Title: Une Française en Argentine
Author: Marguerite Moreno
Author of introduction, etc.: Yvonne Sarcey
Illustrator: H. S. Ciolkowski
Release date: February 21, 2024 [eBook #73010]
Language: French
Original publication: Paris: Crès
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
MARGUERITE MORENO
PORTRAIT DE CIOLKOWSKI
PRÉFACE DE YVONNE SARCEY
PARIS
GEORGES CRÈS & Cie, ÉDITEURS
116, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 116
MCMXIV
Quand j’étais toute petite fille, je rêvais souvent de l’Amérique — de celle qu’on connaissait peu — l’Amérique du Sud… Il me semblait que voler à la conquête de ce pays fabuleux était une entreprise pleine de hardiesse et digne de toutes les récompenses. Combien de fois, dans la conversation des grandes personnes, entendis-je résonner comme un refrain ces mots fatidiques : partir à la conquête de l’Amérique ! Cette fameuse « conquête » prenait alors la valeur des choses inouïes qui dépassent l’entendement ; c’était quelque chose comme l’héroïque aventure de la Toison d’Or ou la cueillette des pommes au Jardin des Hespérides. Ma candeur enfantine apercevait volontiers cette moitié d’île comme un lieu mystérieux où tout est miracle.
J’imaginais, à son propos, des histoires qui n’avaient ni queue ni tête. Tantôt c’était un humble garçon qui, mourant de froid et de faim, l’abordait, et puis, un beau jour, de ses grosses bottes de sept lieues, il frappait quelque rocher « enchanté ». Celui-ci se déchirait dans un bruit de tonnerre et… les trésors coulaient à flot. L’humble garçon n’avait plus qu’à rentrer dans ses pénates, où personne ne le reconnaissait plus bien entendu, et il expliquait, en secouant des sacs de dollars : — C’est moi l’oncle d’Amérique !
Tantôt… Mais vous n’attendez point que je vous conte les exploits de tous mes héros d’Amérique.
Je peuplais encore cette terre prédestinée d’animaux féroces et d’innombrables hordes de sauvages à la face cuivrée, la tignasse hérissée de plumes de coq. Et puis encore de serpents boas, de crocodiles anthropophages, de taureaux furieux que de jeunes cavaliers vêtus d’une chemise rouge et bottés à l’écuyère poursuivaient, une ficelle à la main… Pour tout dire, mes notions sur cette contrée étaient si vagues qu’elles ne gênaient en rien les merveilleuses chimères qui illuminent toutes les cervelles d’enfant.
L’Amérique très lointaine, très problématique, était pour moi le pays où l’on rencontre providentiellement des monstres et des fées ; des lions et des nègres tout nus ; des singes qui se grattent le derrière, et la caverne d’Ali-Baba.
Depuis, j’attrapai quelques bribes de sciences plus exactes, et, cependant, je me souviens d’un examen qui faillit tourner à ma honte, parce qu’impudemment je plaçai dans l’Empire du Brésil ce qui revenait de droit à la République Argentine.
Mes ardeurs géographiques trouvaient leurs limites naturelles avec l’Océan. Tout ce qui se passait de l’autre côté de la mer, là-bas, là-bas, derrière l’horizon des grands bateaux, me donnait mal au cœur et il me semblait incroyable que l’on pût s’intéresser sérieusement au cours du fleuve Paraná ou au sort des cannes à sucre d’une ville appelée Tucuman.
Maintenant, mes opinions ont bien changé : je considère l’Amérique presque comme une seconde patrie et la femme argentine comme une amie. C’est que, depuis quelques années, un commerce très affectueux s’est établi entre les deux nations, et je crois bien que les femmes ont beaucoup contribué à cet aimable courant de sympathie. Les Argentines ont commencé par s’engouer de nos modes, et puis elles ont aimé l’esprit de nos écrivains ; et, maintenant, ce qui est mieux, elles comprennent notre cœur comme nous-mêmes essayons de connaître leurs pensées. Des hommes éminents sont partis « à la conquête de l’Amérique », et, encore qu’ils fussent documentés — eux — sur la géographie, l’ethnographie et l’économie du pays, ils revinrent stupéfaits. Hé quoi ! cette nation que l’on croyait à peine civilisée possédait cette culture intellectuelle !… Des femmes aux grands yeux d’almées, à la taille souple, au teint mat, mères de famille incomparables, se montraient plus au courant de notre littérature que beaucoup de Françaises ! Ils ne tarissaient point sur la grâce de leur hospitalité ni sur l’aisance spirituelle de leur conversation.
— Elles parlent un français d’une pureté rare, disaient-ils, et leur appétit de s’instruire, de lire nos poètes, nos auteurs, est une chose remarquable !
Pierre Baudin, Anatole France, Georges Clemenceau, Léopold Mabilleau, Paul Doumer, Victor Margueritte, le docteur Pozzi…, tous ceux, enfin, qui tentèrent la fameuse conquête, furent sous le charme et revinrent « conquis ». Ils le dirent, ils l’écrivirent ; et Jules Huret consacra à l’Argentine un livre remarquable.
Mais, s’ils nous révélèrent le pays dans sa gloire triomphante, dans l’apothéose de ses réceptions, dans le spectacle de cette prodigieuse et féconde énergie que l’Argentin résume dans cet aphorisme : « Ce qui importe, c’est de faire quelque chose, le faire imparfaitement, mais le faire »…; s’ils nous transportèrent au galop furieux des étalons à travers les « villes rouges », jusqu’aux sanglants « corrals » où un tueur exercé aligne ses six mille moutons par jour…; s’ils nous montrèrent dans tout son attirail pittoresque et romantique le « gaucho » coiffé du sombrero, les braies ficelées, la chiripa flottant au vent, vivant au campo, abattant un bœuf au passage et se reposant d’exploits dignes d’Hercule en jouant de la guitare, en chantant des vidalidades ou en dansant le péricon…; s’ils firent vivre devant nous cette nation ardente, semeuse d’or, gardant ses pampas aux portes de la civilisation raffinée des villes, il manquait, pour nous faire aimer complètement le pays, ce que des yeux de femmes seuls peuvent découvrir, c’est-à-dire son intimité, quelque chose de son âme et toute l’harmonieuse poésie des vies qui n’ont point d’histoire et représentent la force, la beauté d’une race, je veux dire la Famille.
C’est Marguerite Moreno, avec son livre délicieux : Une Française dans l’Argentine, qui vient de nous faire pénétrer dans ce beau jardin secret.
Mais, au fait, connaissez-vous Marguerite Moreno ?… Je ne parle point de l’admirable artiste dont la voix chaude déroule comme un velours les vers de Racine ou de Rodenbach et dont le talent est légendaire, — mais de la femme, de l’amie.
D’abord, est-elle jolie ?… Évidemment, elle ne ressemble en rien à ces charmantes et banales personnes dont on ne se rappelle plus si on les a rencontrées la veille aux courses, ou si on a aperçu leurs figures dans son dernier journal de modes. Mais elle est belle de toute l’expression ardente et profonde de ses yeux d’Orientale largement fendus, et du caractère étrange de son pâle et mystique et tranquille visage… En la voyant de profil, on songe aux Vierges de Cimabué, à La Fuite en Égypte de Fra Angelico, aux saintes femmes de Ghirlandajo… Ses mains longues, longues…, si longues, si minces, si délicates…, rappellent le geste de la Vierge de Quentin Metzys lorsqu’elle tend ses doigts divins vers la souffrance du Christ. Mais, dès qu’on rencontre le regard de Moreno, la ressemblance cesse… Ce n’est plus un primitif, c’est une femme de la Renaissance aux yeux énigmatiques évoquant la grâce mystérieuse des Florentines de Léonard. Et puis, Moreno parle… et on meurt de rire…
On meurt de rire, parce qu’elle est l’esprit même ; parce que, Parisienne jusqu’au bout de ses ongles effilés, elle trouve des mots qui font image… et des images d’une drôlerie irrésistible qui sont autant de bons mots qu’elle jette dans la circulation.
Personne n’a jamais mieux qu’elle conté une histoire. Elle met en scène personnages, paysages, choses et bêtes avec une verve, un pittoresque étourdissants. Et comme ses grands yeux savent tout voir et son esprit tout retenir et aussi tout juger, elle distribue à miracle la malice, le détail, la vérité au cours de ses récits, et ce n’est qu’après s’être royalement diverti, qu’on s’aperçoit que cette dame au profil hiératique est un critique très fin, un psychologue du XXe siècle et la plus érudite des lettrées…
Quand, en 1908, la nouvelle se répandit que Marguerite Moreno, elle aussi, partait à la « conquête de l’Amérique », ce fut un désappointement dans le monde des arts. On allait donc perdre cette charmante femme qui, par son intelligence, sa distinction et son esprit, s’était fait dans ce Paris versatile une place à part, une place d’honneur !… On ne savait pas encore qu’on y gagnerait les Impressions de voyage qu’elle devait nous rapporter cette année, sous la forme d’un roman…, roman discret, dont le fil léger n’est qu’un prétexte à nous conduire là où notre curiosité voulait s’introduire… Madame Moreno, on le sait, a fondé à Buenos-Aires un Conservatoire ; elle a enseigné l’art dramatique à de jeunes Argentines ; elle leur a donné le goût des beaux vers et la passion de la poésie. Ceci, son livre ne le dit pas ; ce sont les lettres particulières d’amies que j’ai en Amérique qui me l’ont appris… Mais, tandis qu’elle portait là-bas quelque chose du cœur français, elle apprenait à aimer celui de la Republica Argentina…
Là-bas, elle regarde les nuits transparentes de cristal bleu…, les nuits merveilleuses !… et les rues droites, interminables, composées de blocs de maisons formant les cuadras… Elle étudie le caractère de ces Argentins sachant unir la fougue espagnol à la grâce italienne, et qui dansent éperdument au retour d’une randonnée dans les estancias… Mais, ce qui l’intéresse passionnément, et nous aussi, c’est ce qui se passe dans les demeures cachées sous les palmiers et les roses ; ce qui se dit dans le patio fleuri où les amis sont groupés ; ce que l’on pense dans ces familles hospitalières, égayées de nombreux enfants. Et c’est cette vision intime du pays, ce voyage à travers l’âme argentine, qui rend tout à fait précieuse l’étude de Madame Moreno. Amour et maternité sont deux mots qui résument, dit-elle, la vie de la femme argentine, tandis que la vraie royauté appartient aux jeunes filles. Et rien n’est amusant comme de suivre par la pensée au bois de Palermo…, au théâtre Colon…, au thé de chez Madame Ortiz…, au merveilleux jardin zoologique dont M. Tassistro fait les honneurs avec une grâce zézayante…, à Mar-del-Plata, le Deauville argentin…, ou au Tigre, la Venise verte…, l’héroïne du livre, la Française, qui, peu à peu, sent son cœur se dilater dans cette atmosphère amicale et confond dans une même tendresse ses deux patries…
Comme elle la trouve jolie, cette coutume qui consiste à « offrir sa maison », ce qui signifie qu’à toute heure, en toutes circonstances, la maison vous est ouverte et que vous y êtes chez vous. Et quelle émouvante et charmante hospitalité elle découvre dans ces « Tertulias » qui permettent aux intimes de venir chaque soir causer sans façon en buvant du maté… Et combien le traditionnel puchero, pot-au-feu servi à la grande table de Madame Valdez, lui paraît appétissant… Et comme elle aime son escapade chez les gauchos, ses nuits passées dans une cabane de berger, couchée sur des catres… Et la splendeur du jour qui l’éblouit… Et l’odeur composée de tous les parfums portés par le vent, l’odeur de l’espace !…
Mais je ne veux pas déflorer l’intérêt de ces pages évocatrices, révélatrices et charmantes qui sont un délice. Madame Moreno est partie, elle aussi, à la conquête de l’Amérique, et elle vient de remporter une victoire. S’il m’est doux de la marquer ici, c’est qu’elle est de qualité.
Sans pédanterie, sans chiffres rébarbatifs ni l’ombre d’une statistique, une Française supérieurement cultivée a conté, au hasard du souvenir, ce qu’elle a vu, ce qu’elle a senti, les coutumes qui ont touché son cœur, les œuvres littéraires qui ont charmé son esprit, et elle nous a donné une vision si nette de la femme argentine dans le commerce de sa vie quotidienne : charité, amusements, deuils, voyages, qu’il n’est plus possible qu’elle reste pour nous une étrangère… Elle est la fleur merveilleuse, la découverte enchantée, l’amie… que Moreno vient de nous offrir de ses deux mains longues, longues…, si longues, si minces, si délicates, si jolies.
Yvonne Sarcey.
UNE FRANÇAISE EN ARGENTINE
Les grosses malles s’entassent dans le camion qui va les emporter à la gare. Le soleil fait briller leurs coins de cuivre polis et bossués ; voici la malle plate qui me suivra dans ma cabine… un sac de cuir jaune… tout y est. Je me sens déjà en voyage, et les pièces me semblent vides maintenant. Des papiers traînent, des clefs pendent aux armoires… Tous ces meubles vont être dispersés… je ne reviendrai plus ici, jamais, jamais…
La résolution que j’ai prise de partir m’effraie maintenant qu’il est trop tard pour me dédire, et c’est avec une douleur aiguë que je dis adieu à tout ce qui m’a entourée pendant tant d’années.
Je ne sais que faire pour échapper aux souvenirs, à ces souvenirs qui me font fuir mon pays aimé et qui s’acharnent à m’y faire rester…
Souvenirs de tendresse et de peine, il faut que je m’en aille pour ne pas mourir de vous.
Si je pars, c’est pour regarder un ciel nouveau que des yeux aimés n’ont pas contemplé en même temps que les miens, pour connaître des êtres différents dont la voix n’aura pas l’écho d’une voix chérie… Et au fond de mon âme s’élève l’espoir indistinct encore, d’une vie nouvelle, sur une terre jeune, saine, accueillante… loin des tombes et des lettres jaunies.
C’est à bord du « Lujan » seulement que je dois retrouver mon cousin Georges Ferrand et Marthe, sa femme, qui se sont embarqués en Angleterre.
J’ai défendu à ceux qui me sont chers de m’accompagner jusqu’au train, je partirai seule, en évitant le déchirement inutile des adieux sur le quai d’une gare : visages rougis, paroles balbutiées parmi le sifflement effaré des locomotives, effacement des figures dans un flot de fumée opaque…
C’est seule que je suis partie…
Les faubourgs lépreux, la banlieue et ses jardinets anémiques, puis, la campagne éclatante, ont défilé devant mes yeux brouillés, panorama indifférent et rapide.
Le train s’est arrêté au port d’où nous devons nous embarquer… un flot cosmopolite et bruyant en est descendu. Le paquebot n’est pas signalé, et nous voici parqués en l’attendant, dans un hôtel d’où l’on voit la mer…
C’est un vieil hôtel aux meubles tendus de reps grenat et aux murailles blanches et or ; tant de voyageurs y ont passé qu’il est devenu banal comme un transatlantique, les garçons répondent dans toutes les langues, et servent des boissons de tous les pays. Il y flotte une odeur exotique mêlée de goudron et d’épices, et je me figure que des marchands d’esclaves ont guetté par cette même fenêtre à laquelle je viens de me pencher, le retour des voiliers ventrus qui leur apportaient des cargaisons de nègres et de bois des Iles…
Autour de moi, on écrit des cartes postales, on échange des phrases bruyantes et fanfaronnes… Une jeune femme se serre contre son mari, et un beau garçon essaye de persuader à une frêle vieille dame, en capote de deuil, que ce voyage n’est pas si long qu’elle se l’imagine, qu’il ne comporte aucun danger, et que, dans quatre ou cinq mois, au plus tard, il sera près d’elle. Elle écoute, la pauvre petite vieille maman, et fait « oui » de la tête, sachant bien que c’est un sanglot qui remplacerait les mots de résignation et d’espérance que son grand fils attend d’elle…
On a signalé le paquebot, l’hôtel commence à se vider… Les premiers partis sont les Argentins et les Brésiliens ; ils ont hâte de mettre le pied sur le bateau, c’est un pas vers leur pays. A travers les phrases de regret qu’ils profèrent poliment, on sent percer la joie du retour vers la patrie et le foyer, une joie inexprimée et profonde… Je partirai la dernière…
Le grand vapeur se détache du quai en haletant, les amarres tendues s’amollissent, frappent l’eau, et toute la coque vibre sous nos pieds au cri déchirant de la sirène. Le paysage prend une netteté photographique, on distingue les visages de ceux qui sont groupés sur la rive sans en perdre un détail, et voilà que nous partons… nous sommes déjà loin… Les jeunes gens qui se serraient tout à l’heure l’un contre l’autre, dans la salle de l’hôtel, s’étreignent maintenant, pâles et graves ; je vois le beau garçon enthousiaste, secoué d’un sanglot muet, ses yeux fixent éperdument une petite forme noire et cherchent à rencontrer des yeux en larmes sous des bandeaux gris… Il fait presque froid… Clémente, la brume efface enfin les objets, seuls les mouchoirs blancs font des taches animées, puis, plus rien, le crépuscule tombe, le voyage d’espoir commence.
Pendant deux jours, j’ai ignoré mes compagnons de voyage, presque tous sont malades. Une bise aiguë souffle sans arrêt ; nous avons quitté les tiédeurs de mai et ses fleurs, et nous traversons le golfe de Gascogne dans des brouillards d’automne. Il m’est impossible de rester sur le pont, où chaque pas me jette contre un fauteuil de bord ou contre le bastingage, et je me lasse de cet horizon grisâtre, si proche qu’il semble sans cesse que nous allons l’atteindre, et de cette étendue brisée et savonneuse. Ce n’est pas la tempête, c’est l’agitation, sans rythme et sans beauté. Ma cabine est mon meilleur refuge. Elle est propre, nette, presque élégante ; j’y passe de longues heures, un livre que je ne lis pas entre les mains, et la tête pleine de rêves…
Quelle sera mon existence, là-bas ? On m’a dit tant de choses contradictoires… Si j’avais encore la foi de la jeunesse, avec quelle ardeur j’irais vers ce monde nouveau où tout est possible à qui sait vouloir !… Mais mon avenir est court ! J’ai tant souffert ! Où vais-je trouver la force de lutter ? Chères amitiés, je vous regrette, et je vous abandonne pourtant pour l’Inconnu, l’Inconnu attrayant parce qu’il est voilé ! Je fais tourner sur mon doigt le petit anneau d’or qui s’use un peu chaque jour… Je suis toute seule…
Enfin ! voici le beau temps et le soleil ! nous avons quitté Lisbonne étageant ses maisons aux murs de faïence et ses églises ciselées, dans une clarté délicate. Georges et Marthe apparaissent enfin ! Les autres passagers montent un à un sur le pont que balaie un air vif et frais, s’étendent dans les fauteuils d’osier, et dans la paresse heureuse que donnent une houle légère et un ciel radieux, s’établit la vie du bord : on sympathise, on forme des groupes, on fait des projets ; des flirts et des haines s’ébauchent déjà… et tout cela durera vingt jours au plus…
La salle à manger est presque au complet. A la table où j’ai mangé seule depuis le départ, le maître d’hôtel installe Marthe et Georges, puis un couple brésilien, une jeune Anglaise, et un médecin allemand. Les Brésiliens sont charmants. La jeune femme est si mince qu’elle paraît fragile, ses cheveux sont à peine plus sombres que sa peau bronzée, et deux grosses turquoises caressent son cou brun ; le mari porte, sur un visage allongé aux tempes creuses, un air de sagacité mélancolique, il parle peu et lentement, ses mains délicates ignorent les gestes, il est bilieux, distingué, courtois.
Une famille argentine occupe la table voisine. Les enfants, nombreux et robustes, rient bruyamment, et tous s’interpellent comme des gens qui viennent d’échapper à un péril. Je les compare à d’autres Argentins avec lesquels j’ai échangé quelques paroles sur le pont, et qui m’ont séduite par leur discrète amabilité, une telle différence existe entre les deux groupes, que je ne sais quelle opinion me faire… Attendons.
Nous faisons, mes cousins et moi, des projets que dore le soleil resplendissant : nous nous installerons, — la maison est déjà choisie par un des futurs collaborateurs de Georges, — puis il partira pour ses mines. Pendant les premiers temps de son absence nous connaîtrons Buenos-Aires et la vie argentine, et puis, nous irons le rejoindre… et puis… Marthe écoute, et de tout cela, elle a retenu deux mots : Georges partira…
Les jours se lèvent dans un chaos de nuages roses, et se couchent dans du sang et de la pourpre… Il fait plus tiède chaque matin et les nuits sont plus douces.
Georges a retrouvé à bord un ami, un camarade de l’École Centrale qui va s’installer au Brésil avec sa jeune femme ; il se nomme Paul Perriot ; c’est un garçon aimable, un peu bruyant et gai, gai de cette gaîté de lycée ou de caserne que gardent toute la vie certains hommes ; sa femme est douce et effacée. Les deux ménages forment un groupe heureux ; je m’écarte d’eux, un peu, contente de leur exubérante joie, et c’est de loin que je les écoute. Des souvenirs s’échangent, vides et aimables comme la jeunesse, incohérents comme elle :
— Te souviens-tu, mon vieux Ferrand, du père Larouque, le professeur de mathématiques, qui hurlait son cours, et perdait dix fois son lorgnon avant d’avoir expliqué le quart d’un problème ? — Et Boudier, tu sais, celui qui avait la photo de Bréval sur laquelle Il s’était inscrit une dédicace flatteuse. Il est dans les autos, maintenant. — Et Furrat ? — Et le gros Marrol ? — Marrol fait des vers, mon vieux ! — Non ? — On l’a joué à l’Œuvre !… — Georges rit, Marthe est heureuse de sa gaîté, et Madame Perriot, jouant avec sa chaîne de montre, regarde avec une tendre admiration ce mari qui a connu tant de gens, et qui a vu tant de choses qu’elle ignorera toujours.
