Title: Histoire du Bas-Empire. Tome 03
Author: Charles Le Beau
Editor: J. Saint-Martin
Release date: May 8, 2024 [eBook #73571]
Language: French
Original publication: Paris: F. Didot
Credits: Brian Wilson, MFR, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
[Pg 1]
I. Conduite de Julien à l'égard de ses ennemis. II. Ses occupations à Antioche. III. Son amitié pour Libanius. IV. Il va au mont Casius. V. Il censure la négligence des habitants d'Antioche sur les sacrifices. VI. Mort d'Artémius. VII. George massacré. VIII. Julien cherche à soulever le peuple contre les chrétiens. IX. Fureur des païens. X. Supplices de Marc, évêque d'Aréthuse. XI. Zèle ardent des chrétiens, XII. Superstitions de Julien. XIII. Translation des reliques de saint Babylas. XIV. Colère de Julien. XV. Fermeté d'une femme chrétienne. XVI. Incendie du temple de Daphné. XVII. Impiété du comte Julien. XVIII. Ses cruautés réprimées par l'empereur. XIX. Mort de Juventinus et de Maximin. XX. Malheurs arrivés cette année. XXI. Disette à Antioche. XXII. Julien l'augmente en voulant la diminuer. XXIII. Nouvelle persécution d'Athanase. XXIV. Il est chassé d'Alexandrie, XXV. Livres de Julien contre la religion chrétienne. XXVI. Mort du comte Julien. XXVII. Propositions de Sapor rejetées. XXVIII. Julien consul. XXIX. Mauvais présages. XXX. Il persiste dans le dessein d'attaquer les Perses. [XXXI. Lettre de Julien à Arsace. XXXII. Nouvelles menaces de Julien.] XXXIII. Il projette de rétablir le temple de Jérusalem. XXXIV. Insolence des Juifs. XXXV. Julien leur ordonne de rebâtir leur temple. XXXVI. Empressement des Juifs. XXXVII. Prodiges qui[Pg 2] arrêtent l'entreprise. XXXVIII. Croix lumineuses. XXXIX. Preuves de ce miracle. XL. Railleries du peuple d'Antioche. XLI. Julien compose le Misopogon. XLII. Clémence et dureté de Julien.
An 362.
I.
Conduite de Julien à l'égard de ses ennemis.
Amm. l. 22, c. 9 et 11 et ibi Vales.
[Liban. or. 8, t. 2, p. 246.]
Suid. in Σαλόυστιος.
La vanité de Julien était le ressort de ses vertus. C'est par là qu'on peut expliquer les contrariétés de sa conduite: tantôt une clémence qui semble héroïque; tantôt une rigueur implacable. Il préférait l'honneur de pardonner à la sombre satisfaction de la vengeance; mais sa générosité n'était pas entière, il voulait en être payé par la gloire; et s'il pardonnait avec éclat, il se vengeait aussi sans miséricorde, lorsque la circonstance ne lui semblait pas assez heureuse pour faire admirer sa grandeur d'ame. Le premier jour de son arrivée à Antioche, un officier[1], nommé Thalassius, qui avait contribué au désastre de Gallus, s'étant présenté avec les principaux[2] de la ville pour saluer l'empereur, Julien lui fit refuser l'entrée. Quelques citoyens, qui étaient en procès avec cet officier, vinrent dès le lendemain, en grande compagnie, porter leurs plaintes à l'empereur: Thalassius, s'écrièrent-ils, l'ennemi de votre majesté, est aussi le nôtre; il nous a ravi nos biens. Julien reconnut aisément qu'ils voulaient profiter de la disgrace de leur adversaire: Il est vrai, répondit-il, qu'il m'a sensiblement offensé: attendez donc, pour demander justice, que je sois satisfait moi-même; je mérite quelque préférence. Il ordonna[Pg 3] en même temps au préfet de ne les point écouter, qu'il n'eût rendu ses bonnes graces à Thalassius: ce qu'il ne tarda pas à faire[3]. Mais tous ceux dont il avait à se plaindre n'éprouvèrent pas la même indulgence. Le secrétaire Gaudentius, qui, par l'ordre du défunt empereur, avait empêché les troupes de Julien de passer en Afrique, et Julien autrefois vicaire des préfets, à qui l'on ne pouvait reprocher que son zèle pour le service de son prince, furent conduits à Antioche et condamnés à mort. Le fils du général Marcellus[4], soupçonné d'aspirer à l'empire, fut exécuté publiquement. Marcellus, son père, tremblait dans sa retraite; il se souvenait des mauvais services qu'il avait rendus à Julien César, et la mort de son fils semblait lui annoncer la sienne. Il fut heureux d'avoir offensé Julien d'une manière éclatante: l'empereur se fit un mérite de l'épargner, parce que tout l'empire savait que Marcellus ne méritait point de pardon; il affecta même de le traiter avec honneur. Romain et Vincent, capitaines des gardes[5], convaincus d'avoir formé des projets trop ambitieux, ne furent condamnés qu'au bannissement.
[1] Ex proximo libellorum.—S.-M.
[2] Honorati.—S.-M.
[3] On croit, d'après un passage de Théophanes (p. 43), que Thalassius renonça bientôt après au christianisme, et que son goût pour les augures et la divination lui concilia la faveur de Julien. On prétend encore qu'il périt d'une manière miraculeuse, écrasé sous les ruines de sa maison, tandis que toute sa famille, qui était restée chrétienne, fut préservée.—S.-M.
[4] Ex magistro equitum et peditum filius. Amm. Marc. l. 22, c. 11.—S.-M.
[5] Scutariorum scholæ primæ secundæque tribuni. Amm. Marc. l. 22, c. 11.—S.-M.
II.
Ses occupations à Antioche.
Amm. l. 22, c. 10.
Chrys. de S.tο Babyla contra Jul. et Gent. t. 2, p. 559.
Socr. l. 6, c. 3.
Les délices de la Syrie n'avaient rien de contagieux pour un esprit tel que celui de Julien, naturellement sérieux et austère. Au milieu d'une ville voluptueuse, il conserva, avec l'extérieur philosophique, le même goût[Pg 4] de frugalité, et de travail, la même sévérité dans ses mœurs. Ses occupations étaient la législation, l'exercice de la justice, et surtout le rétablissement du paganisme. La conversation des philosophes et des rhéteurs, la composition de plusieurs ouvrages, les sacrifices et les cérémonies de religion, faisaient ses délassements. Cependant saint Jean Chrysostôme, qui, étant pour lors âgé de quinze à seize ans, étudiait la rhétorique sous Libanius, nous donne de sa cour l'idée la plus affreuse: Les magiciens, dit-il, les enchanteurs, les devins, les augures, les fanatiques de Cybèle, et tous les charlatans de l'impiété, s'étaient rendus auprès de lui de toutes les contrées de la terre: son palais était rempli de fugitifs flétris par des jugements. Des misérables, qui avaient été condamnés pour empoisonnements et pour maléfices, qui avaient vieilli dans les prisons, qui travaillaient aux mines, qui pouvaient à peine soutenir leur misère par le commerce le plus infâme, revêtus tout à coup de sacerdoces et de sacrificatures, tenaient auprès de lui le rang le plus honorable. Environné de jeunes hommes perdus de débauche, de vieillards encore plus dissolus et de femmes prostituées, qui faisaient tout retentir de leurs ris immodérés et de leurs paroles impudentes, il traversait les rues et les places de la ville: son cheval et ses gardes ne le suivaient que de loin. Ce grand homme dépose à la face du peuple d'Antioche, de ce qu'il a vu lui-même; il en appelle à tous ceux qui vivaient alors: il les défie de le démentir. Son témoignage ne peut être soupçonné; mais il représente sans doute en cet endroit Julien tel qu'il l'avait vu fréquemment aller aux temples avec[Pg 5] tout le cortége de l'idolâtrie. Il ne parle pas ici de la vie privée du prince, dont ni son âge ni sa religion ne lui permettaient pas d'être témoin. Ceux qu'il dépeint sous de si affreuses couleurs étaient les prêtres et non pas les courtisans de Julien; c'étaient ceux qui se rassemblaient auprès de lui pour les cérémonies, et non pas ceux qui vivaient avec lui dans son palais. Le prince était plus chaste que ses dieux: sa cour était plus honnête, composée à la vérité d'imposteurs et de charlatans, mais d'une autre espèce, et dont l'extérieur grave et sévère outrait la décence jusqu'à la singularité.
III.
Son amitié pour Libanius.
Liban. vit. t. 2, p. 40-42, et or. 4, p. 152.
Jul. ep. 27, p. 399.
Libanius, qui enseignait alors à Antioche, avait été le maître de Julien, quoiqu'il n'eût pas été permis à ce prince de prendre ses leçons: la défense expresse de Constance y avait apporté un obstacle invincible. Mais Julien avait secrètement dévoré avec d'autant plus d'ardeur les discours de ce rhéteur, aussi passionné que lui pour l'idolâtrie: c'était sur ce modèle qu'il avait formé son style. Il brûlait d'impatience de l'entendre, et il le lui déclara en entrant dans Antioche. Ce sophiste, dans l'histoire qu'il a pris la peine de faire de sa propre vie, raconte avec complaisance comment sa prétendue modestie fut forcée de céder aux avances de Julien. S'il l'en faut croire, le prince prenait à ses succès un si vif intérêt, que l'inquiétude le privait du sommeil, lorsque Libanius avait un discours à prononcer le lendemain: sujet de veille à peine pardonnable à l'auteur même, et infiniment frivole dans un empereur. Julien l'honora du titre de questeur: il l'appelle dans ses lettres son très-cher et très-aimable frère. Libanius paya ses faveurs par des éloges excessifs,[Pg 6] mais qui respirent plutôt le fanatisme que la flatterie.
IV.
Il va au mont Casius.
[Jul. misop. p. 361.]
Amm. l. 22, c. 14 et ibi Vales.
Plin. l. 5, c. 18, et ibi Hard.
Cellar. Geog. l. 3, c. 12, art. 29.
On célébrait dans le mois d'août une fête[6] en l'honneur de Jupiter[7] sur le mont Casius, situé au midi d'Antioche, au-delà de l'Oronte[8]. La hauteur de cette montagne, qui était de quatre mille pas, avait donné lieu à une fable, qu'on débitait aussi du mont Caucase: on disait qu'on y voyait lever le soleil trois heures avant que cet astre parût à l'horizon de la plaine. L'empereur Hadrien avait passé une nuit sur le Casius pour vérifier de ses propres yeux cette merveille, qu'un furieux orage avait, dit-on, dérobé à sa curiosité. Sur le sommet couvert de bois et qui avait dix-neuf mille pas de circuit, était un temple superbe consacré à Jupiter. Pendant que Julien y offrait un sacrifice, un inconnu, fondant en larmes, vint se jeter à ses pieds, le suppliant humblement de lui accorder sa grace. L'empereur ayant demandé qui il était, on lui répondit que c'était Théodote ancien magistrat[9] d'Hiérapolis; qu'au passage de Constance ce méchant homme, lui faisant sa cour avec les principaux de la ville, s'était signalé[Pg 7] par la plus criminelle adulation; flattant le prince d'une victoire indubitable, et lui demandant en grace avec des pleurs et des gémissements contrefaits, de leur envoyer au plus tôt la tête de Julien, cet ingrat, ce rebelle, comme il avait fait porter la tête de Magnence dans toutes les provinces de l'empire. Julien ayant froidement écouté ce récit: Je le savais déja, dit-il, sur le rapport de plusieurs témoins; retourne chez toi avec assurance; tu n'as rien à craindre d'un prince qui, suivant la maxime d'un sage, ne veut connaître d'autre manière de détruire ses ennemis qu'en les rendant ses amis.
[6] Præstituto feriarum die, dit Ammien Marcellin, l. 22, c. 14. Cette fête se célébrait le 10 du mois de loüs, qui, dans le calendrier macédonien alors en usage parmi les Syriens, répondait au même jour du mois d'août. Loüs était le dixième mois de l'année syrienne.—S.-M.
[7] Ce Jupiter portait particulièrement le nom de Philius; on l'appelait aussi Casius, à cause du lieu où il était révéré. C'était le dieu national de la capitale de la Syrie, comme le dit Julien, Misop. p. 361, Τοῦ Θεοῦ πάτριός ἐϛὶν ἐορτή. Ce dieu est représenté sur les médailles d'Antioche.—S.-M.
[8] Le mont Casius était bien au midi d'Antioche, mais non pas au-delà de ce fleuve par rapport à la ville. Ils étaient tous deux sur la rive gauche de l'Oronte. Comme après avoir arrosé les murailles d'Antioche, le fleuve se dirige du N. E. au S. O. pour se rendre à la mer, on conçoit comment la montagne se trouvait au midi de la ville sans qu'on fût obligé de passer la rivière pour s'y rendre.—S.-M.
[9] Præsidalis.—S.-M.
V.
Il censure la négligence des habitants d'Antioche sur les sacrifices.
Amm. l. 22, c. 14.
Jul. misop. p. 361 et 362.
Comme il descendait de la montagne, il reçut une lettre d'Ecdicius, gouverneur d'Égypte, qui lui mandait qu'après de longues recherches, on avait enfin trouvé un bœuf portant tous les caractères du dieu Apis[10]. C'était pour Julien un présage infaillible des plus heureux événements. Les malheurs de cette année et de la suivante ne firent pas honneur au pronostic. Une autre fête très-solennelle appelait Julien au temple d'Apollon à Daphné: il s'y rendit en diligence du mont Casius, s'attendant d'y voir la pompe la plus brillante. Il fut fort étonné de ne trouver dans le temple pas une victime, pas un grain d'encens: mais seulement, au lieu des anciennes hécatombes, une oie que le prêtre avait apportée de chez lui, afin que le Dieu ne passât pas la journée sans offrande. A cette vue le zèle de Julien s'enflamma, et debout devant l'autel, aux pieds de la[Pg 8] statue, adressant la parole au petit nombre de ceux qui se trouvèrent présents, il leur fit une vive réprimande qui retombait sur tous les habitants d'Antioche; il leur reprocha leur impiété, leur épargne sordide et scandaleuse à l'égard du culte des dieux[11], tandis que leurs femmes épuisaient leurs richesses pour faire subsister des Galiléens: il les menaça de l'indignation céleste; et il ne manqua pas dans la suite d'attribuer à cette indifférence criminelle la disette dont la ville fut peu de temps après affligée.
[10] Le bœuf Apis, qui recevait les honneurs divins en Égypte, était consacré à la lune, selon Ammien Marcellin, l. 22, c. 14, tandis que celui qu'on appelait Mnévis l'était au soleil. Inter animalia antiquis observationibus consecrata, Mnevis et Apis sunt notiora: Mnevis soli sacratur,.... sequens lunæ,—S.-M.
[11] «N'est-il pas honteux, disait-il, qu'une ville qui possède un si vaste territoire, μυρίους κλήρους γῆς ιδίας κεκτημένην, ne fasse pas pour les dieux, ce qu'une bourgade reléguée à l'extrémité du Pont rougirait de ne pas faire.» Il reproche ensuite aux Antiochéniens leurs folles dépenses aux fêtes licencieuses nommées Maiouma, τἀ δεῖπνα τοῦ Μαϊουμᾶ, et leurs banquets splendides, Misop. p. 362.—S.-M.
VI.
Mort d'Artémius.
Jul. ep. 10, p. 378.
Amm. l. 22, c. 11.
Theod. l. 3, c. 18.
Soz. l. 4, c. 30.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 297.
Zon. l. 13, t. 2, p. 26.
Vita Ath. in edit. Benedict. p. 77.
Till. persec. de Julien.
Dans le temps qu'il affectait d'oublier ses propres injures, il n'épargnait pas les ennemis de ses dieux. Artémius, commandant des troupes en Égypte, fut la première victime du zèle de Julien pour l'idolâtrie. Ammien Marcellin se contente de dire qu'il fut accusé de crimes atroces par les Alexandrins, et condamné à mort[12]. Son histoire est développée plus au long, par les auteurs ecclésiastiques. L'évêque George dévoué aux Ariens, auxquels il devait sa fortune, s'était rendu également odieux à tout le reste des Alexandrins, aux catholiques qu'il persécutait, aux païens dont il voulait détruire le culte, aux magistrats qu'il méprisait, au peuple qu'il accablait en tyran. Les païens surtout nourrissaient secrètement[Pg 9] contre lui une haine mortelle. Il empêchait leurs sacrifices et la célébration de leurs fêtes: secondé d'Artémius et de ses troupes, il renversait leurs autels, il enlevait à main armée leurs statues et tous les ornements de leurs temples. Au retour d'un voyage qu'il avait fait à la cour de Constance, passant avec un nombreux cortége devant le temple du Génie[13], et jetant un regard de courroux sur ce magnifique édifice: Jusqu'à quand, dit-il, laisserons-nous subsister ce sépulcre[14]? Les idolâtres frappés de cette parole, résolurent de le perdre pour sauver leur dieu. Dès que Julien fut sur le trône, ils commencèrent par attaquer Artémius, dont la puissance servait de rempart à l'évêque. Ils le déférèrent à l'empereur comme le soutien et l'exécuteur de toutes les violences de George[15]. Julien lui ordonna de se rendre à Antioche. Artémius partit en menaçant les habitants de leur faire payer bien cher à son retour les frais d'un si fâcheux voyage. Il ne revint pas. Julien lui fit trancher la tête, et l'église grecque l'honore comme un célèbre martyr[16]. Les critiques se partagent à son sujet: tous conviennent qu'il avait été, comme son prédécesseur Sébastien, zélateur de l'Arianisme, partisan de George, ennemi déclaré d'Athanase qu'il avait poursuivi jusque dans les déserts; mais[Pg 10] quelques-uns prétendent que touché de la grace divine, il reconnut son erreur, et mérita la couronne du martyre: les autres n'aperçoivent aucune preuve de sa pénitence, et désapprouvent le culte que lui rendent les Grecs.
[12] Tunc Artemius ex duce Ægypti, Alexandrinis urgentibus atrocium criminum mole, supplicio capitali mulctatus est. Théodoret l'appelle ςρατήγος τῶν ἐν Αίγύπτῳ ςρατιωτών. Julien le nomme par dérision le roi et le tyran de l'Égypte, βασιλέα τής Αίγύπτου καί τύραννον, faisant sans doute allusion aux violences commises par lui pour appuyer George et les Ariens.—S.-M.
[13] Per speciosum Genii templum, dit Ammien Marcellin, l. 22, c. 11, voulant sans doute parler du génie ou de la fortune, τύχη, d'Alexandrie. Toutes les villes possédaient un temple ou au moins un oratoire dédié à leur génie tutélaire.—S.-M.
[14] Quamdiu sepulchrum hoc stabit? Ammien Marcellin, l. 22, c. 11.—S.-M.
[15] On l'accusait d'avoir renversé et pillé le temple de Sérapis. Dans ses actes recueillis par Surins, on rapporte aussi qu'il avait contribué à la mort de Gallus. Cette circonstance pourrait peut-être nous faire connaître la véritable cause ou au moins le prétexte de la sévérité de Julien envers ce général.—S.-M.
[16] C'est le 20 octobre que l'on célèbre sa fête.—S.-M.
VII. George massacré.
Jul. ep. 10, p. 378.
Amm. l. 22, c. 11.
Greg. Naz. or. 21, t. 1, 389 et 390.
Ambros. ep. 40, t. 2, p. 951.
[Epiph. hær. 76, t. 1, p. 912.]
Socr. l. 3, c. 2 et 3.
Soz. l. 5, c. 7.
Philost. l. 7, c. 2.
La nouvelle de la mort d'Artémius, parvenue à Alexandrie, fut le signal du massacre de George. Le peuple idolâtre, poussant des hurlements affreux, court l'arracher de sa maison. Ce malheureux est en un moment assommé, foulé aux pieds, traîné, mis en pièces. Dracontius, intendant de la monnaie, et Diodore qui tenait le rang de comte, expirent au milieu de mille outrages. L'un avait détruit un autel de Sérapis; l'autre présidait à la construction d'une église; il attirait les enfants au christianisme, et leur coupait les cheveux qu'on laissait croître par une superstition païenne. Cette populace forcenée charge un chameau de ces cadavres déchirés; on les promène par toute la ville; on les conduit ensuite au rivage, où après les avoir brûlés on jette leurs cendres dans la mer, de peur, disait-on, qu'elles ne fussent recueillies et honorées comme des reliques de martyrs[17]. Les seuls Ariens auraient été capables de leur rendre ce culte religieux[18]. Ils accusèrent les catholiques d'avoir trempé leurs[Pg 11] mains dans le sang de George; et Socrate avoue que dans une émeute populaire les mécontents se laissent aisément entraîner par les séditieux[19]. Cependant Ammien Marcellin paraît les disculper, en disant que les chrétiens étaient assez forts pour défendre George, mais qu'ils s'abstinrent de le faire parce qu'il était universellement odieux[20]; et le témoignage de Julien achève de les justifier; il n'imputa ce massacre qu'aux païens. Il en parut d'abord extrêmement irrité; il ne parlait que de châtiments. Mais les violences qui attaquaient les chrétiens, ne blessaient que sa politique, sans toucher son cœur. Sa colère se laissa bientôt fléchir par son oncle le comte Julien, qui intercéda pour Alexandrie dont il avait été gouverneur. L'empereur se contenta d'écrire aux Alexandrins une lettre, dans laquelle il leur reproche leur inhumanité: il avoue que George méritait ces traitements et peut-être de plus rigoureux encore: Mais, ajoute-t-il, vous ne deviez pas être ses bourreaux: vous avez des lois; elles devaient être sacrées pour vous, quoiqu'il les foulât aux pieds. Rendez graces au grand Sérapis: par respect pour ce Dieu qui vous protége, et par considération pour un oncle qui vous a gouvernés[21], je veux bien vous pardonner de si coupables excès. George laissait de grandes richesses, fruits de ses concussions et de ses rapines. Julien les abandonna sans regret à ceux qui les avaient pillées; mais il revendiqua la bibliothèque,[Pg 12] qui, malgré l'ignorance du possesseur, était nombreuse et choisie. L'empereur donna des ordres très-pressants d'en recueillir exactement tous les livres, de les lui envoyer en diligence et de n'en laisser écarter aucun, pas même, dit-il, les livres impies des Galiléens.
[17] Iisdemque subdito igne crematis, cineres projecit in mare, id metuens ut clamabat, ne collectis supremis, ædes illis exstruerentur ut reliquis, qui deviare a religione compulsi, pertulere cruciabiles pœnas, adusque gloriosam mortem intemerata fide progressi, et nunc Martyres appellantur. Amm. Marcell., l. 22, c. 11. S. Epiphane dit à peu près la même chose (hær. 76, t. 1, p. 912) et aussi à propos du massacre de George.—S.-M.
[18] Quelques savants ont pensé que l'Arien George, massacré par les païens d'Alexandrie, était le même que le patron de l'Angleterre, dont la légende a été défigurée par une multitude de fables. Voyez à ce sujet Gibbon, t. 4, p. 443 et 444.—S.-M.
[19] Ἐγὼ δὲ ἡγοῦμαι μὲν τοὺς μισοῦντας ἐν ταῖς ςάσεσι συνεπιτίθεσθαι τοῖς ἀδικoῦσιν. Socr. l. 3, c. 3.—S.-M.
[20] Poterantque miserandi homines ad crudele supplicium ducti, christianorum adjumento defendi, ni Georgii odio omnes indiscretè flagrabant. Amm. Marc. l. 22, c. 11.—S.-M.
[21] Sozomène (l. 5, c. 7) y ajoute Alexandre, fondateur de la ville.—S.-M.
VIII.
Julien cherche à soulever les peuples contre les chrétiens.
Jul. ep. 52, p. 435.
Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 91.
Soz. l. 5, c. 15.
[Theoph. p. 41.]
L'impunité des Alexandrins[22] fit connaître à tout l'empire que Julien pardonnait volontiers les outrages faits aux chrétiens, et que leur sang n'était à ses yeux qu'un sang vil et méprisable. On acheva de s'en convaincre par la colère qu'il fit éclater contre le gouverneur de Cappadoce. La populace païenne qui habitait Césarée, se souleva contre les chrétiens de la ville. Il y eut un grand carnage. Pour prévenir les suites de ce désordre, on arrêta les plus coupables. Le gouverneur voulant faire sa cour au prince, fit tomber sur les chrétiens la plus grande partie des châtiments; mais il ne put se dispenser de punir aussi quelques idolâtres. Julien en fut indigné: il manda le gouverneur: il voulait d'abord le faire traîner au supplice. Comme on lui prouvait que les païens étaient les auteurs du massacre: Le grand malheur, s'écria-t-il, que des Hellènes aient fait périr dix Galiléens! Il crut donner une grande marque de clémence en ne le condamnant qu'à l'exil. Il ne tint pas à lui que l'évêque de Bostra ne fût traité comme celui d'Alexandrie. L'église de cette capitale de l'Arabie[23] était alors gouvernée par Titus, prélat respectable par sa sainteté, et redoutable à Julien par sa doctrine. L'empereur ordonna aux habitants de le chasser;[Pg 13] il fit en même temps déclarer à Titus que s'il arrivait quelque émeute à son occasion, il s'en prendrait à lui et à son clergé. Sur cette menace, l'évêque représenta à l'empereur que les chrétiens étaient à la vérité par leur grand nombre en état de faire tête aux Hellènes; mais que loin de les animer, il ne travaillait qu'à les contenir. Aussitôt Julien envoya aux habitants un édit[24], où par une interprétation maligne et tout-à-fait indigne d'un prince, il envenimait les paroles de Titus. Après les avoir rapportées: Voilà, dit-il, le langage de votre évêque; vous voyez comme il vous dérobe le mérite de votre obéissance: à l'entendre, vous n'êtes que des séditieux: c'est lui qui par ses discours vous contient malgré vous: chassez-le donc de votre ville comme un délateur perfide. Sozomène donne lieu de croire que cet ordre fut exécuté.
[22] Dans sa lettre Julien leur dit, ep. 10, p. 380, qu'il conserve pour eux une amitié fraternelle, ἀδελφικὴν εὔνοιαν ὑμῖν ἀποσώζω.—S.-M.
[23] C'est le nom que les Romains donnaient à une province formée aux dépens de la Syrie, et située sur les frontières du désert d'Arabie. Elle avait été réunie à l'empire sous le règne de Trajan.—S.-M.
[24] Cet édit ou plutôt cette lettre est datée d'Antioche le 1er août 362.—S.-M.
IX.
Fureurs des païens.
Jul. Misop. p. 357 et 361.
Socr. l. 3, c. 15.
Theod. l. 3. c. 6.
Soz. l. 5, c. 3, 8, 9 et 10.
C'était proscrire le christianisme, que de montrer tant de mépris et tant de haine contre les chrétiens. L'idolâtrie enchaînée depuis la conversion de Constantin, ayant enfin brisé ses fers, signala sa vengeance par les plus affreuses violences. Profaner les églises, les consacrer aux divinités païennes en y plaçant les idoles les plus infâmes, détruire les sépultures des martyrs, disperser leurs os, jeter au vent leurs cendres, ce n'était que les exploits ordinaires d'une superstition victorieuse. Mais la plupart des villes de Syrie et de Phrygie se portèrent à des excès de cruauté qui font horreur à raconter. On mit en usage les anciens supplices; on en imagina de nouveaux et d'inouïs. Les habitants d'Héliopolis, pour venger leur Vénus dont Constantin[Pg 14] avait tâché d'abolir le culte impudique, firent ouvrir le ventre à des vierges sacrées, le remplirent d'orge, et les exposèrent dans cet état horrible à l'avidité des animaux les plus immondes, qui dévoraient en même temps l'orge et les entrailles. On vit des hommes manger le foie d'un diacre nommé Cyrille. Gaza, Ascalon, Émèse, Aréthuse imitèrent ces monstrueuses barbaries, qui semblent souiller l'histoire même. Ce sont ces villes que Julien comble de louanges dans ses ouvrages: il les appelle des villes saintes, des villes généreuses, qui lui sont étroitement unies par leur piété. Elles ont, dit-il, secondé mes intentions avec tant d'ardeur, qu'elles ont porté le châtiment des impies Galiléens plus loin que je ne désirais. Il récompensa les fureurs des habitants de Gaza, en rappelant sous la dépendance de leur ville le bourg de Maïuma, qu'il dépouilla de tous les titres et de tous les droits dont Constantin l'avait honoré.
X.
Supplices de Marc d'Aréthuse.
[Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 89-91.]
Theod. l. 3, c. 7.
Soz. l. 5, c. 10.
Till. pers. note 16.
Le fanatisme étouffait dans le cœur de Julien jusqu'aux sentiments de la plus juste reconnaissance. Marc, évêque d'Aréthuse, lui avait sauvé la vie dans son enfance. On ne sait si ce prélat, fameux auparavant par son zèle pour l'arianisme, était revenu de ses erreurs, comme Théodoret le fait entendre, ou s'il y restait encore engagé. Tout ce qui portait le nom de chrétien, était également en butte aux traits de l'idolâtrie; et dans cette proscription générale, plusieurs hérétiques souffrirent constamment la mort. Marc accablé d'années, mais plein de force et de courage, fut la victime d'une populace effrénée[25]. Il endura pendant plusieurs jours[Pg 15] tous les tourments que peut inventer la cruauté, toujours plus ingénieuse dans les ames les plus stupides et les plus grossières. Sa vieillesse triompha cependant des supplices les plus douloureux, et il survécut à l'empereur. La nouvelle de ce traitement inhumain étant parvenue à la cour, Julien n'en témoigna aucun ressentiment. Mais le préfet Salluste, dont l'ame généreuse en fut révoltée, prit la liberté de dire à l'empereur: Prince, quelle honte pour nous d'être si inférieurs aux chrétiens, qu'un de leurs vieillards ait surmonté un peuple entier et tout ce que nous avons de tortures! Ce n'était pas un honneur de le vaincre; mais c'est le comble de l'ignominie, d'en avoir été vaincus.
[25] On l'accusait d'avoir détruit, sous le règne de Constance, un temple, et on voulait le contraindre de le rétablir à ses dépens.—S.-M.
XI.
Zèle ardent des chrétiens.
Socr. l. 3, c. 15.
Theod. l. 3, c. 7.
Soz. l. 5, c. 10.
Baron. in an. 362.
Tandis que ces sanglantes tragédies remplissaient l'Orient d'horreur, l'Occident ne fut pas épargné. Rome vit immoler par le glaive, ou précipiter dans le Tibre plusieurs de ses citoyens. On y poursuivait les chrétiens, comme coupables de magie. Et il faut avouer que sans chercher de prétexte pour les faire périr, on en trouvait assez dans leur hardiesse. Les insultes des païens, leurs blasphèmes, la vue de leurs abominations, embrasaient le zèle des fidèles, et le portaient souvent au-delà des bornes. Nourris et élevés sous la domination du christianisme, ils regardaient le règne de l'idolâtrie comme une usurpation; ils renversaient les autels, brisaient les statues, troublaient les sacrifices, et n'ayant d'autres armes que leur zèle, ils provoquaient contre eux-mêmes toutes les forces du paganisme. La multitude ignorait alors ce qu'elle a de tout temps ignoré, que la religion chrétienne ne s'élève jamais par voie de fait contre l'ordre public, et que sous un gouvernement[Pg 16] qui lui fait la guerre, elle ne doit que souffrir. La constance des martyrs qui répandirent leur sang sous Julien, répare sans doute ce qu'on pourrait trouver de répréhensible dans l'excès de leur zèle. Julien n'en est pas plus excusable: il connaissait assez les hommes pour prévoir les effets que ne pouvaient manquer de produire, d'un côté l'insolence des païens triomphants, de l'autre l'impatience des chrétiens accablés.
XII.
Superstitions de Julien.
[Jul. or. 7, p. 225 et frag. p. 288.]
Amm. l. 22, c. 12.
Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 91, et or. 4, p. 122.
Elias Cretensis et Nonnus in or. 4.
Greg. Naz.
Chrysost. de Sto Babyla et contra Jul. et Gent. t. 2, p. 575 et passim.
[Soz. l. 5, c. 19.]
Theod. l. 3, c. 21 et 22.
Baron. in ann. 362.
Till. pers. art. 7.
Fleury, hist. eccles. l. 15, c. 33.
Son acharnement contre le christianisme ne lui faisait pas perdre de vue la guerre qu'il avait projetée. Loin qu'un de ces objets pût le distraire de l'autre, il savait les faire concourir. On enrôlait les clercs et les moines. Ceux-ci lui étaient surtout odieux; et quoique leur extérieur n'eût rien de plus singulier que celui de l'empereur même et des philosophes qui remplissaient sa cour, ils étaient l'objet perpétuel de ses mépris et de ses railleries. Ils n'osaient sortir de leurs déserts; on allait les enlever jusque dans leurs retraites pour les forcer au service. Cependant l'empereur cherchait dans sa superstition des présages de victoire; il inondait les autels du sang des victimes; il égorgeait quelquefois cent taureaux ensemble, un nombre infini d'animaux de toute espèce, et des oiseaux rares qu'il faisait rassembler de toutes les contrées; en sorte que les dépenses des sacrifices étaient énormes. La folle dévotion du prince altérait même la discipline militaire. Les soldats qu'il nourrissait de la chair des animaux immolés, s'en remplissaient avec excès dans les temples, et buvant sans mesure il fallait les porter comme morts à leur quartier, au grand scandale de la religion païenne. Ce désordre était surtout très-commun parmi les soldats gaulois, qui se donnaient plus de licence,[Pg 17] parce que Julien leur devait l'empire[26]. On voyait de toutes parts une multitude d'astrologues, d'aruspices, d'augures, d'interprètes de songes, d'imposteurs de mille ordres différents. Julien qui n'en trouvait pas encore assez à son gré, fit déboucher la source prophétique de la fontaine de Castalie[27]. On disait que le souffle qui s'élevait de son sein animait les prêtres, et que le murmure de ses eaux les instruisait des événements futurs. C'était par cet oracle qu'Hadrien avait autrefois appris qu'il parviendrait à l'empire; mais il avait fait combler cette source d'une masse énorme de pierres, dans la crainte qu'elle ne fût par la suite assez indiscrète pour lui nommer un successeur. Plusieurs pères de l'église accusent Julien d'avoir encore employé pour pénétrer les secrets de l'avenir d'autres pratiques, qui dans les mœurs de ce prince seraient incroyables, si cette curiosité insensée n'avait été trop souvent cruelle et meurtrière. Ils rapportent qu'il fit jeter pendant la nuit quantité de cadavres dans l'Oronte; et qu'après sa mort on trouva dans le palais d'Antioche des réservoirs, des fosses, des puits comblés de victimes humaines qu'il avait immolées dans les affreux mystères de la nécromancie.
[26] Petulantes ante omnes et Celtæ, quorum eâ tempestate confidentia creverat ultra modum. Amm. Marc., l. 22, c. 12.—S.-M.
[27] Il ne s'agit pas ici de la fontaine Castalie près de Delphes, mais d'une autre qui existait auprès du temple d'Apollon à Daphné, et à laquelle on avait donné le même nom, parce qu'on lui supposait la même vertu. Julien la fit purifier en employant les rites suivis autrefois par les Athéniens, lorsque, pendant la guerre du Péloponèse, ils voulurent rendre à l'île de Délos son antique sainteté. On peut consulter à ce sujet le 3e livre de Thucydide et le 12e de Diodore de Sicile. Circumhumata corpora, dit Ammien Marcellin, l. 22, c. 12, statuit exinde transferri eo ritu, quo Athenienses insulam purgaverant Delon.—S.-M.
XIII.
Translation des reliques de S. Babylas.
[Jul. misop. p. 361.]
Liban. monod. t. 2, p. 185 et 186.
Chrysost. de Sto Babyla, et contra Jul. et Gent. t. 2, passim, 5 p. 1-577.
Rufin. l. 10, c. 35 et 36.
Aug. de civ. l. 18, c. 52, t. 7, p. 535.
Socr. l. 3, c. 18, 19.
Theod. l. 3, c. 10 et 11.
Soz. l. 5, c. 18 et 19.
Evagr. l. 1, c. 16.
Tous les oracles de l'empire, abandonnés depuis[Pg 18] long-temps, n'étaient occupés qu'à répondre aux députés de l'empereur. Il envoya à Delphes, à Délos, à Dodone. Tous lui promettaient la victoire; mais en si mauvais vers, qu'on disait plaisamment que le Dieu de la poésie avait oublié son métier faute d'exercice. Il consulta par lui-même Apollon de Daphné. Après un grand nombre de sacrifices et de magnifiques offrandes, le Dieu répondit enfin, qu'il ne pouvait parler, tant qu'il serait infecté des cadavres dont il était environné. Julien comprit que le voisin le plus incommode dont Apollon voulût se plaindre, était saint Babylas[28], dont les reliques transportées en ce lieu fermaient depuis onze ans la bouche à l'oracle. Il donna ordre de reporter ce corps dans la ville d'Antioche, d'où Gallus l'avait transféré. Ce fut pour les chrétiens une nouvelle occasion de disgraces. Ils viennent en foule au-devant des reliques du saint martyr; ils les placent sur un char; et dans cette espèce de triomphe, où ils ramenaient Babylas vainqueur des démons de Daphné, hommes, femmes, enfants animés par la vue de leur multitude et comme enivrés de la joie d'une victoire, dansent autour du char et chantent des psaumes, ajoutant à chaque verset cette reprise: Qu'ils soient confondus, tous ceux qui adorent les ouvrages de sculpture, et qui se glorifient dans leurs idoles.
[28] Julien l'appelle τὸν νεκρὸν, le mort.—S.-M.
XIV.
Colère de Julien.
Cette hardiesse piqua vivement l'empereur. Dès le lendemain il ordonna à Salluste de faire le procès aux chefs de la cérémonie. En vain le préfet tâcha de l'apaiser, en lui représentant qu'il allait combler les vœux de ceux qu'il prétendait punir. Il fallut obéir. Plusieurs chrétiens furent mis en prison. Salluste commença cette rigoureuse procédure par un jeune homme nommé[Pg 19] Théodore. On l'étend sur un chevalet: on lui déchire les flancs; on épuise sur son corps toute la rage des bourreaux. C'est trop peu de dire qu'il semblait être insensible: plus gai et plus libre que les païens qui assistaient à ce spectacle, au milieu des plus douloureuses tortures il ne cessait de chanter ce même verset, qui lui attirait son supplice. Après avoir été tourmenté depuis le point du jour jusqu'à la onzième heure, sans avoir rien perdu de ses forces ni de son courage, il fut sur le soir reconduit en prison. Ce premier essai donna du poids à la remontrance de Salluste. L'empereur, enfin persuadé que les rigueurs ne tourneraient qu'à sa confusion et à la gloire des chrétiens, mit en liberté tous ceux qu'on avait arrêtés, et Théodore lui-même, qui vécut encore long-temps après.
XV.
Fermeté d'une femme chrétienne.
Teod. c. 17.
Julien avait malheureusement fait connaître qu'il était sensible aux traits de la satire; et la piété, naturellement si patiente et si douce, contracte trop souvent quelque teinture des passions humaines qu'elle trouve dans le cœur; elle y prend surtout dans la persécution un peu de fiel et d'amertume. Une sainte veuve, nommée Publia, connue par sa vertu et par celle de son fils, un des prêtres les plus respectés de la ville d'Antioche, était à la tête d'une communauté de filles chrétiennes. Leur occupation ordinaire était de chanter des hymnes. Depuis le martyre de Théodore, toutes les fois que Julien passait devant leur maison, elles affectaient d'élever leur voix, et de lancer, pour ainsi dire, sur le prince certains versets des psaumes, comme autant de traits qui lui perçaient le cœur. Elles avaient choisi celui-ci: Les dieux des nations ne sont que de l'or et de l'argent; c'est l'ouvrage de la main des hommes:[Pg 20] que ceux qui les font, et qui mettent en eux leur confiance, leur deviennent semblables. Julien leur fit commander de se taire. Publia n'en devint que plus hardie: dès la première fois qu'elle sut que le prince approchait, elle fit chanter cet autre verset: Que Dieu se lève, et que ses ennemis soient dissipés. L'empereur, outré de colère, manda la supérieure; il lui fit donner des soufflets par un de ses gardes, et la renvoya. Elle continua; et Julien s'aperçut un peu trop tard que, ne pouvant faire taire ces femmes, il n'avait d'autre parti à prendre que de ne pas paraître les entendre. Théodoret donne à Publia de grands éloges: sa fermeté dans la foi est sans doute admirable; et le sentiment de Théodoret mérite d'être respecté. Mais il voyait apparemment mieux que nous comment cette conduite à l'égard du prince peut s'accorder avec les maximes de l'Évangile et la doctrine des apôtres.
XVI.
Incendie du temple de Daphné.
Liban. monod. t. 2, p. 187.
Amm. l. 22, c. 13.
Chrysost. de Sto Babyla et contra Jul. et Gent. t. 2, p. 531-577.
Theod. l. 3, c. 10.
Soz. l. 5, c. 19.
Theoph. p. 42.
Cedr. t. 1, p. 306.
Peu de temps après la translation de saint Babylas, la nuit du 22 octobre, le feu prit au temple d'Apollon à Daphné, que Julien faisait alors décorer d'un magnifique péristyle: il consuma le toit et les ornements sans endommager les murailles ni les colonnes. La statue d'Apollon fut réduite en cendres. Quoiqu'elle ne fût que de bois doré, à l'exception de la tête, du col, et peut-être des autres extrémités qui étaient de marbre, c'était un ouvrage fameux, pareil en grandeur au Jupiter d'Olympie[29]. On racontait que la beauté de cette statue avait, du temps de Valérien, désarmé Sapor, roi[Pg 21] de Perse, premier du nom. Ce prince, qui, selon les dogmes de Zoroastre, avait en horreur les temples et les statues[30], étant entré dans Daphné à dessein de brûler le temple, frappé de la majesté du dieu, avait jeté son flambeau et adoré Apollon. Le dieu était debout, tenant sa lyre d'une main, et de l'autre une coupe d'or, dont il semblait faire une libation à la terre. Quelques visionnaires prétendaient avoir quelquefois entendu sur l'heure de midi les sons de sa lyre. Les statues des Muses, celles du fondateur Séleucus Nicator et de plusieurs autres rois de Syrie, les pierres précieuses dont le sanctuaire était enrichi, furent aussi la proie des flammes. A la première alarme, Julien qui venait de se mettre au lit, accourut tout éperdu. Son oncle, qui portait le même nom que lui, et tous les païens d'Antioche se rendirent en diligence à Daphné pour porter du secours. Ils ne purent qu'être les témoins de ce désastre: la violence des flammes et les poutres embrasées qui tombaient avec fracas, ne leur permettaient pas d'approcher. On remarqua que l'embrasement[Pg 22] avait commencé par le toit. Quelques-uns l'attribuaient[31] à l'imprudence d'un philosophe, nommé Asclépiade, qui était venu ces jours-là de bien loin rendre visite à Julien. Il avait, disait-on, posé aux pieds de la statue une petite figure d'argent de Vénus Uranie[32], qu'il portait partout avec lui; et après avoir, selon sa coutume, allumé à l'entour un grand nombre de cierges, il s'était retiré. Quelques étincelles s'étant élevées jusqu'au toit, et rencontrant une charpente sèche et très-combustible, avaient produit cet incendie. La cause était trop simple pour trouver crédit dans un événement de cette importance. La plupart des chrétiens aimèrent mieux croire que le feu était descendu du ciel; et des paysans qui venaient alors à la ville, assurèrent qu'ils avaient vu tomber la foudre. Julien au contraire se persuada qu'il ne fallait s'en prendre qu'à la méchanceté des chrétiens, et à la négligence, peut-être même à la collusion criminelle des gardiens du temple. En conséquence de ce soupçon il fit appliquer à la question et les ministres et le principal sacrificateur; mais il n'en put tirer aucun éclaircissement.
[29] C'est Ammien Marcellin qui compare cette statue à celle d'Olympie. Simulacrum in eo Olympiaci Jovis imitamenti æquiparans magnitudinem. Amm. Marc. l. 22, c. 13. Selon Cédrénus, p. 306, elle avait été faite par un statuaire célèbre nommé Bryxis ou Bryaxis.—S.-M.
[30] Quoiqu'il soit vrai, en général, que les sectateurs de Zoroastre dussent avoir un grand éloignement pour les représentations des dieux, il n'en est pas moins certain que plusieurs des monuments de la Perse, élevés en l'honneur des rois de la dynastie des Sassanides, offrent les images de plusieurs des anges ou intelligences suprêmes qui, portant en persan le nom d'Ized, c'est-à-dire dieux, pouvaient être réellement assimilés aux dieux des Grecs et des Romains. Ainsi, par exemple, sur un bas-relief de Nakschi Roustam (Ker Porter, travels in Georgia, Armenia, Persia, etc., t. 1, p. 548. pl. 23), qui représente le même Sapor dont il s'agit dans le texte de Lebeau, on voit en face de lui l'image d'Ormouzd, à cheval, offrant au roi une couronne, emblème de la victoire. Ormouzd est qualifié du titre de dieu dans l'inscription grecque placée au-dessous. Cette inscription est conçue ainsi: ΤΟΥΤΟ ΤΟ ΠΡΟΣΩΠΟΝ ΔΙΟΥ ΘΕΟΥ, c'est-à-dire: Ceci est l'image du Dieu Jupiter (Ormouzd). Les inscriptions en langue syriaque et pehlvie, placées au-dessus, contiennent précisément la même chose.—S.-M.
[31] Ce n'était, selon Ammien Marcellin, l. 22, c. 13, qu'un bruit sans fondement, une vaine rumeur, rumore levissimo.—S.-M.
[32] Ce n'était pas une statue de cette divinité, mais comme nous l'apprend Ammien Marcellin, l. 22, c. 13, de la Déesse Céleste, Dea Cœlestis, c'est-à-dire de Junon. C'est là le nom que lui donnaient ordinairement les Romains de cette époque. On l'appelait aussi Regina Cœlestis, ou simplement Regina. Ces noms se trouvent souvent sur les médailles impériales. Elle était la principale divinité de Carthage, colonie romaine, comme elle l'avait été de Carthage indépendante.—S.-M.
XVII.
Impiété du comte Julien.
[Amm. l. 22, c. 13.]
Chrysost. de Sto Babyla et contra Jul. et Gent. t. 2, p. 563.
Idem, in Mat. Hom. 4, t. 7, p. 47, et de laudibus Pauli, Hom. 4, t. 2, p. 492.
Theod. l. 3, c. 11 et 12.
Soz. l. 5, c. 7.
Philost. l. 7, c. 10.
Theoph. p. 42.
Il se vengea sur la grande église d'Antioche, alors possédée par les Ariens[33]. Il ordonna d'en fermer les portes, après qu'on en aurait tiré tous les vases sacrés[Pg 23] qu'il confisquait au profit du trésor. Le comte Julien, Félix, trésorier de l'épargne[34], Helpidius, intendant du domaine[35], tous trois déserteurs du christianisme, furent chargés de cette commission. Ils ajoutèrent à l'exécution de leurs ordres toute l'impiété et toute l'insolence dont des apostats sont capables. Après avoir souillé par les profanations les plus abominables le sanctuaire et les vases qu'ils enlevaient, comme l'évêque Euzoïus les menaçait de la vengeance divine, le comte Julien lui donna un soufflet, en lui disant: Ne vois-tu pas que ton Dieu ne songe plus à défendre ses adorateurs? Félix, considérant la magnificence des vases consacrés aux saints mystères (c'étaient pour la plupart de riches présents de Constantin et de Constance), Voyez, dit-il, en quelle vaisselle se fait servir le fils de Marie? Ces blasphèmes ne furent pas impunis. Le châtiment d'Helpidius fut différé de quelques années; mais Félix mourut le soir même en vomissant le sang à gros bouillons. Le comte Julien, à qui Dieu réservait un plus long supplice, fut frappé ce jour-là même dans les parties secrètes d'une plaie horrible dont il mourut deux mois après.
[33] Quo tam atroci casu repentè consumpto, ad id usque imperatorem ira provexit, ut quæstiones agitari juberet solito acriores, et majorem ecclesiam Antiochiæ claudi.—S.-M.
[34] Ταμίας τῶν βασιλικῶν θησᾶυρων. Theod., l. 3, c. 12. Questeur des trésors impériaux.—S.-M.
[35] Τῶν ἰδίων τοῦ βασιλέως χρημάτων τε καὶ κτημάτων τὴν ἠγεμονίαν πεπιϛευμένος, c'est-à-dire, ayant le soin des richesses et des possessions particulières de l'empereur, ou ce que les Romains, dit Théodoret, l. 3 c. 12, appellent κόμιτα πριβάτων (comes privatarum).—S.-M.
XVIII
Ses cruautés réprimées par l'empereur.
Soz. l. 5, c. 7.
Acta Mart. Ruinart. p. 658 et 664.
Ce persécuteur impitoyable travaillait à se rendre tous les jours plus digne du châtiment dont il sentait déjà les atteintes. Tous les clercs de l'église d'Antioche avaient pris la fuite, mais le prêtre Théodoret[36], gardien du trésor de l'église, était resté dans la ville. Le[Pg 24] comte, espérant découvrir encore quelque vase précieux qui aurait échappé à ses recherches, le fit venir, et lui donna le choix de la mort ou de l'apostasie. Le saint prêtre ne balança pas, et Julien lui fit endurer de si cruels tourments, que les deux bourreaux effrayés de sa constance, et touchés en même temps de la grace divine, tombèrent à ses pieds et se déclarèrent chrétiens. Ils furent aussitôt conduits au rivage et précipités dans la mer. Théodoret, après avoir prédit au comte sa mort et celle de l'empereur, eut la tête tranchée. On traita avec la même inhumanité plusieurs officiers de guerre, dont les seuls connus sont Bonosus et Maximilianus, qui commandaient, l'un dans le corps des Joviens, l'autre dans celui des Herculiens. Leur crime était de n'avoir pas voulu, selon les ordres de l'empereur, changer leur enseigne, qui portait le monogramme de Christ. Ce fut en cette occasion que le comte Hormisdas[37] donna des preuves de son attachement au christianisme: il les alla visiter dans la prison; il les encouragea et se recommanda à leurs prières. L'empereur se crut obligé d'arrêter la fureur de son oncle: Vous me faites, lui dit-il, plus de tort qu'aux chrétiens mêmes: vous leur procurez le titre de martyrs, et vous m'attirez celui de tyran. N'ai-je pas défendu de les mettre à mort pour raison de religion?[Pg 25] Obéissez et veillez vous-même à me faire obéir par les autres magistrats. Le comte restait confus et déconcerté: l'empereur le rassura en l'invitant à venir avec lui célébrer un sacrifice, pour se laver de ce sang impur dont il s'était souillé.
[36] Ce prêtre est appelé Théodore par Sozomène.—S.-M.
[37] Le frère du roi de Perse Sapor, dont il a déjà été plusieurs fois question. Je remarquerai à cette occasion, que Gibbon s'est trompé en voulant jeter du doute sur les liens de parenté qui unissaient Hormisdas et Sapor. Jamais les auteurs qu'il allègue n'ont rapporté l'absurdité qu'il leur prête. «Il est à peu près impossible, dit-il (t. 4, p. 481, not. 1), qu'il fût le frère (frater germanus) d'un prince son aîné et posthume.» Ces écrivains ont bien soin de remarquer qu'Hormisdas était plus âgé que Sapor, né d'une autre mère, qui avait eu plusieurs enfants; que tous ils avaient été exclus de la couronne, et qu'on leur avait préféré l'enfant, encore à naître, auquel la femme favorite de Sapor devait donner le jour.—S.-M.
XIX.
Mort de Juventinus et de Maximin.
Chrysost. in Juvent. et Maxim. t. 2, p. 578-583.
Theod. l. 3, c. 14.
Cette modération n'était que l'effet d'une haine plus froide et plus réfléchie. Il inventait lui-même mille moyens d'alarmer la conscience des chrétiens et de révolter leur délicatesse en fait de religion. Il s'avisa de faire répandre le sang des victimes dans les fontaines d'Antioche et de Daphné, et d'arroser d'eau lustrale toutes les provisions de bouche qui se vendaient au marché. Les chrétiens les plus instruits se moquaient de ce frivole artifice; et, suivant le conseil de saint Paul, ils ne se faisaient aucun scrupule d'user de ces aliments. D'autres gémissaient de cette dure nécessité. Deux soldats de la garde, Juventinus et Maximin, se trouvant à table avec plusieurs de leurs camarades, s'emportèrent en murmures: Quel esclavage! s'écriaient-ils; nous ne respirons qu'un air impur, infecté de l'odeur et de la fumée des victimes; on fait entrer jusque dans nos veines les souillures de l'idolâtrie; et appliquant à Julien les paroles que prononcèrent les trois enfants dans la fournaise de Babylone: Seigneur, disaient-ils, vous nous avez livrés à un prince injuste et apostat, qui surpasse en impiété toutes les nations de la terre. Ces discours furent rapportés à l'empereur. Il fait venir les deux soldats; il les interroge: Prince, répondent-ils avec liberté, nous avons été élevés dans la véritable religion: toujours fidèles aux lois de Constantin et de ses enfants, nous ne pouvons nous empêcher de gémir en voyant l'idolâtrie[Pg 26] non-seulement triompher dans les temples, mais corrompre jusqu'à nos aliments. Nous versons des larmes en secret, et nous osons nous plaindre devant vous. C'est le seul déplaisir que nous éprouvions sous votre empire. Julien, après les avoir fait battre avec violence, les condamna à la mort, non pas comme chrétiens, mais comme des rebelles, qui avaient outragé la majesté impériale.
XX.
Malheurs arrivés cette année.
Jul. misop. p. 368.
Liban. vit. t. 2, p. 42, et or. 10, p. 314.
Amm. l. 22, c. 13.
Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 112 et 124.
Chrysost. de Sto Babyla, contra Jul. et Gentil., t. 2, p. 572.
Idem in Mat. hom. 4, t. 7, p. 47.
Idem de laudib. Pauli, hom. 4, t. 2, p. 493.
Idem, in primam ad Cor. hom. 39, t. 9, p. 362.
Soz. l. 6, c. 2.
Pendant que l'idolâtrie insultait au christianisme, l'empire était affligé des fléaux les plus funestes. Le règne de Julien, malgré tant d'heureux présages, ne fut qu'une suite de calamités. Un grand nombre de villes furent ruinées par des tremblements de terre en Palestine, en Afrique, en Grèce, en Sicile. Le 2 décembre sur le soir, Nicomédie déjà renversée quatre ans auparavant, acheva d'être détruite par une nouvelle secousse, qui fit aussi tomber une grande partie de Nicée. Un pareil désastre fut accompagné à Alexandrie d'un phénomène qui n'était pas moins effrayant. La mer, s'étant tout à coup retirée, revint avec violence; elle se porta fort loin dans les terres, et monta à une telle hauteur, qu'en retournant dans son lit elle laissa des nacelles sur le toit de plusieurs cabanes. En mémoire de cet événement on célébra par la suite tous les ans dans Alexandrie une fête solennelle, qu'on appelait la fête du tremblement. La mer engloutit des villes entières. A ces accidents se joignit la sécheresse qui dura jusque vers le solstice d'hiver. Les sources tarirent, et les fontaines de Daphné, toujours abondantes même dans les plus grandes chaleurs, demeurèrent long-temps à sec. La peste survint encore et fit périr quantité d'hommes et d'animaux. Enfin une famine générale[Pg 27] réduisit les hommes dans plusieurs provinces à vivre d'herbes et de racines.
XXI.
Disette à Antioche.
Jul. misop. p. 368.
Amm. l. 22, c. 14.
Liban. vit. t. 2, p. 42 et 43; or. 4, p. 152 et 168, et or. 10, p. 306.
Chrysost. de Sto. Babyla, et contra Jul. et Gent. t.2, p. 522.
Socr. l. 3, c. 17.
Soz. l. 5, c. 18.
Quoique la moisson eût manqué en Syrie, les récoltes des années précédentes suffisaient pour entretenir l'abondance. Mais l'avarice, qui compte la famine entre ses plus utiles revenus, avait pris des mesures pour procurer une entière disette. Les possesseurs des fonds avaient fermé leurs greniers; les marchands vendaient à un prix arbitraire; et parmi les magistrats, les plus intègres étaient ceux qui toléraient cet abus sans en profiter eux-mêmes. Les marchés étaient vides, et la populace affamée ne trouvait de subsistance que dans le pillage. Dès les premiers jours de l'arrivée de Julien, le peuple s'était écrié en plein théâtre: Tout abonde, et tout est hors de prix. Le lendemain Julien manda les plus notables bourgeois; il les exhorta à sacrifier un gain injuste et sordide au soulagement de leurs citoyens. Ils promirent tout à l'empereur, et ne firent rien de ce qu'ils avaient promis.
XXII.
Julien l'augmente en voulant la diminuer.
Julien attendit avec patience pendant trois mois. Voyant enfin que ses paroles n'avaient produit aucun effet, il eut imprudemment recours à un remède qui ne fit qu'aigrir le mal. Sans vouloir écouter les remontrances du conseil de la ville, qui lui représentait que la cherté des vivres est dans un état une matière délicate, à laquelle on ne doit toucher qu'avec beaucoup de ménagement, il taxa tout à coup par un édit les denrées à très-bas prix; et pour donner l'exemple de la générosité, il fit venir à ses frais de Chalcis, d'Hiérapolis et des villes voisines quatre cent mille boisseaux de blé. Cette provision n'ayant pas duré long-temps dans une ville si peuplée, il fit encore porter au marché[Pg 28] en différents jours vingt-deux mille boisseaux qu'il avait tirés d'Égypte pour la subsistance de sa maison. Tout ce blé fut vendu un tiers au-dessous du prix ordinaire. Mais cette libéralité tourna toute entière au profit de l'avarice. Les riches achetaient sous main le blé de Julien; et le transportant hors de la ville dans leurs greniers, ils le revendaient ensuite à un prix exorbitant. D'un autre côté, les marchands qui ne pouvaient vendre au prix taxé, sans se ruiner, renoncèrent au commerce; plusieurs même abandonnèrent la ville. Antioche, avant l'édit, ne manquait que de blé; le vin, l'huile et les autres denrées y étaient en abondance. Après l'édit elle manqua de tout. On n'entendait que reproches réciproques: tous les ordres murmuraient contre Julien; Julien se plaignait de tous les ordres. Il perdit même auprès du peuple le mérite de la bonne volonté, parce qu'il lui échappa de dire hautement que la ville était digne de châtiments, et que tout le bien qu'il faisait, c'était en considération de Libanius. Enfin irrité contre les sénateurs, qu'il soupçonnait de rompre toutes ses mesures, il les condamna tous à la prison. Mais fléchi par les prières de Libanius, il révoqua l'ordre avant qu'il eût été exécuté. Ce ne fut pas sans beaucoup de risque, que Libanius osa intercéder pour eux. Toute la cour de Julien était tellement indignée, qu'un des officiers du prince menaça en sa présence l'orateur de le jeter dans l'Oronte. Ces mécontentements mutuels s'aigrirent de plus en plus. La disette continua pendant l'hiver, qui fut fort rude. A la sécheresse succédèrent des pluies excessives; et Julien, dévot de théâtre, allait au fort des plus grandes pluies faire en plein air des sacrifices.
[Pg 29]
XXIII.
Nouvelle persécution d'Athanase.
Jul. epist. 6, p. 376, ep. 26, p. 398. ep. 51, p. 432.
Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 87, et or. 21, p. 389-393.
Hier. chron.
[Ambros. ep. 40, t. 1, p. 951.
Rufin. l. 10, c. 34.
Epiph. hær. 69, t. 1, p. 728.]
Socr. l. 3, c. 4, 7, 14.
Theod. l. 3, c. 4 et 9.
Soz. l. 5, c. 6, 7 et 15.
Vita Athan. apud Phot. cod. 258.
Vita Athan. in edit. Benedic. p. 78-81.
Hermant, vie d'Ath. l. 10.
Till. pers. art. 13.
La Bletterie, lettres de Julien, p. 301 et suiv.
L'ennemi du christianisme ne pouvait manquer d'être en particulier celui d'Athanase. Ce prélat, l'honneur de son siècle, caché pendant six ans dans les plus affreux déserts, était venu après la mort de George, rendre la joie et la liberté à son peuple. En vertu de l'édit de Julien qui rappelait les exilés, il avait repris possession de son siége. Bientôt sa gloire blessa les Ariens: ils s'unirent contre lui avec les idolâtres. L'évêque avait converti quelques dames illustres. On écrivit à l'empereur, qu'Athanase enlevait tous les jours aux dieux quelques-uns de leurs adorateurs, et que si on le laissait impuni, il séduirait toute la ville[38]. Julien prit aussitôt l'alarme: il commanda au prélat de sortir d'Alexandrie, sous peine des plus rigoureux châtiments. Par une distinction frivole, il prétendait qu'il avait bien permis aux Galiléens de retourner dans leur patrie, mais non pas à leurs évêques de se remettre en possession de leurs églises. Il écrivit en même temps au préfet d'Égypte une lettre fulminante: Je jure, lui disait-il, par le grand Sérapis, que, si, avant les calendes de décembre, Athanase, l'ennemi des dieux,[Pg 30] n'est sorti d'Alexandrie et même de toute l'Égypte, les officiers qui sont sous vos ordres paieront une amende de cent livres d'or. Vous savez que je suis lent à condamner, plus lent encore à pardonner quand j'ai une fois condamné. Je suis outré du mépris qu'on fait des dieux. Vous ne pouvez rien faire qui me soit plus agréable, que de chasser de toute l'Égypte Athanase, ce scélérat qui sous mon règne a osé baptiser des femmes Hellènes.
[38] Peu après son retour, S. Athanase s'était occupé de faire rentrer dans le sein de l'église tous ceux qui, pendant la persécution de Constance, avaient participé aux erreurs des Ariens. De concert avec Eusèbe de Verceil, qui avait été exilé dans la Thébaïde, et qui retournait dans son diocèse, il tint pour cet objet un concile à Alexandrie. Astérius de Pétra en Arabie, Caïus de Parétonium en Libye, Ammonius de Pachnamounis, Agathodémon de Schédia, Dracontius d'Hermopolis, Adelphius d'Onuphis, et un grand nombre d'autres évêques de l'Égypte, y assistèrent. L'indulgence de ces évêques ramena un grand nombre d'Ariens, et redonna une nouvelle vigueur à l'Église. Ce fut là sans doute ce qui alarma Julien. Les actes de ce concile furent approuvés et imités dans l'Occident. On en tint un pour le même objet dans la Grèce. Lucifer, évêque de Cagliari en Sardaigne, prélat d'une rigidité outrée, fut seul opposant. Sa résistance donna naissance à un schisme.—S.-M.
XXIV.
Il est chassé d'Alexandrie.
Les catholiques, pour conjurer cette tempête, adressèrent au nom de la ville une requête à l'empereur en faveur d'Athanase. Julien ne répondit que par un long édit plein de sophismes et de reproches, traitant Athanase avec un mépris qui est accompagné des marques d'une violente colère.—[«Je rougis pour vous, leur disait-il, de ce qu'il se trouve dans votre ville quelqu'un qui s'avoue Galiléen. Les pères des Hébreux ont subi autrefois le joug des Égyptiens; et vous, dominateurs de l'Égypte, puisque votre fondateur en fut le conquérant, au mépris des rites nationaux, vous obéissez volontairement aux détracteurs de vos antiques lois. Quoi, vous osez révérer comme le Verbe lui-même, ce Jésus inconnu à vous et à vos pères, et vous négligez celui que l'homme voit de toute éternité, qu'il contemple, qu'il honore comme la source de tous les biens. Vous abandonnez ce grand soleil, image vivante, animée, intelligente et bienfaisante du Père, intelligence première? Vous ne pouvez vous égarer en me prenant pour guide, moi qui jusqu'à vingt ans ai partagé vos erreurs, dont, graces aux dieux, je suis affranchi depuis douze ans. Plût au ciel que les dogmes impies d'Athanase[Pg 31] ne fussent nuisibles qu'à lui seul! mais leur fatale influence se répand sur vous: c'est un homme fertile en ruses; c'est là ce qui l'a déja fait bannir de cette ville. Entreprenant, avide de popularité, sa présence est sujette à une multitude d'inconvénients. Quoiqu'il soit bien méprisable de sa personne, il se donne de l'importance par les périls auxquels il s'expose. Il causerait encore de sanglantes divisions. Pour vous préserver d'un tel malheur, nous lui avons déja ordonné de sortir de votre ville, et nous le bannissons de l'Égypte entière.»]—S.-M.
Les païens armés de cet édit menaçant vont, de concert avec les Juifs, attaquer la grande église, nommée la Césarée, où les fidèles assemblés retenaient Athanase. Pythiodore, philosophe de cour[39], qui se trouvait pour-lors dans Alexandrie, marche à leur tête: on emploie le fer et le feu. L'église est profanée, pillée, réduite en cendres. Les persécuteurs étaient altérés du sang d'Athanase[40], mais Dieu le sauva encore de leurs mains: il s'échappa, et comme il s'embarquait sur le Nil, après avoir fait ses adieux à une troupe de fidèles qui fondaient en larmes: Consolez-vous, leur dit-il, ce n'est là qu'un petit nuage qui passera bien vite[41]. Il regagna sa retraite, où il resta jusqu'à la mort de Julien.
[39] Ἑνὸς τῶν βασιλικῶν φιλοσόφων. Par ces expressions, saint Grégoire de Nazianze, or. 3, t. 1, p. 87, veut peut-être désigner un des amis de Julien. Cependant il serait possible, et même il est plus probable qu'il entend par là un philosophe attaché au Muséum d'Alexandrie ou à un autre établissement public littéraire, et qui recevait de l'empereur un traitement pour y faire des cours de philosophie ou de belles-lettres, comme sous les rois grecs. Le même usage s'étant perpétué sous la domination romaine, c'était donc un professeur royal ou impérial.—S.-M.
[40] Selon Théodoret, l. 3, c. 9, Julien n'avait pas ordonné de chasser Athanase, il avait commandé de le tuer, ἀλλὰ καὶ ἀναιρεθῆναι.—S.-M.
[41] Nubecula est, et citò pertransit. Rufin., l. 10, c. 34.—S.-M.
[Pg 32]
XXV.
Livres de Julien contre la religion chrétienne.
Cyrill. cont. Jul. ad calc. Jul.
Socr. l. 3, c. 22 et 23.
Till. pers. art. 33.
En même temps que Julien tâchait d'écraser le christianisme de tout le poids de l'autorité souveraine, il mettait en œuvre pour le même dessein toutes les forces de sa plume, sur laquelle sa vanité ne comptait guère moins que sur sa puissance. Il commença pendant les longues nuits de cet hiver à composer ses livres contre la religion chrétienne: il ne les acheva que pendant son expédition de Perse[42]. Dès ce temps-là, les impies ne pouvaient plus rien inventer de nouveau pour combattre l'Évangile: les traits de l'incrédulité étaient épuisés. Celsus, Hiéroclès, Porphyre, avaient dit tout ce que l'enfer peut inspirer; et Julien, avec tout ce qu'il avait de génie, fut réduit à réchauffer des objections cent fois réfutées, et que l'ignorance ou la mauvaise foi ne cessent de reproduire comme nouvelles et sans réplique. La puissance de l'auteur, bien plus que la force de ses raisonnements, ne manqua pas de donner un grand crédit à cette invective. Les païens en triomphaient. Julien mourut avant qu'on eût eu le temps de répondre à ses sophismes; mais suivant le sort fatal de ces sortes d'ouvrages, l'éclat constant et inaltérable de la vérité éclipsa bientôt les lueurs fausses et passagères, qu'une plume légère et frivole avait su jeter dans ces livres. Il ne nous en resterait rien[43] si, cinquante ans après, saint Cyrille d'Alexandrie en ayant entrepris la réfutation, ne nous en avait conservé une grande partie. On y voit que[Pg 33] l'agresseur, dans le temps même qu'il veut porter à la religion des coups mortels, lui fournit des armes pour sa défense.
[42] Julianus Augustus septem libros in expeditione Parthica adversùm Christum evomuit, dit saint Jérôme, ep. 70, t. 1, p. 425, ed. Vallars.—S.-M.
[43] L'exemplaire dont se servait saint Cyrille était divisé en trois livres. Selon saint Jérôme, l'ouvrage avait sept livres, et il cite même un passage du septième dans son Commentaire sur Osée, ch. 11.—S.-M.
XXVI.
Mort du comte Julien.
Acta Mart. Ruinart. p. 662, 667.
Chrysost. de Sto Babyla et contra Jul.et Gent. t. 2, p. 563.
Idem in Mat. hom. 4, t. 7, p. 47·
Idem de laud. Pauli, hom. 4, t. 2, p. 492.
Theod. l. 3, c. 13.
Soz. l. 5, c. 8.
Philost. l. 7, c. 10 et 12.
Dieu confondit ses blasphèmes par le châtiment terrible du plus ardent ministre de ses impiétés. Le comte Julien, attaqué à la fin d'octobre d'une maladie semblable à celle de Galérius, résista quelque temps. Enfin, dévoré par les vers, qui sortaient de ses plaies, et dont tous les secours des médecins ne purent tarir la source, déchiré des plus horribles douleurs, n'ayant de présence d'esprit que pour les sentir, et de voix que pour se reprocher ses crimes, il envoya prier l'empereur de rouvrir les églises d'Antioche: C'est pour avoir servi vos désirs, lui disait-il, que je suis réduit à cet état déplorable. L'empereur lui fit répondre: Qu'il n'avait à se plaindre que de lui-même; que c'étaient apparemment les dieux qui le punissaient de son incrédulité. Après tout, ajoutait-il, je n'ai point fermé les églises, et je ne les rouvrirai point. En effet, l'empereur n'avait fait fermer que la principale église: c'était le comte qui, par haine contre les chrétiens, avait donné le même ordre pour toutes les autres. Ce malheureux, au lit de la mort, eut en vain recours aux prières de sa femme, qui avait persévéré dans la religion chrétienne. Il expira à la fin de cette année ou au commencement de la suivante[44], en demandant à Dieu miséricorde[Pg 34] avec des cris affreux. Ce qui aurait dû achever d'ouvrir les yeux au prince, c'est que les oracles qui, depuis le rétablissement de l'idolâtrie, avaient recouvré la voix, s'accordèrent tous à prédire que l'oncle de l'empereur ne mourrait pas de sa maladie.
[44] Il est certain que le comte Julien ne mourut qu'en l'an 363, car il existe une loi de cette année qui lui est adressée; mais il faut que ce soit au commencement de l'année, puisqu'il avait déjà cessé de vivre lors de la composition du Misopogon, qui est du mois de février. Ceci est d'accord avec le témoignage d'Ammien Marcellin, qui parle à cette époque de la nomination d'Aradius Rufinus, comte d'Orient, à la place de Julien, mort depuis peu. Rufinum Aradium comitem Orientis in locum avunculi sui Juliani, recens defuncti provexit. Amm. Marc. l. 23, c. 1.—S.-M.
XXVII.
Propositions de Sapor rejetées.
Liban. or. 8, t. 2, p. 243-245, et or. 9, p. 255.
Socr. l. 3, c. 19.
[Soz. l. 5, c. 3.]
Julien, trop endurci, ne fut point touché de cet exemple: il ne s'occupait que de projets de conquêtes. On avait d'abord appréhendé que les Perses[45] ne fissent dès cette année une irruption du côté de Nisibe[46]; mais Sapor, soit pour s'instruire plus certainement de l'état des forces romaines, soit qu'en effet il fût las de la guerre, écrivit à Julien. Il lui proposait de terminer leurs différends par la voie de la négociation: il demandait une trève pour envoyer des ambassadeurs, et faisait espérer qu'il s'en tiendrait aux conditions que Julien jugerait équitables. L'empereur jeta la lettre par terre avec mépris, et répondit au courrier qu'il n'était pas besoin d'ambassade; qu'il irait lui-même incessamment porter sa réponse à Sapor[47].
[45] Il paraîtrait, selon le rapport de Théodoret (l. 3, c. 21.) qu'aussitôt après la mort de Constance, les Perses avaient fait une irruption sur le territoire romain. Quoiqu'il n'en soit pas mention ailleurs, ce fait est très-vraisemblable. On voit par ce que dit Libanius (or. 8, t. 2, p. 243), qu'avant l'arrivée de Julien, l'Orient, menacé d'une irruption des Perses, était dans la désolation.—S.-M.
[46] Julien avait même répondu aux envoyés de cette ville, qui était chrétienne, que, si elle voulait être secourue, elle n'avait qu'à rouvrir les temples des dieux.—S.-M.
[47] Cette réponse est dans Socrate l. 3, c. 19, sous une forme bien plus énergique. J'irai vous voir bientôt; il n'était pas besoin d'ambassade. αὐτόν με ὄψεσθε μετ' οὐ πολὺ, καὶ οὐδέν μοι δεήσει πρεσβείας.—S.-M.
An 363.
XXVIII.
Julien consul.
Amm. l. 23, c. 1.
Liban. vit. p. 43 et 44, or. 4, p. 170 et or. 8, p. 227.
Tout annonçait une guerre sanglante. Les grands préparatifs de Julien faisaient penser que l'année qui commençait, allait terminer l'ancienne querelle entre les deux empires, et décider enfin laquelle des deux[Pg 35] nations devait commander à l'autre. Jamais les Romains et les Perses n'avaient vu dans le même temps à la tête de leurs armées deux princes plus habiles, plus intrépides et plus heureux. Julien prit le consulat pour la quatrième fois, et se donna pour collégue Salluste, préfet des Gaules[48]. La ville de Rome lui ayant envoyé une députation de plusieurs sénateurs distingués par leur naissance et par leur mérite, il leur conféra des dignités. Il fit Apronianus[49], préfet de Rome; Octavianus, proconsul d'Afrique; Vénustus[50], vicaire d'Espagne, et Aradius Rufinus, comte d'Orient, à la place de Julien qui venait de mourir. L'empereur avait chargé Libanius de préparer un discours pour la solennité de son consulat: c'était demander un panégyrique. Nous avons celui que prononça ce sophiste. Il s'en faut beaucoup que le lecteur en doive être aussi content que le fut l'empereur. Julien applaudissait à ses propres éloges avec un enthousiasme qui ne répondait ni à la modestie d'un philosophe, ni à la gravité d'un prince. Ces premiers jours furent employés en sacrifices dans tous les temples de la ville.
[48] Ammien Marcellin remarque que depuis le consulat de Dioclétien et d'Aristobule, c'est-à-dire depuis l'an 285, aucun particulier n'avait partagé la dignité consulaire avec un empereur, et videbatur novum adjunctum esse Augusto privatum, quod post Diocletianum et Aristobulum nullus meminerat gestum. Il se trompe cependant; car en l'an 288, Januarius avait été consul avec Maximien.—S.-M.
[49] On croit que ce préfet était L. Turcius Secundus Apronianus, fils de L. Turcius Apronianus, préfet de Rome en 339.—S.-M.
[50] On pense qu'il s'appelait L. Ragonius Vénustus.—S.-M.
XXIX.
Mauvais présages.
L'attente des grands événements de cette année éveillait la superstition. On croyait voir partout des présages; et comme les songes, selon qu'ils sont gais ou tristes, indiquent la température actuelle des humeurs,[Pg 36] de même les chimères dont on s'occupait alors n'ayant rien que de sombre et de funeste, marquaient la crainte et l'inquiétude des esprits. On trouvait un fâcheux pronostic dans l'inscription des statues et des images du prince, quoiqu'elle ne présentât que les titres ordinaires: Julianus Felix Augustus. Le comte Julien et le trésorier Félix étant morts depuis peu d'une manière tragique, on regardait l'arrangement de ces trois mots comme une liste mortuaire, où l'empereur était compris. Le premier jour de janvier, pendant que Julien montait les degrés du temple du Génie, le plus âgé des pontifes tomba mort à ses côtés. La mort subite du pontife annonçait, disait-on, celle d'un personnage éminent. Les courtisans appliquaient ce présage au consul Salluste: le peuple craignait pour Julien même. On apprit dans ce même temps qu'un tremblement de terre s'était fait sentir à Constantinople. Suivant les règles de la divination, c'était un pronostic malheureux pour les guerres offensives. On conseillait à Julien de renoncer à une entreprise contre laquelle le ciel et la terre semblaient se déclarer. Les oracles des sibylles qu'il avait envoyé consulter à Rome, lui défendaient aussi de sortir cette année des limites de l'empire.
XXX.
Julien persiste dans son dessein.
Amm. l. 23, c. 2.
Socr. l. 3, c. 21.
[Zos. l. 3, c. 25.]
Julien esclave de la superstition, quand elle s'accordait avec ses caprices, osait s'en affranchir lorsqu'elle venait à les contredire. Il persista dans son dessein malgré ses dieux. Il se flattait, dit Socrate, d'avoir l'ame d'Alexandre-le-Grand: chimère puisée dans la doctrine de Pythagore et de Platon, et entretenue dans son esprit par les philosophes de cour, la plus bizarre espèce de flatteurs. Comme un autre Alexandre[Pg 37] il se croyait né pour la conquête de l'Orient. Il savait que les Perses ne pouvaient résister au froid, et que l'hiver leur ôtait une grande partie de leur force et de leur courage: c'était un proverbe, qu'un Perse n'osait en hiver montrer sa main hors de sa casaque[51]. Le soldat romain, au contraire, affrontait toutes les saisons. Julien résolut donc de ne pas attendre les chaleurs. Plusieurs nations venaient lui offrir leurs services. Il répondit à leurs ambassadeurs, que c'était aux Romains à défendre leurs alliés, et non pas à recevoir des secours étrangers. Il prit à sa solde quelques corps auxiliaires des Goths, comme des otages qui lui répondraient de la tranquillité de toute la nation. Il fit sortir des quartiers les troupes cantonnées en-deçà de l'Euphrate, et leur ordonna de l'aller attendre au-delà du fleuve: ce qui fut promptement exécuté. Croyant cependant avoir besoin d'Arsace, roi d'Arménie, il lui manda d'assembler toutes ses troupes, et de se tenir prêt à marcher au premier ordre[52].
[51] Ἀλλ' οὐδὲ χεῖρα, τὸ τοῦ λόγου, βάλλοι ἂν τότε ἔξω τοῦ φάρους Μῆδος ἀνήρ. Socr. l. 3, c. 21.—S.-M.
[52] Solum Arsacem monuerat Armeniæ regem, ut, collectis copiis validis jubenda opperiretur, quò tendere, quid deberet urgere, properè cogniturus. Amm. Marc., l. 23, c. 2.—S.-M.
XXXI.
[Lettre de Julien.]
[Muratori, anecd. Græca. p. 334.]
—[C'est dans les termes les plus méprisants que Julien réclama les secours d'Arsace, ou plutôt qu'il lui signifia ses ordres. Sans daigner lui donner le titre de roi, il se contente de l'appeler le satrape des Arméniens[53]. «Arsace, lui disait-il, aussitôt après la réception[Pg 38] de cet ordre, préparez-vous à marcher contre les Perses, nos furieux ennemis. J'ai pris les armes avec le dessein de périr dans cette expédition contre les Parthes[54], après leur avoir fait tous les maux possibles, et m'être signalé par mes exploits, ou de revenir couvert de gloire, après avoir élevé des trophées et subjugué l'ennemi avec l'assistance des dieux. Sortez de votre nonchalance; laissez-là toutes vos frivoles excuses; songez que ce n'est plus maintenant[Pg 39] le règne de ce Constantin, d'heureuse mémoire, ni celui de cet efféminé de Constance, qui n'a vécu que trop long-temps[55], qui vous enrichissait, vous et les Barbares vos pareils, des dépouilles des plus illustres personnages[56]. L'empire appartient maintenant à Julien, souverain pontife, César, Auguste, serviteur des dieux et de Mars[57], le destructeur des Francs et des autres Barbares, le libérateur des Gaules et de l'Italie. Si vous aviez quelque projet contraire à votre devoir, je n'en serais pas étonné, car je sais que vous êtes un homme rusé, un lâche soldat et un orgueilleux; vous en donnez même des preuves actuellement, puisque vous gardez chez vous un ennemi[58] du bien public, et que[Pg 40] pour vous déclarer, vous attendez la fortune de cette guerre. L'assistance des dieux nous suffit pour détruire nos ennemis. Si le destin, dont la volonté est celle des dieux mêmes, en ordonne autrement, je le braverai généreusement; vous tomberez alors sans résistance sous la main des Perses; votre palais, toute votre race et la souveraineté de l'Arménie seront renversés. La ville de Nisibe partagera votre malheur, il y a long-temps que les dieux du ciel[59] me l'ont fait connaître.» Au milieu de ces outrages, il n'est pas difficile de démêler que la politique versatile d'Arsace avait éveillé les soupçons de Julien. Il avait apprécié à sa juste valeur le roi d'Arménie. Ce prince timide et inconstant, aussi méprisé que méprisable, redoutait également les Romains et les Perses. Tour à tour leur ennemi et leur allié, il n'avait jamais su, ni les servir, ni leur nuire. Détesté de ses sujets, inquiet sur l'avenir, il n'avait pu cacher les craintes que lui inspirait la lutte qui allait s'engager entre les deux empires. Un ton aussi altier, et le tableau des malheurs prêts à fondre sur lui si la victoire restait aux Perses, étaient les seuls moyens de fixer[Pg 41] ses irrésolutions. La suite fera voir que Julien ne s'était pas trompé, et qu'il avait bien jugé Arsace. Il n'était pas fâché non plus d'humilier un protégé de Constance, qui, malgré l'honneur insigne et inouï jusqu'alors qu'on lui avait fait, en lui permettant d'épouser une princesse du sang impérial, promise à un empereur, ne savait témoigner sa reconnaissance que par une amitié toujours chancelante. Le christianisme du roi d'Arménie fut sans doute un dernier motif qui contribua à lui mériter les insultes de Julien. Malgré une conduite aussi odieuse que criminelle, Arsace n'avait cessé de persévérer dans la foi chrétienne, et rien ne put l'en détacher.
[53] Cette lettre, découverte et publiée pour la première fois par Muratori, et réimprimée ensuite dans la bibliothèque grecque de Fabricius (1re édit. t. 7, p. 82.), est assez généralement regardée comme supposée, par la seule raison qu'elle paraît indigne de Julien. On la trouve inconvenante, pleine d'une vanité insupportable et même impolitique. Toutes ces objections sont assez faibles; elles appuient son authenticité plutôt qu'elles ne l'affaiblissent. Julien était trop plein de la haute idée qu'il avait de la grandeur romaine, pour ne pas traiter un prince de l'Orient comme il l'aurait été, selon lui, au temps de Trajan ou de Marc Aurèle. La manière dont il avait congédié les ambassadeurs de Sapor, en est une assez bonne preuve. Un roi comblé de bienfaits par Constance, un chrétien enfin, ne devait pas s'attendre à de plus grands égards. Julien lui reproche les bienfaits de son prédécesseur, et, sans le blâmer de son christianisme, pour ne pas démentir sans doute la tolérance dont il se vantait, il ne manque pas de parler avec affectation des dieux, comme il le faisait d'ailleurs en toute occasion. Des menaces et un grand étalage de sa puissance, déplacés peut-être avec tout autre, ne pouvaient être impolitiques avec un prince faible et inconstant comme le roi d'Arménie. Quant à la prédiction qui semble être à la fin de la lettre, elle doit peu surprendre. Il ne fallait pas être un grand prophète pour prévoir que les Persans, plusieurs fois maîtres de l'Arménie depuis un siècle, profiteraient de la défaite des Romains pour s'en assurer la possession. Les trois siéges opiniâtres que Nisibe avait soutenus sous le règne de Constance, étaient une preuve assez évidente de l'importance que Sapor attachait à la possession de cette place, et devait faire prévoir que si la fortune était favorable à ce prince, ce serait contre elle que se dirigeraient ses premiers efforts. Arsace le savait mieux que personne, puisque lui-même, quelques années avant, avait conduit son armée au camp persan, devant cette ville. On pourrait joindre encore d'autres considérations en faveur de l'authenticité de cette pièce. Sozomène nous atteste (l. 6, c. 1), que Julien avait effectivement adressé une lettre de cette espèce à Arsace, qu'il qualifiait de chef des Arméniens, Ἀρμενίων ἡγουμένος, et pleine d'invectives contre Constance. Les auteurs arméniens font aussi mention d'une lettre envoyée à leur roi par Julien, conçue dans le même esprit, et dans laquelle il se contentait de lui donner le titre de kousagal, c'est-à-dire gouverneur ou satrape.—S.-M.
[54] Quoique la puissance des Parthes fût détruite depuis plus d'un siècle, on avait conservé l'usage de donner leur nom aux Perses. On en pourrait trouver un grand nombre d'exemples dans les écrivains de cette époque, et en particulier dans Ammien Marcellin.—S.-M.
[55] La Bletterie, premier traducteur français de cette lettre, trouve que les paroles employées ici ont quelque chose d'impropre, parce que Constance avait à peine quarante-quatre ans lorsqu'il mourut, comme si on ne pouvait pas dire d'un prince dont on blâmait toutes les actions, et qui avait occupé le trône vingt-cinq ans environ, qu'il avait vécu trop long-temps.—S.-M.
[56] Τὰς τῶν εὐγεγονότων περιουσίας, les richesses ou les possessions des nobles. Julien veut sans doute indiquer les riches présents que Constance avait faits à Arsace, et dont parle Amm. Marc.(l. 20, c. 11 et l. 21, c. 6). Il a probablement aussi en vue les biens possédés dans l'empire, par le roi d'Arménie qui, comme on l'a vu liv. X, § 1, étaient exempts de charges, par une décision de Constance. Toutes ces faveurs avaient, à ce qu'il paraît, été accordées au roi d'Arménie, en considération de son mariage avec Olympias. Cette alliance, regardée de mauvais œil dans tout l'empire, comme on l'apprend de saint Athanase (ad monach. t. 1, p. 386), n'avait pas eu vraisemblablement l'approbation de Julien. Il se pourrait donc encore que les reproches qu'il adresse à Constance eussent rapport à ce mariage.—S.-M.
[57] Julien avait une grande dévotion pour le dieu Mars. On pourra remarquer ci-après, § 32, p. 42, un serment pareil dans la lettre adressée au roi d'Arménie, qui a été conservée par l'historien arménien Moïse de Khoren. On verra plus loin, p. 118, liv. XIV, § 33, à quelle occasion l'empereur jura de ne plus offrir de sacrifices à cette divinité.—S.-M.
[58] Il est difficile de deviner de qui Julien veut parler en cet endroit. Il ne peut être question que d'un personnage considérable qui avait mérité sa haine. Les détails de l'histoire de ce temps sont trop mal connus pour qu'il soit possible de le désigner avec certitude. Je suis fort porté à croire cependant qu'il s'agit du patriarche Nersès. Son attachement à la foi catholique, qui lui avait déjà mérité la haine de Constance, et qui lui attira plus tard celle de Valens, pouvait exciter contre lui le zèle de Julien, au même titre que saint Athanase.—S.-M.
[59] Τῶν οὐρανίων θεῶν. Cette expression était consacrée pour désigner les dieux. On la retrouve dans une belle inscription en vers, qui est actuellement au Musée royal de Paris. Cette inscription, venue de Cyzique, faisait partie de la collection de marbres réunie par le comte de Choiseul-Gouffier. Publiée pour la première fois par Muratori (t. 1, p. 75), elle l'a été plusieurs fois depuis et avec plus d'exactitude. Elle paraît être du deuxième siècle de notre ère, et elle est adressée aux dieux de l'Égypte. Voyez Dubois, Catalogue de la collection Choiseul, p. 74.—S.-M.
XXXII.
[Nouvelles menaces de Julien.]
[Faust. Byz. hist. d'Arm. en Armén. l. 3, c. 19.
Mos. Chor. hist. Arm. l. 3, c. 15.]
—[Pour se dispenser d'obéir à un pareil ordre, il aurait fallu se jeter sur-le-champ entre les bras du roi de Perse; Arsace n'était pas homme à prendre si vite une résolution généreuse: il préféra persister dans l'alliance des Romains. Il commanda donc à Zoura, dynaste des Rheschdouniens[60], général de l'armée du midi[61], de se tenir prêt à seconder les troupes impériales. Zoura, aussi indépendant que les autres seigneurs arméniens, était en outre un chrétien zélé; pour ne pas participer en quelque sorte à l'apostasie de Julien, il refusa d'exécuter les ordres de son souverain, et il se fortifia dans les châteaux de sa principauté, attendant[Pg 42] le parti que prendraient les autres dynastes. Julien ne voyant pas marcher les troupes arméniennes, et étant informé de la mauvaise volonté de leur chef, écrivit à Arsace une autre lettre non moins méprisante[62], pour lui demander le châtiment du coupable, seul moyen de lui prouver qu'il n'était pas son complice. «Sans quoi, ajoutait-il, je jure par Mars qui m'a donné l'empire, et par Minerve qui me donnera la victoire, qu'à mon retour, avec mon invincible armée, je détruirai vous et votre royaume.» Arsace effrayé de cette menace fit partir le chef de ses eunuques, pour saisir le rebelle et sa famille. Celui-ci ne fut pas secondé, comme il avait espéré l'être, par les autres dynastes arméniens; il fut victime de leur inconstance: abandonné à ses seules forces, il ne put faire une longue résistance. Arsace, peut-être bien aise de satisfaire sa vengeance particulière, s'empressa de le faire périr avec tous ses parents; il n'en échappa qu'un seul: ce fut son neveu Dadjad, fils de Mehentak. Le connétable Vasag le sauva. Reintégré par la suite dans les biens de sa famille, il en continua la postérité, qui se conserva encore pendant plusieurs siècles[63]. L'île forte d'Althamar[64], au milieu du lac[Pg 43] de Van, fut conquise, et remise entre les mains du roi avec toutes les possessions de Zoura. Salmouth, dynaste d'Andsda[65], fut nommé en sa place général de la frontière méridionale de l'Arménie. Malgré la punition du prince des Rheschdouniens, Arsace ne devint pas un allié plus sûr. Julien fut encore obligé de prendre un langage menaçant, lorsque après le passage de l'Euphrate[66], il le somma de faire avancer les troupes qu'il devait fournir contre les Perses.]—S.-M.
[60] Ce canton, compris dans la grande province de Vaspourakan en Arménie, occupait une grande partie des rives méridionales du lac de Van. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 131.—S.-M.
[61] Les quatre frontières de l'Arménie étaient confiées à des officiers-généraux qui, avec le titre de pétéaschkh, commandaient les troupes chargées de la défense de cette partie du royaume. Ils avaient les mêmes fonctions que les officiers nommés en Perse marzban ou commandants de frontières. Voyez ci-devant, l. VI, § 14, t. 1, p. 408, note 2; et l. X, § 3, t. 2, p. 210.—S.-M.
[62] Les auteurs arméniens rapportent par erreur tous ces événements au règne du roi Diran, père d'Arsace. La chose est impossible, puisque Diran avait cessé de régner en l'an 337, vingt-cinq ans avant l'époque dont il s'agit.—S.-M.
[63] Nous connaissons au septième siècle Théodore, prince des Rheschdouniens, gouverneur-général de l'Arménie pour l'empereur grec, et son fils Vard.—S.-M.
[64] Cette île, qui porte encore le même nom, est placée dans une situation très-forte, au milieu du lac de Van, appelé aussi quelquefois lac d'Althamar ou d'Aghthamar. On voit dans cette île un antique monastère, où se trouvent les tombeaux des anciens princes du pays. Il est la résidence d'un patriarche particulier, le seul qui parmi les Arméniens soit uni de communion avec l'église grecque.—S.-M.
[65] Ce pays, appelé autrement Handsith, et par les Grecs Anzitène, était dans la quatrième Arménie, non loin des bords de l'Euphrate, au N. de la Mésopotamie. Voyez Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 93.—S.-M.
[66] Voyez ci après, p. 64, l. XIV, § 6.—S.-M.
XXXIII.
Il veut rétablir le temple de Jérusalem.
Daniel. c. 9, v. 37.
Matth. c. 24, v. 2.
Marc. c. 13, v. 2.
Luc. c. 19, v. 44.
Jul. ep. 25, p. 396, et in fragm. p. 288.
Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 119 et 111.
Chrysost. de Sto Babyla, et contra Jul. et Gent. t. 2, p. 573 et 574.
Idem contra Jul. et Gent. t. 1, p. 580.
Idem, contra Jud. or. 5, p. 628 et 646.
Ambros. ep. 40, t. 2, p. 952.
Amm. l. 23, c. 1.
Socr. l. 3, c. 20.
Theod. l. 3, c. 20.
Soz. l. 5, c. 22.
Philost. l. 7, c. 9 et 14.
Ruf. l. 10, c. 37.
Theoph. p. 43.
Zon. l. 12, t. 2, p. 25.
Niceph. Call. l. 10, c. 32 et 33.
Cedr. t. 1, p. 307.
Rabbi Gedaliah apud Wagensel. tela ignea Satanæ.
Warburton, dissertation sur ce prodige.
Mais tandis qu'il se préparait à cette guerre, il en projetait une autre qui ne devait pas être moins sanglante. Ceux qui participaient à ses conseils ne cessaient de dire d'un ton menaçant que Julien avait deux sortes d'ennemis, les chrétiens et les Perses; qu'après s'être débarrassé des Perses, comme des moins redoutables; il tournerait contre les chrétiens toute la puissance de l'empire. Ayant donc résolu d'anéantir le christianisme, il voulut d'avance le confondre. Il crut en avoir entre les mains un moyen sûr et facile. Instruit des divines écritures qu'il avait étudiées dans sa jeunesse, il y avait vu les Juifs condamnés à vivre sans patrie, sans gouvernement, sans temple, sans sacrifices. Rassembler cette nation dispersée et relever le temple de Jérusalem, c'était casser l'arrêt que Dieu même avait prononcé. Julien lisait cet arrêt gravé sur le front de la nation juive, destinée à porter par tout l'univers, avec son crime et sa sentence, les titres fondamentaux du christianisme, auquel elle sert contre elle-même de[Pg 44] témoin irréprochable. Il enlevait par ce moyen à la religion chrétienne un miracle toujours subsistant dans un peuple, qui, mêlé avec tous les peuples du monde, sans jamais se confondre avec eux, immortel quoique ses membres soient séparés et épars sur la face de la terre, voit s'abîmer successivement toutes les nations au travers desquelles il passe, sans être entraîné dans leur chute. Il ne doutait pas de l'empressement des Juifs à seconder son dessein. Ils avaient déjà deux fois tenté de rebâtir le temple de Jérusalem: la politique d'Hadrien et la piété de Constantin s'y étaient opposées. Mais ici la superstition et la politique, agissant de concert avec le pouvoir impérial, semblaient rendre le succès infaillible. La vanité de Julien et sa haine contre Constantin étaient encore deux puissants motifs: il rendait son nom immortel[67], et il goûtait le plaisir d'exécuter une entreprise que Constantin avait traversée. Ce n'était pas qu'il aimât les Juifs: il est vrai que leur animosité contre les chrétiens et leur goût pour les sacrifices s'accordaient avec les inclinations de Julien; mais il les méprisait; et après s'être servi d'eux pour démentir les Écritures, il espérait sans doute réussir à changer l'objet de leur culte, et à les entraîner à l'idolâtrie, où leurs ancêtres étaient tombés tant de fois.
[67] Imperii sui memoriam magnitudine operum gestiens propagare. Amm. Marc., l. 23, c. 1.—S.-M.
XXXIV.
Insolence des Juifs.
Dès le commencement de son règne, il les avait distingués des chrétiens, par des marques de bienveillance. On lit entre ses ouvrages un édit adressé à la communauté des Juifs: cette pièce, malgré les soupçons de quelques savants, nous paraît authentique[68]. Le[Pg 45] prince y décharge les Juifs des tributs exigés par leur patriarche; il les exhorte à prier leur Dieu pour la prospérité de son empire; il leur promet de rétablir à son retour de Perse la ville de Jérusalem, dans son ancienne splendeur, et d'y venir adorer avec eux le Dieu créateur[69], auquel il reconnaît qu'il doit sa couronne. Cette nation couverte d'opprobres depuis trois siècles crut avoir trouvé dans Julien un libérateur et un nouveau Cyrus. Fière de ses témoignages de faveur, elle y répondit par des actions de violence contre les chrétiens. Les Juifs brûlèrent plusieurs églises à Alexandrie, à Damas et dans les autres villes de Syrie.
[68] Julien y parle de leur patriarche Jule, qu'il appelle son frère et un homme très-respectable, τὸν ἀδελφὸν Ἴουλον τὸν αἰδεσιμώτατον πατριάρχην. Ce pontife est nommé Hillel par les écrivains juifs. Ces patriarches, qui exerçaient une autorité spirituelle, et à quelques égards civile, sur leurs coréligionaires, résidaient dans la ville de Tibériade. Ils furent supprimés par le gouvernement romain en l'an 429, sous Théodose le jeune. Voyez, sur leurs droits et prérogatives, l'Histoire des Juifs par Basnage, liv. III, ch. 2-5.—S.-M.
[69] Dans sa lettre aux Juifs, il le nomme κρείττων, le meilleur, et dans un fragment théologique (p. 295), il l'appelle μέγας θέος, le grand dieu.—S.-M.
XXXV.
Julien leur ordonne de rebâtir leur temple.
Les principaux d'entre eux s'étant rendus à Antioche pour profiter des heureuses dispositions de l'empereur, Julien les fit venir devant lui. Il leur reprocha leur indifférence à remplir les devoirs que leur imposait la loi de Moïse: Pourquoi, leur dit-il, négligez-vous de faire des sacrifices, surtout dans un temps où vous devriez par les vœux les plus ardents intéresser votre Dieu au succès de mes armes? Ils répondirent qu'il ne leur était permis d'immoler des victimes que dans le temple de Jérusalem, et que ce temple n'était plus: Lisez vos prophéties, leur répliqua Julien, vous y verrez que votre exil et vos malheurs doivent se terminer sous mon règne. Allez, rebâtissez votre temple,[Pg 46] rétablissez la religion de vos pères, et soyez assurés de ma protection. Il chargea en même temps les trésoriers de l'épargne de fournir les sommes nécessaires; et le gouverneur de la province, de veiller à la conduite de l'ouvrage. Il envoya sur les lieux Alypius, pour presser l'exécution de ses ordres: c'était un habitant d'Antioche, chéri de Julien[70], et qui avait exercé dans la Grande-Bretagne l'emploi de vicaire des préfets[71].
[70] Julien se sert en lui écrivant des expressions les plus tendres. Il l'appelle son aimable et très-cher frère, ἀδελφὲ ποθεινότατε καὶ φιλικώτατε. Alypius cultivait les lettres, et Julien compare ses productions poétiques aux odes de Sapho. Cet Alypius avait aussi composé un traité de géographie qu'il avait dédié à Julien. Voyez les lettres 29 et 30 de Julien, qui sont adressées à cet officier.—S.-M.
[71] Qui olim Britannias curaverat pro præfectis. Amm. Marc., l. 23, c. 1.—S.-M.
XXXVI.
Empressement des Juifs.
Les Juifs crurent entendre la voix de Dieu même. Cette heureuse nouvelle se répand en un moment dans les contrées voisines. Ils accourent de toutes parts avec un empressement incroyable. En peu de jours plusieurs milliers d'hommes se trouvent assemblés sur le terrain du temple. Les païens se joignent à eux. Bientôt de prodigieux amas de matériaux s'élèvent comme autant de montagnes. On travaille avec ardeur sous la direction des plus habiles architectes. On nettoie l'emplacement; on fouille la terre. Les Juifs prodiguaient leurs richesses: plusieurs avaient fait fabriquer exprès des bêches, des pelles, des hottes d'argent. Les femmes donnaient avec joie leurs colliers et leurs bijoux: revêtues de leurs plus riches habits elles recevaient dans le pan de leurs robes les pierres et la terre des décombres; les plus délicates ne s'épargnèrent pas: les enfants et les vieillards prêtaient ce qu'ils avaient de forces, et chacun croyait se sanctifier en contribuant à cette pieuse entreprise. Cependant Cyrille, évêque[Pg 47] de Jérusalem, mieux instruit que les Juifs du sens de leurs prophéties, se moquait de leurs efforts: il disait hautement que le temps était venu où l'oracle du Sauveur du monde allait s'accomplir à la lettre; que de ce vaste édifice, il ne resterait pas pierre sur pierre.
XXXVII.
Prodiges qui arrêtent l'entreprise.
En effet les fondements de l'ancien temple étaient déjà démolis. Tout semblait répondre du succès: on allait voir qui devait avoir le démenti ou du Dieu des chrétiens, ou de ceux de Julien; lorsque sur le soir un vent impétueux, s'étant élevé tout à coup, emporte les amas de plâtre, de chaux, de ciment, comble les fouilles en y rejetant les terres, disperse et dissipe les matériaux. La nuit étant venue, la terre tremble avec d'horribles mugissements; les maisons voisines s'écroulent; un portique, sous lequel s'était retiré un grand nombre d'ouvriers, tombe avec fracas: les uns restent ensevelis sous les ruines; les autres s'échappent, mais meurtris et estropiés; d'autres courent en foule se réfugier dans une église voisine comme dans un asyle; il en sort une flamme qui étouffe une partie de ces malheureux, et qui laisse sur le corps des autres des traces ineffaçables de la colère divine. L'air est embrasé d'éclairs; les coups redoublés de la foudre tuent les hommes, calcinent les pierres, mettent en fusion les outils de fer dont la place était jonchée. Les ouvrages étaient ruinés, mais l'opiniâtreté des Juifs n'était pas vaincue. Après les horreurs de cette nuit, ils remettent la main à l'œuvre. Alors la terre se soulevant par de nouvelles secousses ouvre ses entrailles; elle lance des tourbillons de flamme; elle repousse sur les ouvriers les pierres qu'ils s'efforcent d'établir dans son sein; ils périssent ou dévorés par les feux, ou écrasés[Pg 48] sous les pierres. Ce terrible phénomène se renouvela à plusieurs reprises; et ce qui montre évidemment l'action d'une intelligence qui commande à la nature, c'est que l'éruption du feu recommença autant de fois que les ouvriers reprirent le travail, et ne cessa tout-à-fait que quand ils l'eurent entièrement abandonné.
XXXVIII.
Croix lumineuses.
Dieu développait sa puissance. Jamais la nature ne rassembla tant de météores pour produire un effet unique. On vit dans le ciel pendant la seconde nuit et le jour suivant une croix éclatante renfermée dans un cercle de lumière. Les habits et les membres mêmes des spectateurs se trouvèrent au point du jour semés de croix qui semblaient avoir été gravées par l'impression des flammes. Tant de merveilles frappèrent d'étonnement les Juifs, les païens et l'empereur même. Un grand nombre de Juifs se convertit. Julien qui ne croyait que les fables, aveugle au milieu de la plus vive lumière, fut effrayé sans être éclairé: il renonça à l'entreprise.
XXXIX.
Preuves de ce miracle.
Ce miracle se passa aux yeux de l'univers; et la Providence en a perpétué la mémoire par des témoignages authentiques que nul des païens n'a osé démentir. Saint Grégoire de Nazianze et saint Jean Chrysostôme, contemporains de cet événement, en ont développé toutes les circonstances. Saint Ambroise qui vivait dans le même temps en prend avantage, comme d'un fait incontestable, pour détourner le grand Théodose de rétablir un temple des païens. Mais ce qui doit fermer la bouche à l'incrédulité, c'est l'autorité des ennemis du christianisme. Ammien Marcellin, qui était alors à la cour, atteste la vérité de ce prodige[72]. Julien lui-même[Pg 49] avoue qu'il a voulu rebâtir ce temple; et s'il s'abstient de parler des obstacles que le ciel et la terre opposèrent à son dessein, son silence est suppléé par un auteur qui n'est pas d'un moindre poids, parce qu'il n'était pas moins intéressé à cacher la vérité. Un fameux rabbin qui écrivait dans le siècle suivant, rapporte le fait; et ce qui doit être d'une grande considération, il le rapporte d'après les annales de la nation juive[73]. De nos jours un protestant célèbre[74] a recueilli tous ces témoignages, et il en a fait sentir la force dans un ouvrage solide et lumineux[75].
[72] Quum itaque rei idem fortiter instaret Alypius, juvaretque provinciæ rector metuendi globi flammarum prope fundamenta crebris assultibus erumpentes, fecere locum exustis aliquoties operantibus inaccessum: hocque modὸ elemento destinatius repellente, cessavit inceptum. Amm. Marc., l. 23, c. 1.—S.-M.
[73] Voyez à ce sujet l'Histoire des Juifs de Basnage, l. 8, c. 5.—S.-M.
[74] C'est de Warburton, évêque de Glocester, que Lebeau veut parler. Cet évêque a composé sur ce sujet un discours intitulé Julien, qui a été plusieurs fois imprimé en Angleterre.—S.-M.
[75] On peut aussi consulter Gibbon, t. 4, p. 405-421, et la note de son dernier éditeur, p. 418.—S.-M.
XL.
Railleries du peuple d'Antioche.
Jul. Misop. p. 357, 370 et passim. et or. 7, p. 223.
Amm. l. 22, c. 14 et l. 23. c. 2.
[Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 82, et or. 4. p. 133.
Liban. or. 10, t. 2, p. 307.]
Socr. l. 3, c. 17.
Soz. l. 5, c. 10.
[Zonar. l. 13, t. 2, p. 25 et 26.]
Pagi, in Baron.
Avant que de quitter Antioche, Julien voulut y laisser des marques de son mécontentement et de son mépris. Sa philosophie n'avait point imposé dans cette ville. Son extérieur austère, son éloignement des théâtres et des divertissements populaires, sa cour peuplée de sévères platoniciens, lui donnaient un air sauvage dans une ville qui ne respirait que le luxe et les plaisirs, plus choquée des ridicules que des vices. On s'était égayé aux dépens du prince par des chansons et des vers satiriques: on le raillait sur sa petite taille et sur sa démarche grave et gigantesque: les minuties de sa superstition, la multitude de ses sacrifices, ses processions, ses monnaies marquées de figures bizarres, tantôt d'un taureau, tantôt des divinités monstrueuses de l'Égypte[Pg 50] donnaient matière de risée. Mais la plupart des traits portaient sur sa barbe hérissée[76]: c'était l'objet éternel des plaisanteries d'un peuple frivole. Des causes encore plus sérieuses avaient aigri l'humeur des habitants, surtout des plus riches et des plus injustes. A son arrivée dans Antioche, ils lui avaient demandé des terres qui étaient vacantes[77]. Lorsqu'il les eut accordées, les riches s'en emparèrent sans en faire part aux pauvres. Julien, averti de cette usurpation, les avait retirées de leurs mains; il en avait assigné le revenu à la commune pour fournir aux dépenses de la ville. D'ailleurs, les habitants, sans avoir égard à la droiture de ses intentions, ne lui pardonnaient pas, les uns d'avoir augmenté la disette par des mesures mal prises, les autres d'avoir voulu les empêcher de profiter de la misère publique. Tous ces motifs envenimaient la plume de ces auteurs ténébreux, qui achètent au péril de leur tête le plaisir criminel de divertir leurs citoyens en outrageant leur prince[78].
[76] C'est là ce qui le faisait appeler le bouc ou la chèvre. On le nommait encore Cercops, à cause de sa taille et de sa démarche; Victimarius, ou le sacrificateur, à cause des nombreuses offrandes qu'il faisait à ses dieux. On lui donnait aussi, selon saint Grégoire de Nazianze (or. 3, t. 1, p. 82), les noms d'Idolianus, de Pisæus, d'Adonæus et de Causitaurus, Καυσίταυρος, ou brûleur de taureaux. Ils lui venaient sans doute des chrétiens qui étaient fort nombreux à Antioche, car cette ville, malgré sa corruption, qui lui est reprochée par beaucoup d'autres que Julien, ne laissait pas que d'être fort zélée pour la religion.—S.-M.
[77] Selon ce qu'il dit dans son Misopogon (p. 374), il leur avait accordé trois mille arpents de terre.—S.-M.
[78] Il paraît que l'attachement des Antiochéniens pour le christianisme était aussi un des motifs qu'ils avaient pour haïr Julien. Ils disaient, comme il le rapporte lui-même dans le Misopogon (p. 357 et 360), que le χ et le κ n'avaient jamais fait de mal à leur ville. Τὸ Χῖ, φησίν, οὐδὲν ἠδίκησε τὴν πόλιν, οὐδὲ τὸ Κάππα. Par l'un, ils désignaient le Christ, et, par l'autre, Constance. Les Antiochéniens regrettaient le dernier, et blâmaient Julien de combattre le premier.—S.-M.
[Pg 51]
XLI.
Il compose le Misopogon.
Pour se venger de la haine publique, il n'eut garde de la mériter par des recherches et par des supplices. Il prit une voie plus douce, mais peu convenable à un souverain. Il aimait la satire. Il avait déjà censuré tous les Césars ses prédécesseurs par un écrit, où Constantin et ses enfants ne sont pas épargnés. En cette occasion il composa un ouvrage sous le titre de Misopogon, l'ennemi de la barbe. Quelques auteurs disent qu'il y fut aidé par Libanius[79], à qui Julien en aurait dû laisser l'honneur. C'est une ironie perpétuelle, où feignant de se faire lui-même son procès, il peint les désordres et les débauches d'Antioche. Le portrait est plein de feu et de force; mais, selon Ammien Marcellin, les traits en sont outrés, et les couleurs rudes et chargées[80]. Le lecteur est choqué d'y voir un prince se dépouiller de la pourpre, pour se mesurer et se battre, pour ainsi dire, corps à corps avec les plus méprisables de ses sujets. Cette satire produisit son effet naturel: elle attira des répliques; et Julien fut réduit à finir par où il aurait dû commencer, c'est-à-dire, à dévorer en silence ces nouvelles railleries, et à renfermer son ressentiment. Il avait protesté dans son ouvrage qu'il allait quitter Antioche pour toujours. En effet, lorsqu'il partit de la ville, comme il était suivi d'une foule d'habitants, qui lui souhaitant un heureux voyage et un glorieux retour, le suppliaient de leur rendre ses bonnes graces, il leur répondit d'un ton de colère qu'il ne les reverrait plus, et qu'après sa victoire il irait faire sa résidence à[Pg 52] Tarse. Mémorius[81], qui gouvernait alors la Cilicie, avait déjà reçu ordre d'y préparer tout pour le recevoir au retour de Perse. Mais Julien n'eut besoin d'y trouver qu'une sépulture.
[79] C'est l'opinion du seul Élie de Crète, commentateur de saint Grégoire de Nazianze, t. 2, p. 483. Comme cet Élie de Crète vivait au onzième siècle, son autorité n'est pas d'une grande importance.—S.-M.
[80] Probra civitatis infensa mente dinumerans, addensque veritati complura. Amm. Marc. l. 22, c. 14.—S.-M.
[81] Il existe une lettre de Libanius adressée à cet officier, præses. Voyez epist. 756, ed. Wolf. p. 358.—S.-M.
XLII.
Clémence et dureté de Julien.
Liban. or. 4, t. 2, p. 161; or. 10, p. 307. Amm. l. 23, c. 2.
Comme il était prêt à se mettre en marche, on découvrit une conjuration formée par dix soldats, qui devaient l'assassiner lorsqu'il ferait la revue des troupes. Ils se trahirent eux-mêmes dans l'ivresse. Julien les ayant convaincus de leur crime, se contenta de les punir par des reproches: il voulut, dit Libanius, commencer par triompher de lui-même, avant que d'aller ériger des trophées dans la Perse. Mais cette action de clémence fut aussitôt démentie par un trait de malignité tout-à-fait indigne d'un souverain. Il laissa, pour gouverner la Syrie, Alexandre d'Héliopolis; et sur ce qu'on lui représentait que c'était un esprit turbulent et cruel: Je sais bien, répondit-il, qu'Alexandre ne mérite pas un gouvernement; mais Antioche mérite bien un tel gouverneur[82]. Vengeance injuste, et plus inhumaine que s'il eût sévèrement puni les auteurs de tant de libelles outrageants, puisque c'était confondre les innocents avec les coupables, et qu'un gouverneur de ce caractère est le plus terrible fléau dont une province puisse être affligée.
[82] Dicebat non illum meruisse, sed Antiochensibus avaris et contumeliosis hujusmodi judicem convenire. Amm. Marc. l. 23, c. 2.—S.-M.
[Pg 53]
I. Départ d'Antioche. II. Liberté d'un habitant de Bérhée. III. Julien à Hiérapolis. IV. Il passe l'Euphrate. V. Julien à Carrhes. VI. Il dispose tout pour sa marche. VII. Il arrive à Callinicus. VIII. A Circésium. IX. Discours de Julien à ses troupes. X. Marche de l'armée en Assyrie. XI. Elle avance dans le pays ennemi. XII. Prise de la forteresse d'Anatha. XIII. Inondation de l'Euphrate. XIV. Précautions de Julien. XV. Marche jusqu'à Pirisabora. XVI. Prise de Pirisabora. XVII. Sévérité de Julien. XVIII. Réprimande qu'il fait à ses soldats. XIX. Marche jusqu'à Maogamalcha. XX. Situation de la ville. XXI. Péril de Julien. XXII. Divers événements qui se passent hors de la ville. XXIII. Attaques. XXIV. Prise de la ville. XXV. Modération de Julien. XXVI. Ennemis enfermés dans des souterrains. XXVII. On détruit le parc du roi de Perse. XXVIII. Suite de la marche. XXIX. Passage du Naarmalcha. XXX. Julien rassure ses soldats. XXXI. Passage du Tigre. XXXII. Combat contre les Perses. XXXIII. Suites de la victoire. XXXIV. Julien se détermine à ne pas assiéger Ctésiphon. XXXV. Il refuse la paix. XXXVI. Il est trompé par un transfuge. XXXVII. Il brûle ses vaisseaux. XXXVIII. Il ne peut pénétrer dans la Perse. XXXIX. Il prend le chemin de la Corduène. XL. Marche de l'armée. XLI. Arrivée de l'armée royale. XLII. Divers événements de la marche. XLIII. Bataille de Maranga. XLIV. Inquiétudes de Julien. XLV. Blessure de Julien. XLVI. Succès du combat. XLVII. Dernières paroles de Julien. XLVIII. Sa mort. XLIX. Précis de son caractère. L. Fables inventées au sujet de sa mort. LI. Faits véritables.
[Pg 54]
I
Départ d'Antioche.
Jul. ep. 27, p. 399.
Amm. l. 23, c. 2.
Zos. l. 3, c. 12.
Evagr. l. 6, c. 11.
Julien partit le 5 de mars[83]; et après douze lieues[84] de chemin par des marais et des montagnes[85], il arriva sur le soir à Litarbes, bourg de la dépendance de Chalcis. La plus grande partie des sénateurs d'Antioche l'avaient suivi jusqu'en ce lieu, pour tâcher d'apaiser sa colère. Ils ne gagnèrent rien sur ce cœur inflexible:[Pg 55] l'empereur les congédia durement, en leur répétant qu'il ne rentrerait plus dans leur ville, et qu'il irait passer à Tarse l'hiver suivant. Quoiqu'à son départ d'Antioche il n'eût pas aperçu dans les victimes des signes favorables, cependant enivré de ses succès passés et des flatteuses prédictions de Maxime, dont il se fit accompagner dans ce voyage, il tirait d'heureux pronostics de tout ce qu'il rencontrait sur sa route, et il en tenait un registre exact. Il vint le lendemain à Bérhée, nommée aujourd'hui Halep, où il s'arrêta pendant un jour[86]. Après avoir solennellement offert à Jupiter un taureau blanc en sacrifice[87], il assembla le sénat de cette ville, et tâcha de le porter à l'idolâtrie par un discours qui fut applaudi de tous, et qui ne persuada personne.
[83] Julien prit, selon le récit d'Ammien Marcellin, la route ordinaire qui conduisait à Hiérapolis. Jam apricante cœlo, dit cet historien, l. 23, c. 2, tertio nonas martias profectus, Hierapolim solitis itineribus venit. Les itinéraires anciens nous apprennent qu'on se rendait en cinq jours d'Antioche à Hiérapolis. Les stations de cette voie romaine étaient Immæ, Chalcis, Berhéa, Batné et Hiérapolis. Il ne paraît pas cependant que Julien ait pris précisément cette route. Il n'alla point à Chalcis; il suivit un chemin plus direct, et qui devait passer assez loin au nord de cette ville. Ce fut sans doute là le motif du séjour qu'il fit à Bérhée (actuellement Halep), lieu où on se rendait ordinairement en trois jours en venant d'Antioche par Chalcis, tandis qu'il y arriva en deux jours, en évitant cette dernière ville.—S.-M.
[84] Le bourg de Litarbæ était, selon Évagrius (l. 6, c. 11), à trois cents stades d'Antioche. On y trouvait, à ce que dit Julien (ep. 37, p. 399), des restes des habitations d'hiver des Antiochéniens. Les mots καὶ ἐνέτυχον ὁδῷ λείψανα ἐχούσῃ χειμαδίων Ἀντιοχικῶν, bien rendus par tous les interprètes latins, ne l'ont pas été avec autant de succès par les traducteurs français. En relevant le contre-sens commis par La Bletterie, qui a traduit: le chemin se ressentait de l'hiver d'Antioche, le dernier traducteur français (t. III, p. 164), n'a pu s'empêcher d'y en substituer un autre, un peu moins grave, il est vrai. Au lieu de: «Le hasard m'y a fait remarquer une route où sont les restes d'un camp d'hiver formé autrefois par l'armée du peuple d'Antioche,» il fallait traduire: «Le hasard me conduisit sur une route où se trouvaient les ruines des habitations d'hiver des Antiochéniens.» La Bletterie avait été trompé par Tillemont (t. IV, Julien, art. 21.), qui avait entendu comme lui le passage de Julien. Il paraît, par la distance indiquée, que Litarbes était située assez loin au-delà d'Immæ, première station des voyageurs qui se rendaient d'Antioche à Hiérapolis en passant par Chalcis, et au nord de cette ville. Imma, selon Pline (l. 5, c. 24), était le commencement de la Commagène; pour Litarbes, elle se trouvait dans la Chalcidène.—S.-M.
[85] Entre un marais et une montagne, τὸ μὲν τέλμα, τὸ δὲ ὄρος. «Vers le marais, dit Julien, étaient des pierres, jetées comme à dessein, mais non travaillées, et semblables à celles dont on pave les rues des autres villes. Elles étaient placées comme une muraille; seulement la vase y tenait lieu de ciment.» Le chemin qui conduit d'Antioche à Chalcis porte encore dans le pays le nom de Chaussée de Julien. Voyez Pococke (Desc. of the east, t. 2, p. 171), et Drummond (Travels, p. 183.).—S.-M.
[86] Il visita la citadelle, τὴν ἀκρόπολιν. C'est ce qu'il dit lui-même dans sa lettre à Libanius. La citadelle de la moderne Halep est encore très-remarquable par sa prodigieuse élévation au-dessus de la ville, aussi est-elle très-forte.—S.-M.
[87] Selon l'usage des rois, βασιλικώς, dit Julien.—S.-M.
II.
Liberté d'un habitant de Bérhée.
Theod. l. 3, c. 22.
Il eut lui-même occasion de s'apercevoir du peu de succès de son éloquence. Le chef du conseil de Bérhée, irrité contre son fils de ce qu'il avait embrassé la religion du prince, l'avait publiquement déshérité et chassé de sa maison. Comme Julien approchait de la ville[88],[Pg 56] ce jeune homme alla se jeter à ses pieds pour lui demander justice. L'empereur lui promit de le réconcilier avec son père. Dans un repas qu'il donna aux magistrats de Bérhée, il fit placer à coté de lui le père et le fils. Après quelques moments d'entretien: Pour moi, dit-il au père, je ne puis souffrir qu'on veuille forcer la croyance des autres hommes, et exercer sur leur conscience une sorte de tyrannie. N'exigez pas de votre fils qu'il suive, malgré lui, votre religion; je ne vous oblige pas d'embrasser la mienne, quoiqu'il me fût aisé de vous y contraindre. Quoi! seigneur, lui répondit le père, vous me parlez de ce scélérat, de cet impie, qui a préféré le mensonge à la vérité? A cette brusque repartie, l'empereur prenant un air de douceur: Faites trève à vos invectives, lui dit-il, et se tournant vers le jeune homme, il ajouta: Je vous tiendrai lieu de père, puisque le vôtre vous abandonne.
[88] La ville de Bérhée était dans la Cyrrhestique, province de la Syrie septentrionale, qui tirait son nom de la ville de Cyrrhus. Selon quelques historiens, Julien, en traversant ce canton, aurait ajouté un martyr à ceux que son zèle contre le christianisme avait déjà faits. Un solitaire nommé Domitius habitait une caverne dans cette province; tout le monde s'y rendait pour recevoir sa bénédiction. Julien en fut irrité; il fit dire au solitaire que, s'il avait choisi la retraite pour plaire à Dieu, il ne devait pas tant rechercher l'empressement des hommes. Domitius lui répondit qu'il ne pouvait chasser ceux que la foi amenait vers lui. Julien fit alors boucher l'entrée de la caverne, et le saint y perdit la vie. Selon la Chronique de Malala (part. 2, p. 16), cet événement dont nous ne garantissons pas la vérité, serait arrivé dans la ville de Cyrrhus. Il est impossible que Julien se soit détourné autant de sa route pour passer par une ville si loin au nord de Bérhée. La chronique Paschale (p. 298), dit seulement que ce fut en traversant la Cyrrhestique, διὰ τῶν Κυῤῥεϛικῶν, ce qui serait plus vraisemblable. On voit par un passage de saint Grégoire de Tours (de glor. mart., p. 100), que de son temps le culte de Domitius, martyr de Syrie, était très-répandu.—S.-M.
III.
Julien à Hiérapolis.
Jul. ep. 27, p. 399.
Amm. l. 22, c. 2.
Liban. or. 10, t. 2, p. 311.
Zos. l. 3, c. 12.
Chrysost. de Sto Babyla, et in Jul. et Gent. t. 2, p. 575.
La Bletterie, 27e lettre de Julien.
Il fut plus content des habitants de Batné[89], où il arriva après une marche de huit lieues[90]. Cette ville, située en Syrie[91] dans une plaine délicieuse, et peuplée[Pg 57] de cyprès, était fort adonnée à l'idolâtrie. L'empereur y respira avec plaisir l'odeur de l'encens dont la fumée s'élevait de toutes parts. Il rencontrait à chaque pas des victimes magnifiquement parées. Charmé de ce zèle il logea dans un palais rustique qui n'était construit que de bois et de terre. Après des sacrifices dont les signes parurent heureux à son imagination satisfaite, au lieu de prendre le chemin de Samosate[92], capitale de la Commagène, où il aurait trouvé un pont commode pour passer l'Euphrate, il prit celui d'Hiérapolis, qui n'était éloignée de Batné que de sept lieues[93]. Cette dernière route était plus courte pour arriver au bord de l'Euphrate[94]. D'ailleurs, Hiérapolis, dont le nom signifie ville sacrée, était fameuse par un ancien temple de Jupiter[95]. Les habitants vinrent en foule à sa rencontre[Pg 58] et le reçurent avec joie. Il rendit d'abord ses hommages à Jupiter, et alla loger chez Sopater, disciple d'Iamblique. Julien chérissait[96] Sopater, parce que ce philosophe ayant plusieurs fois reçu chez lui Constance et Gallus, il avait résisté aux sollicitations de ces deux princes, qui le pressaient de renoncer à l'idolâtrie. C'était dans cette ville que l'empereur avait marqué le rendez-vous de l'armée. Au moment de son entrée, un portique, sous lequel campait un corps de troupes, s'étant tout-à-coup écroulé, écrasa cinquante soldats, et en blessa un grand nombre. Pendant les trois jours que Julien passa à Hiérapolis[97], il fit rassembler toutes les barques qui se trouvaient sur l'Euphrate à Samosate et ailleurs[98]. On y transporta les provisions[Pg 59] qui seraient nécessaires dans les pays déserts et stériles qu'on aurait à traverser. Il rassembla quantité de chevaux et de mulets; il envoya des exprès aux diverses tribus des Sarrasins, pour les avertir de le venir joindre, s'ils voulaient être traités comme amis des Romains[99]. Son armée, qu'il savait animer par une éloquence militaire, montrait une ardeur extrême. Mais Julien ne comptait pas moins sur le secret de l'exécution. Persuadé que tout ce qui sort de la bouche du chef parvient bientôt aux oreilles des espions, qui se dérobent à la plus exacte vigilance, il n'avait d'autre confident que lui-même, et ne laissait transpirer aucun de ses projets. Il fit prendre les devants à des coureurs, à dessein d'arrêter les transfuges, et d'empêcher qu'ils ne portassent des nouvelles à l'ennemi. Enfin il tenta pour la dernière fois d'engager tous ses soldats dans l'idolâtrie. Plusieurs se laissèrent séduire par ses caresses; mais la plupart étant demeurés fermes, il n'osa congédier ces fidèles chrétiens, de peur d'affaiblir son armée.
[89] Ce nom, d'origine syriaque, se retrouve dans la langue arabe, et il sert à désigner un lieu situé dans une vallée où les eaux viennent se réunir. Il s'applique par cette raison à un grand nombre de localités.—S.-M.
[90] Ce lieu est appelé Bathnis ou Bannis, dans les itinéraires romains qui le mettent à vingt-sept milles de Berhæa ou Halep.—S.-M.
[91] Le nom de cette ville est barbare, dit Julien, mais le pays est grec. Βαρβαρικὸν ὄνομα τοῦτο, χωρίον ἐϛὶν Ἑλληνικόν. Cette ville était une autre Daphné, à cause de ses agréments. «Je n'ai rien vu d'aussi beau dans votre pays, dit Julien à Libanius; j'en excepte Daphné, à laquelle on la compare. Pour moi, je préférerais Batné à l'Ossa, au Pélion, à l'Olympe, aux belles vallées de la Thessalie, à Daphné même, sans ses temples de Jupiter Olympien et d'Apollon Pythien.» Ce lieu, que les Arabes modernes ont nommé Bab, n'a rien perdu de ses avantages. Le géographe Abou'lfeda (tab. Syriæ, p. 129, édit. Koehler), en parle de manière à justifier les éloges de Julien.—S.-M.
[92] Ville grande et peuplée, μεγάλην καὶ πολυάνθρωπον πόλιν, dit Libanius.—S.-M.
[93] La distance était plus considérable. La table de Peutinger nous fait voir qu'il y avait trois petites stations entre Batné ou Bannis et Hiérapolis. D'abord quinze milles de Batné à Thiltauri, puis douze milles jusqu'à Bathna, et enfin dix-huit milles de là à Hiérapolis; en tout quarante-cinq milles; ce qui fait environ quinze lieues. L'erreur est donc de moitié environ.—S.-M.
[94] Selon Zosime (l. 3, c. 12), Julien arriva le cinquième jour de sa marche à Hiérapolis, πέμπτῃ δὲ τὴν Ἱεράπολιν ἡμέρα καταλαβών. Cette indication est conforme à ce que l'empereur dit lui-même dans sa lettre à Libanius. Le premier jour après son départ d'Antioche, il arriva à Litarbes dans la Chalcidène. Le second à Bérhée, où il passa un jour entier. C'est donc le quatrième qu'il arriva à Batné, et le cinquième à Hiérapolis.—S.-M.
[95] Ἱερὸν ἀρχαῖον. Cette ville, déja métropole de l'Euphratèse, devait être encore recommandable à Julien, par d'autres titres: elle était, pour ainsi dire, le centre de toutes les superstitions syriennes; c'est là que la grande déesse des Syriens était révérée d'une manière particulière, et qu'elle recevait les hommages de presque tous les peuples de l'Orient. On peut à ce sujet voir le curieux Traité de Lucien sur cette divinité. La ville d'Hierapolis, presque ruinée maintenant, est nommée Manbedj par les Arabes. Les Syriens l'appelaient Maboug; elle a été aussi nommée quelquefois par les Grecs Bambyce (Strab., l. 17, p. 748 et 751.). C'est sans aucun doute une altération de sa dénomination syrienne.—S.-M.
[96] Il l'appelle θειοτάτος, très-divin.—S.-M.
[97] Hiérapolis n'était pas sur l'Euphrate, mais à une petite distance de ce fleuve, comme nous l'apprend Lucien (de Dea Syria, t. 3, p. 451, ed. Hemsters.). Cet intervalle était cependant de vingt-quatre milles romains, ou d'environ huit lieues, comme on le voit dans la table de Peutinger. Gibbon se trompe donc en disant (t. 4, p. 474), qu'elle était presque sur les bords de l'Euphrate. On traversait ce fleuve dans un endroit nommé Zeugma, c'est-à-dire le pont. C'était là le passage militaire de l'Euphrate pour les troupes envoyées d'Antioche contre les Perses. Ce lieu, où il ne se trouve plus que des ruines, fut nommé par les Arabes dans le moyen âge Djisr-Manbedj ou simplement Djisr (le Pont) ce qui est la traduction du grec. Le savant d'Anville s'est trompé en plaçant la situation de l'antique Zeugma à Roum-kalaah, fort sur l'Euphrate, très-loin au nord d'Hiérapolis et sur une route différente (D'Anville, l'Euphr. et le Tigre, p. 7 et 8). Je suis entré dans de grands détails sur la géographie de ces régions et de l'ancienne Syrie en général, dans une Histoire de Palmyre que je fais imprimer en ce moment à l'Imprimerie royale. Faute de connaissances positives sur la géographie de ce pays, tous les interprètes des auteurs anciens qui ont parlé des opérations de Julien pendant son séjour à Hiérapolis, l'ont fait d'une manière obscure, et comme si cette ville avait été située sur l'Euphrate.—S.-M.
[98] On apprend de Zosime qu'un général nommé Hiérius fut chargé du commandement de tous ces bâtiments de transport. Selon la chronique de Jean Malala (part. 2, p. 17), Julien avait fait fabriquer à Samosate des bâtiments de charge, πλοῖα, les uns en bois, διὰ ξύλων, les autres en cuir, διὰ βυρσῶν. Il avait tiré ce renseignement d'un auteur qui nous est entièrement inconnu d'ailleurs, d'un certain Magnus de Carrhes, Μάγνος ὁ Κaῤῥηνὸς, qui avait accompagné Julien dans son expédition.—S.-M.
[99] Julien dans sa lettre se contente de dire qu'il les fit prévenir de venir, s'ils le voulaient, ὑπομιμνήσκων αὐτοὺς ἥκειν, εἰ βούλοιντο.—S.-M.
IV.
Il passe l'Euphrate.
Amm. l. 23, c. 2.
[Ζοs. l. 3, c. 12.]
Theod. l. 3, c. 26.
Soz. l. 6, c. 1.
Ayant passé l'Euphrate sur un pont de bateaux[100], avant que les ennemis fussent avertis de sa marche, il vint à la ville de Batné en Osrhoène, de même nom[Pg 60] que celle de Syrie[101].—[Un malheur assez semblable à celui qui l'avait déjà alarmé en entrant dans Hiérapolis, vint lui inspirer de nouvelles terreurs dans cette ville. Cinquante des hommes employés au service de l'armée y furent étouffés par la chute d'une meule de paille, qui était très-élevée, selon l'usage du pays. Il en conçut de sinistres craintes sur le succès de son expédition.] On laissa sur la gauche Édesse[102]: le christianisme y florissait, c'était assez pour en éloigner Julien.
[100] Navali ponte. Le pont de Zeugma avait sans doute été détruit pendant les guerres contre les Perses, pour les empêcher de passer l'Euphrate, et de pénétrer dans la Syrie. Outre son armée, Ammien Marcellin remarque que Julien passa le fleuve avec des troupes auxiliaires de Scythes, c'est-à-dire de Goths, cum exercitu et Scytharum auxiliis.—S.-M.
[101] Cette ville, qu'Ammien Marcellin qualifie de municipale, municipium, est appelée une petite ville, πολίχνιον, par Zosime et par Procope (de bell. Pers. l. 2, c. 12). C'est sans doute à une situation semblable qu'elle devait l'identité de son nom avec la Batné de la Cyrrhestique dont il a déja été parlé. Pour la distinguer des autres localités du même nom, on l'appelait en syriaque Bathnan di Saroug ou Batné de Saroug, du nom du pays où elle se trouvait. Ils l'appelaient aussi simplement Saroug; les Arabes l'ont nommée Saroudj. Voyez Assemani, Bibl. orient. t. 1, p. 284.—S.-M.
[102] Zosime (l. 3, c. 12), rapporte précisément le contraire. Selon lui, tout le peuple d'Édesse, Ἐδεσσηνοὶ πανδημεὶ, vint à sa rencontre jusqu'à Batné avec une couronne, l'invitant à visiter leur ville. Julien, selon lui, accéda à leur désir, et vint à Édesse, d'où il se rendit à Carrhes, ἐπιϛὰς τῇ πόλει, ... ἐπὶ Κάῤῥας ἐβάδιζε. C'est Sozomène et Théodoret qui prétendent que Julien évita de passer par Édesse, qu'il laissa sur la gauche. Il est à remarquer qu'Ammien Marcellin semble être de leur avis; car il dit, l. 23, c. 3, que Julien partit affligé de Batné, et se rendit promptement à Carrhes; mæstus exinde digressus venit cursu propero Carras.—S.-M.
V.
Julien à Carrhes.
Amm. l. 23, c. 3.
Theod. l. 3, c. 26.
Soz. l. 6, c. 1.
Zos. l. 3, c. 12 et 13, et l. 4, c. 4.
Spart. in Caracalla.
[Eckhel, Doct. num. vet. t. 3, p. 506-510.]
Etant arrivé à Carrhes[103], célèbre par la défaite de Crassus[104], il s'y arrêta quelques jours. En cette ville[Pg 61] était un temple de la lune, adorée sous le nom de dieu Lunus. Ces peuples par une idée bizarre avaient changé le sexe attribué partout ailleurs à cette divinité. Il y avait selon eux une malédiction attachée à ceux qui adoraient la lune comme déesse: ils vivaient, disaient-ils, dans un perpétuel esclavage, toujours asservis aux caprices de leurs femmes[105]. L'empereur n'oublia pas de visiter ce temple. On dit qu'après le sacrifice, s'étant enfermé seul avec Procope son parent, il lui remit un manteau de pourpre, avec ordre de s'en revêtir et de prendre la qualité d'empereur, supposé qu'il pérît dans la guerre de Perse. Théodoret copié par d'autres auteurs chrétiens attribue en cette occasion à Julien une action tout-à-fait horrible. Il rapporte qu'au sortir du temple, ce prince en fit fermer les portes, et que les ayant scellées de son sceau, il y plaça une garde de soldats qui ne devait être levée qu'à son retour; qu'ensuite, à la nouvelle de sa mort, lorsqu'on entra dans le temple on y trouva une femme suspendue par les cheveux, les bras étendus, le ventre ouvert, Julien ayant cherché dans ses entrailles des signes de sa victoire. Sozomène,[Pg 62] d'ailleurs assez crédule, et contemporain de Théodoret, n'a pas adopté ce récit. On n'en trouve rien dans saint Grégoire de Nazianze, qui, dans les reproches de cruauté qu'il lance avec tant de force contre Julien, n'aurait eu garde de passer sous silence un fait si atroce.
[103] Cette ville, située assez loin au midi d'Édesse, est nommée par les Orientaux Harran ou Kharran. On trouve cette dénomination dans Josèphe (Ant. Jud. l. 1, c. 7 et 19. Χαῤῥὰν). Elle se représente sur une médaille inédite de la collection de feu M. Tochon, de l'Académie des Inscriptions, où on lit ΧΑΡΡΑΝ. Selon Étienne de Byzance, elle était arrosée par le fleuve Carra. Elle séparait, dit Zosime, les Romains des Assyriens: Ἡ πόλις διορίζει Ῥωμαίους καὶ Ἀσσυρίους. C'est sans doute de son territoire qu'il veut parler; car la domination romaine s'étendait bien au-delà de cette ville.—S.-M.
[104] Carrhæ, clade Crassi nobiles, dit Pline (l. 5, c. 24). En mentionnant cette ville, les écrivains latins manquaient rarement de rappeler le désastre de Crassus. Ainsi Lucain, Phars. l. 1, v. 104:
et Ammien Marcellin, l. 23, c. 3, Carras, antiquum oppidum, Crassorum et Romani exercitus ærumnis insigne.—S.-M.
[105] Beaucoup d'auteurs ont traité du culte de la lune à Carrhes. Cette ville se distingua toujours par son attachement pour le paganisme; les empereurs ne purent jamais l'y détruire. Il y subsistait encore, lorsqu'elle passa, au septième siècle, sous la domination des Arabes. Les partisans de l'ancien culte connus des auteurs arabes sous les noms de Harraniens on de Sabéens, y étaient en très-grand nombre; ils furent protégés par les conquérants arabes, qui leur accordèrent la faculté d'être gouvernés par des chefs de leur nation. Aux huitième, neuvième et dixième siècles, ils étaient dans un état très-prospère; les sciences étaient très-cultivées parmi eux; ils produisirent un grand nombre d'écrivains distingués, souvent cités dans les ouvrages syriaques et arabes. Ces sectaires ont prolongé leur existence jusqu'à une époque très-rapprochée de nous, et il n'est pas sûr qu'il n'en subsiste pas encore actuellement dans la Mésopotamie des restes très-considérables.—S.-M.
VI.
Il dispose tout pour sa marche.
Amm. l. 23, c. 3.
Liban. or. 10, t. 2, p.312.
Zos. l. 3, c. 12 et 13.
