Title: Un nid dans les ruines
Author: Léon de Tinseau
Release date: April 27, 2024 [eBook #73481]
Language: French
Original publication: Paris: Nelson
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
Par
Léon de Tinseau
Nelson
Éditeurs
189, rue Saint-Jacques
Paris Calmann-Lévy
Éditeurs
3, rue Auber
Paris
LÉON DE TINSEAU
né en 1844
Première édition d’« Un Nid dans les Ruines » : 1898
IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE
PRINTED IN GREAT BRITAIN
Mon père était diplomate.
Je me souviens de ma joie quand il fut envoyé à Paris, entre la guerre de Crimée et celle d’Italie, comme chargé d’affaires d’un petit royaume d’Allemagne dont on ne parle plus guère aujourd’hui. Ma joie, cependant, n’était pas sans un mélange de frayeur ; car, étant orpheline et déjà dans ma vingtième année, je devais tenir une légation qui aurait paru plus que modeste à bien d’autres, mais qui prenait, aux yeux de mon inexpérience, les proportions d’une ambassade de premier rang.
Je fis part de ces craintes à mon cher père.
— Tu feras comme moi, répondit-il : tu te débrouilleras. Tu n’es pas sotte et tu n’es pas laide. Tu parles bien le français. Tu es habituée déjà aux révérences de Cour devant des Majestés royales ou impériales. Tu sais la danse, la pâtisserie et la musique. Avec cela on se tire d’affaire partout.
Véritablement, je me tirai d’affaire assez vite : il me faut ajouter que nul n’en fut plus surpris que moi.
J’aurais pu même, du moins on me l’assura, « faire mon trou » à la Cour des Tuileries. L’impératrice me témoigna très vite une bienveillance quasi maternelle, qui cachait probablement une certaine dose de compassion pour ma simplicité de goûts et d’allures, dans un milieu où les femmes ne péchaient guère par un excès de simplicité. L’empereur et les hommes de son entourage ne laissaient pas que d’en sourire, cependant il aurait fallu être encore plus simple que je n’étais pour ne pas voir qu’on me trouvait jolie. De bonne foi (je peux bien en convenir après tant d’années) j’imagine que je l’étais — pour ceux qui aiment les blondes.
Car j’étais blonde, non pas comme les blés, mais comme l’or sortant du polissoir d’un orfèvre ; je ne savais littéralement que faire de mes cheveux, à cause de leur longueur et de leur abondance. Avec cela des yeux bleus, francs et honnêtes, passablement éveillés, une peau très blanche, un air de santé, des dents que j’aurais pu montrer par coquetterie, mais que je montrais par la seule raison de ma bonne humeur continuelle : voilà pour la tête de mademoiselle Hedwige de Tiesendorf. Cette jeune beauté n’eût rien perdu à grandir de deux pouces ; du moins elle avait une main de race, des pieds montrables, des mouvements souples et, sans l’horreur qu’elle avait d’être sanglée, on eût peut-être parlé de sa taille.
Mais, plus au moral encore qu’au physique, j’avais horreur du contraint, de l’arrangé, de l’apprêté. Une chose que je n’ai jamais pu comprendre, c’est qu’on m’ait trouvé de l’esprit. D’ailleurs ceux qui m’en trouvaient — on décidera si c’est bon ou mauvais signe — étaient invariablement des hommes ayant passé la cinquantaine. Il est vrai qu’avec les jeunes je ne songeais qu’à une chose : à danser, car j’adorais la danse. On me déclara bientôt la meilleure valseuse de la Cour ; et Napoléon III, grand valseur lui-même, voulut bien m’inviter quelquefois dans les sauteries intimes de Compiègne. Pauvre empereur ! Pauvre Hedwige ! Tous deux vous portiez des couronnes à cette époque. La sienne a roulé dans la poussière. L’or de la mienne s’est changé en argent. Dieu me garde de me plaindre !
Je ne fus pas longue à me sentir à l’aise avec les Majestés. Mais, pendant des mois, je fus timide et balbutiante en présence d’un personnage qui, aux yeux de mon père, était un personnage très important : je veux parler du chef de nos cuisines. Il y avait la même distance entre M. Bruneau — c’était son nom — et mes cordons-bleus allemands des temps passés, qu’entre Richard Wagner et un organiste de village. Mon père se vantait d’avoir le meilleur cuisinier de Paris. Ce qui est certain, c’est qu’il avait le plus inventif. A la veille de chacun de nos grands dîners, M. Bruneau me soumettait des menus chargés de plats, dont la nomenclature fantaisiste me rendait folle. Naturellement j’acceptais les yeux fermés, n’osant solliciter une explication. Je dois dire que les convives, presque toujours, s’extasiaient, sans pouvoir d’ailleurs imaginer quelles substances animales ou végétales entraient dans la composition de l’aliment dégusté. Le lendemain, je louais le chef-d’œuvre à son auteur ; quelquefois, s’il souriait, j’avais le courage de lui demander :
— Mais enfin, monsieur Bruneau, comment pouvez-vous avoir de telles idées ?
Alors le grand homme, qui était petit avec une physionomie ravagée d’artiste, rejetait sa toque en arrière et me contait l’histoire de son inspiration. Tantôt ça lui était venu pendant une promenade (non solitaire sans doute) dans les allées du Bois, sous un clair de lune poétique, entre deux rossignols qui se répondaient d’un buisson à l’autre. Ou bien l’Esprit avait parlé pendant que Bruneau écoutait l’opéra, car il était mélomane. Ou bien l’éclair avait lui pendant ces insomnies qui tourmentent les poètes. Bruneau quittait alors sa chambre, allumait son fourneau et composait… Je dus à ces compositions nocturnes, outre des plats restés au répertoire, un incident que je raconterai à son heure, et dont le souvenir est une des nombreuses blessures inguérissables de ma vie.
Revenons à l’époque de mes débuts dans le grand monde parisien ; ce fut la saison fleurie, la matinée alcyonienne de mon histoire. Ah ! j’ai été bien heureuse — pendant un an !
Que mon père ait laissé un souvenir comme diplomate aux bords de la Seine, j’ai lieu d’en douter, par la raison que les affaires de notre petit royaume allaient toutes seules. Peut-être, d’ailleurs, n’était-il pas un Rouher ni un Palmerston — grâce à Dieu il ne fut pas un Bismarck ! — mais il avait à mes yeux une qualité plus précieuse, qui était d’adorer sa fille. S’il n’était pas illustre dans sa carrière, il était connu et apprécié comme maître de maison. Nos invitations devinrent bientôt fort recherchées, précisément parce qu’elles ne pouvaient être étendues, vu les dimensions de notre hôtel.
— Tous ces gens viennent pour te voir et pour t’entendre, disait mon excellent père. (Je jouais les valses de Strauss, qui devenait à la mode, comme on les joue à Vienne.)
— Pas du tout, lui répondais-je. Ils viennent à cause de Bruneau et de ses plats inédits.
Je suis portée à croire que nous avions raison tous les deux.
Ce qui est certain, c’est que Bruneau et ses plats n’eurent aucune part dans une soirée de tableaux vivants qui fit parler de moi, ou plutôt de mes cheveux, pendant une semaine. Ce n’était pas la première fois qu’on m’engageait à nous mettre en évidence, eux et moi ; jusque-là, toute permission de ce genre m’avait été refusée. Mon éducation était sévère. Les bals costumés et autres exhibitions qui, à cette période, exhibèrent tant de choses, n’étaient pas du goût de mon père, tout au moins quand il s’agissait d’y voir figurer sa fille. Et pourquoi ne pas avouer qu’en me tenant ainsi à l’écart, mon père avait un motif d’ordre particulier ? Ce motif, c’était mon cousin Otto de Flatmark, jeune officier des gardes de notre souverain.
Otto, favori de mon père qui n’avait pas de fils, était aussi le mien ; entendez par là que je l’aimais comme un frère. Pauvre garçon ! C’était trop peu pour lui, car il m’adorait… autrement qu’on n’adore une sœur. A l’âge de seize ans, m’étant laissée convaincre que je partageais cet amour, j’avais permis qu’on nous fiançât ; et mon père me gardait pour ce fiancé, contre les rivaux possibles, avec un soin jaloux. Mais nous devions attendre, pour nous marier, que mon cousin eût un grade supérieur. En ce qui me concerne, j’attendais fort patiemment. Nous échangions une lettre chaque semaine ; je lui contais mes faits et gestes pour l’amuser ; lui me contait son adoration, qui ne m’amusait pas toujours. Mon cher Otto ! Pour la première fois de ma vie je ne t’ai pas écrit toutes mes impressions, à la suite de mon triomphe dans le personnage d’Ophélie, car ce fut un triomphe — hélas !
Naturellement j’avais un Hamlet pour partner, et quel Hamlet ! Le marquis de Noircombe, ni plus ni moins. Il faut avoir vécu dans le grand monde parisien, à cette époque, pour comprendre le prestige qui environnait ce nom, porté par un homme beau, riche, élégant, à l’air fatal, connu pour être aimé de toutes les femmes et pour n’en distinguer aucune, sinon, de temps à autre, par une attention fugitive qui laissait dans les larmes une malheureuse de plus. Il était brun, pâle ; triste, disaient les unes, dédaigneux, affirmaient les autres — les dédaignées sans doute. C’était un de mes danseurs. Quelquefois nous nous retrouvions au bal quatre ou cinq jours de suite, à plusieurs bals quelquefois dans la même soirée ; et ces rencontres n’étaient pas fortuites, il prenait soin de m’en informer. Puis, tout à coup, au moment où je commençais à le croire occupé de moi, il disparaissait pendant des semaines, comme pour m’empêcher de trop m’occuper de lui. On devine si c’était le moyen d’être oublié d’une jeune fille romanesque, rêveuse, au cœur très neuf, qui essayait, sans y parvenir, d’aimer un fiancé qu’elle n’avait pas choisi.
Quand on sut que le marquis de Noircombe acceptait de figurer dans un tableau vivant, ce fut une rumeur. Il avait toujours témoigné son mépris pour ce qu’il appelait : les figures de cire, de même que pour les comédies de salon en général. Moi-même je l’avais entendu répéter :
« Je me demande pourquoi les femmes du monde se donnent tant de mal pour nous faire regretter les comédiennes. »
On comprendra que j’avais de quoi me sentir troublée à la nouvelle qu’il avait non seulement accepté, mais, assurait-on, demandé, de faire Hamlet avec moi. Nous fûmes laissés libres de choisir l’épisode ; je déclarai que je ne voulais pas jouer la folie.
— Car enfin cette pauvre fille n’a pas toujours eu le cerveau dérangé. Ne pourrait-on trouver quelque chose de moins rebattu ?
— Bien, répondit M. de Noircombe avec un étrange sourire. Mais vous savez à quoi cela vous oblige. Avant d’avoir perdu la raison, Ophélie était amoureuse.
A ces mots je me sentis rougir comme une blonde peut rougir quand elle s’en mêle. Toutefois, il n’y avait pas à reculer, d’autant moins que mon père était là, ainsi que les maîtres de maison, nos amis intimes, qui organisaient la fête. On décida que le tableau aurait pour thème les propres paroles d’Ophélie, au second acte du drame de Shakespeare :
« Il me saisit par le poignet, me tenant éloignée de toute la longueur de son bras, tandis que, son autre main sur le front, il scrutait mon visage comme s’il eût voulu le peindre. Il resta longtemps ainsi. Enfin, remuant la tête, imprimant une légère secousse à mon bras, il poussa un soupir douloureux, profond, au point qu’on aurait dit que sa poitrine allait se fondre. Alors il s’éloigna, la tête tournée en arrière, semblant se diriger sans le secours de ses yeux, car, jusqu’au moment où il disparut, leur regard ne m’avait pas quittée… »
Aux répétitions, M. de Noircombe joua son rôle comme tout le monde aurait pu le jouer. Enfin le rideau s’écarta pour le spectacle attendu.
Après tant d’années révolues, je n’ai pas besoin d’être modeste. J’étais une Ophélie fort présentable malgré mes yeux bleus (il est admis que la fille de Polonius avait des prunelles couleur d’algue marine). Mais je doute qu’elle eût pu l’emporter sur moi par la chevelure. Quel royal manteau d’or ! C’est, de toutes mes « beautés », celle que je regrette le plus. Pour me consoler, je me figure — et j’en ai le droit — qu’il a passé sur les épaules de ma fille.
Mon Hamlet, fort élégant dans son pourpoint de velours noir, se dégela en présence du public. C’est du moins ce que j’entendis le lendemain. J’entendis cela, et je lus autre chose : cette phrase tombée de la plume d’un chroniqueur fameux qui assistait à la soirée :
« Je n’ai jamais rien vu de plus séduisant, de plus tendre, de plus ému, j’allais dire de plus effrayé, que mademoiselle de T… Quant au marquis de N… il était beau d’une beauté fatale, implacable, ironique, tyrannique, diabolique. S’il s’agissait d’acteurs professionnels, je leur ferais le reproche d’avoir changé le spectacle. Ce n’est pas du Shakespeare qu’ils nous ont donné, c’est du Gœthe. Ce n’est pas Ophélie, ce n’est pas Hamlet que nous avons admirés ; c’est Marguerite et Méphistophélès. »
Non ! jamais je n’oublierai l’effet que produisit sur moi ce passage quand mon père me l’apporta, moitié fier, moitié mécontent ; car, à cette époque, on n’avait pas encore l’habitude de voir les gens du monde cités — mieux que par des initiales — pour la moindre tasse d’eau chaude versée ou bue par eux. Marguerite et Méphistophélès ! Ah ! oui, c’était bien cela ! Tandis que la main de cet homme meurtrissait mon poignet, tandis que ses yeux fascinaient les miens — pendant une heure ou pendant une minute, je n’aurais pu le dire — ma volonté s’était retirée de moi, s’était fanée en quelque sorte, à la façon d’une pauvre fleur brûlée par un souffle satanesque. J’avais eu peur, peur à pousser un cri d’angoisse, peur comme l’enfant égaré qui voit s’approcher le ravisseur farouche. Et cet homme m’avait prise, volée, emportée, pour ne me rendre jamais. S’il avait laissé là ma personne — il l’avait dédaignée, sans doute — du moins il venait de ravir toute la partie invisible de mon être. J’étais à sa discrétion, incapable de lutter contre lui avec le moindre espoir. Il était plus grand, plus savant, plus puissant que moi. Pas meilleur, mon instinct m’en avertissait. Qu’importe ? Marguerite et Méphistophélès !…
Je ne connais plus, sinon par ouï-dire, les jeunes Parisiennes d’aujourd’hui. Pourtant ce que je sais d’elles me fait prévoir le jugement que porteront sur moi les filles de celles qui furent alors mes amies. Les unes m’accorderont leur pitié : « Pauvre petite Allemande !… Croquemitaine lui faisait encore peur ! » D’autres diront : « C’est un cas d’hypnotisme. Hedwige de Tiesendorf était un sujet. » Toutes seront d’accord pour cette conclusion : « Vingt marquis de Noircombe, même en costume d’Hamlet, auraient beau rouler leurs yeux et froncer leurs sourcils, nous ne perdrions pas la tête si vite ! »
Je pense que ces demoiselles ont raison. Deux heures de bicyclette le matin, autant de lawn-tennis l’après-midi, autant de flirt le soir, c’est un régime qui empêche de croire à Croquemitaine… et d’être la victime du cœur ou de l’imagination. Quant à moi, dont le régime physique et moral était tout autre, j’avais perdu la tête purement et simplement. Le jour qui suivit « le tableau », je fis semblant d’être malade pour ne pas sortir, parce que j’avais peur de rencontrer le marquis. Puis, bientôt, je fus obligée de m’avouer que je mourais d’envie de le revoir.
Alors j’eus encore plus peur, et je m’enfermai encore mieux. Cependant je n’avais pas d’illusions. Je savais que toutes les grilles, tous les verrous du monde ne pourraient me défendre contre ma destinée. Je savais que Noircombe allait sortir d’une trappe quelque jour, me saisir de nouveau le poignet dans sa griffe — et m’emporter en enfer, à moins que ce ne fût dans le paradis ! Ma surprise fut donc des moins grandes lorsque mon père, un matin, me déclara qu’il voulait me parler d’une chose sérieuse.
— A vrai dire, continua-t-il, peu s’en est fallu que je refuse de t’en parler. Tu es fiancée. Je ne vois donc pas quel intérêt peut avoir pour toi une demande en mariage.
Il se tut, croyant sans doute que j’allais abonder dans son sens. Mais je restai de marbre, et je pus voir que cette réserve l’étonnait. Il reprit aussitôt, les yeux fixés sur les miens :
— J’ai réfléchi que la liberté de l’âme humaine est un droit sacré. La preuve, c’est que Dieu lui-même nous laisse le libre arbitre. Or, pour que l’âme soit libre, il ne faut pas qu’elle ignore. Je suis convaincu, d’ailleurs, qu’Otto lui-même ne désire pas que tu l’épouses, comme tu l’épouserais s’il était le seul homme vivant. L’amour est imparfait, s’il n’est accompagné du choix. Pour choisir, il faut avoir comparé. Tu vas être à même de le faire, d’autant mieux qu’il ne s’agit pas du premier venu. Peut-être que tu devines le nom de celui qui se propose : le marquis de Noircombe.
J’essayai de dire une parole et ma langue remua dans ma bouche, mais sans produire un son. En même temps mes bras glissèrent le long de mon corps ; mon dos s’appuya, inerte, à mon fauteuil. Je sentis que je m’évanouissais. « Quel bonheur ! pensai-je. Me voilà dispensée de répondre ! »…
Une sueur froide baignait mon front et mes tempes ; j’ouvris les yeux. Mon père, à genoux près de moi, me soignait comme aurait pu le faire celle qui m’a quittée trop tôt. Je me souvins alors ! « … le nom de celui qui se propose : le marquis de Noircombe » !
Il était venu ; il ne pouvait manquer de venir, je le savais bien. Un seul obstacle aurait pu l’empêcher d’accomplir son dessein : ma mort !… Mais je n’étais pas morte ; la vie recommençait ; ou plutôt c’était une nouvelle vie qui commençait dans une nouvelle personne. Plus que jamais la terreur s’empara de moi ; je refermai les yeux pour tâcher de dormir encore une minute, avant les grandes fatigues des combats prochains. Les mains de mon père ne s’agitaient plus ; je devinais son regard navré. Il murmura ces mots à demi-voix :
— Pauvre Otto !
Ce fut le signal d’une explosion de larmes. Sur la poitrine de celui qui fut mon meilleur ami, mon seul ami avec notre vieux Roi, je pleurais dans la volupté d’un soulagement. On va penser que ces larmes étaient la preuve de mon bon cœur. Hélas ! elles étaient plutôt la preuve de je ne sais quelle bizarre, cruelle honnêteté. Il me semblait que chacune de ces gouttes chaudes, roulant sur mes joues, soldait ma rançon, payait mon affranchissement, acquittait l’indemnité que je devais au malheureux dont j’allais briser la vie. Ainsi pleuré par moi, qu’aurait-il à me réclamer encore ? Il est probable que mon père devina cet étrange marché, car il me demanda :
— Est-ce donc déjà un amour mort que tu pleures ?
Je répondis en m’essuyant les yeux :
— Non. Ce qui n’a jamais existé ne saurait mourir. Dieu m’est témoin que j’ai fait tous mes efforts, pendant quatre années, pour aimer Otto. Je n’ai pas pu !…
— Tu as été plus heureuse quand il s’est agi d’un autre ! me reprocha mon père malgré sa bonté. Il ne t’a pas fallu quatre ans pour…
— Si par là, interrompis-je avec force, vous voulez dire que j’ai été coquette avec monsieur de Noircombe, vous êtes injuste à mon égard. Plus d’un homme, depuis notre arrivée en France, m’a déclaré des sentiments tendres ; lui, jamais. S’il l’eût fait, je l’aurais traité comme j’ai traité les autres.
— Faut-il donc supposer qu’il a fait sa demande sans la moindre raison de croire qu’il a chance d’être accueilli ? Faut-il croire, en même temps, que c’est par pur hasard que tu t’es évanouie, quand j’ai prononcé son nom ?
Que pouvais-je répondre ? Je pouvais du moins ouvrir mon cœur, exposer, sinon expliquer, la mystérieuse influence qui l’avait envahi. Mon père m’écouta sans rien dire. D’autres se fussent moqués de leur fille ; lui n’en fit rien. Il était — la chose semblait évidente — presque aussi effrayé que moi.
— Veux-tu, demanda-t-il après un moment de réflexion, que je fasse venir Otto ?
— Si je l’aimais, pensez-vous que je ne l’aurais pas fait venir moi-même, dès le lendemain de cette fatale soirée ? Hélas ! si je l’aimais, si j’aimais quelqu’un, tous les Noircombe de la terre seraient impuissants à me troubler, même pour une minute.
— Eh bien, puisque tu n’aimes personne, épouse ton cousin ! Tu l’aimeras bientôt. De nouveaux devoirs absorberont ta vie. Dans quelques mois tu riras de tes terreurs présentes.
— Non, mon père, je n’épouserai pas Otto. Mon cœur est trop loyal et je me sens trop à la merci de… de mon maître.
— Ah ! s’écria mon père avec impatience, il est ton maître parce que tu l’aimes follement !
— Peut-on aimer un homme et trembler à sa seule pensée ? répondis-je.
— Laisse-moi lui faire savoir que tu le refuses.
— Comme il vous plaira. Mais il serait plus juste de dire que vous le refusez. Ma volonté a disparu.
— Nous verrons bien.
Mon père, à ces paroles, me laissa toute brisée et s’éloigna, sans doute pour aller dire son fait au marquis, par l’intermédiaire de son envoyé. Quant à moi j’allai me mettre au lit où je restai, sans être bien malade. J’y étais encore deux jours après. C’était le soir. Mon père m’avait embrassée avant d’aller dormir, et j’avais congédié mademoiselle Ordan, mon institutrice devenue ma dame de compagnie. Pour hâter le sommeil, j’ouvris un volume que j’étais en train de lire. Un billet s’en échappa, d’une écriture inconnue…
« Pourquoi lutter contre moi, contre vous-même ? disait l’écrit mystérieux. Vous m’aimez. Vous serez à moi. La vie est courte. Pourquoi la dépenser vainement à combattre la destinée ? »
Folle de terreur je me lève et cours verrouiller toutes mes portes… Qui sait ? Peut-être que ce démon est embusqué quelque part. J’ai soufflé ma bougie et, claquant des dents, je m’habille au milieu des ténèbres. Jusqu’au matin, je reste dans mon fauteuil, le gland de ma sonnette dans ma main, l’oreille ouverte à chaque bruit…
Cet incident acheva de me donner des allures tout à fait bizarres. Si malade que fût ma pauvre tête, je repris un peu ma raison le lendemain. Je réussis à me persuader que M. de Noircombe n’avait pu pénétrer chez nous sans être vu. Mais enfin les billets n’entrent pas tout seuls chez les gens. Donc, j’étais environnée de traîtres. Je n’osai confier mon trouble à qui de droit ; cependant je fis coucher dans ma chambre mademoiselle Ordan, que je considérais comme une personne très sûre, opinion qui s’est beaucoup modifiée depuis.
Je ne sais pourquoi mes soupçons tombaient sur Bruneau. Il venait chaque matin prendre les ordres dans le cabinet de travail avoisinant ma chambre. Il était parfois debout la moitié de la nuit, quand l’Esprit le visitait. Je le surveillai, l’étudiai, lui tendis des pièges sans rien découvrir.
Moi-même j’étais étudiée, à mon insu, d’une façon encore plus sérieuse. Vers cette époque, nous vîmes débarquer à la Légation un vieux petit Allemand à lunettes, que mon père me présenta comme un collègue chargé d’une mission. Je me demandai alors quelle était cette mission ; car le chevalier — c’était son titre — passa en tiers avec nous deux la presque totalité de son séjour à Paris, qui ne fut pas long d’ailleurs. Autant divulguer tout de suite une découverte que je fis deux ans plus tard, quand l’Allemagne perdit un de ses aliénistes fameux. Une de nos Revues donna son portrait ; je le reconnus au premier coup d’œil : c’était le curieux et bavard diplomate, qui avait passé tant d’heures à causer avec moi de tous les sujets imaginables, même de l’amour, ce que son âge et son physique lui permettaient de faire sans qu’on le soupçonnât d’arrière-pensée.
Il n’est pas douteux que cet habile homme déclara que j’allais être folle à lier, si je n’épousais M. de Noircombe ; et je n’oserais vraiment prétendre qu’il n’eut pas raison.
Peu de jours après le départ du personnage « chargé d’une mission », mon pauvre père entra chez moi un matin, faisant de son mieux pour avoir l’air dégagé et souriant.
— Ton amoureux, dit-il, ne se laisse pas décourager. Il revient à la charge, si bien que je suis allé aux renseignements. Je ne peux pas dire qu’ils soient de nature à me convaincre que M. de Noircombe est un ange ; mais il paraît assez bon diable. Sa famille est des plus anciennes ; il en est le dernier rejeton. Le château et la terre de Noircombe forment un domaine superbe. Bref, ce jeune homme ne saurait être soupçonné de faire la chasse à l’héritière qui se nomme Hedwige de Tiesendorf. D’ailleurs, il ne chasse à rien, n’aime pas les chevaux, ni les voyages, ni le luxe, ni… Enfin l’on ne raconte pas d’histoires sur son compte.
Pleurez avec moi, vous toutes qui avez reconnu — plus tard — ce que valent ces renseignements recueillis sur nos futurs !
Sans une parole, sans un mouvement, je laissais parler mon père, ou plutôt je me demandais si c’était bien lui qui parlait. Pour la première fois, je le voyais revenir sur une décision. Ne pouvant soupçonner qu’il agissait alors sous l’empire d’une angoisse terrible, j’attribuais ce revirement au même pouvoir inexplicable dont j’étais devenue soudain la proie. Quatre mots, écrits en caractères longs et puissants comme des coups de griffe, me brûlaient la poitrine : Vous serez à moi ! Et, dans la déroute de ma volonté, dans le chaos de mon imagination, une phrase entendue me faisait espérer qu’il était meilleur que beaucoup d’autres : « on ne racontait pas d’histoires sur… mon fiancé. »
Mon fiancé !… Il ne l’était pas encore, cependant. On me demandait de réfléchir ; en même temps — pauvre père ! — on me proposait de recevoir M. de Noircombe, afin que je pusse le mieux connaître avant de me prononcer. Un reste d’orgueil m’empêcha de répondre que toute réflexion était inutile. Je promis de considérer la question avec maturité ; mais, chose qui étonna fort, je déclarai que, connaissant bien M. de Noircombe, je préférais me décider sans le revoir. La vérité, c’est que j’avais peur de son courroux : j’osais le faire attendre !
Je n’avais pas d’ailleurs la moindre idée de ce que pouvait durer cette attente. Si « mon maître » avait dit : je la veux demain, je n’aurais pas fait d’objection. Mais j’avais résolu de ne point reparler de lui la première. Je renonçais à combattre la destinée ; mais c’était bien le moins que la destinée prît la peine de m’emporter dans ses bras tout-puissants.
Alors je me sentis plus calme et je revins presque à la santé. Chaque matin, je me rendais en voiture au bois de Boulogne avec mademoiselle Ordan ; je marchais pendant une heure dans des allées désertes. Le printemps était à son apogée ; l’odeur des frondaisons était enivrante quand le soleil pompait leur rosée. A cette époque, les jeunes femmes et la plupart des jeunes hommes ne sortaient pas avant midi ; on s’imagine difficilement le charme de ces solitudes où, pendant des heures entières, on avait la chance de n’apercevoir aucun être humain. Aussi j’avais soin que la voiture de mon père et son valet de pied fussent toujours à portée, dissimulés derrière un taillis. Généralement, j’avais un livre avec moi et, quand la marche m’avait lassée, je m’asseyais sur un banc pour me livrer à la lecture. Poétique à sa manière, ma compagne s’enfonçait dans le fourré pour cueillir des primevères ou chercher des nids. Un jour, tandis qu’elle se livrait à cette occupation, le bruit des branches qui s’ouvraient derrière moi me fit supposer qu’elle revenait de son expédition. Je dis, sans quitter ma page des yeux :
— Il me semble qu’il est tard. Il faut rentrer.
— Pas encore, de grâce ! dit une voix d’homme derrière moi.
Je n’eus pas un mouvement, pas un cri. M. de Noircombe était là ; et je m’en étonnais à peine quoique, si j’avais été en mesure de réfléchir, la chose eût pu me paraître assez étonnante, vu l’heure et le lieu.
— Je vous adore ! murmura la même voix presque à mon oreille.
Une terreur folle, mais délicieuse, hélas ! s’était emparée de moi ; je fermai les yeux sans répondre. Le marquis, restant à la même place, continua :
— Ne voulez-vous donc pas m’aimer un peu ?
— Vous me ferez mourir ! soupirai-je enfin.
— Je le voudrais, fit le tentateur invisible. Je voudrais mourir avec vous de cette mort très douce, qui fait trouver l’existence insipide quand on revient aux réalités de la vie. Je vous attends ; je vous espère ; je vous veux ! Pourquoi me faites-vous languir dans la faim et la soif de vous ? Dites : quand pourrai-je venir vous prendre, vous emporter, ô ma douce proie ?
Je baissai la tête, vaincue, et cette réponse, faible comme un soupir d’enfant malade, s’échappa de mes lèvres :
— Quand vous voudrez !
J’entendis une sorte de grondement étouffé, puis, sur mon cou, je sentis comme une brûlure. Cette fois je poussai un cri dont les échos d’alentour furent troublés. Un instant après, mademoiselle Ordan se tenait devant moi, l’air étrangement calme.
— Vous avez appelé ? demanda-t-elle. Avez-vous eu peur ? Avez-vous aperçu quelqu’un ?
Je la regardai. Elle me dévisageait curieusement, ainsi qu’on examine un malade. On aurait dit — et je crus — qu’elle ne se doutait pas de mon aventure. Le courage me manqua pour la lui divulguer et, sans autre explication, je me dirigeai vers la voiture stationnée au tournant voisin.
Pendant le retour je n’ouvris pas la bouche. Quand mon père vint déjeuner, on l’informa que j’étais dans mon lit. Fort troublé, il accourut, me questionna. Je répondis probablement avec incohérence, car je vis dans son regard un effroi mal déguisé.
— Pourquoi, me demanda-t-il, tiens-tu la main sur ton cou ? Est-ce que tu souffres ?
— Oui, répondis-je. Quelque chose m’a brûlée.
Il voulut examiner la plaie ; mais, naturellement, il ne vit rien. Comme je restai muette sur ma rencontre du Bois, Dieu sait ce qu’il pensa de mon équilibre mental. Probablement, ce dernier incident mit fin à toute hésitation de sa part. Une semaine après, le marquis m’envoyait son premier bouquet, bientôt suivi de sa visite. Je ne l’avais pas vu depuis cette matinée… où je l’avais entendu sans le voir. Il me parut très beau, et je n’ai trouvé dans les yeux d’aucun homme cette étrange lueur qui brillait dans les siens. Pauvre Hedwige de Tiesendorf ! Tu croyais alors que c’était le feu de l’amour ! Tu devais savoir bientôt si ce fut ta personne ou ta dot qui excita l’amour de Ludovic de Noircombe !
Lorsqu’il fut parti, je me demandai à moi-même si je l’aimais. Ce calme étrange, cette sensation de repos qui régnait en moi, très douce après les orages passés, cette fatigue de mes membres alanguis, tout cela était-il l’amour ? Dans un dernier mouvement de révolte, j’essayai de me répondre à moi-même négativement. Hélas !… Pourquoi donc, alors, me sentais-je presque heureuse ?…
Peut-être que ce bonheur douteux ressemblait à l’engourdissement du vaincu sommeillant dans ses fers, quand la lutte est finie, quand il sait que l’aube du lendemain ne chargera plus ses épaules d’armes trop lourdes pour son corps épuisé… Que dis-je, malheureuse ! Un effort suprême, ineffablement douloureux, me restait à accomplir. Le marquis m’ayant laissée après une courte visite — mon père avait attiré son attention sur ma pâleur — je dus m’asseoir à ma table de travail, afin d’écrire à Otto !
Pour être véridique, je passai moins de temps à écrire qu’à pleurer, à le pleurer. Lui, si bon, si loyal, si confiant, si dévoué !… Chacune de mes lignes — j’en avais conscience — était un glaive dont je perçais le cœur de cet homme, un cœur qui ne battait que pour moi. Cependant il fallait lui apprendre que son rêve ne devait pas s’accomplir, que je ne l’avais jamais aimé, que je ne pouvais être à lui. Mon père, malgré mes supplications, s’était refusé à remplir cet office de bourreau. Enfin, l’horrible missive reposa dans son enveloppe, prête à partir, comme la balle meurtrière d’un pistolet chargé. Elle partit… Je n’ai jamais reçu la réponse. Elle partit ! Cependant je l’ai dans mon tiroir, cette lettre homicide presque effacée, toute jaunie, dans un papier qui porte mon adresse avec grande tache rouge. Le moment venu, je dirai quel chemin elle a fait pour me revenir, et ce qu’a coûté son affranchissement !
Une sœur de mon père, vieille fille et chanoinesse, nous arriva pour me servir de mère à l’occasion du mariage. Elle était, presque depuis sa sortie du couvent, dame d’honneur de notre reine. Aussi la considérait-on comme un des piliers de notre petite Cour moins luxueuse que la résidence d’un pair anglais, mais plus à cheval sur l’étiquette que le Versailles de Louis XIV. La comtesse Bertha, comme nous l’appelions, m’apportait un cadeau vraiment royal de la part du Roi, mon parrain. C’était une rivière de diamants que M. de Noircombe admira fort, d’autant plus qu’il n’avait, disait-il, aucuns bijoux de famille à m’offrir, ce que la comtesse Bertha, entre autres choses, ne put jamais lui pardonner. Une lettre autographe, beaucoup moins appréciée de mon futur, accompagnait la cassette. Un peu voilé d’une tristesse bienveillante, le compliment de Sa Majesté contenait cette phrase :
« Il m’en coûte, chère petite, de faire voyager mes diamants à l’étranger. De tout temps j’avais cru que ma perle précieuse reviendrait à nous. Dieu veuille qu’elle ait trouvé une monture digne d’elle ! »
Mais pouvais-je m’étonner que mon auguste parrain plaignît le pauvre Otto ? Je répondis en demandant la permission de présenter, aussitôt après mon mariage, le marquis de Noircombe à mon bienfaiteur. Puis, je m’occupai des préparatifs de toute sorte, même des dîners que devait offrir mon père, sinon à la famille de mon futur qui n’avait plus ni père ni mère, du moins à la société diplomatique et à nos plus intimes amis.
Peu s’en fallut, paraît-il, qu’une question de contrat ne vînt tout briser. Ce détail, comme beaucoup d’autres, n’a été connu de moi que plus tard. Je remarquai seulement dans les yeux de « mon maître », pendant trois jours, cette lueur singulière qui avait disparu depuis qu’il m’avait conquise. Inutile de dire qu’il eut raison du notaire, quoique, probablement, avec moins de facilité.
L’excellent Bruneau se couvrit de gloire une dernière fois sous mes ordres. Du moins, je croyais que nous allions nous quitter ; mais il me toucha fort en demandant à me suivre.
— De toute façon, affirma-t-il, je ne resterai pas chez monsieur le baron après le départ de mademoiselle. Une maison sans femme n’est jamais bien tenue, et je ne suis pas de ceux qui aiment l’eau trouble pour pouvoir y pêcher.
M. de Noircombe ne fit pas d’objection à l’enrôlement de Bruneau, tout en déclarant qu’il se souciait peu de bonne ou de médiocre chère. J’en étais encore à savoir de quoi — en dehors de mon humble personne — il se souciait. Par contre, je perdis mademoiselle Ordan, qui réclama d’elle-même sa liberté, comprenant, dit-elle avec raison, qu’une dame de compagnie devenait pour moi un luxe superflu. Je la regrettai peu, et, quand mes yeux se furent ouverts sur plus d’un événement bizarre, j’eus la conviction, sinon la preuve, qu’elle aurait pu expliquer ces deux mystères : le billet placé dans un de mes livres, l’amoureux trouvé par hasard dans le coin le plus désert du Bois, en l’an de grâce 1858. Je ne demande pas à Dieu de la punir en la faisant passer par les souffrances que j’ai connues.
Maintenant, il faut être franche. La plupart des femmes qui m’ont fait part de leurs désastres conjugaux (je regrette de dire qu’elles m’ont donné en assez grand nombre cette preuve d’estime), la plupart de ces désillusionnées, dis-je, prétendent qu’elles le furent dès les premiers jours, plus souvent encore dès les premières heures. Ma dignité gagnerait sans doute, aux yeux de beaucoup de gens, par une affirmation de ce genre ; mais j’ai vu le mensonge de trop près pour ne pas le haïr. Non, je ne fus pas de ces clairvoyantes qui sondent l’abîme dès les premiers rayons de l’aurore. Je fus heureuse, infiniment heureuse, plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs mois. Méphistophélès, en m’emportant, ne me fit pas sentir ses griffes ; et ce ne fut pas en enfer, tant s’en faut, qu’il m’emporta. Je lui sus fort bon gré de ne s’être pas contenté de mon âme et, quand un beau soleil d’été me réveilla fort tard, je l’avoue, dans mon grand lit, au château de Noircombe, j’avais sur les yeux cet épais bandeau qui n’accompagne point, d’ordinaire, la désillusion.
Si épais qu’il fût, pourtant, je ne pus m’empêcher de voir que ma chambre, assez mal aperçue la veille, était dans un état frappant de vétusté ; plus encore : de nudité. A vrai dire, le reste du château n’était pas mieux fourni. Le mobilier, les tableaux, brillaient par leur absence. Mon mari, d’ailleurs, s’en excusa.
— Quand je suis devenu le maître de Noircombe, expliqua-t-il, c’était un réceptacle de vieilleries. J’ai fait place nette. Pour de nouvelles acquisitions, pour les réparations nécessaires, j’ai voulu attendre le goût de la jeune châtelaine. Me blâmerez-vous d’avoir été long à choisir celle qui devait régner ici ?
Ma réponse fut telle que mon seigneur pouvait la désirer. Ses trente-six ans ne m’avaient jamais moins effrayée qu’à cette heure ; et la seule pensée que la marquise de Noircombe aurait pu ne pas être Hedwige de Tiesendorf me causait une impression désagréable. Quant au mobilier neuf, patience ! Je savais déjà qu’on pouvait être fort heureux avec ce qui restait de l’ancien.
Une chose qui étonna « la jeune châtelaine » plus peut-être que l’absence de son mobilier, fut l’absence de ses vassaux. Nourrie dans les traditions quasi féodales de mon pays, je m’attendais à voir ces arcs de triomphe, ces cortèges de paysans, ces bals champêtres, ces repas homériques, dont j’avais eu plusieurs fois le spectacle avant de venir en France. A Noircombe tout se réduisit à la visite de mon curé, des Sœurs de l’École et du régisseur du domaine, qui était en même temps le notaire du bourg voisin. Madame Pinguet, une brune fort causante, accompagnait son mari. Chose curieuse ! tous ces gens n’avaient qu’un mot à la bouche : réparation. Ce mot, à vrai dire, semblait de l’hébreu pour le marquis, à voir le peu d’attention qu’il y prêtait. Ma première visite à l’église, au presbytère, à l’école, sans parler d’un coup d’œil sur les fermes vues au passage, me fit reconnaître, cependant, que le sujet des réparations ne manquait pas d’actualité.
La maison Pinguet, tout au contraire, me fit plaisir à voir. Il n’y manquait pas un clou ; le mobilier abondant comprenait même des curiosités. J’avais vu trop d’Albert Dürer dans les galeries de la Pinacothèque, pour ne pas en reconnaître un dans la chambre à coucher de la petite madame Pinguet, dont elle voulut me faire les honneurs. Comme je la félicitais sur son bon goût :
— Oh ! répondit-elle, ce tableau ne vient pas de loin. Mon mari l’a acheté à la vente.
— Une vente faite dans le pays ?
— Mais oui, madame la marquise ; la vente faite au château. Je venais de me marier, et maître Pinguet m’a gâtée. Il m’a acheté, outre cette vierge, un bureau que voici.
Le bureau, pur Louis XVI, était un bijou.
— Est-ce que le château contenait beaucoup d’objets de cette valeur ? demandai-je avec une parfaite innocence.
— Oh ! madame, il en était plein. Avec les tapisseries seulement, on a fait vingt mille écus. Ce sont des marchands de Paris qui ont presque tout emporté.
Je ne fis aucune remarque, du moins tout haut, et nous rejoignîmes ces messieurs qui causaient près d’une table où se voyait une liasse de dimensions respectables. Sur la couverture de beau papier vert, je lus le mot hypothèques en ronde superbe. Vente, hypothèques, réparations ! Si seulement il en avait été, des réparations, comme de la vente, qui n’était plus à faire ! Je pensai, tout en acceptant le malaga et les biscuits de Pinguet : « Mon mari devait être fort insouciant à l’époque de sa jeunesse. » Quant à moi, je n’entendais rien aux questions d’argent, ni aux affaires en général. J’ignorais, avec un père comme le mien, ce qu’est une irrégularité d’administration ou un embarras de fortune.
Interroger M. de Noircombe, et surtout lui faire des observations sur l’état de son patrimoine, était une hardiesse qui ne me venait même pas à l’esprit, car je ne le craignais pas moins tout en m’étant mise à l’adorer. C’étaient deux grands avantages dans la main d’un homme au-dessus du commun par l’intelligence. Il en avait un troisième : son habileté prodigieuse à détourner les conversations qui n’étaient pas de son goût. Ces détails consignés une fois pour toutes, je n’y reviendrai plus, même quand j’aurai besoin d’excuser un manque de clairvoyance ou de fermeté de ma part. A celles qui riront de moi et protesteront qu’elles auraient été moins sottes, je répondrai par cette seule phrase : J’aurais voulu vous y voir !
Cependant, bien que ma pensée fût endormie dans un rêve très doux, j’attendais chaque jour que mon mari parlât de réparer Noircombe et surtout de le meubler. Nous y campions littéralement. Nous ne pouvions ni recevoir faute d’installation, ni faire des visites faute d’équipage. Nul n’avait le droit de s’étonner de notre sauvagerie tant que nous étions en lune de miel et, certes, nous y étions. Mais j’avais entendu affirmer, tout en espérant le contraire, que les lunes de miel ne durent pas toujours. La nôtre cessa brusquement, avant son quatrième quartier. Mon seigneur et maître déclara un beau matin, sans préparation et sans longues phrases, qu’il fallait rendre visite à mon royal parrain. Mon père, d’ailleurs, nous attendait à la Cour.
Cette dernière considération m’eût empêchée de discuter, même si j’en avais eu le courage. Revoir mon cher père, la tante Bertha, mes amies d’enfance, la maison où j’étais née ! Tout cela ne valait pas le bonheur que je laissais à Noircombe, mais enfin c’était un grand bonheur. De plus, j’étais fière de montrer le marquis au Roi. Peut-être l’étais-je aussi de me montrer moi-même dans mes jolies toilettes de Parisienne. Bref, encore une fois, je me laissai emporter sans résistance. Nous devions occuper le reste de la belle saison à courir l’Allemagne, rentrer à Paris de bonne heure et y passer l’hiver.
Les réparations du château attendraient jusqu’au printemps. Ne fallait-il pas se mettre en quête d’un architecte et d’un tapissier ? Tout cela me parut la sagesse même.
Je me jetai dans les bras de mon père avec une joie d’enfant. Il m’examinait avec attention, j’allais dire avec angoisse ; mais il fut bientôt rassuré.
— Les voilà donc revenues, ces belles couleurs de mon Hedwige !
Tels furent ses premiers mots. J’aurais souhaité plus d’expansion entre lui et M. de Noircombe. Mais un gendre n’est-il pas toujours un rival heureux, qu’il est difficile à un père de voir sans jalousie ? Nous nous hâtâmes de défaire nos malles. Le soir même nous devions aller faire notre cour à Leurs Majestés. Longtemps avant de monter en voiture, j’avais demandé à mon père avec qui je me trouvais seule :
— Otto sera-t-il là ?
— Non : il est parti en congé, fut la réponse brève.
J’avoue que mon cœur fut soulagé d’un grand poids, en même temps que j’avais honte de me sentir heureuse de cette absence.
Nous fûmes reçus à merveille au Palais. Parmi tous ces Allemands gras et roses, le teint mat, les traits accentués, les yeux noirs de mon mari produisaient un effet surprenant. Je crois, sans modestie, que le grand succès fut pour lui ; et cependant mon entrée fut un triomphe. Le roi me baisa la main, car nous étions en grande étiquette ; je me souvins qu’il n’embrassait jamais sa filleule passé midi. La reine causa longtemps avec le marquis, au grand déplaisir de la comtesse Bertha qui, je le devinai, aurait voulu voir son neveu au bout du monde, satisfaction qu’elle eut seulement un peu plus tard. Elle dut, malgré sa mauvaise humeur, le présenter au cercle des dames, relativement assez nombreuses, que la curiosité, sans doute, attirait ce soir-là : dans cette petite cour monotone et vieillotte, on n’avait pas souvent une distraction aussi grande.
Mon mari fut arraché à ses courbettes par un chambellan qui venait l’inviter, de la part du Roi, au jeu de Sa Majesté. Comme tous les soirs, une table attendait. A l’heure présente, je ne peux m’empêcher de rire de moi-même en songeant à la frayeur que j’eus alors. Mon mari, à ma connaissance, n’avait jamais tenu une carte ; du moins je n’avais pas entendu dire qu’il sût distinguer le trèfle du carreau. Je fus bientôt rassurée, plus encore : étonnée, de la transformation qui s’opéra dans la physionomie de M. de Noircombe, dès qu’il sentit couler sous ses doigts le vélin glacé. Un éclair sombre jaillit de ses yeux ; des plis se dessinèrent au coin de sa bouche ; l’expression de son visage devint très dure. La partie s’engagea en silence et, bientôt, ma frayeur changea d’objet. Le Roi, joueur habile, disait-on, mettait son amour-propre à gagner tout le monde, ce qui était — à cette époque — le seul impôt lourd du royaume, car Sa Majesté jouait gros jeu. Or je n’avais pas songé à instruire mon mari de ses devoirs de bon courtisan, me doutant peu qu’il serait soumis à cette épreuve. Mais que faire à cette heure, sinon d’espérer qu’il allait jouer comme une mazette, chose probable d’ailleurs ?