Je suis ravie de la distraction que cette rencontre apporte à mes cousins, je crains que ma persistante rêverie pèse sur leur insouciance. Quelques années à peine me séparent de Marthe, Georges a le même âge que moi, mais ils commencent, eux, et j’essaie de recommencer…
Nous sommes sous le Tropique, et voici une série de journées cruelles. L’air est brûlant, le pont craque sous les pieds, séché par une chaleur implacable. Les cabines sont inhabitables, malgré les ventilateurs ; les jeux du bord languissent, la danse lasse même les plus intrépides, à peine les passagers ont-ils la force de passer de tribord à bâbord pour fuir le soleil qui lance ses rayons comme des flèches.
Marthe, Georges, leurs amis Perriot sont prostrés sur leurs fauteuils, une citronnade glacée à portée de la main, et contemplent avec stupeur une vieille dame péruvienne qui s’enveloppe soigneusement les jambes dans une couverture de chinchilla.
Je souffre peu de la chaleur, et le calme qu’elle apporte m’enchante ; c’est un répit à la redoutable musique dont on nous sature, aux jeux bruyants des enfants, aux remontrances des nurses, aux conversations cosmopolites sans imprévu, et surtout aux plaisanteries de deux représentants de commerce qui font servir la subtile langue française à fabriquer sans arrêt des calembours et des à peu près.
Et puis, il y a les nuits : nuits transparentes de cristal bleu… nuits merveilleuses ! Le croissant renversé de la lune flotte comme une barque dans le ciel sombre et profond, chaque vague dessine le dos brillant d’une sirène, il n’y a plus d’horizon, le feu du grand mât est une nouvelle étoile, et le navire, en la fendant de son étrave, éveille dans la mer des lueurs endormies… Je passe des heures sur le plus élevé des ponts, à sentir le vent tiède caresser mon visage et mes mains, et je me dis que, quoique doive m’apporter ce voyage, puisqu’il me donne ces moments incomparables, j’ai eu raison de l’entreprendre.
L’autre matin, la mer paraissait couverte de roses… Chaque vague en portait plusieurs feuilles géantes, les unes d’une couleur tendre, les autres d’un rouge pourpré, toutes doucement arrondies ; elles flottaient dans la houle, ou se perdaient dans l’écume du sillage. J’ai demandé le nom de ces fleurs mystérieuses… Ce sont des Physalies… Je ne veux pas penser que ce sont des mollusques, que des tentacules entremêlés pendent au-dessous comme des racines vermineuses… Je veux croire que ce sont des pétales parfumés, et que leur nom, doux comme un soupir, a été inventé par Aphrodite effeuillant sa couronne dans la mer…
L’équateur, les vents sont morts.
Nous rencontrons des voiliers immobiles dont les marins nous font des signes avec leurs bérets. Combien de jours attendront-ils la brise qui les poussera vers la terre ? La mer est peuplée : de grands cétacés soufflent des jets d’eau que le soleil fait briller, des poissons volants se lèvent comme des oiseaux au passage du vapeur, frôlent la crête des vagues, et en suivent l’ondulation, leurs nageoires irisées étendues droites comme des ailes de mouette…
Le ciel s’est assombri. Il pleut souvent… une pluie épaisse, filante, lourde, qui ne rafraîchit pas. Grâce à ce tiède déluge pourtant, j’ai enfin causé avec une Argentine… Nous nous étions réfugiées toutes deux sous une tente pour éviter l’averse, et elle m’a rappelé la brève conversation qui nous avait rapprochées peu de jours après l’embarquement. J’ai retrouvé la grâce discrète et la distinction qui m’avaient plu, et peu à peu, dans la solitude du pont déserté, nous avons échangé des mots de sympathie, et regretté les jours perdus par sa timidité et ma sauvagerie. Elle s’appelle Carmen Navarro, et vient d’accompagner son père qui est venu en Europe consulter des médecins célèbres ; son mari et son petit garçon vont venir à sa rencontre à la dernière escale avant Buenos-Aires.
— Je suis sûre qu’ils vous plairont, me dit-elle, et que vous allez devenir notre amie…
Cette spontanéité m’étonne un peu, mais ne me rebute pas. J’y sens une sincérité profonde, et l’intelligence brille dans les yeux bruns qui se fixent sur les miens.
Carmen Navarro me parle de la France :
— Mon mari doit me ramener à Paris, dans deux ans, me dit-elle, c’est long, deux ans ! Mais j’attendrai avec plus de patience, puisque je vous ai rencontrée et qu’avec vous je pourrai parler du cher vieux monde !… Tout est si neuf chez nous ! ajoute-t-elle avec un petit soupir.
Elle doit avoir raison, cette jeune descendante de la vieille race espagnole qui lui a donné sa beauté délicate et affinée, c’est trop neuf, chez elle… et elle souffre peut-être sans le savoir de vivre dans un pays sans passé… Pourtant, n’est-ce pas tout ce que ce passé m’a légué de sensibilité maladive qui me fait fuir vers sa jeune patrie ?
Depuis notre première causerie, chaque jour nous réunit, Carmen et moi, et l’amitié qu’elle m’a offerte grandit ; elle me guide avec des soupirs vers son pays d’espoir, et j’évoque pour elle, en souriant, ma terre de regrets…
Nous avons déjà fait une escale au Brésil. J’ai vu de loin des plages blanches, des montagnes crépues, où, du fouillis serré des arbres, jaillit tout à coup un svelte cocotier, des îles d’ocre et d’émeraude, des maisons peintes… Des barques multicolores se sont pressées autour du grand vapeur, le pont était plein de perroquets, de petits singes grelottants et de fruits singuliers. Les Brésiliens descendent, sans bruit, sans tumulte, toujours souriants et silencieux ; leurs amis, leurs parents montent à bord, les étreignent affectueusement, et les emmènent en leur parlant à mi-voix. Ce calme, cette douceur me surprennent : ce n’est pas ainsi que je me figurais les hôtes de ces régions éclatantes… Comment seront les Argentins ? Ceux que j’ai vus jusqu’à présent sont si différents les uns des autres ! Et ma nouvelle amie ne veut rien me dire… est-elle fière de ses compatriotes, ou bien ?…
Le temps se rafraîchit. Depuis hier nous avons quitté Santos enfouie sous les palmiers, et la quiétude du voyage fait place à une sourde agitation. Chaque passager voit avec peine, même s’il n’en convient pas, la fin de cette trêve aux soucis de la vie, et puis on quitte des habitudes, et cette discipline du bord qui supprime toute préoccupation domestique. Perriot, l’ami de Georges, est descendu avec sa femme à Rio-de-Janeiro, mes cousins les ont accompagnés à leur hôtel, et sont revenus pleins d’admiration pour la ville qu’ils avaient parcourue, et un peu mélancoliques… — Peut-être Perriot a-t-il bien fait d’aller au Brésil, me dit Georges, on nous a raconté que la vie est très difficile à Buenos-Aires, et que la lutte y est plus âpre encore qu’en Europe… l’avenir m’effraie…
Mes pauvres enfants ! Ce n’est pas l’avenir qui vous effraie, c’est le passé qui vous manque ! Un peu de votre jeunesse vous a suivi jusqu’ici, et brusquement, a disparu… Il faut tout oublier, même sa jeunesse, pour avancer ! Marchez sans retourner la tête, ceux qui regardent en arrière se pétrifient, vous le savez bien !…
Les malles sont faites, demain matin, à sept heures, nous serons à Buenos-Aires.
La dernière soirée du voyage est insupportable. Le paquebot est envahi par des parents, des amis des passagers, des courriers d’hôtels, des agents d’émigration, des policiers… Tous ces gens crient et se démènent comme si le pont et les corridors leur appartenaient en propre.
Le bruit des bagages qu’on accumule sur le pont, les allées et venues des domestiques et une musique infatigable m’empêchent de fermer l’œil jusqu’à deux heures du matin. Carmen m’a présenté son mari et son fils, et elle avait raison, je me sens leur amie… C’est une grande douceur pour moi que cette affection inattendue sans laquelle, peut-être, mon voyage serait presque un exil…
Je suis éveillée d’un sommeil troublé par la voix de Marthe :
— Lève-toi vite, on arrive !
En hâte, je fais ma toilette, et je monte sur le pont où sont déjà groupés les passagers roulés dans leurs manteaux ; un petit vent aigre souffle ce matin. Nous voguons sur le Rio de la Plata ; le navire avance avec lenteur, guidé à chaque minute par des signaux et des bouées.
Le fond du Rio est composé de bancs de sable et les eaux sont épaisses… Mais quelle étendue ! Pas de rives visibles à l’horizon… rien, rien que ces bouées proches et ces flots rougeâtres à perte de vue. Le jour commence à peine… Nous arrivons en hiver, ici…
Comme au départ, Marthe s’appuie au bras de Georges, et je vois son menton trembler légèrement… Que craint-elle, elle qui est protégée par celui qu’elle aime ?… Je monte sur le pont le plus élevé, et seule, je cherche à voir, à deviner… Au moment où mes yeux découvrent la terre, le premier rayon du soleil fait briller au loin une petite coupole comme la pomme d’or du jardin des Hespérides.
Nous sommes installés dans une accueillante petite maison. Les malles qui furent courtoisement visitées au débarquement dans une douane immense et propre comme un salon, ont disparu, et les meubles mis en place, des tableaux et des portraits aux murs, la vie nouvelle a commencé sans heurts et sans tristesse. Les cours de la maison — les patios — sont pleines de plantes et de fleurs, un beau chat ronronne parmi les coussins d’un fauteuil, et nos fenêtres sont, toute la journée, ouvertes au soleil.
Marthe a des moments de mélancolie : Georges doit nous quitter bientôt, mais sa gaieté revient vite lorsque nous parlons de la réunion certaine, et je l’entends souvent chanter à pleine voix en arrosant ses fleurs.
Je ne suis pas encore sortie, et n’ai vu la ville que durant le court voyage que nous avons fait de la douane à notre porte. Chaque rue, droite, interminable, est composée de blocs de maisons formant des carrés de cent mètres de côté : les cuadras ; cette disposition donne une monotonie sans charme aux quartiers, même les plus élégants. Heureusement, des jardins varient cet aspect un peu morne, et les maisons, presque toutes composées seulement d’un ou de deux étages, laissent pénétrer partout la reine de la ville : la Lumière ; une lumière douce, nacrée, intense, une lumière comme je n’en ai vu nulle part, et qui suffirait à faire aimer la terre où elle rayonne…
Nous avons pu déjà, hier soir, avoir à dîner Carmen et Carlos Navarro ; ils se sont poliment extasiés sur notre installation, et nous avons appris d’eux mille choses qui ont exalté notre curiosité et notre sympathie.
Le mari de mon amie est député, il nous a parlé de son pays et des devoirs d’un représentant de la nation avec une foi et un patriotisme entraînants. Je sentais que rien de ce qu’il disait n’était destiné à étonner ou à émerveiller un étranger, mais que c’était l’expression même de sa pensée. La conversation a ensuite dévié, et il nous a décrit avec émotion la vie des vieilles familles argentines dont les chefs, des héros, libérèrent leur pays, et dont les mères élevaient leurs dix ou douze enfants avec le produit précaire des premières cultures, dans la vénération et l’amour de cette terre qui, neuve encore, a bu déjà tant de sang, en leur donnant un exemple constant de pureté et de grandeur.
— Celles-là, ajouta-t-il, ne connaissaient pas le luxe insolent qu’affiche la nouvelle génération, ni les plaisirs puérils qui vous envahissent et vous absorbent, et cependant, elles n’étaient ni moins belles, ni moins aimées…
— Tu exagères les défauts des femmes argentines, répondit doucement Carmen, nous sommes un peu frivoles, j’en conviens, et le souci du luxe en domine quelquefois de plus sérieux et de plus nobles, mais crois-tu donc que, si la patrie avait besoin de nous demain, elle ne nous trouverait pas prêtes à assister nos maris, nos frères ou nos fils ? Crois-tu que nous ne donnerions pas nos bijoux, comme l’ont fait nos grand’mères, pour payer les vêtements des soldats, ou encore notre argenterie et nos bronzes pour fondre des canons ? Et, dis-moi, laquelle de nous ne groupe pas autour d’elle une famille nombreuse ? Vois-tu beaucoup de maisons qui ne laissent échapper, à l’heure du collège, toute une petite troupe d’enfants soignés et parés par les mains maternelles ? Non, Carlos, ne calomnie pas les femmes argentines, laisse-les jouir un peu des belles choses, l’héroïsme n’est pas de toutes les saisons, et la beauté est de tous les temps !
— C’est toi qui devrais être député !… Et Carlos baisa la main de sa femme en souriant.
Nos amis nous quittèrent assez tard en nous invitant à partager ce soir la loge qu’ils ont au théâtre Colón pour la saison.
— Grande toilette ! nous dit Carmen en s’en allant, soyons patriotes, mais… soyons jolies !
— Quelle robe vais-je mettre ? a demandé Marthe de midi à cinq heures du soir.
Enfin, elle a choisi une robe délicieuse, Georges a passé son habit, et nous sommes arrivés au théâtre un peu avant le lever du rideau.
Malgré ce que nous avait dit Navarro, j’ai été stupéfaite du luxe que déploient ici les femmes du monde, et malgré ce que nous avait dit Carmen, émerveillée de leur beauté. Tout le théâtre est disposé en loges découvertes, et sur le devant de chaque loge, deux ou trois jeunes filles ou jeunes femmes sont assises, attentives et recueillies.
L’orchestre et les chanteurs sont d’ailleurs admirables, et je cesse de regarder aux premiers accords du Trouvère pour me laisser aller tout entière au divin plaisir de la musique.
Pendant l’entr’acte, nous avons tout le loisir d’examiner la salle et de causer, car on ne fait pas de visites dans les loges à Buenos-Aires. Chacune reste à sa place, les hommes, seuls, vont fumer sous le péristyle, ou se groupent aux portes de l’orchestre. De là, ils envoient des saluts aux dames de leur famille ou à leurs amies, et contemplent sans gêne les jeunes filles parmi lesquelles ils trouveront leur fiancée.
Nous sommes très lorgnées, et Carmen répond à un nombre prodigieux de signes d’amitié. La curiosité que nous inspirons n’a rien d’offensant, elle est plutôt bienveillante, et la grâce de Marthe produit sûrement un heureux effet.
Mais que de beauté !
Les hommes sont presque aussi beaux que les femmes, et de types plus différents entre eux. Peut-être est-ce parce que toutes les élégantes s’habillent dans les mêmes maisons de couture et se coiffent selon une mode uniforme, qu’elles nous paraissent se ressembler ? Ce qui est frappant, c’est le soin avec lequel les Argentins sont vêtus. Pas une faute de goût dans la tenue de soirée, pas un bijou criard, ni une cravate toute faite ! Presque tous sont entièrement rasés, et de si près, qu’on voit à peine une ombre bleuâtre sur leurs joues mates.
— Et dire, me murmure Carmen qui suit la direction de mes regards, dire que plusieurs de ces jeunes gens étaient hier à cheval, bottés et boueux, à surveiller leurs « estancias », et qu’ils ont passé la nuit et peut-être une partie de la journée en chemin de fer pour assister ce soir à la représentation du Théâtre Colón !
— Je vous avoue, ma chère Carmen, lui répondis-je, que j’ai pris pour des oisifs ces hommes si soignés et si méticuleusement vêtus. Je me repens d’un jugement téméraire, mais il faut confesser que c’est plutôt dans un cercle que dans une ferme que l’on peut se les représenter.
— Oh ! ils vont aller au Cercle tout à l’heure, n’en doutez pas ! Le cercle est une des maladies de notre cher Buenos-Aires ; aucun homme d’aucune classe de la société n’y échappe, et Carlos me quittera à la porte de notre maison pour aller faire un tour à son indispensable club ! Heureusement, ils sont rares ceux qui s’enlisent dans cette vie de jeu et de potins ; nos Argentins ont trop d’ardeur à dépenser, trop de besoins à satisfaire pour ne pas travailler et pour ne pas tâcher d’acquérir une fortune s’ils sont pauvres ou d’augmenter la leur s’ils en ont une. Et puis, on se marie sans dot ici, pour l’amour de deux beaux yeux, pour fonder un foyer — et cela coûte cher une demi-douzaine d’enfants ! Il faut donc laisser de côté les parties de baccara ou de poker, les bavardages vides et les veilles fatigantes, pour s’occuper d’affaires sérieuses.
— Mais quand votre mari trouve-t-il le temps de s’occuper de son estancia ? demandai-je à mon amie.
— Mais toutes les fois qu’il a des vacances à la Chambre. C’est qu’il suit la règle de notre pays où un homme est à la fois, estanciero et député, sénateur et auteur dramatique, financier et poète, et de plus : époux, père et homme du monde ! Pour ma part, ajouta-t-elle, je le déplore, il me semble que le pays gagnerait si tant de facultés et d’énergies ne se dispersaient pas ainsi, mais au contraire, se spécialisaient… et… L’ouverture du deuxième acte interrompit notre causerie et j’attendis l’entr’acte suivant pour continuer à interroger ma patiente amie.
— Pardonnez-moi mon indiscrétion, Carmen, lui dis-je, mais j’ai une telle hâte de connaître ce nouveau monde dans lequel je vais vivre, que je mets encore votre amitié à contribution. Dans cette belle salle, dont le rouge discret et l’or éteint mettent si bien en valeur la beauté des spectatrices, je ne vois pas une femme qui ait passé la cinquantaine. Où sont les mères ou les tantes qui accompagnent ces jeunes personnes ? Vont-elles venir à la fin du spectacle ?
— Non, ma chère, les mères ou les tantes sont ici, au fond des loges, dissimulant leurs cheveux gris et leurs rides, et laissant la place à la jeunesse et à la beauté. D’ailleurs, il y en a fort peu qui viennent au théâtre, une seule se dévoue pour conduire toute une troupe de jeunes filles ou de jeunes femmes, les autres restent au logis où elles gardent leurs petits-enfants ou leurs petits-neveux en se réjouissant du plaisir que prennent leurs filles ou leurs nièces. Je vous l’ai déjà dit, ici, la vie des femmes peut se résumer en deux mots : amour et maternité.
— Regardez, madame, la jolie jeune fille, s’écria tout à coup Marthe dont le mari avait suivi Carlos qui désirait le présenter à quelques amis, qui est-elle ?
— C’est Gloria Villalba, sa beauté est encore inférieure à son intelligence ; elle fait, en français, des vers charmants. Nous en sommes orgueilleux, et je serai heureuse de vous la faire connaître bien vite.
— Et cette dame en noir ? interrogeai-je à mon tour, est-ce une connaissance à vous, Carmen ?
— Délia Marino de Ortiz ! je crois bien ! nous sommes même un peu parentes. Elle adore la France et les Français, et sa maison est le rendez-vous de tout ce que Buenos-Aires compte d’intéressant et de distingué, vous y rencontrerez un accueil affectueux. Elle m’a déjà demandé de vous amener chez elle jeudi pour prendre le thé et assister à un des concerts qu’elle seule sait organiser. Délia possède une merveilleuse collection d’autographes, parle quatre ou cinq langues, et trouve moyen d’être spirituelle et drôle sans méchanceté dans chacune d’elles, ses enfants sont bons et beaux, et il est difficile de la connaître sans l’aimer. Dans la loge à côté de la sienne, la ravissante jeune femme qui se penche pour parler à son mari, ce monsieur blond, vous voyez ? c’est aussi une amie à moi, Lucia Iturri de Hansburg ; celle-là est une vraie Parisienne, fine et délicate, qui porte avec une grâce aisée les derniers modèles de vos couturiers, et donne des réceptions exquises. Son mari est gouverneur de la province, il est tout jeune, et c’est un homme de grande valeur, vous verrez !
Carlos revient, amenant Georges qui nous paraît un peu ahuri.
— Qu’as-tu, lui demande Marthe, tu es malade ?
— Il a, répond Carlos, que je lui ai fait faire la connaissance de trois ou quatre douzaines de mes compatriotes, et que l’oreille de Monsieur Ferrand n’est pas encore très exercée à saisir notre idiome…
— Surtout parlé avec cette rapidité, dit le pauvre Georges en souriant faiblement, j’ai un peu mal à la tête, je vous l’avoue… Et dire que presque tous me parlaient français lorsqu’ils voyaient mon désarroi ! Oh ! pourquoi ne commençaient-ils pas par là, mon Dieu !
— Parce que je les prévenais d’avance de n’en rien faire, ajouta Carlos en riant. Il faut oser, entendez-vous ! ne craignez rien, ici, personne ne se moquera de vous. Nous sommes trop contents de voir qu’un étranger fait l’effort de parler notre langue pour le critiquer sottement, et l’en dégoûter parfois pour toujours !
