The Project Gutenberg eBook of Le fameux chevalier Gaspard de Besse

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Title: Le fameux chevalier Gaspard de Besse

ses dernières aventures

Author: Jean Aicard

Release date: March 7, 2024 [eBook #73118]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1919

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FAMEUX CHEVALIER GASPARD DE BESSE ***

JEAN AICARD
de l’Académie française

LE FAMEUX CHEVALIER
GASPARD DE BESSE

SES DERNIÈRES AVENTURES

En France, la gaîté est une vertu.

PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26

Droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays

Il a été tiré de cet ouvrage vingt exemplaires sur papier de Hollande tous numérotés.

ŒUVRES DE JEAN AICARD

Collection à 5 francs.

Alfred de Vigny
1 vol.
Hollande, Algérie
1 vol.
Théâtre, I. Molière à Shakespeare ; William Davenant ; Othello, le More de Venise
1 vol.
Théâtre, II. Au clair de la Lune ; Pygmalion ; Le Pierrot de Cristal ; L’Amour gelé ; Smitis
1 vol.
Le Dieu dans l’Homme
1 vol.
Le Livre d’heures de l’Amour
1 vol.
Poèmes de Provence. Les Cigales. Nouvelle édition. (Ouvrage cour.)
1 vol.
Le Manteau du roi. Pièce en 4 actes en vers
1 vol.
Maurin des Maures (17e mille)
1 vol.
L’illustre Maurin (12e mille)
1 vol.
Benjamine
1 vol.
La légende du Cœur. Drame en 5 actes. Illustré
1 vol.
Le père Lebonnard. Comédie en 4 actes, en vers. Illustré
1 vol.
Tata
1 vol.
Don Juan
1 vol.
La Chanson de l’enfant (Cour.)
1 vol.
Mélita (Roman bohème)
1 vol.
Miette et Noré (Ouvr. cour.)
1 vol.
Roi de Camargue. Roman
1 vol.
L’âme d’un enfant. Nouvelle édition. Préface de Frédéric Passy
1 vol.
Le pavé d’amour. Roman
1 vol.
L’été à l’ombre.   —
1 vol.
Notre-Dame d’amour.   —
1 vol.
Diamant noir.   —
1 vol.
L’Ibis bleu.   —
1 vol.
Fleur d’abîme.   —
1 vol.
Jésus. Poèmes. Nouvelle édition en un joli volume in-32
1 vol.
Othello, le More de Venise, trad. en vers, 1 vol. in-8, sur papier de Hollande, avec portrait (Prix 10 fr.)
1 vol.
Édition populaire illust. de Maurin des Maures en 9 vol. (à 75 cent.)
9 vol.
Le Témoin (Prix 2 fr. 50)
1 vol.
Des cris dans la mêlée
1 vol.
Arlette des Mayons. Roman
1 vol.
Le Sang du Sacrifice. Poèmes dédiés aux nations alliées
1 vol.
Comment rénover la France
1 vol.
Gaspard de Besse (Un bandit à la française)
1 vol.

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
Copyright 1919,
by
Ernest Flammarion

TABLE DES CHAPITRES

Chapitre I. — Le prisonnier Gaspard, qui a tout le loisir de méditer sur sa vie passée et de songer à de nouveaux projets, pressent que, dans la gorgerette d’une chaste pucelle, il trouvera la clef des champs.
Chapitre II. — Sainte Roseline, patronne des prisonniers, étend sur Gaspard sa protection miraculeuse par l’intermédiaire d’un pauvre ermite.
Chapitre III. — Dom Pablo, avec des arguments frappants, démontre à Castagne que l’esprit vient toujours à bout de la force.
Chapitre IV. — Bons cœurs, lorsque j’étais prisonnnier, vous m’êtes venus voir.
Chapitre V. — Où, après s’être étonné de la pratique singulière inventée par un vigneron pour remédier à la maladie de ses vignes, on verra une mère dévote apprécier sans indulgence les joies du paradis, ce qui pousse l’incrédule dom Pablo à révéler son inattendu dégoût des hypocrisies humaines.
Chapitre VI. — Gaspard, hôte de Mme Lizerolles, met à profit le temps qu’il doit passer au château pour compléter son éducation politique
Chapitre VII. — Le chevalier Gaspard reçoit, à Lizerolles, un présent digne du sultan Saladin. Réveillé d’un beau rêve par les sourdes menaces de sa petite armée, il se voit forcé de reprendre la vie active du partisan.
Chapitre VIII. — Pour être un gouvernement, il faut connaître la science ou l’art de gouverner ; pour monter à cheval il faut avoir appris ; les démocraties ignorantes courent à leur perte ; toutes vérités que démontre un apologue en action, imaginé par le malin Gaspard.
Chapitre IX. — Où l’on verra Mlle Clairon, de la Comédie-Française, honorée comme une sainte et comment, à la suite d’une conversation à la fois populaire et hautement métaphysique, Gaspard annonça, sur la foi d’un livre qu’il venait de lire, la fin des guerres, à jamais assurée par l’entente des peuples, au nom du sens commun.
Chapitre X. — Pablo raconte un miracle qu’il a lui-même accompli, et Bernard pense à Thérèse.
Chapitre XI. — L’oie de frère Anselme.
Chapitre XII. — La visite extraordinaire de Gaspard au château de Fontblanche ; — et comment la peur des voleurs jeta dans les bras de Gaspard une jeune et belle marquise ; et comment l’infortune du marquis fut, à bon droit, imputée à l’abbé de Chaulieu.
Chapitre XIII. — Pablo redevient ermite.
Chapitre XIV. — Où l’on verra comment Thérèse découvrit que Gaspard était un voleur, mais que, étant voleur sans l’être, il se montrait sévère envers ceux qui méritent ce nom méprisable ; et comment cette découverte impressionna l’intéressante fiancée de Bernard.
Chapitre XV. — Gaspard invite un évêque à bénir les fiançailles de Thérèse et de Bernard.
Chapitre XVI. — La mémorable entrevue de l’évêque de Castries et du faux moine dom Pablo.
Chapitre XVII. — Le diable se sert subtilement d’un innocent évêque pour encourager un amour profane ; et Gaspard, avec la femme qu’il aime, contemple les pierres, encore vivantes, qui furent l’Arc de Triomphe de Marius.
Chapitre XVIII. — En attendant la chute du Parlement, Gaspard, usurpant les fonctions de cette haute assemblée, rend, à sa façon, et à l’exemple de saint Louis, la justice sinon sous un chêne, du moins sous un pin parasol.
Chapitre XIX. — M. de Paulac, représentant du lieutenant général de police et envoyé de Paris, par ordre royal, pour informer aussi bien sur les agissements du Parlement que sur les actes de Gaspard de Besse, est arrêté et conduit en prison sur l’ordre non moins royal du bandit populaire.
Chapitre XX. — Où l’on verra M. Marin devenu président à deux mortiers, le mortier populaire étant l’ustensile sans lequel on ne saurait confectionner un des deux plats nationaux de Provence : l’aïoli.
Chapitre XXI. — M. de Paulac, ayant pris des libertés avec les soubrettes et avec les conseillers au Parlement, s’élève avec vivacité contre l’enjouement que montrent les femmes du beau monde en faveur du bandit Gaspard.
Chapitre XXII. — Où l’on assistera à la deuxième rencontre de Gaspard avec Séraphin Cocarel et aux remontrances royales de M. de Paulac au Parlement d’Aix-en-Provence.
Chapitre XXIII. — Comme quoi M. de Paulac, tout représentant qu’il fût de M. le lieutenant de la police royale, n’hésita pas à recevoir de Séraphin Cocarel une somme fort honorable, en échange d’un service qui ne l’était pas.
Chapitre XXIV. — Le poète Jean Lecor fait recevoir une pièce en un acte et en vers par la troupe de Gaspard de Besse.
Chapitre XXV. — Jean Lecor, prince des poètes, prince des conteurs, prince des acteurs, — conquiert le droit d’être proclamé prince des avocats.
Chapitre XXVI. — Gaspard, en prononçant son réquisitoire contre le Parlement, n’échappe pas à ce défaut chéri des orateurs, qui est d’être prolixe, tandis que Sanplan, au contraire, motive l’arrêt com-pen-di-eu-se-ment.
Chapitre XXVII. — Le dernier acte du bandit gentilhomme.
Chapitre XXVIII. — La fin de la grande galégeade et les prodromes de la Révolution française.
La Postérité.

LE FAMEUX CHEVALIER
GASPARD DE BESSE
SES DERNIÈRES AVENTURES[1]

[1] Les premières aventures de Gaspard forment un volume publié, chez le même éditeur, sous ce titre : Un Bandit à la française : Gaspard de Besse, raconté aux Poilus de France, par Jean d’Auriol.

CHAPITRE PREMIER

Dans la prison, Gaspard qui a tout le loisir de méditer sur sa vie passée et de songer à de nouveaux projets, pressent que, dans la gorgerette d’une chaste pucelle, il trouvera la clef des champs.

La prison de l’Observance est encore visible dans la partie haute du vieux Draguignan, et assez voisine de la maison dite Maison du Bourreau.

Elle a quelque chose de naïf, cette prison historique où fut enfermé Gaspard de Besse.

Bien qu’ayant un judas, la porte qui donne sur la rue est assez semblable à toutes les portes massives des maisons voisines : mêmes dimensions, même aspect paisible, innocent. La porte ouverte, on se trouve dans un étroit vestibule ; et, à trois pas devant soi, on a l’entrée du cachot principal, à vrai dire un simple cabinet noir ; mais un reste de ferrures, scellé dans les murs, atteste que, tout de même, les prisonniers devaient être, en un tel réduit, assez misérables pour satisfaire la vindicte publique. Seulement, du cachot à la rue, il n’y avait littéralement qu’un saut. Et ce saut, tout prisonnier le faisait en rêve nuit et jour. Beaucoup s’évadaient, pour peu qu’ils pussent récompenser les complaisances du geôlier. Et les procès-verbaux d’évasion étaient remarquablement nombreux dans toutes les villes de France.

Si le mur de son cachot eût été seulement percé d’un fénestron donnant sur la verte campagne, Gaspard eût considéré le temps de sa captivité comme une halte reposante, favorable à la lecture et à la réflexion.

C’est à la lueur d’un calèn qu’il lisait tout le jour.

M. de Tervieille, en lui faisant parvenir divers ouvrages d’histoire, avait, à prix d’or, obtenu du geôlier que le prisonnier pût s’éclairer de la pauvre petite lampe de fer, suspendue à un clou et qui donnait une lamentable mais suffisante clarté au lecteur assidu. Quand il ne lisait pas, Gaspard réfléchissait, la nuit surtout.

Non sans guetter l’occasion de s’évader, il prit ainsi son mal en patience.

Il médita sur son existence passée et sur son avenir ; se raconta plus d’une de ses propres aventures, s’interrogea sur ses sentiments. Il vécut un peu à la façon d’un novice sincère qui, tout de suite, du fond de son couvent, juge plus librement et mieux les conflits humains, les méprise même, et, en vérité, s’élève à des pensées qui lui étaient étrangères au temps où il vivait dans le siècle.

Il y a toute une littérature qui, au XIXe siècle, s’est appliquée à montrer le paysan de France comme étant toujours un être sordide, uniquement préoccupé de s’arrondir, incapable de s’élever à une vraie vie morale, une sorte de végétal-animal, n’ayant d’autre souci que celui de satisfaire ses appétits. Cette figure du paysan a passé pour rigoureusement ressemblante, jusqu’au jour où, lancé dans la guerre pour la défense du sol, le paysan français a été proclamé un héros, compréhensif et conscient. Peut-être est-il juste de dire que la nécessité d’être héroïque a paru transfigurer l’homme de France ; les circonstances n’ont fait que mettre en lumière des sentiments qui existaient en lui virtuellement ; ces sentiments, les circonstances ne les ont pas créés mais seulement fait éclater ; l’homme de la terre ne s’est élevé à la hauteur des événements qu’en se relevant de toute sa taille, courbé qu’il était sous les fardeaux d’une vie quotidienne qui exigeait cette attitude. Ce n’est pas devenir grand tout à coup que montrer soudainement toute sa stature, en se redressant.


Quelque opinion que l’on ait sur Jean-Jacques Rousseau, on est bien forcé de convenir que ce valet n’était pas un sot. Épictète fut un esclave, ce qui prouve que pour penser noblement, il n’est pas nécessaire d’être empereur comme Marc-Aurèle. Tous les apôtres n’étaient que de pauvres diables, de très humbles pêcheurs ; et ils comprirent mieux que les princes des prêtres la plus sublime des paroles que l’âme humaine ait jamais entendues. Gaspard, fils de paysan, avait, nous le savons, une intelligence des plus vives, servie par une mémoire infaillible. Il avait beaucoup lu ; il s’appliqua à lire beaucoup dans sa prison, car il croyait en son étoile et il ne doutait pas de sa prochaine libération.

Dans l’ombre de ce cachot sans air, où il passa bien des semaines, ses bras, chargés d’une chaîne assez légère quoique solide, soulevaient le livre vers la clarté fumeuse de son calèn ; et il s’instruisait avidement.

Le Voyage de Provence, écrit par M. l’abbé Papon, tout particulièrement l’intéressa. Il y retrouvait ses itinéraires de coureur des bois, de routier ; les paysages familiers de sa province ; des anecdotes sur ses plus célèbres compatriotes, parmi lesquels deux surtout lui apparurent comme dignes d’attention et de sympathie : le marseillais Adraman et le toulonnais Paul qui, de ce pauvre prénom, fit un nom illustre.

Adraman tout enfant, fut, par des parents qui vivaient dans la misère, embarqué comme moussaillon sur un petit navire armé en course. Pris par les Turcs — tout comme devait l’être un jour l’ami Sanplan — Adraman ne fit ainsi que changer de misère. A bord du bateau pirate tunisien, il reçut des coups de garcette turque, des coups de pieds turcs et des gifles turques. Or, les mêmes traitements lui avaient d’abord été prodigués par ses concitoyens d’Europe ; en sorte que, ne pouvant établir aucune différence entre chrétiens et musulmans, il se fit Turc sans remords et bon serviteur d’Allah. Il avait du goût pour l’état de pirate et le fit bien voir, si bien voir que, dit Papon, « dans un pays où tous les hommes sont égaux par la naissance, et où ils ne sont estimés qu’en raison de leurs services (où diable, se trouve ce pays-là ?) Adraman ne tarda pas à être élevé aux premiers emplois… La mer devint son élément… Il y fit des expéditions dignes des plus grands capitaines… Le Grand Seigneur le nomma Bacha de Rhodes, ensuite amiral et général des Galères, à la place du fameux Mezomorvo ! »

Voilà une belle carrière d’aventurier ; mais, plus que tout autre, un trait de cette curieuse existence charma Gaspard.

Adraman était accoutumé à une discipline sévère.

Un jour, ce Bacha de Rhodes, suivi de quelques soldats « faisait la patrouille à Scio ». A la porte d’une maison, il vit, attachés à l’anneau du mur, trois ou quatre bourricots dont les doubles paniers de sparterie étaient chargés de pierres. Un enfant les gardait.

— Où donc sont les maîtres de ces ânes ?

— Ils sont allés prendre nourriture.

Le Bacha ne répondit rien et continua sa tournée ; mais, une heure après, repassant par là, et voyant les mêmes animaux toujours à l’attache et toujours chargés, sous la garde du même enfant :

— Va me chercher les maîtres de ces ânes, et me les amène.

Et quand les âniers furent en sa présence, Adraman leur dit :

— Avez-vous mangé de bon appétit ?

— Oui, Seigneur.

— Il est donc juste que vos ânes mangent à leur tour. Je regrette pour vous que vous ayez cru bon de leur laisser ces lourdes pierres sur l’échine pendant que vous faisiez durer plus que de raison le temps de votre repas.

Là-dessus, il leur ordonna de se tenir immobiles devant lui, à quatre pattes ; et à ses chaouchs de leur mettre sur le dos les paniers des ânes avec leur chargement de pierres, dont, à vrai dire, le poids portait en partie sur le sol mais les retenait captifs.

— A présent, leur dit ce Turc très chrétien, vous attendrez patiemment qu’à leur tour vos ânes aient mangé à leur faim… Il ne faut pas faire à autrui ce que vous ne voulez pas qui vous soit fait !…

« Quelque étrange et dure que fût la punition, dit Papon, il fallut la subir. »

Cette histoire, donc, enchantait Gaspard, le faisait à la fois rire et pleurer de satisfaction, et, bien des fois, plus tard, il la conta à sa bande.

Il est absurde de prétendre que les livres n’ont aucune influence sur la moralité des hommes. C’est avec des paraboles simples que l’Évangile a transformé la pensée humaine.

La sévérité d’Adraman lui fit des ennemis ; sa grandeur, des jaloux. Faussement accusé d’avoir voulu incendier Constantinople, il fut « condamné à perdre la vie par le cordon » et fut exécuté en 1706. L’excellent Papon déclarait qu’il était mort victime d’un « gouvernement arbitraire ».

La vie de ce Toulonnais, demeuré illustre sous le nom de chevalier Paul n’enchantait pas moins Gaspard.

Paul, simple mousse comme Adraman le Marseillais, s’éleva de cet humble état au grade de « chevalier de justice dans l’ordre de Malthe » et de vice-amiral de France. Il était fils d’une blanchisseuse. Elle était fort avancée dans sa grossesse lorsque, allant de Marseille au Château d’If, par mauvais temps, tangage et roulis la délivrèrent brusquement. Ainsi son enfant, le futur amiral, fut un peu le fils de la mer et de la tempête, ou de « Neptune, dieu des flots ».

Paul commandait la Marine à Toulon, quand Bachaumont et Chapelle visitèrent la ville ; et leur voyage, en vers de huit pieds, lui rend hommage en ces termes :

C’est ce Paul dont l’expérience
Gourmande la mer et le vent ;
Dont le bonheur et la vaillance
Rendent formidable la France
A tous les peuples du Levant.

Louis XIV, en 1660, fut reçu à Toulon par le chevalier Paul, qui lui donna une fête dans son jardin, à Dardennes.

Pour amuser les belles dames de la Cour, Paul fit suspendre, dans ses orangers, parmi les bigarrées, d’excellentes oranges confites, attachées aux branches par des fils menus, habilement dissimulés :

— Oh ! voyez, chère marquise, les belles oranges, extraordinaires d’être si douces, parmi les autres si amères !

— C’est une merveille !

— Cela ne vous étonne point ?

— Un peu sans doute ; mais les fruits du dattier, dit-on, ne sont pas moins mielleux, collants et sucrés, et se peuvent dire naturellement confits par les soins de la nature !

On se croyait dans cette Ile des Plaisirs que M. de Fénelon devait plus tard imaginer pour la joie de Monseigneur le Dauphin.

Un jour, le chevalier Paul rencontra, sur le quai de Toulon, un pauvre batelier qui, à sa vue, parut vouloir se dissimuler parmi d’autres. Paul le reconnut pour un de ses anciens camarades. Il l’appela par son nom ; et, l’homme s’étant approché, l’amiral se tournant vers ses officiers :

— Je vous présente un de mes anciens camarades de jeunesse et de misère. Souffrez, messieurs, que je m’entretienne un instant avec lui.

Il l’interrogea en particulier sur sa famille, sur ses besoins, lui témoigna beaucoup d’amitié et lui fit accorder un bon petit emploi… Paul mourut en 1667, laissant toute sa fortune aux pauvres, parmi lesquels il voulut être enterré.

— Voilà un homme ! s’écriait Gaspard qui, en lisant, dans son cachot, ce trait de la vie de Paul, versait des larmes. Nobles larmes, comme celles que firent verser à Condé, Corneille et la clémence d’Auguste.

Ces émotions de Gaspard, la préférence qu’il eut pour Adraman et le chevalier Paul — la simple et touchante bonté des actions qui leur valurent cette préférence — suffiraient à nous révéler la qualité de son grand cœur populaire ; et à nous faire comprendre pourquoi le peuple de Provence a fait de Gaspard un de ses favoris.

Gaspard, aidé par les circonstances, aurait pu avoir une destinée égale à celle des héros dont il admirait la fortune, dont il aimait surtout la bienveillance envers les existences des plus humbles.

Comme le bandit Mandrin, qui fut un vrai capitaine, Gaspard, sur un champ d’action plus vaste, eût sans doute acquis une renommée universelle ; et, dans le rang des réguliers, il eût conquis l’admiration du monde, grâce à des qualités heureuses qui ne furent pas toujours celles des chefs de peuples. Avant tout, il aimait, autant que la justice, la bonté. Et voilà déjà qui n’est pas commun. Son curé lui avait appris à faire son examen de conscience ; il le fit dans la solitude du cachot.

Il regrettait de s’être fait bandit. L’idée du juste mépris où l’on tient les voleurs lui était difficile à supporter. Cependant, si sa condition de chef de bande le mettait un jour à même de faire comprendre aux puissants que le peuple exigeait la réforme de la juridiction pénale, n’y avait-il pas quelque chose de respectable dans sa condition ? C’est du moins ce qu’il se disait. Les vols à main armée opérés courtoisement, sans violence inutile, n’étaient à ses yeux qu’un impôt prélevé par lui pour l’entretien de sa troupe, à laquelle il ne permettait aucun pillage. Des tributs volontaires rendaient les vols de jour en jour moins nombreux. On vivait, on ne thésaurisait pas. Il poursuivait un but hautement politique : il voulait humilier le parlement, le ridiculiser, le dénoncer à tous les yeux comme une institution qu’il fallait ou changer ou rendre à elle-même, c’est-à-dire aux principes dont elle se prétendait issue et que pourtant elle paraissait mettre souvent en oubli.

Le Parlement avait étouffé l’affaire de l’assassinat de Teisseire parce que les coupables étaient des puissants selon l’expression du bon La Fontaine ; et Gaspard voulait que les coupables fussent atteints ; que la mort du père de Bernard fût expiée ; et que, dans le châtiment des coupables, les paysans, les petits, vissent le signe de la protection des lois étendue sur eux. Le but qu’il se donnait lui avait paru jusqu’alors une satisfaisante excuse à ses actes de rebelle ; toutefois il les sentait en contradiction permanente avec l’idée d’obéissance aux lois, qu’il eût voulu servir, et de cela il souffrait étrangement. Mais, s’il souffrait ainsi, est-ce que ce tourment ne donnait pas à sa mission un goût de sacrifice qui la rendait honorable, ne fût-ce qu’à ses propres yeux ? En tous cas, il ne pouvait plus rien changer aux contradictions dont il gémissait : il s’était engagé dans une voie où, à sa suite, il avait engagé d’autres existences ; il se devait à elles ; il poursuivrait sa tâche. Toutefois, et cela était nouveau en lui, il se répétait souvent : « Il est malheureux que, pour servir mon désir de justice, j’aie cru pouvoir m’entourer de coquins ! » L’état d’humiliation où il se voyait réduit, les chaînes qui l’attachaient aux murs de son cachot, éveillaient en lui ces poignants regrets. Il se sentait sous le coup de la réprobation publique ! Il combattait ce regret en se répétant qu’un grand bien sortirait peut-être de sa révolte condamnable. Et, tout d’abord, n’allait-il pas donner une vie heureuse à Bernard, son frère d’adoption, en lui faisant épouser la fille de l’usurier Cabasse, cet ancien valet de fermier général, qui avait dépouillé tant de pauvres gens, et par qui il avait été dépouillé lui-même de son patrimoine ?

A l’idée du bonheur qu’il préparait à Bernard et à la pupille de Cabasse, malgré toutes les résistances du tuteur usurier, Gaspard s’attendrissait.

Le bonheur d’amour, dans la paix, selon la loi et selon Dieu, l’amour dans le devoir, une famille laborieuse et respectée, — c’est ce que lui, Gaspard, n’aurait jamais ! — Donner ce bonheur à deux jeunes êtres qui en étaient dignes, n’était-ce pas une bonne œuvre qui lui serait comptée comme une touchante excuse aux exactions qu’il était en train d’expier ? Il ne parvenait pas à en être sûr et à s’absoudre pleinement… Ainsi la solitude de la prison lui montrait les choses sous un jour nouveau, formait en lui comme une conscience neuve.

Assis dans l’étroite cellule, les poignets pris dans des bracelets de fer, attaché aux murs comme un chien à sa niche, Gaspard rêvait. Le chien enchaîné, lui du moins, voit, du seuil de sa cabane, la lumière du jour. Gaspard n’avait que la clarté de son calèn fumeux et qui s’éteignait souvent faute d’huile ; il fallait alors attendre le bon plaisir du geôlier Castagne. Un grillage épais, au-dessus de la porte, barrait la mince ouverture rectangulaire par où lui arrivait un peu de la lumière naturelle. Et cela s’appelait un jour de souffrance.

Dans cette ombre, Gaspard rêvait aussi d’amour ; et c’est là que, pour la première fois, il se prit à reconnaître que l’image de Mme de Lizerolles était en lui comme vivante et attirante.

Quoi ! osait-il espérer d’elle autre chose qu’une pitié hautaine ? Il ne savait pas. Profiterait-il de l’ignorance où elle était de son nom ? Il se refusait à cette pensée comme au plus criminel des abus de confiance.

Or, Gaspard avait un secret d’amour, enfoui profondément dans son cœur. A Aix, il avait trompé, séduit, sous un nom d’emprunt, une douce et humble petite bourgeoise, misé Brun, la femme d’un modeste horloger. Celle-là n’avait-elle pas pour lui oublié tous ses devoirs ? Quelle honte, quelle douleur pour elle, le jour où elle apprendrait que son amant n’était autre que Gaspard de Besse, un chef de voleurs !

… Ainsi, il aimait assez Mme de Lizerolles pour vouloir lui épargner une souffrance que, bien malgré lui, mais fatalement, il infligerait tôt ou tard à misé Brun. Et la noblesse de son amour pour la comtesse lui reprocha la bassesse de son acte vis-à-vis de la plébéienne, en sorte qu’il prit, dans sa prison, la résolution de ne plus revoir misé Brun. Elle pleurerait un infidèle, mais ignorerait à jamais — il l’espérait du moins — la qualité de son déplorable séducteur. Il éprouva un grand bien-être à s’affermir dans cette résolution ; il se sentit un peu réconcilié avec lui-même, et, d’ailleurs, libéré en même temps, d’une dangereuse intrigue.

Y avait-il d’autres figures de femmes dans ses souvenirs ? Sans doute ; mais toutes comme voilées et lointaines. Il était si « agradant », si plaisant, que, pour s’expliquer ses qualités de séducteur, les paysans de Besse (et il ne l’ignorait pas) prétendaient qu’il était un enfant de l’amour. Il était fils, disait-on, du marquis de X… qui avait séduit sa mère misé Bouis. Facilement ému par la grâce féminine, il se reconnut troublé par la fille de son geôlier, Louisette, qui, parfois, remplaçant son père, lui apportait l’eau et le pain. Quand c’était Louisette qui ouvrait la porte du cachot, un rayon du joyeux soleil entrait avec elle ; et, elle aussi, était lumière et joie… Essaierait-il de troubler le cœur de cette fillette pour obtenir d’elle la liberté ? Il souriait malgré lui à cette idée. On racontait dans le peuple que la fille d’un geôlier séduite par M. de Mirabeau, enfermé au château d’If, avait favorisé l’évasion du gentilhomme. Donc, il imiterait M. de Mirabeau…; mais, là encore, Mme de Lizerolles intervenait, apparaissait à Gaspard avec un visage sévère : « Vous laisserez en repos cette fille »…

Comment ! n’était-il donc plus libre de cœur et d’esprit ? Tout caprice galant lui était-il interdit par une ombre ? Pauvre Louisette ! qu’arriverait-il de cette enfant ?… Mais, quoi ! ne pourrait-elle le servir sans en être si mal récompensée ? Serait-elle la première qui l’aurait ému de désir sans être mise à mal ?

Cette question réveilla en lui le souvenir d’une gentille aventure qui lui était arrivée naguère. Il en revit les moindres détails. Elle l’égaya tout un jour dans sa misérable geôle…

HISTOIRE D’UNE GORGERETTE.

… Il avait, un matin, rencontré une femme qui, à pied, s’en allait à-z-Aï (à Aix) avec sa fille, une mignonne de seize à dix-sept ans, un peu frêle, mais d’autant plus gracieuse.

— Eh, bonjour, bonne dame ! Où allez-vous comme ça, avec une si jolie fille ? et si bien attiffées toutes les deux ? Les chemins ne sont pas sûrs.

— Pas sûrs, les chemins ! dit la femme. Oh ! que si !… Gaspard de Besse rôde par là, et nous protégerait de « mauvais rencontre ». Il est doux au pauvre monde !

Gaspard fut charmé.

— Vous pouvez, en effet, dit-il compter sur lui. Il aime les pauvres gens. Mais tout cela ne me dit pas où vous allez ?

— A Aix, mon gentilhomme, consulter un avocat.

Gaspard n’aimait pas les avocats parce qu’indifféremment, disait-il, ils plaident pour ou contre l’innocent, ce qui, ainsi présenté, est une fausse conception de la profession d’avocat. La défense est une garantie de justice ; et il n’est pas vrai de dire que la culpabilité ou l’innocence n’émeuvent pas fort différemment les défenseurs.

— Un avocat, dit Gaspard, vous prendra beaucoup d’argent. Expliquez-moi votre affaire. J’ai appris à connaître les lois parce que je les voudrais changer.

— Et qu’êtes-vous donc ? dit la femme.

— Gaspard de Besse lui-même.

— Bou-Diou ! s’écria-t-elle sans montrer d’autre trouble qu’une surprise joyeuse. La Bonne Mère vous envoie ! Pour sûr que je vous consulterai ! Je le sais bien que vous êtes de bon conseil, et que souvent, de très loin, les gens viennent à vous, pour vous demander ça ou ça… Eh bien, donc, je vais vous expliquer. Ma fillette était fiancée, il y a peu de temps, avec un matelot de la marine du Roi, dans Toulon. Il faut vous dire qu’à Toulon je tiens un cabaret, rue de l’Arme à Dieu, mais en tout bien tout honneur.

— Et pourquoi, dit Gaspard, ne consultez-vous pas à Toulon ?

— Pour pas qu’on sache nos affaires, pardi !… Et puis, dans Aix, où j’ai des parents qui nous recevront, et où se trouve le Parlement, chacun sait qu’on a tout ce qui se fait de mieux en fait d’avocats.

— Oui, dit Gaspard, à Toulon on a le bagne ; à Aix, le Parlement…

— Pour lors, dit la cabaretière, le matelot, fiancé de ma Mïette, a, tout en un coup, rompu les accords. Il ne la veut plus. Et je voudrais, moi, savoir si, pour le tort qu’il fait à notre réputation, nous n’avons pas droit à quelque avantage, tel qu’une ronde somme d’argent qu’on le forcerait à nous payer ?

— Hum ! fit Gaspard, je dois, bonne mère, vous poser une question indiscrète… Mais, j’aperçois là-bas un rocher en forme de banc, au bord du chemin. Allons nous y asseoir un moment, on y causera plus à l’aise.

Et quand tous trois furent assis sur la roche, un peu au-dessus du bord de la route exhaussée en talus :

— Voilà, dit la mère. Le matelot prétend que ma fille, en été, porte une gorgerette trop ouverte, et que, par ce jour de souffrance, elle montre trop d’elle-même ! Il est jaloux cet homme. Bien mal à propos ! Il ne veut pas comprendre qu’en été on ne peut pas se cacher toute la poitrine, comme il se doit en hiver ; ni être, dans sa maison, toute couverte comme aujourd’hui sur le grand chemin.

— Diable ! dit Gaspard, la question est des plus graves, et un curé y répondrait peut-être mieux que moi.

— Oh ! dit la femme, si on écoutait les curés, on ne montrerait jamais rien à personne, pas même à l’époux qu’on a choisi devant Dieu ! J’ai, en mon temps, porté gorgerette bas ouverte, qui me laissait voir bien rédoune comme j’étais ; et c’est justement la raison pourquoi feu mon cher mari, qui avait l’œil bien voyant, me choisit entre beaucoup d’autres. Tout le monde à la foire n’aime pas acheter une ânesse sans lui avoir tâté la croupe, ni une vache dans un sac.

— Raison vous avez, dit Gaspard riant ; et sans doute votre marin est bien sot… Toutefois il pourrait avoir raison, au cas, par exemple, où la gorgerette serait véritablement trop échancrée.

Aussitôt la mère commanda :

— Lèvo-ti, Mïette ; ote ton fiçu.

La fillette se leva et ôta son fichu.

— Descends sur la route, et te place bien devant nous.

Cela fut fait. Et la fillette, fichu ôté, se trouva toute gracieuse, avec sa cotte rayée de blanc et de bleu, son casaquin à fleurs, à petites basques étroites, en saillie sur les hanches ; jolie sous son large chapeau, et montrant des jambes fines à bas rouges, telles les pattes fluettes d’une alerte perdrix.

La gorgerette échancrée montrait un cou flexible et le haut d’une poitrine qui n’avait jamais vu le soleil des paysans ; c’est dans une ombre fraîche que les doux fruits se formaient, sous le corsage, et d’ailleurs, dans une des rues les plus obscures du vieux Toulon.

Au soleil, à présent, la peau blanche resplendissait.

— Eh bien ? interrogea la mère.

— Eh bien, dit Gaspard malicieux, je ne vois pas grand’chose.

— J’en étais sûre ! s’écria la mère triomphante… Alors, le procès sera bon pour nous, hé ?

— Pas si vite ! dit Gaspard, regardant le pied de la petite, sa cheville et son mollet, qui apparaissaient sous la cotte haut troussée. — Pas si vite ! ne serait-elle pas, des fois, trop décolletée par en bas ?

— Jamais plus qu’aujourd’hui, mon bon monsieur Gaspard, dit la mère. Elle a joué, des fois qu’il y a, la comédie pour Noël, mais elle n’est pas danseuse… Seulement…

— Seulement, quoi ? dit Gaspard.

— Seulement il se peut faire que, lorsqu’elle verse à boire à la pratique, elle se penche un peu de trop ; et le matelot a prétendu qu’en ce cas on lui voit trop au fond.

— Et que voit-on alors ? demanda Gaspard.

A ce mot :

— Miette, ordonna la mère, penche-toi comme si tu donnais à boire à M. Gaspard ; il jugera notre affaire.

La gracieuse petite, tenant en main une fiasquette imaginaire, fit le geste d’emplir pour le matelot la coupe des voluptés permises.

Elle s’inclina. La gorgerette bailla. Gaspard regarda.

— Je ne vois toujours rien, dit-il, naïvement déçu.

— Penche-toi un peu plus, ma fille.

La fille obéit.

— Je ne vois rien, répéta Gaspard.

Peut-être n’était-il pas tout à fait sincère.

La mère, pour la seconde fois, poussa un cri de triomphe.

— Il ne voit rien ! cria-t-elle. Monsieur Gaspard lui-même, qui est jeune et qui a, comme mon pauvre homme en avait, pechère ! de bons yeux bien voyants et qui ne demandent qu’à voir, — ne voit rien du tout, ma belle Mïette ! Je te le disais bien, que nous gagnerions notre procès !

Et, changeant de ton, après cet éclat de voix qui chantait victoire, elle reprit avec calme :

— Et puis, vous savez, que je vous dise un peu ! C’est bien naturel que vous ne voyiez rien, monsieur Gaspard, pourquoi personne ne pourrait rien voir ; bien entendu que le diable lui-même y perdrait son latin d’Église, par la raison que ma belle petite n’a pas encore d’estomac, pechère ! pas plus que sur la main !… C’est plat comme un ange ; et vous pourriez, si vous n’aviez pas peur des juges, déposer au procès comme témoin aquilère.

Gaspard riait de bon cœur.

— Et que voulez-vous dire par témoin aquilère ?

— Un témoin qui y était, pardine ! un témoin dont on peut dire : aqui, l’éro !… Et alors, que vous nous conseillez ? Ce que vous nous conseillerez, nous ferons, pourquoi en vous nous avons confiance ; et j’aime mieux vous, qui êtes un bandit bien honnête, que beaucoup d’hommes honnêtes qui sont de véritables bandits ; et, surtout, j’aime mieux conseil de vous que d’un avocat à qui, d’avance, il faudrait donner un bel argent qu’on risquerait de tout perdre.

Gaspard, devenu grave, cherchait sa sentence.

Il rêva un temps ; les deux femmes le regardaient, toutes réjouies d’espérance.

— Votre matelot a bien tort, prononça enfin Gaspard. Je devine la raison pourquoi il ne veut plus de votre jolie fille.

— Et quelle est-elle, sainte Vierge ! la raison pourquoi ?

— C’est que, bonne dame, votre jeune homme ne sait pas que, sur la terre, il faut savoir se contenter de peu. C’est là, pourtant, la sagesse, qui seule donne le bonheur. Et maintenant, pour vous bien prouver que je ne suis pas un avocat, mais un voleur qui aime à rire, voici un bel écu, en souvenir de moi… Adesias ; ma route va de ce côté, au rebours de la vôtre…


Seul au fond de son triste cachot, Gaspard, en se remémorant cette aimable rencontre, riait tout haut ; et Louisette, la fille du geôlier, survenant tout à coup pour lui présenter la cruche d’eau et la miche de pain quotidiennes, le trouva tout riant encore. Elle lui demanda la cause de cette gaîté, singulière en un tel lieu.

— Je ris, dit Gaspard, d’un souvenir que je vous puis conter.

Parler directement aux filles de ce qu’elles doivent cacher n’est pas convenable, mais le souvenir qui égayait Gaspard restait aimablement chaste, après tout, avec tout juste la petite pointe de malice galante que personne ne condamne. Il se complut donc à narrer son historiette, et si gentiment le fit que Louisette y prit un plaisir extrême. Elle écoutait, un peu rougissante ; et le jouvent pensait qu’une prison où l’on reçoit de temps à autre une si plaisante visite n’est point cruelle autant qu’on le pourrait croire.

Avec sa coquine d’histoire, il n’offrait pas la fleurette à la fille, mais il lui montrait la fleurette.

Parler d’amour, c’est déjà appeler l’amour ; et c’est justement ce que faisait Gaspard, et de quoi il se sentait tout ranimé, dans un vague espoir d’obtenir quelque chose sans rien demander. C’est bien ce qui advint, car il se sentit tout à coup regardé avec des yeux dont le brillant humide se noyait dans un trouble communicatif.

Vivement sortit Louisette, pour cacher ce trouble léger. Ce fut assez. Gaspard comprit qu’à la fille du geôlier il ouvrait, lui, le captif, une fenêtre sur l’amour ; et qu’en échange elle lui ouvrirait la porte qui donnait sur la liberté. C’est dans la gorgerette de Louisette qu’il trouverait la clef des champs.

CHAPITRE II

Sainte Roseline, patronne des prisonniers, étend sur Gaspard sa protection miraculeuse par l’intermédiaire d’un pauvre ermite.

Pendant qu’ainsi rêvait, lisait et souffrait Gaspard, non sans garder confiance en son étoile, — que devenaient sa bande et ses amis ?

La bande s’était prudemment dispersée, et chacun des bandits, chez quelque paysan affilié, vivait en « travailleur de terre ».

Bernard revoyait de temps à autre sa Thérèse. « J’ai trouvé, à Marseille (lui disait-il), un bon emploi chez un armateur, et j’amasse un joli pécule qui sera ta fortune un jour. » Pourquoi l’aurait-elle soupçonné de mensonge ? Elle l’aimait.


Lorsque Sanplan et Bernard se rejoignaient, ils combinaient avec Pablo et Lecor, des plans d’évasion, toujours modifiés, car on ne voulait agir qu’avec une certitude de réussite.

A ces conciliabules assistaient souvent deux affidés qui étaient l’âme secrète de « l’administration » créée par Gaspard pour assurer la vie de sa bande. C’était Jean Bouilly, de Vidauban, et Joseph Augias, de la Valette, dont les noms ne furent connus du peuple que plus tard, lorsqu’ils figurèrent dans l’arrêt du Parlement.

Donc les amis de Gaspard, Sanplan et Bernard, ne songeaient qu’à délivrer le prisonnier ; mais, prudents, ils laissaient mûrir leurs projets. La capture de Gaspard était trop importante, croyaient-ils, pour que le captif ne fût pas gardé jalousement. D’autre part, si Sanplan se laissait prendre à son tour, la bande resterait sans chef et désorganisée. Il fallait donc manœuvrer avec la plus grande prudence. Bernard était bien novice pour tenter à lui seul une opération aussi difficile. Lecor s’offrit pour aller aux informations ; mais Sanplan, en fin de compte, ne se fiant qu’à lui-même, décida qu’il irait en simple éclaireur à Draguignan ; il y aurait les renseignements nécessaires sur la prison et les gardiens de la prison ; à son retour, on aviserait. Il se rendit à Draguignan, en effet ; il y apprit avec satisfaction que la geôle dracénoise n’était pas ce qu’il craignait qu’elle fût, mais simplement un pauvre cachot dans une maison assez mal défendue par le geôlier, un bon vivant nommé Castagne, veuf et père d’une jolie fille fort sage. Cette enfant exerçait, sur un père un peu trop amoureux de la bouteille, l’influence heureuse d’une fille vainement courtisée par les plus jolis gaillards de la ville. C’est par elle, songea Sanplan, que nous devons arriver à nos fins, mais il ne faut pas l’effaroucher. Gaspard d’ailleurs — je le connais — a dû commencer déjà, en faisant un brin de cour à la fillette, l’œuvre de sa délivrance.

Enfin, tout bien examiné, il fut décidé que, muni de ces premiers renseignements, dom Pablo irait à son tour à Draguignan ; et, livré à ses inspirations, trouverait la « combinazione » la meilleure pour pénétrer dans la prison, y voir Gaspard, lui parler, s’entendre avec lui. Pour cela, Pablo devrait ou s’assurer les bonnes dispositions de Louisette, la fille du geôlier ; ou apprivoiser celui-ci.

« Un ami de Bacchus ! déclarait Pablo ; je m’en charge ! »

La bande était dans l’Estérel.

Le moine s’achemina vers Draguignan. Chemin faisant, il chercha, dans son sac à malice, la combinazione la plus favorable. Il était parti trop tard dans la matinée pour atteindre Draguignan le soir même ; et il suivit la grand’route de préférence aux chemins de collines, où les habitations, trop rares, ne lui promettaient aucune hospitalité réjouissante.

Protégé par sa robe religieuse, il chemina allègrement en chantonnant maints couplets joyeux, comme : « Laudate Bacchum omnipotentem », et : « Dans Avignon, l’y a un père blanc ».

La nuit tombante, il arriva à Trans, tout près du monastère de Sainte-Roseline où, dans une noble chapelle, est conservé, intact miraculeusement, le corps de la sainte[2]. Au XIIe siècle les chevaliers du Temple eurent là un de leurs établissements, qui devint plus tard une maison de religieuses appartenant à l’ordre des Chartreux. Le monastère passa ensuite aux Observantins…

[2] Roseline naquit aux Arcs, en 1263, d’Arnaud II, sire de Villeneuve, baron des Arcs et de Trans. Sa mère était Sibile de Sabran, fille du comte de Forcalquier.

Ces moines furent hospitaliers à dom Pablo. La robe que portait Pablo lui avait valu bon accueil ; on le fit manger et boire à sa satisfaction. On lui fit visiter la chapelle où dort la sainte au visage découvert, noir d’être dans la mort depuis 800 ans. Ses mains noires sont jointes sur sa poitrine ; elle dort dans une tunique aux plis rigides… telle une maigre et sombre statue de bronze. Un bon père avait accompagné Pablo et l’éclairait d’une lanterne.

Le bon père était vieux et marchait courbé. Pablo en conclut distraitement qu’il était sourd et ne lui parla qu’en criant à tue-tête ; d’où l’autre, de son côté, conclut que Pablo, pour crier si fort, était sourd lui-même ; en sorte que ce fut un retentissant dialogue dont tremblaient les antiques voûtes du cloître.

— Vous avez là un trésor ! cria Pablo dans l’oreille du moine ; les dévots doivent abonder par ici, et remplir vos coffres ?

— Ne m’en parlez pas, répondit l’autre en hurlant. La religion s’en va ! On oublie Sainte Roseline ! Rares sont au contraire les pèlerins. Nous devrions, grâce à elle, ne manquer de rien. Des visiteurs tels que vous et qu’il faut nourrir, c’est là tout ce que la sainte nous rapporte ! Elle fait pourtant des miracles, mais pas pour nous… Sic vos non vobis…

Ici se révéla le génie improvisateur de Pablo :

— Avez-vous un âne ? vociféra-t-il.

Cet âne arrivait là sans nul souci des transitions, qui sont les pont-aux-ânes des esprits lents. Si saugrenue parut la question aux oreilles excellentes du prétendu sourd, qu’ayant parfaitement entendu, il ne comprit pas :

— Vous dites ? cria-t-il éperdûment.

Pablo, qui avait une voix de stentor, pensa : « Il n’entendrait pas Dieu tonner ! Il n’y a pas deux sourds pareils dans le vaste monde ! » Et déchaînant sa voix de tempête :

— Pouvez-vous me prêter un âne ?

L’autre le regarda d’un air effaré ; et, posant sa lanterne à terre, il se fit un porte-voix de ses deux mains, criant :

— Et pour quoi faire ?… oui, que nous avons un âne ! mais ce n’est pas une bête de nuit.

— Pas si fort ! Je ne suis pas sourd ! gronda Pablo.

— Moi non plus, grommela l’autre.

Alors Pablo, à demi-voix et se parlant à lui-même : « Il appelle ça ne pas être sourd ! » L’autre entendit et dit tout bas : « J’appelle ça… j’appelle ça comme ça doit s’appeler. » Ils reconnurent alors qu’ils avaient l’un et l’autre l’ouïe en parfait état ; et le dialogue put continuer sur un ton mieux convenant à la silencieuse majesté d’un lieu sacré.

— Voici ce que je pourrai faire de votre âne, disait Pablo. Assis sur le dos de la bonne bête, j’irai à Draguignan, j’arriverai, à l’heure du marché, sur la place publique ; et, du haut de cet âne, comme du haut d’une sainte tribune, je prêcherai la foule ; je lui ferai honte de l’oubli dans lequel elle laisse tomber Sainte Roseline ; j’exciterai le peuple à la dévotion envers elle ; je sais les paroles qu’il faut dire. Je les dirai avec onction et componction, vigueur et sévérité, violence et enthousiasme… Comptez que l’on m’écoutera et qu’on me suivra. Vous aurez, le jour même et les jours suivants, et toujours, des visiteurs en grand nombre ; et, si vous savez vous y prendre, si vous savez demander à chacun d’eux, en termes insinuants, une obole pour l’entretien de la chapelle et pour les œuvres à quoi vous employez vos peines, vous obtiendrez facilement, et en toute justice au total, une somme respectable.

— Saint homme ! s’écria le père, encore essoufflé d’avoir tant crié, votre idée vous est certainement inspirée par la sainte elle-même. L’âne sera bâté et bridé demain matin au point du jour ; et que la bénédiction du Ciel vous accompagne tous deux, l’un portant l’autre.

Fort judicieusement le malin Pablo s’était dit ceci : à se présenter inconnu chez Castagne qui, étant geôlier, ne pouvait être que soupçonneux, il courrait, lui, Pablo, grand risque de se faire jeter en prison comme présumé complice de Gaspard. Au contraire, un moine, qui aurait prêché publiquement sur la place principale de la ville, et qui, là, en un instant, aurait conquis sympathie et célébrité, — ce moine ne pourrait être, du moins de prime abord, soupçonné de manœuvres suspectes.

C’est pourquoi, le lendemain, aux premières heures du jour, dom Pablo se mit en route, corps lourd mais âme légère, sur son âne trottinant. Du haut d’une éminence, il découvrit tout à coup la ville de Draguignan, les maisons aux toits roses groupées autour de son clocher et de son beffroi, comme troupeau autour des pâtres. D’un cœur sincère, le biblique Pablo admira la ville antique, jeune de beauté dans la lumière matinale. Couchée au fond de la vallée, elle s’éveillait avec des murmures, dans le parfum balsamique de ses collines caressées d’une brise languissante.

Le païen dom Pablo était latin comme un vrai moine, et sensible à toutes les caresses de la beauté.

Et donc, apercevant tout à coup, au fond de la vallée, la cité charmante vers laquelle descendaient en chantant les collines rangées en cercle autour d’elle et chargées d’oliviers aux retroussis argentés, il fut saisi d’admiration sincère, et béatement il s’écria :

— O ville, que je maudis à cette heure parce qu’elle retient dans un noir cachot le plus vaillant des chevaliers du siècle, sois néanmoins saluée dans ta grâce incomparable ! Tu t’éveilles, étincelante comme une perle d’Orient au fond d’une coupe d’onyx ! comme une rose entre les seins de la terre qui sont les collines de Provence ! Tu es pareille à la Sulamite couchée aux pieds de Salomon. Je t’aimerai sans réserve quand tu m’auras rendu mon maître précieux !

Après cette effusion lyrique, le moine, toujours dédaigneux des transitions, dit à son âne ou plutôt à l’âne du monastère : « Hue donc ! et me mène où je veux aller. Et que Dieu bénisse notre entreprise ! »


Seul, le marché de Toulon peut lutter, par l’animation et l’éclatante diversité des couleurs, avec celui de Draguignan. Sur la place longue, ombragée, les marchandes avaient ouvert les larges parasols multicolores plantés en terre ; et, assises derrière leurs éventaires, elles appelaient familièrement les ménagères connues. Le violet des aubergines, la verdure des légumes variés, l’or des oranges, le rouge vif des pommes d’amour, tout cela, poudré d’étincelles d’aurore, flamboyait ; et des milliers de fleurs chatoyantes mêlaient leur parfum de rêve voluptueux à l’odeur appétissante des légumes et des fruits.

— Par ici, ma belle ! J’ai tout ce qu’il vous faut.

— Combien les oranges ?…

— Allons, venez ; que je vous arrange ; c’est bien pour vous que je les laisse à ce prix-là.

— … Non !… Mais regardez-moi cette madame !… Ça porte le sautoir, et ça marchande pour une dardenne ! Vous n’avez pas crainte, qué ?…

— A cinq sous la douzaine, les belles oranges !…

— Allons, beau calignaire, prenez-moi ces roses pour la « drôle » qui vous agrade.

— Bonjour, Louisette ! tu ne me prends rien aujourd’hui.

A travers ces cris, ces murmures, ces fruits et ces fleurs, circulent les ménagères aux fichus roses, bleus ou écarlates. Et c’est au milieu de ces papotages, et de cet éblouissement de couleurs vivantes, que tout à coup surgit, souriant, bedonnant, assis, à la façon des femmes, entre deux larges ensarris vides, sur un âne à mine éveillée, un moine inconnu, au bon visage émerveillé et vermillonné.

Il s’arrêta au beau milieu de la place ; et tous les regards ne tardèrent pas à se tourner vers lui. C’est ce qu’il attendait.

— Qui c’est, celui-là ? Qu’est-ce qu’il veut ? Vous le connaissez ?

— Non !

Dom Pablo, de sa voix éclatante, entonna alors un refrain improvisé :

« Magnificat anima mea civitatem dracenam !

Il chantait d’une voix si magistrale qu’elle domina tous les murmures et tous les bruits. Un vaste silence se fit. Alors, il prononça un sermon, dont le souvenir ne s’est pas encore perdu :

— Mes très chers frères, et mes chères sœurs, je suis venu à vous, sur cette douce monture, qui sied à l’humilité d’un bon chrétien, pour vous apporter des paroles de paix et d’amour ! — Vous vous demandez, tournés les uns vers les autres : « Quel est celui-ci ? Qui de nous le connaît ?… Personne. » Et lui-même vous répond : « Connaissez-vous Sainte Roseline ? Oui, vous la connaissez, ou plutôt vous la connaissiez jadis, mais vous l’avez oubliée ! oubliée et délaissée ! Vous la négligez — et je suis, moi, un envoyé de Sainte Roseline. Les moines qui conservent dans leur chapelle, pour votre gloire, son corps miraculeux, vous les oubliez comme vous oubliez la sainte ! — Et c’est pour vous rappeler à vos devoirs envers elle et envers eux que j’ai bâté et bridé mon âne ; et tous deux nous sommes venus vous dire : Memento quia pulvis es ! Souvenez-vous que vous êtes poussière, et que, à l’heure finale de votre vie, vous ne serez reçus dans le saint paradis que si vous avez accompli de bonnes œuvres sur la terre. Or, des bonnes œuvres que vous devez accomplir ici-bas, vous les voisins de Sainte Roseline, les plus belles ne sont-elles pas le pèlerinage au lieu où elle repose, et l’entretien du monastère qui a la garde de son glorieux corps ? O mes frères, lequel d’entre vous est sûr, dites-moi, de n’être pas un jour traîné devant les juges de ce bas monde et jeté dans un noir cachot ; soit, s’il est innocent, par le faux témoignage des méchants ; soit, — et ce sera justice la plupart du temps, — s’il est coupable de concussion, de simonie, de forfaiture, de prévarication ou de vente à faux poids, — ce qui est le crime honteux de la plupart d’entre vous, ô vendeurs effrontés assis au seuil du temple ! Lequel de vous, ô malheureux, lequel de vous se sent la conscience parfaitement pure et nette ? Pas un ! car le commerce c’est le vol qui se cache, honteux, sous un masque d’hypocrisie ! Et donc, quand la justice des hommes aura mis la main sur vous, qui invoquerez-vous à l’heure de calamité, du fond de votre geôle sans jour, entre la cruche d’eau trouble, et le morceau de pain noir et dur ? Qui invoquerez-vous, dans vos angoisses, sinon Sainte Roseline ? Oh ! alors, alors, vous vous souviendrez du miracle qui a fait sa gloire !… Écoutez-en le récit : son frère, le chevalier Hélion de Villeneuve, avait suivi le conseil de mon illustre et vénéré collègue Pierre l’Ermite, et il était parti pour la Terre Sainte. Il y fut fait prisonnier par Saladin, Saladinus, Saladina, et jeté dans un étroit cachot. Là, in carcere duro, il gémissait et pleurait, songeant avec amour à la chère terre provençale, aux vallées dracénoises, à son pays enchanté, qui est le vôtre ! Et il ignorait que sa sœur Roseline était morte en son absence. Et voilà qu’une nuit, la morte, passant à travers les murailles, par la permission de Dieu, entra dans le cachot ; et le fantôme de la sainte ouvrit la porte de la geôle et délivra miraculeusement son frère Hélion !… O mes très chers et très coupables frères, quand vous serez vous-mêmes au fond d’une prison, en expiation de vos péchés, alors vous regretterez amèrement de n’avoir pas été plus dévots à Sainte Roseline, libératrice des prisonniers qui l’invoquent et se repentent. O marchands et marchandes ! engeance vile ! trafiquants méprisables ! levez vos âmes vers Dieu, et abaissez vos regards sur les ensarris vides de mon âne ! La bonne bête ne demande qu’à les remporter tout à l’heure, pleins à crever, vers le couvent où m’attendent les bons serviteurs de Sainte Roseline. Gonflez, gonflez les paniers de mon âne, âmes charitables, ô estimables, respectables marchands ! et quand ils seront gonflés et débordants, non pas de fleurs, mais de fruits, de légumes pour les jours maigres, de lourdes andouilles et de porc salé pour les jours gras, de fraîches viandes succulentes, pour aujourd’hui même, — et de bons vins pour longtemps, — oh ! alors, ne vous tenez pas encore pour rachetés et sûrs de votre salut éternel !… Quand mon âne, trop faible pour porter vos générosités, vous remerciera en son langage, chargez-vous vous-mêmes de bonnes et saintes choses à boire et à manger, présents du Ciel, dons du Seigneur, sacrifices offerts par vos âmes assoiffées de pardon ; et suivez mon âne, suivez-moi, en chantant de sacrés cantiques. Suivez-nous jusqu’au cher couvent, où vous serez reçus à bras ouverts, c’est moi qui vous en fais la solennelle promesse. Là, vous vous agenouillerez devant la sainte ; vous lui demanderez le pardon de vos péchés innombrables ; et ce pardon, je vous l’accorderai en son nom. Et, beaucoup plus légers de corps et d’esprit, baignés d’allégresse, vous reviendrez dans vos logis, accompagnés de mes bénédictions et de la miséricorde céleste, dont je suis le représentant trop indigne. Amen.

Le succès de dom Pablo fut immense, car, de tout temps, le fin peuple de Provence — on pourrait dire le peuple de Gaule — s’est complu à mener de front son respect sincère des causes sacrées et une spirituelle irrévérence à l’adresse de ses propres superstitions. En un clin d’œil, l’âne fut surchargé de carottes, de navets, de choux, de poireaux, d’aubergines, d’oranges, de gibiers, et même de fleurs, inutile mais gracieuse parure des dons substantiels. Et l’âne titubait. Et le faux moine, à pied, amena au monastère toute une longue procession de pénitents chargés comme des ânes, et suivis d’enfants qui agitaient des branches de romarin. Tels sont les miracles de l’éloquence. Les discours sont des chaînes mystérieuses que lance aux foules captivées la bouche d’or des orateurs que Dieu inspire.

Maintenant, Pablo se sentait sûr d’être reçu par le geôlier Castagne, au jour qu’il lui plairait de choisir, comme un hôte illustre, bienfaisant et révéré.

C’est pourquoi, après trois jours de monacale bombance, il se rendit à la prison de l’Observance, toujours monté sur son âne, dont, cette fois, les ensarris contenaient assez de victuailles alléchantes et de boissons capiteuses pour qu’en effet Castagne reçût avec faveur un âne si bien monté.

CHAPITRE III

Dom Pablo, avec des arguments frappants, démontre à Castagne que l’esprit vient toujours à bout de la force.

Toc, toc. De deux coups secs, le marteau fit vibrer la porte de la prison.

La glissière du judas ayant crissé, la figure du geôlier Castagne apparut dans l’étroit encadrement, sous le masque du grillage. Elle était sévère, de ton bilieux, avec des rides sèches et profondes ; les coins de la bouche retombaient avec une expression de dureté triste ; l’homme n’avait de barbe que sur les joues, et courte à la façon des marins, lèvre et menton rasés.

— Qui va là ? dit-il.

Et, voyant un moine juché sur un âne :

— On ne donne pas ici aux mendiants.

— Bonne âme, proféra doucement l’hypocrite dom Pablo, si vous me connaissiez, votre porte s’ouvrirait vite et toute grande ; et, vite, vous auriez refermé votre lucarne soupçonneuse, qui, s’appelant un judas, porte un nom maudit de tout bon chrétien. Mais, puisqu’il est ouvert, ne le refermez pas avant d’apprendre qui je suis. Je suis ce moine qui, bienfaiteur de la ville, a entraîné, voici trois jours, tout un peuple à sa suite vers les reliques sacrées de Sainte Roseline, patronne des pauvres prisonniers dont le seul désir — comme de juste, — est d’être délivrés ; et donc, vous n’avez rien à craindre de moi qui vais distribuant en son nom, de ville en ville, aux incarcérés, les dons de sa pitié céleste, sans oublier toutefois d’en réserver une part pour les braves geôliers dont le pénible métier est de garder sous les verrous les égarés, condamnés par la justice terrestre, mais qui ont le droit et même le devoir d’espérer en la miséricorde de Dieu. Maintenant, vous savez qui je suis. J’apporte, autant pour vous que pour les malheureux enchaînés sous votre garde, un pâté, un gros, très gros, un énorme pâté de gibier et quelques fiasquettes d’un vin généreux, digne de réjouir des gueules plus fines que la vôtre. Ne refusez pas pour vous-même la manne céleste qui vous arrive sous cette forme et dont est chargé mon âne ; et de cette nourriture salvatrice, agréable et fortifiante, vous donnerez par charité une pauvre part à vos prisonniers, car il faut qu’ils se conservent en bonne santé ; il faut qu’ils puissent atteindre sains et saufs l’heure d’un juste châtiment. Le châtiment mérité leur sera d’autant plus dur qu’ils auront joui davantage des biens terrestres. Telle est la pensée de la sainte corporation dont je suis un serviteur indigne, plus indigne mille fois que vous ne pourriez le penser.

Ce disant, dom Pablo, tira de chacun des ensarris, puis éleva, dans chacune de ses mains, une bouteille qui scintillant au soleil, fit s’allumer de convoitise les yeux et tout le visage, déridé soudain, du méfiant geôlier.

La glissière grinça. Le judas s’était refermé. La porte s’ouvrit. Le geôlier parut sur le seuil.

— Vous êtes donc ce moine bienfaisant dont parle toute la ville ? Attachez votre âne à l’anneau.

— Frère geôlier, dit Pablo, saint François vous bénisse ! Je vous appelle frère par humble imitation du grand saint François d’Assise qui appela de ce nom un loup dévorant. Et le loup, par la grâce de Dieu, fut touché de tant d’amour : il obéit au Saint, car Dieu confond dans la distribution de ses bienfaits, la brebis égarée et le loup lui-même !… Voici donc le pâté, mon frère. Et voici les flacons. Et le pâté, vous pouvez le garder tout entier pour demain, car, pour aujourd’hui, voici un lièvre ou une hase. Ce lièvre (qu’il soit mâle ou femelle, n’importe — car son sexe ne lui peut plus servir de rien) la bonté céleste l’avait fait tomber dans un lacet de laiton, tendu par un méchant braconnier, mais Dieu a permis que, suivant un sentier dans le bois voisin du couvent, je visse la pauvre bête. Je voulus la délivrer… Elle était morte, hélas ! Qu’en faire ? sinon la nourriture d’un chrétien, fût-il, ce chrétien, condamné par la justice des hommes, sujette à tant d’erreurs !… Et si vous ignorez l’art culinaire, je pourrai, de mes propres mains, vous faire un civet mémorable… Et voici encore deux bouteilles.

Ces trésors achevèrent d’attendrir le garde-voleurs.

— Nous en donnerons à mon prisonnier le moins possible, de ces bonnes choses, dit-il.

— Sans doute, répliqua dom Pablo… Vous n’en avez donc qu’un seul ? tant mieux ; j’aurai moins de besogne, car, j’ai dessein, avec votre permission, de le confesser ; et il m’est toujours pénible d’entendre, de la bouche des maudits, le récit de leurs exécrables péchés. C’est pour les miens sans doute que m’est imposé ce triste ministère !

Il attacha sa bête à l’anneau du mur ; et, tirant des paniers une brassée d’herbes en fleurs :

— Et voici pour votre frère l’âne, car toute créature est notre sœur et a droit, au moins, à la nourriture que Dieu ne refuse point au passereau perché sur nos toits. L’âne d’ailleurs est sacré, car un de ses ancêtres était dans la crèche où vagissait le Dieu de l’Évangile ; et c’est là une noblesse plus ancienne d’un millier d’années que les plus vénérables des noblesses humaines, celles qui se croisèrent pour la délivrance du tombeau divin.

A cela Castagne n’avait rien à répondre. Et Castagne ne répondit rien, si ce n’est :

— Entrez, saint homme !

Dom Pablo était dans la place. Sachant, pour l’avoir bien examinée du dehors, la maison peu vaste, et la devinant sonore, il chantonna :

Tôt ou tard, il faut qu’on laisse
La bouteille — et le magot ! —

Cela suffisait : Gaspard était averti de la présence de dom Pablo ; il avait reconnu sa voix ; il pouvait le revoir sans le trahir par un cri de surprise.

— Chut ! dit le geôlier ; que vient faire ce de profundis ? Je n’aime que les chansons gaies.

— La pensée de la mort, répliqua Pablo, doit nous être à toute heure présente, parce qu’elle nous invite à jouir mieux de la vie. C’est d’ailleurs tout à la fin de la vie, remarquez-le, que la Providence a placé la mort, afin de nous donner le temps de nous y préparer.

A cela non plus, il n’y avait rien à dire, et Castagne parla d’autre chose.

— Ainsi, dit-il, vous vous chargez, saint homme, de nous faire vous-même un civet ?

— Dans cette vallée de larmes, répliqua Pablo, rien pour moi n’est facile comme de faire un civet ; mais, aujourd’hui, il y faut deux conditions : la première est d’avoir le lièvre et le voici…

— Et la seconde ?

— La seconde dépend de vous d’abord et de moi ensuite ; et c’est que j’aie, avant de remplir ma fonction de cuisinier, l’assurance que vous me donnerez le moyen d’accomplir mon devoir de confesseur… Où sont vos prisonniers ?

— Je n’en ai qu’un, — je vous l’ai déjà dit. Et vous le confesserez.

— Ah ! vous n’en avez qu’un ? Tant mieux, car ainsi nous ne serons que trois contre mon civet !

Le rusé Pablo feignait d’ignorer l’existence de Louisette.

— Avec votre permission, bon moine, nous serons quatre : j’ai une fille qui nous servira ; et, quant à mon prisonnier, on lui offrira (et, bien entendu, ce sera dans sa cellule), on lui offrira par exemple la tête du lièvre.

Pablo, manches retroussées, dépouillait le lièvre.

— La tête, dit-il, est la partie la plus noble du corps ; néanmoins on y joindra une patte par charité. Ainsi le veut l’inflexible règle de mon ordre.

— Va pour la jambe ! mais… si nous buvions ? dit Castagne.

— Volontiers. Le civet en sera meilleur car il boira aussi.

Les deux hommes trinquèrent.

— Dès que mon lièvre sera sur le feu, j’irai confesser votre homme.

Castagne, réjoui, regardait Pablo, tout en buvant ferme.

Et, tout à coup :

— Moine, vous avez, paraît-il, conté, l’autre jour, au peuple, sur la grand’place, que Sainte Roseline facilite l’évasion des prisonniers ? Vous ne nourrissez pas, je pense, l’intention de m’enlever le mien ?

Et avec un gros rire :

— Je dois vous prévenir qu’il a, aux deux poignets, des bracelets de fer où s’accrochent des chaînes qui l’attachent à la muraille… Eh ! eh !

— Homme, dit le moine, les complots ne nous regardent en rien ; nous n’apportons que pitié du cœur. Et si la Sainte voulait protéger une évasion, nous n’aurions qu’à nous soumettre. Elle a seule — et pas nous — la puissance de rompre les chaînes et les bracelets de fer ; et d’ouvrir sans clef toutes les portes les mieux verrouillées.

— Vous ne voudriez pas me faire perdre ma place, saint homme ? gémit Castagne, un peu troublé déjà par le vin du monastère.

— Si telle était la volonté de la Sainte, ni vous ni moi n’y pourrions rien, dit Pablo ; et ce serait pour vos péchés… que je n’aimerais pas entendre ; mais les volontés du ciel ne regardent ni vous ni moi.

— C’est juste, dit Castagne ; venez donc confesser votre prisonnier. Suivez-moi, puisque le gibier mijote dans le poêlon.

Quand Pablo, en bas, dans le couloir, vit que la porte du cachot n’était séparée de la porte donnant sur la rue que par la distance de deux ou trois pas à peine, il en éprouva une très grande satisfaction. Et pendant que la clef grinçait, rouillée, dans l’énorme serrure :

— Il n’est pas méchant, du moins, l’unique prisonnier ?

— Lui, méchant ? dit Castagne, lui méchant ? pechère ! c’est Gaspard de Besse !

A ce nom, Pablo, simulant un grand effroi et reculant d’un pas :

— Peut-être ferais-je bien de renoncer à le voir. J’ai entendu ce nom-là. Ce Gaspard est un terrible !

— On voit bien que vous vivez loin des choses de ce monde, dit Castagne, puisque vous ignorez que Gaspard de Besse est le meilleur des hommes. C’est un grand voleur devant l’Éternel ; et s’il est en prison, c’est justice ; mais c’est, pas moins, un homme sans méchanceté ; et si les juges l’acquittent, m’est avis qu’avec deux sentences contraires, ils lui auront rendu justice deux fois.

— Vous me rassurez.

Là-dessus, Castagne tira deux pesants verrous, et la porte du cachot s’ouvrit.

Gaspard, qui avait entendu ce dialogue avec joie, feignit, couché sur sa paille, de gronder tout bas, se plaignant d’être dérangé dans son repos, après une nuit sans sommeil.

— Maintenant, dit Pablo au geôlier, laissez-nous.

En refermant la porte, il mit un doigt sur sa bouche pour recommander le silence à Gaspard ; précaution inutile, Gaspard devinant bien que Castagne se tiendrait aux écoutes derrière la porte.

« Nous allons voir s’il a l’oreille au trou de la serrure », — se disait Pablo de son côté. Dans cette pensée, il rouvrit si subitement la porte et la poussa avec une telle violence que le malheureux Castagne, puni de son indiscrétion, fut marqué en plein front par le fer de la grosse serrure anguleuse.

Il saignait un peu et jurait abondamment.

— Oh ! pardon, excuses ! disait mielleusement Pablo ; je ne pouvais pas deviner que vous étiez encore là ! et je voulais simplement vous dire que la confession est un secret que personne ne doit pénétrer… Montez chez vous, mon frère, et mettez un peu d’eau fraîche et d’eau-de-vie sur votre estimable front. Ce ne sera rien. Dans quinze jours, il n’y paraîtra plus.

Castagne, ahuri, étourdi par la force du choc, accepta le conseil ; et, songeant aux bouteilles délaissées là-haut, remonta volontiers chez lui, sans répondre autrement que par des sons confus et plaintifs. Il préféra d’ailleurs se mettre de l’eau-de-vie dans l’estomac que sur le crâne. Pablo, ainsi délivré du geôlier, dit au captif :

— Capitaine, tout peut se dire en peu de paroles. J’ai vu et je vois ce qu’il fallait voir pour travailler efficacement à votre délivrance. Nous abreuverons ce butor, nous le saoûlerons de victuailles, nous l’étourdirons de paroles, nous l’égaierons de chansons à boire ; mais comment rompre vos chaînes ?

— Une lime ! dit Gaspard, à voix basse.

— Bon, fit Pablo sur le même ton ; mais quand ce vieux singe me reverra, rien ne dit qu’il ne se méfiera point… Je serai fouillé… et peut-être pendu.

— Il a une fille, dit Gaspard.

— Je sais, dit Pablo. Et Sanplan qui ne pense, comme nous tous, qu’à vous délivrer, suppose que vous avez déjà conté fleurette à la petite.

— Elle me sourit, dit Gaspard.

— Alors, on peut lui confier la lime ?

— Oui.

— N’oublions-nous rien ?

— Où rejoindrai-je Sanplan ?

— Chez notre associé de Brignoles. Mais mieux serait que, à peine libre, vous me vinssiez demander au monastère de Sainte Roseline. On m’y appelle dom Boniface ; et je vous conterai pourquoi j’y suis bien accueilli et même fêté.

— C’est entendu, fit Gaspard, j’irai tout d’un trait au couvent.

Alors, ayant rouvert la porte et songeant que Castagne pouvait s’être remis aux écoutes sur le palier supérieur, dom Pablo, à voix haute, prononça, à la façon d’un confesseur qui ajoute de bonnes paroles à l’absolution :

— Adieu, mon fils ! Bon courage. La vie est un calvaire ; mais la palme des bienheureux attend les victimes de l’injustice humaine. Ainsi soit-il. Benedicat te omnipotens Deus. Amen.

Et il referma bruyamment la porte.

Castagne descendit ; il rouvrit le cachot, visita les chaînes de son prisonnier, referma à double tour la lourde porte bardée de fer ; et, accompagné du moine, il regagna l’agréable cuisine qui sentait le roussi, comme de juste.

Là-dessus, Louisette arriva. Elle passait la plus grande partie de ses journées et soirées chez une bonne commère du voisinage. La compagnie de son père manquait d’agrément.

— Voici ma fille, dit Castagne.

Dom Pablo sourit.

— Ma fille, ce saint homme est venu nous visiter et confesser notre prisonnier.

— La demoiselle, insinua Pablo, était sans doute, l’autre jour, au marché, quand j’ai prêché ma pacifique croisade ? Ne m’a-t-elle pas accompagné au couvent ?

— Mais si, bon père, murmura la fillette.

— Castagne, mon ami, déclara tout à coup Pablo, je ne peux vraiment pas lâcher, en ce moment, la queue du poêlon ; courez vite prendre, dans un des paniers de mon âne, tout au fond, un flacon de vieille aïguarden, le plus précieux de tous les flacons, et que je vous offre. Quelques gouttes encore de cet élixir dans mon civet sont indispensables, croyez-moi, au parfait contentement de ceux qui le mangeront.

C’était là une injonction qui ne souffrait pas d’être discutée. Castagne disparut.

— Deux mots, et vite, mademoiselle, dit avec gravité Pablo. Assurément, je ne trahis pas le secret de la confession en vous répétant que Gaspard vous aime, car ses yeux ont dû vous le dire ; ce beau jeune homme ne sera pas roué vif si vous ne voulez pas qu’il le soit !

— Parlez vite, bon père !…

— J’ai eu une vision, déclara le moine. Sainte Roseline m’est apparue et elle m’a dit : « Je veux délivrer ce beau prisonnier dont le malheur injuste a troublé mon cœur… Procure-lui une lime ! »

— Je lui en porterai une, dit Louisette, puisque c’est la volonté de la sainte. Mais… Chut ! voici mon père !

Castagne avait bu une gorgée à même le flacon, sous le nez de l’âne ; il tendit la bouteille au moine.

— Elle est fameuse ! fit-il.

— Elle est à vous ! dit Pablo. Dieu aime les bons geôliers qui sont doux aux bons captifs.

Louisette prépara le service des grands jours, nappe sur la table.

Nos gens s’attablèrent. Pablo récita le Benedicite.

