The Project Gutenberg eBook of Le Chat Maltais

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Title: Le Chat Maltais

Author: Rudyard Kipling

Translator: Arthur Austin-Jackson

Louis Fabulet

Release date: February 21, 2024 [eBook #73007]

Language: French

Original publication: Paris: Mercure de France

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHAT MALTAIS ***

RUDYARD KIPLING

Le Chat Maltais

Traduction de
LOUIS FABULET et ARTHUR AUSTIN-JACKSON

PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

MCMVIII

ŒUVRES DE RUDYARD KIPLING
A LA MÊME LIBRAIRIE

LE LIVRE DE LA JUNGLE, traduit par Louis Fabulet et Robert d’Humières. Vol. in-18
3.50
LE SECOND LIVRE DE LA JUNGLE, traduit par Louis Fabulet et Robert d’Humières. Vol. in-18
3.50
LA PLUS BELLE HISTOIRE DU MONDE (La plus Belle Histoire du Monde. Le Perturbateur du Trafic. La Légion perdue. Par-dessus bord. Dans le Rukh. Un Congrès des Puissances. Un Fait. Amour des Femmes), traduit par Louis Fabulet et Robert d’Humières. Vol. in-18
3.50
LHOMME QUI VOULUT ÊTRE ROI (L’Homme qui voulut être Roi. La Porte des Cent mille Peines. L’Étrange chevauchée. L’Amendement de Tods. La Marque de la Bête. Bisesa. Bertran et Bimi. L’Homme qui fut. Les Tambours du « Fore and Aft »), traduit par Louis Fabulet et Robert d’Humières. Vol. in-18
3.50
KIM, roman, traduit par Louis Fabulet et Charles Fountaine Walker. Vol. in-18
3.50
LES BATISSEURS DE PONTS (Les Bâtisseurs de Ponts. Petit Tobrah. Namgay Doola. En Famine. Au fond de l’Impasse. Les Finances des Dieux. La Cité des Songes), traduit par Louis Fabulet et Robert d’Humières. Vol. in-18
3.50
STALKY ET Cie, roman, traduit par Paul Bettelheim et Rodolphe Thomas. Vol. in-18
3.50
SUR LE MUR DE LA VILLE (Sur le Mur de la Ville. Trois et un… de plus. L’Histoire de Muhammad Din. Lispeth. L’Autre. Moti-Guj-Muin. Une Fraude. La Libération des Pluefles. L’Arrestation du Lieutenant Golightly. Une affaire de chance. Dans l’erreur. Le Cas de divorce Bronckhorst. Wee Willie Winkie. En plein orgueil de jeunesse. Sans bénéfice de clergé), traduit par Fabulet, précédé d’une Étude sur Rudyard Kipling par André Chevrillon. Vol. in-18
3.50
LETTRES DU JAPON, traduit par Louis Fabulet et Arthur Austin-Jackson. Vol. in-18
3.50
LHISTOIRE DES GADSBY, roman, traduit par Louis Fabulet et Arthur Austin-Jackson. Vol. in-18
3.50
LE RETOUR DIMRAY (Le Retour d’Imray. Dray wara yow dee. Le Rickshaw-Fantôme. 007. Le Bisara de Pooree. Au bord de l’Abîme. Le Chef du district. Le Navire qui s’y retrouve. Naboth. Les Bornes mentales de Pambé Serang. Eux. A mettre au dossier), traduit par Louis Fabulet et Arthur Austin-Jackson. Vol. in-18
3.50

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :

Sept exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 1 à 7

JUSTIFICATION DU TIRAGE :

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

RUDYARD KIPLING
LAURÉAT DU PRIX NOBEL

Je revois toujours Rudyard Kipling, tel qu’en son cottage du village de Rottingdean, à peu de distance de Brighton, sur la falaise anglaise, il m’apparut il y a cinq ou six ans. Je le revois, dès que la porte de son cabinet fut ouverte devant moi et qu’il m’aperçut au seuil de son « home », écarter la servante, se baisser vivement pour tirer le verrou de l’autre battant de la porte, et finir lui-même d’ouvrir celle-ci toute grande devant les pas du Français avant de lui tendre la main. Le geste fut charmant, et j’en garde un aimable souvenir. Je revois Rudyard Kipling dans le cabinet de travail, que j’ai décrit ailleurs[1], aux murs blanchis à la chaux, ornés seulement de quelques bas-reliefs dus à l’ébauchoir de son père, de ce père que tant il révère et qui, de façon si originale et si artistique, illustra le texte anglais des Livres de la Jungle et de Kim. Je revois le gros feu de houille qui chauffait bien la pièce. Tout cela était d’une simplicité grande pour l’un des rois du monde.

[1] Journal des Débats, à la date du 3 juillet 1903.

Quelques minutes après, j’allais faire connaissance avec la femme de Rudyard Kipling, fille du grand éditeur américain Balestier, exquise maîtresse de maison, à l’air si jeune sous ses cheveux argentés déjà, que séparait la raie sur la tempe. Et, en arrivant, tout à l’heure, j’avais aperçu deux petits enfants qui jouaient dans la cour. Avant de passer pour le lunch dans une vaste salle à manger où semblaient s’être réfugiés tous les raffinements qui dénotaient la fortune et l’éducation de mes hôtes, je restai en tête à tête avec Rudyard Kipling. Il était là, devant moi, l’homme dont je déchiffrais, depuis quelques années, l’œuvre, mot à mot, à chaque mot dévoilant une beauté surprenante et nouvelle. Il était là, causant gaiement en anglais, parce qu’il se défait, prétendait-il, de son français, se levant vivement pour aller prendre sur une planche et revenir me montrer tel ou tel livre de Robert-Louis Stevenson, qu’il appelait son maître, me regardant de son œil prompt et vite replié sur soi derrière les lunettes de cristal, écoutant d’une oreille attentive la moindre parole tombée de mes lèvres. C’était là le regard qui avait scruté, fouillé l’univers, lu tout au fond des âmes et derrière le fond de l’âme et dans l’âme des hommes les plus lointains et les plus inconnus. C’était là l’oreille qui avait écouté le monde entier chuchoter et jusqu’à la matière la plus inerte mêler sa voix à l’universel concert, qui avait saisi, compris des bruits dont nulle avant elle n’avait eu le soupçon. C’étaient là le regard, l’oreille qui avaient tout vu, tout entendu, et permis au cerveau le plus merveilleusement organisé de refléter l’univers. Et j’avais, en outre, devant moi, l’immortel auteur des Livres de la Jungle.

Les Livres de la Jungle ! Je me rappelle. Un soir de mai 1898, à Paris, je dînais en compagnie d’un poète anglais et de Robert d’Humières, et l’Anglais prononça un nom que j’entendais pour la première fois ; c’était le nom de Rudyard Kipling. Il me conseilla en même temps de lire les Jungle Books. Le lendemain, ils tombaient sous mes yeux chez Galignani, et je les achetais. Je lus le premier tout dans une nuit, et, au matin, télégraphiai à Robert d’Humières, parti pour Londres, qu’il nous fallait traduire cela, faire lire cela à nos compatriotes ; et sans attendre sa réponse, je m’attelais à la besogne. Cela, c’était un des plus beaux livres qui soient à l’honneur de l’esprit humain. C’était, au moment où nous nous apercevons que de la civilisation l’homme sort gangrené à fond, c’était Adam ressuscité dans le paradis terrestre au milieu des animaux sages et donneurs de bons conseils, un Adam seul dans la nature et sous le regard des Puissances Éternelles, un Adam dont rien n’avait perverti l’âme et que les Puissances Éternelles pouvaient contempler, satisfaites de l’œuvre ; c’était, sous les traits de Mowgli, l’homme, orgueil de la création, pour la seconde fois jailli, frais comme un lis, du sol ancestral aux floraisons de miracle. Lorsque je lus pour la première fois le Livre de la Jungle, il me sembla qu’un sang nouveau circulait dans mes veines, et je baisai de loin la main qui avait écrit ce livre. Comment Rudyard Kipling s’y était-il pris pour dégager du détestable aggloméré dont à la lecture de ce poème on s’aperçoit que notre âme est aujourd’hui recouverte, comment Rudyard Kipling avait-il fait pour dégager l’âme délicieuse qui n’a reçu que les seuls conseils du loup, de la panthère, de l’ours et du python Kaa, et qui n’effleurera la société d’hommes la plus rudimentaire que pour rentrer dans la jungle au plus vite, meurtrie et ses fiertés blessées ? Les avez-vous bien lus, les Livres de la Jungle ? En avez-vous saisi, sous le déploiement somptueux des richesses terrestres, sous les beautés de la flore et de la faune indiennes, l’admirable portée ? Avez-vous compris qu’ils arrivaient pour servir à l’homme de redoutable point de comparaison ? Ah ! lorsque je les ai traduits pour les donner à la France, il m’a semblé que j’infusais à mes compatriotes un sang pur et nouveau, que je leur apportais un souffle vivifiant et salubre, et que ceux qui aimeraient Mowgli et ses conseillers, s’ils profitaient de la leçon pour prendre conscience de soi, ne pourraient qu’en devenir meilleurs. Vraiment, le monde entier peut s’incliner devant l’homme qui a conçu, écrit les Livres de la Jungle, car ils comptent parmi les plus purs et les plus rares joyaux que l’humanité ait œuvrés et possède.

Après leur publication en français, je n’avais, pas plus que Robert d’Humières, l’intention de continuer à faire métier de traducteur et ne croyais point devoir affronter de nouveau l’œuvre colossal de M. Rudyard Kipling, devant la seule lecture duquel je reculais un peu épouvanté. Mais je lus un autre volume, puis encore un autre, et je continuai d’être émerveillé, et, plus je lisais du Rudyard Kipling, plus je sentais qu’il fallait en lire pour comprendre la portée de l’œuvre, plus le poète grandissait devant moi, plus il devenait le géant devant lequel aujourd’hui le monde entier s’incline.

Ce n’étaient plus les Livres de la Jungle, peut-être… mais un prodigieux cinématographe se déroulait, et l’humanité, en procession infinie, avec ses passions, ses vices et ses vertus, ses heurs et malheurs, ses travaux sans nombre, ses aventures sans fin, son inlassable activité, que sais-je ?… son poignant effort et sa surprenante vitalité, défilait tout entière sous mes yeux.

Et que le mot « cinématographe » s’entende et n’enlève rien à ma pensée que la poésie est immense qui se dégage de l’œuvre et s’irradie à l’entour, immense comme l’auréole d’un monde, celle du globe terrestre que Rudyard Kipling semble tenir dans sa main, et que son oreille écoute, et que regarde son œil.

Alors, irrésistiblement, je pris un conte, le traduisis, en pris un autre, encore le traduisis. Mais il eût été grave de prendre l’œuvre par blocs et de présenter ces blocs au public français. Il y avait là bien des choses qui échappaient à notre compréhension de peuple non cosmopolite et trop replié sur soi. Il fallait agir avec prudence, faire un choix craintif, prendre de ci de là dans l’œuvre, forcer l’intérêt, puis l’admiration, jusqu’au jour où la poésie de l’ensemble éclaterait et resplendirait sur l’œuvre plus abondant.

Est-ce à dire que mes efforts pour communiquer à mes compatriotes une part de l’admiration sans bornes que j’ai vouée à Rudyard Kipling, et que continue de justifier à mes yeux chaque mot anglais de son œuvre que je tâche de traduire en un mot français, est-ce à dire que ces efforts ont été couronnés de succès ? Non, pas encore. Et si je n’avais pour me rassurer aujourd’hui le suffrage de l’univers en ce prix Nobel décerné à M. Rudyard Kipling, si je n’avais pour corroborer mon jugement celui d’un compatriote comme M. André Chevrillon, le seul Français qui ait publié sur Rudyard Kipling une étude digne de ce génie, le seul qui ait témoigné de sa parfaite compréhension d’une œuvre qu’il admire autant que je fais, je me prendrais parfois, en France, à m’inquiéter de cette admiration que je professe pour le poète étranger.

Pourquoi la France met-elle si longtemps à venir à l’œuvre de M. Rudyard Kipling ? Ah ! c’est qu’il est dur, pour un pays qui prétend mener la marche du monde, d’avoir à reconnaître le génie d’un homme dont les « intellectuels » anglais eux-mêmes ont dit : « Son influence est de celles qui font retarder l’horloge du Temps. » Et pourquoi pareille accusation a-t-elle été portée contre M. Rudyard Kipling ? Parce que M. Rudyard Kipling, admirateur de l’énergie humaine, se fondant sur l’expérience par lui acquise à travers le monde entier, confiant en sa miraculeuse clairvoyance, croit que l’homme est fait pour la lutte plus que pour la jouissance, qu’il est souvent responsable de son malheur, que souvent il a besoin d’un maître, que parfois il réclame le fouet, et, que cette loi, nul progrès ne la viendra déranger. M. Rudyard Kipling a connu d’autres civilisations, a rencontré d’autres sages, et plus antiques et plus expérimentés que les nôtres. Il a vécu dans l’Inde, a fréquenté les lamas. Il sait jusqu’où la liberté humaine peut aller. Il sait le point précis qu’elle ne peut dépasser. Et il sourit. C’est ce sourire qui contrarie les « intellectuels » sur le point de se voir forcés d’en rabattre de leurs espérances. M. Rudyard Kipling sourit de l’utopie. Et, ce qui domine son œuvre, c’est le prodigieux bon sens, le merveilleux équilibre. En une seconde, la balance, en sa main, redevient horizontale. Dans 007, cette histoire extraordinaire de locomotives, au milieu d’un saisissant tableau d’activité humaine où sont décrites, avec une intensité de vie sans précédent, les voies de manœuvre et la cour de marchandises d’une importante gare américaine, je cueille ce passage, où M. Rudyard Kipling déclare nettement ce qu’il croit le plus convenable à l’intérêt social :

Un homme d’équipe, le visage pourpre, se tailla un chemin à l’aide des épaules, jusqu’au chef de manœuvre, et lui mit le poing sous le nez. Le chef ne leva même pas les yeux de dessus sa liasse d’avis de réception. Il fléchit légèrement l’index, et un grand jeune homme en chemise rouge, qui flânait nonchalamment près de lui, frappa l’homme d’équipe sous l’oreille gauche, d’un coup qui l’envoya rouler frissonnant et gloussant sur une balle de fourrage.

M. Rudyard Kipling n’est point de ceux qui portent des confitures ni des lits de plumes dans les prisons, et voilà pourquoi certaines gens lui en veulent. Il est pour l’ordre, sans lequel l’activité humaine, cette activité humaine devant laquelle il est à genoux, ne peut plus se déployer. Et c’est ce qui lui fait approuver le châtiment des coupables, respecter son roi, admirer le soldat, défendre l’armée dont l’homme a besoin de voir l’épée pour marcher droit et ne pas déranger l’équilibre social, hors duquel il n’est de progrès véritable ni durable. Il est pour l’énergie, sans laquelle l’homme n’est qu’une proie indigne de pitié, ou grâce à laquelle il accomplit ces prodiges dont le poète anglais s’est fait le chantre universel. Il est enfin pour l’accomplissement du devoir, ce devoir qui s’inscrit en lettres nettes vis-à-vis de tout œil humain, lorsque cet œil volontairement ne se reclôt pour céder à la faiblesse. Et, à l’adresse de l’homme qui se dérobe à ce devoir, Rudyard Kipling n’a pas assez de mépris. Or, chose bizarre, le public ami de l’ordre, en France, est le dernier à venir à Rudyard Kipling, dont il eût dû, semble-t-il, accueillir la venue comme celle d’un sauveur. Par ignorance de l’œuvre, sans doute, par défiance de ce qui vient de l’étranger, par une routine qui l’éloigne des nouveaux clichés et de ce qui n’est pas français, il continue à ne toucher à cet œuvre que d’un doigt pudibond, de sorte qu’il n’a soulevé qu’à peine un coin du voile, et ne se rend nul compte de la puissance du poète anglais. Il faut marcher pas à pas dans l’œuvre, y voir les hommes aux prises avec leur devoir et conscients de leur responsabilité pour sentir ce qu’il y a de viril et de sain en Rudyard Kipling, et de quelle force est la leçon qu’il donne. Il faut avoir fait connaissance avec la justice, l’inflexibilité, le bon sens des officiers et des fonctionnaires de l’Inde, dont il fait les héros de la plupart de ses contes, pour comprendre ce qui donne à l’Angleterre sa suprématie dans le monde. Comme il l’aime, sa nation, Rudyard Kipling ! Comme il en connaît et apprécie les vertus ! Et son influence serait de celles qui retardent ? L’influence de cet homme qui a tout vu, qui tout connaît, qui de tout a tiré un jugement sûr et droit, qui tout expose avec loyauté ; l’influence de ce cinématographe humain, de ce cinématographe de génie, serait de celles qui retardent ? Regardez l’œil de Rudyard Kipling ! Regardez l’homme sourire !

Et l’amour de l’énergie, du muscle et de l’épée nue enlève-t-il à Rudyard Kipling le sentiment ? Ah ! lisez donc ceux de ses contes qui ont pour héros des enfants ! Que touchantes sont les pensées, que touchants sont les mots qui lui montent aux lèvres, que de fois le sanglot de l’émotion vient étreindre la gorge du lecteur ! Lisez ce conte intitulé Eux, où le poète peuple d’enfants imaginaires la maison de Beauté qu’habite la châtelaine aveugle et solitaire, et où il semble avoir enfin saisi dans l’air impalpable ce que nous n’y voyons pas encore, avoir ravi à Dieu le souffle qui anime la matière et savoir à son tour l’incarner. Que de sentiment dans l’Histoire des Gadsby, et quelles pages que celles où le poète, n’ayant plus assez des voix de l’homme et de la femme pour parler d’éternité, mêle au concert l’aigle qui plane sur leurs têtes et jusqu’à la ligne de l’Himalaya dont les neiges tout là-bas, là-bas, tressaillent ! Capitaines courageux, qui débute par un coup de brutalité voulu et porteur d’admirables fruits, n’est-il pas, en même temps que le plus superbe poème que l’on ait écrit sur la mer, un livre de sentiment, et ses dernières pages sont-elles autre chose qu’un long sanglot ? Sanglot nostalgique de l’adolescent qui vient de quitter le banc de Terre-Neuve où il apprit de ses semblables ce qu’est au fond la vraie vie de l’homme : travail et souffrance parmi la beauté. Sanglot de la mère, femme du milliardaire américain, qui retrouve son fils sauvé par miracle, mais pour le perdre de nouveau et à jamais lorsque l’enfant se rend compte de son devoir viril et social. Sanglot d’émotion du père qui raconte à son fils sa propre existence de lutteur acharné, et s’aperçoit que ce fils vient à son tour d’apprendre le grand secret de la vie, et marchera sur sa trace. Sanglot de l’humanité tout entière en cette assemblée de pêcheurs où l’on fait le compte des morts. Et Kim ! Ah ! je ne peux m’empêcher de terminer par la page où Rudyard Kipling décrit la convalescence du petit Anglo-Indien qui, après avoir parcouru l’Inde en compagnie du lama, est tombé malade chez la vieille maharanee, de l’enfant qui, guéri d’une maladie de croissance, reprend à la vie, et retrouve le premier sommeil réparateur :

Tout d’abord ses jambes fléchirent comme de mauvais tuyaux de pipe, et la ruée du grand jour inondant l’étourdit… Le cerveau affaibli se dérobait au monde extérieur, comme un jeune cheval, une fois qu’il a senti la molette, s’efface de côté pour se tenir loin de l’éperon.

… Puis il regarda les arbres et l’étendue des champs, avec les huttes aux toits de chaumes cachées parmi les récoltes, — les regarda avec des yeux absents, incapables de définir la taille, la proportion ni l’usage des choses ; — il resta les yeux tout grands ouverts pendant une demi-heure de silence. Tout ce temps-là, il sentit, quoiqu’il n’eût pu l’exprimer par des mots, que son âme ne s’engrenait pas à ce qui l’entourait, — roue sans rapport avec aucun mécanisme, absolument comme la roue paresseuse d’un broyeur de Beheea, machine à bas prix qu’on a jetée dans un coin. Les brises le caressaient de leur éventail, les pierrots piaillaient après lui ; par derrière, les bruits de la maison pleine — disputes, ordres et reproches — frappaient des oreilles sourdes.

— Je suis Kim. Je suis Kim. Et qu’est-ce que Kim ? répétait encore son âme.

Il n’avait pas envie de pleurer, — ne s’était jamais encore moins senti envie de pleurer, — quand tout à coup de faciles et bêtes de larmes ruisselèrent le long de son nez, et il sentit, avec un déclenchement presque perceptible, les roues de son être remboîtées de nouveau sur le monde extérieur. Les choses qui, un instant auparavant, traversaient le globe de ses yeux sans rien signifier, reprirent leurs proportions convenables. Les routes étaient faites pour y marcher, les maisons pour y vivre, le bétail pour être mené, le sol pour être cultivé, et les hommes et les femmes pour leur parler…

Sur un petit tertre, à un demi-mille de là, se trouvait un char à bœufs vide, avec un jeune bananier derrière lui, — un belvédère, eût-on dit, sur des plaines nouvellement labourées ; et ses paupières, que l’air baignait de tiédeur, s’alourdirent comme il s’en approchait. Le sol était tout en bonne poussière propre, — pas en herbe nouvelle, qui, vivante, est déjà à moitié route de la mort, mais en poussière d’espoir, qui renferme la semence de toute vie. Il la sentit entre ses orteils, la caressa de la paume de ses mains, et, articulation par articulation, soupirant de volupté, s’étendit de tout son long à l’ombre du char chevillé de bois. Et Mère Terre l’imprégna de son souffle pour lui rendre l’équilibre qu’il avait perdu en restant si longtemps sur un lit, privé de ses bons courants. Sa tête s’abandonna sur le sein de la mère, et ses mains ouvertes se rendirent à sa force. L’arbre aux multiples racines, au-dessus de lui, et jusqu’au bois mort façonné par la main de l’homme, à côté, savaient ce qu’il cherchait, et lui ne le savait pas. Heure sur heure, il s’appesantissait, plus lourd que le sommeil.

Que saurais-je ajouter à cette citation, qui fasse mieux comprendre la grandeur du poète ? Il me semble que l’œuvre de M. Rudyard Kipling, lorsqu’on en a saisi le sens, est partout ainsi, un ruissellement de beautés. Jamais en tête d’aucun de nos volumes de traductions je n’ai cru devoir publier de préface, sauf l’étude parfaite de M. André Chevrillon. Il m’était apparent que tous mes compatriotes finiraient par comprendre, admirer…

LOUIS FABULET.

Écho de Paris du 13 décembre 1907.

LE CHAT MALTAIS

Ils avaient, tous les douze, bon motif de se montrer orgueilleux, et motif meilleur encore d’avoir le trac ; car, bien qu’ils se fussent, partie par partie, taillé la voie à travers les teams engagés pour le tournoi de polo, ils se rencontraient, cet après-midi-là, dans le match final, avec les Archanges. Or, les hommes des Archanges jouaient avec une demi-douzaine de poneys par tête, et, comme la partie était divisée en six quarts de huit minutes chacun, c’était un poney frais à chaque reprise. Alors que le team des Skidars, même en supposant qu’il ne survînt pas d’accidents, n’était en mesure de fournir qu’un poney toutes les deux reprises. Et deux contre un, cela constitue un sérieux avantage. D’autre part, ainsi que le fit remarquer Shiraz, le syrien gris, ils se rencontraient avec le dessus du panier des poneys de polo de l’Inde Supérieure ; des poneys qui pour le moins avaient coûté mille roupies chacun, alors qu’il ne fallait voir en eux-mêmes qu’un lot de roquentins sans valeur, pris un peu partout, et souvent à des charrettes de campagne, par leurs maîtres, lesquels appartenaient à un régiment pauvre, mais honnête, d’infanterie indigène.

« L’argent, cela veut dire l’allure et le poids, déclara Shiraz, en frottant d’un air malheureux son nez noir et soyeux le long de sa guêtre bien ajustée ; et, suivant les maximes du jeu, tel que je le connais…

— Ah, mais nous ne jouons pas les maximes, repartit le Chat Maltais. C’est le jeu, que nous jouons, et nous possédons l’incontestable avantage de le connaître, le jeu. Réfléchissez donc d’une enjambée, Shiraz. En deux semaines nous sommes partis de rien pour décrocher la seconde place contre tous ces gaillards que vous voyez là sur le terrain, et cela, parce que nous jouons avec la tête tout autant qu’avec les pieds.

— N’empêche que je me sens aussi mal en forme que mal en train, déclara Cendrillon, une jument gris souris, qui possédait un frontal rouge et la paire de jambes la plus nette qu’on vit oncques à un poney hors d’âge. Ils ont le double de notre taille, ces personnages-là. »

Cendrillon regarda l’assemblée, et soupira. Le terrain de polo d’Umballa, dur et poudreux, était encadré de milliers de soldats, blancs, noirs, sans compter les centaines et centaines d’équipages, de mail-coachs, de dog-carts, d’ombrelles aux couleurs brillantes, d’officiers avec ou sans uniforme, et les foules d’indigènes derrière eux ; et les ordonnances à dos de chameau, qui avaient fait halte pour assister à la partie, au lieu de porter les missives du haut en bas de la ville ; et les marchands de chevaux indigènes, qui couraient de côté et d’autre sur des juments de Biluchi aux oreilles délicates, cherchant l’occasion de vendre quelques poneys de polo de tout premier ordre. Puis c’étaient les poneys d’une trentaine de teams éliminés, qui avaient été engagés pour la « Upper India Free For All Cup[2] » — presque tous poneys de valeur et de renom entre Mhow et Peshawer, entre Allahabad et Moultan ; poneys primés, arabes, syriens, barbes, de Deccanee, de Waziri, du pays, et des poneys de Caboul de toutes les couleurs, toutes les formes, tous les caractères imaginables. Quelques-uns d’entre eux se trouvaient dans des écuries toiturées de nattes, près du terrain de polo ; mais la plupart étaient sellés, et leurs maîtres, les vaincus des parties précédentes, s’en servaient pour trotter de ci de là, et se conter mutuellement la façon précise de jouer le jeu.

[2] Coupe de l’Inde Supérieure, ouverte à tous.

C’était un beau spectacle, et le va et vient des prompts petits sabots, ainsi que les salutations incessantes des poneys qui s’étaient déjà rencontrés sur d’autres terrains de polo ou champs de course, eussent suffi à mettre n’importe quel quadrupède dans tous ses états.

Mais le team des Skidars s’arrangeait pour ne pas avoir l’air de connaître ses voisins, quoique la moitié des poneys qu’on voyait sur le terrain fussent curieux de se frotter l’épaule à celle des petits gaillards venus du Nord et qui jusqu’ici avaient tout balayé sur leur passage.

« Voyons, dit au Chat Maltais un arabe soyeux, à la robe dorée, qui avait joué fort mal le jour précédent, dites-moi, ne nous sommes-nous pas rencontrés dans l’écurie d’Abdul Rahman, à Bombay, il y a quatre saisons ? J’ai gagné la coupe de Paikpattan à la saison suivante, vous devez vous rappeler.

— Ce n’est pas moi, répondit poliment le Chat Maltais. J’étais alors à Malte, à tirer la charrette. Je ne cours pas dans les courses. Je joue le jeu.

— O-oh ! repartit l’arabe, en dressant la queue, et en s’éloignant d’un air crâne.

— Tenez-vous sur la réserve, dit à ses compagnons le Chat Maltais. Nous n’avons pas besoin de nous frotter le nez à tous ces demi-sang panards de l’Inde Supérieure. Dès que nous aurons gagné cette coupe-ci, ils vendront leurs fers pour nous connaître.

— Ce n’est pas nous qui gagnerons la coupe, déclara Shiraz. Comment vous sentez-vous ?

— Médiocre, comme la ration d’hier au soir, après que ce rat musqué eut passé dessus, répondit Polaris, un poney gris à l’avant-main quelque peu lourd. »

Et le reste du team se montra d’accord avec lui.

« Plus tôt on oublie cela, mieux cela vaut, dit le Chat Maltais d’un ton de bonne humeur. Ils ont fini le tiffin[3], dans la grande tente. C’est le moment où on va nous réclamer. Si vos selles ne sont pas mises comme il faut, ruez. Si vos mors vous gênent, cabrez-vous, et laissez les saïs voir si vos guêtres sont trop serrées. »

[3] Déjeuner, dans l’Inde.

Chaque poney avait son saïs, son groom, lequel habitait, mangeait et dormait avec lui, et toujours avait parié beaucoup au-delà de ses moyens sur le résultat de la partie. Rien à craindre, tout irait bien, et afin d’en être sûr, chaque saïs frictionnait les jambes de son poney jusqu’à la dernière minute. Derrière les saïs se tenaient assis tous ceux du régiment des Skidars qui avaient obtenu une permission pour assister au match, la moitié environ des officiers indigènes, et cent ou deux cents hommes à la peau brune, à la barbe noire, sans parler des musiciens du régiment, dont le doigt parcourait nerveusement les grosses cornemuses enrubannées[4]. Les officiers indigènes tenaient des faisceaux de sticks de polo, de longs maillets emmanchés de bambou ; et comme, après le tiffin, la grande tribune officielle se remplissait, ils se disposèrent soit isolément, soit deux par deux, en différents points autour du terrain, de façon qu’un stick se trouvât-il brisé, le joueur n’eût pas loin à galoper pour s’en voir remettre un autre. Une fanfare de cavalerie britannique entonna un air populaire, et les deux arbitres, en légers cache-poussière, firent leur apparition sur deux petits poneys fort excités. Les quatre joueurs du team des Archanges suivirent, et le spectacle de leurs belles montures fit gémir Shiraz de nouveau.

[4] Les cornemuses furent très répandues primitivement dans l’Inde elle-même, l’Asie Mineure et la Chine, et se trouvent être l’instrument de musique national de certains régiments indigènes de l’Inde tout aussi bien que celui des Highlanders.

« Attendez, nous allons voir, dit le Chat Maltais. Deux d’entre eux jouent avec des œillères, et cela indique qu’ils ne voient pas comment se tirer des pieds lorsqu’ils gênent les leurs, ou que les poneys des arbitres sont susceptibles de leur donner de l’ombrage. Ils ont aussi tous des rênes de tresse blanche qui sûrement vont s’allonger !

— Et les hommes ont leur fouet à la main au lieu de l’avoir au poignet. Ha ! dit Cendrillon, en dansant pour se dégourdir.

— Véridique. Il n’est guère possible de manier son stick et ses rênes en même temps que le fouet tenu de cette façon-là, dit le Chat Maltais. Il n’est pas un mètre carré du terrain de Malte sur lequel je n’aie pris une pelle, et je dois savoir. »

Il fit trembler son petit garrot tout pelé, rien que pour montrer la satisfaction qu’il éprouvait, mais, au fond du cœur, il ne se sentait pas plus gai que cela. Depuis le jour où, pris avec un vieux fusil, en acompte sur le paiement d’une dette de jeu provenant d’un pari aux courses, il avait échoué dans l’Inde, amené sur un transport, le Chat Maltais avait toujours joué et prôné le polo sur le dur terrain des Skidars, dans le team des Skidars. Or, le poney de polo tient quelque peu du poète. Est-il né avec l’amour du jeu, qu’on peut en faire quelque chose. Le Chat Maltais savait que s’il existait des bambous, c’était à seule fin de se servir de leurs racines pour tourner des balles de polo ; que si l’on donnait du grain aux poneys, c’était pour les tenir en bonne condition, et que si on les ferrait, c’était pour les empêcher de glisser dans un report en arrière. Mais, outre tout cela, il n’était pas un tour, pas une ruse du plus beau jeu du monde, qu’il ne connût, et au cours de deux saisons il avait enseigné aux autres tout ce qu’il savait ou devinait.

« Rappelez-vous, dit-il pour la centième fois, au moment où les cavaliers arrivaient, qu’il nous faut jouer avec ensemble, et qu’il vous faut jouer avec votre cervelle. Quoi qu’il arrive, suivez la balle. Qui est-ce qui ouvre la marche ? »

On était en train de sangler Cendrillon, Shiraz, Polaris, ainsi qu’un petit bai tout court, haut sur jambes, pourvu de jarrets formidables et d’un garrot insignifiant (on l’appelait Bouchon), tandis qu’à l’arrière-plan les soldats regardaient de tous leurs yeux.

« Je tiens, vous autres, les hommes, à ce que vous restiez tranquilles, dit Lutyens, le capitaine du team, et surtout à ce qu’on ne fasse pas piailler les cornemuses.

— Même si nous gagnons, capitaine sahib ? demanda un musicien.

— Si nous gagnons, vous pourrez faire ce que vous voudrez », repartit Lutyens avec un sourire, tout en se glissant autour du poignet la boucle de son stick et en faisant demi-tour pour regagner sa place au petit galop.

Les poneys des Archanges, en raison de la foule bigarrée qui se tenait là, si près du terrain, se montraient quelque peu au-dessus d’eux-mêmes. Leurs cavaliers étaient d’excellents joueurs, mais c’était un team de joueurs hors ligne au lieu d’être un team hors ligne, ce qui n’est pas du tout la même chose. Ils avaient honnêtement l’intention de jouer avec ensemble, mais il est bien difficile pour quatre hommes, dont chacun est le meilleur du team où on l’a pris, de se rappeler qu’au polo, dût-on faire des exploits de coups de maillet ou d’équitation, rien ne vous excuse de jouer pour votre propre compte. Leur capitaine les interpella un à un pour leur crier ses ordres, et il est curieux de remarquer que lorsqu’on appelle un Anglais par son nom en public, le voilà devenu nerveux et agité. Lutyens ne dit rien à ses hommes, attendu que tout avait été dit à l’avance. Il retint Shiraz, car il jouait « arrière », pour garder le goal. Powell sur Polaris était demi-arrière, et Macnamara ainsi que Hughes sur Bouchon et Cendrillon étaient premier et deuxième avant. La dure petite balle en racine de bambou fut mise au milieu du terrain, à cent cinquante mètres des extrémités, et Hughes croisa les sticks, le maillet en l’air, avec le capitaine des Archanges, lequel jugea bon de jouer « avant », place d’où l’on ne peut aisément contrôler ce que fait le team. Le petit clic que firent les manches de bambou en se rencontrant s’entendit d’un bout à l’autre du terrain ; et c’est alors que Hughes, opérant quelque rapide coup de poignet, envoya rouler doucement la balle à quelques mètres. Cendrillon, qui connaissait de longue date ce coup appelé « dribbling », suivit comme le chat suit la souris. Tandis que le capitaine des Archanges faisait évoluer son poney sur place, Hughes tapa de toutes ses forces, et à peine le coup était-il donné que Cendrillon se trouvait déjà loin, suivie de près par Bouchon, leurs petits sabots fouettant le sol durci à l’instar de gouttes de pluie sur des carreaux de vitre.

« Tirez à gauche, dit Cendrillon entre ses dents, elle vient de notre côté, Bouchon ! »

L’arrière et le demi-arrière des Archanges fondaient sur Cendrillon juste au moment où le poney se trouvait à portée de la balle. Hughes se pencha en avant, la bride lâche, et presque sous les pieds de Cendrillon la fit dévier à gauche ; elle s’en alla folâtrer à petits bonds du côté de Bouchon, lequel comprit que, s’il n’était prompt, elle irait rouler hors des limites. Ce coup en longueur donna aux Archanges le temps de faire demi-tour et d’envoyer trois hommes à travers le terrain pour bousculer Bouchon. Cendrillon resta où elle était, car elle connaissait le jeu. Bouchon était sur la balle un quart de seconde avant l’arrivée des autres, et Macnamara, d’un revers, la renvoya à Hughes, qui vit le passage libre jusqu’au goal des Archanges, et claqua la balle entre les goals avant qu’on sût exactement ce qui était arrivé.

« Cela peut s’appeler de la veine, dit Bouchon, comme ils changeaient de côté. Un goal en trois minutes et en trois coups, et sans pour ainsi dire nous faire travailler.

— Je ne sais pas, dit Polaris, mais il me semble que nous les avons émoustillés trop tôt. Serais pas étonné que, la prochaine fois, ils essaient de nous mettre sur les dents.

— Empêchez la balle de rouler, alors, dit Shiraz. Cela vient à bout de tout poney qui n’en a pas l’habitude. »

La fois suivante, ce ne fut plus le galop allègre à travers le terrain. Tous les Archanges se refermèrent comme un seul homme, mais restèrent là, attendu que Bouchon, Cendrillon et Polaris étaient l’un ou l’autre sur la balle, à marquer le pas parmi le cliquetis des sticks, tandis que Shiraz tournait tout autour, guettant une occasion.

« Nous pouvons, nous autres, faire cela toute une journée durant, dit Polaris, en donnant de la croupe dans les côtes d’un autre poney. Qu’est-ce que vous avez à pousser comme cela ?

— Qu’… qu’on m’attelle entre deux brancards d’ekka si je le sais, lui fut-il répondu à bout de souffle, et je donnerais bien une semaine de provende pour voir mes œillères au diable. Je n’y vois goutte.

— En effet, il n’y a pas mal de poussière. Pan ! Dans le jarret. Où est la balle, Bouchon ?

— Sous ma queue. Il y a là, en tout cas, un homme en train de la chercher. C’est merveilleux. Ils ne peuvent pas se servir de leurs sticks, et cela les met en rogne. Bourrez donc un peu le vieux porteur d’œillères, qu’il fasse la culbute !

— Eh là, ne me touchez pas. Je ne vois rien. J’ai… j’ai bien envie de reculer », dit le poney aux œillères, lequel savait qu’il ne faut pas songer à soutenir un choc lorsqu’on ne peut voir tout autour de soi.

Bouchon était en train de guetter la balle, là, dans la poussière, près de son sabot antérieur droit, tandis que Macnamara, le stick raccourci dans la main, la tapotait de temps à autre. Quant à Cendrillon, elle essayait de se faufiler hors de la mêlée, agitant d’un mouvement fébrile ce qui lui restait de queue.

« Hé ! Ils l’ont, hennit-elle. Faites-moi place ! »

Et elle partit au galop, droit comme balle de fusil, à la suite d’un grand poney efflanqué appartenant aux Archanges, et dont le cavalier brandissait son stick, prêt à donner le coup.

« Ce sera pour une autre fois », dit Hughes, comme le coup glissait le long de son stick levé.

Et Cendrillon, donnant de l’épaule contre le flanc du grand poney, le poussa de côté juste au moment où Lutyens sur Shiraz renvoyait la balle à l’endroit d’où elle était venue et où le grand poney s’éloignait sur la gauche, en glissant des quatre pieds. Cendrillon, voyant que Polaris avait rejoint Bouchon dans la poursuite de la balle du côté du goal, alla se camper à sa place, et c’est alors qu’on annonça la fin de la reprise.

Les poneys des Skidars ne perdirent de temps ni en ruades ni en esbrouffes. Ils savaient que chaque minute de repos se traduisait par autant de profit, et ils trottèrent dans la direction des barrières pour retrouver leurs saïs, lesquels aussitôt se mirent à les étriller, les couvrir et les masser.

« Pouah ! dit Bouchon, en se raidissant sous le gros racloir de vulcanite, pour ne rien perdre de son chatouillement. Si nous jouions poney pour poney, nous tomberions ces Archanges en une demi-heure. Mais on va en amener de frais, et encore de frais, et puis encore après cela… Vous comprenez ?

— Qu’est-ce que cela fiche ? répliqua Polaris. Nous avons la première manche… Est-ce que je n’ai pas le jarret qui enfle ?

— Il a l’air un brin bouffi, déclara Bouchon. Vous devez avoir reçu plutôt un pain, Ne le laissez pas se raidir. On va avoir encore besoin de vous dans une demi-heure.

— Que pensez-vous du terrain ? demanda le Chat Maltais.

— Le terrain est comme votre fer, sauf aux endroits où on a mis trop d’eau, repartit Cendrillon. Alors, il devient glissant. Ne jouez pas au centre. Il y a là un marais. Je ne sais pas comment leurs quatre nouveaux vont se conduire, mais nous avons empêché la balle de rouler, et les avons fait suer pour la peau. Qui est-ce qui sort ? Deux arabes et deux du pays ! Cela ne vaut rien. Comme c’est bon, de se gargariser ! »

Cendrillon causait, le goulot d’une bouteille à soda recouverte de cuir entre les dents, tout en essayant de regarder par-dessus son garrot. Et cela lui donnait un petit air fort coquet.

« Qu’est-ce qui ne vaut rien ? demanda Aube Grise, en se rétrécissant le ventre dans sa ventrière et en admirant ses épaules bien prises.

— Vous autres, arabes, ne pouvez galoper assez vite pour vous réchauffer… c’est ce que Cendrillon veut dire, déclara Polaris, en boitant pour montrer que son jarret demandait quelque attention. Est-ce que vous jouez « arrière », Aube Grise ?

— Cela m’en a tout l’air », répondit Aube Grise, comme Lutyens enjambait sa selle.

Powell monta le Lapin, un simple bai du pays, qui ressemblait beaucoup à Bouchon, mais avec des oreilles de mulet. Macnamara prit Faiz Ullah, un bon petit arabe roux, à dos court, et pourvu d’une longue queue ; et Hughes enfourcha Benami, vieille bête brune et maussade, sous elle du devant plus que ne doit l’être un poney de polo.

« Benami n’a pas l’air commode, dit Shiraz. Êtes-vous bien luné, Ben ? »

Le brave vétéran s’éloigna d’un pas raide sans répondre, et le Chat Maltais regarda les nouveaux poneys des Archanges en train de se pavaner sur le terrain. C’étaient quatre beaux poneys noirs, et ils semblaient, à leur allure, de taille à manger le team des Skidars et à s’éloigner au galop ce repas dans le ventre.

« Encore des œillères, dit le Chat Maltais. Bien, cela !

— Ce sont des chevaux de bataille — des chevaux de grosse cavalerie ! déclara Cendrillon d’un ton indigné. Ils ne retrouveront plus jamais leur « un mètre quarante ».

— Ils ont tous été bien et dûment mesurés, et sont tous pourvus de leurs certificats, repartit le Chat Maltais, sans quoi ils ne seraient pas ici. Ce qu’il faut, c’est accepter les choses telles qu’elles se présentent, et ne pas perdre la balle de vue. »

Le jeu reprit ; mais, cette fois, les Skidars se trouvèrent parqués dans leur propre camp, ce dont les poneys spectateurs ne conclurent rien de bon.

« Faiz Ullah est en train de faire le feignant, comme d’habitude, dit Polaris avec un hennissement de mépris.

— Aussi, Faiz Ullah trinque », repartit Bouchon.

On entendait la cravache de polo à boucle de cuir cingler le ventre arrondi du petit compère. Puis, le hennissement aigu de Lapin s’en vint jusqu’à eux à travers le terrain.

« Je ne peux pas faire toute la besogne, criait-il.

— Jouez. Ne parlez pas », hennit le Chat Maltais.

Et tous les poneys surexcités se tortillèrent, tandis que les soldats et les grooms empoignaient les barrières et se mettaient à hurler. Un poney noir muni d’œillères avait mis le grappin sur le vieux Benami, et s’efforçait par tous les moyens en son pouvoir de le gêner. On voyait Benami encenser et faire claquer sa lèvre supérieure.

« Attention à la culbute, dit Polaris. Benami commence à se fâcher. »

Le jeu ondoya de haut en bas, de goal à goal, et les poneys noirs prirent confiance en sentant qu’ils avaient de meilleures jambes que les autres. La balle sortit d’une petite mêlée, et Benami ainsi que le Lapin la suivirent, Faiz Ullah trop content d’avoir la paix un instant.

Le poney aux œillères noires arriva comme un faucon, avec deux des siens derrière lui, et l’œil de Benami brilla comme ils disputaient ensemble de vitesse. La question était de savoir lequel des deux poneys céderait la place à l’autre, chacun des cavaliers parfaitement consentant à risquer une chute pour la bonne cause. Le noir, que ses œillères avaient presque rendu fou, se fiait à son poids et à sa fougue ; mais Benami, lui, savait comment l’employer, son poids, et comment la régler, sa fougue. Ils se rejoignirent, et ce ne fut plus que poussière. Le noir gisait sur le flanc, hors d’haleine. Le Lapin était à cent mètres de là, en haut du terrain avec la balle, et Benami se trouvait assis. Il avait glissé sur une longueur de près de dix mètres, mais il avait eu sa revanche, et resta donc assis de la sorte, en claquant des narines, jusqu’à ce que le poney noir se levât.

« Voilà ce que vous y gagnez, avec votre intervention. Vous en faut-il davantage ? » demanda Benami.

Et il plongea dans le jeu. Il n’y eut rien de fait, attendu que, malgré les corrections que lui administrait Macnamara toutes les fois qu’il en trouvait le temps, Faiz Ullah ne voulait pas galoper. Toutefois, la chute du poney noir avait fortement impressionné ses compagnons, ce qui empêcha les Archanges de profiter de la mauvaise allure de Faiz Ullah.

Mais, comme le déclara le Chat Maltais, lorsqu’on annonça la fin de la reprise et que les quatre poneys s’en revinrent tout soufflants et dégouttants de sueur, Faiz Ullah eût dû se voir poursuivi à coups de pied tout autour d’Umballa. Si, la prochaine fois, il ne se conduisait pas mieux, le Chat Maltais promit de lui arracher par la racine sa jolie queue d’arabe pour la lui manger.

Le temps manqua pour causer, car on appelait la troisième équipe.

Le troisième quart d’une partie est généralement le plus chaud, attendu que chaque clan adverse s’imagine que l’autre est exténué ; et c’est le moment où en général la victoire dépend de chaque coup que l’on porte.

Lutyens prit d’un mot et d’une caresse possession du Chat Maltais, car il le prisait plus que tout au monde. Powell eut Shikast, un petit rat gris sans race et sans manières en dehors du polo ; Macnamara monta Bambou, le plus grand du team, et Hughes prit Qui Êtes-Vous, autrement dit l’Insecte. On supposait à ce dernier du sang australien dans les veines, mais il avait l’air d’un tréteau, et on eût pu lui taper sur les jambes avec une barre de fer sans lui faire de mal.

Ils s’en allèrent à la rencontre de la fine fleur du team des Archanges, et lorsque Qui Êtes-Vous aperçut les jambes élégamment bottées de ces derniers et leurs belles robes satinées, il grimaça un sourire à travers sa bride amincie par l’usure.

« Ma parole ! dit-il, il faut leur faire faire un peu de football. Ces messieurs ont besoin de recevoir une frottée.

— Pas mordre, déclara le Chat Maltais sous forme d’avis, attendu que Qui Êtes-Vous passait pour s’être, une ou deux fois dans sa carrière, oublié de cette façon-là.