Hélas ! il n’en fut rien. Tout en feignant d’être à la conversation de la Reine, j’avais l’œil et l’oreille à la partie du Roi. En quelques minutes, le coup fut terminé. Ce n’était pas une défaite pour la couronne, c’était un écrasement ; l’attitude consternée de la galerie faisait voir que le désastre était sans exemple. Mon mari, l’œil plus brillant que jamais, ne soupçonnant pas l’énormité de sa conduite, empocha l’or royal. Sa Majesté, malgré tout, fit bonne contenance et félicita le gagnant :
— Marquis, voilà des années que je n’ai pas rencontré un adversaire de votre force ! Il était temps que vous vinssiez ; je me rouille. Vite ma revanche, et, cette fois, tenez-vous bien !
M. de Noircombe ne se tint que trop bien. Il gagna encore, il gagna toujours. La figure de mon pauvre parrain faisait peine à voir. Les vieux courtisans regardaient le tapis comme pour y chercher une trappe. Mon père était pâle de consternation. A ce bout du salon un silence de mort régnait, troublé seulement par la voix de mon mari qui s’élevait par intervalles, pour annoncer une nouvelle victoire. Chaque levée, qu’il rangeait devant lui avec une symétrie parfaite, me chargeait la poitrine d’un poids nouveau. Jamais, non jamais, je n’oublierai cette partie.
Enfin le Ciel eut pitié de nous. Après une série contraire, qui nous parut avoir duré des heures, Sa Majesté gagna un coup et jeta les cartes, sans plus songer à faire des compliments au vainqueur. Presque aussitôt le couple royal se retira ; je fus heureuse quand la voiture nous emporta nous-mêmes. Tandis que nous roulions, mon père dit à son gendre :
— Si je vous avais connu ce talent, marquis, je vous aurais conseillé de laisser à votre adversaire au moins la bonne moitié des coups. De grâce, la prochaine fois, commettez quelques fautes !
Quand nous fûmes rentrés chez nous, mon mari vida ses poches gonflées d’or. Il paraissait radieux ; je crois que je ne l’avais pas encore vu de si belle humeur. Je l’aimais trop pour ne pas me laisser gagner moi-même par sa gaieté, qui n’était pas une chose ordinaire chez lui. Pourtant je ne pus m’empêcher de dire :
— Moi aussi, je trouve que vous avez trop bien joué, mon ami. Toute la Cour est consternée. Pendant huit jours on ne parlera pas d’autre chose.
— Entre nous, me répondit-il, j’avais complètement oublié la qualité de mon adversaire. J’étais tout à mon jeu et ne voyais que les cartes. Du reste j’ai promis à votre père de me laisser plumer à la première occasion.
— Je doute que cette occasion vous soit donnée, prophétisai-je. Mais où donc avez-vous pris cette habileté incomparable ?
— Oh ! répondit-il avec négligence, il m’arriva de temps à autre de faire ma partie dans quelque cercle… Deux mille francs, ma petite ! J’ai gagné deux mille francs ! Les fonds publics du royaume vont baisser demain !
J’ignore si les fonds publics baissèrent ; mais notre faveur baissa certainement ; durant notre séjour dans la petite capitale, mon mari ne fut plus invité au jeu du Roi. Et d’un autre côté, depuis cette soirée mémorable, je ne cherchai plus ce qui pouvait bien être le goût dominant de M. de Noircombe.
Quelques jours après, nous étions à Baden-Baden, alors dans toute sa gloire. Là, je devins une femme souffrante, bonne à rien. L’ange des douleurs et des joies était sur mon seuil, me disant : « Je te salue, toi qui seras mère ! »
Cette fois la lune de miel était bien finie. Mon mari, à la façon de tant d’autres, s’épargna les ennuis d’une intimité peu agréable ; sauf ce détail il fut excellent. Il me procura un bon médecin, une confortable chaise longue, des livres, après quoi je ne l’aperçus plus guère. Il comptait probablement — et en cela il avait raison — que la fille du baron de Tiesendorf était sûre de ne pas manquer de visites, en cet endroit si rapproché de sa ville natale. Depuis mon mariage, il ne m’était pas arrivé de voir tant de monde, ni surtout de voir si peu mon mari. D’abord, quand il rentrait tard dans la nuit, je souffrais d’une mortelle jalousie ; Baden-Baden était le rendez-vous des femmes les plus séduisantes de l’Europe, en allant d’un bout à l’autre de l’échelle sociale et morale. Mais la première fois que j’eus la faiblesse de laisser voir cette souffrance à mon époux, il me répondit fort sérieusement :
— Chère petite, je ne vous ai pas trompée et ne vous tromperai jamais. Si je vous faisais de grandes protestations sur ma vertu, ou sur ma loyauté, ou même sur mon amour, vous pourriez dire que je vous chante le refrain ordinaire des mauvais sujets. La vérité est que les femmes ne me disent rien — sauf une, corrigea-t-il poliment avec un baiser sur mes doigts. Nous sommes dans la ville la plus cancanière du monde. Quelqu’un vous a-t-il rapporté qu’on m’a vu m’entretenir plus de cinq minutes avec une crinoline quelconque, princesse ou danseuse ? Ne vous tourmentez pas. Je m’amuse comme un bon petit garçon à remuer des cartes. Ici, au moins, ce n’est pas comme avec votre insupportable parrain. Je peux gagner cent louis sans mettre les finances d’un royaume en désordre ; et, pardieu ! je gagne. Vous en verrez la preuve demain.
La preuve arriva, sous forme d’un bracelet qui me rendit très heureuse, non pour le bijou lui-même, qui était pourtant fort beau, mais parce que je n’étais plus jalouse. Une ombre, toutefois, passa sur mon bonheur quelques jours après. La chance avait tourné, sans doute ; car le bon petit garçon qui s’amusait à remuer des cartes vint me demander « un service ». C’était le premier. Le spectacle d’un mari venant prier sa femme de lui donner de l’argent était nouveau pour moi. Il m’étonna comme un honteux renversement des rôles. Je n’aurais pas été beaucoup plus stupéfaite si l’on m’avait requise d’aller choisir une paire de chevaux chez un maquignon. Ce furent, je m’en souviens, les paroles qui sortirent de mes lèvres.
— Je ne me ruinerai pas plus pour les chevaux que pour les femmes, répondit M. de Noircombe, ce qui était s’éloigner de la question.
Comme j’en faisais la remarque, ajoutant que, ruine pour ruine, je ne voyais pas d’avantage considérable à s’appauvrir par le jeu plutôt que par les chevaux, mon mari, pour la première fois, devint désagréable.
— Je suis pressé, dit-il ; ne m’obligez pas à insister.
Je retrouvai alors sur ce visage, redevenu le visage de « mon maître », l’expression qui me faisait peur jadis, quand il m’était beaucoup plus facile de ne pas avoir peur. Sans une résistance plus longue, je vidai mon tiroir, et le calme revint aussitôt. Je promis au surplus de ne point parler de ce détail à mon père. Et je ne lui en parlai pas. J’eus assez de tendresse filiale pour lui cacher que, ce jour-là, j’avais eu cette première révélation de malheur qui, tôt ou tard, pour tant de femmes, coupe d’un abîme le chemin de la vie.
Pour moi, on en conviendra, la révélation venait plus tôt que je ne pouvais l’attendre, même sans faire preuve d’un optimisme exagéré. Il y avait trois mois que j’étais la marquise de Noircombe !… N’importe : je voyais le gouffre ; mais Dieu me faisait la grâce de m’en cacher la profondeur. Je compris dès lors que j’allais être, que je serais toujours une femme malheureuse. La ruine m’apparut comme une chose fatale, assurée, puisque je ne me sentais pas de force à lutter avec mon maître ; non, pas même — qu’on m’accuse de lâcheté — pour défendre le pain de mon enfant. Mais j’ignorai quelque temps encore, pas bien longtemps, que la ruine est une épreuve légère comparée à d’autres. Comme un oiseau malade, je mis ma tête sous l’aile et j’attendis. On ne tarda guère à parler de la passion de mon mari pour le jeu. On m’apprit qu’il s’était remis à gagner beaucoup. Je l’aurais deviné, rien qu’à sa démarche légère et à sa figure épanouie, sans parler des bijoux qui m’arrivaient de temps à autre. Un seul bijou — dont je commençais à sentir la vie — pouvait m’intéresser. Quant aux autres, je les enfermais en y touchant à peine, comme une réserve pour la prochaine occasion où je serais priée de « rendre un service ». Autant dire tout de suite que cette occasion se présenta quand il fallut régler nos comptes à Baden-Baden, où la saison touchait à sa fin. J’aurais voulu passer quelque temps à Noircombe ; mais je ne fus pas consultée sur la direction à prendre. Nous fîmes route vers Paris.
On y rentrait alors beaucoup plus tôt qu’à l’époque actuelle, de même qu’on en partait beaucoup moins tard. J’y retrouvai mon père, ce qui fut une grande joie ; mais je ne retrouvai pas la vie de famille d’autrefois : nous venions, ou plutôt mon mari venait de louer un de ces petits hôtels avec sous-sol, construits sur les modèles de Londres, qu’on commençait alors à voir paraître. Tout en me portant mieux, j’étais incapable de grandes fatigues ; aussi l’installation fut remise aux soins d’un tapissier et terminée en quelques semaines. D’ailleurs on pouvait aller vite avec la mode, florissante alors, du capitonnage et des draperies de peluche. Maintenant je sais que vos jeunes mariées mettent quatre ans à s’installer, sous prétexte de « découvrir » des meubles ayant appartenu à Marie-Antoinette, ou des tapisseries ayant décoré la demeure d’un Fermier Général. Sans doute, la Reine changeait de canapé tous les jours et le financier renouvelait ses tentures aussi souvent que les dentelles de son jabot. Autrement, il faudrait douter de la bonne foi des antiquaires, ce qu’à Dieu ne plaise !
De nouveau, donc, je fus maîtresse de maison, avec mon fidèle Bruneau comme attaché culinaire, ainsi que le qualifiaient jadis nos amis de la Légation. Pour le moment sa besogne était simple, car nous avions rarement des convives.
— Je me préoccupe surtout, disait-il, d’étudier l’estomac de madame la marquise. Dans le livre de menus que je compose, il y aura un appendice à l’usage des personnes dans l’état de santé où se trouve madame.
Sans pousser le zèle pour mon bien-être aussi loin que son cuisinier, M. de Noircombe s’étudiait visiblement à m’épargner les choses désagréables. Depuis Baden-Baden il n’avait plus été question de « services ». Nous déjeunions toujours ensemble et il était rare que je fusse réduite à dîner seule. Je refusais toutes les invitations ; mais si mon loyal époux en acceptait quelqu’une pour lui-même, il trouvait moyen de me faire savoir le lendemain par une amie, par un journal, d’une façon quelconque, qu’il avait bien réellement dîné là où il prétendait l’avoir fait. La plus jalouse des femmes eût dormi tranquille. Mon mari sortait peu ou pas dans la journée : il avait coutume de dormir plusieurs heures durant l’après-midi. Le soir, un peu tard, il allait à son cercle, un cercle très élégant et très fermé, où l’on jouait furieusement ; je savais qu’il n’y manquait pas plus qu’un acteur à son théâtre. Ah ! non, certes, je n’étais pas jalouse : plût au Ciel que je l’eusse été davantage ! La jalousie conserve l’amour, de même que certaines maladies généreuses conservent la santé !
Chaque jour, quand le thermomètre permettait de sortir (nous étions alors en décembre), j’allais au Bois par ordonnance du médecin. Comme au temps qui avait précédé mes fiançailles, j’évitais les endroits à la mode, mais pour d’autres raisons. D’abord mon état de santé, pour parler comme Bruneau, me rendait un épouvantail à en juger par le refroidissement de l’enthousiasme conjugal. Ensuite, n’ayant pas commencé mes visites de noces, ma situation à l’égard du monde était un peu fausse. Donc j’avais retrouvé ma petite allée, et même mon banc, resté ineffaçable dans ma mémoire, à cause de certaine apparition quasi diabolique dont j’avais de bonnes raisons pour me souvenir. Il se trouva qu’un de mes anciens danseurs cherchait, lui aussi, les allées désertes.
Ce beau ténébreux était Auditeur quelque part, bien vu aux Tuileries où il avait disputé un moment la palme des cotillons au marquis de Caux ; mais il s’était consolé de sa défaite par d’autres triomphes. Il se nommait Jacques Malterre et n’était pas joueur : les femmes ne lui en laissaient pas le temps. Il faut dire, à sa louange, qu’il ne s’occupait que des femmes du monde, par économie, prétendaient les envieux. Quoi qu’il en soit, quand on n’avait pas d’autre sujet de conversation pendant un dîner, on n’avait qu’à prononcer le nom de Jacques Malterre. Aussitôt les histoires arrivaient d’elles-mêmes, comme buis au dimanche des Rameaux.
Les amies, qui venaient frapper à ma porte seulement entr’ouverte, m’avaient conté la dernière : je me souviens vaguement qu’elle était d’une grande noirceur et qu’il y jouait le rôle de victime. Il en était encore à la période des petites allées désertes, mais tout à la fin, il faut croire, puisque, m’ayant rencontrée, il daigna tourner son cheval et causer à ma portière pendant cinq bonnes minutes.
Pour peu qu’elle ait un joli chapeau sur des cheveux pas communs, et que le reste de sa personne disparaisse dans un tas de fourrures, une femme en coupé peut toujours faire illusion. Le beau Jacques me témoigna comme toujours une politesse délicieuse, avec une froideur de marbre, nuancée habilement toutefois, de façon à me faire comprendre que ce n’était pas la froideur de l’indifférence, mais la froideur du chagrin. Sa voix, son regard, avaient en même temps un je ne sais quoi d’ému qui signifiait :
— Vous non plus, vous n’êtes pas heureuse !
Il me le dit beaucoup plus clairement, le lendemain, à la même place, avec cette différence que j’étais sur mon banc, respirant le grand air, tandis que ma voiture attendait à cent mètres. Le promeneur arrêta son cheval et, sans descendre, s’informa de ma santé, d’un air de paternité triste qui lui allait fort bien.
— Je ne vous demande pas de nouvelles de Noircombe, ajouta-t-il. Je néglige un peu le Cercle depuis quelque temps ; mais j’entends parler de lui par les camarades.
— Si j’étais portée à l’inquisition, répliquai-je, ce serait le cas de vous demander ce que disent « les camarades ». Mais, tout au contraire, je vous prie de ne pas me le dire. J’ai l’horreur de ce genre d’opérations.
— Non, fit-il ; non, je ne vous dirai rien ! Vous êtes une bonne petite âme qui mériterait bien d’être heureuse. Et vous vous promenez toujours toute seule ?
— Oh ! j’aime la solitude.
— C’est comme moi, soupira-t-il. Et, quand on aime la solitude à notre âge, il n’est pas difficile de deviner le reste.
Là-dessus mon interlocuteur soupira, salua et reprit sa promenade. Je n’ai pas vu dans toute ma vie un homme qui ait plus fière tournure à cheval.
Nous nous rencontrâmes souvent depuis lors dans notre île, comme nous appelions ce coin désert du Bois. Pas une seule fois M. Malterre ne quitta sa selle, même quand il me trouvait sur mon banc. Son tact peu commun, joint à une science consommée du monde et à l’expérience des femmes, lui permettait d’aller plus loin qu’un autre, sans qu’on eût le droit de le blâmer ou l’occasion de l’arrêter. A la troisième rencontre avec un praticien ordinaire, j’aurais laissé voir une contrariété ou, tout simplement, j’aurais découvert une autre île. Mais faire la prude avec ce personnage attristé, ennuyé, renfrogné, qui maudissait jour et nuit, à pied ou à cheval, l’inconstance d’une oublieuse, vraiment c’eût été ridicule et rien de plus.
Il faut d’ailleurs faire attention que le mauvais temps me privait parfois, durant une semaine entière, de mes promenades. Pour Jacques Malterre, l’intervalle plus ou moins long entre nos rencontres semblait ne faire aucune différence. La phrase qu’il m’adressait, car souvent il ne m’en adressait qu’une, était juste la continuation de celle qu’il m’avait dite la veille ou la semaine d’avant. C’était comme un feuilleton qui continue petit à petit ; et c’était bien un feuilleton, lisible par les plus timorés, que ce roman très peu romanesque ayant pour résultat, malgré tout, l’intimité croissante chez les personnages. Encore mon nouvel ami semblait-il peu disposé à s’en prévaloir ; jamais il ne demanda la permission de forcer ma porte, condamnée pour les visiteurs ordinaires.
Le petit ange invoqué par mes désirs, comme le consolateur suprême et tout-puissant, n’allait pas tarder à paraître. M. de Noircombe lui-même semblait prendre intérêt à sa prochaine venue. Je le voyais davantage ; il était bon pour moi, tellement qu’un jour j’eus le courage de lui dire :
— Est-ce que vous aimerez cet enfant, Ludovic ?
— Mais sans doute. Quelle question !
— Vous l’aimerez… plus que tout ?
— Certainement.
— Alors, dès qu’il pourra parler, je lui apprendrai une phrase, pour qu’il vous la répète chaque matin et chaque soir.
— Et quelle sera cette phrase ?
— Papa, ayez pitié de maman et de moi !
J’avais peur d’être allée trop loin. Mais, sur le visage de mon mari, je fus étonnée de lire, au lieu de la colère, une infinie tristesse. Il resta muet pendant plusieurs secondes, les yeux perdus dans le vide ; puis il les ferma, baissa la tête, et je l’entendis soupirer :
— Ah ! si c’était un fils !…
Peut-être qu’en effet, si c’eût été un fils, toute ma vie eût été changée, pour ne rien dire de la vie d’un grand coupable. M. de Noircombe, à ses heures, m’avait laissé voir qu’il était fier de son nom très ancien, qui mourait avec lui à défaut d’enfant mâle. Aurait-il eu pitié d’un futur Noircombe ? Était-il encore temps d’avoir pitié ?
Je me suis fait souvent ces questions, fort oiseuses du reste, car… ce ne fut pas un fils que la Providence nous envoya.
O mon Dieu ! vous n’avez pas exaucé ma prière ; mais, vous en êtes le témoin, malgré tout, malgré la ruine, malgré la honte, je vous ai remercié chaque jour, à genoux, de ne m’avoir pas exaucée ! Avec ma petite Lisa, devenue ma grande, ma chère, ma belle Élisabeth, je n’ai jamais senti la privation dans la pauvreté, la fatigue dans le travail, la rougeur dans l’humiliation. Elle a été, depuis son premier vagissement, la richesse, le repos, l’orgueil de sa mère. O mon Dieu ! Je vous remercie de m’avoir donné une fille comme celle-là, même au prix de tout le reste.
Elle a été, elle est d’autant plus ma fille que son père, dès la première minute, la prit en haine et s’en désintéressa. La déception, chez lui, fut terrible.
— Décidément, je n’ai pas de chance ! fit-il à haute voix, peu soucieux que je pusse ou non l’entendre.
Je l’entendis ; mais comme les bienheureux enivrés de la joie céleste doivent entendre, sans en être distraits, les blasphèmes des malheureux humains. Je voulus être la nourrice de mon enfant. Nul ne m’en dissuada. J’eus quelques semaines d’un bonheur qui devait approcher de près la limite du bonheur terrestre.
Un coup de tonnerre mit fin à mon rêve. C’était le soir du jour où, pour la première fois, j’étais sortie avec mon baby. Comme j’avais été fière ! Comme, dans les yeux de chaque jeune femme rencontrée, j’avais tâché de lire l’envie ! Et comme il m’avait été doux de voir dans une glace que j’étais une jolie mère, moi qui ne me suis jamais souciée d’être une jolie femme ! Le soir, après dîner, je racontai nos succès à mon mari.
— Je vois, dit-il, que vous allez bien. J’en suis heureux, car, depuis longtemps, je désirais avoir avec vous une conversation d’affaires. Vous voudrez bien me rendre cette justice que j’ai attendu le moment convenable. Et pourtant j’ai bien besoin de vous !
Croyant qu’il s’agissait encore d’un « service », j’allais à mon tiroir, n’ayant envie, à cette heure, ni d’engager une discussion, ni même de faire entendre une plainte. M. de Noircombe m’arrêta d’un geste :
— Non, dit-il ; ce n’est pas un prêt que je vous demande ; c’est un marché que je vous propose. Vous conviendrait-il d’acheter Noircombe ?
Je répondis, moitié plaisante, moitié sérieuse, car je ne comprenais pas encore bien :
— Mais, je ne suis pas assez riche.
— Oh ! si ; vous l’êtes. Un château ne se paye pas grand’chose et, quant à la terre, elle n’est plus tout à fait ce qu’elle a été.
On m’en voudrait de sténographier toute la conversation qui fut plutôt désagréable. J’appris, contrairement à mon attente, que je pouvais placer ma dot en immeubles. Sans doute, c’était pour me réserver cette liberté peu enviable que M. de Noircombe avait combattu le bon combat chez le notaire. Je tiens seulement à constater que je ne fus pas vaincue à la première rencontre. Peu de femmes, je crois, auraient fait une plus honorable défense. Mon adversaire fut même obligé de démasquer toutes ses batteries, c’est-à-dire de se démasquer lui-même, en faisant usage d’un moyen de persuasion qu’il n’aurait pas pu mettre en ligne avec beaucoup d’autres.
— Ne voyez-vous donc pas que vous me faites mourir ? lui avais-je crié, à bout de forces.
— Vous êtes pâle, en effet, me répondit-il ; mais aussi vous prolongez à plaisir des discussions fatigantes. Finissons-en vite, ou bien il me faudra consulter Campbell. J’ai peur que vos devoirs de nourrice ne soient une épreuve dangereuse pour vos forces.
J’avais compris. Il fallait signer, ou voir ma petite Lisa prendre le sein d’une autre femme. Je gardai ma fille et je donnai ma dot. Pinguet, je le sus alors, attendait à Paris depuis une semaine, avec l’acte tout prêt. Que Dieu lui pardonne !
— Vous voilà propriétaire de Noircombe, me dit mon mari en levant la séance. La terre est le placement le plus sûr qui existe.
Je me doutais bien qu’on me faisait payer deux fois son prix une terre déjà démantelée. Mais je venais de constater une chose plus grave encore : c’est que je n’estimais plus mon mari.
Hélas ! ma conscience m’a reproché quelquefois de m’en être consolée trop vite. N’ai-je pas été trop mère, pas assez femme ? Dieu me jugera. Oui, je l’avoue, quand je sentais les lèvres de ma mignonne aspirer de nouveau, heure par heure, la vie déjà donnée, le reste du monde n’existait plus pour moi.
Ces deux années de ma vie n’eurent donc pas d’histoire. Je me souviens vaguement d’une tournée de visites qui fut interminable. Quand j’avais passé deux heures loin de mon trésor, une force irrésistible me ramenait à la maison, ce qui mettait hors d’elle-même la vieille tante de mon mari qui nous présentait. M. de Noircombe, on le devine, ne faisait jamais d’objections lorsque je demandais grâce pour jusqu’au lendemain.
L’Impératrice me fit de grands compliments sur mon zèle maternel. L’Empereur s’étonna que toutes les femmes ne fissent pas comme moi, « puisque le métier de nourrice embellissait à ce point ».
« Embellie ou non, pensai-je, on ne me verra plus guère à la Cour. J’ai mieux à faire maintenant. »
Pour contenter mon père, toutefois, je ne me retirai pas du monde, ou plutôt j’ouvris ma porte au monde, ce qui me convenait mieux que de l’aller chercher au dehors. Naturellement je ne donnais ni bals ni soirées, ne voulant pas veiller ; mon mari ne le voulait pas non plus. Du moins il ne voulait veiller qu’au cercle. Nous nous bornâmes donc aux dîners plus ou moins intimes, qui permirent à Bruneau de montrer sa valeur. Je ne saurais dire avec quel argent nous vivions : celui de ma dot ou celui du jeu. Ma fille prospérait, c’était l’essentiel.
Toutefois il était écrit que les catastrophes ne pouvaient m’épargner longtemps. La guerre d’Italie venait d’être déclarée. Mon père m’apprit un jour que mon cousin Otto venait de prendre du service dans l’armée autrichienne.
— Mon Dieu ! m’écriai-je, le voilà devenu l’ennemi de la France ! Veut-il donc se venger sur le peuple qui est devenu mon peuple ?
— Je crains qu’il ne cherche autre chose que la vengeance, me répondit mon père avec une tristesse profonde.
Bientôt Paris connut l’enthousiasme de la première victoire, et je connus, moi, des tortures sans nom. D’autres auraient gardé plus de calme. L’Autriche n’était pas mon pays. La France ne m’avait guère donné de bonheur jusque-là ; mais une raison, que comprendront toutes les mères, suffisait à me la faire aimer comme la plus chère des patries : mon enfant n’était-elle pas Française ?
Mais comment aurais-je pu oublier qu’Otto, mon cher Otto, combattait contre la France ? Quand j’apprenais la mort d’un des nôtres, je songeais : « Peut-être que c’est lui qui l’a tué ! » Et, les lendemains de victoire, je ne sortais pas d’une pièce reculée de mon appartement, où mes oreilles entendaient un peu moins les salves du canon, les joyeuses volées des cloches. O mon trop fidèle ami ! N’était-ce pas de ta mort qu’on se réjouissait ?
Quelle ne fut pas mon émotion, un matin, à la vue de l’écriture d’Otto sur une enveloppe à mon adresse ! Il ne m’avait pas écrit depuis deux ans, pas même pour me maudire après ma dernière lettre : celle qui lui notifiait ma trahison. Le malheureux ! Il avait fait plus que de me maudire ! Il avait fui, pour ne pas me voir à la Cour de son souverain. Il avait brisé sa carrière. Il avait pris les armes contre la nation qui m’avait enlevée à lui… Et voilà que, de nouveau, sa plume traçait mon nom. Pour me dire quoi, grand Dieu ?
Il suffisait de voir sa lettre pour deviner qu’elle arrivait d’un champ de bataille. Encore aujourd’hui, malgré tant de larmes qui l’ont baignée, elle conserve toutes ces taches lugubres. Je l’ouvris par un effort surhumain…
Et je retombai, anéantie. Hélas ! ce n’était pas une lettre de lui ; c’était ma lettre, les lignes homicides tracées par ma main ! Dans cette enveloppe, rien de plus ; pas un mot ajouté, pas une plainte. Il avait fait mieux que de se plaindre : il était mort !… Sur son cadavre on avait trouvé la missive toute préparée. Que m’apportait ce message posthume ? Le pardon ou la haine éternelle d’un mort ?
Je m’évanouis, au grand effroi de mes femmes qui coururent chercher M. de Noircombe. En reprenant mes sens, je vis qu’il lisait ma lettre. Je la lui aurais fait lire, d’ailleurs ; je ne prononçai qu’une phrase :
— Et c’est pour vous, pour vous que j’ai fait cela !…
Il eut, je dois le reconnaître, le bon goût de ne pas me répondre et de me laisser seule. Mais, après cette secousse terrible, ma petite Lisa eut beaucoup à souffrir. Grâce à Dieu, je pus me maîtriser à cause d’elle ; pas une goutte de lait étranger n’a jamais touché ses lèvres ! C’est plus de bonheur que je n’en méritais.
Voyant mon chagrin, et devinant peut-être qu’il y avait dans mon abattement le poids d’un remords affreux, mon excellent père demanda et obtint la permission de m’emmener en Suisse, dès que la guerre fut finie. Je passai avec lui six semaines tranquilles, dans notre chère intimité d’autrefois. On devine bien que cette tranquillité n’était que relative. Combien de fois mon sommeil fut troublé par l’apparition du pauvre Otto, silencieux et menaçant ! Que serais-je devenue sans ma fille, lorsque mes yeux s’ouvraient au milieu du cauchemar terrible ? Mais, à la lueur de la veilleuse, elle m’apparaissait rose et souriante dans son berceau. Alors il me semblait que je pouvais défier tous les malheurs, toutes les menaces. « Mon Dieu, priais-je, envoyez-moi les épreuves qu’il vous plaira ; mais protégez ma fille ! »
Les épreuves sont venues ; mais ma fille est heureuse. Que le nom de Dieu soit béni !
L’hiver de 1860 fut brillant, ce qui ne m’eût guère occupée si mon mari, pour des raisons mystérieuses, ne m’eût poussée à recevoir. Hélas ! je n’avais plus pour m’en dispenser mes devoirs de jeune mère : la petite Lisa n’avait plus besoin de nourrice. D’ailleurs, en voyant M. de Noircombe s’intéresser à la vie mondaine, j’espérais qu’il trouvait moins de plaisir dans ses maudites cartes. L’illusion, comme l’espérance, a la vie tenace !
Je gardai, cela va sans dire, mes réflexions pour moi. Entre nous deux, rien de ce qui ressemble à une intimité ne subsistait ; nous ne causions guère qu’en présence d’étrangers, d’un côté d’une table à l’autre. Je doute que le monde s’amusât beaucoup dans notre petit hôtel ; mais on y venait avec empressement. Il ne tenait qu’à moi, au surplus, de me laisser convaincre qu’on y venait pour mon humble personne. Je savais faire des frais, paraît-il. J’avoue du moins que je succombais, comme tant d’autres, au besoin de n’être pas seule avec moi-même.
Jacques Malterre le devinait sans doute. Il était devenu l’un de mes habitués, par bonté d’âme, j’imagine, puisqu’il prétendait n’avoir que du dégoût pour le monde. Je l’avais vu entrer à mon « jour », un certain après-midi, comme s’il n’eût fait que cela toute sa vie. Sauf que nous n’étions plus au Bois et qu’il n’était pas à cheval, notre conversation n’avait pas différé beaucoup des précédentes rencontres. Surtout on aurait dit que nous nous étions quittés la veille.
Cependant il paraissait reprendre quelque goût à la vie. Même, un jour que nous étions seuls, il voulut bien m’informer de quelques symptômes faisant prévoir sa guérison.
— Alors, lui dis-je en riant, vous êtes sorti de la période des petites allées. Êtes-vous déjà de force à affronter le tour du lac ?
Le tour du lac était à cette époque (qui le croirait parmi ceux qui sont jeunes ?) le lieu de promenade le plus élégant du monde civilisé. Jacques Malterre, déjà debout pour prendre congé de moi, fit cette réponse :
— Je n’en suis plus aux petites allées ; mais je n’en suis pas encore au tour du lac. Peut-être en devinez-vous la raison ?
— Moi ! fis-je étourdiment. Comme je ne m’y montre jamais, il ne faut pas me proposer de charades sur ce qui s’y passe. Vous avez peur, j’imagine, d’y rencontrer… celle qui vous a fait souffrir.
— C’est tout le contraire, dit-il en me baisant le bout des doigts. J’ai la certitude de ne pas y rencontrer… celle qui m’a guéri !
J’étais furieuse contre moi-même. Une coquette de profession n’aurait pas mieux manœuvré pour obtenir cette riposte. Or l’idée que Jacques Malterre pouvait songer à me faire la cour ne m’était jamais venue. En réalité, me la faisait-il ? A tout événement, lorsqu’il revint me voir, je lui jetai au visage, comme je lui aurais jeté un seau d’eau froide, l’éloge pompeux de mon mari.
— Là ! là ! me dit-il en souriant. Pourquoi cette prise d’armes ? Je donnerais tout au monde pour que vous fussiez très heureuse, et pour que le portrait dont vous venez de faire les frais fût ressemblant.
— Auriez-vous l’intention d’insinuer qu’il ne l’est pas ? répliquai-je en me dressant de toute ma hauteur.
— J’ai l’intention d’insinuer une seule chose, répondit-il : c’est que je suis votre meilleur ami.
Selon sa tactique invariable, il avait disparu avant que je pusse relever ses paroles.
Que cette amitié fût parfaitement désintéressée, à vrai dire, j’en doutais bien un peu. Je m’amusai à lui tendre des pièges, dans lesquels il eut l’adresse de tomber juste à point. Il sentait fort bien que je n’attendais qu’un mot douteux pour lui fermer ma porte ; mais le mot restait sur ses lèvres et la porte restait ouverte. C’était un grand joueur, lui aussi, et, chose redoutable, c’était un joueur qui ne semblait jamais pressé. D’après ce que j’entends dire, les hommes perdent patience très vite aujourd’hui. J’imagine que cela doit augmenter beaucoup le nombre des résistances victorieuses. Si je me trompais, ce serait vraiment tant pis pour les femmes.
Quoi qu’il en soit, la plus honnête des femmes, surtout quand elle n’est pas heureuse, ne peut échapper à quelques chatouillements d’émotion en voyant qu’un jeune homme, connu par ses aventures, s’occupe d’elle pendant des mois, sous prétexte d’amitié. Chose plus grave, il ne s’occupait pas des autres ; je le savais par mes amies, et cette conversion m’offensait presque comme une impertinence. Un jour, comme il me contait, pour me distraire, une scène bouffonne qui s’était passée dans un restaurant connu pour ses soupers, je lui fis des questions qui l’obligèrent à me répondre :
— Je vous avoue, madame, que je n’ai pas mis les pieds dans cet endroit depuis deux ans.
— Par vertu ?
— Hélas ! je ne sais pas très bien ce que c’est que la vertu. Si l’on me questionnait, je serais réduit à cette définition : la vertu, c’est madame de Noircombe.
Je n’aimais pas du tout cette définition et je dis à mon interlocuteur, un peu à l’étourdie — j’étais si jeune alors :
— Vous m’obligerez beaucoup de n’avoir pas l’air si renseigné.
— Je comprends, fit le beau Jacques en mordant sa moustache. Vous trouvez qu’un pécheur de mon espèce ne doit pas même savoir votre nom ? Cependant, nul ne voudra croire que je me suis converti tout seul.
Je ripostai :
— Surtout nul ne voudra croire que vous êtes converti.
Mais il avait déjà passé la porte.
Dieu merci ! le beau Jacques Malterre — s’il n’est pas mort de vieillesse — pourrait dire encore aujourd’hui : « La vertu, c’est madame de Noircombe ! » Je ne dis rien, quant à moi. Je ne remercie pas mon Créateur, à l’exemple des Pharisiens, de m’avoir faite différente de celle-ci ou de celle-là. J’ai pu soupçonner (pour ne pas dire plus) que je suis faite comme toutes les autres. La preuve, c’est que cette escarmouche m’intéressait, moi qui, depuis deux ans, ne m’intéressais plus à rien, hors de ma fille. Malgré la noble colère qu’il avait soulevée en moi dans une première occasion, le beau Jacques en arriva tout doucement à s’arroger la permission de « m’ouvrir les yeux ». S’il fallait en croire cet ami trop dévoué, M. de Noircombe m’avait épousée pour ma fortune, dont il avait grand besoin pour se refaire, bien qu’il passât encore pour riche. Il avait trompé mon père, acheté ma gouvernante, ensorcelé ma pauvre personne. J’étais, parmi toutes les créatures, la plus maltraitée, la plus digne d’être consolée… J’avais beau nier, mentir par orgueil, prétendre qu’un trésor comme ma fille suffisait à me consoler, en admettant qu’une consolation me fût nécessaire ; je ne sentais pas moins, dans le secret de mon âme, que Jacques avait raison, que je m’attachais à lui, que ses visites, si courtes qu’elles fussent, devenaient pour moi une habitude, qu’il m’aimait sans me l’avoir dit encore, mais qu’il allait me le dire bientôt.
C’était même là — on va s’écrier que j’étais une étrange personne — le moyen qui s’offrait à moi de sortir d’une situation où mon inexpérience commençait à perdre pied. La chose était bien décidée : « Au premier mot d’amour, monsieur mon amoureux serait chassé franc et net. » Lui, de son côté, lisait probablement sur ma figure cette décision très ferme ; car le mot, de jour en jour plus près de ses lèvres, n’en sortait pas.
Un soir — la date est marquée en moi comme avec un fer rouge — nous étions dans la même loge à l’Opéra. On donnait Guillaume Tell. Arnold, en attendant le fameux ut de poitrine, lançait à Mathilde sa présomptueuse déclaration :
Mes yeux, à cet instant un peu plus doux pour moi, peut-être, qu’il n’aurait fallu, rencontrèrent les yeux de Jacques. « Allons ! pensai-je avec un soupir de regret, je devine qu’il va parler dans sa prochaine visite. Ce sera la dernière. Soyons prête pour l’exécution. » J’étais prête… Je l’espère, du moins.
— A demain ! fit-il après le cinquième acte, en me baisant la main avec une ardeur significative.
Je rentrai chez moi, fort troublée, je l’avoue, ce qui ne m’empêcha pas de voir que mon mari l’était presque autant. Après m’avoir déposée à l’hôtel, M. de Noircombe repartit dans la voiture. Je savais où il allait.
Je dormis très mal en sortant de l’Opéra. Je restai tard au lit, et ma toilette, ou plutôt nos toilettes — car je présidais toujours à celle de ma fille — m’occupa jusqu’à l’heure du déjeuner. Contre son habitude, mon mari m’attendait à table, bien qu’il fût à peine l’heure. Je lui tendis la main, ayant conservé cette habitude de courtoisie en présence de nos domestiques, et je fus étonnée de voir que ce geste, si ordinaire qu’il fût, mettait sur son visage une bizarre émotion. Ce visage, d’ailleurs, offrait une sorte d’hébétude vague dont je fus frappée. C’était comme un relâchement général dans les lignes, souvent dures ; mais surtout l’œil était changé ; la volonté, cette volonté non moins omnipotente qu’indomptable, n’y était plus, ce qui laissait comme un vide sinistre dans le regard. Quant à moi, ma première pensée fut que M. de Noircombe couvait une de ses longues maladies qui préviennent avant d’éclater. Sans lui faire part de mes appréhensions, je lui demandai seulement :
— Vous vous êtes levé plus tard qu’à l’ordinaire, ce matin ?
— Au contraire ; je me suis levé tôt. Qui vous fait croire ?…
— Vous n’êtes pas rasé, chose inconnue dans vos habitudes.
— C’est vrai ; j’ai oublié. Rien ne vous échappe, ma chère !
— A Dieu ne plaise ! Les femmes à qui rien n’échappe sont insupportables. Cependant, il m’est impossible de ne pas remarquer votre mauvaise mine.
— Je vais très bien, je vous assure. Déjeunons !
Il mangea peu ; j’avais presque pitié de lui en voyant ses efforts pour causer. Oh ! les conversations en tête à tête du déjeuner, avec un cadavre en travers de la table ! Que doit-ce donc être, quand madame aussi a son cadavre, ce qui n’était pas le cas, Dieu merci ! Et encore, j’avais bien un peu sur la conscience Jacques Malterre, qui m’avait promis sa visite… « Sortez, monsieur ; ne revenez jamais !… » Tout le temps je me préparais pour l’exécution, dont l’heure était proche.
Le matin, on amenait, au dessert, la petite Lisa ; nous sauvions, par cette diversion utile, un quart d’heure du duo conjugal. M. de Noircombe ne s’était jamais consolé d’avoir une fille ; je crois qu’il n’aimait pas l’enfant ; mais la vérité m’oblige à dire qu’il se montrait plutôt indifférent qu’hostile. Ce jour-là, j’observai qu’il la regardait d’un air étrange, presque timide. J’étais d’ailleurs frappée de cette timidité qu’il semblait ressentir envers tout le monde, même envers les domestiques. Dur avec eux d’ordinaire, même plus qu’il ne convient à un homme de son rang, pourquoi montrait-il à cette heure une bonté voulue, maladroite, légèrement obséquieuse, qui sonnait faux ? Pourquoi, enfin, restait-il à mes côtés sans dire une parole, suivant d’un œil fiévreux les points de mon aiguille à tapisserie, tressaillant tout à coup, ne songeant pas à s’en aller ?
Ma pendule marquait deux heures. A chaque moment l’on pouvait m’annoncer Jacques Malterre. En présence de mon mari, la visite resterait banale. Et, tout au contraire, je désirais que l’incident inévitable se produisît — pour en finir, bien entendu.
M. de Noircombe me quitta enfin ; mais Jacques resta invisible, ce qui était presque une énormité après cet « A demain ! » que j’avais encore dans l’oreille. Je sortis en voiture pour des commissions ; au retour je ne trouvai pas sa carte. Je pensai : « Il faut qu’il soit malade ou qu’il ait eu un accident. »
Je trouvai, par contre, un message que je n’attendais pas. Un ménage d’amis intimes, qui devait dîner chez nous le soir, s’excusait par une histoire suspecte de vieille cousine malade, qu’il fallait aller soigner. Avec une étrange finesse de perception, je devinai la fausse note et ne donnai pas dans l’invention de la vieille cousine. Probablement nos invités avaient en perspective une soirée plus amusante. Ce n’était pas moins un second tête-à-tête qui se préparait pour le moment du repas.
Sa tasse de café prise, mon mari, au lieu de courir au cercle, alluma un cigare et s’établit, comme un homme qui ne compte pas sortir. Une telle dérogation à ses habitudes me bouleversa, au point que je lui demandai :
— Est-ce que vous êtes malade ?
— Encore ! fit-il avec mauvaise humeur. On dirait que vous y tenez ! Pourquoi serais-je malade ?
— C’est que… vous ne sortez pas ce soir, pour la première fois depuis que nous sommes rentrés à Paris.
— Eh bien ! je sors, dit-il, en se levant tout à fait malgré lui.
De nouveau je me trouvai seule. De nouveau je me tins prête à repousser l’assaut de Jacques Malterre qui allait peut-être avoir l’idée de sonner à ma porte, malgré l’heure tardive. Quand il fut certain que l’assaillant ne se présenterait pas, je gagnai mon lit. Cette journée, je n’aurais pu dire pourquoi, m’avait brisée et fatiguée.
J’entendis presque aussitôt mon mari rentrer. Il ne jouait donc pas ? Quelque grosse perte, sans doute, l’avait mis à la côte. « Il faut croire, pensai-je, qu’il ne me reste plus un sou, puisqu’il ne me demande rien. Comment ne songe-t-il pas aux diamants que m’a donnés le Roi ? »… Là-dessus je m’endormis, d’un lourd sommeil chargé de rêves.
Le lendemain était « mon jour ». A l’heure accoutumée j’étais prête. Mon salon était fleuri comme il convient, la table des gâteaux préparée ; j’occupais ma place ordinaire dans une jolie toilette rose que je vois encore, attendant mes habitués, attendant parmi ceux-là un visiteur qui venait toujours le premier : Jacques Malterre.
Jacques Malterre ne vint pas. Chose plus étonnante, au bout d’une heure il n’était venu personne. L’après-midi s’acheva dans cette solitude inexplicable, écrasante comme une catastrophe mortelle mais inconnue. Comprend-on ce que j’éprouvais pendant ces heures où je sentais le monde se retirer de moi, de même que la marée tombante s’éloigne de minute en minute, inexorablement, de la carène échouée sur le sable ? Comprend-on l’humiliation que j’éprouvais en face de mes valets, dont je devinais les chuchotements étonnés dans l’antichambre ? Que faire ? Où m’informer du désastre survenu ? Mon père était en congé dans notre ville natale. Je cherchai les journaux sans en trouver un seul. Je n’osai donner l’ordre à un domestique d’en acheter ; j’osai encore moins sortir moi-même… Enfin M. de Noircombe rentra pour le dîner. Je m’enfermai avec lui dans mon boudoir. Là, pouvant parler après cet horrible silence de plusieurs heures, je demandai :
— Y a-t-il un crime, un scandale, un malheur qui pèsent sur cette maison ? Le genre humain tout entier semble la fuir. Je n’ai pas vu, de toute la journée, une créature vivante… Allons ! Parlez ! Je vous forcerai bien à tout me dire.
— Les journaux d’hier et d’aujourd’hui… ont été infâmes, balbutia le malheureux dont je portais le nom. Je vous félicite de ne pas les avoir lus.
— Qu’importe ? A quoi bon les avoir cachés ? Ne valait-il pas mieux tout savoir ?… Mais il est nécessaire que je sache maintenant. Qu’est-il arrivé ?
— Une querelle de jeu… l’autre soir… en quittant l’Opéra.
Ces paroles me remirent à l’esprit l’attitude embarrassée, timide, hésitante, qui m’avait frappée la veille, chez M. de Noircombe. Mon mari, le père de mon enfant avait-il eu peur ? Avait-il refusé de régler sa « querelle de jeu » l’épée à la main ? Je l’interrogeai sans précautions oratoires.
— Mais non, répondit-il avec un calme étrange. Me battre ? Je ne demandais que cela ! Mon homme s’est… dérobé.
Je réfléchis quelques secondes, cherchant à réunir le peu de science que je possède en matière de duel. Puis, continuant mon interrogatoire, car, de fait, M. de Noircombe avait l’accablement pitoyable d’un accusé devant son juge :
— Vous aviez perdu, sans doute ? On vous a dit : « Payez d’abord ! » Et, je le devine maintenant, vous ne pouvez plus rentrer au Cercle ? Voyons ! Soyez franc ! Quelle somme faut-il ?
— Je n’ai pas perdu…, répondit le malheureux d’une voix haletante.
Comme au jour aveuglant d’un éclair, l’épouvantable vérité se dressa devant moi. Il suffisait de jeter les yeux sur le gentilhomme à jamais déclassé, dont le front mouillé de sueur se courbait peu à peu sous le poids de la honte… Je me souviens d’avoir eu le courage de lui lancer au visage le mot affreux qu’il avait déjà entendu — combien de fois ?
— Je comprends : vous avez… triché ! Et les journaux sont pleins du récit de votre… de votre mort. Car vous êtes mort, en ce qui concerne l’honneur !
Ludovic de Noircombe essaya de relever la tête. Nul n’aurait songé, en ce moment, à le comparer à Méphistophélès. Moi, moi-même, j’avais pitié de lui.
— Mon adversaire… a contesté le coup, balbutia-t-il, pâle comme un linge.
