The Project Gutenberg eBook of Derrière le voile

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Derrière le voile

Author: Mathilde Alanic

Release date: June 15, 2024 [eBook #73831]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1923

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DERRIÈRE LE VOILE ***

MATHILDE ALANIC

Derrière le voile

ROMAN

PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays.

DU MÊME AUTEUR

Chez le même éditeur :

Chez d’autres éditeurs :

E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
Copyright 1923,
by
Ernest Flammarion.

Derrière le voile

PREMIÈRE PARTIE
LE SOIR DU 12 JUIN

I

Le docteur Davier quitta sa victoria à l’angle de l’avenue de Paris et de la rue Saint-Pierre.

— Je ferai le reste de ma tournée à pied. Rentrez, Auguste !

Et le médecin foula le bitume d’un pied alerte, heureux de se mouvoir dans la tiédeur apaisée et dans la lumière qui s’étendait en larges nappes sur le trottoir.

Le soleil de juin baignait de clarté rose les façades tournées vers l’occident, avivait les couleurs des étoffes exposées, faisait jouer des étincelles parmi les bibelots, les armes, les bijoux des étalages. La gloire et le bonheur de l’été animaient de beauté et de jeunesse les choses les plus communes.

Cependant le côté gauche de la rue plongeait dans le clair-obscur. S’élevant au-dessus des toits des maisons et allongeant son ombre jusqu’au milieu de la chaussée, un pignon fruste et noir découpait un triangle rébarbatif sur le ciel. De rares fenêtres, garnies de barreaux, perçaient l’épaisse muraille, et, en bas, une porte sévère et massive s’incrustait dans une arcade trapue. Le docteur regarda au passage cette sorte de forteresse contre laquelle se tapit le Palais de Justice. Et l’inconsciente joie qui amenait un fredon près de ses lèvres s’évanouit.

— Pauvre Airvault ! Penser qu’il se morfond là-dedans ! Eût-on jamais supposé que ce gentil artiste connaîtrait, quelque jour, cette sinistre cage !

Nombreux étaient les promeneurs qui, la chaleur tombée, musaient le long des magasins de nouveautés et des boutiques d’antiquaires. Le docteur Davier, encore détourné vers la prison Saint-Pierre, heurta un amateur de gravures, courbé en deux devant un vieux cadre.

Au choc, le monsieur se redressa, grommelant : un quinquagénaire agréablement replet, rose, frais, des cheveux argentés frisant à ses tempes grasses — tel un galant financier crayonné par Perronneau.

Son regard furibond, prêt à foudroyer l’interrupteur, éteignit instantanément ses éclairs, dès qu’il se pose sur le médecin.

— Ah ! cher, si ce n’avait été vous !

— Vous provoquiez en duel le quidam, maître Bénary ! Chez vous, — on le sait — la toge n’exclut pas l’épée ! Pardonnez à mon étourderie. Je regardais en arrière !

— Et moi, je faisais obstacle à la circulation ! Mais quelle excuse ! Regardez s’il n’y a pas motif de s’absorber ! Une carte des royaumes de France et des Pays-Bas, avec génies allégoriques de Cochin ! Mais Mme Lermignot est tellement dure à la détente ! soupira l’avocat.

La marchande, aux aguets derrière sa vitrine, s’entendant nommer, parut sur le seuil, engageante :

— Entrez donc, messieurs ! Je viens de recevoir des choses qui intéresseront sûrement des connaisseurs tels que vous. Un bonheur-du-jour, entre autres, que M. Gaspard de Terroy, s’il vivait encore, ne laisserait à personne ! Pauvre M. de Terroy ! Dire que je lui ai vendu, le 12 juin même, ce collier qui l’a peut-être fait assassiner le soir !

— Oh ! oh ! se récria le docteur. Assassiner ! Ne prononcez pas un pareil mot ! M. de Terroy est décédé de mort naturelle. Rupture d’un anévrisme !

— Mais, s’il aperçut un malfaiteur qui le volait, cette vilaine surprise ne put-elle avancer sa fin ? objecta insidieusement Mme Lermignot. Ça paraît à tout le monde vraisemblable. Et, en tout cas, le résultat est le même pour le défunt, que tout Versailles regrette !

— Mais non pour celui qu’on accuse ! intervint Me Bénary. N’aggravez pas les charges qui pèsent sur mon malheureux client — innocent, j’en suis certain !

— Un bon avocat doit toujours le dire ! dit l’antiquaire avec un sourire flatteur. Mais quand on possède une jolie femme… qu’on veut un décor artistique à sa vie… Hé ! les hommes sont faibles !… Vous n’entrez pas, docteur ?

Le médecin, laissant Me Bénary gravir les deux degrés du magasin, consultait sa montre :

— Non. Pas le temps ! Je désire rejoindre ma famille au Parterre du Nord, et je veux voir auparavant la malheureuse femme de Raymond Airvault.

— Je l’ai visitée tantôt ! dit Me Bénary. Je voulais essayer de tirer d’elle quelque renseignement sur le fameux et fâcheux camée, trouvé dans un tiroir de son mari. Mais ce dernier ne lui en avait pas parlé ! Sacrée pendeloque ! C’est elle qui m’embarrasse ! Alors, cher ami, vous résistez vertueusement à la sirène qui s’appelle Mme Lermignot ?

— Oui ! Deux fois père, je ne dois pas m’exposer aux tentations onéreuses ! Mme Lermignot l’a décrété elle-même : les hommes sont faibles !

Et prenant congé en riant, le docteur poursuivit hâtivement son chemin, tête baissée. Cette brève causerie, sous l’enjouement des ripostes, contenait des sous-entendus graves qui agitaient sa pensée et sa vive sensibilité.

Cette marchande, retorse en affaires, mais douée de clairvoyance et de bon sens, n’avait fait que rapporter les rumeurs populaires — facilement accusatrices. Bénary, par habitude professionnelle, pouvait clamer l’innocence de l’inculpé, sans en être convaincu. Louis Davier voulait y croire, en dépit des apparences.

« Les hommes sont faibles. »

Certes, il ne discutait pas ce truisme, lui, le tendre, resté tendre en sa maturité, malgré les premiers frimas poudrant sa chevelure brune. Deux fois, il avait livré son âme dans un élan d’amour. Devant lui passèrent le fantôme gracieux de Laure, sa première femme, morte en donnant le jour à la chère Évelyne — puis la silhouette fière de Fulvie de Lancreau, vers qui l’avait jeté le Démon de Midi, et à laquelle il devait ce trésor vivant, l’adoré petit Loys.

Madeleine Airvault, sans posséder une beauté éclatante, était, elle aussi, une de ces créatures privilégiées dont le moindre geste exerce un charme et révèle une grâce. Rien d’étonnant à qu’elle fût en butte à la jalousie vulgaire.

Mais, admis par sa profession dans l’intimité du petit ménage, Davier avait pu maintes fois constater l’ordre, l’activité de la jeune femme, toute à sa tâche d’épouse et de mère. Les toilettes qui prenaient du style sur sa personne, les gentilles parures de sa fillette, étaient chiffonnées de ses mains. Son ingéniosité et les talents de son mari seuls donnaient à leur intérieur cet aspect d’élégance qui excitait l’étonnement et l’envie. Mais Madeleine était trop sage pour se livrer à des dépenses exagérées qui eussent déséquilibré son modeste budget. Cela, le docteur l’eût attesté sans hésitation !

Quoi qu’il en fût, la pauvre femme serait vouée maintenant à un sort précaire. La catastrophe déclenchée l’avait trouvée malade des suites d’une inquiétante broncho-pneumonie. Les émotions, causées par l’arrestation de son mari et l’humiliante perquisition, aggravèrent naturellement son état. Malgré son désir énergique de guérir pour lutter contre le mauvais destin, elle demeurait abattue, anémiée, à la merci de la moindre secousse.

Ainsi préoccupé, le docteur, répondant distraitement aux nombreux saluts, passait de la rue Saint-Pierre dans l’avenue de Saint-Cloud, vaste et vide, qu’il traversait pour gagner la populeuse rue Carnot. Là, les coups de chapeau devinrent plus fréquents encore.

Mais une curiosité se mêlait aux démonstrations polies. Les regards s’aiguisaient. Les têtes se penchaient derrière les vitres. Des boutiquiers s’avancèrent sur le trottoir, pour voir le médecin atteindre une vieille maison dont le premier étage ouvrait, sur un balcon de pierre effritée et sous un couronnement de rocaille et de rinceaux émoussés par le temps, trois fenêtres, voilées de stores de dentelles.

— Paraît que ça ne va pas encore chez les Airvault ! murmure le chapelier.

— Bah ! répondit la mercière, une jolie malade intéresse toujours son médecin !

Cependant, le docteur gravissait l’escalier aux marches usées, semées d’épluchures, la main appuyée à une rampe, élégamment contournée, dont la rouille mangeait les légers fleurons de fer forgé.

— Pauvre petite femme ! Tout cela est si soigné quand elle est bien portante ! pensa le médecin.

Au premier palier, il tira une bande de drap brodé, qui pendait au-dessous d’une plaque : R. Airvault — Commis Architecte.

II

Personne ne vint au drelindin de la sonnette. Davier alors s’aperçut que la porte restait légèrement entre-bâillée, le pêne ressorti. Sans plus attendre, il s’introduisit dans la petite antichambre, dont les boiseries craquelées s’éclairaient de cadres nombreux — dessins, estampes, aquarelles.

En passant, le médecin jeta un coup d’œil dans la cuisine : personne. Rien qu’abandon et désordre.

— La femme de ménage doit être en course, se dit-il. Et se dirigeant vers le fond du couloir, il frappa un coup léger à la porte.

— Entrez ! répondit une voix frêle.

L’huis poussé, le docteur se trouvait en face du lit où la malade, appuyée sur ses oreillers, apparaissait assise, penchant sa tête trop lourde.

— Comment, on vous laisse seule, la porte ouverte ? N’importe qui pourrait pénétrer jusqu’à vous ! fit le médecin, s’approchant.

Des larmes perlèrent dans les grands yeux noisette, à la sclérotique nacrée.

— Je n’eusse pu aller vous ouvrir… J’ai demandé qu’on tirât le verrou pour empêcher la serrure de se fermer… Oui, je suis seule depuis tantôt. La femme qui venait ici m’a déclaré tout à coup qu’elle en avait assez de me soigner, qu’elle craignait d’attraper ma maladie, sa santé étant tout son capital, etc.

— Mais c’est inhumain ! Voici l’extrémité barbare où amène la peur des microbes, chez les ignorants et les égoïstes.

— Dites aussi le plaisir cruel d’humilier ceux qui se trouvent à leur merci, et qui sont tellement humiliés déjà !

— Mais vous ne pouvez rester ainsi !

— Zélia m’a promis de m’envoyer une de ses voisines. Viendra-t-elle ? Rien ne m’étonne plus !

Mme Airvault mordit en vain ses lèvres. Les sanglots, brusquement, se firent jour, violents. Elle saisit son mouchoir. Le docteur, désolé, redoutant une crise, posa sa main avec autorité sur le poignet amaigri.

— Je vous défends de pleurer ! Vous m’entendez bien ! Voulez-vous guérir, oui ou non ?

— Ah ! je me le demande ! s’écria-t-elle. S’il n’y avait pas ma chère fillette, je souhaiterais disparaître plutôt que de subir l’affront et l’outrage. Voir mon pauvre mari sous le coup d’une accusation infâme !

— Rassurez-vous ! Tous ceux qui le connaissent savent Raymond Airvault incapable de cette vilaine action.

— Mais les autres ! les autres ! Avec quel plaisir les gens acceptent toutes les calomnies les plus invraisemblables ! Nous étions enviés dans notre médiocrité. Raymond possédait la confiance de son patron, qui a d’ailleurs exploité à son profit le talent de mon pauvre mari. Nous envisagions une association possible avec un camarade et des pourparlers étaient même engagés pour la location d’un gentil pavillon, rue de la Paroisse, où Raymond eût ouvert un cabinet. Pourrons-nous reprendre tout cela maintenant ?…

— Soyez plus optimiste ! L’enquête établira l’innocence de votre mari.

Madeleine s’abandonna sur l’oreiller, roulant sa tête dans les flots châtains de sa chevelure dénouée.

— Ah ! qu’il m’est difficile d’espérer ! soupira-t-elle faiblement. La chose la plus terrible, la plus déconcertante pour moi, c’est de songer que Raymond s’est oublié au jeu, sans se rappeler sa famille ! C’est de penser qu’il est revenu ici, tandis que j’étais immobilisée sur ce lit, afin de s’emparer de la petite somme que je tenais en réserve pour les paiements à cette maison d’abonnement ! Car nous avions eu déjà la prévoyance d’acheter le mobilier de son futur bureau, et une chambrette pour Raymonde. Mais je vous ai expliqué cela tant de fois. Pardonnez ce radotage.

— La passion du jeu développe une folie momentanée. Vous m’avez dit que quelques pertes financières vous affectaient quand vous êtes tombée malade. Airvault sans doute pensait récupérer ces dommages. Il a pu réaliser d’abord, autour du tapis vert, quelques gains vite reperdus. Comme tous les malheureux grisés de la mauvaise fièvre, il a cru à son retour de la chance. Il a risqué alors vos économies. Le voici cruellement puni de son égarement. Ne lui en veuillez plus.

Ainsi qu’un calmant, mesuré goutte à goutte, les paroles apaisantes tombaient dans l’âme torturée. Un regard soumis remercia le bienveillant docteur. Et Madeleine, plus calme, murmura :

— Qu’il doit être malheureux là-bas ! Et je ne puis aller le consoler ! Me Bénary se montre très bon. Mais ses questions, tout à l’heure, m’ont quand même agitée. Cette malheureuse pendeloque, qui semble une preuve contre Raymond, j’en ignorais la présence dans le tiroir de sa table. A quel instant m’en aurait-il parlé ? Je m’endormais lorsque mon mari rentra de la funeste réunion. Il couche dans son atelier, sur le divan, depuis que je suis malade. Au matin, je l’entrevis, à travers ma somnolence, quand il vint me dire au revoir ! Mais Raymond est le plus distrait des hommes ! Il aurait pu garder des semaines dans ses poches, sans jamais y songer, un bijou dix fois plus précieux ! Qui vient ?… Quel bruit ? On court !

Des pas précipités, irréguliers, se faisaient entendre, en effet, dans le couloir. Avant que le médecin, contrarié, eût pu empêcher l’irruption et défendre la porte, celle-ci s’ouvrit brusquement. Une fillette d’une douzaine d’années, rouge, hors d’haleine, les yeux flamboyants sous une toison échevelée, fit mine de bondir dans la chambre, puis s’arrêta net, en fixant un regard troublé sur la malade qui, saisie, se soulevait sur le coude.

— Qu’y a-t-il, Raymonde ? Pourquoi rentres-tu avant l’heure habituelle ?

L’enfant balbutia :

— On nous a lâchées plus tôt, voilà tout !

Mais sous l’œil perspicace de sa mère, elle perdit contenance, et baissa les yeux vers le bout de son pied qui grattait nerveusement le parquet.

— Raymonde, regarde-moi en face. Tu ne dois pas dire la vérité ! fit Mme Airvault, élevant sa voix tremblante. Je ne veux pas que tu me mentes jamais ! Savoir que tu me trompes, toi, dépasserait toutes les peines qui m’accablent.

La fillette, croisant ses bras au-devant de son visage, éclata en larmes. Le docteur, apitoyé devant ce désespoir d’enfant, se pencha :

— As-tu été punie, Raymonde ? Confie-moi ce gros chagrin ? Nous sommes bons amis, n’est-ce pas ?