Le dernier acte, en commençant, fit taire Carlos, et encore une fois, nous applaudîmes les chanteurs et surtout l’orchestre merveilleux. Après avoir échangé un au revoir affectueux avec nos amis, et les avoir remerciés, nous résolûmes de regagner la maison à pied.
La nuit était un peu froide, mais pure et claire. Je laissai Marthe et Georges passer devant moi, et je les suivis en respirant l’air léger et en regardant leurs ombres qui traînaient derrière eux comme un manteau. Peu de passants dans les rues ; de temps en temps, le pas sonore d’un homme croisait son bruit avec celui que faisaient sur le pavé les petits talons de sa compagne, et je voyais deux silhouettes sombres découpées par la lune sur les maisons blanches. A chaque coin de rue, un agent veillait, les roulements lointains des automobiles et des derniers tramways s’éteignaient, et lorsque nous arrivâmes à notre porte, la ville entière semblait endormie.
Georges est parti hier, et c’est la première fois depuis leur mariage qu’il se sépare de sa femme.
Nous avons préparé l’équipement du voyageur, il a fallu courir les magasins qui sont si peu différents de ceux de Paris que je croyais reconnaître les vendeurs et les vendeuses ! Presque tout le commerce de luxe est groupé dans une rue où ne passe pas le démocratique tramway et où les voitures même ne circulent que jusqu’à cinq heures du soir : la rue Florida.
Les banques, nous ont étonnés davantage. Elles sont toutes situées dans les rues étroites du centre de la ville, c’est-à-dire dans le vieux quartier des affaires ; ce sont des monuments formidables qui rivalisent d’importance et d’animation. Un brouhaha incessant les remplit, fait de voix diverses parlant des langues différentes, on sent que là bat le pouls de la nation argentine ; c’est ce mouvement continuel d’argent et cette formidable activité qui donnent le vertige aux nouveaux arrivés, et nous n’y échappâmes pas ; malgré nous, l’attrait de la spéculation nous saisissait en entendant les conversations des allants et venants, et au mépris de toute prudence, nous allions nous retirer avec nos fonds pour chercher un placement pareil à ceux dont nous entendions vanter les incroyables avantages, lorsqu’un éclair de prudence me retint, et je dis à Georges :
— Écoute, nous sommes fous en ce moment, si fous que j’oubliais la lettre de recommandation que j’ai pour le Président de la Banque de France, M. Roy ; au lieu de nous laisser aller à la griserie de l’or, et d’écouter les récits que multiplie l’exagération latine, demandons à voir M. Roy, et prions-le de nous donner un conseil.
Nous allâmes donc à la Banque de France, aussi imposante, aussi formidable que les autres, elle regorgeait de monde, et il nous fallut attendre assez longtemps avant de nous trouver en présence de celui que nous désirions voir. Nous lui exposâmes l’objet de notre visite, lorsqu’il eut pris connaissance de la lettre dans laquelle un de ses plus anciens amis nous présentait à lui. Son aspect un peu sévère s’était adouci dès les premières phrases, et c’est un homme du monde, courtois et empressé qui se mit à notre disposition.
— Vous m’embarrassez beaucoup en me demandant un conseil, me dit-il, car le seul que je puisse vous donner en ce moment, c’est de déposer tranquillement vos fonds à la Banque, et d’attendre avec patience qu’une affaire se présente avec de réels avantages, alors, puisque vous voulez bien croire à mon expérience, je vous la signalerai, et j’espère que vous en aurez toute satisfaction.
Je le remerciai, et lui citai timidement quelques-unes des spéculations qui nous avaient enthousiasmés. Il sourit :
— Tout cela serait magnifique, certes, si seulement c’était vrai. Mais on amplifie singulièrement les bénéfices dans le monde des affaires, et ici, où l’on garde le souvenir de merveilleux coups de fortune, plus encore qu’ailleurs. Le temps des millions gagnés en six mois est passé ; il faut plus de patience désormais, et beaucoup s’en retournent plus pauvres qu’ils ne sont arrivés à cause de leur hâte et de leur imprudence. On se jette tête baissée dans de folles spéculations, soutenues à peine par des banques improvisées, une fois sur mille, cela réussit, mais c’est seulement de cette fois-là que l’on se souvient ! Ce pays admirable de richesse et d’énergie est quelquefois épuisé par son effort même, et les ruines y sont aussi rapides que les fortunes ont mis peu de temps à se faire. Ainsi, croyez-moi, attendez, travaillez, et comptez sur ma sympathie. Je vais vous donner un petit mot pour le Directeur de la Banque qui vous facilitera les opérations, d’ailleurs, j’espère vous revoir bientôt et vous donner de bonnes nouvelles ; en attendant, cher Monsieur, dit-il en s’adressant à Georges, mon âge me permet de vous donner un conseil ; gardez-vous de ceux qui essaieront de vous lancer dans des affaires hasardeuses, et surtout du jeu, quel qu’il soit !
— Du jeu ?
— Oui, ici on joue, on joue à la Bourse, à la Bourse des céréales, à la loterie, aux courses, dans les cercles, sur les terrains, on joue partout ! Certes, les sociétés de bienfaisance y trouvent un fonds considérable, mais ce n’en est pas moins une plaie sociale, elle vous guette de toutes parts et la charité qu’elle sert, ne l’excuse pas. Songez que le Jockey-Club de Buenos-Aires est assez riche pour acheter au cœur de la ville l’emplacement d’un grand village, et que les courses attirent des milliers d’hommes, même les jours ouvrables ! Et combien de familles s’imposent de réelles privations pour acheter un billet de loterie !
— J’en ai déjà acheté un, murmura Georges un peu honteux.
M. Roy sourit et se leva, nous prîmes congé, reconnaissants de son accueil et de ses conseils, et il nous promit de nous faire visiter un asile de vieillards qu’il soutient presque seul, et les autres établissements français de bienfaisance auxquels il prête son concours sans défaillance.
— Si tous nos compatriotes étaient comme celui-là !… nous dit Georges en sortant.
Nos affaires mises en ordre, il ne nous restait qu’à attendre le moment de dire « au revoir » au voyageur. Ces dernières heures à passer ensemble sont les plus tristes. On s’est tout dit, on le croit, du moins, on se regarde comme si l’on ne devait plus se revoir, en renfonçant ses larmes, on se balbutie d’inutiles recommandations, déjà faites dix fois et qui seront sûrement oubliées bien vite, et au fond de soi-même, on sent germer ce souhait : Ah ! je voudrais qu’il soit déjà dans le train ! tant l’approche de la douleur est pire que la douleur même… Moi qui connais tout cela, et qui me suis séparée plusieurs fois de la moitié de mon cœur, j’ai évité le plus possible à Marthe et à Georges les affreuses heures de tête-à-tête qui précèdent le départ. Je les ai conduits au Bois de Palermo, la promenade élégante dont l’animation a distrait un peu leur chagrin.
Le ciel était d’un bleu léger, presque blanc, les arbres, de cent essences différentes, se doraient au soleil clair d’un hiver pareil à un printemps, et dans cette lumière unique de l’Argentine, passaient et repassaient, en voiture ou en automobile, des femmes et les jeunes filles aussi belles dans l’éclat du jour qu’elles l’étaient l’autre soir dans la lumière rosée du Théâtre Colón.
Nous nous mêlâmes aux piétons qui suivaient sous les palmiers l’allée principale du parc. C’étaient pour la plupart des jeunes gens et des jeunes filles, fiancés déjà, ou sur le point de l’être. Tous se connaissent dans cette jeune société, restreinte encore à un petit nombre de familles, et les plaisanteries amicales, les interpellations affectueuses se croisaient d’un groupe à l’autre, dans les éclats d’une gaîté familière et fougueuse. Il me fallut peu de temps pour me rendre compte que personne ne semblait porter son nom parmi ces jeunes gens ; tous sont affublés de surnoms, parfois gracieux et souvent saugrenus : le Gros, la Blonde, Coca, Nona, Copeta, le Néné… Malgré les joues ombrées des garçons, et les formes pleines des jeunes filles, il nous semblait être entrés dans une ronde d’enfants…
Quand nous remontâmes en voiture, le cocher allumait les lanternes, et lorsque nous rentrâmes dans la ville, la nuit était déjà venue. Je bénissais ce bref crépuscule. C’est un moment douloureux pendant lequel s’aggravent toutes les souffrances, on subit l’agitation de la journée et l’on se sent loin encore de l’apaisement de la nuit. Je craignais pour les cœurs chagrins de Georges et de Marthe, des adieux échangés pendant la mort du jour.
La pauvre Marthe à été raisonnable, et son mari n’a pas vu ses larmes au moment où s’ébranlait le train. Elle a tenu à l’installer elle-même dans le wagon-lit confortable qu’il avait retenu, et après une grande étreinte elle a quitté la gare sans trop d’émotion apparente. Mais dans la voiture, la faible héroïne s’est effondrée sur mon épaule, et m’a bouleversée d’une peine qui trouvait dans mon cœur tant d’échos lointains…
Nous avons eu une dépêche déjà de notre voyageur, et nous attendons une lettre.
— Oui, Marthe, elle sera longue, la lettre, et je sais d’avance qu’il y en aura une bonne moitié que tu liras seule dans ta chambre…
Les jours ont passé, et enfin, ces nouvelles tant désirées sont arrivées. Elles sont aussi bonnes que possible, débordantes d’enthousiasme et Georges y joint tant de tendresses pour sa femme, qu’elle n’a plus qu’une idée : partir à son tour pour rejoindre le bien-aimé… Les jours ont fait des semaines, et chacune de nos journées apporte une satisfaction à notre curiosité, et une distraction à nos soucis.
Nous avons été prendre le thé chez Madame Ortiz, Delia Marino de Ortiz, dans sa maison de l’avenue Alvear, une voie nouvelle, somptueuse et riante, et dès l’entrée le charme de cet intérieur, où trois générations sont réunies, et où la malice et l’hypocrisie sont inconnues, nous a conquises. Carmen était déjà arrivée, et les présentations faites à la famille, Madame Ortiz nous a abandonnées en s’excusant, pour aller trouver ses artistes qu’elle adore, et le concert a commencé. Je ne me souviens pas d’avoir vu réunis tant de noms célèbres sur un programme, ni un auditoire plus sensible et plus intelligent. Tout est compris aussitôt que dit, et applaudi avec enthousiasme. Il n’y a presque que des dames aux réunions de ce genre. Les maris sont à leurs affaires, et quelques-uns, bien peu nombreux, viennent chercher leur femme à la fin de la journée.
Le corps diplomatique était au complet pourtant ; malgré moi j’essayais de mettre sur chaque visage de ministre ou de consul le masque caractéristique de son pays. Je me trompais presque toujours, tant il est vrai que dans les classes policées et raffinées les signes de race s’effacent à peu près, et la manière d’être de chacun devient celle de tous.
Nous retrouvâmes dans les toilettes et l’arrangement des femmes qui nous entouraient cette élégance qui est leur apanage, mais elles avaient, sous ce toit hospitalier, une charmante liberté d’allures, et une grâce aimable que nous ne leur connaissions pas encore.
Marthe était allée avec Carmen prendre une tasse de thé, lorsque Madame Ortiz s’approcha de moi :
— Chère madame, me dit-elle, permettez-moi de vous présenter mon ami Monsieur Pío Valdez qui désire beaucoup vous connaître, il aime votre Paris où il est allé plusieurs fois, et meurt d’envie d’en parler un peu avec vous. Elle s’en alla, et M. Valdez s’assit à mes côtés.
Déjà l’on m’avait avertie qu’il est de mauvais ton à Buenos-Aires de causer plus de cinq minutes dans un salon avec un « caballero », lorsque ce n’est ni un parent ni un fiancé, et je me préparais après l’échange de quelques phrases, à me lever et à aller rejoindre ma cousine et mon amie dans la pièce voisine, désireuse de ne choquer en rien des coutumes qui ne laissaient pas néanmoins de m’étonner. On eût dit que mon voisin devinait ma pensée, il me dit en souriant :
— Dans la maison de ma vieille amie Délia, madame, un homme et une femme peuvent causer sans que personne y prenne garde, ou interprète mal un entretien un peu prolongé. Notre hôtesse a su faire accepter à son entourage des habitudes européennes qui contribuent à donner chez elle à notre société l’animation qui lui manque souvent, et on commence heureusement à l’imiter. Elle a beaucoup fait pour l’avancement intellectuel et social de notre pays, et tout ce qui pense et lit et aime les arts à Buenos-Aires lui en est profondément reconnaissant.
Ces mots me rassurèrent, et je me laissai aller au plaisir de la causerie ; ma curiosité était insatiable, la complaisance de mon interlocuteur était sans bornes. Il me parla de la France avec émotion. Il me décrivit la vie du « campo », sa ferme agrandie et embellie chaque année, les terres fertiles, les plaines sans fin. Je connus par lui d’utiles détails sur la société dont il fait partie. Il me fit remarquer combien les jeunes filles étaient libres et parées dans cette société rigoriste, et comme je lui demandais pourquoi, à l’encontre de toutes nos coutumes européennes, le papillon devenait chrysalide, il me répondit :
— Les femmes, vous l’avez déjà remarqué, Madame, sont, après leur mariage, absorbées par les soins et les devoirs de la maternité, c’est donc avant qu’elles prennent leur part de distractions et de plaisirs mondains. La vie d’une jeune fille ici est heureuse et insouciante, elle jouit de sa beauté qu’elle pare de tout le luxe possible, ses parents lui donnent toutes les joies de son âge, sans compter ; aussi, aucune d’entre elles n’est pressée de se marier. Elles choisissent à loisir l’homme près duquel elles passeront leur vie et elles attendent avec patience que leur fiancé ait une situation qui lui permette de continuer à vivre comme elles le faisaient sous le toit paternel ; cette attente dure parfois des années, et il n’y a pour ainsi dire pas d’exemple que des fiançailles aient été rompues…
Pío Valdez lut une question un peu indiscrète dans mes yeux.
— Non, me dit-il en souriant, je n’ai jamais été fiancé. Je ne me sens pas la vocation du mariage, et mes affaires m’occupent assez pour m’empêcher de me sentir trop seul. Et puis, ici, on se marie jeune, je suis trop vieux !
Vieux ? Non ; Pío Valdez n’est pas vieux. Il doit avoir trente-cinq ou trente-six ans ; comme il arrive à presque tous les Argentins, ses cheveux commencent prématurément à s’argenter ; il a une jolie voix grave, tendre, des yeux bruns… Je me sentais en sympathie complète avec lui, et lorsqu’il me dit que, dans peu de jours, il regagnait ses terres, je sentis un petit regret de ce départ si prompt.
Les moments avaient passé vite, et l’heure de rentrer était arrivée, nous dîmes au revoir à Délia Ortiz, aux quelques intimes qui restaient encore à la famille, et je quittai avec regret cette maison où l’amitié et l’intelligence règnent sans rivalité.
Il me fut impossible, ce soir-là, de communiquer à Marthe mes impressions ; je la laissai se répandre en éloges et en critiques sans trouver la force de lui répondre.
— Crois-tu, me disait-elle, Madame Cruz, tu sais, cette jolie femme, qui avait une toque avec des paradis jaunes, eh ! bien, elle a tout une « cuadra » à elle, et dans une de ses maisons, elle fait vivre au moins dix familles pauvres ! c’est bien, ça ! Oh ! et puis, figure-toi, quand une dame va dîner en ville, sans son mari, sa femme de chambre vient la chercher, parce que cela paraîtrait choquant si le maître de la maison ou un ami la reconduisait à sa porte ! Moi, je trouve que c’est insolent pour elle et pour le maître de la maison, ces habitudes-là. Et toi, qu’en penses-tu ?
Moi, je n’en pensais rien, je n’écoutais qu’à peine, et je me reprochais mon mutisme.
— Ma pauvre Marthe, lui dis-je vers la fin du dîner, je suis désolée de te laisser seule ce soir, mais j’ai une légère migraine, et je crois plus prudent de me coucher.
— Tu as raison, couche-toi, me répondit ma cousine, j’ai justement besoin d’écrire à Georges.
La chère enfant a « justement besoin d’écrire à Georges » tous les jours, mais comme elle sait que cette correspondance quotidienne fut une de mes chères habitudes, elle trouve tous les jours une excuse pour envoyer de tendres souvenirs à son mari aimé, sans trop me rappeler le temps où je disais de loin toutes mes pensées et toutes mes actions à celui qui en attendait anxieusement le récit.
Depuis notre arrivée, tant d’êtres nouveaux et de choses nouvelles ont défilé devant mes yeux que j’ai vécu comme engourdie, que je n’ai souffert que par instant de mes chagrins d’autrefois et de mon isolement d’aujourd’hui. Mais pourquoi cette soirée réveille-t-elle les peines passées avec tant de violence ? Pourquoi ai-je les yeux pleins de larmes, tandis que je m’accoude seule à ma fenêtre sous la lune blanche et froide comme un miroir givré ?… L’activité guérit-elle vraiment de la solitude ?
Pío Valdez le croit, moi, je ne le crois pas !
Un coup de téléphone ce matin… C’est Carmen qui m’avertit que nous allons visiter le Jardin Zoologique, elle viendra nous chercher avec son mari et un parent à elle…
— Qui est ce parent, Carmen ?
— Vous verrez, curieuse ! Un rire clair, et la communication est coupée.
— Marthe, habille-toi vite, nous allons avec Carmen au Jardin Zoologique.
— Quelle chance ! s’écrie Marthe, mais j’aurais bien voulu y aller avec Georges. Il aime tant les animaux !
— Tu iras une autre fois avec Georges, sois tranquille. En attendant, dépêche-toi.
Pour la première fois depuis quatre ans, je me préoccupe de ma toilette, est-ce donc l’élégance excessive de mes nouvelles amies qui provoque ce petit mouvement de coquetterie ?
Nous sommes prêtes, nous déjeunons en hâte, et nous attendons nos guides.
— M. Navarro vient aussi ? me demande Marthe en cachetant un petit mot qu’elle vient d’achever rapidement. Elle avait eu « justement besoin d’écrire à Georges » avant de sortir.
— Oui, et il doit amener un parent de Carmen.
— Qui ? Quel parent ?
— Je ne sais pas.
Si, je sais ; et je cesse de me mentir à moi-même au moment où je mens à Marthe. C’est Pío Valdez qui doit arriver tout à l’heure. J’en suis sûre sans pouvoir m’expliquer les raisons de ma certitude. J’ignorais qu’il fût parent de Carmen, et pourtant, en comparant le visage clair de l’une au visage brun de l’autre, on peut trouver une lointaine ressemblance… Les yeux, par exemple, chez tous deux se relèvent un peu vers les tempes, bridés à peine dans des paupières délicates…
Comme je deviens observatrice !…
— On a sonné ! crie Marthe à mon oreille. On a sonné ! Ce doit être Carmen.
Je sursaute, je n’ai rien entendu.
— Comme tu es distraite, aujourd’hui ! me dit ma cousine ; et elle court recevoir nos amis.
Nous traversons la ville, une partie du Bois de Palermo, et à la porte du Jardin Zoologique, le Directeur, M. Tassistro et sa femme nous reçoivent avec une amabilité exquise. Lui, est un romain loquace et spirituel dont les yeux brillent de malice et de bonté ; elle est argentine, parfaitement distinguée et certainement intelligente.
Nous marchons, guidés par M. Tassistro, dans les allées de ce jardin qui vaut celui de Hambourg, et nous nous extasions devant chaque cage, soignée, propre, coquette même, où des animaux jouent ou mangent, gais et pleins de santé, lorsque tout à coup, nous nous trouvons face à face avec un énorme ours fourmilier, un tamanoir dont la queue balaie le sol, et qui se dandine sur ses grandes griffes recourbées en regardant de côté et d’autre avec de petits yeux ronds ; il nous frôle en passant, et pose délicatement sur mon poignet le bout de son interminable museau glacé et gluant. Je pousse un cri de frayeur, mais Tassistro se met à rire.
— Il n’est pas méçant, dit-il, et c’est son jour de sortie.
Il nous explique alors, dans un français charmant et zézayant, que garder en captivité des animaux lui semble barbare, et qu’il profite de son pouvoir directorial pour les faire promener ainsi, chacun à son tour, une fois par semaine, gardés à vue par un employé du jardin.
— Et… les lions ? demande Marthe.
— Non, pas les lions. Mais j’ai en liberté chez moi de petits tigres et de petits pumas que vous verrez tout à l’heure en prenant le thé…
Je crois bien qu’aucun de nous n’a grande envie de prendre du thé…
Tassistro nous a quittés un instant, il revient avec une poignée d’herbe, et nourrit devant nous des hippopotames vêtus d’une pourpre granuleuse, et des rhinocéros maladroitement taillés dans du basalte qui accourent à son appel.
Et que d’oiseaux se lèvent quand nous passons ! Leurs plumages éblouissants se détachent sur des fonds de verdure disposés avec un goût original et séduisant. Nous reviendrons souvent ici, j’en suis sûre !
— Voilà des guanacos, le lama d’Argentine, me dit Navarro en me montrant un groupe de singuliers animaux, hauts sur pattes, le cou long, mince et flexible, dont le poil est d’un jaune doré sur le dos et blanc au ventre et à la poitrine. N’approchez pas trop, ils ont, comme la vigogne leur cousine, la funeste habitude de cracher au visage des visiteurs, c’est leur manière de se défendre : elle en vaut une autre ! Pourtant, ils sont timides, et les chasseurs en ont fait des hécatombes pour avoir leur fourrure. Le gouvernement a dû les protéger en en défendant la chasse à certaines époques de l’année, sans cette mesure l’espèce aurait peut-être déjà disparu.