Soz. l. 6, c. 1.
Chrysost. de Sto Babyla, contra Jul. et Gent. t. 2, p. 575.
La nuit du 18 au 19 de mars, Julien fut fort agité par des songes fâcheux. A son réveil, ayant consulté les interprètes de songes qu'il menait à sa suite, il jugea que le jour suivant allait être signalé par quelque événement funeste. Le jour se passa sans accident; mais la superstition trouva bientôt de quoi autoriser ses rêveries. On apprit quelque temps après que, cette nuit-là même, le feu avait pris dans Rome au temple d'Apollon Palatin, et que sans un prompt secours les oracles des Sibylles auraient été la proie des flammes. Il y avait deux grandes routes pour aller en Perse: l'une à gauche par Nisibe et l'Adiabène, en traversant le Tigre;[106] l'autre à droite par l'Assyrie, le long de l'Euphrate[107]. On appelait alors Assyrie la partie méridionale[Pg 63] de la Mésopotamie qui obéissait aux Perses. Julien préféra cette dernière route. Pendant qu'il disposait tout pour son départ, on vint lui annoncer qu'un corps de cavalerie ennemie, ayant forcé les passages, ravageait les environs de Nisibe. L'alarme se répandit dans le camp; mais on apprit bientôt que ce n'étaient que des coureurs, et qu'ils s'étaient retirés après avoir fait quelque pillage. Pour mettre le pays à couvert de ces insultes, il détacha de son armée trente mille[108] hommes sous le commandement de Procope et du comte Sébastien[109]. Ces généraux avaient ordre de veiller à la sûreté de la Mésopotamie, jusqu'à ce que l'empereur eût pénétré dans la Perse; de se réunir ensuite à Arsace, et de venir avec ce prince par la Corduène, la Moxoène[110] et les frontières de la Médie, rejoindre Julien au-delà du Tigre[111]. Il écrivit en même temps au roi d'Arménie[Pg 64] une lettre pleine de vanité, se relevant beaucoup lui-même, taxant Constance de lâcheté et d'impiété, menaçant Arsace, et comme il savait que ce prince était chrétien: N'espérez pas, lui disait-il, que votre Dieu puisse vous défendre, si vous négligez de m'obéir[112]. Étant sur le point de partir, il monta sur un lieu élevé pour jouir du spectacle de son armée: c'était la plus belle et la plus nombreuse qu'aucun empereur eût conduite contre les Perses. Elle était composée de soixante-cinq mille hommes. Ayant remarqué parmi les bagages un grand nombre de chameaux chargés, il demanda ce qu'ils portaient. On lui répondit que c'étaient des liqueurs et des vins de plusieurs sortes: Arrêtez-les ici, dit-il aussitôt, je ne veux pas que ces sources de volupté suivent mon armée; un soldat ne doit boire que le vin qu'il s'est procuré par son épée. Je ne suis moi-même[Pg 65] qu'un soldat, et je ne prétends pas être mieux traité que le dernier de mes troupes.
[106] Τῆς μὲν, διὰ τοῦ ποταμοῦ Τίγρητος καὶ πόλεως Νισίβιος, ταῖς Ἀδιαβηνῆς σατραπείαις ἐκβαλλούσης. Zos., l. 3. c. 12. «L'un, par le Tigre et la ville de Nisibe, conduisait aux satrapies Adiabéniques.» Aucun des interprètes de Zosime, ni des savants qui se sont occupés de l'histoire de cette époque, n'a fait attention aux expressions de cet historien. Par les satrapies de l'Adiabène, Zosime veut désigner toutes les petites souverainetés, situées sur les bords du Tigre et dans les montagnes des Curdes qui séparaient le royaume de Perse, de celui d'Arménie. Nous savons par les actes des martyrs syriens, composés par Marouta et publiés par Assemani, que l'Adiabène formait alors un royaume particulier; ces actes font connaître un souverain de cette région appelé Ardeschir (t. 1, p. 99 et 153), qui était grand persécuteur des chrétiens. Les Grecs et les Romains nomment Jovinianus ou Junius satrape de la Gordyène. Les auteurs arméniens placent du même côté les principautés des Reschdouniens, des Ardzrouniens, des Andsevatsiens, de l'Arzanêne, de la Moxoène et une multitude d'autres. C'est à tous ces petits états que s'appliquent sans aucun doute les expressions de Zosime et le nom de satrapies de l'Adiabène.—S.-M.
[107] Τῆς δέ, διὰ τοῦ Εὐφράτου καὶ τοῦ Κιρκησίου, «l'autre par l'Euphrate et Circésium,» dit Zosime.—S.-M.
[108] C'est Ammien Marcellin qui porte à trente mille hommes la force de ce corps. Selon Zosime, elle n'était que de dix-huit mille hommes. Sozomène compte vingt mille hommes, ce qui est d'accord avec Libanius. Il est à remarquer que le traducteur latin de ce dernier a mis dans sa version trente mille. Le texte offre cependant μυρίαδας δύο. Dans la Chronique de Malala (part. 2, p. 17.), cette armée n'est portée qu'à seize mille hommes.—S.-M.
[109] C'était un manichéen, autrefois duc d'Égypte, Sebastiano Comite ex Duce Ægypti, dit Ammien Marcellin. Il en a déja été question, liv. IX, § 3 et suiv. C'est lui qui avait été chargé par Constance d'appuyer l'arien George dans ses mesures contre les catholiques. Il était fils d'Antiphilus; il avait reçu des leçons de Libanius, qui l'aimait beaucoup. On trouve plusieurs lettres qui lui sont adressées dans le recueil de ce sophiste.—S.-M.
[110] La Moxoène, est sans aucun doute, la province de l'Arménie méridionale, au milieu des montagnes des Curdes, appelée par les Arméniens Mog. Elle formait une des quinze grandes divisions de l'Arménie; sa position était à l'οrient du Tigre, au nord de la ville de Ninive. D'Anville s'est trompé en la plaçant sur les bords de l'Euphrate septentrional, dans le pays actuellement nommé Mousch. Il a été trompé par une apparente ressemblance de nom. Voyez sur ce point géographique, mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 174.—S.-M.
[111] Julien leur avait ordonné en outre, après avoir opéré leur jonction avec le roi d'Arménie, de ravager une province fertile de la Médie, nommée Chiliocome par Ammien Marcellin, et de traverser rapidement les autres parties de ce pays; ce n'était qu'après cette opération qu'ils devaient se rendre dans l'Assyrie. Mandabatque eis, ut si fieri potiùs posset, regi sociarentur Arsaci: cumque eo per Corduenam et Moxoenam, Chiliocomo uberi Mediæ tractu, partibusque aliis præstricto cursu vastatis, apud Assyrios adhuc agenti sibi concurrerent. Amm. Marc. l. 23, c. 3. J'ignore quelle était la situation de ce pays de Chiliocome, dont il est encore question dans Ammien Marcellin, l. 24, c. 8; dans ce dernier endroit, il le place auprès de la Corduène: Chiliocomum propè Corduenum sitam; ce n'en est pas assez pour fixer sa véritable position. Je soupçonne que ce pays pourrait bien être la portion de l'Atropatène, baignée par le lac d'Ourmi, appelée par les anciens Mantiane, du côté de Tauriz. Ce pays dépendant du Vaspourakan, se nommait Margasdan en arménien, c'est-à-dire, pays de plaine. Chiliocome, ou les mille bourgs, doit être la traduction grecque d'un nom national qui avait le même sens. Il la devait sans doute à son extrême population.—S.-M.
[112] C'est l'historien ecclésiastique Sozomène (l. 6, c. 1.), qui nous donne la substance de cette lettre, si conforme dans son esprit avec celle qui a été retrouvée par Muratori, et dont nous avons parlé ci-devant, p. 37, liv. XIII, § 31.—S.-M.
VII.
Il arrive à Callinicus.
On avait préparé des étapes sur les deux routes pour tenir les Perses dans l'incertitude. Ayant fait une fausse marche du coté du Tigre, il tourna sur la droite; et après avoir passé une nuit sous des tentes, comme il s'était fait amener son cheval qu'on nommait le Babylonien, cet animal frappé d'une douleur soudaine s'abattit tout-à-coup, et se roulant à terre, mit son harnais en pièces. Julien s'écria avec joie: C'est Babylone qui tombe, dépouillée de tous ses ornements. Ses officiers applaudissent: on fait des sacrifices pour confirmer ce bon présage; et l'on arrive sur le soir au château de Davana[113], où une rivière nommée Bélias[114] prenait sa source pour s'aller jeter dans l'Euphrate. Le 27 de mars l'armée entra dans Callinicus, place forte et commerçante[115]. Julien y pratiqua les mêmes cérémonies qui étaient en usage à Rome ce jour-là en l'honneur[Pg 66] de Cybèle. Le lendemain on campa sur les bords de l'Euphrate, qui devient fort large en cet endroit par l'abondance des eaux qui s'y rendent. Ce fut là que plusieurs princes sarrasins[116] vinrent lui rendre hommage comme au maître du monde et à leur souverain, lui offrant une couronne d'or. Pendant que l'empereur leur donnait audience, on vit passer en pompeux appareil à la vue du camp la flotte commandée par le tribun Constantianus et par le comte Lucillianus. Toute la largeur du fleuve était couverte de mille bâtiments[117],[Pg 67] chargés de vivres, d'armes et de machines: sans compter cinquante vaisseaux armés en guerre, et autant de grosses barques, propres à établir des ponts pour le passage de l'armée.
[113] Ce château qu'Ammien Marcellin qualifie de Castra præsidiaria, faisait partie d'une chaîne de postes destinés à défendre l'approche de l'Euphrate. Julien suivit cette ligne pour se rendre à Callinicus sur ce fleuve; c'est ce qui résulte de ces paroles de Zosime (l. 3, c. 13), ἐξορμήσας δ' ἐκ Καῤῥῶν, καὶ τὰ ἐν μέσῳ διαδραμὼν φρούρια μέχρι Καλλινίκου: «Étant sorti de Carrhes et traversant les forts placés dans l'intervalle jusqu'à Callinicus, etc.» Le château de Davana est nommé Dabana dans la Notice de l'empire, qui y met une garnison de cavaliers Maures, armés à la façon des Illyriens, equites Mauri Illyriciani, et par Procope (de ædif. l. 2, c. 4) Dabanas. Les auteurs syriens appellent cette forteresse Dahbana. Voyez Assemani, Bibl. or. t. 1, p. 181.—S.-M.
[114] Ce petit fleuve est nommé par d'autres auteurs Bilecha, Bilicha ou Balicha. Il se jette dans l'Euphrate à Callinicus. Les auteurs arabes en parlent sous le nom de Balikh.—S.-M.
[115] Munimentum robustum, et commercandi opimitate gratissimum. Amm. Marc. l. 23, c. 3. Cette ville fut appelée Rakkah par les Arabes. Elle occupait de leur temps les deux rives de l'Euphrate. La partie à droite vers la Syrie avait le nom particulier de Rafikah. Selon l'auteur de la Chronique Paschale (p. 175), elle fut bâtie par le roi de Syrie, Séleucus Callinicus, après avoir vaincu, à ce qu'on croit, dans son voisinage, son frère Antiochus Hiérax. Le même auteur l'appelle Callinicopolis, Καλλινικόυπολις; mais il paraît que le nom de son fondateur a prévalu. Elle fut appelée dans la suite Léontopolis. Je suis entré dans de grands détails au sujet de cette ville commerçante, dans mon Histoire de Palmyre.—S.-M.
[116] Saracenarum reguli gentium.... oblatâ ex auro coronâ tamquam mundi nationumque suarum dominum adorarunt. Amm. Marc. l. 23, c. 3. C'étaient sans doute les princes ou chefs des tribus de la Palmyrène, qui vinrent alors à la rencontre de Julien.—S.-M.
[117] Ces bâtiments de transport n'étaient pas tous de la même forme ni de la même construction, naves ex diversa trabe contextæ, dit Ammien Marcellin, l. 23, c. 3. Zosime (l. 3, c. 13) donne des détails plus circonstanciés sur cette flotte. Selon lui il y avait six cents bâtiments construits en bois, ἐκ ξύλων, et cinq cents en cuir, ἀπὸ δερμάτων. Ce sont les vaisseaux de bois et de cuir que Julien avait fait construire à Samosate, selon la chronique de Malala; V. ci-devant, p. 58, note 3, liv. XIV, § 3. Zosime confirme donc l'exactitude du renseignement conservé par l'auteur de cette chronique, qui l'avait emprunté à Magnus de Carrhes, compagnon de Julien dans son expédition contre les Perses. Il y avait en outre, ajoute Zosime, cinquante bâtiments de guerre, ϛρατιωτικαὶ νῆες, des bateaux larges, πλατεῖα, destinés à faire des ponts et à faciliter le passage des fleuves, et enfin une multitude de transports, πάμπολλα πλοῖα, pour les vivres et pour les machines de guerre. On voit par tous ces détails que la flotte de Julien était un peu plus considérable, qu'on ne devrait le croire par le récit d'Ammien Marcellin. Selon le même Zosime, Lucien et Constance en étaient les chefs au lieu de Lucillianus et de Constantianus, nommés par Ammien Marcellin. Je crois que pour cette circonstance particulière, le témoignage du dernier doit être préféré. Selon la Chronique de Malala (part. 2, p. 17), la flotte entière se composait de douze cent cinquante bâtiments, ce qui est assez conforme au récit de Zosime.—S.-M.
VIII.
A Circésium.
Amm. l. 23, c. 5.
Zos. l. 3, c. 13.
[Ioan. Malala, chron. part. 2, p. 17 et 18.]
L'empereur, après avoir reçu les troupes des Sarrasins, qui pouvaient être d'un grand secours pour les courses et pour les surprises, entra dans Circésium[118] au commencement d'avril. C'était la dernière place des Romains de ce côté-là[119]. Elle était forte et bien bâtie, située au confluent de l'Aboras et de l'Euphrate[120]. Dioclétien l'avait fortifiée avec soin[121], pour servir de boulevard à la Syrie contre les incursions des Perses. Tandis que Julien faisait passer l'Aboras à ses troupes sur un pont de bateaux, il reçut une lettre de Salluste, préfet des Gaules, qui le suppliait de suspendre son expédition, jusqu'à ce qu'on eût obtenu des marques plus certaines de la faveur des Dieux. Julien qui s'en croyait assuré, ayant passé le fleuve après son armée, fit rompre le pont, pour ôter aux déserteurs toute espérance de retour[122]. Il rassembla ses bataillons[Pg 68] et ses escadrons qu'il fit ranger en cercle autour de lui. Alors, élevé sur un tribunal de gazon, environné des principaux officiers, et montrant sur son visage l'assurance de la victoire, il leur parla en ces termes:
[118] Cette ville appelée par les Arabes Karkisiah, se trouve aussi désignée dans les auteurs anciens et dans Ammien Marcellin en particulier, sous le nom de Cercusium. On l'appelait encore Circessus. Le nom de Κιρκησίον, Circesium, est le plus commun. Quelques savants croient qu'elle est la Carchemis de l'Écriture (2 Par. XXXV, 20. Jerem. XLVI, 2. Isai. X, 9).—S.-M.
[119] Procope l'appelle (de bello Pers. l. 2, c. 5), le dernier fort des Romains φρούριον ἔσχατον: elle était encore de son temps sur l'extrême frontière de l'empire.—S.-M.
[120] Elle était comme dans une île. Cercusium, cujus mœnia Abora et Euphrates ambiunt flumina, velut spatium insulare fingentes, dit Ammien Marcellin, l. 23, c. 5.—S.-M.
[121] La Chronique de Malala rapporte aussi (part. 2, p. 17), que cette forteresse avait été construite par les ordres de Dioclétien.—S.-M.
[122] Je crois devoir faire ici mention d'un fait qui se trouve dans la Chronique de Malala, et qu'on a eu tort de négliger. Cet auteur qui, comme nous avons déja eu occasion de le remarquer, était fort bien informé, rapporte que Julien augmenta son armée à Circésium, de dix mille soldats: savoir, de six mille hommes des troupes, cantonnées sur cette frontière ἐγκαθέ τοὺς ϛρατιώτας, et de quatre mille autres qui s'y trouvaient. Il en conféra le commandement à deux officiers, nommés Accaméus et Maurus. Je ne doute pas qu'il n'y ait une petite erreur dans la manière dont les manuscrits de l'auteur grec présentent le nom du premier de ces généraux, et qu'il ne faille lire Μακαμέου au lieu de Ἀκκαμέου. Ces deux commandants sont Machamæus dont parle Ammien Marcellin, l. 25, c. 1, et son frère Maurus qui fut dans la suite duc de Phénicie. La mort de cet officier distingué par son courage, est racontée ci-après, p. 128, l. XIV, § 41. Zosime le nomme (l. 3, c. 26), Μακαμαῖος. Gibbon a mal entendu (t. 4, p. 480) ce passage de Malala. Il a cru y voir que Julien avait ajouté quatre mille hommes à la garnison ordinaire de Circésium. Il n'aurait sans doute pas commis ce contre-sens, s'il avait fait attention que les officiers mentionnés par le chroniqueur étaient cités par Ammien dans la suite de cette expédition.—S.-M.
IX.
Discours de Julien à ses troupes.
«Braves soldats, vous n'êtes pas les premiers Romains qui soyez entrés dans la Perse. Pour ne pas remonter jusqu'aux exploits de Lucullus, de Pompée, de Ventidius, plusieurs de mes prédécesseurs m'ont prévenu dans cette glorieuse carrière. Trajan, Vérus, Sévère sont revenus de ces contrées victorieux et triomphants; et le dernier des Gordiens, dont le monument va bientôt se montrer à nos yeux[123], ayant vaincu le roi de Perse auprès de Résaïna[124], aurait[Pg 69] rapporté les même lauriers sur les terres de l'empire, si des mains perfides ne lui eussent arraché la vie au pied même de ses trophées[125]. Les héros dont je parle ne furent conduits dans ces lieux que par le désir de la gloire. Mais nous, des motifs plus pressants nous y appellent: nos villes ruinées; tant de nos soldats massacrés, dont les ombres sont errantes autour de nous, implorent notre vengeance. L'empire nous montre sa frontière dévastée; il s'attend que nous guérirons ses plaies, que nous éloignerons le fer et le feu auxquels il est exposé depuis plus d'un siècle. Nous avons à nous plaindre de nos pères; laissons à notre postérité de quoi nous vanter. Protégé par l'Éternel, vous me verrez partout à votre tête, vous commander, vous couvrir de mon corps et de mes armes, combattre avec vous. Tout me fait espérer la victoire; mais la fortune disposera de ma vie: si elle me l'enlève au milieu des combats, quel honneur pour moi de m'être dévoué à la patrie, comme les Mutius, les Curtius, comme la famille des Décius, qui se transmirent avec la vie, la gloire de mourir pour Rome! Nos ancêtres s'obstinèrent pendant des siècles entiers à soumettre les puissances ennemies de l'empire. Fidènes, Veïes, Faléries, furent rivales de Rome dans son enfance: Carthage et Numance luttèrent contre elle dans sa vigueur; ces états ne subsistent plus: nous avons peine à croire, sur la foi de nos annales, qu'ils aient jamais osé nous disputer[Pg 70] l'empire. Il reste une nation opiniâtre, dont les armes sont encore teintes du sang de nos frères: c'est à nous à la détruire. Achevons l'ouvrage de nos aïeux. Mais pour réussir dans ce noble projet, il n'y faut chercher que la gloire. L'amour du pillage fut souvent pour le soldat romain un piége dangereux: que chacun de vous marche en bon ordre sous ses enseignes: si quelqu'un s'écarte, s'il s'arrête, qu'on lui coupe les jarrets[126], et qu'on le laisse sur la place. Je ne crains que les surprises d'un ennemi, qui n'a de force que dans ses ruses. Maintenant je veux être obéi: après le succès, quand nous n'aurons plus à répondre qu'à nous-mêmes, peu jaloux du privilége des princes, qui mettent leur volonté à la place de la raison et de la justice, je vous permettrai à tous de me demander compte de toutes mes démarches, et je serai prêt à vous satisfaire. Élevez votre courage: partagez mes espérances, je partagerai tous vos travaux, tous vos périls. La justice de notre cause est un garant de la victoire». Ce discours embrasa le cœur des soldats. Les divers sentiments de Julien paraissaient pénétrer dans leur ame, et se peindre sur leur visage. Dès qu'il eut cessé de parler, ils élèvent leurs boucliers au-dessus de leurs têtes: ils s'écrient qu'ils ne connaissent point de périls, point de travaux sous un capitaine qui en prend sur lui-même plus qu'il n'en laisse à ses soldats. Les Gaulois signalaient leur ardeur au-dessus de tous les autres: ils se souvenaient, ils racontaient avec transport, qu'ils l'avaient vu courir entre leurs rangs, se jeter au plus fort de la[Pg 71] mêlée; qu'ils avaient vu les nations barbares, ou tomber sous ses coups, ou se prosterner à ses pieds. Julien, pour mieux assurer l'effet de ses paroles, fit distribuer à chaque soldat cent trente pièces d'argent.
[123] Cujus monumentum nunc vidimus. Il est à remarquer qu'Ammien Marcellin qui rapporte ce discours, l. 23, c. 5, en place le lieu au-delà de Zaïtha, où, selon lui, le jeune Gordien avait été enterré.—S.-M.
[124] Cette ville était dans la Mésopotamie, non loin des sources du Khabour ou Chaboras ou Aborras. Elle fut dans la suite nommée Théodosiopolis. Les Arabes l'appellent Rasaïn; on la trouve quelquefois mentionnée dans les auteurs syriaques sous le nom d'Aïn-varda, c'est-à-dire la fontaine de la rose. Elle est presque au centre de la Mésopotamie. Les médailles nous apprennent qu'elle reçut sous le règne de Septime-Sévère le titre de Colonie Romaine. Elle eut alors le surnom de Septimia. Voy. Eckhel, doctrina num. vet. t. 3, p. 518.—S.-M.
[125] Gordien, vainqueur des Perses, périt dans la Mésopotamie, par la trahison de Philippe, préfet du prétoire, qui fut son successeur.—S.-M.
[126] Exsectis cruribus relinquetur. Amm. Marc. l. 23, c. 5.—S.-M.
X.
Marche de l'armée en Assyrie.
Amm. l. 24, c. 1.
Zos. l. 3, c. 13 et 14.
Le fleuve Aboras faisait la séparation des terres de l'empire d'avec le pays ennemi. On passa la nuit sur ses bords, et dès le point du jour on sonna la marche. La lumière qui croissait peu à peu découvrait aux regards de l'armée les vastes plaines de l'Assyrie: l'empressement et la joie brillaient dans tous les yeux. Julien le premier à cheval, courant de rang en rang, inspirait aux soldats une nouvelle confiance. Il fit toutes les dispositions qu'on pouvait attendre d'un général expérimenté, pour la sûreté de la marche dans un pays inconnu; il envoya devant quinze cents coureurs pour battre l'estrade[127]. L'armée marchait sur trois colonnes. Celle du centre était composée de la meilleure infanterie, à la tête de laquelle était Julien. A droite, le reste des légions côtoyait le fleuve sous les ordres de Névitta. A gauche, la cavalerie commandée par Arinthée et par Hormisdas[128] traversait la plaine et couvrait l'infanterie. L'arrière-garde avait pour chefs Dagalaïphe et Victor[129]. Sécundinus, duc d'Osrhoène, fermait la marche. Les bagages étaient à couvert entre les deux ailes et le corps de bataille. Pour grossir le nombre des troupes aux yeux des coureurs ennemis, on fit marcher les différents corps à grands intervalles,[Pg 72] en sorte qu'il y avait trois lieues[130] entre la queue et la tête de l'armée. La flotte avait ordre de mesurer ses mouvements avec tant de justesse, que, malgré les fréquents détours du fleuve, elle bordât toujours les troupes de terre, sans rester en arrière, ni les devancer.
[127] Selon la chronique de Malala (part. 2, p. 18), ces quinze cents hommes appartenaient aux corps des Lancearii et des Mattiarii.—S.-M.
[128] On pourrait croire, d'après ce que dit Zosime (l. 3, c. 13), qu'Hormisdas avait le principal commandement de la cavalerie, et qu'Arinthée lui était adjoint.—S.-M.
[129] Selon Zosime, Victor commandait toute l'infanterie.—S.-M.
[130] Laxatis cuneis jumenta dilatavit et homines, ut decimo pœnè lapide postremi dispararentur a signiferis primis. Amm. Marc. l. 24, c. 1. Selon Zosime, l. 3, c. 14, l'armée occupait un espace de soixante et dix stades, ce qui est à peu près autant.—S.-M.
XI.
Elle avance dans le pays ennemi.
Amm. l. 23, c. 5.
Zos. l. 3, c. 14.
Le premier pas que fit l'armée lui présenta un objet capable d'alarmer les superstitieux, et d'éveiller la diligence de ceux qui étaient chargés du soin des subsistances. C'était le corps d'un commissaire des vivres, que le préfet Salluste avait fait pendre, parce qu'ayant promis de faire venir au camp à un jour marqué certaines provisions, il avait manqué de parole. Un accident involontaire avait causé ce délai, et les vivres arrivèrent le lendemain de l'exécution. On passa près du château de Zaïtha, mot qui, dans la langue du pays signifiait olivier[131]. Entre ce lieu et la ville de Dura, on aperçut de loin le tombeau de Gordien, qui était fort élevé[132]. Julien y alla rendre[Pg 73] ses hommages à ce prince, qu'on avait placé au rang des dieux[133]. Comme il continuait sa route, une troupe de soldats vint lui présenter un lion monstrueux qui était venu les attaquer et qu'ils avaient tué. Il s'éleva à ce sujet une vive contestation entre les aruspices toscans et les philosophes qui accompagnaient le prince. Les premiers qui s'étaient toujours opposés, mais en vain, à l'expédition de Perse, prétendaient prouver par leurs livres, que c'était un signe malheureux. Les philosophes tournaient en ridicule et les aruspices et leurs livres. La querelle se renouvela le lendemain[134], à l'occasion d'un soldat qui fut tué d'un coup de foudre avec deux chevaux qu'il ramenait du fleuve. Les deux partis alléguaient des raisons également chimériques, les uns pour intimider, les autres pour tranquilliser le prince[135]. Julien ne balança pas à regarder ces deux événements comme d'heureux présages.
[131] Zaitham venimus locum, qui olea arbor interpretatur, dit Amm. Marc. l. 23, c. 5; tel est en effet en syriaque le sens de ce nom, qui se reproduit sous une forme peu différente en Arabe, en hébreu et dans tous les idiomes de même origine. Cette petite ville χωρίον était selon Zosime (l. 3, c. 14) à soixante stades de Circésium.—S.-M.
[132] Ammien Marcellin semble indiquer que le tombeau de Gordien était à Zaïtha. Hic Gordiani imperatoris, dit-il, l. 23, c. 5, longè conspicuum vidimus tumulum. Cependant, comme cet endroit n'était qu'à soixante stades, ou environ huit milles de Circésium, il est difficile qu'on y ait vu ce monument, qui selon Eutrope (l. 9, c. 11) et Sextus Rufus, c. 22, avait été élevé à vingt milles de Circésium, vicesimo milliario a Circesso. Il aurait donc été plutôt à Dura comme l'atteste Zosime, οὗ Γορδιανοῦ τοῦ βασιλέως ἐδείκνυτο τάφος. Ce dernier témoignage ferait croire que ce tombeau était sur la route, entre ces deux villes, mais plus près de la dernière. Le tombeau de Gordien, selon Capitolin (in Gordian.) était chargé d'inscriptions grecques, latines, persanes, judaïques et égyptiennes.—
[133] C'est-à-dire qu'il avait obtenu les honneurs de l'apothéose comme beaucoup d'autres empereurs, et qu'on lui donnait après sa mort le titre de Divus.—S.-M.
[134] C'était le 7 avril. Ce soldat se nommait Jovien.—S.-M.
[135] Les philosophes alléguaient qu'on avait aussi présenté un lion et un sanglier à Maximien, lorsqu'il marchait pour combattre le roi de Perse Narsès, dont il était revenu vainqueur. Cette objection n'était pas sans réponse. On assurait que ce présage annonçait la perte de ceux qui voulaient envahir le bien d'autrui, et qu'en effet Narsès avait le premier attaqué l'Arménie qui appartenait aux Romains.—S.-M.
XII.
Prise de la forteresse d'Anatha.
Amm. l. 23, c. 5, et l. 24, c. 1.
Liban. or. 10, t. 2, p. 312 et 313.
Zos. l. 3, c. 14.
Cellar. l. 3, c. 15, art. 13.
Deux jours après le passage de l'Aboras on vint à Dura, bâtie autrefois par les Macédoniens sur le bord de l'Euphrate: il n'en restait plus que les ruines[136].[Pg 74] On y trouva une si grande quantité de cerfs, que ceux que l'on tua suffirent pour nourrir toute l'armée. Après quatre jours de marche, on arriva vers le commencement de la nuit à une bourgade nommée Phatusas[137]. Vis-à-vis s'élevait, dans une île de l'Euphrate, la forteresse d'Anatha[138], fort grande et fort peuplée. Julien fit embarquer mille soldats sous la conduite de Lucillianus, qui, à la faveur de la nuit, approcha de l'île sans être aperçu, et plaça ses vaisseaux dans tous les endroits où la descente était praticable. Au point du jour un habitant, qui était allé puiser de l'eau, ayant donné l'alarme, tous les autres montèrent sur le mur. Ils furent fort étonnés de voir les bords du fleuve couverts de troupes, et Julien lui-même qui venait à eux avec deux vaisseaux, suivis d'un grand nombre de barques chargées de machines propres à battre les murailles. Comme le siége pouvait être long et meurtrier, Julien leur fit dire qu'ils n'avaient rien à craindre s'ils se rendaient; rien à espérer s'ils faisaient résistance. Ils demandèrent à parler à Hormisdas, qui par ses promesses et ses serments les détermina à ouvrir leurs portes. Ils sortirent à la suite d'un taureau couronné de fleurs: c'était un symbole de paix. L'empereur les reçut avec bonté, leur permit d'emporter tous leurs effets, et leur donna une escorte pour les conduire à Chalcis en Syrie[139]. Parmi eux se trouvait[Pg 75] un soldat romain âgé de près de cent ans, que Galérius avait, soixante-six ans auparavant, laissé malade dans ces contrées. C'était lui qui avait engagé les habitants à écouter Hormisdas. Courbé de vieillesse et environné d'un grand nombre d'enfants, qu'il avait eus de plusieurs femmes à la fois, selon l'usage du pays, il partait en pleurant de joie, et prenant les habitants à témoin qu'il avait toujours prédit, qu'il mourrait sur les terres de l'empire. On mit le feu à la place. Puséus, qui en était gouverneur pour Sapor, fut honoré du titre de tribun: il mérita par sa fidélité la confiance de l'empereur, et devint dans la suite commandant des troupes en Égypte. Pendant que Julien était arrêté en ce lieu, les Sarrasins lui amenèrent quelques coureurs ennemis: il les récompensa, et les renvoya pour continuer de battre la campagne.
[136] Il résulterait d'un passage d'Isidore de Charax, p. 4, que cette ville avait reçu des Macédoniens le nom d'Europus. Polybe en parle (l. 5, c. 48), et semble la placer à l'extrémité méridionale de la Mésopotamie. On croit qu'il en est question dans le prophète Daniel, cap. 3, v. 1.—S.-M.
[137] Φατούσας. Zosime est le seul auteur qui ait parlé (l. 3, c. 14) de ce lieu.—S.-M.
[138] Cette forteresse nommée Anathan ou Anathon, par Ammien Marcellin, et par Simocatta (l. 4, c. 10, et l. 5, c. 2), est appelée Anatho, par Isidore de Charax, qui rapporte que l'île dans laquelle elle se trouvait avait quatre stades d'étendue, Ἀναθὼ νῆσος κατὰ τὸν Εὐφράτην ϛάδια δ', ἐν ᾗ πόλις. Cette ville existe encore; elle est nommée par les Arabes Anah. Elle a été visitée par le voyageur Pietro della Valle.—S.-M.
[139] Cette ville nommée par les Arabes Kinesrin, était à 18 milles au sud de Berhea ou Halep.—S.-M.
XIII.
Inondation de l'Euphrate.
Amm. l. 24, c. 1.
Liban. or. 10, t. 2, p. 313 et 314.
Le lendemain il s'éleva une horrible tempête. Un vent impétueux renversait les hommes, abattait les tentes. En même temps le fleuve, grossi par les neiges que la chaleur du printemps faisait fondre sur les montagnes d'Arménie, submergea plusieurs barques chargées de blé, et pénétra par toutes les écluses pratiquées le long de ses bords, soit pour arroser les terres, soit pour inonder le pays. On eut lieu de douter si ce fut un effet de la violence des eaux, ou de la malice des habitants. L'armée se mit en marche pour échapper à ce déluge. Les canaux dont ce terrain est coupé étant remplis, formaient une infinité d'îles. Les soldats passaient à la nage, ou jetaient des ponts; d'autres se hasardaient à traverser à pied, ayant de l'eau jusqu'au cou: plusieurs périrent dans ces fosses profondes. Tout était dans un désordre affreux; il fallait[Pg 76] s'entr'aider, et sauver à la fois sa personne, ses armes, ses provisions et les bêtes de somme. Quelques-uns défilaient sur la crête des bords du fleuve par un sentier étroit et glissant, où ils couraient risque de se précipiter à tous moments dans les eaux. Ce qu'il y avait de plus remarquable, c'est qu'au milieu de tant de fatigues et de périls pas un ne plaignait son sort, pas un ne murmurait contre l'empereur. Aussi ne cherchait-il pas à se soulager lui-même aux dépens de ses soldats; il ne prenait sur eux d'autre avantage que de leur donner l'exemple: ils le voyaient à leur tête, couvert de boue et de fange, fendre les eaux, et refuser les secours qui ne pouvaient être communiqués à tous.
XIV.
Précautions de Julien.
Après avoir traversé une grande étendue de terrain inondé, on se trouva enfin dans une plaine fertile en fruits, en vignes, en palmiers, et peuplée de bourgs et de villages: c'était le plus beau canton de l'Assyrie. Les habitants s'étaient retirés au-delà du fleuve; on les apercevait sur les hauteurs d'où ils regardaient le pillage de leurs campagnes. Julien escorté d'un corps de cavalerie légère, tantôt à la tête, tantôt à la queue de son armée, prenait les précautions nécessaires dans un pays inconnu. Il faisait fouiller jusqu'aux moindres buissons; il visitait tous les vallons; il empêchait les soldats de s'écarter trop loin, les contenant par une douce persuasion plutôt que par les menaces. L'exemple d'un soldat qui, étant pris de vin, se hasarda à passer l'Euphrate, et qui fut égorgé par les ennemis sur l'autre bord à la vue de l'armée, servit à rendre ses camarades plus sobres et plus circonspects. Julien leur permit d'enlever ce qui était propre à leur subsistance,[Pg 77] et fit brûler le reste avec les habitations. L'armée se nourrissait avec plaisir des fruits de sa conquête; elle jouissait de l'abondance, sans toucher aux provisions qu'elle avait en réserve sur le fleuve.
XV.
Marche jusqu'à Pirisabora.
Amm. l. 24, c. 2.
Liban. or. 10, t. 2, p. 314.
Zos. l. 3, c. 15 et 16.
On arriva vis-à-vis du fort de Thilutha[140], situé dans une île escarpée, et tellement bordée d'une muraille, qu'il ne restait pas au-dehors de quoi asseoir le pied. L'attaque paraissant impraticable, on somma les habitants de se rendre. Ils répondirent qu'il n'en était pas encore temps; qu'ils suivraient le sort de la Perse, et que quand les Romains seraient maîtres de l'intérieur du pays, ils se soumettraient aux vainqueurs, comme un accessoire de la conquête. Julien se contenta de cette promesse, parce qu'il était persuadé que de s'arrêter, c'était servir ses ennemis, et que le temps si précieux, surtout dans la guerre, ne devait s'employer que pour acheter un succès de pareille valeur. Les habitants virent passer la flotte au pied de leurs murailles, sans faire aucun acte d'hostilité. On reçut la même réponse devant la forteresse d'Achaïachala, dont la situation était semblable. Le jour suivant, on brûla plusieurs châteaux déserts et mal fortifiés. Après une marche de huit ou neuf lieues[141] faite en deux jours, on vint à un lieu nommé Baraxmalcha[142]. On y[Pg 78] passa une rivière[143], à sept milles[144] de laquelle était située sur la rive droite de l'Euphrate la ville de Diacira[145]. Les habitants n'y avaient laissé que quelques femmes, et de grands magasins de blé et de sel. Les soldats de la flotte passèrent impitoyablement les femmes au fil de l'épée, pillèrent les magasins, et réduisirent la ville en cendres[146]. Sur l'autre bord[147], l'armée ayant traversé une source de bitume, et laissé sur la gauche deux bourgades nommées Sitha et Mégia[148],[Pg 79] entra dans Ozogardana[149], qu'elle trouva abandonnée. On y voyait encore le tribunal de Trajan; il était fort élevé et construit de pierres. Cette ville fut pillée et brûlée. L'armée se reposa deux jours en ce lieu. Pendant cet intervalle, l'empereur étonné de n'avoir encore rencontré aucunes troupes ennemies, envoya aux nouvelles Hormisdas qui connaissait le pays. Ce prince pensa être surpris à la fin de la seconde nuit par le généralissime des troupes de Perse, qu'on appelait Suréna[150]. Celui-ci s'était mis en campagne avec un[Pg 80] fameux partisan nommé Podosacès, chef des Sarrasins[Pg 81] Assanites[151], qui s'était rendu redoutable par les courses qu'il faisait depuis long-temps sur les terres de[Pg 82] l'empire. Hormisdas et sa troupe marchant sans défiance allaient tomber dans une embuscade, s'ils n'eussent[Pg 83] été arrêtés par un fossé profond, rempli des eaux de l'Euphrate. Au point du jour, l'éclat des casques et des cuirasses leur ayant fait découvrir l'ennemi, ils tournèrent le fossé, et couverts de leurs boucliers, ils fondirent sur lui avec tant de furie, que les Perses, sans avoir eu le temps de décocher leurs flèches, prirent la fuite, laissant plusieurs des leurs sur la place. L'armée encouragée par ce premier avantage s'avança jusqu'à une bourgade nommée Macépracta[152], où l'on voyait les ruines d'une ancienne muraille, que Sémiramis avait conduite d'un fleuve à[Pg 84] l'autre, afin de couvrir la Babylonie[153]. En ce même endroit commençaient les canaux tirés de l'Euphrate au Tigre, pour arroser le terrain et pour joindre les deux fleuves. A la tête du premier canal s'élevait une tour qui servait de phare. Le terrain marécageux et la profondeur de l'eau rendaient déja le passage difficile; mais il devenait tout-à-fait impossible en présence des ennemis, qui postés sur l'autre bord se préparaient à le disputer. Les Romains commençaient à perdre courage, lorsque Julien, fécond en ressources et très-instruit de toutes les pratiques de la guerre, résolut de faire attaquer les Perses par derrière. Il pouvait employer à cette diversion les quinze cents batteurs d'estrade, qui devançant toujours l'armée avaient déjà passé le canal avant quelle y fût arrivée. Mais il était question de leur faire parvenir l'ordre. Julien, ayant attendu la nuit, détacha pour cet effet le général Victor avec une troupe de cavalerie légère. Celui-ci alla passer loin des ennemis, et s'étant joint aux coureurs, il rabattit avec eux sur les Perses qui ne l'attendaient pas: une partie fut taillée en pièces, et le reste prit la fuite. Julien fit défiler son infanterie sur plusieurs ponts, tandis que les cavaliers, ayant choisi les endroits où les eaux étaient moins rapides, passèrent sur leurs chevaux à la nage.
[140] Zosime se contente d'appeler ce lieu, l. 3, c. 15, φρούριον ὀχυρώτατον, sans rapporter son nom. Ammien Marcellin est le seul qui le fasse connaître. Zosime n'indique d'une manière particulière aucun des châteaux qui furent pris par Julien jusqu'à Diacira; il n'emploie, pour les désigner, que les mots vagues ἕτερα φρούρια, d'autres châteaux; il dit seulement qu'on passa plusieurs stathmes ou lieux de poste, σταθμούς τινας παραμείψας depuis Phatusas jusqu'à Dacira, qui est la même que la Diacira d'Ammien Marcellin.—S.-M.
[141] On fit en ces deux jours, dit Ammien Marcellin, l. 24, c. 2, 200 stades.—S.-M.
[142] Ce lieu et le suivant ne sont connus que par le récit d'Ammien Marcellin.—S.-M.
[143] Amne transito, dit Ammien Marcellin, l. 24, c. 2; cela ne veut pas dire qu'on traversa une rivière, mais qu'on passa l'Euphrate, dont l'armée avait suivi la rive gauche jusqu'à Baraxmalcha. En effet, toutes les places mentionnées jusqu'à cette dernière inclusivement étaient sur la gauche ou dans les îles du fleuve, et nous voyons que Diacira était sur la droite. La Bleterie s'est trompé aussi sur le sens des mots Amne transito (Vie de Julien, l. 6, p. 385, 2e édit.). Il a cru qu'il s'agissait d'une rivière qui se jette dans l'Euphrate; s'il avait mieux lu le texte d'Ammien Marcellin et mieux connu aussi la géographie de ces régions, il aurait su que ce fleuve ne reçoit aucune rivière sur sa droite, depuis les frontières de la Syrie jusqu'à la mer.—S.-M.
[144] Miliario septimo, dit Ammien Marcellin, l. 24, c. 2.—S.-M.
[145] Zosime la nomme Dacira, πόλιν ἐν δεξιᾷ πλέοντι τὸν Εὐφράτην κειμένην, ville, dit-il, située à la droite de ceux qui naviguent sur l'Euphrate.—S.-M.
[146] Ammien Marcellin remarque qu'on voyait dans cette ville un temple, placé au haut de la citadelle, qui était fort élevée, in qua, dit-il, l. 24, c. 2, templum alti culminis arci vidimus superpositum.—S.-M.
[147] C'est-à-dire sur la rive gauche de l'Euphrate. C'est là que passait, à ce qu'il paraît, le gros de l'armée; c'est au moins ce qui semble résulter des expressions employées par Zosime; ἐπὶ δὲ τῆς ἄντικρυς ἠϊόνος, δι' ἧς ὁ ϛρατὸς ἐποιεῖτο τὴν πορείαν, sur la rive opposée (par rapport à Diacira qui était sur la droite), par laquelle l'armée faisait route. Zos. l. 3, c. 15.—S.-M.
[148] C'est Zosime seul qui parle de ces deux endroits. D'Anville (l'Euphrate et le Tigre, p. 68 et 69) pense que le premier est la ville nommée actuellement Hit. Tous les renseignements placent cette dernière, sur la rive droite de l'Euphrate; tandis que Zosime semble mettre Sitha sur la gauche, mais il paraît y avoir un peu de confusion dans cette partie de sa narration. Rien n'indique dans Ammien Marcellin que l'armée eût repassé le fleuve. Les sources de naphte ou de bitume, dont les deux auteurs font mention vers ce point de la marche de Julien, sont sur la rive droite de l'Euphrate. Hit est encore célèbre dans tout l'Orient par cette production; cette circonstance fait croire qu'elle est la ville de Babylonie appelée Is par Hérodote, I, 79, et Æiopolis dans Isidore de Charax, qui la met à 43 schœnes de Séleucie sur le Tigre.—S.-M.
[149] Cette ville est nommée Zaragardia par Zosime, l. 3, c. 15.—S.-M.
[150] Zosime est je crois le seul auteur ancien, qui ait dit positivement que le nom de Suréna désigna chez les Perses une dignité; ὁ γὰρ Σουρήνας, ἀρχῆς δὲ τοῦτο παρὰ Πέρσαις ὄνομα. Tous ceux qui se sont occupés de recueillir les notions qui nous ont été transmises sur le gouvernement des anciens Perses, ont admis cette indication comme un fait certain. On peut voir à ce sujet Brisson, de Regio Persarum principatu, l. 1, § 220. Il a été copié par tous ceux qui l'ont suivi. Deux passages d'Ammien Marcellin, viennent à l'appui de ce renseignement, mais ils ne sont pas tout-à-fait aussi précis. Voici le premier: Surena post regem apud Persas promeritæ dignitatis (l. 24, c. 2). Dans le second, il dit advenit Surena potestatis secundæ post regem (l. 30, c. 2). Il pourrait se faire qu'il fût simplement question dans ces deux passages d'un ou de deux personnages appelés Suréna. L'historien arménien Faustus de Byzance, qui vivait précisément à cette époque, nous fait connaître deux généraux de ce nom, qui furent envoyés en Arménie par le roi de Perse. Selon lui (l. 4, c. 33) le premier appelé Souren et surnommé Balhav, parce qu'il était de la race des Arsacides, était parent du roi d'Arménie. Il périt dans une expédition qu'il fit contre ce pays par l'ordre de Sapor, peu de temps avant la prise du roi Arsace. Pour l'autre qui fit aussi la guerre en Arménie (l. 4, c. 34), Faustus remarque qu'il était Persan. C'est le même qui y fut envoyé quelques années après, en 378, avec un corps auxiliaire de dix mille hommes et le titre de marzban d'Arménie. Il est probable que le premier est le même que celui dont parle Ammien Marcellin, dans le récit de l'expédition de Julien. Pour le second il ne peut être le général mentionné par Ammien Marcellin (l. 30, c. 2), sous l'an 374; il est plus vraisemblable que ce dernier était le fils du Suréna qui avait combattu contre Julien, et qu'il avait hérité de sa dignité. Quoi qu'il en soit, il est évident par ces exemples que Suréna ne désignait pas une dignité, mais que c'était un nom propre; le témoignage des auteurs arméniens, qui connaissaient probablement bien un royaume avec lequel ils avaient tant de relations, me paraît irrécusable. Voici ce qui aura peut-être donné naissance à cette erreur. L'historien Moïse de Khoren nous apprend (l. 2, c. 27 et 65) qu'il existait en Perse, du temps des Arsacides, une race puissante qui n'était elle-même qu'une branche de la famille royale. Elle s'appelait Sourénienne, parce qu'elle descendait d'un certain Souren, frère du roi Ardaschès, qui n'est autre que l'Artaban III des Grecs et des Romains. Il avait été réglé que cette famille tiendrait le premier rang dans l'état, après la branche royale et la famille Carénienne, autre division des Arsacides; à leur défaut elle devait hériter de la couronne. Lors de l'élévation des Sassanides, la famille Sourénienne ne perdit rien de ses prérogatives; elles s'accrurent sous la nouvelle domination. Séparés de la couronne par trop d'autres princes, ceux de cette famille préférèrent des avantages réels, à un héritage éventuel; ils embrassèrent le parti des nouveaux maîtres de la Perse, qui les récompensèrent de leurs services, et l'histoire d'Arménie fait mention de plusieurs d'entre eux qui tenaient un rang fort distingué en Perse. Il est donc clair qu'un nom de famille a été pris pour un titre. Cette erreur était d'autant plus facile à commettre, que cette race possédait, à ce qu'il paraît, le droit héréditaire de couronner les rois et que ses membres aimaient à prendre le nom de Suréna ou Souren. On confondit ainsi trois choses bien distinctes, la charge, la famille et l'individu. Les auteurs anciens nous font connaître quatre personnages de ce nom. Le premier, le plus illustre de tous, est le célèbre général des Parthes, qui sous le règne d'Orodes, vainquit Crassus dans les plaines de Carrhes. Il était comme nous l'apprend Plutarque (in Vita Crassi), le premier après le roi, par ses richesses, par sa naissance et par ses dignités; πλόυτῳ καὶ γένει καὶ δόξῃ, μετὰ βασιλέα δεύτερος. Il était donc en Perse ce que les Arméniens appellent iergrort, c'est-à-dire le second, en grec δεύτερος. En outre il tenait de ses ancêtres le droit de couronner les rois, κατὰ γένους μὲν οὖν, ἐξαρχῆς ἐκέκτητο, βασιλεῖ γενομένῳ Παρθῶν, ἐπιτιθέναι τὸ διάδημα πρῶτος. Sa famille possédait ainsi en Perse la charge qui, en Arménie, était entre les mains de la race des Pagratides. Ceux-ci se transmettaient par succession le titre de Thakatir, c'est-à-dire, qui pose la couronne. Tacite nous fait connaître le second personnage du nom de Suréna; celui-ci, en l'an 36 de J. C. couronna roi des Parthes, selon l'usage de sa patrie, Tiridate, fils de Phrahates IV, compétiteur d'Artaban III; multis coram et adprobantibus, Surena patrio more Tiridatem insigni regio evinxit (Annal. VI, 42). Pour les deux autres ce sont ceux dont j'ai déja parlé d'après Ammien Marcellin et Zosime. Je remarquerai encore que la Chronique de Malala et celle d'Alexandrie parlent toutes deux du premier de ces personnages, de manière à ne laisser aucun doute que Suréna ne fût son nom propre. Ἕνα τῶν μεγιϛάνων ὀνόματι Σουῤῥαεινᾶν, dit la première, un des grands appelé Sourraeïna. L'autre s'exprime à peu près de la même façon, τινα τῶν μεγιστάνων, ὀνόματι Σουρέναν. Les auteurs arméniens nous donnent des renseignements sur dix princes appelés Souren. Le premier est l'auteur de la famille Sourénienne dont parle Moïse de Khoren (l. 2, c. 27 et 65); le second, était frère de S. Grégoire l'Illuminateur, apôtre de l'Arménie; le troisième et le quatrième sont les généraux persans, dont j'ai déja parlé d'après Faustus de Byzance; le cinquième est Souren, dynaste des Khorkhorouniens, du temps d'Arsace III, dont parle Moïse de Khoren (l. 3, c. 43 et 44); le sixième est un général persan contemporain du roi de Perse Bahram Gour, vers l'an 430; les quatre autres sont aussi des officiers persans qui vécurent à des époques plus récentes, et qui tous comme les précédents étaient issus de la race des Arsacides, et en conséquence joignaient à leur nom celui de Balhav, destiné à rappeler la commune origine des Arsacides, venus tous de Balh ou Balkh, dans la Bactriane. On n'aurait pas besoin d'un si grand nombre d'exemples, pour reconnaître l'erreur commise par les modernes à l'imitation de quelques anciens, sur le nom de Surena. Je n'ai donc pas hésité à substituer dans le texte de Lebeau, le nom de Surena, comme nom propre, et de retrancher l'article dont il l'avait fait précéder, dans la supposition qu'il s'appliquait à une dignité.—S.-M.
[151] Ammien Marcellin désigne ce personnage si redoutable aux Romains par les mots, famosi nominis latro; il est probable que les courses qu'il avait faites selon l'usage de sa nation, lui avaient mérité cette qualification. L'historien que je viens de citer est le seul auteur qui en parle, il le fait en ces termes: Malechus Podosaces nomine, phylarchus Saracenorum Assanitarum; ce qui pourrait se rendre ainsi, le malech appelé Podosacès, phylarque des Sarrasins Assanites. Le mot malechus, est le titre de ce chef; c'est le mot arabe malek ou melik, qui signifie roi, et qui se retrouve quelquefois comme nom propre dans les auteurs anciens. Le nom de Podosacès paraît, par son extérieur, d'origine persane; Ctésias (ap. Phot. cod. 72) en offre sous la forme Petisacas un à peu près pareil. Le titre de phylarque, c'est-à-dire chef de tribu, est celui que les Grecs et les Romains donnaient aux rois ou chefs Arabes; on pourrait le faire voir par une multitude de passages qu'il serait trop long de citer. Il ne reste plus qu'à connaître ce qu'étaient les Sarrasins Assanites, Saracenorum Assanitarum d'Ammien Marcellin. On n'en trouve la mention dans aucun autre auteur, et on resterait dans une complète ignorance, sur ce qu'ils pouvaient être, sans un passage de la Chronique de Malala (part. 2, p. 19) qu'il faut rapprocher du texte d'Ammien. Selon cet ouvrage, Julien se rendit, en suivant le Tigre, dans la région de Perse qu'on appelait des Mauzanites, et qui était voisine de Ctésiphon, résidence des rois, καὶ παρέλαβεν εἰς τὰ Περσικὰ, ἐν τῇ χώρᾳ τῶν λεγομένων Μαυζανιτῶν, πλησίον Κτησιφῶντος πόλεως, ἔνθα ὑπῆρχε τὸ Περσικὸν βασίλειον. Le pays des Mauzanites était à l'extrémité méridionale de l'Assyrie, sur les deux rives de l'Euphrate et du Tigre, comprenant tout l'intervalle entre ces fleuves et s'étendant jusqu'au golfe Persique. Les Grecs l'avaient appelé Mésène; on le retrouve dans les écrivains orientaux sous le nom de Misan. Sa capitale était Spasini-charax, située sur la rive droite du Tigre non loin de son embouchure; c'est à cette ville que le pays devait son nom de Characène que lui donnent fréquemment les auteurs anciens. La Characène ou Mésène formait un royaume particulier, qui paraît avoir joué un rôle assez important dans les événements politiques de l'Orient, surtout à cause de sa position géographique, qui lui donnait une grande influence sur les relations commerciales que les anciens entretenaient avec l'Inde. Ce petit état, gouverné par des rois arabes d'origine, datait de l'an 130 av. J.-C. Il devait son existence à un certain Spasinès, fils de Sogdonacès, qui avait relevé les ruines d'Alexandrie du Tigre, fondée par Alexandre, et qui en lui imposant son nom en avait fait sa capitale. Ce royaume s'était perpétué jusqu'au temps des Sassanides, on le voit par les auteurs orientaux qui en font mention sous le nom de Misan. On ne peut douter que le pays de Misan ou Mésène ne fut la région des Mauzanites; la marche de Julien dut le conduire sur les frontières de ce royaume, puisqu'il vint devant Ctésiphon qui en était fort voisine. Le récit d'Ammien Marcellin semblerait faire croire que l'empereur n'entra pas dans ce pays, comme il le paraîtrait d'après le témoignage de la Chronique de Malala. Il est presque impossible cependant que Julien, parvenu si près de ce pays, n'y ait pas envoyé quelques détachements de son armée. Heureusement Ammien Marcellin nous fournit lui-même de quoi assurer ce fait, par ce qu'il dit au sujet du phylarque Podosacès. Il est assez évident en effet que les Sarrasins Assanites, tout-à-fait inconnus d'ailleurs, et qui étaient commandés par ce phylarque, sont les Mauzanites de Malala. Il est de même hors de doute qu'au lieu de Assanitarum, il faut lire dans le texte de l'historien latin Massanitarum. C'est là une sorte d'erreur fort commune dans les anciens manuscrits, et qui provient de ce que le mot précédent (saracenorum) se terminant par un M, cette lettre selon l'usage devait former l'initiale du mot suivant. Cette particularité, qui ne trompe jamais quand il s'agit de mots connus, devait facilement induire en erreur dans cette circonstance particulière, et pour un nom si rare dans les auteurs anciens. Il faut donc lire ainsi ce passage d'Ammien Marcellin, Malechus Podosaces, phylarchus Saracenorum Massanitarum; le malek ou roi Podosacès phylarque des Sarrasins Massanites. Il existe un certain nombre de médailles avec des légendes grecques, qui appartiennent aux rois de la Mésène ou de la Characène. J'ai traité en détail de tout ce qui concerne la géographie et l'histoire de ce pays, dans un ouvrage encore inédit, intitulé Recherches sur l'Histoire et la Géographie du royaume Gréco-Arabe de la Mésène ou de la Characène. Des portions considérables de ce travail ont été communiquées à l'Académie des Inscriptions en l'an 1818. Gibbon a commis une grave erreur (t. 4, p. 484 et 485), en disant que Podosacès (qu'il appelle par inadvertance sans doute Rodosacès) était un émir de la tribu de Gassan. Les Arabes Ghassanites n'habitèrent jamais la Babylonie, mais dans le désert voisin de la Syrie, du côté de Damas. Bien loin d'être ennemis des Romains, ils furent constamment leurs alliés et les adversaires des rois de Hirah, qui occupaient la partie de la Babylonie, limitrophe du désert. Il est même douteux qu'à l'époque dont il s'agit, cette tribu originaire de l'Yemen, eût déja abandonné sa patrie pour venir s'établir sur la frontière de l'empire. Je ne partage point l'opinion émise à ce sujet, par M. Silvestre de Sacy, dans son Mémoire sur les divers événements de l'Histoire des Arabes avant Mahomet. (Mémoires de l'Acad. des Inscript. t. XLVIII.)—S.-M.
[152] Ce bourg était comme on le voit par le témoignage d'Ammien Marcellin (l. 24, c. 2), au point où les eaux de l'Euphrate, jusque là renfermées dans un seul lit, se divisent en plusieurs bras. Hinc pars fluminis scinditur largis aquarum agminibus, ducens ad tractus Babylonios interiores, etc. Le nom syriaque ou chaldéen de ce bourg est en rapport avec sa situation, car il signifie sans difficulté division des eaux. Cette circonstance me fait croire, comme l'ont déjà pensé Valois et Cellarius (l. 3, c. 15, § 18), qu'il était le lieu appelé Massice par Pline (l. 5, c. 26). Scinditur, dit le naturaliste romain, Euphrates a Zeugmate octoginta tribus millibus passuum circa vicum Massicen, et parte lævâ in Mesopotamiam vadit per ipsam Seleuciam, circa eam profluens infusus Tigri; dexteriore autem alveo Babylonem petit.—S.-M.
[153] In quo semiruta murorum vestigia videbantur: qui priscis temporibus in spatia longa protenti, tueri ab externis incursibus Assyriam dicebantur. Amm. Marcell., l. 24, c. 2. Il s'agit sans aucun doute ici du Mur de Médie mentionné par Xénophon dans son expédition des dix mille, et par Strabon (l. 2, p. 80), qui l'appelle le mur de Sémiramis, τὸ Σεμιράμιδος διατείχισμα. Ce rempart avait été destiné à défendre les terres fertiles de la Babylonie, arrosées par les canaux dérivés de l'Euphrate, contre les courses des Arabes, des Curdes et des autres tribus nomades.—S-M.
XVI.
Prise de Pirisabora.
Amm. l. 23, c. 4 et l. 24, c. 3.
Liban. or. 10, t. 2, p. 315.
Zos. l. 3, c. 17 et 18.
Cet heureux succès rendit le chemin libre jusqu'à[Pg 85] Pirisabora[154], la plus grande ville de ce pays après Ctésiphon[155], bâtie dans une péninsule formée par l'Euphrate et par un large canal tiré du fleuve pour l'usage des habitants. Elle était ceinte d'une double muraille flanquée de tours, défendue du côté de l'occident et du midi par le fleuve et par des rochers, à l'orient par un fossé profond et par une forte palissade; au septentrion par le canal. Les tours étaient construites de brique et de bitume jusqu'à la moitié de leur hauteur; le reste n'était que de briques et de plâtre. A l'angle formé par le canal s'élevait une forte citadelle sur une éminence escarpée, qui s'arrondissait jusqu'au fleuve, où le terrain coupé à pic ne présentait que des pointes de rochers. On montait de la ville à la citadelle par un sentier rude et difficile. L'empereur, ayant reconnu la force de la place[156], mit inutilement en usage les promesses et les menaces. Il fallut en venir aux attaques. Son armée rangée sur trois lignes passa le premier jour à lancer des pierres et des traits. Les assiégés[Pg 86] pleins de force et de courage paraissaient disposés à faire une longue résistance. Ils tendirent sur leurs murs de grands rideaux de poil de chèvre[157], lâches et flottants pour amortir la violence des coups. Leurs soldats étaient couverts de lames d'acier, qui, s'ajustant à la forme, et se prêtant aux mouvements de leurs membres depuis la tête jusqu'aux pieds, les faisaient paraître des statues d'acier[158]. Leurs boucliers en losange, à la manière des Perses, n'étaient que d'osier revêtu de cuir, mais tissu si fortement qu'ils étaient à l'épreuve des traits. Ils demandèrent plusieurs fois à parler au prince Hormisdas: ce ne fut que pour l'accabler d'injures, le traitant de perfide, de déserteur, de traître. Le premier jour s'étant passé en pourparlers inutiles, Julien fit pendant la nuit combler le fossé, arracher la palissade et avancer ses machines. Au point du jour, un bélier avait déja percé une des tours, et les habitants qui n'étaient pas trois mille hommes[159] (car les autres s'étaient sauvés par le fleuve avant le siége) n'espérant pas pouvoir défendre une si vaste étendue, abandonnèrent la double enceinte et se retirèrent dans la citadelle[160]. Aussitôt[Pg 87] l'armée, s'étant emparée de la ville, abattit les murs, brûla les maisons, établit ses batteries sur les ruines. On attaquait, on défendait avec une ardeur égale. Les assiégés courbant avec effort leurs grands arcs, en faisaient partir des flèches armées d'un long fer, qui portaient des coups mortels au travers des boucliers et des cuirasses. Le combat continua sans relâche et sans aucun avantage depuis le matin jusqu'au soir. Il recommençait le troisième jour avec la même fureur, lorsque Julien, rival d'Alexandre, et accoutumé comme ce héros à prodiguer sa vie, prenant avec lui les plus déterminés de ses soldats, court à l'abri de son bouclier jusqu'à la porte du château revêtue de plaques de fer fort épaisses; et au travers d'une grêle de pierres, de traits, de javelots, couvert de sueur et de poussière, il fait battre la porte à coups de pics et de pieux; il crie, il anime sa troupe, il frappe lui-même, et ne se retire qu'au moment qu'il se voit prêt à être enseveli sous les masses énormes qu'on fait tomber du haut des murs. Alors, sans avoir reçu aucune atteinte, mais plein de dépit, il se retire avec ses gens, dont quelques-uns étaient seulement légèrement blessés. La situation du lieu ne permettant pas de faire jouer les béliers ni d'élever les terrasses, l'empereur fit dresser en diligence une de ces machines, qu'on appelait hélépoles. L'art n'avait encore rien imaginé de plus terrible pour le siége des villes. C'était une ancienne invention de Démétrius le Macédonien, qui s'en était servi pour forcer plusieurs places: ce qui lui avait fait donner le surnom de Poliorcète, c'est-à-dire, le preneur de villes. On construisit avec de grosses poutres une tour quarrée, divisée en plusieurs[Pg 88] étages, dont la hauteur surpassait celle des murailles de la place, et qui s'élevait en diminuant de largeur. On la couvrit de peaux de bœufs nouvellement écorchés, ou d'osier vert enduit de boue, afin qu'elle fût à l'épreuve du feu. La face était garnie de pointes de fer à trois branches, propres à percer et à briser tout ce qu'elles rencontraient. Des soldats placés au-dessous la faisaient avancer sur des roues à force de bras: d'autres la tiraient avec des cordes; et tandis qu'on mettait en branle les béliers suspendus aux divers étages, tandis qu'il partait de toutes les ouvertures des pierres et des javelots lancés à la main et par des machines, la tour venant heurter avec violence les parties les plus faibles de la muraille, ne manquait guère d'y ouvrir une large brèche. A la vue de ce formidable appareil, les assiégés saisis d'effroi, et désespérant de vaincre l'opiniâtreté des Romains, cessent de combattre: ils tendent les bras en posture de suppliants; ils demandent la permission de conférer avec Hormisdas. Les Romains, de leur côté, suspendent les attaques. On descend du haut du mur, par le moyen d'une corde, le commandant de la place nommé Mamersidès[161]; il obtient de l'empereur que les habitants sortiront sans qu'il leur soit fait aucun mal; qu'on leur laissera à chacun un habit et une somme d'argent marquée, et que Julien, quelque traité qu'il fasse dans la suite, ne les livrera jamais aux Perses: ils savaient que s'ils retombaient entre les mains de ces maîtres cruels, ils ne pouvaient éviter d'être écorchés vifs comme des traîtres. Dès que le commandant[Pg 89] fut retourné dans la ville, les habitants ouvrirent les portes; ils défilèrent à travers l'armée romaine, louant hautement la valeur et la clémence également héroïques de l'empereur. On trouva dans la place quantité de blé, d'armes, de machines, et de meubles de toute espèce. Le blé fut transporté sur la flotte; on en distribua une partie aux soldats. On leur abandonna les armes qui pouvaient être à leur usage. Le reste fut jeté dans le fleuve, ou consumé par les flammes avec la place.
[154] Cette place est nommée Bersabora par Zosime (l. 3, c. 17). C'était dit Libanius, une grande ville de l'Assyrie qui portait le nom de celui qui régnait, c'est-à-dire de Sapor; ἦν πόλις Ἀσσυρίων μεγάλη τοῦ τότε βασιλεύοντος ἐπώνυμος. L'orateur d'Antioche ne se trompe point; cette ville portait un nom qui était celui du prince régnant. Les Perses et les Syriens l'appelaient Fyrouz-Schahpour ou Fyrouz-Schabour, ce qui signifie en persan la victoire de Schahpour. Elle devait ce nom à Sapor Ier, deuxième prince de la race des Sassanides; avant lui elle s'appelait Anbar. Cette ancienne dénomination a fini par prévaloir, et elle la porte encore aujourd'hui. Le nom d'Ancobaritis, qui désigne dans Ptolémée toute la partie méridionale de la Mésopotamie, sur les bords de l'Euphrate, tirait probablement son origine de celui d'Anbar.—S.-M.
[155] Πόλεως μεγάλης καὶ τῶν ἐν Ἀσσυρίᾳ μετὰ Κτησιφῶντα μεγίϛης. Zos. l. 3, c. 18. Ammien Marcellin se contente de dire qu'elle était vaste, peuplée et environnée comme une île. Amplam et populosam, ambitu insulari circumvallatam. Ammien Marc. l. 24, c. 2.—S.-M.
[156] Selon Ammien Marcellin (l. 24, c. 2), Julien fit le tour de la place, obequitans mœnia imperator.—S.-M.
[157] Ces rideaux portaient le nom de Cilicia, Κιλίκια. Il en est souvent question dans les siéges des anciens.—S.-M.
[158] Ferreâ nimirum facie omni; quia laminæ singulis membrorum lineamentis cohærenter aptatæ, fido operimento totam hominis speciem contebegant. Amm. Marc. l. 24, c. 2.—S.-M.
[159] Ils étaient deux mille cinq cents, selon Ammien Marcellin. Zosime l. 3, c. 18, en compte au contraire cinq mille.—S.-M.
[160] Elle avait, dit Ammien, l. 24, c. 2, la forme d'un bouclier argien, c'est-à-dire, qu'elle était ronde, s'élevant considérablement vers le milieu: tereti ambitu Argolici scuti speciem ostendebat. Elle était seulement échancrée du côté du nord, nisi quὸd a septentrione id quod rotunditati deerat; de ce côté-là elle était suffisamment défendue par des rochers, qui dominaient l'Euphrate; in Euphratis fluenta projectæ cautes eminentius tuebantur.—S.-M.
[161] Il est appelé Momosirès par Zosime, l. 3, c. 18.—S.-M.
XVII.
Sévérité de Julien.
Amm. l. 24, c. 3 et 4, et ibi Vales.
Liban. or. 10, t. 2, p. 314 et 316.
Zos. l. 3, c. 19.
Le jour suivant, pendant que l'empereur prenait un repas léger, à son ordinaire, on vint lui annoncer que Suréna avait surpris trois compagnies de coureurs[162], qu'il en avait taillé en pièces une partie, et qu'ayant tué un tribun, il avait enlevé un dragon: c'était une enseigne qui portait la figure de cet animal. Il part sur-le-champ, suivi seulement de trois de ses gardes; et ralliant les fuyards qui regagnaient le camp à toute bride, il retourne à leur tête sur le vainqueur, arrache le dragon des mains des ennemis, les terrasse ou les met en fuite. Alors s'arrêtant sur la place même, presque seul au milieu de cent cavaliers qu'il allait punir, mais sûr d'être obéi, il commence par les deux tribuns qui s'étaient laissé battre; il les dégrade du service en leur ôtant la ceinture militaire; et, suivant la sévérité de l'ancienne discipline, il fait décimer les cavaliers et trancher la tête à dix d'entre eux. Il ramène les autres au camp, ayant presque en un même instant appris, vengé et puni la défaite de sa troupe.
[162] Procursatorum partis nostræ tres turmas. Amm. Marc. l. 24, c. 3.—S.-M.
XVIII.
Réprimande de Julien à ses soldats.
Étant ensuite monté sur un tribunal, il loua ses[Pg 90] soldats de la valeur qu'ils avaient montrée au siége de Pirisabora; il les exhorta à conserver une réputation capable d'abréger leurs travaux, et leur promit cent pièces d'argent par tête. Comme il s'aperçut qu'une si modique récompense n'excitait que des murmures, prenant un air majestueux et sévère, et montrant de la main le pays qu'il avait devant lui: «Voilà, dit-il, le domaine des Perses; vous y trouverez des richesses, si vous savez combattre et m'obéir. L'empire fut opulent autrefois; il s'est appauvri par l'avarice de ces ministres, qui ont partagé les trésors de leurs maîtres avec les Barbares dont ils achetaient la paix[163]. Les fonds publics sont dissipés, les villes épuisées, les provinces désolées. Quelque noble que je sois, je suis le seul de ma maison; je n'ai de ressources que dans le cœur. Un empereur qui ne connaît de trésors que ceux de l'ame, sait soutenir l'honneur d'une vertueuse indigence. Les Fabricius, qui firent triompher Rome des plus redoutables ennemis, n'étaient riches que de gloire. Cette gloire vous viendra avec la fortune, si vous suivez sans crainte et sans murmure les ordres de la Providence et ceux d'un général qui partage avec elle le soin de vos jours. Mais si vous refusez d'obéir, si vous reprenez cet esprit de désordre et de mutinerie, qui a déshonoré et affaibli l'empire, retirez-vous, abandonnez mes drapeaux. Seul, je saurai mourir au bout de ma glorieuse carrière, méprisant la vie, qu'une fièvre me ravirait un jour; sinon, je quitterai[Pg 91] la pourpre. De la manière dont j'ai vécu empereur, je pourrai, sans décheoir et sans rougir, vivre particulier. J'aurai du moins l'honneur de laisser à la tête des troupes romaines des généraux pleins de valeur, et instruits de toutes les parties de la guerre». A ces paroles, les soldats, touchés et attendris, lui promettent une soumission et un dévouement sans réserve: ils élèvent jusqu'au ciel sa grandeur d'ame, et cette autorité plus attachée à sa personne qu'à son diadème. Ils font retentir leurs armes; c'était par ce langage que s'expliquait l'approbation militaire. Remplis de confiance, ils se retirent sous leurs tentes, et prennent leur nourriture, discourant ensemble de leurs espérances, qui les occupent jusque dans le sommeil. Julien ne cessait d'entretenir cette chaleur; c'était l'objet de tous ses discours. Voulait-il affirmer quelque chose; au lieu d'employer les serments ordinaires, il disait, comme avait dit Trajan autrefois[164]: Puissé-je aussi-bien subjuguer la Perse! puissé-je aussi certainement assurer la tranquillité de l'empire!
[163] Julien fait la satire de ces ministres, qui avaient conseillé à Constance, de traiter avec les Barbares plutôt que de les combattre. Qui ut augerent divitias, docuerunt Principes auro quiete à Barbaris redempta redire. Amm. Marc. l. 24, c. 3.—S.-M.
[164] Trajan avait l'habitude de dire: Puissé-je réduire la Dacie en province; puissé-je passer sur des ponts le Danube et l'Euphrate. Sic in provinciarum speciem reductam videam Daciam: sic pontibus Istrum et Euphratem superem. Amm. Marc. l. 24, c. 3.—S.-M.
XIX.
Marche jusqu'à Maogamalcha.
Pendant que l'armée reposait sous ses tentes, Julien, toujours en haleine, envoyait des troupes légères pour enlever les habitants que la terreur avait dispersés dans les campagnes voisines. On en trouvait un grand nombre cachés dans des retraites souterraines. On emmenait des enfants avec leurs mères; et bientôt le nombre des prisonniers surpassa celui des vainqueurs. Dans une route de quatorze mille pas, le long du fleuve, on rencontra un château et une ville[Pg 92] nommée Phissénia[165], dont les murailles étaient baignées par un canal profond. Julien, ne jugeant pas à propos de s'y arrêter, trouva au-delà un terrain que les Perses avaient inondé, à dessein de lui rendre le passage impraticable. Il campa en cet endroit et assembla le conseil. Les avis étaient partagés; plusieurs officiers proposaient une autre route, plus longue à la vérité, mais où l'on ne trouvait point d'eau: Et c'est là ce que je crains, répartit Julien: je ne vois ici que de la fatigue; là je vois notre perte. Lequel des deux vaut-il mieux, d'avoir la peine de traverser les eaux, ou de n'en pas trouver et mourir de soif? Souvenez-vous de Crassus et d'Antoine. Tous revinrent à son avis. En même temps il ordonna de préparer des outres, de rassembler des bateaux de cuir, dont les habitants faisaient grand usage sur les canaux; et comme tout ce terrain était planté de palmiers, il alla lui-même, à la tête d'une troupe de soldats et de charpentiers, abattre des arbres, et faire des planches[166]. Il passa cette nuit, le jour suivant, et la nuit d'après à établir des ponts, à combler des fosses profondes, à raffermir le sol des marais, en y jetant de la terre. Au commencement du second jour, il fit défiler son armée sur les ponts qu'il fallait démonter et dresser sans cesse avec un travail incroyable. Marchant lui-même au travers des eaux, il accélérait les ouvrages, et maintenait partout le bon ordre. Après une si pénible[Pg 93] journée, on se reposa dans une ville nommée Bithra[167], où l'on trouva un palais d'une si vaste étendue, que l'empereur y logea toute son armée. Cette ville était habitée par des Juifs[168], qui s'étaient établis en grand nombre dans ces contrées; ils l'avaient abandonnée, et les soldats, en partant, y mirent le feu. Au sortir de l'inondation, se présenta une plaine charmante, couverte d'arbres fruitiers de toute espèce et surtout de palmiers, dont les plants formant de grandes forêts, s'étendaient de là jusqu'au golfe Persique[169]. Les vignes qui croissaient au pied de ces arbres féconds, se mariant avec eux, les soldats cueillaient à la fois les dattes et les raisins suspendus aux mêmes branches; et l'on n'avait à craindre que l'abondance dans un lieu où l'on avait appréhendé de trouver la disette. L'armée passa la nuit dans cette délicieuse campagne. Elle essuya, le jour suivant, quelques décharges de traits d'un parti ennemi, qui fut bientôt dissipé. Il fallut encore traverser un grand nombre de ruisseaux; c'étaient[Pg 94] autant de saignées de l'Euphrate. Enfin, on arriva à la vue d'une grande ville nommée Maogamalcha[170].
[165] Ce lieu n'est nommé que par Zosime, l. 3, c. 19. Ammien Marcellin se contente de dire, l. 24, c. 3: Post hæc, decursis millibus passuum quatuordecim, ad locum quemdam est ventum.—S.-M.
[166] Imperator ipse prægressus, constratis ponticulis multis ex utribus, et coriaceis navibus, itidemque consectis palmarum trabibus, exercitum non sine difficultate traduxit. Amm. Marc. l. 24, c. 3—S.-M.
[167] Le nom de cette ville ne se trouve que dans Zosime, l. 3, c. 19; il diffère peu de celui de la ville de Mésopotamie (Virtha), assiégée en vain par Sapor en l'an 360. Voyez ci-devant l. XI, § 21, t. 2, p. 344, note 3. Il est probable que ce nom est le même; comme il signifie forteresse, il peut s'appliquer à un grand nombre de localités.—S.-M.
[168] C'est Ammien Marcellin qui nous apprend que les Juifs formaient la population de cette ville. In hoc tractu civitas, ob muros humiles ab incolis Judæis deserta (Amm. Marc., l. 24, c. 4.); ils avaient abandonné leur ville à cause du peu de hauteur de leurs murailles. Le même auteur remarque, l. 24, c. 3, que dans son voisinage le principal bras de l'Euphrate se divisait en plusieurs autres bras; ubi pars major Euphratis in rivos dividitur multifidos. Il est bon de remarquer à cette occasion que les Juifs formaient à cette époque une grande partie de la population de la Babylonie.—S.-M.
[169] Ammien Marcellin l'appelle la grande mer. Il dit aussi que ces forêts de palmiers s'étendent jusqu'à la Mésène; c'est le pays dont il a été amplement question, p. 81, note 1, l. XIV, § 15. Per spatia ampla adusque Mesenem et mare pertinent magnum, instar ingentium nemorum. Amm. Marc. l. 24, c. 3.—S.-M.
[170] Selon quelques manuscrits d'Ammien Marcellin, cette ville s'appelait Maïozamalcha. Zosime, qui ne la nomme pas, la qualifie, l. 3, c. 20, tout simplement de φρούριον, c'est-à-dire, château; mais Libanius, qui ne la nomme pas non plus, ajoute que c'était un château très-fort, φρούριον καρτερόν. Ammien Marcellin dont le témoignage est plus croyable, puisqu'il était dans l'expédition, dit l. 24, c. 4, que c'était une grande ville, défendue par de fortes murailles, Maogamalcha urbem magnam et validis circumdatam mœnibus.—S.-M.
XX.
Situation de la ville.
Amm. l. 24, c. 4.
Liban. or. 10, t. 2, p. 316-318.
Zos. l. 3, c. 20 et 22.
Le premier soin de Julien fut de se camper avantageusement, pour n'être pas exposé aux insultes de la cavalerie des Perses, très-redoutable en pleine campagne. Il alla ensuite lui-même à pied, avec une petite troupe d'infanterie légère, reconnaître les dehors de la place. Tout le terrain était coupé de canaux, au milieu desquels la ville s'élevait sur un tertre, qui semblait être une île. L'accès en était défendu par des rochers fort hauts, dont la coupe irrégulière formait un labyrinthe tortueux. Elle avait, ainsi que Pirisabora, deux enceintes, armées chacune d'une muraille de briques cimentées de bitume. Le mur extérieur, fort large et fort élevé, à l'épreuve des machines, était bordé d'un fossé profond, et flanqué de seize grosses tours de même construction que les murailles. Une citadelle, assise sur le roc, occupait le centre de la ville; au-dehors une forêt de roseaux qui s'étendait depuis les canaux jusqu'au bord du fossé, donnait aux habitants la facilité d'aller puiser de l'eau sans être aperçus[171]. Cette ville, très-peuplée par elle-même, se trouvait alors remplie d'une multitude d'habitants des châteaux[Pg 95] voisins, qui s'y étaient retirés, comme dans une place de sûreté.
[171] Tous ces détails sur la situation et les fortifications de Maogamalcha sont tirés du dixième discours de Libanius, qui semble avoir voulu épuiser dans cette occasion toutes les ressources de son éloquence.—S.-M.
XXI.
Péril de Julien.
La hardiesse de Julien pensa lui coûter la vie. Dix soldats perses, étant sortis de la ville par une porte détournée, se glissèrent au travers des roseaux, et vinrent fondre sur sa troupe. Deux d'entre eux, ayant reconnu l'empereur, coururent à lui le sabre à la main. Il se couvrit de son bouclier, et tua l'un, tandis que l'escorte massacrait l'autre. Le reste s'étant sauvé par une prompte fuite, l'empereur revint au camp, où il fut reçu avec beaucoup de joie. L'armée ne respirait que vengeance, et Julien crut ne pouvoir, sans péril, laisser derrière lui une place si considérable. Ayant jeté des ponts sur les canaux, il fit passer ses troupes, et choisit un lieu sûr et commode pour y asseoir son camp, qu'il fortifia d'une double palissade.
XXII.
Divers événements qui se passent hors de la ville.
Ce siége, ou plutôt cette attaque, ne dura que trois jours: mais ce court intervalle présente un spectacle si varié, et si rempli d'événements, qu'on y trouverait de quoi marquer chaque journée d'un long siége, entrepris et soutenu par des combattants moins actifs. Tout était en mouvement dans la ville, au pied des murailles, sur le terrain des environs, sur les canaux. On avait envoyé les chevaux et les autres bêtes de somme de l'armée paître aux environs dans des bois de palmiers. Suréna vint pour les enlever; mais Julien, qui connaissait les forces des ennemis, comme les siennes propres, avait si bien proportionné l'escorte, qu'elle se trouva en état de les défendre. Tandis que l'infanterie attaquait la place, la cavalerie, divisée en plusieurs pelotons, battait toute la plaine; elle enlevait[Pg 96] les grains et les troupeaux, elle nourrissait le reste de l'armée aux dépens des ennemis, elle assommait ou faisait prisonniers les fuyards dispersés dans la campagne. C'étaient les habitants de deux villes voisines[172], dont les uns se sauvaient vers Ctésiphon, les autres s'allaient cacher dans des bois de palmiers; un grand nombre gagnait les marais, et se jetant dans des canots légers, faits d'un seul arbre[173], ils échappaient à la cavalerie. Pour les atteindre, les soldats se servaient de bateaux de cuir, que Julien avait rassemblés; et quand ils arrivaient à la portée des traits, des pierres, et des feux qu'on leur lançait du haut des murailles, ils renversaient sur leurs têtes ces nacelles qui leur tenaient alors lieu de toit et de défense.
[172] Et duarum incolæ civitatum, quas amnes amplexi faciunt insulas. Amm. Marc. l. 24, c. 4. Ces deux villes étaient dans les îles formées par les divers bras et les canaux dérivés de l'Euphrate. On apprend de Zosime (l. 3, c. 20) que leur exemple avait été imité par les habitants de plusieurs autres lieux fortifiés, ἄλλα φρούρια πλεῖϛα, parmi lesquels se trouvait la ville de Bésuchis, Βησουχὶς, qui n'est pas mentionnée ailleurs, et qui selon le même auteur était une place bien peuplée, πολυάνθρωπος.—S.-M.
[173] Alii per paludes vicinas alveis arborum cavatarum invecti. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
XXIII.
Attaques.
L'armée, rangée sur trois lignes, environnait les murs[174]. La garnison nombreuse et composée de troupes d'élite était déterminée à s'ensevelir sous les ruines, plutôt que de se rendre, et les habitants ne montraient pas moins de résolution[175]. Plusieurs aventuriers se hasardaient jusqu'au bord du fossé, d'où ils défiaient les Romains de leur donner bataille en rase campagne: pleins d'ardeur et de rage, ils n'obéissaient[Pg 97] qu'avec peine aux ordres du commandant qui les rappelait. Cependant les Romains, moins fanfarons, mais plus actifs, partageaient entre eux les travaux: on élevait des terrasses; on comblait les fossés; on dressait des batteries[176]; on creusait de profonds souterrains. Névitta et Dagalaïphe commandaient les travailleurs[177]: Julien se chargea de la conduite des attaques. Tout était prêt, et l'armée demandait le signal, lorsque Victor, envoyé pour reconnaître le pays, vint rapporter, que le chemin était libre et ouvert jusqu'à Ctésiphon, qui n'était éloignée que de quatre lieues[178]. Cette nouvelle augmenta l'empressement des troupes. Les trompettes sonnent de part et d'autre. Les Romains, couverts de leurs boucliers, s'avancent avec un bruit confus et menaçant. Les Perses, revêtus de fer, se montrent sur la muraille[179]. D'abord ce n'était, de leur part, que des huées, des insultes, des railleries; mais quand ils voient jouer les machines, et les assaillants au pied de leurs murs, à couvert de leurs madriers[180], battre la muraille à coups de béliers, et[Pg 98] travailler à la sape, alors ils font pleuvoir sur eux de gros quartiers de pierres, des javelots, des feux, des torrents de bitume enflammé. On redouble les efforts à plusieurs reprises: enfin, vers l'heure de midi, l'excessive chaleur qui croissait de plus en plus, obligea les Romains épuisés et couverts de sueur de passer le reste du jour sous leurs tentes. L'attaque recommença le lendemain avec une pareille fureur, et se termina avec aussi peu de succès. Un accident, rapporté par Ammien Marcellin, fait connaître quelle était la force de l'artillerie de ce temps-là. Un ingénieur[181] se tenait derrière une des pièces employées à foudroyer la ville, et qu'on appelait Scorpions; le soldat qui la servait, n'ayant pas bien placé la pierre dans la cuiller[182], d'où elle devait partir, cette pierre, au moment de la détente, rejaillit contre un des montants antérieurs de la machine, et revint frapper l'ingénieur avec tant de violence, que son corps fut mis en pièces, sans qu'on pût retrouver ni reconnaître aucun de ses membres. Le troisième jour, Julien s'exposait lui-même dans les endroits les plus hasardeux, animant ses soldats, et craignant que la longueur de ce siége ne lui fît manquer des entreprises plus importantes. Mécontent des travailleurs qui creusaient le souterrain, il les fit retirer avec honte et remplacer par trois cohortes renommées[183]. Après une rude attaque et une égale résistance, l'acharnement des deux partis se ralentissait; on était prêt à se séparer, lorsqu'un dernier coup de bélier, donné[Pg 99] au hasard, fit écrouler la plus haute tour, qui entraîna dans sa chute un large pan de muraille. A cette vue, l'ardeur se rallume; on saute des deux côtés sur la brèche: les deux partis se disputent le terrain par mille actions de valeur; le dépit et la rage transportent les assiégeants; le péril prête aux assiégés des forces surnaturelles. Enfin, la brèche étant inondée de sang et jonchée de morts, la fin du jour força les Romains de s'apercevoir de leur perte et de leur fatigue: ils se retirèrent pour prendre de la nourriture et du repos.
[174] Jamque imperator muris duplicibus oppidum, ordine circumdatum trino scutorum. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[175] Accedebat his haud levius malum, quὸd lecta manus et copiosa quæ obsidebatur, nullis ad deditionem illecebris flectebatur, sed tamquam superatura vel devota cineribus patriæ, resistebat adversis. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[176] Locabant artifices tormenta muralia: les artilleurs plaçaient les machines destinées à battre les murailles. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[177] Et cuniculos cum vineis Nevitta et Dagalaiphus curabant. Ammien Marc. l. 24, c. 4. On sait que les mines pratiquées dans les siéges s'appelaient cuniculi; les vinea étaient des claies destinées à protéger les travailleurs.—S.-M.
[178] C'est-à-dire quatre-vingt-dix stades, selon Zosime, l. 3, c. 21. Comme il s'agit sans doute des stades en usage dans le pays, et qui étaient les moins grands de tous ceux qui sont mentionnés dans les auteurs anciens, la distance ne devait pas être tout-à-fait aussi considérable.—S.-M.
[179] Ammien Marcellin décrit d'une manière qui mérite d'être remarquée les armures persanes, et la sorte d'attaque que les Romains étaient obligés d'employer pour les mettre en défaut. Et primi Romani hostem undiquè laminis ferreis in modum tenuis plumæ conseptum, fidentemque quod tela rigentis ferri lapsibus impacta resiliebant, crebris procursationibus et minaci murmure lacessebant. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[180] Vimineas crates. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[181] Architectus.—S.-M.
[182] Reverberato lapide quem artifex titubanter aptaverat fundæ. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[183] Zosime qui rapporte ce fait, l. 3, c. 22, appelle ces trois cohortes (τρεῖς λόχοι) les Mattiaires, les Lanciaires et les Vainqueurs, Ματτιάριοι, Λακκινάριοι καὶ Βίκτωρες.—S.-M.
XXIV.
Prise de la ville.
La nuit était fort avancée, et Julien s'occupait à disposer le plan des attaques pour le lendemain. On vint lui dire que ses mineurs[184] avaient poussé leur travail jusque sous l'intérieur de la place, qu'ils avaient établi leurs galeries, et qu'ils n'attendaient que son ordre pour déboucher dans la ville. Il fait aussitôt sonner la charge: on court aux armes; et pour distraire les assiégés, et les empêcher d'entendre le bruit des outils qui ouvraient la mine, il attaque avec toutes ses troupes par l'endroit opposé. Pendant que toute l'attention et tous les efforts se portent de ce côté-là, les travailleurs percent la terre[185]: ils pénètrent dans une maison où une pauvre femme pétrissait son pain. On la tue de peur qu'elle ne donne l'alarme. On va aussitôt à petit[Pg 100] bruit surprendre les sentinelles, qui pour se tenir éveillées chantaient, selon l'usage du pays, les louanges de leur prince, et disaient dans leurs chansons que les Romains escaladeraient le ciel plutôt que de prendre la ville[186]. Après les avoir égorgés, on se saisit de plusieurs portes, on donne le signal aux troupes du dehors. Tous fondent en foule, et malgré les cris de Julien qui leur commandait d'épargner le sang et de faire des prisonniers, les soldats irrités du massacre de leurs camarades et de ce qu'ils avaient souffert eux-mêmes, passent tout au fil de l'épée, sans distinction d'âge ni de sexe. Ils fouillent dans les retraites les plus cachées. Le feu, le fer, tous les genres de mort sont employés à la destruction des habitants. Plusieurs se jettent eux-mêmes du haut des murailles; d'autres y sont conduits par bandes et précipités, tandis que les vainqueurs les reçoivent au pied des murs sur la pointe de leurs lances et de leurs épées: et le soleil en se levant vit cette exécution terrible.
[184] Legionarios milites, quibus cuniculorum erant fodinæ mandatæ. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[185] Ammien Marcellin et Zosime nomment les trois guerriers qui se distinguèrent le plus dans cette attaque souterraine. C'étaient Exupérius du corps des Vainqueurs, Exsuperius, de Victorum numero miles; Zosime l'appelle Supérantius, Σουπεράντιος, ἐν τῷ λόχῳ τῶν Βικτώρων, le tribun Magnus, et Jovien du corps des Notaires, τοῦ τάγματος τῶν ὑπογραφέων προτεταγμένος, Jovianus Notarius, dit Ammien, l. 24, c. 4. Le tribun Magnus est peut-être le même personnage que l'auteur de ce nom, natif de Carrhes en Mésopotamie, qui, selon la chronique de Jean de Malala, avait accompagné Julien dans son expédition, et qui en avait écrit la relation.—S.-M.
[186] Obtruncarunt vigiles omnes, ex usu moris gentici justitiam felicitatemque regis sui canoris vocibus extollentes. Amm. Marc. l. 24, c. 4. Zosime rapporte en plus de mots la même circonstance; et on voit que les assiégés ne se bornaient pas, dans leurs chansons patriotiques à louer leur roi, mais qu'ils insultaient aussi leurs ennemis. Ἄσματα λέγουσιν ἐπιχώρια, τὴν μὲν τοῦ σφῶν βασιλέως ἀνδρίαν ὑμνοῦντα, διαβάλλοντα δὲ τὴν τοῦ Ῥωμαίων βασιλέως ἀνέφικτον ἐπιχείρησιν. Zos. l. 3, c. 22.—S.-Μ.
XXV.
Modération de Julien.
Nabdatès[187], commandant de la garnison, fut conduit chargé de chaînes à l'empereur avec quatre-vingts de ses gardes. Il ne devait s'attendre qu'à des traitements[Pg 101] rigoureux, parce qu'ayant dès le commencement du siége promis secrètement à Julien de lui livrer la ville, il s'était, contre sa parole, obstiné à la défendre. Cependant l'empereur donna ordre de le garder sans lui faire aucun mal. Ce qu'il put sauver du butin fut distribué aux soldats à proportion de leurs services et de leurs travaux. Il ne se réserva qu'un jeune enfant muet, qui savait par ses gestes énoncer clairement toutes ses idées et parler un langage intelligible à toutes les nations[188]. Les femmes de Perse étaient les plus belles du monde. On avait mis à part plusieurs filles d'une rare beauté. Julien, aussi sage qu'Alexandre, et aussi maître de ses désirs que Scipion l'Africain, n'en voulut voir aucune. A l'exemple de ce qu'avait fait le même Scipion après la prise de Cartagène, il fit assembler son armée, et combla d'éloges[189] la valeur du soldat Exupérius, du tribun Magnus, et du secrétaire Jovien[190]: ces trois vaillants hommes étaient sortis les premiers du souterrain; il les honora d'une couronne. On détruisit la ville de fond en comble. Les Romains étaient eux-mêmes étonnés d'un exploit qui semblait être au-dessus des forces humaines; rien ne leur paraissait désormais difficile. Les Perses effrayés n'espéraient plus trouver de défense contre des guerriers qui forçaient les plus invincibles remparts de l'art et de la nature: et Julien, qui d'ordinaire laissait aux autres le soin de le vanter,[Pg 102] ne put s'empêcher de dire qu'il venait de préparer une belle matière à l'orateur de Syrie[191]. C'était Libanius, son éternel panégyriste.
[187] Nabdates præsidiorum magister. Amm. Marc. l. 24, c. 4. Ce général, nommé Anabdatès par Zosime, (l. 3, c. 22 et 23) est aussi qualifié par lui de φρούραρχος, c'est-à-dire commandant de fort; mais dans un autre endroit, il lui donne le titre de grand-phylarque ἀρχιφύλαρχος, ce qui semble indiquer qu'il était le chef d'une ou de plusieurs des tribus qui habitaient dans ces régions, et que peut-être, il avait sur elles, une certaine suprématie.—S.-M.
[188] Ammien Marcellin ajoute que Julien reçut aussi, pour sa part du butin, trois pièces d'or qu'il accepta avec reconnaissance; et tribus aureis nummis partæ victoriæ præmium jucundum ut existimabat et gratum. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[189] Ii qui fecere fortissime, obsidionalibus coronis donati, et pro concione laudati veterum more. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[190] Ce Jovien était du corps des Notaires. Voyez ci-devant, p. 99, note 2; liv. XIV, § 24.—S.-M.
[191] Εἴη τῷ Σύρῳ δεδωκὼς ἀφορμὴν εἰς λόγον. C'est Libanius lui-même qui nous a conservé cette circonstance, qu'il était sans doute bien aise de rapporter, pour faire connaître l'estime que Julien faisait de lui; c'est de moi qu'il parlait, ἐμὲ δὴ λέγων ajoute-t-il.—S.-M.
XXVI.
Ennemis enfumés dans des souterrains.
L'armée décampait, lorsqu'on vint avertir l'empereur qu'aux environs de Maogamalcha étaient des grottes souterraines, telles qu'il s'en trouve en grand nombre dans toutes ces contrées[192], où s'était cachée une multitude de Perses, à dessein de venir le charger par-derrière pendant la marche. Il détacha sur-le-champ une troupes de ses meilleurs soldats, qui, ne pouvant pénétrer dans ces retraites obscures, ni en faire sortir les ennemis, prirent le parti de les y enfumer, en bouchant les ouvertures avec de la paille et des broussailles, auxquelles on mettait le feu. Ces malheureux y périrent: quelques-uns forcés de sortir pour n'être pas étouffés, furent aussitôt massacrés. Après les avoir détruits par le feu ou par le fer, les soldats rejoignirent l'armée. Il fallut encore passer sur des ponts plusieurs canaux qui communiquaient ensemble et se coupaient en diverses manières. On arriva près de deux châteaux décorés de superbes édifices[193]. La terreur en avait banni les habitants. Les valets de l'armée en pillèrent les meubles et les richesses: ils brûlèrent ou jetèrent dans les canaux ce qu'ils ne purent emporter. Ce fut là que le comte Victor, qui devançait l'armée, rencontra le fils du roi. Ce jeune prince était parti de Ctésiphon à la[Pg 103] tête d'une troupe de seigneurs perses et de soldats pour disputer le passage des canaux. Mais dès qu'il aperçut le gros de l'armée, il prit la fuite.
[192] Profecto Imperatori index nuntiaverat certus, circa muros subversi oppidi fallaces foveas et obscuras, quales in tractibus illis sunt plurimæ, subsedisse manum insidiatricem latenter. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[193] Ad munimenta gemina venimus ædificiis cautis exstructa.—S.-M.
XXVII.
On détruit le parc du roi de Perse.
Amm. l. 24, c. 5.
Liban. or. 10, t. 2, p. 319.
Zos. l. 3, c. 23 et 24.
Plus on approchait de Ctésiphon, plus le pays devenait riant et embelli de tous les agréments de la culture[194]. C'étaient les plaisirs du roi de Perse. On rencontrait à chaque pas de magnifiques édifices et des jardins charmants. Le soldat romain marchait le fer et le feu à la main; et pour se venger d'un peuple qu'il traitait de barbare, il ne laissait lui-même que des traces funestes de barbarie. On n'épargna qu'un seul château, parce qu'il était bâti à la romaine[195]. On arriva dans un grand parc[196], où étaient renfermés des lions, des sangliers, des ours plus cruels en Perse que partout ailleurs, et quantité d'autres bêtes féroces. Les rois de Perse y venaient souvent prendre le plaisir de la chasse. On enfonça les portes, on fit brèche en plusieurs endroits aux murailles, et les cavaliers se divertirent à détruire ces animaux à coups d'épieux et de javelots.
[194] Zosime rapporte, l. 3, c. 23, qu'après la prise de Maogamalcha, on traversa encore plusieurs places indignes d'être mentionnées, καὶ ἕτερα οὐκ ὀνομαϛὰ φρούρια.—S.-M.
[195] Ubi reperta regia Romano more ædificata, quoniam id placuerat, mansit intacta. Amm. Marc. l. 24, c. 5. Il est facile de reconnaître dans ce qui reste des monuments, élevés par les rois Sassanides que des architectes ou des sculpteurs grecs y ont mis la main. Les auteurs orientaux font eux-mêmes mention de quelques-uns de ces artistes appelés par les rois de Perse.—S.-M.
[196] Zosime rapporte, l. 3, c. 23, que ce lieu était appelé la chasse du Roi, Βασιλέως Θήρας. On trouvait dans la Perse et dans l'Arménie beaucoup de ces endroits clos de murs, et destinés aux plaisirs des princes. Ils étaient souvent magnifiquement ornés, leurs murs étaient couverts de belles peintures ou de sculptures; on y joignait ordinairement un palais, qui servait de rendez-vous de chasse.—S.-M.
XXVIII.
Suite de la marche.
La commodité des eaux et du fourrage engagea Julien à faire reposer son armée en ce lieu pendant deux jours.[Pg 104] Il fortifia son camp à la hâte, et partit lui-même à la tête de ses coureurs pour aller aux nouvelles. Il s'avança jusqu'à Séleucie[197]. Cette ville, autrefois nommée Zochase[198], réparée et agrandie par Séleucus Nicator[Pg 105] qui lui avait donné son nom, avait été deux cents ans auparavant ruinée par Cassius, lieutenant de Lucius Vérus[199]. Il n'y restait plus que des masures et un lac qui se déchargeait dans le Tigre[200]. On y trouva un grand nombre de corps attachés à des gibets: c'étaient les parents de Mamersidès qui avait rendu Pirisabora. Le roi s'en était vengé sur toute sa famille. Julien étant retourné au camp fit brûler vif Nabdatès, qu'il avait épargné jusqu'alors. Ce prisonnier ne cessait au milieu de ses chaînes d'accabler d'injures le prince Hormisdas, comme l'auteur de tous les désastres de sa patrie. L'armée s'étant mise en marche, Arinthée enleva quantité de fugitifs qui s'étaient retirés dans les marais. Les détachements qui sortaient de Ctésiphon commencèrent alors à inquiéter les Romains. Tandis qu'un escadron de Perses était aux mains avec trois compagnies de coureurs, une autre troupe vint fondre sur la queue de l'armée, enleva plusieurs chevaux de bagage, et tailla en pièces quelques fourrageurs répandus[Pg 106] dans la campagne. L'empereur résolut de s'en venger sur un château très-fort et très-élevé nommé Sabatha[201],[Pg 107] à trente stades de Séleucie. S'étant avancé lui-même avec une troupe de cavaliers jusqu'à la portée du trait, il fut reconnu. On le salua aussitôt d'une décharge de flèches: une machine plantée sur la muraille fut pointée contre lui avec assez de justesse, pour blesser son écuyer à ses côtés. Il se retira à l'abri d'une haie de boucliers. Irrité du risque qu'il venait de courir, il se préparait à forcer la place. La garnison était déterminée à se bien défendre; elle comptait sur la situation du lieu, qui paraissait inaccessible, et sur le secours de Sapor qu'on attendait à la tête d'une armée formidable[202]. Les Romains étaient campés au pied de l'éminence, et tous les ordres étaient donnés pour commencer l'attaque au point du jour. A la fin de la seconde veille, la garnison s'étant réunie, sort tout à coup à la faveur de la lune qui répandait une vive lumière: elle tombe sur un quartier du camp, y fait un grand carnage, et tue un tribun qui mettait les troupes en ordre. En même temps un parti de Perses, ayant passé le fleuve, attaque un autre quartier, égorge ou enlève plusieurs soldats. Les Romains prennent d'abord l'épouvante; ils croient avoir sur les bras toute l'armée des Perses. Mais s'étant bientôt rassurés, honteux de leur surprise, et animés par le son des trompettes, ils marchent l'épée à la main vers l'ennemi qui ne les attendit pas. L'empereur punit sévèrement un corps de cavalerie qui avait mal fait son[Pg 108] devoir: il cassa les officiers, et réduisit les cavaliers au service de l'infanterie. Il s'attacha ensuite à l'attaque du château, combattant à la tête de ses troupes, et les animant de ses regards et de son exemple. Cent fois dans cette journée, il exposa sa vie avec la témérité d'un simple soldat. L'armée fit des efforts incroyables, et ne revint au camp qu'après avoir pris et brûlé la place. Accablés de fatigue ils se reposèrent le jour suivant. Julien leur distribua des rafraîchissements en abondance; et comme il était aux portes de Ctésiphon, d'où il avait à craindre des excursions soudaines, il prit plus de précaution que jamais pour mettre son camp hors d'insulte[203].
[197] Cette ville qu'on appelait Séleucie sur le Tigre, ἡ ἐπὶ τῷ Τίγρει ou ἡ ἐπὶ τῷ Τίγριδι, pour la distinguer des autres qui portaient le même nom, avait été pendant très long-temps, une des plus puissantes villes de l'Orient. Sous la domination des rois Parthes, elle avait conservé le droit de se gouverner par ses propres lois; elle formait ainsi une petite république, au milieu de leur vaste empire. Plusieurs autres cités, fondées par les Grecs, avaient obtenu le même droit; elles en furent privées sous le règne des Sassanides; la population et la langue grecques qui s'y étaient conservées jusqu'alors, finirent par s'y éteindre.—S.-M.
[198] Ζωχάσης; c'est Zosime, l. 3, c. 23, qui rapporte ainsi le plus antique nom de Séleucie. On a cru que les manuscrits de cet auteur étaient altérés en cet endroit, parce que tous les autres écrivains anciens attestent que le premier nom de Séleucie avant la fondation macédonienne avait été Coche. Un passage des Parthiques d'Arrien, cité par Étienne de Byzance (in Χωχή), fait voir cependant qu'il existait encore du temps de Trajan un bourg du nom de Choche, dans le voisinage de Séleucie et distinct de cette ville. Il pourrait bien se faire alors que Zosime eût conservé réellement la plus ancienne dénomination de l'emplacement occupé par Séleucie. Ce qui ferait croire encore que ce renseignement n'est point inexact, c'est que tous les auteurs qui parlent de l'expédition de Julien, font mention de Coche comme d'une ville puissante, et on verra bientôt qu'Ammien Marcellin, nous montrera l'empereur marchant contre cette place. Ainsi Rufus Festus dit: Cochen et Ctesiphontem urbes Persarum nobilissimas cepit. Eutrope s'exprime à peu près de même, l. 9, c. 12: Cochen et Ctesiphontem, urbes nobilissimas. On voit dans Orose, l. 7, c. 24: Duas nobilissimas Parthorum urbes, Cochen et Ctesiphontem cepit. S. Grégoire de Nazianze (orat. 4, t. 1, p. 115) parle aussi de Coche comme d'une place très-forte, φρούριον, aussi bien défendue par la nature que par l'art, ὅση τὲ φυσικὴ, καί ὅση χειροποίητος. Il ajoute qu'elle était tellement unie avec Ctésiphon, que les deux endroits ne semblaient former qu'une seule ville, ὡς μίαν πόλιν δοκεῖν ἀμφοτέρας. Cette indication me fait croire que la cité, appelée par les auteurs orientaux Madaïn, c'est-à-dire les deux villes, qui fut la résidence des rois Sassanides, et qu'on nommait quelquefois Ctésiphon, n'était autre que les deux places dont parle St. Grégoire de Nazianze, je veux dire Coche et Ctésiphon, et non pas Séleucie et Ctésiphon, comme on le croit ordinairement. Les Syriens appelaient ces deux villes Medinata, c'est-à-dire, les villes ou bien les villes Arsacides. La partie occidentale était aussi nommée particulièrement par les auteurs syriens Koucha (Assem. Bib. Orient. t. 2, part. 2, p. 622.). Ctésiphon était à l'orient du Tigre, et Coche à l'occident, du même côté que Séleucie. Il est probable que Coche en avait fait partie à l'époque de sa splendeur, de sorte qu'on aura pu facilement les confondre. Ammien Marcellin ne peut laisser aucun doute sur ce point; il distingue, l. 24, c. 5, de la manière la plus claire les ruines de Séleucie, de la ville ou du bourg de Coche, et malgré cela il ne laisse pas de dire Coche quam Seleuciam nominant, confondant la partie ruinée et celle qui était encore habitée. On apprend de Pline (l. 6, c. 26) que Ctésiphon, séparée par le fleuve de Coche, était à trois milles, a tertio lapide, c'est-à-dire à vingt-quatre stades de Séleucie, et comme ce sont des stades de Babylonie, qui sont très-courts, cette distance n'était pas d'une lieue. On voit que tous ces endroits étaient très-voisins les uns des autres.—S.-M.
[199] Zosime (l. 3, c. 23) attribue à Carus la ruine de Séleucie. Comme cette ville fut prise d'abord par les généraux de Vérus et ensuite par Carus, sa ruine, commencée sous l'un, put être consommée par l'autre. Ces deux témoignages ne sont pas contradictoires.—S.-M.
[200] In qua perpetuus fons stagnum ingens ejectat, in Tigridem defluens. Amm. Marcell. l. 24, c. 5.—S.-M.
[201] Σαβαθὰ. Ammien Marcellin ne le nomme pas, il se contente de dire l. 24, c. 5, que c'était un château haut et fortifié, celsum castellum et munitissimum. C'est Zosime, l. 3, c. 23, qui nous apprend son nom. Pline (lib. 6, cap. 26) le met dans la Sittacène, région limitrophe du Tigre, non loin des lieux où se trouvaient Séleucie et Ctésiphon. Cette indication est conforme à celle qui est donnée par Zosime. Des notions aussi claires ont cependant embarrassé les modernes; ils n'ont osé admettre l'identité de la Sabata de Pline, avec la Sabatha de Zosime, et ils ont négligé de les placer sur leurs cartes. Il faut que les géographes orientaux viennent confirmer, par leur témoignage, des renseignements déja si clairs. Je ne citerai ici que le seul Abou'lfeda, il me suffira pour l'objet que je me propose en ce moment. Cet écrivain nous apprend donc qu'il existait auprès de Madaïn, ancienne capitale de la Perse, c'est-à-dire de Ctésiphon, Séleucie et Coche, une ville appelée Sabath, et qui devait à la proximité où elle se trouvait de la résidence royale des Sassanides, le surnom de Madaïn. On la nommait donc Sabath de Madaïn, voyez la traduction d'Abou'lfeda par Reiske, insérée dans le Magasin Géographique de Busching, en allemand, t. 4, p. 253. On voit par les Annales du même auteur que la ville de Sabath existait encore en l'an 636 de notre ère, lorsque les Arabes vinrent mettre le siége devant Madaïn; ils campèrent même auprès de cette place, et le récit de cet auteur prouve qu'elle était située sur les bords d'un bras dérivé de l'Euphrate, appelé dans le langage perso-arabe, usité alors dans cette région, Nahar-schir ou le fleuve royal. Voyez Abou'lfeda Annal. Mosl. t. 1, p. 233. La géographie d'Abou'lfeda nous apprend encore une circonstance, propre à éclaircir les notions géographiques transmises par les Anciens sur la Babylonie. Cet auteur rapporte que les Persans appelaient Balaschabad (la ville de Balasch) la ville de Sabath. Sabatha serait donc alors le lieu nommé par les anciens Vologesia, Vologesias et Vologesocerta, c'est-à-dire, la ville de Vologèse. Cette ville que d'Anville et les géographes modernes ont placée dans le désert d'Arabie, fort loin de l'Euphrate à l'occident, était cependant sur ce fleuve ou plutôt sur un de ses bras, selon Ptolémée et Étienne de Byzance, sur le Nahar-schir ou le fleuve royal, appelé Marsares ou plutôt Narsares par Ptolémée (l. 5, c. 20). Ils sont donc d'accord avec les géographes arabes. Pline fait voir (l. 5, c. 26) que cette ville n'était pas éloignée de Ctésiphon; car aussitôt après avoir parlé de cette dernière, il ajoute: Vologesus rex aliud oppidum Vologesocertam in vicino condidit. Sabatha était le nom syrien et arabe, et Vologesia, ou Vologesocerta, ou Balaschabad, les noms persans ou grecs d'une même localité. Je suis entré dans de plus grands détails à ce sujet dans mon Histoire de Palmyre, actuellement sous presse, en expliquant une inscription où il est question de Vologesias comme d'un lieu de commerce sur l'Euphrate.—S.-M.
[202] Malgré son bon sens ordinaire, Ammien Marcellin sacrifie ici, comme en bien d'autres endroits, au mauvais goût de son siècle. Le style des rhéteurs se montre partout dans les écrits de ce temps; il n'était plus permis alors de rien dire simplement. Ainsi pour annoncer que les habitants de Sabatha comptaient sur l'assistance du roi de Perse qui s'approchait, l'historien se sert des expressions, Rex cum AMBITIOSIIS COPIS, passibus citis incidens. Amm. Marc. l. 24, c. 5.—S.-M.
[203] On éleva un rempart défendu par un fossé profond et de fortes palissades. Vallum sudibus densis et fossarum altitudine cautiùs deinde struebatur. Amm. Marc. l. 24, c. 5.—S.-M.
XXIX.
Passage du Naarmalcha.
Amm. l. 24, c. 6.
Liban. or. 10, t. 2, p. 319-322.
Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 115.
Zos. l. 3, c. 24 et 25.
Soz. l. 6, c. 1.
Sextus Rufus.
Suid. in Γυμνικοὶ.
Plin. l. 6, c. 30.
Cellar. Geog. l. 3, c. 16.
Il fallait passer le Tigre pour arriver à Ctésiphon; mais il se présentait une difficulté presque insurmontable. Laisser la flotte sur l'Euphrate, c'était l'abandonner à la merci de l'ennemi, et exposer l'armée à manquer de provisions et de machines. La faire descendre dans le Tigre par l'endroit où les deux fleuves réunissent leurs eaux au-dessous de Ctésiphon, c'était l'exposer elle-même à une perte certaine. Il aurait fallu lui faire remonter un fleuve très-rapide, et la faire passer entre Ctésiphon et Coché, qui n'étaient séparées l'une de l'autre que par le Tigre. Julien avait fait une étude des antiquités de ce pays. Voici ce qu'il en avait appris. Les anciens rois de Babylone avaient conduit d'un fleuve à l'autre un canal nommé le Naarmalcha, c'est-à-dire, le fleuve royal[204], qui se déchargeait dans[Pg 109] le Tigre assez près de Ctésiphon[205]: Trajan l'avait autrefois voulu déboucher et élargir, pour faire passer sa[Pg 110] flotte dans le Tigre[206]; mais il avait renoncé à cette entreprise, sur l'avis qu'on lui avait donné que le lit de l'Euphrate étant plus élevé que celui du Tigre[207], il était à craindre que l'Euphrate ne se déchargeât tout entier dans ce canal, et qu'il ne restât à sec au-dessous. Sévère avait achevé cet ouvrage dans son expédition de Perse[208], et sans tomber dans l'inconvénient qu'on avait appréhendé, il avait réussi à faire passer ses vaisseaux de l'Euphrate dans le Tigre. Ce canal était depuis long-temps à sec et ensemencé comme le reste du terrain[209]. Il s'agissait de le reconnaître. Julien à force de questions tira d'un habitant de ces contrées fort avancé en[Pg 111] âge, des connaissances qui le guidèrent dans cette découverte. Il le fit nettoyer. On retira les grosses masses de pierres dont les Perses en avaient comblé l'ouverture. Aussitôt les eaux du Naarmalcha reprenant avec rapidité leur ancienne route, y entraînèrent les vaisseaux, qui après avoir traversé cet espace long de trente stades, débouchèrent sans péril dans le Tigre[210]. Les habitants de Ctésiphon furent avertis du succès de ce travail par l'épouvante que leur causa la crue subite des eaux de leur fleuve, qui ébranla leurs murailles.
[204] Tel est en effet en syriaque le sens des mots nahara-malka. C'est Ammien Marcellin qui le donne (l. 24, c. 6), fossile flumen Naarmalcha nomine, quod amnis Regum interpretatur. Le même nom se trouve traduit ou corrompu dans un très-grand nombre d'écrivains. Polybe appelle ce canal (l. 5, § 51) βασιλική διώρυξ, le canal royal. Isidore de Charax, Ναρμάλχα (ap. geog. Græc. min. t. 2, p. 5); dans les fragments d'Abydène conservés par Eusèbe (Præp. evang. l. 9, c. 41), on trouve Ἀρμακάλης; dans Strabon, l. 16, p. 747, ποταμὸς βασίλειος, le fleuve royal; dans Pline c'est Armalchar, ce qui dit-il (l. 6, c. 30) signifie fleuve royal; Armalchar, quod significat regium flumen. Ptolémée l'appelle aussi fleuve royal, βασίλειος ποταμὸς, mais par erreur, il le distingue du Maarsares, Μααρσάρης ou Naarsares, dont il fait un autre bras de l'Euphrate, tandis que ce n'est qu'une des dénominations orientales du même canal. Les Arabes l'ont nommé Nahar-almelik, qui a toujours le même sens, ainsi que Nahar-schir, qui fut aussi en usage dans la même région. Ce dernier nom appartient à la langue pehlwie ou à l'idiome persan mêlé d'arabe et de syriaque qui fut en usage dans cette contrée du temps des Sassanides.—S.-M.
[205] Cette notion n'est exacte dans aucun auteur moderne, ni même chez la plupart des anciens. Le Nahar-malka ne se rendait point dans le Tigre auprès de Ctésiphon, mais bien au sud de cette ville, auprès d'Apamée de Mésène, qui était selon Pline (l. 6, c. 31) à 125 milles, ou plutôt à 1000 stades babyloniens de Séleucie. Ptolémée est positif sur ce point, auprès d'Apamée, dit-il (l. 5, c. 18) est l'embouchure du fleuve royal dans le Tigre. Ὑπ' ἣν (Ἀπαμεῖαν), ἠ τοῦ Βασιλείου ποταμοῦ πρὸς τὸν Τίγριν συμβολή. Cette indication formelle est d'accord avec ce que nous savons d'ailleurs de la direction du fleuve royal, qui coulait dans l'origine du nord-est au sud-ouest, traversant tout l'intervalle qui sépare l'Euphrate du Tigre. Quand dans la suite la fondation de Séleucie et celle de Ctésiphon, et enfin l'accroissement de ces deux villes, firent sentir le besoin d'avoir de nouveaux moyens de communication, on fit au Nahar-malka, des saignées latérales destinées à porter un peu plutôt dans le Tigre les eaux de l'Euphrate. Ces dérivations reçurent, ou partagèrent plutôt, le nom du canal principal. Comme elles n'étaient pas favorisées par la disposition naturelle du terrain, elles exigeaient de grands soins, s'obstruaient facilement, et restaient bientôt à sec. C'est l'état dans lequel elles se trouvent maintenant; à peine peut-on en suivre la trace. Les terres qui séparent les deux fleuves, sont très-meubles, il n'est pas difficile d'y ouvrir des canaux, mais aussi ils y disparaissent avec la même facilité. L'un des meilleurs observateurs qui aient parcouru ces régions, M. Raymond, ancien consul de France à Bassora, rapporte dans les remarques qu'il a ajoutées à sa traduction française du voyage de M. Rich aux ruines de Babylone, p. 203, que l'on apperçoit dans le voisinage de Tak-Kesra (l'ancienne Ctésiphon) la trace de quelques canaux, négligés maintenant, mais qui se remplissent quelquefois dans les grandes eaux.—S.-M.
[206] Zosime est en ce point bien plus exact qu'Ammien Marcellin. Il dit (l. 3, c. 24) que Julien arriva auprès d'une grande dérivation qui avait été pratiquée, disait-on, par Trajan et dans laquelle le Narmalachès, en y tombant se déchargeait dans le Tigre; ἦλθον εῖς τινα διώρυχα μεγίϛην, ἥν ἔλεγον οἱ τῇδε, παρὰ Τραϊανοῦ διωρύχθαι· εἰς ἥν ἐμβαλών ὁ Ναρμαλάχης ποταμὸς εἰς τὸν Τίγριν ἐκδίδωσι. On voit que cet auteur ne commet pas l'erreur commune de confondre le grand canal avec la petite dérivation placée au-dessus de Ctésiphon. Lebeau n'a pas fait attention non plus, que depuis long-temps Julien n'était plus sur les bords de l'Euphrate même, mais qu'il suivait précisément le Nahar-malka. Arrivé à la hauteur de Ctésiphon il fallait rouvrir une ancienne communication obstruée, ou se séparer de sa flotte. Theophylacte Simocatta (l. 5, c. 6) donne quelques détails curieux et exacts sur les divers bras naturels ou artificiels de l'Euphrate. Gibbon (t. 4, p. 500) a mieux compris qu'aucun autre les opérations de Julien dans cette contrée.—S.-M.
[207] Cette remarque, qui est de Dion Cassius (l. 68, § 28, t. 2, p. 1142, ed. Reimar), est confirmée par les observateurs modernes, et en particulier par M. Raymond, que j'ai déja cité ci-dev. p. 109, note 1.—S.-M.
[208] C'est Ammien Marcellin qui nous apprend seul (l. 24, c. 6) cette circonstance. On ne la retrouve pas dans ce que nous savons d'ailleurs de l'histoire de Sévère et de ses opérations militaires dans l'Orient; mais elles nous sont connues d'une manière si imparfaite, que ce n'est pas une raison pour révoquer en doute l'exactitude de ce renseignement.—S.-M.
[209] Il en est actuellement de même; tout le terrain compris du Tigre à l'Euphrate, entre l'emplacement de l'antique Séleucie et celui de Babylone, est en culture, et les canaux destinés autrefois à le fertiliser et à y porter les eaux de l'Euphrate sont comblés, et n'ont de l'eau que dans les grandes crues des deux fleuves.—S.-M.
[210] Et on se dirigea vers Coché, iter Cochen versus promovit, dit Ammien Marcellin, l. 24, c. 6; il distingue bien Coche de Séleucie. Ammien Marcellin remarque de plus que l'armée sur des ponts volants jetés sur le nouveau canal, et contextis illico pontibus transgressus exercitus.—S.-M.
XXX.
Julien rassure ses soldats.
L'armée s'arrêta à la vue de Coché et de Ctésiphon dans une belle campagne plantée d'arbustes, de vignobles et de cyprès dont la verdure charmait les yeux. Au milieu s'élevait un château de superbe architecture, embelli de jardins, de bocages, et de portiques où les chasses du roi étaient peintes[211]. Les Perses n'employaient la peinture et la sculpture qu'à représenter des chasses ou des combats. Mais le plaisir que l'on ressentait à la vue de tant d'objets agréables, était troublé par un autre spectacle tout-à-fait effrayant. Les bords opposés du Tigre étaient hérissés de piques, de[Pg 112] javelots, de casques, de boucliers, et d'éléphants armés en guerre. Les Romains à cette vue, plongés dans un morne silence, se livraient à de tristes réflexions. Ils avaient devant eux une armée formidable, composée des meilleures troupes de la Perse, autour d'eux de larges canaux, à leur droite une autre armée qu'on disait s'approcher à grandes journées; tout le pays derrière eux saccagé et ruiné: ils ne s'étaient pas ménagé la ressource du retour; et c'est en effet une des grandes fautes qu'on ait à reprocher à Julien dans une expédition si hasardeuse. Il fallait périr en ce lieu, ou affronter au travers des eaux du Tigre une mort presque assurée. Pour les distraire de ces sombres pensées, et pour leur inspirer l'allégresse et le mépris des ennemis, Julien, qui connaissait le caractère du soldat, fit aplanir le terrain en forme d'hippodrome, et proposa des prix pour la course des cavaliers. Les troupes d'infanterie, assises à l'entour, comme dans un amphithéâtre, jugeaient avec intérêt du mérite des cavaliers et des chevaux, et faisaient ainsi diversion à leur inquiétude. L'armée des Perses de dessus l'autre bord, et les habitants des deux villes du haut de leurs murailles, spectateurs oisifs du divertissement qui occupait les Romains, s'étonnaient de leur sécurité; ils voyaient avec dépit qu'il leur était impossible de troubler une fête, qui semblait être celle de la victoire. Pendant ces jeux, Julien qui mettait à profit tous les moments, faisait décharger les vaisseaux sous prétexte de visiter le blé et les autres provisions; mais en effet pour y faire embarquer les soldats dès qu'il le jugerait à propos, sans leur laisser le temps de murmurer et de contrôler ses ordres.
[211] J'ai déja parlé ci-devant, p. 103, note 3, l. XIV, § 28, des maisons de plaisance et des rendez-vous de chasse des anciens rois de Perse. Les Grecs, qui en cela imitaient sans doute les Persans, les nommaient παραδείσους, c'est-à-dire, paradis. Zosime appelle celui dont il s'agit ici παράδεισον βασιλικὸν. Il est souvent question dans Quinte-Curce, Xénophon et d'autres encore de ces lieux de plaisance. Les voyageurs modernes, Malcolm, auteur d'une histoire de Perse, et sir Robert Ker Porter particulièrement nous ont fait connaître quelques monuments et bas-reliefs destinés à les orner, et tout-à-fait propres à confirmer les descriptions que les anciens en donnent.—S.-M.
XXXI.
Passage du Tigre.
Amm. l. 24, c. 6.
Liban. or. 10, t. 2, p. 320-322.
Zos. l. 3, c. 25.
Soz. l. 6, c. 1.
Sextus Rufus.
La nuit étant arrivée, il assembla dans sa tente les[Pg 113] principaux officiers, et leur déclara qu'il fallait passer le Tigre, au-delà duquel ils trouveraient la victoire et l'abondance. Tous gardaient le silence, lorsqu'un des généraux de l'armée que l'histoire ne nomme pas, celui même qui devait commander le passage[212], élevant la voix, lui représenta la hauteur des bords opposés et la multitude des ennemis: La disposition du terrain le rendra aussi difficile à défendre qu'à attaquer, repartit Julien; il sera favorable à ceux qui en oseront braver les désavantages: quant au nombre des ennemis, depuis quand les Romains ont-ils appris à les compter? En même temps il charge le général Victor de tenter le passage, à la place de cet officier timide: Vous en serez quitte, dit-il à Victor, pour quelque légère blessure. Les troupes s'embarquent par divisions de quatre-vingts soldats. Julien, ayant partagé sa flotte en trois escadres, tient pendant quelque temps les yeux fixés vers le ciel, comme s'il en attendait le signal; et tout à coup élevant un drapeau, il fait partir le comte Victor à la tête de cinq vaisseaux[213] qui traversent rapidement le fleuve. A l'approche du bord, les ennemis lancent des torches et des flèches enflammées[214]. Le feu gagnait déja, et ce spectacle glaçait d'effroi le reste de l'armée, lorsque Julien s'écrie: Courage, soldats, nous sommes maîtres des bords: c'est le signal dont je suis convenu. Le fleuve était fort[Pg 114] large, et l'éloignement ne permettait pas de distinguer clairement les objets. Cet heureux mensonge rassure et ranime tous les cœurs. Tous partent, et faisant force de rames, ils dégagent d'abord du péril les cinq premiers vaisseaux; et malgré une grêle de pierres et de traits, ils se jettent à l'envi dans l'eau dès qu'ils y peuvent assurer le pied. L'ardeur était si grande, que lorsque la flotte partit, plusieurs soldats craignant de n'y pas trouver de place, se servirent de leurs boucliers comme de nacelles[215]; et s'y attachant fortement, les gouvernant comme ils pouvaient, ils passèrent malgré l'impétuosité du fleuve, et arrivèrent aussitôt que les vaisseaux.
[212] Gibbon (t. 4, p. 502) croit qu'il s'agit du préfet Salluste; mais il est évident qu'il s'est mépris sur le sens du passage de Libanius (or. 10, t. 2, p. 321), où il est question de cette circonstance. Les paroles du rhéteur d'Antioche ne peuvent s'appliquer qu'à un simple commandant de détachement, et non à un personnage aussi éminent que Salluste, préfet d'Orient.—S.-M.
[213] Zosime (l. 3, c. 25) n'en compte que deux.—S.-M.
[214] Facibus et omni materiâ quâ alitur ignis. Amm. Marc. l. 24, c. 6.—S.-M.
[215] Les boucliers des soldats légionaires étaient larges et creux. Scutis quæ patula sunt et incurva, dit Ammien Marcellin, l. 24, c. 6.—S.-M.
XXXII.
Combat contre les Perses.
On aborda sur le minuit. Il eût été difficile en plein jour et sans avoir en tête aucun ennemi, de franchir des bords si escarpés: alors il fallait au milieu des ténèbres forcer à la fois les obstacles de la nature et la résistance d'une armée. Ils les forcèrent: ils parvinrent avec des peines incroyables sur la crête du rivage: ils gagnèrent assez de terrain pour se mettre en bataille. Les Perses leur opposèrent une nombreuse cavalerie, dont les chevaux étaient bardés et caparaçonnés de cuirs épais[216]: sur la seconde ligne était rangée l'infanterie[217], derrière laquelle les éléphants formaient une[Pg 115] barrière soit pour retenir les fuyards, soit pour arrêter les progrès des ennemis[218]. Suréna était secondé de deux braves généraux, nommés Pigrane[219] et Narsès[220]. Pigrane tenait après Sapor le premier rang entre les Perses par sa naissance et par la considération due à ses qualités personnelles. Julien rangea son armée sur trois lignes[221]: il plaça dans la seconde les troupes sur lesquelles il comptait le moins, afin qu'elles ne pussent ni se renverser[Pg 116] sur l'armée et y jeter le désordre, ni avoir les derrières libres pour prendre la fuite. Les premiers rayons du jour perçaient déjà les ténèbres: on voyait flotter les aigrettes des casques; les armes commençaient à étinceler. Le combat s'engagea par les escarmouches des troupes légères; en un moment la poussière s'élève: les deux armées donnent le signal, et poussent le cri ordinaire. Les Romains s'avancent d'abord lentement, observant la cadence militaire[222]; mais bientôt, pour éviter les décharges de flèches, en quoi les Perses étaient plus redoutables, ils doublent le pas, et fondent sur eux l'épée à la main. Julien à la tête d'un peloton de cavalerie se trouve dans tous les endroits, d'où le péril aurait éloigné un général ordinaire[223]. Il soutient par des troupes fraîches celles qui sont rebutées: il ranime ceux dont l'ardeur se ralentit. Le combat dura jusqu'à midi[224]. La première ligne des Perses ayant commencé à plier, toute leur armée recula d'abord à petits pas: enfin précipitant sa retraite, elle gagna Ctésiphon qui n'était pas éloignée[225]. Les Romains épuisés de fatigue,[Pg 117] et accablés des ardeurs d'un soleil brûlant, trouvèrent encore des forces pour achever de vaincre. Ils poursuivirent les fuyards l'épée dans les reins jusqu'aux portes de la ville. Ils y seraient entrés avec eux, si le comte Victor, blessé lui-même à l'épaule d'un dard qui était parti du haut de la muraille, ne les eût arrêtés par ses cris et par ses efforts, s'opposant à leur passage[226], et leur représentant que dans le désordre où les mettait la poursuite, ils allaient trouver leur tombeau dans une ville si vaste et si peuplée.
[216] Contra hæc Persæ objecerunt instructas cataphractorum equitum turmas sic confertas, ut laminis coaptati corporum flexus splendore præstringerent occursantes obtutus, operimentis scorteis equorum multitudine omni defensa. Amm. Marc. l. 24, c. 6.—S.-M.
[217] L'infanterie persane, défendue par des boucliers oblongs et creux, tissus d'osier et recouverts de cuir crud, combattait en bataillons serrés. Quorum in subsidiis manipuli locati sunt peditum, contecti scutis oblongis et curvis, quæ texta vimine et coriis crudis gestantes, densiùs se commovebant. Amm. Marc. l. 24, c. 6. On voit par là que les Persans à cette époque avaient acquis une certaine habileté dans l'art de la guerre, et on n'est pas étonné des avantages qu'ils obtinrent souvent sur les Romains, et de la résistance qu'ils leur opposèrent presque toujours avec succès.—S.-M.
[218] Amm. Marcellin parle, l. 24, c. 6, des éléphants comme de collines mouvantes, qui par leur masse répandaient partout la terreur. Post hos elephanti gradientium collium specie, motuque immanium corporum propinquantibus exitium intentabant. Libanius est plus exagéré encore: les éléphants auraient pu, selon lui, fouler aux pieds les légions romaines, comme des épis de blé. Καὶ μεγέθεσιν ἐλεφάντων, οἷς ἷσον ἔργον δι' ἀσταχύων ἐλθεῖν καὶ φάλαγγος. (Or. 10, t. 2, p. 320.)—S.-M.
[219] Dans quelques manuscrits d'Ammien Marcellin ce général est appelé Tigrane, nom plus commun; mais Zosime (l. 3, c. 25) le nomme Pigraxès, et il ajoute que par sa naissance et par sa dignité, il l'emportait sur tous les autres après le roi de Perse. Πιγράξης, γένει καὶ ἀξιώσει προέχων ἁπάντων μετὰ τὸν σφῶν βασιλέα. Il place Suréna après lui; ce passage est très-propre à confirmer ce que j'ai dit p. 79, note 2, liv. XIV, § 15, au sujet de ce dernier général, pour faire considérer son nom, plutôt comme un nom propre, que comme un titre.—S.-M.
[220] Quelques manuscrits lui donnent le nom de Nartéus; il est appelé Anarréus ou Anaréus, Ἀνάρεος, par Zosime, l. 3, c. 25.—S.-M.
[221] Selon la disposition d'Homère, secundùm Homericam dispositionem, dit Ammien, l. 24, c. 6; il paraît que Julien, grand admirateur d'Homère, avait pris dans ce poète l'idée d'un pareil ordre, attribué à Nestor, comme on peut le voir par ces vers de l'Iliade, l. 4, v. 297:
«Il place d'abord les cavaliers avec leurs chevaux et leurs chars; aux derniers rangs, sont les nombreux et braves fantassins, défense des armées, et au milieu sont les guerriers timides, etc.»—S.-M.
[222] Vibrantesque clypeos, velut pedis anapæsti, præcinentibus modulis leniùs procedebant. Amm. Marc. l. 24, c. 6.—S.-M.
[223] Ipse cum levis armaturæ auxiliis per prima postremaque discurrens. Amm. Marc., l. 24, c. 6. Cependant, selon Zosime, l. 3, c. 25, il semblerait que Julien ne se trouva pas à cette affaire, et qu'il n'aurait passé le fleuve que le troisième jour après. Il y a quelque chose d'obscur dans son récit. Il aura confondu le passage de vive force avec le passage tranquille que l'armée effectua trois jours après. Julien avait alors pu repasser le fleuve pour se mettre à la tête de son armée.—S.-M.
[224] Selon Zosime, l. 3, c. 25, le combat dura depuis minuit jusqu'à midi, ἐκ μέσης νυκτὸς διέμεινε μέχρι μέσης ἡμέρας ἡ μάχη. Ammien Marcellin l. 24, c. 6, le fait durer pendant toute la journée, miles fessus..., dit-il, adusque diei finem a lucis ortu decernens.—S.-M.
[225] Laxata itaque acies prima Persarum, leni antè, dein concito gradu calefactis armis retrorsùs gradiens, propinquam urbem petebat. Amm. Marc. l. 24, c. 6. L'expression calefactis armis est remarquable.—S.-M.
[226] Selon Sextus Rufus, ce fut au contraire l'avidité des soldats qui empêcha la prise de Ctésiphon. Apertis Ctesiphontem portis victor miles intrasset, nisi major prædarum occasio fuisset, quàm cura victoriæ. Libanius en dit à peu près autant, dans son oraison funèbre de Julien, or. 10, t. 2, p. 322.—S.-M.
XXXIII.
Suites de la victoire.
Les Romains avaient fait dans cette mémorable journée des prodiges de valeur. Ils avaient résisté aux plus extrêmes fatigues. Ils s'en récompensèrent par le pillage du camp des Perses, où ils trouvèrent des richesses immenses; de l'or, de l'argent, des meubles précieux, de magnifiques harnais, des lits, et des tables d'argent massif[227]. Au retour du combat, encore couverts de sang et de poussière, ils s'assemblèrent autour de la tente de Julien: ils le comblaient de louanges; ils lui rendaient avec de grands cris mille actions de graces, de ce que n'ayant pas épargné sa personne, il avait su tellement ménager le sang de ses soldats, qu'il n'en était resté que soixante-dix[228] sur le champ de bataille. Il n'est guère moins étonnant qu'un combat si long et si opiniâtre contre des soldats tels que ceux de Julien, n'ait coûté aux vaincus que deux mille cinq cents hommes[229];[Pg 118] ce qu'on ne peut guère attribuer qu'à la force de leurs armes défensives. Des éloges animés d'une si juste reconnaissance, étaient pour Julien le fruit le plus doux et le plus glorieux de sa victoire. Il songea de son côté à récompenser ceux qui l'avaient procurée par une brillante valeur[230]. Les appelant lui-même par leurs noms, il leur distribua différentes couronnes[231], selon le mérite des actions, dont il avait été le témoin. Se croyant encore plus redevable à l'assistance divine, il voulut offrit à Mars Vengeur[232] un pompeux sacrifice. La cérémonie ne fut pas heureuse. Des dix taureaux choisis, neuf tombèrent d'eux-mêmes avant que d'être arrivés au pied de l'autel; le dixième ayant rompu ses liens, ne se laissa reprendre qu'après une longue résistance, et ses entrailles n'offrirent aux yeux que de sinistres présages. La dévotion de l'empereur fut rebutée: il jura par Jupiter qu'il n'immolerait de sa vie aucune victime au dieu Mars. Il mourut trop tôt pour être tenté de se dédire[233]. La joie de l'armée était un peu troublée par la blessure du comte Victor, le plus estimé des généraux après l'empereur. Mais cet accident n'eut aucune suite fâcheuse; et ce qui fit sans doute le plus d'impression, ce fut la prédiction de Julien, qui, par une parole jetée au hasard, s'était préparé l'avantage d'être regardé de ses troupes comme un prince inspiré des dieux.
[227] Ces détails viennent de Zosime, l. 3, c. 25.—S.-M.
[228] Selon Ammien Marcellin, l. 24, c. 6; mais Zosime, l. 3, c. 25, en compte soixante-quinze.—S.-M.
[229] Ammien Marcellin et Zosime sont d'accord sur ce nombre; mais Libanius (or. 10, t. 2, p. 322), compte six mille ennemis de tués.—S.-M.
[230] Zosime, l. 3, c. 25, remarque que les Goths se distinguèrent beaucoup dans cette affaire.—S.-M.
[231] Navalibus donavit coronis, et civicis, et castrensibus. Amm. Marc. l. 24, c. 6.—S.-M.
[232] Mars Ultor; c'était une des divinités favorites de Julien. Voyez ci-devant, p. 39, note 3, liv. XIII, § 31, et p. 42, § 32.—S.-M.
[233] Jovemque testatus est, nulla Martis jam sacra facturum: nec resecravit, celeri morte præreptus. Amm. Marc., l. 24, c. 6.—S.-M.
XXXIV.
Julien se détermine à ne pas assiéger Ctésiphon.
Amm. l. 24, c. 7.
Liban. or. 10, t. 2, p. 301 et 322.
[Zos. l. 3, c. 26.]
Vopisc. in Caro. c. 9.
C'était un ancien préjugé, que Ctésiphon était pour[Pg 119] les Romains le terme fatal de leurs conquêtes. La fin tragique de l'empereur Carus avait, quatre-vingts ans auparavant, confirmé cette opinion populaire; et ce qui nous reste à raconter de l'expédition de Julien, ne servit pas à la détruire. Il semblait que la fortune, lasse de le suivre et de le tirer de tant de périls qu'il affrontait en soldat, l'eût abandonné sur les bords du Tigre. Il ne lui resta que la valeur. Les Romains demeurèrent cinq jours campés dans un lieu nommé Abuzatha[234]. De là, Julien s'étant approché de Ctésiphon jusqu'à la portée de la voix, cria aux sentinelles qui paraissaient sur la muraille, qu'il leur offrait la bataille; qu'il ne convenait qu'à des femmes de se tenir cachées derrière des remparts; que des hommes devaient se montrer et combattre. Ils lui répondirent: Qu'il allât faire ces remontrances à Sapor; que pour eux ils étaient prêts à combattre, dès qu'ils en auraient reçu l'ordre. Piqué de cette raillerie, il tint conseil pour décider si l'on devait assiéger Ctésiphon. Les plus sages lui représentèrent que cette entreprise difficile par elle-même, paraissait trop téméraire[235], lorsqu'on était à la veille d'avoir sur les bras toutes les forces de la Perse, conduites par Sapor. Il eut encore assez de prudence pour se rendre à cet avis. Il envoya le général Arinthée avec un corps d'infanterie légère faire[Pg 120] le dégât dans les campagnes d'alentour; il lui donna ordre en même temps de poursuivre les ennemis qui s'étaient dispersés après leur défaite. Mais comme ceux-ci connaissaient parfaitement le pays, ils échappèrent à toutes les poursuites.