Paternel, il essaya d’écarter les minces poignets et s’empara des deux menottes. Le chapeau renversé en arrière, les joues couvertes d’un ruisseau, le petit visage, sous la masse crépue des cheveux sombres, offrait un spectacle si lamentable que M. Davier en fut ému. Il remarquait, à la tempe, la marque pourpre d’une griffade, à l’épaule, la manche arrachée, et cette exclamation lui échappa :

— Comment ? On t’a battue ?

Les lèvres gonflées s’entr’ouvrirent pour une protestation furieuse.

— Non ! Non ! C’est moi qui ai battu la première ! Les menteuses, les méchantes ! Je me suis échappée ! Je ne veux plus retourner à la pension ! Jamais ! Non !

Raymonde, en même temps, s’élançait pour tomber agenouillée devant le lit, la tête enfouie dans le pan du drap, les épaules convulsivement secouées :

— Oh ! maman ! Je n’ai pas menti ! je te jure de ne jamais mentir ! Mais je n’en pouvais plus de supporter les grimaces et les ricanements de cette affreuse fille et de ses amies ! Oh ! les méchantes ! les méchantes !…

— Que disaient-elles ? demanda à voix basse Mme Airvault, avec une avidité douloureuse.

Du cœur oppressé, la vérité jaillit dans un cri déchirant :

— Elles m’ont appelée fille de vol…

La paume du docteur s’appesantit sur la bouche entr’ouverte. Le mot terrible s’étrangla. Et le médecin, expressivement, désigna à la fillette la malade retombée en arrière, les yeux fermés, pâle et rigide comme une trépassée.

D’un effort visible et violent, l’enfant arrêta ses pleurs, puis se redressa, en posant un long baiser sur la main blême.

— Raymonde ! fit gravement le médecin, entre haut et bas, je te confie ta maman. Soyez très sages toutes deux quand vous allez vous trouver seules. Plus une parole ! Tu en prends l’engagement ?

— Oui ! articula Raymonde, attachant sur le docteur ses grands yeux noirs, où se lisait toute sa sincérité passionnée.

— Bien, ma petite ! Je compte sur toi ! Tu lui donneras sa potion. Tu relèveras ses oreillers ! Veille bien ! Je vais m’occuper de vous trouver une aide, puisque Zélia vous quitte !

— Oh ! fit dédaigneusement la fillette, d’un ton de ménagère entendue, il n’y a pas de quoi la regretter, cette Zélia ! Elle était sale ! Elle prisait et aimait l’eau-de-vie ! Je lavais en cachette les tasses, petite mère, pour que tu ne prennes pas de dégoût !

Elle jetait son canotier sur la table, s’asseyait dans le fauteuil au pied du lit.

— Je ne bougerai plus de là !

— Mais la petite garde-malade doit manger ?

— Oh ! je sais faire la cuisine, cuire les œufs à la coque et préparer le tilleul. Il ne m’en faut pas plus, dit Raymonde, sérieuse et capable.

Le médecin, touché par la fermeté de l’enfant, lissa, d’une caresse, les mèches ébouriffées, puis serra les doigts ivoirins.

— Je reviens demain ! Patience !

— Docteur, comment vous remercier de vos bontés ! murmura Mme Airvault.

— En suivant mes prescriptions toutes deux ! Toutes deux, vous me comprenez bien ! Autrement, je vous sépare !

Et sur cet adieu, presque enjoué, il sortit.

III

— Hélas ! je le dis en souriant ! mais les séparer serait, en effet, de la plus élémentaire prudence ! pensait le docteur Davier, que poursuivait, hors de la maison, le souvenir de la scène émouvante. Il faudrait éviter que cette petite séjourne près de sa pauvre mère menacée. Mme Airvault se rétablirait, placée dans des conditions propices. Mais les ressources manquent. L’isolement est impossible. Ah ! il n’est pas facile de concilier les exigences professionnelles avec les nécessités, pratiques ou morales, de l’existence ! Voilà le supplice d’un médecin consciencieux !

Il arrivait, ainsi songeant, au boulevard des Réservoirs, quand une vieille femme, bonnet de tulle noir sur la tête, panier au bras, lui barra le passage avec une profonde révérence.

— Monsieur me permettra de lui demander des nouvelles de sa santé ?… J’ai vu Mlle Évelyne à la messe, dimanche dernier. Je l’ai trouvée pâlotte !

— Elle va bien pourtant, Philomène, et moi aussi, fit le docteur, plutôt agacé de la rencontre.

Philomène avait été femme de chambre de la première Mme Davier ; elle était demeurée à la tête de la maison, jusqu’au remariage de son maître. Mais la nouvelle reine, à son avènement, avait exigé que le docteur éloignât la gouvernante, dont l’autorité acquise eût pu gêner la seconde femme.

Le médecin allait couper là le bref entretien. Une idée subite l’amena à se raviser.

— Philomène, je vous sais charitable et obligeante. Je viens d’assister à un spectacle digne de compassion. Une malade, incapable de quitter son lit, et qui va en être réduite aux soins d’une gamine de douze ans ! Ne sauriez-vous trouver une personne, discrète et honnête, pour aller quelque temps près de Mme Airvault ?

— C’est d’elle qu’il s’agit, s’écria Philomène, flattée de la confiance que lui témoignait son ancien maître. Pardié ! Je ne demande pas mieux, car je la connais. Souvent sa petite a joué dans le parc avec Mlle Évelyne. Sa mère était fière : elle ne parlait pas avec n’importe qui, mais elle était toujours aimable avec moi. Pauvres gens ! Voilà tout le monde contre eux, avant que le juge ait décidé !

— A la bonne heure ! Vous parlez comme une personne de bon sens. En effet, la culpabilité de Raymond Airvault n’est nullement établie. Et j’imagine qu’il sera bientôt relâché, faute de preuves suffisantes.

Fière et contente de s’entendre ainsi approuver, Philomène Pradin se rapprochait, mystérieuse, hésitante, tiraillée visiblement entre la tentation de parler et une sorte de crainte :

— Moi, je crois M. Airvault tout à fait innocent du vol. Il est resté, dit-on, le dernier chez M. de Terroy. En est-on bien sûr ! Il ne devait pas y être tout seul, en tout cas.

— Comment le savez-vous ?

— Je ne sais rien de certain, fit la brave femme, prudente. Mais le vieux valet de chambre, en allant se coucher, avait chargé ma sœur, qui demeure dans la cour, de fermer la grille après le départ des invités. Malheureusement elle avait une crise d’asthme ; c’est son petit-fils qui est resté à veiller. Comme les messieurs se retiraient, Ernest s’est avancé pour verrouiller. Ils lui ont dit : « Attention ! il y a quelqu’un de reste en haut ! Et puis il peut revenir du monde… » Il n’était que dix heures et demie. Tout de suite, en effet, un monsieur est entré dans le couloir, long et mince comme une canne à pêche, penché d’un côté — dit le gamin — et dont les cheveux clairs luisaient entre le col du pardessus et le chapeau. Un moment après, M. Airvault est descendu. Mais Ernest attendait toujours l’autre pour verrouiller. Là-dessus, il s’est endormi et n’a refermé qu’au petit matin. Il n’a osé rien dire de peur d’être emballé par sa mère, par Eugène, et il se coupera la langue plutôt que de parler au juge… surtout après s’être tu si longtemps. Seulement, il a causé de tout cela à sa sœur qui me l’a confié… Moi, je pense qu’il vaudrait mieux confesser tout à la justice.

Philomène accentuait cette dernière phrase en traînant les mots, d’une façon bizarre. Ses prunelles d’un noir opaque erraient çà et là, à demi dérobées sous leurs épaisses paupières, évitant de fixer le docteur. Celui-ci eut un léger haussement d’épaules, et, avec une bonhomie quelque peu ironique, observa :

— Bon ! bon ! ne faites pas trop attention aux hallucinations d’un gamin pris de sommeil, et qui a probablement absorbé beaucoup de romans-feuilletons déjà. Qu’il aille déposer s’il y tient ! Mais je ne crois pas que la justice tienne compte d’un témoignage aussi inconscient. En tout cas, Philomène, je compte sur votre charité chrétienne pour envoyer quelqu’un au secours de Mme Airvault. Je vous préviens seulement qu’il faut la maintenir dans un calme absolu, causer le moins possible pour éviter de l’enfiévrer — et surtout — éviter tout surcroît d’agitation… en parlant de l’aventure de son mari. Répétez toujours : « Ça finira bien ! » C’était votre rengaine habituelle ! Rien de plus salutaire !

La vieille femme avait écouté les commentaires de M. Davier d’un air penaud et vexé, en se pinçant les lèvres comme pour les punir d’avoir trop bavardé, ou retenir quelque chose qui lui brûlait la langue.

Mais l’appel à sa charité la tira de ses pensées, et elle protesta avec chaleur :

— Monsieur peut être tranquille. C’est au numéro 39 de la rue ? Bien, j’y vais de ce pas. Et s’il ne se trouve personne de disponible, je suis libre et je resterai quelques jours à les aider !

— Ah ! je ne vous en demande pas tant ! Enfin ! merci pour elles, Dieu vous le rende !

Ainsi rassuré au sujet des deux isolées, le docteur se dirigea vers le passage, donnant accès au parc. Son allure s’était modifiée à son insu. Cette brève conversation avait ébranlé ses nerfs d’une façon singulière.

Un malaise vague s’insinuait en lui, semblable à l’angoisse, avant-coureur d’un pressentiment chagrin. L’ombre peut-être projetée par une peine en marche, qui gagne, enveloppe, submerge, si on ne lui échappe d’un ressaut de volonté.

Le médecin se railla :

— Voyons ! Je me trouve dans le même état qu’un patient sonnant chez le dentiste ! C’est stupide ! Rien de fâcheux ne m’est survenu, sinon que j’ai prêté l’oreille aux commérages d’une vieille pie ! L’homme mince comme un jonc, le cou ployé, les cheveux brillants ! Quel personnage digne de Sherlock Holmes ! Enfin, ce qui ressort de meilleur en tout ceci, c’est que ces malheureuses femmes ne resteront pas plus longtemps à l’abandon. Philo est un peu folle — mais compatissante.

Il débouchait dans le parc. Et tout de suite, les grands arbres, le peuple souriant des dieux et des déesses, la marqueterie odorante des parterres, les ébats des enfants de chair, entourant de vie les groupes d’enfants de bronze ou de marbre, l’harmonie du décor exercèrent leur attrait magique et puissant. Les ombres intérieures s’effacèrent. Seule resta l’idée de la joie proche, la vision anticipée des figures bien-aimées. Et il accéléra la montée de l’allée des Marmousets pour hâter la rencontre.

Mais quelle délicate forme se dessinait, aérienne, au sommet ensoleillé de la pente ? Quelle main mignonne s’agitait pour un gai salut ? Qui accourait entre les vasques des fontaines, légère comme une petite nymphe de Diane, ses boucles dorées soulevées autour des épaules, et se jetait dans les bras du docteur ?

— Évelyne, ma chérie ! Tu m’attendais ?

— Oui, je craignais que tu ne cherches trop longtemps ! Il est venu des dames pour voir… Petite-Mère… Elles ont peur du soleil, du vent… Et tout le monde s’est réfugié à l’ombre, près du Bosquet d’Apollon. Alors, je suis restée en sentinelle pour t’avertir.

— Petite chérie !

Évelyne, enfantinement, avait pris la main de son père. Il sourit aux yeux bleus, si limpides, qui cherchaient les siens avec adoration.

— Papa, tu seras content. Loys a fait de grands progrès tantôt. Il dit un mot nouveau : Bonjour ! Et il a marché deux pas, tout seul !

— Ce petit raton !

Dans cette allégresse paternelle qui lui dilatait l’âme, devant la charmante figure, imprégnée de lumière, levée vers lui, Davier, par contraste, revit avec pitié un pauvre petit visage d’enfant, convulsé de détresse.

— Tu connais bien, je crois, Raymonde Airvault ?

— Oh ! oui, papa ! Je jouais avec elle… dans le temps… c’est-à-dire, expliqua l’enfant avec embarras, dans le temps où Philomène m’accompagnait. Nous nous entendions toujours très bien. Et nous avons été aussi compagnes de catéchisme à Notre-Dame. C’est elle qui répondait toujours le mieux aux questions de M. l’abbé. Je la vois moins depuis… depuis que nous sommes de la paroisse Saint-Louis.

Après son mariage, le docteur avait, en effet, quitté son logement de la place Hoche pour un petit hôtel de la rue de Satory, dont les fenêtres découvraient la fraîche perspective du Potager du Roi. Il eût souhaité entourer de toutes les fleurs, de tous les rayons, la jeune déité de son nouvel amour !

Évelyne reprenait, intéressée :

— Est-ce que tu as quelque chose à me dire de Raymonde ? Tu l’as vue ? Comment va sa maman ? Et son pauvre papa ?

— Tout cela est triste ! Le chagrin plane sur cette maison.

— Oh ! papa ! Et nous sommes si heureux, nous. Ils ne manquent pas de pain tout de même, dis ?

— Non. Nous n’en sommes pas à cette extrémité. Ils sont malheureux autrement, très malheureux.

— Oh ! je vais prier à leur intention, ce soir !

— Oui, mon petit ange. Si quelque voix a chance de se faire entendre là-haut, c’est bien la tienne !

Mais ils achevaient de longer le Parterre du Nord. Et à l’ombre des charmilles, enclosant le Bosquet où Apollon, sous les traits idéalisés de Louis XIV, reçoit les services empressés des Muses, apparaissait un large cercle de chaises : robes multicolores, chapeaux fleuris, jaseries bruyantes, voix aiguës, rires en fusées. La bande des brillantes amies de Mme Davier, qui, svelte et brune, accoudée au dossier de son siège, une écharpe safran retombant mollement de ses beaux bras nus sur sa robe blanche, rééditait la pose gracieuse de la Joséphine peinte par Prudhon.

IV

Mme Davier regarda tranquillement approcher son mari, sans changer d’attitude, et répondit au bonjour du docteur en lui présentant rapidement son élégant entourage : « Mme de X., Mlle Z., et Mmes O. et Y. » Puis, la conversation entre dames reprit, capricante et caquetante, effleurant les derniers scandales parisiens, la pièce la plus macabre du Grand-Guignol, le livre osé, interdit aux honnêtes femmes, mais que toutes, naturellement, brûlaient de feuilleter.

Le médecin, lui, s’écartait vite du cénacle pour retrouver le baby dont la nurse guidait les pas trébuchants.

— Papapa ! criait impétueusement Loys, montrant, dans un rire d’aise, les quatre petites perles dont s’enorgueillissait son bec rose.

— Est-il joli ! admirait naïvement Évelyne, agenouillée sur le sable. Lâchez-le, Mary, pour montrer à papa comme il se tient droit. Mais monsieur est un paresseux, un petit poltron ! Il n’ose pas se risquer à marcher longtemps seul. Fi ! que c’est laid d’avoir peur, pour un garçon ! Attrape-moi vite, Loys ! Vite ! Vite !

Elle se mit à tournoyer comme une jolie poupée-toupie, faisant voltiger sa jupe à portée du bébé qui étendait inutilement ses menottes, et riait aux éclats.

Mme Davier, au bruit des roucoulements qui s’entrechoquaient dans le petit gosier, posa sur son fils le froid regard de son bel œil noir.