M. Tassistro nous énumère ensuite les animaux caractéristiques de l’Argentine : la chaja, un bel oiseau qui se fait rare et qui garde les maisons isolées aussi bien que le plus féroce boule-dogue, l’autruche, la vigogne, le tatou, que l’on mange sous son nom populaire de « mulita », le skunk, le puma, ce lion de l’Amérique du Sud, et d’autres encore dont il nous montre à mesure des spécimens superbes ; voici un iguane, lézard énorme, inoffensif et bariolé.
— Il né sait pas mordre ! céloui là…
Je commence à me sentir lasse, mais je n’en dis rien, pour ne pas gâter le plaisir de Marthe qui ne peut quitter la cage où courent, s’entrechoquent, tombent, se battent, se suspendent, mangent, agitent leurs babines et se grattent, un tas de petits singes jaunes du Paraguay, coiffés en brosse, plus remuants et plus vifs que des souris.
— Regarde ce gros, me dit-elle, tu ne trouves pas qu’il ressemble à mon professeur de piano, Madame Mussieux ?
— Les singes réssemblent seulement aux hommes, répond Tassistro qui s’avance vers nous, un jeune orang-outang dans les bras, jamais aux dames, qui sont toujours çarmantes… N’est-ce pas, messieurs !
Navarro et Pío Valdez sourient, ils connaissent Tassistro, et savent que l’ironie est la forme habituelle de son discours.
— Vous paraissez un peu fatiguée, me murmure Pío Valdez, êtes-vous souffrante ?
— Non, mais je ne suis pas habituée aux longues promenades à pied, et je vous avoue que je voudrais bien me reposer un instant.
Le malin Tassistro a deviné, et il nous fait monter dans un train minuscule dont la locomotive est grande comme une chaufferette et qui nous dépose à sa porte.
En notre honneur, on a enfermé les jeunes fauves, ses pensionnaires, et c’est l’aimable Madame Tassistro qui nous fait les honneurs de sa maison enfouie sous des arbres rares et des fleurs éclatantes.
Dans la voiture qui nous ramène vers le centre de la ville, Navarro nous conte comment Tassistro a donné au Jardin Zoologique de Buenos-Aires cette importance qui en fait une des curiosités de la ville, grâce à un amour immense pour les animaux qu’il fait vivre dans le bien-être, et grâce à son entente des affaires. Il vend des œufs, achète des fauves, invente des attractions pour les enfants, — et même pour les parents, — il a fondé une revue littéraire et scientifique, et il est arrivé à n’avoir aucun besoin du secours de la Municipalité pour subvenir aux dépenses du jardin, enfin il nous remplit d’admiration pour cette intelligence sensible à la fois, et pratique.
Malgré notre fatigue, nous avons traversé à pied le Jardin Botanique, administré celui-ci par un Français et nous avons été enchantées, Marthe et moi, par la beauté des arbres et de leur arrangement. Les derniers rayons du soleil traversaient les branches d’un pin de Norvège pour venir s’éteindre sur le tronc écailleux d’un palmier, et des roses tardives s’effeuillaient près de camélias rouges et blancs, au feuillage luisant comme du métal : cette terre heureuse permet à toutes les plantes de croître et de fleurir.
Enfin, nous sommes rentrées. Nos amis nous ont accompagnées, et sont restés à dîner avec nous. La légendaire hospitalité espagnole règne encore en maîtresse en Argentine, et nos domestiques prévoient toujours la venue des amis qui partagent fraternellement le repas, et rendent léger le poids des heures. Un peu après le dîner, Marthe nous a quittés sous prétexte de se reposer, je soupçonne qu’elle « avait justement besoin d’écrire à Georges », pour lui conter sa journée…
Nous causâmes tard dans la soirée. Carlos Navarro se mit à nous parler de la littérature argentine. Je n’en avais aucune idée : les romanciers sont rares encore ici, plus rares que les poètes ou les auteurs dramatiques, et c’est en général par le roman que l’on commence à connaître la littérature d’un peuple ; le vocabulaire poétique est difficile à comprendre, le drame et la comédie sont trop caractéristiques et trop brefs. J’appris les noms de Joaquin Gonzalez, de Angel Estrada, de Calixto Oyuela et je lirai leurs livres dont Carlos m’a fait une analyse tentante. Son poète préféré, c’est Rafael Obligado dont il nous a récité plusieurs poèmes qu’il sait depuis son enfance. L’un d’eux, « le Condor », m’a frappée. Ce sont de grands vers purs, hautains, froids, et palpitants pourtant, comme de la neige couvrant un volcan. Mais ma sensibilité a été plus touchée par un petit poème du même auteur : « Nocturne », dont le titre banal dépare la grâce, et que Navarro nous a récité admirablement.
Pío Valdez m’entretint à son tour de l’art dramatique, et me conta le sujet d’une comédie que venait d’achever un de ses amis : Laferrère. Je n’aurais jamais cru qu’un membre de cette jeune et impétueuse société eût à ce point le don aigu de l’observation et la science de la mise en valeur des types de son pays.
— Et il a fait d’autres pièces au moins aussi intéressantes, me dit Carmen, pièces qu’on joue de temps en temps et que nous irons voir ensemble : cet homme connaît le peuple aussi bien qu’il connaît ses pairs. C’est un esprit fin et mordant… Voulez-vous le connaître ?
— Certes, répondis-je, je ne demande qu’à le recevoir. Amenez-le donc, Carmen, il sera le bienvenu.
— Nous allons faire mieux, s’écria Carlos, dînez à la maison après-demain, je l’inviterai.
— Il ne sera peut-être pas libre !
— Vous ne connaissez pas encore nos singulières habitudes, ma chère amie, ici on fait les invitations trois jours d’avance seulement pour les grands dîners… Quant aux repas intimes, ils sont généralement improvisés le jour même. Vous voyez que je fais encore beaucoup de cérémonies en invitant Laferrère par un mot, au lieu de lui téléphoner au Club où il est certainement à cette heure-ci.
Ce détail confirma l’impression que j’avais déjà eue tant de fois depuis mon arrivée : une impression de hâte, d’inachèvement, d’organisation rapide et provisoire, et je ne pus m’empêcher d’en faire à haute voix la réflexion.
— Votre impression est très juste, Madame, me dit Pío Valdez, nous vivons trop vite. Les enfants sont précoces, les adolescents sont des hommes, les hommes ont une période d’activité bien courte, et il y a peu de vieillards. Notre terre est trop jeune et trop riche, elle fait monter la sève prématurément dans les jeunes branches, les fleurs éclosent avant leur temps et le fruit tombe sans être mûr. Il faudra bien des années pour que nous arrivions à ralentir notre course, et à marcher au même pas que les autres nations.
— Est-ce si indispensable ? demandai-je, et n’avez-vous pas, à cause justement de cette hâte, fait, en moins d’un siècle, un État et un peuple ?
— Nous avons, en effet, donné un exemple au monde de ce que peut l’amour de la liberté, et l’Europe a vu, étonnée, surgir une nation là où elle savait à peine qu’il y eût des hommes. Mais elle est en droit d’attendre de grandes choses de cette jeune nation, la vieille Europe, et ces grandes choses il faut de la sagesse pour les accomplir.
— La sagesse vient avec l’âge… et vous n’avez que cent ans !
— Je ne les ai même pas tout à fait, dit Pío Valdez en riant.
Il se leva pour prendre congé, Carmen et son mari l’imitèrent, et je restai seule dans le petit salon, enfoncée dans un fauteuil, les yeux fixés sur les peintures italiennes qui enlaidissaient le plafond.
Combien de temps restai-je à rêver ?
Lorsque je rentrai dans ma chambre deux heures sonnaient. J’ai lu un demi-volume, j’ai écrit ces notes, et voici le jour, le jour tout neuf… N’ouvrons pas les rideaux, c’est sur les premiers rayons du soleil que s’envolent les songes.
Que les semaines ont passé vite ! Déjà nous pensons à aller rejoindre Georges, et je dois avouer que c’est sans enthousiasme que je me prépare à ce voyage. Si je n’avais le scrupule de laisser Marthe partir seule, comme je préférerais rester à garder la petite maison en son absence !
C’est que j’y suis habituée à cette petite maison ensoleillée et commode… Aujourd’hui, j’ai fermé ma porte, et j’ai refusé les invitations habituelles ; Marthe, un peu fatiguée, s’est retirée dans sa chambre, et me vois seule et tranquille. La servante chante sur la terrasse une de ces chansons espagnoles, qui n’ont qu’un couplet et qui durent une heure, le roulement des voitures et le grincement des tramways me parviennent à peine à travers la fenêtre fermée et le beau chat blanc aux yeux bleus ronronne à mes pieds en se faisant les griffes sur le tapis.
J’essaie de récapituler tout ce que nous avons vu et fait depuis que j’ai laissé ces notes, et je n’y peux parvenir tant nos jours et nos soirs ont été occupés ! Des visites, des thés, des représentations de charité, et un bal ! Un bal ! j’ai été au bal ! Je n’ai pas été jusqu’à danser, mais j’ai trouvé plaisir à voir danser les autres. Les Argentins et les Argentines dansent si bien ! Ils ont la fougue espagnole et la grâce italienne…
Carmen Navarro et Délia Ortiz ont si aimablement guidé nos premiers pas dans le monde, que nous avons été reçues partout, Marthe et moi, comme si nous avions toujours vécu à Buenos-Aires… Nous nous demandons encore d’où vient la réputation qu’on a faite à la Société argentine de ne pas accueillir cordialement les étrangers. Il ne s’est pas écoulé un jour sans qu’on nous ait conviées à une fête ou à une réunion de famille, et les plus aimables attentions nous sont prodiguées à chaque instant. Nous rencontrons, il est vrai, peu de nos compatriotes dans les maisons que nous fréquentons, mais tous ceux qui s’expatrient ne sont pas des exemplaires merveilleux de la nationalité à laquelle ils appartiennent, et il n’y a guère de raison de les introduire dans un monde où ils ne serviraient qu’à mettre à l’épreuve la bienveillance de leurs hôtes. Cependant, quelques Français nous ont rendu fières : M. Roy, d’abord ; puis Paul Pressac, un lettré qui écrit admirablement l’espagnol et a fondé la Bibliothèque Nationale Argentine ; Viguier, un bactériologiste éminent, dont les découvertes sauvent des milliers de têtes de bétail chaque année ; et d’autres encore devant lesquels s’ouvrent toutes les portes, et qui sont aimés et respectés.
Il existe à Buenos-Aires une coutume charmante, celle d’« offrir » la maison ; ceci signifie qu’à toute heure, en toutes circonstances, la maison vous est ouverte et que vous y êtes chez vous. Ceux auxquels cette hospitalité a été donnée ne peuvent l’oublier, il leur est impossible de ne pas être conquis par l’affectueuse bonhomie et l’accord familial qu’ils ont devant les yeux.
Une autre habitude, qui comme l’« offre » de la maison, vient de la vieille Espagne, c’est celle de la « tertulia ». Chaque soir, la maison est ouverte aux amis intimes qui viennent à n’importe quelle heure, sans être assujettis au smoking ou à la robe décolletée. On cause, on fait de la musique, on dit des vers, on prend du thé, du chocolat, voire même le traditionnel « maté » et on se retire, tard souvent, car si un des habitués de la tertulia est allé au théâtre, il vient après la représentation rendre compte de la pièce qu’il a vue, et il trouve toujours un auditoire prêt à l’écouter. N’importe lequel des membres de la famille qui reçoit, préside la « tertulia » en l’absence des autres, et ainsi jamais les amis fidèles qui la composent ne sont privés du plaisir de se rencontrer.
Dans un pays où les deuils sont si exagérément prolongés, qu’ils privent toute une famille de théâtre ou de soirées pendant un ou deux ans, la tertulia remplace, dans sa simple et libre intimité, les plaisirs extérieurs interdits par la sévère coutume.
Et c’est dans ces réunions que les Argentins se révèlent, c’est là qu’ils sont eux-mêmes, c’est là que je les ai compris, connus, et appréciés dans leurs silences ou leurs éclats.
Je revois la maison heureuse de la famille Ferrer, cachée par des palmiers et des roses… Dans le patio fleuri, les amis sont groupés ; les lampes en éclairent à peine les coins où brillent les feux rouges des cigares. Une romance rauque et lente s’éteint avec les derniers accords du piano. La plus âgée des femmes de la famille s’est retirée, c’est l’heure de sa prière, une autre coud pour les pauvres, la fille cause ou seulement sourit… Quelques-uns des hommes jouent aux cartes, d’autres parlent à voix basse… Douceur, cordialité, chuchotements, coquetterie muette. Tout à coup, quelqu’un prononce un nom à haute voix, et on s’anime, on discute, on jette les cartes, on crie presque, on crie tout à fait. Plusieurs se lèvent. Une ardeur subite montre quelle violence cachait cette torpeur. Des mots de colère, d’admiration, de mépris, de tendresse, se croisent ; les visages apaisés de tout à l’heure, étaient des masques : voilà les vrais visages… Tous parlent à la fois… puis, tout à coup, tous se taisent… une belle jeune femme, souple et brune, aux boucles lisses, va vers le piano et chante d’une voix de soprano éperdue une chanson d’amour furieuse et déchirante. Elle a fini et reste là, caressant le clavier de légers arpèges… les hommes jouent aux cartes, chuchotent et fument, la mère coud pour les pauvres, la fille sourit…
En voyant de près les Argentins, j’ai aussi appris à connaître leur inépuisable charité ; nul ne songe à se dérober lorsqu’il s’agit d’aider les malheureux, l’argent sort des poches à la moindre demande, et personne n’a honte de demander pour les pauvres.
Nous avons assisté à plusieurs fêtes de Bienfaisance. Les femmes de la Société élégante se multiplient : l’une prête sa maison, l’autre son jardin, une autre ses domestiques. On organise des représentations, on donne des bals, des soupers… et surtout des billets de banque ! Le résultat est toujours digne de l’effort, et on ne voit presque pas de mendiants, ces remords vivants de notre bien-être, dans les rues des villes argentines : la Charité possède son temple dans chaque foyer.
J’ai visité aussi les hôpitaux qui sont presque tous isolés dans de beaux jardins, et dont la propreté est merveilleuse, puis les asiles français où j’ai pu trouver les traces de la bonté éclairée de M. Roy et de sa généreuse initiative.
Musées, jardins, promenades, tout m’a semblé plein de beautés et de promesses ; et voilà que je m’accoutume à tout ce qui m’entoure au point de me demander si je n’ai pas vécu ici depuis mon enfance, et si je n’y finirai point mes jours… C’est que je n’ai jamais souffert sous ce ciel pur, rien ne m’a blessée, la nature et les êtres n’ont eu pour moi que des sourires, c’est vraiment une nouvelle vie que je trouve dans ce nouveau monde…
Marthe, attristée d’abord, résignée ensuite, commence à redevenir gaie. Le moment approche de la réunion, et Georges, enchanté de ses affaires, l’attend avec impatience. Notre départ est fixé : dans quinze jours nous quitterons Buenos-Aires, pour nous arrêter une semaine à l’estancia de la famille Valdez, et nous rejoindrons le cher exilé…
La Presse Argentine a été un de mes grands étonnements ; j’étais loin de soupçonner la tenue littéraire et les ressources de journaux comme : La Nacion, El Diario, La Argentina, La Razon, etc., l’autre jour, je fus invitée à admirer l’installation d’un grand quotidien « La Prensa » dont le propriétaire et directeur, Daniel Cruz, devait me servir de guide durant ma visite. Précédée par lui, je passai de surprises en émerveillements ; nous avons parcouru l’immeuble, ou plutôt le palais où fonctionnent les différents services, vu l’atelier où sont reproduits les dessins et les photographies, visité les postes télégraphiques, nous avons lu les dernières nouvelles du monde entier, câblées spécialement et affichées à la même minute dans le hall, contemplé les puissantes, les gigantesques machines qu’un homme suffit à faire agir. Près de deux cent mille numéros de la Prensa se répandent dans l’Argentine et dans le monde entier, des charités grandissantes marquent la prospérité du journal, nos hommes de lettres les plus célèbres y écrivent des correspondances, un bureau est installé à Paris sous la direction d’un homme fin et éclairé, et sert de lien constant entre les Argentins et les Français, et des conférences sont organisées qui glorifient et exaltent le nom de la jeune République !…
Au moment où M. Cruz m’accompagnait jusqu’au seuil, je m’arrêtai stupéfaite : une volée de gamins, dont le plus jeune avait peut-être sept ans, et le plus vieux, quatorze, se dispersait en poussant des cris perçants et en brandissant des paquets de journaux dont l’encre était à peine sèche. En une minute, ces minuscules vendeurs s’étaient répandus sur la chaussée, sur les trottoirs, ils avaient pris d’assaut les voitures, les automobiles, envahi les tramways, et avaient disparu dans les rues voisines, toujours courant et criant.
— On vient de leur distribuer les numéros d’un journal du soir, me dit M. Cruz, souriant de mon effarement, et ils les emportent pour les vendre aux quatre coins de la ville. La coutume de faire vendre les journaux aux enfants est si enracinée à Buenos-Aires, que nous nous décourageons à la combattre ; des écoles, des asiles, des restaurants même ont été fondés, les petits indépendants dédaignent ces aides, et jusqu’à présent aucune cage n’a eu les barreaux assez solides ou assez dorés pour retenir ces moineaux francs. Ils ont la fierté de rapporter le soir leur gain à la maison et d’y faire panser quelque horion reçu au cours d’une journée qui commence au centre de la ville, devant les bureaux des journaux, et finit quelquefois bien loin dans les faubourgs, sans une heure de repos ! Cependant, vous seriez surprise si je vous disais que nombre de ces enfants, assagis et gardant néanmoins l’habitude d’une activité incessante, ont des destinées prospères et deviennent des hommes riches et utiles à leur pays…
Je regagnais à pied notre petite maison, et je traversais en chemin un de ces jardins qui mettent au cœur de la ville un bouquet de verdure et de parfums, lorsque je me heurtai presque à Pío Valdez.
— Que devenez-vous ? lui dis-je, avez-vous voyagé ? Il y a longtemps que vous abandonnez vos amis !
— Je suis infiniment heureux si vous avez remarqué mon absence, chère Madame, mais des affaires importantes et ennuyeuses m’ont privé du plaisir d’aller vous voir. Je ne demande qu’à rattraper le temps perdu, et quand vous voudrez me le permettre…
— Mais venez ce soir, Carmen et son mari dînent à la maison.
— A ce soir donc, et merci.
Il s’éloigna, et je le vis se perdre dans les arbres… Il est très grand, plus grand que je ne le croyais… et il était bien pâle en me parlant…
Il vint le soir, et nous lui annonçâmes notre prochain départ.
— Vous qui avez tellement envie de voir une de nos fermes, vous devriez partir huit jours avant la date fixée, et vous arrêter en route à l’estancia de Pío ! s’écria Navarro.
— Quelle bonne idée ! ajouta Carmen. J’irai aussi avec Carlitos. Votre mère est-elle déjà partie, Pío ?
— Ma mère part après-demain… et je suis sûr, chère madame, que vous lui feriez une grande joie en acceptant une invitation que j’ai eu la sottise de laisser faire à Carlos au lieu d’oser la faire moi-même…
Les traîtres ! Ils avaient sûrement préparé de longue main cette invitation « spontanée »… mais fallait-il leur en vouloir ?
J’ai vu la mère de Pío, c’est une délicieuse vieille dame, et lorsque, à l’ancienne mode créole, elle m’a appelée : « Ma fille », j’ai eu envie de l’embrasser… tant son accent était affectueux ; elle a si gentiment insisté pour me donner l’hospitalité à l’estancia que j’ai accepté, et elle m’attend. Marthe est ravie : ce voyage, c’est la première étape qui la rapproche de son mari ; si je l’écoutais, elle commencerait déjà à faire les malles !
En attendant, nos amis essaient de tromper notre impatience, et presque chaque soir ils nous mènent dans un théâtre nouveau. C’est que la saison va finir, et qu’il faut se hâter de tout voir. Nous sommes allés d’abord au Théâtre Odéon, dans lequel se donnent les représentations des troupes étrangères, et nous avons applaudi quelques-uns des acteurs célèbres de la scène française. Mais c’est le public qui nous a intéressés surtout… Ce public d’une élégance princière se passionnait pour la pièce et les artistes, et comprenait jusqu’aux moindres finesses de notre langue. Quelques acteurs avaient cru devoir exagérer les jeux de scène et grossir leurs effets croyant être « mieux compris », nous souffrions de leur erreur, en voyant un sourire moqueur sur les lèvres de nos voisins, à chaque intonation discordante ou à chaque geste de mauvais goût. Combien j’aurais voulu faire savoir aux comédiens à quel point le mal qu’ils se donnaient pour gâter leur jeu est inutile ! Mais ma joie était profonde de constater en revanche combien notre littérature est appréciée ici et quelle influence ont nos idées ! Que de bien ou de mal peut faire dans le monde avec une seule phrase un de nos auteurs !…
J’ai assisté aussi aux représentations des théâtres locaux. Le public y est entièrement différent ; c’est la bourgeoisie qui les fréquente, les employés de banque, les petits commerçants, leurs femmes, et même leurs enfants ; tout s’y passe en famille, on s’y amuse bruyamment, en toute simplicité. Les pièces sont souvent empruntées à notre répertoire, non au plus littéraire, il faut l’avouer, mais au plus gai ; les acteurs ajoutent encore une singulière agitation au mouvement effréné de nos vaudevilles, ils savent à demi leurs rôles et improvisent des scènes entières avec une verve inouïe, les plaisanteries locales éclatent à chaque réplique, et le naturel de leur jeu est sans rival. Avec un peu d’étude, un peu d’application et de culture littéraire, ils seraient d’admirables artistes.