Un dernier cri put s’échapper de mes lèvres :
— Oh !… Lisa ! Lisa ! pauvre chérie !…
Alors je sentis que j’allais tomber. Craignant le contact de ces mains indignes, je me traînai jusqu’à ma chambre. Là, protégée par le verrou, je pus m’évanouir tout à mon aise…
Le lendemain matin, après un sommeil de bête fourbue, le choc de la pensée me réveilla : mon malheur reprenait possession de moi. Faut-il avouer que la première image qui me vint à l’esprit fut celle de Jacques Malterre ? Je pensai : « Il était là, sans doute, quand mon mari a triché. Pour un personnage aussi correct, la femme d’un tricheur serait une maîtresse disqualifiée. Voilà pourquoi il n’est pas revenu ! Et je croyais à son amour !… »
Je compris alors que j’avais été plus bas que je ne croyais sur une pente dangereuse. Mais il fallut faire trêve à ces réflexions. L’heure était venue d’assister à la toilette de ma fille.
De quelle force j’eus besoin pour ne pas faiblir, à la vue de cette enfant d’un père chassé de sa caste ! Pauvre innocente ! Quel avenir était le sien ? Un galant homme oserait-il jamais en faire sa femme ? Les Jacques Malterre de sa génération — ceci, du moins, était un bonheur pour elle — ne se détourneraient-ils pas de cette fille de condamné, comme il convient à des chevaliers sans peur et sans reproche ?…
Les heures fuyaient, cependant. La maison, en apparence, continuait à marcher comme à l’ordinaire. Déjà, en voyant approcher l’heure du déjeuner, c’est-à-dire une nouvelle rencontre avec le coupable, je me sentais refroidie jusqu’aux os. Dieu m’épargna cette épreuve. Il était écrit là-haut que je reverrais mon mari une seule fois en ce monde — et encore peut-on prétendre que je l’ai revu ?…
Au moment où j’allais essayer de me mettre à table, un billet de M. de Noircombe me fut apporté. Lui aussi reculait devant le tête-à-tête. Il ne m’écrivait qu’une ligne : « Je vais à Noircombe. De là, je vous ferai part de mes résolutions. »
Ce fut un soulagement inespéré. Derrière ma porte close à tous, j’allais pouvoir attendre mon père à qui j’avais télégraphié de revenir, toute affaire cessante. Oh ! ce retour ! Je l’appelais de toute mon impatience et, en même temps, je frissonnais à la pensée de ce que serait l’entrevue.
En deux jours — jours de réclusion absolue, on le devine — je reçus trois visites d’amis vrais : les noms de ceux-là resteront dans ma mémoire jusqu’à l’heure dernière. Par eux je connus les détails de mon malheur. L’aventure était d’une simplicité navrante. Au joueur trop heureux depuis quelque temps, on avait tendu un piège ; il y était tombé. Pris en flagrant délit d’imposture, il avait voulu payer d’audace au lieu de fuir par la porte laissée ouverte afin d’éviter le scandale. Rien n’avait manqué à ce scandale, grâce au bruit soulevé ; rien, pas même l’intervention de la police.
Quelques heures plus tard, un journal du matin racontait l’histoire. A midi, on ne parlait plus d’autre chose. Et moi, ignorant tout, j’attendais mes visiteurs ordinaires le jour suivant !…
Mon père m’avait informé, par le télégraphe, de son retour, en ajoutant, ce qui m’étonna : « Vingt-quatre heures nécessaires pour tout arranger ici. » Que pouvait-il arranger, tandis que je l’appelais à mon secours ? Il me suffit de voir son visage quand il débarqua chez moi, pour comprendre qu’il savait tout. Une question sortit d’abord de ses lèvres :
— Est-il encore ici ?
Ma réponse négative dérida un peu mon pauvre père.
— C’est bien, fit-il. En ce cas, donne des ordres pour qu’on prenne mes bagages dans la voiture. Je m’installe chez toi, de préférence à un hôtel.
— Pourquoi un hôtel ? demandai-je, craignant de deviner.
— Parce que je ne peux plus rentrer à la Légation après… ce qui a eu lieu. D’ailleurs je ne suis plus ministre. J’ai tout dit au Roi, qui m’approuve, et qui a le cœur brisé du malheur de sa filleule. Te souviens-tu de cette soirée de jeu à la Cour ? C’était une révélation, comme le disait, hier encore, Sa Majesté !
Sans répondre je suppliai mon père de m’emmener sur l’heure. Il me promit que nous partirions le plus tôt possible ; mais il ajouta :
— Partir n’est pas tout. Je veux que nous partions la tête haute. J’ai deux honneurs à sauver : le tien et celui du pays que je représente. Un gendre tient de trop près pour qu’on se lave les mains de sa conduite. Laisse-moi quelques jours afin d’étudier la situation.
— Ah ! m’écriai-je, comme je voudrais être morte !
— Silence ! ordonna mon père avec sévérité. Nous sommes deux en ce monde qui avons besoin que tu vives. Tu ne peux pas te faire tuer, ainsi que l’a fait Otto !
Cette phrase fut la seule allusion que j’entendis jamais à la folie de mon choix. Mon admirable père fut assez généreux pour ne pas me répéter, à chaque nouvelle phase de la déroute, comme tant d’autres n’y eussent pas manqué : « Si tu avais suivi mon conseil !… Si tu avais épousé Flatmark !… »
Au bout d’une semaine, nous étions fixés. Les hypothèques, nul n’en doute, couvraient le petit hôtel que j’habitais. Quant à la terre de Noircombe, devenue ma propriété comme je l’ai dit plus haut, elle représentait en valeur le quart du prix payé par moi. Enfin les dettes de jeu étaient énormes. C’était là évidemment ce qui avait fait perdre la tête au malheureux. Mon père décida qu’il payerait tout.
Sur ces entrefaites, je reçus un message de mon mari.
« Je pars dans quelques jours, m’écrivait-il, pour m’établir au Canada. Mais, sans un capital, je ne puis rien tenter. N’ayez pas peur : je ne vous demande pas une grosse somme. Cinquante mille francs me suffiraient. Ne me refusez pas ce dernier service, en échange duquel je vous laisse ma fille. Songez que je pourrais l’emmener avec moi !… »
Cette ligne, qui contenait la plus terrible des menaces, me rendit à moitié folle. Je courus trouver mon père, le suppliant de donner la somme qu’on demandait. Il refusa et, pour la première fois, laissa éclater une véritable colère.
— Mais il fera enlever ma fille ! criai-je avec désespoir.
— Non, car vous serez séparés judiciairement. Il perdra son droit de garde paternelle.
— Qu’importe le droit ? Il me la fera voler !…
Un fait de ce genre venait d’avoir lieu et tout Paris s’en occupait. Mon père eut-il peur, ou voulut-il simplement me rassurer ? Je l’ignore ; ce qui est certain, c’est que j’entendis cette proposition :
— Rien n’empêche qu’on fasse partir la petite avant nous. Je l’enverrai à ma sœur Bertha, qui loge au Palais. Vous savez qu’on y fait bonne garde.
Le soir même Lisa était en route pour la frontière, avec une personne en qui j’avais pleine confiance. Nous devions la suivre quand tout serait liquidé, et l’on devine que mon père avait hâte d’en finir.
La lettre de M. de Noircombe demeura sans réponse.
Déjà l’hôtel était à peu près fermé. Il n’y restait que deux domestiques, plus Bruneau, qui vivait là en invité, ayant obtenu de garder sa chambre jusqu’au jour où il aurait une place. Le brave homme, d’ailleurs, bien qu’il ne fût plus appointé, passait son temps à la cuisine pour son plaisir, ou du moins pour sa consolation ; car il pleurait comme un enfant à l’idée de se séparer de moi.
— Et puis, ajoutait-il, je ne retrouverai jamais un four comme celui de la cuisine de madame la marquise. Là, je suis maître de la nuance de mes rissolés, comme si je les peignais à l’aquarelle. Ah ! Seigneur ! Il y a des hommes bien coupables !
J’étais fort de cet avis, moi qui regrettais autre chose que le four de ma cuisine ; mais je n’avais pas de temps à perdre en jérémiades. Mon père courait les hommes d’affaires ; pendant ce temps-là, sa fille en costume très simple, un voile épais sur la figure, courait les emballeurs et surtout les commissaires de l’Hôtel des Ventes. Le soir nous nous retrouvions, si fatigués que nous n’avions plus la force d’être tristes. Nous échangions le peu de nouvelles qui pouvaient nous intéresser mutuellement. La petite Lisa prospérait sous la garde de sa tante — et d’une compagnie de fantassins de la Garde. Son père avait quitté Noircombe, nous écrivait un de nos amis de là-bas. Tout faisait croire qu’il avait gagné un port quelconque, afin de s’embarquer pour l’Amérique.
J’aurais eu besoin, à vrai dire, pour me garder moi-même, de quelques soldats de mon royal parrain. L’hôtel était presque désert : personne au rez-de-chaussée ; moi, toute seule, au premier ; mon père, à l’étage au-dessus ; Bruneau, plus un ménage de serviteurs mariés dans les mansardes. Nous étions, il est vrai, à quelques pas d’un grand ministère où des sentinelles veillaient jour et nuit. Et, surtout, les malfaiteurs auraient fait buisson creux chez moi. Tout ce qui avait une valeur était déjà vendu, y compris mes bijoux (ceux du moins qui n’avaient pas été employés à rendre des « services » à M. de Noircombe). Il ne me restait que les diamants du roi, souvenirs de famille, disait mon père, qui ne devaient sortir de mes mains qu’à la dernière extrémité. Ils étaient en sûreté, d’ailleurs ; ou plutôt je les croyais en sûreté dans la cachette d’un petit bureau Louis XVI, qui avait l’air le plus innocent du monde. Si ma fille eût été là, je sais que je n’aurais pu fermer l’œil. Mais elle était en sûreté, la chérie ! Et je comptais les jours, peu nombreux, qui me restaient à passer loin d’elle.
Donc, je dormais profondément, une certaine nuit, dans ma chambre toute plongée dans les ténèbres, quand le bruit léger d’une clef qu’on tourne avec précaution m’éveilla. J’ai toujours eu du sang-froid et ne bougeai pas, d’abord, voulant me rendre compte, s’il était possible, de la nature de l’incident. Mon père, peut-être, était malade et réclamait mes soins. J’écoutai, retenant ma respiration ; je sentis qu’il n’y avait personne dans la pièce. Comme j’allais frotter une allumette, j’entendis un léger craquement dans la pièce voisine, qui était mon boudoir. Cette fois, je quittai mon lit et m’avançai vers la porte, dissimulée par une portière que j’entr’ouvris. Un point lumineux brillait dans la serrure fermée à clef par le dehors. Passant un peignoir, je me dirigeai vers l’autre issue qui donnait dans la nursery, d’où un petit escalier de service montait au second étage. Mon intention était de voir, tout d’abord, si mon père était chez lui. Mais, de ce côté comme du premier, j’étais enfermée.
Certes, je ne puis nier que j’avais très peur ; cependant, j’avais conservé ma présence d’esprit : ce n’était pas à moi, de toute évidence, qu’on en voulait, puisque le visiteur nocturne, quel qu’il fût, avait pris soin de couper toute communication entre lui et moi. Quel était ce personnage, et que cherchait-il ?…
Tremblante comme une feuille dans l’obscurité, j’eus pourtant la force de revenir à l’autre bout de ma chambre et d’épier par la serrure. Juste en face de moi était le petit bureau, sur lequel un homme était penché. Le voleur, car c’en était un, portait une longue blouse de toile, pareille à celle des garçons épiciers. Je ne pouvais voir que la silhouette de sa figure, nettement projetée sur la muraille par la lumière d’une bougie placée à sa gauche. Il portait une casquette ; sa barbe était longue et fournie : je pus me convaincre que c’était un inconnu. Comment était-il là ? D’où connaissait-il la cachette ? Mystère ! Ce qui n’était nullement mystérieux, par exemple, c’était son intention de supprimer tout témoin à charge, au cas où il aurait été surpris. Un pistolet placé sur une chaise, à portée de sa main, ne laissait aucun doute à cet égard. Je me le tins pour dit ; mais je continuai ma surveillance, toute prête à regagner mon lit et à faire semblant de dormir, au moindre mouvement que l’homme ferait du côté de ma porte.
Mon angoisse, Dieu merci ! ne fut pas longue. Il faut croire que mon pauvre petit bureau n’avait pas de secrets pour ce bandit. Sans violence, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, mon collier disparut dans sa poche. Il repoussa le panneau mobile, reprit son pistolet, éteignit la bougie et gagna la porte qui conduisait à l’escalier. Moi, j’étais à genoux devant ma sainte Vierge, la priant pour que le voleur pût sortir de chez moi sans rencontrer personne, c’est-à-dire sans tuer personne…
Au même instant, je crus entendre quelque bruit à l’étage inférieur. Mon cœur cessa de battre ; je m’attendais à une détonation… Mais le calme se rétablit ; je m’étais trompée sans doute. Je me blottis dans un fauteuil et attendis le jour, on devine en quel état, supposant bien que l’homme au pistolet ne prolongerait pas sa visite après le lever du soleil.
Je sonnai vers cinq heures du matin. A demi habillée, les yeux gros de sommeil, ma femme de chambre accourut ; mais elle pensa mourir de frayeur en découvrant que quelqu’un m’avait enfermée. Au lieu de m’ouvrir, elle courut chercher mon père, qui ne fut pas beaucoup moins troublé. Je lui contai mon aventure : on devine son émotion. Toutefois, il n’était pas de ceux qui perdent la tête quand il faut agir. Après avoir constaté le vol et posé quelques questions, il descendit lui-même à la porte de sortie sur la rue. Elle était verrouillée en dedans, ce qui semblait une preuve que le voleur était de la maison. Or, j’en pouvais donner le signalement exact : il était grand, mince et barbu. Ceci nous déroutait, puisque de nos deux serviteurs mâles, l’un était rasé et le second, Bruneau, court de taille et d’un embonpoint de barrique.
Nous tînmes conseil, mon père et moi. Nul des domestiques n’avait connaissance de la disparition des diamants. Il fallait, tout d’abord, aviser la police ; mais nous ne voulions laisser sortir aucun de nos gens ; rester seule avec eux ne me souriait guère. Je résolus d’aller moi-même chercher du secours. En dix minutes je fus habillée ; mon père, qui avait la clef de la maison dans sa poche, descendit pour m’ouvrir. A ce moment, Bruneau qui semblait monter la garde de son côté, manifesta le désir de nous parler en confidence. Naturellement sa requête fut accueillie : nous restâmes tous trois en comité secret.
— Madame sort sans doute à cause de… l’affaire de cette nuit ? commença le cuisinier.
Mon père l’interrompit brusquement :
— Dites-nous d’abord comment vous savez qu’il y a « une affaire » ! Ni madame la marquise ni moi n’en avons soufflé mot, jusqu’ici, à aucun être vivant. Convenez qu’il est au moins étrange que vous soyez si bien informé. Que savez-vous ?
Bruneau rougit jusqu’aux yeux en se voyant soupçonné ; mais il resta calme. D’ailleurs il pouvait lire dans mon regard qu’il n’était pas soupçonné par moi.
Il répondit :
— Je sais tout, puisque j’ai arrêté le… la personne qui est venue ici cette nuit.
— Comment ! s’écria mon père ; vous l’avez arrêté et vous ne le disiez pas ! Où est-il ? Qu’en avez-vous fait ?
— J’en ai fait ce que monsieur le baron en aurait fait lui-même : je l’ai laissé partir.
— Mais alors, menaça mon père, c’est moi qui vais vous faire arrêter. Ce coquin emporte les diamants de ma fille !
— Oh ! mon Dieu ! gémit Bruneau. Il a pris les diamants de madame la marquise !… Pouvais-je m’en douter ?
— Ne jouez pas l’imbécile ou j’envoie chercher la police, dit mon père, la main sur le cordon de la sonnette.
— Je supplie monsieur le baron de laisser la police où elle est. Je vais parler, puisqu’il le faut. Donc, le chagrin me tenant éveillé cette nuit, je me levai et descendis à ma cuisine, pour tâcher de me distraire en pensant à autre chose. Déjà une idée me venait — je l’essayerai plus tard — quand un bruit léger m’arriva par le monte-plats resté ouvert : on marchait dans la salle à manger. Craignant que madame la marquise ou monsieur le baron n’eussent besoin de quelque service, je quittai mon sous-sol. Mais, comme j’arrivais dans le vestibule, un homme en blouse regardait au dehors par la porte ouverte, sans doute pour s’assurer qu’il pouvait fuir sans danger. La lueur du bec de gaz de la rue me fit voir que l’inconnu avait un pistolet dans la main. Je bondis sur lui et le désarmai, en profitant de sa surprise. Voici l’arme.
Bruneau tira de sa poche un pistolet que je reconnus tout de suite, pour l’avoir vu quelques heures plus tôt. Il n’était pas chargé, ainsi que le constata mon père avec étonnement ; sans doute le malfaiteur voulait pouvoir effrayer au besoin, mais non pas tuer. Cela n’empêche que Bruneau, qui n’en savait rien, avait fait preuve d’un réel courage. Il continua sa déposition avec le même calme modeste :
— J’avais saisi mon adversaire et nous luttions en silence. Faire du bruit n’était pas de son intérêt. Moi, j’avais peur d’effrayer madame la marquise. Tout en nous débattant, j’avais trouvé une longue barbe dans laquelle j’avais croché ; mais, à ma grande stupéfaction, la barbe vint tout entière : elle était fausse ; la voici.
— Après ? demanda mon père quand j’eus reconnu la seconde pièce de conviction.
— Après ? monsieur le baron… Ah ! nous sommes arrivés au point délicat de mon histoire. La barbe enlevée, il m’était possible de distinguer les traits de l’homme que je tenais renversé sous moi. Je le reconnus ; je crois que tout le monde à ma place l’eût laissé partir… Si mes maîtres l’ordonnent, je leur dirai son nom. Mais, s’il dépend de ma volonté, ce nom ne sortira jamais de mes lèvres.
Nous nous regardions, mon père et moi. J’avais déjà compris. Lui devait commencer à comprendre, car il était livide. Je me levai, et m’avançant vers Bruneau, la main tendue :
— Vous vous êtes conduit en ami ; je vous remercie et je compte sur votre amitié, même quand nous serons loin l’un de l’autre. Ne dites jamais le nom que vous savez !
Le pauvre cher homme pleurait. Où est-il aujourd’hui ? Mort peut-être, mort avec son secret fidèlement gardé. Sauf lui et mon père, nul n’a jamais su l’histoire de ma dernière rencontre ici-bas avec le marquis de Noircombe, ni du dernier « service » — un peu involontaire, je l’avoue — qu’il m’a été donné de rendre à mon mari. Hélas ! il suffit des histoires que l’on a sues.
Mon espérance est qu’elles sont sorties de la mémoire des hommes, après un tiers de siècle passé sur les vivants et sur les morts. Combien reste-t-il de ceux qui étaient à la salle de jeu du Cercle, pendant cette soirée qui m’a coûté si cher ? Encore autant d’années disparues dans le néant, et l’on ne se souviendra plus guère qu’il exista une famille du nom de Noircombe. J’ai fait, comme on le verra, ce qui a dépendu de moi pour hâter l’oubli.
Quoi qu’il en soit, à partir de la scène que je viens de raconter, l’auteur de tous mes maux disparut de ma vie. Nous sûmes qu’il s’était embarqué au Havre, douze heures après avoir trouvé, avec l’adresse que j’ai dite, le capital dont il avait besoin. Nous supposions, d’ailleurs, qu’il ne s’attarderait pas en France.
Le dernier des Noircombe est mort à Sacramento, subitement, m’a-t-on dit. J’ai toujours craint, sans avoir osé m’en assurer, que cette mort subite ait été une mort violente. A cette époque, les enfers de la Californie affectaient moins de réserve, dans les « querelles de jeu », que les Cercles parisiens de haut style. Au moindre incident suspect, les revolvers voyaient le jour, et ceux-là n’étaient pas vides comme le pistolet dont Bruneau s’était emparé une certaine nuit.
Maintenant il faut dire adieu à ce grand coupable, qui m’a flairée, qui m’a poursuivie, qui m’a prise, ainsi qu’on fait de ces animaux précieux seulement par leur dépouille. Grâce à ma fortune, il s’est donné trois ans de répit sur le bord du gouffre, où il serait tombé plus tôt sans moi, peut-être. A ce malheureux, je tâche de pardonner pour deux raisons : d’abord parce qu’il est le père de ma bien-aimée fille Élisabeth, ensuite parce qu’il faut toujours pardonner à ceux qui sont morts, dans l’espoir que nous serons pardonnés à notre tour.
Que Dieu absolve le pauvre disparu ! Qu’il me donne du courage pour de longues luttes ! Car je vais lutter, maintenant.
Mon retour dans mon pays ne ressembla guère au débarquement triomphal de la jeune marquise de Noircombe, venant faire visite à son auguste parrain. Cette fois il n’y avait pas d’aide de camp à la portière de mon wagon, pour me donner la main et me complimenter de la part du Roi. Mais, ce qui valait mieux, la comtesse Bertha m’attendait, portant dans ses bras ma petite Lisette. Chère tante ! Elle avait dû se lever de bonne heure, car nous avions pris à dessein, mon père et moi, un train matinal que les voyageurs de distinction connaissent peu.
— Ma pauvre Hedwige ! me dit la chanoinesse ; comme vous êtes changée ! Cela vous délivre du sermon que j’avais préparé pour vous.
Je compris, moi qui connaissais ma tante, que je devais avoir l’air bien malade.
— Elle a plus besoin d’un lit que d’un sermon, soupira mon père.
Mon lit m’attendait dans ce que nous appelions notre maison de ville, bien que ce fût plutôt une villa d’importance médiocre ; j’aurai occasion de la décrire plus tard. Notre véritable résidence de famille était le château d’Obersee, dominant une gorge pittoresque, et un beau lac, à une vingtaine de lieues de la capitale. Mon père ne fut pas long à vendre le domaine environnant. Pour le château lui-même, il fut racheté par la tante Bertha, bien qu’elle fût loin d’être riche. Mais, plutôt que de voir Obersee en des mains étrangères, elle eût mangé des croûtes.
Pendant ce temps-là j’étais malade et, s’il n’avait tenu qu’à moi, cet anéantissement causé par la fatigue aurait duré des années. J’y trouvais un prétexte à ne voir personne, sauf mon père, ma fille qui ne me quittait pas, et la chanoinesse qui avait toujours son sermon sur la langue. Il y est resté jusqu’à son dernier jour, bien qu’elle m’ait dit cent fois :
— Ma nièce, il faudra que nous trouvions une heure pour causer de choses sérieuses. N’ayant plus de mère, c’est de moi que vous devez entendre certaines vérités qui vous rendront plus sage à l’avenir.
On peut croire, cependant, que j’étais devenue sage. A cette heure, vingt Noircombe eussent essayé sur moi leur puissance magnétique sans me faire seulement cligner des yeux. Mais, pour des raisons péremptoires, je n’avais plus rien à craindre des joueurs décavés à la recherche d’une dot.
Nous étions pauvres, et nous confessions ouvertement notre ruine. Dès le premier jour, mon père avait pris cette attitude sans raconter à personne, sauf à Sa Majesté, l’histoire exacte de mes malheurs, devenus nos malheurs, grâce à sa scrupuleuse délicatesse. Non seulement le Roi l’avait approuvé, mais bien plus, en véritable ami et en homme de bon conseil, il avait indiqué une ligne de conduite qui fut suivie et me créa une autre existence.
— Mon cher baron, avait-il dit, pensons tout d’abord à votre petite-fille. Nous aurions peut-être quelque peine à marier, le moment venu, mademoiselle de Noircombe. Nous trouverons plus facilement un époux digne d’elle pour mademoiselle de Tiesendorf. Les exploits de votre gendre sont encore peu connus chez nous. Tâchons que cela dure. Faisons de ce joueur par trop habile — j’en sais quelque chose — un mari débauché qui a quitté sa femme. Nous allons prendre des mesures légales pour débarrasser ma filleule de tout lien avec son triste époux. Désormais le monde ne connaîtra plus que la baronne de Tiesendorf. Le secret de son infortune reste entre nous deux.
Mon père se garda bien de faire des objections et témoigna sa reconnaissance au Roi. Il ne manqua pas d’ajouter, en bon courtisan, qu’il s’était défié des atouts de son gendre dès cette soirée mémorable, où il avait vu le meilleur joueur d’Allemagne perdre partie sur partie contre lui. Qui sait d’ailleurs si le propos d’un courtisan n’était pas, une fois par hasard, l’expression de la vérité ?
Quoi qu’il en soit, le baron de Tiesendorf était plus en faveur que jamais. On lui offrit un nouveau poste, qu’il refusa pour ne pas s’éloigner de moi. Il n’avait plus d’ailleurs une fortune suffisante pour lui permettre de tenir son rang à l’étranger. Enfin il trouvait plus sage de faire le mort, afin d’aider l’oubli à couvrir un passé funeste.
Grâce à Dieu l’oubli vint, plus vite que nous pouvions l’espérer. Un très petit nombre de mes compatriotes avait entendu le nom de Noircombe ; ils ne s’en souvenaient guère, et me rendirent volontiers mon nom de Tiesendorf, qui sera seul gravé sur ma tombe.
J’aidai, il est vrai, l’action du temps par une retraite absolue. J’évitai le monde et la Cour, ainsi qu’il convient à une femme trahie pour une rivale (c’était la version répandue dans le public), et surtout à une femme ruinée. Notre petite maison ne s’ouvrait qu’à de vieux amis de mon père, qui ne faisaient pas grande attention à moi, plongés qu’ils étaient dans la politique, ou dans l’art, ou dans la philosophie. En somme, j’avais trouvé le genre d’existence qui pouvait le moins me faire souffrir.
Cependant, on devine qu’une femme abandonnée, jeune et point laide, peut rencontrer des consolateurs, même dans une vertueuse petite ville d’Allemagne. Il s’en présenta quelques-uns, tout au début. Mais ils me trouvaient toujours avec ma fille, à qui j’apprenais ses premières lettres, ou avec mon père et ses sérieux amis, ou, chose plus terrible encore ! avec la comtesse Bertha, dont les bandeaux rigides, coupés d’un velours noir en forme de diadème, auraient tenu Don Juan à distance et mis en fuite Leporello. Si parfois, un jour que ma tristesse était plus lourde ou le ciel plus azuré, je songeais qu’un ami dévoué peut rendre la vie moins insupportable, un souvenir m’arrêtait sur la pente. Je revoyais Jacques Malterre, son sourire plein de bonté, ses yeux où brillait la sympathie pour le malheur ; j’entendais ses paroles qui savaient me réchauffer l’âme ; je me souvenais que ce consolateur, au moment où je commençais à l’écouter, m’avait tourné le dos sans un signe, fuyant le ridicule de faire la cour à la femme d’un membre expulsé du cercle… Peut-être m’a-t-il rendu service, après tout, le beau Jacques Malterre !
Un seul homme pour moi, en dehors de mon père, a été véritablement un soutien, un conseiller, un sauveur ; je veux parler de notre sage et bien-aimé Roi, si malheureux depuis, maintenant réuni à ses ancêtres sous les nervures gothiques du caveau funèbre. J’ai dit que l’on ne me voyait pas à la Cour ; mais il ne faut pas en conclure que j’étais oubliée de mon parrain, ou que je manquais à mes devoirs de reconnaissance envers lui. Cet auguste vieillard me recevait de temps à autre dans son cabinet, aux heures matinales où l’étiquette sommeille encore. Il me réconfortait, me montrait l’espoir dans l’avenir, me parlait de ma fille, le seul sujet qui m’intéressât vraiment, me donnait des avis que je recevais comme des oracles. Je n’ai désobéi qu’une fois, lorsqu’au bout de la première année de mon veuvage, le Roi me conseilla de me remarier. Comme je protestais énergiquement, n’ayant jamais été de celles à qui un premier mariage malheureux donne l’envie de tenter une autre chance, mon parrain me dit :
— Chère petite, j’ai en réserve un argument qui ne saurait manquer d’agir sur une femme comme vous. Le mariage que je vais vous proposer, outre qu’il vous sortirait de peine, serait en quelque sorte une réparation.
— Grand Dieu ! m’écriai-je, voici assez longtemps que nous réparons, mon père et moi. Nous nous sommes appauvris à cette œuvre de justice.
— Ne parlez pas si vite, baronne. Cette fois il ne s’agit plus de réparer les torts des autres.
— Je n’ai jamais fait tort d’un centime à personne, répondis-je fièrement, trop fièrement, hélas !
— En effet, dit le Roi, avec une sévérité que j’avais rarement connue. Ce n’est pas de l’argent que le pauvre Otto pourrait vous réclamer, s’il était encore de ce monde.
Je baissai la tête sans prononcer une parole. Que pouvais-je alléguer de satisfaisant pour ma défense ?
Mon parrain continua :
— Eh bien, vous pouvez faire le bonheur du frère aîné de votre victime. Le comte de Flatmark vous aime depuis l’époque où vous étiez une toute jeune fille…
— Mais il s’est marié ! interrompis-je, oubliant à qui je parlais.
— Il vous savait engagée à son frère cadet. Il s’est marié ; sa femme est morte en lui donnant un fils ; c’est par mon ordre — car il m’a tout confié — qu’il vous évita lorsque vous revîntes chez nous, délaissée, mais non pas libre. C’est par mon ordre aussi qu’il a respecté la première phase de votre deuil. Il sait tout, mais il est discret comme la tombe. Jamais vous n’entendrez un mot d’allusion au passé. A vrai dire, il n’est pas bien riche ; en tout cas je le ferai bientôt colonel. Je l’aime sincèrement ; la preuve c’est que me voilà son ambassadeur auprès de vous. Pas besoin d’ajouter que vous avez tout le temps voulu pour réfléchir. Je ne suis pas un tyran, surtout pour ma filleule.
Je me retirai, bien résolue à réfléchir le plus longtemps possible, car j’éprouvais un véritable chagrin à désappointer le Roi. D’un autre côté, j’aurais fui au bout du monde plutôt que d’accepter cette union qui me semblait monstrueuse, car mes remords s’étaient réveillés avec le souvenir. Épouser le frère d’Otto ! C’était joindre le crime à une nouvelle trahison ; du moins je l’imaginais ainsi, d’autant qu’il y avait une ressemblance physique entre les deux frères. Hélas ! leurs destinées aussi devaient se ressembler.
A cette époque, un orage se formait sur les frontières des deux Allemagnes. Bientôt notre vénéré souverain eut des soucis plus graves que le mariage de sa filleule. Quant au comte de Flatmark, devenu colonel d’un régiment, il n’était plus question pour lui d’autre amour que de celui de la patrie.
Cependant, il trouva quelques minutes, la veille de son départ, pour venir me faire ses adieux. Il avait avec lui un grand garçon de onze ans qu’il nommait Rupert, et qui resta dans le jardin à jouer avec ma fille ; celle-ci allait atteindre sa septième année. Des cris de joie, qui parvenaient à nous par la fenêtre ouverte, semblaient indiquer une timidité moins grande chez nos enfants que chez nous autres, personnes d’âge mûr. Le comte de Flatmark trouva pourtant moyen de dominer son trouble.
— Ainsi que vous avez pu le voir, commença-t-il, j’ai respecté jusqu’ici votre désir de solitude. Mais je pars demain. Je ne laisse derrière moi que trois êtres dont il me coûte de m’éloigner : le Roi, mon fils et vous.
— Si j’étais homme, répondis-je évasivement, je donnerais ma vie avec joie pour notre cher souverain.
— C’est bien ce que je ferai à l’occasion, dit le galant soldat. Reste à savoir la valeur du cadeau ; c’est pour cela que je suis près de vous. Ma vie deviendrait pour moi une chose d’un prix inestimable, si j’emportais l’espoir qu’elle vous appartiendra un jour… Pardonnez-moi de vous importuner pour connaître mes chances. Dans toute autre conjoncture j’aurais attendu. Ce n’est pas moi qui refuse d’attendre, c’est le devoir.
Il parlait avec une grandeur simple qui me causait une profonde émotion ; toutefois rien ne pouvait ébranler mon horreur du mariage. Estimant que, dans la situation solennelle où nous étions, un marivaudage banal eût été indigne de nous deux, je répondis au comte :
— Le Roi vous a confié mon secret, ce dont je l’approuve sans réserve. Donc vous n’ignorez pas, comme on l’ignore généralement ici, quelle a été ma vie conjugale pendant trois ans. Les femmes, qui ont été malheureuses la première fois, peuvent tenter une seconde expérience. Mais ce qui reste du passé pour moi, c’est plus que le malheur ; c’est le dégoût et la honte. J’en suis empoisonnée à tout jamais, comme d’un cancer inguérissable. Aucun être humain n’obtiendra que je recommence la vie.
M. de Flatmark essaya de se défendre.
— Avec moi, c’est à peine si l’on pourrait dire que vous recommencez la vie. Ce serait un retour au passé, une restitution d’un monument détruit. N’avez-vous pas cru, pendant bien des années, que mon nom deviendrait le vôtre ?
— Ah ! m’écriai-je, vous venez de prononcer l’arrêt. J’ai causé la mort d’un homme, et cet homme est votre frère ! Pourriez-vous donc ne pas vous en souvenir chaque matin en m’apercevant ?
— Je ne me serais souvenu que d’une chose, dit M. de Flatmark en se levant. Je vous aimais déjà quand Otto, mon cadet, s’en alla trouver votre père. Je me suis effacé comme il convenait. D’ailleurs j’adorais mon frère — et il m’adorait… ce qui n’empêche pas que je le trouve sur mon chemin pour la seconde fois, quand je veux aller à vous. Que la destinée s’accomplisse ! Peut-être que je vous remercierai bientôt… Être aimé, c’est délicieux pour vivre ; mais cela doit rendre la mort bien dure !
— Je prierai Dieu chaque jour, afin qu’il vous conserve à votre fils, mon cher comte.
— Faites mieux encore : promettez-moi que cet enfant, fils et neveu de deux hommes dont la vie fut marquée à votre empreinte, ne sera jamais un étranger pour vous.
— Soyez sans inquiétude, répondis-je en lui tendant la main. Celui-là, du moins, n’aura pas à se plaindre que je l’ai fait souffrir. Je prierai matin et soir pour qu’il n’ait jamais besoin de mon affection.
Nous sortîmes dans le jardin, où ma fille faisait admirer à son jeune compagnon les grâces d’une tourterelle apprivoisée.
— Allons ! viens, Rupert ; nous sommes pressés, ordonna le colonel. Baise la main de madame la baronne et dis-lui au revoir.
Il ajouta plus bas, quand nous fûmes à la grille :
— Moi aussi, je vous quitte avec un « au revoir »… Mais ce pauvre petit vous reverra peut-être longtemps avant son père.
Il disait vrai. Douze longues années devaient s’écouler, pourtant, jusqu’à ma prochaine rencontre avec Rupert de Flatmark. Mais Dieu seul connaît la date redoutable du jour où je reverrai, au pied de son trône, l’un des plus glorieux héros de Sadowa, qui croyait mourir pour l’indépendance de sa patrie. Hélas ! il est mort pour l’ambition d’un homme. Qu’est devenu notre petit royaume aujourd’hui ?… Si j’ai quitté le nom que j’espérais porter noblement, si j’ai dû fuir le pays où je comptais laisser ma cendre, du moins je suis toujours Française par ma haine envers l’un des fléaux de l’humanité.
Mais il est temps que j’en finisse avec les morts. Un dernier nom sur la liste, le plus cher de tous : celui de mon père !
Quand il me quitta, j’avais trente-cinq ans ; ma fille en avait treize ; l’empire allemand était né de notre sang et des ruines de la pauvre France. Nous n’étions plus, sauf en théorie, les sujets d’un heureux petit royaume, supérieur à la Prusse elle-même par les arts et la civilisation. Perdus dans la masse, ou plutôt dans l’armée que faisait manœuvrer une volonté de fer, nous sentions chaque jour notre existence propre nous échapper. Qui pourrait comprendre, aujourd’hui, l’amère tristesse dont furent frappés alors ceux d’entre nous qui aimaient sincèrement leur patrie ? Ce fut pour mon père, je n’en doute pas, le coup de grâce, après tant de malheurs moins publics. Bien qu’il n’ait pas péri sous le feu d’une bataille, il n’en est pas moins une victime de plus, ajoutée à tant d’autres qui crient vengeance. Il fut pleuré par son Roi.
Cependant vous auriez cherché vainement le baron de Tiesendorf sur la liste des hauts fonctionnaires de notre petit État. Je l’ai entendu répondre à ceux qui lui apportaient les instances, presque les ordres du Souverain :
— L’homme qui n’a pas su gouverner sa famille n’est pas digne de prendre part au gouvernement de son pays.
Malgré tout, il ne put se défendre, en mainte circonstance, de se rendre au Palais pour donner son avis sur les questions diplomatiques. La délibération terminée, il se hâtait de rentrer chez lui.
— Ma fille et mes études me prennent tout mon temps, affirmait-il, oubliant les pauvres qui lui en prenaient une bonne partie.
Nous vivions en tête à tête dans la petite villa du faubourg ; ma fille était placée dans le meilleur couvent du royaume, à quelques heures de nous. Elle était studieuse et promettait d’être jolie. Déjà elle avait les cheveux d’or qui, sur la tête de sa mère, commençaient à s’argenter prématurément.
Certes, je n’étais pas heureuse et ne pouvais pas l’être ; mais j’avais ce bonheur des affligés, pâle soleil d’hiver, qui se nomme la paix et le repos. J’en sortis quand mon père me quitta pour toujours. La médiocrité dorée où nous vivions menaçait fort de devenir la gêne : la pension de l’ex-diplomate disparaissant avec lui.
Je n’avais qu’un mot à dire pour que mon parrain vînt à mon aide. On me connaît assez pour comprendre que la nécessité la plus cruelle aurait pu seule me résoudre à solliciter de nouveaux bienfaits.
Au moment où ma vie était menacée d’une crise — qui n’était pas la première, hélas ! — un personnage vint s’y mêler, qui devait y jouer un rôle considérable. Je suis obligée de dire en quelques mots ce qu’était le millionnaire Mathieu Kardaun, l’un des hommes les plus riches de notre capitale, et non pas le moins honnête parmi les riches, assurément.
Il était fils d’un boulanger, dont chacun peut encore voir la boutique dans une rue de la vieille ville. Parti pour l’Amérique avec les deux bras robustes et la tête, non moins solide, d’un ouvrier allemand, le brave Mathieu avait compris, tout en débarquant au dock des émigrants, qu’il fallait poursuivre sa route vers l’Ouest. Dans ces pays nouveaux où les mitrons ne couraient pas les rues, il était plus facile, parfois, de trouver une pièce d’or qu’une miche de pain. A mi-distance entre les deux Océans, il planta sa tente, c’est-à-dire son pétrin, au cœur d’une cité vieille de quelques semaines, qui est aujourd’hui la florissante Omaha.
Le difficile n’était pas d’avoir des clients : c’était de les satisfaire, faute de farine. Il y avait du blé à ne savoir qu’en faire ; mais les moulins manquaient.
— J’aurai un moulin, se dit Kardaun.
Et il eut un moulin, comme il le disait, pourvu que l’on veuille appeler de ce nom une paire de meules qui tournaient tant bien que mal dans une cabane en planches de dix mètres superficiels, au courant du Missouri, l’un des plus grands fleuves du monde. Cet homme extraordinaire faisait, pendant le jour, la farine qu’il pétrissait pendant la nuit. Comme il était maître de la mercuriale, ses prix variaient suivant la richesse et l’appétit des acheteurs. Les cours se discutaient trop souvent le revolver à la main, ce qui ennuyait fort Mathieu.
« Car, disait-il, si l’on me tue, je perds ma clientèle en bloc ; si c’est moi qui tue, j’ai un acheteur en moins. Tous les risques sont donc de mon côté. »
Comme on peut voir, ce brave garçon n’avait pas le temps de s’ennuyer, ce qui n’empêche qu’il trouva un beau jour une demi-heure pour épouser une jolie fille, Irlandaise, qui avait la double sinécure de l’école et du bureau de poste. Étant la seule demoiselle à marier dans un rayon d’une journée de marche, elle pouvait choisir parmi plusieurs centaines d’amoureux. La séduisante Brigitte avait du flair. Elle accepta Kardaun, parce qu’elle croyait deviner en lui un homme d’affaires de premier ordre. On dut bientôt reconnaître qu’elle avait raison.
Dans ce pays sans espèces monnayées, le boulanger livrait parfois ses miches contre un porc, ou contre un boisseau de blé, ou contre une mesure d’orge. De là trois genres de spéculation, qui font aujourd’hui la fortune d’Omaha, mais qui firent d’abord la sienne : les jambons, la bière, et le commerce des grains. Tandis que vingt paires de meules tournaient dans la minoterie qui succédait au moulin en planches, le blé de Kardaun descendait le Missouri, puis le Mississipi jusqu’à la Nouvelle-Orléans, où les navires d’Europe venaient le prendre, en même temps que ses caisses de lard fumé. Quant à sa bière, on la buvait jusqu’à Saint-Louis. De ces trois mines d’or, les millions sortaient avec une rapidité vertigineuse. Kardaun serait aujourd’hui l’un des rois de la finance américaine, si sa laborieuse compagne — elle avait travaillé plus que lui quand ils étaient pauvres — ne fût tombée en paralysie.
A cette époque, Mathieu avait quinze millions de fortune, quarante ans d’âge, et une fillette de douze ans qui savait tout juste lire et écrire : c’est tout ce qu’avait pu lui enseigner l’ancienne maîtresse d’école dont les brevets n’étaient pas fort en règle ; mais alors on n’y regardait pas de si près qu’aujourd’hui. En voyant sa femme, qu’il adorait, condamnée pour toujours à l’impuissance, le pauvre Kardaun se dégoûta subitement des affaires et n’eut plus qu’une idée : revenir dans son pays, ce qui lui permettrait de faire élever la jeune Mina et de jouir de sa fortune. Ils venaient tous trois d’arriver quand je perdis mon père ; la ville ne parlait que d’eux, surtout pour s’en moquer, je dois le dire. On était foncièrement aristocrate chez nous, même dans le peuple ; ce mitron enrichi, qui allait écraser tout le monde de son luxe, était vu presque d’aussi mauvais œil que s’il n’eût pas gagné ses millions fort honnêtement.
Je trouvais, quant à moi, cette moquerie fort injuste envers un homme qui revenait mourir dans sa ville natale, où chacun connaissait l’ancien mitron, alors qu’il aurait pu jouer au grand seigneur à Paris ou à Londres. Quoi qu’il en soit, à peine les Kardaun débarqués, nous vîmes commencer la danse des écus. Mathieu acheta une maison ; il acheta un mobilier ; il acheta des chevaux ; il acheta par piété filiale — et Dieu sait ce qu’on la lui fit payer ! — une affreuse bicoque où se trouvait l’ancienne boutique de son père ; il acheta un terrain, contigu à ma villa, pour y bâtir une résidence digne de lui. Pauvre homme ! Il ne put acheter la santé pour sa femme, bien qu’il ait couvert d’or les médecins de France et d’Allemagne. La malheureuse Brigitte n’a pas quitté son lit depuis vingt ans !
Il y a une autre chose que mon opulent voisin n’a pu acheter : c’est la maison où s’est éteint mon père, où je m’éteindrai moi-même, s’il plaît à Dieu. Ce n’est pas qu’il n’ait essayé, le brave homme. Un jour — j’étais encore en grand deuil, — on m’annonça qu’il désirait me voir, pour affaires. Je le fis introduire, devinant un peu ce qui l’amenait.
Il n’avait pas mauvaise mine dans ses beaux habits neufs, qu’il portait avec plus d’aisance qu’on pourrait le croire. Quinze années d’Amérique assouplissent un homme et lui enlèvent sa gaucherie. Toutefois je reconnus, au premier coup d’œil, qu’il avait conservé le respect de la noblesse inconnu là-bas, et même beaucoup plus près de nous. Il me salua comme il aurait salué la Reine, et je crus que je ne viendrais jamais à bout de le faire asseoir. Puis ce fut un chapitre d’excuses très humbles, balbutiées avec effort, sur l’audace qu’il avait de me déranger. Il aborda enfin le sujet de sa visite ; subitement il devint un autre homme, net, précis, ne disant pas une parole de trop. Le business man américain se réveillait en lui.
— Madame la baronne, commença-t-il, je vais avoir près de vous une villa et un parc. Je voudrais posséder tout le bloc. Ne vous conviendrait-il pas de me céder le terrain qui est à vous ? Je ne discuterai pas vos conditions.
Je répondis que certains souvenirs m’empêchaient de quitter ma demeure. Évidemment il connaissait mes embarras, car il me répondit :
— Le passé est quelque chose ; mais l’avenir est beaucoup. Mademoiselle la baronne (c’est de ma fille qu’il voulait parler) sera un jour reconnaissante à sa mère de lui avoir sacrifié de chers souvenirs.
Lui aussi, pour en arriver à son but, se servait du nom de ma fille. Ce trait de ressemblance avec l’homme qui m’avait coûté si cher me mit de mauvaise humeur ; je répondis, un peu aigrement, je l’avoue :
— Monsieur Kardaun, je vous remercie de me rappeler mes devoirs. Cependant, avec la grâce de Dieu, je mourrai dans cette maison.
Sur le visage du brave Mathieu, rasé comme celui d’un prêtre, on put lire un véritable désespoir. Il dit, les mains jointes :
— Ah ! madame la baronne, je vous ai déplu ! Dieu me préserve de dire que vous n’aimez pas votre fille. Moi, j’adore la mienne comme une idole. Si elle n’était pas riche déjà, et s’il me fallait, pour l’enrichir, vendre la tombe de mon père, je n’ose pas me demander à moi-même ce que je ferais.
— Prenez garde, monsieur ! Vous vous repentirez quelque jour de cette faiblesse !
— Madame la baronne aurait cent fois raison s’il s’agissait d’une autre. Mais Mina est un ange ! Et puis elle est tout pour moi : je suis presque veuf. Plus jamais ma pauvre chère femme ne quittera son lit. Et c’est ma faute ! Je n’aurais pas dû permettre qu’elle se tuât au travail comme elle l’a fait. Si vous l’aviez vue ! Quand j’étais en voyage, elle passait des nuits au moulin, à tout surveiller. Et, si je le lui avais demandé, elle se serait jetée sous les meules. Tout le monde me disait : « Vous avez mis la main sur la meilleure femme des États-Unis. » — « Non, répondais-je, pas des États-Unis, mais du monde entier… » Elle est pour une grande part dans l’œuvre de ma fortune : qu’y a-t-elle gagné ? Des rideaux de soie à son lit, des dentelles à ses draps ; voilà tout ! Ah ! madame la baronne, je suis bien à plaindre !