— Qui a parlé de mordre ? Je ne joue pas les apaches. C’est le jeu que je joue. »

Les Archanges s’en vinrent comme un loup sur la bergerie, attendu qu’ils étaient fatigués de football et avaient soif de polo. On leur en servit, du polo. A peine s’était-on remis au jeu que Lutyens frappa sur une balle qui s’en venait rapidement vers lui, et que cette balle, comme il arrive parfois, monta en l’air avec le bruissement d’une perdrix effarouchée. Shikast l’entendit, mais sur le moment ne put la voir, quoiqu’il regardât partout et même en l’air, comme le lui avait appris le Chat Maltais. L’ayant enfin aperçue dans le ciel et devant lui, il se précipita avec Powell, de toute la vitesse de ses jambes. Ce fut alors que Powell, personnage d’ordinaire calme et pondéré, se trouva inspiré et tenta un coup parfois suivi de succès dans un tranquille après-midi de longue pratique. Il prit son stick des deux mains, et, se dressant tout debout sur ses étriers, frappa au petit bonheur à tour de bras dans l’air, comme on fait à Munipore. Il y eut comme une seconde de stupeur, après quoi des quatre coins du terrain partit un hurlement d’enthousiasme et de plaisir comme la balle filait droit (on eût pu voir les Archanges étonnés plonger sur leurs selles pour se tenir à l’abri de la trajectoire, tout en la regardant, la bouche ouverte), et des balustrades où se tenait la musique militaire des Skidars s’éleva jusqu’à bout de souffle le piaulement des cornemuses.

Shikast entendit le coup ; mais il entendit la tête du stick, dans le même moment, voler en éclats. Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf poneys sur mille, faisant feu des quatre pieds, fussent partis après la balle, avec un joueur inutile pour leur tirer sur le mors ; mais Powell connaissait Shikast comme Shikast connaissait Powell, et dès l’instant où le poney sentit la jambe droite de son cavalier bouger d’un rien sur le quartier de la selle, il piqua droit sur les limites où un officier indigène agitait frénétiquement un stick de rechange. Les cris n’étaient pas éteints, que de nouveau Powell était armé.

Une fois déjà dans sa vie le Chat Maltais avait entendu exactement le même coup partir de dessus son propre dos, et avait mis à profit la confusion qui en résultait. Cette fois, il agit par expérience, et, laissant Bambou garder le goal en cas d’accident, arriva comme un éclair à travers les autres, tête et queue basses, Lutyens debout sur ses étriers pour l’alléger, — fila toujours, avant que l’autre côté se rendît compte de ce qui se passait, et faillit piquer une tête entre les poteaux des Archanges, tandis qu’il ne restait plus à Lutyens qu’à pousser la balle après un galop de cent cinquante mètres en droite ligne. S’il était une chose dont s’enorgueillît plus que d’une autre le Chat Maltais, c’était de cette prompte échappée de flèche à travers le terrain. Il n’était pas de l’école de ceux qui promènent la balle autour du champ, à moins qu’on eût clairement le dessous. Après cela, ils accordèrent aux Archanges cinq minutes de football, ce football que déteste un poney rapide, tout poney de prix, parce que cela l’énerve.

Qui Êtes-Vous se montra en cette façon de jouer meilleur même que Polaris. Il ne permit pas à la balle de s’échapper, et se fourra joyeusement dans la mêlée comme s’il mettait le nez dans la mangeoire à la recherche de quelque bon morceau. Quant au petit Shikast, il bondit sur la balle dès qu’elle se trouva dégagée, et chaque fois qu’un poney des Archanges s’imagina de la suivre, Shikast se trouvait là, debout sur elle, demandant ce qu’on voulait.

« Si nous pouvons tenir jusqu’à la fin de ce quart, dit le Chat Maltais, je me fiche du reste. Ne vous esquintez pas. Laissez-les suer pour nous. »

Sur quoi les poneys, ainsi que leurs cavaliers l’expliquèrent plus tard, « se refermèrent ». Les Archanges les maintinrent la bride serrée sur le devant de leur goal, ce qui acheva d’enlever aux petites bêtes ce qui leur restait de sang-froid ; elles se mirent alors à ruer pendant que les hommes faisaient échange de compliments et taquinaient les jambes de Qui Êtes-Vous, lequel serra les dents, mais resta où il était ; et la poussière plana comme un arbre sur la mêlée jusqu’à la fin de ce quart on ne peut plus brûlant.

On trouva les poneys fort excités et pleins de confiance lorsqu’ils retournèrent auprès de leurs saïs, et il fallut au Chat Maltais les avertir qu’on touchait au plus difficile de la partie.

« Voici que nous allons, nous autres, dit-il, rentrer tous dans le jeu pour la seconde fois, tandis qu’ils font sortir de nouveaux poneys. Vous allez vous croire en état de galoper et vous apercevoir qu’il n’y a pas mèche ; sur quoi vous allez vous faire de la bile.

— Mais deux goals à rien, c’est une diable d’avance, repartit Cendrillon, en faisant des manières.

— Combien faut-il de temps pour avoir un goal ? dit le Chat Maltais. De grâce, ne partez pas avec l’idée que la partie est à moitié gagnée, rien que parce qu’il nous arrive en ce moment d’être en veine. Ils nous mèneront, s’ils le peuvent, jusque dans la grande tribune ; il ne faut pas leur donner une chance. Suivez la balle.

— Du football, comme toujours ? déclara Polaris. J’ai le jarret presque aussi gros qu’une musette.

— Ne leur permettez pas même de voir la balle, si c’est possible. Maintenant, laissez-moi tranquille. Il me faut, avant le dernier quart, ramasser tout ce qui me reste de force. »

Il baissa la tête et laissa tous ses muscles se détendre. Shikast, Bambou et Qui Êtes-Vous imitèrent son exemple.

« Il vaut mieux ne pas regarder le jeu, dit-il. Ce n’est pas nous qui jouons, et nous ne ferons que nous éreinter si nous devenons inquiets. Regardez à terre, et imaginez-vous que c’est le moment de chasser les mouches. »

Ils firent de leur mieux, mais le conseil était dur à suivre. Les sabots tambourinaient et les sticks babillaient d’un bout à l’autre du terrain, et les hurlements d’enthousiasme des troupes anglaises disaient que les Archanges étaient en train de serrer de près les Skidars. Les soldats indigènes, derrière les poneys, grognaient et grommelaient, se parlaient tout bas à eux-mêmes, et voici qu’on entendit une acclamation prolongée, suivie du retentissement des hourrahs !

« Un pour les Archanges, dit Shikast sans lever la tête. L’heure approche. Oh, ma mère !

— Faiz Ullah, dit le Chat Maltais, si vous ne jouez pas jusqu’au dernier clou de vos fers, cette fois-ci, je vous gratifierai d’une ruade sur le terrain devant tous les autres poneys.

— Je ferai de mon mieux quand mon tour viendra », repartit d’un air crâne le petit arabe.

Les saïs se regardèrent gravement l’un l’autre en frictionnant les jambes de leurs poneys. C’était le moment où la question galette entrait en jeu, tout le monde le savait. Cendrillon et les autres revinrent, la sueur ruisselant sur leurs sabots et leurs queues racontant de mélancoliques histoires.

« Ils valent mieux que nous, déclara Shiraz. Je savais ce qu’il en serait.

— Ferme ta grande boîte, dit le Chat Maltais. Nous avons toujours un goal d’avance.

— Oui, mais c’est au tour de deux arabes et de deux du pays à jouer maintenant, dit Bouchon. Faiz Ullah, rappelle-toi ? » ajouta-t-il d’une voix mordante.

En montant sur Aube Grise, Lutyens regarda ses hommes. Ils ne présentaient guère une jolie apparence. Ils étaient rayés de bandes alternatives de poussière et de sueur. Leurs bottes jaunes étaient passées au noir. Ils avaient les poignets rouges et boursouflés, et on eût dit que leurs yeux s’étaient enfoncés de deux pouces dans la tête. Toutefois l’expression de ces yeux-là était assez satisfaisante.

« Avez-vous pris quelque chose au tiffin ? » demanda Lutyens.

Et le team se contenta de secouer négativement la tête. Ils avaient trop soif pour parler.

« Bravo ! Les Archanges n’ont pas fait de même. Ils sont plus à bout de souffle que nous.

— Ils ont les meilleurs poneys, dit Powell. Je ne serai pas fâché d’en avoir fini. »

Ce fut un sale quart que le cinquième, de toutes façons. Faiz Ullah joua comme un petit diable rouge ; le Lapin sembla se trouver partout à la fois, et Benami gouverna droit sur tout ce qui s’en venait sur sa route, tandis que sur leurs poneys les arbitres tournoyaient comme des mouettes autour du jeu en ses déplacements. Mais les Archanges avaient les meilleures montures — ils avaient gardé leurs pur-sang pour la fin — et ne laissèrent pas une seule fois les Skidars se livrer au football. Ils frappèrent la balle d’un bout à l’autre du terrain jusqu’à ce que Benami et les autres fussent sur le flanc. Puis ils se portèrent en avant, tandis que Lutyens et Aube Grise, sans arrêt, arrivaient juste, et tout juste, à éloigner la balle d’un long coup de revers retentissant. Aube Grise oublia sa qualité d’arabe, et passa du gris au bleu en galopant. A vrai dire, elle l’oublia trop bien, attendu qu’elle ne garda pas les yeux sur le terrain comme un arabe l’eût dû faire, mais allongea le nez et précipita le pas, par pur amour du jeu. On avait arrosé le terrain une ou deux fois entre les reprises, et un arroseur négligent avait vidé tout le contenu de la dernière de ses outres en un même endroit près du goal des Skidars. On allait terminer la partie, et pour la dixième fois Aube Grise se lançait à la poursuite d’une balle, quand, son pied gauche de derrière glissant dans la boue grasse, elle fit plusieurs tours sur elle-même, après avoir lancé Lutyens presque contre le poteau ; et les Archanges triomphants firent leur goal. Alors, la cloche sonna deux goals chacun ; mais il fallut venir au secours de Lutyens, et Aube Grise se releva avec quelque chose de claqué au postérieur gauche.

« Des avaries ? demanda Powell, un bras passé autour de Lutyens.

— La clavicule, cela va sans dire », répondit Lutyens entre ses dents.

C’était la troisième fois qu’il se la brisait en deux ans, et cela lui faisait mal.

Powell et les autres se mirent à siffler.

« La partie est fichue, déclara Hughes.

— Continuez de tenir. Nous avons encore cinq bonnes minutes, et ce n’est pas mon bras droit, dit Lutyens. Voyons-en la fin.

— Dites-moi, demanda le capitaine des Archanges qui arrivait en trottant. Êtes-vous blessé, Lutyens ? Nous attendrons, si vous désirez mettre un remplaçant. Je voudrais… je veux dire, le fait est, mes gaillards, que si jamais team mérita de gagner cette partie-ci, c’est bien vous. Je voudrais pouvoir vous donner un homme ou quelques-uns de nos poneys… quelque chose, enfin.

— Vous êtes mille fois aimable, mais nous irons jusqu’au bout, je pense. »

Le capitaine des Archanges ouvrit tout grands les yeux.

« Voilà qui n’est pas mal », dit-il.

Et il retourna à son camp, tandis que Lutyens empruntait une écharpe à l’un de ses officiers indigènes[5], et s’apprêtait à se mettre le bras en bandoulière. Alors, un Archange s’en vint au galop, porteur d’une grosse éponge à tub, et donna le conseil à Lutyens de se la placer sous l’aisselle afin de soulager l’épaule. A eux trois ils lui bandèrent le bras gauche selon toutes les règles de l’art, et l’un des officiers indigènes s’en vint d’un bond avec quatre longs verres qui fusaient et s’emplissaient de bulles.

[5] Les régiments indigènes de l’Inde comportent des officiers anglais en même temps que des officiers indigènes, mais les premiers ont toujours autorité sur les seconds.

Le team regarda Lutyens d’un air implorant, et Lutyens fit « oui » de la tête. C’était la dernière reprise, et rien, après cela, n’y changerait quoi que ce soit. Ils burent jusqu’au bout le breuvage d’or sombre, s’essuyèrent la moustache, et les choses prirent une apparence plus riante.

Le Chat Maltais avait passé son museau dans le devant de chemise de Lutyens, et essayait de dire combien il était fâché.

« Il devine, dit Lutyens, d’un ton d’orgueil. Le petit type devine. J’ai déjà joué avec lui sans bride… pour rire.

— Il ne s’agit pas de rire, pour le moment, déclara Powell. Mais nous n’avons pas un seul remplaçant convenable.

— Non, repartit Lutyens. C’est le dernier quart, et il s’agit de faire notre goal et de gagner. Je m’en remets au Chat.

— Si vous retombez, cette fois-ci, je crois que vous le sentirez, dit Macnamara.

— Je m’en remets au Chat, répéta Lutyens.

— Vous l’entendez, dit fièrement aux autres le Chat Maltais. Cela vaut la peine d’avoir joué le polo dix ans, pour qu’on en dise autant de vous. Maintenant donc, mes enfants, en avant ! Nous allons ruer un tout petit peu, rien que pour montrer aux Archanges que voici un team qui n’a pas souffert. »

Effectivement, comme ils s’en allaient sur le terrain, le Chat Maltais, après s’être convaincu que Lutyens était bien d’aplomb sur sa selle, lança trois ou quatre ruades, et Lutyens se mit à rire. Les rênes se virent ramassées n’importe comment à l’extrémité de sa main en écharpe, sans que sur elles il prétendît compter. Il savait que le Chat répondrait à la moindre pression du genou, et, histoire d’amuser la galerie — car son épaule lui faisait grand mal — il fit exécuter au petit gaillard un huit serré autour des poteaux de goal. Un rugissement s’éleva parmi les officiers indigènes et leurs hommes, qui n’étaient point ennemis d’un brin de dugabaschi (tour de dressage), comme ils appelaient cela, et les cornemuses se mirent très tranquillement et d’un air de dédain à bourdonner les premières mesures d’une banale chanson de bazar, dont le titre était : Toujours Frais et Toujours Verts, comme un simple avertissement aux autres régiments que les Skidars étaient en forme. Tous les indigènes se prirent à rire.

« Et maintenant, dit le Chat, comme ils se remettaient en place, rappelez-vous que c’est le dernier quart, et suivez la balle !

— Pas besoin qu’on nous le dise, repartit Qui Êtes-Vous.

— Laissez-moi continuer. Tous ces gens, sur les quatre côtés, vont se mettre à nous serrer — absolument comme ils firent à Malte. Vous allez en entendre crier, se porter en avant, être repoussés en arrière, et vous allez voir l’effet que cela va produire sur les poneys des Archanges. Or, si une balle se trouve envoyée aux limites, suivez-la, et laissez les gens s’écarter d’eux-mêmes sur votre chemin. J’ai passé une fois par-dessus le timon d’un mail-coach, piqué une tête dans la poussière, et sauvé la partie grâce à cela. Soutenez-moi quand je pars, et suivez la balle. »

Il s’éleva comme un murmure de sympathie et de surprise générales au moment où les joueurs se remirent en place pour la dernière reprise, et alors se produisit exactement ce que le Chat Maltais avait prévu. Les spectateurs se pressèrent tout près des limites, et les poneys des Archanges se mirent à reluquer l’espace en train de se rétrécir. Si vous connaissez la sensation de se trouver à l’étroit au tennis — non à cause du désir de reculer en dehors du « court », mais pour le plaisir de savoir qu’au besoin c’est possible — vous comprendrez ce que doivent ressentir des poneys qui jouent dans une boîte dont les quatre côtés sont formés par des êtres humains.

« Je vais embêter quelques-uns de ces gens-là, si je peux me frayer un passage », dit Qui Êtes-Vous, tout en filant derrière la balle.

Et Bambou approuva de la tête, sans parler. Ils jouaient leur va-tout, et le Chat Maltais avait abandonné la défense du goal pour les rejoindre. Lutyens lui donna tous les ordres possibles pour le ramener, mais c’était la première fois en sa carrière que le sage petit animal gris jouait le polo sous sa propre responsabilité, et il était décidé à en tirer tout le parti possible.

« Que faites-vous ici ? demanda Hughes, comme le Chat traversait devant lui et bousculait un Archange.

— Demandez-le au Chat — veillez au goal ! » cria Lutyens.

Sur quoi, se penchant en avant, il frappa la balle en plein, et suivit, poussant les Archanges vers leur propre goal.

« Pas de football, dit le Chat. Gardez la balle du côté des limites, et gênez-les. Jouez en ordre dispersé, et menez-les aux limites. »

D’un bord à l’autre du terrain, en grandes diagonales, volait la balle ; et toutes les fois qu’il était question de quelque galopade endiablée et d’un coup près des limites, les poneys des Archanges avançaient malaisément. Ils ne se souciaient guère de donner tête baissée sur ce mur d’hommes et de voitures, quoiqu’ils eussent été capables, si le terrain eût été libre, de tourner sur une pièce de six pence.

« Faufilez-la le long des côtés, dit le Chat. Maintenez-la près de la foule. Ils détestent les voitures. Shikast, maintenez-la par ici. »

Shikast, monté par Powell, guettait à droite et à gauche derrière le va-et-vient inquiet d’une « mêlée » clairsemée, et chaque fois que la balle se trouvait lancée au loin, Shikast galopait sur elle à un angle tel que Powell se voyait forcé de l’envoyer vers les limites ; et la foule venait-elle de se voir chassée de par là, que Lutyens envoyait la balle de l’autre côté, et que Shikast filait désespérément derrière elle, jusqu’à ce que ses amis accourussent à son aide.

« S’il nous font aller au milieu du terrain, nous sommes fichus. Tapotez-la le long des côtés », cria le Chat.

Sur quoi ils se mirent à tapoter la balle tout le long des limites, où il était impossible qu’un poney s’en vînt sur leur main droite ; et les Archanges se montrèrent furieux, les arbitres durent négliger le jeu pour crier aux spectateurs de se reculer, plusieurs policemen montés essayèrent maladroitement de rétablir l’ordre, tout près du lieu de combat, pendant que les poneys des Archanges voyaient leurs nerfs se tendre et se briser comme toiles d’araignées.

Cinq ou six fois l’un des Archanges envoya la balle au milieu du terrain, et chaque fois l’attentif Shikast fournit à Powell l’occasion de la retourner ; or, après chaque retour, la poussière une fois tombée, il était loisible de voir que les Skidars avaient gagné quelques mètres.

De temps à autre s’élevaient du milieu des spectateurs les cris de : « Off side ! Off side[6] ! » Mais les teams se trouvaient trop affairés pour y prendre garde, et les arbitres avaient assez à faire de tenir leurs poneys affolés en dehors de la lutte.

[6] Un joueur de polo est « off side » lorsque, ne se trouvant ni en possession de la balle ni derrière un des joueurs de son propre camp en possession de la balle, il n’y a pas, au moment où la balle est frappée, de joueur du camp opposé plus près que lui de la ligne de but des adversaires ou de cette ligne prolongée. En ce cas, il ne doit ni frapper la balle ni empêcher le camp opposé de l’atteindre ou de la frapper.

A la fin Lutyens manqua un coup court et facile, et les Skidars durent s’élancer pêle-mêle en arrière pour protéger leur propre goal, sous la conduite de Shikast. Powell arrêta la balle d’un revers, alors qu’elle n’était pas à cinquante mètres des poteaux de goal, et Shikast pirouetta d’un tour de reins qui fit presque sauter Powell hors de sa selle.

« C’est maintenant notre dernier atout, dit le Chat, en pivotant comme un hanneton sur une épingle. Il ne nous reste plus qu’à jouer du jarret. Allons. »

Lutyens sentit le petit gaillard ramasser sa respiration, et, pour ainsi dire, se baisser sous son cavalier. La balle était en train de sautiller vers la limite de droite, tandis que des deux éperons et du fouet un Archange courait après elle ; mais ni fouet ni éperon n’eussent décidé son poney à donner l’effort voulu en approchant de la foule. Le Chat Maltais lui passa sous le nez, en ramassant de son mieux ses jambes de derrière, attendu qu’il n’y avait pas trente centimètres d’espace entre sa croupe et le mors de l’autre poney. Le spectacle eut toute la grâce d’une figure de patinage. Lutyens frappa de toute la force qui lui restait, mais le stick lui glissa un peu dans la main, et la balle dévia à gauche au lieu de se maintenir près de la limite. Qui Êtes-Vous se trouvait loin sur le terrain, et pensait ferme tout en galopant. Il répéta, enjambée par enjambée, avec un autre poney des Archanges, les manœuvres du Chat, lui chipant la balle sous la bride même, dépassant son adversaire d’un quart de pouce, car qui Êtes-Vous était maladroit de l’arrière-main. Puis, il s’éloigna vers la droite, tandis que le Chat Maltais s’en venait à gauche ; et Bambou, se mettant dans la course, tint exactement le milieu entre eux deux. Tous trois étaient en train d’attaquer sous la forme d’une large flèche ; et il n’y avait que l’« arrière » des Archanges pour garder le goal. Mais à toucher leurs croupes couraient bride abattue trois de ces Archanges, et, mêlé à eux, Powell, qui menait Shikast sur ce qu’il devinait être leur dernier espoir. Il faut un rude joueur pour affronter la venue de sept poneys affolés dans les dernières reprises d’une partie dont une coupe est l’enjeu, quand les hommes galopent au risque de se rompre les os, et que les poneys sont en délire. L’« arrière » des Archanges manqua son coup, et n’eut que juste le temps de tourner bride pour laisser passer la charge. Bambou et Qui Êtes-Vous ralentirent l’allure pour faire place au Chat Maltais, et Lutyens fit goal d’un coup net, précis, sonore, qu’on entendit d’un bout à l’autre du champ. Mais il n’y avait plus moyen d’arrêter les poneys. Ils fondirent entre les poteaux de goal en un véritable tas, vainqueurs et vaincus pêle-mêle, attendu que l’allure avait été terrible. Le Chat Maltais savait par expérience ce qui allait arriver, et, pour sauver Lutyens, il tourna à droite d’un suprême effort qui lui claqua sans espoir de remède un tendon de derrière. Ce faisant il entendit le poteau de goal de droite craquer tandis qu’un poney carambolait dedans — craquer, se briser, et tomber comme un mât. On l’avait scié en trois tronçons pour parer aux accidents ; mais néanmoins il renversa le poney, lequel alla donner dans un autre poney, lequel alla donner dans le poteau de gauche, sur quoi ce ne fut plus que confusion, poussière et débris. Bambou était couché sur le sol, en train de voir trente-six mille chandelles ; un poney des Archanges roula auprès de lui, haletant et furieux ; Shikast s’était assis à la façon d’un chien pour éviter de tomber par-dessus les autres, et s’en allait glissant sur son petit bout de queue dans un nuage de poussière ; et Powell se trouvait aussi le derrière par terre, en train de frapper le sol de son stick et d’essayer de chanter victoire. Tous les autres criaient avec ce qui leur restait de voix, et ceux qui avaient été désarçonnés criaient tout aussi fort que les autres. Dès que la foule eut constaté que personne n’était blessé, dix mille indigènes et Anglais crièrent, applaudirent et vociférèrent à leur tour, et avant qu’on pût les arrêter, les joueurs de cornemuse des Skidars firent irruption sur le terrain, suivis de tous les officiers et soldats indigènes, et se mirent à marcher au pas du haut en bas en jouant un air sauvage du Nord, appelé Zakhmé Bagân ; et, à travers le retentissement insolent des cornemuses et les hurlements aigus des indigènes, on entendait la musique des Archanges scander : For they are all jolly good fellows[7] ; puis, en manière de reproche au team perdant : Ooh, Kafouzalum ! Kafouzalum ! Kafouzalum[8] :

[7] Air populaire anglais dont en général on fait suivre les toasts.

[8] Vieille « scie » anglaise.

Outre tout cela et mieux encore pouvait-on voir un commandant en chef, un inspecteur général de cavalerie, et le plus haut personnage du service vétérinaire de toute l’Inde, debout au sommet d’un coach régimentaire, hurler comme des écoliers, tandis que des généraux de brigade, des colonels, de beaux messieurs et des centaines de belles dames faisaient chorus. Mais le Chat Maltais restait la tête pendante, à se demander combien il lui restait de jambes, tandis que Lutyens, tout en le caressant tendrement, regardait les hommes et les poneys se dégager des débris des deux poteaux de goal.

« Dites donc, demanda le capitaine des Archanges en crachant un caillou, voulez-vous trois mille roupies de ce poney — tel qu’il est là ?

— Non, merci. J’ai comme une vague idée qu’il m’a sauvé la vie », répondit Lutyens en mettant pied à terre et en s’étendant de tout son long.

Les deux teams étaient, eux aussi, étendus sur le sol, en train d’agiter leurs bottes en l’air, de tousser et de chercher à reprendre haleine, pendant que les saïs accouraient pour emmener les poneys, et qu’un officieux porteur d’eau arrosait les joueurs avec de l’eau sale, au point qu’ils finirent par se mettre sur leur séant.

« Mâtin ! dit Powell, en se frottant le dos et en regardant les tronçons des poteaux de goal. Pour une partie !… »

Ils la rejouèrent, cette partie, ils en rejouèrent chaque coup, ce soir-là, au grand dîner où la Coupe Ouverte à Tous fut remplie et passée à la ronde, et vidée et remplie de nouveau, et où chacun y alla des plus éloquents speechs. Vers deux heures du matin, alors que peut-être on faisait un peu de « musique », une petite tête grise sans prétention, une petite tête bien sage, regarda par la porte ouverte.

« Hourrah ! Amenez-le », s’écrièrent les Archanges.

Et son saïs, qui se sentait, oui-da, bienheureux, passa la main sur le flanc du Chat Maltais, lequel entra en clochant du pied dans le cercle éclatant de lumières et d’étincelants uniformes, en quête de Lutyens. C’était un habitué des mess, des chambres de caserne[9], des endroits où l’on n’encourage guère, en général, les poneys à pénétrer ; et en ses jeunes ans il avait, à l’occasion d’un pari, sauté sur une table de mess pour resauter de l’autre côté. Aussi se conduisit-il fort poliment, mangea-t-il du pain saupoudré de sel, et, avançant avec précaution, fut-il caressé à la ronde. Enfin, l’on but à sa santé, attendu qu’il avait fait plus sur le terrain pour gagner la Coupe que n’importe quel homme ou quel autre cheval.

[9] Chambres d’officiers dans les casernes anglaises.

C’était gloire et honneur en suffisance pour le reste de ses jours ; aussi le Chat Maltais ne se plaignit-il pas outre mesure en entendant le vétérinaire le déclarer désormais impropre au polo. Lorsque Lutyens se maria, sa femme ne lui permit pas de jouer, de sorte qu’il fut forcé d’être arbitre ; et en ces occasions-là son poney en était, un gris moucheté, à la jolie petite queue de polo, boiteux de partout, quoique terriblement prompt de ses jambes, et, comme tout le monde le savait, le Nec Plus Ultra de ceux qui pratiquent le jeu.

GEORGIE PORGIE

Si l’on admet qu’on n’a pas le droit d’entrer dans son salon dès le matin, quand la bonne remet les choses en ordre et balaie la poussière, on accordera que les gens civilisés qui mangent dans de la porcelaine et font usage de porte-cartes n’ont pas le droit de juger un pays non civilisé suivant leur façon de distinguer le bien du mal. Lorsque l’endroit est préparé pour les recevoir, par ceux qui se trouvent désignés pour ce genre de travail, ils peuvent s’en venir, en apportant dans leurs malles leur milieu social, le décalogue, et toute la boutique. Mais où la Loi de la Reine ne porte pas, il n’est guère rationnel de s’attendre à voir observer d’autres et plus faibles règlements. Les hommes qui courent en tête des chars de la Décence et de la Bienséance, et rendent droits les sentiers de la jungle, ne peuvent se voir jugés de la même façon que les gens casaniers qui n’ont jamais quitté le coin du feu.

Il n’y a pas tant de mois que la Loi de la Reine s’arrêtait à quelques milles au nord de Thayetmyo, sur l’Iraouaddy. A pareille distance, l’Opinion Publique n’avait guère de poids ; elle existait cependant suffisamment pour tenir les gens dans le devoir. Lorsque le gouvernement déclara qu’il fallait que la Loi de la Reine portât jusqu’à Bhamo et la frontière chinoise, l’ordre en fut donné, et des hommes, dont le désir était de devancer un tant soit peu l’arrivée de la Décence, se portèrent en avant avec les troupes. C’étaient ceux qui n’avaient jamais pu passer d’examens, et qui eussent manifesté des idées trop prononcées pour l’administration de provinces régies par le rond de cuir. Le gouvernement suprême intervint aussitôt que possible, avec codes et règlements, et fit de son mieux pour amener la Nouvelle Birmanie au niveau banal de l’Inde ; mais il y eut un court moment où il fallut des hommes vigoureux, lesquels en profitèrent pour tirer à leur profit personnel le meilleur parti possible de la situation.

Parmi les avant-coureurs de la civilisation se trouva Georgie Porgie, considéré comme un homme à poigne par tous ceux qui le connaissaient. Lorsqu’il se rendit en Haute Birmanie, Georgie Porgie se moquait un peu du tiers et du quart, mais savait se faire respecter et se tirer des fonctions à la fois militaires et civiles qui, en ces périodes-là, incombaient à la plupart. Il s’acquitta de son travail de bureau, et de temps à autre hébergea les détachements de soldats minés par la fièvre, qui erraient dans ses parages, à la recherche de quelque parti de dacoïts en fuite. Parfois il lui arrivait de sortir lui-même et de saler quelques dacoïts pour son propre compte ; car le feu couvait encore sous la cendre, et le pays était toujours prêt à s’embraser au moment où on s’y attendait le moins. Georgie Porgie goûtait fort ces petits coups de chambard, dont les dacoïts tiraient quelque peu moins de plaisir. Les personnages officiels qui entraient en relations avec lui s’en allaient tous avec l’idée que Georgie Porgie était un homme de valeur, très apte à se débrouiller seul ; et, grâce à cette croyance, on le laissa faire à sa guise.

Au bout de quelques mois, il se fatigua de la solitude, et se mit en quête de compagnie et de bien-être. La Loi de la Reine commençait à peine à faire sentir ses effets dans le pays, et l’Opinion Publique, de plus de poids qu’elle, était encore à venir. De plus, il existait dans le dit pays une coutume suivant laquelle l’homme blanc pouvait prendre épouse à lui parmi les filles de Heth contre paiement. Si le mariage n’obligeait pas autant que la cérémonie nikkah chez les Mahométans, l’épouse était du moins fort agréable.

Lorsque toutes nos troupes seront de retour de Birmanie, elles répandront le proverbe : « Aussi économe qu’une épouse birmane », et les jolies ladies anglaises se demanderont ce que cela peut vouloir dire.

Le chef du village voisin du poste de Georgie Porgie possédait une jolie fille, laquelle avait aperçu Georgie Porgie, et l’aimait de loin. Quand la nouvelle se répandit que l’Anglais à la poigne d’acier, qui habitait derrière la palissade, cherchait une gouvernante, le chef s’en vint chez lui et lui expliqua que pour cinq cents roupies comptant il confierait sa fille à la garde du jeune homme, à charge par celui-ci de la maintenir en honneur, respect et bien-être, sans oublier les belles robes, suivant la coutume du pays. L’affaire fut conclue, et Georgie Porgie jamais ne s’en repentit.

Il trouva sa maison, naguère sens dessus dessous, mise en ordre et confort, ses dépenses jusqu’alors sans contrôle réduites de moitié, et lui-même l’objet des caresses et des prévenances de sa nouvelle acquisition, laquelle s’asseyait au haut bout de la table, lui chantait des chansons, faisait marcher ses domestiques de Madras, et se montrait en toutes façons la plus douce, la plus joyeuse, la plus honnête et la plus séduisante petite femme que le plus exigeant des célibataires pût désirer. Nulle race, suivant ceux qui sont au courant de la chose, ne produit de femmes aussi bonnes épouses et aussi bonnes maîtresses de maison que la race birmane. Lorsque s’en vint par là le premier détachement en route sur le sentier de la guerre, le lieutenant qui le commandait trouva à la table de Georgie Porgie une hôtesse vis-à-vis de qui montrer de la déférence, une femme à traiter en tout comme quelqu’un qui occupe une position assurée. En rassemblant ses hommes au petit jour, le lendemain, pour replonger dans la jungle, il accorda un regret au gentil petit dîner et au joli minois, et du fond du cœur envia Georgie Porgie. Il était cependant fiancé à une jeune fille, au pays, mais c’est comme cela que certains hommes sont bâtis.

Le nom de la jeune Birmane n’était pas de ces plus coulants, mais, comme elle ne tarda point à se trouver baptisée du nom de Georgina par Georgie Porgie, le mal n’était pas grand. Georgie Porgie prit en excellente opinion les prévenances et le confort général, et jura n’avoir jamais dépensé cinq cents roupies dans un meilleur but.

Au bout de trois mois de ménage, il fut pris d’une idée géniale. Le mariage — le bon mariage anglais — ne pouvait, après tout, être une mauvaise chose. S’il goûtait un bien-être si complet au fin fond du monde avec cette petite Birmane qui fumait des cheroots, combien ce bien-être gagnerait à la compagnie de quelque aimable jeune Anglaise qui ne fumerait pas de cheroots, et jouerait du piano au lieu de jouer du banjo ? En outre, il se sentait pris du désir de retourner aux gens de sa race, d’entendre encore une fois une musique militaire et de voir ce qu’on éprouvait à rendosser le frac. Décidément, il se pouvait que le mariage fût une excellente chose. Il passa la soirée à ruminer l’affaire, pendant que Georgina chantait pour lui, ou lui demandait la cause de son silence, et si par mégarde elle l’avait offensé. Tout en réfléchissant il fumait, et tout en fumant il regardait Georgina, que dans son imagination il transformait en une belle petite Anglaise, économe, plaisante et gaie, aux cheveux en bouclettes sur le front, et peut-être la cigarette aux lèvres. En tout cas, pas un de ces grands cheroots birmans de la marque que Georgina fumait. Il épouserait une jeune fille qui aurait les yeux de Georgina et le plus possible de ses façons, mais pas tout. On pouvait obtenir mieux. Sur quoi il chassa d’épaisses volutes de fumée par les narines et s’étira. Il goûterait du mariage. Georgina l’avait aidé à économiser quelque argent, et il avait droit à six mois de congé.

« Écoute, petite femme, dit-il, il nous faut mettre encore de l’argent de côté durant les trois mois qui vont venir. J’en ai besoin. »

C’était un reproche gratuit au gouvernement domestique de Georgina, attendu qu’elle tirait quelque fierté de son épargne ; mais, puisque son dieu avait besoin d’argent, elle ferait de son mieux.

« Il te faut de l’argent ? dit-elle avec un léger rire. J’en ai, de l’argent. Tiens ! Regarde ! »

Elle courut à sa chambre et en rapporta un petit sac de roupies.

« Sur tout ce que tu me donnes, j’en garde un peu. Vois ! Cent sept roupies. Tu ne peux avoir besoin de plus que cela ? Prends. Je suis trop heureuse que cet argent te soit utile. »

Elle répandit les pièces sur la table et les poussa vers lui de ses agiles petits doigts d’or pâle.

Georgie Porgie ne revint plus sur la question de l’économie dans le ménage.

Trois mois plus tard, après avoir envoyé et reçu plusieurs lettres mystérieuses que Georgina ne put comprendre, et par cela même détesta, Georgie Porgie annonça qu’il s’en allait, et qu’il fallait à la jeune femme retourner à la maison de son père et y rester.

Georgina se mit à pleurer. Elle irait avec son dieu jusqu’au bout du monde. Pourquoi le quitterait-elle ? Elle l’aimait.

« Je vais simplement à Rangoun, dit Georgie Porgie. Je serai de retour dans un mois, mais c’est plus sûr de rester avec ton père. Je te laisserai deux cents roupies.

— Si tu t’en vas pour un mois, qu’ai-je besoin de deux cents roupies ? Cinquante sont plus que suffisantes. Il y a quelque chose là-dessous. Ne t’en va pas, ou alors laisse-moi aller avec toi. »

Georgie Porgie, encore aujourd’hui, n’aime guère se remémorer cette scène. Il finit par se débarrasser de Georgina, en transigeant pour soixante-dix roupies. Elle ne voulait pas prendre davantage. Sur quoi il se rendit par bateau et chemin de fer à Rangoun.

Les lettres mystérieuses lui avaient accordé un congé de six mois. Sur le moment le fait de la fuite en elle-même et l’idée qu’il pouvait s’être montré perfide lui furent assez pénibles ; mais, dès que le grand paquebot fut bien là-bas dans le bleu, les choses se montrèrent sous un jour plus riant, le visage de Georgina, avec l’étrange petite maison entourée de palissades et le souvenir des irruptions, la nuit, de dacoïts hurlants, du cri suivi d’un soubresaut chez le premier homme qu’il eût jamais tué de sa propre main, et de cent autres choses plus intimes, s’effaça petit à petit du cœur de Georgie Porgie, et la vision de l’Angleterre approchante prit sa place. Le paquebot était plein de gens en congé, tous dans l’exubérance de la joie, qui venaient de secouer la poussière et la sueur de la Haute Birmanie, et se montraient gais comme des écoliers. Ils aidèrent Georgie Porgie à oublier.

Puis vint l’Angleterre avec ses voluptés, ses convenances et ses aises, et Georgie arpenta dans un aimable rêve des trottoirs dont il avait presque oublié le son, en se demandant comment des hommes de bon sens pouvaient quitter la capitale. Il accepta l’âpre joie de ses vacances comme la récompense de ses services. La Providence, en outre, lui ménagea une autre et plus grande joie — tous les plaisirs dont s’accompagnent de tranquilles fiançailles anglaises, fort différentes de ces marchés effrontés de la vie des fonctionnaires dans l’Inde, où la moitié de la communauté regarde faire en pariant sur le résultat, tandis que l’autre moitié se demande ce que Madame une telle en dira.

La jeune fille était agréable ; l’été, accompli, et grande, la maison de campagne près Petworth, où l’on pouvait s’égarer dans des hectares et des hectares de bruyère pourprée et de prairies remplies de hautes herbes. Georgie Porgie sentit qu’il avait enfin trouvé quelque chose qui donnait à la vie une raison d’être, et tout naturellement en conclut que la première chose à faire était de demander à la jeune fille de partager son sort dans l’Inde. Elle, en son ignorance, était toute prête à partir. Il ne fut pas, ici, question de marchander avec un chef de village. Ce fut le beau mariage bourgeois à la campagne, avec le corpulent beau-père et la belle-mère en larmes, le garçon d’honneur tout vêtu de pourpre et de fin lin, et les six petites communiantes au nez retroussé pour jeter des roses sur le chemin bordé de tombes qui menait au portail de l’église. La feuille locale raconta tout au long la chose, jusqu’à donner les cantiques in extenso.

Puis vint la lune de miel à Arundel ; et ensuite, la belle-mère versa des pleurs copieux avant de laisser sa fille unique s’embarquer pour l’Inde sous la garde de Georgie Porgie, le Nouveau Marié. Il ne fait point doute que Georgie Porgie était on ne peut plus amoureux de sa femme, et qu’elle voyait en lui le meilleur et le plus grand homme du monde. Lorsqu’il se présenta à Bombay, il se crut fondé à demander un bon poste à cause de sa femme ; et comme il s’était quelque peu distingué en Birmanie et commençait à être apprécié, il se vit accorder presque tout ce qu’il demandait, et envoyer dans un poste que nous appellerons Sutrain. Ce poste occupait plusieurs collines et portait la désignation officielle de « sanatorium », pour la bonne raison que l’écoulement des eaux stagnantes s’y trouvait des plus négligés. C’est là que Georgie Porgie se fixa, et trouva que la vie d’homme marié lui allait comme un gant. Il ne délira pas, à l’instar de maints jeunes maris, sur l’étrangeté et le plaisir de voir sa petite femme adorée assise chaque matin vis-à-vis de lui au petit déjeuner, « comme si c’était la chose la plus naturelle du monde ». « Il avait déjà passé par là », comme on dit, et, comparant les mérites de sa Maud présente à ceux de Georgina, il inclinait de plus en plus à penser qu’il avait réussi.

Mais il n’était ni tranquillité ni bien-être de l’autre côté de la Baie du Bengale, sous les tecks où Georgina demeurait avec son père, et où elle attendait le retour de Georgie Porgie. Le chef était vieux et se souvenait de la guerre de 1851. Il était allé à Rangoun, et n’était pas sans connaître les façons des « Kullahs ». Assis le soir devant sa porte, il enseigna à Georgina une philosophie aride qui ne la consola pas du tout.

Un jour, elle disparut du village avec toutes les roupies que Georgie Porgie lui avait données, et une très petite teinture d’anglais — dont elle était également redevable à Georgie Porgie.

Le chef commença par se sentir furieux ; puis il alluma un autre cigare et dit quelque chose de peu flatteur sur le sexe en général. Georgina était partie à la recherche de Georgie Porgie, lequel pouvait se trouver à Rangoun, ou de l’autre côté de l’Eau Noire, sinon être mort, pour ce qu’elle en savait. La chance la servit. Un vieux policeman sikh lui raconta que Georgie Porgie avait traversé l’Eau Noire. Elle prit un billet d’entrepont à Rangoun et se rendit à Calcutta, en gardant pour elle le secret de son voyage.

Dans l’Inde il ne resta nulle trace de son passage durant six semaines, et personne n’est là pour dire par quelles tortures de cœur elle dut passer.

Elle reparut à quatre cents milles au nord de Calcutta, se dirigeant droit vers le septentrion, exténuée et les traits hagards, mais résolue dans sa détermination de retrouver Georgie Porgie. Elle ne pouvait comprendre le langage de la population ; mais l’Inde est infiniment charitable, et la gent féminine, tout le long de la Grand’Route[10], lui donna à manger. Un je ne sais quoi lui faisait croire que Georgie Porgie devait se trouver au bout de cette impitoyable route. Peut-être avait-elle rencontré quelque cipaye qui l’avait connu en Birmanie ; mais cela, personne ne saurait l’affirmer. Elle finit par tomber sur un régiment dont l’un des officiers était un ancien invité de Georgie Porgie au temps où l’on faisait la chasse aux dacoïts. On ne s’ennuya pas dans les tentes lorsque Georgina se jeta à ses pieds et se mit à pleurer. On s’amusa moins une fois contée l’histoire ; et l’on fit une collecte, ce qui était plus dans la note. L’un des lieutenants savait où se trouvait Georgie Porgie, mais ignorait son mariage. Aussi donna-t-il le premier renseignement à Georgina, laquelle continua joyeusement sa route vers le nord, dans un wagon de chemin de fer qui offrit le repos aux pieds las et l’ombre à la petite tête poussiéreuse. Les marches, à partir du chemin de fer et à travers la montagne, pour gagner Sutrain, furent pénibles, mais Georgina avait de l’argent, et les familles qui voyageaient en char à bœufs lui accordèrent leur aide. Ce fut un voyage presque miraculeux, et Georgina ne douta pas que les bons esprits de Birmanie ne veillassent sur elle. La route de montagne qui mène à Sutrain est une étape plutôt glacée, et Georgina attrapa un gros rhume. Mais, au bout de tous ces ennuis, il y avait Georgie Porgie pour la prendre dans ses bras et la dorloter, comme il faisait au temps jadis, lorsque la palissade était fermée la nuit et qu’il avait trouvé bon le repas du soir. Georgina poursuivit sa route de toute la vitesse de ses pieds ; et les bons esprits lui accordèrent une dernière faveur.

[10] The Grand Trunk Road, cette route gigantesque de l’Inde longuement décrite dans Kim.

Juste au tournant de la route qui mène à Sutrain, un Anglais l’arrêta, au crépuscule, avec ces mots :

« Grand Dieu ! Qu’est-ce que vous faites ici ? »

C’était Gillis, l’ancien adjoint de Georgie Porgie en Haute Birmanie, et qui occupait le poste voisin de ce dernier dans la jungle. Georgie Porgie, qui l’appréciait, avait demandé à l’avoir dans son service à Sutrain.

« Je suis venue, dit Georgina simplement. Il y avait si loin que j’ai mis des mois à venir. Où est sa maison ? »

Gillis resta bouche bée. Il s’était trouvé jadis suffisamment en rapport avec Georgina pour savoir que toute explication serait superflue. Il n’y a pas à entrer dans les explications avec un Oriental. Il faut lui montrer les choses.

Et il fit quitter la route à Georgina pour la guider le long d’un petit sentier qui grimpait en haut de la falaise et aboutissait à une plate-forme sur les derrières d’une maison construite en plein versant.

On venait d’allumer les lampes, mais les rideaux n’étaient pas encore tirés.

« Maintenant, regardez, dit Gillis », en s’arrêtant devant la fenêtre du salon.

Georgina regarda, et vit Georgie Porgie en compagnie de la Nouvelle Mariée.

Elle porta la main à ses cheveux, qui étaient sortis du chignon et s’éparpillaient sur son visage. Elle essaya de remettre de l’ordre dans sa robe en guenilles ; mais la robe ne pouvait retrouver son aplomb, et Georgina fut prise d’un accès de petite toux bizarre, car c’était vraiment un fort vilain rhume qu’elle avait attrapé là. Gillis regarda, lui aussi ; mais, alors qu’elle se contenta de regarder une seule fois la Nouvelle Mariée, ses yeux se tournant toujours sur Georgie Porgie, Gillis, lui, regardait la Nouvelle Mariée tout le temps.

« Qu’allez-vous faire, demanda Gillis, qui tenait Georgina par le poignet, afin de prévenir toute irruption inattendue dans le rayon de lumière. Allez-vous entrer dire à cette Anglaise que vous avez vécu avec son mari ?

— Non, répondit Georgina faiblement. Laissez-moi. Je m’en vais. Je jure que je m’en vais. »

Elle se dégagea brusquement, et s’éloigna en courant dans l’obscurité.

« Pauvre petite ! dit Gillis, en dégringolant jusqu’à la route principale. J’aurais voulu lui donner quelque chose pour retourner en Birmanie. Ce que nous l’avons, toutefois, échappé belle ! Et cet ange-ci ne l’eût jamais pardonné. »

Ces derniers mots semblent prouver que le dévouement de Gillis pour Georgie Porgie n’était pas entièrement dû à son affection pour lui.

La Nouvelle Mariée et le Nouveau Marié sortirent dans la véranda après dîner, afin que la fumée des cheroots de Georgie Porgie ne demeurât pas suspendue dans les rideaux neufs du salon.

« Qu’est-ce qu’on entend là en bas ? » demanda la Nouvelle Mariée.

Ils écoutèrent tous deux.

« Oh, répondit Georgie Porgie, je suppose que c’est quelque brute de montagnard qui aura battu sa femme.

— Bat-tu-sa-femme ! L’horreur ! fit la Nouvelle Mariée. Imaginez que vous me battiez, moi !