— Je ne l’oublie jamais, fit-il ; ce sont les grâces que souvent j’oublie, c’est-à-dire la reconnaissance… Ah ! pauvres pécheurs que nous sommes tous !

Il mit sur un plat une bonne part de son lièvre, et pria mademoiselle Louisette de la porter au prisonnier, avec la permission de Dieu et celle de son respectable père.

— Et n’oublions pas de joindre au lièvre une de nos bouteilles.

Louisette obéit volontiers. Elle descendit vivement, et ne dit à Gaspard que quatre mots bien simples : « Vous aurez la lime. » Gaspard leva sa main droite qui soulevait sa triste chaîne, et il envoya à la belle enfant, qui en fut toute émue, un baiser silencieux.

Elle revint se mettre à table, la quittant de temps à autre pour servir les deux hommes ; mais la conversation languissait. Castagne, plus qu’à moitié ivre déjà, s’efforçait de ne point trop parler, et il y parvenait mal. Il avait cependant l’habitude de se gêner quelquefois en présence de sa fille. Le moine, lui, était tenté de respecter en elle une conquête du capitaine… Louisette avait entendu dire que les hommes entre eux aiment se raconter, coudes sur table, des histoires que ne doivent pas entendre les filles. Du reste, avec ces deux convives, elle s’ennuyait.

— Père, dit-elle, quand le lièvre fut dévoré, — notre voisine m’attend pour un travail de couture. Nous raccommodons du beau linge pour la femme du procureur.

— Va, dit le geôlier, va ; tu me laisses ce soir en bonne compagnie.

Restés seuls, les deux hommes s’en racontèrent de salées ; puis, de plus en plus animés, ils chantèrent chacun la sienne. En bas, derrière sa porte ferrée, Gaspard se réjouissait, comprenant que son aumônier était en train de corrompre son geôlier.

Saint homme, disait Castagne, ma cervelle s’embrouille, par la faute de ce vin qui n’a pas son pareil, et je ne retrouve plus un seul couplet des chansons de gaillard d’avant — que j’aime à chanter.

— Je vous en chanterai qui sont du gaillard d’arrière, répondait Pablo. Écoutez-moi, par exemple, celle-ci. Je la tiens d’un baron normand qui gardait les vaches d’un vacher breton.

— Il faut, dit Castagne, que ma cervelle soit joliment embrouillée, car je ne puis comprendre ceci. Il me semble que les mots que vous prononcez jouent aux quatre coins, et que les uns prennent la place qui conviendrait aux autres.

Mais déjà Pablo, à pleine gorge, chantait :

J’avions une grande vaque
Qu’avait le musiau blanc ;
All’ se n’est allaie paître
Dans le pré à Durand…
Qu’all’ a d’ l’entendement,
Not’ vaque !
Qu’all’ a d’ l’entendement !

— Vous ne me ferez jamais croire, saint homme, qu’une vache ait de l’entendement ; c’est réservé aux chrétiens.

— All’ se n’est allaie paître
Dans le pré à Durand…
All’ y a mangeai un chou
Qui valait bien chent francs !

— Vous ne me ferez jamais croire, saint homme, qu’un chou puisse valoir une somme aussi considérable ; on ne m’en donne pas à garder, à moi, de ces vaches-là, non !

— All’ y a mangeai un chou
Qui valait bien chent francs ;
Durand qui la regarde
N’en paraît point content…

— Il a diablement raison, ce Durand, dit le geôlier. La propriété, c’est sacré !… On va mener cette vache-là en prison, je pense !…

Et Castagne s’indignait.

— Aimable geôlier, s’écria dom Pablo, vous ne comprenez donc rien ? Vous n’êtes qu’une buse ! Cette chanson est une gandoise, une galégeade, une moquerie salée contre les propriétaires de choux, les parlements, les commissaires, les procureurs du roi et les geôliers du diable ! Cette chanson est un coup de pied au derrière des hommes de loi et de leurs suppôts ! et la fin de la chanson vous le démontrera, quand vous seriez cent fois plus borné que vous n’êtes :

« Durand qui la regarde
N’en paraît point content.
Au parlement la mène
Les deux corn’ en avant !
Qu’all’ a d’ l’entendement,
Not’ vaque !
Qu’all’ a d’ l’entendement ! »

— J’en ai pourtant, moi, de l’entendement ; j’en ai assez pour trouver ta chanson stupide.

— Ces chansons-là, affirma le moine, sont faites expressément pour n’être pas comprises des imbéciles qu’elles tournent en ridicule !

« Au parlement la mène,
Les deux corn’ en avant.
All’ lève sa grand’ qüe
Et s’assied sur un banc. »

— Moine ! cria le geôlier en colère, je veux bien croire à vos sornettes de religion ; — je croirai, si tu veux, pour te faire plaisir, que des santons de bois peuvent faire miracle ; mais ne viens pas me raconter qu’une vache, qui s’assied sur un banc, prend soin de relever sa queue comme un de nos seigneurs relève la jupe d’un beau justaucorps de soie pour ne la point froisser. Ça, je ne le croirai jamais, jamais !… Moine ! tu chantes comme ton âne !

— Ta jugeotte, cria Pablo, est celle du dernier des coïons ! Tu es de ceux qui ont besoin, pour reconnaître qu’une lanterne est allumée, qu’on la leur fasse voir en allumant encore un lampion :

« All’ lève sa grand’ qüe
Et s’assied sur un banc :
All’ fait un pet pour l’ juge
Et deux pour le sergent !
Qu’all’ a d’ l’entendement,
Not’ vaque !
Qu’all’ a d’ l’entendement. »

Maintenant, Castagne écoutait d’un air sombre. Il était saoûl, si complètement saoûl qu’il ne pouvait supporter l’injure inouïe faite à ce juge, à ce sergent, personnages sacrés pour un homme de son état.

— Et sache, reprit Pablo d’un ton sacerdotal, sache que l’esprit, lorsqu’il veut railler l’épaisse matière des faibles d’esprit, leur jette au nez ce qui sort d’eux et ne sent pas bon ! car ce qui souille l’esprit, ce n’est pas ce qui vient de l’esprit, c’est ce qui sort de la chair !

« All’ fait un pet pour l’ juge
Et deux pour le sergent !
Et pis une gross’ bousaille
Pour tous les assistants !…
Qu’all’ a d’ l’entendement,
Not’ vaque !
Qu’all’ a d’ l’entendement. »

Éclairé par les commentaires du moine, le geôlier, dans une hallucination d’ivrogne, reçut les éclaboussures de la grosse bousaille ; et, sans crier gare, tombant sur Pablo à bras raccourcis, il l’eût assommé, si l’ivresse n’avait fait dévier ses coups. Pablo, prudent et moins titubant, s’était levé, et s’efforçait de lui démontrer à coups de poing la supériorité indiscutable de l’esprit sur la force brutale. Les escabeaux se renversaient, la table chancelait, les verres tintinnabulaient. Les deux hommes se rossaient consciencieusement. Dom Pablo prenait joyeusement conscience de ses forces à mesure que chancelaient davantage celles de Castagne ; et la lutte continuerait encore, si un bruit de verre fracassé n’eût attiré vivement l’attention du plus ivre des deux compagnons. Castagne, en effet, à ce bruit connu, tourna la tête vers la bouteille d’aïguarden qui, inclinée, s’apprêtait à choir ; il s’en saisit, la porta à ses lèvres, but une lampée qui acheva de l’abrutir ; et il s’endormit bientôt, tête sur bras, bras sur table, en grognonnant :

Et pis un’ grosse bousaille
Pour tous les assistants !

La chanson s’arrêta, remplacée par un ronflement significatif. Dom Pablo alors s’esquiva, fier d’avoir si bien rempli sa mission, réjoui à l’idée de conter un jour cette bataille aux bandits rassemblés en cercle autour de lui ; et d’étonner son rival, le poète Jean Lecor.

En passant devant le cachot, il souffla trois mots par le trou de la serrure : « Tout va bien ».

— Je m’en doutais au vacarme, répliqua Gaspard.

Pablo remonta sur son âne et rallia le monastère dans la nuit. Il n’avait, lui, de meurtrissures que sur le dos et les épaules ; mais Castagne, pendant plusieurs jours, n’osa se montrer dans les rues : il soignait à domicile ses yeux pochés — et mettait à mal sans miséricorde les bouteilles que lui avait offertes la miséricorde du Seigneur.

CHAPITRE IV

Bons cœurs, lorsque j’étais malheureux, en prison, vous m’êtes venus voir.

Deux jours plus tard, un magistrat spécial, envoyé du Parlement, fut un peu mystérieusement introduit dans la prison ; il s’informait de Gaspard, détenu de grande marque ; il venait surtout recommander qu’on fît bonne garde. Et, enfin, il se fit ouvrir le cachot de Gaspard. Noblement campé sur le seuil, il mesura d’un regard prudent la longueur des chaînes qui retenaient le prisonnier… Monsieur le juge n’était pas sans quelque secrète méfiance.

Castagne, les yeux toujours en compote, s’arrêta, par ordre, dans le couloir, prêt à intervenir si besoin était.

Le juge, lui voyant les yeux enflés et rouges, la face tuméfiée, lui avait dit : « Avez-vous fait une chute ? »

— J’ai roulé du haut de mon escalier, avait répondu le gardien… Il n’en sera que cela…

Sur le seuil du cachot, le juge donc examinait le bandit, en silence. Gaspard avait eu le temps d’éteindre son calèn et de le cacher, avec son livre, dans la paille.

— Gaspard Bouis, dit enfin le juge, je suis chargé de vous interroger avec une certaine bienveillance ;… mais d’abord, puisqu’on vous dit intelligent, expliquez-moi comment vous avez pu concevoir et réaliser la pensée de rompre avec la société, de faire alliance avec des forçats, et finalement de devenir un bandit, un vulgaire voleur de grand chemin ?

— Monsieur, dit Gaspard, je suis aujourd’hui estimé par mes concitoyens et même chéri par eux beaucoup plus qu’au temps où j’étais, comme tout le peuple, un simple honnête homme. Cela veut dire que mon peuple a pris vos lois en horreur. Voyez-vous, monsieur, il n’y aurait pas de grands révoltés, s’il n’y avait pas dans le monde de grandes injustices ; allez demander au Parlement d’Aix, dont vous êtes l’aimable envoyé, s’il connaît les assassins de Teisseire, et pourquoi, les connaissant, car il les connaît, il ne les veut point punir ? Y a-t-il en justice deux poids ? deux mesures ? hélas, oui ! vous vendez, à faux poids, la justice même ! Vos lois, monsieur, sont de très vieilles femmes, qui perdent leurs dents et vont branlant la tête. Elle déplaisent fort aux vigoureux jeunes hommes, dont je suis. Elles ont beau se farder, elles sont repoussantes. La torture — pour ne parler que de cela — est toujours inscrite dans vos lois, cette torture que vous appliquez à des innocents, — seulement présumés coupables, pour les obliger à avouer des crimes que rien ne prouve ! Ce châtiment avant jugement est, monsieur, une chose monstrueuse ; à proprement parler, c’est une invention du diable ! Eh bien, je me suis fait bandit pour attirer l’attention des princes sur l’abomination de vos us et coutumes, et pour vous amener à changer de manières.

Le juge grimaça un sourire narquois.

— En vérité, jeune homme ? Et comment vous y prendrez-vous ?

— Cela, c’est mon affaire, et c’est mon secret. Je me promets, sinon d’y réussir, au moins d’y travailler.

— Bon ! déclara le juge, nous y mettrons quelque empêchement.

— Monsieur, dit Gaspard, méditez ceci : il y a dans un livre d’histoire, que mon curé me fit lire quand j’étais enfant, une fort belle réplique d’un bandit. Le grand conquérant Alexandre, qui fut en même temps un fameux ivrogne, dit à un pirate qu’il avait capturé : « Ne rougis-tu pas de ton vil métier ? » — « Je ne vois, répliqua le brigand, qu’une différence entre toi et moi. C’est que tu opères avec une grande flotte et moi avec un tout petit navire. » Et la réplique a du bon, monsieur. Un chef de peuple qui ambitionne le titre de conquérant, et rêve de voler aux peuples voisins leurs terres, leurs blés, leurs vignes et leurs foyers, est un plus grand bandit, oui, celui-là est plus coupable, infiniment, que le pire des humbles petits voleurs. A côté d’un grand conquérant, je me juge fort estimable. Oui, certes, je m’estime, monsieur, fort au-dessus d’un pirate et bien au-dessus d’un conquérant, attendu que je ne me suis pas mis en campagne pour accroître mes biens, à leur façon, par l’assassinat et le pillage, — mais pour essayer de rendre meilleures vos lois cruelles et injustes. Que ne les réformez-vous vous-même ! je n’aurais plus de raison d’être ; ou si, alors, je persistais dans ma révolte, je mériterais d’être le plus tôt possible pendu haut et court. Je suis, monsieur, un chef de parti ; c’est ce qu’on ne voit pas encore assez clairement. Apprenez-le donc. Mes soldats eux-mêmes n’aperçoivent pas encore le but que je me suis proposé, parce que beaucoup de ces loups sont, au fond, de simples moutons ignorants qu’on a tondus longtemps et qui ont l’habitude de présenter aux tondeurs leur pauvre échine ; mais il suffit que mes lieutenants et moi nous sachions où tendent nos actes, pour que nous préférions être à nos places qu’aux vôtres ! Dès que le peuple aura compris, votre règne sera fini ; et alors, monsieur, selon le mot de M. de Voltaire, vos petits-neveux en verront de belles ! Et craignez, si vous ne vous résignez pas à faire de la vraie justice, que d’autres, après nous, se montrent plus redoutables que nous ! Croyez-moi, n’irritez pas les hommes au point de les changer en bêtes féroces ! Nous voulons de vraies lois, c’est-à-dire des lois où il entrera quelque humanité… Le contrebandier Mandrin, en vendant ses tabacs moins cher que ne les vend la Ferme, a démontré, par le fait, que les fermiers généraux sont de magnifiques voleurs. Je démontrerai, moi, que, sous le règne des Parlements, la justice n’est pas ce qu’elle doit être ; je veux qu’elle devienne digne de respect, et c’est à quoi je me suis employé et m’emploierai encore, dès que je serai hors de vos griffes.

Le magistrat haussait les épaules :

— Je me charge de vous arrêter sur cette route, jeune homme. Il me paraît d’ailleurs que cela est déjà fait, car vous n’avez pas ici assez d’espace pour étendre vos bras bien loin.

— J’en ai du moins assez pour prendre quelque élan, dit Gaspard. Le peuple m’aime ; et, de me savoir dans vos cachots, soyez sûr qu’il murmure, et se fâchera.

— Nous le contenterons bientôt, dit le juge près de sortir.

Au moment où le magistrat, sur le seuil du cachot, proférait cette menace, la gracieuse Louisette, s’étant glissée en silence dans le couloir, derrière son père, se mit à écouter.

Elle entendit la fin du dialogue.

— Je veux dire, continuait le juge, que vous ne resterez guère dans ce lieu malsain.

— J’entends, répliqua Gaspard. Vous me promettez la roue, et les jambes rompues après la torture ?

— Nous aurons à revenir sur cette conversation, fit le juge ; au plaisir de vous revoir.

— Au revoir ? Non, dit Gaspard ; adieu.

Quand le juge sortit, Louisette, inaperçue même de son père, s’était enfuie pour aller pleurer dans sa chambre.

Le magistrat fit au geôlier de suprêmes recommandations.

— Gardez-nous bien ce coquin-là… C’est l’instruction, ce sont les livres qui l’ont perdu et rendu dangereux… Nous l’enverrons chercher demain matin pour l’interroger mieux.

Ayant dit, M. le juge s’en alla, roidi dans sa dignité.

Louisette avait parfaitement compris l’affreuse menace. C’était la torture pour le lendemain matin. Il n’y avait plus à s’interroger ; et, le soir même, elle s’arrangea pour porter l’eau et le pain au malheureux Gaspard.

Il y eut d’abord, entre elle et lui, un moment d’attente silencieuse. Il la considérait avec des yeux interrogateurs, mais brillants de plaisir amoureux. Elle le regardait d’un air sur lequel il ne pouvait se méprendre. Elle le trouvait « agradant », beau de jeunesse, touchant de malheur. Quoi ! on gâterait ce beau corps de jouvent ! Est-ce Dieu possible ! Que sainte Roseline nous protège ! j’empêcherai cette abomination… comme le désire la sainte !

— Tenez, dit-elle ; combien vous faut-il de temps pour venir à bout de vos chaînes avec cette bonne lime ?

— Pas très longtemps, si la lime est bonne, car la chaîne a un point faible que j’ai déjà usé moi-même… Votre père est-il là-haut ?

— Oui ; mais si occupé à boire !

— Il a l’oreille fine. Il entendra le grincement de la lime ?

— Non, si vous travaillez le plus silencieusement possible, tandis que moi, devant la porte, je chanterai, comme il m’arrive souvent. Cela couvrira le bruit. Refermez votre porte, dont je vous laisse la clef. La voici ; moi, j’oublierai de tirer les verrous. On ne s’étonnera pas trop de votre fuite, car beaucoup de prisonniers, à ce que dit souvent mon père, s’échappent journellement des prisons de France.

— Et, dit gentiment Gaspard, ne vous arrivera-t-il aucun mal à vous, pour m’avoir été charitable ?

— Oh ! dit-elle, soyez tranquille, je trouverai moyen de tenir caché ce qui doit l’être.

Elle le regardait toujours, et avec des yeux d’une si tendre expression, que ceux de Gaspard se noyèrent de désir.

Leurs regards à tous deux, à la fois troublés et lumineux, s’appelèrent. Leurs deux jeunesses, aimantées l’une par l’autre, s’attirèrent. La jeune fille se rapprocha lentement du jeune homme qui ouvrit ses bras… Il la tint un moment renversée sur son cœur et comme enveloppée de ses chaînes qu’elle allait rompre. Leurs lèvres se confondirent… Un bruit là-haut… Elle s’arracha à l’étreinte.

— Vite ! dit-elle ; c’est bien entendu, n’est-ce pas ? je chanterai pendant votre travail.

Elle se plaça devant la porte refermée bruyamment. Là-haut, l’ivrogne chantait, lui aussi. Derrière la porte, la lime patiente commença son fin bruit de scie.

Louisette chanta :

Ma filho, té vouas maridar ?
Aven gès d’argènt per ti douna.
— Qu’ès aco d’argènt ? qu’appellas d’argènt ?
Empruntaren nouastrès parèns.
L’ Antoni,
Lou voli !
Maridatz-mi per aquest an :
Iou pouadi pus espèrar tan.

La lime crissait. La chanson reprit :

Ma filho, té vouas maridar ?
Aven gès de pan per ti douna.
— Qu’ès aco dè pan ? qu’appellas dè pan ?
Leis boulangiès cuisoun tout l’an.
L’ Antoni,
Lou voli !
Maridatz-mi per aquest an
Iou pouadi pus espérar tan !
L’ Antoni,
Lou voli !
Maridatz-mi per aquest an :
Iou pouadi pus espérar tan !

Gaspard, tout en limant d’un mouvement continu, écoutait la jolie voix.

Ma filho, ti vouas maridar ?
Aven gès d’anneou per ti douna.
— Qu’ès aco d’anneou ? qu’appelas d’anneou ?
Décèouclaren nouastré tounneou.
L’ Antoni,
Lou voli !

Ah ! que Gaspard eût volontiers envoyé sa lime au diable ! Elle crissait, la petite lime, et la voix continuait :

Ma filho, ti vouas maridar ?
Aven gès dè liech per ti douna
— Qu’ès aco dè liech ? qu’appelas dè liech ?
Si coucharen dins l’escarié !
L’ Antoni,
Lou voli !
Maridatz-mi per aquest an :
Iou pouadi pus espérar tan !

Cette impatience, exprimée par la chanson, gagnait, ma foi, le pauvre Gaspard… et d’autant plus ardemment il limait ses chaînes.

Quand Louisette eut cessé de chanter l’Antoni, la petite Provençale chanta une chanson normande, car tous les prisonniers qui faisaient connaissance avec la prison de Draguignan n’étaient pas nécessairement des Provençaux.

La chanson normande disait que l’amour doit être accepté comme une douce fatalité de nature :

Pernez en un, pernez en deux,
Contentez votre envie ;
Mais, quand vous m’aurez ben bigée,
N’allez point leux y dire,
Car si mon père il le savait,
M’en coûterait la vie
Voyez-vous !
. . . . . . . . . . . . .
Quant à ma mère, alle le sait ben,
Mais alle ne fait qu’en rire.
Alle se rappelle ce qu’alle faisait
Alors qu’alle était fille,
Voyez-vous !
. . . . . . . . . . . . .
Mes petits enfants f’ront comme moi
Ainsi veut dame Nature,
Voyez-vous !
J’aime lonla, landerirette,
J’aime lonla, landerira !

— Ah ! la coquine ! pensa Gaspard, elle sait où le diable a fait feu.

La petite lime crissait, et la fillette commença une autre chanson ; et, après celle-ci, une autre encore. Le concert dura longtemps, s’arrêta, puis reprit ; la lime était bonne et les chaînes étaient usées… Le temps et l’amour viennent à bout des entreprises les plus difficiles…

CHAPITRE V

Où, après s’être étonné de la pratique singulière inventée par un vigneron pour remédier à la maladie de ses vignes, on verra une mère dévote apprécier sans indulgence les joies du paradis, ce qui pousse l’incrédule dom Pablo à révéler son inattendu dégoût des hypocrisies humaines.

Le soir même, à la brune, ses chaînes étant tombées et Castagne absent, Gaspard fut rendu à la liberté par la jeune fille toute tremblante.

— Je vous souhaite un bon mari, lui dit Gaspard, et jamais ne vous oublierai.

Deux heures après, il demandait, au portier du monastère Sainte-Roseline, le frère Boniface, c’est-à-dire Pablo. Présenté par lui, sous un nom d’emprunt, il fut traité en hôte de distinction, et admis au réfectoire.

Pablo lui conta comment, à cheval sur un âne, il avait prêché sur la grand’place de Draguignan pour conquérir la confiance générale ; et que, en retour des bienfaits qu’il avait attirés sur le couvent, les bons pères, à sa demande, lui faisaient cadeau de l’âne. Ainsi, ajouta-t-il, j’aurai, à l’avenir, quelqu’un avec qui parler des choses que souvent, faute d’un compagnon intelligent, on rumine à part soi.

Le lendemain matin, à l’aube, il alla brider l’animal ; et, dans l’écurie, il lui dit, tout en lui posant le bât sur l’échine :

— Mon frère, tu ne me quitteras plus désormais. O âne, tu devrais être offert en modèle à tous les hommes. Étant de bonne race, tu portes sur ton dos une divine croix dessinée par la nature ; et aussi, tu portes, sans gémir, cette croix humaine qui s’appelle travail et chagrin… Tu es un être de paix. Jamais on ne vit deux armées d’ânes s’avancer l’une contre l’autre, en ordre de bataille ; et jamais tu ne réponds à une parole injurieuse par des paroles empreintes de raillerie ou de méchanceté. Si tu te montres parfois contrariant en actes, on s’aperçoit bientôt, en y réfléchissant, que tes raisons de résistance sont très valables… Tu es ignorant, mais modeste. Sais-tu seulement pourquoi tu existes ? non ; ni tu ne prétends le savoir, en quoi tu te montres plus avisé que beaucoup de prétentieux philosophes. Viens, maintenant, viens jouir avec moi d’un bien mal acquis, sans même en soupçonner l’origine impure. Viens, mon frère d’élection ; pardonne-moi le poids lourd de mon corps ; et puissent tes paniers ne jamais t’être légers ; et ce, grâce à la charité de mes tristes semblables.

Il dit ; et, suivi de son âne, il alla présenter ses adieux et remerciements à ses hôtes qui l’embrassèrent ; puis, il prit, à pied, avec Gaspard, en l’honnête compagnie du roussin, dont les paniers étaient gorgés de vivres, le chemin de l’avenir et des grandes aventures.

Pour dépister les gens qu’on devait avoir mis à leurs trousses, ils choisirent le chemin des écoliers, et gagnèrent d’abord le Muy en passant par les gorges de Pénafort.

Là, du fond d’un large ravin, s’élève une pyramide naturelle, un cône de rochers, chargé de pins tortueux, mamelon à peu près inaccessible, au sommet duquel, remarqua Gaspard, on pourrait, sans crainte, défier un assaut ; sur ce sommet, ils passèrent la nuit ; le lendemain, ils revinrent sur leurs pas, pour dépister toute poursuite ; passèrent la seconde nuit à Pignans, chez un affidé ; la troisième, dans une des cavernes de Solliès ; et, le quatrième soir, ils allèrent demander l’hospitalité aux Chartreux de Montrieux. Là, un vieux moine, à qui Pablo conta son prêche de Draguignan, et le bien qui en était résulté pour le couvent de Sainte-Roseline, leur dit : « Puisque vous pouvez avoir tant d’influence à l’occasion, tâchez de servir Sainte-Madeleine, comme vous avez servi Sainte-Roseline. Nos frères de la Sainte-Baume voudraient bien avoir une statue de la Pécheresse ; mais il y faudrait quelque argent… N’oubliez pas Sainte-Madeleine ! »

Ce que promirent nos deux pèlerins en prenant congé de leurs hôtes.


En attendant les grandes aventures, ils en eurent deux petites, assez réjouissantes.


Ils rencontrèrent d’abord un paysan d’âge mûr, en contemplation devant des vignes malingres qui s’étalaient par longues rangées sur la pente d’une colline.

L’homme, quand passèrent près de lui les deux aventuriers, ne manqua point de leur dire : « Bonjour, la compagnie. »

— Vous êtes bien poli pour mon âne, répliqua Pablo ; recevez donc son fraternel remerciement ; mais que regardiez-vous là, d’un air si préoccupé, l’ami ? Vous ne semblez pas content ? Seriez-vous malade ?

— C’est ma vigne, dit le paysan, qui ne se porte pas bien ! Déjà, l’an passé, elle ne m’a pas donné ce qu’elle aurait dû. Elle était déjà malade… Alors je me suis mis quelques boisseaux d’avoine entre les fesses, mais ça ne va pas mieux, non ! ça n’arrange pas les choses.

Gaspard et Pablo se regardèrent, saisis d’un étonnement bien naturel.

— C’est un singulier remède pour guérir les maladies de la vigne, dit Gaspard.

— Ça ne guérit pas la vigne, pardienne ! déclara le paysan ; mais ça devrait me soulager un peu du tort qu’elle me fait.

— Ce doit être, fit Pablo, en riant, un remède de très vieille femme ou de sorcier ; mais, à votre place, j’aimerais encore mieux faire franchement exorciser mes vignes, car votre remède me semble gênant ; et je ne vois même pas comment vous avez, où vous dites, la place de le loger ; et, pour vous confesser la vérité, ni mon compagnon ni moi nous ne vous comprenons.

— Eh ! dit l’homme, suivez-moi, et vous comprendrez… quand je vous aurai montré mes fesses !

— Je m’y refuse ! dit gravement dom Pablo.

— Venez voir mes fesses ! insista cet homme obstiné. Elles sont longues, longues, et larges, larges. Ce sont des fesses d’au moins deux cents pas de long et larges de huit. J’y ai semé de l’avoine. Elle est maigre, maigre, comme l’an passé. Et cela m’attriste beaucoup d’avoir des fesses où rien ne pousse !

Alors Gaspard et Pablo comprirent enfin, et ils éclatèrent de rire ensemble.

Les espaces de terrain libre, entre les vignes, c’est-à-dire les oullières, se nomment, en provençal, des faïssos

— Bonhomme, dit Gaspard, renoncez désormais à parler le noble langage francihot et à traduire au hasard, dans cette langue réservée aux hommes de lois et aux anges du ciel, les mots du beau langage de Provence. Nous comprenons maintenant que vous voulez parler des faïssos ; mais, jour de Dieu ! nous vous avons d’abord cru fou ! Par Saint-Yves, le beau parleur ! faïssos et fesses sont deux… comme de juste !

— Ma foi, dit l’homme, nous croyons convenable, nous autres paysans, de nous servir du français pour répondre aux gens de la ville ou aux clercs ; excusez-moi donc de vous avoir parlé, par ignorance, d’une partie de moi-même dont il convient de ne pas s’occuper sans nécessité.

Ayant pris congé du paysan confus, ils repartirent ; et, un peu plus tard, s’étant arrêtés à l’ombre d’un vieux chêne, au bord du chemin, ils mirent l’âne à brouter ; et, délestant ses paniers d’une partie des provisions qui les gonflaient, ils déjeunèrent en devisant. Ayant bu et mangé à leur satisfaction, ils se remirent en marche ; ils allaient à Brignoles.

Et voilà qu’une vieille femme qui les regardait passer, du seuil de sa bastide, non loin de la route, leur fit signe d’approcher. Elle s’essuyait les yeux avec son tablier. Pensant qu’elle les appelait pour être secourue dans sa peine, ils lui obéirent.

— Que voulez-vous, ma pauvre femme ?

— Bon père, dit-elle au moine, mon fils est mort l’autre semaine. On l’a porté en terre à la Roquebrussane, où je ne puis me rendre parce que mes jambes souffrent de douleurs. C’est mauvaise chose de se faire vieux. Et le curé qui, lui aussi, est bien vieux, n’a pas pu me venir visiter. Il aurait eu pour moi, bien sûr, des paroles consolantes, comme vous devez en savoir ; et je vous ai appelés pour les entendre de votre charité. En échange, vous pourrez, chez moi, vous reposer un instant et y prendre, si vous voulez, le repas du soir.

Pablo fut touché, comme Gaspard.

— Notre souper, dit le moine, nous le trouverons dans les paniers de notre âne, car je vois bien que vous n’êtes pas riche. Nous n’aurons pas besoin d’abuser de votre générosité et d’aggraver, si peu que ce soit, votre pauvreté. Êtes-vous donc seule en ce monde ?

— Mon homme est aux champs, mais si vieux, si vieux, qu’à nous deux nous ne faisons qu’une ruine et qu’une tristesse.

— Et quel âge avait votre fils ?

— C’était une chose de vingt ans, saint homme ! Et grand, et fort ! Il avait l’air qui plaît ; et un si bon regard ! Toutes les filles le reluquaient, quand il traversait le village. De plus beau « cadavre » de jouvent, elles n’en avaient jamais vu danser, les jours de romérage. Il était amoureux d’une et pas de toutes, comme tant de jeunes calignaires qu’il y a ! Aï ! las ! povre de moi ! Je l’ai perdu et ne saurai plus me consoler !… Il se charmait de vivre ; et moi, je me charmais de le voir vivre ; c’était la consolation et l’espoir des vieux, sa jeunesse ! Et, de l’avoir perdu, nous avons tout perdu à la fois !

La bonne mère pleurait à longues larmes. Gaspard ne trouvait rien à lui dire. Et voilà que dom Pablo, cessant de se donner à lui-même la triste comédie de son incrédulité, se rappela les douceurs de sa foi reniée ; et, parlant avec le désir sincère d’adoucir la peine de cette femme, il lui dit dans le langage des clercs :

— Aviez-vous quelque chose à reprocher à votre enfant, ma fille ?

— Tout grand et tout fort comme il était, dit-elle, c’était un ange par l’amour qu’il avait dans son cœur pour sa mère et pour son père. Ça n’a jamais fait tort ni même peine à une mouche ! Il se confessait souvent — sans avoir, bien sûr, rien à dire au prêtre ; — il communiait toujours à Pâques. M. le curé, de lui était content.

— Alors, ne pleurez plus, bonne mère, car c’est maintenant un bienheureux.

Elle sanglotait.

— Ne pleurez plus, car un pareil fils ne peut être qu’en paradis. Consolez-vous : je vous dis que Dieu, qui est toute justice, l’a reçu dans son sein. Ne pleurez pas sur lui, ni même sur vous, puisque vous vouliez, avant tout, son bonheur. Le bonheur, il l’a maintenant. Oui, j’en ai l’assurance, il est maintenant parmi les bienheureux ; et, avec eux, il chante les louanges de Dieu. Il n’y a pas de plus grand bonheur que celui de prendre part au concert des anges, dans le ciel et pour toute l’éternité.

La bonne femme brusquement cessa de pleurer ; et, regardant le moine d’un air de doute interrogateur, elle répliqua, avec un balancement de la tête et des épaules qui chez les Provençaux, exprime la méfiance :

— Oï ! véritablement ? vous croyez que c’est une grosse distraction, çà, dites un peu, pour un jeune homme de vingt ans ?

Le génie maternel de la pauvre femme, un peu sarrazine comme toute provençale, lui faisait inventer un paradis de Mahomet.

Pablo lui fit de son mieux comprendre que le pur bonheur des élus est bien au-dessus des tristes plaisirs terrestres, et ils la laissèrent, apaisée.

Ayant fait cette bonne action, ils repartirent — et plus allègrement cheminèrent derrière leur âne. Ils allaient maintenant sans se rien dire, parce que la douleur de cette pauvre mère les avait émus, et parce que sa candeur donnait à réfléchir, qui demandait pour son fils, mort en Dieu, des joies toutes pareilles à celles d’ici-bas.

Ce qui se pensait en eux, se pensait sans paroles ; ils ne cherchaient pas à en prononcer ; ils se taisaient, ne sachant que répondre à une vague tristesse qui, elle-même, n’avait pas d’expression dans les langues qu’ils savaient, pas plus en provençal qu’en français.


— Frère Pablo, dit tout à coup Gaspard, vous m’aviez déjà paru un autre homme, le jour où vous avez déclaré que, si mes gens en révolte voulaient suivre Tornade, vous ne m’abandonneriez pas ; — et, tout à l’heure encore, j’ai vu en vous un homme différent de l’ermite bouffon, galegeaïre et blasphémateur, que vous paraissez être à l’ordinaire.

— Maître, dit Pablo, s’arrêtant et regardant Gaspard qu’il appelait maître pour la première fois, réfléchissez qu’en exagérant l’hypocrisie comme je le fais, un Tartuffe se dénonce et n’est donc pas un vrai Tartuffe ! C’est peut-être le vrai moi-même que je vous ai découvert tout à l’heure, car j’ai été profondément touché par la vue d’une de ces douleurs humaines que rien ne saurait consoler, pas même la parole divine que je peux réciter encore sans y croire. Il est temps, je pense, de me confesser à vous qui m’avez presque deviné. Je ne suis pas, de pied en cap, un faux religieux, car j’ai étudié pour être prêtre ; — je suis Provençal, comme un olivier, et je m’appelle, en réalité, Marius, comme tout le monde en Provence. Sachez que j’admire cette grâce du cœur qui permit à un saint François d’Assise de fonder, par opposition aux superstitieux et aux débauchés de son siècle, un ordre de pur amour chrétien ; j’estime les vertus, mais je les crois rares et n’ai point le courage qu’il faut pour les pratiquer… Daignez m’écouter avec attention… J’eus une enfance pieuse et très pure ; mais un de mes maîtres, que je prenais pour un véritable saint, étant secrètement un misérable voué à des œuvres de luxure et de perdition, excita mes curiosités, et, bref, parvint à me pervertir, en colorant d’expressions mystiques ses mauvais désirs et ses actions les plus abominables. Comment je lui dois un autre et plus grand malheur, je ne puis vous le dire aujourd’hui, sur un grand chemin, car ce souvenir est si cruel que j’éclaterais sans doute en larmes de rage et de douleur, après tant d’années !… C’était le plus vil des fourbes… Quand je découvris son indignité, je n’étais plus digne moi-même, à mes propres yeux, de prendre la robe des lévites. Adolescent sans expérience, je me persuadai qu’après le péché, quand il est si noir, on ne peut pas en être racheté, même par le repentir et la confession. L’aveu, d’ailleurs, m’eût été pénible au point qu’il me parut impossible ; et mon odieux professeur de vice se servit de mon sentiment de honte pour me convaincre de la nécessité de me taire. Il alla plus loin, et m’assura que beaucoup de prêtres étaient pareils à lui et que leur caractère sacré était un masque, le plus favorable du monde, à leurs déportements. Dans mon inexpérience, j’avais déjà conclu du particulier au général, et je pris en haine tout ce qui portait une robe de religieux. Une déception, pareille à celle d’un amant naïf qui se voit trompé par une ignoble courtisane, adorée par lui comme une vierge, me frappa à la façon d’une foudroyante maladie. Je restai comme empoisonné. Une indignation, rageuse de se sentir impuissante, devint mon humeur habituelle. Je croyais voir dans tous les religieux des monstres, de faux prophètes vêtus de la peau de l’agneau. Je renonçai à la cléricature par pure loyauté ; mais comme je n’avais aucun moyen d’existence et ne savais aucun métier manuel, je n’eus devant moi d’autres moyens de vivre, que le parasitisme d’abord, et plus tard la mendicité. Telle est mon histoire lamentable. Et je livre aujourd’hui en ma personne, à la risée de vos gens, l’image de tout ce que j’abomine et de ce qui m’a perdu. J’y trouve la satisfaction de mes colères, de mes rancunes, une âpre saveur de vengeance. Et, en même temps, je m’imagine parfois que j’éloigne du mal ceux qui le voient en moi ; et, afin de leur en mieux donner l’horreur, je pousse loin mon rôle, jusqu’à exciter, par le ridicule joint à l’impudence, le dégoût des maudits dont je veux être la copie repoussante. Je jouis du mépris que j’inspire parce qu’il s’adresse en ma personne aux faux dévots qui ont trahi ma jeunesse, mes espérances, ruiné mon avenir. Je ne suis que leur ignoble et volontaire simulacre ; mais, parfois, il m’arrive de m’apercevoir que le mépris que j’excite ne va pas, en réalité, à ceux contre qui j’ai voulu le soulever ; il n’abaisse que moi-même ; alors, je reconnais toute ma déchéance et que, bien véritablement, je n’en pourrais désormais plus sortir, même si je le voulais. Voilà, maître, ma nudité déplorable devant vous étalée. Et tout ce que je vous confesse vous explique qu’un beau jour, vous sachant chez Cabasse, je sois allé me présenter à vous, dans l’espoir de trouver, auprès du bandit, une occasion souvent renouvelée de combattre un monde vil et menteur, où toute vertu n’est que fausse apparence. Cependant il arrive aussi, comme tout à l’heure, que, dans un éclair, j’entrevoie encore la robe blanche de la Vérité, laquelle (puisque vous savez du latin) me fuit aussitôt, sicut Galathea ad salices… Vous vous demanderez pourquoi je vous fais cette confidence tardive. C’est que j’ai reconnu en vous un brave cœur, bien loyal, et, pour tout dire, un honnête homme, comme on en voit peu dans le siècle !

— Vous me flattez ! dit Gaspard, avec un son de voix singulier.

— Mais non, dit Pablo, je me connais en canaillerie et en canailles ! et je vous tiens pour un grand honnête homme.

— Par comparaison, il est possible qu’on me voie ainsi ! déclara Gaspard.

Il souriait, mais une tristesse était dans son cœur.

Pablo reprit :

— Le masque du bouffon vient de se soulever un peu, pour vous montrer à vous, bon maître, ma vraie figure ; mais vous devinez qu’il a fini par se coller à ma peau et qu’en le soulevant j’ai fait saigner ma chair… Je continuerai donc, avec votre agrément, à jouer ici-bas le rôle de mon choix ; c’est le seul qui soit dans mes moyens, comme vous avez paru un jour le pressentir. C’est, en résumé, celui d’un ilote chancelant qui inspire aux autres le dégoût de l’ivresse, et qui, pour comble de misère, partage ce dégoût tout en y trouvant sa réjouissance…

Et Pablo, après un silence, termina par cette phrase inattendue, qui était le regret de son cœur sincère :

— Heureux les peuples qui suivent Dieu, c’est-à-dire les voies de droiture ; et heureux ceux qui le craignent, tout en le considérant comme la source de toute bonté !

— De façon, dit gravement Gaspard, que, de ne plus croire à la vertu des autres, cela vous a dispensé d’en avoir vous-même ; et il n’y a plus pour vous ni bien, ni mal ?

— Ce n’est pas cela, dit Pablo. Au fond, c’est la vieille histoire : meliora video proboque ; deteriora sequor ; mais j’ai suivi et je suivrai encore le pire, avec le furieux plaisir qu’on attribue au diable ! Ne voyant dans le monde de justice nulle part, je me dis que je serais bien sot de me gêner et de contrarier mes appétits pour faire le petit saint ; et que ce serait être dupe ; mais je ne puis m’empêcher de reconnaître, au fond de moi-même, que ma conduite est condamnable. Le mal existe. Les plus forcenés des méchants le savent ; ils savent donc que le bien existe également. Et c’est leur punition : ils se jugent.

— Et qu’est-ce que le mal ? dit Gaspard.

— C’est, répondit Pablo, c’est véritablement tout ce que le catéchisme appelle le péché.

— Touchez là ! dit Gaspard, en lui tendant la main ; ce que vous venez de dire, mon pauvre ami, est le bon sens même. Il ne faut faire tort ou mal à personne ; et, quant à moi, je ne mérite pas le grand éloge que vous m’avez adressé. Certainement j’ai le désir de la justice, et le cœur assez bien placé ; mais je cherche à faire la justice par des moyens dignes de blâme : je ne le sais que trop ! Par malheur, le siècle où nous vivons l’a ainsi voulu… mais peut-être verrons-nous, vous et moi, des temps meilleurs. J’ai toujours pensé que les mauvais prêtres (c’est dommage) perdraient la religion, comme les mauvais juges perdront les bonnes lois, et les mauvais rois la royauté ; et je voudrais pouvoir, sans être leur ennemi, être l’utile critique des institutions que les uns et les autres mettent en péril. C’est eux qui sont les ennemis d’eux-mêmes et non pas nous. Comment sortir de là ?

A cette profondeur d’incertitude, n’ayant plus rien à se dire, les deux compagnons se turent, rongés par leurs pensées ; et ainsi arrivèrent-ils chez Morillon, où les attendait Sanplan.

Là, il fut convenu que Gaspard ne rassemblerait pas tout de suite la bande. Il allait être recherché sans doute par toutes les brigades d’archers et de dragons. Il devait se terrer.

— Fais dire à nos hommes, commanda Gaspard à Sanplan, que, dans un mois, jour pour jour, je les rejoindrai à Cuges : il faut qu’on ignore où je serai caché. Je ne le confierai pas même à toi.

— Pas même à moi ! se récria Sanplan. Que veut dire cette méfiance ?

— Elle veut dire que l’homme le plus discret peut se trahir en rêve ; et que, ne sachant pas le secret de ma cachette, tu affirmeras plus énergiquement que tu l’ignores, puisque tu seras sincère. Le mensonge est souvent difficile à l’honnête homme ; il s’y montre maladroit.

— A la bonne heure ! fit Sanplan.

— Le capitaine a raison, comme toujours, dit dom Pablo. Maintenant, déjeunons, et buvons sec !

Morillon leur apporta du meilleur ; ils payèrent richement, cette fois, toutes ses complaisances présentes et passées. Le lendemain Gaspard, seul, à pied, prenait à travers bois, loin de toute route battue, le chemin du château de Lizerolles.

Sanplan rejoignait deux de ses hommes qu’il chargea de communiquer à tous les autres les ordres de Gaspard.

Quant à dom Pablo, il avait été convenu que, voyageant sur son âne, il mènerait, pendant la durée du licenciement de la bande, une vie de frère quêteur. Il en profiterait pour tâter le pouls à l’opinion publique. Que pensait-on de Gaspard dans le peuple ? et de son emprisonnement, et de sa disparition ?

Pablo, ayant reçu de Gaspard et de Sanplan un cordial « au revoir », monta donc sur sa bête et partit à l’aventure.

De toute la matinée, il ne lui arriva rien, attendu qu’il lui avait plu de cheminer par des « drayes », escourches et sentiers de mulets, à travers des collines où les bastides étaient rares.

Vers midi, il eut faim ; et le plateau sur lequel il se trouvait lui agréa cependant, parce que, au milieu des clapiers, il aperçut un puits sarrazinois, au bord duquel était planté un mât traversé d’une vergue oblique. La vergue avait, à l’un des bouts, une lourde pierre qui en maintenait l’extrémité contre terre ; à l’autre bout pendait un bâton vertical ; et au bas bout de ce bâton était suspendu un seau. Pablo abaissa le seau dans le puits ; la pierre, contrepoids à son effort, se souleva ; et ce contrepoids, quand le seau fut plein, le fit remonter aisément. Pablo but à même le seau ; puis, il en vida le contenu dans une auge qui était là, et dans laquelle il fit boire son âne.

Et, encore tout occupé de la conversation secrète qu’il avait eue avec Gaspard, et des pensées silencieuses qui étaient en lui depuis cette confession mémorable, il disait à son âne : « Bois en paix, ô mon âne ! la vue de ta placidité me rassérène. Tu n’en sais pas plus que moi sur la nature de toutes choses ; et ta quiétude fait la leçon aux vaines agitations des hommes ; tu ne t’es jamais dit que tout est vanité et tourment d’esprit. Si grande est ta supériorité sur ton maître, que tu confies, sans proférer une parole, ta destinée aux dieux inconnus. O mon âne ! ta vie plonge dans l’infini par les deux bouts : avant ta naissance tu étais, et, après ta mort, tu seras ; tu seras quelque part, même dispersé en poussière, car ta substance est immortelle, comme on le dit de l’âme des humains ; mais cet avant n’est pas plus accessible que cet après, à mon entendement ; et pas davantage au tien ; mais toi, tu ne te soucies pas de ta sainte ignorance ; tu vis avec confiance sous le ciel, sous les coups et sous les injures. Tu as confiance sans le savoir. Après cet avant, et avant cet après, il y a ta vie actuelle, et tu n’en raisonnes point ; tu l’acceptes en toute simplicité, puisqu’elle t’a été imposée : cela te suffit. Il n’y a point à y résister. Et si, durant cette vie où tu es, tu ne peux te l’expliquer, comment t’expliquerais-tu déjà ce qui sera après, puisque tu n’y es point encore ? Et quand tu y serais, cet après te serait aussi inexplicable, mais te semblerait aussi naturel, car aucune vie ne peut être plus surprenante que la vie. L’intelligence, ô mon âne, est une corde à puits. Un bout dans la nuit et l’eau, l’autre bout dans la clarté du ciel ; et tout est inintelligible dans le fait. Que cela est ainsi, mais que du moins ma vie terrestre me serve à amener jusqu’à mes lèvres et aux tiennes une eau fraîche et pure, cela s’entend fort bien et peut suffire à ma joie comme à la tienne… sauf que, moi, je regretterai éternellement que cette eau ne soit pas du vin !

L’âne, qui avait assez bu, tournait maintenant la tête vers son maître et le regardait d’un air stupide mais amical.

— Tout ce que je te dis là, poursuivit Pablo, est certainement de la métaphysique, car nous ne nous comprenons ni l’un, ni l’autre.

Et, l’un portant l’autre, ils se remirent philosophiquement à la recherche d’une maison de bûcherons où ils trouveraient l’herbe et le pain tendres, l’aliment matériel, soutien du spirituel.

CHAPITRE VI

Gaspard, hôte de Mme de Lizerolles, met à profit le temps qu’il doit passer au château pour compléter son éducation politique.

L’amoureux Gaspard se demandait comment il se tirerait d’une conversation en tête à tête avec la patricienne. Lors de sa première visite à Lizerolles, il ne l’avait pas vue seule, mais en présence du comte de Mirabeau. N’ayant eu à prononcer qu’une seule réponse, adressée à un homme, il avait pris le ton d’un inconnu qui ne s’attache point à plaire. Cette fois, il lui faudrait trouver des paroles fines, insinuantes ; mais l’aventurier avait tort de douter de lui : il était de ceux qui ont, d’une manière innée, le goût des élégances et le don d’imiter celles qu’ils ont observées aussi bien dans le langage que dans la tenue. L’histoire des imposteurs célèbres fourmille de bouviers devenus princes et même rois. Gaspard non seulement avait beaucoup vu et beaucoup appris, mais il avait, de plus, très haute mine, une démarche noble, une jolie allure naturelle. Il avait de la race, sans savoir d’où elle lui venait.

N’importe ; au moment d’affronter le délicat péril d’une conversation avec une femme de qualité, il dut faire appel à tout son courage. Il chercha à se rappeler comment s’expriment, dans les comédies, les gentilshommes. Un de ses livres favoris, la Folle Journée, de M. de Beaumarchais, lui avait appris non seulement les idées nouvelles chères à Figaro, mais aussi le ton des conversations entre grands seigneurs. Il reconnut, avec satisfaction, que des phrases complètes en étaient restées dans sa mémoire ; et aussi il se souvint que, tout enfant, présenté à ce bon baron de Besse par M. le curé, il avait été admis à l’honneur de jouer la comédie au château, avec les enfants du noble seigneur. Plus d’une fois, en quittant la robe rouge, la rouge calotte et le blanc surplis du clion (enfant de chœur), il avait revêtu leurs costumes de fantaisie ou un habit de gala emprunté à leur garde-robe, pour jouer avec eux une scène d’Esther, ou d’Athalie, ou un acte de Marivaux. Ces souvenirs le rassuraient un peu ; il tâcherait de retrouver le maintien de ses rôles ; oui, il avait bien tort de se tourmenter. Il avait la grâce sans apprêt, que n’ont pas toujours les princes.

Pas plus qu’à sa première arrivée devant Lizerolles, Gaspard n’eut à se faire annoncer. L’avenue, qui, de la route, conduisait au château en ligne droite, était surveillée par la comtesse un peu désœuvrée, et qui souvent rêvait à sa fenêtre.

Gaspard fut reçu, devant le perron, par le jeune valet de chambre, qui lui dit, en souriant d’un air de connaissance, et en ouvrant devant lui, à deux battants, la porte de la grand’salle :

— Madame la comtesse ne tardera pas à se rendre ici.

Madame de Lizerolles, en effet, arriva bientôt.

— Madame, dit Gaspard, je viens avant tout pour m’excuser de n’avoir pas révélé à vous, madame, et à M. de Mirabeau, le jour où je reçus votre si gracieuse hospitalité, un nom que vos discrétions ne me demandèrent pas, il est vrai, mais que ma confiance en vous — aurait dû avouer. Sans doute est-ce mon respect même pour mes hôtes qui me conseilla le silence.

— M. de Mirabeau est un esprit pénétrant, dit la comtesse ; et s’il a parlé devant vous comme il le fit, c’est, monsieur, qu’il crut, comme moi, avoir deviné à la fois et votre incognito et les raisons de votre silence, où nous vîmes votre respect.

— Merci, madame, fit Gaspard.

Et, ne se nommant pas encore :

— Ma reconnaissance s’accroît, madame, en même temps que vos bontés m’enhardissent. Permettez-moi donc d’espérer aujourd’hui une faveur plus grande que celle que j’ai déjà reçue à Lizerolles.

La dame fit, de la main, un menu geste qui signifiait : « Parlez, j’écoute avec sympathie. »

— Vous voyez aujourd’hui devant vous, madame, non plus un libre partisan qui cherche un refuge contre l’orage…

— Ah ! dit la patricienne, je vous avais donc bien deviné, monsieur Gaspard… Parlez librement.

— Vous avez devant vous, madame, un véritable proscrit, dont la tête est mise à prix ; qui est parvenu à briser les fers dont on l’avait chargé, et que bientôt vont poursuivre et traquer tous les dragons de Sa Majesté et tous les archers, déjà prévenus sans doute, depuis trois jours. Il y a certainement, dans cette demeure, plus d’un pauvre réduit, si obscur soit-il, où, si votre bonté daignait y consentir, je pourrais vivre quelque temps comme un prisonnier, mais avec la consolation de me dire que je dois ce cachot désiré — à la générosité et à la pitié d’une noble dame.

Mme de Lizerolles allait répondre ; mais déjà Gaspard continuait, car il était impatient de faire comprendre à la jeune femme que le bandit Gaspard était aussi, comme le pensait M. de Mirabeau, le partisan Gaspard, jaloux de s’instruire et de bien faire un jour :

— … Et si la discrète prison que je sollicite laisse entrer cependant un rayon du jour, je vous supplierai de m’y faire porter, de temps en temps, un livre qui puisse diriger mon intelligence et m’aider à mieux comprendre ma propre destinée.

— Monsieur Gaspard, répliqua Mme de Lizerolles, c’est, je crois, un devoir d’aider, même et surtout peut-être dans les circonstances où vous êtes, une bonne volonté sincère, comme paraît être, comme est certainement la vôtre… Voulez-vous, je vous prie ?… Le ruban de la sonnette est tout à portée de votre main.

Gaspard ayant obéi à cette indication, le valet de chambre parut aussitôt.

— Baptistin, Monsieur le chevalier de Roquebrune veut bien faire sa chambre du cabinet d’étude qui communique à la bibliothèque… Il y faut disposer à l’instant toutes choses, de façon que le cabinet soit habitable… La porte de communication ferme assez mal ; il faut qu’avant ce soir elle soit en bon état… Attendez, Baptistin.

Et se tournant vers Gaspard :

— Vous trouverez, chevalier, un registre sur la grande table qui occupe le milieu de la bibliothèque ; ce registre contient, en ordre parfait, la liste de tous les livres que possède Lizerolles… L’heure de chaque repas est signalée à deux reprises par une cloche. Le premier coup est sonné dix minutes avant le second. Du reste, Baptistin, pour ce soir, ira vous prévenir, chez vous… Vous entendez, Baptistin ?

— Les ordres de madame la comtesse seront exécutés, répondit le valet avec quelque solennité. Et il disparut.

— Madame, dit alors simplement Gaspard, je ne puis me permettre de dîner à votre table.

— Il le faut pourtant, monsieur. Votre présence à ma table me paraît devoir assurer un déguisement nécessaire.

— Madame, répondit Gaspard, précisément je ne suis pas encore assez déguisé. Et j’ai vraiment honte d’être arrivé chez vous sous un costume aussi délabré.

— C’est celui, dit en souriant la comtesse, d’un chasseur qui a traversé des fourrés épineux. On ne saurait s’y méprendre.

— Un chasseur sans arme, dit Gaspard, riant aussi ; et un cavalier démonté ! car les gens de robe ont trouvé convenable de confisquer mon cheval.

— Ce ne sont là que légers inconvénients parfaitement réparables et que vous aurez vite oubliés, monsieur. Je compléterai mes ordres au valet de chambre. Feu mon mari a laissé une garde-robe renouvelée à la veille de sa mort. Autant que j’en puis juger, vous avez sa même stature ; et vous trouverez tout à l’heure, dans votre chambre, des vêtements à choisir, et qui sortent directement des mains du tailleur.

— Madame, dit Gaspard, un pauvre soldat de fortune et un illettré comme moi ne peut que s’étonner, avec admiration, de rencontrer, sans y avoir aucun droit, chez une haute dame telle que vous, la grâce hospitalière que le fabuliste rencontra chez Mme de la Sablière. Jamais je ne me serais permis d’implorer toutes les charités que vous voulez bien m’annoncer.

— Vos répliques sont loin d’accuser un illettré, monsieur Gaspard ; et la qualité de votre remerciement vous rend digne de toutes les bienveillances.

Et, désignant une porte :

— Voici l’entrée de la bibliothèque. Vous voudrez bien y attendre, en jetant un coup d’œil sur sa belle ordonnance, qu’on vienne vous désigner le lieu de votre asile, où vous serez, soyez-en certain, en sécurité complète.

Gaspard se leva, salua profondément, et entra dans la bibliothèque.

— Quelle aventure ! pensait la comtesse. Ne dirait-on pas d’un rêve !

Elle s’assit devant la fenêtre et s’abandonna aux suggestions de ce rêve.

Gaspard se promenait, émerveillé, dans la vaste bibliothèque, portant les yeux de tous côtés, marchant sur la pointe des pieds comme un dévot dans une église, quand le valet de chambre vint le chercher.

Le cabinet qui devenait son logis était une assez grande pièce. Un lit sculpté ; de hautes tentures ; une psyché démesurée. Une large fenêtre donnant sur le parc.

Des vêtements d’une sobre richesse étaient étalés sur le lit.

— C’est moi qui étais le barbier de M. le comte, dit le valet de chambre. Et, si cela convient à Monsieur le chevalier, je l’accommoderai.

Gaspard crut comprendre que le valet avait, même sur ce point, des instructions précises ; et il songea que son déguisement comportait, en effet, le sacrifice de sa noire moustache.

— Rendez-moi, dit-il, le même office qu’à M. le comte… J’aurais pu d’ailleurs m’accommoder moi-même.

Le valet le rasa fort cérémonieusement ; puis :

— Si monsieur le chevalier le désire, je reviendrai dans un instant.

— Soit, dit Gaspard.

Il achevait des ablutions parfumées, quand reparut Baptistin.

— Avec son agrément, j’aiderai M. le chevalier à revêtir cet habit que feu M. le comte n’eut pas même le temps d’essayer, étant mort subitement d’un accident, à la chasse.

— Faites, dit Gaspard.

Une demi-heure plus tard, resté seul, il se contemplait, non sans complaisance, dans la psyché qui le rassura sur sa façon de porter soie et dentelle. La métamorphose était complète. Il avait l’air de jouer les Lindor dans une comédie du précieux Marivaux. Sa jeunesse se fit coquette devant le miroir ; il se prit à songer une seconde que, ainsi tourné et ainsi paré, il pourrait fort bien ne pas sembler trop dégoûtant à sa délicieuse hôtesse ; mais il chassa cette idée bien naturelle, comme une impertinence envers celle à qui il ne devait que respectueuse reconnaissance.

Cependant Gaspard, devenu subitement le chevalier de Roquebrune, reconnut que la comtesse, pour lui avoir si délibérément imposé cette qualité, avait dû le juger capable de la soutenir avec vraisemblance.

Le soir, le souper fut cérémonieux et charmant. A peine était-il terminé que la comtesse dit à son hôte, en présence du valet :

— Vous devez être fatigué, monsieur ; et vous pouvez prendre tout de suite un repos nécessaire. Du reste, considérez que vous vous devez aux études projetées, dont vous trouverez la matière dans la bibliothèque. Même, aux jours où cela vous conviendra, vos repas vous seront servis chez vous. Quand il s’agit pour eux d’un séjour prolongé, on doit à ses hôtes la plus entière liberté. Je vous souhaite un bon repos.

Et elle se retira. Il dormit comme un enfant, avec d’agréables songes. Et, le lendemain matin, dès son réveil, Baptistin, attentif, étant accouru, lui dit :

— Madame la comtesse fait dire à monsieur le chevalier que si, avant de commencer ses travaux dans la bibliothèque, il lui plaisait de prendre la distraction de la chasse, sans attendre les heures chaudes, madame la comtesse elle-même l’accompagnerait. Madame la comtesse a pensé que, peut-être, monsieur le chevalier, avant de commencer ses travaux de savant, prendrait volontiers cette distraction.

— Tête-bleu ! s’écria Gaspard, dites à votre maîtresse que ce me sera, en effet, le plus agréable des plaisirs, puisqu’il me sera permis de le prendre en sa très gracieuse compagnie.

— Je vais, dit Baptistin, apporter le costume de chasse de monsieur le chevalier.

— Pour la chasse, dit Gaspard, je reprendrai l’habit que j’ai quitté hier.

— On ne saurait y penser, dit Baptistin ; il s’était déchiré dans les ronces, en plusieurs endroits ; on aurait même pu croire qu’un sanglier avait attaqué et un peu froissé monsieur le chevalier.

Le chevalier se laissa mettre un habit de chasse convenant et prit l’arme qu’on lui apporta, un fusil à double canon, dont la crosse sculptée portait un écusson d’argent aux armes de Lizerolles ; puis, étant sorti, il fut bientôt rejoint par la comtesse, svelte comme Diane, bottée finement, armée légèrement d’un fusil simple.

— Laissez-nous, dit-elle au piqueux qui amenait deux magnifiques chiens d’arrêt, blancs, avec de belles taches orange et l’étoile au front.

On se mit en route ; des sentiers faciles étaient ménagés à travers la colline qu’ils sillonnaient en tous sens.

Les chiens d’arrêt firent leur office. Gaspard s’étonnait de se voir en cet équipage, avec une si jolie et si délicieuse princesse ; car c’est princesse qu’en lui-même il nommait cette dame ; comme il sied lorsqu’on se meut dans un conte de fées.

Le chemin qu’elle suivait, il le quitta pour surveiller les chiens, et servir de rabatteur à la chasseresse ; — mais surtout pour s’éloigner d’elle, car il sentait sa jeunesse, conseillère d’audace, parler un peu trop haut.

Ce fut bien une autre affaire, une heure plus tard. La châtelaine avait gentiment abattu deux ou trois perdrix, et lui une seule, lorsqu’un lièvre, s’étant levé sous les pieds de Gaspard, traversa le sentier et tomba sous l’adroit fusil de la dame.

— En vérité, je crois, dit-elle, que vous fuyez les bonnes chances pour me les réserver et me laisser reine de la chasse !… Mais voici un pavillon de repos que j’ai fait construire il y a peu de temps. Nous y trouverons un en-cas, et de l’ombre.

Ils y entrèrent. L’en-cas était servi, plats couverts, flacons engageants.

Tant qu’on échangea les politesses habituelles entre convives, Gaspard ne fut pas trop mal à son aise ; mais quand le silence à deux se fut fait, le jeune homme se sentit gêné. La dame, assise non loin du seuil, regardait au dehors : son rêve errait, flottant parmi les romarins, les genêts, les arnavés ; il s’alanguissait dans les sous-bois tièdes des pinèdes à l’ombre claire. Un coude au dossier de sa chaise, sa main soutenant sa jolie tête, elle semblait oublier qu’elle n’était pas seule.

Gaspard, lui, regardait la nuque ronde, fraîche inexprimablement, sous les cheveux follets, qui étaient d’un noir profond et pétillaient au soleil. Le malheureux sentait ses lèvres attirées, comme celles d’un assoiffé le sont irrésistiblement par une source transparente. L’image de Louisette passa dans sa mémoire. Quoi ! en moins de trois ou quatre jours, il aurait, comme un coquebin, laissé échapper deux occasions de montrer ses facultés libertines ! Lui ! Gaspard ! le bandit Gaspard ! Ne savait-il pas qu’on le disait un séducteur de profession ?… N’aurait-il pas honte d’avoir deux si pitoyables souvenirs, si pitoyables qu’il n’oserait jamais les conter à aucun homme ! Cette considération révoltant son orgueil, il rapprocha, par un mouvement lent, insensible, son visage de la nuque prestigieuse… Mais, tout à coup, il imagina la comtesse se retournant offensée, irritée, et lui intimant l’ordre de quitter le château ! le chassant comme un laquais !… Le même orgueil qui le poussait en avant le rejeta vivement en arrière…

— Madame, dit-il froidement, si nous retournions au château ? voulez-vous ?… Voici que le soleil est déjà haut.

Ils prirent le chemin du retour.

L’après-midi, la comtesse, l’ayant rejoint dans la bibliothèque, lui désigna elle-même les planchettes qui portaient Montaigne, Corneille, Molière, Montesquieu, La Fontaine, Fénelon, Voltaire et Rousseau. Il avait lu, dans son adolescence, quelques-uns de ces livres, que possédait Sanplan ; il devait les relire à Lizerolles, puis en causer longuement avec la patricienne qui, sans affectation, se piquait de bel esprit et de philosophie.

Il retira grand fruit de ces lectures commentées par elle ; il comprit toute la grandeur classique qu’il avait à peine entrevue jadis ; mais il fut particulièrement ému, frappé, par la lecture d’une Vie de Rienzi.

Cola de Rienzi, dont jusqu’alors il n’avait jamais entendu parler, lui parut son grand ancêtre historique. Rienzi n’était-il pas le fils d’un vulgaire aubergiste ? A vingt ans, il s’était mis à étudier l’histoire de l’antique Rome et le Droit romain. En ce quatorzième siècle, la vie d’un citoyen issu de la plèbe était peu de chose aux yeux des patriciens, des Orsini et des Colonna.

Un jour, tandis qu’il se promenait, avec son petit frère, sur les bords du Tibre, de nobles cavaliers passèrent ; et, sans daigner se retourner, bousculèrent et, sous les pieds de leurs chevaux, écrasèrent l’enfant. En vain, Rienzi essaya-t-il de se faire rendre justice. Et, devant la dureté, l’insolence et la cruauté des grands, il fit serment de donner au peuple des lois protectrices, et de soumettre à ces bonnes lois les patriciens châtiés, les barons meurtriers… De même, lui, Gaspard, ne s’était-il pas juré de châtier les nobles parlementaires, de venger le meurtre impuni du paysan Teisseire, père de Bernard ? Ne voulait-il pas, lui aussi, transformer les lois ?

Les concordances entre la vie du tribun et la sienne frappaient Gaspard et lui inspiraient une sorte de joie orgueilleuse ; mais ce qui, sans l’étonner, le troubla cruellement, ce fut de voir que le premier soin du tribun avait été de flétrir le vol et de mettre un terme aux rapines des brigands qui ravageaient la campagne romaine. C’est contre le vol organisé que, tout d’abord, s’était levé Rienzi.

L’amitié du divin Pétrarque et l’appui du pape Innocent VI, qui siégeait en Avignon, Rienzi les avait obtenus, parce qu’il était l’ennemi honorable des barons pillards et de leurs mercenaires allemands. C’est par là que Rienzi avait mérité le titre de libérateur.

Les réflexions de Gaspard après sa lecture furent des plus pénibles. Tout un jour, il feignit d’être pris de fièvre afin de garder la chambre. Il fit porter ses excuses à la comtesse. La fièvre qui le tourmentait, c’était une honte subite de soi-même. Il voyait ce qu’il aurait pu être, et rapprochait de sa réelle condition présente la vision d’un Gaspard qui, avant tout, eût été assez instruit pour devenir vraiment utile à son peuple. Il s’indignait de s’être donné des compagnons méprisés. Ce fut une crise douloureuse. Et quand il reparut, un jour plus tard, devant sa conseillère, il avait une attitude un peu embarrassée qu’elle prit pour le signe d’une faiblesse physique, suite de son indisposition.

— Avez-vous lu, lui dit-elle, cette Histoire de Rienzi, dont je vous avais parlé ?

— Oui, madame, j’ai lu. Ce fut un beau et courageux et sublime réformateur, mais les grandeurs lui donnèrent le vertige. Il faut croire qu’on éprouve une particulière ivresse lorsqu’on arrive au sommet du pouvoir. Le tribun aimé ne tarda pas à mériter, étant devenu un tyran, la haine des peuples. Et lui qui, parti de si bas, s’était élevé aux plus hautes dignités ; lui qui avait été reçu comme ambassadeur des Romains par le pape Innocent VI ; lui que Pétrarque aima et encouragea, il dut sa chute à l’excès de son ambition, à son amour de l’apparat, des fausses gloires, de toutes les satisfactions somptuaires… Quelle leçon pour les meneurs de peuples !

— Monsieur Gaspard, dit gravement la comtesse, vous voilà mon hôte depuis deux semaines ;… j’espère que votre séjour se prolongera au delà du temps que vous vous êtes fixé, car je souhaite vivement que vous acheviez ici l’étude de l’humaine sagesse. Je souhaite, que finalement, elle vous conduise à faire triompher vos idées, qui sont justes, par des moyens dignes d’elles. Ceux que vous employez…

Elle hésita un instant :

— … vous exposent à une mort infamante.

— Madame, dit Gaspard avec tristesse, j’ai souvent regretté d’avoir à marcher vers un but honorable par des voies qui ne le sont pas. Ce regret me devient cruel comme un remords ; j’ai commis un acte criminel, le jour où j’ai pris pour soldats des criminels ; et j’ai commis là, en même temps, une faute politique. Mieux instruit et mieux conseillé, j’aurais pu sans doute préparer, au moins dans ma province, un mouvement populaire ayant quelque chance de s’étendre à tout le royaume. J’aurais pu, en tout cas, attirer plus efficacement l’attention des princes sur la nécessité de certaines réformes demandées par vos philosophes. J’ai donc — ou du moins je le crains — manqué ma vie. Mon effort avortera, c’est probable ; trop heureux serai-je si nos maîtres y voient un avertissement sérieux… ou même, ajouta-t-il en soupirant, un avertissement tragi-comique… Il n’en sera que cela. Je sens bien, je sens désespérément que je ne saurais me hausser désormais à une dignité que j’ai moi-même compromise.

— On a vu, dit-elle, des transformations plus inattendues.

— Non ! fit-il avec énergie ; je serais sans excuse si j’abandonnais, tout à coup, une troupe de pauvres diables dont quelques-uns n’étaient des condamnés que pour un temps et que j’ai mis pour toujours hors la loi. Puis-je, en disparaissant lâchement, les laisser seuls exposés à toutes les conséquences de ma révolte ? Non, non, c’est impossible…

Il parut réfléchir longuement et répéta comme se parlant à lui-même : « C’est impossible ! »

Il reprit :

— J’ai juré de venger Teisseire, et de rendre son fils heureux, autant qu’il sera en moi. Je sens bien que les conséquences de mes actes peuvent être funestes, même à ceux que j’ai prétendu protéger. Je ne voudrais de châtiment que pour moi…

Il crut voir qu’elle fronçait le sourcil et faisait de la main un geste de réprobation. Il répondit avec une extrême vivacité :

— Attendez, je vous en conjure, que les circonstances me présentent une façon honnête de m’évader d’une situation que je réprouve.

— C’est déjà, dit-elle, un grand pas vers votre délivrance que d’hésiter à cause de mes objurgations amicales.

Et elle lui tendit la main.

Il prit cette main tendue et dévotement la baisa.

— Ah ! madame, que ne ferait-on pas pour conquérir votre estime, après s’être reconnu indigne de l’obtenir !

— Restons-en là, pour aujourd’hui, monsieur Gaspard. Réfléchissez, méditez…

Et au bout d’un instant :

— Êtes-vous aussi mauvais cavalier que médiocre chasseur ?

— Madame, dit-il, quand je chasse avec la déesse Diane en personne, il se peut qu’une sorte de timidité fasse trembler dans ma main une arme devenue innocente, — mais, vive Dieu ! aucune amazone ne pourrait devancer à la course le centaure Chiron ni votre serviteur…

— Eh bien, dit-elle, nous ferons ensemble une promenade à cheval, si vous êtes assez bon cavalier pour vous rendre maître de Kalife. Kalife est un cheval syrien que mon mari reçut en présent. Un officier de notre marine royale l’avait lui-même reçu en cadeau d’un cheik d’Arabie, qui lui avait quelque reconnaissance. Ce cheval, inactif depuis des mois, refuse tout cavalier. Il est menaçant et fut toujours dangereux. Il ne tolère que la visite d’un seul être, ma petite épagneule Mirza, avec laquelle il s’est étrangement lié d’amitié. Demandez au valet d’écurie de vous conduire auprès de Kalife, et tâchez de vous entendre avec ce seigneur du désert. Mais ne vous hâtez pas de lui confier votre existence. Sachez qu’on est même plus en sûreté sur ses reins qu’à ses côtés. Il a le regard malin et la ruade fort adroite… Vous me ferez un vif plaisir si vous parvenez à me le rendre maniable…

CHAPITRE VII

Le chevalier Gaspard reçoit, à Lizerolles, un présent digne du sultan Saladin. Réveillé d’un beau rêve par les sourdes menaces de sa petite armée, il se voit forcé de reprendre la vie active du partisan.

Le même jour, Gaspard, ayant interrogé le palefrenier, apprit que Mirza visitait Kalife, chaque jour, à des heures fixes.

— A quelle heure ? demanda-t-il.

— Dès que sonne la cloche des repas.

— C’est bien, dit Gaspard. Quand vous me verrez me diriger vers les écuries, ne me suivez sous aucun prétexte.

Les jours suivants il se mit en observation, aux heures dites, et vit Mirza s’en aller vers l’écurie, après avoir volé, non sans un regard de méfiance autour d’elle, une pomme dans des corbeilles, sous un hangar.

Un matin, Gaspard se fit apporter la petite chienne ; et, l’ayant mise sous son bras, il entra avec elle, et les poches bourrées de pommes, dans l’écurie. Kalife, à son entrée, donna tous les signes d’une agitation menaçante ; mais Mirza ayant jeté un petit jappement, le cheval s’immobilisa ; et, tournant la tête vers Gaspard, le regarda d’un œil inquiet. Gaspard, alors, lui présentant la mignonne chienne d’une main, de l’autre lui tendit une pomme. Kalife flaira affectueusement la chienne et prit la pomme. Ayant continué en secret ce manège pendant quelques jours, Gaspard demanda que Kalife lui fût amené devant le perron du château.

Mme de Lizerolles, prévenue, était à sa fenêtre.

Difficilement bridé, sellé, puis maintenu par le valet, Kalife bondissait, se cabrait, ruait, ondulait, souple, sauvage, magnifique.

Gaspard lui parla ; à sa voix le cheval parut se calmer un peu ; et le cavalier, ayant saisi la bride et mis le pied dans l’étrier, fut tout de suite en selle. Le cheval se mâta d’abord tout debout, comme s’il eût espéré faire un bond en plein espace. Gaspard lui parlait. La bête, de nouveau, voulut s’élancer ; il la retint, et, d’une main lui flatta l’encolure. Les quatre pieds trépidants battirent le sol, puis un pied de devant creusa la terre, fit voler des graviers… Gaspard rendit doucement la main. Ils partirent, flèches vivantes ; s’enfoncèrent, disparurent sous l’ombre de la longue allée. Peu de temps après, on les vit revenir au pas. Kalife semblait se complaire à danser sa promenade, virevoltant vingt fois au gré du cavalier, reprenant un pas tranquille, l’abandonnant tout à coup pour un trot régulier ; puis, à l’ordre du maître, avec qui il avait fait alliance, il quittait la terre des quatre pieds à la fois, et, en retombant, se clouait au sol comme un cheval de bronze.