Il s’essuyait les yeux de ses gros doigts gantés de gris clair. Émue de compassion, je lui demandai :
— Souffre-t-elle beaucoup ?
— Beaucoup, et toujours ! De plus, elle n’a pas de distractions ; jamais une visite. Personne ici ne parle anglais, la seule langue qu’elle comprenne. Je commence à croire qu’il aurait mieux valu rester là-bas ! Mais nous avions mis notre espoir dans le changement d’air et dans les médecins de l’Europe. Hélas ! il ne me reste plus d’espoir, bien que je lui dise le contraire quand nous causons.
Il tira son mouchoir, et toutes les vitres de mon salon tremblèrent. Quand il fut plus calme, je lui tendis la main : peu s’en fallut que le pauvre homme ne se mît à genoux pour la prendre.
— Monsieur Kardaun, lui demandai-je, pensez-vous que votre chère malade aurait du plaisir à me voir ? Je parle anglais ; je pourrais aller demain…
— Oh ! madame la baronne, s’écria-t-il éperdu de joie, pas demain, tout de suite ! Mon Dieu ! Quel honneur ! Quelle bonté ! Comme vous allez lui faire du bien !
Il était debout, agité, se démenant, riant et pleurant tout à la fois. Je pris un chapeau et le suivis : faire attendre une visite qui doit causer tant de bonheur eût été cruel. Heureusement il n’avait pas sa voiture, qui faisait — et même un peu trop — l’admiration de ses concitoyens. Nous allâmes à pied. Je remarquais l’étonnement sur bien des figures, à la vue de la haute et puissante baronne de Tiesendorf cheminant côte à côte avec Kardaun, le fils du boulanger. Mais mon orgueil de race avait reçu des coups plus rudes. Nous arrivâmes, après une course de quelques minutes, au chevet de la malade. Mon compagnon m’annonça, avec tous mes titres et qualités ; puis il se tut, épiant l’effet que j’allais produire.
Je voyais seulement, dans un fouillis de dentelles merveilleuses, deux grands yeux noirs, admirables, qui me considéraient avec une sorte d’avidité curieuse. Il me fallut prendre la parole ; je dis en anglais :
— Chère madame Kardaun, je viens rendre visite à ma voisine, ou du moins à ma future voisine, car votre maison n’est pas encore bâtie. Je prie Dieu que vous y trouviez un allègement à vos souffrances.
Une voix très douce, presqu’une voix d’enfant, me répondit, sans qu’il y eût le moindre mouvement sous la couverture de satin rose ; on aurait dit qu’une tête sans corps parlait :
— Je vous prie de poser votre main sur mes lèvres, car je ne puis la prendre. Soyez bénie pour votre bonté envers une pauvre malade.
— Et dire que nous avons chez nous la filleule du Roi ! ajouta Mathieu.
Tout en baisant ma main, la pauvre Irlandaise me jeta un regard dont je compris l’éloquence, et qui voulait dire : « Que sont les rois et les empereurs, quand on est déjà presque hors de ce monde ! » Je n’étais plus guère du monde, moi non plus : c’est pourquoi je ne pus m’empêcher de répondre à Kardaun :
— Vous n’êtes pas devenu démocrate au pays de la démocratie, autant que je peux voir.
— Tout au contraire, madame la baronne ; je le fus terriblement au début, quand je n’avais rien dans ma poche. Depuis que j’ai fait fortune, et surtout depuis que je foule de nouveau le sol natal, j’ai retrouvé toutes mes idées d’enfant. J’attends des heures, perdu dans la foule, pour voir Sa Majesté, quand Elle doit sortir en carrosse au milieu de Son escorte. Je me répète à moi-même : « Tu pourrais acheter, payer comptant, le carrosse, les chevaux des soldats, leurs beaux uniformes, leurs cuirasses. Mais tu n’es rien devant le Roi, pas grand’chose devant le dernier des seigneurs de sa Cour… » Et cela me fait plaisir — qu’on me dise pourquoi ! — de songer qu’il y a des choses qu’on ne peut avoir pour de l’argent.
— Il y a la santé ! soupira la malheureuse Brigitte.
Et moi je pensai tout bas :
« Il y a l’honneur ! »
Naturellement on me présenta « miss Kardaun », comme l’appelait déjà son père bien qu’elle eût à peine quatorze ans. Il est juste de dire qu’elle en paraissait davantage. Elle était grande, absolument belle, brune de cheveux, comme sa mère, avec un teint éblouissant. Je compris l’adoration de son père, et je devinai que mademoiselle Mina était l’enfant la plus gâtée de l’ancien monde, et même du nouveau. Elle avait une gouvernante française qui s’appelait mademoiselle Pélissard, et qui me rappela mademoiselle Ordan d’une façon pénible. Cette Pélissard était un puits de science, et me parut seconder Mathieu, avec tout le zèle possible, dans son intention manifeste de créer un type parfait d’héritière américaine. Mina, fort intelligente, comprenait bien son rôle et semblait à la hauteur de sa tâche. Elle s’habillait déjà divinement — à Paris, bien entendu, — parlait le français comme une Parisienne, professait une haine profonde contre les Anglais, gardait sur les Allemands un silence significatif, et ne songeait pas plus à être timide qu’une tortue à voler. Elle était sérieuse et avait du tact, faisant de son mieux pour ne pas me laisser voir qu’elle préférait son sort au mien, en quoi je suis loin de dire qu’elle avait tort.
Malgré tout, Mina me fit un peu peur ; je ne désirai pas que ma fille pût la rencontrer lorsqu’elle venait en vacances chez moi. J’insinuai donc que je ne recevais pas de visites, ajoutant la promesse de revenir voir madame Kardaun quelquefois. Puis je rentrai dans ma petite maison, qui me paraissait une demeure encore plus enviable, depuis que j’avais refusé de m’en défaire à prix d’or. Seulement il s’agissait d’y rester et, même avec des prodiges d’économie, l’équilibre de mes finances périclitait.
Je saute à pieds joints sur les deux années qui suivirent, pour entrer dans une nouvelle phase de ma carrière, celle où je travaillai pour gagner ma vie. Dieu sait que ce ne fut pas la plus malheureuse, car on trouve l’oubli dans le travail.
Les Kardaun avaient achevé de bâtir le Cottage et l’habitaient ; nous étions voisins, très bons voisins : Mathieu ne me gardait nullement rancune de mon obstination à ne pas lui vendre mon lopin de terre. J’avais été voir sa femme dans sa nouvelle résidence, de style américain, mais de bon goût, je dois le dire. Il restait bien entendu que je vivais en recluse et qu’il n’y aurait pas d’intimité entre nous. Mon voisin était fin comme l’ambre et entendait les choses à demi-mot.
— J’aurais beau faire, m’avait-il dit un jour, le vieux Kardaun sera jusqu’à sa tombe un boulanger enrichi. Mais, par Dieu ! ma fille sera duchesse !
Quant à moi j’en étais convaincue, tout en me demandant si la mienne ne serait pas institutrice. Dans tous les cas elle s’y préparait de son mieux, en étant la première de sa classe dans son couvent. Mais, Seigneur, que la pension me coûtait cher !
Ce fut le bon Mathieu qui me tira de peine. Il vint me voir un jour et, après un demi-quart d’heure d’excuses, nous arrivâmes au but de sa visite, qui ne semblait pas l’épouvanter médiocrement. J’eus l’idée qu’il s’offrait à nouveau comme acquéreur et, s’il faut l’avouer, je ne me sentais plus aussi ferme dans mon refus que la première fois. Je me trompais : mon homme avait pris son parti de ne pas posséder tout son bloc ; il m’apportait même généreusement le moyen de rester propriétaire de mon petit bien.
— J’ai reçu, commença-t-il, un câblogramme dont je viens parler à madame la baronne, après mûre réflexion. Une dame bostonienne, veuve, très bien élevée, est en route pour venir passer quelques mois ici avec sa fille. Désirant vivre très retirée, elle ne veut pas d’hôtel, mais une maison particulière où elle vivrait comme chez elle, sans préoccupation de ménage et de domestiques. Si je ne m’abuse, une bonne partie de votre demeure vous est inutile. Je vous offre donc de vous charger de mes commettantes. Nous n’aurons pas de difficultés quant aux conditions.
J’hésitais ; il articula un chiffre qui me sembla, vu mon inexpérience, encore plus avantageux qu’il n’était réellement. Pauvre de moi ! Qui m’eût dit, alors que je combinais avec Bruneau des menus extraordinaires, qu’une centaine de louis ou deux seraient une grosse affaire dans mon budget ! Toutefois je demandai vingt-quatre heures avant de donner mon dernier mot. Qu’allait dire mon royal parrain de voir sa filleule prendre des pensionnaires ?
Simple et bienveillante Majesté ! J’entends encore sa réponse :
— Vous blâmer, ma chère enfant ! Je vous admire au contraire. Vous êtes bien heureuse de pouvoir vous enrichir en faisant le lit des autres. Moi, je me suis appauvri en faisant celui de l’empereur d’Allemagne !
Ainsi je débutai dans la carrière du Family House, et devins une bourgeoise qui se faisait appeler Frau Tiesendorf. L’excellent Kardaun, je m’empresse de le dire, ne m’avait pas trompée. Mes pensionnaires étaient des personnes recommandables et même distinguées, dignes de la réputation de culture intellectuelle qui s’attache à leur ville natale. Je m’arrangeais d’ailleurs à les rencontrer le moins possible ; de leur côté, elles y mettaient de la discrétion. Elles mangeaient dans leur appartement, moi dans le mien. Je leur abandonnais un de mes deux salons, pour y recevoir leurs amis et faire de la musique ou du dessin. Elles me dirent, en partant, qu’elles n’avaient jamais été aussi bien servies. Elles firent mieux : elles m’envoyèrent de la clientèle.
Bien entendu, je ne recevais que des femmes, ou des ménages plus que mûrs : encore fallait-il montrer patte blanche. On ne me croirait pas, cependant, si je disais que je n’eus jamais d’ennuis ; mais j’étais encouragée par la vue des résultats : ma fille aurait une dot ou quelque chose d’approchant.
Ma pauvre Élisabeth ! Elle ne s’amusait guère à la maison quand elle venait en vacances. Rarement je pouvais lui consacrer une heure dans la journée, car il fallait être sur la brèche. Mais nous passions nos soirées ensemble ; je bénissais Dieu de m’avoir donné une fille si jolie et si raisonnable. Je ne la gardais pas longtemps, toutefois, trouvant que le séjour d’un Family House, même aussi sévère que le mien, n’était pas tout à fait convenable pour une jeune fille de quatorze ou quinze ans destinée, je l’espérais du moins, à reprendre son rang dans le monde. Elle passait une partie des vacances à Obersee, où la tante Bertha, qui s’était retirée de la Cour, s’occupait à conspirer, autant que le comportait son grand âge, contre celui qu’elle appelait toujours le Roi de Prusse. Dénouer le faisceau nouvellement formé de l’Empire, émanciper notre petit royaume, tel était son but, ni plus ni moins.
Élisabeth conspirait aussi, naturellement ; c’était même son seul plaisir au château d’Obersee, qui n’était pas précisément le séjour des Jeux et des Ris. Malgré tout, elle se résignait sans trop de peine à cette prison, où je me doute qu’elle faisait ses quatre volontés, car sa tante l’adorait. J’avoue même que je comptais beaucoup sur la bonne chanoinesse pour marier la petite, quand elle serait sortie de sa maison d’éducation, le plus tard possible.
Mais il fallut bien l’en sortir, bon gré mal gré, quand elle eut ses dix-huit ans. Pourquoi les filles grandissent-elles ? Je me trouvais de nouveau, après quelques années de calme, en proie aux difficultés. Devais-je renoncer à mes pensionnaires — qui composaient le plus clair de ma fortune — et reprendre ma fille avec moi ? Devais-je la confier à sa tante ? Je m’arrêtai à cette résolution, provisoirement. Aussi bien, je ne pouvais liquider en quelques semaines. Élisabeth s’installa donc à Obersee pour y vivre, et moi je continuai à veiller sur le bien-être de mes clientes, qui avaient fini par envahir toutes les pièces disponibles de ma maison. L’hiver venu, j’allais pouvoir plus facilement, si je m’y décidais, fermer mon Family House.
Nous en étions là, quand je vis entrer un jour dans mon parloir le plus bel officier de hussards que j’eusse rencontré de ma vie, du moins je le crois. Supposant qu’il désirait voir une des misses plus ou moins fringantes que j’hébergeais :
— Qui demandez-vous, monsieur ? dis-je au séduisant cavalier.
— Mais, madame, c’est vous que je demande, fit-il avec un sourire épanoui. J’ai peur que, depuis ma dernière visite, les tourterelles ne soient mortes de vieillesse. Quant à ma petite amie, en jugeant d’après sa mère, j’ose espérer qu’elle n’est pas encore décrépite.
— Mon Dieu ! m’écriai-je, vous êtes Rupert de Flatmark !
— En personne ; revu, augmenté et nouvellement promu au grade de lieutenant. Depuis hier, je suis dans cette ville, ma garnison.
Il me baisa la main, et devenu tout à coup plus grave :
— J’entends encore mon pauvre père vous dire : « Cet enfant vous reverra peut-être avant moi. »
Après un silence de quelques secondes, je répondis à Rupert dont les yeux étaient humides :
— Vous n’entendîtes pas ce que je lui disais un moment plus tôt : « Cet enfant ne sera jamais un étranger pour moi. »
— Merci, madame ! Voilà des paroles dont je me prévaudrai pour franchir souvent cette porte. Et maintenant, puis-je renouveler connaissance avec ma petite amie ?
— Non. Elle habite chez sa tante. Le séjour d’un lieu comme celui-ci n’est pas à désirer pour une jeune fille de vieille race. Élisabeth reviendra chez moi quand j’aurai pu fermer mon auberge, où, par parenthèse, vous rougirez peut-être de venir me voir.
— Je ferai mieux, dit-il gaiement. Louez-moi une chambre ; quelque chose dans les prix doux, car je ne suis pas bien riche.
— Loger un jeune homme chez moi ! Belle idée, vraiment ! Toute ma clientèle déguerpirait dans les vingt-quatre heures. Vous avez si bonne réputation, vous autres hussards !
— Comme vous entendez peu les affaires, baronne ! Ayez deux ou trois lieutenants comme pensionnaires, et toutes les Anglaises qui viennent voir nos vieilles croûtes ne voudront pas descendre ailleurs que chez vous.
Il partit, après une assez longue visite pendant laquelle nous parlâmes de mille sujets divers. Il me rappelait son pauvre oncle Otto, avec plus de brillant et d’entrain, mais avec non moins de qualités sérieuses. Le monde s’empara de lui, selon ce que je prévoyais ; je le revis seulement après plusieurs semaines. Il me raconta qu’il n’aimait que la bonne compagnie, ce dont je le félicitai. Les salons qu’il fréquentait de préférence étaient les plus fermés de la ville. De fait, son nom et sa tournure lui permettaient de choisir ses relations. Je sus qu’il plaisait au Roi et qu’on le voyait régulièrement à la Cour où, cependant, un garçon de son âge devait s’ennuyer ferme. Bien qu’il eût à peine vingt-quatre ans, plusieurs femmes de très haute noblesse le soignaient déjà pour leurs filles, et celles-ci en rêvaient tout éveillées. Mais toutes ses amoureuses n’avaient pas trente-deux quartiers de noblesse. Je l’appris de la façon la plus positive, comme on va voir.
Mathieu Kardaun m’avait beaucoup négligée, ou du moins je tâchais de me persuader à moi-même que c’était lui qui me négligeait. La vérité est, d’abord, que j’avais peu de temps à donner à la causerie ; ensuite que ce brave homme n’était guère mon fait comme causeur ; enfin que sa fille m’effrayait terriblement, pas pour moi, bien entendu, mais pour Élisabeth si, quelque jour, elles devaient vivre côte à côte. Quoi qu’il en soit, on aurait eu peine à trouver deux voisins meilleurs, et deux voisins qui se fréquentassent moins.
Je fus donc un peu surprise de voir entrer Kardaun chez moi, vers le milieu de l’automne, à l’heure où l’on avait quelque chance de me trouver libre. Du premier coup d’œil je devinai qu’il avait un gros souci :
— Votre chère malade va-t-elle moins bien ? lui demandai-je.
— Pas moins bien, mais pas mieux, répondit-il. Sa vie ressemble à la végétation à peine sensible de certaines plantes. Ce n’est pas d’elle que je viens vous parler : c’est de Mina. Vous savez que j’adore ma fille.
— Vous êtes aussi bon père que vous êtes bon mari. Votre affection paternelle, Dieu merci ! n’est pas éprouvée comme l’autre.
— Non ; et pourtant !… Le bonheur de ceux qu’on aime nous tient à cœur autant que leur santé.
— Est-ce que votre fille n’est pas heureuse ?
— Vous allez voir que non, madame la baronne, si vous voulez bien m’écouter pendant cinq minutes. Il s’agit de marier cette enfant.
— Ce doit être facile, monsieur Kardaun, avec tous vos millions.
— N’avez-vous pas remarqué, madame la baronne, combien les demoiselles sont extraordinaires dans leurs goûts ? Petites, vous êtes sûre qu’elles s’amouracheront d’un géant ; si elles ont deux mètres, leur cœur sera pris par un diminutif d’homme. On dirait que le disparate les attire. C’est ce qui arrive à la mienne, dans un ordre d’idées moins matériel. Vous savez que j’ai encore de la farine sur mes habits. Que croyez-vous que fait Mina ? Elle perd la tête pour un grand seigneur, qui regarde toute femme non titrée comme une simple maritorne, et qui croirait déroger en adressant la parole à une roturière telle que ma fille.
— Sans doute il a dérogé, alors — mademoiselle Kardaun est certes assez jolie pour cela — puisque l’amour est venu.
— Mais non, madame la baronne. On s’est croisé à cheval deux ou trois fois ; rien de plus. Mina est franche. Elle ne s’est pas vantée à moi d’un succès qu’elle n’a pas eu. Le jeune comte n’a pas même regardé le cheval de mon héritière, qui m’a bel et bien coûté trois cents louis. Évidemment il savait le nom par trop plébéien de l’amazone. J’ai raisonné ma fille ; je lui ai dit : « Qu’est-ce que tu espères ? Autant vaudrait songer à l’archange Gabriel. Et encore, celui-là, tu peux le voir à l’église, tandis que ton officier entend la messe dans la chapelle du Roi, où tu ne peux pas entrer. »
— C’est un officier ? demandai-je.
— Oui ; et voyez la chose ! Vous croyez peut-être que cette folle a remarqué un mauvais sujet, perdu de dettes, qui serait trop heureux d’épouser une femme riche, eût-elle été servante d’auberge ? Pas du tout. Elle s’éprend d’une perfection, d’un être vertueux et sans défauts, qui ne touche pas une carte et ne met pas le pied dans les coulisses.
— Vous êtes vraiment bien malheureux, monsieur Kardaun, fis-je en riant.
— Ce n’est pas moi qui suis malheureux. J’ai offert à Mina — qui ne mange plus — de la conduire à Paris. Là, ce n’est pas comme chez nous. On ne demande pas à une jolie fille de produire ses parchemins. « Tu danseras avec des ducs, lui ai-je promis ; et tu seras duchesse avant la fin de l’année, ou le diable s’en mêlera ! » Mais elle se soucie peu d’être duchesse. Il n’y a qu’un homme pour elle au monde : Rupert de Flatmark !
Je poussai un cri d’étonnement à ce nom.
— Là ! fit Kardaun. J’étais bien sûr que vous le connaissiez. Reste à savoir si vous voudrez venir à mon aide, vous qui êtes la filleule du Roi.
Je fus saisie de terreur à la pensée que Kardaun voulait un anoblissement et comptait sur moi pour l’obtenir. J’allais élever des objections ; mais déjà il continuait :
— Madame la baronne, si vous vouliez présenter ma fille à la Cour, je suis sûr que tout irait bien.
— Quelle idée ! Vous devriez savoir que je ne vais plus à la Cour depuis… depuis un grand nombre d’années. Je suis à présent une simple bourgeoise : Frau Tiesendorf !
— Je le sais. Vous n’allez plus à la Cour parce qu’il faut, pour cela, des chevaux, des toilettes, et surtout du loisir. Mais je peux vous… prêter tout cela.
Je me redressai de ma hauteur, ce qui servit de peu ; car un citoyen d’Omaha, même par adoption, se moquerait du courroux de toutes les déesses de l’Olympe, quand il a une affaire dans le cerveau.
— Voyons les choses sous leur vrai jour, insista-t-il. Vous êtes une femme intelligente puisque vous gagnez de l’argent, ce qui est la marque distinctive de l’intelligence. Or donc, si je vous demandais de loger et de nourrir ma fille, comme vous faites pour d’autres, vous accepteriez mon argent. Le refuserez-vous en échange d’un service beaucoup moins vulgaire ?
— Oui, je le refuserai, certes ! répondis-je, encore plus abasourdie qu’offensée par ce langage.
Il serait trop long de sténographier la plaidoirie de ce singulier bonhomme. Jeter l’or sans compter, bouleverser toute une hiérarchie sociale n’étaient rien pour lui, du moment qu’il s’agissait d’empêcher que sa fille eût un chagrin. Cependant il ne parvenait pas à me convaincre. L’idée de reparaître à la Cour dans le seul but de rendre un mariage possible entre « miss Kardaun » et Rupert de Flatmark ne pouvait m’entrer dans l’esprit. Mon interlocuteur le voyait bien. Il me dit tout à coup :
— L’affaire est très simple, pourtant. Elle serait déjà faite si vous n’étiez pas baronne, c’est-à-dire si vous n’aviez pas de préjugés. Mais, si vous n’étiez pas baronne, vous ne pourriez m’être utile. Changeons les mots : quand on parle aux femmes, les mots sont tout. Je vais, comme disent les Anglais, tuer deux oiseaux avec la même pierre. J’ai toujours envie de votre maison, quoique je n’en parle plus.
Bien que n’étant pas, au fond de moi-même, aussi obstinée que jadis dans mon refus, je protestai par un geste.
— Madame la baronne, fit Kardaun en fixant sur moi ses petits yeux perçants, convenez que votre maison n’a plus à vos yeux le même caractère sacré de souvenir. Tant de créatures inconnues, étrangères, y ont passé avec leurs peines et leurs joies, emportant chacune — invisible larcin — comme un lambeau du passé ! Votre sacrifice, permettez-moi de le croire, ne sera plus ce qu’il eût été dix ans plus tôt.
— Où voulez-vous en venir ? demandai-je sans avouer qu’il avait raison.
— A vous dire que, devenue moins attachée à votre bien, vous n’en êtes pas moins libre de m’en demander un prix de convenance. Il vaut cinquante mille francs ; dites que vous en voulez trois cent mille et c’est marché conclu. En retour, je vous demanderai un service.
— La présentation de votre fille à la Cour ?
— Cela même. Votre parrain vous permettra de conduire au Palais une jeune amie de bonne apparence, bien élevée, dont la mère est infirme et le père trop vieux pour la suivre dans le monde. Vous voyez que je n’exige pas l’impossible. Je sais que l’ancien boulanger Kardaun doit rester chez lui. Cependant, voir ma fille causer avec Sa Majesté eût été la plus grande joie de ma vie !
L’offre était éblouissante. Néanmoins je fis cette première objection :
— Tout cela est fort bien. Mais, pour commencer, je ne puis répondre des sentiments du comte de Flatmark, ni même vous laisser croire que je l’influencerai.
— Je n’attends rien de semblable, fit Kardaun. En tout cas, vous ne l’influencerez pas contre ma fille. Je m’en rapporte à vous.
L’affaire — puisqu’il s’agissait d’une affaire — me paraissait bien définie. Elle n’était pas autrement glorieuse ; mais je n’y voyais rien d’immoral. Je trouvai cependant qu’une première question se posait devant ma responsabilité. Du moment qu’il s’agissait de Rupert de Flatmark, il fallait avant tout savoir quelle femme était au juste Mina Kardaun. A vrai dire je ne la connaissais guère. Elle venait parfois rendre visite à quelqu’une de mes pensionnaires ; mais elle évitait manifestement de me rencontrer ; ce qui était peut-être de la discrétion plus que de l’indifférence. Son père, à ma demande, me l’envoya.
Nous parlâmes sans le moindre détour, chose facile avec cette jeune personne dont la franchise était la qualité maîtresse. Elle me dit, résumant la situation mieux que je n’aurais pu le faire moi-même :
— On vous a prévenu sans doute, madame, que je suis une enfant gâtée, et c’est parfaitement vrai. Toutefois, dans l’occasion, il ne s’agit pas d’un caprice. Pourquoi Rupert de Flatmark est le premier homme qui m’ait troublée, je ne puis vous l’apprendre : l’amour ne s’explique pas. Mais je peux vous dire pourquoi je veux l’épouser : précisément parce qu’il ne fait pas attention à moi. Le plus affreux malheur qui puisse arriver à une femme est d’être épousée pour son argent.
— C’est vrai ! fis-je avec la conviction de l’expérience.
— Quant à moi, poursuivit-elle, je n’épouserai jamais un homme pour son titre. Vous jugez bien que je pourrais viser plus haut qu’une couronne de comtesse. Néanmoins je désire que mon mari soit noble, parce que la noblesse est une clef qui ouvre certaines portes, devant lesquelles le mérite se brise ou s’attarde. Voyez mon père ! Il ne peut même pas être de certains clubs et, si j’étais un garçon, je ne pourrais pas être officier dans notre armée. Pauvre père ! Je crois qu’il n’a jamais fait qu’une bêtise dans sa vie : c’est le jour où il est revenu dans ce royaume en retard d’un siècle sur le monde entier.
Je ne pus m’empêcher de dire à Mina qu’elle parlait avec beaucoup de bon sens.
— Et maintenant, continuai-je, une dernière question. Est-ce bien pour lui-même que vous vous êtes éprise de Flatmark ? Si l’on vous apprenait que ce jeune homme est le fils d’un artisan quelconque, persisteriez-vous à vous faire aimer de lui ?
— Certainement, fit-elle. Mais alors je n’aurais pas besoin de vous.
Elle prononça ces paroles avec un mélange de déférence envers moi et de confiance en elle-même qui me charma. En bonne conscience il me semblait que Rupert n’était pas tant à plaindre. Toutefois il y avait d’autres obstacles à considérer. Je demandai un peu de patience à ma solliciteuse et, dès que la chose fut possible, j’allai voir le Roi, me demandant si je n’allais pas être tancée d’importance, pour avoir seulement arrêté mon esprit à l’idée que je venais lui soumettre. Il n’en fut rien. Une fois de plus j’arrivai à la conclusion que mon royal parrain était d’une largeur de vues que bon nombre de ses sujets auraient pu lui envier.
— Avant tout, me répondit-il, je pense à notre chère Élisabeth à qui une dot va tomber du ciel. Quant à Flatmark, je ne lui conseillerai jamais une mésalliance ; mais enfin l’intérêt d’un royaume est que les grands noms soient attachés à de grandes fortunes. Il est encore bien jeune, mais très sérieux. C’est affaire à lui de décider le sort de la belle Mina. Bien entendu, nous respecterons le secret de cette jeune fille. Si elle est ce que vous dites, amenez-la-moi ; je la recevrai bien. Et, du même coup, je retrouverai ma chère filleule, rentrée dans sa sphère et victorieuse de la destinée.
Sous ce rapport, mon vénérable parrain était assez mauvais prophète ; mais ce ne fut ni sa faute ni la mienne. Il me conseilla vis-à-vis de Kardaun certaines précautions que je déclinai respectueusement. J’avais confiance dans la parole du brave Mathieu. De fait, il ne tint qu’à moi de conclure le marché d’or pour ma maison, dès la rencontre que je ménageai avec cet heureux père, afin de l’informer que le pacte était conclu, mieux encore : ratifié.
Je refusai d’aller si vite pour plusieurs raisons, dont la première était la crainte que le public ne devinât, trop aisément, la cause véritable de la faveur soudaine que Mina Kardaun allait trouver auprès de moi. Cette jeune fille eût été la première à en souffrir et son père le comprit. Tout se borna au versement acompte d’une petite somme dont j’avais besoin pour m’équiper en grande dame. Au surplus, il me fallait trouver une gérante pour soigner mes pensionnaires, peu nombreux en cette saison. Kardaun devait entrer en possession de ma demeure au printemps. Jusque-là sa fille aurait le temps de réussir ou d’échouer définitivement auprès de Rupert de Flatmark. Ceci n’était pas mon affaire. On juge bien que j’aurais demandé l’aumône, plutôt que de tomber dans l’industrie du mariage à forfait. Peut-être les gens méticuleux trouveront-ils que j’allais déjà trop loin à faire ce que je faisais. Qu’ils attendent un peu avant de me jeter la pierre !
Le premier acte de cette nouvelle comédie du Bourgeois gentilhomme, où la « belle marquise » était seule en scène, fut ma rentrée à la Cour. Je n’y avais pas reparu officiellement, depuis certaine soirée où j’avais eu l’avantage de voir M. de Noircombe « plumer » mon pauvre parrain. Cette fois j’étais la baronne de Tiesendorf, de par la grâce du Roi et de ses tribunaux. En dix-huit ans, le personnel s’était renouvelé, comme bien on pense, et j’arrivais là ainsi qu’un objet antédiluvien, assez curieux d’ailleurs. Cette filleule de Sa Majesté, victime de malheurs dont l’histoire était peu connue, et qui tenait, pour vivre, un Family House, ne laissait pas que d’être un type étrange. S’il faut tout dire, mon entrée fut glaciale. Je ne connaissais plus personne, à l’exception du Roi ; son auguste compagne l’avait précédé au caveau funèbre. Cependant j’eus, dès la première minute, un chevalier servant : Rupert de Flatmark. Pauvre garçon ! Il ne se doutait guère que j’étais là pour lui mettre la corde au cou !
Bientôt la faveur signalée dont j’étais l’objet de la part du Roi fit son effet. La glace fondit ; mon fauteuil fut entouré. Les cinq ou six femmes qui se trouvaient là me demandèrent la permission d’aller me voir chez moi, ou réclamèrent ma visite, suivant leur âge et leur rang. J’acceptai les politesses, cela va sans dire, puisque Mina devait voir le monde. Avant de se retirer, le Roi me dit tout haut :
— J’espère, baronne, que vous viendrez souvent chez un pauvre vieillard dont la société n’est guère amusante. Il faudra cependant tâcher de vous distraire. Mon neveu me tourmente pour que je fasse danser après Noël. Je compte sur vous.
— Pas comme danseuse, Sire, protestai-je avec une révérence. Mais, si Votre Majesté voulait excuser ma hardiesse, Elle me permettrait de Lui présenter une amie dont la jeunesse ne déparera point les salons du Palais.
Ce dialogue était réglé d’avance avec le Roi. Il me demanda, jouant bien son rôle :
— Qui est cette amie, et comment se fait-il que je ne la connaisse pas ?
— C’est mademoiselle Kardaun, Sire. La santé de ses parents les empêche de voir le monde et d’y conduire leur fille.
Je vis l’étonnement et la moquerie se peindre sur les figures. Mathieu, au su de chacun, n’allait pas dans le monde parce que le monde n’aurait pas voulu de lui. Il va sans dire, toutefois, que nul n’ouvrit la bouche. Mon parrain, sans sourciller, m’accorda ce que je lui demandais. Le tour était joué. L’aristocratie pointilleuse de notre petite capitale avait quinze jours pour s’habituer au sacrilège qui allait se commettre. Tout en me reconduisant à ma voiture, mon chevalier, le beau Rupert de Flatmark, me confia ses craintes à cet égard :
— A Dieu ne plaise que je critique les actes du Roi ou les vôtres, chère baronne. Mais nous venons de faire, ce soir, un grand pas vers les idées nouvelles. La fille du boulanger Kardaun invitée à la Cour !… Entre nous, j’ai peur que vous n’ayez l’ennui de la voir rester sur sa chaise.
— Allons ! vous lui ferez bien faire un tour de valse, pour m’être agréable, mon cher Flatmark ?
— Oui, mais il faudra qu’un autre me donne l’exemple. J’irai le premier à l’assaut quand on voudra. Mais inviter le premier Mina Kardaun, toute jolie et toute riche qu’elle est… j’avoue que je me sens lâche devant un exploit de ce genre.
Pauvre Mina ! Les choses commençaient bien pour elle ! Quant à « l’exemple » qu’exigeait Rupert, on verra que j’avais pris mes précautions ; je n’étais pas pour rien fille de diplomate.
Mathieu faillit mourir de joie quand il apprit que sa fille entrerait dans la terre promise, qu’il devait contempler de loin, le pauvre homme ! Il jura qu’on parlerait de la toilette de « miss Kardaun ». Hélas ! c’était justement ma crainte qu’on en parlât trop, de même que de ses bijoux. Mais je me réservais de poser la question de cabinet au dernier moment, s’il y avait lieu. Il était convenu que la protégée et son introductrice auraient à leurs ordres un équipage, dont je demandai que la livrée fût moins éclatante que celle de mon millionnaire voisin. En somme, je voyais arriver la bataille avec assez peu de crainte mais beaucoup de curiosité.
Quant à Mina, elle était sérieuse et ne criait pas ville prise ! Elle me dit, la veille de sa présentation :
— C’est quelque chose d’avoir l’entrée du tournoi ; mais il reste à vaincre. Je lutte pour plus que la vie : je lutte pour l’amour !
Elle était vraiment touchante, et je ne me la serais jamais figurée ainsi. Quand j’allai la prendre pour ce fameux bal, car je tenais à passer la revue du départ, je la trouvai, à ma grande satisfaction, vêtue d’une robe blanche très simple et sans un bijou. Une seule rose rouge ornait sa chevelure d’ébène. Je déclarai de bonne foi qu’elle était adorablement jolie, et qu’elle aurait les honneurs de la soirée.
— Mais, ajoutai-je, pourquoi êtes-vous si pâle ? Est-ce que vous avez peur ?
— Une peur affreuse, répondit-elle ; mais — je fus seule à entendre ces paroles — j’ai peur d’un autre que du Roi.
Nul doute que le pauvre Kardaun m’eût doublé la somme promise, pour entendre l’huissier de l’antichambre royale annoncer sa fille, et pour la voir faire sa révérence devant Sa Majesté. La révérence fut un chef-d’œuvre de souplesse et de grâce. Mon auguste parrain le remarqua.
— J’avais entendu affirmer, dit-il en souriant à ma jeune compagne, qu’on ne sait pas faire la révérence, aux États-Unis.
Elle répondit avec une simplicité de bon aloi, en me regardant :
— Sire, je ne savais pas ; mais j’ai tâché de copier madame la baronne de Tiesendorf.
— Oh ! bien, fit le Roi, si vous la copiez en tout, je vous promets la grâce en ce monde, et le Paradis en l’autre.
Le prince héritier, à qui l’on reprochait de prendre pour modèle son contemporain et futur maître, s’entendait mieux à conduire des manœuvres qu’à dire un mot aimable à une femme. Il se contenta de dévisager mademoiselle Kardaun avec une attention admirative quand elle lui fut présentée ; puis, froid et raide comme s’il eût récité une leçon de théorie militaire :
— Je vous demanderai une valse, quand j’aurai fini le tour des salons, dit-il.
Mon bon parrain m’avait promis que son neveu ferait cette grâce à Mina, ainsi qu’il devait la faire à trois ou quatre débutantes plus aristocratiques. En attendant, la pauvre fille restait à côté de moi, quelque peu isolée. Je sentais bien qu’il se formait contre elle une cabale de protestation. Je ne perdis pas courage, et la présentai intrépidement à plusieurs femmes connues pour diriger le ton dans notre capitale. En vérité, j’en donnais à Kardaun pour son argent !
Après que Mina eut valsé avec le prince, elle ne resta plus sur sa chaise : on n’aurait pas osé l’y laisser. Rupert, lui-même, s’exécuta, ce qui fut pour la pauvre créature, je pense, une des minutes les plus désirées de sa vie. Tous deux valsaient à ravir ; je ne crois pas qu’on ait vu souvent un plus beau couple dans les salons du Palais. Ma protégée, comme je l’avais prédit, l’emportait en beauté sur toutes les femmes présentes. Flatmark l’invita une seconde fois et, dans le velours sombre de ses yeux, il y eut un éclair de joie. Elle n’était plus pâle en ce moment ; je le lui dis, quand elle revint au bras de son danseur.
— Oh ! me répondit-elle, je suis si heureuse !… Voilà une soirée que je n’oublierai jamais.
— On dirait, fit observer Rupert, que c’est votre premier bal, tant vous avez l’air de vous amuser.
— C’est le premier qui compte pour moi, dans tous les cas.
— Oui ; un bal de Cour impressionne quand on n’en a pas vu. Cependant, à cause de l’étiquette, c’est plus ou moins une corvée.
Pauvre Mina ! Elle avait encore du chemin à faire !
— Pour vous, peut-être, répondit-elle tristement, ce bal fut une corvée. Pas pour moi !
D’autres épines se mêlèrent aux roses de son triomphe. Un journal satirique imprima le lendemain :
« Allons-nous voir revivre, en dehors de nos musées, la grande époque de l’art ? Au bal de cette nuit la Fornarina s’est montrée, en robe de gaze blanche avec une rose rouge. Puissions-nous trouver un Raphaël sur la liste du prochain Salon ! »
Je n’avais pas encore lu ce madrigal à rebrousse-poil quand on m’annonça Kardaun. Il débuta par me remercier de mon chaperonnage de la veille ; puis il me demanda, perfidement :
— Vous savez l’italien, sans doute, madame la baronne ?
— Oui, répondis-je avec une parfaite innocence.
— Voulez-vous me dire, alors, ce que c’est que la Fornarina ?
— C’était une boulangère — Fornarina en italien — d’une beauté merveilleuse, que Raphaël a peinte bien souvent.
— Ah ! j’ai compris, soupira le pauvre Mathieu. Mille grâces, madame la baronne !
Ce fut après son départ que j’eus connaissance de l’article, et ce fut précisément Rupert qui me l’apporta. On devine combien je fus ennuyée.
— Ce n’est pas bien méchant, dis-je après avoir lu, parce que Mina Kardaun a pris le sage parti d’être fort belle. Si bien qu’après tout la comparaison n’est qu’une moitié de satire. Cette jeune fille n’en a pas moins triomphé sur toute la ligne au bal ; on n’a pu critiquer une seule de ses paroles ou de ses attitudes.
— Peut-être bien, dit-il. Mais la voilà pourvue d’un surnom qui lui restera. C’est fâcheux.
— Soyez tranquille. Nom et surnom, elle perdra bientôt l’un et l’autre en se mariant ; car je serais étonnée si elle épouse un boulanger.
— Non, certes ! Elle épousera quelque débris de famille illustre, en quête de millions.
— C’est juste ce qu’elle prétend ne pas vouloir faire. Elle veut être aimée, et je ne doute pas qu’elle le sera. C’est une bonne, franche, loyale créature. Sans cela, du reste, je ne me chargerais pas de la mener dans le monde.
— Voilà précisément ce que j’ai répondu, baronne, à ceux qui vous trouvent… peu entichée de noblesse.
— J’en serais entichée plus que personne, mon cher Flatmark, si noblesse était toujours synonyme d’honneur.
Il me regarda un peu surpris, ne sachant rien ou presque rien de mon histoire. De mon côté, je changeai de conversation. J’en avais assez dit en faveur de Mina, et je ne comptais pas en dire jamais davantage. C’était à elle, pour citer ses propres paroles, à vaincre sur le champ de bataille que je venais de lui ouvrir.
Je continuai les présentations. Presque chaque soir nous allions dans le monde, invariablement dans le meilleur. C’était là que nous étions sûres de rencontrer Rupert. La belle Mina, il faut lui rendre justice, manœuvrait avec une tactique supérieure, en même temps qu’avec une délicatesse irréprochable. Mais, comme il arrive à la guerre, ses coups portaient à côté. Les hommes l’admiraient ; j’en voyais devenir sérieusement amoureux d’elle ; plusieurs, sans s’embarrasser d’amour en voulaient manifestement à ses millions. Quant à Rupert, il avait, la chose ne faisait pas de doute, un plaisir réel à la rencontrer. Ils valsaient beaucoup ensemble ; ce beau cavalier, réputé le meilleur valseur du royaume, déclarait que ma protégée en était la première valseuse. Mais, comme elle disait quand nous étions remontées en voiture, le bonheur de la vie ne consiste pas à valser.
Un soir, elle me raconta, les larmes aux yeux :
— Vous ne savez pas le compliment qu’il m’a fait tout à l’heure : « Mademoiselle, vous pouvez compter sur moi comme sur le plus sincère de vos amis. » Pourquoi ne veut-il pas me donner mieux ? Aime-t-il ailleurs ? Ah ! mes yeux ne le quittent pas lorsqu’il parle à d’autres femmes. Je n’ai rien vu, pourtant !
Rupert venait souvent chez moi, car, à cette heure, j’avais un salon ; mes pensionnaires (les frimas de janvier les réduisaient à un fort petit nombre) ne m’apercevaient plus. Je le questionnai sur l’état de son cœur : il éclata de rire.
— En vérité, me répondit-il, je ne comprends pas ceux qui mettent dans la vie, à côté du boire, du manger et du dormir, une quatrième nécessité, qui est l’amour. Nous avons déjà bien assez de peine à faire face aux trois autres, faibles mortels que nous sommes ! Vive le vin, l’appétit et le sommeil ! Au diable l’amour !
— Patience ! Vous y passerez comme les autres, prophétisai-je. Vous n’avez que vingt-quatre ans.
— Et vous, madame, combien ? fit-il en me regardant avec un air tout à la fois respectueux et « mauvais sujet », qui lui donnait une séduction rare. Ne craignez-vous pas de me convertir trop vite à la religion de l’amour, et que j’en commence le culte par vous ?
— Comme on vous a bien élevé ! répondis-je en riant. Vous avez tout à fait l’air d’oublier que je pourrais être votre mère. Vous irez loin si, comme je l’ai entendu dire, un homme arrive à tout en faisant sa cour aux vieilles femmes.
— Ceci est une façon de m’apprendre que je n’arriverais à rien… avec vous, soupira-t-il en me baisant la main. Ne rions plus. Peut-être que si je trouvais une jeune fille qui vous ressemble, j’en deviendrais amoureux. Et encore, qui sait ? Probablement je n’aimerai jamais. C’est de famille. Mon général, qui fut le camarade et l’ami du pauvre oncle Otto, m’a dit cent fois qu’il ne l’a jamais vu s’occuper d’une femme. Quant à mon père, je l’ai assez connu pour savoir qu’il vivait comme un Chartreux, malgré la liberté de son veuvage.
On devine mes réflexions, pendant que Rupert me citait des exemples si bien choisis pour montrer que « c’était de famille ». Le cher garçon ne se doutait pas que l’oncle Otto m’avait aimé jusqu’à en mourir, et qu’il avait tenu à moi d’être sa seconde mère. Il me dit, voyant que je gardais le silence :
— Pardonnez-moi : je vous ai déplu. Aussi bien vous allez être, pour quelques jours, débarrassée de ma présence. Le général auquel je suis attaché m’emmène en inspection.
— Je connais une belle personne qui va pleurer son valseur.
— Il ferait beau voir qu’elle ne me pleurât point ! Mais elle aura sur moi un avantage : elle pourra me remplacer. Tandis que, dans les déserts où le sort m’exile, je lui serai fidèle. Vous avez congé de le lui dire.
— Elle appréciera le mérite de cette fidélité forcée. Pauvre Mina !
— Je ne la croyais pas si pauvre.
— Et moi je ne vous croyais pas si riche.
— Pourquoi ? Parce que je ne me précipite pas sur les millions du père Kardaun ? S’enfarine qui voudra ! Si j’ai un fils quelque jour, il sera assez riche à tout le moins pour acheter une épée.
— Oui ; mais si vous avez une fille, elle sera peut-être obligée de tenir une pension pour gagner sa vie. Et je vous assure que ce n’est pas amusant.
— Vous n’avez pas voulu me prendre comme pensionnaire !
— Allez ! Je n’ai jamais vu de jeune homme moins sérieux que vous.
— Je voudrais que mon général pût vous entendre, lui qui prétend que je suis un élève de théologie, affublé par erreur d’un uniforme de hussard.
Cet entretien me laissa peu d’espoir que le rêve de Mina pût jamais s’accomplir. Loyalement j’en prévins Mathieu, que je m’attendais à voir désespéré. Il n’en fut rien. Depuis que sa fille avait dansé avec notre futur monarque, ce brave homme entrevoyait pour elle les plus brillantes destinées.
— Entre nous, me répondit-il, un échec de ce côté est ce qui peut arriver de plus heureux pour Mina. Certes, je consentirais à la voir comtesse de Flatmark. C’est une famille des plus anciennes ; le jeune homme a la meilleure réputation. Mais il lève le nez et me salue à peine quand il me rencontre. Jamais il n’a daigné mettre une carte chez nous. D’autres ne sont pas si difficiles. Pas plus tard qu’hier, le fils du Ministre des Finances faisait avec moi sa partie, sur mon billard. Et savez-vous ce qu’il me disait ?
— Mon Dieu ! Je le devine : « Monsieur Kardaun, je serais l’homme le plus heureux de la terre si vous vouliez m’accepter pour gendre. »
— Oh ! cela, il me l’a dit dès le lendemain du fameux bal. Mais, hier, c’est de moi que nous parlions. « Monsieur Kardaun, me demandait-il, aimeriez-vous être banquier de la Cour ? Le titulaire se retire. Comme vous savez, le Roi l’a fait baron depuis plusieurs années. »
— Bravo ! m’écriai-je en évitant de rire. Baron Kardaun : cela vous irait comme un gant. Hélas ! j’aurai le regret de n’être plus votre voisine à cette époque.