— Arrêtez ! fit-elle, d’une voix impérieuse. Vous lui donnez le hoquet ! Il est très mauvais de l’énerver ainsi, alors qu’on le couche de bonne heure. Toute la nuit, cet enfant en sera agité. Je pense d’ailleurs qu’il est temps de le rentrer.

Davier n’osa s’interposer. Comme tout vrai savant, il demeurait timide devant une mère, et professait volontiers que les théories des médecins sont déjouées par l’intuition de la femme. Il laissa donc, sans protester, Mary saisir Loys, qui regimbait, pour l’asseoir, de gré ou de force, parmi les dentelles de la riche petite voiture.

Le père et la fille, instinctivement, évitèrent de se rapprocher. Évelyne, déconcertée et attristée, recula dans l’ombre de la charmille comme pour se faire oublier. Le docteur Davier, au contraire, s’avança vers le groupe de dames et prit une chaise, avec l’intention de se mêler à l’entretien.

La présence du médecin fit relever d’un ton la causerie. Mme O. raconta un drame qu’elle avait vu représenter en Allemagne : un magistrat, chargé d’une enquête, découvrait que l’auteur de l’assassinat était son propre fils, et après un combat entre son cœur et sa conscience se décidait enfin à taire l’horrible secret et à laisser le crime impuni.

— Les Catons sont rares à notre époque ! opina la jolie Mlle Z., pour faire preuve d’érudition.

— Oh ! à toute époque, je suppose ! jeta Mme Davier.

— Et puis, vraiment, quelle vertu… surhumaine et inhumaine ! s’exclama une vieille dame, un peu trop plâtrée, mais agréable quand même avec ses yeux noirs, pétillants sous des bouclettes blanches. Livrer son propre fils ! Brr ! Si personne n’en devait pâtir, j’estime que le pauvre magistrat père fit bien ! Pour moi, j’eusse agi de même !… Et vous, docteur ?

— Sait-on quelles lâchetés et quels héroïsmes sont en puissance au fond de notre être ? observa le médecin.

— Ce qui revient à dire, compléta Mme Z., que l’occasion fait les larrons… et les Catons ! Étrange filiation d’idées ! Cet homme antique, maussade et chauve, m’amène à songer à Béatrice Lenda, qui prétend ressusciter les danses ninivites. Il paraît que les représentations données aux intimes, dans son petit hôtel de la rue Vélasquez, sont absolument ahurissantes.

— Mais, fit la vieille Mme Y., les yeux étincelants de malice plus que jamais, si j’en crois les racontars, votre cher mauvais sujet de frère, Fulvie, serait des familiers de la maison. Vous devez avoir des renseignements par Stany !

A ce nom, la physionomie altière de Mme Davier s’adoucit. Stany, unique frère de Fulvie de Lancreau, gai compagnon des années de misère, — alors que le père et les deux enfants subissaient les tiraillements de la gêne, l’instabilité du jour et l’insécurité du lendemain — demeurait, pour la jeune femme, une affection qui primait peut-être les autres.

Stany, inconstant, paresseux, mais d’une grâce câline de grand lévrier, trouvait toujours son aînée indulgente. Jamais le garçon n’avait pu franchir le pont-aux-ânes du bachot. Peu importait à son insouciance ! Vaguement journaliste, vaguement dessinateur, vaguement musicien, bredouillant l’anglais et l’espagnol, il occupait un très obscur emploi dans une agence de voyages. A vingt-quatre ans, Stany n’entrevoyait aucune possibilité d’améliorer sa situation — sinon par un mariage avantageux.

— Plus tard, très tard ! répétait-il quand on lui parlait avenir.

Avec un cynisme ingénu, il laissait entendre qu’il possédait, avec le nom de Lancreau, une valeur monnayable.

Cette lignée turbulente des Lancreau, tout en gardant la particule à travers mille avatars et de nombreuses mésalliances qui en brouillaient le vieux sang, résumait aujourd’hui ses défauts dans Stany, et ses charmes patriciens dans la belle Fulvie.

Le père, plaideur enragé, avait vu fondre l’héritage de sa femme dans des procès sans fin. Échoué en dernier lieu dans une pauvre maison du Chesnay, aux portes de Versailles, M. de Lancreau, frappé d’apoplexie sur la route, recevait, par pur hasard, les soins du docteur Davier, dont la voiture passait, au moment de l’accident. Le docteur accompagna le malade au logis de ce dernier ; la médiocrité banale du lieu s’effaça devant l’apparition d’une jeune fille éplorée, d’une grâce royale.

La frayeur, le chagrin de Fulvie animèrent, ce jour-là, ses traits glacés d’ordinaire, et leur donnèrent la beauté pathétique d’une Iphigénie. Le médecin emporta, dans son âme, cette image saisissante.

Au cours des semaines suivantes, il revit toujours Mlle de Lancreau à travers ce prisme de la première heure, parée des mêmes attraits touchants. Les crêpes funèbres accrurent encore ce charme mélancolique. M. Davier, bouleversé, envoûté, se décida à solliciter la faveur de guider les destins de l’orpheline.

Fille si dévouée, elle serait certainement pour Évelyne la tutrice vigilante et aimante qui tiendrait la place de la mère disparue.

Fulvie avait alors vingt-cinq ans. Aucun parti convenable ne s’était présenté jusqu’ici. Dénuée de ressources, ne possédant ni les talents ni l’énergie morale qui suppléent à la fortune, elle se voyait bloquée dans une impasse lugubre.

Le mariage qui se proposait lui assurait l’évasion dans une existence confortable et un cadre élégant. Ce mari roturier, d’âge mûr, assoté d’amour, serait un serviteur plein de gratitude et de soumission.

Ces réflexions secrètes, les suggestions de quelques sibylles telles que Mme Y. déterminèrent donc Mlle de Lancreau à devenir Mme Davier. Encore drapée d’un deuil sévère, elle vint prendre possession du charmant hôtel, préparé avec sollicitude pour la recevoir.

Naturellement, l’amoureux médecin ne déchiffra point l’arrière-fond mental de la déesse. Elle se laissait aimer avec une condescendance qu’il voulut appeler délicate et ombrageuse fierté.

La joie, l’orgueil de posséder un fils, achevèrent d’asservir l’époux. L’heureuse mère du délicieux Loys prit sans peine l’autorité souveraine, et gouverna tout autour d’elle avec une froide et indolente dignité.

Parfois seulement un malaise indéfinissable assombrissait Davier. Il évitait de le préciser, ce malaise. Car alors, il eût dû constater tout ce qui manquait à ses vœux ! Abandon des cœurs, fusion des âmes, vie familiale plus étroite et plus chaleureuse.

Et c’était surtout en considérant sa douce Évelyne — timide et contrainte devant une Petite-Mère, pourtant impeccable — que le père sentait, au côté gauche, une piqûre intense et profonde.

… Cinq petits doigts, tendrement, effleurèrent son cou. Évelyne se tenait derrière sa chaise. Sans doute, la partie de grâces était finie et l’enfant, en tapinois, revenait se blottir près du père adoré, qui, sans se retourner, d’un frôlement de la nuque, répondait à la caresse.

Mme Y. tout à coup jeta un cri coquet de naïade effarouchée.

— Qu’est-ce que je vois ? Quand on parle du soleil… on n’évoque pas toujours Louis XIV… mais Stany de Lancreau apparaît… Bonjour, jeune prince ! Bonjour !

Elle clamait sa satisfaction, bruyamment, agitant son ombrelle pour activer la marche du jeune homme qui s’avançait, d’un pas nonchalant et glissé, la tête inclinée sur l’épaule gauche, onduleux comme un roseau que balance le zéphir.

En approchant, il enleva son feutre gris, artistement cabossé, et découvrit de longues mèches, d’une dorure artificielle.

— Nous parlions de vous justement. Vous arrivez à point ! s’écriait Mme Z.

— Mais toujours Stany arrive à point… pour réjouir les yeux de sa sœur ! appuya Mme Davier, étreignant la main molle, onctueuse comme celle d’un prélat, aux ongles travaillés par une manucure experte. Eh ! mais, dis-moi un peu, Lauzun, pourquoi tu t’es versé un flacon de teinture sur le crâne, afin d’accentuer ta blondeur naturelle ?

— Oxygène ? Henné ? Camomille ! piailla le cercle hilarant, autour duquel le beau jeune homme distribuait sourires et gentillesses.

Très sérieux, avec une charmante conviction et des yeux candides, il répliquait :

— Mais oui ! je me suis laissé teindre ! C’était de toute nécessité ! Dans la saynète que je viens de jouer chez Lenda, on me dit : Blond comme le perfide Eros aux cheveux couleur de paille !

— Bravo ! bravo ! voici de la conscience professionnelle, se récria Mme O., pâmée de rire. Parlez-nous de Lenda ?

— Blond comme le perfide Eros ! ah ! que cela lui convient bien ! approuva Mme Y., frappant Stany de son éventail d’ivoire. Allons, joli dameret, venez un peu ici me raconter vos prouesses ! Où en est votre projet de journal artistique ?

Stany tira un gémissement du plus profond de sa cage thoracique.

— Il est encore aux limbes, madame ! A moins que Pluton ne veuille le délivrer en lui apportant un gros sac d’or !

V

Stany était spécialement antipathique au docteur. L’homme de travail et de raison ne pouvait admettre facilement les façons de faire et l’existence déséquilibrée d’un paresseux, d’un raté à la cervelle légère. Il s’étonnait, à part soi, que, rigoureuse en ses jugements à certains égards, la sœur de Stany montrât une indulgence complaisante aux folies du jeune muguet, rétif à tout conseil de sagesse.

Davier souffrait de la prédilection témoignée par Fulvie à son frère. Jalousie inavouée, scrupules d’une conscience susceptible, qui ne s’exprimaient pas tout haut.

Aujourd’hui, tandis que le cercle frivole faisait fête au « blond Eros » et que celui-ci, réfugié près de la sémillante douairière, batifolait futilement avec un éventail, en débitant des insanités, le docteur sentit grandir jusqu’à l’exaspération son énervement.

Mirage bizarre ! A cet instant, il retrouvait l’impression laissée par le regard furtif de Philomène, et la gêne mystérieuse, réflexe de cette impression, le ressaisissait. Il lui devint insupportable de subir plus longtemps ce caquetage de volière et la vue du puéril efféminé « aux cheveux de paille. »

Davier se leva et s’excusant en quelques paroles d’un enjouement forcé :

— Pardonnez-moi, mesdames, de renoncer à l’agrément de votre compagnie. Mais le piéton insatiable que je suis a besoin de détendre ses jambes. Je vais mettre à profit le temps qui me reste avant le dîner pour marcher un peu.

Personne ne protesta pour le retenir — pas même Mme Y. qui, tout à l’heure, essayait subrepticement de lui soutirer une consultation. Fulvie étendit languissamment son bras encerclé d’or, en jetant un coup d’œil sur sa montre incrustée de brillants.

— Vous avez jusqu’à huit heures, cher ami ! Inutile de vous recommander l’exactitude. Vous êtes toujours ponctuel !

Sur ce congé presque gracieux, le docteur salua à la ronde, puis s’achemina par l’allée voisine. Quelques pas plus loin, une mignonne compagne le rejoignait à la dérobée. Plus loin encore, hors de la portée des regards, une étroite menotte se glissait dans la main virile qui se resserra.

— Papa ! Papa ! La bonne promenade que nous allons faire, tous deux !

Tous deux !… Ces mots se chuchotèrent avec un frémissement d’amour et de joie qu’eût envié un jeune amant, au premier rendez-vous ! Le cœur paternel tressaillit d’un émoi doux et profond.

Mais dans la tendresse de ces paroles, perçait une plainte involontaire. Davier étouffa sa pensée, et enveloppa plus fort, dans la tiédeur de ses doigts, le poing menu.

— De quel côté irons-nous, Évelyne ? Dirige !

— N’importe où ! J’aime tout ici, surtout avec toi ! Tiens ! disons bonjour à Mme Flore que voici avec ses petits enfants, et puis visitons aussi Mme Cérès et sa famille !

— Volontiers ! Ces dames méritent bien que nous leur rendions nos devoirs. Et ensuite !

— Ensuite ? chercha Évelyne s’excitant de bonheur, nous passerons, si tu veux, devant le char d’Apollon, puis nous rejoindrons le Miroir et le Jardin du Roi. Ainsi nous reviendrons juste à l’heure, en sortant par la porte de l’Orangerie ! C’est bien dommage que nous n’ayons pas le temps d’aller à Trianon !

— Allons-y en pensée seulement, ce soir ! Tiens ! voilà ton amie Cérès, qui consulte avec inquiétude le ciel, afin de savoir si elle doit presser la rentrée de ses gerbes !

A travers les ramures épaisses, les rayons déclinants s’allongeaient en flèches brillantes ; des éclaboussures de soleil revêtaient le sol d’un tapis, moiré d’or et d’améthyste sombre. Évelyne, grisée, babillait comme une alouette en plein azur, Et le père, s’accordant au badinage enfantin, laissait pénétrer en son âme, sourdement inquiète et dolente, l’apaisante fraîcheur des branches vertes, des sous-bois parfumés, du bruissement argentin de la jeune voix.

Soudain, les deux promeneurs passèrent, de la pénombre des longues nefs de feuillages, à l’éblouissement du grand espace découvert, où les eaux du Bassin d’Apollon et du Grand Canal réverbéraient le ciel éclatant.

A l’est, le château s’illuminait. L’astre, descendant vers l’horizon, baignait de feux plus ardents la demeure royale. Les fenêtres étincelantes paraient d’une double rangée d’escarboucles la majestueuse façade.

— Papa, tu sais, déclara posément Évelyne, je n’aime pas beaucoup Louis XIV. Il a été dur et méchant, parfois, et si capricieux ! Mais, tout de même, il a créé de bien beaux jardins ! Comme ça devait être joli, les carrosses, les chaises roulantes, les seigneurs à perruques, et les dames avec leurs grandes robes chamarrées ! Et sur le canal, les gondoles, les fêtes vénitiennes ! Tiens ! il y a des petits bateaux qui voguent ! Veux-tu que nous allions jusqu’à la Flottille ?

— Pressons le pas alors !

Mais quel était, devant eux, ce gentilhomme corpulent et guilleret, qui marchait en dodelinant de la tête, au rythme d’une ariette chantonnée à quart de voix ?

— Ah ! Me Bénary, deux rencontres en l’espace d’une heure, alors que nous restons parfois huit jours sans nous apercevoir !

L’avocat s’arrêtait et saluait, avec une grave courtoisie, la fillette rougissante.

— Oh ! oh ! docteur, mes compliments ! Vous voilà en bonne fortune !

— Vous le dites ! Et pour continuer à citer du Musset, Évelyne, tout à l’heure, à sa façon, pastichait innocemment les Trois Marches de Marbre Rose !

« Que de grands seigneurs, de laquais,
Que de duchesses, de caillettes »

— De talons rouges, de paillettes ! continuait l’avocat souriant. L’idée de cette évocation s’impose à tous ici ! On vit dans le passé à Versailles ! Et c’est pour cela qu’on y devient forcément collectionneur !

— A ce propos, avez-vous fait affaire avec Lermignot ? Vous semblez de belle humeur ?

— J’ai acheté la carte. Mais cette poussée de contentement provient d’une cause plus sérieuse.

Ils arrivaient à l’embarcadère. Évelyne regarda avec de grands yeux d’envie les heureux mortels qui prenaient place dans les bateaux.

— Ah ! tenez, s’exclama Me Bénary, la satisfaction me rend à mes goûts juvéniles ! Je fus un intrépide canotier de la Marne, au temps où j’étais escholier ! Gente demoiselle, vous plaît-il d’accepter une navigation en cette nacelle ? Ainsi votre charmante présence excusera les fredaines d’un vieil étudiant !