L’art dramatique est encore dans son enfance en Argentine, il faut que les auteurs se dégagent des réminiscences qui les entravent, et soignent le style trop négligé de leurs œuvres. Ce travail commence à s’accomplir, grâce à deux ou trois hommes de talent, et surtout grâce à Laferrère, l’ami de Carlos Navarro qui a compris et dépeint ses contemporains avec une vérité saisissante et presque douloureuse : Les comédies de Laferrère resteront.
On joue assez peu de drames dans ces théâtres populaires, et cela m’a étonnée, car les Argentins ne sont pas gais ; leur musique est mélancolique, la chansonnette est presque inconnue, et leur esprit, qui est vif et mordant, produit plus de mots amers que de mots drôles. Mais toute cette littérature dramatique est si jeune qu’il est permis de fonder tous les espoirs sur son avenir !
Les compagnies espagnoles sont nombreuses, elles jouent presque exclusivement des « zarzuelas », sorte de vaudevilles à couplets, souvent spirituels, presque toujours amusants. Quelques-unes sont de petits bijoux musicaux, et les artistes qui les jouent possèdent une bonne humeur entraînante. Les représentations ont lieu par sections, c’est-à-dire que le spectacle se compose de plusieurs pièces en un ou deux actes, et que l’on peut retenir sa place pour celle des pièces que l’on veut voir, ou pour deux d’entre elles, sans être contraint à assister au spectacle entier.
Nous n’avons pas vu de café-concert, ni de music-hall ; on nous a dit que ces établissements étaient remplis d’un public hétéroclite, et qu’aucun Argentin n’osait y conduire une femme respectée. Nous nous sommes donc résignées facilement à ignorer des endroits où nous aurions été gênées, et où le répertoire n’offre que des attraits auxquels l’art est totalement étranger…
Nous avons volé à nos amis deux ou trois après-midi pour aller assister à des conférences littéraires. C’est toujours dans ce même théâtre de l’Odéon qu’elles ont lieu, mais devant un public, hélas ! bien clairsemé, et sauf les conférences d’hommes politiques italiens ou français, et d’un auteur populaire espagnol, c’est avec presque de l’indifférence qu’on les accueille. Il y a des raisons à ce manque d’empressement ; d’abord les affaires qui absorbent les journées des hommes, et les innombrables obligations auxquelles sont soumises les femmes pendant les quatre mois de la saison : les visites, les thés, les mariages qui ont lieu soit l’après-midi, soit le soir, les réunions de famille, les achats ! On se disperse si vite dans les estancias, que tous les devoirs et tous les plaisirs sociaux se groupent et s’accumulent de mai à septembre sans un jour de répit. Toujours cette hâte de vivre et d’agir qui ne laisse pas assez de prise aux travaux de l’esprit !
Je partage maintenant avec les porteños (nom qu’on donne aux habitants de Buenos-Aires), le désir de quitter la ville, de ne plus entendre de conversations mondaines ou de médisances souriantes, de me mettre en contact avec la nature loin du bruit, loin de cette vaine agitation…
Mais un scrupule me tourmente : ai-je bien fait d’accepter l’hospitalité de Madame Valdez ? N’ai-je pas écouté une autre voix que celle de ma raison ? Chaque matin, je prends la résolution de ne pas m’arrêter à la station dont Pío m’a répété le nom si souvent, et d’aller directement retrouver Georges ; chaque soir, ma résolution faiblit… J’irai…
C’était hier le premier jour du printemps, et le printemps m’a apporté la plus belle de ses roses…
Tout ce que je n’osais pas m’avouer à moi-même un autre m’a forcée à le dire. Ah ! Pío, qu’avez-vous fait ? Vous avez ressuscité dans mon cœur les joies que je croyais mortes, les troubles pleins de douceur, et le désir d’aimer…
Marthe était sortie, et je lisais dans le salon lorsqu’il est entré. Qu’avons-nous dit ? Je ne m’en souviens plus. Nous avons parlé du voyage, de sa mère, du temps… et puis, dans un silence ses yeux ont rencontré les miens et j’ai compris…
Ce n’est pas pour échanger des phrases indifférentes qu’il est venu. Il voulait me dire qu’il m’aime depuis cinq mois, depuis ce jour où il m’a vue chez Délia, sa mère le sait et l’approuve, nos amis sont ses alliés, et Marthe même est un peu sa complice…
L’aveu de sa tendresse et de son espoir est sorti de sa bouche en paroles entrecoupées, il était pâle et sa main tremblait.
— Voulez-vous, me dit-il, enfin en se levant, me faire l’honneur de devenir ma femme ?…
… Et je n’ai pas répondu : non…
Il sait tout de ma vie, mes chagrins, mon veuvage, ce que je fus et ce que je suis ; il sait que mon cœur est à peine cicatrisé des blessures que le sort lui a infligées et que la main qu’il serre dans les siennes sait mieux panser que caresser…
— Pío, pourquoi choisissez-vous une étrangère, sans fortune, sans beauté, tandis que des jeunes filles charmantes, riches, et qui parlent la même langue que vous, seraient si heureuses de porter votre nom et de vous donner leur cœur plein d’espoir ?…
— Mais, parce que c’est vous que j’aime, vous dont la chère tristesse et la grâce brisée m’ont charmé dès que je vous ai vue, vous qui êtes devenue le souffle même de ma vie ! Si vous m’aviez refusé votre main, je ne m’en serais jamais consolé, certain qu’elle m’enseigne la route du bonheur…
Pío ne sait pas qu’on se console de beaucoup de choses…
Il est parti… Marthe m’a trouvée dans le salon, les joues couvertes de larmes…
— Tu l’épouses ? me demanda-t-elle avec une affectueuse curiosité.
Je fis : Oui, de la tête, et c’est seulement à cette minute que je me rendis compte que j’aimais, de toute mon âme et de tout mon cœur.
Nous voici partis pour l’estancia… les grands wagons s’emplissent peu à peu, nous quittons Buenos-Aires et ses faubourgs semés de maisons construites en bois, en boîtes de conserves ou en bidons à pétrole… Le train roule sans se hâter, parcouru d’un bout à l’autre par des contrôleurs, des marchands de journaux et de cigarettes, ou par des voyageurs qui se rendent visite et vont au restaurant.
Nous traversons une zone de verdure, des jardins ; quelques villas aux stores hermétiques sont semées au hasard dans des touffes d’eucalyptus et de magnolias, puis c’est la plaine. Pendant des heures nous allons voir seulement de l’herbe roussie, des broussailles séchées, des bœufs accablés par le soleil et un horizon net et lointain, sans une ondulation, sans une vague… Je lis, balancée par le mouvement du train, puis c’est le déjeuner, puis encore la lecture, le dîner arrive… et les lits faits, le sommeil.
La monotonie du voyage nous a engourdies,… et nous n’avons pu échanger dix paroles…
Me voici habillée, et je commence à guetter les stations. Elles sont visibles de loin, les gares auxquelles le train s’arrête, essoufflé, pour vomir mille paquets informes et mille caisses biscornues…
Il n’y a pas de maisons à l’horizon, trois vaches meuglent tristement près d’une gare grande comme une guérite, et je vois des hommes faire glisser du fourgon un piano à queue… Le phonographe, le pianola voisinent avec la guitare, les cartons à chapeaux, et les sacs de graines ou de pommes de terre…
Enfin ! c’est la station désirée : « Dos Ombuës… » Pío doit nous attendre…
Marthe est fatiguée de ce long voyage, elle soupire après un vrai lit, un lit posé sur un plancher immobile, et c’est elle qui descend du train la première…
Pío est là, botté, coiffé d’un petit chapeau de feutre, dans sa tenue de fermier. Son beau visage espagnol, long et brun, est un peu anxieux. Pourquoi ? N’a-t-il pas vu dans mes yeux que son absence m’a été cruelle, que je n’ai pensé qu’à cette heure qui nous réunit, et que j’accepte avec joie ma destinée… Ma destinée, vous avez des yeux bien sombres et un teint bien obscur !…
Un petit break haut sur roues, nous emporte dans la campagne plate, cahotant sur des chemins mal tracés, et des mouches bourdonnent à nos oreilles, ma pauvre Marthe s’efforce de sourire, Pío est heureux, et d’un geste d’orgueil, il me montre la plaine verte où des tiges pressées font un tapis d’émeraude.
— C’est du blé, me dit-il.
Du blé ! à perte de vue, jusqu’où le regard peut atteindre, jusqu’où le galop d’un cheval peut porter un homme, et plus loin, plus loin encore : c’est du blé ! Quel grenier d’abondance ! quelle terre bénie ! Une émotion profonde me saisit, je pense à toute une humanité affamée par les villes, et rassasiée par le produit de ce sol généreux… Des hommes vivent en le faisant croître, ce blé, d’autres en vivront lorsqu’il sera abattu… Pío devine mes pensées et baise ma main en silence.
Nous approchons de la maison. Voici les arbres qui ont donné leur nom à la station, « Deux Ombuës », leurs racines se tordent hors de la terre brune comme de gros serpents, leurs troncs creux sont pleins d’eau et d’insectes, et leurs feuilles épaisses défient le plus ardent soleil. On dirait deux géants infirmes.
— Les beaux arbres ! dit Marthe émerveillée.
— Oui, lui répond Pío, ils sont beaux, mais leurs racines qui vont chercher l’humidité à d’énormes distances, sont nuisibles à la culture, elles sont si résistantes que le soc des charrues s’y brise, rien ne pousse à l’ombre opaque de l’ombú et nos paysans n’osent pas attacher leur cheval à ses branches, persuadés que cette ombre froide est mortelle à qui y demeure un moment. Les graines d’ombú sont dédaignées des oiseaux, et les feuilles en sont si amères que même la sauterelle renonce à s’y attaquer ! Vous voyez que l’arbre traditionnel de la Pampa ne vaut que par les légendes qui s’y attachent et c’est pour le seul plaisir des yeux que j’ai gardé ces encombrantes merveilles !
Pendant que Pío parlait, nous sommes entrés dans une avenue bordée d’eucalyptus immenses qui laissent pendre de leurs troncs pâles des lanières d’écorce, enfin nous distinguons la maison !… Elle surgit d’un buisson de roses, et sur le seuil, souriante, un rayon de soleil dorant ses cheveux blancs, la mère de Pío me tend les bras…
— Ma fille !
Nous sommes installées. Des voitures pareilles à celle qui nous a amenées ont déposé sur le seuil fleuri les amis qui résident à l’estancia… Ils avaient voulu laisser Madame Valdez et Pío m’accueillir seuls…
Je suis assaillie par un déluge de félicitations et de souhaits, c’est une animation sans pareille, et je m’embrouille dans les noms de mes futurs cousins et cousines. Marthe, reposée, n’est pas la moins agitée, sa froideur de Parisienne bien élevée a fondu peu à peu, et la voici semblable aux exubérantes jeunes femmes qui se passionnent pour l’amour de leurs amies comme si c’était leur amour à elles !
Le dîner réunit une vingtaine de personnes autour de la grande table que préside Mme Valdez, « Mamita », petite mère, comme l’appelle Pío, comme elle désire que je l’appelle. On apporte le traditionnel « puchero », qui est un pot au feu peu différent du nôtre, puis tant de viandes, tant de légumes que nos estomacs français renoncent à suivre même de loin l’exemple que nous donnent les appétits argentins.
— Croiriez-vous, raconte Mamita, indignée, que Pío, craignant que les « péons » se rendent malades avec trop de viande, a voulu leur faire manger des légumes et des pâtes, et que ces nigauds ont déclaré que ce régime était destiné à les faire mourir de faim et de faiblesse ! Ils ne veulent que leur « asado » et leur « puchero », hors de cela, ils ne connaissent rien !
— N’en dites pas trop de mal, Mamita, répond Pío. Ces braves gens, sachant que ma « novia » est arrivée, ont organisé pour samedi soir une danse et des improvisations sur la guitare. Ils veulent se montrer à elle à leur avantage…
— C’est très bien, cela, dit Carmen, mais pour aujourd’hui, prenons pitié de la fatigue de nos voyageuses, et contentons-nous d’aller nous asseoir dans le jardin, sous la lune… la nuit est si belle !
Le dîner achevé, nous sortîmes. Je pris le bras de Pío et il me conduisit un peu à l’écart vers un banc, près d’un parterre de lys qui répandait sans mesure son parfum épais et sucré… Nous restâmes longtemps sans parler, de temps en temps s’élevait le cri liquide et émouvant d’un crapaud, le pépiement léger d’un oiseau réveillé ; des insectes et de petites chauves-souris passaient dans les rayons de la lune… L’aboiement d’un chien me fit tressaillir…
— N’ayez pas peur, murmura Pío, nos campagnes sont sûres… et je vous garde !
Je n’ai pas peur, mais je tremble…
— Cette journée a été si pleine d’émotions, de joies, que les mots meurent avant d’arriver à mes lèvres, Pío, et il faut que vous deviniez tout ce que vous dit mon silence…
Nous sommes revenus lentement à la maison… Des effusions encore, une étreinte de Mamita, et j’ai dormi sans rêves — à quoi bon, puisque, c’est tout éveillée que je les fais ! — dans cette chambre où je dois passer tant d’heures de ma vie…
Le parfum des gardénias entre dans ma chambre avec le soleil ; il domine l’odeur des jasmins, des chèvrefeuilles et des roses sous lesquels la maison est enfouie.
C’est une vieille maison, avec une véranda tout autour et un puits à margelle de pierre dans le patio… Un oiseau-mouche fait vibrer ses petites ailes brillantes au-dessus d’une grande fleur blanche…
Avant que Marthe s’éveille, nous sommes déjà loin, Pío, Navarro et moi ; une voiture légère nous emmène au hasard, eux, le fusil sur l’épaule, moi, une ombrelle à la main, ivres de lumière et de liberté. J’avais protesté contre les fusils, mais j’en ai compris l’utilité quand j’ai vu se lever presque sous les pieds du cheval un nombre incroyable de lièvres.
— Un imprudent, m’expliqua Carlos, un imprudent qui était aussi sans doute un chasseur enragé, a introduit dans le pays le lièvre qui y était inconnu, et nous sommes maintenant obligés de défendre nos cultures contre ce rongeur infatigable qui pullule dans les champs. C’est à le chasser que sont employés ces beaux lévriers que vous avez caressés ce matin, et c’est vraiment en cas de légitime défense que nous le tuons, car sa chair ne vaut pas grand’chose, et on ne sait pas encore chez nous utiliser sa peau.
Nous avons gagné la grand’route… ou plutôt l’espace séparant les terres cultivées qui sert de chemin… La voiture bondit, les ressorts plient, nous sommes jetés les uns contre les autres… Voici que nous nous trouvons face à face avec un immense troupeau de bœufs et de vaches… J’ai un petit frisson… Le cocher, de deux coups de fouet, s’ouvre un passage et les bêtes s’écartent pour nous laisser passer…
— Les bœufs ne sont dangereux que pour les piétons, me dit Pío, les hommes qui les gardent sont des « gauchos », toujours à cheval, et la silhouette d’une voiture leur est relativement familière, mais l’homme à pied est pour eux un animal inconnu, contre lequel ils foncent volontiers à coups de corne.
Le troupeau disparaît dans la poussière qu’il a soulevée, de gros rats sans queue traversent la route, des oiseaux chantent à plein gosier sur les arbustes qui la bordent, nous allons toujours… Il est onze heures, lorsque nous revenons à l’estancia, ivres de soleil, poussiéreux, affamés, contents. Une demi-douzaine de lièvres sont envoyés à la cuisine, et Mamita fait la grimace en les regardant. Elle gronde Pío et Carlos de m’avoir emmenée sans sa permission.
— Regardez-la un peu, leur dit-elle, elle a au moins un kilo de poussière sur ses vêtements ! Et moi qui voulais lui montrer la basse-cour, et aller avec elle chercher des œufs ce matin… il y a au moins deux cents poussins de plus qu’hier !…
Je console la chère vieille dame, et je lui promets de l’accompagner l’après-midi, après la sieste.
— Nous irons voir les poulets, les dindons, les oies, les canards, tout, Mamita, tout !
J’ai tout vu, je n’en puis plus. Mais Mamita est si contente et si fière ! Pío me remercie d’un regard et nous nous asseyons tous deux sur le banc, près des lys…
Pendant trois jours un vent furieux a secoué la maison, les champs se moiraient sous son souffle, les pétales de fleurs s’éparpillaient dans les allées, et les saules qui bordent la petite rivière se pliaient échevelés jusqu’à caresser l’eau de leurs feuilles. Nous connaissions ce vent, le « Pampero », pour l’avoir subi à Buenos-Aires, mais là, dans ce bouquet d’arbres isolé au milieu de la plaine, sa violence se décuple. Je suis sortie souvent pour la sentir passer, cette grande haleine fraîche de la pampa. Elle est pure, impétueuse, on sent qu’elle a passé sur des neiges immaculées et frôlé des terres vierges et lorsqu’elle se tait, elle laisse le ciel plus bleu, et la nature plus vigoureuse.
Notre demi-emprisonnement a été délicieux, et notre intimité avec nos compagnons de captivité s’est accrue ; j’ai découvert dans Mamita des trésors de bonté, et dans ses hôtes mille ressources intellectuelles. La facilité d’assimilation de mes futurs compatriotes est prodigieuse : ils savent tout ce qu’ils ont envie de savoir ! Lorsque les méthodes d’enseignement auront progressé, que l’on élaborera des programmes d’éducation moins touffus, et qu’on se donnera la peine de faire approfondir aux jeunes gens les matières qu’on leur enseigne, les Universités et les Facultés argentines rivaliseront facilement avec celles du vieux monde, comme le fait déjà leur Faculté de Médecine.
Pío m’a montré la bibliothèque, commencée par son aïeul, et que son père et lui ont accrue avec soin et orgueil. Que de belles et rares éditions, en espagnol, en allemand, en italien, en français ! Et quelle variété de sujets ! Depuis les romans et les poèmes, jusqu’aux traités d’agriculture et de géologie !
— Presque tous mes amis ont des bibliothèques mieux fournies que la mienne, m’a dit mon fiancé, nous lisons beaucoup ici, mais aucun n’aime ses livres comme j’aime les miens !… les nôtres, a-t-il ajouté… car il a vu avec quelle avidité mes yeux parcouraient les titres des volumes, et avec quelles précautions je touchais ces reliures précieuses, nous viendrons lire souvent ici tous deux et parler de la littérature de votre pays pour laquelle vous voyez mon admiration, et qui est familière à toute la classe supérieure en Argentine.
Pío me tend un beau volume habillé de maroquin havane, qui porte en lettres d’or ces mots : La Gloria de Don Ramiro.
— Voilà un de mes livres favoris, et je voudrais que vous l’aimiez, il est merveilleusement écrit et noblement conçu. L’auteur se nomme Enrique Rodriguez-Larreta…
— Le ministre d’Argentine à Paris, interrompis-je, je connais son livre.
— Il a mis des années à finir ce roman, il en a ciselé le style, il est l’espoir et l’orgueil de notre littérature.
— D’autres vont suivre son exemple, mon cher Pío, il a montré à vos jeunes hommes de lettres que rien de beau ne s’improvise, c’est une grande et utile leçon qu’il leur donne !
Le pampero s’est tu, nous voici délivrés. Je suis allée ce matin à cheval avec Pío, faire un peu la connaissance des « gauchos » qui gardent et soignent les troupeaux de l’estancia, et nous sommes entrés dans les petites maisons de brique crue, semées de loin en loin dans la plaine. En général, la maison était vide, et la porte cependant grande ouverte… Malgré des antipathies et même des haines qui s’élèvent entre ces hommes violents et passionnés, la méfiance n’existe pas, et le vol est inconnu. Et puis, que volerait-on ? Un lit de camp, qu’on appelle « catre », une selle couverte de peaux de mouton, le « recado », une calebasse pour faire le maté sans lequel le paysan argentin ne peut vivre, une guitare, et c’est tout ce que contient la petite maison solitaire ! Dès l’aube, le gaucho la quitte à cheval, et revient à la nuit tombante, drapé dans son « poncho » et brisé par d’interminables galops dans la pampa… C’est alors, qu’assis devant sa porte, sa guitare sur les genoux, regardant la plaine qui perd peu à peu ses couleurs, il invente ces chants languissants, au rythme arabe, qui montent dans le soir comme le soupir même de la campagne exténuée par une journée d’ardent soleil ; il chante aussi sa fiancée, celle qu’il aimera uniquement, qui viendra lui apporter le sourire de son visage brun, et les petits qu’il verra se rouler dans l’herbe, se hisser sur les chevaux, qui lui crieront au retour de ses épuisantes chevauchées des mots tendres et rauques, et qui, plus tard, chanteront à leur tour, devant la pampa, obscurcie par le soir, leur fiancée brune et l’avenir de leurs enfants.