[234] Ἀβουζαθὰ n'est connu que par le récit de Zosime (l. 3, c. 26). Cet auteur ne donne aucun détail qui puisse indiquer au juste la position de cette place. Ammien Marcellin, si abondant en détails jusqu'ici, en donne fort peu sur cette partie de l'expédition. Cette disette provient de ce qu'il se trouve entre les chap. 6 et 7 du livre 24 de cet historien, une lacune reconnue par tous les éditeurs. Zosime est plus satisfaisant.—S.-M.
[235] Facinus audax et importunum esse noscentium id aggredi: quod et civitas situ ipso inexpugnabilis defendebatur. Ammien Marcellin, l. 24, c. 7.—S.-M.
XXXV.
Il refuse la paix.
Liban. or. 10, t. 2, p. 301 et 322.
Socr. l. 3. c. 21.
Sapor, soit qu'il voulût amuser Julien, soit qu'il fût en effet effrayé de ses succès, lui députa un des grands de sa cour, pour lui proposer de garder ses conquêtes, et de conclure un traité de paix et d'alliance. Ce député s'adressa d'abord à Hormisdas frère de son maître; et se jetant à ses genoux, il le supplia de porter à Julien les paroles de Sapor[236]. Le prince perse s'en chargea avec joie; la prudence lui persuadait qu'une pareille ouverture ne pouvait être que très-agréable à l'empereur: c'était acquérir une vaste et riche province, et recueillir le plus grand fruit qu'il pût raisonnablement espérer de ses travaux. Mais Julien séduit par des songes trompeurs, et par les prédictions de Maxime aussi vaines que ces songes, s'était enivré du projet chimérique de camper dans les plaines d'Arbèles et de mêler ses lauriers à ceux d'Alexandre; déjà même il ne parlait que de l'Hyrcanie et des fleuves de l'Inde[237]. Il reçut froidement Hormisdas; il lui commanda de garder un profond silence sur cette ambassade, et de faire courir le bruit que ce n'était qu'une visite que lui rendait un seigneur de ses parents. Il craignait que le seul nom de paix ne ralentît l'ardeur de ses troupes.
[236] Ammien Marcellin ne dit rien de ces propositions de paix.—S.-M.
[237] Ce sont là des phrases de Libanius (or. 10, t. 2, p. 301.)—S.-M.
XXXVI.
Il est trompé par un transfuge.
Liban. or. 10, t. 2, p. 301 et 302.
Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 114 et 116.
Sext. Rufus. Vict. epit. p. 228.
Chrysost. de Sto Babyla, contra Jul. et Gent. t. 2, p. 575 et 576.
Amm. l. 24, c. 7.
[Zos. l. 3, c. 26.]
Socr. l. 3, c. 22.
Theod. l. 3, c. 21.
Soz. l. 6, c. 1.
Philost. l. 7, c. 15.
Oros. l. 7, c. 30.
Zon. l. 13, t. 2, c. 26.
On attendait inutilement les secours d'Arsace[238], et les troupes commandées par Procope et par Sébastien,[Pg 121] à qui Julien avait donné ordre de le venir joindre au-delà du Tigre. Arsace s'était contenté de ravager un canton de la Médie, nommé Chiliocome, c'est-à-dire, les mille bourgades[239]; et les deux généraux ne se pressaient pas de passer le fleuve. L'accident arrivé à quelques-uns de leurs soldats tués à coups de flèches pendant qu'ils se baignaient, leur faisait craindre de trouver sur l'autre bord plus d'ennemis qu'ils n'en cherchaient. D'ailleurs, la mésintelligence rompait toutes leurs mesures. Ils faisaient leur cour aux soldats en dépit l'un de l'autre: quand l'un voulait faire marcher l'armée, l'autre trouvait des prétextes pour la retenir. En vain Julien leur dépêchait courriers sur courriers. Il prit enfin le parti de les aller joindre lui-même. Il se disposait à prendre sa route par le Tigre, et à faire remonter sa flotte, lorsqu'un vieillard Perse[240], renouvelant la ruse de ce Zopyre, qui avait aidé Darius à se rendre maître de Babylone, vint se jeter entre ses bras. Il feignait de fuir la colère du roi de Perse, qu'il avait, disait-il, offensé; il suppliait Julien de lui donner asyle entre ses troupes. Il sut si bien feindre le désespoir, que l'empereur prit confiance en lui, et l'interrogea sur la route qu'il devait tenir: «Prince, lui dit ce vieillard, vous savez la guerre mieux que moi; mais je connais mieux que personne le pays où vous êtes. Quel usage prétendez-vous faire de cette flotte qui côtoye votre armée? Elle vous a jusqu'ici occupé plus de vingt mille hommes. Espérez-vous forcer la rapidité du[Pg 122] Tigre? La moitié de votre armée ne suffirait pas pour tirer ces barques le long des bords. Quelle diminution de forces, si les ennemis vous attaquent! sans compter ce que vous perdez de courage dans vos soldats, qui, assurés de leurs subsistances, en ont moins d'ardeur à s'en procurer à la pointe de leurs épées. Cette flotte vous fait encore un autre mal. C'est un hôpital qui suit votre armée: c'est l'asyle des poltrons qui s'y font transporter sous prétexte de maladie. Retranchez cet obstacle à vos succès: éloignez-vous des bords du fleuve. Je vous guiderai par une route plus sûre et plus commode jusque dans le cœur de la Perse. Vous n'aurez que trois ou quatre jours au plus de chemin rude et difficile. Ne portez des vivres que pour ce temps-là. Le pays ennemi sera ensuite votre magasin. Je ne vous demande de récompense, que quand mon zèle aura mis entre vos mains les gouvernements et les dignités de la Perse».
[238] Voy. ci-dev. p. 37-43, liv. XIII, § 31 et 32 et page 63, note 4, liv. XIV, § 6—S.-M.
[239] Voyez ci-devant, p. 63, note 4, et ci-après, p. 126, note 2, livre XIV, § 39.—S.-M.
[240] C'était, dit saint Grégoire de Nazianze, un homme d'un rang distingué, ἀνὴρ γάρ τις τῶν οῦκ ἀδοκίμων, ἐν Πέρσαις. Or. 4, t. 2, p. 115.—S.-M.
XXXVII.
Il brûle ses vaisseaux.
Un conseil si singulier était assorti au caractère de l'empereur. Ainsi, loin d'écouter ses officiers et surtout Hormisdas, qui l'avertissaient de se défier de ce transfuge, il leur reprochait de vouloir sacrifier à leur paresse et au désir du repos une conquête assurée. Il fit donc enlever de la flotte les machines et ce qu'il fallait de vivres pour vingt jours. Il réserva douze barques[241], qu'on devait transporter sur des chariots, pour servir de pontons sur les rivières: il mit le feu à tout le reste[242]. Le spectacle de ces flammes[Pg 123] qui dévoraient toutes les espérances des Romains, jetait les troupes dans la consternation et le désespoir. On murmure, on s'attroupe, on va crier à la tente de Julien, que l'armée est perdue sans ressource, si la sécheresse du pays, ou la hauteur des montagnes l'obligeaient de rebrousser chemin. On demande que l'auteur de ce funeste conseil soit appliqué à la question. Julien y consent enfin; et le transfuge déclare, dans les tourments, qu'il a trompé les Romains; qu'il s'est dévoué à la mort pour le salut de sa patrie: il défie les bourreaux de l'en faire repentir. L'empereur ordonne aussitôt d'éteindre les flammes; il était trop tard: on ne put sauver que douze vaisseaux[243].
[241] Exuri cunctas jusserat naves, præter minores duodecim. Amm. Marc., l. 24, c. 7. Selon Libanius, (or. 10, t. 2, p. 302), ces barques étaient au nombre de quinze; selon Zosime (l. 3, c. 26), il y en avait vingt-deux; dix-huit bâtiments romains, et quatre persans: πλὴν ὀκτωκαίδεκα Ῥωμαϊκων, Περσικῶν δέ τεσσάρων.—S.-M.
[242] Il semblait, dit Ammien Marcellin, l. 24, c. 7, armé du funeste flambeau de Bellone, funestâ face Bellonæ.—S.-M.
[243] La résolution de Julien a été blâmée par presque tous ses contemporains, et même par le judicieux Ammien Marcellin, mais tous ils ont été évidemment influencés par la malheureuse issue de l'expédition. En examinant avec attention les faits, il est facile de reconnaître qu'il n'était pas possible de faire mieux. Un capitaine expérimenté ne pouvait agir autrement, dans la position où se trouvait Julien, et du moment qu'il avait renoncé au parti peu honorable, et très-difficile lui-même, de revenir en remontant l'Euphrate. On voit que Julien connaissait bien le pays qui lui restait à parcourir. Les eaux de l'Euphrate et du Tigre, sorties des montagnes de l'Arménie, se précipitent avec une égale impétuosité vers la Babylonie; mais ce qui avait heureusement secondé la rapide marche de Julien jusque sous les murs de Ctésiphon, aurait été, par la même raison, un des plus grands inconvénients de ses nouvelles opérations sur les bords du Tigre, où il lui importait de ne pas mettre moins de célérité dans ses mouvements. Sa flotte occupait vingt mille hommes sur l'Euphrate, où elle avait été si bien favorisée par le courant, combien n'en aurait-il pas fallu sur le Tigre, pour remonter un courant non moins fort? De plus, et c'est un fait observé par tous les voyageurs qui ont descendu le Tigre, le cours de ce fleuve est extrêmement tortueux, embarrassé de rochers et de petites cataractes; ce qui a été aussi remarqué par Strabon (l. 16, p. 740). Il faut encore faire attention que Julien avait descendu l'Euphrate au printemps, c'est-à-dire à l'époque où ses eaux sont considérablement grossies par les neiges de l'Arménie, et il lui aurait fallu remonter le Tigre dans la saison de l'année (on était au mois de juin) où ses eaux sont si basses, qu'on peut le passer à gué en plusieurs endroits. Julien aurait donc eu contre lui la rapidité du courant, le peu d'élévation des eaux, les nombreuses sinuosités du fleuve, et les cataractes, plus difficiles et plus dangereuses dans les basses eaux, que dans les temps d'inondation. Ainsi, indépendamment des autres raisons qui ont pu influer sur le parti que prit Julien, on voit que tout se réunissait pour le confirmer dans son dessein. Plus on y réfléchit, et plus on est convaincu que dans cette occasion Julien ne démentit en rien sa prudence et sa sagacité ordinaires. Les écrivains anciens et modernes ont été les échos aveugles des contemporains ignorants ou abusés. Libanius seul cherche à défendre Julien, mais c'est faiblement; on s'aperçoit qu'il craint de blesser l'opinion publique (or. 10, t. 2, p. 302). Pour tout ce qui concerne le cours de l'Euphrate et du Tigre, et l'époque de leurs crues, on peut consulter l'ouvrage de M. Raymond (p. 31-37 et 192-207) déja cité plus haut, p. 109, note 1, liv. XIV, § 29.—S.-M.
[Pg 124]
XXXVIII.
Il ne peut pénétrer dans la Perse.
Amm. l. 24, c. 7 et 8.
Zos. l. 3, c. 26.
L'armée, devenue plus nombreuse par la réunion des soldats et des matelots de la flotte, s'éloigna du Tigre à dessein de pénétrer dans l'intérieur du pays. Elle traversa d'abord des campagnes fertiles; mais bientôt elle ne vit plus devant elle que les tristes vestiges d'un vaste incendie. Les Perses avaient consumé par le feu les arbres, les herbes et les moissons déja parvenues à leur maturité. On fut contraint de s'arrêter dans un lieu nommé Noorda[244], pour attendre que le terrain fût refroidi et la vapeur dissipée. Pendant ce séjour, les Perses ne donnaient point de repos: tantôt, partagés en petites troupes, ils venaient insulter le camp à coups de flèches; tantôt réunis en gros escadrons, ils jetaient l'alarme. On croyait que le roi était arrivé avec toutes ses forces. L'empereur et les[Pg 125] soldats regrettaient la perte de leurs magasins consumés avec leurs vaisseaux. Ils ne pouvaient se garantir des incursions importunes d'une cavalerie plus prompte que l'éclair, qui frappait et disparaissait aussitôt. Cependant on tua et on prit quelques coureurs dans ces diverses attaques; et Julien, pour relever le courage de ses troupes, leur donna le même spectacle qu'Agésilas avait autrefois donné aux Grecs pour leur inspirer le mépris de ces mêmes ennemis. Les Perses étaient naturellement d'une taille grêle, décharnés et sans apparence de vigueur. Il fit dépouiller les prisonniers, et les ayant exposés nus à la vue de l'armée: Voilà, dit-il, ceux que les enfants du dieu Mars regardent comme des adversaires redoutables; des corps desséchés et livides; des chèvres plutôt que des hommes, qui ne savent que fuir avant même que de combattre.
[244] Cette ville de Noorda, Νοορδᾶ, n'est mentionnée que dans Zosime. Elle était à l'orient du Tigre. Il ne faut pas la confondre avec une ville de Néarda ou Naarda, située sur l'Euphrate, dans la Babylonie, et célèbre par une fameuse école juive, qui y existait dans les premiers siècles du christianisme (Joseph., Antiq. Jud. l. 18, c. 12). Il est impossible de déterminer la position de la ville nommée par Zosime. On possède bien moins de moyens de suivre la marche de Julien au-delà du Tigre, que sur les bords de l'Euphrate. On est presque également dépourvu de renseignements anciens et modernes.—S.-M.
XXXIX.
Il prend le chemin de la Corduène.
Amm. l. 24, c. 8.
[Zos. l. 3, c. 26.]
C'eût été une témérité trop visible de conduire l'armée au travers de ces campagnes brûlées, qui n'étaient plus couvertes que de cendres. On délibéra sur le parti qu'on devait prendre. La plupart proposaient de retourner par l'Assyrie[245], et c'était l'avis des soldats qui le demandaient à grands cris. Julien, et avec lui, les plus sages représentaient qu'ils s'étaient eux-mêmes fermé cette route, en détruisant les magasins, consumant les grains et les fourrages, ruinant et brûlant les villes et les châteaux; qu'ils n'avaient laissé après eux, dans ces plaines immenses, que la famine et la plus affreuse misère; qu'ils trouveraient[Pg 126] les torrents débordés, les digues rompues, et tout le terrain noyé par la fonte des glaces et des neiges de l'Arménie[246]; que, pour surcroît de maux, c'était la saison de l'année ou la terre échauffée des ardeurs du soleil, produisait, dans ces climats, des essaims innombrables de moucherons et d'insectes volants; plus opiniâtres et plus dangereux que les Perses. Il était plus aisé de montrer la difficulté de cette route que d'en indiquer une meilleure. Après de longues et inutiles délibérations, on consulta les dieux: on chercha dans les entrailles des victimes, s'il valait mieux traverser de nouveau l'Assyrie, ou suivre le pied des montagnes, et tâcher de gagner la Corduène[247], province de l'empire, que borde le Tigre au sortir de l'Arménie. Une partie de cette province appartenait encore aux Perses, qui y entretenaient un satrape. Les victimes furent muettes à leur ordinaire. Selon Ammien Marcellin, elles donnèrent à entendre que ni l'un ni l'autre parti ne réussirait. Cependant, on s'en tint au dernier, comme au moins impraticable.
[245] Utrùm nos per Assyriam reverti censerent. Amm. Marc., l. 24, c. 8. Par le nom d'Assyrie l'auteur entend la partie de la Mésopotamie arrosée par l'Euphrate, et non le pays qui portait plus particulièrement ce nom, et qui était situé à l'orient du Tigre, et vers lequel l'armée de Julien s'avançait.—S.-M.
[246] On était alors au mois de juin. Comme c'est en avril et en mai, que se font sentir les plus grandes crues de l'Euphrate, produites par la fonte des neiges en Arménie, il n'était pas étonnant que les chemins fussent impraticables. Consultez l'ouvrage cité p. 109, not. 1, l. XIV, § 29, et p. 123, n. 1, liv. XIV, § 37, et particulièrement les endroits indiqués, p. 123.—S.-M.
[247] Sedit tamen sententia, ut omni spe meliorum succisâ Corduenam arriperemus. On espérait pouvoir de là, en suivant les montagnes, faire une irruption dans le pays de Chiliocome. An præter radices montium leniùs gradientes, Chiliocomum propè Corduenam sitam ex improviso vastare. Amm. Marc., l. 24, c. 8. On comptait s'y joindre aux troupes du roi d'Arménie. Il semblerait résulter de ce passage que la Chiliocome, dont la vraie situation est inconnue, était, comme je l'ai déjà pensé (voyez plus haut, p. 63, note 4, liv. XIV, § 6), vers les fertiles plaines voisines du lac d'Ourmi, situé assez loin au nord des montagnes des Curdes, qui séparent l'Arménie, de la Médie et de l'Assyrie.—S.-M.
XL.
Marche de l'armée.
On décampa le 16 de juin. Au point du jour, on[Pg 127] aperçut un tourbillon épais: les uns conjecturaient que c'étaient des Sarrasins[248], qui, sur une fausse nouvelle que l'empereur attaquait Ctésiphon, accouraient pour se joindre aux Romains et prendre leur part du pillage. D'autres se persuadaient que c'étaient les Perses qui venaient encore fermer ce passage. D'autres, enfin, se moquaient de la timidité de ces derniers; ce n'étaient, selon eux, que des troupeaux d'ânes sauvages, dont ces contrées sont remplies, et qui ne vont jamais qu'en grandes troupes, pour être en état de se défendre contre les attaques des lions. Cependant, comme cette nuée de poussière ne s'éclaircissait pas, de crainte de quelque surprise, Julien suspendit la marche, et s'arrêta dans une assez belle prairie au bord d'une petite rivière nommée Durus[249]. Il fit camper ses troupes en rond et les rangs serrés, pour plus de sûreté. Le temps était fort couvert, et le soir arriva, avant qu'on pût distinguer ce que c'était que cette nuée qui donnait tant d'inquiétude.
[248] Le texte d'Ammien, l. 24, c. 8, porte sacenæ duces; il est reconnu qu'il faut lire Saracenos duces.—S.-M.
[249] In valle graminea propè rivum. Amm. Marc. l. 24, c. 8. Zosime est le seul qui parle de cette rivière; Ἐλθόντες δὲ, dit-il, εἰς τὸν Δοῦρον ποταμόν. Il pourrait se faire que le Durus fût l'Odoneh qui se joint au Tigre entre Bagdad et Tékrit. Tous les détails qui suivent sont omis par Zosime, dont la narration concise ferait croire, qu'aussitôt arrivé sur le bord de la rivière, on y jeta un pont pour passer, διέβησαν τοῦτον, γέφυραν ζεύξαντες.—S.-M.
XLI.
Arrivée de l'armée royale.
Amm. l. 25, c. 1.
Liban or. 10, t. 2, p. 302.
Zos. l. 3, c. 27 et 28.
La nuit fut noire[250]; la crainte tint les soldats alertes; aucun d'eux ne se permit le sommeil. Les premiers rayons du jour découvrirent une cavalerie innombrable, marchant en bon ordre, toute brillante d'or et d'acier[251]. C'était enfin l'armée du roi de Perse.[Pg 128] A cette vue, le courage du soldat romain se réveille; il veut passer la rivière[252], et courir au-devant de l'ennemi. L'empereur, qui songe à ménager ses troupes, les retient avec peine: il y eut, assez près du camp, une vive rencontre entre deux gros partis de coureurs. Un commandant romain, nommé Machamée, s'étant jeté au travers des ennemis, en tua quatre, et fut abattu par un escadron qui l'enveloppa, et dont un cavalier le perça d'un coup de lance: son frère Maurus, qui fut depuis duc de Phénicie, emporté par la vengeance et par la douleur, s'élance dans le plus épais de l'escadron, écarte, renverse tout ce qu'il trouve en son passage, tue celui qui avait porté le coup mortel, et, blessé lui-même, il enlève le corps de son frère, qui n'expira que dans le camp[253]. Le combat fut opiniâtre: on s'attaqua à plusieurs reprises. La chaleur, qui était excessive, et les efforts redoublés avaient extrêmement fatigué les deux partis, lorsque les Perses se retirèrent avec une grande perte.
[250] Hanc noctem nullo siderum fulgore splendentem. Amm. Marcell. l. 25, c. 1.—S.-M.
[251] Loricæ limbis circumdatæ ferreis, et corusci thoraces. Amm. Marcell. l. 25, c. 1.—S.-M.
[252] Ici Ammien Marcellin, l. 25, c. 1, se sert des mots fluvio brevi, pour désigner le Durus de Zosime.—S.-M.
[253] Il a déja été question de ces deux généraux, ci-devant, p. 67, note 5, l. XIV, § 8.—S.-M.
XLII.
Divers événements de la marche.
Les Romains passèrent la rivière sur un pont de bateaux, laissèrent à droite[254] l'armée des Perses, et arrivèrent à une ville nommée Barophthas[255]. Les ennemis y avaient brûlé tout le fourrage. On aperçut d'abord une troupe de Sarrasins, qui disparurent à la vue de l'infanterie romaine: ils revinrent bientôt avec un corps de cavalerie perse, qui faisait mine de[Pg 129] vouloir enlever les bagages. L'empereur accourut pour les combattre lui-même: ils ne l'attendirent pas, et prirent la fuite. On se rendit près d'un bourg nommé Hucumbra[256], entre les deux villes de Nisbara et de Nischanabé[257], bâties des deux côtés du Tigre. On y trouva les restes d'un pont que les Perses avaient brûlé. Les fourrageurs rencontrèrent quelques escadrons ennemis qu'ils mirent en fuite. Comme ce lieu était fourni de vivres, on s'y reposa pendant deux jours. L'armée, après s'être refaite, emporta ce qu'elle put de provisions, et brûla le reste. Elle avançait à petits pas entre les villes de Danabé et de Synca[258], lorsque les Perses vinrent fondre sur l'arrière-garde: ils y auraient fait un grand carnage, si la cavalerie romaine ne fût promptement accourue, et ne les eût vivement repoussés. Dans cette action, périt Adacès, satrape distingué[259], le même que ce Narsès, député[Pg 130] cinq ans auparavant, à Constance, dont il s'était fait aimer par sa modestie et par sa douceur. L'empereur récompensa le soldat qui lui avait ôté la vie, et donna en même temps un exemple de sévérité. Toutes les troupes accusaient une brigade de cavalerie[260], d'avoir tourné bride au fort du combat; Julien, indigné, voulut punir ces fuyards par tous les affronts militaires: il leur ôta leurs étendards, fit briser leurs lances, et les condamna à marcher parmi les bagages et les prisonniers. Comme on rendait témoignage à leur commandant, qu'il avait bien fait son devoir, l'empereur le mit à la tête d'une autre brigade, dont le tribun était convaincu d'avoir fui honteusement. Il cassa quatre autres tribuns[261], coupables de la même lâcheté. Selon la rigueur de la discipline, ils méritaient la mort; mais les circonstances critiques, où se trouvait l'armée, l'engagèrent à épargner leur sang, et à leur laisser, avec la vie, le moyen de réparer leur honneur. Le jour suivant, après avoir fait environ trois lieues[262], on rencontra, près de la ville d'Accéta[263], les ennemis, qui mettaient le feu aux moissons et aux arbres fruitiers: on les dissipa, et le soldat sauva des flammes tout ce qu'il eut le temps d'emporter. On campa près d'un lieu nommé Maranga[264].
[254] Julien cherchait à se rapprocher du Tigre pour rejoindre l'armée qu'il avait laissée en Mésopotamie.—S.-M.
[255] Βαροφθὰς: rien ne peut nous apprendre quelle était la position de cette place, qui n'est connue que par le seul témoignage de Zosime, l. 3, c. 27.—S.-M.
[256] Ad Hucumbra nomine villam pervenimus. Amm. Marcell. l. 25, c. 1. Ce lieu qualifié de bourg, κώμην, par Zosime, est appelé Symbra par le même historien, l. 3, c. 24; c'est lui aussi qui rapporte qu'on le trouvait entre les deux villes de Nisbara et de Nischanabé, séparées par le cours du Tigre.—S.-M.
[257] Νίσβαρα et Νισχανάβη: ces deux villes ne nous sont connues que par Zosime, l. 3, c. 24; il est impossible d'indiquer leur position.—S.-M.
[258] Μεταξὺ Δανάβης πολέως καὶ Σύγκες. C'est encore à Zosime, l. 3, c. 24, que nous sommes redevables de l'indication de ces deux villes. En général, cette partie de sa narration est plus abondante en détails géographiques que celle d'Ammien Marcellin.—S.-M.
[259] Adaces nobilis satrapa. Amm. Marc. l. 25, c. 1. Ammien Marcellin et Zosime remarquent tous deux que ce satrape était venu comme ambassadeur auprès de Constance; mais ce n'est pas là une raison suffisante pour le confondre avec ce Narsès, envoyé cinq ans auparavant par Sapor, et dont il a été question ci-devant l. X, § 24 et 25, t. 2, p. 244. Le roi de Perse avait eu assez souvent des relations diplomatiques avec Constance, pour qu'on croie qu'il lui avait envoyé d'autres ambassadeurs que Narsès. La différence des noms suffit pour faire voir l'erreur de Lebeau, et pour montrer qu'il s'agit réellement de deux personnages distincts. Zosime dit aussi, l. 3, c. 25, que c'était un des plus illustres seigneurs persans, σατράπης τὶς τῶν ἐπιφανῶν. Il diffère un peu d'Ammien Marcellin pour son nom; il l'appelle Dacès (ὄνομα Δάκης), au lieu d'Adaces. Cette légère différence tient uniquement à la langue persane, qui dans certains dialectes ajoute un A devant beaucoup de mots.—S.-M.
[260] Ce corps de cavalerie est désigné ainsi par Ammien Marcellin, l. 25, c. 1: Tertiacorum equestris numerus.—S.-M.
[261] Ceux-ci appartenaient aux troupes auxiliaires, vexillationes. C'est ainsi qu'on désignait les troupes légères fournies par les provinces, et qui ne faisaient pas partie des légions.—S.-M.
[262] C'est-à-dire soixante-dix stades, selon le texte d'Ammien Marcellin, l. 25, c. 1.—S.-M.
[263] C'est encore au seul Zosime qu'on doit la connaissance de ce lieu.—S.-M.
[264] Selon Zosime (l. 3, c. 28), Maronsa, Μάρωνσα.—S.-M.
[Pg 131]
XLIII.
Bataille de Maranga.
Au point du jour, on vit les ennemis approcher avec une contenance fière et menaçante[265]: à leur tête paraissait Méréna, général de la cavalerie, deux fils du roi, et un grand nombre de seigneurs[266]. Derrière, marchaient les éléphants, dont les guides, assis sur leur cou, portaient un ciseau tranchant attaché à leur main droite, pour s'en servir, si les éléphants venaient à s'effaroucher et à se renverser sur leurs escadrons, comme ils avaient fait, quelques années auparavant, au siége de Nisibe. On enfonçait ce ciseau, d'un coup de marteau, dans la jointure du cou et de la tête; et il n'en fallait pas davantage pour ôter sur-le-champ la vie à ce puissant animal. C'était une invention d'Hasdrubal, frère d'Hannibal[267]. Julien, escorté de ses[Pg 132] principaux officiers, rangea promptement son armée en forme de croissant, donna le signal, et courut d'abord à l'ennemi, pour épargner à ses soldats la décharge meurtrière d'une multitude innombrable de flèches. L'infanterie romaine fond, tête baissée, et sur le front et sur les flancs des Perses; elle tue les chevaux; elle abat et terrasse les cavaliers. Dès le premier moment, la mêlée fut horrible: le choc des boucliers, le bruit des armes, les cris des vainqueurs et des vaincus portaient l'épouvante où le fer ne pouvait atteindre. Cette manière de combattre déconcerta les Perses. Accoutumés à voltiger, à se battre de loin, et à fuir en tirant des flèches par derrière, ils ne purent tenir contre une infanterie impétueuse, qui les pressait corps à corps, et qui ne leur laissait ni le temps ni l'espace nécessaire pour leurs évolutions. Ils abandonnèrent le champ de bataille, jonché de leurs hommes et de leurs chevaux. Il n'en coûta que peu de sang aux Romains; leur plus grande perte fut la mort de Vétranion, vaillant officier, qui commandait le bataillon des Zannes[268]; c'étaient des peuples voisins de la[Pg 133] Colchide, qui servaient alors dans les armées de l'empire, en qualité d'auxiliaires.
[265] Ammien Marcellin donne, à l'occasion de la bataille de Maranga, une description du costume militaire des Perses, assez curieuse pour être transcrite ici. «Ces soldats, dit-il, étaient des bataillons de fer; chacun de leurs membres était couvert d'épaisses lames de fer, qui s'adaptaient exactement aux jointures. Des simulacres de visage humain y étaient si bien disposés pour la défense de la tête, qu'elles semblaient être des masses dures et solides, qui malgré la multitude des traits, ne pouvaient être blessées que par les petites ouvertures ménagées pour les yeux et pour la respiration. Ceux qui devaient combattre avec la lance, semblaient être attachés avec des chaînes d'airain.» Erant autem omnes catervæ ferratæ, ita per singula membra densis laminis tectæ, ut juncturæ rigentes compagibus artuum convenirent: humanorumque vultuum simulacra ita capitibus diligenter aptata, ut imbracteatis corporibus solidis, ibi tantum incidentia tela possint hærere, quà per cavernas minutas et orbibus oculorum affixas parciùs visitur, vel per supremitates narium angusti spiritus emittuntur. Quorum pars contis dimicatura stabat immobilis, ut retinaculis æreis fixam existimares. Amm. Marcell. l. 25, c. 1.—S.-M.
[266] Immensa Persarum apparuit multitudo, cum Merene equestris magistro militiæ filiisque regis duobus, et optimatibus plurimis. Amm. Marc. l. 25, c. 1. Je pense que Merene ou plutôt Merena, comme on le voit plus bas dans Ammien Marcellin (l. 25, c. 2), est la même chose que Mihran, nom alors porté par presque tous les personnages d'une illustre maison appelée Mihranienne. Ce général était sans doute de cette famille, dont je parlerai plus amplement dans la suite.—S.-M.
[267] Tite-Live (l. 27, c. 49), et Zonare (l. 9, t. 1, p. 433), donnent des détails sur cette invention d'Hasdrubal.—S.-M.
[268] Qui legionem Ziannorum regebat. Amm. Marcell. l. 25, c. 1. Les Zannes, on plutôt Tzannes, étaient une des nations barbares, qui habitaient les montagnes, qui séparent l'Arménie du territoire de Trébisonde et de la Colchide. On voit par le témoignage de la chronique de Malala (part. 2, p. 42) que, malgré leur alliance avec l'empire, ces Barbares ravageaient quelquefois l'Asie-Mineure. Les Arméniens les connaissaient sous le nom de Djannik, et à cause d'eux ils donnent encore ce nom à la région montagneuse située au midi de Trébisonde. La Notice de l'empire, écrite sous le règne de Théodose le jeune, nous apprend que les troupes des Tzannes au service de l'empire, étaient ordinairement sous la direction du maître de la milice de Thrace. Le même ouvrage nous fait connaître qu'une neuvième cohorte de ces troupes était ordinairement en garnison à Nitria (cohors IX, Thanorum, Nitriæ), dans le désert de Libye sur les frontières de l'Égypte.—S.-M.
XLIV.
Inquiétudes de Julien.
Amm. l. 25, c. 2.
Chrysost. de Sto Babyla, et contra Jul. et Gent. t. 2, p. 576.
[Zos. l. 3, c. 28.]
Cette victoire releva les espérances des Romains. Ils prirent trois jours de repos, pour panser et soulager les blessés. Ils arrivèrent ensuite à Tummara[269], où ils furent encore harcelés par les ennemis, qu'ils repoussèrent: les vivres leur manquèrent en ce lieu. Les Perses avaient retiré le blé et les fourrages dans les châteaux fortifiés. On éprouvait déja les extrémités de la famine. Les bêtes de somme n'étant plus en état de suivre l'armée, on fut réduit à les manger. Les officiers, plus sensibles à la misère de leurs gens qu'à la crainte de manquer eux-mêmes, partagèrent avec eux les vivres qu'ils faisaient porter pour leur propre subsistance. L'empereur, logé sous un pavillon étroit, faisant sa nourriture ordinaire d'une méchante bouillie de gruau[270], dont un valet d'armée se serait à peine contenté, distribua aux plus pauvres soldats cette chétive provision. Après quelques moments d'un sommeil inquiet et interrompu, il s'assit sur son lit, pour rédiger son journal, comme il avait coutume de faire, à l'imitation de Jules César. Là, pendant qu'il était enseveli profondément dans une réflexion philosophique, qui était venue le distraire, il crut voir le même génie de l'empire, qui lui avait apparu, lorsqu'il avait pris, en Gaule, le titre d'Auguste. Ce spectre couvert d'un voile, dont sa corne d'abondance était aussi enveloppée, marchait tristement, et sortait du pavillon dans un morne silence. Julien, d'abord saisi de terreur, se[Pg 134] rassure, se lève, et ayant fait part à ses amis de cette vision effrayante, il s'abandonne, en tout événement, à la volonté des dieux. Cependant, pour détourner leur colère, il leur immola une victime. Durant le sacrifice, il vit en l'air comme une étoile[271], qui disparut après avoir tracé un sillon de lumière. Frappé de ce nouveau prodige, il craignit que ce ne fût une menace du dieu Mars, qu'il avait outragé[272]; il consulta les aruspices[273]: tous déclarèrent que ce phénomène l'avertissait de ne point combattre ce jour-là, et de suspendre toute opération de guerre. Comme il parut ne faire aucun cas de leur réponse, ils le prièrent de différer son départ, du moins de quelques heures: il ne voulut rien écouter, et partit au point du jour.
[269] C'est encore une indication géographique que nous devons au seul Zosime (l. 3, c. 28).—S.-M.
[270] Pultis portio parabatur exigua, etiam munifici fastidienda gregario. Amm. Marc. l. 25, c. 2.—S.-M.
[271] Flagrantissimam facem cadenti similem visam, aeris parte sulcatâ evanuisse existimavit. Il crut que c'était l'étoile menaçante de Mars, horroreque perfusus est, ne ita apertè minax Martis apparuerit sidus. Ammien Marcellin, l. 25, c. 2.—S.-M.
[272] Voyez ci-devant, p. 39, note 3, et p. 42, liv. XIII, § 31 et 32.—S.-M.
[273] On consulta les livres Tarquitiens, Tarquitianis libris. C'est ainsi que s'appelaient les livres sur les choses divines et sur les sciences augurales des Etrusques, composées par un certain Tarquitius. M. Hase, a donné tout récemment une excellente édition d'un ouvrage composé sous le règne de Justinien, sur cette vaine science, par un certain Laurent de Lydie. Cette compilation contient beaucoup de renseignements curieux. C'est ce que nous avons de plus complet sur cet objet.—S.-M.
XLV.
Blessure de Julien.
Amm. l. 25, c. 3.
Liban. or. 10, t. 2, p. 302 et 303.
Zos. l. 3, c. 28 et 39.
Philost. l. 7, c. 15.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 298.
Zon. l. 13, t. 2, p. 27, 28.
Les Perses, souvent battus, n'osaient plus paraître devant l'infanterie romaine. Cachés derrière les collines qui bordaient le chemin sur la droite, ils se contentaient de côtoyer l'armée et de l'incommoder par des décharges de flèches et des alarmes fréquentes. Les Romains marchaient en un seul bataillon quarré[274];[Pg 135] mais la disposition des lieux rompait souvent leur ordonnance, et les obligeait de couper leurs rangs. Julien était partout, à la tête, à la queue, sur les flancs, courant à toutes les attaques, conduisant des secours à tous les endroits où il en était besoin. Les Perses étaient rebutés: on dit même que Sapor, craignant que les Romains ne prissent des quartiers d'hiver dans ses états, choisissait déja des députés pour porter à Julien des propositions de paix, et qu'il préparait des présents[275], entre lesquels était une couronne: il devait les faire partir le lendemain, et laisser Julien maître des conditions du traité[276]. Sur les neuf heures du matin, un tourbillon de vent faisant voler la poussière, et le ciel s'étant couvert de nuages épais, les Perses profitèrent de l'obscurité pour tenter un dernier effort. Ils attaquent l'arrière-garde. L'empereur, que la chaleur avait obligé de se défaire de sa cuirasse[277], s'étant saisi d'un bouclier de fantassin, court au péril. Pendant qu'il s'y livre avec courage, il apprend que la tête, qu'il vient de quitter, est dans le même danger: il y vole, et la cavalerie des Perses tourne en même temps la queue de l'armée. Bientôt l'aile gauche, enveloppée, accablée de traits, chargée à grands coups de javelines, épouvantée du cri et de la fureur des éléphants[278], commence à plier. Tandis que l'empereur, accompagné seulement d'un écuyer, court de[Pg 136] toutes parts, son infanterie légère prend les Perses par derrière, coupe les jarrets de plusieurs éléphants, et fait un grand carnage. Les Perses fuient: Julien les poursuit avec ardeur, animant ses soldats des gestes et de la voix, levant les bras pour leur montrer les ennemis en déroute. En vain les cavaliers de sa garde[279], se ralliant autour de lui, le conjurent de ménager sa personne[280]; en vain ils l'avertissent que les Perses ne sont jamais plus redoutables que dans leur fuite: en ce moment le javelot d'un cavalier lui effleure le bras droit, et va lui percer le foie[281]. Il s'efforce de l'arracher, et se coupe les doigts: il tombe de cheval, on le relève: il tâche de cacher sa blessure, et remonte sur son cheval. Mais ne pouvant arrêter le sang qui sort à gros bouillons de sa plaie, il crie à ses soldats de ne point s'alarmer; que le coup n'est pas mortel. On le porte sur un bouclier dans sa tente, et l'on s'empresse de le secourir. Quand on eut mis l'appareil, et que sa douleur fut un peu calmée, il redemande ses armes et son cheval[282]: plus occupé du péril de ses gens que du sien propre, il veut retourner au combat, pour achever la victoire: les forces manquent à son courage. Les efforts qu'il fait pour se relever, rouvrent la plaie, d'où le sang jaillit avec violence: il s'évanouit. Étant revenu à lui, il demande le nom du lieu où il[Pg 137] se trouve; comme on lui répond que ce lieu s'appelle Phrygie[283], il juge sa mort prochaine, et s'écrie, en soupirant: O Soleil, tu as perdu Julien![284] Le soleil était, comme nous l'avons dit, sa divinité chérie; et l'on raconte qu'étant à Antioche, il avait vu en songe un jeune homme à cheveux blonds, tel qu'on représentait Apollon, qui lui avait déclaré qu'il mourrait en Phrygie[285].
[274] A cause de la disposition des lieux, l'armée, dit Ammien Marcellin, l. 25, c. 3, marchait formée en bataillons carrés; mais il observe qu'ils étaient peu serrés. Exercitus pro locorum situ quadratis quidem sed laxis incedit.—S.-M.
[275] Δῶρα ἀριθμοῦντος, il comptait des présents. Liban. or. 10, t. 2, p. 303.—S.-M.
[276] Ceci s'accorde avec les indications réunies ci-devant p. 120, l. XIV, § 35, et celles qui se trouvent ci-après, p. 158, note 2, et p. 158, not. 2, l. XV, § 9.—S.-M.
[277] Cette circonstance vient de Zonare (l. 13, t. 2, p. 27). Ammien Marcellin dit seulement, l. 25, c. 3, qu'il avait oublié sa cuirasse, oblitus loricæ.—S.-M.
[278] Ammien Marcellin y ajoute, l. 25, c. 3, la puanteur, fætorem stridoremque elephantorum impatienter tolerantibus nostris.—S.-M.
[279] Ces soldats portaient le nom de Candidati.—S.-M.
[280] Ut fugientium molem, tamquam ruinam malè compositi culminis declinaret. Amm. Marc. l. 25, c. 3. L'historien veut dire que la masse des fuyards était aussi terrible que l'éboulement d'une montagne.—S.-M.
[281] Et incertum subita equestris hasta, cute brachii ejus præstrictâ, costis perfossis hæsit in ima jecoris fibra. Amm. Marc. l. 25, c. 3.—S.-M.
[282] Moxque ubi lenito paulisper dolore timere desiit, magno spiritu contra exitium certans, arma poscebat et equum. Amm. Marc. l. 25, c. 3.—S.-M.
[283] Ideὸ spe deinceps vivendi absumptâ, quὸd percunctando Phrygiam appellari locum ubi ceciderat comperit. Amm. Marc. l. 25, c. 3. La chronique d'Alexandrie (p. 298) et celle de Malala (part. 2, p. 20 et 22) rapportent cette circonstance; mais l'une appelle Rhasia, Ῥασία, le lieu où Julien succomba, et l'autre lui donne le nom d'Asia; elle ajoute qu'il était voisin de Ctésiphon, πλησίον τῆς πόλεως Κτησιφῶντος. L'auteur dit ensuite que c'était un endroit en ruines et presque désert, où il se trouvait encore quelques habitations, χωρίον ἑστώτων μὲν τῶν οἰκημάτων, ἔρημον δὲ ἦν, ὅπερ ἐλέγετο Ἀσία.—S.-M.
[284] Ce sont les auteurs chrétiens qui rapportent cette imprécation. Elle se trouve dans Philostorge et dans la chronique Paschale. Elle est aussi mentionnée dans la chronique de Malala (part. 2, p. 22.).—S.-M.
[285] Ce songe, rapporté par la chronique Paschale, p. 298, a été copié par Zonare, l. 13, t. 2, p. 28.—S.-M.
XLVI.
Succès du combat.
La chute de Julien avait rendu le courage aux Perses. Le combat continuait avec acharnement. Les Romains frappant leurs boucliers à grands coups de piques, couraient déterminément à la mort. Malgré la poussière qui les aveuglait, malgré l'ardeur du soleil dont ils étaient brûlés, croyant après la perte de leur prince n'avoir plus d'ordre à prendre que de leur désespoir, et pas un ne voulant lui survivre, ils s'élançaient à travers les dards et les javelots des Perses. Ceux-ci se couvraient d'une nuée de traits qu'ils déchargeaient sans relâche: les éléphants, dont la grandeur et les aigrettes flottantes effrayaient les chevaux, leur servaient de remparts. Julien entendait de sa tente le choc, le cliquetis, les cris, le hennissement des chevaux; jusqu'à ce qu'enfin la nuit sépara les combattants couverts de[Pg 138] blessures, épuisés de sang et de forces. Les Perses laissèrent sur le champ de bataille un grand nombre de morts, entre lesquels étaient cinquante seigneurs ou satrapes, et les deux premiers généraux Méréna et Nohodarès[286]. Du côté des Romains, Anatolius, grand-maître des offices[287], fut tué à la tête de l'aile droite. Salluste, préfet du prétoire d'Orient, s'exposa cent fois à la mort; il vit tomber à côté de lui Sophorius, son assesseur[288]: lui-même renversé par terre allait être accablé d'une foule d'ennemis, sans la bravoure d'un de ses gardes, qui sacrifiant sa vie, lui donna son cheval pour se sauver. Deux compagnies de la garde de l'empereur l'escortèrent jusqu'au camp. Il dut son salut à l'amour des troupes, et il devait cet amour à son caractère généreux et bienfaisant. Un corps de Perses sorti d'un château voisin nommé Vaccat[289], fondit sur la brigade d'Hormisdas, et lui disputa long-temps la victoire. Dans le même temps une troupe de soixante soldats qui fuyaient, rappelant la valeur romaine, perça les escadrons qui combattaient Hormisdas, s'empara du château, et s'y défendit pendant trois jours contre une multitude de Perses.
[286] Quinquaginta tum Persarum optimates et satrapæ cum plebe maximâ ceciderunt, inter has turbas Merenâ et Nohodare potissimis ducibus interfectis. Amm. Marc. l. 25, c. 3. Nohodarès avait déjà commandé dans la Mésopotamie pour Sapor; voyez ci-devant, t. 2, p. 71 et 72, liv. VIII, § 7.—S.-M.
[287] Qui tunc erat officiorum magister. Amm. Marc. l. 25, c. 3.—S.-M.
[288] Consiliarius.—S.-M.
[289] Munimentum Vaccatum. Amm. Marc. l. 25, c. 6. Ce fort, dont nous ignorons la position, n'est connu que par le récit d'Ammien Marcellin.—S.-M.
XLVII.
Dernières paroles de Julien.
Amm. l. 25, c. 3.
Liban. or. 10, t. 2, p. 303, 304 et 323.
[Aur. Vict. epit. p. 228.]
Hier. chron. Philost. l. 7, c. 15.
Cependant Oribasius ayant déclaré que la blessure de l'empereur était mortelle, cette parole parut être pour toute l'armée une sentence de mort. Tous fondaient[Pg 139] en larmes, tous se frappaient la poitrine, et l'inquiétude seule suspendait encore les derniers transports de la douleur. Les principaux officiers s'étant rendus dans la tente de Julien, Maxime et les autres fourbes, qui par leurs flatteries meurtrières l'avaient engagé dans cette expédition funeste, pleuraient autour de ce prince, dont ils avaient empoisonné la vie et causé la mort. Pour lui, soutenant mieux que ces imposteurs le personnage de philosophe, dont ils l'avaient revêtu dès sa jeunesse, l'œil sec, couché sur une natte couverte d'une peau de lion (c'était son lit ordinaire), il adressa ces paroles à cette triste assemblée, qui s'empressait de le voir et de l'entendre pour la dernière fois: «Mes amis, voici le moment où je vais quitter la vie; et je ne dois pas me plaindre d'en sortir trop tôt. La vie n'est qu'un prêt à volonté, que nous fait la nature: je la rends avec joie, comme un débiteur de bonne foi. La philosophie m'a enseigné que l'ame étant plus précieuse que le corps, elle n'a sujet que de se réjouir lorsqu'elle s'épure en se séparant d'une matière vile et grossière. Les dieux, pour honorer la piété de plusieurs vertueux personnages qu'ils chérissaient, n'ont point trouvé de plus belle récompense que la mort. Ils m'ont déja récompensé pendant ma vie, en m'inspirant un courage à l'épreuve des périls et des travaux. Dans une si courte carrière j'ai mille fois reconnu que les douleurs ne triomphent que de ceux qui les fuient, mais qu'elles cédent à ceux qui osent les combattre. Je ne sens ni repentir ni remords de tout ce que j'ai fait, soit dans l'ombre de la retraite, où l'injustice a tenu ma jeunesse cachée, soit dans le grand jour de la puissance souveraine où les[Pg 140] dieux m'ont placé. J'avais hérité cette puissance de mon aïeul associé aux honneurs des dieux; je l'ai, à ce que je crois, conservée sans tache, gouvernant mes sujets avec bonté, attaquant et repoussant mes ennemis avec justice. Le succès n'a pas couronné mon entreprise; mais les êtres supérieurs aux hommes se sont réservé le pouvoir de dispenser les succès. Persuadé qu'un prince n'est établi que pour rendre ses sujets heureux, je me suis interdit ce despotisme qui corrompt les états et les mœurs: je me suis regardé comme le premier soldat de ma patrie, toujours prêt à la servir au péril de ma vie, ferme dans les dangers, bravant les caprices de la fortune. Je savais, je vous l'avoue, je savais, sur la foi infaillible des oracles que je périrais par le fer: je remercie l'Éternel[290] de ne m'avoir pas condamné à mourir par le glaive de la trahison, ni dans les tortures d'une longue maladie, mais de mettre fin à mes jours sur un théâtre glorieux, dans le cours des plus brillants exploits. C'est une lâcheté égale de désirer la mort, quand il est à propos de vivre, et de la fuir quand il est temps de mourir. Je ne vous en dirai pas davantage; je sens que mes forces m'abandonnent.»
[290] Sempiternum veneror numen. Amm. Marc. l. 25, c. 3.—S.-M.
XLVIII. Sa mort.
Ce discours, plusieurs fois interrompu par de vifs accès de douleur, ne fut pas plus tôt achevé, que ses officiers le conjurèrent avec larmes de nommer son successeur. Ayant promené ses regards autour de son lit: Non, dit-il, je ne vous le désignerai point; peut-être ne nommerais-je pas le plus digne; et peut-être en le nommant, ne lui ferais-je qu'un présent funeste:[Pg 141] vous lui en préféreriez un autre. Plein de tendresse pour la patrie, je souhaite que vous lui choisissiez un maître qui comme moi se souvienne toujours qu'il est son fils: songez à vous conserver tous; tel a toujours été l'objet de mes travaux. Après ces paroles prononcées d'un ton tendre et touchant, il recommanda que l'on portât son corps à Tarse, où il avait résolu de s'arrêter au retour de son expédition. Il fit à ses amis le partage des biens qui lui appartenaient en propre[291]; et voulant donner à Anatolius des marques de sa bienveillance, il demanda où il était. Salluste ayant répondu qu'il avait reçu la récompense de sa vertu, Julien comprit qu'il avait perdu la vie; et ce prince qui regardait sa propre mort avec tant d'indifférence, s'attendrit sensiblement sur celle de son ami. Comme il voyait fondre en larmes les officiers et les philosophes qui l'environnaient: Cessez, leur dit-il, de déshonorer par vos larmes un homme qui va s'élever au séjour des dieux[292]. Il continua de s'entretenir avec Priscus et Maxime sur l'excellence de l'ame. On remarque même qu'il jeta encore dans cette conversation toutes les subtilités de sa métaphysique, et que dans Julien, le philosophe n'expira qu'avec l'empereur. Enfin vers le milieu de la nuit du 26 au 27 de juin[293], sa blessure s'étant[Pg 142] rouverte peut-être par la contention de son esprit et la vivacité de ses discours, l'inflammation dévorant ses entrailles, il demanda un verre d'eau fraîche: dès qu'il l'eut bu, il rendit le dernier soupir. Il était dans la trente-deuxième année de son âge, ayant régné depuis la mort de Constance un an sept mois et vingt-trois jours[294].
[291] Familiares opes junctioribus velut supremo distribuens stilo, Amm. Marc. l. 25, c. 3. Ce qui veut dire que Julien fit un testament sans remplir les formalités ordinaires, selon la faculté accordée aux guerriers qui périssaient sur le champ de bataille. Cette sorte de testament s'appelait in procinctu.—S.-M.
[292] Humile esse, cœlo sideribusque conciliatum lugeri principem dicens. Amm. Marc. l. 25, c. 3.—S.-M.
[293] Du 26 au 27 Désius, selon les Grecs de Syrie, qui avaient donné au mois de juin, le nom macédonien de Desius. On était alors, selon la chronique de Malala (part. 2, p. 22), en l'an 411 de l'ère d'Antioche.—S.-M.
[294] Les renseignements géographiques que nous possédons sur la route suivie le long du Tigre par Julien, sont si peu nombreux et si défectueux, qu'il est presque impossible d'indiquer approximativement le lieu où il périt. Les efforts faits par d'Anville (L'Euphrate et le Tigre, p. 95 et 97, et Geograph. Anc. t. 2, p. 248) ont eu peu de succès. Il existe cependant une indication, négligée par ceux qui se sont occupés de ce point, et qui ne me paraît pas sans importance. Elle se trouve dans la chronique de Malala. J'ai déja eu l'occasion de remarquer l'exactitude des détails que cet auteur nous a transmis sur l'expédition de Julien. On ne doit pas en être surpris, puisqu'il les avait empruntés à deux écrivains qui avaient fait cette campagne. C'était Magnus de Carrhes que j'ai déja mentionné ci-devant, p. 58, note 3, p. 66, note 2, et p. 99, note 2, livre XIV, § 3, 7 et 24, et un certain Eutychianus Cappadocien, qui était vicaire de la première cohorte des troupes arméniennes, ὁ Καππάδοξ, ϛρατιώτης ὤν, καὶ βικάριος τοῦ ἰδίου ἀριθμοῦ τῶν Πριμοαρμενιακῶν. Jean Malala rapporte donc, d'après ces deux auteurs, que le lieu qu'il appelle Asia (voyez ci-devant, § 45, p. 137, note 1), était voisin d'une ville antique et presque ruinée, τείχη παλαιὰ πεπτωκότα πόλεως, qui se nommait Bubion, Βουβίων. Cette ville qui n'est mentionnée par aucun autre auteur, était selon lui à 150 milles, ἐπὶ μίλια ρν' de Ctésiphon. Cette indication fait voir que c'est environ à 50 lieues au nord de Ctésiphon, en suivant les bords du Tigre, qu'il faut placer le lieu où Julien finit sa vie. Je ferai usage de cette notion, pour dresser cette partie de la carte de l'expédition de Julien, qui doit être jointe à cet ouvrage.—S.-M.
XLIX.
Précis de son caractère.
Ainsi périt ce prince, le problème de son siècle et de la postérité. Ses qualités brillantes éblouissent les yeux[295]. Si l'on en considère le principe, l'admiration diminue. On aperçoit dans cette ame élevée tout le jeu de la vanité. Avide de gloire, comme les avares le sont de richesses, il la chercha jusque dans les moindres[Pg 143] objets. Sa tempérance poussée à l'excès devint une vertu de théâtre. Son courage passa de bien loin les bornes de la prudence[296]. Une grande partie de ses sujets ne trouva jamais en lui de justice. S'il eût été vraiment le père de ses peuples, il eût cessé de haïr les chrétiens lorsqu'il commença à leur faire la guerre, c'est-à-dire au moment qu'il devint leur empereur. Il n'épargna leur vie que dans ses paroles et dans ses édits. Julien est le modèle des princes persécuteurs, qui veulent sauver ce reproche par une apparence de douceur et d'équité[297].
[295] Je ne puis m'empêcher de rapporter ici les vers du poète chrétien Prudence sur Julien. Ils sont peut-être les plus beaux de son poëme, et ils font honneur à son impartialité. Les torts et les erreurs de Julien, ne lui empêchent pas de rendre justice à ses belles qualités, comme guerrier, et ce qui est plus remarquable encore comme législateur.
Prudent. Apotheos. 450.
La mémoire d'un grand homme, semble élever le talent du poète, presque partout fort médiocre.—S.-M.
[296] La plupart de ces traits ont été empruntés à Aurélius Victor (epit. p. 228 et 229), qui s'exprime ainsi. Cupido laudis immodicæ: cultus numinum superstitiosus: audax plus, quam imperatorem decet; cui salus propria, cum semper ad securitatem omnium, maximè in bello conservanda est.—S.-M.
[297] Ammien Marcellin rapporte tout le bien et tout le mal qu'on peut dire de ce prince; en lisant cet auteur avec attention et impartialité, on trouve dans son ouvrage que le bien l'emporte de beaucoup sur le mal. Le plus grand défaut de Julien fut peut-être de n'avoir pas bien jugé son siècle; toujours transporté en imagination aux époques brillantes de l'empire, plein de la haute idée qu'il s'était formé de la grandeur romaine, enthousiaste d'Homère, il ne s'était pas aperçu que tout avait changé autour de lui, et que ce n'était plus que par des moyens nouveaux qu'on pouvait accomplir de grandes choses. Les malheurs de son enfance et le massacre de sa famille, eurent une fâcheuse influence sur sa conduite. L'aversion qu'il devait avoir contre Constance, son oppresseur et l'assassin de tous les siens, lui fit haïr la religion que celui-ci professait, et elle le mit involontairement en relation avec les mécontents, les adversaires de l'ordre de choses établi, c'est-à-dire avec tout ce qui était resté attaché à l'ancienne religion de l'état.—S.-M.
[Pg 144]
L.
Fables inventées au sujet de la mort de Julien.
Liban. or. 10. t. 2, p. 303 et 323.
Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 117.
Passio Sti Theodoriti apud Acta mart. sinc.
Socr. l. 3, c. 21.
Theod. l. 3, c. 21 et 25.
Soz. l. 6, c. 1, et 2.
Philost. l. 7, c. 15.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 298.
Niceph. Call. l. 10, c. 34.
Zon. l. 13, t. 2, p. 27.
Cedr. t. 1, p. 307.
Dans le récit de sa mort j'ai suivi Ammien Marcellin, auteur impartial, et qui servait alors dans l'armée de Julien. Sans parler des révélations miraculeuses, qui ne prouvent avec certitude que l'horreur qu'on avait conçue de Julien, je me contenterai de rendre compte de quelques circonstances, rapportées par divers auteurs. Quelques-uns le font périr de la main d'un transfuge; d'autres, de celle d'un bouffon qu'il menait avec lui pour le divertir, ce qui n'est nullement conforme au caractère de Julien. On raconte encore que ce prince étant monté sur une éminence pour considérer son armée, et voyant qu'il lui restait beaucoup plus de troupes qu'il ne pensait, s'écria: Quel dommage de ramener tant de Romains sur les terres de l'empire! et qu'un soldat indigné de cette réflexion inhumaine, lui passa son épée au travers du corps. Sapor lui-même, pour avoir sujet d'insulter les Romains, leur reprocha d'avoir été les meurtriers de leur empereur. Libanius, ennemi juré des chrétiens, en rejette sur eux le soupçon. Ce qui a fait naître toutes ces opinions, les unes bizarres, les autres destituées de fondement, c'est que, Sapor ayant promis une récompense à celui qui avait blessé Julien, personne ne se présenta pour la recevoir: ce qui n'a rien d'étonnant, s'il est vrai, comme un auteur le rapporte, que le cavalier perse ou sarrasin qui lui porta le coup mortel, fut aussitôt tué par l'écuyer du prince. C'est encore une tradition fort commune, que lorsque Julien se sentit blessé, il recueillit dans sa main le sang qui jaillissait de sa plaie; que le jetant en l'air, il s'écria: Rassasie-toi, Galiléen[298]: tu m'as vaincu, mais je te[Pg 145] renonce encore; et qu'après avoir ainsi blasphémé contre Jésus-Christ, il vomit aussi mille imprécations contre ses dieux, dont il se voyait abandonné. Ce fait n'est soutenu d'aucun témoignage suffisant. Sans s'écarter du respect que mérite saint Grégoire de Nazianze, on peut douter d'une autre circonstance, qu'il rapporte sur la foi d'un bruit populaire. On disait que Julien après sa blessure, étant couché sur le bord d'une rivière, avait voulu s'y précipiter, pour être mis au rang de ces prétendus immortels, Enée, Romulus et quelques autres dont le corps avait disparu; et que sa vanité allait se satisfaire, si un de ses eunuques ne s'y fût opposé. Mais outre que Julien n'avait point d'eunuques à son service, ce récit ne peut s'accorder avec celui d'Ammien Marcellin, témoin oculaire.
[298] Νενίκηκας Γαλιλαῖε. Theod. Hist. eccles. l. 3, c. 25.—S.-M.
LI.
Faits véritables.
Liban. or. 10, t. 2, p. 323 et 324.
Hier. in Habacuc. c. 3, t. 6, p. 659 et 660.
Optat. schism.
Donat. l. 2, p. 36 et 37.
Theod. l. 3, c. 23.
Soz. l. 6, c. 2.
Voici des faits plus vraisemblables et mieux assurés. Saint Jérôme, qui était âgé de vingt-deux ans quand Julien mourut, raconte qu'au milieu des gémissements que la mort de ce prince arrachait à l'idolâtrie, il entendit ces paroles de la bouche d'un païen: Comment les chrétiens peuvent-ils vanter la patience de leur Dieu! Rien n'est si prompt que sa colère. Il n'a pu suspendre pour un peu de temps son indignation. Julien était sur le point d'envoyer en Afrique un édit de persécution: on ne sait même si cet édit n'était pas déja expédié. Les païens en triomphaient: ils attendaient avec impatience le retour de l'empereur, pour voir couler le sang des chrétiens. A la nouvelle des premiers succès qu'il avait dans la Perse, Libanius rencontrant à Antioche un chrétien qu'il connaissait: Eh! bien, lui dit-il pour insulter à Jésus-Christ, que fait maintenant le Fils du charpentier?[Pg 146] Il fait, lui repartit le chrétien, un cercueil pour votre héros. Sapor regarda la mort de ce redoutable ennemi comme une éclatante victoire. Il consacra aux dieux Sauveurs les présents qu'il avait destinés à Julien. Depuis le commencement de la guerre, Sapor consterné mangeait sur la terre; il ne prenait aucun soin de ses cheveux: alors il quitta ces marques de tristesse, et se livra à toute la joie d'un triomphe. Les Perses témoignèrent long-temps par des symboles énergiques l'effroi dont les victoires de Julien les avaient frappés. Pour désigner ce rapide conquérant, ils avaient coutume de peindre un foudre, ou un lion qui vomissait des flammes, et d'y ajouter le nom de Julien.
[Pg 147]
I. État de l'armée. II. Élection de Jovien. III. Qualités de ce prince. IV. Il est reconnu par les soldats. V. Trahison d'un officier. VI. Marche des Romains. VII. Continuation de la marche. VIII. On essaie de passer le Tigre. IX. Paix proposée par Sapor. X. Négociation. XI. Conclusion du traité. XII. Examen de ce traité. XIII. Jovien repasse le Tigre. XIV. Il s'assure de l'Occident. XV. Il arrive à Nisibe. XVI. Nisibe abandonnée aux Perses. XVII. Discours de Sabinus. XVIII. Départ des habitants de Nisibe. XIX. Diversité des impressions que fit la mort de Julien. XX. Sépulture de Julien. XXI. Jovien à Antioche. XXII. Il se propose de rétablir la concorde dans ses états. XXIII. Sa conduite à l'égard des païens. XXIV. A l'égard des catholiques. XXV. A l'égard des hérétiques. XXVI. Les Ariens rebutés par l'empereur. XXVII. Troubles en Afrique. XXVIII. Jovien part d'Antioche. XXIX. État des affaires de la Gaule. XXX. Consulat de Jovien. XXXI. Mort de Jovien.
An 363.
I.
État de l'armée.
Amm. l. 25, c. 5, et 10.
Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 118.
Eutr. l. 10.
Vict. epit. p. 229.
Rufin. l. 11, c. 1.
Zos. l. 3, c. 30.
Socr. l. 3, c. 22.
Theod. l. 4, c. 1.
Soz. l. 6, c. 3.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 299.
[Theoph. p. 45.]
Zon. l. 13, t. 2, p. 28.
Cedren. t. 1, p. 308.
[Niceph. Call. l. 10, c. 38.]
La mort de Julien répandit dans tout le camp l'abattement et le désespoir. Les soldats jetaient leurs armes, comme leur étant désormais inutiles: ils se pleuraient eux-mêmes en pleurant leur empereur; les yeux fixés sur cette terre funeste, ils la considéraient comme leur tombeau, et pas un n'osait espérer de revoir jamais sa patrie: Pourquoi Julien n'est-il pas mort, s'écriaient-ils, avant que d'avoir détruit toutes[Pg 148] nos ressources en livrant aux flammes notre flotte et nos vivres? Pourquoi n'a-t-il pas assez vécu, pour nous sauver des périls, dans lesquels son imprudence nous a précipités, et dont sa bravoure héroïque pouvait seule nous délivrer? On embauma son corps, à dessein de l'inhumer à Tarse comme il l'avait ordonné; et dès la nuit même, les généraux assemblés avec les principaux officiers délibérèrent sur le choix d'un successeur. La maison de Constance Chlore s'éteignait en la personne de Julien; et dans l'état où se trouvaient les troupes romaines, enveloppées des plus redoutables ennemis, il fallait sans délai leur donner un chef.
II.
Élection de Jovien.
Deux partis divisaient le conseil. Arinthée, Victor, et ceux qui restaient de la cour de Constance, cherchaient dans leur faction un prince capable de gouverner. Névitta, Dagalaïphe et les capitaines gaulois voulaient élever un étranger à l'empire. Enfin tous les avis se réunirent en faveur de Salluste Second, préfet d'Orient. Mais ce guerrier magnanime sut relever la gloire de ce choix, en refusant de l'accepter: il s'excusa sur sa vieillesse et sur ses infirmités. Comme on le pressait, sans pouvoir vaincre sa résistance, un officier[299] s'adressant à toute l'assemblée, s'écria: Et que feriez-vous si l'empereur, sans venir lui-même à cette guerre, vous eût chargés de la conduire? Ne songeriez-vous pas uniquement à sauver l'armée des dangers qui l'environnent? Quel autre soin doit[Pg 149] vous occuper aujourd'hui? Tâchons de regagner les terres de la domination romaine[300]: il sera temps alors de réunir les suffrages des deux armées pour créer un empereur. Cet avis partait sans doute d'un ami de Procope, parent de Julien, qui commandait les troupes de Mésopotamie, et qui avait de secrètes prétentions, comme il le manifesta dans la suite. On n'eut aucun égard à ce conseil; et sans délibérer davantage, les consultants étourdis par le péril et par les cris de ceux qui pressaient l'élection[301], nommèrent Jovien. Il était capitaine des gardes du palais, qu'on appelait les domestiques[302].
[299] Honoratior aliquis miles. Amm. Marc. l. 25, c. 5. La Bletterie (Hist. de Jov. p. 31) et après lui Gibbon (t. 4, p. 528), pensent que c'est Ammien Marcellin qui se désigne ainsi lui-même. Comme cet historien était dans l'expédition et qu'il dut prendre part à ce conseil, la chose ne serait pas étonnante.—S.-M.
[300] Ammien Marcellin dit la Mésopotamie, c'est-à-dire la partie de la Mésopotamie soumise à l'empire.—S.-M.
[301] Tumultuantibus paucis. Amm. Marc. l. 25, c. 5.—S.-M.
[302] Domesticorum ordinis primus. S. Jérôme lui donne dans sa chronique le titre de Primicerius domesticorum. C'était une dignité peu considérable selon ce qu'en dit l'orateur Thémistius (or. 5, p. 66).—S.-M.
III.
Qualités de ce prince.
Jovien, né à Singidunum dans la haute Mésie, était fils du comte Varronianus, qui, s'étant acquis de la réputation dans le service, l'avait quitté depuis quelque temps pour passer en repos le reste de sa vieillesse. Il avait épousé Charito, fille du général Lucillianus, et il en avait un fils encore enfant, nommé Varronianus comme son aïeul. Plus connu par le mérite de son père que par le sien propre, Jovien n'avait qu'une médiocre considération parmi les troupes[303]. Ce n'était pas qu'il manquât de capacité, ni de courage; mais outre qu'il était jeune, n'ayant encore que trente-deux ans, l'attachement qu'il témoignait à la religion chrétienne, l'avait sans doute éloigné de la faveur et[Pg 150] des occasions qui pouvaient lui procurer de la gloire. Il avait le visage gai, le regard agréable, la démarche noble, le corps robuste. Quoiqu'un peu courbé, il était de si grande taille, que parmi les ornements impériaux, on eut peine à en trouver qui lui fussent propres[304]. Entre les qualités de son esprit, les unes firent désirer qu'il régnât plus long-temps; et le respect qu'il paraissait avoir pour la dignité dont il était revêtu, faisait espérer qu'il se corrigerait des autres. Il était affable, généreux, plus ami des gens de lettres que lettré lui-même[305]: par le petit nombre de magistrats et d'officiers qu'il mit en place, on jugea de l'attention qu'il aurait apportée à ne faire que de bons choix. D'ailleurs on lui reproche d'avoir été grand mangeur, adonné au vin et aux femmes[306].
[303] Ammien Marcellin en parle avec assez peu d'estime; paternis meritis mediocriter commendabilis; il le représente comme un homme inhabile et mou, inertem quemdam et mollem. Au reste il parle toujours en homme qui blâmait tout ce qui s'était fait après la mort de Julien.—S.-M.
[304] Vasta proceritate et ardua, adeὸ ut diu nullum indumentum regium ad mensuram ejus aptum inveniretur. Amm. Marc. l. 25, c. 10.—S.-M.
[305] Litterarum studiosus, dit Aurélius Victor (epit. p. 229.)—S.-M.
[306] Edax tamen, et vino venerique deditus. Amm. Marc. l. 25, c. 10.—S.-M.
IV.
Il est reconnu par les soldats.
Dès qu'il eut été choisi, il sortit de sa tente, et revêtu des habits impériaux, il traversa le camp pour se montrer aux troupes qui se préparaient à se mettre en marche. Comme le camp occupait une étendue de quatre milles[307], les corps les plus éloignés entendant proclamer, Jovien Auguste, et croyant entendre le nom de Julien, se persuadèrent que ce prince n'était pas mort, et qu'il venait lui-même se faire voir aux soldats pour dissiper leur tristesse. Ils répètent cent fois le nom de Julien, et se livrent aux transports de la joie la plus vive. Mais bientôt à la vue du nouvel empereur, cette agréable illusion s'étant évanouie, au[Pg 151] lieu des acclamations d'allégresse, ils s'abandonnent de nouveau aux larmes et aux gémissements. Après qu'on eut laissé quelque temps à leur douleur, on assembla les troupes pour confirmer l'élection par leur suffrage: on leur présenta Jovien sur un tribunal. Tous lui donnèrent à grands cris les titres de César et d'Auguste. Alors l'empereur faisant signe de sa main: Arrêtez, dit-il, je suis chrétien: je ne puis me résoudre à commander des idolâtres, qui n'ayant rien à espérer de l'assistance divine, ne peuvent manquer d'être la proie de leurs ennemis. A ces paroles, les soldats s'écrièrent d'une voix unanime: Prince, ne craignez rien, vous allez commander des chrétiens. Les officiers les plus proches de sa personne achevèrent de le rassurer: Les plus âgés d'entre nous, lui dirent-ils, ont servi sous Constantin; les plus jeunes ont été nourris dans la religion de Constance: le règne de Julien a été trop court pour effacer de nos cœurs les premières instructions[308]. Jovien ajouta à son nom ceux de Flavius Claudius, pour s'associer en quelque sorte à la famille impériale, qui venait de s'éteindre dans la personne de Julien[309].
[307] Acies adusque lapidem quartum porrigebatur. Amm. Marc. l. 25, c. 5.—S.-M.
[308] Ces discours ne sont rapportés que par les auteurs chrétiens. Ammien Marcellin raconte au contraire, l. 25, c. 6, que l'on immola des victimes et que l'on examina leurs entrailles pour Jovien, hostiis pro Joviano extisque inspectis pronuntiatum est. Il reconnaît cependant ailleurs (l. 25, c. 10), que Jovien était zélé chrétien, christianæ legis studiosus, mais peu instruit de cette loi, mediocriter eruditus.—S.-M.
[309] Ce sont les médailles qui nous apprennent que Jovien joignit à son nom ceux de Flavius Claudius. Les marbres ne lui donnent que celui de Flavius qui fut pris par tous ses successeurs, qui cherchaient sans doute à se rattacher ainsi à la famille de Constantin.—S.-M.
V.
Trahison d'un officier.
Amm. l. 25, c. 5.
Liban. vit. t. 2, p. 45 et 46.
Cependant Sapor triomphait de joie. Il venait d'apprendre par un transfuge la mort de Julien. Varronianus,[Pg 152] père de l'empereur, avait eu le commandement des Joviens; et c'était sans doute pour cette raison qu'il avait donné ce nom à son fils. Un enseigne de cette légion[310], qui avait reçu quelque mécontentement de Varronianus, ne cessant pas de parler mal de lui depuis sa retraite, avait eu à ce sujet de fréquents démêlés avec Jovien encore particulier. Quand cet officier vit celui-ci élevé à la puissance souveraine, appréhendant son ressentiment, il passa dans l'armée des Perses; et ayant obtenu audience de Sapor, il lui apprit la mort de Julien, l'élection de Jovien, et lui fit entendre qu'il n'avait rien à craindre d'un fantôme d'empereur, sans activité, sans courage, qui ne devait son élévation qu'à la cabale des valets de l'armée[311]. Le roi, délivré du seul ennemi qu'il redoutait, se flattait qu'il lui en coûterait peu pour détruire ce qui restait de Romains. Ayant joint la cavalerie de sa maison[312] à celle qui venait de combattre, il fit ses dispositions pour charger l'arrière-garde, dès que l'ennemi serait en marche.
[310] Jovianorum signifer. Ammien Marcell. l. 25, c. 5.—S.-M.
[311] Turbine concitato calonum. Ammien Marcell. l. 25, c. 5.—S.-M.
[312] La cavalerie de la garde royale, multitudine ex regio equitatu. Ammien Marcell. l. 25, c. 5.—S.-M.
VI.
Marche des Romains.
Amm. l. 25, c. 6.
Zos. l. 3, c. 30.
Ce n'était pas le temps d'abolir toutes les superstitions du paganisme. Jovien laissa consulter pour lui les entrailles des victimes: les aruspices déclarèrent qu'il fallait se résoudre à partir ou à tout perdre. L'empereur n'eut pas de peine à se rendre à cet avis. Dès qu'on fut sorti du camp, les Perses précédés de leurs éléphants vinrent attaquer la queue de l'armée. Ils y jetèrent d'abord le désordre: mais bientôt les Joviens et les Herculiens placés à l'aile droite, et soutenus de[Pg 153] deux autres légions[313], arrêtèrent l'effort de la cavalerie ennemie, et tuèrent quelques éléphants. L'aile gauche se battait en retraite; elle fut poussée jusqu'au pied d'une éminence, où l'on avait retiré les bagages. Alors les troupes qui les gardaient, jointes aux valets de l'armée, profitant de ce poste avantageux, décochèrent leurs flèches et lancèrent leurs javelots avec tant de succès, qu'ils blessèrent plusieurs éléphants. Ces animaux effarouchés retournent avec des cris affreux sur leur propre cavalerie; ils la rompent, ils écrasent hommes et chevaux. Les Romains les poursuivent; ils tuent un grand nombre d'éléphants et de cavaliers. Ils perdirent eux-mêmes dans cette journée trois des plus braves officiers de leur armée, Julien, Macrobe et Maxime[314], tribuns légionaires. Après leur avoir donné la sépulture, comme la circonstance pouvait le permettre, on continua de marcher en diligence; et lorsqu'on approchait sur le soir d'une forteresse nommée Sumere[315], on reconnut le corps d'Anatolius, auquel on rendit les mêmes honneurs. Ce fut là que les soixante[Pg 154] soldats, qui s'étaient retirés dans le château de Vaccat, revinrent joindre l'armée.
[313] C'étaient les Jovii, qu'il faut distinguer des Joviani, et les Victores.—S.-M.
[314] Celui-ci est nommé Maximien par Zosime (l. 3, c. 30.)—S.-M.
[315] Ce fort est appelé Suma, Σοῦμα, par Zosime, l. 3, c. 30. D'Anville croit (l'Euphrate et le Tigre, p. 97) qu'il répond à la ville de Sermanray, appelée aussi Samira par les Arabes, et qui est ruinée depuis long-temps. L'une et l'autre étaient, il est vrai, sur les bords du Tigre, du côté de l'orient; mais il faut observer que la position indiquée pour la dernière est trop méridionale pour que l'on puisse croire qu'elle réponde au fort Sumere d'Ammien Marcellin. Ce qui doit encore faire entièrement rejeter cette identité, c'est la fondation moderne de Samira. L'apparente conformité de nom qui a seule déterminé d'Anville est tout-à-fait accidentelle; car ce nom moderne n'est qu'une contraction très-moderne elle-même de Serra-man-rai, c'est-à-dire en arabe, il réjouit quiconque le voit, nom qui fut donné à ce lieu par le khalife Motasem, son fondateur, qui en avait fait une maison de plaisance comme son nom l'indique. Ce khalife mourut en l'an 842.—S.-M.
VII.
Continuation de la marche.
Le lendemain on campa dans un vallon si serré, que les flancs des deux collines qui le bordaient à droite et à gauche, servaient de murailles. On ferma d'une forte palissade l'entrée et la sortie[316]. Si les Perses avaient su la guerre, les Romains étaient pris comme dans un piége, et leurs palissades auraient servi de barrière pour les enfermer. Mais les Perses se contentèrent de lancer d'en haut des traits, et d'accabler les Romains d'injures, les appelant des perfides, des meurtriers de leur prince[317]. Un gros de leur cavalerie força la palissade, pénétra dans le camp jusqu'auprès de la tente de l'empereur[318], et ne fut repoussé qu'avec peine après qu'on en eut tué et blessé un grand nombre. Le jour suivant on continua la marche sans inquiétude, parce que le terrain n'était pas praticable à une cavalerie[Pg 155] pesamment armée, telle que celle des Perses. On s'arrêta sur le soir en un lieu nommé Charca[319]. Le premier de juillet, après avoir fait environ une lieue et demie[320] de chemin, on se trouva près d'une ville appelée Dura[321], comme celle dont on avait rencontré les ruines sur les bords de l'Euphrate. Les bêtes de somme étant fatiguées, leurs conducteurs marchaient à pied à la queue de l'armée; lorsqu'ils se virent tout à coup environnés d'une troupe de Sarrasins, qui les auraient taillés en pièces, si la cavalerie légère ne fût promptement accourue au secours. Ces Barbares, autrefois alliés de l'empire, s'étaient joints aux Perses, parce que Julien avait supprimé les pensions qu'on leur avait payées sous les empereurs précédents: et sur les plaintes qu'ils en étaient venu faire, il leur avait répondu qu'un empereur guerrier n'avait que du fer et non pas de l'or[322]. On passa quelques jours[323] en ce lieu sans pouvoir avancer. Dès que les troupes se mettaient[Pg 156] en marche, les Perses, les harcelant de toutes parts, les obligeaient de faire halte: dès qu'elles s'arrêtaient pour combattre, ils reculaient peu à peu; et avant qu'on pût les atteindre ils prenaient la fuite[324].
[316] Secuto deinde die, pro captu locorum reperta in valle castra pοnuntur, velut murali ambitu circumclausa, præter unum exitum eumdemque patentem, undique in modum mucronum præacutis sudibus fixis. Amm. Marc. l. 25, c. 6.—S.-M.
[317] C'est Ammien Marcellin qui rapporte ces singulières injures, ac verbis turpibus, dit-il, l. 25, c. 6, incessebant, ut perfidos et lectissimi principis peremptores. Ces injures, qui n'avaient aucun fondement, venaient à ce que rapporte encore le même auteur, d'un bruit vague répandu par quelques transfuges, que Julien avait péri par le fer d'un Romain: Audierant enim ipsi quoque referentibus transfugis, rumore jactato incerto, Julianum telo cecidisse romano. Malgré le peu de fondement d'une telle imputation, on voit qu'elle fut adoptée par Libanius, que son amitié pour Julien ne rendait pas difficile sur le choix des preuves; il en paraît convaincu (or. 10, t. 2, p. 324). Il faut convenir que la joie un peu scandaleuse des chrétiens, et leurs propos inconsidérés, sur ce qu'ils disaient d'un vengeur suscité par la justice divine, avait pu donner quelque apparence de fondement à des allégations aussi fausses, et les faire accuser par leurs adversaires de la mort du prince qu'ils détestaient.—S.-M.
[318] Ils forcèrent, selon Ammien Marcellin (l. 25, c. 6), la porte prétorienne, portâ perruptâ prætoriâ, propè ipsum tabernaculum principis advenêre.—S.-M.
[319] D'Anville (l'Euphrate et le Tigre, p. 95) pense que ce lieu est la ville appelée par les Syriens Carka ou Beth-Soloce, dans le pays de Garm, les Garamei des anciens sur les bords du Tigre. Cette opinion me paraît assez fondée, elle sera discutée plus au long quand je dresserai la carte de l'expédition de Julien. J'observerai seulement pour le moment que ce nom s'applique à plusieurs localités, ce qui n'est pas étonnant, puisqu'en syriaque il signifie ville. Ammien Marcellin remarque que l'armée n'eut rien à redouter des attaques des Perses, parce que les levées de terre qui y avaient été faites pour protéger l'Assyrie contre les ravages des Sarrasins, étaient détruites. Ideò tuti, dit-il, l. 25, c. 6, quod riparum aggeribus humanâ manu destructis, ne Saraceni deinceps Assyriam persultarent, nostrorum agmina nullis ut antè vexabat.—S.-M.
[320] Trente stades, selon Ammien Marcellin, l. 25, c. 6. Stadiis XXX confectis, civitatem nomine Duram adventaremus.—S.-M.
[321] D'Anville prétend que Dura, sur le Tigre, répond à un lieu qu'il appelle Imam Mohammed Dour. Cette coïncidence est plus que douteuse.—S.-M.
[322] Imperatorem bellicosum et vigilantem ferrum habere, non aurum. Amm. Marc. l. 25, c. 6.—S.-M.
[323] Ammien Marcellin dit, l. 25, c. 6, que ce fut pendant quatre jours; in hoc loco Persarum obstinatione tritum est quatriduum.—S.-M.
[324] On pourrait croire d'après un passage d'Eutrope (l. 10), qui fit cette campagne, que les Romains eurent du dessous au moins dans deux de ces combats. Car, il dit uno a Persis, atque altero prælio victus. Ces paroles sont assez claires, elles auraient dû, ce me semble, influer sur la narration de Lebeau.—S.-M.
VIII.
On essaie du passer le Tigre.
Depuis dix-neuf jours que Julien s'était rapproché des bords du Tigre, la difficulté des chemins, le défaut de vivres, les fréquentes alarmes avaient tellement ralenti la marche, qu'on n'était pas encore arrivé à la hauteur du territoire qu'occupaient les Romains dans la Mésopotamie. Cependant, comme dans les périls extrêmes on prend souvent pour ressource ce qui n'est qu'un nouveau danger, les Romains voulurent croire qu'ils voyaient sur l'autre bord les terres de l'empire. Ils demandèrent à grands cris qu'on leur fît passer le Tigre. En vain l'empereur, secondé des généraux, leur faisait remarquer la rapidité du cours et l'immense volume des eaux de ce fleuve, qui a coutume de grossir dans cette saison[325]; en vain il leur représentait que beaucoup d'entre eux ne savaient pas nager, et qu'ils trouveraient au-delà des troupes ennemies maîtresses des bords. Les soldats s'obstinaient à ne rien entendre; et les murmures croissant de plus en plus, faisaient craindre une mutinerie générale. On eut peine à obtenir[Pg 157] d'eux que les Gaulois et les Germains[326] essaieraient le passage. L'intention de Jovien était de vaincre l'opiniâtreté des soldats, si ceux-là étaient emportés par la rapidité du fleuve, ou de tenter plus hardiment l'entreprise, s'ils réussissaient. On fit choix des meilleurs nageurs, instruits dès leur enfance à traverser dans leurs pays les rivières les plus larges et les plus rapides. Dès que la nuit fut venue, tous au nombre de cinq cents s'élancent en même temps dans le fleuve, et gagnent le bord opposé plus facilement qu'on ne l'avait espéré. Ils massacrent une garde de Perses qu'ils trouvent endormie dans une parfaite sécurité, et annoncent leur succès au reste de l'armée en levant les bras et en secouant en l'air leurs casaques. A ce signal, que le clair de lune[327] faisait apercevoir, les soldats impatients voulaient se jeter dans le Tigre: on ne les arrêta qu'en leur promettant d'établir un pont sur des outres, pour assurer le passage.
[325] Tumentemque jam canis exortu sideris amnem ostendens. Ammien Marc. l. 25, c. 6. Cette assertion n'est pas conforme avec ce que les voyageurs modernes ont observé. M. Raymond dans les observations qui ont été ajoutées par lui à sa traduction française du voyage de M. Rich aux ruines de Babylone, p. 209, assure que le Tigre ne commence à croître qu'en novembre. Il pourrait se faire cependant que l'observation d'Ammien Marcellin s'expliquât par quelque circonstance particulière.—S. M.
[326] Ammien Marcellin les appelle ici Sarmates septentrionaux, Arctois Sarmatis; mais ailleurs (l. 25, c.8), il les nomme Germains.—S.-M.
[327] Les auteurs anciens n'indiquent pas cette circonstance.—S.-M.
IX.
Paix proposée par Sapor.
Amm. l. 25, c. 7 et 9.
Liban. or. 10, t. 2, p. 324.
Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 118.
Sext. Rufus Eutr. l. 10.
Zos. l. 3, c. 30 et 31.
Hier. chron. Aug. de civ. l. 4, c. 29, t. 7, p. 109, l. 5, c. 21, p. 138.
Chrysost. de Sto Babyla et contr. Jul. et Gent. t. 2, p. 576, et de laud. Pauli, hom. 4, t. 2, p. 493.
Socr. l. 3, c. 22.
[Soz. l. 6, c. 3.]
Theod. l. 4, c. 2.
Philost. l. 8, c. 1.
Agathias, l. 4, p. 135 et 136.
[Chron. Mal. part. 2, p. 25 et 26.
Chron. Pasch. p. 299.]
Theoph. p. 45.
Zon. l. 13, t. 2, p. 28.
Joann. Aut. Suid. in Ἰοβιανός.
Till. Valens. art. 12.
On employa deux jours à ce travail. La violence des eaux le rendit inutile; et le soldat ayant consommé dans cet intervalle tout ce qui pouvait lui servir de nourriture, mourant de faim, et n'étant animé que de sa fureur, demandait la bataille et la mort, aimant mieux périr par le fer que par la famine[328]. Tel était l'état de l'armée, lorsque Sapor, contre toute espérance, songea le premier à finir la guerre. Ce prince informé de tout par ses espions et par les déserteurs, redoutait le désespoir des Romains. Il voyait que l'adversité[Pg 158] n'avait pas abattu leur courage; que leur retraite lui coûtait plus d'éléphants et de soldats qu'il n'en avait jamais perdu dans aucune bataille; qu'ils étaient encore supérieurs dans tous les combats; qu'endurcis par l'habitude des fatigues, depuis la mort de l'empereur qui leur avait rappris à vaincre, ils s'occupaient moins de leur propre salut que de la vengeance: il ne doutait pas qu'ils ne sortissent de péril ou par une victoire éclatante, ou par une mort mémorable, qui mettrait en deuil tous leurs vainqueurs[329]. Il faisait réflexion qu'ils avaient en Mésopotamie une armée formidable, et qu'au premier ordre, l'empereur pouvait rassembler des provinces de l'empire un nombre infini de soldats; au lieu que pour lui, il avait déja éprouvé combien il lui serait difficile de lever de nouvelles troupes dans la Perse dépeuplée, abattue, découragée par tant de pertes. La hardiesse des cinq cents nageurs et le massacre de ses gens sur l'autre rive, augmentaient encore ses alarmes. Occupé de ces pensées, et plus assuré de terminer heureusement la guerre par un traité que par une bataille, il envoya Suréna[330] avec[Pg 159] un des seigneurs de sa cour[331] pour proposer la paix[332].
[328] Le plus honteux genre de mort, dit Ammien Marcellin, l. 25, c. 7. Ira percitus miles, ferro properans, quam fame ignavissimo genere mortis, absumi.—S.-M.
[329] Exercitum Romanum continuis laboribus induratum, post casum gloriosi rectoris non saluti suæ, ut memorabat, consulere, sed vindictæ, difficultatemque rerum instantium aut victoriâ summâ, aut morte memorabili finiturum. Amm. Marc. l. 25, c. 7.—S.-M.
[330] L'auteur de la chronique Paschale dont le témoignage, assez détaillé pour mériter attention, est confirmé par celui de la chronique de Malala (part. 2, p. 25 et 26), place avant la mort de Julien l'envoi de cet ambassadeur. Ces deux auteurs nous apprennent donc que le roi de Perse était dans la Persarménie, ignorant encore la mort de Julien, quand il envoya Suréna pour traiter de la paix. Voy. p. 79, note 2, liv. XIV, § 15. Il est à remarquer que rien dans la narration d'Ammien n'annonce que le roi de Perse fût avec son armée lorsque Julien fut tué. Son silence et les détails circonstanciés dans lesquels il entre, suffisent pour prouver que Sapor n'était pas encore arrivé. Une parole échappée à cet historien en donne même l'assurance; en parlant de l'enseigne des Joviens, qui déserta l'armée romaine après l'élection de Jovien, pour passer dans le camp des Perses, où il donna des renseignements sur la force de l'armée, et il apprit la mort de Julien à Sapor qui s'approchait, Saporem jam propinquantem (Ammien Marc. l. 25, c. 5). On voit que le transfuge était allé trouver Sapor, qui venait rejoindre son armée. La Bleterie pense aussi (vie de Jovien, p. 39) que Sapor n'était pas encore arrivé. Il paraît que Sapor venait de la Persarménie où il avait été obligé de se porter pour résister à une attaque du roi d'Arménie, et qu'il se dirigeait alors vers les bords du Tigre pour repousser les Romains. Voy. ci-après, p. 279, l. XVII, § 5. Ces détails sont tout-à-fait conformes à ce que Libanius rapporte (or. 10, tom. 2, page 303), d'une ambassade envoyée par les Perses vers l'époque de la mort de Julien. Tous ces rapports n'ont pas été apperçus par Tillemont, et c'est là je n'en doute pas la raison qui a empêché Lebeau et Gibbon, de rédiger leur narration en conséquence. L'ambassade envoyée vers un prince fut donc reçue par un autre, et elle rend pleinement raison des paroles d'Ammien Marcellin, qui dit (l. 25, c. 7), que contre toute espérance et sans doute par la protection des dieux, les Perses envoyèrent les premiers des députés. Erat tamen pro nobis æternum Dei cœlestis numen: et Persæ præter sperata priores, super fundanda pace oratores mittunt. Toutes ces indications sont fort claires, elles se prêtent un mutuel appui.—S.-M.
[331] On apprend encore par la chronique de Malala (part. 2, p. 27), et par la chronique Paschale (p. 299), que ce personnage était un satrape ὁ τῶν Περσῶν σατράπης, nommé Junius. Je ne doute pas qu'il ne soit le même que le satrape de la Gordyène appelé Jovianus ou Jovinianus, dont il a déja été question tome 1, page 379, note 1, livre V, § 60, et tome 2, page 284, note 3, liv. X, § 55. La connaissance qu'il avait des mœurs et de la langue des Romains devait lui faire donner la préférence pour cette négociation. C'est encore une considération très-importante et très-propre à appuyer les raisons rapportées dans la note précédente. Il est tout-à-fait étonnant qu'elle ait échappé, ainsi que les autres, aux savants qui se sont occupés avant moi de ce point d'histoire. La Bleterie, selon sa coutume, s'est montré, dans son histoire de Jovien, fidèle à suivre les opinions de ses devanciers, et ces indications n'ont pas non plus fixé son attention. On ne doit pas être étonné de voir un dynaste de l'Orient porter un nom romain; les motifs qui les firent adopter sont assez faciles à comprendre. Les monuments font mention de plusieurs princes osrhoéniens nommés Sévère et Antonin; l'histoire d'Arménie parle d'un certain Domitius, dynaste des Genthouniens; d'Antiochus, prince de la Siounie; d'Archélaüs, prince de la Sophène.—S.-M.
[332] Sextus Rufus s'exprime d'une manière assez remarquable, pour la situation dans laquelle se trouvait l'armée romaine. Tanta reverentis nominis Romani fuit, ut a Persis primus de pace secus haberetur.—S.-M.
[Pg 160]
X.
Négociation.
Ces députés déclarèrent que le roi par un sentiment d'humanité et de clémence était disposé à laisser les Romains sortir librement de ses états[333], si l'empereur avec ses principaux officiers s'engageait à remplir les conditions qui lui seraient proposées. Jovien accepta volontiers cette ouverture. Il envoya de son côté le préfet Salluste et le général Arinthée pour traiter avec Sapor. Le roi de Perse traîna la négociation en longueur, par des demandes nouvelles, des réponses captieuses, acceptant quelques articles, en rejetant quelques autres. Ces pourparlers emportèrent quatre jours, pendant lesquels l'armée romaine éprouva toutes les horreurs de la famine. Ammien Marcellin prétend que si l'empereur eût profité de ce temps-là, il n'en aurait pas fallu davantage pour sortir du pays ennemi, et pour gagner la Corduène, qui n'était pas éloignée de quarante lieues[334], où il aurait trouvé des vivres en abondance et des places de sûreté. Enfin, Sapor déclara qu'il n'y avait point de paix à espérer[335], à moins qu'on[Pg 161] ne lui rendît les cinq provinces d'au-delà du Tigre, que Galérius avait enlevées à son aïeul Narsès: c'étaient l'Arzanène, la Moxoène, la Zabdicène, la Réhimène et la Corduène[336]. Il demandait de plus quinze châteaux[337] en Mésopotamie, la ville de Nisibe[338], le territoire de Singara, et une place très-importante nommée le camp des Maures[339].
[333] Fingentes humanorum respectu reliquias exercitûs redire sinere clementissimum regem. Amm. Marc. l. 25, c. 7.—S.-M.
[334] C'est-à-dire à une distance de cent milles, ex eo loco in quo hæc agebantur centesimo lapide. Amm. Marc. l. 25, c. 7. C'est une notion un peu vague il est vrai, mais qui doit servir cependant pour tracer la géographie de cette expédition.—S.-M.
[335] Petebat autem rex.... pro redemptione nostra, quinque regiones Transtigritanas, Arzanenam et Moxoenam, et Zabdicenam, itidemque Rehimenam, et Corduenam, cum castellis quindecim, et Nisibin, et Singaram, et castra Maurorum, munimentum perquam opportunum. Amm. Marc. l. 25, c. 7. Zosime n'indique que quatre pays ou nations (ἔθνους); on n'en retrouve que trois dans Ammien Marcellin: les Babdicéniens, qui sont les Zabdicéniens (Βαβδικηνῶν est une erreur pour Ζαβδικηνῶν); les Rhéméniens, et les Carduéniens, (Καρδουήνων καὶ Ῥημήνων). Pour la quatrième peuplade, celle des Zaléniens (Ζαληνῶν), sa situation m'est totalement inconnue. J'en dois dire autant de celle des Rhéméniens. Ces petites nations étaient sans doute des tribus syriennes, curdes ou arméniennes, gouvernées par de petits princes, qui passèrent alors de la dépendance de l'empire dans celle des rois de Perse.—S.-M.
[336] Voyez ce que j'ai dit de ces provinces, dans la note précédente, et t. 1, p. 379, note 1, l. VI, § 60.—S.-M.
[337] Aucun auteur ne fait connaître les noms et la situation de ces quinze places. Zosime donne lieu de croire, l. 3, c. 31, qu'elles se trouvaient dans le territoire des petites souverainetés cédées, καὶ ἐπὶ πᾶσι περὶ αὐτὰ φρουρίων ὄντων τὸν ἀριθμὸν πεντεκαίδεκα. C'étaient les forts que les Romains y tenaient, le reste du pays étant possédé par les dynastes nationaux. Les forts bâtis par les Romains contre les Persans, dit Philostorge (l. 8, c. 1), s'étendaient jusqu'à l'Arménie, de manière à former comme une muraille, ἐπὶ Πέρσας ἄχρι τῆς Ἀρμενίας οἱονεὶ τεῖχος προυβέβλητο.—S.-M.
[338] On voit par Jean Malala (part. 2 p. 26) qu'on céda aussi tout le territoire de cette ville, c'est-à-dire la province de Mygdonie. Son témoignage est formel, πᾶσαν τὴν ἐπαρχίαν τὴν λεγομένην Μυγδωνίαν.—S.-M.
[339] Voyez, sur cette forteresse, t. 2, p. 282, note 1, l. X, § 55.—S.-M.
XI.
Conclusion du traité.
Julien aurait livré dix batailles, et se serait enterré dans la Perse avec toute son armée, plutôt que de céder une seule de ces provinces. Mais les cris des soldats réduits à la plus affreuse misère, la difficulté de les contenir, les instances des courtisans, forcèrent Jovien de souscrire à ces honteuses conditions. Son intérêt particulier se joignit sans doute aux considérations publiques. On lui représentait qu'il avait dans Procope un rival encore caché[340]; mais que s'il lui laissait le temps d'apprendre la mort de Julien avant le retour des troupes, ce général, à la tête d'une armée fraîche et entière,[Pg 162] soulèverait en sa faveur tout l'empire, sans trouver de résistance. Selon quelques auteurs, Jovien était impatient d'aller montrer au milieu des provinces romaines la nouvelle puissance dont il était revêtu, et qu'il n'aurait osé espérer dans le temps qu'il en était sorti à la suite de Julien. Il n'a pas régné assez long-temps pour donner lieu de juger avec quelque certitude, s'il était capable d'écouter un sentiment si frivole. Mais il est indubitable qu'il fut moins opiniâtre dans le péril, parce qu'il ne s'y était pas lui-même engagé; et que dans les situations fâcheuses un successeur succombe sans rougir, et se décharge de la honte sur l'auteur de l'entreprise. Il accepta donc les propositions de Sapor. Il demanda seulement, et obtint avec beaucoup de peine, que les habitants de Nisibe[341] sortiraient de leur ville avant qu'elle fût livrée aux Perses, et que les Romains qui se trouvaient dans les autres places, auraient la liberté de se retirer sur les terres de l'empire[342]. Arsace fut compris dans le traité, à condition que, s'il survenait désormais quelque sujet de querelle entre les Arméniens et les Perses, les Romains ne se mêleraient point de leurs différends[343]. Par cet[Pg 163] article, on abandonnait un prince allié et toujours fidèle[344]: Sapor le punissait des incursions qu'il avait faites dans la Médie[345] par ordre de Julien; il se réservait le moyen d'envahir l'Arménie sur le premier prétexte que son ambition lui fournirait[346]. Arsace, obligé de mettre une de ses filles entre les mains de Sapor[347],[Pg 164] (l'histoire ne dit pas si ce fut en qualité d'otage ou d'épouse) fut, [quatre] ans après[348], la victime de ce traité. Pour en assurer l'exécution, on donna de part et d'autre des otages: ce furent du côté des Romains trois tribuns des plus distingués, Rémora, Victor et Bellovédius: du côté des Perses, un des principaux seigneurs nommé Binésès, et trois satrapes considérables[349]. La paix fut jurée pour trente ans[350].
[340] Ammien Marcellin les représente comme une troupe de flatteurs qui obsédait un prince faible: adulatorum globus, dit-il, l. 25, c. 7, instabat timido principi, Procopii metuendum subserens nomen.—S.-M.
[341] Selon Ammien, liv. 25, c. 7, la même condition était applicable à la ville de Singara. Zosime, l. 3, c. 31, ne nomme que Nisibe.—S.-M.
[342] Difficilè hoc adeptus ut Nisibis et Singara sine incolis transirent in jura Persarum, a munimentis verò alienandis reverti ad nostra præsidia Romani permitterentur. Amm. Marc., l. 25, c. 7. Selon Zosime, l. 3, c. 31, le traité portait que les places abandonnées seraient cédées avec leurs habitants, leurs propriétés, leurs animaux, et en général tout ce qu'elles contenaient; μετὰ τῶν οἰκητόρων, καὶ κτημάτων, καὶ ζώων, καὶ πάσης ἀποσκευῆς.—S.-M.
[343] Il paraîtrait au contraire, ce qui est plus vraisemblable et plus conforme aux faits, d'après les propres paroles d'Ammien Marcellin, qu'Arsace ne fut pas compris dans le traité et qu'on y spécifia, qu'on ne lui fournirait pas les secours qu'il pourrait demander. Quibus exitiale, dit Ammien Marcellin, l. 25, c. 7, aliud accessit et impium, ne post hæc ita composita, Arsaci poscenti contra Persas ferretur auxilium, amico nobis semper et fido. Zosime dit, l. 3, c. 31, que les Perses enlevèrent la plus grande partie de l'Arménie aux Romains, qui n'en gardèrent qu'une petite portion.—S.-M.
[344] Au sujet de la fidélité d'Arsace, voyez ci-devant, p. 37-43, l. XIII, § 31 et 32.—S.-M.
[345] Ou plutôt le canton de Chiliocome, ut puniretur homo, qui Chiliocomum mandatu vastaverat principis. Amm. Marc. l. 25, c. 7.—S.-M.
[346] Remaneret occasio, dit Ammien l. 25, c. 7, per quam subinde licenter invaderetur Armenia. Sapor ne manqua pas d'en profiter, et quelques années après, selon le même historien, Arsace fut pris vivant, et les Perses, profitant des troubles et des divisions, s'emparèrent d'Artaxate et de la plus grande partie de l'Arménie, voisine de la Médie. Unde postea contigit, ut vivus caperetur idem Arsaces, et Armeniæ maximum latus Medis conterminans, et Artaxata inter dissensiones et turbamenta raperent Parthi. Ces événements, passés sous silence par Lebeau, seront racontés d'après les auteurs arméniens, combinés avec les grecs et les latins, avec tous les développements convenables, et placés sous leur véritable époque, restée inconnue jusqu'à présent. Voy. ci-après, l. XVII, § 3-13.—S.-M.
[347] Il s'agit ici d'une fille d'un roi d'Arménie, et très-probablement d'une fille d'Arsace, gardée en otage dans une forteresse de la Médie. Il en est question dans les actes des martyrs syriens, recueillis par Marouta, évêque de Martyropolis, au cinquième siècle, et publiés par Assémani. Il y est dit (t. 1, p. 193), que le corps du martyr Acepsimas fut sauvé et conservé par cette princesse. Comme ce fait arriva en l'an 67 du règne de Sapor, par conséquent vers l'an 378, époque à laquelle le roi d'Arménie était mort depuis long-temps; on voit qu'on ne peut pas conclure de cette indication, qu'il y ait eu en l'an 363, aucune transaction entre Sapor et le roi d'Arménie, ainsi que je l'ai déja remarqué, p. 162, note 3, et que celui-ci eût été obligé alors de donner une de ses filles en otage. Il était depuis ce temps arrivé assez d'événements en Arménie, pour que la princesse ait pu être amenée en Perse par des circonstances toutes différentes. Lebeau n'a fait qu'adopter une conjecture de Tillemont (t. V, Valens, art. 12), qui avait puisé dans les Bollandistes (22 avril) la mention de cette fille du roi d'Arménie. Cette conjecture n'est pas confirmée par les faits. Tout démontre qu'il n'y eut alors aucun traité entre les Perses et les Arméniens, et que les premiers, profitant de la tranquillité que les Romains leur laissaient, continuèrent avec vigueur et avec toutes leurs forces la guerre contre Arsace.—S.-M.
[348] Lebeau avait mis neuf ans, en suivant encore les conjectures de Tillemont, et il s'est trompé après lui. Ce n'est pas en l'an 372, mais en 367, qu'Arsace, après une guerre longue et sanglante, tomba enfin vivant entre les mains de Sapor. Il existait du temps de ces auteurs bien peu de moyens d'éclaircir cette histoire, et d'éviter les erreurs qu'ils ont commises. Je ferai disparaître l'inexactitude de leurs récits, et je suppléerai à leur silence dans mes additions au l. XVII, § 3-13 et 57-67.—S.-M.
[349] Bineses e numero nobilium optimatum, tresque alii Satrapæ non obscuri. Amm. Marc. l. 25, c. 7.—S.-M.
[350] Fæderata itaque pace annorum triginta. Amm. Marc. l. 25, c. 7. Zosime en dit autant (l. 3, c. 31); mais selon Rufin (Hist. ecclés., l. 11, c. 1), cette paix fut seulement de vingt-neuf ans, in XX et IX annis pace composita.—S.-M.
XII.
Examen de ce traité.
Tous les auteurs cités ci-dessus.
La Bléterie, dissertation sur la paix de Jovien.
Tous les auteurs conviennent que ce traité était ignominieux. Les chrétiens en rejettent toute la honte sur Julien, dont la témérité ne laissa pas à Jovien d'autre voie pour sauver les tristes débris de son armée. En ce point ils s'accordent[351] avec Eutrope, qui avoue que cette paix était aussi nécessaire qu'elle était déshonorante[352]. Mais cet historien fait un reproche à Jovien d'en avoir rempli les conditions: il prétend que ce prince aurait dû s'en affranchir, et suivre les anciennes maximes de la république, qui ne se crut pas engagée par les paroles que ses généraux avaient données aux[Pg 165] Samnites, aux Numantins, à Jugurtha; et Ammien Marcellin paraît être du même avis. Un écrivain moderne, aussi judicieux qu'élégant et poli[353], a discuté ces deux questions avec beaucoup de précision et de justesse. Il prouve par des raisons solides que si Jovien est excusable d'avoir consenti à cette paix, on ne peut cependant le disculper tout-à-fait; puisque, selon la remarque d'Ammien Marcellin, elle n'était pas nécessaire avant les quatre jours que l'on perdit à négocier, au lieu de marcher vers la Corduène. Pour le second point qui concerne l'exécution du traité, il convient que les exemples empruntés de la république ne concluent rien à l'égard d'un souverain; mais il fait voir que les maximes du droit public rendaient à Jovien la liberté que la différence du gouvernement semblait lui ôter. Les monarques romains n'étant qu'usufruitiers et non pas propriétaires de l'empire, ils n'en pouvaient aliéner la moindre partie, sans l'aveu de la nation, et surtout des peuples qui habitaient le pays dont ils voulaient se dessaisir. Ce consentement exprès ou tacite doit être supposé dans les cessions qu'Hadrien, Aurélien, Dioclétien avaient faites de quelques portions de l'empire; autrement ces cessions n'auraient pas été légitimes: Le traité de Jovien avec Sapor était donc nul de plein droit: au lieu de le ratifier, Jovien pouvait et devait faire réclamer le sénat de Rome et celui de Constantinople, écouter les justes réclamations des habitants de Nisibe, et du moins ne pas ôter à ces malheureux la liberté de se défendre. Mais les principes du droit public n'étaient point[Pg 166] alors éclaircis; et Jovien, qui ne fut jamais que soldat, les avait moins étudiés que personne. Les principes généraux sur l'obligation du serment, combinés avec l'idée vague du pouvoir sans bornes que depuis long-temps à la cour et dans les armées on attribuait aux empereurs, produisirent dans une ame religieuse l'effet qu'ils devaient naturellement y produire. Le même auteur observe encore que l'épuisement de l'empire, la faiblesse des habitants de Nisibe, la supériorité des forces de Sapor, et l'intérêt particulier de Jovien durent contribuer à fortifier ses scrupules. Je n'ajouterai à ces raisons qu'une réflexion qui me paraît naturelle. Avant la conclusion du traité, Jovien n'avait qu'un parti à prendre, s'il était possible; c'était celui qu'Ammien Marcellin lui reproche de n'avoir pas suivi. Si ce parti était impraticable, il devait balancer lequel des deux serait plus contraire au bien et à l'honneur de l'empire, ou de perdre et sa personne et son armée entière, ou de céder les provinces et les villes que Sapor exigeait comme une rançon. Mais le traité étant une fois conclu, quelque parti que prît l'empereur, il ne pouvait plus agir sans se rendre blâmable, ou d'imprudence, s'il observait une convention nulle et contraire aux intérêts de l'état; ou de mauvaise foi, si en la violant il faisait connaître qu'il s'était joué des serments, et qu'il avait promis ce qu'il ne pouvait, ni ne devait exécuter.
[351] Fœdus cum Sapore Persarum regi etsi parum putant dignum, satis tamen necessarium pepigit. Oros. l. 7, c. 31.—S.-M.
[352] Necessariam quidem, sed ignobilem. Eutr. l. 10, c. 17.—S.-M.
[353] La Bléterie dans son histoire de Jovien.—S.-M.
XIII.
Jovien repasse le Tigre.
Amm. l. 25, c. 8.
Liban. or. 10, t. 2, p. 325. Chrysost. de Sto Babyla contra Jul. et Gent. t. 2, p. 576.
Zos. l. 3, c. 33.
[Chron. Alex. vel Pasch. p. 299.]
Zon. l. 13, t. 2, p. 28.
Till. Jovien, note 1.
Délivrés de la crainte des Perses, les Romains s'éloignèrent des bords du Tigre, où l'inégalité du terrain fatiguait extrêmement les hommes et les chevaux. Mais ils manquaient d'eau et de vivres. C'était encore une faute de Jovien, de n'avoir pas stipulé que Sapor[Pg 167] fournirait des subsistances aux troupes romaines, tant qu'elles seraient sur les terres de la Perse[354]. Plusieurs soldats moururent de faim ou de soif. Mais le désir de se délivrer de ces deux maux, en fit encore périr un plus grand nombre. Ils se dérobaient pour gagner le fleuve, et s'efforçant de le traverser à la nage, une partie était engloutie dans les eaux: plusieurs ayant atteint l'autre bord, y trouvaient des coureurs sarrasins ou perses, qui les massacraient ou les traînaient en esclavage. Jovien prit enfin le parti de passer le Tigre. Au premier signal, tous les soldats accourent au fleuve, avec une ardeur incroyable. Le danger du passage n'a rien d'effrayant pour eux: chacun veut être le premier à quitter cette terre malheureuse. Les uns s'exposent sur des claies, d'autres sur des outres, tenant leurs chevaux par la bride. Il n'est point d'expédient si périlleux, dont ils ne s'avisent. Quelques-uns se noyèrent: les autres emportés bien loin par la force du courant, parvinrent à la rive tant désirée. L'empereur passa dans les barques que Julien avait réservées[355], et les renvoya à l'autre bord jusqu'à ce que toute l'armée fût entièrement passée. Ils[Pg 168] se trouvaient enfin sur le terrain de la Mésopotamie; mais ces vastes plaines n'offraient à leur vue que des sables stériles et de nouveaux malheurs, lorsque les coureurs vinrent leur donner l'alarme. A quelque distance de là, les Perses travaillaient à jeter un pont, à dessein de profiter de la confiance que le traité inspirait aux Romains, et de surprendre les traîneurs et les chevaux de bagage affaiblis par la faim et accablés de fatigue. On alla les reconnaître, et dès qu'ils virent leur perfidie découverte, ils disparurent et renoncèrent à l'entreprise. On arriva par une marche forcée près de Hatra[356], ville ancienne, située au milieu d'un désert et depuis long-temps abandonnée. Elle avait été autrefois une place importante. Trajan et Sévère l'avaient inutilement assiégée; ils avaient manqué d'y périr avec toutes leurs troupes[357]. De là il fallait traverser vingt-quatre[Pg 169] lieues[358] de sables arides; on n'y trouvait que de l'eau saumâtre et croupissante, et des herbes amères, telles que l'auronne, l'absynthe et la serpentine[359]. On fit provision d'eau douce: on tua des chameaux et des bêtes de somme, dont la chair, quoique mal saine, fut pendant six jours l'unique nourriture de l'armée. Enfin, on arriva au château d'Ur[360], qui appartenait aux Perses: là se rendirent Cassianus commandant des troupes de Mésopotamie, et le tribun Mauricius, que Jovien avait envoyé pour ramasser des vivres. Ils apportaient les subsistances que l'armée de Procope et de Sébastien avait épargnées par une prudente économie.
[354] Rufin rapporte cependant dans son Histoire ecclésiastique (l. 11, c. 1) que les Perses fournirent des vivres à l'armée romaine, et même il loue leur humanité à cette occasion. Exercitui quoque inedia consumpto cibos cæteraque necessaria in mercimoniis polliceri, omnique humanitate nostrorum temeritatem emendare. Théodoret est d'accord avec lui, il dit positivement (l. 4, c. 2), que le roi de Perse envoya des vivres aux soldats, τροφὰς τοῖς ϛρατιώταις ἐξέπεμψεν, et il fit établir un marché dans le désert près du camp, καὶ ἀγορὰν αὐτοῖς ἐν τῇ ἐρήμῳ γενέσθαι προσέταξε.—S.-M.
[355] Selon Libanius (or. 10, t. 2, p. 302), ces barques avaient été perdues pendant la retraite de Julien. Zosime (l. 3, c. 28) dit aussi que, laissées loin derrière l'armée, elles étaient tombées au pouvoir de l'ennemi, après la bataille de Maranga, καὶ πλοῖα δὲ ἥλω, κατόπιν πολὺ τοῦ ϛρατοπέδου τοῖς πολεμίοις περιπεσόντα. Il paraît que ces deux auteurs se trompent, ou que quelques circonstances actuellement inconnues ont donné lieu à un malentendu; car le témoignage d'Ammien Marcellin, qui faisait partie de l'expédition, est formel. Imperator, dit-il, l. 25, c. 8, ipse brevibus lembis, quos post exustam classem docuimus remansisse.—S.-M.
[356] Propè Hatram venimus, vetus oppidum in media solitudine positum, olimque desertum. Amm. Marc. l. 25, c. 8. Les auteurs grecs donnent à cette ville le nom d'Atra, ne pouvant exprimer l'aspiration initiale, que présente le nom original, et qui n'a pas été négligée par les Latins. Les Arabes qui l'appellent Hadhr, en parlent comme d'une ville superbe, mais abandonnée depuis long-temps. On voit par le récit d'Ammien Marcellin que sa désertion remontait à une époque bien ancienne. Elle se trouvait dans le désert à l'occident de Tekrit sur le Tigre. Selon Hérodien, l. 3, § 22, elle était sur le sommet d'une montagne très-élevée, environnée de fortes murailles, bien peuplée d'hommes, habiles à tirer de l'arc, ἧν δὲ πόλις ἐπ' ἄκρας ὑψηλοτάτης ὄρους, τείχει μεγίστῳ καὶ γενναίῳ περιβεβλημένη, πλήθει ἀνδρῶν τε τοξοτῶν ἀκμάζουσα. Dion Cassius en parle souvent, il décrit avec exactitude le pays qui l'environne. Selon lui, cette ville était consacrée au soleil, l. 68, § 31, t. 2, p. 1145, ed. Reimar.—S.-M.
[357] Les rois des Atréniens, placés entre les deux empires Parthe et Romain, s'étaient rendus redoutables à l'un et à l'autre. Ils ne combattirent pas avec moins de courage contre les rois de Perse, que contre Trajan et Sévère. On voit par Dion Cassius qu'Artaxerxès, ou Ardeschir, fils de Babek, leur fit la guerre (Dion Cassius, l. 80, t. 2, p. 1376, ed. Reimar.). Il paraîtrait résulter des récits orientaux que ce royaume fut détruit par Sapor Ier, fils d'Ardeschir, de l'an 240 à l'an 271. Voyez la traduction de l'Histoire des Sassanides de Mirkhond, par M. Silvestre de Sacy, p. 286. Les auteurs arabes, qui parlent des rois d'Atra, rapportent que leur puissance s'étendait depuis le Khabour jusqu'au Tigre.—S.-M.
[358] Adusque lapidem septuagesimum, pendant soixante et dix milles. Amm. Marc., l. 25, c. 8.—S.-M.
[359] Abrotonum, et Absinthium, et dracontium, aliaque herbarum genera tristissima. Amm. Marc. l. 25, c. 8.—S.-M.
[360] Ad Ur nomine Persicum venêre castellum. Amm. Marc. l. 25, c. 8. Il est impossible d'indiquer la position de cette forteresse, qui n'est pas mentionnée ailleurs.—S.-M.
XIV.
Il s'assure de l'Occident.
La mort de Julien était encore ignorée en Occident. Jovien envoya en Illyrie et en Gaule le secrétaire Procope et le tribun Mémoridus, pour y porter la nouvelle de son élévation à l'empire. Ils avaient ordre de mettre entre les mains de Lucillianus, son beau-père, le brevet de commandant général de la cavalerie et de l'infanterie, et de le presser de se rendre en diligence à Milan, pour être à portée d'étouffer dès leur naissance les troubles qui pourraient s'élever dans les provinces Occidentales. Ce Lucillianus était différent de celui que nous avons vu à la suite de Julien commander sa flotte[Pg 170] sur l'Euphrate. Le beau-père de Jovien était ce commandant des troupes d'Illyrie, que Julien avait surpris près de Sirmium et traité avec mépris. Toujours attaché à Constance, il avait quitté ses emplois sous son successeur, et s'était retiré dans cette ville. Par une dépêche secrète, Jovien lui désignait des officiers d'une capacité et d'une fidélité reconnue, dont il devait se faire aider dans le détail des affaires. Malarich, cet officier franc, ami de Silvanus, dont la probité s'était inutilement fait connaître à la cour de Constance, était alors sans emploi en Italie. L'empereur le nomma pour remplacer Jovinus dans le commandement des troupes de la Gaule[361]. Il y trouvait un double avantage: il déplaçait un homme puissant, qui se soutenait par lui-même, et qui pouvait devenir le rival de son maître; et il avançait un inférieur, qui ne pouvait affermir sa fortune qu'en maintenant celle de son protecteur. Jovien recommanda à ses envoyés de faire valoir sa conduite dans l'expédition de Perse, de publier partout qu'elle avait été couronnée du succès le plus favorable, de courir jour et nuit pour intimer ses ordres aux commandants des troupes et des provinces, de sonder leurs dispositions, et de revenir promptement avec leurs réponses, afin qu'il pût en conséquence prendre les mesures les plus sûres pour établir solidement son autorité. Mais, malgré leur diligence, ils furent prévenus par la renommée qui ignore tous ces ménagements politiques, et qui n'est jamais plus rapide que pour annoncer les événements malheureux.
[361] Magister armorum per Gallias. Amm. Marc., l. 25, c. 8.—S.-M.
XV.
Il arrive à Nisibe.
Pendant que Jovien s'occupait de ces dispositions,[Pg 171] on avait consumé le peu de vivres que Cassianus et Mauricius avaient apportés au camp. La disette était si extrême, qu'un boisseau de farine se vendait dix pièces d'or, c'est-à-dire, environ deux cents francs de notre monnaie. On prit le parti de tuer ce qui restait de bêtes de somme, et d'abandonner leur charge dans ce désert. Après cette triste nourriture il ne leur restait plus d'autre ressource que de se manger les uns les autres[362]. Les soldats se trouvaient dénués de tout, et comme échappés d'un naufrage. Les mieux armés n'avaient conservé qu'une moitié de bouclier ou un tronçon de leur lance. La plupart étaient languissants et malades: tous portaient sur un front abattu la honte du traité, l'unique fruit de leur expédition. En cet état ils arrivèrent à Thilsaphata[363], où Procope et Sébastien vinrent joindre l'empereur. Ils lui rendirent leur hommage à la tête de leurs officiers. Il leur fit un accueil favorable; et les deux armées réunies se hâtèrent d'arriver à Nisibe. La vue de cette ville excita dans leurs cœurs un sentiment de joie mêlé de douleur: elle était depuis long-temps le plus puissant boulevard de l'empire; elle allait devenir un des remparts de la Perse. Le prince campa hors de la ville[364]; et le sénat étant[Pg 172] sorti pour le supplier de venir loger dans le palais selon l'usage de ses prédécesseurs, il n'y voulut pas consentir. Il rougissait sans doute de voir les Perses prendre sous ses yeux possession d'une ville, dont ils n'avaient jamais pu se rendre maîtres par la force des armes. On exécuta ce jour-là, par ordre de l'empereur, un de ces coups-d'état, que le despotisme regarde comme nécessaires; mais qui rendent toujours à la postérité le crime douteux et la punition odieuse. A l'entrée de la nuit on vint saisir à table dans sa tente Jovien premier secrétaire de l'empereur: on le conduisit dans un lieu écarté, où il fut précipité dans un puits sans eau, qui fut ensuite comblé de pierres. C'était un de ces trois braves qui étaient sortis les premiers du souterrain au siége de Maogamalcha. Après la mort de Julien, quelques-uns l'avaient proposé comme digne du diadème. Loin d'effacer par sa modestie ce crime irrémissible aux yeux d'un prince qui n'a pas l'ame élevée, il aigrissait la jalousie du souverain par des murmures qu'il croyait secrets, et par les repas trop fréquents qu'il donnait aux officiers de l'armée.
[362] In corpora sua necessitas erat humana vertenda. Amm. Marc. l. 25, c. 8.—S.-M.
[363] La position de cette ville est aussi inconnue; on voit seulement par la direction que suivit l'armée qu'elle devait être à une certaine distance au sud de Nisibe. La première partie de ce nom (Thilsaphata) semble indiquer qu'elle était sur une hauteur. Thil ou Tel en syriaque et en arabe signifie une colline, et par cette raison, il entre dans la composition de beaucoup de noms géographiques en Syrie et en Mésopotamie. D'Anville croit dans son traité sur le cours du Tigre et de l'Euphrate, p. 93, que Thilsaphata répond à un lieu moderne appelé Tell-aafar. Cette opinion me paraît peu fondée.—S.-M.
[364] Extra urbem stativa castra posuit princeps. Amm. Marc. l. 25, c. 8.—S.-M.
XVI.
Nisibe abandonnée aux Perses.
Amm. l. 25, c. 9.
Chrysost. de Sto Babyla et contr. Jul. et Gent. t. 2, p. 576.
Zos. l. 3, c. 33 et 34.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 299.
Joan. Ant. Till. Jovien, art. 4.
Dès le lendemain Binésès, chargé par Sapor de recevoir les places que Jovien devait céder, entra dans Nisibe avec la permission de l'empereur, et arbora sur la citadelle l'étendard de la Perse[365]. On signifia aussitôt[Pg 173] aux habitants qu'ils eussent à sortir de la ville. Cet ordre affligeant porta de toutes parts l'alarme et le désespoir. Les uns du haut de leurs tours et de leurs murailles tendaient les bras vers le camp des Romains; la plupart sortant en foule coururent vers l'empereur; et les mains jointes, prosternés à ses pieds, ils le conjuraient avec larmes de ne les pas arracher du sein de leur patrie. L'empereur, sensible à ces cris, mais inébranlable dans la résolution de tenir sa parole, répondit avec tristesse, qu'il ne pouvait contenter leurs désirs sans se rendre coupable d'un parjure.
[365] Selon la chronique de Malala, (part. 2, p. 27), et selon celle d'Alexandrie, p. 299, ce fut le satrape Junius, dont il a déja été parlé ci-devant, p. 159, note 2, l. XV, § 9, qui prit possession de la ville au nom du roi de Perse. Comme Junius avait déja été employé dans les négociations qui avaient amené la cession de Nisibe, il ne serait pas étonnant qu'il eût été l'un des trois seigneurs, qui, selon Ammien Marcellin (l. 25, c. 7), accompagnèrent Binésès. Celui-ci pouvait alors l'avoir chargé spécialement de la réception de Nisibe.—S.-M.
XVII.
Discours de Sabinus.
Alors, Sabinus, distingué entre les habitants par sa naissance et par sa fortune[366], élevant sa voix: «Prince, dit-il, écoutez les dernières paroles de Nisibe. Constance plusieurs fois vaincu par les Perses, réduit dans sa fuite à recevoir de la main d'une pauvre femme un morceau de pain pour conserver sa vie[367], n'a pourtant jusqu'à sa mort rien cédé aux ennemis.[Pg 174] Trois fois il a vu Nisibe assiégée et prête à succomber sous la puissance de Sapor: trois fois il l'a vue sauvée. Jovien invincible abandonnera-t-il, dès les premiers jours de son règne, le plus ferme rempart qui puisse couvrir ses provinces? Est-ce là ce que l'empire doit à Nisibe, pour lui avoir servi de barrière depuis si long-temps? Faudra-t-il qu'un peuple accoutumé aux lois romaines, aussi romain que les habitants de la capitale de l'empire, prenne les mœurs et les coutumes des barbares? Jour funeste, et tel que Rome n'en a jamais vu depuis qu'elle subsiste! Quelques empereurs ont resserré les bornes de leur domination; ils ont abandonné des provinces; mais c'était un abandon volontaire et politique; ils n'en ont pris la loi que d'eux-mêmes: ils ne les ont pas cédées à leurs ennemis. Si vous craignez que la défense de notre ville ne vous coûte trop de sang et de dépenses, laissez Nisibe à elle-même: seule, sans autre secours que celui du ciel et le courage de ses habitants, elle saura se conserver, comme elle a déja fait plus d'une fois. Nous ne vous demandons que la permission de nous défendre: nous la recevrons comme une grace, qui vous assurera pour jamais notre obéissance et notre fidélité».
[366] Sabinus fortunâ et genere inter municipes clarus. Amm. Marc. l. 25, c. 9. Selon Zosime (l. 3, c. 33), il était président du sénat de Nisibe, τοῦ βουλευτικοῦ προεστὼς καταλόγου. La chronique de Malala (part. 2, p. 27), et celle d'Alexandrie, p. 300, rapportent qu'il prenait le titre de comte, et qu'il était le chef politique de la ville, κόμης τῇ ἀξίᾳ, καὶ πολιτευόμενος τῆς πολεως. Cette dernière indication est conforme à ce que nous apprend Zosime. Il faut seulement remarquer que dans ces deux ouvrages Sabinus est nommé Silvanus, parce que sans doute il a été confondu avec l'avocat de ce nom, qui dans la même occasion avait adressé de vifs reproches à Jovien.—S.-M.
[367] Constantium immani crudescente bellorum materiâ superatum a Persis interdum, deductumque postremὸ per fugam cum paucis ad Hibitam stationem intutam, panis frusto vixisse precario, ab anu quadam agresti porrecto, nihil tamen ad diem perdidisse supremum. Amm. Marc. l. 25, c. 9. L'orateur fait ici allusion aux malheurs éprouvés par Constance après la désastreuse bataille de Singara, voyez ci-devant, t. I, p. 455, l. VI, § 49. Hibita, dont il est question dans le passage d'Ammien Marcellin, paraît être un lieu situé à 18 milles de Nisibe, et relaté sur la table de Peutinger.—S.-M.
XVIII.
Départ des habitants de Nisibe.
Jovien, piqué sans doute de ces paroles, qui couvraient tant de reproches sous une apparence de prières, se retranchait dans l'obligation que lui imposait la religion du serment. Un trait satirique acheva de l'aigrir. Comme après plusieurs refus, il acceptait avec répugnance une couronne, qui lui était présentée par le sénat et le peuple de Nisibe, un avocat nommé Silvanus, s'écria: Prince,[Pg 175] puissiez-vous recevoir des autres villes de votre empire d'aussi glorieuses couronnes[368]. Aussitôt l'empereur déclara qu'il ne leur donnait que trois jours pour évacuer la place. Ce fut un spectacle déplorable. Les soldats, qui avaient ordre de presser les habitants, menaçaient de la mort quiconque passerait le terme prescrit. Dans cette étrange confusion, tout retentissait de gémissements et de sanglots. On enlevait à la hâte ce qu'on pouvait emporter. Le luxe et les richesses avaient perdu pendant ces jours-là leur faux titre de préférence: faute de chevaux et de voitures on abandonnait les meubles les plus précieux, pour ne se charger que des effets les plus méprisés, mais les plus nécessaires au soutien de la vie. Il fallait arracher les femmes des tombeaux de leurs maris, de leurs enfants, de leurs pères, qu'elles arrosaient de leurs larmes, et qu'elles ne quittaient qu'avec des cris lamentables. Tous les chemins étaient remplis de ces infortunés fugitifs, qui, tournant cent fois les yeux vers leur patrie, pleurant, s'embrassant les uns les autres, se disaient un éternel adieu, pour prendre la route de l'exil que chacun avait choisi. La plupart se retirèrent sur les ruines d'Amid. Ils y portèrent le corps de saint Jacques. Les reliques de ce saint évêque avaient été conservées comme la sauve-garde de Nisibe; et quelques mois auparavant, Julien ayant ordonné de les transporter hors de la ville, on était persuadé que cette place importante avait en même temps perdu sa plus forte défense. Jovien fit bâtir pour cette malheureuse colonie un bourg aux portes d'Amid dont il releva les murailles; il le renferma dans la même enceinte:[Pg 176] on le nomma la nouvelle Nisibe[369]. Le tribun Constantius fut chargé de remettre aux Perses les provinces et les autres places, qui devaient leur être livrées en conséquence du traité. Cette cession honteuse est la plus ancienne époque du démembrement de l'empire. Les cinq provinces alors abandonnées aux Perses ne revinrent jamais aux Romains[370]. Ce fut, pour ainsi dire, la première pierre, qui se détacha de ce vaste édifice, et qui annonçait déja sa chute, quoiqu'elle fût encore éloignée.
[368] Ita, inquit, imperator a civitatibus residuis coroneris. Amm. Marc., liv. 25, c. 9.—S.-M.
[369] Jean Malala et l'auteur de la chronique Paschale (loc. laud.), rapportent que ce bourg, bâti auprès des murs d'Amid, reçut le nom de bourg de Nisibe, καλέσας τὴν κώμην Νισίβεως, et qu'on y plaça tous les émigrés venus de la Mygdonie, πάντας τοὺς ἐκ τῆς Μυγδωνίας χώρας οἰκεῖν ἐποίησεν.—S.-M.
[370] Ce fait n'est pas exact. Le patriarche d'Arménie, Jean VI, rapporte dans son histoire, écrite en arménien au commencement du dixième siècle, que la ville de Nisibe rentra sous la domination romaine vers la fin du 6e siècle, deux cent trente ans environ après sa cession. Elle fut alors donnée par le roi de Perse Chosroès II à l'empereur Maurice, comme un témoignage de sa reconnaissance pour les services qu'il lui avait rendus en le replaçant sur son trône. Il y joignit d'autres places en Mésopotamie, et plusieurs cantons en Arménie. Ces détails trouveront leur place dans la suite de cette histoire. Ces pays ne tardèrent pas à retomber entre les mains des Perses après la mort de Maurice, et bientôt ils passèrent au pouvoir des Arabes. Voyez à ce sujet mes Mémoires hist. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 25. Quant aux cinq provinces au-delà du Tigre, cédées avec Nisibe, elles ne revinrent pas effectivement aux Romains, elles continuèrent à être gouvernées pendant long-temps par de petits princes indigènes, feudataires des Perses, comme ils l'avaient été de l'empire.—S.-M.
XIX.
Diversité des impressions que fit la mort de Julien.
Amm. l. 25, c. 9.
Liban. vit. t. 2, p. 45 et 46. or. 9, p. 251 or. 10, p. 260 et 330, et de templ. p. 24.
Zos. l. 3, c. 34.
Theod. l. 3, c. 28.
Pendant le séjour que Jovien fit aux environs de Nisibe, il envoya Procope et Mérobaudes[371] avec un détachement de ses troupes, pour transporter à Tarse le corps de Julien, suivant les dernières volontés de ce prince. Julien, pendant sa vie, n'avait point excité de sentiments médiocres: il avait été un objet d'admiration[Pg 177] ou d'horreur. La nouvelle de sa mort produisit des effets semblables; elle ne causa que des transports ou d'une joie immodérée, ou d'une excessive douleur. Les chrétiens les moins instruits, surtout dans Antioche, remplie d'une jeunesse légère et folâtre, oublièrent que la religion, qui épure et perfectionne l'humanité, oblige d'aimer ses ennemis et de plaindre leurs malheurs. Ils s'abandonnèrent à une sorte d'ivresse: ce n'étaient que festins et fêtes publiques. On dansait dans les églises et sur les tombeaux des martyrs, comme sur des théâtres; et, par un échange indécent, les théâtres étaient devenus des temples où l'on chantait la victoire du christianisme. Les prédictions dont le malheureux Julien s'était abusé, fournissaient des sujets de comédies; on jouait les prophéties de l'insensé Maxime; et la religion, si auguste et si majestueuse, fut mêlée à des scènes bouffonnes. Les païens, de leur coté, poussèrent le désespoir jusqu'à la fureur. A Carrhes on lapida celui qui apporta le premier cette triste nouvelle, et on le laissa enseveli sous un monceau de pierres. Libanius dit qu'au premier bruit de cette mort, il fut tenté de s'arracher la vie: mais sa vanité le sauva; il se crut réservé par ses dieux pour faire le panégyrique de son héros. Il s'en acquitta par deux discours, aussi pleins d'enthousiasme pour son idole, que de rage contre les chrétiens. Ce sophiste fut pendant toute sa vie dévoué à Julien jusqu'au fanatisme: il lui survécut plus de vingt-sept ans. On peut dire qu'il s'exposa même à devenir son martyr, s'il avait eu affaire à des princes moins modérés; il eut la hardiesse d'adresser à Valentinien et à Valens un discours, dans lequel il les blâmait[Pg 178] vivement de leur négligence à venger la mort de Julien; et il osa fatiguer encore des louanges de ce prince odieux, le grand Théodose, le plus zélé destructeur de l'idolâtrie. Plusieurs villes élevèrent sur leurs autels les images de Julien entre celles de leurs dieux.
[371] C'est dans Philostorge qu'a été prise la mention de Mérobaudes. Ammien Marcellin ne parle que de Procope.—S.-M.
XX.
Sépulture de Julien.
Amm. l. 25, c. 9.
Greg, Naz. or. 4, t. 1, p. 119 et 120; or. 21, p. 394; et carm. 3, t. 2, p. 50.
Zos. l. 3, c. 34.
Philost. l. 8, c. 1.
Zon. l. 13, t. 2, p. 27.
Cedr. t. 1, p. 308.
Ducange, Const. Christ. l. 4, c. 5.
Les funérailles de ce prince donnèrent aux chrétiens un nouveau sujet de risée. Du temps du paganisme, il s'était introduit dans les pompes funèbres un usage extravagant. Le cercueil était précédé d'une troupe de danseurs et d'histrions, qui amusaient le peuple, comme pour faire diversion à la douleur. Ils n'épargnaient pas le défunt; ils contrefaisaient ses ridicules; ils lançaient contre lui des traits satiriques. Cette impertinente cérémonie ne fut pas oubliée dans les obsèques de Julien, afin qu'il n'y manquât rien de toutes les superstitieuses folies de l'idolâtrie qu'on enterrait avec lui. Ces bouffons, accoutumés à ne rien respecter et à railler leurs propres divinités, plaisantaient sur sa philosophie, sur ses mauvais succès en Perse, sur sa mort, et même sur son apostasie. Enfin son corps fut déposé dans un des faubourgs de Tarse[372], à l'entrée du chemin qui conduisait au défilé du mont Taurus, vis-à-vis du monument de Maximin Daza, dont il n'était séparé que par ce chemin; la Providence ayant voulu réunir ainsi la sépulture des deux plus mortels[Pg 179] ennemis du christianisme. On grava sur le tombeau[373] deux vers grecs, dont le dernier est emprunté d'Homère; en voici la traduction: Ci-gît Julien, qui passa le Tigre impétueux: il fut à la fois excellent prince et vaillant guerrier[374]. D'autres auteurs allongent cette épitaphe; ils la rapportent en ces termes: Ci-gît Julien, qui, après avoir conduit son armée au-delà de l'Euphrate et jusque dans la Perse, abandonné de la fortune, est revenu recevoir la sépulture sur les bords du Cydnus: il fut à la fois excellent prince et vaillant guerrier[375]. On n'est pas obligé de croire ce que saint Grégoire de Nazianze ne raconte que sur un rapport dont il ne se rend pas garant, que les cendres de ce prince s'agitaient dans son sépulcre, et que la terre, par une violente secousse, rejeta son corps hors du tombeau. Quelques auteurs disent qu'il fut, dans la suite, transféré à Constantinople. Vers la fin de l'empire grec, on montrait sa sépulture dans la galerie septentrionale de l'église des Saints-Apôtres, auprès de celle de Jovien. Si cette tradition était plus assurée, un passage du discours où Libanius s'efforce de prouver que l'intérêt de l'état demande la vengeance de la mort de Julien, ferait soupçonner qu'on doit attribuer cette translation à Valentinien et à Valens. Dès que Procope eut rendu à son parent ce dernier[Pg 180] devoir, il disparut; et quelque recherche que l'on pût faire pour découvrir sa retraite, il ne se montra que deux ans après, revêtu de la pourpre impériale.
[372] In suburbano Tarsensi, Amm. Marc. l. 25, c. 9. Cet historien s'indigne qu'on n'ait pas choisi un lieu plus convenable pour la sépulture de ce grand homme, qu'on eût dû placer dans la ville éternelle, au milieu des monuments élevés à la mémoire des empereurs divinisés. Cujus suprema et cineres, si qui tunc justè consuleret, non Cydnus videre deberet, quamvis gratissimus amnis et liquidus; sed ad perpetuandam gloriam rectè factorum præterlambere Tiberis intersecans urbem æternam, divorumque veterum monumenta præstringens. Amm. Marc. l. 25, c. 10.—S.-M.
[373] S. Grégoire de Nazianze (or. 4, t. 1, p. 120), l'appelle par dérision τέμενος, ναὸς, un temple.—S.-M.
XXI.
Jovien à Antioche.
[Amm. l. 25, c. 10.]
Zos. l. 3, c. 34.
Suid. in Ἰοβιανός.
Cod. Th. l. 7, tit. 4, leg. 9.
L'empereur, après avoir donné à ses troupes le temps de se rétablir de tant de fatigues, prit la route d'Antioche. Il passa par Édesse, où il était le 27 de septembre[376]. Son armée, sans avoir été vaincue, semblait avoir essuyé plusieurs défaites. Aussi ne reçut-il sur son passage aucun de ces témoignages de joie, que des sujets s'empressent de prodiguer à leur souverain. Il vint à grandes journées à Antioche[377], où il fut l'objet des railleries et des traits satiriques d'une populace insolente[378]. Il était même menacé d'une violente sédition, si le préfet Salluste, plus respecté que l'empereur, n'eût travaillé à calmer les esprits.
[376] Cette date est fournie par une loi insérée dans le code Théodosien.—S.-M.
[377] Selon Théophanes (p. 45), il arriva à Antioche dans le mois d'Hyperberetœus. C'est le nom macédonien que les Grecs de Syrie donnaient au mois d'octobre.—S.-M.
[378] Ils firent contre lui des chansons, des satires et des libelles, ἀλλ' ἀπέσκωπτον αὐτὸν ῳδαῖς καὶ παρῳδίαις καὶ τοῖς καλουμένοις φαμώσσοις, c'est ce qu'on apprend d'un fragment de l'historien Jean d'Antioche, qui a été conservé dans les extraits de l'empereur Constantin Porphyrogénète. Voyez Excerpt. de Virt. et Vit., par H. Valois, p. 845. La cession de Nisibe, qui rendait leur ville plus exposée aux attaques des Perses, avait animé les Antiochéniens contre le nouvel empereur.—S.-M.