— Bénary, mon ami, vous voilà déchaîné !… Mais le temps nous manque !

— Oh ! accordez-moi seulement une demi-heure ! Mes bras en auront vite assez ! Cette voiture nous attendra et nous ramènera à la ville en cinq minutes !

Tant de convoitise ingénue éclatait dans les yeux de la fillette que le père céda. Ce fut vite fait d’arrêter un cocher d’abord, de louer une barque ensuite, de s’y installer. Me Bénary, joyeusement, saisit les avirons.

— Merci du plaisir que je vous dois, gracieuse Évelyne ! A présent, bravons l’essoufflement ! Je vais vous dire en trois mots, Davier, la chance qui m’advient. En sortant de la caverne Lermignot, je trouvai un confrère parisien, qui venait dîner à Versailles. Tout naturellement, il me parla d’un fait nouveau, se rapportant au vol commis chez M. de Terroy, et qui semble devoir arranger les choses au profit de mon client.

— Ah ! tant mieux ! proféra le médecin.

Évelyne, qui filtrait entre ses doigts l’eau dorée, comme pour saisir les perles du sillage, redressa la tête, prise d’un intérêt subit pour la conversation.

— Voilà ! continua Me Bénary, sur le front duquel commençaient de saillir des gouttes de sueur. Un revendeur suspect du quartier des Halles, à Paris, vient d’être arrêté pour recel de marchandises, volées chez un grand commissionnaire en dentelles. On a trouvé chez lui, en outre, un médaillon du collier de Terroy et deux topazes assez grosses, signalées dans l’enquête. Il dit que ces objets lui ont été apportés par un inconnu, ayant un fort accent anglais, qui s’est dit fils de famille dans la dèche, et obligé de lessiver les bijoux de sa mère. L’homme, probablement grimé, portait une barbe fauve ; il était grand, remarquablement mince. Or Raymond Airvault est de taille plutôt petite, les épaules larges, râblé comme un Espagnol, et je ne crois pas qu’il parle anglais.

Le docteur tenait les yeux fixés sur la perspective du canal de Trianon. Le magnifique escalier à balustres, dont les courbes harmonieuses s’élèvent avec grâce vers les beaux arbres du parc mélancolique, semblait absorber toute son attention.

— Comme Watteau dut aimer ce site ! murmura-t-il.

— Oui, c’est délicieux ! Mais que dites-vous de mon histoire !

— Je… je ne vois pas très bien, je vous l’avoue, en quoi ces circonstances peuvent favoriser votre client… Ne pourra-t-on supposer l’ingérence d’un complice ?

— Soit !… mais il y a déjà doute, et que le doute s’accroisse, l’inculpé en bénéficiera ! reprit vivement l’avocat. Ah ! si Raymond pouvait justifier la présence de la sacrée pendeloque dans son tiroir ! Parbleu ! l’explication qu’en donne le pauvre diable est assez plausible ! M. de Terroy, averti de ses folies de jeu, le retint après le départ de ses autres invités pour lui laver la tête. Airvault ne cacha pas ses torts, et confessa les embarras où il s’était jeté, par sa faute, la dette « dite d’honneur » contractée dans un tripot où un mauvais ami l’avait introduit, la facture refusée, etc., tout cela rendu plus critique par la maladie de sa femme. M. de Terroy, paternel envers ce garçon qu’il a aidé à diverses reprises, lui prêta trois mille francs pour sortir d’embarras.

— Fort bien ! Je sais tout cela ! Mais la pendeloque !

— Nous y arrivons ! M. de Terroy avait montré à tous ses invités le collier Renaissance, acquis le jour même, et qu’il enferma, en leur présence, dans un coffret de vieil argent avec des pierres non taillées, dont il voulait faire composer une parure pour sa petite nièce. La pendeloque du collier était détachée. Quand il fut seul avec Airvault, il pria celui-ci de prendre le dessin de ce camée — dessin qui serait communiqué à une Revue artistique — et il lui confia le pendant pour quelques jours. Raymond, en arrivant chez lui, retrouva dans la poche de son gilet le précieux objet auquel il ne songeait déjà plus, et l’enferma dans le tiroir de sa table à dessiner. Il repartait, le lendemain matin, pour Montmorency où il surveille, comme vous le savez, la construction d’une grande villa ; la pendeloque lui sortit de l’esprit. Quel malheur qu’il n’ait parlé à personne du travail commandé par M. de Terroy ! Enfin, le fait nouveau aura pour résultat de faire pousser davantage l’enquête et vraisemblablement sur une autre piste.

— Une autre piste ?

— Oui, à mon avis, l’instruction n’a pas tenu compte suffisamment de la disposition des locaux.

Eugène, le vieux domestique, s’étant couché vers dix heures, l’entrée du pavillon fut à peu près libre jusqu’à minuit. (Il faudrait aussi interroger d’une façon plus précise la bonne femme qui fut chargée de verrouiller la grille afin de connaître l’heure exacte de la fermeture.) Quoi qu’il en soit, les verrous de la maison même n’étaient pas tirés. Et il n’y a pas de trace d’effraction. Or, si vous vous rappelez bien la disposition du pavillon, il existe, à l’entrée, un petit salon, parallèle à l’antichambre, et contigu au studio. Quelqu’un a pu s’y tenir caché, attendre la sortie d’Airvault — peut-être pour exposer une requête à M. de Terroy, envahi toujours par les tapeurs. Admettons un tapeur. — A sa vue, notre ami, violemment saisi, s’écroule foudroyé. L’autre, soyons charitables ! veut le secourir — constate que tout est inutile. Sa main tombe sur le coffret. Autant de pris ! Puis il sort par les issues ordinaires — ou bien il saute sur le terre-plein du jardin et se laisse tomber de la terrasse dans la ruelle qui passe derrière la propriété.

— Oh ! oh ! maître Bénary, vous avez une imagination de romancier !

— Persifleur ! Si vous aviez étudié l’affaire comme moi, ces probabilités vous paraîtraient vraisemblables. Mais je ferais mieux de garder ma voix pour la barre ! Est-ce assez idiot de jacasser de la sorte en ramant.

L’avocat toussa, s’érailla, reprit souffle, et les avirons, quelque temps paresseux, s’animèrent avec une nouvelle vigueur. L’embarcation retournait vers le port. Évelyne, assise à l’arrière, sa chevelure blonde traversée de soleil, inclina sa tête caressante sur l’épaule de son père.

— Oh ! quel bonheur si le papa de Raymonde revient enfin chez lui ! Je voudrais que tout le monde crût M. Bénary !

Lentement, M. Davier écarta sa main, demeurée en abat-jour sur ses yeux, et il murmura, comme quelqu’un qui parle pour élucider ses souvenirs :

— Mais j’ai rencontré Airvault sur le chemin de la gare, le matin, alors qu’il rejoignait Montmorency. Le décès de M. de Terroy n’était connu de personne, puisque le valet de chambre, malade, n’entra dans le salon de son maître qu’à huit heures. Airvault et moi, nous marchâmes de compagnie, une centaine de pas environ. Et… je ne pourrais l’affirmer… mais… il me semble bien qu’il m’a parlé d’un petit travail à effectuer pour de Terroy… le dessin d’un joli bijou ancien…

Me Bénary leva sa rame dans un transport d’enthousiasme :

— Ah ! cher ami ! Que j’ai bien fait de jaser ! Je ne me repens plus, malgré l’aphonie ! Tachez, je vous en conjure, de vous rappeler exactement. Ainsi les allégations d’Airvault à propos du satané camée se trouveraient justifiées. Spontanément, il avait avoué le prêt d’argent — que personne ne soupçonnait. Ses livres portent d’ailleurs mention d’avances semblables, faites par M. de Terroy et peu à peu acquittées. On le croira plus facilement sur le reste si ses assertions, touchant la pendeloque, sont confirmées par un homme tel que vous. Ah ! autre chose ! A quelle heure l’avez-vous rencontré ?

— Je suis sorti une demi-heure plus tôt que d’habitude, ce matin-là, pour aller au chevet d’un hémiplégique. Il était environ huit heures moins le quart.

— Admirable ! s’écria Bénary, exalté. Voici l’alibi désiré ! L’homme brin de jonc s’est présenté à huit heures chez le revendeur, qui ôtait seulement les panneaux de sa devanture. Évidemment, Airvault n’ayant pas le don d’ubiquité, ne pouvait se trouver à la fois dans le train de Versailles et rue Rambuteau ! De plus, si on objecte qu’il a pu confier le collier à un complice, le fait qu’il vous ait parlé de la reproduction de la pendeloque, enlève toute vraisemblance à l’argument. Ah ! la bonne après-midi !

Le docteur se pencha vers l’onde vermeille qui lui envoya un chaud reflet au visage :

— Mes souvenirs sont très nets quant à l’heure à déterminer, articula-t-il. Puis en hésitant : Pour la pendeloque… J’écoutais d’une oreille trop distraite pour certifier l’exactitude du propos… Vos habiles dissertations ont pu me suggestionner, ajouta-t-il avec un faible sourire.

Me Bénary repoussa vigoureusement l’insinuation.

— N’allez pas vous mettre en tête pareille billevesée, et vous perdre dans des scrupules nuageux, comme une nonne à confesse ! Votre mémoire s’éveille : voilà tout !

— Cet éveil est bien indécis…

— Mon cher ! Indécises ou non, ces paroles, venant de votre part, acquièrent une valeur inestimable ! Notre juge d’instruction, si têtu qu’il soit, sera bien obligé d’abandonner quelques-unes de ses préventions. Je vous fais citer bon gré, mal gré, comme témoin à décharge.

Allons ! ajoutait l’avocat, sautant à terre, et tendant galamment la main à Évelyne, je puis dire, après Titus, que je n’ai pas perdu ma journée. Petite belle aux cheveux d’or, veuillez monter dans cet équipage ! Que n’ai-je le pouvoir magique de transformer ce locatis poudreux en char fleuri, traîné par des colombes, pour le rendre digne de vous !

VI

L’hôtel Davier était une de ces jolies résidences du XVIIIe siècle — telles qu’on en rencontre dans les principaux quartiers de Versailles — avec un toit à l’italienne, entouré de balustres, une façade aux lignes simples, percées de hautes fenêtres aux harmonieuses proportions. La porte cochère s’ornait de moulures finement ciselées où s’enlaçaient des guirlandes de fleurs, dignes de décorer les battants d’un meuble de salon. Dans le tympan du cadre de pierre, un amour badin soutenait un écusson à demi effacé. Les frondaisons des grands marronniers, dépassant le mur du petit jardin, ajoutaient leur charme à l’élégante architecture.

Cette délicieuse demeure semblait créée pour abriter une intimité intelligente et heureuse, la grâce élégante d’une aristocratique beauté, entourée d’artistiques richesses.

Le docteur y avait vu l’asile prédestiné du second amour qui réveillait sa jeunesse. Il pensa rendre l’hôtel à sa destination en y amenant la femme aimée et les trésors du passé qu’il avait glanés çà et là, au cours des ans, avec un goût averti.

En revenant du parc avec Évelyne, Davier s’était préparé à l’épreuve de dîner en compagnie de son beau-frère. Aussi fut-il étonné, lorsqu’il pénétra dans le joli boudoir garni d’un mobilier Louis XVI authentique, aux brocatelles estompées, aux bois laqués d’un gris éteint, d’y trouver Fulvie seule. Debout près de la cheminée de marbre blanc, la jeune femme arrangeait des roses dans un porte-bouquet de vieux Strasbourg.

Le valet de chambre, ouvrant presque aussitôt la porte de la salle à manger, annonça que madame était servie. Trois couverts seulement étaient disposés sur la table. Le médecin crut devoir dire, par courtoisie, du bout des lèvres, en dépliant sa serviette :

— Tiens ! votre frère n’est pas des nôtres ?

Sans lever les yeux, Fulvie répliqua d’une voix blanche :

— Non, Stany est retourné à Paris.

— Si vite ?

— Il était venu à Versailles tout bonnement pour me voir quelques minutes. Ce garçon aime sa sœur !

— C’est trop juste !

Et abandonnant le sujet, le médecin commença le récit de la promenade et de l’épisode qui l’avait agrémentée : la navigation imprévue !

— Oh ! que M. Bénary est aimable ! déclara Évelyne avec élan. Je me suis tant amusée ! Je voudrais voguer longtemps, longtemps, très loin !

— A ton âge, enfant, dit le père, j’ambitionnais d’être marin ! Maintenant, mes vœux se bornent à un voyage en Égypte ! Mais quand réaliser ce rêve ?

La jeune femme, ses coudes nus sur la nappe, les mains jointes sous le menton, les yeux dans le vague, murmura en mineur :

— Chacun fait des rêves. Et les plus chers ne se réalisent jamais !

Cette réflexion traduisait un si profond désenchantement que le mari courba la tête.

Alors tout ce qu’il tentait pour faire du bonheur serait donc vain ?

Mais le valet reparaissait, tournant autour des convives pour le service. La conversation se traîna, dès lors, sur des questions terre à terre.

Le dîner achevé, tous trois revinrent au petit salon. C’était l’instant désiré par le chef de famille que sa profession retenait hors du foyer, la plus grande partie du jour ; l’heure trop courte où il jouissait de la réunion.

Évelyne alla s’asseoir au piano pour sa demi-heure d’exercices journaliers. Mme Davier, étendue sur une bergère trianon, ouvrit une revue, en levant les sourcils avec une expression de martyre résignée, tandis que l’enfant exécutait consciencieusement gammes et arpèges.

Le médecin finit par remarquer la contraction des traits et l’abaissement des commissures de la bouche, trahissant un malaise.

— Qu’avez-vous, chère amie ? demanda-t-il avec sollicitude. Votre névralgie ? Je vais vous chercher un comprimé d’aspirine.

— Ne prenez pas cette peine ! Je sais dominer le mal !

— Peut-être le bruit vous gêne-t-il ? Évelyne peut interrompre ou cesser son tapotage.

Fulvie laissa tomber la revue sur ses genoux.

— Oh ! avoua-t-elle languissamment, ce n’est pas seulement ce soir que ces études insipides — dont les accrocs se répètent avec une persistance agaçante — me crispent les nerfs.

— Ferme ton piano, Évelyne ! dit à demi-voix M. Davier.

La fillette, consternée, essayait de s’excuser :

— Oh ! petite mère, si je suis maladroite, ce n’est pas ma faute ! Je m’applique de mon mieux !

— Je veux le croire ! dit Fulvie très doucement. Mais, sans doute, suis-je impropre à enseigner. Je me déclare incapable de surveiller plus longtemps votre travail. Vous tenez si peu compte de mes observations ! Une répétitrice étrangère sera mieux écoutée. Et pour que vous travailliez à l’aise, je demande que le piano soit transporté ailleurs… ou alors, je serai obligée de me retirer dans ma chambre.

Les pleurs de l’enfant débordaient en silence. Évelyne étendit la bande de soie brodée sur le clavier et rabattit, sans bruit, le couvercle de l’instrument. D’un geste furtif, elle essuya ses yeux et s’approchant des deux époux, bredouilla :

— Je vais monter ! J’ai beaucoup de leçons à apprendre, et une carte à faire. Bonsoir, petite mère ! Bonsoir, papa !

Mme Davier frôla de ses lèvres fermées le front satiné où retombaient des boucles folles. Le docteur y appuya deux lents baisers où il crut aspirer la petite âme, effarouchée et tendre.

La fillette sortie, le cœur du père s’alourdit, ainsi qu’un objet qui s’immerge et coule.