Nous sommes allés jusqu’au petit village, le « pueblo » qui dépend de la station « Dos Ombuës » : quelques petites maisons de briques recouvertes de ciment, dont les toits plats servent de terrasse, une école d’où s’échappent en troupe de beaux enfants bronzés et turbulents, l’église sans clocher, et l’inévitable, multiple, indispensable « almacen ». Le mot « almacen », mot arabe, veut dire « magasin », et dans l’esprit du paysan argentin, il représente l’endroit où tout se vend et tout s’achète. Que ne trouve-t-on pas dans l’almacen d’un village ? Des toupies et des harnais, des espadrilles et de la bière, des rubans et des fromages, du vin et des fers à friser, sans compter les graines, l’encre, les pièges à mouche, les conserves de viande et de légumes, les confitures et le pétrole… La vente des étoffes est réservée aux colporteurs turcs qui vont d’estancia à estancia, infatigables, sachant dix mots d’espagnol, et qui quelquefois sont aussi riches que l’estanciero aux domestiques duquel ils vendent leurs cotonnades bariolées.
— Vous devez trouver mon pays bien sauvage, me disait Pío, tandis que nos chevaux prenaient la route du retour.
— Non, Pío, je l’aime, votre pays si jeune et si riche… Voyez quel attrait il possède : l’almacenero est espagnol, le maçon qui construit les maisons est italien, des Russes courbent le dos dans ce champ labouré, et tous y sont venus de tous les coins du monde, attirés par l’appât d’une fortune facile et d’une vie indépendante… ils travaillent rudement et peinent souvent, mais riches ou pauvres, ils resteront ! Ils oublient leur langue pour parler votre espagnol doux et zézayant, leurs enfants vénèrent les héros de l’indépendance argentine, et dans deux générations, leurs descendants n’auront qu’un nom étranger pour leur rappeler qu’un des leurs est venu de si loin… Et vous le voyez, moi aussi, je reste !…
— Dieu en soit loué, ma chérie !
Hier après le dîner, nous sommes retournés au village, entendre les chants des « gauchos » et voir leurs danses. Sauf la maman de Pío, un peu fatiguée, tous les hôtes de l’estancia nous ont accompagnés. Nous nous sommes assis sur des bancs, autour d’une place carrée plantée de poivriers géants au feuillage floconneux, et le spectacle a commencé. Un payador, — un improvisateur, — s’est détaché du groupe que formaient les gens du village, et se plaçant sur une chaise, il a commencé à accorder sa guitare.
Un silence profond s’était établi… La guitare bourdonnait comme un essaim d’abeilles d’argent et il a lancé les premières notes tendres et plaintives d’un « Triste »… J’étais suspendue à cette voix un peu gutturale, un peu voilée, qui chantait les peines d’amour du gaucho solitaire, et son désir de mourir si celle qu’il aimait lui refusait son cœur. Quelle passion criait dans cette mélodie primitive, et quelle ardeur désolée ! Un autre nous dit une « vidalità », puis des « milongas » lui succédèrent, et je ne me lassais pas d’écouter, d’écouter encore ces voix incultes et puissantes. Les chanteurs improvisaient souvent, quelques couplets ironiques se mêlaient aux lamentations passionnées et toute leur âme passait dans la musique… Ils se turent et la danse commença.
Quelques-uns des danseurs venaient de loin, et arrivaient à cheval, portant parfois en croupe leur « novia ». Les hommes étaient tous revêtus du costume national : des pantalons blancs garnis de dentelles et recouverts d’une pièce d’étoffe qui passe entre les jambes : « le chiripá », une veste courte, un mouchoir de soie éclatante au cou, et sur des bottes étroites, des éperons d’argent travaillé comme les boucles de leur ceinture, comme leurs étriers et comme le harnachement de leurs chevaux. Les femmes dont la figure un peu plate a un grand charme, portaient des robes claires et empesées et une longue natte de cheveux noirs s’allongeait jusqu’aux genoux des plus jeunes…
Celui qui conduisait la danse frappa dans ses mains, la musique commença, les couples se formèrent et nous vîmes se dérouler les figures charmantes et harmonieuses de la danse nationale argentine : le Péricon. Avec des attitudes nobles, avec des mouvements pleins d’une grâce sauvage, les danseurs mettaient un genou en terre, se fuyaient, se retrouvaient, passaient sous un bras étendu et faisaient la chaîne, les mains séparées par les foulards qu’ils avaient retirés de leur cou. Entre chaque figure, un d’entre eux s’avançait et improvisait deux vers amoureux ou plaisants qu’il adressait à une des danseuses : celle-ci ripostait aussitôt, et la danse reprenait. La lune faisait briller l’argent des éperons et des ceintures, les robes passaient et repassaient comme des nuages blancs, les pieds touchaient doucement le sol, et lorsque la musique se tut, lorsque, fatigués, les couples se réunirent aux gens du village assis sous les grands arbres, je poussai un soupir de regret.
— Et dire qu’en Europe on croit que c’est l’infâme et dégradant tango qu’on danse ici ! m’écriai-je. Comme je voudrais pouvoir démentir ceux qui ont créé cette légende !
— Consolez-vous, ma chère amie, me répondit Carlos Navarro, la mode stupide du tango a déjà disparu de l’autre côté de l’Océan ; tous ceux qui l’ont acceptée en ont été quittes pour avoir imité pendant quelques mois les voyous des villes argentines et leurs compagnes…
Nous fîmes nos adieux aux gauchos que je remerciai et qui nous accompagnèrent jusqu’aux voitures avec mille souhaits courtois de bonheur et de santé.
Pendant le retour dans la nuit tiède, aucun de nous ne parla, Pío serrait ma main dans la sienne et une infinie douceur nous engourdissait…
Je regardais les étoiles de mon nouveau ciel, plus rares et plus brillantes que celles de l’autre hémisphère, et la route me parut bien courte, car mon cher fiancé murmurait à mon oreille les mots immortels qui font oublier, qui font espérer…
Ce jour est celui qui précède notre départ. Marthe ne tient plus en place, malgré l’affection et les distractions qu’elle a trouvées à l’estancia. Elle ne dit pas une phrase sans y introduire le nom de Georges, et lorsque Mamita a fait des efforts pour retarder le voyage, les yeux de la pauvre enfant se sont remplis de larmes. Je comprends si bien son désir de revoir celui dont elle est séparée depuis tant de mois que j’ai résisté énergiquement aux objurgations de Mamita et aux prières de Pío.
Nous partons demain… mais pas seules ! mon fiancé nous accompagne ; il a décidé cela sans me le dire, et il a prié Marthe en riant, d’être notre chaperon.
Cher Pío ! vous n’avez pas voulu me laisser retomber dans mon isolement, avec le spectacle du bonheur des autres devant les yeux ! Je reconnais là votre amour attentif et la délicatesse de votre cœur… et, égoïste que je suis, je me réjouis de vous faire quitter la maison, les amis, la maman même, pour me suivre et me protéger !
Tout est prêt, et Georges est averti. Pío a un ami dans le pays où nous allons, un vieil Anglais qui s’est épris d’un site, et qui veut mourir devant les montagnes qu’il aime ; une dépêche a avisé cet original de notre arrivée et sa maison sera une des étapes de notre route vers la mine de « la Carlota », résidence de Georges. Notre équipement est déjà à la gare, nos adieux sont faits et j’ai entendu Mamita me murmurer à l’oreille : — Au retour… je vais faire arranger votre appartement…
Oh ! embrassez-moi bien fort, ma nouvelle maman… dans vos bras, je redeviens une petite fille… vous savez si bien aimer vos enfants !
Des heures, des heures encore, et de la poussière. J’en ai dans les cheveux, dans la bouche, on en mange au restaurant pendant que la plaine se déroule éternelle de chaque côté des rails. Pío nous entoure d’attentions, mais Marthe ne voit rien, n’entend rien… elle va rejoindre son mari, et voilà tout !
L’horizon commence à onduler, voici des ruisseaux, de grandes pierres, et des collines bleuâtres au loin : la Cordillère commence…
Nous nous sommes arrêtés à Cordoba, où mille couvents font retentir leurs cloches parmi des jardins fleuris. L’air est pur et frais, c’est ici que les malades viennent trouver la santé.
Nous voici de nouveau en route vers le nord. Le train s’arrête souvent, et les visages aperçus dans les gares pareilles à des hangars sont basanés. Dans quelques heures, nous serons au village où s’arrête le chemin de fer ; c’est à cheval, et par étapes, que nous continuerons notre voyage.
Le paysage a changé, nous traversons d’immenses vallées ; la locomotive, chauffée au bois, a ralenti sa marche, la poussière a envahi les vitres, et je sors sur la plate-forme qui termine notre wagon pour mieux voir la contrée dans laquelle nous sommes entrés.
Des montagnes prodigieuses s’élèvent à droite et à gauche, et le sol est d’un jaune clair, coupé de failles profondes et envahi par des arbustes épineux. Voici des vols de perruches vertes, de petits oiseaux blancs aux ailes bordées d’un liseré noir ; ces trous sont des terriers de « zorrinos », les skungs du pays, ou de viscachas : de la carcasse desséchée d’une mule s’élèvent de petits vautours…
Les montagnes se font de plus en plus hautes… Nous arrivons : le chemin de fer ne va pas plus loin…
Le prévoyant, le sage Georges a envoyé toute une caravane à notre rencontre : des hommes, des chevaux, des mulets.
Sachant que Pío nous accompagne, il est resté dans la montagne où il fait double travail pour revenir plus vite avec nous à Buenos-Aires. Marthe comprend et n’est pas trop déçue…
C’est une auberge charmante qui nous abrite… Les servantes ont le type indien, les pommettes saillantes et les cheveux plats, elles nous servent en souriant de leurs belles dents égales…
Derrière la maison s’élève un bois d’orangers géants pleins de fruits et de fleurs… toutes les maisons du « pueblo » sont en boue grise…
Le soleil se lève, les chevaux sont sellés, les mules chargées, nous partons… Il nous faut une semaine pour arriver à « la Carlota » par petites étapes, bien que le pauvre Georges ait fait la route en quatre jours…
Comme cette première journée a été rude !
Marthe est rompue et je quitte la selle avec joie… Mais quelles admirables et singulières routes nous suivons !… Toujours cette terre pâle, maintenant couverte de cactus monstrueux, grands comme de grands arbres et tous en fleur… la lumière rayonne…
Nous avons marché assez lentement, il nous a fallu coucher sur des « catres », dans une cabane de berger… et d’un sommeil si profond ! Je croyais, lorsque Pío nous a fait appeler pour repartir que je venais à peine de fermer les yeux !…
Tous les chevaux sont réunis autour d’une jument qui porte une clochette au cou, c’est la « madrina », elle est dressée à les conduire à l’endroit où les « gauchos » veulent les brider et les seller. Pío choisit des montures pour nous, puis pour lui. Ces chevaux à demi sauvages sont d’une douceur et d’une indifférence déconcertantes ; celui que je monte aujourd’hui est venu se ranger avec les autres autour de la « madrina », on lui a jeté le lazzo autour de son encolure fine, et il s’est laissé caresser et conduire comme s’il me connaissait depuis toujours… et il ne me connaît pas, je le sais, il ne me connaîtra jamais, même s’il m’obéit pendant des semaines ; ce qu’il désire, c’est la course, l’espace, le ruisseau verdi d’herbes fraîches, et dépasser les autres ! Quand je le laisserai libre, quand mon poids aura cessé de meurtrir sa croupe, il se roulera sur la terre dure, et courra vers ses compagnons en hennissant… il sera débarrassé…
Il faut arriver au coucher du soleil à la maison de l’ami de Pío, cet Anglais rêveur et excentrique, amoureux d’un paysage ; nous partons au galop, un galop doux et cadencé.
Les gauchos et les muletiers nous suivent, allument le feu pendant les haltes, et nous servent avec une dignité grave…
Les heures passent, chacune éclaire une beauté nouvelle, nous approchons de la fin de l’étape, et à mon insu j’ai dépassé mes compagnons…
Tout à coup, mon cheval hennit ; dans la splendeur du jour qui m’éblouit, son instinct lui fait pressentir la nuit toute proche ; je hâte son petit galop balancé ; avec une adresse merveilleuse, il évite les épines des cactus, les trous des viscachas, les failles du terrain, et il va, il va vers l’eau, vers l’herbe, vers le soir qui est le repos. Voici déjà une maison de boue, une treille, des chiens… à droite, à gauche sur mon passage, s’élèvent et retombent lourdement, les dindons sauvages, beiges et bleus, des cris inconnus traversent l’air léger et une odeur composée de tous les parfums m’arrive portée par le vent, c’est l’odeur de l’espace… Je m’arrête, mon cœur bat furieusement, mes yeux se fixent devant moi, ce que j’ai vu à cette minute, je sais que je ne l’oublierai jamais. Par-delà la maison, de l’autre côté de la vallée, s’élève une chaîne de montagnes, en pierre rouge, d’un rouge sombre et calciné et dont la crête irrégulière mord le ciel de toutes ses dents. Le soleil, en mourant, jette son or sur cette pourpre qui le lui renvoie en poudre et en rubis ; deux grands oiseaux planent, si haut qu’ils peuvent voir l’autre côté de la muraille ardente. Ce doit être beau ce qu’ils voient, car ils ne redescendent pas… Est-ce la lumière du bonheur dont je ne peux apercevoir qu’un reflet, qui éclaire l’autre versant de ces montagnes ? Quel royaume mystérieux a jeté tout son or de ce côté pour ne garder que l’amour ? Ce sont des paillettes qui étincellent aux cassures du rocher, et des pépites qui brillent dans les fissures… Est-ce El Dorado qui existe puisqu’un homme l’a inventé ?… Et je reste sans pensée, sans souffle, à regarder, jusqu’au moment où l’ombre démesurée qui s’allongeait devant moi cesse de me montrer la route du royaume secret… Ce ne sont que des pierres, des pierres éternelles qu’essaie de ronger un lichen livide, il n’y a rien, rien… et cependant, je me promets de revenir demain chercher le chemin de mon rêve guidée par l’ombre qui n’a pas eu le temps aujourd’hui de me le montrer…
La maison de briques crues est exquise, et notre hôte, M. Danley, nous en fait les honneurs avec autant de cérémonieuse politesse que s’il recevait à Londres des membres de la famille royale.
Un excellent dîner nous réunit à sa table, servi par des demi-indiens qu’on appelle ici des « Chinos ». Après les premiers compliments, mis en verve par notre présence, notre hôte commence à taquiner Pío en lui faisant quelques critiques sur ses compatriotes.
— Voyons, mon cher ami, lui dit-il dans un espagnol imparfait et pittoresque, avouez que rien au monde n’est plus beau que ce paysage, et que les Argentins sont fous d’aller de l’autre côté de la terre contempler des sites qui pâlissent auprès de ceux que vous avez traversés depuis votre départ de Buenos-Aires ?
— Mais, répond Pío, personne à Buenos-Aires ne connaît nos provinces, et…
— C’est le tort qu’on a, riposta Danley, on devrait les connaître ! A peine quelques « porteños » vont-ils en convalescence à Mendoza ou à Córdoba, et ils reviennent dégoûtés des hôtels et des auberges, et navrés parce qu’ils n’ont pas trouvé à quatre mille pieds d’altitude un cinématographe où passer leur soirée ! Et pourtant, Mendoza est admirable, la montagne y est sauvage et terrible…
— Elle est bienfaisante aussi, ajouta Pío, les sources médicinales chaudes en jaillissent, et font des cures merveilleuses…
— C’est pourquoi vous allez à Carlsbad…
— Rosario de la Frontera aussi possède des eaux qui guérissent les affections du foie, et des promenades splendides dans des forêts millénaires…
— C’est pourquoi vous allez à Vichy !…
— Un peu de patience, attendez que nous ayons un siècle de plus…
— J’attendrai !
Et il est bien capable d’attendre par curiosité…
Notre fatigue ne nous empêcha pas de sortir après le dîner. La montagne, devenue mystérieuse, nous attirait et nous fascinait. Très haut, très loin, des feux brillaient…
— Votre mari est là, dit M. Danley à Marthe, ces lumières marquent l’entrée de la mine où il travaille, et le poste du chemin de fer aérien qui descend le minerai dans la vallée…
Marthe trouve sûrement que ces petites lampes sont plus belles que les étoiles, car ses yeux ne les quittent plus !
Le chemin que nous faisait suivre notre hôte monte insensiblement, et surplombe son jardin. Des lucioles dansaient dans la nuit claire, et de petits hiboux jetaient des cris qui ressemblaient à un rire triste.
— Voici un nid de condors…
La lune se levait, sa lumière atteignit l’angle d’un rocher, et nous vîmes s’agiter d’énormes masses grises, tandis qu’une sorte de râle parvenait à notre oreille…
Un désir ardent me venait de contempler de plus près l’hôte formidable des Andes… hélas ! des pentes abruptes et des précipices me séparaient de ce nid de géants ailés… Il me fallut attendre au lendemain pour voir de près, sous le soleil, un condor captif dans le « patio » de la maison de M. Danley. J’appris que le grand oiseau de proie dort à peine, — la légende lui attribue même une insomnie perpétuelle, — et qu’il est presque impossible d’approcher son nid, placé toujours sur des pics à peu près inaccessibles. Cependant, quelquefois, un chasseur hardi, ou aidé par le hasard, découvre un poussin que ses parents, qui chassent toujours ensemble, ont abandonné momentanément, il s’en empare, et après lui avoir mutilé une aile, il l’installe dans la cour de sa demeure. Là, le condor grandit, vieillit et meurt sans avoir connu l’ivresse de planer et la joie aiguë de fondre sur une proie vivante.
Nous avons quitté l’hospitalière petite maison avec regret… Reverrons-nous cet homme si fin, si clairvoyant, cet amoureux fervent de la beauté ? Il nous a promis de venir nous voir à Buenos-Aires, et nous a montré avec orgueil les fils télégraphiques qui suivent la vallée :
— Je vous enverrai une dépêche, nous dit-il, les communications sont si faciles !
Et c’est vrai ; je constate tout à coup combien ces régions à peu près désertes sont facilement reliées à la capitale. M. Danley, Georges même, ont eu en deux heures le télégramme annonçant notre départ de l’estancia, et on sait au fond des mines les nouvelles du vieux et du nouveau monde chaque matin !
Enfin ! nous avons atteint le but de notre voyage, Marthe est tombée en sanglotant dans les bras de son mari, qui, lui-même, avait les yeux humides, pendant que Pío et moi les regardions tout émus.
Après un déjeuner qui nous a été offert par les ingénieurs, nous sommes allés visiter les galeries, voir transporter le minerai dans les wagonnets qui le descendront le long d’un câble d’acier, jusqu’au fond de la vallée.
La mine est à près de quatre mille mètres d’altitude. Au flanc d’une montagne voisine, nous pouvons voir, petite et noire comme l’entrée d’une fourmilière, l’ouverture béante d’une autre mine, elle contient de l’or, celle-là.
Georges nous montre comment fonctionnent les machines et s’enthousiasme en nous décrivant les incalculables richesses minérales de l’Argentine. Son séjour ici n’a pas seulement raffermi sa santé et bronzé son visage, il lui a donné la conviction absolue que presque toutes ces montagnes contiennent des trésors, et des trésors plus accessibles que ceux déjà exploités ; il a beaucoup causé avec ses compagnons de travail et avec les géologues que la compagnie leur a adjoints, tous sont de son avis, et plusieurs ont déjà fait des explorations probantes.
— Il y a de tout dans ce pays, s’écrie-t-il, de l’or, de l’argent, du cuivre, de l’antimoine, du fer, du charbon et même du pétrole. Mais il faut des hommes pour exploiter tout cela… et on a mille peines à en trouver ; les émigrants restent à la ville, et les « chinos » préfèrent le travail au grand air. Ah ! si nous avions la main-d’œuvre nécessaire !
Georges a attrapé la maladie du pays, la « hâte », et il hausse les épaules quand l’un de nous prononce le mot « patience » !
Nous avons cependant patienté trois jours avant de reprendre le chemin du retour, en nous émerveillant de la résistance dont mon cousin a fait preuve, et de son courage au travail. Ceux qui restaient nous regardaient avec envie, mais aucun ne songeait à déserter sa tâche, car tous sentent qu’ils partiront riches et libres, et c’est une perspective qui permet d’attendre !
La mission de Georges est terminée pour cette année, il l’a accomplie à merveille, le voilà sur la route de la fortune…
Nous avons fait nos adieux aux mineurs, et regardé une dernière fois le panorama merveilleux de la profonde vallée hérissée de cactus fleuris, enserrée de murs de granit, et j’emporte au cœur le désir de revenir, et un amour plus fort pour ma nouvelle patrie.
Les montagnes se sont effacées à l’horizon, la plaine s’étend de nouveau devant nos yeux, presque dorée maintenant : voici la banlieue et ses villas, voici les faubourgs, et c’est Buenos-Aires.