XXII.
Il se propose de rétablir la concorde dans ses états.
Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 134.
Liban. vit. t. 2, p. 46, et or. 10, p. 327.
Socr. l. 3, c. 24.
Philost. l. 8, c. 6.
Jusqu'ici nous avons vu Jovien uniquement occupé à terminer une entreprise dont il n'était pas l'auteur. Si l'on blâme sa conduite, on doit faire réflexion que rien n'est si difficile que de suivre un projet compliqué, que l'on n'a pas conçu soi-même, et dont on n'a pu combiner tous les incidents et préparer toutes les ressources. Nous l'allons voir agir maintenant d'après lui-même; sa bonté et sa prudence ne laisseront rien à désirer: et si sa retraite peu honorable fait penser qu'il[Pg 181] a régné trop tôt, la sagesse de son gouvernement doit faire regretter que son règne n'ait pas été de plus longue durée. Le changement de souverain causait dans tous les esprits une agitation dangereuse. Les païens, frappés de terreur, tremblaient aux approches d'un prince qui, dès le premier moment de son règne, avait annoncé son attachement au christianisme. Plusieurs d'entre eux, abandonnant leurs autels et leurs sacrifices, et redoutant les chrétiens plus que les Perses, prenaient la fuite, et s'allaient cacher dans les plus profondes retraites. La conduite du commun des chrétiens ne contribuait pas à calmer ces alarmes. Les théâtres, les places publiques retentissaient de leur joie et de leurs menaces. Ils abattaient les autels; ils fermaient les temples; quelques-uns même, animés d'un faux zèle, formaient des projets sanguinaires; et, s'il en faut croire Libanius, ce rhéteur n'évita d'être assommé, que parce qu'il fut averti du complot tramé contre sa vie. C'était cet esprit de vengeance, si contraire aux maximes de l'Évangile, que voulait étouffer saint Grégoire de Nazianze, lorsque, après avoir montré les effets de la colère divine dans la punition de Julien, il exhortait les fidèles à la douceur et au pardon des injures, et qu'il les invitait à ne pas perdre, par des représailles illégitimes, le mérite de leurs souffrances. D'autre part, les diverses sectes hérétiques, qui étaient demeurées sans action, tant qu'elles avaient été resserrées et pressées avec l'église catholique par une violence commune, s'agitant au premier moment de relâche, se divisaient de nouveau d'avec elle: réunies contre la vérité, elles se déchiraient mutuellement: chacune d'elles tâchait de prévenir le prince et de le séduire.
[Pg 182]
XXIII.
Sa conduite à l'égard des païens.
Them. or. 5, p. 67-70, et or. 7, p. 99.
[Liban. vit. t. 2, p. 46.]
Eunap. in Max. p. 58, t. 1, ed. Boiss.
Suid. in Ἰοβιανός.
Joann. Ant. ap. Vales. excerp. de virt. et vit., p. 844 et 847.
Dans ce mouvement général de toutes les humeurs de l'empire, Jovien rassura les païens en déclarant, par une loi, qu'il laissait à chacun le libre exercice de sa religion. Il fit rouvrir les temples: il permit les sacrifices; mais il défendit les enchantements et les cérémonies magiques. Cette liberté procura au christianisme un double avantage; elle ramena au sein de l'église ceux qui n'en étaient sortis que par crainte, et elle laissa au paganisme ceux qui ne s'en seraient détachés que par hypocrisie. La conviction, unique sorte de contrainte que la religion connaisse, fit seule des chrétiens; elle n'en fit que de véritables, elle en fit en plus grand nombre, parce qu'elle n'eut point à combattre la haine et l'opiniâtreté qu'inspirent les persécutions et les supplices. Les philosophes, voyant leur règne passé, s'étaient bannis de la cour. Ils n'y régnèrent plus en effet; mais Jovien leur permit d'y reparaître, pourvu qu'ils se dépouillassent de ce qu'il y avait de singulier dans leur extérieur. Il continua même de les honorer. Il est vrai qu'il ne put les mettre à couvert du mépris des courtisans, toujours prompts à fouler aux pieds les anciens favoris. Un ennemi de Libanius conseillait au prince de se défaire de ce rhéteur, qui ne cessait de pleurer la perte de Julien. Un meilleur conseil fit entendre à Jovien que ces larmes impuissantes lui faisaient beaucoup moins de tort, que n'en ferait à sa gloire le sang d'un malheureux sophiste. Ce que des auteurs anonymes ou inconnus racontent du temple de Trajan, brûlé dans Antioche par la femme et les concubines de Jovien, ne mérite pas une réfutation sérieuse.
XXIV.
A l'égard des catholiques.
Greg. Naz. or. 21, t. 1, p. 394.
Socr. l. 3, c. 24.
Theod. l. 4, c. 2, 4 et 22.
Soz. l. 6, c. 3.
Philost. l. 8, c. 5.
Cod. Th. l. 9, tit. 25, leg. 2.
Médailles.
[Eckhel, doct. num. vet. t. 8, p. 147.]
La religion chrétienne monta avec lui sur le trône,[Pg 183] pour n'en plus descendre. Jovien s'appliqua à guérir les plaies dont Julien l'avait affligée, et à lui rendre sa splendeur. Il rappela d'exil tous les évêques bannis par Constance, et que Julien n'avait pas remis en possession de leurs siéges. Athanase sortit encore de ses déserts, et reparut de nouveau dans Alexandrie. Les disgraces de ce grand homme étaient celles de toute l'église: la foi s'éclipsait avec lui, et renaissait à sa lumière. L'empereur déchargea les églises des taxes dont elles étaient accablées; il rétablit leurs priviléges: il rendit aux clercs, aux veuves, aux vierges leurs immunités et tous les bienfaits des empereurs précédents. Il renouvela, par une loi, les distributions de blé instituées par Constantin, et que Julien avait abolies. La disette, qui régnait encore dans l'empire, ne lui permit d'en rendre que le tiers; mais il promit de les rétablir en entier au retour de l'abondance. Il ordonna aux gouverneurs des provinces de favoriser les assemblées des fidèles, de veiller à l'honneur du culte divin et à l'instruction des peuples. Nous avons une loi par laquelle il défend, sous peine de mort, de ravir les vierges consacrées à Dieu, de les séduire, ou même de les solliciter au mariage. C'était un désordre que l'irréligion, fille ou mère du libertinage, avait introduit du temps de Julien. Il fit retracer sur le labarum le monogramme du Christ. Un comte nommé Magnus, trésorier de la maison de l'empereur[379], avait, sous le règne précédent, réduit en cendres l'église de Béryte: il reçut ordre de la rebâtir à ses dépens; et, sans de[Pg 184] puissantes sollicitations, Jovien lui eût fait trancher la tête.
[379] Comes largitionum comitatensium. Ὁ τῶν κομητατησίων λάργιτιόνων κόμης. Theod. hist. eccles. l. 4, c. 22. On s'était borné à transcrire en grec le nom latin de cette charge.—S.-M.
XXV.
A l'égard des hérétiques.
Greg. Naz. or. 21, t. 1, p. 394.
Jovian. ep. ad Athan. et Athan. ad Jov. etc. t. 2, p. 779 et seq.
Socr. l. 3, c. 24 et 25.
Theod. l. 4, c. 23.
Soz. l. 6, c. 4 et 5.
[Philost. l. 8, c. 6.]
Les différentes sectes formèrent à l'envi des prétentions sur l'esprit de l'empereur. Les purs Ariens envoyèrent au-devant de lui jusqu'à Édesse[380]; ils portaient, à leur ordinaire, des calomnies contre Athanase. Jovien, sans leur déclarer ses sentiments, les renvoya à la décision d'un concile, où les deux partis seraient entendus. Dès qu'il fut dans Antioche, les Macédoniens lui présentèrent une requête, par laquelle ils demandaient l'expulsion des purs Ariens. Il leur répondit qu'il détestait les querelles, et qu'il n'accorderait ses bonnes graces qu'aux amateurs de la paix et de la concorde. Acacius de Césarée, attaché de tout temps à l'arianisme, mais plus encore à la faveur, ayant pressenti les dispositions de l'empereur, se réunit, du moins en apparence, avec les catholiques: il assista, dans Antioche, à un concile, dont le décret confirmait la foi de Nicée. La lettre synodale, signée de vingt-huit évêques, fut adressée à l'empereur. Jovien se contenta de dire qu'il était résolu de n'inquiéter personne sur la croyance; et de favoriser de tout son pouvoir ceux qui travailleraient à la réunion des esprits. Ce n'était pas qu'il fût indifférent, ni qu'il balançât sur le parti qu'il devait prendre: nourri dans les sentiments orthodoxes, dès le moment qu'il était rentré dans les terres de l'empire, au milieu des inquiétudes dont il était accablé, un de ses premiers soins avait été d'écrire à saint Athanase. Ne sachant pas encore que ce[Pg 185] prélat fût revenu, il le rappelait et le rétablissait dans son siége. Sa lettre, qui s'est conservée jusqu'à nous, porte le sentiment de la plus profonde vénération. Lorsqu'il se vit, dans la suite, exposé à tous les artifices de tant de sectes diverses, pour s'affermir dans la foi, et ne pas s'écarter du point fixe de la croyance de l'église, il pria le saint évêque de lui envoyer une exposition nette et précise de la doctrine catholique. Athanase, de concert avec les prélats les plus éclairés qui se trouvaient dans Alexandrie, satisfit au désir de l'empereur. Il lui développa la foi de Nicée, et tout le venin de l'arianisme. Jovien le fit venir à Antioche, pour puiser dans cette source de lumière des instructions plus étendues. Les Ariens en prirent l'alarme. Euzoïus, évêque arien d'Antioche, gagna le grand chambellan Probatius et les autres eunuques du palais. C'était par le canal de ces vils ministres, presque toujours pervers et corrompus, que l'hérésie s'était insinuée dans l'esprit de Constance. On fit venir d'Alexandrie le prêtre Lucius, chef du parti Arien dans cette ville depuis la mort de George. Les catholiques députèrent de leur côté, pour rompre l'effet de ces intrigues.
[380] Leurs députés étaient Candidus et Arrhianus, évêques en Lydie et tous deux parents de Jovien, οἱ περὶ Κάνδιδον καὶ Ἀῤῥιανὸν προσγενεῖς ὄντες τῷ βασιλεῖ, dit Philost. liv. 8, c. 6.—S.-M.
XXVI.
Les Ariens rebutés par l'empereur.
Lucius à la tête de sa faction se présenta quatre fois à l'empereur. Il reprochait au saint prélat, que depuis qu'il avait repris les fonctions de l'épiscopat, il était sous l'anathème, ayant été condamné pour des crimes dont il ne s'était pas justifié; qu'il avait été plusieurs fois banni par Constantin et par Constance; qu'il ne cessait de troubler l'Égypte, et d'y entretenir la discorde et la sédition. En conséquence, il demandait un autre évêque, tel que l'empereur voudrait le choisir.[Pg 186] Ces accusations étaient appuyées par les clameurs des autres ariens. Athanase n'eut pas besoin de répondre. Le peuple catholique soutint sa cause avec chaleur. L'empereur lui-même déconcerta les calomniateurs par des questions pressantes et de vives reparties. Dans une des audiences il s'emporta contre eux jusqu'à commander à ses gardes de les frapper; ce qui cependant ne paraît pas avoir été exécuté. Il les congédia honteusement; il traita surtout avec le dernier mépris Lucius, dont la mauvaise mine égalait la méchanceté. Pour faire perdre aux eunuques le goût de ces intrigues de religion, il les fit appliquer à la torture, en menaçant de traiter avec la même rigueur quiconque oserait calomnier des chrétiens. Cette conspiration formée contre Athanase le rendit plus cher à l'empereur. Il retourna en Égypte avec un plein pouvoir de disposer du gouvernement des églises.
XXVII.
Troubles en Afrique.
Amm. l. 28, c. 6.
L'empire attaqué depuis long-temps du coté du Septentrion et de l'Orient, commençait à recevoir des atteintes dans ses provinces méridionales. Ce vaste corps sentait déja les approches de la vieillesse. Affaibli par les vices qui lui faisaient perdre de son ressort, il se refroidissait peu à peu dans ses extrémités, et les gouverneurs des provinces éloignées, plus attentifs à les piller qu'à les défendre, laissaient aux Barbares occasion de les entamer. Tandis que les Perses enlevaient aux Romains les cinq provinces voisines du Tigre, les Austuriens en Afrique infestaient la Tripolitaine, qui s'étendait entre les deux Syrtes, dans le pays qu'on appelle encore la régence de Tripoli. Ces Barbares, qui n'étaient connus que sur cette frontière, exercés à des incursions soudaines, vivaient de brigandage. On les[Pg 187] contenait depuis quelque temps par un traité fait avec eux, lorsqu'un motif de vengeance leur mit les armes à la main. Un d'entre eux, nommé Stachao, homme hardi, rusé, artificieux, parcourant la province à la faveur de la paix, tramait des intrigues secrètes pour y établir ses compatriotes. On découvrit ses manœuvres: il fut brûlé vif. Aussitôt toute la nation prend l'alarme: ils sortent avec rage de leurs montagnes et de leurs déserts; ils accourent en foule devant Leptis avant qu'on puisse avoir des nouvelles de leur marche. La force des murailles de cette grande ville et le nombre des habitants la mettant hors d'insulte, ils restent trois jours campés aux environs[381], ruinant par le fer et par le feu ce territoire fertile, et massacrant les paysans qui s'étaient inutilement cachés dans des cavernes. Après avoir brûlé tout ce qu'ils ne purent emporter, ils s'en retournèrent avec un riche butin, traînant en esclavage Silva chef du conseil de la ville[382], qu'ils surprirent dans ses terres avec toute sa famille. Les habitants de Leptis, effrayés de cette attaque imprévue, et craignant une nouvelle incursion, eurent recours au comte Romanus, envoyé depuis peu pour commander en Afrique[383]: cet officier, dur et avare, ne faisait la guerre que pour s'enrichir. Il vint à la tête d'un corps de troupes; mais insensible aux larmes et aux prières des habitants, il demanda une prodigieuse quantité de vivres et quatre mille chameaux[384], déclarant qu'il ne marcherait[Pg 188] aux ennemis qu'à cette condition. En vain ces infortunés lui représentèrent que le ravage et l'incendie de leur pays les mettait dans l'impuissance de satisfaire à des demandes si exorbitantes; qu'ils n'étaient pas en état d'acheter si cher un remède à leurs maux, quoiqu'ils fussent extrêmes. Après avoir passé quarante jours à Leptis, sans faire aucun mouvement pour leur défense, il abandonna le pays à la merci des Barbares.
[381] Suburbano ejus uberrimo insedere per triduum. Amm. Marc. l. 28, c. 6.—S.-M.
[382] Ordinis sui primatem.—S.-M.
[383] Præsidium imploravere Romani comitis per Africam recens provecti. Amm. Marc. l. 28, c. 6.—S.-M.
[384] Cette mention d'Ammien Marcellin est peut-être la première qui fasse connaître les chameaux comme habitant dans cette partie de l'Afrique. On ne trouve rien de semblable dans les auteurs plus anciens, ni dans les récits relatifs aux guerres des Carthaginois contre les Romains.—S.-M.
XXVIII.
Jovien part d'Antioche.
Amm. l. 25, c. 1O.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 299.
Socr. l. 3, c. 26.
Zon. l. 13, t. 2, p. 28.
L'équité de Jovien donne lieu de penser qu'il aurait puni cette cruelle avarice. Mais les plaintes des Leptitains n'arrivèrent qu'après sa mort. Croyant qu'il était nécessaire de se rapprocher de l'Occident, dont il ne recevait aucune nouvelle, il résolut, malgré la rigueur de l'hiver, qui fut très-rude cette année, de regagner au plus tôt Constantinople. Il partit d'Antioche au mois de décembre, sans être arrêté par de prétendus pronostics[385], que l'événement rendit remarquables, mais qui ne pouvaient en effet alarmer que des païens superstitieux. Il ne voulut pas sortir de Tarse sans avoir rendu à Julien quelques honneurs funèbres: il donna ordre d'ajouter des ornements à son tombeau[386]; ce qui ne fut exécuté que sous le règne de Valentinien et de Valens.
[385] Le globe que tenait la statue de Maximien tomba.—S.-M.
[386] Ammien Marcellin remarque que ce tombeau était situé en dehors des murailles, sur le chemin qui conduit aux passages du mont Taurus. In pomœrio situm itineris, quod ad Tauri montis angustias ducit. Amm. Marc., l. 25, c. 10.—S.-M.
XXIX.
Etat des affaires de la Gaule.
Amm. l. 25, c. 10.
Zos. l. 3, c. 35.
En arrivant à Tyanes[387], ville de Cappadoce, il y trouva le secrétaire Procope et le tribun Mémoridus, qui venaient lui rendre compte de ce qui s'était passé dans[Pg 189] la Gaule. Lucillianus, selon les ordres de l'empereur, s'était rendu à Milan avec les tribuns Séniauchus et Valentinien, que Jovien avait rappelé de son exil; et ayant appris que Malarich refusait le commandement des troupes de la Gaule, il avait lui-même passé les Alpes, et s'était transporté dans la ville de Rheims [Remos]. Là, sans considérer que la mort de Julien pouvait exciter des troubles dans la province, et que l'autorité de son gendre n'était pas encore assez affermie, il se pressa mal à propos de réformer les abus, et commença par faire rendre compte à un receveur des deniers publics[388]. Celui-ci, coupable de plusieurs infidélités dans l'exercice de son emploi, ne pouvant se justifier que par une révolte, eut recours aux soldats Bataves, qui étaient en quartier aux environs de Rheims[389]. Il leur persuada que Julien vivait encore, que Jovien n'était qu'un rebelle; et ses mensonges produisirent une si violente mutinerie, que Lucillianus et Séniauchus furent massacrés. Valentinien aurait éprouvé le même sort sans un ami fidèle appelé Primitivus, qui le déroba aux recherches des séditieux. Il se sauva avec Procope[390] et[Pg 190] Mémoridus: un soldat hérule, nommé Vitalianus[391], que nous verrons dans la suite avancé aux premiers emplois, se joignit à eux; et tous ensemble trouvèrent Jovien à Tyanes. Avec cette triste nouvelle ils en apportaient une autre qui pouvait en adoucir l'amertume. Jovinus, que l'empereur voulait déplacer, loin de se ressentir de cette disgrace, avait disposé les troupes à l'obéissance: il envoyait ses principaux officiers[392] pour présenter à Jovien les hommages de son armée. L'empereur récompensa Valentinien en le mettant à la tête de la seconde compagnie des écuyers[393]; il donna à Vitalianus une place honorable entre les domestiques[394]; ces deux corps faisaient partie de la garde du prince. Il dépêcha sur-le-champ Arinthée avec une lettre pour Jovinus; il le louait de sa fidélité, le confirmait dans son emploi, et lui ordonnait de punir l'auteur de la sédition, de mettre aux fers les plus coupables, et de les envoyer à la cour. Les députés de l'armée des Gaules arrivèrent bientôt après; ils se présentèrent à Jovien dans Aspuna[395], petite ville de Galatie. Il reçut avec joie les protestations de leur zèle, leur fit des présents, et les renvoya dans leur province.
[387] A marches forcées, extentis itineribus, venit oppidum Cappadociæ Tyana, dit Ammien Marcellin, l. 25, c. 10.—S.-M.
[388] Ex actuario raciociniis scrutandis incubuit. Amm. Marc. l. 25, c. 10.—S.-M.
[389] Zosime se trompe en plaçant l. 3, c. 35, cette sédition à Sirmium dans la Pannonie, οἱ ἐν τῷ Σιρμίῳ Βατάοι, πρὸς φυλακὴν ἀπολελειμμένοι τῆς πόλεως. On doit préférer le récit d'Ammien Marcellin, qui la met à Rheims, l. 25, c. 10; cependant il serait possible qu'il fût arrivé quelque chose d'à peu près semblable à Sirmium; ce qui aurait donné lieu à l'erreur de Zosime. On doit remarquer qu'Ammien Marcellin ne fait pas la moindre mention des Bataves dans le récit de cette émeute.—S.-M.
[390] Zosime, l. 3, c. 35, commet encore une autre erreur, en confondant le secrétaire (notarius) Procope, bien distingué par Ammien Marcellin, avec le général du même nom, parent de Julien, et qui avait été chargé de conduire son corps à Tarse. Il prétend que les soldats Bataves épargnèrent Procope à cause de sa parenté avec Julien, τῆς πρὸς Ἰουλιανὸν συγγενείας. Il serait possible cependant que le secrétaire Procope se fût servi de son nom, pour détourner la fureur des soldats; ce qui expliquerait l'erreur de Zosime.—S.-M.
[391] Il était du bataillon des Hérules, Herulorum e numero miles. Son nom ne permet cependant pas de croire qu'il fût barbare de naissance.—S.-M.
[392] Quos capita scholarum ordo castrensis appelat. Amm. Marc. l. 25, c. 10. Ce qu'on appelait à l'armée, les chefs des écoles.—S.-M.
[393] Valentiniano.... regenda scutariorum secunda committitur schola. Amm. Marc. l. 25, c. 10.—S.-M.
[394] Vitalianus domesticorum consortio jungitur. Amm. Marc., l. 25, c. 10.—S.-M.
[395] Ammien Marcellin, l. 25, c. 10, donne à cette ville le titre de municipium. L'Itinéraire d'Antonin la place à 62 milles d'Ancyre, sur les frontières de la Cappadoce. Elle était le chef-lieu d'un siége épiscopal.—S.-M.
An 364.
XXX.
Consulat de Jovien.
Amm. l. 25, c. 10.
Them. or. 5, p. 67 et 71.
Socr. l. 3, c. 26.
Philost. l. 8, c. 8.
Idat. chron. Theoph. p. 46.
Le premier jour de janvier il célébra dans Ancyre la cérémonie de son entrée au consulat. Il avait désigné Varronianus[Pg 191] son père pour partager avec lui cette dignité. Mais ce vieillard étant mort avant le commencement de l'année, Jovien prit pour collègue son fils, qui portait aussi le nom de Varronianus[396]. Il lui donna en même temps le titre de nobilissime. On rapporte que lorsqu'on voulut, selon l'usage, asseoir cet enfant sur la chaise curule, il y résista avec des cris opiniâtres, comme s'il eût pressenti son malheur. Thémistius, que Constance avait honoré d'une place dans le sénat de Constantinople, orateur sensé et vertueux, député avec plusieurs autres sénateurs pour complimenter l'empereur sur son consulat, prononça un discours en sa présence. Nous l'avons encore entre les mains; et nous y voyons que la vertu du prince et celle de l'orateur ont ensemble beaucoup de peine à défendre ce panégyrique de la contagion de flatterie, qui fait presque toujours l'ame de ces sortes de pièces. Quelques historiens prétendent que le discours dont nous parlons ne fut prononcé qu'à Dadastana six semaines après; et qu'il le fut encore à Constantinople en présence du peuple après la mort de Jovien.
[396] Les paroles de Philostorge, l. 8, c. 8, donnent lieu de croire que Jovien avait un autre fils plus âgé; car il dit θάτερον τῶν ἑαυτοῦ παίδων, Οὐαρονιανὸν.—S.-M.
XXXI.
Mort de Jovien.
Amm. l. 25, c. 10.
Eutrop. l. 10.
Vict. epit. p. 229.
Hier. chron. et epist. 60, t. 1, p. 341.
Chrysost. ad Philipp.
Hom. 15, t. 11, p. 317 et 318.
[Oros. l. 7, c. 31.]
Zos. l. 3, c. 35.
Socr. l. 3, c. 26.
Theod. l. 4, c. 5.
Soz. l. 6, c. 6.
Philost. l. 8, c. 8.
Idat. chron.
Chron. Alex. vel Paschal. p. 300.
[Theoph. p. 46.]
Zon. l. 13, t. 2, p. 28, 29.
Cedr. t. 1, p. 308, 309.
Suid. in Ἰοβιανός.
Médailles.
[Eckhel, doct. num. vet. t. 8, p. 146.]
Tout l'empire s'attendait à goûter sous un gouvernement équitable et pacifique le repos dont il avait été long-temps privé par la faiblesse et les soupçons injustes de Constance et par l'humeur guerrière de Julien. On faisait à Constantinople les préparatifs de la réception de l'empereur: Rome qui se flattait de jouir bientôt de sa présence, frappait déja des monnaies pour célébrer la joie de son arrivée. Jovien ne témoignait pas moins d'empressement. Il partit d'Ancyre par un temps[Pg 192] très-froid, qui fit périr en chemin plusieurs de ses soldats. Étant arrivé le 16 de février à Dadastana, petite bourgade de Galatie, sur les frontières de la Bithynie[397], il fut trouvé le lendemain mort dans son lit. Il était âgé de trente-trois ans, et avait régné sept mois et vingt jours. La cause de sa mort est restée dans l'incertitude. Selon l'opinion la plus commune, s'étant couché dans une chambre nouvellement enduite de chaux, il fut étouffé par la vapeur du charbon qu'on y avait allumé, pour sécher les murailles, et pour échauffer le lieu. Selon d'autres, sa mort fut l'effet d'une indigestion, ou de quelques mauvais champignons qu'il avait mangés. Quelques-uns l'attribuent simplement à une apoplexie. Enfin, on a dit qu'il avait été empoisonné, ou assassiné par ses propres gardes. Ammien Marcellin semble appuyer ce dernier sentiment par la remarque qu'il fait, que sa mort ne fut suivie d'aucune information, non plus que celle de Scipion Émilien. Si ce soupçon avait lieu, il ne pourrait tomber que sur Procope; Valentinien, comme le prouve l'histoire de son élection, n'avait nulle prétention à l'empire. Le corps fut porté à Constantinople dans l'église des Saints-Apôtres; sépulture ordinaire des empereurs depuis Constantin. Les païens le mirent au nombre des dieux[398]; et les deux empereurs chrétiens[Pg 193] qui lui succédèrent, ne s'opposèrent pas à cette sorte d'idolâtrie, qui n'était plus regardée que comme une cérémonie politique. Sa femme n'eut pas la satisfaction de le voir empereur. Elle était en chemin pour le venir joindre avec toute la pompe d'une impératrice, lorsqu'elle reçut la nouvelle de sa mort. Elle venait de perdre en peu de temps et son père et son beau-père; elle eut encore la douleur de survivre à son époux pendant plusieurs années, mourant, pour ainsi dire, tous les jours, et tremblant sans cesse sur le sort de son fils, en qui la qualité de fils d'empereur pouvait tenir lieu de crime auprès des successeurs. La mort seule fixa pour elle les honneurs, dont la lueur rapide n'avait brillé à ses yeux que pour disparaître aussitôt: elle eut sa sépulture à côté de son mari.
[397] Dadastana, qui locus Bithyniam distinguit et Galatas, Amm. Marc., l. 25, c. 10. Sozomène (l. 6, c. 6) et Théophanes (p. 46) sont les seuls qui mettent cet endroit dans la Bithynie. Selon l'Itinéraire d'Antonin, Dadastana était à 117 milles de Nicée, capitale de la Bithynie, et à 125 d'Ancyre en Galatie. La table de Peutinger réduit par une autre route la distance de ce lieu à Nicée; il compte seulement 104 milles de distance entre ces deux villes.—S.-M.
[398] On ne connaît cependant aucune médaille authentique qui se rapporte à son apothéose, et qui lui donne le titre de Divus.—S.-M.
[Pg 194]
I. Infortune de Varronianus. II. Valentinien est élu empereur. III. Histoire du père de Valentinien. IV. Qualités de Valentinien. V. Disgraces précédentes de Valentinien. VI. Il est proclamé par les soldats. VII. On veut le forcer à se nommer un collègue. VIII. Il résiste à la volonté des soldats. IX. Il retient Salluste dans la préfecture. X. Il prend pour collègue son frère Valens. XI. Députations des villes. XII. Sévérité excessive de Valentinien. XIII. Mouvements des Barbares. XIV. Maladie des deux princes. XV. Procédures rigoureuses contre les prétendus magiciens. XVI. Premières lois des deux princes. XVII. Division des provinces de l'empire. XVIII. Divers réglements de Valentinien. XIX. Valentinien à Milan. XX. Il donne liberté de religion. XXI. Conduite de Valentinien à l'égard des hérétiques. XXII. A l'égard de l'église catholique. XXIII. Valens à Constantinople. XXIV. Établissement des défenseurs. XXV. Tremblement de terre. XXVI. Valentinien en Gaule. XXVII. Valens apprend la révolte de Procope. XXVIII. Aventures de Procope. XXIX. Méchanceté de Pétronius beau-père de Valens. XXX. Intrigues de Procope. XXXI. Procope prend le titre d'empereur. XXXII. Il se rend maître de Constantinople. XXXIII. Artifices de Procope. XXXIV. Il donne les charges à ses partisans. XXXV. Il se prépare à la guerre. XXXVI. Valentinien apprend la révolte. XXXVII. Premiers succès de Procope. XXXVIII. Siége de Chalcédoine. XXXIX. Arinthée se fait livrer un des généraux de Procope. XL. Siége de Cyzique. XLI. Hormisdas le fils partisan de Procope. XLII. Vexations de Procope. XLIII. Il se prépare à continuer la guerre. XLIV. Naissance de Valentinien Galate. XLV. Bataille de Thyatire. XLVI. Défaite et mort de Procope. XLVII. Mort de Marcellus. XLVIII. Punition des complices de Procope. XLIX. Histoire d'Andronicus.[Pg 195] L. Conduite de Valens à l'égard de quelques partisans de Procope. LI. Ruine des murs de Chalcédoine. LII. Siége de Philippopolis. LIII. Guerre contre les Allemans. LIV. Valentinien veut punir les fuyards. LV. Victoires de Jovinus. LVI. Suites de ses victoires. LVII. Caractère de divers magistrats de ce temps-là. LVIII. Symmaque, préfet de Rome. LIX. Lampadius. LX. Schisme d'Ursinus.
An 364.
I.
Infortune de Varronianus.
Chrysost. ad Philipp. hom. 15, t. 11, p. 317 et 318.
Jovien avait régné trop peu de temps pour établir dans sa famille la succession impériale. Le consul Varronianus, encore au berceau, fut oublié aussitôt après la mort de son père. On ne se ressouvint de lui dans la suite que pour son malheur: une barbare politique lui fit crever un œil, de crainte qu'il ne fût tenté du désir de s'élever à l'empire.
II.
Valentinien est élu empereur.
Amm. l. 26, c. 1.
Zos. l. 3, c. 36.
Philost. l. 8, c. 8.
Zon. l. 13, t. 2, p. 29.
L'armée étant venue à Nicée, les officiers du premier ordre tinrent conseil pour élire un empereur: ils s'accordaient tous à chercher une sagesse consommée et un mérite reconnu. Plusieurs d'entre eux, éblouis par l'ambition, croyaient voir ces qualités en eux-mêmes. Mais, pour le bonheur de l'empire, leur amour-propre ne trouva pas assez de partisans. Selon Zosime, ce fut en cette occasion que Salluste Second eut l'honneur de refuser le diadème: il s'excusa sur sa vieillesse; et comme on lui demandait son fils, il répondit que son fils était trop jeune, et que d'ailleurs il ne le croyait pas né pour cette place éminente. Quelques-uns proposèrent Équitius, qui commandait une[Pg 196] compagnie de la garde des empereurs[399]; d'autres Januarius, intendant des armées d'Illyrie[400]. Ils furent tous deux rejetés: le premier, comme étant d'un caractère dur et grossier; l'autre, parce qu'il était trop éloigné et trop peu connu. Mais les généraux les plus estimés, tels que Salluste Second, Victor, Arinthée, Dagalaïphe se déclarèrent hautement en faveur de Valentinien, commandant de la seconde compagnie des écuyers de la garde. Leur voix fut appuyée d'une lettre du patrice Datianus, qui avait été consul en l'année 358: c'était un vieillard d'une grande considération. La rigueur de l'hiver l'avait obligé de s'arrêter dans Ancyre, où Jovien avait aussi laissé Valentinien, avec ordre de le suivre dans peu de jours. Des suffrages d'un si grand poids entraînèrent ceux de toute l'armée. On dépêcha sur-le-champ des courriers à Valentinien, pour le prier de se rendre en diligence à Nicée. Pendant l'interrègne qui dura dix jours[401], Équitius assez généreux pour voir dans le nouveau prince, non pas un rival heureux, mais un maître légitime, travailla de concert avec Léon, trésorier des troupes[402], à maintenir l'élection, et à fixer l'inconstance naturelle des soldats. Ces deux officiers étaient compatriotes et zélés partisans de l'empereur désigné[403].
[399] Scholæ primæ scutariorum etiamtum tribunus. Amm. Marc. l. 26, c. 1.—S.-M.
[400] Curantem summitatem necessitatum castrensium per Illyricum. Ce Januarius était parent de Jovien. Joviani adfinem. Amm. Marc. l. 26, c. 1.—S.-M.
[401] Diebus decem nullus imperii tenuit gubernacula. Amm. Marc. l. 26, c. 1. Philostorge (l. 8, c. 8) dit que l'interrègne avait été de douze jours, ἡμερῶν διαγενομένων δώδεκα. Cet interrègne avait été prédit à Rome par l'aruspice Marcus, si l'on en croit Ammien Marcellin.—S.-M.
[402] Leo adhuc sub Dagalaipho magistro equitum rationes numerorum militarium tractans. Amm. Marc. l. 26, c. 1.—S.-M.
[403] Ils étaient Pannoniens comme lui, ut Pannonii fautoresque principis designati, dit Ammien Marcellin, l. 26, c. 1.—S.-M.
[Pg 197]
III.
Histoire du père de Valentinien.
Amm. l. 30, c. 7.
Vict. epit. p. 229.
Socr. l. 4, c. 1.
Till. Valentin. art. 6 et 7.
Valentinien était né à Cibalis en Pannonie. Son père Gratien, sorti de la plus basse naissance[404], s'était fait connaître dès sa première jeunesse par une force de corps extraordinaire. On dit que, portant une corde à vendre, il résista à cinq soldats qui firent de vains efforts pour l'arracher de ses mains. Cette aventure lui fit donner ensuite par plaisanterie le surnom de Cordier[405]. Ayant embrassé la profession des armes, il se distingua dans les luttes militaires par une adresse égale à sa vigueur. Sa bravoure lui mérita une place entre les gardes du prince. Il devint tribun et enfin comte d'Afrique[406]. On le soupçonna de concussion, ce qui lui fit perdre cette dignité; mais quelques années après on lui rendit le même titre, avec le commandement des troupes de la Grande-Bretagne[407]. S'étant retiré du service[408], il jouissait dans ses terres d'un repos honorable, lorsqu'il fut accusé d'avoir donné retraite à Magnence, et dépouillé d'une partie de ses biens.
[404] Natus apud Cibalas Pannoniæ oppidum Gratianus major ignobili stirpe. Amm. Marc. l. 30, c. 7.—S.-M.
[405] Funarius.—S.-M.
[406] Post dignitatem protectoris atque tribuni, Comes præfuit rei castrensi per Africam. Amm. Marcell. l. 30, c. 7.—S.-M.
[407] Pari potestate Britannum rexit exercitum. Ibid.—S.-M.
[408] Aurélius Victor prétend (epit. p. 229) que Gratien avait été préfet du prétoire. Le silence d'Ammien Marcellin fait voir que cette assertion n'est pas fondée.—S.-M.
IV.
Qualités de Valentinien.
La réputation du père ouvrit au fils la carrière des honneurs; bientôt les qualités personnelles de celui-ci lui gagnèrent l'estime des troupes. Sa taille haute et dégagée, sa force naturelle qui croissait tous les jours par l'habitude des fatigues de la guerre, l'éclat de son teint, un regard martial, des traits nobles et réguliers, lui donnaient un air tout à la fois guerrier et majestueux. A ces avantages corporels il joignait une[Pg 198] valeur tempérée par la prudence, un zèle ardent pour la justice, un esprit fin, pénétrant, circonspect; un discernement exquis, une parfaite connaissance de tout ce qui concernait l'ordre militaire. Ses mœurs étaient réglées: il parlait peu, mais il s'exprimait avec une éloquence naturelle, pleine de force et de feu. Quoiqu'il fût grave et sérieux, il n'avait pas négligé les talents d'agrément; il écrivait avec grace, il savait même faire des vers[409]; il réussissait dans les ouvrages de plastique et de peinture; il avait du génie pour inventer de nouvelles armes[410]; dans les repas qu'il donnait, il se piquait d'élégance et de propreté plus que de magnificence. Ces bonnes qualités couvraient de grands défauts: une sévérité excessive, peu différente de la cruauté; une humeur fougueuse et prompte à s'enflammer; une économie qui approchait fort de l'avarice; trop de présomption et de confiance en ses propres lumières; une passion pour la gloire, qui le rendait jaloux des succès dont il n'avait pas l'honneur. Mais ces défauts ne se développèrent que dans l'exercice de la puissance souveraine. La grandeur d'ame semblait faire le fond de son caractère; et dans tous[Pg 199] les emplois par lesquels il avait passé, avant que de parvenir à l'empire, il avait toujours paru supérieur à sa fortune.
[409] C'est Ausone qui nous l'apprend dans sa lettre à Paul (opera, p. 375), Sacratissimus imperator Valentinianus, dit-il, vir meo judicio eruditus; qui nuptias quondam ejusmodi ludo descripserat, aptis equidem versibus et compositione festiva. Zosime prétend au contraire (l. 3, c. 36), qu'il n'avait aucune instruction, παιδεύσεως οὐδεμιᾶς μετεσχήκει. Zosime était Grec, il veut sans doute dire que Valentinien ne savait pas bien le grec et qu'il ne connaissait pas la littérature grecque; c'était pour Zosime et pour tout autre Grec être presque un Barbare. Themistius, or. 6, p. 71, laisse entrevoir que Valentinien ne comprenait pas le grec. Il est certain que Valens ne savait pas et n'entendait pas cette langue.—S.-M.
[410] Genera vetustissimorum meminisse, nova arma meditari: fingere terra seu limo simulacra. Aur. Vict. epit. p. 230. Ammien Marcellin, l. 30, c. 9, en dit autant, scribens decorè venustèque pingens et fingens, et novorum inventor armorum.—S.-M.
V.
Disgraces précédentes de Valentinien.
Tout, jusqu'à ses disgraces, servit à son élévation. Les calomnies de Barbation l'avaient ruiné à la cour de Constance, mais elles lui avaient procuré la considération qui suit le mérite persécuté. Sa fermeté dans la religion chrétienne, en le faisant exiler sous Julien, l'avait fait estimer des chrétiens et admirer des païens même. Il était devenu cher à Jovien par le péril qu'il avait couru dans la Gaule, en s'opposant au progrès d'une rébellion naissante.
VI.
Il est proclamé par les soldats.
Amm. l. 26, c. 1 et 2.
Vict. epit. p. 229.
Idat. chron.
Chron. Alex. vel Paschal. p. 300.
Till. Valent. not. 4.
Si l'on en croit Aurélius Victor, Valentinien fit quelque difficulté d'accepter l'empire[411]. Il arriva à Nicée le 24 de février, et ne voulut pas se montrer aux troupes le lendemain. C'était, selon Ammien Marcellin, un effet de superstition; parce que ce jour était le bissexte que les Romains mettaient au nombre des jours malheureux[412]. Peut-être ce délai n'était-il qu'une suite de sa résistance. Le préfet Salluste était instruit de plusieurs sourdes intrigues; il savait que quelques-uns des généraux n'avaient consenti qu'à regret à l'élection, et qu'ils n'avaient pas renoncé au dessein de la[Pg 200] traverser. Pour faire avorter ces projets, et prévenir les troubles qui pourraient s'élever dans l'assemblée où Valentinien devait être proclamé, Salluste, ayant réuni le soir du 25 tous les officiers d'un grade supérieur, les engagea à convenir ensemble que nul d'entre eux, sous peine de mort, ne sortirait le lendemain matin de la maison où il était logé. Ceux mêmes contre qui l'on prenait une précaution si extraordinaire, n'osèrent la contredire pour ne pas se démasquer: ils passèrent la nuit dans l'inquiétude et dans l'attente de quelque changement qui leur serait favorable. Leurs espérances s'évanouirent bientôt. Au point du jour, les troupes se rendirent dans une plaine aux portes de Nicée. Valentinien, s'étant présenté, monta avec la permission de l'assemblée sur un tribunal élevé, et fut proclamé Auguste tout d'une voix. On ceignit sa tête du diadème, on le revêtit des ornements impériaux, au bruit des acclamations réitérées. Il était âgé de quarante-trois ou quarante-quatre ans[413].
[411] Valentiniano resistenti. Aurel. Vict. epit. p. 229.—S.-M.
[412] Long-temps avant la réforme opérée dans le calendrier romain par Jules César, l'usage était établi de placer le mois intercalaire appelé mercedonius, et toutes les intercalations ordinaires on extraordinaires, après le jour du régifuge, c'est-à-dire le 23 février; par ce moyen toute intercalation se trouvait de droit incluse dans le mois de février, car lorsque toute la durée du mois intercalaire était épuisée, on recommençait à compter le mois de février. C'est pour se conformer à cet usage que Jules César, pour régulariser l'année romaine, plaça le jour d'excès qui se trouve tous les quatre ans, non pas à la fin du mois de février, mais avant le sixième des calendes de mars (24 février), et c'est de là que vient le nom de bissextil donné à ce jour.—S.-M.
[413] Cet âge porte sa naissance vers l'an 321 environ.—S.-M.
VII.
On veut le forcer à se nommer un collègue.
Amm. l. 26, c. 2.
Theod. l. 4, c. 6.
Soz. l. 6, c. 6.
Philost. l. 8, c. 8.
Il allait commencer un discours qu'il avait préparé, lorsque tout à coup un grand murmure s'éleva: tous les soldats frappent leurs boucliers; tous demandent à grands cris qu'il se nomme sur-le-champ un collègue. Quelques-uns crurent alors que cette demande était inspirée par les rivaux secrets de Valentinien, qui se ménageaient encore cette ressource. Mais le cri était trop général pour être la voix d'une cabale: c'était l'effet naturel d'une impatience militaire. Les soldats, qui avaient vu périr trois empereurs dans l'espace de deux ans et quelques mois, voulaient s'assurer contre[Pg 201] de si fréquentes révolutions. Le bruit croissait de plus en plus, et il était à craindre que cette première agitation ne produisît un dangereux orage. Valentinien, le plus intrépide de tous les princes, sentit que de céder dès le premier pas à la volonté des soldats, c'était leur laisser reprendre l'autorité qu'ils venaient de lui conférer. Montrant donc un air assuré, après avoir imposé silence aux plus turbulents, en les traitant de séditieux, il parla en ces termes:
VIII.
Il résiste à la volonté des soldats.
«Braves défenseurs de nos provinces, vous venez de m'honorer du diadème. Je connais tout le prix de cette préférence, à laquelle je n'ai jamais aspiré. Toute mon ambition s'était bornée à me procurer la satisfaction intérieure qui couronne la vertu. Il dépendait de vous tout à l'heure de me choisir pour votre souverain; c'est à moi maintenant à décider des mesures qu'il faut prendre pour votre sûreté et votre gloire. Ce n'est pas que je refuse de partager ma puissance: je sens tout le poids de la couronne; je reconnais qu'en m'élevant sur le trône, vous n'avez pu me placer au-dessus des accidents de l'humanité. Mais votre élection ne se soutiendra qu'autant que vous me laisserez jouir des droits dont vous m'avez revêtu. J'espère que la Providence, secondant mes bonnes intentions, m'éclairera sur le choix d'un collègue digne de vous et de moi. Vous savez que, dans la vie privée, c'est une maxime de prudence, de n'adopter pour associé que celui dont on a fait une sérieuse épreuve. Combien cette précaution est-elle plus nécessaire pour le partage du pouvoir souverain, où les dangers sont si fréquents et les fautes irréparables? Reposez-vous de tout sur[Pg 202] ma vigilance. En me donnant l'empire, vous ne vous êtes réservé que l'honneur d'une fidèle obéissance. Songez seulement à profiter du repos de l'hiver pour rétablir vos forces, et vous préparer à de nouvelles victoires.» La noble fermeté de ce discours arrêta les murmures. Il fit en même temps aux troupes les largesses que les empereurs avaient coutume de répandre à leur avénement à l'empire. Il acquit dès lors toute l'autorité, qu'aurait pu procurer un long règne soutenu avec dignité; et ces fières cohortes, qui un moment auparavant prétendaient lui commander, frappées d'une impression de respect qui dura autant que sa vie, le conduisirent au palais, au milieu de leurs aigles et de leurs enseignes, avec toutes les marques d'une entière soumission.
IX.
Il retient Salluste dans la préfecture.
Zon. l. 13, t. 2, p. 29.
Personne n'avait contribué autant que Salluste à l'élévation de l'empereur. Dès que cet ami généreux le vit assuré sur le trône, il lui demanda pour récompense de ses services la permission de se démettre de la préfecture, et de passer en repos le reste de sa vieillesse: Eh! quoi, lui répondit Valentinien, ne m'avez-vous donc chargé d'un si pesant fardeau, que pour m'en laisser accablé, sans vouloir m'aider à le soutenir? Il refusa constamment de consentir à la retraite de Salluste: heureux s'il n'eût jamais trouvé que de ces ministres qui ne se servent pas eux-mêmes en servant le prince, et qui n'aperçoivent dans leur emploi que les obligations qu'il leur impose.
X.
Il prend pour collègue son frère Valens.
Amm. l. 26, c. 4, et l. 31 c. 14.
Vict. epit. p. 229.
Themist. or. 6, p. 71 et or. 8, p. 119 et 120.
Zos. l. 4, c. 1.
Idat. chron.
Chron. Alex. vel Paschal. p. 301.
Socr. l. 4, c. 1.
Philost. l. 8, c. 8.
Till. Valent. not. 11.
Valentinien, ayant donné ordre qu'on se préparât à partir dans deux jours, assembla les principaux officiers pour les consulter sur le choix de celui qu'il devait associer à l'empire: il avait déjà pris son parti.[Pg 203] Son frère Valens, de sept ans plus jeune que lui, avait quelques vertus de particulier, nulle qualité d'un prince. Il était chaste, fidèle et constant dans l'amitié; mais lent, paresseux, timide, avare; sans génie pour trouver par lui-même des expédients, quoiqu'il eût l'esprit assez juste pour discerner le meilleur conseil; sans usage des affaires, dont il avait une aversion naturelle; sans connaissance des lettres, ni même de l'art militaire[414]. Il parut équitable, jusqu'à ce qu'il fût le maître de commettre impunément des injustices. Il faisait consister la fermeté d'ame dans une dureté sauvage, le zèle de la justice dans une colère souvent aveugle, la douceur du caractère dans la facilité à se laisser conduire par des flatteurs. Il avait le teint basané, un œil couvert d'une cataracte, la taille médiocre, un peu trop chargée d'embonpoint, les jambes de travers. Malgré les défauts de Valens, la tendresse fraternelle l'emportait dans le cœur de Valentinien sur l'intérêt de l'état. D'ailleurs il ne craignait pas le parallèle, et il s'attendait bien à conserver la supériorité sur un tel collègue. Avant que de se déclarer, il aurait souhaité qu'on eût provoqué son choix, en lui conseillant de jeter les yeux sur Valens. C'était dans ce dessein qu'il consultait ses généraux. Cette ruse politique n'eut pas le succès qu'il espérait. Tous gardèrent un profond silence; le seul Dagalaïphe osa lui dire: Prince, si vous chérissez votre famille, vous avez un frère; si vous aimez l'état, cherchez le plus capable[415]. Cette franchise piqua vivement l'empereur;[Pg 204] mais il sut dissimuler son chagrin, et partit pour Constantinople. En passant par Nicomédie, il donna à Valens la charge de grand-écuyer avec le titre de tribun[416]. Le 28 de mars[417], peu de jours après son arrivée à Constantinople, il assembla toutes les troupes dans la place de l'Hebdome. Ce nom veut dire septième: on l'avait donné à un bourg situé à sept milles de Constantinople vers le midi, au bord de la mer. Ce lieu était orné de beaux édifices et d'une grande place destinée aux assemblées, aux exercices des soldats, aux exécutions des criminels. Valens dès la première année de son règne, y fit élever un tribunal décoré de statues, de peintures et de degrés de porphyre. Ce fut de dessus ce tribunal que ses successeurs haranguèrent leurs troupes dans les occasions importantes; ce fut là que se fit aussi dans la suite la proclamation des empereurs. Valentinien conduisit Valens à l'Hebdome, et là il le déclara Auguste avec une approbation générale, parce qu'il eût été dangereux de paraître désapprouver son choix. L'ayant revêtu des habits impériaux et ceint du diadème, il le ramena dans son char à Constantinople. Valens répondit parfaitement aux intentions de son frère: devenu son collègue, il continua de se regarder comme son inférieur; et moins par vertu que par incapacité, il n'osa jamais lui disputer l'avantage que lui donnait le mérite[418]. Les deux empereurs prirent le nom de Flavius, attaché aux successeurs de Constantin.
[414] Subagrestis ingenii, nec bellicis, nec liberalibus studiis eruditus. Amm. Marc., l. 31, c. 14. Voyez ci-devant, p. 198, note 1, livre XVI, § 4.—S.-M.
[415] Si tuos amas, imperator optime, habes fratrem; si rempublicam, quære quem vestias. Amm. Marc. l. 26, c. 4.—S.-M.
[416] Nicomediam itineribus citis ingressus, Valentem fratrem stabulo suo cum tribunatus dignitate præfecit. Amm. Marc. l. 26, c. 4.—S.-M.
[417] Le 29 du même mois selon Idatius et la chronique d'Alexandrie.—S.-M.
[418] Quoique associé à l'empire, Valens n'était réellement, dit Ammien Marcellin, l. 26, c. 4, qu'un docile appariteur. Participem quidem legitimum potestatis, sed in modum apparitoris morigerum.—S.-M.
[Pg 205]
XI.
Députation des villes.
Eunap. in excerp. legat. p. 18.
Conc. Chalced. act. 13.
Till. Valent. art. 9, et note 12.
Lequien, Oriens Christian. t. 1, p. 640.
Ils reçurent des députés de plusieurs villes de l'empire, qui venaient, selon l'usage, leur présenter des couronnes d'or, et demander quelques graces. Valentinien leur répondit avec dignité et en peu de mots: il les renvoya pleins de respect pour sa personne et satisfaits de ses promesses. Ce fut apparemment en cette occasion que les deux empereurs voulurent honorer la ville de Nicée où Valentinien avait reçu le diadème. Ayant divisé la Bithynie en deux provinces, ils établirent Nicée métropole de la seconde; mais par un rescrit postérieur, ils déclarèrent que ce titre accordé à Nicée ne porterait aucun préjudice aux droits de Nicomédie. Les contestations qui survinrent ensuite entre les évêques de ces deux villes toujours rivales, furent jugées dans le concile de Chalcédoine: il décida que l'évêque de Nicomédie jouirait des droits de métropolitain dans les deux Bithynies; et que les changements que les princes jugeaient à propos de faire dans le gouvernement civil, ne devaient point altérer l'ordre déja établi dans l'église.
XII.
Sévérité excessive de Valentinien.
Codin. orig. Constant. p. 25 et 35.
Dans les derniers temps de l'empire grec, on voyait à Constantinople sur une arcade la statue de Valentinien, au-dessous de laquelle était un boisseau de bronze placé entre deux mains de même métal. L'inscription marquait qu'un marchand de blé ayant vendu à fausse mesure, l'empereur lui avait fait couper les deux mains. Cette histoire pourrait bien n'être qu'une fable inventée par les derniers Grecs pour l'explication du monument. Mais elle servirait du moins à montrer quelle impression[Pg 206] on avait toujours conservée de l'extrême sévérité de Valentinien.
XIII.
Mouvements des Barbares.
Amm. l. 26, c. 4.
Cellar. geog. l. 2, c. 4, art. 70.
Ce prince, associant son frère à la puissance souveraine, avait résolu de partager le gouvernement des diverses provinces de l'empire. Les entreprises des Barbares, qui après la mort de Julien s'étaient réveillés de toutes parts, le pressaient d'exécuter ce dessein. Les Allemans ravageaient la Gaule et la Rhétie; les Sarmates et les Quades, la Pannonie; les Pictes, les Scots, et les Attacottes[419], peuple jusqu'alors inconnu, et dont il n'est plus parlé depuis ce temps-là, alarmaient la Grande-Bretagne par des courses continuelles; les Austuriens et d'autres nations Maures insultaient l'Afrique avec plus d'audace que jamais; la Thrace voyait ses campagnes pillées par différents partis de Goths. Du côté de l'Orient, le roi de Perse faisait revivre d'anciens droits sur l'Arménie: il prétendait que la mort de Jovien, avec lequel il avait traité, lui rendait la liberté de reprendre ce pays, dont les anciens rois de Perse avaient été en possession[420].
[419] Ammien Marcellin (l. 26, c. 4), y joint les Saxons. C'était une indication à ne pas négliger.—S.-M.
[420] Ces faits racontés d'une manière bien concise et assez confuse par Ammien Marcellin, se trouveront avec tous leurs développements, ci-après, liv. XVII, § 3-14.—S.-M.
XIV.
Maladie des deux princes.
Amm. l. 26, c. 4.
Zos. l. 4, c. 1.
Eunap. in Max. t. 1, p. 58 et 59 ed. Boiss.
Till. Valent. not. 13.
Une fièvre violente, survenue en même temps aux deux empereurs, les tint dans l'inaction pendant plusieurs jours[421]. La mémoire de Julien leur était odieuse: ils soupçonnèrent les amis de ce prince d'avoir employé contre eux des maléfices: ces craintes frivoles leur étaient inspirées par les favoris de la nouvelle cour, qui avaient soin de les répandre parmi le peuple de[Pg 207] Constantinople. La prévention alla si loin, que les empereurs ordonnèrent à ce sujet des informations juridiques, dont ils chargèrent le questeur Juventius[422], et Ursacius, grand-maître des offices; celui-ci était un Dalmate dur et cruel. Valentinien en voulait surtout à Maxime, il n'avait pas oublié les mauvais services que ce philosophe fanatique lui avait rendus auprès de Julien. Maxime fut donc amené prisonnier à Constantinople, avec Priscus qui avait partagé avec lui les bonnes graces du défunt empereur. Après un sévère examen, Priscus fut reconnu innocent et renvoyé dans l'Épire sa patrie. Mais le peuple et les soldats étaient déchaînés contre Maxime. Il fut appliqué à la torture, et quoiqu'on n'eût découvert aucun indice du crime qu'on lui imputait, cependant comme on le soupçonnait d'avoir profité de sa faveur passée pour amasser de grandes richesses, on le condamna, selon Eunapius, à une amende que toute la philosophie de ce temps-là n'aurait pu acquitter. On fut obligé de la réduire à une somme modique. Pour la recueillir, on lui permit de retourner en Asie.
[421] Selon Ammien Marcellin, ils furent long-temps malades, constricti, dit-il, l. 26, c. 4, rapidis febribus imperatores ambo diu.—S.-M.
[422] Ammien Marcellin l'appelle Juventius Siscianus.—S.-M.
XV.
Procédures rigoureuses contre les prétendus magiciens.
Amm. l. 26, c. 3.
Hieron. vit. Hilarionis, t. 2, p. 22.
Cassiod. Var. l. 3, ep. 51.
Cod. Th. l. 9, tit. 16, leg. 11; l. 13, tit. 5 et 6; l. 14, tit. 2, 3, 4, 15, 17, 21, et 22; l. 15, tit. 1.
Cod. Just. l. 1, tit. 28, leg. 1.
Les prestiges de ces prétendus magiciens qui avaient peuplé la cour de Julien, avaient répandu dans tout l'empire un soupçon de sortilége. On attribuait à la magie les accidents les plus naturels. On recherchait avec empressement la connaissance d'un art si merveilleux. Apronianus, que Julien étant en Syrie avait envoyé à Rome pour y exercer la charge de préfet, ayant perdu un œil dans ce voyage, se persuada que c'était l'effet d'un maléfice. Prévenu de cette idée, il[Pg 208] n'eut pas plus tôt appris la mort de Julien, qu'il fit une exacte recherche de tous ceux qui étaient soupçonnés de magie. Il ne manqua pas de trouver beaucoup de coupables. Il les fit arrêter et appliquer à la torture au milieu de l'amphithéâtre, à la vue du peuple toujours avide de ces spectacles cruels. Après les avoir forcés d'avouer leur crime et de révéler leurs complices, il les faisait mettre à mort. Cette sévérité, animée par la vengeance, vint à bout de purger Rome d'un grand nombre d'imposteurs ou de scélérats imbéciles, qui prenaient eux-mêmes pour des sortiléges les poisons dont ils faisaient usage. On remarqua entre les autres un cocher du cirque nommé Hilarinus, qui fut convaincu d'avoir envoyé son fils encore jeune à l'école d'un magicien, pour y apprendre le secret de vaincre ses concurrents. On était persuadé dans ce siècle, que plusieurs cochers du cirque avaient recours à la magie pour donner de la vitesse à leurs chevaux, et pour arrêter ceux de leurs adversaires. Hilarinus fut condamné à perdre la tête; et comme on le conduisait à la mort, s'étant échappé des mains des bourreaux et réfugié dans une église, il en fut tiré par force et exécuté. Cependant cet entêtement criminel ne céda pas entièrement à la rigueur des supplices. Quelques années après, on convainquit un sénateur d'avoir mis un de ses esclaves entre les mains d'un maître de magie, qui s'était chargé de l'instruire de ses secrets. Ce sénateur se garantit, à force d'argent, de la peine qu'il méritait, et il affecta même, dit Ammien Marcellin, témoin oculaire, d'insulter à ses juges par la pompe de ses équipages et par un éclat insolent et scandaleux. Au reste, Apronianus, ce juge sévère, prit de si justes mesures pour entretenir l'abondance[Pg 209] dans Rome, que tant qu'il fut préfet, on n'entendit aucun de ces murmures si ordinaires dans cette ville séditieuse. Ce fut aussi dans la suite un des principaux soins de Valentinien. On le voit dans ses lois occupé sans cesse de la quantité et de la qualité des subsistances de Rome, et très-attentif à protéger les compagnies chargées de l'approvisionnement.
XVI.
Premières lois des deux princes.
Cic. in Verr. l. 4. c. 10.
Cod. Th. l. 8, tit. 15, leg. princeps. leg. Vim. leg. Omnis. l. 11, tit. 12, leg. 3; l. 13, tit. 1, leg. 5, 9; l. 16, tit. 2, leg. 10.
Les deux princes n'étaient pas encore rétablis de leur maladie, qu'ils commencèrent leur administration publique par deux lois très-sages. La première avait été en vigueur dans l'ancienne république: l'avarice l'avait peu à peu abolie. Ils défendirent aux officiers des magistrats d'acheter aucun fonds, ni même aucun esclave dans la province où ils étaient employés. Valentinien dans la suite comprit dans cette défense tous les biens meubles et immeubles, et il l'étendit sur les magistrats même, de quelque ordre qu'ils fussent, et sur tous ceux qui étaient chargés d'une fonction publique. Il déclara que ces ventes seraient nulles; que la chose, soit qu'elle fût demeurée au pouvoir de l'acheteur, soit qu'elle eût passé en d'autres mains à quelque titre que ce fût, serait rendue au premier vendeur, sans qu'il fût obligé de restituer l'argent qu'il en avait reçu; et que si celui-ci différait pendant cinq ans de faire ses diligences pour le recouvrement, son droit serait dévolu au fisc. Ce prince pensait, ainsi que les anciens Romains, que tout achat est un brigandage lorsque le contrat n'est pas parfaitement libre de la part du vendeur. La seconde loi tendait à préparer les fonds nécessaires pour soutenir la guerre contre tant de Barbares qui menaçaient l'empire: elle déclarait que nul négociant ne serait exempt de la taxe imposée sur ceux[Pg 210] qui faisaient commerce par eux-mêmes ou par leurs commis; qu'il n'y aurait sur ce point aucun privilége ni pour les officiers de la maison du prince, ni pour les personnes élevées en dignité, qui devaient donner l'exemple du zèle à subvenir aux besoins de l'état, ni pour les clercs, qui font une profession particulière de contribuer au soulagement des misérables: ce sont les termes de la loi. Constance avait exempté de cet impôt les ecclésiastiques, parce que, disait-il, leur gain retournait au profit des pauvres: Valentinien tira du même principe une conséquence tout opposée; il crut que l'aumône en est plus belle quand elle prévient la misère, et que c'est un plus grand mérite de soulager ses concitoyens en partageant leur fardeau, que d'attendre à les relever lorsqu'ils en seront accablés. Il déclara même dans la suite que les exemptions de cette taxe, fondées sur des rescrits des princes précédents, seraient censées nulles, et qu'on n'y aurait aucun égard.
XVII.
Division des provinces de l'empire.
Amm. l. 26, c. 5.
Zos. l. 4, c. 2 et 3.
Theod. l. 4, c. 5.
Soz. l. 6, c. 6.
Philost. l. 8, c. 8.
Pagi, in Baron. an. 365.
Till. Valens. not. 4.
Cod. Th. l. 7, tit. 4, leg. 12; l. 10, tit. 19, leg. 7; l. 13, tit. 3, leg. 6; l. 15, tit. 1, leg. 13.
Vers la fin d'avril les empereurs partirent de Constantinople, et prirent le chemin de l'Illyrie. Ils séjournèrent à Andrinople jusqu'au milieu du mois de mai[423]. Comme ils étaient suivis de leurs troupes, Valentinien très-exact à faire observer la discipline, fut averti en approchant de Sardique, que les soldats ne se contentaient pas de l'étape, mais qu'ils exigeaient sur leur passage des contributions arbitraires. Il réforma sur-le-champ cet abus par une loi adressée à Victor, maître de la milice, et qui fut publiée par tout l'empire. Ils[Pg 211] arrivèrent au commencement de juin à Naïssus, où ils s'arrêtèrent près d'un mois. Ce fut dans le château de Médiana, à une lieue[424] de cette ville, qu'ils firent le partage des provinces. Valentinien laissa à son frère celles qu'avait d'abord possédées Constance, c'est-à-dire, l'Égypte, toute l'Asie et la Thrace; ce qui fut appelé l'empire d'Orient. Il se réserva pour lui tout l'Occident, qui comprenait l'Illyrie dans toute son étendue, l'Italie, l'Afrique, la Gaule, l'Espagne et la Grande-Bretagne. Il y avait alors dans l'empire plusieurs habiles généraux qui s'étaient formés sous les ordres et par les exemples de Julien. Valentinien prit à son service Jovinus général des troupes de la Gaule, Dagalaïphe, général de la cavalerie, et Équitius qu'il fit commandant des troupes d'Illyrie. Il donna à Valens Victor, Arinthée, tous deux grands capitaines, et Lupicinus qu'on croit différent de celui qui avait été dans la Gaule lieutenant-général de Julien. Sérénianus, cet officier perfide, qui avait contribué à la perte de Gallus son bienfaiteur, rentra pour-lors dans le service militaire. Il s'était tenu caché sous le règne de Julien, dont il ne devait attendre que des supplices. Il n'avait d'autre mérite auprès des nouveaux maîtres de l'empire, que d'être comme eux né en Pannonie. C'en fut assez à Valens pour l'attacher à sa personne; il lui conféra la dignité de comte des domestiques. Les empereurs partagèrent aussi les troupes et les officiers du palais. Avant que de partir de Naïssus, ils songèrent à réparer le mal que Julien avait voulu faire au christianisme, en interdisant aux chrétiens l'instruction[Pg 212] publique. Toutes les personnes que leur science, jointe à la régularité des mœurs, rendait capables d'instruire la jeunesse, eurent la permission d'ouvrir de nouvelles écoles, ou de rentrer dans celles qu'on les avait obligés de quitter. Pour arrêter les courses des Barbares, ils envoyèrent ordre à Tautomède ou Teutomer, capitaine franc, qui commandait les troupes de la Dacie, sur les bords du Danube, de réparer les tours qui servaient à couvrir de ce côté-là les frontières de l'empire, et d'en faire construire de nouvelles dans les lieux où elles seraient nécessaires: ils lui déclaraient que si le terme de son commandement expiré, il laissait ces ouvrages en mauvais état, il serait obligé de les faire rétablir à ses propres dépens. S'étant ensuite rendus à Sirmium[425], où ils passèrent six semaines, ils se séparèrent vers le milieu du mois d'août. Valentinien prit la route de Milan, et Valens celle de Constantinople. Salluste était préfet du prétoire d'Orient, Mamertinus d'Italie et d'Illyrie, et Germanianus des Gaules.
[423] Ils étaient encore dans cette ville le 13 mai; il paraît qu'ils y restèrent un peu plus long-temps que ne le pense Lebeau, puisque nous voyons par une loi que, le 24 du mois suivant, les deux empereurs n'étaient encore qu'à Philippopolis en Thrace, d'où ils se rendirent à Sardique, où ils se trouvaient le 30 juin.—S.-M.
[424] A trois milles, tertio lapide, dit Ammien Marcellin, l. 26, c. 5. Selon le même auteur, cet endroit n'était même qu'un faubourg de Naïssus, in suburbano, dit-il, quod appellatum Mediana.—S.-M.
[425] On a une loi de Valentinien, datée de cette ville, le 5 juillet.—S.-M.
XVIII.
Divers réglements de Valentinien.
Cod. Th. l. 1, tit. 7, leg. 2, 4, 5; l. 8, tit. 5, leg. 20, 21; l. 9, tit. 30, leg. 1, 2; tit. 36, leg. 15, 16; l. 11, tit. 30, leg. 33, 34; tit. 31, leg. 1; l. 12, tit. 1, leg. 57, etc. tit. 13, leg. 2, 3; l. 15, tit. 15, leg. unic.
Valentinien se proposait Constantin pour modèle. Il avait dessein de réformer le gouvernement de Julien; mais il aimait l'argent, et Julien n'avait aimé que la gloire. De plus, le trésor épuisé par la malheureuse expédition de Perse, avait besoin d'être rempli pour fournir aux dépenses des armées que les attaques des Barbares obligeaient de lever et d'entretenir. Ces raisons laissèrent à Julien l'avantage du désintéressement et de la libéralité. Ce prince avait modéré les présents que les villes de l'empire envoyaient en diverses occasions aux empereurs; il avait voulu que ces hommages fussent[Pg 213] purement volontaires. Valentinien les exigea à titre de contributions, il n'en dispensa que les sénateurs déja chargés de taxes encore plus onéreuses. Il régla par plusieurs lois la conduite des juges et des gouverneurs; il leur enjoignit de prononcer leurs jugements en public, à portes ouvertes, parce qu'il était à craindre que dans les audiences secrètes l'intrigue ne prévalût sur la justice. Il voulut qu'ils se rendissent populaires par leur facilité à se laisser aborder, par leur désintéressement, par une équité incorruptible qui ne fît aucune acception des personnes, et non pas en donnant au peuple des fêtes et des spectacles, qui leur feraient perdre en amusements frivoles un temps et des soins qu'ils devaient à des fonctions sérieuses. Les gouverneurs en faisant la visite de leur province, prenaient leur logement dans les maisons les plus commodes et les plus délicieuses des particuliers. Valentinien défendit cet abus; il ne leur permit de loger que dans les maisons publiques qui se trouvaient sur leur passage; et il déclara que toute autre habitation, dans laquelle ils auraient été reçus, serait vendue au profit du fisc. Il leur recommanda de visiter dans leurs tournées tous les villages et toutes les métairies, et de s'informer exactement de la conduite des officiers chargés du recouvrement des deniers publics, déclarant qu'il punirait de mort ceux qui seraient convaincus d'extorsions et de vexations injustes. Ayant appris que des bandes de voleurs désolaient la Campanie, l'Apulie et les contrées voisines, il ne permit qu'à certaines personnes de monter à cheval dans ces provinces, et défendit le port des armes, à tous ceux qui n'en auraient pas obtenu la permission expresse. Il réforma plusieurs abus[Pg 214] dans les jugements et dans l'usage de la course publique. Il fit de nouveaux réglements pour maintenir dans les villes l'ordre municipal. Pendant tout le cours de son règne, il ne perdit jamais de vue ces objets, qu'il regardait comme très-importants. Ces sages dispositions firent l'occupation de Valentinien pendant les mois de septembre et d'octobre, qu'il passa dans les villes d'Émona, aujourd'hui Laybach en Carniole, d'Aquilée, d'Altinum et de Vérone[426].
[426] Il était à Emona le 28 août. On voit par ses lois qu'il résida à Aquilée, depuis le 7 septembre jusqu'au 29. Il était à Altinum le 30 septembre, le 5 et le 8 d'octobre; il se trouvait à Vérone le 15 du même mois.—S.-M.
XIX.
Valentinien à Milan.
Amm. l. 26, c. 5.
Cod. Th. l. 11, tit. 30, leg. 32.
Grut. inser. p. 177, nº 4.
Giann. Hist. de Naples, l. 2, c. 3.
Il se rendit à Milan vers le commencement de novembre[427]. Cette ville ancienne, grande, peuplée, située dans un territoire fertile, et célèbre par ses écoles, qui dès le temps d'Antonin lui avaient mérité le nom de nouvelle Athènes[428], était alors la capitale du Vicariat d'Italie. Valentinien la choisit préférablement à la ville de Rome pour le lieu de sa résidence, tant qu'il serait dans ces contrées, parce qu'elle était placée comme au centre de son empire. A son arrivée il trouva le peuple divisé par un schisme. Ce prince, moins éclairé que zélé pour la concorde, prit d'abord le mauvais parti. Comme il s'était prescrit pour règle de ne point se mêler de disputes de religion, son histoire est presque entièrement dégagée des affaires ecclésiastiques. Pour[Pg 215] l'en détacher tout-à-fait, je vais présenter ici sous un seul point de vue la conduite qu'il a tenue pendant tout son règne par rapport au christianisme en général, et à l'église catholique en particulier.
[427] On a des lois de Valentinien, rendues à Milan, et qu'on croit datées du 4 novembre de cette année, mais ces dates sont sujettes à beaucoup de difficultés. Quoi qu'il en soit sur ce point, il n'est pas moins certain que cet empereur était à Milan au mois de novembre; car il existe une loi de ce prince dont la date incontestable est du 25 de ce même mois.—S.-M.
[428] C'est ce qu'on apprend d'une longue inscription, insérée dans le recueil de Gruter, et datée du 3e consulat d'Antonin le Pieux, et de la 2e année de la puissance tribunitienne de ce même empereur (140 de J.-C.).—S.-M.
XX.
Il donne liberté de religion.
Amm. l. 30, c. 9.
Zos. l. 4, c. 3.
Symm. l. 10, ep. 54.
Liban. pro templis, p. 10.
Cod. Th. l. 9. tit. 16, leg. 7 et 9; l. 10, tit. 1, leg. 8; l. 12, tit. 1, leg. 60, 75; l. 13, tit. 3, leg. 7, 8; l. 16, tit. 1, leg. 1.
Valentinien était sincèrement attaché à la religion chrétienne, à laquelle il avait sous Julien sacrifié sa fortune. Mais persuadé que les consciences ne sont point du ressort de la juridiction impériale, il n'entreprit pas de les contraindre[429]; il n'étendit son pouvoir sur les affaires de religion, qu'autant que celles-ci rentraient dans l'ordre politique. D'ailleurs il se voyait à peu près dans les mêmes circonstances où Constantin s'était trouvé à son avénement à l'empire. Ce prince et ses enfants avaient travaillé, mais avec ménagement et circonspection, à la destruction de l'idolâtrie. Julien l'avait relevée de ses ruines: le règne de Jovien avait été trop court pour l'abattre de nouveau. Ainsi le paganisme, encore enivré du sang des martyrs qu'il avait fait couler pendant le règne de Julien, avait repris assez de forces pour ne pouvoir être terrassé sans de violents combats. Valentinien qui voulait maintenir la paix dans ses états, déclara dès les premiers jours de son règne, qu'il permettait à ses sujets de suivre la religion que chacun d'eux avait embrassée[430]. Les lois qui accordaient cette liberté ne sont pas venues jusqu'à nous, mais elles sont[Pg 216] clairement rappelées dans une de celles qui nous restent de ce prince, et attestées également par les auteurs chrétiens et païens de ce temps-là. Cette tolérance n'était pas feinte et simulée comme celle de Julien. Valentinien conserva aux prêtres païens leurs anciens priviléges; il défendit de leur susciter aucun trouble; il promit même des titres honorables à ceux de leur ordre, qui se seraient acquittés de leurs fonctions avec sagesse. Il laissa subsister les droits des vestales, et l'autel de la Victoire. Il toléra les divinations qui se pratiquaient sans maléfice. Il avait d'abord défendu les sacrifices nocturnes que Julien avait rétablis; mais Prétextatus, proconsul d'Achaïe, lui ayant représenté qu'il allait jeter les Hellènes[431] dans le dernier désespoir, s'il leur ôtait la liberté de célébrer leurs mystères, l'empereur voulut bien se relâcher sur ce point, à condition que dans ces cérémonies on n'ajouterait rien aux anciens usages. Cependant Libanius nous apprend que ce prince sur la fin de son règne défendit d'immoler des animaux, et qu'il ne permit que d'offrir de l'encens. Les faveurs dont Julien avait comblé les philosophes, avaient mis cette profession fort à la mode: toutes les villes, tous les villages en avaient vu naître des essaims nombreux, qui s'étaient répandus dans tout l'empire et qui avaient infecté la cour. Le nouvel empereur leur donna ordre de retourner dans leur patrie: Il est honteux, dit-il dans sa loi, que des gens qui se vantent de soutenir les plus rudes assauts de la fortune, n'aient pas le courage de partager avec leurs citoyens le poids des charges publiques. Il excepta cependant de cette sorte[Pg 217] de bannissement ceux qui s'étaient distingués par des vertus conformes à leur profession. Comme les chrétiens étaient en grand nombre, et qu'il était à craindre qu'ils ne se vengeassent par quelque violence des maux que les païens leur avaient fait souffrir du temps de Julien, on prenait la précaution de placer aux portes des temples une garde de soldats. Valentinien fit défense d'employer à cette faction des soldats chrétiens; ce que les magistrats, la plupart païens, surtout à Rome et dans l'Italie, affectaient de faire pour avilir la religion chrétienne. Dès le temps que les deux empereurs étaient dans le château de Médiana, ils avaient ordonné que les biens-fonds, dont Julien avait enrichi les temples, fussent appliqués au domaine impérial.
[429] Postremò hoc moderamine principatûs inclaruit, quod inter religionum diversitates medius stetit, nec quemquam inquietavit, neque ut hoc coleretur imperavit aut illud: nec interdictis minacibus subjectorum cervicem ad id quod ipse coluit, inclinabat, sed intemeratas reliquit has partes, ut reperit. Amm. Marc. l. 30, c. 9.—S.-M.
[430] Testes sunt leges a me in exordio imperii mei datæ: quibus unicuique quod animo imbibisset, colendi libera facultas tributa est. Cod. Th. lib. 9, tit. 16, leg. 9.—S.-M.
[431] C'est-à-dire les païens, ou ceux qui suivaient encore le culte des divinités mythologiques des Grecs.—S.-M.
XXI.
Conduite de Valentinien à l'égard des hérétiques.
Socr. l. 4, c. 1 et 28.
Soz. l. 6, c. 7.
Hist. misc. l. 12, p. 81. ap. Murator. t. 1.
Theoph. p. 46.
Ambr. ep. 21, t. 2, p. 860.
Cod. Th. l. 16, tit. 5, leg. 3; tit. 6, leg. 1.
Till. Valent. art. 3.
Idem. Vic de S. Hilaire, art. 16.
Fleury, Hist. Eccles. l. 16, c. 2.
Lorsque Valentinien vint à Milan, saint Hilaire qui se trouvait dans cette ville, soutenait la foi de Nicée contre l'évêque Auxentius. Le peuple était partagé. L'empereur se voyait obligé ou d'assister hors de l'église aux assemblées des catholiques, ce qui lui semblait peu convenable à la majesté impériale; ou d'ôter l'église à Auxentius contre la résolution qu'il avait prise de ne point user de violence. Élevé dans la croyance orthodoxe, il ne s'en écarta jamais; cependant son amour pour la paix en imposa pour-lors à sa religion. Trompé par une déclaration équivoque, où l'hérésie d'Auxentius était déguisée, il se joignit à la communion de cet évêque; et toujours attaché à la foi catholique, il fit sortir de Milan, saint Hilaire qui en était le plus zélé défenseur. Ce ne fut qu'à regret qu'il interposa son autorité dans cette dispute. Il avait clairement expliqué ses dispositions avant que d'arriver en Italie. Les évêques de l'Hellespont et de Bithynie lui ayant député un d'entre eux[Pg 218] pour lui demander la permission de tenir un concile: Je ne suis qu'un laïc, répondit l'empereur, je ne dois entrer pour rien dans les affaires de doctrine; vous êtes chargés de ce soin; assemblez-vous où vous jugerez à propos. Saint Ambroise rapporte de lui cette parole: Qu'il ne lui appartenait pas d'être juge entre les évêques. On lui reproche même de n'avoir pas profité de l'autorité qu'il conserva toujours sur son frère, pour arrêter la persécution que Valens fit aux catholiques. Mais ce qui le justifie du soupçon d'indifférence sur le dogme, c'est qu'il défendit aux Manichéens de s'assembler[432], aux Donatistes de réitérer le baptême[433]; et que vers la fin de son règne, voulant mettre un frein aux fureurs de Valens, il écrivit aux évêques d'Asie et de Phrygie, pour leur ordonner de faire prêcher dans leurs diocèses la foi catholique, et leur défendre d'inquiéter ceux qui en faisaient profession.
[432] Par une loi donnée à Trèves, le 2 mars 372.—S.-M.
[433] Par une autre loi datée de Trèves, le 20 février 373.—S.-M.
XXII.
A l'égard de l'église catholique.
Chrysost. in Genes. homil. 30. t. 4, p. 294.
Soz. l. 6, c. 21.
Baron. in an. 371.
Till. Valent. art. 3, 4.
Cod. Th. l. 2, tit. 8, leg. 1; l. 8, tit. 8, leg. 1; l. 9, tit. 38, leg. 3, 4; tit. 40, leg. 8; l. 11, tit. 36, leg. 20; l. 12, tit. 1. leg. 59, et ibi God. l. 13, tit. 10. leg. 4, 6 et ibi God. l. 15, tit. 7. leg. 1. 2. 4. 8. 9. et ibi God. l. 16, tit. 2. leg. 17, 18, 20, 21, 22, et ibi God.
Quoiqu'il ne crût pas devoir se mêler de questions théologiques, il ne se dispensa pas du respect que les plus puissants princes doivent à la religion. Constantin avait défendu de faire le dimanche aucun acte judiciaire; Valentinien ajouta la défense d'exiger ce jour-là des chrétiens les contributions publiques. Plein de vénération pour la fête de Pâques, qu'il honorait comme la fête de la délivrance du genre humain, il ordonna que dans ce saint jour on donnerait la liberté aux prisonniers; il en excepta ces criminels dont l'impunité serait pernicieuse à la société, les sacriléges, les magiciens, les empoisonneurs, les adultères, les ravisseurs, les homicides et les coupables du crime de lèse-majesté.[Pg 219] Constantin n'avait pu abolir dans la ville de Rome les spectacles des gladiateurs, Valentinien défendit de condamner à ces combats cruels les chrétiens convaincus de quelque crime que ce fût. Les acteurs de théâtre étaient alors de condition servile, il ne leur était pas libre de renoncer à leur profession: l'empereur ordonne dans ses lois, que les comédiens qui étant en péril de mort recevront le baptême et l'eucharistie, ne pourront être forcés à monter de nouveau sur le théâtre, s'ils reviennent en santé: mais il veut qu'on examine avec attention l'état de leur maladie, qu'on en informe les magistrats chargés du soin des spectacles, et qu'on ne leur administre les sacrements avec la permission des évêques, que dans le cas où le danger de mort serait évident. Ces précautions qui rendaient l'entrée de l'église plus difficile aux comédiens, sont blâmées par de graves auteurs; d'autres les justifient par les profanations ordinaires alors aux gens de théâtre, qui ne demandaient souvent les sacrements que pour se délivrer de leur servitude, et qui retournaient ensuite à l'idolâtrie. Les filles des comédiennes étaient assujetties à la profession de leurs mères; le prince ne permit d'y contraindre que celles qui se déshonoraient par la débauche. Gratien et Valentinien II suivirent l'esprit de cette loi; ils affranchirent du théâtre les comédiennes qui embrasseraient le christianisme, pourvu qu'elles menassent une vie régulière. Valentinien voulut que les amendes qui seraient exigées dans les causes ecclésiastiques, fussent uniquement appliquées au soulagement des pauvres. Il témoigna toujours beaucoup de respect pour les évêques: il s'abstenait de leur rien prescrire, ni de rien innover dans les règles de l'église,[Pg 220] lors même que ces règles semblaient pouvoir être changées avec avantage, persuadé que cette réforme excédait son pouvoir. Par des lois qui ne se sont pas conservées jusqu'à nous, il avait ordonné que dans les causes qui concernaient la foi ou l'ordre de l'église, les évêques ne fussent jugés que par des évêques. Il rendit aux ecclésiastiques et aux moines tous les priviléges dont le paganisme, rétabli par Julien, les avait dépouillés; mais il leur interdisait en même temps toute liberté scandaleuse, tout manége d'intérêt: il leur défendit, sous peine de bannissement, de fréquenter les maisons des veuves et des orphelines. Il déclara nulles et dévolues au fisc les donations qu'une femme leur ferait de son vivant ou par testament, et il proscrivit ces fraudes pieuses qui se cachent sous le fidéi-commis. Dans les mêmes vues que Constantin, il ne permit d'admettre à la cléricature ni les riches particuliers qui devaient porter les charges publiques, ni les décurions, à moins qu'ils ne fissent cession de leurs biens, soit à l'ordre municipal, soit à quelque parent qui se chargerait de leurs fonctions. Ces dernières lois sont censurées comme peu favorables à la religion; mais il ne serait pas difficile de montrer que l'honneur et la force de l'église ne consistent pas dans l'opulence personnelle de ses ministres, au lieu que l'ordre politique, par un effet de la faiblesse inséparable des choses temporelles, a besoin de richesses pour se soutenir. Il y avait dès lors plusieurs monastères de filles. Cette pieuse institution, née d'abord en Égypte, avait depuis environ trente ans passé en Italie et en Gaule. Valentinien était chaste; ce fut pour honorer cette vertu qu'il exempta de taille les biens des vierges consacrées à Dieu. Il[Pg 221] étendit cette exemption sur les veuves qui ne passaient pas à de secondes noces, et sur les enfants des deux sexes tant qu'ils étaient en puissance de tuteur.
XXIII.
Valens à C. P.
[Amm. l. 26, c. 5.]
Theod. l. 4, c. 12.
Them. or. 6, p. 71 et 81.
Till. Valent. not. 20.
Valens était encore dans les mêmes sentiments que son frère, mais il n'avait ni le même discernement ni la même fermeté. Déjà trop chargé du poids de l'empire, il voulut dans la suite se rendre arbitre de la religion; et tandis que l'église jouissait en Occident d'un repos tranquille, elle fut exposée en Orient aux plus violentes agitations. Dès que ce prince fut arrivé à Constantinople, il se rendit au sénat, où paraissait déja la statue de son père Gratien, érigée à la première nouvelle de l'élection de Valentinien. Il y prononça un discours[434], dont Thémistius fait un grand éloge; je ne crois pas cependant qu'on en puisse rien conclure en faveur de l'éloquence de Valens. Mais ce sophiste en cite deux belles maximes qui méritent d'être recueillies: la première, c'est qu'il est heureux pour des sujets d'avoir des princes qui aient été nourris loin des délices et de la mollesse, loin de la séduction des flatteurs, dans les travaux, dans les alarmes, dans les incommodités de la vie. La seconde, c'est qu'un état est plus en péril, quand il est en proie aux délateurs, que lorsqu'il est attaqué par les Barbares; comme les maladies internes sont plus dangereuses que celles qui sont produites par des causes étrangères. Thémistius répondit à ce discours par un de ces panégyriques, dont la matière est toujours plus riche et plus féconde au commencement du règne d'un prince médiocre, qu'elle ne l'est à la fin de sa vie. Il y relève avec tout l'appareil de son art la concorde qui régnait[Pg 222] entre les deux frères. Ils prirent, selon la coutume, le consulat pour l'année suivante 365. En cette occasion tous les deux de concert défendirent à ceux qui portaient cette nouvelle dans les provinces, d'exiger aucun présent des habitants, et aux gouverneurs de souffrir ces exactions illicites. Ils permirent cependant aux personnes riches de faire quelque libéralité à ces envoyés. Cette exception rendit la défense inutile, comme on le voit par les lois suivantes; parce qu'il est plus sûr et plus facile d'enchaîner la cupidité, que de la contenir dans de justes bornes. Julien, meilleur politique, avait absolument proscrit ces rapines déguisées sous le titre de gratifications.
[434] Le 16 décembre selon Till., Hist. des Emp. t. V, Valens, art. I.—S.-M.
XXIV.
Établissement des défenseurs.
Cod. Th. l. 8, tit. 25. leg. Vim. et ibi God.
Cod. Just. l. 1, tit. 55.
Les deux empereurs s'accordèrent encore à faire chacun dans leur empire un établissement très-avantageux à ces citoyens qui, dépourvus de crédit et de richesses, n'ont d'autre appui que la justice des supérieurs; faible ressource que la corruption, la négligence ou la crainte rendent trop souvent inutile. Ils instituèrent dans chaque ville des défenseurs. Ce n'était pas une magistrature, mais une fonction autorisée, telle à peu près qu'avait été pour la ville de Rome celle des tribuns dans leur première institution. Ils étaient tirés de l'ordre des bourgeois notables, qui n'étaient ni décurions ni officiers des magistrats. Les évêques, les clercs, les possesseurs des fonds, l'ordre municipal concouraient à leur élection, qui devait être confirmée par les préfets du prétoire. Ils étaient élus pour cinq ans, et ne pouvaient ni se dispenser de cet emploi, ni le quitter avant ce terme, sans une permission de l'empereur. C'étaient les protecteurs de ceux qui n'en avaient point: ils décidaient comme arbitres[Pg 223] des contestations peu importantes, et déféraient les autres aux juges ordinaires. Il était de leur devoir de s'opposer aux violences, aux taxations injustes, à l'insolence et aux concussions des officiers subalternes, à l'iniquité des magistrats, auxquels il fut prescrit de leur donner en tout temps un libre accès. Ils devaient aussi maintenir la discipline, faire arrêter les coupables et les mettre entre les mains des juges, s'opposer à l'impunité, et combattre la faveur qui multiplie les crimes en protégeant les criminels. Mais leur pouvoir n'était point armé de la force coactive, il se bornait aux sollicitations, aux remontrances, aux oppositions juridiques; et si l'on n'y avait point d'égard, ils devaient porter leurs plaintes aux tribunaux supérieurs. Cet établissement civil fut bientôt adopté dans la police ecclésiastique; les églises choisirent aussi des défenseurs, c'est-à-dire, des laïcs chargés de soutenir leurs intérêts devant les tribunaux séculiers.
XXV.
Tremblement de terre.
Amm. l. 26, c. 10.
Idat. chron.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 301.
Socr. l. 4, c. 3.
Hier. chron. et vit. Hilar. t. 2, p. 36, et in Is. c. 15, t. 4, p. 185.
Cellar. geog. l. 3, c. 4, art. 10.
Jamais les tremblements de terre ne furent aussi fréquents que dans ce siècle. Il en arriva un cette année, si semblable à celui dont nous avons parlé sur l'an 362, qu'Ammien Marcellin les a confondus. Le 21 de juillet ce terrible fléau fut annoncé par des éclairs redoublés qui parurent au lever du soleil. La terre fut agitée par de violentes secousses dans toute l'étendue de l'empire. La mer sur plusieurs côtes recula à une grande distance, et découvrit des montagnes et des vallées cachées jusqu'alors au fond de ses abîmes. Revenant ensuite avec fureur, elle inonda ses rivages, renversa quantité d'édifices dans les villes voisines, submergea des milliers d'hommes et de bestiaux, et porta des vaisseaux bien loin dans les terres. Ammien Marcellin rapporte qu'en passant plusieurs[Pg 224] années après par le territoire de Méthone, aujourd'hui Modon dans la Morée, il y vit la carcasse d'un navire, que la violence des eaux avait poussé à deux milles du rivage[435]. La Sicile souffrit beaucoup de ce tremblement. En Arabie les murs d'Aréopolis, nommée dans l'écriture-sainte Ar et Rabbath-Moab, autrefois capitale du pays des Moabites, tombèrent en une nuit.
[435] Ammien Marcellin rapporte, l. 26, c. 10, qu'à Alexandrie des vaisseaux furent portés sur le toit des maisons.—S.-M.
XXVI.
Valentinien en Gaule.
Amm. l. 26, c. 5.
Zos. l. 4, c. 9.
Sext. Rufus.
God. ad Cod.
Theod. t. 2, p. 283.
Mem. Acad. Inscr. et B. L. t. 8, p. 403.
Valentinien, ayant passé un an en Italie, partit pour la Gaule dans le mois d'octobre, et arriva à Paris au commencement de novembre. Pendant qu'il était encore en chemin, il reçut en un même jour la nouvelle d'une incursion des Allemans dans la Gaule[436], et de la révolte de Procope en Orient. Les Allemans avaient envoyé des députés à la cour; mais au lieu des présents réglés depuis long-temps par l'usage[437], on ne leur avait donné que des choses de peu de valeur; et sur le refus qu'ils avaient fait de les accepter, Ursacius, maître des offices[438], naturellement emporté et brutal, les avait traités avec beaucoup de hauteur et de dureté. Toute la nation, se croyant outragée en leur personne, prit les armes et envoya des partis au-delà du Rhin. Mais sur la nouvelle que Dagalaïphe venait les chercher, ils prévinrent sa rencontre et se retirèrent. L'empereur qui s'était avancé jusqu'à Rheims, revint à Paris, où il passa l'hiver à prendre des mesures pour la défense de[Pg 225] la province. Il rassembla des troupes, il mit de fortes garnisons dans les places situées sur le Rhin. Ce fut peut-être dès cette année que ce prince fit une nouvelle division de la Gaule. Auguste l'avait partagée en six provinces[439]. Dioclétien, pour diminuer la puissance des gouverneurs en resserrant les bornes de leur juridiction, y avait établi douze départements[440]. Valentinien en fit quatorze; il détacha de la Viennoise les Alpes Maritimes, et partagea l'Aquitaine en deux parties. Quelques années après, ce même empereur, ou Gratien son fils, ayant encore démembré quelques-unes de ces provinces, en forma dix-sept dans le diocèse ou vicariat de la Gaule: c'étaient les quatre Lyonnaises, les deux Belgiques, les deux Germanies, la Séquanique, les Alpes Grecques et Pennines, la Viennoise, les deux Aquitaines, la Novempopulanie, les deux Narbonnaises et les Alpes Maritimes[441]. C'est cette division que l'Église a suivie pour l'ordinaire dans l'établissement des métropoles. Tel fut le dernier état de la Gaule jusqu'au temps où les Francs, les Goths, et les Bourguignons, envahirent ces belles provinces.
[436] Alamanni perrupere Germaniæ limites, Amm. Marc. l. 26, c. 5, c'est-à-dire que les Allemans entrèrent dans les provinces de la Gaule qui se nommaient Germanies.—S.-M.
[437] Certa et præstituta ex more munera præberi deberent, minora et vilia sunt attributa. Amm. Marc. l. 26, c. 5.—S.-M.
[438] Magister officiorum. C'est cet officier qui recevait les députés et les ambassadeurs des nations étrangères.—S.-M.
[439] Aquitania, Narbonensis, Lugdunensis, ou Gallia, Belgica, Germania superior et inferior.—S.-M.
[440] Aquitanica, Novempopulonia, Narbonensis, Viennensis, Alpes Graiæ, Lugdunensis prima et seconda, Maxima Sequanorum, Germania prima et secunda, Belgica prima et secunda.—S.-M.
[441] Lugdunensis prima, secunda, tertia et quarta; Belgica prima et secunda; Maxima Sequanorum; Alpes Graiæ et Penninæ; Viennensis; Aquitanica prima et seconda; Novempopulonia; Narbonensis prima et seconda; Alpes maritimæ.—S.-M.
XXVII.
Valens apprend la révolte de Procope.
Amm. l. 26, c. 6 et 7.
Zos. l. 4, c. 7.
Pendant que Valentinien fortifiait ses frontières, Valens fut sur le point de se voir arracher le diadème dont son frère l'avait honoré. Je vais raconter sans interruption toute la suite de cet événement, où l'imprudence de l'usurpateur et la trahison de ses capitaines[Pg 226] servirent Valens beaucoup mieux que son propre courage. La paix de trente ans conclue par Jovien ne rassurait pas l'empire contre les entreprises de Sapor. On craignait que ce prince guerrier et ambitieux ne fût moins disposé à tenir sa parole, qu'à profiter de l'acquisition de Nisibe, qui lui ouvrait une libre entrée en Mésopotamie. En effet, les Perses faisaient déjà des mouvements. Pour les observer de plus près, Valens partit de Constantinople[442] et prit le chemin de la Syrie. En traversant la Bithynie, il apprit que les Goths, tranquilles depuis le règne de Constantin, et devenus, à la faveur d'une longue paix, des ennemis plus redoutables, réunissaient toutes leurs forces à dessein de pénétrer dans la Thrace[443]. Il se contenta de faire marcher vers la frontière un nombre suffisant de troupes[444], et continua sa route. Il était à Césarée en Cappadoce[445], où il attendait la fin des chaleurs pour entrer en Cilicie[446], lorsque Sophronius, un de ses secrétaires[447], qui s'était échappé de Constantinople, vint lui annoncer que Procope avait pris le titre d'Auguste, et qu'il était maître de la capitale de l'empire.
[442] Il y était encore le 19 mars. On voit par les paroles d'Ammien Marcellin, l. 26, c. 6, que Valens partit au printemps. Consumpta hieme, festinans ad Syriam Valens.—S.-M.
[443] Jamque fines Bithynorum ingressus, docetur relationibus ducum, gentem Gothorum ex tempestate intactam ideoque sævissimam, conspirantem in unum ad pervadenda parari collimitia Thraciarum. Amm. Marcell. l. 26, c. 6.—S.-M.
[444] Dans les lieux où on pouvait redouter une irruption des Barbares, ad loca, in quibus barbarici timebantur excursus. Amm. Marcell. l. 26, c. 6.—S.-M.
[445] Une de ses lois nous fait voir qu'il était dans cette ville le 5 juillet.—S.-M.
[446] Pour aller de là à Antioche; selon Socrate (l. 4, c. 2), et Sozomène (l. 6, c. 7), Valens aurait été cette année-là en Syrie; mais il est évident qu'ils se sont trompés.—S.-M.
[447] Il fut dans la suite préfet de Constantinople. On apprend de saint Basile (epist. 272, t. 3, p. 418) qu'il était né à Césarée en Cappadoce.—S.-M.
[Pg 227]
XXVIII.
Aventures de Procope.
Amm. l. 26, c. 6.
Zos. l. 4, c. 4 et 5.
Themist. or. 7, p. 90.
Philost. l. 9, c. 5.
Procope, né et élevé en Cilicie, était parent de Basilina, mère de Julien. Une alliance si illustre jeta de l'éclat sur sa personne dès ses premières années; et son intelligence dans les manéges de cour le fit parvenir auprès de Constance à la dignité de secrétaire du prince et de tribun. Il était assez bien fait, d'une taille avantageuse, mais un peu courbé, toujours les yeux baissés vers la terre. Il n'y avait point de grade auquel il ne pût aspirer, lorsque Constance mourut. Cet événement, loin de renverser sa fortune, éleva encore plus haut ses espérances. Julien lui donna le titre de comte. La régularité de ses mœurs le faisait estimer, mais son humeur sombre et taciturne inspirait de la défiance[448]. Cependant Julien se sentait trop de supériorité sur lui pour le craindre: il le laissa en Mésopotamie à la tête d'un corps de troupes considérable. On disait même, comme nous l'avons déja raconté, qu'il lui avait donné ordre de prendre la pourpre, s'il apprenait que l'empereur fût mort dans la guerre de Perse. En effet, sa conduite à l'égard de Julien qu'il ne secourut pas, peut faire penser qu'il avait quelque intérêt à le laisser périr. Si le fait est véritable, sa criminelle politique fut trompée. Jovien ne fut pas plus tôt monté sur le trône, que Procope songea à se mettre à couvert de ses soupçons. Il s'était répandu un faux bruit, que Julien en mourant avait désigné Procope pour son successeur[449]. Il n'en fallait pas tant pour alarmer le nouveau prince qui venait de faire périr un des plus braves officiers, parce[Pg 228] que dans l'élection il avait eu quelques voix en sa faveur. Procope prit donc occasion des funérailles de Julien, dont il fut chargé, pour s'éloigner de la cour et se tenir caché, en attendant des temps plus favorables. Il se retira d'abord avec sa femme et ses enfants dans une terre qu'il possédait près de Césarée en Cappadoce. Jovien, à qui sa fuite le rendait plus suspect, en fut bientôt averti, il envoya des soldats pour le prendre et le ramener. Le fugitif se mit lui-même entre leurs mains, et protestant qu'il était prêt à les suivre, il obtint la permission de faire ses adieux à sa femme et à ses enfants. Il fit en même temps servir aux soldats un grand repas, et profitant de leur ivresse, il gagna le Pont-Euxin avec sa famille et passa dans la Tauride[450]. Il ne fut pas long-temps à s'apercevoir qu'il avait affaire à des Barbares perfides, qui ne manqueraient pas de le trahir à la première occasion. Il prit donc le parti de repasser avec les siens dans l'Asie Mineure. Là, changeant tous les jours de retraite, évitant la rencontre des hommes, caché dans les forêts, dans les cavernes, dans les rochers les plus inaccessibles, il vécut quelque temps d'herbes et de fruits sauvages. Enfin, pressé de la faim et réduit à la plus affreuse misère, il se détermina à se rapprocher de Chalcédoine par des sentiers écartés. Il n'avait de ressource que dans la fidélité d'un ami qui vivait à la campagne sur le territoire de cette ville. Cet ami, nommé Stratégius, était un ancien officier du palais, qui s'était retiré avec le titre de sénateur[451]. Le malheureux proscrit lui confia[Pg 229] sa vie et sa famille. Il se tint aussi quelque temps caché dans une terre de l'hérétique Eunomius, qui étant alors absent prétendit dans la suite n'en avoir eu aucune connaissance. De cette retraite il passait souvent à Constantinople, où sa maigreur extrême et son extérieur déplorable le déguisaient assez pour empêcher qu'il ne fût reconnu. Il y recueillait avec une joie secrète les murmures du peuple qui détestait le gouvernement.
[448] Apparebat eum, si umquam potuisset, fore quietis publicæ turbatorem. Amm. Marcell. l. 26, c. 6.—S.-M.
[449] Susurravit obscurior fama; nemo enim dicti auctor exstitit verus. Amm. Marcell. l. 26, c. 6.—S.-M.
[450] Ἐπὶ τὴν Ταυριανὴν Χεῤῥόνησον. Zos. l. 4, c. 5.—S.-M.
[451] Apud fidissimum amicorum delitescebat, Strategium quemdam ex Palatino milite senatorem. Amm. Marc. l. 26, c. 6.—S.-M.
XXIX.
Méchanceté de Pétronius beau-père de Valens.
Amm. l. 26, c. 6.
Cod. Th. l. 9, tit. 34, leg. 7, 8.
Valens se rendait plus odieux par les vices de Pétronius son beau-père que par les siens propres. De simple commandant d'une cohorte, Pétronius était tout à coup parvenu au rang de patrice[452], la première dignité de l'empire après le souverain. C'était un homme aussi mal fait d'esprit que de corps, sans honneur, sans pitié, sans humanité. Le rang que tenait Albia Dominica sa fille, lui persuadait qu'il était au-dessus même de l'empereur, dont il traitait les sujets comme ses esclaves. Pour assouvir son insatiable avarice, il recherchait les dettes du fisc depuis le règne d'Aurélien, faisant valoir des titres surannés et prescrits: également incapable d'écouter et de rendre des raisons, il inventait de nouvelles tortures; il arrachait aux misérables ce qu'ils ne devaient pas; il se repaissait de leurs larmes; on le vit plusieurs fois pleurer lui-même de dépit, parce qu'il était forcé de renvoyer quelqu'un absous sans l'avoir dépouillé. On le comparait aux Séjan, aux Cléandre[453], aux Plautien[454], et à tous ces ministres[Pg 230] détestés, que la postérité compte au nombre des crimes de leurs maîtres. On souffrait de grands maux, on en attendait encore de plus grands: les nobles étaient ruinés; le peuple et les soldats écrasés; tous gémissaient de concert, et pénétrés d'une douleur d'autant plus vive qu'elle était plus contrainte, tous adressaient en secret des vœux au ciel pour être délivrés par quelque heureuse révolution d'un gouvernement si tyrannique[455]. Les écrits outrageants qu'une vengeance impuissante répandait sous main contre l'empereur et son beau-père, portèrent alors Valens à rendre un édit rigoureux contre les libelles diffamatoires: il condamnait à mort non-seulement les auteurs, mais encore ceux qui oseraient publier de pareils écrits, ou même les garder.
[452] Il avait été chef, præpositus, de la cohorte des Martensiens, ex præposito Martensium militum promotus repentino saltu Patricius. Amm. Marcell. l. 26, c. 6.—S.-M.
[453] Invisior Cleandro. Cléandre avait été préfet du prétoire sous Commode, qui finit par lui faire trancher la tête.—S.-M.
[454] Onerosior Plautiano. Plautianus avait été de même préfet du prétoire sous Septime Sévère. On peut voir dans Hérodien l'histoire de son odieux ministère.—S.-M.
[455] Voici comment Ammien Marcellin (l. 26, c. 6) dépeint l'état des choses. Hæc lacrymosa, dit-il, quæ incitante Petronio sub Valente clausere multas paupertinas et nobiles domos, impendentiumque spes atrocior, provincialium et militum paria gementium sensibus imis hærebant; et votis licet obscuris et tacitis permutatio statûs præsentis ope numinis summi, concordi gemitu poscebatur.—S.-M.
XXX.
Intrigues de Procope.
Amm. l. 26, c. 6. Zos. l. 4, c. 5.
La disposition des esprits fit concevoir à Procope un dessein supérieur à son génie encore plus qu'à sa fortune. Il crut que le désespoir général lui rendrait facile à exécuter ce que le sien lui suggérait. N'ayant à risquer qu'une vie plus déplorable que la mort, il résolut de périr, ou de se rendre maître de l'empire[456]. Il se découvrit d'abord à un eunuque de la cour nommé Eugène, disgracié depuis peu, et très-capable par son ressentiment et par ses richesses de le seconder avec zèle et avec succès. Eugène lui promit de sacrifier[Pg 231] tout pour une si noble entreprise. On voyait alors tous les jours passer par Constantinople des troupes qui filaient vers l'intérieur de la Thrace, pour garnir les bords du Danube. Deux cohortes[457] venaient d'arriver, et devaient séjourner dans la ville pendant deux jours. Procope, qui connaissait plusieurs de leurs officiers, les gagna par ses promesses: ils s'obligèrent par serment à le servir.
[456] Procopius ærumnis diuturnis attritus, et vel atrocem mortem clementiorem ratus malis quibus afflictabatur, aleam periculorum omnium jecit abrupte. Amm. Marcell. l. 26, c. 6.—S.-M.
[457] C'étaient les Divitenses et les Tungricani juniores, comme on l'apprend d'Ammien Marcellin, l. 26, c. 6.—S.-M.
XXXI.
Procope prend le titre d'empereur.
Amm. l. 26, c. 6.
Themist. or. 7, p. 91.
Zos. l. 4, c. 5.
Hier. chron.
Idat. chron.
Socr. l. 4, c. 3.
Till. Valens. note 1.
La révolution fut rapide. Dès la nuit suivante ses partisans vont saisir les magistrats dans leurs lits; ils traînent les uns dans les prisons; ils font aux autres une prison de leur maison même. Au point du jour, le 28 de septembre, Procope se rend aux bains d'Anastasie, où les deux cohortes étaient logées. C'était un vaste édifice qui avait pris le nom d'une sœur de Constantin. Les conjurés qui, pendant la nuit, avaient engagé dans leur complot leurs camarades et les soldats, le reçoivent avec joie au milieu d'eux et forment sa garde. Comme on ne trouvait pas de quoi lui faire les ornements impériaux, on l'habilla de plusieurs pièces qui lui donnaient l'air d'un empereur de théâtre[458]. En cet état on l'éleva sur un pavois pour le montrer aux troupes. Le nouvel Auguste soutint fort mal sa dignité; pâle et tremblant, comme un criminel, il remercia avec bassesse les auteurs de son élévation,[Pg 232] leur promettant plus de richesses et d'honneurs qu'il n'en aurait pu donner, supposé même qu'il fût jamais devenu paisible possesseur de l'empire.
[458] Le portrait qu'Ammien Marcellin fait de son élévation est une véritable caricature. Stetit itaque, dit-il, subtabidus (excitum putares ab inferis), nusquam reperto paludamento, tunicâ auro distinctâ, ut regius minister, indutus, a calce in pubem in pædagogiani pueri speciem, purpureis opertus tegminibus pedum: hastatusque purpureum itidem pannulum læva manu gestabat, ut in theatrali scena simulacrum quoddam insigne per aulæum vel mimicam cavillationem subitò putares emersum. Amm. Marcell. l. 26, c. 6.—S.-M.
XXXII.
Il se rend maître de C. P.
Amm. l. 26, c. 6.
Themist. or. 7, p. 91.
Zos. l. 4, c. 5 et 6.
Dans ce ridicule appareil il sortit escorté d'une garde nombreuse. Les soldats sous leurs enseignes marchaient en ordre de bataille; et pour jeter l'effroi, ils frappaient à grands coups de javelots leurs boucliers, qu'ils tenaient élevés sur leurs têtes, afin de se mettre à couvert des pierres et des tuiles dont on aurait pu les accabler du haut des toits. Entre les premiers de la ville, les uns étaient déja arrêtés; les autres, surpris de cet événement imprévu, se tenaient renfermés, sans savoir quel parti prendre. Le peuple, sortant dans les rues, ne témoignait d'abord qu'une curiosité froide et indifférente. Cependant la haine universellement répandue contre Pétronius, jointe aux charmes de la nouveauté, rendait agréable à la plupart cette révolution subite. Les esclaves, la vile populace, les bas-officiers du palais, les vieux soldats qui avaient obtenu leur congé, se joignent de gré aux rebelles, ou sont entraînés par force. Les habitants d'une condition plus honnête et d'un esprit plus sensé s'échappent de la ville, passent le Bosphore, et vont avec empressement se rendre au camp de Valens. Procope à cheval traversait la foule, affectant un air affable et un sourire populaire à travers lequel on démêlait aisément ses craintes. Étant arrivé près de la salle du sénat, il monta sur le tribunal; et comme l'assemblée nombreuse dont il était environné, au lieu des acclamations ordinaires, demeurait dans un morne silence, il se crut au dernier moment de sa vie, un tremblement universel le saisit, et il resta long-temps debout sans pouvoir[Pg 233] proférer une parole. Enfin, faisant un effort, il commença d'une voix faible et entrecoupée à parler de son alliance avec la famille des derniers empereurs. Ses partisans le tirèrent d'embarras en l'interrompant par un murmure flatteur, suivi aussitôt des acclamations confuses du peuple qui le proclama empereur. Plus heureux qu'il n'avait espéré, il entre dans le sénat, où n'ayant trouvé aucun sénateur, mais une poignée de gens sans aveu, il va en diligence prendre possession du palais impérial. Il attire le peuple par toutes les amorces que les tyrans ne manquent pas de présenter d'abord pour gagner les esprits: il promet d'abondantes largesses et la réduction des impôts. Il fait ouvrir le trésor public, les magasins, les arsenaux; il commence lui-même le pillage, et abandonne le reste à l'avidité du peuple.
XXXIII.
Artifices de Procope.
Amm. l. 26, c. 7.
Themist. or. 7, p. 91 et 92.
Zos. l. 4. c. 5 et 6.
Pour animer la confiance des habitants par une vaine apparence de succès, il faisait secrètement partir de Constantinople des courriers, qui, rentrant bientôt après couverts de sueur et de poussière, feignaient d'apporter des nouvelles de l'Orient, de l'Illyrie, de l'Italie, de la Gaule. Ils débitaient hardiment que Valentinien était mort, que tout pliait au nom du nouveau prince; et, ce qu'on aurait peine à croire, si la chose n'était attestée par un auteur contemporain, Procope se faisait présenter publiquement des députés supposés de la Syrie, de l'Égypte, de l'Afrique, de l'Espagne, qui venaient lui offrir les hommages de ces provinces éloignées, comme si par enchantement ils eussent été tout à coup transportés des extrémités de l'empire. Il fallait paraître dupe d'un artifice si grossier, pour éviter d'être mis aux fers et[Pg 234] jeté dans les prisons. Tout était plein d'émissaires et de délateurs qui observaient l'air du visage, les paroles, le silence même.
XXXIV.
Il donne les charges à ses partisans.
Il destitua les magistrats établis par l'empereur, et mit en leur place ses créatures. Salluste Second avait enfin obtenu la permission de quitter la préfecture du prétoire. Nébridius qui lui avait succédé, et Césarius préfet de Constantinople, furent enfermés dans des prisons séparées, afin qu'ils ne pussent avoir ensemble aucune communication. Le tyran les força d'écrire dans les provinces tout ce qu'il voulut. Il conféra la charge de préfet de la ville à Phronémius, et celle de maître des offices à Euphrasius, tous deux Gaulois, tous deux fort versés dans l'étude des lettres; mais la faveur du tyran fait peu d'honneur à leur probité. Gumoaire et Agilon furent rappelés au service qu'ils avaient quitté, et chargés du commandement des troupes[459]. Araxius, beau-père d'Agilon, obtint par ses basses flatteries et par le crédit de son gendre, la dignité de préfet du prétoire. Quantité d'autres achetèrent à prix d'argent les offices du palais et les gouvernements des provinces; quelques-uns en furent pourvus malgré eux: c'était dans toutes les fortunes un bouleversement général; on voyait des hommes de néant s'élever de la poussière, et des personnes de la plus haute naissance tomber dans les dernières disgraces. Le comte Jule était à la tête des armées de Thrace[460]: Procope n'espérait pas de gagner un officier[Pg 235] si brave et si fidèle; il craignait bien plutôt qu'à la première nouvelle du soulèvement, il ne vînt rompre ses mesures. L'usurpateur, l'ayant attiré à Constantinople par une lettre qu'il contraignit Nébridius de lui écrire comme de la part de Valens, s'assura de sa personne. Cette fourberie le rendit sans coup férir maître de toute la Thrace, dont il tira ses principales forces.
[459] Ammien Marcellin (l. 26, c. 7) blâme cette opération de Procope: Administratio negotiorum castrensium Gumoario et Agiloni revocatis in sacramentum committitur inconsultè, ut docuit rerum exitus proditor.—S.-M.
[460] Julius comes per Thracias copiis militaribus præsidens. Amm. Marc. l. 26, c. 7.—S.-M.
XXXV.
Il se prépare à la guerre.
Il fit répandre de grandes sommes d'argent parmi les troupes, qui se rendaient de toutes parts dans cette province pour gagner les bords du Danube; et les ayant réunies en un corps et enivrées de magnifiques promesses, il leur fit prêter serment en son nom avec d'horribles imprécations[461]. Afin de les attacher davantage à sa personne, il avait pris le nom de Constantin[462]; et portant entre ses bras la fille de Constance âgée de trois ans, il leur présentait, les larmes aux yeux, ce dernier rejeton d'une famille qu'ils avaient respectée: il leur répétait sans cesse qu'il était parent et héritier de Julien; il leur montrait une partie des ornements de la dignité impériale, que Faustine, veuve de Constance, lui avait remis[463]. Comme il était important pour lui de s'emparer de l'Illyrie, parce qu'il interrompait par ce moyen la communication[Pg 236] entre les deux empires, et qu'il mettait une barrière entre lui et Valentinien; il envoya à cet effet les plus affectionnés de ses partisans[464], chargés de présents et surtout de pièces d'or frappées au coin du nouvel empereur: mais ces émissaires ne purent échapper aux recherches d'Équitius qui commandait les troupes d'Illyrie. Celui-ci les fit arrêter et mettre à mort; et pour prévenir les entreprises que le rebelle pourrait former sur sa province, il ferma trois passages qui y donnaient entrée: l'un, par la Dacie voisine du Danube[465]; l'autre, par le pas de Sucques; le troisième, par un défilé nommé Acontisma, sur la frontière de la Thrace et de la Macédoine, vis-à-vis de l'île de Thasos.
[461] Sub exsecrationibus diris in verba juravere Procopii. Ammian. Marc. l. 26, c. 7.—S.-M.
[462] C'est ce qui semble résulter, mais d'une manière bien vague, d'un passage du septième discours de Thémistius, p. 92. Ce fait n'est pas au reste confirmé par les médailles; celles qui nous restent de cet usurpateur ne portent pas d'autre nom que celui de Procopius.—S.-M.
[463] Gibbon dit (t. 5, p. 26) que Procope épousa la veuve de Constance. C'est une erreur; on ne trouve rien de pareil dans les auteurs anciens. Au contraire on apprend de Zosime (l. 4. c. 4) que Procope était marié et avait des enfants lorsqu'il se révolta contre Valens.—S.-M.
[464] D'une stupidité téméraire, dit Ammien Marcellin, l. 26, c. 7, et electi quidam stoliditate præcipites ad capessendum Illyricum missi sunt.—S.-M.
[465] Per Ripensem Daciam. Amm. Marcell. l. 26, c. 7.—S.-M.
XXXVI.
Valentinien apprend la révolte.
Amm. l. 26, c. 5.
Zos. l. 4, c. 9.
Hier. chron. in an. 373.
Équitius qui n'avait encore que la qualité de comte, mais qui eut bientôt après celle de maître de la milice, désolait l'Illyrie par des rapines et des exactions; mais il ne manquait ni de vigilance ni d'activité pour la défendre. Dès le commencement des troubles, il en avait été informé[466] par le tribun Antoine qui commandait dans la Dacie[467]; et quoique cet avis fût assez vague et sans aucun détail, il avait cru devoir sur-le-champ le faire passer à Valentinien. Ce prince, ne sachant d'abord si son frère vivait encore, ou si Procope[Pg 237] lui avait ôté la vie avec le diadème, était fort embarrassé sur le parti qu'il devait prendre. Son premier dessein fut de retourner en Illyrie[468]. L'exemple récent de Julien lui faisait craindre que la rébellion ne se communiquât bientôt dans toute l'étendue de l'empire: mais comme il recevait en même temps la nouvelle d'une incursion des Allemans, ses premiers officiers retenaient son ardeur; ils lui conseillaient de ne pas laisser la Gaule exposée aux plus funestes ravages. Les députés des principales villes de cette importante province appuyaient ces conseils des plus vives instances; ils lui représentaient leurs alarmes, leur faiblesse; que son nom seul servirait de défense à leur patrie, et jetterait la terreur parmi les Barbares. Instruit de l'état de son frère par des avis postérieurs, il se rendit enfin, et continua sa route vers Paris, en disant que Procope n'était que son ennemi et celui de Valens, mais que les Allemans étaient les ennemis de l'empire[469]. Il s'en tint à cette idée, et lorsque dans la suite son frère l'eut averti des progrès de Procope, il lui laissa le soin de se défendre. Il se contenta de prendre des précautions pour mettre à couvert l'empire d'Occident. Craignant que Procope ne formât quelque projet sur l'Afrique, il y envoya Néothérius un de ses secrétaires[470], Masaucion officier de ses gardes[471], instruit de l'état du pays où il avait été élevé par le comte[Pg 238] Crétion son père, et un de ses écuyers nommé Gaudentius, dont il connaissait depuis long-temps la fidélité.
[466] Vers la fin d'octobre ou le commencement de novembre, étant en route pour se rendre à Paris. Il apprit en même temps les démonstrations hostiles des Allemans. Et circa id tempus, aut non multò posterius, in Oriente Procopius in res surrexerat novas: quæ prope kal. novembris venturo Valentiniano Parisios, eodemque nuntiata sunt die. Amm. Marcell. l. 26, c. 5.—S.-M.
[467] Qui commandait les troupes de la Dacie méditerranée, agentis in Dacia mediterranea militem. Amm. Marc. l. 26, c. 5.—S.-M.
[468] Il nomma alors Equitius, maître de la milice. His cognitis Valentinianus eodem Æquitio aucto magisterii dignitate, repedare ad Illyricum destinabat. Amm. Marc. l. 26, c. 5.—S.-M.
[469] Replicabat aliquoties, hostem suum fratrisque solius esse Procopium; Alamannos vero totius orbis Romani. Amm. Marc. l. 26, c. 5.—S.-M.
[470] Il fut consul vingt-cinq ans après en 390.—S.-M.
[471] Masaucionem domesticum protectorem. Amm. Marcell. l. 26, c. 5.—S.-M.
XXXVII.
Premiers succès de Procope.
Amm. l. 26, c. 7.
Sueton. in Claud. c. 35.
Valens était sur le point de sortir de Césarée pour entrer en Cilicie, lorsqu'il apprit la révolte de Procope: il retourna aussitôt en Galatie. A mesure qu'il avançait, les progrès du tyran faisaient croître ses alarmes. A la nouvelle de ce qui s'était passé à Constantinople, cet esprit timide tomba dans le même abattement où la révolte de Scribonianus avait autrefois plongé l'empereur Claude: il ne songeait plus qu'à déposer le diadème, et il eut besoin de toute la fermeté de ses officiers pour soutenir sa faiblesse. Enfin, sur leurs remontrances, il se détermina à défendre sa couronne, et fit prendre les devants à deux légions renommées[472], avec ordre d'attaquer l'ennemi partout où elles le rencontreraient. A leur approche, Procope, arrivé depuis peu près de Nicée[473], s'avança en Phrygie, jusque sur le bord du fleuve Sangarius[474]. Déja les deux corps étaient en présence, et les flèches commençaient à voler de part et d'autre, lorsque Procope, poussant son cheval entre les deux troupes, fixa ses regards sur un officier ennemi nommé Vitalianus; et comme[Pg 239] s'il l'eût connu, il l'invita en langue latine à s'approcher. L'étonnement que causait cette démarche imprévue, suspendit le combat. Procope ayant abordé Vitalianus avec politesse: «Voilà donc, lui dit-il, à quoi se termine cette antique fidélité des armées romaines! Voilà l'effet de leurs serments religieux! C'est donc pour des inconnus, c'est pour le service d'un vil Pannonien, le destructeur et le fléau de l'empire, que vous tirez vos épées! Vous voulez, braves soldats, au prix de votre sang et de celui de vos frères, lui assurer la puissance souveraine, à laquelle, jusqu'au moment de son indigne élection, il n'osa jamais aspirer! Déclarez-vous plutôt pour l'héritier de vos anciens maîtres[475], à qui la justice met les armes à la main, non pas pour piller les provinces, mais pour rentrer dans les droits de sa famille.» Ces paroles prononcées d'un ton pathétique éteignirent toute l'ardeur de la troupe ennemie; ils baissent leurs aigles et leurs enseignes, et se joignent aux soldats de Procope: au cri de bataille[476] succèdent des acclamations de joie; tous proclament Procope empereur, et les deux corps réunis le reconduisent au camp, en jurant au nom des dieux que Procope sera invincible.
[472] Les Joviens et les Vainqueurs. Agmina duo prœire jussisset, quibus nomina sunt Jovii atque Victores Amm. Marc. l. 26, c. 7.—S.-M.
[473] Il avait avec lui les Divitenses; et une troupe de déserteurs. Advenerat cum Divitensibus desertorumque plebe promiscua. Amm. Marcell. l. 26, c. 7.—S.-M.
[474] Dans un lieu qui est nommé Mygdus, dans le texte d'Ammien Marcellin, l. 26, c. 7. Il paraît que c'est une faute et qu'on doit y lire Midæum au lieu de Mygdum. Ptolémée et la table de Peutinger font voir que Midæum, Μιδάειον, était une ville de la Phrygie, sur le fleuve Sangarius et sur la grande route qui conduisait de Nicée jusque dans la Galatie, à 84 milles romains, ou environ vingt-huit lieues de Nicée.—S.-M.
[475] Quin potius sequimini culminis summi prosapiam. Amm. Marc. l. 26, c. 7. Procope cherche à relever son origine et à jeter du mépris sur Valens, qu'il appelle Pannonius degener.—S.-M.
[476] Il s'agit du cri que les Barbares appellent barritus. Quem Barbari dicunt barritum, dit Ammien Marcellin, l. 26, c. 7.—S.-M.
XXXVIII.
Siége de Chalcédoine.
Amm. l. 26, c. 8, et ibi Vales.
Socr. l. 4, c. 8.
Ce premier succès fut suivi de plusieurs autres. Pendant que Procope agissait en Asie, le tribun Rumitalcas[477] méditait à Constantinople une entreprise hardie.[Pg 240] C'était un Thrace plein de valeur, qui s'était donné au tyran, et qui en avait reçu pour récompense la charge de maître du palais[478]. Ne pouvant rester oisif, il communiqua son dessein à quelques-uns des soldats qu'on avait laissés à Constantinople, et les ayant fait passer par mer à Drépanum, nommée alors Hélénopolis, il courut à Nicée, et s'en empara. Pour recouvrer cette place importante, Valens détacha Vadomaire avec un corps de troupes, et le chargea du soin de ce siége. Vadomaire était ce roi des Allemans[479], que Julien avait fait enlever et conduire en Espagne. Les nouveaux empereurs l'avaient rappelé de cet exil; il s'était attaché à Valens, qu'il servit toujours avec courage et fidélité. Valens, de son côté, ayant passé par Nicomédie[480], vint attaquer Chalcédoine dont Procope était maître: il y trouva une vive résistance. Les habitants l'insultaient du haut des murs, en l'appelant buveur de bière[481]; c'était la boisson du petit peuple en Illyrie et en Pannonie. L'empereur jura qu'il s'en vengerait, et qu'il raserait les murs de la ville. Cependant rebuté par le défaut de subsistance et par l'opiniâtreté[Pg 241] des assiégés, il se disposait à la retraite, lorsque les troupes enfermées dans Nicée, sortant tout à coup à la suite de Rumitalcas, taillent en pièces le détachement de Vadomaire, et vont sans perdre de temps tomber à l'improviste sur Valens qui était encore devant Chalcédoine. Il était perdu sans ressource, s'il n'eût pas été averti à propos. L'ennemi le suivit de près, et il n'échappa qu'avec peine à la faveur du lac Sunon[482] et des détours du fleuve Gallus: par cette fuite précipitée toute la Bythinie resta au pouvoir de Procope.
[477] Ce nom est le même que celui de Rhémétalcès, qui, ainsi que nous l'apprenons des auteurs anciens et des médailles, fut porté par plusieurs rois de la Thrace et du Bosphore Cimmérien. On voit que ce nom prononcé un peu différemment selon les divers dialectes, était particulier aux Thraces. On peut au sujet de ces princes consulter les articles que je leur ai consacrés dans la Biographie moderne de Michaud, t. 37, p. 462.—S.-M.
[478] Susceptâ curâ palatii. Ammien Marcell. l. 26, c. 8. Il aurait été appelé quelques siècles plus tard Curopalate.—S.-M.
[479] Ex duce et rege Alamannorum. Amm. Marcell. l. 26, c. 8.—S.-M.
[480] Valens était devant cette place le 1er décembre, comme on le voit par une loi datée de ce jour.—S.-M.
[481] Sabaiarius, du nom d'une boisson appelée Sabaia, faite d'orge ou de froment, et qui était ordinairement la boisson des pauvres en Pannonie. Est autem Sabaia ex hordeo vel frumento in liquorem conversis paupertinus in Illyrico potus. Amm. Marcell. l. 26, c. 8. Cette indication est confirmée par un passage de S. Jérôme (in Esaiam, cap. 19, t. 4, p. 292), qui dit Ζύθον, quod genus est potionis ...... vulgò in Dalmatiæ Pannoniæque provinciis, gentili barbaroque sermone appellatur Sabaium.—S.-M.
[482] Per Sunonensem lacum. Amm. Marc. l. 26, c. 8. Ce lac est appelé actuellement Sapandjeh, du nom d'un petit endroit situé sur ses bords. Il portait dans le moyen âge le nom de Sophon. On voit sans peine le rapport qui existe entre ces diverses dénominations.—S.-M.
XXXIX.
Arinthée se fait livrer un des généraux de Procope.
Amm. l. 26, c. 8.
Basil. ep. 269. t. 3, p. 415.
L'empereur regagna promptement Ancyre. Ayant appris que Lupicinus lui amenait d'Orient un renfort considérable de troupes, il reprit courage, et envoya Arinthée, l'un de ses plus habiles généraux, pour chercher l'ennemi. Celui-ci arrivant à Dadastana, bourgade devenue depuis peu célèbre par la mort de Jovien, se rencontra vis-à-vis d'Hypéréchius, jusqu'alors officier du palais[483]. Mais Procope, qui faisait des généraux comme il s'était fait empereur, l'avait mis à la tête d'un détachement. Arinthée le méprisait trop pour daigner le combattre. Il fit alors une action dont on ne voit point d'autre exemple, et qui fut couronnée du succès. C'était l'homme de la plus haute taille et le mieux fait de son siècle; son extérieur vraiment héroïque lui donnait un air d'empire. Profitant de cet[Pg 242] avantage, il ordonna aux soldats d'Hypéréchius de saisir eux-mêmes leur chef et de le lui amener enchaîné. Ces paroles eurent l'effet d'une victoire; ils obéirent, et traînant avec eux leur général devenu leur prisonnier, ils se rangèrent sous les enseignes d'Arinthée.
[483] Castrensis apparitor. Le recueil des lettres de Libanius, publié par Wolf, en contient un grand nombre qui étaient adressées à cet Hypéréchius; elles font voir que cet officier était très-lié avec le rhéteur d'Antioche. Le père d'Hypéréchius s'appelait Maxime.—S.-M.
XI.
Siége de Cyzique.
Amm. l. 26, c. 8.
Zos. l. 4, c. 6.
Soz. l. 6, c. 8.
Philost. l. 9, c. 6.
Procope fut bientôt avantageusement dédommagé de cette perte. Cyzique, capitale de l'Hellespont, était alors remplie de richesses. Vénustus, chargé du paiement de toutes les troupes de l'Orient[484], y avait dès le commencement des troubles transporté la caisse militaire, comme dans la place la plus sûre. C'était d'ailleurs un des plus riches dépôts des trésors de l'empire. Deux classes nombreuses d'habitants étaient sans cesse occupées, l'une à la fabrique de la monnaie, l'autre aux ouvrages d'une célèbre manufacture pour l'habillement des soldats. La place était renommée dès le temps des guerres de Mithridate, tant par l'avantage de sa situation, que par la force de ses murailles. Mais ce qui faisait alors sa faiblesse, c'est qu'elle était défendue par Sérénianus[485], chef d'une garnison aussi faible que son commandant. Procope la fit assiéger par terre et par mer sous la conduite du général Marcellus, son parent. Les attaques n'eurent d'abord aucun succès. Les assiégeants étaient accablés d'une grêle continuelle de traits, de pierres, de javelots, qui rendaient les approches très-meurtrières. L'unique moyen de prendre la ville était de forcer l'entrée du port: mais elle était fermée d'une grosse chaîne de fer, que les vaisseaux, malgré les plus violents efforts, ne purent[Pg 243] jamais rompre. On essaya en vain de la couper à grands coups de hache. Les soldats, les officiers, épuisés de fatigues, ne demandaient qu'à lever le siége, lorsqu'un tribun, nommé Alison, obtint qu'on lui permît de faire une dernière tentative. Pour entrer dans le port, il fallait tourner le dos aux murs de la ville: le tribun ayant joint ensemble trois navires, s'en servit comme d'une plate-forme pour y établir quatre rangs de soldats les uns derrière les autres: le premier rang restait debout, et les trois autres s'inclinaient de plus en plus, en sorte que le quatrième se tenait sur les genoux. Leurs boucliers qu'ils rejetaient en arrière, étant carrés et exactement rapprochés par les bords, formaient un talus, sur lequel les flèches et les pierres lancées du haut des murs coulaient comme l'eau sur la pente d'un toit: cette ordonnance se nommait tortue. Elle était en usage dans le siége des places. Le tribun couvert de cette sorte de défense, approche de l'entrée du port, et ayant soulevé la chaîne, et placé un des anneaux sur une enclume, il vint à bout de le rompre à coups de marteaux et de haches, et d'ouvrir le port à la flotte. La ville se rendit aussitôt. Cette action mémorable sauva la vie à ce tribun, lorsque, dans la suite, on fit mourir les partisans de Procope. Valens lui conserva même son rang dans le service: il périt dans la suite en Isaurie, où il fut tué par une troupe de brigands. Procope s'étant en diligence transporté à Cyzique, fit grace à tous les assiégés. Ce fut, selon Philostorge, à la prière d'Eunomius, que les Ariens avaient nommé évêque de cette ville, et qu'ils avaient ensuite eux-mêmes déposé. Sérénianus[Pg 244] fut excepté de l'amnistie générale[486]; il fut chargé de fers, et conduit dans les prisons de Nicée.
[484] Largitionum apparitor sub Valente. Amm. Marc. l. 26, c. 8.—S.-M.
[485] Ce général était comte des domestiques, domesticorum comes, c'est-à-dire commandant des gardes.—S.-M.
[486] Selon Zosime, l. 4, c. 6, Sérénianus s'était sauvé de Cyzique, et il avait été pris en Lydie.—S.-M.
XLI.
Hormisdas le fils, partisan de Procope.
Amm. l. 26, c. 8.
Hormisdas, fils de ce prince persan qui, s'étant venu réfugier à la cour de Constantin, avait servi avec zèle Constance et Julien, s'était jeté dans le parti du rebelle. Procope lui donna le gouvernement de l'Hellespont et le titre de proconsul, avec pouvoir de commander les armées, et de régler les affaires civiles; rendant ainsi au proconsulat toute l'autorité qui avait été attachée à cette charge au temps de la république[487]. Hormisdas avait épousé une femme riche, d'illustre naissance, et recommandable par sa vertu. Quelques jours après la prise de Cyzique, comme il se promenait seul avec elle sur le rivage, assez loin du vaisseau qui les y avait conduits, ils furent surpris et sur le point d'être enlevés par un parti ennemi[488]. Mais ce jeune guerrier, malgré les traits qu'on lançait sur eux, défendit et sa femme et sa propre vie avec tant de courage et de bonheur, qu'ils eurent le temps de regagner leur vaisseau et de s'échapper ensemble.
[487] Hormisdæ maturo juveni, Hormisdæ regalis illius filio, potestatem proconsulis detulit, et civilia more veterum et bella recturo. Ammien Marc., l. 26, c. 8.—S.-M.
[488] Il était composé de soldats que Valens avait envoyés par des chemins détournés, à militibus quos per devia Phrygiæ miserat Valens. Amm. Marc. l. 26, c. 8.—S.-M.
XLII.
Vexations de Procope.
Amm. l. 26, c. 8.
Themist. or. 7, p. 92 et 99.
Philost. l. 9, c. 6.
L'acquisition d'une ville si importante enfla le cœur de Procope: il regarda ce succès comme le gage d'un bonheur inaltérable, et ne se crut plus obligé de garder aucune mesure. Cette ame faible n'avait point de caractère; il prit celui de la prospérité: il devint superbe, violent, inhumain, aussi injuste que Pétronius.[Pg 245] Il oublia que c'étaient les excès de ce ministre qui lui avaient à lui-même tenu lieu de mérite. Arbétion, ce politique corrompu, dont nous avons parlé tant de fois, ne s'était point encore ouvertement déclaré: aux fréquentes invitations du tyran, il répondait en s'excusant sur ses maladies et sur les infirmités de sa vieillesse. Procope fit enlever tous les meubles de la maison qu'Arbétion possédait à Constantinople: elle était remplie de trésors, fruits des crimes d'une longue vie. Par cette violence, il soulevait contre lui un homme qui n'avait jamais été un ami utile, mais qui fut toujours un ennemi dangereux. Peut-être lui aurait-on pardonné cette injustice exercée aux dépens d'un injuste ravisseur, mais il ne ménagea personne. Sans aucun égard pour les priviléges des sénateurs, il imposa sur tous les sujets des contributions excessives; il exigea dans l'espace d'un mois le tribut de deux années; et les habitants de Constantinople, qu'il avait séduits par tant de magnifiques promesses, se virent en peu de temps réduits à une extrême misère. On rechercha ceux qu'on soupçonnait d'être attachés à l'empereur. L'impie Aëtius, qui vivait à Lesbos, fut à cette occasion en danger de perdre la vie; il se rendit à Constantinople, où peu après il mourut de maladie. Les philosophes n'avaient pas sujet de se louer de Valens: cependant Procope les accusa d'intelligence avec ce prince; et quoiqu'il prétendît lui-même aux honneurs de la philosophie, et qu'il se fût décoré d'une longue barbe, il les força par ses mauvais traitements à détester son usurpation.
XLIII.
Il se prépare à continuer la guerre.
Amm. l. 26, c. 8.
Zos. l. 4, c. 7.
Eunap. in Max. t. 1, p. 59 et 60, ed. Boiss.
La rigueur de l'hiver suspendit pour quelque temps les opérations de la guerre. Le tyran qui prévoyait que[Pg 246] la campagne prochaine serait sanglante et décisive, employa cet intervalle à ramasser des troupes et de l'argent. Il encourageait par des bienfaits ces artisans de la misère publique, qui savent réduire en système l'art de dépouiller les peuples, et qui, pour s'enrichir eux-mêmes sous prétexte d'enrichir le prince, lui procurent par de pernicieux projets une opulence passagère et une longue disette. Il députa un de ses courtisans à la nation des Goths pour leur demander des troupes auxiliaires[489]. Une multitude de déserteurs, d'aventuriers, de barbares vinrent grossir son armée. Il aurait pu porter ses vues jusque sur les provinces les plus orientales de l'empire; il y aurait trouvé les esprits rebutés du gouvernement de Valens, et disposés à se prêter à la révolution. Mais il se borna mal à propos à s'assurer des villes voisines. Il y rencontra beaucoup d'opposition de la part du vicaire d'Asie, nommé Cléarque. Celui-ci était riche, d'une famille illustre, né dans la Thesprotie en Épire, païen fanatique, entêté de magie, et adorateur de ces philosophes insensés qui avaient séduit Julien. Aussi était-il ennemi de Salluste, qu'il traitait de vieillard imbécille, parce que Salluste, idolâtre comme lui, était plus sage et plus modéré.[Pg 247] Cependant Cléarque servit utilement Valens en traversant par toutes sortes de moyens les desseins de Procope.
[489] Zosime rapporte l. 4, c. 7, que Procope envoya quelques personnages distingués, τῶν ἐπιφανῶν τινας ἔστελλε, vers le prince des Scythes ou Goths qui étaient établis au nord du Danube, πρὸς τὸν ἔχοντα τὴν ὑπέρ τὸν Ἴϛρον Σκυθῶν ἐπικράτειαν, pour qu'il lui fournît un corps de dix mille auxiliaires, ὁ δὲ, μυρίους ἀκμάζοντας ἔπεμπε συμμάχους ἀυτῷ. On verra par la suite que le prince auquel Procope écrivit était Athanaric. Zosime ajoute encore que Procope demanda du secours à d'autres peuples barbares, καὶ ἄλλα δὲ βάρβαρα ἔθνη συνῄει, μεθέξοντα τῆς ἐγχειρήσεως. Je ne sais où Gibbon a pu prendre (t. 5, p. 113), que les Goths fournirent à Procope un secours de trente mille hommes. Il se trompe sans aucun doute; car rien de semblable ne se trouve dans les auteurs anciens qu'il a pu consulter touchant ce fait historique.—S.-M.
An 366.
XLIV.
Naissance de Valentinien Galate.
Idat. chron.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 301.
Themist. or. 9, p. 121.
Socr. l. 4, c. 10.
Soz. l. 6, c. 10.
Till. Valens, note 3.
Pendant que Valens, retiré dans la ville d'Ancyre, se préparait à terminer la guerre, il lui naquit le 18 de janvier un fils, qu'il nomma Valentinien Galate, parce qu'il était né en Galatie. C'est mal-à-propos que quelques auteurs le font naître de Valentinien. Ce prince n'eut jusqu'en 371 aucun autre fils que Gratien, né le 18 d'avril en 359. Gratien, âgé de près de sept ans, fut consul cette année avec Dagalaïphe.
XLV.
Bataille de Thyatire.
Amm. l. 26, c. 9.
Zos. l. 4, c. 7 et 8.