Davier avait jugé prudent de se taire durant le bref colloque et de garder la neutralité, pressentant que son intervention empirerait les choses. Il lui était impossible de prendre parti sans chagriner l’enfant, ou froisser sa femme. Ce qu’il entrevoyait de plus net, c’est que les quelques instants où il jouissait de la réunion de famille seraient abrégés. En même temps, il entrevoyait, pour les jours à venir, de si grandes menaces d’orage, annoncées par des symptômes antérieurs, qu’il s’interdit, atterré, de regarder plus avant.

Un silence régna. Fulvie replia sa revue, la déposa sur le guéridon voisin, puis s’allongea dans sa bergère, placée devant la fenêtre. Les yeux grands ouverts, en face de la perspective aimable du jardin de la Quintinie, la jeune femme, évidemment, ne voyait rien des plaisantes beautés du Potager du Roi. Ses prunelles de sombre métal demeuraient fixes et ternes, comme il arrive quand l’attention se résorbe pour un examen intérieur, profond et attristant.

Devant cet affaissement presque morbide, le docteur s’alarma :

— Vous ne semblez pas dans votre état normal ? Souffrez-vous ? Je puis essayer de vous soulager.

Fulvie tourna lentement la tête sur le dossier de satin fleuri.

— Je vous remercie ! Mais le mal dont je souffre est plutôt moral.

Les yeux des deux époux se joignirent. Davier murmura avec une sourde angoisse :

— Vous me savez votre meilleur ami. Ne puis-je donc savoir ce qui vous affecte ?

Fulvie, quelques secondes, garda ce mutisme qui augmentait la crainte du mari, puis elle soupira :

— Comprendrez-vous bien ? Tout excellent que vous soyez, il y a certaines subtilités de sentiments qui vous échappent… Je souffre du dédain offensant, de l’aversion que vous montrez à mon frère.

Davier se rejeta en arrière. Des plis subits creusèrent son front et s’allongèrent près des ailes du nez, vieillissant et durcissant tout à coup son visage fin, demeuré jeune par la vivacité des yeux et la mobilité des lèvres.

— Je ne crois pas avoir témoigné des sentiments aussi hostiles à votre frère ! objecta-t-il avec effort. Je ne puis approuver la façon peu sérieuse dont il conçoit la vie… Sans doute le comprend-il. Et c’est cela seulement qui le gêne vis-à-vis de moi.

— Vous ne vous rendez pas compte vous-même, je le crains, du sens que prennent vos attitudes à son égard ! répliqua Fulvie. Cette après-midi, vous êtes parti subitement après son arrivée, et en quittant notre groupe, à dessein ou non, vous avez omis de lui tendre la main ! Ce n’est plus là seulement de l’hostilité latente, mais déclarée ! Et en offensant le frère, vous blessez la sœur ! Songez-y bien, poursuivit-elle avec feu, Stany a été le rayon de soleil de ma jeunesse tourmentée, dont vous avez vu le triste épilogue. Ne le jugez pas à votre jauge. Il y eut des huguenots dans votre ascendance. Vous êtes sévère et puritain, en dépit de vous-même, et de la bonté de votre cœur. Stany échappe à la toise commune. Il est le fantaisiste, l’artiste. Tous ceux qui le connaissent bien sont persuadés qu’il trouvera un jour la bonne veine ! Il rumine un projet de journal artistique — dont il serait le soiriste — qui paraît fort sérieusement combiné. Stany a déjà réuni des promesses de brillantes collaborations — en attendant le commanditaire généreux. Quel dommage que vous l’ayez présenté trop tard à M. de Terroy, ou que celui-ci soit mort trop tôt !

Sans laisser à son mari de temps de placer une parole, elle jetait avec véhémence :

— Ne l’oubliez plus, je vous en prie ! Stany est mon frère ! Que dis-je ? Plus que mon frère — le petit cadet pour qui je représentais la protection maternelle, mon premier fils, l’aîné de Loys !

La sincérité de ses sentiments rendait la jeune femme éloquente et lui restituait cette beauté d’expression qui avait subjugué le mari. Davier l’admirait, comme en la première rencontre, tandis qu’elle se débattait, pâle d’une ardente pâleur, sa main fuselée élevée en l’air pour attester ses déclarations vibrantes.

Jamais il n’avait mieux éprouvé la puissance de l’amour qui le captivait. Jamais ne l’avait davantage étreint le désir éperdu d’être aimé comme il aimait lui-même. Et la force de son émotion le retenait immobile et silencieux, tandis que Fulvie reprenait, d’un accent plaintif, sa poitrine oppressée soulevant le linon ajouré de son corsage :

— Stany désire votre amitié. Il est parti sans que je puisse le retenir, désolé ! Et je comprends si bien ce dépit humiliant, douloureux ! Rien n’est plus pénible que de sentir se dérober ceux dont on souhaite l’affection, de se heurter à l’antipathie — inconsciente parfois — de quelqu’un qu’on désire gagner, de rencontrer enfin la méfiance quand on cherche à obtenir la confiance ! Ce découragement, je le connais !

— Comment ? fit Davier, la gorge étranglée.

La réponse redoutée ne se fit pas attendre :

— Est-il besoin de nommer ? Vous savez de qui je veux parler… Ne secouez pas la tête ! Rien n’est plus vrai ! Cela saute aux yeux de tous ! Évelyne me fuit, m’échappe, et prend le contre-pied de tous mes conseils !

— Oh ! protesta le père, dans un souffle. Craignez de faire erreur, chère amie ! La petite vous aime ! Peut-être n’est-elle pas encore familiarisée suffisamment ! C’est une sauvageonne ! Son enfance est restée solitaire. Mes occupations professionnelles m’accaparaient. Je n’eus pas le courage de me séparer de ma fille. Ce petit oiseau égayait la maison vide.

Fulvie, à ces dernières phrases, eut un signe d’assentiment.

— Nous sommes pleinement d’accord sur ce point. Absent du logis, vous laissiez votre enfant aux inférieurs. Voici l’origine des difficultés auxquelles je me bute. Une très mauvaise influence s’est emparée d’Évelyne. Pour enjôler l’enfant, et par elle, vous gouverner, on a flatté ses petits défauts, fermé les yeux sur ses travers. Évelyne, en un mot, a été très mal élevée.

Mme Davier exposait ces observations avec une pondération, une mesure qui les rendaient convaincantes. Le docteur, ébranlé, s’évertuait in petto à découvrir les travers de la fillette. Mais il s’avouait que sa tendresse paternelle le rendait susceptible d’aveuglement. Il ne sut que répéter cet argument sentimental :

— Évelyne est bonne et affectueuse. Elle finira par se rendre à l’évidence. Elle vous respecte et ne demande, j’en suis sûr, qu’à vous donner son petit cœur !

— Je ne demande, moi, qu’à le croire ! soupira Fulvie, détournant les yeux avec une certaine émotion. Oui, heureusement pour elle et pour nous, Évelyne possède une bonne et saine nature. Et je ne vous ai pas épousé, moi, avec l’intention de devenir une marâtre !

Davier s’inclina vers la main qui venait d’accentuer, d’un geste, l’affirmation généreuse et la baisa avec reconnaissance.

— Orpheline moi-même, continuait Mme Davier, je sais tout ce qui me manqua par suite de l’absence de direction maternelle. Cette direction, j’ai essayé de la fournir à votre fillette. Mais j’ai vu rapidement que la tâche serait plus difficile que je ne le supposais. On cherche à détourner de moi l’enfant que je veux réformer. Elle se raidit au lieu de s’abandonner. L’influence qui lui fut si pernicieuse, s’exerce encore, sournoisement.

— Oh ! croyez-vous ?…

— Je le sais… Je sais que Philomène poursuit Évelyne, et se trouve partout sur son chemin. En dernier lieu, n’a-t-elle pas réussi à se faire admettre comme lingère à la pension ?

— Je l’ignorais !

Une fois de plus, le docteur se trouvait bloqué. Les allégations de Fulvie, sans que celle-ci le soupçonnât, empruntaient une force secrète, une logique inattendue aux souvenirs que laissait à Davier se récente rencontre avec Philomène. L’animosité de celle-ci contre la seconde épouse s’était décelée. L’homme, embarrassé de remords confus, baissa la tête, inférieur désormais dans la discussion.

— Soyons indulgents ! murmura-t-il. La patience et le temps arrangeront tout.

Fulvie interrompit avec une ironie attristée.

— Non, mon ami ! Ne suivons pas la pitoyable politique du laisser-faire ! Stany en a été victime dans son jeune âge. Ayons le courage d’être clairvoyants ! Vous-même tout à l’heure avez confessé les abus qui se sont produits. Évelyne, par la force des choses, fut abandonnée aux domestiques. Sa première éducation est manquée. Moi, qui représente la règle, je lui deviendrai vite odieuse si je m’obstine à agir. Je n’y gagnerai que de me faire détester. Empêchons cela à tout prix !… Je veux espérer beaucoup de l’avenir. Évelyne doit devenir une jeune fille distinguée, digne de vous, et qui trouvera en moi le guide nécessaire à ses débuts dans le monde. Mais, pour en arriver là, soyez énergique !

Davier pressentait le but vers lequel il était poussé. Il essuya sa nuque et son front, glacés d’une sueur froide.

— Alors, dit-il à contre-cœur, quel parti prendre ?

Renversée dans sa bergère, les yeux mi-clos, son beau visage empreint de la tristesse qu’éprouve la sibylle en prononçant un oracle pénible, l’extrémité de ses doigts fins se touchant, Fulvie articula d’une voix posée :

— Il faut qu’Évelyne soit confiée, pour un temps, à des mains expertes et prudentes. Le sacrifice est dur pour vous. Il est de ceux que consomment chaque jour les parents prévoyants. Évelyne ne retrouvera qu’avec plus de joie la maison paternelle… si elle en sort… quelques années.

A cet aboutissement pourtant prévu, le père frémit. Comprimant sa douleur, qu’il taxait lui-même de faiblesse, il murmura, courbant le front, les coudes sur les genoux :

— Alors, vous croyez qu’il serait sage de mettre l’enfant pensionnaire à la rentrée ?

— Oui, formula nettement Mme Davier, pensionnaire, et à la rentrée prochaine, oui ! Mais non pas à Versailles. Ce ne serait qu’une demi-mesure, et par conséquent, une maladresse. Ne vous effrayez pas ! Ne me regardez pas comme une tigresse altérée de sang. Je vais vous prouver mon impartialité. Vous m’avez présenté, un jour, une institutrice de votre première femme, qui dirige aujourd’hui une petite pension, à Saint-Germain-en-Laye. J’ai entendu dire le plus grand bien de cette personne. Pourquoi ne lui donneriez-vous pas le soin de diriger Évelyne, qui se trouverait là tout de suite entourée d’affections — mais d’affections sages et éclairées. Et vous-même seriez ainsi complètement en repos.

Le choix proposé affirmait, en effet, d’une façon péremptoire, les intentions bienfaisantes de Mme Davier et le désintéressement de son conseil. Le pauvre père, vaincu, se compara mentalement à un pitoyable captif qui, pieds et poings liés, entend décréter une sentence rigoureuse.

Sans répondre, il se leva, la poitrine gonflée de profonds soupirs, s’approcha de la fenêtre, et laissa errer au dehors son regard brouillé, insensible à la sérénité du crépuscule où s’éteignaient les ors et les pourpres du couchant.

Mais ce silence devait s’interpréter comme une soumission. La femme mordilla ses lèvres souples pour en réprimer le sourire satisfait, et redressant son corps onduleux, elle vint poser sa main longue et blanche sur l’épaule du mari :

— Loys doit être endormi. Si nous montions le voir ?

VII

Le grincement et les sonneries des tramways, les roulements des voitures, les cris et les murmures de la rue montaient autour des murailles épaisses, pénétraient par les fenêtres grillées. Le prisonnier, assis sur sa couchette, le front dans ses mains, percevait, avec accablement, ces rumeurs de vie et de liberté qui lui faisaient mieux sentir la rigueur de la claustration.

Sa pensée errait seule, anxieusement, cherchant au logis la femme et l’enfant aimées, dont il devait rester séparé.

Qu’advenait-il de toutes deux ? Quand lui serait-il donné de les revoir ?

Madeleine ne pouvait quitter la chambre, et il ne voulait pas que leur fille le visitât dans l’affreux asile. Tout son être se révulsait à imaginer cette pureté, cette fraîcheur exposées à cet air flétrissant.

Tandis qu’il se tenait dans les ténèbres volontaires, les yeux fermés, Airvault croyait apercevoir, auréolées de lumière, la mère et la fille enlacées, le regardant avec pitié et amour.

Le bruit vulgaire d’un sonore ronflement interrompit l’évocation. Raymond tressaillit de dégoût.

La prison regorgeait, à cette époque. Et pour achever sa profonde misère, Airvault devait partager sa cellule avec un braconnier, brute et fourbe, accusé d’avoir mis le feu à une maisonnette de garde.

L’homme dormait d’un geste bestial, la bouche, largement ouverte, trouant le collier de barbe broussailleux. Le jeune architecte, écœuré, alla vers la fenêtre, et regarda avidement le carré de ciel bleu, à travers la grille. Mais la vue de ces barres de fer le bouleversa. Il heurta son front de ses poings fermés, en criant :

— Qui m’eût dit que jamais… Oh ! j’en deviendrai fou !

Quelques tours dans l’étroit espace, et il revint tomber, épuisé, sur le lit, le visage enfoui dans la couverture.

Comment se terminerait cet horrible songe ? Désespérément, il chercha une lueur dans la nuit où il se débattait.

Avec un tenace effort où il rassemblait sa volonté, son énergie défaillantes, Raymond, une fois de plus, reconstituait l’enchaînement des circonstances fatales qui avaient provoqué les suspicions et aboutissaient, pour lui, à cette geôle.

Il se revit dans la bibliothèque-fumoir où, tous les quinze jours, M. Gaspard de Terroy réunissait ses amis.

M. de Terroy était une figure curieuse et sympathique de philanthrope et de dilettante. Difforme, les jambes cagneuses, l’épaule déjetée, il avait renoncé à la vie normale et s’était gardé du mariage. Mais ses goûts d’art, servis par une belle fortune, son intelligente charité lui avaient permis de passer une existence sereine, dont les paisibles jouissances se continuaient dans la vieillesse.

Il avait remarqué Raymond adolescent dans la boutique du vieux serrurier Airvault — un artisan du marché Saint-Louis qui détenait les secrets de la belle ferronnerie d’autrefois. Le petit-fils, orphelin, aidait le grand-père à l’atelier. Les dessins de l’enfant intéressèrent l’amateur. Le jeune garçon avoua son goût pour l’architecture. M. de Terroy intervint pour lui permettre de suivre sa vocation. Ainsi Raymond, à l’âge de quinze ans, devenait petit commis chez M. Menou. Parallèlement à la pratique de sa profession, il poursuivait ses études spéciales, et se faisait bientôt estimer pour son talent.

Aussitôt après son retour du régiment, Airvault épousait la jeune fille qu’il aimait — simple factrice d’une papeterie de la rue Hoche, mais douée de distinction, d’intelligence et de courage. L’avenir s’ouvrit, gai comme l’aube.

M. de Terroy, toujours bienveillant, avait facilité les débuts du jeune ménage, qui lui gardait une reconnaissance profonde. Raymond fréquentait avec plaisir les mercredis de son protecteur. Réunions d’hommes, dépourvues d’apparat, où chacun causait librement, sans autre contrainte que le respect imposé par le lieu, et où s’entendaient, alternant avec quelques morceaux de musique de chambre, des discussions élevées ou ingénieuses sur des points d’esthétique, d’archéologie ou de littérature.