Mamita est à la gare, elle s’extasie sur notre bonne mine, et ne me cède qu’à regret à nos amis qui l’ont accompagnée. On lui présente Georges, et nous regagnons la petite maison où je suis arrivée avec tant de mélancolie et si peu d’espoir, et dans laquelle je reviens étourdie de bonheur et fière d’un amour partagé…
En attendant l’heure de m’appeler « la Señora de Valdez » je vis presque chez Mamita, elle n’a pas d’autre enfant que Pío, et nous gâte tous deux tant qu’elle le peut ; elle nous a cédé un étage de sa grande maison, car selon la coutume argentine nous ne quitterons pas le toit des parents ; la sœur de Mamita continuera aussi à vivre avec elle ; c’est une vieille fille qui est restée célibataire par goût. Ce type est assez rare dans un pays où toutes les femmes trouvent un mari, mais il existe, et la tante Victoria en est un exemple : un exemple doux, aimable et effacé. Elle ne se manifeste à nous que par des envois de cadeaux et des apparitions furtives. Son appartement tranquille, presque monacal, est aussi fermé que possible aux bruits multiples de la rue, et je m’y réfugie parfois, à sa grande joie, lorsque quelque cousine éloignée vient faire une visite accompagnée de sept ou huit enfants turbulents… Mamita supporte les cris de ces petits diables déchaînés avec une patience que j’admire, et arrive à les faire taire en les gavant de gâteaux et de « dulce de leche » qu’ils dévorent voracement, imités souvent par leur maman. Ce goût pour les sucreries et l’absence d’exercice — une femme comme il faut ne se promène guère à pied — m’expliquent l’embonpoint que prennent si tôt les Argentines, au détriment de leur beauté. On m’a dit que depuis quelques années, les femmes avaient pris l’habitude de la marche, et j’en ai en effet rencontré quelques-unes au Bois de Palermo, mais je crains que l’amour des gâteaux et des bonbons ne leur passe pas avant bien longtemps…
Carmen vient souvent, soit chez nous, soit chez Mamita, toujours affectueuse et charmante ; elle m’amène presque toujours son petit garçon : Carlitos, avec lequel je parle français. Le délicieux enfant ! Il a toute la précocité des petits porteños, mais ses parents ont contenu l’exubérance de sa nature sans en retirer la spontanéité, et Carmen m’assure que la méthode d’éducation qu’elle emploie est désormais en vigueur dans beaucoup de familles, et que l’excessive liberté qu’on laissait aux enfants tend heureusement à se restreindre.
Je vois peu Pío tout occupé des préparatifs de notre mariage, il aura comme témoins, comme « padrinos », Daniel Cruz et Carlos Navarro ; mes témoins à moi seront Georges et M. Roy. Mamita est folle d’émotion et fait une exposition des cadeaux qu’on nous envoie chaque jour… Et il y en a plein une chambre. La générosité argentine n’est pas un vain mot : des bijoux, des dentelles, des meubles, des porcelaines, de l’argenterie ! Marthe range tout cela sous l’œil attendri de Mamita qui approuve ou fait la moue selon les objets qu’on apporte. Rien n’est assez beau pour ses chers enfants, et ce mariage de Pío qu’elle désirait depuis si longtemps qu’elle avait cessé de l’espérer, lui semble un événement destiné à bouleverser le monde.
Comme toutes les femmes argentines, Mamita est tout amour, et pour elle, celui ou celle qui n’aime pas est au ban de l’humanité !
Mon fiancé m’a apporté tantôt une bague, un diamant magnifique, et ma joie doubla visiblement le plaisir qu’il avait à m’apporter cette belle pierre.
— Deviendriez-vous coquette, ma chérie ? me demanda-t-il en souriant.
— Vous faites tout ce qu’il faut pour que je le devienne, lui répondis-je, et puis, nous ne sommes guère habituées en France à de pareilles prodigalités. Nos jeunes filles ne portent pas de bijoux et s’habillent avec une extrême simplicité, aussi lorsqu’elles sont mariées, chaque cadeau que leur fait leur mari les enchante ; elles ne grossissent leurs écrins que peu à peu, et c’est lorsqu’il faut cacher leur cou et leurs épaules qu’elles mettent des colliers… En voyant ici des enfants de seize ans porter des perles et des brillants, je me suis souvent demandée de quelles pierreries et de quels joyaux elles pourront se parer plus tard, et quelles dépenses celui qui les aura épousées devra faire pour leur offrir un présent qui ne leur paraisse pas médiocre !… Et elles sont si charmantes, les jeunes Argentines, avec leur éclat de fleur librement poussée, leur teint merveilleux, leur intelligence ouverte et avide de savoir ! Elles n’ont pas besoin de surcharger tant de grâce par des ornements qu’excuse le déclin de la beauté. J’en ai rencontré beaucoup à Paris, surtout aux conférences des Annales où les conduit leur désir d’apprendre, et je les ai comparées aux petites Françaises qui les entouraient, et qui certes, étaient pour la plupart moins jolies qu’elles. Eh ! bien, je ne pouvais jamais distinguer une jeune fille argentine de sa sœur mariée, et je lui donnais toujours, j’en suis sûre, cinq ou six ans de plus que son âge, grâce à son excès d’élégance dans la toilette, et aux bijoux dont elle était couverte.
— Mais nos jeunes femmes ?
— Ah ! les jeunes femmes, c’est autre chose ! Là, il n’y a rien à redire, rien à critiquer ! Elles sont vêtues avec le goût le plus délicat et le plus sûr, et affectionnent les teintes discrètes aussi bien que les robes de la coupe la plus distingué et la plus raffinée. Lorsque je suis arrivée, faut-il vous l’avouer, Pío ? j’apportais quelques préjugés contre les femmes argentines, je les croyais un peu ignorantes et très frivoles, je confondais leur dévotion sincère et traditionnelle en même temps, avec une religiosité machinale… Vous voyez que je vous dis tout ! Je vous confesse avec la même sincérité que ces préjugés absurdes ont fondu comme la neige au soleil au contact de mes nouvelles amies, et à mesure que je vivais parmi elles. J’ai trouvé dans Carmen une créature d’élite, un cœur tendre, un cerveau ardent, Lucia Iturri de Hambourg est une merveille de tact, de finesse et de fidélité dans l’amitié, Délia Ortiz, notre chère Délia, n’est-elle pas le modèle des mères et des filles, et n’a-t-elle pas au suprême degré, l’art de grouper les intelligences et de faire briller l’art sous toutes ses formes ? Et Léonor Cruz dont le père est propriétaire de votre grand journal ! Y a-t-il un esprit plus alerte, une charité plus admirable, et une âme plus élevée que la sienne ? Votre Gloria Villalba, belle comme une jeune déesse et savante comme un recteur d’Académie, ne serait-elle pas admirée en Europe par les juges les plus difficiles ?… Et tant d’autres ! Et Mamita ! chère Mamita, qui ne vit que pour ceux qu’elle aime et qui s’oublie toujours en pensant aux autres !… Quelles mères sont ou seront toutes ces femmes ! Comment n’aurais-je pas été conquise ? Il faut être aveugle ou fou pour ne pas voir que les Argentines préparent des générations dignes d’un grand pays ! Et c’est parce que je les connaissais déjà que j’ai été si surprise par mon bonheur, mon cher fiancé, et par votre choix !
— Oh ! ma trop modeste novia, vous voulez seulement, n’est-ce pas, me faire répéter que je vous aime ?
— Mais dites-moi, Pío, n’aviez-vous pas, vous aussi, quelques préjugés contre les Français ?… contre les Françaises ? ajoutai-je plus bas.
— Si, j’en avais ! Pourquoi vous le cacher, ma chérie ? Comme ceux que vous venez de m’avouer, ils se sont dissipés lorsque je vous ai connue, aimée, et lorsque je suis entré dans l’intimité de vos cousins. J’ai fait avec de jeunes amis, un premier voyage en Europe lorsque j’avais dix-huit ans, et tout comme eux, j’ai connu le pire de la vie de Paris ; nous avions beaucoup d’argent à notre disposition, une liberté illimitée, et aucun de nous n’était majeur… vous voyez que toutes ces circonstances concordaient à merveille pour nous faire faire des sottises… nous n’y avons pas manqué, hélas ! Et je ne compte pas l’esprit d’indépendance que nous possédons si fort, et le fait qu’une lettre d’avertissement et de remontrances devait mettre vingt jours pour nous atteindre ! Nous étions déchaînés, tout simplement, et ce que nous avons connu de Français, et de Françaises surtout, à cette époque, n’était pas fait pour nous donner une opinion très bienveillante de nos frères latins ! Plus tard, lorsque je suis retourné à Paris, j’ai évité les erreurs passées, mais sans pénétrer dans la société parisienne, plus fermée encore que la nôtre. Je n’ose vous parler des Parisiennes, ou soi-disant telles, qui hantent les cafés-concerts de Buenos-Aires, mais je puis vous assurer qu’elles ne font rien pour soutenir le bon renom de la nation à laquelle elles disent appartenir, et malheureusement, ce sont celles-là qui s’expatrient ; les autres les « vraies » voyagent trop peu pour se hasarder jusqu’en Amérique du Sud. Vous vous rendez compte combien j’étais excusable de si mal connaître dans ses nationaux, un pays que j’aime et que j’admire, mais qui ne m’apparaissait qu’à travers les cafés de Paris, les music-halls de notre capitale, et quelques magasins où des commerçants trop avides nous exploitent sans merci. Désormais, outre l’admiration que j’ai depuis toujours pour les artistes, les hommes de lettres et les savants de votre patrie, je me suis fait la conviction que les hommes qu’elle produit sont honnêtes, droits et courageux, que leurs femmes aiment et respectent leur foyer, tout en le rendant attrayant par leur charme et leur culture. Si notre mariage vous fait Argentine, mon amour me rapproche de la France, et je voudrais voir beaucoup d’unions comme la nôtre, basées non seulement sur l’amour, mais encore sur une parfaite franchise et une confiance réciproque. Décidément, Cupidon a tort de porter un bandeau sur les yeux : Il faut beaucoup se connaître pour bien s’aimer…
Tout est prêt, je me marie demain ! Marthe, la chère Marthe, émue et agitée, vient de me montrer la robe que je dois porter pour la cérémonie, elle la trouve jolie. Tant mieux !… mais j’avoue que je serais incapable de la décrire ! Nos bagages sont déjà partis au « Tigre » où nous passerons huit jours seuls, puis Mamita, Georges et Marthe viendront nous retrouver…
Georges termine ses affaires avec la Compagnie minière qui l’a engagé, et repartira en Europe quand son nouveau contrat sera signé, pour revenir dans deux ans.
Mon Dieu ! est-ce bien moi qui suis là, entourée, choyée, aimée ? Et Pío qui craignait que son pays ne me plaise pas ! Mais comment peut-on ne pas aimer la terre où on est heureux ? Je me sens la fille adoptive et chère de cette patrie que mon instinct a choisie, je la sens forte, grande dans l’avenir, et je me donne à elle avec confiance, avec abandon… L’amour seul de mon Pío ne m’aurait pas conquise si l’Argentine n’avait commencé la conquête !
Nous sommes unis pour la vie… Ce matin, j’ai dit adieu à la petite maison où restent encore mes cousins, je l’ai parcourue tout entière, le cœur un peu serré… Elle a abrité pendant des mois mon amour commençant et ma joie renaissante… J’ai pris un petit bouquet de jasmin dans le patio et je l’ai fixé à ma ceinture, son parfum persistant se mêlait à l’odeur de l’encens pendant que je m’inclinais sous la bénédiction de Mgr Morera, cousin de Mamita, qui a marié Carmen et qui a voulu nous bénir. Pío tremblait d’émotion, et de grosses larmes coulaient sur mes joues, larmes heureuses cette fois ! Il est dix heures et demie du soir, l’orchestre bourdonne encore à mes oreilles, car Mamita reçoit en bas, rayonnante. Pío fait charger les sacs sur la voiture, et je me suis réfugiée dans mon boudoir ; mon bonheur est encore timide…
Des baisers, des souhaits, et nous voici sur la route qui va au Tigre…
— Nous ne pourrions pas aller plus loin, m’a dit Pío, la route praticable aux automobiles s’arrête là…
La voiture roule mollement entre des rangées d’eucalyptus et de « paraisos » dont les fleurs violettes ont un parfum de lilas et d’amande, les phares font de grands cercles lumineux et tremblants dans lesquels tourbillonnent des insectes affolés.
Nous nous taisons, Pío a appuyé ma tête contre son cœur que je sens battre à grands coups profonds…
Pourvu que ce soit bien loin, le Tigre !…
Hélas ! non, l’approche de l’eau rafraîchit la nuit, nous arrivons… Une barque nous attend et nous mène dans une petite île ; des lumières brillent aux fenêtres de la villa toute vêtue de verdure, j’entends le clapotis de l’eau, et le bruit des rames qui s’affaiblit au loin… Le fleuve réfléchit les étoiles… La voix de mon mari murmure tendrement mon nom… Je suis heureuse.
Le Tigre ! Venise verte, Venise éplorée dans la chevelure bleuâtre des saules, petites îles pleines de fleurs et de fruits où des maisons invisibles laissent échapper des rires plus frais que l’eau et l’herbe, jardins gardés par de hauts peupliers, mystérieux comme des murailles, élancés comme des prières !…
Oh ! paysage unique et apaisé, comme vous bercez doucement notre bonheur !
Le grand fleuve Paraná, le Río Paraná, divisé en innombrables cours d’eau, enserre plusieurs centaines d’îlots fleuris que nous parcourons, Pío et moi, à l’heure où le soleil descend vers l’horizon…
Je commence à reconnaître les canaux et nous sommes allés l’autre jour jusqu’au fleuve immense. Notre bateau dansait comme sur la mer, et frôlait en passant de petites îles flottantes où croît une fleur bleue, et qui vont jusqu’à l’Océan, emportant parmi des herbes géantes, des animaux effarés.
Quelquefois, pour passer entre les rives de deux îles, il nous faut écarter de la main les branches pendantes des saules-pleureurs.
Des poissons brillent une seconde dans l’air, puis replongent en faisant jaillir l’eau en perles scintillantes… Le soir, des barques, des canots, de petits yachts sillonnent les principaux « ríos » où leurs feux se reflètent, on cause d’un bateau à l’autre, des femmes en toilette de soirée, des hommes en frac, escaladent les escaliers des embarcadères pour aller à une réunion mondaine, et des musiques s’alanguissent dans les feuillages humides…
Mais nous fuyons le bruit, notre embarcation s’enfonce parmi le dédale des îlots, et nous emporte vers les petits canaux cachés sous les branches entrecroisées où nous sommes seuls, seuls avec notre amour.
La maison s’est animée, les domestiques vont et viennent, j’ai mis des fleurs dans toutes les chambres… Mamita et mes cousins sont arrivés. Sous le prétexte de faire voir les Régates à Georges, Mamita a abrégé tant qu’elle a pu notre solitude ! La vérité est qu’elle mourait d’envie de nous rejoindre ; nous lui en voulions un peu de cette hâte, Pío et moi, mais quand nous avons vu la joie qui éclairait sa figure lorsqu’elle nous a aperçus, lorsque nous avons senti ses bras maternels nous serrer contre son cœur, notre légère mauvaise humeur a fondu en tendresse et nous nous sommes écriés ensemble :
— Comme vous avez bien fait de venir si vite, Mamita !
En attendant ces fameuses Régates, Georges et Marthe explorent à leur tour les ríos et les îles ; nous ne nous retrouvons guère qu’à table, quand quelque excursion un peu lointaine ne nous réunit pas. Mamita voit ses vieilles amies et ses jeunes parentes, fait des vêtements pour les pauvres, et avec une entente merveilleuse mène la maison et les domestiques. Presque toutes les familles avec lesquelles nous sommes en relations à Buenos-Aires sont au « Tigre », il y fait presque frais tandis que la ville gémit sous une chaleur torride, et c’est un va-et-vient continuel de barques et de canots sur les ríos, tout le jour, et tard dans la nuit.
Notre jardin est plein de roses, les pêches gonflent au soleil leurs petites joues veloutées, et les fleurs du jasmin plient sous le poids vibrant des abeilles…
Georges et Mamita sont les meilleurs amis du monde, il la fait rire aux larmes en lui racontant, avec un accent français prodigieux, des histoires extraordinaires et lui dépeint Paris, dont le seul nom la terrifiait, sous des couleurs si attrayantes qu’elle finit par nous dire un jour :
— Que diriez-vous, mes enfants, si j’allais faire un petit tour en Europe avec vous ?
Pío n’en croyait pas ses oreilles.
— Oh ! pas tout de suite, a ajouté Mamita, mais, dans deux ans, par exemple ; nous pourrions aller chercher Marthe et Georges…
Je félicitai Mamita de la bonne idée qu’elle avait de nous suivre en Europe, et je lui exprimai ma joie de la voir disposée à aimer mon pays. Elle me caressa doucement les cheveux :
— Vous me le faites tous aimer, ma fille chérie, Marthe est une petite femme modèle, et ce grand garçon, elle désigna Georges, arrive à me faire croire tout ce qu’il veut ! Et c’est un réprouvé, cependant ! N’a-t-il pas essayé de me faire l’apologie du divorce ?
Georges protesta, l’apologie en question n’était que des explications données à Mamita sur une coutume qui la choquait si fort…
Toutes les femmes argentines, et surtout celles de la génération de notre chère maman, ont en abomination le divorce ; elles ne l’admettent pas, même dans les cas extrêmes, et se bouchent les oreilles lorsqu’un audacieux essaie de leur prouver que quelquefois le divorce est une délivrance et permet à un être de refaire sa vie compromise par un mariage malheureux. Le sentiment religieux est pour beaucoup dans cette horreur de la rupture d’une union consacrée par Dieu, mais il s’y ajoute un sentiment particulier du devoir maternel, et une soumission presque orientale aux volontés de l’époux et puis, comment une femme qui a cinq ou six enfants pourrait-elle quitter le foyer conjugal, et refaire une vie qui appartient déjà à ces petits êtres ? Il y a de mauvais ménages sans doute, en Argentine, mais sûrement moins que dans les pays où la femme est trop mêlée à la vie de son mari et où, par conséquent, les heurts sont plus fréquents entre deux caractères opposés ou deux natures différentes. On a proposé plusieurs fois à la Chambre une loi établissant le divorce, elle n’a jamais pu passer, et il s’écoulera vraisemblablement de bien longues années avant qu’elle obtienne un vote favorable… si tant est qu’elle l’obtienne jamais.
Tout le « Tigre » est pavoisé sur le parcours des yachts qui vont prendre part aux régates. Pas de vent, pas un nuage, la journée est magnifique, mille embarcations se pressent sur l’eau miroitante et les courses commencent…
On encourage de cris sympathiques les concurrents dont les parents et les amis s’entassent dans des barques ou sur les rives, on acclame les vainqueurs, on console les vaincus, de belles jeunes filles trépignent de joie parce que leur frère ou leur fiancé a gagné un prix… Les oriflammes flottent dans une brise tiède, les robes claires et les ombrelles se dorent au soleil couchant…
Dans une demi-heure tout sera silencieux ; le bruit des moteurs à pétrole sera remplacé par le coassement des petites grenouilles qui se cachent dans les roseaux, et les cris d’enthousiasme par le murmure de l’eau que caressent les rameaux tombants des saules…
Mais la nature n’a qu’un court répit ; ce calme profond est de nouveau troublé par une fête de nuit : une fête vénitienne. Des bateaux illuminés conduits par les beaux jeunes gens qui ont prouvé tantôt ce que peuvent les sports pour l’embellissement d’une race, suivent le fil de l’eau, doucement, si nombreux et si pressés que leurs feux paraissent être le reflet mouvant des étoiles. Dans une île, un orchestre joue une musique italienne, qui nous parvient légère, lointaine, faite pour accompagner un rêve. On ne crie plus ce soir, la beauté de la nuit paralyse les gaietés bruyantes, et c’est de la poésie et de la douceur qui flottent dans l’air et sur les eaux…
Pío s’est mis en tête de me conduire à Mar-del-Plata. Mamita a protesté, j’ai résisté, mais mes cousins ont soutenu Pío, et mon cher tyran, obéi et triomphant, nous emmène tous trois passer une semaine dans le port de mer à la mode, le Deauville Argentin : Mamita restera au « Tigre » jusqu’à notre retour.
Sur les conseils de Pío, nous emportons beaucoup de robes, et tous nos bijoux… Il paraît que c’est la « Grande Semaine » de Mar-del-Plata, et qu’on y fait assaut d’élégance.
En douze heures de voyage, nous avons atteint le but de notre voyage. Nos chambres sont retenues, heureusement, car les hôtels et les villas n’ont plus un coin à offrir au voyageur, fût-ce à prix d’or ! L’argent a peu de valeur à Buenos-Aires, à Mar-del-Plata, il n’en a plus du tout ! Nous étions, mes cousins et moi, stupéfaits de ce qu’il fallait payer à l’hôtel pour un modeste appartement et une nourriture médiocre. Pío riait de notre étonnement, lui qui ne conçoit pas plus que ses compatriotes ce qu’est l’économie, et encore moins l’épargne ; il se moque gentiment de nous, lorsque nous essayons de lui parler de « prévoyance… »
— Prévoyance de quoi ? demande-t-il.
— Mais de l’avenir.
— De mon avenir ? Je fais de bonnes affaires, mes terres me rapportent dix ou douze pour cent, bon an mal an, et se valorisent chaque jour… Alors ?
— Les temps de disette peuvent venir !
— Les temps d’abondance peuvent durer !
— Mais si vous avez des enfants ?
— Ils travailleront…
— Des filles ?
— Elles se marieront !
