parées.

Encore qu’elle fût dépourvue de morgue, et n’eût jamais eu à se plaindre de ses compagnes, elle les licencia. Ces dames ne protestèrent ni ne s’étonnèrent. Il était logique et conforme aux nécessités de la discipline qu’en passant à l’honorariat et en devenant patronne, Mme Mireille entendît n’avoir sous ses ordres que des « nouvelles ».

De même qu’on ne concevrait point qu’un officier fût nommé dans le régiment où il a servi comme simple soldat, ce qui serait l’exposer au tutoiement de ses camarades de la veille, on ne saurait, à moins d’entamer le principe de la hiérarchie, admettre qu’une directrice pût subir la familiarité de femmes en compagnie de qui elle a travaillé.

Mais Mme Mireille voulut que cette séparation nécessaire s’opérât de façon à laisser bon souvenir à ses anciennes amies qui, plus tard, ne le pourraient évoquer sans attendrissement.

Le soir du mariage (c’était le dernier qu’elles dussent passer dans la Maison), elle leur offrit un excellent dîner que M. Adolphe et elle-même présidaient et auquel assistaient plusieurs habitués, choisis parmi les plus distingués.

L’Armée, la Magistrature, le Barreau, les Lettres, les Arts, l’Administration et le Haut Enseignement y étaient représentés.

La porte blindée était close, la lanterne éteinte.

La table fleurie, chargée de cristaux et d’argenterie, avait été dressée dans le salon. Toutes les lampes étaient allumées.

Sous leurs serviettes, pliées en forme de bonnets d’évêque, les cinq pensionnaires trouvèrent un petit cadeau. Les larmes leur vinrent aux yeux. Elles se levèrent pour aller embrasser Mme Mireille qui pleurait en leur rendant leurs baisers.

On mangea solidement. On but bien et du meilleur. Au dessert, trois de ces dames qui, au cours de leur existence aventureuse, avaient fait quelques stages dans des cafés chantants, émurent l’assistance en détaillant des romances élégiaques.

Le représentant de la Magistrature imita le phoque à ravir, celui du Haut Enseignement souleva des acclamations en faisant, avec sa bouche, le bruit du rabot, de la scie et de la râpe à bois.

On applaudit longuement le Barreau en la vénérable personne d’un des avocats les plus justement estimés du département et qui exécuta la danse du ventre avec un talent si remarquable que nul ne s’offusqua de certains de ses mouvements, peut-être exagérément lascifs.

L’Armée brilla, comme de juste, dans des exercices de force et d’adresse.

Puis, M. Adolphe se mit au piano pour faire danser son monde.

De temps en temps, un couple disparaissait. Monsieur et Madame feignaient de ne point le remarquer. Puisque, ce soir, la Maison était fermée, la caisse devrait l’être aussi.

Et M. Adolphe qui, dans ses heures de vanité, aimait à répéter : « Au 17, depuis le Sacre de l’Empereur, pas un particulier n’est monté pour rien », M. Adolphe était heureux de penser, lorsque ses invités le quittèrent, qu’à l’occasion de son mariage, ils avaient mangé, bu, ri, dansé et aimé chez lui, sans bourse délier.

— Ça nous portera bonheur, avait-il dit en pressant la main de Mme Mireille, quand les pensionnaires qui devaient prendre un train de nuit furent allées chercher leurs valises.

Empaquetées dans de vieux imperméables déteints soigneusement boutonnés jusqu’au col, coiffées de misérables chapeaux datant de plusieurs années, gantées de laine noire ou cachou, montrant des visages démaquillés, livides ou rougeauds, des paupières fanées, des lèvres flétries, elles étaient maintenant alignées dans le salon comme des servantes dans le couloir d’un bureau de placement.

Toutes ressentaient une grande émotion à se trouver pour la dernière fois dans ce lieu qu’elles allaient quitter à jamais, où une partie de leur vie s’était écoulée et pour quoi elles éprouvaient une soudaine tendresse.

Leurs regards s’attachaient au lustre, aux glaces qui en réfléchissaient les lumières, aux tables de marbre, aux banquettes de peluche, à l’étagère aux liqueurs, au piano.

— Allons, allons, ne nous attendrissons pas, prononça avec autorité M. Adolphe en frappant dans ses mains.

Il étreignit ces dames à tour de rôle, les baisa sur chaque joue, les passa à Mireille qui fit de même.

Et la porte de la Maison se referma derrière elles qui, les jambes molles, le corps incliné et l’inquiétude au cœur, allaient dans la nuit, dans la pluie, dans le vent, vers leur pauvre avenir…

II

La chambre conjugale était celle des parents, des grands-parents, des arrière-grands-parents de M. Adolphe.

C’est entre ses murs, dans son alcôve, que celui-ci était né, comme son père et son aïeul.

Un examen même superficiel du mobilier eût permis à l’historien de fixer, à quelques années près, l’époque où l’aisance avait commencé d’être l’hôtesse de la Maison.

Ce lit à bateau, cette table ronde en marbre gris noir, ces fauteuils et cette bergère, dont les bras étaient des cols de cygne sculptés dans l’acajou, cette pendule d’albâtre et de bronze doré, flanquée de vases de porcelaine décorés de fleurs peintes, étaient du plus pur style Restauration.

Meubles, bibelots, accessoires, constituaient un ensemble. Visiblement, ils avaient été achetés en une seule fois, quelque quinze ans après la fondation de l’établissement, au moment que, celui-ci reposant désormais sur des bases solides, ses propriétaires avaient estimé pouvoir s’accorder quelque confort personnel.

Le psychologue pénétrant dans cette pièce eût été renseigné sur le caractère de ceux qui s’y étaient succédé.

Malgré les caprices de la mode, malgré la frivole manie qui incite chaque génération à bannir les objets qui charmèrent la précédente, les Rabier avaient continué de vivre parmi ceux choisis par l’arrière-grand-père. Et cela attestait qu’en cet intérieur, se transmettait une vertu dont on peut affirmer qu’elle fait la force principale des familles provinciales françaises : le respect des aînés.

En franchissant le seuil du paisible asile où une nouvelle vie allait commencer pour lui, M. Adolphe entendit l’appel de sa race.

Il fut violemment, délicieusement ému, en y faisant entrer celle qu’il avait élue afin qu’elle fût la compagne de ses bons comme de ses mauvais jours, et, si Dieu l’accordait, la mère d’un Rabier qui, cinquième du nom, continuerait en cette vieille demeure la tradition des aïeux.

C’est avec une pieuse ferveur que les deux époux échangèrent leur premier baiser et nouèrent leurs corps en renouvelant les serments que, le matin, ils avaient prêtés d’abord à l’Hôtel de Ville, devant le représentant de la République Française, puis en l’Église Cathédrale, devant celui de Dieu sur la terre.

Le lendemain, faute de personnel, la Maison resta fermée. Le surlendemain, elle rouvrait son huis percé d’un judas grillagé. Les portières des établissements voisins pouvaient voir, assise dans le tambour, et tenant une broderie à la main, une gaillarde brune, un peu moustachue, aux fortes hanches, aux puissantes mamelles.

C’était Mme Lucie, cousine germaine de Mme Mireille, que celle-ci avait déterminée, pour devenir sa collaboratrice au 17, à quitter l’établissement de Toulon où elle travaillait encore l’avant-veille.

Robuste comme un gendarme, brave, inflexible, femme de tête par surcroît, elle excellerait à la fois dans l’appel, le guet et la défense.

Elle saurait décider le promeneur timide ou distrait à s’arrêter, elle flairerait de loin le client indésirable, l’évincerait de la voix et au besoin du poing et, s’il essayait de pousser la porte, la lui jetterait au visage.

Le train de l’après-midi amena les cinq pensionnaires, qu’après avoir soigneusement étudié leurs dossiers et examiné leurs photographies, Mme Mireille avait engagées par l’intermédiaire d’une agence de Lyon à laquelle, depuis plus de vingt ans, les Rabier s’adressaient pour les réassortiments et qui, toujours, leur avait donné pleine satisfaction.

Il suffit à M. Adolphe de traverser le salon où elles attendaient que sa femme vînt les recevoir pour discerner que Mme Mireille montrerait, dans l’exercice de ses nouvelles fonctions, des aptitudes égales à celles qu’elle avait affirmées dans son métier de dame.

Cette constatation lui procura une joie bien vive. Car il savait, pour l’avoir maintes fois entendu dire à ces messieurs du Commerce, de l’Industrie et de la Banque, combien il est décevant de promouvoir des subalternes, même excellents, à des postes directoriaux. Tant d’entre eux s’y révèlent insuffisants, voire parfaitement inaptes.

Donc, Mme Mireille avait, du premier coup, choisi le personnel le plus qualifié pour attirer le visiteur, lui plaire, le retenir, l’inciter à de fréquents retours.


Mme Joujou était blonde, un peu blafarde sans doute, mais un coup de houppe lui donnerait un teint de rose et l’on devinait que, sous ses hardes fatiguées, elle avait des seins comme des melons d’un louis, de larges bras, d’énormes cuisses, une croupe de jument.

Les jours de foire et de marché, elle aurait la préférence des gens de la montagne et de la plaine qui, leur bétail ou leurs produits vendus, ont coutume de venir casser quelques écus rue des Trois-Raisins et se montrent d’autant plus empressés auprès des belles, d’autant plus généreux envers elles qu’elles sont plus imposantes par le volume. Mais Mme Joujou serait également beaucoup demandée par les jeunes gens, les tout jeunes gens qui, la nuit, se tordent sur leurs couches et couvrent leurs oreillers de si ardents baisers en dédiant les premiers spasmes de leur neuve virilité à la servante qu’ils n’osent entreprendre, à telle amie de leur mère, ou à telle parente dont l’ample poitrine exerce tant d’attrait sur eux qui, voici peu d’années, ont quitté le sein nourricier.

Au 17, Mme Joujou serait l’initiatrice.

Et plus tard, beaucoup d’hommes faits songeraient à elle, à l’odeur de sa chair, à la molle douceur de son corps. Les uns, les optimistes, les simples, avec reconnaissance, les autres, les inquiets, les insatisfaits, les idéalistes, avec l’amer regret de n’avoir pas eu la révélation de l’amour entre d’autres bras et dans un autre lieu.

Mme Carmen était, en brune, la réplique de Mme Joujou. Elle aussi aurait du succès auprès des débutants. Mais Mme Mireille, dont elle rappelait un peu le physique, la destinait surtout à l’emploi qu’elle-même avait tenu avec prestige auprès des sous-officiers du régiment de hussards.

Ces messieurs ne comptent pas parmi les meilleurs clients. Peu riches dans l’ensemble, enclins à la turbulence, ils constituent pourtant, par leur nombre et leur assiduité, un fonds sérieux. Ils apportent un appoint presque régulier à la recette journalière. Assujettis en outre au Règlement sur le Service des Places, ils ne viennent qu’à certaines heures et précisément à celles où l’élément civil est rare. Réduisant au minimum l’inaction des pensionnaires, ils ne leur causent jamais de surmenage.

Et c’est encore une considération qui mérite qu’on s’y arrête.

Enfin, M. Adolphe entendait que, chez lui, l’Armée reçût bon accueil et trouvât toujours ce qu’elle apprécie.

A n’en point douter, brigadiers-fourriers, maréchaux des logis et adjudants feraient fête à Mme Carmen.

Grande, élancée, Mme Andrée, dont le cheveu était châtain et le teint ambré, montrait une parfaite distinction.

Elle serait la femme de demi-caractère que bien des chefs d’industries, bien des directeurs de magasins choisiraient pour se donner l’illusion de tenir entre leurs bras telle de leurs employées ou de leurs dactylographes jugées par eux inaccessibles.

Nonobstant qu’elle eût dépassé la trentaine, Mme Zizi devait à sa taille exiguë, à son défaut de poitrine et de hanches, à son visage triangulaire, à ses cheveux courts et à la puérilité savamment étudiée de son élocution, de pouvoir être, au 17, « la petite fille ».

Elle travaillerait peu, mais rapporterait gros lorsque, tard dans la nuit, un notable de la ville, tout fébrile, tout tremblant de secrètes, d’inavouables convoitises, se glisserait, col du pardessus relevé, chapeau enfoncé sur les yeux, dans la rue des Trois-Raisins et viendrait soulever le marteau de la Maison.

Dents serrées, il murmurerait, à travers le judas, les deux syllabes qui forment le nom de Zizi. Mme Lucie ferait des difficultés pour ouvrir. Elle poserait des conditions. Le quidam les accepterait vite, très vite, afin d’être admis à étreindre enfin, lui aussi, son illusion.

Car, n’est-il pas dans la destinée des dames, surtout des dames de province, de n’être presque jamais prises pour elles-mêmes, sauf, toutefois, par le passant ?

Les autres chalands, les habitués, ceux qui sont fidèles à certaines d’entre elles, qui les attendent quand, d’aventure, elles sont occupées, ne les considèrent-ils point comme des doubles, des répliques de femmes désirées par eux sans espoir et dont ils prononcent les noms en prenant leur âcre plaisir ?

C’est une chose qu’on sait dans les Maisons, et dont on ne s’offusque point, car on y pratique l’indulgence et l’on y connaît le cœur des hommes, des pauvres hommes qu’il faut si souvent consoler lorsqu’ils viennent faire la débauche.

Habituées à s’entendre donner des noms qu’elles ne reçurent en baptême ni ne choisirent lorsqu’elles entrèrent dans la profession, ces dames ne s’indignent pas, ne sourient pas.

Elles pressent sur leurs seins celui qui vient de livrer son douloureux secret et disent avec un accent maternel :

— Ça ne fait rien, mon petit… Je t’assure que ça ne fait rien !… Tu m’as tout de même donné beaucoup de bonheur !…

Mme Bambou, diminutif de Bamboula, était la négresse indispensable à tout établissement d’une certaine classe.

Elle n’aurait pas d’emploi très défini, de spécialité ni, selon toute vraisemblance, d’amis attitrés.