— Sellez-moi l’alezan ! commanda la comtesse enthousiasmée.

Un quart d’heure plus tard, la dame et le cavalier s’éloignaient côte à côte.

— En vérité, comment avez-vous fait sa conquête ? interrogea-t-elle.

— Comme vous avez fait la mienne, madame ; par la bonté.

Elle leva, sur l’étrange ami qu’elle s’était donné, un regard où se lisait un attendrissement.

— Allons voir, dit-elle, pas très loin d’ici, les ruines du château des Vaulabelle. Il fut à demi détruit par un incendie, il y a quatre ans ; je ne l’ai pas revu encore, car mes amis l’ont quitté sans espoir de retour, leur fortune ne leur permettant pas de le relever.

Le château des Vaulabelle se dressait à une lieue de Brignoles, sur le flanc nord des collines au bas desquelles court la route d’Aix. De la route jusqu’au pied des collines, s’étendait un beau parc qu’entouraient des murailles surchargées de lierres. Le portail de fer forgé[3] s’ouvrait non loin de la route. Cette grille était, en son milieu, surmontée des armes des Vaulabelle, heaume creux et panache, de fer léger. Les allées du parc empruntaient à l’antiquité des arbres une majesté de mystère. Çà et là des statues, dont quelques-unes déjà avaient été mutilées par les enfants, que nulle muraille n’arrête. Au milieu d’un large rond-point, s’élevait une gloriette enfouie dans des chèvrefeuilles. Là-haut, sur les premières pentes de la colline sauvage, chargée de pins, les ruines, au soleil, semblaient roses et dorées. Des rosiers grimpants envahissaient les fenêtres. On les voyait, d’en bas, se mirer dans les hautes glaces, à demi-brisées, d’un salon effondré. Les salles du rez-de-chaussée et les sous-sols avaient été respectés par le feu. Dans la muraille, au nord, derrière les ruines, une porte dérobée permettait l’entrée directe dans le bois le plus fourré, le plus inextricable de tous ceux qu’on peut voir en Provence, et que défendait une armée de genêts épineux. Admirable lieu de retraite ! pensait Gaspard, — pour des gens qui auraient à fuir trop souvent messieurs de la maréchaussée.

[3] Ce portail en fer forgé a été transporté à Signes, et orne l’entrée d’un enclos où il subit malheureusement l’injure des intempéries et l’insulte des gamins.

Quand les deux cavaliers revinrent de leur excursion :

— Eh bien, que dites-vous, monsieur, des ruines de Vaulabelle ?

— Ma foi, madame, le respect me clôt les lèvres.

— Allons, hardi ! beau cavalier !… En vérité, vous êtes bien le brigand le plus déconcertant du monde ! Vous, un dompteur de chevaux sauvages, vous voilà embarrassé pour répondre à une question si simple !

— Ce dompteur, madame, recule à la seule idée de provoquer le froncement de sourcil d’une femme ! Je peux du reste dire ce que je voulais taire et qui n’est, après tout, qu’une pensée sans application possible à la déesse dont la bonté me confond… Eh bien, je trouve de pareils lieux tout à fait propres à l’amour ; et ils semblent inutiles dès qu’ils ne sont plus habités par Adam et Ève — ou par les nymphes chères à M. de Fénelon.

— C’est très gentil, dit-elle. Vous parlez comme M. de Florian, et il faudrait être de bien maligne complexion pour reprendre quelque chose à de si poétiques paroles… Mais prenez garde que voici là-bas un passant que je soupçonne être un homme de police, car il s’est déjà présenté chez moi, il y a deux jours, demandant à vous voir ; et j’ai chargé mes gens de l’éconduire. Aujourd’hui, il paraît à la fois se dissimuler et faire en sorte qu’on le voie.

Gaspard tressaillit en reconnaissant l’ami Sanplan.

— Hélas ! madame, je comprends qu’à la seule vue il vous soit suspect, mais c’est un loyal ami de Gaspard de Besse. J’avais, bien entendu, gardé jalousement le secret de ma retraite chez vous. Il l’aura deviné, car mes hommes sont des limiers incomparables ; celui-ci surtout. Souffrez, je vous prie, que, vous ayant accompagnée jusqu’à votre seuil, je revienne parler à ce diable, meilleur qu’on ne croirait à le voir.

Il fit signe à Sanplan de l’attendre, reconduisit la comtesse, et revint au galop vers son lieutenant.

Sanplan, à l’approche de Gaspard, secoua tristement la tête :

— Tu as trouvé, paraît-il, tes délices de Capoue ! Cela nous sera funeste, ami Gaspard ! Il y a huit jours que, d’après tes promesses, tu devrais avoir rejoint la troupe. Bernard et moi, Lecor et Pablo, nous nous efforçons en vain de contenir les mécontents. Tornade a, cette fois, presque partie gagnée. On t’appelle du joli nom de traître ; et, je dois l’avouer, les apparences sont contre toi. Il faut me suivre à l’instant. Arriverons-nous encore assez à temps pour remettre les choses en ordre ? Je ne sais, j’en doute… Ah ! les femmes !

— Attends-moi là. Es-tu venu à pied ?

— Non, Pablo m’a prêté son âne, — qui broute, caché près d’ici.

Gaspard, en un temps de galop, arriva chez la comtesse, à qui il expliqua l’incident.

— Si cette révolte de vos gens vous libère, je la bénirai, dit-elle.

— Ne l’espérez pas, madame. M. de Mirabeau m’a fait comprendre qu’on peut dominer, diriger même, une grande révolution : je compte bien venir à bout d’une mutinerie. J’ai réussi une fois déjà ; je réussirai encore, en pensant à lui… et à vous. Mais permettez-moi d’ajouter un mot : je jure de renoncer à ma vie aventureuse, le jour où, étant parvenu à infliger un affront public et sévère aux parlementaires, je pourrai me croire libéré des engagements pris envers moi-même. Vous m’aiderez à rendre à la vie régulière, en les faisant pardonner par le roi, les hommes qui, sur mes ordres, auront travaillé à lui montrer comment sa magistrature est parfois indigne de Sa Majesté.

— Et alors, en ce cas, monsieur, que deviendrez-vous vous-même ?

— Ce qu’il plaira à Sa Majesté, dit Gaspard. Si le Parlement d’Aix était mon otage, je demanderais pour sa rançon, à mon roi, le châtiment de certains criminels que le Parlement criminel ne poursuit pas ; et si un châtiment ne m’atteignait pas moi-même… peut-être… Qui sait ?

Il se tut, puis baissant la voix :

— Il y a, dans bien des couvents, des pénitents plus coupables que moi.

Elle parut très émue ; et, lui tendant la main pour la seconde fois :

— N’exagérons rien, lui dit-elle ; il est très vrai que je réprouve vos moyens d’action, mais je n’irai pas jusqu’à dire que je vous condamne.

Gaspard eut un mouvement de joie.

— J’entends fort bien, poursuivit-elle, que, dès l’instant où vous vous êtes décidé à agir, à lever et à entretenir une armée sans aucun subside, — il fallait bien avoir recours à de fâcheux moyens. Ce fut la conséquence criminelle d’une révolte pardonnable.

— Quelle joie, madame, de vous l’entendre dire, murmura Gaspard.

— Ne vous excusez pas trop en cela ; ne vous condamnez pas non plus vous-même trop sévèrement…

Il la regarda d’un air de détresse, de reconnaissance et d’étonnement profond. A ce regard elle répondit :

— Vous vous étonnez, je le vois, de trouver en moi un partisan si déterminé de vos entreprises. C’est que, comme vous et depuis mon enfance, je m’indigne, et plus passionnément que vous ne sauriez l’imaginer, contre les déportements de certains gentilshommes ; et je crois qu’il serait temps de leur donner une grande leçon. Vous vous attaquez à la législation pénale ? J’en veux, moi, aux coupables haut placés qui se permettent toutes les fantaisies, sans qu’on les en fasse repentir… Je suis une petite-nièce de cette grande dame qui, vers le milieu du dernier siècle, fut enlevée de vive force par un grand seigneur, avec l’aide d’une poignée de complices non moins titrés que lui. Elle fut enlevée, portée de vive force dans un carrosse, et malmenée, et pourquoi ? Parce que M. de Bussy était épris de sa grande beauté. Du carrosse lancé au galop, elle se jeta dans les buissons d’épines qui bordaient la route et s’y déchira cruellement le visage ; reprise, elle se débattit ; elle n’échappa que par miracle à ce rapt, à ces odieux malappris qui se piquaient de belles manières ; et tous ces misérables restèrent impunis. Ma grand’tante, leur victime, n’est autre que Mme de Miramion, amie de Mme de Sévigné, et qui termina sa vie en pratiquant de si pures vertus, que l’histoire la regardera comme une sainte. Voilà pourquoi, monsieur, je suis l’amie des philosophes, celle de M. de Mirabeau, le prisonnier du château d’If. Et voilà pourquoi je suis l’amie de Gaspard de Besse, vengeur d’un paysan assassiné par des gentilshommes plus dignes que personne du nom de bandits… Moi-même, monsieur, ajouta-t-elle avec un air de suprême dignité, moi-même j’ai connu des offenses assez semblables à celles qu’eut à subir ma grande aïeule ; et cela de la part du gentilhomme dont, à seize ans, je devins, sans amour, la femme, parce qu’il sut m’y contraindre en usant des moyens les plus perfides et les plus lâches… Allez donc, monsieur Gaspard, et que Dieu vous protège !… Allez à vos destinées. Vous êtes le maître de les rendre plus dignes de la justice que vous rêvez de servir. Adieu. Remontez à cheval, car Kalife est à vous. Je vous l’offre en souvenir vivant. Puisse-t-il vous conduire vers une fin plus heureuse que celle que vous bravez.

Gaspard, sur Kalife, rejoignit Sanplan qui l’attendait, confortablement assis sur l’âne de dom Pablo, et qui, à la vue de Gaspard, retrouvant sa bonne humeur, s’écria :

— Mort de ma vie ! cette fois, les bornes de la route, pour peu qu’elles aient lu de bons livres, doivent reconnaître en nous la folie et le bon sens, l’immortel don Quixotte et l’immortel Sancho !

CHAPITRE VIII

Pour être un gouvernement, il faut connaître la science ou l’art de gouverner ; pour monter à cheval il faut avoir appris ; les démocraties ignorantes courent à leur perte ; toutes vérités que démontre un apologue en action, imaginé par le malin Gaspard.

— Ne trouves-tu pas singulier, dit Gaspard, qu’ayant sous moi, au lieu d’un Rossinante, un cheval tel que celui-ci, j’aie en même temps pour écuyer un gros homme monté sur un âne ?

— En effet, répliqua Sanplan narquois, j’ai remarqué l’animal, et je te félicite de ton acquisition. Pour peu que tu l’aies payé, ce doit être encore une assez ronde somme… Et, dans ce sens, c’est aussi, dirai-je, une bête de somme… eh ! eh !

— Je te prie, Sanplan, de ne pas oublier que je suis ton chef, et nullement d’humeur, aujourd’hui surtout, à supporter, de qui que ce soit, la plus inoffensive raillerie.

— J’entends, j’entends, grogna Sanplan ; monsieur aura pris, dans la compagnie des femmes, cette sorte de maladie qu’on appelle les vapeurs, lesquelles ne vont guère à un homme… Quant à ce cheval, c’est, je pense, un cadeau de princesse ; et la dame qui a offert le cheval n’a pas manqué, je parie, de nipper le cavalier. Notre Gaspard a maintenant la mine d’un colonel qui a acheté son régiment à beaux écus comptants ; et me voici le cornette du colonel de Besse ! Mais je ne sais trop comment ton régiment, qui n’est pas de bonne humeur, lui non plus, recevra son beau colonel.

— Assez ! répliqua sèchement Gaspard… Je disais donc qu’un cheval impatient comme celui que j’ai sous moi — et entends-le comme tu voudras — n’est pas fait pour suivre le pas d’un âne. Tu me rejoindras à ton heure. D’après tes rapports, ma présence au camp est urgente… Tu aurais pu te déguiser autrement qu’en ridicule ânier.

— Il est urgent, mon cher capitaine, que, avant tout, je vous explique en détail où en sont les choses au camp ; et je m’étonne que vous ne l’ayez point déjà demandé… mais tu es encore pareil à un homme qu’on tire d’un lourd sommeil, et qui reste mal débroussaillé d’un enchevêtrement de visions chimériques. Quant à me précéder au camp, je t’engage à n’en rien faire, car tu n’auras peut-être pas trop d’un ami de plus, tel que ce trouble-fête de Sanplan, pour te défendre contre Tornade et ses acolytes. Ses principaux complices sont Mïus et Gustin…, le diable emporte Morillon chez qui nous fîmes leur connaissance !

— Enfin, que veulent-ils ?

— Ce qu’ils veulent, ils te le diront mieux que moi. Ils veulent… mériter le bagne.

— Mais encore ?

— D’abord, ils sont indignés de ton absence inexplicable ; ils te traitent de tyran et veulent se débarrasser de toi. Tornade alors deviendrait leur chef. Vols, assassinats et pillages. Tu t’es, disent-ils, imposé à eux. Ils veulent des chefs élus. Après Lecor, qui t’a vainement défendu, et que j’ai soutenu, comme tu penses, de toutes mes forces, Pablo, resté fidèle, mais qu’on m’a changé aussi, car il est moins amusant que jadis, leur a fait un discours sérieux et, il faut le confesser, fort ennuyeux ; ce qui, de sa part, tu en conviendras, est impardonnable. On l’a hué.

— Pauvre Pablo !… Et qu’a-t-il répondu ?

— Il a répondu : « Vous ne pouviez pas me comprendre ; je m’en doutais ! Voilà ce que c’est que de compter sur l’intelligence du peuple ! Que puis-je vous répondre, sinon que ceci : stultorum numerus infinitus est, ce qui veut dire, en style de clerc, que Tornade est un coïon, et coïons sont ceux qui le suivent. Meâ culpâ, meâ maximâ culpâ… » Et il se frappait la poitrine. Ce geste le perdit. Tes ennemis le sifflèrent ; et Tornade s’étant précipité sur lui, les amis de Tornade tombèrent sur tes amis, c’est-à-dire sur moi, sur Bernard et Lecor. Nos archers fidèles se rangent à nos côtés. La mêlée est épouvantable ; et c’est finalement notre aumônier qui nous sauve. En un clin d’œil, il jette aux orties sa robe d’ermite, prend Tornade à la gorge, le renverse ; et, lui mettant sur la figure un pistolet qu’on ne lui avait jamais vu, il l’eût tué, sans notre intervention trop généreuse. Il se releva, mais en remettant debout son adversaire qu’il tenait toujours d’une main par le collet ; dans l’autre main il avait son pistolet à deux coups ; et il cria aux mutins de sa plus belle voix de prédicant : « Faisons un accord. Vous voyez que la vie de votre Tornade est entre mes mains. Je le laisserai sauf, si, vous et lui, vous vous engagez à attendre le retour de notre chef. Vous vous expliquerez avec Gaspard. Il n’est pas juste de le condamner sans l’entendre… Acceptez-vous mes conditions ? »

— Pour sauver la vie de Tornade, ses amis crièrent oui ! Et, là-dessus, je quittai cette véritable caverne de brigands, et me mis à ta recherche.

— Et pourquoi sur un âne ?

— C’est que, tu l’as dit tout à l’heure : cet âne me déguise. Un bandit ne chemine pas sur un âne. Il fallait aller à ta recherche de bastide en bastide, de château en château, d’un air bonhomme ; recueillir des renseignements sans donner l’éveil à la maréchaussée. Avisée de ton absence et de la mienne, elle aurait pu tomber sur nos gens, qui sont incapables de se défendre utilement sans les lumières de leurs chefs. Chose que, bien entendu, ils ne veulent pas admettre…

L’esprit de Gaspard piaffait d’impatience comme piaffait son cheval :

— Je vais en avant ! s’écria-t-il.

— Pour l’amour de Dieu, n’en fais rien, Gaspard ! tu peux avoir besoin de mon bras, là-bas. Nous n’avons plus qu’une petite demi-lieue pour atteindre la Roquebrussane. Je trouverai là, peut-être, chez un ami ou à prix d’argent, un cheval qui me permettra d’allonger mon allure et de me mettre à ton pas,… si tu consens à raccourcir le tien.

Ce parti prévalut ; le cheval fut trouvé. C’était un cheval épais mais trottant ferme, assez vite pour un cheval de roulier, mais lent comme tortue à côté du cheval ailé que montait Gaspard. Et Sanplan, littéralement écartelé sur la vaste échine du pesant animal, criait de loin à Gaspard :

— Pas si vite !… il faut arriver ensemble… Qui m’aurait dit que je me mettrais entre les jambes la toiture d’une maison !… Je suis à cheval sur une toiture ! Et que dira Pablo, quand il verra, entre mes jambes trop courtes, cette toiture au lieu de son âne ! Attends-moi, Gaspard, attends-moi !


En dépit des difficultés que présentait un voyage entrepris dans ces conditions, Gaspard n’abandonna point son ami.

Les deux cavaliers traversèrent Méounes au galop ; et, après Méounes, Belgentier et Solliès ; ils arrivèrent le soir à la Valette, où ils s’arrêtèrent.

Sanplan avait dit : « La bande est réunie dans notre caverne d’Evenos. » Bien qu’en état d’anarchie, et à cause même de cet état, elle avait su choisir, pour s’y réfugier, la plus inaccessible de ses retraites.

Gaspard et Sanplan, pour s’y rendre, comptaient gagner la route qui escalade le Bàoú de quatre heures, au nord de Toulon ; elle aboutissait à la plus fameuse de leurs cachettes. De la Valette, ils prirent, pour n’avoir pas à traverser la ville, le chemin qui contourne le Faron, au nord, et rejoint la vallée de Dardennes.

Par des sentiers montants, tortueux, pierrailleux et sonores, au flanc du Bàoú, ils parvinrent en peu de temps sur des plateaux où, entre les roches d’un gris bleu, pousse une végétation sèche, kermès, romarins, cystes et thyms, dévorés de soleil. De cette hauteur, dont ils suivaient la crête en se dirigeant vers le nord-ouest, ils dominaient un paysage incomparable et changeant. Ce fut d’abord, dans le sud, à leurs pieds, le port de Toulon, l’arsenal avec les cales de Vauban ; les grands navires à l’ancre, voiles carguées et lourdement festonnantes ; les bateaux de pêche sous le triangle de la voile latine ; l’immense cadre de la rade fermé au sud par l’isthme des Sablettes, et par la presqu’île de Saint-Mandrier que termine le cap Cépet, la pointe la plus méridionale de la France ; au sud-ouest, la colline de Six-Fours, postée en sentinelle dans la plaine ; au sud, Notre-Dame du Mai ; les rochers égaux des Deux-Frères, debout dans la mer ; et, sur tout cela, une « escandilhado », c’est-à-dire, un resplendissement de soleil, que la mer renvoyait au ciel par des milliards de facettes mobiles.

Puis, à mesure que nos cavaliers avançaient, des collines s’interposèrent entre leurs yeux et ce prestigieux tableau ; mais il fut aussitôt remplacé par un autre. Ils descendaient un peu maintenant vers l’ouest ; et ils découvrirent tout à coup un paysage non moins vaste. La chaîne de la Sainte-Baume apparut sur leur droite, longue ligne qui se brise, en un certain point, pour figurer le profil d’un fauteuil gigantesque, que Gaspard appelait la Chaise du Pape. Devant eux, au loin, par delà Sanàri, se profilait le Bec-de-l’Aigle ; des îlots flamboyaient, baignés dans l’azur d’un ciel terrestre… Derrière la barre de la Sainte-Baume, Gaspard voyait en esprit Azaï, la ville du Parlement maudit ; et le château de Lizerolles, l’asile qu’il chérissait.

Sa pensée d’homme actif ne s’attardait pas aux impressions de beauté qu’il recevait de ce vaste cirque de cultures et de forêts, de mer et de montagnes ; mais, de ces étendues, une joie singulière lui venait, qui gonflait ses espérances de révolté, comme le vent gonfle les voiles des grands vaisseaux. Ce qu’il éprouvait le plus fortement, c’était une ivresse de future victoire, de juste conquête et de liberté. Il respirait l’enivrant effluve à pleins poumons et de toute sa jeunesse. Sur la vaste étendue de ces horizons, il avait ses voies secrètes, ses retraites, ses affidés connus de lui seul, son peuple ; d’un coup d’œil, il embrassait tout son royaume. Ses traces étaient partout marquées, dans ces sentiers, dans ces drayes rocailleuses, sur ces cimes hardies ; et, aujourd’hui encore, le voyageur provençal, qui parcourt ces vallées et ces montagnes, retrouve, sur tout le territoire qui va de l’Estérel à Sainte-Victoire-d’Aix, le nom de Gaspard répété par toutes les pierres, et résonnant encore dans toutes les cavernes.

Ils approchaient de leur grotte farouche, dont les abords avaient été naguère dévastés par un incendie. Ils trouvèrent, sous un bouquet de pins parasols, qu’avait épargnés le feu, deux sentinelles postées par Bernard ; ils leur confièrent leurs chevaux. « Toute la bande est dans la grotte », dirent les sentinelles.

Ils y allèrent. Quittant le chemin frayé, ils se mirent à descendre une pente assez inclinée pour être presque impraticable, et qui, plus bas, le devient tout à fait. En face d’eux, se dressaient maintenant la pointe et le château d’Evenos. Sous eux, serpentait, au fond d’un ravin à peu près inaccessible, le torrent du Destéou qui va rejoindre puis côtoyer la route royale, au fond des gorges, en tout temps fameuses, et dont on ne prononce plus le nom sans évoquer celui de Gaspard de Besse. Surplombant la pente qu’ils descendaient en faisant glisser sous leurs pieds des pierrailles concassées par les siècles, une masse calcaire s’érige, dont la forme est à peu près celle d’une gigantesque fenêtre de mansarde faisant saillie au flanc d’une toiture très inclinée ; sous cette masse s’ouvre la grotte. C’est une salle de quarante pieds de large sur vingt de profondeur. L’ouverture est un grand arc surbaissé ; la hauteur du sol à la voûte est de quinze pieds ; à l’intérieur, le sol s’abaisse vers l’ouverture. Une galerie, balcon naturel, règne, suspendue à mi-hauteur, contre la muraille du fond. Au milieu de cette salle, se dresse une roche en forme de table naturelle ou de tribune, et où Pablo voulait voir un autel druidique. Au plafond, sous l’action des eaux suintantes, l’effritement calcaire a façonné des figures de chimères que Puget eut le désir de transporter à Toulon, dans sa maison de la rue Bourbon. Les Provençaux lui attribuent semblable projet, à propos de bien d’autres sculptures naturelles.

La caverne est imprenable. Le regard n’y peut plonger que d’Evenos, juché sur la cime qui lui fait face ; mais à Evenos Gaspard avait des amis. Telle est la grotte dans laquelle Gaspard avait établi la principale de ses caches à munitions de guerre et à provisions de toute nature.

Sanplan, dans son sifflet de maître d’équipage, siffla selon un rythme convenu ; et, après une courte descente parmi les pierrailles qui se dérobaient sous leurs pas mal assurés, les deux hommes contournèrent la masse rocheuse qui recélait dans ses flancs la grotte, à l’entrée de laquelle ils se dressèrent subitement sous les yeux de la troupe grondante.

Par un escalier fait de moellons branlants, ils se hissèrent dans la vaste caverne. Gaspard vit tout de suite que Tornade était là, désarmé et surveillé. Cependant il comprit aussi que les mutins étaient les plus nombreux. Tornade était comme prisonnier sur la foi des traités, étant resté le vaincu de Pablo. Les bandits, une fois encore, avaient su se plier volontairement aux disciplines qui faisaient leur force.

Gaspard, sous des huées menaçantes, gagna paisiblement l’espèce de tribune qui se dresse au milieu de la grotte ; d’un regard, il jugea les dispositions des groupes séparés.

Puis, se tournant vers les anciens archers qui gardaient Tornade :

— Laissez aller cet homme du côté de ses amis, commanda-t-il, et rendez-lui d’abord ses armes…

Les archers hésitèrent.

— Donnez l’exemple de l’obéissance, vous qui êtes mes amis. Rendez à Tornade ses armes.

Quand Tornade fut délivré :

— Tu entraînes pour la seconde fois tes compagnons à la révolte. Que veux-tu ? Que désires-tu ? Que veulent tes amis ? Réponds.

La réponse eut le mérite d’être brève et claire :

— Les soldats veulent choisir leurs officiers. Tu t’imposes à nous. Nous ne t’avons pas choisi. Nous ne voulons plus de toi. Ils désigneront pour chef qui bon leur semblera. Choisir, c’est être libres. Nous ne voulons pas rester tes esclaves.

— Je t’entends : tu leur as persuadé qu’ils en savent assez pour faire la différence entre les talents militaires d’un ignorant et ceux d’un homme capable de les conduire au succès. Tu cours sottement le risque de les mettre sous les ordres d’un chef inhabile qui les fera tomber, avant trois jours, au pouvoir des dragons royaux. C’est bien cela ? Et ce chef ce sera toi, hein ? Voyons, une fois leur chef, à quoi emploieras-tu ton armée ?

Tornade s’écria rageusement :

— A des expéditions contre les demeures de certains riches que, toi, tu veux épargner.

— Je ne fais pas la guerre de rapine et de pillage, répliqua violemment Gaspard. J’épargne, quand je puis les distinguer, ceux qui, riches ou non, aiment le peuple et défendent ses intérêts.

— C’est la conduite d’un traître ! hurla Tornade, épileptique. Oui ! nous avons appris que tu te cachais au château de Lizerolles. Il y a, dans ce château-là, quelque chose à faire pour nous. Tu n’en profiteras pas seul. Nous le pillerons à notre heure ; et, après quelques expéditions semblables, chacun de nous sera riche à son tour, et pourra vivre en paix, pendant le reste de ses jours, du fruit de son travail.

— Joli travail ! et où donc, ensuite, serez-vous en sécurité ?

— On passera la frontière, comme le fit souvent Mandrin qui, lui, n’était pas un traître comme toi !

— Tu n’es qu’une brute ignorante, Tornade ; et je te dis que la première qualité pour mériter d’être un chef, c’est l’intelligence et la connaissance du métier de chef. Toi, tu sais manger et boire ; et te battre, soit ! mais rien d’autre ! Je t’ai entendu dire que tu détestes les guerres ; que ce sont des crimes ; et pourtant tu ne rêves que massacres et pillages. Ce que tu veux piller d’abord, c’est surtout des cuisines et des caves, hein ?

Dans cette caverne, les bandits faisaient silence ; les uns adossés aux murailles ; d’autres debout devant l’entrée ; quelques-uns couchés ; quelques autres assis, jambes pendantes, sur la galerie ; et tous dardaient leurs regards interrogateurs, furieux ou inquiets, indécis ou assurés, sur le Chef qui, debout, au centre, demeurait calme, une main sur sa tribune de roche.

— Tu as des idées, toi, hé ? ricanait Tornade ; des idées que tu prends dans les châteaux ? eh bien, j’en ai plus que toi, moi, des idées ! et si j’étais à la tête des compagnons, j’en aurais, moi, des idées à moi !

— Dis-les-nous.

— D’abord, chacun de nous aurait les mêmes pouvoirs que tous les autres.

— Et quand il faudrait aller tous ensemble quelque part, pour assurer le salut commun, si chacun voulait aller de son côté, que ferais-tu ?

— Eh bien, je laisserais faire ! on est égaux ! tous égaux ! avec les mêmes primes ! Dans ma troupe, à moi, voilà, tout serait en commun, tout ! même et surtout les femmes. On ferait prisonnières toutes les marquises et princesses ; et elles resteraient à la disposition de ma troupe. De quel droit un seul homme accapare-t-il une belle femme pour lui tout seul ?… Ce n’est pas naturel… C’est injuste… Je suis pour la nature. Les belles femmes sont rares. J’en veux. Et puis quoi ? Nous ne sommes pas chez le Grand Turc, qui les a toutes pour lui tout seul ? Je suis pour la nature. Il faut un sérail pour le peuple.

— Ça existe déjà, s’écria Sanplan impatienté ; y entre qui veut.

— Mais il faut payer pour en sortir ! cria Tornade ; le peuple établira le sérail gratuit pour les travailleurs.

Gaspard se voyait en face de la Brute, bornée, sourde, aveugle comme un mur de roche.

— Écoute, Tornade, dit-il. L’an passé, nous avions parmi nous un camarade qui avait les mêmes idées que toi. Je crois même que tu les as héritées de lui, incapable que tu es d’avoir par toi-même des idées, même mauvaises. Ce camarade s’appelait Vérigneux.

— Tu m’insultes, Gaspard, interrompit Tornade ; tu me paieras cela.

— C’est entendu ; quand tu seras mon chef… Or, Vérigneux pensait, comme toi, qu’il fallait, en toute occasion, piller, voler,… assassiner. Un jour, ayant quitté la bande avec l’intention de travailler seul, pour son compte, comme il disait, il assassina lâchement une vieille femme, sur la route, entre Cuges et Aubagne. Puis il crut bon — souviens-t’en — de revenir se réfugier parmi nous. Les gens d’Aubagne me firent savoir que s’ils parvenaient à s’emparer de Vérigneux, ils le pendraient. Tu sais ce que je fis ? Je le leur fis livrer ; je l’accompagnai moi-même à Aubagne, où il fut pendu, sur la place publique, par un peuple indigné ; et sa tête fut plantée à la cime d’une bigue, à l’endroit même où le crime avait été commis. Cet endroit, qu’on appelle déjà le Vallon de la Bigue, restera célèbre sous ce nom ; et, longtemps après notre mort à tous, ce nom apprendra aux gens de chez nous que la bande de Gaspard de Besse ne fut pas une bande de méchants hommes, cruels et pillards, mais une troupe armée pour la justice, sous un chef qui condamnait la lâcheté et le meurtre… Tornade, tu connais le Vallon de la Bigue[4] ?

[4] Le Vallon de la Bigue a gardé son nom.

— Je le connais, dit Tornade. Et après ?

La bande se taisait, cherchant à deviner pourquoi Gaspard, avec insistance, rappelait ce souvenir menaçant. Où voulait-il en venir ?… Beaucoup croyaient deviner, et s’apprêtaient à défendre Tornade par tous les moyens.

Gaspard continuait :

— Ce que tu ne sais pas, Tornade, c’est que, pas loin d’ici, habitent le père et la mère de Vérigneux. Ce père et cette mère, ayant appris quel supplice allait être infligé à leur fils, demandèrent eux-mêmes aux gens d’Aubagne que la tête de leur fils fût tranchée et exposée à la cime d’une bigue. Et cette bigue, le père alla l’abattre de sa main dans la forêt : « Je veux, dit-il, qu’on sache bien que nous avons renié notre fils ; cette bigue, plantée par moi-même, en témoignera. » Ainsi fut-il fait ; et il en résulta que ces pauvres gens, au lieu d’être méprisés et montrés au doigt, comme parents d’un infâme, excitèrent la compassion de tout le pays ; et que le crime de leur fils n’est pas une honte pour eux.

— Et alors ? dit effrontément Tornade, qui comprenait enfin.

— Alors, cela signifie que je suis prêt à renier toute la bande, à la combattre et à la désigner moi-même à l’indignation publique, si elle devient une bande de lâches et d’assassins.

Une sourde rumeur de mécontentement fut la réponse à ces paroles.

— Mais, dit Gaspard, j’ai confiance en vous tous, en votre intelligence ; vous n’êtes pas encore et vous ne deviendrez pas cela. Votre erreur n’est que la folie d’un moment.

Le sourd grondement de révolte reprit — un peu plus accusé.

— Pour conclure, attendez, mes amis, la fin de ce que j’ai à dire. Vous verrez que je n’ai nullement l’intention de vous résister, tant que vous ne passerez pas à l’action.

Il se tut un moment ; et, voyant qu’on attendait sans protester :

— Tornade, reprit Gaspard, tu es le plus dangereux des fous ; un sot devenu fou ; et le plus dangereux des fous parce que tu ignores ton ignorance. Tu n’es qu’un misérable imbécile, et tu serais le pire des tyrans. Écoute-moi bien : un chef doit avoir la prudence qui protège ceux dont il a la charge ; la modestie, qui l’empêche de se dire fort quand il est faible, de se croire instruit quand il ne sait rien, spirituel quand il est stupide. Il doit avoir la bonté, qui cherche la raison des fautes pour pouvoir les pardonner si elles méritent pardon ; l’énergie, pour être sans pitié au crime prouvé. Toi, tu es faible et tu te prétends fort ; tu es haineux et tu ne pardonnes rien ; tu es bête et tu te crois fin ; tu es orgueilleux de toi-même et tu ne sais pas distinguer un A d’un B. Tu es d’une ignorance sans prudence, qui mènerait à l’échafaud — avant trois jours, je te le répète — ceux à qui tu promets la fortune, car tu ne hais l’homme riche que pour devenir riche à sa place, sans avoir travaillé ! Je sais, je vois tout cela, je te juge. Eh bien, cependant, si tes amis sont assez bêtes pour confier leur avenir à un dément exaspéré, qu’ils le fassent ! Je les combattrai ensuite, loyalement. Une première fois tu t’es révolté et j’ai eu raison de toi. Cette fois-ci, je suis de nouveau prêt à m’effacer devant toi, à te laisser prendre ma place, mais à une condition que je vais dire : puisque tu sais tout ce que doit savoir un chef d’armée, tu dois savoir monter à cheval ? hein ?

— Ce ne sera pas la première fois, dit Tornade.

— Mais, entends-moi bien, tu dois pouvoir monter n’importe quel cheval ?… Le mien est à deux cents pas d’ici…

La bande se mit à rire ; on commençait à s’amuser… « Il a de l’esprit, notre Gaspard !… il est malin… Pauvre Tornade !… ça va mal tourner pour lui… Gaspard y perdra son cheval… Je parie pour Tornade !… Moi, contre ! »

Tornade sentit venir l’impopularité ; et que, s’il reculait, c’en serait fait de son prestige… Ses amis doutaient déjà de lui. Il le sentait. Son orgueil répliqua, le poing tendu vers Gaspard :

— Vous tous, qui vous arrogez le commandement des hommes, vous prétendez tout savoir ! et pour nous mieux tromper sur vos mérites, vous prétendez qu’il est très difficile d’apprendre, dans des livres, ce qu’un enfant peut apprendre tout seul, de la nature. Je suis pour la nature, moi !… Je n’aurais peut-être pas, à cheval, l’air d’un général à la parade ; — mais je tiendrai sur la bête par ma volonté et mon courage naturels ! j’y tiendrai aussi bien que toi, et sans mépriser comme toi ceux qui vont à pied ! Sortons. Où est-il, ton cheval ? Sortons tout de suite. Aide-moi seulement à enfourcher ta bête ; et si je ne tiens pas collé sur son dos comme « arapède » au rocher, je veux perdre mon nom de Tornade, et je promets de renoncer à l’honneur de conduire des hommes !

Mïus et Gustin, les deux inséparables de Tornade, applaudirent les premiers. Les autres mutins, impressionnés, attendaient, avec une curiosité ardente, la fin de l’incident ; mais leur foi en Tornade chancelait : « Comment va-t-il s’en tirer ? c’est vrai qu’il nous faut un chef qui sache aussi bien faire figure à cheval que commander la manœuvre. »

Toute la troupe sortit de la caverne et gagna le plateau.

Tornade marchait à côté de Gaspard et ne cessait de discourir, en le coudoyant à chaque pas, par esprit de provocation.

Ce qu’on distinguait le mieux, dans cette nature trouble, c’était l’envie et un orgueil têtu. Tornade avait en lui, ardente comme une soif, l’ambition ; il était impatient de dominer, non pour tenter de conduire son clan vers des destinées, les meilleures possibles, mais pour être oppressif et cruel, et venger ainsi sa prétendue grandeur, selon lui méconnue. Cet ami des hommes et de la liberté rassemblait donc en lui toutes les qualités qui font les tyrans les plus intolérables. En créant ici-bas un enfer à l’usage des incrédules, les inquisiteurs sincères pensaient faire, en même temps que leur propre salut, celui de leurs victimes. Ils voulaient partager avec elles un bonheur éternel ! Tornade, lui, prétendait aimer les hommes, et c’était avec férocité, en bourreau. Ce qu’il y avait en lui de plus redoutable, c’était sa foi en soi-même. Cet imbécile croyait en son génie, exactement comme certains fanatiques croient en leurs dieux. La foi dans le mal conçu comme étant le bien est une puissance qui n’a plus de mesure, et proprement satanique. Il avait cette puissance. Il croyait à l’excellence du mal. Tornade était implacable à la façon de la brute élémentale, parce qu’il était stupide de très bonne foi.

Il dit à Gaspard, tout en le poussant du coude :

— Je ne vois pas pourquoi je ne serais pas un meilleur cavalier que toi.

— Moi non plus, répliqua Gaspard… Aussi bien es-tu libre de le devenir.

— Je suis ton égal, fit Tornade, rageur.

— Pas encore, répliqua Gaspard avec calme. Vois-tu, nous sommes tous égaux avant de nous mesurer, comme le sont les targaïrés (joûteurs) avant la lutte ; mais, après, on est bien forcé de se reconnaître différents par le mérite.

Sanplan, ayant entendu ces mots, fredonna l’antique chant populaire :

Qu’a gagna la targo ?
Lou patroun Vincèn,
Qu’émé sa lancetto
N’a fa toumbar cent !

On était arrivé sur le plateau.

Gaspard détacha son cheval, qui hennit de joie à son approche.

Gaspard le prit par la bride et le caressa ; puis il présenta lui-même l’étrier au pied ferré de Tornade qui s’enleva gauchement, le poing dans la crinière. Gaspard flatta, une fois encore, l’encolure de la noble bête, en lui parlant avec douceur.

— Tiens bon, Tornade ! cria-t-on de toutes parts.

— Benedicat te, Deus omnipotens ! officia Pablo.

— Quel idiot, ce Tornade ! murmurait Bernard.

— On va rire, disaient les archers.

Gaspard tenait toujours la bride dans sa main immobile.

— Largue l’écoute ! commanda Sanplan.

Gaspard ouvrit la main. Tornade, nerveux, essaya d’envelopper avec ses jambes le ventre de Kalife ; en même temps, au lieu de rendre la main, il prit appui sur la bride. Les deux ordres, contraires et violents, firent comprendre à Kalife qu’il n’avait pas sur l’échine une intelligence mais une autre sorte de bête. Il bondit. Tornade s’accrocha à la crinière.

La politique était oubliée. La bande entière n’avait plus sous les yeux qu’un spectacle de cirque. Qui serait vainqueur, de l’homme ou de l’animal ? Les plus féroces par nature, étant les amis de Tornade, c’était eux justement qui souhaitaient sa chute avec une sorte d’avidité.

Au bord du plateau, et non loin, commençait la pente abrupte aux flancs de laquelle pas une ronce ne poussait dans les pierrailles concassées, comme ruisselantes. Le plateau, çà et là, se hérissait de troncs de pins noircis, calcinés naguère par l’incendie.

Sur ce sol semé d’embûches, le cheval, au galop, bondissait à tout instant pour franchir quelque obstacle, un roc éboulé, un pin entier couché en travers de sa course folle. On vit Tornade, tout à coup projeté en l’air, retomber à califourchon sur l’encolure du cheval qui, relevant la tête aussitôt, d’un mouvement brusque, renvoya son cavalier sur la selle. « Bravo, Tornade ! » Ses amis feignaient de croire à un tour d’acrobate. Arrivé à l’extrémité du plateau, le cheval syrien fit un écart soudain, puis se cabra, puis rua ; et son cavalier, lancé sur la pente, roulant sur lui-même, la descendit dans une formidable avalanche de pierrailles, et disparut au fond du Destéou. Alors, le cheval sauvage, tête haute, queue haute, comme fier d’un exploit, revint se placer sous la main de Gaspard.

Le cri de la troupe résonna dans les formidables échos des gorges d’Ollioules, comme un tonnerre cent fois répété :

— Vive Gaspard de Besse !

Les mutins étaient maintenant les plus ardents à soutenir que Tornade n’était qu’un sot. La plupart d’entre eux se sentaient libérés d’une tyrannie, et déjà s’étonnaient d’avoir pu la subir un moment.

— Mes amis, dit Gaspard, Tornade est allé où il vous aurait conduits. Vous êtes tous témoins que j’ai laissé ce fou pleinement libre d’agir seul, comme il l’entendait. Réfléchissez bien que, pour vivre libre, il faut apprendre à se servir de la liberté.

Les amis de Gaspard le félicitèrent.

— Capitaine, dit Jean Lecor, vous avez une façon à vous de manier l’apologue ! Celui-ci vaut la fable des Membres et de l’Estomac.

— Et le capitaine est mon élève, dit glorieusement Sanplan.

— Mïus et Gustin, avancez ! commanda Gaspard.

Et quand les deux traîtres furent devant lui, avec une mine à la fois déconfite et insolente :

— Mes garçons, leur dit Gaspard, allez retrouver Morillon ; et dites-lui que vous ne faites plus partie de ma troupe. Vous y seriez trop malheureux en l’absence de Tornade, laquelle menace d’être éternelle.

C’était un ordre. Les deux acolytes disparurent.

— Moi, maître, dit dom Pablo, j’irais volontiers partout où il vous plairait de me conduire, et quand ce serait à la mort ; car je suis sûr que le diable, vous sachant aussi malin que lui, jamais ne voudra vous tolérer en enfer ; et je suis sûr, d’autre part, que, connaissant vos intentions, jamais le bon Dieu n’aura le courage de vous damner… Ainsi soit-il.


Ce soir-là, dans la caverne d’Evenos, il y eut grand’liesse et chansons joyeuses :

Buvons à Gaspard de Besse,
A tire, tire-larigot !

On fêtait la fin des querelles intestines.

Trois jours après, la troupe, heureusement réduite de trois vilains compagnons, s’installait dans les ruines du château de Vaulabelle.

CHAPITRE IX

Où l’on verra Mlle Clairon, de la Comédie-Française, honorée comme une sainte ; et comment, à la suite d’une conversation à la fois populaire et hautement métaphysique, Gaspard annonça, sur la foi d’un livre qu’il venait de lire, la fin des guerres, à jamais assurée par l’entente des peuples, au nom du sens commun.

Dom Pablo dut aller reprendre son âne à la Roquebrussane où, pestant et sacrant, il se rendait à cheval sur la « toiture » que l’on sait. Il pestait surtout contre la nécessité d’abandonner, le lendemain même de son arrivée à Vaulabelle, le parc si agréable, et le château, à demi-ruiné, mais où les cuisines, restées en bon état, lui promettaient des joies paradisiaques, quoique purement humaines.


L’âne accueillit son maître avec un long braiement de satisfaction, car Pablo avait pour lui toutes sortes de gâteries, d’égards et de caresses ; il le flattait souvent de la main, et le comblait de poétiques éloges en même temps que d’herbe fraîche et d’avoine.

Ayant rendu le cheval-toiture à ses maîtres de la Roquebrussane, le moine, sur son âne, reprit le chemin du paradis terrestre, c’est-à-dire de Vaulabelle, non sans avoir garni les « ensarris » de bonnes choses comestibles, dues à la pieuse sympathie des Roquebrussanois ou des Roquebrussanais.

Et, chemin faisant, Pablo disait : « Je regrette, ô mon âne, que tu n’aies point assisté à l’assemblée tenue, il y a cinq jours, par notre chef, sous la voûte de notre merveilleuse grotte, qui est pleine de bons vins ; et où, d’ailleurs, tu n’aurais pu accéder, malgré l’adresse et la fermeté de tes mignons sabots… Si tu avais été là, nous pourrions aujourd’hui rire ensemble au souvenir de l’impertinence de Tornade et de sa chevauchée comique, et de sa tragique fin ! Il dort à présent au fond du Destéou, bien couché dans le lit à sec du torrent : mais, aux premières pluies, l’eau roulera sur lui, avec un joli bruit de gargoulette qui se vide ou mieux de tonneau débondé… Ah ! l’imbécile ! figure-toi ! il voulait réformer à sa façon notre société et le monde ! Et d’abord, il prétendait créer un sérail pour le peuple, autant dire un haras populaire ! Que dis-tu de cela ? Et pareille idée aurait-elle jamais pénétré dans ton crâne, heureusement épais ? O cher bourricot, toi pour qui une fleur de chardon, avec les épines de sa tige, est un mets suffisant, tu allies à la sobriété la chasteté, qui est la sobriété des amoureux. Tu es une créature bénie. Sans doute, quand passe, près de nous, par les sentiers de colline, une jolie ânesse, tu te sens frémir d’un naturel désir, et tu lances vers le ciel un aimable braiement qui retentit dans les échos charmés, mais ton chant reste un platonique hommage à la beauté, un hymne à la fécondité de la terre…; tu braies et tu passes… La jolie, la désirable ânesse est déjà loin ; et tu l’oublies jusqu’à ce qu’une autre réveille en toi le vain souvenir de toutes celles qui furent tour à tour l’objet de tes rêves fugitifs. Jamais je ne te vis te rapprocher d’aucune pour la réalisation du vœu charnel ! Tu as bien d’autres choses à faire ! Tu es tout à tes humbles devoirs, dont la pensée absorbe tes facultés ; tu ne demandes à la vie qu’un peu de grain et beaucoup de paille, le chardon pour dessert. Tu es un sage virginal, et tu m’as l’air de ne point ignorer que l’amour est haïssable, car la passion amoureuse détourne de leur salut les créatures. Et si tu n’étais pas hongre et tu ne l’es que trop, c’est-à-dire contraint à tant de sagesse, je te proclamerais le roi des ânes continents !… Allons, i ! puisque tu comprends le latin, i, mon âne ! et retournons vers cet éden de Vaulabelle où nous aurons nos aises, moi dans une vraie cuisine, toi dans une véritable écurie. »

Avec des propos semblables, Pablo charmait la longueur du chemin et réjouissait son âne qui aimait le son de sa voix.


Dans le parc de Vaulabelle, Gaspard avait découvert, presque enfouies sous les feuillages, quatre statues dont le socle était comme enseveli sous des lierres, et qui, toutes quatre, représentaient, en diverses attitudes, Mlle Clairon. Gaspard qui, à Besse, sous les yeux du curé, avait joué Joas et Assuérus, dans Athalie et dans Esther, n’ignorait pas que Mlle Clairon, tragédienne, avait triomphé, à la Comédie-Française, dans la Phèdre de M. Jean Racine. Les socles des quatre statues portaient cette inscription : Mlle Clairon, de la Comédie-Française ; et, sur chacun des piédestaux, on lisait, suivi d’une date, le titre de l’une des pièces où la tragédienne avait excellé : Phèdre, Sémiramis, Zulime, Iphigénie en Tauride.

Gaspard se rappela que les Chartreux de Montrieux, le jour où il avait reçu leur hospitalité, lui avaient exprimé le désir de voir un jour, à la Sainte-Baume, la statue de Sainte Madeleine orner la grotte légendaire. Une des statues lui parut propre à cet office. Cette statue représentait Mlle Clairon, à demi couchée, dans une attitude qui était celle de Phèdre languissante d’amour :

Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !
… Oh ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !

Après tout, Phèdre n’était-elle pas une pécheresse ?… Or, un roulier, porteur d’une assez forte somme, ayant été arrêté par les bandits, Gaspard lui dit : « Nous allons faire un marché. Je te laisse ton magot, mais, en échange, tu porteras, de ma part, cette statue aux moines de la Sainte-Baume. » Le roulier accepta gaîment ; et, sous le contrôle de Pablo, qui suivit son âne, attelé en flèche, il transporta la statue de marbre au sommet du Saint-Pilon, à quelques pas de la chapelle. Et dom Pablo rapporta à Gaspard la bénédiction des pères.

Et lorsque, assis bien confortablement sur sa bête, il eut quitté le couvent, il disait à maître Roussi : « Ainsi vont les choses humaines ; et voilà que, d’une comédienne, dont la vie n’a pas été celle d’une nonne, nous avons fait, avec ton aide, une sainte ; et, à ses pieds, désormais, on déposera des missives comme celles que j’ai vues amoncelées à terre, dans cette grotte du Saint-Pilon, et ces lettres cachetées portent cette adresse : « A Sainte-Madeleine, pour remettre à notre Seigneur Jésus, au ciel. » Espérons que Mlle Clairon sera un commissionnaire fidèle. Elle avait, dit-on, de l’esprit ; elle comprendra et remettra l’épistole sans la lire ; voilà Gaspard béni et moi avec lui, et toi, mon âne, avec moi ! Au train dont je vois aller les choses d’ici-bas, qui sait si, en souvenir de ma chevauchée d’aujourd’hui, sur ma bête évangélique, dom Pablo — oui, qui sait ? — n’aura pas, un jour, en quelque endroit de Provence, ou dans la grotte d’Evenos, par exemple, sa statue équestre ou asinestre ? i donc ! que Gaspard nous attend. Dans la nature, au fond, tout est supernaturel ! » Après cette réflexion, plus profonde qu’elle ne paraît, dom Pablo n’ajouta rien.

Le lendemain au soir, il faisait son rapport à Gaspard, en présence de Sanplan, de Bernard et de Jean Lecor ; et cela se passait dans la gloriette du parc où se voyaient encore quelques chaises et un large divan oriental, restes oubliés d’un riche ameublement. Une lanterne éclairait Gaspard et son état-major. Pablo disait :

— En échange de la statue[5], je vous apporte la bénédiction des révérends pères. Cette bénédiction me paraît d’autant mieux convenante que le parc où nous campons est déjà lui-même, par excellence, ce qu’on peut appeler un endroit béni. On y trouve toutes sortes de commodités et d’agréments. Les ruines y sont accueillantes. Les traces d’incendie y sont roses et bleues. C’est un endroit féerique, un parc enchanté. Quant à la bénédiction des bons pères, qu’on pourrait trouver superflue, prenez-la comme une politesse, et sachez que votre statue a déjà fait un miracle.

[5] La statue de Mlle Clairon est, en effet, dans la grotte du Saint-Pilon, sans qu’on ait bien su, jusqu’à ce jour, comment elle y est venue.

— Et quel miracle ? dit Sanplan.

— Celui d’arriver au sommet du Saint-Pilon par des chemins impraticables !… Seulement d’avoir vu une vingtaine de paysans porter, sur une civière improvisée, ce marbre si lourd jusqu’au sommet de la montagne par des sentiers étroits et raboteux, au risque de se le laisser choir sur les orteils ou sur les reins, rien que de les avoir vus gravir la montagne en geignant et suant, je suais moi-même, et je redoutais un rhume mortel !… Nous arrivâmes enfin dans la grotte, au-dessus de l’antique et merveilleuse forêt qui, de là, ne montrant que ses cimes moutonnantes, semble un vaste champ d’herbe fraîche. J’ai revu avec satisfaction ce site magnifique ; là, j’ai vécu autrefois d’aumônes, pour mes péchés. Les moines m’ont reconnu et fêté, ignorant ma nouvelle profession… Et je me réjouis à l’idée que Mlle Clairon fera désormais des miracles, car elle ne saurait y manquer.

— Vous ne croyez donc pas aux miracles, pour en parler avec tant de légèreté ? demanda Lecor.

— Comment ne croirais-je pas aux miracles, puisque j’en ai fait un moi-même, et non des moindres ?

— Contez-nous donc votre miracle, frère Pablo, dit Sanplan. Je vous jure que j’y croirai ; un miracle de votre façon est bien le seul auquel je veuille croire, et quelque chose de deux fois prodigieux.

— Vous riez ? Pourquoi ? dit Jean Lecor gravement ; l’ordre habituel de la nature (et j’en vois la preuve dans les tremblements de terre) peut fort bien être dérangé par Celui qui en est le maître.

— Celui-là, dit Gaspard, n’a besoin de rien déranger, après coup, de tout ce qu’il a mis en ordre, puisqu’il sait d’avance quels seront les effets de l’ordre établi par lui.

— Mais, dit Bernard, il dérange l’ordre, puisqu’il laisse les méchants gouverner le monde.

— Et puisque, ajouta Sanplan, il laisse les parlements condamner aux galères les pauvres colporteurs.

— Je conclus, dit Gaspard, qu’il est selon le dessein de la Providence que les hommes cherchent à installer eux-mêmes la justice sur la terre.

— C’est là, affirma Sanplan, un mérite qu’elle veut leur laisser et auquel elle reconnaîtra les siens.

— Ainsi soit-il, murmura Pablo.

— Tout en croyant plaisanter, fit Gaspard gravement, tu pourrais bien, ô Sanplan, avoir dit la vérité.

— Dieu, conclut Pablo, fait bien tout ce qu’il fait. Et notre entendement n’est pas de taille à le contenir. Mon ami Garo découvrit un jour la raison pourquoi les chênes ne portent pas de citrouilles. Il fit cette importante découverte en dormant, réveillé qu’il fut par un gland qui lui tomba sur le nez et le lui eût aplati, si les glands eussent été citrouilles.

Sanplan proféra :

— M. de Voltaire a écrit que, lorsque, de deux individus causant ensemble, l’un ne comprend pas l’autre, c’est que cet autre fait de la métaphysique, c’est-à-dire s’occupe de choses qui ne peuvent être vérifiées par nos sens ; et il ajoute que si, des deux interlocuteurs, aucun ne comprend l’autre, c’est alors que tous deux font de la haute métaphysique.

— C’est justement ce que l’autre jour je disais à mon âne, qui resta muet, confirma Pablo.

— Il y a pourtant, reprit Sanplan, des choses qui tombent sous mes sens et que néanmoins je ne peux m’expliquer.

— Et quoi donc, par exemple ?

— Mais… tout ; simplement tout, dit Sanplan. T’expliques-tu qu’une femme fasse un enfant ?

— Je n’y ai jamais beaucoup réfléchi, avoua Gaspard. Mais je puis affirmer que cela paraît réel, certain, indiscutablement vrai, prouvé, historiquement établi, chaque jour, par des faits bien connus et dûment enregistrés.

Sanplan reprit :

— Qu’une femme fasse un enfant, cela sans doute est surprenant, mais elle y met du temps ; et il me paraît bien plus miraculeux que l’homme n’y ait jamais employé qu’une petite minute !

— Donc l’homme est bien plus étonnant que la femme, dit Jean Lecor qui riait copieusement.

— Qu’est-ce qui vous fait rire ?

— C’est, dit le poète, de vous voir oublier si aimablement que nous sommes une modeste réunion de bandits ! et c’est de nous voir érigés en cour d’amour, dans une gloriette qui fut, si je ne me trompe, dédiée à la déesse Vénus. Regardez le papier (un peu décollé par endroits) qui orne les murs. On y voit, répété cent fois, — ici, l’image de l’Amour qui, dans une barque, a pris comme passager le Temps en personne, armé de sa faulx, avec cette devise : L’amour fait passer le temps…

— C’est, ma foi, vrai ! et le jeu de mots m’en plaît fort, fit Sanplan.

— Et là, poursuivit Lecor, les rôles sont renversés. Le passager, c’est l’Amour ; et le Temps conduit la barque. Devise : Le temps fait passer l’amour.

— Le jeu de mots, cette fois, déclara Sanplan, me déplaît, parce qu’il est trop juste, et que, vu mon âge, je commence à en concevoir toute la rigueur !… Mais nous ne sommes pas ici pour parler d’amour. Que disions-nous donc ?

— Tu philosophais à tort et à travers, dit Gaspard.

— Pablo, dit Sanplan, félicitait Dieu de n’avoir pas fait pousser les citrouilles sur les arbres, et cela dans le dessein, tout à fait providentiel, d’épargner au nez de son ami Garo un aplatissement fâcheux ; mais, dans le pays des cocotiers, que dirait le même Pablo, en voyant que des noix, grosses comme des melons, sont suspendues aux rameaux des cocotiers ?

— Tu devrais, Sanplan, écrire le recueil de tes pensées.

— J’y ai quelquefois songé, mais je me suis résisté.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que se faire auteur, c’est donner au premier imbécile venu le droit de déclarer hautement que vous êtes plus bête que lui. Je suis trop fier pour exercer un métier si humiliant.

— Hélas, dit Lecor, c’est à pareilles humiliations qu’on est quotidiennement exposé dans mon métier d’acteur. Je m’en console en pensant que Dieu lui-même doit subir la critique des sots, et qu’il n’est point d’action humaine, fût-ce la plus pure, qui n’y soit soumise ; et pourtant, la crainte de la critique est peut-être le commencement de la sagesse et de la conscience. En tous cas, la critique tend à nous ramener à la modestie. Votre Voltaire, Monsieur Sanplan, n’a-t-il pas exercé ce métier, si humiliant, d’auteur dramatique ?

— Sans doute, dit Sanplan, mais il le put faire avec fierté, parce qu’il fut en même temps critique lui-même. Et quel critique ! Rien n’échappait à ses traits ; il était capable, celui-là, de se défendre unguibus et rostro !… Quant au recueil de mes pensées dont, je le crains, notre capitaine ne me parle que par aimable moquerie, je crois qu’un libraire habile en pourrait retirer grand profit, surtout s’il s’occupait de bien faire savoir que l’auteur est un échappé de bagne ; ou s’il s’avisait, tout simplement, de publier mon ouvrage sous forme d’almanach, attendu que les almanachs se vendront toujours. Ce sont les meilleurs des livres, parce qu’ils renseignent brièvement les honnêtes gens, et les autres, sur les saisons, sur la lune et le soleil, sur les foires et les travaux des champs. Or, il est plus sage de cultiver son jardin que de se battre contre un mahométan, parce qu’on est chrétien ; ou contre un chrétien, parce qu’on est mahométan… Il est amusant de songer que ce qui divise les hommes, c’est leurs opinions sur des choses qu’on ne peut pas prouver ; et voilà bien leur folie.

— Vous parlez d’or, ami Sanplan, dit Pablo. Les guerres les plus affreuses ont été faites au nom des plus belles religions, des plus douces, des religions de paix. Et cela démontre que les instincts sauvages, de meurtre et de guerre, seront toujours plus forts que l’esprit d’amour.

— Vous concluez un peu vite, ami Pablo, intervint gravement Gaspard… J’admire, mes amis, en vous écoutant parler folie et sagesse, que précisément j’aie lu, dans le château où je m’étais réfugié naguère, un petit ouvrage intitulé : La loi du sens commun[6].

[6] On chercherait en vain une édition de cet opuscule portant la date de 1780. Jean d’Auriol ne recule pas devant les anachronismes. Si ce petit livre a existé en 1780, il ne paraît pas qu’il ait été conservé dans les bibliothèques. Quoi qu’il en soit, le texte cité par Gaspard se retrouve dans Les Ruines de Volney, publiées avant son voyage en Amérique, après la guerre de l’Indépendance.

— Et de qui cet ouvrage que je n’ai jamais eu dans ma balle ? demanda Sanplan, l’ancien colporteur.

— Il aurait dû s’y trouver, répondit Gaspard. Il est d’un certain comte de Volney qui avait vingt ans en 1777, et qui, à cet âge-là, avait déjà appris les langues anciennes, les sciences naturelles et étudié l’industrie. Il a voyagé en Amérique et soutenu la cause de ce peuple qui a conquis sa liberté, un peu grâce à l’appui de M. de La Fayette. Ce Volney a donc publié La loi du sens commun. Or, les raisonnements qu’on y trouve aboutissent à la prédiction d’un avenir de sens commun et de justice qui est tout à fait selon nos désirs. J’ai copié de ce livre quelques passages, comme j’ai coutume quand un ouvrage me plaît… Écoutez-moi ça…

Il tira de sa poche un carnet qu’il feuilleta, y cherchant la citation annoncée…

— Je commence à croire, ricana Sanplan, que, dans ton château de Lizerolles, pour le moins aussi enchanté que notre parc de Vaulabelle, tu n’as pas perdu ton temps. Et la bibliothèque que tu m’as décrite était, à ce que je vois, une fontaine de Jouvence ;… mais voyons ton grimoire.

— D’abord, dit Gaspard, ce Volney, ami du bon sens, déclare que les guerres, quand elles sont entreprises par des conquérants, sont des actes de brigandage, et qu’un conquérant est un voleur, au même titre, mais plus coupable des milliers de fois, que le pauvre diable qui coupe une bourse.

— C’est ce que j’ai toujours pensé, déclara Sanplan. Il n’y a d’honnête que de se défendre contre l’injustice.

— Ce Volney, poursuivit Gaspard, annonce que les peuples, enfin éclairés, en arriveront sûrement, un jour, à refuser l’obéissance aux princes de rapine et de meurtre, car rien n’est plus sot, de la part des peuples, que de consentir à faire leur propre malheur. On accuse Dieu des souffrances du monde ? Accusons-nous plutôt nous-mêmes de nos malheurs ! « Un peuple, dit Volney, s’affranchira bientôt. » Ce Volney voulait-il, lorsqu’il publia son petit livre, parler de la France ? Je ne sais.

— Et alors ?

— Je lis, continua Gaspard : « Il existera sur la terre de grands individus… »

— De grands hommes, veut-il dire ?

— Mais non.

— Comment ? Qu’est-ce, en ce cas, ces grands individus ?

— Il appelle ainsi des nations unies au point de former comme un seul corps : « Il existera, dit-il, des corps de nations éclairées et libres… Il arrivera à l’espèce ce qui arrive à ses éléments ; la communication des lumières d’une portion s’étendra de proche en proche et gagnera le tout. Par la loi d’imitation, l’exemple d’un premier peuple sera suivi par les autres ; ils adopteront son esprit, ses lois. Les despotes même, voyant qu’ils ne peuvent plus maintenir leur pouvoir, sans la justice et la bienfaisance, adouciront leur régime par besoin, par rivalité ; et la civilisation deviendra générale. Et il s’établira, de peuple à peuple, un équilibre de forces qui, les contenant tous dans le respect de leurs droits réciproques, fera cesser leurs barbares usages de guerre, et soumettre à des voies civiles le jugement de leurs contestations ; et l’espèce entière deviendra une grande société… jouissant de toute la félicité… dont la nature humaine est capable. »

— Hum ! dit Sanplan, nous ne verrons pas ça demain !

Gaspard reprit sa lecture :

— « Ce grand travail sans doute sera long, parce qu’il faut qu’un même mouvement se propage dans un corps immense… qu’un peuple puissant et juste paraisse… La terre attend un peuple législateur ; elle le désire, elle l’appelle… et mon cœur l’entend !… Encore un jour, une réflexion, — et un mouvement immense va naître ; un siècle nouveau va s’ouvrir ! siècle d’étonnement pour le vulgaire, de surprise et d’effroi pour les tyrans, d’affranchissement pour un grand peuple, et d’espérance pour toute la terre !… »

— Diable ! mais, si je comprends bien, dans ce siècle-là, dit Pablo le sceptique, il n’y aura plus de bandits ?

— Rassurez-vous ! Il y en aura toujours, dit Gaspard, mais ceux-là seront, dans un temps pareil, sans excuse, et aussitôt mis hors d’état de nuire ; il en existera ; et il y aura encore des essais de guerres, mais qui, aussitôt que tentées par une nation retardataire, barbare, rebelle à la vraie justice, seront étouffées par les peuples alliés.


Il se fit un grand silence, entre ces pauvres brigands, traversés d’un grand rêve…


Gaspard, le premier, rompit ce silence.

— C’est peu croyable, mais c’est beau, dit-il… L’enthousiasme de ce savant homme vient, pour un moment de passer en nous, mes amis. Nous avons compris avec son intelligence et senti avec son cœur.

— Et qu’on vienne à présent me dire, fit Sanplan, que le peuple n’entend rien aux belles pensées !

— Je ne peux m’empêcher, en effet, reprit Gaspard, de trouver bien sots les princes de la terre, les puissants du monde, qui s’imaginent que le peuple ne pense pas, parce qu’il est muet. Le peuple a l’air de ne point penser, parce qu’il ne sait pas s’exprimer avec des mots savants, des mots de livres, mais sa pensée s’agite dans son cœur ; — et quand il la reconnaît dans la parole des grands hommes, il comprend qu’elle est juste et il sent se délier sa langue… Or çà, je vois que l’ami Pablo donne des signes d’impatience. N’oublions pas qu’il a un miracle à nous conter et qu’il brûle de faire briller son éloquence à nos yeux.

CHAPITRE X

Pablo raconte un miracle qu’il a lui-même accompli ; et Bernard pense à Thérèse.

— La vue de mauvais chrétiens hypocrites, dit Pablo, m’a fait perdre tout respect pour ma religion ; mais, après avoir entendu les choses neuves et admirables que notre capitaine vient de nous lire, mes bouffonneries vous paraîtraient fades. J’aime mieux me taire, car je dois reconnaître que ces belles pensées dont vous parlez n’auraient pas été écrites, si notre religion ne les avait pas engendrées.

— Pablo, dit Gaspard, vous pouvez rire et nous égayer. Le rire est sain et les critiques sont utiles. Quelque facétieux que puisse être le récit que vous allez faire, il ne nous empêchera pas d’être de vrais chrétiens à notre façon, c’est-à-dire religieusement amis des cœurs charitables et justes. Notre religion, quand on la professe sans hypocrisie, est la plus respectable du monde. Ce n’est pas avec des simagrées qu’on gagne le ciel, c’est avec de la bienfaisance…

— Il est vrai que les pharisiens sont les seuls à ne jamais rire, dit Pablo. Eh bien, donc, voici mon miracle, un miracle, je le répète, que j’ai fait moi-même, par ma propre volonté, sans être saint ni même bienheureux… Lorsque je résolus de m’établir ermite, pour vivre grassement sans rien faire qu’exploiter la crédulité des ignorants, je pensai d’abord à me loger au sommet des montagnes Maures, auprès de la chapelle dédiée à Notre-Dame des Anges. Vous savez qu’elle reçoit fréquentes visites de pèlerins, et je comptais sur eux pour avoir à ma suffisance de quoi manger et boire. Malheureusement, un autre fainéant m’avait prévenu ; la place était prise ; et cet ermite, mon rival, était, comme moi, jeune et fort ; il n’y avait pas apparence qu’il me devançât en paradis pour me laisser exercer seul ici-bas sa profession parfois lucrative. Je m’installai néanmoins dans la plaine, au bas de la colline dont il habitait le haut plateau, aux abords de Gonfaron, un pays fameux par sa façon de rire des ânes et des âneries. De là, je surveillais l’ermite dont j’étais jaloux, et dont la réputation était grande dans le pays. Au moins, pensais-je, j’apprendrai, en le surveillant avec attention, par quels moyens il arrive à gagner la faveur populaire. Je sus bientôt que, depuis l’arrivée de cet ermite, la statue de Notre-Dame-des-Anges affirmait par un miracle singulier la sainteté du gredin. Cette statue de bois sculpté versait parfois des larmes, de véritables larmes, sur la misère ou la douleur des suppliants, — ce qui équivalait à leur promettre sa pitié et par suite son intercession auprès de son fils. — « Mon frère, dis-je à l’ermite, comment t’y prends-tu pour obtenir ce miracle ingénieux ?… Que fais-tu de mal à la sainte Vierge pour la faire pleurer, pechère ? » Obstinément, il se refusa à répondre, se contentant de hocher la tête : « Dieu est si grand ! » murmurait-il. Cependant nous avions quelque amitié l’un pour l’autre ; et tantôt il descendait me voir dans ma plaine, et tantôt je montais le voir sur sa colline.

Un soir d’été, assez tard, il me quitta, après quelques pieuses libations faites en commun, et il se trouva que ce fut par une pluie torrentielle. « Couchez ici », lui avais-je dit. Pour une raison quelconque, il n’y consentit point, et partit sur sa bonne mule. (Il avait une mule, l’heureux coquin !) Or, la pluie battante et bruyante ne discontinua pas de toute la nuit, accompagnée de tonnerres ininterrompus. Ne pouvant dormir, j’employai mon insomnie à chercher un stratagème pour obtenir la révélation du secret de mon confrère. Et voici ce que j’imaginai. N’ayant point de mule ni même d’âne, en ce temps-là, je partis à pied, une heure avant le jour, pour rejoindre là-haut l’homme au miracle.

«  — Attends un peu, pensais-je, je vais t’en servir un de ma façon ! » — Grâce à celui que je lui préparais, je comptais l’étonner à mon tour, et me faire considérer décidément comme un rival redoutable…

— Que comptiez-vous faire ?

— Je prétendais tout simplement cheminer à pied, dans la nuit, — sous la pluie qui tombait en déluge, — et arriver chez mon confrère sans avoir mouillé un fil de mes vêtements ! C’était vouloir accomplir un miracle et des plus difficiles ! — Je le fis. J’avais à marcher une bonne lieue par des sentiers montants et rocailleux, sous le grand ciel ruisselant et sous des rafales terribles qui m’envoyaient au visage de véritables trombes d’eau.

« Et mon miracle s’accomplit, vous dis-je, puisque j’arrivai, comme je l’avais voulu, à Notre-Dame, au seuil de la chapelle, sans que ma robe eût reçu seulement une gouttelette de l’eau du ciel… Voilà comment je fis, tel que vous me voyez, un miracle, et point niable.

— Et le mot de l’énigme ? dit Sanplan, car je conviens qu’il est impossible à un sacripant tel que toi d’obtenir, de Dieu ou des Saints, l’ombre de l’ombre d’un pareil prodige !

— Le mot de l’énigme, c’est, dit Pablo, que j’avais voyagé tout nu.

Un éclat de rire accueillit cette explication incomplète.

— Il faisait nuit, remarqua Sanplan, par bonheur pour les passantes.

— De passantes, je n’en rencontrai point… La pluie tombait drue et me lavait du col jusqu’aux pieds.

— Une fois n’est pas coutume, ami Pablo, mais tes sandales étaient mouillées ?… et tes cheveux aussi ? Et puis, il te fallait paraître habillé de vêtements bien secs devant ton collègue ?

— J’avais abrité ma tête sous un large morceau d’écorce, creux, arraché à une énorme verrue de suve (chêne-liège), une de ces rusques dont nos liégeurs font des baquets. J’avais mis, au fond de ce bouclier vaste et profond, ma robe bien pliée, serrée et bien au sec, et aussi mes sandales. Arrivé au seuil de la chapelle, je jetai ma rusque au loin… Je m’arrêtai sous l’arcade d’entrée pour enfiler ma robe ; je mis mes sandales ; et aussitôt, je tirai la corde de la cloche. L’ermite accourut. Et alors un autre grand miracle se produisit ; je n’y fus pour rien : juste à ce moment, sous ses yeux, la pluie torrentielle brusquement cessa.

«  — Il m’a été miraculeusement permis, par Notre Dame, lui dis-je, de te rejoindre sous ce déluge sans être mouillé, afin de te bien prouver que je suis digne d’apprendre le secret de ton faux miracle. »

« Il crut au mien et, se jetant à mes pieds : « Hélas ! s’écria-t-il, je confesse mon imposture ! » Il me montra alors que, par un petit trou bien caché dans la muraille de la chapelle, derrière la statue de Notre-Dame, il avait fait entrer les fines extrémités d’une verte tige de vigne ; chacune de ces extrémités, par de fins pertuis correspondants, pénétrait dans la tête jusqu’au coin des yeux de la statue de bois qui, au printemps, pleurait, tout naturellement, de petites larmes miraculeuses !

— Et vous prîtes la place de ce brave homme ? demanda sévèrement Sanplan.

— Vous ne me connaissez pas encore ! dit Pablo avec une certaine tristesse… mais je l’ai mérité ! — Non, je ne pris pas la place de l’homme ingénu que j’avais trompé. — « Écoute, lui dis-je, ta simplicité sera respectée. J’aurais voulu croire à ton miracle. Je regrette d’avoir été déçu ; mais que tu aies pu voir par tes yeux que le mien du moins est véritable, cela me console… » Alleluia, mes amis ! Il existe, ô miracle ! des hommes rusés qui sont en même temps des naïfs ! Il y a des athées qui sont des gobeurs ! il y a des imposteurs qui ont de la sincérité !… Il y a de faux prophètes qui croient aux sorciers !… — « Va, dis-je à l’ermite imposteur, va, mon frère, et ne pèche plus ; et vis en paix. J’aurais honte et remords de troubler ton innocence prodigieuse !… Par ta candeur parfaite, je te trouve non seulement digne de respect, mais digne aussi d’exploiter la sottise des bonnes gens qui croient à ton pouvoir bienfaisant ! Ne les détrompe donc pas, et que leur erreur consolante soit désormais la récompense de ton aveu sincère et de ta contrition ! » Ce disant, je le laissai à genoux, priant Dieu et invoquant mon saint nom, à moi, pauvre pécheur ! Pour lui, je suis resté un saint, et cela vaut mieux que bien des gloires plus mal acquises.

— Après celle-là, s’écria Sanplan émerveillé, il faut tirer l’échelle… Vous avez, frère Pablo, le génie le plus génial qui ait jamais étonné mon infime génie… et je baiserais le bas de votre robe… si vous la décrottiez plus souvent.

— Ma foi, conclut Gaspard, l’histoire est édifiante et le conteur n’est pas trop méchant ;… mais est-ce que notre mélancolique Bernard ne nous conte rien, à son tour ?

— Excusez-moi, maître, dit Bernard ; ma jeunesse gagne plus à écouter vos sagesses qu’à entrer avec elles en rivalité d’éloquence.