— Et dire que vous êtes tous comme ça ! s’écria Georges abandonnant la discussion, c’est effrayant !
— Pourquoi effrayant ? Cette insouciance, cette libéralité que vous blâmez, nous rend audacieux ; à cause d’elle, nous nous lançons dans les affaires les plus risquées avec une confiance qui les fait réussir.
— Mais quand un homme meurt sans fortune, que devient sa veuve ? Qui élève ses enfants ?
— La veuve est toujours recueillie ou aidée par quelqu’un de sa famille ou de celle de son mari, et jusqu’aux amis du disparu, tous s’unissent pour donner aux enfants une éducation et une instruction suffisantes pour marcher à la conquête de la fortune ! Les enfants élevés ainsi ne sont pas moins bien armés pour la lutte que ceux dont les parents sont devenus ou restés riches. N’oubliez pas qu’une de nos forces est cette possibilité donnée à tous, sans distinction de classe ou de nationalité, d’arriver à la richesse par le travail : notre terre offre ses trésors à qui possède la force de les prendre, et elle est si prodigue elle-même que ses fils seraient sans excuses s’ils osaient être avares…
Pío avait raison : il faut avoir vu Mar-del-Plata pendant sa semaine élégante, mais je me promets bien tout bas de n’y pas revenir !… C’est un luxe étourdissant : on se promène sur la Rambla, on fait les cent pas sur la plage, on déjeune, on joue, on va écouter de la musique au Club, on dîne, on danse, on fait un bridge, et chacune de ces actions est précédée d’un changement de toilette… et quelle toilette ! C’est à se demander si les costumes de bain ne viennent pas de chez Paquin… car on se baigne de temps en temps, quand on a un moment de loisir… entre les courses et le thé… J’oubliais les fiançailles, les brouilles, les raccommodements et les bavardages qui semblent s’accumuler pendant cette courte saison.
Je suis péniblement ce mouvement effréné, et je vois bien que mon mari ne reste que pour ne pas abandonner nos cousins. Eux s’amusent franchement, entraînés par d’autres jeunes couples, et voient s’écouler les jours avec peine…
Nous avons pourtant pu nous isoler assez souvent, Pío et moi, pour faire quelques promenades le long de la côte. Partout, des rochers sauvages, des falaises monstrueuses, un chaos de pierres battues par des vagues furieuses, démesurées. L’Océan est sans douceur, ici, il apporte une houle que rien n’a brisée pendant des milliers de lieues, un vent qui a traversé la moitié du monde sans perdre sa violence, et les plages, magnifiques, s’arrondissent à perte de vue… C’est une beauté sévère, grandiose, impressionnante : la hauteur des falaises écrase, et la vue de l’Atlantique tumultueux éveille la terreur, et fait naître la nostalgie des mers calmes… La ville elle-même est somptueuse, mais encore inachevée, on y bâtit toujours et on rêve d’y faire un port plus facile à atteindre pour les navires de fort tonnage, que celui de Buenos-Aires, rendu d’accès difficile par le fond mouvant du Rio. Mar-del-Plata ou plutôt le « Club » de Mar-del-Plata, a un ravissant petit théâtre, assez peu fréquenté d’ailleurs, et possède l’inévitable cinématographe où les familles envoient les enfants, les jours de pluie ou les soirs de vent. Des estancias sont éparpillées à quelque distance du bord de la mer ; nous en avons visité une, propriété d’un ami de Pío, et nous avons constaté non sans étonnement que les produits de cette terre si soumise au climat marin, dépassent en qualité et en abondance tout ce que nous avons vu jusqu’à ce jour, et que le bétail y est splendide.
Des réunions mondaines, des thés, des bridges, la roulette… et le dernier jour de la Grande Semaine, qui est aussi celle du Carnaval, s’est achevé par un bal masqué à l’hôtel Windsor, lieu de réunion de la société élégante ; ce bal réunissait tant de jolies femmes, tant d’adorables jeunes filles et tant d’hommes beaux et distingués qu’aucun lieu du monde ne pourrait en grouper davantage.
Malgré cette dernière, cette éblouissante vision, c’est sans regrets que nous reprenons le train, emmenant Georges et Marthe qui poussent quelques soupirs, et c’est avec joie que nous retrouvons notre chère petite île verte du Tigre et l’active tendresse de Mamita, dont la joie de nous revoir est émouvante.
J’ai dû aller ces jours-ci à Buenos-Aires pour y faire quelques achats ; la journée que j’y ai passée a été rude. Il y a des semaines qu’il ne pleut pas, les rues sont poussiéreuses, les maisons sont fermées et comme barricadées contre le soleil ennemi, les pieds des chevaux s’enfoncent dans l’asphalte amolli des chaussées, les rares passants se glissent le long des maisons, cherchant l’ombre, et le soir, pour trouver un peu de fraîcheur ou plutôt l’illusion de la fraîcheur, des milliers de gens vont au bois de Palermo où semble se concentrer toute l’animation de la ville. On attend l’orage, on guette le ciel trop pur, la moindre vapeur se change en nuage dans l’imagination des porteños…
Chaque été les chaleurs trop fortes sont heureusement tempérées par des averses diluviennes grâce auxquelles on supporte des températures très élevées sans malaises. Les vieux Argentins prétendent même qu’autrefois, — cet autrefois si vague et si commode dont abusent les vieilles gens, — autrefois, donc, il faisait encore plus chaud, et que les hivers se distinguaient à peine des printemps et des automnes. Je m’imagine que le climat a moins changé qu’ils ne le croient, et que, simplement, les méthodes de chauffages s’étant perfectionnées, on est devenu plus frileux dès qu’on les a employées. Dans beaucoup de familles le préjugé règne encore « que le feu rend malade », et on voit des dames recevoir leurs amies, une fourrure sur les épaules et les mains dans un manchon, tandis que le thermomètre marque six degrés dans leur salon et que la cheminée bâille de tout son âtre vide !
Par bonheur, la chère Mamita est plus moderne dans ses idées, et elle a fait installer le chauffage central dans notre grande maison de Buenos-Aires, et même dans l’appartement de la tante Victoria qui a commencé par pousser des cris d’indignation vite étouffés par une sensation de bien-être et de confortable.
L’été s’écoule paisible et charmant, dans des causeries, des lectures, des visites à l’estancia que mon Pío n’abandonne jamais quinze jours de suite, et dans la douceur d’une intimité familiale que je n’avais jamais connue. Nous sommes indépendants les uns des autres, et cependant unis, la liberté individuelle est sauvegardée, chacun fait ce qui lui plaît, mais un lien profond nous relie. Nos amis ne sont pas ceux de Mamita, elle leur fait pourtant bon visage lorsque nous les recevons, et quand ses amis à elle viennent la voir, nous les accueillons de notre mieux. Je me laisse aller délicieusement au charme de cette vie de paix et d’amour, et le seul nuage qui obscurcisse mon bonheur, c’est le départ de mes cousins, fixé au mois de mai… Ils vont me manquer, ces chers compagnons de la plus triste période de ma vie, et de la plus heureuse… Leur affection est si sûre, si loyale ; ils ont adouci mes misères et partagé ma joie, nous avons espéré, et quelquefois pleuré ensemble… J’ai essayé de les retenir, et de leur persuader qu’ils devaient rester avec moi jusqu’au moment où Georges sera forcé de retourner à ses mines, mais ils m’ont donné tant de bonnes raisons à leur départ, que j’ai compris que je devais sacrifier mon égoïsme et cesser d’insister.
L’automne ; les feuilles des peupliers sont comme des pièces d’or, et nos rosiers ne fleurissent plus ; le ciel est pâle, les branches des saules trempent maintenant dans les ríos dont les eaux grossissent et se troublent, mais l’air est si doux, le soleil si clément, et la tiédeur des soirs si caressante que nous prolongeons notre séjour presque jusqu’au départ de Georges et de Marthe. Les heures de cette saison divine me paraissent trop courtes, j’en goûte la douceur attendrie avec le chagrin de les voir s’écouler.
Le printemps est souvent pluvieux ici, l’été quelquefois est torride, et l’hiver frissonne de temps en temps au souffle du pampero, mais l’automne est la saison sans rivale, elle n’a pas la mélancolie de l’automne d’Europe, et l’année solaire meurt sans laisser soupçonner que la mort appelle la corruption…
Il faut rentrer pourtant… Nous faisons une dernière promenade, et nous disons au revoir aux beaux arbres, à l’eau tranquille et à nos souvenirs…
Pendant notre absence de Buenos-Aires, on a loué la petite maison où Pío est venu tant de fois me voir l’hiver dernier, et où Marthe a si souvent eu « justement besoin d’écrire à Georges »… Les meubles auxquels nous tenons sont chez Mamita qui donne l’hospitalité à mes cousins jusqu’à leur départ. En général, les demeures sont si vastes que des familles de douze ou quinze personnes s’y logent sans gêne ; il y a plusieurs salons, deux au moins, un grand et un petit, plusieurs salles de bains, les domestiques eux-mêmes ont les leurs. On bâtit maintenant quelques petites maisons comme celle que nous habitions, et quelques maisons de rapport divisées en appartements, mais ce sont presque toujours des étrangers qui les habitent, les familles argentines sont trop nombreuses et trop habituées à l’espace pour s’y entasser.
Georges vient de la Compagnie maritime où il a retenu son passage et celui de Marthe sur un magnifique paquebot français : « Le Sauveterre » ; les plans du navire l’ont séduit, et il est joyeux à l’idée qu’enfin les vapeurs français rivalisent avec les anglais, les allemands et les italiens qui ont créé de véritables palais flottants.
Le navire est arrivé, et pendant les cinq jours qu’il est resté dans le port, il a été permis de le visiter. Pío a voulu voir comment nos chers voyageurs allaient être installés, nous avons parcouru le bateau tout entier, nous l’avons trouvé confortable et même somptueux, le personnel nous a paru correct, et la cabine de Georges et de Marthe ne laisse rien à désirer. Pendant que nous causions sur le pont avec un aimable officier qui nous avait guidés complaisamment, on a apporté les malles marquées aux initiales de mes cousins, et parmi elles, j’en ai reconnu une que j’ai prêtée à Marthe, et sur laquelle j’ai retrouvé mon nom… mon nom d’avant… d’avant l’Argentine… d’avant le bonheur…
La voiture nous emporte tous les cinq vers le port, car Mamita a tenu à venir accompagner ses neveux d’adoption : c’est une coutume à laquelle on ne se dérobe jamais à Buenos-Aires. Comme les paquebots sont à quai dans l’immense bassin, les amis et les parents des passagers restent avec eux jusqu’à la dernière minute…
Dans les troisièmes classes, on chante : ce sont des Italiens qui retournent dans leur patrie, après avoir travaillé aux champs pendant les récoltes. Ils ont gagné de quoi faire vivre leur famille une année, et ils reviendront dès qu’ils auront besoin d’argent, pour s’en aller encore, jusqu’au jour où la femme et les enfants se décideront à les accompagner, et s’installeront avec eux pour toujours sur la terre libre et féconde qui les enrichira. Une foule pressée a envahi les ponts, les salons, les corridors, la salle à manger… On apporte des fleurs, des bonbons, des cadeaux, on pleure, on rit, on promet, on refuse, des affaires s’ébauchent ou se concluent pendant qu’on boit le traditionnel champagne des adieux, c’est une confusion, un brouhaha étourdissants ! Des enfants se faufilent entre les jambes, s’égarent, se retrouvent, un pick-pocket est emmené discrètement, les officiers sont débordés, le commandant se cache, on cherche une valise égarée… et, tout à coup, la cloche sonne… il faut s’en aller…
Comme les autres visiteurs, je descends par la passerelle en me retournant cent fois ; comme les autres, je me tamponne les yeux avec mon mouchoir ; comme les autres, je me promets de me sauver avant que le navire s’écarte du quai… et comme les autres, je reste pour le voir partir !
C’est affreusement long, ce départ, cet arrachement… Je vois Marthe, les bras chargés de fleurs, et Georges écrasé de paquets apportés par des amis au dernier moment ; ils s’appuient contre le bastingage et me sourient les yeux humides…
— A bientôt !… crie Marthe d’une voix déjà lointaine…
— A bientôt !… répond Pío, car la voix me manque, et mon cher mari a senti de quelle émotion je suis bouleversée…
Le bateau est sorti du port, et laissant Mamita rentrer avec la voiture, nous revenons à pied par les rues d’un Buenos-Aires matinal et grouillant que je ne connaissais pas encore et dont les mille bruits me distraient de mon chagrin. Les petits vendeurs de journaux bondissent sur les plates-formes des tramways en marché en criant : La Prensa !… La Nacion !… La Argentina… d’une voix perçante ; les marchands de marée offrent avec une espèce de chant de gros poissons irisés et des crevettes roses énormes qui débordent des corbeilles équilibrées par une perche sur leur épaule, le marchand de pommes de terre, le marchand de salades, s’égosillent en traînant leurs charrettes à bras… des gamins joufflus appellent de toutes leurs forces « l’empanadero » et trépignent de leurs petits pieds nus, lorsqu’il leur apporte, dans son panier couvert, les pâtés dorés pleins de viande ou de légumes, en hurlant : Empanadas !… Empanadas !… Des Turcs proposent d’un ton plaintif des savons, des miroirs, des tire-bouchons et des foulards qu’ils promènent sur des tréteaux… De robustes commères, en robe flottante, discutent bruyamment autour d’une voiturette de fleurs…
Nous approchons de chez nous, mes yeux se brouillent encore de larmes :
— Soyez raisonnable, ma chérie, me dit mon mari en pressant mon bras sous le sien, et ne pleurez plus. Vous savez bien que s’ils ne revenaient pas, nous irions les chercher, et que, lorsqu’ils s’en retourneront la prochaine fois, nous partirons avec eux… Avez-vous peur de la vie à mes côtés ? Regrettez-vous de me rendre heureux ?
Je levai les yeux pour rencontrer le regard de Pío :
— « Ton pays sera mon pays… ta maison sera ma maison… »
L’affection maternelle de Mamita et l’amour de mon mari ont trouvé mille ressources pour me rendre moins pénibles les jours qui ont suivi le départ de mes cousins. J’accompagne Mamita aux comités des innombrables œuvres de charité qu’elle préside, et Pío me conduit dans le monde. La saison a recommencé, nos amis et nos parents sont revenus, et demain, nous célébrerons la fête nationale Argentine, la fête du 25 mai…
Il y a donc un an que je suis arrivée ici, un an seulement… un an déjà ! Je regarde ce boudoir qui m’appartient, j’entends un faible son de piano qui vient du salon de Mamita ; de l’autre côté de la galerie, c’est l’appartement silencieux où la tante Victoria marche à pas feutrés… Tout à l’heure, Pío entrera, il s’assoira sur ce petit fauteuil, et nous parlerons de ce qu’il a fait aujourd’hui, de ce que j’ai fait moi-même, de notre chère estancia, des amis… de notre amour… Ma vie est là, je ne souhaite plus rien… Si ! il y a une chose que je désire de toutes mes forces, c’est que, de l’autre côté de l’Océan, dans mon pays aimé, on connaisse mieux ma seconde patrie !
Et pour la connaître, il faut vivre sur nos sol, se mêler à ses fils, explorer ses solitudes vierges ! Elle est fière de sa jeune grandeur, mais elle accepte les leçons du passé, elle a l’orgueil de son effort, mais il ne l’a pas rendue vaine, et elle accueille les Français avec les mots qu’ils aiment, et auxquels elle croit : Liberté, Égalité, Fraternité !
Du soleil, le ciel bleu, et de la joie… c’est le 25 Mai…
A toutes les fenêtres flottent les drapeaux bleus et blancs, le canon tonne, des groupes passent en chantant, la cocarde bleue et blanche à la boutonnière ou au corsage, des délégations d’écoles, de corps de métiers, de Facultés défilent… les automobiles marquent le pas derrière d’humbles breaks mouchetés de la boue des routes campagnardes, voici le coupé discret de l’Archevêque, des gauchos passent au pas léger de leurs chevaux…
Devant nos fenêtres, la vaste place où s’élève la statue de San-Martin, fourmille déjà de centaines d’enfants qui vont chanter tout à l’heure le chant national argentin en l’honneur du héros de l’Indépendance…
La foule s’est rangée sans un cri, sans une querelle, recueillie et attentive, et dans l’air frais du matin, dans la limpidité de ce beau jour d’hiver, s’unissent des voix pures, nettes, aiguës. L’hymne patriotique monte vers le ciel clair, et les petits visages se lèvent vers l’effigie du héros, tout enflammés d’ardeur et d’amour…
Mamita pleure d’émotion, et je sens ma gorge se serrer, quand un des plus petits enfants vient déposer une palme dorée sur le socle de bronze…
Un homme parle au pied de la statue, nous distinguons chaque mot. Il dit la vie de San-Martin, cette vie d’héroïsme et de misère, et l’admirable élan de celui qui « donna des ailes aux canons », en leur faisant passer l’Ande infranchissable : il dit aussi ce que fut l’épouse de ce soldat sans pair, la douce compagne aux boucles brunes, dont le cœur menaçait de se briser à chaque bataille, et qui masquait ses angoisses par des sourires ; il évoque Fray Beltrán, le moine guerrier, qui s’improvisa fondeur et fit des pièces d’artillerie avec les cloches des couvents, les dames de Mendoza, donnant leurs bijoux et leur argenterie pour payer la nourriture des soldats, et gâtant leurs belles mains à coudre de rudes vêtements, les Puyrredon, les Brandzen, les Lavalle, tous… tous… l’un d’eux était Français, dit-il…
Je tressaille d’orgueil… là où on se bat pour une juste cause, n’y a-t-il pas toujours au moins un Français ?
La cérémonie est finie, la voix virile qui vient d’exalter l’amour de la patrie en paroles brûlantes s’est tue.
La place est vide… mais le socle de la statue disparaît sous les fleurs…
Nous allons à pied chercher Carmen et Carlos avec lesquels nous assisterons à la revue. A peine si l’on peut circuler… des provinces lointaines sont venus des gens basanés et graves ; Rosario, port des céréales, Tucuman, où la culture de la canne à sucre fait des millionnaires, Mendoza dont les vignerons connaissent les grappes du pays de Chanaan, Santa-Fé où les fortunes sont attachées au bois incorruptible du Quebracho, Entre-Rios où roule l’or des oranges, Rio-Negro qui fait croître des fourrages incomparables à l’ombre des pêchers chargés de fruits, et Salta, et Jujuy… toutes les régions sont représentées par des hommes vigoureux et actifs, et des femmes joyeuses d’étaler en bijoux et en soies la richesse que leurs maris tirent de la terre féconde… Les ouvriers se mêlent aux bourgeois, les riches aux pauvres, on se sourit… les classes sociales ne se haïssent pas : elles ne sont séparées que par quelques années de labeur…
Des agents de police à cheval font ranger la foule : le président de la République passe… il est précédé de beaux hommes à cheval, vêtus de blanc et cuirassés, et suivi d’un détachement de soldats dont l’uniforme rappelle celui des grenadiers du premier Empire… Le régiment de San Martin.
Le flot humain qui noircit les rues se dirige vers l’endroit où les troupes vont défiler et manœuvrer… Nous sommes dans une tribune, et je suis à la lorgnette toutes les évolutions militaires… Au loin, sonnent les cuivres, et l’on voit passer comme une trombe les cavaliers soudés à leur selle… voici les fantassins en vêtements sombres… leurs bottes jaunes marquent un pas impeccable… les artilleurs se balancent sur les affûts des canons qui luisent au soleil… le train des équipages, ses fourgons, ses mules… des brassards blancs marqués d’une croix rouge… le drapeau !
Et tous, tous, depuis le président de la République jusqu’au plus humble, jusqu’au plus nouveau citoyen, saluent d’une acclamation formidable ce chiffon sacré sur lequel entre les deux couleurs candides, se lève un jeune et rayonnant soleil !
Nous traversons de nouveau la ville, les boutiques sont fermées et la foule est plus nombreuse encore qu’avant la revue ; les voitures ne circulent plus, des bouquetières vendent des fleurs bleues et blanches, on achète des cocardes, des médailles, des plaquettes émaillées, des pères portent sur leurs épaules de petits enfants à moitié endormis… On attend les illuminations, et voici déjà que les premières guirlandes de lampes électriques commencent à briller aux frontons des monuments…
Nous rentrons pour nous habiller avant d’aller au théâtre Colón où se donne la représentation de gala…
Un brouillard de poussière lumineuse plane sur Buenos-Aires, nous arrivons au Colón, non sans peine, et me voici dans la loge de Carlos Navarro, cette même loge d’où j’ai vu pour la première fois ceux qui sont maintenant presque tous mes amis, et dont plusieurs sont mes parents… je suis assise entre l’amie qui m’a accueillie et le mari qui m’a donné son nom et sa vie…
Je regarde Délia Ortiz de Marino, Lucia Iturri de Hansburg, Léonor Cruz de Valdeña, Gloria Villalba, leurs beaux visages me sourient familièrement… il me semble que nous avons grandi ensemble…
Toute la salle est debout : l’orchestre joue l’hymne Argentin…
Pío voit que mes yeux se remplissent de larmes ; il me dit tout bas en serrant ma main :
— Vive la France !
Et je lui réponds en joignant ma voix à toutes celles qui poussent un cri d’espoir et d’amour :
— Viva la República Argentina !
FIN