Elle passa le bras autour de la taille de son mari, et, s’appuyant la tête contre son épaule, regarda de l’autre côté de la vallée remplie de nuages, en plein contentement, en pleine sécurité.

Mais c’était Georgina qui pleurait, toute seule, au pied du versant, parmi les pierres du cours d’eau où les blanchisseurs lavent les vêtements.

WILTON SARGENT… AMÉRICAIN

Il n’avait pas trente ans qu’il se découvrit sans camarades pour faire joujou. Quoiqu’il eût à son actif la fortune de trois générations de bûcheurs ; quoiqu’il eût, en matière de livres, reliures, tapis, épées, bronzes, laques, tableaux, argenterie, statues, chevaux, serres chaudes et agriculture des goûts catholiques et d’homme cultivé, l’opinion publique de son pays voulait savoir pourquoi il n’allait pas chaque jour au bureau, comme le faisait son père avant lui.

Aussi prit-il ses jambes à son cou, et hurla-t-on derrière lui que c’était un anglomaniaque, dépourvu de tout patriotisme, né pour consommer, en un mot quelqu’un qui manquait totalement d’esprit de solidarité. Il portait un monocle ; il avait construit un mur tout autour de sa maison de campagne, mur pourvu d’une haute porte qui fermait, au lieu de convier l’Amérique à s’asseoir dans ses plates-bandes ; il commandait ses vêtements en Angleterre ; et la presse de sa ville natale le maudit, depuis son monocle jusqu’à ses culottes, durant deux jours consécutifs.

Lorsqu’il reparut à la lumière, ce fut en un lieu où il eût fallu tout au moins les tentes d’une armée d’invasion dans Piccadilly pour que le monde prît garde à ce qui ce passait. S’il avait argent et loisirs, l’Angleterre ne demandait qu’à lui offrir tout ce qu’argent et loisirs pouvaient acheter. La note payée, elle ne lui poserait point de questions. Il prit son carnet de chèques et se mit à se meubler — prudemment, d’abord, car il se rappelait qu’en Amérique les choses, c’est l’homme. A son grand plaisir il découvrit qu’en Angleterre il pouvait dire sien ce qui lui appartenait ; car les gens de toutes classes et toutes dénominations surgissaient, pour ainsi dire, de terre, et aussi discrètement que silencieusement assumaient la responsabilité de ses biens. Ils étaient nés et avaient été élevés dans ce seul but — esclaves du carnet de chèques. La chose une fois accomplie, ils s’en iraient tout aussi mystérieusement qu’ils étaient venus.

Ce qu’il y avait d’impénétrable dans une vie réglée de la sorte l’irrita, et il voulut apprendre quelque chose sur le côté humain de ces gens-là. Il se retira bafoué, pour se voir instruit par ses domestiques. En Amérique, l’indigène démoralise le serviteur anglais. En Angleterre, le serviteur fait l’éducation du maître. Wilton Sargent tâcha d’apprendre tout ce qu’ils enseignèrent, aussi ardemment que son père avait tâché de ruiner, avant de s’en emparer, les chemins de fer de son pays natal ; et ce dut être quelque reste du vieux sang de ce bandit des chemins de fer, qui lui fit acheter, pour un morceau de pain, Holt Hangars, dont les quarante arpents de pelouse, on le sait, descendent en tapis de velours jusqu’à la quadruple voie du Great Buchonian Railway. Les trains de cette compagnie passaient presque continuellement, avec un bourdonnement d’abeilles durant le jour, et le trémoussement de grandes ailes durant la nuit. Le fils du Wilton Sargent des chemins de fer ne pouvait que s’intéresser à eux. Il possédait des droits de contrôle sur plusieurs milliers de milles de voie ferrée — construits pour une durée plus ou moins longue sur des plans entièrement différents, où les locomotives éternellement sifflaient pour demander les changements de voie, et où les wagons-salons aux prix fabuleux et d’un dessin plus ou moins définitif prenaient des courbes que le Great Buchonian eût condamnées comme dangereuses même sur une ligne en construction. Du bord de sa pelouse il pouvait suivre la fuite des rails sur leurs coussinets dans la vallée du Prest, rails rigides comme la corde d’un arc, cloutés de la longue perspective des signaux d’arrêt arc-boutés de pierre, et portés, à l’abri de tout risque possible, sur un remblai de quarante pieds de haut.

Livré à lui-même, il eût fait construire un car particulier, qu’il eût remisé à la gare la plus proche, Amberley Royal, à cinq milles de là. Mais ceux aux mains desquels il avait commis le soin de son éducation anglaise se trouvaient peu versés dans la connaissance des chemins de fer et moins encore dans celle des cars particuliers. Ils connaissaient les uns comme faisant partie du plan de choses destinées à leur commodité ; ils regardaient les autres comme « bien américains ». Or, grâce à la versatilité de sa race, Wilton Sargent fils entendait se montrer un tout petit peu plus Anglais que les Anglais.

Il réussit à merveille. Il apprit à ne pas restaurer Holt Hangars ; à laisser ses hôtes tranquilles ; à s’abstenir de présentations superflues ; à faire l’abandon de manières dont il avait ample provision, pour s’agripper à d’autres manières qu’en prenant quelque peine on finit par acquérir. Il apprit à laisser ceux qu’on paie à cet effet s’occuper des fonctions pour lesquelles on les paie. Il apprit — et cela, d’un terrassier du château — qu’il n’était pas un homme avec lequel il se trouvât en contact, qui n’eût une situation déterminée dans la constitution du royaume, laquelle situation il serait préférable à Wilton de respecter. Dernier mystère de tous, il apprit le golf — bien ; et lorsqu’un Américain connaît le sens intime de « Don’t press, slow back, and keep your eye on the ball », le voilà, à bien peu de choses près, dénationalisé.

Son autre éducation s’accomplit dans les conditions les plus charmantes. S’intéressait-il à n’importe quoi au monde, en haut dans le ciel, en bas sur la terre, ou qui vit sous terre dans les eaux[11] ? Aussitôt apparaissaient en chair et en os à sa table, guidés par ces mains expertes dans lesquelles il était tombé, ceux-là mêmes qui, en fait d’écrits, de conférences, d’explorations, excavations, constructions, créations, et autres choses en « tion », s’en étaient le mieux tirés au regard de cette chose-là — cerbères de bouquins et d’estampes au British Museum ; spécialistes en dynasties, scarabées et cartouches égyptiens ; écumeurs et pirates sortis du cœur de pays inconnus ; toxicologues, chasseurs d’orchidées ; monographes en fait de haches de pierre, de tapis, d’homme préhistorique ou de musique des premiers temps de la Renaissance. Ils s’en venaient faire joujou avec lui. Ils ne posaient pas de questions ; ils ne se souciaient pas pour une épingle de ce qu’il pouvait être ou n’être pas. Ils ne lui demandaient que de pouvoir courtoisement écouter et causer. Leur travail se faisait ailleurs et hors de sa vue.

[11] Deutéronome, ch. V, vers. 8. — N. D. T.

Il y avait aussi les femmes.

« Jamais, se dit Wilton Sargent, jamais Américain n’a vu l’Angleterre comme je la vois. » Et il pensait, en rougissant sous les couvertures, au passé hurlant et non régénéré, au temps où il descendait l’Hudson, en route vers le bureau, sur son yacht à vapeur de douze cents tonnes, allant sur la mer, et arrivait graduellement à Bleecker Street, pendu à une courroie de cuir entre une blanchisseuse irlandaise et un anarchiste allemand. Si quelqu’un de ses hôtes l’eût vu alors, il eût dit : « Ah, bien américain ! » et — Wilton ne goûtait guère ce ton-là. Il s’était formé à la démarche anglaise, et, tant qu’il ne l’élevait pas, à l’intonation anglaise. Il ne gesticulait pas avec ses mains ; il s’asseyait sur la plupart de ses enthousiasmes, mais ne parvenait point à se débarrasser de certaines prononciations, même avec l’aide de Howard, son immaculé maître d’hôtel.

Il était écrit qu’il achèverait son éducation d’étrange et mirobolante façon, et, mieux encore, que j’assisterais à ce baisser de rideau.

Wilton m’avait plus d’une fois mandé à Holt Hangars, dans le dessein de me montrer à quel point son nouveau genre de vie lui seyait bien ; et chaque fois j’avais déclaré celui-ci sans un pli. Sa troisième invitation fut plus insolite que les autres, et il laissa comprendre qu’il était quelque point sur lequel il attendait de ma part avec impatience sympathie ou conseil, sinon les deux. Le champ est ouvert à une infinité d’erreurs lorsqu’on se met à prendre des libertés avec sa nationalité ; et je me rendis à l’invitation, m’attendant à Dieu sait quoi. Un dog-cart à roues de sept pieds de diamètre, ainsi qu’un groom sous la livrée noire de Holt Hangars m’attendaient à Amberley Royal. A Holt Hangars je fus reçu par un personnage de haute élégance et de grande réserve, et piloté au luxueux logis qui m’était destiné. Il n’y avait pas d’autres invités dans la maison, ce qui me mit la puce à l’oreille.

Wilton vint dans ma chambre une demi-heure environ avant dîner, et, quoiqu’il portât sur le visage le masque d’une indifférence tirée à quatre épingles, je crus m’apercevoir qu’il n’était pas à l’aise. Avec le temps, car il était alors presque aussi difficile à émouvoir qu’aucun de mes compatriotes, je tirai l’affaire au clair — affaire bien simple en son extravagance, extravagante en sa simplicité. Il paraissait que Hackman, du British Museum, s’était trouvé son hôte une dizaine de jours auparavant, et n’avait fait que parler scarabées. Hackman a la manie de porter des antiquités réellement sans prix sur son anneau de cravate et dans ses poches de pantalon. Suivant son dire, il venait d’intercepter, en route pour le musée de Boulak, quelque chose qu’il prétendait être « un amen-hotep authentique — un scarabée de reine de la Quatrième Dynastie ». Or, Wilton avait acheté à Cassavetti, dont la réputation n’est point au-dessus du soupçon, un scarabée à peu près du même… scarabit, et l’avait laissé dans sa garçonnière de Londres. Hackman, à tout hasard, mais connaissant Cassavetti, déclara qu’il y avait supercherie. De là une longue discussion — savant contre millionnaire, l’un disant : « Mais, je sais que cela ne se peut » ; et l’autre : « Mais moi, je suis en mesure de le prouver et le prouverai. » Wilton trouva nécessaire à la satisfaction de son âme de partir pour Londres illico — une demi-heure de chemin de fer — pour en rapporter le scarabée avant dîner. Ce fut alors qu’il se mit à vouloir couper au plus court, pour n’obtenir que de piteux résultats. La station d’Amberley Royal étant à cinq milles de là, et l’attelage des chevaux une affaire de temps, Wilton avait dit à Howard, l’immaculé maître d’hôtel, de faire signe au prochain train de s’arrêter ; et Howard, encore plus homme de ressource que ne le croyait son maître, avait, à l’aide d’un des drapeaux du jeu de golf installé au fond de la pelouse, fait des signes impétueux au premier train se dirigeant sur Londres. Le dit train avait stoppé. En cet endroit le récit de Wilton devint confus. Il avait entrepris, semble-t-il, de pénétrer dans cet express hautement indigné et en avait été empêché par un contrôleur avec plus ou moins de violence — s’était vu, en fait, arraché à reculons de la fenêtre d’une voiture fermée à clef. Wilton devait avoir frappé le sol avec une certaine force, car il s’en était suivi, avouait-il, une belle et franche bataille sur la ligne, bataille au cours de laquelle il avait perdu son chapeau, pour se voir, en fin de compte, traîné dans le fourgon du contrôleur et déposé là, hors d’haleine.

Il avait offert de l’argent à l’homme, et, fort stupidement, avait tout dit hormis son nom. Cela, il s’y était attaché, attendu qu’il avait la vision de grands titres dans les journaux de New-York, et savait bien que le fils de Wilton Sargent ne pouvait s’attendre à de la clémence de l’autre côté de l’eau. Le contrôleur, à l’ébahissement de Wilton, avait refusé l’argent, en déclarant que c’était une affaire qui regardait la compagnie. Wilton avait insisté sur son incognito, et, en conséquence, trouvé deux policemen qui l’attendaient à la gare terminus de Saint-Botolph. Sur le désir qu’il avait exprimé d’acheter un chapeau et de télégraphier à ses amis, les deux policemen, d’une seule voix, l’avaient averti que tout ce qu’il dirait pourrait se retourner contre lui ; et ce fut chose qui produisit sur Wilton une énorme impression.

« Ils étaient d’une politesse si infernale, dit-il. M’eussent-ils assommé avec leurs bâtons, comme on fait chez nous, que je m’en serais moqué ; mais ce furent des : « Par ici, monsieur », « veuillez monter, monsieur », jusqu’à ce qu’ils m’eussent emprisonné — emprisonné comme un vulgaire ivrogne ; et il me fallut passer toute la nuit dans une ignoble petite cellule, un véritable trou à rats.

— Voilà ce que c’est que de n’avoir ni télégraphié à votre homme de loi, ni donné votre nom, repartis-je. Qu’est-ce que vous avez attrapé ?

— Quarante shillings ou un mois, répondit Wilton avec empressement, — pas plus tard que le lendemain matin. Ils nous expédiaient par fournée de trois à la minute. Une fille en chapeau rose — on l’avait amenée à trois heures du matin — attrapa dix jours. Je crois avoir encore eu de la veine. J’ai dû cogner sur le contrôleur à lui en faire voir trente-six mille chandelles. Il est allé raconter au vieux bonze, sur le siège, que j’étais en train de ramasser des insectes sur la voie. Voilà ce que c’est que de vouloir entrer dans les explications avec un Anglais !

— Et vous ?

— Oh, moi, je n’ai rien dit. Tout ce que je voulais, c’était filer. Je payai mon amende, achetai un chapeau, et midi n’étaient pas sonnés que j’étais rentré. J’avais des tas de gens chez moi, et je leur racontai que j’avais été retenu par un événement imprévu, sur quoi ils se rappelèrent qu’ils avaient des engagements ailleurs. Hackman devait avoir assisté à la lutte sur la voie, et sans doute en avait fait le sujet d’une histoire. Je suppose que, selon eux, c’était « bien américain ». — Que le diable les emporte ! C’est la seule fois de ma vie que j’aie jamais arrêté un train, et je n’aurais jamais commencé sans ce scarabée. Cela ne ferait pourtant pas de mal à leurs vieux trains de se voir couper la chique de temps en temps.

— Eh bien, l’incident est clos, maintenant, dis-je, avec une forte envie de rire. Et votre nom n’a point paru dans les journaux. L’affaire est, comment dirai-je ?… quelque peu transatlantique, lorsqu’on y réfléchit.

— Clos, l’incident ! grommela Wilton d’un air farouche. Ce n’est que le commencement. Cette histoire avec le contrôleur ne constituait rien qu’une voie de fait banale, vulgaire — une simple petite affaire criminelle. Le fait d’avoir arrêté le train est une affaire civile, et il s’agit là de tout autre chose. Ils sont tous maintenant après moi pour cela.

— Qui ?

— La « Great Buchonian Company ». Il y avait, au tribunal, un homme qui suivait l’affaire pour le compte de la compagnie. Je lui donnai mon nom dans un coin avant d’acheter mon chapeau, et — venez dîner maintenant ; je vous montrerai ensuite les résultats.

Le récit de ses torts avait mis Wilton Sargent en belle et mirifique colère, et je ne crois pas que ma conversation fût pour le calmer. Au cours du dîner, poussé par le démon de la méchanceté pure, je m’appesantis avec une tendre insistance sur certaines odeurs et certains sons de New-York, qui vont droit au cœur de l’indigène en pays étranger ; et Wilton — j’arrivais d’Amérique — se mit à me poser nombre de questions sur ses anciennes connaissances — gens du New York Yacht Club, du Storm King ou du Restigouche, propriétaires de rivières, de ranchs et de bateaux en leurs loisirs, rois des chemins de fer, du pétrole, du blé et du bétail à leurs bureaux. Lorsqu’arriva la menthe verte, je lui offris un cigare particulièrement poisseux et atroce, de la marque qu’on vend au bar en mosaïque, éclairé à l’électricité, décoré de dispendieuses semi-nudités, qu’on appelle le Pandemonium, et Wilton passa plusieurs minutes à en mâcher le bout avant de l’allumer. Le maître d’hôtel nous laissa seuls, et la cheminée de la salle à manger lambrissée de chêne se mit à fumer.

« En voilà d’une autre ! » dit-il, en tisonnant le feu avec rage. Et je savais ce que cela voulait dire. On ne peut guère installer le chauffage à la vapeur dans des demeures où coucha la reine Elisabeth. Le battement soutenu d’un rapide de nuit qui arrivait en tourbillon dans la vallée me rappela à l’affaire.

« Et à propos de la Great Buchonian ? fis-je.

— Venez dans mon cabinet. — Tenez, regardez ce que j’ai reçu — jusqu’ici. »

C’était un amoncellement blanc et bleu de correspondance, haut de peut-être vingt-cinq centimètres, et d’aspect imposant.

« Vous pouvez regarder, dit Wilton. Or, je prendrais une chaise et un drapeau rouge, et m’en irais dans Hyde Park dire les choses les plus atroces sur votre reine, prêcher l’anarchie et tout le reste, n’est-ce pas ? à en perdre la voix, que personne n’y ferait la moindre attention. La police — le diable l’emporte ! — me protégerait s’il m’arrivait des ennuis. Mais pour ce qui est de cette vétille d’avoir arrêté un sale petit train de fer blanc, — qui, en outre, passe sur mes terres, — me voici toute la Constitution Britannique sur le dos comme si je vendais des bombes. Je n’y comprends rien.

— Pas plus que n’y comprend rien la Great Buchonian — apparemment. (J’étais en train de feuilleter les lettres.) Voici le directeur général du trafic, qui déclare absolument incompréhensible qu’un homme… Juste Ciel ! Wilton, pour le coup, ça y est ! »

Je ris tout bas, en continuant ma lecture.

« Qu’est-ce qu’il y a encore de drôle ? demanda mon hôte.

— Il y a que vous, ou Howard en votre nom, auriez fait stopper le train du Nord de trois heures quarante.

— A qui le dites-vous ! Ils étaient tous après moi, depuis le conducteur de la machine.

— Mais, c’est le train de trois heures quarante — l’« Induna » — vous avez sûrement entendu parler de l’« Induna » de la Great Buchonian ?

— Comment diable pourrais-je reconnaître un train d’un autre ! Il s’en amène un à peu près toutes les deux minutes.

— Fort vrai. Mais il se trouve que c’est l’« Induna », le seul, l’unique train de toute la ligne. Il est réglé à quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure. Il fut inauguré vers 1860, et ne s’est jamais vu dans l’obligation de stopper…

— Ah oui, je sais ! Depuis l’arrivée de Guillaume le Conquérant ou depuis que le roi Charles se cacha dans la cheminée de la locomotive. Vous ne valez pas mieux que le reste de ces insulaires. S’il est en marche depuis ce temps-là, il est temps qu’on l’arrête une fois de temps à autre. »

L’Américain commençait à suinter par tous les pores chez Wilton, et ses petites mains nerveuses s’agitaient sans repos :

« Supposez que vous arrêtiez l’Empire State Express, ou le Western Cyclone.

— Supposons que je l’aie fait. Je connais Otis Harvey — ou l’ai connu. Je lui enverrais un télégramme, et il comprendrait que je n’avais pas autre chose à faire. C’est précisément ce que j’ai dit à la compagnie fossile dont il s’agit.

— Vous avez donc répondu à leurs lettres sans prendre l’avis d’un homme de loi ?

— Naturellement.

— Oh, bon sang de bon sang ! Continuez, allons, Wilton.

— Je leur ai écrit que je serais fort heureux de voir leur président et de lui expliquer toute l’affaire en trois mots ; mais cela n’a pas eu l’air de les arranger. C’est à croire que leur président est quelque chose comme un dieu. Il était trop occupé, et — mais, vous pouvez le lire vous-même — ils demandaient des explications. Oui, le chef de gare d’Amberley Royal — en général, il rampe devant moi — demandait une explication, et promptement, encore. Le grand sachem de Saint Botolph en demandait trois ou quatre, et le Tout-Puissant Mamamouchi, qui graisse les locomotives, en demandait une chaque jour que Dieu fait. Je leur ai dit — je leur ai dit cinquante fois — que si j’ai arrêté leur sacro-saint express, c’est que je voulais « l’aborder[12] ». Est-ce qu’ils croient que c’était pour lui tâter le pouls ?

[12] Américanisme, pour dire : monter dedans.

— Vous n’avez pas dit cela ?

— Lui tâter le pouls ? Naturellement, non.

— Non. « L’aborder. »

— Qu’est-ce que vous vouliez donc que je dise ?

— Mon cher Wilton, à quoi servent Mrs. Sherborne et les Clay, et tous ces tas de gens occupés depuis quatre ans à faire de vous un Anglais, si, la première fois que quelque chose vous tourmente, vous retournez à votre patois ?

— J’en ai soupé, de Mrs. Sherborne et de toute la smala. L’Amérique est assez bonne pour moi. Qu’est-ce qu’il fallait dire ? « S’il vous plaît » ou « tous mes remerciements », ou quoi ? »

Il n’y avait pas moyen maintenant de se tromper sur la nationalité de l’homme. La parole, le geste et le pas qu’on lui avait soigneusement inculqués s’en étaient allés avec le masque d’emprunt de l’indifférence. C’était le fils incontesté du plus jeune des peuples, ce peuple qui eut pour prédécesseurs les Peaux-Rouges. Sa voix s’était élevée au cocorico aigu et rauque de ses semblables, lorsqu’ils se trouvent sous l’empire de quelque surexcitation. Ses yeux rapprochés montraient tour à tour la peur injustifiée, l’ennui hors de raison, des éclairs de pensée subits et sans fondement, la convoitise de l’enfant pour une vengeance immédiate, et le douloureux égarement qu’il manifeste lorsqu’il se cogne contre la vilaine, la méchante table. Et de l’autre côté c’était, je le savais, la compagnie, aussi incapable que Wilton de comprendre.

« Et dire que je pourrais acheter trois vieilles lignes de chemins de fer comme la leur, gronda-t-il en jouant avec un couteau à papier, et en allant et venant de façon inquiète.

— Vous ne leur avez pas dit cela, j’espère ! »

Il ne répondit pas ; mais, en parcourant les lettres, je m’aperçus que Wilton devait leur avoir dit nombre de choses surprenantes. La Great Buchonian avait commencé par demander des explications sur l’arrêt de son Induna, et trouvé une certaine dose de légèreté dans les explications offertes. Elle avait alors avisé « Mr W. Sargent » de vouloir bien mettre son avoué en rapport avec celui de la compagnie, ou quelque phrase juridique dans ce goût-là.

« Et vous ne l’avez pas fait ? demandai-je, en levant les yeux.

— Non. Ils me traitaient absolument comme un bambin qui joue sur la voie. Il n’y avait nul besoin d’un avoué. Cinq minutes de conversation, et tout eût été bâclé. »

Je revins à la correspondance. La Great Buchonian regrettait qu’en raison de leurs occupations aucun de ses directeurs ne pût accepter l’invitation de Mr. W. Sargent de venir discuter le cas entre deux trains. La Great Buchonian avait soin de faire remarquer que sa façon d’agir ne cachait nulle mauvaise intention, et que ce n’était point une question d’argent. Elle avait pour devoir de protéger les intérêts de sa ligne, et ces intérêts n’étaient point protégés si on laissait s’établir un précédent suivant lequel il devenait loisible à un sujet quelconque de la reine d’arrêter un train en pleine marche. De son côté (et il s’agissait là d’une autre branche de correspondance, cinq directeurs de services différents au moins se trouvant impliqués dans l’affaire), la Compagnie admettait qu’il y avait peut-être doute fondé quant aux devoirs des rapides en certains cas exceptionnels, et que la question pourrait être réglée devant les tribunaux jusqu’à ce qu’intervînt, si nécessaire, un décret définitif de la Chambre des Lords.

« Cela m’a cassé bras et jambes, dit Wilton, qui lisait par-dessus mon épaule. Je savais bien que je finirais par buter à la Constitution Britannique. La Chambre des Lords — Grand Dieu ! Et, à tout prendre, je ne suis pas un des sujets de la reine.

— Mais j’avais dans l’idée que vous vous étiez fait naturaliser. »

Wilton rougit fortement et expliqua que la Constitution Britannique en verrait bien d’autres avant qu’il retirât ses papiers.

« Quel effet tout cela vous fait-il ? demanda Wilton. La Great Buchonian ne vous paraît-elle pas quelque peu gâteuse ?

— J’ignore. Vous avez fait quelque chose que jamais avant vous personne n’a songé à faire, et la compagnie ne sait que penser. Je vois qu’on propose d’envoyer l’avoué ainsi qu’un autre officier ministériel de la compagnie pour discuter officieusement l’affaire. Puis, il y a une autre lettre vous conseillant d’élever un mur de quatorze pieds, couronné de verre de bouteille, au fond du jardin.

— Vous parlez d’insolence britannique ! Celui qui recommande cela (c’est encore un de ces gros enflés de fonctionnaire) déclare que je tirerai grand agrément du fait de regarder le mur monter de jour en jour ! Avez-vous jamais vu fiel semblable ? Je leur ai offert en argent de quoi acheter toute une nouvelle collection de voitures et faire une pension au conducteur pendant trois générations ; mais cela ne semble pas être ce qu’ils demandent. Ils s’attendent sans doute à me voir aller à la Chambre des Lords faire intervenir un règlement, et entre temps construire des murs. Sont-ils tous devenus fous à lier ? On dirait que je fais profession d’arrêter les trains. Comment aurais-je été fichu de reconnaître leur vieil Induna de n’importe quel train omnibus ? J’ai pris le premier qui s’en venait, et j’ai été pour cela déjà mis en prison et condamné à l’amende.

— C’était pour avoir voulu flanquer une tripotée au contrôleur.

— Il n’avait pas le droit de me tirer par derrière quand j’étais déjà passé à moitié d’une fenêtre.

— Qu’avez-vous l’intention de faire ?

— Leur avoué et l’autre officier ministériel (est-ce qu’ils ne peuvent pas se fier à leurs hommes sans les atteler en paire !) arrivent ici ce soir. Je leur ai déclaré que j’étais pris, en règle générale, jusqu’après dîner, mais qu’ils pouvaient envoyer toute la direction si cela pouvait les consoler. »

Or, les visites après dîner, pour question d’affaires ou de plaisir, font partie des habitudes de la petite ville en Amérique, et non de celles de l’Angleterre, où la fin de la journée est sacrée pour le plus petit propriétaire. En vérité, Wilton Sargent avait hissé là le drapeau étoilé de la rébellion !

« N’est-il pas temps pour vous, Wilton, de vous apercevoir du comique de la situation ? demandai-je.

— Qu’est-ce que vous voyez de comique à harceler un citoyen américain, rien que parce qu’il se trouve être multimillionnaire — le pauvre diable ! (Il resta silencieux un moment, et reprit :) Cela va sans dire. Maintenant, je comprends ! (Il fit un tour sur lui-même et se campa devant moi d’un air furieux :) Cela saute aux yeux. Ces lascars-là sont en train de poser leurs jalons pour m’écorcher.

— Ils déclarent d’une façon explicite qu’ils ne recherchent pas l’argent !

— Tout cela, c’est de la blague. C’est comme leur façon de mettre W. Sargent, avec un simple W sur leurs adresses. Ils savent bien que je suis le fils du vieux. Comment n’ai-je pas déjà pensé à cela ?

— Un instant. S’il vous prenait la fantaisie de grimper sur le dôme de Saint-Paul, et d’offrir une récompense à tout Anglais capable de dire qui était et ce que faisait Wilton Sargent, votre père, il n’y en aurait pas vingt dans tout Londres pour oser le prétendre.

— C’est leur provincialisme d’insulaires, alors. Je ne m’en fais pas de bile pour un sou. Le vieux aurait mis la Great Buchonian à la côte avant son petit déjeuner, rien que pour en prendre une épave et déboucher sa pipe. Pardieu, je vais le faire, et sans plus tarder ! Je vais leur apprendre que ce n’est pas une raison de faire les fendants avec un étranger, parce qu’on a arrêté un de leurs petits joujoux de trains, et — voilà quatre ans que je dépense ici cinquante mille livres sterling au moins par an. »

Je m’applaudissais de ne pas être son homme de loi. Je relus la correspondance, particulièrement la lettre qui lui recommandait — presque avec compassion, je crus m’en apercevoir — de construire un mur de brique de quatorze pieds au fond de son jardin ; et à moitié route de ma lecture, une idée me frappa, qui me remplit de douce gaîté.

Le valet de pied introduisit deux personnages, en redingote, pantalonnés de gris, rasés de frais, à la parole et à la démarche posées. Il était presque neuf heures, mais on eût dit qu’ils sortaient du bain. Je me demandai pourquoi le plus âgé, qui était en même temps le plus grand, me lança comme un regard d’intelligence, ni pourquoi il me serra la main avec une chaleur qui n’avait rien d’anglais.

« Voici qui simplifie la situation », dit-il tout bas.

Et, comme j’ouvrais de grands yeux, il murmura à son compagnon :

« Je crains d’être bien peu utile pour le moment. Peut-être Mr. Folsom ferait-il mieux de causer de l’affaire avec Mr. Sargent.

— C’est pourquoi je suis ici », repartit Wilton.

L’homme de loi eut un aimable sourire, et déclara qu’il ne voyait pas de raison pour que toutes difficultés ne se trouvassent aplanies en deux minutes de conversation. Il avait pris, en s’asseyant en face de Wilton, un air on ne peut plus gracieux. Son compère me fit remonter la scène. Le mystère s’approfondissait, mais je suivis docilement, et entendis Wilton dire en riant d’un air gêné :

« Cette affaire est cause pour moi d’insomnie, Mr. Folsom. Finissons-en d’une façon ou d’une autre, pour l’amour de Dieu ! »

« Ah ! A-t-il beaucoup souffert de l’insomnie ces derniers temps ? me demanda mon compagnon, à moi, avec une petite toux préliminaire.

— Je ne saurais dire, répliquai-je.

— Alors, je suppose que c’est tout récemment que vous êtes entré en fonctions ici ?

— Je suis arrivé ce soir. J’avoue que je n’ai ici aucune fonction particulière.

— Je comprends. Rien que pour observer le cours des événements — en cas. »

Il hocha la tête.

« Justement. »

L’observation, après tout, est mon métier.

Il eut de nouveau un léger accès de toux, et en vint alors à l’affaire.

— Mais, — je ne vous demande cela que comme simple renseignement, — vous apercevez-vous que les hallucinations soient constantes ?

— Quelles hallucinations !

— Elles ne sont pas toujours les mêmes, alors. Celle-ci offre un caractère particulièrement curieux en ce sens que… Mais dois-je comprendre que le type d’hallucination n’est pas toujours le même ? Par exemple, Mr. Sargent croit qu’il peut acheter la Great Buchonian.

— Vous a-t-il écrit cela ?

— Il en a fait l’offre à la Compagnie — sur une demi-feuille de papier à lettre. Or, ne serait-il pas allé par hasard à l’autre extrême, et se croirait-il en danger de devenir indigent ? L’économie étrange qu’il a entendu faire en se servant d’une demi-feuille de papier montre que quelque idée de la sorte a pu lui traverser l’esprit ; et les deux hallucinations peuvent coexister, mais c’est un cas assez rare. Comme vous devez le savoir, l’hallucination de la grande fortune — la folie des grandeurs, comme l’appellent, je crois, nos amis les Français — en règle générale est constante, à l’exclusion de toutes autres. »

Sur quoi j’entendis Wilton se servir de sa meilleure intonation anglaise, à l’autre extrémité du cabinet :

« Mon cher monsieur, je l’ai déjà expliqué vingt fois, je voulais avoir ce scarabée avant dîner. Supposez que vous ayez oublié de la même façon une pièce importante de procédure ? »

« Ce trait de ruse est très significatif », murmura celui qu’il me faut appeler mon confrère, puisqu’il y tenait.

« Je suis fort heureux, cela va sans dire, de faire votre connaissance ; mais vous eussiez seulement envoyé votre président dîner ici que j’aurais pu terminer l’affaire en une demi-minute. Mieux, j’aurais pu lui acheter la Buchonian dans le temps que vos clercs m’envoyaient ces paperasses. »

Wilton laissa tomber lourdement sa main sur la correspondance bleu et blanc, et l’homme de loi sursauta.

« Mais, à parler franchement, répliqua ce dernier, il est, si je peux employer expression, tout à fait inconcevable, s’agirait-il des pièces de procédure les plus importantes, que quiconque arrête le rapide de trois heures quarante — l’Induna — notre Induna, mon cher monsieur. »

« Absolument ! » répéta en écho mon compagnon.

Puis, baissant la voix, il ajouta pour moi :

« Vous remarquez, encore une fois, l’hallucination constante de la grande fortune. C’est moi qu’on appela, lorsqu’il nous écrivit cela. Vous comprenez l’impossibilité absolue pour la Compagnie de continuer de faire passer ses trains à travers la propriété d’un homme qui peut à tout moment se croire nanti de la mission divine d’arrêter le trafic. Si seulement il nous avait adressés à son homme de loi — mais, naturellement, c’est chose qu’il n’eût pas faite, étant données les circonstances. Une calamité — une vraie calamité ! A son âge ! En passant, il est curieux, ne trouvez-vous pas, de remarquer dans la voix de ceux qui se trouvent affligés de ce mal cet accent d’absolue conviction — j’ose dire que cela vous fend le cœur — et l’impuissance à suivre une idée. »

« Je ne vois pas bien ce que vous demandez, était en train de dire Wilton à l’homme de loi.

— Il n’a pas besoin d’avoir plus de quatorze pieds de haut — construction qui n’a rien de déplaisant, et il serait possible de faire pousser des poiriers contre le côté exposé au soleil. (L’homme de loi parlait sur un ton de voix plutôt paternel.) Rien n’est plus agréable que de voir, comme on dit, pousser sa vigne et son figuier. Considérez le profit et l’amusement que vous en tireriez. Si, en ce qui vous concerne, vous trouviez le moyen de faire cela, nous pourrions, de notre côté, arranger tous les détails avec votre homme de loi, et il serait possible que la Compagnie entrât pour une part dans les frais. Voilà, je crois, l’affaire réduite à sa plus simple expression. Si vous consentez, mon cher monsieur, à prendre en considération ce projet de mur, et que vous vouliez bien nous donner les noms de vos hommes de loi, j’ose vous assurer que vous n’entendrez plus parler de la Great Buchonian.

— Mais pourquoi défigurer ma pelouse par un mur de brique neuf ?

— Le silex gris est extrêmement pittoresque.

— De silex gris, alors, si vous le voulez ainsi. Pourquoi diable faut-il que je m’en aille construire des tours de Babel rien que parce que j’ai « stoppé » l’un de vos trains — une seule et unique fois ? »

« L’expression dont il s’est servi dans sa troisième lettre était qu’il voulait « l’aborder », me dit à l’oreille mon compagnon. C’était fort curieux — une hallucination empruntée à la vie maritime, qui vient se heurter, pourrait-on dire, à une hallucination empruntée à la vie de la terre ferme. Dans quel monde merveilleux il doit évoluer — et évoluera avant la fin. Si jeune cependant — si jeune ! »

« Eh bien, voulez-vous que je vous le dise en bon anglais, le diable m’emporte si je vais me mettre à gâcher du plâtre pour vous faire plaisir. Vous pouvez mettre sur pied tous vos bataillons, aller devant la chambre des Lords et en ressortir, et obtenir vos règlements au mètre courant, si cela vous amuse, dit Wilton, en s’échauffant. Mais, grand Dieu, mon cher monsieur, je ne l’ai fait qu’une seule et unique fois !

— Nous n’avons jusqu’ici aucune garantie que vous ne recommencerez pas ; et, avec notre trafic, il nous faut, quand ce ne serait que pour nos voyageurs, exiger une garantie quelconque. Il importe que votre cas ne puisse servir de précédent. Tout cela eût été évité si vous nous eussiez adressés à votre représentant légal. »

L’homme de loi en appela autour de lui d’un regard circulaire. Un point, et c’était tout.

« Wilton, demandai-je, voulez-vous, maintenant, me laisser dire mon mot ?

— Tout ce que vous voulez, répondit Wilton. Il paraît que je ne sais pas parler anglais. En tout cas, pas de mur. »

Il se renversa dans son fauteuil.

« Messieurs, dis-je lentement, car j’observai que le médecin aurait de la peine à revenir sur son opinion, Mr. Sargent possède de très gros intérêts dans les principaux réseaux de chemins de fer de son pays.

— Son pays ? repartit l’homme de loi.

— A cet âge ? repartit le médecin.

— Certainement. Il en a hérité de son père, Mr. Sargent, un Américain.

— Et fier de l’être, dit Wilton, comme s’il fût un sénateur de San Francisco lâché sur l’Europe pour la première fois.

— Mon cher monsieur, dit l’homme de loi, en faisant mine de se lever, pourquoi n’avoir pas donné à la compagnie connaissance de ce fait — de ce fait vital — dès le début de notre correspondance ? Nous eussions compris. Nous eussions fait la part des choses.

— Au diable votre part des choses ! Est-ce que vous me prenez pour un Peau-Rouge ou pour un aliéné ? »

Les deux hommes baissèrent la tête.

« Si l’ami de Mr. Sargent eût commencé par nous faire part de cela, dit le médecin, d’un ton fort sévère, les choses n’eussent pas pris cette tournure. »

Hélas ! je m’étais fait de ce médecin un ennemi pour la vie.

« Vous ne m’en avez pas fourni l’occasion, repartis-je. Maintenant, il est clair, vous comprenez, qu’un homme qui possède plusieurs milliers de milles de voie ferrée, comme Mr. Sargent, est disposé à traiter les chemins de fer plus cavalièrement que le commun des mortels.

— Naturellement, naturellement. Monsieur est Américain ; tout s’explique. Toutefois, il s’agissait de l’Induna ; mais je comprends fort bien que les habitudes de nos cousins d’outre-mer diffèrent des nôtres en ces matières. Dites-moi, arrêtez-vous toujours les trains comme cela, aux États-Unis, Mr. Sargent ?

— Je le ferais si l’occasion s’en présentait ; mais je n’ai jamais encore eu à le faire. Allez-vous prendre cela comme base de complications internationales ?

— Vous n’avez plus à vous soucier en rien de l’affaire. Nous voyons qu’il n’y a guère de probabilités pour que votre action établisse un précédent, seule chose dont nous avions peur. Maintenant que vous comprenez que nous ne pouvons faire concilier notre méthode avec ce genre d’arrêts inattendus, nous sommes persuadés que…

— Je ne crois pas rester maintenant ici assez longtemps pour arrêter un autre train, dit Wilton, l’air rêveur.

— Vous retournez donc à nos cousins de l’autre côté de — ah — la mare aux harengs, comme vous l’appelez ?

— Non, monsieur. L’Océan — l’Océan Atlantique du Nord. Il a trois mille milles de large, et trois milles de profondeur par endroits. Je voudrais qu’il en eût dix mille.

— Ce n’est pas que je sois moi-même fort épris des voyages en mer ; mais je crois que c’est le devoir de tout Anglais d’étudier une fois dans sa vie la grande branche de notre race anglo-saxonne, de l’autre côté de l’océan, dit l’homme de loi.

— Si jamais vous venez chez nous, et que l’idée vous prenne d’arrêter un train de mon réseau, je vous — je veillerai à ce que vous vous en tiriez, dit Wilton.

— Merci — ah, merci. Vous êtes trop aimable. Je suis sûr que j’aurais beaucoup de plaisir… »

« Nous avons négligé ce fait, murmura le médecin à mon oreille, que votre ami a proposé d’acheter la Great Buchonian.

— Il est riche de quelque chose comme vingt ou trente millions de dollars — quatre ou cinq millions de livres, répondis-je, sachant qu’il serait inutile d’expliquer.

— Vraiment ! C’est une fortune énorme, mais la Great Buchonian n’est pas à vendre.

— Peut-être ne tient-il plus à l’acheter, maintenant.

— Ce serait de toutes façons impossible, dit le médecin. »

« Voilà qui est bien typique ! murmura l’homme de loi, lequel passait mentalement en revue toute l’affaire. Je me suis toujours aperçu, d’après ce que j’en ai lu, que vos compatriotes étaient gens pressés. Ainsi, vous auriez fait quarante milles pour aller à Londres et autant pour en revenir — avant dîner — tout cela pour aller chercher un scarabée ? Voilà qui est bien américain ! Mais vous parlez tout à fait comme un Anglais, Mr. Sargent.

— C’est un défaut auquel on peut remédier. Il est une seule question que je voudrais vous poser. Vous avez déclaré inconcevable que quelqu’un arrête un train sur votre réseau ?

— Et c’est la vérité — absolument inconcevable.

— Quelqu’un de sain d’esprit, n’est-ce pas ?

— C’est ce que j’ai voulu dire, naturellement. C’est-à-dire, à moins qu’il ne s’agisse d’un A…

— Merci. »

Les deux hommes s’en allèrent. Wilton, sur le point de bourrer une pipe, s’arrêta, prit à la place un de mes cigares, et resta silencieux un quart d’heure.

Puis il dit :

« Auriez-vous un horaire des départs de Southampton sur vous ? »


Loin des tours de pierre grise, des cèdres ténébreux, des chemins de gravier impeccables, et des pelouses épinard de Holt Hangars, coule un fleuve appelé l’Hudson, sur les bords mal peignés duquel se pressent les palais de ces gens dont l’opulence défie les rêves de l’avarice. C’est là, où d’une rive à l’autre la sirène du remorqueur répond au cri déchirant de la locomotive, que vous trouverez, avec une installation complète de lumière électrique, d’habitacles nickelés, et l’adjonction d’une… calliope à son sifflet à vapeur, le Columbia, yacht également à vapeur, de douze cents tonneaux, allant sur la mer, amarré à son embarcadère privé, prêt à mener à son bureau, à la vitesse moyenne de dix-sept nœuds, — et gare aux chalands — Wilton Sargent, Américain.

LA TOMBE DE SES ANCÊTRES

Certaines gens vous diront que si, dans toute l’Inde, il n’était qu’une miche de pain, elle se verrait, en égales portions, partagée entre les Plowdens, les Trevors, les Beadons, et les Rivett-Carnacs. Ce qui revient à dire que certaines familles servent l’Inde de génération en génération comme les dauphins se suivent en file à travers les mers.

Prenons un cas aussi petit qu’obscur. Il y a toujours eu pour le moins un représentant des Chinns du Devonshire dans l’Inde Centrale ou ses environs depuis le temps du lieutenant-artificier Humphrey Chinn, du régiment européen de Bombay, lequel assista à la prise de Seringapatam, en 1799. Alfred Ellis Chinn, le frère cadet de Humphrey, commanda un régiment de grenadiers de Bombay, de 1804 à 1813, époque à laquelle il assista à pas mal de démêlés ; et en 1834 John Chinn, de la même famille — nous l’appellerons John Chinn Premier — se distingua comme administrateur de sang-froid en temps de trouble, en un lieu appelé Mundesour. Il mourut jeune, mais laissa sa griffe sur le pays nouveau, et l’honorable comité des Directeurs de l’honorable East India Company[13], après avoir personnifié ses vertus en une décision pompeuse, paya les frais de sa tombe dans les monts des Satpuras.

[13] Compagnie semblable à notre Compagnie des Indes.

Il eut pour successeur son fils, Lionel Chinn, lequel, à peine sorti de la vieille petite demeure du Devonshire, se trouva grièvement blessé au cours de l’Insurrection. Ce dernier Chinn passa son temps d’activité dans un rayon de cent cinquante milles autour de la tombe de John Chinn, et parvint au commandement d’un régiment de petits montagnards sauvages, dont la plupart avaient connu son père. Son fils John naquit dans le petit cantonnement aux toits de chaume, aux murs de boue, qui se trouve encore aujourd’hui situé à quatre-vingts milles de la station de chemin de fer la plus rapprochée, au cœur d’un pays tout en broussailles et en tigres. Le colonel Lionel Chinn servit trente ans et se retira. A la traversée du canal de Suez, son paquebot croisa le transport à destination de l’étranger, qui emportait son fils en Orient pour l’acquit de ses devoirs de famille.

Les Chinns ont plus de chance que le reste des humains en ce qu’ils savent exactement ce qu’ils ont à faire. Un Chinn intelligent passe son examen pour le service civil de Bombay, et s’en va dans l’Inde Centrale, où tout le monde est enchanté de le voir. Un Chinn moyen entre dans le service de la Police ou dans les Eaux et Forêts, et, tôt ou tard, lui aussi fait son apparition dans l’Inde Centrale ; c’est ce qui a donné naissance au dicton : « l’Inde Centrale est habitée par les Bhils, les Mairs[14] et les Chinns, tous gens du même acabit. » La race est à petits os, brune et silencieuse, et les plus bornés d’entre eux sont encore de bons fusils. John Chinn II était plutôt intelligent, mais en sa qualité de fils aîné il entra dans l’armée, suivant une autre tradition des Chinns. Son devoir était de demeurer dans le régiment de son père pour toute la durée de sa vie, bien que le corps fût de ceux que bien des gens eussent payé cher pour éviter. Il s’agissait d’irréguliers, de petits hommes bruns, noirauds, vêtus de vert olive à garniture de cuir noir, et leurs amis les appelaient les « Wuddars », nom qui s’applique à une race de gens de basse caste, laquelle déterre les rats pour les manger. Mais les Wuddars n’en tiraient nul grief. C’étaient les Wuddars, et leurs chefs d’orgueil se résumaient à ceux-ci :

[14] Bhils et Mairs, antiques races de l’Inde Centrale.

Premièrement, ils possédaient moins d’officiers anglais que n’importe quel régiment indigène. Secondement, à la parade, leurs lieutenants n’étaient pas montés, comme il est de règle générale, mais marchaient sur leurs deux jambes, à la tête de leurs hommes. Or, il faut à l’homme qui peut se maintenir au niveau des Wuddars à leur pas de marche bon souffle et bon jarret. Troisièmement, c’étaient les plus pukka shikarries (épatants chasseurs) de toute l’Inde. Quatrièmement — et indéfiniment — c’étaient les Wuddars — connus jadis sous le nom de Chinn’s Irregular Bhil Levies, mais maintenant, désormais et pour toujours, les Wuddars.