Mais elle serait la drôlerie, la fantaisie, la curiosité de la Maison.

Outre le casuel (l’expérience est faite depuis longtemps que les dames de couleur ont de l’action sur l’homme isolé, pénétrant pour la première fois dans une maison), chaque habitué, civil ou militaire, éphèbe ou grison, l’élirait certainement de temps en temps.

Les messieurs, même les plus graves et quels que soient leur âge ou leur situation, n’ont-ils pas le droit de rire un peu ?

Et ne doit-on pas se prêter avec indulgence à leurs petites folies quand elles ne font de mal à personne ?

En attendant l’arrivée de Mme Mireille, les nouvelles pensionnaires regardaient les peintures qui décoraient les murs du salon.

Sous une frise où l’on voyait des amours roses se poursuivant et folâtrant ingénûment, des panneaux rectangulaires représentaient, fort décolletées ainsi qu’il convient et mutines à souhait, l’Espagnole à mantille et à castagnettes, l’Italienne à tambourin, la Russe bottée de rouge, la Japonaise à la robe fleurie de chrysanthèmes, la négresse vêtue d’un étroit pagne bleu de ciel.

— Ton portrait, Bambou, dit Mme Zizi.

Cela fit rire Mmes Joujou, Carmen et Andrée. Mme Bambou, ne sachant si elle devait être mortifiée ou flattée, prit le parti le plus sage. Elle imita ses compagnes, ce qui lui permit de montrer une denture magnifique sertie d’or.

Les rires s’apaisèrent. Mmes Joujou et Carmen chuchotaient. Soudain, Mme Joujou éleva la voix.

— Moi, ma petite, la première fois, c’était à Brest, avec un officier de marine.

— Moi, à Saint-Mihiel, avec un général, un général de cavalerie.

— Moi, dit Mme Bambou, en Louisiane, sur une plantation…

Mais elle n’acheva point. Madame paraissait. Toutes se levèrent.

D’un coup d’œil expert, la directrice inspecta chacune. L’envoi était complet, conforme à la commande, il n’y avait rien à dire.

En deux temps, Mme Mireille les mit au courant du Règlement de la Maison, les prévint qu’elle serait inflexible sur le chapitre de l’ordre, de la propreté et de la discipline, fit miroiter les bénéfices qu’elles pourraient réaliser si elles savaient pousser les visiteurs à la limonade, les avisa que, conformément aux prescriptions de la police locale, elles seraient autorisées à sortir à tour de rôle, un après-midi par semaine, sous réserve de ne point circuler en ville, où leur présence risquerait de causer scandale, et de s’aller promener dans la campagne. Puis elle les conduisit à leurs chambres.

Le soir même, les cinq pensionnaires débutaient.

Parfaitement idoines à leurs rôles respectifs, toutes faisaient preuve d’une égale ardeur à l’ouvrage. Promptes sans jamais montrer de hâte, enjouées ou réservées selon les circonstances, elles savaient, sans qu’il y parût, obtenir de leurs amis que les consommations fussent souvent renouvelées.

La clientèle montra qu’elle ne regrettait point l’ancien contingent.


Sous la ferme direction de Mme Mireille, la Maison connut un accroissement de vogue et M. Adolphe se félicita d’avoir si judicieusement choisi la compagne de sa vie, l’associée qui l’aiderait à grossir le patrimoine familial.

A toute occasion, à tout anniversaire, on vit les preuves de sa prospérité et de sa satisfaction sur Mme Mireille dont les doigts, les oreilles, les bras et le corsage se chargeaient de bijoux cossus.

III

Il eût été injuste, il eût été cruel qu’une semblable union demeurât stérile. Dieu la bénit. Une fille naquit.

Elle causa, quelques heures durant, une déception à ses parents.

Cet anneau femelle dans la chaîne des Rabier qui, depuis tant d’années, ne comportait que des mâles, perturbait les conceptions de Mme Mireille et de M. Adolphe qui se demandaient selon quel rythme se transmettrait désormais la Maison…

Mais nul ne saurait reprocher longtemps de n’avoir pas tout à fait la forme de son rêve à l’enfant né de lui et qui commence de s’agiter dans un berceau.

Penché sur le visage fripé, aux paupières encore closes, qui faisait tant d’efforts pour appeler la vie, M. Adolphe éprouva soudain une telle émotion que ses yeux se mouillèrent…

— Ce petit bout… ce petit bout ! disait-il. Quand on pense que c’est nous deux !… Nous deux réunis… fondus…

Éperdu de tendresse et de reconnaissance, il prit avec précaution dans ses bras celle qui restait toute meurtrie de l’offrande douloureuse qu’elle venait de faire.

Et, comme pour lui apporter une consolation dont elle n’avait plus besoin, puisque, en elle aussi, venait de se former un sentiment nouveau dont la force et la douceur l’étonnaient en même temps qu’elles la ravissaient, il murmura :

— Nous lui donnerons bientôt un petit frère.

Elle tourna vers lui son visage : Un sourire dolent errait sur ses lèvres. Une flamme luisait dans ses yeux.

M. Adolphe comprit qu’elle était déjà prête à souffrir de nouveau pour que la fortune ne tombât point tout entière en quenouille et que le nom se perpétuât au 17.

Il l’en aima davantage.

Afin de se bien démontrer à eux-mêmes que rien ne subsistait de leur désillusion première, ils déclarèrent la fillette à l’état civil sous les prénoms d’Aimée-Désirée, choisis par eux avec tant d’amour pour le donner au fils qu’ils avaient espéré.

Son baptême fut l’occasion d’une fête charmante, répétition de celle que, le soir de leur mariage, Mme Mireille et M. Adolphe avaient offerte à l’ancien personnel et à quelques habitués de marque.

IV

La guerre éclata.

M. Rabier, le père, comptait trop de puissantes relations pour que son fils, ayant atteint l’âge de la conscription, n’eût point été déclaré impropre au service militaire malgré sa parfaite conformation et une force dont on parlait déjà avec respect.

Tous les hommes mobilisables partirent.

M. Adolphe resta à son poste, à son piano, à sa limonade.

Pendant la première quinzaine d’août, si lourde, si chaude, si chargée d’électricité et d’angoisse, la Maison chôma presque complètement. Messieurs les sous-officiers du régiment de hussards étaient à la frontière. Beaucoup de clients civils avaient rejoint leurs corps. Les autres, écrasés, vivaient dans l’hébétude. Ils ne quittaient leurs demeures que pour aller, le soir, quêter des nouvelles, commenter les événements sur les places ou analyser le communiqué dans les cafés.

Toute joie de vivre avait disparu. Nul ne pensait à se rendre au 17, où, dans le Salon, parcimonieusement éclairé maintenant, les dames restaient penchées de longues heures, cigarettes aux lèvres, sur les tables de marbre, à faire des réussites.

Mme Mireille songeait à licencier son personnel, à fermer sa maison, à partir avec Adolphe et la petite Aimée-Désirée pour la Bretagne ou la Normandie.

Au bord de la mer qu’elle ne connaissait point, vers quoi, depuis tant d’années, allaient ses désirs et ses rêves de recluse, que, sur la foi des romances dont elle était nourrie, elle imaginait comme un domaine fabuleux et enchanté, elle passerait les deux mois, les trois mois au plus que, selon les augures, dureraient les hostilités.

Mais, aux premiers jours de septembre, lasse de tant de recueillement, de torpeur et d’austérité, la ville secoua sa tristesse. La vie y prit une intensité nouvelle.

Chacun éprouvait un besoin de mouvement, de plaisir. A demi dépeuplée le 2 août, elle se repeupla par l’afflux de réfugiés du Nord, de Parisiens que l’approche de l’ennemi avait affolés, de soldats de tous âges, de toutes armes, de toutes couleurs, qu’on entassait dans les édifices publics, de médecins et d’infirmières, d’officiers sans troupes, et d’« assimilés » dont les costumes, aux formes, aux teintes, aux insignes inconnus, insoupçonnés même, surprenaient.

Les hôtels refusaient du monde. Cafés et restaurants, plus éclairés, plus bruyants que jamais, faisaient en une journée plus de recettes qu’autrefois en un mois.

La rue des Trois-Raisins profita de la prospérité générale. Elle eut sa part, sa large part de cet argent que l’État répandait avec une si magnifique générosité qu’il coulait de toutes les mains.

Le soir, une foule ardente et pressée, où les uniformes dominaient, roulait dans l’étroite venelle.

Dans chaque maison, la portière devait, pour éviter l’encombrement, dépenser beaucoup de vigilance. Embusquée derrière son judas, elle tenait ses verrous poussés et laissait entrer un client seulement lorsqu’un autre sortait.

Au 17, l’affluence était telle que Mme Mireille avait décrété la suppression du choix. Une affiche, calligraphiée par M. Adolphe qui avait une assez jolie main, en informait respectueusement le visiteur. Désormais, celui-ci monterait avec la première pensionnaire libre. En raison des circonstances créées par l’état de guerre, il n’y avait plus de spécialités.

Les temps étaient désormais au travail en série.

Malgré l’élan, l’enthousiasme qui les animaient, ces dames étaient débordées.

Aussi Mme Mireille dut-elle songer à augmenter son effectif. Mais l’agence lyonnaise à laquelle elle s’adressa lui répondit que, depuis le début de septembre, dans toute l’étendue du territoire, la demande dépassant l’offre, il ne restait plus sur le marché une seule dame disponible.

Il fallait agir, improviser, comme on improvisait partout : au front, dans les hôpitaux et les usines de munitions.

Mme Lucie, qui avait le sentiment du devoir, l’esprit de famille et savait se plier aux nécessités, offrit spontanément de faire le salon avec les pensionnaires. Elle écrirait à son frère pour lui proposer de la remplacer à la porte. Il avait dépassé la cinquantaine. La mobilisation l’épargnerait. Il était solide comme un chêne. Son seul défaut était d’aimer le vin. On le surveillerait.

Le frère accepta. Le contingent fut donc porté à six. Mais il était encore insuffisant.

Résolue à tailler flèche dans tout bois pourvu qu’il fût solide, Mme Mireille se rendit dans un bureau de placement. Elle y engagea quatre servantes que leurs maîtres mobilisés avaient congédiées. Elle les amena, les fit monter dans sa chambre, les mit au courant de ses desseins.

Deux refusèrent avec violence et menacèrent de se plaindre à la police. Les deux autres, qui acquiescèrent, proposèrent d’aller quérir deux amies qui, certainement, ne feraient point de difficultés : le soir même, le 17 pouvait résister à l’assaut avec dix amazones qui, toutes, savaient le prix du temps et ne ménageaient point leur peine.

M. Adolphe travaillait lui aussi à plein cœur.

La raie soigneusement faite, ses cheveux noirs ourlés comme une vague sur le front et au-dessus de l’oreille droite, la moustache cosmétiquée formant un chapiteau ionique renversé, il circulait entre les tables, ramassait à poignées l’argent qu’il enfouissait à mesure dans la poche de son pantalon, une immense poche de cuir qui lui battait le genou et dont, tous les quarts d’heure, il versait le contenu dans le tiroir-caisse.

Promenant dans le salon le regard du maître, il criait au garçon, dès qu’il apercevait des verres vides :

— Gustave, on a soif au six !

— Gustave, renouvelez à l’as !

Et Gustave servait diligemment, bière, menthe verte, bénédictine ou cognac à l’eau.

Ah ! les soirs magnifiques, les soirs glorieux, les soirs inoubliables du quatrième trimestre de 1914 ! Jamais on ne revivra cela ! Jamais le commerce ne connaîtra une telle ère de prospérité !

Lorsque, le dernier client parti et ces dames, recrues de fatigue, couchées, M. Adolphe et Mme Mireille faisaient leurs comptes avant de s’aller reposer, ils éprouvaient une sorte de vertige tant leur paraissait folle l’allure à laquelle ils avançaient sur la route de la fortune.

— C’est trop beau ! disait Mme Mireille oppressée, dont les larmes mouillaient les magnifiques yeux d’ombre, Tu verras, il nous arrivera sûrement quelque chose…

M. Adolphe l’embrassait. Il la morigénait. Il lui faisait lire, sur un calepin soigneusement tenu à jour, le chiffre de leur dépôt à la banque et la liste des valeurs qu’ils avaient achetées.

Mme Mireille souriait entre ses larmes et son mari songeait avec orgueil que lui, Rabier, quatrième du nom, avait su, en quelques mois, augmenter d’un quart le bien paternel.

— La belle vie ! disait-il, la belle vie !… Et ça ne fait que commencer !…

Car, grâce à Dieu, on ne parlait plus de guerre courte ! Grâce à Dieu, de longs mois, peut-être de longues années étaient accordés aux hommes et aux femmes de bonne volonté pour qu’il leur fût permis de prospérer dans l’état qu’ils avaient choisi ou qu’ils tenaient de leurs parents.

V

— Il nous arrivera sûrement quelque chose, répétait Mme Mireille.

Elle n’était que trop bonne prophétesse.

Il arriva ceci : invité, au début de 1915, par la voie administrative, à passer une visite de récupération, M. Adolphe dut à son physique avantageux, à l’harmonie parfaite de son corps, à ses muscles bien dessinés sous la peau la plus saine qui fût, d’être déclaré bon pour le service armé.

Dix jours plus tard, il partait pour un camp d’où, après six semaines d’instruction, on l’envoyait à la Riflette.

Il n’y resta pas longtemps : quatre mois à peine après avoir laissé son foyer, il y rentrait libre de tout engagement envers l’Armée et la Patrie.

Car la guerre, qui élit partout ses victimes, qui ne demande pas aux hommes des certificats de bonnes vie et mœurs pour en faire des héros, ayant pris les deux yeux du soldat Rabier, le rejetait…

Mme Mireille qui, plusieurs fois depuis la blessure de son mari, avait réussi à s’échapper, pour se rendre auprès de lui à l’hôpital, l’alla chercher le jour qu’on le restitua à la vie civile.