Dès que la saison permit de tenir la campagne, Valens, ayant reçu les nouvelles troupes que lui amenait Lupicinus, partit d'Ancyre, et mit garnison dans Pessinunte, pour conserver ce pays dans l'obéissance. Le rebelle mettait l'artifice en usage autant que la force des armes: conduisant avec lui dans sa litière la fille de Constance et sa mère Faustine, il animait les soldats à la défense d'une veuve et d'une orpheline, dont il se disait le parent et le protecteur. Valens, à dessein de surprendre Gumoaire cantonné dans la Lydie[490], prit sa route par des chemins rudes et difficiles, au pied du mont Olympe. Pour opposer à Procope un général rusé et artificieux, il attira à son service Arbétion irrité du pillage de ses biens, et le mit à la tête de ses troupes. Il ne fut pas long-temps sans avoir sujet de s'en applaudir. Les deux armées se rencontrèrent près de Thyatire en Lydie. Arbétion par de sourdes pratiques[Pg 248] débaucha un grand nombre de soldats, qui se rendirent à son camp et l'instruisirent de l'état des ennemis. Il corrompit Gumoaire lui-même, qui aurait pu éviter une action et se retirer sans aucun risque. Le combat s'étant engagé, le jeune Hormisdas, fidèle au parti qu'il avait embrassé, fit des prodiges de valeur, et malgré la trahison du général, il balançait la victoire. Alors, Arbétion quittant son casque et montrant ses cheveux blancs: Enfants, cria-t-il aux soldats ennemis, reconnaissez votre père: vous avez la plupart servi sous mes ordres; joignez-vous à un général de qui vous avez appris à vaincre, plutôt que de vous perdre avec un brigand dont la ruine est assurée. Vous n'avez point d'autre empereur que Valens. A ces paroles on entend de toutes parts répéter dans l'armée ennemie: Valens empereur. Presque tous les soldats se rangent du coté d'Arbétion, et Gumoaire se fit prendre lui-même et conduire au camp de Valens.
[490] On lit dans le texte d'Ammien Marcellin, l. 26, c. 9, dans la Lycie, iter tendebat ad Lyciam. Il est évident que c'est une erreur. La route prise par Valens démontre qu'il s'agit du mont Olympe de Mysie et non de celui qui portait le même nom dans la Lycie, et le lieu où Valens combattit Procope le fait encore mieux voir.—S.-M.
XLVI.
Défaite et mort de Procope.
Idat. chron.
Amm. l. 26, c. 9.
Zos. l. 4, c. 8.
Them. or. 7, p. 91.
Philost. l. 9, c. 5.
Greg. Nyss. contra fatum t. 2, p. 80.
A la nouvelle de ce succès inespéré, l'empereur partit de Sardes, pour marcher au-devant de Procope en Phrygie. Il se livra le 27 de mai près de Nacolia une seconde bataille[491]. C'était le sort du rebelle d'être trahi par ses généraux. Agilon, aussi perfide que Gumoaire, voyant le combat engagé, court à toute bride se jeter dans l'armée de Valens; son exemple entraîna des bataillons entiers, qui baissant leurs enseignes, passent leurs boucliers sous leurs bras, ce qui était un signe de désertion, et se rendent à l'empereur. Procope abandonné prend la fuite; il gagne les bois et les montagnes[Pg 249] voisines, suivi de deux de ses officiers, Florentius et Barchalba[492], que la nécessité plutôt que l'inclination avait engagés dans son parti[493]. Ils errèrent toute la nuit, toujours dans la crainte d'être poursuivis et reconnus à la clarté de la lune. Enfin, Procope abattu de fatigue et de douleur, descend de cheval et se jette au pied d'un rocher. Là plongé dans une tristesse mortelle, il déplorait son infortune et la perfidie de ses officiers, lorsque ses deux compagnons, craignant de partager avec lui ses derniers malheurs, le saisissent, l'attachent avec les courroies de son cheval, et au point du jour l'amènent au camp, et le présentent à l'empereur. Ce malheureux, sans proférer une parole ni lever les yeux, attendit le coup mortel, qui lui trancha la tête, et abattit en même temps la rébellion[494]. Valens, dans le premier accès de sa colère, fit massacrer Florentius et Barchalba[495], dont la trahison, quoique odieuse, ne méritait pas la mort, si Procope n'était qu'un traître et un rebelle. Ainsi périt Procope, âgé de près de quarante et un ans[496]. Sur la foi des astrologues il s'était[Pg 250] flatté de parvenir au comble de la grandeur: après sa mort ces imposteurs, pour sauver l'honneur de leur science chimérique, publièrent qu'ils avaient entendu le comble des maux et non pas de la fortune.
[491] Selon la chronique Paschale, p. 301, Procope fut défait et pris le 20 juin.—S.-M.
[492] Ce dernier s'était distingué selon Ammien Marcellin, l. 26, c. 9, dans les cruelles guerres survenues sous le règne de Constance. Quem per sævissima bella jam inde a Constantii temporibus notum.—S.-M.
[493] Necessitas in crimen traxerat, non voluntas. Amm. Marc. l. 26, c. 9.—S.-M.
[494] Selon Socrate, l. 4, c. 5, Valens aurait fait écarteler Procope en ordonnant de lui attacher les jambes à des branches d'arbres rapprochées avec violence. Le récit d'Ammien Marcellin, ainsi que ceux de Zosime et de Philostorge, font voir que c'est une fable indigne de confiance. Il serait possible cependant que Valens eût fait traiter ainsi le cadavre de Procope, ce qui aurait donné naissance à ce récit, qui a été répété par Theophanes, p. 47, et par Zonare, l. 13, t. 2, p. 32.—S.-M.
[495] Socrate, l. 4, c. 5, substitue Gumoaire et Agilon à ces deux tribuns. Il leur fait subir un supplice semblable à celui qu'il avait déjà attribué à Procope. Cette erreur a été copiée par Sozomène, l. 6, c. 8, et par Nicéphore Calliste, l. 11, c. 4.—S.-M.
[496] Il avait quarante ans et dix mois, selon Ammien Marcellin, l. 26, c. 9. Excessit vitâ Procopius anno quadragesimo, amplius mensibus decem. Il était donc né en l'an 325.—S.-M.
XLVII.
Mort de Marcellus.
Amm. l. 26, c. 10.
Zos. l. 4, c. 8.
Marcellus, parent de Procope, commandait la garnison de Nicée. Zosime rapporte que le tyran lui avait mis entre les mains un manteau de pourpre, aux mêmes conditions qu'il en avait lui-même reçu un de Julien. Dès que ce général eut appris la mort de Procope, il fit tuer Sérénianus qu'il tenait prisonnier. Ce meurtre sauva la vie à beaucoup d'innocents, que Valens, par les conseils de ce méchant homme qu'il écoutait volontiers, n'aurait pas manqué d'immoler à une aveugle vengeance. Après cette exécution, Marcellus courut à Chalcédoine, où il se fit proclamer empereur par une troupe de désespérés. Il comptait sur trois mille Goths qui venaient de passer en Asie pour secourir Procope[497]. D'ailleurs il n'appréhendait rien du côté de l'Illyrie, où la mort du tyran était encore ignorée. Mais un pouvoir si faiblement appuyé fut détruit sans peine. Il n'en coûta à Valens que d'envoyer une troupe de soldats braves et hardis, qui enlevèrent Marcellus comme un criminel, et le jetèrent dans un cachot. On l'en tira peu de jours après pour lui faire endurer de cruels tourments, et le mettre à mort avec ses complices.
[497] C'était une partie des troupes auxiliaires, que Procope avait obtenues des rois Goths, au moyen d'un subside et en faisant valoir sa parenté avec Constantin. Gothorum tria millia regibus jam lenitis ad auxilium erant missa Procopio, Constantianam prætendenti necessitudinem, quæ ad societatem suam parva mercede traduci posse existimabat. Amm. Marc. l. 26, c. 10.—S.-M.
XLVIII.
Punition des complices de Procope.
Amm. l. 26, c. 10.
Zos. l. 4, c. 8.
Them. or. 7, p. 84 et 93.
Liban. vit. t. 2, p. 56, or. 12, p. 392 et or. 13, p. 413.
La conduite de Valens, à l'égard des partisans de[Pg 251] Procope, est un problème historique qu'il n'est pas aisé de résoudre. Ammien Marcellin et Zosime font une affreuse peinture des rigueurs qui furent exercées à cette occasion. Selon ces auteurs, non-seulement on fit la recherche de tous ceux qui avaient prêté du secours au rebelle, qui avaient participé à ses conseils, qui avaient eu connaissance du complot sans en donner avis; mais on n'épargna même ni leurs parents, ni leurs amis, quelque innocents qu'ils fussent. On ne distingua ni l'âge ni la dignité. L'empereur prêtait l'oreille avec empressement à cette foule de scélérats, toujours prêts à dénoncer ceux dont ils espèrent les dépouilles. On épuisa la cruauté des bourreaux. Ceux que le prince traita avec plus d'indulgence, furent proscrits, exilés: on vit des personnes illustres par leur naissance et par leurs emplois passés, réduites à vivre d'aumônes. Le sang ne cessa de couler, que quand l'empereur et ses courtisans furent rassasiés de confiscations et de carnage; et la victoire de Valens devint une calamité publique. D'un autre côté, Thémistius, dans un discours qu'il prononça peu de temps après, fait le plus grand éloge de la clémence de Valens à l'égard des vaincus. Il est vrai qu'un panégyriste ne mérite guère d'en être cru sur sa parole, surtout lorsqu'il parle devant le prince, dont la présence anime la flatterie et déconcerte la vérité: mais avec Thémistius s'accorde Libanius dont l'autorité est ici d'un tout autre poids, que dans les louanges qu'il prodigue à Julien. Ce sophiste ne devait pas aimer Valens, déclaré contre sa cabale, et qu'il accuse même d'avoir cherché l'occasion de le faire périr. Cependant, et dans l'histoire qu'il a laissé de sa propre vie, et dans deux discours[Pg 252] composés après la mort de Valens, il lui rend ce témoignage, qu'il épargna les amis du tyran, et qu'il ne marqua aucun ressentiment contre la ville de Constantinople, quoique cette ville, ayant outragé le prince par des écrits et par des décrets injurieux, ne dût s'attendre qu'à des châtiments. Il attribue même la mort de son disciple Andronicus à tout autre qu'à l'empereur.
XLIX.
Histoire d'Andronicus.
Liban. vit. t. 2, p. 56 et or. 26, p. 604.
Andronicus, gouverneur de Phénicie, s'était rendu recommandable par son désintéressement, par sa douceur, par sa justice. Lié d'amitié avec Procope, le tyran l'avait appelé auprès de lui, et lui avait confié le gouvernement de la Bithynie et ensuite de la Thrace. Quoiqu'il ne se vît qu'à regret dans un parti dont il prévoyait la ruine prochaine, il servit fidèlement Procope, et dans son désastre il crut indigne de lui de trahir un ami malheureux. Il ne voulut pas même se soustraire par la fuite à la vengeance du vainqueur qui aurait été, dit Libanius, assez généreux pour lui pardonner, si le courtisan Hiérius, animé contre Andronicus par une ancienne inimitié, n'eût sollicité son supplice.
L.
Conduite de Valens à l'égard de quelques partisans de Procope.
Amm. l. 26, c. 10.
Ce qui peut encore beaucoup adoucir les couleurs dont Ammien Marcellin s'est étudié à peindre en général les cruautés de Valens, c'est que cet historien, amateur des détails, ne désigne en particulier aucun de ceux qui furent les victimes de cette prétendue inhumanité. Il ne cite que trois rebelles qui étaient en effet les plus coupables; mais ces trois exemples prouvent plutôt la clémence que la cruauté de Valens. Araxius, préfet du prétoire, obtint grace de la vie à la prière de son gendre Agilon; il fut seulement relégué dans une île, d'où il revint même bientôt après[498]. Valens[Pg 253] envoya à Valentinien Euphrasius, maître des offices, et Phronémius préfet de Constantinople, pour décider de leur sort. Euphrasius obtint le pardon; Phronémius fut exilé dans la Chersonèse[499]; et la différence de traitement dans deux causes pareilles doit être attribuée, selon Ammien Marcellin, à l'amitié dont Julien avait honoré Phronémius. Cet historien toujours zélé pour la gloire de Julien, dont il avait fait son héros, et mécontent de Valentinien et de Valens qui le laissèrent sans emploi, suppose que ces deux empereurs haïssaient ce prince, parce qu'ils ne pouvaient l'égaler[500], et qu'ils poursuivirent sa mémoire dans la personne de ses amis, aussi-bien que dans ses établissements qu'ils prenaient à tâche d'abolir.
[498] D'où il s'échappa bientôt après, breve post tempus evasit. Ammian. Marc. l. 26, c. 10.—S.-M.
[499] Chersonesum deportatur. Dans la Chersonèse Taurique sans doute. Un exil dans ce pays était regardé comme un châtiment très-rigoureux.—S.-M.
[500] Inclementius in eodem punitus negotio, ea re quod divo Juliano fuit acceptus: cujus memorandis virtutibus ambo fratres principes obtrectabant, nec similes ejus nec suppares. Amm. Marc. l. 26, c. 10.—S.-M.
LI.
Ruine des murs de Chalcédoine.
Them. or. 11, p. 151 et 152.
Socr. l. 4, c. 8.
Soz. l. 6, c. 9.
Zon. l. 13, t. 2, p. 32.
Cedren. t. 1, p. 310.
Valens avait juré qu'il détruirait les murs de Chalcédoine. Ils étaient de la plus belle structure, bâtis de larges pierres carrées. Il donna ordre de les démolir. Cependant il se laissa fléchir aux prières des députés de Constantinople, de Nicomédie et de Nicée. Mais pour ne pas manquer à son serment, il y fit faire plusieurs brèches, qu'on referma de blocage. Les pierres de ces démolitions, transportées à Constantinople, servirent à la construction des thermes de Carosa. Valens leur donna ce nom qui était celui d'une de ses filles. Il fit aussi bâtir un aquéduc qui, réunissant plusieurs sources de la Thrace, conduisait à Constantinople une grande quantité d'eau. Le bruit se répandit, sans doute[Pg 254] après la mort de Valens, que sur une des pierres tirées des murs de Chalcédoine, s'était trouvée une inscription[501], qui annonçait d'avance en termes clairs l'invasion des Goths et la fin tragique de Valens.
[501] Cette inscription supposée, est composée de neuf vers; elle se trouve dans Socrate, dans Zonare et dans Cédrénus.—S.-M.
LII.
Siége de Philippopolis.
Amm. l. 26, c. 10.
Plin. l. 4, c. 18.
Suid. in Δούλων πόλις.
Avant la défaite de Procope, Equitius, voyant que tout l'effort de la guerre se portait du côté de l'Orient, entra dans la Thrace par le défilé de Sucques, et alla mettre le siége devant Philippopolis. Cette ville nommée d'abord Eumolpias, réparée ensuite et agrandie par Philippe, père d'Alexandre, avait reçu de ce prince le nom de Ponéropolis, c'est-à-dire, la ville des méchants, parce qu'il avait ramassé pour la peupler tous les vagabonds et les scélérats de ses états. Elle quitta bientôt ce nom peu honorable, pour prendre celui de son restaurateur. On la nommait aussi Trimontium, à cause des trois montagnes sur lesquelles elle était bâtie. Elle subsiste encore aujourd'hui sous le nom de Philippopoli. C'était une place importante qui pouvait fermer le passage à Equitius, dont le dessein était de traverser la Thrace pour marcher au secours de Valens. Elle soutint le siége, et ne se rendit qu'à la vue de la tête de Procope, que Valens envoyait à son frère dans la Gaule. Equitius, naturellement dur et impitoyable, traita les habitants avec beaucoup de rigueur.
LIII.
Guerre contre les Allemans.
Amm. l. 27, c. 1 et 2.
Zos. l. 4, c. 9.
Alsat. illust. p. 415, 416.
Valentinien reçut la tête de Procope, lorsqu'il venait de remporter, par la valeur de Jovinus son général, trois victoires sur les Allemans. Cette nation que Julien avait tant de fois vaincue, ayant rétabli ses forces pendant une paix de quatre années, envoya dès le mois de janvier plusieurs corps de troupes qui passèrent le[Pg 255] Rhin sur les glaces, et se répandirent dans le pays où ils firent beaucoup de ravages. Charietton, dont nous avons raconté les aventures[502], commandait alors dans les deux Germanies avec le titre de comte[503]. Il rassembla ses meilleures troupes, et se joignit au comte Sévérianus, qui était en quartier à Châlons-sur-Marne [Cabilo], avec deux cohortes[504]. S'étant réunis ils marchèrent en diligence, et après avoir passé un ruisseau sur un pont, ils aperçurent l'ennemi qui, sans leur laisser le temps de se mettre en bataille, fondit sur eux avec tant de violence, que les Romains culbutés dans le ruisseau se débandèrent et prirent la fuite. Sévérianus, vieillard sans force, fut abattu de cheval et tué par un cavalier ennemi[505]. Charietton perdit aussi la vie, pendant qu'il s'efforçait et par ses reproches et par ses exemples d'arrêter d'une part les fuyards, de l'autre la fougue des vainqueurs. Les Allemans enlevèrent l'enseigne des Bataves[506], et l'emportèrent dans leur camp en exprimant leur joie par des danses et des chants de victoire. C'était pour eux un glorieux exploit, et dans les batailles suivantes, ils portèrent cette enseigne comme un trophée, jusqu'à ce qu'on l'eût arrachée de leurs mains.
[502] Voyez ci-devant, l. X, § 38 et 39, t. 2, p. 260 et 263.—S.-M.
[503] Tunc per utramque Germaniam comes. Amm. Marc. l. 27, c. 1.—S.-M.
[504] C'étaient les Divitenses et les Tungricani.—S.-M.
[505] Ammien Marcellin dit seulement l. 27, c. 1, qu'il fut renversé de son cheval et blessé d'un trait, equo deturbatum, missilique telo peroffensum. Il est évident qu'il ne périt pas en cette occasion, puisque le 17 mai suivant Valentinien lui adressa une loi que nous possédons encore.—S.-M.
[506] Ammien Marcellin dit, l. 27, c. 1, que c'était l'enseigne des Hérules et des Bataves, Ærulorum Batavorumque vexillum.—S.-M.
LIV.
Valentinien veut punir les fuyards.
L'empereur, qui s'était avancé jusqu'à Rheims, n'eut pas plus tôt appris cette fâcheuse nouvelle, qu'il se rendit[Pg 256] au lieu du combat. Ayant rallié ses soldats dispersés, il s'informa avec soin du détail de l'action. Il reconnut que la cohorte des Bataves avait été la première à fuir. Il ordonna aussitôt à toute l'armée de prendre les armes; et l'ayant assemblée dans une plaine voisine, après avoir déchargé sa colère sur les Bataves par des reproches sanglants, il leur commanda de mettre bas les armes; il les déclara esclaves, et permit à quiconque voudrait de les acheter et de les transporter où il jugerait à propos. Les Bataves consternés et couverts d'opprobres restaient immobiles. Alors toute l'armée se prosterne aux pieds de l'empereur; elle le supplie de ne pas éterniser par cet affront la mémoire de leur défaite. Tous les soldats protestent pour eux et pour les Bataves, qu'ils sont prêts à laver leur honte dans le sang des ennemis. Valentinien se laissa fléchir, et les sommant de leur parole, il mit à leur tête Jovinus, général de la cavalerie, avec ordre d'aller chercher les Allemans qui s'étaient divisés en trois corps séparés l'un de l'autre[507].
[507] Ammien Marcellin rapporte, l. 27, c. 2, qu'à la nouvelle de cette défaite, Dagalaïphe partit de Paris d'après l'ordre de Valentinien, pour marcher contre les Barbares; mais qu'il revint bientôt sans les avoir rencontrés, ou même sans les avoir attaqués. Il y a confusion dans cet auteur, il ne peut y être question d'un fait arrivé après que les Allemans eurent passé le Rhin au mois de janvier, puisqu'il dit que bientôt après Dagalaïphe fut nommé consul. Il est évident qu'il s'agit, dans cette occasion, de la première invasion des Allemans à la fin de l'an 365. Voyez sur ce point Tillemont (Valentinien, note 23).—S.-M.
LV.
Victoires de Jovinus.
Jovinus n'avait pas moins de circonspection et de prudence que de bravoure et d'activité. Marchant en ordre de bataille, toujours attentif à couvrir ses flancs dans la crainte de quelque embuscade, il arriva près de Scarponna. Ce n'est maintenant qu'un hameau nommé[Pg 257] Charpeigne à une lieue au-dessus de Pont-à-Mousson[508]. Il y surprit les ennemis qui n'eurent pas le temps de se mettre en défense, et par une attaque prompte et vigoureuse il détruisit entièrement ce corps de troupes. Profitant du premier succès, il s'avança vers un autre corps, qui, après avoir pillé les villages voisins, campait près de la Moselle[509]. S'en étant approché au travers d'un vallon couvert de bois, il trouva les Allemans dispersés sur les bords du fleuve; les uns se baignaient, les autres peignaient leur longue chevelure, et travaillaient à lui donner, selon leur coutume, une couleur rousse et ardente[510]; la plupart s'amusaient à boire ensemble. Il fait à l'instant sonner la charge, et tandis que les ennemis poussant des cris menaçants courent à leurs armes et s'empressent de former leurs bataillons, il fond sur eux et les taille en pièces. Il ne s'en sauva qu'un petit nombre à la faveur des défilés et des forêts. Ces deux corps étant entièrement défaits, il en restait un troisième beaucoup plus nombreux, qui ayant pénétré plus avant dans le pays, était campé près de Châlons-sur-Marne[511]. Jovinus, pour achever sa victoire, marche promptement de ce coté-là, et trouve les ennemis bien préparés à le recevoir. S'étant campé avantageusement, il fait reposer ses soldats. Dès que[Pg 258] le jour paraît, il range son armée en bataille. Elle était inférieure en nombre; mais le général sut par la disposition de ses troupes masquer ce désavantage. Au signal donné les deux armées s'ébranlent. Les Allemans parurent d'abord effrayés à la vue des enseignes de leur nation[512], qu'ils apercevaient dans l'armée romaine; ils s'arrêtèrent, mais bientôt le désir de la vengeance les enflammant d'un nouveau courage, ils en vinrent aux mains. On se battit tout le jour. La victoire n'aurait pas été si long-temps disputée, sans la lâcheté du commandant des troupes légères, nommé Balchobaudes[513], officier aussi fanfaron hors de l'action que poltron dans l'action même. Dans le fort du combat, il se retira avec sa troupe. Un si mauvais exemple pouvait rendre cette journée funeste à l'empire; mais les autres corps continuèrent à combattre avec tant de valeur, qu'ils tuèrent aux ennemis six mille hommes, et en blessèrent quatre mille; ils en eurent de leur coté douze cents de tués et deux cents de blessés.
[508] On trouve cependant un endroit nommé Scarponne dans le département de la Meurthe, sur la rive gauche de la Moselle et sur la route de Nancy à Pont-à-Mousson, à peu prés à égale distance de ces deux villes. L'Itinéraire d'Antonin, p. 365, place Scarponna à 10 milles de Toul (Tullum) et à 12 milles de Divodurum ou Metz. Voyez la Notice de la Gaule, par d'Anville, p. 587.—S.-M.
[509] Ammien Marcellin ne nomme pas cette rivière, il se contente de dire propè flumen.—S.-M.
[510] Quosdam comas rutilantes ex more. Amm. Marc. l. 27, c. 2.—S.-M.
[511] Dans les champs Catalauniques, propè Catelaunos, dit Ammien Marcellin, l. 27, c. 2. Ces plaines furent illustrées depuis par la défaite d'Attila.—S.-M.
[512] Sueta vexillorum splendentium facie territi stetere Germani. Amm. Marc. l. 27, c. 2.—S.-M.
[513] Balchobaudes Armaturarum tribunus. Amm. Marc. l. 27, c. 2.—S.-M.
LVI.
Suite de ses victoires.
La nuit fit cesser le carnage. Les vainqueurs ayant pris du repos, Jovinus les fit sortir du camp aux approches du jour. Voyant que les Barbares s'étaient retirés à la faveur des ténèbres, il se mit à leur poursuite. Ils avaient pris trop d'avance et quelque diligence qu'il fit, il ne put les atteindre. Comme il revenait sur ses pas, il apprit qu'une cohorte[514] qu'il avait détachée pour aller piller le camp des Allemans, y avait surpris le roi[Pg 259] de cette nation peu accompagné, et que, s'en étant saisie, elle l'avait pendu à un gibet. Indigné contre le tribun, il allait le condamner à mort, si cet officier n'eût été disculpé par les soldats mêmes, qui protestèrent que c'était sans ordre et par un emportement militaire, qu'ils avaient usé de cette vengeance, Jovinus, après tant de glorieux succès, revint à Paris, où l'empereur était déja retourné[515]. Valentinien alla au-devant de lui, et le nomma consul pour l'année suivante[516]. Il y eut encore pendant celle-ci contre divers partis d'Allemans plusieurs actions moins considérables, et que l'histoire n'a jugé dignes d'aucun détail. Cette campagne fit respecter à ces Barbares les limites de l'empire, et mit la Gaule à couvert de leurs incursions. L'empereur passa l'hiver à Rheims[517], pour être plus à portée de veiller à la sûreté de la frontière.
[514] Cette cohorte portait le nom d'Ascarii. Il en est question dans la Notice de l'empire d'Occident, rédigée sous le règne de Théodose le jeune; elle y est placée avec les cohortes Hérules et Bataves, parmi les troupes désignées sous le nom d'Auxilia palatina.—S.-M.
[515] On a des lois de Valentinien, rendues dans cette ville, et datées des 7 avril, 17 mai et 14 juin.—S.-M.
[516] Ammien Marcellin remarque qu'à la même époque Valentinien reçut la tête de Procope, qui lui était envoyée par Valens. On a déjà remarqué que Procope périt le 27 de mai de l'an 366.—S.-M.
[517] Il était dans cette ville le 8 octobre.—S.-M.
LVII.
Caractère des divers magistrats de ce temps-là.
Amm. l. 27, c. 3 et 7.
La conduite des magistrats du premier ordre contribuant beaucoup soit à la force et à la gloire, soit au déshonneur et à l'affaiblissement des empereurs et des empires, l'histoire ne doit point oublier ceux qui se sont rendus célèbres par leurs vertus ou par leurs vices. Les monuments de ces temps-là nous en font connaître un assez grand nombre, qui méritent de la postérité des éloges ou des censures. Mamertinus, qui avait joué un si grand rôle sous le règne de Julien, se maintint encore dans la préfecture de l'Italie et de l'Illyrie pendant la première année du règne de Valentinien[518].[Pg 260] Mais il fut déposé dès l'année suivante, et peu de temps après accusé de péculat. Ammien Marcellin ne dit pas quel fut le succès de cette accusation, et son silence même forme un fâcheux préjugé contre ce préfet, que l'historien sans doute a voulu ménager, par honneur pour la mémoire de Julien. C'est encore une chose digne de remarque, que cet auteur nommant tant de fois Mamertinus, ne lui donne jamais de louange; ce qui suffit dans les circonstances pour faire soupçonner que ce favori de Julien n'en méritait aucune. Vulcatius Rufinus, son successeur dans la préfecture d'Italie, s'était acquis l'estime publique pendant le cours d'une longue vie; on le regardait comme un homme parfait. Mais il déshonora sa vieillesse par une extrême avidité qui le rendait peu délicat sur les moyens d'acquérir, pourvu qu'il espérât pouvoir cacher ses rapines. Il obtint de Valentinien le rappel d'Orfitus, préfet de Rome. Celui-ci avait été condamné comme coupable de péculat sur l'accusation de Térentius. Ce Térentius est un exemple des jeux bizarres de la fortune. C'était un boulanger de Rome, qui devint gouverneur de la Toscane[519]. On raconte à son sujet un événement plus assorti au caractère et à la condition du personnage, qu'à la dignité de l'histoire. Quelques jours avant qu'il arrivât en Toscane, un âne était monté en présence de tout le peuple sur le tribunal dans la ville de Pistoie [Pistoria], et s'y était mis à braire de toutes ses forces:[Pg 261] ce qu'on ne manqua pas de se rappeler comme l'annonce du magistrat futur, lorsqu'on vit Térentius assis sur le même tribunal[520]. Cet homme hardi et sans honneur fut, quelques années après, convaincu d'avoir fabriqué des actes, et condamné à mort comme faussaire[521].
[518] Il nous reste un panégyrique de Julien composé par Mamertinus; il en a déjà été question, t. 2, p. 405; liv. XII, § 11.—S.-M.
[519] De la Toscane Annonaire, Tuscia Annonaria. La Toscane était alors divisée en deux provinces distinguées par les surnoms d'Annonaire et d'Urbicaire. L'une, Annonaria, fournissait des vivres à Rome; l'autre, Urbicaria, devait son nom à sa position voisine de Rome. On voit, par une loi de Valentinien, que Térentius était en charge le 28 mai 365.—S.-M.
[520] La ville de Pistoie se nommait Pistoria, et Térentius avait été boulanger (pistor).—S.-M.
[521] Vers l'an 374. Claudius Julius Ædésius Dynamius était préfet de Rome, comme l'indique Ammien Marcellin, l. 27, c. 3, regente Claudio Romam.—S.-M.
LVIII.
Symmaque préfet de Rome.
Amm. l. 27, c. 3.
Symm. l. 1, ep. 38 et in auct. ep. 1 et 6.
Grut. inscr. p. 370, nº 3.
Till. Valent. art. 11.
Le plus renommé des magistrats de ce temps est L. Aurélius Avianius Symmachus, père de celui dont il nous reste dix livres de lettres. Il fut vicaire de Rome, préfet de la même ville, consul subrogé, et revêtu des premières dignités sacerdotales. Il était savant et modeste. Les païens révéraient sa vertu; les chrétiens honoraient sa probité et ses talents. Le sénat l'avait plusieurs fois député aux empereurs; et nous avons vu qu'étant allé trouver Constance à Antioche, il s'était attiré l'estime de toute la ville. Il était toujours le premier consulté dans les délibérations du sénat: son autorité, ses lumières, son éloquence lui donnaient le premier rang dans cette célèbre compagnie. Ce fut à la requête du sénat que dans la suite Gratien et Valentinien II lui firent élever une statue dorée, dont l'inscription qui s'est conservée jusqu'à nos jours, forme un éloge complet. Valens lui en fit ériger une semblable à Constantinople. Sa préfecture fut un temps de tranquillité et d'abondance[522]. Il fit construire à Rome un pont magnifique, qui communiquait de la ville à l'île du Tibre; c'est, selon l'opinion commune, le pont de Saint-Barthélemi, nommé dans l'ancienne inscription le pont de Gratien, qui fut achevé trois ou quatre ans[Pg 262] après la préfecture de Symmaque[523]. Tant de services furent trop tôt oubliés. Quelques années après, un misérable de la lie du peuple s'avisa de débiter dans Rome, qu'il avait ouï dire à Symmaque qu'il aimait mieux perdre son vin, que de le vendre au prix auquel le peuple désirait que le vin fût vendu cette année. Sur ce rapport, sans autre preuve, le peuple alla mettre le feu à la maison de cet illustre sénateur, située au-delà du Tibre. Ce bel édifice fut réduit en cendres, et Symmaque oblige de s'enfuir. Il revint bientôt après avec un nouvel éclat, à la prière du sénat, qui lui avait fait une députation. Il vivait encore en 381; et il eut un avantage que la nature a refusé à la plupart des grands hommes; ce fut de laisser un fils héritier de ses rares qualités.
[522] Il fut préfet en l'an 364 et 365.—S.-M.
[523] L'inscription de ce pont se rapporte à l'an 369.—S.-M.
LIX.
Lampadius.
Amm. l. 27, c. 3.
Lampadius lui succéda dans la préfecture de Rome. C'était ce préfet du prétoire déposé sous Constance pour les fourberies dont il fut convaincu dans l'affaire de Silvanus. Il avait gagné les bonnes graces de Valentinien par une affectation de sévérité et une apparence de vertu. Vain et avide de louanges jusqu'au ridicule, il cherchait occasion de rétablir les anciens monuments pour y faire graver en son honneur des inscriptions pompeuses, comme s'il en eût été le fondateur. Tous les frontispices, toutes les murailles des édifices publics portaient en gros caractère le nom de Lampadius; et la plaisanterie de Constantin, qui pour une semblable raison appelait Trajan l'herbe pariétaire[524], lui aurait été beaucoup mieux appliquée. Sa vanité lui fit faire un jour une action qui n'avait besoin[Pg 263] que d'un autre motif, pour être très-digne d'éloge. Étant préteur, il donnait un magnifique spectacle: après qu'il eut répandu beaucoup de largesses, comme le peuple ne cessait de demander des libéralités pour les comédiens, pour les cochers du cirque, pour les gladiateurs, voulant montrer en même temps sa générosité et le mépris qu'il faisait des recommandations populaires, il assembla tous les mendiants qui avaient coutume de se tenir aux portes de l'église de Saint-Pierre au Vatican, et leur distribua des sommes considérables. Sa préfecture fut troublée par plusieurs séditions: il y en eut une dans laquelle il pensa périr; et il l'aurait bien mérité, s'il était jamais permis à ceux qui doivent obéir, de se venger par eux-mêmes des injustices de leurs supérieurs. Comme il faisait bâtir ou réparer quantité d'édifices, au lieu d'y employer les fonds destinés à cet usage, il envoyait par la ville ses officiers, qui prenaient chez les marchands les matériaux nécessaires qu'on refusait ensuite de payer. Le peuple irrité de ce brigandage, s'étant attroupé autour de sa maison, allait y mettre le feu, s'il n'eût été dissipé à coups de pierres et de tuiles, dont on l'accablait du haut des toits. Comme il revenait en plus grand nombre, le préfet prit le parti de s'évader; il demeura caché hors de Rome, jusqu'à ce que la fureur du peuple fût apaisée.
[524] Voyez t. 1, p. 306, liv. IV, § 82.—S.-M.
LX.
Schisme d'Ursinus.
Amm. l. 27, c. 3 et 9.
Hier. cont. Joann. Hieros. § 8, t. 2, p. 415, et chron.
Socr. l. 4, c. 29.
Soz. l. 6, c. 23.
Baron. ann. 368, 369.
Pagi, in Baron.
Fleury, hist. eccles. l. 16, c. 8, 20, 39, et l. 18, c. 16.
Un magistrat de ce caractère n'était capable que de soulever les esprits. Aussi ne resta-t-il que sept ou huit mois en charge. Juventius fut mis à sa place vers le milieu de cette année 366. Celui-ci, né à Siscia, en Pannonie, était questeur lorsqu'il fut nommé préfet de Rome. Son intégrité et sa prudence le rendaient propre[Pg 264] à rétablir le calme. Son gouvernement aurait été heureux et paisible, si l'ambition n'eût allumé dans le sanctuaire une querelle sanglante, qui remplit l'Église de scandale, et la ville de trouble et de tumulte. Le pape Libérius mourut le 24 de septembre, après avoir tenu le saint-siége plus de quatorze ans. Le premier octobre suivant, Damase fut canoniquement élu. Quoiqu'il n'y eût encore qu'un demi-siècle que le christianisme jouissait de la liberté, la prééminence de l'église romaine avait attaché tant d'honneur à son siége, qu'il était dès lors un objet de jalousie pour ces ames mondaines qui ne cherchent dans les dignités ecclésiastiques que ce qui leur est étranger. C'était dans ce temps-là que Prétextatus, au rapport de saint Jérôme, disait au pape Damase: Faites-moi évêque de Rome, et je me ferai chrétien[525]. Ammien Marcellin, prévenu ainsi que Prétextatus des idées grossières du paganisme, comptant les abus entre les priviléges de l'épiscopat, après avoir parlé des troubles qui survinrent à l'occasion de l'élection de Damase, s'exprime en ces termes: Quand je considère l'éclat qui environne les dignités de la ville de Rome, je ne trouve pas étrange que les ambitieux fassent les plus grands efforts pour y obtenir le siége épiscopal. Ils voient qu'à la faveur de ces places éminentes ils pourront s'enrichir des pieuses offrandes des dames, se faire porter dans des chars, paraître superbement vêtus, avoir une table mieux servie que celle des rois. Cependant, ajoute-t-il par une réflexion plus sensée, ils entendraient bien mieux leur propre bonheur, si[Pg 265] moins occupés de répondre à la grandeur de Rome par celle de leur dépense, ils se rapprochaient davantage de certains évêques des provinces, que leur frugalité, leur simplicité, leur modestie, rendent précieux à la Divinité, et respectables à ses vrais adorateurs. Ce fut sans doute cet éclat extérieur de l'épiscopat qui anima Ursinus, diacre de l'église romaine, à disputer cette dignité à Damase. Ayant formé un parti, il se fit ordonner contre toutes les règles. La sédition éclata. Juventius, secondé de Julien, préfet des vivres, condamna à l'exil Ursinus et ses plus zélés partisans. Le peuple schismatique les arracha des mains des officiers, et les conduisit à la basilique Sicinienne, nommée maintenant Sainte-Marie-Majeure. Là, comme dans une citadelle, Ursinus soutint un siége contre le parti de Damase. On mit le feu aux portes, on découvrit le toit. Le combat fut sanglant, et cent trente-sept personnes de l'un et de l'autre sexe, souillèrent de leur sang la basilique. Juventius ne pouvait calmer cet horrible désordre, et craignant pour sa propre vie, se retira dans une maison de campagne. Dès que l'empereur en fut instruit, il condamna l'anti-pape au bannissement. Mais lui ayant permis l'année suivante de revenir, il fut obligé deux mois après de le bannir une seconde fois: il l'exila en Gaule. Les schismatiques en son absence soutinrent la révolte; et quoique Prétextatus, par ordre de Valentinien, les eût chassés à main armée de la seule église qu'ils possédaient dans l'enceinte de Rome, ils continuèrent de s'assembler en particulier hors de la ville. En l'année 371, Valentinien permit à Ursinus de sortir de son exil, et de se retirer où il voudrait, pourvu qu'il se tînt éloigné de Rome[Pg 266] à la distance de cent milles. Cet esprit brouillon profita encore de cette indulgence pour se joindre aux Ariens, et exciter de nouveaux troubles qui ne furent tout-à-fait étouffés qu'en 381, après le concile d'Aquilée. Gratien, sur la remontrance du concile, bannit Ursinus à perpétuité. Le pape Damase n'avait point pris de part aux violences que le zèle outré de ses défenseurs leur avait fait commettre. Ce fut un prélat aussi illustre par ses vertus que par sa doctrine; et sa mémoire est en vénération dans l'église qui l'a mis au nombre des saints.
[525] Facito me Romanæ urbis episcopum, et ero protinùs christianus. Hieron. adv. Joann. Hierosol., § 8, t. 2, p. 415.—S.-M.
[Pg 267]
I. Altération dans le caractère des Romains. II. Consuls. [III. Situation de l'Orient. IV. Révolutions de l'Arménie. V. Arsace fait une irruption dans la Médie. VI. Sapor attaque l'Arménie. VII. Arsace résiste seul au roi de Perse. VIII. Les Arméniens trahissent leur roi. IX. Fidélité du patriarche Nersès. X. Arsace est prisonnier de Sapor. XI. Perfidie de Sapor. XII. Arsace est emmené prisonnier en Perse. XIII. Conquête de l'Arménie parles Perses.] XIV. Maladie de Valentinien. XV. Gratien Auguste. XVI. Paroles de Valentinien à son fils. XVII. Caractère du questeur Eupraxius. XVIII. Théodose dans la Grande-Bretagne. XIX. Conspiration de Valentinus étouffée. XX. Théodose bat les Saxons et les Francs. XXI. La ville de Mayence [Mogontiacum] surprise par les Allemans. XXII. Mort du roi Vithicabius. XXIII. Actions cruelles de Valentinien. XXIV. Rigueurs de Valentinien dans l'exercice de la justice. XXV. Prétextatus préfet de Rome. XXVI. Valens se déclare pour les Ariens. XXVII. Athanase est encore chassé de son siége. XXVIII. Commencement de la guerre des Goths. XXIX. Leur origine et leurs migrations. XXX. Guerres et incursions des Goths. XXXI. Leur caractère et leurs mœurs. XXXII. Division en Visigoths et Ostrogoths. XXXIII. Causes de la guerre des Goths. XXXIV. Valens refuse de rendre les prisonniers. XXXV. Disposition pour la guerre contre les Goths. XXXVI. Première campagne. XXXVII. Seconde campagne. XXXVIII. Guerre de Valentinien en Allemagne. XXXIX. Disposition des Romains et des Allemans. XL. Bataille de Sultz [Solicinium]. XLI. Second mariage de Valentinien. XLII. Réglement pour les avocats. XLIII. Loi contre les concussions. XLIV. Établissement des médecins de charité. XLV. Probus préfet du prétoire. XLVI. Caractère de Probus. XLVII. Olybrius préfet de Rome. XLVIII. Valentinien fortifie[Pg 268] les bords du Rhin. XLIX. Les Romains surpris et tués par les Allemans. L. Punitions sévères. LI. Suite de la guerre des Goths. LII. Paix avec les Goths. LIII. Forts bâtis sur le Danube. LIV. Valens à Constantinople. LV. Incursions des Isauriens. LVI. Ravages en Syrie. [LVII. Sapor s'empare de l'Ibérie. LVIII. Ses cruautés en Arménie, LIX. Tyrannie de Méroujan. LX. Adresse de la reine Pharandsem. LXI. Para est rétabli en Arménie. LXII. Il est chassé. LXIII. Mort de Pharandsem. LXIV. Para est rétabli de nouveau. LXV. Les Arméniens entrent en Perse. LXVI. Les Perses chassés de l'Arménie. LXVII. Mort d'Arsace.]
An 367.
I.
Altération dans le caractère des Romains.
L'ancienne politique romaine, toujours ambitieuse, quelquefois injuste, en avait du moins imposé à l'univers par des dehors de probité et de justice. Ici l'histoire va nous montrer des rois assassinés, des peuples massacrés contre la foi des traités; la trahison substituée au courage; la bonne foi sacrifiée à l'intérêt, ce principe destructeur de lui-même; la réputation, ce puissant ressort de la prospérité des états, perdue pour toujours; et les Romains avilis par les vices avant que d'être vaincus par les Barbares.
II.
Consuls.
Liban. vit. t. 2, p. 54.
Amm. l. 31, c. 5.
Till. Valens, art. 6.
Jovinus, consul en l'année 367, aurait trouvé place entre les grands hommes de l'ancienne république. On l'a vu dans le temps même que Jovien le dépouillait du commandement dans la Gaule, y maintenir généreusement l'autorité de l'empereur. On vient de raconter ses exploits guerriers, comparables à ceux de L. Marcius en Espagne après la mort des deux Scipions. Mais Lupicinus, son collègue, n'avait pas l'ame[Pg 269] plus élevée que le caractère de son siècle. Ses talents militaires, sa sévérité dans le maintien de la discipline, une connaissance assez étendue de la littérature et de la philosophie, l'avaient fait estimer de Julien, quoiqu'il fût chrétien. Mais il était avare et injuste. Nous verrons dans les années suivantes les funestes effets de ces vices.
III.
[Situation de l'Orient.]
[Amm. l. 25, c. 7 et l. 27, c. 12.]
—[Pendant que Valens défendait contre un usurpateur l'empire qu'il devait à la générosité de son frère, et dans le temps que Valentinien s'efforçait de renouveler chez les Barbares de la Germanie la terreur que le nom de Julien leur avait inspirée autrefois, des événements d'une grande importance s'accomplissaient dans l'Orient, et les Romains en étaient malgré eux les tranquilles spectateurs. On subissait, après quatre ans, les désastreuses conséquences du honteux traité que Jovien avait été obligé de conclure avec les Perses. On abandonnait sans secours aux armes et à la vengeance de Sapor le plus puissant et le plus utile des alliés de l'empire[526]. Enfin, après quatre ans d'une guerre sanglante et qui avait été poursuivie sans interruption, le roi d'Arménie venait de succomber; sa personne et ses états étaient restés au pouvoir des vainqueurs[527]. Les troupes de Sapor menaçaient d'envahir l'Asie Mineure, dans le temps où la guerre contre les Goths contraignait Valens de porter toutes ses forces sur les[Pg 270] rives du Danube. La politique de Sapor était dévoilée toute entière. On comprenait pourquoi ce prince avait si facilement consenti à traiter avec les Romains après la mort de Julien, et pourquoi il avait laissé sortir de ses états leur armée affaiblie par la faim, la fatigue et les combats, se contentant de Nisibe, de Singara et des provinces au-delà du Tigre, qui avaient été enlevées autrefois à son aïeul Narsès[528]. Pour conquérir l'Arménie, il suffisait de l'isoler: la neutralité des Romains était ainsi plus avantageuse à Sapor que la cession passagère de quelques provinces, qu'il aurait fallu bientôt défendre les armes à la main. Pour parvenir à ses fins, il devait donc stipuler que les Romains abandonneraient Arsace à ses seules forces, et qu'ils n'interviendraient en aucune façon dans leurs démêlés. Le roi de Perse savait bien qu'Arsace ne pourrait lui résister long-temps. Le mépris et la haine que le roi d'Arménie s'était attirés par ses vices, ses cruautés et son caractère inconstant; les intelligences que Sapor s'était ménagées parmi les dynastes arméniens; les secours promis par ceux qui avaient ouvertement embrassé le parti des ennemis de leur patrie, tout promettait à Sapor de faciles succès[529]. Le prince persan pouvait ainsi se flatter de l'espoir certain de joindre bientôt à son empire[530] une vaste contrée, conquise par ses aïeux, et depuis un siècle objet de la haine jalouse[Pg 271] de ses prédécesseurs, qui avaient été forcés par les armes romaines d'en reconnaître l'indépendance. Aussitôt après la remise de Nisibe, Sapor s'occupa des moyens de recueillir les avantages qu'il s'était ménagés par la paix qu'il venait de conclure, et, sans tarder, il tourna contre l'Arménie tout l'effort de ses armes[531]. En satisfaisant son ambition, Sapor voulait encore tirer vengeance des secours qu'Arsace avait fournis à Julien, et des ravages qu'il avait commis dans la Médie[532]. Nous allons maintenant retracer le récit de cette lutte opiniâtre; mais pour en mieux saisir toutes les circonstances, il faut remonter un peu plus haut, et faire connaître les révolutions survenues à la cour d'Arménie.
[526] Quibus exitiale aliud accessit et impium, ne post hæc ita composita, Arsaci poscenti contra Persas ferretur auxilium, amico nobis semper et fido. Amm. Marc., l. 25, c. 7. Voy. ci-devant p. 162, note 3, liv. XV, § 11.—S.-M.
[527] Postea contigit, ut vivus caperetur idem Arsaces, et Armeniæ maximum latus Medis conterminans, et Artaxata inter dissensiones et turbamenta raperent Parthi. Amm. Marc. l. 25, c. 7. Voyez aussi ci-devant, p. 163, note 3 et p. 164, n. 1, liv. XV, § 11.—S.-M.
[528] Voyez ci-devant, p. 160, liv. XV, § 10.—S.-M.
[529] Et primò per artes fallendo diversas, nationem omnem renitentem dispendiis levibus afflictabat, sollicitans quosdam optimatum et satrapas, alios excursibus occupans improvisis. Amm. Marc. l. 27, c. 12. Le même auteur avait déjà dit, l. 25, c. 7: Artaxata inter dissensiones et turbamenta raperent Parthi.—S.-M.
[530] Rex vero Persidis longævus ille Sapor....injectabat Armeniæ manum, ut eam.....ditioni jungeret suæ. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[531] Les paroles d'Ammien Marcellin sembleraient faire croire que, selon cet historien, l'Arménie avait été comprise dans le traité fait avec Jovien. Il s'exprime ainsi, l. 27, c. 12. Sapor.... post imperatoris Juliani excessum et pudendæ pacis icta fœdera, cum suis paulisper nobis visus amicus, calcata fide sub Joviano pactorum, injectabat Armeniæ manum..... velut placitorum abolita firmitate. Sapor pouvait ne pas se montrer ami des Romains, en attaquant un prince qui avait été et qui était encore leur allié; mais il ne violait pas précisément la paix conclue, puisque le traité avait expressément spécifié que les Romains n'accorderaient point à Arsace les secours qu'il pourrait demander, s'il était attaqué par Sapor, ne....Arsaci poscenti contra Persas ferretur auxilium. Comme Ammien Marcellin insiste sur cette clause, l. 25, c. 7, et qu'il en fait un vif reproche à Jovien, il est clair qu'il n'a pas songé à établir une exacte relation entre les deux endroits de son histoire, où il parle du traité fait avec les Perses, après la mort de Julien. Voy. aussi ci-devant, l. XV, § 11, p. 162, note 3. Cependant le même historien relate encore dans un autre endroit la convention faite avec Jovien, qui s'était engagé à ne pas défendre l'Arménie, attaquée par les Perses; hoc solo contenti (Persæ), quod ad imperatorem misêre legatos, petentes nationem eamdem, ut sibi et Joviano placuerat, non defendi. Amm. Marc. l. 27, c. 12. Il s'agit ici d'une ambassade envoyée par les Perses en 372, sur ce qu'au mépris des traités les Romains secouraient l'Arménie.—S.-M.
[532] Quod ratione gemina cogitatum est, ut puniretur homo, qui Chiliocomum mandatu vastaverat principis, et remuneret occasio, per quam subinde licenter invaderetur Armenia. Amm. Marc. l. 25, c. 7.—S.-M.
IV.
[Révolutions de l'Arménie.]
[Amm. l. 20, c. 11 et l. 23, c. 2.
Faust. Byz. hist. Arm. l. 4, c. 15.
Mos. Chor. hist. Arm. l. 3, c. 24.
Mesrob, hist. de Ners. c. 2 et 3.]
—[Le mariage contracté par le roi d'Arménie, avec[Pg 272] la princesse Olympias, avait mis un terme aux longues indécisions de ce prince. Cet honneur insigne lui inspira une si vive reconnaissance, qu'il se décida enfin à rompre pour toujours avec le roi de Perse. C'était la première fois que l'orgueil romain consentait à s'allier au sang des Barbares: l'empire en murmurait[533], mais Arsace ne cessait en toute occasion de témoigner son dévouement pour Rome et pour Constance. Son zèle ne se démentit point tant que l'empereur vécut; aussi quand ce monarque se rendit dans l'Orient pour y combattre les Perses, Arsace s'empressa-t-il d'aller à sa rencontre, comme un sujet fidèle; et il revint dans ses états comblé de présents, et plus que jamais décidé à ne plus séparer sa cause de celle des Romains[534]. La mort prématurée de son bienfaiteur le mit dans une position difficile. Ses sentiments pour la mémoire de Constance, l'influence d'Olympias, l'attachement qu'il avait conservé pour la religion chrétienne, malgré tous les crimes dont il s'était souillé, devaient l'éloigner de Julien, ennemi lui-même de ceux que son prédécesseur avait protégé[535]. D'un autre côté, les intrigues de sa première épouse Pharandsem, qui cherchait à reprendre le rang qu'elle avait perdu, et l'opposition des princes dont il avait mérité la haine par ses cruautés, venaient[Pg 273] encore jeter le trouble et la terreur dans l'ame d'Arsace, naturellement timide et irrésolue. C'est là ce qui lui avait mérité les reproches que Julien lui adressait en termes si fiers et si outrageants[536], quand, près d'entreprendre son expédition de Perse, il le sommait d'attaquer Sapor avec ses meilleures troupes du côté de la Médie[537]. En répudiant Pharandsem, Arsace n'avait pu oublier entièrement l'amour que cette princesse lui avait inspiré. Au lieu de la punir de l'aversion qu'elle lui témoignait, il avait allumé dans le cœur de cette femme orgueilleuse toutes les fureurs de l'ambition et de la jalousie. Pharandsem n'aimait pas le roi; la mort de son premier époux[538] était toujours présente à sa mémoire; mais indignée de voir une rivale préférée et honorée, tenir en Arménie le haut rang qu'elle avait occupé, elle ne songea plus qu'à recouvrer son pouvoir sur le faible Arsace et sur l'Arménie. Le crédit de son père et de sa famille, sa beauté, l'avantage d'avoir donné le jour à l'héritier du trône[539], l'amour enfin qui ramenait souvent Arsace à ses pieds, réunissaient autour d'elle un parti nombreux; et peut-être sans la crainte d'irriter les Romains, Arsace aurait-il consenti à renvoyer Olympias. Aussi embarrassé entre ses deux épouses qu'il l'avait été jadis entre les deux monarques, dont il avait tour à tour recherché l'alliance, les scènes qui troublaient sa cour faisaient le scandale et la honte de l'Arménie. Tant de faiblesse[Pg 274] devait conduire à de nouveaux crimes. Aussi un attentat, non moins affreux que tous ceux par lesquels avait déjà été signalé le règne de ce coupable prince, vint bientôt frapper d'horreur tout le royaume. Lassée de persécuter Olympias, Pharandsem eut recours au fer et à la trahison pour se délivrer d'une rivale détestée. Ces moyens ne lui ayant pas réussi, le plus odieux sacrilége ne l'épouvanta pas. C'est jusqu'au pied des autels qu'elle poursuivit sa victime. Un prêtre au service de la cour fut le ministre de sa vengeance; et c'est au milieu du saint sacrifice, en présence de son Dieu, que l'infortunée Olympias reçut, avec le pain consacré, le poison subtil qui ne tarda pas à terminer ses jours[540]. L'histoire a conservé le nom[Pg 275] de ce scélérat[541]. C'était un certain Merdchiounik, du canton d'Arschamouni[542], au pays de Daron; il obtint pour prix de son forfait, le bourg de Gomkoun où il était né. Après la mort d'Olympias, Pharandsem ne fut pas long-temps sans reprendre son empire sur l'esprit du roi, qui, en se laissant guider par elle, et en lui rendant le titre de reine, s'associa au crime qu'elle venait de commettre. Le patriarche Nersès, qui avait conseillé et conclu le mariage du roi avec Olympias, fut enveloppé dans le désastre de cette princesse. Trop convaincu enfin qu'il n'y avait plus rien à espérer d'Arsace, il quitta cette cour impie, où il n'était resté que pour défendre Olympias, et pour arrêter, s'il était possible, par sa présence, les cruautés du roi. Depuis lors, il ne reparut plus devant Arsace: retiré dans un asile éloigné[543], il y déplorait, en silence, les malheurs[Pg 276] de sa patrie. Le roi alors fit déclarer patriarche un de ses serviteurs, qui se nommait Tchounak. Les évêques du royaume furent invités à le reconnaître; tous s'y refusèrent, à l'exception des prélats de l'Arzanène et de la Cordouène[544]. Tchounak passait pour un homme instruit, mais il était faible; il n'osait élever la voix contre les flatteurs d'Arsace, ni blâmer les crimes de ce prince; il ne savait qu'obéir à ses ordres.
[533] Voyez ci-devant, t. 2, p. 242, livre X, § 23, et p. 346 et 347, l. XI, § 23.—S.-M.
[534] Constantius accitum Arsacem Armeniæ regem, summaque liberalitate susceptum præmonebat et hortabatur, ut nobis amicus esse perseveraret et fidus. Audiebat enim sæpius eum tentatum a rege Persarum fallaciis, et minis, et dolis, ut Romanorum societate posthabita, suis rationibus stringeretur. Qui crebrò adjurans animam prius posse amittere quam sententiam, muneratus cum comitibus quos duxerat, rediit ad regnum, nihil ausus temerare postea promissorum, obligatus gratiarum multiplici nexu Constantio. Amm. Marc. l. 20, c. 11.—S.-M.
[535] Voyez ci-devant, p. 37, note 3, liv. XIII, § 31.—S.-M.
[536] Voy. ci-dev., p. 37-43, l. XIII, § 31 et 32, et p. 63, l. XIV, § 6.—S.-M.
[537] Arsacem monuerat Armeniæ regem, ut collectis copiis validis jubenda opperiretur, quò tendere, quid deberet urgere, properè cogniturus. Amm. Marc. l. 23, c. 2.—S.-M.
[538] Voy. t. 2, p. 228, liv. X, § 13.—S.-M.
[539] Ce prince appelé Para par Ammien Marcellin, est nommé Bab ou Pap, par les Arméniens. Voy. t. 2, p. 232, note 2, liv. X, § 14.—S.-M.
[540] C'est faute d'avoir connu ces détails que tous les auteurs modernes, tels que le savant Tillemont, et après lui Lebeau et Gibbon (t. 5, p. 103 et 106), ont prolongé jusqu'en 372, l'existence d'Olympias, lui attribuant ce qu'Ammien Marcellin raconte, l. 27, c. 12, de la reine d'Arménie, mère du jeune Para, fils du roi Arsace. Olympias n'est mentionnée que deux fois dans toute l'antiquité; d'abord dans S. Athanase (ad monach. t. 1, p. 385), et une autre fois dans Ammien Marcellin, l. 20, c. 11. Partout ailleurs cet historien ne se sert plus que des mots regina, on bien Arsacis uxor. Ce devait en être assez pour faire douter qu'il fût en effet question d'une même personne, dans les divers passages de cet auteur. Tillemont (Hist. des Emp., Valens, n. 12) a bien remarqué cette différence, mais pour en rendre raison, il aurait fallu qu'il eût connu les détails de l'histoire d'Arménie. Une considération fort juste fut la cause de son erreur, qui d'ailleurs était presque inévitable. Voyant que le fils d'Arsace, quoique fort jeune en 372, était cependant déja en état de gouverner par lui-même, et sachant qu'Olympias, mariée en 358 avec Arsace, vivait encore en l'an 360, il en a conclu qu'il ne pouvait être né d'une femme épousée après la mort d'Olympias. D'un autre côté, la reine qui avait survécu à la captivité d'Arsace étant mère de Para, elle ne pouvait être une autre qu'Olympias, à moins qu'on ne la supposât une première épouse d'Arsace, dont rien n'indiquait l'existence. Il aurait fallu admettre qu'Arsace avait eu deux femmes à la fois. Tillemont repousse cette idée, «Arsace qui était chrétien, dit-il, n'avait pas deux femmes en même temps.» Il se trouve justement que cette considération, aussi raisonnable que vraisemblable, est fausse; mais je le répète, il était impossible de le deviner, sans la connaissance des monuments historiques de l'Arménie. Tillemont est tout-à-fait exempt de blâme sous ce rapport; mais il n'en est pas de même de Lebeau et de Gibbon, car à l'époque où ils écrivaient, Moïse de Khoren avait été publié avec une version latine. Cet auteur distingue bien les deux femmes d'Arsace, Pharandsem et Olympias, et il fait voir clairement que le roi Bab ou Para était fils de la première.—S-M.
[541] Moïse de Khoren qui a raconté, l. 3, c. 24, l'histoire de l'empoisonnement d'Olympias, n'a pas rapporté le nom de son assassin; on le trouve dans Faustus de Byzance, l. 4, c. 15, et dans l'histoire de saint Nersès par Mesrob (c. 2, p. 71, édit. de Madras). Celle-ci l'appelle un peu différemment, Merdchemnig.—S.-M.
[542] Ce canton s'appelait aussi Aschmouni; ce qui n'est qu'une altération de l'autre nom. Cette dénomination venait de la ville d'Arschamaschad, appelée aussi Aschmouschad par une corruption du même genre. C'est l'Arsamosata des anciens, c'est-à-dire la ville d'Arsame, du nom d'un prince qui avait régné dans cette région au 3e siècle avant notre ère. L'étendue du pays d'Arschamouni a beaucoup varié. Il était situé près du bras méridional de l'Euphrate, au nord des montagnes qui séparent la Mésopotamie de l'Arménie. Voyez à ce sujet mes Mém. hist. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 100 et 105.—S.-M.
[543] Selon Mesrob, historien du dixième siècle, qui a écrit en arménien une vie de S. Nersès, remplie de fables et de faits controuvés, le patriarche se retira à Édesse (c. 4, p. 82, édit. de Madras). Cette indication peut être admise malgré le peu de confiance que doit, en général, inspirer cet auteur. Ce Mesrob qui était prêtre dans le bourg de Hoghots-gegh, dans le canton de Vaïots-dsor, dépendant de la province de Siounie, écrivit son ouvrage en l'an 962.—S.-M.
[544] Selon le même Mesrob (ch. 4, p. 83), ce Tchounak fut sacré par George, évêque de Karhni, ville du pays d'Ararad au nord de l'Araxes, qui fut assisté par Dadjad, évêque des Andsevatsiens dans la Moxoène, et par Siméon, évêque de l'Arzanène, (en arménien Aghdsnikh).—S.-M.
V.
[Arsace fait une irruption dans la Médie.]
[Amm. l. 23, c. 3, et l. 25, c. 7.
Faust. Byz. l. 4, c. 25.]
—[Ayant ainsi rompu tous les liens qui, en l'attachant à la mémoire de Constance, l'éloignaient de son successeur, et se trouvant dirigé par une femme qui avait de si puissants motifs de redouter l'alliance du roi de Perse, dont elle l'avait déja détaché une fois[545], Arsace n'eut plus aucune raison qui l'empêchât de seconder de toutes ses forces l'entreprise de Julien. Ses tergiversations, ses irrésolutions[546], qui devaient lui venir d'Olympias et du patriarche Nersès, firent place à des sentiments tous contraires qui lui étaient sans doute communiqués par Pharandsem. L'empereur n'eut plus besoin d'ordres pour presser un allié incertain: Arsace devançait ses vœux, et dans le temps où lui-même descendait l'Euphrate pour aller assiéger Ctésiphon, le roi d'Arménie se jetait de son côté sur les provinces de Sapor[547]. L'influence seule de Pharandsem[Pg 277] suffit pour expliquer tous ces changements. La déposition du patriarche fut peut-être encore un dernier sacrifice destiné à apaiser les soupçons de Julien[548]. Tandis que le comte Sébastien et Procope, à la tête de l'armée de Mésopotamie, se préparaient à franchir le Tigre, pour appuyer les opérations de Julien, le roi d'Arménie rassemblait ses soldats pour faire une irruption dans la Médie, et effectuer sa jonction avec les généraux romains[549]. Aussitôt que les troupes auxiliaires qu'il avait demandées aux rois des Huns[550] et des Alains[551] furent arrivées, il se mit avec le connétable Vasag à la[Pg 278] tête de son armée, et il pénétra dans l'Atropatène[552], où il mit tout à feu et à sang. Ammien Marcellin, qui raconte les ravages commis par Arsace dans le canton de la Médie, qu'il appelle Chiliocome[553], est le garant de la véracité de l'historien arménien Faustus de Byzance. Les succès du roi d'Arménie rendirent plus périlleuse la situation du monarque persan et les inquiétudes de Sapor furent telles, qu'au moment même où il voyait ses états sur le point d'être envahis par un ennemi bien plus formidable en apparence, qui menaçait déja la capitale de l'empire, il se crut obligé de se porter d'abord contre les Arméniens. Durant tout le temps que Julien fut sur le territoire persan, Sapor resta dans la Persarménie[554], sans pouvoir y obtenir aucun avantage sur les Arméniens, qui le battirent même dans les environs de Tauriz[555]. Sa position devenait tous les jours plus critique. La marche rapide de Julien[Pg 279] l'alarmait. Ce monarque, en faisant sa jonction avec les troupes qu'il avait laissées en Mésopotamie, allait se trouver en communication avec Arsace[556]; et Sapor qui n'était pas en mesure de résister aux trois armées réunies, n'aurait pu empêcher l'empereur de s'avancer en vainqueur dans l'intérieur de la Perse[557]. Le prince sassanide fit alors partir de son camp dans la Persarménie, le général Suréna, pour entrer s'il était possible en négociation avec les Romains, et bientôt après traversant les montagnes des Curdes, il se dirigea, avec la meilleure partie de ses forces, vers l'Assyrie, pour faire en personne tête à l'orage. Il s'approchait à grandes journées du Tigre, quand Julien fut tué[558].
[545] Voy. t. 2, p. 233 et 235, liv. X, § 16 et 17.—S.-M.
[546] Voy. ci-devant, p. 37-43, l. XIII, § 31 et 32.—S.-M.
[547] Chiliocomum mandatu vastaverat principis. Amm. Marc. l. 25, c. 7. Voyez ci-devant, p. 163, l. XV, § 11.—S.-M.
[548] Voy. ci-devant, page 39, note 4, liv. XIII, § 31.—S.-M.
[549] Mandabatque (Julianus) eis, ut si fieri potius posset, Regi sociarentur Arsaci: cumque eo per Corduenam et Moxoenam, Chiliocomo uberi Mediæ tractu, partibusque aliis præstricto cursu vastatis, apud Assyrios adhuc agenti sibi concurrerent, necessitatum articulis adfuturi. Amm. Marc. l. 23, c. 3.—S.-M.
[550] Cette indication est de Faustus de Byzance, l. 4, c. 25. Les Huns qui ne semblent paraître pour la première fois dans l'histoire du Bas-Empire qu'en l'an 376, d'une manière un peu importante, sont connus depuis une époque plus ancienne par les auteurs arméniens; ce qui n'est pas étonnant, puisque les Arméniens étaient plus voisins des pays qu'ils habitaient. Leurs historiens font mention des guerres que leur roi Tiridate qui régna depuis l'an 259 jusqu'en 312, soutint contre ces peuples qui avaient fait une irruption en Arménie. J'ai déja remarqué, t. 2, p. 177, n. 1, l. IX, § 30, qu'il était bien probable que la nation alliée des Perses qui est appelée Chionitæ par Ammien Marcellin, (l. 16, c. 9, l. 17, c. 5, et l. 19, c. 1 et 2) était la même que celle des Huns qui s'était mise alors à la solde du roi de Perse comme nous la voyons maintenant au service du roi d'Arménie. Il est bien probable que les Huns n'étaient pas plus inconnus aux Persans qu'aux Arméniens. Les Huns étaient des peuples semblables aux Alains, aux Massagètes et aux autres nations établies entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne, qui, soit isolément, soit ensemble, passaient souvent le mont Caucase, pour combattre ou pour servir les rois et les peuples qui se trouvaient au-delà de cette montagne. Nous aurons d'autres fois occasion de faire la même remarque.—S.-M.
[551] Les auteurs anciens et les Arméniens nous apprennent que les Alains erraient autrefois dans les vastes plaines désertes qui s'étendent au nord du mont Caucase. Ils faisaient de là de si fréquentes incursions au midi de cette montagne, que le grand défilé qui la traverse vers le milieu, en reçut chez les Arméniens le nom de porte des Alains. Il est certain qu'ils étaient établis, dès le premier siècle de notre ère, dans ces régions. Vers cette époque, ils firent dans l'Arménie une grande invasion qui est relatée dans l'histoire de Moïse de Khoren (l. 2, c. 47). La guerre se termina par une alliance entre les deux nations et le roi d'Arménie épousa Sathinik, fille du roi des Alains. Dans la suite, les enfants du roi d'Arménie passèrent le Caucase pour aller soutenir les droits du frère de Sathinik contre un usurpateur qui lui disputait son héritage (Mos. Chor., l. 2, c. 49). Une des familles nobles de l'Arménie, qui portait le nom d'Aravélienne, était Alaine d'origine (Mos. Chor., l. 2, c. 55).—S.-M.
[552] Ce pays portait, en arménien et en persan, le nom d'Aderbadegan, on l'appelle à présent Aderbaïdjan. (Voyez t. 1, p. 408, note 3, liv. VI, § 14). Cette région fut long-temps gouvernée par des rois particuliers, dont les derniers furent de la race des Arsacides; ensuite, selon les diverses fortunes de la guerre, elle appartint en tout ou en partie aux Persans ou aux Arméniens. Quand ces derniers en étaient les maîtres, ils y entretenaient pour la garde de cette frontière, un officier qui résidait dans la ville de Tauriz, dont il sera question ci-après dans la note 4. (Faust. Byz., l. 4, c. 21, et l. 5, c. 4 et 5. Mos. Chor., l. 2, c. 84).—S.-M.
[553] Voyez ci-devant, p. 163, l. XV, § 11.—S.-M.
[554] Voyez ci-devant, p. 158, note 2, liv. XV, § 9.—S.-M.
[555] Cette ville, qui a été décrite par un grand nombre de voyageurs, est capitale de l'Aderbaïdjan, l'Atropatène des anciens, et actuellement la résidence du prince héritier du royaume de Perse. Elle porte encore le même nom. Cependant on l'appelle plus ordinairement Tébriz; c'est ainsi qu'elle est désignée dans les livres persans; l'autre dénomination est plus en usage dans le peuple et parmi les Arméniens, chez lesquels la prononciation de ce nom a varié plusieurs fois; car on le trouve dans leurs écrits sous les formes Thavresch et Tavrej. Les Arméniens expliquent d'une manière fabuleuse l'origine de ce nom; le vrai est qu'on l'ignore. Peut-être est-il venu de la Perse; car le véritable nom de cette ville, chez les Arméniens, était Kandsak ou Gandsak, qui paraît dans les auteurs anciens et dans les byzantins, sous les formes Γάζα, Γάζακα, Γαζακὸν, et Καντζάκιον. Ιl serait possible que cette dénomination lui vînt de ce que les trésors des rois du pays y étaient déposés; car le mot Gaza, qui se trouve avec ce sens dans le grec et le latin, existe aussi dans les langues orientales. Kenz, en persan et en arabe, et Gandz, en arménien, ont la même signification. On pourrait trouver dans les temps modernes des exemples de dénominations analogues. Pour distinguer cette ville d'une autre cité du même nom, située dans l'Arménie septentrionale, non loin du Cyrus, et voisine de l'Albanie, ils l'appellent Gandsak Schahasdan ou Gandsak Aderbadakani, c'est-à-dire Gandsak royale ou Gandsak de l'Aderbadagan. Elle devait encore à sa magnificence et à sa force les surnoms de Seconde Ecbatane et de ville aux sept enceintes. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 129.—S.-M.
[556] Voyez ci-devant, p. 126, l. XIV, § 39.—S.-M.
[557] Voyez ci-devant, p. 120, l. XIV, § 35; p. 157, et p. 158, note 2, l. XV, § 9.—S.-M.
[558] J'ai déjà fait voir, p. 158, note 2, que le roi de Perse n'était pas encore arrivé en présence des Romains quand Julien fut tué. Aux autorités que j'y ai déja alléguées, on peut joindre encore ce passage dans lequel Ammien Marcellin rapporte, l. 25, c. 7, que le roi avait été informé, pendant qu'il s'approchait, des pertes éprouvées par son armée avant son arrivée. Rex Sapor et PROCUL ABSENS, ET CUM PROPÈ VENISSET, exploratorum perfugarumque veris vocibus docebatur fortia facta nostrorum, fœdas suorum strages, et elephantos, quot numquam rex antè meminerat, interfectos.—S.-M.
[Pg 280]
VI.
[Sapor attaque l'Arménie.]
[Amm. l. 25, c. 7 et l. 27, c. 12.
Faust. Byz. l. 4, c. 21.
Mos. Chor. l. 3, c. 36.]
—[Cet événement tira le roi de Perse d'embarras: de suppliant il devint le maître d'imposer aux Romains de dures conditions; mais il préféra une modération apparente, qui livrait un royaume entier à son ambition et à sa vengeance. Peu de temps après que le traité eut été conclu et mis à exécution, ses troupes filèrent vers le nord pour tomber sur l'Arménie, laissée à ses seules ressources. Cependant ce ne fut pas uniquement à la force que Sapor fut redevable de ses succès. Il connaissait assez bien l'Arménie pour savoir qu'il n'était pas facile de pénétrer dans un pays hérissé de montagnes escarpées, coupé de vallées[559] profondes et de torrents rapides, et rempli de tant de difficultés naturelles, qu'il présentait presque partout aux habitants d'excellents moyens de défense. C'était en pratiquant des intelligences dans ce royaume, en le minant par de secrètes intrigues, en le fatiguant par de soudaines irruptions, renouvelées souvent sur une multitude de points à la fois, que Sapor pouvait espérer d'en achever la conquête[560]. Il voulait que la nation accablée, épuisée s'en prît à[Pg 281] son roi de tous les maux qu'elle éprouvait. Pour désunir les dynastes du pays, et les armer contre leur souverain, ou les uns contre les autres, il flattait ceux-ci, attaquait ceux-là, portant partout la terreur et le désordre[561]. Les deux apostats, Méroujan l'Ardzrounien[562], et Vahan le Mamigonien[563], le secondèrent puissamment dans l'exécution de ses desseins. Les vastes possessions du premier lui ouvraient un passage jusque dans le centre du pays. L'ambition, la soif de la vengeance et la haine que Méroujan nourrissait contre le christianisme, furent les meilleurs auxiliaires de Sapor. Les liens de parenté qui unissaient les deux rebelles avec les grandes familles, pour la plupart ennemies du roi, favorisaient les succès de Méroujan. Pour l'encourager davantage, Sapor le flattait de l'espoir de monter sur le trône d'Arménie après la soumission complète du royaume, et sa sœur Hormizdokht, qu'il lui avait donnée en mariage[564], était garante de[Pg 282] ses promesses. Fier d'une aussi belle alliance[565], Méroujan, soit seul, soit uni aux Persans, ne cessait de porter le fer et le feu dans le cœur de l'Arménie. Les princes de la noble famille de Camsar[566] n'y étaient plus pour la défendre: égorgés, dépouillés, exilés par Arsace, réfugiés chez les Romains, ils étaient forcés d'être les spectateurs de la ruine de leur patrie; il ne leur était pas même permis de s'associer à ses malheurs.
[559] C'est à cette disposition physique que la plupart des provinces ou cantons de l'Arménie doivent les terminaisons de dsor, phor et hovid, qui entrent dans la composition de leurs noms. Ces mots signifient tous vallée, creux, enfoncement. Les auteurs anciens avaient déja fait cette remarque; car Strabon en racontant, l. 17, p. 532, que Tigrane, retenu dans sa jeunesse en otage chez les Parthes, n'avait recouvré sa liberté qu'au prix d'une portion de ses états, dit qu'il fut obligé de leur abandonner soixante-dix vallées, ἑβδομήκοντα αὐλῶνας, c'est-à-dire soixante-dix cantons.—S.-M.
[560] Voyez les passages d'Ammien Marcellin, rapportés ci-devant, p. 270, note 2, liv. XVII, § 3.—S.-M.
[561] Sollicitans quosdam optimatum et satrapas, alios excursibus occupans improvisis. Amm. Marc., l. 27, c. 12.—S.-M.
[562] Voyez t. 2, p. 236, l. X, § 19.—S.-M.
[563] Voyez t. 2, p. 239, l. X, § 20.—S.-M.
[564] Selon Faustus de Byzance (l. 5, c. 59), cette princesse avait épousé le prince Mamigonien Vahan, qui s'était associé à l'apostasie de Méroujan et à sa haine contre l'Arménie. Selon Moïse de Khoren, au contraire, l. 3, c. 29 et 48, Vahan s'était marié à une princesse de la famille des Ardzrouniens, nommée Dadjadouhi, qui était sœur de Méroujan. C'est même cette grande parenté qui aurait donné naissance à leur intime union. Voy. t. 2, p. 239, l. X, § 20. Selon les deux historiens arméniens (Faust. Byz., l. 5, c. 59, et Mos. Chor., l. 3, c. 48), cet apostat périt par les mains de son fils Samuel, qui après ce meurtre chercha d'abord un asile dans la Chaldée Pontique, et puis ensuite chez les Romains. Il est à remarquer que Moïse de Khoren, par inadvertance sans doute, a placé dans ce dernier récit le nom de Vartan pour celui de Vahan. On peut voir, t. 2, p. 234, l. X, § 17, comment Vartan, frère de Vahan et du connétable Vasag, était mort victime de la perfidie du roi Arsace. Je crois, au sujet de ce mariage, devoir préférer le témoignage de Moïse de Khoren à celui de Faustus de Byzance; car si Vahan avait épousé Hormizdokht, il n'aurait pu être appelé le beau-frère de Méroujan; d'ailleurs Sapor n'avait pu donner sa sœur qu'au principal chef de ses partisans en Arménie, et il est évident par le récit des deux historiens arméniens que Méroujan fut toujours considéré comme occupant le premier rang.—S.-M.
[565] Moïse de Khoren rapporte (l. 3, c. 36), que Sapor donna en même temps à Méroujan plusieurs bourgs et diverses possessions en Perse.—S.-M.
[566] Voyez t. 2, p. 240, l. X, § 22. Voyez aussi, sur l'origine de cette famille, tome 1, page 408, note 1, l. VI, § 14. Le nom de Camsar venait d'un surnom que portait le premier de cette race, qui était venu s'établir en Arménie. Ce prince, fils de Pérozamad, et illustre par son courage, avait été blessé dans une bataille livrée par les Perses au grand Khakan de l'Orient. Comme il avait eu une portion du crâne emporté dans cette occasion, on lui donna le surnom de Camsar, dérivé des mots persans Kam (moins) et sar (tête), c'est-à-dire tête diminuée (Mos. Chor., l. 2, c. 84).—S.-M.
VII.
[Arsace résiste seul au roi de Perse.]
[Faust. Byz. l. 4, c. 22, 26-43 et 45-49.]
—[Cependant Arsace réduit à ses seules forces se prépara à soutenir dignement la lutte périlleuse dans laquelle il était engagé. Pharandsem, non moins illustre par son courage que par sa beauté, lui inspirait sans doute une partie de la noble énergie de son ame. Sans espoir d'être secouru par les Romains, sans moyen de désarmer la colère de Sapor, il prit le parti de ne devoir son salut qu'à lui-même. Aussitôt que les chefs des corps d'observation, placés dans l'Atropatène et à Gandsak-Schahastan, à présent Tauriz, eurent annoncé l'approche des ennemis, le connétable Vasag, dont la valeur et l'activité étaient infatigables, disposa[Pg 283] tout pour une vigoureuse résistance. Cependant les soldats de Sapor s'avançaient vers l'Arménie, sur trois points à la fois. Hazaravoukhd commandait la première armée; la seconde marchait sous les ordres d'Andékan; le roi lui-même s'était réservé la troisième. A son exemple, Arsace divisa ses troupes en trois corps, destinés à faire face à chacune des armées persannes. Le premier fut confié au connétable; le second à Bagas, frère du roi, guerrier plus brave que prudent; Arsace garda le commandement du troisième. Les Persans étaient déja dans l'intérieur du royaume, et la division commandée par Hazaravoukhd avait passé l'Araxe, quand le connétable se présenta pour la combattre dans les plaines d'Érével, au pays de Vanand[567]. Le choc fut terrible; et les Persans vaincus furent obligés de recourir à la fuite, abandonnant aux Arméniens un immense butin et tous leurs éléphants. Le même jour, dit-on, le frère du roi triomphait sur un autre point: il avait rencontré les ennemis sur les bords septentrionaux du lac de Van à Arhesd[568], où quarante ans avant, Vatché, père du connétable Vasag, avait défait les Persans, unis aux rebelles de l'Arménie méridionale[569]. Le général de Sapor fut tué, laissant une victoire complète aux Arméniens, qui perdirent de leur côté celui[Pg 284] qui les commandait. Bagas, emporté par sa valeur, s'était précipité au milieu des éléphants: un d'entre eux, qui était d'une taille extraordinaire, magnifiquement orné, et qui portait les marques royales, frappa ses regards; il crut que Sapor le montait; il met pied à terre, s'avance l'épée à la main et le frappe; dans l'instant même l'éléphant tombe accablé par une grêle de traits, et il écrase sous lui l'imprudent guerrier. Arsace n'était pas moins heureux de son côté contre Sapor lui-même. Ce prince s'était posté à Oskha dans la province de Pasen[570]. Arsace surprit son camp à la faveur de la nuit, passa au fil de l'épée un grand nombre de ses soldats, et le contraignit de prendre honteusement la fuite. Sapor résolut, après ce triple revers, de ne plus envoyer des corps de troupes considérables en Arménie, mais de harceler ce pays par de continuelles attaques, ou par de subites invasions, pour détruire en détail les forces de son adversaire: cette tactique lui réussit mieux. Malgré cela, Vasag, toujours à la tête des armées royales, ne cessait de faire partout face aux Persans, volant sans cesse d'une extrémité à l'autre du royaume: on le voyait sur toutes les frontières, chassant, repoussant, détruisant les ennemis de son roi; réprimant, punissant les rebelles, et déjouant ainsi tous les projets de Sapor, dont il rendait la réussite plus que douteuse. Plus d'une fois même il pénétra sur le territoire persan, et il y vengea par de sanglantes représailles les maux de l'Arménie. L'historien contemporain, Faustus de Byzance, a conservé les noms de tous les chefs[571] persans qui ravagèrent[Pg 285] alors l'Arménie par les ordres de leur roi. Je ne donnerai pas ici le fastidieux récit d'expéditions toutes semblables, il me suffira de dire que ces généraux vaincus ou maltraités par les Arméniens furent toujours repoussés[Pg 286] avec perte[572]. Enfin, après quatre ans d'une résistance glorieuse, signalée par une multitude de combats, l'Arménie intacte semblait encore défier tous les efforts de ses ennemis. Le traître Méroujan et ses adhérents, trompés dans leurs espérances criminelles, étaient obligés de cacher leur honte au milieu des ennemis de leur patrie. Si Arsace avait eu affaire à un adversaire moins opiniâtre, ou animé d'une haine moins vive, il aurait pu se tirer avec honneur d'une lutte aussi inégale. L'Arménie, épuisée, fatiguée de victoires, n'avait plus les moyens de renouveler ou de continuer une guerre si sanglante: des armées persannes remplaçaient sans cesse celles qui avaient été défaites. Arsace faisait encore bonne contenance, mais il ne pouvait dissimuler sa faiblesse, et le moment fatal où son sort devait se décider était arrivé.
[567] Ce pays, qui avait été occupé au deuxième siècle avant notre ère par une colonie de Bulgares, et qui avait pris le nom de leur chef Vound (Mos. Chor., l. 2, c. 6), faisait partie de la province d'Ararad et il était voisin du pays de Pasen. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 107 et 108.—S.-M.
[568] Ce bourg, où il se trouvait une pêcherie royale, était dans le pays des Peznouniens. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 26 et 252.—S.-M.
[569] Il s'agit ici d'une guerre faite à l'Arménie sous le règne de Chosroës II fils de Tiridate, par le dynaste des Peznouniens, nommé Tadapen ou Databès révolté contre son souverain (Faust. Byz., l. 3, c. 8).—S.-M.
[570] Voyez t. 1, p. 411, note 2, liv. VI, § 14.— S.-M.
[571] Une grande partie du quatrième livre de Faustus de Byzance, depuis le chapitre vingt-sixième jusqu'au cinquantième, est consacrée au récit de ces expéditions. Cet auteur fait connaître vingt-deux généraux persans différents, sur lesquels nous allons donner quelques notions sommaires. 1º Vin; il revint en Arménie après la prise du roi Arsace, pour achever la conquête du pays. 2º Andékan; différent, à ce qu'il paraît, de celui qui a été mentionné un peu plus haut; il périt dans son expédition. 3º Hazaravoukhd; il portait le même nom qu'un autre général défait par le connétable Vasag; il ravagea l'Arzanène, où il fut aussi vaincu par Vasag. Il périt dans le combat. L'histoire d'Arménie fait mention de plusieurs généraux persans qui vivaient à des époques plus modernes et qui s'appelaient de même Hazaravoukhd. 4º Vahridj; il fut vaincu et tué dans un lieu nommé Makhazian, dont la position est inconnue. 5º Goumand-Schahpour; celui-ci était accompagné du traître Méroujan. 6º Dehkan-Nahabied; il était Arménien et parent des Mamigoniens. 7º Souren; issu du sang des Arsacides; c'est celui dont il a déja été question ci-devant, p. 79, note 2, liv. XIV, § 15. 8º Abakan-Vsémakan. 9º Zik; il portait le nom de chef des messagers (Noviragabied) du roi. 10º Souren; il était Persan; c'est celui dont j'ai parlé ci-devant, page 79, note 2, liv. XIV, § 15. Il fut fait prisonnier. 11º Hrevscholom; il était parent du roi d'Arménie et de la même race, sans doute de la famille des Arsacides. 12º Alana-Ozan; il était aussi de la race des Arsacides. Il en sera encore question ci-après, p. 290, 393, § 10 et 11. 13º Boïekan; il est qualifié de grand prince persan. Il fut vaincu et tué auprès de Tauriz, dans l'Atropatène. 14º Vatchagan; ce nom fut porté par plusieurs des rois de l'Albanie Caucasienne. Il est dit que celui-ci était un des dynastes persans. Il fut vaincu dans le centre de l'Arménie, auprès du fort de Darioun, situé dans le canton de Gog, non loin des sources de l'Euphrate méridional. 15º Meschkan; dynaste persan. 16º Maridjan; autre dynaste. 17º Zindakapied; je soupçonne ce nom de n'être qu'un titre, attribué en Perse au surintendant des éléphants. Celui-ci n'est désigné que comme un simple général. 18º Le grand-maître de la garde-robe du Sakastan (Anterdsabied Sakesdan), pays appelé actuellement Sedjestan ou Sistan. Hanterdsabied signifie littéralement en arménien chef des vêtements. 19º Schabesdan Dagarhabied, c'est-à-dire le grand-échanson du Schabestan; j'ignore quel est ce pays. 20º Mogats Anterdsabied (le grand-maître de la garde-robe des mages); la nature et les fonctions de cette charge me sont également inconnues. 21º Hamparakabied (le grand-panetier du roi de Perse); il fut vaincu dans la Cordouène, auprès de la ville de Salmas, qui existe encore avec le même nom au nord-ouest du lac d'Ourmi; et enfin 22º Merhikan, qualifié du simple titre de général.—S.-M.
[572] Faustus de Byzance, ou plutôt les copistes qui nous ont transmis son histoire, pour relever d'autant les exploits des Arméniens, exalte outre mesure les forces des Persans; il ne les compte que par trois ou quatre cents myriades. Le même esprit d'exagération se remarque dans tout son ouvrage.—S.-M.
VIII.
[Les Arméniens trahissent leur roi.]
[Faust. Byz. l. 4, c. 50.]
—[Ce que la force n'avait pu, la trahison l'acheva; les secrètes menées de Sapor obtinrent enfin un plein succès auprès des seigneurs arméniens. Arsace était dans son camp sur le territoire persan, dans l'Atropatène, non loin du pays des Caspiens[573], quand il apprit la défection générale des grands du royaume et de toutes les familles puissantes. L'exemple fut donné par les dynastes du midi. Tous les satrapes de[Pg 287] l'Arzanène[574], alliés par une origine commune avec la famille de Méroujan[575], se soulevèrent en même temps, fortifièrent leurs châteaux, garnirent de murs et de retranchements les issues de leurs vallées tournées vers l'Arménie, et se réunirent aux troupes du roi de Perse. On apprit presque aussitôt la révolte de la Gogarène[576] et des régions voisines situées sur la frontière septentrionale du royaume, du côté de l'Ibérie[577], vers les rives du Cyrus. Les princes de Gardman[578] et d'Artsakh[579][Pg 288] en firent autant. La contagion ne tarda pas à s'approcher du camp d'Arsace; les chefs de la Cordouène et des cantons voisins passèrent aussi du côté des Perses. Arsace n'eut bientôt plus les moyens de rentrer dans ses états; il se trouva cerné sur un territoire étranger. Tant de révolutions répandirent le désordre et la terreur dans son camp, et les murmures de ses soldats lui apprirent qu'il ne devait plus compter sur eux au moment du danger. Les princes mêmes qui ne le trahirent pas, l'abandonnèrent. Salmouth, seigneur de l'Anzitène[580], et le prince de la Sophène, regardant sa cause comme perdue et prévoyant tous les maux qui allaient fondre sur leur patrie, quittèrent le camp et se retirèrent chez les Romains.
[573] Les anciens plaçaient la Caspiène, c'est-à-dire le pays des Caspiens, dans le voisinage de l'Albanie, sur la rive droite du Cyrus, non loin de son embouchure dans la mer Caspienne, sur les frontières de l'Atropatène, à l'occident des Cadusiens, qui occupaient la plus grande partie du Ghilan moderne. Ce territoire semble répondre au pays qui porte actuellement le nom de Moughan, du côté de la ville d'Ardebil, dans l'Aderbaïdjan.—S.-M.
[574] Outre le pétéaschkh de l'Arzanène, Faustus de Byzance, § 4, c. 50, fait encore mention du pétéaschkh de Norschirag et des familles de Mahker et de Nihoragan. Le pays de Norschirag était sur les bords du Tigre, au nord de Ninive.—S.-M.
[575] La famille des princes de l'Arzanène, dont le chef portait par héritage le titre de pétéaschkh (voyez sur cette dignité, t. 2, p. 210, l. X, § 3, et ci-devant, p. 41, note 2, liv. XIII, § 32), descendait de Sennachérib, roi d'Assyrie, de même que la race des Ardzouniens, ainsi que nous l'apprend Moïse de Khoren, l. 1, c. 22. Schareschar, un des descendants de Sanasar, fils de Sennachérib, avait obtenu de Vagharschak, premier roi arsacide en Arménie, an milieu du deuxième siècle avant notre ère, le titre de grand-pétéaschkh du sud-ouest de l'Arménie ou du pays d'Aghdsen qui est l'Arzanène (Mos. Khor., l. 2, c. 7). Sa postérité était encore en possession de ce pays dix siècles après; un certain Abelmakhra, qui en était seigneur en l'an 896, en fut dépouillé par un prince arabe nommé Ahmed, qui régnait à Amid. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 164.—S.-M.
[576] Cette province, nommée par les Arméniens Koukar, et située sur les frontières de l'Ibérie, était aussi gouvernée par un grand pétéaschkh. Voyez sur ce pays mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 79-86.—S.-M.
[577] Comme les habitants de la Gogarène étaient pour la plupart de la même race que les Ibériens ou Georgiens, et que les gouverneurs militaires ou pétéaschkh de la frontière septentrionale de l'Arménie, étaient préposés pour défendre le royaume des attaques des Ibériens, ils étaient souvent appelés commandants militaires ou pétéaschkh de l'Ibérie, et leur pays recevait de là le nom d'Ibérie. Leur charge était héréditaire. Les Arméniens appellent les Ibériens Virk et leur pays Véria; c'est sans doute de là que vient le nom d'Iberia, que nous avons reçu des Grecs. Les Ibériens se désignent eux-mêmes par la dénomination de Kharthli.—S.-M.
[578] Ce pays, situé sur les bords du Cyrus, faisait partie de la province d'Arménie nommée Otène. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 87.—S.-M.
[579] Ce pays était aussi sur les bords du Cyrus, et limitrophe de l'Albanie. Ce nom d'abord propre à un petit canton, s'étendit ensuite à une grande partie de l'Arménie orientale. Voyez le même ouvrage, t. 1, p. 148-152.—S.-M.
[580] Voyez ci-devant, p. 43, note 1 l. XIII, § 32.—S.-M.
IX.
[Fidélité du patriarche Nersès.]
[Faust. Byz. l. 4, c. 51.]
—[La nouvelle de ces désastres jeta le trouble dans toute l'Arménie: les seigneurs, les chefs des villes et des campagnes, les gouverneurs et tous les officiers civils et militaires, se réunirent pour aviser aux moyens de préserver l'état des grands malheurs qui le menaçaient. Ils désiraient prévenir l'arrivée des Persans et désarmer Sapor, en lui envoyant une ambassade solennelle chargée de lui demander un autre roi, ou de lui livrer l'Arménie sans condition. Cependant ils n'osaient prendre, de leur chef, une aussi grande résolution; ils voulaient le consentement du clergé, très-prononcé contre les Perses; ils souhaitaient surtout que le patriarche Nersès approuvât et légitimât pour ainsi dire leur démarche. Ils vinrent donc le trouver dans sa solitude, et lui exposèrent la triste situation du royaume. «Voilà[Pg 289] trente ans[581], lui dirent-ils, qu'Arsace est roi; il ne nous a jamais laissé une année de repos, jamais nous n'avons pu quitter nos épées, nos lances et nos cuirasses; épuisés de fatigues, il nous est impossible de supporter plus long-temps une telle lutte, il vaut mieux nous soumettre au roi de Perse et imiter ceux de nos compatriotes qui ont abandonné Arsace, pour se joindre à Sapor. Si le roi veut continuer la guerre, qu'il aille au combat avec son connétable Vasag et avec Antiochus, son beau-père; mais, pour sûr, aucun des nôtres ne marchera plus avec lui.» Les torts et les crimes d'Arsace eussent été plus grands encore qu'ils ne l'étaient, que Nersès n'aurait pu méconnaître quels étaient ses devoirs envers son roi, sa religion et son pays: aussi son langage fut-il bien opposé à ce qu'en attendaient les chefs arméniens. Le patriarche leur rappela les commandements de Dieu qui les obligeaient d'obéir à leur maître, sans juger sa conduite: il leur remontra que le Seigneur avait voulu les éprouver en leur donnant un prince injuste, mais qu'il n'en était pas moins leur souverain légitime, que l'Arménie était l'héritage des Arsacides, qu'on leur devait fidélité jusqu'au bout, et qu'enfin il ne fallait pas, en haine d'Arsace, livrer le pays à des infidèles; que ce serait trahir la loi de Dieu, dans laquelle on devait mettre sa dernière espérance. Les exhortations du saint patriarche furent si efficaces, que les seigneurs et les chefs arméniens consentirent à se séparer, sans envoyer vers le roi de Perse, et en abandonnant à Dieu le salut de l'Arménie.
[581] La guerre avait précédé l'avènement d'Arsace, qui, comme nous l'avons vu, t. 1, p. 406-412, l. VI, § 14, remonte à l'année 338, et on était alors en l'an 367. Il y avait donc effectivement trente ans que ce prince occupait le trône d'Arménie.—S.-M.
[Pg 290]
X.
[Arsace est prisonnier de Sapor.]
[Faust. Byz. l. 4, c. 52 et 53.
Mos. Chor. l. 3, c. 34.
Procop. de bell. Pers. l. 1. c. 5.]
—[Cependant Arsace était toujours au milieu de l'Atropatène, dans une situation désespérée; tous les jours, il voyait diminuer le nombre de ses soldats, et il ne comptait pas assez sur la fidélité de ceux qui lui restaient, pour aller avec eux tenter un dernier effort. L'armée qui le pressait, était commandée par un certain Alana-Ozan, issu d'une des nombreuses branches de la famille des Arsacides, qui subsistaient encore en Perse[582]. Le roi d'Arménie tenta de le gagner, en invoquant leur commune origine. «Tu es de mon sang et de ma race, lui disait-il; pourquoi me poursuis-tu avec tant d'acharnement? Je sais que c'est à regret que tu es venu me combattre, et que tu n'as pu éluder les ordres de Sapor. Laisse-moi quelques instants de repos, pour que je puisse me réfugier chez les Romains; je te donnerai des états, je te comblerai de bienfaits, je te traiterai enfin en bon et fidèle parent.» Ses offres et sa prière furent rejetés avec mépris. «Comment! lui répondit Alana-Ozan; tu n'as pas épargné les princes de Camsar[583], nos parents, qui te touchaient de bien plus près que moi, qui habitaient ton pays, qui suivaient ta religion; et tu penses que je t'épargnerai, moi qui suis éloigné de toi par ma patrie et par ma foi! tu t'imagines que, dans l'espoir de tes incertaines récompenses, j'irai perdre celles que je tiens de mon roi?» Il ne restait plus à Arsace d'autre[Pg 291] ressource que de vendre chèrement sa vie; lui et son connétable étaient décidés d'aller chercher la mort au milieu des Perses. Le reste de l'armée refusait de s'associer à leur désespoir. Les messages continuels que Sapor ne cessait d'envoyer au camp, pour engager Arsace à venir traiter avec lui en s'abandonnant à sa foi, abusaient les soldats, et en leur faisant espérer la paix, les empêchaient de seconder la résolution de leur souverain. «Qu'il vienne conférer avec moi, disait le roi de Perse, je le recevrai comme un père; si nous ne nous accordons pas, je le renverrai en lui indiquant un lieu convenable pour combattre, et terminer nos différends par les armes.» Arsace était dans une position telle, qu'il ne pouvait accepter ni refuser les offres de Sapor. Devait-il, en effet, sans sûreté et sans garantie, aller trouver un roi, son mortel ennemi, également impatient de satisfaire son ambition et sa vengeance? Les siens, presque révoltés, joignaient leurs menaces aux invitations du monarque persan, qui, pour le rassurer complètement, lui adressa une lettre fermée d'un cachet, qui portait l'empreinte d'un sanglier. Tel était l'usage suivi par les rois de Perse, quand ils voulaient rendre leurs promesses inviolables[584]. Il fallut enfin se décider[585], Arsace[Pg 292] et son connétable Vasag[586], s'acheminèrent donc, bon gré, mal gré, vers le camp des Perses, où aussitôt les gardes nobles de Sapor, les environnèrent comme pour leur faire honneur, et s'assurèrent de leurs personnes.
[582] Moïse de Khoren, l. 3, c. 34, donne à ce général le surnom de Balhavig ou Palhavik, commun à presque tous les princes issus de la famille des Arsacides de Perse. Ce surnom, selon le même auteur, l. 2, c. 27 et 65, leur venait de la ville de Balkh ou Balh, dans la Bactriane. C'est de cette ville, la Bactra des anciens, que les Arsacides tiraient leur origine, ou plutôt c'est là qu'ils s'étaient déclarés indépendants des Séleucides, plus de deux siècles avant notre ère.—S.-M.
[583] Voyez t. 2, p. 240, l. X, § 32.—S.-M.
[584] On ne trouve rien dans toute l'antiquité, sur cet usage, attesté de la manière la plus formelle par Faustus de Byzance, liv. 4, c. 53.—S.-M.
[585] L'histoire de la captivité du roi Arsace se trouve racontée dans Procope (de Bell. Pers. l. 1, c. 5), d'une manière toute conforme à ce que rapporte Faustus de Byzance. L'auteur grec atteste qu'il a puisé son récit dans les historiens arméniens (ἡ τῶν Ἀρμενίων ἱϛορία φησὶν, ou bien ἡ τῶν Ἀρμενίων συγγραφὴ λέγει); rien n'empêcherait donc de croire qu'il eût tiré sa narration de Faustus de Byzance lui-même. Il faut remarquer seulement que Procope au lieu de donner au roi de Perse son véritable nom, l'appelle, j'ignore par quelle raison, Pacurius. Ce n'est sans doute qu'une faute de copiste, Πακούριος pour Σαβούριος. Procope fait précéder son récit d'un petit abrégé, tiré aussi des livres arméniens, et dans lequel il raconte ce qui s'était passé avant la captivité du roi d'Arménie. Cet abrégé ressemble beaucoup à ce que j'ai extrait de Faustus de Byzance. On pourrait donc penser que Procope avait effectivement cet auteur sous les yeux; mais il faut supposer aussi qu'il ne l'entendait pas bien, ou qu'il a mis de la négligence dans son travail, car on pourra remarquer qu'il diffère en plusieurs points de Faustus. Il dit donc que les Arméniens et les Perses s'étaient fait une guerre implacable pendant trente-deux ans, δύο καὶ τριάκοντα ἔτη, sous le règne de Pacurius (Sapor) et d'Arsace du sang des Arsacides, ἐπὶ Πακουρίου μὲν Περσῶν βασιλεύοντος, Ἀρμενίων δὲ Ἀρσάκου Ἀρσακίδου ἀνδρὸς. On voit qu'il s'agit de l'état de guerre presque continuel, dans lequel l'Arménie s'était trouvée avec la Perse pendant le règne d'Arsace, depuis l'enlèvement et la mutilation de son père Diran (voy. t. 1, p. 408, liv. VI, § 14), et qui se prolongea après lui. C'est ce que les Arméniens rappelaient au patriarche Nersès dans leurs doléances et à peu près de la même façon, comme on le peut voir ci-devant, p. 288, § 9. Faustus de Byzance commence aussi dans les mêmes termes le récit de la dernière catastrophe d'Arsace, l. 4, c. 50, seulement il y dit que la guerre avait duré trente-quatre ans. Dans cet intervalle, ajoute Procope, les Persans eurent à soutenir la guerre contre d'autres Barbares, voisins des Arméniens, πρὸς ἄλλους βαρβάρους τινὰς, οὐ πόῤῥω Ἀρμενίων διῳκημένους. Ceux-ci, pour leur montrer le désir de rétablir la paix entre les deux états, attaquèrent et battirent ces Barbares. Le roi de Perse fut si touché de ce service qu'il appela Arsace auprès de lui et le traita comme un frère, τῆς τε ἄλλης αὐτὸν φιλοφροσύνης ἠξίωσε, καὶ, ἄτε ἀδελφὸν, ἐπὶ τῇ ἴσῃ καὶ ὁμοίᾳ ἔσχε. Faustus de Byzance emploie les mêmes expressions lorsqu'il parle de la reconnaissance que Sapor témoigna au roi d'Arménie après la prise de Nisibe; voyez t. 2, p. 220, liv. X, § 8. Les deux rois se lièrent par de mutuels serments. Mais peu de temps après, χρόνῳ δὲ οὐ πολλῷ ὕστερον, le roi de Perse ayant appris que le prince arménien se préparait à les violer, il le manda pour qu'il vînt conférer avec lui, τὸ κοινολογεῖσθαι ὑπὲρ τῶν ὅλων. La suite diffère peu de ce que raconte Faustus. Il est facile de voir en comparant les deux récits, comment Procope a altéré cette histoire en l'abrégeant.—S.-M.
[586] Procope donne le nom de Basicius, Βασίκιος, au connétable Vasag; c'était, dit-il, un homme distingué par sa valeur et par son extrême habileté et qui était, pour cette raison, général et conseiller du roi; στρατηγὸς καὶ ξύμβουλος ἦν, ἀνδρίας τε γὰρ καὶ ξυνέσεως ἐπὶ πλεῖστον ἀφῖκτο.—S.-M.
[Pg 293]
XI.
[Perfidie de Sapor.]
[Faust. Byz. l. 4, c. 54.
Mos. Chor. l. 3, c. 34 et 35.]
—[Sapor n'avait pas encore tout ce qu'il désirait, il savait bien que pour être sûr de la possession de l'Arménie, il fallait être maître de la reine, des principaux satrapes et de l'héritier légitime, qui pouvaient se réfugier chez les Romains, et y trouver des forces suffisantes pour lui ravir sa conquête. Arsace fut donc traité pendant quelque temps avec les égards dus à son rang, et laissé libre en apparence[587]; convié à la table de Sapor, il y prenait place sur un même coussin. Le roi de Perse parvint enfin à obtenir de ce prince infortuné des lettres par lesquelles il mandait auprès de lui la reine son épouse, son fils, et les plus puissants seigneurs du royaume avec leurs femmes, pour que leur présence rendît plus auguste la nouvelle alliance que la Perse allait contracter avec l'Arménie. Dans le dessein d'inspirer moins de défiance, Alana-Ozan fut envoyé dans ce pays, avec un faible détachement pour y faire connaître la volonté d'Arsace. Quand les dynastes, ceux même qui avaient trahi leur roi, furent informés de l'approche et de la mission du général persan, ils soupçonnèrent quel était le but de Sapor, ils se réunirent, battirent les troupes ennemies, et s'enfuirent chez les Romains avec leurs femmes et leurs enfants. Pharandsem n'obéit pas davantage aux ordres qui avaient été arrachés à son mari, elle prévint le danger en se jetant avec ses trésors et son fils Para, dans le fort d'Artogérassa[588], que sa position faisait regarder comme inexpugnable, et où elle se mit à l'abri des attaques des Persans.
[587] Procope remarque aussi (de bell. Pers. l. 1, c. 5), qu'Arsace et son connétable furent d'abord, quoique captifs, traités d'une manière honorable, τὰ μὲν οὖν πρῶτα ὁ Πακούριος (leg. Σαβούριος) αὐτοὺς ἐν ἀτίμιᾳ ἐφύλασσεν.—S.-M.
[588] Voy. t. 2, p. 241, note 2, liv. X, § 22.—S.-M.
[Pg 294]
[Arsace est emmené prisonnier en Perse.]
[Amm. l. 25, c. 8, et l. 27, c. 12.
Faust. Byz. l. 4, c. 54.
Mos. Chor. l. 3, c. 34 et 35.
Procop. de bell. Pers. l. 1, c. 5.]
—[Sapor était ainsi trompé dans ses espérances. Il ne savait comment violer la foi, si solennellement donnée au roi d'Arménie; il n'osait pas non plus se défaire de ce prince, les Persans n'auraient consenti qu'avec beaucoup de répugnance, à verser le sang d'un roi[589]. Pour se dégager de ses serments et mettre son honneur à couvert, il eut recours à un stratagème qui lui fut suggéré par les astrologues mages et chaldéens qu'il entretenait à sa cour[590]. Tous les grands de l'état furent appelés à un festin splendide où il invita le roi d'Arménie, qu'il combla d'attentions et d'amitiés. Tout le monde s'y livra à la joie; Arsace y prit part autant et plus qu'un autre. Quand il fut bien échauffé par le vin,[Pg 295] Sapor amena la conversation sur les anciens griefs qui les divisaient depuis si long-temps, lui reprochant d'avoir trompé tant de fois, un ami qui lui avait donné la couronne d'Arménie, l'avait traité comme son égal et lui avait même offert sa fille en mariage. C'est en vain qu'Arsace lui témoignait et son repentir, et son inviolable dévouement pour l'avenir; Sapor revint si souvent sur le même sujet, qu'à la fin les deux princes s'échauffèrent, et Arsace, hors de lui, reprocha au roi de Perse les maux que lui et ses ancêtres avaient causés à l'Arménie, depuis qu'ils avaient usurpé sur sa famille le trône de Perse, qui leur appartenait. Sapor était arrivé où il voulait: interpellant les princes et les seigneurs qui assistaient au festin, il les prit à témoin de la haine irréconciliable que le roi d'Arménie nourrissait contre lui, et qu'il ne pouvait pas même contenir à sa table, assis à ses cotés[591]. Il fait aussitôt entrer sa garde, et charger de chaînes l'infortuné roi et son connétable. Ces fers étaient d'argent, vaine distinction dont les Perses honoraient leurs prisonniers illustres[592]. Par égard pour la dignité royale, on lui fit grace de la vie, on se contenta de le priver de la vue[593], et on le fit partir[Pg 296] aussitôt pour le redoutable château de l'oubli[594], situé dans la Susiane[595]: c'était là, qu'en vertu d'un antique usage on gardait les prisonniers d'état; il était défendu, sous les peines les plus sévères, de prononcer le nom de ceux qui y étaient détenus; ils étaient retranchés du nombre des vivants. Cependant Arsace n'était pas encore arrivé au terme de ses infortunes, un sort plus tragique lui était réservé; il languit long-temps dans ce sinistre séjour, sans amis, sans domestiques, loin d'une patrie où il ne devait plus revenir, attendant dans les angoisses du désespoir une longue et cruelle mort, et enviant le sort plus heureux de son connétable, qui avait été livré à un supplice affreux; écorché vif, sa peau avait été remplie de paille[596], et transportée dans la forteresse de l'oubli, où on la gardait auprès du roi, qu'il avait si bien et si long-temps servi.
[589] C'est Procope qui nous apprend (de Bell. Pers. l. 1, c. 5), que les Persans avaient horreur de faire périr un homme issu du sang royal; οἱ δὲ, dit-il, κτεῖναι ἄνδρα βασιλείου αἵματος οὐδ' ὅλως ἔγνωσαν, ou bien ἀποκτεῖναι ἄνδρα τοῦ βασιλείου αἵματος ὄντα οὐδαμῆ εἶχεν.—S.-M.
[590] Faustus de Byzance (l. 4, c. 54) et Procope (de bell. Pers. l. 1, c. 5) racontent tous les deux, que les Mages pour fournir à leur roi un moyen d'enfreindre sa parole, sans compromettre son honneur, s'étaient avisés d'une ressource de leur métier, difficile à croire. Le sol de la tente où se réunissaient les deux rois, avait été couvert par portions égales de terre d'Arménie et de terre de Perse, et par la vertu de leurs enchantements, tant que le roi Arsace touchait le sol persan, il ne répondait aux interpellations de Sapor sur sa foi violée, sur les maux qu'il avait faits à la Perse, que par des protestations de dévouement; mais aussitôt qu'il arrivait sur la terre d'Arménie, son langage devenait malgré lui arrogant, il reprochait au roi de Perse, les maux que ses ancêtres avaient faits à l'Arménie, depuis qu'ils avaient usurpé le trône de Perse sur les Arsacides. Ces aveux involontaires furent regardés comme des preuves suffisantes de la trahison que méditait Arsace, par les Mages qui étaient présents; alors en sûreté de conscience, ils condamnèrent le roi d'Arménie. Cette fable absurde était de nature à obtenir confiance dans le siècle dont il s'agit. Sapor n'avait pas sans doute besoin d'une telle épreuve pour savoir qu'Arsace, fidèle sujet tant qu'il serait en Perse, reprendrait toute sa haine aussitôt qu'il reverrait l'Arménie. La chose était trop claire, il suffisait de donner au tout une forme propre à être adoptée par le vulgaire, pour sauver l'honneur du roi. Rien n'empêche donc de croire qu'une telle fable n'ait été réellement répandue dans le public, par les ordres du roi du Perse.—S.-M.
[591] Ammien Marcellin rapporte aussi, l. 27, c. 12, que le roi Arsace séduit par les belles promesses et les parjures de Sapor, se laissa attirer par lui à un festin, où il fut retenu prisonnier. Dein per exquisitas perjuriisque mistas illecebras captum regem ipsum Arsacem, adhibitumque in convivium jussit ad latentem trahi posticam.—S.-M.
[592] Vinctum catenis argenteis, quod apud eos honoratis vanum suppliciorum æstimatur esse solatium. Amm. Marcell. l. 27, c. 12. On voit que les deux traîtres Bessus et Nabarzanes, chargèrent de chaînes d'or Darius leur souverain légitime, qu'ils avaient détrôné, comme le rapportent Quinte Curce (l. 5, c. 12), et Justin (l. 11, c. 15). L'histoire ancienne offre d'autres exemples de ces honneurs dérisoires.—S.-M.
[593] C'est Ammien Marcellin qui nous apprend cette circonstance, eumque (Arsacem) effossis oculis... dit-il, l. 27, c. 12, exterminavit ad castellum Agabana nomine. Les auteurs arméniens n'en disent rien, non plus que Procope.—S.-M.
[594] Τὸν μέντοι Ἀρσάκην ἐν τῷ τῆς λήθης φρουρίῳ καθεῖρξε. Procop. de Bell. Pers. l. 1, c. 5.—S.-M.
[595] Τὸ τῆς λήθης φρούριον. Procope, (de Bell. Pers. l. 1, c. 5.) Agathias (l. 4, p. 138) et Cédrénus (t. 1, p. 356 et 396) font aussi mention de cette forteresse, sous la même désignation. Pour Ammien Marcellin, il donne, l. 27, c. 12, le nom d'Agabana au château dans lequel le roi d'Arménie fut retenu prisonnier. Ce nom qui ne se retrouve nulle part ailleurs, pouvait bien être le véritable nom d'un lieu plus connu dans le pays, sous une dénomination qui en indiquait mieux la terrible destination. Aucun des auteurs que je viens de citer ne nous apprend dans quelle portion de la Perse était située cette prison d'état. Les auteurs arméniens nous en informent, ils la placent dans le pays de Khoujasdan, qui est le Khouzistan des modernes et la Susiane des anciens (Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 54, et l. 4, c. 7. Μοs. Chor. l. 3, c. 35, 50 et 55). On le nommait en Arménien Aniouschpiert, ce qui signifiait aussi château de l'oubli. Il avait chez les Perses, selon Faustus de Byzance, le nom d'Andémesch, qui avait suivant lui la même signification. Les mots destinés à composer ce nom appartiennent sans doute à quelque dialecte de l'ancien persan; car ils ne se retrouvent pas dans le persan actuel.—S.-M.
[596] Ce supplice affreux est décrit dans Agathias (l. 4, p. 133). Selon Procope on fit une outre de la peau de Vasag, on la ficha sur un pieu, et on suspendit le tout à un arbre.—S.-M.
XIII.
[Conquête de l'Arménie par les Persans.]
[Amm. l. 25, c. 7.
Faust. Byz. l. 4, c. 55.
Mos. Chor. l. 3, c. 35.]
—[Aussitôt après Sapor fit partir pour achever la conquête[Pg 297] de l'Arménie deux armées commandées par les généraux Zik et Caren. Ces officiers étaient sous les ordres des deux apostats, Méroujan et Vahan le Mamigonien, qui, pour satisfaire leur haine contre leur patrie et le christianisme, détruisirent tout sur leur passage. Pharandsem, enfermée dans la forteresse d'Artogérassa avec onze mille guerriers d'élite, y bravait tous les efforts des ennemis. Ce fort, situé sur un roc escarpé, était d'un trop difficile accès pour qu'il fût possible d'en entreprendre régulièrement le siége. On y laissa un corps pour le bloquer, et les armées persannes se répandirent dans l'intérieur du royaume; on passa l'Araxes et on vint attaquer la grande ville d'Artaxate[597]; elle fut prise, ses murailles renversées; on y fit un butin immense et une grande quantité de prisonniers. Neuf mille maisons juives y furent brûlées. Leurs habitants descendaient des captifs juifs emmenés autrefois de Palestine par Tigrane le Grand: leur postérité s'était fort multipliée en Arménie[598]; beaucoup d'entre eux avaient été convertis[Pg 298] au christianisme par saint Grégoire, l'apôtre de l'Arménie. En outre, quarante mille autres maisons, les unes en pierre, les autres en bois, qui étaient occupées par des Arméniens[599], furent brûlées, tous les édifices publics furent renversés de fond en comble, on n'y laissa pas pierre sur pierre. Enfin, vide d'habitants, il ne resta plus que les décombres de cette antique métropole de l'Arménie, fondée par le Carthaginois Hannibal[600]. Les Persans marchèrent de là vers la ville royale de Vagharschabad[601], qui se trouvait aussi au nord de l'Araxes, non loin des lieux où fut bâtie depuis Edchmiadzin, qui est actuellement la résidence des patriarches de la grande Arménie[602]; elle ne fut pas mieux traitée: on y détruisit dix-neuf mille maisons; tout ce que l'épée épargna, hommes, femmes et enfants,[Pg 299] fut mis en captivité. On enleva tous les châteaux fortifiés qui se trouvaient dans les environs; et on passa l'Araxes pour se diriger vers la grande ville d'Erovantaschad[603], cette belle résidence des princes de la race de Camsar, qui avait été depuis peu usurpée par Arsace[604]. On y détruisit vingt mille maisons arméniennes et trente mille maisons juives. Les ennemis se portèrent ensuite vers le centre de l'Arménie; ils entrèrent dans le canton de Pagrévant[605], où ils attaquèrent Zaréhavan[606], cité royale, qui contenait cinq mille maisons arméniennes et huit mille maisons juives[607]; ils y commirent les mêmes horreurs. Zaréschad, dans le canton d'Alihovid[608], qui était dans le voisinage et renfermait quatorze mille maisons juives et dix mille maisons arméniennes, subit le même sort. L'armée poursuivant sa marche, dévasta les rivages du lac de Van et pénétra jusqu'à la ville, célèbre chez les Arméniens par le nom et les monuments de Sémiramis[609]; elle ne fut pas traitée avec moins de rigueur:[Pg 300] on y brûla cinq mille maisons arméniennes et dix mille maisons juives. Les Persans terminèrent le cours de leurs dévastations par la ville de Nakhdjavan[610], qui existe encore avec le même nom; elle avait alors deux mille maisons arméniennes et seize mille maisons juives. C'est là qu'ils déposèrent tout leur butin et leurs captifs, en attendant qu'ils fussent conduits en Perse[611]. En lisant dans les auteurs originaux le récit des ravages que les Persans commirent en Arménie, on est étonné de la population nombreuse que renfermait alors[Pg 301] ce royaume, et de la grande quantité de Juifs qu'il contenait. Cette dernière indication est d'accord au reste, avec d'autres renseignements qui nous apprennent que dans les premiers siècles de notre ère, il se trouvait une multitude d'Israélites dans les régions arrosées par l'Euphrate et le Tigre, limitrophes de l'Arménie et de la Perse. Ils y étaient si puissants, que dans plusieurs lieux ils avaient des princes de leur nation et de leur religion. Ils attirèrent même sur eux les armes des Romains, contre lesquels ils soutinrent des guerres non moins opiniâtres, que celles qui avaient amené la destruction de leur nation par Titus[612]. Cependant personne ne se présentait pour résister au vainqueur. L'Arménie, privée de son roi et de son connétable, n'avait plus de défenseurs. Tous les dynastes, frappés de terreur, abandonnaient leurs femmes, leurs enfants et leurs richesses à la discrétion des Persans, et s'empressaient de chercher un asile dans l'empire romain, tandis que les plus braves se retiraient dans leurs meilleures forteresses ou dans les lieux les plus sauvages et les plus inaccessibles. Parmi ces derniers, on remarquait le brave Mouschegh, fils du connétable, impatient de venger la mort de son père et les malheurs de sa patrie. Malgré tant de succès, la conquête de l'Arménie n'était pas achevée[613];[Pg 302] la dernière espérance du royaume était renfermée dans les remparts d'Artogérassa, et l'intrépide Pharandsem n'était pas disposée à ouvrir la place aux Persans. Non contente de s'y défendre, elle ne cessait, soit par ses envoyés, soit au moyen des seigneurs fugitifs, de presser les secours des Romains[614]; mais les deux empereurs étaient trop occupés, en Orient, et en Occident, pour avoir le temps de songer à la triste Arménie[615].—S.-M.
[597] Ammien Marcellin fait aussi mention, l. 25, c. 7, de la conquête d'Artaxate par les Persans... et Artaxata inter dissensiones et turbamenta raperent Parthi. Cette ville, nommée Artaxata ou Artaxiasata par les auteurs anciens, était appelée par les Arméniens Ardaschad ou Artaschat. Elle est ruinée depuis long-temps. On trouve encore sur son emplacement le village d'Ardaschir ou Ardaschar. Les restes de cette antique métropole de l'Arménie ont été visités par Chardin et tout récemment par le voyageur Sir Robert Ker Porter, qui en a donné une description assez étendue (Travels in Georgia, Persia and Babylonia, etc., t. 1, p. 203-206, et t. 2, p. 619); il a dressé même un plan de ses ruines qui paraissent encore fort considérables. On peut consulter au sujet de cette ville mes Mémoires histor. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 117. Ce que j'avais dit dans cet ouvrage sur la position de cette ville s'est trouvé confirmé par les observations d'un voyageur anglais.—S.-M.
[598] Moïse de Khoren raconte, l. 2, c. 18, comment ces Juifs avaient été emmenés captifs par Bazaphran, on Barzaphranes, prince des Rheschdouniens et général des armées combinées des Parthes et des Arméniens, sous le règne de Tigrane.—S.-M.
[599] Ces indications, si elles ne sont pas suspectes d'un peu d'exagération, sembleraient donner à la ville d'Artaxate une population de trois cent mille habitants. On verra aussi d'après les autres renseignements fournis par Faustus de Byzance que proportionnellement les autres villes de l'Arménie ne devaient pas être moins peuplées.—S.-M.
[600] C'est Strabon qui nous apprend, l. XI, p. 528, ce fait, qu'Hannibal fonda cette ville pour Artaxias, prince contemporain d'Antiochus le Grand, roi de Syrie, et qui occupa le trône d'Arménie avant les Arsacides. Ἀρτάξατὰ, ἥν (πόλιν) καὶ Ἀρταξιάσατα καλοῦσιν Ἀννίβα κτίσαντος Ἀρταξίᾳ τῷ βασιλεῖ, ἐπὶ τῷ Ἀράξῃ. Artaxata, n'était pas précisément sur l'Araxes, mais non loin de ce fleuve. Son nom d'Artaxiasata, dont celui d'Artaxata n'est qu'une contraction, signifie, en Arménien, la ville d'Artaxias. Plutarque (in vit. Lucull. p. 513), donne quelques détails de plus sur la fondation d'Artaxate par les conseils d'Hannibal.—S.-M.
[601] Cette ville s'était nommée successivement Artimed-khaghakh, c'est-à-dire, la ville de Diane; Vardgisi-avan, ou le bourg de Vardgès, du nom d'un parent d'Evovant Ier, ancien roi d'Arménie, puis Nora-khaghakh, c'est-à-dire la nouvelle ville: ce nom se retrouve dans Dion Cassius (l. 71, t. 2, p. 1201, ed. Reimar), qui l'a traduit en grec par les mots, ἡ καίνη πόλις. Pour celui de Vagharschabad, elle le devait à un roi d'Arménie appelé Vagharsch, qui vivait au 2e siècle de notre ère. Voyez au sujet de cette ville mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 115.—S.-M.
[602] Voyez au sujet de ce lieu, mes Mém. histor. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 115.—S.-M.
[603] J'ai donné de grands détails sur cette ville, dans le même ouvrage, t. 1, p. 120 et 121. Voyez aussi ci-devant, t. 2, p. 241, note 1.—S.-M.
[604] Voyez t. 2, p. 240 et 241, l. X, § 22.—S.-M.
[605] Voyez t. 2, p. 224, note 1, l. X. § 11.—S.-M.
[606] Cette ville est nommée par Ptolémée (l. 5, c. 13) Zaruana. J'en ai parlé en détail dans mes Mémoires histor. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 125.—S.-M.
[607] Voyez ci-devant, t. 2, p. 230, note 1, l. X, § 13. Voyez aussi mes Mém. histor. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 106.—S.-M.
[608] Ce canton, dont le nom signifie vallée de sel ou vallée salée, et dont il était redevable sans doute à quelques circonstances naturelles, était compris dans la grande province arménienne du Douroupéran; il n'était pas très-éloigné du lac de Van du côté du nord-ouest.—S.-M.
[609] Il s'agit ici de la ville de Van, située au sud-est du lac qui porte son nom. Elle est encore puissante et peuplée, et le chef-lieu d'un pachalik qui comprend la plus grande partie de l'Arménie turque. A l'époque dont il s'agit cette ville portait déja le nom de Van, et elle appartenait aux princes de la race des Rheschdouniens. Elle avait été appelée dans l'origine la ville de Sémiramis; en arménien, Schamiramakerd. Elle avait été fondée par la reine d'Assyrie, femme de Ninus, quand elle fit la conquête de l'Arménie, environ vingt siècles avant notre ère. Cette princesse y fit construire de magnifiques monuments qui s'y voyaient encore long-temps après, au rapport de Moïse de Khoren, l. 1, c. 15. Les auteurs arméniens parlent de ruines considérables qui se trouvent dans le voisinage de cette ville, et sur lesquelles on remarque des inscriptions en caractères inconnus. Le nom de Sémiramis ne s'est pas encore perdu tout-à-fait dans ces régions, car on y fait mention d'un torrent qui se jette dans le lac de Van, et qui s'appelle Schamirama-arhou, c'est-à-dire le torrent de Sémiramis. Pour de plus amples détails, voyez mes Mémoires histor. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 137-140.—S.-M.
[610] Cette ville mentionnée dans Ptolémée, l. 5, c. 13, sous le nom de Naxuana, est appelée par les Arméniens Nakhdjavan, Nakhdchovan, Nakhtchovan, et par les Arabes Naschouy et Nakdjewan; on la nomme actuellement Nakhtchéwan. On la trouve au nord de l'Araxes; elle est encore grande et peuplée. J'ai parlé fort au long de ce qui concerne son histoire et ses antiquités, et en particulier de sa population juive, dans mes Mém. histor. et géogr. sur l'Arménie, t. 2, p. 126, 131, 132, 267 et 268.—S.-M.
[611] On sait par un grand nombre de passages des auteurs anciens que l'usage des rois de Perse était d'emmener avec eux et de transporter dans leur royaume les habitants des villes dont leurs armées se rendaient maîtresses de vive force. Tout le monde connaît l'exemple des habitants d'Erétrie en Eubée, transportés dans la Susiane, par les généraux de Darius, fils d'Hystaspe, qui furent vaincus à Marathon par les Athéniens. On pourrait y ajouter beaucoup d'autres translations exécutées de même par les ordres des rois de Perse. Nous avons vu ci-devant, t. 2, p. 342-344, l. XI, § 20, l'enlèvement des habitants de Bézabde en Mésopotamie. Nous verrons de même les habitants d'Antioche, de Jérusalem et de beaucoup d'autres villes conquises par les Perses, transplantés dans l'intérieur du royaume par les ordres des deux Chosroès.—S.-M.
[612] Dans un ouvrage sur l'époque de la naissance et de la mort de J. C. que je compte bientôt livrer à l'impression, je donnerai des détails circonstanciés sur l'histoire des Juifs établis dans les régions situées au-delà de l'Euphrate.—S.-M.
[613] Il paraîtrait d'après ce que dit Ammien Marcellin, l. 25, c. 7, que les Persans conquirent alors la plus grande partie, maximum latus, de l'Arménie, toute cette portion qui était voisine de la Médie, Medis conterminans, mais non pas la totalité du royaume. Ce qu'il dit à ce sujet est fort clair. Postea contigit, ut vivus caperetur Arsaces et Armeniæ maximum latus Medis conterminans, et Artaxata inter dissensiones et turbamenta raperent Parthi. En effet, Faustus de Byzance, qui nomme, l. 4, c. 55, un grand nombre de villes prises à cette époque par les Persans, ne fait mention que de villes situées dans l'Arménie centrale, ou limitrophes de la Médie. Il ne parle ni des places, ni des cantons de l'Arménie voisins de l'Euphrate et de l'empire. Ce fut sans doute là que les princes arméniens rassemblèrent les forces qui se joignirent ensuite aux Romains pour chasser les Persans. Zosime dit aussi, l. 3, c. 31, que les Persans firent la conquête de la plus grande partie de l'Arménie, n'en laissant aux Romains qu'une très-petite portion. Προσαφείλοντο δὲ καὶ Ἀρμενίας τὸ πολὺ μέρος οἱ Πέρσαι, βραχύ τι ταύτης Ῥωμαίοις ἔχειν ἐνδόντες. L'historien grec veut sans doute désigner par là tous les cantons de l'Arménie occidentale, qui ne furent pas envahis par les Persans.—S.-M.
[614] Indépendamment des instances de la reine, les Romains étaient encore pressés par le prince Mouschegh fils de Vasag et par le patriarche Nersès, qui se rendirent eux-mêmes sur le territoire de l'empire, pour obtenir plus promptement les secours qu'ils sollicitaient.—S.-M.
[615] Tous les faits que j'ai racontés depuis le § 3, n'occupent qu'une vingtaine de lignes dans le texte de Lebeau, elles font partie du § 32, de son livre XVIII. Elles ne suffisent pas pour instruire de toutes les révolutions arrivées à cette époque en Orient. Mais Lebeau ne pouvait faire mieux, ne connaissant toute cette partie de l'histoire que par ce qu'en raconte Ammien Marcellin; c'est pourquoi il n'offre pas plus de détails que l'auteur latin. Tout ce que celui-ci rapporte est exact; mais, comme il ne parle qu'en passant de l'histoire d'Arménie, sa concision le rend nécessairement obscur, et il n'est pas étonnant qu'il ait induit en erreur ceux qui ont voulu se servir de son récit. A l'exemple de Tillemont (Hist. des Emp., t. 4, Valens, art. 12, not. 11 et 12), Lebeau a placé tous ces événements en l'an 372, tandis qu'ils se rapportent aux années 367 et 368. Ils se sont, en ce point, écartés bien à tort d'Ammien Marcellin, qui les met en l'an 368, sous le second consulat de Valentinien et de Valens, ce qui est tout-à-fait conforme aux indications que fournit la chronologie arménienne. Ces erreurs viennent de ce qu'ils ont cru que le roi Para était fils d'Arsace et de la princesse Olympias, parce qu'ils ignoraient l'existence de Pharandsem. Ils ont été en conséquence obligés de retarder l'avènement de Para pour lui donner à peu près l'âge indiqué par le récit d'Ammien Marcellin.—S.-M.
[Pg 303]
XIV.
Maladie de Valentinien.
Amm. l. 27, c. 6.
Zos. l. 4, c. 12.
Symm. l. 3, ep. 1-9.
Pancirol. in not. imp. or. c. 93.
Valentinien fut attaqué à Rheims d'une longue maladie, qui le réduisit à l'extrémité. Il se formait déjà à la cour des cabales secrètes pour lui donner un successeur[616]. Les uns proposaient Rusticus Julianus, chargé d'expédier les brevets et de dicter les réponses que le prince faisait aux requêtes[617]. Il était éloquent et habile dans les lettres, mais cruel et sanguinaire[618]. D'autre penchaient pour Sévère, comte des domestiques[619], qui méritait en toute manière la préférence sur Rusticus. Personne ne parlait en faveur de Gratien, qui n'avait encore que huit ans.
[616] Ammien Marcellin attribue ce projet aux Gaulois qui étaient auprès de Valentinien, convivio occultiore Gallorum, dit-il, qui aderant in commilitio principis, ad imperium Rusticus Julianus poscebatur, l. 27, c. 6.—S.-M.
[617] Magister memoriæ.—S.-M.
[618] Quasi afflatu quodam furoris bestiarum more humani sanguinis avidus. Amm. Marc. l. 27, c. 6.—S.-M.
[619] Il était général de l'infanterie, selon Ammien Marcellin, l. 27, c. 6, magister peditum; il était aussi dur et redouté, mais cependant plus tolérable que Rusticus Julianus, asper esset et formidatus, tolerabilior tamen fuit. En le faisant comte des domestiques, Lebeau adopte une conjecture de Tillemont, Hist. des Emp. Valentinien, art. 15.—S.-M.
XV.
Gratien Auguste.
Amm. l. 27, c. 7.
Zos. l. 4, c. 12.
Idat. chron.
Vict. epit. p. 229.
Oros. l. 7. c. 32.
Socr. l. 4, c. 10.
Hier. Chron.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 301.
Le rétablissement de l'empereur fit avorter tous ces projets. Ayant enfin recouvré la santé vers le mois d'août, il se rendit dans la ville d'Amiens [Samarobriva][620]. Le danger qu'il venait de courir, et les sollicitations de sa belle-mère et de sa femme le déterminèrent à nommer Auguste son fils Gratien[621]. Après avoir disposé les esprits[Pg 304] à seconder ses intentions, il assembla ses soldats le 24 août dans une plaine aux portes de la ville; et étant monté sur un tribunal, environné des grands de sa cour, il prit par la main le jeune prince, et le présentant aux troupes: «C'est vous, dit-il, braves soldats, qui m'avez choisi par préférence à tant d'illustres capitaines: vous avez droit de prendre part à mes délibérations, et la tendresse paternelle attend aujourd'hui vos suffrages. Le souverain maître des empereurs et des empires, le protecteur de la puissance romaine qu'il rendra immortelle, m'inspire les plus belles espérances; et un projet que je n'ai conçu que pour votre sûreté, ne peut manquer de vous plaire. C'est sur cette double confiance que j'ai formé le dessein d'associer mon fils à l'empire. Vous le voyez depuis long-temps entre vos enfants, et vous l'aimez comme un gage précieux de la tranquillité publique. Il est temps qu'il en devienne l'appui; il est vrai qu'il n'est pas né comme nous dans les travaux, qu'il n'est pas endurci dans les fatigues de la guerre. Son âge ne l'en rend pas encore capable; mais son heureux naturel ne dément pas la gloire de son aïeul, et si je ne suis pas abusé par mon amour pour lui et par le désir ardent de votre félicité, voici ce que ses inclinations naissantes me promettent pour la prospérité de l'empire: cultivé par l'étude des lettres, il saura bientôt peser dans une juste balance les bonnes et les mauvaises actions; il fera sentir au mérite qu'il en connaît le prix; il entendra la voix de la gloire; il y courra avec ardeur: vos aigles et vos enseignes composeront son cortège ordinaire. Il saura supporter les incommodités des[Pg 305] saisons, la faim, la soif, les longues veilles; il combattra, il exposera sa vie pour le salut des siens; et, rempli des sentiments de son père, il chérira l'état comme sa famille». L'ardeur des soldats interrompit l'empereur: chacun semblait partager avec Valentinien la tendresse paternelle; chacun voulait prévenir ses camarades par les témoignages de son amour. Ils proclamèrent tout d'une voix Gratien Auguste.
[620] Valentinien passa la plus grande partie de cette année à Rheims, on le voit par ses lois, qui jusqu'au 5 de juin sont datées de cette ville. Le 6 août il était à Nemasiæ, qu'on croit être un lieu appelé à présent Nemay, et qui n'est pas éloigné de Rheims. Une loi du 18 du même mois nous fait voir qu'il était alors à Amiens. C'est sans doute la maladie grave qu'il éprouva en cette année qui le retint si long-temps à Rheims ou dans ses environs.—S.-M.
[621] Gratianum filium, nec dum plene puberem, hortatu socrus et uxoris Augustum creavit. Aur. Vict. epit. p. 229.—S.-M.
XVI.
Paroles de Valentinien à son fils.
Alors l'empereur, transporté de joie, embrassant tendrement son fils, après lui avoir posé le diadème sur la tête et l'avoir revêtu des autres ornements impériaux, lui adressa ces paroles que le jeune prince écouta avec attention: «Vous voilà, mon fils, élevé à la dignité souveraine par la volonté de votre père et par le suffrage de nos guerriers. Vous ne pouviez y monter sous des auspices plus heureux. Collègue de votre oncle et de votre père, préparez-vous à soutenir le poids de l'empire; à franchir sans crainte à la vue d'une armée ennemie, les glaces du Rhin et du Danube; à marcher à la tête de vos troupes; à verser votre sang, et à exposer votre vie avec prudence, pour défendre vos sujets; à ressentir tous les biens et tous les maux de l'état, comme vous étant personnels. Je ne vous en dirai pas davantage en ce moment; ce qui me reste de vie, sera employé à vous instruire. Pour vous, soldats, dont la valeur fait la sûreté de l'empire, conservez, je vous en conjure, une affection constante pour ce jeune prince, que je confie à votre fidélité, et qui va croître à l'ombre de vos lauriers». Les acclamations se renouvelèrent: on comblait de louanges les deux empereurs. Les graces du jeune prince, la vivacité qui brillait dans[Pg 306] ses yeux, attiraient tous les regards. Il méritait les éloges que lui avait donnés son père; et il aurait égalé les empereurs les plus accomplis, s'il eût vécu plus long-temps, et si sa vertu eût pu acquérir assez de maturité et de force, pour n'être pas obscurcie par les vices de ses courtisans. Valentinien lui conféra le titre d'Auguste, sans l'avoir fait passer, selon la coutume, par le degré de César: il en avait usé de même à l'égard de son frère Valens. L. Vérus était le seul jusqu'alors qui sans avoir été César eût été élevé au rang d'Auguste.
XVII.
Caractère du questeur Eupraxius.
Dans cette brillante proclamation, Eupraxius de Césarée, en Mauritanie[622], employé pour-lors dans le secrétariat de la cour[623], eut l'avantage de signaler son zèle. Il fut le premier à s'écrier: Gratien mérite cet honneur; il promet de ressembler à son aïeul et à son père[624]. Ces paroles lui procurèrent la questure, dignité beaucoup plus éminente alors qu'elle n'avait été du temps de la république, et qui renfermait une partie des fonctions attribuées parmi nous au chancelier de France. Eupraxius n'était cependant rien moins que flatteur. Il laissa au contraire de grands exemples d'une franchise inaltérable. Plein de droiture, attaché inviolablement aux devoirs de sa dignité, il fut aussi incorruptible que les lois, qui parlent toujours le même langage malgré la diversité des personnes[625], et ni l'autorité, ni les menaces d'un prince[Pg 307] absolu, et qu'il était dangereux d'irriter, ne lui firent jamais trahir les intérêts de la vérité et de la justice.
[622] Cette ville est celle qui porte actuellement le nom d'Alger.—S.-M.
[623] Magister ea tempestate memoriæ. Amm. Marc. l. 27, c. 6.—S.-M.
[624] Ammien Marcellin est plus concis; il dit seulement, l. 27, c. 6: Familia Gratiani hoc meretur.—S.-M.
[625] Constans semper, legumque similis, quas omnibus una eademque voce loqui in multiplicibus advertimus causis: qui tunc magis in suscepta parte justitiæ permanebat, cum eum recta monentem exagitaret minax imperator et nimius. Amm. Marcell. l. 27, c. 6.—S.-M.
XVIII.
Théodose dans la Grande-Bretagne.
Amm. l. 27, c. 8, et l. 28, c. 3.
Pacat. paneg. c. 6.
Symm. l. 10, ep. 1.
Claud. in consulatu Honorii.