Nul Anglais n’était de leur mess, qui ne le fût pour l’amour d’eux ou par tradition de famille. Les officiers employaient, pour parler à leurs soldats, une langue qu’il n’y avait pas deux cents hommes blancs dans l’Inde pour comprendre ; et les hommes étaient leurs enfants, tous tirés des Bhils, lesquels sont peut-être la race la plus étrange qui soit parmi les nombreuses races étranges de l’Inde. Ce furent, et ils le sont restés dans le cœur, de véritables sauvages, sournois, méfiants, pleins de superstitions à ne pas croire. Les races que dans le pays nous appelons indigènes trouvèrent le Bhil en possession de la terre la première fois qu’ils firent irruption dans cette partie du monde, il y a des milliers d’années. Les livres les appellent Préariens, Aborigènes, Dravidiens, que sais-je encore ; et, en fin de compte, c’est comme cela que les Bhils s’appellent eux-mêmes. Lorsqu’un chef rajpoute, dont les bardes peuvent chanter la généalogie en remontant à douze siècles en arrière, se trouve porté au trône, son investiture n’est point complète qu’on ne l’ait marqué au front du sang tiré des veines d’un Bhil. Les Rajpoutes prétendent que la cérémonie ne signifie rien du tout, mais le Bhil n’ignore pas que c’est la dernière, dernière ombre de ses droits de jadis comme antique possesseur du sol.

Des siècles d’oppression et de massacre ont fait du Bhil un larron cruel et à moitié détraqué, ainsi qu’un voleur de bétail ; et, à l’arrivée de l’Anglais, il semblait presque aussi ouvert à la civilisation que les tigres de ses jungles. Mais John Chinn Premier, père de Lionel, grand-père de notre John, pénétra dans son pays, vécut avec lui, apprit sa langue, tua les daims qui ravageaient ses pauvres récoltes, et gagna sa confiance, de sorte que quelques Bhils apprirent à labourer et semer, tandis que d’autres se laissaient enrôler au service de la Compagnie pour policer leurs frères.

Lorsqu’ils comprirent que se mettre à l’alignement ne voulait pas dire « être exécuté sur l’heure », ils acceptèrent le métier de soldat comme un genre fatigant, mais amusant, de sport, et apportèrent du zèle à tenir en obéissance les petits Bhils restés sauvages. C’était le tranchant du coin. John Chinn Premier leur donna par écrit la promesse que si, à partir d’une certaine date, ils se conduisaient bien, le gouvernement fermerait les yeux sur les fautes passées ; et comme John Chinn était connu pour n’avoir jamais manqué à sa parole — une fois il avait promis de faire pendre un Bhil considéré chez lui comme invulnérable, et le fit pendre par-devant sa tribu pour sept meurtres avérés — les Bhils se rangèrent aussi tranquillement qu’il leur était donné de faire. Ce fut un travail lent, invisible, pareil à celui qu’on pratique par toute l’Inde aujourd’hui ; et bien que l’unique récompense de John Chinn arriva, comme je l’ai dit, sous la forme d’une tombe aux frais du gouvernement, le petit peuple des montagnes jamais ne l’oublia.

Le colonel Lionel Chinn les connaissait et les aimait, lui aussi, et avant la fin de son service, ils se trouvaient devenus, pour des Bhils, gens fort civilisés. C’est à peine si l’on pouvait distinguer maints d’entre eux des fermiers hindous de basse caste ; mais dans le sud, où John Chinn Premier était enterré, les plus sauvages s’en tenaient encore aux sommets des monts des Satpuras, entretenant une légende suivant laquelle un jour Jan Chinn, comme ils l’appelaient, reviendrait aux siens. En attendant ils se méfiaient de l’homme blanc et de ses façons. Au moindre motif d’excitation, les voilà qui partaient pillant à l’aventure, et tuant de temps à autre ; mais se trouvaient-ils ensuite l’objet d’un maniement discret, qu’ils se désolaient comme des enfants, et promettaient de ne plus jamais, jamais recommencer.

Les Bhils du régiment — les porteurs d’uniforme — donnaient l’exemple de maintes vertus, mais avaient besoin qu’on se prêtât à leurs volontés. Tant qu’on ne les emmenait pas comme rabatteurs après les tigres, ils s’ennuyaient et éprouvaient une sorte de nostalgie ; et leur froide audace — tous les Wuddars chassent le tigre à pied, c’est la marque de leur caste — faisait l’étonnement des officiers eux-mêmes. Ils vous suivaient de près un tigre blessé avec autant d’insouciance que s’il se fût agi d’un moineau à l’aile brisée ; et cela, à travers un pays tout en cavernes, crevasses et cavités, où un fauve pouvait tenir une douzaine d’hommes à sa merci. De temps à autre, on apportait à la caserne quelque petit homme la tête fracassée ou les côtes arrachées ; mais ses compagnons n’en apprenaient pas pour si peu la prudence ; ils se contentaient de régler au tigre son compte.


Le siège de derrière d’une charrette à deux roues versa le jeune John Chinn, ses étuis à fusil cascadant tout à l’entour de sa personne, devant la verandah du mess isolé des Wuddars. Le svelte petit gaillard, au nez en bec de corbin, semblait aussi délaissé qu’une chèvre égarée lorsqu’il secoua la poussière qui lui blanchissait les genoux, et que la charrette s’éloigna en cahotant sur la route éblouissante. Mais au fond du cœur il se sentait satisfait. Après tout, c’était le lieu où il était né, et les choses n’avaient guère changé depuis qu’enfant on l’avait envoyé en Angleterre, il y avait quinze ans.

Quelques constructions de plus ; mais l’air, l’odeur et le soleil étaient les mêmes ; et les petits hommes en vert, qui traversaient le terrain d’exercice, lui étaient on ne peut plus familiers. Trois semaines plus tôt, John Chinn eût déclaré qu’il ne se rappelait pas un mot de la langue Bhil, et voici qu’à la porte du mess il s’aperçut que ses lèvres balbutiaient des phrases qu’il ne comprenait pas — des bouts de vieux contes de nourrice, et les abrégés de tels et tels ordres que son père donnait aux hommes.

Le colonel le regarda monter les marches, et se prit à rire.

« Voyez donc ! dit-il au major. Pas besoin de demander à quelle famille appartient le petiot. C’est un pukka (vrai) Chinn. On dirait son père entre 1850 et 1860.

— Espérons qu’il aura le tir aussi juste, repartit le major. Il a apporté assez de ferblanterie avec lui.

— Ce ne serait pas un Chinn, s’il ne l’avait pas. Regardez-le se moucher. Le piton des Chinns ! Il agite son mouchoir comme son père. C’en est la seconde édition — mot pour mot.

— Un conte de fées, ma parole ! fit le major, en regardant à travers les lattes des jalousies. Si c’est l’héritier légitime de son père, il… Tenez, le vieux Chinn ne pouvait pas plus passer devant ce store sans le tripoter, que…

— Son fils ! repartit le colonel, en sursautant.

— Ah, par exemple ! » s’écria le major.

Le regard du jeune homme s’était arrêté sur un store de roseau fendu qui pendait de travers entre les piliers de la verandah, et machinalement il en avait saisi le bord pour le redresser. Le vieux Chinn avait maudit trois fois par jour ce store pendant nombre d’années ; il ne pouvait jamais l’avoir à sa satisfaction. Son fils pénétra dans le vestibule au milieu d’un silence ébahi. On lui fit bon accueil, d’abord à cause de son père, et, après examen, à cause de lui-même. Il ressemblait d’une façon ridicule au portrait du colonel, là, sur le mur, et lorsqu’il se fut un peu rincé la gorge, il gagna ses quartiers de ce pas de jungle, court et silencieux, propre à l’aîné.

« Parlez-moi d’hérédité, dit le major. C’est là le résultat de trois générations parmi les Bhils.

— Et les hommes le savent, dit un capitaine. Ils sont restés, la langue pendante, à attendre ce garçon-là. A moins qu’il ne leur donne littéralement des coups de bâton, voilà des gens qui vont se coucher dans la poussière par compagnies pour l’adorer.

— Rien comme d’avoir eu un père avant vous, repartit le major. Je suis un parvenu avec mes garnements. Il n’y a que vingt ans que je suis dans le régiment, et mon vénéré père n’était qu’un simple bourgeois. Il ne faut pas chercher à approfondir la pensée d’un Bhil. Mais pourquoi ce bijou de serviteur, que le jeune Chinn a amené avec lui, se sauve-t-il à travers la campagne avec son paquet ? »

Il s’avança dans la verandah, et cria après l’homme — un de ces serviteurs typiques de sous-lieutenant nouveau venu, qui parlent anglais et vous mettent dedans en proportion.

« Qu’est-ce qu’il y a ? cria-t-il.

— Plein de mauvaises gens, ici. Moi m’en aller, moussu, fut-il répondu. Eux avoir pris les clefs du Sahib et déclarer qu’ils vont tirer.

— Pas mal — c’est bien cela. Comme ils savent jouer du pied, ces brigands de par là-haut. C’est quelqu’un qui l’aura fait mourir de peur. »

Le major s’en alla en flânant regagner ses quartiers afin de s’habiller pour le repas du mess.

Le jeune Chinn, marchant comme un homme en rêve, avait fait le tour du cantonnement tout entier avant de gagner son minuscule cottage. Les quartiers du capitaine, dans lesquels il était né, le retinrent quelques moments ; ensuite, il regarda sur le terrain d’exercices le puits au bord duquel il s’asseyait le soir avec sa bonne, et l’église de dix pieds de large sur quatorze de long où les officiers se rendaient au service si quelque chapelain d’une religion officielle quelconque se trouvait passer par là. Tout cela paraissait fort petit, comparé aux gigantesques constructions sur lesquelles il avait coutume de lever le nez, mais c’était bien le même lieu.

De temps à autre il croisait un groupe de soldats silencieux qui saluaient. Tout aussi bien eût-on pu les prendre pour ces hommes qui l’avaient promené sur leur dos lorsqu’il étrennait sa première culotte. Une faible lueur brillait dans sa chambre ; au moment où il y entra, des mains lui étreignirent les pieds, et un murmure partit du sol.

« Qui est-ce ? demanda le jeune Chinn, sans savoir qu’il parlait en langue bhil.

— Je vous ai porté dans mes bras, Sahib, alors que j’étais un homme fort, et vous, un petit — qui pleurait, pleurait, pleurait ! Je suis votre serviteur, comme j’étais celui de votre père avant vous. Nous sommes tous vos serviteurs. »

Le jeune Chinn se sentit trop ému pour répondre, et la voix poursuivit :

« J’ai pris vos clefs à ce gras étranger, et l’ai renvoyé ; et les boutons sont à la chemise pour le mess. Qui saurait, si je ne sais pas ? Et ainsi, le bébé est devenu un homme, et oublie son père nourricier ; mais mon neveu sera là pour faire un bon serviteur, sans quoi je le battrai deux fois par jour. »

Alors se leva, dans un cliquetis de métal, aussi droit qu’une flèche bhil, un petit homme, une sorte de singe ratatiné aux cheveux blancs, la tunique chargée de médailles et d’ordres divers, balbutiant, saluant et tremblant. Derrière lui un jeune et nerveux Bhil, en uniforme, était en train de tirer les embauchoirs des bottes de mess de Chinn.

Les yeux de Chinn étaient remplis de larmes. Le vieux tendit les clefs.

« Les étrangers sont de vilaines gens. Il ne reviendra jamais. Nous sommes tous les serviteurs du fils de votre père. Le Sahib a-t-il oublié qui est-ce qui le porta pour voir le tigre pris au piège dans le village qui est de l’autre côté de la rivière, quand sa mère avait si peur, et qu’il était si brave ? »

La scène revint à l’esprit de Chinn en grands éclairs de lanterne magique.

« Bukta ! » s’écria-t-il.

Et tout d’une haleine :

« Vous promîtes qu’il ne m’arriverait pas de mal. Est-ce Bukta ? »

Pour la seconde fois l’homme était à ses pieds.

« Il n’a pas oublié. Il se souvient de son peuple comme s’en souvenait son père. Maintenant, je peux mourir. Mais, en attendant, je vivrai pour montrer au Sahib à tuer le tigre. Ce qui est là-bas, c’est mon neveu. S’il ne se montre pas bon serviteur, battez-le et envoyez-le-moi, et sûrement je le tuerai, car maintenant le Sahib est parmi son peuple. Ai, Baba Jan — baba Jan ! Mon baba Jan ! Je vais rester ici pour voir si cela fait bien son service. Enlève-lui ses bottes, imbécile. Asseyez-vous sur le lit, sahib, et laissez-moi vous regarder. C’est bien baba Jan ! »

Il avança la poignée de son sabre en signe de loyauté, honneur qu’on ne rend qu’aux vice-rois, aux gouverneurs, aux généraux, ou aux petits enfants que l’on aime tendrement. Chinn toucha machinalement la poignée avec trois doigts, en murmurant il ne savait quoi. Il se trouva que c’était la vieille réponse de ses jeunes années, lorsque Bukta l’appelait pour rire le petit général sahib.

Les quartiers du major étaient en face de ceux de Chinn, et le major en personne, s’apercevant que la surprise faisait perdre le souffle à son serviteur, regarda du fond de la pièce. Alors, il s’assit sur son lit et se mit à siffler ; car la vue du plus ancien des officiers indigènes du régiment, un Bhil « pur sang », un Compagnon de l’Ordre du British India, ayant trente-cinq années de service sans reproche dans l’armée, et parmi les siens un rang supérieur à celui de maints principicules du Bengale, la vue d’un homme pareil en train de remplir l’office de valet de chambre auprès du sous-lieutenant nouveau venu dépassait la mesure de ses forces.

Les rauques clairons sonnèrent l’appel au mess, lequel appel a derrière lui une longue légende. D’abord quelques notes perçantes, comme les cris de rabatteurs dans un fourré lointain ; puis, large, plein et égal, le refrain du chant sauvage : « Eh là, eh là, la graine verte de Mundore — Mundore ! »

« Tous les petits enfants étaient au lit la dernière fois que le sahib entendit cet appel », déclara Bukta, en passant à Chinn un mouchoir propre.

L’appel lui rappela des souvenirs : son berceau sous la moustiquaire, le baiser de sa mère, et le bruit de pas qui s’éteignaient tandis qu’il tombait endormi parmi les siens. Sur quoi il agrafa le col sombre de sa nouvelle jaquette de mess, et s’en alla dîner comme un prince qui vient d’hériter de la couronne paternelle.

Le vieux Bukta s’éloigna en tortillant ses favoris. Il avait conscience de sa propre valeur, et ni argent ni grades à la disposition du gouvernement ne l’eussent amené à mettre les boutons aux chemises de jeunes officiers, ni à leur tendre des cravates propres. Toutefois, lorsqu’il enleva son uniforme, cette nuit-là, et s’accroupit parmi ses camarades pour fumer tranquillement, il leur raconta ce qu’il avait fait, et ils déclarèrent qu’en tout il avait bien fait. Sur quoi Bukta exposa une théorie qui, à l’esprit des blancs, eût paru de la folie furieuse ; mais les petits guerriers tout chuchotants, à tête rassise, l’examinèrent à tous les points de vue, et pensèrent qu’elle pouvait renfermer beaucoup de vrai.

Au mess, sous la lumière des lampes à huile, la conversation en vint comme de coutume au sujet inépuisable du shikar — la chasse au gros gibier de toutes sortes et dans toutes sortes de conditions. Le jeune Chinn ouvrit les yeux lorsqu’il comprit que chacun de ses camarades avait tué plusieurs tigres à la façon wuddar — c’est-à-dire à pied — sans faire plus de cas de la chose que s’il se fût agi d’un chien.

« Dans neuf cas sur dix, déclara le major, un tigre est presque tout aussi dangereux qu’un porc-épic. Mais, la dixième fois, vous rentrez au logis les pieds par devant. »

Ces mots furent le signal d’une conversation générale, et minuit était loin d’être sonné que la cervelle de Chinn bourdonnait d’histoires de tigres — mangeurs d’hommes et tueurs de bétail, chacun exerçant son petit métier aussi méthodiquement qu’un rond de cuir ; nouveaux tigres récemment arrivés dans tel et tel district, et vieilles bêtes familières de grande finesse, connues au mess sous des sobriquets — tels que « Pattu », indolent, aux pattes énormes, et « Madame Malàpropos », qui arrivait au moment où vous vous y attendiez le moins, et miaulait comme une femme. Puis on se mit à parler des superstitions bhiles, champ aussi vaste que pittoresque, jusqu’à ce que le jeune Chinn donnât à entendre qu’il se croyait berné.

« Non pas, ma parole, déclara quelqu’un à sa gauche. On vous connaît à fond. Vous êtes un Chinn et tout cela, et vous avez ici une sorte de droit acquis ; mais, si vous ne croyez pas ce que nous vous disons, que ferez-vous, alors, quand le vieux Bukta entame le chapitre de ses histoires ? C’est une autorité en fait de tigres-fantômes et de tigres qui vont en un enfer à eux ; et de tigres qui marchent sur leurs pattes de derrière, et, par-dessus le marché, du tigre que monte votre grand-père. Curieux qu’il n’ait pas soufflé un mot de cela.

— Vous savez que vous avez un ancêtre enterré là-bas quelque part du côté des monts des Satpuras, n’est-ce pas ? dit le major, comme Chinn souriait d’un air indécis.

— Mais oui, je le sais, repartit Chinn, qui connaissait par cœur la chronique des Chinns. »

Elle se trouvait dans un vieux registre usé, sur la table de laque, derrière le piano, au fond de la maison du Devonshire, et les enfants sont autorisés à la regarder le dimanche.

« Ma foi, je n’en étais pas sûr. Votre vénérable ancêtre, mon garçon, suivant les Bhils, possède un tigre en propre — un tigre de selle, sur le dos duquel il fait le tour du pays toutes les fois que cela lui chaut. J’hésite à trouver cela décent chez l’ombre d’un ex-percepteur ; mais voilà ce que croient les Bhils du Sud. Il n’est pas jusqu’à nos hommes, lesquels pourraient passer pour n’avoir point froid aux yeux, qui ne se soucient guère de battre le pays s’ils entendent dire que Jan Chinn est en train de se balader sur son tigre. On suppose que celui-ci est un animal moiré, à la robe nébuleuse — non pas rayé, mais comme enfumé, à l’instar d’un chat d’Espagne. Sale bête, à ce qu’on dit, et signe certain de guerre ou d’épidémie, ou — ou de quelque chose. Voilà pour vous une gentille légende de famille.

— Quelle en est, supposez-vous, l’origine ? demanda Chinn.

— Demandez aux Bhils des Satpuras. Le vieux Jan Chinn était un grand chasseur devant l’Éternel. Peut-être s’agit-il de la revanche du tigre, ou peut-être leur fait-il encore la chasse. Il vous faut, l’un de ces jours, aller à sa tombe vous enquérir de cela. Bukta sans doute y veillera. Il me demandait avant votre arrivée si, par quelque malchance, vous n’aviez pas déjà tué votre tigre. Si non, il est prêt à vous prendre sous son aile. Naturellement, pour vous, c’est obligatoire. Vous ne vous embêterez pas avez Bukta. »

Le major ne se trompait pas. A l’exercice, Bukta tenait l’œil sur le jeune Chinn, et la première fois que le nouvel officier éleva la voix dans un commandement, on remarqua que toute la ligne tressaillit. Il n’est pas jusqu’au colonel qui ne fût abasourdi, car on eût pu croire que c’était Lionel Chinn de retour du Devonshire avec un nouveau bail de vie. Bukta avait continué à développer sa théorie parmi ses intimes, et elle fut acceptée comme article de foi dans le régiment, attendu qu’il n’était un mot ni un geste, de la part du jeune Chinn, qui n’en fussent la confirmation.

Le vieux s’arrangea bientôt pour que son enfant gâté se lavât du reproche de n’avoir pas tué son tigre ; mais il ne se contenta pas de prendre la première bête qui se présenta. Dans ses villages il disposait de la haute, basse et moyenne justice, et lorsque ses gens — nus et en émoi — vinrent à lui avec le signalement d’une bête, il les pria d’envoyer des éclaireurs aux lieux de massacre ainsi qu’aux abreuvoirs, afin d’être sûr que la proie était bien celle qui convenait à la dignité d’un tel homme.

Trois ou quatre fois les traqueurs intrépides revinrent dire, ce qui était vrai, que la bête était galeuse, rabougrie — une tigresse épuisée par l’allaitement, ou un vieux mâle à la dent ébréchée — et Bukta calmait l’impatience du jeune Chinn.

A la fin, on signala un noble animal — un tueur de bétail de dix pieds, à l’énorme et libre rouleau de fourrure le long du ventre, au poil lustré, au cou pris dans un jabot bien touffu, pourvu de favoris, folâtre et jeune. Il avait égorgé un homme, histoire de s’amuser, disait-on.

« Qu’on lui donne à manger », dit Bukta.

Et les villageois obéissants poussèrent devant lui des vaches pour le distraire, afin qu’il restât dans le voisinage.

Des princes et des potentats ont fait le voyage de l’Inde et ont dépensé moult argent pour ne faire qu’entrevoir des bêtes à peine la moitié aussi belles que celle de Bukta.

« Cela n’a rien de séant, dit-il au colonel, en demandant une permission de chasse, que le fils de mon colonel, lequel fils est peut-être… que le fils de mon colonel s’en aille perdre son pucelage sur n’importe quelle petite bête de jungle. Cela sera bon pour après. J’ai attendu longtemps celui-ci, qui est un tigre. Il est venu du pays de Mair. D’ici sept jours nous serons de retour avec la peau. »

L’envie fit grincer les dents au mess. Bukta l’eût-il voulu, qu’il eût pu les inviter tous. Mais il s’en alla seul avec Chinn, deux jours de char-à-banc et un jour de marche à pied, jusqu’à ce qu’ils atteignissent une vallée rocheuse, aveuglante, qui renfermait un étang d’eau excellente. La journée était torride, et fort naturellement le jeune homme se dévêtit et entra dans l’eau pour s’y baigner, laissant Bukta près de ses vêtements. Une peau blanche se voit de loin sur l’écran brun de la jungle, et ce qu’aperçut Bukta sur le dos et l’épaule droite de Chinn le fit s’approcher pas à pas, les yeux tout grands.

« J’avais oublié qu’il n’est pas décent de se déshabiller devant un homme de son rang, dit Chinn, en s’enfonçant dans l’eau. Comme il regarde, le petit diable ! Qu’est-ce que c’est, Bukta ?

— La marque ! répondit un murmure.

— Ce n’est rien. Vous savez comment il en retourne avec ma famille ! »

Chinn se sentit ennuyé. La tache lie de vin qu’il portait sur l’épaule, quelque chose comme ce nuage conventionnel qu’on voit à certains plats indochinois, lui avait échappé de la mémoire, sans quoi il ne se fût pas baigné. Elle se présentait, selon le dire de la famille, toutes les deux générations, n’apparaissant, chose assez curieuse, que huit ou neuf ans après la naissance, et, sauf qu’elle faisait partie de l’héritage de Chinn, ne pouvait, d’une façon précise, être considérée comme un ornement. Il se hâta de regagner le bord, se rhabilla, et ils reprirent leur marche jusqu’à ce qu’ils rencontrassent deux ou trois Bhils, lesquels aussitôt tombèrent à plat ventre.

« Mes gens ! grommela Bukta, sans leur accorder plus d’attention. Et de la sorte, vos gens, Sahib. Lorsque j’étais jeune homme, nous étions en plus petit nombre, mais pas aussi faibles. Maintenant, nous sommes nombreux, mais une pauvre engeance. Comme on peut s’en souvenir. Comment le tuerez-vous, Sahib ? Du haut d’un arbre ; de derrière un abri que mes gens construiront ; de jour ou de nuit ?

— A pied et en plein jour, répondit le jeune Chinn.

— C’était votre coutume, d’après ce que j’ai entendu dire, reprit Bukta se parlant à lui-même. Je vais tâcher d’avoir de ses nouvelles. Puis vous et moi nous irons le trouver. Je porterai un fusil. Vous avez le vôtre. Pas besoin d’en avoir davantage. Quel tigre te résisterait ? »

L’animal fut signalé près d’une petite flaque d’eau à l’entrée d’un ravin, repu et assoupi sous le soleil de mai. Levé comme un perdreau, il se tourna pour livrer bataille à mort. Bukta ne fit même pas le simulacre de braquer son rifle, et se contenta de ne pas quitter du regard Chinn, qui répondit au rugissement de tonnerre de la charge par une seule balle — il sembla au jeune homme qu’il s’écoulait des heures tandis qu’il visait — laquelle balle laboura la gorge pour aller fracasser l’épine dorsale au-dessous du cou et entre les épaules. Le fauve s’aplatit, suffoqua, et tomba ; et, avant que Chinn se rendît bien compte de ce qui était arrivé, Bukta le priait de rester là tandis qu’il mesurait du pas la distance qui séparait ses pieds de la gueule encore grinçante.

« Quinze, dit Bukta. Des pas ordinaires. Pas besoin d’un second coup, Sahib. Il saigne proprement où il est, et il serait dommage d’abîmer la peau. J’avais dit que ces gens-là nous seraient inutiles, mais ils sont venus — en cas. »

Soudain les flancs du ravin s’étaient couronnés de têtes : les gens de Bukta — force qui eût suffi pour mettre la bête en compote, au cas où Chinn eût manqué son coup ; mais leurs fusils étaient cachés, et on les eût pris pour des rabatteurs que la chose intéressait, tandis que cinq d’entre eux attendaient l’ordre d’écorcher. Bukta regarda la vie s’en aller du fond des yeux sauvages, leva la main, et tourna sur les talons.

« Inutile de montrer que nous nous en soucions, dit-il. Maintenant nous pouvons après cela tuer ce que nous voulons. Tendez votre main, Sahib. »

Chinn obéit. Elle n’avait pas un tremblement, et Bukta hocha la tête.

« Cela aussi, c’était votre coutume. Mes gens ne sont pas longs à écorcher. Ils porteront la peau aux cantonnements. Le Sahib voudra-t-il venir dans mon pauvre village passer la nuit et, peut-être, oublier les grades ?

— Mais, ces hommes — les rabatteurs. Ils ont travaillé dur, et peut-être…

— Oh, s’ils écorchent mal, nous les écorcherons. Ce sont mes gens. A la caserne, je suis une chose. Ici, j’en suis une autre. »

Rien n’était plus vrai. Lorsque Bukta dépouillait l’uniforme et revenait au costume rudimentaire des siens, il jetait aux orties sa civilisation d’officier instructeur. Cette nuit-là, après avoir causé quelque temps avec ses sujets, il se consacra à l’orgie ; et l’orgie bhil est une chose que la plume ne saurait guère décrire. Chinn, exalté par le triomphe, s’y trouva plongé jusqu’au cou ; mais le sens des mystères lui resta caché. De véritables sauvages vinrent avec des offrandes se presser autour de ses genoux. Il offrit sa gourde aux anciens du village. Ils se firent éloquents et l’enguirlandèrent de fleurs. Prêts et offrandes, pas tous des plus convenables, furent poussés vers lui, et une musique infernale se déroula et fit rage autour de rouges feux, tandis que des chanteurs entonnaient les chansons du vieux temps, et dansaient de bien singulières danses. Les liqueurs aborigènes sont très puissantes, et Chinn fut obligé maintes fois d’y goûter ; mais, à moins que le breuvage n’eût été drogué, comment lui arriva-t-il de tomber soudainement endormi pour ne s’éveiller que tard le lendemain — à un demi-jour de marche du village ?

« Le Sahib était très fatigué. Il s’est endormi un peu avant le jour, expliqua Bukta. Mes gens l’ont porté ici, et voici qu’il est temps de retourner aux cantonnements. »

La voix, égale et déférente, le pas, ferme et silencieux, rendaient difficile à croire que quelques heures auparavant Bukta hurlait et cabriolait en compagnie de démons nus de la jungle, ses semblables.

« Mes gens ont été très contents de voir le Sahib. Ils n’oublieront jamais. La prochaine fois que le Sahib s’en va en recrutement, il ira chez eux, et ils lui donneront autant d’hommes qu’il nous en faudra. »

Chinn garda tout cela pour lui, sauf en ce qui concerne la chasse du tigre ; et, cette histoire-là, Bukta la broda d’une langue effrontée. La peau était certainement une des plus belles que jamais on eût exposées au mess, et ne devait pas être la seule du genre. Lorsque Bukta ne pouvait accompagner à la chasse son enfant gâté, il prenait soin de le mettre en bonnes mains, et Chinn en apprit plus sur la mentalité et les ambitions du Bhil sauvage en ses marches et campements, dans les entretiens au crépuscule ou les haltes au bord des fontaines, qu’un homme non averti eût pu le faire au cours de toute une vie.

Ses hommes, au régiment, ne tardèrent pas à s’enhardir et à parler de leurs parents — la plupart dans l’ennui — et à lui exposer des cas de juridiction locale. Ils racontaient, en s’accroupissant dans sa verandah, à la tombée du jour, dans ce parler facile, confidentiel, des Wuddars, que tel célibataire s’était enfui dans un village lointain avec telle femme mariée. Or, quel était le nombre de vaches que Chinn Sahib considérait être une juste amende. Ou encore, si l’ordre écrit venait du gouvernement qu’un Bhil eût à se rendre en une ville close des plaines afin d’y déposer comme témoin devant une cour de justice, serait-il sage de méconnaître cet ordre ? D’autre part, si on y obéissait, le voyageur inconsidéré reviendrait-il en vie ?

« Mais qu’ai-je à faire de tout cela ? demanda Chinn à Bukta sur un ton d’impatience. Je suis un soldat. Je ne connais pas la loi.

— Peuh ! La loi est faite pour les imbéciles et… les blancs. Donne-leur un ordre grand et sonore, et ils s’en tiendront à lui. Tu es leur loi.

— Mais, pourquoi ? »

Le visage de Bukta se couvrit d’un masque impénétrable. C’était la première fois, semblait-il, que l’idée le frappait.

« Que disais-je ? répliqua-t-il. Peut-être est-ce à cause du nom. Le Bhil n’aime pas le changement. Donne-leur des ordres, Sahib — deux, trois, quatre mots à la fois, tels qu’ils peuvent en emporter dans leurs têtes. Cela suffit. »

Chinn donna des ordres, vaillamment, sans se rendre compte qu’un mot dit à la hâte, avant le repas du mess, devenait la loi révérée et sans appel de villages situés de l’autre côté des noires montagnes — n’était ni plus ni moins que la loi de Jan Chinn Premier, lequel, suivant la légende qui courait tout bas, était revenu sur terre dans le corps et les os de son petit-fils, pour surveiller la troisième génération.

Il ne pouvait y avoir le moindre doute là-dessus. Tous les Bhils savaient que Jan Chinn réincarné avait honoré de sa présence le village de Bukta après avoir tué son premier tigre — son premier en cette vie-ci ; qu’il avait mangé et bu avec les leurs, comme il avait coutume ; et — Bukta devait avoir fortement drogué la boisson de Chinn — sur son dos et sur son épaule droite tout le monde avait vu cette Nuée Rouge intimidante que les Dieux puissants avaient apposée sur la chair de Jan Chinn Premier la première fois qu’il se présenta au Bhil. Au regard du monde blanc et de sa sottise, lequel n’a pas d’yeux, c’était un svelte et jeune officier de Wuddars ; mais son peuple, à lui, savait que c’était Jan Chinn, Jan Chinn qui avait fait du Bhil un homme ; et, cette foi au cœur, ils s’empressèrent de répandre ses ordres, avec le souci de ne pas les altérer en route.

Étant donné que le sauvage, comme l’enfant qui joue seul, a horreur qu’on se moque de lui ou qu’on le questionne, tout ce monde garda pour soi ses convictions ; et le colonel, qui croyait connaître son régiment, ne devina jamais que, dans la conviction sereine de chacun des six cents hommes et officiers au pied prompt et au petit œil de jais, qui se tenaient devant lui au port d’armes, le sous-lieutenant, là, sur l’aile gauche de la ligne, était bel et bien un demi-dieu à sa seconde incarnation — déité tutélaire de leur pays et de leur peuple. Les Dieux de la Terre eux-mêmes avaient apposé leur empreinte sur l’incarnation, et qui donc oserait mettre en doute l’ouvrage des Dieux de la Terre ?

Chinn, qui, par-dessus tout, était un homme pratique, vit que son nom de famille le servait bien à la caserne et au camp. Ses hommes ne lui causaient pas d’ennui — on ne commet pas de fautes régimentaires avec un dieu pour occuper le siège de la justice — et il était sûr des meilleurs rabatteurs du district quand il en avait besoin. Ils croyaient que la protection de Jan Chinn Premier les couvrait de son manteau, et dans cette croyance montraient une hardiesse qui dépassait même l’ordinaire des Bhils les plus hardis.

Ses quartiers commençaient à ressembler à un petit museum d’histoire naturelle, malgré les duplicata de têtes, de cornes et de crânes qu’il envoyait chez lui dans le Devonshire. Les sujets, très humainement, appréciaient le côté faible de leur dieu. C’est vrai qu’il était incorruptible, mais les dépouilles d’oiseaux, les papillons, les insectes, et, par-dessus tout, les nouvelles du gros gibier, lui faisaient plaisir. Sous d’autres rapports, aussi, il se montrait à la hauteur de la tradition Chinn. Il était à l’épreuve de la fièvre. Une nuit à la belle étoile en compagnie d’un chevreau à l’attache dans une vallée humide, nuit d’où le commandant fût sorti avec un mois de malaria, n’avait nul effet sur lui. Il était, comme ils disaient, salé avant de naître.

Or, durant l’automne de sa seconde année de service, une rumeur inquiète sembla filtrer de terre et courut parmi les Bhils. Chinn n’en perçut rien jusqu’au jour où l’un de ses camarades officiers dit à travers la table du mess :

« Votre vénérable ancêtre est en bombe dans le pays des Satpuras. Vous ne feriez pas mal d’aller jeter un coup d’œil par là.

— Je ne veux pas me montrer irrespectueux, mais j’en ai un peu soupé, de mon vénérable ancêtre. Bukta ne cause pas d’autre chose. Qu’est-ce que le vieux zigue est censé faire maintenant ?

— Parcourir le pays au clair de lune, à cheval sur son tigre de parade. Telle est la nouvelle. Il a été vu par environ deux mille Bhils, gambadant le long de la cime des Satpuras, et causant aux gens une peur bleue. Ils le croient dévotement, et tous mes gaillards des Satpuras sont devant son autel — sa tombe, veux-je dire — en train de s’esquinter à l’adorer. Vous devriez vraiment y aller. Ce doit être quelque chose de pas ordinaire que de voir son grand-père traité en dieu.

— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il y ait du vrai dans l’histoire ? demanda Chinn.

— C’est que tous nos hommes la démentent. Ils déclarent n’avoir jamais entendu parler du tigre de Chinn. Or, c’est un mensonge manifeste, attendu qu’il n’est pas un Bhil qui n’en ait entendu parler.

— Vous n’avez oublié qu’une chose, dit le colonel d’un air pensif, c’est que lorsqu’un dieu local réapparaît sur terre, on peut être sûr que c’est là prétexte à un trouble quelconque ; et ces Bhils des Satpuras sont à peu près aussi sauvages que votre grand-père les a laissés, jeune homme. Cela signifie quelque chose, allez.

— Vous voulez dire qu’ils seraient prêts à entrer dans le sentier de la guerre ? demanda Chinn.

— Ne saurais dire — pas encore. N’en serais nullement surpris.

— On ne m’en a pas dit un mot.

— Cela prouve d’autant plus. Ils cachent quelque chose.

— Bukta, pourtant, me raconte tout, en règle générale. Or, pourquoi ne m’a-t-il pas dit cela ? »

Chinn, ce soir-là même, posa directement la question au vieux, et la réponse ne laissa pas que de le surprendre.

« Quel besoin de dire ce qui n’est que trop connu ? Oui, le tigre nébuleux est dehors, dans le pays des Satpuras.

— Aux yeux des Bhils sauvages, qu’est-ce que cela signifie ?

— Ils ne savent pas. Ils attendent. Sahib, qu’est-ce qui s’annonce ? Ne dis rien qu’un petit mot, et nous serons contents.

— Nous ? Qu’ont à faire avec des soldats des contes venant du Sud, où habitent les Bhils de jungle ?

— Lorsque Jan Chinn s’éveille, ce n’est pour aucun Bhil le moment de s’endormir.

— Mais il ne s’est pas éveillé, Bukta.

— Sahib (les yeux du vieillard étaient pleins de tendre reproche), s’il ne désire pas qu’on le voie, pourquoi s’en va-t-il courir au clair de lune ? Nous savons qu’il est réveillé, mais nous ne savons pas ce qu’il désire. Est-ce un signe pour tous les Bhils, ou en est-ce un qui ne concerne que les gens des Satpuras ? Ne dis rien qu’un petit mot, Sahib, que je puisse porter à la caserne et envoyer à nos villages. Pourquoi Jan Chinn sort-il ? Qui donc a fait du mal ? Est-ce la peste ? Est-ce l’épizootie ? Nos enfants vont-ils mourir ? Est-ce la guerre ? Souviens-t’en, Sahib, nous sommes ton peuple et tes serviteurs, et en cette vie je t’ai porté dans mes bras — sans savoir.

— Bukta, évidemment, a caressé la bouteille, ce soir, pensa Chinn ; mais si je peux faire quelque chose pour rassurer le vieux brave, je le dois. Cela ressemble en petit aux rumeurs qui précédèrent le soulèvement. »

Il se laissa choir au fond d’un fauteuil d’osier, sur lequel était jetée sa première peau de tigre, et, en pesant sur le coussin, fit retomber les pattes armées de griffes par-dessus ses épaules. Il s’en saisit machinalement tout en parlant, et attira autour de lui, à la façon d’un manteau, la dépouille aux superbes couleurs.

« Maintenant je vais dire la vérité, Bukta, dit-il, en se penchant en avant, le mufle desséché du monstre sur l’épaule afin d’inventer un mensonge qui tînt debout.

— Je vois bien que c’est la vérité, lui fut-il répondu d’une voix tremblante.

— Jan Chinn sort dans les Satpuras, à cheval sur le Tigre Nébuleux, dites-vous ? Soit. En conséquence, le signe de l’événement ne concerne que les Bhils des Satpuras, et ne touche en rien les Bhils qui labourent dans le nord et l’est, les Bhils du Khandesh, ou n’importe quels autres. Il ne s’agit que des Bhils des Satpuras, qui, nous le savons, sont aussi sauvages que sots.

— Alors, c’est un signe pour eux ? Bon ou mauvais ?

— Point de doute, bon. Car pourquoi Jan Chinn irait-il faire du mal à ceux dont il a fait des hommes ? Les nuits par là-haut sont chaudes ; c’est mauvais de reposer trop longtemps dans le même lit sans se retourner, et Jan Chinn voulait revoir son peuple. Aussi se lève-t-il, siffle-t-il son Tigre Nébuleux, et sort-il un peu pour respirer l’air frais. Si les Bhils des Satpuras restaient dans leurs villages au lieu de s’en aller vagabonder la nuit, ils ne le verraient pas. Oui-da, Bukta, c’est tout simplement qu’il veut respirer de nouveau l’air de son pays. Fais-le savoir dans le sud, et dis que c’est mon ordre. »

Bukta s’inclina jusqu’à terre :

« Juste ciel ! pensa Chinn. Et ce païen aux yeux clignotants est un officier de première classe, et carré comme un dé. Pendant que j’y suis, aussi bien en finir. »

Il poursuivit :

« Si les Bhils des Satpuras demandent l’explication du signe, dis-leur que Jan Chinn veut voir s’ils tiennent les promesses qu’ils ont faites jadis de bien se conduire. Peut-être ont-ils pillé, peut-être ont-ils l’intention de désobéir aux ordres du gouvernement, peut-être y a-t-il quelque cadavre dans la jungle, et est-ce pourquoi Jan Chinn est venu voir.

— Serait-il donc en colère ?

— Bah ! Suis-je jamais en colère, moi, avec mes Bhils ? Je dis des mots en colère, et menace de beaucoup de choses. Toi, tu le sais, Bukta. Je t’ai vu sourire derrière ta main. Nous le savons tous deux. Les Bhils sont mes enfants. Je l’ai déclaré maintes fois.

— Oui, nous sommes tes enfants, dit Bukta.

— Et il n’en est autrement avec Jan Chinn, le père de mon père. Il veut revoir le pays qu’il aima ainsi que le peuple. C’est un bon revenant, Bukta. C’est moi qui le dis. Va le leur répéter. Et j’espère, ajouta-t-il, que cela les calmera. »

Rejetant en arrière la peau de tigre, il se leva avec un long bâillement qui montra toutes ses dents en bon ordre.

Bukta s’enfuit, pour se voir reçu à la caserne par tout un groupe de gens haletants.

« C’est vrai, dit Bukta. Il s’est drapé dans la peau, et c’est du fond d’elle qu’il a parlé. Il veut revoir le pays qui est sien. Le signe n’est pas pour nous ; et, disons-le aussi, Jan Chinn est un jeune homme. Comment passerait-il les nuits paresseusement couché ? Il dit que son lit est trop chaud et que l’atmosphère de la chambre est mauvaise. Il se livre à des allées et venues pour le plaisir de courir la nuit. C’est lui qui l’a dit. »

L’assemblée aux gris favoris frissonna.

« Il dit que les Bhils sont ses enfants. Vous savez qu’il ne ment pas. C’est lui qui me l’a dit.

— Mais quoi en ce qui concerne les Bhils des Satpuras ? Que veut dire le signe pour eux !

— Rien. Il ne s’agit, je le répète, que du plaisir de courir la nuit. Il chevauche pour voir s’ils obéissent au gouvernement, comme il leur apprit à faire dans sa vie antérieure.

— Et qu’arrivera-t-il s’ils n’obéissent pas ?

— Il ne l’a pas dit. »

La lumière s’éteignit dans les quartiers de Chinn.

« Regardez, dit Bukta. Le voilà qui s’en va. Pas moins, c’est un bon revenant, comme il a dit. Comment craindrions-nous Jan Chinn qui a fait du Bhil un homme ? Sa protection est sur nous ; et vous savez que Jan Chinn n’a jamais manqué à une promesse verbale ou écrite sur papier, de nous protéger. Lorsqu’il sera plus âgé et qu’il aura trouvé femme, il restera au lit jusqu’au matin. »

Un officier supérieur se rend compte, en général, de l’état d’esprit du régiment un peu avant ses hommes ; et c’est pourquoi le colonel déclara, quelques jours plus tard, que quelqu’un avait mis la crainte de Dieu au cœur des Wuddars. Comme il était le seul personnage officiellement autorisé à ce faire, il s’inquiéta de voir tant d’unanimité dans la vertu.

« C’est trop beau pour que cela dure, dit-il. Ce que je voudrais bien, c’est deviner ce qui se passe dans ces petites têtes-là. »

L’explication, lui sembla-t-il, vint au changement de lune, lorsqu’il reçut l’ordre de se tenir prêt à « calmer toute effervescence possible » chez les Bhils des Satpuras, lesquels se montraient, pour employer un terme modéré, remuants, parce qu’un gouvernement paternel avait lancé sur eux un vaccinateur du Mahratta, sorti des écoles du gouvernement, armé de lancettes, de lymphe et d’une génisse inscrite sur les registres de l’État. En langage officiel, ils avaient « manifesté une violente antipathie contre toutes mesures prophylactiques », avaient « retenu de force le vaccinateur », et « étaient sur le point de négliger leurs devoirs de tribu ».

« Ce qui veut dire qu’ils sont pris de frousse — tout comme au temps du recensement, dit le colonel ; et si nous les faisons se carapater dans les montagnes, jamais nous ne les rattraperons, primo, et secundo, ils s’élanceront au pillage jusqu’à nouvel ordre. Je me demande qui est le maudit idiot qui essaie de vacciner un Bhil. Je savais qu’il y avait du grabuge dans l’air. Heureusement qu’ils n’emploieront que des forces locales, et que nous pouvons arranger quelque chose que nous appellerons une campagne, sans leur faire grand mal. Nous voyez-vous dégringoler nos meilleurs rabatteurs parce qu’ils ne veulent pas qu’on les vaccine ! La peur leur a fait perdre la tête, et voilà tout. »

« Ne croyez-vous pas, sir, dit Chinn le jour suivant, que vous pourriez peut-être me donner une permission de chasse de quinze jours ?

— Désertion en face de l’ennemi, nom d’un tonnerre ! (Le colonel se prit à rire.) Je le pourrais, mais il me faudrait quelque peu l’antidater, attendu que nous avons reçu nos ordres de service, ou tout comme. Malgré cela, nous prétendrons que vous aviez adressé votre demande de permission il y a trois jours, et que vous êtes depuis longtemps en route pour le sud.

— J’aimerais prendre Bukta avec moi.

— Cela va sans dire, oui. Je crois que c’est une très bonne idée. Vous avez comme une sorte d’influence héréditaire sur les petits drôles, et il se peut qu’ils vous écoutent là où le moindre éclair de nos uniformes les affolerait. C’est la première fois que vous allez dans cette partie du monde, n’est-ce pas ? Faites attention qu’ils ne vous envoient pas dans le caveau de vos pères en la fleur de vos ans. Je crois que vous n’aurez rien à redouter si vous parvenez à vous faire écouter d’eux.

— C’est mon avis, sir ; mais si — si par hasard ils m’envoyaient ad patr… — se mettaient à faire la bête — cela se peut, vous savez — j’espère que vous vous rappellerez qu’ils ont seulement eu peur. Il n’y a pas un atome de vice en eux, et je ne me pardonnerais jamais que quelqu’un de — de mon nom leur causât de l’ennui. »

Le colonel opina de la tête, sans rien dire.

Chinn et Bukta se mirent en route sur-le-champ. Bukta ne raconta pas que, dès le moment où le vaccinateur officiel avait été entraîné dans les montagnes par les Bhils indigènes, les coureurs n’avaient cessé de se succéder furtivement à la caserne, suppliant, le front dans la poussière, que Jan Chinn vînt expliquer tout cet inconnu d’horreur dont son peuple était menacé.

Le présage du Tigre Nébuleux n’était maintenant que trop clair. Que Jan Chinn secourût les siens, car vaine était l’assistance de nul mortel. Bukta réduisit le ton de ces suppliques aux proportions d’une simple requête tendant à la présence de Chinn. Rien n’eût pu faire plus de plaisir au vieux qu’une campagne d’escarmouches contre les Satpuras, qu’en sa qualité de Bhil « pur sang » il méprisait ; mais il se trouvait, à titre d’interprète de Jan Chinn, lié par le devoir vis-à-vis de toute sa nation, et il croyait fermement que quarante plaies s’abattraient sur son village s’il prenait des tempéraments avec cette obligation. En outre, Jan Chinn savait tout, et il montait le Tigre Nébuleux.

Ils couvrirent à pied et à dos de poney trente milles par jour, et relevèrent dans le minimum de temps la muraille bleue des Satpuras. Bukta se montrait fort silencieux.