A la gare, ils prirent une voiture. Mais la rue des Trois-Raisins étant trop étroite, tortueuse et mal pavée pour qu’un fiacre s’y puisse engager, ils descendirent du leur au coin de la rue du Saint-Esprit.

Malgré la douleur qui l’étreignait, Mme Mireille éprouvait de l’orgueil à guider vers la Maison, sous les regards admiratifs et compatissants des portiers des établissements voisins, les pas de ce beau soldat, vêtu de bleu déteint, coiffé du bonnet de police et qui portait sur sa capote la Médaille Miliaire et la Croix de Guerre.

— Ce qu’elles te visent ! avait-elle murmuré.

Alors, M. Adolphe s’étant assuré du doigt que la petite spirale de sa moustache cosmétiquée était bien collée à sa lèvre, redressa sa taille, tendit le jarret, et défila tête haute, comme à la parade.

Toutes ces dames, à commencer par Mme Lucie et y compris Mme Bambou, l’embrassèrent en pleurant.

Lui, ne proféra pas une plainte, n’émit pas une parole de regret. Tâtant les murs, les tables, la caisse, les chaises, les banquettes, il se dirigeait avec une étonnante sûreté.

Les pensionnaires qui, déjà, étaient en tenue, avaient fardé leurs visages, mis fleurs artificielles et rubans dans leurs cheveux, — car l’heure du travail était proche, — le regardaient avec surprise aller, venir, essayer de reconnaître toutes choses.

Elles éprouvaient un grand respect, mêlé d’un certain malaise, pour ce colosse mutilé, silencieux, dont les mains étaient douées d’une vie, d’une intelligence qui paraissaient surnaturelles.

Il atteignit le piano, l’ouvrit et caressa l’ivoire qui chanta :

Viens avec moi pour fêter le Printemps,
Nous cueillerons des lilas et des roses.

On entendit un bruit de sanglot étouffé. C’était Mme Bambou qui ne pouvait maîtriser son émotion. Mme Mireille se tourna vers elle, lui fit signe de se retirer.

La négresse quitta ses mules, les prit en main, sortit de la pièce à pied de bas.

M. Adolphe abaissa le couvercle du piano, fit une conversion sur le tabouret, se leva et, mains en avant, traversa le salon.

Suivi de sa femme, qui veillait sur chacun de ses mouvements, mais se défendait de le toucher, de lui prêter assistance pour ne point l’humilier, il s’engagea dans l’escalier.

Il monta d’un pas ferme jusqu’au premier étage, s’arrêta un temps pour s’orienter, alla droit à la chambre conjugale. Il en ouvrit la porte et but longuement l’air avec une expression heureuse.

— La petite ? demanda-t-il.

Mme Mireille alla chercher l’enfant dans une étroite pièce, où, sous la surveillance d’une jeune bonne, elle jouait assise par terre.

M. Adolphe la saisit dans ses bras, la palpa, la caressa, l’embrassa. Mais elle poussa des cris si stridents, elle le frappa si violemment au visage qu’il la rendit à la mère en prononçant avec un sourire :

— En voilà une qui ne paraît pas avoir beaucoup de goût pour les militaires.

— Ça lui viendra toujours assez tôt, répondit Mme Mireille pour dire quelque chose.

Une surprise attendait M. Adolphe au salon où il redescendit.

Six messieurs de la ville, six messieurs qui occupaient des situations également importantes en des domaines différents, ayant appris par ces dames le jour et l’heure de son retour, avaient tenu à apporter au mutilé le tribut de leur admiration et de leur sympathie apitoyée.

Vêtus et cravatés de noir, ils étaient arrivés au 17, sur les pas l’un de l’autre, quelques minutes après que M. Adolphe était monté au premier étage, et avaient pris place en ligne sur les deux banquettes voisines de la porte donnant accès à l’escalier.

M. Adolphe parut, ils se levèrent. Mme Mireille leur sut gré d’une démarche qui lui confirmait en quelle considération était tenu celui dont elle portait le nom. Pour l’instruire de la présence de la délégation, elle murmura quelques mots à l’oreille de son mari.

A la pâleur subite de son visage, au tremblement de ses mains, elle comprit qu’il cédait à une émotion que, jusqu’alors, il avait réussi à dissimuler.

Mais il eut assez d’ascendant sur soi-même pour ne point la laisser voir aux notables qui le venaient visiter. Et c’est d’une voix ferme que, six fois de suite, il murmura : « Merci » en recevant la poignée de main que, déclinant son nom, sa qualité ou sa fonction, selon la mode depuis peu lancée par les militaires et que l’élément civil commençait d’adopter, chacun des visiteurs lui donna.

C’est ainsi que M. Adolphe, héros et martyr de la grande guerre, reprit possession de la maison de ses pères.

VI

La vie lui fut douce.

Il se levait tard et appelait sa femme qui l’aidait à sa toilette, le rasait, le peignait, ourlait ses cheveux et tordait sa belle moustache. Puis elle lui passait l’élégante tenue de fine gabardine bleu horizon qu’elle lui avait fait faire et où brillaient la médaille et la croix.

Quand elle lui avait lacé ses hautes bottes jaunes, il descendait au salon, ouvrait le piano et, presque tout le jour, jouait, pour lui, les morceaux qu’il préférait.

Muré dans sa nuit, n’ayant plus que par l’ouïe et le toucher la perception du monde extérieur, il éprouvait de grandes voluptés durant les heures qu’il passait devant son clavier.

Il acquérait une délicatesse, une sûreté de doigté qui l’étonnaient et le ravissaient.

Parfois, lorsqu’il s’arrêtait de jouer pour pétrir ses mains ou rêver, il sentait naître en lui une musique qu’il ne connaissait point, une musique ne ressemblant à aucune de celles qu’il exécutait d’ordinaire. Il avait beau réfléchir, écouter dans son passé, il ne parvenait point à se rappeler où et quand il avait entendu ces accords.

Alors, il essayait de les traduire sur les touches et, lorsqu’il y réussissait, sa joie, son émotion étaient si intenses que des larmes coulaient de ses yeux morts.

Le soir, il causait avec les visiteurs et, parfois, leur racontait « comment ça lui était arrivé ».

— J’avais franchi le parapet et j’avançais à la fourchette avec les autres quand j’ai reçu comme un coup de poing dans la figure…

On était impressionné par son calme, sa sérénité, la sobriété de son récit. Jamais il ne se plaignait, jamais il ne regrettait cette lumière qui paraît si précieuse aux clairvoyants qu’ils préféreraient, croient-ils, mourir plutôt que d’en être privés.

Si l’on s’étonnait qu’il acceptât son infortune avec tant de facilité, conservât une telle égalité d’humeur, trouvât encore un tel charme à la vie, il haussait les épaules et expliquait :

— Ce n’est pas si terrible que l’on pense… D’abord, lorsque la chose vous tombe dessus, comme à moi, vous êtes tellement content d’en être revenu, tandis qu’un si grand nombre de camarades y ont laissé toute la bête, que vous vous dites : « Tout de même j’ai eu le filon. »

« Alors, vous passez vos journées à tâter vos bras, vos jambes, votre coffre intacts… et la nuit, vous vous réveillez pour faire l’inventaire de votre personne… Vous ne pouvez vous rassasier de cette joie… et les jours passent et ça vous donne le temps de vous habituer au noir, de comprendre que ce n’est pas une couleur aussi triste que vous le supposiez quand vous pouviez les voir toutes…

« Et puis, il y a autre chose : petit à petit, vous vous apercevez que vos mains dont vous ne vous étiez servi, jusque-là, que parce qu’elles vous étaient utiles, vous procurent du plaisir.

« Vous découvrez que vous aimez caresser les choses, vous vous amusez à deviner de quelles matières elles sont faites.

« Enfin, il y a surtout votre oreille qui saisit mille bruits que vous n’aviez jamais entendus, qui s’entraîne au point que, par elle, vous arrivez à comprendre tout ce qui se goupille autour de vous.

« Ainsi, moi, quand je suis dans une compagnie, comme me voilà, je n’ai pas besoin de demander de combien de personnes elle se compose, ni d’attendre, pour le savoir, que chacun ait parlé. Ce serait trop facile ! Le bruit des respirations me renseigne : tant de monde en tout, tant d’hommes, tant de femmes, je ne me trompe jamais.

« Et je reconnais les gens à leur souffle, comme autrefois, je les reconnaissais à leur visage. Souvent je fais l’expérience avec ces dames… je les appelle autour de moi et, sans les toucher, je nomme chacune d’elles.

« Quelquefois, quand je suis seul ici, l’après-midi, je m’amuse à écouter vivre la Maison… Je suis sûr qu’un autre, à ma place, n’entendrait rien, ne comprendrait rien. Moi j’entends tout, je saisis tout. Grâce à mon oreille perfectionnée, rien de ce qui se passe ici ne m’échappe. »

Le discours se prolongeait. Les auditeurs se regardaient avec étonnement. Ils se demandaient comment un homme pouvait parler avec tant de complaisance d’une infirmité, en éprouver et en montrer tant d’orgueil.

M. Adolphe, dont, vraiment, depuis sa blessure, tous les sens de perception s’étaient tellement affinés que, parfois, il paraissait doué de divination, savait l’effet que produisaient ses paroles sur ceux qui les écoutaient.

Ne voulant pas laisser croire qu’il souffrît en secret et tâchât à dissimuler ses regrets derrière l’abondance de ses propos, il se mettait à fredonner un air, se levait, allait s’asseoir au piano.

Mais il ne jouait pas ainsi qu’il jouait, l’après-midi, pour lui seul, ni la même musique. Il jouait comme autrefois, comme avant, pour faire beaucoup de bruit, des morceaux dont l’effet est certain sur la clientèle, depuis des lustres, dans toutes les maisons du monde : La Marche des P’tits Pierrots, Sous les Ponts de Paris, ou encore Max ! Max ! Ah qu’t’es rigolo !

VII

M. Adolphe avait repris la direction de la limonade que, pendant son absence, Mme Mireille avait assumée à son honneur, comme toute tâche qui lui échéait.

Quand il avait notifié sa volonté, elle avait été atterrée.

Elle connaissait trop les messieurs, elle savait trop que le plus honorable d’entre eux acquiert — ou retrouve — une mentalité d’étudiant chapardeur dès qu’il pénètre dans une Maison, pour supposer qu’ils se priveraient de filouter un aveugle, fût-il un aveugle de guerre.

Pour se comporter honnêtement, le client a besoin de se savoir strictement tenu à l’œil. Si l’on ne prend la précaution de le faire payer avant de monter, il tentera de s’esquiver en descendant. S’il a cinq ou six soucoupes à régler, il s’arrangera pour en glisser une ou deux sous la banquette. C’est bien connu.

Et puis, il y a les parcimonieux qui, si l’on n’y mettait bon ordre, resteraient une heure devant leurs verres vides. Ils sont plus nombreux qu’on ne le croit quand on n’est pas du métier : petits commerçants, rentiers modestes, fonctionnaires à revenus limités, qui se feraient scrupule, en consacrant de trop fortes sommes à leurs menus plaisirs, de grever exagérément le budget familial.

Comment ce pauvre Adolphe remplirait-il son double rôle de surveillant et d’encaisseur ?

Consciente de la catastrophe qui se préparait, Mme Mireille avait été tentée, pour la conjurer, de supplier son mari de renoncer à son dessein, de rester au piano.

Mais elle s’était rendu compte qu’en lui parlant ainsi, elle lui causerait un immense chagrin. Elle n’en avait pas eu la force.

Elle s’était donc résignée à le voir circuler à tâtons devant les tables, à recevoir ce qu’on voulait bien lui donner.

Au temps qu’il mettait à remplir sa poche de cuir, au peu de fois que, pendant la soirée, il l’allait vider, il constatait lui-même qu’en dépit du nombre plus élevé des pensionnaires et des clients, la limonade ne donnait plus ce qu’elle donnait aux soirs glorieux de 1914 quand il avait ses deux yeux bien clairs, bien ouverts sur le salon et sur ses hôtes.

Mme Mireille essayait de veiller à la recette, de se trouver dans le voisinage de son mari lorsqu’il ramassait l’argent, d’envoyer le garçon renouveler les consommations.

Mais M. Adolphe sentait la présence de sa femme.

Il s’énervait et s’irritait. Des paroles amères ou brutales passaient ses lèvres. Parfois même il serrait les poings et son visage prenait une telle expression de brutalité que Mme Mireille avait peur…

Alors elle retournait docilement à la caisse.

Et, lorsque tout le monde reposait, que, seule dans la Maison silencieuse, elle veillait pour faire les comptes de la journée, elle mesurait le tort que le héros causait à la communauté en s’obstinant à vouloir s’acquitter d’un office pour lequel il n’était plus qualifié.

Excellente administratrice, bonne épouse, mère prévoyante, elle se désespérait et ne pouvait que former le vœu de trouver en son esprit assez de ressources pour parer au désastre.

VIII

Depuis de longues années, chaque mois, à date fixe, le 17 recevait la visite d’une très vieille femme, la mère Casimir, dite Casi, dont la profession était de lire dans le passé et de prédire l’avenir.

Sa clientèle se composait d’artistes de cafés-chantants, de dames en maisons et de celles qui, par convenances personnelles, préfèrent exercer isolément leur état.

Le rayon d’action de la dispensatrice d’oracles était assez étendu. Casi, connaissant par cœur l’horaire des trains, visitait presque toutes les villes du département où sa tournée se poursuivait selon un itinéraire fixé une fois pour toutes et dans un délai immuable : trente jours.

— La méthode et la ponctualité sont les secrets du succès, répétait-elle.

Séduites par sa sagacité, dès la première consultation qu’elle leur avait accordée, et induites désormais à une aveugle confiance en ses prédictions, les clientes de Mme Casimir savaient donc exactement la date de son passage.