— J’entends, j’entends, dit Gaspard avec un bon sourire ; tu as une pensée unique, que je connais bien, bel amoureux, et tu préfères ne pas t’en distraire… A ton aise ! Tu n’as peut-être pas tort.

— Alors, à toi, Sanplan ! conte-nous une histoire.

— Ceci, dit Sanplan, n’est pas un conte à plaisir inventé ; c’est bel et bien une aventure à laquelle j’ai pris une part glorieuse, au temps de ma belle jeunesse.

« … J’étais matelot à bord du Saint-Magloire, un beau brick marseillais, et nous faisions route pour la Guadeloupe. Nous étions une centaine de marins, à bord, sous les ordres d’un fameux capitaine, mes amis ! un homme qui jamais n’eut peur de rien.

« Et voilà que, tout en un coup, nous rencontrâmes un Anglais, un bateau magnifique, qui s’en allait à la Jamaïque… Comme il aurait pu tenter les pirates de Tunis ou d’Alger, nous ne voulûmes pas en laisser l’aubaine à ces païens, et nous l’attaquâmes nous-mêmes pour la gloire et le profit de la chrétienté. La capture était bonne. Son chargement — une fortune ! — fut transporté, en un clin d’œil, sur notre brick, avec tout son équipage et avec tous ses passagers ; les passagers, c’était une vingtaine de beaux messieurs d’Angleterre, et une bonne douzaine de belles dames anglaises. Ces dames étaient des personnes diablement riches, à en juger par le nombre de coffres, — emplis de falbalas, chapeaux et robes, — dont elles se firent suivre à notre bord.

« Vingt-cinq de nos matelots furent chargés de conduire en port sûr le bâtiment anglais, notre capture ; et nous, nous reprîmes notre route.

« Mais voilà que, le lendemain, survient encore un Anglais, un brick de guerre, celui-là ! et qui nous donne la chasse !

« Attention ! dit notre capitaine, attention ! les enfants ! nous allons rire ! » Et il nous ordonna d’ouvrir les coffres de nos belles captives, d’y prendre leurs atours, robes, mantelets, chapeaux à plumes, ajustements de toute sorte, — falbalas, soie et dentelles, — et de nous déguiser en femmes de qualité… Nous avions compris ! il voulait faire croire au bateau de guerre anglais que nous étions d’inoffensives demoiselles qui se promenaient en mer, allant d’une île à l’autre, rendre des visites…

« Tous les passagers furent enfermés dans l’entrepont, tandis que, sur le pont, nous autres, les matelots en jupons, pouffant de rire et cachant, sous les ombrelles et les chapeaux à plumes, nos visages dont quelques-uns étaient admirablement barbus, nous nous pavanions, en gangassant la poupe ou la croupe, comme font toutes les dames qui sont vraiment de qualité.

« Donc, le capitaine comptait que, nous prenant pour de chastes Anglaises, l’Anglais nous laisserait passer… Pas du tout !… Il nous envoie un coup de canon pour appeler notre attention ; puis, il nous arraisonne ; — autrement dit, il nous demande qui nous sommes…

« J’empoigne un porte-voix, sur un signe de mon chef, et je crie à l’ennemi, en anglais de la Canebière :

« Ta maïré a fach ùn pouarc ! » L’Anglais, sans doute, ne reconnut pas sa langue maternelle, puisqu’il s’apprêta à nous canonner de nouveau ; et, cette fois, tout de bon.

« Comme nous n’étions pas taillés pour lui échapper par la fuite, le capitaine nous cria : « En êtes-vous pour l’abordage ? » — Avec ensemble, nous répondîmes : « Oui ! oui ! à l’abordage ! » Notre brick aussitôt vire de bord, court sur l’Anglais, l’aborde de flanc… et nous voilà, enjuponnés comme nous étions, jetant au diable ombrelles et chapeaux de femmes pour empoigner pistolets et haches, retroussant nos cotillons pour sauter sur le pont de l’ennemi ! C’était magnifique, toutes ces fausses femmes, mentons barbus, crânes tondus, poussant le cri de guerre et s’agitant dans leur soie et leurs dentelles déchirées ; on aurait dit des pavillons vivants, de toutes les couleurs ! L’Anglais perdit du temps à s’étonner, et nous en profitâmes pour l’étonner davantage par la rapidité de nos mouvements. Cogne à droite, cogne à gauche ! On bondissait en avant, en arrière, pour attaquer, pour éviter… saute à bâbord, saute à tribord… Chassez, croisez !… Ce fut un bal, mes enfants, un bal enragé : pavane et courante, trin-coquin, roumavagi du diable, une fête de Turc à More ! zou ! zou ! én éleis ! un branle-bas si inattendu, si extraordinaire, vu nos habillements, que l’Anglais, avant d’être revenu de sa surprise, dut se rendre, dès qu’il eut vu l’un de nous — et c’était moi-même ! — amener bravement son pavillon ! C’était moi-même, mes enfants, moi, Sanplan, qui avais l’air, enjuponné comme j’étais, de la déesse des combats maritimes !

« Quand nous arrivâmes à la Pointe-à-Pitre avec notre prise, comme nous avions, par plaisanterie, gardé nos drôles d’accoutrements, nous fûmes reçus avec des honneurs doubles, ceux qu’on doit à des amiraux vainqueurs, — et ceux qu’on doit au beau sexe. Et cette journée sera fameuse dans l’histoire, sous le nom de journée des miss[7]. »

[7] Authentique.

Lorsque Sanplan se tut, au milieu des rires :

— Es-tu bien sûr, dit Gaspard, d’avoir été l’un des héros de cette histoire ?… Je crois qu’elle se passa dans un temps où tu tétais encore… Mon grand-père me l’a contée bien souvent.

— Ma foi, répliqua Sanplan, il me semble bien que mes souvenirs ne me trompent pas et que j’étais de l’aventure… Au surplus, quand une histoire vous amuse, c’est folie de chercher à gâter votre plaisir avec des comment, des quand et des pourquoi… Il y aura toujours assez de critiques…

CHAPITRE XI

L’oie de frère Anselme.

Quand on eut applaudi Sanplan, au milieu des rires :

— Convenez, dit tout à coup Lecor à Pablo, que vous m’avez gardé je ne sais quelle antipathie depuis le jour de mon admission dans la bande. Ce jour-là même, je contai, sur la demande du capitaine, le Siège de Six-Fours ; et ce récit fut accueilli par un tel succès de gaîté que vous-même vous en rîtes, mais d’un rire qui tirait sur le jaune.

Dom Pablo fit une grimace.

— Les passions du monde civilisé, dit-il, visitent les ermites jusqu’au fond des déserts, et je dois convenir que, malgré mes sentiments religieux, je vis en vous un rival dangereux pour ma gloire terrestre ; je tremblai pour la préséance de mon éloquence sacrée, mais cette impression ne dura pas.

— Je crois, dit Lecor, qu’elle s’effaça le jour de la Fête-Dieu, à Saint-Maximin. Là, votre triomphe dépassa le mien de cent coudées, attendu que je n’avais, moi, conté le Siège de Six-Fours qu’à nos camarades, tandis que, ce jour-là, votre discours s’adressait à tout un peuple. Vous l’enthousiasmâtes… Il vous le fit bien voir, lorsqu’il vous hissa sur le dos d’un âne plus fleuri et enrubanné qu’un mât de Cocagne dressé pour la Sant-Aroï.

— C’est ce jour-là, dit Pablo, que vous prononçâtes ces paroles serviables que je n’oublierai jamais : « Ton exorde est bon, soigne ta péroraison ».

— Et vous la soignâtes, en orateur expérimenté, ô Pablo, lorsqu’il advint qu’un âne, ayant braillé à tue-tête, pour vous applaudir sans doute, vous profitâtes de l’incident et braillâtes vous-même en toute hâte, comme si le braiement eût été votre façon naturelle de vous exprimer. Vous régalâtes ainsi l’assemblée des Trois-États ; et moi-même, vous m’enchantâtes.

— Vous êtes, ami Lecor, une bonne pâte.

— Ami Pablo, je m’en flatte.

— Mais, avec tout cela, dit Gaspard, riant, Pablo ne saurait se vanter d’avoir pris sur toi, Lecor, sa revanche du Siège de Six-Fours ; car, à bien juger, il dut son succès de Saint-Maximin à l’art de l’orateur et non à l’art du narrateur ; et ce sont deux genres très différents. Les récits qu’il nous a faits aujourd’hui ne sont pas, à proprement parler, des contes, mais plutôt des fragments de mémoires personnels. Et lorsqu’il a voulu, le soir même de son arrivée parmi nous, nous amuser par le récit qu’il intitula : la Pluie de macaronis, il a pu voir que, en bons juges, nos hommes lui firent froid accueil. Je demande, en conséquence, qu’il nous régale aujourd’hui d’une histoire digne de faire pendant au Siège de Six-Fours… Point d’excuse, Pablo ! Qu’on réunisse la bande !

— Et surtout, dit Pablo, que personne n’ait plus la cruauté de faire allusion à ces misérables macaronis. Je vais vous dire une vraie histoire de moine, friande à se lécher les doigts. Cette histoire se rattache à notre conversation de tout à l’heure sur la férocité et l’absurdité des guerres de religion, car le baron des Adrets en est le héros. Ce beau sire, dont les bandes avaient failli s’emparer de notre ville d’Avignon, s’était fait protestant. C’est lui qui força, un jour, quelques-uns de ses vaincus catholiques à sauter du haut d’une tour pour s’abîmer contre terre. Cependant, un bon mot suffisait parfois à désarmer ce bandit, auquel nul de nous ne voudrait ressembler.

« Combien cet homme fut méchant jusqu’à la férocité, l’histoire que je vais vous conter le montrera. Elle fait voir aussi comment, de tout temps, l’esprit gaulois sait se venger des plus atroces violences, et quelquefois y échapper, grâce à la vertu du rire. Il n’y a pas de géant qui ne soit tôt ou tard vaincu par la spirituelle malice d’un nain…


Sanplan prit son sifflet de maître d’équipage ; et, quand, à son appel, les hommes furent tous réunis, Pablo commença ainsi :

— C’était en un temps, pas très éloigné du nôtre, où de féroces barons terrorisaient leurs vassaux, et où un rustre ne pouvait pas prendre au lacet un lapin sauvage sans courir le risque d’être pendu.

« Entre les plus affreux de ces barons-bandits, qui, embusqués dans leurs châteaux forts, juchés au sommet des collines, étaient toujours prêts à fondre comme des faucons sur les pauvres braconniers — le baron des Adrets était le plus cruel. La chasse était sa seule passion ; ses vengeances les plus atroces s’exerçaient contre les piégeurs. Prendre un cerf sur ses terres, ou seulement un lièvre, c’était se livrer soi-même à la mort et préalablement à la torture ; car jamais un malheureux, condamné à la pendaison par son bon plaisir, n’eut le bonheur d’une mort simple. Il le faisait fouetter d’abord, cribler de coups d’aiguille ; brûler au fer rouge ; et il trouvait, aux cris de douleur des ses victimes, un âcre plaisir de diable à face humaine.

— Le conte promet, chuchota Sanplan.

— Or, sur les terres du baron, se trouvait un couvent ; et, dans ce couvent, un religieux qui avait, lui aussi, la passion de la chasse, exagérée par le vice de gourmandise. C’était le frère Anselme, qui avait été diable avant de se faire ermite ; et il braconnait à cœur-joie. S’il parvenait, en hiver, quand, sous la neige, la terre est gelée, à capturer un daim qui, attiré par une poignée de foin placée au bon endroit, tombait dans quelque piège savant, — fosse creusée, par exemple, et recouverte de branchettes et de feuillages, — alors le monastère s’en régalait, en buvant à la mort subite du farouche seigneur qu’on vouait de tout cœur à la colère céleste.

« Plusieurs fois, notre malheureux moine avait été pris et bâtonné.

— Bâtonner un homme d’Église, dit Sanplan, cela ne se faisait guère, à ce que je me suis laissé conter. Les plus terribles de ces barons reculaient devant la robe des religieux.

— Vous oubliez que le farouche sire des Adrets s’était converti au protestantisme. Cependant, il se souvenait d’avoir été catholique ; et, par dérision, il prenait soin de faire dépouiller d’abord Anselme de sa robe lorsqu’il le voulait punir. Cette robe respectable, il la faisait poser devant lui sur un buisson, la saluait comme dévotement, assurant que oncques il ne porterait la main sur elle ; cela, disait-il, pour deux raisons : la première, c’est qu’elle était pleine de vermine ; la seconde, c’est qu’elle était sainte et vénérable. Puis il se tournait vers le moine tout nu et lui disait : « Maintenant que tu n’es plus qu’un homme comme un autre, et pour ce que tu as touché au gibier défendu, je te vais faire châtier au nom de Dieu, comme fut châtié Adam, notre père à tous, pour avoir touché au fruit défendu. »

« Et, à plusieurs reprises, le frère Anselme avait été fouetté jusqu’au sang ; mais le bougre frottait ses plaies avec un certain onguent dont il avait la recette, et reprenait bien vite, au couvent, ses patenôtres et, dans les bois, ses habitudes de maraudeur.

« Un beau jour, comme l’aimable seigneur allait se mettre à table, on accourut lui annoncer que le frère Anselme venait d’être capturé, dans le moment où il ramassait, à l’orée du bois voisin, une couple de belles perdrix.

« Le baron était déjà assis, plein d’appétit, devant sa large table chargée de flacons ; et on lui présentait une oie sauvage cuite à point et dorée à souhait, dont, par avance, il se pourléchait les babouines…

«  — Amenez-moi ce coquin, cria-t-il à ses gens.

« On le lui amena. Deux valets le tenaient entre leurs griffes et le secouaient rudement par la gorge.

«  — Qu’en faut-il faire, beau seigneur ?

« Déjà ivre à demi pour avoir bu force rasades d’un vin comparable au vin merveilleux qu’on nomme, en Avignon, Châteauneuf-des-Papes, ou à celui qui, à Toulon, est célèbre sous le nom de Lamalgue, le baron était, par hasard, de bonne humeur. Lorsqu’il était de bonne humeur, il était pire, car alors il se voulait amuser, et ses amusements étaient d’un fou et dix fois plus cruels qu’à l’ordinaire.

« Voyant frère Anselme trembler de tous ses membres, il voulut jouer de lui, comme chat avec souris, avant de lui faire endurer le dernier supplice.

« En sorte qu’une idée de joyeux dément lui passa par la tête.

«  — La dernière fois que je t’ai puni, lui dit-il, je t’ai promis qu’à la prochaine tu serais enfin pendu — et tout nu, comme de juste, car je respecte ta robe. Aujourd’hui, je change d’idée. Tu n’y perdras rien ; au contraire…

« Le baron, jouissant de voir l’anxiété de sa victime, garda le silence un instant, puis tout à coup : « Je t’invite à souper avec moi ! »

« Frère Anselme, tremblant, se demandait quel piège pouvait bien cacher une politesse si peu attendue.

« Le baron répéta :

«  — Je t’invite à dîner avec moi ; et, comme cela n’est pas un supplice, je te laisse, pour l’instant, ta robe, vu que ta peau me serait encore plus déplaisante à voir que cette robe dégoûtante. Allons, assieds-toi, coquin !

« Frère Anselme ne savait que penser. Il était payé pour savoir qu’on doit toujours se méfier des puissants qui s’amusent ; et que, comme l’a écrit l’empereur Marc-Aurèle, rien, rien n’est plus horrible que les caresses d’un loup.

« Toutefois, espérant qu’en sa bonne tête de casuiste il trouverait peut-être un moyen de se tirer d’affaire sans trop de mal, il se rassura quelque peu, feignit de croire à la clémence du monstre ; et, par un effort de volonté, cessant de trembler, il se mit à table, et dit :

«  — Mon cher seigneur est trop bon. Que la paix du ciel soit avec lui !

« Un écuyer tranchant, aiguisant un grand coutelas, s’apprêtait à le plonger dans les chairs, visiblement succulentes, de l’oie.

« Le baron arrêta d’un signe son officier de bouche.

«  — Pour aujourd’hui, dit-il à Anselme, mon écuyer tranchant, ce sera toi. Qui si bien tue gibier courant, doit magnifiquement découper gibier mort… Qu’on pose devant le moine cette oie si appétissante qu’elle a l’air de dire « Mange-moi ; » et qu’on lui mette en main les tranchoirs dont il va jouer en maître ;… mais, avant tout, pour lui donner bon courage à sa difficile besogne, qu’on emplisse de vin ma plus large coupe… Bien… Bois-la d’un trait, mon frère, à ma santé.

« Le moine but, et se sentit tout de suite le cœur plein d’espérance. Il commençait à croire qu’il était à demi pardonné… Le dieu qui est dans le vin entra dans son cœur ; un bon sourire parut sur ses lèvres ; il dit le benedicite d’un air reconnaissant.

« L’affreux baron riait de bon cœur. Le moine regardait l’oie attentivement, la tournant et retournant ; cherchait à bien reconnaître les jointures où il comptait introduire sans tâtonner les deux tranchoirs, qu’il élevait déjà, un dans chaque main :

«  — Un moment encore, mon frère, s’écria le baron cruel ; je ne veux point te prendre en traître. J’oubliais de t’annoncer la punition qui t’attend. Il est vrai que l’oie une fois découpée par tes mains adroites, je jure que tu en auras ta part. Mais sache bien qu’ensuite, on te fera, à toi, exactement tout ce qu’à elle tu auras fait.

«  — Qu’entendez-vous par là, mon bon seigneur ?

«  — J’entends que si tu lui coupes une aile, on te retranchera un bras ; si une cuisse, on te retranchera une jambe. Prends garde, te dis-je, que tout ce que tu feras à cette oie, on te le fera ensuite, et dans l’ordre que tu auras choisi. C’est pourquoi je te conseille d’abréger toi-même ton supplice, en commençant par lui couper la tête.

« Le baron riait en buvant ; et, lâchement, les valets riaient aussi, sachant que le seigneur, passé maître en cruautés joyeuses, ferait comme il promettait. Par avance, ils jouissaient du spectacle d’un moine découpé tout cru comme une oie rôtie.

« Le moine, n’eût été qu’il avait bu, aurait pâli ; mais, soutenu par la vertu du vin :

«  — Je conviens, dit-il, que jamais il ne fallut à un homme, pour découper une oie, courage pareil à celui que vous me contraignez d’avoir. Et donc, monseigneur, j’affirme qu’une seconde coupe de vin, pour me renforcir le cœur, me serait d’un grand secours, et servirait par là vos louables intentions.

«  — Versez-lui une seconde coupe. J’aime la vaillantise ; le gredin en montre véritablement. Qui bien boit, pisse bien, jarnidieu ! Et qui pisse bien, bien se battra. Allons, maintenant, attaque ton ennemi, bon moine ! Car cette oie est ta seule et véritable ennemie, puisqu’elle déterminera ton genre de supplice.

«  — Je ne sais, dit Pablo, si, sans avoir bu plus que de raison, une autre créature, moine ou homme d’armes, eût fait aussi bonne contenance que frère Anselme en présence d’une oie aussi dangereuse, quoique morte.

« Il avait posé sur la table un de ses deux tranchoirs ; et, de sa main libre, il se grattait la tête comme un homme embarrassé ; et, à parler franc, il y avait de quoi se gratter la tête, même si elle était pure de toute vermine.

« Il se grattait pour ranimer les esprits animaux qui, sous son crâne, étaient effrayés par les conséquences fatales du geste qu’il allait faire. Tout à coup des éclairs riants pétillèrent dans ses yeux : il venait de concevoir une idée merveilleuse qui lui fut inspirée par le ciel ou par le diable, — c’est au choix des complexions de chacun…

« Toute sa figure, peu à peu, se mit à rayonner de facétieuse malice… Il préparait une galégeade héroïque, homérique… Il leva sur le tyran, puis sur l’assistance, ses yeux pleins de rire, puis les abaissa sur l’oie redoutable. Sa main gauche se débarrassa, sur la table, du second tranchoir ; puis, de cette main gauche, il saisit l’oie et la maintint solidement contre le vaste plat d’argent. Ensuite, avec ostentation, il tendit et roidit l’index de sa main droite, — lequel index lentement il enfonça, énergique et rigide, dans le trou que notre oie avait eu jadis sous la queue ; puis, retirant du trou ce doigt, tout gluant de bonne graisse, il le promena sur ses lèvres et le pourlécha d’un air satisfait… »

Lorsqu’avec son chef et toute la bande, Sanplan eut ri copieusement :

— Je n’ai, sire Pablo, qu’un mot à reprendre dans votre récit ; vous avez dit : « le trou qu’elle avait eu jadis sous la queue. » Ne l’avait-elle donc plus, ce trou ? Je croyais qu’il nous accompagnait fidèlement dans la tombe.

— Messire Sanplan, répliqua Pablo, elle l’avait toujours, mais non plus sous la queue, — la queue étant de plumes, et l’oie rôtie étant oie plumée ; mais permettez que je continue :


« Voyant l’audace et l’insolence de ce geste, les valets, par bonheur, attendirent que le maître eût parlé, pour régler leurs mines sur la sienne.

« Et Anselme, tenant bien haut son index reluisant, et arrêtant sur son féroce seigneur un regard ferme, lui dit :

«  — En champ clos et devant tout un peuple, ou en lieu particulier et secret, seigneur baron, je vous défie bien de m’en faire autant.

« Or, le rire est une puissance de la nature qu’on ne peut toujours maîtriser, à toute heure et partout. Le baron fut vaincu par cette puissance qui jadis, aux temps de Jupiter, triomphait parfois de tout l’Olympe rassemblé : le baron des Adrets éclata de rire. Ses valets ne résistèrent pas davantage à cette force naturelle qui veut qu’on rie sans mesure ; et la salle retentit d’une gaieté formidable, qui secoua, durant un long moment, les ventres et les têtes, comme un coup de mistral secoue les pignatèous.

« Enfin, le baron, qui étouffait de rire, put reprendre haleine et parler :

«  — Moine insolent, s’écria-t-il, je serai aussi spirituel que toi ! C’est dit. Tu as procès gagné ; car, jarnidieu ! — ta courtoisie l’a deviné et c’est de cela que je te tiens compte ! — je me garderai bien de te faire ce que tu as imaginé de faire à notre oie. Manges-en donc ta part, et bois jusqu’à plus soif. Et j’ordonne, pour comble de mansuétude, que tes perdrix te soient rendues tout-à-l’heure. Mais qu’on ne te prenne plus à chasser sur mes terres, — car tu ne trouverais pas une seconde fois si heureuse parade au coup nouveau que je te porterais. »


Tous les auditeurs de Pablo riaient à ventre déboutonné ; et Lecor dut convenir que, dans son genre, l’Oie d’Anselme valait bien le Siège de Six-Fours.

— Seulement, ajouta-t-il, je la connaissais.

— Vous la connaissiez ? La raison en est, dit Pablo, que les très bonnes histoires sont rares, et que, par suite, les meilleures sont les plus souvent répétées.


— Allons, les amis, il se fait tard, déclara Gaspard. S’anén coucar.

Ainsi firent-ils.

CHAPITRE XII

La visite extraordinaire de Gaspard au château de Fontblanche ; — et comment la peur des voleurs jeta dans les bras de Gaspard une jeune et belle marquise ; et comment l’infortune du vieux marquis fut, à bon droit, imputée à l’abbé de Chaulieu.

C’est ici que se place une des plus curieuses aventures de l’aventureux Gaspard.

Il résolut de rendre visite au château de Fontblanche, entre Aubagne et Gémenos. Ce château était habité par Mme de Garnier et sa fille.

Gaspard avait entendu dire que ces dames avaient de lui une opinion peu favorable. On le leur avait représenté comme un bandit farouche, violent, redoutable. Il résolut de les détromper, persuadé que, si elles lui rendaient bon témoignage, sa réputation de partisan généreux et courtois serait définitivement et brillamment fixée.


Ce jour-là, il y avait grande réception et bal chez les dames de Garnier.

« Gaspard arriva flanqué de deux hommes qu’il posta aux deux portes du château. Ils étaient armés de tromblons effrayants mais chargés à poudre seulement, car sa maxime inviolable était : Ne tuez jamais.

« Gaspard franchit le vestibule du château, jeta son manteau à un valet, et on vit apparaître à la porte du salon, au milieu d’une danse commencée, un beau gentilhomme non invité, qui s’annonça lui-même en ces termes : « On m’a dit, Mesdames, qu’on vous avait alarmées avec des histoires effrayantes sur un certain Gaspard de Besse, terrible bandit ; j’ai voulu vous le présenter. »

« Et comme tous les yeux se tournaient vers la porte et que la panique commençait à faire blêmir plus d’un front, à la pensée de voir apparaître une sordide figure de brigand, Gaspard ajouta avec calme : « Ne cherchez pas ailleurs, Mesdames et Messieurs ! C’est bien moi qui vous présente et représente Gaspard de Besse. »

« A la stupeur générale succédait immédiatement un sentiment de curiosité, non dépourvu d’admiration, devant ce beau et doux jeune homme, suppliant qu’on n’interrompît pas la pavane, qu’il avait suspendue par son arrivée, et s’excusant (par pure coquetterie) de ne pas savoir d’autres danses que celles de son village.

« Je crois bien, disait Mme de Garnier à sa fille, de qui un de nos amis tient ces détails authentiques[8], je crois bien que plusieurs de ces demoiselles se seraient vantées volontiers d’avoir dansé avec le si joli brigand, à la chevelure artistement bouclée.

[8] Ce récit est tiré des Miettes de l’histoire de Provence, par Stephen d’Arve, vicomte de Catelin ; Aix, Dragon, éditeur. L’auteur le tenait de M. Louis de Bresc, président distingué de l’Académie d’Aix. M. de Bresc est mort en 1910. Il avait entendu, dans sa jeunesse, Mlle de Garnier, fort âgée, rendre ce témoignage à Gaspard.

« On l’entourait, on le forçait d’accepter des rafraîchissements, on lui fit raconter quelques drôlatiques histoires d’Anglaises dont il imitait les premières terreurs et la gracieuseté ensuite. Il disait ne vouloir faire qu’une concurrence à la douane du gouvernement, en prélevant un impôt sur l’or et l’argent anglais ou italien entrant en France. Son domaine, disait-il encore, s’arrêtait à la grande route ; et il ajoutait qu’il n’avait jamais tué personne, dévalisé de châteaux ou enfoncé des portes. Nulle parenté avec nos cambrioleurs modernes.

« Le joli bandit partit trop tôt, au gré de ces demoiselles, qui le prièrent d’accepter un souvenir de sa visite en se dépouillant, à son profit, de quelques bijoux, bagues ou colliers ! Les valets apportèrent à boire aux deux gardes du corps, qui n’avaient plus rien d’effrayant depuis que leur jeune chef avait raconté que leurs armes étaient inoffensives : des tromblons de parade.

« Cette audace fut un vrai coup de fortune pour la popularité de Gaspard de Besse, qui ne fit que grandir et, disons-le aussi, lui gagna partout des amis et des complices inconscients. »


Un jour, assis sur un banc, dans le parc de Vaulabelle que Sanplan et Lecor appelaient : le Parc enchanté, Gaspard, qui avait rendu plusieurs fois visite à Mme de Lizerolles et avait reçu la permission d’emprunter des livres à sa bibliothèque, tenait ouvert sur ses genoux, en oubliant de le lire, un mignon volume : les Œuvres de Chaulieu ; œuvrettes plutôt, qui célèbrent les amours faciles :

Chez moi tous les amusements
Ont encore une libre entrée,
Mais, fût-ce une chaîne dorée,
J’en hais tous les attachements.

Gaspard songea d’abord à cette sorte de timidité fière qui l’avait empêché d’avouer à Mme de Lizerolles le sentiment qu’il avait pour elle ; et il connut que, loin d’elle, il sentait s’exaspérer encore l’amour qu’elle lui avait inspiré ; il se dit avec chagrin que cette inaccessible beauté l’avait rendu froid pour des beautés accessibles, mais qui lui semblaient, par comparaison, indignes de son attention. Il enviait le bonheur de Bernard qui trouvait moyen de rencontrer Thérèse, en dépit des surveillances auxquelles la soumettait son tuteur. Heureux fiancés ! ils savaient que la dot était en lieu sûr ; au premier jour, viendrait une circonstance favorable qui leur permettrait le mariage ; et Bernard obtiendrait enfin un bonheur que Gaspard, lui, ne connaîtrait jamais !

Puis sa pensée de nouveau évoqua la noble dame. Ses titres, ses élégances, sa hauteur sans morgue, séduisaient le révolté. Il y a dans le luxe une particulière séduction ; la parure, ajoutant sa propre beauté à la beauté des femmes, accroît singulièrement l’attrait qu’elles exercent sur l’homme le moins artiste. Le plébéien se sentait flatté d’être distingué par la patricienne ; un peu humilié d’avoir avec elle moins de témérité qu’avec toute autre… Et, tourmenté de jeunesse, il se promettait bien d’être, à l’occasion, hardi avec quelque autre noble dame, pour oublier celle dont le souvenir était pour lui un charme infini et un infini regret.

Ayant rêvé à ces choses, Gaspard reprit son livre et lut à voix haute :

Profitons de la vie ;
Çà, verse-moi du vin ;
Et qui sait, ma Silvie,
Si nous serons demain ?
Flon ! flon !
Verse du vin, jette des roses ;
Ne songeons qu’à nous réjouir ;
Et laissons là le soin des choses
Que nous cache un long avenir !

Le banc sur lequel Gaspard était assis baignait dans ombre claire de deux grands pins parasols, près desquels s’élevaient des cyprès en fuseaux, au feuillage sombre ; des rosiers grimpants, chargés de roses en touffes, les escaladaient, s’accrochaient aux brindilles d’où pleuvaient, au moindre souffle, des pétales parfumés.

Non loin, la gloriette, enguirlandée, elle aussi, de roses grimpantes, élevait son architecture de petit temple antique. Un peu plus loin, s’arrondissait un bassin que l’eau des pluies avait empli jusqu’au bord. Au centre du bassin s’élevait une statuette de marbre : l’Amour, ajustant à son arc une flèche, semblait menacer un faune cornu, enfoui dans les genêts voisins.

Les genêts étaient en fleurs, et, de leurs touffes d’or, s’élevait une amoureuse odeur, puissante, qui flottait sur le parc tout entier.

Tout au fond de ce décor, digne de Watteau et de Chaulieu, les ruines du château abandonné ne montraient, à travers les feuillages aux verdures de tons différents, que des blancheurs dorées par un soleil d’après-midi.

Gaspard reprit son livre :

Profitons de la vie ;
Et qui sait, ma Silvie,
Si nous serons demain ?
Flon ! flon !

Il souriait, non sans mélancolie, à des visions fort galantes, lorsqu’il vit venir à lui, toute courante et comme effrayée, une jeune dame qu’il était facile de reconnaître pour une personne de qualité. Il se leva…

— Ah ! monsieur ! lui dit-elle, haletante, en paroles précipitées. Ah ! monsieur ! Dieu vous envoie ! Figurez-vous… mais ne suis-je pas poursuivie ?… Qu’importe, puisque vous voici !… Un gentilhomme ne permettra pas qu’il me soit fait affront…

— Calmez-vous, madame ; seyez-vous là, je vous prie ; vous reprendrez haleine, et me conterez ensuite l’accident qui me vaut à moi, indigne, l’aimable fortune d’avoir à vous secourir.

— M’asseoir ! y pensez-vous, monsieur ! Cachez-moi, avant tout ! que je ne sois pas exposée à revoir ces figures terribles !

— Et de quelles figures parlez-vous, juste ciel ?

— Mon carrosse, à trois cents pas d’ici, fut arrêté tout à l’heure par un grand coquin armé d’un mousqueton. Il força mon cocher à descendre de son siège, et se mit à le houspiller de la bonne manière. Mon laquais l’empoigne… et, pendant qu’ils s’assomment, j’aperçois, dans le mur de votre jardin, un portillon que, par bonheur, j’ouvris sans peine… Ah ! je meurs ! De grâce, cachez-moi, monsieur !… Ne puis-je entrer dans ce réduit ?

Elle regardait la gloriette.

— J’allais vous le conseiller, madame ! et je resterai devant la porte, l’épée à la main. Tout honnête homme doit protection aux femmes.

Elle était déjà dans la gloriette où l’Amour faisait passer le Temps, en attendant que le Temps fît passer l’Amour.

Tout de suite, Gaspard se sentit entouré par un essaim de pensées aimables, telles qu’abeilles sur rosier.

A peine la dame avait-elle, dans son grand trouble, refermé la porte, que le bruit d’un pas lourd, écrasant le gravier, força Gaspard à se retourner. Sanplan venait à lui ; il se porta vivement vers le fâcheux Sanplan ; et, sur un ton d’impatience :

— Qu’y a-t-il ? Que me veux-tu ?

— Ah ! Gaspard !… Ah ! Gaspard ! s’écria Sanplan qui, essoufflé, tomba plutôt qu’il ne s’assit sur le banc où dormait le petit volume de Chaulieu.

— Eh bien, quoi ? et que veulent dire ces soupirs ?

— Une femme, mon cher !… Un carrosse !… Une femme en jaillit !… toute seule !… Elle a des yeux ! un sourire !… et des dents !… tout ce qui rend un homme stupide… Un de nos sacripants, ayant arrêté le carrosse, était en train de rosser le cocher… quand j’accourus… Cette déesse aussitôt prend sa course, passe devant moi… le temps de me montrer, comme dans un éclair, le plus joli visage du monde… Tu me sais sensible :… je reste saisi… Et d’abord, je veux empêcher notre homme d’assommer le valet d’une si jolie femme, ou même d’en être assommé… Bref, je la perds de vue… et je la cherche… cherchons… c’est quelque marquise !… une princesse !… un morceau de roi !

Gaspard s’efforçait en vain de commander, par signes, le silence à Sanplan ; Sanplan, exalté, bavardait sans entendre.

— Chut ! dit Gaspard, lorsqu’il put placer un mot. Lève-toi et va-t’en. Il ne faut pas qu’elle sache qui je suis. Elle me prend pour le seigneur de ce lieu, et prétend que je la dois protéger.

— Ah, bah ?

Gaspard entraîna le maudit bavard loin de la gloriette.

— Tu comprends bien que, connaissant mes devoirs, je n’y saurais manquer… Allons, disparais.

Sanplan montra une mine un peu déconfite, mais son exaltation n’était que dans l’imaginative : elle tomba ; et, devant le chef et l’ami, le corsaire baissa pavillon.

— Alors, pousse ta pointe ! dit-il, riant tout bas ; et si la dame consent à couronner une flamme si subite, je dirai que rien ne saurait être plus justifié que la disgrâce de son gentilhomme de mari. En vérité, ces gens-là nous croient incapables de priser la beauté, de la traiter comme il sied, et d’en être distingués ! Prouve-leur le contraire, toi qui peux montrer certains agréments dont bien des grands seigneurs seraient fiers !… Je conviens que cette fleur n’était pas pour ma main grossière… Mets donc à profit et le hasard et la douce paix de cette agréable journée… Bon vent, matelot !

Pendant qu’il parlait, en s’éloignant avec lenteur, Gaspard le suivait, en le poussant à chaque pas.

— Va-t’en, maudit bavard ! et ne me dérange qu’à bon escient. Empêche même qu’on entre là.

Du doigt, il désignait la gloriette.

Lorsque Sanplan fut assez loin, Gaspard, en revenant vers la belle, se sentit agité d’un trouble si singulier qu’il dut, avant de heurter à la porte, reprendre haleine, afin de parler sans trop de bégaiement. Il frappa ; et, sans attendre, il se présenta à la dame comme si elle lui eût dit : « Entrez », ou qu’il eût été chez lui.

— Madame… commença-t-il ; et il s’arrêta, trouvant écrit sur le visage de l’inconnue plus d’effroi encore qu’elle n’en avait montré un instant auparavant.

— Monsieur ! j’ai entre-bâillé la porte pour voir ce que vous deveniez… et je vous ai vu vous éloigner avec un personnage qui me fait peur !… C’est celui — je le crois, du moins — qui m’a tout à l’heure poursuivie.

Gaspard sentit que la négation pure et simple pouvait lui faire perdre la partie avant qu’elle fût jouée. Il soupira avec affectation :

— Hélas ! fit-il.

— Ce soupir, gémit la dame, n’est pas de bon augure.

Elle se leva, comme prête à fuir encore.

— Où suis-je donc ?

— Hélas ! madame… mais ne tremblez pas, je vous en conjure !… Je mets à votre service mon bras fidèle, et cette épée… qu’on a eu l’imprudence de me laisser.

— De vous laisser ? comment ? que voulez-vous dire ?

— J’en suis désolé pour vous, madame… Ces gens-là m’ont tout à l’heure arrêté, comme ils vous ont arrêtée vous-même, une heure plus tard. Je suis leur prisonnier sur parole, et me suis engagé à leur faire payer une rançon… que mes laquais sont allés chercher… Mais fiez-vous à moi ; il ne vous arrivera aucun mal, tant que je serai là… j’en réponds !

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle ; et elle parut se disposer à l’évanouissement le plus naturel du monde, disposition gracieuse que Gaspard jugea utile d’encourager, les émotions de la peur étant, si l’on en croit M. de La Fontaine, fort propres à servir les espérances d’un homme, en forçant une femme sensible de se réfugier en des bras capables de la défendre.

— Serions-nous, murmura celle-ci à demi-pâmée, serions-nous entre les mains… du fameux… Gaspard de Besse ?

— Oui, madame !… du trop fameux Gaspard de Besse ! dit Gaspard d’un air navré.

— Alors, l’homme qui vous parlait… c’était lui ?

— Ce n’était que son lieutenant. Gaspard est mieux fait… Nous traitions à voix basse de votre rançon…

— Je suis perdue ! murmura-t-elle.

Il jugea qu’il devait la rassurer, du moins un peu.

— Oh, que non ! fit-il ; ce Gaspard, je l’ai vu, est un homme assez affable.

— On le dit, soupira-t-elle ; je n’en crois rien.

Gaspard jugea bon d’entretenir le sentiment de crainte qui avait poussé vers lui la dame en quête d’un secours viril.

— Il est certain, madame, qu’en l’absence de Gaspard, ses gens se portent parfois… bien malgré lui… à des excès… sanguinaires !… Mais il est ici !… et je suis là !

— Quel malheur, monsieur !

— Prenons-en notre parti avec bonne humeur, madame. Ce chef de bandits, je vous le répète, est fort galant homme. Du moins s’accorde-t-on à l’affirmer.

— Allons donc !… On dit cela, quand on se sent à l’abri de ses entreprises, et pour se le rendre favorable… car il sait tout… il a sa police. Je suis perdue !

Elle s’affaissa sur les coussins.

— Perdue ? Non, madame ; et, voyez, en voici la preuve.

Il fit semblant de trouver sur une tablette un flacon d’odeurs qu’il tira de sa poche.

— Ce flacon d’odeurs, que je trouve là, tout préparé pour combattre les évanouissements, n’est pas la propriété et la précaution d’un méchant homme, convenez-en.

Il voulut lui faire respirer le flacon. Elle l’éloigna d’une main molle, comme défaillante.

— Quelque remède pour endormir ses victimes ! soupirait-elle ; une pharmacie de démon !

Gaspard respira le flacon longuement.

— Voyez, dit-il ; ce n’est que d’excellent vinaigre, et parfumé.

Il le lui présenta de nouveau.

— Merci, monsieur ! Ah ! je renais !… que vous êtes bon et galant !… Merci, merci… mon cher comte !

Il sourit.

— Chevalier simplement, déclara-t-il d’un ton modeste.

Elle se rassurait.

— Du moins, homme de cœur ! Ah !… que je vous ai d’obligation !… Vous êtes, chevalier, la courtoisie même.

— Je m’en flatte, madame ; et aussi d’être quelque peu diplomate. Avec cet homme que vous avez entrevu tout à l’heure, j’ai traité, en trois paroles, de votre rançon, en même temps que de la mienne.

— Eh bien ? interrogea-t-elle, palpitante.

— Il paraît, et c’est fort naturel, que, seul, Gaspard peut en décider.

— Ah ! qu’il vienne ! s’écria-t-elle avec élan.

— Il viendra, madame !… et peut-être regretterez-vous de l’avoir désiré !… En attendant, causons, si vous le voulez bien. Je vous assure que je prendrais, quant à moi, l’incident avec la plus grande gaîté du monde, si seulement il vous plaisait de vous montrer plus attentive aux respects dont vous entoure la subite inclination que je me sens pour votre grâce et toutes vos beautés.

Elle sourit.

— On serait moins distraite en tout autre lieu, cher monsieur… mais que lisiez-vous là ?… Les Flonflon de Chaulieu ! On voit que vous êtes bel esprit et homme de goût.

Il récita :

« Profitons de la vie !
Et qui sait, ma Silvie,
Si nous serons demain ? »

Il s’assit près d’elle, sur le divan. Elle s’éloigna de lui… un peu… sans doute pour lui faire place.

— Flon flon !… cela, monsieur, se chante quand on est chez soi, portes et fenêtres closes, au coin du feu, bien à l’aise.

— J’entends, au contraire, madame, qu’il y a quelque mérite, et bien plus de charme, à invoquer le plaisir, à se montrer capable de l’accueillir et de le donner, lorsqu’on se trouve, comme nous en ce moment, dans une situation… passablement tragique ! J’ai voyagé en Arabie… Pétrée… et l’on m’y a conté une fable d’amour assez héroïque. Voulez-vous l’entendre… pour passer le temps ?

— Oh ! j’aime l’héroïsme ! fit-elle, avec élan ; contez-moi votre fable.

— Un cheik, dit Gaspard, prit rendez-vous avec la femme aimée, dans l’oasis voisine de son campement. La belle y vint ; et, comme ils allaient être aussi heureux que put l’être le premier couple dans le paradis terrestre, monseigneur le lion interrompit la fête ;… mais, — daignez me bien entendre, — il l’interrompit au moment précis où le chef donnait les preuves suprêmes de sa décision virile. Interrompu par le tonnerre du rugissement, le cheik se retourna contre le roi du désert ; et, sans rien perdre, rien — entendez-vous — de son attitude d’amoureux déterminé, il prit en même temps celle du guerrier ; et, saisissant son glaive recourbé, il tua le lion incontinent ; et c’est sur le dos de la bête morte, et encore ardente de vie, qu’il acheva sa victoire d’amour, sans avoir rien d’autre à faire qu’à renouer sa conversation galante au point précis où il l’avait laissée durant la minute nécessaire à la mort du fauve… Les conteurs arabes ne manquent pas d’ajouter, madame, qu’un péril bravé est comme le sel du plaisir.

Une flamme passa dans les yeux de la dame. Elle les voila modestement de ses paupières aux longs cils.

— Seriez-vous entreprenant, mon cher chevalier ? Ce serait bien mal à vous… si vous abusiez de la situation où m’a jetée mon mauvais destin.

— Entreprenant ? Moi ? madame ! Oh ! non, fi ! plutôt timide ! Certes j’aime assez qu’un chevalier de France montre, auprès des femmes, quelque hardiesse, mais il m’a toujours paru que forcer un cœur est vilenie. Il faut que la jolie adversaire nous en présente elle-même la clef d’or… Tenez, dans ce parc où nous voilà, eut lieu, un jour, une fête, — une de ces bergeries à la mode qui déguisent en personnages rustiques les marquis et les duchesses. Eh bien, ici même, où vous êtes, j’offris, induit en vive tentation par la mollesse et les parfums d’une fin de journée pareille à celle-ci,… je me permis d’offrir un bouquet à Chloris.

— Vous faites des vers ?

— Comme tout le monde… Je vous ennuie ?

— Continuez, de grâce.

— Par malheur, j’eus quelque ressemblance, ce jour-là, avec le matamore de l’immortel Cervantès. Le matamore est un bouillant chevalier qui :

Assure son chapeau, met la main sur la garde
De son épée, attend l’ennemi, le regarde
De travers… et s’en va, d’un air fâché, si bien
Qu’il ne se passa rien.

— Quinaud ?… Ah ! tant pis ! dit la dame.

Elle riait aux larmes.

— Ainsi, marquise, vous voilà, de toute manière rassurée, aussi bien de mon côté que du côté de Gaspard.

Il se pencha un peu vers elle, lui prit la main, et tout bas murmurait :

— Ce soir, à l’instant, là… si vous le vouliez, vous ?…

Elle se fit une mine de pudeur offensée qui recule à demi, craintive, à regret.

— Chevalier !

— Ah ! marquise ! pourquoi ne pas profiter de l’heure ? Pourquoi ne pas goûter tout le charme de ce réduit évidemment fait pour l’amour ? de ce jardin qui nous entoure de conseils amoureux ?… Qui sait, ô, Silvie ! si nous serons demain ?… Réfléchissez qu’après tout, le caprice d’un bandit peut mettre un terme à nos jours ! Quand je songe à cela, moi, je sens mourir mon âme ! Quoi ! tant de beauté perdue ! à jamais ! Et notre dernière minute ne serait pas consacrée à la tendre Vénus, à son fils dont l’arc est bandé ? Ah ! madame ! donnez-moi vos lèvres, au seuil de la tombe !… Rendez la vie à mon âme qui expire !… Respirez-la du moins ! Et si la plus fâcheuse des destinées doit nous retrancher tout à l’heure du nombre des mortels, goûtons du moins, en cette suprême minute, ah ! goûtons, ma Silvie,… le délice entier de la vie !

Le jeune homme s’emportait, tout en soignant son style ; mais la belle inconnue lui parut offensée tout de bon !… Alors, ce bandit honorable fut tout à coup traversé d’un scrupule : la dame, ignorant qui il était, serait sans doute au désespoir de l’apprendre quand il serait trop tard. Gaspard, surtout, recula devant une pensée que voici : « Mme de Lizerolles serait en droit, quelque jour, d’avoir pour moi le mépris qu’on a pour les plus grands fourbes. »

En conséquence, il abandonna l’entreprise, rouvrit les bras dont il entourait la dame, et se leva de l’air d’un homme ivre qui veut secouer son ivresse… C’était grand mérite à lui ; mais il comptait sans son hôte ; et la dame, trouvant que le triomphe de son adversaire était trop bien commencé pour qu’il eût le droit impertinent de s’arrêter court, lui dit tout bas, avec un impayable accent de résignation :

— Pendant que vous y êtes… ne m’abandonnez pas !

Il ne lui refusa plus rien, et elle répéta d’une voix de plus en plus languissante :

— Ne m’abandonnez pas… dans le péril… où nous sommes !… Ah ! chevalier… crois-tu que ce Gaspard va me faire mourir ?…

A ce moment, une grosse voix retentissante se fit entendre au seuil de la gloriette. C’était celle de Sanplan ; il appelait :

— Gaspard !

D’un bond, Gaspard, se trahissant ainsi, fut debout.

Et la marquise, stupéfaite, confuse et rassurée à la fois :

— Quoi ! c’est vous ! vous… ce Gaspard ?

— Hélas, madame ! les cœurs sont d’étoupe, l’amour est de flamme, et le diable souffle…

Elle murmura :

— La faute est à l’abbé Chaulieu.


Gaspard sortit, et apprit de Sanplan qu’une manière de forcené, se disant marquis de la Gaillarde, et suivi d’un sien valet, porteur d’un sac plein d’écus, demandait à voir « Monsieur Gaspard de Besse ».

— Le marquis de…? serait-ce ?… Attends-moi là un instant.

Il alla conter l’incident à la marquise, qui mettait en ordre sa coiffure.

— Grand Dieu ! dit-elle, mon mari ! Où me cacher, où fuir ?

— Ne fuyez ni ne vous cachez, madame, croyez-moi. Ce serait vous livrer pour toujours en butte aux soupçons de votre époux.

— Et que faut-il faire ?

— Sortir de ce réduit, reprendre place sur ce banc, là, à l’air libre ; et attendre avec moi la visite annoncée. Je me charge de calmer Monsieur votre époux.

— Prenez garde que c’est un soldat.

— Et moi aussi, madame, je suis un soldat ; vous verrez bien que nous nous entendrons, le marquis et moi.

Elle fit ce qu’il demandait ; et Sanplan alla querir le terrible marquis.

Peu d’instants après, la marquise et Gaspard voyaient arriver vers eux cet empanaché marquis, homme de haute mine, suivi de son valet porteur du sac d’écus.

Deux bandits, bien armés, encadraient le prisonnier ; car, en dépit de ses protestations, le marquis était, de fait, le prisonnier des Gaspards.

Dès qu’il fut assez près, la marquise s’écria :

— Que j’ai de joie à vous revoir, monsieur !

Et se tournant vers Gaspard : « Le marquis de la Gaillarde, mon mari. »

Gaspard s’inclina.

— Comment vous a-t-on traitée ici, madame ? proféra le marquis, inquisiteur.

— Avec tous les égards dus à mon rang et au vôtre, monsieur, dit-elle. Et,… sauf l’inconvénient de voir arrêter mon carrosse,… je n’ai rien à regretter.

En prononçant ces mots, elle se tourna de nouveau vers Gaspard qui s’inclina, reconnaissant.

Elle ajouta :

— Je suis d’ailleurs, ici, depuis peu d’instants…

— Je l’espère bien, madame, car j’ai fait la plus extrême diligence.

Le grand seigneur, hautain et dédaigneux, semblait, jusqu’à ce moment, ne faire aucune attention à la présence des bandits ni à celle de Gaspard. Il dit à sa femme :

— A peine m’aviez-vous quitté, madame, qu’un visiteur — bienvenu, ma foi ! — m’apprenait que le fameux Gaspard de Besse se trouverait sans doute en travers de votre chemin, ayant établi son campement dans le parc de Vaulabelle. Je montai à cheval aussitôt, pensant vous rejoindre avant que vous fussiez la victime des coquins.

Gaspard eut un léger mouvement d’impatience :

— Eh, là ! monsieur, fit-il.

Et le marquis, avec une parfaite impertinence :

— Je sais, je sais, monsieur, vous êtes leur chef. Bonjour. Je n’ai pas à me féliciter des façons de vos gens, monsieur. Comment ! je les cherche, je vous cherche, apportant à tout hasard une honnête rançon pour délivrer la marquise… je viens vous trouver chez vous ; et, à la grille de ce parc, pendant que mon valet l’ouvre, non sans peine, vos brigands, avec des cris inutiles, un peu ridicules, m’entourent et prétendent m’avoir pris !… Ne trichons pas, monsieur. Je vous somme, avant toutes choses, de me déclarer libre, comme je le suis en effet. Je ne suis pas un homme à qui l’on peut apprendre comment il se doit conduire. A la cour comme à la guerre ; j’ai parfois donné des leçons, monsieur ; je n’en ai jamais reçu. Et, pour tout dire, on ne saurait m’apprendre la politesse, à moi, monsieur, vu, monsieur, qu’à vingt ans, colonel, j’étais à Fontenoy.

A ce mot, le marquis assura sur sa tête un chapeau glorieux, mais démodé.

— Morbleu ! acheva le vieux marquis, j’avais entendu vanter la courtoisie d’un bandit chevaleresque, nommé Gaspard de Besse ; et j’avoue que j’y avais cru. Aurait-il volé aussi cette gloire ?

— Je ne crois pas, monsieur, dit Gaspard avec un sourire ; et vous l’allez bien voir.

Le héros de Fontenoy avait fait avancer son valet ; et, désignant, du bout de son doigt méprisant, le sac d’écus :

— Prenez d’abord ceci !

Gaspard, souriant, regarda la dame, puis son époux ; et, avec une grâce digne de ses interlocuteurs titrés :

— Fi ! monsieur, fi !… C’est pour rien.

Il était impossible au marquis de deviner ce qu’ainsi Gaspard entendait lui octroyer gratis. Il comprit seulement que son adversaire s’excusait en apprenant qu’il avait devant lui un héros de France.

Gaspard attirait une branche du rosier le plus proche ; il cueillit une rose ; et, l’offrant à la marquise :

— Tant de grâce et de beauté demeurent sans prix, madame. Daignez seulement m’accorder la faveur d’accepter cette fleur, en même temps que votre entière liberté. Votre carrosse n’est certainement pas dételé encore ; et l’époux qui chevauchera à la portière est digne de vos plus beaux regards, puisqu’il est un des héros d’une si illustre bataille.

Le marquis piaffait un peu :

— C’est bon, c’est bon, monsieur, abrégeons. Trêve de compliments.

Gaspard, avec un sourire, porta la main sur son épée :

— Et maintenant, monsieur, dit-il avec simplicité, s’il vous plaît d’en découdre, je suis tout à vous, et de tout cœur.

Pour le coup, le visage du marquis, jusque-là crispé par une sorte de rage contenue, se détendit, dans une sorte d’étonnement approbatif ; et, sur le ton dont il eût félicité un de ses officiers, digne à la fois de ses éloges et de son blâme :

— Non, monsieur, non ; je suis vif, il est vrai, vif en diable !… Vous êtes — c’est regrettable — un bandit, mais quoi ! vous êtes de bon ton ; il y a quelque hauteur dans votre courtoisie, et j’aime cela, moi ! Je m’y connais… Vous ne me déplaisez qu’à demi. Serviteur.

Il tourna le dos à Gaspard ; et, d’un geste, montrant devant lui le chemin à la marquise :

— Nous sommes libres, madame.

On eût dit qu’il lui accordait et s’accordait à lui-même la liberté.

Pour sa femme, qui passait devant, il se découvrit ; il la salua très bas et la suivit…


Sanplan était resté près de Gaspard ; et, le regardant d’un air interrogatif :

— Un fou ?

— Non, un Français. Vieille roche. Spirituel et brave.

— Mais d’un orgueil ! se récria Sanplan.

— Justifié, dit Gaspard.

— Et tu l’as ?…

— Oui ; mais, vrai, je m’en fais reproche.

— Bah ! dit Sanplan, guerre à la noblesse ! Sois assuré qu’à ta place, à ton âge, il t’en eût fait autant.

— C’est ma seule excuse, conclut Gaspard, avec gravité.

CHAPITRE XIII

Pablo redevient ermite.

Le Parc Enchanté, c’était, pour les Gaspards, le paradis terrestre ; et ce fut Tornade qui, pour quelque temps, les en exila.

Plus de trois mois après la mort du misérable, un braconnier, ayant tué une tardarasse (une buse), avait, en la recherchant, découvert le cadavre du bandit.

On voulut reconnaître, dans ce mort méconnaissable, un riche jardinier d’Ollioules, disparu depuis des semaines.

Pressés d’entrer en possession de sa terre, ses héritiers affirmèrent que c’était bien là leur parent, et firent enterrer, comme tel, Tornade le bandit, avec tous les honneurs dus à un honnête homme. Au bord de la route royale, à l’endroit où s’ouvre la coupée au fond de laquelle roulent, en hiver, les eaux torrentueuses du Destéou, on planta une croix de fer qui, longtemps, devait être saluée, avec un frisson d’inquiétude, par les voyageurs, piétons, cavaliers, conducteurs de diligence. Les gens de justice attribuèrent à Gaspard un assassinat contraire, il est vrai, à ses habitudes, mais qui, disait-on, annonçait de sa part des résolutions nouvelles, une ère de représailles en réplique à son emprisonnement… Il fallait décidément capturer les bandits. Il arriva, en fin de compte, qu’une battue générale fut ordonnée par les magistrats.

De la Sainte-Baume à l’Estérel, d’Aix à Draguignan et à Grasse, archers et dragons devaient fouiller collines et forêts, battre chemins et grandes routes. Gaspard se sentit gravement menacé ; et, malgré les moyens de défense naturelle que lui offraient les ravins et les forêts tout voisins du parc Vaulabelle, il jugea avec raison que la bande serait mieux cachée dans les caveaux de Solliès-le-Vieux. Il n’était pas l’ennemi des dragons ni de la maréchaussée ; et son principe était d’éviter les batailles. « Pas de sang, disait ce lecteur de Volney ; la guerre civile est plus odieuse que toute autre. » Il annonça à ses gens qu’on allait quitter Vaulabelle nuitamment, pour se réfugier à Solliès.

Un soir, en effet, la petite armée se mit en route, Gaspard en tête, à cheval. Il était entouré par ses fidèles, Sanplan, Bernard et Lecor, bien montés eux aussi, que Pablo suivait, juché sur son âne. Derrière cet état-major venait toute la troupe. Les anciens archers, à cheval, formaient l’arrière-garde.

Tandis que la troupe gravissait, entre les collines chargées de pins, au fond d’une gorge, la rampe sinueuse qui mène à la Roque-Brussanne, un clair de lune magnifique emplit tout à coup le vallon de sa clarté blanche, comme débordante.

— Maître, dit alors Pablo, mon âne s’essouffle à suivre vos chevaux et le pas alerte de nos gens. Permettez-moi de rester en arrière ; je vous rejoindrai demain.

— Soit, répliqua Gaspard… Et peut-être pourriez-vous, Pablo, prendre votre repos, cette nuit, à la Roque-Brussanne, chez les paysans qui, naguère, ont gardé votre monture dans leur étable ; puis, demain, voyageant de jour, vous recueilleriez, je pense, en chemin, quelque utile renseignement sur les manœuvres des gens qu’on lance à notre poursuite. Vous ne courez, vous, aucun risque. Le moine que vous paraissez être inspire confiance à tout le monde… Vous nous trouverez, la nuit prochaine, assemblés et vous attendant, sur la terrasse de la Mont-Joye, à Solliès.

— Ainsi convenu, dit Pablo.

Sanplan saisit son sifflet de maître d’équipage, et en tira le commandement de : halte ! La troupe s’immobilisa.

Or, le jovial Pablo, pour déterminer ce brusque arrêt, avait attendu malicieusement que la troupe fût arrivée à l’endroit précis où elle se trouvait à ce moment. Il savait que ces hommes, capables de défier chaque jour le diable, craignaient Dieu, la nuit ; et il éleva, dans le silence de cette nuit claire, sa plus belle voix de prédicant :

— Mes amis ! dit-il, vous savez qu’un grand danger vous menace ; et que vous allez trouver, dans les caveaux des Templiers, à Solliès, un asile à peu près sûr… Pour moi, sur ma demande et avec l’approbation de notre capitaine, je vais passer ici la nuit, et ne vous rejoindrai que demain… Cette nuit, je la passerai à prier Dieu pour vous ; car l’endroit où nous sommes est un lieu sacré où, il y a des siècles, un pieux ermite, en récompense de ses vertus, obtint du ciel l’étrange faveur d’être transformé en statue, dans une attitude de prière. Il a voulu demeurer sur cette terre afin de ne pas abandonner, avant le dernier jugement, les pauvres pécheurs que nous sommes ici-bas. Depuis des siècles, il implore la grâce des générations qui naissent et meurent devant lui… Et, lorsqu’un pèlerin a le courage de mêler, seul dans la nuit, son oraison ardente aux muettes supplications du saint de pierre, le vœu du pèlerin est toujours exaucé ; car la sainteté de la statue étend sa protection sur le pèlerin, fût-il indigne comme je le suis.

Un murmure confus accueillit ces paroles. Quelques incrédules ricanaient sourdement. Pablo, alors, cria d’une voix de commandement :

— Levez les yeux vers le sommet de la colline, du côté de l’Orient.

La troupe leva les yeux.

Un cri de stupeur s’étouffa dans les poitrines oppressées, comme si tous les bandits eussent assisté à un miracle accompli pour eux.

Un peu au-dessous de la cime, et se profilant nettement, en haute silhouette blanche, sur la pente de la colline baignée par les rayons lunaires, un Moine gigantesque apparaissait en plein ciel. Les grands plis droits et rigides de sa robe se marquaient en ombres profondes. Il semblait descendre vers les hommes, tout en s’adressant au ciel. Sous le capuchon pointu, sa tête s’inclinait, comme en adoration.

Il se fit un grand silence. Des hommes, à faces patibulaires, se signaient discrètement. Plus d’un plia les genoux[9].

[9] Ce rocher surprenant a gardé sa forme émouvante. Ce Moine, à de certaines heures, sous certains aspects, a vraiment une beauté sculpturale. On ne manque pas de dire que Pierre Puget avait rêvé de le faire transporter à Toulon ; en vérité, Rodin eût admiré ce bloc dans lequel semble veiller une âme.

— Benedicat vos Deus omnipotens ! dit Pablo ; laissez-moi ici en prière, mes amis. Je vous rejoindrai demain.

— Mort de ma vie ! dit tout bas Sanplan à Gaspard ; je n’ai peur de rien, mais j’aime mieux quitter ce lieu-ci, avec toute la troupe, qu’y rester seul comme va le faire ce diable de Pablo,… Dieu le bénisse !

— Pablo connaît mes intentions, répliqua Gaspard. Voilà nos gens rassurés ; ils comptent maintenant…, et peut-être avec raison !… sur la protection du ciel.

L’ordre de se remettre en marche fut donné par le sifflet de Sanplan ; et Pablo demeura seul sur la route ; les hommes, en se retournant, le virent descendre de son âne, et prendre, au pied de la colline, une attitude copiée sur celle du Moine de pierre.

Une grande confiance irraisonnée entrait dans le cœur des réprouvés.

Le lendemain, à la Roque-Brussanne, Pablo passa une journée d’agréable repos.

Et, la nuit suivante, en route vers Solliès, il disait à son âne qui secouait les oreilles d’un air d’intelligence un peu dédaigneuse :

— Notre Gaspard est vraiment un homme bien extraordinaire et qui, de jour en jour, m’étonne davantage. Qu’il veuille mettre notre troupe en état de sécurité dans les caveaux de Solliès, rien de plus naturel ; mais ne m’a-t-il pas dit : « Ami Pablo, prépare-toi à édifier nos gens et à leur prêcher la sagesse. Tu leur expliqueras la mission honorable que je me suis imposée. Tu combattras dans leur esprit les leçons d’aveugle révolte que leur donnait Tornade. Fais-leur comprendre que, tout insurgents que nous sommes, nous pouvons faire notre salut et nous rendre encore dignes de l’estime publique. Tu profiteras, à Solliès, de nos loisirs et de la sainteté du lieu, pour suggérer à nos hommes des idées de bon sens… » Tels sont les ordres de mon chef ; et, de mon mieux, je lui obéirai. Et voilà donc qu’il me ramène à ma vocation première, et je vais devenir un agneau prédicant au milieu d’un troupeau de loups ! Soit. A ce jeu, peut-être me convertirai-je moi-même ! Dieu, en tous cas, me comprendra mieux que les hommes. Ainsi-soit-il.

Ainsi s’exprimait Pablo, parlant à son âne qui ne lui prêtait qu’une demi-attention. Et le moine ajoutait :

— Je connais ce Solliès et son église imposante qui domine la large vallée. J’ai admiré sa vaste terrasse fortifiée. Elle est comme un reposoir, un plateau sacré, un haut lieu vénérable, fait pour inspirer des pensées extra-terrestres… Notre Gaspard est décidément un grand politique ; et, si nous l’écoutons, nous finirons par édifier le monde, par nous transformer tous en ermites, en régiment de pénitents, en moines pleins d’humilité et d’obédience… Et pourquoi pas ?… Vanitas vanitarum… que Dieu me bénisse ! me voilà ermite redevenu !… Et cela encore est vanité, sujet d’étonnement, rongement de foie, cassement de tête, et incompréhensible fatigue d’esprit… J’envie toujours davantage, ô mon âne, ta placidité, et ton mépris avoué pour la pensée humaine ; je parle et tu secoues les oreilles, loin de les tendre vers moi !… Que puis-je t’apprendre, en effet ? que sais-je ? L’orgueil de l’homme est une outre gonflée de vent ; et les voies de Dieu sont véritablement insondables. J’ai traversé le monde des honnêtes gens et il m’est apparu empli de coquins… Je vis aujourd’hui parmi les réprouvés et je rencontre chez eux les lumières de la conscience !… i, mon âne… Tu vas où nous allons tous !

Pablo n’aurait pas dû s’étonner si fort au sujet des ordres qu’il avait reçus de son chef. Sans doute, Gaspard ne prétendait-il pas faire de ses bandits autant de justes selon l’Église. Le moine interprétait avec exagération ses intentions édifiantes ; mais il est bien vrai que le chevalier Gaspard avait compris l’influence moralisante des croyances religieuses sincères, et qu’elles soumettent à la morale force gens dont l’esprit borné resterait rebelle à de simples raisonnements, — ce qui signifie que, somme toute, la masse comprend beaucoup mieux ce qui ne se peut comprendre. Gaspard entendait simplement que, dans l’isolement, à Solliès, au fond des caveaux pleins de mystère, il pourrait, avec l’aide de son « aumônier », faire sentir à ses gens qu’une volonté, supérieure à l’instinct brut des hommes, les pousse, en dépit d’eux-mêmes, à maîtriser en eux-mêmes la sauvagerie de nature.

En ruminant ces choses, dom Pablo arriva, au mitan de la nuit, à Solliès-le-Vieux. Il grimpa, poussant devant lui son âne, l’escarpement de la colline, et, comme il était convenu, il trouva toute la bande assemblée sur la terrasse du Pasquier, devant la porte dite de la Mont-Joye.

Gaspard et Sanplan, connaissant le secret des ruines, la troupe, sous leur conduite, — en arrivant, la veille, un peu avant l’aube, — avait pénétré dans les entrailles de la colline, par l’ouverture étroite qui a l’air d’une simple excavation sans profondeur, au bord de la roide montée. Par cette ouverture, les bandits, un à un, avaient gagné les caveaux funéraires où dorment les Chevaliers du Temple.

Les huit ou dix chevaux de la troupe étaient restés, dans la plaine, chez des affiliés.

En arrivant avec son âne, Pablo se disait : « Ni lui, la bonne bête, ni moi, n’avons besoin de nous cacher. Je le logerai, comme moi, chez un habitant de ma connaissance. »

Sur la haute terrasse, aux rayons de la lune, l’assemblée des bandits était silencieuse, comme recueillie.

Ayant passé le jour entier dans l’ombre des caveaux, les hommes, maintenant, respiraient avec délice l’air tiède d’une nuit de mai. Juin allait commencer. Les étoiles semblaient pétiller dans le ciel comme autant d’étincelles vives, jaillies d’un invisible brasier perdu dans les infinies profondeurs. Sur des cloisons écroulées, au pied des pans de hautes murailles qui entourent la porte Mont-Joye, les bandits, les uns assis, les autres étendus à terre, avec une pierre pour oreiller, goûtaient le charme d’une entière sécurité. Quelques-uns s’étaient accoudés aux parapets de la terrasse, et contemplaient l’immense plaine, dormante sous la lune, et les profils purs des montagnes Maures.

Tous firent à Pablo une réception particulièrement aimable, et vinrent se grouper autour de lui. Quelques-uns lui demandèrent, en goguenardant, ce qu’avait bien pu lui dire le Moine de pierre.

— Il m’a dit d’abord, répliqua Pablo, d’assurer à notre capitaine qu’il aura raison de rester quelques jours caché, avec nous tous, dans les caveaux de Solliès. Tous les bois de la province et tous les chemins sont parcourus, à cette heure, par les gens d’armes, — les archers et les dragons du Roi. Voilà pour notre chef, que Dieu nous le garde ! Et pour vous, mes amis, voici ce que m’a dit le Moine de pierre : « Si une forme de pierre, entrevue dans la nuit, a pu troubler un instant des cœurs d’hommes courageux, c’est parce que, sur cette terre, nous obéissons à une puissance contre laquelle nous ne pouvons rien. C’est malgré nous que nous sommes nés ; et malgré nous, nous mourrons. C’est parce que nous savons cela que parfois certains contes ou certains rêves nous font frissonner et nous donnent à réfléchir. » Voilà ce que m’a dit le Moine de pierre ; — et il est très vrai, après tout, qu’il ne faut braver ni Dieu ni diable. Dans les caveaux où vous avez passé la journée, vous étiez environnés par des morts qu’il faut respecter et qui, si vous les respectez, vous protégeront. C’est tout ce que je vous dirai pour ce soir. Notre retraite en ces lieux ne fait que commencer. J’aurai, chaque nuit, à vous parler de choses non moins intéressantes… Pour ce soir, songez à vos belles, et fumez en paix vos bonnes pipes.

Une des nuits suivantes, Pablo conta aux hommes, réunis sur la même terrasse, l’histoire des Chevaliers du Temple, et il conclut ainsi : « On ne leur a pas rendu justice. Eussent-ils été coupables, qu’on pourrait dire encore : ils furent traités avec une impardonnable barbarie. Ce qu’il faut vouloir, nous, avec notre chef, c’est le règne d’une justice sans férocité. Plus de bûchers ! Plus de torture !… Adveniat regnum tuum…

Gaspard, dans le particulier, félicita Pablo :

— Vous avez bien servi mes intentions. Continuez ainsi. Demain, moi aussi, je parlerai à nos gens.

Le lendemain, aux mêmes heures nocturnes, sous la blanche clarté de la lune, dans le même imposant décor de ruines, Gaspard, entouré de ses hommes assis autour de lui, assis lui-même sur un fragment de mur écroulé, parla en ces termes :

— Mes braves ! il y a quelque temps, plusieurs d’entre vous se déclaraient prêts à suivre Tornade. J’ai montré alors à ses amis quelle sottise était celle de ce malheureux ; mais, bien qu’ils aient paru convaincus, il est possible qu’ils ne se soient résignés qu’avec regret à me demeurer fidèles… Eh bien, je ne veux pas d’une fidélité incertaine, obtenue par intimidation. Je n’accepte pour mes soldats que des volontaires, et convaincus. J’ai donc résolu de vous amener ici, non seulement pour éviter les gens de police qui me recherchent plus menaçants qu’à l’ordinaire, mais pour que, dans cette solitude paisible, vous examiniez à loisir vos courages et pesiez vos résolutions. Je vais donc vous expliquer, mieux que je ne l’ai jamais fait, quelles sont mes idées. Si elles vous conviennent, je recevrai de vous des engagements nouveaux. De cette façon, nous saurons qu’il n’y a plus, entre vous et moi, de malentendu possible ; et, confiants les uns dans les autres, nous marcherons avec assurance vers le but commun.

Gaspard rappela à ses hommes qu’il leur avait parlé déjà de son grand projet, qui était la capture du Parlement ; puis il leur en expliqua toute la signification et toute la portée.

Oui, il s’agissait de prendre comme otage le Parlement tout entier ; ce serait là un acte décisif, un événement considérable qui, selon lui, l’amènerait certainement à pouvoir traiter, de puissance à puissance, avec le roi en personne. Alors, il exigerait de Sa Majesté qu’elle frappât les meurtriers de Teisseire ! Alors, il élèverait des réclamations dont le bruit retentirait dans toute l’Europe ! Alors, enfin, il demanderait la réforme de la juridiction pénale, — et, avant tout, l’abolition de la torture, usage inhumain et absurde, digne des temps barbares… Pour défendre cette cause, il était prêt à se faire tuer à la tête de ses hommes, comme il était prêt à subir, s’il était pris, les horreurs de la question extraordinaire ; d’ailleurs, s’il se voyait soutenu par une troupe dévouée à son idée, il se sentait sûr du succès. Le moment venu, il obtiendrait les justes réformes, grâce à de hautes protections qui lui étaient dès aujourd’hui acquises, et que Tornade lui avait sottement reprochées. Et, dans ce cas, il se ferait accorder la grâce de tous les hommes qui auraient combattu avec lui pour la grande Cause…

Tel était le rêve de Gaspard, vision chimérique peut-être, mais d’une grandeur qui, dans son esprit, l’égalait à ce Rienzi dont, naguère, il avait lu l’histoire avec admiration.

Il dit en terminant :

— Vous n’êtes pas de vulgaires voleurs ! Est-il possible que je vous l’apprenne. Est-il besoin que je vous le répète ? Vous n’êtes pas des bandits comme l’entendent les rares aveuglés qui nous blâment, ou les juges qui nous condamneraient. Nous sommes des coupables, soit, mais qui veulent de meilleurs juges ! Et c’est pour que vous ne deveniez pas des bandits odieux à tout l’univers — que j’ai, sous vos yeux, laissé Tornade courir à ses destinées. Vous êtes des hommes qui demandent l’abolition de lois cruelles, féroces, inhumaines… De quel droit vous proclameriez-vous les justes agresseurs des lois sans pitié, si vous usiez vous-mêmes des moyens inhumains, féroces, cruels, que vous reprochez à vos juges ? Ne leur donnez pas le droit de s’en servir contre vous, qui le leur contestez. Piller et tuer par vengeance, c’est faire acte de criminels indignes de pardon. Piller, tuer ? laissez cela aux sauvages des îles lointaines. Voulez-vous redevenir semblables à eux ? voulez-vous redevenir pareils aux bêtes des déserts et des forêts ? Non !… N’imitez ni la sottise des moutons ni la cruauté des loups. Quant à moi, je ne veux être ni le chef d’une bande de malfaiteurs, ni le gardien d’un troupeau soumis. Je cherche un peuple. Je n’accepte pas qu’on marche à ma suite sans savoir où l’on va ; je demande qu’on désire aller où je vais. Ce que j’attends de vous, c’est que vous vous considériez et respectiez comme une partie détachée du peuple, pour représenter audacieusement le vœu secret du peuple tout entier, du peuple qui, encore trop timide, espère en votre audace. Élevez-vous à la dignité d’hommes libres ; et le jour où vous rentrerez dans la vie régulière, on dira de chacun de vous : « Celui-là fut un Gaspard, c’est-à-dire un de ces bandits qui se sont rachetés en suivant volontairement Gaspard de Besse ! » Rappelez-vous à toute heure que nous avons pour ennemis non pas des hommes, mais des lois plus cruelles que ne sont la plupart des assassins ! Notre ennemie, c’est la torture appliquée à des innocents qu’elle amène parfois à dénoncer de faux coupables ! Votre ennemie, c’est, vous dis-je, la barbarie des lois sans indulgence, sans pitié, sans humanité ! Voilà les ennemies que nous devons terrasser ; j’y parviendrai… Et si vous voulez me suivre jusqu’à cette fin glorieuse, vous me le direz, non pas tout à l’heure, mais plus tard, avant toutefois que vous quittiez ces solitudes. Consultez-vous ; prenez conseil les uns des autres. Vous m’apporterez plus tard une réponse sagement calculée…

Ce fut le grand discours politique de Gaspard ; le plus grand moment de sa carrière. Sanplan, Bernard, Lecor et Pablo en restèrent émerveillés.