Ces derniers temps, le jeune architecte s’était montré moins assidu. Depuis cinq semaines, Madeleine restait alitée, et, trois jours sur six, Airvault devait aller à Montmorency, pour y surveiller la construction d’un château. Mais M. de Terroy ayant pris la peine de lui reprocher, par un billet, son inconstance, le jeune homme voulut faire preuve de son bon vouloir, et se rendit au prochain mercredi — qui tombait le 12 juin.

Le pavillon de M. de Terroy s’élevait, avenue de Saint-Cloud, dans un beau jardin en terrasse, précédé d’une longue allée que bordaient d’anciennes dépendances, des rez-de-chaussée coiffés de grands toits. Airvault suivit ce couloir à ciel ouvert et entra dans l’antichambre où le vieux domestique le débarrassa de son chapeau et de son pardessus, avant d’ouvrir la porte du studio.

Sept ou huit habitués seulement étaient rassemblés dans la belle et vaste pièce, dont une galerie de bois ouvragé faisait le tour, à hauteur d’un premier étage. M. de Terroy accueillit l’arrivant avec son urbanité habituelle. Eugène apporta le café, le vin d’Espagne, les gâteaux. Et son maître, remarquant son abattement et sa pâleur, lui enjoignit d’aller se coucher.

— Inutile de vous surmener. On se passera très bien de vos services. Tout le monde sait le chemin. Je tirerai moi-même les verrous de la maison quand le dernier de mes aimables invités me quittera.

La soirée suivit son cours, avec l’intermède d’une sonate de Beethoven. M. de Terroy montra à ses amis de récentes acquisitions, entre autres un coffret d’argent niellé contenant des gemmes non montées, et un collier d’un curieux travail — de la fin du XVIe siècle vraisemblablement — composé de quatre médaillons camées, reliés par d’ingénieux motifs d’or. Le pendant, détaché du tour de cou, était formé par une agate, portant la figure d’un guerrier, d’une beauté supérieure au reste de l’ouvrage comme matière et comme gravure.

— Je ne suis pas loin de penser, disait M. de Terroy, que ce camée fut l’œuvre du fameux Coldoré, portraitiste de Henri IV.

Peu après cette exhibition, les départs commencèrent.

Raymond se préparait aussi à la retraite. M. de Terroy lui posa la main sur l’épaule.

— Restez, je désire vous parler.

Dès qu’ils furent seuls, le vieillard laissa éclater son mécontentement. Quelqu’un lui avait révélé les imprudences d’Airvault — peut-être celui-là même qui avait entraîné le jeune homme devant le tapis vert. Et M. de Terroy, effrayé, assumait le soin désagréable d’avertir son protégé et de le tancer vertement.

Airvault, décontenancé, ne songea pas à nier sa faute. Oui, il avait joué, oui, une sorte de folie s’était déchaînée en lui ; oui, il s’était laissé éblouir par le mirage d’une fortune acquise en quelques coups heureux. Étourdi par les premiers gains, il avait vu, en un éclair, la santé et le repos de Madeleine assurés, la vie précaire et étroite transformée en aisance.

Et tous ses espoirs se volatilisèrent encore plus vite qu’ils n’avaient surgi. Maintenant, c’était la gêne, la dette, l’enlisement…

Il fut facile à M. de Terroy d’extraire la morale de cette expérience décevante. Raymond, avec élan, promit de ne plus jamais toucher une carte. Alors l’excellent confesseur, prenant acte de ce serment et confiant en la contrition du coupable, le réconforta avec bonté, et lui remit une avance de trois mille francs pour se dégager des créanciers les plus pressants.

Puis, toujours délicat psychologue, M. de Terroy, comme pour ramener le jeune homme vers les préoccupations d’art qui seraient son salut, exprima le désir d’obtenir, de la pendeloque du collier, un dessin plus fin, plus exact que la photographie ne saurait le donner. Ainsi offrait-il à son obligé une occasion facile de lui être agréable. Raymond, le comprenant ainsi, se proposa pour reproduire le camée minutieusement. Puis il s’en alla, trébuchant, aveuglé, dans le trouble de ses émois encore effervescents.

Le lendemain, c’était le départ pour Montmorency. En traversant Paris, Raymond soldait la facture du magasin d’abonnement. Tout le jour ensuite, il vaquait à sa tâche professionnelle, surveillant et guidant peintres, électriciens, tapissiers, mettant la main aux décors des plafonds. Le soir, il s’échappait pour retourner au tripot, versait son dû entre les mains du joueur chançard, et pris par l’heure tardive, couchait près de la gare du Nord, pour retourner, dès le lendemain matin, au chantier, l’âme allégée.

Dans le train, il parcourut un journal, sans prêter attention à l’entrefilet annonçant le décès de M. de Terroy.

Le soir seulement, en arrivant à Versailles, il apprit la mort de son bienfaiteur. Il eut juste le temps d’assister le lendemain aux obsèques, envoyé cette même après-midi jusqu’à la Baule pour y étudier le plan de vastes chalets. Le propriétaire des terrains l’emmenait ensuite à la Roche-Bernard, afin d’obtenir son avis sur l’agrandissement possible d’un château. Ces pérégrinations, les pourparlers, les examens retinrent l’architecte absent huit ou dix jours.

Pendant ce temps, sans qu’il s’en doutât, des abîmes s’ouvraient pour l’engouffrer dès son retour chez lui.

La mort de M. de Terroy avait donné lieu à des commentaires confus. Le vieux domestique, descendant de sa chambre et trouvant les portes extérieures non fermées, crut à un oubli de son maître. Mais en découvrant le cadavre rigide sur le tapis, la cordelière de la portière dans sa main crispée, comme arrachée au cours d’une lutte, Eugène s’affola, appela au secours les locataires de l’allée, parents de Philomène, et tout ce monde crut d’abord à un assassinat, suivi de vol.

Mais l’examen médical conclut à une rupture d’anévrisme. Instinctivement, en se sentant tomber, le vieillard s’était cramponné à un appui quelconque.

De prime abord, à l’inspection des lieux, rien ne parut dérangé. Aucun des objets de valeur, décorant le studio, n’avait été soustrait.

Cependant Eugène fit remarquer que le petit trousseau de clés de M. de Terroy demeurait pendu à la serrure du cabinet florentin où il avait coutume de laisser des sommes assez rondes pour s’éviter la peine de remonter à sa chambre. Le portefeuille se retrouva à sa place, garni de quelques billets. Mais tout à coup, dans le désordre de ces heures bouleversées, le vieux serviteur se rappela le coffret d’argent, où l’amateur avait serré des pierreries et le collier de camées acquis la veille, et qui était resté, le soir précédent, en permanence sur une console.

Il fut impossible de retrouver la précieuse boîte, montrée dans la soirée aux habitués du mercredi.

Eugène communiqua à la police les noms des invités qui étaient présents, lorsqu’il avait apporté le café. Les uns et les autres furent interrogés discrètement. Tous se souvenaient d’avoir vu les camées ; tous s’accordèrent à déclarer que Raymond Airvault était demeuré le dernier en tête-à-tête avec M. de Terroy.

Il fut facile de savoir qu’une facture présentée au domicile de l’architecte, l’avant-veille, était demeurée impayée, et que le 13 juin, à neuf heures environ, Airvault se présentait au magasin de Montmartre pour acquitter la note et les frais.

Dès cette première et rapide enquête, les soupçons devaient donc se porter sur le malheureux. Le mandat d’amener envoyé chez lui, tandis qu’il pérégrinait à travers la Bretagne, ne put le toucher. Les absents ont généralement tort. La police « informa » dans le quartier. On fit sortir tout le venin des jalousies inconscientes et stupides, le fiel du mercanti dédaigné pour le voisin, les ragots des commères harpies, prêtes à déchirer jeunesse, beauté, amour, et à mal interpréter ce qui dépasse leurs cervelles obtuses, — bref, les diffamations, les calomnies que la justice officielle accepte comme « informations » et qui constituent l’opinion publique, tombèrent avec ensemble sur le ménage Airvault.

Mme Airvault, malade, vit avec stupeur la police entrer chez elle, et l’interroger sur les faits et gestes de son mari — qu’elle ignorait en partie. Une perquisition des meubles amena la découverte du camée.

Plus de doute ! L’architecte avait profité de la mort subite de son protecteur pour faire main basse sur le coffret, et soustraire peut-être de l’argent. Le juge, débonnaire, mais pessimiste, avait acquis trop d’expérience pour admettre que rien fût impossible.

A son retour, Raymond eut la pénible surprise de se trouver sous le coup d’un mandat d’arrêt. Abasourdi, effaré par ces complications imprévues, surmené de travail et d’inquiétudes de toutes sortes, Airvault, à sa première comparution devant le juge d’instruction, ne sut se défendre qu’en criant son indignation et sa douleur.

Quoi ! on pouvait l’accuser d’une action aussi basse ! Quoi ! en voyant tomber inanimé le protecteur qu’il vénérait, au lieu d’appeler au secours, il n’eût pensé qu’à s’emparer d’une boîte de bijoux ? Pour qui le prenait-on ? C’était idiot autant qu’infâme !

Ces dénégations désordonnées n’eurent point de prise sur le magistrat blasé. Un coffret précieux avait disparu lors du décès de M. de Terroy. Il avait bien fallu que quelqu’un l’emportât. Le domestique était hors de cause… D’ailleurs l’architecte Airvault se trouvait en possession d’un fragment du collier volé.

Alors Raymond, essayant de se ressaisir, secondé par Me Bénary, chercha frénétiquement le moyen d’établir son innocence par une complète franchise. Il avoua la dette de jeu, ignorée jusque-là du juge, indiqua la caverne où il s’était laissé dépouiller, raconta ensuite dans les plus petits détails son dernier entretien avec M. de Terroy, donna le chiffre des avances faites par celui-ci, et dit pour quelle cause le camée lui avait été confié.

Tout échouait devant ces réalités : à personne il n’avait parlé du joyau remis en dépôt, et les derniers prêts n’étaient pas mentionnés sur ses livres de comptes.

… Chaque fois qu’il arrivait à ce nœud, dans son interminable plaidoyer mental, Raymond sentait naître en lui ce délire furieux qui conduit au suicide.

— Comment sortir de ce lasso ? Comment ?

Depuis vingt-cinq jours, il était écroué, rongé d’anxiété, terrassé par l’humiliation, écarté de sa femme languissante que ces perturbations allaient tuer.

… Le braconnier s’étira, bâilla bruyamment comme une bête qui beugle, s’assit sur son séant, et grattant de ses dix ongles sa tignasse laineuse, grogna :

— Vont-ils bientôt apporter la soupe, ces veaux-là ? Quelle heure est-il ?

— J’ai entendu sonner trois coups, jeta brièvement Airvault.

— Ben alors, recommençons de pioncer !

Il s’affala et reprit son somme. Raymond, abîmé de nouveau en sa tragique méditation, se répéta :

— Non ! Je suis visionnaire ! Cet atroce cauchemar va prendre fin !… Ou c’est à douter non seulement de la justice des hommes, mais de celle de Dieu !

VIII

La porte aux lourdes ferrures s’ouvrit.

— On vous demande au cabinet de M. le Juge d’Instruction.

Airvault se leva, excédé. Quel nouvel assaut allait-il soutenir ? Il suivit son guide à travers les passages qui, communiquant de la prison Saint-Pierre au Palais de Justice, lui évitaient du moins le déplaisir des regards curieux.

Un homme attendait sur une banquette du couloir, entre deux gardes de Paris. Airvault n’y prit point attention, tout à son inquiétude, tandis que s’ouvrait la porte de la pièce où il avait subi la question ordinaire et extraordinaire.

Me Bénary, qui causait avec le juge d’instruction, vint à son client, un sourire jouant sur ses lèvres rasées.

— Airvault, excusez ce procédé étrange, dit l’avocat presque enjoué. Je n’ai pas voulu vous voir en particulier avant cet interrogatoire, afin que votre loyauté éclatât de façon plus convaincante aux yeux de notre juge.

Étonné, indécis, l’inculpé regarda craintivement le magistrat. Il lui parut que cette physionomie de myope, au nez de rat fureteur, s’était éclairée et que les gros verres du binocle ne se braquaient plus sur lui de la même façon agressive.

La voix un peu chevrotante était aussi moins acidulée.

— Airvault, commença M. Verbois avec une certaine bienveillance, je ne vous cache pas que deux faits nouveaux se produisent, capables d’atténuer un peu les présomptions qui vous sont défavorables. Vous prétendez toujours que le camée, trouvé en votre possession, vous fut remis par M. de Terroy afin que vous en reproduisiez le dessin ?

— Je ne puis prétendre autre chose puisque c’est l’exacte vérité.

— Il est très fâcheux que vous n’ayez pas pris note de cette commande.

— J’ai exécuté bien d’autres petits travaux pour M. de Terroy sans en prendre mention. Et d’ailleurs, je fus bousculé par des besognes pressantes, en cette période.

— Vous ne vous souvenez pas d’en avoir parlé à personne ?

Raymond, pour la millième fois, se creusa la tête.

— Je n’en ai pas eu le temps. A peine ai-je échangé quelques mots avec ma femme, le soir et le matin. Et en quittant Versailles de bonne heure, je ne rencontrai qu’une personne, le docteur Davier, courant chez un malade. Naturellement, je ne pensai qu’à lui recommander ma pauvre Madeleine.

— Vous en êtes bien sûr ?

L’architecte, surpris de la question, leva les épaules en soupirant.

— Je ne suis sûr de rien. Mille soucis me donnaient la fièvre. On me menacerait de pendaison que je ne saurais davantage vous répéter les propos échangés avec notre médecin, tandis que nous marchions du côté de la gare.

M. Verbois rajusta son binocle.

— Heureusement pour vous, les souvenirs du docteur sont plus nets.

Raymond se tourna vers Me Bénary dont le sourire s’accentuait.

— Hé ! oui, fit l’avocat, la Providence, qui vous est propice, Airvault, m’a placé, moi aussi, sur le chemin du docteur Davier. Et je lui ai joué le mauvais tour, à cet excellent ami ! de le faire citer devant M. le juge d’instruction, pour que vous bénéficiiez de son témoignage. Dans votre rapide rencontre avec Davier, vous lui fîtes part de votre programme de travail surchargé, et incidemment vous parlâtes de cette gravure d’un joyau ancien que vous deviez exécuter pour M. de Terroy.

Airvault écoutait, la tête bruissante.

— C’est possible ! dit-il. Je m’épanche facilement avec le docteur. Mais, pour être franc, je ne me souviens pas le moins du monde de ce que j’ai pu lui dire.

— Le vraisemblable est, cette fois, véridique ! rétorqua Me Bénary.

Et avec une candide et inconsciente impudence, l’avocat ajouta :

— Où donc, au surplus, Davier aurait-il pêché ces détails ?

— Quoi qu’il en soit, Airvault, la déposition de M. le docteur Davier corrobore votre persistante assertion, constata M. Verbois, de bonne grâce.

Il pesa sur un timbre. Un huissier parut.

— Faites entrer Gaston Bridou.

La minute suivante, se présentait, flanqué de ses fidèles gardiens, l’homme entrevu par Raymond sur la banquette du couloir, — gros, blafard, les joues molles, avec des yeux fuyants sous d’épaisses paupières — le type d’un ex-larbin tombé parmi la basse canaille.