— Si Casi n’est pas morte, ce qui arrivera tout de même bien un de ces quatre matins, disaient-elles, nous allons la voir s’amener demain.

Et, de fait, le lendemain, Casi faisait son entrée.

Depuis qu’on la connaissait, elle portait le même costume, quels que fussent temps et époque de l’année : robe d’alpaga gris foncé à volants, palatine chaudron, ornée d’une ruche de satin, et capote à brides garnie d’un bouquet de violettes dont la pâleur allait grandissant de mois en mois.

Un parapluie immense et trois réticules de drap brodés de fleurs au canevas dont elle passait les cordons à son avant-bras complétaient l’équipage de Casi.

Elle était courtaude, très grasse, marchait avec difficulté, montrait, en un visage d’empereur romain à quadruple menton, des yeux fort rusés et un sourire tellement fixe, tellement toujours semblable à lui-même, qu’on l’eût supposé provoqué à perpétuité par quelque intervention chirurgicale qu’eût subie la vieille femme.

— Ah ! mes belles !… s’écriait-elle haletante dès le seuil franchi, j’ai bien cru que je ne vous reverrais jamais. Figurez-vous que j’ai été malade à en mourir !… C’est mon asthme qui est cause de ça… Enfin, n’en parlons plus… Et vous ? Toujours jolies à ce que je vois ! Ah ! la jeunesse !…

Ces dames s’empressaient.

— Vous prenez quelque chose, Casi ?

Elle se défendait mollement.

— Un petit verre ?

Casi se laissait tenter.

— Allons ! C’est bien pour ne pas vous refuser, pour qu’il ne soit point dit que je vous ai fait un affront. Mais pas d’alcool. Parce que, vous savez, l’alcool, c’est la mort des personnes, surtout quand elles commencent, comme c’est mon cas, à être sur l’âge.

— Alors quoi ? Choisissez, Casi.

— Ce sera donc un petit rhum.

— Gustave, un rhum pour Casi !

Gustave survenait, Casi lampait le liquide d’un seul coup et reposait le verre devant elle. Connaissant la manœuvre, le garçon clignait de l’œil et versait une nouvelle ration à la devineresse qui la dégusterait lentement, à lèvres gourmandes, pendant la séance.

Selon les préférences de chacune, Casi interrogeait, avec un bonheur égal, les cartes, les lignes de la main, le blanc d’œuf ou la flamme d’une bougie.

Mais elle se refusait à faire le marc de café, déclarant de ses collègues qui prétendaient y lire la vérité :

— Ce sont toutes des charlatanes garanties sur facture, et qui volent l’argent des pratiques. Mme Veuve Casimir ne mange pas de ce pain-là.

Bien entendu, l’on n’insistait point.

Mme Mireille, qui avait été l’une des clientes les plus assidues de Casi et aussi l’une des plus convaincues de son infaillibilité, s’était abstenue, depuis son mariage, par respect humain, de la consulter : dans sa situation, elle n’avait pas le droit de trahir sa faiblesse devant le personnel. Mais que de fois, au cours de ses heures de doute, de tristesse, d’anxiété, elle avait regretté de s’être privée de ces formules qui, jadis, l’aidaient à vivre, lui dispensaient réconfort et espoir !

Néanmoins, elle avait eu assez de volonté pour se priver des bons offices de la sibylle.

Or, voici qu’un fait nouveau lui faisait éprouver l’impérieux besoin d’y recourir.

Souvent, depuis son retour, M. Adolphe avait été repris par l’idée de donner un petit frère à Aimée-Désirée et s’en était ouvert à sa femme.

Avec ce sens des réalités qui jamais ne l’abandonnait, Mme Mireille avait représenté qu’il ne serait point sage de mettre semblable projet à exécution en une période où il y avait à faire front à tant de travail.

D’un commun accord, il avait donc été décidé qu’on attendrait la signature de la paix ou tout au moins celle de l’armistice pour réaliser ce rêve.

Mais la guerre se prolongeant au delà de toutes les prévisions, M. Adolphe formula son souhait de nouveau.

Estimant qu’il n’aurait rempli sa mission terrestre aussi longtemps que ne serait assurée la transmission de son nom, il ne pouvait se résigner à attendre la fin des hostilités, ce qui, au train dont allaient les choses, risquait de se produire lorsque la saison de sa fécondité serait passée.

Mme Mireille fut sensible à ces arguments. Elle ne se reconnut pas le droit de différer plus longtemps la joie d’un homme si cruellement atteint par l’adversité et qui parlait un langage si noble, si judicieux.

Malgré les scrupules qui lui vinrent en pensant au désordre et au coulage qui se produiraient au 17 pendant qu’elle accomplirait sa tâche maternelle, elle décida, si elle pouvait acquérir la certitude de mettre, cette fois, un garçon au monde, d’exaucer les vœux de celui qui lui avait tant donné.

Ne doutant point que Casi fût capable de la renseigner, elle décida donc de la consulter.

— Tu me préviendras tout de suite de son arrivée, avait-elle dit confidentiellement à Mme Lucie. Et tu t’arrangeras pour que les dames ne la voient pas avant moi.

Elle était en effet persuadée que le premier oracle émis par la devineresse à la toque fleurie était meilleur, plus riche de vérité que les suivants.

Mme Lucie avait promis de guetter la sorcière et, quand celle-ci se présenta, elle alla quérir Mme Mireille qui descendit au salon.

Casi fut si surprise et si flattée qu’elle oublia de parler de son asthme.

— Comme je suis heureuse que vous me reveniez ! s’exclama-t-elle, Depuis si longtemps que vous m’avez abandonnée !… C’est donc qu’on a des peines, des chagrins ? Ou quelque amourette en tête ? Ce serait encore bien de votre âge, voyez-vous.

Après avoir déposé son parapluie et ses réticules boursouflés sur une table, elle s’était assise en geignant.

— Et qu’est-ce que je vais vous faire ? Les cartes, les mains, le blanc d’œuf ou la bougie ?

Mme Mireille réfléchit.

— La bougie, répondit-elle, se rappelant que, jadis, des quatre épreuves, celle-ci lui avait toujours donné le plus de satisfactions.

— Vous avez bien raison, dit Casi. C’est encore ce qu’il y a de mieux, de plus sûr et de plus sincère. Jamais la bougie ne m’a menti. Il est juste d’ajouter que je sais comme pas une la faire parler. Je lui arrache positivement ses secrets. Mais quelle fatigue !…

Cette habile transition lui permit de laisser entendre, à mots couverts, qu’elle avait besoin d’un tonique avant de commencer son travail.

Elle lampa donc son premier verre de rhum, mit le second, que lui versa Gustave, en réserve sur le coin de la table, atteignit un de ses réticules et en tira une bougie, un chandelier de cuivre, une boîte d’allumettes.

Mme Mireille s’assit en face d’elle, posa les coudes sur la table, mit son menton dans la coupe formée par ses mains rapprochées.

La flamme jaune brillait en vacillant dans la pénombre de la pièce. Casi, le dos bien calé au dossier de sa chaise et les mains posées à plat sur le marbre, suivait des yeux ses mouvements.

— Je voudrais savoir une chose, une seule chose, murmura timidement Mme Mireille… Si j’ai un second enfant, est-ce que ce sera une fille ou un garçon ?

Casi continuait de regarder vivre la flamme, au centre de quoi, au-dessus du point rouge de la mèche, se contractait et se dilatait une petite palme bleue.

D’une voix étrange, chantante, métallique, qui ressemblait si peu à sa voix habituelle qu’on eût pu douter que ce fût la sienne et croire qu’elle sortait d’un des réticules où un gnome eût été caché, la vieille dit dans une sorte d’extase :

— Je vois, je vois, je vois !… Si la Providence bénit une fois encore ce beau couple, ce couple d’époux si bien assortis, et qui méritent tant de bonheur, je vois… je vois très bien, comme si, déjà, elle était de ce monde, une jolie petite demoiselle toute pareille à la première… Ah ! la mignonne demoiselle !… Et si, plus tard, la Providence bénissait d’autres fois ce beau couple, je vois encore d’autres demoiselles, de charmantes demoiselles… tout un petit pensionnat.

— Pas de garçon ? demanda avidement Mme Mireille.

Elle venait de rompre le charme.

Casi atteignit son verre, y trempa les lèvres, souffla sur la flamme et, de sa voix naturelle :

— Pas de garçons, rien que des filles, et vous pouvez vous vanter d’en avoir une de chance !… Parce que les demoiselles c’est toujours plus gentil avec les mamans. Ainsi, moi qui vous parle, j’ai l’un et l’autre. Eh bien, le garçon, il ne vaut pas les quatre fers d’un chien. C’est comme je vous le dis. Tandis que la fille…

Mme Mireille ne l’écoutait plus.

Elle déposa un billet sur le marbre, se leva, disparut.


Donc il lui était refusé d’exaucer le vœu de son mari, de lui donner le fils qu’il attendait d’elle et qu’elle eût été si heureuse, si fière de mettre au monde afin que le nom des Rabier ne s’éteignît point !

Éprouvant une vive douleur en même temps qu’une grande humiliation, elle se promit de ne plus jamais accepter la maternité puisqu’il lui était refusé de remplir, dans la famille où elle était entrée, la mission pour quoi on l’y avait admise. Mais pour rester fidèle à son serment, elle serait contrainte de recourir au mensonge, à la ruse, puisqu’elle ne pouvait avouer à M. Adolphe comment et par quelle voie elle venait d’acquérir la certitude de n’être bonne à engendrer que des filles.

Cet homme énergique, cet esprit fort, qui se vantait de ne craindre rien ni personne, affichait, en effet, le mépris le plus insultant pour les vendeuses d’oracles et abreuvait de ses sarcasmes les folles qui ajoutent créance à leurs dires.

IX

A toutes les tables, militaires et civils attendaient, en buvant, que d’autres militaires, d’autres civils qui, en ce moment, étaient dans les chambres avec ces dames, en fussent sortis pour les y remplacer.

Portant en équilibre un plateau chargé de verres pleins, le garçon, dont le visage était baigné de sueur, circulait dans la salle surchauffée et enfumée.

Alignés sur une banquette, ayant dernière eux les effigies de la Russe et de l’Espagnole (un client patriote avait collé sur le sein de celle-ci un papillon imprimé sur lequel on lisait : « A bas les Neutres ! »), trois officiers anglais très rouges, très excités, menaient tapage. Ils riaient, chantaient, sifflaient, frappaient à coups de cravaches de cuir le marbre de leur table.

De temps en temps, l’un d’eux jetait son verre à terre. Alors, tous trois hurlaient d’une seule voix :

— Tchampeine !

Le garçon, à qui Mireille avait donné l’ordre de ne point laisser attendre ces clients fastueux, posait immédiatement une bouteille devant eux qui faisaient sauter le bouchon en poussant de grands rires, s’inondaient, par jeu, de vin mousseux, buvaient, brisaient leurs verres, répétaient :

— Tchampeine !… Tchampeine !… Encore Tchampeine !… Tchampeine… Encore !… Encore !…

L’un se leva, balaya la table de sa cravache, fit correctement le salut militaire et, pour montrer qu’il souhaitait de parler, leva la main.

Tous les regards se fixèrent sur lui.

Des rires fusèrent, des applaudissements éclatèrent, puis le silence régna.

L’homme émit seulement quelques mots. Mais ils eurent pour effet de susciter une hilarité plus violente encore chez ses camarades.

Au cours de la soirée, Mme Mireille avait remarqué qu’un sous-officier français s’était entretenu, deux ou trois fois, avec les alliés. Elle alla à lui :

— Qu’est-ce qu’il a dit ? s’informa-t-elle.

En voyant la directrice parler au jeune homme, les Anglais comprirent quelle question elle lui posait.

Leur gaîté s’accentua.

— Tell her ! Tell her ! clamaient-ils.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? répéta Mme Mireille.

L’autre rougit et refusa de répondre.

— Puisque je vous le demande ! insista-t-elle.

Il se décida. Et, comme s’il avait hôte de se débarrasser de sa mission, il traduisit littéralement, sans chercher de détour ou de périphrase, les paroles que venait de prononcer l’officier anglais.

— Il a dit : « C’est avec la patronne que je voudrais monter. Qu’elle fixe son prix. Je paye ! »

Mme Mireille ne marqua par aucun signe extérieur qu’elle était surprise ou offensée. Elle regarda son admirateur avec indulgence, lui dédia même un sourire cordial, et retourna à la caisse en lançant par-dessus son épaule :

— Vous pouvez toujours lui répondre qu’il repasse demain s’il a le temps.

Une fois encore l’interprète traduisit.

— To-morrow ? All right ! prononça l’Anglais en se rasseyant.

— Tchampeine ! criaient ses amis au comble de l’enthousiasme.

Il se joignit à eux.

Le garçon apporta verres et bouteille. Les libations reprirent jusqu’à ce que, l’heure de la fermeture étant venue, il fallût que Mme Lucie, son frère, Mme Joujou, Mme Carmen et même Mme Bambou poussassent les trois hommes dans la rue, où, longtemps, on les entendit rire, chanter et répéter :

— Tchampeine ! Tchampeine !

X

Restée seule, dans le salon, comme chaque nuit, Mme Mireille avait ouvert le tiroir-caisse où, pendant le coup de feu, billets, monnaie d’argent et billon avaient été entassés pêle-mêle.

Elle séparait le papier du métal, réunissait les coupures par catégories, mettait en piles pièces et sous, procédait enfin méticuleusement au décompte de chaque tas dont elle inscrivait, à mesure, le montant sur un registre.

Mais cette besogne, qu’elle avait accomplie si souvent, laissait toute liberté à son esprit.

Elle pensait… Elle pensait à Adolphe, à son obstination que jamais elle n’aurait la cruauté de combattre.

Puis elle pensait à Aimée-Désirée, à la dot qu’on lui pourrait amasser si l’on savait profiter de cette période d’exceptionnelle prospérité, dont, plus tard, on s’entretiendrait comme d’une chose fabuleuse…

— Nous, maintenant, avec ce qu’on a mis à gauche, on aura toujours assez pour vivre.