Les bandits avaient écouté en silence la harangue du chef ; mais, dès ses premières paroles, pas un n’avait gardé l’attitude nonchalante où elles les avaient surpris. Ceux qui étaient couchés, s’étaient soulevés sans bruit sur un coude ; ceux qui étaient assis s’étaient silencieusement mis debout. Dans la nuit claire, une énergique attention, la volonté de comprendre, tendait les visages et les regards vers la silhouette qui leur parlait, telle un fantôme. A ce moment, une obscure grandeur était en Gaspard et aussi dans ses auditeurs, paysans, artisans, soldats. Jusqu’à ce jour, ce troupeau d’hommes, ne cherchant que pâture, s’était agité dans sa destinée ténébreuse ; une conscience lui venait, en cette nuit claire, à la voix de son berger. Et, avec lui, tout à coup, cette humble fraction d’humanité levait les yeux vers l’étoile. Quelle étoile ? celle qui, il y a deux mille ans, conduisit vers une pauvre étable les Rois Mages venus de la Chaldée.

De tout temps la hauteur physique des montagnes a éveillé dans l’homme un sentiment d’élévation morale. Les vastes plaines, ou la mer, inspirent l’idée de liberté d’esprit. Le firmament étoilé appelle les regards humains vers un autre ciel, — celui des religions.

Ces assimilations sont instinctives. Et ce fut d’instinct que Gaspard, pour achever d’élever la pensée et le cœur de ses gens, cria tout à coup :

— Eh ! là-bas, Jean-le-Fada, toi qui as été berger en Camargue, dis-nous un peu les noms de celles que tu connais parmi toutes ces étoiles du ciel.

L’homme obéit ; et tous ces hommes frustes, qui, sans y penser jamais, avaient vécu sous les constellations, connues du plus ignorant des pâtres, écoutèrent la leçon du berger-fada[10]. Il nomma les constellations. Il conta des légendes où elles avaient un rôle. Il parlait selon la tradition sept fois millénaire des mages de Chaldée qui lisaient, dans la grande page bleuâtre aux caractères d’or, — la destinée des êtres humains. Et le pâtre affirmait, comme ces ancêtres lointains : « Chacun de nous a son étoile ».

[10] Le fada en Provence, c’est l’homme, dont l’intelligence, fermée aux vues humaines, semble parfois connaître de mystérieuses intuitions.

… Cette singulière veillée fut suivie de veillées à peu près semblables, au cours desquelles Pablo, après le berger, contait aussi de belles légendes aux bandits attentifs.

Il leur dit les merveilles des Fioretti ; et ces violents, apaisés, prêtèrent une attention enfantine aux miracles naïfs de saint François d’Assise. Pablo disait : — Saint François, un jour, prêchait dans les champs, sous un grand arbre, devant la foule. Gêné tout à coup par le caquetage d’une nuée d’hirondelles assemblées sur les longues branches horizontales du grand arbre, il les pria de vouloir bien se taire un instant, afin que les paroles divines fussent mieux entendues. « Faites silence un moment, leur dit-il, mes sœurs hirondelles ! » Et elles lui obéirent sagement ; et ne se reprirent à caqueter qu’après la fin de son sermon. Il appelait « frère » tout être vivant ; et même il appelait frère l’arbre ou le buisson ; et même l’eau, il l’appelait « ma sœur ». En appelant le loup mon frère, il l’apprivoisait ; et le loup devenait caressant sous sa main. Un jour, le frère portier de son monastère, ayant refusé du pain à des voleurs connus comme tels, saint François alla leur porter de la nourriture dans leur caverne ; et il appela ces voleurs mes chers frères, en leur conseillant de mieux vivre et d’être bons désormais à toute créature. Il avait la vraie religion, celle qui sème la bonté pour récolter la bonté. Et cette religion-là, il faut l’aimer… Hélas ! c’est justement celle que tout le monde oublie en ce siècle… Et, pour qu’on y revienne, il faut, mes amis, il faut — entendez-moi bien — que les bandits armés n’imitent point la dureté des hommes contre lesquels ils sont en juste révolte.

De toutes ces leçons répétées, que restait-il dans l’âme des hommes brutaux qui les écoutaient ? Peu de chose ; une grande chose pourtant : la vague espérance d’une vie meilleure qu’ils auraient un jour peut-être, quelque part, — mais qu’il fallait mériter.

Les habitants de la vieille petite cité feignaient d’ignorer les bandits ; du moins, ils ignoraient le secret de leur retraite, qu’ils devinaient voisine.

Dom Pablo, un matin, sur l’ordre de Gaspard, alla trouver le syndic de Solliès, celui-là même chez qui Gaspard et Sanplan avaient reçu l’hospitalité, un soir de Noël.

— Honorable syndic, j’ai une requête à vous présenter, au nom de deux hommes qui furent reçus chez vous, — un soir de Noël, — en qualité de Saint-Jean et de Saint-Pierre.

— Je n’ai pas oublié ces deux hôtes aimables, répliqua gracieusement le syndic ; et, venant de leur part, vous êtes le bienvenu.

— De leur part, reprit Pablo, et en souvenir de reconnaissance, j’ai à vous remettre, pour les pauvres de votre ville, cent écus — que voici.

— Que vos amis soient remerciés, dit le syndic, en prenant le sac rondelet que lui tendait Pablo.

— Dieu le leur rendra au centuple, croyez-le, fit malicieusement Pablo ; mais voici ma requête. Nous appartenons à une confrérie de pénitents toulonnais qui voudraient être admis à l’honneur de prendre part, dans trois jours, à votre procession de la Fête-Dieu… Ils apporteront leurs cierges…

La permission fut accordée, avec de nouveaux remercîments.

Pablo trouva moyen de se faire prêter une carriole — et se rendit à Toulon où il se procura sans peine cierges et cagoules.

Et le jour de la Fête-Dieu, en songeant, non sans regret, à la procession d’Aix qui avait failli leur être fatale, — les pénitents prétendus sortirent, un à un, des galeries souterraines.

Prévenus par leur syndic, les gens de Solliès s’étonnèrent pourtant un peu de voir arriver en grand silence, avec des allures mystérieuses, tous les compagnons, cierges en main et vêtus de la cagoule. Les yeux des bandits, par les trous du masque, luisaient de contentement. Ce qu’il y avait de théâtral dans leur aventure les amusait ; et puis, ils se réjouissaient sincèrement de prendre part à une fête religieuse, et publique, sans courir le risque d’être reconnus et trahis.

Juin resplendissait. Les collines voisines étaient couvertes d’une véritable forêt de ginestes en fleurs ; et les innombrables fleurs d’or de ces genêts s’étendaient, en tapis odorant et épais, dans les étroites rues antiques. Chaque pas en écrasait et irritait le parfum capiteux. Femmes et jeunes filles chantaient. Une joie païenne surchargeait l’air lourd d’été et oppressait les poitrines. Solliès fêtait à sa façon l’été glorieux ; et, en avant de la foule, un soleil d’or était porté ; c’était les armes parlantes de cette cité du soleil, Solliès l’ensoleillée. Et cet emblème, ce soleil d’or, étincelait entre les branches d’une croix. Et la croix du Christ en était rayonnante.

Les « Gaspards » firent processionnellement le tour de la cité ; et Pablo disait à son chef : — « J’en ai fait de petits saints ! »

Certes, il plaisantait. Les « Gaspards » devaient rester des hommes pareils à tant d’autres, c’est-à-dire préoccupés surtout de bonne chère et de bon vin ; aimant le jeu et tous les plus grossiers plaisirs ; mais quoi ! beaucoup de ceux qui vivent dans l’ordre apparent des cités — valent-ils mieux ?

Non, les Gaspards n’étaient pas devenus de « petits saints » ; du moins, — grâce aux paroles qu’ils avaient écoutées dans l’ombre des caveaux ou sur la terrasse de la Mont-Joye, et sous l’influence de ce lieu sacré, qui avait agi sur eux à leur insu, — ils avaient fini par donner à leur chef ce qu’il attendait d’eux : leur confiance. Sans bien comprendre la justice, ils la rêvaient belle et la désiraient ; ils consentaient à la chercher sans la connaître ; ils y croyaient. Dès lors, ils acceptaient de marcher aveuglément, à la suite de leur guide, dans une voie qu’ils n’auraient pas su choisir, parce qu’elle n’était pas celle de la violence, de la vengeance instinctive et du sang !

La procession s’était terminée à l’heure du jour finissant. Là-bas, du côté de Toulon et de Six-Fours, le soleil disparaissait lentement. La cime du Coudon resplendissait comme un diadème. Une nappe d’or s’étalait sur la mer. Les îles d’Hyères, au sud, devenaient vraiment les Iles d’or. La première étoile apparaissait, à peine distincte dans l’azur encore trop clair.

La foule suivit son curé dans l’église qui, toute pleine de l’odeur ardente du genêt, n’était plus qu’un reposoir d’ombre où, sur les autels et sur les dalles, dormaient accumulées, les fleurs mourantes.

Les faux pénitents, agenouillés dans l’amas des fleurs d’or, reçurent, tout baignés de parfums et courbés devant l’ostensoir qu’élevait le prêtre, la bénédiction rituelle, au milieu des chants sacrés, sous la ruisselante harmonie des orgues.

Puis, les chants cessèrent… Le curé se retira dans son presbytère. Les habitants regagnèrent lentement leur logis ; mais les Gaspards avaient leurs raisons pour ne point quitter trop tôt l’église. Ils y attendirent que la nuit fût close. Pablo trouva l’occasion bonne pour monter en chaire ; et, sans qu’un seul de ses auditeurs masqués eût l’envie de sourire, il leur fit un excellent sermon plein de bonhomie et de bon sens.

— Tu finiras par devenir évêque ! s’écria Sanplan.

— Ami Pablo, moi Lecor, je me déclare indigne de nouer ou de dénouer les cordons de vos sandales !

— Pourquoi Thérèse ne vous a-t-elle pas entendu ? soupira Bernard sincère. Elle comprendrait pourquoi nous servons notre Gaspard de Besse.

Et Gaspard enfin dit à Pablo :

— Messire Pablo, vous parlez si bien que vous finirez par vous convaincre. Et Dieu le veuille !

— Je me suis déjà dit cela, conclut Pablo ; mais croyez-moi, maître, un diable ne se fait ermite que s’il ne l’a jamais été.


La nuit était venue ; les étoiles profitaient de l’absence momentanée de la lune pour briller et scintiller éperdûment dans le noir bleuté des espaces. Les faux pénitents qui, après la procession, avaient éteint leurs cierges dans l’église, les rallumèrent pour sortir, et gagner la terrasse de la Mont-Joye.

Là, en bel ordre, les hommes de Gaspard entourèrent leur chef ; et l’un d’eux, quittant le rang, fit quelques pas vers lui, s’arrêta et dit :

— Maître, tous d’accord, nous avons résolu de te jurer fidélité. Fidèles nous te serons, jusqu’à la mort, — et te le jurons.

Tous les bras qui, tous, portaient des cierges, se tendirent pour le serment. Puis, les cierges tous ensemble, furent éteints. Et des gens qui, de la plaine, regardaient la haute terrasse de la Mont-Joye, racontèrent qu’en cette nuit de la Fête-Dieu, ils avaient vu tomber sur Solliès une pluie d’étoiles filantes.


Le lendemain, à la petite pointe du jour, les bandits devaient quitter Solliès, par groupes espacés et par des chemins différents… Gaspard, le premier debout, alla errer sur la terrasse du Pasquier, pour voir la lumière de l’aube, glissant du haut des collines Maures, se déverser peu à peu dans l’immense plaine. Sur la terrasse, il trouva Pablo qui regardait attentivement un fronton, gisant dans l’herbe. — « Que faites-vous là, ami Pablo ? » — « J’admire le sens de cette sculpture, voyez : cette image, qui n’a pas moins de 700 ans, représente, entre une équerre et un marteau, un chevalier qui, l’épée haute, s’apprête à frapper une bête furieuse. Cette sculpture a orné la demeure des Templiers. » — « Comment le savez-vous ? » — « C’est que je connais leur devise. Elle dit : Semper percutiatur leo vorans ; et cela signifie que le Mal ne désarme jamais et qu’on ne l’arrête que par l’obstination dans la résistance. Aucune victoire sur lui n’est jamais définitive. La paix n’est possible au Juste que s’il tient sans cesse, élevée bien haut, l’épée de l’Archange… »

— Hélas ! dit Gaspard.

CHAPITRE XIV

Où l’on verra comment Thérèse découvrit que Gaspard était un voleur, mais que, étant voleur sans l’être, il se montrait sévère envers ceux qui méritent ce nom méprisable ; et comment cette découverte impressionna l’intéressante fiancée de Bernard.

Gaspard s’abstenait depuis quelque temps de prendre part en personne aux opérations de la troupe, devenue moins nombreuse à la suite de diverses rencontres avec les dragons du roi. Il avait été blessé dans une de ces escarmouches, aux environs du parc de Vaulabelle, d’où l’on n’était pas parvenu à le déloger.

Un matin qu’il était dans le parc, près de la gloriette, son endroit favori, Sanplan vint lui annoncer deux captures singulières.

Au moment où un prélat (était-ce l’archevêque d’Aix ?) venait d’être arrêté, et enfermé dans la plus belle et la moins ruinée des salles du château, — Sanplan, de son côté, assisté de Bernard et de deux ou trois acolytes, avait arrêté la diligence qui allait de Brignoles à Aix. Contre toute attente, — Thérèse se trouvait parmi les voyageurs. Elle avait reconnu Bernard parmi les agresseurs, et s’était évanouie.

— Où est-elle, maintenant ? demanda Gaspard.

— Au château, sous bonne garde.

— Et Bernard ?

— Il se désespère et dit qu’il veut mourir.

— Amène-le moi.

— Le voici.

Bernard, en sanglotant, se jeta dans les bras de Gaspard.

— Sois un homme, Bernard. J’avais espéré que cette rencontre n’aurait lieu que beaucoup plus tard, après quelque nouvelle expédition, heureuse cette fois, contre le Parlement. La destinée en décide autrement, soit ; cela vaut peut-être mieux. Pas d’enfantillages. Tiens-toi bien debout, comme un homme ! Nous allons nous expliquer avec Thérèse. Toi, Sanplan, va la chercher.

Sanplan obéit ; il revint bientôt avec Thérèse.

Elle regarda d’un air égaré Gaspard et Bernard, qui, debout l’un à côté de l’autre, restèrent d’abord silencieux, ne sachant, à la vérité, par où commencer une explication.

Elle se tordait les mains et pleurait.

— Est-il possible ! Est-ce là mon Bernard ! Ah ! malheur sur moi ! malheureuse ! malheureuse que je suis !

Elle se tut. Les trois hommes se taisaient. Le pénible et lourd silence se prolongea…

Ce fut Sanplan qui le rompit :

— Eh bien, oui ! fit-il tout à coup ; nous sommes des corsaires !… mais des chrétiens, Thérèse ! et qui n’attaquent que des païens fieffés… Sur ma foi, cela mérite mieux que vos lamentations d’ignorante. La vérité vraie, la vérité de fond, c’est ce qu’il faut voir, et la voici : c’est pour la justice, et en grande partie pour vous, que l’on trime. On veut punir les assassins du père de Bernard, et c’est ce qu’avec nous vous devez vouloir…, puisque vous aimez Bernard, et qu’une fille comme vous ne change pas d’amour comme de chemise ! Ne vous a-t-on pas fait rendre la dot, votre héritage, indûment retenue par ce coquin de Cabasse, votre oncle ? Cette dot n’est-elle pas en sûreté, pour vous être rendue, le jour où vous pourrez épouser Bernard ? Oui, n’est-ce pas ? Est-ce que c’est là, oui ou non, de notre part, une conduite d’honnêtes gens ? oui, n’est-ce pas ? Donc, on a droit à toute votre amitié et à votre estime…

Bernard osa dire un mot :

— Ne nous avez-vous pas vanté vous-même, un jour, ma Thérèse, les faits et gestes d’un certain Gaspard de Besse ? Eh bien, le voilà devant vous ; et je l’ai suivi fidèlement, parce qu’il a voulu servir la juste cause de mon père, châtier ses assassins et les mauvais juges qui oublient la justice.

— J’ai parlé, c’est vrai, un jour, devant lui-même, murmura Thérèse, de Gaspard de Besse comme d’un révolté aimé du peuple, — mais il arrive qu’on réprouve de près ce que, de loin, trop facilement, sur la foi des bavards, on a eu le tort d’excuser ; autre chose est d’excuser un coupable ; autre chose de s’en faire un allié… Adieu, Bernard, car, je pense, on ne va pas me retenir ici malgré moi ?

A mesure qu’elle parlait, sa voix s’était assurée. Maintenant, elle se tenait bien droite, tête haute, avec un air de défi qui venait de sa confiance, malgré tout persistante au fond de son cœur, en Bernard et en Gaspard.

— Oh ! Thérèse, dit Bernard, ne m’abandonnez pas ! Faites-moi crédit d’un peu de temps. Laissez que les événements vous prouvent que nos volontés sont justes ; attendez que le roi, peut-être, nous accorde, avec notre pardon, la justice que nous voulons.

Elle sanglotait, et finit par dire :

— Dieu voit que je ne sais plus où en sont mes pensées !

— Le Parlement, en laissant libres les assassins, insista Bernard, s’est fait hautement leur complice.

Thérèse sentait en elle tourbillonner ses idées. Tout à coup, elle poussa un cri qui fit frémir le jeune homme :

— Lui, lui ! Voleur parmi des voleurs ! Lui, un voleur !

Alors la colère de Gaspard éclata :

— Des voleurs ? Nous, des voleurs ? Je ne veux pas de cette injure ! Nous défendons, au contraire, ceux qu’on dépouille d’une manière infâme. On peut appeler — oui — de ce nom infamant ! votre oncle et tuteur, par exemple, le vil Cabasse et ses anciens maîtres, l’ancien valet de fermier-général et tous les gens de la Ferme. Aux mains de ces traîtres reste collée la plus grande partie de l’or sué par le peuple et qui, destiné au roi, devrait être employé seulement pour le bien et l’honneur de la nation ! Votre oncle et tuteur ? Ah ! certes, il n’est pas, celui-là, un hardi chef de bande, comme Gaspard ! Il est le lâche et sournois larron, le bas prêteur sur gages, qui impose aux pauvres gens un taux d’intérêt contraire aux lois. Pour s’en cacher, il n’est pas de ruses qu’il n’emploie ! Il prépare dans l’ombre ses filets de pêcheur d’or. Il enlace ses malheureuses gens dans le réseau des traités menteurs, des engagements onéreux, à échéance fixe ; puis, un beau jour, quand l’échéance arrive, le voleur masqué, le vrai voleur, rançonne ses victimes au nom de la loi ! Ah ! ces honnêtes gens ! ces gens vertueux qui apprennent les lois par cœur afin d’y échapper, quelle engeance ! Quelle peste ! quelle vermine ! mais le peuple la secouera ! il l’écrasera, demain ! Les mauvaises lois, nous ne les tournons pas, nous ! Nous les attaquons de front, nous les bravons pour les renverser, y étant forcés, parce que nous voulons en faire établir de meilleures ! Nous les changerons demain, les lois d’infamie, de brigandage et de torture ! C’est contre elles que je me suis dressé en soldat ! C’est contre les trafiquants louches, contre les hommes d’exaction, de concussion, de simonie, de vol, en apparence légal. Et voilà pourquoi on met ma tête à prix ! Et, cependant, pas une parcelle d’or ne me reste aux mains ! Je suis un pauvre et je donne à de plus pauvres. Retournez, retournez contre ceux que je combats, ce nom de voleur qui n’est pas le mien ; il souille ma lèvre ; je le crache dans la fange où se traînent ceux qu’on nomme ainsi. Et toi, pardonne-moi, mon Bernard ! mais il faut qu’elle sache, il faut qu’elle comprenne. Elle comprendra.

Thérèse s’affolait.

— Rendez-moi mon Bernard, dit-elle. Peut-être est-il temps encore de le sauver.

— Bernard est libre d’agir à sa guise, déclara Gaspard.

— Changez de vie ensemble ! implora-t-elle.

— Bernard est libre ; mais, moi, j’ai une mission que je me suis donnée… Je n’y faillirai point. Et puis, je l’aime chaque jour davantage, cette mission de justicier. Il faut que je voie le Parlement humilié devant nous, devant moi, et que le bruit de son humiliation arme contre lui sinon la vengeance des peuples, du moins l’équité du roi !… Emmenez Bernard !

— Viens, Bernard ! répéta Thérèse plusieurs fois.

Mais Bernard :

— Thérèse, si je quittais lâchement, à ton appel, l’homme qui risque pour moi sa vie et son honneur, qu’en penserais-tu, un jour, toi-même ? Je ne peux, je ne dois pas l’abandonner.

— Adieu donc, Bernard ! dit-elle.

Et elle voulait fuir ; mais, toute tremblante, elle dut s’asseoir, comme anéantie.

A ce moment, Lagriffe accourait :

— Que faut-il faire, capitaine, de trois drôles que nous avons surpris, dans une vigne du voisinage, en train de menacer de mort et de dépouiller un pauvre vieux paysan ?

— Qu’on me les amène sur-le-champ ! commanda Gaspard… Vous allez voir, Thérèse, quel voleur je suis, et comment sont traités par moi les misérables qui, peuple eux-mêmes, volent le peuple !

Les trois hommes arrivèrent bientôt, que poussaient devant eux Lagriffe et deux archers.

Les archers portaient encore leur ancienne casaque d’uniforme, très reconnaissable, quoique en fort mauvais état.

— Vous voliez un pauvre ? dit brusquement Gaspard. Vous allez être pendus.

Les hommes tressaillirent et se regardèrent, tout pâles.

— Messieurs les archers… commença l’un d’eux.

— Archers ? nous ? s’écria Sanplan indigné.

— N’êtes-vous pas les gens de la maréchaussée ? dit un autre des voleurs.

— Déguisés, alors ? ricana Sanplan…, mais, mort de ma vie ! c’est là le pire des affronts !

— On connaît les manières des archers, déclara insolemment l’homme qui avait parlé le premier.

Il continua d’un ton de mépris :

— Nous avons des bourses bien garnies. Nous paierons bien.

— Nous prends-tu, gronda rudement Gaspard, pour des coquins de ta sorte ?… Vous êtes en présence de Gaspard de Besse.

Ce nom frappa les trois coquins de stupeur et de terreur. L’un d’eux dit aux autres :

— Si c’est Gaspard, notre compte est bon.

Et tous trois firent mine de se jeter à ses pieds.

— Debout ! commanda Gaspard ; et répondez-moi vite et net.

Thérèse, comme réveillée d’un songe, suivait attentivement cette scène inattendue.

Les trois hommes s’étaient relevés d’un seul mouvement.

— Fûtes-vous marqués ?

— Oui.

— J’en rougis pour le bagne ! s’écria Sanplan.

— Maître, dit un des voleurs, qui jusque-là, n’avait point parlé ; ayez pitié de nous ! Nous le méritons.

— En vérité ? et comment ?

— … Un jour, on nous fit boire à la santé du roi, par surprise…

— Oui, je sais comme on vous racole ! Une fois la rasade bue, un pauvre diable est considéré comme engagé, sans qu’il puisse se dérober : il est soldat. Jolis soldats, ma foi ! Et joli métier que celui de racoleur ! Encore une réforme à faire ! qu’en dites-vous, Thérèse ?

Celui des trois hommes qui venait d’implorer pitié, reprit assurance :

— Maître Gaspard, vous êtes un homme juste ; vous devez comprendre… Nous n’avons jamais eu d’autre école que la guerre ; la guerre, où l’on nous a poussés malgré nous, nous obligeait à faire, par ordre, justement ce qui, jusque-là, nous avait été défendu : tuer !… Si nous faisions cela, on nous promettait la gloire… Oui, la veille de notre engagement, le meurtre nous était interdit, comme le plus punissable des crimes. Et voilà que tout à coup la guerre nous le permettait… La paix faite, nous voilà renvoyés chez nous, tous trois ; et chacun de nous rapporte… quoi ? quelque blessure, un peu gênante pour un travail honnête… et quoi encore ? pas une dardenne en poche !… Cependant il faut manger ! Alors nous avons cru pouvoir, sans trop de honte, nous comporter chez nous comme nous le faisions chez l’ennemi… et nous avons, à notre façon, fait, pour notre compte… la guerre !

— La guerre à vos frères, à vos frères ! cria Gaspard, la guerre aux vieilles gens ! aux femmes, à vos nourriciers les paysans, la guerre à des gens qui vous croient leurs amis !… une guerre de lâches !… Je n’en veux pas entendre davantage. Vous êtes les pauvres sans pitié, les soldats sans bravoure ! Vous serez pendus ! pendus ! haut et court ! et à l’instant !… Qu’on les pende !

Les trois misérables tombèrent à genoux ; et ils criaient : « Grâce ! Gaspard… Prends-nous avec toi !

Gaspard réfléchit un moment, puis :

— Êtes-vous repentants ? Saurez-vous obéir ?

— Nous le jurons ! crièrent-ils, d’un élan commun.

— Eh bien, soit ; vous pourrez encore vivre et mourir en hommes !… Allez !

Il fit un signe. On les emmena. Ils remerciaient.

Thérèse s’approcha de Bernard :

— Bernard, dit-elle d’une voix douce, mais ferme, je te suivrai quand tu voudras, partout, fidèlement.

— Enfin ! murmura Gaspard qui se détournait pour cacher son émotion.

Bernard enlaçait Thérèse dans ses bras ; et il tremblait de bonheur.

Sanplan s’essuyait franchement les yeux.

Gaspard rêvait, regrettant l’amour pur, et satisfait d’en ouvrir les joies à son jeune frère d’adoption.

— Oui, mon Bernard, soupira Thérèse, déjà attristée de sa promesse, je te suivrai quand tu le voudras ; mais — tu le sais — il faut d’abord qu’un prêtre nous bénisse. Tu ne le voudrais pas autrement… Hélas ! quel prêtre consentirait à nous bénir ? Pas un, pauvres de nous !

— Et pourquoi non ? dit Sanplan ; sachez, Thérèse, que nous avons un curé, non pas dans notre manche, mais sous la main.

— Sanplan, dit sévèrement Gaspard, ce n’est point le moment de jouer des comédies. Pablo n’est pas un prêtre.

— Aussi, n’est-ce point de notre aumônier que je veux parler, répliqua Sanplan, mais de notre évêque !… Il n’aura rien béni encore d’aussi charmant que ce mignon couple-là !

L’idée qui lui était suggérée ne parut pas tout de suite raisonnable à Gaspard. Avant de l’accepter, il la pesa en silence ; il examina les arguments qu’il pourrait présenter à ce prince de l’Église ; il prévit les résistances et les sévérités auxquelles il devrait répondre ; puis, prenant son parti :

— Au fait, dit-il en souriant, tu as raison, ami Sanplan ; laissons Thérèse et Bernard se parler d’amour… Je vais demander à l’évêque sa bénédiction pour les fiancés.

CHAPITRE XV

Gaspard invite un évêque à bénir les fiançailles de Thérèse et de Bernard.

Arrivé à la porte de la salle où l’évêque était enfermé, Gaspard congédia Sanplan d’un signe, et discrètement frappa.

— Entrez, dit le prélat.

La salle était vaste. Sur les quatre murs régnaient des corps de bibliothèque à moitié rongés par le feu. Sur les tablettes, çà et là, se voyaient encore ceux des ouvrages qu’on avait jugés trop maltraités pour être enlevés. Cimetière de livres, où des tas de cendres, que le vent avait poussés dans les recoins, avaient été des feuillets pleins de pensées… Un lustre de Venise, dont plusieurs branches étaient brisées, pendait du plafond, au centre de la pièce ; et les boiseries des fenêtres aux vitres déchiquetées encadraient un paysage de printemps fleuri, calme sous un ciel pur ; et, au-dessus de la large porte d’entrée, un grand Christ sur une croix, étendant ses bras noircis par le feu, donnait à la vaste salle un air de prétoire.

La voix calme du prélat avait dit : « Entrez ».

Gaspard ouvrit, et s’arrêta sur le seuil, plus gêné, au fond, qu’il n’avait été quelques instants auparavant, en présence de Thérèse.

Assis dans un fauteuil endommagé, son bréviaire sur les genoux, le prélat examinait curieusement le bandit ; et, sincère, il ne put s’empêcher d’admirer sa bonne mine. Il sentait que cet homme embarrassé avait, à l’ordinaire, plus d’aisance, mais non pas plus de grâce. A ces signes, il ne put douter qu’il avait sous les yeux le célèbre Gaspard de Besse. Il souriait à lui voir cet air d’embarras ; et, la main sur sa croix pastorale :

— Ainsi, vous arrêtez votre évêque — ou plutôt vous avez cru arrêter votre évêque ? car je ne le suis pas ; mais je me rendais chez lui en visiteur, monsieur.

— Votre Grandeur m’excusera, dit Gaspard ; mes gens ont agi sans en avoir reçu l’ordre.

— En ce cas, je suis libre ? dit l’évêque un peu trop vivement.

— Hélas ! Monseigneur, pas encore ; et je vous en demande pardon.

— Et, qu’est-ce qui s’y oppose ?

— Hélas ! Monseigneur, pardonnez-moi ; l’obstacle serait dans ma volonté si vous repoussiez une demande que je viens vous présenter.

Le prélat releva la tête dans un mouvement de fierté outragée :

— Monsieur, dit-il, vous n’espérez pas que j’entrerai en composition avec un brigand ?

— Monseigneur, dit Gaspard souriant, je sais pourquoi, en l’an 1357 ou 58 de J.-C., le pape Innocent IV fit construire, autour d’Avignon, des murailles à créneaux qui sont aujourd’hui encore l’orgueil de cette cité ; vous ne pouvez l’ignorer : ce fut pour la défendre contre de simples brigands. Ces brigands, qui couraient le royaume, avaient juré qu’ils auraient de l’argent des Cardinaux[11] ou qu’ils leur « en feraient voir de dures », si bien que le pape dut en venir, bien malgré lui, et malgré ses remparts, à composer avec le chef de ces brigands, un certain Arnaud de Servole, dont je me réclame comme d’un ancêtre assez illustre. Innocent IV, sans se déshonorer, lui donna quarante mille écus… Je ne vous imposerai point pareille taxe, n’étant point un aussi vaillant capitaine qu’Arnaud ; et vous n’aurez point, Monseigneur, à faire un aussi grand sacrifice que ce pape… Je ne vous demande pas un trésor matériel, mais seulement une grâce…

[11] Froissard.

L’évêque se radoucit. Ce singulier bandit voulait peut-être se confesser ?… lui demander l’absolution !…

— Une grâce ?… Et… qui est de mon ministère, monsieur ?

— Assurément, Monseigneur ; je n’en saurais exiger d’autre.

— Exiger ? Oh !… Et de quoi s’agit-il ?

— J’ai ici un frère d’adoption, fiancé à la plus honnête des jeunes filles… J’ose vous demander de bénir leurs accordailles.

— Monsieur Gaspard, dit l’évêque avec un grand calme, j’ai lu Voltaire, j’ai lu Rousseau, et j’ai souri. Je ne suis donc pas, vous le voyez, un prêtre sans indulgence à l’erreur ; mais tout a sa limite, et je suis un bon chrétien, qui sait ce qu’il doit à sa dignité. Nous parlerons, si vous le voulez bien, de ma rançon.

— Vous refuseriez, à ces deux enfants qui l’implorent, votre bénédiction ?

Avec la plus nette énergie, le prêtre répondit :

— Oui, si elle m’est demandée par vous, l’homme du crime.

Gaspard se redressa :

— Et mon crime, selon vous, Monseigneur, quel est-il ?

— Rebelle aux lois.

Ainsi frappé, l’ami secret de Mme de Lizerolles retrouva toute son assurance. L’écolier de Lizerolles avait appris à mieux formuler des pensées naguère imprécises en lui. Il avait extrait de plus d’un livre et retenu des expressions, des formules complètes. Et, de ces livres, il avait pénétré tout le sens. Il mesurait toute l’importance de cette entrevue avec un personnage tel que l’évêque. Il avait toujours espéré qu’une occasion se présenterait de se révéler dans ses hauts projets à quelque puissant, capable de lui rendre témoignage. C’est pourquoi il répondit avec une certaine solennité :

— Malheur aux temps, Monseigneur, où les revendications des peuples ne peuvent se faire entendre que par la bouche des révoltés ! Malheur aux régnants qui sont sourds aux justes plaintes des peuples ! Si j’avais connu, pour faire entendre le gémissement des malheureux qui demandent justice, un autre appel qu’un cri de guerre, je l’aurais jeté ; mais sans doute le temps est loin encore dans l’avenir, où les peuples seront les ouvriers de leurs lois, et n’auront qu’à leur obéir avec fierté, puisqu’elles seront leurs propres commandements de justice ; temps heureux où ils auront en main le moyen d’approfondir les lois, pour les améliorer. C’est l’entêtement et la dureté de cœur des puissants qui crée la révolte des peuples. L’homme qui vous parle n’est point parmi les responsables, puisqu’il est parmi les victimes ! Compression et déni de justice amènent révolte fatale… Le Christ est venu au secours des petits, qu’oppriment les grands. La torture, inscrite dans les lois, est contraire aux commandements du Christ…

— Oh ! Oh ! dit le prélat impressionné.

Il se leva, comme pour on ne sait quel involontaire hommage, mouvement qu’il regretta aussitôt.

Et, feignant de s’être levé pour arranger un pli de sa robe, il se rassit en s’occupant de ce soin, et tout en disant :

— Je ne puis vous céler, monsieur, que je trouve à vos paroles quelque chose de touchant. Elles semblent indiquer que vous seriez mieux à votre place ailleurs que sur une grand’route. Ainsi donc, vous vous plaignez du siècle ? Eh ! monsieur, vous n’êtes pas le seul, ni à vous plaindre, ni… pardonnez-moi l’expression qui est trop juste… à mériter la corde… Les mauvais exemples, je l’avoue, viennent souvent de haut. Le siècle n’est pas très sage.

Il releva la tête :

— … Et si vous aimez, comme on dit, le populaire…, ce n’est pas à nous que cela peut déplaire, monsieur, car nous sommes au Christ… qui naquit charpentier.

— Vous m’excuseriez donc ?

— Peut-être… un jour… si vous changiez… de profession !

— Monseigneur, dit Gaspard, puisque vous n’êtes pas l’évêque d’Aix, vous ne pouvez être, je le devine à votre langage, que l’évêque de Castries, pour lequel nos populations ont un pieux respect, et mérité.

— Je suis, en effet, celui que vous dites.

— Ne craignez donc rien de nous. Nous savons, Monseigneur, que vous êtes resté bienfaisant, au faîte des honneurs, et que vous savez étendre sur les pauvres une main digne de l’anneau pastoral…

Et regardant la main du prélat, appuyée et pendante sur le bras du fauteuil :

— Une main de race ! ajouta Gaspard avec finesse. Elle ne voudra pas refuser à deux enfants la bénédiction que je persiste à lui demander.

— Monsieur, dit l’évêque, la violence, même sous le masque de l’urbanité parfaite, n’obtiendra rien de votre captif. Obéir à la menace me serait une honte ineffaçable. Je ne relève que de Dieu… Ah ! çà, quelle idée vous faites-vous donc du prêtre ?

— La plus noble du monde, Monseigneur, surtout sachant à qui je parle ; mais s’il y a de bons prêtres, j’en ai vu de mauvais ; il en est des prêtres comme des magistrats ; et l’apostolat, comme la magistrature, obtiendrait partout un respect comparable à celui que vous inspirez, Monseigneur, si l’un et l’autre avaient moins de défaillances, et publiques. Nous ne voulons, avec vous, que justice et bienveillance. Et si je suis un réprouvé, c’est qu’il y a, selon moi, deux Églises : l’une qui s’éloigne du Christ, l’autre qui le cherche… Ma mémoire a enregistré naguère, et pour toujours, certaine phrase d’une bulle publiée, en 1318, par Jean XXII, qui fut pape chez nous, en Avignon, après avoir été évêque chez nous, à Fréjus. Sa bulle déclarait ceci : « Il y a deux Églises, une charnelle, accablée de richesses, perdue de délices, souillée de crimes ; l’autre spirituelle et libre dans sa pauvreté. » Je suis, Monseigneur, le fidèle de celle-ci, — l’Église du cœur, celle de François d’Assise.

Un trait de lumière douce traversa l’âme du bon évêque. Ses paupières battaient ; elles se fermèrent un instant ; il porta la main sur ses yeux ; on ne sait s’il n’essuya pas une larme ; il n’oubliait point cependant qu’il avait devant lui — l’adversaire :

— La date de 1318 ne prouve rien contre l’Église éternelle, monsieur ; mais vous êtes un homme singulier et un plus singulier bandit… Je ne désespère pas de vous voir finir en ermite, ajouta-t-il en souriant… Suis-je libre enfin ?

Gaspard crut comprendre que le vaillant prélat ferait, s’il était libre, ce qu’il refusait à la menace.

— Oui, Monseigneur. Et sans doute me rendrez-vous témoignage quelque jour.

— Je déplore, monsieur, qu’on puisse trouver de si bons sentiments chez un bandit.

— Il serait plus logique et plus juste de vous en réjouir, Monseigneur… Au rebours peut-être de ce que vous pensez, je dis que le bandit a peut-être plus de mérite, en tous cas plus de difficulté que le saint, à garder de bons sentiments.

— Monsieur Gaspard, dit l’évêque avec beaucoup de simplicité, puisque me voici libre et que vous n’exigez plus rien de moi, je vous prie de faire amener ici les deux enfants dont vous m’avez parlé. Vous avez raison : même aux égarés, surtout aux égarés, Christ accorde sa bénédiction. Il a pardonné, sur la croix, au bon larron. En son nom, et n’obéissant qu’à Lui, je bénirai… pour que cette bénédiction devienne votre rachat.


Gaspard avait donné des ordres à Sanplan. Bernard et Thérèse, près de la porte, attendaient, anxieux.

Ils entrèrent, muets d’étonnement, et se jetèrent aux pieds de l’évêque.

Alors Gaspard, avec noblesse :

— Je jure, Monseigneur, de n’employer désormais le zèle de ce jeune homme à aucune œuvre que puisse me reprocher votre conscience.


Les deux fiancés s’inclinaient ; et le prêtre fit sur eux le geste auguste de la bénédiction.

CHAPITRE XVI

La mémorable entrevue de l’évêque de Castries et du faux moine dom Pablo.

Les fiancés s’étaient retirés.

— Monseigneur, dit Gaspard, votre carrosse sera, dans quelques minutes, avancé devant le perron. Je viendrai vous en prévenir.

L’évêque n’entendit pas. Debout devant une des fenêtres grand’ouvertes, il s’était pris à regarder le vaste ciel, comme s’il y cherchait une réponse divine aux questions humaines qui se pressaient en lui. Ne pouvait-il rien de plus pour les égarés au milieu desquels il se trouvait et qu’il ne rencontrerait plus jamais ? N’avait-il pas encore une parole à prononcer ? Laquelle ? Dans l’espoir d’un grand bien, ces gens-là vivaient dans le mal. Ce Gaspard était un chef redoutable. N’y avait-il aucun moyen de le déterminer à abandonner une existence coupable ? Ne pourrait-on le faire entrer au service du roi ? Par quel détour ? « Avant de quitter Vaulabelle, ne devrais-je pas du moins tenter, moi, apôtre, de ramener à une politique moins chimérique, un bandit doué de bon sens et capable d’enthousiasme ? »

Gaspard, respectant la méditation du prêtre, se taisait, immobile derrière lui, songeant : « M’a-t-il compris ? Qui sait ? Il portera peut-être jusqu’au pied du trône l’explication de nos révoltes ; et peut-être obtiendra-t-il, en même temps que notre grâce, justice pour nous contre le Parlement. Que Teisseire soit vengé, ses assassins punis, — quel triomphe suffisant !… »

Les regards de l’évêque, errant sur l’horizon, au fond des grands espaces muets, revinrent sur la terre ; et il tressaillit. Il venait d’apercevoir, dans la grande allée, devant le château, un religieux, en robe de bure, qui faisait mine de lire un bréviaire. C’était Pablo.

Depuis qu’il s’était confessé à Gaspard, et depuis qu’il avait édifié les bandits, Pablo, en apparence toujours le même, était bien changé aux yeux de Gaspard qui, lorsqu’ils étaient seuls tous deux, le traitait de tout autre façon qu’autrefois.

Parmi les volumes dépareillés, dans la bibliothèque ruinée de Vaulabelle, il restait assez de bons livres pour que Pablo se fût amusé à les classer, à les relire, à en entretenir Gaspard. Le passé studieux du faux ermite le ressaisissait. Il retrouvait une intime fierté à s’apercevoir que sa mémoire, enfouie dans l’inconscience, y parlait encore tout bas, le remettait en présence des indignations très nobles qui pourtant l’avaient poussé, par impuissance, à se laisser déchoir… Une régénération intérieure, que rien ne révélait à personne, sinon à Gaspard, était commencée en lui. Bien des fois, Gaspard lui avait exprimé le désir qu’il avait d’être mis en présence d’un prince de la terre, qu’il ferait juge de ses sentiments et qui pourrait porter aux maîtres du peuple, aux ministres, au Roi peut-être, le vœu populaire qu’il prétendait, lui, Gaspard, représenter.

Et Pablo venait de se dire tout à coup que l’évêque de Castries, vénéré de tous, en Provence, pourrait être ce médiateur. Il s’était mis en quête de Gaspard et, ne le trouvant pas, il s’était informé ; et il était venu rôder sous les fenêtres de la salle où il le savait en conciliabule avec le prélat.

Il pensait qu’il pourrait, avec l’aide de Gaspard, faire entendre à ce noble personnage la vérité déjà comprise du peuple.

L’évêque, ayant aperçu Pablo, se tourna vers Gaspard :

— On dit, Monsieur, que vous avez attaché à votre troupe, une sorte d’aumônier ? Ne serait-ce point cet ermite que je vois passer là-bas ?… Avec votre agrément, je voudrais lui parler…

Gaspard s’approcha de la fenêtre vers laquelle Pablo leva les yeux. D’un signe, Gaspard l’appela.


Les bras en croix sur sa poitrine, debout dans sa robe de religieux, déchirée par endroits et assez malpropre, Pablo regardait le prélat d’un air narquois à la fois et déférent.

— Comment se fait-il, dit l’évêque, qu’il y ait parmi ces égarés un homme vêtu de cette robe ?

Pablo avait cherché cette entrevue ; et voilà qu’en présence de l’évêque, il se sentit intérieurement décontenancé et tout à fait incapable, parce qu’indigne, de formuler la requête qu’il avait méditée. Alors, irrité contre le respect même qui s’imposait à lui, il répondit, avec une rageuse irrévérence :

— Monseigneur, je suis l’aumônier du régiment.

L’évêque regardait fixement ce moine lamentable et audacieux.

Pablo se roidit dans son rôle de bravade. Gaspard regretta de l’avoir appelé sans lui avoir, au préalable, ordonné de prendre une attitude révérencieuse. Il eût voulu lui faire un signe d’intelligence ; mais Pablo, le devinant, ne le regardait pas et continuait :

— Au nom de nos braves, je distribue à des pauvres les biens mortels et nécessaires, le pain et le vin, sous les espèces d’écus bien trébuchants. Et quand je n’en ai plus, j’attends que nos voleurs s’en procurent encore. Ma bonne volonté est grande. Cela suffit. Dieu ne demande pas davantage. Il ne juge que l’intention.

— Cette jonglerie doit cesser ; vos réponses sont une parodie maligne des doctrines saintes, et un manque de respect pour mon caractère sacré ; vous copiez un hérésiarque qui a mérité le feu éternel. Vous renoncerez à cette parodie !

— Monseigneur a raison, dit fermement Gaspard ; obéissez-lui.

— J’ai pu causer avec votre chef, poursuivit l’évêque ; j’ai vu dans son cœur quelque chose de pur et d’honnête… mais vous, qui êtes-vous ?

Le démon d’orgueil s’était emparé de Pablo. Il répondit, avec un mauvais sourire :

— Je suis un honorable coquin.

— Fûtes-vous prêtre ? malheureux !

— J’ai étudié pour le devenir.

— Comment êtes-vous tombé à ce degré d’abjection ?

Pablo tressaillit, sous l’injure méritée ; il répliqua, moqueur :

— Rien n’arrive que par la volonté de Dieu.

— Encore ! ces paroles dans votre bouche sont d’abominables blasphèmes !

— Excusez-le, Monseigneur, dit Gaspard ; cet homme a souffert, et beaucoup.

Le prélat réfléchit un instant, en silence ; puis :

— Je voudrais trouver le chemin de votre cœur. Je vous adjure, si quelque chose d’honnête demeure en vous, et il ne saurait en être autrement, de me parler en homme, en chrétien. Pourquoi répondriez-vous à l’amour par la haine ? Un homme qui a étudié pour atteindre au sacerdoce doit avoir bien souffert, en effet, pour être devenu ce que vous êtes.

La voix du prélat s’était faite insinuante, douce comme une main de femme qui toucherait une plaie. La parole de pitié pénétra le cœur de Pablo, dont la figure narquoise changea tout à coup. Elle devint douloureuse :

— C’est ma confession que vous demandez, Monseigneur ? dit-il lentement. De grâce ne frappez pas à une porte que j’ai pu entr’ouvrir une fois, mais que je n’ai jamais ouverte toute grande à personne. N’y frappez pas… par pitié pour vous. Le secret de mon âme est trop affreux.

— Parlez, mon fils.

Ce mot acheva de fondre la dureté de cœur du faux ermite. Son visage s’illumina.

A son tour, il parut réfléchir profondément. Après tout, pourquoi ne répondrait-il pas à l’appel évangélique ? Dans un entraînement presque involontaire, il avait bravé un prince de l’Église ; maintenant le prélat lui parlait le langage de la bienveillance chrétienne. Pourquoi ne déchargerait-il pas son âme du fardeau qui l’oppressait ? de toute la colère accumulée en lui depuis tant d’années ? Au lieu de s’entêter dans la raillerie coutumière qui le faisait mépriser, pourquoi ne dirait-il pas, à ce représentant de l’Église reniée, les raisons de son reniement ? Et, au lieu de lui laisser le souvenir d’un bouffon injurieux, pourquoi n’élèverait-il pas sérieusement en sa présence la protestation qui inspira les réformateurs ? A cette idée, son passé de croyant revint en lui, et l’anima. N’avait-il pas naguère, à Solliès, parlé dans une église, du haut d’une chaire, avec une émotion intime qu’il avait pu dissimuler à tous les yeux, mais qu’il n’avait pu se nier à lui-même ? Et voilà qu’aujourd’hui, dans cette salle en ruine où, sur les murailles nues, on ne voyait rien qu’un crucifix, il retrouvait, grâce à la présence de l’évêque, quelque chose de la pieuse atmosphère qu’il avait respirée enfant, quelque chose aussi de la solennité de ces églises où il avait jadis ambitieusement rêvé d’être un orateur écouté… Il y rencontrait un auditeur capable de comprendre ce qu’il y avait en lui d’éloquence inutilisée… Toutes ces réflexions bourdonnaient pêle-mêle sous son crâne ; et peu à peu il s’attendrissait sur lui-même, sur sa chute, sur ses souvenirs d’enfant et de lévite innocent :

— Puisque vous avez su rendre justice aux sentiments de notre chef, Monseigneur, et puisque vous ne me jugez pas indigne de toute pitié, je parlerai…

Il se recueillit et commença d’un ton très doux :

— Avec la foule innombrable des chrétiens, avec ceux qui travaillent pour gagner le pain quotidien, avec les laboureurs et les artisans, avec tous les humbles, avec tous les pauvres, j’ai, tout petit, tourné les yeux vers la crèche, et j’ai aimé Dieu-enfant de toute mon âme.

Déjà Pablo oubliait l’évêque. Le son de sa propre voix lui paraissait celui d’une voix étrangère qui le subjuguait lui-même. Les crèches provençales que, étant petit, au jour de Noël, il avait construites sous les yeux et avec les conseils de sa mère, il les revit avec émotion, seulement parce qu’il venait d’entendre ce mot : « Amour », si souvent profané par les lèvres humaines et auquel la pitié avait rendu tout son sens divin. Et Pablo, comme en un songe, retrouva dans sa mémoire un vieux chant latin ; et il murmura, en extase, comme un moine des siècles lointains :

« Stabat mater speciosa,
Juxta fænum graciosa,
Dum jacebat parvulus… »

L’évêque, confondu, crut assister à un miracle, à une transfiguration, lorsque Pablo reprit d’une voix douce de mère en deuil et visionnaire :

— « Marie, Dame de courtoisie, que ressentais-tu, quand le Dieu ton fils suçait ton lait ? Comment ne mourais-tu pas de joie en l’embrassant ?… » Je grandissais, Monseigneur, dans ces extases ; et, avec tout le petit peuple, j’attendais la réalisation des promesses évangéliques… Et ce qui m’arriva à ce moment-là, je n’en ai jamais fait confidence à personne (il regarda Gaspard), à personne.

« C’est à ce moment-là que je reçus, par la malignité monstrueuse d’un prêtre, la révélation du démoniaque. Ce prêtre m’instruisait, et il avait tous les dehors d’un clerc respectable. Il savait que ma mère, en mourant, deux ans après la mort de mon père, m’avait laissé la garde d’une petite sœur moins âgée que moi de six années. Quand j’approchai de mes vingt ans, elle n’était encore qu’une enfant ; et tout ce que la paternité a de plus secourable, de plus protecteur, je l’éprouvais pour elle. Le prêtre indigne me pria de lui confier son éducation religieuse… Il put passer avec elle de longues heures dans la solitude ; et il abusa de son ignorance. Il ne fut pas puni. On me déclara qu’il fallait « étouffer le scandale » !

— On eut tort, dit l’évêque sévèrement. Proclamation du scandale et punition des coupables, c’est le moyen unique d’inspirer la foi dans l’équité et d’assurer le respect de notre ordre comme celui de toute justice.

Pablo poursuivit :

— Elle mourut dans l’épouvante ; et en moi, alors, brusquement, s’engouffrèrent la rage, l’incrédulité et la haine… Je me détournai avec horreur de la cléricature ; et, avec des yeux tout nouveaux, jetant mes regards sur le monde, je n’y vis plus qu’abomination,… un océan d’iniquités débordantes.

L’évêque leva les yeux vers le crucifix :

— C’est à ce moment, dit-il, que le démon, profitant du mal accompli par un infâme, troubla la netteté de votre intelligence. Il ne fallait pas conclure à l’infamie de tous d’après celle d’un seul. Mon fils, le prêtre est un homme, guetté par les passions. L’héroïsme de l’entier renoncement n’est pas facile à tous. Les saints ne sont pas innombrables. Mais il ne faut jamais oublier que, même lorsque, à l’autel, elle est élevée par des mains indignes, l’hostie reste toute blanche.

Pablo n’écoutait plus. Ses rages l’avaient ressaisi ; il jeta un regard haineux sur le prêtre qui le blâmait ; et, s’exaltant dans une sorte de fureur sacrée, il rappela, en apôtre accusateur, les périodes les plus douloureuses dans l’histoire des peuples trahis par de mauvais bergers.

Ses récentes lectures lui fournirent, contre l’iniquité du monde, les éléments précis d’une diatribe qui, de parole en parole, s’enflait du souffle de sa colère passionnée ; ainsi la vague appelle la vague sous le fouet de l’orage. Sa voix grondait ; son esprit fulminait. Un Savonarole n’eût pas désavoué cette éloquence inattendue et vraiment formidable… Voici qu’il s’écriait : « N’invoquez pas l’ignorance des siècles lointains ; — les maîtres d’alors avaient, aussi bien que nous et plus près d’eux, le Christ tout entier, c’est-à-dire toute la vraie science des cœurs… et ils la foulaient aux pieds ! » Il dit, et, pour conclure, rassembla, comme en un faisceau, de grandes invectives qui s’achevèrent en malédictions…

Tout à coup il s’arrêta, vraiment épuisé par tant de violence ; et, sa voix retombant à de calmes notes plaintives qui inspiraient la pitié, il murmura, comme l’apôtre lorsqu’il trouva vide le Tombeau : « J’avais un Dieu… voici que je ne l’ai plus… qu’en avez-vous fait ?… où l’avez-vous mis ? »

Le visage du moine n’exprimait plus que de la tristesse. Il se tut.

Après avoir respecté un moment son douloureux silence, l’évêque lui dit avec bonté :

— Mon fils, la force de vos indignations et de vos regrets, est terrible. Vos repentirs ne pourraient-ils l’égaler ? Vous demandez la justice aux hommes ? Peut-être n’est-elle pas de la terre !… Vous avez fait de votre beau désir la pire des damnations. Que cela vous soit compté ! Mais, croyez-moi, quittez votre genre de vie, fuyez les cavernes ; combattez en vous la rage stérile ; rappelez-vous vos prières d’enfant… Vous les murmuriez tout à l’heure…

Il ajouta :

— N’avez-vous jamais vu de bons prêtres, animés par le pur esprit de sacrifice et d’amour ? Ils sont légion, ces consolateurs de toutes douleurs, physiques et morales. N’avez-vous jamais vu nos bons curés de campagne quitter leur repos, en pleine nuit, pour porter à un mourant, ou à sa famille désespérée, les paroles de son cœur ? Ne les avez-vous pas vus partager, avec des mendiants, le dernier et pauvre pain du presbytère ? leur donner des chaussures neuves lorsqu’eux-mêmes marchent avec des souliers qui prennent l’eau ? Pourquoi ne regardez-vous que du côté où règne le mal ? Si le bien ne faisait pas équilibre au mal, songez que le monde s’écroulerait. L’essence de la vie est amour. La poule assemble autour d’elle ses petits qui se réfugient sous son aile, selon l’image évangélique ; et elle les nourrit de ses privations.

— Cela est vrai, intervint Gaspard ; et mon curé ne m’a laissé que de bons souvenirs.

— Sans aller bien loin, reprit l’évêque, si vos yeux cherchaient la vraie lumière, vous trouveriez dans le clergé, de véritables saints, dont les vertus rachètent tous les péchés d’Israël. Il y a, dans un pauvre village de nos Alpes voisines, un curé qui, depuis vingt ans, sème et récolte le bon grain de l’Évangile. Vous ne pouvez ignorer son nom…

— Je sais, dit Gaspard, il s’appelle Miollis[12]. Il donne aux pauvres jusqu’à ses propres vêtements. Il dut emprunter, il y a huit jours à peine, un pain pour son souper, au forgeron son voisin. Je l’ai su, Monseigneur, et je lui ai fait parvenir, sans qu’il ait pu en soupçonner l’origine, deux sacs de blanche farine et quelques pots de miel, que m’avaient offerts des amis, de braves cultivateurs de Besse.

[12] Né en 1745, nommé évêque de Digne par Napoléon Ier, Monseigneur Miollis mourut à l’âge de 99 ans et 7 mois. C’est l’évêque des Misérables.

L’évêque regardait et écoutait Gaspard avec une stupeur bien naturelle. Troublé jusqu’au fond de l’âme, il sentit sa pensée s’embrouiller un peu. Il était « du siècle, du monde », et voilà qu’il rencontrait, en Gaspard, un monde inattendu : la douceur dans la révolte ! — Il s’efforçait de diriger ses réflexions ; de conclure. N’y pouvant parvenir, il y renonça pour l’heure ; et, se tournant vers Pablo :

— Allez, lui dit-il, rentrez en vous-même, et redevenez le chrétien que vous fûtes adolescent ; changez d’existence. Notre miséricorde chrétienne est infinie. Elle sait pardonner les fautes d’autrui ; et elle efface même nos propres fautes, par le repentir.

— Rien n’effacera les miennes à mes yeux, répondit Pablo avec une surprenante noblesse. Je n’ai plus qu’une destinée… je n’y faillirai pas ; et c’est de suivre Gaspard mon maître partout et quoi qu’il fasse, et jusque sur l’échafaud. Ma fidélité à cet homme sera mon seul rachat.

— Ne voulez-vous pas réciter, à genoux, les prières de la confession ? insista le prêtre ; vous y trouveriez le repos.

— Elles ne seraient qu’un blasphème sur mes lèvres, répliqua Pablo froidement. Vous voudrez bien m’excuser, Monseigneur ; et si Votre Grandeur, comme je n’en saurais douter, peut avoir quelque influence sur le cours du siècle, qu’elle aille, dans sa bonté, exposer à notre roi l’origine et la signification de nos révoltes ; il n’y faut voir que l’appel des désespérés vers la justice toujours promise…

Ayant dit, il s’inclina et sortit.

— Monsieur, dit le prélat à Gaspard, je tâcherai de voir le roi…

Gaspard à son tour s’inclina devant l’évêque avec respect ; et comme, au moment de quitter la salle, il se retournait pour le saluer une fois encore, il le vit s’agenouiller dans l’épaisse poussière du parquet, aux pieds du haut crucifix, et s’abîmer dans une prière infinie.


Le soir de ce même jour, Gaspard, cherchant Pablo dans tous les recoins du parc, devait le trouver ivre-mort, comme un veuf désespéré qui cherche l’oubli. Dans un sommeil agité, le malheureux murmurait encore : « Qu’avez-vous fait de mon Dieu ? Qu’avez-vous fait de mon Dieu ?… Où l’avez-vous mis ? »

CHAPITRE XVII

Le diable se sert subtilement d’un innocent évêque pour encourager un amour profane ; et Gaspard, avec la femme qu’il aime, contemple les pierres, encore vivantes, sur lesquelles s’élevait autrefois l’Arc de Triomphe de Marius.

L’évêque priait toujours, douloureusement, lorsque son propre serviteur vint prévenir que ses chevaux étaient mis. Il se hâta de le suivre et de monter dans son carrosse ; mais, au milieu du rond-point, le cocher dut arrêter.

Le prélat, cherchant à se rendre compte de l’obstacle, vit, à quelque distance, une troupe nombreuse de paysans, hommes et femmes, qui entouraient Gaspard d’un air joyeux.

Gaspard les quitta, dès qu’il aperçut l’évêque ; et, chapeau bas, lui vint expliquer que ces bonnes gens apportaient au camp, de temps à autre, des tributs volontaires, en nature, des légumes, des volailles, des fruits.

— Regardez là-bas, Monseigneur ; ces corbeilles fleuries ! Eh bien, sous les fleurs, j’ai parfois trouvé plus d’un lourd sac d’écus. Soyez assez bon pour ne pas oublier que tout n’est pas, ici, le produit d’actes illégitimes.

Les paysannes semblaient se consulter… Gaspard leur fit un signe. Elles s’approchèrent, et offrirent respectueusement au prélat une gerbe de fleurs.

Bernard et Thérèse, accourus, s’agenouillèrent les premiers devant la portière du carrosse. Les paysans les imitèrent.

Bouleversé, le prélat avait pris les fleurs. Le carrosse, sur un ordre de Gaspard, se remit en marche, tandis que l’évêque faisait un dernier geste de bénédiction.

Où allait-il, au sortir du parc enchanté ? Gaspard ne s’en doutait pas. Il allait, en visiteur ami, chez Mme de Lizerolles. L’évêque ignorait, de son côté, que la haute dame connût le bandit. Il arriva chez elle à l’heure du souper.

— Ah ! madame ! quelle aventure ! dit-il.

Et il conta son arrestation et ce qui s’en était suivi ; et, enfin et surtout, la conversation qu’il avait eue avec Gaspard. Son récit achevé, le prélat resta un moment silencieux, puis tout à coup :

— Lorsque cet homme, le bandit Gaspard, car il faut l’appeler par son nom, prononça avec simplicité ces paroles : « Je suis fidèle à l’église du cœur », je ne puis dire, madame, quelle brusque et douce émotion m’a inondé l’âme tout à coup. Les larmes gonflèrent mon cœur. Qu’un homme, qui vit délibérément hors la loi, puisse avoir de tels sentiments et de telles expressions, cela me confond, m’étonne, me trouble étrangement. Ah ! monsieur de Marseille a raison, lorsqu’il assure qu’il y a, en ce Gaspard, plus et mieux qu’un bandit. Cet homme-là est plus dangereux qu’on ne pense, non point parce qu’il vit, à la vue de tous, en état de crime, ce qui est repoussant, mais parce qu’il a des vertus intérieures qui le font aimer malgré son crime.

En fin de compte, le prélat parla de Gaspard à Mme de Lizerolles avec tant d’éloges, si touchants, si assurés et si profonds, qu’en les écoutant elle se sentait portée, pour le bel et jeune aventurier, d’une inclination plus tendre que n’aurait voulu l’évêque, s’il avait pu lire dans ce cœur de femme. Le diable, pour amener à ses fins le couple éternel, se sert parfois des sentiments qu’on a pour Dieu. Il n’est pas rare que l’amour passionné de la vertu conduise la créature au péché.

Gaspard, depuis sa première visite à la bibliothèque de Lizerolles, y était revenu plusieurs fois ; et, chaque fois, il était resté deux ou trois jours au château, pour obéir à l’invitation de la châtelaine. Dans la solitude où elle s’était confinée, ces visites romanesques lui étaient une singulière distraction. La troupe de Gaspard, tout à fait disciplinée depuis sa retraite dans les caveaux de Solliès, ne lui demandait plus compte de ses absences ; elle pensait qu’il préparait des plans d’attaque contre le Parlement ; et, en effet, s’il s’instruisait, s’il s’attachait à la lecture des livres d’histoire et de droit, c’était en vue de pouvoir attaquer le Parlement par la critique et la parole, en même temps que par l’action. La bande devinait aussi que l’amour était pour quelque chose dans les absences de son chef, et s’en égayait, en lui attribuant plus d’aventures galantes qu’il n’en eut jamais : et c’est ainsi que s’enflent les légendes.

Ces journées à Lizerolles étaient charmantes. Gaspard arrivait le matin ; et, tout directement, était introduit dans le cabinet d’étude qui était devenu sa chambre personnelle, près de la bibliothèque. Il trouvait tout préparé un habit convenable à la vie sédentaire, un autre pour ses sorties. Il se mettait à ses lectures, d’où le tirait seulement la cloche annonçant l’heure des repas. Et c’était, alors, à table, de longues et nobles causeries avec la comtesse.

Sa spirituelle amie, sans pédantisme, l’interrogeait finement sur mille objets ; et, vers la fin de la journée, après une lecture faite en commun, tous deux montaient à cheval pour une promenade dans les environs, de préférence vers des lieux où Gaspard savait qu’il ne rencontrerait aucun de ses gens.

Au cours de la première promenade qu’ils firent ainsi, après la visite qu’elle avait reçue de l’évêque :

— Savez-vous, dit-elle tout à coup, — en se rapprochant botte à botte, si bien que les têtes des chevaux, mis au pas, se touchèrent — savez-vous que vous avez conquis le cœur de mon vénérable ami, l’évêque de Castries ?

— Ah ! madame ! il est votre ami ? Que ne l’ai-je su !… Pourtant, je n’aurais pas pu en user mieux avec Sa Grandeur.

— Il suffit de lui avoir montré que vous êtes un homme de cœur. Vous l’avez impressionné fortement. Mais… pourquoi lui résistez-vous, et à moi ? Nous voudrions, lui et moi, vous voir renoncer à une vie de dangers. Le moindre est que vous risquez la tête chaque jour.

— Je crois vous avoir promis, madame, dit Gaspard, de quitter la vie d’aventures, quand j’aurai infligé au Parlement un affront et un châtiment. Alors je laisserai le royaume en repos, sous la condition d’obtenir pour mes gens la grâce royale…

— Et que deviendrez-vous, alors ? interrogea-t-elle.

— Je me le suis demandé souvent ; et je pense que, ne voulant pas me faire moine, et n’ayant pas décidément les talents qu’il faut pour écrire, le mieux pour moi serait de finir ma vie en reprenant la profession de mes parents, celle de laboureur. C’est, avec celle de soldat, la plus noble ; et si le travail qui fait prospérer la vie demeure sans gloire aux yeux des guerriers, on peut le croire cependant plus agréable à Dieu que l’art de tuer et de détruire.

Tout en causant ainsi, ils étaient parvenus à l’endroit de la route qu’ils s’étaient donné comme but de leur promenade ; et c’était devant les vestiges de l’Arc de triomphe élevé par les Romains en l’honneur de Marius, vainqueur des Cimbres et des Teutons, dans la plaine de Pourrières.

— Puisque vous avez lu les Ruines de M. de Volney, dit-elle, vous allez pouvoir, en imitation de ce philosophe, rêver aux destins des peuples civilisés que menacent éternellement les races demeurées barbares.

Arrivés devant ces pauvres vestiges qui consistaient en quelques blocs de ciment, perdus dans les herbes sauvages, à trente pas de la route, ils arrêtèrent leurs chevaux.

— Regardez, dit-elle, comme ces vestiges sont peu de chose ! Et pourtant, la défaite des barbares s’immortalise dans le nom donné à cette plaine… N’est-il pas singulier que telle race d’hommes puisse être tout à fait différente de telle autre, et cela sur des territoires qui se touchent ? N’est-il pas surprenant que la barbarie la plus stupide se manifeste contemporaine de la civilisation la plus raffinée, et que celle-ci n’inspire aucun respect à celle-là ? et que le sort de la seconde dépende des aveugles brutalités de la première ?

Une vieille paysanne passa.

— Savez-vous, bonne femme, ce que signifient ces débris de murailles ?

— C’était, dit la vieille, un arc de trionfle.

— Fort bien ; et en l’honneur de qui était-il là ?

— En l’honneur, madame, d’un certain Marius, qui, aux temps d’autrefois, a défendu notre bien contre des armées de sauvages. Et, en son honneur, nous donnons, souventes fois, à nos enfants, le nom de Marius.

Ayant dit, la vieille s’éloigna. Gaspard rêvait. Les souvenirs de ses récentes lectures bourdonnaient en lui. Il se sentait comme éclairé par la présence de la patricienne à qui il voulait plaire.

— A quoi pensez-vous ? dit-elle.

— En face de cette riche campagne, je pense que les barbares ne voient, dans les pays de leurs voisins civilisés, que trésors à dérober ; et j’imagine qu’ils seront gens, s’ils atteignent quelque civilisation, à n’y voir que des moyens de profit et de jouissance physique, tandis que, au contraire, — si l’on s’en rapporte aux philosophes dont vous m’avez permis de pénétrer la pensée — l’homme, en marchant vers la connaissance, doit s’élever à un état humain toujours plus éloigné des instincts animaux ; en sorte que la véritable civilisation, tout en améliorant sa condition physique, a proprement, pour point d’arrivée principal, l’élévation de son intelligence et de ses sentiments.

L’amie de M. de Mirabeau se sentit fière de l’homme que, dans le secret de son cœur, elle appelait son élève. Elle voulait compléter l’éducation de l’aventurier, afin de le rendre capable de plus grandes choses ; elle voulait avant tout lui faire abandonner ses misérables moyens d’action.

Elle leva sur lui des yeux où passait une émotion de reconnaissance. En vérité, oui, elle lui était reconnaissante de ce qu’il faisait si bonne et si prompte réponse à l’intérêt qu’elle lui portait. Quelle gloire pour une jeune femme de dominer, diriger, transformer, cet homme d’action !

— N’est-ce pas affreux, reprit Gaspard, et sot autant qu’affreux, que les hommes, qui reprochent à Dieu de les avoir voués à mille maladies et douleurs inévitables, inventent eux-mêmes, contre eux-mêmes, les pires maux, tels que la guerre, laquelle contient toutes les douleurs ? Pour mieux se martyriser, ils perfectionnent avec soin, de siècle en siècle, les engins de mort. Et comment les plus doux des civilisés pourraient-ils faire autrement, puisque leur devoir, devant Dieu même et devant leur postérité, est de défendre, contre les races restées animales, le trésor des peuples, l’héritage dont ils ont le dépôt, à eux transmis par des générations et des siècles ? Avec raison et justice, ils deviennent féroces contre les féroces. Tuer, retuer, tuer encore, faire de la barbarie menaçante un charnier, pour que la civilisation des cœurs survive, voilà le mot d’ordre épouvantable à quoi les meilleurs sont réduits ; et ce mot d’ordre nous est signifié par ces ruines qu’on devrait relever pour l’enseignement des nations à venir.

— Je vois que l’écolier de M. de Volney a su profiter de ses leçons ! s’écria Mme de Lizerolles, enthousiasmée.

— Le roi de France, madame, ou le gouverneur de la Provence, devrait faire relever ces ruines. Elles parlent haut à qui sait comprendre[13] !

[13] Après la victoire du XXe siècle sur les barbares de Germanie, les Provençaux dresseront, à notre appel, un simple bloc de pierre sur les fondements qui restent du Trophée de Marius ; et on gravera dans le bloc deux dates, célébrant deux victoires, remportées sur le même ennemi, à vingt siècles d’intervalle : 102 av. J.-C. — 1918.

— Hélas ! dit Mme de Lizerolles, la force des instincts animaux qui persistent dans l’homme est telle que si, au jour du suprême jugement, les chairs et les os se rejoignent pour refaire des formes humaines, il est à craindre que des hordes de ressuscités haineux attaquent, sous l’œil de Dieu même, le monde des élus.

— En ce cas, dit Gaspard, ces hordes-là seront assurées d’une dernière défaite ; car s’il est dans la destinée du diable de combattre les anges, la destinée de ceux-ci est de tenir, tôt ou tard, les démons cloués sous leur lance, et réduits à l’impuissance comme le dragon sous l’épieu de saint Michel ! Quand le diable se mêle de lutter avec l’ange, la fin du combat est connue d’avance.


Le gentil cavalier et sa gente compagne eurent, par la suite, plus d’une fois, de ces conversations dans lesquelles Gaspard, loin d’oublier ses projets, puisait au contraire une conscience nouvelle de la justice, et le désir d’en hâter l’avènement. Bien entendu, l’amour était aussi l’un des sujets qui revenaient souvent dans leurs conversations ; et le petit livre de l’abbé Chaulieu, qui avait perdu la marquise de La Gaillarde, appartenait à la bibliothèque de Mme de Lizerolles.

Jean-Jacques était là, du reste, pour flatter leur sensualité de jeunesse. Ils lurent ensemble, dans les Confessions, la scène des cerises cueillies et lancées du haut de l’arbre comme de rouges baisers envoyés du bout des doigts.

Les amours d’Anet et de Mme de Warens étaient faites pour exciter Mme de Lizerolles à l’indulgence, et Gaspard à l’audace ; mais il se jugeait moins digne qu’Anet (et elle le voyait singulièrement plus digne) d’un regard de bienveillance.

Subtil est l’appel de physique tendresse que dégagent les Confessions. L’esprit de volupté y est insinuant, tel un souffle de brise printanière qui, sur la chair, par dessous une légère étoffe, glisse comme une caresse fluide et inévitable… Et le lecteur se dit : « En vérité, la faute délicieuse a bien peu d’importance, tout en étant le meilleur de la vie ! Comme cela porte en soi son excuse aimable, perfide et complète ! La chair aimante est aussi innocente que la fleur d’avril. La fatalité d’aimer n’a ici rien que de gracieux ; ni blâme, ni terreur ; point d’enfer qui menace ; le paradis retrouvé, non pas éternel — par malheur — mais si engageant ! »

Et Gaspard regardait souvent encore la nuque de Mme de Lizerolles, chair blanche sur laquelle frissonnaient légèrement les petites boucles des cheveux follets.

Enfin, il osa lui avouer à quelle tentation il avait résisté, le jour de leur première promenade, lorsqu’ils étaient allés ensemble à la chasse.

— Vous avez bien fait, certes ! dit-elle. Si vous aviez été audacieux, je vous aurais chassé de ma présence ; et jamais de ma vie ne vous aurais revu !

Gaspard baissa la tête ; et le retour au château se fit dans une sorte de tristesse muette. Pourtant, ayant osé lever les yeux vers la dame, l’espace d’une seconde, Gaspard aperçut, au coin de ses lèvres, un sourire singulier. Que disait ce sourire ? Moquerie ? Ironie ? Il resta secret.

Elle pensait aux progrès de son élève et à la fierté qu’elle avait éprouvée d’être son éducatrice, le jour où, devant les vestiges de l’Arc de Marius, il avait parlé avec tant d’élévation. Aujourd’hui, il montrait une extrême délicatesse de cœur. Et elle souriait de s’apercevoir qu’elle l’aimait et qu’elle devait honorablement devenir hardie avec un bandit si timide.

Elle prit la résolution de lui donner ce qu’il n’oserait jamais demander.