— Le regret sera pour moi, baronne. — Il ne disait déjà plus : Madame la baronne ! — C’est au premier mai que je prends possession de votre demeure. Si je ne vous ai pas déjà versé le prix, vous daignerez vous souvenir que c’est sur votre volonté. Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour ma fille.
— Et, si elle n’épouse pas le comte de Flatmark, vous ne m’en voudrez pas ? Je vous assure que ce n’est pas de ma faute.
— Caprice d’enfant gâtée, fit Mathieu avec une moue, en se levant. Et surtout, caprice d’une enfant qui ne connaissait pas le monde. Mais maintenant, grâce à vous, elle le connaît.
Après cette conversation, je me sentis soulagée d’un assez grand poids. Je ne sais trop lequel méritait mieux, du père ou de la fille, qu’on l’appelât enfant gâté ; je craignais les gémissements de Kardaun encore plus que les soupirs de Mina. Dieu merci ! j’allais en être quitte à meilleur compte. Ce qui était plus doux encore, dans deux mois j’allais pouvoir m’occuper de ma fille, au lieu de m’occuper de la fille d’un autre. Quelle joie d’être libre ! Avec quel plaisir je signais, chaque jour, des lettres écrites par ma gérante à des personnes qui demandaient à loger chez moi pendant l’été, pour leur notifier mon refus.
Elle avait vécu, la pension de famille de Frau Tiesendorf. Ou, du moins, je croyais qu’elle avait vécu.
On pourrait croire, en lisant ces notes, que je m’étais complètement déchargée de mes devoirs maternels sur la comtesse Bertha, et que ma chère Élisabeth s’accommodait assez bien de notre séparation. Je me borne à répondre que nous nous écrivions chaque soir, sans compter que je profitais de la présence d’une suppléante pour aller, de temps à autre, passer deux jours à Obersee.
La crainte de parler trop de ma fille est ce qui m’empêcha d’en parler jusqu’ici. Rien n’est plus ennuyeux pour les autres que l’enthousiasme d’une mère. Si j’avais laissé courir ma plume, elle aurait entassé pages sur pages, dans le seul but de convaincre la postérité qu’Élisabeth de Tiesendorf était un ange descendu sur la terre, un ange sans ailes, mais avec un nimbe d’or flottant, de grands yeux bleus, une taille délicieusement terrestre, et le cœur le plus pur, le plus tendre, le plus fidèle que j’aie jamais connu… Là ! Me voilà partie ! Qu’on m’arrête si l’on peut !
On ne m’arrêtera pas, toutefois, sans que j’aie tâché de peindre cette âme où se trouvaient tant de vertus diverses, presque incompatibles, croirait-on ; de même que, dans certaines vallées de montagnes, la nature fait pousser, presque côte à côte, le pâle edelweiss du sommet neigeux avec l’œillet chaudement coloré des plaines du Midi. Le couvent l’avait rendue très pieuse, légèrement mystique. Les histoires de la tante Bertha, l’ex-beauté de la Cour, lui avaient communiqué une imagination romanesque, la fierté de la race, l’amour de tout ce qui brille au-dessus du niveau commun, surtout une largeur d’idées, une aisance de manières qu’on se serait peu attendu à trouver dans cette jeune recluse. Quant à moi, dans mes lettres comme dans mes visites, je m’attachais à la convaincre que toute vie appartient au devoir, et que la sienne, en particulier, avait toutes les chances de ne pas ressembler à un conte des Mille et une Nuits.
De toutes ces influences variées, sinon contraires, il résultait une assez drôle de petite personne, dont la correspondance eût charmé, je crois pouvoir le dire, même une autre que sa mère. Dans ce vieux château situé au fond d’une province, elle trouvait de quoi remplir des pages nombreuses. Rien n’était omis des moindres incidents domestiques.
Au point où je suis arrivée, c’est-à-dire à l’époque où je commençais à prévoir l’échec de Mina Kardaun, ma fille était informée du changement qui se préparait dans notre existence. Elle savait que nous allions vivre ensemble ; nos projets d’avenir faisaient, bien entendu, le principal sujet de notre correspondance. Où habiterions-nous ? La tante Bertha nous offrait de nous établir chez elle. J’hésitais à accepter pour deux raisons : la première c’est que le séjour d’Obersee, qui m’eût convenu à moi-même, fournissait peu d’occasions de faire connaître une jeune fille dont l’établissement serait bientôt mon principal souci. La seconde, c’est que la bonne tante allait avoir, ce qui la désolait, un voisin peu agréable pour des femmes destinées à vivre seules. On construisait une forteresse à une demi-lieue du château ! Cette complication m’avait à peu près décidée à vivre dans la capitale, au moins jusqu’au mariage d’Élisabeth. Ma maison payée, c’est-à-dire dans peu de semaines, j’en aurais les moyens. Déjà, sans avoir pris de résolution définitive, je visitais des appartements.
« Petite mère, écrivait ma fille, peu m’importe où je vivrai, pourvu que ce soit près de vous. Si je dois habiter la ville, ne vous inquiétez pas de me trouver une belle chambre. Tout ce que je désire, c’est que nous ayons une belle vue sur la campagne, que nous soyons près du Palais afin de voir la parade et d’entendre la musique, enfin que nous ayons une église tout à côté de nous. »
Le programme n’était déjà pas si facile à remplir. Mais la lettre suivante fut absorbée tout entière par le récit d’un gros événement.
« Nous sommes sens dessus dessous depuis hier soir.
« Un peu après la tombée de la nuit, voilà qu’on frappe à la porte du château. Qui pouvait venir à cette heure tardive ? Il y avait deux pieds de neige sur les routes, dans nos montagnes, à cause d’un tourbillon qui avait régné tout l’après-midi. Le vieux Hans pénètre comme un fou dans la chambre de ma tante, qui dormait d’un œil, tandis que je lui faisais la lecture :
« — Madame la comtesse, il y a un général au salon.
« — Un général ! Je ne reçois pas : j’ai mes papillottes. Qu’il laisse sa carte et qu’il s’en aille.
« — Mais, madame la comtesse, il demande à dîner et à coucher.
« — Dites-lui qu’il y a un hôtel dans la petite ville près d’ici. Tout au plus deux lieues. J’imagine que ce général n’est pas à pied.
« — Non, madame la comtesse, il est à cheval. Mais ni lui ni son cheval n’arriveraient vivants là-bas, au milieu de cette tourmente.
« — Qu’avait-il besoin de se mettre en route, s’il a peur de la neige ?
« — Madame la comtesse, il vient d’inspecter les travaux du fort.
« — Tant pis pour lui ! C’est bien fait ! Qu’avait-on besoin de bâtir un fort qui rendra Obersee inhabitable ?
« Ah ! ma chère maman, il faut voir la tante quand il est question du fort ! J’ai bien cru que le pauvre général était condamné à mourir dans la neige. Par bonheur Hans a ajouté :
« — Le général s’est informé du nom du propriétaire du château. Il dit qu’il a bien souvent eu l’honneur de danser avec madame la comtesse — autrefois…
« Bref le général n’est pas mort. Il vient d’aller se coucher ; je vous écris avant d’en faire autant. Il est minuit. On s’est mis à table à neuf heures du soir. Il a fallu tuer, plumer les poulets. Seigneur qu’ils étaient durs ! Mais il ne fallait pas songer à sortir du château pour aucune provision. Et puis ma tante a fait une toilette !… Nous avons dû ouvrir des malles fermées depuis dix ans. Cela nous a pris trois heures. Je n’avais jamais vu ma tante en robe décolletée. Je ne trouve pas que cette forme lui aille bien. Moi, naturellement, j’étais en robe montante : je n’avais pas le choix. D’ailleurs le général n’avait d’yeux que pour sa chère comtesse, comme il l’appelait. Au dessert ils se donnaient leurs petits noms :
« — Vous souvenez-vous, Bertha ?
« — Oui, mon pauvre Christian, je me souviens.
« — Et vous n’avez pas voulu de moi !
« — Je n’ai voulu de personne. Je l’avais promis à vous et à quelques autres. Vous, du moins, me retrouvez fidèle à ma promesse. Tandis que l’oublieux Christian s’est marié deux fois !…
« — Cela ne compte pas, chère amie. Le veuvage efface tout !
« Après le café et les liqueurs — le général aime fort les liqueurs — la dame de compagnie de ma tante s’est mise au piano et j’ai valsé. Au couvent nous valsions entre jeunes filles. Mais comme c’est plus amusant de valser avec un homme ! Ce n’est pas avec le général que je tournais dans le grand salon, naturellement. C’est avec un officier qui l’accompagne. La tante Bertha et son ancien admirateur ne nous quittaient pas des yeux. Ils semblaient fort intéressés, et toujours j’entendais les mêmes phrases :
« — Vous souvenez-vous, Bertha ?
« — Oui, mon pauvre Christian ; je me souviens !
« Allons ! ma chère maman, il faut que je vous dise bonsoir. Je ne me suis jamais couchée si tard ; mais je n’ai pas sommeil. Je suis contente : il paraît que je valse à ravir. »
Ainsi, Rupert de Flatmark avait rencontré ma fille. L’aventure était drôle et, ce qui la rendait plus piquante, c’est qu’ils semblaient ne s’être pas reconnus. Peut-être qu’ils en étaient restés sur cette simple valse ; peut-être que, durant la nuit, la neige avait fondu, laissant le général et son officier se remettre en route au point du jour. Peut-être que Rupert et Élisabeth, moins heureux que « Bertha » et « Christian », n’avaient pas su renouer la chaîne du passé. Dans tous les cas, je trouvais que ma fille faisait bien la dégoûtée envers les jeunes gens. Pas un mot d’admiration, ou du moins d’appréciation, à l’adresse de celui pour qui la belle et opulente Mina Kardaun se mourait d’amour… Ah ! comme nous oublions parfois, nous autres mères, ce que peut cacher le silence d’une petite fille !
J’attendais la lettre suivante, comme une bonne lectrice de roman-feuilleton guette l’arrivée de son journal. Je ne fus pas désappointée : le feuilleton marchait bien :
« Chère maman, attendez-vous à tomber de surprise : le général n’est pas parti et son aide de camp… Mais suivons l’ordre des faits, pour parler comme mon professeur d’histoire.
« Ce matin, réveillée de bonne heure, je cours à ma fenêtre sitôt qu’il fait jour. Dégel complet ; ils sont loin, sans doute. Hier nous nous étions fait nos adieux, pour le cas où le départ serait possible ; or les chemins étaient si bons qu’une chanoinesse aurait pu se mettre en route. Je souhaite bonne chance à « Christian » et à son compagnon, et je veux me rendormir. Pas moyen ! Alors je me lève pour tout de bon ; je me mets à ma toilette. Je me coiffe, tout en marchant dans ma chambre, ce qui est mon habitude, regardant mes fleurs, disant bonjour à mon oiseau, examinant si les persiennes de ma tante sont ouvertes. Rien d’ouvert chez la comtesse Bertha, mais, à l’étage au-dessus, bien au large, une fenêtre, et, à cette fenêtre, un officier qui lorgne… les terrassements du fort, j’aime à le croire, avec sa jumelle. Ces messieurs n’étaient pas partis !…
« On se retrouve une heure plus tard au café au lait du matin : vous savez que c’est un repas véritable à Obersee. Ma tante questionne, étonnamment coquette :
« — Ainsi donc, mon ami, vous n’avez pu vous éloigner si vite ? J’y comptais bien un peu. Vous souvient-il de ces huit jours d’arrêts qui vous furent donnés un certain jour, parce que, au moment de la parade, vous causiez avec moi quand on commanda le défilé ?
« — Hélas, ma chère Bertha, c’est moi qui punis les autres, maintenant. Être puni valait mieux — quand c’était à cause de vous. Mais, comme vous voyez, je suis toujours aussi faible. Ajoutez que j’avais un lit comme on n’en trouve plus qu’en province. Bref, j’ai dormi la grasse matinée. Ce jeune homme que vous voyez là aurait dû m’éveiller. A quoi sont bons les officiers d’ordonnance ? Monsieur, je nous inflige vingt-quatre heures d’arrêts sous le toit de madame la comtesse. D’ailleurs nous avons des rapports à rédiger sur le nouveau fort. Nous travaillerons ici.
« Entre nous, ma chère maman, ils n’ont guère travaillé. Le général a joué aux cartes avec ma tante ; je crois même qu’ils ont un peu dormi, chacun dans leur fauteuil. La jeunesse, y compris la dame de compagnie, a causé sous la véranda chauffée par un beau soleil et très fleurie. Nous arrivons à la surprise. Tout à coup l’officier du général me dit, je ne sais plus à propos de quoi… ah ! si, à propos d’un rayon qui faisait un joli effet sur ma tête, paraît-il :
« — Je ne connais qu’une femme dont la chevelure puisse être comparée à la vôtre : c’est la baronne de Tiesendorf.
« — Vous la connaissez ?
« — Beaucoup. Elle voudrait me faire faire une bêtise… (Pardon ! maman, je cite.)
« Naturellement, l’indignation s’empare de moi ; je sens que mes yeux lancent des éclairs et que je deviens rouge comme une tomate :
« — Monsieur ! La baronne de Tiesendorf est incapable de vous mal conseiller ; je suis sa fille !
« Jamais vous n’avez vu un coup de théâtre pareil, ni un jeune homme si effaré. Il me regardait, ne sachant que dire ; et il me regardait encore. Il semblait ému, intimidé. On aurait cru que c’était moi l’officier et lui la demoiselle. Enfin il me demande :
« — Est-ce que vous apprivoisez toujours les tourterelles ?
« Alors il se fait dans mon souvenir comme une lueur, et je m’écrie :
« — Oh ! vous êtes Rupert de Flatmark !
« Oui, maman, c’est lui ! Que dites-vous de mon histoire ? C’est moi qui me suis remise le plus vite. J’ai dit :
« — Comme c’est heureux que vous n’ayez pas réveillé le général ce matin ! Vous seriez parti sans savoir mon nom. Vous n’êtes pas curieux !
« Il m’a répondu tout de suite, sans chercher :
« — Mais si, mademoiselle ; c’est précisément parce que j’étais curieux que je n’ai pas réveillé le général.
« Nous avons couru conter à ma tante notre histoire, dont elle a paru médusée. Pourtant c’est au fond très simple. Et, cette fois, nous nous sommes dit adieu pour tout de bon, les uns et les autres, après une journée qui a passé vite. Bonsoir, maman. Je vous entends dire : que cette enfant est bavarde ! — N’ayez pas peur. Ma prochaine lettre aura moins de feuillets. Demain, le château sera rentré dans son calme. Une fois encore la vie aura séparé « Bertha » et « Christian ».
Je ne voudrais pas abuser des emprunts à la correspondance d’Élisabeth. Je citerai seulement les premières pages d’une des lettres qui suivirent, pour m’éviter un travail de narration.
« Ma chère maman, où allons-nous ? Si la tante n’avait que cinquante ans au lieu de soixante-dix, je croirais que le deuxième veuvage de « Christian » ne sera pas éternel. Savez-vous ce qu’elle vient de lui écrire ? Que le château d’Obersee se trouvant sur sa route quand il retournera chez lui, son inspection finie, elle réclame une visite un peu plus longue. La bonne tante, qui commence à ne plus me traiter tout à fait en petite fille, m’a consultée, car elle prétendait hésiter beaucoup. Naturellement j’ai approuvé l’idée, n’ayant pas et ne pouvant pas avoir d’objections. Reste à savoir si le vieux guerrier acceptera. Ma tante croit que oui. J’aurais voulu voir sa lettre — qu’elle ne m’a pas dictée, contrairement à son habitude. Mais je n’ai rien vu. Ce mystère, joint à l’agitation mal dissimulée de la chanoinesse, m’amuse beaucoup. Si le général refuse, me voilà condamnée au rôle de consolatrice. Comptez que je ferai mon devoir, chère maman. »
Suivait une liste de commissions qui me faisaient voir que ma fille espérait n’en être pas réduite à cette extrémité fâcheuse. Elle voulait des gants, des fleurs, des rubans, voire même des souliers de satin, ce qui me prouva qu’il y avait des valses à l’horizon. Comme je faisais mes emplettes, Mina Kardaun entra dans le magasin.
— Quoi ! s’écria-t-elle. Du rose pour vous qui ne portez jamais que des couleurs foncées ! Comme vous avez raison de vous habiller d’une façon plus jeune !
— Vous oubliez que j’ai une fille, répliquai-je, tout en surveillant le commis qui emballait mes achats.
— Comment ! ces merveilles vont à Obersee ! Je ne croyais pas qu’on y donnât des bals.
Elle me gênait fort avec ses questions. Mais c’eût été bien pis si elle avait su que Rupert de Flatmark était allé au château, qu’on l’y attendait encore. Aussi, bien que le cher garçon ne fît rien de criminel en suivant son chef dans la maison la plus austère de l’Allemagne, je fus aussi mystérieuse que la chanoinesse l’était avec ma fille, et je changeai de conversation.
Je sus bientôt que mon envoi n’avait pas été inutile. « Christian » était venu, et les souliers de satin étaient un peu trop larges. Tel fut le résumé de la lettre suivante, où ma fille se montrait rien moins que bavarde, elle qui écrivait des volumes précédemment ! Je la devinai fatiguée des honneurs qu’elle aidait sa tante à faire, et je sus bon gré à celle-ci d’avoir laissé partir au bout de trois jours le vieux guerrier, sans parler du jeune, que je me réjouissais de questionner sur Élisabeth, car c’était un bon juge.
A ma grande surprise, Flatmark ne vint pas me voir au débotté. Comme j’allais le rappeler à son devoir, ce fut moi-même qui fus mandée par la tante Bertha. Son billet, de quelques lignes, me demandait de venir toute affaire cessante. Heureusement qu’elle ajoutait : « Rien de fâcheux. » Sans cela j’eusse été inquiète.
Ce départ précipité me gênait un peu. Sans parler d’autres dérangements, il m’empêchait et, par la même occasion, il empêchait Mina Kardaun d’assister le lendemain à l’un des derniers bals de la saison prête à finir : nous touchions au carême. Néanmoins je n’hésitai pas. Je me devais avant tout à la seule parente que Dieu m’eût laissée, que ses bontés pour ma fille me rendaient plus chère encore. J’expédiai un billet à la pauvre « Fornarina », me doutant bien qu’elle s’arracherait les cheveux à l’idée que le beau Rupert était de retour, et qu’elle ne le verrait pas le lendemain. Puis, sans attendre la réponse, dont je devinais le désespoir, je me mis en route par le premier train. En quelques heures j’étais à la station où je devais quitter la voie ferrée.
Là, une première surprise m’attendait. Au lieu d’apercevoir, comme à l’ordinaire, ma bien-aimée fille et la dame de compagnie venues à ma rencontre, je découvris la tante elle-même qui me guettait à la descente du wagon. Je fus saisie de terreur : elle me rassura d’un signe, avant même que nous fussions à portée de la voix. D’ailleurs il n’y avait qu’à la regarder. Elle rayonnait de satisfaction et semblait rajeunie de dix ans.
— Élisabeth n’est pas malade ? lui demandai-je aussitôt que nous nous fûmes jointes.
— Malade ? Ah ! non, certes, elle n’est pas malade, répondit la chanoinesse d’un air fin. Mais j’ai voulu vous parler sans être dérangée. Nous avons une heure de voiture en tête à tête. C’est plus qu’il n’en faut pour ce que j’ai à vous dire.
Connaissant l’originalité de ma tante, je pouvais m’attendre à tout. Cependant je dois avouer que je la crus folle aux premiers mots qui sortirent de sa bouche :
— Ma nièce, embrassez-moi et réjouissez-vous. J’ai marié votre fille !
Je regardai ma vieille parente sans savoir que lui répondre, assez inquiète au fond. Elle se hâta de me rassurer sur l’état d’avancement des choses :
— Vous sentez bien que c’est une façon de parler. On ne se marie pas comme ça. Mais enfin, l’oiseau est pris. Je me flatte que j’ai fortement aidé à le mettre en cage. Ah ! c’est un bel oiseau, et vous allez être fière. Oui, ma nièce : comtesse de Flatmark, voilà ce que sera votre fille ! Qu’en dites-vous ? La comtesse Bertha fut jadis employée à des négociations d’hymens princiers. Vertu de moi ! je n’ai jamais rien fait de plus fort. Nunc dimittis.
— Mais, ma tante, Élisabeth n’est encore qu’une petite fille et…
— Une petite fille ! Voilà bien les mères ! Quel âge aura-t-elle en mai prochain ? Dix-huit années, pas une de moins. Il est vrai qu’elle n’a pas pour deux sous de coquetterie. Si je n’avais eu l’œil ouvert, ce petit imbécile de Flatmark retournait à la Cour avec toutes ses plumes. Et il paraît qu’il est fort en passe d’être plumé par une horrible bourgeoise horriblement riche : le général me l’a dit. Non, mademoiselle ! Flatmark n’est pas pour votre vilain nez… Maintenant, il faut que vous sachiez, comment nous avons mené les choses. Ne voulez-vous pas m’entendre ? Vertu de moi ! je m’attendais à vous voir plus d’enthousiasme.
— Je vous écoute, soupirai-je.
— Vous avez su, par votre fille, l’arrivée fortuite du général et de son aide de camp à Obersee. Du premier coup le jeune homme fut pris : je m’en aperçus tout de suite. Mais un hussard se prend vite et se déprend de même. Cependant, quand les voyageurs partirent, le deuxième jour, ce brave garçon me paraissait en avoir dans l’aile, sérieusement. Que faire ? L’achever, parbleu ! Je réfléchis, je fais parler Élisabeth et j’écris au général — un ami sûr — en lui exposant mon plan de campagne. Il entre dans mon jeu et me promet un retour offensif sur Obersee, avec toute sa cavalerie, c’est-à-dire avec notre cavalier. Alors, pendant trois jours, je les ai tenus au régime, sous la surveillance de ma dame de compagnie, qui avait mes instructions. C’est vous dire qu’elle surveillait… sans hostilité. Bref, le troisième jour, Flatmark était à point. Il me priait de vous fléchir, prétendant qu’il a peur de vous. Lui écrirai-je qu’il est refusé ?
— Ne lui écrivez rien, ma tante ; nous avons beaucoup à dire. Il faudrait savoir, d’abord, si ma fille partage votre enthousiasme. Permettez-moi de vous apprendre qu’elle faisait à peine mention de Rupert dans ses lettres. Elle ne parlait que du général.
— Conclusion : c’est du général qu’elle est amoureuse. Eh bien, ma petite, vous le lui demanderez, Sainte Vierge ! Elles sont perspicaces, les mères d’aujourd’hui !
— Peut-être que non, ma tante. Mais du moins elles sont positives. Rupert de Flatmark n’est pas bien riche. Et vous savez ce que possède ma fille.
— Votre fille héritera de moi un jour.
Je savais que l’héritage de ma tante consiste en un château : Obersee, dont le domaine est réduit à une vue splendide et à une cascade fameuse. Mais je gardai ces considérations pour moi. D’ailleurs, la chanoinesse ne m’écoutait déjà plus ; elle fulminait contre mon avarice et mon ingratitude :
— Je m’attendais à autre chose, ma nièce, en vous apprenant que, grâce à moi, Élisabeth peut entrer dans la première famille du royaume sous le rapport de l’ancienneté. Si jamais on m’avait dit que j’entendrais un jour discuter l’alliance des Flatmark, sous prétexte qu’ils n’ont pas gagné des millions dans la meunerie !… Croyez-vous que j’ignore votre beau dévouement à Kardaun ?
Tout en m’efforçant de calmer la bonne tante, j’admirais malgré moi le côté comique de la situation. Pour faire aboutir le mariage de Rupert avec Mina, j’avais fait agir le Roi lui-même ; j’avais bouleversé ma vie, engagé une auxiliaire, acheté des toilettes ; j’avais repris le chemin de la Cour, oublié depuis tant d’années ; j’étais rentrée dans le monde que je ne connaissais plus… Et, pendant ce temps-là, sans m’en prévenir, la tante Bertha manœuvrait de son côté pour marier ce même Rupert… à ma propre fille ! Bien plus, elle prétendait y avoir réussi !
Quant à ce dernier point, toutefois, connaissant l’imagination de ma vieille parente, je n’acceptais ses affirmations que sous bénéfice d’inventaire. Il n’y avait plus d’ailleurs qu’à attendre quelques minutes : nous arrivions. Je me doutais qu’Élisabeth, au premier mot dit par moi, allait éclater de rire. L’idée que cette enfant pouvait songer au mariage, pouvait songer à l’amour !…
Une enfant, cette jolie créature aux formes déjà pleines, au sourire lumineux, qui vint à moi toute changée, toute nouvelle, toute inconnue, avec un regard si pur, mais si profond, où je lus comme dans un livre la réponse qu’elle allait me faire !… Ah ! non ! ce n’était plus une enfant !
Quand elle eut achevé sa confession :
— Pourquoi ne m’as-tu pas écrit, toi qui me confies tout, quand tu as senti que tu allais aimer cet homme ?
— Parce que, ma mère chérie, je n’ai jamais senti que j’allais aimer Rupert. En le revoyant, je me suis trouvée heureuse d’un bonheur qui m’étonnait moi-même, que j’eusse tourné en ridicule chez une autre. Car enfin il n’était dans mon souvenir que pour une demi-heure passée ensemble, quand nous étions des enfants. Pour tout dire, je l’avais oublié jusqu’au jour où j’ai lu son nom dans vos lettres. Et pourtant, il me sembla, quand je vis Rupert, que j’avais passé une longue vie à l’attendre. Je voulus raisonner, alors : « Je suis si seule dans ce vieux château ! Il y a tant de mois que je n’ai causé avec quelqu’un de mon âge ! C’est la réaction. »
— Eh bien ! qu’est-ce qui te dit que ce n’est pas la réaction ?
— Oh ! maman, c’est lui qui me l’a dit, qui me l’a fait comprendre. Un jour, après avoir valsé, nous causions. « Ne serait-ce pas délicieux, me demandait-il, de valser ensemble dans la grande galerie du Palais tout illuminée, au milieu des uniformes brillants, des fraîches toilettes, des pierreries qui étincellent, des parfums qui sentent bon ? » Alors j’ai eu comme la vision de Rupert de Flatmark dansant avec d’autres jeunes filles, belles et parées. Je me suis regardée dans une glace, et il m’a semblé que je m’enfonçais tout à coup dans un océan de désolation, que j’étais la plus laide, la plus malheureuse, la plus abandonnée, la plus déshéritée des créatures humaines, si bien que j’ai fondu en larmes…
— Qu’est-ce qu’il a fait, alors ?
— Il m’a contemplée sans rien dire, sans faire un mouvement. Vous auriez cru qu’il trouvait charmant de me voir pleurer comme une sotte. Je lui ai demandé : « Avez-vous jamais vu rien de plus stupide qu’Élisabeth de Tiesendorf en ce moment ? » Il m’a répondu qu’il lui était arrivé de voir des spectacles plus désagréables. « Car enfin, a-t-il ajouté, si vous ne m’aimiez pas un peu, qu’est-ce que cela vous ferait de savoir que je danse avec toutes les demoiselles de la terre ? Convenez que j’ai raison. »
Le monstre ! Il m’assurait quinze jours plus tôt qu’il n’entendait rien à l’amour, et que « c’était de famille » !
— J’espère, mademoiselle, que vous n’êtes convenue de rien du tout, fis-je avec sévérité.
— Oh ! non, maman ; pas au premier abord du moins. Alors il a dit : « Nous allons prendre la dame de compagnie pour juge. » Elle était au piano dans la salle de musique ; nous sommes allés la trouver ; Rupert a exposé le cas, sans nommer personne, bien entendu. Puis il a demandé : « Maintenant, madame, que concluez-vous en ce qui concerne la jeune personne ? » La réponse fut que la jeune personne était amoureuse, autant du moins qu’on pouvait en juger sans la connaître. « Et que pensez-vous que fit le jeune homme en se voyant aimé ? » continua Rupert. L’oracle décida que le jeune homme, s’il était amoureux lui-même, était tombé aux genoux de la charmante créature et qu’ils avaient échangé leur foi. Elle n’avait pas achevé que… l’oracle s’accomplissait.
Je me promis de féliciter la tante Bertha sur le choix de ses dames de compagnie. Quant à Rupert, je déclarai tout haut que c’était un franc étourdi, un impertinent, un odieux personnage, et que tous les échanges de serments avec une folle, hors de ma présence, comptaient à mes yeux comme une chanson de nourrice.
— Mais cela va de soi, ma chère maman, répondit l’héroïne. C’est pourquoi la tante Bertha l’a fait partir le jour même, avec injonction d’aller vous voir tout en débarquant. « Je n’oserai jamais », a-t-il dit. Alors ma tante vous a écrit. Maintenant tout est bien.
Il était évident que mademoiselle ma fille se voyait déjà au pied de l’autel, sa couronne sur la tête, Flatmark à sa droite ; mais, dans mon jugement, nous n’en étions pas encore là. Un officier de hussards, même aussi peu hussard que Rupert, n’était pas pour moi le type rêvé comme gendre. Ils étaient, au surplus, beaucoup trop jeunes l’un et l’autre. Enfin, de toutes les objections que j’avais contre ce mariage, la moins forte n’était pas le rôle de chaperon remorqueur, accepté et plus ou moins bien joué auprès de Mina Kardaun. Bien des gens commençaient à dire qu’elle mourait d’envie d’épouser Flatmark et, même sans pénétration extraordinaire, ceux-là devaient bien voir que je ne manœuvrais pas précisément pour l’en empêcher. Quels ragots le monde n’allait-il pas faire, s’il apprenait un beau matin que Rupert épousait ma fille ? Le mieux que je pouvais attendre était qu’on parlât de moi comme d’une intrigante fieffée et, certes, je ne pouvais compter sur le vieux Kardaun et encore moins sur sa fille pour ma défense.
Voilà quelle était ma dernière objection ; mais, celle-là, je ne me souciais pas de la faire valoir aux yeux de ma tante. Je me bornai donc à lui opposer les autres, quand je me rendis chez elle en quittant Élisabeth, non sans avoir houspillé celle-ci comme il convenait. Je m’aperçus bientôt que j’avais devant moi une adversaire ferrée à glace, mise, par cette vieille pie de général sans doute, au courant de bien des choses, pour ne point parler de ce qu’elle avait pu voir par elle-même, en des temps plus reculés.
— Vertu de moi ! s’écria-t-elle. Vous avez peur des hussards, maintenant ? Venez avec moi dans la galerie. Tous nos portraits de famille sont là. Vous y verrez une assez jolie collection d’attributs militaires, depuis le heaume de notre aïeul Conrad de Tiesendorf, qui accompagna en Terre-Sainte l’empereur Frédéric, jusqu’aux aiguillettes d’un certain colonel — de hussards, s’il vous plaît — dont vous êtes la petite-fille que vous aimiez les hussards ou non.
— C’est fort bien, répondis-je. Mais il y a aussi des portraits de femmes dans la galerie. Êtes-vous sûre que, si les mortes pouvaient parler, toutes vous diraient qu’elles ont béni Dieu, d’un bout de la vie à l’autre, d’avoir eu pour mari des hommes d’épée ?
— Et vous, ma nièce, avez-vous béni Dieu de n’avoir pas épousé Otto de Flatmark ?
J’abandonnai cette position qui devenait intenable, et je me repliai sur ma seconde ligne. Je déclarai que, dans tous les cas, je n’examinerais même pas la demande d’un jeune homme de vingt-quatre ans, et cela dans son propre intérêt.
— Mais alors, fit la chanoinesse, comment se fait-il que vous ne le trouviez pas trop jeune pour Mina Kardaun ?
On voit qu’il n’était pas facile de mettre la bonne tante à quia. Cependant, comme elle ne pouvait exiger une décision séance tenante, je m’en tirai par une proposition d’armistice et je rentrai chez moi le lendemain, emportant la parole d’honneur de la châtelaine d’Obersee que mons Rupert serait consigné rigoureusement à la porte, s’il osait y frapper, jusqu’à nouvel ordre.
Je n’étais pas rentrée depuis deux heures que je vis arriver chez moi un vieillard pâle, échevelé, tremblant. Dieu me pardonne, je crois qu’il était devenu maigre, comme d’aucuns blanchissent, en vingt-quatre heures. Je lui demandai :
— Madame Kardaun serait-elle plus mal ?
— Madame Kardaun est toujours de même, répondit-il. (Sa voix était étranglée par la colère.) Mais ma fille est au lit, très malade, pleurant toutes les larmes de son corps. Vous soupçonnez peut-être un peu pourquoi ?
Hélas ! oui, je le soupçonnais, tellement que je baissai la tête sans répondre, ne sachant que dire. Au fond de moi-même, j’envoyais le trop séduisant Rupert… très loin. Mathieu continua :
— Mon jeune ami, le fils du Ministre, est venu me voir tantôt. J’en ai appris de belles par lui ! Cet affreux Flatmark épouse votre fille. C’est un coup monté ! Ils se sont vus à Obersee, d’où vous arrivez vous-même. Ceci, madame, n’était pas tout à fait dans nos conventions.
Relevant la tête à ce langage dont le sans-gêne m’exaspérait, je ripostai :
— Nous ne sommes pas convenus que vous vous mêleriez de savoir, avant que je le sache moi-même, qui épouse ma fille ou qui ne l’épouse pas. Faites attention, d’ailleurs, que vous me parliez l’autre jour, à cette même place, d’une certaine demoiselle, qui a des caprices, et de son père qui va être fait baron.
Peut-être avais-je un peu dépassé les bornes. Peut-être avais-je oublié que le sentiment le plus fort chez Mathieu Kardaun était la tendresse pour sa fille.
— Je vous ai parlé comme un triple sot, répondit-il, Et surtout, je n’avais pas vu alors ce que je viens de voir : Mina, ma pauvre Mina, mon enfant bien-aimée, sanglotant comme une malheureuse… Comprenez-vous que cet imbécile m’a tout raconté devant elle ?… Baron ! moi ! Pensez-vous, par hasard, que je ne prendrais pas le bateau demain, que je ne retournerais pas dans le plus misérable des hameaux de la Grande-Prairie pour y pétrir la pâte, si c’était le moyen de donner à ma fille l’homme que son cœur — Dieu le bénisse ! — a choisi ?
L’infortuné Kardaun pleurait. Moi-même, pourquoi m’en défendre ? je me sentais émue.
— Mon cher voisin, dis-je, tâchant de le calmer, je vous assure que le comte de Flatmark, avec toutes ses qualités, n’est pas le mari que je rêve pour ma fille. Mais puis-je le forcer d’épouser la vôtre ?
— Non, sans doute, répondit Mathieu. Je ne vous demande pas l’impossible. Dites seulement que vous ne consentez pas au mariage annoncé.
— Annoncé ? répliquai-je. Une seule personne a le droit d’annoncer le mariage de ma fille ; et, d’après ce que je vous confiais tout à l’heure, nous n’en sommes pas précisément là.
— C’est quelque chose, convint mon adversaire (car il était facile de voir que ce père, idolâtre de sa fille, devenait un adversaire). Mais, pour que je fusse tout à fait rassuré, il me faudrait votre parole que vous ne consentirez pas.
Cette insistance odieuse me fit éclater.
— Monsieur Kardaun, déclarai-je, vous perdez toute mesure. Si le Roi me demandait un engagement semblable, ce qu’il n’oserait pas faire, je le lui refuserais. Ma liberté de mère est une chose sacrée : je la garde, complète.
— Bien ! dit mon homme en se levant, pâle de fureur. Par la même occasion, gardez votre pension de famille, jusqu’au jour où vous en trouverez le prix que je vous donnais.
Il sortit, sans que j’eusse besoin de lui montrer la porte, et je restai seule, moins fière au fond que je voulais bien le paraître. Non seulement je perdais une petite fortune et la possibilité de reprendre une vie normale ; mais encore il fallait rembourser les avances de Kardaun. C’était une mauvaise journée, tout compte fait. Déjà ma pauvre tête commençait à travailler, car il y avait des mesures à prendre, quand on m’annonça le jeune Rupert. Il choisissait bien son heure, comme on voit !
Ce hussard tremblait comme une feuille, en dépit de son grand sabre. Avalant coup sur coup sa salive, qui menaçait de l’étouffer, il balbutia une phrase inintelligible où il était question de réponse, de hardiesse et d’espoir, d’amour éternel, d’existence brisée, d’arrêt de vie ou de mort ; bref je compris qu’il venait savoir de quel œil je considérais ses projets sur Élisabeth.
Je lui répondis que ces projets étaient absurdes, qu’ils étaient l’un et l’autre des enfants dignes du fouet, que ma fille était une sotte de ne lui avoir pas ri au nez, mais que je comptais bien qu’elle le ferait maintenant.
— J’en doute, répondit-il avec une confiance qui m’exaspéra. J’ai sa foi : elle a la mienne. Il va sans dire que vous pouvez nous rendre malheureux longtemps par votre refus. Mais on peut supporter la vie quand on aime, et qu’on est sûr d’être aimé.
— Vous êtes bien venu à parler d’amour ! lui ripostai-je, vous qui prétendez que le souci du boire, du manger et du dormir est déjà trop pour un homme !
— L’amour que j’ai pour votre fille est comme l’air qui entre dans mes poumons. Je respire sans m’en douter. Ce n’est pas un souci, mais ma vie elle-même !
— Comment pourrais-je vous croire, puisque les Flatmark ne peuvent pas aimer. « C’est de famille. » Je cite vos paroles.
Au lieu de discuter davantage, le monstre se mit à genoux devant moi.
— Je sais aujourd’hui un double secret, murmura-t-il. Chère comtesse Bertha ! Elle vous a trahie. Je sais quel nom reste gravé dans deux cœurs qui ne battent plus. Je sais que mon père et mon oncle ont adoré la même femme ; je sais qui est cette femme. Et je vous répète encore une fois, avec une autre signification : « C’est de famille ! »… Avez-vous oublié ce que j’ajoutais : « Si je trouve une femme qui vous ressemble ! »… L’ayant trouvée, je fus pris tout de suite. Ne savez-vous pas que ma bien-aimée est votre portrait ?
Lui aussi était le portrait du pauvre Otto et, pendant qu’il baisait mes mains, je me souvenais du premier homme qui les avait baisées, à genoux aussi, mais plus timide… Et Rupert de Flatmark était bien près de gagner sa cause.
Subitement je revins à moi, comme foudroyée par la lumière douloureuse d’un éclair. Ce jeune homme ignorait sans doute ce qu’avait été le père de sa bien-aimée. N’étais-je pas obligée, moi, d’être honnête pour deux ?
— Relevez-vous, ordonnai-je. Parlons sérieusement. Savez-vous, puisque vous savez tant de choses, le nom que devrait porter ma fille ?
— Oui, répondit-il d’un air grave. Je sais que vous êtes la marquise de Noircombe.
— Et savez-vous ce que fut le marquis de Noircombe ?
— Un mauvais mari.
— Ce fut encore autre chose, déclarai-je. Vous ne voulez pas épouser Mina Kardaun, malgré ses millions, parce que son brave homme de père était boulanger. Comment donc épouserez-vous Élisabeth, qui ne possède rien au monde, et qui serait trop heureuse d’être la fille d’un ouvrier sans reproche ?
— Mon Dieu !… gémit Flatmark épouvanté.
Alors je lui racontai l’horrible histoire. Je le voyais frémir comme sous l’attouchement d’un fer rouge, pendant mon récit. Je fus impitoyable ; je ne cachai rien : je devais cette franchise à tout homme d’honneur, mais plus encore à un Flatmark. Je m’attendais, quand je lui laissai la parole, à entendre un adieu sortir de sa bouche. Il restait silencieux, la tête dans ses mains. Quand il me laissa voir ses traits, je fus cruellement troublée par sa pâleur et par ses yeux humides.
— Ma pauvre mère ! soupira-t-il. Comme je vous plains !…
On dira peut-être que le jeune Rupert sautait à pieds joints par-dessus les formalités. Ces choses-là réussissent quelquefois. Dans l’occasion, je n’eus pas le courage de dire à celui qui donnait à ma fille une telle preuve d’amour : « Je ne sais pas encore si je serai votre mère ou non ; il faut le temps de réfléchir. » Avait-il réfléchi ? Lui, qui refusait de « s’enfariner » en épousant Mina Kardaun, avait-il seulement hésité en apprenant qu’il y avait plus que de la farine sur le passé du beau-père qu’il allait avoir ?…
Le lendemain j’étais avec Flatmark chez le Roi. L’étiquette, aussi bien que mes sentiments personnels, nous obligeaient à demander sa permission. Ce ne fut pas une permission qui sortit des lèvres du cher souverain : ce fut une exclamation de joie. Quand je restai seule avec l’auguste vieillard, il me dit :
— J’aime mieux votre fille pour ce brave garçon, que l’héritière de Kardaun, toute jolie qu’elle est.
— Avec l’agrément de Votre Majesté, ma fille n’est pas laide, répondis-je en faisant une révérence.
— Ma chère filleule, je vous crois sur parole, en attendant que j’en puisse juger de visu. Mais le millionnaire ne va-t-il pas vous arracher les yeux ?
— Pas les yeux, Sire ; mais autre chose. Il me laisse ma maison pour compte, ce qui réduit le jeune ménage à la portion congrue. Ceci, d’ailleurs, n’est un désappointement que pour moi seule ; j’avais tenu secrets mes espoirs de fortune au jeune Flatmark.
— Bon ! fit le Roi. Je ne les laisserai pas tout à fait mourir de faim.
— Moi non plus, Sire, avec l’aide de Dieu. Je vais redevenir Frau Tiesendorf et continuer mon petit commerce. Pour jamais, cette fois, je dis adieu au monde et à la Cour. Nunc dimittis, comme chanterait la comtesse Bertha.
— Ma chère enfant, je ferai bientôt comme vous. J’ai accompli mon temps sur la terre. Tous deux nous avons vu crouler nos espoirs. Mais, dans les ruines des vôtres, voilà que de chers oiseaux vont faire leur nid. Je vous laisse heureuse du bonheur de vos enfants : ce sera, au moment du départ, un souci de moins.
J’eus quelque peine à obtenir que Flatmark attendît jusqu’au lendemain pour courir à Obersee. Nous fîmes la route ensemble et j’eus, dans cette vieille demeure perdue au milieu des montagnes, l’heure la plus douce de ma vie en contemplant la joie d’Élisabeth. La comtesse Bertha semblait, elle aussi, marcher sur les nuées, avec la conviction que tout ce bonheur était son œuvre. Elle était redevenue jeune. Laquelle des deux, d’elle ou de sa petite-nièce, était la plus sentimentale, je n’oserais prendre sur moi de le juger. Nul ne peut dire ce qui fût advenu si le général avait été là, pour profiter de ce regain de jeunesse.
Il fallut bientôt fermer ce paradis, provisoirement. Je partis, emmenant Rupert dont le congé ne devait venir qu’un peu plus tard. Quant à moi, j’avais à m’occuper d’affaires sérieuses. Tout d’abord il fallait de nouveau courir après la clientèle que j’avais congédiée un peu trop vite ; puis il fallait rembourser Kardaun : un créancier de cette espèce était trop gênant pour le garder une heure de plus qu’il n’était possible. Enfin il fallait tout préparer pour le mariage. La tante Bertha voulait qu’on le célébrât à Obersee et, pour mille raisons, l’arrangement était fort de mon goût.
Donc je me démenais de mon mieux parmi toutes ces affaires, quand la moins prévue des catastrophes éclata comme un coup de foudre. Élisabeth me signifia un beau matin son intention de prendre l’habit des religieuses qui l’avaient élevée. Elle me priait de permettre qu’elle se rendît sur l’heure au couvent. « Si vous m’aimez, pas un mot à Rupert ! » demandait sa dernière ligne.
Je partis au plus vite pour Obersee, laissant tout en plan, et, comme on peut croire, me creusant la tête afin d’imaginer la cause de cette belle vocation. Il va sans dire que je soupçonnais Kardaun. Entre parenthèses, il avait disparu avec Mina, ce qui m’avait fort réjouie, et Rupert non moins. Nul doute qu’il n’eût organisé, avant de partir, quelque manigance en train de produire son résultat. Le plus irréprochable des hussards est toujours sujet à caution. Flatmark avait-il sur la conscience une peccadille pardonnable pour tout le monde, impardonnable aux yeux d’une amoureuse de dix-sept ans, exaltée, mystique, dont l’âme pure comme la neige ne pouvait comprendre les plus légères taches ? Kardaun avait-il pu commettre l’indignité d’une dénonciation ? Il savait tant de choses, ce diable d’homme !…
Tout à coup je me sentis frémir à l’idée qui me traversait l’esprit. Ce misérable avait sans doute mon secret. L’histoire du marquis de Noircombe, cette histoire que je m’efforçais de croire déjà si vieille ! — était connue de Kardaun. Il avait osé, dans sa rage impitoyable, s’en servir pour briser le cœur d’une innocente. Élisabeth, mise au courant, ne se trouvait plus digne de Rupert !…
J’étais si convaincue d’avoir deviné juste que je ne cherchai pas plus longtemps la cause du sinistre. Dieu merci ! j’allais pouvoir dire à ma fille :
« Rupert sait tout. Il n’a pas hésité une seconde ! Sois fière d’être aimée ainsi ! »
Tout cela était fort bien, ou plutôt c’était fort mal, car j’accusais le pauvre Mathieu d’une infamie, sans en avoir aucune preuve. Je demande ici pardon à ce brave homme d’un jugement aussi téméraire. Cependant, comme on verra, il n’était pas sans reproches. Que l’amour paternel soit son excuse ! En vérité, il le poussa trop loin.
Je tombai à l’improviste au château d’Obersee. Non seulement la chanoinesse ne m’attendait pas, mais encore elle ignorait la soudaine vocation d’Élisabeth.
— C’est donc pour cela qu’elle passe son temps à l’église depuis avant-hier, me dit-elle. Ah ! ma nièce, voilà ce qu’on gagne à mettre les filles au couvent ! Tel un repas mal digéré, tout ce mysticisme dont l’enfant a été nourrie lui remonte au cœur. Mais cela passera ; c’est une lubie. Et puis elle adore son Rupert !
Ma future nonne, que j’allai trouver en quittant la sage Bertha, m’accueillit avec une sorte de tendresse exaltée mais latente, que je ne lui avais jamais vue. On devinait en elle un détachement voulu des choses d’ici-bas. Je me gardai bien de prendre au sérieux sa détermination dont je me moquai, tout au contraire, sans ménagement.