« Si nous pouvions avoir un fils, je me ferais moins de soucis. Je me dirais que le petit suivrait le même chemin que tous les Rabier ont suivi avant lui.

« Il reprendrait l’affaire, épouserait une femme sérieuse, méritante, connaissant le busenesse. Ils arrangeraient leur vie tous les deux… et serviraient une rente à Aimée-Désirée. Mais puisque ça nous est défendu d’espérer un garçon !…

« Une fille, c’est des charges, des responsabilités. On lui doit plus qu’à un fils. La nôtre, dans quelques années, il va falloir la faire élever ailleurs, et le moment arrivera de songer à la marier.

« A qui la marier ? Dans notre milieu, ça manque d’hommes qu’on choisirait comme gendres, c’est un fait. Dans les autres, on en trouvera difficilement. L’esprit du monde est si étroit ! Et celui qui voudra, il demandera gros pour faire passer la chose que la petite est née dans une maison… Et ce serait rare qu’il continue le commerce… Alors, il faudra de l’argent, beaucoup d’argent…

Un sanglot monta à la gorge de Mme Mireille.

Elle mit la main sur ses yeux, réfléchit longuement à la situation, essaya de trouver par quels moyens elle la pourrait amender.

Un souvenir la harcelait qu’elle voulait et ne pouvait chasser : le souvenir du temps où elle était simple dame et où, sans se parjurer aux yeux des hommes qu’elle avait vraiment aimés, elle continuait pourtant d’assurer son service.

L’amour ne subsiste-t-il point, intact et fidèle, au cœur de celles dont la destinée est d’en vendre les apparences à tout venant ?

Pourquoi ce qui avait été vrai dans le passé, ne le serait-il point dans le présent ?

Tant d’expériences antérieures ne démontraient-elles pas à Mireille que, s’il lui arrivait de distraire des messieurs riches — qui la paieraient très cher — elle ne retirerait rien à son mari de la tendresse qu’elle lui avait donnée ?…

Ah ! quelle satisfaction ce serait pour elle s’il lui était loisible d’obvier, par un travail personnel et sans d’ailleurs négliger aucune des obligations de sa fonction, au manque à gagner qu’elle constatait chaque nuit avec un déchirement de cœur !

Quelle joie elle ressentirait si elle pouvait contribuer à accroître le patrimoine de la famille, à enrichir cette petite Aimée-Désirée, à la mettre en état, pourvu que les hostilités durassent seulement deux ans encore, de prétendre à un brillant parti !

En agissant ainsi, ne s’égalerait-elle pas à ces femmes de France que politiques et journalistes louaient dans leurs discours et leurs écrits parce que, peinant, au champ, à l’usine, à la boutique, y remplaçant les morts, les mobilisés, les mutilés, elles sauvegardaient la fortune individuelle et la fortune collective ?

Pourquoi ne lui serait-il pas permis d’accomplir son devoir avec le même courage tranquille, simple et muet ?

Pourquoi ?…

Les yeux fixés sur les peintures murales qu’elle ne voyait pas, elle méditait…

— Pourquoi ? murmura-t-elle. Parce que, peut-être, mon cas n’est pas le même que celui de toutes les autres. Ce que j’ai à donner c’est moi — et ce n’est plus à moi ! La seule activité dont je sois capable m’est interdite depuis que je suis une femme mariée, une patentée, une bourgeoise.

Ses yeux s’emplirent de larmes. Ses lèvres répétèrent :

— Une bourgeoise… Je suis une bourgeoise… Mireille des Trois-Raisins est devenue une bourgeoise !… Comme la vie est difficile !…

Ses regards se posèrent sur l’argent étalé devant elle et qui représentait la recette de la journée. Elle se secoua, fit des paquets de billets qu’elle épingla et plaça dans un petit coffre de fer portatif. Sur ce matelas de papier, elle coucha les rouleaux de pièces que, pendant sa rêverie, elle avait machinalement préparés.

Sa main, passant comme un râteau sur le comptoir, fit tomber le billon dans le tiroir-caisse qu’elle referma à clef.

Elle mit le coffre sous son bras, alla s’assurer que la porte blindée était bien close, que les verrous en étaient poussés, revint au salon, éteignit le lustre et, s’éclairant d’une lampe électrique de poche, se dirigea vers l’escalier.

Depuis des années déjà, chaque nuit, à la même heure, elle accomplissait les mêmes gestes, mais, jamais, malgré l’habitude, elle n’avait pu se défendre d’un certain effroi au moment qu’ayant éteint la lumière, elle montait chez elle, à pas de loup, en serrant un trésor sur son sein.

Bien qu’elle sût que le disque de clarté qui dansait sur les marches et les murs était projeté par l’appareil qu’elle tenait à la main, et que, d’un coup de pouce, elle eût pu le faire disparaître, Mme Mireille avait l’impression qu’il émanait d’une lanterne sourde, portée par quelqu’un marchant sans bruit derrière elle et dont les doigts allaient étreindre son cou, le serrer…

Alors, la sueur mouillait ses tempes et fraîchissait sur ses épaules.

Cette nuit, parce qu’elle avait tant médité, souffert, pleuré et dépensé de sa force de résistance dans le combat qu’elle venait de livrer, sa frayeur prenait une intensité plus grande encore que de coutume. Quand elle arriva sur le palier, jambes molles, bouche sèche, corps en moiteur, elle haletait.

Elle atteignit le commutateur, donna la lumière et put enfin reprendre son souffle.

Derrière les portes qui l’entouraient et qui étaient celles des chambres de ces dames, le sommeil régnait.

— Elles ignorent les soucis, le chagrin, murmura Mme Mireille. Elles sont heureuses !… Ah ! ne pas toujours se poser des questions !… Être exempte de responsabilités !…

Elle se rappelait l’époque où, elle aussi, était une simple dame, où il lui suffisait de se soumettre à la règle de la Maison au lieu d’avoir à la faire respecter, de se comporter avec les messieurs de façon à les satisfaire, l’époque où nul ne dépendait d’elle, où, elle aussi, pouvait dormir lorsque sa tâche était terminée.

— C’était tout de même le bon temps.

Mais elle avait le sentiment de l’équité. Aussi se reprocha-t-elle cette parole comme un blasphème.

Comment pouvait-elle regretter les jours où elle n’était rien au 17, rien qu’une pensionnaire, une passante qu’on avait le droit de chasser à toute minute ?

Comment pouvait-elle être assez ingrate pour ne pas avoir constamment présent à l’esprit ce que la vie lui avait apporté, ce que M. Adolphe lui avait donné : un nom, une fortune, l’amour, la maternité ?

La maternité !

Mme Mireille se rappelait le matin de sa délivrance, la déception qu’elle avait éprouvée au cours des premières heures qui suivirent, puis son émotion et celle d’Adolphe qui, les yeux humides, balbutiait, éperdu de bonheur :

— Ce petit bout… Ce petit bout… Quand on pense que c’est nous deux… Nous deux réunis, fondus.

— Aimée-Désirée ! ma fille, notre enfant ! murmura Mme Mireille.

Elle se dirigea vers une porte, en tourna doucement le bouton, la poussa, pénétra dans une étroite pièce où une veilleuse, voilée de rose, posée sur une commode, répandait une faible clarté : c’était la chambre où la fillette et sa bonne couchaient.

Roulée dans une couverture brune, la domestique dormait, le visage tourné vers la muraille.

— Celle-là aussi est heureuse, pensa Mme Mireille, en écoutant le souffle puissant et régulier de la montagnarde.

La lueur de la veilleuse venait mourir sur un petit lit d’acajou en forme d’œuf où le père, le grand-père, l’arrière-grand-père du bébé qui y était étendu avaient passé les premiers ans de leur vie.

Paupières abaissées, lèvres disjointes, son fin visage entouré de cheveux blonds dénoués, Aimée-Désirée dormait. Sa main potelée pendait hors du berceau.

Mme Mireille posa le coffre de fer et la lampe électrique à côté de la veilleuse, s’agenouilla sur la descente de lit, prit les doigts de la fillette dans les siens et y appliqua ses lèvres.

Elle discernait mal quel sentiment l’avait poussée à pénétrer dans cette chambre, à s’agenouiller devant le lit de son enfant, comme si elle avait eu à s’accuser d’un crime ou d’une faute.

Comment, si simple, si peu habile à s’analyser, aurait-elle compris que, dans son trouble, dans son désarroi, elle venait, d’instinct, à ce bébé endormi, demander un conseil, une ligne de conduite… et une absolution, pour le cas où, un jour, elle aurait besoin d’être pardonnée ?

Mme Mireille se releva, posa les mains sur le bord du petit lit, se pencha sur le calme visage puéril, pareil, sous la lueur de la veilleuse, à de la cire à peine rosée — et dont elle attendait obscurément qu’il l’inspirât — mais qui ne lui apprit rien.

Des larmes roulèrent sur ses joues.

Elle sentait une torpeur l’envahir. Sa pensée se paralysait progressivement. Il lui semblait qu’un rideau de brumes s’interposait entre elle et ses soucis.

Et cette impression lui était très douce.

Dans son sommeil, la domestique balbutia quelques syllabes confuses. Le son de cette voix ranima Mme Mireille, dissipa sa torpeur, la remit en état de souffrir. Elle saisit de nouveau la main d’Aimée-Désirée, la baisa, reprit son coffre, sa lampe électrique et sortit de la chambre pour rentrer chez elle, plus lourde d’anxiété que jamais.

En se glissant auprès de M. Adolphe endormi, elle était torturée par l’indécision et lorsque, vers le matin, elle fut enfin accueille par le sommeil, elle n’avait encore trouvé le chemin de son devoir.

XI

Le lendemain, vers la fin de l’après-midi, Mme Mireille faisait sa quotidienne tournée d’inspection dans les chambres afin de s’assurer que tout y était en ordre, pour le service du soir, lorsque sa cousine la rejoignit :

— Un des Anglais d’hier est au salon, dit-elle.

— Lequel ?

— Celui qui a fait un discours.

— Qu’est-ce qu’il veut ?

Mains ouvertes de chaque côté du corps, Mme Lucie montra qu’elle ignorait les desseins du visiteur.

— Il ne sait que répéter : « Patronne, patronne », dit-elle.

Mme Mireille se rappela la scène de la veille au soir, l’offre que lui avait adressée l’officier et sa propre réponse.

Alors, sans qu’elle pût se rendre compte pourquoi elle revivait ainsi tous ses souvenirs de la nuit, ni comment la foule des idées qui s’étaient agitées et heurtées en elle s’enchaînaient l’une à l’autre, elle évoqua sa méditation dans le salon silencieux, son désespoir, sa longue station dans la chambre d’Aimée-Désirée, l’insomnie au cours de quoi elle avait si ardemment souhaité une inspiration qui ne lui était pas venue.

Mme Lucie observait avec surprise ce visage soudain pâli, ces yeux aux regards fixes, ce front que trois rides creusaient entre les sourcils, ces lèvres qui s’agitaient et dont nul son ne sortait.

Elle demanda :

— Que faut-il répondre ?

Mme Mireille sursauta.

Quoi, cet homme qui, la veille, lui avait lancé, avec l’impudeur et l’inconscience que donne l’ivresse, une proposition qu’il était interdit à Mme Mireille d’accepter, et qu’elle avait considérée comme la boutade sans conséquence d’un ivrogne, s’était souvenu des mots qu’il avait prononcés ! Et il était revenu ! Et Mme Lucie demandait ce qu’il fallait lui répondre ?

Mais rien !

Il fallait feindre de ne pas comprendre ce qui le ramenait dans la Maison, faire servir du champagne, appeler ces dames et s’arranger pour qu’il choisît l’une d’elles.

— Qu’est-ce que je lui dis ? insista Mme Lucie.

Mme Mireille haussa les épaules, elle s’emporta :

— C’est toujours la même chose, alors !… Quand il y a un coup dur c’est moi qui suis forcée de m’y coller ! Ici, c’est empoté, emplâtre et compagnie ! Ah ! je peux me vanter d’être bien aidée !… Tiens, laisse-moi passer, J’y vais !…

Elle descendit au salon.

Quand elle y parut, l’officier se leva, joignit les talons, se découvrit, rougit, eut un rire timide de collégien, et commença de parler.

Mais, très vite, il s’aperçut qu’on ne l’entendait point. Il en parut fort surpris et tout décontenancé. Puis il sourit de nouveau, son visage s’éclaira : il venait d’avoir une idée.

— Coloured girl, prononça-t-il.

Mme Mireille le regarda sans plus comprendre.

— Coloured girl, répéta-t-il en montrant la négresse au pagne bleu de ciel peinte sur le mur. Puis, il fit le geste d’appeler quelqu’un et pointa l’index vers le sol.

Mme Mireille devina qu’il souhaitait la présence de Mme Bambou. Elle prononça très fort :

— Mme Bambou ? Appeler ?… Ici ?…

— Yes, dit l’Anglais. She speaks english.

— Mme Bambou ! cria Mme Mireille dans l’escalier, un monsieur vous réclame !

La négresse survint.

— Demandez-lui ce qu’il désire.

L’officier parla longuement en se caressant le menton avec le pommeau de sa cravache.

Mme Bambou, dont le vocabulaire comportait des lacunes, se fit répéter plusieurs phrases, puis traduisit :

— Il paraît qu’hier soir, vous lui avez dit de revenir aujourd’hui pour régler un arrangement entre vous deux. Bien qu’il ait solidement bu, il se rappelle la chose. Et comme un gentleman ne laisse jamais une affaire en suspens, il est exact au rendez-vous que vous lui avez donné.

— Moi ! s’exclama Mme Mireille.