Ils entreprirent la dure ascension un peu après midi, mais ce ne fut qu’au coucher du soleil qu’ils atteignirent la plate-forme de pierre accrochée au flanc d’une montagne crevassée, couverte de jungle, où Jan Chinn Premier fut déposé, comme il en avait manifesté le désir, afin d’avoir l’œil sur son peuple. Toute l’Inde est remplie de tombes abandonnées qui datent du commencement du dix-huitième siècle — tombes de colonels oubliés de régiments depuis longtemps licenciés ; officiers de vaisseaux de l’East India partis en expéditions de chasse et qui ne revinrent jamais ; gérants, agents, expéditionnaires et enseignes de l’honorable East India Company, par centaines et milliers et dizaines de milliers. L’Anglais oublie vite, mais les indigènes ont la mémoire longue, et lorsqu’un homme a fait du bien en sa vie, on s’en souvient après sa mort. La tombe de quatre mètres carrés de marbre rouillé qui recouvrait Jan Chinn était tout alentour tendue de fleurs sauvages et de noix, de paquets de cire et de miel, de bouteilles d’alcools indigènes et d’infâmes cigares, de cornes de buffles et de panaches d’herbe desséchée. A l’une des extrémités se voyait une grossière image d’argile, représentant un blanc en chapeau haut de forme à la mode de l’époque, à cheval sur un tigre bouffi.

Bukta, dès qu’ils approchèrent, s’acquitta d’un salaam plein de révérence. Chinn se découvrit et entreprit de déchiffrer l’inscription à demi effacée. Autant qu’il put lire, elle était ainsi conçue, mot pour mot, lettre pour lettre :

To the Memory of John Chinn, Esq.
Late collector of…
… ithout Bloodshed or… error of Authority
Employ. only… eans of Conciliat… and Confiden.
accomplished the… tire Subjection…
a Lawless and Predatory Peop…
… taching them to… ish Government
by a Conque… over… Minds
The most perma… and rational Mode of Domini…
… Governor-General and Counc… engal
have ordered thi… erected
… arted this life Aug. 19, 184. Ag…[15]

[15]

A la Mémoire de John Chinn, Esq.
Feu le percepteur de…
Qui, sans effusion de sang ni abus d’autorité,
En employant les seuls moyens de la conciliation et de la confiance,
Accomplit l’entière soumission
D’un peuple sans loi et pillard,
L’attachant au Gouvernement britannique
par la conquête des esprits,
Le Mode de Domination le plus durable et le plus rationnel,
Le Gouverneur Général et le Conseil du Bengale
Ont ordonné que ce monument soit érigé.
A quitté cette vie le 19 Août 184. à l’âge de…

De l’autre côté de la tombe étaient inscrits d’anciens vers, également fort usés. Tout ce que Jan Chinn déchiffra fut :

… the savage band
Forsook their Haunts and b… is Command
… mended… rals check a… st for spoil
And. s. ing Hamlets prove his gene… toil
Humanit… survey… ights restore…
A Nation… ield… subdued without a Sword[16].

[16]

… la troupe sauvage
Abandonna ses Retraites et reconnut son Autorité.
Aujourd’hui les esprits amendés répriment la soif du pillage,
Et les villages qui s’élèvent sont la preuve de ses généreux efforts.
L’Humanité contemple ses droits reconnus :
Une nation qui se rend — soumise sans coup férir.

Il resta penché quelque temps sur la tombe, pensant à ce mort de son sang, et à la maison du Devonshire ; puis, branlant la tête dans la direction de la plaine :

« Oui c’est une rude tâche — tout cela — même pour ce qui est de ma modeste part. Il doit avoir valu la peine qu’on le connaisse… Bukta, où est mon peuple ?

— Pas ici, Sahib. Nul homme ne vient ici qu’en plein jour. Ils attendent là-haut. Montons voir. »

Mais Chinn, qui n’oubliait pas la première loi de la diplomatie orientale, répliqua d’une voix égale :

« Si j’ai fait un si long trajet, c’est simplement parce que les gens des Satpuras sont des imbéciles et n’osaient pas visiter nos cantonnements. Maintenant, prie-les de venir se présenter ici. Je ne suis pas le serviteur, mais le maître des Bhils.

— J’y vais — j’y vais », balbutia le vieux.

La nuit tombait, et à tout moment Jan Chinn pouvait, d’un coup de sifflet, faire sortir son redoutable coursier des taillis envahis par l’ombre.

Or, pour la première fois au cours d’une vie déjà longue, Bukta désobéit à un ordre légitime et déserta le jeune officier anglais ; car il ne revint pas, et se hâta vers le plateau de la colline, où il lança doucement un appel. Des hommes s’agitèrent tout autour de lui — de petits hommes tremblants, armés d’arcs et de flèches, qui attendaient Bukta et son compagnon depuis midi.

« Où est-il ? murmura l’un d’eux.

— A sa place. Il vous prie de venir, répondit Bukta.

— Sur l’heure ?

— Sur l’heure.

— Qu’il lâche plutôt le Tigre Nébuleux sur nous. Nous n’y allons pas.

— Ni moi, quoique je l’aie porté dans mes bras lorsque ce n’était qu’un enfant en cette incarnation. Attendez ici jusqu’au jour.

— Mais il sera sûrement en colère.

— Même très en colère, car il n’a rien à manger. Mais il m’a déclaré maintes fois que les Bhils sont ses enfants. Dans le jour, je le crois, mais — au clair de lune je ne suis pas aussi sûr. Quelle folie avez-vous encore méditée, sacrés Satpuras, pour avoir besoin de lui ?

— Il en est venu un au nom du gouvernement, qui était armé de petits couteaux ensorcelés et d’une génisse magique, et voulait en nous coupant les bras nous changer en bétail. Nous avons eu très peur, mais nous n’avons pas tué l’homme. Il est ici, ligotté — un homme noir ; et nous croyons qu’il vient de l’Ouest. Il a dit que c’était un ordre, de nous couper tous avec des couteaux — spécialement les femmes et les enfants. Nous n’étions pas censés savoir que c’était un ordre, de sorte que nous avons eu peur, et que nous avons tenu la montagne. Quelques-uns de nos hommes ont pris des poneys et des bœufs dans les plaines, et d’autres, des marmites, des vêtements et des boucles d’oreille.

— Personne d’égorgé ?

— Par les nôtres ? Pas encore. Mais les jeunes sont hésitants, à la merci d’un tas de rumeurs, comme flammes au sommet d’une montagne. J’ai envoyé des émissaires demander Jan Chinn, de peur qu’il ne nous arrive quelque chose de pire. C’était cette crainte qu’il prédisait par le Tigre Nébuleux.

— Il déclare que ce n’est pas cela », dit Bukta.

Et Bukta répéta, en l’amplifiant, tout ce que le jeune Chinn lui avait dit à la conférence du fauteuil d’osier.

« Croyez-vous, demanda le questionneur pour finir, que le gouvernement porte la main sur nous ?

— Non, repartit Bukta. Jan Chinn donnera un ordre, et vous obéirez. Le reste est entre le gouvernement et Jan Chinn. Moi-même je sais quelque chose à propos des couteaux ensorcelés et de l’égratignure. C’est un charme contre la petite vérole. Mais comment cela se fait-il, je ne saurais le dire. En outre, ce n’est pas votre affaire.

— S’il se tient entre nous et la colère du gouvernement, nous obéirons on ne peut plus strictement à Jan Chinn, sauf — sauf que nous ne descendrons pas à cet endroit-là ce soir.

Ils pouvaient entendre au-dessous d’eux le jeune Chinn appeler Bukta ; mais ils s’accroupirent et ne bougèrent plus, dans l’attente du Tigre Nébuleux. La tombe avait été lieu saint depuis presque un demi-siècle. S’il plaisait à Jan Chinn d’y dormir, qui donc en avait plus le droit ? Mais tant qu’il ne ferait pas grand jour, rien ne les ferait s’en approcher.

Pour ce qui est de Chinn, il commença par concevoir un extrême mécontentement ; puis l’idée lui vint que fort probablement Bukta avait ses intentions (ce qui, en fait, était vrai), et que sa propre dignité pourrait avoir à souffrir s’il continuait à hurler pour ne recevoir pas de réponse. Il s’étaya contre le pied de la tombe, et tantôt sommeillant, tantôt fumant, eut raison de la nuit chaude, fier de se sentir un Chinn légitime, endurci, à l’épreuve de la fièvre.

Il prépara son plan d’action à peu près comme eût fait son grand-père ; et lorsque Bukta parut, au matin, avec une fort généreuse provision d’aliments, il ne souffla mot de l’abandon de la veille. Bukta se fût senti soulagé par l’explosion d’une humaine colère ; mais Chinn ne bougea qu’il ne fût, sans se presser, parvenu au bout de ses victuailles et n’eût fumé tout un cheroot.

« Ils ont très peur, dit Bukta, lequel n’était pas lui-même de ces plus braves. Il ne reste qu’à donner des ordres. Ils ont dit qu’ils obéiront si seulement tu te tiens entre eux et le gouvernement.

— Cela, je le sais, déclara Chinn, en se dirigeant d’un pas de flâneur vers le plateau. »

Quelques-uns des anciens se tenaient en un demi-cercle irrégulier dans une clairière ; mais le gros de la foule — femmes et enfants — était caché dans les buissons. Ils n’avaient nul désir d’affronter les premiers effets de la colère de Jan Chinn Premier.

S’étant assis sur un fragment de schiste, il fuma jusqu’au bout un second cheroot, en entendant tout autour de lui des respirations oppressées. Puis il s’écria, si soudainement qu’ils sursautèrent :

« Amenez l’homme qu’on avait ligotté ! »

Un bruit de luttes, un cri, et le vaccinateur hindou apparut, tremblant de peur, pieds et mains liés, comme les Bhils de jadis avaient coutume de lier leurs victimes humaines. On le poussa d’un air circonspect en présence du demi-dieu ; mais c’est à peine si le jeune Chinn lui accorda un regard.

« J’ai dit : l’homme qu’on avait ligotté. Est-ce une plaisanterie de m’en apporter un attaché comme un buffle ? Depuis quand le Bhil ligotte-t-il les gens suivant son bon plaisir ? Coupez-moi cela ! »

Une demi-douzaine de couteaux s’empressèrent de couper les liens, et l’homme se traîna jusqu’à Chinn, lequel confisqua son étui de lancettes et ses tubes de lymphe. Puis, balayant de l’index le demi-cercle des Bhils, et donnant à sa voix le ton du commandement, le jeune Chinn dit, d’une voix claire et distincte :

« Pourceaux !

— Aïe, murmura Bukta. Voici qu’il parle. Malheur aux imbéciles !

— Je suis venu à pied de ma demeure (l’assemblée frissonna) pour éclaircir une affaire que tout autre qu’un Bhil des Satpuras eût vue de ses deux yeux à lointaine distance. Vous connaissez la petite vérole, qui grêle et balafre vos enfants au point qu’ils ont l’air de nids de guêpes. C’est un ordre du gouvernement que quiconque est égratigné sur le bras à l’aide de ces petits couteaux que voici, se trouve posséder un charme contre Elle. Tous les Sahibs possèdent ce charme, de même une grande quantité d’Hindous. Voici la marque du charme. Regardez ! »

Il mit son bras à nu jusqu’à l’aisselle, et montra sur la peau blanche les cicatrices plus blanches du vaccin.

« Venez, tous, et voyez. »

Quelques hommes à l’esprit audacieux s’avancèrent et branlèrent la tête d’un air sage. Il y avait là certainement une marque, et ils savaient bien quelles autres et redoutables marques cachait la chemise. Miséricordieux était Jan Chinn, de n’avoir pas sur-le-champ proclamé sa divinité.

« Or, toutes ces choses, l’homme que vous avez ligotté vous les a dites.

— Je les ai dites — cent fois ; mais ils répondaient par des coups, gémit l’opérateur, en se frottant les poignets et les chevilles.

— Mais, comme de vils pourceaux que vous êtes, vous ne l’avez pas cru ; et c’est pourquoi je suis venu vous sauver, d’abord, de la petite vérole, ensuite, d’une grave épidémie de folie, et finalement, de la corde et de la prison. Ce n’est pas moi qui en profite ; ce n’est pas pour mon plaisir ; mais au nom de celui qui est là-bas, qui a fait du Bhil un homme (il désigna le bas de la montagne), moi qui suis de son sang, le fils de son fils, je suis venu convertir votre peuple. Et je dis la vérité, comme faisait Jan Chinn. »

La foule eut un murmure plein de révérence, et des hommes se glissèrent hors du fourré par deux et trois pour s’y joindre. Le visage de leur dieu ne présentait la trace d’aucune colère.

« Voici quels sont mes ordres. (Le ciel fasse qu’ils les acceptent, en tout cas je parais les avoir impressionnés jusqu’à un certain point !) Je vais rester moi-même parmi vous tandis que cet homme vous égratignera le bras avec des couteaux, suivant ce qu’en a ordonné le gouvernement. Dans trois, peut-être cinq ou sept jours, vos bras enfleront, vous démangeront et vous cuiront. C’est la force de la petite vérole luttant dans votre ignoble sang contre les ordres du gouvernement. Je resterai donc parmi vous jusqu’à ce que je voie que la petite vérole est vaincue, et je ne m’en irai pas que les hommes, les femmes et les petits enfants ne me montrent sur leurs bras des marques pareilles à celles que je viens de vous montrer. J’ai avec moi deux très bons fusils, et quelqu’un dont le nom est connu des bêtes et des hommes. Nous chasserons ensemble, moi et lui ; et vos jeunes gens et le reste mangeront et se tiendront tranquilles. C’est mon ordre. »

Il y eut une longue pause pendant laquelle la victoire resta en balance. Un vieux dur à cuire, dont les cheveux étaient blancs, debout sur une seule jambe inquiète, pépia :

« Il y a des poneys, quelques bœufs et différentes autres choses pour lesquels nous avons besoin d’un kowl (protection). Ce n’est pas précisément au commerce que nous en sommes redevables. »

La bataille était gagnée, et John Chinn poussa un soupir de soulagement. Les jeunes Bhils étaient allés razzier ; mais, en s’y prenant promptement, tout pouvait s’arranger.

« J’écrirai un kowl dès que les poneys, les bœufs et les autres choses auront été comptés devant moi et renvoyés où on les a pris. Mais nous allons commencer par mettre la marque du gouvernement sur tels que n’a pas visités la petite vérole. (Et il ajouta à mi-voix pour le vaccinateur :) Si vous montrez que vous avez peur, vous ne reverrez plus jamais Poona, mon ami.

— Il n’y a pas suffisante provision de vaccin pour toute cette population, repartit l’homme. Ils ont exterminé la génisse officielle.

— Ils ne verront pas la différence. Grattez-les tous à la ronde, et donnez-moi une couple de lancettes ; je vais m’occuper les anciens. »

Le vieux diplomate qui avait demandé protection fut la première victime. Il tomba sous la main de Chinn, et n’osa dire « ouf ! ». A peine eut-il recouvré sa liberté, qu’il amena de force un camarade, lequel il maintint solidement, et ce qui avait menacé de tourner à la crise devint pour ainsi dire un sport ; car le vacciné faisait la chasse à celui qui ne l’était pas, jurant que toute la tribu devait souffrir également. Les femmes crièrent, et les enfants se sauvèrent en hurlant ; mais Chinn se mit à rire, et continua de jouer de la lancette pointée de rose.

« C’est un honneur, cria-t-il. Dis-leur, Bukta, l’honneur que je leur fais en les marquant moi-même. Non, je ne peux pas marquer tout le monde — l’Hindou doit aussi faire sa besogne — mais je vais toucher toutes les marques qu’il fait, de sorte qu’en elles toutes résidera une égale vertu. C’est ainsi qu’à la lance les Rajpoutes embrochent le sanglier. Hé, l’ami qui n’a qu’un œil ! Attrape cette jeune fille et amène-la-moi. Elle n’a pas encore besoin de se sauver, car elle n’est pas mariée, et je ne la recherche pas en mariage. Elle ne veut pas venir ? Alors, c’est son petit frère, un gros et hardi garçon, qui va lui faire honte. Il tend son bras comme un soldat. Regardez ! Il ne recule pas, lui, à la vue du sang. Un jour, il sera dans mon régiment. Et, maintenant, la maman, nous allons te toucher légèrement, car la petite vérole a passé par là avant nous. C’est la vérité, oui-da, que ce charme brise le pouvoir de Mata. Il n’y aura plus de visages grêlés dans les Satpuras, et comme cela vous pourrez demander beaucoup de vaches pour chaque fille à marier. »

Et ainsi de suite et ainsi de suite — tout un boniment facile de charlatan, accommode aux proverbes de chasse des Bhils et farci d’histoires marquées à leur empreinte grossière, jusqu’à ce que les lancettes fussent émoussées et les deux opérateurs à bout de forces.

Mais, attendu que tous les hommes se ressemblent sur toute la surface de globe, ceux qui n’étaient pas vaccinés se firent jaloux de leurs camarades pourvus de l’insigne, et en vinrent presque aux coups à son propos. Sur quoi Chinn s’érigea en cour de justice, non plus en conseil de médecins, et se livra à une enquête régulière sur les derniers brigandages.

« Nous sommes les voleurs de Mahadeo, dirent les Bhils simplement. C’est notre destin, et nous avions peur. Lorsque nous avons peur, nous volons toujours. »

Bonnement et sans détours, comme des enfants, ils livrèrent le montant du pillage, tout, sauf deux bœufs et quelques bouteilles d’alcool qui manquaient (ceux-là, Chinn promit d’en tenir compte de sa poche), et dix meneurs furent expédiés dans les plaines, porteurs d’un document merveilleux, écrit sur une feuille de carnet, et adressé à un inspecteur de police adjoint de district. Il y avait bien du malheur dans cette note, ainsi que Jan Chinn les en avertit, mais tout valait mieux que la perte de la liberté.

Armés de cette protection, les déprédateurs repentants s’en allèrent. Ils n’avaient nul désir de recontrer Mr. Dundas Fawne, de la police, âgé de vingt-deux ans, et d’aspect joyeux, plus qu’ils ne désiraient revoir la scène de leurs méfaits. En voulant prendre un terme moyen, ils tombèrent en plein camp du seul aumônier du gouvernement octroyé aux divers corps irréguliers dans un district d’une étendue de quinze milles carrés, et se présentèrent à lui dans un nuage de poussière. C’était un prêtre, ils le savaient, et, ce qui était encore plus important, un bon sportsman, généreux avec ses rabatteurs.

Lorsqu’il lut le billet de Chinn, il se prit à rire, ce qu’ils jugèrent un heureux présage, jusqu’au moment où il fit comparaître des policemen, lesquels attachèrent les poneys et les bœufs auprès des piles de fourniment, et mirent la main sur trois hommes de cette bande souriante de voleurs qu’on appelait les voleurs de Mahadeo. L’aumônier lui-même les apostropha de façon magistrale à l’aide de son fouet de chasse. Ce fut pénible, mais Jan Chinn l’avait prophétisé. Ils se résignèrent, tout en refusant de se défaire de la protection écrite, de peur de la prison. Au retour, ils rencontrèrent Mr. D. Fawne, qui avait entendu parler des larcins, et auquel la chose ne plaisait guère.

« Certainement, dit le plus âgé de la bande, à la fin de cette seconde interview, certainement, grâce à la protection de Jan Chinn, notre liberté est sauve, mais c’est comme s’il y avait maints coups de bâton sur un seul petit bout de papier. Cachons-le. »

L’un d’eux grimpa dans un arbre, et fourra la lettre à quarante pieds du sol dans une fente où elle ne pouvait plus nuire. Réchauffés, endoloris, mais heureux, nos dix hommes revinrent trouver Jan Chinn le lendemain ; il était installé au milieu de Bhils mal à leur aise, tous le regard fixé sur leur bras droit, et tous menacés de la disgrâce de leur Dieu s’ils se grattaient.

« C’était un bon kowl, déclara le chef. D’abord l’aumônier, qui riait, a commencé par nous prendre notre butin, et en a battu trois d’entre nous, comme c’était promis. Ensuite, nous avons rencontré Fawne Sahib, qui, lui, a grommelé, et a demandé le butin. Nous avons dit la vérité, sur quoi il nous a tous battus l’un après l’autre et nous en a dit de toutes les couleurs. Il nous a donné après cela ces deux paquets (ils déposèrent sur le sol une bouteille de whisky et une boîte de cheroots), et nous sommes partis. Le kowl est dans un arbre, à cause qu’il a pour vertu de nous faire battre dès que nous le montrons à un sahib.

— Mais sans ce kowl, dit Jan Chinn sévèrement, vous auriez tous marché en prison entre deux policemen. Vous arrivez bien, et vous allez me servir de rabatteurs. Voilà des gens qui ne se sentent pas à leur affaire, et nous allons chasser jusqu’à ce qu’ils aillent mieux. Ce soir, nous ferons la fête. »

Il est écrit dans les chroniques des Bhils des Satpuras, parmi maintes autres choses que nous ne pouvons rapporter, que, durant cinq jours après celui où il avait apposé sur eux sa marque, Jan Chinn chassa pour son peuple ; et durant les cinq nuits de ces cinq jours-là, la tribu s’enivra de la plus royale façon. Jan Chinn acheta des alcools du pays d’une force effroyable, et massacra un nombre illimité de sangliers et de daims, afin que si quelques gens tombaient malades ils eussent pour cela de bons motifs.

Entre le mal de tête et le mal de cœur ils ne trouvèrent pas le temps de penser à leurs bras, mais suivirent avec soumission Jan Chinn à travers les jungles ; et, grâce à la confiance qui revenait chaque jour, hommes, femmes et enfants se retirèrent doucement dans leurs villages au fur et à mesure que la petite armée passait auprès de ceux-ci. Ils répandirent le bruit qu’il était juste et raisonnable d’être égratigné au moyen des couteaux ensorcelés ; que Jan Chinn était bel et bien réincarné sous la forme d’un Dieu de la table ouverte, et que de toutes les nations les Bhils des Satpuras venaient en première ligne dans sa faveur, à la condition toutefois qu’ils ne se grattassent point. Désormais, ce bienveillant demi-dieu devait s’associer en leur esprit avec de grands gueuletons et le vaccin ainsi que les lancettes d’un gouvernement paternel.

« Et demain je retourne à ma demeure, dit Jan Chinn aux quelques fidèles que ni liqueurs ni repas copieux ni ganglions gonflés n’avaient invalidés. »

C’est aussi dur pour des sauvages que pour des enfants de se conduire avec déférence en tous temps vis-à-vis des idoles qu’ils se sont à eux-mêmes forgées, et ceux-ci avaient mené vie on ne peut plus joyeuse avec Jan Chinn. Mais l’allusion à sa demeure jeta un froid sur tout le monde.

« Et le sahib ne reviendra pas ? demanda celui qui avait été vacciné le premier.

— C’est à voir, répondit Jan Chinn avec circonspection.

— Alors, reviens comme un homme blanc — reviens comme le jeune homme que nous connaissons et aimons ; car, ainsi que toi seul le sais, nous sommes un peuple faible. Si nous revoyions ton — ton cheval —  »

Ils ramassaient leur courage.

« Je n’ai pas de cheval. Je suis venu à pied — avec Bukta là-bas. Qu’est-ce encore que cela ?

— Tu sais — la chose que tu as choisie pour chevaucher la nuit. »

Les petits hommes se tortillèrent de crainte et d’horreur.

« Chevaucher la nuit ? Bukta, qu’est-ce que c’est encore que cette histoire de revenants ? »

Bukta était resté chef silencieux en présence de Chinn depuis la nuit de sa désertion, et fut reconnaissant d’une question lancée au hasard.

« Ils savent, sahib, murmura-t-il. C’est le Tigre Nébuleux. Celui qui vient de ce lieu où tu dormis jadis. C’est ton cheval — comme il a été au cours de ces trois dernières générations.

— Mon cheval ! Les Bhils ont encore rêvé.

— Il ne s’agit pas d’un rêve. Les rêves laissent-ils les traces de larges pattes sur la terre ? Pourquoi présenter deux visages à ton peuple ? Ils sont au courant de tes chevauchées nocturnes, et ils — et ils…

— Ont peur, et voudraient bien que cela cesse. »

Bukta fit de la tête un signe affirmatif.

« Si tu n’as plus besoin de lui. C’est ton cheval.

— La chose laisse une trace, alors ? demanda Chinn.

— Nous l’avons vue. C’est comme une route de village au-dessous de la tombe.

— Pouvez-vous me la retrouver et la suivre ?

— En plein jour — si quelqu’un vient avec nous, et, surtout, ne nous quitte pas.

— Je ne vous quitterai pas, et nous veillerons à ce que Jan Chinn ne monte plus à cheval. »

Les Bhils reprirent à grands cris les derniers mots qu’ils répétèrent et encore et encore.

Au point de vue de Chinn l’approche n’en fut qu’une ordinaire — une descente à travers les rochers fendus et creusés de cavernes, non sans danger, peut-être, si on ne se tenait pas sur l’œil, mais pas pire que vingt autres qu’il avait entreprises. Toutefois, ses hommes — ils refusèrent absolument de rabattre et ne voulurent que suivre la piste — dégouttaient de sueur à chaque mouvement. Ils montrèrent les marques d’énormes pattes qui couraient, toujours en descendant la montagne, jusqu’à quelques centaines de pieds au-dessous de la tombe de Jan Chinn, et disparaissaient dans un antre à l’étroite ouverture. C’était une route insolemment découverte, un grand chemin domestique, battu sans intention de le cacher.

— On dirait que le gueux paye loyer et contributions, murmura Chinn. »

Puis il demanda si c’était vers le bétail ou vers l’homme que ses goûts attiraient l’ami.

« Le bétail, lui fut-il répondu. Deux génisses la semaine. Nous les lui envoyons au pied de la montagne. C’est sa coutume. Si nous ne le faisions pas, il pourrait s’adresser à nous.

— Chantage[17] sous menace d’assassinat, dit Chinn. Je ne saurais dire que je me soucie d’aller le trouver dans la caverne. Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire ? »

Les Bhils se replièrent, tandis que Chinn se logeait derrière un rocher, en tenant prêt son fusil. Les tigres, il le savait, se montraient bêtes farouches, mais celui que depuis longtemps on nourrissait de bétail de si somptueuse manière pouvait se montrer d’une particulière audace.

« Il parle, murmura quelqu’un à l’arrière. Il devine, aussi.

— Eh bien, en voilà, du toupet ! » dit Jan Chinn.

[17] En anglais, blackmail, ou maille noire, tribut payé aux maraudeurs de montagnes. Il est curieux de constater que les Anglais ont conservé ce mot comme signification du mot « chantage ».

De la caverne sortit un grondement de colère — un défi accentué,

« Sors donc, cria Chinn. Sors de là. Fais-nous voir comment tu es fabriqué. »

La bête n’ignorait pas qu’il devait exister quelque corrélation entre les Bhils à la peau brune et sa ration hebdomadaire ; mais ce casque blanc sous le soleil l’ennuyait, et il n’approuvait guère cette voix qui dérangeait sa sieste. Paresseusement, comme un serpent repu, il se traîna hors de la caverne, et resta là, bâillant, le regard clignotant, à l’entrée. Le soleil tomba en plein sur son flanc droit, et Chinn s’extasia. Jamais il n’avait vu de tigre marqué de la sorte. Sauf la tête, laquelle était barrée de surprenante façon, il était tout entier pommelé — non rayé, mais pommelé comme le cheval à bascule d’un enfant, en riches ombres de noir de fumée sur de l’ocre rouge. Les parties de son ventre et de sa gorge qui eussent dû être blanches étaient orange, et sa queue ainsi que ses pattes étaient noires.

L’espace de quelque dix secondes il regarda tout à loisir, et puis baissa lentement la tête, le menton descendu et tiré en arrière, les yeux tout grands ouverts sur l’homme. Cela eut pour effet de projeter en avant la ronde arcade de son crâne, barrée de deux larges bandes, tandis qu’au-dessous des bandes brillaient sans sourciller les yeux ; de sorte que, vu de face, tel quel, il semblait une sorte de masque de théâtre à grimace diabolique. C’était une répétition du magnétisme naturel qu’il avait maintes fois pratiqué sur sa proie, et quoique Chinn n’eût rien d’une génisse frappée de terreur, il resta un instant fasciné devant l’extraordinaire bizarrerie de l’attaque. La tête — le corps semblait avoir disparu, ramassé derrière elle — la tête féroce, à l’aspect de tête de mort, recula sur le bout de queue qui dans l’herbe battait irrité. A droite et à gauche les Bhils s’étaient dispersés pour laisser John Chinn dompter son cheval comme il l’entendait.

« Ma parole ! pensa-t-il. Il essaie de me faire peur ! »

Et il tira entre les yeux larges comme des soucoupes, tout en sautant de côté.

Une grosse masse toussante, puant la charogne, bondit en le dépassant plus haut sur la montée, et il suivit discrètement. Le tigre ne fit aucune tentative pour tourner dans la jungle ; il cherchait à voir et à respirer — nez en l’air, bouche ouverte, les formidables pattes de devant éparpillant le gravier par pelletées.

« Il y est ! dit Jan Chinn, l’œil sur le gibier. Maintenant, si c’était un perdreau, il planerait. Les poumons doivent être pleins de sang.

Le monstre venait, par soubresauts, de traverser la surface d’un rocher pour tomber hors de vue de l’autre côté. John Chinn, le canon levé, se pencha pour regarder. Mais la trace rouge menait droit comme flèche à la tombe de son grand-père, et là, parmi les bouteilles de liqueurs fracassées et les fragments de l’image d’argile… un frisson et un grognement, et le tigre avait vécu.

« Si mon vénérable ancêtre pouvait voir cela, dit John Chinn, il serait fier de moi. Les yeux, la mâchoire inférieure et les poumons. Un coup fort élégant. »

Il siffla pour appeler Bukta, tout en prenant la mesure de la masse raidissante.

« Dix pieds — six — huit pouces — ma parole ! Cela fait presque onze pieds — autant dire onze. L’avant-bras, vingt-quatre — cinq — sept pouces et demi. La queue courte, par-dessus le marché, trois pieds un pouce. Et quelle peau ! Oh, Bukta ! Bukta ! Les hommes et les couteaux, vite.

— Est-il vraiment mort ? demanda une voix frappée de terreur derrière un rocher.

— Ce n’est pas de cette façon-là que j’ai tué mon premier tigre, dit Chinn. Je ne croyais pas Bukta capable de se sauver. Je n’avais pas de second fusil.

— C’… c’est le Tigre Nébuleux, déclara Bukta, sans prendre garde au blâme. Il est mort. »

Tous les Bhils vaccinés et non vaccinés des Satpuras s’étaient-ils tenus par là pour assister au coup de fusil, Chinn n’eût su le dire ; toujours est-il que le flanc tout entier de la colline bruissait de petits hommes criant, chantant et frappant du pied. Et cependant, jusqu’à ce qu’il eût fait en personne la première entaille dans la splendide peau, personne ne voulut prendre de couteau ; en outre, à l’arrivée des ténèbres, tous fuirent la tombe ensanglantée, et nulle persuasion ne les eût ramenés jusqu’à ce que reparût l’aurore. De sorte que Chinn passa une seconde nuit à la belle étoile, à garder la carcasse contre les chacals, la pensée reportée sur l’ancêtre.

Il retourna dans les plaines au chant triomphal d’une escorte de trois cents hommes, le vaccinateur du Mahratta ne quittant pas son ombre, et la peau grossièrement séchée en trophée devant lui. Lorsque cette armée, soudain et sans bruit, disparut, telles les cailles dans les blés hauts, il jugea qu’il approchait de la civilisation, et un tournant de la route l’amena sur le camp d’un bataillon de son régiment. Il laissa la peau sur l’arrière d’un fourgon, afin que tout le monde la pût voir, et se mit en quête du colonel.

« Ils se comportent admirablement, expliqua-t-il en toute sincérité. Ils n’ont pas pour deux liards de vice. Ils ont eu peur, et voilà tout. J’ai vacciné toute la fournée, et ils ont paru enchantés. Qu’est-ce que nous faisons ici, sir ?

— C’est ce que je suis en train de me demander, dit le colonel. Je ne sais encore si nous faisons partie d’une brigade ou si nous représentons une force policière. Je penche toutefois pour la force policière. Comment vous y êtes-vous pris pour arriver à vacciner un Bhil ?

— Ma foi, sir, répondit Chinn, j’ai retourné la chose dans ma tête, et selon ce que j’en peux juger, je possède une sorte d’influence héréditaire sur eux.

— Je le sais, sans cela je ne vous aurais pas envoyé là-bas ; mais quoi, exactement ?

— C’est plutôt original. Il paraît, d’après ce que j’en conclus, que je suis mon propre grand-père réincarné, et que j’ai troublé la paix du pays en chevauchant nuitamment un tigre de selle. Si je n’avais fait cela, je ne crois pas qu’ils se seraient opposés à la vaccination ; mais les deux venant ensemble, c’était plus qu’ils n’en pouvaient supporter. Et c’est ainsi, sir, que je les ai vaccinés, et que j’ai tué mon tigre de selle, soi-disant pour prouver ma bonne foi. Jamais de votre vie vous n’avez vu une peau pareille. »

Le colonel tira sur sa moustache d’un air pensif.

« Mais, comment diable vais-je insérer cela dans mon rapport ? »

A dire vrai, la version officielle de la fuite des Bhils devant la vaccination ne souffla mot de Sa Déité, le lieutenant John Chinn. Mais Bukta savait à quoi s’en tenir, le régiment aussi et de même chacun des Bhils des Satpuras.

Et maintenant, Bukta n’a qu’une hâte, c’est de voir John Chinn promptement marié, afin qu’il confère ses pouvoirs à un fils ; car si la postérité Chinn vient à s’éteindre, et que les petits Bhils se trouvent livrés à leur propre imagination, il y aura encore du fil à retordre dans les monts des Satpuras.

LE MONT ILLUSION

What rendered vain their deep desire ?
A God, a God their severance ruled,
And bade between their shores to be
The unplumbed, salt, estranging sea.

MATTHEW ARNOLD.

LUI. — Dites donc à vos jhampanies[18] de ne point tant se presser, chère amie. Ils oublient que j’arrive des plaines.

[18] Coolies employés au roulage du rickshaw, lequel rickshaw est un véhicule ressemblant au pousse-pousse et qui, dans l’Inde, est réservé à l’usage des femmes.

ELLE. — Preuve certaine que pour ma part je ne suis sortie avec personne. Oui, l’équipe a besoin d’être stylée. Où allons-nous ?

LUI. — Comme d’habitude… Au bout du monde ! Non. Au Jakko.

ELLE. — Alors, faites-vous suivre par votre poney. C’est un tour assez long.

LUI. — Et pour la dernière fois, Dieu merci !

ELLE. — Vous y tenez toujours. Je n’ai pas osé vous en parler dans mes lettres… tous ces derniers mois.

LUI. — Si j’y tiens ! Depuis l’automne je ne fais qu’arranger mes affaires dans ce but. On dirait, à vous entendre parler, que la chose se présente à votre esprit pour la première fois ?

ELLE. — Moi ? Oh ! je ne sais pas. Ce n’est pas le temps qui m’a manqué pour réfléchir, en tout cas.

LUI. — Et vous avez changé d’avis ?

ELLE. — Non. Vous devez savoir que je suis un prodige de constance. En quoi consistent vos — arrangements ?

LUI. — Les nôtres, chérie, s’il vous plaît.

ELLE. — Les nôtres, soit. Mon pauvre ami, comme l’éruption de chaleur vous a marqué au front ! Avez-vous jamais essayé du sulfate de cuivre dans l’eau ?

LUI. — Il n’y paraîtra plus d’ici un jour ou deux. Les arrangements sont assez simples : Tonga[19] dès le matin — arrivée à Kalka à midi — à Umballa à sept heures — droit à Bombay par le train de nuit, et alors le paquebot du 21 pour Rome. Telle est mon idée. Le Continent et la Suède — deux mois et demi de lune de miel.

[19] Voiture à deux roues attelée de deux poneys.

ELLE. — Chut ! N’en parlez pas de cette façon. Cela me fait peur. Guy, depuis combien de temps vous et moi faisons-nous les fous ?

LUI. — Sept mois et quatorze jours. J’oublie le nombre exact des heures complémentaires, mais j’y réfléchirai.

ELLE. — Je voulais seulement voir si vous vous rappelleriez. Qui sont ces deux-là sur la route de Blessington ?

LUI. — Eabrey et la Penner. Qu’est-ce que vous leur voyez d’intéressant ? Dites-moi tout ce que vous avez fait, dit et pensé.

ELLE. — J’ai fait peu, dit moins encore, et pensé beaucoup. C’est à peine si je suis sortie.

LUI. — C’est le tort que vous avez eu. Vous n’avez pas broyé du noir ?

ELLE. — Pas trop. Pouvez-vous vous étonner que je ne sois guère portée à m’amuser ?

LUI. — Ma foi, oui. Qu’est-ce donc qui n’allait pas ?

ELLE. — Tout simplement ceci : plus je connais de monde et plus je suis connue ici, plus s’étendra le bruit du patatras lorsqu’il se produira. Je n’aime pas beaucoup cela.

LUI. — Absurde. Nous n’y serons plus.

ELLE. — Vous croyez ?

LUI. — J’en suis sûr, si l’on peut compter sur la vapeur ou le cheval pour nous emporter. Ha ! ha !

ELLE. — Et le comique de la situation consiste — en quoi, mon Roméo ?

LUI. — En rien, ma Juliette. C’était seulement une idée qui me passait.

ELLE. — On prétend que le sens de l’humour est plus aiguisé chez les hommes que chez les femmes. Pour le moment, je pensais, moi, au scandale.

LUI. — Ne pensez donc pas à de si vilaines choses. Nous en serons loin.

ELLE. — Il n’en existera pas moins — dans la bouche des gens de Simla — télégraphié par toute l’Inde, et l’objet des conversations dans les dîners. — Et lorsqu’Il sortira, on ouvrira sur Lui les yeux grands comme des portes cochères pour voir comment Il prend la chose. Et nous serons morts, mon Guy chéri — morts et jetés dans les ténèbres de dehors où il y aura

LUI. — L’amour, au moins. Cela ne suffit-il pas ?

ELLE. — Je l’ai dit.

LUI. — Et vous le pensez encore ?

ELLE. — Et vous, que pensez-vous ?

LUI. — Qu’ai-je donc fait ? La ruine n’est-elle pas équivalente pour moi suivant qu’en va le monde — mise au ban de la société, perte de mes fonctions, travail de ma vie à tout jamais brisé. Je paye mon écot.

ELLE. — Et êtes-vous si fort au-dessus du monde que vous soyez en mesure de supporter telle dépense ? Moi-même, le suis-je ?

LUI. — Ma divine — vous êtes une femme —

ELLE. — Une femme bien ordinaire, je le crains, mais jusqu’ici, respectable. — Comment vous portez-vous, Mrs. Middletich ? Votre mari ? Je crois qu’il est en train de descendre à cheval à Annandale avec le colonel Statters. Oui, y a-t-il rien de plus délicieux après la pluie ? — Guy, pour combien de temps suis-je encore autorisée à saluer Mrs. Middletich ? Jusqu’au 17 ?

LUI. — Cette Écossaise mal endimanchée ! Quelle nécessité de la faire intervenir dans la discussion ? Vous disiez ?

ELLE. — Rien. Avez-vous jamais vu pendre un homme ?

LUI. — Oui. Une fois.

ELLE. — Pour quoi était-ce ?

LUI. — Affaire de meurtre, naturellement.

ELLE. — De meurtre. Est-ce là un si grand crime, après tout ? Je me demande ce qu’il ressentit à la chute de la bascule.

LUI. — Je ne crois pas qu’il ressentit grand’chose. Quelle petite femme macabre vous faites, ce soir ! Vous frissonnez. Mettez votre manteau, ma chérie.

ELLE. — Oui, c’est ce que je vais faire, Oh ! Regardez le brouillard qui s’en vient au-dessus de Sanjaoli ; et moi qui croyais que nous aurions du soleil sur le Mille des Dames ! Retournons.

LUI. — A quoi bon. Il y a un nuage sur le Mont Elysium, et cela signifie qu’il y a du brouillard tout le long du Mall. Nous allons continuer. Peut-être cela va-t-il se dissiper avant que nous arrivions au Couvent. Ma parole, il fait presque froid.

ELLE. — Vous le sentez, vous qui arrivez d’en bas. Mettez votre pardessus. Que dites-vous de mon manteau ?

LUI. — Ne demandez jamais à un homme son opinion sur la toilette d’une femme lorsqu’il est désespérément, pitoyablement amoureux de celle qui la porte. Laissez, que je voie. Comme tout ce que vous avez, c’est parfait. D’où vient-il ?

ELLE. — C’est Lui qui me l’a donné, mercredi — jour anniversaire de notre mariage, vous savez.

LUI. — Diantre, il a fait cela ! Il devient généreux sur ses vieux jours. Est-ce que vous aimez toute cette histoire de ruches et de fanfreluches au cou ? Moi, pas.

ELLE. — Vraiment ?

Beau sire, par courtoisie,
Quand traverserez le bourg,
Achetez-moi par amour
Quelque robe choisie[20].

[20] Adaptation d’une vieille ballade écossaise intitulée My jo, Janet, et qui commence par cette strophe :

« O sweet sir, for your courtesy,
When ye come by the Bass, then
For the love ye bear to me,
Buy me a keeking glass then. »
— « Keek into the draw-well
Janet, Janet,
And ye’ll see your bonnie sel,
My jo, Janet. »
« Beau sire, par courtoisie
Quand viendrez du côté du Bass,
Pour l’amour que me portez
Achetez-moi un miroir »,
— « Mire-toi dans le puits,
Jeannette, Jeannette,
Et tu y verras ton joli minois,
Ma mie Jeannette. »

LUI. — Je ne répondrai pas : « Jeannette, Jeannette, mire-toi dans le puits. » Attendez seulement un peu, mon ange, et vous aurez en pagaille des robes choisies et tout le reste.

ELLE. — Et quand les robes seront usées, vous m’en aurez de nouvelles — et tout le reste.

LUI. — Assurément.

ELLE. — Je me le demande.

LUI. — Écoutez, mon amour, je n’ai pas passé deux jours et deux nuits en chemin de fer pour vous entendre vous le demander. Je croyais que nous avions réglé tout cela à Shaifazehat.

ELLE (rêveuse). — A Shaifazehat ? Est-ce que la station va toujours ? C’était il y a des siècles et des siècles. Elle doit tomber en ruines. Tout… en ruines, tout sauf la route d’Amirtollah. Je ne crois pas que celle-là puisse crouler, jusqu’au Jugement Dernier.

LUI. — Vous croyez ? Qu’est-ce qu’il y a, maintenant ?

ELLE. — Je ne saurais dire. Comme il fait froid ! Dépêchons-nous.

LUI. — Il vaudrait mieux marcher. Arrêtez vos jhampanies et descendez. Qu’est-ce que vous avez, ce soir, ma chérie ?

ELLE. — Rien. Il faut vous accoutumer à mes façons. Si je vous ennuie, je peux rentrer. Voici que s’amène le capitaine Congleton. J’ose dire qu’il ne refusera pas de m’accompagner.

LUI. — Petite folle. Et entre nous encore ! Nom de Dieu de capitaine Congleton ! Là !

ELLE. — Parfait chevalier ! Est-ce votre habitude de jurer comme cela en parlant ? C’est quelque peu choquant, et de là à jurer après moi…!

LUI. — Mon ange ! Je ne savais pas ce que je disais, et vous avez changé d’idée si vite que je ne pouvais pas vous suivre. Je me couvrirai de poussière et de cendre.

ELLE. — Il y en aura bien assez plus tard… Bonsoir, capitaine ? En route déjà pour les quadrilles-chantants ? Quelles danses vous dois-je pour la semaine prochaine ? Non ! Vous devez les avoir inscrites de travers. Cinq et sept, voilà ce que j’ai dit. Si vous vous êtes trompé, tant pis pour vous ! Il vous faut apporter des modifications à votre programme. Adieu, capitaine.

LUI. — Je croyais vous avoir entendue dire que vous n’étiez guère sortie cette saison ?

ELLE. — Très vrai ; mais, quand je sors, c’est avec le capitaine Congleton que je danse. Il danse fort agréablement.

LUI. — Et quand vous ne dansez pas, vous allez vous asseoir avec lui, je suppose ?

ELLE. — Oui. Y trouvez-vous à redire ? Faudra-t-il, à l’avenir, que je reste debout sous le lustre ?

LUI. — De quoi vous parle-t-il !

ELLE. — De quoi les hommes parlent-ils quand ils causent au lieu de danser ?

LUI. — Peuh ? Je vous en prie ! Enfin, maintenant que me voici revenu, il faut vous dispenser pendant quelque temps du séduisant capitaine Congleton. Il ne me revient guère.

ELLE. — (Après un instant de silence.) — Savez-vous ce que vous avez dit ?

LUI. — Ne pourrais exactement le répéter. Je ne suis pas de très bonne humeur.

ELLE. — C’est ce que je vois — et sens. Mon sincère et fidèle amant, qu’avez-vous fait de votre « constance éternelle », de votre « inaltérable confiance », et de votre « respectueuse dévotion » ? Ce sont les phrases que je me rappelle ; vous paraissez les avoir oubliées. Je cite un nom d’homme…

LUI. — Un peu plus que cela.

ELLE. — Eh bien, je lui parle d’une danse — peut-être la dernière que je danserai jamais en ma vie avant — avant de m’en aller ; et sur-le-champ vous me soupçonnez et m’insultez.

LUI. — Je n’ai pas dit un traître mot.

ELLE. — Que n’avez-vous sous-entendu ? Guy, ce degré de confiance est-il celui qui va servir de base à notre nouvelle vie !

LUI. — Non, naturellement non. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Ma parole d’honneur, non, ce n’est pas cela. N’y pensons plus, ma chérie. Je vous en prie, n’y pensons plus.

ELLE. — Cette fois-ci — oui — et une seconde fois, et encore et encore, des années durant jusqu’à ce que je n’aie plus la force de m’en irriter. Vous demandez trop, mon Roméo, et… vous en savez trop.

LUI. — Que voulez-vous dire ?

ELLE. — Cela fait partie du châtiment. Il ne peut y avoir de confiance entre nous.

LUI. — Au nom du Ciel, pourquoi pas ?

ELLE. — Chut. L’Autre Lieu est tout à fait suffisant. Demandez-le-vous à vous-même.

LUI. — Je ne suis pas bien le raisonnement.

ELLE. — Vous avez en votre for intérieur une confiance telle en moi que si je regarde un autre homme… N’importe. Guy, avez-vous jamais été amoureux d’une jeune fille — d’une honnête fille ?

LUI. — Quelque chose dans ce goût-là. Il y a des siècles…, au temps où les bestes parloient, avant de vous avoir jamais vue, ma jolie.

ELLE. — Racontez-moi ce que vous lui disiez.

LUI. — Que dit un homme à une jeune fille ? J’ai oublié.