Le soir même, comme Gaspard, déçu, s’attardait à lire dans la bibliothèque, il eut tout à coup l’impression de n’être plus seul ; subitement, deux mains, légères, se posant sur ses yeux, lui firent un aveuglant bandeau d’amour. Elles attiraient sa tête en arrière. Et il sentit sous son front sa pensée tournoyer, incapable de comprendre, éperdue entre l’espoir de l’invraisemblable et la crainte de l’impossible, véritable vertige à travers lequel il se comprit entraîné en des abîmes de félicité.

Mme de Lizerolles, en robe de nuit, pieds nus, était entrée silencieusement. Elle récompensait Gaspard de sa discrétion virile par une hardie loyauté d’amour.

Ce soir-là, Gaspard « ne lut pas plus avant ».

Il faut renoncer à dire ce que fut, en lui, sa joie orgueilleuse.

Il eut une sourde envie de l’exprimer en paroles abondantes et belles, mais il jugea plus prudent, plus galant, de laisser parler ses seuls regards, et de ne permettre à ses lèvres que le silence le plus discret.

Le lendemain, lorsqu’il prit congé, pour quelque temps, Mme de Lizerolles lui dit : « Maintenant, songez à la comédie qu’il vous faut prendre du Parlement, et lui donner vous-même. Cherchez un stratagème pour le jeter en posture ridicule. Continuez à mettre de la gaîté dans l’action que vous menez. Rien n’est plus selon l’esprit de France que la fronde et la chanson. Les choses semblent devoir s’arranger à votre satisfaction, de tous les côtés. Pour moi, comme dit Montaigne : « Lorsque j’en saisis des populaires et plus gayes, c’est pour me suyvre à moy qui n’aime point une sagesse cérimonieuse et triste. »

— Et moi, dit Gaspard, j’aime l’espièglerie. Puisque la mienne ne vous déplaît pas, vous en aurez, bientôt, j’espère, de réjouissantes nouvelles.

Ce disant, il songeait à réaliser son grand projet : capturer les Parlementaires ; faire plaider leur cause, ironiquement, par le comédien Jean Lecor, devant un tribunal de bandits menaçants et facétieux.

Gaspard comptait abattre ainsi, sous le ridicule, le prestige suranné des parlementaires.

CHAPITRE XVIII

En attendant la chute du Parlement, Gaspard, usurpant les fonctions de cette haute assemblée, rend, à sa façon, et à exemple de saint Louis, la justice, sinon sous un chêne, du moins sous un pin parasol.

Ses actes d’espièglerie ne tardèrent pas à réjouir non seulement Mme de Lizerolles, mais toute la Provence.

Ce fut la belle époque de Gaspard de Besse. Sa réputation, parmi les pauvres gens, était à son apogée. Il était vraiment pour eux le justicier.

L’intérêt que lui portait la patricienne l’avait d’abord élevé à ses propres yeux ; l’amour qu’elle lui prouvait maintenant, achevait de lui conférer, pensait-il, une sorte de dignité secrète qu’il voulait soutenir. La Femme créait ainsi les chevaliers d’autrefois.

Gaspard dut en arriver à tenir, à jour fixe, une sorte de lit de justice dans les collines de Vaulabelle. Il réalisait le mot du paysan de Signes, qui, délivré par lui d’un voleur de fruits et de légumes, s’était écrié : « Voilà le roi qu’il nous faudrait ! il rend la justice lui-même, et ça ne traîne pas ! » Et Gaspard, en riant, se comparait à Haroun-al-Raschid, jugeant, chaque matin, quelque nouvelle affaire ; et il appelait Sanplan son grand vizir.

On venait à lui de fort loin, et pour lui soumettre, la plupart du temps, des causes embrouillées, ou des cas de conscience qui auraient sans doute embarrassé le Parlement, et qui auraient pu devant ce haut tribunal, attirer des disgrâces aux plaignants eux-mêmes.


Gaspard se tenait assis sur une roche de la colline, à peu de distance du parc, sous un pin parasol centenaire, comme saint Louis sous son chêne légendaire.

Sanplan et Pablo à sa droite, Bernard et Lecor à sa gauche, trônaient sur des pierres disposées en manière d’escabeaux. Deux des anciens archers étaient présents et tout prêts à intervenir, au besoin, par la force.

On cite quelques-uns de ses arrêts.


Devant ce tribunal, apparut un jour une pauvre femme amenée par son mari.

— Homme, dit Gaspard au mari, de quoi vous plaignez-vous ?

— Voici, monsieur Gaspard. J’ai trouvé, un matin, en rentrant dans ma bastide, à une heure où l’on ne m’attendait pas, ma femme avec un homme.

— Ce sont des choses qui arrivent, dit Gaspard, et qui sont plus ou moins fâcheuses, selon la manière dont on les prend… Femme, niez-vous l’accusation ?

— Non, dit-elle, baissant la tête.

— Alors, vous, le mari, que fîtes-vous ?

Le mari déclara :

— J’imaginai ceci : je demandai à l’homme — que je connaissais, bien entendu — de me donner un bel écu.

L’auditoire éclata de rire.

— Le peuple a tort, prononça Gaspard, de devancer par ses rires le jugement des juges. C’est un grand mal, comme celui de juger par avance sans preuves ni discussion. Attendez donc pour rire de savoir pourquoi ce mari demanda un écu à l’amant de sa femme.

— Cet écu, dit l’homme, devait être, comme vous allez le voir, la punition de ma femme, en lui donnant à entendre qu’elle s’était conduite comme ces créatures de rien qui se livrent pour de l’argent.

— Femme, prononça Gaspard, je vous cherche une excuse. Aimiez-vous votre amant, ou bien vous étiez-vous donnée par intérêt, pour obtenir cadeaux quelconques, en nature ou en argent ?… Soyez sincère. Tout pardon n’est jamais qu’à ce prix.

Le mari voulut parler.

— Attendez qu’on vous interroge. Vous, femme, parlez…

— J’avais de l’amour pour cet homme qui était veuf, et de notre voisinage ; il avait vu maintes fois mon mari, qui est un caractère violent, me maltraiter pour ceci ou pour cela, en me criant mille sottises. Cet homme m’avait des fois consolée ; et, oui, que je l’aimais ! Et, pour ce qui est des cadeaux, que m’aurait-il donné, pechère ! n’ayant rien que son bêchard, sa pelle et ses bras ?

— Or çà, vous, le mari, que venez-vous demander ?

— Je viens demander que vous fassiez comprendre à la femme, comme la punition est juste que j’ai choisie pour elle, en me faisant remettre cet écu.

— Lui avez-vous demandé si elle aimait cet homme ?

— Qu’elle l’aimât ou non, qu’est-ce que ça aurait changé à mon affaire ? Le péché contre moi était le même. J’ai puni ma femme.

— Mais, vous l’avez punie d’une façon qui n’est pas juste, puisque cette femme ne s’est pas vendue.

— Vendue ou non, la punition de ma femme sera d’être traitée en catin.

— Vous raisonnez comme ferait peut-être tout un Parlement, mon pauvre homme ! La vraie justice voit les choses différemment. Il faut qu’un châtiment soit à la mesure de la faute.

La femme s’enhardit à parler encore, sans en demander permission :

— Faites-lui dire, monsieur, comment il a employé, le bourreau ! cet écu qu’il a toujours dans la poche de son corset (gilet).

— Homme, répondez ! commanda Gaspard.

L’homme se mit à rire d’un gros rire :

— Chaque fois, dit-il, que je rentre pour manger la soupe que la femme m’a préparée, je tire cet écu de mon corset, je le fais tomber et tinter sur la table, afin que la femme, chaque fois, se rappelle sa faute et m’en demande de nouveau pardon. Elle s’est révoltée à la fin, et m’a traité de lâche et de bourreau sans cœur, et m’a menacé de s’aller jeter à l’eau… mais par Dieu ! tant qu’elle vivra, à chaque repas, je lui imposerai cette peine d’entendre tinter l’écu sur la table et de le voir luire au soleil, à côté de mon écuelle.

Gaspard fronçait le sourcil.

— C’est vrai, dit la femme en pleurant, que je dois supporter ce supplice tous les jours, et deux ou trois fois par jour ! et bien sûr que je m’irai noyer, si cela dure plus longtemps… Je deviens folle, d’avoir une punition de tous les jours pour un péché d’un pauvre moment.

— Entends-tu, toi, le mari ? dit Gaspard. Lâche bourreau que tu es, en effet !… Je vois ton affaire : tu as eu peur de l’homme, et tu t’es retourné contre la faiblesse de cette malheureuse créature sans malice. Si, avant sa faute, tu ne l’avais pas tourmentée, elle n’aurait sans doute pas cherché à t’oublier. Et toi, tu as, sans péril ni risque, inventé une torture malicieuse et abominable. Tu n’as pas mesuré la punition à la faute, et tu es pourtant de ce peuple que la loi de torture indigne ! C’est ta femme qui aurait dû t’amener devant moi, au lieu que tu l’y as traînée, dans l’espoir de lui faire honte publiquement. Rappelle-toi qu’une vraie justice n’a jamais rien de féroce.

Et se tournant vers ses lieutenants :

— Sanplan, Bernard, vous ferez rechercher l’amant de cette femme. Il faut savoir sa pensée sur toute cette affaire.

— Je suis là ! dit une voix, dans l’auditoire qui était assez nombreux. J’ai épié ce mari cruel, comme il sortait de sa maison ce matin, et je l’ai suivi jusqu’ici.

— Es-tu prêt à vivre avec cette femme comme si tu étais son mari ?

— Oui, dit l’homme.

— Femme, avec lequel de ces deux hommes voulez-vous vivre ?

— Pour le repos et le bonheur de ma vie, je voudrais quitter mon mari, dit-elle, mais il a été le père de mes deux enfants qui sont morts ; et s’il me veut encore avec lui, je resterai ; mon péché ne sera-t-il pas assez expié, si, jusqu’à la mort, je lui fais la soupe et entretiens sa maison, sans entendre, à chaque repas, sonner sur la table son écu maudit ?

Pablo se leva et, d’un grand sérieux, prononça :

— La femme adultère était lapidée par le peuple, et elle fut pardonnée par le divin Maître.

— S’il pardonna, dit l’homme, c’est qu’il n’était pas marié !

— Les maris savent aussi pardonner, et quelquefois avec esprit, répliqua Pablo gravement. J’en ai eu la preuve un jour, dans un de nos villages, aux environs d’Hyères. Un jour de saint Paul, qui est, comme vous le savez, la fête du bétail, — pendant que les bêtes, bœufs, vaches, chèvres et boucs moresques, défilaient devant l’église pour recevoir la bénédiction que le pasteur des âmes, debout sur le parvis, leur envoyait avec l’eau bénite de son goupillon, — on vit arriver un animal singulier, à deux pieds. C’était, au su de tous, le plus grand cocu de Provence… Pour répondre aux plaisanteries dont on le persécutait sottement, il s’était fabriqué une sorte de chapeau de bois, maintenu par des lanières de cuir qui lui passaient sous le menton, et surmonté de deux gigantesques cornes, charitable héritage de son bœuf, mort par accident. Cet homme hardi, coiffé de ces deux cornes qui étaient fort pointues, vint bravement se faire bénir avec les autres bêtes cornues ; — il montra ainsi tant de spirituelle bravoure, que, par crainte peut-être d’un coup de corne, jamais plus personne n’osa rire de lui, sinon pour le féliciter sincèrement d’avoir pris, avec tant de bonne humeur, son parti d’une aventure si commune. Et il fut récompensé par la fuite de sa femme… Elle quitta le mari, mais elle emportait son pardon ; — et tout le monde fut content. Voilà, mon ami, l’exemple que je propose à vos méditations.

On riait.

— Pablo, prenez ce maudit écu, commanda Gaspard, vous le donnerez à un pauvre… Et vous, le mari, consentez-vous à garder votre femme, en oubliant sa faute ?

L’homme hésitait : « Je ne sais que faire ! » dit-il.

— Dès lors que vous hésitez, la femme, si elle y consent, ira avec celui qui la mérite ; et, de nous, ce couple nouveau, recevra une somme convenable… A d’autres.


Un jeune homme s’avança et, d’un ton important :

— Maître Gaspard, je vous annonce que je viens pour entrer dans votre troupe, où je rendrai les plus grands services !

— Oh ! oh ! fit Sanplan, voilà une étonnante assurance ! Avec cela, mon garçon, tu m’as l’air d’un âne ! mais ce n’est pas ici un moulin et tu vas, je gage, t’en apercevoir.

— Debellabo superbos ; exaltabo humiles, dit Pablo.

— On n’entre pas dans ma troupe sans y avoir des titres, fit observer Gaspard.

— Ça ne peut pas être difficile, répliqua le jeune homme ; chacun sait qu’on y trouve des échappés de galère, à qui vous n’avez pas demandé, je pense, des certificats de sainteté.

— J’avais bien deviné que vous êtes un sot, dit Gaspard ; j’ai recruté ma troupe comme je l’ai entendu. Et pour se former une troupe qu’on exposera chaque jour aux pires châtiments et à la mort, il est honnête de choisir des hommes qui déjà furent condamnés, car ceux-là gagnent au lieu de perdre au changement d’état qu’on leur offre. Et cela est bien. Apprends que naguère un juge américain, désolé d’avoir été mis dans l’obligation de condamner à la pendaison un assassin, repentant il est vrai, — le dépendit de ses propres mains, et se félicita ensuite d’avoir conservé ainsi un excellent soldat à la cause de l’Indépendance. Il est bon d’utiliser les repentirs. Mais toi, qui ne connais ni les prisons, ni les galères, pourquoi veux-tu t’enrôler parmi mes bandits ? As-tu seulement été pendu ?

— Non, maître Gaspard.

— Alors, que viens-tu faire ici ? Nous ne sommes pas des gens qui cherchent à mal faire, mais à réparer le mal qu’ils ont appris à connaître. Qu’est-ce qui t’a fait prendre la résolution de t’enrôler dans ma bande ?

— La paresse ! fit, en souriant, le jeune effronté.

— En vérité ?… Et crois-tu que le métier de soldat soit une profession de bras croisés, de fainéants et d’endormis ? Il faut savoir coucher sur la terre nue ou sur le rocher, gouverner les bêtes, faire sentinelle à son tour par tous les temps ; s’éveiller à la moindre alerte, parcourir à pied de grandes distances, à travers bois, pour déjouer l’ennemi.

— Ce sont là des occupations qui m’amuseront comme la chasse, répliqua le jeune homme. Ce qui me déplaît, c’est ce qu’on appelle le travail qui, si j’en crois mon curé, est imposé par Dieu aux pauvres hommes, comme punition d’un péché qu’ils n’ont pas commis.

— En résumé, c’est le travail qui t’ennuie ? Moi, je regrette le temps, mon garçon, où je battais le fer dans ma forge. A qui travaille, une joie entre dans le cœur. Et si tu penses que ma troupe est une association de paresseux, tu me fais injure. Et, afin que de mes paroles tu te souviennes longtemps, on va t’appliquer de ma part une douzaine de coups de bâton !… Allons, empoignez-moi ce gaillard-là !

Les archers firent mine d’obéir. Le jeune gaillard se sauva.

— C’est tout ce que je voulais, dit Gaspard, en riant. Laissez-le courir. Ne voyez-vous pas bien qu’il se rend au travail ?… Eh ! toi ! là-bas, l’homme en habit de laquais ? que nous veux-tu ?


Un grand escogriffe s’avança :

— Moi, je remplis toutes les conditions que tu désires, capitaine Gaspard. Depuis deux ou trois jours, le seigneur chez qui je sers, comme valet de chambre, étant à l’agonie, j’ai cru pouvoir profiter de ce favorable moment pour le mieux voler, c’est-à-dire d’une plus forte somme qu’à mon ordinaire ; mais voilà que ses enfants me soupçonnent, et je crois n’avoir rien de mieux à faire que fuir la maison où, depuis plus de dix ans, j’ai commis nombre de larcins, assez importants et ingénieux pour me donner tous les titres à tes éloges, et à mon admission dans l’honorable compagnie dont tu es le chef. Je puis devenir un de tes meilleurs serviteurs.

— En quoi tu te trompes singulièrement, mon garçon !… Ah ! ça, quelle idée te fais-tu donc de Gaspard de Besse ? Crois-tu que ce soit un coupeur de bourse, chef de vulgaires coureurs de bourse ? Crois-tu que mes gens soient des misérables de ta sorte, sournois, hypocrites et sans bravoure ? Nous attaquons, nous, les gens en plein jour, au risque de nos vies, et seulement afin de prouver aux juges du roi que leur justice est mal faite, puisqu’elle nous révolte et puisqu’elle est impuissante à nous réduire. Les moyens violents que nous employons, n’auront, grâce à Dieu, qu’un temps, et je regrette d’y être contraint. Quant au vol tel que tu le pratiques, c’est une des plus basses actions qu’on puisse commettre. Voler par trahison l’homme qui se croit en sûreté dans sa maison ! profiter de son agonie, et de la douleur des siens, pour faire main basse sur son bien ! dévaliser le mourant qui payait de son or ton mauvais travail ! piller la maison qui t’abrite ! où, malade, on te soignait ! où tu partageais le pain des maîtres ! — c’est la plus parfaite des ignominies, et tu as raison de fuir bien loin du lieu de ton crime.

— Alors, dit l’homme inconscient, vous me gardez ?

— Oui et non, dit Gaspard. Si je m’écoutais, je te ferais pendre, mais pour ton genre de crime, la juridiction du Parlement est assez bonne. C’est pourquoi, dom Pablo, on attachera ce dégoûtant, ce bas voleur, à la queue de votre âne ; et, avec une escorte de deux de nos hommes, vous le conduirez, dans cet équipage, à Aix. Là, vous le livrerez aux sergents du Roi, avec une lettre que je vous donnerai pour eux, signée de mon nom et cachetée de mes armes. Le cas s’est déjà présenté ; et ils savent que, lorsque je leur envoie un client, ils peuvent préparer la corde.

L’homme se mit à rire.

— On m’avait prévenu de n’avoir pas à m’étonner de vos plaisanteries, maître Gaspard…

Lorsqu’il vit s’avancer deux estafiers en tenue d’archers, qui l’appréhendèrent, il les suivit toujours riant, croyant que l’affaire finirait bien pour lui s’il se montrait complaisant ; et il ne fut même détrompé que le surlendemain, dans Aix, où il fit son entrée, précédé d’un âne à la queue duquel il était proprement lié par le cou. Les archers s’emparèrent de l’homme, au nom du Roi, et félicitèrent Pablo, qu’ils connaissaient cependant bien pour ce qu’il était. M. Marin, le président du Parlement, applaudit ouvertement à cette galégeade que Gaspard renouvelait de temps en temps.


Le peuple aimait passionnément ces façons qu’avait Gaspard de parodier les formes de justice et de galéger les parlementaires et tous les régnants ; il y voyait un signe éclatant de la puissance du bandit, mais surtout il goûtait son insolence satirique. Quant à Gaspard, il se rendait compte que ces apologues en action avaient plus d’utile influence sur le peuple que toutes les paroles du monde séparées de l’action ; et ces histoires contées aux veillées, préparaient, selon lui, le cœur populaire à voir clair et à vouloir juste.

CHAPITRE XIX

M. de Paulac, représentant du lieutenant général de police envoyé de Paris, par ordre royal, pour informer aussi bien sur les agissements du Parlement que sur les actes de Gaspard de Besse, est arrêté et conduit en prison, sur l’ordre non moins royal du bandit populaire.

— A propos du Parlement, dit un jour à Gaspard Mme de Lizerolles… j’ai d’étranges nouvelles. Vous savez que je ne l’aime guère, et pour les mêmes raisons que vous ; mais son Président mérite mon admiration et la vôtre.

— M. Marin, madame, crible ses confrères d’épigrammes, je le sais. Il a, de la justice, une tout autre idée que ses collègues.

— Oui, mais ses plaisanteries vont loin. Voici ce que j’ai appris de source certaine, par la lettre d’une amie qui est en situation de savoir bien des choses. Le lieutenant général de police et le Roi lui-même ont chargé un personnage assez considérable, M. le marquis de Paulac, d’une mission secrète. Elle consiste à venir reconnaître l’état de l’opinion publique en Provence, en ce qui concerne et le Parlement et un certain Gaspard. Or, à Paris, le marquis de Gantinaye, un ami du président Marin, ayant eu vent de la chose, s’est avisé, par pur badinage, m’écrit-on, de rendre ce Paulac victime d’une brimade sans méchanceté, mais véritablement inouïe. Il a recommandé à M. de Paulac de ne prendre gîte, à Aix, que dans une soi-disant hôtellerie qui n’existe pas, et qui s’appellerait Hôtel des marins. En même temps, le mystificateur écrivait au président Marin pour le prier d’entrer dans la plaisanterie et voici de quelle façon. L’Hôtel des marins, qui n’existe pas, a été dépeint à Paulac comme une merveille unique. C’est, lui a-t-on expliqué, une auberge pour gentilshommes, tenue par un homme riche, un original maniaque, amateur passionné de cuisine, et qui ne reçoit chez lui que des gens titrés. La noblesse d’Aix s’y donne rendez-vous comme dans un salon du meilleur ton ; et c’en est un. Bref, on a décrit à Paulac l’intérieur du président même ; et Marin, toujours disposé à rire, s’apprête, sous le costume d’un maître-aubergiste, à se jouer de M. de Paulac ; il lui prépare une comédie dans laquelle tous nos amis paraîtront, les uns en voyageurs de marque, les autres en valets, servants et servantes, marmitons et filles de chambre.

Gaspard, qui avait écouté attentivement, s’écria :

— Me permettrez-vous, madame, d’entrer de ma personne pour une part dans cette plaisanterie[14] ?

[14] L’idée n’était pas neuve. Un président à mortier du Parlement d’Aix, déguisé en maître d’auberge, avait reçu dans les mêmes conditions, en 1695, un prince étranger, émerveillé de trouver à l’hôtel Coriolis une réception digne de lui ! Ce président était le marquis Coriolis d’Espinouse ; M. de Paulac, par la police, aurait dû savoir cela, et se méfier.

— … Si vous promettez de ne pas la faire tourner au sérieux, je veux dire au tragique.

— Certes ! il me plairait seulement d’épargner au représentant du lieutenant de police le ridicule de cette mystification. Ne serait-il pas piquant que la police me dût quelque remerciement ?

— Comment vous y prendrez-vous ?

— Je ne sais pas encore de quelle façon je m’y prendrai, mais cela se trouvera.

— Faites donc ! dit-elle, et sauvez Paulac !… Le roi lui-même ne pourra que vous en savoir bon gré.

Puisque l’espièglerie amuse ma belle amie, pensait Gaspard, voici une occasion incomparable de lui servir un régal de ma façon.


Averti comme il l’était, de la brimade préparée contre l’envoyé de la police, il ne fut pas difficile à Gaspard d’apprendre l’arrivée de ce Paulac à Draguignan où il venait faire une enquête, un peu tardive, sur l’évasion du « terrible bandit ». De Draguignan, M. de Paulac se rendrait à Aix, par Lorgues et Brignoles. Gaspard avait appris l’itinéraire du gentilhomme par les lettres mêmes que ce Paulac avait adressées aux syndics pour les informer de son passage, et se faire préparer des repas. Arrêter les courriers et prendre connaissance des lettres adressées à ses ennemis, cela, de tout temps, fut un jeu pour un capitaine, en temps de guerre.


Un beau matin, une large berline entrait dans le parc de Vaulabelle, escortée copieusement par des bandits armés, et commandés par Sanplan.

M. de Paulac, accompagné de son secrétaire assis auprès de lui, — et de son majordome assis sur le siège, à côté du cocher, — était capturé par celui qu’il avait espéré faire prendre.

L’envoyé du préfet de police fut conduit aussitôt, avec son secrétaire, dans la salle nue, mais imposante, où avait été gardé l’évêque. En arrêtant sa voiture sans que lui ni ses gens aient eu le temps de se défendre, — tant l’attaque, au détour d’un chemin, avait été imprévue et bien conduite, — Sanplan lui avait dit : « Nous sommes chargés, Monsieur, de vous conduire, avec toutes sortes d’égards, auprès de notre capitaine. Excusez-nous ; vous êtes mandé par ordre de Gaspard de Besse. »

M. de Paulac était homme de France, c’est-à-dire qu’il pensait qu’on doit prendre, avec bonne humeur, les pires catastrophes, lorsqu’on n’a plus aucun moyen de les éviter. Il sourit : « C’est très bien joué », fit-il simplement.

Et quand Gaspard, entrant dans la salle où s’ennuyait déjà un peu son aimable prisonnier, lui dit dès le seuil :

— Eh bien, que pensez-vous de l’aventure, monsieur ? Et qu’en penseront M. le préfet de police et Sa Majesté ?

— Je pense, monsieur, que j’aurais dû croire sur deux points les rapports que j’avais reçus : ils m’assuraient que les routes de Provence n’étaient pas sûres, et que vous aviez de l’esprit.

— Et pourquoi, selon vous, vous ai-je arrêté ?

— Mais… parce que, sachant qui je suis, vous comptez bien, en ennemi de toute magistrature, faire sentir à un magistrat le poids lourd de vos haines.

— Mon Dieu ! cher monsieur de Paulac, (mais asseyez-vous donc, je vous prie), c’est, ma foi, me fort mal connaître ; et très certainement on m’a noirci à vos yeux. En réalité, je n’ai aucun acte de vengeance ni de justice à exercer contre vous. Paris est si loin ! Je n’en veux qu’au Parlement d’Aix. Toutefois, il serait bon qu’un homme tel que vous, monsieur, voulût bien porter à Paris nos légitimes plaintes contre le Parlement, et même nos « remontrances ». Je suis persuadé que, informé des agissements des parlementaires dans une certaine affaire de pendaison, que je vous expliquerai, Sa Majesté en jugerait comme nous, et nous donnerait satisfaction.

M. de Paulac ouvrait tout grands ses yeux qui disaient son étonnement démesuré. Il ne trouva à balbutier qu’un mot vague :

— En vérité ! Vous croyez ?

— Nous reviendrons sur cette affaire plus spécialement, reprit Gaspard, lorsque je vous aurai rendu, fût-ce malgré vous, un grand service.

— Un grand service ? Vous ! à moi !

— A Aix, si mes renseignements sont exacts, vous prendrez gîte, n’est-ce pas, à l’Hôtel des marins ?

— C’est exact.

— Cet hôtel vous a été désigné comme le plus riche de Provence et fréquenté par toute la noblesse du pays ?… et celui qui vous l’a recommandé est de vos amis ? le marquis de Gantinaye !

— C’est encore exact.

— Gantinaye vous a conté que cette hôtellerie présentait tout le luxe d’un hôtel particulier, si bien que même la noblesse d’Aix s’y donne rendez-vous, presque chaque soir, pour y savourer une cuisine digne de l’impératrice de toutes les Russies, et y passer une partie des nuits au jeu ou au bal ?… On vous a conté tout cela ?

— Tout cela.

— Mais rien de tout cela n’est vrai, dit Gaspard.

— Je ne comprends plus.

— Vous allez comprendre : il n’existe pas, dans Aix, d’hôtellerie qui s’appelle Hôtel des marins. On vous a préparé une prodigieuse mystification. L’hôtel privé du président M. Marin a été arrangé, à votre intention, depuis deux jours, en hôtellerie. Sachez qu’on accrochera une enseigne fallacieuse au-dessus de la porte monumentale. Les amis du président seront déguisés. Lui-même, pour vous recevoir, doit revêtir le costume d’un gentilhomme-cuisinier ; c’est, en sa personne, le Parlement qui se prépare à rire aux dépens de votre Seigneurie policière ; et les juges, présents à cette soirée mémorable, vous « gaberont » à ventre déboutonné. Cela convient-il, monsieur, à votre dignité, et à celle du haut dignitaire dont vous êtes le représentant ?

— Et, dit M. de Paulac attentif, vous me pardonnerez, mais qui me garantit l’existence du complot que vous voulez bien me révéler ?

— Ceci : que rien ne me force à vous le dire.

— Cela même, qu’est-ce qui me le prouve ?

— Je suis sûr de ce que j’avance, et vous en donne ma parole d’honneur.

M. de Paulac, à ce mot, tomba des nues ; et, ayant considéré Gaspard, il dit : « C’est singulier, mais je vous crois ! »

— Merci, fit gaîment Gaspard ; et, puisque vous me croyez, j’insiste ; vous êtes entre mes mains ; je n’ai aucun compte à vous rendre : si tout ce que j’annonce était faux, vous le sauriez bien vite, au cas où je vous remettrais en liberté ; et, dans le cas contraire, à quoi cette fable me conduirait-elle ?

— Est-ce qu’on sait !… et, au fait, à quoi cela vous sert-il d’empêcher cette brimade ?

— Nous y voici, dit Gaspard. D’abord, en vous épargnant le vif désagrément d’avoir à la subir et ses conséquences, je ne suis pas sans compter sur une pensée reconnaissante du galant homme que vous êtes ; ensuite, j’ai le dessein de me rendre, sous votre habit, à cette soirée comique et d’y duper vos dupeurs. C’est un bon tour que je jouerai au Parlement. En échange, vous parlerez quelque jour au Roi, en honnête homme que vous êtes, de ma façon de gaber nos magistrats, et surtout du désir légitime de notre peuple qui voudrait voir rappeler à l’ordre ce Parlement facétieux et sinistre… Vous riez ?… Votre habit m’ira comme un gant ; celui de M. votre secrétaire et celui de M. votre majordome feront merveille sur le dos de mes lieutenants ; car vous allez, monsieur, me prêter trois costumes de ville… que je pourrais d’ailleurs prendre sans votre agrément puisque vos valises sont entre nos mains… Vous voudrez bien dire un jour à Sa Majesté que nous faisons la guerre, en frondeurs aimables, non pas à Elle, certes, mais à ceux de ses serviteurs que nous jugeons indignes de ses bontés.

Un moment interloqué, M. de Paulac avait fini par rire de très bon cœur.

— Ma foi, monsieur Gaspard, l’histoire est bonne ! j’avais entendu parler de la galégeade de Provence. J’avoue que je ne comprenais pas bien la signification du mot ; mais la chose se fait très bien entendre d’elle-même ; et si j’étais le prince, et que vous fussiez condamné à mort — ce qui pourra bien vous arriver, — je n’hésiterais pas à signer votre grâce. Quand vous aurez noté que je ne puis en aucune façon vous empêcher d’entrer dans mon meilleur habit de voyage (il est tout neuf par parenthèse), j’ajouterai qu’en me sauvant du ridicule qui m’était promis, vous vous montrez fort honnête homme. Et je me sentirai assez disposé, si les circonstances me le permettent, à dire partout que mes agents, ayant été assez habiles pour éventer le complot formé contre moi, c’est grâce à eux que j’aurai évité la fausse Auberge des marins. Si enfin, un inconnu spirituel (je dirai spirituel) a su, en se faisant passer pour moi, rendre les conjurés victimes de leur propre complot, du moins ne saura-t-on jamais que je fus, de gaîté de cœur, pour quelque chose dans cette heureuse vengeance.

— Nous nous comprenons, dit Gaspard. Et c’est vous qui êtes, monsieur, le plus spirituel du monde.

— Et vous, monsieur, dit M. de Paulac, vous êtes bien le plus aimable et le plus séduisant des bandits de France.

Ils se saluèrent.

— Cette salle, monsieur de Paulac, est mise à votre disposition pour le temps de votre séjour, c’est-à-dire jusqu’au lendemain de la soirée de M. Marin. Votre secrétaire et votre majordome vont vous être rendus. Vous jouirez d’une liberté relative, sous bonne garde. Et croyez, je vous prie, qu’il y aura plus de sécurité pour vous à attendre ici la fin de notre petite comédie, qu’à tenter une fuite certainement vouée à l’insuccès. Je suis, monsieur, votre très humble et très dévoué serviteur.

M. de Paulac esquissa de nouveau un salut aimable ; et Gaspard quitta un homme à la fois confus, étonné, navré et enchanté d’être le prisonnier d’un bandit si galant homme.


Dans la valise de M. de Paulac, que Gaspard fit ouvrir, on trouva, avec ses habits de gala, les papiers qui l’accréditaient auprès du Parlement et du gouverneur de Provence. On trouva notamment un ordre signé du Roi, enjoignant à tous officiers et magistrats du royaume, de faciliter sa mission à M. le marquis de Paulac, chevalier de l’ordre du Saint-Esprit, — par tous les moyens en leur pouvoir.

Gaspard fit appeler M. de Paulac et lui emprunta ces papiers, en souriant.

— Soyez tranquille, monsieur, lui dit-il, ils vous seront fidèlement rendus ; et je ne m’en servirai que dans votre intérêt.

CHAPITRE XX

Où l’on verra M. Marin devenu président à deux mortiers, le mortier populaire étant l’ustensile sans lequel on ne saurait confectionner l’un des plats nationaux de Provence : l’aïoli.

M. le président Marin[15] organisait la comédie qu’il prétendait jouer aux dépens de M. de Paulac, simplement parce que plaisanter, gaber, était un besoin de sa nature. Son nom est resté dans les annales de la ville d’Aix-en-Provence, comme celui d’un roi de la galégeade.

[15] M. Marin descendait d’un aubergiste très renommé qui avait fait fortune « à l’aide de la casserole et du tourne-broche ». Le spirituel président ne s’en cachait pas ; et, un jour, dans un grand dîner de corps, il fit appeler le cuisinier et lui dit gaîment : « Tu travailles comme un Vatel ; continue, et je ferai de ton fils un président à mortier ! »


M. Marin, vers la fin du jour, dans son noble hôtel, aux vastes escaliers, aux vastes pièces, aux riches ameublements, se démenait, expliquait pour la dixième fois à ses amis, déjà déguisés, ce qu’il attendait d’eux.

— Toi, mon cher comte, tu seras un valet de la meilleure mine, et tu ne peux t’appeler que Frontin.

— Va pour Frontin.

— Vous, comtesse, vous serez, sous les atours d’une soubrette, la plus délicieuse de toutes les Martons ou des Lisettes, à votre choix.

— Va pour Lisette.

Marin se tourna vers son vieil ami, le marquis de Lescavène, homme petit et tout rond, et qui respirait avec quelque difficulté.

— Toi, marquis, avec ton asthme et ton ventre de Mirabeau-tonneau, tu seras mon suisse ; tu prendras une hallebarde ; va t’accoutrer.

— Mais !… souffla le vieux marquis.

— Quand tu bêlerais, je n’y changerais rien. Il faut que tout le monde s’accorde pour s’égayer. Ceux que cette comédie n’amuse pas s’amuseront à s’ennuyer, voilà tout. Va t’accoutrer.

— Mais !… bêla de nouveau le vieux marquis, ne puis-je jouer un autre rôle que celui de portier ?

— Sois portier quand ce Paulac entrera, et portier quand il sortira. C’est tout ce que l’on te demande. Le reste du temps… eh bien, au fait, sois le portier du salon d’honneur… mais tu redresseras ce torse affaissé et te tiendras rigide comme ta hallebarde ; va t’accoutrer.

Le vieux Lescavène, obéissant, disparut.

— Qui de vous, mes amis, reprit Marin, pourrait refuser un rôle dans cette farce innocente, quand moi-même, dépouillant toute dignité avec ma robe présidentielle, je ne serai ce soir que le maître de l’hôtellerie et mon propre cuisinier en chef, au service de mes nobles clients ? J’ai désormais deux mortiers, messieurs, celui de président et celui de cuisinier, — et de tous deux je m’honore ; j’entends que Vatel soit, pour ce soir, un de mes oncles ; messieurs, il avait une épée, ne l’oublions pas ; il en fit même un triste usage ; mais il est resté le martyr et le héros de l’art culinaire ! Gloire à lui !

De jeunes beautés, de jeunes seigneurs, nouveaux venus, demandèrent :

— Et nous, quels seront nos rôles ?

— Vous serez des passants toujours bien reçus chez moi, dès l’instant qu’ils sont gens de qualité et le prouvent. C’est bien simple. Voici la fable dont nous bernerons ce Paulac : l’Hôtel des marins est une hôtellerie princière, sans pareille, où tous les soirs sont soirs de fêtes, de jeu et de bal. Vous improviserez le texte de vos rôles. C’est ce que les acteurs du théâtre italien appellent la comedia dell’ arte.

— Et s’il vous arrivait des gens non prévenus ?

— Mon hallebardier les préviendrait. Du reste personne d’inattendu ne viendra. J’ai vu tous nos amis.

— Mais, dit le gros marquis asthmatique, si l’archevêque lui-même arrivait ?

— Il est homme à rire d’un jeu si parfaitement innocent.

— Mais, insista un gentilhomme d’esprit critique, je comprends bien que nous jouons la comédie aux dépens de ce Paulac ;… seulement je ne vois pas où se tiendra le public ?

— Le public c’est nous, les acteurs ; nous sommes notre propre public. Chacun de nous rira de tous les autres ; il y aura des répliques et des incidents pleins d’imprévus ; je ne les connais donc pas. Ils embarrasseront les sots qui ne peuvent manquer de se trouver parmi… vous… J’ai d’ailleurs pris soin d’inviter mes honorables conseillers Leteur et La Trébourine.

— Et ce Paulac, le connaissez-vous, au moins un peu ?

— Mais saperjeu ! si je le connaissais, il me connaîtrait, et il n’y aurait plus de farce possible ! j’ignore son caractère, et c’est bien ce qu’il y a de plus intéressant dans l’affaire. Est-ce un esprit badin ou un mélancolique ? Et, lorsqu’il saura qu’on l’a si impertinemment joué, comment prendra-t-il la chose ? Pour des sédentaires tels que nous, cela fleure l’aventure sur place, la bonne aventure, ô gai !… Ce personnage vient prendre des informations sur les agissements du Parlement ? Eh bien, messieurs, nous lui donnons le sujet d’un joli rapport, et qui fera comprendre à Sa Majesté combien ses agents savent mal garder un secret, car enfin nous devrions ignorer, nous, l’Hôtel des marins, que ce Paulac arrive avec une mission de son Excellence le lieutenant-général de police. Comment sauvera-t-il l’honneur de sa corporation ? Ces questions m’amusent au delà de toute idée ; et je vous prie, chers amis, de partager mon contentement. Vous n’en éprouverez jamais de mieux motivé.

— J’entends bien, j’entends bien ! grogna le critique ; mais, dans le fond, je ne comprends rien à un excès de gaîté motivé par ceci : qu’au moyen d’un déguisement on se fera passer pour ce qu’on n’est point ! Il n’y a pas là si grande nouveauté, et je souhaite, ami Marin, que votre pièce ait plus de succès que je n’en prévois.

— Vous m’ennuyez ! dit Marin… Si vous faites une comédie meilleure, je m’engage à la jouer ; — ce disant, je ne cours aucun risque. Vous trouveriez des puces dans la perruque de feu Poquelin. Parlons d’autre chose… Çà, l’enseigne ?… l’enseigne est-elle peinte ?

Deux grands laquais entrèrent, portant un vaste cadre de bois, armature d’une grande enseigne. On avait peint sur toile ces mots, en majuscules énormes :

HOTEL DES MARINS

Les valets passèrent sur le balcon, y accrochèrent l’enseigne, et mirent, derrière, deux ou trois lanternes toutes prêtes à être allumées… La nuit se faisait… on les alluma sur-le-champ ; — et partout flamboyèrent bientôt lustres et candélabres.

Alors, Marin se tournant vers le comte :

— Voyons, Pasquin ou Frontin, essaie-toi dans ton nouvel office ; donne la main aux laquais.

Mais le comte, inhabitué à recevoir de tels ordres, n’était pas du tout à son rôle.

— Mordieu, Frontin, fieffé Jocrisse ! si tu montres pareille négligence, je ne saurais te garder à mon service !… Mais voyez-moi ce dadais-là ! ce visage de « ravi de la crèche » ! C’est à toi, mon cher comte, que ces compliments s’adressent.

Le cher comte eut l’air d’un homme qu’on va pendre et qu’on réveille :

— Oh ! pardon ! fit-il, avec une mine si ahurie que tous les assistants s’esclaffèrent.

— Vous voyez bien, dit Marin, que la situation est plaisante, — et que vous vous en amuserez tout de bon… Ah ! Ah ! te voilà, Lescavène ? tu es un suisse superbe ! Tiens donc ta hallebarde plus droite, et veille sur la porte. Et vous, comtesse ou plutôt Lisette, apprêtez-vous, ou plutôt apprête-toi, à séduire ce Paulac ; et toi, Frontin, à ne point en paraître jaloux.

— Soyez tranquille, Marin, affirma le comte ; une fois dans le feu de la comédie, je réponds que je saurai tenir mon rôle aussi exactement qu’homme de France.

— Sur cette bonne assurance, je vais, sans délai, m’habiller en Vatel… Eh mais ! voici deux de nos grands juges… Mon cher Leteur, mon cher La Trébourine, mes chers, très chers confrères, je vous salue avec toute la déférence que je vous dois ; ce me sera un spectacle bien nouveau de vous voir rire un peu, car d’ordinaire — soit dit avec reproche — vous promenez partout le nez d’une Thémis assez morose ; et, tout raidis comme vous êtes par l’habitude de vouloir paraître imposants, vous avez l’air d’avoir avalé, par mégarde, le large glaive de la loi !

— Voyons, président, dit Leteur, nous avons revêtu la robe, à votre demande. Montrez-lui, sinon à nous, quelque déférence, par respect pour vous-même.

— La robe ? hum ! je vois de trop près ce que souvent elle cache ! répondit l’implacable président.

— Enfin, dit La Trébourine, quels sont nos emplois, à nous, dans la comédie que vous nous avez annoncée ? Puisqu’on ne peut y assister sans y prendre un rôle, nous voici.

— Oui, oui, je sais, vous êtes de vrais amis… et vous êtes venus pour, le cas échéant, témoigner contre moi, bonnes âmes ! et si quelque incident survenait qui me pût compromettre, vous serez là pour aider votre bonne chance… Je vous entends, mes très chers amis ; et je n’ignore point que mes épigrammes, pas bien méchantes, irritent les épidermes d’une moitié de nos chers collègues…

— Cela est assez vrai, président ; mais nous, Leteur et moi, nous admirons votre esprit, votre verve, vos sonnets, votre philosophie.

— Vous me le dites, mais il n’en est rien ; et je vous remercie d’autant plus que le compliment vous coûte davantage.

— Allons, Marin, épargnez-nous ; et dites-nous quels rôles nous devons tenir ?

— Vous serez, pour vous reposer de vos allures magistraturales, deux bons gros négociants en grains, très riches, riches énormément, mais un peu sots… Il vous sera licite d’exagérer ; c’est en cela que l’esprit consiste, et c’est cela qui sera comique ; le contraste !… Plus vous aurez l’air de ne rien comprendre, plus vous serez drôles. Rien n’est drôle, en effet, comme des gens d’esprit forcés de garder un air niais ; au fond, pour vous, ce sera facile… Vous me verrez tout à l’heure, dans un instant, en cuisinier… J’aurai l’air plus bête que vous.

Et comme Marin s’éloignait d’eux, Leteur dit à La Trébourine :

— Il joue là un jeu dangereux, où nous trouverons peut-être l’occasion de le faire déposer par le Roi, tout simplement. Vous ou moi, nous pourrions briguer sa succession : je n’en connais pas de plus digne que moi… ou vous.

Mais voyant Marin se retourner, ils eurent un mouvement de frayeur, comme des écoliers pris en faute, ce qui n’échappa point à l’œil perçant du président ; il leur cria :

— Pas de complot, surtout ; de l’obéissance ; exécutez la consigne.

Un vieux gentilhomme, un peu sourd, et qui, arrivé à l’improviste, n’avait pas encore été mis au courant de la situation, demeurait en extase devant la prétendue Lisette ; il interpella le président :

— Marin ?

— Que veux-tu, Montvert ?

— Depuis quand as-tu à ton service ce tendron-là ? Vive Dieu ! La seule vue en réjouit mes vieux os ; je les sens bondir comme s’ils étaient dans la cuve de la sorcière Médée. Il est malséant, à toi qui n’as point de femme, de prendre soubrette si alléchante ! Et je t’enlèverai celle-ci, moi qui n’ai pas encore la chance d’être veuf !

Lisette voulait s’échapper, mais le vieux Montvert, qui la tenait, la lutinait ferme. Marin voulait répondre, mais Montvert n’entendait rien et parlait comme on crie. Lisette et Marin riaient malgré eux…

— Je vous en prie, protestait la soubrette, toute à son rôle ; — finissez ce jeu, Monsieur le baron…

Puis :

— Vous ne me reconnaissez donc pas ?

Mais l’autre, deux fois sourd, très enflammé, persistait avec tant d’insolence que Marin, étouffant son rire, lui hurla dans l’oreille :

— Je te croyais dans ta maison de Cotignac, mon vieil ami ! et, pour cette raison, ne t’avais point prévenu, ne voulant pas te déranger… Mon suisse ne t’a donc rien expliqué ?

— A quel sujet ?

— Mais… au sujet de nos déguisements.

— Quels déguisements ?

Le vieux baron, derrière Lisette, la tenait toujours captive ; il l’avait enveloppée de ses longs bras un peu tremblotants ; et ses deux mains erraient sur la jeune poitrine. Lisette se débattait sans pouvoir se dégager ; on riait autour d’eux. On appela le comte son mari : « Frontin ! à la rescousse ! »

— Tu ne reconnais donc pas la comtesse, morbleu ? criait Marin… Regarde-la bien.

— Où cela ?

— Mais… au visage !

— Mais où est-elle ?

— Pardieu ! entre tes bras !

Le vieil égrillard abasourdi, ouvrit ses bras. Lisette se défripa.

— Oh ! mille excuses, comtesse ! vous me voyez confondu !

Son mari, Frontin, qu’on avait recherché et qu’on plaisantait, accourait… bien tard !

Il cria au sourd :

— Saperjeu, baron ! c’était ma femme !

— Mais, dit le baron, soyez sûr qu’elle l’est encore !

L’autre, toujours criant, répétait : « C’est ma femme ! »

— Vous ne saurez jamais, mon cher comte, à quel point je le regrette.

— Il est un peu sourd, fit observer quelqu’un.

— Et quand ce serait une Lisette pour de bon, cria Marin, faut-il que tu sois vieilli pour ne te point contenir en public et pour nous montrer si effrontément ta pauvre flamme de lanterne sourde ? C’est égal, elle est joliment bien déguisée, notre Lisette, hein ? L’épreuve est faite et j’en suis ravi, tout à fait ravi.

— Pas moi, s’écria Frontin. Cette fête commence assez mal.

— Que vous faut-il de plus ? s’exclama le joyeux président… Ce qui est drôle, mon cher, c’est que, grâce à nos déguisements, tu aies pu, nous ayons pu, voir ce que tu n’aurais jamais vu si nous n’étions pas déguisés.

— Comment l’entendez-vous ? demanda Frontin vexé.

— Mieux que vous, Jocrisse ! goguenarda Marin, au milieu de l’éclat de rire général.

— Qu’a-t-il voulu dire ? demanda le comte effaré.

— Que, si vous n’étiez pas déguisé, on ne tenterait pas de vous faire cocu sous vos propres yeux.

— Oh !

— Vois-tu, mon cher comte, dit Marin, je n’aime pas qu’on soit sottement sérieux, sans jamais se détendre dans la gaîté, — à la façon de Leteur et La Trébourine, ici présents. Je prétends qu’un Français doit être d’humeur gouailleuse, cavalière, impertinente ; qu’il cite Rabelais ; qu’il rie avec Molière ; et nous serons bien près d’être un peuple sur ses fins, quand nous ne lirons plus les contes de La Fontaine et les gaudrioles de Parny.

Là-dessus, Marin sortit.

— Moi, ce Marin m’enchante, assura quelqu’un.

— Oui, mais, insinua Leteur, si ce Paulac n’aime pas qu’on se moque de lui, il pourrait bien faire tourner les choses au désavantage du président galégeur. Eh ! eh, si ce Paulac va se plaindre auprès du Roi…

— Faites attention, messieurs, acheva La Trébourine, qu’un président de Parlement, ça se dépose… Et, pour ma part, je regrette d’être venu, et d’être pour quelque chose dans cette vaste et stupide plaisanterie.

— Bah ! vous êtes malin, et vous vous en tirerez toujours, La Trébourine ! et vous aussi, Leteur !… avec un peu de perfidie !…

— Quant à Marin, ne craignez rien pour lui ! il désarmerait le roi lui-même, avec un bon mot !

A ce moment, la voix retentissante du vicomte, portier, hallebardier, valet de distinction, annonça :

— Madame la marquise de La Gaillarde.

La marquise entra ; elle était loin de se douter qu’elle allait bientôt voir apparaître, chez le président, son séducteur du parc de Vaulabelle.

— Et ce fameux Paulac, que personne ne connaît, n’est-il pas encore là ? demanda-t-elle.

— Pas encore.

Elle riait, éblouissante de beauté et de diamants.

— Comment, dit-elle à Lisette, c’est vous, comtesse ! que vous êtes donc jolie, en soubrette ! — mais votre rôle ne comporte-t-il pas la nécessité d’être dans l’antichambre ?… et parfois un peu chiffonnée ?

— Quand M. de Paulac sera parmi nous, je ne me montrerai, et mon mari de même, qu’avec, entre les mains, quelque accessoire qui sera censé exiger ma présence ici, comme, par exemple, un plateau chargé de boissons rafraîchissantes.

Le comte, oubliant qu’il était un Frontin, s’avança vers la marquise, avec des ronds de jambe :

— Votre grâce et votre beauté, madame, ne le cèdent en rien à celles de cette fille d’atours. Vous êtes tout à fait délicieuse sans déguisement ; vous voici toute belle et séduisante au delà du possible, non pas en soubrette ni en déesse, mais simplement en vous-même. On ne saurait donc vous aimer, vous, que pour vous. Aucun travestissement n’ajouterait à vos charmes ; et rien ne saurait valoir mieux que vous, sinon vous seulement.

Ceci dit, il fit un dernier rond de jambe et pirouetta.

— Insolent laquais, à l’office ! dit la marquise en riant aux éclats, et lui donnant de son éventail sur les doigts.

Le laquais ne se démonta point. Il répliqua :

— Et ce bon vieux marquis, votre époux, comment se porte-t-il, marquise ? Il a dû, je m’en doute, rester au logis, ce soir ? Savez-vous que je suis de ceux qui bénissent ses accès de goutte ?

Ce disant, Frontin pinça le coude de la marquise, qui se contenta de le dénoncer à Lisette :

— Lisette, votre mari s’égare… Frontin, votre femme est avertie.

— Ma foi, je m’en moque ! dit Frontin.

Il pirouetta.

A ce moment, par les hautes fenêtres du balcon, un bruit monta de la rue ; et Marin, entrant, prévint ses invités :

— Je crois bien que voici M. de Paulac. A vos rôles, messieurs ; à vos rôles, mesdames. Rappelez-vous jusqu’aux détails les précisions que je vous ai données…

Marin-Vatel s’était affublé d’un costume de chef cuisinier, mais somptueux, et qui le faisait ressembler un peu au Pulcinella de Naples, lequel est habillé de blanc, et ventru sans être bossu. Il portait un pantalon de pure soie blanche ; une sorte de camisole de même étoffe, prise dans un ceinturon blanc en peau de chamois ; il avait une épée à poignée de nacre, dont le fourreau avait été recouvert de satin blanc. Ce costume eût été le plus gracieux du monde sur un homme svelte ; mais, sous tant de souplesse et de blancheur qui éveillaient des idées de grâce légère, — le ventre pesant, imposant, de Marin, semblait s’isoler, devenait irrésistiblement plus balourd et plus comique, était tout le personnage.

— Vous êtes beau, Marin !

— J’y ai pris peine, messieurs. J’entends représenter une sorte de maître-d’hôtel gentilhomme, ami de la fantaisie, passionné pour l’art de Vatel, et qui, un peu maniaque et plaisantin, serait chef de cuisine comme un amiral est chef d’escadre, sans toucher de ses mains au timon ni au goudron !

— Vous êtes magnifique !

Tout en écoutant ces propos, les prétendus clients de l’Hôtel des marins s’étaient, pour la plupart, assis autour des tables et s’étaient mis à jouer au tric-trac ou aux échecs. D’autres causaient dans les embrasures des fenêtres, ou prenaient l’air sur le balcon.

Frontin revint, d’un air affairé ; et s’adressant à Marin :

— Monsieur, dit-il… et s’arrêta court.

— A la bonne heure ! N’allez pas vous oublier jusqu’à prononcer mon nom !…

— Monsieur, deux cavaliers, qui viennent de frapper à votre porte, ne sont autres que l’intendant et le jeune secrétaire de M. de Paulac ; ils désirent vous parler, et tout d’abord demandent si vous avez bien reçu par poste les ordres de leur maître ?

— Il faut, dit Marin, que mes invités aient la joie des propos que je vais échanger avec ces messieurs. Frontin, introduis-les jusqu’ici… Puisque, par notre volonté, ils se croient dans une auberge, sois obséquieux.

L’intendant de M. de Paulac — c’est-à-dire Sanplan — et le secrétaire de M. de Paulac — c’est-à-dire Bernard, — firent leur entrée d’un air important, sans gêne, comme des mal-appris envahissant quelque vulgaire auberge. Ils s’attachaient même à forcer le ton de ces parvenus qui, sous prétexte qu’ils sont dans une maison ouverte au public, n’ont aucun égard pour les commodités des autres voyageurs installés dans la maison avant eux, et les dérangent de leurs cris, de leurs gestes, à toute heure du jour et de la nuit.

Sanplan avait pris son visage le plus renfrogné. D’énormes moustaches, qui semblaient lui sortir du nez, barraient ses joues.

— Le terrible intendant ! murmura La Trébourine à l’oreille de Leteur ; au coin d’un bois, j’en aurais peur.

— Rassurez-vous ; n’oubliez pas que ce sont là des policiers, répondit Leteur, également à voix basse.

Frontin, cherchant une contenance, feignait d’arranger des verres sur un plateau.

Sanplan, le faux majordome, en faisant pst ! pour attirer l’attention du faux Frontin, l’appela d’un signe du doigt. Et, Frontin ayant obéi :

— Qu’on donne un quadruple picotin à nos bêtes, commanda-t-il…, j’ai oublié de faire en bas cette recommandation. Va vite… Mais, dis-moi d’abord où est le patron ?

— Le voici, monsieur, qui vous a vus et vient à vous.

Le faux majordome, se retournant alors vers Marin, et feignant une inimitable surprise, s’écria, en reculant d’un pas :

— Mort de ma vie, monsieur ! Je ne m’attendais pas à voir en vous un si gros homme ! J’en suis ravi d’ailleurs ; et je pense que, dès lors, tout ira pour le mieux, attendu que l’on peut compter sur des festins où rien ne manque, dans une hôtellerie dont le maître-queux a pu prendre un embonpoint si prodigieux qu’il en est prodigieusement burlesque !

Heureux de gaber ainsi le président du Parlement, Sanplan appuya sa galégeade d’une maîtresse tape sur le ventre de Marin, président, à double mortier, du Parlement d’Aix.

Les invités entouraient curieusement les deux protagonistes ; ils attendaient Marin à la réplique.

Un peu désarçonné d’abord, celui-ci, s’étant vite remis en selle, répondit :

— Parbleu, maître intendant, c’est l’histoire de la bûche et de la paille, car votre ventre à vous, auprès du mien, semble un vaste muid à côté d’une outre.

Et, à son tour, sur le ventre rebondi de Sanplan, il donna une forte tape, en ajoutant :

— Cela sonne son plein, compère !

— Bien répondu, compère ! déclara Sanplan. Et maintenant que nous avons fait connaissance, je désire, comme ma charge m’y oblige, examiner les appartements destinés à mon maître, M. le marquis de Paulac… Venez-vous, monsieur le secrétaire ?

— Je vous suis, monsieur l’intendant, répliqua Bernard.

— Par ici, dit Marin ; suivez-moi, messieurs.

Sanplan sortit à la suite de Marin, sans quitter son allure d’importance ; et, au bout d’une minute, il rentrait dans le salon d’un air malcontent ; et, interrompant les propos que tenait sur son compte la joyeuse compagnie, — il déclara très haut à Marin, empressé sur ses pas :

— C’est petit, c’est étroit, mesquin ! de véritables cages à poules, monsieur ! Songez que nous représentons un haut personnage qui lui-même ne représente pas moins que Sa Majesté ! Or, je soupçonne vos lits d’être des nids à puces !

Bernard, jusque-là muet et hautain, parla à son tour ; et prenant Marin par un bouton de sa veste blanche :

— Je t’avais pourtant écrit, pour être sûr d’avoir, dans ta baraque, qu’on nous avait vantée à tort, des logements dignes de notre maître et de nous ! Nous entendons être reçus selon notre rang et nos mérites.

Pour le coup, le président Marin fut estomaqué et faillit demeurer coi. Ainsi, il s’était flatté d’éblouir ses hôtes avec les magnificences d’une hôtellerie princière ; et voilà qu’elle était traitée de vulgaire auberge ! et que lui-même était malmené comme un gargotier ! Toutefois il n’accusa que la fâcheuse éducation des domestiques de M. de Paulac ; et l’idée ne lui vint pas, ni à ses amis, qu’il était en présence d’imposteurs, ni surtout qu’il avait pu être trahi par quelque mauvais plaisant. A la vérité, comparées à ses riches salons, les chambres qu’il venait de montrer au majordome n’étaient qu’ordinaires. Philosophiquement, il se dit que, sans doute, M. de Paulac était richissime, et ses gens, dans Paris, habitués aux somptuosités de quelque admirable palais. Il répondit, dissimulant ainsi une réelle déconvenue :

— Monsieur, si vous voulez rire, je suis votre homme, car j’aime à oublier, gaîment et le verre en main, lorsque j’en ai le loisir, les ennuis de la vie, qui sont nombreux et inévitables. Mais si ce n’est point par esprit de badinage que vous traitez avec tant d’irrévérence les meilleures chambres de ma maison, je vous prierai d’aller chercher un gîte à la Mule rouge ou au Lapin inconvenant. Au surplus, j’ai un âge qui interdit aux plaisants les familiarités excessives ; et tout aubergiste que je sois, j’entends, après tout, demeurer le maître chez moi. Si cela vous convient, attendez ici l’heure du souper. Sinon, bonjour, bonsoir ; personne ne vous retient ; les portes ne sont même pas encore fermées. Mon hôtel n’est pas une geôle ; vous n’êtes pas ici au bagne.

Sanplan, à ce mot, tressaillit involontairement.

— J’ai pourtant à mon service, poursuivit Marin, assez de gardes-chiourmes pour bouter hors les fâcheux trop impertinents, et pour forcer à être libres dans la rue ceux qui prétendent prendre trop de libertés dans mon respectable intérieur. A bon entendeur salut, et qui a des oreilles, les secoue ! J’ai dit, monsieur le secrétaire.

— Monsieur, répliqua Bernard avec un grand sang-froid, j’aime les gens à caractère ; et vous en êtes… Nous ne voulions que rire, vous sachant d’humeur aimable… Notre maître aime à rire aussi, et nous permet certains badinages…

— Et, acheva Sanplan, votre hôtel est tel, qu’en vérité, dans ce monde mortel, oncques je ne vis tel hôtel !

Marin ôta son bonnet ou sa toque ; et, saluant bas, il fit voir son crâne, nu au point de paraître indécent, et qui, luisant comme une boule ivoirine, semblait avoir été moulé dans un mortier non de président du Parlement, mais de cuisinier provençal authentique. Il resalua.

Les deux faux domestiques de Paulac lui rendirent cérémonieusement ses saluts, et les assistants se sentirent tout réjouis par l’heureux dénouement de l’altercation.

A ce moment, un coup de cloche se fit entendre ; et tout le monde attendit avec impatience l’entrée du visiteur nouveau, Paulac peut-être. En effet, le hallebardier, au bout d’un instant, annonça :

— M. le marquis de Paulac.

Marin se précipita vers le marquis, s’inclina très bas, avec une obséquiosité exagérée ; puis, se redressant, il demeura dans une posture de respect.

Sanplan et Bernard prirent une attitude conforme, et gardèrent le silence.


Gaspard de Besse, devenu Monsieur de Paulac, promenait sur l’assemblée un regard inquisiteur…

CHAPITRE XXI

M. de Paulac, ayant pris des libertés avec les soubrettes, et aussi avec les conseillers au Parlement, proteste contre l’engoûment que montrent les femmes du beau monde en faveur du bandit Gaspard.

Depuis que le valet de chambre, à Lizerolles, l’avait accommodé une première fois, Gaspard ne portait plus moustache ; et il était coiffé d’une élégante perruque. Le Parlement ne possédait de lui qu’un signalement de vieille date.

De plus, M. de Paulac étant un homme de trente-cinq ans environ, et bien qu’il parût, d’après les lettres interceptées, ne pas être connu à Aix, Gaspard, en bon acteur, et conseillé par son comédien Jean Lecor, avait pris la précaution de se vieillir légèrement. Au moyen du crayon, il avait indiqué, aux coins des lèvres et du nez, l’ombre d’une ombre de ride.

Par-dessus tout, il se donnait l’air autoritaire d’un chef de police qui connaît son importance ; et il avait adopté une façon tout à fait déconcertante de fermer les yeux à demi pour regarder les gens, ne laissant glisser, entre ses paupières rapprochées, qu’une partie de son regard aigu et ainsi masqué.

Il regarda tout d’abord de cette manière Marin, en fronçant le sourcil, puis fit circuler sur toute l’assemblée ce même regard gênant, soupçonneux, trop pénétrant.

Enfin, reportant toute son attention sur le président-hôtelier, il parut étonné et satisfait ; tout le monde attendait ses premiers mots… Son front se dérida enfin ; et il prononça, d’un ton grave qui contrastait avec ses paroles et en augmentait le comique :

— Par tous les Saints ! Que voilà donc, monsieur, un ventre merveilleux ! C’est d’abord ce qui m’enchante et m’étonne ; n’en soyez pas surpris vous-même. En vérité, monsieur, lorsqu’il est ainsi fait, un maître d’auberge prouve, rien qu’en se montrant, l’excellence de sa cuisine. Nul doute que vous vous en pourléchiez volontiers les babouines, avec autant d’avidité que de délicatesse. Et, parole d’honneur ! vous devriez, pour vous servir d’enseigne à vous-même, vous pendre à la lanterne de votre hôtellerie.

Ce discours terminé, Gaspard donna, sur le ventre présidentiel, une tape discrète.

A ce coup, qui était le second frappé au même endroit, Marin demeura un instant sans voix. Quelqu’un, derrière lui, souffla :

— Tu l’as voulu, Marin !

Un autre :

— Répliquez donc ! Hardi !

Les dames, assises, cachaient leur petit rire sous l’éventail.

Bien entendu, les parties d’échecs elles-mêmes étaient interrompues.

Marin retrouva la parole :

— Monsieur, dit-il enfin ; monsieur, s’il me fallait pendre à mon auvent une enseigne vivante, je ne trouverais pas mieux que votre gros intendant, qui d’ailleurs a l’air fait pour être pendu.

— Mon intendant, monsieur l’hôte, aura sans doute mérité, par quelque facétie inconsidérée, ce traitement sévère, — car il n’est pas très spirituel, vous avez pu, je pense, vous en apercevoir ; ni très rompu aux belles manières.

Sanplan allait répliquer, mais Gaspard :

— Allons, Benoît, et vous Baptiste, laissez-moi et gagnez vos logements personnels… Quant à vous, Benoît, soyez particulièrement attentif à mon service, et tâchez d’éviter les écarts de langage.

Sanplan et Bernard sortirent avec dignité.

On présenta cérémonieusement à M. de Paulac l’un des gentilshommes présents, lequel, à son tour, présenta deux ou trois des jeunes beautés qui s’approchaient, toutes pimpantes.

La marquise de La Gaillarde, occupée à quelque bavardage, n’avait pas reconnu Gaspard ; mais, lui, l’avait déjà aperçue.

On lui nomma ensuite quelques gentilshommes ; puis on lui désigna, avec un affecté dédain, La Trébourine et Leteur comme gros négociants en grains, à qui leur fortune donnait accès dans une si fastueuse maison.

— C’est un singulier maître d’hôtel que celui-ci, vint lui dire Montvert à qui on avait fait la leçon. C’est une sorte de maniaque qui se fait un amusement de sa profession. Il entend ne pas la quitter, malgré l’étendue de sa fortune qu’il a, dit-on, faite aux Indes, en sa jeunesse. On le soupçonne, avec raison, je crois, d’être né, de s’appeler La Galinière, et de voiler décemment ses titres de haute noblesse qui sont des plus authentiques ; il doit être le descendant, dégénéré en quelque manière, spirituel pourtant, d’un hobereau distingué ; et finalement il a su faire de sa maison un lieu de réunion aimable et facile, pour la meilleure noblesse d’Aix. Nous tolérons de sa part une certaine familiarité qui ne dépasse jamais les limites supportables…

— On m’avait conté tout cela, affirma Gaspard ; et c’est pourquoi, vous me voyez ici, et ravi d’y être en si belle et bonne compagnie.

On ne sait ce qu’entendit le sourd, mais, à la grande stupéfaction de Gaspard il répliqua :

— Je ne suis pas veuf.

L’aimable soirée avait un air de fête. La présence d’un personnage aussi considérable que M. de Paulac mettait un éclat inaccoutumé dans les yeux des femmes, car elles aiment plaire aux puissants, et exciter les hommes à la lutte contre le rival de passage. Tous reconnaissaient que l’étranger était beau, élégant, spirituel, séduisant.

Beaucoup, hommes ou femmes, regrettaient tout bas qu’on se fût engagé dans une galégeade qui, lorsqu’elle lui serait dénoncée, pourrait déplaire à un tel homme, si charmant ! Il était en vérité dommage de le « gaber » si insolemment ! Bah ! il était homme à imaginer une réplique qui serait drôle sans être méchante ; et la farce continuait. Il le fallait bien, et ne plus se préoccuper de savoir si elle était ou non de bon goût.

Marin disait à Gaspard, c’est-à-dire à M. de Paulac :

— Oui, monsieur, je suis petit neveu de Vatel ; et j’ai hérité son épée. La voici à mon côté, telle qu’on la retira du corps de ce gentilhomme qui, n’étant pas responsable du retard de la marée, aurait dû dire comme François Ier après Pavie : « Tout est perdu, c’est-à-dire l’ordonnance du repas, mais non pas mon honneur, ni celui de la France. » Il mourut victime d’un scrupule absurde autant que respectable !

Et ce disant, Marin, tirant son épée, en faisait remarquer à Gaspard, la finesse, la souplesse et, en un mot, la beauté.

— Comme petit neveu de Vatel, monsieur, j’ai hérité, outre son épée, sa passion de la bonne cuisine, art éminemment français. J’ai parcouru l’Italie et l’Espagne, qui sont pays d’une sobriété savante et vraiment gracieuse. L’Angleterre, au contraire, comprend la nécessité d’une cuisine plantureuse, vu son climat, et c’est la patrie des rôtisseurs ; de même la Hollande et la Flandre ; mais l’Allemagne, mais la Prusse, monsieur ! la Prusse est à proprement parler, la patrie du porc. Ah ! monsieur ! pour comble d’inconscience, on y appelle délicatesses toutes les lourdes bagatelles de la cochonnerie. Lourdes bagatelles, pesante nourriture, indigeste boisson. Ces gens-là mangent comme la bête fauve qui, au fond des bois, se gorge et se gonfle de proie sanguinolente. Il faut se méfier d’un pareil peuple, monsieur ; il voudra quelque jour dévorer l’Europe, engloutir le monde, digérer l’univers. Ah ! monsieur, on sait manger dans les autres pays ; en Prusse on engloutit, on dévore, on absorbe, on goinfre, on avale, on engouffre, on bâfre, on gloutonne, on se gave, on se bourre, on se gonfle, on s’empiffre, résultat : un empâtement charnel, qui étouffe l’esprit cérébral sous la violence des appétits ou esprits gastriques, et qui anéantit tout sentiment élevé ou charitable ; en sorte qu’un peuple si affamé ne cultive son intelligence qu’en vue seulement de fabriquer des cochonailles ; ou bien des engins de mort, c’est-à-dire des pièges destinés à duper la proie, à la prendre et à l’enfourner toute vive dans le gaster pantagruélique d’un Pantagruel sans ironie ni gaîté, qui s’en crèvera… ouf !… Nous seuls, monsieur, savons exécuter une omelette élégante, crémeuse, dorée et légère ; nous seuls avons le secret d’une odorante grillade obtenue sur un feu de vigne aromatisé de romarin. En cela, monsieur, nous sommes inimitables !

Marin venait d’achever son essoufflant discours, lorsque la petite comtesse, toute gentille dans son rôle de Lisette, s’approcha de Gaspard, superbe dans son rôle de Paulac, et lui présenta coquettement un plateau sur lequel étincelaient un flacon de cristal empli de vin d’Espagne, et des verres de Venise, en forme de lys.

Gaspard, ayant regardé le plateau, le flacon de cristal ciselé, et les verres pareils à des fleurs, leva les yeux sur la comtesse et, devinant sans peine la femme de qualité sous un costume de chambrière, il lui prit le menton…, ce geste étant selon la tradition des gentilshommes en séjour dans les hôtelleries.

Puis, ayant bu, il dit, verre en main :

— Que voilà, malepeste, un minois de mon goût ! Vertubleu ! monsieur l’hôte ! rien que pour voir cette frimousse-là, on deviendrait volontiers le client de votre maison, surtout la nuit !

Mais le mari de la prétendue Lisette, oubliant de rester à son rang de Frontin, s’était approché, poussé par la jalousie ; et, ayant entendu ces paroles qui le mirent en colère :

— Monsieur, dit-il à Gaspard, c’est ma femme !

Gaspard, se retournant et flairant le gentilhomme et le mari sous l’habit du valet :

— Que me veut ce maraud ? fit-il avec rudesse.

Insulté, le comte, trop bien déguisé, s’oublia, et faisant le geste involontaire de chercher son épée absente, il mit de la hauteur offensée dans ce simple mot :

— Marquis !

Gaspard répliqua :

— Jocrisse ?

Et lui donna du pied au bas du dos, avec une grâce inimitable.

Frontin allait éclater en cris de rage, quand Marin lui saisissant le bras :

— Chut ! et patience !… C’est si drôle !

— Un peu trop ! grinça Frontin qui s’éloigna en se frottant les fesses.

Gaspard s’amusait fort, songeant qu’il n’était pas venu pour faire autrement ni mieux que donner du pied aux parlementaires et à leurs amis.

Lisette attendait que Gaspard remît le verre sur le plateau. La joie courait dans l’assistance.

— Ne vous étonnez pas trop de… l’insistance de ce valet, monsieur, dit Marin ; il est très véritablement, comme il l’assure, le mari de Lisette ; il n’est pas bête au fond ; et, s’il a pris le ton d’un gentilhomme offensé, c’est par badinage, et pour faire passer, non sans esprit, sa protestation conjugale.

— Monsieur mon hôte, dit Gaspard, la vanité d’un chef de police va jusqu’à prétendre qu’il sait comprendre ces choses simples, sans qu’il soit besoin qu’un sot les lui explique.

A ce mot, la gaîté des assistants fut portée au comble ; Leteur, et La Trébourine surtout, exultaient.

— Il faut que vous sachiez, monsieur, déclara Marin d’un air hautain, que les plus grands noms de l’armorial de Provence forment la liste de mes invités, et que nul de ces gentilshommes, familiers de ma maison, ne me traite sans quelque courtoisie. J’aime à croire que vous vous rangerez à suivre un si galant exemple, dès que vous aurez jeté un coup d’œil sur ma liste de ce soir.

Il la montra. Gaspard l’examina :

— Grands noms, en effet… Ah ! Ah ?… Un Cocarel ? Sera-ce le père ou le fils ? ou tous les deux ?

— Le père, s’est fait excuser. Nous n’aurons que le fils.

— Bien ; j’ai à lui faire une communication secrète.

— Pour être tout à lui, dit Marin, vous pourrez vous retirer dans les appartements qu’on vous a désignés à votre arrivée, et dont monsieur votre intendant… s’est montré satisfait… mais vous ne paraissez pas remarquer, sur ma liste, ce nom-ci, le plus beau peut-être : Mirabeau !

— Le fils ?

— Non, le père… Et, ici, voyez un beau nom encore : La marquise de la Gaillarde, dont le mari est un… débris de Fontenoy.

— Je sais, je sais, fit Gaspard.

— La voici qui s’approche.

— Je suis déjà charmé.

— En ce cas, mon devoir, monsieur, est de vous laisser en sa délicieuse compagnie.

Il s’inclina et s’éloigna ; et la marquise :

— Ai-je mal entendu ? dit-elle à Gaspard sans le reconnaître ; et ne parliez-vous pas de Fontenoy, — c’est-à-dire de moi, monsieur de Paulac ?

— Si vous aviez vu Fontenoy, madame, les flammes de vos yeux seraient à demi-éteintes, les lys et les roses de votre visage seraient à demi fanés, — et monsieur votre époux n’aurait plus besoin de soigner l’heureuse goutte qui nous permet de vous voir sans lui.

Elle le regarda attentivement. Le son de cette voix lui était connu… Elle éprouva un léger frisson : crainte ? ou volupté ?… Elle ne pouvait admettre qu’une singulière ressemblance…

— Madame, murmura alors Gaspard d’un air mystérieux, l’homme est d’étoupe ; la femme est de feu… le diable souffle.

— Ah ! mon Dieu ! fit-elle.

— Vous brûlez !…

Elle chuchota :

— Quoi ! Vous ? C’est vous !… Quelle imprudence ! mais alors…, le vrai monsieur de Paulac ?