— Gaston Bridou, fit le magistrat en désignant Airvault, est-ce bien cet homme qui vint, le 13 juin, à huit heures du matin, vous proposer l’achat de deux topazes et d’un médaillon ?

Raymond sentit son cœur s’arrêter, sous le regard bigle qui le toisait. Ah ! penser que son honneur, sa sécurité dépendaient de la clairvoyance et de la bonne foi de cet être crapuleux !

Mais Bridou secouait la tête.

— Non ! monsieur le juge, ce n’est point mon individu. L’autre était long comme un jour sans pain et pas plus épais qu’un couteau. Sont-ils de coterie ? je n’en sais rien. Mais je jurerais que la grande asperge, malgré sa barbe, n’est autre que Fonfonce-les-Pincettes — bien connu dans le quartier des Halles. Aussi soupçonnant quelque chose de louche — car je suis honnête, monsieur le juge ! — je n’ai pas voulu acheter ferme. Je lui ai dit de repasser. Il s’est douté du coup. Il n’est point revenu chercher ses bibelots qui me fichent à présent dans l’embarras. Je ne savais pas qu’ils avaient été signalés par les journaux et volés à Versailles, ça, je vous le jure !

— Il suffit. Vous vous expliquerez au Parquet de Paris. Vous vous rappelez bien exactement l’heure où l’inconnu déposa chez vous les bijoux en question ?

— Oui ! je n’avais encore enlevé que le panneau de ma porte. Et mon café chauffait sur le gaz, tandis qu’il me racontait ses boniments. Il était donc dans les environs de huit heures, peut-être cinq minutes en plus ou moins — pas davantage. Car je suis un homme réglé dans ses habitudes, monsieur le Juge !

— Très bien ! Allez maintenant !

Bridou sortit, tout en bredouillant des protestations et des doléances. M. Verbois se retourna vers l’architecte :

— Voici le second hasard qui vous avantage : l’arrestation de ce brocanteur qui, saisi pour une tout autre affaire, se hâta d’expliquer, afin d’alléger son cas, la possession des bijoux dont il soupçonnait bien la provenance. Mme Lermignot a reconnu le médaillon. Ce camée faisait partie du collier. Le voleur devait être novice, car il eut opéré autrement. Mais le besoin d’argent le pressait sans doute ! Il n’importe ! L’évidence est trop forte pour que je ne m’y rende pas ! Votre présence à Versailles est attestée à l’heure même où l’inconnu entrait chez ce brocanteur près de Saint-Eustache. Et en admettant l’hypothèse que vous eussiez soustrait les bijoux — ne vous révoltez pas, attendez la suite du raisonnement ! — et que vous eussiez remis ces objets à un complice, vous n’auriez pas eu la candeur, évidemment, de parler au docteur Davier de la pendeloque à reproduire et que vous gardiez de par vous. Ces coïncidences vous sont donc extrêmement favorables.

Le sens des mots pénétrait mal encore l’esprit ébranlé du pauvre Raymond. Mais la mine de plus en plus épanouie de Me Bénary, ainsi qu’un baromètre annonce la fin d’une tempête, lui prédisait un revirement heureux.

Le magistrat continuait :

— Reste contre vous la question des dépenses, faites le lendemain du décès de M. de Terroy, alors que vous manquiez de numéraire la veille. Cependant, vous avez avoué le prêt accepté, avec une spontanéité dont il faut tenir compte. Et si vous n’avez pas songé à inscrire celui-ci, dans cette période troublée, sur votre livre, en désordre depuis la maladie de votre femme, vos registres antérieurs mentionnent des avances, faites à diverses reprises par M. de Terroy et remboursées par vous en plusieurs versements. Le défunt était donc coutumier envers vous de telles libéralités. J’ajoute que son neveu et héritier, au courant des générosités de son parent, accepte votre promesse de paiements échelonnés. Il a toujours refusé de croire en votre culpabilité, et le docteur Davier vous fait la même confiance. Sans être péremptoires, ces marques d’estime plaident pour vous. Je me fais un devoir de le reconnaître. Et puisqu’on parle de plaidoirie, concluait le juge avec un clignement d’œil vers Me Bénary, j’ai grand’peur que nous manquions l’occasion d’entendre votre éloquent défenseur !

L’avocat s’inclina courtoisement.

— Mais je vous sais gré, au contraire, monsieur le Juge d’instruction, de me préparer des loisirs par ces beaux jours d’été.

M. Verbois, s’adressant de nouveau à l’architecte, achevait avec quelque embarras :

— Les apparences étaient contre vous. Mais voici des circonstances nouvelles qui ébranlent, il faut en convenir, les présomptions accusatrices. Dans cette incertitude, il serait abusif de vous retenir, celui qui pourrait se constituer partie civile se refusant d’ailleurs à vous poursuivre. Je vais donc rédiger une ordonnance de non-lieu. Vous pouvez vous considérer comme libre !

Airvault chancela, saisi d’un tremblement. Quelque chose comme un râle s’étrangla dans sa gorge. Il n’osait croire à ce qu’il avait tant espéré.

Me Bénary, charitable, s’empressa vers lui pour l’assurer de l’heureux dénouement.

— Allons ! dit-il en lui frappant amicalement l’épaule, tout est bien qui finit bien. J’étais tranquille, averti, par mon intuition professionnelle, de votre parfaite innocence. Et la vérité, tôt ou tard, finit par éclater. Félicitons-nous que ce soit assez tôt.

Le juge d’instruction, lui, gardait un maintien compassé et gêné. Peut-être se reprochait-il d’avoir montré trop de précipitation. Jadis, à ses débuts, par excès de circonspection, il avait laissé filer un notoire criminel. Depuis lors, il se cuirassait contre la crédulité et pressait l’action.

Peut-être aussi, à cette minute, en dépit des preuves tangibles ou morales disculpant Airvault, conservait-il des doutes intimes sur celui qu’il relâchait, tout en se redisant la grande maxime qui incite juges et jury, même sceptiques, à l’indulgence : « Mieux vaut risquer de laisser impuni un coupable que de commettre une erreur. »

Le défenseur d’Airvault l’accompagna jusqu’au seuil de la prison.

— Allons, mon ami, les mauvais jours s’achèvent. Reprenez courage ! Pressez votre déménagement… sommaire. Le temps d’enlever ma robe et je vous attends au greffe, où l’ordre d’élargissement va parvenir. Nous sortirons d’ici ensemble. Ce soir, vous dînerez chez vous !

Raymond refit le sombre chemin jusqu’à la cellule ignominieuse. Mais le carcan qui lui broyait la gorge s’était desserré. En un tour de main, il rassembla papiers, linge et effets. Le repas du soir arriva.

— Tiens ! fit-il à la brute qui se levait du lit avec un grognement d’aise, prends ma part de soupe, et sans au revoir !

Au greffe, tandis qu’on lui restituait les menus objets qu’il avait dû déposer lors de son arrestation — montre, couteau, porte-monnaie, épingle de cravate — la colère et l’amertume l’envahirent. Pêle-mêle, il remit dans sa poche ces choses familières, dont la vue et le contact désormais n’éveilleraient plus que des réminiscences abominables : la fouille, la mensuration… Leur séjour dans la geôle les souillait — et il en était de même pour sa personne, imprégnée de l’impure atmosphère.

Mis en liberté, Airvault laissait quand même derrière lui les traces ineffaçables de son passage dans le séjour du crime. Les indices du bertillonnage, les empreintes de ses doigts, son signalement, son nom, ceux de ses parents et de sa femme demeuraient immatriculés sur les pages d’un registre d’écrou, parmi des noms infâmes.

La figure réjouie de Me Bénary vint à propos éclairer la triste pièce et ramener les idées consolantes, entraînant vers l’espoir.

Une délicate inspiration vint à l’avocat : épargner à l’homme éprouvé la honte de passer sous cette arche terrifiante de la porte extérieure, qui semble devoir inscrire à son fronton l’exergue désolant : Lasciate ogni speranza, voi che intrate.

— Nous allons faire le tour par le Palais, dit-il, prenant le bras de Raymond. Je vous reconduirai jusqu’à votre logis.

IX

— Papa !

Ah ! cette joie où l’âme se fond ! Presser dans ses bras un corps enfantin, chair de votre chair ! Lire dans des yeux limpides le ravissement et l’amour !

Les rancœurs, les hontes de l’injuste captivité s’oublièrent, une minute, dans la félicité de cet embrassement qui consacrait la délivrance !

Sa fille suspendue à son cou, Raymond se dirigea vers le lit, où l’appelait le regard de velours, baigné de brume. Les bras blancs amaigris se tendirent. Et sans parler, les trois êtres qui s’aimaient demeurèrent unis, frémissants, éplorés.

Tout à coup, Raymond desserra les tendres liens et se rejeta en arrière :

— Je n’aurais pas dû vous toucher tout de suite, ô mes immaculées, avant d’avoir lavé ce que cette fange où j’ai trempé a déposé sur moi ! Il me semble qu’un relent nauséabond se dégage de ma personne ! De l’eau ! de l’eau !

Il disparut dans le cabinet de toilette et bientôt après s’entendit le jaillissement de la douche. La violente émotion du premier contact s’amortissait cependant chez Madeleine. Immobile, elle s’absorbait en une pénible méditation. Quand Airvault revint dans la chambre, rafraîchi, détendu, il retrouva sa femme mélancolique et grave. Il lui prit la main. Elle le fixa longuement, et il baissa les yeux.

— Chérie ! dit Madeleine avec effort, s’adressant à la fillette, y a-t-il quelque chose à la cuisine pour faire dîner ton papa ?

— Oui, oui, maman ! Philo avait acheté des œufs et une grande tranche de jambon. Et il reste des biscuits et des cerises. Peut-être manquerons-nous de pain ! Je vais bien vite en chercher ! dit vivement Raymonde.

Avec diligence, courant de la chambre à la cuisine et de la cuisine à la chambre, l’enfant rectifiait sa tenue, coiffait son canotier, saisissait un grand sac, fouillait dans un porte-monnaie, toute à son affaire — telle qu’une mère de famille qui part au marché — et s’écriait finalement, très animée :

— J’apporterai le guéridon près de ton lit, maman, et j’y mettrai le couvert pour nous trois. Comme ce sera gentil ! Je vais acheter aussi un morceau de gruyère, de peur de disette !

Elle s’évapora là-dessus, comme une petite sylphide emportée par le vent. Airvault demeurait stupéfait.

— Mais on dirait une parfaite ménagère !

— Oui ! Heureusement, son cœur la guide, fit la mère. Que serais-je devenue sans ma Raymonde ! Et je dois bénir aussi l’excellente femme qui, sur la recommandation du docteur Davier, a bien voulu s’intéresser à notre misère ! Car nous avons été traitées en parias ! Ah ! que ce fut dur !

Elle s’arrêta pour étancher ses larmes. Airvault gronda, dans un sanglot :

— Ah ! ce camée fatal ! Ce juge obtus, têtu, tâtillon…

Madeleine l’interrompit de ce regard droit, qui plongeait jusqu’au fond de la conscience de l’homme.

— Oui, tout cela fut horrible ! Mais la première cause, la faute qui t’a rendu suspect, qui a prêté au doute, et fourni des motifs à l’accusation ?… Oh ! Raymond, Raymond ! Toi qui aimes ta femme et ton enfant, te laisser tenter par des plaisirs de viveur, céder aux entraînements d’oisifs et de détraqués ! Et cela, tandis que je gisais sur ce lit, abattue par le mal !

Il hasarda une sourde excuse :

— Le vertige ! L’espoir fou d’acquérir d’un coup tout ce qui nous manque pour assurer le lendemain et te voir tranquille !…

— Peut-être ! Mais le dangereux moyen ! A quelle catastrophe as-tu couru ?… Et puis, ce fut un étonnement si poignant d’apprendre que tu as agi à mon insu, lâchant la bride à des passions que j’ignorais être en toi ! C’est un homme inconnu qui se révèle !

Tandis que je m’exténuais à dévider ces idées, pendant mes heures de fièvre, j’en arrivais à m’étonner que des gens tels que M. Bénary et le docteur Davier puissent te garder leur confiance !

— Oh ! Madeleine, ce que tu dis là est la plus dure des punitions !

— Que de reproches pourtant je serais en droit de t’adresser ! Raymond ! Toi, si travailleur, si rangé, tu as épuisé notre réserve ! Huit mille francs de dilapidés ! Et tu restes endetté !

— Je travaillerai double ! Je vendrai certains bibelots. Mais pardonne-moi ! Ne me parle plus si sévèrement !

— Tu as trop souffert pour que j’insiste davantage ! fit-elle, épuisée et touchée. Mais bénissons ceux qui nous ont protégés dans cette affreuse passe ! Sans l’inlassable bonté du docteur Davier, tu ne me retrouverais pas ici… Je ne serais plus de ce monde ! Ah ! ce qu’il m’a prêchée, réconfortée, apaisée !

— C’est encore grâce à lui que la geôle s’est ouverte aujourd’hui, murmura Airvault.

Il laissa tomber son front accablé sur la couche et très doucement, la malade joua, du bout des doigts, avec les courtes boucles noires.

— Mon ami, mon cher mari ! reprenons courage ! La vie recommencera !

Un bruit de serrures, de piétinements légers. Raymonde ne tardait pas à paraître, chargée de serviettes, d’assiettes et de verres.

— Allons, petit papa, commanda-t-elle, sérieuse et affairée, dérange-toi, s’il te plaît. Approche la table, si tu veux bien, et ajuste la rallonge. Étendons la nappe ! et disposons le couvert de Monsieur, de Madame et de Mademoiselle, comme dans une comédie.

Son entrain, cette fois, était quelque peu forcé. Deux plaques rouges avivaient l’éclat de ses immenses prunelles noires. La courageuse enfant taisait les blessures reçues, dans sa rapide pointe au dehors. Elle s’interdisait de se rappeler les mauvais regards, échangés entre les commères aguichées d’ironique curiosité, chez l’épicière et le boulanger, et les paroles méchantes surprises au vol :

« Il est donc revenu ? — Paraît ! — Y a toujours de la chance pour ceux qui se font bien voir des bourgeois. »

Le léger repas fut vite servi, et non moins promptement expédié. Raymonde, adroite et attentive, assistait sa mère, arrangeait commodément les oreillers, comptait les gouttes des drogues qui devaient ajouter leur vertu tonifiante à l’alimentation de la malade. Et, tout naturellement, le nom du docteur Davier revint.

— Jamais je ne pourrai le remercier assez tôt ! dit Airvault, dans une brusque décision. J’ai envie d’y aller tout à l’heure. Et je passerai ensuite rue de l’Orangerie pour avertir M. Menou que je serai demain matin à mon poste.

— Bien ! Va !

— Oh ! papa ! tu vas nous quitter déjà ! s’exclama l’enfant déconcertée.

Airvault se représenta la rue où il devait s’aventurer. Sur le chemin de sa maison, tout à la joie de son innocence reconnue, au soulagement de retrouver l’espace et l’air libres, de se mouvoir avec indépendance, protégé par la présence de l’avocat à ses côtés, le malheureux avait voulu ignorer le sournois ébahissement qui se propageait à son apparition et faisait retourner les têtes.

Il avait beau s’exciter au dédain, sur le point de recommencer l’épreuve, une peur l’ébranlait — comparable à la phobie du vide — et lui enlevait tout sang-froid.

Madeleine soupçonna cette hésitation. Avec le sublime instinct des femmes, elle trouva, pour l’homme démoralisé, déprimé, la plus efficace des défenses : l’enfant dont la petite main communiquerait au père énergie, vaillance, calme salutaire.