ELLE. — Moi, je me rappelle. Il lui dit qu’il a confiance en elle et baise le sol qu’elle foule, et qu’il l’aimera, l’honorera et la protégera jusqu’à son dernier souffle ; et c’est dans cette croyance qu’elle se marie. En tout cas, moi, je parle d’une jeune fille qui, dans la suite, ne se sentit pas protégée.

LUI. — Oui, et alors ?

ELLE. — Et alors, Guy, et alors, la pauvre a encore besoin de dix fois plus d’amour, de confiance et d’honneur — oui, d’honneur — qu’il n’en suffisait lorsqu’elle n’était que simple épouse si — si — l’autre vie qu’elle consent à mener doit se voir rendue même supportable.

LUI. — Même supportable ! Ce sera le Paradis.

ELLE. — Ah ! Pouvez-vous me donner tout ce que j’ai demandé là — pas maintenant ni dans quelques mois, mais quand vous commencerez à penser à ce que vous auriez pu faire si vous aviez conservé votre situation et votre rang ici — quand vous commencerez à me regarder comme une entrave et un fardeau. C’est alors que j’en aurai le plus grand besoin, Guy, car il n’y aura plus que vous dans le vaste monde.

LUI. — Vous êtes un peu lasse, ce soir, mon amour, et vous prenez la chose par son côté tragique. Après les formalités nécessaires devant les tribunaux, la route est claire, qui mène au…

ELLE. — Au saint état de mariage ! Ha ! ha ! ha !

LUI. — Chut ! Ne riez pas de cette horrible façon.

ELLE. — Je — je-ne-ne-ne peux pas m’en empêcher ! N’est-ce pas par trop absurde ! Ha ! ha ! ha ! Guy, arrêtez-moi vite ou je vais — je vais r-r-rire jusqu’à ce que nous soyons au porche de l’église[21].

[21] En Angleterre, l’église protestante admet le mariage religieux après le divorce.

LUI. — Pour la grâce de Dieu, arrêtez-vous. Ne vous donnez pas ainsi en spectacle. Qu’est-ce que vous avez ?

ELLE. — R-r-rien. Cela va mieux, maintenant.

LUI. — Allons, c’est cela. Un moment, ma chère. Vous avez là une petite mèche de cheveux qui s’est détachée derrière l’oreille droite et qui vous frôle la joue. Là, comme cela !

ELLE. — M… maissi. J’ai peur que mon chapeau soit de travers aussi.

LUI. — Pourquoi portez-vous ces immenses glaives d’épingles à chapeau ? Elles sont de taille à tuer les gens.

ELLE. — Oh ! Ce n’est pas une raison pour me tuer. Vous êtes en train de me l’enfoncer dans la tête ! Laissez-moi faire. Vous êtes si maladroits, vous autres, hommes.

LUI. — Avez-vous eu beaucoup d’occasions de nous comparer — dans ce genre d’opération ?

ELLE. — Guy, quel est mon nom ?

LUI. — Hein ? Je n’y suis pas.

ELLE. — Voici mon porte-cartes. Pouvez-vous lire ?

LUI. — Oui. Eh bien ?

ELLE. — Eh bien, cela répond à votre question. Vous connaissez le nom de l’autre homme. Suis-je suffisamment humiliée, ou allez-vous me demander s’il n’y a pas personne autre ?

LUI. — Je comprends, maintenant. Ma chérie, cela n’a pas été un instant mon intention. Je ne faisais que plaisanter. Là, c’est heureux qu’il n’y ait personne sur la route. On serait scandalisé.

ELLE. — On le sera davantage d’ici la fin.

LUI. — De grâce ! Je n’aime pas vous entendre parler de la sorte.

ELLE. — Homme déraisonnable ! Qui donc m’a demandé d’envisager la situation et de l’accepter ? — Dites-moi, ai-je l’air d’une Mrs. Penner ? Ai-je l’air d’une femme équivoque ? Jurez que non ! Donnez-moi votre parole d’honneur, mon honorable ami, que je ne ressemble pas à Mrs. Buzgago. C’est comme cela qu’elle se tient les mains croisées derrière la tête. Aimez-vous cela ?

LUI. — Ne jouez pas la comédie.

ELLE. — Je ne la joue pas. Je suis Mrs. Buzgago. Écoutez !

Pendant une année tout entière
Le régiment n’a pas r’paru :
Au ministère de la guerre
On le r’porta comme perdu.
On r’nonçait à r’trouver sa trace,
Quand, un matin, subitement,
On le vit r’paraître sur la place,
Le colonel toujours en avant.

C’est sa façon de rouler les r. Est-ce que je lui ressemble ?

LUI. — Non, mais je n’aime pas, quand vous faites la cabotine et que vous chantez des choses de ce genre-là. Où diable avez-vous pu pêcher la Chanson du Colonel ? Ce n’est pas une chanson de salon. Ce n’est pas convenable.

ELLE. — C’est Mrs. Buzgago qui me l’a apprise. Elle est, Mrs. Buzgago, à la fois salon et convenable, et dans un mois elle me le fermera, son salon, et remerciera Dieu de ne pas être aussi inconvenante que moi. Oh, Guy, Guy ! Que je voudrais ressembler à certaines femmes et n’avoir pas de scrupules — que dit Keenes ? — « porter les cheveux d’un cadavre et trahir jusqu’au pain qu’on mange ».

LUI. — J’avoue que je ne suis pas un aigle et que pour le moment je n’y vois que du feu. Quand vous aurez fini de passer d’un caprice à l’autre, vous me le direz, et j’essaierai de comprendre le dernier.

ELLE. — Caprices, Guy ! Je n’en ai pas. J’ai seize ans, et vous en avez tout juste vingt, et vous êtes resté deux heures à m’attendre à la porte de l’école dans le froid. Et voici que je vous ai rejoint et que nous rentrons de compagnie à la maison. Cela vous va-t-il, Mon Impériale Majesté ?

LUI. — Non. Nous ne sommes pas des enfants. Pourquoi ne pouvez-vous pas être raisonnable ?

ELLE. — Il me demande cela, quand je suis sur le point de commettre un suicide moral pour lui, et, et ——je ne vais pas faire la Française et délirer à propos de ma mère, mais vous ai-je jamais dit que j’en avais, une mère, et un frère, lequel était, avant que je me marie, mon enfant gâté ? Il est marié, maintenant. Ne pouvez-vous pas imaginer le plaisir que lui causera la nouvelle de la fuite ? Et vous, Guy, avez-vous des gens pour se réjouir de vos exploits ?

LUI. — Un ou deux. On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs.

ELLE. — (Lentement.) — Je ne vois pas la nécessité —

LUI. — Hein ! Que voulez-vous dire ?

ELLE. — Voulez-vous la vérité ?

LUI. — En raison des circonstances, cela vaudrait peut-être autant.

ELLE. — Guy, j’ai peur.

LUI. — Je croyais que nous avions mis ordre à tout cela. De quoi ?

ELLE. — De vous.

LUI. — Oh, nom de Dieu ! La vieille histoire ! C’est trop fort.

ELLE. — De vous.

LUI. — Et alors, quoi ?

ELLE. — Que pensez-vous de moi ?

LUI. — Cela n’a aucun rapport avec la question. Qu’avez-vous l’intention de faire ?

ELLE. — Je n’ose risquer le coup. J’ai peur. Si je pouvais seulement tricher…

LUI. — A la Buzgago ? Non, merci. C’est le seul point sur lequel j’aie quelque notion de l’honneur. Je ne voudrais pas manger le sel d’un homme que je volerais. Je pillerai ouvertement ou pas du tout.

ELLE. — Je n’ai jamais eu d’autre intention.

LUI. — Alors, pourquoi diable faites-vous semblant de ne pas vouloir venir ?

ELLE. — Je ne fais pas semblant, Guy. J’ai peur.

LUI. — Expliquez-vous, je vous en prie.

ELLE. — Cela ne peut durer, Guy. Cela ne peut durer. Vous vous mettrez en colère, et puis vous jurerez, et puis vous deviendrez jaloux, et puis vous me soupçonnerez — vous me soupçonnez déjà — et vous serez vous-même le plus puissant motif de doute. Et moi — que ferai-je ? Je ne vaudrai pas mieux qu’une Mrs. Buzgago dévoilée — pas mieux que personne. Et vous le saurez. Oh, Guy, ne voyez-vous pas ?

LUI. — Je vois que vous êtes affreusement déraisonnable, petite fille d’Ève.

ELLE. — Là ! Dès que je commence à faire des objections, vous vous fâchez. Qu’est-ce que vous ferez quand je ne serai plus que votre chose — votre chose volée ? Cela ne peut être, Guy. Cela ne peut être ! Je croyais que cela se pouvait, mais cela ne se peut. Vous vous fatiguerez de moi.

LUI. — Je vous dis que non. Rien ne pourra-t-il arriver à vous le faire comprendre ?

ELLE. — Là, vous ne voyez pas ? Du moment que vous me parlez comme cela maintenant, comment me traiterez-vous plus tard, si je ne fais pas tout comme vous voulez ? Et si vous vous montriez cruel vis-à-vis de moi, Guy, où irais-je ? — où irais-je ? Je ne peux pas me fier à vous. Oh, je ne peux pas me fier à vous !

LUI. — Vous voulez peut-être que ce soit moi qui vous dise que je peux me fier à vous. J’en ai bon motif.

ELLE. — Je vous en prie, cher ami. Cela me fait autant de mal que si vous me frappiez.

LUI. — Ce n’est pas précisément agréable pour moi.

ELLE. — Je n’y peux rien. Je voudrais être morte ! Je ne peux me fier à vous, et je ne peux me fier à moi-même. Oh, Guy, enterrons cela, et que tout soit oublié !

LUI. — Trop tard, maintenant. Je ne vous comprends pas — je ne veux pas vous comprendre — et je ne me fie pas suffisamment à moi-même, ce soir, pour causer. Puis-je me présenter chez vous demain ?

ELLE. — Oui. Non ! Oh, donnez-moi du temps ! Après-demain. Je monte ici dans mon rickshaw pour Le rejoindre chez Peliti[22]. Vous, continuez à cheval.

[22] Pâtissier-glacier élégant de Simla.

LUI. — Je vais aller chez Peliti, moi aussi. J’ai besoin de boire quelque chose. C’est comme si le ciel était tombé sur la terre, et tout me danse dans la cervelle. Qui sont ces brutes qui hurlent dans la Vieille Bibliothèque ?

ELLE. — On répète les quadrilles-chantants pour le bal travesti. Entendez-vous la voix de Mrs Buzgago ? Elle a un solo. C’est une idée toute nouvelle. Écoutez !

MRS. BUZGAGO (dans la Vieille Bibliothèque, con molto espressione) :

See saw ! Margery Daw !
Sold her bed to lie upon straw.
Wasn’t she a silly slut
To sell her bed and lie upon dirt[23] ? »

[23]

Ding — dong ! Margery Daw !
A vendu son lit pour coucher sur la paille.
Ne fut-elle sotte péronnelle
De vendre son lit pour coucher dans la crotte ?

Capitaine Congleton, je vais mettre « flirt » à la place. Cela sonne mieux.

LUI. — Non, j’ai changé d’idée pour ce qui est de boire. Bonsoir, gentille dame. Je vous verrai demain ?

ELLE. — Ou-ui. Bonsoir, Guy. Ne soyez pas fâché contre moi.

LUI. — Fâché ! Vous savez que j’ai en vous une confiance absolue. Bonsoir et — Dieu vous protège ! (Trois secondes plus tard. Seul.) Hum ! Je donnerais bien quelque chose pour savoir si derrière tout cela il n’y en a pas un autre.

NOTES SUR LA VIE
DE BADALIA HERODSFOOT

Au commencement, c’était une femme de pas grand’chose. Elle avait porté la lourde frange de cheveux à la chien, parure distinctive de la fille à marchand des quatre saisons, et il est dans Gunnison Street[24] une légende suivant laquelle une lampe éblouissante en chaque main, le jour de son mariage, elle dansa le chahut sur la brouette à bigorneaux d’un amoureux congédié, jusqu’au moment où intervint un policeman, sur quoi Badalia empoigna le représentant de la loi, qu’elle fit valser au milieu de hurlements de joie. Ce furent ses jours d’abondance, et ils ne durèrent pas longtemps, attendu qu’au bout de deux ans son époux prit autre femme à lui, et sortit de l’existence de Badalia par-dessus le corps inanimé de la dame. C’est, en effet, par des coups qu’il mit arrêt aux protestations d’icelle. Tandis qu’elle goûtait les joies du veuvage, le bébé, que le mari s’était gardé d’emporter, mourut du croup, et Badalia se trouva tout à fait seule. Avec une rare fidélité elle resta sourde à toutes propositions tendant à un second mariage suivant les usages de Gunnison Street, lesquels ne diffèrent en rien de ceux des sauvages de l’Afrique. « M’n homme, expliqua-t-elle à ses soupirants, i’ r’viendra un d’ces quat’ matins, et pour lorsse plus qu’probable qu’i’ m’tuerait si savait que j’vis avec vous. Vous ne l’connaissez pas, Tom ; moi, je l’connais. Donc, allez-vous-en. J’peux m’en tirer toute seule — n’ayant pas d’marmot. »

[24] Rue de Whitechapel, quartier misérable de Londres.

Elle s’en tira, grâce à un fer à repasser, à la garde de quelques bébés, et à la vente occasionnelle des fleurs. Ce dernier commerce en est un qui demande des capitaux et entraîne la vendeuse fort loin vers l’ouest, si bien que le voyage pour revenir de…, admettons, Burlington Arcade[25] à Gunnison Street, est une excuse à boire ; et alors, comme l’expliquait Badalia : « Vous rentrez chez vous avecque l’châle à moitié sorti du dos, et l’capistra sous l’bras, et pas un sou en poche, sans parler d’un sergot pour vous tenir compagnie. » Badalia ne buvait pas, mais elle connaissait ses congénères, et avait avec elles son franc parler. Par ailleurs elle gardait son quant à soi, et réfléchissait longuement à Tom Herodsfoot, son mari, qui reviendrait à quelque jour, et au bébé qui, lui, jamais ne reviendrait. De quelle façon ces pensées agirent-elles sur son esprit, impossible de le savoir.

[25] Passage situé dans Piccadilly, quartier élégant de Londres.

Son entrée dans le monde date du soir où elle se leva littéralement sous les pieds du révérend Eustace Hanna, sur le palier du no 17 de Gunnison Street, et lui fit entendre qu’il n’était qu’un âne bâté, sans ombre de discernement dans sa façon de distribuer ses charités à la paroisse.

« Vous donnez des crèmes à Louison la Fayote, dit-elle, sans autre formule de présentation ; vous y donnez du vin de « porco ». La bonne blague ! Vous y donnez des couvertures. Courez donc vous cacher ! Sa mère, e’ maque tout le fourbi, et boit les couvertures. E’ les r’tire d’chez ma tante, oui-da, avant qu’vous r’veniez la voir, afin d’les avoir toutes sous la main et bien en ordre ; et Louison la Fayote, e’ vous raconte : « Oh, ma mère est tout plein bonne pour moi ! » C’est c’qu’e’ dit. Louison la Fayote fait bien de parler comme ça, étant clouée au lit, autrement sa mère la tuerait. Ma fine ! vous êtes un sacré malagauche — vous et vos crèmes ! Louison la Fayote n’en a seulement jamais reniflé le fumet. »

Sur quoi le pasteur, loin de se croire offensé, reconnut au fond de ces yeux sombres, sous ces cheveux à la chien, une âme sœur, et de la sorte pria Badalia de monter la garde auprès de Louison la Fayote la prochaine fois qu’arriverait crème ou bouillon, et de veiller à ce que vraiment la malade les avalât. Ce que fit Badalia, à l’ennui de la mère de Louison la Fayote et avec le partage d’un œil poché entre elles trois ; mais Louison eut sa crème, et, tout en toussant de bon cœur, goûta fort la peignée.

Plus tard, en partie grâce à la façon prompte dont le révérend Eustace Hanna reconnut ses dispositions, en partie grâce à certaines histoires lâchées la larme à l’œil et le rouge aux joues par sœur Eva, la plus jeune en même temps que la plus impressionnable des Petites Sœurs[26] du Diamant Rouge, il advint que Badalia, l’arrogante Badalia, aux cheveux à la chien et au parler gras, conquit une place reconnue parmi ceux qui peinent pour le salut de Gunnison Street.

[26] Sœurs protestantes, qui ne se lient pas par des vœux, comme les sœurs catholiques.

Ceux-ci formaient un bizarre mélange de gens zélés ou hystériques, apathiques ou seulement très las de lutter contre la misère, chacun suivant sa façon de voir. La plupart se consumaient en mesquines rivalités et piètres jalousies, sujets de confidences à leurs cliques respectives dans l’intervalle qui séparait le combat livré à la mort pour sauver le corps d’une blanchisseuse moribonde, et le complot formé pour lever de nouvelles subventions destinées à ressemeler les souliers consumés d’un typographe plus consumé encore. Il y avait un pasteur qui vivait dans la crainte d’encourager la pauvreté chez le pauvre, souhaitait qu’on tînt des bazars afin d’alimenter son linge d’autel, et priait en secret pour avoir un grand oiseau de cuivre neuf, aux yeux de verre rouge, pris ardemment pour des escarboucles. Il y avait le père Victor, de l’ordre du Manque de Tout, qui savait à quoi s’en tenir sur le linge d’autel, mais gardait son savoir pour lui, tandis qu’il s’efforçait d’amadouer Mrs. Jessel, dame secrétaire du Conseil de la Tasse de Thé, laquelle avait de l’argent à donner, mais haïssait Rome — alors même que Rome entendait, sur son honneur, ne rien faire de plus que vous remplir le ventre, laissant l’âme éblouie à la compassion de Mrs. Jessel.

Il y avait les Petites Sœurs du Diamant Rouge, filles de la sangsue[27], criant « Apporte » une fois épuisées leurs ressources, et d’un accent plaintif expliquant à ceux qui, en retour d’un demi-souverain, demandaient compte de leurs débours qu’il est bien difficile, dans une mauvaise paroisse, d’ériger en système, sans un supplément coûteux de personnel, la comptabilité des œuvres charitables. Il y avait le révérend Eustace Hanna, lequel travaillait impartialement avec les comités de dames, les ligues et corporations androgynes, le père Victor, et toute personne en mesure de lui fournir argent, chaussures, couvertures, ou encore cette aide plus précieuse qui se laisse diriger par de mieux avertis. Et tous, un à un, apprirent à consulter Badalia sur l’individualité des gens, sur les droits à être secouru, et sur l’espoir d’une réforme éventuelle de Gunnison Street. Ses réponses étaient rarement encourageantes, mais elle joignait à tout un savoir spécial une confiance complète en elle-même.

[27] Proverbes, ch. XXX, v. 15.

« C’est moi, Gunnison Street, disait-elle à l’austère Mrs. Jessel. J’sais c’qu’il en retourne, allez, et i’ n’ont guère besoin d’vot’religion, ma’ame, pas pour un sacré sou… sauf vot’respect. Ça va bien quand i’ viennent à passer, ma’ame, mais jusqu’à ce qu’ils passent, c’qu’i leur faut, c’est des choses à manger. Les hommes, i’ peuvent s’tirer d’affaire tout seuls. C’est pourquoi Nick Lapworth, i’ vous dit qu’i’ veut aller au prêche et tout ça. C’est pas lui qu’irait m’ner une nouvelle vie, plus qu’sa femme tirerait d’bien d’tout l’argent qu’vous donnez à l’homme. J’vous dirai encore ceci : C’est pas quand on n’a rien du tout qu’on vous encourage à la pauvreté en vous donnant qué’qu’chose. Les femmes, e’ n’peuvent pas s’tirer d’affaire toutes seules — surtout qu’e’ sont toujours à faire des enfants. Comment qu’e’ feraient ? E’ z’ont besoin d’un tas d’choses, si y a mèche d’en avoir. Sinon, e’ crèvent, et c’est encore l’mieux, car la vie est dure aux femmes, dans Gunnison Street. »

« Croyez-vous que… que Mrs. Herodsfoot soit bien la personne à qui l’on puisse confier des fonds ? » demanda Mrs. Jessel au pasteur après cette conversation. « Elle a l’air foncièrement impie, tout au moins pour ce qui est du langage. »

Le pasteur en tomba d’accord. Elle était impie suivant les vues de Mrs. Jessel. Mais Mrs. Jessel ne pensait-elle pas que, puisque Badalia connaissait comme personne autre Gunnison Street et ses besoins, on pouvait en faire une sorte de sous-ordre de la charité, d’une charité provenant de sources plus pures. Et si, voyons, le Conseil de la Tasse de Thé pouvait donner quelques shillings la semaine, les Petites Sœurs du Diamant Rouge quelques autres, et s’il pouvait lui-même y aller de quelques autres encore, le total, sans paraître le moins du monde excessif, pourrait être transmis à Badalia pour se voir réparti entre ses congénères. C’est ainsi que Mrs. Jessel elle-même trouverait la liberté de s’occuper d’une façon plus directe des besoins spirituels de certains grands feignants, lesquels, dans ses réunions, s’asseyaient de façon pittoresque sur les bancs d’en bas, en quête de la vérité… aussi précieuse que l’argent une fois qu’on en a trouvé le débouché.

« Elle favorisera ses amis », dit Mrs. Jessel. Le pasteur s’abstint de sourire, et après quelques sages flatteries, remporta la victoire. Badalia, à son propre et incommensurable orgueil, se vit désignée comme dispensatrice d’un fonds de secours — d’un dépôt hebdomadaire dont elle reçut la garde au profit de Gunnison Street.

« J’ignore ce que nous pouvons ramasser chaque semaine, lui dit le pasteur. Mais voici toujours dix-sept shillings pour commencer. Faites-en ce que vous voulez parmi vos gens ; que je sache seulement ce qu’il en est afin de ne pas nous embrouiller dans nos comptes. Vous comprenez ?

— Oh, oui ! C’est pas beaucoup, pourtant, dites ? » déclara Badalia, en considérant les pièces blanches dans le creux de sa main. La sainte fièvre de l’administrateur, connue de ceux-là seuls qui ont goûté du pouvoir, brûlait dans ses veines. « Les souliers, ça coûte, à moins qu’on n’vous les donne, et alors i’ n’sont bons à porter qu’une fois rapetassés d’la tige au talon ; et la gelée, ça coûte aussi[28] ; et je n’pense rien d’fameux de c’vin d’« porco » à bon marché, mais tout ça finit par s’chiffrer. Ça s’en ira plus vite que quatre lampées de gin — vos dix-sept blancs. Et j’vais tenir un livre — tout comme j’faisais avant qu’Tom s’en aille s’mettre avec cette souillon à tête de marmite dans la cité Hennessy. J’étions la seule brouette qui tienne des livres réguliers, moi et — lui. »

[28] En Angleterre, on donne aux malades des gelées de viande.

Elle acheta un grand cahier de classe — sa main inexperte réclamait du champ — et elle écrivit dedans l’histoire de sa croisade, d’une plume hardie, comme il sied à un grand capitaine, et destinée à ne passer sous nul autre regard que le sien et celui du révérend Eustace Hanna. Longtemps avant que les pages fussent remplies, la couverture marbrée avait trempé dans le pétrole — la mère de Louison la Fayote, frustrée de son pourcentage sur les crèmes de sa fille, fit, un beau jour, invasion dans la chambre de Badalia, 17, Gunnison Street, et se battit avec elle, au détriment de la lampe et de son propre chignon. C’était difficile, en outre, de porter le précieux « vin de porco » d’une main et de l’autre le livre à travers un peuple éternellement altéré ; aussi des taches rouges s’ajoutèrent-elles à celles de l’huile. Mais le révérend Eustace Hanna, aux yeux duquel comptait seul l’esprit du livre, n’y trouva jamais à redire. Les généreux barbouillages racontaient leur histoire, Badalia, chaque samedi soir, remplissant le rôle du chœur entre deux exposés comme ceux-ci :

Mrs. Hikkey, très malade eau-de-vie 3 pence. Voiture pour hôpital, il fallait qu’elle s’en aille, 1 shilling. Mrs. Poone en couches. En argent pour thé (elle l’a pris je le sais, monsieur) 6 pence. Rencontré son mari dehors qui cherchait du travail.

« J’y ai flanqué deux calottes en l’traitant d’gueux d’feignant ! I’ n’aura pas d’travail à cause qu’i !… faites excuse, m’onsieur. Si vous voulez continuer ? » Le pasteur continua.

Mrs. Vincent. En couches. Pas de quoi emmaillotter le bébé. Beaucoup de désordre. En argent 2 shillings 6 pence. Quelques draps de Miss Eva.

« Sœur Eva a fait cela ? » demanda le pasteur, d’un ton très doux.

Or, la charité était pour sœur Eva un devoir professionnel ; toutefois, aux yeux d’un homme au moins, il n’était pas un acte de sa tâche quotidienne qui ne fût une manifestation de grâce et de bonté angéliques — quelque chose à perpétuellement admirer.

« Oui, m’sieur. E’ s’en est retournée à la maison des sœurs et les a pris à son propre lit. Et i’ z’ont des belles marques, j’vous assure. Continuez, m’sieur. Ça fait quatre shillings trois pence. »

Mrs. Junnet pour tenir bon feu charbon a monté. 7 pence.

Mrs. Lockhart pris un bébé en nourrice pour gagner un brin d’argent mais la mère ne peut pas payer, l’homme ne voulant pas aider. Espèces 2 shillings 2 pence. Travaillait dans une cuisine, mais a dû quitter. Feu, thé, et jarret de bœuf, 1 shilling 7 pence et demi.

« Y a eu là une batterie, m’sieur », dit Badalia. « Pas moi, m’sieur. Son mari, il est venu comme ça sans dire au moment où qu’i’ fallait pas, et a voulu avoir le bœuf, aussi j’appelle à l’étage au-dessus, et v’là qu’descend c’mulâtre qui vend les cannes à épée, au bout de Ludgate-hill. Mulâtre, que j’y dis, espèce de grand animal noir, prends-moi c’grand animal blanc-là, et tue-moi ça ! J’savais que j’pourrais pas venir à bout de Jack Lockhart à moitié soûl, tant qu’il aurait l’bœuf dans les mains. « J’vas y en donner, du bœuf », dit le mulâtre. Et de fait il lui en donna, avec c’te pauvre femme qui criait dans la chambre auprès ; et l’bout d’rampe d’escalier, à l’étage, en est tout cassé, mais elle a eu son bouillon, et Tom, lui, il a eu son camembert. Si vous voulez continuer, m’sieur ?

— Non, je crois que tout cela va bien. Je vais signer pour la semaine », dit le pasteur.

On finit par si bien s’accoutumer à ces choses qualifiées d’une façon profane de documents humains.

« L’bébé à Mrs Churner a la diptirie, dit Badalia, en faisant mine de s’en aller.

— Où est-ce ? Les Churner de Painter’s Alley, ou les autres Churner de Houghton Street ?

— De Houghton Street. Les gens de Painter’s Alley sont vendus et partis.

— Sœur Eva vient veiller une nuit par semaine la vieille Mrs. Probyn dans Houghton Street — n’est-ce pas ? demanda le pasteur, d’un ton inquiet.

— Oui ; mais e’ ne veillera plus. J’me suis chargée de Mrs. Probyn. J’peux pas y parler religion, mais e’ n’en a pas besoin ; et Miss Eva n’a pas besoin, elle, d’attraper la diptirie, malgré c’qu’elle en dit. N’craignez rien pour Miss Eva.

— Mais — mais vous pouvez l’attraper vous-même.

— Possible. (Elle regarda le vicaire entre les yeux, et les siens brillèrent sous la frange de cheveux.) P’t’ête bien que j’voudrais l’attraper, pour c’que vous en savez. »

Le pasteur réfléchit quelques secondes à ces dernières paroles, jusqu’à ce que sa pensée se reportât sur sœur Eva au grand manteau gris et aux blancs rubans de chapeau noués sous le menton. Sur quoi il ne pensa plus à Badalia.

Quant à Badalia, ce qu’elle pensa, elle ne l’exprima pas de vive voix ; mais on raconte dans Gunnison Street que la mère de Louison la Fayote, assise ivre-morte sur le pas de sa porte, se trouva, ce soir-là, saisie et enroulée dans le nuage de guerre du courroux de Badalia. Sans savoir si elle se tenait sur la tête ou sur les talons, et après avoir été heurtée solidement sur chaque marche l’une après l’autre jusqu’à la chambre de Badalia, elle se vit déposée sur le lit de cette dernière, où elle pleurnicha et frissonna jusqu’à l’aube, en prenant Dieu à témoin que tout le monde était contre elle, et en faisant appel à des enfants que depuis longtemps la saleté et la négligence avaient tués. Badalia, haussant les épaules, repartit en guerre, et attendu que nombreuses étaient les légions de l’ennemi, trouva de l’ouvrage en suffisance pour la tenir occupée jusqu’au lever du jour.

Comme elle l’avait promis, elle prit Mrs. Probyn sous sa propre garde, et commença par provoquer presque chez la vieille dame une crise de nerfs, en lui annonçant qu’« y a p’t’ête bien un Dieu comme p’t’ête bien que non, et qu’s’y en a un, ça n’y change rien pour vous ni pour moi, et, en attendant, prenez-moi c’te gelée-là. » Sœur Eva fit d’abord des difficultés en se voyant ainsi privée de son pieux travail dans Houghton Street ; mais Badalia insista, et, par de belles paroles ainsi que la promesse de faveurs à venir, persuada si bien trois ou quatre hommes plus respectables du voisinage, qu’ils barricadèrent la porte toutes les fois que Sœur Eva tentait d’en forcer l’entrée, et alléguèrent la diphtérie comme excuse. « I’ faut que j’la mette à l’abri », dit Badalia, « et à l’abri e’ restera. Pour c’qui est d’moi, l’pasteur s’en f… pas mal, et… n’importe comment, i’ s’en f…erait toujours. »

L’effet de cette quarantaine fut de transporter la sphère d’activité de sœur Eva dans d’autres rues, et notamment dans celles que hantaient le plus le révérend Eustace Hanna et le Père Victor, de l’ordre du Manque de Tout. Il existe, malgré toutes leurs petites zizanies humaines, une fraternité très étroite dans les rangs de ceux dont le travail réside dans Gunnison Street. D’abord, ils ont vu la souffrance — la souffrance que de leur part nulle parole, nul acte ne sauraient adoucir — la vie née au sein de la Mort, et la Mort qu’écrase toute une vie de malheur. En outre, ils comprennent le plein sens de l’ivresse, science qui échappe à combien parmi les mieux intentionnés ! Et il en est parmi eux qui ont combattu contre les bêtes à Éphèse[29]. Ils se rencontrent à des heures invraisemblables en d’invraisemblables lieux, échangent à la hâte un ou deux mots de conseil ou de recommandation, et poursuivent leur chemin vers la tâche désignée, puisque le temps est précieux et qu’il suffit de cinq minutes pour mettre une vie en balance. Pour beaucoup les becs de gaz sont le soleil, et les charrettes des maraîchers le char de leur crépuscule. Ils ont tous à leur façon mendié de l’argent, de sorte que la franc-maçonnerie du mendiant leur sert de lien commun.

[29] Première Épître aux Corinthiens, ch. XV, v. 32.

A toutes ces influences s’ajoutait, dans le cas de deux de nos travailleurs, ce détail que les hommes s’accordent à dénommer l’amour. La possibilité pour sœur Eva de contracter la diphtérie n’était pas entrée dans la tête du pasteur jusqu’au moment où Badalia en parla. Alors, il lui sembla chose intolérable et monstrueuse qu’elle se trouvât exposée non seulement à ce risque, mais à n’importe quel accident de la rue. Une charrette débouchant à quelque encoignure pouvait la tuer ; les escaliers pourris qu’elle montait et descendait jour et nuit pouvaient s’écrouler et l’estropier ; il y avait danger dans les corniches mal assurées de certaines maisons décrépites qu’il connaissait bien ; danger plus mortel encore une fois passé le seuil de ces maisons. Imaginez qu’un de ces milliers d’ivrognes anéantît cette existence précieuse ! Une femme n’avait-elle pas une fois lancé une chaise à la tête du pasteur ? Le bras de sœur Eva ne serait pas assez fort pour détourner une chaise. Les couteaux aussi étaient prompts à voler. Tout cela, joint à d’autres considérations, plongea l’âme du révérend Eustace Hanna dans un tourment que nulle foi en la Providence ne savait adoucir. Dieu, incontestablement, était grand et terrible — il suffisait de parcourir Gunnison Street pour amplement s’en apercevoir — mais il serait préférable, infiniment préférable, qu’Eva eût la protection de son bras, à lui. Et les gens que leurs occupations n’empêchaient pas d’ouvrir l’œil sur ce qui se passe eussent pu voir une femme, non point de ces plus jeunes, au cheveu et au regard incolores, à la parole légèrement affirmative, et fort bornée en fait d’idées dépassant la sphère immédiate de son devoir, là où les yeux du révérend Eustace Hanna se tournaient pour suivre les pas d’une reine couronnée d’un petit chapeau gris aux rubans blancs noués sous le menton.

Le chapeau apparaissait-il un instant au fond d’une cour, ou le saluait-il sur quelque escalier sombre, qu’il y avait encore de l’espoir pour Louison la Fayote, dont la vie reposait sur un seul poumon et le souvenir des excès d’antan ; de l’espoir même pour ce poivrot de Nick Lapworth toujours pleurnichant, qui blasphémait, dans l’attente de quelque argent, au sujet d’une « vraie conversion, cette fois, Dieu m’en soit témoin, m’sieur ». Ce chapeau était-il un jour sans paraître, que l’esprit du pasteur s’emplissait de tableaux d’horreur aux couleurs crues, qu’il voyait des civières, un rassemblement à quelque affreux carrefour, et un policeman — il l’avait devant les yeux, ce policeman — en train de jeter par-dessus l’épaule les détails de l’accident et d’ordonner à l’homme qui prétendait avoir fait de son corps un frein aux roues meurtrières — de lourdes roues de camion, il les voyait — de « circuler ». Alors, il y avait moins d’espoir pour le salut de Gunnison Street et son contenu.

Cette angoisse, le Père Victor en fut témoin un jour qu’il revenait d’un lit de mort. Il vit la lueur dans le regard, les muscles relâchés de la bouche, et perçut un ton nouveau dans la voix qui toute la matinée avait parlé en bémol. Sœur Eva venait d’apparaître dans Gunnison Street après une éternité de quarante-huit heures d’absence. Elle n’avait pas été écrasée. Le cœur du Père Victor devait avoir fait l’expérience de la souffrance humaine, sans quoi jamais ses yeux n’eussent vu ce qu’ils virent alors. Mais la loi de son église rendait la souffrance chose facile. Son devoir, à lui, était de poursuivre son œuvre jusqu’à la mort, comme faisait Badalia. Elle, exagérant son devoir, affrontait l’époux ivre ; amadouait la trop jeune mère, incapable et dépensière, au point d’en faire une petite femme prévoyante, et mendiait du linge où et quand elle pouvait pour les enfants scrofuleux qui multipliaient comme l’écume verte sur l’eau des citernes sans couvercle.

L’histoire de ses actions se trouvait écrite dans le livre que le pasteur signait chaque semaine, mais jamais plus Badalia ne lui parlait-elle des batteries et bagarres de la rue. « Miss Eva travaille à sa mode. Moi, à la mienne. Mais j’fais dix fois plus que Miss Eva, et : « Merci, Badalia, qu’i’ dit, c’est bien pour la semaine. J’me demande c’que fait Tom maintenant avec c’t’autre femme. I’ m’semble que j’ferais point mal d’y aller voir à que’que jour. Mais j’lui arracherais le cœur du ventre, à c’te femme — ça serait plus fort que moi. P’t’être qu’i’ vaut mieux n’pas y aller. »

La cité Hennessy se trouvait à plus de deux milles de Gunnison Street, et était habitée par à peu près la même classe de gens. Tom s’y était fixé avec Jenny Wabstow, sa nouvelle recrue, et durant des semaines vécut en grande crainte de voir soudainement Badalia lui tomber des nues. Ce n’est pas que la perspective d’une bataille en elle-même fût pour l’effrayer, mais il ne se souciait guère d’avoir à se présenter ensuite devant le tribunal de simple police, et goûtait peu les condamnations de pension alimentaire et autres inventions d’une loi qui ne peut comprendre cette chose toute simple que « lorsqu’un homme en a soupé d’une femme, i’ n’est pas assez bête pour continuer de vivre avec elle, v’l’à tout ». Durant quelques mois sa nouvelle moitié ne perdit rien de ses grâces, et tint le brave Tom en état convenable de crainte et par conséquent de bonne conduite. Aussi ne manqua-t-on pas de travail. Puis vint un enfant, et, suivant la loi de son espèce, Tom, qui s’intéressait peu aux enfants qu’il aidait à reproduire, chercha une distraction dans la boisson. Il s’était, en général, limité à la bière, abrutissante mais relativement inoffensive : en tout cas, elle pèse sur les jambes, et quelle que soit l’ardeur du désir de tuer, le sommeil vient promptement, et le crime reste souvent inaccompli. L’alcool, plus volatil, laisse à l’âme et à la chair la liberté de travailler de concert — généralement à l’incommodité d’autrui. Tom découvrit que le whisky n’était pas sans mérite — si on le prenait à dose suffisante — froid. Il en prit autant qu’il en put acheter ou s’en faire offrir, et dès que sa moitié fut en état de remettre les pieds dehors, les deux pièces dont se composait leur ménage se virent dépouillées de maints articles de valeur. Sur quoi la femme dit sa façon de penser, non pas une fois, mais à plusieurs reprises, en employant le mot juste, coulant, coloré ; et Tom se sentit courroucé de se voir privé de tranquillité à la fin de sa journée de travail, laquelle impliquait l’absorption d’une quantité notable de whisky. Il se mit en conséquence à s’abstenir des consolations et de la société de Jenny Wabstow, et en conséquence elle le poursuivit de mots de plus en plus colorés. Tom finissait par se retourner pour lui flanquer quelque taloche — parfois à la tête, parfois à la poitrine, et les contusions fournissaient matière à discussion sur le pas des portes parmi les femmes qui s’était vues traitées de façon identique par leurs maris. Ce qui n’était pas le petit nombre.

Mais il ne s’était pas encore produit de scandale public, quand Tom, un jour, jugea bon d’entrer en négociations avec une jeune femme en vue de l’hyménée suivant les lois de la sélection. Il commençait à avoir soupé de Jenny, et la jeune femme en question tirait de la vente des fleurs un produit suffisant pour assurer à Tom le bien-être, au lieu que Jenny attendait un nouvel enfant et avait le toupet, à cause de cela, de réclamer des égards. L’état informe de sa taille le révoltait, et il ne se gênait guère pour le dire dans le langage de sa caste. Jenny pleura au point que Mrs. Hart, fille d’Israël, l’arrêta sur l’escalier et murmura : « Dieu vous protège, Jenny, ma pauvre fille, car j’vois c’qu’il en r’tourne avec vous. » Jenny, redoublant de larmes, donna à Mrs. Hart un penny accompagné de quelques baisers, tandis que Tom était en train de faire sa cour à sa façon au coin de la rue.

La jeune femme, poussée par l’orgueil, non point par la vertu, raconta à Jenny les offres de Tom, et Jenny, ce soir-là même, parla à ce dernier. L’altercation commença dans leur logis, mais Tom tenta de s’esquiver ; et, à la fin, toute la cité Hennessy s’amassa sur le trottoir et constitua un tribunal auquel de temps à autre Jenny faisait appel, les cheveux défaits sur le cou, les vêtements en un désordre extrême, et le pas rendu incertain par la boisson. « Quand votre homme boit, le mieux est de boire aussi ! Alors, cela vous fait moins de mal quand il vous flanque des coups », déclare la Sagesse des Femmes. Et il est sûr et certain qu’elles doivent savoir.

« R’luquez-le ! » cria Jenny à tue-tête. « R’luquez-le-moi, là, c’grand dadais qui n’demande qu’à f… le camp et à m’plaquer sans laisser seulement un shilling derrière lui. Et tu t’appelles un homme — tu t’appelles un sacré semblant d’homme ? J’en ai vu d’meilleurs que ça, des hommes, faits de papier mâché et r’crachés après. R’luquez-moi ça ! C’est soûl d’puis jeudi dernier, ça s’ra soûl aussi longtemps que ça pourra s’soûler. I’ m’a pris tout c’que j’avais, et moi — et moi — comme vous voyez… »

Murmure de sympathie de la part des femmes.

« Il a tout pris, oui, et après qu’y a p’us rien à gratter ni goblotter — oui, espèce d’voleur — i’ s’en va-t’i’ pas essayer d’se mett’ avecque c’te —  » ici suivit une complète et minutieuse description de la jeune personne. Par bonheur, cette dernière n’était pas là pour entendre. — « I’ lui f’ra c’qu’i’ m’a fait ! I’ lui boira jusqu’à son sacré dernier sou, et puis la plantera là, tout comme i’ m’a fait. Dites donc, vous autres, dites-moi, j’y en ai donné un, et y en a un aut’ en route, et i’ n’demande maintenant qu’à f… l’camp et à m’plaquer dans l’état où j’suis — la bougre d’crapule. Et tu peux bien m’laisser, pour c’que j’m’en bats l’œil. J’ai pas besoin d’tes restes. Va-t’en ! Sors de là ! » L’enrouement de la colère eut raison de la voix, et le rassemblement attira l’attention d’un policeman, au moment où Tom allait s’esquiver.

« R’luquez-le-moi », dit Jenny, reconnaissante de ce nouvel auditeur. « N’y a donc pas d’lois pour des hommes de c’te trempe ? I’ m’a chapardé tout mon argent, i’ m’a battue des fois et des fois. Il est soûl comme un cochon quand i’ n’est pas fou à enfermer, et maintenant, et maintenant, le v’là qu’il essaie d’aller s’coller avec une autre. Lui, pour qui j’ai lâché un homme qu’en valait quatre comme lui. Y a donc pas d’lois ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? Voyons. Rentrez chez vous. Je vais parler à l’homme. Est-ce qu’il vous a frappée ? demanda le policeman.

— Frappée ? I’ m’a séparé le cœur en deux, et i’ reste là à rire, comme si tout ça, c’était pour lui d’la rigolade.

— Allons, rentrez vous reposer un brin chez vous.

— J’suis une femme mariée, que j’vous dis, et j’aurai mon mari !

— J’lui ai pas fait pour deux liards de mal », dit Tom dans le coin du rassemblement.

Il sentait que l’opinion publique se tournait contre lui.

« Tu n’m’as pas fait, en tout cas, pour deux liards de bien, espèce de lâche. J’suis une femme mariée, moi, et j’veux pas qu’on m’prenne mon homme.

— Eh bien, si vous êtes une femme mariée, boutonnez votre corsage », dit le policeman, en manière d’apaisement.

Il était habitué aux querelles domestiques.

« Merci bien — pour votre effronterie. Voulez-vous voir ? »

D’un geste elle ouvrit son corsage en désordre et montra les meurtrissures en forme de croissant, que produit un dos de chaise bien appliqué.

« V’là c’qu’i’ m’a fait à cause que l’cœur, i’ s’brisait pas assez vite ! Il a essayé d’l’avoir pour l’briser ! Regardes-y bien, Tom, a’c’que tu m’as fait hier soir ; et c’est moi, encore, qu’ai r’fait les avances. Mais c’était avant que j’sache que t’étais en train d’te mett’avecque c’te femme-là…

— Portez-vous plainte ? demanda le policeman. P’t’ête bien qu’il attrapera un mois pour cela.

— Non », répondit carrément Jenny.

Exposer son homme au mépris de la rue était une chose, mais le mener en prison en était une autre.

« Alors, rentrez vous coucher. Et vous (ceci s’adressait à la foule), circulez, circulez. Il n’y a rien pour rire là-dedans. (A Tom, que ses amis étaient en train d’assurer de leurs sympathies :) Quant à vous, tenez-vous content qu’elle n’ait pas porté plainte, mais souvenez-vous-en pour la prochaine fois », etc…

Tom n’apprécia nullement la mansuétude de Jenny, pas plus que ne l’aidèrent ses amis à se calmer. Il avait rossé la femme parce que c’était une guenon. Et c’était précisément la raison pour laquelle il avait songé à prendre une autre femelle. Or, toutes ses bonnes actions n’avaient abouti qu’à une scène vraiment pénible dans la rue, à une exhibition de sa propre personne autant que de celle de sa femme, et à une certaine perte de considération — cela, il s’en rendait vaguement compte — auprès de ses camarades. Donc, toutes les femmes étaient des guenons, et le whisky, chose fort appréciable. Ses amis compatirent avec lui. Peut-être avait-il été pour sa femme plus dur qu’elle ne méritait, mais la façon déplacée dont elle s’était conduite, y eût-elle été provoquée, excusait tout le reste.

« A ta place je n’voudrais plus rien avoir à faire avec elle — une femme comme ça », dit un consolateur.

— Laisse donc la bougresse s’débarboter toute seule. On s’consume l’tempérament pour leur enfourner l’pain dans l’gobichon, tandis qu’e’ restent assises bien tranquilles à la maison toute la sainte journée ; et à la première fois, r’marquez bien, qu’vous n’êtes pas tout à fait d’accord, c’qu’est très naturel pour un homme qu’est un homme, on vous f… dans la rue, en vous appelant Dieu sait quoi. A quoi qu’tout ça sert, j’vous l’demande ? » Ainsi parla le consolateur numéro deux.

Le whisky fut le troisième, et l’inspiration que Tom en tira le frappa comme la meilleure de toutes. Il retournerait voir Badalia, sa légitime. Probable qu’elle ne serait pas restée sans faire quelque chose de mal pendant qu’il était parti, ce qui lui permettrait de revendiquer son autorité maritale. Pour certain elle aurait de l’argent. On eût dit que la femme qui vivait seule possédait toujours les sous que Dieu et le gouvernement refusaient aux hommes qui se tuaient de travail. Tom avala une gorgée de plus de whisky. Il n’était pas douteux que Badalia n’eût fait quelque chose de mal. Il se pouvait même qu’elle eût repris un autre homme. Il attendrait que le nouveau mari eût débarrassé le chemin, et, après une roulée de coups de pied à Badalia, obtiendrait de l’argent et goûterait une satisfaction qui depuis longtemps lui manquait. Les religions comme les lois peuvent avoir leur vertu, mais, on a beau dire, l’alcool est la seule chose qui, à vos propres yeux, purifie vos actions. Il est fâcheux seulement que les effets en soient sans durée.