L'empereur était en chemin pour se rendre à Trèves[626], lorsqu'il apprit que les Barbares qui habitaient la partie septentrionale de la Grande-Bretagne, étaient sortis de leurs limites, qu'ils portaient partout le fer et le feu, qu'ils avaient tué le comte Nectaride qui commandait sur la côte maritime[627], et surpris dans une embuscade le général Fullofaude: il fit sur-le-champ partir Sévère comte des domestiques; mais l'ayant presque aussitôt rappelé, il y envoya Jovinus, qui manda[628] à l'empereur que le péril était plus grand qu'il ne pensait, et que la province était perdue, si l'on n'y faisait passer au plus tôt une nombreuse armée. Toutes les nouvelles qui venaient de cette île, confirmaient ce rapport. Pour remédier à ces désordres, Valentinien jeta les yeux sur un officier déjà connu par ses services[629]. Il s'appelait Théodose, Espagnol de naissance[630], et d'une famille illustre. Sa valeur, jointe à une longue expérience, était encore relevée par sa bonne mine, par une éloquence vive et militaire, et par une noble modestie. Dès qu'il eut la commission[Pg 308] de l'empereur, il se vit à la tête d'une brave jeunesse, qui s'empressait à servir sous ses ordres[631]. L'activité était une des qualités de Théodose: il arrive à Boulogne [Bononia], et passe sans danger à Rutupias, le port le plus proche de la Grande-Bretagne. Quatre cohortes des plus renommées y abordent à sa suite: c'étaient les Bataves, les Hérules, les Joviens, et ceux qu'on appelait les Vainqueurs[632]. Il marche aussitôt vers Londres [Lundinium], ville ancienne[633] et dès lors capitale du pays. Comme il avait divisé son armée en plusieurs corps séparés, il rencontra en chemin diverses troupes d'ennemis qui ravageaient la campagne, et emmenaient avec eux grand nombre d'hommes et de bestiaux. Il tombe sur eux, les met en fuite, enlève leur butin, et le rend aux habitants, qui lui en abandonnèrent volontiers une partie pour récompenser la bravoure de ses soldats. Il entre ensuite comme en triomphe dans Londres. Cette ville auparavant remplie d'alarmes, et qui ne s'attendait pas à un secours si prompt et si efficace, reçut avec joie son libérateur. Théodose s'y instruisit de l'état de la province: il apprit que les Pictes, qui se divisaient en deux peuples, les Calédoniens et les Vecturions, s'étaient joints aux Scots venus d'Hibernie[634], et aux Attacottes, autre nation[Pg 309] très-belliqueuse[635]; et que tous ces Barbares, dispersés par pelotons, embrassaient dans leurs ravages une grande étendue de pays[636]. Théodose sentait tout l'avantage que des troupes réglées avaient sur des brigands indisciplinés; mais il n'était pas question de bataille rangée: pour venir à bout de joindre et de battre ces ennemis, il lui fallait partager son armée en un grand nombre de petits corps, qui se répandissent au loin;[Pg 310] et il avait besoin de beaucoup de troupes. Il fit publier une amnistie en faveur des déserteurs qui reviendraient à leur drapeau, et rappela les vieux soldats, qui ayant eu leur congé, s'étaient dispersés dans le pays. En même temps pour l'aider dans cette expédition, il demanda à l'empereur, Dulcitius, officier d'une capacité reconnue[637]; et pour assurer ensuite le repos de la province par un sage gouvernement, il pria qu'on lui envoyât Civilis, en qualité de vicaire des préfets[638]: c'était un homme d'un caractère vif et ardent; mais plein de droiture et de justice. Après avoir pris ces prudentes précautions, il partit de Londres avec une armée considérablement augmentée, et vint à bout de délivrer le pays, prévenant partout les ennemis, leur dressant des embuscades à tous les passages, les enveloppant et taillant en pièces leurs partis les uns après les autres. Ce qui assurait le plus ses succès, c'est qu'étant infatigable, il se trouvait partout, payant lui-même de sa personne, et que dans toutes les opérations militaires, il ne commandait rien dont il ne donnât l'exemple. Ayant donc rechassé les Barbares dans leurs forêts et leurs montagnes[639], il rétablit les villes et les forteresses; il garnit de troupes les frontières, et rendit à ce pays désolé par tant de ravages une tranquillité durable. La Grande-Bretagne était divisée[Pg 311] en quatre provinces[640]: des pays reconquis sur les Barbares il en forma une cinquième; et pour honorer la famille de l'empereur, il lui donna le nom de Valentia. C'est l'Écosse méridionale: elle fut ensuite gouvernée par un consulaire[641].
[626] Après l'élévation de Gratien, Valentinien était retourné à Rheims, où il se trouvait le 8 octobre; mais il en était bientôt après parti pour Trèves, d'où il rendit une loi le 13 octobre. Il paraît par ses autres lois qu'il séjourna dans cette ville le reste de l'année et le commencement de l'année suivante.—S.-M.
[627] On apprend par la Notice de l'Empire que le gouverneur de cette côte portait le titre de Comes Littoris Saxonici per Britannias. Toute la côte orientale de l'Angleterre devait aux ravages des Saxons, le nom de rivage Saxonique.—S.-M.
[628] Il lui dépêcha pour cet objet un officier qu'Ammien Marcellin, l. 27, c. 8, appelle Provertuide.—S.-M.
[629] Officiis Martiis felicissimè cognitus. Amm. Marc. l. 27, c. 8. On ignore quand et comment Théodose s'était distingué par ses exploits militaires.—S.-M.
[630] Tibi mater Hispania est, dit Pacatus, dans le panégyrique de l'empereur Théodose, fils de ce général, § 4.—S.-M.
[631] Adscita animosa legionum et cohortium pube. Amm. Marc. l. 27, c. 8.—S.-M.
[632] Unde cum consecuti Batavi venissent, et Heruli, Joviique et Victores, fidentes viribus numeri. Amm. Marcell. l. 27, c. 8.—S.-M.
[633] Vetus oppidum, elle portait aussi à cette époque le nom d'Augusta; quod Augustam posteritas appellavit, ajoute Ammien Marcellin, l. 27, c. 8. Ailleurs, l. 28, c. 3, il dit Augusta, quam veteres appellavere Lundinium.—S.-M.
[634] Ces Scots, qui ont fini par donner leur nom à toute l'Écosse (Scotland), étaient les ancêtres des peuples qui habitent encore les montagnes de la partie occidentale de ce pays, où ils ont conservé une grande partie de leurs anciens usages et leur antique idiome, qui n'est qu'un dialecte de la langue irlandaise. On voit par le témoignage de Bède dans son histoire ecclésiastique, qu'ils portaient alors le nom de Dalreudini. Ce qui est la même chose que le nom national de Dalriad, qui distinguait la plus illustre de leurs tribus. Selon Pinkerton, dans ses recherches sur l'histoire de l'Écosse (An Inquiry into the history of Scotland, 2e édit. Londres, 1814, 2 vol. in-8º), ce nom doit s'appliquer particulièrement aux peuples, qui furent appelés par les Romains Attacotti, et dont il sera question dans la note suivante.—S.-M.
[635] Illud tamen sufficiet dici, quὸd eo tempore Picti in duas gentes divisi, Dicalidonas et Vecturiones, itidemque Attacotti bellicosa hominum natio, et Scotti, per diversa vagantes multa populabantur. Amm. Marc. l. 27, c. 8. La Notice de l'empire nous apprend que la belliqueuse nation des Attacottes, fournissait des troupes auxiliaires aux Romains; elle fait connaître trois corps de troupes qui appartenaient à ce peuple, les Attacotti seniores, les Attacotti juniores, et les Honoriani Attacotti juniores. S. Jérôme qui avait vu des Attacotti dans la Gaule, rapporte qu'ils étaient anthropophages. Cùm ipse adolescentulus, dit-il, in Gallia viderim Attacottos, gentem britannicam, humanis vesci carnibus; et cum per silvas porcorum greges et armentorum pecudumque reperiant, pastorum nates et fæminarum papillas solere abscindere, et has solas ciborum delicias arbitrari! Hieron. adv. Jovin. l. 2, § 5, t. 2, p. 335.—S.-M.
[636] On voit par ce que dit Ammien Marcellin, qu'outre la mission de chasser les Barbares venus du nord qui ravageaient l'intérieur de l'Angleterre, ce général était encore chargé de repousser ceux qui infestaient les rivages de ce pays. C'étaient les Saxons et les Francs, qui ravageaient aussi les côtes de la Gaule. Gallicanos vero tractus Franci et Saxones iisdem confines, quo quisque erumpere potuit terrâ vel mari, prædis acerbis incendiisque, et captivorum funeribus hominum violabant. Amm. Marc., l. 27, c. 8. La répression de ces peuples est racontée ci-après dans le paragraphe 20. On apprend d'un passage d'Eutrope relatif à Carausius qui se rendit indépendant dans l'Angleterre du temps de Dioclétien, que déja à cette époque les Saxons et les Francs ravageaient les côtes de la Belgique et de l'Armorique. Tractum, dit-il, l. 9, Belgicæ et Armoricæ.... quod Franci et Saxones infestabant.—S.-M.
[637] Dulcitium ducem scientiâ rei militaris insignem. Amm. Marc. l. 27, c. 8.—S.-M.
[638] Civilem nomine recturum Britannias pro præfectis ad se poposcerat mitti, virum acrioris ingenii, sed justi tenacem et recti. Amm. Marc. l. 27, c. 8.—S.-M.
[639] Ou plutôt jusque dans leurs marais, comme le dit Pacatus, le panégyriste de son fils, c. 5: redactum ad paludes suas Scotum loquar. Euménius, dans son panégyrique de Constantin, c. 7, parle aussi des marais et des forêts des Calédoniens et des autres Pictes, Dicalidonum aliorumque Pictorum silvas et paludes.—S.-M.
[640] Cet quatre provinces s'appelaient Maxima Cæsariensis, Flavia Cæsariensis, Britannia prima et secunda.—S.-M.
[641] C'est ce que nous apprend la Notice de l'empire, rédigée sous le règne de Théodose le jeune. Ces cinq provinces obéissaient à un officier supérieur, vicaire du préfet du prétoire, qui résidait dans les Gaules.—S.-M.
XIX.
Conspiration de Valentinus étouffée.
Amm. l. 28, c. 3.
[Hieron. chron.]
Zos. l. 4, c. 12.
Le cours de cette expédition fut traversé par une conspiration, qui aurait déconcerté tous les projets d'un capitaine moins actif et moins prudent. Un Pannonien[642] nommé Valentinus, beau-frère de Maximin que nous verrons bientôt vicaire de Rome et préfet du prétoire, avait été condamné pour crime, et relégué dans la Grande-Bretagne. Cet homme, superbe et turbulent, résolut de s'emparer de la province et d'y prendre le titre d'empereur[643]. Il était surtout animé contre Théodose, qu'il croyait le seul capable de faire échouer ses pernicieux desseins. Il avait déja gagné les autres exilés et un assez grand nombre de soldats, lorsque Théodose en fut averti. Ce général prompt et intrépide, s'étant aussitôt saisi de Valentinus et de ses plus zélés partisans, les livra entre les mains de Dulcitius pour les faire mourir; mais par un trait de prudence il défendit de les appliquer à la question, de crainte de donner l'alarme aux autres conjurés, et de faire éclater le complot, que le supplice des chefs ne manquerait pas d'étouffer. On avait établi depuis longtemps,[Pg 312] dans la Grande-Bretagne, ainsi que dans le reste de l'empire, des stationnaires[644], chargés de veiller sur les mouvements des Barbares, et d'en avertir les généraux romains. Ils furent convaincus d'avoir, par une trahison criminelle, servi d'espions aux ennemis, qui leur faisaient part de leur butin. Théodose chassa tous ces surveillants perfides, et laissa aux habitants le soin d'informer eux-mêmes les commandants des sujets de leurs alarmes.
[642] Il était né dans la Valérie, division de la Pannonie. S. Jérôme et Zosime l'appellent par erreur Valentinien.—S.-M.
[643] Tillemont place la révolte de Valentinus en l'an 369. Cette date paraît fort vraisemblable.—S.-M.
[644] Ces stationnaires ou gardiens sont appelés Areani par Ammien Marcellin, l. 28, c. 3, si cependant son texte n'est pas corrompu en cet endroit, qui suit une lacune remarquée par les éditeurs. Areanos, dit-il, genus hominum a veteribus institutum.... a stationibus suis removit. Il n'est, à ce que je crois, question nulle part ailleurs, de ces Areani dont Ammien Marcellin avait parlé plus en détail, à ce qu'il dit, dans la partie perdue de son histoire où il racontait les actions de l'empereur Constant: super quibus aliqua in actibus Constantis retulimus.—S.-M.
XX.
Théodose bat les Saxons et les Francs.
Amm. l. 27, c. 8, et l. 28, c. 3.
Claud. in IV consulatu Honorii, et ibi Barth. Pacat. paneg. c. 5.
Oros. l. 7, c. 32.
Sidon. l. 8, ep. 6.
Cluv. Germ. ant. l. 1, c. 18 et l. 3, c. 21.
Till. Valent. art. 17 et 22.
Après avoir réprimé les incursions des Barbares qui ravageaient l'intérieur de la Grande-Bretagne, il voulut en mettre les côtes en sûreté contre les courses des Saxons. Cette nation avait originairement habité le pays qu'on nomme aujourd'hui le Holstein, et une partie du duché de Sleswig[645]. Chassés par les Chattes et les Chérusques, ils avaient passé l'Elbe, et s'étaient établis entre des marais alors inaccessibles, dans la contrée occupée par les Francs, qu'ils avaient forcés de reculer jusqu'aux embouchures du Rhin[646]. De là ces deux peuples, s'étant joints ensemble dès le temps de Dioclétien, infestaient la Gaule et la Grande-Bretagne[647]. Les Saxons étaient de grande taille, fort dispos, et[Pg 313] d'une hardiesse extrême. Une longue chevelure flottait sur leurs épaules; ils étaient vêtus de courtes casaques, et armés de lances, de petits boucliers et de longues épées. Accoutumés dès leur bas âge à braver les périls sur mer ainsi que sur terre, ils montaient de petites barques légères, où sans aucune distinction de rang tous ramaient, combattaient, commandaient et obéissaient tour à tour[648]. Après une descente, avant que de se rembarquer, ils décimaient leurs prisonniers, pour offrir à leurs divinités d'horribles sacrifices[649]; et[Pg 314] plus cruels qu'ils n'étaient avares, ils traitaient avec barbarie les malheureux qu'ils avaient transportés dans leur pays, aimant mieux les garder pour leur faire souffrir de longs tourments, que de recevoir leur rançon[650]. Ce furent ces incursions fréquentes des Saxons, qui firent nommer rivages Saxoniques les deux côtes opposées de la Gaule et de la Grande-Bretagne[651]. Théodose poursuivit ces pirates jusqu'aux îles Orcades, et il en détruisit un grand nombre[652]. Il passa ensuite sur leurs terres, et sur celles des Francs qui habitaient alors vers le bas Rhin et le Vahal; il y fit le dégât, et retourna à la cour, où l'empereur le combla d'éloges, et lui conféra la dignité de général de la cavalerie[653]. Ces exploits de[Pg 315] Théodose, que nous avons racontés de suite, doivent avoir rempli plus de deux années[654].
[645] C'est dans Ptolémée, l. 2, c. 11, qu'il faut chercher la première mention des Saxons.—S.-M.
[646] On peut consulter, au sujet des Saxons, le chap. 16 du 1er livre du savant ouvrage de l'abbé Dubos, intitulé Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules.—S.-M.
[647] Voyez ci-devant, p. 309, n. 2.—S.-M.
[648] Les barques avec lesquelles les pirates saxons affrontaient les tempêtes de l'Océan, étaient faites de bois léger, recouvertes de peaux; ainsi que le prouvent ces vers de Sidonius Apollinaris, dans son panégyrique de l'empereur Avitus, v. 369:
Le même auteur donne à leurs embarcations le nom de myoparones. Ces barques sont appelées par les anciens auteurs latins de l'Angleterre Cyul et Céol. Le tableau que le savant évêque de Clermont donne de ce peuple redoutable, et dont Lebeau n'a emprunté que quelques traits, mérite de se trouver ici. Il s'exprime ainsi en parlant à son ami Nammatius qui habitait dans le pays des Santones vers les bouches de la Charente, et qui avait eu plus d'une fois occasion d'y voir des Saxons. Inter officia nunc nautæ, modo militis, littoribus Oceani curvis inerrare contra Saxonum pandos myoparones, quorum quot remiges videris, totidem te cernere putes archipiratas; ita simul omnes imperant, parent, docent, discunt latrocinari...... Hostis est omni hoste truculentior. Improvisus aggreditur, prævisus elabitur; spernit objectos, sternit incautos: si sequatur, intercipit; si fugiat, evadit. Ad hoc exercent illos naufragia, non terrent. Est eis quædam cum discriminibus pelagi non notitia solùm, sed familiaritas. Nam quoniam ipsa, si qua tempestas est, hinc securos efficit occupandos, hinc prospici vetat occupaturos, in medio fluctuum scopulorumque confragosorum, spe superventus læti periclitantur. Sidon. l. 8, ep. 6, ed. Sirmond.—S.-M.
[649] Priusquam de continenti in patriam vela laxantes, hostico mordaces ancoras vado vellant, mos est remeaturis, decimum quemque captorum per æquales et cruciarias pænas, plus ob hoc tristi, quod superstitioso ritu, necare; superque collectam turbam periturorum mortis iniquitatem sortis æquitate dispergere. Sidon. Apoll. l. 8, ep. 6.—S.-M.
[650] De capite captivo magis exigere tormenta, quam pretia. Sidon. Apoll. l. 8, ep. 6.—S.-M.
[651] Voyez ci-devant, page 307, note 2, livre XVIII, § 18.—S.-M.
[652] Claudien exprime ainsi en rappelant à Honorius (in III cons. Honor. v. 53) les exploits de son aïeul:
Ailleurs (in IV cons. Honor. v. 26 et seq.), le même poète le représente vainqueur des Calédoniens, et bravant les rigueurs et les dangers des mers septentrionales, pour suivre les Saxons et les Pictes sur les plages lointaines des Orcades et de Thulé, et pour porter ses ravages jusque chez les Scots dans l'Irlande glacée.
—S.-M
[653] Il paraît que Théodose ne revint d'Angleterre que trois ans après, en l'an 370, car Ammien Marcellin rapporte, l. 28, c. 3, qu'à son retour il remplaça Valens Jovinus dans la charge de général de la cavalerie, in locum Valentis Jovini successit, qui equorum copias tuebatur. Ce Valens Jovinus est le consul de cette année, ce fameux général, qui avait rendu tant de services à Valentinien, et ce n'est qu'en l'an 370 qu'il cessa d'exercer les fonctions de commandant de la cavalerie, comme on peut le voir par la note d'Henri Valois, ad Amm. l. 28, c. 3. On raconte que cet officier fit plusieurs fondations pieuses à Rheims. Il y fut enterré selon Flodoard, qui donne l'épitaphe de ce général, dans son histoire de cette ville, l. 1, c. 6.—S.-M.
[654] Les exploits de Théodose dans les mers du Nord et vers les bouches du Rhin, contre les pirates Saxons et Francs, sont à peine indiqués par Ammien Marcellin; c'est dans le panégyrique adressé par Pacatus à son fils Théodose, § 5, qu'il faut en chercher des indications souvent bien vagues. Ces paroles, Quæ Rhenus, aut Vahalis vidit, aggrediar, et celles-ci, attritam pedestribus præliis Bataviam referam, nous montrent qu'il combattit sur les rives du Rhin et du Vahal, et qu'il y vainquit les Barbares en bataille rangée. Cet autre passage, Saxo consumptus bellis navalibus offeretur, rappelle ses victoires navales sur les Saxons. On ignore le détail de toutes ces glorieuses expéditions qui lui auraient mérité à si juste titre le surnom de Saxonicus, comme le dit le panégyriste de son fils. Il est facile de voir qu'elles durent l'occuper pendant plusieurs années.—S.-M.
XXI.
La ville de Mayence. [Mogontiacum] surprise par les Allemans.
Amm. l. 27, c. 10.
Alsat. illust. p. 416 et 417.
Valentinien était parti de Trèves pour une expédition dont l'histoire ne nous donne aucune connaissance. Randon, roi d'un canton d'Allemagne[655], profita de son éloignement pour exécuter un dessein qu'il méditait depuis long-temps. L'empereur avait retiré la garnison de Mayence [Mogontiacum], il l'employait apparemment dans ses troupes. Un jour de fête, auquel les chrétiens[656], dont la ville était peuplée, étaient assemblés dans l'église, le prince alleman, s'étant secrètement approché avec une troupe légère, entra sans obstacle, fit prisonniers les hommes et les femmes, pilla les maisons, et enleva et les habitants et leurs richesses.
[655] Alamannus Regalis Rando nomine. Amm. Marc. l. 27, c. 10.—S.-M.
[656] Casu Christiani ritus invenit celebrari solemnitatem. Amm. Marc. l. 27, c. 10.—S.-M.
XXII.
Mort du roi Vithicabius.
Les Romains s'en vengèrent, mais avec lâcheté et perfidie, sur un autre roi de la même nation. Vithicabius,[Pg 316] fils de Vadomaire, régnait dans le pays que nous nommons aujourd'hui le Brisgau[657], et dans les contrées voisines. Ce prince était faible de corps et sujet à de fréquentes maladies, mais hardi et courageux[658]. Il ne pouvait pardonner aux Romains l'enlèvement de son père; il pardonnait encore moins à son père de s'être racheté de l'exil en se mettant au service des Romains; et les dignités dont Vadomaire était revêtu à la cour de Valens[659], ne paraissaient au grand cœur de son fils que les tristes ornements d'un ignominieux esclavage. C'étaient pour lui autant d'affronts, dont il cherchait à se venger. Les Romains le prévinrent, et après avoir inutilement tenté de le prendre par force ou par ruse, ils eurent recours à un crime odieux, dont leurs ancêtres avaient abhorré et puni la simple proposition, dans la personne du médecin de Pyrrhus, le plus redoutable ennemi de Rome. Ils corrompirent un domestique de Vithicabius, et ce scélérat fit périr son maître[660]. Ammien Marcellin n'explique pas si ce fut par le fer ou par le poison; il ajoute seulement que le coupable, craignant la punition qu'il n'avait que trop méritée, se réfugia aussitôt sur les terres de l'empire. L'historien ne nomme pas Valentinien dans le récit de ce forfait atroce; mais il ne dit pas qu'il ait puni le traître; et ce prince demeurera dans tous les siècles flétri du soupçon d'y[Pg 317] avoir consenti, et du crime de n'en avoir pas fait une éclatante justice.
[657] On a déja indiqué ailleurs, t. 2, p. 359, note 2, l. XI, § 33, quelle était la situation des états de Vadomaire.—S.-M.
[658] Specie quidem molliculus et morbosus, sed audax et fortis. Ammien Marc. l. 27, c. 10.—S.-M.
[659] Il avait servi Valens contre Procope au siége de Nicée. Voyez ci-devant liv. XVI, § 38. On apprend d'Ammien Marcellin que ce même Vadomaire devint duc de la Phénicie.—S.-M.
[660] Studio sollicitante nostrorum occubuit. Amm. Marcell. l. 27, c. 10.—S.-M.
XXIII.
Actions cruelles de Valentinien.
Amm. l. 27, c. 7, et l. 30, c. 8.
Zos. l. 4, c. 14.
Hieron. ep. 1, t. 1, p. 3.
Sulp. Sever. dial. 2, c. 6.
Zon. l. 13, t. 2, p. 29.
Cod. Th. l. 7, tit. 13, leg. 4, 5; l. 9, t. 40, leg. 10; l. 13, tit. 10, leg. 5.
Inexorable sur des objets qui méritaient plus d'indulgence, il fit brûler vif pour des fautes légères Dioclès, ancien trésorier-général de l'Illyrie[661]. Il condamna au même supplice ceux qui, par une lâcheté devenue pour-lors assez ordinaire, se coupaient les doigts pour se soustraire à la milice. Étant en Gaule, il fit défendre l'entrée de son palais à saint Martin, que le seul motif de charité y conduisait, pour intercéder en faveur des malheureux. L'innocence même fut plus d'une fois la victime de ses emportements. Un certain Diodore, qui avait été agent du prince, étant en procès avec un comte, le fit assigner à comparaître devant le vicaire d'Italie. Le comte partit pour la cour, et se plaignit au prince de cette audace. Sur cette plainte l'empereur, sans autre examen, condamna à la mort et Diodore, et trois sergents qui s'étaient chargés de la signification. L'arrêt fut exécuté à Milan. Les chrétiens honorèrent leur mémoire; et le lieu où ils furent enterrés, fut appelé la sépulture des innocents[662]. Quelque temps après, un Pannonien, nommé Maxentius, qui était apparemment en faveur auprès du prince, fut condamné dans une affaire, dans laquelle trois villes étaient intéressées. Le juge chargea les décurions de ces villes, d'exécuter promptement la sentence. Valentinien l'ayant appris, entra dans une violente colère; il ordonna qu'on fît mourir ces décurions;[Pg 318] et rien ne les aurait sauvés, sans la noble hardiesse du questeur Eupraxius: Arrêtez, prince, lui dit-il, écoutez un moment votre bonté naturelle; songez que les chrétiens honorent en qualité de martyrs ceux que vous condamnez à la mort comme criminels. Florentius, préfet du prétoire de la Gaule, imita dans une autre rencontre cette généreuse liberté, aussi salutaire aux princes qu'à leurs sujets. L'empereur, irrité contre plusieurs villes pour une faute digne de pardon, commanda qu'on fît mourir dans chacune trois décurions: Et que fera-t-on, lui dit Florentius, s'il ne s'en trouve pas trois dans chacune de ces villes? Faudra-t-il attendre que ce nombre soit rempli, pour les mettre à mort? Ces paroles calmèrent la colère du prince. Ce fut pour Valentinien une faveur du ciel, d'avoir sous son règne plusieurs officiers vraiment zélés pour sa gloire, qui, d'un génie tout opposé à celui des courtisans, s'efforçaient d'adoucir la dureté de son caractère. Ce Florentius, fort différent de celui du même nom, qui s'était rendu si odieux du temps de Constance, ne s'occupait que du soulagement de sa province. Valentinien exigeait le paiement des impôts avec une rigueur impitoyable, et ne menaçait de rien moins que de la mort ceux que leur indigence mettait hors d'état de satisfaire. Florentius obtint cependant une loi pour modérer dans la Gaule la dureté des impositions; elle donnait à ceux qui se trouvaient trop chargés le temps de porter leurs plaintes aux juges des lieux, et de leur demander une taxation plus conforme à l'état de leur fortune.
[661] Ex comite largitionum Illyrici. Amm. Marc. l. 27, c. 7.—S.-M.
[662] Quorum memoriam apud Mediolanum colentes nunc usque Christiani, locum ubi sepulti sunt, ad innocentes appellant. Amm. Marc. l. 27, c. 7.—S.-M.
XXIV.
Rigueur de Valentinien dans l'exercice de la justice.
Il était inutile aux accusés de s'adresser à l'empereur[Pg 319] pour obtenir des juges équitables: malgré les plus justes motifs de récusation, il ne manquait pas de les renvoyer devant leur juge ordinaire, quoique celui-ci fût leur ennemi personnel. Jamais il ne sut adoucir les punitions, jamais il n'accorda de grace à ceux qui étaient condamnés. C'était devant lui presque une même chose d'être accusé et d'être coupable. Les tortures qu'il employait pour avérer les crimes, égalaient la rigueur des supplices. Il répétait sans cesse, que la sévérité est l'ame de la justice, et que la justice doit être l'ame de la puissance souveraine. Il ne choisissait pas de dessein prémédité des hommes cruels et inhumains pour gouverner les provinces; mais lorsqu'il avait mis en place des officiers de ce caractère, loin de les contenir, il les animait par des louanges, il les exhortait par ses lettres à punir rigoureusement les moindres fautes. Ces funestes encouragements durent coûter la vie à plusieurs innocents. Saint Jérôme raconte fort au long l'histoire d'une femme de Verceil, faussement accusée d'adultère, qui ayant été condamnée à mort et frappée plusieurs fois du coup mortel, ne fut sauvée que par un miracle. Il paraît cependant qu'il eut quelques égards pour les sénateurs de Rome: ils étaient soumis à la juridiction du préfet de la ville; Valentinien se réserva par une loi la connaissance de leurs causes en matière criminelle.
XXV.
Prétextatus préfet de Rome.
Amm. l. 27, c. 9, et ibi Vales.
Cod. Th. l. 12, tit. 6, l. 13.
Hier. chron.
Oros. l. 7, c. 32.
Cette loi est adressée à Prétextatus, préfet de Rome, qui était bien capable de l'avoir inspirée au prince, quoiqu'elle tendît à la diminution des droits de sa charge. Ce magistrat, auquel on ne peut reprocher que son zèle pour le paganisme, ne donnait à Valentinien que des conseils de clémence: il sut lui-même, dans[Pg 320] l'exercice de sa préfecture, trouver ce juste tempérament de douceur et de fermeté, qui concilie l'amour et la crainte dans le cœur des inférieurs. Son autorité rétablit dans la ville le calme que le schisme d'Ursinus avait troublé: son attention vigilante pour la sûreté publique se manifesta par plusieurs réglements utiles. Il fit abattre tous les balcons en saillie, qui s'étaient multipliés à Rome au mépris de l'ancienne police; il ordonna de laisser un espace libre entre les maisons des particuliers et les murs des temples et des églises, pour empêcher la communication des incendies: suivant une loi ancienne tous les édifices publics devaient être isolés; mais cette loi était oubliée. Il fit établir dans tous les quartiers de Rome de nouveaux étalons, pour fixer les poids et les mesures, et contenir la mauvaise foi des marchands. Dans les jugements, il ne fit jamais rien en vue de plaire, et il plut à tous les citoyens[663]. On rapporte que cette année on vit dans l'Artois des flocons de laine tomber avec l'eau de la pluie[664]. Je ne sais quelle foi l'on doit ajouter à ce phénomène.
[663] Nihil ad gratiam faceret, omnia tamen grata viderentur esse quæ factitabat. Amm. Marc. l. 27, c. 9.—S.-M.
[664] Apud Atrebatas vera lana de nubibus pluviæ mixta defluxit. Oros. l. 7, c. 32.—S.-M.
XXVI.
Valens se déclare pour les Ariens.
Greg. Naz. or. 20, t. 1, p. 348, et or. 23, p. 416.
Hier. chron.
Oros. l. 7, c. 32.
Socr. l. 4, c. 2, 4, 6, 9, et 11.
Theod. l. 4, c. 11 et 12.
Soz. l. 6, c. 6, 7, 8, 9, 10, 11 et 12.
Zon. l. 13, t. 2, p. 30.
Tandis que Valentinien défendait avec succès l'Occident contre les Barbares, son frère Valens, devenu par la mort de Procope paisible possesseur de l'Orient, y allumait deux guerres funestes, l'une contre les Goths, l'autre contre les catholiques. C'était le caractère de l'Arianisme dès son origine, de s'introduire à la cour par la séduction des femmes. Albia Dominica préoccupée de cette erreur,[Pg 321] n'eut pas de peine à la communiquer à son mari: et lorsque se préparant à marcher contre les Goths, il voulut, par une sage précaution, recevoir le baptême, elle l'engagea à se faire baptiser par Eudoxe, évêque de Constantinople et chef du parti hérétique. Dans cette sainte cérémonie, ce prélat imposteur abusa de l'autorité du moment, pour joindre aux vœux sacrés du christianisme un serment impie: il engagea Valens à jurer qu'il demeurerait irrévocablement attaché à la doctrine d'Arius, et qu'il emploierait toute sa puissance contre ceux qui y seraient opposés. Valens ne fut que trop fidèle à ce funeste engagement. L'arianisme était alors dans un état de crise. Les demi-Ariens, rebutés de l'insolence des Anoméens qui les persécutaient, avaient fait des démarches éclatantes auprès du pape Libérius, lorsqu'il vivait encore: ils avaient accédé à la doctrine de Nicée. L'église d'Occident leur avait ouvert les bras avec joie; et en Orient même, dans un concile tenu à Tyanes, ils en avaient indiqué un second à Tarse, où ils devaient dans deux mois se rendre de toutes parts, pour consommer l'ouvrage de la réunion par un acte authentique. Eudoxe, alarmé de ce dessein, communiqua ses craintes à Valens. L'empereur défendit aux évêques de s'assembler à Tarse; il confondit d'abord, dans une proscription générale, les catholiques, les demi-Ariens, et les Novatiens aussi opposés aux dogmes d'Arius que les catholiques. Mais les Novatiens se mirent bientôt à couvert par le crédit d'un de leurs prêtres, nommé Marcien, que Valens avait placé auprès de ses filles Anastasie et Carosa, pour leur enseigner les belles-lettres.
XXVII.
Athanase est encore chassé de son siége.
Socr. l. 4, c. 13.
Soz. l. 6, c. 12.
Theoph. p. 49.
Vita Ath. apud Phot. cod. 258.
Vita Ath. in edit. Bened. p. 85.
Pagi apud Baron. an. 370.
L'empereur avait envoyé dans les provinces des[Pg 322] ordres précis de chasser tous les évêques, qui, ayant été bannis sous le règne de Constance, étaient rentrés en possession de leurs églises sous celui de Julien. Ces ordres contenaient de terribles menaces contre les officiers, les soldats, les habitants des lieux où ils ne seraient pas exécutés. Depuis quarante ans qu'Athanase remplissait le siége d'Alexandrie, il avait eu l'honneur d'être toujours la première victime que les ennemis de l'église sacrifiaient à leur fureur; et les coups portés à cet illustre prélat, étaient devenus le signal de la persécution générale. Tatianus, préfet d'Égypte, entra dans Alexandrie, et y fit publier un édit contre les orthodoxes. Les fidèles, déterminés à tout souffrir eux-mêmes, prirent l'alarme pour leur évêque; ils représentèrent qu'Athanase n'était pas dans le cas exprimé par les ordres de l'empereur, puisque Julien, loin de le rétablir, l'avait chassé de nouveau. Tatianus ne se rendant pas à ces raisons, le peuple se disposait à la défense; on était à la veille d'une sanglante sédition. Le préfet suspendit cet orage, en demandant le temps d'instruire l'empereur et de recevoir de nouveaux ordres. Les esprits étant un peu apaisés, Athanase, trop éclairé pour ne pas pénétrer les intentions du préfet, et ne voulant pas être une occasion de désordre, sortit secrètement de la ville, et se déroba également à ses ennemis et à ses amis. Tatianus, qui n'avait cherché qu'à amuser les Alexandrins, voulut aussi profiter de ce calme pour exécuter sa commission. Il se transporta pendant une nuit avec une nombreuse escorte à la maison de l'évêque, mais il ne l'y trouva plus. Athanase s'était renfermé hors de la ville, dans le tombeau de son père, où il se tint caché pendant[Pg 323] quatre mois. Les tombeaux, surtout en Égypte, étaient alors des bâtiments assez étendus pour y loger. Cette évasion causait autant d'alarme aux ennemis d'Athanase qu'à son troupeau. Valens craignait que son frère, comme avait fait autrefois Constant, ne prît en main la défense de ce prélat respecté de tout l'empire. Eudoxe et sa cabale n'appréhendaient pas moins qu'un génie si fécond en ressources ne vînt à bout de se ménager à la cour de Valens la même faveur, qu'il avait quelquefois trouvée auprès de Constance. Cette crainte prévalut sur leur haine; ils furent les premiers à solliciter son retour. Valens envoya ordre de le rétablir dans son église, où ce généreux athlète, signalé par tant de combats, cinq fois banni et cinq fois rappelé, toujours persécuté avec l'église et triomphant avec elle, demeura paisible pendant les six dernières années de sa vie.
XXVIII.
Commencement de la guerre des Goths.
La persécution de Valens déchirait le sein de l'église, sans mettre l'empire en danger. Mais la guerre qu'il commença cette année contre les Goths, attira, par un enchaînement de causes dépendantes les unes des autres, la ruine de la puissance romaine en Occident. Les Goths, quelquefois vainqueurs, souvent vaincus, mais fournissant toujours à de nouvelles guerres par leur innombrable multitude, avaient pendant cent vingt ans exercé les armes romaines. Domptés depuis trente-cinq ans par Constantin, tranquilles sous le règne de Constance, ils entretenaient avec les Romains un libre commerce par le Danube. Plusieurs d'entre eux s'étaient dévoués au service des empereurs, et étaient parvenus aux principales dignités de la cour et de l'armée. Comme c'est ici que commencent les grands événements[Pg 324] qui changèrent enfin la face de l'empire, il est à propos de donner une idée plus claire de leur origine et de leurs progrès, autant qu'il est possible de percer les ténèbres dont leur première histoire est enveloppée.
XXIX.
Leur origine et leurs migrations.
Jornand. de reb. Get. c. 3, 4 et 17.
Isid. chron. Goth.
Proc. de bell. Goth. l. 4, c. 5.
Cluv. ant. Germ. l. 3, c. 34 et 46.
Grot. in proleg. ad hist. Goth.
L'origine des Goths se perd, comme celle de toutes les nations célèbres, dans la nuit de l'antiquité[665]. Leurs[Pg 325] migrations et leurs conquêtes sont cause que les anciens auteurs les ont confondus avec les Scythes, les Sarmates, les Gètes et les Daces. Entre les modernes, les plus habiles critiques se partagent à leur sujet en deux sentiments. Suivant les uns, ils sont nés dans la Germanie, et ce sont ceux que Tacite appelle Gothons, qui habitaient le territoire de Dantzick, aux embouchures de la Vistule. Selon une autre opinion, plus généralement reçue et qui me paraît mieux fondée,[Pg 326] cet établissement ne fut que leur seconde habitation. Plus de trois cents ans avant l'ère chrétienne, ils étaient sortis de la Scandinavie, cette grande péninsule qu'on a cru être une île jusque dans le sixième siècle, et que les anciens ont appelée la source et la pépinière des nations. On voit encore la trace de leur origine dans la Suède, dont une grande province a conservé le nom de Gothie. Ils s'emparèrent d'abord de l'île de Rugen, et de la côte méridionale et orientale de la mer Baltique, jusque dans l'Esthonie. Les Rugiens, les Vandales, les Lombards, les Hérules n'étaient que diverses peuplades des Goths, qui se séparèrent du gros de la nation, et se firent en Germanie des établissements[Pg 327] particuliers. Ceux qui conservèrent le nom de Goths, quittèrent au commencement du second siècle les bords de la Vistule; et ayant traversé les vastes plaines de la Sarmatie, ils se fixèrent sur les bords des Palus Méotides. Une partie d'entre eux, refusant de suivre leurs compatriotes, demeurèrent à l'occident de la Vistule: on les nomma Gépides, mot qui dans leur langue signifiait paresseux[666]. Ces Gépides, quelque temps après, vers le temps de Claude le Gothique, après avoir vaincu les Bourguignons, s'avancèrent sur les bords du Danube, où ils commencèrent à inquiéter les Romains.
[665] Je n'entreprendrai pas d'expliquer les difficultés nombreuses que présente un point d'histoire aussi compliqué, ni de redresser tout ce qu'il y a d'inexact dans le texte de Lebeau; ce serait m'écarter du plan que je me suis prescrit. Mon opinion sur cette grande question sera donc exprimée avec toute la brièveté possible. Lebeau s'est borné, comme il le devait, à exposer les systèmes admis de son temps; depuis, des opinions nouvelles, des systèmes ingénieux, ont été proposés, admis et rejetés, sans avancer beaucoup nos connaissances sur le fond de la question. Deux systèmes principaux partagent les savants: les uns adoptent le récit de Jornandès, historien Goth et évêque de Ravenne au 6e siècle, et regardent les Goths comme un peuple sorti de la Scandinavie. Les autres traitant Jornandès de romancier et d'imposteur, vont rechercher en Asie l'origine des Goths, et ils l'y placent à une époque plus ou moins ancienne. La vérité n'est, selon moi, ni dans l'une ni dans l'autre de ces opinions, ou peut-être est-elle dans toutes les deux; il suffit, pour les concilier, de leur ôter ce qu'elles ont d'absolu: elles se prêtent alors un mutuel appui; une multitude de renseignements précieux, et regardés comme fort douteux, acquièrent alors un haut degré d'importance et de certitude. Je m'explique. Il est constant pour moi que les Goths, fixés, au quatrième siècle, sur les rives du Danube et du Borysthène, sont les Gètes que les anciens plaçaient dans les mêmes régions. Les auteurs contemporains des premières irruptions des Goths ne laissent aucun doute sur ce point; ils emploient indifféremment les deux noms, et, de plus, ils remarquent que les peuples nommés Gètes par les Grecs et les Romains s'appelaient eux-mêmes Goths. Cela étant, il est impossible de méconnaître l'identité de ces deux noms, avec celui des Scythes; il n'en diffère que par une prosthèse familière aux Grecs. Ces trois noms indiquent trois grandes périodes de l'existence des Goths, qui nous reportent jusqu'à la plus haute antiquité, et font voir cette nation maîtresse dès lors de l'Europe orientale et d'une grande partie de l'Asie, lançant au loin de nombreuses colonies. Ces colonies, renouvelées en divers temps couvrirent toutes les parties de l'Europe à une époque fort reculée, la Scandinavie comme les autres. Voilà ce qu'il y a de vrai, selon moi, dans le système qui trouve, dans l'Europe orientale, l'origine des Goths, comme nation. Quoique ce fait me paraisse incontestable, ce n'est pas, je pense, une raison suffisante pour rejeter les renseignements qui nous ont été conservés par Jornandès. Une multitude d'indications nous prouvent la véracité de cet auteur. En racontant l'origine des Goths, qu'il place dans la Scandinavie, il décrit ce pays de manière à faire voir qu'il le connaissait bien. C'est une considération remarquable et tout à l'avantage de Jornandès. Où Jornandès aurait-il puisé des renseignements si exacts sur une contrée si éloignée et aussi mal connue des Grecs et des Romains, si ce n'est chez les Goths, toujours en relation avec la Scandinavie. On a dit et on a répété, que c'était sur la seule autorité de Jornandès qu'on avait placé dans la Scandinavie l'origine des Goths; c'est une erreur ou une supposition gratuite. Procope, qui écrivait à la même époque, ou peut-être même avant Jornandès, ne montre guère moins d'exactitude dans ce qu'il dit de la Scandinavie; ses renseignements sont conformes, mais non pareils à ceux que fournit Jornandès; ce qui prouve qu'il ne l'a pas copié. Il ne pouvait acquérir des notions aussi justes que chez des peuples en rapport avec la Scandinavie, comme les Goths y étaient alors. Il est facile de se convaincre, en comparant ces auteurs, que tous deux ils ont puisé aux mêmes sources, et qu'ils nous ont transmis une opinion généralement répandue chez les Grecs et les Romains, qui la tenaient sans aucun doute des Goths eux-mêmes, que ces conquérants venaient de la Scandinavie. Les traditions que Paul Diacre a recueillies un peu plus tard sur les Lombards, sont parfaitement d'accord avec Jornandès et Procope. On pourrait encore y ajouter. Pour concilier deux systèmes aussi opposés, il suffit de remarquer que Jornandès a confondu deux faits bien distincts. L'origine première des Goths ou Gètes, qui, étant les mêmes que les Scythes, doit se rechercher dans l'Europe orientale, et l'origine particulière des rois et des princes qui gouvernaient de son temps les tribus des Visigoths et des Ostrogoths. Pour en être convaincu, il suffit de remarquer que Jornandès a placé la sortie des Goths de la Scandinavie, avant la guerre que les Scythes soutinrent contre le roi d'Égypte, Vexoris, guerre que Justin place long-temps avant Ninus. Il est facile de concevoir que, si les connaissances de Jornandès sur la Scandinavie remontaient si loin, elles ne seraient pas si exactes, et que les Goths n'eussent pas conservé des souvenirs si précis, ni des relations aussi intimes et aussi fréquentes avec un pays si éloigné. Seulement il faut admettre qu'au temps de Jornandès l'émigration des tribus qui donnèrent des rois aux Goths était déjà assez ancienne, pour qu'on ait pu confondre ces deux événements. La généalogie des Amales, rapportée par cet historien, semble indiquer que le passage de la mer Baltique était arrivé vers le premier siècle de notre ère. Il faut aussi remarquer que, selon le même auteur, le premier des rois Goths, qui franchit cette mer, la passa avec trois vaisseaux; encore y en avait-il un qui portait les Gépides, qui formèrent une nation distinguée des Goths. On conçoit qu'il aurait fallu une flotte plus considérable pour transporter une nation, quelque petite qu'on la suppose. Qui ne voit dans ce roi des Goths, et dans ses compagnons des aventuriers semblables à ces Scandinaves, qui, au neuvième siècle, fondèrent les souverainetés russes de Novogorod et de Kiow, ou pareils encore à ceux qui allaient s'enrôler, sous le nom de Varangues, dans la garde des empereurs de Constantinople. La même chose a pu se faire et s'est faite réellement quelques siècles auparavant. Pour peu qu'on lise avec attention l'histoire des Barbares qui renversèrent l'empire romain, il est facile de reconnaître un grand mouvement, qui, depuis le premier jusqu'au quatrième siècle de notre ère, portait de nombreuses émigrations de peuplades ou de guerriers de la Baltique aux rives du Danube, à travers les plaines de la Pologne. C'est ainsi que les Bourguignons, les Lombards, les Hérules et beaucoup d'autres s'avancèrent vers le midi; c'est de la même façon que les deux races royales des Amales et des Balthes, qui commandaient les Ostrogoths et les Visigoths, étaient venues avec un certain nombre de guerriers se joindre aux Goths ou Gètes du Danube, laissés sans souverains, par la retraite des armées d'Aurélien au midi de ce fleuve, quand cet empereur se décida à abandonner les conquêtes de Trajan.—S.-M.
[666] C'est Jornandès qui donne cette étymologie. Nam, dit-il, linguâ eorum pigra, Gepanta dicitur. Jorn. de reb. Get. c. 17.—S.-M.
XXX.
Guerres et incursions des Goths.
Des Palus Méotides les Goths envoyèrent divers essaims dans le pays des anciens Gètes, vers les embouchures du Danube, et ils anéantirent peu à peu cette nation[667]. Ils remportèrent de grandes victoires sur les Vandales, les Marcomans et les Quades: ils commencèrent à se rendre redoutables à l'empire sous le règne de Caracalla, et réduisirent les Romains à leur payer des pensions considérables pour acheter la paix avec eux: ils la rompirent toutes les fois qu'ils crurent trouver plus d'avantage dans la guerre. Souvent on les vit passer le Danube, et mettre à feu et à sang la Mésie et la Thrace. Ils battirent et tuèrent l'empereur Décius. Trébonianus Gallus leur paya tribut. Sous Valérien et sous Gallien, ils portèrent le ravage jusqu'en Asie, où ils entrèrent par le détroit de l'Hellespont, après avoir pillé l'Illyrie, la Macédoine et la Grèce:[Pg 328] ils brûlèrent le temple d'Éphèse, ruinèrent Chalcédoine, pénétrèrent jusqu'en Cappadoce; et dans leur retour, cette nation barbare, née pour la destruction des monuments antiques ainsi que des empires, renversa en passant Troie et Ilion, qui se relevaient de leurs ruines. Ils furent battus à leur tour par Claude, par Aurélien, par Tacite. Probus les força à la soumission par la terreur de ses armes. Leur puissance était déjà rétablie sous Dioclétien. Ils servirent fidèlement Galérius dans la guerre contre les Perses: ils étaient devenus comme nécessaires aux armées romaines; et nulle expédition ne se fit alors sans leur secours. Constantin employa leur valeur contre Licinius: ils s'engagèrent avec lui par un traité, à fournir aux Romains quarante mille hommes toutes les fois qu'ils en seraient requis. Ce traité, souvent interrompu par les guerres qui survinrent entre eux et l'empire, était toujours renouvelé au rétablissement de la paix: il subsista jusque sous Justinien; et ces troupes auxiliaires étaient nommées les confédérés[668], pour faire connaître que ce n'était pas à titre de sujets, mais d'alliés et d'amis, qu'ils suivaient les armées romaines[669].
[667] On a pu voir dans la longue note placée ci-devant p. 324, les raisons qui m'empêchent de partager cette opinion. Les Gètes ou les Goths doivent être un seul et même peuple.—S.-M.
[668] Fæderati. Ce corps, composé de Barbares qui ne furent pas toujours Goths, est très-célèbre dans l'histoire du Bas-Empire; aussi en sera-t-il souvent question dans la suite de cet ouvrage.—S.-M.
[669] Ce paragraphe est un résumé bien rapide des faits contenus dans les chap. 15-22 de Jornandès, de rebus Geticis.—S.-M.
XXXI.
Caractère et mœurs des Goths.
Proc. de bell. Vandal. l. 1, c. 2.
Salv. de gubernat. Dei, l. 7, c. 4.
Roderic. Τοlet. l. 1, c. 9.
Grot. in proleg. ad hist. Goth.
Ce peuple né pour la guerre, n'était curieux que de belles armes: ils se servaient de piques, de javelots, de flèches, d'épées et de massues; ils combattaient à pied et à cheval, mais plutôt à cheval. Leurs divertissements consistaient à se disputer le prix de l'adresse et de la force dans le maniement des armes. Ils étaient[Pg 329] hardis et vaillants, mais avec prudence; constants et infatigables dans leurs entreprises; d'un esprit pénétrant et subtil: leur extérieur n'avait rien de rude ni de farouche; c'étaient de grands corps, bien proportionnés, avec une chevelure blonde, un teint blanc et une physionomie agréable. Les lois de ces peuples septentrionaux n'étaient point, comme les lois romaines, chargées d'un détail pointilleux, sujettes à mille changements divers, et si nombreuses qu'elles échappent à la mémoire la plus étendue; elles étaient invariables, simples, courtes, claires, semblables aux ordres d'un père de famille. Aussi le code de Théodoric prévalut-il en Gaule sur celui de Théodose; et Charlemagne transporta dans ses capitulaires plusieurs articles des lois des Visigoths. Les lois des Goths fondèrent le droit d'Espagne: elles en furent la source. Celles des Lombards ont servi de base aux constitutions de Frédéric II pour le royaume de Naples et de Sicile. La jurisprudence des fiefs, en usage parmi tant de nations, doit son origine aux coutumes des Lombards; et l'Angleterre se gouverne encore par les lois des Normands. Tous les habitants des côtes de l'Océan ont adopté le droit maritime établi dans l'île de Gothland, et en ont composé un droit des gens. La forme même de la législation chez les Goths communiquait à leurs lois une solidité inébranlable. Elles étaient discutées par le prince et par les principaux personnages de tous les ordres; rien n'échappait à tant de regards pénétrants; on pratiquait avec zèle et avec constance ce que le consentement commun avait établi. Pour les charges publiques, ces peuples ne connaissaient point les titres purement honorifiques et sans fonction: chez[Pg 330] eux tout était en action. Dans toutes les villes et jusque dans les bourgs, étaient des magistrats choisis par le suffrage du peuple, qui rendaient la justice, et faisaient la répartition des tributs. Chacun se mariait dans son ordre: un homme libre ne pouvait épouser une femme de condition servile, ni un noble une roturière. Les femmes n'apportaient pour dot que la chasteté et la fécondité. Toute propriété était entre les mains des mâles, qui étaient le soutien de la patrie. Il n'était pas permis à une femme d'épouser un mari plus jeune qu'elle. Les parents avaient la tutelle des mineurs; mais le premier tuteur était le prince. Les transports de propriété, les engagements, les testaments se faisaient en présence des magistrats, et à la vue du peuple: les conventions appuyées de tant de témoins en étaient plus authentiques; et le public étant instruit de ce qui appartenait de droit à chacun, il ne restait plus de lieu aux chicanes, au stellionat, aux prétentions frauduleuses. Les affaires s'expédiaient sans longueurs et sans frais. Pour arrêter la témérité des plaideurs, on les obligeait de consigner des gages. Le sang des citoyens était précieux, on ne le répandait que pour les grands crimes: les autres s'expiaient par argent ou par la perte de la liberté. Le criminel était jugé sans appel par ses pairs. Mais une coutume vraiment barbare, et qu'ils ont ensuite répandue par toute l'Europe, c'est que certaines causes ambiguës étaient décidées par le duel. L'adultère était puni de la peine la plus sévère: la femme coupable était livrée à son mari qui devenait maître de sa vie. Les enfants nés d'un crime n'étaient admis ni au service militaire, ni à la fonction de juges, ni reçus en témoignage. Une veuve avait le tiers des[Pg 331] biens-fonds du défunt, si elle ne se remariait pas; autrement elle n'emportait que le tiers des meubles. Si elle se déclarait enceinte, on lui donnait des gardes; et l'enfant né dix mois après la mort du père, était censé illégitime. Celui qui avait débauché une fille était obligé de l'épouser, si la condition était égale; sinon il fallait qu'il la dotât, car une fille déshonorée ne pouvait se marier sans dot; s'il ne pouvait la doter, on le faisait mourir. Ils regardaient la pureté des mœurs comme le privilége de leur nation: ils en étaient si jaloux que, selon un auteur de ces temps-là, punissant la fornication dans leurs compatriotes, ils la pardonnaient aux Romains comme à des hommes faibles et incapables d'atteindre au même degré de vertu. Nous aurons occasion de parler ailleurs de leur religion[670].
[670] On conçoit sans peine qu'il y aurait beaucoup de remarques à faire sur les objets contenus dans ce paragraphe; mais s'y arrêter, ce serait entrer dans des digressions tout-à-fait étrangères au but qu'on doit se proposer dans une histoire du Bas-Empire.—S.-M.
XXXII.
Division en Visigoths et Ostrogoths.
Jornand. de reb. Get. c. 14.
Grot. in proleg. ad hist. Goth.
Trebell. Pol. in Claudio, c. 6.
Du temps de Valens, leur puissance s'étendait depuis les Palus Méotides jusque dans la Dacie, située au-delà du Danube. Ils s'étaient rendus maîtres de cette vaste province, après qu'Aurélien l'eut abandonnée. Les Peucins, les Bastarnes, les Carpes, les Victohales, et les autres Barbares de ces cantons étaient ou exterminés ou incorporés avec eux. Ils étaient divisés en deux peuples, les Ostrogoths, c'est-à-dire, les Goths orientaux, nommés aussi Gruthonges, qui habitaient sur le Pont-Euxin et aux environs des bouches du Danube; et les Visigoths ou Goths occidentaux, appelés encore Thervinges, établis le long de ce fleuve. C'est ainsi que l'histoire commence à distinguer clairement[Pg 332] les deux branches de cette nation. Il est cependant parlé des Ostrogoths sous le règne de Claude le Gothique; et les meilleurs écrivains présument que cette distinction était établie dès l'origine. En effet, elle subsiste encore dans la Suède. Ces deux peuplades avaient des princes différents, issus de deux races célèbres dans leurs annales; celle des Amales qui régnait sur les Ostrogoths[671], et celle des Balthes sur les Visigoths[672]. Ils ne donnaient à leurs souverains que le nom de juges[673]; parce que le nom de roi n'était, selon eux, qu'un titre de puissance et d'autorité, au lieu que celui de juge était un titre de vertu et de sagesse[674].
[671] On trouve la généalogie de cette famille dans le 14e chap. de Jornandès, et on y voit que Théodoric, conquérant de l'Italie, descendait à la quatorzième génération de Gapt, le premier de cette race dont le souvenir s'était conservé chez les Goths. Ce personnage vivait ainsi vers l'époque de l'ère chrétienne.—S.-M.
[672] Vesegothæ familiæ Balthorum, Ostrogothæ præclaris Amalis serviebant. Jornand. de reb. Get. c. 5.—S.-M.
[673] Ammien Marcellin donne, l. 31, c. 3, à Athanaric, roi des Visigoths, le titre de juge des Thervinges, Thervingorum judex. Le même auteur l'avait déja nommé, l. 27, c. 5, le plus puissant des juges Goths, Athanaricum ea tempestate judicem potentissimum. Il est nommé le chef des Scythes, ὁ τῶν Σκυθῶν ἡγούμενος, par Zosime, l. 4, c. 10.—S.-M.
[674] Cette dernière phrase est la traduction de ces paroles de Themistius, or. 10, p. 134, que l'orateur applique à Athanaric: Οὕτω γοῦν τὴν μὲν τοῦ βασιλέως ἐπωνυμίαν ἀπαξιὸι, τὴν τοῦ δικαστοῦ δὲ ἀγαπᾷ·ὡς ἐκεῖνο μὲν δυνάμεως πρόσρημα, τὸ δὲ σοφίας.—S.-M.
XXXIII.
Causes de la guerre des Goths.
Themist. or. 8, p. 113 et 119, et or. 10, p. 135 et 136.
Eunap. excerpt. deleg. p. 18.
Zos. l. 4, c. 10.
Dès le commencement du règne de Julien, les Goths se voyant méprisés par ce prince[675], avaient songé aux moyens de relever leur réputation. Depuis sa mort la frontière était mal gardée; les soldats romains, presque sans armes et sans habits, étaient aussi sans force et sans courage. Leurs commandants en avaient congédié la plupart pour profiter de leur solde. Les forteresses tombaient faute de réparations. Cette négligence favorisait[Pg 333] les entreprises des Goths. N'osant encore faire une guerre ouverte, ils envoyaient des partis au-delà du fleuve, et remportaient toujours un butin considérable. La petite Scythie était la plus exposée à leurs incursions[676]. Le Danube, s'élargissant vers son embouchure, inondait une grande étendue de terrain, qu'on ne pouvait traverser à pied à cause de la profondeur de la vase, ni dans des barques, parce que les eaux y étaient trop basses. Les Barbares se servant de petits bateaux plats, venaient faire le dégât dans les îles et sur les bords du fleuve; et ils étaient rembarqués et hors d'insulte avant qu'on eût pu accourir au secours. On fut réduit à leur payer des contributions, pour racheter la province de ces ravages. Lorsqu'ils surent que Valens s'éloignait et qu'il prenait le chemin de la Syrie, toute la nation se mit en mouvement, et l'empereur fut obligé de détacher une grande partie de ses troupes, pour aller défendre la frontière[677]. Soit que les Goths ne fussent pas encore assez préparés, soit qu'ils voulussent laisser les Romains se ruiner eux-mêmes par une guerre civile, ils se contentèrent alors d'envoyer à Procope un secours de trois mille hommes[678]. Ceux-ci ayant appris la défaite et la mort du tyran,[Pg 334] lorsqu'ils marchaient pour le joindre, reprirent le chemin de leur pays, pillant et ravageant tout sur leur passage. Mais avant que d'avoir pu regagner les bords du Danube, ils furent enveloppés, forcés malgré leur fierté à mettre bas les armes, et distribués comme prisonniers de guerre dans plusieurs villes de la Thrace.
[675] Voyez ci-devant liv. XII, § 10, t. 2, p. 403.—S.-M.
[676] C'est le nom que l'on donnait à toute la partie de la Mœsie, située entre les bouches du Danube, le mont Hémus et le Pont-Euxin.—S.-M.
[677] Valens apprit alors, par les rapports de ses officiers, que la nation des Goths, encore intacte, se préparait toute entière à envahir la Thrace. Valens.... docetur relationibus ducum, gentem Gothorum, ea tempestate intactam ideoque sævissimam, conspirantem in unum ad pervadenda parari collimitia Thraciarum. Amm. Marc. l. 26, c. 6. L'historien se sert du mot intactam en parlant de la nation des Goths, parce qu'alors les forces de ce peuple n'avaient encore éprouvé aucun affaiblissement; il n'en était pas de même quelques années après. La guerre désavantageuse que les Goths avaient été obligés de soutenir contre les Huns avait bien diminué leur puissance.—S.-M.
[678] Voyez ci-devant p. 246, note 1, et p. 250, note 1, liv. XVI, § 43 et 47.—S.-M.
XXXIV.
Valens refuse de rendre les prisonniers.
Amm. l. 27, c. 5.
Zos. l. 4, c. 10.
Eunap. excerpt. de leg. p. 18.
C'étaient des sujets d'Athanaric, prince des Visigoths, dont Constantin avait tellement aimé et honoré le père, qu'il lui avait fait ériger une statue dans Constantinople[679]. Athanaric envoya des grands de sa cour[680], pour se plaindre du traitement fait à ses soldats, et pour les redemander. Valens, de son côté, députa le général Victor pour entrer en conférence avec le prince. Victor demandait par quelle raison les Goths, alliés de l'empire, s'étaient portés à secourir un rebelle contre son souverain[681]. Athanaric montrait des lettres par lesquelles Procope avait imploré son assistance, comme parent de la famille de Constantin et légitime héritier de la couronne impériale[682]. Il ajoutait que ce n'était pas aux Goths à discuter les prétentions des deux concurrents; que par le traité ils s'étaient obligés à secourir l'empire; qu'ils avaient cru satisfaire à cette condition en assistant Procope; que s'ils s'étaient trompés, c'était une erreur excusable. Il insistait à demander qu'on relâchât ses soldats, qu'il avait envoyés[Pg 335] sur la foi d'un serment. Victor répliqua que le serment d'un rebelle n'était pas un engagement pour l'empereur; et que Valens était en droit de traiter en ennemis ceux qui étaient venus lui faire la guerre. On se sépara ainsi sans rien conclure.
[679] C'est ce que dit Thémistius, or. 15, p. 191.—S.-M.
[680] Ἀπῄτει τοὺς γενναίους ὁ Σκυθῶν βασιλεὺς. Eunap. de leg. p. 18.—S.-M.
[681] Victor magister equitum ad Gothos est missus, cogniturus apertè quam ob causam gens amica Romanis, fœderibusque ingenuæ pacis obstricta, armorum dederat adminicula bellum principibus legitimis inferenti. Amm. Marc. l. 27, c. 5.—S.-M.
[682] Litterus obtulere Procopii, ut generis Constantiniani propinquo imperium sibi debitum sumpsisse commemorantis. Amm. Marc. l. 27, c. 5.—S.-M.
XXXV.
Dispositions pour la guerre contre les Goths.
Amm. l. 27, c. 4 et 5.
Themist. or. 8, p. 113.
Zos. l. 4, c. 10.
[Eunap. in Maxim. t. 1, p. 61, ed. Boiss.
Philost. l. 9, c. 8.]
Valens avait déja consulté son frère[683], dont il prenait tous les avis, excepté lorsqu'il s'agissait de religion. Au retour de Victor, il assembla son armée. Sa prudente économie dans le réglement de sa maison, avait rempli ses trésors. Pour fournir aux dépenses nécessaires, il supprimait les superflues; en sorte qu'au lieu d'imposer de nouveaux tributs au commencement de cette guerre, il se vit en état de remettre un quart des impositions précédentes. Cette libéralité lui gagna tous les cœurs; une ardeur nouvelle embrasait ses soldats, et il en aurait trouvé autant qu'il avait de sujets. Ses bonnes intentions furent pleinement secondées, par Auxonius préfet du prétoire[684]. Ce magistrat ajouta un nouveau prix à la générosité du prince, par l'équité du recouvrement; ne permettant de rien exiger au-delà de ce qui était dû, et réprimant les vexations des subalternes. Cette modération ne l'empêcha pas de remplir tous les engagements de son ministère. Tant que dura la guerre, l'armée ne manqua ni de vivres, ni d'autres provisions; il les faisait transporter par le Pont-Euxin, dans les places situées sur les bords du Danube, qui servaient de magasins.
[683] Valens enim ut consulto placuerat fratri, cujus regebatur arbitrio, arma concussit in Gothos, ratione justa permotus. Amm. Marc. l. 27, c. 4.—S.-M.
[684] Il avait succédé à Salluste, mis à la retraite à cause de son âge très-avancé. Ce préfet est appelé Exonius par Eunapius (in Maxim. t. 1, p. 61, ed. Boiss.); mais je crois que c'est une faute dans les manuscrits de cet auteur.—S.-M.
[Pg 336]
XXXVI.
Première campagne.
Amm. l. 27, c. 5.
[Themist or. 10, p. 132.]
Zos. l. 4, c. 10.
Idat. chron.
Chron. Hier.
Socr. l. 4, c. 11.
Soz. l. 6, c. 10.
Chron. Alex, vel Pasch. p. 301.
Au milieu du printemps[685], Valens partit de Constantinople, et alla camper sur le Danube, près du château de Daphné bâti par Constantin[686]; il passa le fleuve sans opposition sur un pont de bateaux. Les Goths épouvantés d'un appareil si formidable, avaient abandonné le plat pays, et s'étaient retirés dans les montagnes des Serres[687], escarpées et inaccessibles à une armée. Tout le fruit de cette campagne se borna à des pillages; Arinthée à la tête de divers partis, enleva grand nombre de familles, qu'il surprit dans les plaines, avant qu'elles eussent eu le temps de gagner les montagnes et les défilés; et l'armée romaine, sans avoir fait aucune perte ni aucun exploit mémorable, revint à Marcianopolis dans la basse Mésie[688]; Valens y passa l'hiver à exercer ses soldats, et à faire les préparatifs de la campagne prochaine. Cette année il tomba le 4 de juillet à Constantinople une grêle d'une prodigieuse grosseur, qui tua plusieurs habitants.
[685] Pubescente vere. Amm. Marcel. l. 27, c. 5. Il paraît par la date de quelques lois, que Valens était à Marcianopolis, le 10 et le 30 mai de cette année, sans doute avant le passage du Danube.—S.-M.
[686] Au sujet de ce fort, voyez ci-devant liv. V, § 12, t. 1, p. 321.—S.-M.
[687] Montes petivere Serrorum arduos. Amm. Marc. l. 27, c. 5. Ces montagnes, dont il n'est question dans aucun autre auteur, me paraissent être celles qui séparent la Valachie de la Transylvanie.—S.-M.
[688] Il était déjà de retour à Dorostorum, dans la Mœsie, le 25 septembre de cette année. On voit par une loi qu'il était à Marcianopolis, le 12 janvier 368. Il y était encore le 9 mars suivant.—S.-M.
An 368.
XXXVII.
Seconde campagne.
Amm. l. 27, c. 5.
Themist. or. 8, p. 116.
Greg. Naz. or. 10, t. 1, p. 167.
Socr. l. 4, c. 11.
Soz. l. 6, c. 10.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 301.
L'année suivante, sous le second consulat de Valentinien et de Valens, le débordement du Danube retint l'empereur en Mésie; étant resté inutilement pendant tout l'été campé sur les bords du fleuve[689], il retourna[Pg 337] vers la fin de l'automne à Marcianopolis[690], où il célébra, selon l'usage, la solennité de la cinquième année de son règne; il y fit venir son fils, qui n'avait pas encore deux ans accomplis, et le désigna consul pour l'année 369, avec le général Victor. A l'occasion des quinquennales et de ce nouveau consulat, Thémistius, déja nommé précepteur du jeune prince, prononça deux discours: l'un convenait à un courtisan, il contenait l'éloge de l'empereur; l'autre est l'ouvrage d'un politique ingénieux. Ce sont des instructions adressées au fils, élève de l'orateur, mais qui pouvaient alors être utiles au père; elles sont présentées avec tous les agréments d'une éloquence délicate et fleurie[691]: il est vrai que Valens, pour en profiter, était obligé de les faire traduire; car ce prince, quoique régnant sur des Grecs, n'entendit jamais la langue grecque[692]. Pendant que les rivières du Nord sortaient de leur lit ordinaire, un[Pg 338] autre fléau, produit peut-être par la même cause, affligeait la Bithynie; Nicée déja ébranlée par les tremblements précédents, fut entièrement renversée le 11 d'octobre, onze ans après la destruction de Nicomédie; et la ville de Germé, dans l'Hellespont, fut presque ruinée.
[689] Près d'un lieu nommé le bourg des Carpes, propè Carporum vicum, dit Ammien Marcellin, l. 27, c. 5. Ce bourg devait son nom, à ce qu'on croit, à une colonie de Carpes, peuple de la Dacie, qui y avait été placée par Galérius, après leur défaite en l'an 295. Voyez Valois, ad Amm. Marc. l. 27, c. 7.—S.-M.
[690] Deux lois de Valens font voir que ce prince était dans cette ville, le 12 novembre 368 et le 13 décembre suivant. Il y était déjà dès le 1er août de la même année.—S.-M.
[691] Thémistius fait mention, dans le premier de ses discours (or. 8, p. 116), d'un prince de l'Orient qui, abandonnant le sceptre paternel, τις τὰ σκῆπτρα ὑπεριδὼν τὰ πατρῷα, quoique ce ne fût pas le sceptre d'un royaume obscur, καὶ ταῦτα οὐκ ἀφανοῦς βασιλείας, vint trouver l'empereur à cette époque, préférant le servir à l'honneur de régner, μετανάστης ἤκει δορυφορήσων. Les interprètes de Thémistius croient qu'il s'agit ici du roi d'Arménie Para, fils d'Arsace, qui vint effectivement vers cette époque implorer la protection de Valens, contre les Perses. Tillemont (Valens, art. 8), pense qu'il s'agit plutôt de Bacurius, roi d'Ibérie, qui, chassé de son pays par des troubles civils, se mit au service des Romains, et y resta attaché jusqu'à sa mort. La coïncidence de l'époque à laquelle ce discours fut prononcé, avec celle de la fuite de Para, me porte à croire qu'il s'agit plutôt ici de ce dernier prince.—S.-M.
[692] Voyez à ce sujet Thémistius, or. 6, p. 71; or. 9, p. 126; or. 11, p. 144.—S.-M.
XXXVIII.
Guerre de Valentinien en Allemagne.
Amm. l. 27, c. 10.
Alsat. illust. p. 417.
La guerre que Valentinien porta cette année en Allemagne fut plus sanglante que celle de Valens contre les Goths, mais elle fut aussi plus glorieuse et plus promptement terminée. Résolu de réduire, par un dernier effort, des ennemis opiniâtres qui, suppliant et menaçant tour à tour, n'avaient tant de fois demandé la paix que pour la rompre, Valentinien fit à loisir des préparatifs extraordinaires. Ses soldats ne témoignaient pas moins d'empressement à se délivrer d'une nation qui les fatiguait sans cesse. Ayant donc mis sur pied une nombreuse armée, et formé ses magasins, il manda le comte Sébastien, avec les troupes d'Illyrie et d'Italie; il voulut être accompagné dans cette expédition par son fils Gratien, pour lui faire voir l'ennemi, et l'accoutumer de bonne heure aux fatigues de la guerre; ce jeune prince n'avait encore que neuf ans, mais il donnait déjà les plus heureuses espérances. L'empereur passa le Rhin à la fin de l'été[693] sans éprouver de résistance, et fit marcher ses troupes sur trois colonnes; il se mit à la tête de celle du centre, Jovinus et Sévère[Pg 339] commandaient celles de la droite et de la gauche, toujours en garde contre les surprises. L'armée conduite par de bons guides, précédée de batteurs d'estrade, faisait sans précipitation de longues marches, et brûlait d'impatience de rencontrer l'ennemi. Au bout de quelques jours, comme il ne paraissait point, on mit le feu aux campagnes, en réservant avec soin ce qui pouvait servir à la subsistance des troupes; on continuait d'avancer avec les mêmes précautions, lorsque les coureurs vinrent avertir qu'ils avaient aperçu les Barbares; on fit halte près de Sultz [Solicinium] sur le Necker[694].
[693] Anni tempore jam tepente. Amm. Marc. l. 27, c. 10. Valentinien avait passé l'hiver à Trèves, où il était encore le 30 mars 368. Il alla ensuite à Alteia, lieu voisin de Trèves, et bientôt après il revint dans cette ville, où il était encore, le 17 juin, comme on le voit par les dates de ses lois. Une autre loi montre qu'il était à Worms (Vangiones), le 31 juillet, et sans doute peu avant le passage du Rhin.—S.-M.
[694] Sultz est dans l'intérieur du Wirtemberg, non loin des sources du Necker. Je suis ici l'opinion des interprètes d'Ammien Marcellin, mais il est vrai de dire que rien ne démontre l'identité de Solicinium avec le lieu moderne appelé Sultz.—S.-M.
XXXIX.
Disposition des Allemans et des Romains.
Les Allemans, contraints d'abandonner le pays, ou d'en venir à une action, avaient réuni toutes leurs forces; et pour couper le passage à l'armée romaine, ils s'étaient postés sur une montagne escarpée, qui n'était accessible que du côté du septentrion. Les Romains, ayant planté en terre leurs enseignes, demandaient le signal de la bataille, ils voulaient en arrivant monter aux ennemis; et malgré la bonne discipline que l'empereur maintenait dans ses troupes, on eut peine à les contenir. Sébastien fut placé à la descente de la montagne vers le septentrion, avec ordre de faire main-basse sur les Allemans, lorsqu'ils prendraient la fuite: Gratien fut laissé sous la garde des Joviens, qui formaient la réserve. L'armée étant en ordre de bataille, Valentinien parcourut les rangs; s'étant ensuite séparé de ses officiers, sans leur communiquer ce qu'il allait faire, il prit[Pg 340] avec lui cinq ou six soldats de confiance; et pour n'être pas reconnu des ennemis, il s'approcha, la tête nue, du pied de la montagne: son dessein était de la reconnaître, et d'en considérer lui-même toutes les approches, persuadé que le chemin découvert par ses coureurs n'était pas le seul qui conduisît au sommet. C'était le caractère de ce prince, de ne s'en rapporter qu'à ses propres yeux, et de se flatter d'être toujours plus clairvoyant que les autres. Comme il traversait un terrain qu'il ne connaissait pas, il s'engagea dans un marais, où il allait être accablé par une troupe qui sortit d'une embuscade, si sa force et celle de son cheval ne l'eût promptement tiré de ce mauvais pas: il regagna son armée à toute bride, mais il fut si près de périr, qu'il y perdit son casque garni d'or et de pierreries: son écuyer qui le portait à ses côtés, fut enveloppé et tué par les Barbares[695].
[695] Galeam ejus cubicularius ferens auro lapillosque distinctam, cum ipso tegmine penitus interiret, nec postea vivus reperiretur aut interfectus. Am. Marc. l. 27, c. 10.—S.-M.
XL.
Bataille de Sultz [Solicinium].
Après avoir donné à ses troupes, le temps de se reposer et de prendre quelque nourriture, il fit sonner la charge. Deux officiers de la garde, Salvius et Lupicinus[696], marchaient à la tête, et, affrontant le péril avec une contenance fière et assurée, ils montèrent les premiers: leur intrépidité attira après eux toute l'armée, qui, combattant à la fois et la résistance des Barbares et la difficulté du terrain, grimpa à travers les roches, les buissons, les pertuisanes ennemies; et faisant pied[Pg 341] à pied reculer les Allemans, gagna enfin le sommet de la montagne. Ce fut un nouveau champ de bataille, où le choc devint terrible: les piques dans le ventre, se pressant les uns les autres de tout le poids de leurs bataillons, renversant et renversés tour à tour, ils abattaient, ils tombaient: ce n'était que cris, horreur et carnage. D'un côté, la bravoure et la science militaire; de l'autre, une fureur désespérée: la victoire balança long-temps. Enfin, le nombre des Romains croissant toujours à mesure qu'ils parvenaient au sommet, les Allemans sont enfoncés; tout se confond; ils reculent en désordre, et toujours pressés ils tournent le dos; on les poursuit sans relâche, on les taille en pièces, on les pousse jusque sur la pente de la montagne. Les uns tués ou mortellement blessés, tombent en roulant dans les précipices; les autres fuient à perte d'haleine par le chemin, dont Sébastien occupait l'entrée; ils y trouvent l'ennemi et la mort: quelques-uns échappent et se sauvent dans les forêts d'alentour. Cette victoire coûta beaucoup de sang aux Romains: ils perdirent Valérien le premier des domestiques, et Natuspardo un des officiers de la garde[697], si renommé par sa valeur, que son siècle le comparait à tous ces anciens guerriers qui avaient fait l'honneur des armées romaines, lorsqu'elles étaient invincibles.
[696] L'un était du corps des Scutaires, c'est-à-dire des Écuyers, Scutarius, et l'autre du bataillon des étrangers, e schola gentilium.—S.-M.
[697] Valerianus domesticorum omnium primus, et Natuspardo quidam scutarius. Amm. Marc. l. 27, c. 10.—S.-M.
XLI.
Second mariage de Valentinien.
Amm. l. 27, c. 10, l. 28, c. 2 et l. 30, c. 5.
Auson. in Mosel. v. 421 et seq.
Socr. l. 4, c. 30.
Jorn. de regn. suc. apud Murat. t. 1, p. 237 et 238.
Chron. Alex. vel Paschal. p. 302.
Sulp. Sever. dial. 2, c. 6.
Zos. l. 4, c. 12.
Zon. l. 13, t. 2, p. 30.
Cod. Th. l. 7, tit. 8, leg. 2.
Valentinien mit ses troupes en quartiers d'hiver, et retourna à Trèves[698]: il avait choisi cette ville, pour son séjour ordinaire dans la Gaule; il y triompha avec[Pg 342] son fils[699]. Ce fut vers ce temps-là qu'il répudia Sévéra[700], sa première femme, et mère de Gratien, pour épouser Justine[701], veuve de Magnence et fille de Justus, qui sous le règne de Constance avait été gouverneur du Picénum. On dit que Sévéra ayant acheté une maison de campagne fort au-dessous de sa valeur, Valentinien indigné de voir sa femme abuser ainsi de l'autorité de son rang, rendit la maison à l'ancien possesseur, et chassa Sévéra de son palais. Quelques historiens ont imaginé, à ce sujet, une intrigue amoureuse, plus digne d'un roman frivole que de la gravité de l'histoire. Ce second mariage était contraire aux lois de l'église, mais non pas aux lois romaines. Justine avait deux frères, Constantianus et Céréalis, qui furent successivement revêtus de la charge de grand-écuyer: tant que Valentinien vécut, elle renferma dans son cœur l'hérésie d'Arius dont elle était infectée; elle se contentait d'éloigner de l'empereur, autant qu'elle le pouvait, les prélats catholiques. Elle était belle, adroite, impérieuse; mais elle connaissait trop la fermeté de son mari, pour entreprendre de le séduire ou de le vaincre. Ce prince, loin de prêter son bras aux persécuteurs, ne permettait de troubler aucune des religions établies[Pg 343] dans l'empire; et respectant le culte divin, lors même qu'il était défiguré par l'illusion et le mensonge; il défendit par une loi de donner des logements aux soldats dans les synagogues des Juifs.
[698] Il ne paraît pas que Valentinien soit retourné directement à Trèves, car une loi nous fait voir qu'il était à Cologne le 30 septembre; mais il était de retour à Trèves le 1er ou le 2 décembre.—S.-M.
[699] Ce triomphe de Valentinien n'est connu que par ces vers d'Ausone, dans son poème sur la Moselle, v. 421 et seq.
On ignore la position de Lupodunum. Ces vers peuvent servir à prouver que Solicinium où Valentinien défit les Allemans, était vers le cours supérieur du Necker.—S.-M.
[700] Elle est nommée Marina dans la Chronique Paschale, et Mariana dans celle de Jean Malala.—S.-M.
[701] Selon Jornandès (De regn. succ. apud Murat. t. 1, p. 238), elle était Sicilienne, Sicula.—S.-M.
XLII.
Loi sur les avocats.
Cod. Just. l. 2, tit. 6, leg. 6 et 7.
Le trait de justice, auquel on attribue la disgrace de Sévéra, n'est pas constaté par un témoignage assez authentique: il ne se trouve que dans la chronique d'Alexandrie[702]; mais on ne peut refuser à Valentinien, la louange d'avoir montré une aversion extrême, pour toute apparence d'injustice et de concussion. Ce caractère d'équité éclate dans la loi qu'il publia cette année pour régler la conduite des avocats. Après avoir proscrit ces traits outrageants, qui transforment un plaidoyer en libelle diffamatoire, il interdit aux avocats toute convention avec leurs clients: il leur défend de rejeter comme insuffisant ce qui leur est offert par une libre reconnaissance, et d'allonger à dessein les procédures: il permet aux personnes titrées d'exercer cette noble profession, pourvu qu'elles la remplissent avec noblesse; et que, renonçant à un vil intérêt, elles n'en retirent d'autre récompense que l'honneur de défendre l'innocence et la justice. Deux ans après, afin que deux plaideurs n'eussent l'un sur l'autre aucun avantage que par la qualité de leur cause, il ordonna que les juges donneraient aux deux parties des avocats d'une égale capacité; et il défendit à l'avocat nommé pour soutenir le droit d'une des parties, de refuser son ministère sans une raison valable, à peine d'interdiction perpétuelle.
[702] Et dans la Chronique de Malala (part. 2, p. 34).—S.-M.
XLIII.
Loi contre les concussions.
Cod. Th. l. 11, tit. 10. leg. 1, et tit. 11, leg. unic. et ibi God.
Il fit trembler à leur tour ces officiers de province, qui abusent de l'autorité que leur donnent leurs fonctions,[Pg 344] pour se faire craindre des habitants, et les assujettir à des servitudes onéreuses; il leur défendit, sur peine de mort et de confiscation de tous leurs biens, d'imposer aucune corvée aux habitants de la campagne pour leur service particulier, d'en exiger aucun de ces présents qui étaient devenus, par abus, des redevances annuelles, d'accepter même ce qui leur était volontairement offert; et par un excès de sévérité, il condamna à la même peine l'habitant qui, pour sauver l'officier concussionnaire, prétendrait l'avoir servi de son propre mouvement et sans en être requis. Pour ce qui regardait les travaux publics, il les épargnait aux paysans, surtout dans les temps où la terre demande leurs peines et leurs soins. Il vaut mieux, disait-il, aller chercher dans les maisons oisives des villes, des bras inutiles, pour les occuper à ces ouvrages, que d'arracher les laboureurs à des travaux qui font subsister les villes mêmes.
XLIV.
Etablissement des médecins de charité.
Cod. Th. l. 13, tit. 3, leg. 8, 9 et 10.
La ville de Rome vit alors naître dans son enceinte un établissement honorable à la religion chrétienne, et conforme à l'esprit de l'église, qui, animée d'une tendresse maternelle pour tous ceux qu'elle renferme dans son sein, embrasse avec prédilection les indigents comme la portion la plus faible de sa famille. Valentinien choisit entre les médecins de Rome des personnes habiles, qui sussent mettre plus d'honneur à prendre soin des pauvres, qu'à rendre aux riches des services intéressés; il en institua quatorze, un pour chaque quartier; il leur assigna un entretien honnête sur le trésor public; il leur permit d'accepter ce que les malades guéris leur offriraient par reconnaissance, mais non pas d'exiger ce qu'ils auraient promis par crainte avant leur[Pg 345] guérison; il ordonna que les places vacantes seraient données au concours, sans nul égard à la faveur, ni aux plus puissantes recommandations. Les médecins déja en fonction examinaient les récipiendaires, et jugeaient de leur capacité: il fallait au moins sept suffrages pour être choisi; et sur un rescrit du prince qui confirmait l'élection, le préfet de la ville expédiait les provisions. Quelques temps après, il dispensa les médecins de Rome et les professeurs des lettres et des sciences, de fournir des miliciens, et de loger des gens de guerre: il les exempta en général, eux et leurs femmes, de toutes charges publiques.
XLV.
Probus préfet du prétoire.
Amm. l. 27, c. 11 et ibi Vales.
Grut. inscr. p. 450, nº 1, 2, 3, 4, 5.
Reines. insc. p. 68.
Prud. in Symm. l. 1, v. 553.
Auson. ep. 16.
Claud. de Olyb. et Prob. cons. v. 41, et seq.
God. ad Cod.
Th. t. 4, p. 95, et t. 6, p. 379.
Till. Valent. art. 18 et 19.
Probus était alors préfet du prétoire, et Olybrius préfet de Rome; ces deux personnages méritent d'être connus. Sextus Pétronius Probus était le sujet de l'empire le plus illustre par sa naissance, par ses richesses, par le nombre et la durée de ses magistratures; il était fils de Célius Probinus, consul en 341, et petit-fils de Pétronius Probianus, qui avait été honoré de la même dignité en 322; sa maison était intimement unie et comme incorporée par des alliances, à celles des Anicius[703] et des Olybrius. Ces trois familles, les plus nobles de ce temps, avaient été les premières à embrasser sous Constantin la religion chrétienne. Les richesses de Probus le faisaient connaître de tout l'empire[704]; il n'y avait guère de provinces où il ne possédât de grands domaines. Son nom était fameux jusque chez les nations étrangères; et l'on raconte, que deux des plus grands seigneurs de la Perse[Pg 346] étant venus à Milan pour entretenir saint Ambroise, ils allèrent à Rome dans le dessein de s'assurer par leurs propres yeux, de ce qu'ils avaient ouï dire, de la puissance et de l'opulence de Probus. Il avait été proconsul d'Afrique en 358; cette année 368, il succéda à Vulcatius Rufinus, qui mourut préfet d'Italie et d'Illyrie. Il conserva cette dignité pendant huit ans, jusqu'à la mort de Valentinien; ses inscriptions lui donnent aussi la qualité de préfet du prétoire des Gaules; il partagea avec Gratien l'honneur du consulat, en 371. Sa femme Faltonia Proba était de la famille des Anicius, et fut recommandable par sa vertu. De ce mariage sortirent trois fils, héritiers des biens et de la réputation de leur père; ils furent tous trois honorés du consulat: la gloire de cette illustre maison se perpétua dans une longue postérité, et se soutint même après la chute de l'empire en Occident.
[703] Quoiqu'il fût seulement allié de la famille Anicia, il est appelé dans une inscription (Gruter, p. 450, nº 3): Anicianæ domus culmen.—S.-M.
[704] Claritudine generis et potentia et opum amplitudine, cognitus orbi romano. Amm. Marc. l. 27, c. 11.—S.-M.
ΧLVI.
Caractère de Probus.
Si l'on s'en rapporte aux inscriptions, aux panégyristes, aux écrivains ecclésiastiques, qui peuvent s'être laissé éblouir par la protection éclatante que Probus accordait à la vraie religion, on ne vit jamais de magistrat plus accompli. Il est représenté dans ces monuments, comme un homme admirable par sa vertu, sa piété, sa libéralité, par son éloquence et par une érudition universelle; surpassant la gloire de ses ancêtres, les plus grands personnages de son siècle, les dignités même dont il fut revêtu. Mais Ammien Marcellin emploie des couleurs bien différentes pour peindre le caractère de Probus: c'était, selon lui, un ennemi aussi dangereux, qu'un ami bienfaisant; timide, devant ceux qui osaient lui résister; fier et superbe avec ceux qui le redoutaient; languissant et sans force, hors des dignités;[Pg 347] n'ayant d'ambition qu'autant que lui en inspiraient ses proches, qui abusaient de son pouvoir; non pas assez méchant pour rien commander de criminel, mais assez injuste, pour protéger dans les siens les crimes les plus manifestes; soupçonnant tout, ne pardonnant rien; dissimulé; caressant ceux qu'il voulait perdre; au comble de la plus haute fortune toujours agité, toujours dévoré d'inquiétudes qui altérèrent sa santé. On prétend que l'historien a noirci ce portrait, par un effet de prévention contre un chrétien si zélé; mais il faut donc nier aussi les actions qu'il attribue à Probus, et que nous raconterons dans la suite; elles s'accordent avec cette peinture; et d'ailleurs pourquoi le même historien aurait-il dans le même temps rendu justice à Olybrius, qui n'était pas moins attaché à la religion chrétienne?
XLVII.
Olybrius préfet de Rome.
Amm. l. 28, c. 4.
Grut. inscr. p. 333, nº 2.
Till. Valent. art. 20.
Olybrius, qui avait encore les noms de Q. Clodius Hermogénianus, succéda cette année à Prétextatus dans la préfecture de Rome, qu'il exerça pendant trois ans. Il avait été consulaire de la Campanie et proconsul d'Afrique; il fut dans la suite, préfet du prétoire de l'Illyrie et de l'Orient: il parvint au consulat en 379. Dans le gouvernement de Rome, il veilla au maintien de la tranquillité de l'état et de l'église, toujours troublée par les partisans d'Ursinus. L'histoire loue sa douceur, son humanité, son attention à n'offenser personne, ni dans ses actions ni dans ses paroles; ennemi déclaré des délateurs, il était fort éloigné de profiter de leur malice pour enrichir le fisc. Il avait autant de droiture que de discernement et de lumières; mais il était trop adonné à ses plaisirs; et quoiqu'il sût les accorder avec les devoirs de sa charge, et qu'ils n'eussent[Pg 348] rien de criminel aux yeux des païens, cependant cette vie voluptueuse était opposée à la religion qu'il professait; et Ammien Marcellin même la censure comme indécente dans un grand magistrat.
XLVIII.
Valentinien fortifie les bords du Rhin.
Amm. l. 28, c. 2.
Alsat. illust. p. 418.
Après la bataille de Sultz [Solicinium], Valentinien avait fait un nouveau traité avec les Allemans; les deux nations s'étaient engagées, à ne point entrer sur les terres l'une de l'autre. La convention était réciproque; mais les Allemans vaincus, étaient les seuls qui eussent donné des otages; la suite va faire voir que la parole des Romains n'était pas une caution suffisante. Drusus avait autrefois fait bâtir sur les bords du Rhin un grand nombre de forteresses; elles étaient tombées en ruine; Julien en avait construit plusieurs: Valentinien, ne voulant pas que la sûreté de la Gaule dépendît de la bonne foi des Barbares, entreprit de border le fleuve de tours et de châteaux, élevés de distance en distance, depuis la Rhétie jusqu'à l'Océan[705]: ce fut à ces travaux qu'il employa toute l'année, pendant laquelle, Valentinien Galate, fils de Valens, et Victor, étaient consuls. Il ne se fit pas de scrupule d'empiéter en quelques endroits, sur le territoire des Allemans[706]. Il construisit sur les bords du Necker [Nicer] une forteresse, que les uns croient être Manheim, les autres Ladenbourg[707].[Pg 349] Mais craignant que la violence des eaux qui venaient en frapper le pied, ne la détruisît peu à peu, il résolut de détourner le cours du Necker; on passa plusieurs jours à lutter contre le fleuve. Enfin, la constance des travailleurs, plongés dans l'eau jusqu'au cou, surmonta tous les obstacles; il en coûta la vie à plusieurs soldats; mais l'ouvrage fut achevé, et la forteresse mise en sûreté.
[705] Rhenum omnem a Rhœtiarum exordio adusque fretalem Oceanum. Amm. Marc. l. 28, c. 2. Je crois que, par ces derniers mots, l'auteur latin entend désigner le Pas de Calais.—S.-M.
[706] Nonnunquam etiam ultra flumen ædificiis positis subradens barbaros fines. Amm. Marc. l. 28, c. 2.—S.-M.
[707] Munimentum celsum et tutum, quod ipse a primis fundarat auspiciis, præterlabere Nicro nomine fluvio. Rien dans ces paroles d'Ammien Marcellin, l. 28, c. 2, ne peut servir à appuyer plutôt l'une que l'autre opinion. On voit seulement par les mots a primis auspiciis, que Valentinien avait fait élever cette forteresse dès le commencement de son règne. Il ne s'agit donc ici que de réparations, et non pas d'une construction première, comme on pourrait le croire par le texte de Lebeau.—S.-M.
XLIX.
Romains surpris et tués par les Allemans.
C'était déjà une infraction du traité. Le succès fit pousser plus loin l'entreprise. La montagne de Piri[708], située quelques lieues au-dessus, vers l'endroit où est aujourd'hui Heidelberg, était un poste avantageux. L'empereur forma le dessein de la fortifier. Il envoya un gros détachement de son armée avec le secrétaire Syagrius, chargé de la direction des ouvrages. On commençait à remuer la terre, lorsqu'on vit arriver les principaux de la nation allemande: ils se prosternèrent aux pieds des Romains, les conjurant avec instance de ne pas violer la foi jurée: Cette antique fidélité, dont vous vous vantiez, leur disaient-ils, vous élevait au rang de nos Dieux; ne vous déshonorez pas vous-mêmes, et ne nous réduisez pas au désespoir par une insigne perfidie. Qu'espérez-vous de cette forteresse? Pensez-vous qu'elle puisse subsister, si nos serments ne subsistent pas? Voyant qu'ils n'étaient pas écoutés, ils se retirèrent en pleurant la perte de leurs enfants, qu'ils avaient donnés pour otages. Dès qu'ils se furent éloignés, on aperçut une troupe de Barbares, qui[Pg 350] sortaient de derrière un coteau voisin, où ils s'étaient tenus cachés pour attendre la réponse. Sans donner aux Romains le temps de se reconnaître ni de prendre leurs armes, ils fondent sur les travailleurs, et les passent au fil de l'épée avec leurs capitaines, Arator et Hermogène. Il n'échappa que Syagrius[709], qui vint apporter à l'empereur cette triste nouvelle. Ce prince, impétueux dans sa colère, lui fit un crime de s'être sauvé seul, et le cassa comme un lâche[710]. Pendant ce même temps la Gaule était désolée par des troupes de brigands, qui infestaient tous les grands chemins. On n'entendait parler que de pillages et de meurtres. Entre ceux qui périrent par les mains de ces assassins, fut Constantianus grand-écuyer[711], frère de l'impératrice Justine.
[708] Trans Rhenum in monte Piri, qui barbaricus locus est, munimentum exstruere disposuit raptim. Am. Marc. l. 28, c. 2. Ammien Marcellin est le seul auteur qui ait jamais parlé de la montagne Piri, et les détails qu'il donne ne suffisent pas pour faire reconnaître sa véritable position.—S.-M.
[709] Il fut dans la suite préfet du prétoire, et consul en l'an 381.—S.-M.
[710] Pour exécuter tous ses grands travaux, Valentinien passa presque toute cette année sur les bords du Rhin. On voit par ses lois qu'il resta à Trèves jusqu'au 14 de mai. Il était le 17 du même mois à Complat (Complati), lieu actuellement inconnu, mais sans doute voisin de Trèves où l'empereur était encore le 1er juin. Le 4 juin, on le trouve à Martiaticum, qu'on croit sans preuve suffisante être la même que Manheim; le 19, il était à Alta-ripa, entre Manheim et Spire, et le 30 août à Brisiacus (le Vieux-Brisack, département du Haut-Rhin). Enfin, le 14 octobre il était de retour à Trèves où il passa l'hiver, comme on le voit par ses lois du 3 novembre et du 23 décembre 369.—S.-M.
[711] Tribunus stabuli.—S.-M.
L.
Punitions sévères.
Chron. Alex, p. 302.
[Joan. Malal. part. 2, p. 31 et 32.]
Zon. l. 13, t. 2, p. 30.
Cedren. t. 1, p. 310.
Suid. in Σαλόυστιος.
Ce n'était pas la faiblesse du gouvernement qui faisait naître ces désordres. Jamais prince ne fut plus prompt à punir, ni plus rigoureux dans les punitions. Il fit mourir un grand nombre de sénateurs et de magistrats, convaincus de concussions et d'injustices. L'eunuque Rhodanius, grand-chambellan, fier de sa puissance et de ses richesses, s'empara des biens d'une veuve, nommée Bérénice. Elle s'en plaignit à l'empereur, qui lui donna pour juge Salluste, honoré du titre[Pg 351] de patrice, depuis qu'il était sorti de la préfecture. Celui-ci condamna Rhodanius, et l'empereur en conséquence ordonna la restitution des biens. Mais l'eunuque, loin d'obéir, prit à partie Salluste lui-même. Par le conseil du patrice, la veuve alla se jeter aux pieds de l'empereur, pendant qu'il assistait aux jeux du cirque, et l'instruisit avec larmes de l'opiniâtreté de son persécuteur. Rhodanius était debout auprès du prince. Valentinien, transporté de colère, le fit aussitôt précipiter dans l'arêne, et brûler vif aux yeux des spectateurs, tandis qu'un crieur publiait à haute voix son crime et sa désobéissance. Tous les biens du coupable furent abandonnés à Bérénice. Le sénat et le peuple, quoique saisis d'horreur, applaudirent à cette exécution terrible; la renommée la publia avec effroi dans tout l'empire; mais la colère de ceux qui gouvernent, n'étant qu'un mouvement passager, ne produit que des impressions de même nature; et l'injustice trembla sans se corriger.
LI.
Suites de la guerre des Goths.
Amm. l. 27, c. 5.
[Themist. or. 10, p. 132-135.
Zos. l. 4, c. 11.]
La guerre contre les Goths se termina cette année. Les eaux du Danube, qui avaient tenu les campagnes submergées pendant toute l'année précédente, s'étant enfin retirées, les Romains passèrent le fleuve à [Novidunum[712]], sur un pont de bateaux[713], et étant entrés[Pg 352] sur les terres des Barbares, ils les traversèrent jusqu'aux frontières des Gruthonges ou Ostrogoths[714]. Athanaric, après quelques légers combats, vint à la rencontre de Valens avec une nombreuse armée; mais il fut défait, et prit la fuite. Les Goths n'osèrent plus paraître en campagne; retirés dans leurs marais, ils se contentaient de faire des courses à la dérobée, et de harceler les Romains. Valens, pour ne pas fatiguer ses troupes, les retint dans le camp, et n'envoya à la recherche de ces fuyards, que les valets de l'armée, avec promesse d'une certaine somme pour chaque tête qu'ils apporteraient. Ceux-ci, animés par l'espérance du gain, devinrent des partisans redoutables. Ils fouillaient les bois et les marais, et firent un grand carnage. Les Barbares voyant le pays inondé de leur sang, Valens obstiné à les détruire, et l'extrême misère où les réduisait l'interdiction du commerce avec les Romains, vinrent à mains jointes demander la paix.
[712] Cette ville, située dans la partie orientale de la Mœsie, nommée petite Scythie, est mentionnée dans Ptolémée, dans Procope, dans le Synecdème d'Hiéroclès et dans Constantin Porphyrogénète, qui la nomment Νουιοδούνον, Ναιοδουνὼ, Νοβιοδούντος, Νοβιοδοῦνος. L'Itinéraire d'Antonin rappelle Noviodunum, et marque que la 2e légion Herculéenne y était en garnison. Dans les lois impériales, elle est nommée Nebiodunum. On voit que ce ne sont que des orthographes diverses d'un seul et même nom, dont le sens est la ville nouvelle. On a cru, d'après Cluvier, l. 3, c. 42, que Noviodunum répondait à un lieu moderne appelé Nivors. La géographie de ce pays était trop peu connue du temps de Cluvier, pour qu'on doive attacher une grande importance à cette notion. Le fait est qu'on ignore le nom que peut porter actuellement remplacement de l'antique Noviodunum.—S.-M.
[713] Valens était resté à Marcianopolis jusqu'au 3 mai au moins. Ses lois nous apprennent qu'il était à Noviodunum, le 3 et le 5 de juillet; c'est sans doute vers cette époque qu'il passa le Danube pour attaquer les Goths.—S.-M.
[714] Per Novidunum navibus ad transmittendum amnem connexis perrupto barbarico, continuatis itineribus longiùs agentes Greuthungos bellicosam gentem adgressus est. Amm. Marc. l. 27, c. 5.—S.-M.
LII.
Paix avec les Goths.
L'empereur rebuta plusieurs fois leurs ambassadeurs. Enfin, il se rendit, non à leurs prières, mais aux instances du sénat de Constantinople, qui le suppliait par ses députés de terminer la guerre et de se reposer de tant de fatigues. Il envoya donc à son tour Victor et Arinthée, pour entrer en négociation avec Athanaric. Ces deux généraux lui ayant mandé que les Goths acceptaient les propositions, on convint d'une conférence entre les deux princes. Athanaric, soit par fierté, soit par défiance,[Pg 353] refusait de passer le Danube, sous prétexte que son père l'avait engagé par serment à ne jamais mettre le pied sur les terres des Romains[715]. Valens ne pouvait se rendre auprès du prince des Goths, sans avilir la majesté impériale. Il fut décidé que les deux souverains s'avanceraient chacun sur une barque, et qu'ils s'arrêteraient au milieu du fleuve. Quoique la forme de cette entrevue, dans laquelle Athanaric semblait traiter d'égal à égal avec l'empereur, parût donner quelque atteinte à l'honneur de l'empire, cependant la vue des deux armées rangées sur les bords du Danube, formait pour Valens un spectacle flatteur. Il voyait d'une part briller ses enseignes, et ses troupes montrer la fierté naturelle à ceux qui imposent la loi; sur l'autre bord paraissaient les ennemis dans une contenance moins fière, plus honteux qu'abattus de leurs défaites. Les deux princes fixaient aussi sur eux tous les regards; on observait en silence leurs gestes, leurs mouvements; chacun croyait entendre leurs discours. C'était un des plus beaux jours de l'année; le soleil dardait alors ses rayons avec force. Malgré la grande chaleur, Valens et Athanaric demeurèrent debout sur le tillac, depuis le matin jusqu'au soir. Le prince des Goths n'avait rien de barbare que le langage; il était souple, adroit, intelligent[716]. Il contesta long-temps[Pg 354] sur les articles. Enfin, il fallut céder aux vainqueurs, et Valens remporta tout l'avantage. Il fut arrêté que les Goths ne passeraient pas le Danube; qu'ils n'auraient liberté de commerce que dans deux villes sur les bords du fleuve[717]; qu'on supprimerait tous les présents, toutes les provisions de vivres qu'on avait coutume de leur envoyer. Mais Athanaric obtint que la pension, qu'on lui payait, serait continuée. Telles furent les conditions de ce traité, qui fut regardé comme très-honorable à l'empire.
[715] Asserebat Athanaricus sub timenda exsecratione jurisjurandi se esse obstrictum, mandatisque prohibitum patris, ne solum calcaret aliquando Romanorum. Amm. Marc. l. 27, c. 5.—S.-M.
[716] «Il n'avait rien de barbare que la langue, dit Thémistius, et il était plus habile par sa prudence que par les armes: Οὐδὲ ὥσπερ γλώττῃ βάρβαρον, οὕτω δὲ καὶ τῇ διανοίᾳ, ἀλλ'ἐν τῷ συνεῖναι μᾶλλον σοφώτερον, ἤ ἐν τοῖς ὅπλοις. or. 10, p. 134. Tous les auteurs du temps parlent avec les mêmes éloges de ce prince. Les Goths qui avaient eu de fréquents rapports avec les Grecs, n'étaient plus alors des Barbares.—S.-M.
[717] Δύο μόνας πόλεις τῶν ποταμῷ προσῳκισμένων ἐμπόρια κατεσκευάσατο. Themist. or. 10, p. 135.—S.-M.
LIII.
Forts bâtis sur le Danube.
Them. or. 10, l. 135-138.
Valens prit pour la sûreté de la Mésie et de la Thrace, les mêmes précautions que son frère prenait alors pour la défense de la Gaule. Etant revenu à Marcianopolis[718], il donna ordre de réparer les anciens forts qui défendaient le passage du Danube, et d'en bâtir de nouveaux. Il établit des magasins de vivres, d'armes, de machines; travailla à rendre plus commodes les ports du Pont-Euxin; distribua des garnisons dans les places. Il rencontrait dans l'exécution de ces ouvrages de plus grandes difficultés que son frère: il fallait faire venir de loin la brique, la chaux, la pierre. Mais l'obéissance et la constance de ses troupes, surmontèrent tous ces obstacles. Les travaux étaient partagés entre les soldats divisés en plusieurs bandes: chacun s'empressait à l'envi de remplir sa tâche; les officiers mêmes de la maison du prince, ne se dispensaient pas des plus rudes fatigues.
[718] On voit par une loi de Valens, que ce prince était encore en cette ville, le 2 de décembre.—S.-M.
LIV.
Valens à Constantinople.
Idat. chron.
Them. or. 10, p. 129-141.
L'empereur retourna sur la fin de l'année à Constantinople, où il fut reçu avec une grande joie[719]. Il y célébra des jeux. Thémistius prononça dans le sénat[Pg 355] un nouveau panégyrique du prince: il y releva ses succès dans la guerre, et sa sagesse dans la conclusion de la paix. Valens, quoique peu connaisseur, avait pris goût aux éloges; il exigeait tous les ans un discours de Thémistius, qui payait volontiers ce tribut de flatterie. Domitius Modestus, préfet de Constantinople pour la seconde fois, acheva cette année une magnifique citerne, qu'il avait commencée dans sa première préfecture, sous le règne de Julien. Elle porta son nom dans la suite.
[719] Il était rentré dans cette ville le 30 décembre 369.—S.-M.
LV.
Incursions des Isauriens.
Amm. l. 27, c. 9.
Eunap. in Proheres. t. 1, p. 92, ed. Boiss.
Suid. in Μουσώνιος.
Pendant que les forces de l'empire d'Orient étaient occupées à la guerre contre les Goths, les Isauriens, descendus par troupes de leurs rochers, s'étaient répandus dans la Pamphylie et dans la Cilicie, mettant les villes à contribution et pillant les campagnes. Musonius était alors vicaire d'Asie: il avait enseigné la rhétorique dans Athènes[720]; mais jaloux de la gloire de Prohéresius qui effaçait la sienne, il quitta son école et se livra aux affaires. Il réussit d'abord, et s'acquit une si grande considération, que le proconsul d'Asie, quoique supérieur en dignité, lui cédait le pas lorsqu'ils se rencontraient ensemble. Il recueillit les tributs de son diocèse, sans donner aucun sujet de plainte. Mais ayant appris les ravages des Isauriens, et voyant que les commandants de la province, endormis dans une molle oisiveté, ne se mettaient pas en devoir de les arrêter, il se crut, par malheur, grand homme de guerre. A la tête d'une poignée de soldats mal armés[721], il[Pg 356] marche vers une troupe de ces brigands, s'engage dans un défilé, et périt avec tous les siens dans une embuscade. Les Isauriens, enflés de ce succès et courant avec plus de hardiesse, rencontrèrent enfin des troupes réglées qui en tuèrent plusieurs, et repoussèrent les autres dans leurs montagnes. On les y tint assiégés; on leur coupa les vivres, et on les força par famine à demander une trève, pendant laquelle les habitants de Germanicopolis[722], capitale de ces barbares, obtinrent la paix pour toute la nation. Ils donnèrent des otages, et demeurèrent en repos pendant six ou sept ans.
[720] Asiæ vicarius ea tempestate Musonius advertisset, Athenis Atticis antehac magister rhetoricus. Amm. Marc. l. 27, c. 9.—S.-M.
[721] Ces troupes sont appelées Diogmites, par Ammien Marcellin, l. 27. c. 9. Adhibitis semiermibus paucis, quos Diogmitas appellant, dit-il. C'est le nom que l'on donnait à des troupes légères, qui n'étaient pas destinées à des expéditions militaires, mais qui servaient pour la police des routes. Voyez Henri Valois, ad Amm. l. 27, c. 9. Leur nom venait du verbe grec διώκω, je poursuis.—S.-M.
[722] Le Synecdème d'Hiéroclès, Constantin Porphyrogénète et les Actes du concile de Chalcédoine sont, avec Ammien Marcellin, les seules autorités qui nous font connaître cette ville, dont il est impossible de fixer la position.—S.-M
LVI.
Pillages en Syrie.
Amm. l. 28, c. 2 et ibi Vales.
La Syrie éprouvait aussi d'horribles ravages. Les habitants d'un bourg fort peuplé, nommé Maratocyprus, près d'Apamée[723], avaient formé entre eux une société de voleurs, et s'étaient rendus redoutables. Ils employaient la ruse autant que la force. Déguisés les uns en marchands, les autres en soldats, ils se répandaient sans bruit dans les campagnes; et s'introduisant séparément dans les villages et dans les villes, ils se réunissaient pour les saccager. Comme ils ne suivaient aucun ordre dans leurs courses, et qu'ils se transportaient rapidement dans des lieux fort éloignés, on ne pouvait prévoir leur arrivée. Aussi avides de sang que de butin, ils égorgeaient ceux qu'ils avaient dépouillés, arrachant la vie, lorsqu'ils ne trouvaient plus rien à enlever.[Pg 357] Ils se faisaient un jeu du brigandage, et ils poussèrent l'insolence jusqu'à s'exposer au milieu d'Apamée. Un d'entre eux se déguisa en gouverneur de la province, un autre en receveur du domaine; le reste de la troupe prit des habits de sergents et d'archers. Le gouverneur avait droit de condamner à mort, et le receveur du domaine de saisir les biens de ceux qui avaient été condamnés. En cet équipage, ils entrent sur le soir dans Apamée, précédés d'un crieur qui publiait la sentence de condamnation d'un des plus riches habitants. Ils forcent la maison, massacrent le maître avec les domestiques qui n'eurent pas le temps de se mettre en défense, enlèvent l'argent et les meubles, et se retirent précipitamment avant le jour. Le bourg qui servait de retraite à ces brigands, fut bientôt rempli de toutes les richesses de la province. Enfin, par ordre de l'empereur on rassembla des troupes; on alla les assiéger: ils furent tous passés au fil de l'épée; et pour en détruire la race, on mit le feu à leur habitation. Les femmes qui se sauvaient avec leurs enfants à la mamelle, furent repoussées dans les flammes. Rien n'échappa à l'incendie; et les cruautés de ces scélérats furent punies par une vengeance aussi cruelle.
[723] Ville sur l'Oronte, qui fut appelée dans la suite par les Arabes Famich, et qui est maintenant détruite.—S.-M.
LVII.
[Sapor s'empare de l'Ibérie.]
[Amm. l. 27, c. 12.]
—[Pendant que la guerre des Goths retenait Valens sur les bords du Danube, les états des alliés de l'empire en Orient, continuaient d'être abandonnés aux ravages des Persans. Sapor ne s'était pas borné au grand royaume, qu'il devait plutôt à la ruse et à la trahison, qu'à son courage et à la terreur de ses armes. Non content de l'Arménie, il avait voulu étendre ses possessions jusqu'au mont Caucase et il s'était porté de sa[Pg 358] personne dans l'Arménie, à la tête d'une armée aussi belle que nombreuse, avec le dessein de réduire les places et les cantons qui refusaient encore de se soumettre. Il prétendait passer de là dans l'Ibérie[724], qu'il comptait joindre aussi à ses conquêtes. Après avoir traversé rapidement l'Arménie, il se dirigea vers cette autre région où il pénétra sans éprouver de résistance; et pour insulter à la puissance romaine[725], il en chassa Sauromacès[726], que les Romains y avaient placé sur le trône, et il y établit un certain Aspacurès[727], qui était cousin de ce prince. Le roi revint ensuite en Arménie, avec toutes ses troupes, et durant le séjour qu'il y fit, il ne s'occupa plus que de consommer la ruine de ce déplorable pays.
[724] Au sujet de ce pays, voyez t. 1, p. 291, l. IV, § 65.—S.-M.
[725] Deinde ne quid intemeratum perfidia præteriret, Sauromace pulso, quem auctoritas Romana præfecit Iberiæ, Aspacuræ cuidam potestatem ejusdem detulit gentis diademate addito, ut arbitrio se monstraret insultare nostrorum. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[726] Les Chroniques géorgiennes font mention d'un prince appelé Sourmag (Klaproth, Voyage en Georgie et dans le Caucase, en allem. t. 2) p. 101). C'est évidemment le même nom que Sauromacès, mais il ne peut s'appliquer au même prince; car, selon ces chroniques, Sourmag, fut le second roi de la Georgie, et le successeur de Pharnabaze fondateur de cet état, qui vivait plus de deux siècles avant J.-C. L'histoire d'Arménie parle d'un certain Sormag, qui fut patriarche vers le commencement du cinquième siècle. Ces deux exemples font voir que ce nom était commun dans ces régions. Quant au Sauromacès d'Ammien Marcellin, il ne se retrouve pas dans les auteurs orientaux.—S.-M.
[727] Ce que j'ai dit au sujet de Sauromacès est tout-à-fait applicable à Aspacurès: son nom se retrouve aussi dans les Chroniques géorgiennes, mais il ne s'y rapporte pas à un même individu. Ces chroniques le donnent sous la forme Asphagour (Klaproth, Voy. en Georg. et dans le Cauc. ed. All. t. 2, p. 131). Cet Asphagour était fils d'un certain Mirdat (altération géorgienne de Mithridate ou Mihirdat), et il fut le dernier roi de la race de Pharnabaze. Il monta sur le trône en l'an 262 de notre ère, et il fut détrôné par le persan Mihran, qui fut le premier roi chrétien de la Georgie (voyez t. 1, p. 292, not. 2, liv. IV, § 65). L'histoire d'Arménie parle aussi d'un certain Aspourakès, qui fut le deuxième successeur de S. Nersès sur le trône patriarchal de l'Arménie.—S.-M.
LVIII.
[Ses cruautés en Arménie.]
[Faust. Byz. l. 4, c. 55-58.
Mos. Chor. l. 3, c. 35]
—[Sapor s'était fait accompagner dans cette expédition[Pg 359] par les deux apostats Méroujan et Vahan, qui s'empressaient à l'envi de seconder ses fureurs. Il vint dresser son camp sur les ruines de la ville royale de Zaréhavan[728], dans le beau canton de Pagrévant[729], non loin des sources de l'Euphrate. Irrité au dernier point de ce que la plupart des seigneurs arméniens s'étaient dérobés à ses atteintes, en cherchant un asyle chez les Romains; sa rage se tourna sur leurs femmes et leurs enfants, qui étaient tombés entre ses mains. On rassembla toutes ces innocentes victimes, et on les amena avec la foule innombrable des captifs, en présence de ce barbare roi. Il semblait qu'il voulut exterminer la nation arménienne toute entière: par ses ordres on sépare les hommes, et aussitôt on les livre à ses éléphants, qui les écrasent sous leurs pieds; les femmes et les enfants sont empalés; des milliers de malheureux expirent ainsi dans d'horribles tourments; les femmes des nobles et des dynastes fugitifs furent seules épargnées; mais, par un raffinement de cruauté, pour éprouver des traitements et des supplices plus odieux que la mort. Traînées dans le stade[730] de Zaréhavan, elles y furent exposées nues aux regards de toute l'armée persanne, et Sapor lui-même se donna le lâche plaisir de courir à cheval sur le[Pg 360] corps de ces malheureuses, qu'il livra ensuite aux insultes et à la brutalité de ses soldats. On leur laissa la vie après tant d'outrages, et on les confina dans divers châteaux forts de l'Arménie, pour qu'elles y fussent des otages de leurs maris. Sapor croyait en agissant ainsi, empêcher ceux-ci de se joindre aux Romains. Peut-être même espérait-il les amener à se soumettre, pour délivrer de si chers prisonniers? La famille de Siounie, à laquelle appartenait Pharandsem, éprouva d'une manière plus particulière la colère de Sapor; il la punissait de la résistance héroïque que la reine lui opposait. Hommes et femmes, ils périrent tous dans les supplices les plus longs et les plus cruels, que sa barbarie pût lui suggérer. Leurs enfants furent épargnés, mais pour être faits eunuques et emmenés en Perse[731]. Il voulait, disait-il, venger les horreurs qui avaient été commises dans ce pays par le prince de Siounie Antiochus[732] du temps de son aïeul Narsès. Les Arméniens furent les seuls en butte aux persécutions et aux fureurs de Sapor, il ordonna d'épargner les Juifs qui se trouvaient en si grande quantité dans le royaume[733]. Tous ceux qui habitaient à Van ou[Pg 361] Schamiramakerd[734], dans le canton de Tosp[735], à Artaxate, à Vagharschabad et dans les autres places conquises, avaient été réunis, comme nous l'avons vu, à Nakhdjavan[736], où ils attendaient qu'ils fussent transportés en Perse. Sapor comptait sans doute en faire des sujets plus affectionnés. Ces Juifs ne professaient pas tous la religion de leurs pères: ceux d'Artaxate et de Vagharschabad avaient été convertis par saint Grégoire, sous le règne de Tiridate; mais ils n'en continuaient pas moins de se distinguer des Arméniens, et de former au milieu d'eux une nation particulière. Sapor espérait profiter de cette division pour les éloigner du christianisme; aussi fit-il subir le martyre à un prêtre d'Artaxate, nommé Zovith, qui, emmené avec les autres captifs, ne cessait de traverser les projets du roi, en exhortant avec ardeur les Juifs de cette ville, à persister dans la foi chrétienne. Suivi de cette nombreuse population, honteux trophée de ses victoires, Sapor se mit enfin en route pour retourner dans ses états, où il s'arrêta dans l'Atropatène. Pour les Juifs, ils furent envoyés, les uns dans l'Assyrie, les autres dans la Susiane[737]; la plupart furent placés à Aspahan[738], et ils y formèrent[Pg 362] la partie la plus considérable des habitants, de sorte que cette ville, qui devait être dans la suite des temps la métropole de la Perse, cessa durant plusieurs siècles de porter son nom national, n'étant plus désignée que par celui de Iehoudyah, c'est-à-dire la juiverie[739].
[728] Voyez ci-devant p. 299, not. 4, liv. XVII, § 13.—S.-M.
[729] Voyez t. 2, p. 224, liv. X, § 11 et ci-devant p. 299, liv. XVII, § 13.—S.-M.
[730] En arménien, Asparez. Ce nom que les Arméniens ont emprunté à la langue persane dans laquelle il signifie course de cheval, ou hippodrôme, a chez eux un double sens, comme le nom de Stade chez les Grecs. Il s'applique de même à un lieu d'exercice et à une mesure itinéraire. La longueur de cette mesure n'est pas beaucoup plus considérable, ni beaucoup plus constante que celle du stade grec. Voyez ce que j'en ai dit dans mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 2, p. 378-381.—S.-M.
[731] Sapor s'était montré plus généreux envers les princes de la même famille, en l'an 359, lorsqu'il se rendit maître de la ville d'Amid. Tous ceux des Siouniens qui se trouvèrent alors dans cette place furent renvoyés libres, comme nous l'apprend Moïse de Khoren (l. 3, c. 26). Voyez ci-devant, t. 2, p. 290, not. 2, liv. X, § 59.—S.-M.
[732] C'est Faustus de Byzance qui rapporte cette circonstance, l. 4, c. 58, mais sans indiquer bien clairement de quel Antiochus il entend parler. Il est probable que cet Antiochus n'était pas le prince de Siounie, beau-père d'Arsace, mais sans doute un prince du même nom qui était peut-être l'aïeul de celui-ci; il le faut bien, car le roi de Perse, Narsès, aïeul de Sapor, était mort en l'an 303 ou 304, c'est-à-dire environ soixante-cinq ans avant l'époque dont il s'agit.—S.-M.
[733] Voyez à ce sujet, ci-devant, p. 293-302, liv. XVII, § 13.—S.-M.
[734] Cette ville était alors possédée par le prince des Rheschdouniens. Voyez ci-devant, p. 299, not. 7, liv. XVII, § 13.—S.-M.
[735] Le canton de Dosp ou Tosp était compris dans la grande province de Vaspourakan. On le retrouve dans Ptolémée (Géogr. l. 5, c. 13), qui l'appelle Thospites. Il était sur les bords méridionaux du grand lac de Van, auquel il donnait son nom; ce qui est attesté aussi bien par les auteurs arméniens que par Ptolémée. La ville de Van, ou Schamiramakerd, était la capitale de toute la province. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 56, 131 et 139.—S.-M.
[736] Voyez ci-devant, p. 300, not. 1, l. XVII, § 13.—S.-M.
[737] Cette province, située entre la Babylonie et la Perse proprement dite, porte actuellement le nom de Khouzistan; les Arméniens l'appelaient Khoujasdan. Voyez ci-devant, p. 296, not. 2, liv. XVII, § 12.—S.-M.
[738] Cette indication qui vient de Moïse de Khoren (l. 3, c. 35) nous garantit l'antiquité du nom d'Ispahan; comme le même auteur nous instruit (l. 2, c. 66) de l'ancienneté de celui d'Isthakhar (autrefois Persépolis), en nous disant, de même que les historiens arabes et persans, qu'Ardeschir, fondateur de la dynastie des Sassanides, était originaire de cette dernière ville qu'il appelle Sdahar.—S.-M.
[739] Plusieurs auteurs orientaux, arabes et persans, et divers voyageurs, tels qu'Otter et Chardin, ont rapporté que la ville d'Ispahan avait été originairement habitée par des Juifs et qu'en mémoire de leur colonie, elle avait même pendant long-temps porté le nom de Iehoudiah, c'est-à-dire la Juive. Aucun de ces écrivains n'a fait connaître la véritable époque et la cause réelle de cet établissement des Juifs dans une des principales villes de la Perse. Les Arméniens seuls nous l'apprennent d'une manière qui met le fait hors de doute.—S.-M.
LIX.
[Tyrannie de Méroujan.
Amm. l. 27, c. 12.
Faust. Byz. l. 4, c. 59.
Mos. Chor. l. 3, c. 36 et 48.]
—[En quittant l'Arménie, Sapor y avait laissé les deux généraux Zik et Caren[740] avec des forces suffisantes. L'administration du pays fut remise entre les mains de deux traîtres qui avaient toute sa confiance: c'étaient] l'eunuque Cylacès[741] et Artabannès[742]; l'un gouverneur d'une province[743], l'autre un des généraux[Pg 363] d'Arsace[744]. Ils avaient trahi leur maître pour se donner à Sapor. [En leur confiant l'Arménie, le roi de Perse leur avait ordonné de faire tous leurs efforts pour s'emparer d'Artogérassa[745], cette ville forte, où les trésors, le fils et la veuve du malheureux Arsace étaient renfermés[746]. Ces officiers étaient chargés de maintenir l'Arménie dans la dépendance des Persans, et d'en terminer la conquête. Pour la souveraineté du pays, Sapor l'avait abandonnée à Méroujan et à Vahan. Il les récompensait par là de leur apostasie et des services qu'ils lui avaient rendus en trahissant leur prince et leur patrie. Méroujan, qui était devenu son beau-frère[747], avait la promesse d'obtenir encore le titre de roi, s'il achevait de réduire les autres dynastes arméniens, et s'il parvenait à détruire le christianisme en Arménie, en faisant fleurir à sa place la religion de Zoroastre. Cette religion était appelée par les Arméniens, la loi des Mazdézants[748], c'est-à-dire, des[Pg 364] serviteurs d'Ormouzd, ou Oromasdès[749]. C'est ainsi que les Persans nommaient le dieu ou plutôt l'intelligence suprême, source de tous les biens. Méroujan, excité ainsi par deux passions également puissantes, l'ambition et la haine contre le christianisme mit tout en œuvre pour satisfaire le roi de Perse. Il parcourut l'Arménie, brûlant et renversant les églises, les oratoires, les hospices et tous les édifices élevés et consacrés par le christianisme. Sous divers prétextes, il s'emparait des prêtres et des évêques, et aussitôt il les faisait partir pour la Perse, comptant que l'éloignement des pasteurs faciliterait d'autant ses succès. Son zèle destructeur ne se borna pas là: pour séparer à jamais les Arméniens des Romains, et pour porter des coups plus profonds à la religion chrétienne, il fit brûler tous les livres écrits en langue et en lettres grecques, et il défendit sous les peines les plus sévères, d'employer d'autre caractère d'écriture que celui qui était en usage chez les Perses[750]. C'était là en effet le moyen le plus efficace de rompre l'alliance politique et religieuse qui unissait l'Arménie avec l'empire. Des mesures aussi tyranniques[Pg 365] ne s'exécutaient pas sans de sanglantes persécutions; aussi l'Arménie souffrit-elle alors des calamités inouïes. Les princesses qui étaient retenues prisonnières furent exposées à de nouveaux outrages. Pour Méroujan et Vahan, leur fanatisme ne fut pas arrêté par la parenté qui les unissait avec ces femmes infortunées. Ils voulurent les contraindre de renoncer à la religion chrétienne pour adorer le feu, à la manière des Perses. N'y réussissant point, ils commandèrent de les dépouiller nues, et de les suspendre ainsi, attachées par les pieds, à des gibets placés sur de hautes tours, pour que tout le pays fût frappé d'épouvante à la vue de ces terribles supplices. Ainsi périrent misérablement une foule d'honorables princesses, parmi lesquelles on distinguait Hamazasbouhi, femme de Garégin, dynaste des Rheschdouniens, qui s'était retiré dans l'empire, et sœur du féroce Vahan qui avait ordonné sa mort. Par un raffinement de barbarie, elle fut livrée aux bourreaux dans la ville même où elle résidait ordinairement: c'était la capitale de sa souveraineté, la ville de Sémiramis, située sur les bords du lac de Van[751]. Malgré tant de cruautés, Méroujan et Vahan faisaient peu de prosélytes: les Arméniens désertaient leurs villes et leurs campagnes pour se réfugier dans les montagnes les plus inaccessibles, d'où ils descendaient souvent pour exercer de sanglantes représailles, tandis que d'autres couraient en foule pour exciter les Romains à les venger de leurs oppresseurs. Les enfants, les parents ou les sujets propres des deux tyrans de l'Arménie, furent les seuls qui embrassèrent[Pg 366] la religion des Perses. Ils ne purent élever des pyrées[752] et des autels consacrés au feu que dans leurs principautés particulières; partout ailleurs ils étaient aussitôt renversés qu'érigés. Les complices de ces rebelles n'étaient pas même tous disposés à leur obéir. Le fils de Vahan, qui se nommait Samuël, préférait sa religion aux ordres de son père. Une mutuelle haine ne tarda pas à les animer l'un contre l'autre. Le fanatisme du fils, qui était aussi violent que celui du père, lui mit bientôt les armes à la main et Vahan périt sous les coups de Samuël. Ce furieux immola encore sa mère Dadjadouhi, sœur de Méroujan[753], non moins criminelle à ses yeux, puisqu'elle partageait la croyance de son mari et des Ardzrouniens, ses parents. C'est ainsi qu'égaré par son aveugle zèle pour sa religion, il se souilla deux fois du crime le plus affreux et le plus contraire aux dogmes saints, qu'il se faisait gloire de professer. Après ce double meurtre, pour se soustraire à la vengeance des princes Ardzrouniens, Samuël se réfugia dans la Chaldée Pontique[754], où il se joignit à plusieurs[Pg 367] des princes qui avaient refusé de se soumettre aux Perses. Tant d'horreurs devaient avoir comblé la mesure des maux de l'Arménie. Ce royaume désolé, dépeuplé, couvert de ruines, semblait hors d'état de souffrir de nouveaux ravages, cependant personne ne paraissait disposé à prendre sa défense, les empereurs restaient sourds aux prières de Pharandsem, du patriarche Nersès et des princes réfugiés, ils étaient trop occupés chez eux pour oser se commettre avec un aussi redoutable adversaire que le roi de Perse. Il était évident que, si cet état de choses se prolongeait encore, la reine et son fils ne pourraient manquer de tomber entre les mains de Sapor, et l'Arménie alors devenait une province de la Perse.
[740] J'ai parlé de ces deux généraux ci-devant, p. 297, liv. XVII, § 13.—S.-M.
[741] Ce personnage est appelé Kéghag ou Kélak dans l'historien Faustus de Byzance, liv. 5, c. 3 et 6.—S.-M.
[742] Ce général dont le nom se trouve diversement écrit dans les manuscrits d'Ammien Marcellin, n'est pas mentionné dans les auteurs arméniens. Outre la forme Artabannes, les manuscrits nous donnent encore, Arrabones, Arabanis ou Arrabanes. L'histoire d'Arménie parle d'un personnage appelé Arhavan, qui avait donné naissance à une famille de dynastes, connue sous le nom d'Arhavénians (Mos. Chor. l. 1, c. 30, et l. 2, c. 7). Il serait possible que le général dont parle Ammien Marcellin, l. 27, c. 12, fût de cette race, et qu'il portât, comme c'était assez la coutume chez les Arméniens, le nom du chef de sa famille. On conçoit alors comment le copiste aurait substitué le nom plus connu d'Artabannes à celui d'Arrabanes, qui ne diffère réellement pas d'Arhavan, en arménien.—S.-M.
[743] Gentis præfectus, dit Ammien Marcellin, l. 27, c. 12. Il n'est pas bien sûr que ces mots signifient gouverneur d'une province, comme le pense Lebeau. Ils sembleraient plutôt, selon moi, désigner une haute dignité administrative. Cette conjecture est confirmée par ce que Faustus de Byzance nous apprend de Kélak, qui est le même que Cylacès. Selon cet historien, cet eunuque avait exercé, pendant le règne d'Arsace et du temps même de Diran, la charge de Martbed, dont il sera question ci-après p. 384, n. 1, § 67; et cette charge, toujours occupée par des eunuques, était une sorte d'intendance générale du palais; ce que nous pourrions appeler le ministère de la maison du roi.—S.-M.
[744] Alter magister fuisse dicebatur armorum. Amm. Marc. l. 27, c. 12.
[745] Quibus ita studio nefando perfectis, Cylaci Spadoni et Artabanni, quos olim susceperat perfugas, commisit Armeniam, iisdemque mandarat, ut Artogerassam intentiore cura exscinderent, oppidum muris et viribus validum, quod thesauros et uxorem cum filio Arsacis tuebatur. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[746] Tout ce qui précède forme à quelques changements près, la fin du § 32 du l. XVIII de la première édition. Je l'ai déplacé ainsi que les paragraphes suivants, pour les mettre à leur véritable époque. On en peut voir la raison p. 275, n. 1, et ci-dev., p. 302, note 2, l. XVII, § 4 et 13.—S.-M.
[747] Voyez ci-devant, p. 281, n. 4, liv. XVII, § 6.—S.-M.
[748] Ce nom est l'altération de Mazdéïesnan, qui signifie en ancien persan les adorateurs d'Ormouzd; c'est la dénomination que se donnent encore les sectateurs de Zoroastre. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 2, p. 477.—S.-M.
[749] Ce nom se prononçait en Arménien Aramazt. Voyez à ce sujet, t. 1, p. 292, not. 3, liv. IV, § 65; et ci-devant, p. 21, not. 1, liv. XIII, § 16.—S.-M.
[750] Les Arméniens n'avaient pas encore d'alphabet qui leur fût propre. Celui qui est en usage maintenant parmi eux, ne fut inventé qu'au commencement du 5e siècle par le savant Mesrob, coadjuteur du patriarche Sahag fils de Nersès. Jusqu'alors on avait employé dans l'Arménie des lettres appelées Syriennes, qui différaient peu de celles dont on se servait alors en Perse et dans la plus grande partie de l'Asie. Il paraît, par les défenses de Méroujan, que le christianisme avait contribué à répandre dans ce royaume la connaissance et l'usage des lettres et de la langue des Grecs.—S.-M.
[751] Voyez au sujet de cette ville, ci-devant, p. 299, n. 7; et p. 361, not. 1 et 2, liv. XVII, § 13 et 58.—S.-M.
[752] C'est le nom consacré par les Grecs, pour désigner ces oratoires où les Perses entretenaient un feu perpétuel; c'est de cet usage que venait le nom de ces lieux d'adoration; il dérivait du mot πῦρ, qui signifie feu en grec. On les appelait en persan adergah ou ateschgah, c'est-à-dire lieu du feu. Les Arméniens les nommaient adrouschan et krakadoun, ce qui revenait au même. Les Persans n'avaient pas à proprement parler d'autres temples, et c'est pour cela qu'ils désignaient, par le nom d'Ader ou feu, tous les édifices consacrés à la célébration de leurs cérémonies religieuses, comme, par exemple, l'Ader Bahram, l'Ader Goschasp, l'Ader Bourzin, etc.—S.-M.
[753] Voyez ce que j'ai dit au sujet de cette princesse, ci-devant, p. 281, not. 4, liv. XVII, § 6.—S.-M.
[754] Les anciens et les auteurs du moyen âge donnent le nom de Chaldée à tout le territoire qui sépare Trébizonde de la Colchide, s'étendant au midi jusqu'aux montagnes qui donnent naissance à la partie supérieure de l'Euphrate, à l'Araxe, au Cyrus et à l'Acampsis qu'on appelle actuellement Tchorokh et qui se jette dans le Pont-Euxin. Ce nom n'est pas encore tout-à-fait perdu dans le pays. La dénomination de Keldir ou Tcheldir y est encore en usage. Les bornes de cette note ne me permettent pas d'entrer dans les détails, qui seraient nécessaires pour expliquer l'origine de cette appellation singulière, donnée à une région si éloignée de Babylone et de l'autre Chaldée. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 327.—S.-M.
LX.
[Adresse de la reine Pharandsem.]
[Amm. l. 27, c. 12.]
—[Les deux traîtres, à qui Sapor avait enjoint de faire tous leurs efforts pour réduire le château d'Artogérassa et se rendre maîtres de Pharandsem, n'avaient point oublié de mettre ses ordres à exécution. Ils étaient venus] mettre le siége devant la place[755]. Comme elle était bâtie sur une montagne escarpée, et que les neiges et la rigueur de l'hiver en rendaient les approches encore plus difficiles[756], Cylacès prit la[Pg 368] voie de la négociation. Accoutumé à gouverner des femmes[757], il se flattait de tourner à son gré l'esprit de la reine. Il en obtint sûreté pour lui et pour Artabannès; ils se rendirent tous deux dans la place. Ils prirent d'abord le ton menaçant, ils conseillaient à la reine d'apaiser par une prompte soumission la colère d'un prince impitoyable. Mais la princesse plus habile que ces deux traîtres, leur fit une peinture si touchante de ses malheurs et des cruautés exercées sur son mari; elle leur fit valoir avec tant de force ses ressources et les avantages qu'ils trouveraient eux-mêmes dans son parti, qu'attendris à la fois et éblouis de nouvelles espérances, ils se déterminèrent à trahir Sapor à son tour. Ils convinrent que les assiégés viendraient à une certaine heure de la nuit attaquer le camp, et promirent de leur livrer les troupes du roi. Ayant confirmé leur promesse par un serment, ils retournèrent au camp, et publièrent qu'ils avaient accordé deux jours aux assiégés pour délibérer sur le parti qu'ils avaient à prendre. Cette suspension d'armes produisit du côté des Perses la négligence et la sécurité. Pendant que les assiégeants étaient plongés dans le sommeil, une troupe de brave jeunesse sort de la ville, s'approche sans bruit, pénètre dans le camp, égorge les Perses, la plupart ensevelis dans le sommeil, et n'en laisse échapper qu'un petit nombre. [Pharandsem] ne fut pas plutôt délivrée, qu'elle fit sortir de la place son fils Para, et l'envoya sur les terres de l'empire[758]. Valens[Pg 369] lui assigna pour asyle la ville de Néocésarée dans le Pont[759], où il fut traité[760] avec tous les égards dus à son rang et aux anciennes alliances de sa famille avec l'empire[761].
[755] Iniere ut statutum est obsidium duces. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[756] Et quoniam munimentum positum in asperitate montana, rigente tunc cælo nivibus et pruinis, adiri non poterat. Amm. Marc. l. 27, c. 12. C'est sans doute à sa situation sur une montagne très-élevée que le fort d'Artogérassa devait le nom de Kapoïd, c'est-à-dire bleu, que lui donnaient les Arméniens. Voyez t. 2, p. 241, not. 2, liv. X, § 22.—S.-M.
[757] Eunuchus Cylaces aptus ad muliebria palpamenta. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[758] Avec une suite peu nombreuse, suadente matre cum paucis è munimento digressum. Amm. Marc. l. 27, c. 12. Les auteurs arméniens ne font pas mention de la sortie du jeune roi d'Arménie de la forteresse d'Artogérassa. Moïse de Khoren (l. 3, c. 37 et 38), et Faustus de Byzance (l. 4, c. 55, et l. 5, c. 1) ne parlent que de sa retraite sur le territoire de l'empire et des secours qu'il demanda à Valens.—S.-M.
[759] Susceptumque imperator Valens apud Neocæsaream morari præcepit, urbem Polemoniaci Ponti notissimam, liberali victu curandum et cultu. Amm. Marc. l. 27, c. 12. On appelait Pont Polémoniaque toute la partie orientale de l'ancien royaume de Pont, qui avait été possédé par Mithridate le Grand. Quand on réduisit la partie occidentale en province romaine, celle-ci fut érigée en royaume et cédée, par le triumvir Marc-Antoine, à Polémon, fils du rhéteur Zénon de Laodicée, qui était grand-prêtre d'Olba et dynaste des Lalasses et des Cennates en Cilicie. C'était la récompense des services qu'il avait rendus aux Romains contre les Parthes et contre Labiénus, partisan de Pompée. Le pays cédé dut à ce prince le nom de Polémoniaque. Voyez l'article Polémon I, que j'ai inséré dans la Biographie moderne de Michaud, t. 35, p. 168.—S.-M.
[760] Voyez ci-devant, p. 337, not. 2, liv. XVII, § 37, ce que l'orateur Thémistius rapporte (or. 8, p. 116) du prince asiatique qui se réfugia sur le territoire de l'empire, pendant que Valens était occupé à faire la guerre avec les Goths.—S.-M.
[761] A l'exception des changements indiqués, ce paragraphe formait le § 33 du liv. XVIII des anciennes éditions. Voyez ci-dev., p. 274, n. 1, et p. 302, n. 2, l. XVII, § 4 et 13.—S.-M.
LXI.
Para est rétabli.
[Amm. l. 27, c. 12.
Faust. Byz. l. 5, c. 1.
Mos. Chor. l. 3, c. 36.]
Cylacès et Artabannès espérant tout de la générosité de l'empereur, le prièrent par leurs députés de leur renvoyer Para leur roi légitime, avec un secours capable de le maintenir[762].—[Le prince des Mamigoniens, Mouschegh, fils de Vasag, à qui on avait conféré la dignité de connétable, exercée par son père avec tant de gloire, se rendit lui-même à Constantinople, pour exprimer plus vivement à l'empereur, les vœux de ses compatriotes et le besoin pressant, qu'ils avaient du secours des Romains pour se délivrer et s'affranchir de la domination[Pg 370] des Perses. Les envoyés du patriarche Nersès joignirent leurs supplications aux instances du connétable. Cependant malgré la justice de leurs plaintes, on n'osait se commettre avec les Perses: les revers qu'on avait toujours éprouvés dans les guerres d'Orient, rendaient timides et portaient les conseillers de l'empereur à suivre les inspirations d'une politique trop circonspecte.] Valens [qui était alors tout occupé de la guerre contre les Goths, et] qui ne voulait pas donner à Sapor occasion de lui reprocher d'avoir le premier rompu le traité, se contenta de faire reconduire le prince en Arménie par le général Térentius[763], mais sans aucunes troupes. Il exigea même de Para qu'il ne prît ni le diadème[764] ni le titre de roi[765].—[Le prince Arsacide n'eut donc pour retourner dans son royaume que la faible escorte de Térentius; elle fut aussitôt grossie par le connétable et par tous les seigneurs qui s'étaient réfugiés sur le territoire romain. Spantarad et les princes de[Pg 371] la famille de Camsar[766], impatients de signaler leur courage pour le service de leur patrie, profitèrent de cette occasion pour y rentrer. Ils oublièrent les maux qu'Arsace leur avait fait éprouver, et ils se dévouèrent sans réserve à la cause de son fils. C'était bien peu de chose que de tels secours, cependant ils suffirent pour relever le courage des Arméniens; l'assurance de n'être pas tout-à-fait abandonnés par l'empereur, doubla leurs forces et leur fournit les moyens de se maintenir et de se défendre, dans tous les cantons limitrophes de l'empire, qui n'avaient pas subi le joug des Perses. Bientôt avec leurs seules ressources, ils se trouvèrent en mesure de reprendre l'offensive. Plusieurs des dynastes qui avaient trahi Arsace, abandonnèrent le parti des Perses pour venir se ranger sous les drapeaux de leur souverain légitime. Quand ils furent tous réunis, ils marchèrent contre Méroujan. Celui-ci ne fut pas assez fort pour leur résister; il fut vaincu, et tandis qu'il réclamait les secours de Sapor, qui était alors dans le Khorasan[767], les seigneurs arméniens se répandaient dans le pays pour en chasser les Perses.]—S.-M.