La négresse poursuivit :

— Il demande la faveur de monter quelquefois avec vous l’après-midi, vers cette heure-ci. Il donnera ce que vous voudrez. Et il a dans son régiment deux amis, officiers également, qui sont comme ses frères. Ce sont ceux qui l’accompagnaient hier soir. Eux aussi pourraient venir si vous acceptiez. Et eux aussi paieraient bien. Voilà ce qu’il m’a chargé de vous répéter.

Continuant à se caresser le menton, l’Anglais regardait tantôt Mme Bambou, comme pour s’assurer qu’elle reproduisait fidèlement chacune de ses paroles, tantôt Mme Mireille, pour guetter l’effet que sa proposition produisait sur elle.

Mme Mireille était impassible.

Ni ses regards, ni le pli de sa bouche, ni son teint, ne permettaient de discerner ses réactions.

Elle éprouvait une impression indéfinissable. Il lui semblait que le discours qu’elle venait d’entendre et qui eût dû l’indigner, lui avait soudain restitué son équilibre perdu depuis si longtemps, et si vainement recherché.

Pour la première fois, depuis des mois que, misérable et désemparée, elle errait dans une nuit qui lui paraissait plus opaque que celle où se mouvait Adolphe, elle voyait enfin devant soi, elle savait ce qu’elle avait à faire.

Les puissances mystérieuses dont elle ignorait les noms mais auxquelles, dans son fatalisme professionnel, elle croyait avec une foi aussi solide que celle qu’elle avait dans les oracles, lui dictaient son devoir en lui envoyant ce militaire étranger.

Pour le salut d’une enfant qui, lorsque sa saison serait venue, ne devait pas connaître l’opprobre, ces puissances ordonnaient à sa mère d’accomplir la seule tâche rémunératrice qui lui fût familière. Elle n’avait qu’à se soumettre.

A se soumettre et à rassembler les souvenirs de son ancienne vie, afin de reprendre son état de jadis sans qu’il parût trop qu’elle ne l’avait point exercé depuis plusieurs années.

— Vous pouvez remonter, dit-elle à la négresse.

Quand elle fut seule avec l’Anglais, Mme Mireille s’assit. Elle lui coula un regard de ses yeux noirs et respira largement. L’air, en pénétrant dans ses narines dilatées, fit du bruit. Sa forte poitrine tendit le satin du corsage. L’homme loucha.

Répétant, à son insu, car elle n’avait pas une très grande lecture, une plaisanterie qu’elle avait entendu prononcer bien des fois par un des beaux esprits de la ville et qui figure dans les œuvres de jeunesse d’un membre de l’Académie française, elle demanda :

— Elles n’en ont pas en Angleterre ?

— Please ? s’informa l’officier.

Elle modifia l’expression de son sourire. Sans doute celui-ci fut-il de qualité, car l’Anglais posa un billet de cent francs sur la table.

Sans cesser de sourire, sans cesser d’imprimer un mouvement de houle à ses seins, Mme Mireille déplia lentement l’index et le majeur.

— Yes, dit l’Anglais, qui, fouillant dans la poche extérieure de sa vareuse, en tira un autre billet qu’il plaça à côté du premier.

Mme Mireille les prit et les glissa dans son corsage.

A ce moment, des pas résonnèrent dans l’escalier : M. Adolphe sortait de sa chambre. Mme Mireille mit un doigt sur ses lèvres. L’officier se raidit. Tous deux regardèrent la porte.

Bien rasé, bien peigné, la moustache soigneusement roulée, vêtu de son élégant costume de gabardine, décoré de ses deux croix et chaussé de ses belles bottes montantes, le héros parut. Ses mains cherchèrent les tables, glissèrent dessus, et bientôt, il était au piano qui commença de chanter.

— Je vais vous envoyer Mme Bambou, dit, à très haute voix, Mme Mireille, puis, s’adressant à son mari, elle ajouta :

— C’est l’Angliche d’hier soir. Il s’en ressent pour l’ébène. Je lui fais descendre la chose.

— Ça va, prononça placidement M. Adolphe en continuant de caresser le clavier.

Mme Mireille adressa à l’officier des signes d’intelligence qu’il ne comprit point et disparut. Mme Bambou arriva peu après.

Elle le prit par la main, le conduisit jusqu’à sa chambre où il trouva, prête à le satisfaire, la femme vers qui allaient ses convoitises et qui, pour la première fois depuis son mariage, refit, par devoir, professionnellement, c’est-à-dire sans amour, le geste de l’amour.

XII

Le capitaine William-George Ellis revint seul plusieurs fois rue des Trois-Raisins. Il éprouva, à chaque nouvelle visite, la même joie des sens à quoi s’ajoutait cette satisfaction que donne à l’homme sérieux, et qui sait la valeur des choses, l’impression qu’il en a pour son argent.

Puis, comme il était exempt d’égoïsme, comme, dans toutes les armées, il est de tradition de passer à ses meilleurs camarades, afin qu’ils la puissent apprécier, la femme qui vous a réjoui, il présenta ses deux amis à celle qui lui avait révélé l’amour selon les méthodes françaises, méthodes que, sans être taxés de chauvinisme, nous sommes fondés à déclarer incomparables puisque, dans les cinq parties du monde, on le va répétant.

Mme Mireille accueillit les trois hommes avec cette correction, cette aménité tranquille que sa longue fréquentation des messieurs lui avait permis d’acquérir et qu’elle tâchait, sans toujours y parvenir, à inculquer aux dames placées sous sa direction.

Selon les conditions fixées une fois pour toutes par le capitaine William-George Ellis, ils acquirent, eux aussi, licence de tenir entre leurs bras cette femme puissante, saine et attentive, cette technicienne éprouvée, douée à un si haut degré de conscience professionnelle, en compagnie de qui ils se sentaient en si parfaite sécurité et qui marquait tant d’empressement à les satisfaire.

Ayant le goût de l’ordre, de la régularité, ils décidèrent de faire chacun une visite hebdomadaire à leur amie commune.

Ils établirent entre eux un roulement et choisirent les après-midi du lundi, du jeudi, du samedi. Mme Mireille y souscrivit.

Elle les attendait maintenant dans la chambre de Mme Bambou, car il avait bien fallu mettre la négresse dans la confidence.

Ils arrivaient toujours avec cette ponctualité qui caractérise les gentlemen : en même temps que le quart de quatre heures sonnait à l’Église Cathédrale.

Et leur entrée était identique. On eût dit qu’ils l’avaient réglée et répétée ensemble, ainsi qu’un numéro de music-hall. Dès la porte franchie, ils faisaient un plongeon, se découvraient, se dégantaient, posaient casquette, cravache et gants sur une chaise, mettaient avec aisance, mais sans ostentation, deux billets de cent francs sur le marbre de la cheminée, puis, mains croisées, rougissant et se dandinant, souriaient à Mme Mireille.

Elle était nue sous un péplum transparent de soie orange, portait des bas rouge-vif, du fard aux joues, du koheul aux cils, du bleu aux paupières, des œillets dans ses cheveux artistement roulés en conque marine.

Et ces visites d’après-midi n’empêchaient point qu’ils vinssent, presque chaque soir, au salon crier : « Tchampeine ! Tchampeine ! », boire plusieurs bouteilles de ce vin qui versait en eux tant d’innocente joie et briser quelques verres sur les tables à grand coups de leurs cravaches de cuir.

Parfois, ils amenaient des camarades. Mais sans doute ceux-ci n’étaient point très intimes, puisque s’ils les présentèrent, comme il se doit, à Mme Mireille, ils ne demandèrent pas à leur amie de disposer pour eux des après-midi de liberté qu’ils lui laissaient.

Tout ce champagne, largement bu et largement payé, tous ces verres brisés, comptés six fois leur prix d’achat, faisaient entrer dans la caisse des sommes appréciables à quoi venaient s’ajouter, trois fois la semaine, les deux billets de cent francs que Mme Mireille y versait.

Les moyennes, les belles moyennes d’autrefois étaient enfin rétablies.

La fortune des Rabier ne courait plus le risque de ne point s’accroître selon les prévisions qu’autorisaient les circonstances exceptionnelles. La dot d’Aimée-Désirée serait splendide.

Mme Mireille était heureuse, trop heureuse d’avoir, par sa seule industrie, détourné la catastrophe qui menaçait, accompli, en toute simplicité, son devoir d’épouse de mutilé et de mère pour se demander quelles seraient les réactions de M. Adolphe si, un jour, il apprenait la vérité, c’est-à-dire quel surcroît de travail celle qu’il avait associée à sa vie s’imposait afin que la famille ne pâtît point de la déchéance physique de son chef.

Rien au monde n’aurait pu la déterminer à le mettre au courant. Mais ce qui l’induisait surtout à vouloir garder le silence, c’était l’excès de sa délicatesse, de sa sollicitude, de son amour.

Il semblait à Mireille que dire à Adolphe l’emploi de ses après-midi, lui parler de ses nouveaux revenus, ce serait lui adresser indirectement un reproche, lui rappeler qu’elle devait maintenant travailler pour deux. Or, elle était incapable de cette vilenie.

Elle dissimulait pour lui, à qui elle voulait épargner un chagrin, non pour elle qui, ayant découvert où était la vérité, n’éprouvait nul remords, mais seulement une joie très douce : celle que procure la satisfaction du devoir accompli.

Bien qu’elle eût adopté cet extérieur hautain, distant, autoritaire qu’exigeait sa double qualité de femme mariée et de directrice, il subsistait beaucoup trop d’humilité en elle pour qu’elle attachât de l’importance au prêt tri-hebdomadaire de ce corps innombrablement loué jadis et s’estimât coupable envers son mari.

Coupable, elle l’eût été si elle se fût donnée pour rien, par amour, par caprice, à un homme dont elle se fût coiffée.

Mais, puisqu’elle se vendait — et très cher — à des indifférents, elle était innocente et ne trahissait point la foi jurée.

Mme Mireille avait même la certitude, tant sa conscience était en repos, tant elle croyait connaître l’âme d’Adolphe, qu’il raisonnerait comme elle si, écoutant la voix de l’orgueil qui, parfois, lui parlait ainsi qu’à toutes les créatures imparfaites que nous sommes, elle devenait un jour asses avide de louanges pour se vanter de sa nouvelle activité.

Mais elle espérait bien que cette voix se tairait longtemps et qu’il lui serait permis de continuer, sans en être infatuée, d’accroître, par son travail personnel, la richesse de la famille où Adolphe l’avait admise et envers qui elle savait toute l’étendue de ses devoirs.

XIII

Malgré la discrétion de Mme Bambou, ces dames n’avaient pu ignorer longtemps pourquoi, le lundi, le jeudi, le samedi, un officier de l’armée britannique franchissait le seuil de la Maison.

Mais, ayant deviné les raisons qui avaient déterminé Mme Mireille à reprendre du service actif, elles l’estimaient davantage.

Bien qu’elles eussent peut-être été fondées à lui reprocher de les avoir frustrées de clients riches et généreux, qui, sans doute, se fussent accordés avec trois d’entre elles si Madame ne les avait accueillis, jamais, ni par leurs paroles, ni par leur attitude, elles ne marquèrent de ressentiment.

Elles montraient tant de réserve, elles jouaient l’ignorance avec tant d’application, et, alors que d’autres, à leur place, eussent profité des circonstances pour se relâcher, elles continuaient de travailler avec tant de stricte gravité, que, parfois, Mme Mireille, qui, cependant, ne nourrissait aucune illusion, pouvait se demander si, vraiment, son secret était connu.

— Elles sont délicates et parfaites, disait-elle.

Et la façon dont son personnel se comportait avec elle la consolait, dans une certaine mesure, des nouveaux soucis qui, depuis quelques semaines, l’avaient assaillie.

Ces soucis, qui étaient de deux ordres, M. Adolphe les lui causait.

Toujours, il pensait à ce fils que sa femme ne lui donnait pas, à ce fils qu’il désirait si obstinément pour que son nom se perpétuât, pour que la famille continuât de régner sur la Maison.

Lorsqu’il parlait maintenant de cet enfant, ce n’était plus, comme naguère, avec attendrissement, mais avec nervosité, irritabilité. Très vite, il devenait amer et même, parfois, proférait une menace :

— Je te dis que je veux un garçon, un Rabier… et que je l’aurai !… De toi ou d’une autre !… Si tu ne te décides pas, un de ces jours, j’en fais un à la première venue… et je le reconnais ! Alors, on verra bien !…

Mme Mireille était meurtrie. Mais, se rappelant ce que lui avait prédit Casi en regardant palpiter la flamme de la bougie, elle restait inébranlable dans sa décision de n’accepter jamais plus la maternité.

Et ce n’était pas tout : une fois encore, les affaires périclitaient.

Si l’on ne pouvait dire que cette situation fût imputable à M. Adolphe, du moins s’expliquait-elle par la présence constante d’un grand mutilé dans la Maison dont, peu à peu, à cause de cette présence, notables et civils riches s’étaient écartés.

Beaucoup d’entre eux, qui, étant d’âge à être mobilisés, avaient pourtant réussi à passer à travers les mailles des filets qu’aux applaudissements des vieillards sanguinaires on traînait alors périodiquement sur la France afin d’y pêcher tout ce qui jouissait d’assez de jeunesse, de force et de santé pour mériter d’être envoyé au carnage, beaucoup d’entre eux éprouvaient un malaise, lorsque, venant au 17 dans le dessein de s’y dissiper, ils se trouvaient face à face avec M. Adolphe.

Ce colosse, vêtu de gabardine, qui, lui, connaissait l’enfer loin de quoi ils avaient réussi à se tenir, où il avait troqué ses yeux contre une médaille et une croix, et qui, après avoir étonné par sa sérénité, se montrait souvent taciturne et parfois irascible, se dressait maintenant comme un reproche devant ses hôtes.

Même silencieux, il leur disait que, là-bas, sur des kilomètres, la terre était farcie, fourrée, bourrée de morts, que, dans des centaines d’hôpitaux, des hommes qui, en réalité, n’avaient pas plus de raisons qu’eux-mêmes d’être des suppliciés, souffraient et mouraient, que, sur toute l’étendue du territoire, une multitude de victimes pleuraient pour leurs membres perdus, leurs corps désarticulés par la mutilation ou ruinés par la maladie.