— J’aime à croire, lui demandai-je, que tu t’es mise d’accord avec ton fiancé.
— Il ne sait rien encore, me répondit-elle, avec un regard en haut, à la Sainte-Thérèse. Je compte sur vous, ma chère maman, pour lui faire entendre que je m’étais trompée, qu’il doit renoncer à moi.
— C’est-à-dire pour lui déclarer que tu ne l’aimes pas, que tu as menti en prétendant l’aimer ?
— Je n’ai pas menti : je l’aime ! C’est à Dieu seul que je pouvais le sacrifier.
— Tu n’en as pas le droit ! Tu t’es promise !
A cette affirmation, Élisabeth répondit en citant je ne sais plus combien de saintes qui, après s’être fiancées, voire même mariées, avaient changé d’avis au moment le plus délicat, et s’étaient consacrées au Seigneur.
De plus en plus j’inclinais à voir, dans cette affaire, la détresse d’une malheureuse instruite de l’histoire honteuse de son père. Je lui fis cette question, pour l’amener à se découvrir :
— Tu as probablement des raisons pour supposer que Rupert ne ferait pas d’opposition ?
— Hélas ! fit-elle, je suis certaine du contraire. Il sera très malheureux au premier abord. Mais Dieu prendra soin de le consoler.
Comme on voit ma fille avait réponse à tout. Il ne semblait pas, d’ailleurs, qu’elle sût rien du secret dérobé jusqu’à ce jour à sa connaissance. Pendant une heure je la retournai de tous les côtés ; mais je n’obtins aucun éclaircissement. Avec une douce obstination elle répétait :
— Laissez-moi partir, maman. Laissez-moi partir, tout de suite !…
— Je ne t’ai parlé que de Rupert, lui dis-je enfin. Et moi ?… Tu ne sens donc aucune tendresse pour ta mère ?
Elle fondit en larmes.
— Oh ! maman !… maman !… je vous aime plus que tout au monde, plus que Rupert !… Un jour, vous saurez que je vous aime plus que Rupert !…
Tout cela devenait assez mystérieux, il faut en convenir. Je commençais à y perdre mon latin, et surtout je commençais à croire que j’allais perdre ma fille. Obtenir un sage conseil de la tante, il ne fallait pas y songer. Avertir Rupert, c’était me mettre un autre fou sur les bras. Une inspiration me vint :
— Écoute-moi, dis-je à Élisabeth. Je vais me rendre seule au couvent ce soir même ; nous n’en sommes qu’à deux heures. Je verrai l’abbesse. Il est convenable que je la prévienne. Demain, je serai de retour ici.
L’abbesse en question était une femme de haute naissance, de valeur sérieuse, et qui avait connu le monde avant sa profession. Elle prêta une oreille attentive à mon long récit, puis elle me demanda :
— Vous avez confiance en moi ?
— La plus entière, lui répondis-je.
— Eh bien ! amenez-moi votre chère Élisabeth. Je suis un peu sa mère ; elle a vécu près de moi pendant bien des années. Ce que votre fille ne veut pas vous dire, il faudra bien qu’elle me le dise. Aucune postulante n’entre ici sans que je sache pourquoi elle y entre, et sans que j’approuve ce pourquoi. Il faudrait des causes bien graves pour que je consentisse à recevoir une fiancée dans mon ordre. Bon courage ! Vous serez tenue au courant de tout.
Le lendemain soir, Élisabeth couchait au couvent, et la probation commençait pour elle.
— J’avais si peur d’une grande résistance de votre part ! me dit-elle en m’embrassant. Le plus dur est fait, à cette heure.
— Pour toi, peut-être ; pas pour moi. Tu oublies que j’ai la mission de parler à Rupert. Que lui dirai-je ?
— Que nous nous retrouverons au Ciel !
— A moins qu’il ne s’égare en route, ne t’ayant pas pour le conduire.
— Il en aura une autre… peut-être !
— Lui dirai-je cela, de ta part ?
— Oh ! non ! fit la postulante, avec une vivacité qui eût inspiré quelques doutes sur sa vocation à la maîtresse des novices.
Nous nous quittâmes là-dessus. Malgré mon ferme espoir qu’Élisabeth de Noircombe et Rupert de Flatmark se retrouveraient avant le jugement dernier, j’avais le cœur étrangement lourd en laissant ce que j’aimais le mieux au monde derrière ces grilles.
Peu s’en fallut qu’un certain hussard ne m’arrachât les yeux quand je lui contai, le lendemain, ce que je venais de faire. Mais il comprit qu’il avait besoin de moi, et qu’en somme nous étions deux alliés combattant un mauvais génie inconnu, qu’il fallait démasquer. Rupert ne douta pas un instant que ce mauvais génie ne fût Kardaun. Heureusement le millionnaire avait pris le large, sans quoi nous en aurions vu de belles. Pauvre Mathieu ! S’il eût écouté le quart des menaces que j’entendis proférer contre lui, ses cheveux grisonnants auraient pris la couleur de la neige. Il ne fut pas trop malaisé d’obtenir un sursis pour le massacre du vieillard ; mais ce ne fut pas sans peine que j’empêchai le bouillant Rupert de monter à l’assaut du couvent.
— Je ne suis pas comme vous, criait-il. Votre abbesse ne m’inspire aucune confiance. Elle tient Élisabeth dans ses griffes : elle ne lâchera jamais sa proie ! Comment avez-vous pu lui livrer votre fille ? Vous n’en aviez pas le droit ; ma fiancée m’appartient !…
Pendant une heure, ce furent des reproches, des imprécations, des gémissements. Tantôt ce jeune désespéré voulait aller trouver le Roi, ce que je me blâmais presque de n’avoir pas fait déjà. Tantôt c’était un enlèvement qu’il méditait, avec l’aide de quelques camarades. Juste au moment où je combattais ce procédé romanesque, vestige d’une époque disparue, la péripétie plus moderne d’une dépêche télégraphique nous interrompit. J’essayai un mensonge — comme il faut mentir souvent dans la vie, si honnête qu’on soit ! — et je prétendis qu’une famille anglaise retenait des chambres dans ma pension.
— Est-ce bien sûr ? me dit le jeune tyran. J’ai vu vos yeux briller. D’ailleurs j’ai pu lire l’adresse : Baronne de Tiesendorf, et non pas Frau Tiesendorf. Il y a quelque chose ! Pourquoi me tromper ?
— Il n’y a rien du tout, répondis-je. Mais laissez-moi une heure ou deux. Vous reviendrez quand j’aurai fait poser des rideaux frais et donné des serviettes. Ce n’est pas la besogne d’un cornette de hussards.
— A d’autres ! Vous allez partir, et vous désirez vous débarrasser de moi !…
Certes, je le désirais de tout mon cœur. L’abbesse me mandait près d’elle. Si j’avais attendu vingt-quatre heures à l’hôtellerie du couvent, j’aurais économisé un voyage. Mais je ne songeais pas à me plaindre. Seulement j’aurais voulu ne pas avoir sur le dos cet amoureux difficile à manier.
— Je vous préviens, me dit-il, que je vous garde à vue. Je reste en sentinelle à votre porte. Si vous sortez, je vous suis.
« Dieu bon ! pensai-je. Quel changement dans plusieurs destinées, si le pauvre Otto eût été aussi tenace ! »
Une heure après nous roulions ensemble vers les montagnes où était situé le couvent. J’aurais voulu parler sans témoins à ma vénérable amie ; je dus y renoncer. Rupert me suivait comme un chien. L’abbesse, en le voyant, comprit tout ; je dois même dire qu’elle ne parut point fâchée de sa présence.
— Votre fille, m’apprit-elle en souriant, s’est confessée à moi dès notre première causerie. Je vais trahir sa confidence qui, d’ailleurs, ne sera pas de celles dont une mère peut souffrir. Écoutez cette histoire curieuse. Vous savez mieux que moi qu’il y a une cascade pittoresque dans le parc d’Obersee, et que les touristes, parfois, sont admis à la visiter ?
— Ce n’est pas de règle, madame l’abbesse. Mais le jardinier ne résiste pas toujours à un pourboire, et ma tante, qui est bonne, ferme les yeux.
— Elle aurait mieux fait de les ouvrir, la chère chanoinesse, au moins quand elle avait sous sa garde une étourdie de dix-sept ans.
— C’est bien mon avis, approuvai-je en regardant Rupert qui ne s’aperçut même pas de mon intention ; — il devenait inquiet pour son propre compte.
— Tout récemment, continua l’abbesse, votre fille, faisant sa promenade, vit une étrangère installée au pied de la chute, et absorbée dans son croquis. La dame avait bon air ; Élisabeth s’approcha, en vraie gamine, pour considérer le dessin. L’étrangère le lui montra de fort bonne grâce ; elle était Française, prétendait vous connaître et, de fait, elle était si bien renseignée qu’elle félicita votre fille sur son prochain mariage. Naturellement, l’intimité s’établit aussitôt. Un peu bavarde, la chère petite, pour une future religieuse !
— Bavarde comme une pie ! appuyai-je. Il m’eût été impossible de la garder avec moi, à cause de mes pensionnaires !
L’abbesse approuva d’un signe ; puis elle reprit :
— La dame aussi était bavarde. Mais qui lui a livré vos secrets ? Elle sait tout, même que votre voisin, qui a une fille, voulait en faire la comtesse de Flatmark ; même qu’il était sur le point de vous donner un prix énorme pour votre maison. Furieux de voir votre fille supplanter la sienne, il rompt le marché, vous condamnant ainsi au travail pour le temps qui vous reste à vivre, tandis que vous alliez avoir des rentes. Mais une bonne mère accepte la pauvreté, le travail, l’humiliation, lorsqu’il s’agit du bonheur de son enfant… Voilà, en résumé, ce que la charmante étrangère dit à votre fille. Qui peut être cette intrigante ? En avez-vous l’idée ?
— A n’en pas douter, répondis-je, nous avons affaire à mademoiselle Pélissard, travaillant au bonheur de Mina Kardaun, son élève.
— Il faut un peu l’excuser, en ce cas. Mais il faut surtout vous féliciter d’avoir une fille prête à se sacrifier pour sa mère. Et maintenant je vais donner l’ordre qu’Élisabeth soit amenée ici. Le reste vous regarde. La petite ignore que vous êtes venue. Moi je me retire, mon rôle achevé.
La vénérable religieuse disparut alors, pour être bientôt remplacée par ma chère Élisabeth qui poussa un cri et voulut s’enfuir en voyant Rupert. Sans doute elle craignait de n’être pas ferme jusqu’au bout. Je la retins par sa robe, et lui dis, sans élever la voix :
— Écoute, chérie. Tu resteras dans ce couvent si tu veux. Mais, quoi que tu fasses, que tu prennes le voile, que tu épouses Rupert de Flatmark ou un autre, que tu meures vieille fille, je te jure sur le crucifix de ce parloir que je n’accepterai pas un sou de Mathieu Kardaun. Ainsi Dieu me soit en aide ! Je n’ai plus rien à te dire maintenant.
Rupert, qui n’avait pas fait un geste, intervint à son tour.
— Moi j’ai à dire que si j’étais le dernier homme et Mina Kardaun la dernière femme, je ne l’épouserais pas. Quant à son père, c’est un homme mort si ma bien-aimée petite femme reste ici une heure de plus, foi de Flatmark !
Nous n’y restâmes, tous les trois, guère plus de vingt minutes : le temps de remercier l’abbesse.
Voilà pourquoi Kardaun s’est éteint de sa mort naturelle, dix ou douze ans plus tard, dans un des plus beaux cottages de Newport, en Amérique où il est retourné après avoir enterré sa pauvre femme chez nous. Mina est princesse italienne. J’ignore ce qu’est devenue sa gouvernante, qui crayonnait si bien les cascades, tout en causant avec les jeunes filles trop promptes à lier conversation.
Rupert a pendu son épée au mur, le lendemain de la mort de mon cher vieux Roi. Il vit avec sa femme à Obersee, juste assez riche pour doter tant bien que mal ses deux filles. L’héritage de la tante Bertha valait peu de chose. Mais voilà bientôt vingt ans que ce couple est heureux. Est-ce bien de mes entrailles qu’est sortie cette chose rare, invraisemblable, inconnue de moi — hélas ! — une femme heureuse ?
Et Frau Tiesendorf loue toujours ses chambres, afin qu’après elle, Obersee reprenne un peu sa splendeur d’autrefois. Mais que de peine, que de dépenses pour lutter avec les nouveaux hôtels ! Il a fallu en passer par la lumière électrique et le téléphone. A présent c’est pour un ascenseur qu’on me tourmente. Mais je tiens bon dans mon refus.
Pour monter là où elle espère se reposer bientôt, Frau Tiesendorf n’aura pas besoin d’ascenseur.
Psyché fut une jeune princesse dont la beauté excita la jalousie de Vénus et l’amour de Cupidon. Exposée, d’après un oracle, sur un rocher pour y subir les caresses d’un monstre, elle fut transportée par les Zéphirs dans un palais magnifique où l’Amour venait la visiter. Présent pendant la nuit, le jeune Dieu s’échappait aux premières lueurs du jour sans se laisser apercevoir.
Inquiète et curieuse, Psyché veut connaître l’époux mystérieux. Profitant de l’heure où il sommeille, elle allume une lampe, s’approche du lit et, dans la surprise délicieuse qu’elle éprouve, laisse tomber une goutte d’huile brûlante qui réveille l’Amour.
Celui-ci s’envole courroucé ; le Palais enchanté disparaît ; la malheureuse Psyché se trouve seule dans un désert…
(Mythologie grecque.)
« Quand le malheur entre chez toi, donne-lui une chaise », dit un proverbe allemand.
Le visiteur funeste se trouvait sans doute assis fort à son aise au foyer d’un honnête homme qui s’appelait Falconneau, car, après y avoir pénétré sous forme de disgrâce politique au fâcheux lendemain du Seize-Mai, il n’en sortit qu’épuisé, pour ainsi dire, à force d’avoir multiplié les catastrophes.
Plus heureux que bien d’autres, le magistrat puni de ses opinions peu républicaines possédait une petite fortune. Propriétaire d’une maison et de quelques métairies le long des côtes de l’Océan, sur les confins de la Gironde et des Landes, il n’eut pas besoin de chercher un abri pour sa tête grisonnante lorsque sa carrière fut brisée. Toutefois son esprit habitué aux affaires ne pouvait accepter l’épreuve du repos forcé. Quand il eut repris pied chez lui, à la Peyrade, avec sa femme et sa fille unique âgée de douze ans, le rêve caressé tant de fois au milieu des dossiers et des conclusions hanta sa fantaisie avec une nouvelle force : il prétendait faire du lieu peu connu, très pauvre, où devait s’achever sa vie, une station rivale d’Arcachon.
— Car enfin, disait-il, nous voyons l’Océan, nous, plaisir que n’ont pas nos voisins les Arcachonnais.
Il aurait même pu dire que, les jours de tempête, l’Océan s’égarait quelque peu dans les rues de la Peyrade. Chose plus fâcheuse encore, il fallait vingt kilomètres de voiture pour y arriver de la station la plus voisine. Mais un embranchement, déjà tracé dans les rêves de l’excellent homme, amènerait bientôt les baigneurs à la porte du GRAND HÔTEL DE L’OCÉAN.
Celui-là ne tarda point à s’élever. Il était de bois, la pierre étant plus que rare dans la région. Circonstance à peine croyable, on vit arriver nombre de clients dès la première année. Pour tout dire, les prix n’avaient rien qui pût effrayer, même la bourse du plus mince propriétaire du Marensin ou de la Chalosse. On avait du poisson pour rien, du mouton pour pas grand’chose. Les œufs frits à la graisse d’oie, les pommes de terre de Dax, les « confits » et le lard du crû, formaient le roulement de la table d’hôte. Ce qui manquait le plus, dans les chaleurs de l’été, c’était l’eau potable ; mais on ne peut tout avoir.
Bref, les actionnaires de la Société fondée par Falconneau — on pourrait dire son actionnaire, car le fondateur avait dû absorber presque à lui seul toute l’émission — nourrissaient les plus belles espérances. Les premiers jalons de la voie ferrée se montraient déjà… sur la profession de foi d’un conseiller général. M. Falconneau voyait poindre la fortune, remerciant Dieu, en bon chrétien qu’il était, de la révocation qui l’avait d’abord accablé. Pauvre homme ! Il n’apercevait pas l’hôte du proverbe allemand, souriant sur sa chaise d’un air macabre, en personnage qui ne compte point partir encore !
La saison finie et les comptes réglés, M. Falconneau, président du conseil d’administration des Établissements balnéaires de la Peyrade, se réunit lui-même en assemblée générale, conformément aux statuts. Le rapport, qu’il recommandait à sa propre attention, se distinguait par une sincérité qui manque presque toujours aux documents de ce genre : il établissait nettement que la gestion de l’hôtel était en perte, d’où la résolution proposée — et votée sans discussion — de ne distribuer aucun dividende pour ce premier exercice. En même temps, le prix de la pension était « élevé » pour l’avenir jusqu’à cinq francs par jour, tout compris, ce qui le laissait abordable, disait le rapport, tout en le rendant plus rémunérateur.
Mais le destin avait compté les jours du pauvre hôtel, qui flamba comme une allumette l’hiver suivant. Comme il était vide, la catastrophe n’eut que des suites matérielles, dont la Société, garantie par une assurance, prétendait ne pas souffrir. Par malheur, un vice de forme dans la police fut l’occasion d’un procès qui mit deux ans à faire son chemin, du tribunal de première instance à la Cour de cassation où, pour la troisième fois, la Société fut battue sur toute la ligne.
Les illusions de Falconneau avaient été courtes ; mais cette période de sa vie restera sans doute parmi les plus agréables. Modeste en ses goûts au fond, il se trouvait heureux dans son habitation sans luxe, entre sa femme et sa fille. En outre, dans cette petite agglomération de pêcheurs et de térébenthiniers, l’ancien procureur s’était fait deux amis, ou même trois, si l’on ne veut pas s’arrêter à la différence des âges. C’étaient le médecin, le curé, et le neveu de celui-ci, jeune homme timide et pauvre, d’une âme supérieure à sa condition, que son saint homme d’oncle retenait près de lui avec une tendresse un peu égoïste.
Célestin Bidarray, qu’il faut prononcer Bidarraille, d’après l’idiome sonore des Basques, était pharmacien, et même, probablement, le plus jeune des pharmaciens de France. On peut douter si la Peyrade contentait son ambition ; mais, du moins, sa bonne humeur ne souffrait pas de cette résidence peu enviable. Il disait en riant :
— Comment ne ferais-je pas fortune ? Mon concurrent le plus proche du côté de l’Est se trouve à cinq lieues. Dans la direction du couchant, il faudrait aller jusqu’à New-York pour apercevoir d’autres bocaux que les miens.
— Mon ami, lui répondait Falconneau (avant l’incendie), vous n’aurez que trop de confrères quand la Peyrade sera un second Biarritz. Mais je vous promets le monopole de la Société, avec droit d’en faire mention sur vos cartes et prospectus.
La même faveur était garantie au vieux docteur Lespéron. Quant à l’abbé Bidarray, l’oncle de Célestin, il ne demandait qu’un vicaire ou deux, selon le développement futur de la paroisse.
Ces trois vieillards et ce jeune homme formaient, non pas « la meilleure société », mais tout ce qui ressemblait à une « société » dans ce village perdu au milieu des dunes. Il faut ajouter que l’on ne vit jamais société plus unie, avantage que les esprits tournés à l’amertume expliqueraient en disant qu’on y trouvait une seule femme et que, sur les quatre échantillons du sexe fort, les trois en dehors de son mari ne comptaient pas ou ne comptaient plus.
Chaque soir, par tous les temps, il y avait un whist chez les Falconneau. Pendant la partie, la femme de l’ancien procureur faisait lire sa fille à l’autre bout du salon, en lui recommandant de baisser la voix. Souvent on venait chercher le docteur pour une jeune Peyradaise en mal d’enfant. D’autres fois, c’était le curé qui devait laisser les cartes pour aller, comme il disait, « graisser les bottes » d’un moribond à trois kilomètres, sous la pinada ou derrière les dunes. Dans les cas secondaires, s’il s’agissait d’un pouce pris dans une poulie, ou d’une côte froissée par le gui dans un virement de bord, ou d’une épine vénéneuse entrée profond dans un pied nu, c’était Célestin qui marchait, avec son onguent, son arnica et sa pince. Madame Falconneau prenait alors la place de l’absent, et la partie, à peine interrompue, continuait de plus belle, sauf que la maîtresse de maison, qui regrettait son salon officiel de sous-préfecture et détestait les cartes, rêvait parfois, et commettait des fautes sévèrement critiquées par son partner, à moins que ce partner ne fût Célestin. Celui-là gardait la distance qui sépare un pharmacien, même de première classe, de la femme d’un ancien Procureur de la République.
La plus heureuse des habitants de ce petit monde était « mademoiselle Clotilde », qui traversait alors dans cette solitude complète, avec l’Océan pour seul compagnon et pour seul ami, la délicate évolution de l’enfance à la jeunesse. Elle devait sans doute à cette amitié solennelle et imposante l’immobilité, les longs silences, qui cachaient une imagination excessive, un besoin infini d’aimer et d’être aimée, une sensibilité à l’impression qui la rendait femme avant l’âge. Bien qu’elle fût sincèrement bonne, elle recevait avec une nuance de froideur les avances de Célestin, qui avait pour cette enfant l’aveugle soumission d’un esclave. Elle n’en professait pas moins beaucoup d’estime, de confiance et même d’attachement pour ce brave jeune homme qui les méritait à coup sûr. Mais depuis qu’elle l’avait surpris un jour dans son laboratoire intime, protégé par un tablier bleu et roulant des pilules sur la tablette de marbre, elle n’avait jamais pu s’empêcher de « marquer une nuance », d’une façon si discrète que l’intéressé n’y avait presque rien vu.
Le procès contre les Assurances perdu définitivement, il ne restait plus qu’à liquider la Société ou, pour mieux dire, à liquider Falconneau, tenu au versement intégral des actions — trop nombreuses — qu’il possédait. Ce fut l’affaire d’une longue année ; puis le pauvre homme quitta la Peyrade, ne possédant plus rien en ce bas monde, sauf l’espace de deux mètres carrés où il venait d’enterrer sa femme, tuée par le chagrin et les angoisses.
Il n’avait qu’une ressource, qu’il essaya sans retard, courageusement : c’était de gagner Bordeaux et d’y ouvrir un cabinet d’avocat. Sa fille, à cette heure une belle personne de seize ans et demi, blonde, grande et trop mince, tenait la maison et consolait presque son père, tant elle en était adorée, des épreuves subies et de la vieillesse venant à pas précipités.
Perdue dans cette vaste cité, le deuil d’abord, la pauvreté ensuite, empêchèrent mademoiselle Falconneau de faire des connaissances. Laissée à elle-même, tandis que son père fouillait dans les dossiers ou plaidait les causes, Clotilde n’avait pour compagnie qu’une petite bonne de son âge, à qui elle enseignait la cuisine, sans la savoir elle-même, hélas ! Mais les clients restaient peu nombreux. Le passé, la couleur politique de « maître » Falconneau, donnaient à réfléchir aux plaideurs, hommage douteux à l’indépendance de messieurs les juges. Le sort voulut qu’un jeune viveur de la garnison, en guerre avec sa famille, demandât l’appui de l’ancien procureur. Il aperçut Clotilde chez son père, et lui fit le triste honneur d’avoir pour elle un caprice violent, qu’il essaya de cacher sous les apparences du parfait amour. Il n’y réussit que trop, chose facile avec une personne dont l’inexpérience valait la pureté et dont la pureté était celle d’un ange. Le cœur de la pauvrette se donna tout entier ; ce fut après plusieurs mois d’écœurante comédie qu’elle se trouva édifiée sur la valeur — et les intentions — de son amoureux.
C’était l’époque des vacances ; Bordeaux devenait une effroyable étuve. La malheureuse orpheline, dont le cœur venait de se briser sous les yeux de son père sans qu’il en sût rien, dépérissait à vue d’œil. Le docteur Lespéron, venu par hasard au chef-lieu, fut terrifié du changement de Clotilde et de l’apparition, chez elle, des mêmes symptômes qu’il avait reconnus chez sa mère à l’époque de sa dernière maladie. Quand il regagna la Peyrade le lendemain, il emmenait, moitié de gré, moitié de force, monsieur et mademoiselle Falconneau.
Pendant deux mois, l’ancienne vie recommença pour les exilés, sauf qu’ils étaient les hôtes d’autrui et qu’ils faisaient un détour, quand ils allaient prier sur la tombe de la chère morte, pour ne point passer sous les fenêtres de leur ancienne maison. Ils avaient du moins la satisfaction relative de la voir inhabitée ; prise en paiement par un créancier qui cherchait à la vendre, elle attendait l’acquéreur. Ce furent, en somme, de tristes vacances. L’abbé Bidarray vieillissait beaucoup ; Célestin, qui n’avait jamais été gai ni bavard, ne desserrait plus les dents. Le whist était lugubre ; on entendait soupirer Clotilde ; parfois on l’entendait tousser, et Lespéron s’agitait alors sur sa chaise d’une façon étrange. La première fois que mademoiselle Falconneau remplaça un des joueurs, comme faisait jadis sa mère, l’ancien procureur se mit à pleurer. Les deux autres hommes avaient des larmes dans les yeux, surtout Célestin. Peut-être ce dernier pleurait-il déjà son amour sans espoir.
Ce fut pire encore l’année suivante, quand les vacances réunirent une fois de plus ces fidèles amis. Le curé de la Peyrade avait un vicaire ; non point, hélas ! que la paroisse se fût augmentée, mais le vieux prêtre ne pouvait plus sortir de chez lui, sauf pour dire sa messe de temps en temps. M. Falconneau était découragé ; les plaideurs semblaient le fuir ; Clotilde, toujours inconsolée de sa désillusion, marchait à grands pas vers la tombe.
Un soir qu’elle était allée voir l’abbé Bidarray — on pouvait se demander lequel de ces deux voyageurs vers l’autre monde arriverait le premier au but — M. Falconneau dit à ses amis au lieu de commencer la partie, qui se jouait à cette heure avec un « mort » :
— Allons au jardin. Je voudrais vous dire quelque chose pendant que ma fille ne peut m’entendre.
Ce qu’il avait à dire on ne le savait pas encore ; mais il suffisait de le regarder pour voir que la communication n’allait pas être gaie. Lorsqu’ils furent assis sous la tonnelle de houblon qui dominait la mer, du haut d’un monticule de vingt-cinq pieds, l’ancien magistrat prit la parole :
— Vous êtes mes seuls amis : j’ai besoin de vous consulter. Mon cabinet de Bordeaux réussit… comme a réussi tout le reste. Je recommence à m’endetter. Or, ce matin même, quelqu’un m’écrit d’Algérie que je trouverais une place vacante à Biskra. Il paraît qu’on gagne un peu d’argent dans cette petite ville. Peut-être que les Arabes ne me fuiraient pas comme une brebis galeuse, à l’exemple des conservateurs de Bordeaux qui confient leurs causes, par prudence, à des avocats républicains ou francs-maçons. Je partirais la semaine prochaine, si j’étais seul ; mais il y a ma fille…
— C’est vrai, dit le docteur Lespéron après un silence lugubre. Faites attention, toutefois, que le climat de Bordeaux ne lui vaut rien.
Le pauvre père sembla réunir son courage ; puis il demanda, les yeux fixés sur son interlocuteur :
— Connaissez-vous, en France ou à l’étranger, une région dont le climat pourrait sauver Clotilde ?
— Elle est atteinte profondément, répondit le médecin qui ne voulut pas mentir ; mais on a vu des existences… menacées par le même mal, se prolonger contre tout espoir dans un air très pur, comme est celui des oasis. L’usure des poumons devient presque nulle, faute des agents qui aident à la décomposition. Voyez plutôt les momies d’Égypte, conservées six mille ans dans un air du même genre. Ce serait une épreuve à tenter ; certainement la petite ne pourrait rien y perdre.
— Parlez-moi comme à un homme, dit le malheureux père. En France elle en aurait pour… combien de temps ?
— Mon Dieu… la nature aussi fait des miracles. Mais, pour des malades aussi avancés, mars, avril, sont une mauvaise période.
— Je comprends, soupira Falconneau : et, si nous allons en Algérie…
— Vous avez pour vous l’inconnu. Rien ne m’étonnerait moins que de voir l’affection s’enrayer. Alors c’est trois ans, quatre ans peut-être, que vous avez devant vous.
Incapable d’écouter davantage un entretien qui lui brisait le cœur, Célestin quitta la tonnelle et, presque aussitôt, on aurait pu l’entendre pousser une exclamation sourde dans l’obscurité. Falconneau et son ami Lespéron, absorbés par leur entretien, n’y prirent pas garde. Le médecin continua :
— Telle est mon opinion sincère. Pour me résumer, et pour éclairer le point qui vous intéresse, aller à Biskra me paraît une bonne chose, — quant à la santé de votre fille, s’entend.
— Voilà qui me décide à partir, conclut Falconneau. Si la petite reste là-bas, j’y achèverai ma vie. Qu’importe si ma tombe se creuse en Algérie ou ailleurs ! Ah ! je suis terriblement fatigué, mon pauvre Lespéron !
— Je le vois bien ; mais il faut tenir ferme. Les rôles sont renversés. C’est vous qui ne devez pas quitter ce monde avant votre fille. Et surtout ne lui laissez pas voir un visage désespéré. Courage ! Distrayons-nous ! Qu’elle nous trouve, tout à l’heure, faisant notre partie comme à l’ordinaire. Célestin nous attend, je suppose.
Les deux amis quittèrent la tonnelle et redescendirent à la maison. Pendant ce temps-là, sur un banc de bois qui occupait l’autre versant de la dune, Célestin et Clotilde causaient à demi-voix.
Le jeune homme avait surpris mademoiselle Falconneau, écoutant, derrière la mince cloison de feuillages, la conversation qui roulait sur la fin prochaine de la pauvre enfant. Déjà il élevait la voix pour mettre les causeurs en éveil ; mais Clotilde l’avait interrompu en lui posant la main sur la bouche, et l’avait entraîné à l’écart.
— Ne vaut-il pas mieux que je sache ?… avait-elle dit. Aussi bien, je ne demande qu’à mourir. Les désillusions m’ont brisée. J’apprends que mon père veut quitter la France… Ah ! Dieu ! c’est mon plus grand désir. Mais laissons-lui la suprême joie de penser qu’il m’aura déçue. Je veux feindre d’ignorer que je ne dois jamais revenir. Monsieur Célestin, êtes-vous mon ami ?
Des gémissements étouffés répondirent seuls à cette question.
Un autre, à la place du jeune homme, eût avoué qu’il n’était pas l’ami de Clotilde : presque depuis qu’elle avait cessé d’être une enfant, Célestin l’adorait de tout son cœur. Mais pouvait-il faire cet aveu, lui, le modeste et le timide par excellence ? Voyant qu’il se taisait, la jeune fille insista.
— Votre ami ! s’écria Bidarray. Non, mademoiselle ; je sais trop quelle distance nous sépare. Je ne suis que votre serviteur humblement dévoué… Ah ! certes, je le suis, je le serai toujours !
— Voilà un toujours qui ne durera guère ! Vous oubliez ce que vient de nous apprendre le docteur Lespéron… Enfin, puisque vous m’êtes dévoué, il faut m’obéir. Ne dites à personne que j’ai entendu la conversation de tout à l’heure. C’est juré, n’est-ce pas ? Nous aurons un secret à nous deux, monsieur Célestin.
Lorsqu’il eut fait la promesse demandée, mademoiselle Falconneau le renvoya.
— On vous attend pour la partie. Laissez-moi seule. Je reste ici quelques instants encore.
Le brave garçon fut heureux d’accomplir cet ordre. Son cœur se brisait de pitié, de douleur et de tendresse. Et quelle consolation pouvait-il offrir à cette douce condamnée ? Il se sentait incapable de dire un mot ; perdant contenance, il se retira ou, pour mieux dire, il s’enfuit, laissant la jeune fille en tête à tête avec l’Océan, dont la grande ligne sombre coupait au loin le ciel brillant d’étoiles.
Un peu plus tard, Clotilde traversa la pièce où les joueurs combinaient leurs coups dans un silence profond. Elle dit, sans s’approcher de la table :
— Ne vous dérangez pas. Bonsoir, tous ! La journée a été un peu fatigante, je vais dormir.
Elle se retourna, prête à fermer la porte, et regarda Célestin pour lui rappeler sa promesse. Le loyal garçon n’en avait pas besoin. Jamais il ne fit part à personne de leur rencontre derrière le cabinet de verdure, où mademoiselle Falconneau venait d’entendre son arrêt de mort.
Ils eurent un nouveau tête-à-tête — prémédité, celui-là — quelques semaines plus tard. L’établissement de Falconneau en Algérie était décidé, d’autant plus vite que sa fille, dès le premier mot, s’était montrée désireuse de partir, ce qui avait beaucoup surpris son père. C’était toujours une difficulté de moins.
— Nous allons donc nous quitter, dit la jeune malade à Célestin. Je me sépare des autres avec un au revoir ; mais, avec vous, je n’ai pas besoin de jouer la comédie, puisque nous avons notre secret. C’est le grand adieu que je vous laisse.
Bidarray était pâle comme un linge ; on aurait pu croire que c’était lui qui se préparait à partir pour l’Algérie — et pour beaucoup plus loin. Il essaya de balbutier :
— Vous savez quels effets… miraculeux produit parfois le pays où vous allez. Monsieur Lespéron le disait…
— Ah ! fit Clotilde ; je compte bien sur ces effets miraculeux. Trois ou quatre ans de vie, c’est… une éternité, quand on voit sa tombe ouverte. Et cependant, je devrais bénir la mort… Mais que voulez-vous ? J’ai dix-huit ans…
Elle essuya une larme.
Célestin, d’abord décidé à faire l’aveu de son amour avant le départ, fut glacé par la tournure plus que sévère de l’entretien. Il sentait, d’ailleurs, qu’il éclaterait en sanglots, s’il disjoignait ses dents serrées.
Mademoiselle Falconneau — plus maîtresse d’elle-même, car elle n’aimait pas — reprit au bout de quelques secondes :
— Vous m’aviez fait une promesse : vous l’avez tenue ; je vais vous en demander une autre. C’est pour moi un cuisant chagrin que d’abandonner la tombe de ma mère. Si vous m’assuriez que vous en prendrez soin…
— Jusqu’à mon dernier jour, affirma Célestin, qui recouvra la parole pour donner à Clotilde une dernière joie. Comme elle est aujourd’hui, ainsi vous la retrouverez…
— Chut ! interrompit mademoiselle Falconneau. La comédie n’est que pour les autres. Adieu, monsieur Célestin ! Vous avez été bon pour moi. Si, de temps en temps, vous m’écriviez les nouvelles du pays, cela me ferait plaisir. Je ne puis guère compter sur d’autres lettres…
— Comment ! protesta Bidarray. Et votre tante, cette vieille demoiselle qui a une maison à Saint-Sever ?
— Depuis qu’elle a perdu cinq mille francs dans l’entreprise de mon père, ils sont brouillés à mort. Cependant elle est riche et, pour elle non plus, la vie ne peut pas être bien longue. Mais elle aime trop l’argent. L’argent ! A quoi cela sert-il, quand on n’a plus d’espoir en ce monde ?… Sur ce, adieu ! Je vous souhaite le bonheur et une longue vie.
Quelques jours après, tandis que Falconneau et sa fille s’éloignaient des côtes de France, Lespéron disait à Célestin :
— Jusqu’en Algérie, je n’ai pas peur : elle arrivera. Mais ensuite, gare aux idées noires ! Je l’aurais voulue plus désolée de partir ; elle ne s’attache à rien. Il faudrait dans sa vie une occupation d’esprit, un intérêt à quelqu’un ou à quelque chose, une crainte, un espoir, qui feraient jouer les ressorts de l’être. Si ce déplorable affaissement continue, elle s’endormira comme une pauvre marmotte glacée par l’hiver. Seulement, elle ne se réveillera pas au printemps.
Bien des fois, pendant les jours qui suivirent, Célestin réfléchit à ces paroles de Lespéron. Par chacun des bateaux allant à Philippeville, c’est-à-dire tous les huit jours, il écrivait à mademoiselle Falconneau ; puis les circonstances le firent disparaître de la scène, ou à peu près.
On verra, par la publication d’une partie des lettres reçues ou écrites par Clotilde, l’enchaînement des faits qui valurent à l’exilée, peu de semaines après son éloignement, des pages plus intéressantes que celles du pauvre petit pharmacien de la Peyrade.
Célestin Bidarray à mademoiselle Falconneau. — Biskra.
« La Peyrade, 14 janvier 188…
« Je vous annonçais, dans ma dernière, la maladie de mon pauvre oncle le curé. Il est mort, et j’aurai désormais deux tombes à soigner au lieu d’une. Me voilà beaucoup plus seul au monde que vous. Mais c’est une grande consolation d’apprendre qu’après un heureux voyage vous sentez que le climat vous fait du bien. Pour l’amour du ciel, combattez les idées noires dont vous me parlez. Sans doute, la vie de là-bas telle que vous la décrivez n’est pas gaie, ni les sujets de conversation intéressants. Mais pourquoi refuser de voir du monde ? Pourquoi cette horreur de l’uniforme dont je ne vous savais pas atteinte, et qui va gâter, la chose est immanquable, votre séjour dans une ville militaire comme Biskra ? Une Française qui n’aime pas l’uniforme ! c’est un phénomène, vraiment.
« Excepté mon deuil rien de neuf, sauf une nouvelle qui n’est encore qu’un bruit : votre ancienne maison de la Peyrade serait sur le point d’être achetée. Par qui ? Le nom est encore un mystère. Ce qui m’inquiète par-dessus tout, c’est l’impression que vous causera ce changement. Je me demande s’il ne vous était pas moins pénible de savoir votre demeure fermée, inhabitée, que de penser qu’un inconnu l’habite, se sert des meubles qu’elle contient, de vos meubles…
« Dites-moi bien franchement votre opinion sur ce point. Si tel est votre désir, je pourrai peut-être empêcher la vente. Les acquéreurs, parfois, sont faciles à effrayer. C’est bientôt fait de dire que le lieu est malsain, le sol humide, les murs salpêtrés, la charpente pourrie. Donnez-moi vos ordres et je mettrai en fuite l’amateur — que vous devez détester par avance. Ou bien faut-il incendier la maison pour que nul n’y rentre jamais ?
« Commandez, mademoiselle. Votre humble serviteur obéira. »
Clotilde Falconneau à Célestin Bidarray. — La Peyrade.
« Biskra, janvier 188…
« La mort du pauvre abbé Bidarray me fait beaucoup de peine, ainsi qu’à mon père qui me charge de vous le dire. Le cher vieillard a aidé ma pauvre maman à quitter ce monde avec courage, ce qui ne doit pas être bien facile, même quand on le quitte après avoir vu disparaître la jeunesse.
« Votre saint homme d’oncle vous a-t-il laissé quelque bien ? J’ai peur que non, moi qui l’ai vu tant de fois manger de la méture au lieu de pain blanc, parce que ses aumônes ne lui laissaient pas de quoi payer un sac de farine. Mais vous aimez votre état, et vous avez le bon esprit de vivre loin des rêves. Je vous en félicite et vous en estime davantage.
« Quant à moi, il est clair que je passe à vos yeux pour une étrange personne en matière de probité. Empêcher la vente de « notre » maison ? Mais, cher monsieur, cette maison n’est plus nôtre : elle est à ceux qui nous ont prêté de l’argent ; les meubles aussi. Tant mieux si nos créanciers peuvent rentrer dans leurs avances ; car, jusque-là, nous ne pourrons pas tout à fait dire que nous avons payé nos dettes.
« J’avoue cependant qu’il est un peu dur de penser qu’un inconnu vivra dans la chambre où est morte ma mère, et qui n’a jamais été habitée depuis. Je ne parle pas de mon pauvre petit coin, où j’ai fait des plans d’avenir (!), où j’ai passé de si bonnes heures, pas beaucoup !… Il faut se soumettre à cette amertume, et se préparer à d’autres changements plus redoutables encore.
« Mon seul désir est que nous soyons remplacés par de braves gens. Dites-moi leur nom dès qu’on le connaîtra. J’espère qu’ils ne nous ont jamais vus chez nous, au temps de nos splendeurs. Ce ne sera plus, alors, qu’un chagrin sans humiliation. Vous allez dire que ceci est de l’enfantillage et du faux orgueil ; je le sais ; mais il m’en coûterait moins d’apprendre que les nouveaux propriétaires viennent de loin, qu’ils n’ont jamais entendu parler de nous… Vrai, tout cela m’occupe, moi qui ne devrais plus songer à ces niaiseries, bonnes pour les gens qui ont deux poumons à leur service. Qui se souviendra, dans un an ou deux, que Clotilde Falconneau a vécu dans telle maison, ou même qu’elle a vécu ? Se demandera-t-on encore pourquoi elle n’aimait pas l’uniforme ?… Eh bien, j’ai beau faire : ces niaiseries m’occupent. On ne perd pas très facilement l’habitude de vivre, surtout quand il faut la perdre de si bonne heure. »
Célestin Bidarray à mademoiselle Falconneau. — Biskra.
« La Peyrade, février 188…
« Vous serez contente, j’espère : tout s’arrange comme vous le désirez. L’acquéreur de votre maison est un parfait inconnu. Il compte l’habiter seul, ayant, je le devine, un chagrin qui l’éloigne du monde. Le hasard d’une rencontre m’a donné l’occasion de causer avec lui. Je sais déjà que votre maison lui paraît un peu grande pour le genre de vie qu’il mène, si bien que plusieurs chambres resteront fermées, celles, précisément, que vous habitiez, vous et madame votre mère. Naturellement j’ai parlé de vous, de certains regrets que vous m’exprimiez ; et, tout en parlant, une idée m’est venue à l’esprit.
« — Qu’allez-vous faire du mobilier de ces chambres ? ai-je demandé.
« — Que voulez-vous que j’en fasse ? m’a-t-il répondu. Si cette demoiselle en avait envie… ce serait autant de moins à frotter, à brosser, à battre. D’ailleurs je comprends si bien certains souvenirs avec leurs délicatesses !
« Voilà où nous en sommes. Je ne doute pas que vous auriez pour un morceau de pain tous les meubles auxquels vous devez tenir. Je suis à vos ordres pour continuer les négociations. »
Clotilde Falconneau à Célestin Bidarray. — La Peyrade.
« Biskra, février 188…
« Je n’ai pas fermé l’œil de toute la nuit, ce qui n’a rien de très nouveau ; car l’insomnie et moi sommes des sœurs tendres, qui posent la tête sur le même oreiller. Mais, cette fois, mes pensées n’avaient pas leur couleur ordinaire. S’il faut vous le dire, j’étais fort en colère contre vous.
« Quoi ! vous me racontez, comme si c’était chose naturelle, des traits de la délicatesse la plus rare ! Et vous ne m’écrivez pas un mot de cet homme adorable, de cet original, comme dit mon père. Voyons, monsieur Célestin, réveillez-vous ; tâchez d’oublier pour une demi-heure vos pilons et vos filtres. Comment s’appelle mon héros ? Comment est-il ? Vieux ou jeune ? (Ah ! j’espère bien qu’il n’est pas vieux !) Grand, petit, blond, brun, spirituel ou… ordinaire ? Dans tous les cas, je n’ai pas besoin que vous m’appreniez s’il est bon, généreux, dépourvu d’égoïsme. Le cher homme ! Il pense que je vais lui mander, comme ça, de m’envoyer mes meubles ! Et vous-même semblez croire que je le ferai ? D’où sortez-vous donc ? Vous savez bien que je n’accepterai pas un bon marché qui ressemblerait à un cadeau. Quant à payer mes chères reliques à leur prix… quelques raisons sérieuses m’en empêchent. D’ailleurs, comme dépense, le transport dépasserait de beaucoup l’acquisition. Bref, c’est une idée à mourir de rire, et j’en ai ri… jusqu’aux larmes, tant la bonté est une chose émouvante pour les malheureux.
« Il est donc malheureux, lui aussi, d’après ce que vous me dites ? Un chagrin d’amour ?… Pauvre garçon ! Puisse-t-il souffrir d’un mal moins incurable !
« Je vous en prie, monsieur Célestin, tâchez d’être un peu diplomate. Il faut absolument que vous deveniez son ami, que vous lui arrachiez son secret, pour me le dire, naturellement. Vous pouvez être sûr que le secret mourra — bientôt — avec moi.
« Je vous en prie : vite une réponse, des détails ; je meurs d’impatience ! »
Célestin Bidarray à mademoiselle Falconneau. — Biskra.
« La Peyrade, mars 188…
« Mademoiselle, je vous ai obéi ; je me suis réveillé, réveillé diplomate, et voici le résultat de ma diplomatie :
« Le jeune homme qui habite votre maison est grand, blond, très mince avec des yeux bleus et une moustache fine. Il est noble et se nomme Robert de Chalmont ; je lui donne vingt-six ou vingt-sept ans.
« J’ai cru comprendre qu’il aime une femme qui ne peut être à lui. Comme il serait incapable, dit-il, d’en aimer une autre, il veut s’enterrer vivant dans notre solitude de la Peyrade. Voilà tout ce que je peux vous dire de lui, et je doute que nous en apprenions jamais davantage. Robert de Chalmont parle peu et me semble sauvage, pour ne pas dire bourru. Sa présence n’apportera nul changement à la physionomie de la Peyrade, lieu remarquablement gai, comme vous savez.
« Je n’ai pas cru manquer à la discrétion en communiquant à ce nouveau venu certains passages de votre lettre, qui l’ont sincèrement touché.
« — Mes offres n’étaient pas des paroles en l’air, m’a-t-il répondu. N’ayant pas la permission de faire mieux, j’espère ne pas blesser mademoiselle Falconneau en expédiant à son adresse un souvenir de son ancienne demeure.
« Il m’a chargé des soins à prendre pour l’envoi de la caisse. Puisse-t-elle vous arriver à bon port ! Nous avons soigné l’emballage de notre mieux.