— … est en sûreté ; j’ai appris qu’on lui préparait une mystification, et j’ai désiré lui en épargner le ridicule… J’arrête le courrier de temps en temps, comme vous savez.

— Hélas ! fit-elle ; puis, éclatant de rire :

— Mais c’est charmant !

Aussi insolent qu’un valet véritable, Frontin, de nouveau, s’était approché, — et il cherchait à entendre.

Gaspard, se retournant brusquement vers lui :

— Que me veut encore ce maroufle ?

Et, pour la seconde fois, son pied visita les chausses de M. le comte, qui se jugea décidément trop bien camouflé.

Et comme, en s’éloignant, le faux valet lui montrait le dos :

— Voilà, dit Gaspard, un derrière fort amoureux de ma botte !

Marin était accouru :

— Décidément, Frontin…, je vous chasserai ! Tenez-vous mieux.

Lisette, indulgente à son mari, et surtout prompte à se rapprocher du gentil Paulac, accourut aussi :

— Pardonnez-lui, monsieur ! dit-elle au prétendu chef de police.

— Soit, pour amour de tes beaux yeux, friponne ! mais je veux te baiser dix fois, afin qu’il enrage !

Frontin revint, comme attiré par la botte de Gaspard, et ne put s’empêcher de dire en frappant du pied :

— Ah ! c’est assez, à la fin, monsieur !

— Assez ? Non, ma foi ! En voici encore ! dit Gaspard.

Et, pour la troisième fois, son pied atteignit au bas des reins le gémissant et soi-disant valet.

Marin prit la main du comte, et, la lui serrant :

— C’est fini ! du courage, Frontin, mon ami !

— Vertubleu ! s’exclamait Gaspard, voilà bien l’esprit nouveau ! Le dernier des laquais affiche son impertinence, et ne sait plus souffrir qu’un bon gentilhomme lutine sa femme ! C’est intolérable ! Il est donc vrai qu’une abominable révolte couve au cœur des peuples ! Je vois avec chagrin grandir ce mal incroyable !

Et comme on l’entourait pour le mieux écouter :

— Vous rappelez-vous qu’un Voltaire, par trop… libertin, voyait dans Mandrin… un héros ! Est-il étonnant, après cela, que votre peuple de Provence aime et favorise un Gaspard de Besse !

— C’est bien vrai ! approuva La Trébourine.

Alors Marin, penché à l’oreille de M. de Paulac :

— Entre nous, tout à fait entre nous, M. de Voltaire n’avait pas tort, et notre Gaspard a du bon.

A ce mot, Gaspard, feignant l’indignation, se retourna contre Marin, avec un mouvement de jambe qui menaçait le président-cuisinier d’un châtiment pareil à celui dont gémissait Frontin.

— Tu dis, coquin ? s’exclama Gaspard.

Marin insista, courageusement :

— Je vous en demande pardon, mais…

Et il chuchota, un peu haut, à l’oreille de Gaspard :

— Notre parlement a des torts ; et, sur les fautes du Parlement, le président Marin partage l’opinion du fameux Gaspard.

— Qu’entends-je, confia tout bas Leteur à La Trébourine, — le président nous trahit !

La marquise de la Gaillarde intervenant :

— Sachez, monsieur, que ce Gaspard est adoré des femmes.

— Et pourquoi donc, marquise ?

Ce fut alors à qui raconterait un trait de galanterie attribué à Gaspard de Besse ; et, bien entendu, on cita tout d’abord l’histoire du bandit qui, voulant couper un doigt de femme pour s’assurer la possession d’une bague de prix, fut tué par Gaspard d’un coup de pistolet…

D’une manière inattendue, M. de Paulac répondit à cela, d’un ton froid et sévère :

— Je connais cette histoire ; et vous feriez mieux, messieurs, et vous, mesdames, de n’en jamais parler, car des traits pareils sont de nature à faire aimer ce héros de potence !

Mademoiselle de Malherbe osa protester :

— Songez, monsieur, qu’il n’a aucun meurtre à se reprocher, car l’acte qu’on vient de narrer est celui d’un justicier, protecteur des femmes.

— Ce Gaspard, ajouta madame de La Gaillarde, est un aventurier hardi, nullement un voleur vulgaire. Ses entreprises ont un caractère, comment dirai-je ? politique.

— Oui-dà ! ricana le faux Paulac ; eh bien, même s’il en est ainsi, surtout s’il en est ainsi, nous agirons contre lui avec la plus grande énergie.

— Oh ! monsieur, supplia Mlle de Malherbe, dites-nous que, dans vos rapports à Sa Majesté, vous serez clément à notre bandit préféré ?

Et toutes les femmes en chœur :

— Promettez, de grâce, qu’on ne le pendra point.

— Ce que j’entends est inouï, invraisemblable ! gronda le pseudo-envoyé du lieutenant général de police… Votre bandit préféré mérite la roue, mesdames ! Il y arrivera.

— Quoi ! dit encore Mlle de Malherbe en voilant ses beaux yeux d’une main tremblante, — on lui romprait les bras ?

— Et les jambes ! affirma Paulac brutalement.

— Monsieur, dit Leteur, n’écoutez point les femmes. Elles raffolent de ce gredin qui est un danger d’autant plus grand qu’il paraît être un ensorceleur. Un bon bûcher serait bien son affaire ; mais la mode en est presque passée, par malheur.

— Je suis du même avis que Leteur, insista La Trébourine.

Les femmes, découragées par le ton menaçant du prétendu Paulac, et voyant Leteur lui parler d’un air mystérieux, s’étaient éloignées.

Marin observait tout, était tout à tous.

— Messieurs, dit Gaspard à Leteur et à La Trébourine, qui êtes-vous donc, pour me donner des conseils sans en être priés ? Car enfin, nous sommes ici dans une hôtellerie, dans un lieu public ?

— Mais, monsieur, nous avons eu l’honneur de vous être présentés tout à l’heure. L’avez-vous oublié ?

— Complètement.

— Nous sommes, monsieur, nous sommes des juges… avoua étourdiment Leteur.

— Des juges ?

— De bons juges en grains, orge, blés et avoine, monsieur, se hâta d’ajouter La Trébourine, c’est-à-dire que nous sommes de riches marchands… de très riches marchands. Et nous prenons la liberté de vous apprendre qu’il y a, dans Aix, un homme plus dangereux peut-être que Gaspard de Besse… un certain homme qui a la langue et la dent empoisonnées !… une vipère !

— Et cet homme… Quel est-il ? Est-il ici ?

— Il n’est pas ici…, dit Leteur tout bas ; c’est le président du Parlement, monsieur Marin.

— Le président lui-même ! confirma La Trébourine.

Les deux juges parlaient ensemble et ils n’avaient pas achevé, l’un placé à la droite, l’autre à la gauche de Gaspard, que celui-ci, écartant largement tout à coup et rejetant ses bras en arrière, souffleta les deux juges du dos de ses mains ouvertes.

Cela fit un double claquement semblable à un appel.

— Voilà, voilà ! cria Marin qui, ayant vu le geste, accourait gaîment. Que se passe-t-il donc, monsieur ?

— Monsieur, dit Gaspard, votre auberge serait-elle un foyer de sédition, un centre de conjuration ? Voilà deux marchands d’avoine qui se permettent de parler, à moi, Paulac, du président Marin et par conséquent du Parlement même, en termes insupportables ! Les Parlements, messieurs, sont à la fois les soutiens, les avertisseurs et les frondeurs du trône. Le président Marin l’a compris, et vous n’êtes que des lourdauds. S’il arrive que les Parlements se trompent parfois, nous les couvrirons envers et contre tous ; car le principe auquel nous sommes attachés, et que nous défendrons jusqu’à la mort, entendez-vous, c’est le principe d’autorité ; la justice ne vient qu’ensuite… lorsqu’elle vient… Traiter le président, devant moi, de vipère ! cela confine au crime de lèse-majesté !

— Ils ne le feront plus, n’est-ce pas, chers confrères ? dit Marin, qui, décidément, se félicitait du succès de sa soirée.

Et dans tout l’Hôtel des marins ce ne fut qu’un cri : « Quelle énergie, ce Paulac ! Que de décision !… »

— Tout de même, murmuraient les femmes entre elles, il faudra lui faire entendre que notre Gaspard est un bon diable !

Un valet annonça : « M. le comte Séraphin de Cocarel. »

CHAPITRE XXII

Où l’on assistera à la deuxième rencontre de Gaspard avec Séraphin de Cocarel et aux remontrances royales de M. de Paulac au Parlement d’Aix-en-Provence.

Une jeune beauté s’était mise au clavecin. Elle déclarait, en chantant, qu’elle se mourait d’amour.

Gaspard n’ayant pas entendu annoncer Cocarel, demanda à Marin, en désignant du regard le nouveau venu :

— Quel est donc là-bas ce personnage qui va boitillant d’un air d’importance ?

— C’est M. de Cocarel, Séraphin, le fils du juge au Parlement. Vous m’avez dit que vous désiriez lui parler en secret. Je vais vous l’amener.

— Mais, monsieur, fit Gaspard en arrêtant Marin par la manche de sa veste blanche, en quel temps faites-vous des chapeaux ?

— Je vous comprends, monsieur, vous me renvoyez à ma cuisine ? Sachez donc que je n’y parais qu’en chef d’armée ; les grands chefs ne doivent aller au feu que rarement ; leur affaire est de la diriger ; et l’on ne peut voir les ensembles que de loin… Mes ordres sont donnés. Les princes, monsieur, ont pour devoir de se laisser attacher au rivage pendant que l’armée combat, attendu que la victoire dépend de leur commandement, c’est-à-dire de leur existence. Pour moi, je n’aurais évidemment aucun risque à courir devant mes rôtissoires ; mais, si je m’absente des cuisines, c’est à bon escient, et lorsque je suis sûr de mes lieutenants… Mon souper de ce soir sera un triomphe ; et vous en conviendrez, le tout premier, dans une heure, à table. Je ne suis dans mes salons que parce que vous y êtes, monsieur, et que mon devoir, tel que je le comprends, est de veiller à ce que, dans mon salon même, tout puisse convenir et plaire à un nouvel hôte de distinction qui m’honore de sa présence.

Il s’inclina, s’éloigna, et amena bientôt Cocarel à Paulac ; puis, les ayant présentés l’un à l’autre, il déclara :

— Mille excuses ; je vais surveiller mon champ de bataille.

Alors, sans préambule d’aucune sorte, l’envoyé du lieutenant général de police dit brusquement à Cocarel :

— C’est vous, monsieur, qui, en joyeuse compagnie, par un beau soir d’été, pendîtes un manant aux branches d’un olivier ?

Cocarel se redressa, pour se défendre d’abord par l’attitude, mais ne trouva pas sur-le-champ la réponse habile qu’il cherchait.

— N’oubliez pas, monsieur Cocarel, que je suis dans l’exercice de ma fonction… Votre crime, monsieur, eut des suites fâcheuses. Le Parlement, ayant étouffé cette affaire, — à prix d’or, dit-on, — le peuple s’est ému de tant d’impunité d’un côté ; de tant de prévarication de l’autre ; et des vengeurs se sont dressés contre vous et contre nos magistrats ; car la prétendue bande de Gaspard de Besse n’a été recrutée par lui que pour faire une guerre acharnée au Parlement et obtenir le châtiment des assassins de Teisseire ; votre punition d’abord, celle ensuite des juges prévaricateurs. Or, M. le lieutenant général m’envoie pour faire la lumière sur cette affaire par trop obscure ; et je dois m’occuper de vous avant toute chose. Nous aviserons ensuite, en ce qui concerne ce Gaspard ; oui, nous aviserons seulement quand nous saurons si votre crime, étant avéré, n’est pas pour ce bandit une manière d’excuse, ou tout au moins n’est pas une explication qui lui mérite quelque égard politique.

— Eh ! monsieur ! dit enfin Cocarel, qu’allez-vous chercher là ? Ce Gaspard est un vulgaire voleur, et facile à prendre !

— Pas si facile à prendre que vous croyez ; et la preuve, c’est qu’il court encore ! Soyez assuré, monsieur, qu’on ne le prendra pas sans moi !… Il est d’ailleurs à peu près certain que le Parlement ne veut pas, et que vous ne voulez pas qu’il soit pris.

— Et pourquoi serait-ce ?

— Parce que, lui pris, il faudra bien qu’on revienne sur votre crime, et c’est peut-être ce que souhaite Gaspard lui-même. Cependant, il ne se laissera pas capturer, dit-on, avant d’avoir enlevé comme otages assez de vos amis pour que son procès émeuve la France et l’Europe. Croyez-moi, monsieur, je suis à la source des renseignements.

— Monsieur, protesta Cocarel, soyez convaincu que le Parlement (je le sais par mon père) a tout mis en œuvre pour se saisir de Gaspard.

— Pour le faire assassiner, peut-être ; capturer, non ! on craint trop ses défenses. Vous savez bien qu’il est insaisissable. N’a-t-il pas osé vous provoquer, vous-même ? Ne vous a-t-il pas blessé, en duel ?…

— Lui ? moi ? Monsieur ?

— Vous voyez que notre police est bien faite.

— Je n’ai jamais vu le visage de ce Gaspard, monsieur.

— Son visage, c’est possible ; mais lui ?… Ce duelliste masqué auquel vous devez votre légère et si gracieuse claudication…

— Lui ! c’était lui ?

— C’était lui, monsieur ; et j’en ai la preuve.

— Lui !… je m’en doutais depuis assez longtemps ! s’écria, le plus bas possible, Cocarel…

Et entre ses dents :

— Je trouverai un moyen de vengeance !

— Vengez-vous, si vous le pouvez, monsieur ; ce sera servir Sa Majesté ; mais je vous répète que, pour ce qui est de prendre Gaspard, vous ne sauriez le prendre sans moi !

— Monsieur, dit Cocarel, je vous assure que je m’emploierai de toutes mes forces à l’entreprise d’une capture qui intéresse si fort la sûreté de l’État.

— A la bonne heure ! Entrevoyez-vous un moyen de nous y aider ?

Cocarel parut réfléchir ; mais Gaspard n’entendait pas que ce Cocarel lui échappât sans lui laisser aux mains quelque plume de l’aile ; c’est-à-dire sans que la comédie de cette soirée mémorable ait été de quelque heureux résultat pour la cause de Bernard.

Voyant que Cocarel continuait à se taire :

— Je dois vous prévenir formellement que vous aurez bientôt à vous défendre contre une accusation de meurtre… Il me faudrait des raisons bien extraordinaires, et que je ne saurais prévoir, pour modifier mon rapport à Sa Majesté, en ce qui vous concerne.

Nouveau silence.

Voyant Paulac et Cocarel en si intime conciliabule, la plupart des « invités » s’absorbaient dans le jeu ou dans leurs conversations personnelles. Le clavecin résonnait toujours.

— Monsieur, susurra enfin Cocarel avec une mine prudente — cette affaire… du moins en ce qui me concerne, ne saurait-elle vraiment… s’arranger… un peu ?

— Comment l’entendez-vous ? dit Gaspard.

Il avait déjà compris qu’il allait subir un assaut.

Cocarel, insinuant et tâtant son terrain, reprit :

— Vous êtes en position de me servir… mais avez-vous… mille excuses… une fortune digne de votre situation ?

— Ma fortune est nulle. Je suis le soldat qui n’a que sa solde.

— La fortune de mon père, déclara Cocarel d’un air fin, est considérable.

— Hum ! voilà — ou je me trompe fort — une tentative de corruption ? fit observer Paulac.

Comme, dans le ton de M. de Paulac, aucune indignation ne perçait, Cocarel se sentit encouragé. Il dit, procédant par insinuation :

— Une question sur votre fortune, rapprochée d’une confidence sur la mienne, ne saurait constituer une tentative de corruption, monsieur ; vous êtes, j’en suis certain, trop bon juriste pour l’ignorer. Il n’y a donc pas de tentative… jusqu’ici.

Gaspard souriait toujours.

— Ce jusqu’ici est éloquent ! Eh bien, qu’avez-vous à ajouter ?

Cocarel conclut qu’il avait partie gagnée. Il n’en était pas surpris. La corruption, pensait-il, était chose couramment admise.

— Voyons, monsieur, continua-t-il, ne me soyez pas trop sévère. Je crois, toute réflexion faite, que le Roi lui-même, le cas échéant, n’hésiterait pas à vous octroyer une pension, pour vous remercier d’avoir sauvé, en ma personne, l’honneur de sa noblesse de robe. Vous paraissez trop oublier, monsieur, que la raison d’État doit primer la justice, dans un État bien gouverné.

— Justement, dit Gaspard — sans réfléchir qu’il s’appelait pour l’instant Paulac — justement j’ai pour opinion qu’il devrait en être autrement.

Cocarel se persuada que Paulac voulait vendre à plus haut prix sa conscience.

Gaspard ajouta bien vite :

— C’est pourquoi je m’estimerais peu, si je manquais pour vous à mes principes personnels, en même temps qu’aux devoirs de ma charge. Vos principes à vous, je les connais. Vous êtes de ceux qui, dans le procès la Cadière, eussent condamné l’innocence, sous prétexte qu’en sauvant le coupable ils sauvaient la religion elle-même, comme si la religion n’était pas au-dessus de pareils calculs et de si honteuses manœuvres.

— Quoi qu’il en soit, osa dire Cocarel, qui, impatienté, devenait arrogant d’allure ;… quel prix fixez-vous à votre complaisance ?

Gaspard, étant Paulac, eut envie, sincèrement, de souffleter l’insolent… Il répliqua, étant Gaspard :

— Fixez-le vous-même… avec politesse. Et réfléchissez que le prix de votre conscience et celui de la mienne, tous deux réunis, ne peuvent être que très élevés. Il faut me payer l’un et l’autre !

Gaspard réfléchissait que vingt ou trente mille livres de plus arrondiraient d’heureuse manière la dot de Bernard, époux de Thérèse. Il penchait pour trente mille. Les fontes de trois chevaux les emporteraient facilement en beaux louis d’or. Marin devait posséder cette somme chez lui. Cocarel n’avait qu’à la lui emprunter, ce soir même… Une dette de jeu, sur parole, à payer avant minuit… Il s’en expliqua nettement avec Cocarel, sauf qu’il feignit, bien entendu, de croire à la fable du riche hôtelier-amateur, chez qui l’on joue gros jeu, et d’ignorer le vrai nom du maître de la maison.

— C’est convenu, fit Cocarel joyeux.

— J’ai ici, lui dit Gaspard, un appartement personnel où nous pourrons nous rendre tout à l’heure, car j’entends vous donner un reçu en forme, pour votre entière sécurité. Vous pourriez soupçonner le prévaricateur que me voici devenu, d’être homme à nier un jour qu’il ait reçu de vous cette somme. Il vous faut donc une arme contre moi. C’est surtout entre coquins, monsieur, que les précautions sont nécessaires. Allez, je vous attends.

Cocarel courut à la recherche de Marin.

Il le rencontra qui accompagnait, pour les présenter à M. de Paulac, un groupe de parlementaires par lui invités à sa folle soirée.

— J’ai à vous parler, souffla mystérieusement Cocarel.

— Dans un instant, je serai à vous.

Force fut à Cocarel d’attendre sur place.

Les présentations faites, Gaspard déclara :

— Je dois dire, messieurs, au nom de Sa Majesté, un mot personnel à chacun de vous.

Gaspard, au temps de ses amours aixoises, avait assez fréquenté la ville d’Aix pour apprendre à mettre un nom sur les visages de tous les parlementaires.

Et tirant à part le plus proche de lui :

— Monsieur, lui dit-il en l’appelant par son nom, j’ai le regret de vous adresser un grave reproche. Nous n’ignorons pas que votre femme, lorsqu’elle sait qu’un de vos plaignants est un homme marié, s’arrange, en attendant que le procès de ce mari soit jugé, pour attirer sa femme ou sa fille dans votre maison. Là, elle met en main de la fille ou de l’épouse une quenouille qu’elle lui fait filer pendant des semaines. Cela, à la longue, vous fait de beau et bon linge ; le peuple se raconte cela et en murmure. Ne vous défendez pas, vous mentiriez. Vous compromettez la dignité du Parlement, monsieur, et vous justifiez ainsi la révolte d’un Gaspard de Besse. Pas un mot. Allez.

Il prit, de même, à part, un deuxième magistrat :

— Monsieur, vous aimez le gibier. Quand un paysan a un procès en cours, vous lui donnez à entendre que vous êtes friand de lièvres et perdrix, fussent-ils pris au lacet sur les terres de vos confrères. Vous vous arrogez ainsi le pouvoir de donner aux roturiers le droit de chasse et de vol. Il faut que cela change. Vous compromettez la justice, la dignité du Parlement, et vous justifiez ainsi la révolte d’un Gaspard de Besse. Allez, allez, monsieur. Vous n’avez rien à dire…

Il fit, sur ce ton, à quatre ou cinq parlementaires, des remontrances confidentielles, et dit aux autres, d’une voix haute :

— Vous messieurs, je n’ai que des éloges à vous faire de la part de Sa Majesté. Si elle n’avait, comme parlementaires, que des hommes intègres, tels que vous, un Gaspard de Besse ne se dresserait point contre le Parlement, avec l’approbation du peuple.

Les magistrats étaient confondus. Marin riait sous cape.

— Je regrette, messieurs, continua Gaspard, que votre président M. Marin ne soit pas parmi vous. Sans doute le verrai-je demain ; mais j’aurais eu plaisir à lui adresser, ici, ce soir, quelques compliments, comme à vous.

Leteur et La Trébourine se rapprochèrent du groupe. Marin parlait ; il disait au pseudo-Paulac :

— Le président Marin m’honore de son amitié, monsieur…

Gaspard l’interrompit :

— Messieurs, je ne suis pas seulement l’envoyé de M. le lieutenant de police. S. M. le roi de France en personne m’ayant fait l’honneur de m’entretenir de ses volontés à votre sujet, m’a confié une mission spéciale, concernant le Parlement d’Aix. C’est ce qui m’oblige à vous parler comme je le fais. Je vous dirai donc que M. le président Marin est un homme de beaucoup d’esprit, et judicieux autant que juste. Cela fait qu’il mène, contre son propre Parlement, une campagne d’épigrammes et de bons mots dont on ne peut s’empêcher de louer l’inspiration ; cependant, le fait est fâcheux en un sens, parce que ces épigrammes, tombées de si haut, sont ramassées par le peuple qui en fait des gorges chaudes ; et nous savons que la troupe de Gaspard de Besse se sert de ces étincelles d’esprit pour aviver le feu des rancunes et des mécontentements populaires. Personnellement j’applaudis aux sarcasmes du président Marin. Comme grand officier de la police, je les déplore, car il faut savoir, en certains cas, ne pas avoir trop raison.

Il conclut :

— Tâchez, Messieurs, de ne plus mériter à l’avenir ni le fouet satirique de votre président, ni la menace vengeresse d’un Gaspard. Vous avez eu longtemps le droit de présenter au roi vos remontrances. Je vous ai apporté ici les remontrances du roi ; ce sont celles du peuple.

Les magistrats, avec ensemble, s’inclinèrent. Jamais Gaspard n’avait si fièrement senti sa force, sa propre royauté, éphémère, mais grosse d’avenir.

A ce moment, il aperçut, parmi des visages nouveaux-venus, le fin profil de Mme de Lizerolles.

Elle trouva le moyen de lui dire, à voix basse, en passant près de lui et sans avoir l’air de le connaître :

— Cela est bien, je suis contente, monsieur de Paulac.

Ce fut là une grande minute pour Gaspard de Besse.

Cocarel entraînait, hors des salons, Marin qu’il avait pris par le bras.

A ce moment, tous les invités se levèrent. Dans un vieux gentilhomme qui venait d’entrer, on saluait le marquis de Mirabeau, le père de celui que connaissait Gaspard.

Mille compliments s’échangèrent ; c’était à qui fêterait le marquis, qui finit par dire :

— De grâce, vous m’étouffez, messieurs !… Mes amis, un peu d’espace, s’il vous plaît ! je suis en nage.

Il s’éventait avec son mouchoir.

Gaspard s’avança vers lui :

— Souffrez, monsieur, que je me présente moi-même : marquis de Paulac.

— Je salue un beau nom, dit le marquis ; et je suis venu pour le saluer, monsieur de Paulac.

— Et votre fils, monsieur ? dit Gaspard.

— Mais… j’en ai deux, monsieur.

— Je le sais, monsieur, et tous deux font grande figure ; le vicomte, je ne l’ignore pas, s’est distingué dans cette guerre d’Amérique qui présage au monde entier de nouvelles destinées ; mais, marquis, c’est au comte que j’en ai.

— Humph ! dit le marquis, celui-là est une manière de taureau sauvage ; il fut d’abord un simple poulain échappé ; il s’est mué en taureau indompté. Il a le diable au corps, et de l’éloquence, le monstre ! On dit qu’il parle en tonnerre ; que son éloquence est un orage, ou un coup de mistral sur le Rhône. Tout cela est fort joli, mais il me donne bien du fil à retordre !… La prison de Ré, celle de Manosque, celle du château d’If et du fort de Joux, il a usé toutes les prisons dont à ma grande satisfaction, le roi a pu disposer en ma faveur ; mais mon démon incarné écule les geôliers, et séduit toutes leurs filles. Il a, paraît-il, une laideur engageante… il m’inquiète nuit et jour, la nuit surtout. C’est tout ce que j’en peux dire ; ce n’est pas un homme ; c’est une révolution, ce bougre-là !

— Monsieur, dit Gaspard, devenez-lui, de grâce, indulgent. Il nous faudra sans doute, avant longtemps, des bougres de sa taille pour mettre ou maintenir dans la bonne voie des révoltés d’une autre caste.

Le marquis, étonné, leva sur M. de Paulac un regard perçant.

— Mais souffrez, je vous prie, poursuivait Gaspard, que je vous quitte un instant ; les devoirs de ma mission sont parfois importuns… et… j’ai à causer d’une affaire passablement sérieuse, avec M. Séraphin de Cocarel.

Gaspard avait aperçu Cocarel qui, du seuil, lui faisait signe, donnant à entendre qu’il était en mesure de conclure leur marché.

Gaspard laissa là le marquis de Mirabeau, un peu rêveur ; et, conduit par Cocarel, il gagna ses appartements.

Dans la galerie, il rencontra Sanplan qui attendait ses ordres.

— Entrez donc chez moi, monsieur Cocarel ; un ordre à donner à mon majordome, — et je suis tout vôtre.

— Toi, attends-moi là un instant, majordome.

Et, s’éloignant, Gaspard essaya d’abord de retrouver Mme de Lizerolles. Poussée par une curiosité bien féminine, elle n’avait fait, dans la maison du président, qu’une brève apparition, le temps de voir le triomphe de Gaspard.

Le faux Paulac revint parler au faux majordome.

CHAPITRE XXIII

Comme quoi M. de Paulac, tout représentant qu’il fût de M. le lieutenant de la police royale, n’hésita pas à recevoir, de Séraphin Cocarel, une somme fort honorable, en échange d’un service qui ne l’était pas.

— Ami Sanplan, reste quelques minutes dans cette galerie ; quand tu me verras quitter mes appartements et rentrer dans les salons, fais seller aussitôt ou selle toi-même nos trois chevaux, et reviens m’apporter ostensiblement la lettre que je t’ai donnée d’avance, pour leur jouer la scène finale de notre comédie. Est-ce compris ?… Tu as la lettre ?

— C’est compris, et j’ai la lettre.

— Bien et sois adroit. Préviens Bernard. Nous quitterons ces lieux dans un quart d’heure, — et au galop !

Là-dessus, il rejoignit dans sa chambre le Cocarel.

— Monsieur, lui dit Cocarel, le maître de cette maison était homme à comprendre la situation d’un joueur qui a perdu sur parole. La somme est prête. La voici, dans ce secrétaire, divisée en plusieurs parts, bien enveloppées chacune, pour votre commodité. Il y a vingt mille livres.

— Je viens de donner des ordres à mon majordome, monsieur, afin d’avoir un prétexte à quitter sur l’heure cette maison. J’entends mettre sans délai en lieu sûr cette petite fortune tombée du ciel ou plutôt venue du diable. Vous voudrez bien nous aider, je vous prie, à la transporter dans les fontes de nos chevaux, puisque tout ceci doit rester secret. Je vais vous donner des reçus.

Il s’assit devant le secrétaire, et il écrivit quelques lignes.

Il n’en lut, à voix haute, que le début :

« Je déclare avoir reçu de M. Séraphin Cocarel, etc. la somme de 20 000 livres et cætera, et cætera… »

Il signa, parapha, frappa sur cire, à côté de son paraphe, un cachet royal, plia la feuille, la ferma et la scella avec le propre cachet de Cocarel que celui-ci portait suspendu à la large chaîne de sa montre.

— Vous daignerez m’accompagner jusqu’au seuil de cet hôtel, monsieur ; et là — (donnant-donnant) — en échange de vos sacs d’écus, je vous livrerai mon reçu.

— Tout cela témoigne, dit Cocarel avec humeur, d’une certaine méfiance.

— Je vous ai déjà fait observer, répliqua Gaspard, qu’entre gredins cette méfiance est bien naturelle.

Il mit le papier dans sa poche ; et les deux complices rentrèrent dans les salons.

A peine Gaspard y parut-il, que Marin en personne annonça d’une voix solennelle : Monsieur le marquis de Paulac est servi.

Au même instant, le faux secrétaire, Bernard, venait présenter à ce M. de Paulac une missive de forme imposante. L’ayant ouverte aussitôt, Gaspard s’écria d’un ton de surprise mécontente :

— En vérité, messieurs, c’est jouer de malheur ! Que d’excuses et de regrets, mesdames ! L’avis qu’on me donne, par les présentes, doit rester secret, mais non pas l’ordre qui s’ensuit et qui est de me rendre sur l’heure à Marseille !

Un murmure de déception répondit à ces paroles.

— Adieu, monsieur l’hôtelier. Je ne tâterai pas de vos gibiers regrettés. Je baise toutes vos mains, mesdames. Monsieur de Mirabeau, je suis votre valet.

Gaspard sortit, salué de tous, précédé de Bernard et suivi du seul Cocarel.

Et comme plusieurs personnages, dont Marin, le voulaient accompagner :

— Je ne le souffrirai pas. N’en faites rien. Vous me désobligeriez, messieurs… Vous me pardonnerez, car je suis l’esclave et un peu la victime du devoir ; et je vous prie très sérieusement de ne me point importuner ; j’ai d’ailleurs quelques derniers mots confidentiels à échanger avec M. de Cocarel.

Dans la galerie, Sanplan, qui l’attendait, lui dit :

— Tout est prêt en bas.

— Monsieur Cocarel, voici mon secrétaire et mon intendant prêts à vous suivre. Confiez-leur ce que vous savez.

— Suivez-moi, leur dit Cocarel.

Vingt mille livres en métal, or et argent, dans plusieurs petits sacs, furent descendues par les trois hommes, et enfouies dans les fontes, d’où les pistolets furent retirés pour être accrochés aux ceintures, sous les habits des cavaliers.

Deux laquais qui tenaient en main les chevaux, ayant été remerciés et généreusement traités par Gaspard, celui-ci, du haut de son cheval, présenta son reçu à Cocarel, sous la lanterne qui versait une suffisante clarté.

— Reconnaissez-vous votre cachet, monsieur ?

— Je n’y aurais pas regardé sans y être invité, répliqua galamment Cocarel, mais je le reconnais.

Et il empocha le papier. On se salua.

Le galop des trois chevaux retentit et s’éloigna sur le pavé du Roi René.

Quand Cocarel reparut parmi les invités, on gagnait la salle à manger.

Les convives ayant pris place :

— Ce bon M. de Paulac, nous l’avons bien agréablement joué ! dit le président Marin. Je regrette que son brusque départ nous ait retiré le plaisir de nous en égayer plus longtemps. Allons ! à vos fourchettes, messieurs ! Tous égaux par le ventre ! Soupons, sans souci du lendemain, laquais ou grands seigneurs ; et, comme on dit aujourd’hui, — après nous le déluge !… — Que pensez-vous de ce Paulac, Riquetti ?

— Je pense, répondit le marquis de Mirabeau, que sa fonction et son langage ne vont pas d’accord. Nous vivons en un temps bien étrange, si le Roi a de pareils conseillers ! mais j’incline à croire que ce marquis-là n’est point ce qu’il veut paraître ; et il se pourrait que, croyant jouer Paulac, vous ayez été mystifié par lui ou par quelqu’autre intrigant !…

— Et par qui donc, et dans quel intérêt ?

— Cela, je l’ignore.

Ces paroles éveillèrent une inquiétude dans l’esprit de Cocarel ; il prit dans sa poche le reçu cacheté ; et, soupçonnant, tout à coup, que l’inconnu, si c’était un faux Paulac, avait pu, sous prétexte de le signer, y ajouter quelque impertinence, il rompit la cire, et lut : « Je soussigné, déclare avoir reçu de M. Séraphin de Cocarel, assassin, la somme de vingt mille livres qu’il m’a remise en bel or ; et je m’engage, mais seulement en qualité de marquis de Paulac, représentant de M. le lieutenant général de police, — à ne pas faire poursuivre ledit Séraphin pour le meurtre du nommé Teisseire.

« En foi de quoi… j’ai signé de ma main… »

Et, au milieu d’un paraphe, compliqué à plaisir comme un encadrement ironique, ce nom :

GASPARD DE BESSE

Cocarel, vivement, remit le papier dans sa poche :

— Messieurs, dit-il d’une voix haute mais frémissante, et en pâlissant, — je ne puis vous montrer la preuve que j’en ai là, dans mon portefeuille — mais je puis vous assurer que ce Paulac n’est pas Paulac. C’est Gaspard de Besse !

Un silence de stupéfaction suivit ce coup de cloche.

— Je m’en doutais un peu, dit froidement le marquis de Mirabeau ; mon fils m’avait fait de cet étonnant Gaspard un portrait fort ressemblant, ma foi.

— Vive Dieu ! s’écria Marin, prompt à se remettre ; — jamais fête ne fut mieux réussie ! aux jeux de l’amour et du hasard de M. de Marivaux, nous avons répliqué ce soir par les jeux du Parlement et de la Police. Ce Gaspard est vraiment délicieux ! Ne nous a-t-il pas envoyé, à plusieurs reprises, et l’autre jour encore, des voleurs à pendre, et qu’en effet nous pendîmes, mais que, — sans lui, Gaspard, — nous n’aurions jamais capturés, ni par conséquent pendus ! Gaspard a sa police et sa juridiction, et l’amour passionné de la justice… Nous ne sommes pas de taille, messieurs ! pas de taille, belles dames ! Je tiens que ce soldat de fortune est homme de génie ; et s’il m’avait emprunté, ce soir, quelque vingt mille livres, ou à tel autre d’entre nous, je n’en serais pas autrement surpris !

Sur ces mots, le président lança un coup d’œil à Cocarel.

— C’est là en effet, je l’avoue, la somme importante qu’il m’a empruntée, dit Cocarel piteusement ; j’en ai là l’inutile reçu, dont je viens seulement de lire la signature.

— Ah ! le bon billet qu’a la Châtre ! s’écrièrent tout d’une voix les convives, pris, un peu tard, d’un fou rire.

— Montrez-nous sa griffe, Séraphin ?

— Non, ma foi ! protesta Cocarel, je consens qu’on rie de moi sur mon aveu spontané, mais non de par sa parole. J’en ai trop de honte en vérité !

— Eh bien, mon avis à moi, dit la marquise de la Gaillarde, qui avait ri plus haut que les autres, c’est que nous avons bien vu le vrai M. de Paulac ; qu’il avait eu vent de nos projets de galégeade, et qu’il nous a rendu la monnaie de notre pièce d’or en signant Gaspard de Besse le gentil billet de Cocarel.

Et Mlle de Malherbe de s’écrier à son tour :

— Jamais un Paulac quelconque n’aurait eu assez d’esprit ni d’audace pour se compromettre par une plaisanterie de cet ordre : — ce n’est pas là, pour un chef de police, une manière d’emprunter ; mais, pour un chef de bandits, c’est bien la plus spirituelle et même la plus aimable façon du monde. C’est bien à Gaspard de Besse, croyez-moi, que nous avons eu affaire ce soir, et vous conviendrez qu’il est charmant. On n’est pas plus adorablement frondeur et, pour moi, j’en raffole !

— Je me range à votre avis, mademoiselle, déclara Lisette.

Toutes les femmes applaudirent.

— J’en raffole aussi, de votre Gaspard, mesdames, dit le président ; mais j’ai tort : je ne suis pas dans mon rôle. Allons ! A la santé du vrai Paulac, messieurs ! mais où diable peut-il être, à cette heure-ci ?

— Eh ! dit gravement Riquetti, il est sans doute en prison, puisque le monde est renversé.

— C’est bien Gaspard qui nous a donné, ce soir, la comédie, déclara fermement Marin.

La marquise de la Gaillarde intervint :

— Et pourquoi croyez-vous si délibérément, mon cher président, que votre Paulac n’était pas Paulac ?

— C’est que j’en vois tout à coup la preuve, dit Marin, dans ce fait auquel je n’avais pris garde : aucun courrier n’a apporté chez moi la lettre urgente qui lui a permis de nous quitter un peu trop vivement !

Tous les convives s’entre-regardèrent…


Le lendemain, Gaspard de Besse, ayant conté, à M. de Paulac, la soirée mémorable, le remit en liberté.

M. de Paulac, le vrai, alla voir aussitôt le président Marin. Ils échangèrent leurs impressions.

— Je vois ce que c’est, dit Marin. Le Parlement, contre mes conseils et malgré mes efforts, a étouffé l’affaire du meurtre de Teisseire, dont Séraphin Cocarel est (nous le savons tous) l’auteur principal. Ledit Séraphin, — prenant Gaspard pour vous, Paulac, — aura tenté de vous séduire et corrompre. Il y est parvenu sans peine. Gaspard, qui veut sa tête, lui prend d’abord sa bourse ; et, dit-on, ce n’est pas la première fois ! Quel argument nouveau, payé par Cocarel, s’est acquis, contre Cocarel, cet invincible Gaspard ! Tout cela est, il faut l’avouer, d’une habileté politique vraiment consommée, admirable.

— Étourdissante ! dit Paulac en riant ; mais vos vingt mille livres ?

— Pardieu ! Cocarel a trop besoin de ma discrétion pour ne pas me les rendre… mais je vous conseille amicalement, monsieur, de ne pas faire de cette aventure le sujet d’un rapport trop exact à Sa Majesté le roi, ni à Son Excellence le lieutenant général de police. L’histoire est trop compliquée… Vous n’en sortiriez jamais… ni moi non plus !

— Vous avez raison… mais, sur cette « affaire Cocarel » dont le seigneur Gaspard, ce matin encore, m’a fait un récit détaillé, en me priant d’en parler à Sa Majesté, quelle est votre opinion, monsieur le président ?…

— Eh ! répliqua Marin, mon opinion, à ce sujet, ne peut être que celle de la justice…

— Ah ?

— Celle de la justice ; je veux dire celle de Gaspard.

— Diable ! s’écria Paulac stupéfait ; n’ai-je donc plus qu’à recommander le bandit bienveillant à la bienveillance du Roi !

— Mon avis bien net, dit Marin, est que, ce faisant, vous ne serez que juste.

CHAPITRE XXIV

Le poète Jean Lecor fait recevoir une pièce en un acte et en vers par la troupe de Gaspard de Besse.

Lorsque, avec le secours de Sanplan et de Bernard, qui illustraient son récit de gestes merveilleux, — Gaspard conta à Lecor et à Pablo la brimade qu’il avait infligée au Parlement et à la Noblesse, dans la propre demeure du président Marin, la gaîté de ses auditeurs fut inimaginable, et si grand le succès, que le poète Jean Lecor déclara n’en avoir jamais obtenu de pareil en toute sa carrière d’auteur et d’acteur comique ; « carrière, dit-il, injustement décriée, puisque l’auteur et l’acteur comiques peuvent apporter de telles consolations aux pauvres humains ! »

— Il faut, conseilla Sanplan, réunir sur-le-champ toute la bande, et lui narrer en détail cette histoire avec tous ses incidents, quorum pars magna

— Halte-là ! se récria Lecor, j’estime que la gloire de Gaspard est à son apogée, après la réussite d’une comédie si parfaitement audacieuse et significative. Elle suffirait à faire l’illustration d’un homme ; et nous pourrions, fièrement satisfaits, ayant tiré l’échelle après cela, rentrer tous dans nos foyers, du moins ceux de nous qui en ont, et aucun de nous ne se peut vanter d’en avoir un ; mais c’est façon de parler. J’admets cependant que le Parlement mérite encore une leçon plus dure ; et notre chef saura la lui donner ; mais, en attendant, puisque la bande s’impatiente parfois de n’en point voir venir l’occasion, — le tableau de la brimade que vient de subir le Parlement tout entier sera un encouragement singulier pour tous nos bandits. Seulement, pour leur en faire comprendre toute la joyeuse importance, il faut non pas la leur narrer, mais la représenter sous forme de comédie ; et, avec l’agrément du capitaine, j’en ferai une pièce en un acte et en vers, que nous jouerons dans un décor naturel, sur un plateau de Cuges. Pablo y jouera le rôle de Sanplan ; Sanplan, le rôle de Marin ; je me réserve celui de Gaspard. Je trouverai mes autres protagonistes dans la troupe : et rien ne sera plus réjouissant à voir qu’un bandit, proprement rasé, faisant Lisette ou la marquise ; et quant à notre glorieux chef, il sera chef de claque et applaudira sa propre apothéose ; car, à la fin, de même qu’on a couronné, du vivant de Voltaire et sous les yeux de Voltaire, à la Comédie française, une image de Voltaire, — de même nous couronnerons de laurier, à la fin de notre représentation, un mannequin représentant, à peu près du moins, notre grand Gaspard ; et j’affirme que, grâce au sujet de la pièce autant qu’à ma verve comique, le souvenir du spectacle que nous donnerons au soleil couchant ou à la lune levante, sera connu de la postérité la plus reculée.

— Mort de ma vie ! s’écria Sanplan, j’ai, en t’écoutant, cherché dans ton discours, ami Lecor, un point et virgule ou un signe de repos quelconque, marquant un besoin de respirer, et je n’en ai point aperçu ni trouvé la place. Le vétérinaire qui t’a coupé le filet a bien gagné ses cinq ou dix dardennes ! et si, comme il en est question, on doit convoquer bientôt les États-Généraux de France, nous t’y enverrons, comme député des bandits, pour défendre, avec la langue et sans cracher, nos droits de vagabonds en révolte ! J’accepte le rôle que tu me veux confier, et, foi de Sanplan, ayant bien observé ce Marin dont le nom m’enchante, je te promets de lui une fameuse et réjouissante caricature.

La représentation ainsi projetée eut lieu un mois plus tard ; et les acteurs y prirent autant de plaisir que les spectateurs, car jamais, dans aucune comédie, il ne plut tant de gifles sur les faces, et de coups de pieds aux derrières, que dans l’impromptu de Lecor.

Lisette et la marquise étaient de rudes gaillards soigneusement rasés, porteurs d’abondantes perruques, copieusement enjuponnés, jouant sans relâche de l’éventail avec leurs lourdes mains habituées au poids de l’escopette… Ces dames étaient délicieuses ; elles marchaient en remuant la croupe à la façon des canards et des coquettes ; et, pour le port de la tête, afin qu’il fût vraisemblablement féminin, Lecor, homme de théâtre et des plus observateurs, leur avait donné ce conseil aux répétitions : « Vous n’avez qu’à vous imaginer qu’on vous a posé, sur le sommet du crâne, un verre empli d’eau, et qu’il faut aller et venir sans en renverser une goutte et sans y porter la main ! »

Le résultat nécessaire était un balancement des cous, des têtes, des bustes et des croupions, à rendre Célimène jalouse.

Dès la première scène, lorsque le ventru Sanplan, de blanc vêtu, et singeant le président déguisé en cuisinier, déclara :

Nous allons, tout un soir, duper ce bon marquis,
Et nous verrons plus tard (je m’en fais un délice)
Comment il sauvera l’honneur de la police,

le succès fut acquis. Les bandits déliraient de satisfaction. Gaspard lui-même goûtait à ce spectacle un plaisir extrême.

Lorsque Pablo-Sanplan, avec un ventre copié sur celui du président-cuisinier, appliqua sur l’abdomen du président-Sanplan-Marin une tape magistrale, en s’écriant :

Je suis heureux de voir en vous un si gros homme,
Patron !

ce fut gai, mais ce n’était là qu’une préparation à la scène suivante, celle où Lecor, représentant Gaspard, et répétant la même plaisanterie, dit au président Sanplan-Marin :

Monsieur ! que voilà donc un ventre merveilleux !
Par les saints ! ce magot me réjouit les yeux !
Lorsqu’il est ainsi fait, le maître d’une auberge,
Rien qu’en s’y laissant voir, prouve qu’on s’y goberge,
Et tu devrais, mon cher, en peinture ou vivant,
Comme enseigne d’hôtel, te pendre à ton auvent…

alors, on déclara que la farce rimée par le poète valait presque la farce qui avait été jouée en réalité à Marin par Gaspard et consorts.

Et la pluie, la grêle de coups de pied au derrière, commencèrent. Les acteurs exagéraient. Ils ajoutaient des gestes à ceux qu’indiquait le texte. On entendit bien des vers faux, tout comme à la Comédie-Française. Mais qu’importait « puisque l’effet était obtenu ou doublé et centuplé » ? Lecor, professant que le public n’entend rien à la métrique, avait eu l’imprudence de le dire aux acteurs. Ils en profitèrent pour mêler à la poésie de l’auteur une prose toute personnelle.

Au moment où Lecor avait prononcé cet alexandrin :

Le peuple aime et soutient notre Gaspard de Besse,

l’enthousiasme des spectateurs s’était élevé jusqu’aux nues ; en revanche, Cocarel fut froidement accueilli. Le rôle ne porta point, Lecor n’ayant pas essayé de le rendre sympathique ni plus franchement odieux. Par bonheur, le poète, en devenant acteur, avait changé d’âme. Pour maintenir le succès de sa pièce, qu’il sentait fléchissant, il n’hésita pas à ajouter au derrière de Cocarel un coup de pied hors texte, et si violemment sincère que l’acteur s’écria : « Tu frappes trop fort, animal ! » Ce ne fut pas, de toute la pièce, le mot qui eut le moins de succès, car il est très vrai qu’un chat ou un chien égaré, et traversant par hasard la scène, au meilleur moment d’une tragédie de Corneille, égayerait le public plus sûrement que le plus amusant des traits d’esprit.

Entraîné par le succès de plusieurs coups de pied improvisés, Lecor en cribla, en écrasa, en affola, en abrutit Leteur et La Trébourine, qui ne savaient comment se garer. M. de Mirabeau ne fut pas compris ; mais la salle eût croulé — si ce n’eût pas été une salle en plein air, avec le ciel pour plafond et le soleil pour lustre, — lorsque, en se mettant à table, Sanplan-Marin déclara :

Tous égaux ! un laquais, à table, vaut un juge !

Un peu auparavant, tandis qu’on assistait à l’enlèvement des vingt mille livres, avait eu lieu un incident qui mit le comble à la gaîté du public.

Pour corser le dénouement, Jean Lecor avait imaginé que Pablo serait chargé d’emporter ce trésor sur son âne. Pablo, ayant donc prestement revêtu, par-dessus son costume de Sanplan, sa robe de moine, parut alors monté sur sa bête. Ce n’était plus la réalité historique, mais l’auteur dramatique, le comique surtout, a le droit indiscutable d’arranger l’histoire. En conséquence de ce principe, des valets apportèrent d’invraisemblables sacs d’écus, que Pablo plaçait à mesure dans les ensarris de son âne, en égayant de ses gestes un facétieux monologue de sa façon. Et les sacs de s’empiler sur l’âne, si nombreux et si lourds, que, lorsque Pablo l’enfourcha, la bonne bête refusa d’avancer. Ni prières ni coups ne vinrent à bout de sa résistance. Alors Pablo de l’injurier avec abondance ; et, comme on n’avait aucun moyen de baisser un rideau hâtif sur cette interminable révolte asinesque, la comédie eût retenu le public jusqu’au jour suivant, si Sanplan ne fût entré en scène avec une botte de foin sous chaque bras, ce que voyant, l’âne, au milieu des huées joyeuses du public, le suivit incontinent.

Gaspard, modeste, déclara que tout ainsi finissait pour le mieux ; qu’il renonçait à voir couronner son image et qu’il la tenait pour honorée et glorifiée.


Peu de jours après la farce réelle, la comédie qui avait pris le sujet à la réalité fut contée en détail par Gaspard à la comtesse de Lizerolles.

— Je vous ai vu à l’œuvre l’autre soir, chez le président, lui dit-elle, et j’ai compris combien vous valez mieux que tout cela.

Elle continua sur ce ton, essayant d’amener Gaspard à abandonner la lutte contre le Parlement, maintenant qu’il l’avait si audacieusement bravé, si cruellement raillé.

— Mon ami l’évêque, dit-elle, M. de Mirabeau et moi-même, et sans doute le président Marin, nous nous emploierons à obtenir votre grâce. Renoncez à vos jeux dangereux. Tenez-vous pour satisfait d’avoir brimé le Parlement et rançonné deux fois Cocarel.

— Non, madame. Ce n’est point assez. Pardonnez-moi ma résistance à vos désirs, mais ma grande révolte ne peut finir sur une trop simple plaisanterie. Parmi les bavardages que j’ai surpris l’autre soir, j’ai feint de ne point entendre un certain renseignement qui va, je pense, me fournir le dénoûment de la lutte ; et ce dénoûment-là ne sera point sans quelque grandeur… Permettez-moi de n’en pas dire davantage aujourd’hui ; seulement je vous promets qu’après le dernier effort que je vais tenter, je prendrai mes quartiers de repos, si je ne perds pas la vie dans cette suprême expédition. En attendant, puisque vous voulez bien vous y employer, faites parler au Roi, madame. Si ma grâce ne peut être obtenue, peu importe, mais c’est au seul prix de la grâce entière accordée à mes gens, que je consentirai à me retirer de la lutte. L’exil même ne m’effraie pas. J’aurai la douleur de vous perdre, et Dieu sait que j’en serai inconsolable ! mais, à aucun moment, je ne fus assez sot pour n’avoir pas compris que, descendue de vous à moi, votre tendre charité ne doit avoir qu’un temps. La plus grande marque d’amour que je vous puisse donner, madame, c’est de savoir m’éloigner de vous avant que, de mon bonheur de quelques semaines, vous retiriez le blâme du monde et le malheur de votre utile et noble existence !


Elle eut beau le prier ; il demeura inflexible dans sa résolution ; et elle pensa, avec une admiration accrue pour le caractère de son amant, qu’il avait raison.

CHAPITRE XXV

Jean Lecor, prince des poètes, prince des conteurs, prince des acteurs, — conquiert le droit d’être proclamé prince des avocats.

Quel était ce renseignement que Gaspard n’avait pas voulu confier à madame de Lizerolles ?

Au cours de la soirée chez Marin, il avait appris que le Parlement, en corps, était invité, par Sa Grandeur l’archevêque d’Aix, à un festin de cérémonie, dans sa résidence des champs, non loin de la ville, au pied de la montagne Sainte-Victoire. Le jour en était fixé, et Gaspard ne l’oubliait pas. Il allait réaliser son projet grandiose d’enlever le Parlement tout entier, et de le faire juger, en formes, par un tribunal de bandits… Teisseire n’avait-il pas été jugé par une bande qui parodiait le Parlement ?


Au jour dit, tous les parlementaires, en tenue de gala, en robes rouges, avaient pris place dans plusieurs carrosses.

Ils n’avaient pas usé de minutieuses précautions. Toutefois, ils se firent escorter par un gros de dragons à cheval.

Quant à Gaspard, qui connaissait bien son terrain, il plaça une moitié de sa troupe au-dessous de Saint-Antonin, au pied de la montagne, sur un plateau de colline. Ce plateau dominait, par un à-pic de trente coudées, le chemin particulier par où devaient passer les nobles invités de Sa Grandeur. En face, de l’autre côté du chemin, l’autre moitié de la troupe se dissimula dans les bois de pins et les roches éboulées ; le Parlement et son escorte allaient s’engager dans un véritable couloir et dans une embuscade.

Le colonel Lecor commandait une escouade de mannequins qu’on avait amenés sur le plateau à dos de mulet. Il les rangea au bord de l’à-pic, mal cachés à dessein dans les broussailles légères ; et ces mannequins, le feutre baissé sur les yeux, un genou en terre, ou assis, tous armés de tromblons terribles, menaçaient d’un tir plongeant le chemin que devaient suivre, n’en ayant point d’autre, Messieurs du Parlement.

L’affaire fut rapidement conduite, grâce à la maladresse ou plus vraisemblablement à la duplicité des dragons. Il était fort exact d’ailleurs, comme on disait dans le peuple, que le Parlement n’était pas très décidé à arrêter Gaspard. Le bandit savait trop de choses ! On craignait, de cette arrestation, plus d’inconvénients, par le scandale, que de sérieux avantages. Et sans qu’on eût donné des ordres précis pour que le bandit ne fût pas capturé, les archers et les dragons comprenaient parfaitement qu’en aucune occasion on ne leur avait tenu rigueur de l’avoir laissé échapper. Ils s’en tiraient avec quelques reproches de forme. S’ils le laissaient en repos, s’ils feignaient souvent d’ignorer ses retraites, c’est que, en vérité, ils croyaient obéir à une consigne tacite, en accord avec leurs sympathies. Cette consigne tacite, un ordre, rappelé avec rigueur, l’eût levée ; un pareil ordre, donné une fois, après le complot de la procession aixoise, n’avait pas été renouvelé.

Or donc, l’affaire fut rapidement terminée.

Un dragon ayant eu son cheval tué sous lui, les soldats qui formaient l’avant-garde s’enfuirent droit devant eux, tandis que ceux de l’arrière-garde s’enfuyaient en rebroussant chemin.

Les magistrats, tête à la portière des carrosses, aperçurent là-haut les mannequins menaçants, escopette en joue, et se résignèrent. Il fallait se rendre. Entourés de bandits, ils furent acheminés vers le plateau où les attendait Gaspard.

Partageant le goût de ses hommes pour la comédie, et instruit par celle que Jean Lecor avait écrite et fait représenter par eux, Gaspard avait préparé au drame final des épisodes facétieux. De là ces mannequins, qui d’ailleurs furent utiles. D’autre part, il avait été convenu que Sanplan tiendrait, cette fois, le rôle de l’avocat-général accusateur ; Jean Lecor, celui de l’avocat défenseur ; et Pablo, naturellement, le rôle de l’évangéliste.

Quant à Bernard, marié depuis deux jours, Gaspard (qui avait cru pouvoir le faire paraître innocemment, plutôt comme assistant que comme acteur, à la soirée de Marin), s’arrangea pour l’éloigner. Depuis la promesse qu’il avait faite à l’évêque, de n’engager Bernard dans aucune entreprise qui pût offenser la conscience du prélat, il avait ainsi éloigné de lui le jeune homme en plus d’une occasion. Et Bernard, enchanté, s’en allait alors à Cotignac, où, pour échapper à Cabasse, et en attendant l’heure de se marier, Thérèse avait fini par se réfugier chez une petite parente, bonne et pieuse.

Quand les parlementaires prisonniers, superbes dans leur robe rouge, arrivèrent sur le plateau, ils furent, les uns, saisis de crainte ; les autres, d’étonnement.

Des troncs d’arbre étaient là, disposés en manière de bancs circulaires ; on y fit asseoir les vingt-quatre juges.

En face d’eux, sur des rochers qui semblaient arrangés à cet effet, devaient siéger ceux qui s’arrogeaient le droit de juger les juges.

Les parlementaires, en attendant, prirent leur place, les uns maugréant, les autres en silence.

Le baron de Saquettes, avocat général, se faisait remarquer par la hauteur dédaigneuse de son attitude. Pâle, les sourcils froncés, il gardait le silence. Au moment de l’arrestation, sans même que cela eût été remarqué au milieu du brouhaha, — il avait eu le temps et la présence d’esprit de donner un ordre énergique à un brigadier des dragons ; et maintenant, soucieux, il en attendait l’effet. Viendrait-on à leur secours ? Homme rigide, sans nuances ni souplesse, blâmant les torts de ses confrères, mais incapable pourtant d’admettre la légèreté et l’ironique sourire du président Marin, des Saquettes représentait bien la loi dans son inflexibilité, la loi selon la lettre.

Marin, lui, — goguenardait.

Cocarel, le père de Séraphin, tenait les yeux obstinément fixés dans le vague, droit devant lui ; il sentait les responsabilités les plus lourdes peser sur son nom, sur sa famille.

Leteur, la Trébourine surtout, tremblotaient d’épouvante.

Tout à coup Lagriffe, jouant l’huissier, sortit d’un fourré, et annonça :

— Messieurs, la Cour !

Messieurs de la Cour parurent. C’étaient, — outre Gaspard, Sanplan et Pablo, — deux douzaines de bandits de choix, mine terrible, feutre en bataille, pistolets à la ceinture.

D’un mouvement machinal, toutes les robes rouges se mirent debout, non certes pour faire honneur à leurs juges occasionnels, mais parce qu’ils avaient l’habitude d’être solennellement en marche, lorsque retentissait dans le prétoire l’annonce de leur entrée : « la Cour ! »

Seul, M. des Saquettes ne se leva point. S’apercevant de leur méprise, tous les juges firent mine de se rasseoir, mais des fusils furent braqués sur eux aussitôt.

— Restez debout ! Messieurs ! dit Gaspard qui s’arrêta un instant et promena son regard perçant sur les juges-accusés.

Cette fois, des Saquettes lui-même se leva.

De bon cœur l’incorrigible Marin riait toujours et poussait tout bas ses pointes.

— C’est une parodie infâme ! grogna Leteur.

— Et, ajouta La Trébourine, vous, notre président, vous avez le courage d’en rire ?

— Arrêtés et jugés en robe de gala ! répliqua Marin, c’est trop drôle ! et vrai, mon cher, pour n’en pas rire, il faut n’avoir jamais eu le sens du ridicule !

— Silence ! grogna l’huissier Lagriffe d’un air solennel.

Pablo pontifiait, dans sa robe de moine ; Jean Lecor s’était procuré une robe d’avocat.

A ce moment, La Trébourine jeta un cri de détresse qui fit frémir ses collègues ! Le malheureux venait d’apercevoir, à travers les branches des genêts épineux, un brigand qui, le fusil en joue, le visait, à n’en pas douter.

— Là !… là !!! Voyez ! gémissait ce malheureux juge, le bras tendu, l’index tremblotant.

Sanplan, trouvant cette épouvante justifiée, commanda au bandit menaçant :

— Bas les armes, coquin !

Mais le commandement ne fut pas obéi ; alors, l’inexorable Sanplan saisit le pistolet accroché à sa ceinture. Son coup de feu retentit dans les échos.

Un frémissement courut sur le banc des accusés. L’homme, le soldat désobéissant, était tombé sans un cri, et sans même lâcher son fusil, tant la mort avait été foudroyante ! il gisait à présent dans la broussaille.

— J’en suis fâché, déclara Sanplan froidement, c’était un de nos meilleurs soldats.

— Requiescat in pace, marmonna Pablo.

Deux hommes, sur un signe de Sanplan, accoururent ; et, à travers l’enchevêtrement des buissons, on les vit prendre le mort, l’un par les pieds, l’autre par les épaules, et l’emporter rapidement.

Sanplan, venait de tuer… sans pitié… un des mannequins dont Jean Lecor était le grand chef. Satisfait de l’impression produite, il éleva la voix :

— Vous comprenez, messieurs, que, si je traite ainsi mes hommes pour vous protéger, je saurai, au besoin, vous traiter de même, pour vous contraindre à la soumission. L’acte d’énergie que je viens d’accomplir, non sans regret, — prouve, remarquez-le bien — notre impartialité, et que nous n’avons en vue que la justice.

A ces mots, Gaspard se remit en marche, et la Cour, ayant atteint les blocs de roche qui devaient lui servir de sièges, se trouva placée dans l’ordre suivant : Gaspard présidait, ayant à sa droite Sanplan ; à sa gauche, dom Pablo ; plus à droite, l’avocat Lecor. Les bandits-juges siégeaient en arrière du président.

— Monsieur Marin, je vous salue, dit Gaspard.

— Monsieur… de Paulac, je vous salue, dit Marin gaîment.

Gaspard lui fit un sourire. En reconnaissant dans Gaspard le faux Paulac, tous ceux des juges qui l’avaient vu chez le faux aubergiste, c’est-à-dire chez leur président, chuchotaient entre eux, chacun gémissant ou riant, selon les complexions personnelles.

— Messieurs, reprit Gaspard, nos formes de justice vous étonneront sans doute un peu ; mais si vous réfléchissez que nous faisons de notre mieux, vous excuserez la pauvreté de nos moyens. Messieurs, je dis que certains détails, dans nos procédés, vous paraîtront plaisants ; c’est que nous ne voulons pas être, comme vous, un tribunal d’ennui ni de terreur. Nous ne prétendons qu’à être un tribunal frondeur et sévère, narquois et juste.

— Assez, monsieur ! cria M. des Saquettes d’une voix impérieuse. Nous ne souffrirons pas la moindre insolence !

— Il le faudra bien pourtant, monsieur des Saquettes, dit Gaspard ; et j’ai le regret de vous annoncer que tout interrupteur sera appréhendé par nos gardes, et mis dans nos prisons. J’estime que vous aurez quelque avantage, les uns et les autres, à discuter l’accusation avec nous, pour obtenir une justice calme et raisonnée. Sinon, vous nous contraindrez à adopter une justice sommaire. Nous sommes armés ; vous ne l’êtes pas ; et les branches sont nombreuses autour de nous, où plusieurs d’entre vous, les plus méritants, pourraient être suspendus par le col, comme fut le malheureux Teisseire, et comme mérite de l’être M. de Cocarel, dont, à des degrés différents, vous êtes tous les complices.

Un silence de mort se fit sur ce plateau de forêt. On n’entendait plus que le bruissement éolien des pinèdes.

— Je voulais donc vous dire qu’en dépit de l’insuffisance de nos moyens de justice, en dépit de ce que peuvent présenter de plaisant, à vos regards, certains détails de notre mise en scène — ou, à vos oreilles, certaines paroles de vos juges, — ce qui va se passer ici n’est pas un jeu. Paroles gouailleuses et ironiques, détails ridicules, dont on vous permet de sourire, auront contre vous une portée grave, et auront, je pense, un grave résultat, celui de vous atteindre dans votre prestige, de vous faire déchoir ; de vous livrer à la risée publique, car tout se saura, et j’ai ici un historiographe habile.

Lecor s’inclina.

— D’autre part, nous saurons infliger au principal coupable une punition à la mesure du crime, celle que vous lui auriez infligée vous-même, si vous n’étiez pas, en grande majorité, des prévaricateurs… Assis, messieurs.

Tous obéirent, comme des automates de Vaucanson.

— Ce diable d’homme a bien du talent, murmura M. Marin à ses voisins ; on ne saurait être plus clair !

Gaspard reprit :

— M. le juge Cocarel est là ?… Je le reconnais.

— Je suis là, fit une voix.

— J’espérais que votre fils vous aurait accompagné, monsieur. C’est lui le principal accusé ; lui, le meurtrier de Teisseire ; lui qui fut l’organisateur d’un tribunal pour rire, qui a fini par être un tribunal de deuil, ce qui nous autorise à être, ce soir, à notre tour, un tribunal de rire et de mort. Messieurs, voulant respecter autant que possible les formes qui vous sont chères, nous avons désigné un avocat qui, d’office, en l’absence de l’accusé, le défendra, comme il se doit.

A ce moment, un coup de feu retentit assez proche, et aussitôt un homme accourut :

— Des deux officiers de dragons que nous avions faits prisonniers, le plus jeune vient de se brûler la cervelle.

— Debout, messieurs ! commanda rudement Gaspard.

Tous se levèrent, dominés.

— Découvrez-vous, messieurs ! dit Gaspard, se découvrant lui-même ; c’est pour vous que meurt cet homme ; et c’est là encore une conséquence du crime des Cocarel.

Gaspard remarqua que dom Pablo se signait furtivement et que ses lèvres remuaient comme pour une prière.

Sanplan, en présence de tout ce cérémonial, se sentit ému :

— Sacré Gaspard ! murmura-t-il.

— Nous honorons la loyauté partout, dit Gaspard. Reprenez vos sièges, messieurs…

Les parlementaires obéirent.

— L’avocat Jean Lecor, qui présentera tout à l’heure votre défense, a été chargé par nous de plaider d’abord pour l’accusé Séraphin Cocarel ; ensuite, le Parlement aura à s’expliquer lui-même ; mais, avant tout, reconnaissez-vous, — oui ou non, messieurs, — que, tel jour, à telle heure, Séraphin Cocarel, ayant organisé une parodie de jugement, fit pendre réellement le paysan Teisseire ?

— Que servirait de nier un fait qui est aujourd’hui de notoriété publique ? dit Marin nettement.

— Avocat, prononça Gaspard, vous avez la parole sur l’affaire Cocarel.

Lecor se leva, fit quelques effets de manche, et parla comme il suit :

— Par une belle nuit d’été, aux environs d’Aix, des jeunes gens, fils et neveux de parlementaires, reviennent d’une partie de campagne. Des valets, porteurs de flambeaux, précèdent leur marche chancelante, car ils sont ivres à moitié. Des femmes, jeunes, des femmes de qualité, mais un peu troublées par les fumées d’un repas arrosé de vins généreux, font partie de la troupe joyeuse…

« Aux abords de la ville, on s’assied en cercle. Comment se résigner à rentrer chez soi, à se retrouver chacun seul devant sa chandelle et son lit, avant de s’amuser, quelques instants encore, en si aimable compagnie ?… Or, voilà qu’un paysan passe par là, sur son âne, quittant la ville où il a terminé tard ses affaires ; il rentre paisiblement chez lui… Une idée traverse le cerveau nuageux de M. Séraphin Cocarel, fils du juge ici présent.

«  — Brave homme, dit-il au paysan, si tu consens à t’égayer avec nous, nous te donnerons un bel écu tout neuf.

«  — A quel jeu jouez-vous ? dit l’homme.

«  — Nous allons jouer au Parlement, et imiter une des séances de ce haut tribunal.

« L’homme accepte. Alors, s’improvisant avocat général, Séraphin Cocarel l’accuse plaisamment d’un crime imaginaire. Et, plaisamment aussi, le tribunal le condamne à mort. On feint de le pendre au moyen du licol de son âne, avec l’aide des valets qui font office de bourreaux ; et — comme l’excitation du jeu… et l’ivresse… troublent le cerveau des bourreaux et aussi celui des juges, — on poussera la plaisanterie à ses extrêmes et inattendues limites. L’homme s’est prêté à badinage pour gagner comiquement son écu… mais le voilà tout à coup bien tragiquement pendu ; il est mort. Tel est, messieurs, le fait abominable. Ce que j’en pense personnellement — il n’importe guère ; j’entends me mettre, pour les défendre, dans la disposition d’esprit des meurtriers à demi-involontaires. Ils sont gais, je le répète ; passablement ivres, excités par les rires et applaudissements des femmes. Ils sont gentilshommes, fiers de leurs noms, — les vôtres, messieurs, puisqu’ils sont vos fils et neveux ; ils sont d’une race au-dessus du commun, et à peu près sûrs de l’impunité que vous leur réservez. Voilà les causes de leur acte ; voilà leur excuse, et pourquoi vous êtes responsables du crime de vos fils et de vos neveux. Le pendu, qu’est-il ? un rustre, un manant, un vilain qui gratte la terre avec ses ongles, et que, vous, Parlement, vous méprisez et, à l’occasion, rançonnez. Un rustre qui rompt la terre dure, un roturier, qu’est cela ? Est-ce que cela compte ? Ce rustre, qui le défendra jamais ? Qui le plaindra ? Qui le pleurera ? S’il a un fils, ce sera un rustre comme lui, race négligeable et méprisable. Ses ancêtres (car les rustres en ont aussi, mais d’infimes) ses ancêtres, parlant des puissants tels que vous, chantaient :

Nous sommes hommes comme ils sont,
Comme eux nous souffrons et mourons ;

mais, chansons que tout cela ! et, — je suis de votre avis, messieurs, — la mort de ce ciron ne vaut pas tant de tapage. Ce crime est une peccadille, puisqu’il a un moment distrait de belles dames dont l’une pourtant, à l’heure même où je parle, prosterne son repentir sur les dalles de l’église des Dominicains, à Aix ; chaque soir, qui veut peut l’entendre crier sa douleur. Et cependant ce crime ne saurait être appelé crime, vu l’importance sociale des assassins et l’insignifiance du pendu ! Je conclus donc à l’acquittement de Séraphin Cocarel.

Un silence pénible accueillit la fin de ce discours.

— Voilà, dit des Saquettes, la plus perfide des plaidoiries.

— Quelqu’un de vous a-t-il quelque chose à ajouter ? demanda Gaspard.

Le juge Cocarel déclara :

— Ces jeunes gens, parmi lesquels se trouvait mon fils, ne savaient plus ce qu’ils faisaient. C’est à juste raison qu’on leur accorde l’excuse définitive. L’ivresse, à elle seule, est une excuse.

— En ce cas, dit Sanplan, c’est-à-dire si ce genre d’excuse est admis par le tribunal, qu’on nous apporte promptement du vin et du meilleur ! Une fois ivres, nous vous pendrons, assurés d’être, par vous-mêmes, excusés d’avance… Je demande la mort du coupable !

La stupeur et aussi le sentiment de leur impuissance, rendirent muets les parlementaires ; ils se taisaient devant la force en armes.

Et puis leur confrère, l’avocat général des Saquettes, dont ils connaissaient le sérieux et l’énergie, venait de passer un mot d’ordre :

« Patientez ; attendez la fin que je leur prépare ;… Nous allons être secourus. »

— On pourrait du moins se ranger, dit timidement La Trébourine, au parti de l’indulgence ?

— Opinons, messieurs, à mains levées ; la main levée demande la mort.

— Les mains de tous les bandits se levèrent.

— En conséquence, prononça Gaspard, Séraphin Cocarel est condamné, par contumace, à être pendu. Nous y pourvoirons.

Il se fit une vive agitation parmi les robes rouges.

Sanplan se mit debout :

— Voici ce que j’ai à dire, en ma qualité temporaire d’avocat général : Séraphin Cocarel, dont le compte est réglé, a voulu acheter la conscience du fils de Teisseire et son silence. Il lui a fait offrir une somme considérable. Le fils de Teisseire a refusé le prix du sang. Donc Cocarel s’est avoué coupable. Et maintenant, à votre tour, messieurs. J’accuse le Parlement d’avoir manqué à ses devoirs en corrompant les témoins du crime. Ces témoins, nous les connaissons et vous les connaissez. On les surprit, assistant d’assez près, dans l’ombre, au supplice de Teisseire. Le crime eut ainsi pour témoins deux hommes et une femme. Et ce qui prouve que Séraphin — j’aime ce nom ! — que Séraphin Cocarel n’était point aussi inconscient de son acte qu’on voudrait nous le faire croire, c’est qu’il eut la présence d’esprit de suivre les dangereux témoins chez eux ; puis, instruit du lieu de leur habitation, il revint, cette nuit-là même, amenant M. son père dans leur maison, et leur apportant, en beaux écus, la récompense de leur silence escompté. Ne niez pas, M. Cocarel ; nous avons fait notre enquête… Ne niez pas… ou nous vous appliquerons l’estiro ! Ces agissements, le Parlement les a approuvés. Vous êtes donc accusés, tous, de prévarication. Vous avez acheté le silence de trois témoins ; ce qui signifie, messieurs, que, selon vous, un riche homme a le droit de pendre un pauvre diable. Vous le pensez, vous n’oseriez pourtant pas le soutenir. C’est que, vous aussi, vous êtes conscients du forfait commis par Cocarel et de celui que vous avez commis vous-mêmes en innocentant le coupable.

Lecor se leva :

— On ne peut, dit-il, contraindre un juge à condamner un accusé qui est un membre de la famille ; et nous l’avons bien vu quand monsieur le président Marin, poursuivi, à sa demande, pour avoir tué un âne, vous récusa tous, comme parents de la victime !

Lecor se rassit.

Mais personne ne souriait plus et personne ne soufflait mot.

La comédie, décidément, tournait au drame.

CHAPITRE XXVI

Gaspard, en prononçant son réquisitoire contre le Parlement, n’échappe pas à ce défaut, chéri des orateurs, qui consiste à être prolixe, tandis que Sanplan, au contraire, motive l’arrêt com-pen-di-eu-se-ment.

Quelque chose de plus haut que la raillerie annoncée par Gaspard, commençait d’apparaître derrière la galégeade.

— Moi, maintenant, dit Gaspard, j’élèverai le débat, messieurs… C’est votre juridiction, vos lois, vos procédures et vos procédés, qui sont mauvais et qu’on peut dire scélérats. Le peuple en a assez. Il demande d’abord l’abolition de la torture préalable et des tortures pénales… Qu’en pensez-vous, vous, monsieur Marin ?

— Je pense, répliqua paisiblement M. Marin, de la façon que pensait notre grand aïeul Montaigne, à savoir que nulle justice humaine ne saurait être parfaite. D’un pied ou de l’autre, dame justice boitera toujours.