Et, lorsqu’il parlait, racontait ce qu’il avait vu, — du temps qu’il pouvait encore voir ! — le son de cette voix leur était insupportable.

— Il nous embête, celui-là, avec ses croix et ses discours, pensaient-ils. On ne vient tout de même pas au bobinard pour y recevoir des leçons !

Ils vidaient rapidement leurs verres et se retiraient.

D’autres, dont les fils ou les gendres étaient au front et qui allaient chercher au 17 l’oubli de leurs angoisses paternelles, en ressortaient, aussitôt qu’ils avaient aperçu M. Adolphe, avec l’effroi d’apprendre un malheur, lorsqu’ils rentreraient chez eux.

Hommes jeunes ou déjà sur l’âge, qui avaient participé à la démonstration de sympathie dont le héros de la rue des Trois-Raisins avait été l’objet lors de son retour ou s’y étaient associés par la pensée, tous, maintenant, désertaient l’établissement où, seul, l’élément militaire continuait de fréquenter.

Sans pouvoir s’en expliquer la cause, M. Adolphe constata ces désertions. De même, il constata le fléchissement des recettes.

— Il y a quelque chose, disait-il parfois à Mme Mireille, quelque chose qui ne va pas.

Mme Mireille ne savait que trop ce qui n’allait pas et pourquoi, en dépit du sacrifice qu’elle avait fait, dans le dessein de la fixer, la fortune, une fois encore, se détournait d’eux. Pour ne point le dire ou éclater en sanglots, elle se mordait les lèvres.

Souvent, il ajoutait :

— Et puis, tu ne surveilles pas ton monde. Je suis sûr que tu te laisses gruger.

Malgré l’injustice du reproche, elle ne répondait pas. Mais, loin de l’apaiser, ce silence irritait son mari dont l’humeur, si égale naguère, s’aigrissait au point que, parfois, il lui arrivait de molester ou d’injurier les clients.

— Si ça continue, nous ne reviendrons plus, lui avait dit une fois l’un d’eux.

Sous un tel outrage à sa personne, à sa qualité de mutilé, à son nom, à sa Maison, M. Adolphe s’était dressé terrible : front livide, lèvres tremblantes, mains crispées.

— Mais foutez donc le camp tout de suite, nom de Dieu, foutez le camp !… Tous !… Tous !… Tous !…

Pour le faire taire, pour le calmer, Mme Mireille s’était jetée sur lui qu’elle croyait devenu dément. Il l’avait saisie par les poignets et, visage contre visage, lui avait crié :

— Toi !… Toi !… Je commence à en avoir assez, tu sais ! Je finirai par te crever !…

Mme Mireille avait blêmi, ces dames avaient échangé des regards, le salon s’était vidé.

XIV

Un lundi matin, M. Adolphe dit à sa femme :

— Le piano est faux, il faut commander l’accordeur pour cet après-midi, vers quatre heures.

Le garçon, par qui Mme Mireille envoya chercher l’homme de l’art, rapporta sa réponse : occupé toute la journée, il ne pouvait venir que le lendemain ou le surlendemain.

M. Adolphe réfléchit, compta sur ses doigts.

— Qu’on y retourne, ordonna-t-il d’une voix impérieuse, et qu’on lui dise que je l’attends sans faute jeudi à la même heure. Je ne veux de lui ni demain, ni après.

Mme Mireille n’avait jamais discuté aucune des décisions de son mari. Elle dépêcha de nouveau le garçon.

Cette fois, la réponse fut conforme au désir du maître.

— Nous réglerons donc cette affaire-là jeudi sur le coup de quatre heures, prononça-t-il.


L’accordeur fut exact.

Il prit possession du tabouret que M. Adolphe lui céda, mit un diapason entre ses dents et commença d’éprouver chaque note.

Ponctuel comme s’il se fût agi d’une affaire de service, le capitaine William-George Ellis, dont c’était le jour, survint peu après.

Déjà parée pour la soirée, c’est-à-dire vêtue d’une seule tunique de gaze, très courte, sans manches, et de bas verts, la négresse était assise, cigarette aux lèvres, devant un cahier de chansons qu’elle feuilletait. En reconnaissant le pas de l’Anglais, elle se leva, sourit et, selon le protocole établi, monta avec lui.

M. Adolphe n’écoutait plus les sons émis par l’instrument. Il tendait l’oreille vers l’escalier dont chaque marche sonnait sous le martèlement de la mule de Mme Bambou et gémissait sous la botte de l’officier.

A l’étage, une porte s’ouvrit. Elle se referma. Tout bruit cessa.

M. Adolphe croisa les bras, emplit d’air sa poitrine et dit à l’accordeur :

— Maintenant, jouez la Valse des Roses un peu forte, sans arrêt, jusqu’à ce que je revienne… Et quoi qu’il arrive ne vous occupez de rien. C’est pour faire une blague !

Il enleva ses bottes qu’il jeta sous une banquette, et, mains en avant, traversa le salon en fredonnant :

Viens avec moi, pour fêter le printemps,
Nous cueillerons des lilas et des roses…

puis s’engagea dans l’escalier, dont il saisit fortement la rampe.

Opérant sur celle-ci des tractions successives, il touchait à peine les marches qui ne craquaient pas plus que si un enfant allant pieds nus les eût foulées.

M. Adolphe arriva sur le palier au moment que Mme Bambou le traversait.

En apercevant ce colosse médaillé, aux paupières closes, qui allait en chaussettes dans l’étroit espace où il avait réussi à venir, à la manière d’un chat, elle accrocha ses ongles à ses dents qui se heurtaient et s’aplatit contre une cloison.

Les yeux agrandis, les jambes tremblantes, elle haletait.

Et son épouvante s’accroissait de cette circonstance : dans le salon elle entendait jouer, comme si c’eût été par lui-même, la langoureuse musique dont l’homme qui était là, devant elle, aimait à bercer son inaction de l’après-midi.

Mme Bambou n’était pas très éloignée de supposer qu’il y avait de la sorcellerie dans tout cela et que son patron, dont les mains, qui continuaient de ramer, atteignirent le mur, glissèrent dessus et s’arrêtèrent sur une porte, avait le pouvoir de se dédoubler.

Puis elle vit ceci :

M. Adolphe sortir un pistolet automatique de la poche de sa vareuse, l’armer, chercher de nouveau la porte, la caresser jusqu’à ce qu’il eut trouvé le bouton qu’il tourna et qui grinça.

Mais l’huis résista : le verrou avait été poussé à l’intérieur. Une voix féminine, la voix de Mme Mireille, s’éleva courroucée.

— Qu’est-ce que c’est ?

M. Adolphe eut un rire muet.

— Qu’est-ce que c’est ? répéta la voix. Qui est là ?

Reculant d’un pas, puis faisant une flexion sur les jarrets, puis donnant de l’épaule dans la porte qui céda sous la violence du choc, M. Adolphe fut projeté plutôt qu’il n’entra dans la chambre.

— C’est moi ! dit-il.

Mme Bambou avait bondi dans l’escalier. Quatre détonations qu’elle entendit coup sur coup précipitèrent son élan.

Sa tunique de gaze s’étant accrochée à un barreau, elle se crut poursuivie, poussa un cri de bête traquée, arracha de son corps l’étoffe légère, sauta les marches qui la séparaient encore du salon où elle arriva nue, hurlante, les yeux fous, les cheveux en désordre.

Fidèle à la consigne qu’il avait reçue, croyant que la tumultueuse entrée de cette négresse frénétique, vêtue de bas vert-pomme, faisait partie de la blague annoncée, l’accordeur continuait de jouer

Nous cueillerons des lilas et des roses.

Mme Lucie rentrait de la ville. Mme Bambou tomba dans ses bras.

— M. Adolphe vient de tirer sur Mme Mireille et sur l’Angliche, là-haut, dans ma chambre.

Puis elle s’évanouit.

La cousine la poussa sur une banquette :

— Arrêtez donc votre musique à la noix, vous, nom de Dieu ! cria-t-elle. Et occupez-vous de Madame.

Elle se précipita dans l’escalier.

L’accordeur comprit que, décidément, il devait se passer des événements exceptionnels. Il termina la phrase commencée, rabattit le couvercle du piano, fit pivoter son tabouret, enleva ses lunettes et considéra le corps de bronze qui se tordait sur la peluche saumon de la banquette.

— Encore que cette personne de couleur soit déparée par des seins un peu flasques, elle est assez harmonieuse de formes, remarqua-t-il.

Il était fort intéressé par le spectacle qui lui était offert, peu ému et très perplexe quant aux services qu’il pouvait rendre à cette femme dont les yeux étaient blancs, les mâchoires serrées, qui émettait des cris stridents et se retournait les ongles en cardant de la si belle peluche.

A tout hasard, il la gifla avec force cinq ou six fois et constata qu’il éprouvait un certain plaisir à appliquer ce traitement.


— En voilà une brute !

— Il tape comme un sourd !

— Voulez-vous la laisser tranquille !

— Il va lui casser les dents, ma petite !

L’accordeur fit volte-face : huit femmes aux cheveux enguirlandés de faux géraniums, de faux myosotis, de fausses capucines, et qui étaient nues sous des tuniques de gaze, de mousseline ou de surah, se trouvaient devant lui.

Au bruit des détonations, elles avaient quitté leurs chambres en hâte et, se bousculant, étaient descendues au salon afin de s’enquérir de ce qui se passait.

Bien qu’elles fussent de volumes, de teints, de types différents, l’accordeur les estima également désirables et se félicita que la saison de l’amour fût, depuis longtemps déjà, terminée pour lui, car il eût été fort embarrassé s’il lui eût fallu élire l’une d’elles.

— Mesdames !… Mes hommages !… prononça-t-il en s’inclinant.

— On s’en fout de vos hommages, répliqua Mme Carmen qui l’écarta pour s’occuper de Mme Bambou.

Il faut croire que l’intervention dont la négresse venait d’être l’objet était parfaitement appropriée à son cas, puisque son corps, raidi tout à l’heure, se détendait, puisque ses mains cessaient de griffer et ses jambes de s’agiter, puisque, enfin, ses yeux avaient perdu leur aspect effrayant et pris une expression de douceur et de puéril étonnement pour regarder le visage de la compagne penchée sur elle.

— Tu me reconnais, mon noiraud ? demanda Mme Carmen avec sollicitude.

— Oui, répondit Mme Bambou en sanglotant à petits coups dans la saignée de son bras replié. J’ai froid, ajouta-t-elle.

Elle grelottait.

Heureux de démontrer que, malgré les apparences selon quoi on venait de le juger peut-être un peu légèrement, son âme n’était pas tout à fait insensible, l’accordeur étendit avec beaucoup de soin son pardessus sur la négresse.

Considérant tour à tour Mme Bambou et le vieil homme, ces dames ne parvenaient point à établir une corrélation entre la scène dont elles venaient d’être témoins et les détonations qu’elles avaient entendues.

Elles échangeaient des regards interrogateurs, des hochements de tête, des haussements d’épaules, des gestes par quoi chacune exprimait à la fois son ignorance et son désir d’entendre sa compagne émettre une hypothèse qu’elle-même ne voulait pas prendre la responsabilité de formuler.

— Qu’est-ce qui s’est donc passé ?… Qui a tiré ? Y a-t-il quelqu’un de blessé ? demanda Mme Joujou à la négresse.

Mais celle-ci continua de pleurer et ne répondit pas.


Une sorte de hululement vint de l’escalier. Toutes les têtes se tournèrent vers la porte.

Paupières gonflées, visage tuméfié et verni par les larmes, poitrine secouée de sanglots, Mme Lucie parut.

On s’élança vers elle. Elle fit effort pour reprendre son souffle.

— Madame est morte, réussit-elle à articuler.

Ces dames comprirent. Toutes poussèrent le même cri suivi de lamentations semblables à celles, qu’en Orient, les pleureuses juives modulent sur les tombeaux.

— Et l’Angliche ? demanda Mme Andrée.

— Lui ? Crevé !

— Et M. Adolphe ?

— Il a jeté son revolver dans un coin et maintenant… maintenant, il est étendu par terre, à côté des deux cadavres… Il pleure !

Mme Zizi apporta une chaise, Mme Lucie s’y laissa tomber. Elle posa les coudes sur la table, cacha son visage dans ses mains.

Entre deux hoquets, elle disait d’une voix brisée ;

— Quand on pense qu’il l’a tuée !… Tuer une femme comme ça !… Une femme qui a tenu la Maison tout le temps qu’il a été là-bas… qui avait l’œil à tout… qui l’aimait comme on n’aime pas quelqu’un !

« Une femme qui était sérieuse et dévouée et toujours à l’ouvrage… Qui ne savait qu’inventer pour augmenter les bénéfices, même qu’elle avait trouvé le moyen de faire payer une taxe de luxe aux clients !… Et maintenant, la voilà morte… elle qui aurait fait la fortune de son mari et de sa fille… Pauvre Mireille !…

« C’est pas juste !… Non, c’est pas juste, car, par le fait, c’est pour lui et pour la petite qu’elle avait repris le peignoir trois après-midi par semaine. »

Elle suffoqua sous son chagrin et poursuivit :

— Mais aussi, pourquoi ne l’avait-elle pas prévenu ? Pourquoi ne lui avait-elle pas fait toucher les billets qu’elle recevait… Il ne se serait pas forgé des idées, cet homme… Il n’aurait pas cru que c’était pour le plaisir de la chose…

— Trop bonne, dit Mme Andrée.

— Trop délicate dans ce qu’elle était, dit Mme Joujou.

— Voilà où ça mène, constata Mme Zizi.

— Sainte Mireille ! murmura Mme Carmen en joignant les mains.