« P.-S. — Je vous disais tout à l’heure qu’il n’y avait pas de changement à la Peyrade. Hélas ! il s’en prépare un, cruel pour moi. Le docteur Lespéron nous quitte et vient de me l’apprendre. A son âge, une clientèle de campagne — et quelle campagne — est trop fatigante. Il avait espéré, lui aussi, que la Peyrade serait un jour quelque chose. Lui aussi va s’en aller, voyant la partie perdue. Il s’est fait donner le service médical d’un paquebot effectuant les voyages de Bordeaux à l’Amérique du Sud. Et me voilà seul, sans un ami !… Toutefois n’ayez pas d’inquiétude pour mon existence matérielle. Mon oncle, malgré toutes ses aumônes, laisse de quoi me garantir du besoin. »
Clotilde Falconneau à Robert de Chalmont. — La Peyrade.
« Biskra, mars 188…
« Monsieur, s’il est peu ordinaire de voir une jeune fille écrire à un inconnu, combien n’est-il pas plus rare de trouver, même chez de vieux amis, une recherche d’attentions comme celle dont vous venez de me donner l’exemple. Mon petit bureau que j’aimais tant ! Le voilà donc de nouveau dans ma chambre d’exilée !… J’ai pensé — et mon père est de cet avis — que je devais inaugurer son retour en me servant de lui pour vous dire, ou du moins pour tâcher de vous dire, jusqu’à quel point je suis reconnaissante et touchée. Un homme de cœur, un gentilhomme, pouvait seul avoir cette galanterie exquise envers une femme inconnue.
« D’ailleurs vous êtes quelque chose de plus : vous êtes un homme initié au chagrin — je le devinerais, si je ne le savais pas. Ceux que la vie a traités durement connaissent mieux que les autres le moyen de remonter le courage vaincu. Me voilà, grâce à vous, avec un peu de joie dans l’âme ; le soleil d’Algérie, que j’avais trouvé si pâle jusqu’à cette heure, me paraît plus brillant. Que Dieu vous rende le bien que vous faites à une pauvre malade, si malade que vous ne la verrez jamais ! Pour tout dire, c’est un peu à cause de cela que j’ai tant de désinvolture. Si je n’étais dans une catégorie à part, je vous aurais fait remercier — correctement — par mon père ou par le brave Célestin Bidarray.
« Je serais heureuse de savoir que notre maison abrite un être aussi heureux qu’il mérite de l’être, ce qui est d’ailleurs une locution dépourvue de sens ; car, Dieu merci ! l’on peut être malheureux sans avoir fait du mal sur cette terre…
« Mon père et moi désirons fort d’apprendre que vous êtes satisfait de votre séjour à la Peyrade. Croyez, en attendant, que nous serons toujours pleins de reconnaissance pour notre ami inconnu. »
Robert de Chalmont à mademoiselle Falconneau. — Biskra.
« La Peyrade, avril 188…
« Mademoiselle, que devez-vous penser de l’ami inconnu qui tarde tant à vous répondre, et qui vous répond en se servant d’une machine à écrire ? Le retard s’explique par un voyage qu’il m’a fallu faire à Bordeaux ; la machine m’est imposée par une ataxie des fonctions de la main droite, survenue depuis quelque temps. Ce clavier me permet d’utiliser la main gauche. Mais n’allez-vous pas prendre en haine ces lignes imprimées comme celles d’un livre ? Si ce moyen de correspondance vous déplaît, ou si — chose non moins probable — vous êtes peu charmée du correspondant, le remède est fort simple et vous le devinez : il consiste à ne pas me répondre. Ce sera d’ailleurs la chose la plus naturelle du monde. J’ai cherché à vous causer un plaisir ; vous m’en avez remercié par une faveur tout à fait hors de proportion avec ce que j’ai fait. Nous sommes quittes, ou plutôt c’est moi qui vous devrais du retour, car vous ne pouvez savoir quel plaisir j’ai eu moi-même à vous préparer cette petite surprise. Vous ne me croiriez pas si je vous disais combien les moments agréables ont été rares dans ma vie !
« Cependant, je suis loin de me plaindre. Comment le pourrais-je, quand c’est à vous que je parle ? J’ai la consolation d’habiter la France et le prétendu bonheur d’être un oisif. Vos épreuves et celles de monsieur votre père sont plus dures. Si je me plaignais, vous diriez l’un et l’autre que je suis un ingrat envers la destinée.
« J’avoue d’ailleurs que les chagrins de l’existence me pèsent moins, depuis que j’ai reçu vos lignes réconfortantes. Comme vous m’avez fait du bien ! Et comme je voudrais pouvoir vous en faire un peu ! Ce serait la seule tâche qui pourrait m’intéresser dans le vide morne où s’écoule ma vie sans avenir.
« Je veux terminer cette lettre — qui sera la dernière si vous l’ordonnez — par cette assurance de sympathie dont vous sentirez, j’espère, la sincérité respectueuse. »
Clotilde Falconneau à Robert de Chalmont. — La Peyrade.
« Biskra, avril 188…
« Je veux d’autres lettres, monsieur, malgré cette machine que « je ne hais point », comme dit Chimène en parlant à Rodrigue. Certes, j’aimerais mieux voir votre écriture ; mais, d’une part, je suis fort peu graphologue ; de l’autre, je n’ai pas besoin de la graphologie pour voir que vous n’êtes ni léger, ni fat, ni égoïste comme tant d’autres. Je n’en veux qu’à l’infirmité — momentanée, j’aime à le croire — qui vous empêche de tenir la plume. Croiriez-vous que Célestin Bidarray ne m’en avait pas parlé ? C’est un brave garçon, plein de cœur, mais si distrait, si original et si… pharmacien ! Je lui pardonne cependant, car c’est à lui que je dois mon ami inconnu.
« Vous sentez bien que ce jeune homme n’a pas eu toutes mes confidences. Voilà pourquoi, ne me connaissant que d’après lui, vous m’imaginez tout simplement comme une pauvre demoiselle qui meurt de la poitrine, et, en attendant, se débat contre les ennuis de la pauvreté. Cela m’humilie un peu, non d’être pauvre, mais de passer à vos yeux pour une personne qui n’a point subi d’épreuves plus nobles que la toux ou le manque d’argent. Ne pensez-vous pas que le combattant qui revient du feu, avec une belle blessure près du cœur, peut bien réclamer, si on l’indique au rapport comme atteint d’une égratignure au bras, trop insignifiante pour lui valoir la médaille ?
« Je devine que vous êtes fier d’avoir un cœur et de porter dans ce cœur une blessure profonde. Je comprends cette fierté et vous estime davantage de la ressentir. Mais, monsieur…, j’ai droit à la médaille, moi aussi.
« Voilà qui ressemble fort, allez-vous me dire, aux confidences que je n’ai pas faites au bon Célestin. Soyez sûr que je ne vous en raconterais pas tant si, d’une part, nous ne causions ainsi, la Méditerranée entre nous deux, et si, de l’autre, je ne devais rester éternellement pour vous une ombre — pas trop plaintive, vous me rendrez cette justice. Quand vous rentrerez en possession de ce petit bureau — on vous le rendra, soyez tranquille — vous songerez à celle qui vous ressemble par la souffrance. Ne lui ressemblez pas jusqu’au bout. Puissiez-vous être heureux bientôt ! Puissiez-vous savoir un jour ce qu’est cette chose fabuleuse et fantastique nommée la vieillesse !… »
Robert de Chalmont à Clotilde Falconneau. — Biskra.
« La Peyrade, avril 188…
« Quelle joie, ce matin, quand le facteur a sonné à ma porte ! Je n’ai pas d’amis et je n’ai plus de famille : je n’attendais qu’une lettre au monde… Je vous assure que je l’attendais sans l’espérer. Depuis quatorze jours je travaillais à chercher quelles raisons pourraient vous engager à m’écrire encore. Hélas ! je n’en pouvais trouver qu’une seule : mon infini désir de recevoir ces pages. Vous direz que c’est une raison bien suffisante, puisque le sort nous refuse constamment ce que notre cœur désire.
« Mais vous avez eu pitié de ma solitude : je vous remercie à genoux. Un peu plus je vous remercierais même d’avoir souffert, puisque le chagrin vous a rendue bonne et compatissante. Je vous admire comme un miracle d’indulgence, comme un prodige de résignation. Que dis-je ? Vous êtes trop résignée. Il faut vouloir vivre. Ah ! si je pouvais changer avec vous ! Nul ne me regretterait, moi ; et je me trouve ridicule de bien me porter tandis que vous êtes malade. Pouvez-vous me dire à quoi je sers en ce monde ?
« Cependant j’ai servi à quelque chose hier. J’ai fait dire une messe pour le repos de l’âme de celle qui vous a quittée trop tôt. Sur sa tombe — fidèlement entourée de fleurs par Célestin Bidarray — j’avais vu la date de sa mort : nous avons célébré l’anniversaire.
« Les femmes de nos pêcheurs n’ont point oublié leur bienfaitrice, ni sa fille. Elles se sont jointes à moi dans la petite église et, sous l’abri du porche, en sortant, les mains des plus pauvres se sont tendues comme autrefois. Comme autrefois, elles ne sont pas restées vides. Toutes ces bonnes créatures, vieilles et jeunes, m’ont demandé :
« — Comment va la demoiselle ?
« J’ai répondu :
« — Elle ira tout à fait bien si vous priez beaucoup.
« De là, je suis allé faire une longue visite à votre mère. Il m’a semblé que son âme était contente ; et nous avons parlé de vous, longuement, sous le saule qui commence à grandir. Il faisait beau ; pour la première fois de l’année, l’Océan portait sa robe bleue, sur laquelle je voyais se promener, leurs grandes ailes de toile ouvertes, cinq ou six papillons blancs. J’ai lu tout haut votre dernière lettre ; nous avons jugé que la « médaille » vous était bien due, en effet.
« J’ai chargé l’âme qui m’entendait de vous dire certaines choses que je ne vous écris pas ; mais comment pourrais-je espérer qu’elle s’est acquittée de mon message ? Vous confierai-je qu’elle vous a trouvée un peu sévère pour le pauvre Célestin, à qui, par parenthèses, vous n’écrivez plus ? Il en est malheureux ; que serait-ce donc s’il savait comment vous parlez de lui !
« Quant à moi, chose étrange ! pendant la matinée d’hier, j’ai été moins éloigné du bonheur et plus accompagné dans la solitude que cela ne m’était arrivé depuis… une certaine date néfaste. Je retournerai bientôt sous le cher petit saule. »
Clotilde Falconneau à Robert de Chalmont. — La Peyrade.
« Biskra, mai 188…
« Voulez-vous savoir, mon ami, pourquoi vous étiez moins seul pendant cette matinée d’avril, qui vous vaudra, jusqu’à mon dernier jour, ma fidèle affection ? C’est que vous m’aviez pour compagne, sans le savoir. Ah ! comme vous êtes bon ! J’ai promis à Dieu, après avoir lu vos lignes, de ne plus penser de mal des hommes. (Je n’en dis point de mal, n’ayant personne à qui en parler, sauf mon père, dont je ne veux pas augmenter le chagrin par mon pessimisme précoce.)
« Quel être rare, unique, êtes-vous donc pour avoir songé à cet anniversaire de ma plus grande douleur ! Je ne vous en avais rien dit, jugeant que nous étions encore trop étrangers l’un à l’autre. Un étranger, vous !… Le meilleur des frères, le plus dévoué des fils, n’eût pas montré plus d’affection pour la vivante et pour la morte.
« Ainsi donc, grâce à vous, le cher nom a été mis encore une fois dans la bouche des pauvres et sur les lèvres sacerdotales. Comment vous remercier de cette chose pieuse, délicate, exquise, que vous avez faite ? Mon père en avait des larmes dans les yeux. Moi, j’en ai de la reconnaissance tout plein le cœur. Ne faut-il pas qu’il se dépêche de vous payer, ce cœur à qui l’on a fait tant de mal et à qui vous faites tant de bien !
« Pendant que vous étiez dans la petite chapelle toute noircie par les rafales de l’Océan, je priais dans notre église encore presque neuve, où le simoun, à certains jours, sème le sable du désert qui entoure Biskra.
« Dans le silence de la nef ombragée par les grands rideaux de laine bleue, je causais, moi aussi, avec l’âme de celle qui m’attend sur l’autre rive. Ma prière finie, je suis rentrée dans ma chambre d’où l’on voit l’océan du désert. Il n’est pas bleu celui-là, mais tout jaune ; les barques légères et fuyantes y sont remplacées par les lourds chameaux des caravanes. Si vous saviez comme la vue de ces vagues de sable finit par mettre au cœur une angoisse étouffante !
« Mais c’est notre Océan que je voyais ce matin-là, car j’étais — avec vous, mon ami — sous le saule, autour duquel se pressent les croix blanches. Quoi d’étonnant si vous ne vous sentiez pas seul ?
« Quant aux commissions dont vous chargiez ma mère, je suppose qu’elles ont été faites, car nous avons parlé de vous longuement : vous ne saurez jamais avec quelle affection et quelle reconnaissance. Vous me plaignez, vous vous intéressez à moi, vous voudriez me faire du bien, vous seriez curieux de me voir. Ce sont bien là vos commissions, n’est-ce pas ? Soyez sûr qu’elles sont bien accueillies ; mais pourquoi ne pas me les faire vous-même ? Je n’ai pas de meilleur ami que vous.
« Moi aussi, je voudrais vous faire du bien, vous consoler. Ce ne serait que justice, car, depuis que vous êtes entré dans ma vie comme un rayon sortant d’une étoile invisible, je m’aperçois que mon courage augmente. Je vais parfois jusqu’à m’imaginer que je suis plus forte physiquement. Je fais des promenades sous les longues voûtes des cassiers aux feuilles découpées. Comme elles sont belles, ces avenues que borde à droite et à gauche un ruisseau d’eau claire, coupé devant chaque maison d’une passerelle rustique en troncs de palmiers ! La chaleur est déjà grande ; mais elle me convient ; je tousse moins… Allons ! Pas d’idées folles ! Quand les agonisants de mon espèce croient aller mieux, gare au lendemain ! J’aurais pourtant bien aimé vous connaître quelque jour par mes yeux, non pas uniquement par la description que le brave Célestin m’a faite de votre personne. Ce qui ressort le mieux de ce portrait tant soit peu vague tracé par lui, c’est qu’il n’y a pas de ressemblance entre vous deux. Ne manquerai-je pas aux convenances du monde en vous confessant que je vous approuve fort d’être blond ? J’ai des raisons spéciales — dans lesquelles Célestin n’a rien à voir — pour ne pas aimer les moustaches brunes.
« A propos de Célestin, vous m’accusez avec les circonlocutions voulues d’être odieusement ingrate à son égard. Peut-être le suis-je ; mais à qui la faute ? Votre correspondance m’a rendue beaucoup plus difficile que je n’étais. Au moins, dans vos lettres, il y a quelque chose. Vous pensez ; vous savez dire votre pensée, quand il ne vous convient pas de la laisser dans le vague. N’empêche que j’ai des remords, d’autant que, chaque jour, je vois, de ma chambre, le pharmacien d’en face piler ses drogues avec un zèle que les flâneries ailées de l’imagination n’interrompent jamais. Alors je pense à Célestin Bidarray…
« Je veux lui écrire. Le pauvre garçon doit être fâché contre moi, car il ne m’écrit plus. Tâchez de me blanchir à ses yeux jusqu’au prochain courrier. Dites-lui que je ne l’oublie pas, ce qui est d’ailleurs la vérité pure. Enfin empêchez qu’il me juge pire que je ne suis.
« Quant à vous, nul inconvénient à ce que vous me preniez pour un ange doué de toutes les perfections. Croyez-moi bonne, vous n’aurez jamais à souffrir de mes défauts. Croyez-moi belle, vous ne me verrez jamais.
« Une chose du moins est sûre : ange ou diable, beauté ou laideron, je suis pour toujours votre amie. »
Robert de Chalmont à Clotilde Falconneau. — Biskra.
« La Peyrade, mai 188…
« Ange ou diable… beauté ou laideron ! Cela vous amuserait, je le vois, de me laisser dans l’incertitude ; mais vous y travaillez vainement. Vous êtes un ange et vous êtes une beauté. Sur le premier point, j’ai le témoignage de mon cœur ; sur le second, celui de mes yeux. Ils me disent en ce moment — et ce n’est pas la première fois — que vous êtes souverainement belle. Voulez-vous que je fasse votre portrait ?… Non, c’est trop difficile. D’ailleurs je ne veux pas jouer au fin avec vous. Ce n’est pas dans le baquet de Mesmer que je vois vos traits. Je possède votre photographie !
« Comment ? Oh ! mon Dieu, c’est bien simple ! Ne l’aviez-vous pas donnée jadis à l’abbé Bidarray ? Son héritier me l’a cédée. Elle orne, seule de son sexe, mon petit salon. Devant elle j’écris ou plutôt je pianote ces lettres qui sont toute ma joie. Devant elle je lis, je travaille à m’instruire, à devenir moins indigne de vous, puisque vous êtes difficile. Ah ! certes, vous en avez le droit !…
« Ceci m’amène à vous parler du « brave Célestin ». Par grâce, ne vous infligez pas le pensum d’une page à ce « pharmacien » ! Laissez-le à ses filtres et à ses fioles. Je vous assure qu’il en prend fort bien son parti. Chaque fois que vous avez la bonté de m’écrire, j’ai soin de lui communiquer les nouvelles. Je lui dis, de votre part, que vous pensez à lui ; que faut-il de plus ? Donc, vous pouvez calmer votre conscience : je prends tout sur moi. Ne vous fatiguez pas à cette double correspondance, fort inutile vraiment ; si votre plume est en train de courir, qu’elle me donne ce que n’aura pas Célestin… Vous allez crier à l’égoïsme.
« Hélas ! mon égoïsme ne sera-t-il pas bientôt puni ?
« J’ai peur en ce moment que Célestin ne soit à la veille de profiter de ma disgrâce. Me pardonnerez-vous la hardiesse dont je vais faire preuve, non sans avoir hésité longtemps, non sans être resté les yeux ouverts, toute la nuit, me demandant si ma folie ne mettra pas fin à cette correspondance qui est tout mon bonheur. Malgré tout, je me risque : vous êtes si bonne… et vous êtes si loin !…
« Non, mademoiselle, toutes mes commissions n’ont pas été faites. Vous m’avez dit que l’âme de votre mère, conversant avec l’âme de sa fille, a parlé de mon zèle ardent à vous servir, de la révolte amère qui torture mon cœur à la vue de vos souffrances. Mais, dans ce cœur, il y a quelque chose de plus : il y a l’amour, si incroyable que cet amour puisse vous paraître. Jamais homme n’éprouva d’amour plus fidèle, plus respectueux, plus passionné. Ah ! Dieu ! Je ne vous aurais pas fait souffrir, moi !
« Et maintenant, j’ai parlé. Que mon sort s’accomplisse ! Vous ai-je déplu ? En ce cas vous pouvez me punir, oh ! si aisément ! Que votre mémoire et votre plume oublient mon nom : vous serez vengée autant que peut le vouloir la plus forte rancune.
« Mais n’allez-vous pas croire plutôt que j’ai perdu la raison ? Oui, croyez-le ; attendez ; laissez-moi vous écrire encore. Vous jugerez peut-être que mes paroles sont les divagations d’un malheureux frappé par la démence. Il sera toujours temps, si je vous semble moins fou que criminel, de me proscrire, de m’ôter tout ce que ma vie contient d’espérance. J’attends mon sort ; si vous ne me répondez pas, vos yeux pour la dernière fois auront lu au bas d’une page mon nom et ces mots que j’ose vous écrire de nouveau : Je vous aime ! »
Clotilde Falconneau à Robert de Chalmont. — La Peyrade.
« Biskra, mai 188…
« On a vu des poètes aimer une morte et le crier partout, sans que personne le trouvât mauvais. C’est un acte sans conséquence, comme celui d’aimer un symbole ou un mythe. Voilà pourquoi celle qui vous écrit — à moitié chemin, ou plus, entre la vie et la mort — voilà pourquoi le mythe de demain ne se fâche point, mon ami. Si je me mettais en colère contre vous, et que cela vînt à se savoir, comme on rirait de moi ! On dirait que je me donne les airs d’une vraie femme. Je n’aurai donc pas ce ridicule.
« Je n’aurai pas davantage la fausse modestie de vous croire fou. J’estimerais plutôt que vous avez la pitié… comment dirai-je ?… un peu fiévreuse. De cela non plus, je ne dois pas me fâcher.
« Mon impression, si vous désirez la connaître, est un prodigieux étonnement. Bien que Célestin Bidarray soit resté dans une grande réserve sur votre compte, j’avais cru comprendre que vous aviez au cœur une blessure. La voilà donc guérie ? Cela peut donc se guérir ?…
« Toutes ces réflexions troublent ma pauvre tête, ce qui vous expliquera pourquoi je cause avec vous moins longuement qu’à l’ordinaire. Mais je ne vous en veux pas : soyez en paix. »
Robert de Chalmont à Clotilde Falconneau. — Biskra.
« La Peyrade, mai 188…
« Ah ! comme votre pardon est cruel ! Comme vous me brisez le cœur quand vous me dites, quand vous me répétez avec cette insistance lugubre pourquoi vous n’êtes pas fâchée. Votre colère, votre dédain le plus méprisant, me seraient moins insupportables. Vous aimer, sans jamais entendre parler de vous, serait une joie ineffable, si je savais que vous êtes forte et pleine de vie.
« Pourquoi donc tenez-vous tant à mourir ? Car il semble que vous y teniez vraiment.
« Ah ! comme vous me faites bien voir, par ce dédain de la vie, que je ne suis rien à vos yeux ! Que vous importe d’être aimée par un être aussi peu digne de vous ! Que vous importe si j’existe ou non ! Et moi, malheureux ! si vous mourez, que me reste-t-il ? Une seule chose : la mort !
« Mais, jusqu’au jour où je vous suivrai dans un autre monde moins cruel, vous aurez tout mon cœur. Nulle femme, je le jure, n’y est entrée avant vous ; nulle n’y entrera désormais. Quelle que soit la destinée, que vous arriviez à la vieillesse, ou que vous quittiez cette terre à la fleur de l’âge, mon dernier soupir emportera votre nom dans l’éternité.
« Maintenant, par grâce, daignez me répondre.
« Supposons que, demain, une guérison subite vous assure de longs jours, seriez-vous indulgente pour celui qui ne demande qu’à vous servir à genoux ? Permettriez-vous qu’il tentât de cicatriser la blessure d’un premier amour malheureux ? Qui sait ? Peut-être qu’elle n’est pas sans remède. Quant à moi, hélas ! mon mal est inguérissable, sauf par votre main.
« Soyez miséricordieuse ; répondez-moi, sans tarder. Je meurs d’impatience, de douleur et de crainte. »
Clotilde Falconneau à Robert de Chalmont. — La Peyrade.
« Batna, juin 188…
« Il m’est arrivé, en attendant mieux, une chose que je croyais impossible, tant ma pauvre personne était toujours grelottante : j’ai eu trop chaud. Que c’est bon la chaleur ! Cela donne un peu l’illusion de la vie.
« Toutefois, comme il ne faut pas abuser des meilleures choses — d’ailleurs mon père ne pouvait plus supporter Biskra, — nous sommes venus respirer l’air des montagnes. Rassurez-vous : nous avons encore trente jolis degrés. Et puis quelle vue splendide ! Quelle joie d’être délivrée de l’obsession pesante du désert ! Si cela ne portait pas malheur de dire qu’on va mieux…
« Ah ! mon ami, je vous assure que je ne veux pas mourir ! J’en ai une peur affreuse ! Et les mois s’envolent, s’envolent !… Ils se traînaient en France. Pauvre cher pays ! Si j’y étais restée, à quoi ressemblerait aujourd’hui cette main que je regarde et que je trouve si belle, parce qu’elle est vivante !
« En Algérie, en mettant tout au mieux, on m’accorde trois ou quatre ans. Ce sera juste assez pour devenir presque une vieille fille.
« Savez-vous que Bidarray n’a rien des paladins d’autrefois, qui auraient pourfendu cent hommes pour leur disputer l’image d’une belle ? Vous n’avez pas eu besoin de l’appeler en champ clos pour conquérir ma photographie. Ah ! Célestin, félon chevalier, comme vous m’avez donné l’exemple de cette froideur dont vous vous plaignez ! Cependant je vous pardonne et… je ne vous en veux pas trop d’avoir senti que mon portrait sera mieux là où il se trouve, qu’au milieu des onguents et des juleps.
« Contentez-vous, mon ami, de cette réponse à votre question… délicate. Vraiment, vous ne pouvez pas dire que je suis bien sévère. Tout ce que je vous demande, c’est de me brûler en effigie quand… quand je deviendrai gênante pour un motif quelconque ; par exemple, quand vous rajeunirez la maison quelques jours avant votre mariage, — il faudra bien vous marier une fois ou une autre. Je désire ne pas figurer parmi les bibelots de madame de Chalmont. Vous voyez qu’on reste femme jusque… jusqu’au bout. »
Robert de Chalmont à Clotilde Falconneau. — Batna.
« La Peyrade, juin 188…
« Vous êtes adorable et je vous adore. Quelle bonté, quelle grâce ! Comment pourriez-vous me dire mieux — sans me le dire — que vous me permettez de vous aimer ? Ah ! comme je vais abuser de la permission ! Vous ne m’aimez… Mon Dieu ! je n’ose écrire les mots « pas encore » qui venaient follement au cours de ma pensée !… Vous ne m’aimez pas ; mais je vous aime ; je vous dis que je vous aime ; cela suffit déjà pour me donner plus de bonheur que je n’en ai connu dans toute ma vie. Que serait-ce donc si j’obtenais un peu de tendresse !
« Au nom du ciel, faites un effort ! Ne pensez plus à… cet homme ! Ah ! le misérable, comme je le hais ! Ne croyez pas toutefois que je le déteste parce que vous l’aimez : je le bénirais s’il vous rendait heureuse. Mais ce qu’il vous a fait souffrir vient s’ajouter à ce que je souffre : c’est un gros compte que j’ai avec lui.
« Faites un effort. Voyez la vérité et la justice ; arrachez de votre cœur ce souvenir : vous serez bien plus heureuse. Peut-être que vous croyez encore l’aimer, alors qu’il est seulement dans votre mémoire comme une blessure maudite… et mal soignée. Maintenant j’ai un peu le droit d’en essayer la guérison. Vous ne pouvez permettre que je vous aime, sans permettre aussi que je fasse mes efforts pour vous empêcher d’aimer un autre homme… qui ne vous aime pas. Quel charme en lui vous attache ? Quel bien vous a-t-il fait, a-t-il tenté de vous faire ? De quoi sert l’esprit, l’élégance, la distinction qu’il a sans doute, alors qu’il n’a pas de cœur ? Moi, j’ai du cœur. Hélas ! de quoi cela me sert-il ? Du matin au soir, souvent du soir au matin, je pense à vous. Je retourne dans ma tête les moyens de vous donner un peu de plaisir, de vous faire un peu de bien. Si je pouvais, en devenant moi-même tout à fait pauvre et malade, vous rendre le bonheur et la santé, croyez-vous que j’hésiterais une minute ? Ah ! cette impuissance de l’amour ! Voilà, vraiment, de tous les chagrins qu’il cause, le seul que je maudisse.
« Peut-on imaginer une dérision plus cruelle ? Je vous donnerais ma vie comme je cueillerais, afin de vous l’offrir, une des roses de mon jardin. Et tout ce dévouement ne saurait vous procurer une heure de sommeil, une journée d’oubli, sans souffrance !
« Cela vous est-il du moins quelque peu agréable de savoir que je suis, de mon côté, très malheureux, plus malheureux que vous, sans doute ? Ah ! comme vous pourriez, vous, me donner du bonheur avec une seule ligne !
« Cependant un passage de votre lettre m’a fait sourire. Ainsi donc vous supposez qu’une autre femme, portant mon nom, franchira jamais mon seuil ?… Combien je vous plains de ne plus croire qu’on peut être fidèle, toujours ! Et comme je hais davantage encore l’être maudit qui vous a ôté cette croyance ! »
Faut-il admettre que l’amour fidèle, obstiné, généreux, n’est pas impuissant comme le déplorait l’étrange personnage dont on vient de lire les lettres ?
Quand vint l’automne, mademoiselle Falconneau, rentrée avec son père dans la petite maison de Biskra, se sentit beaucoup mieux. Non seulement elle avait retrouvé le sommeil avec un peu d’appétit ; mais encore elle pouvait écrire au bon sorcier de la Peyrade, comme elle s’amusait à l’appeler :
« Je vais vous dire une nouvelle qui vous fera plaisir : mes forces reviennent et ma mémoire s’en va. Pour ce qui est des forces, je n’ose pas trop m’y fier ; c’est probablement une mauvaise plaisanterie du mal — souvent facétieux — qui me mène là où je ne voudrais pas aller, maintenant moins que jamais. Par contre, il est indubitable que je me souviens moins de certaines douleurs. Je commence à croire que ma vie n’a été qu’un rêve malsain jusqu’à votre apparition ; et, dans mon existence actuelle, deux êtres seulement tiennent une place : l’un, mon pauvre père, que je vois tous les jours et qui sourit quelquefois, maintenant ; l’autre, invisible, qui va sourire enfin, je l’espère, quand il saura que mon cœur va mieux, certainement mieux, presque bien. Ne maudissez donc plus… ce que vous maudissiez. Moi, je bénis la sorcellerie… et certain sorcier qui n’a rien à craindre des fagots : son bon cœur est sa seule magie. »
Dans toutes ses lettres, l’amoureux se répétait furieusement, ce qui rendrait sa correspondance monotone aux yeux d’un lecteur n’ayant pas les mêmes raisons que Clotilde pour la trouver intéressante. Celle-ci, au contraire, après chaque courrier, s’intéressait davantage à « l’ami inconnu ». Peu à peu les choses en vinrent au point qu’elle ne chercha plus à déguiser combien elle désirait le connaître. Au commencement de décembre elle écrivait à Robert de Chalmont :
« Savez-vous ce que j’ai fait ce matin ? Je me suis regardée au miroir et j’ai constaté l’existence de mes joues. Pas encore bien rondes, hélas ! Même vous, qui avez tant de poésie et… d’imagination, n’oseriez pas les comparer à deux pêches. Mais enfin ce ne sont plus des creux : nous avons décidé, mon miroir et moi, que je suis montrable.
« Ce premier point éclairci, j’ai ouvert l’Indicateur et j’y ai trouvé certain « Voyage circulaire » d’un bon marché attendrissant. Biskra est l’une des stations de la route. L’hiver, ici, est merveilleux. Si vous connaissiez quelque touriste que notre soleil attire, je me chargerais de lui faire garder une chambre à l’Hôtel de l’Oasis, qui est excellent. Et je suis sûre que le touriste en question, pour peu qu’il ait l’âme bonne, serait content d’être venu distraire des exilés qui n’oublient pas la France et leurs amis de France, même les amis inconnus. »
Chose étrange ! L’invitation ne décida point cet original de Robert. On croirait plutôt qu’elle l’effraya, si l’on en juge d’après sa réponse :
« Qu’allez-vous penser de moi qui prends la plume, au lieu de prendre le chemin de fer et le bateau ? Ah ! Dieu ! Croyez-vous que je ne serais pas allé vous voir depuis longtemps, si le voyage pouvait s’accomplir ? Mais ce bonheur, plus grand qu’aucun de ceux de ma vie passée, présente et future, ce bonheur m’est refusé. Il y a une chose que vous ne savez pas : c’est que votre existence, aujourd’hui surtout qu’elle est moins fragile, ferait envie à la mienne sous le rapport de la solidité. Ce voyage, auquel j’ai rêvé cent fois, tuerait votre pauvre ami inconnu d’une façon pas beaucoup moins sûre que la balle d’un pistolet. Donc n’y pensons plus, ou du moins n’y pensez plus, car moi j’y penserai toujours. Nos yeux ne se rencontreront pas en ce monde ; mais nous pourrons nous voir là-haut, j’espère. En attendant, prêtez l’oreille à cette parole qui résume tous les battements d’un pauvre cœur malheureux : je suis à vous ; nulle autre n’obtiendra de moi un seul regard. Si vous partez la première, je porterai votre deuil comme celui d’une fiancée tendrement chérie. Si c’est moi qui m’en vais d’abord, le dernier souffle qui sortira de mes lèvres dira encore votre nom. »
La première impression de mademoiselle Falconneau en lisant ces lignes fut une déconvenue poignante, ce dont elle ne fut pas surprise ; elle s’était fait une joie de la visite de Robert, et dans son existence à Biskra, les joies n’étaient pas nombreuses. Mais ce qui l’étonna davantage fut la terreur dont son âme fut serrée, en songeant que son « ami inconnu » pouvait être, qu’il était sans doute gravement atteint de quelque maladie jusque-là dissimulée. Aussi bien, jamais il ne parlait de sa santé. Ne devait-on pas croire que cette paralysie d’un membre, en pleine jeunesse, indiquait un état grave, menaçant, désespéré peut-être ?
— Mon Dieu ! songea Clotilde, s’il allait mourir, mourir avant moi !
Cette inquiétude nouvelle, torturante, elle ne l’avait ressentie, depuis qu’elle était au monde, que pour deux êtres humains : son père et sa mère. Elle se demanda : « Mais, alors, quelle place tient-il dans ma vie ? » Puis bientôt : « Est-ce que je l’aime donc ? »
Elle essaya de plaisanter avec elle-même sur cette découverte. Quelle idée bizarre, maladive, d’aimer un homme qu’elle n’avait jamais vu, qu’elle ne verrait sans doute jamais ! Son cœur trouva, sans chercher, la réponse à l’objection : « Il m’aime bien, lui ! M’a-t-il vue ? »
Et déjà un glaive de douleur déchirait cette tendresse à peine éclose à la vie. Robert, à n’en pas douter, cachait quelque chose. Dévoué comme toujours, il craignait de troubler par la compassion une malade succombant déjà sous le poids lourd de sa propre destinée. La compassion ! Il ne savait pas, ce simple et ce modeste, combien sa vie était précieuse, nécessaire à la vie d’une autre !
Pour la première fois depuis longtemps, une journée s’écoula sans que Clotilde se souvînt de faire le compte lugubre des jours qui lui restaient à passer sur la terre. Le soir, elle prit sa plume et, s’efforçant de donner à ses phrases l’allure dégagée et sans réticences d’une sollicitude inspirée par la seule amitié, elle écrivit à Célestin Bidarray pour avoir « des nouvelles de son voisin ».
Elle affectait d’en parler tantôt comme d’un malade imaginaire, craignant de déranger ses habitudes, tantôt comme d’un solitaire un peu désœuvré, que le manque de distractions poussait à des idées sombres.
« N’êtes-vous pas de mon avis ? demandait-elle. Ne pensez-vous pas qu’un voyage intéressant, par exemple une excursion en Algérie, chose facile et relativement peu coûteuse, lui ferait du bien ? Mais il affirme le contraire. Il dit qu’un déplacement serait dangereux pour sa vie. Faut-il croire qu’il dit vrai ? Ni vous ni lui ne m’aviez jamais donné nul soupçon d’un état de santé si précaire et, en somme, passablement mystérieux. Je m’adresse à vous, en qui j’ai toute confiance, pour savoir la vérité et pour la savoir sans que notre ami se doute de ma démarche, qui augmenterait une inquiétude exagérée, je veux le croire, sur le mal dont il souffre. »
Célestin répondit courrier par courrier et sans grands détails, même avec un soupçon de mauvaise humeur.
Mais rien d’étonnant qu’il en voulût plus ou moins à mademoiselle Falconneau : elle ne prenait plus la peine de lui écrire, sauf qu’elle n’eût besoin de lui. Au reste, il était résolument affirmatif dans son opinion : Robert, en faisant le voyage d’Algérie, commettrait une imprudence des plus graves. « Et, concluait-il, vous seriez naturellement la première à regretter de la lui avoir conseillée. »
Clotilde resta plusieurs jours dans un état d’esprit nouveau, après avoir lu cette réponse. Elle passait tout à coup d’un morne abattement à l’exaltation la plus vive, au point que son père s’en inquiéta. Mais il n’osa questionner, pensant être témoin d’une de ces crises morales trop ordinaires chez les malades atteints aux sources de la vie. Un matin, sa fille resta enfermée dans sa chambre, et, dans une sorte de rêve mystique plutôt que passionné, laissa couler lentement de son âme ces lignes qui la faisaient pleurer et sourire tout à la fois, comme un adieu à la lumière à peine dévoilée, au bonheur suprême à peine entrevu :
« Mon pauvre ami, ce que vous allez lire présente quelque ressemblance avec un testament. Ou plutôt c’en est un ; si bien, même, que j’avais déjà préparé l’enveloppe réglementaire : A Monsieur Robert de Chalmont. — N’ouvrir qu’après ma…
« Seulement il est arrivé deux choses. La première c’est que le courage m’a manqué pour écrire l’affreux mot : je vous assure qu’il fait tomber la plume des doigts quand on a dix-huit ans, même si l’on tâche, depuis quelque temps déjà, de faire son sacrifice.
« Puis j’ai réfléchi qu’il y a une douceur plus complète à donner qu’à léguer. Le plaisir de celui qui donne consiste dans la vue du plaisir procuré à celui qui reçoit. Il est vrai que, si je mets quelque bonheur dans votre vie, je n’en serai témoin qu’à distance ; mais la distance qui nous sépare maintenant, comparée à l’autre, à celle qui nous séparera bientôt, me paraît toute petite. Si vous étiez plus près, d’ailleurs, je ne vous écrirais pas ce que je vais vous écrire.
« Mon testament ! Vous riez peut-être à ce mot, pensant que je ne possède rien en ce bas monde. En êtes-vous bien sûr, ô mon ami ?… Je possède un cœur, le cœur d’une pauvre petite mourante, qui n’a jamais fait de mal à une mouche et qui a souffert beaucoup, déjà, d’un faux amour. Ce cœur-là, cher compagnon de ma misère, je vous le donne entre vifs, comme dirait papa… Il dirait autre chose peut-être : par exemple que sa fille est d’une hardiesse révoltante. Mais songez, mon Robert, que nous sommes condamnés à ne nous connaître jamais !
« A ne nous voir jamais plutôt, car je vous connais : c’est pour cela que je vous aime. Vous avez été si bon pour moi, si noble, si délicat, si généreux ! Que n’avez-vous pas fait ?… Cependant voulez-vous savoir ce que vous avez fait de plus inoubliable, de plus divin, de plus miraculeux ? Eh bien ! vous avez fait que je ne mourrai pas sans être aimée comme il faut. Ce sera un peu moins dur de s’en aller ainsi, en songeant qu’un cher homme se souviendra de moi, qu’il restera ma chose, mon amant, mon fiancé devant Dieu. Car je crois à vos paroles, mon adoré, et je vous réponds : moi aussi, toujours ! Aimons-nous vite, aimons-nous bien ! Rendons-nous très heureux pendant quelques jours. Puis, je crois que le bon Dieu nous mariera dans son ciel. Vous me reconnaîtrez dans la foule, n’est-ce pas ? Du reste je vous verrai venir, j’irai à votre rencontre, je vous dirai : Enfin ! vous voilà ! Comme vous fûtes long ! — Qui aurait pu attendre que je mourrais fiancée, comme une personne ordinaire, que j’écrirais, moi aussi, des lettres d’amour, en cachette !… Ah ! Dieu ! comment aurais-je gardé toute cette joie dans mon cœur sans vous en parler, sans vous en bénir ? Non ; pas de seconde enveloppe cachetée, à n’ouvrir que… plus tard. Ce serait mieux, je le sais ; mais je n’en ai pas le courage. D’ailleurs qu’importe, puisque nous ne devons jamais nous voir en ce bas monde ? »
Robert ne fit pas attendre sa réponse. Elle commençait par ces mots :
« Vous comprenez bien, je pense, que si je n’arrive pas à vos pieds, au lieu de cette lettre, c’est que la chose est impossible. Dans quelques jours, dans quelques semaines peut-être, je m’imaginerai que je peux tenter la chance. Alors, ce ne sera pas long. Mais mon bonheur actuel est si grand, si « divin », si « miraculeux » comme vous dites, que j’ai peur de le briser trop tôt en me brisant moi-même. »
Clotilde, à coup sûr, ne doutait pas que le voyage d’Algérie ne fût une impossibilité pour Robert. Bien plus, la certitude de cette impossibilité avait seule pu lui donner la hardiesse d’écrire la lettre qu’elle avait écrite, ce testament sitôt changé en une donation d’elle-même. Cependant toute femme comprendra qu’elle fut un peu désappointée de voir que son amoureux tenait si ferme à ses sages résolutions de rester en France. Elle savait, pour l’avoir éprouvé, que les plus fragiles ne meurent pas toujours d’un voyage de trois cents milles marins. Et, quelque embarras que sa pudeur de jeune vierge eût dû souffrir en voyant Robert tomber à ses genoux, il lui fallait bien s’avouer qu’à cette épreuve, non moins qu’à celle de la traversée, elle aurait pu survivre.
Mais si son cœur soupira quelque plainte secrète, il ne tarda guère à s’ouvrir à d’autres sentiments. Quoi que Robert pût dire de son bonheur divin et miraculeux, une souffrance vague, une amertume que l’on devinait poignante se faisait jour à travers les lignes délirantes qu’avait prodiguées sa machine. On aurait cru que c’était lui, non pas Clotilde, dont les jours étaient comptés, pour qui ce bonheur était un mythe jamais réalisable. Et le cœur de la jeune fille se serra douloureusement quand elle lut un jour ces mots :
« Je vous aime. Je couvre vos mains de baisers, de larmes aussi, car je souffre à en mourir. »
Toutefois, en quelques semaines, elle avait pris l’habitude d’être aimée avec ces alternatives de passion et de mélancolie, sans qu’un mot laissât jamais briller un espoir d’avenir humain. Puis elle en vint à trouver un charme délicieux à ces fleurs pâles, mais d’une exquise odeur, de sentiment supra-terrestre. Comme toutes les femmes qui ont un amoureux et qui l’adorent, elle n’eût pas accepté que l’amoureux fût autrement. On jugerait même, si leur volumineuse correspondance était reproduite, que, de ces deux êtres, le plus heureux était Clotilde. Une chose contribuera sans doute à l’expliquer : la jeune malade allait mieux et reprenait des forces. Vers la fin du second hiver passé en Algérie, elle écrivait à Robert de Chalmont :
« Je suis plus forte, tellement que le médecin n’en revient pas : je vois sa stupéfaction, encore qu’il soit trop… médecin pour ne pas déclarer la chose toute naturelle. — « Voilà ce que c’est, mon enfant, que d’obéir à son docteur ! Et puis l’air de Biskra !… Et puis mes pointes de feu !… Et puis mes injections de gaïacol !… Et puis mes pilules de créosote !… »
« Moi, je dis tout bas : Et puis mon Robert !… Ah ! quel grand et beau remède que l’amour, même quand on le prend, comme moi, les yeux fermés ! Je les garde ainsi, dans un délicieux rêve, en vous envoyant un sourire, à vous, mon vrai médecin. Laissons-nous vivre au jour le jour ; je ne veux plus les compter, ces jours de trêve, pendant lesquels je sens que le sort m’oublie !…
« Aimons-nous bien, fidèlement, aveuglément, toujours ! »
Le rêve, cependant, allait finir ; la marche des événements allait succéder au court sommeil des destinées ; la réalité entrait en scène.
Vers la fin d’avril, M. Falconneau, pour qui ces dix-huit mois n’avaient pas été un rêve de bonheur, apprit qu’il allait du moins ne plus souffrir de la pauvreté. Sa cousine, morte en quelques heures, laissait un testament qui le déshéritait avec un soin minutieux. Un seul détail manquait à l’acte : il n’était pas signé.
Cette négligence de la rancuneuse dame assurait une petite fortune aux Falconneau. L’ancien magistrat, craignant une secousse pour sa fille, apprit d’abord la nouvelle au médecin qui était, au surplus, son seul ami à Biskra.
— Entre nous, mon cher, il était temps ! soupira-t-il épuisé. Je me sentais mourir à la peine. Et, dans les circonstances, il faut que je reste le dernier.
Tous deux allèrent porter à Clotilde l’importante communication. Loin de sentir le choc, même heureux, que l’on pouvait redouter, elle parut trouver la chose toute naturelle. C’était un bonheur, sans doute ; mais à cette heure elle savait qu’il en existe de plus grands. La vue d’un miracle ne l’eût point étonnée. Quel plus merveilleux prodige que celui qui avait fait entrer l’amour dans sa vie, par cette même porte d’où elle attendait la mort ?
Falconneau fut consterné de cette sérénité qu’il prenait pour une indifférence de mauvais augure. Le médecin tâta le pouls, sans deviner quel nom répétait le battement de la jolie veine bleue sur le bras un peu plus ferme. Il vit qu’aucun désordre n’était à craindre et se retira, plaisantant. La plaisanterie, même au lit de mort… des autres, était un de ses moyens de médication.
— Maintenant, mademoiselle, pas de bêtises ! Vous voilà une héritière… Et moi qui n’ai que des filles !
L’héritière ne répliqua rien : elle releva la tête, foudroyant le pauvre docteur d’un regard dédaigneux. Elle eût aimé lui répondre :
— Eh bien !… Et si vous aviez pour fils le plus beau des enfants des hommes, un millionnaire, un prince ?… Pensez-vous qu’il obtiendrait un regard de celle qui appartient, cœur et âme, à Robert de Chalmont ?
M. Falconneau quitta la chambre avec son ami, sous prétexte de le reconduire. Quand il fut de retour auprès de sa fille, une heure après, il dit :
— Ce n’est pas tout que d’hériter : il faut aller recueillir la succession. J’inclinerais à partir sans tarder pour revenir avant les grandes chaleurs, et t’emmener à Batna. Que dirais-tu si je prenais, à Philippeville, le bateau de la semaine prochaine ? Quant à toi, j’ai pourvu à ton sort pendant cette absence. Le bon docteur veut bien t’accepter comme pensionnaire. Sa femme est excellente et ses filles…
— Vous allez dans les Landes, papa ? demanda Clotilde sans répondre.