[762] Qua humanitate Cylaces et Artabannes inlecti, missis oratoribus ad Valentem, auxilium eumdemque Param sibi regem tribui poposcerunt. Amm. Marc. l. 27, c. 12. Les auteurs arméniens ne parlent que des démarches faites par le patriarche Nersès et par Mouschegh, pour obtenir les secours de l'empire.—S.-M.
[763] Il est souvent question de ce général et avec de grands éloges dans les lettres de S. Basile. Cet illustre évêque lui écrivit plusieurs fois durant son séjour en Arménie. On voit par cette correspondance que Térentius était un zélé catholique. Moïse de Khoren le nomme Derendianos ou Terentianus (l. 3, c. 36, 37 et 39). Il est appelé Dérend par Faustus de Byzance. Ces auteurs lui donnent le titre de Stradélad, qui est la transcription arménienne du mot grec στρατηλάτης, qui signifie général.—S.-M.
[764] Sed pro tempore adjumentis negatis, per Terentium ducem Para reducitur in Armeniam, recturus interim sine ullis insignibus gentem: quod ratione justa est observatum, ne fracti fæderis nos argueremur et pacis. Amm. Marc. l. 27, c. 12. Malgré la prudence et la réserve de Valens, cette démarche et la retraite du jeune prince sur le territoire de l'empire furent, selon le même auteur, les causes de la cruelle guerre que Valens fut obligé de soutenir contre Sapor. Hæc inopina defectio, dit-il, l. 27, c. 12, necesque insperatæ Persarum, inter nos et Saporem discordiarum excitavere causas immanes.—S.-M.
[765] Ceci, à l'exception des passages placés entre parenthèses, forme le commencement du 34e paragraphe du livre XVIII, dans les anciennes éditions.—S.-M.
[766] Voy. t. 1, p. 408, not. 1, liv. VI, § 14, et t. 2, p. 240, liv. X, § 22, et ci-dev. p. 282, note 2, liv. XVII, § 6.—S.-M.
[767] Ce nom, qui se trouve dans Moïse de Khoren, l. 3, c. 37, sert encore à désigner la plus orientale et en même temps la plus grande et la plus belle des provinces de la Perse. Ce nom signifie en persan le lieu du soleil ou l'orient, c'est ce qui fait qu'on l'applique quelquefois à tous les pays qui forment la partie orientale de la Perse, ou qui sont à l'orient de ce royaume.—S.-M.
LXII.
[Il est chassé de nouveau.]
[Amm. l. 27, c. 12.]
Les ménagements de Valens n'en avaient point imposé à Sapor. Outré de colère, il entra en Arménie à la tête d'une puissante armée, et mit à feu et à sang tout le pays[768]. Le prince et ses ministres Cylacès et[Pg 372] Artabannès, hors d'état de résister à ce torrent, se retirèrent entre les hautes montagnes qui séparaient les terres de l'empire d'avec la Lazique[769]; on appelait alors ainsi l'ancienne Colchide. Cachés pendant cinq mois dans les cavernes et dans l'épaisseur des forêts, ils échappèrent à toutes les recherches de Sapor[770]. Enfin, las de les poursuivre, et déjà incommodé des rigueurs de l'hiver, il brûla tous les arbres fruitiers, mit garnison dans les châteaux dont il s'était emparé par force ou par intelligence, et vint attaquer Artogérassa[771], où la reine [Pharandsem] était encore enfermée.
[768] Hoc comperto textu gestorum Sapor ultra hominem efferatus, concitis majoribus copiis Armenias aperta prædatione vastabat. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[769] Cujus adventu territus Para, itidemque Cylaces et Artabannes, nulla circumspectantes auxilia, celsorum montium petivere recessus, limites nostros disterminantes et Lazicam. Amm. Marc. l. 27, c. 12. Il s'agit ici de la région montagneuse qui s'étend au midi de Trébizonde et qui s'appelait autrefois la Chaldée, ou le pays des Tzannes. Quant aux Lazes qui donnaient alors leur nom à la Colchide et qui le lui donnèrent encore pendant plusieurs siècles, on voit par le témoignage des auteurs anciens et de Pline, en particulier, l. 6, c. 4, que c'était originairement une des peuplades barbares qui occupaient le rivage qui s'étend de Trébizonde jusqu'aux rives du Phasis. Comme plus tard il sera souvent question de ce peuple dans cette histoire, je donnerai alors à son sujet quelques détails plus particuliers. Cette nation subsiste encore dans les mêmes régions et avec le même nom.—S.-M.
[770] Ubi per silvarum profunda et flexuosos colles mensibus quinque delitescentes, regis multiformes lusere conatus. Amm. l. 27, c. 12.—S.-M.
[771] Qui operam teri frustra contemplans sidere flagrante brumali, pomiferis exustis arboribus, castellisque munitis et castris quæ ceperat superata vel prodita, cum omni pondere multitudinis Artogerassam circumseptam, et post varios certaminum casus lassatis defensoribus patefactam incendit. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
LXIII.
[Mort de Pharandsem.]
[Amm. l. 27, c. 12.
Faust. Byz. l. 4, c. 55.
Mos. Chor. l. 3, c. 35.]
—[Les succès du jeune roi d'Arménie, n'avaient été ni assez grands, ni assez durables, pour amener la délivrance de la reine sa mère; cette princesse était toujours dans la forteresse d'Artogérassa, bloquée par un corps d'armée persan. Des messagers intelligents, avaient plusieurs fois trompé la vigilance des troupes qui observaient la place, et étaient venus lui annoncer un[Pg 373] prochain secours, et ranimer le courage de la garnison; mais cependant le siége se continuait, et la position de Pharandsem devenait de plus en plus critique. La nouvelle irruption de Sapor lui ôta toute espérance de salut. Les attaques des assiégeants ne furent pas plus vives: le château, fort par sa situation seule, avait peu à redouter de leurs tentatives[772]; mais depuis long-temps le manque de vivres s'y faisait sentir. Il produisit des maladies contagieuses, qui firent bientôt d'effrayants progrès. La reine eut la douleur de voir périr, l'un après l'autre, presque tous ses vaillants défenseurs; le reste, épouvanté d'un siége aussi long et aussi opiniâtre, croyait sentir, dans les maux dont il était accablé, un effet de la vengeance divine, qui poursuivait les crimes de cette princesse. Le découragement était à son comble, quand Sapor lassé de poursuivre le roi d'Arménie, vint en personne pour presser la reddition de la forteresse. On soutint encore vigoureusement les premiers assauts; mais bientôt on ne put y suffire, et il fallut songer à se rendre; les combattants manquaient; la plupart avaient succombé; bien peu des onze mille guerriers qui s'étaient enfermés dans la place, étaient échappés; les femmes au nombre de six mille qui s'y étaient aussi réfugiées, périrent toutes victimes de la contagion; la reine n'avait plus auprès d'elle que deux de ses dames;[Pg 374] les intrigues du grand-eunuque[773], ennemi de Pharandsem, décidèrent les restes de la garnison à capituler. La reine ne démentit pas son courage dans ces circonstances extrêmes; elle ouvrit elle-même les portes de la forteresse, remettant ainsi sa personne, et tous les trésors du royaume, entre les mains d'un vainqueur impitoyable. Il y avait quatorze mois que le siége durait; les richesses et les objets précieux renfermés dans le château étaient en telle quantité, qu'on fut neuf jours à les en tirer pour les transporter en Perse. Après avoir obtenu un aussi grand avantage, Sapor mit le feu à la place et reprit la route de ses états, suivi d'une immense quantité de captifs[774], mais, comme à l'ordinaire, il déshonora sa victoire, par sa cruauté. La reine, qui s'était abandonnée à sa générosité, ne fut pas traitée avec moins d'indignité que tous ceux de sa famille qui étaient tombés entre les mains du roi de Perse; elle eut à souffrir un sort pareil à celui que les princesses arméniennes avaient éprouvé. Quand[Pg 375] elle fut arrivée dans l'Assyrie, Sapor, pour insulter à l'Arménie et à ses rois, fit dresser un échafaud élevé, sur lequel la reine fut exposée; et là, en présence de son armée et de son peuple, elle assouvit la brutalité, de tous ceux qui furent assez lâches, pour s'associer à l'infamie de leur souverain. Tant d'outrages furent suivis d'un supplice atroce: Sapor ordonna que la malheureuse reine fût empalée. Ainsi périt cette princesse, non moins fameuse, par les événements tragiques qui la portèrent au rang suprême, que par le courage qu'elle sut montrer dans les adversités qui terminèrent sa vie, expiant bien cruellement les désastres dont elle avait été cause, en attirant sur Arsace et sur l'Arménie la colère implacable du roi de Perse[775].
[772] Cette forteresse avait déjà, sous le règne d'Auguste, résisté long-temps à tous les efforts des Romains, qui finirent cependant par s'en rendre maîtres. Caïus César, fils d'Agrippa et de Julie fille d'Auguste, dont il était l'héritier présomptif, y avait été blessé mortellement par le gouverneur Ador ou Addon, pendant l'expédition qu'il fit en Orient, en l'an 2 de notre ère. Strabon (l. 11, p. 529), Velleïus Paterculus (l. 2, c. 102) et Zonare (l. 10, tom. 1, p. 539), qui parlent de cet événement, appellent ce fort Artageras, Ἀρταγῆρας, ce qui est assez exactement le nom d'Artagérits, que les Arméniens lui donnaient.—S.-M.
[773] Au sujet de cette dignité, voyez ci-après, p. 384, n. 1, l. XVII, § 67. Lorsque Para fut rétabli sur son trône, l'eunuque qui avait trahi la reine craignit la vengeance de son souverain. Il se sauva dans le pays de Daron, et il s'y cacha dans une forteresse nommée Olénakan, située au milieu des montagnes qui sont près des sources de l'Euphrate méridional. Ce fort me paraît être le château d'Olane, dont il est question dans Strabon (l. 11, p. 529), qui le place au milieu des montagnes, situées au centre de l'Arménie, vers les bords de l'Euphrate, φρούρια ὀρεινὰ, Βαβυρσά τε καὶ Ὀλανὴ · ἦν δὲ καὶ ἄλλα ἐπὶ τῷ Εὐφράτῃ. Le connétable Mouschegh fut envoyé vers cette forteresse, pour y mettre à mort, par l'ordre du roi, ce perfide ministre. Mouschegh le fit saisir et jeter dans l'Euphrate qui était alors gelé; on fut obligé de casser la glace pour le faire périr. Sa place fut donnée à Cylacès. Voyez Faustus de Byzance, l. 5, c. 3.—S.-M.
[774] Cum omni pondere multitudinis Artogerassam circumseptam, et post varios certaminum casus lassatis defensoribus patefactam incendit: Arsacis uxorem erutam inde cum thesauris abduxit. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[775] Ammien Marcellin ne dit rien de la fin tragique de la reine d'Arménie.—S.-M.
LXIV.
[Para est rétabli de nouveau.]
[Amm. l. 27, c. 12.
Faust. Byz. l. 5, c. 1.
Mos. Chor. l. 3, c. 37.]
—[Sapor ne laissa pas en Arménie des forces assez considérables, pour contenir des peuples exaspérés par les cruautés que lui ou ses lieutenants avaient commises; aussi à peine fut-il parti, que Para descendit avec les siens, des monts de la Lazique, où il était échappé aux poursuites de son ennemi. Il se remit bientôt en possession de la plus grande partie de l'Arménie; Méroujan et les officiers persans ne purent s'opposer à ses succès, il fallut qu'ils appelassent encore Sapor à leur aide. Cependant, la guerre des Goths était terminée, et Valens était enfin le maître de prendre une part plus active aux affaires de l'Orient. Sentant combien il importait à l'état, d'empêcher les Perses de consommer la ruine de l'Arménie, en la réunissant à leur empire, il renonça aux ménagements qu'il avait été obligé de garder jusqu'alors, et il prit[Pg 376] hautement la défense de ce pays[776]. Térentius eut ordre de reconnaître le fils d'Arsace, et de le traiter en roi, allié de l'empire; mais comme il ne suffisait pas de sa déclaration, et de la présence d'un lieutenant impérial auprès de Para, pour assurer l'indépendance de l'Arménie, Valens fit partir le meilleur de ses généraux, le comte Arinthée[777], avec un corps de troupes assez puissant, pour montrer aux Perses, que l'intervention des Romains n'était pas illusoire, et pour arrêter une double attaque que les ennemis préparaient contre l'Arménie[778]. Aussitôt que Méroujan fut informé de l'approche d'Arinthée, il se hâta de concentrer toutes les forces persannes qui étaient à sa disposition, et de les joindre à ses soldats propres, et aux Arméniens de son parti; puis il s'avança contre les Romains. Il était venu camper dans le canton de Taranaghi[779] sur les bords de l'Euphrate, qui le séparait du territoire de l'empire, et il y présenta la bataille à Arinthée. Le connétable Mouschegh, se réunit aux Romains avec un corps de dix mille hommes; c'était tout ce qu'il avait pu rassembler, mais ces guerriers étaient animés par la présence du[Pg 377] patriarche Nersès, qui ne cessait de les exhorter à combattre vaillamment, pour venger les désastres de leur patrie. Quand leur jonction fut opérée, les Arméniens et les Romains marchèrent aux ennemis; on s'attaqua avec fureur, les Arméniens surtout, et Mouschegh à leur tête, combattirent avec une sorte de rage, tant ils étaient enflammés par le souvenir des maux que leur avaient faits les Persans. Leurs adversaires ne déployèrent pas moins de courage, mais à la fin, ils furent contraints de laisser la victoire aux Arméniens et à leurs alliés; les généraux persans Zik et Caren restèrent sur le champ de bataille, et Méroujan, réduit à s'enfuir au plus vite, regagna la Perse presque seul. Cette victoire délivra l'Arménie, tous les forts occupés par les ennemis se rendirent, ceux qui avaient résisté jusqu'alors furent débloqués, et les gouverneurs reçurent la récompense due à leur courage et à leur fidélité. Parmi ces places, était le château de Darioun, au milieu des montagnes de la province de Gok[780]; il contenait une partie considérable des trésors d'Arsace, échappés à la rapacité de Sapor. Mouschegh, qui s'était mis promptement en mesure de profiter de la grande victoire qu'on venait de remporter, avait vu accroître rapidement le nombre de ses guerriers; il parcourait le pays, renversant les pyrés construits par les Persans, et relevant les églises et tous les édifices religieux qui avaient été détruits. Des cruautés se mêlèrent à tant de succès, Mouschegh fit écorcher vifs tous les Persans de distinction qui tombèrent entre ses mains;[Pg 378] il voulait venger la mort de son père, qui avait subi un pareil supplice.
[776] Moïse de Khoren attribue à l'empereur Théodose la délivrance de l'Arménie; il est évident que c'est une erreur de cet historien; le témoignage détaillé d'Ammien Marcellin ne peut pas laisser la moindre incertitude sur ce point. Faustus de Byzance ne donne pas le nom de l'empereur; il se contente de le désigner par sa dignité.—S.-M.
[777] Le nom de ce général est très-altéré dans les auteurs Arméniens. Moïse de Khoren (l. 3, c. 37) l'appelle Atté ou Addé. Dans Faustus de Byzance (l. 5, c. 1 et passim), il est nommé Até ou Adé.—S.-M.
[778] Quas ob causas ad eas regiones Arinthæus cum exercitu mittitur comes, suppetias laturus Armeniis, si eos exagitare procinctu gemino tentaverint Persæ. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[779] Ce canton était dans la haute Arménie, sur la rive droite de l'Euphrate. Plusieurs forts situés à la gauche de ce fleuve, entre autres celui d'Ani, qui porte à présent le nom de Kamakh, en dépendaient aussi. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 72 et 73.—S.-M.
[780] Ce fort s'appelait aussi Taronkh. Son nom s'altérait encore de plusieurs autres façons, peu différentes les unes des autres. Voyez au sujet de ce canton et de cette forteresse mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1. p. 108 et 333, et t. 2, p. 461.—S.-M.
LXV.
[Les Arméniens entrent en Perse.]
[Faust. Byz. l. 5, c. 1 et 2.]
—[L'Arménie était à peine délivrée, que déja le connétable se disposait à fondre sur le territoire persan, pour y demander vengeance des longs malheurs de sa patrie, et de ses injures personnelles. Tout était prévu pour que cette entreprise réussît; les troupes arméniennes réorganisées, les places en état de défense, laissaient Mouschegh libre de se porter à la tête d'un corps d'élite de quarante mille hommes, sur les frontières de l'Atropatène, pour y observer les mouvements du roi de Perse. Ce prince était alors à Tauriz[781], et il y concertait avec Méroujan les moyens de rentrer en Arménie. Le connétable, instruit à temps de son dessein, résolut de le prévenir; il se précipite aussitôt sur l'Atropatène, où il attaque les Persans à l'improviste: ceux-ci ne purent se défendre avec avantage; surpris de la brusque irruption des Arméniens, ils leur cédèrent sans résistance le champ de bataille, et laissèrent entre les mains du vainqueur, la reine, femme de Sapor[782], un grand nombre d'autres princesses, et beaucoup d'officiers et de généraux[783]. Mouschegh fit encore écorcher vifs ces derniers, et il envoya à son souverain, leurs peaux garnies de paille: quant à la reine et aux autres captives, il les traita avec les plus grands égards, défendit qu'on se permît envers elles la moindre insulte; puis il leur donna la liberté, et les renvoya avec honneur auprès de Sapor. Le roi de Perse fut aussi touché[Pg 379] de la noblesse de ce procédé, qu'il était étonné et effrayé de la valeur du prince mamigonien. Les seigneurs arméniens ne furent pas aussi charmés de cet acte de générosité; ils ne croyaient pas, qu'on dût avoir tant de ménagements pour un prince si barbare envers les Arméniens, et qui les avait tous si cruellement outragé. Ils en firent long-temps de vifs reproches à Mouschegh, ils inspirèrent même au roi des soupçons contre lui à ce sujet; et ce fut plus tard un des motifs, que ses ennemis employèrent pour le perdre. Le butin que le connétable fit en cette occasion fut immense, il suffit pour enrichir tous les siens; il put même en abandonner une grande partie, qui fut distribué entre les soldats romains, et les guerriers qui étaient restés dans l'intérieur du pays auprès de leur roi.
[781] Voyez ci-devant p. 278, not. 4, liv. XVII, § 5.—S.-M.
[782] Faustus de Byzance donne, l. 5, c. 2, à cette princesse le titre de reine des reines, qui était sans doute attribué aux épouses des rois de Perse, parce que ces monarques portaient eux-mêmes le titre de roi des rois.—S.-M.
[783] Ils étaient au nombre de six cents, si l'on en croit Faustus de Byzance, l. 5, c. 2.—S-M.
LXVI.
[Les Perses sont tout-à-fait chassés de l'Arménie.]
[Amm. l. 27, c. 12.
Faust. Byz. l. 5, c. 2, 4, 5 et 6.
Mos. Chor. l. 3, c. 37.]
—[Cependant, Sapor était impatient de venger les défaites qu'il avait éprouvées, et de recouvrer l'Arménie; il fit donc un immense armement: toutes ses troupes furent mises sur pied[784], et elles se dirigèrent des diverses parties de son empire, vers l'Atropatène; le roi de l'Albanie[785], Ournaïr, lui amena un renfort considérable avec lequel il pénétra sur le territoire arménien, précédé, comme à l'ordinaire, par Méroujan qui le conduisit jusqu'au centre du royaume. Par les ordres de Térentius[Pg 380] et d'Arinthée, les Romains s'étaient concentrés vers les sources de l'Euphrate, et ils occupaient un camp retranché formidable, près du bourg de Dsirav, dans le canton de Pagaran, au pied du mont Niphates[786]. Le roi d'Arménie, le patriarche Nersès et le connétable, y arrivèrent bientôt après avec une armée nombreuse, et dont on portait la force à quatre-vingt-dix mille hommes. On résolut d'attaquer sur-le-champ les Perses et on fit des dispositions en conséquence: le roi et le patriarche, se placèrent sur une colline à quelque distance du champ de bataille; et pendant toute la durée du combat, le patriarche ne cessa d'implorer le seigneur pour les guerriers arméniens, comme autrefois Moïse, quand Israël était aux prises avec les Amalécites. Les étendards et les armes furent bénis solennellement par le patriarche; Mouschegh jura ensuite entre les mains de ce vénérable personnage, de combattre et de mourir pour son roi, comme ses aïeux avaient combattu pour les ancêtres de ce prince, ou de revenir victorieux; puis monté sur un cheval du roi, armé d'une lance que ce prince lui avait donnée, il descendit pour engager la bataille. On n'était guère moins animé des deux côtés: on s'attaqua, avec toute la fureur que peuvent produire les haines nationales et religieuses; le carnage fut affreux, chefs et soldats rivalisèrent de courage, et surtout les princes arméniens, qui avaient plus d'injures à venger que les généraux romains. Mouschegh, le prince des Pagratides[787], Sempad fils de Pagarad, et[Pg 381] Spantarad prince de Camsar[788] firent des prodiges de valeur. Au plus fort de la mêlée, Spantarad se précipite au milieu des bataillons ennemis, attaque et renverse de sa main Schergir, roi des Léges[789], peuple encore célèbre en Asie, sous le nom de Lesghis, et qui était venu combattre sous les drapeaux de Sapor. Après une mêlée aussi longue qu'opiniâtre, la victoire se déclara enfin pour les Arméniens et leurs alliés, et les Persans prirent la fuite dans toutes les directions. Mouschegh rencontra alors le roi d'Albanie, qu'il avait blessé de sa main, et qui s'éloignait avec peine, monté sur un mauvais chariot; le connétable eut honte de verser le sang d'un roi sans défense, il lui permit de se retirer dans ses états, avec huit cavaliers qui le suivaient. Le connétable ne montra pas moins de grandeur d'ame envers les débris de l'armée vaincue; il épargna tout ce qu'il put des fugitifs: cette humanité le fit encore taxer de trahison par les autres princes arméniens; il fallut, pour les faire taire, que Mouschegh se signalât par de nouveaux exploits. Ce général fut[Pg 382] bientôt récompensé de la conduite généreuse qu'il avait tenue. Sapor et Méroujan étaient à peine parvenus à regagner les frontières de l'Atropatène, qu'ils s'étaient empressés d'y rallier les débris de leurs forces. Ils les joignent aux soldats qui étaient déja dans la province, et se préparent à attaquer les Arméniens, qu'ils croient surprendre sans défense, au milieu du désordre et de l'imprévoyance, suites trop ordinaires de la victoire; Sapor comptait ainsi regagner l'avantage qu'il avait perdu. Il en aurait peut-être été ainsi, sans les avis que le roi d'Albanie transmit aussitôt au connétable, pour lui faire connaître les nouvelles opérations de Sapor; Mouschegh n'eut que le temps de réunir six mille cavaliers armés de toutes pièces, les autres troupes s'étaient dispersées: il se joint à l'infanterie romaine, et de concert ils marchent à la rencontre des Perses. Le combat ne fut pas moins acharné que la première fois, et peut-être cette journée fut-elle plus glorieuse pour les Arméniens et les Romains, qui en cette rencontre étaient bien inférieurs en nombre à leurs adversaires. La perte des deux parts fut considérable; mais enfin l'avantage resta aux Arméniens, et Sapor fut encore obligé de s'enfuir, en abandonnant une partie de l'Atropatène aux vainqueurs. Le royaume d'Arménie fut ainsi entièrement délivré des Perses, et le jeune prince Arsacide, grace à l'assistance des Romains, et à la valeur des seigneurs du pays, se retrouvait en possession de tout son héritage paternel; Mouschegh et Térentius, après avoir assuré la frontière contre de nouvelles attaques, en laissant à Tauriz un corps de trente mille hommes choisis, sous les ordres de Cylacès, revinrent auprès du roi, désormais libre d'inquiétude.
[784] Moïse de Khoren dit, l. 3, c. 37, que Sapor fit partir pour l'Arménie toutes ses troupes; il n'excepta que ceux de ses soldats que leurs infirmités empêchaient d'entrer en campagne.—S.-M.
[785] Les anciens appelaient Albanie et les Arméniens Aghouan ou Alouan, tout le pays situé à l'occident de la mer Caspienne et qui s'étend depuis l'embouchure du Cyrus dans cette mer, jusqu'au défilé connu à présent sous le nom de Derbend, mais qui se nommait autrefois les Portes Albaniennes ou Caspiennes. Ce pays qui est actuellement soumis à la Russie, est connu sous les noms de Schirwan et de Daghistan. J'ai donné de grande détails sur les Albaniens dans mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 212-226.—S.-M.
[786] Cette montagne était nommée par les Arméniens Nébad ou Népat. On peut, au sujet de cette montagne et du bourg de Dsirav, consulter l'ouvrage que j'ai déja cité, t. 1. p. 49 et 313, et t. 2, page 427.—S.-M.
[787] Cette famille, dont il sera souvent question dans la suite de cette histoire, a donné jusqu'à la fin du dix-huitième siècle des souverains à la Georgie. Il existe encore beaucoup de princes de la même race dans la Russie, où ils portent le nom de Bagration.—S.-M.
[788] Voy. t. 1, p. 408, not. 1, liv. VI, § 14 et t. 2, p. 240, liv. X, § 22.—S.-M.
[789] Ces peuples sont mentionnés dans Strabon, l. 11, p. 503, et dans la vie de Pompée par Plutarque. Ils en parlent tous deux d'après les Mémoires de Théophanes, qui avait suivi Pompée dans ses expéditions à travers le Caucase et dans la Scythie. Ils les nomment Λήγας, Legæ, ce qui est la même chose que Gheg ou Leg, nom que les Arméniens et les Georgiens ont toujours donné aux Lesghis. Les auteurs grecs, que j'ai déja cités, les placent entre l'Albanie et la Scythie, dont ils étaient séparés par le fleuve Mermodalis. Les chroniques georgiennes les mettent entre le passage de Derbend, borne septentrionale de l'Albanie, et le fleuve Loméki, qui est le Térek. C'est encore la situation du territoire occupé par les Lesghis, qui sont répandus dans tout le pays montagneux appelé pour cette raison Daghistan (en turc pays de montagnes) compris entre Derbend et le Térek. Voy. mes Mémoires hist. et géographiques sur l'Arménie, t. 2, p. 184, 188 et 189.—S.-M.
[Pg 383]
LXVII.
[Mort d'Arsace.]
[Amm. l. 27, c. 12.
Faust. Byz. l. 5, c. 7.
Mos. Chor. l. 3, c. 35.
Procop. de Bell. Pers. l. 1, c. 5.]
—[Pendant que l'Arménie supportait tous les maux qui accompagnent trop souvent une invasion étrangère, et qui étaient aggravés par la résistance opiniâtre des habitants, le roi Arsace vivait toujours dans le triste château de l'Oubli, où il avait été enfermé. Son nom faisait couler des torrents de sang en Arménie, où il était devenu le cri de guerre[790] de ses vengeurs, tandis que retranché pour ainsi dire du nombre des vivants, il attendait dans les angoisses du désespoir qu'une lente et triste mort vînt terminer son supplice. Cependant dans le temps même où les armées persanes étaient contraintes de quitter l'Arménie, le bruit se répandit qu'Arsace venait de mourir, et que, par un trépas volontaire, il s'était affranchi de la tyrannie du roi de Perse[791]. Voici comment était arrivé ce tragique événement. Parmi les captifs arméniens que Sapor avait emmenés en Perse, se trouvait un eunuque, long-temps honoré de la confiance du roi Diran et de son fils, et d'une fidélité à toute épreuve. Il se nommait Drastamad[792]. Arsace lui avait donné le titre de Haïr, c'est-à-dire[Pg 384] Père, que portait en Arménie le chef des eunuques[793]. C'était, à proprement parler, son grand-intendant, le ministre de sa maison. Le roi lui avait confié en cette qualité la garde des trésors déposés dans les châteaux forts de la Sophène[794] et de l'Ingilène[795]; et il s'en était acquitté avec loyauté; mais, trahi par le seigneur de l'Ingilène, il avait été livré par lui à Sapor, à peu près dans le temps où son souverain était condamné à une prison perpétuelle. Tandis que Sapor s'efforçait de profiter de la captivité du roi d'Arménie pour envahir ses états, il soutenait à l'autre extrémité de son empire une guerre non moins importante contre les Bactriens[796]. Je vais, en peu de mots, faire connaître ce[Pg 385] peuple si redoutable aux Persans. Toutes les régions situées à l'orient de la Perse, sur les deux rives de l'Oxus, s'avançant au loin vers l'Inde et la Scythie, et répondant à la Bactriane des anciens, étaient alors possédées par une branche de la famille des Arsacides, ennemie des rois sassanides. Ces pays, démembrés autrefois du vaste empire des Séleucides, avaient formé un puissant état gouverné par des chefs grecs. Leur domination s'était étendue jusque sur des contrées restées inconnues à Alexandre. Les rois grecs de la Bactriane, placés au milieu des nations sauvages et guerrières qui avaient si long-temps occupé la valeur du héros Macédonien, n'eurent jamais un instant de repos; la durée de leur puissance ne fut pour ainsi dire qu'un long combat. Toujours occupés à reconquérir les provinces soumises par leurs prédécesseurs, on les voit constamment promener, des rives de l'Indus aux déserts de la Scythie, des armées qu'ils ne purent plus recruter, quand le nouvel empire fondé en Perse par les Arsacides, les sépara à jamais de la Grèce et des parties de l'Asie où les Grecs s'étaient établis. Leurs forces furent bientôt épuisées, et ils furent contraints de reconnaître la suprématie des monarques arsacides[797]. Ils voulurent secouer le joug, lorsqu'en l'an 130 avant J. C., le roi de Syrie Antiochus Sidétès, déjà trois fois vainqueur des Parthes, et maître de Babylone et de Séleucie, s'avançait vers la Médie pour ressaisir le sceptre de l'Orient[798]. La défaite et la mort du prince Séleucide[Pg 386] laissèrent les Grecs de la Bactriane sans appui; ils ne purent résister aux efforts réunis des Parthes et des nations scythiques que le roi Phrahates II avait appelées à son secours. Ils succombèrent. Leurs états devinrent alors entre leurs vainqueurs, le sujet de guerres longues et sanglantes. Deux rois des Parthes, Phrahates II et Artaban II périrent en combattant les Scythes; la victoire resta à la fin aux Parthes sous Mithridate II, qui établit dans ces régions une branche de la famille arsacide[799]. Ce royaume, connu des Arméniens et des Chinois sous le nom de Kouschan[800], eut pour capitale la ville de Balkh[801], et il prolongea son existence jusqu'au temps de Sapor. Depuis la chute des Arsacides en Perse, les rois de ce pays, toujours en relation avec leurs parents d'Arménie[802], et avec les Romains,[Pg 387] ne cessaient de les exciter à combattre les Sassanides, possesseurs de la Perse, et leurs communs ennemis[803]. La guerre, que Sapor fut obligé de soutenir à l'époque dont il s'agit, contre le prince qui régnait alors à Balkh, fut sérieuse[804]. Les succès et les revers se balançaient de manière à prolonger indéfiniment cette lutte; ce qui était fort préjudiciable à Sapor, pressé de revenir dans l'occident. Les troupes du roi de Perse étaient affaiblies par les guerres qu'il soutenait depuis si long-temps, de sorte que, pour réparer ses pertes, il avait enrôlé tous ceux des captifs amenés d'Arménie qui étaient en état de porter les armes. Malgré la défiance que devaient lui inspirer de tels soldats, Sapor eut cependant à se louer de leur courage et de leur fidélité. Drastamad, ce serviteur dévoué du roi Arsace, était parmi eux; et c'est à lui qu'il fut redevable d'une victoire qui termina les hostilités et assura un avantage décisif aux Persans. Les guerriers du Kouschan avaient déjà mis en déroute la cavalerie persane, et ils faisaient un horrible carnage des fuyards: Sapor lui-même était menacé de tomber entre les mains des vainqueurs, quand Drastamad parvint à rallier les débris de l'armée, qu'il ramène à la charge. Il dégage le roi, repousse[Pg 388] les ennemis et leur arrache une victoire qu'ils regardaient déjà comme assurée. Lorsque Sapor fut de retour dans ses états, il s'empressa de témoigner sa reconnaissance à Drastamad: Que désires-tu? lui dit-il; je jure de te l'accorder. Drastamad lui demanda, sans hésiter, la faveur de pouvoir pénétrer dans le fort de l'Oubli, pour y voir et y servir durant un jour entier son souverain légitime, dégagé de ses fers. Sapor fut aussi surpris qu'embarrassé par la hardiesse et le dévouement de Drastamad. Que ne m'as-tu demandé, lui répliqua-t-il, des trésors, des villes, des provinces, je te les aurais accordés bien plus volontiers, que de violer une loi aussi ancienne que la monarchie. Cependant comme il était lié par son serment, il n'osa refuser de le satisfaire. Suivi d'un détachement de la garde royale et muni d'une lettre de Sapor, Drastamad se pressa de se rendre à la forteresse où son maître languissait depuis si long-temps. Les portes lui furent ouvertes, et on lui présenta Arsace: saisi de douleur à sa vue, il se précipite à ses pieds, se hâte de le débarrasser des fers dont il était chargé; et serrés l'un contre l'autre, l'infortuné roi et son généreux serviteur confondent dans leurs embrassements et leurs pleurs et la joie qu'ils ont de se retrouver ensemble. Le fidèle Arménien s'empresse ensuite de faire sortir Arsace du cachot affreux où il était abandonné depuis cinq ans, il lui fait prendre un bain, le couvre de vêtements magnifiques, et il cherche par ses discours à dissiper le chagrin profond auquel le roi d'Arménie était en proie. On prépara ensuite un banquet splendide, où tout fut disposé selon l'usage des rois. Tous ceux qui avaient amené[Pg 389] Drastamad y furent conviés: on n'y épargna rien pour traiter Arsace avec tous les honneurs dont il avait joui, lorsqu'il portait la couronne. Lui-même semblait prendre part à la joie des convives et au contentement de son fidèle eunuque. Mais vers le soir quand il fallut se séparer, témoignant à haute voix l'excès de son malheur, il saisit un couteau qui était sur la table et s'en perce le cœur. A cette vue, Drastamad se précipite vers Arsace, s'arme du même fer et le plonge dans son sein. Il tombe et meurt sur le corps de son souverain expirant[805].]—S.-M.
[790] Faustus de Byzance rapporte, l. 5, c. 5, que toutes les fois que les Arméniens attaquaient les Persans, ils proféraient à grands cris le nom d'Arsace, et que lorsqu'ils immolaient un ennemi, ils disaient qu'ils faisaient un sacrifice à Arsace.—S.-M.
[791] Moïse de Khoren se contente de dire, l. 3, c. 35, qu'Arsace se tua lui-même comme Saül. Ammien Marcellin n'en dit pas beaucoup plus, l. 27, c. 12; seulement ses expressions donneraient lieu de croire qu'il pensait que Sapor avait fait périr Arsace dans les tourments. Son récit est trop bref pour qu'on puisse se flatter d'avoir bien saisi sa pensée, exterminavit, dit-il, ad castellum Agabana nomine, ubi discruciatus cecidit ferro pœnali. C'est à Faustus de Byzance et à Procope qu'il faut recourir pour de plus grands détails.—S.-M.
[792] Faustus de Byzance est le seul qui nous fasse connaître le nom de ce serviteur fidèle. Procope se contente de dire qu'il était un des amis les plus dévoués d'Arsace, τῶν τις Ἀρμενίων τῷ Ἀρσάκῃ ἐν τοῖς μάλιστα ἐπιτηδείοις, du nombre de ceux qui l'avaient accompagné en Perse, καὶ οἱ ἐπισπόμενοι ἐς τὰ Περσῶν ᾔθη ἰόντι.—S.-M.
[793] Ou Haïr-ischkhan, c'est-à-dire Seigneur père. Ce nom correspond, pour le sens et sans doute dans son application, à celui d'Atabek, qui, du temps des Seldjoukides et des dynasties qui leur succédèrent depuis le onzième siècle, désignait chez les princes turks et kurdes une haute dignité qui conférait à celui qui en était revêtu la tutèle des princes mineurs et la principale part dans l'administration de l'état. L'exemple de ce qui se pratiquait à la cour des anciens rois d'Arménie, me donne lieu de croire que les Turks n'introduisirent pas une nouvelle dignité, mais qu'ils ne firent que traduire en leur langue le nom d'une charge qui existait sans doute depuis long-temps dans toutes les cours de l'Asie. Ceux qui l'occupaient en Arménie, devaient appartenir à des familles réputées royales. A la différence de presque toutes les autres dignités, celle-ci était révocable. Nous apprenons de Moïse de Khoren, l. 2, c. 7, qu'un territoire considérable était attaché à cette charge. Il était dans l'Atropatène (Aderbadakan), sur les bords de l'Araxes s'étendant jusqu'aux villes de Djovasch et de Nakhdjavan et jusqu'au pays qui était possédé par la famille de Samedzar. Ce fonctionnaire était encore désigné par le nom de Mardbed ou Martbed, c'est-à-dire homme-chef, sans doute à cause de la surveillance des femmes qui lui était confiée.—S.-M.
[794] Voyez t. 1, p. 379, n. 1, liv. V, § 60, et t. 2, p. 215, not. 3, liv. X, § 5.—S.-M.
[795] En Arménien Ankegh-doun ou Ankel-doun, le pays ou la maison d'Ankel. Voyez t. 1, p. 379, not. 1, liv. V, § 60.—S.-M.
[796] Ce récit de Faustus de Byzance, l. 5, c. 7, est d'accord avec ce que dit Moïse de Khoren, l. 3, c. 37, qui nous apprend, comme je l'ai fait remarquer ci-devant, p. 371, § 61, que Sapor était alors dans le Khorasan, c'est-à-dire à l'extrémité orientale de son empire, lorsque Méroujan sortait de l'Arménie, chassé par le roi Para, que les Romains soutenaient.—S.-M.
[797] Bactriani per varia bella jactati, non regnum tantum, verum etiam libertatem amiserunt: siquidem Sogdianorum et Drangianorum Indorumque bellis fatigati, ad postremum ab invalidioribus Parthis, velut exsangues, oppressi sunt. Justin. l. 41, c. 6.—S.-M.
[798] Antiochus, tribus præliis victor, quum Babyloniam occupasset, magnus haberi cæpit. Justin. l. 38, c. 10.—S.-M.
[799] J'ai donné quelques détails sur ces révolutions dans mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 2, p. 30-32.—S.-M.
[800] Il est très-souvent question de ce royaume dans Moïse de Khoren (l. 2, c. 2, 64, 65, 69, 70 et 71), qui le nomme Kouschan. Il en est aussi fait mention dans les auteurs arabes et persans, qui lui donnent le même nom et en parlent comme d'un état très-faible de leur temps. Ils remarquent aussi qu'il était le seul entre tous les royaumes de l'Orient dans lequel on professât encore au dixième siècle la religion de Manès. Pour les Chinois qui l'appellent Koueï-chouang, ils nous apprennent que, vers le 2e siècle de notre ère, il s'étendait encore jusqu'aux bouches de l'Indus. C'est le pays que les anciens nomment le royaume des Indo-Scythes, et dont la capitale était Minnigara, sur l'Indus.—S.-M.
[801] On a déjà vu ci-devant, p. 290, not. 1, l. XVII, § 10, que c'est du nom de cette ville que dérive le surnom de Balhavouni que les Arméniens ont toujours donné aux Arsacides. Moïse de Khoren dit, l. 2, c. 2, que la ville de Balkh est à l'orient, dans le pays de Kouschan, et l. 2, c. 64, qu'elle est la terre natale des Arsacides.—S.-M.
[802] Quand Ardeschir, fils de Babek, eut détruit la monarchie des Arsacides en Perse en l'an 226, Chosroès Ier, roi des Arsacides d'Arménie, envoya des ambassadeurs à tous ses parents du Kouschan, pour obtenir leur assistance dans la guerre qu'il entreprit alors contre l'usurpateur. Vehsadjan régnait à cette époque dans ce pays (Mos. Chor. l. 2, c. 69).—S.-M.
[803] Trébellius Pollio nous fait connaître (in vit. Val. et Aurel.) les ambassades, que les Bactriens envoyèrent aux Romains, du temps de Valérien et d'Aurélien, mais il n'en rapporte pas le motif. Ces peuples étaient alors ennemis des Perses. C'était là la raison qui leur faisait désirer que les Romains opérassent en leur faveur une diversion du côté de l'occident, comme eux-mêmes pressaient les Perses vers l'orient, toutes les fois que ceux-ci attaquaient l'Arménie.—S.-M.
[804] Procope ne désigne pas d'une manière précise les peuples avec lesquels Sapor était en guerre; il se contente de dire (de Bell. Pers. l. 1, c. 5), que c'était une nation barbare, ἐπί τι ἔθνος βαρβαρικὸν ξυνεστράτευσεν.—S.-M.
[805] Si on prend la peine de comparer ce que j'ai raconté dans les paragraphes 3-13, et 57-67 de ce livre, avec ce que Gibbon a écrit sur les mêmes événements, t. 5, p. 106-110, on trouvera une fort grande différence entre nous. L'historien anglais, comme je l'ai déja remarqué, s'est trompé complètement en voulant mettre l'histoire arménienne de Moïse de Khoren en rapport avec Ammien Marcellin et avec les autres auteurs de cette époque. Ce qu'il a écrit à ce sujet n'est qu'un tissu d'erreurs, qu'il lui était presqu'impossible de ne pas commettre, mais qu'il pouvait ne pas introduire dans son ouvrage, s'il avait eu le bon esprit de ne pas faire usage de matériaux qui lui étaient trop mal connus.—S.-M.
[Pg 390]
I. Valens établit Démophile sur le siége de Constantinople. II. Persécution des catholiques. III. Valens fait brûler vifs quatre-vingts ecclésiastiques. IV. Famine. V. Modestus préfet du prétoire. VI. Élévation de Maximin. VII. Il est chargé de rechercher les crimes de magie. VIII. Ses cruautés. IX. Condamnations. X. Funestes artifices de Maximin pour multiplier les accusations. XI. Histoire d'Aginatius. XII. Méchanceté de Simplicius, successeur de Maximin. XIII. Calomnie contre Aginatius. XIV. Sa mort. XV. Ampélius préfet de Rome. XVI. Réglement de Valentinien pour les études de Rome. XVII. Il défend les mariages avec les Barbares. XVIII. Perfidie des Romains à l'égard des Saxons. XIX. Valentinien appelle les Bourguignons pour faire la guerre aux Allemans. XX. Origine et mœurs des Bourguignons. XXI. Ils viennent sur le Rhin et se retirent mécontents. XXII. Valentinien veut surprendre Macrianus roi des Allemans. XXIII. Macrianus lui échappe. XXIV. Cruautés de Valentinien dans la Gaule. XXV. Lois de Valentinien. XXVI. Valens traverse l'Asie. XXVII. S. Basile lui résiste. XXVIII. Valens tremble devant S. Basile. XXIX. Mort de Valentinien Galate. XXX. S. Basile arrête une sédition dans Césarée. XXXI. Valens à Antioche. [XXXII. Nouvelles intrigues de Sapor en Arménie]. XXXIII. Valens envoie des troupes dans l'Ibérie. XXXIV. Valens à Édesse. XXXV. Il traverse la Mésopotamie. [XXXVI. Le roi d'Arménie soumet tous les rebelles de ses états]. XXXVII. Décennales des deux empereurs. XXXVIII. Seconde campagne de Valens contre les Perses. [XXXIX. Nouveaux troubles en Arménie. XL. Mort du patriarche Nersès.] XLI. Courses des Blemmyes. XLII. Guerre de Mavia reine des Sarrasins. XLIII. Persécution en Égypte. XLIV. Troubles d'Afrique. XLV. Plaintes de ceux de Leptis[Pg 391] éludées par les intrigues du comte Romanus. XLVI. Nouvelles incursions des Austuriens. XLVII. Succès des artifices de Romanus. XLVIII. Innocents mis à mort. XLIX. Découverte et punition de l'imposture. L. Suites de cette affaire sous Gratien. LI. Révolte de Firmus. LII. Théodose envoyé contre Firmus. LIII. Conduite prudente de Théodose. LIV. Ses premiers succès. LV. Firmus se soumet en apparence. LVI. Punition des déserteurs. LVII. La guerre recommence. LVIII. Belle retraite de Théodose. LIX. Il se remet en campagne. LX. Rencontre des Nègres. LXI. Guerre contre les Isafliens. LXII. Victoire remportée sur les Barbares. LXIII. Mort de Firmus.
An 370.
I.
Valens établit Démophile sur le siége de C. P.
Idat. chron.
Hier. chron.
Chron. Alex, vel Pasch. p. 302.
Socr. l. 4, c. 14 et 15.
Soz. l. 6, c. 13.
Philost. l. 9, c. 8 et 10.
Vita Ath. apud Phot. cod. 258.
Les entreprises de Sapor avaient déterminé Valens, dès la seconde année de son règne, à s'approcher de la Perse[806]; mais la révolte de Procope et la guerre contre les Goths l'avaient arrêté pendant cinq ans. Au commencement de l'an 370, étant consul avec son frère pour la troisième fois, il reprit son premier dessein[807]. Après avoir assisté le 9 avril à la dédicace de l'église des Saints-Apôtres, nouvellement rebâtie[808], il partit de Constantinople et prit le chemin d'Antioche. Ce voyage fut encore interrompu par un autre sorte de guerre: c'était celle que Valens avait déjà déclarée à l'église catholique, et qu'il recommença pour-lors avec plus[Pg 392] de fureur. A peine était-il arrivé à Nicomédie qu'il apprit la mort d'Eudoxe, son théologien, entre les mains duquel il avait juré un attachement inviolable à la doctrine d'Arius. Les Ariens remplirent aussitôt le siége de Constantinople par l'élection de Démophile, cet évêque de Bérhée qui avait fait preuve de son zèle pour l'Arianisme en travaillant à séduire le pape Libérius. D'autre part, les catholiques, profitant de l'absence de l'empereur, choisirent Évagrius[809]. Le parti hérétique, plus hardi et plus nombreux, se préparait à exercer les dernières violences, lorsque l'empereur, craignant les suites d'une sédition, envoya des troupes avec ordre de chasser Évagrius. Dans ces circonstances il n'osa s'éloigner, et demeura pendant plusieurs mois dans la Bithynie et sur les bords de la Propontide, d'où il revint à Constantinople[810].
[806] Il s'était avancé jusqu'à Césarée de Cappadoce et il se préparait à entrer dans la Cilicie pour aller ensuite à Antioche, quand il apprit la révolte de Procope. Voyez ci-devant p. 226, liv. XVI, § 27.—S.-M.
[807] Πάλιν ἐπὶ τὴν Ἀντιόχειαν σπέυδων. Socr. l. 4, c. 14.—S.-M.
[808] Cette église, fondée et dédiée trente-trois ans avant par Constantin, en l'an 337, avait déja été rebâtie une fois dans ce court intervalle de temps. Ceci pourrait paraître surprenant, si on ne savait par le témoignage de Thémistius (or. 3, p. 47), que tous les édifices élevés à Constantinople lors de sa fondation, étaient peu solides.—S.-M.
[809] Cet Évagrius avait été évêque d'Antioche. Voyez t. 1, p. 293, note 1, l. IV, § 65.—S.-M.
[810] Une loi de Valens nous apprend que ce prince était à Cyzique le 10 juin de cette année; il se trouvait à Constantinople, le 8 et le 12 décembre suivants. Les lois du commencement de l'an 371, montrent qu'il était dans la capitale à cette époque. Voyez à ce sujet Tillemont, tom. V, Valens, notes 8 et 9.—S.-M.
II.
Persécution contre les catholiques.
Socr. l. 4, c. 15.
Soz. t. 6, c. 14 et 21.
Il fit bien voir qu'en prévenant les troubles il n'avait pas eu dessein de ménager les orthodoxes. Il favorisait par lui-même et par ses officiers toutes les poursuites de leurs ennemis. Les outrages, les confiscations de biens, les chaînes, les supplices étaient leur partage. Valens avait rapporté de la Mésie une haine plus envenimée contre eux. Il prétendait avoir reçu un affront de Brétannion[811], évêque de Tomes, capitale de la petite Scythie. En voici l'occasion: l'empereur s'étant rendu dans cette ville, entra dans l'église, et voulut engager[Pg 393] le prélat à communiquer avec les Ariens dont il était accompagné. Mais Brétannion, après lui avoir répondu avec fermeté qu'il ne connaissait pour orthodoxes que ceux qui étaient attachés à la foi de Nicée, se retira dans une autre église; il y fut suivi de tout le peuple, et Valens demeura seul avec sa suite. Dans le premier mouvement de sa colère, il fit saisir le prélat et l'envoya en exil. Peu de jours après, intimidé par les murmures des habitants, tous guerriers et qui pouvaient donner la main aux Barbares, dont ils n'étaient séparés que par le Danube, il leur rendit leur évêque; il conserva dans son cœur un vif ressentiment, qui éclata dans la suite, surtout contre le clergé[812].
[811] Il est probable que le nom de cet évêque a été altéré par les historiens grecs et qu'il s'appelait réellement Vétranio.—S.-M.
[812] Tillemont (t. V, Valens, art. 8) place cet événement en l'an 368, pendant la deuxième campagne contre les Goths.—S.-M.
III.
Valens fait brûler vifs quatre-vingts ecclésiastiques.
Socr. l. 4, c. 16.
Soz. l. 6, c. 14.
Theod. l.4, c. 24.
[Theoph. p. 50.]
Zon. l. 13, t. 2, p. 30.
Cedr. t. 1, p. 311.
Suid. in Οὐάλης.
Les catholiques de Constantinople ne pouvaient se persuader que le prince fût l'auteur des traitements inhumains qu'ils éprouvaient. Ils se flattèrent de l'espérance d'en obtenir quelque justice, et députèrent à Nicomédie quatre-vingts ecclésiastiques des plus respectables par leur vertu[813]. Valens écouta leurs plaintes et dissimula sa colère, mais il ordonna secrètement au préfet Modestus de les faire périr. Le préfet craignant que toute la ville ne se soulevât, si on les mettait publiquement à mort, prononça contre eux une sentence d'exil, à laquelle ils se soumirent avec joie, et il les fit embarquer tous dans le même navire. Les matelots avaient ordre d'y mettre le feu, lorsqu'ils seraient hors de la vue du rivage. Dès qu'ils furent arrivés au milieu du golfe d'Astacus[814], l'équipage sauta dans la chaloupe,[Pg 394] laissant le vaisseau embrasé. Il fut poussé par un vent impétueux dans une anse nommée Dacidiza[815], où il acheva d'être consumé. De ces quatre-vingts prêtres il ne s'en sauva pas un seul; tous périrent dans les flammes ou dans les eaux[816].
[813] Leurs chefs étaient Urbain, Théodore et Ménédème.—S.-M.
[814] Le golfe de Nicomédie, dans la Propontide, devait ce nom à la ville d'Astacus, qui était située dans la Bithynie, sur le bord de la mer, entre Nicomédie et Constantinople.—S.-M.
[815] Le nom de ce lieu est écrit diversement dans les auteurs. Dacidizus dans Socrate et dans Théophanes, Dacibiza dans Sozomène et Dacibyza dans Cédrénus. C'était une ville de la Bithynie.—S.-M.
[816] L'église honore la mémoire de ces martyrs le 5 septembre.—S.-M.
IV.
Famine.
Idat. chron.
Chron. Hier.
Greg. Naz. or. 20, t. 1, p. 340 et 341.
Greg. Nyss. or. in laud.
Basil, t. 3, p. 491.
On regarda comme une punition de cette horrible cruauté la famine qui affligea cette année tout l'empire, et principalement la Phrygie et la Cappadoce. Elle fut extrême, et la plupart des habitants de ces deux provinces furent obligés d'abandonner le pays. La charité de saint Basile se fit alors connaître de toute l'Asie. Il n'était encore que prêtre de Césarée, et Dieu le préparait à succéder dans l'église à la gloire du grand Athanase, qui approchait du terme de sa pénible et brillante carrière. Basile était fort riche, mais il vivait dans toute la rigueur de la pauvreté évangélique. Il saisit avec empressement cette occasion de se défaire avantageusement de ses biens: il vendit ses terres, acheta des vivres, et nourrit pendant cette famine un nombre infini de pauvres, sans distinction de juif, de païen et de chrétien.
V.
Modestus préfet du prétoire.
Amm. l. 29, c. 1, et l. 30, c. 4 et ibi Vales.
Zos. l. 4, c. 11.
Greg. Naz. or. 20, t. 1, p. 348 et 349.
Philost. l. 9, c. 11.
Ce fut un malheur pour Valens de trouver dans le préfet du prétoire, non pas une ame généreuse qui sût opposer de sages remontrances à des ordres injustes et cruels, mais un cœur impitoyable, prêt à sacrifier la vie des innocents et l'honneur même de son maître. Tel était Modestus, comte d'Orient sous Constance[817]; il s'était prêté à l'humeur sanguinaire de ce prince[Pg 395] dans la recherche d'une conjuration chimérique. On voulut le rendre suspect à Julien; mais ce politique sans religion, qui n'adorait que la fortune, gagna bientôt les bonnes graces du nouvel empereur en sacrifiant aux idoles; il obtint pour récompense la préfecture de Constantinople[818]. Arien zélé sous Valens, il fut une seconde fois revêtu de la même charge; et Auxonius étant mort, il lui succéda dans celle de préfet du prétoire. Il sut se conserver dans cette dignité jusqu'à la mort de l'empereur par ses basses complaisances. Il admirait sans cesse les vertus que ce prince n'avait pas, et flattait les vices qu'il avait. Valens était paresseux et ennemi des affaires; mais le sentiment de ses devoirs se réveillant quelquefois dans son cœur, il se proposait de les remplir, et de rendre la justice à ses sujets. Alors tout le palais prenait l'alarme; les eunuques se croyaient en grand péril: sous les yeux de l'empereur l'innocence allait respirer, et leur licence allait être enchaînée; tous se réunissaient pour détourner Valens d'un dessein si dangereux. Modestus, qui rampait devant les eunuques, s'empressait de lui faire entendre que la majesté impériale ne pouvait, sans s'avilir, descendre jusqu'à des objets de si peu d'importance[819]. Il débitait ces belles maximes avec une apparence de zèle et d'intérêt pour la gloire de son maître. Comme il avait affaire à un esprit grossier, sans principes et sans étude, aidé de la paresse naturelle à Valens, il lui persuada tout ce qu'il voulut[820];[Pg 396] et l'administration de la justice, abandonnée à des ames vénales qui ne craignaient plus que les regards du souverain, devint un brigandage.
[817] En 359. Il se nommait Domitius Modestus. Il existe beaucoup de lettres qui lui furent adressées par S. Basile et par Libanius.—S.-M.
[818] Il occupa même deux fois cette place.—S.-M.
[819] Ob hæc et similia concordi consensu dehortantibus multis, maximeque Modesto præfecto prætorio regiorum arbitrio spadonum exposito,.......... adserente quòd infra imperiale columen causarum essent minutiæ privatarum. Amm. Marc. l. 30, c. 4.—S.-M.
[820] Obumbratis blanditiarum concinnitatibus cavillando Valentem sub-rusticum hominem sibi variè commulcebat, horridula ejus verba et rudia flosculos Tullianos appellans, et ad extollendam ejus vanitiem sidera quoque, si jussisset, exhiberi posse promittens. Amm. Marc. l. 29, c. 1.—S.-M.
VI.
Elévation de Maximin.
Amm. l. 28, c. 1 et ibi Vales.
Hier. chron.
Symm. l. 10, ep. 2.
L'église jouissait en Occident d'une entière liberté: sous un empereur actif et vigilant, les lois étaient en vigueur. Mais dans Valentinien la haine du crime dégénérait en cruauté[821]. Maximin, vicaire des préfets, plus méchant et plus inhumain que Modestus, remplissait Rome et l'Italie de sang et de larmes. Il était né à Sopianas en Pannonie[822], d'une famille très-obscure[823]: il descendait de ces Barbares que Dioclétien avait transférés en-deçà du Danube[824]; et son caractère ne démentait pas son origine. Après avoir pris une légère teinture des lettres, il embrassa le parti du barreau; mais bientôt rebuté d'une profession où le mérite seul peut conduire à la fortune, il se jeta dans les intrigues de cour, et parvint au gouvernement de la Corse et de la Sardaigne, et ensuite à celui de la Toscane[825]. Il fut appelé à Rome pour être chargé de l'intendance des vivres. Il se conduisit[Pg 397] d'abord avec modération: c'était un serpent qui rampait sous terre[826], jusqu'à ce qu'il eût acquis assez de force pour pénétrer au grand jour, et porter des coups mortels. De plus il s'était mêlé de nécromancie, crime irrémissible auprès de Valentinien; et comme il avait un complice, il vécut long-temps dans de perpétuelles inquiétudes. Enfin s'étant défait de ce témoin[827], il se livra désormais sans crainte à son inclination malfaisante et cruelle, et il en saisit la première occasion.
[821] Erat vitiorum inimicus acer magis quam severus. Amm. Marc. l. 28, c. 1.—S.-M.
[822] Cette ville était située à 54 milles au nord de Mursa, dans la portion de la Pannonie qu'on appelait Valérie.—S.-M.
[823] Son père était greffier du présidial de la ville: obscurissimè natus est, patre tabulario præsidialis officii. Amm. Marc. l. 28, c. 1. Valentinus qui avait voulu se faire déclarer empereur en Angleterre, était son beau-frère. Voyez ci-dev. p. 311, liv. XVII, § 19.—S.-M.
[824] Ammien Marcellin dit, l. 28, c. 1, qu'il appartenait à la nation des Carpes. Orto a posteritate Carporum quos antiquis excitos sedibus Diocletianus transtulit in Pannoniam.—S.-M.
[825] Il occupait cette dernière charge en l'an 366, comme on le voit par une loi de Valentinien, qu'il reçut le 17 novembre de cette année.—S.-M.
[826] Tamquam subterraneus serpens per humiliora reptando, nondum majores funerum excitare poterat causas. Amm. Marc. l. 28, c. 1.—S.-M.
[827] Ce n'était qu'un vain bruit. Ut circumtulit rumor, dit Ammien Marcellin, l. 28, c. 1.—S.-M.
VII.
Il est chargé de rechercher les crimes de magie.
Chilon, qui avait été vicaire des préfets[828], et sa femme Maxima, accusèrent trois personnes[829] d'avoir attenté à leur vie par des maléfices. Olybrius préfet de Rome, à qui la connaissance de cette affaire appartenait, étant tombé malade, ils demandèrent pour juge l'intendant des vivres; et l'empereur, pour procurer une plus prompte exécution, souscrivit à leur requête. Armé de ce pouvoir, Maximin donna libre carrière à sa cruauté naturelle[830]. Il fit appliquer à la question les accusés, et sur leurs dépositions, vraies ou fausses, il mit à la torture un grand nombre de personnes. Chaque interrogatoire produisait de nouvelles charges, et le nombre des prétendus coupables se multipliait à l'infini. Des trois premiers accusés, Maximin en fit[Pg 398] expirer deux sous les coups de lanières chargées de balles de plomb, parce que pour les engager à révéler leurs complices, il leur avait juré qu'il ne les ferait périr ni par le fer ni par le feu: comme il n'avait rien juré au troisième, il le condamna à être brûlé vif. Ce barbare commissaire[831], jaloux d'étendre sa juridiction sur les têtes les plus distinguées, fit entendre à l'empereur qu'il fallait redoubler de rigueur pour découvrir tant de forfaits, et pour en tarir la source: et Valentinien, toujours prêt à s'enflammer, déclara que les crimes de cette espèce seraient traités comme ceux de lèse-majesté; et qu'en conséquence nulle dignité, nul[832] privilége n'exempterait de la torture. Afin d'augmenter le pouvoir de Maximin, il le nomma vicaire des préfets; et comme si ce n'était pas assez de cette ame farouche, il lui donna pour adjoint le secrétaire Léon, monstre aussi altéré de sang, auparavant gladiateur en Pannonie, depuis maître des offices[833]. Le nouveau titre de Maximin, et l'union d'un collègue si bien assorti, le rendirent plus redoutable. Il s'attribua la connaissance de toutes les sortes de crimes, et s'érigea en inquisiteur général.
[828] Chilo ex vicario et conjux ejus Maxima nomine. Amm. Marcel. l. 28, c. 1. On voit par une loi de Valentinien, que c'était en Afrique qu'il avait exercé sa charge.—S.-M.
[829] C'étaient le musicien Séricus, le palestrite Asbolius et l'aruspice Campensis. Organarius Sericus, et Asbolius palæstrita, et haruspex Campensis. Amm. Marc. l. 28, c. 1.—S.-M.
[830] Acceptâ igitur nocendi materiâ Maximinus effudit genuinam ferociam, pectori crudo adfixam. Amm. Marc. l. 28, c. 1.—S.-M.
[831] Tartareus cognitor. Amm. Marc. l. 28, c. 1. Il le nomme un peu plus loin, ferreus cognitor.—S.-M.
[832] Divorum arbitria; c'est ainsi que l'on désignait les rescrits ou ordonnances des empereurs.—S.-M.
[833] Sociavit ad hæc cognoscenda quæ in multorum pericula struebantur, Leonem notarium, postea officiorum magistrum, bustuarium quemdam latronem Pannonium. Amm. Marc. l. 28, c. 1.—S.-M.
VIII.
Ses cruautés.
Tout l'Occident était consterné: l'innocence ne voyait nulle ressource contre des procédures précipitées, où la peine n'attendait pas la conviction. Entre tant de malheureux, l'histoire ne distingue qu'un petit nombre des plus remarquables. Hymétius, qui avait[Pg 399] été vicaire de Rome sous le règne de Julien, était estimé pour sa vertu: on croit qu'il était oncle de sainte Eustochia[834], si connue par les éloges que lui donne saint Jérôme. Lorsqu'il gouvernait l'Afrique en qualité de proconsul, il distribua aux habitants de Carthage, dans un temps de stérilité, le blé qu'on destinait à la subsistance de Rome. Il vendit ce blé au prix d'un sou d'or pour dix boisseaux. La récolte qui suivit ayant été fort abondante, il racheta la même quantité de blé sur le pied d'un sou d'or pour trente boisseaux, remplit les greniers, et renvoya au trésor du prince le profit qui résultait de cette opération. L'empereur devait des récompenses à un si exact désintéressement; il aima mieux soupçonner Hymétius de malversation, et confisqua une partie de ses biens. L'injustice n'en demeura pas là. Un délateur inconnu accusa secrètement Amantius, devin alors fort renommé, d'avoir prêté son ministère à Hymétius pour opérer des maléfices. Le devin, appliqué à la torture, persistait dans la négative, lorsqu'on trouva dans ses papiers un billet de la main d'Hymétius; celui-ci le priait d'employer les secrets de son art pour adoucir la colère de l'empereur, et il laissait échapper quelques traits satiriques sur l'avarice et la dureté du prince[835]. On n'examina pas la vérité de ce billet. Frontinus, assesseur du proconsul[836], accusé d'avoir trempé dans cette intrigue obscure, s'avoua coupable dans les tourments de la question, et fut relégué dans la Grande-Bretagne.[Pg 400] Amantius fut mis à mort. On conduisit Hymétius à Ocriculum pour y être jugé par Ampélius, préfet de Rome, et par le vicaire Maximin; comme il se voyait sur le point d'être condamné, il en appela à l'empereur. Le prince renvoya au sénat la connaissance de cette affaire. Après une exacte révision du procès, on se contenta d'exiler Hymétius dans l'île de Bua [Boas] en Dalmatie; et Valentinien se montra fort offensé qu'on l'eût condamné à une peine si légère.
[834] Il était frère de Toxotius, père de cette sainte, comme on le voit par les lettres de saint Jérôme.—S.-M.
[835] Cujus extima parte quædam invectiva legebantur in principem, ut et avarum et truculentum. Amm. Marc. l. 28, c. 1.—S.-M.
[836] Frontinus consiliarius antedicti. Amm. Marc. l. 28, c. 1.—S.-M.
IX.
Condamnations.
Pour apaiser sa colère, le sénat lui députa Prétextatus, Vénustus et Minervius[837]. Ces trois sénateurs distingués par leur mérite et par leurs anciens services, le supplièrent de vouloir bien proportionner les punitions à la nature des crimes[838], et ne pas dépouiller le sénat de ses anciens priviléges, en assujettissant les sénateurs à la torture lorsqu'il ne s'agissait pas du crime de lèse-majesté. Valentinien les rebuta d'abord, disant qu'il n'avait jamais donné de pareils ordres, et que c'était une calomnie. Mais le questeur Eupraxius, toujours ferme dans les intérêts de la justice et de la vérité, lui représenta avec respect que les remontrances du sénat étaient bien fondées. Cette liberté ramena le prince à de sages réflexions; il rétablit le sénat dans ses droits, mais il n'ôta pas à Maximin le pouvoir de continuer ses procédures cruelles. Lollianus, fils de Lampadius, ce préfet de Rome dont nous avons parlé ailleurs[839], était encore dans la première jeunesse[840]; il fut convaincu[Pg 401] d'avoir copié un livre de magie[841]: comme on allait prononcer contre lui la sentence d'exil, son père lui conseilla d'en appeler à l'empereur. On le conduisit à la cour, où loin de trouver l'indulgence que son âge devait espérer, il fut mis entre les mains de Phalangius, gouverneur de la Bétique, qui, plus barbare encore que Maximin, le fit mourir par la main du bourreau[842]. Les femmes même ne furent pas épargnées. On en fit mourir plusieurs de la plus haute naissance pour cause d'adultère ou de prostitution[843]. Il y en eut une des plus qualifiées qui fut traînée toute nue au supplice; mais le bourreau fut brûlé vif en punition de cette insolence qui ne lui était pas commandée[844].
[837] Prætextatus ex urbi præfecto, et ex vicario Venustus, et ex consulari Minervius. Amm. Marc. l. 28, c. 1. Prétextatus avait été préfet de Rome en 367, et Venustus vicaire en Espagne sous Julien.—S.-M.
[838] Oraturi ne delictis supplicia sint grandiora; neve senator quisquam, inusitato et illicito more tormentis exponeretur. Amm. Marc. l. 28, c. 1.—S.-M.
[839] Voyez ci-devant, p. 262, l. XVI, § 59.—S.-M.
[840] Primæ lanuginis adulescens. Amm. Marc. l. 28, c. 1.—S.-M.
[841] Convictus codicem noxiarum artium descripsisse. Amm. Marc. l. 28, c. 1.—S.-M.
[842] Tarracius Bassus, qui fut préfet de Rome, et son frère Caménius, Marcianus et Eusaphius, tous du nombre des sénateurs qui portaient le titre de clarissimus, furent impliqués sans preuves dans une affaire d'empoisonnement avec le cocher Auchénius.—S.-M.
[843] Ammien Marcellin, l. 28, c. 1, en fait connaître deux, qui s'appelaient Claritas et Flaviana.—S.-M.
[844] Maximin fit encore périr les sénateurs Paphius et Cornélius; celui-ci était l'administrateur de la monnaie, procurator monetæ.—S.-M.
X.
Funestes artifices de Maximin pour multiplier les accusations.
Jamais les calomniateurs ne manquèrent quand la calomnie fut écoutée. Cependant Maximin, comme s'il eût appréhendé que les passions humaines ne pussent pas fournir par elles-mêmes assez de matière à sa cruauté, employait la ruse pour faciliter et multiplier les accusations. On dit qu'il tenait une corde pendue à une des fenêtres de sa maison pour la commodité des délateurs[845], qui, sans se faire connaître venaient de nuit y attacher leurs billets. Le simple énoncé tenait lieu de preuve: il avait des émissaires secrets, qui, dispersés[Pg 402] dans la ville, affectaient de gémir de l'oppression générale, exagéraient la barbarie du vicaire, et répétaient sans cesse que l'unique ressource des accusés était de nommer au nombre de leurs complices des hommes puissants, qu'on n'oserait condamner; que les faibles et les petits s'attachant à eux comme dans un naufrage, pourraient se sauver avec eux. Ces funestes artifices épouvantaient tous les nobles; c'était en quelque sorte mettre leurs têtes à prix: ils s'humiliaient devant cet homme superbe; ils ne le saluaient qu'en tremblant; ils reconnaissaient la vérité de ses paroles, lorsque, faisant vanité de sa propre malice, il disait insolemment: Personne ne doit se flatter d'être innocent, quand je veux qu'il soit coupable[846].
[845] Resticulam de fenestra prætorii quadam remota dicitur semper habuisse suspensam. Amm. Marc. l. 28, c. 1.—S.-M.
[846] Nullum se invito reperiri posse insontem. Amm. Marc. l. 28, c. 1.—S.-M.
XI.
Histoire d'Aginatius.
En effet, ni le crédit, ni la noblesse, ni la plus haute fortune ne pouvaient se défendre de ses attaques meurtrières. Aginatius sortait d'une famille ancienne et illustre[847]. Il avait été gouverneur de la Byzacène, et sous la préfecture d'Olybrius, il était vicaire de Rome[848]. Offensé de la préférence que l'empereur avait donnée dans l'affaire de Chilon à Maximin, magistrat subalterne, il résolut de renverser la fortune naissante du nouveau favori. Maximin portait déjà l'arrogance jusqu'à mépriser Probus, préfet du prétoire, et le plus grand seigneur de l'empire[849]. Aginatius tâcha d'exciter la jalousie de Probus; il lui offrit ses services pour écarter[Pg 403] un aventurier superbe, qui osait se mesurer avec un homme de son mérite et de son rang. Probus, en cette occasion, donna lieu à des soupçons qui le déshonorèrent: on prétendit qu'il avait sacrifié Aginatius à sa faible politique, et qu'il avait eu la lâcheté de mettre entre les mains de Maximin les lettres d'Aginatius. Maximin résolu de prévenir celui-ci, ne s'occupa plus que des moyens de le perdre; et son ennemi, plus vif et plus ardent que prudent et circonspect, ne lui en fournissait que trop d'occasions. Victorinus, confident de Maximin, venait de mourir, laissant par testament à son ami des sommes considérables. Aginatius publiait qu'il n'en laissait pas encore assez; que ce n'était qu'une petite portion des profits que Victorinus avait faits, en vendant par un infâme trafic les sentences de Maximin: il inquiétait Anepsia, veuve de Victorinus, la menaçant de la dépouiller d'une fortune si mal acquise. Anepsia, pour s'appuyer d'une protection puissante, fit encore présent à Maximin de trois mille livres pesant d'argent, feignant que son mari l'avait ainsi ordonné par un codicile. Mais ce magistrat, aussi avare que sanguinaire, n'eut pas honte de lui demander la moitié de toute la succession, et, pour envahir le reste, il lui proposa le mariage de son fils avec la fille de Victorinus, ce qu'Anepsia n'osa refuser[850].
[847] Ammien Marcellin doute cependant, l. 28, c. 1, de la noblesse et de l'antiquité de sa race. Aginatium, dit-il, jam indè a priscis majoribus nobilem, ut locuta est pertinacior fama: nec enim super hoc ulla documentorum rata est fides.—S.-M.
[848] C'est sous Julien, en l'an 363, qu'il avait été consulaire de la Byzacène; il fut vicaire de Rome en 369.—S.-M.
[849] Vir summatum omnium maximus. Amm. Marc. l. 28, c. 1.—S.-M.
[850] Il paraît, au contraire, que cette femme n'était pas fille de Victorinus, mais fille de sa femme; car Ammien Marcellin dit, l. 28, c. 1, Victorini privignam Anepsiæ filiam petit filio conjugem.—S.-M.
XII.
Méchanceté de Simplicius successeur de Maximin.
Les choses étaient dans cet état, lorsque Valentinien rappela Maximin à la cour, et le nomma préfet du prétoire de la Gaule. Il lui donna Ursicin pour successeur dans la charge de vicaire du préfet d'Italie. Ursicin était[Pg 404] d'un caractère modéré. Dès la première affaire qui fut portée devant lui, il s'attira par sa douceur le mépris de la cour et la disgrace du prince[851]. L'empereur l'ayant aussitôt révoqué comme un magistrat faible et inutile, mit à sa place Simplicius. Celui-ci né dans la ville d'Émona[852], méritait de succéder à Maximin, dont il était le conseil[853]. C'était un esprit sombre et rempli de la plus noire méchanceté. Il débuta par des supplices, et confondant ensemble les innocents et les coupables, il s'efforça de surpasser[854] son prédécesseur par son acharnement contre la noblesse.
[851] Ammien Marcellin donne, l. 28, c. 1, le détail de cette affaire. Les accusés absous par Ursicinus, furent condamnés et exécutés sous son successeur.—S.-M.
[852] La ville d'Æmona paraît être Laybach, capitale de la Carniole. Voy. d'Anville, Géogr. abrég. t. 1, p. 187.—S.-M.
[853] Huic successit Emonensis Simplicius, Maximini consiliarius ex grammatico. Amm. Marc. l. 28, c. 1.—S.-M.
[854] In cruento enim certamine cum Maximino velut antepilano suo contendens, superare eum in succidendis familiarum nobilium nervis studebat. Amm. Marc. l. 28, c. 1.—S.-M.
XIII.
Calomnie contre Aginatius.
Simplicius s'était chargé de toute la haine de Maximin contre Aginatius; il trouva bientôt l'occasion d'immoler cette victime à son protecteur. Un esclave d'Anepsia, maltraité par sa maîtresse, alla de nuit avertir Simplicius qu'Aginatius avait employé pour la corrompre les secrets de la magie[855]. Simplicius en donna sur-le-champ avis à la cour, et Maximin obtint de l'empereur un ordre de faire mourir ce magicien suborneur. Cependant craignant d'attirer sur lui-même l'indignation publique, s'il faisait périr un sénateur des plus illustres par les mains de Simplicius sa créature, il tint l'ordre secret jusqu'à ce qu'il eût trouvé un ministre propre à l'exécuter.
[855] Ammien Marcellin donne un long et minutieux détail de toutes les intrigues qui précédèrent ce procès.—S.-M.
[Pg 405]
XIV.
Sa mort.
Amm. l. 28, c. 1.
Cod. Th. l. 9, tit. 29, leg. 1.
Il ne le chercha pas long-temps. Un Gaulois, nommé Doryphorianus, homme grossier et brutal, mais capable de tout faire pour sa fortune[856], s'offrit à le servir avec ardeur. Maximin le fit nommer à la charge de vicaire, et lui mit entre les mains l'ordre de l'empereur: il l'avertit d'user de diligence, s'il voulait prévenir tous les obstacles. Doryphorianus ne perdit pas un moment. Il apprit en arrivant qu'Aginatius était déjà arrêté et gardé dans une de ses terres. Il le fit transporter à Rome avec Anepsia. La mort d'Aginatius était résolue, il ne s'agissait que de revêtir cette injustice de quelque forme judiciaire. On s'étudia à donner à l'interrogatoire l'appareil le plus effrayant. On introduisit Aginatius pendant la nuit dans une salle éclairée de la lugubre lumière de quelques flambeaux, et remplie de roues et de chevalets préparés pour tourmenter ses esclaves, et pour leur arracher, contre les lois romaines, la condamnation de leur maître. Ces malheureux, déjà affaiblis par les rigueurs de la prison, furent livrés en proie à la cruauté des bourreaux. Au milieu d'un affreux silence, on n'entendait que la voix menaçante du juge, et les gémissements de ceux qu'on déchirait par les tortures. Enfin, une servante cédant aux douleurs, laissa échapper quelque parole équivoque à la charge de son maître. Aussitôt, sans attendre d'autre éclaircissement, on prononça la sentence d'Aginatius, et quoiqu'il en appelât au jugement de l'empereur, il fut traîné au supplice et exécuté. Anepsia fut enveloppée dans la même condamnation; et ni la qualité de belle-mère du fils de[Pg 406] Maximin, ni le sacrifice qu'elle avait fait de ses biens et de sa propre fille, ne purent la sauver de la mort. Maximin, quoique éloigné de Rome, continuait d'y régner dans la personne de ses successeurs animés de son esprit. Nous verrons dans la suite quelle fut la digne récompense de tant de forfaits.
[856] Doryphorianus quidam repertus est Gallus, audax adusque insaniam. Amm. Marc. l. 28, c. 1.—S.-M.
XV.
Ampélius préfet de Rome.
Amm. l. 28, c. 4 et ibi Vales.
Symm. l. 5, ep. 54 et 56.
[Tillem. Valentinien I. art. 23, note 39.]
Les préfets de Rome, dont l'autorité était supérieure à celle des vicaires, auraient pu arrêter ce torrent d'iniquités, si leur vie molle et voluptueuse, ne les eut pas rendus trop insensibles aux malheurs publics, et trop timides, pour s'opposer aux entreprises des favoris. Olybrius se contenta de gémir en secret. Principius qui lui succéda, n'est connu que de nom, et ne fut en charge que très-peu de temps. Ampélius, quoiqu'il eût de bonnes intentions, se laissa lui-même entraîner, et se prêta quelquefois à l'injustice. Il était d'Antioche; il fut maître des offices, proconsul d'Achaïe et d'Afrique; homme de plaisir, il ne laissait pas d'aimer la règle. Le peuple, quoique dans l'oppression, était livré au luxe et à tous les vices qui en sont la suite; Ampélius entreprit de le réformer: il publia à cet effet, plusieurs réglements, qu'il n'eut pas la fermeté de faire exécuter.
XVI.
Réglements de Valentinien pour les études de Rome.
Cod. Th. l. 14, tit. 9, leg. 1.
Giann. hist. Nap. l. 1, c. 10.
S. Aug. conf. l. 5, c. 8, t. 1, p. 113.
Les mœurs se corrompaient jusque dans leur source. L'instruction publique, le premier germe de vertu et de bonne discipline dans les états, s'altérait de plus en plus. Plongés dans la débauche, les jeunes gens ne venaient plus aux académies de Rome, que pour satisfaire aux formes de l'usage; ils ne fréquentaient que les jeux, les spectacles, les femmes de mauvaise vie. Le cours des études était devenu un cours de libertinage et de désordre; la matricule des professeurs[Pg 407] était encore remplie, mais leurs leçons étaient abandonnées[857]. Les plus habiles maîtres, au milieu de leurs écoles froides et solitaires, craignant d'éloigner leurs disciples, par une régularité que l'autorité publique n'aurait pas soutenue, et de peupler à leurs dépens les académies de province, se croyaient forcés de tolérer les déréglements, de pardonner l'ignorance, et de passer tout hors la soustraction de leurs honoraires. Valentinien sentit la nécessité de la réforme sur un objet si important, et donna dans cette vue une constitution célèbre. Il ordonne que les jeunes gens, qui viendront étudier à Rome, apporteront des lettres de congé expédiées par les magistrats de leur province, où seront énoncés leur nom, leur patrie, leur naissance, les titres de leurs pères et de leur famille; qu'en arrivant à Rome, ils présenteront ces lettres au magistrat chargé de la police de la ville, et qu'ils déclareront à quel genre d'étude, ils ont dessein de s'appliquer: que ce magistrat sera instruit de leur demeure, et attentif à examiner s'ils s'occupent réellement des études auxquelles ils ont déclaré qu'ils se destinaient: qu'on éclairera leurs démarches: qu'on observera s'ils ne fréquentent pas des compagnies criminelles ou dangereuses; s'ils n'assistent pas trop souvent aux spectacles; s'ils ne passent pas le temps en festins et en parties de plaisir. Pour ceux qui, par leur mauvaise conduite déshonorent les études, il ordonne au magistrat de les châtier publiquement, et de les renvoyer[Pg 408] aussitôt dans les lieux d'où ils sont venus. Il ne permet aux étudiants des provinces de demeurer à Rome que jusqu'à l'âge de vingt ans: ce terme expiré, il enjoint au préfet de la ville de les obliger par force, s'il en est besoin, de retourner dans leur patrie. Et afin que rien n'échappe à la vigilance publique, il veut qu'ils s'inscrivent tous les mois sur un registre où seront marqués leur nom, leur qualité, leur patrie, leur âge; et que tous les ans cette matricule soit envoyée au secrétariat de l'empereur, qui s'instruisant de leurs progrès et de leur mérite tiendra une note de ceux dont l'état pourra tirer quelque service dans les différents emplois. Cette constitution était vraiment digne d'un grand prince, si l'on eût tenu la main à l'exécution. Mais dans les maladies politiques, la vue des maux fait multiplier les remèdes; et le défaut de vigueur et de constance dans l'usage de ces remèdes rend à la fin les maux incurables. Cependant une loi si sage ne fut pas entièrement sans effet, et quelques années après, saint Augustin quitta l'Afrique pour aller enseigner à Rome, où les écoles, quoiqu'il y régnât plusieurs abus, étaient, dit-il, mieux disciplinées qu'à Carthage.
[857] Il y avait alors à Constantinople trente-un professeurs salariés par l'autorité publique: un pour la philosophie, deux pour la jurisprudence, cinq sophistes, et dix grammairiens pour la langue grecque; trois orateurs, et dix grammairiens pour la langue latine, sans compter sept scribes ou antiquaires, destinés à copier des manuscrits.—S.-M.
ΧVΙΙ.
Il défend les mariages avec les Barbares.
Cod. Th. l. 3, tit. 14, leg. unic. et ibi God.
Valentinien crut que le mêlange des Barbares contribuait encore à la corruption des mœurs. Les bords du Rhin et du Danube, dans toute l'étendue de leur cours, étaient couverts de nations féroces, qui, habitant des pays incultes et sauvages, regardaient comme une fortune de s'établir au-delà de ces fleuves sur les terres de l'empire. Il s'en introduisait un grand nombre dans les armées romaines, et surtout dans les troupes qui gardaient les frontières. La garde même des empereurs[Pg 409] en contenait des corps entiers: ils s'unissaient aux Romains par des mariages, et tâchaient de faire ainsi disparaître la trace de leur origine. Il eût été dès lors difficile de décider lequel des deux partis gagnait davantage à ces alliances; et si la simplicité grossière de ces peuples du Nord ne valait pas bien la politesse abâtardie des Romains de ce temps-là. L'empereur en jugea selon les anciennes prétentions de la fierté romaine; il pensa que le sang de ses sujets s'altérait par ces mariages, et il les défendit par une loi.
XVIII.
Perfidie des Romains à l'égard des Saxons.
Amm. l. 28, c. 5.
Oros. l. 7, c. 32.
Chron. Hier.
Vales. rerum Franc. l. 1, p. 47.
Till. Valent. art. 23, n. 40.
C'était bien moins ces mésalliances, que la bassesse de cœur et la mauvaise foi qui dégradaient les Romains, et qui les faisaient dégénérer de leur ancienne noblesse. Plus de scrupule à violer les traités, plus de précautions pour voiler du moins la perfidie. Une multitude de Saxons, portée sur des barques légères, vint se jeter dans la Gaule sur la côte de l'Océan, et s'avançant le long du Rhin, désolait toute la contrée. Le comte Nannéius, chargé de défendre cette frontière, accourut avec ce qu'il avait de troupes. C'était un guerrier expérimenté; mais comme il avait affaire à des ennemis déterminés et opiniâtres[858], ayant perdu dans les fréquentes rencontres une partie de ses soldats, et se voyant blessé lui-même, il envoya demander du secours à l'empereur qui était à Trèves. Le général Sévère[859] vint à la tête d'un corps considérable, et se rangea en bataille. La vue d'un si grand nombre de troupes, leur belle ordonnance, l'éclat de leurs armes[Pg 410] et de leurs enseignes, jetèrent l'effroi parmi les Barbares; ils demandèrent la paix[860]. Après une longue délibération, on consentit à leur accorder une trève: selon la convention qu'on fit avec eux, on incorpora aux troupes romaines l'élite de leur jeunesse[861], et on permit aux autres de retourner dans leur pays. Pendant qu'ils se disposaient à partir, on détacha à leur insu un corps d'infanterie pour leur dresser une embuscade, et les tailler en pièces dans un vallon, qui se trouvait sur leur passage au-delà du Rhin, près de Duitz [Deusone][862], vis-à-vis de Cologne. Cette perfidie réussit: mais elle coûta plus de sang qu'on ne s'y était attendu. Les Saxons marchaient sans crainte et sans défiance sur la foi du traité; et ayant passé le Rhin ils étaient déja sur les terres des Francs leurs alliés. A leur approche quelques soldats sortis trop tôt de l'embuscade,[Pg 411] leur donnèrent le temps de se reconnaître; les Romains poussés vivement par les Barbares, qui fondirent sur eux avec de grands cris, prirent la fuite. Mais bientôt soutenus par leurs camarades, qui vinrent se joindre à eux, ils retournèrent sur l'ennemi, et combattirent avec courage. Malgré leurs efforts, ils allaient être accablés par le nombre, si un gros escadron de cavaliers, qu'on avait postés sur l'autre bord du vallon, ne fût promptement accouru aux cris des combattants. Ce renfort rassura l'infanterie. On se battit avec fureur. Les Saxons, enveloppés et pris comme dans un piége, se défendirent jusqu'au dernier soupir. Tous, sans exception, furent victimes de la mauvaise foi de leurs ennemis; et ce qui montre jusqu'à quel point la morale romaine était alors corrompue, c'est que cette victoire plus honteuse qu'une défaite, a trouvé un apologiste dans Ammien Marcellin, l'historien d'ailleurs le plus sage et le plus judicieux de ce temps-là[863].
[858] Valentinianus Saxones, gentem in Oceani littoribus et paludibus inviis sitam, virtute atque agilitate terribilem, periculosam Romanis finibus, eruptionem magna mole meditantes, in ipsis Francorum finibus oppressit. Oros. l. 7, c. 32.—S.-M.
[859] C'était un maître ou lieutenant-général d'infanterie, magister peditum.—S.-M.
[860] Signorum aquilarumque fulgore præstricti venialem poscerent pacem. Amm. Marc. l. 28, c. 5.—S.-M.
[861] Datis ex conditione proposita juvenibus multis habilibus ad militiam. Amm. Marc. lib. 28, c. 5.—S.-M.
[862] Le récit d'Ammien Marcellin ne nous apprend rien sur le lieu où les Saxons furent défaits par les Romains. C'est saint Jérôme qui, dans sa chronique, le nomme Deusone, et il indique assez vaguement sa position, en rapportant qu'il était dans le pays des Francs: Saxones, dit-il, cœsi Deusone in regione Francorum. Orose se contente de dire que les Barbares furent vaincus sur les frontières du pays des Francs; in ipsis Francorum finibus oppressit. Il est assez difficile d'indiquer la position moderne qui répond à Deusone; c'est une conjecture de Valois (Rer. franc. l. 1, p. 47), adoptée par Tillemont (Valentinien I, art. 23), qui le place à Duitz, vis-à-vis de Cologne, au-delà du Rhin. Des médailles de Postumus, qui porta pendant plusieurs années le titre d'empereur dans la Gaule sous le règne de Gallien, offrent la légende HERC. DEVSONIENSI. Il est probable qu'Hercule devait le surnom de Deusoniensis à ce qu'il était révéré dans un lieu appelé Deuso ou Deuson; mais rien ne prouve que ce lieu soit Duitz, auprès de Cologne. On pourrait, avec autant et plus de raison, penser qu'on doit le chercher à Duisbourg, sur la Ruhr, dans l'ancien duché de Clèves. Cette position, moins avancée dans l'intérieur des terres, pourrait mieux convenir. Voy. à ce sujet Eckhel, doctr. num. vet., t. 7, p. 443 et 444.—S.-M.
[863] At licet justus quidam arbiter rerum factum incusabit perfidum et deforme: pensato tamen negotio non feret indignè, manum latronum exitialem tandem copiâ datâ factam. Amm. Marc. l. 28, c. 5.—S.-M.
XIX.
Valentinien appelle les Bourguignons pour faire la guerre aux Allemans.
Les autres Barbares voisins des frontières en jugèrent plus sainement. Une action si noire réveilla toute leur haine contre un peuple qui rompait les liens les plus sacrés de la société humaine. Macrianus, roi des Allemans, qui avait onze ans auparavant obtenu la paix de Julien, semblait disposé à venger la cause commune des nations[864]. Valentinien, occupé alors à fortifier les bords du Rhin et du Danube, aurait bien voulu[Pg 412] n'être pas forcé d'interrompre ces travaux. Il forma le projet d'opposer aux Allemans[865] d'autres Barbares, et de se procurer la paix tandis qu'ils s'égorgeraient les uns les autres. Il crut pouvoir employer à ce dessein les Bourguignons, qui habitaient dans le voisinage des Allemans en remontant vers la source du Mein.
[864] Il paraît, d'après Ammien Marcellin, l. 28, c. 5, que ce roi faisait de fréquentes irruptions sur le territoire de l'empire. Reputans multa et circumspiciens (Valentinianus), quibus commentis Alamannorum et Macriani regis frangeret fastus, sine fine vel modo rem Romanam irrequietis motibus confundentes.—S.-M.
[865] Ammien Marcellin représente les Allemans comme un peuple très-redoutable à cette époque. Immanis enim natio, dit-il, p. 28, c. 5, jam indè ab incunabulis primis varietate casuum imminuta, ita sæpius adolescit, ut fuisse longis sæculi sæstimetur intacta.—S.-M.
XX.
Origine et mœurs des Bourguignons.
Amm. l. 28, c. 5.
Oros. l. 7, c. 32.
Hier. Chron.
Plin. l. 4, c. 14.
Sidon. carm. 12.
Cluv. ant. Germ. l. 3, c. 36.
Vorburg. t. 2, p. 612.
Vales. rerum Franc. l. 1, p. 48, et seq. et l. 3, p. 158.
Alsat. illust. p. 419.
Cette nation guerrière, nombreuse et devenue redoutable à ses voisins[866], était Vandale d'origine[867]. Elle avait été autrefois resserrée dans des bornes assez étroites entre la Warta et la Vistule, aux environs du lieu où est aujourd'hui la ville de Gnesne. Chassée par les Gépides, elle s'approcha du Rhin, et s'étant jetée dans la Gaule avec les autres Vandales, après la mort d'Aurélien, elle fut défaite au retour par Probus[868]. Quelques années après, les Bourguignons s'étant unis aux Allemans pour rentrer en Gaule[869], ils y furent encore taillés en pièces par Maximien Hercule, et se fixèrent enfin en Germanie aux dépens des Allemans, auxquels ils enlevèrent une partie de leur territoire[870].[Pg 413] Cette invasion alluma une haine mortelle entre les deux peuples; et pour perpétuer leurs querelles, ils se disputaient la propriété du fleuve Sala, dont les eaux propres à faire du sel avaient de tout temps causé la guerre entre les habitants de ses bords[871]. Les Bourguignons étaient de haute taille, d'un caractère et d'un extérieur farouche, portant une longue chevelure qu'ils frottaient de beurre pour la rendre rousse[872]; grands mangeurs; aimant une musique rude et grossière, pour laquelle ils se servaient d'une sorte de guitare à trois cordes. Ils donnaient à leur roi le nom de Hendinos: on le déposait lorsqu'il avait eu quelque mauvais succès dans la guerre, ou que l'année avait été stérile; car ils le croyaient maître des événements et des saisons[873]. Leur grand-prêtre portait le nom de Sinistus: il était perpétuel, et ne pouvait[Pg 414] être déposé comme les rois[874]. Quelques auteurs anciens donnent aux Bourguignons une origine, que les meilleurs critiques rejettent comme fabuleuse[875]: ils disent que Drusus et Tibère, beaux-fils d'Auguste, ayant conquis une grande étendue de pays dans la Germanie, y laissèrent des garnisons, qui, abandonnées ensuite par les Romains, formèrent un corps de nation; et qu'elle prit son nom des Bourgs[876], c'est-à-dire, en langue germanique, des châteaux bâtis sur la frontière. Cette fable s'était deja accréditée chez les Bourguignons eux-mêmes, qui se faisaient honneur de descendre des Romains; et ce fut un des motifs que Valentinien employa pour les engager à faire la guerre aux Allemans[877].
[866] Seditque consilia alia post alia imperatori probanti, Burgundios in eorum excitari perniciem, bellicosos et pubis immensæ viribus affluentes, ideoque metuendos finitimis universis. Amm. Marc. l. 28, c. 5.—S.-M.
[867] C'est au moins ce qui résulte assez clairement du témoignage de Pline, qui dit, l. 4, c. 14, Vindili, quorum pars Burgundiones. Ce système est savamment développé et bien établi dans la Germania antiqua de Cluvier, l. 3, c. 36.—S.-M.
[868] Αὐτὸς (Πρόβος) Βουργόυνδοις καὶ Βανδίλοις ἐμάχετο. Zos. lib. 1, c. 68. On voit que Zosime unit aussi les Bourguignons et les Vandales.—S.-M.
[869] Omnes barbaræ nationes excidium universæ Galliæ minarentur, neque solùm Burgundiones et Alamanni, sed etiam, etc. Cl. Mamert., pan. Max. § 5.—S.-M.
[870] Ces révolutions sont indiquées dans le panégyriste Mamertinus, § 17, Gothi Burgundios penitus excindunt; et ailleurs, Burgundiones Alamannorum agros occupavere, sed sua quoque clade quæsitos. Alamanni terras amisêre, sed repetunt. Ammien Marcellin parle aussi, liv. 18, c. 2, des deux peuples comme étant voisins. Ventum fuisset, dit-il, ad regionem cui Capellatii vel Palas nomen est, ubi terminales lapides Alamannorum et Burgundiorum confinia distinguebant. Voy. t. 2, p. 313, note 2, liv. X, § 73.—S.-M.
[871] Salinarum finiumque causâ Alamannis sæpè jurgabant (Burgundii). Amm. Marc. l. 28, c. 5. C'est la circonstance physique mentionnée par l'historien latin, qui a fait penser qu'il fallait placer la première demeure des Bourguignons sur les bords de la Saal, fleuve qui vient de la Franconie et traverse l'ancienne Thuringe, pour aller se jeter dans l'Elbe. Ce fleuve est mentionné dans Strabon, l. 7, p. 291, qui l'appelle Σάλας. Tacite fait mention (Ann. l. 13, c. 57) d'une guerre qui eut lieu, long-temps avant l'époque dont il s'agit, pour la même cause et dans les mêmes localités sans doute, entre les Chattes et les Hermundures, qui occupaient alors les bords de ce même fleuve.—S.-M.
[873] Apud hos generali nomine rex appellatur Hendinos, et ritu veteri potestate deposita removetur, si sub eo fortuna titubaverit belli, vel segetum copiam negaverit terra. Amm. Marc. l. 28, c. 5.—S.-M.
[874] Sacerdos apud Burgundios omnium maximus vocatur Sinistus: et est perpetuus, obnoxius discriminibus nullis ut reges. Amm. Marc., l. 28, c. 5.—S.-M.
[875] C'est Orose, l. 7, c. 32, qui leur attribue cette origine. Hos quondam subactâ interiore Germaniâ a Druso et Tiberio, adoptivis filiis Cæsaris, per castra dispositos, aiunt in magnam coaluisse gentem. Ce qui est remarquable, c'est que cette opinion qui paraît assez invraisemblable s'était répandue chez les Bourguignons eux-mêmes. Ces peuples, selon Ammien Marcellin, l. 28, c. 5, se regardaient depuis long-temps comme issus des Romains. Jam indè, dit-il, temporibus priscis, subolem se esse Romanam Burgundii sciunt. Il est certain, par le témoignage de Strabon, l. 7, p. 290, et de Dion Cassius, l. 55, § 1, t. 2, p. 770, ed. Reimar., que Drusus César avait porté ses armes jusque dans les régions qui étaient occupées au quatrième siècle par les Bourguignons. Pourquoi, lorsque ces peuples vinrent s'y établir, ne se seraient-ils pas mêlés avec les descendants des garnisons romaines, restés dans ce pays, comme nous voyons que les descendants des colons et des soldats romains établis dans la Dacie par Trajan, ont donné naissance aux Valaques, dont la langue démontre l'origine? Une circonstance de cette nature, qui n'a rien d'invraisemblable, suffirait pour rendre convenablement raison de la tradition rapportée par Orose et attestée par Ammien Marcellin.—S.-M.
[876] Per castra dispositos, aiunt in magnam coaluisse gentem: atque ita etiam nomen ex opere præsumpsisse, quia crebra per limitem habitacula constituta, Burgos vulgò vocant. Oros. l. 7, c. 32.—S.-M.
[877] Il est extraordinaire qu'Orose, après avoir donné une origine romaine aux Bourguignons, dise, en parlant de leur expédition, que leur nom était inconnu aux Romains et que c'était pour l'empire un ennemi nouveau. Burgundionum, dit-il, l. 7, c. 32, novorum hostium, novum nomen.—S.-M.
[Pg 415]
XXI.
Ils viennent sur le Rhin, et se retirent mécontents.
Il sollicita leurs rois par des messages secrets[878], à venir joindre les Romains pour accabler de concert leurs communs ennemis. Il leur promit de passer le fleuve, et convint du temps auquel les deux armées se réuniraient. La proposition fut acceptée avec joie; les Bourguignons firent plus que l'on n'attendait: ils se rendirent au bord du Rhin au nombre de quatre-vingt mille[879]. Une armée si redoutable fit trembler leurs alliés autant que leurs ennemis[880]. Les Romains n'en tirèrent aucun secours, et elle ne fit aucun mal aux Allemans. Après avoir quelque temps attendu Valentinien, sans voir aucun effet de ses promesses, les Bourguignons lui envoyèrent demander des troupes d'observation, pour couvrir leur retraite[881]. Ils n'en avaient pas besoin sans doute, et cette démarche ne tendait qu'à s'éclaircir des mauvaises dispositions de l'empereur. Ils en furent pleinement convaincus par le refus qu'ils essuyèrent. Irrités de se voir joués si indignement, ils égorgèrent tout ce qu'ils purent saisir de sujets de l'empire, et reprirent le chemin de leur pays, trompés par Valentinien, mais trompant aussi les espérances de sa politique artificieuse. La terreur de leur marche mit en fuite les Allemans qui habitaient sur leur passage. Ceux-ci s'étant répandus dans la Rhétie, furent tués ou pris par le général[Pg 416] Théodose[882]. Les prisonniers furent par ordre du prince transportés en Italie: on leur donna des terres à cultiver aux environs du Pô, à condition qu'ils payeraient un tribut annuel.
[878] Scribebat frequenter ad eorum reges per taciturnos quosdam et fidos. Amm. Marc. l. 28, c. 5.—S.-M.
[879] Ammien Marcellin se contente de dire vaguement, l. 28, c. 5, catervas misêre lectissimas. C'est S. Jérôme, Orose et Cassiodore qui déterminent le nombre des Bourguignons qui vinrent alors secourir les Romains.—S.-M.
[880] Antequam milites congregarentur in unum, adusque ripas Rheni progressæ, imperatore ad struenda munimenta districto, terrori nostris fuere vel maximo. Amm. Marc. l. 28, c. 5.—S.-M.
[881] Poscentes adminicula sibi dari redituris ad sua, ne nuda hostibus exponerent terga. Amm. Marc. l. 28, c. 5.—S.-M.
[882] Il était alors général de la cavalerie, magister equitum. Amm. Marc. l. 28, c. 5.—S.-M.
An 371.
XXII.
Valentinien veut surprendre Macrianus.
Idat. chron.
Amm. l. 29, c. 4.
Cluv. ant. Germ. l. 3, c. 7.
Dès que les Bourguignons se furent retirés, Macrianus recommença ses ravages. Valentinien forma le dessein de l'enlever, comme Julien avait fait enlever Vadomaire. L'année suivante Gratien étant consul pour la seconde fois avec Probus[883], l'empereur pour tromper le prince alleman, passa une grande partie de l'année à Trèves et aux environs, feignant de n'être occupé que de la réparation des forteresses[884]. Pendant ce temps-là il donnait des ordres, et disposait tout pour une expédition secrète. Ayant été instruit par des transfuges du lieu où était Macrianus, il se rendit à Mayence [Mogontiacum] au commencement de septembre[885] avec peu de troupes, pour ne donner à l'ennemi aucune défiance. Le général Sévère passa sans bruit quelques lieues au-dessous de Mayence sur un pont de bateaux avec un corps d'infanterie, et s'avança dans le pays. Il avait ordre de cacher sa marche et de ne point permettre à ses soldats de s'écarter. Sévère ayant rencontré une troupe de marchands, les fit massacrer, dans la crainte qu'ils n'allassent donner avis de son approche. Mais appréhendant d'être découvert, et de ne pas se trouver assez fort pour résister, il fit[Pg 417] halte près de Wisbaden[886], qu'on appelait alors Aquæ Mattiacæ[887], et attendit Valentinien qui vint le joindre au commencement de la nuit. On s'arrêta quelques heures en ce lieu, mais sans y camper, parce qu'on n'avait point apporté de bagage. L'empereur fit seulement dresser sur des pieux quelques tapis, qui lui tinrent lieu de tente. On se remit en marche avant le jour; l'armée était conduite par de bons guides. Théodose la devançait à la tête d'un corps de cavalerie; on avait pris les plus justes mesures pour surprendre Macrianus endormi.
[883] Il se nommait Sextus Pétronius Probus, et il était en même temps préfet du prétoire.—S.-M.
[884] Ses lois jusqu'au 28 juin de cette année sont datées de Trèves. On possède ensuite d'autres lois du 29 juin, du 21 et du 29 juillet, du 15 août, datées d'un lieu nommé Contionacum, endroit inconnu, mais qui paraît avoir été un palais dans les environs de Trèves.—S.-M.
[885] On voit par une loi que Valentinien se trouvait à Mayence le 6 septembre 371.—S.-M.
[886] Ce lieu est au-delà du Rhin, à une petite distance au nord de Mayence dans la principauté de Nassau.—S.-M.
[887] Pline est le premier qui ait fait mention de ces eaux thermales, sunt et Mattiaci, dit-il, l. 31, c. 2, in Germania fontes callidi trans Rhenum, quorum haustus triduo fervet. Elles devaient leur nom à une ville appelée Mattium, qui fut détruite en l'an 15 par Germanicus César, comme le rapporte Tacite, Ann. l. 1, c. 56: Cæsar, incenso Mattio, aperta populatus, vertit ad Rhenum. Ptolémée l'appelle Mattiacum, Ματτιακὸν, Geogr. lib. 2, cap. 11. Les eaux de Wisbaden n'ont pas moins de célébrité chez les modernes.—S.-M.
XXIII.
Macrianus lui échappe.
L'imprudence des soldats fit échouer l'entreprise. Les défenses de l'empereur ne purent contenir leur avidité pour le pillage. L'incendie des métairies et les cris des paysans donnèrent l'alarme à la garde du prince; on l'enleva à demi éveillé dans un chariot, et on le sauva sur des hauteurs par des défilés impraticables à une armée. Valentinien, se voyant dérober sa proie[888], s'en vengea sur le territoire ennemi, qu'il ravagea dans une étendue de cinquante milles, et revint à Trèves[889] fort mécontent d'avoir manqué une occasion ménagée avec tant de précautions. Les Allemans qui habitaient au-delà du Rhin vis-à-vis de Mayence, s'appelaient[Pg 418] Bucinobantes[890]: pour ôter à Macrianus l'espérance de rentrer dans ce pays, l'empereur y établit pour roi Fraomarius. Le canton était tellement ruiné, que celui-ci aima mieux aller dans la Grande-Bretagne commander en qualité de tribun une cohorte d'Allemans qui s'était mise au service de l'empire, et qui se distinguait par sa valeur[891]. Valentinien donna aussi quelque commandement dans ses troupes à Bithéridus et à Hortarius, seigneurs allemans[892]; mais peu de temps après, Hortarius, accusé[893] d'entretenir de secrètes intelligences avec Macrianus, fut appliqué à la torture, et sur l'aveu qu'il fit de sa trahison, il fut brûlé vif[894].
[888] Ammien Marcellin appelle cela de la gloire: Hâc Valentinianus gloriâ defraudatus, l. 29, c. 4.—S.-M.
[889] Valentinien y était le 6 décembre.—S.-M.
[890] In Macriani locum Bucinobantibus, quæ contra Mogontiacum gens est Alamanna, regem Fraomarium ordinavit. Amm. Marc. l. 29, c. 4.—S.-M.
[891] Quem paulo postea, quoniam recens excursus eumdem penitùs vastaverat pagum, in Britannos translatum potestate tribuni Alamannorum præfecerat numero, multitudine viribusque ea tempestate florenti. Amm. Marcel. l. 29, c. 4.—S.-M.
[892] Bitheridum vero et Hortarium nationis ejusdem primates item regere milites jussit. Amm. Marc. l. 29, c. 4.—S.-M.
[893] Il fut accusé par Florentius, duc de Germanie. Amm. Marc. l. 29, c. 4.—S.-M.
[894] Conflagravit flamma pœnali. Amm. Marcel. l. 29, c. 4.—S.-M.
XXIV.
Cruautés de Valentinien dans la Gaule.
Amm. l. 29, c. 3.
Hier. chron.
La rigueur de Valentinien croissait tous les jours. Maximin, préfet des Gaules, aigrissait de plus en plus son naturel dur et impitoyable. Les accès de sa colère devenaient plus fréquents, et se marquaient dans le ton de sa voix, dans l'altération de son visage, dans le désordre de sa démarche[895]. Ceux qui jusqu'alors avaient par leurs sages remontrances travaillé à modérer ses emportements, n'osaient plus ouvrir la bouche: il n'écoutait que Maximin. Il fit assommer un de ses pages pour avoir dans une chasse découplé un[Pg 419] chien plutôt qu'il ne fallait. Un chef de fabrique lui ayant présenté une cuirasse de fer très-bien travaillée, s'attendait à en être récompensé: il fut mis à mort parce que la cuirasse pesait un peu moins que Valentinien n'avait ordonné. Octavianus qui avait été proconsul d'Afrique[896], encourut la disgrace du prince. Un prêtre chrétien, chez qui il se tenait caché, n'ayant pas voulu le découvrir, eut la tête tranchée à Sirmium. Constantianus, écuyer de l'empereur, fut lapidé pour avoir changé, sans sa permission, quelques chevaux de son écurie. Athanase était un cocher du Cirque fort renommé: ses partisans formaient des cabales en sa faveur. Valentinien le menaça du feu s'il donnait occasion à quelque émeute; et peu de jours après il lui fit souffrir ce supplice sur un simple soupçon de magie. Africanus, célèbre avocat, ayant obtenu un gouvernement, en demandait un autre plus considérable: cette ambition pardonnable et très-ordinaire lui coûta la vie. Comme Théodose sollicitait pour lui: Eh! bien, dit l'empereur, puisqu'il n'est pas content de sa place, je vais lui en donner une autre; qu'on lui abatte la tête[897]. Cet ordre cruel fut exécuté. Claude et Salluste, tribuns de la garde, furent accusés d'avoir parlé en faveur de Procope lorsqu'il s'était révolté. Le conseil de guerre fut chargé de leur faire le procès. Comme on ne trouvait pas de preuves contre eux, l'empereur ordonna aux juges de condamner Claude à l'exil et Salluste à la mort, promettant de leur accorder leur grace. Les juges obéirent; mais Valentinien ne[Pg 420] tint pas sa parole. Salluste fut décapité, et Claude ne revint d'exil qu'après la mort de l'empereur. Il fit périr dans les tourments de la question plusieurs personnes dont on reconnut trop tard l'innocence. Il employait, contre la coutume, des officiers de ses gardes pour arrêter les accusés; et ils répondaient sur leur vie du succès de leur commission. Mais ce qui met le comble à la barbarie, et ce qui rend ce prince presque comparable à Maximien Galérius, c'est qu'il avait deux ourses très-carnassières[898], qu'il nourrissait de cadavres. L'une portait le nom de Mica[899], l'autre d'Innocentia. Il prenait grand soin de ces cruels animaux; il avait fait placer leurs loges à côté de son appartement; des esclaves étaient chargés de les servir et d'entretenir leur férocité. Après quelques années, il donna la liberté à Innocentia, et la fit lâcher dans les forêts, étant, disait-il, content de ses services[900].
[895] Adeò ut irascentis sæpè vox et vultus et incessus mutaretur et color. Amm. Marc. l. 29, c. 3.—S.-M.
[896] Julien lui avait donné cette charge en l'an 363.—S.-M.
[897] Abi, inquit, comes: et muta ei caput, qui sibi mutari provinciam cupit. Αmm. Marc. l. 29, c. 3.—S.-M.
[898] Duas haberet ursas sævas hominum ambestrices. Amm. Marc. l. 29, c. 3.—S.-M.
[899] Mica aurea, c'est-à-dire la miette d'or.—S.-M.
[900] Innocentiam denique, post multas quas ejus laniatu cadaverum viderat sepulturas, ut benemeritam in silvas abire dimisit innoxiam. Amm. Marc. l. 29, c. 3.—S.-M.
XXV.
Lois de Valentinien.
Cod. Th. l. 3, tit. 7, leg. 1; l. 4, tit. 6, leg. 1; l. 6, tit. 7, leg. 1, tit. 9, leg. 1, tit. 11, leg. unic. tit. 14, leg. 1; l. 12, tit. 1, leg. 38;
Lib. vit. t. 2, p. 48 et 49.
Ces traits d'inhumanité qui font horreur, étaient les effets, d'un caractère fougueux et violent, et non pas d'une stupidité brutale. Ce prince avait des lumières; il fit cette année et la suivante plusieurs lois, tant pour conserver l'honneur des familles, que pour régler l'ordre politique: pour défendre les jeunes veuves de race sénatorienne, contre leur propre faiblesse, il ordonna, que celles qui seraient au-dessous de vingt-cinq ans, ne pourraient contracter un second mariage, sans le consentement de leur père, ou de leurs parents, si leur père était mort; que si leurs parents s'opposaient à leur[Pg 421] désir, et qu'ils proposassent un autre parti, les juges civils en décideraient, et qu'en cas d'égalité entre les deux partis, on préférerait celui qui serait du choix de la femme; que, supposé que la veuve eût lieu de soupçonner que ses proches parents, devant être ses héritiers si elle mourait sans enfants, voulussent par un motif d'intérêt, empêcher ce second mariage, elle s'en rapporterait au jugement des parents plus éloignés, qui n'auraient rien à prétendre sur sa succession. Il écartait par cette loi le manège de séduction, qui altérait le sang des plus nobles familles, par des alliances mal assorties, et souvent déshonorantes. Une autre loi, par laquelle il modérait la rigueur de celle de Constantin, contre les bâtards et les concubines, ne fut pas si généralement approuvée: il déclara, que si un homme laissait des héritiers en ligne directe, il pourrait léguer à ses enfants naturels et à leur mère, le douzième de ses biens, et le quart, s'il ne laissait que des héritiers collatéraux. Valens rejeta d'abord cette loi, mais il l'adopta dans la suite. Valentinien régla les rangs entre les grandes dignités: les préfets de Rome, les préfets du prétoire, les deux généraux de la cavalerie et de l'infanterie, étaient au même degré; après eux, les questeurs, le maître des offices, les deux comtes des largesses, c'est-à-dire, l'intendant des finances et l'intendant du domaine, les proconsuls, les quatre chefs du secrétariat du prince, les comtes, qui commandaient les troupes dans les provinces d'au-delà de la mer, les vicaires des préfets. Tel était l'ordre des grandes charges de l'état; les empereurs suivants y firent quelques changements, et ajoutèrent plusieurs autres dignités. Dans ce dénombrement, je ne vois pas le comte des domestiques,[Pg 422] quoique ce fût une dignité déja ancienne, et que Constance le nomme dans une loi avant le maître des offices; la raison en est peut-être, que c'était une charge du palais, et non pas une dignité de l'empire.
XXVI.
Valens traverse l'Asie.
Zos. l. 4, c. 13.
Them. or. 11, p. 150.
[Joan. Mal. part. 2, p. 35.]
Till. Valens, art. 11, n. 10.
Au milieu des rigueurs que Valentinien exerçait sur les peuples, l'église était tranquille; Valens au contraire, avait jusqu'alors épargné ses sujets, dans ce qui regardait le gouvernement civil, mais il affligeait l'église. Ce prince prit pour la troisième fois, la résolution d'aller à Antioche, et partit de Constantinople vers le mois de mai[901]: en traversant l'Asie, il y trouva les traces funestes des maux qu'avaient causés la famine et le tremblement de terre; les provinces, désolées et languissantes, ne se repeuplaient qu'à peine. L'empereur donnait audience aux députés qu'on lui envoyait de toutes parts, et leur accordait les graces qu'ils venaient lui demander; il se proposait deux objets, de rétablir le pays, et d'y faire dominer l'Arianisme. Il relevait les villes abattues; il ajoutait aux autres de nouveaux embellissements, ou étendait leur enceinte: on nettoyait les ports bouchés par les sables, ou comblés de vase; on travaillait à rendre les grands chemins plus praticables; tout semblait ranimé par la présence du prince. Il partagea plusieurs provinces: Tyanes devint métropole de la seconde Cappadoce; et Iconium, de la seconde Pisidie: quelques auteurs lui attribuent la nouvelle division de la Palestine, de la Cilicie, de la Syrie, de la Phénicie et de l'Arabie; mais d'autres, prétendent avec plus de vraisemblance, que ces provinces ne furent partagées, les unes en deux, les autres en trois, que[Pg 423] sous le règne de Théodose ou d'Arcadius. Nous avons déja observé, que cette multiplication de départements aggravait le fardeau des peuples, en multipliant les officiers.
[901] La dernière des lois qu'il rendit pendant son séjour à Constantinople est datée du 7 avril de l'an 371.—S.-M.
XXVII.
S. Basile lui résiste.
Greg. Naz. or. 20, t. 1, p. 345-355.
Greg. Nyss. l. 1, contra Eunom. t. 2, p. 312-315.
Theod. l. 4, c. 19.
Socr. l. 4, c. 26.
Soz. l. 6, c. 16.
Ruf. l. 12, c. 9.
Basil. ep. 104, 110, 111, 279, 280 et 281.
Valens, après avoir fait quelque séjour à Ancyre[902], passa en Cappadoce; devant lui, marchait le préfet Modestus, en apparence pour disposer ce qui était nécessaire à la réception de l'empereur, mais en effet pour préparer un triomphe à l'Arianisme, qui s'établissait dans tous les lieux où passait Valens. On chassait les évêques orthodoxes; on les exilait, on confisquait leurs biens; on installait en leur place des hérétiques, dont l'empereur avait à sa suite, une nombreuse recrue; c'était un orage sorti de la Propontide, qui traversait la Bithynie, la Galatie, et venait fondre sur la Cappadoce. Basile était assis depuis peu sur le siége de Césarée, capitale de cette province; l'empereur avait en vain employé les plus puissants du pays pour traverser son élection: ce prélat fut un rempart inébranlable, contre lequel vinrent se briser toutes les forces de l'hérésie. Valens, en approchant de Césarée, envoya Modestus pour l'intimider, et l'obliger à recevoir les Ariens dans sa communion: le préfet manda Basile, et d'un ton fier et menaçant, il lui reprocha d'abord son opiniâtreté à rejeter la doctrine, que l'empereur avait embrassée; comme il le voyait inflexible: Ne savez-vous donc pas, lui dit-il, que je suis le maître de vous dépouiller de vos biens, de vous exiler, de vous ôter même la vie? Celui qui ne possède rien, répondit le prélat, ne peut rien perdre, à moins que[Pg 424] vous ne vouliez peut-être m'arracher ces misérables vêtements, et un petit nombre de livres qui font toute ma richesse: quant à l'exil, je ne le connais pas: toute la terre est à Dieu; elle sera partout ma patrie, ou plutôt le lieu de mon passage: la mort me sera une grace; elle me fera passer dans la véritable vie; il y a même long-temps que je suis mort à celle-ci. Ce discours, animé de la seule et vraie philosophie, mais tout nouveau pour les oreilles d'un homme de cour, étonna le préfet: Personne, dit-il, ne m'a encore parlé avec une pareille hardiesse. C'est apparemment, lui repartit froidement Basile, que vous n'avez encore rencontré aucun évêque. Modestus ne put s'empêcher d'admirer la fermeté de cette ame intrépide: il alla rendre compte à l'empereur, du peu de succès de sa commission: Prince, lui dit-il, nous sommes vaincus par un seul homme: n'espérez ni l'effrayer par des menaces, ni le gagner par des caresses; il ne vous reste que la violence. Valens ne jugea pas à propos d'employer d'abord cette voie; il craignait le peuple de Césarée, et sentait, malgré lui, du respect pour le saint prélat.
[902] Valens se trouvait dans cette ville le 13 juillet.—S.-M.
XXVIII.
Valens tremble devant S. Basile.
Il passa l'hiver en cette ville; le jour de l'Epiphanie, il se rendit à l'église avec sa garde, et se mêla parmi les fidèles, pour avoir l'honneur de communiquer avec eux, du moins en apparence; mais quand il entendit le chant des psaumes, qu'il vit la modestie de ce grand peuple, le bel ordre et la majesté toute céleste qui régnaient dans le sanctuaire, le prélat, debout à la tête de son clergé, aussi recueilli, aussi immobile, que s'il ne se fût passé autour de lui rien d'extraordinaire, ceux qui l'environnaient, pénétrés d'un profond respect, plus[Pg 425] semblables à des anges qu'à des hommes; ce prince demeura comme ébloui et glacé de crainte. Lorsque ensuite il se fut avancé pour présenter son offrande, comme aucun des ministres sacrés, ne venait la recevoir selon l'usage, parce qu'on ignorait si Basile voudrait l'accepter; alors saisi d'un tremblement soudain, il eut besoin d'être soutenu par un des prêtres, qui s'aperçut de sa faiblesse: Basile crut devoir user de condescendance, il reçut l'offrande de Valens. En vain, pour ébranler le saint évêque, l'empereur le fit tenter, tantôt par des magistrats, tantôt par des officiers d'armée, tantôt par ses eunuques, et surtout par le grand-chambellan nommé Mardonius: il voulut avoir lui-même, un entretien avec Basile. Le prélat, par son éloquence toute divine, confondit Valens, sans sortir des bornes du respect[903]; et il imposa silence avec une liberté apostolique, à un officier du palais[904], qui osait le menacer en présence du prince. Cette conversation adoucit le cœur de Valens: il donna à l'église de Césarée plusieurs terres de son domaine, pour subvenir à la subsistance des pauvres, et au soulagement des malades.
[903] Un passage de la chronique de S. Jérôme, qui ne se trouve pas dans tous les manuscrits de cet ouvrage, semblerait imputer à S. Basile un peu trop de hauteur dans la conduite qu'il tint à cette époque. Basilius, dit-il, Cæsariensis episcopus Cappadociæ clavus habetur ... qui multa continentiæ et ingenii bona uno superbiæ malo perdidit.—S.-M.
[904] Ce personnage s'appelait Démosthénès. Il avait été intendant de la cuisine de l'empereur. Comme dans ses argumentations théologiques, il se servait de termes qui rappelaient son ancien métier, il s'attira, de la part de l'évêque de Césarée, d'assez mordants sarcasmes.—S.-M.
XXIX.
Mort de Valentinien Galate.
Mais les évêques Ariens étouffèrent bientôt ces dispositions favorables. L'exil de Basile fut arrêté; tout était prêt pour son départ: les fidèles étaient dans les larmes, et les Ariens dans la joie; il ne s'agissait plus[Pg 426] que de signer l'ordre. La main de l'empereur se refusa constamment à sa volonté: elle trembla, sans pouvoir tracer aucune lettre, toutes les fois qu'il voulut la contraindre à cet injuste ministère. Un autre accident, porta dans le même temps à Valens un coup bien plus sensible; son fils unique, Valentinien Galate, tomba dangereusement malade; après avoir épuisé tous les remèdes humains, l'empereur eut recours à Basile. Le saint vint au palais: sa seule présence, calma d'abord la violence de la maladie, et sur la promesse que lui fit Valens, qu'il lui permettrait d'instruire le jeune prince dans les principes de la doctrine catholique, ses prières achevèrent la guérison; mais l'empereur, plus fidèle aux engagements pris avec Eudoxe qu'à la parole donnée à Basile, ayant peu après fait baptiser son fils par les Ariens, ce prince retomba malade et mourut[905]. Valens et Dominica, affligés de ce malheur,[Pg 427] envoyèrent prier Basile, d'employer son crédit auprès de Dieu, pour détourner la mort dont ils se croyaient eux-mêmes menacés. Le préfet Modestus s'adressa aussi à saint Basile, dans une grande maladie; et reconnaissant, dans la suite, qu'il lui était redevable de la vie, il devint son protecteur; on voit par plusieurs lettres du saint, que Modestus n'osait rien refuser à sa recommandation.
[905] On voit, par le récit détaillé, mais un peu confus, de l'historien arménien Faustus de Byzance (l. 4, c. 5, 6 et 7), que le patriarche d'Arménie, Nersès, se trouvait à Césarée à l'époque de la mort du fils de Valens. On y peut reconnaître que le pontife arménien y fut, comme tous les autres prélats catholiques, en butte aux persécutions de l'empereur. Seulement la narration de l'auteur est tellement embrouillée, qu'il est difficile d'y distinguer ce qui appartient à la persécution que Nersès éprouva sous Constance et dont j'ai déjà parlé ci-devant, t. 2, p. 222, l. X, § 9, et ce qui concerne la persécution de Valens, qui toutes deux furent suscitées par les Ariens. On peut remarquer aussi que Nersès était venu à Césarée, lorsque Eusèbe en était encore archevêque et qu'il assista à l'exaltation de S. Basile, qui lui succéda en l'an 370 (Faust. Byz. l. 4, c. 8). Le patriarche d'Arménie était sans doute venu dans cette ville, pour être plus à portée de solliciter les secours des Romains, qu'il ne cessait de réclamer pour son pays, et pour se mettre à l'abri des troubles qui agitaient sa patrie. La présence de Nersès, dans la ville de Césarée, à cette époque, suffit pour faire voir, que c'est à lui qu'il faut appliquer le nom de Nersès, qui se trouve parmi les signatures des trente-deux évêques, qui souscrivirent la lettre adressée, en l'an 372, aux évêques d'Italie et de l'Occident par S. Basile et la plupart des évêques d'Orient (S. Basil. ep. 92, t. 3, p. 183). Ce n'était donc pas Barsès, évêque d'Édesse, qui vivait à la même époque comme Henri Valois (ad Theod. l. 5, c. 4), et Tillemont (Hist. eccles. t. 9, S. Basile, not. 52), l'ont cru sans raison suffisante.—S.-M.
XXX.
S. Basile arrête une sédition dans Césarée.
Quelque temps après que Valens fut parti de Césarée, le saint évêque y apaisa une sédition que l'attachement de son peuple à sa personne avait excitée. Eusèbe, gouverneur du Pont et de la Cappadoce, oncle de l'impératrice, et dévoué aux Ariens, saisissait toutes les occasions de chagriner Basile. Un de ses assesseurs, devenu éperdûment amoureux d'une veuve de famille illustre, voulait la contraindre à l'épouser; pour éviter ses poursuites soutenues de l'autorité du gouverneur, elle se réfugia dans l'église, auprès de la table sacrée. Le magistrat voulant forcer cet asile, Basile prit la défense de cette femme; il s'opposa aux gardes envoyés pour la saisir, et lui procura les moyens de s'échapper: le gouverneur, irrité, cita Basile devant son tribunal; et le traitant comme un criminel, il ordonna de le dépouiller et de lui déchirer les flancs, avec des ongles de fer; le prélat se contenta de lui dire: Vous me ferez un grand bien si vous m'arrachez le foie, qui me cause de perpétuelles douleurs. Mais les habitants, apprenant aussitôt le péril de leur évêque, entrent en fureur: hommes, femmes, enfants, armés de tout ce qu'ils rencontrent, accourent avec des cris terribles à[Pg 428] la maison d'Eusèbe; chacun brûle d'envie de lui porter le premier coup; ce magistrat un moment auparavant si fier et si intraitable, tremblant pour-lors, se jette aux pieds de sa victime; il n'eut pas besoin de prières: Basile, délivré des mains des bourreaux, alla au-devant du peuple; sa seule vue calma la sédition, et sauva la vie à celui qui lui préparait une mort cruelle.
An 372.
XXXI.
Valens à Antioche.
Idat. chron.
Liban. vit. t. 2, p. 48 et 49.
Them. or. 12, p. 156 et 157.
Socr. l. 4, c. 17.
Theod. l. 4, c. 25 et 26.
Soz. l. 6, c. 17.
Valens arriva enfin à Antioche[906] au mois d'avril, sous le consulat de Modestus et d'Arinthée. Libanius, dont la faveur était passée, commença par l'ennuyer d'un long panégyrique, dont on ne lui permit de prononcer que la moitié. Des soins plus importants occupaient Valens; il se partageait, entre les préparatifs de la guerre de Perse, et le dessein qu'il avait formé, de détruire dans ses états la foi de Nicée. Pour rendre la persécution moins odieuse, il permit l'exercice de toutes les superstitions: les sacrifices se renouvelèrent; on célébrait publiquement les fêtes de Jupiter, de Cérès, de Bacchus; la liberté n'était refusée qu'aux catholiques. Mélétius fut banni pour la troisième fois; les fidèles de sa communion, exclus des églises où ils s'assemblaient, étaient contraints de célébrer les saints mystères hors de la ville; poursuivis partout et chassés par les soldats, ils changeaient tous les jours de retraite; plusieurs expirèrent dans les tourments, un grand nombre fut précipité dans l'Oronte. Ces rigueurs, loin de les abattre, animaient et fortifiaient leur zèle; les moines accouraient de leurs solitudes, pour soutenir le courage de leurs[Pg 429] frères. Un jour, Valens se promenant dans une galerie de son palais qui donnait sur l'Oronte, vit passer au bord du fleuve un homme mal vêtu et courbé de vieillesse; on lui dit que c'était le moine Aphraatès, respecté de tous les catholiques d'Antioche: Où vas-tu? lui dit l'empereur, tu devrais te tenir renfermé dans ta cellule. Prince, lui repartit le vieillard, vous embrasez l'église de Dieu; et quand le feu est à la maison, il faut sortir, pour travailler à éteindre l'incendie. On dit, que l'église eut alors obligation à Thémistius. Cet orateur, déiste dans le cœur, quoique idolâtre dans la pratique, représenta à l'empereur qu'il en était de la religion, comme de tous les arts qui se perfectionnent par la dispute: que les diverses sectes étaient autant de différentes voies, qui toutes aboutissaient au même terme, c'est-à-dire à Dieu même: que la contrariété des opinions sur la nature divine, entrait dans les vues de l'Être suprême, qui a voulu se cacher aux hommes; et que la diversité de culte, loin de lui déplaire, lui était aussi agréable, que la différence du service l'est dans une armée à un général, dans une maison à un père de famille. Des raisons si absurdes firent, dit-on, quelque impression sur un prince faible et ignorant; sans s'adoucir tout-à-fait, il relâcha beaucoup de sa cruauté, et tourna sa principale attention sur les affaires de la Perse[907].
[906] On voit, par les lois de Valens, que ce prince était à Séleucie, près de l'embouchure de l'Oronte, le 4 avril de l'an 372, et qu'il se trouvait à Antioche, le 13 du même mois. Il paraît qu'il fit, vers le même temps, un voyage dans la Syrie; car une autre loi nous le présente à Béryte en Phénicie, le 5 juin de la même année.—S.-M.
[907] Les paragraphes 32, 33, 34 et une partie du 35e, qui, dans les premières éditions, retraçaient d'une manière très-imparfaite les révolutions survenues dans l'Arménie, avant l'arrivée de Valens à Antioche, ont été transportés avec les additions convenables, à leur véritable place chronologique. Voyez ci-devant, liv. XVII, § 3-13 et § 57-67.—S.-M.
XXXII.
[Nouvelles intrigues de Sapor en Arménie.]
[Amm. l. 27, c. 12.
Them. or. 10, p. 243.
Faust. Byz. l. 5, c. 6.
Mos. Chor. l. 3, c. 38.]
[—Valens fut à peine arrivé à Antioche, qu'il y rassembla des troupes, qu'il se hâta de faire marcher[Pg 430] vers l'Arménie, pour y renforcer les corps qui étaient cantonnés dans ce royaume, où il y avait lieu de craindre que Sapor ne fît de nouvelles tentatives. Après les défaites du roi de Perse, et la retraite des armées persanes, le jeune roi Para s'était occupé de réparer les maux que ses états avaient soufferts. Pendant quelques temps il se laissa guider par les conseils du connétable et du patriarche Nersès; il ne prit que de sages mesures. Les princes de Camsar furent remis en possession des provinces de Schirag et d'Arscharouni[908], dont ils avaient été dépouillés par Arsace; ce fut la récompense de la valeur qu'ils avaient montrée à la bataille de Dsirav. Tous les autres dynastes, qui avaient aussi éprouvé des confiscations sous le gouvernement tyrannique de son père, en furent amplement dédommagés. Cette conduite qui semblait promettre un excellent roi, ne se soutint pas long-temps. Le fils d'Arsace était bien jeune[909], et les corrupteurs de son père se trouvaient encore à sa cour; le goût des plaisirs s'empara de lui, il négligea tout-à-fait les soins du gouvernement; sa faiblesse, son inexpérience et ses inclinations vicieuses, ramenèrent le désordre et rendirent l'espérance à Sapor. Enfin quand Valens fit repartir[910] Arinthée], les affaires d'Arménie[Pg 431] avaient changé de face. Sapor qui savait prendre toute sorte de formes, souple et insinuant, fier et intraitable selon la diversité des circonstances et de ses intérêts, avait séduit la simplicité du jeune prince, en lui promettant son alliance et sa protection. Il l'avertissait, avec une bienveillance apparente, qu'il exposait sa dignité et même sa personne; que Cylacès et Artabannès ne lui laissaient que le nom de souverain; qu'il était en effet leur esclave: et que n'avait-il pas à craindre de deux perfides, qu'il semblait par une aveugle confiance inviter à une troisième trahison[911]? [Cylacès qui, comme nous l'avons déja vu[912], avait été laissé à Gandsak-Schahastan ou Tauriz, avec un corps de trente mille hommes d'élite, pour observer les Persans, était entré, dit-on, en correspondance avec Sapor. Il devait, à ce qu'on assurait, lui livrer son souverain, le général Térentius, et le connétable. De grands trésors[Pg 432] auraient été sa récompense. Tels étaient les crimes dont l'accusaient Gnel, prince des Andsévatsiens[913] et plusieurs des officiers employés dans l'armée de l'Atropatène. Ils en avaient secrètement averti le roi. Ces imputations, vraies ou fausses[914], firent impression sur l'esprit de Para; il écrivit aussitôt à Cylacès pour qu'il laissât son armée sous les ordres de Gnel, et qu'il vînt sur-le-champ à la cour, afin de s'entendre avec lui, voulant, disait-il, l'envoyer vers Sapor, qu'il avait dessein de reconnaître pour son seigneur suzerain. Cylacès s'empressa de quitter son camp, pour se rendre auprès du roi, qui, pendant plusieurs jours, le combla de distinctions flatteuses, pour mieux cacher le triste sort qu'on lui préparait. Un auteur contemporain[915], qui raconte tous ces faits, ne balance pas à regarder la trahison de Cylacès comme avérée; il est cependant permis d'en douter. Le mécontentement que la mort de ce ministre causa aux Romains, qui ne cessèrent d'en faire de vifs reproches au roi d'Arménie[916], est une preuve au moins qu'ils le regardaient comme sincèrement attaché à leur parti, qui était celui des serviteurs fidèles de Para. En examinant avec attention tous les indices, on est plus disposé à croire que Cylacès et[Pg 433] Artabannès, périrent victimes des intrigues de la faction, qui plus tard par ses imprudents conseils causa la perte du jeune roi d'Arménie. Gnel, prince des Andsévatsiens, qui en était le chef à ce qu'il paraît, ne fut peut-être qu'un aveugle instrument mis en œuvre par l'astucieuse politique de Sapor. Le roi de Perse, qui n'oubliait jamais l'accomplissement de ses projets, voulait se venger de deux hommes dont il redoutait l'habileté, et qui déja lui avaient ravi sa conquête. Quoiqu'il en soit], Para trop crédule, fit égorger ses deux ministres, et envoya leurs têtes à Sapor, comme un gage de sa soumission[917]. L'Arménie alors sans conseil et sans défense allait être [encore une fois] la proie du roi de Perse, si Arinthée ne fût arrivé à propos pour la mettre à couvert[918]. Sapor, désespéré de perdre le fruit de son crime, n'osa cependant entrer dans le pays; il envoya des députés à Valens pour le sommer d'observer le traité, et de ne prendre aucun parti dans les démêlés des Perses et des Arméniens[919]. Ces envoyés ne furent pas écoutés.
[908] Voy. t. 1, p. 408, not. 1, liv. VI, § 14.—S.-M.
[909] Etiam tum adultum, dit Ammien Marcellin, l. 30, c. 1.—S.-M.
[910] Il paraîtrait qu'après la défaite et l'expulsion des Perses, Arinthée était rentré sur le territoire de l'empire. Ce fait n'est pas énoncé positivement dans les auteurs anciens que nous possédons; mais on peut le déduire de leur récit. Les expressions dont Ammien Marcellin se sert en parlant de ce général, font voir assez clairement qu'il se rendit deux fois en Arménie. La première il vint secourir Para, après la mort de Pharandsem; quas ob causas ad eas regiones Arinthæus cum exercitu mittitur comes, suppetias laturus Armeniis. Amm. Marc. l. 27, c. 12. L'assistance d'Arinthée, comme on l'a vu, l. XVII, § 64, rétablit Para sur son trône. Ce fut après cette heureuse restauration qu'éclatèrent les intrigues qui agitèrent la cour d'Arménie et amenèrent la perte des deux ministres Cylacès et Artabannès. Arinthée n'était pas alors en Arménie; car Faustus de Byzance, en racontant, liv. 5, c. 6, la conspiration vraie ou supposée de Cylacès, ne parle que du projet de faire périr le général Térentius avec le roi, pour remettre l'Arménie au pouvoir des Persans. Si Arinthée avait été alors dans ce pays, il eût été non moins important pour les conjurés de s'assurer de sa personne. Enfin la mort de Cylacès et d'Artabannès, qui jeta le plus grand désordre dans l'Arménie, aurait livré ce pays aux Perses sans coup férir, sans l'arrivée d'Arinthée, dit Ammien Marcellin, l. 27, c. 12, hac clade latè diffusâ, Armenia omnis perisset impropugnata, ni Arinthæi adventu territi Persæ eam incursare denuò distulissent. Après cette explication, il est évident que l'historien romain fait allusion, dans sa brève narration, aux deux voyages que le général Arinthée fit en Arménie. Il est probable que cet officier, après sa première campagne d'Arménie, était venu à Antioche auprès de Valens qui, en récompense de ses services, le fit consul pour l'année 372.—S.-M.
[911] Inter quæ Sapor immensum quantùm astutus, et cum sibi conduceret humilis aut elatus, societatis futuræ specie Param ut incuriosum sui per latentes nuntios increpabat, quod majestatis regiæ velamento Cylaci serviret et Artabanni. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[912] Voyez p. 382, liv. XVII, § 66.—S.-M.
[913] Ce pays était situé dans la partie méridionale de l'Arménie, au milieu des montagnes des Curdes. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 131.—S.-M.
[914] Il est bien difficile de croire en effet que les deux ministres, dont les officiers romains ne cessèrent de reprocher la mort à Para, fussent des partisans de Sapor, qu'ils avaient si fortement offensé, en lui ravissant l'Arménie; il est évident que les récits arméniens, qui les chargent d'une dernière trahison, ne font que nous exposer les accusations de leurs ennemis.—S.-M.
[915] Cet auteur est Faustus de Byzance. Il raconte, avec toute la longueur et la satisfaction d'un ennemi, les ruses et les finesses qui furent employées pour attirer le ministre à la cour.—S.-M.
[916] Scribendo ad comitatum assiduè Cylacis necem replicabat et Artabannis. Amm. Marc. l. 30, c. 1.—S.-M.
[917] Quos ille præceps blanditiarum illecebris interfecit, capitaque cæsorum ad Saporem ut ei morigerus misit. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[918] Armenia omnis perisset impropugnata, ni Arinthæi adventu territi Persæ eam incursare denuò distulissent. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[919] Hoc solo contenti, quòd ad imperatorem misêre legatos, petentes nationem eamdem, ut sibi et Joviano placuerat, non defendi. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
XXXIII.
Valens envoie des troupes dans l'Ibérie.
Amm. l. 27, c. 12.
Themist. or. 11, p. 148 et 149.