Tom quitta ses amis, en les priant d’avertir Jenny qu’il allait à Gunnison Street sans espoir de retour dans ses bras. Attendu qu’il s’agissait d’une vilaine commission, ils se la rappelèrent et la débitèrent chacun séparément, en détachant bien les mots, comme de bons ivrognes, aux oreilles de Jenny. Alors, Tom se remit à boire jusqu’à faire reculer son ivresse, qui resta sur lui suspendue, telle recule la vague et reste suspendue sur l’épave qu’elle va engloutir. Il atteignit l’asphalte noir, poli par l’usure, d’une rue latérale, et chemina d’un pas circonspect parmi les reflets de lumière des devantures de boutiques, qui flambaient dans des gouffres de ténèbre infernale, à des brasses au-dessous de ses talons de souliers. Il avait vraiment toute sa tête. En jetant un regard au fond de son passé, il se sentit si complètement, si parfaitement justifié au regard de toutes ses actions, que si Badalia, en son absence, s’était permis de mener une vie sans reproche, il la brésillerait pour ne s’être pas mal conduite.

A ce moment-là, Badalia se trouvait dans sa chambre, après l’habituelle escarmouche de nuit avec la mère de Louison la Fayote. Sous un reproche aussi sanglant que pouvait le formuler une langue de Gunnison Street, la vieille femme, surprise pour la centième fois au moment où elle volait les pauvres friandises destinées à la malade, n’avait pu que ricaner et répondre :

« Croyez-vous qu’Louison n’a jamais entôlé personne dans sa vie ? E’ s’meurt pour l’quart d’heure — seulement elle y met l’temps, la rusée. Moi ! J’vivrai vingt ans encore. »

Badalia l’avait secouée, plutôt par principe que dans l’espoir de la corriger, et jetée dans la nuit, où elle s’affaissa sur le trottoir et fit appel au diable pour égorger Badalia.

Il se présenta incontinent sous la forme d’un homme aux traits pâles, lequel demanda cette dernière par son nom. La mère de Louison la Fayote se souvint. C’était le mari de Badalia — et le retour d’un mari dans Gunnison Street était généralement suivi de rossées.

« Où qu’est ma femme ? demanda Tom. Où qu’est ma salope de femme ?

— En haut, et que l’diable l’emporte, répondit la vieille, en roulant sur elle-même. Êtes-vous revenu pour elle, Tom ?

— Oui. Qui qu’elle a ramassé pendant qu’j’étais parti ?

— Tous les sacrés pasteurs d’la paroisse. Elle est à s’n’affaire à c’point qu’vous n’la reconnaîtriez brin.

— Mince, alors !

— Oh, oui. En plus d’ça, elle est toujours d’tous les côtés avec ces pleurnichardes d’sœurs de charité et l’pasteur. En plus d’ça, i’ lui donne d’l’argent — des livres et des livres sterling par semaine. I’ l’entretient de c’te façon-là d’puis des mois, oui, mon garçon. Pas étonnant qu’vous n’vouliez p’us en entend’ parler quand vous l’avez lâchée. Et e’ me r’fuse l’manger qu’on y donne pour moi que j’suis là couchée dehors en train d’crever comme un quien. Ç’a été une jolie ordure que Badalia d’puis qu’vous êtes parti.

— Elle a toujours la même chambre, hein ? demanda Tom, en enjambant par-dessus la mère de Louison la Fayote, laquelle était en train de fourrager du doigt dans le creux des pavés.

— Oui, mais c’est si beau qu’vous n’vous y reconnaîtrez pas. »

Tom monta l’escalier, pendant que la vieille dame ricanait tout bas. Tom était en colère. Badalia serait du moins incapable pendant quelque temps de houspiller les gens ou d’intervenir dans la bienheureuse distribution des crèmes.

Badalia, en train de se déshabiller pour se mettre au lit, entendit sur l’escalier un bruit de pieds qu’elle connaissait bien. Avant qu’ils s’arrêtassent à sa porte pour taper dedans, elle avait eu, à son habitude, le temps de penser à pas mal de choses.

« V’là Tom revenu, se dit-elle. Et j’en suis contente… malgré l’pasteur et tout. »

Elle ouvrit la porte, en clamant son nom.

L’homme la repoussa de côté.

« J’ai pas besoin d’tes embrassades ni d’tes bavachages. J’en ai soupé, dit-il.

— T’en as pas eu tant d’puis que v’là deux ans passés, pour en avoir soupé.

— J’ai eu mieux qu’ça. T’as des ronds ?

— Rien qu’un peu… un tout petit peu.

— C’est… une menterie, et tu l’sais bien.

— C’est pas une menterie… et, dis-moi, Tom, que’besoin d’parler d’argent à peine si t’es revenu ? T’aimais pas Jenny ? J’savais qu’tu n’l’aimerais pas.

— Ferme ça. Est-ce que t’en as d’quoi qu’un homme puisse s’flanquer une belle cuite ?

— T’as pas besoin d’te soûler davantage que t’es. Tu l’as déjà, la cuite. Viens t’coucher, Tom.

— Avec toi.

— Oui, pardié, avec moi. J’suis t’i’ donc un chien, malgré c’te Jenny ? »

Elle tendit les bras tout en parlant. Mais l’ivresse avait le grappin sur Tom.

« T’es rien pour moi, répondit-il, en s’affermissant contre le mur. J’sais t’i pas comment qu’tu t’es conduite pendant qu’j’étais parti… oh, là là !

— Demande ! s’écria Badalia avec indignation, en se raidissant. Qui qu’ose parler contre moi, ici ?

— Qui ça ? Mais, tout le monde. J’suis pas revenu d’puis une minute que j’découvre que t’as été avecque l’pasteur Dieu sait où. Qui qu’c’est que c’pasteur ?

— L’pasteur qu’est tout l’temps ici », répondit Badalia sans plus réfléchir.

A ce moment-là, elle pensait à tout plutôt qu’au révérend Eustace Hanna. Tom s’assit gravement sur l’unique chaise de la chambre. Badalia poursuivit ses préparatifs pour se coucher.

« C’est du joli, ça, à raconter à son légitime ! Est-ce pas moi qu’ai payé les cent sous de l’alliance ? L’pasteur qu’est tout le temps ici ! T’en as un, d’toupet. T’as pas de honte ? N’serait-i’ pas pour le quart d’heure sous l’lit ?

— Tom, t’es bougrement soûl. J’n’ai rien fait dont que j’puisse avoir honte.

— Toi ! Est-ce que tu sais seulement c’que c’est qu’la honte. Mais j’suis pas venu ici pour t’passer la paume sous l’menton. Donne-moi c’que t’as ; puis, l’temps d’te f… une volée, et je r’tourne voir Jenny.

— J’n’ai qu’deux ou trois shillings et que’que pence, pas plus.

— Qui qu’c’est alors que c’t’histoire du pasteur qui t’entretient à cinq livres la semaine ?

— Qu’est-ce qui t’a dit ça ?

— La mère à Louison la Fayote, qu’est couchée sur l’trottoir, et qu’est une plus honnête femme que tu seras jamais. Donne-moi c’que t’as ! »

Badalia se dirigea vers une petite pelote en coquillages posée sur la cheminée, en tira quatre shillings trois pence — fruit honnête de son travail — et les tendit à l’homme qui se balançait sur sa chaise en roulant par la chambre de grands yeux hébétés.

« Ça n’fait pas cinq livres, dit-il d’un ton endormi.

— J’n’ai pas plus. Prends ça et va-t’en, si tu n’veux pas rester. »

Tom se souleva lentement, les mains fermées sur la paille de la chaise.

« Et l’argent du pasteur, c’lui qu’i’ t’a donné ? demanda-t-il. Je l’sais par la mère de Louison la Fayote. Crache-moi-le tout de suite, ou j’vas te l’faire cracher.

— La mère de Louison la Fayote sait pas c’qu’e’ dit.

— Oui, e’ sait, et plus qu’tu voudrais qu’elle en sache.

— E’ n’sait rien. Tout c’que j’peux dire, c’est que j’l’ai p’t être houspillée un brin, et j’peux pas t’donner l’argent. Tout, mais pas ça, Tom ; tout l’reste, Tom, j’te l’donnerai d’bon cœur. C’est pas mon argent. Est-ce que les quatre shillings n’te suffisent pas ? C’t’argent-là, c’est un dépôt. En plus, y a un livre à son sujet.

— Un dépôt ? Qui qu’t’as à faire avec un dépôt qu’ton homme connaît pas ? Toi et ton dépôt ! Tiens, v’là pour eux ! »

Tom s’avança sur elle et de son poing fermé la frappa en pleine bouche.

« Donne-moi c’que t’as, dit-il, de cette voix pâteuse et lointaine de quelqu’un qui parle en rêve.

— Non », répondit Badalia, en se dirigeant d’un pas chancelant vers le lavabo.

Se fût-il agi de tout autre homme que son mari, qu’elle se fût battue comme une tigresse. Mais il y avait deux ans que Tom était absent, et peut-être qu’un peu de soumission en temps opportun le ramènerait à elle. En tout cas, le dépôt de la semaine était sacré.

La vague qui, si longtemps, s’était tenue en suspens sur le cerveau de Tom redescendit. Il saisit Badalia à la gorge et lui fit plier les genoux. Il lui sembla juste, en cet instant, de châtier une épouse coupable pour deux années de désertion voulue ; d’autant plus qu’elle avait confessé sa culpabilité en refusant de lui donner le salaire du péché.

La mère de Louison la Fayote attendait dehors sur le trottoir que s’élevât le bruit des plaintes, mais nulle plainte n’arriva jusqu’à elle. Tom lui eût-il lâché le gosier que même alors Badalia n’eût pas poussé un cri.

« Crache-le, salope ! dit Tom. Est-ce comme ça qu’tu m’récompenses d’tout c’que j’ai fait ?

— J’peux pas. C’est pas mon argent. Dieu t’pardonne, Tom, c’que t’es en train d’… »

La voix s’arrêta sous le resserrement de l’étreinte, et Tom envoya dinguer Badalia contre le lit. Le front frappa la colonne de la couche, et la femme tomba, à demi-agenouillée, sur le plancher. Il était impossible à un homme qui se respecte de ne pas la frapper à coups de pied ; aussi Tom la frappa-t-il avec la science infuse que procure le whisky. La tête s’inclina vers le plancher, et Tom frappa là-dessus jusqu’à ce que le fourmillement crépu des cheveux, perçu à travers son soulier à clous et mêlé à un frisson d’eau froide, l’avertît qu’il ferait aussi bien de s’arrêter.

« Où est-i’, c’t’argent du pasteur, espèce de femme entretenue ? » murmura-t-il à l’oreille tachée de sang.

Mais, pour toute réponse, il n’entendit qu’un bruit de clanche à la porte, et la voix de Jenny Wabstow qui criait furieusement :

« Sors de là, Tom, et viens-t’en chez nous avec moi. Et vous, Badalia, j’vous promets bien qu’j’aurai vot’ peau ! »

Les amis de Tom avaient fait leur commission, et Jenny, une fois passé le premier torrent de grosses larmes, s’était levée pour suivre Tom, et, si possible, le ramener. Elle était prête même à supporter une rossée exemplaire pour le spectacle offert par elle dans la cité Hennessy. La mère de Louison la Fayote la guida vers la chambre aux horreurs, et se mit à ricaner en redescendant l’escalier. Si Tom n’avait fait sortir l’âme du corps de Badalia, il y aurait au moins un combat royal entre la dite Badalia et Jenny. Et la mère de Louison la Fayote savait bien que l’Enfer ne possède pas de furie comparable à la femme enceinte luttant au-dessus de la vie qu’elle sent palpiter en elle.

Toutefois, on ne perçut aucun bruit dans la rue. Jenny poussa la porte non verrouillée, pour se trouver en présence d’un homme en train de regarder d’un air abruti un paquet contre le lit. Un assassin éminent a remarqué que, n’était l’inélégance de la façon dont on meurt, la plupart des hommes et toutes les femmes commettraient au moins un meurtre en leur vie. Tom était en train de réfléchir à l’inélégance ici présente, et le whisky, de lutter avec le clair courant de ses pensées.

« N’fais pas tout c’bruit, dit-il. Entre vite.

— Mon Dieu ! fit Jenny, en s’arrêtant comme un animal effrayé. Qui qu’c’est qu’tout ça ? T’as pas…

— J’en sais rien. J’crois bien qu’ça y est.

— Qu’ça y est ? Ça y est pour de bon, c’te fois.

— E’ m’bassinait, dit Tom, d’une voix épaisse, en retombant sur la chaise. M’bassinait à un point qu’tu pourrais pas croire. Vivant comme un coq en pâte parmi ces aristos de curés et tout. R’garde-moi ces rideaux blancs au lit. Nous autres, en avons-nous, des rideaux blancs ? C’que j’veux savoir, c’est… »

La voix s’éteignit, comme s’était éteinte celle de Badalia, mais pour un autre motif. Le whisky resserrait son étreinte après l’acte accompli, et les yeux de Tom commençaient à se clore. Badalia, sur le plancher, respirait difficilement.

« Non, j’voudrais pas les avoir, dit Jenny. Tu y as fait s’n affaire, c’te fois-ci. Va-t’en !

— Moi, pas de danger. E’ n’a rien. Ça va y faire du bien. J’vas pioncer. R’luque-moi ces draps blancs ! N’viens-tu pas aussi ? »

Jenny se pencha sur Badalia, et une lueur d’intelligence passa dans les yeux de la femme assommée — d’intelligence et aussi de haine.

« J’lui ai jamais dit d’faire ça, murmura Jenny. C’est tout d’l’invention à Tom — moi, j’y suis pour rien. Faut-il l’faire arrêter, dites ? »

Ce furent les yeux qui répondirent. Tom, qui commençait à ronfler, ne devait pas se voir mis sous le coup de la loi.

« Va-t’en, dit Jenny. Sors ! Sors d’ici.

— Tu — m’las — déjà dit — c’t’après-midi, répondit l’homme d’un ton endormi. Laisse-moi pioncer.

— C’n’était rien alors. Tu m’avais battue, v’là tout. Mais, à c’t’heure, v’là qu’t’as tué — tué — tué ! Tom, à c’t’heure, t’as assassiné. »

Elle secoua l’homme afin de l’arracher à son sommeil, et la compréhension jointe à la peur finirent par envahir la cervelle embrouillée.

« C’est pour toi que j’ai fait ça. Jenny, pleurnicha-t-il, en essayant de lui prendre la main.

— C’est pour l’argent qu’tu l’as tuée, d’même qu’tu m’aurais tuée. Sors de là. Mets-la d’abord su’l’lit, espèce de brute ! »

Ils soulevèrent Badalia jusque sur le lit, et sortirent sans bruit.

« J’ai pas envie d’me faire pincer avec toi — et si on t’pince, tu diras qu’c’est moi qui t’l’ai fait faire, et t’essaieras d’me faire pendre. Va-t’en — n’importe où hors d’ici », dit Jenny.

Et elle le traîna en bas de l’escalier.

« C’est l’pasteur qu’vous cherchez maintenant ? » demanda une voix partie du trottoir.

La mère de Louison la Fayote attendait toujours patiemment que Badalia « gueulât ».

« Quel pasteur ? » demanda promptement Jenny.

C’était une occasion de sauver encore sa conscience au sujet de ce paquet, là-haut.

« Hanna — 63 Roomer Terrace — tout près d’ici », répondit la vieille.

Il se pouvait, puisque Badalia n’avait pas « gueulé », que Tom aimât mieux assommer l’homme que la femme. Des goûts et des couleurs…

Jenny poussa son homme devant elle jusqu’à ce qu’ils atteignissent l’artère principale la plus proche.

« Va, maintenant, dit-elle, haletante. Va-t’en où tu veux, mais ne r’viens pas m’trouver. J’ne retournerai jamais avec toi ; et, Tom, Tom, m’entends-tu ? — nettoie tes souliers. »

Vain conseil. La dernière poussée de dégoût dont elle appuya ses dernières paroles envoya Tom s’étaler à plat ventre dans le ruisseau, où un policeman prit intérêt à sa bienvenue.

« I’ vont l’prendre pour un soûlot ordinaire. Dieu fasse qu’i’ n’y regardent pas les souliers ! Hanna, 63 Roomer Terrace ! »

Jenny assujettit son chapeau et prit ses jambes à son cou.

L’excellent concierge des immeubles de Roomer Terrace se rappelle encore l’arrivée d’une jeune personne, haletante et les lèvres pâles, qui ne put que crier : « Badalia, 17 Gunnison Street. Dites au pasteur de venir tout de suite — tout de suite — tout de suite ! » et disparut dans la nuit. La commission fut faite au révérend Eustace Hanna, alors en train de goûter son premier sommeil. Il comprit qu’il y avait urgence, et sans hésiter s’en alla frapper à la porte du Père Victor, de l’autre côté du palier. Suivant une sorte d’étiquette Rome et l’Angleterre se partageaient les ouailles de la paroisse selon les croyances respectives de celles-ci ; mais Badalia était une sorte d’institution, non point une ouaille, et il n’y avait pas, en l’occurrence, d’étiquette à observer.

« Il est arrivé quelque chose à Badalia, dit le pasteur, et cela vous regarde tout autant que moi. Habillez-vous et venez-vous-en.

— Je suis prêt, fut-il répondu. Savez-vous ce dont il s’agit ?

— Je ne sais rien, sinon qu’on a frappé hâtivement à ma porte en appelant.

— Alors, il s’agit soit d’un accouchement, soit d’une tentative d’assassinat. Badalia ne nous réveillerait certainement pas pour moins. J’ai qualité pour l’un comme pour l’autre, Dieu merci. »

Les deux hommes gagnèrent Gunnison Street au pas de course, car il ne circulait pas de cabs dehors, et en tout état de cause une course de cab, c’est deux jours de bon feu pour ceux qui meurent de froid. La mère de Louison la Fayote était partie se coucher, et naturellement la porte n’était pas fermée. Ils découvrirent dans la chambre de Badalia beaucoup plus que ce à quoi ils s’attendaient, et l’Église de Rome s’acquitta noblement de la pose des bandages, pendant que l’Église d’Angleterre ne pouvait que prier pour se voir délivrer du péché d’envie. L’Ordre du Manque de Tout, reconnaissant que l’âme, dans la plupart des cas, est accessible à travers le corps, prend ses mesures pour dresser son monde en conséquence.

« C’est tout ce qu’on peut faire, pour le moment, dit tout bas le Père Victor. Il y a, j’en ai peur, hémorragie interne, et le cerveau a été atteint. Elle a un mari, cela va de soi ?

— Elles en ont toutes, pour leur malheur.

— Oui, il y a dans la façon dont sont faites ces blessures comme une sorte d’intimité qui indique leur origine. (Il baissa la voix.) C’est peine tout à fait inutile, vous savez. Douze heures tout au plus. »

La main droite de Badalia se mit à battre sur la courtepointe, la paume en dedans.

« Je crois que vous vous trompez, dit l’Église d’Angleterre. Elle s’en va.

— Non, ce n’est pas là le geste par lequel on cherche à ramener les draps, dit l’Église de Rome, Elle veut dire quelque chose ; vous la connaissez mieux que moi… »

Le pasteur se pencha très bas.

« Envoyez chercher Miss Eva, dit Badalia, en toussant.

— Au matin. Elle viendra au matin, dit le pasteur. »

Et Badalia se tint pour contente. Cependant l’Église de Rome, qui connaissait quelque chose du cœur humain, fronça les sourcils et ne dit rien. Après tout, la règle de son ordre était claire. Son devoir était de veiller jusqu’à l’aube.

Ce fut peu de temps seulement avant que Badalia baissât, que le révérend Eustace Hanna dit :

« Ne ferions-nous pas bien d’envoyer chercher Sœur Eva ? Elle paraît s’en aller vite. »

Le Père Victor ne répondit rien, mais aussitôt que le permit la décence quelqu’un se présenta à la porte de la maison des Petites Sœurs du Diamant Rouge, et fit appel à Sœur Eva dans le but d’aider Badalia Herodsfoot à trépasser. Cet homme-là, sans prodiguer les mots, la conduisit 17 Gunnison Street et jusque dans la chambre où gisait Badalia. Puis il resta sur le palier, et d’angoisse se mordit les doigts au vif, attendu que c’était un prêtre élevé à comprendre, et qu’il comprenait comme quoi le cœur de l’homme et celui de la femme rebroussent chemin au contre-coup de la mort, ce qui fait que l’Amour naît de l’horreur, et que la passion se fait jour où l’âme frissonne de douleur.

Badalia, sage jusqu’à la fin, ménagea ses forces jusqu’à l’arrivée de Sœur Eva. On affirme généralement chez les Petites Sœurs du Diamant Rouge qu’elle mourut dans le délire : mais, comme il est tout au moins une sœur qui suivit la moitié de ses derniers conseils, l’assertion semble peu charitable.

Elle essaya de se retourner un tout petit peu sur le lit, et la pauvre machine humaine, brisée, protesta suivant sa nature.

Sœur Eva s’élança, pensant qu’elle entendait le terrible précurseur du râle. Badalia, tout en clignotant de son seul œil disponible, restait encore consciente, et parla avec une netteté saisissante, avec l’irrépressible irrévérence du camelot, de la fille qui avait dansé sur la brouette à bigorneaux.

« Ça fait l’bruit de Mrs. Jessel, n’est-ce pas ? avant qu’e’ déjeune et qu’elle ait parlé toute la matinée à sa classe. »

Ni Sœur Eva ni le pasteur ne répondirent. Le père Victor se tenait de l’autre côté de la porte, et sa respiration sifflait entre ses dents, car il souffrait.

« Mettez-moi quelque chose sur la figure, demanda Badalia. J’suis fichue, et j’veux pas que Miss Eva voie. J’suis pas jolie pour l’coup.

— Qui était-ce ? demanda le pasteur.

— Un homme. J’le connais ni d’Ève ni d’Adam. Soûl, j’suppose. Dieu m’soit témoin que j’dis la vérité ! Est-ce que Miss Eva est ici ? J’peux pas voir, sous la serviette. J’suis fichue, Miss Eva. Faites excuse si j’vous donne pas une poignée de main, mais j’suis pas forte, et c’est quatre pence pour l’bouillon de Mrs. Imeny, et c’que vous pouvez y donner pour emmaillotter l’enfant. Ça a toujours des marmots, ces gens-là. C’est pas à moi à parler, vu qu’mon homme, à moi, m’a jamais approchée v’là bien deux ans, sans quoi j’aurais fait comme les autres ; mais i’ m’a jamais approchée… jamais… Y a un homme qu’est venu et qui m’a battue sur la tête, et à coups de pieds, Miss Eva ; tellement qu’c’était juste la même chose que si j’avais eu un mari, n’est-ce pas ? Le livre est dans l’tiroir, Mister Hanna, et bien en ordre, et j’n’ai jamais livré un penny du dépôt — pas un penny. R’gardez sous la commode — tout c’qui n’a pas été dépensé c’te semaine est là… Et, Miss Eva, n’portez donc p’us c’grand capistra gris. J’vous ai préservée d’la diptirie, et — et j’n’y tenais pas p’us qu’ça, mais le pasteur a dit qu’i’ l’fallait. J’me serais mise avec lui plutôt qu’avec n’importe qui, sans Tom qu’est venu, et alors — vous comprenez, Miss Eva, Tom n’est jamais r’venu d’puis deux ans, et j’l’ai pas davantage r’vu. J’en prends Dieu à témoin. Pouvez-vous entendre ? Mais vous deux, allez-y donc, et arrêtez l’jour d’la noce. J’ai souvent désiré qu’il en retourne autrement, mais i’ va sans dire qu’c’était pas pour des gens d’mon espèce. Si Tom était r’venu, c’qu’i’ n’a jamais fait, j’aurais été comme les autres — six pence pour l’bouillon du bébé, et un shilling pour l’ensevelir. Vous l’avez vu dans l’livre, Mister Hanna. V’là comme ça s’passe ; et i’ va sans dire qu’vous n’pouviez jamais avoir rien à faire avec moi. Mais une femme, ça désire c’que ça sait voir, et n’ayez aucune crainte sur lui, Miss Eva. J’l’ai vu su’son visage des fois et des fois — des fois et des fois… Qu’on fasse un enterrement de quatre livres dix shillings — avec un drap mortuaire. »

Ce fut un enterrement de sept livres quinze shillings, et tout Gunnison Street sortit pour lui faire honneur. Tout, à part deux personnes : car la mère de Louison la Fayote s’aperçut qu’une Force s’en était allée, lui laissant libre accès aux crèmes. Aussi lorsque s’éloigna le roulement des voitures, le chat, sur le seuil de la porte, entendit-il la plainte de la prostituée mourante qui ne parvenait pas à mourir :

« Oh, maman, maman, tu’n’vas donc pas m’quitter même la cuiller à lécher ! »

LES GÉMEAUX

Grande est la justice de l’Homme Blanc — plus grande la puissance d’un mensonge.

(Proverbe indigène.)

La voici, votre Justice Anglaise, Protecteur du Pauvre ! Regardez mon dos et mes reins frappés à coups de bâtons — et de lourds bâtons ! Je ne suis qu’un pauvre homme, et il n’est point de justice dans les Tribunaux.

Nous étions deux, nés d’un même accouchement ; mais je vous jure que j’étais né le premier, et que Ram Dass est le plus jeune de trois bonnes gorgées d’air. L’astrologue l’a déclaré, et c’est écrit dans mon horoscope — l’horoscope de Durga Dass.

Or, nous nous ressemblions — moi et mon frère, qui est une brute sans honneur — nous nous ressemblions à ce point que personne ne savait, ensemble ou séparés, qui était Durga Dass. Je suis un Mahajun de Pali en Marwar, et un honnête homme. Ceci est vrai parler. Une fois parvenus à l’âge viril, nous quittâmes la maison de notre père, à Pali, et allâmes au Punjab, où c’est tous des lourdauds et de vrais enfants de bourriques. Nous ouvrîmes boutique ensemble dans Isser Jang — moi et mon frère — près de la grande citerne où le camp du gouverneur tire de l’eau. Mais Ram Dass, qui est sans loyauté, me chercha querelle, et nous fûmes divisés. Il prit ses livres, ses pots, et sa Marque, et se fit bunnia — prêteur sur gages — dans la longue rue d’Isser Jang, près de la barrière de la route qui va à Montgomery. Ce ne fut pas ma faute si nous nous arrachâmes l’un à l’autre le turban. Je suis un Mahajun de Pali, et je parle toujours vrai parler. Ce fut Ram Dass, le larron et le menteur.

Or, personne, pas même les petits enfants, ne pouvait à première vue savoir qui était Ram Dass et qui était Durga Dass. Mais tous les gens d’Isser Jang — puissent-ils mourir sans fils ! — disaient que nous étions des voleurs. Ils employaient beaucoup de mauvais parler, mais je prélevais de l’argent sur leurs bois de lit et leurs marmites, la récolte sur pied et le veau à naître, depuis la citerne du grand square jusqu’à la barrière de la route de Montgomery. C’étaient des imbéciles, ces gens — pas bons à couper les ongles de pied d’un Marwari de Pali. Je leur prêtai à tous de l’argent. Un peu, rien qu’un tout petit peu — ici un pice et là un autre pice. Dieu m’est témoin que je suis un pauvre homme ! L’argent est tout resté avec Ram Dass — puissent ses fils se changer en chrétiens et sa fille n’être qu’un feu ardent et une honte pour la maison de génération en génération ! Puisse-t-elle mourir non mariée, et être la mère d’une multitude de bâtards ! Que la lumière s’éteigne dans la maison de Ram Dass, mon frère ! C’est chose pour quoi je prie deux fois par jour — avec des offrandes et des charmes. Voici comment le mal débuta. Nous partageâmes entre nous la ville d’Isser Jang, mon frère et moi. Il y avait au delà des portes un propriétaire, lequel habitait à un mille à peine sur la route qui mène à Montgomery, et son nom était Muhammad Shah, fils d’un Nawab. C’était un grand diable, et il buvait du vin. Tant qu’il y eut des femmes en sa maison, ainsi que du vin et de l’argent pour les fêtes de mariage, il se tint en gaîté et s’essuya la bouche. Ram Dass lui prêta de l’argent, un lack ou un demi-lack — comment savoir ? — et tant qu’on lui prêta de l’argent, le propriétaire ne s’inquiéta pas de ce qu’il signait.

Les gens d’Isser Jang constituaient mon lot, et le propriétaire ainsi que les suburbains constituaient le lot de Ram Dass ; car ainsi en avions-nous arrangé. C’était moi le pauvre, attendu que les gens d’Isser Jang étaient sans opulence. Je faisais ce que je pouvais, mais Ram Dass n’avait qu’à attendre à la porte du jardin du propriétaire, et à lui remettre l’argent, prenant les reconnaissances des mains de l’intendant.

Durant l’automne de l’année qui suivit ces prêts, Ram Dass dit au propriétaire : « Payez-moi mon argent. » Sur quoi le propriétaire le couvrit d’injures. Mais Ram Dass alla devant les Tribunaux avec les papiers et les reconnaissances — tout en règle — et obtint des ordonnances contre le propriétaire ; et le nom du gouvernement était en travers des timbres des ordonnances. Ram Dass prit champ par champ, manguier par manguier, citerne par citerne ; introduisant dans la place ses gens à lui — débiteurs de la banlieue d’Isser Jang — pour cultiver les récoltes. C’est ainsi qu’il s’insinua peu à peu dans la propriété, car il avait les papiers, et le nom du gouvernement était en travers des timbres, au point que ses gens finirent par détenir les récoltes pour lui sur toutes les faces de la grande maison blanche du propriétaire. C’était fort bien ; mais quand le propriétaire s’aperçut de cela, il fut fort en colère et maudit Ram Dass à la manière des Mahométans.

De quelle sorte le propriétaire était en colère, mais Ram Dass riait et réclamait encore des champs, comme il était écrit sur les reconnaissances. C’était dans le mois de Phagun. Je pris mon cheval et m’en allai parler à l’homme qui fabrique des bracelets de laque sur la route de Montgomery, à cause qu’il me devait une dette. Devant moi, sur son cheval, se trouvait mon frère Ram Dass. Et lorsqu’il me vit, il tourna de côté dans les hautes récoltes, car il y avait de la haine entre nous. Et je continuai mon chemin jusqu’à ce que j’arrivasse aux buissons d’orangers près de la maison du propriétaire. Les chauves-souris voletaient et la fumée du soir rasait la campagne. Là vinrent à ma rencontre quatre hommes — rodomonts et mahométans — le visage enveloppé, qui empoignèrent la bride de mon cheval et s’écrièrent : « C’est Ram Dass ! Battons-le ! » Et ils me battirent avec leurs bâtons — de lourds bâtons tout entourés de fil de fer au bout, arme en usage chez ces porcs de Punjabis — jusqu’au moment où, ayant crié grâce, je tombai sans connaissance. Mais ces éhontés me battirent encore, disant : — « Oh, Ram Dass, voici vos intérêts — bien pesés, bien comptés dans votre main, Ram Dass. » Je criai à tue-tête que je n’étais pas Ram Dass, mais Durga Dass, son frère ; encore ne m’en frappèrent-ils que davantage, et ce ne fut que lorsque je devins incapable de pousser un cri qu’ils me laissèrent. Mais je vis leurs visages. Il y avait Elahi Baksh, qui court sur le côté du cheval blanc du propriétaire, et Nur Ali, le gardien de la porte, et Wajib Ali, le cuisinier si robuste, et Abdul Latif, l’homme de courses — tous de la maison du propriétaire. Ces choses, je peux les jurer sur la queue de la Vache si besoin est, mais — Ahi ! Ahi ! — ç’a été déjà juré, et je suis un pauvre homme dont l’honneur est perdu.

Quand ces quatre bandits s’en furent allés en riant, mon frère Ram Dass sortit des récoltes et pleura sur moi comme sur un mort. Mais j’ouvris les yeux, et le priai de m’avoir de l’eau. Lorsque j’eus bu, il me porta sur son dos, et par des chemins de traverse m’amena dans la ville d’Isser Jang. Mon cœur, en cette heure-là, était tourné vers Ram Dass, mon frère, à cause de sa tendresse, et je perdis mon inimitié.

Mais un serpent est un serpent tant qu’il n’est pas mort ; et un menteur est un menteur tant que le jugement des Dieux ne s’est pas emparé de son talon. J’eus tort en cela que j’eus foi en mon frère — le fils de ma mère.

Quand nous fûmes arrivés en sa maison et que je fus un peu revenu à moi, je lui racontai mon histoire, à quoi il répondit : « Sans doute, c’est moi qu’ils voulaient battre. Mais les Tribunaux siègent et la Justice du Sirkar plane au-dessus de tout ; rends-toi donc devant les Tribunaux une fois le mal passé.

Or, lorsque nous avions quitté Pali, au temps jadis, il était advenu une famine qui s’étendit de Jeysulmir à Gurgaon et toucha Gogunda au sud. A ce moment-là, la sœur de mon père s’en vint vivre avec nous à Isser Jang ; car un homme doit avant tout veiller à ce que les siens ne meurent pas de besoin. Quand arriva la querelle entre nous deux, la sœur de mon père — une maigre chienne édentée — déclara que c’était Ram Dass qui avait raison, et s’en alla avec lui. En ses mains — à cause qu’elle connaissait la médecine et quantité de remèdes — Ram Dass, mon frère, me remit affaibli par les coups et grandement meurtri jusqu’à rendre le sang par la bouche. Au bout de deux jours de maladie la fièvre me prit ; et j’ajoutai la fièvre à la note dressée dans ma tête contre le propriétaire.

Les Punjabis d’Isser Jang sont tous fils de Bélial et d’une ânesse ; mais ce sont de fort bons témoins, qui portent témoignage sans broncher, quoi que puissent dire les plaideurs. J’achèterais des témoins à la douzaine, et tout le monde déposerait non seulement contre Nur Ali, Wajib Ali, Abdul Latif et Elahi Baksh, mais contre le propriétaire, en déclarant que lui-même du haut de son cheval blanc avait appelé ses gens pour me battre ; et encore qu’ils m’avaient dépouillé de deux cents roupies. Pour le dernier témoignage je remettrais un peu de sa dette à l’homme qui vendait les bracelets de laque, et il déclarerait qu’il avait remis l’argent en mes mains, et avait assisté de loin au vol, mais que, pris de peur, il s’était sauvé. Ce plan, je l’exposai à mon frère Ram Dass ; et il déclara que la combinaison était bonne, et me souhaita de me consoler et de tâcher de me remettre sur pied le plus promptement possible. Mon cœur était ouvert à mon frère durant ma maladie, et je lui donnai les noms de ceux que je comptais appeler comme témoins — tous gens me devant de l’argent, ce dont le magistrat sahib ne pouvait avoir connaissance, pas plus que le propriétaire. La fièvre demeura en moi, et, après la fièvre, je fus pris de coliques et de tranchées on ne peut plus terribles. A ce moment-là je crus que ma fin était proche, mais je sais maintenant que c’est celle qui me donna les médecines, la sœur de mon père — une veuve au cœur de veuve — qui avait provoqué ma seconde maladie. Ram Dass, mon frère, m’assura que ma maison était close et fermée à clef, et m’apporta la grosse clef de la porte ainsi que mes livres, en même temps que tout l’argent qui était dans ma maison — jusqu’à l’argent qui était caché sous le plancher ; car j’étais en grande frayeur que les voleurs ne s’introduisissent de force et ne se missent à fouiller. Je parle vrai parler : il n’y avait que fort peu d’argent chez moi. Peut-être dix roupies — peut-être vingt. Comment dire ? Dieu m’est témoin que je suis un pauvre homme.

Une nuit, alors que j’avais raconté à Ram Dass tout ce que j’avais dans le cœur au sujet du procès que je comptais intenter au propriétaire, et que Ram Dass avait dit s’être arrangé avec les témoins, me donnant leurs noms par écrit, je fus pris à nouveau d’un grand mal, et ils me mirent sur le lit. Quand j’allai un peu mieux — je ne peux dire combien de jours plus tard — je m’informai de Ram Dass, et la sœur de mon père me déclara qu’il était allé à Montgomery au sujet d’un procès. Je pris médecine et dormis très profondément sans m’éveiller. Quand j’eus les yeux ouverts, une grande tranquillité régnait dans la maison de Ram Dass, et personne ne répondit lorsque j’appelai — pas même la sœur de mon père. Cela me remplit de crainte, car je ne savais pas ce qui était arrivé.

Prenant un bâton en la main, je sortis lentement et finis par arriver au grand carrefour près de la citerne, et mon cœur était brûlant en moi contre le propriétaire à cause de la souffrance que me coûtait chacun de mes pas.

J’appelai Jowar Singh, le menuisier, dont le nom était le premier de ceux qui devaient déposer contre le propriétaire, et lui dis : « Toutes choses sont-elles prêtes, et savez-vous ce qu’il faut dire ? »

Jowar Singh répondit : « De quoi s’agit-il ; et d’où venez-vous, Durga Dass ? »

Je repris : « De mon lit, où si longtemps je suis resté couché malade à cause du propriétaire. Où est Ram Dass, mon frère, qui devait tout arranger au sujet des témoins ? Sûrement, vous êtes au courant de ces choses, vous et les vôtres ! »

Sur quoi Jowar Singh dit : « Qu’est-ce que cela peut avoir à faire avec nous, ô Menteur ? J’ai déposé et j’ai été payé, et le propriétaire a, sur l’ordre du Tribunal, payé à la fois cinq cents roupies dont il avait dépouillé Ram Dass et cinq cents autres roupies à cause de la grande injure qu’il fit à votre frère. »

La citerne et le jujubier qui est au-dessus, ainsi que le carrefour d’Isser Jang, se brouillèrent dans mes yeux, mais je m’appuyai sur mon bâton, et dis : « Non ! Voici parler d’enfant, et sot par-dessus le marché. C’est moi qui ai souffert aux mains du propriétaire, et je suis venu préparer la cause. Où est mon frère Ram Dass ? »

Mais Jowar Singh hocha la tête, et une femme cria : « Quel est ce mensonge ? Quelle querelle eut donc le propriétaire avec vous, bunnia ? Il n’y a qu’un effronté et un homme sans foi pour profiter des blessures de son frère. Ces bunnias n’ont-ils donc point d’entrailles ? »

Je protestai de nouveau, disant : « Par la Vache — par le Serment de la Vache, par le Temple du Mahadeo à la Gorge Bleue, c’est moi, et moi seul, qu’on a battu — battu à mort ! Tâchez de parler droit, ô gens d’Isser Jang, et je paierai les témoins. » Et je chancelai sur place, attendu que le mal récent et la souffrance des coups reçus pesaient sur moi.

Alors Ram Narain, qui a son tapis étendu sous le jujubier près de la citerne, et écrit toutes les lettres pour les gens de la ville, s’approcha et dit : « Aujourd’hui est le quarante et unième jour depuis le méfait, et il y a six jours que la cause a été jugée devant le Tribunal, et l’Aide-Commissaire Sahib a prononcé le jugement en faveur de votre frère Ram Dass, reconnaissant le larcin au sujet duquel aussi j’ai déposé, et toutes les autres choses comme ont dit les témoins. Il y avait beaucoup de témoins, et par deux fois Ram Dass perdit connaissance au Tribunal, à cause de ses blessures ; et le Suppléant Sahib — le baba[30] Suppléant Sahib — lui fit donner une chaise devant tous les plaideurs. Pourquoi vous lamentez-vous, Durga Dass ? Ces choses se sont passées comme j’ai dit. N’en a-t-il pas été de la sorte ?

[30] Bébé. Il s’agit d’un tout jeune suppléant.

Et Jowar Singh de dire : « C’est la vérité. J’étais là, et il y avait un coussin rouge sur la chaise. »

Et Ram Narain d’ajouter : « Ce jugement a fait rejaillir une grande honte sur le propriétaire ; et, craignant sa colère, Ram Dass et toute sa maison sont retournés à Pali. Ram Dass nous a dit que vous aussi, vous étiez parti le premier, l’inimitié étant apaisée entre vous, pour ouvrir une boutique à Pali. A vrai dire, il serait préférable pour vous de partir sur l’heure, car le propriétaire a juré que, s’il en attrape un de votre maison, il le pendra par les talons à la poulie de la citerne, et, le faisant balancer, le battra à coups de bâton jusqu’à ce que le sang lui coule par les oreilles. Ce que j’ai dit au regard de la cause est vrai, comme les personnes ici présentes peuvent le certifier — même pour ce qui est des cinq cents roupies. »

Je dis : « C’était bien cinq cents ? » Et Kirpa Ram, le Jat[31], répliqua : « Cinq cents ; car j’ai déposé aussi. »

[31] Fermier.

Et je gémis, car il avait été dans mon cœur de ne dire que deux cents.

Alors, une nouvelle crainte s’empara de moi, et mes entrailles se tournèrent en eau, et, courant promptement à la maison de Ram Dass, je cherchai mes livres et mon argent dans le grand coffre de bois sous ma couchette. Il ne restait plus rien : pas la valeur d’un cauris. Tout avait été enlevé par le démon qui se prétendait mon frère. Je me rendis également à ma maison et ouvris les volets ; mais également là ne restait-il rien que les rats parmi les corbeilles de grain. Sur le moment ma raison m’abandonna ; et, déchirant mes vêtements, je courus à l’endroit où était la citerne, invoquant à grands cris la justice des Anglais contre mon frère Ram Dass, et, en ma démence, racontant à tous que mes livres de comptes étaient perdus. Quand les gens s’aperçurent que j’étais tout prêt à sauter dans la citerne, ils crurent à la vérité de mon langage ; surtout à cause que je portais encore sur le dos et le sein les marques des coups de bâton du propriétaire.

Jowar Singh, le menuisier, me retint, et me retournant dans ses mains — car c’était un homme très fort — montra les cicatrices que j’avais sur le corps, et se courba en deux, à force de rire, sur la margelle de la citerne. Il cria à tue-tête, si bien que tout le monde put entendre, du carrefour de la citerne au Caravansérail des Pèlerins : « Oh, oh ! Les chacals se sont querellés, et le gris a été pris au piège. En vérité, cet homme a été cruellement battu, et son frère a pris l’argent qu’alloua le Tribunal ! Oh, bunnia, vous n’êtes point prêt de voir taire cette histoire ! Les chacals se sont querellés, et, de plus, les livres de comptes sont au feu. O gens endettés vis-à-vis de Durga Dass — et je sais que vous êtes nombreux — les livres de comptes sont au feu !

Alors, tout Isser Jang répéta le cri que les livres étaient brûlés — Ahi ! Ahi ! j’avais, dans ma folie, laissé échapper cela de ma bouche — et on se mit à rire par toute la ville. Ils se servirent des insultes punjabi pour m’insulter, qui sont insultes terribles et on ne peut plus mordantes ; m’assaillant aussi à coups de bâtons et de bouses de vaches jusqu’à me faire tomber et crier grâce.

Ram Narain, l’écrivain public, les pria de finir, de peur que la chose ne s’ébruitât jusqu’à Montgomery, et que les gens de police ne vinssent procéder à une enquête. Il dit, faisant usage de maints vilains mots : « A ce degré de malheur j’aurai pitié de vous, Durga Dass, quoiqu’il n’y eut guère de pitié dans vos procédés vis-à-vis du fils de ma sœur au sujet de la génisse café au lait. Quelqu’un a-t-il un poney auquel il ne tienne pas, afin que ce gaillard-là puisse s’échapper ? Si le propriétaire apprend qu’un des jumeaux (et Dieu sait si c’en est un seul qu’il a battu ou bien les deux, mais cet homme a été certainement battu) est dans la ville, il se commettra un assassinat, et alors s’en viendra la police se livrer à l’enquête en la maison de chacun et passer la journée à manger la boutique du marchand de bonbons. »

Kirpa Ram, le Jat, dit : « J’ai un poney très malade. Mais à force de coups on peut le faire aller deux milles au pas. » S’il meurt, le corps sera pour les peaussiers.

Alors, Chumbo, le peaussier, dit : « Je paierai le corps trois annas, et marcherai aux côtés de cet homme jusqu’à ce que le poney meure. S’il y a plus de deux milles, je ne paierai que deux annas. »

Kirpa Ram dit : « Soit. » On amena le poney, et je demandai la permission de tirer un peu d’eau à la citerne, à cause que j’étais desséché de peur.

Alors, Ram Narain dit : « Voici quatre annas. Dieu vous a mis fort bas, Durga Dass, et je ne voudrais pas vous envoyer le ventre vide, alors même que l’affaire de la génisse café au lait du fils de ma sœur est une plaie ouverte entre nous. Il y a loin d’ici à votre pays. Allez, et s’il en est ainsi ordonné, vivez ; mais, surtout, ne prenez pas la bride du poney, car elle est à moi. »

Et je sortis d’Isser Jang, au milieu de l’hilarité des Jats aux grosses cuisses, et le peaussier marcha à mes côtés, attendant que le poney tombât mort. Il mourut au bout d’un mille, et plein de la crainte que m’inspirait le propriétaire, je courus jusqu’à ce que je n’en pusse plus, et m’en vins en ce lieu-ci.

Mais je jure sur la Vache, je jure sur toutes les choses sur lesquelles jurent les Hindous et les Musulmans, et même les sahibs, que c’est moi, et non mon frère, qui fus battu par le propriétaire. Or, la cause est entendue et les portes des Tribunaux sont closes, et Dieu sait où le baba Suppléant Sahib — le lait de la mère n’a pas encore séché sur sa lèvre sans poil — s’en est allé. Ahi ! Ahi ! Je n’ai pas de témoins, et les balafres vont se cicatriser, et je suis un pauvre homme. Mais, sur l’Ame de mon Père, sur la foi d’un Mahajun de Pali, c’est moi, et non mon frère, qui fus battu par le propriétaire !

Que ferai-je ? La Justice des Anglais est comme une grande rivière. Une fois passée, elle ne revient plus. Néanmoins, Sahib, prenez une plume et écrivez clairement ce que j’ai dit, afin que le Juge Sahib puisse voir, et réprimande le Suppléant Sahib, lequel n’est qu’un poulain que la jument n’a point encore léché, tant il est jeune. C’est moi, et non mon frère, qui fus battu, et, quant à lui, il est allé vers l’ouest — je ne sais où.

Mais, sur toutes choses, écrivez — de telle sorte que les sahibs puissent lire, et que sa disgrâce s’accomplisse — que Ram Dass, mon frère, fils de Purun Dass, Mahajun de Pali, n’est qu’un pourceau et un voleur nocturne, un égorgeur, un mangeur de chair, un produit de chacal sans beauté, ni foi, ni propreté, ni honneur.