— Naturellement. Je toucherai d’abord à Saint-Sever ; c’est là que se trouvent les biens de… la défunte. Puis j’irai faire une visite à la tombe de ta mère. Ceci, par exemple, sera dur. Voir ma pauvre maison aux mains d’un étranger !… Ah ! si je pouvais, d’un coup de baguette, réaliser mon rêve !…
— Quel est-il, votre rêve, mon cher papa ?
— Racheter la Peyrade et te rendre assez forte pour que nous y passions les étés ensemble. Pour l’hiver, je me bâtirais un pavillon ici… J’aime beaucoup Biskra pendant la saison froide.
— Vraiment ? dit Clotilde avec un sourire triste. Eh bien ! je ne vois qu’une chose difficile dans votre rêve : c’est la partie qui me concerne ; et encore je vais tellement mieux ! Le pavillon de Biskra n’est qu’une parole à dire pour des gens riches comme nous. Quant à notre ancienne demeure, j’ai dans l’idée que… monsieur de Chalmont vous la rendra demain, si je la lui demande.
M. Falconneau considérait sa maison de la Peyrade comme une résidence unique, surtout depuis qu’elle appartenait à un autre. L’idée que Robert de Chalmont pourrait s’en dessaisir, autrement que contraint et forcé, lui parut tout à fait plaisante. Il répondit :
— Voilà bien les femmes ! Parce que cet inconnu t’a écrit quelques phrases polies, tu t’imagines qu’il va, pour tes beaux yeux, quitter une habitation comme il n’en trouvera nulle part, au même prix !
— Je sais que je peux compter sur lui, mon père. Vous en jugerez d’ailleurs. Le courrier de France part ce soir. Je vais écrire à monsieur de Chalmont pour l’informer de ce qui nous arrive et lui dire qu’il vous verra bientôt. Vous logerez chez lui, naturellement.
— Naturellement ? Je ne vois pas ce qu’il y a de si naturel pour moi à traiter en camarade ce manchot emmanché à une machine à écrire. Son seul titre à mon amitié est qu’il chausse mes pantoufles, boit dans mon verre et use mes draps. Si tu trouves que c’est agréable de rentrer dans sa maison, à la manière d’un passant égaré, qui demande un gîte pour la nuit… Non ! je préfère l’hospitalité de Célestin Bidarray ; au moins je le connais, celui-là !… Bon ! voilà que tu pleures, maintenant.
Clotilde essaya de refouler ses larmes. Vains efforts : les nerfs affaiblis n’avaient pas de résistance. La pauvre petite balbutia, ou plutôt sanglota ces paroles :
— Je vous en prie… Ne faites pas cette injure à Ro… à monsieur de Chalmont. Dites-moi que vous irez chez lui, papa.
Plutôt que de voir pleurer l’enfant qu’il disputait à la mort, Falconneau eût promis d’aller chez le diable. Quand il fut certain d’avoir calmé l’orage, il sortit : pour être en état de partir la semaine suivante, il n’avait plus une minute à perdre. Clotilde, restée seule, commença de noircir des pages.
Pour cette amoureuse de dix-huit ans, la grosse nouvelle n’était pas qu’une petite fortune était rendue à la famille. L’important, c’est qu’elle allait, enfin ! connaître son amoureux autrement que par des lettres — et d’adorables preuves de bonté.
« Quelle joie ! écrivait-elle. Vous parlerez à mon père ! il vous verra… Et, quand il sera de retour, quand il vous connaîtra bien, je lui dirai que je vous aime. C’est mal d’avoir tardé à le lui dire ; mais il vaut mieux qu’il sache d’abord quel homme vous êtes. Il ne le sait pas, lui !…
« Gardez-le bien longtemps, pour qu’il ait à me raconter, pendant des semaines, ce que vous aurez fait ensemble, ce que vous aurez dit, quelle vie vous menez, comment vous allez… Ah ! Dieu ! si vous saviez quelles idées folles me viennent !… Et je suis sûre qu’elles vous viennent aussi. Mais je vous réponds à mon tour, monsieur l’homme prudent : « Pas tout de suite : nous verrons plus tard. » J’ose presque dire plus tard, tant je vais bien ! — Contentez-vous, pour l’instant, de faire en sorte que mon père vous aime… bien moins que ne fait sa fille, mais beaucoup.
« N’essayez pas de lui écrire. Votre lettre ne pourrait être ici avant son départ. Il vous télégraphiera de Marseille pour que vous l’attendiez. »
La lettre partit, mais les « idées folles » restèrent. Le second jour elles avaient grandi ; le troisième elles étaient devenues des idées fixes. Mademoiselle Falconneau mangeait à peine ; en revanche, elle ne dormait plus, elle changeait à vue d’œil ; mais son père, trop affairé, n’y prenait pas garde. La veille de la date fixée pour le départ il faisait ses malles quand sa fille entra, le visage bouleversé, méconnaissable.
— Mon cher papa, commença-t-elle, écoutez bien ce que je vais dire : si vous me laissez à Biskra, vous ne me trouverez pas vivante, au retour.
— Qu’est-ce qui te prend ? N’aimes-tu pas le docteur et sa femme ? Ne peux-tu, sans mourir, passer deux mois chez eux ? Tu l’avais accepté de bonne grâce, pourtant !
— Je l’avais accepté. Mais, dès le lendemain, un désir est né en moi de… revoir la France. Aujourd’hui ce désir est une maladie, plus dangereuse que l’autre, je le sens fort bien. Si vous aimez votre fille, donnez-lui une joie dans sa vie, la plus grande joie que cette vie, très courte, aura jamais connue.
— Est-ce que tu vas avoir des caprices, maintenant ? dit Falconneau. Est-ce que…?
La suite de la mercuriale resta sur ses lèvres. Il venait de regarder sa fille et sentait, revenue en lui, cette terreur de la voir mourir, qu’il commençait à oublier depuis que l’échéance paraissait plus lointaine.
— Voyons, petite ! ne te mets pas dans un état pareil, s’écria Falconneau. Je ne refuse pas de t’emmener, tu m’entends ? Je ne refuse pas. Seulement il faut que je parle au docteur : je cours chez lui.
Le docteur vint presque aussitôt. Il examina de près sa jeune malade et ne fit pas de plaisanterie.
— Venez, dit-il au père, il faut que nous parlions de ce voyage.
Quand ils furent seuls :
— Voici du nouveau, déclara l’homme de science. Le poumon va mieux et le cœur se prend. L’an dernier le mot d’ordre était : Pas de courants d’air ! Aujourd’hui c’est : Pas d’émotion ni de contrariétés ! Pour conclure : emmenez votre fille en France. Vous arriverez avec le mois de mai à Marseille ; prenez le premier train pour Pau ; vous y laisserez Clotilde jusqu’aux chaleurs. Et Dieu vous garde d’un coup de mistral au débarquement !
Informée de la décision prise, mademoiselle Falconneau sembla devenir une autre personne. Elle mangea, fit ses malles avec une activité de bon augure et, la chose va de soi, ne ferma pas l’œil jusqu’au matin. Mais, comme elle dit à son père, ce n’est pas l’insomnie qui fait les mauvaises nuits : ne pas dormir, avec des pensées joyeuses dans l’esprit, c’est meilleur que le sommeil.
La traversée fut heureuse ; le débarquement ne fut salué par aucun coup de mistral. L’air était presque tiède ; le changement de température moins vif qu’on aurait pu le redouter. Non loin du port, les deux voyageurs passèrent devant un bureau de télégraphe, et Clotilde fit arrêter la voiture, s’apprêtant à descendre. « Ne bouge pas, dit son père. Je vais envoyer la dépêche. »
Mais la jeune voyeuse était déjà debout devant le guichet, traçant une simple ligne qu’elle méditait depuis quatre jours :
Robert de Chalmont. — La Peyrade.
J’accompagne mon père et je meurs de joie.
CLOTILDE.
Quand elle eut repris sa place au milieu des paquets et des couvertures, son père lui demanda :
— Tu connais donc les hôtels de Pau ?
Elle joignit les mains avec des yeux qui auraient désarmé un tyran plus féroce.
— Mon cher papa, j’ai assez des villes où meurent les poitrinaires ; j’en ai même trop. Si vous m’aimez, nous irons d’abord à la Peyrade pour nous occuper de votre rêve — et aussi du mien. Ai-je toussé une fois depuis que nous sommes partis ? Je suis forte ; le voyage me fait du bien. Il me guérira, si vous me laissez faire mes volontés, c’est-à-dire être heureuse. Le bonheur ! J’en ai eu si peu, jusqu’ici !
Ses yeux brillants, ses joues roses, la rendaient jolie et séduisante. Son père l’admira, presque timidement, comme il eût touché une fleur unique, très délicate, rapportée de loin.
— Sois donc heureuse, dit-il. Essayons de gagner la Peyrade. Mais, à la première toux, en voiture pour Pau ! En attendant, où logerons-nous ?
— Dans notre ancienne maison, répondit-elle. Je viens de télégraphier.
Il fallut coucher en route. Le lendemain seulement, comme le soleil s’inclinait déjà sur les dunes couronnées de pins tout brillants de résine, les voyageurs quittèrent le train dans la petite gare qui desservait la Peyrade, toujours dans l’attente de son embranchement. Sauf quelques chars à bœufs chargés de bois, l’on n’apercevait dans l’enceinte des barrières brunes que deux voitures. L’une, un char à bancs couvert, était évidemment destinée à Falconneau et à sa fille. L’autre, sorte de fourgon transformable en break, attendait les bagages. Sur le quai, deux hommes seulement ne portaient pas le béret et la blouse : l’un était le chef de gare ; l’autre… Célestin Bidarray.
Il était si pâle, si défait, si tremblant, que Clotilde, craignant un malheur, devint toute pâle elle-même. Avec un grand effort pour empêcher sa voix de la trahir, elle dit :
— Bonjour, monsieur Célestin… J’espère qu’il n’est rien arrivé à… notre ami.
— Rien, mademoiselle : rien. Seulement… c’est moi qui suis venu vous chercher.
— Monsieur de Chalmont reste chez lui pour mettre les petits pots dans les grands ? dit Falconneau. Nous sommes d’une indiscrétion !… Mais vous savez, mon cher Bidarray, nul visage ne pouvait m’être plus agréable à voir que le vôtre, puisque mes vieux amis, votre digne oncle et mon brave Lespéron, ne peuvent plus être là pour me souhaiter la bienvenue.
Un pâle sourire de reconnaissance flotta sur les lèvres de Célestin. Il était demeuré toujours le même, doux, modeste, silencieux ; mais il portait des vêtements neufs, prodigalité inconnue au temps de sa carrière pharmaceutique. Il répondit :
— Monsieur Falconneau, les vieux amis ne sont plus là, malheureusement. Dans tous les cas il vous en reste un jeune, sur qui vous pouvez compter jusqu’à la mort.
Le train venait de partir. Clotilde, pendant que son père vérifiait les bagages, restait debout près de Célestin. Ni l’un ni l’autre ne trouvaient une parole à dire. Tout à coup un colloque animé s’éleva entre M. Falconneau et le chef de gare.
— C’est vrai ; une de vos malles a été gardée dans le fourgon, reconnut ce dernier. Mais vous l’aurez dans une demi-heure : les trains se croisent à la station prochaine. Je cours au télégraphe.
M. Falconneau revint près de sa fille. Elle paraissait toute changée et, soudainement, une extrême lassitude marquait ses yeux de grands cercles sombres. Pour la première fois, depuis plusieurs jours, elle eut une légère toux.
— Grand Dieu ! voilà que tu prends froid ! s’écria son père. Célestin, avez-vous une voiture fermée ?
— Oui, monsieur ; et une autre pour les bagages.
— Nous sommes sauvés, alors. Vite, emmenez la petite et prenez soin d’elle en débarquant. Vous êtes un peu médecin. Sa chambre est-elle chauffée ?
— Il y a du feu depuis ce matin, répondit Bidarray qui paraissait plus mort que vif.
— Eh bien ! donc, partez sur-le-champ. Moi je vous suivrai dès que cette maudite malle sera trouvée. Enveloppe-toi bien, vilaine enfant ! Si tu tombes malade, ce sera de ma faute. Je n’aurais pas dû te laisser venir ici.
— Ne craignez rien, papa. Dans une heure je serai à la Peyrade. Et alors… tout danger aura disparu.
Deux minutes après, Clotilde et Célestin roulaient ensemble, sous les rideaux fermés du char à bancs. La jeune fille rompit le silence la première :
— N’est-il pas étrange que j’arrive seule chez… chez monsieur de Chalmont que je ne connais pas ?
On aurait pu croire que son compagnon n’avait pas entendu. Sans desserrer les lèvres, il semblait compter les tas de gravier du chemin. Tout à coup, faisant le geste suprême du condamné qui va offrir sa poitrine aux balles, il prit la parole d’une voix sourde et tremblante :
— Mademoiselle, si l’on m’avait donné à choisir entre la mort et les tortures de la minute présente, je vous jure que vos yeux ne me verraient pas à cette heure. Je suis perdu si je ne peux éveiller en vous la miséricorde. Vous allez avoir à juger ma conduite : daignez m’entendre avec patience.
Les yeux hagards de celui qui parlait, ses traits bouleversés, pouvaient faire craindre les révélations les plus tragiques. Toute à son unique pensée, Clotilde se demanda : « Est-ce qu’il aurait tué Robert ? » Du reste, un pressentiment serrait le cœur de la jeune fille depuis qu’elle avait aperçu Bidarray au lieu du cher « inconnu ». Dans le trouble de son angoisse elle était incapable de dire une parole. Son voisin continua :
— Vous me demandiez tout à l’heure s’il était survenu quelque accident à… Robert de Chalmont. Il est devant vous à cette heure.
— Je ne vous comprends pas. Que voulez-vous dire ? balbutia Clotilde dont les paupières battaient sous l’effort de la pensée.
— Je veux dire que… que c’est moi qui suis Robert de Chalmont…
— C’est vous ?… C’est vous, alors, qui me trompez depuis un an ! C’est vous qui osez !…
Elle cachait son visage dans ses mains, folle de surprise, de désespoir, de honte. Elle gémit, d’une voix plus basse : « Maintenant je m’explique pourquoi… il n’a pas voulu venir me voir quand je l’appelais ! »
— Mademoiselle… je vous en prie… écoutez-moi : vous vous expliquerez tout. Je n’ai cherché autre chose que de faire pour le mieux. Quand vous êtes partie, nul être au monde n’espérait que ce pays dût vous revoir. Si certaine soirée vous est encore présente à l’esprit, vous conviendrez que cette espérance était moins grande chez vous que chez personne. Le vieux Lespéron me dit alors : « Gare aux idées noires ! Il faudrait dans sa vie un intérêt à quelqu’un, à quelque chose. » Que de fois j’ai médité cette parole, moi qui aurais donné, alors déjà, ma vie pour conserver la vôtre !… Mon oncle est mort, me laissant quelque argent contre toute prévision. Dès lors ma seule pensée fut d’empêcher que votre maison, la maison de la femme que j’aimais, fût profanée par des étrangers. Mais je n’ai pas osé vous dire que je l’avais achetée. J’avais peur de passer, à vos yeux, pour un de ces naufrageurs qui tirent parti des épaves laissées par la tempête. C’est alors que j’ai inventé Robert de Chalmont. Je ne voulais d’abord qu’en faire l’homme de paille dont j’avais besoin. Puis l’idée me vint de vous amuser de lui comme on amuse d’une poupée l’enfant malade qui s’ennuie et qui va mourir. Veuillez vous souvenir, mademoiselle, que c’est vous qui avez écrit la première à… Robert de Chalmont. Je n’avais pas prévu cela !
— Pourquoi ne m’avez-vous pas détrompée alors ?
— Parce que Lespéron m’a dit : « A quoi bon lui ôter son joujou ? Elle sera détrompée dans quelques semaines, dans quelques mois, si, comme l’assurait votre oncle, nos âmes voient ceux qui restent sur la terre. Chalmont l’intéresse ; laissez-lui Chalmont. » C’était fort bien ; mais il fallait que Chalmont pût vous répondre. Que faire ? Je suis allé à Bordeaux, j’ai acheté une machine et… mes lettres du moins ne vous ont pas trompée. Nulle phrase n’est arrivée sous vos yeux qui ne fût sortie de mon cœur. Qu’est-ce qu’un nom ? Une plume à un chapeau, une frange à un vêtement, une tache quelquefois !… Sous un nom ou sous un autre, c’est moi qui ai garni de fleurs la tombe qui vous est chère. C’est moi qui vous aime et qui vous l’ai dit, mais sans rien attendre, et de si loin !… C’est moi, enfin, qui vais vous ouvrir votre porte comme un serviteur vigilant, qui attendait ses maîtres. Dites, maintenant ; allez-vous condamner, rejeter, maudire, celui dont les actions, depuis un an, sont dictées par un seul désir ? J’ai le malheur d’avoir été pour vous la cause d’une involontaire illusion, mais je n’ai pas cherché, prémédité, une imposture odieuse : j’en fais le serment !
Sans ouvrir les yeux qu’elle tenait fermés depuis que Bidarray avait commencé sa plaidoirie, mademoiselle Falconneau répondit :
— Je vous crois. Mais qu’est-ce que je vais faire maintenant ?
— Qu’avez-vous à faire ? Pensez-vous que je suis homme à garder dans ma main l’or qui ne m’appartient pas, qui était destiné à un autre ? Ce que vous avez à faire n’est pas difficile. Vous allez rentrer chez vous, et grâce au ciel, vous y rentrez en voie de guérison. Vous allez oublier les mauvais jours, oublier tout ce qu’il vous plaira d’oublier. Quant à moi, sachez bien qu’à partir de cette minute je redeviens Bidarray, le pauvre neveu du curé, le « pharmacien », comme vous disiez dans vos lettres. N’est-ce pas bien simple ? Robert de Chalmont est mort : n’y pensons plus.
— Oui, répéta Clotilde sans faire attention à cet héroïsme. Robert de Chalmont est mort !…
Et, de nouveau, le silence régna entre eux.
Quand la voiture atteignit les premières maisons de la Peyrade, mademoiselle Falconneau sembla s’éveiller d’une léthargie. Elle dit ces mots à Célestin d’une voix nette, sans colère, mais avec un ton d’autorité qu’elle n’avait jamais eu en lui parlant :
— J’ai besoin de repos et vais me retirer dans ma chambre. Veuillez faire en sorte de parler à mon père avant qu’il me voie. Je désire qu’il reçoive de votre bouche les explications que je viens d’entendre. Les lui donner serait, pour moi, chose fatigante et pénible. Demain, quand j’aurai pu me recueillir, je causerai avec vous. Maintenant, je ne puis causer qu’avec moi-même.
Falconneau, arrivé peu après, vit surtout dans la confession de Bidarray le côté drôle. Au fond, il se sentait plus à l’aise avec un hôte dont il avait tiré les oreilles jadis, quand le gamin venait en congé au presbytère. Peut-être qu’il eût trouvé l’histoire moins plaisante s’il avait connu les fiançailles mystiques de Clotilde avec le défunt Chalmont. Vu l’état de santé de sa fille, il évita de la plaisanter sur son aventure et même d’en parler. Il ne se doutait guère que ce personnage impalpable et funeste qui, n’étant pas né, aurait eu de la peine à mourir, était pleuré à ce même instant plus que ne sont des époux moins imaginaires.
Clotilde avait voulu dîner dans sa chambre. Elle mangea fort peu, après quoi elle se déclara fatiguée et désireuse de dormir, simple prétexte pour veiller tout à son aise. A minuit, vous l’auriez trouvée dans son fauteuil, fixant d’un regard perdu le feu qu’on avait allumé pour elle.
La phrase que le malheureux Célestin lui avait dite, croyant faire pour le mieux, ne cessait de tinter dans ses oreilles comme un glas : « Robert de Chalmont est mort ! » Son amour était fauché dans sa fleur, et quelle fleur ! Nul souffle de désillusion ne l’avait fanée, celle-là. Son Robert était beau ; il était bon, noble, fidèle, généreux, dévoué, sublime !… Et tout cet assemblage de qualités jamais démenties venait de disparaître. A quoi bon vivre désormais ?…
Parfois la raison essayait de la tirer de son rêve en lui disant : « Que pleures-tu ? Robert n’était pas autre chose qu’une ombre. Ce qui n’a pas existé ne saurait mériter nos larmes. » Alors, s’indignant contre cette consolation cruelle, s’obstinant dans son désespoir, Clotilde se jetait sur son lit, plongeant sa tête dans ses oreillers pour ne plus voir la lumière. Elle disait tout bas, en redoublant de soupirs : « Il a existé, puisque je l’aimais, et que mon cœur se brise de désespoir ! »
Elle éprouvait cette amertume suprême de la veuve du marin, dont le bien-aimé dort sous les vagues d’une mer inconnue, à plusieurs milliers de lieues. Son chagrin s’exaspérait de n’avoir pas la main glacée d’un mort à presser dans les siennes, de savoir qu’elle n’aurait jamais une tombe à visiter… Du moins elle possédait ses lettres.
Courant à son nécessaire, elle prit les feuilles qu’elle y avait serrées quelques jours plus tôt pour avoir le plaisir de les relire avec lui. Mais, à les relire seule, elle fut saisie d’une sorte de rage où se mêlait un dégoût. Ces secrets de tendresse, un autre les avait reçus : Bidarray ! Un peu plus elle aurait accusé dans son cœur le « pharmacien » de les avoir violés. Au feu, les pages remplies de douces paroles, mais qu’un autre avait écrites, qu’un autre avait pensées, comme si un autre avait le droit d’aimer Clotilde, comme si l’homme qui l’aimait avait le droit de ne pas être, de n’avoir jamais été, Robert de Chalmont !
Sous les lettres elle trouva un tapis qu’elle avait brodé de ses mains, pour lui, avec de brillantes soies algériennes. Que d’heures passées à tirer l’aiguille en songeant à Robert, à ce Robert qu’elle s’était presque résignée à ne pas voir en ce monde, mais qui était sien, pourtant ! En quelques minutes, elle vécut encore une fois ces longs jours d’un rêve triste et charmant ; puis elle décida qu’aucun être humain ne toucherait ces fleurs brodées pour lui, dont ses yeux ne pouvaient admirer les couleurs délicates. Elle serra encore une fois sur son cœur le tissu léger ; elle y cacha un instant son visage, y laissant un baiser, une larme, un nom soupiré pour la dernière fois. Alors, dans la silencieuse pureté de sa chambre de vierge, elle referma les plis du linceul mystique et le déposa doucement, comme elle eût fait d’un mort bien-aimé, sur les tisons de pin odorant qui flambaient dans l’âtre.
Ainsi s’achevèrent sur le bûcher, à la mode antique, les funérailles de Robert de Chalmont.
Le lendemain, Clotilde fut réveillée par le soleil qui dorait les murailles, les tentures, les meubles. Déjà la jeune Landaise affectée à son service avait ouvert les persiennes et rangé l’appartement. Tout y était resté intact depuis le jour où sa propriétaire l’avait quitté. Aussi mademoiselle Falconneau fut-elle ramenée tout d’abord aux souvenirs de son enfance et de sa première jeunesse. Elle eut, pendant une minute, l’oubli des étapes suivantes de sa vie, toutes marquées par une douleur, une désillusion, une angoisse. Elle fut inondée d’une joie intime en retrouvant ces lieux, ces objets qu’elle ne croyait pas aimer autant. Elle eut presque l’illusion d’être revenue à la santé d’autrefois, puisqu’on lui rendait le logis d’autrefois. Mais qui le lui rendait ?…
Dans son âme juste et sincère, la reconnaissance murmurait un nom, le nom de Célestin Bidarray. Elle le revoyait assis près d’elle dans la voiture, avec l’air sombre, le regard suppliant, d’un condamné que l’on mène au supplice. N’avait-elle pas été cruelle envers cet homme si délicat sous son apparence modeste, si patient, si résigné, si amoureux en un mot ?
Elle songeait ainsi, mal éveillée, quand son père entra.
— Eh bien ! petite, on a mal dormi ? Je viens de voir notre hôte : il s’est couché tard, et la lumière n’était pas éteinte chez toi.
— La soirée n’a pas été bonne, mon père. Ce matin, je suis beaucoup mieux. Quant à vous, il est facile de voir que vous êtes content.
— Surtout si tu n’es pas malade. Sais-tu ce que vient de me dire Célestin ? « Monsieur, je voyagerais volontiers, si je n’avais cette maison sur les bras. Vous plaît-il que je vous la cède ? Vous l’aurez pour le prix qu’elle m’a coûté. » Mais je n’ai pas voulu le prendre au mot… dès aujourd’hui.
— Vous avez bien fait, mon père, dit Clotilde tout émue à la pensée que leur malencontreux voyage allait coûter à Célestin… même sa maison.
Une heure après, elle se dirigeait seule vers l’église où elle pria longtemps, avec le remords de n’avoir pas prié durant la soirée précédente. Elle songea, humiliée, presque dégoûtée d’elle-même : « Serais-je donc ingrate envers Dieu aussi ?… » Elle demanda qu’il lui fût donné de n’être une cause de chagrin pour personne, surtout pour ceux qui lui faisaient du bien. Puis, son oraison achevée, elle prit le chemin bordé de platanes qui s’arrêtait court à la grille du cimetière, suprême Terminus de tous les chemins d’ici-bas. Comme elle se disposait à entrer, elle vit que Célestin l’attendait, les bras chargés d’une énorme botte de roses. Ayant salué la jeune fille avec la même nuance d’infériorité qu’il gardait quelques années plus tôt, il lui dit en l’abordant :
— Je vous ai vue sortir et j’ai deviné où vous alliez. Alors, comme vous soupiriez en regardant les fleurs du jardin, j’ai compris que vous aviez scrupule de les cueillir. Les voici : je vous assure que ce n’est pas pour moi que je les cultive.
Mademoiselle Falconneau fut touchée et répondit en prenant les roses :
— J’y ai gagné une moisson plus abondante, grâce à la générosité du jardinier. Merci !
Le jeune homme eut un sourire de joie, tandis qu’il ouvrait la porte et s’effaçait pour laisser entrer Clotilde ; mais il ne la suivit pas dans l’enclos funèbre. Là non plus rien n’était changé ; elle trouva sans peine la tombe qu’elle cherchait, une dalle de marbre que des mains pieuses avaient entourée le matin même d’une guirlande fleurie. La pierre elle-même était libre : on l’avait réservée à l’offrande qu’une main filiale allait y déposer.
— Maman !… C’est moi… votre petite Clotilde, murmura la visiteuse.
Puis, les yeux mouillés de larmes, elle disposa ses fleurs et pria, tant qu’elle put se tenir à genoux. Fatiguée, elle s’assit sur un banc qui n’était pas là quand elle avait quitté la Peyrade. Il s’appuyait au saule pleureur, planté par elle et déjà devenu vigoureux ; l’on pouvait voir que quelqu’un se reposait souvent à cette place, d’où l’œil découvrait, à peu de distance, la grandiose perspective de l’Océan. Bientôt, malgré la solennité du spectacle, mademoiselle Falconneau détourna sa pensée des deux infinis qu’elle avait sous les yeux : celui de la Mort et celui de l’Océan. Elle songea que la vie est courte et qu’elle ne contient peut-être qu’un bonheur enviable : celui d’aimer et d’être aimé. Elle reconnut qu’elle avait trouvé dans un homme l’amour dévoué, fidèle, patient, toujours prêt au sacrifice. Elle se souvint que cet homme l’attendait là-bas derrière une grille, pareil au chien qui n’ose pénétrer derrière son maître dans certains lieux dont il se devine exclu. Dans son cœur attendri, une voix s’éleva :
« Pourquoi pleurer sur une chimère envolée, sur un mensonge évanoui ? La vérité seule mérite nos larmes et notre joie. Qui donc t’a aimée depuis les derniers jours de ton enfance ? Quel autre homme t’aurait ainsi consacré toute sa vie, n’osant se laisser voir parce qu’il se juge indigne de toi ? De quels êtres en ce monde, si Dieu t’appelle, seras-tu pleurée, sauf de ton père et de lui ?… Mais toi, qui aimes-tu donc ? Le visage que tu n’as pas vu, la voix que tu n’entendis jamais, les yeux que les tiens cherchèrent vainement dans tes rêves ? Qui t’a conquise, ô mon enfant, sinon un cœur généreux et tendre, un esprit simple et pur, des paroles nées d’un sentiment profond, l’amour, enfin, qui éveilla chez toi l’amour vrai, que tu ne connaissais pas encore ? N’est-ce pas à ce cœur, à cet esprit, à cet amour, que tu as écrit : Je vous aime ? De quel droit renierais-tu, aujourd’hui, la promesse signée ? »
Longtemps Clotilde médita, suivant des yeux sans le voir un navire qui passait au large. Parfois elle était attendrie et persuadée ; parfois une orgueilleuse révolte bouillonnait en elle et rendait son visage presque dur. Enfin, avec un grand soupir, elle se leva et, jetant un baiser vers la dalle de marbre :
— Chère maman, dit-elle, je vais tâcher de vous obéir.
Voyant que des nuages montaient au ciel, Bidarray avait couru à la maison pour y prendre un manteau. Il revenait, quand mademoiselle Falconneau ferma la grille. Sans rien dire, il posa le vêtement sur ses épaules.
— Merci encore ! merci toujours ! fit-elle. Je suis fatiguée : donnez-moi votre bras.
Ils rentrèrent, un peu trop vite au gré de l’amoureux ; mais ce trajet de quelques minutes restera dans le cœur de Célestin comme un des meilleurs moments de sa vie. Clotilde le regardait, lui souriait, s’intéressait à lui. Même une ou deux fois, elle fit allusion à certains passages des lettres qu’il avait écrites, non pas cependant à ceux dans lesquels il parlait de son amour. Le pauvre garçon, tout grisé de joie, buvait dans les yeux chéris la « miséricorde » qu’il avait implorée. En lui-même il songeait : « C’est comme si une porte commençait à s’ouvrir entre nous deux ! »
Arrivée à la maison, Clotilde vit un groupe de femmes, d’enfants, de vieillards, qui stationnait devant la porte. Comme elle s’informait, son compagnon lui répondit :
— Ce sont mes clients, car je suis toujours pharmacien ; seulement je ne vends plus mes remèdes. J’ai travaillé ; je sais un peu de médecine et peux faire quelque bien à ces pauvres gens.
— Pour eux aussi vous êtes « le sorcier », dit la jeune fille en regagnant sa chambre.
Au déjeuner, elle était en face de lui. D’abord confus de son nouveau rôle, Célestin s’en acquitta bientôt fort convenablement. Falconneau les regardait sans rien dire, mais pensait beaucoup. On pouvait voir qu’il avait pour son hôte un goût marqué ; en même temps on devinait sa surprise, à la vue des changements qui s’étaient opérés en ce jeune homme depuis deux ans. Lorsqu’on fut au dessert, l’ancien magistrat, plus gai qu’il n’avait été depuis bien des années, se renversa dans son fauteuil et dit d’un air épanoui :
— Mon cher Bidarray, si vous me vendez votre maison, il y aura une clause dans le marché : c’est que vous vous en bâtirez une en face. Habiter la Peyrade sans vous me serait impossible, maintenant.
Le pauvre Célestin cherchait une réponse ; il ne put que balbutier :
— Oh ! monsieur !… Comme vous êtes bon !… Comme vous êtes bon !…
Falconneau passa la journée dehors ; sa fille resta au salon, étendue sur une chaise longue. Célestin demeura près d’elle, non sans répéter vingt fois par heure :
— Je vais vous laisser dormir ; il faut vous reposer.
Mais il n’avait pas le courage de sortir. Il veillait sur la jeune fille avec un soin d’esclave, rapprochant, éloignant les vases de fleurs, ouvrant, fermant les fenêtres, disposant les coussins, ne parlant que pour répondre, tout absorbé dans une adoration extatique. Ce grand amour, devenu pour lui l’unique intérêt, l’unique raison d’être de sa vie, commençait à toucher Clotilde. Elle fermait les yeux, se laissait magnétiser par ces caresses devinées, flottantes autour d’elle, jamais senties, toujours contenues par le respect.
— Pourquoi êtes-vous si bon ? dit-elle enfin, après un long silence.
— Parce que je vous aime, répondit Célestin les mains jointes, sans s’approcher de l’idole.
On aurait pu se demander si Clotilde n’était pas sourde, car elle n’eut pas le mouvement de colère que redoutait l’audacieux. Hélas ! elle venait de s’endormir ; les succès de Bidarray étaient finis pour ce jour-là.
Dans la nuit, mademoiselle Falconneau fut réveillée comme par un choc : le terrible pouvoir, la désolante exagération des pensées nocturnes reprenait possession d’elle. Une fois encore le souvenir de Robert de Chalmont la hantait. Chose étrange : elle n’avait pas vu, elle ne pouvait avoir vu ce personnage fantastique. Sa raison lui disait qu’il n’avait pas existé, et cependant elle se souvenait de lui. Nouvelle Psyché, elle pleurait ce nouvel Eros, envolé juste au moment où elle venait d’allumer la lampe et de voir les traits de l’amant mystérieux. Mais, cette fois, Psyché n’était qu’une infidèle, tout au moins par l’intention. Ne s’était-elle pas efforcée d’aimer Célestin Bidarray ? A cette pensée, elle avait horreur d’elle-même. Sacrilège et trahison ! Voilà quels étaient ses crimes. Dans le silence de la nuit, elle appelait tout haut : « Robert ! Robert ! » L’aube la surprit dans ce cauchemar sans sommeil. Vaincue, enfin, épuisée par la fatigue, elle s’endormit.
De nouveau, le grand jour la rendit à la raison, au bonheur de vivre, d’être aimée. La vision s’était enfuie avec l’ombre. Célestin, par la seule adoration qui brillait dans ses yeux, reprit ses avantages. D’heure en heure elle devenait moins réservée et, pour ainsi dire, plus coquette avec lui ; on aurait cru qu’elle subissait la contagion de l’amour… La vérité, c’est qu’elle voulait aimer cet homme vivant pour échapper aux obsessions de l’heure prochaine, à la poursuite de ce fantôme qui la rendait folle de désespoir et de souffrance. Célestin parla de son amour ; il en parla beaucoup, avec la conviction ardente d’un cœur sincèrement épris, sinon avec le charme d’un poète. Il osa baiser une main qu’on laissa dans les siennes : bref, l’ombre la moins intelligente aurait compris qu’elle ne devait plus revenir.
Mais Robert de Chalmont revint ; il prit sa revanche durant les heures enfiévrées de l’insomnie. La pauvre Clotilde pleura, se désola de sa faiblesse, reconnut son indignité, protesta qu’elle ne pourrait jamais aimer un autre homme que Robert ; puis, aux premiers rayons du jour, l’hallucination disparut, laissant une fatigue effroyable, si bien que la malheureuse enfant, pour fuir une nouvelle épreuve du même genre, fût partie sur l’heure pour l’Algérie.
Dans la journée, comme elle visitait avec Bidarray l’ancien jardin de Lespéron qui commençait à devenir une friche, leur promenade les conduisit à la tonnelle où, un certain soir, elle avait entendu sa condamnation.
— Je n’aime pas cet endroit, fit-elle en passant plus vite. Allons plutôt voir le banc où vous m’avez trouvée. Quel ami vous avez été ce soir-là… et toujours !
Quand ils furent assis, le jeune homme lui prit la main.
— Toujours ! répéta-t-il. Que de fois nous nous sommes écrit ce mot ! Je vous ai promis de n’être à nulle autre et j’ai reçu de vous la même promesse. Il est vrai que nous ne pensions alors qu’à des fiançailles sans lendemain, où nos âmes seules étaient intéressées. Mais puisque vous êtes guérie, — guérie par l’amour, vous l’avez dit, — pourquoi ne pas laisser l’amour achever son œuvre, nous donner le bonheur à tous les deux ? Unis dans l’éternité, pourquoi ne serions-nous pas unis dans cette vie ? Clotilde !… si vous m’aimiez comme je vous aime, vous sentiriez qu’il vous est impossible de vivre sans moi !
Elle resta muette un instant, le regard fixé sur les flots pailletés d’or ; puis elle répondit :
— Vous réclamez votre bien, ô mon fidèle ! Puis-je vous le disputer ? Je suis à vous en France, comme j’étais à vous en Algérie, en ce monde comme dans l’autre. Que Dieu ne se presse pas trop de m’appeler, maintenant !
Célestin se pencha sur elle, fou de bonheur ; mais il se souvint qu’il avait dans les bras une créature frêle, dont une étreinte un peu trop vive pouvait arrêter le souffle. Sur les cheveux de sa fiancée il posa doucement les lèvres.
— Je vous soignerai tant ! dit-il. Et je vous aimerai si bien !
Ils convinrent que Bidarray attendrait quelques semaines pour faire sa demande. M. Falconneau allait partir pour Saint-Sever, emmenant sa fille. Celle-ci voulait avoir le temps de le préparer ; car, n’ayant pas suivi la correspondance entre Biskra et la Peyrade, il n’aurait pas compris comment les choses avaient pu marcher si vite. Pour ne rien cacher, d’ailleurs, Clotilde craignait que son père ne rêvât un gendre de situation moins modeste que Célestin, en admettant qu’il rêvât un gendre. Célestin lui-même jugeait la situation, sans qu’il fût besoin de lui rien dire.
Mademoiselle Falconneau se sentait presque heureuse. Un amateur d’analyse pourrait chercher si son bonheur était l’exaltation ordinaire d’une jeune fiancée, ou le calme résultant d’une décision qui met fin à de poignantes perplexités. Sa conscience, non moins que son cœur, était enfin tranquille ; sa dette était reconnue, sinon payée. Toutefois, connaissant par expérience le fâcheux pouvoir des heures nocturnes sur son imagination, elle éprouvait une terreur véritable en voyant le jour décliner. Mais, à cette heure, elle avait un soutien et, le soir venu, tandis que son père fumait un cigare sur la plage, elle dit à Célestin :
— Mes nuits sont horribles depuis mon arrivée dans cette maison. Croiriez-vous que la pensée de regagner ma chambre est une terreur pour moi ? Quelle torture que ces insomnies !
Elle attendait, pour tout lui dire, une question de l’homme qui devait la protéger désormais contre tout. Était-il même besoin de question ? Ne devait-il pas deviner la hantise, les efforts, de ce rival qu’il s’était donné malencontreusement à lui-même ? N’allait-il pas braver l’ennemi, calmer Clotilde, sa Clotilde, avec une parole, avec un geste protecteur ?…
Hélas ! le pauvre Célestin n’était pas romanesque ; ou du moins il ne l’était, comme tant d’autres, que la plume à la main. Dans la vie ordinaire, il voyait sous un aspect très simple tous les incidents physiques, ou même métaphysiques, de l’existence. Il comprenait peut-être que l’on mourût d’un amour malheureux. Mais l’idée que Clotilde, fiancée du matin, pût être malheureuse, troublée, inquiète, ne lui venait pas à l’esprit. On ne l’eût pas moins surpris en lui disant que la faim peut persister après la nourriture, ou la soif après le breuvage, phénomène tout ordinaire dans l’âme et dans le cœur des femmes, surtout des femmes d’aujourd’hui. Aux plaintes qu’il entendait, le brave garçon eut un sourire confiant qui voulait dire : « Soyez tranquille ; nous allons arranger cela. » Puis il disparut et revint une demi-heure après, nanti d’une petite boîte enveloppée suivant le meilleur style de l’École.
La pauvre Clotilde ne fut pas peu désappointée de voir que Célestin combattait son rival avec des pilules. Or, après tout, l’essentiel était de vaincre — et de dormir. Sans une remarque elle prit la boîte, observa religieusement l’ordonnance et, de fait, elle dormit. Robert de Chalmont avait le dessous dans ce combat quelque peu déloyal. Toutefois, chassé durant la nuit, le fantôme allait prendre sa revanche à la lumière du jour.
Certes, l’excellent Bidarray promettait d’être le modèle des maris ; mais, vu d’aussi près, il n’était pas le modèle des héros de roman. Depuis qu’il n’était plus malheureux, il semblait avoir perdu sa faible auréole. A cette heure il mangeait trop — au gré d’une personne qui dînait d’un blanc de volaille. Il chargeait l’assiette et remplissait le verre de Falconneau, qui ne se défendait que mollement : tous deux quittaient la table, rouges comme des pivoines. Enfin, il riait trop haut ; rendu expansif par le bonheur, il n’avait rien, dans le terre-à-terre de sa conversation, qui rappelât, même de loin, ces lettres poétiques, adorables, sorties de la mécanique de Robert. Et, du coin sombre où il s’était retranché depuis que l’opium l’avait délogé de l’alcôve de Clotilde, le fantôme riait de son terrible rire d’ombre, qui glaçait le mieux intentionné des amours.
Telle était la situation, quand Falconneau et sa fille quittèrent la Peyrade pour Saint-Sever. Cette petite ville presque morte, aimable et jolie dans sa tristesse, fermée à toute vibration de l’existence, impressionna Clotilde comme une image de sa propre vie. Quand elle entra dans la maison de la défunte, qui cachait son mur gris et ses persiennes verdâtres dans le détour d’une rue muette comme un cloître, la jeune malade fut sur le point de reculer. Falconneau se frottait les mains, tout entier à d’autres idées :
— C’est bon, tout de même, d’être chez nous ! J’en avais perdu l’habitude.
Pour la première fois, Clotilde regretta l’Algérie et son soleil. Elle fut étonnée de voir combien elle regrettait peu la Peyrade… et Célestin. Celui-ci écrivait tous les deux ou trois jours ; mais le père ne faisait qu’en plaisanter.
— Que diable peut-il te raconter dans ses lettres, ce brave garçon-là ? Si je ne connaissais mon Célestin, je pourrais croire qu’il te peint sa flamme… Sais-tu, petite, que je t’ai bien mal élevée ? Les Américaines sont moins libres que toi. Un jeune homme t’écrit ; tu flirtes avec lui des après-midi entières… Sérieusement, tout cela est bon avec Célestin, qui est inoffensif. Mais, avec d’autres, ne te mets pas sur ce pied, surtout ici : on en causerait vite.
Le moyen de répondre à cette tirade :
— Mon père, j’ai dit, j’ai écrit à l’inoffensif Célestin que je l’aime. Il y a bien eu quelques erreurs d’adresse ; mais enfin il a mes lettres. Si mal élevée que je sois, il me paraît juste que je l’épouse. Quand voulez-vous qu’il vienne pour demander ma main ?
Donc elle ne répondait que par de gros soupirs.
S’il ne s’agissait d’un être impalpable, on pourrait dire que Robert de Chalmont riait à se tenir les côtes derrière les rideaux fanés du logis. Sa grande colère était passée : même sans opium, il laissait Clotilde sommeiller en paix, n’ayant plus à l’endroit de son rival « inoffensif » qu’une sorte de mépris débonnaire. Mais, pour Clotilde, l’épreuve n’était guère plus douce que la précédente. Elle vivait d’ailleurs dans une solitude complète ; son père passait le jour à collationner les inventaires, à discuter les chiffres, à visiter les fermes. Elle-même, ne comptant pas vivre à Saint-Sever, fuyait plus qu’elle ne cherchait les nouvelles connaissances. Nul n’aurait pu lui reprocher qu’elle poussait trop loin sa liberté d’allures.
La liquidation finie en toute hâte, car la jeune malade s’était remise à tousser, on partit pour les Eaux-Bonnes. Célestin devait s’y transporter pour faire sa demande, sitôt que le terrain serait préparé ; mais rien n’annonçait une préparation même éloignée, Clotilde se sentait lasse, incapable de tout effort, surtout de l’effort de dire à son père :
— Voulez-vous permettre que je devienne madame Bidarray ?
Cependant Falconneau ne quittait plus sa fille et s’était remis à la gâter, comme au temps où il avait peur de la perdre ; même il la gâtait mieux, étant plus riche. Elle s’en aperçut et dit un jour au médecin :
— Je vois que mon père ne veut rien perdre des heures qui nous restent à passer ensemble. Encore une poitrinaire que les Eaux-Bonnes, si bonnes qu’elles soient, n’auront pas guérie !
— Mais, mademoiselle ! répondit le docteur, la poitrine va beaucoup mieux. Si vous étiez de la partie, vous verriez que je ne vous donne pas des remèdes de poitrinaire.
Il ne mentait pas : Clotilde mourait d’une dégénérescence rapide du cœur, suivant la prédiction faite à Biskra. Un soir, elle eut sa première syncope ; le lendemain, le curé vint la voir par hasard ; mais elle ne fut pas dupe du stratagème et demanda d’elle-même à se confesser. Comme le prêtre cherchait à lui donner du courage :
— Oh ! fit-elle avec un triste sourire, je n’ai plus peur maintenant. Pauvre Robert !… Non : pauvre Célestin !
Sans s’offusquer de ce bizarre mélange de noms, le confesseur leva un doigt vers le ciel :
— Mon enfant, l’on se retrouve aux pieds du trône de Dieu.
— Hélas ! répondit-elle, j’ai aimé deux hommes. Le premier n’était pas digne de moi, et je ne désire pas de le rencontrer là-haut. Pour le second, comment le retrouverais-je, puisqu’il n’existait pas ?
Le prêtre jugea que sa pénitente tombait dans le délire ; mais la raison de la mourante était entière ; car, ayant demandé son père, elle dit :
— Je voudrais vous parler de Célestin Bidarray. C’est mon…
Elle s’interrompit, faisant des lèvres un mouvement qui signifiait : « A quoi bon ? » ; puis elle continua, changeant la fin de sa phrase :
— C’est mon meilleur, mon seul ami. Prévenez-le… Il pourra vous être utile pour… pour me ramener à la Peyrade.
Après un silence, Clotilde ajouta :
— Laissez-lui sa maison. Ne pourriez-vous l’habiter ensemble ? Je… je ne pense pas qu’il se marie jamais.
Célestin est arrivé trop tard ; le secret des fiançailles est resté entre lui et la jeune morte. Aurait-elle pu l’aimer ? Ceci est une question qui pourrait empoisonner sa douleur. Mais il ne soupçonne pas quelles luttes ont fait mourir sa fiancée un peu plus vite. Bienheureux ceux qui ignorent !…
Ainsi que Clotilde le prédisait à son père, le pauvre « pharmacien » ne s’est jamais marié. Dans la petite maison de la Peyrade, il vit seul, grisonnant très vite, entre un vieillard et deux tombes.
FIN
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