— J’entends, reprit Gaspard. Il y a parmi vous des hommes dont l’équité ne saurait être mise en doute, et cependant les meilleurs d’entre eux ne croient pas que la justice vraie soit réalisable… Faites-la donc, et vous y croirez ! mais, messieurs, je vous ai assemblés pour vous faire entendre que nous ne nous sommes pas dressés seulement, en braves gens irrités, contre le crime particulier qui vous est reproché, celui d’avoir accordé l’impunité aux assassins de Teisseire, c’est-à-dire à vos fils et neveux.

« Nous ne sommes pas seulement des parties mécontentes d’un arrêt. Nous sommes des insurgents qui ont assez de votre institution, parce qu’elle s’est prostituée à la politique et parce que vos privilèges sont votre seul souci. Nous faisons le procès aux Parlements de France. A toutes les époques, vous fûtes les lâches exécuteurs de quelque grande injustice sciemment commise. Vous avez spolié et brûlé les Templiers. Vous avez été les alliés des inquisiteurs féroces. Vous deviez être la protection du peuple ; vous êtes devenus son péril, son fléau ! La question, l’ordinaire et l’extraordinaire, sont entre vos mains une force plus diabolique que la prétendue puissance des sorciers et des sorcières. Il se passe dans vos chambres de torture des horreurs telles que le démon en personne n’aurait pu en imaginer de pires ![16]

[16] Voici comment, à Aix, se donnait quelquefois la question.

On infligeait à l’accusé le supplice de l’estiro.

Le patient était élevé et suspendu aux solives du plafond, au moyen de cordelettes qui entouraient ses poignets et qui étaient destinées à se rompre bientôt sous son poids. Elles se rompaient en effet, vu leur fragilité calculée ; et le misérable retombait lourdement sur les dalles ; et on le hissait de nouveau pour le laisser de même retomber à plusieurs reprises. On finissait par lui attacher aux pieds de lourds pavés. Les cordelettes qui pendaient du plafond étaient alors remplacées par des cordes solides ; et de nouveau, au moyen de poulies, on élevait au plafond le patient, dont les poids terribles, attachés à ses pieds, étiraient le corps jusqu’à le disloquer. De là le nom provençal de ce supplice : l’estiro. Il fut appliqué à Gaufridy qui résista longtemps… Souvent l’innocent finissait par s’avouer criminel ; et quelquefois c’était afin d’y gagner seulement quelques instants de repos !…

Et il existe des gens pour nier que, malgré tout, les temps actuels soient meilleurs ! il est vrai qu’il y a encore des guerres… La guerre, cette horrible folie, passera comme d’autres.

A des murmures, Gaspard répondit : « Mes mains à moi sont pures de sang » ; et continua :

— N’est-ce pas vous, Parlement d’Aix, qui, malgré le cri de quelques hommes de raison, avez fait un martyr de ce pauvre niais de Gaufridy[17], accusé de sorcellerie par une fille malade, folle de son corps ? Et, plus tard, fut-il, oui ou non, membre d’un Parlement, cet horrible Laubardemont qui, s’étant chargé de martyriser Urbain Grandier[18], lui fit présenter à baiser un crucifix de fer rougi au feu, afin de prouver que cet innocent, étant repoussé par Dieu lui-même, méritait le bûcher ? N’est-ce pas ce même Laubardemont qui fit condamner à mort les plus purs représentants de la raison et de la justice, c’est-à-dire Cinq-Mars, coupable surtout d’avoir percé à jour la scélératesse des juges, et de Thou, coupable d’être son ami ? Eh oui, messieurs, ce Laubardemont est un de vos illustres ancêtres ! c’est un de vos procureurs généraux ! et il est digne de ce titre, puisque, sachant innocent son accusé, il employa tous les moyens propres à lui donner l’apparence d’un monstre vendu au démon, tandis que le monstre vendu au démon, c’était au contraire lui, le juge ! Ce renversement voulu des situations est véritablement infernal. Croire aux sorciers serait, à la rigueur, excusable de votre part ; ce ne serait que sottise ; mais inventer, fabriquer de faux sorciers, afin de les brûler cérémonieusement, triomphalement, — dites vous-même, en votre âme et conscience, si ce n’est point là le plus abominable, le plus inexpiable des forfaits ? Et pourquoi cela fut-il accompli ? Pour cette raison, n’est-ce pas, qu’il faut terroriser pour régner.

[17] Un grand procès de sorcellerie au XVIIe siècle. L’abbé Gaufridy et Madeleine de Demandolx (d’après des documents inédits), par Jean Lorédan, Perrin édit. Gaufridy fut brûlé en 1611.

[18] Urbain Grandier fut brûlé vif à Loudun, en 1634.

M. des Saquettes s’écria :

— Nous serions responsables d’un si lointain passé ! Est-ce là votre justice ?

— Je dis, messieurs, qu’éclairés par le procès d’un Urbain Grandier, vos Parlements auraient dû comprendre, depuis plus d’un siècle, que les démons, les Belzébut, Astaroth et leurs confrères, habitent les juges et non les sorciers ! Je dis encore qu’un autre Parlement, celui de Rouen, a commis un acte démoniaque, dans l’affaire de Louviers, quand il a ordonné que l’abbé Boullé fût brûlé, — étant lié au cadavre d’un autre prêtre ! Je dis que vous êtes à la fois des tortionnaires dignes de la hart ! et des sots, dignes de la risée publique !

La parole de Gaspard tombait maintenant dans un silence d’anxiété. L’étrangeté de leur situation n’occupait plus l’esprit des parlementaires. Le décor dans lequel se passait cette scène était oublié. Il n’y avait plus de paradoxale comédie, mais seulement une poignante réalité morale. De plus, habitués, par profession, à entendre d’habiles discours, les juges se prenaient à trouver habile leur accusateur… Gaspard se rendit compte de ce qui se passait dans leur esprit ; et, s’étant interrompu durant quelques minutes, il reprit :

— Messieurs du Parlement, vous vous étonnez de m’entendre parler raisonnablement ? Vous pensiez être les prisonniers d’un voleur ; et vous vous trouvez en présence d’un magistrat, de cœur et de bon sens populaires, et qui prétend vous juger sans haine ! Vous vous supposiez en présence d’un ignorant, et vous comparaissez devant un homme qui a beaucoup lu, beaucoup réfléchi, et qui a une excellente, une terrible mémoire… Je me souviens par exemple de cette parole de d’Aguesseau : « Le magistrat qui n’est pas un héros n’est pas même homme de bien ».

Un murmure se fit, d’inquiétude à la fois et d’étonnement.

— Je dis, messieurs du Parlement, que, à la rigueur, peut-être auriez-vous été excusables de croire aux maléfices des sorciers. Cette sottise, vu l’étroitesse de votre esprit, vous était permise ; mais ce qui, du moins, ne vous était et n’est point permis à vous juristes, à vous savants, à vous philosophes, c’est de croire à l’efficacité du hideux et stupide moyen d’instruction juridique appelé la torture.

Lecor se leva :

— Je me permettrai de faire remarquer aux accusés que mon illustre confrère, M. de Molière, a montré et démontré qu’on fait aisément, avec des coups de bâton, d’un Sganarelle ignorant un médecin remarquable. C’est ainsi que, par la torture, on amène un innocent à se proclamer coupable.

Lecor se rassit ; et Gaspard reprit :

— Oui ! et il n’est pas admissible qu’en toute occasion vous ayez pu croire à la sincérité d’aveux arrachés par la cruauté obstinée de vos bourreaux ! il n’est pas admissible que vous n’ayez pas compris que, pour avoir un instant de paix avant le repos dans la mort, vos martyrs mentaient souvent contre eux-mêmes, et que leur mensonge était votre œuvre ! Voilà ce qui ne peut vous être pardonné, car il est des sottises, des incapacités, des aveuglements, qui, par leurs conséquences, équivalent à des crimes ! Quand on est au-dessous de sa mission, on n’a pas le droit d’en garder l’honneur et les privilèges… Oh ! je sais qu’en parlant ainsi, je m’expose à subir tôt ou tard, aggravée pour moi, cette torture que je dénonce comme le pire des crimes commis par vos lois ; et déjà vous vous demandez si les tourments me feront avouer que j’ai des complices, et crier leurs noms. Eh bien, messieurs, ces noms, je vous les dirai, sans qu’il soit besoin de m’appliquer la question préalable. Mes complices, ligués contre vos lois, je les avoue hautement : ils s’appellent Turgot, Voltaire, Beccaria… Ils se nomment encore Bon Sens et Raison ; et enfin, ils se nomment Jésus-Christ et Charité !… Je n’ai entrepris d’être un bandit, je ne me suis jeté hors la loi, que pour arriver à ce moment où nous voici, le moment de proclamer deux choses : votre incapacité par sottise et votre indignité par prévarication. Vous vous demandez encore avec insistance où je puise mes assurances ? Eh, messieurs, en des bibliothèques où, mieux que moi, vous étiez à même de vous instruire. Ouvrez, par exemple, le livre du docteur en théologie, Honoré Bouche ![19]… Vous y apprendrez qu’en sa jeunesse il avait vu, de ses yeux vu, brûler le pauvre Louis Gaufridy ; or, dans ce livre qui porte la date de 1664, il réprouve, il condamne l’affreuse condamnation ; cette condamnation est pour lui, dit-il, « imposture — illusion — aveuglement d’esprit ». Il y a donc, messieurs, cent vingt années que cet historien parlait comme je le fais ; et je n’ai eu qu’à ouvrir son livre pour être éclairé… Quand vous n’êtes pas des imposteurs, vous êtes des sots.

[19] Histoire de Provence, par Honoré Bouche, docteur en théologie, Aix, 1664.

On entendit un rire clair. Marin, riant, murmurait :

— Cela peut se soutenir.

— N’est-ce pas, monsieur Marin ?… Une assemblée telle que la vôtre, messieurs, aurait dû être un foyer de lumières ; vos arrêts devraient être des leçons d’équité et de sens commun, des enseignements pour les peuples, des leçons de sagesse, des assurances de sécurité ; des exemples de répression sans doute, mais aussi de bienveillance. Vous aviez pourtant reçu des conseils de l’un des vôtres, de ce Montaigne qui a écrit, tout en approuvant la peine de mort comme défense sociale : tout ce qui est au delà est cruauté ; tout ce qui impose une souffrance inutile est contraire à la vraie morale. La torture, depuis longtemps, aurait dû par vous être dénoncée comme un moyen scélérat autant qu’absurde. Bien au contraire, elle vous a toujours paru un procédé efficace par excellence, et respectable ; et cela seul vous marque comme indignes de parler au nom des lois humaines et divines. Vous dites : « Nous ne sommes pas responsables du passé. » Pourquoi non ? Je conviens toutefois que vos crimes d’aujourd’hui sont moins effroyables que ceux de jadis ; mais, quand elle vient d’un juge, la moindre offense à la justice égale son auteur au pire des criminels. Je dis que la justice même est alors frappée ; je dis que la justice se meurt de la moindre des offenses, quand l’offenseur est le juge, le faux docteur de la loi ! Continuez à parcourir avec moi vos annales, messieurs ; j’y trouve, après les pages de l’horreur, celles du ridicule. N’est-ce pas dans votre ville d’Aix (car elle est à vous, cette ville : vous y occupez toute la place !), n’est-ce pas à Aix, dans le temps du bon Henri IV, qu’un mécanicien, habile homme en son métier, vint montrer au peuple un automate qui jouait innocemment de la flûte ? Le peuple ignorant cria au sortilège et brisa la machine… Vos prédécesseurs se sont-ils élevés contre un acte si incroyable ? Non, ils flattèrent l’erreur populaire, et l’habile ouvrier fut sacrifié, dans la ville du Parlement ! Pouvons-nous croire que les Parlementaires ne surent pas distinguer une machine savante d’un engin de sorcellerie ? une poupée d’un envoyé de Satan ? Qu’ont-ils fait pour éclairer le peuple en cette occasion ? rien ; ils n’éclairaient le peuple qu’à la clarté des bûchers où ils faisaient brûler des hommes — et des livres ! et ils étaient des hommes de loi, eux, plus instruits que leurs dédaigneux confrères, les autres nobles… Je vous accuse, messieurs, d’entretenir dans les peuples des superstitions grotesques qui assurent provisoirement votre règne… Quand donc vous apercevrez-vous que vous le faites détester ? Et il y a plus comique que cette tragédie bouffonne de l’automate. Un jour de 1611, on lisait au Parlement d’Aix la procédure qui incriminait Gaufridy. On y assurait que le malheureux n’avait qu’à se frotter d’une huile magique pour être transporté au sabbat ; et qu’après le sabbat il rentrait chez lui par la cheminée. On en était là de la lecture, et les juges écoutaient gravement ces imbécillités, lorsqu’un bruit étrange se fit dans la cheminée de la salle. Tout à coup, apparaît, sous le manteau de cette cheminée, une grande figure noire, une ténébreuse forme humaine qui, secouant la tête, faisait voler, autour de soi, un puant nuage obscur. Messieurs du Parlement, effrayés, prirent la fuite… croyant avoir vu l’ange des ténèbres !… Et quand ils revinrent à eux, dûment informés, ils furent forcés de reconnaître que le diable était un ramoneur ! Après avoir ramoné une cheminée, celle de la Cour des Comptes, qui communiquait avec celle de la Tournelle, ce très pauvre diable s’était mépris et était descendu dans la Chambre du Parlement[20]… Riez, riez, messieurs, mais ceci vous condamne ! L’aventure de ce noir ramoneur eût été, pour des juges moins sots, un trait de lumière ! Ainsi, vous qui devriez être nos lumières mêmes, nos guides, vous êtes des aveugles ! Vous devriez être, tous, des exemples de probité, et beaucoup d’entre vous sont des hommes à vendre, vous n’achetez plus vos charges, mais vous vous laissez acheter vous-mêmes… Je n’en finirais pas, si je voulais rappeler tous vos titres à la potence. Y a-t-il bien longtemps ?… — non, ma foi, c’était en 1774, il y a dix ans ! — que Beaumarchais (un auteur comique aux pièces duquel vous riez volontiers), ayant à soutenir un procès contre un grand seigneur, offrit à la femme du conseiller Goëzman, une somme qu’elle lui devait rendre honnêtement, s’il n’obtenait pas gain de cause ? Il perdit son procès, mais le couple Goëzman prétendit pouvoir s’approprier une partie de la somme ; et, parce que le juge s’était vendu, le pauvre auteur fut blâmé solennellement, et ses mémoires condamnés au feu ! Seulement, Paris, la France, l’Europe, acclamèrent l’auteur comique et honnirent le Parlement.

[20] Histoire de Provence, par P. Papon, docteur en théologie, t. VI, p. 430-431.

— Instruisez-vous, messieurs, dit Marin, se tournant, gouailleur, vers ses confrères.

Cette apostrophe de Marin à ses collègues provoqua un tumulte. De hauts cris s’élevèrent parmi des murmures. Ce fut un brouhaha de révolte. Marin riait toujours :

— Monsieur Gaspard, dit-il, nous vous écouterons jusqu’au bout. La patience est une vertu de notre profession.

— Et si vos collègues l’oubliaient, répliqua Gaspard, nous sommes gens à la leur rappeler énergiquement.

Il désignait du doigt les bandits rangés derrière lui, escopette au poing.

Le silence se rétablit.

Le marquis des Saquettes, incapable de se contenir plus longtemps, cria :

— C’est assez ! assez de palinodies, de déclamations. C’est assez de phrases ! Je ne suis pas chargé, moi, Parlement, de discuter les lois établies, mais seulement de les appliquer.

— Soit, répliqua Gaspard ; mais vous vous gardez bien de les appliquer, quand vous les redoutez pour vos fils. Les cruautés de vos lois vieillies sont bonnes seulement pour nous, petites gens… Eh bien, nous voici enfin dressés contre vous, — en justiciers, pour venger l’assassinat de Teisseire, dont vous êtes responsables, car jamais vos fils et neveux, qui ont pendu ce malheureux, ne seraient allés, même étant ivres, au bout de leur criminelle folie, s’ils n’avaient pas eu en habitude de considérer la puissance des Parlements comme intangible et le Parlement comme au-dessus des lois qu’il a la charge de faire respecter ; et c’est pourquoi, aujourd’hui, les justiciers, c’est nous.

Des Saquettes se leva pour une cinglante réplique qu’il prononça comme un arrêt :

— Des justiciers, vous ?… Vous ne représentez que la haine et la vengeance. Vous êtes la lie du peuple, le rebut des fanges populaires.

— J’admire votre énergie et votre courage, monsieur ; mais votre cause est mauvaise — et nous vous le ferons bien voir… Suis-je le seul à vous condamner ? non ; et il me suffira de répéter, pour être compris de vous, le nom de Beccaria ; je l’ai lu, je le sais par cœur ; je sais qu’en appeler à votre justice, c’est vouloir son propre malheur… Un accusé honnête homme, atteint par un simple soupçon, est un homme perdu. A peine est-il amené dans ce qu’on a nommé l’antre de Thémis, que, poussé par vos mains, il disparaît dans une trappe. Ce piège a un nom ; il s’appelle le secret. L’homme y tombe, éperdu, sans secours d’aucune sorte ; dès lors, aucun intermédiaire, aucun témoin entre lui et vous. Vous le possédez. Vous êtes les maîtres de son honneur, de son innocence, de sa vie. Dans vos lois, tout est contre lui, rien pour lui. Dès qu’un homme est accusé (et l’accusation de la part d’un traître ou d’un fou est toujours possible), vous lui refusez tout, implacablement : témoins, conseils, estime ! Et vous ignorez encore s’il n’est pas la déplorable victime du fou, du traître — ou de l’erreur !… Pour vous, une simple apparence prend valeur de réalité ; un simple indice est une preuve ; le mensonge effronté vous apporte la triste certitude que vous désirez, car vous désirez que l’innocent soit coupable, ne fût-ce que pour établir que vous ne vous trompez jamais dans vos présomptions… L’esprit joyeux d’un libelle sans grande malice, mène son auteur…

— Au bagne ! acheva Sanplan.

— Il vous faut des coupables, car si vous n’en aviez plus, vous ne seriez plus couverts d’honneurs, de titres et de robes écarlates ! et c’est pourquoi il vous suffit d’avoir des accusés : vous vous chargez d’en faire des coupables. Un malheureux se trouve-t-il possesseur d’un objet volé, vous concluez qu’il est le voleur ; l’achat de bonne foi devient l’acte d’un recéleur ; a-t-on subi le vol ? on a fraudé soi-même ! L’amitié favorable à l’accusé, c’est l’évidente complicité. La grossesse qu’une pauvre fille a cachée, par pure et respectable honte, établira l’infanticide à vos yeux ; un accident est-il évident ? il y a eu meurtre quand même ; la colique est l’effet certain d’un poison : le suicide avéré vous fait découvrir un assassin… Et chaque jour, suppliciée par vos mains, l’innocence, sur les chevalets, les ongles arrachés, les pieds broyés, saignante par tous les membres, vomit sur vous son sang, parmi les faux aveux que lui arrache la torture ; et c’est de ce sang-là que vos robes sont rouges.

A ce mot, toutes les robes rouges, comme si elles allaient se ruer sur l’insulteur, se levèrent dans un élan de fureur et firent un pas en avant ; mais elles réfléchirent à l’inutilité et au danger de la révolte, et la vague rouge s’immobilisa.

La violence, l’emportement de l’orateur stupéfiaient les juges, bons connaisseurs en fait d’éloquence meurtrière.

Gaspard conclut :

— Et lorsqu’un condamné parvient, trop tard hélas ! à se prouver innocent, votre infâme honneur veut que vous étouffiez ses cris, pour soutenir votre prestige ! Eh bien, votre prestige tombe aujourd’hui. Moi révolté ; moi, bandit, je l’abats ici, en ce jour, en appelant l’heure d’une plus entière et plus éclatante justice !

L’assemblée était, depuis le commencement de cette scène extraordinaire, sous une impression double, tout à fait singulière. Se sentant parfois brimée, « gabée », elle inclinait à rire ; et aussitôt, sentant, sous la brimade, la grande menace réelle, elle éprouvait une angoisse. La scène était, en effet, souverainement bouffonne et tragique tout ensemble. Et c’est bien là ce qu’avait voulu Gaspard.

M. Marin, seul, échappait à ce va-et-vient d’impressions contraires. C’est qu’il comprenait merveilleusement son adversaire, ses intentions de guerre frondeuse, la mordante élégance de son ironie, aussi bien que sa magnanimité. Et, du reste, si tout devait aboutir à une conclusion tragique, Marin était homme à saluer de la main, avec une familiarité gouailleuse, la mort elle-même.

Quant à M. le procureur général, des Saquettes, celui-là prenait toujours tout au sérieux, sans nuances. Héroïquement solennel, incapable, en tout temps, de rire d’une gaminerie, d’un bon mot, il incarnait la noblesse de robe, suffisante et gourmée, au point qu’on ne pouvait imaginer sa haute figure dépouillée de son costume d’apparat. Marin lui avait dit parfois : « N’êtes-vous donc jamais en chemise, même la nuit ? » Jamais cet homme-là n’avait souri. Il était né pompeux et comme gonflé de la majesté parlementaire. Avec cela d’un courage cornélien, lequel, ignorant la crainte, n’avait jamais eu à la dominer. Ce Cornélien reprochait à Corneille de s’être compromis en collaborant un jour avec Molière. En résumé, beau caractère, tout d’une pièce, et qui se réclamait souvent de M. Mathieu Molé.

Lorsqu’un tel homme entendit Gaspard s’écrier : « Votre prestige tombe aujourd’hui », il tressaillit tout entier, comme un édifice ébranlé par un tremblement de terre.

Toutefois, il parvint à maîtriser son émotion. Il attendait l’événement qu’il avait préparé à l’insu de ses collègues, et qui pouvait les sauver… Pour le moment, il se contenta de dire :

— Nos personnes sont entre vos mains, mais nos traditions, monsieur, sont au-dessus de vos atteintes.

— La tradition des Parlements ? Osez-vous l’invoquer ? Oui, vous aviez à l’origine, messieurs, le beau privilège de présenter à nos rois des remontrances et des conseils. Ce droit, vos ambitions l’ont perdu ; vos complaisances ont vainement essayé de reconquérir vos privilèges ; et vous avez fini par être les ennemis des rois et les ennemis des peuples. Vous n’êtes qu’une justice vénale — dont la justice ne veut plus.

Gaspard, qui avait parlé tête nue, se couvrit et s’assit.

Sanplan se leva :

— Messieurs, nous étant constitués ici en Haute-Cour, pour vous juger, nous n’avons pas omis de nous faire assister par un Évangéliste. Je prie notre président Gaspard de lui donner la parole.

Gaspard acquiesça d’un geste.

Dom Pablo se leva, roide, dans sa robe de religieux :

— Nous devons, messieurs, établir fortement, à vos yeux, notre droit à nous constituer en juges de votre institution et de vos personnes. Ce droit, à la fois politique et religieux, vous ne le contesterez plus quand je vous aurai rappelé une vénérable proposition émise autrefois par la faculté théologique de Sorbonne. Cette proposition dit, comme vous pouvez vous en assurer en consultant les archives sorboniques ; je cite : « Il est permis au peuple de désobéir aux magistrats… et de les pendre[21]. »

[21] Citée par Alfred de Vigny, en ces termes : « La faculté théologique de la Sorbonne… sanctionna autrefois même les hauts-gourdiers et les sorgueurs… Il est permis au peuple de désobéir aux magistrats et de les pendre. » Cinq-Mars, Charpentier éditeur, 1842, p. 337.

Ayant dit, le moine se rassit avec gravité, salué par une immense clameur de haro.

Il s’inclina légèrement, comme un acteur applaudi en scène.

Alors Sanplan, se levant de nouveau :

— En conséquence, Messieurs du Parlement, pour vous livrer, dans les siècles des siècles, à la risée de la bonne ville d’Aix et de tout le pays de Provence, vous allez être pendus… en effigie.

Deux hommes apportaient un grand mannequin vêtu d’une robe rouge, par dessus laquelle passait un large ruban en sautoir. Ce ruban portait, écrit en grosses capitales, ce mot : PARLEMENT.

A cette vue, debout, très pâle, beau d’une colère maîtrisée, M. des Saquettes prit la parole avec son autorité coutumière, qui imposait à tous :

— Monsieur Bouis, votre partialité est criante… et, par-dessus tout, il est intolérable que vous meniez jusqu’au bout notre procès comme une plaisanterie qui serait indigne même de la verve d’un Antonius Aréna. Celui-là fut des nôtres, et il eût refusé de vous trouver plaisant.

— Et pourquoi non ? interrompit Marin. M. Gaspard a voulu s’égayer à nos dépens. Ayons l’esprit de sourire ; je n’y verrai pour ma part que des avantages. Il convient de ne pas oublier, mon cher des Saquettes, que M. Gaspard n’est point magistrat de carrière ; et, en vérité, pour un profane, il ne s’en tire pas trop mal. Pourquoi lui reprocher de vous rendre amusante une situation qui, par elle-même, ne vous serait que pénible ? Il est partial, c’est entendu ; et il veut oublier que nos Parlements ont eu leurs moments de véritable grandeur morale ; mais songez, je vous prie, qu’il a pris devant nous le rôle d’accusateur, — un rôle dont vous connaissez les finesses… Y fûtes-vous toujours impartial ? Ne consiste-t-il pas trop souvent, à négliger les mérites de l’accusé pour ne jeter de lumière que sur ses fautes ?… La gaîté est partout de mise. Songez, mon cher collègue, que, dans le temple même des Muses, c’est-à-dire au sein de notre royale Académie, l’ironie va fréquemment jusqu’à fort amuser les malins aux dépens du confrère nouveau venu. On y sait l’art de rendre plus piquant un éloge même, au moyen d’une scintillante goutte de vinaigre doré. Or, réfléchissez que si nous sommes venus ici, contraints et forcés, ce ne fut pas pour y entendre notre panégyrique… loin de là ! — Vous vous plaignez que M. Gaspard s’exprime en toute franchise et avec passion ? Vous n’êtes pas raisonnable. C’est avec lui qu’est la raison. Et j’aime assez sa manière… Amicus Plato… croyez-moi, des Saquettes, ne soyez pas trop sérieux. Ce n’est pas ici le lieu ni le moment d’afficher par avance vos prétentions à être admis parmi ces quarante qui ont de l’esprit comme quatre. Évoquez, de grâce, l’ombre de Piron, — qui ne fut rien ; et, ma foi,… allez vous asseoir !

— Monsieur Marin, dit Gaspard, laissons parler M. des Saquettes. Il faut que la défense soit libre pour que l’arrêt soit sans reproche.

Alors, des Saquettes se tournant vers Marin :

— Monsieur le président, dit-il, je ferai mon devoir jusqu’au bout.

Et, ce disant, il ne s’apercevait plus qu’il était en pleine forêt, devant un aréopage de bandits. Il poursuivit donc :

— Je fais observer à M. Gaspard Bouis qu’il s’achemine délibérément vers une mort infamante. Je n’hésite pas à la lui promettre, parce qu’il usurpe des droits qui sont au seul Parlement. Je répète que ses attaques partiales faussent toute vérité. Je ne lui ferai pas l’honneur d’établir, en réponse à sa diatribe de bas pamphlétaire, le bilan des gloires parlementaires. L’histoire est là, qui burinera nos grandeurs et saura dire de quelle utilité nous fûmes dans l’État, malgré des défaillances individuelles que je déplore — mais quelle institution humaine peut se dire parfaite ? Ce que j’ai le devoir de réclamer ici, au péril de ma vie, c’est, de la part de bandits, destinés à subir, un jour, toute l’inflexible rigueur de nos lois, une attitude de déférence devant nous qui sommes et qui serons leurs juges. Nous n’acceptons pas l’inconvenance de leurs moqueries. S’ils veulent nos têtes, qu’ils les prennent sur-le-champ, puisqu’ils sont — en cette minute qui passe — les plus forts ; mais qu’ils n’attendent pas que nous acceptions d’être bafoués. Notre prestige, qu’ils prétendent abattre, j’entends le maintenir, avec l’aide de tous mes collègues, par l’attitude de fierté et de gravité qui, seule, nous convient. Une fois de plus les armes devront être abaissées devant la robe… Frappez-nous donc, monsieur, frappez-moi. Ce sera la gloire de ma vie.

Entraînés par le mouvement qui emportait l’orateur, tous les parlementaires, y compris La Trébourine et Leteur, applaudirent.

M. des Saquettes, qui cherchait à gagner du temps, reprit avec force :

— Vous avez manqué de mesure, monsieur Bouis : si vous vous en étiez tenu à rappeler la mort de Teisseire et les compromis dont elle fut la malheureuse occasion, peut-être aurait-on pu trouver votre attitude digne du rôle historique auquel vous aspirez, celui de Censeur ; mais, loin de là, vous vous êtes lancé dans des critiques générales contre les Parlements. Je répète que nous ne vous faisons pas l’honneur d’y répondre ; nous nous contentons de vous faire observer que vous entreprenez sur la tâche des historiens — et que vous n’êtes pas de taille. Vous prétendez nous vouer au ridicule ? Nous nous garderons bien d’y prêter en vous suivant sur le terrain qu’il vous a plu de choisir. Vous voulez nous traîner sur les tréteaux d’une parade foraine ? N’espérez pas y réussir. Nous vous échapperons. Vous me demandez comment ?… Je vais vous le dire.

L’orateur se tut. Et, durant quelques secondes, il pesa la décision qu’il avait prise… non qu’il hésitât, mais il espérait toujours le secours qu’il avait eu l’adresse d’appeler secrètement et qui n’arrivait point. Il songea tout à coup que la déclaration qu’il allait en faire ne prendrait toute son prix d’héroïque audace, que si, devançant l’événement espéré, elle les mettait tous en réel danger.

— Comment nous vous échapperons ? Si je n’avais pas le devoir de vous braver, j’aurais préféré garder un dédaigneux silence. Voici, monsieur. Quand vos gens nous ont tout à l’heure enveloppés, j’ai eu le temps d’expédier à Aix, avec des ordres précis, un cavalier dont je connais la fidélité et l’intelligence. Depuis ce moment, j’ai compté les minutes. Et je vous annonce qu’avant un quart d’heure votre troupe sera attaquée par de telles forces que vous n’y sauriez résister. Nous connaissons vos sentiers secrets. Hâtez-vous donc, monsieur, de choisir parmi nous vos condamnés à mort, dont il me plaira d’être ; hâtez-vous, car, dans moins d’un quart d’heure c’est vous qui serez à notre merci ; hâtez-vous ; nous attendons, tête haute, le crime qui braquera contre nos poitrines vos mousquets d’assassins. Je crois, Monsieur, qu’il n’y a plus lieu de se moquer ici de personne. Pour vous parler ainsi, je n’ai pas eu à prendre l’avis de mes collègues ; mais je suis sûr de leur approbation, et que, lorsqu’on attaque bassement, dans ses hautes traditions, notre corps entier, on est assuré de trouver en lui, debout et prêt au défi, le vieil esprit de France, le vrai… Nous attendons votre bon plaisir, monsieur Gaspard.

Gaspard fronçait le sourcil. Des Saquettes, délibérément, avait joué gros jeu.

Tous les parlementaires avaient relevé la tête. Beaucoup, des moins hardis, se sentaient résolus et souriaient à leur victoire morale. Le Parlement se replaçait trop haut pour que les Gaspard parvinssent à l’atteindre dans sa dignité comme ils s’étaient flattés de le faire. Leur chef sentit que le beau rôle lui échappait : il sentit que déjà sa défaite était commencée ; elle allait se consommer, à moins qu’il sût répondre à l’héroïsme par de l’héroïsme. Dès lors, il se décida à bien mourir, en soldat.

— Monsieur, dit-il s’adressant à M. des Saquettes, j’attends vos troupes ; et les armes sanglantes décideront entre nous. J’aurais préféré que ma victoire sur le Parlement eût un autre caractère, et fût annoncée à mon peuple comme un succès de comédie. Vous désirez qu’il en soit autrement. Je ne saurais vous refuser une grâce plus dangereuse pour moi que pour vous.

Il fit un signe. Le mannequin qui représentait le Parlement fut précipité dans le ravin.

Les parlementaires comprirent qu’ils auraient la vie sauve. Ils avaient cru un moment avoir devant eux la vengeance assoiffée de sang, la colère aveugle d’un peuple ignorant ; ils ne rencontraient qu’un blâme intelligent et avertisseur. Gaspard inventait ce que notre législation actuelle appelle le « sursis ». Le Parlement connut néanmoins que, tombé sous le coup de ces puissantes galégeades populaires, son prestige ne se relèverait pas.

CHAPITRE XXVII

Le dernier acte du bandit gentilhomme.

Des coups de feu se firent entendre, tout proches. Et aussitôt cinq ou six bandits surgirent du bois voisin, tout essoufflés. Parmi eux se trouvait Bernard, pâle et le front ensanglanté.

Il expliqua que, ayant appris le danger que devait courir la troupe, il avait voulu y prendre part. Il était arrivé trop tard, — bien après l’escarmouche.

Au bas de la colline, des dragons apostés avaient essayé de le capturer. Il leur avait échappé, mais un coup de feu l’avait légèrement blessé au front.

— Plusieurs de ces soldats me suivent, dit-il. Je crains que nous soyons cernés, car j’en ai vu un grimper par notre sentier secret.

— Et nos sentinelles ?

— Prisonnières ! cria un brigadier de dragons qui parut à son tour au bord du plateau, derrière une roche.

Alors le marquis des Saquettes, s’avançant vers Gaspard :

— Tout cela est l’effet de l’ordre que j’ai eu le temps de donner au brigadier que voilà, au moment de notre arrestation. Et nous voici en trop grand nombre pour que vous tentiez une résistance quelconque.

Un bandit blessé se présenta à son tour :

— Les dragons gardent tous nos passages. Nous sommes cernés. On n’a plus qu’à se rendre : c’est notre fin !

— Pas encore ! gronda Gaspard qui renonçait brusquement à se montrer généreux jusqu’au suprême sacrifice.

Et montrant les bandits qui l’entouraient et qui, obéissant à un signe de lui, braquèrent leurs mousquets sur les parlementaires :

— Je n’ai qu’un second signe à faire, et c’est la fin d’un Parlement.

Des éclairs de colère jaillissaient de ses yeux.

— Je peux encore vous faire massacrer tous.

Marin, silencieux jusque-là, dit simplement :

— Non, monsieur : vous ne le pouvez pas.

— Qui m’en empêchera ? dit Gaspard, hautain et furieux.

— L’honneur de votre nom, monsieur. Votre honneur, qui dépend de cette minute. Vous voudrez rester le partisan. Ne redevenez pas le simple bandit. L’Histoire vous guette. Bandit, vous l’avez été d’abord. J’estime que vous ne l’êtes plus. Votre cause, telle que vous la plaidez en paroles, est trop belle pour que vous la compromettiez par un acte indigne d’elle. Composons, monsieur… Je sais — il n’importe comment — quelles influences vous ont porté si haut. Pensez à elles.

Marin ne songeait qu’à M. de Mirabeau, mais Gaspard crut entendre la voix même de Mme de Lizerolles. Il tressaillit. La flamme de la colère s’éteignit dans ses yeux. Son cœur obéit.

— Monsieur le président, dit-il avec calme, je suis sûr de votre bonne foi, à vous. Pouvez-vous m’assurer que, si je me livre, mes hommes, tous, sans exception, obtiendront leur grâce complète ?

— Je m’y emploierai du moins, et je crois pouvoir l’obtenir, avec l’aide d’un homme que vous avez rencontré par hasard, chez une personne de ses amies, monsieur Gaspard. En tous cas, les hommes qui vous entourent présentement vont pouvoir s’éloigner sans être inquiétés ; je m’en porte garant.

— Bas les armes ! A vos refuges, tous ! cria Gaspard.

Ce cri était un mot d’ordre, la nécessité de licencier brusquement la bande étant une éventualité depuis longtemps prévue. Chaque homme devait, lorsque ce cri serait poussé par le chef, chercher asile et travail chez les nombreux affiliés de Gaspard, en des fermes et des régions très éloignées les unes des autres. Un important banquier gardait le trésor de la bande, comme faisait le marquis de Chaumont pour Mandrin ; et chaque bandit, en cas de licenciement, devait recevoir, par les soins de Sanplan, sa part de la masse commune.

Gaspard ajouta :

— Sanplan, Bernard, Pablo, Lecor, écoutez-moi bien : moi parti, quand le dernier des dragons aura quitté la place où nous sommes, vous transmettrez mes ordres à chacun de nos hommes ; ils iront tous, et vous de même, a vos refuges ! jusque-là, restez armés. Je ne me rends qu’en échange de la promesse qu’on obtiendra votre grâce à tous. Si cette promesse n’était point réalisée, vous saurez vous cacher, fût-ce en passant la frontière, par les voies et moyens que je vous ai enseignés ; mais la promesse sera réalisée, parce qu’il apparaîtra de bonne politique qu’elle le soit.

— Gaspard, essaya de dire Sanplan qui pleurait, il en est temps encore. Vendons chèrement nos vies. Crois-moi, l’échafaud t’attend.

— En ce cas, de l’avoir accepté, ce sera pour moi l’honneur reconquis, dit Gaspard. Mon sacrifice est fait, mes amis… Assez de paroles.

Dans un morne silence, les bandits, immobiles, l’arme au pied, attendaient la capture définitive de Gaspard, la fin suprême de leur aventure.

— Monsieur Marin, dit encore Gaspard, je vous recommande d’une façon toute particulière, mon fils d’adoption, Bernard, que j’embrasse en ce moment. Vous avez d’ailleurs pu voir que ce jeune homme n’était pas avec nous, quand nous vous avons attaqués. Il prit part seulement à une plaisanterie que, l’autre soir, vous aviez organisée vous-même.

— Non, non ! tout n’est pas fini ! grondait sourdement Sanplan.

— Bien fini. Obéissez.

Il tendit ses bras ouverts. Sanplan et Lecor l’embrassèrent. Pablo attendit, pour les imiter, un signe de Gaspard. Gaspard l’appela ; puis, se tournant vers les parlementaires, émus malgré tout :

— Je suis à vos ordres, messieurs.

Les dragons l’entourèrent. Il suivit, à pied, jusqu’à Aix, les carrosses du Parlement.

Déjà, il ne pensait plus qu’à Mme de Lizerolles.

— Je meurs un peu pour elle, se disait-il dans son cachot. D’ailleurs ni près d’elle, ni sans elle, je n’aurais pu vivre… L’échafaud m’attend ; soit… J’y monterai, tête haute. Je meurs ; mais, malgré tout, la juridiction criminelle est frappée.

Elle était frappée en effet. Une justice, un droit nouveaux étaient promis à la France et au monde.


Cette justice, ce droit nouveaux, annoncés par Beccaria et par Volney, ce sont ceux de la civilisation latine, ceux que la France et le monde ont à défendre contre tous les retardataires, contre les barbares de toute race. Il y a un progrès social ; il n’est que dans l’équité et la bonté humaines. Tout moyen de cruauté et de violence, sous quelque drapeau qu’il se range, ne peut s’appeler que Réaction, puisqu’il tend à ramener l’homme aux horreurs de la sauvagerie primitive.

Il n’y a proprement d’idées « avancées » que les idées de justice et de mutuelle sympathie.

Certes, ce n’est pas pour ses violences qu’on aime la Révolution française, mais parce que, à travers tout, sa pensée directrice aboutit à la libération de la dignité individuelle.

CHAPITRE XXV

La fin de la grande galégeade et les prodromes de la Révolution française.

Les promesses de M. Marin avaient été tenues. On pensa que la recherche des bandits serait un acte de maladroite politique ; on les laissa se disperser. Pourtant, sur la révélation d’un bandit, qui avait à se plaindre des deux grands associés secrets de Gaspard, les nommés Jacques Bouilly, de Vidauban, et Joseph Augias, de la Valette, ces deux hommes furent pris, détenus avec Gaspard dans les prisons royaux et condamnés comme lui au supplice de la roue[22].

[22] Le supplice de la roue fut aboli, selon le vœu de Gaspard, par un décret du roi Louis XVI, en date du 1er décembre 1789. Trop tard ! Le dernier roué le fut illégalement, son exécution ayant eu lieu sept mois après l’abolition du supplice de la roue.


Le jour arriva où, au chagrin du peuple, la sentence devait être exécutée.


Véritables fourmilières, les rues et les places de la bonne ville d’Aix, apparaissaient toutes grouillantes de peuple.

Gaspard devait être exécuté ce jour-là. L’échafaud de la place des Prêcheurs avait été transféré à la Porte de la Plate-Forme.

La foule, devant la placette sur laquelle s’ouvrait la porte des prisons, était particulièrement houleuse, plus calme ailleurs, partout attristée.

Depuis le procès de la Cadière, c’est-à-dire depuis un demi-siècle, ces rues et ces places n’avaient pas revu pareille affluence de peuple, paysans et bourgeois, bourgeoises et « répétières ».

Des marchands, qui avaient cru pouvoir ouvrir leurs boutiques, en étaient blâmés, et les refermaient en hâte, comme aux jours de grand deuil public.

A toutes les fenêtres se penchaient des groupes de femmes troublées, curieuses et jacassantes. Les balcons du Cours étaient surchargés de belles dames et de beaux seigneurs. Dans toutes les rues, les paysans étaient nombreux, mêlés aux « messiés », tous en quête d’un mot concernant le seul Gaspard ; chacun contant une aventure de sa vie coupable… mais généreuse ; on se répétait l’histoire de sa capture, chacun l’embellissant à sa manière, tous unis seulement dans la tristesse de cette fin sur l’échafaud. « … Il était si bon, si brave ! Il n’aimait pas les mauvais juges, voilà tout ! »

— S’il veut qu’on le fasse échapper, lorsqu’il sortira de la prison, il n’a qu’un mot à dire. Nous l’aiderons tous !

— Croyez-vous ?

— Tout le monde est pour lui. Vous voyez bien que c’est un deuil public.

— J’ai reconnu, sous un costume d’archer, son lieutenant Sanplan.

— Pas possible !

— Il n’est pas là pour rien.

Les étudiants n’étaient pas les moins curieux, les moins attristés, les moins remuants ;… les moins prêts à un coup de main.

— On ne l’a pas pris ; il s’est rendu ; mais pas sans conditions.

— Il a fait demander au roi la grâce de toute la bande.

— On le dit.

— Elle sera accordée… Gaspard n’a jamais tué personne.


Un marchand vendait une grossière image de Gaspard de Besse, gravée sur bois, et accompagnée d’une complainte qu’il allait chantant, de carrefour en carrefour. Il criait :

— Le portrait de Gaspard ! pour trois dardennes, bonnes gens ! Mesdemoiselles, le portrait de Gaspard, le bandit célèbre, chéri des belles filles. Voyez : il tient d’une main l’épée comme un soldat ; il porte au chapeau une fleur, souvenir de quelque amourette. Trois dardennes, le portrait du beau calignaire, avec la complainte !

Et il chantait, essuyant de vraies larmes, qu’il s’efforçait de cacher :

Pauvre Gaspard de Besse,
Nous irons sur tes pas,
En pleurant de tendresse,
Empêcher ton trépas…
Ah ! ah ! ah !

Un archer aborda le chanteur, et lui acheta une complainte. Cet archer ressemblait singulièrement à Sanplan. Il dit au marchand :

— Tiens-toi prêt. Tout va bien.

— Je suis prêt, répondit le chansonnier.

C’était Lecor, qui se remit en marche, toujours chantant :

Le peuple ne veut pas
Perdre Gaspard de Besse !
Ah ! ah ! ah !

Un souffle de révolte passait, traversait tous les cœurs de ce peuple : « Le peuple ne veut pas ! » Cela se chantait en plein air, à la barbe des archers ; mais les archers n’avaient point de consigne à ce sujet ; et, depuis longtemps, ils considéraient Gaspard de Besse comme intangible. En réalité, personne ne croyait que la sentence serait exécutée. Au dernier moment, le miracle aurait lieu. En Provence, on croit difficilement à la mort, même d’un défunt !… La vie domine tout… la vie, une joie de lumière, de bleu céleste, d’or rayonnant… hélas !


Pauvre Gaspard de Besse ! On remarquait un nombre extraordinaire d’enfants, endimanchés comme en un jour de Fête-Dieu, et que leurs pères tenaient par la main.

— Quoi ! voisin ! vous menez votre enfant dans une pareille foule ?

— Vous savez bien, c’est pour la cérémonie de la gifle sacrée, qui doit toujours suivre une exécution.

— Plus bas ! L’enfant ne doit pas savoir ce qui l’attend.

— Quelle cérémonie ? demanda un passant.

— Êtes-vous donc étranger ? Oui ? Et vous n’avez pas d’enfants ? Apprenez donc que, le jour où le bourreau exécute un malheureux, chacun, père ou mère, doit gifler son petit, à seule fin de lui faire entrer dans la tête un souvenir qui le préservera de mal faire. Mes parents ont toujours observé ce respectable usage. Comme nous avons trouvé les choses, il faut les transmettre.

— Ah ? bon !

— Moi, voyez-vous, je ne pense qu’à cela, depuis l’arrêt, parce que ce petit, mon fils, c’est toute mon espérance. Il est si gentil, si sage, et travailleur ! Et puis, j’aime les vieux usages. Celui de la gifle est, je crois, des plus salutaires. L’éducation, tout est là. On obtient tout par l’éducation…


Deux étudiants semblaient en grande dispute :

— Je te dis qu’on le graciera.

— Jamais de la vie ! A moins que tu appelles grâce la faveur qu’on lui a promise de le faire étrangler par le bourreau avant de lui rompre les bras et les jambes sur la roue. C’est le retentum du Parlement, — une pauvre petite grâce, mais qui a son prix.

— Je trouve ces supplices bien inutiles.

— Ils sont pourtant quelquefois nécessaires.

— Et c’est justement pour avoir voulu les faire abolir qu’il les subira ! Pauvre homme !


De tous côtés, des voix chantonnaient la complainte :

Pauvre Gaspard de Besse,
Nous irons sur tes pas,
En pleurant de tendresse,
Empêcher ton trépas…
Ah ! ah ! ah !

Mais, comme il faisait beau, ces paroles, répétées cent fois déjà, n’avaient plus de sens pour les chanteurs, qui les égayaient en rythmant un pas de danse sur l’air de la complainte.


— As-tu remarqué que nos messieurs du Parlement se rendent en robe, mais isolément, sur la place du Marché ?… Ah ! voici le président…

— Eh non, c’est M. de La Trébourine suivi de M. Leteur, son inséparable. Le fils Cocarel les rejoint.

— A bas Leteur !

— A bas la Trébourine !

— A bas les Cocarel !

— Celui-là, c’est Séraphin, l’assassin de Teisseire.

— A la lanterne, le Séraphin !

On s’attroupait à l’angle de la placette.

— Hou ! hou ! Zou ! en èou !

— Qui est celui-là qu’on hue et qu’on siffle ?

— Le fils Cocarel, parbleu ! L’assassin du paysan Teisseire, vous savez bien ? C’est pour venger Teisseire que Gaspard mourra !

— Et ce Cocarel ose venir assister à l’exécution ?

— Il mérite la corde.

— Il l’aura !

— Oui, oui, c’est pour venger la victime de Cocarel que Gaspard de Besse avait levé sa troupe !

— Allons donc ?

— Mais oui, c’est pour avoir pris la défense des innocents qu’il va mourir ! Dernièrement, sa bande avait condamné à mort ce Cocarel, cause de tant de mal !

— A bas Cocarel ! Mort à Séraphin !

Leteur et La Trébourine s’étaient esquivés ; ils se faufilaient, tête basse, à travers la foule ; mais, quand le fils Cocarel avait voulu les suivre, des passants s’étaient mis en travers de sa route.

— Vas-tu voir mourir ta victime ?

— Mort à Cocarel !… Il ne passera pas !

De tous côtés des groupes hostiles se formaient.

Cocarel apostropha un archer qui semblait s’amuser à ce spectacle :

— Eh ! vous, là-bas, l’archer ! Bousculez-moi toute cette « pétraille » ! Qu’on la disperse ! Ce sont des insurgents !

Cette injure, cet ordre, irritèrent la foule.

— A la lanterne, le Séraphin ! Hou ! Hou ! Cocarel ! Zou ! en èou !

Le « zou » terrible, répété par des milliers de voix, ronfla comme un coup de mistral qui soulève des vagues sur la mer.

Un homme, approchant sournoisement Cocarel par derrière, lui donna un coup de poing entre les épaules. Cocarel se retourna, prêt à la riposte. Vingt solides mains le saisirent.

— A la lanterne !

On descendit la lanterne, à l’angle de la rue la plus proche.

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, Cocarel fut pendu…


— Vive Marin !

— Laissez-moi rentrer au logis, mes amis. J’entends ne pas assister au spectacle que vous prépare le bourreau. Cette mort est inutile, impolitique, barbare. Elle est impopulaire.

— Vive le président !

— Je ne le suis plus ! Le Roi me dépose. Leteur et La Trébourine triomphent.

— A bas le Roi !

Ce cri fut sans écho. On ne sut jamais qui l’avait poussé.

— Regardez par là, Monsieur Marin !

— Tiens, tiens ! dit Marin, un Cocarel à la lanterne ?… Puisse-t-elle éclairer les aveugles, cette lanterne-là !

Et Marin s’éloigna.

— A quelle heure l’exécution ?

— Je ne sais pas,… mais l’heure approche.

— Gaspard de Besse devrait être sorti de la prison.


Tandis qu’ainsi grouillait, bavardait, chantait, grondait et se faisait justice à sa façon, le peuple, dans la rue, Gaspard, dans la geôle de la caserne Sainte-Anne, souhaitait que tout, pour lui, fût terminé au plus tôt ici-bas.

Soudain, les gens, pressés devant la porte des prisons, sur laquelle veillaient des archers, s’écartèrent.

Vers la prison un prêtre s’avançait, qu’on reconnaissait, à la couleur de ses bas et à la ganse de son chapeau, pour un évêque.

La porte s’ouvrit devant lui et se ferma vite, jalousement.


— Vous, Monseigneur ? s’écria Gaspard.

— Moi-même. J’avais lu dans votre cœur ; j’ai prié tous les jours pour vous. Vous connaissez le proverbe de notre Provence : « Crosse d’or, évêque de bois ». Et vous savez ce qu’il signifie : « Riche évêque n’est pas évangélique ». Je viens vous dire que la parole du bandit Gaspard a éveillé en moi de telles réflexions, le jour de notre entrevue dans les ruines de Vaulabelle, que j’ai changé ma crosse qui était d’or, pour la crosse de bois ; et j’espère que, de mon cœur, trop occupé du monde, la clémence divine daignera faire un cœur d’or. Il paraîtrait peu vraisemblable au monde qu’il en soit ainsi, et que j’aie trouvé auprès de vous une lumière. C’est ainsi pourtant, et je vous apporte ma reconnaissance et ma paix — le baiser de paix, la bénédiction du Dieu de l’Évangile.

Gaspard prit la main du prélat — et baisa l’anneau ; — mais l’évêque, ému profondément, attira vers lui le lutteur révolté, et le serra sur sa poitrine.

Ils causèrent quelques instants ; et, quand l’apôtre se retira, il croisa, sur le seuil du cachot, une femme voilée.

— Oh ! vous, Monseigneur !

Le prélat reconnut Mme de Lizerolles.

— C’est beau à vous, Monseigneur ! dit-elle.

Il répondit :

— J’obéis à un Christ que ce bon réprouvé sut entrevoir, Madame, et dont il a su me faire comprendre l’infinie tendresse, à l’heure où j’étais encore un évêque du siècle, c’est-à-dire de l’église corporelle. Et voici que vous et moi, Madame, nous nous rencontrons dans une même pensée charitable.

Il hésita une seconde ; et, baissant les yeux, il ajouta, avec simplicité :

— Au seuil de la mort, tout amour qui partage l’angoisse de l’agonisant est digne de respect et de bénédiction.

Elle s’inclina ; et il s’éloigna.


Ce que se dirent Mme de Lizerolles et Gaspard ne fut pas proféré par leurs lèvres. Leurs regards seuls se parlèrent.

Elle écarta son voile et il baisa ses lèvres, puis ses yeux ; et ces baisers suprêmes lui furent rendus ; enfin, elle lui tendit une rose qu’elle portait sur son sein, cachée sous ses voiles.

— Cette fleur, Madame, dit-il, jusqu’à mon dernier instant me parfumera l’âme.

— J’ai obtenu pour vous, ami, qu’on vous épargne l’odieux costume des condamnés. Vous ne sortirez qu’avec un habit que vous avez porté en des jours plus heureux. Vous l’aurez dans un instant.

— Madame, répondit Gaspard, toutes vos pensées ont de la grâce, et je ne vous puis céler que je meurs un peu pour devenir digne de vous.

Elle tomba sur ses genoux, secouée de sanglots, profonds mais silencieux.

Ce fut lui qui la consola.

— Je ne puis que regretter un bonheur pour lequel je n’étais pas fait, Madame ; et je dois remercier le Ciel, de ce que, n’étant pas né pour un tel bonheur, je l’aie eu, pourtant. Je me suis dit parfois que la durée des joies mortelles n’importe guère. C’est leur qualité qui importe. La brièveté ne les diminue pas. Quand elles sont parfaites, l’éternité est en elles. Je vous emporte toute, après ces quelques semaines terrestres, et ne pourrais vous emporter davantage, après mille années de vie !

— Je ne ferai pas faiblir un si beau courage, vaillant ami. Adieu.

Ils s’enveloppèrent, se pénétrèrent, se mêlèrent par regards, mains liées, âmes confondues, et elle sortit.


Un peu plus tard, à peine était-il dans la rue, vêtu d’un gracieux habit de soie[23], que Sanplan, déguisé en archer, s’approcha de lui, avec la complicité des gardes.

[23] Une lettre, adressée par Mlle de Malherbe à Mme d’Aubenas, sa cousine, le lendemain même de l’exécution, donne une idée de l’impression produite sur la meilleure société provençale, par la mort du jeune et bel aventurier : « Quelle horrible journée, ma chère ; on a exécuté hier, par l’affreux supplice de la roue, ce pauvre Gaspard de Besse. On ne voulait pas croire à cette sévérité du Parlement envers un homme si jeune et qui n’avait jamais commis d’assassinat. J’ai vu passer ce malheureux jeune homme de chez notre cousin Portalis, qui nous avait offert une fenêtre près du nouvel échafaud ; il marchait à la mort comme à une fête, répondant par des saluts gracieux aux baisers que lui envoyait la foule. Il avait demandé qu’on lui laissât ses habits de ville pour ne pas revêtir la livrée de l’infamie ; je n’ai pas voulu et pas pu en voir davantage ; mais on m’a dit qu’il était mort avec un courage héroïque. »

— Toute ta troupe est ici, dans Aix ; écoute bien. Bernard attend, avec des chevaux, sur la route de Marseille ; nos plus fidèles sont avec lui. Pablo rôde par la ville, prêt à haranguer la foule du haut de son âne, et à l’exciter contre les dragons, s’il en était besoin. Bref, tout est prêt ; je vais te faire enlever.

— Je te le défends bien !

— Pourquoi cela ?

— Pourquoi ? d’abord cela n’irait pas sans lutte. Vois tout ce peuple, tous ces soldats… qui, malgré eux peut-être, sabreraient notre peuple !… On s’égorgerait en mon nom ! Et pour quel profit ? Comment ne comprends-tu pas que tout serait remis en question, tout : votre grâce qui m’est promise ; le bonheur de Bernard, celui de Thérèse… Non, Sanplan… Et enfin…

— Enfin ?

— Pourquoi me faire mourir deux fois ? Mon sacrifice étant fait, je me sens déjà dans la mort ; je suis mort à ce monde. Je ne retrouverais pas une seconde fois les viatiques que j’emporte.

Il respira la rose qu’il avait à la main.

— Décidément, non ! dit-il avec netteté.

Sanplan comprit que la résolution du mourant était irrévocable.

— Et Thérèse ? dit Gaspard.

— En sûreté.

— Alors, tout est bien.


La rue criait :

— Vive Gaspard de Besse !

Ce cri, d’abord poussé par quelques-uns, çà et là, fut répété de rue en rue par les foules. Les parlementaires craignirent une émeute. On donna l’ordre à des patrouilles de parcourir la ville.

Le cortège avançait difficilement. Gaspard portait, avec son élégance native, un délicieux habit de soie, couleur dite gorge-de-pigeon ; et, de sa main qui tenait sa rose, il saluait le peuple, les fenêtres, les balcons…

— Vive Gaspard de Besse !

Dans cette foule, Gaspard remarqua surtout des visages de femmes. Il reconnut la fille du geôlier de Draguignan et lui envoya un baiser. Elle parvint à s’approcher de lui ; et gentiment il lui dit :

— Je te souhaite un bon mari, fillette, adieu.

Et il chantonna :

Maridatz-mi per aquest’ an !

Tout à coup, il reconnut misé Brun. Il eut peur de sa sévérité et de sa douleur ; il voulut fuir son regard, mais il vit qu’elle lui souriait en pleurant ; et ce lui fut une grande douceur de sentir sur lui le pardon de cette femme simple.


De temps en temps, un cri s’élevait, jailli de mille poitrines à la fois :

— Vive Gaspard de Besse !


Il aperçut plusieurs femmes qui tenaient leurs enfants par la main.

Et profitant d’une halte :

— C’est une chose singulière, dit-il à ces femmes qui se pressèrent autour de lui, jusqu’à le toucher, — c’est une chose singulière que ce mélange d’amour, d’indifférence et de cruauté qu’on voit en vous, le peuple ! Vous criez : « Vive Gaspard ! » et vous avez pour moi une véritable amitié, je le sens, je le sais ; cependant vous êtes curieux de ma mort ; et, au lieu de rester bien tranquilles et un peu tristes dans vos logis, vous profitez de mon exécution, comme d’une fête, pour vous promener gaîment dans les rues. Bien plus ! Voici de bonnes femmes qui ne me croient pas un grand criminel, qui pensent même qu’on a bien tort de m’envoyer où je vais ; elles reconnaissent que je ne suis pas un bandit de la mauvaise espèce, au contraire. Et cependant il suffit que je sois le condamné d’une justice qu’elles désapprouvent, pour qu’elles aient amené ici leurs enfants, afin d’infliger à ces innocents un rude soufflet, au moment précis où les cloches sonneront ma mort sur la roue. Et quand même je serais, bonnes femmes, un de ces bandits dont on doit parler aux enfants avec exécration, serait-ce encore une raison pour leur faire subir un affront et une souffrance, à ces tout petits, sous prétexte de leur apprendre à se souvenir que le crime mène à l’échafaud ?… Voyons, les mères, je vous supplie, si vraiment vous m’aimez un peu, de renoncer, pour cette fois, à un usage barbare. Le promettez-vous ?

Une de ces mères s’essuya les yeux, en disant : « Hein ? comme il aime les petits ! » Mais un chant de tendre indifférence, que tout ce peuple à présent savait par cœur, dominait les tumultes :

Pauvre Gaspard de Besse !
Nous irons sur tes pas,
En pleurant de tendresse…
Contempler ton trépas !
Ah ! ah ! ah !

A cette mère qui pleurait, il dit :

— Tes enfants sont bien gentils, femme. Apprends-leur la justice, la vraie… De la justice, la bonté est inséparable. La violence ne doit jamais être qu’une défense ; et, même dans la défense, elle doit rester juste. Il faut toujours regretter d’avoir à se défendre.

Une patrouille arriva derrière lui, le sépara des groupes auxquels il parlait. Devant ces groupes, la rue où ils allaient s’engager fut barrée par des dragons à cheval. On maintenait l’ordre, à tous les carrefours.


— Monte sur cet arbre, gamin. De là-haut, par dessus toutes les têtes, tu dois apercevoir l’échafaud, hé ?

— Je le vois.

— Que fait Gaspard ?

— Il arrive sur la place… il n’est pas loin de l’échafaud… Un moine s’approche de lui, le crucifix à la main.


Ce moine, c’était Pablo, Pablo tout en larmes.

— Eh bien, notre aumônier ? lui disait Gaspard souriant, un peu plus de courage, que diable !

A ce moment, on remarqua que, pour franchir un ruisseau qui traversait la place, le jeune aventurier fit un léger bond plein de grâce, comme pour un pas de danse, en agitant sa rose au-dessus de sa tête.

A un balcon, il reconnut Mlle de Malherbe et la marquise de la Gaillarde. La rose les salua. Mlle de Malherbe s’évanouit. La marquise lui fit respirer des sels.

— Tu n’as pas dû pleurer souvent dans ta vie, mon pauvre Pablo ! disait Gaspard ; en sorte qu’en une première fois, tu verses plus de larmes que n’en pourrait contenir un muid de ta taille !

— Maître Gaspard, dit Pablo désespéré, ce n’est plus l’heure de rire ; et je crois bien que jamais plus je ne rirai ; je vous aimais.

— Bah ! dit Gaspard, si la première mère était morte de la mort du premier enfant, il n’y aurait pas eu de monde. Il faut accepter les lois de Dieu, et se consoler de tout, sur terre ;… mais, où prendras-tu ton refuge ?

— Ma foi, dit dom Pablo avec un triste sourire, je me ferai moine pour tout de bon, et je choisirai pour refuge le couvent de la Sainte-Baume, où nous serons reçus par les pères, mon âne et moi, avec grande faveur…

— Et ce sera, dit Gaspard, en souvenir de Mademoiselle Clairon, de la Comédie-Française !… La vie, mon pauvre Pablo, est une drôle de comédie. Il faut chercher à voir plus haut.


— Eh ! toi, sur ton arbre, qu’aperçois-tu maintenant, petit mousse ?

— Gaspard monte sur l’échafaud !

— Et puis ?

— Le moine l’a suivi. Ils s’embrassent.

— Et puis ?

— Gaspard baise le crucifix que lui tend le moine.

— Et puis ?

— Je ne veux plus voir ! Je ne veux plus voir ! cria l’enfant, qui précipitamment abandonna son observatoire.


Un silence formidable, étendu, planait sur toute la ville.

Dans ce silence, tout à coup, un lointain clapotement ou crépitement se fit entendre, léger d’abord, et qui se rapprochait en grossissant. Ce bruit singulier était parti du pied de l’échafaud, pour se propager dans toute la ville. Il entrait dans toutes les rues et ruelles qui rayonnaient de la place, et les suivait, jusqu’à leur extrémité ; et ce n’était que l’innombrable claquement des gifles rituelles tombant et crépitant comme grêle, et circulant de visage en visage enfantin. Toutes les mères et tous les pères de famille, dans la bonne ville d’Aix, accomplissaient consciencieusement un rite ancestral.

Et dans toutes les villes et bourgades de Provence, il pleuvait et grêlait, à la même heure, des gifles de même qualité.

En cet instant les cloches sonnèrent le glas. Le moine qui avait accompagné Gaspard sur l’échafaud en descendit précipitamment, pour reprendre son âne, attaché à l’anneau d’une maison voisine.

Les bourreaux se partageaient les vêtements du supplicié.


La foule était encore immobile, partout, et silencieuse.

Devant le moine juché sur son âne, elle s’écartait. Dom Pablo élevait son crucifix ; et tous, jeunes et vieux, enfants et femmes, tous tombaient dévotement à genoux, au son des cloches ; et lui, il s’en allait, le moine désespéré, au pas tranquille de son âne, le crucifix haut, et répétant sans se lasser :

— Priez pour lui, mes frères… Ce criminel était le meilleur d’entre vous.

LA POSTÉRITÉ

Plus de vingt ans après, sur les grand’routes de Provence, dans les chemins charretiers et les « drayes » qui serpentent au flanc des collines chargées de pins, de chênes-lièges et de bruyères, on voyait encore, allant et venant sans cesse, du nord au sud, du levant au ponant, dos courbé, balle bombante sur le dos, un vieux colporteur qui, aux « bastidans » isolés, et aux gens des villages, vendait l’Almanach de l’année, la Légende du Juif errant, celle des Quatre fils Aymon, l’Homme aux quarante écus et l’Histoire de Mandrin, roi des contrebandiers.

Singulière figure, ce colporteur avait à la fois une expression d’énergie un peu farouche et d’extrême bonté ; il avait de même tout à la fois, le sourire triste et le regard jovial.

Quand on le complimentait sur sa bonne mine et la fermeté de ses vieilles jambes : « Heu ! heu ! répliquait-il, le ponton chasse sur ses ancres ; il veut rompre ses amarres ! »

C’était sa manie d’employer fréquemment des termes de marine ; et l’on se plaisait à le « galéger », à seule fin de lui faire cracher, par tribord ou bâbord, les plus sonores jurons de son vocabulaire maritime.

Il était très vieux, mais il avait la coquetterie de ne pas avouer son âge ; de quoi s’étant aperçus, les gens ne manquaient pas de lui dire souvent, à brûle-pourpoint : — « Ah ! çà, maï ! quan avès dé tèms ? » — « Aco régardo dégùn ». Alors, on le taquinait : — « Eh, eh ! vous répondez comme une jolie femme ! » et les mots piquants de se suivre, jusqu’à ce que, de réplique en réplique, on eût amené une réponse dernière, celle-ci : — « Voilà plus de septante et dix ans que je suis dans cette chienne de vie, et de tant coïons comme vous, je n’en avais pas vu encore ! » On riait, et la fausse dispute invariablement finissait, comme tout en France, par des complaintes ou des chansons.

Bien accueilli partout, véritable gazette ambulante, le vieux colporteur allait, toute l’année, de bastide en bastide, de bourgade en bourgade, de seuil en seuil… « En voulez-vous des almanachs ? en voici ; des anecdotes ? des bons mots ? en voilà ; et des histoires du temps passé, temps béni où les brigands étaient polis et généreux, galants avec les belles dames ? vous n’avez qu’à demander. Préférez-vous des nouvelles du jour ? j’en ai un magasin !… Je vends aussi du fil et des aiguilles, des mouchoirs et des rubans. »

L’homme, en bonne langue provençale, grenue et sonore, contait à sa façon, avec enthousiasme, les guerres et les victoires du général Bonaparte, puis celles de l’empereur Napoléon qu’il appelait volontiers, dans l’intention de lui faire honneur : le bandit corsois.

Il disait : « Je l’ai vu, presque connu, au siège de Toulon, quand il était petit lieutenant ; nous avions la même blanchisseuse… Et même, il ne la paya que beaucoup plus tard, mais royalement, quand il fut nommé empereur. Il n’oubliait rien, ce diable d’homme ! »

Et il clignait de l’œil malicieusement, le colporteur.

Le vieil homme au sourire triste, à l’œil jovial, galégeait les filles sans les effaroucher, et distribuait des images aux petits enfants. Parmi ces images, se trouvait toujours un portrait du célèbre Gaspard de Besse qui, s’il eût vécu, disait le colporteur, eût été, pendant la Révolution, grand comme Mirabeau, — et, sous Napoléon, aussi grand que le bandit corsois.

Et, souvent, quand tous les petits enfants et les jouvents étaient réunis autour de lui, bouche bée, sur la place d’un village, — il leur récitait un poème en langue provençale, intitulé : Gaspard dé Besso.

Ce poème en trois chants était peut-être son œuvre. C’était, en tout cas, celle d’un homme qui avait assisté à l’exécution du « pauvre Gaspard ». Cet ouvrage, conservé aujourd’hui à la Méjane, bibliothèque d’Aix-en-Provence, ne contient aucun trait politique ni satirique, qui en eût fait interdire la vente. Il se contente de dire combien, quoique bandit, Gaspard était aimable, et comment il fut aimé et pleuré par tout un peuple. Il le dit avec simplicité, sur un ton de complainte. Seulement, le poète, sans doute pour esquiver les sévérités de la police, convient que Gaspard n’était pas sans tort :

Dommage qu’il eût ce défaut
Qu’il expia sur l’échafaud !

Et toujours, lorsqu’il en arrivait à ces deux vers, le vieux colporteur était forcé de s’arrêter un instant, parce que sa voix s’étranglait dans sa gorge. Alors, il regardait son auditoire ; et la malice de son regard se noyait dans une larme qu’il essuyait d’un revers de main ; puis, sa voix reprenait, tremblante :

Veici la scèno dé doulour[24] !…
Qué chascùn respendé dé plour…
Quittas lou maï, quittas leis boulos ;
Grands et pitchots, vénès en foulo…
Bessaï arrivarès tròou tard
Per veiré lou paouré Gaspard.

[24] Voici la scène de douleur !… — Que chacun verse des larmes… — Quittez le mail, le jeu de Boules ; — Grands et petits, venez en foule… — Peut-être arriverez-vous trop tard — Pour voir notre pauvre Gaspard.

Alors, les auditeurs du dernier rang se retournaient, pour faire un signal d’appel vers des gens qui erraient sur la place ou qui traversaient la rue : ou vers ceux qui, paresseusement, se tenaient sur le seuil des portes ; et qui, pour la plupart, connaissaient la complainte…

Et, à l’appel bien connu, tous accouraient.

Ainsi recommençait, vivante, la scène de Gaspard marchant au supplice dans les rues d’Aix.

Et quand tout le village, ou presque, était assemblé autour de lui, le colporteur reprenait la mélopée attendrissante :

Chascùn hàousso leis peds per veiré[25] ;
Bessaï òourès péno de creiré
Qué, per veiré mouri Gaspard,
Venguet dé gens dé touto part.
Regardas coumo a bouano mino !
Seis chivu flottoun su l’esquino ;
Seis yueis, lévas sù d’ùn chascùn,
Tout lou distinguo dòou coumùn.
Coumo ùn Roumain dòou tèmps passa,
Jusquo qué siégué trépassa,
A lou couar ferm’, é l’âmo duro.
Touteis disien qué sa figuro
Méritavo pas soun malhur,
Et rèn òou mound’ es maï ségur.
Chascùn, quand ligien la sentenci
Qué li proumettié la poutenci,
Si sentié lou couar attendri…
Touti si sentien èn féblesso…
Es ségur qué jamaï bandi
Avié inspira tant dé tendresso.

[25] Chacun, pour voir, se hausse sur la pointe des pieds ; — Peut-être aurez-vous peine à croire — Que, pour voir mourir Gaspard, — Il vint des gens de tous pays. — Regardez comme il est de bonne mine ! — Ses cheveux flottent sur son dos ; — Ses yeux se lèvent sur chacun des assistants. — Tout le distingue du commun. — Comme un Romain des temps passés — Jusqu’à ce qu’il soit mort — Il montra un cœur ferme, une âme résistante. — Tous s’accordent à dire que sa figure — Ne mérite pas son malheur, — Et rien au monde n’est plus vrai. — Chacun, pendant qu’on lisait la sentence — Qui lui promettait le dernier supplice — Se sentait un cœur attendri. — C’est certain que jamais bandit — N’avait inspiré tant de tendresse !

Gaspard nous diguet quàouqueis mots[26]
Eici coumençoun leis sanglots
Dé l’espétatour un peu tendré…
Cépendant, vous lou fan estendré,
Sènso qué changé, su la croux.
Espéro lou moumen hurous
Qué dúou lou léva d’aquéou moundé,
Se ves roumpré senso qué boundé,
Ni senso murmura ùn moumen…
Et leis Messiés, leis belleis Damos,
Chascùn si sente ùn mouvamen
Dé tendresso per sa bello âmo !

[26] Gaspard nous dit quelques paroles… — Ici commencent les sanglots — Du spectateur un peu tendre. — Cependant on le fait s’étendre, — Sans qu’il change de visage, sur la croix. — Il espère l’heureux moment — Qui doit lui faire quitter ce monde. — Il se voit « rompre » sans faire un sursaut — Et sans murmurer un seul instant. — Et les Messieurs et les belles Dames, — Chacun se sent un mouvement — De tendresse pour sa belle âme !

« Chacun se sent un mouvement de tendresse pour sa belle âme ! » Sur ce dernier mot, le récitant étouffait un sanglot. Et les femmes, les enfants, les vieux, les jeunes gens, tous essuyaient des larmes.

Puis toutes les mains se tendaient vers le marchand. On achetait la complainte un sou. Il la vendait en silence. Elle avait été imprimée au lendemain même du jour où fut exécuté le bandit célèbre, qu’on peut appeler historique, puisque l’exemplaire conservé à la Méjane, est rangé dans le Recueil des pièces historiques, et matriculé : F. 884. — Là est le tombeau de Gaspard, mais plus durable encore est-il dans le cœur des bonnes gens.

La distribution faite, le pauvre gain réalisé, le colporteur se mettait en posture de refaire sa balle qui, ouverte à terre devant lui, montrait pêle-mêle toute la pacotille, « rubans, fil, aiguilles… Almanachs et Légendes… » La balle refaite, carrée, bien enveloppée et serrée solidement dans un prélart épais, il la soulevait par les courroies, la balançait un peu, puis, d’un bras resté puissant, il la lançait sur son dos courbé qui se redressait pour en recevoir le choc…

Enfance et jeunesse accompagnaient l’homme, gentiment, affectueusement, jusqu’aux dernières maisons du village. Là, on lui criait : « A si réveiré ! » et tous le suivaient longtemps du regard…


Longtemps, longtemps, là-bas, on voyait s’éloigner, à travers pinèdes et bruyères, le dos voûté et bombé, sur lequel le vieux, souvent, — d’un mouvement machinal de la main, et d’un coup d’épaule, — remontait la balle trop lourde, — La légende du Juif errant, — Les Quatre fils Aymon, — La Sagesse des Nations, — Gaspard de Besse,… et tant d’années, tant de souvenirs, tant de misère… tant de siècles !

Solliès-le-Vieux, Mai 1919.

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