Assises sur les chaises, les banquettes, les tables, elles sanglotaient…

La nuit tombait dans le salon.

L’accordeur reprit son pardessus et, marchant sur la pointe des pieds, se retira.

XV

Vingt-quatre heures se sont écoulées. La Maison est fermée.

Il pèse sur elle cette torpeur qui s’empare des logis où la mort vient de passer. Mme Lucie qui ne peut, encore qu’elle le souhaite sincèrement, se défendre de songer à son propre avenir et se consacrer tout entière à la douleur, règne, dolente, silencieuse et hagarde, sur ces dames.

Celles-ci, après avoir poussé tant de cris, versé tant de larmes, échangé tant de réflexions, n’ont plus de pensées, ni de paroles. Reprises par leur fatalisme, il semble même que la force d’avoir du chagrin les ait abandonnées.

Inactives et sordides, elles errent, du salon à leurs chambres, où elles s’occupent à réunir les quelques pauvres objets qui leur appartiennent en propre, qu’elles ont apportés lors de leur entrée au 17 et qu’elles vont remporter puisque, demain, il leur faudra partir…

Hier, après le drame, la police, à qui Mme Lucie dépêcha son frère dès qu’elle eut repris ses esprits, est arrivée. Elle a emmené M. Adolphe, harcelé le personnel de questions, mis les scellés sur la chambre de Mme Bambou après avoir fait réparer la porte par un menuisier.

Puis, le soir, la foule ayant été chassée de la rue où, devant chaque maison, les dames formaient des groupes bariolés et commentaient l’événement, le corps de Mme Mireille fut chargé sur une voiture de l’hôpital civil pendant que celui du capitaine William-George Ellis était emporté par une ambulance automobile de l’hôpital anglais.

Un peu plus tard, une infirmière de la Maternité, munie d’un ordre du Maire, vint chercher la petite Aimée-Désirée qui, déjà, sommeillait dans le berceau où, depuis un siècle, tous les bébés Rabier avaient dormi et qui ne s’éveilla point.

Dès qu’elles furent avisées qu’un officier des Armées de Sa Majesté avait été assassiné en un lieu où, à moins de vouloir offenser tout l’Empire, nul ne saurait soutenir qu’un gentleman ait jamais mis les pieds, les autorités militaires britanniques, concluant à un guet-apens, exigèrent de mener l’enquête en même temps que la police française.

Elles placèrent devant la porte du 17, avec mission de ne laisser entrer ni sortir personne, deux gendarmes blonds armés du revolver et de la cravache de cuir, vêtus de kaki et portant le brassard rouge marqué des deux initiales noires M. P.

Aujourd’hui, toute la matinée, tout l’après-midi, des curieux, parmi lesquels officiers et soldats anglais en grand nombre montraient, par leur attitude, qu’ils partageaient l’opinion du Commandement quant aux circonstances ayant entouré le meurtre du capitaine William-George Ellis, ont continué de défiler dans la rue.

Regards levés vers les volets fermés, ils commentaient avec passion l’événement. Les dames portières des autres maisons leur fournissaient avec volubilité et abondance des détails dont ils se montraient friands et que, grisées par leur propre éloquence, elles inventaient du reste à mesure.

Maintenant, dans la rue des Trois-Raisins où règne la nuit, où les lanternes grillagées plaquent, çà et là, des taches rouges, les hommes se meuvent comme des ombres.

De cette foule enfiévrée monte un brouhaha confus, fait de conversations, de bribes de chansons, de sifflets, d’exclamations et d’appels lancés par la voix tentatrice des portières promettant mille délices à ceux qui pénétreront dans les eldorados dont elles ont la garde.

Un bruit de moteur et de ferrailles secouées couvre tous les autres : un camion automobile de l’armée britannique, chargé de soldats, vient de s’arrêter perpendiculairement à la rue de façon à en obstruer l’issue.

Les hommes sautent sur le pavé où sonnent les fers de leurs talons. Autant qu’on peut en juger, ils sont une trentaine.

Les voici alignés sur deux rangs. Un coup de sifflet déchire l’air. Ils avancent lourdement dans la rue au pas cadencé.

Des cris de surprise, suivis de cris d’effroi, partent de la foule, qui, dans un grand bruit de semelles cloutées raclant le sol, disparaît comme si, d’une seule soufflée, un vent violent l’avait emportée jusqu’à l’autre extrémité de la rue.

Les dames portières rentrent dans les maisons, poussent les verrous. Les lumières s’éteignent dans les lanternes.

Les soldats continuent d’avancer. Sans un mot, sans un cri, ils se jettent sur les deux M. P. en faction et les désarment.

Leurs rangs s’ouvrent. Huit d’entre eux qui portent sur leurs épaules une poutre de chêne sont démasqués. Ils font face au 17.

Quelqu’un siffle, en deux temps, entre ses dents. Sur ce rythme, le bélier frappe la porte blindée qui résonne, geint, craque, s’abat.

Des hurlements de démentes s’élèvent dans la maison où soudain, on le discerne entre les lames des persiennes, les lumières sont éteintes.

Un commandement :

— Light !

Quatre torches s’allument. Chaque homme tire une lampe électrique de sa poche et la Maison absorbe les trente soldats de Sa Majesté.

Quand ils paraissent dans le salon, ils sont accueillis par le cri de « Vive l’Angleterre » poussé par un personnage qu’ils ne s’attendaient point à trouver là.

Cheveux mêlés, teint cuit, barbe non faite, moustache tombante, œil éteint, le quidam ricane, se dandine et, pour se maintenir en équilibre, s’accroche à une table.

— Vive l’Angleterre ! répète-t-il avec difficulté. Vivent les soldats de la noble Angleterre !

C’est, en personne, le frère de Mme Lucie.

Depuis des mois qu’il tient, dans la Maison, l’emploi de portier, qu’il est soumis à la triple surveillance de sa sœur, de Mme Mireille et de M. Adolphe, il n’a jamais pu boire à sa soif.

Il a donc profité du désarroi qui, depuis hier soir, règne au 17, pour rattraper le temps perdu et consommer, en une seule fois, la quantité de liquide dont il fut frustré.

— J’ai royalement bu ! murmure-t-il, sur le ton de la confidence. Royalement bu !… Et ce qu’il y a de rigolo, c’est que personne ne s’en est aperçu !… Un autre, à ma place, serait saoul… Moi pas !…

Il s’interrompt, paraît réfléchir, puis, se touchant le front comme s’il venait de retrouver le fil de ses pensées :

— J’ai rudement sommeil !… Alors, je vous souhaite le bonsoir, les gars !

Il pose l’index sur ses lèvres.

— Surtout n’allez pas raconter à Lucie que vous m’avez rencontré… Elle me chercherait des raisons.

Ayant dit, il s’écroule et instantanément s’endort.

Les soldats le poussent sous une banquette et se mettent en quête de ces dames.

Ils n’ont pas besoin de les chercher longtemps.

Il leur suffit de monter à l’étage, d’enfoncer les portes à coups d’épaules ou de bottes pour les trouver pâles, tremblantes, claquant des dents, debout devant leurs lits.

Qu’importe si, en cette nuit qui est pour elles nuit de chômage forcé, elles ne sont ni lavées, ni peignées ? Qu’importe si elles ont de gros bas de coton, des savates éculées, des peignoirs de pilou constellés de taches ?

Les guerriers sont gens d’appétits robustes. Ceux-ci le prouveraient s’il en était besoin.

Ils font magnifiquement leur métier d’hommes.

Mme Lucie qui, en sa qualité de cousine et de sous-maîtresse, a essayé de leur résister, est la proie de quatre gaillards bien décidés à lui faire payer cher son indocilité.

L’un a saisi à pleine main sa chevelure qu’il a roulée autour de son poignet pour ne pas perdre la prise.

Deux autres lui tiennent les bras, le quatrième les jambes et c’est ainsi qu’on la descend au salon où l’électricité a été donnée ainsi qu’aux plus beaux soirs.

Entre les mèches qui pleurent sur son visage, elle voit toutes ces dames, nues comme elle, aux mains de soldats qui les immobilisent sur les banquettes pour permettre à leurs camarades, qu’ils relèveront tout à l’heure, d’user d’elles.

Cris de triomphe, vivats, applaudissements et rires se mêlent aux cris de douleur, aux exclamations rageuses, aux sanglots des patientes.

Mme Lucie est assise sur une table. On l’y renverse. Par les cheveux, les mains et les pieds, on l’y maintient. On danse, on chante, on vocifère, on siffle autour d’elle. Et elle subit tant d’assauts que, malgré son habitude et sa vigueur, elle s’évanouit.

On la fait glisser sur le marbre. Elle tombe sur la banquette.

Mme Andrée, puis Mme Carmen, puis Mme Bambou, puis Mme Zizi subissent la même épreuve jusqu’à l’évanouissement.

Ces garçons ne sont-ils pas des sportifs ? Et, partant, ne convient-il pas qu’ils s’amusent à établir laquelle de ces femmes fournira la plus longue carrière avant de perdre connaissance ?

Honneur et gloire à la race blonde ! C’est Mme Joujou qui est recordwoman.

La meute bat des mains, trépigne, siffle, chante devant ce corps blafard, aux monstrueuses boursouflures, devant ce corps inerte qui, sur le marbre blanc, semble celui d’une bête morte, tuée pour la boucherie et qu’on va dépecer.

— She is all right ! scande un des soldats.

Tous, détachant chaque syllabe du ban, répètent en chœur :

— She is all right !

— Who is all right ? interroge le premier.

— Djoudjou !

Alors, le chef de ban bat la mesure et, par trois fois, une immense acclamation roule :

— Hipp ! Hipp ! Hipp ! Hurrah !… Hipp ! Hipp ! Hipp ! Hurrah !… Hipp Hipp ! Hipp ! Hurrah !…

Le frère de Mme Lucie se réveille. Il réussit à se dégager, rampe sur le sol, s’assied, jambes écartées, au milieu du salon, passe sur son visage verni de sueur ses mains chargées de poussière.

Les soldats applaudissent.

Le succès qu’on lui fait le flatte. Il salue gracieusement, multiple les sourires, envoie des baisers, et apercevant tout à coup les corps des pensionnaires étendus çà et là, pousse des gloussements de joie en se frappant sur les cuisses.

— Alors, les gars, alors les Alliés, c’est la nouba à ce que je vois, la grande nouba, s’écrie-t-il.

Il demande à boire.

Comme on ne comprend pas, il fait le geste de porter un verre à ses lèvres. On lui passe une bouteille. Il s’y abreuve avec avidité, puis, aux applaudissements renouvelés de l’assistance que cet intermède a divertie, il reprend son mouvement de reptation et disparaît de nouveau sous la banquette en hurlant :

— Vive l’Angleterre !

La troupe compte un musicien. Il s’assied devant le piano, et voici le God save the King et le Tipperary et le Rule Britannia.

Un autre prend possession de l’étagère aux liqueurs. Il tend à ses camarades des verres à bière pleins de rhum, de cognac, de chartreuse, de kummel, de curaçao.

Trois sergents, qui ont exploré la cave, arrivent chargés de paniers.

— Tchampeine ! crient-ils.

On les acclame. L’alcool contenu dans les verres est versé sur les corps de ces dames. Les bouteilles passent de mains en mains, comme des briques lancées par des maçons faisant la chaîne. Les bouchons sautent. Le vin s’échappe des goulots. Des bouches le happent.

Et quand le flacon est vide, on le jette dans une glace, dans le lustre, ou bien on en martèle les touches du piano.

Car l’heure n’est plus à la musique, ni à l’amour, ni aux chants, ni aux rires.

L’heure est à la force !

Comme s’ils obéissaient à un signal, les hommes se lèvent. Beaucoup sont très rouges, quelques-uns très pâles. Ils chancellent. Mais il leur reste assez d’équilibre pour gravir l’escalier à la course, se répandre dans les chambres, en ouvrir fenêtres et persiennes, faire passer dans la rue meubles, miroirs, literie, lingerie multicolore et accessoires de toilette — tout ce qu’ils peuvent atteindre.

Ils redescendent dans le salon empuanti d’alcool, de fumée et de vin, dans le salon où tout est détruit.

Tout ? Non ! Il y a encore le piano et les tables de marbre.

Un piano, ça se renverse. Et l’on danse dessus jusqu’à ce qu’il éclate. Des tables de marbre ? Il suffit de les basculer sur le sol carrelé pour qu’elles s’y brisent.

Voilà qui est fait ! Et proprement et rapidement fait !

Les vainqueurs quittent la Maison. Ils butent sur le tas de meubles brisés et d’objets qu’ils ont jetés à la rue.

Une voix commande :

— Oil !

Les deux conducteurs de camion surviennent, porteurs de bidons de pétrole qu’ils éventrent à coups de couteau. Le liquide se répand sur le bois, les matelas, la lingerie qu’une torche enflamme.

— Hurrah !

La vieille Angleterre qui, jamais, n’a pardonné une offense, qui, jamais, n’a manqué de châtier durement ceux qui attentèrent à son renom ou à ses biens, vient de venger le capitaine William-George Ellis.

Rule Britannia !


Et maintenant ?…

Maintenant, M. Adolphe appartient à la justice.

Elle peut le frapper ou l’absoudre, qu’importe !

Privé de son Antigone, jamais il ne rentrera au 17 où, pendant plus de cent ans, les siens ont si rudement peiné pour acquérir une honnête aisance, où il était fondé à espérer que, grâce à la guerre longue, il aurait l’orgueil, lui, premier de sa race, d’asservir la fortune, où, enfin, un fils né de sa chair lui aurait succédé.

Les Rabier ont cessé de régner sur la Maison…

FIN

ACHEVÉ DIMPRIMER
POUR LA COLLECTION
« ÉCHANTILLONS »
LE DIX SEPTEMBRE MIL NEUF CENT VINGT-CINQ
SUR LES PRESSES
DE L
IMPRIMERIE BUSSIÈRE
SAINT-AMAND
(CHER)