LE JUGEMENT DE DUNGARA

L’histoire se raconte encore aujourd’hui dans les bocages du Mont Berbulda, et pour preuve on désigne la maison sans toit ni fenêtres de la Mission. C’est au grand Dieu Dungara, le Dieu des Choses Telles qu’Elles Sont, le Terrible parmi les Terribles, Pourvu d’Un Œil Unique, Porteur de la Défense d’Éléphant Rouge, qu’il faut tout attribuer ; et celui qui refuse de croire en Dungara se verra certainement frappé de la Folie de Yat — la folie qui s’appesantit sur les fils et les filles des Buria Kol lorsqu’ils se détournèrent de Dungara pour se mettre à porter des vêtements. Ainsi déclare Athon Dazé, lequel est Grand Prêtre de l’autel et Gardien de la Défense d’Éléphant Rouge. Mais si vous questionnez l’aide-percepteur et agent du gouvernement auprès des Buria Kol, il se mettra à rire — non point parce qu’il en veut aux missions, mais parce qu’il était là, en personne, lorsque Dungara exerça sa vengeance sur les enfants spirituels du Révérend Justus Krenk, Pasteur de la Mission de Tubingen, et sur Lotta, sa vertueuse épouse.

Si jamais homme, toutefois, mérita bon traitement de la part des Dieux, ce fut le Révérend Justus, sorti de Heidelberg, lequel, sur la foi d’une vocation, s’en alla dans le désert et prit avec lui la blonde Lotta aux yeux bleus. « Nous allons rentre meilleurs ces baïens, dont les bratiques itolâtres obscurcissent en ce moment l’esprit », dit Justus, dès les premiers temps de sa carrière. « Foui », ajouta-t-il avec conviction, « ce seront de pons envants, et ils abbrentront à trafailler de leurs mains. Car tout pon grétien toit trafailler. » Et avec un salaire plus modeste encore que celui d’un simple bedaud anglais, Justus Krenk tint ménage par delà Kamala et la gorge de Malair, par delà la rivière de la Berbulda, près du pied de la montagne bleue de Panth au sommet de laquelle se dresse le temple de Dungara — au cœur du pays des Buria Kol — les Buria Kol tout nus, bons enfants, timides, effrontés, indolents.

Sait-on ce que c’est que la vie dans un avant-poste de mission ? Qu’on tâche d’imaginer une solitude surpassant celle du plus petit poste dans lequel le gouvernement ait jamais envoyé fonctionnaire dans l’Inde — un isolement qui au réveil vous pèse sur les paupières et vous pousse de force tête baissée au labeur journalier. Il n’y a personne de votre couleur, à qui parler. Il y a, c’est vrai, de quoi manger pour vous tenir en vie, mais qui n’est guère plaisant à manger. Et tout le bien, toute la beauté, tout l’intérêt de votre vie, il vous faut les tirer de vous-même et de la grâce qui peut en vous avoir été placée.

Le matin, avec un tambourinement de pieds mollets, les convertis, les indécis et les railleurs déclarés avancent en troupe jusqu’à la verandah. Il vous faut être infiniment patient et bon, et, par-dessus tout, clairvoyant, attendu que c’est à la simplicité de l’enfance, à l’expérience de l’homme et à la ruse du sauvage que vous avez affaire. Votre congrégation a cent besoins matériels à considérer ; et c’est à vous, qui croyez à une responsabilité personnelle vis-à-vis de votre Créateur, à tirer de la foule vociférante le grain de spiritualité qui peut s’y trouver déposé. Si, à la cure des âmes, vous ajoutez celle des corps, votre tâche n’en sera que plus difficile, car les malades et les estropiés professeront n’importe quelle foi pour guérir, et se moqueront de vous qui avez la simplicité de les croire.

A mesure que la journée avance et que tombe l’entrain du matin, vous sentirez vos épaules se courber sous l’impression que votre tâche est inutile. Il s’agit de lutter contre ce sentiment, et le seul éperon que vous ayez au flanc, c’est de croire qu’avec l’âme pour enjeu vous jouez une partie contre le Démon. C’est une grande et réjouissante croyance ; mais il faut à celui qui peut sans défaillir la garder vingt-quatre heures consécutives, être doué d’une rude dose de force physique et d’un nerf peu commun.

Demandez aux chefs grisonnants de la Bannockburn Medical Crusade quel genre de vie mènent leurs prédicants ; dites-en deux mots à l’agence Racine Gospel, ces longs et maigres Américains qui se sont fait une gloire d’aller où nul Anglais n’ose les suivre ; tâchez… si vous pouvez, qu’un pasteur de la Mission Tubingen vous parle de ses expériences. On vous renverra aux rapports imprimés, mais ceux-ci ne font aucune mention des hommes qui ont perdu jeunesse et santé, tout ce qu’un homme peut perdre sauf la foi, dans les déserts ; des jeunes Anglaises qui sont parties et ont trouvé la mort dans la jungle pestilentielle du Mont Panth, sachant à l’avance qu’elles allaient à un trépas certain. Il y aura peu de pasteurs pour vous révéler ces choses, et moins encore pour parler de ce jeune David de Saint-Bees, qui, dévolu au service du Seigneur, échoua dans la suprême solitude, et revint presque dément à la maison mère, criant : — « Dieu n’est pas, mais j’ai fait route avec le Diable ! »

Les rapports gardent ici le silence, parce que l’héroïsme, l’insuccès, le doute, le désespoir et le renoncement de la part d’un simple blanc cultivé, sont choses de nul poids, comparés au salut d’une âme à peine humaine, lorsqu’il s’agit d’arracher celle-ci à la foi fantastique qui consiste à adorer les génies des bois, les lutins des rochers et les démons des rivières.

Or, Gallio, l’aide-percepteur du pays en question, « ne faisait nul cas de ces choses ». Il était depuis longtemps dans le district, et les Buria Kol l’aimaient et lui apportaient des offrandes de poisson harponné, d’orchidées cueillies au cœur obscur et moite des forêts, et d’autant de gibier qu’il en pouvait manger. En retour, il leur donnait de la quinine, et en compagnie d’Athon Dazé, le Grand Prêtre, gérait leurs petites affaires.

« Au bout de quelques années que vous êtes dans le pays, disait Gallio à la table de Krenk, vous finissez par trouver que toutes les croyances se valent. Je vous aiderai de tout mon pouvoir, cela va sans dire, mais n’allez pas froisser mes Buria Kol. Ce sont de braves gens, et ils ont confiance en moi.

— Che leur enseignerai la Barole du Seigneur, répondit Justus, sa face ronde toute rayonnante d’enthousiasme, et che ne ferai assurément augun tort à leurs préjugés en achissant sans révlexion. Mais, ô mon ami, cet état d’esbrit qui gonsiste à recarder doutes les groyances afec la même imbartialité est très maufais.

— C’est bon ! repartit Gallio. Pour moi, j’ai à veiller sur leurs corps et sur le district ; quant à vous, essayez ce que vous pouvez pour leurs âmes. Seulement, ne vous conduisez pas comme votre prédécesseur, sans quoi je craindrais de ne pouvoir répondre de votre vie.

— Qu’a-t-il fait ? demanda Lotta, hardiment, en lui tendant une tasse de thé.

— Ce qu’il a fait ? Eh bien, il est monté au Temple de Dungara — c’est vrai qu’il était nouveau venu dans le pays — et s’est mis à taper sur la tête du vieux dieu avec un parapluie ; sur quoi les Buria Kol sont sortis en masse, et l’ont tapé, lui, quelque peu brutalement. J’étais dans le district, et il me dépêcha un courrier avec cette note : — « Persécuté pour la cause du Seigneur. Envoyez détachement de soldats. » Les troupes le plus près étaient à environ deux cents milles de là, mais je devinai ce qu’il avait fait. Je me rendis à cheval à Panth, et parlai comme un père au vieil Athon Dazé, lui disant qu’un homme de sa sagesse devait s’être rendu compte que le sahib avait reçu un coup de soleil et était fou. Jamais de votre vie vous n’avez vu gens plus désolés. Athon Dazé fit des excuses, envoya du bois, du lait, des poulets, et cent autres choses. Puis je donnai cinq roupies au sanctuaire et déclarai à Macnamara qu’il avait manqué de tact. Il prétendit que je m’étais prosterné dans la Maison de Rimmon ; mais s’il eût seulement franchi le sommet de la montagne pour aller insulter Palin Deo, l’idole des Suria Kol, on l’eût empalé sur un bambou passé au feu bien avant que je pusse agir, ce qui m’eût obligé à faire pendre quelques-uns des pauvres diables. Soyez-leur aimable, Padri[32]… mais je ne crois pas que vous arriviez à grand’chose.

[32] Padri, titre familier qu’en s’adressant à eux l’on donne aux prêtres et pasteurs, dans l’Inde.

— Bas moi, répliqua Justus, mais mon Maître. Nous gommencerons avec les bedits envants. Maints d’entre eux seront malades — cela fa sans tire. Abrès les envants, les mères ; et alors les hommes. Mais crandement eussè-je brévéré que fous fussiez afec nous sur un pied de symbathie interne. »

Gallio partit, pour, au risque de sa vie, raccommoder les ponts de bambou pourris de son petit monde, tuer par ci par là quelque tigre trop opiniâtre, coucher dehors dans la jungle fumante, ou traquer les déprédateurs Suria Kol qui avaient pris quelques têtes de bétail à leurs frères du Clan de Buria. Un jeune homme cagneux, à la démarche gauche, que ce Gallio, naturellement dépourvu de toute croyance ou de tout respect, soupirant après le pouvoir absolu, que du reste lui accordait son peu enviable district.

« Personne ne désire mon poste, disait-il d’un air sardonique, et mon chef ne vient fourrer son nez chez moi que lorsqu’il est sûr qu’il n’y a pas de fièvre. Je suis roi sur mes terres, et Athon Dazé est mon vice-roi. »

Attendu que Gallio se faisait gloire de son suprême mépris de la vie humaine — quoiqu’il n’étendît jamais au delà de la sienne cette théorie, — il trouva tout naturel de faire quarante milles à cheval pour se rendre à la mission avec un tout petit bébé brun sur l’arçon de sa selle.

« Voici quelque chose pour vous, Padri, dit-il. Les Buria Kol laissent mourir le trop plein de leurs enfants. Personnellement, je ne vois pas pourquoi ils s’abstiendraient de le faire, mais vous pouvez peut-être élever celui-ci. Je l’ai recueilli passé la bifurcation de Berbulda. J’ai idée que, depuis, la mère n’a cessé de me suivre à travers les bois.

— C’est le bremier du droupeau », dit Justus.

Et Lotta s’empara du petit être hurlant pour le presser contre son sein, et s’employa à le calmer, pendant qu’à l’instar d’un loup en suspens dans les champs Matui, qui lui avait donné naissance, et, conformément à la loi de sa tribu, l’avait exposé pour mourir, haletait, lasse et les pieds écorchés, dans le fourré de bambous, guettant de ses yeux de mère affamée la maison du pasteur. Que ferait le tout-puissant aide-percepteur ? Le petit homme en tunique noire allait-il manger sa fille toute vivante, comme Athon Dazé disait que telle était la coutume de tous les hommes en tunique noire ?

Matui passa toute la longue nuit à attendre parmi les bambous ; et, au matin, voici que sortit une belle femme blanche, une femme comme Matui n’en avait jamais vue, et que dans ses bras se trouvait la fille de Matui, toute revêtue de blanc immaculé. Lotta ne savait pas grand’chose du langage des Buria Kol, mais lorsqu’une mère fait appel à une autre le discours est facile à comprendre. Aux mains timidement tendues vers le bord de sa robe, aux gutturales passionnées et aux yeux débordants de désir, Lotta comprit à qui elle avait affaire. De sorte que Matui recouvra son enfant — elle deviendrait la servante, même l’esclave, de la miraculeuse femme blanche, attendu que sa tribu ne voudrait plus la reconnaître. Et Lotta pleura avec elle toutes les larmes de son corps, à la façon teutonne, qui veut que, ce faisant, l’on ne cesse de se moucher.

« T’abord l’envant, puis la mère, et en ternier l’homme, et le tout à la Cloire te Tieu », dit Justus l’Enthousiaste.

Et l’homme arriva, armé d’un arc et de flèches, en vérité fort en colère, attendu qu’il n’avait plus personne pour faire sa cuisine.

Mais l’histoire de la Mission en est une assez longue, et la place me manque pour montrer comment Justus, oubliant le manque de tact de son prédécesseur, frappa sans ménagement Moto, le mari de Matui, à cause de sa cruauté, comment Moto fut atterré, mais, une fois revenu de la crainte de mourir sur l’heure, reprit courage et devint le fidèle allié et le premier converti de Justus ; comment la petite assemblée grossit, à l’incommensurable dégoût d’Athon Dazé ; comment le prêtre du Dieu des Choses Telles qu’Elles Sont eut une discussion subtile avec le prêtre du Dieu des Choses Telles qu’Elles Devraient Être, et succomba ; comment les redevances du temple de Dungara tombèrent à la volaille, au poisson et au gâteau de miel ; comment Lotta allégea la Malédiction d’Ève pour les femmes, et comment Justus fit de son mieux pour introduire la malédiction d’Adam ; comment les Buria Kol, là-dessus, se rebellèrent, en déclarant que leur Dieu était un Dieu fainéant, et comment Justus, surmontant une partie de leurs scrupules, leur enseigna que la bonne terre brune était riche d’autre chose que de châtaignes.

Tout cela, c’est l’histoire d’un certain nombre de mois, et durant tous ces mois-là, le noir aux cheveux blancs, qui avait nom Athon Dazé, ne cessa de méditer vengeance pour l’oubli dont Dungara était l’objet de la part de la tribu. Avec toute la ruse d’un sauvage il feignit l’amitié vis-à-vis de Justus, allant jusqu’à faire allusion à sa propre conversion ; mais à la congrégation de Dungara il déclara sourdement :

« Ceux du troupeau du Padri se sont mis à porter des vêtements et adorent un Dieu travailleur. C’est pourquoi Dungara les châtiera durement, au point de les envoyer se jeter tout hurlants dans les eaux de la Berbulda. »

Durant la nuit, la défense d’Éléphant Rouge gronda et mugit dans la montagne, et les ouailles s’éveillèrent et dirent :

« Le Dieu des Choses Telles qu’Elles Sont mûrit sa vengeance contre les apostats. Sois miséricordieux, Dungara, vis-à-vis de nous, tes enfants, et donne-nous toutes leurs récoltes ! »

Au temps avancé de la saison froide, le percepteur en personne et sa femme vinrent au pays des Buria Kol.

« Allez donc jeter un coup d’œil sur la mission de Krenk, dit Gallio. Il est en train de faire d’assez bonne besogne, à sa façon de voir, et je crois que cela lui ferait plaisir si vous inauguriez la chapelle de bambou qu’il est parvenu à bâcler. En tout cas, vous verrez un Buria Kol civilisé. »

Grand fut le remue-ménage à la mission.

« Bour lors, Monsieur le Bercebdeur et sa cracieuse tame ferront te leurs yeux que nous afons vait te la ponne pesogne, et… foui… nous lui mondrerons nos confertis sous les fêtements neufs qu’ils ont convectionnés te leurs mains. Ce sera une crande vête — touchours, cela ba sans tire, pour la cloire tu Seigneur », déclara Justus.

Et Lotta d’ajouter :

« Amen. »

Justus, sans en avoir l’air, s’était senti jaloux de la Mission Basel section tissage, ses convertis n’étant guère adroits de leurs mains ; mais Athon Dazé avait, dans les derniers temps, décidé quelques-uns d’entre eux à sérancer les fibres luisantes et soyeuses d’une plante qui poussait en abondance sur le Mont Panth. Elle donnait un tissu presque aussi blanc et aussi lisse que le tappa des Mers du Sud, et, ce jour-là, les convertis devaient pour la première fois porter des vêtements qui en étaient faits. Justus se montrait fier de son œuvre.

« Ils s’en fientront tout de blanc fêtus à la rengondre du Bercebdeur et te sa noble tame, en jantant : Te lautamus, Tomine. Buis, Monsieur le Bercebdeur inaucurera le jabelle, et… foui… il n’est bas jusqu’à Callio qui ne se mettra lui-même à groire. Tenez-fous gomme cela, mes envants, teux par teux, et… Lotta, bourquoi se grattent-ils ainsi ? Il n’est bas séant, Nala, mon envant, de se tortiller te la sorte. Le Bercebdeur fa fenir et sera scantalisé. »

Le percepteur, sa femme et Gallio grimpèrent le versant jusqu’au poste de la mission. Les convertis furent alignés sur deux rangs, brillant ruban de quarante enfants.

« Ah ! fit le percepteur, que son instinct d’accaparement portait à croire qu’il avait, dès le début, protégé l’institution. Cela avance, je vois, et à grands pas. »

Jamais parole n’avait été plus vraie ! La mission était en train d’avancer — d’abord par petits sauts timides et déhanchements gênés, puis bientôt par sauts de cheval piqué des mouches et bonds de kanguroos affolés. Du Mont Panth la défense d’Éléphant Rouge lança un rugissement sec et angoissé. Les rangs des convertis oscillèrent, se rompirent et s’éparpillèrent au milieu de hurlements de douleur, tandis que Justus et Lotta restaient frappés d’horreur.

La troupe changea de front et gouverna vers les rochers qui surplombent la Berbulda, se tordant, frappant du pied, arrachant et jetant ses habits en sa course, poursuivie par le tonnerre de la trompette de Dungara. Justus et Lotta accoururent presque en larmes auprès du percepteur.

« Che n’y gomprends rien ! Hier, dit Justus hors d’haleine, ils bossédaient les Tix Gommandements… Qu’est-ce que cela feut tire ? Loué soit le Seigneur en tous temps, en tous lieux. Nala ? Oh, fi donc ! »

Un bond et un cri, et c’était sur les rochers qui surplombaient leur tête, Nala, jadis orgueil de la mission, une pucelle de quatorze printemps, bonne, docile et vertueuse… maintenant nue comme l’aurore et pestant comme un chat sauvage.

« Est-ce pour cela ! cria-t-elle d’une voix de délire, en lançant son petit jupon à la tête de Justus, est-ce pour cela que j’ai délaissé les miens et Dungara… pour les feux de votre enfer ? Singe aveugle, petit ver de terre, poisson sec que vous êtes, vous disiez que je ne brûlerais jamais ! O Dungara, voici que je brûle dès maintenant ! Grâce, Dieu des Choses Telles qu’Elles Sont ! »

Elle fit volte-face et se précipita dans la Berbulda, sur quoi la trompette de Dungara beugla de triomphe. Le dernier des convertis de la Mission Tubingen avait mis un quart de mille de rivière torrentueuse entre lui et ses maîtres.

« Hier, dit Justus avec un sanglot dans la voix, elle abbrenait l’A. P. C. T. à l’école… Oh ! C’est l’œufre de Satan ! »

Mais Gallio était en train de regarder avec curiosité le petit jupon de la jeune fille, tombé là, à ses pieds. Il tâta le tissu, remonta la manche de sa propre chemise au-dessus de la ligne fortement bronzée de son poignet, et là, contre la chair, pressa un pli de l’étoffe. Une ampoule d’un rouge enflammé parut sur la peau blanche.

« Ah ! fit Gallio avec calme. Je m’en doutais.

— Qu’est-ce tonc ? demanda Justus.

— Moi, j’appellerais cela la Chemise de Nessus, mais… où vous êtes-vous procuré la fibre de ce tissu ?

— C’est Athon Dazé, répondit Justus. Il a montré aux carçons gomment la vabriquer.

— Le vieux renard ! Savez-vous qu’il vous a donné l’ortie de Nilgiri — dite bichua scorpion — la Girardenia heterophylla — à travailler. Pas étonnant s’ils se tortillaient ! Mais, cela pique même quand on en fait des cordes de pont, si on ne le laisse tremper durant six semaines. Le madré compère ! Une demi-heure environ devait suffire pour traverser leur épais épiderme, et alors…! »

Gallio partit d’un éclat de rire, mais Lotta pleurait dans les bras de la femme du percepteur, et Justus s’était de ses mains couvert le visage.

« La Girardenia heterophylla ! répéta Gallio. Krenk, pourquoi ne m’en avoir pas parlé ? Je vous eusse épargné tout cela. Du feu tissé ! Il fallait un Buria Kol en sa simplicité pour ne pas le savoir, et, si je suis bon juge en ce qui les concerne, vous ne les ramènerez jamais. »

Il regarda de l’autre côté de la rivière, là où les convertis étaient encore à se vautrer et à gémir dans les flaques d’eau, et le rire s’éteignit dans ses yeux, car il s’aperçut que la Mission Tubingen n’existait plus pour les Buria Kol.

Jamais, quoique durant trois mois ils errèrent tristement autour de l’école désertée, jamais il ne fut plus possible à Lotta ou Justus de ramener, fût-ce à force de caresses, même celle de leurs ouailles qui promettait le plus. Non ! La conversion n’avait pour fin que le feu de l’enfer — ce feu qui parcourait les membres et rongeait jusque dans les os. Qui donc oserait une seconde fois provoquer la colère de Dungara ? Que le petit homme et sa femme s’en aillent ailleurs. Les Buria Kol ne voulaient plus en entendre parler. Un message officieux à l’adresse d’Athon Dazé, l’avertissant que si on touchait à un cheveu de leurs têtes, Athon Dazé et les prêtres de Dungara seraient pendus par ordre de Gallio sur l’autel du temple, protégea Justus et Lotta contre les flèches trapues et empoisonnées des Buria Kol, mais leur seuil ne vit plus apporter poisson, volaille ni gâteau de miel, sel ni cochon de lait. Et l’homme, hélas ! ne peut vivre de la grâce toute seule, si les aliments viennent à manquer.

« Allons-nous-en, ma vemme, dit Justus ; il n’y a rien de pon ici, et le Seigneur a foulu que la dâche à quelque autre ingombe — en temps et lieu — en Son temps. Nous allons nous en aller, et che me… foui… mettrai à étudier un beu la potanique. »

Si quelqu’un éprouve le désir de convertir les Buria Kol, il reste au moins les quatre murs d’une maison de mission sous le Mont Panth. Mais la chapelle et l’école sont depuis longtemps rendus à la jungle.

EN TEMPS DE CRUE

Il ne faut pas songer à traverser la rivière ce soir, Sahib. On dit qu’un char à bœufs a été déjà emporté, et l’ekka, qui est partie une demi-heure avant votre arrivée, n’a pas encore atteint l’autre bord. Le Sahib est pressé ? Je vais conduire l’éléphant du gué pour montrer au Sahib. Ohé, mahout[33], là dans le hangar ! Amène Ram Pershad, et s’il affronte le courant, parfait. L’éléphant ne ment jamais, Sahib, et Ram Pershad est séparé de son ami Kala Nag. Lui aussi voudrait bien passer de l’autre côté. Bravo ! Bravo ! mon roi ! Va jusqu’au milieu, mahout-ji, et vois ce que dit la rivière. Bravo, Ram Pershad ! Perle entre les éléphants, va dans la rivière ! Tape-lui sur la tête, imbécile ! Est-ce pour te gratter ton gros dos que l’aiguillon a été fait, bâtard ? Frappe ! Frappe ! Que t’importent les cailloux, Ram Pershad, mon Rustum[34], ma montagne de force ? Entre dedans ! Entre dedans !

[33] Cornac, en hindou.

[34] Un des plus anciens héros de la Perse. Voir le Shah Nama du poète persan Ferdousi.

Non, Sahib ! C’est inutile. Vous l’entendez trompeter. Il est en train de dire à Kala Nag qu’il lui est impossible de traverser. Tenez ! Il a fait demi-tour, et il secoue la tête. Ce n’est point un sot. Il sait ce que le Barhwi veut dire lorsqu’il est en colère. Ah, ah ! Non, mon enfant, tu n’es point un sot ! Salaam, Ram Pershad, Bahadour ! Emmène-le sous les arbres, mahout, et veille à ce qu’il ait ses épices. Bravo, toi, le chef d’entre les chefs de porteurs de défenses. Salaam au Sirkar, et va-t’en dormir.

Ce qu’il faut faire ? Il faut que le Sahib attende que la rivière baisse. Elle diminuera demain matin, s’il plaît à Dieu, ou le jour suivant au plus tard. Mais pourquoi le Sahib est-il si en colère ? Je suis son serviteur. Dieu en soit témoin, ce n’est pas moi qui ai créé ce torrent ! Ce que je peux faire ? Ma hutte avec tout ce qu’il y a dedans est au service du Sahib, et il commence à pleuvoir. Venez-vous-en, Fils du Ciel. Ce n’est pas en lui lançant des injures que la rivière baissera. Au temps jadis, les Sahibs n’étaient pas comme cela. Le char à feu les a amollis. Au temps jadis, quand ils s’amenaient, traînés par des chevaux, que ce fût de jour, que ce fût de nuit, une rivière barrait-elle la route, une voiture s’asseyait-elle dans la boue, qu’ils ne disaient rien. C’était la volonté de Dieu — pas comme un char à feu qui va, va, et irait toujours alors même qu’il aurait tous les diables du pays pendus à la queue. Le char à feu a gâté le sahib. Après tout, qu’est-ce qu’un jour de perdu, ou, à tout prendre, qu’est-ce que deux jours ? Le Sahib se rend-il à ses propres noces, qu’il est si fort pressé ? Ho ! Ho ! Ho ! Je suis un vieillard et ne vois que peu de sahibs. Pardonnez-moi si j’ai oublié le respect qui leur est dû. Le Sahib n’est pas fâché ?

Ses propres noces ! Ho ! Ho ! Ho ! L’esprit d’un vieillard est comme le numah. Fruit, bouton, fleur, ainsi que les feuilles mortes de toutes les années du passé, fleurissent de compagnie. Le vieux et le neuf, et ce qui s’en est allé de la mémoire, tous trois sont là ! Asseyez-vous sur la couchette, Sahib, et buvez du lait. Ou… le Sahib, en vérité, se soucierait-il de boire mon tabac[35] ? C’est du bon tabac, du tabac de Nuklao. Il m’a été envoyé par mon fils, qui est au service là-bas. Buvez alors, Sahib, si vous savez vous servir du tuyau. Le Sahib le prend en vrai musulman. Ouah ! Ouah ! Où a-t-il appris cela ? Ses propres noces ! Ho ! Ho ! Ho ! Le Sahib dit que les noces n’ont rien à voir là-dedans ? Mais, avec cela que le Sahib parlerait vrai parler avec moi qui ne suis qu’un noir ? Peu étonnant, alors, qu’il soit pressé. Trente ans j’ai battu le gong à ce gué, mais jamais n’ai-je vu Sahib si pressé. Trente ans, Sahib ! C’est un temps très long. Il y a trente ans, ce gué était sur le chemin des bunjaras[36], et j’ai vu deux mille bœufs de charge traverser en une seule nuit. Maintenant, la voie de fer est venue, et le char à feu fait buz-buz-buz, et cent lacks de maunds[37] à la fois glissent le long de ce grand pont. C’est très merveilleux ; mais le gué est solitaire maintenant qu’il n’y a pas de bunjaras à camper sous les arbres.

[35] On dit « boire une pipe » pour « fumer un narghileh », lequel, on le sait, ne laisse passer la fumée qu’à travers de l’eau odorante.

[36] Mot hindou qui signifie « caravanes ».

[37] Poids de l’Inde, qui équivaut à 57.143 kilogrammes.

Non, pas la peine d’aller regarder le ciel. Il pleuvra jusqu’à l’aube. Prêtez l’oreille ! Les cailloux bavardent, cette nuit, dans le lit de la rivière. Écoutez-les ! Ils seraient en train de vous décortiquer les os, Sahib, si vous aviez essayé de traverser. Voyez, je vais fermer la porte, de sorte que la pluie ne pourra entrer. Wahi ! Ahi ! Ugh ! Trente ans sur les rives du gué ! Un vieux homme je suis… Où est l’huile de la lampe ?

....... .......... ...

Bien pardon, mais, à cause de mes ans, je ne dors que d’un œil ; et vous êtes allé à la porte. Regardez donc, Sahib. Regardez et écoutez. Le torrent a bien maintenant un bon demi-kos d’une rive à l’autre — vous pouvez le voir à la lueur des étoiles — et là-dedans il y a dix pieds d’eau. Ce n’est pas la colère de vos yeux qui le fera diminuer, ni vos malédictions qui le feront taire. Qui donc crie le plus haut, Sahib — votre voix ou la voix de la rivière ? Parlez-lui — peut-être qu’elle aura honte. Couchez-vous et dormez de nouveau, Sahib. Je connais la colère du Barhwi lorsqu’il a plu au pied des montagnes. J’ai passé le débordement à la nage jadis, par une nuit dix fois pire que celle-ci, et grâce à la Faveur du Ciel j’échappai à la mort alors que j’en étais aux portes mêmes.

Puis-je raconter l’histoire ? C’est du très bon parler. Je vais remplir la pipe de nouveau.

Cela se passait il y a trente ans, alors que j’étais un jeune homme et nouveau venu au gué. J’étais fort, alors, et les bunjaras n’avaient aucun doute lorsque je leur disais : « Ce gué-ci est libre. » J’ai peiné des nuits entières, de l’eau jusqu’aux épaules dans le courant torrentueux au milieu de cent bœufs fous de terreur, et les ai fait passer sans perte d’un sabot. Quand c’était fini, j’allais chercher les hommes tout tremblants, et ils me donnaient pour récompense le choix de leur bétail — le porteur de cloche du troupeau. Tant était grand l’honneur dans lequel ils me tenaient ! Mais aujourd’hui, alors que la pluie tombe et que la rivière monte, je rampe dans ma hutte et gémis comme un chien, La force s’en est allée de moi. Je suis un vieil homme, et le char à feu a fait du gué un lieu désolé. Ils avaient coutume de m’appeler le Fort du Barhwi.

Considérez mon visage, Sahib. C’est le visage d’un singe. Et mon bras. C’est le bras d’une vieille femme. Je vous jure, Sahib, qu’une femme a aimé ce visage et reposé au creux de ce bras. Il y a vingt ans, Sahib. Croyez-moi, c’était vrai parler… il y a vingt ans.

Venez à la porte et regardez sur l’autre rive. Voyez-vous un imperceptible feu très loin en aval du courant. C’est le feu du temple, dans le sanctuaire de Hanuman, du village de Pateera. Au nord, sous la grande étoile, est situé le village lui-même ; mais il se trouve caché par un coude de la rivière. Est-ce loin à gagner à la nage, Sahib ? Enlèveriez-vous vos vêtements pour tenter l’aventure. Et cependant, j’ai nagé jusqu’à Pateera — pas une fois, mais maintes fois ; et encore il y a des muggers[38] dans la rivière.

[38] Crocodiles, en hindou.

L’amour ne connaît pas de caste ; autrement eussé-je, moi, un musulman, fils de musulman, recherché une femme hindoue — veuve d’Hindou — la sœur du chef de Pateera ? Mais il en fut ainsi. Ceux de la maison du chef vinrent en pèlerinage à Muttra, alors qu’Elle n’était encore que nouvelle mariée. Il y avait des bandes d’argent aux roues du char à bœufs, et des rideaux de soie cachaient la femme. Sahib, je ne mis nulle hâte à les transporter, attendu que le vent écarta les rideaux et que je La vis. Lorsqu’ils revinrent du pèlerinage, le jeune garçon qu’Elle avait pour époux était mort, et je La revis dans le char à bœufs. Dieu que ces Hindous de par ici sont bêtes ! Que m’importait qu’Elle fût hindoue ou jain — balayeuse, lépreuse ou tout ce qu’on voudra ? Je L’eusse épousée et Lui eusse créé un foyer au gué. Le Septième des Neuf Commandements déclare qu’un homme ne peut épouser une idolâtre ? Est-ce vérité ? Les Shiahs et les Sunnis déclarent, les uns et les autres, qu’un musulman ne peut épouser une idolâtre ? Le Sahib est-il prêtre, qu’il en sait autant que cela ? Je vais lui dire quelque chose qu’il ne sait pas. Il n’y a, en Amour, ni Shiah ni Sunni, ni interdit ni idolâtre ; et les Neuf Commandements ne sont que neuf petits fagots que la flamme de l’Amour réduit à l’état de cendre. En vérité, je L’eusse prise ; mais que pouvais-je faire ? Le chef eût envoyé ses gens me briser la tête à coups de bâton. Je n’ai pas — je n’avais pas — peur de cinq hommes, quels qu’ils fussent ; mais contre la moitié d’un village, qui donc peut prévaloir ?

Je pris par conséquent l’habitude, après qu’il en eût été ainsi convenu entre nous deux, de me rendre la nuit au village de Pateera, et là, nous nous rencontrions dans les récoltes, la chose n’étant connue d’âme qui vive. Écoutez, maintenant ! J’avais coutume de traverser ici, de longer la jungle au coude de la rivière où se trouve le pont du chemin de fer, et, de là, de traverser la langue de terre pour gagner Pateera. La lumière du sanctuaire était mon guide par les nuits noires. Cette jungle près de la rivière est toute remplie de serpents — de petits karaits qui dorment sur le sable — et, en outre, ses frères m’eussent égorgé s’ils m’eussent trouvé dans les récoltes. Mais personne ne savait — personne ne savait ; à part Elle et moi ; et le sable sorti du lit de la rivière couvrait sous l’effort du vent la trace de mes pas. Durant les mois de chaleur, il fut aisé de passer du gué à Pateera, et durant les premières pluies, quand la rivière grossit lentement, ce fut aisé de même. J’opposais la force de mon corps à la force du courant ; et toutes les nuits, je mangeais dans ma hutte, ici, et buvais à Pateera, là-bas. Elle avait dit que certain Hirnam Singh, un chenapan, L’avait recherchée, et qu’il était d’un village situé en amont de la rivière, mais sur la même rive. Tous les Sikhs sont des chiens, et ils ont en leur folie refusé ce don parfait de Dieu — le tabac. J’étais prêt à exterminer Hirnam Singh, rien que parce qu’il avait osé s’approcher d’Elle ; et surtout parce qu’il lui avait juré qu’elle avait un amant, qu’il se mettrait aux aguets et en livrerait le nom au chef, à moins qu’elle ne partît avec lui. Quels chiens abâtardis, que ces Sikhs !

A partir de ce moment-là, je ne nageai jamais sans un petit couteau bien aiguisé dans ma ceinture, et mal s’en fût trouvé l’homme qui m’eût arrêté. Je ne connaissais pas de vue Hirnam Singh, mais j’eusse tué quiconque s’en fût venu entre Elle et moi.

Une nuit, au début des pluies, je fus pris de l’envie de traverser la rivière pour me rendre à Pateera, malgré que la rivière fût en courroux. Or, tel est la nature du Barhwi, Sahib, que le temps de reprendre haleine, le voici qui descend des montagnes sous la ferme d’un mur de trois pieds de haut, et que je l’ai vu, entre l’allumage du feu et la cuisson d’un chupatty, devenir d’un ruisselet un frère de la Jumna.

Quand je quittai cette rive-ci, il existait un haut-fond à un demi-mille en aval, et je m’arrangeai pour l’atteindre et y reprendre haleine avant d’aller plus loin ; car je sentais peser sur mes talons les mains de la rivière. Que l’Amour ne fera-t-il faire, toutefois, à un jeune homme ? Il ne tombait des étoiles qu’une faible lumière, et à moitié route du haut-fond une branche de déodar odorant me frôla la bouche, alors que je nageais. C’était signe de forte pluie au pied des montagnes et au delà, car le déodar est un arbre vigoureux, peu facile à déraciner de leurs flancs. Je me hâtai, aidé en cela par la rivière ; mais avant que j’eusse touché le haut-fond, le pouls du torrent battit, pour ainsi dire, au-dedans de moi et tout autour, et voici que le haut-fond n’était plus là, et que je voguais à la crête d’une vague allongée d’une rive à l’autre. Le Sahib s’est-il jamais trouvé plongé au sein d’une onde en plein combat et qui ne laisse à l’homme nul usage de ses membres ? Pour moi, la tête au-dessus de l’eau, ce fut comme s’il n’y eût rien que de l’eau jusqu’au bout du monde, et la rivière m’entraîna parmi sa débâcle. C’est bien petite chose qu’un homme au ventre d’un déluge. Et ce déluge-là, quoique je n’en susse rien, c’était la Grande Inondation dont on parle encore. Mon foie se répandit et je restai étendu comme une souche sur le dos, dans l’épouvante de la Mort. Il y avait des êtres vivants dans l’eau, qui criaient et se lamentaient — animaux de la forêt aussi bien que bétail, et, une fois, la voix d’un homme appelant au secours. Mais la pluie survint et fouetta l’eau en neige, et je n’entendis plus que le grondement des cailloux au-dessous de moi et le grondement de la pluie au-dessus. Et je tourbillonnai de la sorte en aval du courant, tout en luttant pour reprendre haleine. C’est chose très difficile que de mourir lorsqu’on est jeune. Le Sahib peut-il, de là où il est, voir le pont du chemin de fer ? Regardez, voilà les lumières du train-poste qui va à Peshawer ! Le pont est en ce moment à vingt pieds au-dessus de la rivière ; mais, cette nuit-là, l’eau rugissait contre le parapet, et ce fut contre le parapet que je m’en vins les pieds les premiers. Or, il y avait en cet endroit ainsi que sur les piles beaucoup de bois amoncelé, et je n’éprouvai pas grand mal. La rivière se contenta de me presser comme un homme fort en presse un plus faible. C’est à peine si je pus m’emparer du treillage et me hisser jusqu’à l’arc-boutant supérieur. Sahib, l’eau écumait d’un pied au-dessus des rails. Jugez, en conséquence, quelle sorte de crue ce devait être. Je ne pouvais entendre. Je ne pouvais voir. Je ne pouvais que rester étendu sur l’arc-boutant et tâcher de reprendre haleine.

Au bout d’un moment, la pluie cessa, et dans le ciel parurent des étoiles qu’on eût dit sortir de la lessive. A leur lueur, je m’aperçus que l’eau noire était sans fin aussi loin que le regard circulât, et que cette eau s’était élevée sur les rails. Il y avait des animaux morts parmi la débâcle qui se pressait aux piles, d’autres pris par le cou dans les mailles du parapet, et d’autres pas encore noyés, qui se débattaient pour trouver pied — buffles, et vaches, et sangliers, un ou deux daims, et des serpents et des chacals passé toute énumération. Leurs corps faisaient des taches noires sur le côté gauche du pont, mais les plus petits d’entre eux se trouvaient forcés à travers le treillage, et s’en allaient tourbillonner en aval.

Là-dessus les étoiles s’éteignirent, la pluie se remit à tomber, la rivière grossit plus encore, je sentis le pont qui commençait à s’agiter, tel dans son sommeil un homme s’agite avant de s’éveiller. Mais je n’avais pas peur, Sahib. Je vous jure que je n’avais pas peur, quoique je n’eusse aucune force dans les membres. Je savais que je ne mourrais pas sans qu’une fois encore je ne L’eusse revue. Mais j’avais très froid, et je sentais qu’il fallait que le pont s’en aille.

L’eau eut un tremblement, pareil à celui qui précède la venue d’une grosse vague, et le pont dressa le flanc contre la charge, de telle sorte que le parapet de droite plongea sous l’eau tandis que celui de gauche se dressait hors d’elle. Sur ma barbe, Sahib, je parle la vérité de Dieu ! Tel sous le vent met à la bande un bateau à pierres de Mirzapore, tel se tourna le pont du Barhwi. Tel absolument et de nulle autre manière.

De l’arc-boutant je glissai en eau profonde, et derrière moi arriva le courroux de la rivière. J’entendis sa voix et le cri que poussa le milieu du pont dans l’instant où il quittait les piles et plongeait, et je n’eus plus connaissance de rien jusqu’à ce que ma tête émergeât au centre du déluge. J’étendis la main pour nager, et voici qu’elle tomba sur les cheveux nattés d’une autre tête d’homme. Il était mort, car nul, à part moi, le Fort du Barhwi, ne pouvait vivre dans un pareil courant. Il était mort depuis deux grands jours, car il flottait haut, en se balançant, et me servit de soutien. Je me pris alors à rire, tenant pour certitude que je La verrais encore et n’aurais point de mal ; et j’entortillai mes doigts dans les cheveux de l’homme, car j’étais grandement épuisé, et nous descendîmes le courant de conserve — lui le mort et moi le vivant. Privé de ce secours j’eusse coulé : j’avais froid dans les moelles, et la chair ridée, pour ainsi dire, en pâte autour des os. Mais n’avait point peur celui qui avait éprouvé la rivière au fort de sa puissance ; et je le laissai aller où il voulait. A la fin nous vînmes au pouvoir d’un courant de côté qui se dirigeait vers la rive droite, et je tâchai, à l’aide de mes pieds, de me maintenir avec lui. Mais l’homme mort manœuvrait difficilement dans le tourbillon, et je craignais que, frappé par quelque branche, il ne s’enfonçât. Des têtes de tamaris me balayèrent les genoux, et je m’aperçus que nous étions parvenus dans l’eau qui inondait les récoltes ; et, après, je laissai retomber mes jambes, et sentis le fond — le sommet d’un champ — et, après, l’homme mort s’arrêta sur un tertre sous un figuier, et je tirai mon corps de l’eau, la joie au cœur.

Le Sahib sait-il où le clapot de la crue, en remontant, m’avait porté ? Au tertre qui sert de marque de limitation est au village de Pateera ! Là même. Je tirai l’homme mort sur l’herbe, en reconnaissance du service qu’il m’avait rendu, et aussi parce que j’ignorais si je n’aurais pas encore besoin de lui. Puis je m’en allai, en poussant à trois reprises le cri du chacal, à l’endroit convenu, lequel se trouvait près de l’étable de la maison du chef. Mais là était déjà l’Aimée, à genoux et toute en larmes. Elle craignait que la crue n’eût balayé ma hutte au Gué du Barhwi. Lorsque j’arrivai doucement à travers l’eau qui me montait aux chevilles, elle pensa que c’était une ombre, et fut sur le point de s’enfuir ; mais je l’entourai de mes bras, et… je n’étais point une ombre, en ce temps-là, quoique maintenant je sois un vieil homme.

Je lui racontai l’histoire de la rupture du Pont du Barhwi, et elle déclara que j’étais plus grand qu’un mortel, car nul ne peut traverser le Barhwi en pleine crue, et j’avais vu ce que jamais homme auparavant n’avait vu. La main dans la main, nous nous dirigeâmes vers le tertre où gisait le mort, et je lui montrai grâce à quelle aide j’avais passé le gué. Elle regarda aussi le corps, là sous les étoiles, car la nuit, vers la fin, était devenue claire, et se cacha le visage dans les mains en s’écriant : « C’est le corps de Hirnam Singh ! » Je dis : « Le porc est de plus d’utilité mort que vivant, ma Mieux Aimée », et Elle, de répliquer : « Sûrement, car il a conservé à mon amour la vie la plus chère du monde. Pas moins, il ne faut pas qu’il reste ici, car cela ne pourrait qu’amener la honte sur moi. » Le corps était à moins d’une portée de fusil de sa porte.

Alors, je dis, en roulant le corps à l’aide de mes mains : « Dieu a jugé entre nous, Hirnam Singh, de telle sorte que ton sang ne puisse retomber sur ma tête. Maintenant, si je t’ai fait tort en t’éloignant du bûcher, c’est chose à régler entre toi et les corbeaux. » Sur quoi je le repoussai à la dérive, et il fut entraîné au large, toujours branlant son épaisse barbe noire comme un prêtre sous l’abat-voix de la chaire à prêcher. Et plus n’entendis parler de Hirnam Singh.

Avant la pointe de l’aube nous nous séparâmes, Elle et moi, et je m’éloignai dans la direction de ce qui restait de jungle. A la pleine lumière je vis ce que j’avais fait dans l’obscurité, et me sentis les os tout déliés dans la chair, car il courait deux kos d’eau mugissante entre le village de Pateera et les arbres de la rive opposée ; et, au milieu, les piles du Pont du Barhwi prenaient l’apparence de dents brisées dans la mâchoire d’un vieil homme. Il ne restait plus de vie sur les eaux — ni oiseaux ni bateaux, rien qu’une armée de choses noyées — bœufs, chevaux et hommes — et la rivière était plus rouge que du sang à cause de l’argile du pied des montagnes. Jamais n’avais-je vu telle crue — jamais, depuis cette année-là, n’ai-je revu la semblable — et nul homme vivant, ô Sahib, n’eût fait ce que j’ai fait. Il ne fut pas pour moi de retour possible, ce jour-là. Pour toutes les terres du chef ne me serais-je une seconde fois aventuré sans le bouclier de l’obscurité qui masque le danger. Je remontai d’un kos la berge de la rivière jusqu’à la maison d’un forgeron, et racontai que la crue m’avait enlevé de ma hutte ; sur quoi l’on me donna à manger. Je restai sept jours avec le forgeron, jusqu’à l’arrivée d’un bateau ; et alors, je retournai à ma demeure. Il ne restait trace de mur, de toit ni de plancher — rien qu’une plaque de boue visqueuse. Jugez, en conséquence, Sahib, jusqu’où il fallait que la rivière eût monté.

Il était écrit que je ne mourrais ni dans ma maison, ni au sein du Barhwi, ni sous les débris du Pont du Barhwi ; car Dieu envoya Hirnam Singh mort depuis deux jours, quoique j’ignore comment l’homme mourut, pour être à la fois ma bouée et mon soutien. Il doit y avoir vingt ans que Hirnam Singh est en enfer, et la pensée de cette nuit-là doit être la fleur de son tourment.

Écoutez, Sahib ! La rivière a changé de ton. Elle va dormir avant l’aube, dont une heure encore nous sépare. Avec le jour, elle descendra de nouveau. Comment le sais-je ? Ai-je donc vécu ici trente ans sans connaître la voix de la rivière comme un père connaît la voix de son enfant ? Cette voix se fait de moins en moins irritée. Je jure qu’il n’y aura pas de danger pendant une heure ou, peut-être, deux. Je ne saurais répondre du matin. Soyez prompt, Sahib ! Je vais appeler Ram Pershad, et, cette fois, il ne va pas refuser. La bâche est-elle solidement ficelée sur tout le bagage ? Ohé, lourdaud de mahout ! l’éléphant pour le Sahib, et dis-leur de l’autre côté qu’on ne pourra passer après le lever du jour.

De l’argent ? Non pas, Sahib. Je ne suis pas de cette espèce. Non, pas même pour donner des bonbons aux petits. Ma maison, regardez, est vide, et je suis un vieil homme.

Baisse-toi, Ram Pershad ! Dutt ! Dutt ! Dutt ! La chance vous accompagne, Sahib.

TABLE

RUDYARD KIPLING, LAURÉAT DU PRIX NOBEL
LE CHAT MALTAIS
GEORGIE PORGIE
WILTON SARGENT… AMÉRICAIN
LA TOMBE DE SES ANCÊTRES
LE MONT ILLUSION
NOTES SUR LA VIE DE BADALIA HERODSFOOT
LES GÉMEAUX
LE JUGEMENT DE DUNGARA
EN TEMPS DE CRUE

ACHEVÉ D’IMPRIMER
le trente septembre mil neuf cent huit
PAR
BLAIS ET ROY
A POITIERS
pour le
MERCVRE
DE
FRANCE