Dans le même temps Térentius [avec douze légions] remenait Sauromacès en Ibérie[920]. Comme il approchait du fleuve Cyrus[921], Aspacurès vint offrir de partager le[Pg 434] royaume avec son cousin[922]: il protestait qu'il céderait volontiers tout le pays à Sauromacès, s'il ne craignait pour son fils[923], qui était en otage entre les mains des Perses. On envoya consulter l'empereur, qui, pour éviter une guerre, consentit au partage de l'Ibérie. Le Cyrus fit la séparation des états des deux princes[924]. Sauromacès prit pour sa part les provinces limitrophes de l'Arménie et de la Lazique[925]; il laissa à son cousin les pays qui confinaient à l'Albanie et à la Perse[926]. Sapor se plaignit hautement de l'infidélité des Romains, qui sans égard, disait-il, pour ses justes remontrances, envoyaient des troupes en Arménie contre la foi des serments, et disposaient en souverains du royaume d'Ibérie. Il déclara le traité rompu, et ne songea plus qu'à lever une armée, et à tirer des secours de ses alliés et de ses vassaux, afin de ruiner au printemps prochain toutes ces entreprises de la politique romaine[927].
[920] Quibus repudiatis, Sauromaces pulsus, ut antè diximus, Iberiæ regno, cum duodecim legionibus et Terentio remittitur. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[921] Ce fleuve, qu'on appelle à présent le Kour, traversait l'Ibérie dans toute sa largeur de l'ouest à l'est, et la divisait en deux parties presque égales, comme il fait actuellement pour la Géorgie. Les Géorgiens lui donnent le nom de Mtkvari. V. mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 38.—S.-M.
[922] Et eum amni Cyro jam proximum Aspacures oravit, ut sociâ potestate consobrini regnarent. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[923] Si les éditeurs d'Ammien Marcellin ont bien lu les manuscrits de cet auteur, ce dont j'ai beaucoup de raisons de douter, le fils d'Aspacurès s'appelait Ultra. Voici le passage où il en est question: Quod Ultra ejus filius obsidis lege tenebatur adhuc apud Persas. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[924] Quæ imperator doctus, ut concitandas ex hoc quoque negotio turbas consilio prudentiâque molliret, divisioni adquievit Iberiæ: ut eam medius dirimeret Cyrus. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[925] Voyez, au sujet de la Lazique, ce que j'ai dit ci-devant, p. 372, not. 1, liv. XVII, § 63.—S.-M.
[926] Sauromaces Armeniis finitima retineret et Lazis, Aspacures Albaniæ Persisque contigua. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[927] His percitus Sapor, pati se exclamans indigna, quòd contra fœderum textum juvarentur Armeniæ, et evanuit legatio quam super hoc miserat corrigendo, quodque se non assentiente nec conscio dividi placuit Iberiæ regnum; velut obseratis amicitiæ foribus vicinarum gentium auxilia conquirebat, suumque parabat exercitum, ut serenata cœli temperie subverteret omnia, quæ ex re sua struxêre Romani. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.
[Pg 435]
XXXIV.
Valens à Edesse.
Socr. l. 4, c. 18.
Theod. l. 4, c. 17.
Soz. l. 6, c. 18.
Valens n'attendit pas si long-temps. Il eut encore assez de troupes pour former une troisième armée, à la tête de laquelle il marcha lui-même vers la Mésopotamie, à dessein de braver le roi de Perse. Ayant passé l'Euphrate, il prit sa route par Édesse, d'où il avait chassé l'évêque Barsès[928] pour y établir un Arien. A son arrivée, il trouva tout le peuple catholique assemblé dans une plaine hors de la ville, parce que les églises étaient au pouvoir des hérétiques. Il s'emporta contre le préfet Modestus jusqu'à le frapper, lui reprochant de négliger l'exécution de ses ordres. Il lui commanda de dissiper ces séditieux à coups d'épée, s'ils étaient désormais assez hardis pour s'assembler. Modestus devenu, depuis sa guérison, moins vif pour les intérêts de l'Arianisme, fit secrètement avertir les catholiques; il voulait les sauver du massacre dont ils étaient menacés. Dès le lendemain tous accoururent au même lieu avec plus d'ardeur que jamais. Le préfet dans la triste alternative ou de répandre du sang, ou de s'attirer la disgrace du prince, prit le parti d'obéir et de se transporter dans la plaine. En y allant, il aperçut une femme dont les cheveux et les vêtements en désordre montraient assez son empressement: elle traînait un enfant par la main, et se faisait passage à travers les soldats dont le préfet était accompagné. Modestus l'ayant fait arrêter pour lui demander où elle courait avec tant de hâte, elle répondit qu'elle craignait d'arriver trop tard à l'assemblée des fidèles, où[Pg 436] nous allons, dit-elle, recevoir le martyre. Et pourquoi, lui dit le préfet, menez-vous cet enfant? C'est mon fils, repartit-elle, je veux qu'il soit couronné avec nous. Modestus retourna aussitôt rendre compte à l'empereur de la résolution des catholiques; et Valens convaincu que la violence tournerait à sa honte et à leur gloire, révoqua ses ordres et sortit d'Edesse.
[928] Cet évêque, nommé Barsa par les auteurs syriens, passa du siége de Harran à celui d'Édesse en l'an 361, et il mourut en exil dans la Thébaïde, au mois de mars 378. Il eut pour successeur S. Eulogius.—S.-M.
XXXV.
Il traverse la Mésopotamie.
Them. or. 11, p. 149, et ibi not.
Il s'approcha du Tigre sans rencontrer d'ennemis[929]. Il n'eut à combattre que les incommodités du climat, dont les chaleurs excessives produisirent dans son armée beaucoup de maladies. Il se fit aimer de ses soldats par le vif intérêt qu'il prit à leur soulagement. On loua surtout ses soins infatigables pour rétablir la santé du plus distingué de ses généraux. On croit que c'était le comte Victor. Dans le cours de cette expédition, il réduisit, sans tirer l'épée, une tribu de Sarrasins[930]. Il retourna ensuite passer l'hiver à Antioche[931].
[929] Ἀυτὸς δὲ τῷ Εὐφρὰτῃ ἐφορμᾷ, καὶ τῷ Τίγρητι. Themist. or. 11, p. 149.—S.-M.
[930] Thémistius se contente de dire, or. 11, p. 149, que c'était une portion considérable des Barbares voisins (de l'empire), οὐκ ὀλίγην μοῖραν τῶν προσοικούντων Βαρβάρων. Le même orateur parle encore d'une nation plus infidèle que les anciens Thessaliens, ἀπιστοτέρου ὄντος τῶν πάλαι Θεσσαλῶν, qui, toujours déchirée par des guerres intestines, ὥστε ἀλλήλοις ἔτι καὶ νῦν διαφέρονται, restait cependant fidèle aux Romains, Ῥωμαὶοις δὲ συμφέρονται, καὶ συμπνέουσι. Dans leurs rapports entre eux, ajoute-t-il, ils se laissent guider par leur caractère naturel, τῇ μὲν φύσει χρῶνται πρὸς ἑαυτοὺς, mais, dans leur conduite avec l'empereur, ils suivent la loi de la nécessité, τῇ δὲ ἀνάγκῃ πρὸς Βασιλέα. Tous ces détails s'appliquent si bien à l'Arménie, et ils donnent une idée si juste des troubles qui agitaient ce malheureux royaume, qu'on doit en conclure que Thémistius avait ce pays en vue dans cette partie de son discours.—S.-M.
[931] On apprend de la Chronique de Malala (part. 2, p. 30), que Valens entra, avec son armée, dans Antioche, le 10 novembre, 14e indiction, c'est-à-dire en l'an 371. C'était sans doute au retour de son expédition de Perse. Il faut qu'il y ait une légère erreur dans l'indication chronologique du chroniqueur syrien; car il est constant qu'au commencement de l'année suivante 372, Valens n'était pas encore arrivé à Antioche. Au lieu de la 14e, il faut sans doute lire la 15e indiction, et placer, par conséquent, au 10 novembre 372, le retour de Valens à Antioche. Le même auteur rapporte qu'il s'y arrêta pour traiter de la paix avec les Perses, ἕνεκεν τοῦ ποιῆσαι μετὰ Περσῶν τὰ πάκτα τῆς εἰρήνης. Ceci n'a rien d'étonnant; car Valens, pendant tout le temps de son séjour dans l'Orient, y fut aussi occupé de paix que de combats. Il est plus difficile de savoir ce qu'on doit penser d'un fait que rapporte ensuite le même historien. Selon lui, Valens fit une paix de sept ans avec les Perses, ἐποίησε τὰ πάκτα, ἐπὶ ἔτη ἑπτὰ, τῶν Περσῶν αἰτησάντων εἰρήνην, qui, ajoute-t-il, lui rendirent la moitié de Nisibe, καὶ παραχωρησάντων τὸ ἥμισυ τοῦ Νιτζίβιος. Il est probable qu'il s'agit plutôt ici du territoire, que de la place de Nisibe; mais du reste on ne trouve ailleurs aucun renseignement sur ce fait; il est donc impossible de déterminer jusqu'à quel point il est exact.—S.-M.
[Pg 437]
XXXVI.
[Le roi d'Arménie soumet tous les rebelles de ses états.]
[Faust. Byz. l. 5, c. 8-19.
Themist. or. 11, p. 149.]
—[Les troupes envoyées en Arménie par Valens, sous les ordres d'Arinthée, n'avaient pas seulement assuré la délivrance complète de ce royaume; elles s'étaient encore portées dans l'Ibérie, tandis que d'autres corps s'avançaient vers l'Albanie et pénétraient jusqu'au mont Caucase[932]. L'accroissement et les progrès des armées romaines, laissèrent le connétable Mouschegh libre d'employer les forces du royaume, pour faire rentrer dans le devoir tous les dynastes et les seigneurs dont la défection criminelle avait amené et prolongé les malheurs de l'Arménie. Pendant que Valens occupait Sapor sur les bords du Tigre et de l'Euphrate, le connétable soumettait les cantons de l'Atropatène[933], de la Médie[934], de la Cordouène[935], et de Norschiragan[936], ainsi que les peuplades du mont Tmoris[937],[Pg 438] qui s'étaient soustraites à l'obéissance du roi d'Arménie; il en exigeait de forts tributs et des otages, destinés à garantir leur soumission future. Il attaqua ensuite la Caspiène[938] et les cantons arrosés par le Cyrus, et limitrophes de l'Albanie; les dynastes de l'Otène[939], d'Artsakh[940], de Gardman[941], de la Sacassène[942], furent défaits et contraints de livrer également des otages. La ville de Phaïdakaran[943], signalée par plus de haine dans sa révolte contre le roi d'Arménie, fut traitée avec plus de rigueur. Le connétable passa de là dans l'Ibérie, et ce pays éprouva tout le poids de sa colère. Le seigneur de la Gogarène[944], commandant héréditaire de la frontière septentrionale de l'Arménie, fut décapité, sa femme et ses enfants emmenés captifs; tous ceux qui avaient partagé sa trahison éprouvèrent un[Pg 439] traitement pareil; le pays fut mis à feu et à sang. Tous les individus de la race de Pharnabaze[945], qui tombèrent entre les mains de Mouschegh, furent mis en croix, et, non moins cruel que les Perses, c'est par des dévastations sans nombre qu'il marqua partout son passage. Tel était l'usage alors. La victoire ou la défaite devenaient assez indifférentes à des peuples, qui, quelles que fussent les décisions de la fortune, avaient toujours les mêmes maux à attendre. Le connétable termina son expédition, qui embrassa presque toute la circonférence du royaume, par les provinces situées du côté du sud-ouest, sur les frontières de la Mésopotamie. Il entra successivement dans l'Arzanène, la Sophène, l'Anzitène et l'Ingilène[946], où il commit les mêmes ravages; la dernière ne put être protégée par le droit d'asyle[947] dont elle jouissait, tout y fut réduit en servitude. Ces actes d'une justice, peut-être un peu trop sévère, augmentèrent beaucoup le nombre déja très-considérable des ennemis du connétable: ils contribuèrent à accroître les jalousies et les haines qui divisaient depuis si long-temps la noblesse arménienne. Le roi était trop faible d'âge et de caractère pour faire cesser les troubles et les intrigues qui, en divisant sa cour et en l'éloignant de son connétable, menaçaient de replonger[Pg 440] l'état dans les malheurs dont il était à peine délivré.]—S.-M.
[932] Καὶ οἱ μὲν στρατηγοὶ οὕτω χωρὶς περιστάντες · ὁ μὲν, τοῦ Καυκάσου ἀποπειρᾶται ὁ δὲ Ἀλβανῶν, καὶ Ἰβήρων · ὁ δὲ ἀνασωζεται Ἀρμενίους. Themist. or. 11, p. 149.—S.-M.
[933] Voy. t. 1, p. 408, not. 3, liv. VI, § 14, et ci-devant p. 278, not. 1, liv. XVII, § 5.—S.-M.
[934] La Médie portait en arménien le nom de Marastan, et les Mèdes celui de Mar ou Mark. Cette dénomination s'appliquait à toutes les régions montagneuses situées au sud-est de l'Arménie et même à l'Atropatène.—S.-M.
[935] Voyez t. 2, p. 284, not. 2, liv. X, § 55.—S.-M.
[936] Pays sur les bords du Tigre limitrophe de l'Assyrie, au sujet duquel il faut voir ci-dev. p. 287, not. 1; liv. XVII, § 8.—S.-M.
[937] Cette montagne était située dans la Gordyène ou Cordouène. Elle communiquait même son nom à une grande partie de cette province. On y trouvait une forteresse du même nom qui est souvent mentionnée dans les anciens auteurs arméniens et qui était réputée imprenable. Voyez à ce sujet mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 177.—S.-M.
[938] Voyez, au sujet de ce canton, ce que j'ai dit ci-dev. p. 286, not. 2, liv. XVII, § 8.—S.-M.
[939] L'Otène, appelée Oudi par les Arméniens, formait une des quinze grandes divisions de l'Arménie, du temps des Arsacides. Elle était à l'extrémité septentrionale du royaume et limitrophe de l'Ibérie. Voy. mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 86-91.—S.-M.
[940] Voyez ci-dev. p. 287, not. 6, liv. XVII, § 8.—S.-M.
[941] Voyez ci-dev. p. 287, not. 5, liv. XVII, § 8.—S.-M.
[942] Ce pays, mentionné par Strabon seul, l. 11, p. 528, était appelé Schikaschen par les anciens Arméniens; il paraît avoir répondu à une partie considérable de la grande province de Siounie, située entre le Cyrus et l'Araxes. Voyez ce que j'en ai dit dans mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 142 et 143.—S.-M.
[943] Cette ville, actuellement ruinée et autrefois capitale d'une province du même nom, était située entre le Cyrus et l'Araxes, non loin du confluent des deux fleuves. Dans le moyen âge elle fut appelée Baïlakan, comme on l'apprend des auteurs arabes. Voyez à son sujet mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 154.—S.-M.
[944] Voy. ci-dev. p. 287, not. 3 et 4, liv. XVII, § 8.—S.-M.
[945] Cette famille descendait d'un certain Pharnabaze, qui fut le premier roi de l'Ibérie. Il se déclara indépendant des Séleucides à la fin du troisième siècle avant notre ère, du temps d'Antiochus le Grand, roi de Syrie. J'ai donné de grands détails sur ce personnage, resté jusqu'à présent inconnu à l'histoire, dans mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 2, p. 195-200. Ces renseignements sont tirés des Chroniques géorgiennes.—S.-M.
[946] Au sujet de ces provinces dont il a déja été souvent question dans cet ouvrage, voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 91, 92, 93, 97 et 156.—S.-M.
[947] Ces lieux d'asyles étaient nombreux en Arménie, où ils étaient désignés, par le nom d'Osdan.—S.-M.
An 373.
XXXVII.
Décennales des deux empereurs.
Idat. chron.
Them. or. 11, p. 141 et 144.
Symm. l. 10, ep. 26.
Zos. l. 4, c. 13.
Les deux empereurs prirent l'année suivante le consulat pour la quatrième fois. Valens entrait le 28 de mars dans la dixième année de son règne; Valentinien y était entré un mois auparavant. Pour honorer leurs décennales le sénat de Rome leur envoya un présent considérable. Les princes reçurent encore des provinces, selon l'usage, de l'or, de l'argent, des étoffes précieuses. De leur part, ils remirent pour cette année une partie de la taxe imposée sur les terres. Valens exigea de Thémistius une harangue, qui fut prononcée en sa présence, apparemment à Hiérapolis, où il avait coutume de passer la saison du printemps, pendant qu'il fit son séjour en Syrie[948].
[948] Τὸν μὲν χειμῶνα διατρίβων ὲν τοῖς αὐτόθι Βασιλείοις, ἧρος δὲ ἐπὶ τὴν Ἱερὰν πολιν ἀπιὼν, κᾴκεῖθεν τὰ στρατόπεδα τοῖς Πέρσαις ἐπάγων, καὶ αὖθις ἐνισταμένου τοῦ χειμῶνος ἐπανιὼν εἰς τὴν Ἀντιόχειαν. Zos. l. 4, c. 13.—S.-M.
XXXVIII.
Seconde campagne de Valens contre les Perses.
Amm. l. 29, c. 1.
Dès que les armées purent tenir la campagne, Sapor envoya des troupes en Mésopotamie; il méprisait les Romains depuis la retraite de Jovien, et se promettait une victoire assurée[949]. Valens fit partir le comte Trajan et Vadomaire[950], à la tête d'une belle armée, avec ordre de se tenir sur la défensive, afin qu'on ne pût les accuser d'avoir fait le premier acte d'hostilité[951]; arrivés dans[Pg 441] la plaine de Vagabante[952], ils furent attaqués par toute la cavalerie des Perses; ils se contentaient d'en soutenir le choc, et se battaient en retraite; mais enfin se voyant poussés avec vigueur, ils chargèrent à leur tour; et après avoir fait un grand carnage, ils demeurèrent maîtres du champ de bataille[953]. Les deux monarques vinrent joindre leurs troupes; il se livra plusieurs petits combats, dont les succès furent balancés; enfin ils convinrent d'une trève, pour terminer leurs différends. L'été s'étant passé en négociations infructueuses, Sapor se retira à Ctésiphon, et Valens à Antioche[954].
[949] Exactâ hieme rex Persarum gentis Sapor pugnarum fiduciâ pristinarum immaniter arrogans, suppleto numero suorum abundèque firmato, erupturos in nostra cataphractos et sagittarios et conductam misit plebem. Amm. Marc. l. 29, c. 1.—S.-M.
[950] Qui avait été autrefois un des rois des Allemans. Voy. t. 2, p. 359, liv. XI, § 34, et ci-devant, p. 240, liv. XVI, § 38; et p. 316, note 3, liv. XVII, § 22.—S.-M.
[951] Contra has copias Trajanus comes et Vadomarius ex rege Alamannorum cum agminibus perrexere pervalidis, hoc observare principis jussu appositi, ut arcerent potiùs quàm lacesserent Persas. Amm. Marc. l. 29, c. 1.—S.-M.
[952] J'ignore la position de ce lieu, qui n'est mentionné que par Ammien Marcellin, l. 29, c. 1; il est cependant probable qu'il était situé dans la Mésopotamie. C'était, suivant cet historien, une excellente position, habilem locum.—S.-M.
[953] Confossis multis discessêre victores. Amm. Marc. l. 29, c. 1.—S.-M.
[954] Pactis induciis ex consensu æstateque consumptâ, partium discessêre ductores etiamtum discordes. Et rex quidem Parthus hiemem Ctesiphonte acturus, rediit ad sedes: et Antiochiam imperator Romanus ingressus. Amm. Marc. l. 29, c. 1.—S.-M.
XXXIX.
[Nouveaux troubles en Arménie.]
Amm., l. 30, c. 1.
Faust. Byz. l. 5, c. 21 et 22.
—[La lutte, qui se prolongeait entre les deux empires, permettait à l'Arménie de respirer, après tant de malheurs. Elle avait besoin d'un long repos, pour cicatriser les plaies profondes, que lui avaient fait les ravages des Perses; mais les troubles qui continuaient d'agiter la cour de Para répandaient l'inquiétude et le désordre dans le royaume, et faisaient appréhender que la paix fût de courte durée. Para, bien jeune encore, était à peine en âge de pouvoir tenir les rênes du gouvernement[955]; il se trouvait ainsi le jouet des ministres ou des serviteurs, qui se disputaient tour à tour sa confiance; sa conduite inconsidérée menaçait de compromettre[Pg 442] encore le salut de l'état. Il était fier et présomptueux, ne manquait pas de courage, comme il le montra dans la suite; il passait même pour trop enclin aux entreprises hardies, et c'était un des sujets de crainte des officiers romains, laissés par Valens en Arménie. Ceux-ci ne cessaient de rappeler le meurtre de Cylacès et d'Artabannès[956]. On reprochait encore au roi d'être trop cruel envers ses sujets[957]. On voit, que malgré ces défauts, il possédait au moins les germes de quelques belles qualités, qui se seraient peut-être développées, si le destin le lui avait permis. Il aimait encore la magnificence, était généreux et libéral, mais il était aussi porté que son père pour les plaisirs; ses courtisans trouvèrent dans cette disposition le moyen de le maîtriser, et d'en faire le docile instrument de leur ambition particulière. Ils n'eurent garde de s'opposer à un penchant qui avait été si funeste à Arsace; ils s'empressèrent au contraire de le favoriser, pour conserver la faveur du jeune prince et leur pouvoir sur son esprit. Ils réussirent à éloigner de la cour et à rendre suspects le patriarche Nersès, le connétable, et tous les seigneurs qui par leur fermeté et leur vertu auraient pu préserver le roi des écarts d'une jeunesse fougueuse.
[955] Etiamtum adultum, dit Ammien Marcellin, l. 30, c. 1. On peut voir d'après ce que j'ai dit, t. 2, p. 232, note 2, liv. X, § 14, et ci-devant, p. 274, note 1, et p. 302, note 2, liv. XVII, § 4 et 13, que le roi Para devait être âgé d'une vingtaine d'années environ.—S.-M.
[956] Scribendo ad comitatum assiduè Cylacis necem replicabat (Terentius) et Artabannis; addens eumdem juvenem ad superbos actus elatum. Am. Marc. l. 30, c. 1.—S.-M.
[957] Nimis esse in subjectos immanem. Amm. Marc. l. 30, c. 1.—S.-M.
XL.
[Mort du patriarche Nersès.]
[Faust. Byz. l. 5, c. 21-24 et 29-31.
Μοs. Chor. l. 3, c. 38.]
[Para, ne trouvant auprès de lui ni obstacles ni conseils, s'abandonna sans réserve, à toute la violence de ses passions, et ne tarda pas à se déshonorer par les plus honteux excès[958]. Le patriarche Nersès, que[Pg 443] son âge vénérable et la sainteté de son ministère devaient rendre respectable à ce jeune insensé, osa élever sa voix contre tant de désordres; il en fit de sévères réprimandes à Para, et le menaça d'un sort aussi malheureux que celui de son père, s'il ne savait pas mieux réprimer ses criminels désirs. Le roi, livré tout entier à des ministres corrompus, instruments empressés de ses débauches, accueillit fort mal les reproches du patriarche; cependant le respect que tout le royaume portait à ce saint personnage le contraignit de dissimuler son mécontentement; mais il se lassa des discours de ce censeur sévère, et pour s'en délivrer, sans exciter contre lui l'indignation du peuple, attaché à son pasteur, il résolut de le faire empoisonner: son criminel dessein fut exécuté; le patriarche invité par le roi, à venir le trouver dans son château de Khakhavan, dans la province d'Acilisène[959], y prit place à la table royale, et il y reçut la coupe fatale, de la main de son souverain, déja bien pervers. La mort de Nersès, fut un deuil général pour l'Arménie, dont il était, depuis trente-quatre ans, le guide spirituel[960]. On lui fit des[Pg 444] funérailles magnifiques; le grand-intendant du royaume, le connétable, et tous les personnages les plus distingués suivirent son convoi, et on le déposa, dans le bourg de Thiln[961], où se trouvaient les tombeaux de la plupart de ses ancêtres, qui avaient possédé comme lui, la dignité patriarchale[962]. Le roi lui donna aussitôt pour successeur Hésychius[963], qui, comme les deux prédécesseurs[Pg 445] de saint Nersès, appartenait à la famille d'Albianus, évêque de Manavazakerd[964]. Il semble que cette famille fût rivale des descendants de saint Grégoire; car, dès que la suprême dignité sacerdotale était enlevée à ceux-ci, c'est dans cette autre race qu'on leur cherchait des successeurs. L'archevêque de Césarée avait été jusqu'alors dans l'usage de sacrer les patriarches de la grande Arménie[965]; saint Basile, comme on l'a déja vu, était en ce temps-là, assis sur le siége métropolitain de la Cappadoce: on doit bien penser, qu'un prélat d'une sainteté aussi éminente, et d'un aussi grand courage, n'était pas homme à sanctionner lâchement une nomination telle que celle d'Hésychius; il refusa donc de le reconnaître, et depuis ce temps-là les patriarches arméniens cessèrent d'aller demander à Césarée la confirmation de leur dignité. Un pontife redevable de son rang et de ses droits, au crime de son souverain, n'était pas propre à inspirer beaucoup de confiance aux peuples indignés; il n'obtint pas plus de considération auprès de Para, qui le méprisait, comme un servile instrument de ses caprices. Aucun obstacle ne s'opposant plus à la tyrannie de ce prince, il n'y eut rien de sacré pour lui en Arménie; il s'empara de tous les édifices affectés par la religion au service des pauvres, des orphelins, des malades, et des vierges dévouées au seigneur; il se rendit aussi maître de la meilleure partie des terres qui avaient été autrefois accordées au clergé par le saint roi Tiridate, et les[Pg 446] réunit au domaine de l'état[966]. Tant d'usurpations répandirent le désordre dans tout le royaume: nobles, prêtres, soldats et paysans, riches et pauvres, tous étaient contre ce roi, qu'ils avaient rétabli sur le trône de ses pères, au prix de tant de maux et de tant de sacrifices; enfin, l'Arménie était encore une fois menacée d'une prochaine révolution.]—S.-M.
[958] L'historien Faustus de Byzance, l. 5, c. 31, fait un tableau si affreux des débordements du roi d'Arménie, qu'on pourrait soupçonner cet auteur d'avoir répété légèrement toutes les accusations des ennemis de ce prince, si lui même il n'était pas au nombre de ses plus ardents adversaires; ce qu'on serait assez porté à croire en le lisant.—S.-M.
[959] Cette province, qui faisait partie de la haute Arménie et qui s'appelait en arménien Egéghiats, était située sur les bords de l'Euphrate, qui la traversait dans toute sa longueur. Elle était frontière de l'empire romain. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 45.—S.-M.
[960] Moïse de Khoren (l. 3, c. 38) et tous les auteurs arméniens donnent cette durée au patriarchat de S. Nersès, qui avait commencé en l'an 339, la troisième année du règne d'Arsace (Mos. Chor. l. 3, c. 20). On lit trente-trois dans la version latine de l'historien arménien, mais c'est une erreur du traducteur; car le texte présente bien trente-quatre. Le même nombre se retrouve dans une liste abrégée des patriarches d'Arménie, composée en grec dans le 7e siècle par un certain Grégoire. Cet ouvrage, qui a été inséré dans l'Auctarium Bibliothecæ Patrum, donné par le père Combéfis (t. 2, p. 271-292), s'exprime ainsi au sujet de ce patriarche, qu'il appelle Norsésès: ὁ ἅγιος Νορσέσης ἔτη λδ', ὄν ἀπέκτεινε Φάρμη υἱὸς Ἀρσάκου Βασιλέως, c'est-à-dire S. Norsésès, qui fut tué par Pharmé, fils du roi Arsace, 34 ans. Il est évident que le nom corrompu de Pharmé est celui du prince, qui est appelé Para par Ammien Marcellin, et Bab ou Pap par les Arméniens.—S.-M.
[961] Ce bourg, que Ptolémée, l. 5, c. 13, appelle Thalina, était dans l'Acilisène; voyez ce que j'en ai dit dans mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 72.—S.-M.
[962] Voyez t. 2, p. 216 et 217, liv. X, § 6, ce qui concerne l'origine de S. Nersès.—S.-M.
[963] Faustus de Byzance est le seul historien arménien, qui ait jamais parlé, l. 5, c. 29, de ce patriarche Hésychius, en arménien Housig. Il n'en est pas question dans Moïse de Khoren, et, à son imitation, il a été passé sous silence par tous les autres auteurs arméniens, qui en ont peut-être agi ainsi à cause de son élévation illégitime. Il faut nécessairement le rétablir dans la suite des patriarches, pour faire disparaître une discordance chronologique que présente la série de ces pontifes comparée à celle des rois de l'Arménie, et qui n'a pas d'autre cause que cette omission. Hésychius n'a pas été oublié dans la liste grecque de Grégoire, qui l'appelle Iousec, et lui donne trois ans de patriarchat, εἶθ' οὕτως Ἱουσὴκ ἕτη γ', ce qui est nécessaire pour remplir la lacune. Cet auteur remarque que ce pontife et ses successeurs n'étaient patriarches que de nom, parce que l'archevêque de Césarée, c'est-à-dire S. Basile, avait interdit, à cause de la mort de S. Norsésès, l'ordination des évêques de la grande Arménie, ἐκωλύθησαν παρὰ τοῦ ἀρχιεπισκόπου Καισαρείας αἱ χειροτονίαι τῶν ἐπισκόπων τῆς μέγαλης Ἀρμενίας. Ce récit est conforme à celui de Faustus de Byzance, et nécessaire pour rétablir cette partie de la chronologie arménienne. Cet évêque me paraît être le même qu'un certain Isacocis, qualifié d'évêque de la grande Arménie, ou dans la grande Arménie, Ἰσακοκὶς Ἀρμενίας μεγάλης, et dans une lettre adressée au synode d'Antioche, qui se tint contre les Ariens en l'an 364. Cette lettre se trouve dans l'Histoire ecclésiastique de Socrate, l. 3, c. 25. Je crois encore qu'il est le Iosacis, Ἰωσακὶς, mentionné dans la lettre que S. Basile et les évêques d'Orient écrivirent, en l'an 372, aux prélats de l'Occident et qui a déja été citée ci-devant, p. 426, note 1, liv. XVIII, § 29, à l'occasion de S. Nersès qui la signa. Les Grecs, ordinairement assez embarrassés pour exprimer les noms orientaux dans leur langue, le furent autant pour celui d'Hésychius, qui s'introduisit alors parmi eux, que pour tout autre. Ils rendirent par Iosec, Iousec, Iosacis, Isocasis et même Isocasès, un nom dont la forme originale était Housig ou Housag.—S.-M.
[964] Voy. t. 2, p. 217, note 1, liv. X § 6.—S.-M.
[965] Voy. t. 2, p. 218 et 219, liv. X, § 7.—S.-M.
[966] Faustus de Byzance, qui rapporte cette circonstance, l. 5, c. 31, dit qu'il ôta aux prêtres cinq septièmes des terres qui leur avaient été données par Tiridate. On voit par d'autres auteurs que ces terres étaient celles mêmes qui avaient été possédées, au même titre, par les prêtres des idoles, avant l'établissement du christianisme.—S.-M.
XLI.
Courses des Blemmyes.
Till. Valens, art. 13.
Cellar. geog. antiq. l. 4, c. 1, art. 15, et c. 8, art. 16 et 31.
Pendant que Valens était occupé de la guerre de Perse, les Sarrasins se défendaient contre des Barbares, venus du fond de l'Éthiopie, et attaquaient eux-mêmes les frontières de l'empire[967]. Sur les côtes de la mer d'Éthiopie, le long du golfe Avalitès, habitait une peuplade de Blemmyes[968], nation cruelle, dont l'extérieur même était affreux[969]. Ils étaient différents de ceux que[Pg 447] nous avons déja vus[970] à l'occident du Nil, vers les extrémités méridionales de l'Égypte. Un vaisseau d'Aïla[971], en Arabie, échoua sur leurs côtes; ils s'en saisirent, s'y embarquèrent en grand nombre[972], et devenus pirates, sans connaître la mer, ils résolurent d'aller à Clysma[973],[Pg 448] port d'Égypte très-riche et très-fréquenté, vers la pointe occidentale du golfe Arabique. Ayant pris leur route trop à l'Orient, ils abordèrent à Raïthe[974], qui appartenait aux Sarrasins[975] de Pharan[976]: c'était le 28 décembre 372[977]. Les habitants, au nombre de deux cents[978], voulurent s'opposer à la descente, mais ils furent taillés en pièces; leurs femmes et leurs enfants furent enlevés; les Blemmyes[979], massacrèrent quarante solitaires[980], qui[Pg 449] s'étaient réfugiés dans l'église de ce lieu[981]. Ils se rembarquèrent ensuite pour gagner Clysma; mais leur vaisseau n'étant pas en état de faire route, ils égorgèrent leurs prisonniers, descendirent de nouveau sur le rivage, et mirent le feu aux palmiers, dont le lieu était couvert. Cependant Obédianus, prince de Pharan[982], ayant rassemblé six cents archers Sarrasins, vint fondre sur les Blemmyes; et quoique ceux-ci se battissent en désespérés, ils furent tous passés au fil de l'épée[983].
[967] «En ce temps-là, dit Socrate, l. 4, c. 36, tout l'Orient était ravagé par les Sarrasins.» Πάντα οὖν τὰ ὑπὸ τὴν ἀνατολὴν, ὑπὸ τῶν Σαρακηνῶν κατὰ τὸν αὐτὸν ἐπορθεῖτο χρόνον.—S.-M.
[968] Le nom de Blemmyes désignait, chez les anciens, les peuples barbares et presque sauvages qui habitaient au midi de l'Égypte, dans les déserts compris entre le Nil et la mer Rouge, s'étendant fort au loin dans l'intérieur de l'Éthiopie. Les Coptes, ou les descendants des anciens Égyptiens, les désignent, dans leurs écrits, par le nom de Balnemmôoui, qui a évidemment donné naissance à la dénomination qui est employée par les anciens. M. Étienne Quatremère, membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, a donné sur ce peuple un mémoire fort intéressant, inséré dans ses Mémoires géographiques et historiques sur l'Égypte, t. 2, p. 127-161. Il y fait voir que les Balnemmôoui des Coptes, les Blemmyes des anciens et les Bedjah des auteurs arabes sont la même nation. Voyez ce que j'ai dit sur ces derniers, t. 2, p. 151, not. 3, l. IX, § 9.—S.-M.
[969] Pline rapporte sérieusement, l. 5, c. 8, qu'ils n'avaient point de têtes, et qu'ils avaient la bouche et les oreilles placées dans la poitrine: Blemmyis traduntur capita abesse, ore et oculis pectori adfixis. Lorsque l'empereur Probus alla en Égypte, il y fit la guerre à ces barbares, et leur fit des prisonniers qui furent un objet d'étonnement à Rome, où il les envoya. Blemyos subegit, quorum captivos Romam transmisit, qui mirabilem sui visum, stupente populo romano, præbuerunt. Vopis. in Prob. c. 17.—S.-M.
[970] Voyez t. 1, p. 291, liv. IV, § 65. et p. 438, note 6, liv. VI, § 37. Les barbares, dont il s'agit ici, ne différaient pas de ceux qui habitaient à l'occident du Nil; il est évident qu'ils venaient d'un autre lieu, mais ils n'en étaient pas moins d'une même nation; ils appartenaient à une autre tribu. Selon Strabon, l. 17, p. 819, les Blemmyes étaient voisins de l'Egypte, Αἰγυπτίοις ὁμόρους, et habitaient auprès de Syène. Le même géographe les avait déja placés dans le voisinage de Méroé, assez loin dans l'Éthiopie. Ammien Marcellin les met aussi, l. 14, c. 4, dans les environs de Syène; Zosime, l. 1, c. 71, les place auprès de Ptolémaïs, dans la Thébaïde; Olympiodore (apud Phot. cod. 80) dit qu'ils habitaient auprès de Talmis, hors des limites méridionales de l'Égypte; il est ainsi d'accord avec Procope (de Bell. Pers. l. 1, c. 19), qui les place auprès d'Éléphantine. D'un autre côté, Ptolémée (l. 4, c. 8) les met bien loin au midi, entre le fleuve Astaboras et le golfe d'Adulis, appelé Avalitès; il en est de même d'Agathémère (l. 2, c. 5, ap. Geogr. græc. min. t. 2, p. 41), qui remarque qu'ils étaient mangeurs d'autruches. Tout ce qu'on peut conclure de ces passages en apparence contradictoires, c'est que ce peuple nomade habitait tous les pays où on vient de le signaler, portant au loin ses ravages, et qu'il serait possible encore de les rencontrer en d'autres lieux.—S.-M.
[971] Cette ville d'Aïla, Αἰλὰ, mentionnée encore par S. Jérôme (de Loc. Hebr.), est ordinairement appelée Ἐλάνα et Ἀίλανα dans les anciens (Ptol. l. 5, c. 17 et Steph. Byz. in Lex.). Procope (de Bell. Pers. l. 1, c. 19) la nomme Ἀϊλὰς. C'est la fameuse Ailath ou Elath de l'Écriture. La même dénomination se retrouve dans les auteurs arabes du moyen âge. Cette ville, actuellement ruinée, était située à l'extrémité septentrionale de l'un des deux golfes qui terminent la mer Rouge vers le nord, et au milieu desquels est la presqu'île du mont Sinaï. Le golfe oriental était celui qui menait à Aïlath ou Aïla, et il recevait de cette ville le nom d'Elanites ou d'Aïlanites.—S.-M.
[972] Ils étaient trois cents, selon Ammonius, qui a écrit les Actes des Martyrs de Raïthe.—S.-M.
[973] Clysma, Κλύσμα, était un fort, φρουρίον ou κάστρον, situé à la dernière extrémité du golfe occidental, qui termine la mer Rouge vers le nord. Il avait aussi un port à l'endroit où débouche le canal, ouvert par les rois Ptolémées, pour la facilité du commerce de l'Inde, et qui communiquait avec le Nil. Ce château, où les Romains entretenaient une garnison pour protéger le pays voisin contre les incursions des Arabes, subsista fort long-temps; il fut appelé Kolzoum par les Arabes, qui donnèrent son nom à la mer Rouge. Il est ruiné maintenant, et ses restes se voient dans les environs de la ville moderne de Suez. La position de ce fort a donné lieu à de grandes discussions entre les géographes. Voyez à ce sujet les Mémoires géographiques et historiques sur l'Égypte, par M. Ét. Quatremère, t. 1, p. 151-189.—S.-M.
[974] Ce lieu est appelé Raïthou, Ῥαῒθοῦ, dans les Actes des martyrs écrits par Ammonius. Il était dans une plaine, sur le bord oriental de la mer Rouge, s'étendant au loin vers le midi, sur une largeur de douze milles, μεχρὶ μιλίων ιβ', jusqu'aux montagnes qui forment le Sinaï, et qui s'élèvent comme une muraille, ὥσπερτεῖχος, qui semble inaccessible à ceux qui ne connaissent pas le pays, τοῖς ἀγνοῦσι τὸν τόπον εἶναι ἀδιάβατον. Cet endroit est appelé Elim dans l'Écriture; on y voyait encore les douze fontaines et les palmiers que l'Exode y marque.—S.-M.
[975] Ammonius, auteur des Actes des martyrs de Raïthe, les appelle Ismaélites de Pharan, τῶν Ἰσμαηλιτῶν τῶν οἰκούντων τὰ μέρη τῆς Φαρὰν, ou bien ἀνδρῶν Ἰσμαηλιτῶν ἀπὸ τῆς Φαρὰν. Illustr. Chr. Μart. triumphi ed. Combef. p. 99 et 124.—S.-M.
[976] La ville de Pharan était située non loin de l'extrémité méridionale de la presqu'île que forment les deux golfes qui terminent la mer Rouge, du côté du nord, auprès d'un cap à qui elle donnait son nom. Elle était donc entre l'Égypte et l'Arabie proprement dite, comme le rapporte Étienne de Byzance; Φαρὰν πόλις μεταξὺ Αἰγύπτον καὶ Ἀραβίας. Elle est ruinée maintenant.—S.-M.
[977] C'était le 2 tybi, selon Ammonius qui se sert du calendrier égyptien. Ce jour répondait effectivement au 28 décembre romain.—S.-M.
[978] Ammonius dit, p. 109, que c'étaient tous les laïcs de Pharan, οἱ λαϊκοὶ ὅσοι εὑρέθησαν ἐν τῷ τόπῳ τῶν Φαρανιτῶν.—S.-M.
[979] Ces Barbares sont plusieurs fois appelés Maures, Μαῦροὶ, dans la relation d'Ammonius; c'est sans doute à cause de la couleur de leur peau.—S.-M.
[980] Ils étaient au nombre de quarante-trois et habitaient séparément dans des cavernes creusées dans le roc. Il n'en échappa que trois; tous les autres furent égorgés par les Blemmyes. On compte, parmi eux, S. Paul, S. Psoès, Salathiel, Sergius et Jérémie. L'église célèbre leur mémoire le 14 janvier. L'histoire de leur martyre fut écrite par un certain Ammonius, solitaire, qui habitait ordinairement à Canope, non loin d'Alexandrie, et qui était leur contemporain. Cet ouvrage, écrit en langue égyptienne, fut traduit en grec par un prêtre nommé Jean, qui l'avait trouvé à Naucratis. On ignore l'époque à laquelle vivait ce traducteur, mais il est fort probable que ce n'était pas long-temps après Ammonius. Cette traduction a été publiée, à Paris, en 1660, par le père Combéfis dans son recueil in 8º, intitulé: Illustrium Christi martyrum lecti triumphi, vetustis Græcorum monumentis consignati.—S.-M.
[981] Dans le temps même où les Blemmyes ravageaient le territoire de Pharan, les Sarrasins, alors en guerre avec l'empire, attaquaient les monastères des solitaires du mont Sinaï. Tous les religieux, au nombre de quarante, qui se trouvèrent à Geth-rabbi, à Chobar et à Coder, furent tués. Il n'échappa que le supérieur Daulas et Ammonius, qui a écrit l'histoire de ce massacre.—S.-M.
[982] Ἀπὸ τῆς Φαρὰν Ὀβεδιανός τις ὀνόματι, πρῶτος τοῦ ἔθνους αὐτοῦ. Ammon. p. 101.—S.-M.
[983] Selon Ammonius, p. 124, les Pharanites perdirent dans cette affaire quatre-vingt-quatre hommes, sans compter un grand nombre de blessés.—S.-M.
XLII.
Guerre de Mavia reine des Sarrasins.
Socr. l. 4, c. 29.
Theod. l. 4, c. 23. Soz. l. 6, c. 38.
Theoph. p. 55.
Hermant, vie de S. Basile, l. 5, c. 21.
Till. Arian. art. 122 et Valens, art. 13.
Obédianus était chrétien[984]; les saints solitaires, retirés dans les déserts d'Arabie, avaient converti, plusieurs tribus de Sarrasins[985]; un autre de leurs chefs nommé[Pg 450] Zocomès, avait aussi embrassé la foi catholique[986]. Obédianus étant mort, peu de temps après sa victoire sur les Blemmyes, sa veuve[987] Mavia, d'un courage au-dessus de son sexe, prit sa place, et se fit obéir de cette nation[Pg 451] indocile[988]. Elle était née chrétienne, ayant été enlevée sur les terres de l'empire, par une troupe de Sarrasins[989]; de captive d'Obédianus, elle était devenue sa femme à cause de sa beauté. Dès qu'elle se vit seule maîtresse du royaume, elle rompit la paix avec les Romains, se mit elle-même à la tête de ses troupes, fit des courses en Palestine, et jusqu'en Phénicie, ravagea les frontières de l'Égypte[990], et livra plusieurs batailles, dont elle remporta tout l'honneur. Le commandant de Phénicie, demanda du secours, au général des armées d'Orient[991]; celui-ci, vint avec un corps d'armée considérable, et taxant de lâcheté le commandant qui ne pouvait résister à une femme, il lui ordonna de se tenir à l'écart avec ses soldats, et de demeurer simple spectateur du combat. La bataille étant engagée, les Romains pliaient déja et allaient être taillés en pièces, lorsque le commandant de Phénicie, oubliant l'insulte qu'il venait de recevoir, accourut au secours, se jeta entre les deux armées, couvrit la retraite du général d'Orient, et se retira lui-même en combattant l'ennemi, et le repoussant à coups de traits[992]. Comme la princesse guerrière continuait d'avoir partout l'avantage, il fallut rabattre de la fierté romaine, et lui demander[Pg 452] la paix[993]; elle y consentit, à condition qu'on lui donnerait Moïse, pour évêque de sa nation. C'était un pieux solitaire, renommé pour ses miracles; on l'alla tirer de son désert[994], par ordre de l'empereur, et on le conduisit à Alexandrie, pour y recevoir l'ordination épiscopale. Athanase était mort le 2 mai de cette année[995]; et Lucius, que les Ariens s'efforçaient depuis long-temps de placer sur le siége d'Alexandrie, venait enfin d'en prendre possession par ordre de Valens. Moïse, qui n'acceptait l'épiscopat qu'à regret, refusa constamment, l'imposition des mains d'un usurpateur hérétique: il fallut l'envoyer aux prélats orthodoxes, relégués dans les montagnes. Le nouvel évêque acheva de détruire l'idolâtrie dans le pays de Pharan[996]; il maintint l'alliance de Mavia avec les Romains; et cette reine, pour gage de son attachement à l'empire, donna sa fille en mariage, au comte Victor[997].
[984] Ammonius lui donne, p. 128, le nom d'ami du Christ, φιλόχριστος Ὀβεδιανός. Il avait été converti par Moïse, un des religieux du monastère de Raïthe.—S.-M.
[985] Sozomène remarque, l. 6, c. 38, que, par suite des rapports que les Arabes du désert avaient eus avec les Juifs, beaucoup d'entr'eux avaient adopté les usages judaïques, νῦν Ἰουδαϊκῶς ζῶσιν. Les auteurs orientaux font la même remarque et nomment plusieurs des tribus arabes qui avaient embrassé la religion juive. Il s'en trouvait beaucoup dans les environs de la Mecque. Elles furent les premiers adversaires de Mahomet.—S.-M.
[986] Ce chef, selon Sozomène, l. 6, c. 38, se convertit avec toute sa tribu, λέγεται δὲ τότε καὶ φυλὴν ὅλην εἰς χριστιανισμὸν μεταβαλεῖν. Ζοκόμου τοῦ ταύτης φυλάρχου. Le même auteur rapporte qu'après cette conversion, la tribu de Zocomès, heureuse et forte en hommes, devint redoutable aux Perses et aux autres Sarrasins, ταύτην τὴν φυλὴν γενέσθαι φασὶν εὐδαίμονα καὶ πολυάνθρωπον, Πέρσαις τε καὶ τοῖς ἄλλοις Σαῤῥακηνοῖς φοβεραν.—S.-M.
[987] Ceci est une erreur. Aucun auteur ne rapporte que la reine Mavia ait été veuve d'Obédianus, prince des Ismaélites de Pharan; mais Sozomène, l. 6, c. 38, Socrate, l. 4, c. 36, et Théodoret, l. 4, c. 23, disent tous qu'elle était femme du roi des Sarrasins, dont la mort amena la guerre des Arabes contre les Romains. Aucun ne donne le nom de ce prince. «Dans le même temps, dit Sozomène, le roi des Sarrasins étant mort, les traités avec les Romains furent rompus.» Ὑπὸ δὲ τὸν αὐτὸν τοῦτον χρόνον, τελευτήσαντος τοῦ Σαρακηνῶν βασιλέως, αἱ πρὸς τοὺς Ρωμαίους σπονδαὶ ἐλύθησαν. Socrate s'exprime ainsi: «Les Sarrasins, autrefois liés par des traités, se révoltèrent contre les Romains, sous la conduite de Mavia, qui les commandait depuis la mort de son mari.» Σαρακηνοὶ οἱ πρώην ὑπόσπονδοι, τότε Ῥωμαίων ἀπέϛησαν, ϛρατηγούμενοι ὑπὸ Μαυΐας γυναικὸς, τοῦ ἀνδρὸς ἀυτῆς τελευτήσαντος. Théodoret se contente de dire que Mavia, oubliant les vertus de son sexe pour se revêtir d'un courage viril, était leur chef. Μαβία τούτων ἡγεῖτο, ὀυχ ὁρῶσα μὲν ἥν ἔλαχε φύσιν, ἀνδρείῳ δὲ φρονήματι κεχρημένη. Aucun de ces auteurs ne donne le nom du mari de cette princesse. Ammonius, celui qui a rédigé les Actes des martyrs de Raïthe, est le seul qui ait fait connaître Obédianus; et en ne le donnant que pour un petit chef des Sarrasins de Pharan, qui vivait après le commencement des hostilités contre les Romains, il montre qu'il ne put être le mari de Mavia. «Le chef de la phylarchie des Sarrasins étant mort, dit-il, une multitude de ces Barbares se jeta inopinément sur nous.» Ἄφνω ἐπιῤῥίπτει ἡμῖν πλῆθος Σαρακηνῶν ἀποθανόντος τοῦ κρατοῦντος τὴν φυλαρχίαν. Ammon. ap. Combef. p. 91. Il est évident qu'il s'agit dans ce passage du phylarque, du chef principal des Sarrasins, dont la mort amena une rupture avec l'empire. Aussitôt après, Ammonius fait mention d'Obédianus, chef des Pharanites, qui vint combattre les Blemmyes débarqués sur son territoire particulier. Il est évident, ce me semble, que Mavia, veuve du grand phylarque des Sarrasins, ne peut avoir été la femme du petit chef de Pharan, et que Lebeau s'est trompé en faisant entre eux un rapprochement auquel personne n'avait encore songé.—S.-M.
[988] Le nom de Moawiah qui semble être le même que celui de cette reine, est assez commun parmi les anciens Arabes, mais, à ce qu'il paraît, comme nom masculin seulement.—S.-M.
[989] Théophanes, dans sa Chronographie, p. 55, est le seul écrivain qui lui attribue cette origine.—S.-M.
[990] Après avoir ravagé, dit Sozomène, l. 6, c. 38, les villes de la Phénicie et de la Palestine, elle pénétra dans cette partie de l'Égypte, qui reçoit de ses habitants le nom d'Arabie, τὸ Ἀράβιον καλούμενον κλίμα οἰκούντων.—S.-M.
[991] Στρατήγος πάσης τῆς ἀνὰ τὴν ἕω ἱππικῆς τε καὶ πεζῆς στρατιᾶς. Sozom. l. 6, c. 38.—S.-M.
[992] Sozomène remarque, l. 6, c. 38, que les exploits de la reine Mavia, étaient célébrés dans les poésies des Sarrasins. Ταῦτα δὲ πολλοὶ τῶν τῇδε προσοικούντων, εἰσέτι νῦν ἀπομνημονεύουσι· παρὰ δὲ Σαρακηνοῖς, ἐν ᾠδαῖς ἐστίν.—S.-M.
[993] Cette paix fut conclue à ce qu'il paraît en l'an 377, peu de temps avant que Valens partît d'Antioche, pour retourner dans l'Occident combattre les Goths. Voyez Tillemont, Hist. des empereurs, t. 5, Valens, art. 13.—S.-M.
[994] Théodoret remarque, l. 4, c. 23, que ce religieux faisait son séjour habituel entre la Palestine et l'Égypte, ἐν μεθορίῳ τῆς Αἰγύπτου καὶ Παλαιστίνης. Ces paroles semblent indiquer le désert du mont Sinaï et de Pharan; il se pourrait donc, comme le pensait Tillemont, Histoire de l'Église, t. 7, p. 574 et 594, que cet évêque fût le supérieur du mont Sinaï, appelé Daulas, dont j'ai parlé ci-devant, p. 449, n. 1, et qui, comme nous l'apprend Ammonius, p. 91, était appelé Moïse par beaucoup de gens, ὅθεν οἱ πολλοὶ Μωϋσῆν αὐτὸν ἐκάλουν.—S.-M.
[995] Il y a cependant quelques doutes sur ce point. Voyez à ce sujet Tillemont, Hist. de l'Église, t. 8, S. Athanase, art. 116.—S.-M.
[996] Ce n'est pas seulement dans le pays de Pharan, mais c'est encore dans tous les pays soumis à la reine Mavia, qu'il dut répandre l'évangile.—S.-M.
[997] Θυγατέρα αὐτῆς τῷ στρατηλάτῃ κατεγγυῆσαι Βίκτορι. Ce fait ne se trouve que dans l'historien Socrate, l. 4, c. 36.—S.-M.
XLIII.
Persécution en Egypte.
Greg. Naz. or. 23, t. 1, p. 418 et 419.
Basil. ep. 139 t. 3, p. 230.
Epiph. hær. 68, § 10, t. 1, p. 726.
Ruf. l. 12, c. 3 et 4.
Oros. l. 7, c. 33.
Socr. l. 4, c. 20, 21, 22, 24 et 37.
Theod. l. 4, c. 20, 21 et 22.
Soz. l. 6, c. 19 et 20.
Paul. diac. hist. misc. in Valen. ap. Murat. t. 1, part. 1, p. 82.
Suid. n Ὀυάλης.
La mort d'Athanase fit renaître toutes les horreurs dont Alexandrie avait été deux fois le théâtre, pendant[Pg 453] la vie de ce saint prélat. Pierre, le fidèle compagnon de ses travaux, qu'il avait en mourant, désigné pour son successeur, ne fut pas plus tôt établi par le suffrage du clergé, du peuple, et des évêques des contrées voisines, que Palladius préfet d'Égypte, qui était païen, saisit cette occasion de venger ses dieux, en servant la haine de l'empereur contre les catholiques. Il rassemble une troupe d'idolâtres et de juifs, entre par force dans l'église, profane le sanctuaire et l'autel par les abominations les plus exécrables; il anime lui-même l'insolence et la fureur de sa cohorte effrénée. On massacre les hommes, on foule aux pieds les femmes enceintes; on traîne toutes nues dans les rues de la ville les filles chrétiennes; on les abandonne à la brutalité des païens; on les assomme, avec ceux que la compassion excitait à leur défense; on refuse à leurs parents la triste consolation de leur donner la sépulture. Bientôt arrivent, Euzoïus évêque arien d'Antioche, et le comte Magnus, intendant des finances, celui qui s'était signalé en faveur du paganisme, sous le règne de Julien[998]; ils ramenaient comme en triomphe Lucius, le dernier persécuteur d'Athanase. Les sollicitations des Ariens, et les sommes d'argent répandues à la cour, avaient enfin couronné son ambition: les païens le reçurent avec joie; et au lieu des psaumes et des hymnes, dont les villes retentissaient d'ordinaire, à la première entrée des évêques, on entendait crier de toutes parts: Tu es l'ami de Sérapis, c'est le grand Sérapis qui t'amène à Alexandrie. La conduite du nouveau prélat répondit à ces acclamations impies; armé de l'autorité[Pg 454] impériale, il mit en œuvre la cruauté de Magnus. Ce comte fit venir en sa présence les prêtres, les diacres, et les moines les plus distingués par leurs vertus, dont plusieurs avaient passé quatre-vingts ans; après avoir beaucoup vanté la clémence de l'empereur, qui n'exigeait d'eux, disait-il, que de souscrire à la doctrine d'Arius, il entreprit de leur persuader, que cette signature n'intéressait point leur conscience; qu'ils pouvaient conserver leur opinion dans le cœur, pourvu que leur main se prêtât à l'obéissance, et que la nécessité, serait devant Dieu une excuse légitime. Le comte, ne les trouvant pas disposés à profiter de ces leçons, les fit jeter en prison, et les y laissa plusieurs jours, espérant affaiblir leur courage; mais voyant que les mauvais traitements et les menaces ne servaient qu'à les affermir de plus en plus, il les fit cruellement tourmenter, dans la place publique d'Alexandrie, et les envoya, les uns aux mines de Phéno[999], les autres aux carrières de Proconnèse,[Pg 455] d'autres à Héliopolis en Phénicie, ville peuplée de païens, qui les accablèrent d'outrages. Leur départ, causa une douleur extrême dans Alexandrie; le peuple les accompagna jusqu'à la mer, en versant des larmes, et suivit des yeux leur vaisseau, avec des cris lamentables. La persécution s'étendit par toute l'Égypte; les supplices, que la rage de l'idolâtrie avait inventés contre les chrétiens, se renouvelèrent avec plus de fureur contre les catholiques, par un effet de cet acharnement naturel aux divers partis d'une même religion. On vit des hommes dévorés par les bêtes, dans les spectacles du Cirque. Onze évêques d'Égypte[1000], qui s'étaient rendu redoutables aux Ariens par leur sainteté et par leur doctrine, furent envoyés en exil. Les déserts n'étaient plus un asile; trois mille soldats, commandés et conduits par Lucius, allèrent porter le trouble et la terreur dans les tranquilles solitudes de Nitrie et de Scétis[1001]. On y chassait les moines de leurs cellules, on les[Pg 456] égorgeait, on les lapidait: ceux qu'on traitait avec le moins d'inhumanité, étaient dépouillés, enchaînés, battus de verges, traînés à Alexandrie, où par ordre de l'empereur, on les forçait de s'enrôler dans la milice[1002]. Pierre avait échappé aux meurtriers, avant l'arrivée de l'usurpateur; et, s'étant secrètement embarqué, il se[Pg 457] réfugia à Rome, auprès du pape Damase, où il demeura jusqu'à la mort de Valens. Pour mettre sous les yeux des Romains une image des cruautés exercées dans Alexandrie, il porta avec lui une robe teinte du sang des martyrs, et il instruisit toute la terre, de ces horribles violences, par une lettre pathétique, adressée à l'église universelle[1003]. Lucius, méprisé tant qu'Athanase avait vécu, devint le tyran d'Égypte, et conserva cette injuste puissance pendant les cinq années suivantes.
[998] Voyez ci-dev. p. 183, liv. XV, § 24.—S.-M.
[999] Le lieu, nommé Phéno, Phénon on Phinon, où il se trouvait des mines de cuivre dans lesquelles on forçait les criminels de travailler, était situé dans le désert qui s'étend au midi de la Palestine, dans l'ancien pays d'Edom, ou l'Idumée, entre la ville de Pétra, capitale du canton habité par les Arabes Nabathéens, et la ville de Zoora, en arabe Zoghar, la Ségor de l'Écriture, qui se trouvait à l'extrémité méridionale du lac Asphaltide, ou mer Morte. C'est ce que dit Eusèbe dans son traité De locis hebraicis: Φινῶν ἔν κατῴκησεν Ἰσραὴλ ἐπὶ τῆς ἐρήμου · ἦν δὲ καὶ πόλις Ἐδώμ. Αὕτη ἐστὶ Φαινῶν, ἔνθα τὰ μέταλλα τοῦ χαλκοῦ, μεταξὺ κειμένη Πέτρας πόλεως καὶ Ζοορῶν. Il serait possible cependant que les confesseurs de la foi, persécutés par les Ariens, n'eussent pas été envoyés en cet endroit par le préfet d'Égypte. Théodoret, le seul auteur qui parle de ce fait, l. 4, c. 22, d'après la lettre de Pierre, patriarche d'Alexandrie, adressée au pape Damase, appelle Phennès le lieu de leur déportation. Ces exilés, dit-il, furent conduits aux mines de Phennès, τοῖς κατὰ Φεννης παρεδόθη μετάλλοις. C'étaient des mines de cuivre comme celles de Phéno: ἔστι δὲ ταῦτα χαλκοῦ. Un peu avant, le même auteur s'était servi du nom dérivatif de ce lieu; on les avait envoyés, disait-il, aux mines Phennésiennes, τοῖς Φεννησίοις παρεδίδοντο μετάλλοις. Cette différence d'orthographe semblerait indiquer qu'il s'agit dans Théodoret d'un autre lieu, différent de Phéno dans l'Idumée, et où il pouvait aussi se trouver des mines de cuivre. Ceci est d'autant plus vraisemblable, qu'il est certain qu'il se trouvait dans ces contrées plusieurs autres lieux dont le nom était à peu près pareil. Le voyageur Burckhardt a découvert tout récemment à Misséma, dans le Hauran, pays au nord de la Palestine, entre cette province et Damas, plusieurs inscriptions grecques lesquelles font voir que ce lieu, situé dans l'ancienne Trachonite, fut autrefois habitée par des Phénésiens, dont il tirait son nom. La principale de ces inscriptions contient une lettre du gouverneur de la province, Julius Saturninus, aux habitants de ce lieu, qualifié de bourgade-mère dans la Trachonite, Ἰούλιος Σατουρνῖνος Φαινησίοις μητροκωμίᾳ τοῦ Τράχωνος χαίρειν. Cette indication fait voir que ce bourg est l'endroit appelé Φαινὰ, dans le Synecdème d'Hiéroclès (apud Wessel. Itiner. veter. page 723), qui était aussi dans la Trachonite, et qui a été confondu mal à propos avec Phéno de l'Idumée. Voyez à ce sujet Burckhardt, Travels in Syria and holyland, p. 116 et suiv. et le Journal des Savants, 1822, p. 616.—S.-M.
[1000] Leurs noms se trouvent dans S. Épiphanes, hæres. 72, tome 1, page 842; c'étaient Eulogius, Adelphius, Alexandre, Ammonius, Harpocration, Isaac, Isidore, Aunubion, Pétrinus, Euphratius et Aaron.—S.-M.
[1001] Toute la partie de l'Égypte, située au midi du lieu où le Nil se divise en plusieurs bras pour former le Delta, est une vallée longue et étroite, traversée dans toute sa longueur par le fleuve. Cette vallée, mal défendue à droite et à gauche contre les envahissements du désert, par des montagnes arides et sablonneuses, n'est composée que des terres cultivables que le Nil inonde tous les ans de ses eaux. Un peu au-dessus du lieu où fut l'antique Memphis, sur le côté occidental du fleuve, entre cette ville et la province de Fayoum (le nome Arsinoïte des anciens), que les sables environnent de tous les côtés, on trouve une vallée sablonneuse qui se prolonge jusqu'à une fort grande distance dans le désert. Elle conduit à une espèce d'oasis, d'une étendue très-circonscrite, située à-peu-près à une égale distance d'Alexandrie et de Memphis. C'est dans ce canton séparé, par la nature, de tous les pays habités, que les pieux cénobites, qui étaient en si grand nombre dans le quatrième et le cinquième siècle de notre ère, avaient choisi leur retraite; aussi y trouvait-on une multitude de monastères. Les auteurs anciens l'appellent Scytis, Scétès, Scithis, Scytiaca et Scythium; ce ne sont que des altérations du nom égyptien Schihet, que portaient ces solitudes. Il signifie balance du cœur; mais c'est en vain qu'on a voulu établir un rapport entre ce sens et la destination religieuse de ce lieu, on doit le regarder comme fortuit, puisque le nom dont il s'agit se trouve déja dans la géographie de Ptolémée. Au milieu de ce canton, il y avait une colline sur laquelle était élevé le principal de ces monastères, désigné plus particulièrement sous le nom de Scétis ou Scété. On y trouvait encore le Lycus, ruisseau assez considérable, et un lac ou un marais célèbre par la grande quantité de natron qu'il produit. C'est à cette production naturelle que cette région dut le nom de Nitriotis, que lui donnèrent aussi les anciens, et qui fit appeler Nitrie un des monastères qu'elle contenait. M. Étienne Quatremère, membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, a donné de longs et curieux détails sur cette contrée dans ses Mémoires géographiques et historiques sur l'Égypte, t. 1, p. 451-490.—S.-M.
[1002] Indépendamment du fanatisme religieux qui fut le principal et véritable moteur de cette persécution, il paraît que l'on voulut la faire passer pour l'application d'une loi qui se trouve encore dans le Code théodosien, l. 12, tit. 1, leg. 63, et dont l'objet était de mettre des bornes au goût de la vie monastique, qui faisait alors des progrès alarmants pour l'état.—S.-M.
[1003] Cette lettre très-longue et très-détaillée a été insérée presque toute entière dans l'Histoire ecclésiastique de Théodoret, l. 4, c. 22.—S.-M.
XLIV.
Troubles d'Afrique.
Amm. l. 27, c. 9, et l. 28, c. 6, et l. 30, c. 2.
Les autres contrées de l'Afrique éprouvaient, dans le même temps, d'autres malheurs: la Tripolitaine[1004], déja ravagée par les Barbares, ne souffrait pas moins, de la part des officiers chargés de la défendre; et la révolte de Firmus, qui éclata cette année, désolait la Mauritanie. L'avarice, et les impostures du comte Romanus, furent la cause de ces désastres: cette sanglante tragédie, chargée d'intrigues et de funestes incidents, commença avant le règne de Valentinien, et ne fut terminée que sous celui de Gratien; pour n'en pas interrompre le fil, nous en avons jusqu'ici différé le récit, et nous en allons donner toute la suite.
[1004] Cette province devait son nom à ce qu'elle contenait trois villes principales, unies par une sorte d'alliance. Ces villes étaient Leptis, Sabrata et Œa; c'est à celle-ci que le nom de Tripoli est resté.—S.-M.
XLV.
Plaintes de ceux de Leptis éludées par les intrigues du comte Romanus.
Jovien vivait encore, lorsque les habitants de Leptis attaqués par les Austuriens, ainsi que nous l'avons raconté[1005], implorèrent le secours de Romanus, commandant des troupes en Afrique[1006]: ce général avare ayant exigé, pour les défendre, des conditions auxquelles il[Pg 458] était impossible de satisfaire[1007], ils résolurent de porter leurs plaintes à l'empereur[1008]; ils nommèrent pour députés Sévère et Flaccianus; et sur la nouvelle que Valentinien venait de succéder à Jovien, on les chargea en même temps de lui offrir, selon la coutume, les présents de la province Tripolitaine[1009]. Romanus n'était pas moins artificieux, que cruel et avare; il avait à la cour un puissant appui, dans la personne de Rémigius, qui fut depuis maître des offices[1010], avec lequel il partageait le fruit de ses rapines, pour en acheter l'impunité. Il savait que l'empereur, prévenu en faveur de ses officiers, ne voulait jamais les croire coupables, et qu'il ne punissait que les subalternes; dès qu'il fut instruit de la résolution des Leptitains, il dépêcha en toute diligence un courrier à Rémigius, pour le prier de faire en sorte que l'empereur voulût bien s'en rapporter sur toute cette affaire à lui-même et au vicaire d'Afrique, dont il était sûr: c'était demander avec impudence, que le coupable fût déclaré juge. Les députés vinrent à la cour: ils exposèrent leurs malheurs, et présentèrent le décret de la province, qui en détaillait toutes les circonstances; Ruricius, gouverneur de la Tripolitaine, y avait joint[Pg 459] son rapport, conforme aux plaintes des habitants. L'empereur en fut frappé: Rémigius fit l'apologie de Romanus; mais ses mensonges ne purent cette fois que balancer la vérité. Valentinien promit de faire justice, après une exacte information; il accorda même à la prière des députés, qu'en attendant sa décision, Ruricius serait chargé du commandement des armées, aussi-bien que du gouvernement civil. Les amis du coupable éludèrent ces dispositions équitables de l'empereur; ils obtinrent, que le commandement demeurât au comte Romanus, et vinrent à bout d'éloigner l'information, et de la faire enfin tout-à-fait oublier, en mettant toujours en avant d'autres affaires, qu'ils disaient plus importantes et plus pressées.
[1005] Voyez ci-devant, p. 186, l. XV, § 27.—S.-M.
[1006] Il y était depuis peu de temps; præsidium imploravere Romani comitis per Africam recens provecti. Amm. Marc. l. 28, c. 6.—S.-M.
[1007] C'était de faire un amas considérable de vivres et de réunir quatre mille chameaux. Abundanti commeatu aggesto, et camelorum quatuor millibus apparatis. Amm. Marc. l. 28, c. 6.—S.-M.
[1008] Cette résolution fut prise, selon Ammien Marcellin, l. 28, c. 6, dans l'assemblée générale de la province qui se tenait une fois par an, adlapso legitimo die concilii quod apud eos est annuum.—S.-M.
[1009] C'étaient des statues d'or qui représentaient des Victoires. Severum et Flaccianum creavere legatos, Victoriarum aurea simulacra Valentiniano ob imperii primitias oblaturos. Amm. Marc. l. 28, c. 6.—S.-M.
[1010] Le texte d'Ammien Marcellin fait voir qu'il occupait alors cette charge. Cet auteur remarque de plus que Rémigius était parent de Romanus; misso, dit-il, equite velocissimo magistrum officiorum petit Remigium, affinem suum rapinarum participem. Amm. Marc. l. 28, c. 6.—S.-M.
XLVI.
Nouvelles incursions des Austuriens.
La province de Tripoli attendait, avec impatience, quelque soulagement de la part de l'empereur; lorsque les Barbares, animés par leurs premiers succès, revinrent en plus grand nombre, ravagèrent le territoire de Leptis et celui d'Œa[1011], ville considérable de la même contrée, massacrèrent les principaux du pays[1012], qu'ils surprirent sur leurs terres, et se retirèrent avec un riche butin. Valentinien était alors dans la Gaule; la nouvelle de cette seconde incursion réveilla dans son esprit le souvenir de la première: il envoya le secrétaire Palladius[1013], pour payer les troupes d'Afrique, et pour prendre connaissance de l'état de la Tripolitaine. Avant que celui-ci fût arrivé, les Austuriens, semblables[Pg 460] à ces animaux féroces qui reviennent affamés à l'endroit où ils se sont déja repus de carnage[1014], accoururent une troisième fois; ils égorgèrent ceux qui tombèrent entre leurs mains, coupèrent les arbres et les vignes, enlevèrent tout ce qu'ils n'avaient pu emporter, dans les irruptions précédentes. Teints de sang et chargés de butin, ils s'approchèrent de Leptis, conduisant devant eux un des premiers de la ville, nommé Mychon, qu'ils avaient surpris dans une de ses métairies; il était blessé, et ils menaçaient de l'égorger, si l'on ne payait sa rançon. Sa femme traita avec eux du haut des murailles; et leur ayant jeté l'argent qu'ils demandaient, elle le fit enlever par-dessus le mur avec des cordes; il mourut deux jours après. Les habitants et surtout les femmes, qui n'avaient jamais vu leur ville assiégée, se croyaient perdus sans ressource; tout retentissait de gémissements et de cris. Cependant, après huit jours de siége, les Barbares qui n'entendaient rien à l'attaque des places, voyant plusieurs des leurs tués et blessés, se retirèrent, en détruisant tout sur leur passage.
[1011] C'est celle qu'on appelle actuellement Tripoli de Barbarie.—S.-M.
[1012] C'étaient des décurions, parmi lesquels étaient le pontife Rusticianus et l'édile Nicasius. Occisis decurionibus multis: inter quos Rusticianus sacerdotalis et Nicasius enitebat ædilis. Amm. Marc. l. 28, c. 6.—S.-M.
[1013] Tribunus et notarius Palladius mittitur. Amm. Marc. l. 28, c. 6.—S.-M.
[1014] Ut rapaces alites advolarunt, irritamento sanguinis atrociùs efferatæ. Amm. Marc. l. 28, c. 6.—S.-M.
XLVII.
Succès des artifices de Romanus.
Les envoyés de Leptis, n'étant pas encore de retour, les habitants, dont les malheurs croissaient sans cesse, députèrent de nouveau Jovinus et Pancratius; ceux-ci rencontrèrent à Carthage Sévère et Flaccianus, qui leur apprirent que Palladius était en chemin; ils ne laissèrent pas de continuer leur voyage. Sévère mourut de maladie à Carthage, et Palladius arriva dans la Tripolitaine; Romanus, bien averti de l'objet de sa commission, s'avisa d'un stratagème que lui suggéra une ingénieuse scélératesse. Pour lui fermer la bouche,[Pg 461] il résolut de le rendre lui-même coupable; il fit entendre aux officiers des troupes, que Palladius était un homme puissant, qui avait l'oreille de l'empereur, et que s'ils voulaient s'avancer, il fallait acheter sa recommandation, en lui faisant accepter une partie de l'argent qu'il apportait pour le paiement des soldats. Ce conseil fut suivi, et Palladius ne refusa point le présent; il alla ensuite à Leptis, et, pour s'instruire de la vérité, il s'adressa à deux habitants distingués, nommés Érechthius et Aristoménès, qui lui firent une peinture fidèle de leurs calamités, et le conduisirent sur les lieux ravagés par les Barbares; Palladius, témoin lui-même du déplorable état de ce pays, vint trouver Romanus, lui reprocha sa négligence, et le menaça d'informer le prince, de ce qu'il avait vu: A la bonne heure, lui répondit le comte, mais je l'informerai, moi, de votre péculat: il saura que vous avez appliqué à votre profit une partie de la solde de ses troupes[1015]. Ce peu de paroles adoucit Palladius; il devint ami de Romanus; et de retour à Trèves, il persuada à l'empereur, que les plaintes des Tripolitains, n'étaient qu'un tissu de calomnies.
[1015] Ille ira percitus et dolore, se quoque mox referre firmavit, quòd missus ut notarius incorruptus, donativum militis omne in quæstus averterit proprios. Amm. Marc. l. 28, c. 6.—S.-M.
XLVIII.
Innocents mis à mort.
Il fut renvoyé en Afrique avec Jovinus, l'un des deux derniers députés; l'autre était mort à Trèves; Palladius était chargé, conjointement avec le vicaire d'Afrique, de vérifier les faits allégués par la seconde députation: il avait ordre encore, de faire couper la langue à Érechthius et à Aristoménès qu'il avait, contre sa propre conscience, dépeints comme des[Pg 462] imposteurs[1016]. Romanus, dont la fourberie était inépuisable en ressources, ne fut pas plus tôt instruit des ordres donnés pour cette seconde information, qu'il résolut d'en profiter, pour se défaire de tous ses adversaires. Il envoya à Leptis deux scélérats adroits, et propres aux plus noires intrigues; l'un, nommé Cécilius, était conseiller[1017] au tribunal de la province: par leur moyen, il corrompit un grand nombre d'habitants, qui désavouèrent Jovinus; et Jovinus lui-même, intimidé par des menaces secrètes, démentit le rapport qu'il avait fait à l'empereur. Palladius instruisit Valentinien de ces rétractations; et ce prince, se croyant joué par les accusateurs de Romanus, condamna à la mort Jovinus, et trois autres habitants[1018], comme complices de ses calomnies. Il prononça le même arrêt contre Ruricius; et ce gouverneur intègre, qui n'avait d'autre crime, que d'avoir, selon le devoir de sa charge, travaillé à soulager les maux de sa province[1019], fut exécuté à Sitifis[1020] en Mauritanie. Le vicaire[1021] fit mourir les autres à Utique; Flaccianus[Pg 463] fut assez heureux pour s'évader de la prison: il se retira à Rome, où il demeura caché jusqu'à sa mort, qui arriva peu de temps après. Érechthius et Aristoménès se sauvèrent dans des déserts éloignés, dont ils ne sortirent, que sous le règne de Gratien.
[1016] Præter hæc linguas Erechthii et Aristomenis præcidi jusserat imperator, quos invidiosa quædam locutos idem Palladius intimarat. Amm. Marc. l. 28, c. 6.—S.-M.
[1017] Consiliarium.—S.-M.
[1018] Ils se nommaient Célestinus, Concordius et Lucius.—S.-M.
[1019] On l'accusait encore de s'être servi dans ses rapports d'expressions peu mesurées, hoc quoque accedente, dit Ammien Marcellin, l. 28, c. 6, quὸd in relatione ejus verba quædam (ut visum est) immodica legebantur.—S.-M.
[1020] Cette ville qui donnait le nom de Sitifensis à toute la partie occidentale de la Mauritanie, dont elle était capitale, jouissait du titre et des droits de colonie romaine. D'Anville (Geograph. abrég. t. 3, p. 101) indique dans le pays de la régence d'Alger un lieu nommé Sétif qui doit y répondre selon lui. Au vrai, on ignore encore quelle fut la situation de cette ville, aussi-bien que celle de presque toutes les autres places de cette partie de l'Afrique qui s'éloigne des côtes.—S.-M.
[1021] Cet officier se nommait Crescens; on voit par une loi rendue sous le deuxième consulat de Gratien et de Probus, qu'il exerçait ses fonctions en l'an 371.—S.-M.
XLIX.
Découverte et punition de l'imposture.
La Tripolitaine fut réduite à souffrir sans se plaindre; mais l'œil de la justice éternelle[1022], qui ne dort jamais, suivit partout les coupables, et tira enfin la vérité de ce labyrinthe ténébreux. Palladius, disgracié pour un sujet qu'on ignore, se retira de la cour; quelques temps après, Théodose étant venu en Afrique, pour réprimer la rébellion de Firmus, dont nous allons bientôt parler, fit arrêter le comte Romanus, et se saisit de ses papiers; il y trouva une lettre[1023], qui prouvait manifestement, que Palladius en avait imposé à l'empereur[1024], et il l'envoya au prince. Palladius fut arrêté; et pressé par les remords de ses crimes, il s'étrangla dans la prison. Rémigius ne lui survécut pas long-temps; Léon lui ayant succédé, dans la charge de maître des offices, il s'était retiré dans ses terres près de Mayence [Mogontiacum], où il était né. Maximin, préfet des Gaules, avide de condamnations et de supplices, jaloux d'ailleurs du crédit dont Rémigius avait joui long-temps, cherchait l'occasion de le perdre; il fit mettre à la question un nommé Césarius, qui avait eu part[Pg 464] à la confiance de Rémigius, et qui révéla toutes ses impostures. Dès que Rémigius en fut averti, il prévint la punition qu'il méritait, en s'étranglant lui-même.
[1022] Vigilavit justitiæ oculus sempiternus, ultimæque legatorum et præsidis diræ. Amm. Marc. l. 28, c. 6. Il dit ailleurs, l. 30, c. 6, en se servant de la même métaphore, sempiternus vindicavit justitiæ vigor.—S.-M.
[1023] C'était une lettre d'un certain Métérius, adressée à Romanus son patron. Domino patrono Romano Meterius. Amm. Marc. l. 28, c. 6.—S.-M.
[1024] «De ce que, y est-il dit, dans l'affaire des Tripolitains, il avait menti aux oreilles sacrées.» Quὸd in causa Tripolitanorum apud aures sacras mentitus est. Amm. Marc. l. 28, c. 6.—S.-M.
L.
Suite de cette affaire sous Gratien.
Après la mort de Valentinien, Érechthius et Aristoménès se présentèrent à Gratien, et l'instruisirent de la vérité, qui n'avait jamais été entièrement connue de son père. Ce prince les adressa au proconsul Hespérius[1025], et au vicaire Flavianus[1026], magistrats éclairés, et dont la justice était incorruptible. Ils firent arrêter Cécilius; il avoua dans la question que c'était lui qui avait engagé les habitants à désavouer leurs propres députés; sa déposition fut envoyée à Gratien. Romanus, toujours prisonnier depuis que Théodose l'avait fait arrêter, ne se tint pas encore pour convaincu; aussi hardi à nier ses crimes qu'à les commettre, il obtint d'être transporté à Milan, où la cour était alors. Il y fit venir Cécilius, à dessein d'accuser le proconsul et le vicaire, d'avoir trompé l'empereur, pour favoriser la province; il trouva même un protecteur dans le comte Mellobaudès, qui pouvait beaucoup auprès de Gratien; et il eut le crédit de faire appeler à Milan plusieurs Tripolitains, dont la présence était, disait-il, nécessaire à sa justification; ils vinrent en effet; mais Romanus, ne put ni les intimider, ni les corrompre: ils persistèrent à déposer la vérité. L'histoire ne parle plus de Romanus; et le principal acteur de tant d'impostures[Pg 465] et de scènes sanglantes disparaît tout à coup, sans qu'on soit instruit de son sort. Il serait bien étrange, que ce monstre de cruauté, d'avarice et de fourberie, après avoir si long-temps trompé son souverain, et fait périr tant d'innocents, convaincu enfin des plus noirs forfaits, eût échappé au supplice, et qu'il n'eût été puni que par les malédictions de ses contemporains, et l'horreur de la postérité.
[1025] On voit par une loi insérée dans le Code Théodosien, qu'Hespérius qui était proconsul d'Afrique en l'an 376, fut dans la suite préfet du prétoire des Gaules.—S.-M.
[1026] Une autre loi du Code Théodosien nous fait voir que Flavianus exerçait les fonctions de vicaire d'Afrique, en l'an 377. En l'an 382, il était préfet du prétoire d'Illyrie et d'Italie, charge qu'il occupa de nouveau en 391. On apprend d'une inscription antique qu'il s'appelait Virius Nicomachus Flavianus.—S.-M.
LI.
Révolte de Firmus.
Amm. l. 29, c. 5.
[Aurel. Vict. epit. p. 230.]
Zos. l. 4, c. 16.
Oros. l. 7, c. 33.
Symm. l. 1, ep. 64.
S. Aug. ep. 87, t. 2, p. 213, et in Parmen. l. 1, c. 10 et 11, t. 9, p. 22 et 23.
Ce furent encore ses pernicieuses intrigues, qui jetèrent Firmus dans le désespoir: la haine que le comte s'était attirée, donna des partisans au rebelle, et pensa faire perdre à l'empire les vastes contrées de la Mauritanie, ainsi que nous l'allons raconter. Nubel, qui tenait le premier rang entre les Maures[1027], laissa en mourant sept fils, Firmus, Zamma, Gildon, Mascizel, Dius, Salmacès, Mazuca, et une fille nommée Cyria. Zamma, lié d'amitié avec le comte Romanus, fut assassiné par Firmus, son frère; le comte résolut de faire punir le meurtrier, et ce dessein, n'avait rien que de louable; mais Romanus ne savait poursuivre la justice même, que par des voies obliques et injustes. Les amis qu'il avait à la cour, et surtout Rémigius, appuyèrent auprès du prince le rapport de Romanus, et ôtèrent à Firmus tous les moyens de défense qu'on accorde aux plus grands criminels: l'empereur ne voulut ni écouter[Pg 466] ses envoyés, ni recevoir ses apologies. Firmus, voyant qu'il allait être la victime de cette cabale, prévint sa perte par la révolte[1028]; il y trouva les esprits disposés; les concussions du comte soulevaient tout le pays; un grand nombre de soldats romains, et même des cohortes entières, vinrent se ranger sous les drapeaux du rebelle. Suivi d'un grand corps de troupes, il entra dans Césarée, capitale de la province[1029]: c'est aujourd'hui la ville d'Alger; il la saccagea[1030] et la réduisit en cendres. Fier de ce succès, il prit le titre de roi[1031], et ce fut un tribun romain, qui lui posa son collier sur la tête, pour lui tenir lieu de diadème. Les Donatistes, furent les plus ardents à se déclarer en sa faveur[1032]; comme[Pg 467] ils étaient divisés en deux sectes, l'une s'appuya de ses armes pour écraser l'autre[1033]. Un de leurs évêques, lui livra la ville de Rucate[1034], où il ne maltraita que les catholiques.
[1027] Il paraît que ce chef barbare portait parmi les siens le titre de roi. Nubel velut regulus per nationes Mauricas potentissimus, dit Ammien Marcellin, l. 29, c. 5. Saint Augustin n'hésite pas à appeler Firmus, fils de Nubel, un roi barbare. Regem barbarum Firmum, dit-il (in Parmen. l. 1, c. 10, t. 9, p. 22). J'aurai dans la suite plusieurs fois occasion de faire remarquer que, pendant la domination des Romains sur l'Afrique, il existait un grand nombre de chefs indigènes, maures, numides, gétules ou libyens, qui prenaient le titre de rois, et étaient restés à peu près indépendants au milieu du mont Atlas.—S.-M.
[1028] Ab imperii ditione descivit; une lacune qui se trouve après ces mots dans le texte d'Ammien Marcellin, l. 29, c. 5, nous empêche de connaître quelles furent d'après cet historien les premières entreprises de Firmus. Cette révolte dut arriver en l'an 372; car on voit, par une loi de cette année, que, le 29 juin, Romanus était encore comte de l'Afrique; et Rémigius, maître des offices, qui, par sa connivence, fut cause de cette guerre, mourut en l'an 373. Voyez Tillemont, Hist. des emper. Valentinien, note 47.—S.-M.
[1029] Cæsaream, urbem nobilissimam Mauritaniæ, barbaris in prædam dedit. Oros. l. 7, c. 33.—S.-M.
[1030] On peut au sujet de la belle conduite que l'évêque Clément tint en cette circonstance, consulter une lettre de Symmaque, l. 1, ep. 64. Voyez ci-après, § 55, p. 472.—S.-M.
[1031] Hujus tempore Firmus apud Mauritaniam regnum invadens. Vict. epit. p. 230. Orose dit la même chose plus clairement, l. 7, c. 33: Interea in Africæ partibus Firmus sese, excitatis Maurorum gentibus, regem constituens, Africam Mauritaniamque vastavit. St. Augustin, comme je l'ai déja remarqué, p. 465, note 1, ne balance pas à lui donner le titre de roi. Bien plus, selon Zosime, l. 4, c. 16, il se serait revêtu de la pourpre et aurait pris le titre d'empereur. Son témoignage est formel. Λίβυες... Φίρμῳ τὴν ἁλουργίδα δόντες, ἀνέδειξαν βασιλέα.—S.-M.
[1032] Quoiqu'il eût été le plus cruel ennemi des Romains, ces sectaires regardaient cependant Firmus comme un prince légitime; c'est ce que dit Saint Augustin, in Parmen. l. 1, c. 10, t. 9, p. 22. Etsi illum licet hostem immanissimum Romanorum in legitimis numerent. Cette observation de l'évêque d'Hippone est encore une preuve indirecte que Firmus avait pris effectivement le titre d'empereur.—S.-M.
[1033] Les Donatistes dissidents portaient le nom de Rogatistes. Ils embrassèrent le parti de Firmus, d'où ils reçurent le nom de Firmianiens, comme l'atteste S. Augustin, ep. 87, t. 2, p. 213, de Rogatensibus non dixerim, qui vos Firmianos appellare dicuntur.—S.-M.
[1034] Cette ville, nommée aussi Rusicade, était dans la Numidie ou Mauritanie Césarienne. Elle était sur le bord de la mer.—S.-M.
LII.
Théodose envoyé contre Firmus.
Valentinien qui était encore à Trêves, mais qui bientôt après, se transporta à Milan[1035], crut qu'il devait opposer à ce rebelle entreprenant et hardi un général aussi prudent que brave et intrépide. Il donna à Théodose quelques-unes des troupes de la Gaule; mais pour ne pas trop dégarnir cette province, où l'on craignait toujours les incursions des Allemans, il tira des cohortes, de la Pannonie et de la Mésie supérieure. Théodose partit d'Arles, et aborda à [Igilgili][1036], dans la Mauritanie [Sitifense][1037], avant qu'on eût en Afrique, aucune nouvelle de son départ; il y trouva le comte Romanus, qui commençait à être suspect à l'empereur: il avait un ordre secret de l'arrêter; mais comme ses troupes n'étaient pas encore arrivées, craignant que ce méchant homme ne se portât à quelque extrémité dangereuse, il se contenta de lui reprocher avec douceur sa conduite passée, et l'envoya à Césarée, avec ordre de veiller à la sûreté de ces quartiers; il fit aussi de fortes réprimandes à Vincentius, lieutenant de[Pg 468] Romanus[1038], et complice de ses rapines et de ses cruautés[1039]. Lorsqu'il eut réuni, tout ce qu'il attendait de troupes, il donna des gardes à Romanus, et se rendit à Sitifis.
[1035] On voit par les lois insérées dans le Code Théodosien que Valentinien se trouvait à Milan depuis le 28 juin jusqu'au 18 novembre de l'an 372. Il y était encore le 5 février 373, mais il retourna bientôt dans les Gaules, et il était à Trèves le 21 mai.—S.-M.
[1036] Cette ville est Gigéri, place maritime du royaume d'Alger.—S.-M.
[1037] Ad Sitifensis Mauritaniæ litus, quod appellant accolæ Igilgitanum. Amm. Marc. l. 39, c. 5.—S.-M.
[1038] L'ordre d'arrêter cet officier fut exécuté par Gildon, frère de Firmus, et par un certain Maxime. Ce Gildon fut dans la suite comte d'Afrique, et oubliant le sort de son frère, comme le dit Claudien (de bello Gildon., v. 333 et seq.), il se révolta contre Honorius.
[1039] Qui curans Romani vicem, incivilitatis ejus erat particeps et furtorum. Amm. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
LIII.
Conduite prudente de Théodose.
Ce général s'occupa d'abord à dresser le plan de la guerre; il fallait conduire, dans un pays brûlé par les excessives chaleurs, des soldats accoutumés aux climats froids de la Gaule et de la Pannonie; on avait affaire à des ennemis exercés à voltiger sans cesse, plus propres à des surprises qu'à des batailles[1040]. Firmus de son côté, alarmé de la réputation de Théodose, parut disposé à rentrer dans le devoir; il s'excusa du passé par députés et par lettres; il protesta que la seule nécessité l'avait jeté dans la révolte, offrant pour l'avenir toutes les assurances qu'on exigerait de lui. Théodose lui promit la paix, quand il aurait donné des otages; mais il ne s'endormit pas sur ces belles apparences de soumission: il manda à tous les corps de troupes répandus dans l'Afrique, de le venir joindre[1041]. Les ayant réunis avec ceux qu'il avait amenés[1042], il les anima[Pg 469] à bien faire, par cette éloquence militaire qui lui était naturelle; il fit toutes les dispositions nécessaires pour entrer en campagne; il se concilia l'amour des peuples, en déclarant que ses troupes ne seraient point à charge à la province, et qu'elles ne subsisteraient qu'aux dépens des ennemis[1043].
[1040] Agensque in oppido sollicitudine diducebatur ancipiti, multa cum animo versans, quâ viâ quibusve commentis per exustas caloribus terras pruinis adsuetum duceret militem: vel hostem caperet discursatorem et repentinum, insidiisque potius clandestinis, quam præliorum stabilitate confisum. Am. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1041] Dans une position militaire appelée Panchariana, dont la situation est inconnue. Dux ad recensendas legiones quæ Africam tuebantur, ire pergebat ad Pancharianam stationem, quo convenire præceptæ sunt. Amm. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1042] Il y joignit encore des troupes du pays; concitato indigena milite cum eo quem ipse perduxerat, dit Amm. Marcellin, l. 29, c. 5.—S.-M.
[1043] Il disait que les moissons et les magasins des ennemis, étaient les seuls qui pussent convenir à la valeur de ses soldats. Messes et condita hostium virtutis nostrorum horrea esse, fiduciâ memorans speciosâ. Amm. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
LIV.
Ses premiers succès.
Après avoir inspiré la confiance, il se mit en marche; et comme il approchait de la ville de Tubusuptus[1044], située au pied d'une chaîne de montagnes, qui portaient le nom de montagnes de fer[1045], il reçut de nouveaux députés de Firmus. Il les congédia sans réponse, parce qu'ils n'amenaient point d'otages, ainsi qu'il en avait demandé. De tous les frères de Firmus, Gildon seul était demeuré fidèle; il servait dans l'armée de Théodose: les autres, suivaient le parti du rebelle, qui les employait comme ses lieutenants. Le général romain, s'avançant avec précaution dans ce pays inconnu, rencontra un grand corps de troupes légères[1046], commandées par Mascizel[1047] et par Dius. Après quelques décharges de flèches, on se mêla; le combat fut sanglant, et la victoire demeura aux Romains: ce qui les étonna le plus en cette rencontre, ce furent les cris affreux de[Pg 470] ces Barbares, lorsqu'ils étaient pris ou blessés[1048]. On fit le dégât dans les campagnes; on détruisit un château d'une vaste étendue, qui appartenait à Salmacès[1049]; on s'empara de la ville de Lamfocté[1050]; Théodose y établit des magasins, pour en tirer des subsistances, s'il n'en trouvait pas dans l'intérieur du pays. Cependant Mascizel, ayant rallié les fuyards et rassemblé de nouvelles troupes[1051], vint attaquer de nouveau les Romains; et après avoir perdu un grand nombre des siens, il n'échappa lui-même, que par la vitesse de son cheval.
[1044] Cette ville, dont la position est inconnue, était à 65 milles au nord-ouest de Sitifis, sur la route de Saldas, ville de la côte.—S.-M.
[1045] Tubusuptum progressus oppidum Ferrato contiguum monti. Amm. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1046] Ces troupes appartenaient à deux tribus barbares qu'Ammien Marcellin nomme, l. 29, c. 5, Tyndensis et Massissensis, et qui nous sont tout à fait inconnues d'ailleurs. Concito gradu, dit-il, Tyndensium gentem et Massissensium petit, levibus armis instructas.—S.-M.
[1047] Ce Mascizel fut, sous Honorius, chargé de réduire son frère Gildon. Il le vainquit et le fit périr, comme on le verra liv. XXVI, § 48.—S.-M.
[1048] Interque gemitus mortis et vulnerum audiebantur barbarorum ululabiles fletus captorum et cæsorum. Amm. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1049] C'était un domaine nommé Pétra, dont Salmacès avait fait une sorte de ville. Inter quos clades eminuere fundi Petrensis, excisi radicitus: quem Salmaces dominus, Firmi frater in modum urbis exstruxit. Amm. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1050] Cette place, dont la position est inconnue, était au milieu même du pays occupé par les ennemis. Lamfoctense oppidum occupavit, inter gentes positum antedictas. Amm. Marc. l. 99, c. 5. Cet auteur veut sans doute désigner les nations mentionnées ci-dessus, p. 469, note 4.—S.-M.
[1051] Parmi les nations voisines. Mascizel reparatis viribus nationum confinium adminicula ductans, dit Ammien Marcellin, l. 29, c. 5.—S.-M.
LV.
Firmus se soumet.
Le rebelle, découragé par ces mauvais succès, députa des évêques pour offrir des otages et demander la paix[1052]. C'étaient apparemment des évêques Donatistes. Théodose exigea des vivres pour son armée. Firmus accepta la condition, et ayant envoyé des présents, il alla lui-même avec confiance trouver Théodose. A la vue de l'armée romaine et de la contenance fière du général, il affecta de paraître effrayé; il descendit de cheval et se prosterna aux pieds de Théodose, avouant avec larmes sa témérité et demandant grace. Le vainqueur le releva et le rassura en l'embrassant[1053].[Pg 471] Firmus remit les vivres qu'il avait promis, laissa plusieurs de ses parents pour otages, donna parole de rendre les prisonniers, et se retira. Deux jours après il renvoya à Icosium[1054] plusieurs enseignes militaires, et une partie du butin[1055] qu'il avait fait dans ses courses. Théodose reprit la route de Césarée. Après de longues marches, comme il entrait dans la ville de Tipasa[1056], colonie maritime entre Icosium et Césarée, il rencontra les députés des Maziques[1057], qui venaient implorer sa clémence. Cette nation belliqueuse s'était liguée avec le rebelle. Le général romain leur répondit avec fierté, qu'il irait incessamment les chercher lui-même pour tirer raison de leur perfidie. Ils se retirèrent en tremblant, et Théodose arriva à Césarée[1058]. Cette ville lui offrit un déplorable spectacle: il n'y restait plus que des masures et des monceaux de pierres calcinées par[Pg 472] les flammes. La première et la seconde légion eurent ordre d'enlever les cendres et les décombres, de rebâtir cette belle ville, et d'y demeurer en garnison. Firmus avait enlevé les deniers du fisc. Quelques années après, les officiers de l'empereur prétendirent en rendre les magistrats responsables. Mais l'évêque Clément arrêta par ses représentations cette injuste poursuite; et le zèle de ce charitable prélat fut appuyé du crédit de Symmaque, et loué des païens même.
[1052] Christiani ritus antistites oraturos pacem cum obsidibus misit. Amm. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1053] Parce que l'intérêt de la république l'exigeait, dit Ammien Marcellin, l. 29, c. 5. Quoniam id reipublicæ conducebat.—S.-M.
[1054] Il paraît que cette ville où Vespasien avait établi une colonie romaine, est le lieu appelé par les modernes Sarsal. On y trouve des ruines très-considérables, et souvent mentionnées dans les auteurs arabes, à cause de leur extrême magnificence. Elles ont été visitées et décrites, mais avec trop peu de détails, par le voyageur Shaw, t. 1, p. 49-55.—S.-M.
[1055] Parmi ces objets était une couronne sacerdotale, coronam sacerdotalem, c'est-à-dire une de ces couronnes d'or que les pontifes païens de chaque province, avaient coutume de porter. Voy. à ce sujet la note de Valois ad Am. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1056] Tipasa était une colonie romaine, voisine de Césarée ou Alger. Il faut bien la distinguer d'une autre ville du même nom, qui était dans la Numidie, et dont l'emplacement conserve encore le nom de Taïfas.—S.-M.
[1057] Le nom des Maziques se trouve répandu depuis la Mauritanie jusqu'aux frontières de l'Égypte, où ils n'étaient pas moins connus que dans l'Afrique proconsulaire, par leurs fréquentes incursions. J'ai lieu de croire que ce nom qui se trouve très-souvent et avec quelques légères différences dans les auteurs anciens, s'appliquait à la principale et à la plus puissante des nations indigènes de l'Afrique, aux peuples qui portent actuellement le nom de Berbères. Je pense même que c'était là le nom national de cette puissante race d'hommes; et je regarde comme constant qu'il s'est perpétué parmi eux jusqu'à nos jours.—S.-M.
[1058] Urbem opulentam quondam et nobilem. Am. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
LVΙ.
Punition des déserteurs.
La nouvelle de la paix s'étant répandue, les magistrats de la province et le tribun Vincentius, qui, jusqu'alors s'étaient tenus cachés, de crainte de tomber entre les mains de Firmus, vinrent joindre Théodose. Il était encore à Césarée, quand il apprit que Firmus n'avait demandé la paix qu'à dessein d'endormir sa vigilance, et de tomber sur l'armée romaine lorsqu'elle s'y attendrait le moins. Il marcha aussitôt vers la ville de Zuchabbari[1059], où il surprit un détachement de déserteurs romains[1060], commandés par plusieurs tribuns, entre lesquels était celui qui avait posé son collier sur la tête de Firmus. Pour leur faire croire qu'il se contentait à leur égard d'un châtiment léger, il les réduisit au dernier grade de la milice, et se rendit avec eux à Tigava[1061]. Gildon et Maxime, qu'il avait envoyés dans le pays des Maziques, revinrent le joindre[Pg 473] dans cette ville; ils lui amenaient deux chefs de ces Barbares, nommés Bellénès et Féricius[1062], qui s'étaient mis à la tête de la faction de Firmus. Ayant réuni tous ces coupables, afin de rendre le spectacle de la punition plus terrible, et de n'être pas obligé d'y revenir à plusieurs fois, il ordonna le soir même à des officiers et à des soldats de confiance, de se saisir pendant la nuit de tous ces traîtres, de les conduire enchaînés dans une plaine hors de la ville, et de faire ensuite assembler autour d'eux toute l'armée. L'ordre fut exécuté. Théodose se rendit en ce lieu au point du jour, et trouvant ces criminels environnés de ses troupes: Fidèles camarades, dit-il à ses soldats, que pensez-vous qu'on doive faire de ces perfides? Tous s'écrièrent qu'ils méritaient la mort. Cette sentence ayant été prononcée par toute l'armée, le général abandonna les fantassins aux soldats pour les assommer à coups de bâtons[1063]: c'était l'ancienne punition des déserteurs. Il fit couper la main droite aux officiers de cavalerie, et trancher la tête aux simples cavaliers, aussi-bien qu'à Bellénès, à Féricius,et à un tribun[1064] nommé Curandius,[Pg 474] qui dans un combat avait refusé de charger l'ennemi. Cette sévérité ne manqua pas de trouver des censeurs parmi les courtisans jaloux de la gloire de Théodose; mais elle rétablit la discipline en Afrique; et la suite fit connaître que la vigueur dans l'exercice du commandement est plus salutaire aux soldats qu'une fausse indulgence[1065].
[1059] Cette ville avait le titre de municipe, ad municipium Sugabarritanum; elle était voisine d'une montagne appelée Transcellensis; Transcellensi monti adcline. Amm. Marc. l. 29, c. 5. Ptolémée la nomme Zouchabbari. Elle était épiscopale.—S.-M.
[1060] Les uns appartenaient à la 4e cohorte des archers, equites quartæ sagittariorum cohortis; les autres étaient d'un corps d'infanterie qui portait le nom de Constantiens, Constantianorum peditum partent. Am. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1061] Cette ville, qui était épiscopale, est mentionnée dans l'itinéraire d'Antonin, qui la place sur la route de Calama à Rusucurrum.—S.-M.
[1062] Reverterunt Gildo et Maximus, Bellenen e principibus Mazicum et Fericium gentis præfectum ducentes, qui factionem juverant quietis publicæ turbatoris. Amm. Marc. l. 29, c. 5. Un passage de la lettre de saint Augustin à Hésychius, ep. 199, t. 2, p. 758, sert à indiquer la différence qu'il y avait entre le rang de ces deux personnages. Bellénès devait à la naissance la qualité de prince des Maziques, tandis que Féricius était un chef nommé par les Romains. Les Barbares de l'Afrique, dit ce père de l'Église, sont innombrables, sunt apud nos barbaræ innumerabiles gentes; ils n'ont point de rois, non habeant reges suos, mais des commandants qui leur sont donnés par les Romains, sed super eos præfecti a Romano constituantur imperio. Il ajoute que ces peuplades et leurs chefs étaient chrétiens, illi et ipsi eorum præfecti christiani esse cœperunt. On aura par la suite occasion de remarquer que plusieurs des tribus maures et numides avaient cependant conservé leur ancienne croyance long-temps après cette époque.—S.-M.
[1063] Prisco more militibus dedit occidendos. Amm. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1064] C'était le tribun des archers, tribunus sagittariorum.—S.-M.
[1065] Salutaris vigor vincit inanem speciem clementiæ. C'est un passage de la 2e lettre de Cicéron à Brutus, qui est cité par Ammien Marcellin, l. 29, c. 5.—S.-M.
LVII.
La guerre recommence.
On alla ensuite attaquer le château de Gallonas, place très-forte qui servait de retraite aux Maures[1066]. L'armée y entra par la brèche, passa tous les habitants au fil de l'épée, et rasa les murailles. De là Théodose, après avoir traversé le mont Ancorarius[1067], comme il approchait de la forteresse de Tingita[1068], rencontra une armée de Maziques[1069], qui annoncèrent leur arrivée par une grêle de traits. Les Romains les chargèrent avec vigueur, et ces Barbares, malgré leur bravoure naturelle, ne purent tenir contre des troupes bien exercées et bien commandées. Ils furent taillés en pièces, à l'exception d'un petit nombre qui ayant échappé à l'épée des vainqueurs, vinrent ensuite se rendre, et obtinrent leur pardon. Théodose qui pénétrait de plus[Pg 475] en plus dans l'intérieur de l'Afrique, envoya le successeur de Romanus dans la Mauritanie [Sitifense], pour mettre la province à couvert, et marcha contre d'autres Barbares nommés les Musons[1070]. Ceux-ci persuadés qu'on ne leur pardonnerait pas les massacres et les ravages qu'ils avaient faits dans la province romaine, s'étaient joints à Firmus, qu'ils espéraient voir bientôt maître de tout ce vaste continent.
[1066] Fundum nomine Gallonatis, muro circumdatum valido, receptaculum Maurorum tutissimum arietibus admotis evertit. Amm. Marc. l. 29, c. 5. La position de ce lieu est tout-à-fait inconnue.—S.-M.
[1067] Per Ancorarium montem, Mazicas in unum collectos invasit. Amm. Marc. l. 29, c. 5. Aucun autre auteur ne fait mention de cette montagne que d'Anville croit être nommée actuellement Waneseris (Géog. abr. t. 3, p. 102), sans en donner aucune autorité précise.—S.-M.
[1068] Ad Tingitanum castellum progressus. Amm. Marcell. l. 39, c. 5. Rien ne fait connaître la position de ce lieu.—S.-M.
[1069] Un nommé Suggès était leur chef. Suggen eorum ductorem; une lacune de quatre lignes qui se trouve dans le texte d'Ammien Marcellin, l. 29, c. 5, après ces mots, nous empêche de connaître ce qu'il avait dit de ce personnage.—S.-M.
[1070] Gentem petit Musonem. Amm. Marc. l. 29, c. 5. C'est la seule mention qui existe de ces peuples: ils sont peut-être les Mucones, Μουκῶνοι, de Ptolémée, l. 4, c. 1.—S.-M.
LVIII.
Retraite de Théodose.
L'armée de Théodose, après les divers détachements qu'il avait été obligé de faire, était réduite à trois mille cinq cents hommes. Étant arrivé près de la ville d'Adda[1071], il apprit qu'il allait avoir sur les bras une multitude innombrable. Cyria, sœur de Firmus, puissante par ses richesses, soutenait avec une ardeur opiniâtre la révolte de son frère; elle mettait en mouvement toute l'Afrique jusqu'au mont Atlas. Tant de Barbares différents de mœurs, de figure, d'armes, de langage[1072], aguerris par l'habitude de combattre les lions de leurs montagnes, et presque aussi féroces que ces animaux, traversaient ces plaines arides et marchaient à Théodose. Bientôt ils parurent à la vue de l'armée romaine. On ne pouvait les attendre sans s'exposer à une perte certaine. On prit donc le parti de se retirer. Les Barbares précipitent leur marche; ils atteignent l'ennemi, l'enveloppent, l'attaquent avec furie. Les Romains, sûrs de périr, ne songeaient qu'à vendre bien cher leur vie, lorsqu'on aperçut un[Pg 476] grand corps de troupes qui approchait. C'étaient des Maziques qui venaient se joindre aux autres Barbares. Mais ceux-ci voyant des déserteurs romains à la tête, et s'imaginant que c'était un secours pour Théodose, prirent la fuite et le laissèrent continuer librement sa retraite. Il arriva à un château qui appartenait à Mazuca[1073], où il fit brûler vifs quelques déserteurs, et couper les mains à plusieurs autres. Après avoir tenu la campagne une année entière, parce que l'hiver est inconnu dans ces climats, il revint à Tipasa[1074] au mois de février, lorsque Gratien était consul pour la troisième fois avec Équitius.
[1071] Juxta Addense municipium. Amm. Marc. l. 29, c. 5. La position de ce lieu n'est pas plus connue que celle des autres villes déjà mentionnées.—S.-M.
[1072] Dissonas cultu et sermonum varietate nationes plurimas unum spirantibus animis. Amm. Marcell. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1073] C'était plutôt un lieu appelé Mazucanum, du nom sans doute de Mazuca, frère de Firmus. Exinde Theodosius ad fundum venisset nomine Mazucanum. Amm. Marcell. l. 29, c. 5. Il est impossible d'en indiquer la position.—S.-M.
[1074] Le texte d'Ammien Marcellin, l. 29, c. 5, porte ici Tipata. Tipatam mense februario venit.—S.-M.
An 374.
LIX.
Il se remet en campagne.
Pendant qu'il donnait à ses soldats le temps de se reposer, il s'occupait lui-même des moyens de terminer la guerre. Une expédition si longue et si pénible lui avait appris, qu'il était impossible de réduire à force ouverte un ennemi accoutumé à la faim, à la soif, aux ardeurs de ces sables brûlants, courant sans cesse et échappant à toutes les poursuites. Il ne trouvait d'autre expédient que de lui enlever toutes ses ressources, en détachant de son parti les peuples de ces contrées[1075]. Dans ce dessein, avant que de se remettre en marche, il envoya de toutes parts des hommes adroits et intelligents,[Pg 477] qui, par argent, par menaces, par promesses, vinrent à bout de gagner la plupart des Barbares. Firmus était toujours en course: mais les négociations secrètes de Théodose, et la défiance que lui inspirait l'infidélité naturelle de ses alliés, lui causaient de mortelles inquiétudes. Aussitôt qu'il apprit que le général romain approchait, il se crut trahi par les siens; et s'étant évadé pendant la nuit, il prit la fuite vers des montagnes éloignées et inaccessibles[1076]. La plupart de ses troupes, abandonnées de leur chef, se débandèrent. Les Romains, trouvant le camp presque désert, le pillèrent, tuèrent ceux qui y étaient restés, et marchèrent à la poursuite de Firmus, recevant à composition les Barbares dont ils traversaient le pays. Théodose y laissait des commandants[1077], dont la fidélité lui était connue. Le rebelle, qui n'était accompagné que d'un petit nombre d'esclaves, se voyant poursuivi avec tant d'opiniâtreté, jeta ses bagages et ses provisions pour fuir avec plus de vitesse[1078]. Ce fut un soulagement pour l'armée de Théodose qui manquait de subsistances. Il fit rafraîchir ses soldats, auxquels il distribua l'argent et les vivres, et défit sans peine un corps de montagnards[1079],qui s'étaient avancés à sa rencontre jusque dans la plaine[1080].
[1075] Ammien Marcellin donne les noms, l. 29, c. 5, de plusieurs de ces tribus barbares. Ils ne se rencontrent point ailleurs. Mittebat ad gentes circumsitas; Bajuras, Cantaurianos, Avastomates, Cafaves, Davaresque et finitimos alios. Les Baiuræ sont probablement les Baniuri, Βανίουροι, de Ptolémée, l. 4, c. 1, et de Pline, liv. 5, c. 2. On les retrouve aussi dans Silius Italicus, l. 3, v. 303. Pour les Cantauriani, ce sont les Banturari, Βαντουράροι de Ptolémée.—S.-M.
[1076] Ces montagnes sont appelées Caprarienses par Ammien Marcellin, l. 29, c. 5. Caprarienses montes longe remotos penetravit.—S.-M.
[1077] Ce n'étaient pas des commandants militaires choisis dans ses troupes, mais des chefs (præfecti) tirés de ces nations et tels que ceux dont parle St. Augustin. Voy. ci-devant, p. 473, note 1. Gentibus per quas transibat dux consultissimus adposuit fidei compertæ præfectos. Amm. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1078] Il paraît même, d'après ce que dit Ammien Marcellin, qu'il abandonna sa femme.—S.-M.
[1079] Ces Barbares étaient les Caprariens et les Abanniens leurs voisins. Caprariensibus Abannisque eorum vicinis prælio levi sublatis. Amm. Marc. l. 29, c. 5. Il est question des Abanniens dans quelques autres auteurs, qui les nomment Abennæ, mais sans indiquer la situation de leur pays.—S.-M.
[1080] Ammien Marcellin rapportait, l. 29, c. 5, que Théodose s'était avancé jusqu'à une ville municipale de ces régions; mais il se trouve dans son texte une lacune qui a fait disparaître le nom de cette ville. Ad municipium properavit.....—S.-M.
[Pg 478]
LX.
Rencontre des Nègres.
Il approchait de l'Atlas, dont la cime semble toucher les nues. Ayant appris que les Barbares en avaient fermé tous les passages, d'ailleurs impraticables à tout autre qu'aux habitants du pays, il retourna sur ses pas; et s'étant campé à quelque distance, il laissa au rebelle le temps d'assembler les Nègres[1081], qui habitaient au-delà de ces montagnes, et que les anciens nommaient Éthiopiens, ainsi que les nations situées au midi de l'Égypte. Ces peuples traversèrent l'Atlas à la suite de Firmus, accourant en confusion avec des cris menaçants. Leur figure affreuse et leur innombrable multitude jetèrent d'abord l'épouvante dans le cœur des Romains, qui prirent la fuite. Théodose les rallia, les rassura, pilla quelques magasins où il trouva des vivres en abondance, et revint à l'ennemi. Ses soldats marchaient les rangs serrés, agitant leurs boucliers comme pour défier ces noirs[1082] sauvages qu'ils ne redoutaient plus. Ceux-ci annonçaient leur fureur par le cliquetis de leurs armes, et par le bruit de leur targes dont ils se frappaient les genoux[1083]. Toutes ces menaces ne furent suivies d'aucun effet. Théodose, content d'avoir rendu l'honneur et le cœur à ses troupes, ne voulut point hasarder la bataille contre un[Pg 479] nombre si inégal: après s'être tenu quelque temps en présence, il fit sa retraite en bon ordre; et les ennemis effrayés de sa contenance, le laissèrent s'éloigner, et se dispersèrent dans leurs montagnes plus promptement qu'ils n'étaient venus. Le Romain alla s'emparer de la ville de Conté[1084], où Firmus avait renfermé les prisonniers, les croyant en sûreté dans une place, que son éloignement et sa situation sur une hauteur mettaient hors d'insulte. On y trouva aussi des déserteurs, que Théodose punit avec sa sévérité ordinaire.
[1081] Il est possible que Théodose ait eu à combattre les peuplades noires qui habitaient au-delà du mont Atlas, mais la chose ne résulte pas nécessairement du récit d'Ammien Marcellin. Cet auteur dit bien que les Éthiopiens aidèrent Firmus par de puissants secours, adminiculis maximis, mais il ne dit rien qui puisse faire supposer que ces Éthiopiens fussent noirs; le nom d'Éthiopien ne s'appliquant pas exclusivement aux hommes de cette couleur.—S.-M.
[1082] Cette indication ne se trouve pas dans Ammien Marcellin.—S.-M.
[1083] Quanquam igitur immite quiddam barbaricis concrepantibus armis manipuli furentium imminebant, ipsi quoque parmas genibus illidentes. Amm. Marcell. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1084] Ad civitatem nomine Contensem flexit iter. Amm. Marc. l. 29, c. 5. C'est encore une ville dont la position est inconnue.—S.-M.
LXI.
Guerre contre les Isafliens.
Firmus, abandonné des Nègres, se réfugia avec Mazuca son frère, et le reste de sa famille, dans le pays des Isafliens[1085]. C'était le peuple le plus puissant de ces contrées[1086]. Le roi Igmazen était guerrier, et célèbre par ses victoires[1087]. Le commerce qu'il entretenait avec la province romaine lui avait procuré de grandes richesses[1088]. Théodose lui envoya demander le rebelle, et, sur son refus, il lui déclara la guerre. Il y eut une sanglante bataille, où les Romains, enveloppés, furent obligés de faire face de toutes parts, et malgré ce désavantage taillèrent les ennemis en pièces. Firmus chargea lui-même à la tête des troupes: il s'exposa sans ménagement; et ce ne fut qu'après les derniers efforts, qu'il se sauva par la force et la vitesse de son cheval, accoutumé à courir sur les rochers et au bord des précipices. Mazuca son frère,[Pg 480] blessé à mort, fut fait prisonnier. Comme on le conduisait à Césarée, où il avait laissé des marques de sa fureur[1089], il s'arracha lui-même la vie en déchirant sa plaie. Sa tête fut portée dans la ville; elle y fut reçue avec cette joie cruelle que produit la vengeance. Théodose ravagea les terres des Isafliens. Plusieurs habitants de la province romaine[1090], qui s'étaient liés avec ces Barbares et retirés dans leur pays, tombèrent entre ses mains. Convaincus d'avoir, par de sourdes pratiques, favorisé la rébellion, ils furent condamnés au feu. De là Théodose s'avança jusque dans une contrée nommée la Jubalène[1091]: c'était la patrie de Nubel, père de Firmus[1092]; mais il fut arrêté dans sa marche par de hautes montagnes, et quoiqu'il s'en fût ouvert le passage malgré les naturels du pays qu'il tailla en pièces, cependant, craignant de s'engager dans ces défilés dangereux, il tourna vers la forteresse d'Audia[1093], où les Jésaliens[1094], nation féroce, vinrent lui offrir des secours de troupes et de vivres.
[1085] Verus indicat explorator, confugisse ad Isaflensium populum Firmum. Amm. Marc. l. 29, c. 5. Ammien Marcellin est le seul qui parle de ces Isaflenses.—S.-M.
[1086] Ammien Marcellin ne dit rien qui puisse faire croire que les Isafliens fussent effectivement plus puissants qu'aucun des peuples de ces régions.—S.-M.
[1087] Rex eorum Igmazen vincere antehac assuetus. Amm. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1088] Rex Igmazen nomine, spectatus per eos tractus opibusque insignis. Amm. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1089] Ubi sæva inusserat monumenta facinorum pessimorum. Ammien Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1090] C'étaient un magistrat appelé Évasius, Evasium potentem municipem, son fils Florus et quelques autres.—S.-M.
[1091] Exindeque pergens interius, nationem Iubalenam spiritu adgressus ingenti. Amm. Marc. l. 29, c. 5. Il serait possible que cette contrée intérieure dût son nom à sa disposition physique, ou à sa situation au milieu des montagnes. Djebal, en arabe et Gabal en hébreu, signifient montagne. Ce serait, s'il en était ainsi un sûr indice que la langue des Phéniciens ou des Carthaginois avait pénétré assez avant dans le pays. Ce qui semble venir à l'appui de cette conjecture, c'est que presqu'aussitôt Ammien Marcellin fait mention des montagnes difficiles qui se trouvaient dans ce canton et qui retardèrent la marche de Théodose: Repulsus altitudine montium et flexuosis angustiis stetit. Au reste, il n'est question de ce pays nulle part ailleurs que dans Ammien Marcellin.—S.-M.
[1092] Ubi natum Nubelem patrem didicerat Firmi. Amm. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1093] Revertit ad Audiense castellum. Amm. Marc. l. 29, c. 5. Cette place est mentionnée dans la Notice de l'empire.—S.-M.
[1094] Iesalensium gens fera. Amm. Marc. l. 29, c. 5. Le pays occupé par cette nation n'est pas plus connu que les autres.—S.-M.
[Pg 481]
LXII.
Victoire remportée sur ces Barbares.
Toutes ces marches diverses avaient pour objet la poursuite de Firmus. Il fuyait de contrée en contrée sur cette frontière sauvage. Enfin, Théodose, voulant délasser ses troupes, campa près du château de Médianum[1095]: il y demeura quelques jours sans cesser d'agir auprès des Barbares, pour les engager à lui livrer le fugitif. Il apprit qu'il était retourné chez les Isafliens: il marcha aussitôt de ce côté-là. Comme il entrait dans le pays, le roi Igmazen vint hardiment à sa rencontre: Qui es-tu, dit-il à Théodose, et quel dessein t'amène ici? Le général romain le regardant avec fierté: Je suis, lui dit-il, un des officiers de Valentinien, maître de toute la terre: il m'envoie pour arrêter un brigand: si tu ne le remets entre mes mains sans différer, tu périras avec toute ta nation[1096]. Un discours si menaçant irrita le prince barbare: il ne répondit que par des injures, et se retira plein de colère. Le lendemain, dès que le jour parut, les Barbares vinrent avec une contenance assurée présenter la bataille. Le front de leur armée était composé de près de vingt mille hommes; la seconde ligne, encore plus nombreuse, devait peu à peu s'étendre pendant le combat, et enfermer les Romains qui n'étaient guère plus de trois mille[1097]. Les Jésaliens, malgré les promesses faites à Théodose, s'étaient joints à eux. Les Romains animés par le souvenir de leurs victoires, resserrant leurs bataillons, et se couvrant de toutes parts de leurs boucliers, soutinrent,[Pg 482] sans s'ébranler, les efforts des ennemis. Le combat dura tout le jour. Vers le soir on vit paraître Firmus, qui monté à l'avantage, déployant son manteau de couleur de pourpre[1098], criait aux soldats romains que s'ils voulaient éviter une mort certaine, ils n'avaient point d'autre ressource que de livrer Théodose, ce tyran inhumain, cet inventeur de supplices cruels. Ces paroles n'inspirèrent que de l'indignation à la plupart des soldats, et redoublèrent leur courage. Mais il y en eut qui en furent effrayés, et qui cessèrent de combattre. Enfin la nuit sépara les deux armées; et Théodose, profitant des ténèbres retourna à la forteresse d'Audia[1099]. Il y passa ses troupes en revue, et punit ceux qui s'étaient déshonorés par leur lâcheté; il leur fit couper la main droite: quelques-uns furent brûlés vifs. Il s'arrêta quelques jours en ce lieu, veillant sans cesse pour éviter les surprises. Cette précaution n'était pas inutile. Quelques Barbares étant venus attaquer son camp pendant une nuit fort obscure, il les repoussa, et en fit prisonniers plusieurs qui avaient déjà forcé le retranchement. Il marcha ensuite en diligence vers les Jésaliens, et ayant pris pour pénétrer dans leur pays des routes détournées, par lesquelles on ne l'attendait pas, il se vengea de leur infidélité par le massacre et le ravage. Après avoir[Pg 483] ainsi terminé l'expédition de cette année, il traversa la Mauritanie Césarienne et revint à Sitifis, où il fit mourir dans la torture, et brûler après leur mort, Castor et Martinianus, les principaux ministres des rapines et des forfaits du comte Romanus. Il attendait des ordres de l'empereur pour instruire le procès du comte même; mais Valentinien mourut avant la fin de cette affaire.
[1095] Propè munimentum nomine Medianum. Amm. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1096] Comes, ait, Valentiniani sum, orbis terrarum domini, ad opprimendum latronem funereum missus: quem nisi statim reddideris, ut invictus statuit imperator, peribis funditùs cum gente quam regis. Amm. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1097] Admodum pauci. Amm. Marc. l. 29, c. 5. Cet auteur ne détermine pas quel était le nombre des Romains.—S.-M.
[1098] Firmus equo celsiori insidens, sago puniceo porrectius panso, etc. Amm. Marc. l. 29, c. 5. Cette indication pourrait donner lieu de croire que Firmus avait pris effectivement la pourpre et qu'il s'était fait déclarer empereur, comme le pensent quelques auteurs, et comme je l'ai déja remarqué. Voyez ce qui est dit ci-devant § 51, p. 466, n. 4.—S.-M.
[1099] Le texte d'Ammien Marcellin, l. 29, c. 5, porte ad Duodiense castellum, mais il est évident qu'il y a une erreur et qu'il faut lire ad castellum Audiense; car c'est effectivement de ce fort que Théodose était parti pour marcher contre Igmazen.—S.-M.
LXIII.
Mort de Firmus.
L'année suivante[1100] Théodose retourna dans le pays des Isafliens, et les défit dans une bataille. Igmazen, accoutumé à vaincre, fut effrayé de ce changement de fortune, et voyant que, si la guerre continuait, l'interruption du commerce le priverait lui et ses sujets des choses les plus nécessaires à la vie[1101], il se détermina à satisfaire Théodose. Il eut assez de confiance en sa bonne foi et sa générosité, pour aller seul secrètement s'aboucher avec lui. Il le pria de lui envoyer Masilla, un des chefs des Maziques[1102], qui était fidèle aux Romains. Ce fut par l'entremise de ce Masilla, qu'Igmazen fit savoir à Théodose: Qu'il désirait sincèrement la paix, mais qu'il ne pouvait actuellement la conclure sans révolter ses sujets: que pour y parvenir, il fallait y forcer les Isafliens par la terreur des armes romaines et par des attaques continuelles; qu'ils étaient attachés au parti du rebelle, et qu'ils ne se lasseraient de l'assister, que quand il sentiraient que l'honneur de le défendre leur coûterait trop cher; qu'alors ils laisseraient à[Pg 484] leur prince la liberté de traiter avec Théodose. Le Romain suivit ce conseil; il fatigua les Isafliens par tant de défaites et de ravages, que Firmus ne trouvant plus sa sûreté dans leur pays, songeait à la chercher ailleurs, lorsque le roi s'assura de sa personne. Firmus avait déja reçu quelques avis[1103], de la secrète intelligence établie entre Igmazen et les Romains. Quand il se vit arrêté, ne doutant plus que sa perte ne fût résolue, il voulut au moins disposer de sa vie. S'étant donc rempli de vin pour s'étourdir sur les craintes de la mort, il prit le moment de la nuit où ses gardes étaient endormis, et s'étrangla lui-même. Igmazen en fut affligé: il se faisait un mérite de conduire le rebelle au camp des Romains. Il voulut du moins le livrer mort. Après avoir reçu un sauf-conduit pour lui-même, il fit charger le corps de Firmus sur un chameau, et le conduisit à Théodose, qui s'était déjà rapproché de la mer, et qui campait près d'un château voisin de Rusibicari[1104]. Théodose s'étant assuré par le témoignage de ceux qui connaissaient le rebelle, que c'était véritablement le corps de Firmus, reprit la route de Sitifis. Il arriva comme en triomphe, au milieu des louanges et des acclamations de tout le peuple de la province, dont il était le libérateur.
[1100] C'est-à-dire en l'an 375, sous le règne de Gratien.—S.-M.
[1101] Terrore fluctuans mali præsentis, nihilque commerciis vetitis ad vitam spei sibi restare si obstinatius egerit arbitratus. Amm. Marc. l. 29, c. 5.—S.-M.
[1102] Masillam Mazicum optimatem.—S.-M.
[1103] C'est de Masilla lui-même qu'il tenait cet avis, selon Ammien Marcellin, l. 29. c. 5, obscuriùs gesta didicerat per Masillam.—S.-M.
[1104] Ad Subicarense castellum. Il faut lire dans cet endroit d'Ammien Marcellin, ad Rusibicarense castellum. Rusibicari était une ville maritime de la Mauritanie Césarienne à 61 milles à l'orient d'Icosium.—S.-M.
[Pg 485]
1. Conduite de Julien à l'égard de ses ennemis. 2. Ses occupations à Antioche. 3. Son amitié pour Libanius. 4. Il va au mont Casius. 5. Il censure la négligence des habitants d'Antioche au sujet des sacrifices. 6. Mort d'Artémius. 7. George massacré. 8. Julien cherche à soulever le peuple contre les chrétiens. 9. Fureur des païens. 10. Supplices de Marc, évêque d'Aréthuse. 11. Zèle ardent des chrétiens. 12. Superstitions de Julien. 13. Translation des reliques de saint Babylas. 14. Colère de Julien. 15. Fermeté d'une femme chrétienne. 16. Incendie du temple de Daphné. 17. Impiété du comte Julien. 18. Ses cruautés réprimées par l'empereur. 19. Mort de Juventinus et de Maximin. 20. Malheurs arrivés cette année. 21. Disette à Antioche. 22. Julien l'augmente en voulant la diminuer. 23. Nouvelle persécution d'Athanase. 24. Il est chassé d'Alexandrie. 25. Livres de Julien contre la religion chrétienne. 26. Mort du comte Julien. 27. Propositions de Sapor rejetées. 28. Julien consul. 29. Mauvais présages. 30. Il persiste dans le dessein d'attaquer les Perses. [31. Lettre de Julien à Arsace. 32. Nouvelles menaces de Julien.] 33. Il projette de rétablir le temple de Jérusalem. 34. Insolence des Juifs. 35. Julien leur ordonne de rebâtir leur temple. 36. Empressement des Juifs. 37. Prodiges qui arrêtent l'entreprise. 38. Croix lumineuses. 39. Preuves de ce miracle. 40. Railleries du peuple d'Antioche. 41. Julien compose le Misopogon. 42. Clémence et dureté de Julien. Page 1.
1. Départ d'Antioche. 2. Liberté d'un habitant de Bérhée. 3. Julien à Hiérapolis. 4. Il passe l'Εuphrate. 5. Julien à Carrhes. 6. Il[Pg 486] dispose tout pour sa marche. 7. Il arrive à Callinicus. 8. A Circésium. 9. Discours de Julien à ses troupes. 10. Marche de l'armée en Assyrie. 11. Elle avance dans le pays ennemi. 12. Prise de la forteresse d'Anatha. 13. Inondation de l'Euphrate. 14. Précautions de Julien. 15. Marche jusqu'à Pirisabora. 16. Prise de Pirisabora. 17. Sévérité de Julien. 18. Réprimande qu'il fait à ses soldats. 19. Marche jusqu'à Maogamalcha. 20. Situation de la ville. 21. Péril de Julien. 22. Divers événements qui se passent hors de la ville. 23. Attaques. 24. Prise de la ville. 25. Modération de Julien. 26. Ennemis enfermés dans des souterrains. 27. On détruit le parc du roi de Perse. 28. Suite de la marche. 29. Passage du Naarmalcha. 30. Julien rassure ses soldats. 31. Passage du Tigre. 32. Combat contre les Perses. 33. Suites de la victoire. 34. Julien se détermine à ne pas assiéger Ctésiphon. 35. Il refuse la paix. 36. Il est trompé par un transfuge. 37. Il brûle ses vaisseaux. 38. Il ne peut pénétrer dans la Perse. 39. Il prend le chemin de la Corduène. 40. Marche de l'armée. 41. Arrivée de l'armée royale. 42. Divers événements de la marche. 43. Bataille de Maranga. 44. Inquiétudes de Julien. 45. Blessure de Julien. 46. Succès du combat. 47. Dernières paroles de Julien. 48. Sa mort. 49. Précis de son caractère. 50. Fables inventées au sujet de sa mort. 51. Faits véritables. Page 53.
1. État de l'armée. 2. Élection de Jovien. 3. Qualités de ce prince. 4. Il est reconnu par les soldats. 5. Trahison d'un officier. 6. Marche des Romains. 7. Continuation de la marche. 8. On essaie de repasser le Tigre. 9. Paix proposée par Sapor. 10. Négociation. 11. Conclusion du traité. 12. Examen de ce traité. 13. Jovien repasse le Tigre. 14. Il s'assure de l'Occident. 15. Il arrive à Nisibe. 16. Nisibe abandonnée aux Perses. 17. Discours de Sabinus. 18. Départ des habitants de Nisibe. 19. Diversité des impressions que fit la mort de Julien. 20. Sépulture de Julien. 21. Jovien à Antioche. 22. Il se propose de rétablir la concorde dans ses états. 23. Sa conduite à l'égard des païens. 24. A l'égard des catholiques. 25. A l'égard des hérétiques. 26. Les Ariens rebutés par l'empereur. 27. Troubles en Afrique. 28. Jovien part d'Antioche. 29. État des affaires de la Gaule. 30. Consulat de Jovien. 31. Mort de Jovien. Page 147.
[Pg 487]
1. Infortune de Varronianus. 2. Valentinien est élu empereur. 3. Histoire du père de Valentinien. 4. Qualités de Valentinien. 5. Disgraces précédentes de Valentinien. 6. Il est proclamé par les soldats. 7. On veut le forcer à se nommer un collègue. 8. Il résiste à la volonté des soldats. 9. Il retient Salluste dans la préfecture. 10. Il prend pour collègue son frère Valens. 11. Députations des villes. 12. Sévérité excessive de Valentinien. 13. Mouvements des Barbares. 14. Maladie des deux princes. 15. Procédures rigoureuses contre les prétendus magiciens. 16. Premières lois des deux princes. 17. Division des provinces de l'empire. 18. Divers réglements de Valentinien. 19. Valentinien à Milan. 20. Il donne liberté de religion. 21. Conduite de Valentinien à l'égard des hérétiques. 22. A l'égard de l'église catholique. 23. Valens à Constantinople. 24. Établissement des Défenseurs. 25. Tremblement de terre. 26. Valentinien en Gaule. 27. Valens apprend la révolte de Procope. 28. Aventures de Procope. 29. Méchanceté de Pétronius, beau-père de Valens. 30. Intrigues de Procope. 31. Procope prend le titre d'empereur. 32. Il se rend maître de Constantinople. 33. Artifices de Procope. 34. Il donne les charges à ses partisans. 35. Il se prépare à la guerre. 36. Valentinien apprend la révolte. 37. Premiers succès de Procope. 38. Siége de Chalcédoine. 39. Arinthée se fait livrer un des généraux de Procope. 40. Siége de Cyzique. 41. Hormisdas le fils partisan de Procope. 42. Vexations de Procope. 43. Il se prépare à continuer la guerre. 44. Naissance de Valentinien Galate. 45. Bataille de Thyatire. 46. Défaite et mort de Procope. 47. Mort de Marcellus. 48. Punition des complices de Procope. 49. Histoire d'Andronicus. 50. Conduite de Valens à l'égard de quelques partisans de Procope. 51. Ruine des murs de Chalcédoine. 52. Siége de Philippopolis. 53. Guerre contre les Allemans. 54. Valentinien veut punir les fuyards. 55. Victoires de Jovinus. 56. Suites de ses victoires. 57. Caractère de divers magistrats de ce temps-là. 58. Symmaque, préfet de Rome. 59. Lampadius. 60. Schisme d'Ursinus. Page 194.
1. Altération dans le caractère des Romains. 2. Consuls. [3. Situation de l'Orient. 4. Révolutions de l'Arménie. 5. Arsace fait une irruption dans la Médie. 6. Sapor attaque l'Arménie. 7. Arsace résiste seul au roi de Perse. 8. Les Arméniens trahissent leur roi. 9.[Pg 488] Fidélité du patriarche Nersès. 10. Arsace est prisonnier de Sapor. 11. Perfidie de Sapor. 12. Arsace est emmené prisonnier en Perse. 13. Conquête de l'Arménie par les Perses.] 14. Maladie de Valentinien. 15. Gratien Auguste. 16. Paroles de Valentinien à son fils. 17. Caractère du questeur Eupraxius. 18. Théodose dans la Grande-Bretagne. 19. Conspiration de Valentinus étouffée. 20. Théodose bat les Saxons et les Francs. 21. La ville de Mayence [Mogontiacum] surprise par les Allemans. 22. Mort du roi Vithicabius. 23. Actions cruelles de Valentinien. 24. Rigueurs de Valentinien dans l'exercice de la justice. 25. Prétextatus préfet de Rome. 26. Valens se déclare pour les Ariens. 27. Athanase est encore chassé de son siége. 28. Commencement de la guerre des Goths. 29. Leur origine et leurs migrations. 30. Guerres et incursions des Goths. 31. Leur caractère et leurs mœurs. 32. Division en Visigoths et Ostrogoths. 33. Causes de la guerre des Goths. 34. Valens refuse de rendre les prisonniers. 35. Disposition pour la guerre contre les Goths. 36. Première campagne. 37. Seconde campagne. 38. Guerre de Valentinien en Allemagne. 39. Dispositions des Romains et des Allemans. 40. Bataille de Sultz [Solicinium]. 41. Second mariage de Valentinien. 42. Loi sur les avocats. 43. Loi contre les concussions. 44. Établissement des médecins de charité. 45. Probus, préfet du prétoire. 46. Caractère de Probus. 47. Olybrius, préfet de Rome. 48. Valentinien fortifie les bords du Rhin. 49. Romains surpris et tués par les Allemans. 50. Punitions sévères. 51. Suite de la guerre des Goths. 52. Paix avec les Goths. 53. Forts bâtis sur le Danube. 54. Valens à Constantinople. 55. Incursions des Isauriens. 56. Pillages en Syrie. [57. Sapor s'empare de l'Ibérie. 58. Ses cruautés en Arménie. 59. Tyrannie de Méroujan. 60. Adresse de la reine Pharandsem. 61. Para est rétabli en Arménie. 62. Il est chassé. 63. Mort de Pharandsem. 64. Para est rétabli de nouveau. 65. Les Arméniens entrent en Perse. 66. Les Perses chassés de l'Arménie. 67. Mort d'Arsace.] Page 267.
1. Valens établit Démophile sur le siége de Constantinople. 2. Persécution des catholiques. 3. Valens fait brûler vifs quatre-vingts ecclésiastiques. 4. Famine. 5. Modestus préfet du prétoire. 6. Élévation de Maximin. 7. Il est chargé de rechercher les crimes de magie. 8. Ses cruautés. 9. Condamnations. 10. Funestes artifices de Maximin pour multiplier les accusations. 11. Histoire d'Aginatius. 12. Méchanceté de Simplicius, successeur de Maximin.[Pg 489] 13. Calomnie contre Aginatius. 14. Sa mort. 15. Ampélius préfet de Rome. 16. Réglement de Valentinien pour les études de Rome. 17. Il défend les mariages avec les Barbares. 18. Perfidie des Romains à l'égard des Saxons. 19. Valentinien appelle les Bourguignons pour faire la guerre aux Allemans. 20. Origine et mœurs des Bourguignons. 21. Ils viennent sur le Rhin et se retirent mécontents. 22. Valentinien veut surprendre Macrianus roi des Allemans. 23. Macrianus lui échappe. 24. Cruautés de Valentinien dans la Gaule. 25. Lois de Valentinien. 26. Valens traverse l'Asie. 27. S. Basile lui résiste. 28. Valens tremble devant S. Basile. 29. Mort de Valentinien Galate. 30. S. Basile arrête une sédition dans Césarée. 31. Valens à Antioche. [32. Nouvelles intrigues de Sapor en Arménie.] 33. Valens envoie des troupes dans l'Ibérie. 34. Valens à Édesse. 35. Il traverse la Mésopotamie. [36. Le roi d'Arménie soumet tous les rebelles de ses états.] 37. Décennales des deux empereurs. 38. Seconde campagne de Valens contre les Perses. [39. Nouveaux troubles en Arménie. 40. Mort du patriarche Nersès.] 41. Courses des Blemmyes. 42. Guerre de Mavia, reine des Sarrasins. 43. Persécution en Égypte. 44. Troubles d'Afrique. 45. Plaintes de ceux de Leptis éludées par les intrigues du comte Romanus. 46. Nouvelles incursions des Austuriens. 47. Succès des artifices de Romanus. 48. Innocents mis à mort. 49. Découverte et punition de l'imposture. 50. Suites de cette affaire sous Gratien. 51. Révolte de Firmus. 52. Théodose envoyé contre Firmus. 53. Conduite prudente de Théodose. 54. Ses premiers succès. 55. Firmus se soumet en apparence. 56. Punition des déserteurs. 57. La guerre recommence. 58. Belle retraite de Théodose. 59. Il se remet en campagne. 60. Rencontre des Nègres. 61. Guerre contre les Isafliens. 62. Victoire remportée sur les Barbares. 63. Mort de Firmus. Page 390.