— Emmène Raymonde, tiens, puisqu’elle a tant de peine à se séparer de son papa ! Elle ne sort guère depuis quelque temps. Et je puis très bien demeurer seule une heure ou deux.

X

Le dîner s’achevait chez le docteur Davier quand retentit le coup de sonnette d’Airvault.

Ce jour-là, justement, Stany honorait de sa plaisante présence la table de famille et Fulvie, charmée de cette condescendance, avait convié quelques amis à prendre le thé pour animer la soirée.

Le valet remit une carte au docteur qui se dressa avec un tressaillement.

— Hé ! mon Dieu, cher ami, quel grand personnage s’annonce pour vous causer une telle commotion ! badina Mme Davier, décidée à la belle humeur.

Mais le médecin, une barre en travers du front, jetait, d’une voix brève, un ordre au domestique :

— Introduisez dans mon cabinet !

— Un client, à cette heure ! s’exclama Fulvie, contrariée.

Son regard tomba sur le carton que le médecin avait déposé près de lui. Elle eut une moue dédaigneuse.

— Raymond Airvault ! fit-elle négligemment, en pliant sa serviette dans l’enveloppe brodée. Cet individu, suspecté de vol chez M. de Terroy ? J’ai les oreilles rebattues de ce nom !

— Il est donc relâché ? observa Stany.

— Apparemment, puisque le voici !

— Eh bien ! pauvre diable, nous ne pouvons qu’en être enchantés ! déclara Stany avec sérénité. J’ai horreur de savoir les gens dans la peine !

Fulvie éclata de rire.

— Oh ! toi, mon grand, tu es d’une indulgence… large comme l’Océan ! Avec toi, toujours : à tout péché miséricorde ! N’empêche que tout désignait cet homme pour le coupable. Situation médiocre, habitudes de jeu, coquetterie de la femme — d’après ce que l’on dit.

Davier se mit debout d’un air impatient. Fulvie ajoutait avec malice :

— Mais oui, coquetterie de la femme, je le répète ! Et si j’étais portée à la jalousie, mon cher époux ?… Vous êtes-vous assez occupé de cette petite dame Airvault ? Son nom figurait journellement sur votre liste de visites ! Et voici l’homme, de plus, qui se précipite chez vous ! Ne vous laissez pas envahir par ces gens-là. Naturellement, vous nous retrouverez au salon ! conclut-elle avec grâce. Et un bon bridge vous délassera de vos obsessions médicales… et des taquineries conjugales !

Davier, nerveux, sourit à peine. Dès qu’il eut quitté la pièce, il rencontra dans le vestibule Évelyne, qui s’était faufilée inaperçue, telle qu’un petit furet, hors de la salle à manger.

— Papa, chuchota la fillette, Raymonde est avec son père. Je l’ai vue par la fenêtre. J’espère qu’elle n’est pas malade. Je vais rester dans le jardin. Si tu causes un peu longtemps avec M. Airvault, tu lui diras que je serais bien contente de me promener un petit instant avec sa petite fille ? Tu y penseras, dis !

— Oui, chérie. Égaye-la ! C’est une brave enfant ! Et elle me parle toujours de toi !

Le cabinet de consultation et les salles d’attente étaient établis dans un bâtiment adossé à la muraille du jardin, et indépendant de l’hôtel. En pénétrant dans la première pièce, le docteur trouva l’homme et l’enfant. Il pinça affectueusement la joue de la fillette.

— Cette jeune demoiselle a-t-elle besoin que je constate si la Faculté doit lui ouvrir la gorge ou la supplicier au pied ou à la tête ? Non ! Je le supposais bien ? Alors, mon cher Airvault, permettez que je la mette dehors. Elle retrouvera ici, tout près, une petite personne qui brûle du désir de converser avec elle.

Il rouvrit la porte. Évelyne s’avança, radieuse, vers Raymonde Airvault et lui prit la main :

— Je suis bien heureuse de vous retrouver ! Voulez-vous venir voir les poules de Barbarie et les poissons dorés ?

Raymonde, rougissante, céda à la douce attirance. La conjonction opérée, les souples bras s’enlacèrent. Le docteur suivit de l’œil les deux mignonnes, vaguant entre les buissons de roses et d’hortensias.

— Quel heureux âge ! dit-il, introduisant le mari de Madeleine dans son cabinet. Comme les cœurs se prennent vite !

— Hélas ! soupira Airvault, que ne reste-t-on toujours enfants ! Ah ! docteur, tout ce que je viens de subir ! Et retrouver ma chère femme si changée, si livide, avec ces roses factices aux pommettes ! Et cela en dépit des soins que vous lui avez prodigués ! Que de grâces je vous dois ! Je ne sais pas par où commencer ! C’est votre témoignage, le juge me l’a dit, qui a fait enfin pencher la balance du côté de la vérité.

— Ne parlons plus de cela, fit le médecin, mettant en ordre, machinalement, quelques papiers. Revenons à votre malade. Oui, elle m’inquiète, je ne vous le cache pas… Elle est encore guérissable… Mais… cette guérison s’accélérerait dans certaines conditions d’hygiène, de climat, etc…

— Que je ne puis lui procurer ! achevait Airvault avec découragement.

… Dans le jardinet, les deux fillettes erraient autour de la volière et du bassin, en échangeant ces mille puérilités délicieuses qui rapprochent les âmes jeunes et les esprits innocents.

Évelyne adorait les bestioles de toutes espèces. Elle-même, autant que possible, soignait ses petits pensionnaires : les deux couples de poulettes blanches, et les ménages des pigeonniers. A cette heure tardive, les pigeons étaient rentrés dans leurs alcôves et mesdames poules dormaient, roulées en boule sur leurs perchoirs — semblables à des houppes à poudre de riz, définissait Évelyne.

Mais au seuil de la cuisine, madame Sans-Gêne, une belle chatte tigrée, jouait avec ses minets. Évelyne posa l’un d’eux en cravate, sur son cou.

— Quelle jolie fourrure ! n’est-ce pas ? Ne dirait-on pas du velours gris ? Et jamais ces chers petits ne font sentir leurs griffes ! Seulement, je ne puis parvenir à les empêcher de croquer les moineaux ! Voilà ce qui me désole ! Aimez-vous les oiseaux, Raymonde ?

— Oui, nous avons un petit chardonneret dans une cage. Il est très bien apprivoisé. Pendant les repas, il sort et vient sur mon épaule me tirer les cheveux !

— Oh ! que c’est mignon ! Mais s’il s’échappait ?

— Je fais attention de fermer la fenêtre… Cependant…

Raymonde plissa un pan de sa jupe et murmura, en baissant la tête :

— Ces derniers temps, j’ai pensé… que c’était bien méchant, bien tyrannique de retenir en cage un petit être que le bon Dieu créa pour voler. J’ai eu l’idée de rendre la liberté à Très-Petit. Mais Philomène m’en a empêchée. Elle m’a dit que mon oiseau ne saurait pas trouver sa nourriture, et qu’il serait sûrement mangé par les éperviers.

Au nom de Philomène, Évelyne retint une exclamation. Ses grands yeux bleus s’ouvrirent largement, et très bas, la fille du docteur demanda à sa petite compagne :

— Philomène, n’est-ce point ma Philomène à moi, Raymonde ?

— Oui ! Nous causons bien souvent de vous ensemble ! Elle vous aime tant !

— Tu lui diras, oh ! tu lui diras que moi, je l’aime toujours, quoiqu’il me soit défendu de lui parler ! dit Évelyne, sans s’apercevoir du tu échappé à son émotion. Et je ne l’oublierai jamais… Tu lui diras tout ça ?

La porte du cabinet s’ouvrait, laissant passer le médecin et son visiteur. Évelyne, cédant à son élan affectueux, saisit aux épaules la fille aux yeux noirs, et les deux enfants s’embrassèrent avec effusion :

— Au revoir, Raymonde. Nous ne sommes plus seulement camarades, mais amies, bien amies !

XI

Une lumière plombée tombait du ciel de juillet. Les terrassiers qui creusaient les fondations d’une bâtisse, dans le quartier de Porchefontaine, s’arrêtaient fréquemment pour prendre une lampée à la gourde, et étancher leurs fronts d’où découlait la sueur.

L’un d’eux, grand gaillard aux bras noueux, vaincu par la flemme, jeta bas sa pioche, et desserrant sa ceinture de laine bleue, s’affala au pied du monticule de gravats.

— Ah ! non ! les copains, c’qu’y fait bon à l’ombre ! Si qu’on m’y aurait déposé, moi, j’y serais resté en disant : « Logé, nourri aux frais de l’État ! Merci, mes juges, ça me botte ! »

Raymond Airvault, à cet instant, descendait l’échelle, suivi du maître maçon. L’architecte reçut en plein visage l’allusion cinglante et le regard insultant. Il s’enfonça les ongles dans la chair pour soulager le désir de violence qui l’exaspérait.

Que de fois il avait dû s’imposer cette contrainte, où ses nerfs raidis menaçaient de se briser, alors que la colère, l’indignation bouillonnantes le poussaient à se ruer, tête baissée, vers l’insulteur narquois !

Sans même qu’il fût nécessaire de les entendre, ne saisissait-il pas le sens des propos susurrés à son apparition ? Sa réputation n’était plus nette. Il ne suffisait pas que sa non-culpabilité fût reconnue par la justice ; tant que le fauteur ne serait pas découvert, l’affaire resterait trouble, et la voix populaire pourrait répéter l’injuste et inexact dicton, trop facilement accepté comme axiome par la malignité humaine : « Pas de fumée sans feu ! »

Le jeune architecte avait beau remplir ses devoirs professionnels avec le zèle le plus intelligent et une stricte intégrité, il ne se sentait plus l’intermédiaire écouté, estimé, qui possède à la fois la confiance du patron et celle des ouvriers. Son autorité était ruinée. Raymond expérimentait à ses dépens que, pour la généralité, un inculpé est estimé coupable.

Et à ses côtés, deux pures victimes se trouvaient éclaboussées par cette boue, où il était condamné à cheminer.

Chaque jour, des déceptions, des affronts nouveaux atteignaient la malheureuse famille !

Fini ! le projet d’association qui eût permis à Airvault la libre extension de ses talents ! Le camarade sur lequel il comptait, s’était dédit avec embarras — craignant évidemment de lier son nom à celui d’un homme discrédité. Fini, l’espoir d’installer son nid dans la gentille maison, si enviée, de la rue de la Paroisse ! Le propriétaire, sans chercher de prétexte, avait déclaré ne plus pouvoir donner suite aux pourparlers engagés. Il faudrait donc demeurer dans l’appartement trop étroit, laisser au grenier les meubles précipitamment achetés et que tant d’espérances avaient accueillis. Et pis encore, subir les rencontres des colocataires dans l’escalier, la malveillance embusquée dans les boutiques environnantes.

Madeleine, convalescente, sortait maintenant, restant le plus possible au dehors, selon les prescriptions du docteur. Tout en suivant la rue, la jeune femme avait l’impression angoissante de passer sous les fourches caudines. Son cœur se resserrait, ses jambes flageolaient.

Mais une mince épaule s’offrait comme appui à sa main tâtonnante.

Raymonde, chargée d’un grand sac à ouvrage, cheminait, droite et vaillante, près de sa mère — telle qu’un petit lionceau, prêt à mordre quiconque approcherait. Ainsi péniblement atteignaient-elles la grille du parc.

Vite, la fillette cherchait deux chaises, dans un coin abrité du Parterre de Neptune, installait sa chère maman, lui couvrait les épaules d’un châle ; puis l’enfant s’asseyait, tirait son travail des profondeurs du sac, et son gai bavardage entourait la malade d’une musique d’amour.

Parfois, Madeleine lasse, semblait somnoler, les yeux mi-clos. Mais, le plus souvent, en ces instants de paix, elle priait en son cœur, sollicitant de Dieu vigueur et courage, afin de protéger au lieu d’être protégée, de donner d’elle-même plutôt que de recevoir.

En entendant les cris des enfants qui se poursuivaient, la mère songeait tristement à la chérie, immobile près d’elle comme une grande personne sage, et dont les douze ans avaient besoin de jeux. Mais elle comprenait pourquoi Raymonde, susceptible et fière, ne recherchait aucune compagne.

Un jour, une fillette étrangère vint vers l’enfant :

— Nous avons besoin d’une troisième pour sauter à la grande corde. Si ça peut vous faire plaisir de venir avec nous ?

Oh ! l’illumination subite des prunelles noires, trahissant l’intime convoitise !

Mais, de l’autre côté de l’allée, Raymonde aperçut la petite fille, nantie de la prestigieuse corde — l’une des méchantes qui, à la pension, l’avaient insultée de leurs ricanements ! Sa figure se glaça.

— Je vous remercie beaucoup ! dit-elle poliment à l’obligeante inviteuse. Mais j’ai mal au pied. Je ne joue pas !

Et elle se replongea dans son livre d’étude : une petite mythologie, qu’elle aimait parce qu’elle y trouvait l’histoire des déesses qui ornaient le grand jardin, et qui attiraient ou repoussaient son affection comme l’eussent fait des personnes vivantes.

Tristement, la mère songeait :

— Que fera-t-on de la pauvre mignonne à la rentrée des classes ? En quelle institution la placer pour lui épargner les froissements que son petit cœur ressent avec tant de vivacité ?

Il arriva qu’Évelyne Davier descendit, un jour, l’allée des Marmousets avec des compagnons de jeux. La fille du docteur aperçut les deux femmes, assises près de la Fontaine du Dragon, et, son aimable visage illuminé de plaisir cordial, elle accourut vers Raymonde.

— Que je suis contente de vous retrouver ! Et vous allez mieux, madame ? Votre fille doit en être bien heureuse ! Je suis peut-être indiscrète… Voulez-vous bien qu’elle vienne jouer un peu au loup-caché avec nous, là, tout à côté, dans le Bosquet du Triomphe ?

Madeleine surprit l’élan qui soulevait inconsciemment Raymonde vers la charmante tentatrice, et le sourire de sympathie qui rayonnait de l’une à l’autre.

— Vous êtes trop gracieuse pour vous refuser, mademoiselle. Et c’est bien volontiers que je verrai ma fille jouer avec vous. Ne te tourmente pas, mon petit, si je reste seule un instant. Je n’ai besoin de rien.

Évelyne prit Raymonde par la main, et toute rose de satisfaction :

— Combien je vous remercie, madame ! Et puis, ajouta-t-elle gravement, soyez tranquille ! Nous jouons avec des petits. Il y a ce garçon, Charlot Desroches, qui a onze ans, c’est vrai, mais il est plus pacifique que moi ! Alors !…

A travers cette simplicité enfantine, se faisait jour un naïf instinct de protection. Évelyne jeta son bras fluet autour des épaules de Raymonde. Et Madeleine émue les vit monter l’allée, les deux têtes rapprochées mélangeant les boucles de la toison brune et la soie effilochée des longues mèches blondes.

Bientôt après, elle entendit les cris, les rires, les appels, sortant de l’enclos de feuillage. Par intervalles, elle entrevoyait les silhouettes graciles, bondissantes comme des faons poursuivis.

— Pour une heure, ma chérie pourra donc être enfant à l’aise. Décidément, tout ce que nous avons trouvé de secours, dans notre malheur, nous vient du docteur Davier. Sa fille est bonne comme lui-même. Que le ciel les bénisse !

Raymonde revint exubérante et gaie, grisée de rires, ne tarissant pas sur les plaisirs de la charmante récréation. Presque journellement, ces rencontres se reproduisirent. Mme Davier et sa société ayant pris pour quartier général le Parterre de Latone, Évelyne et ses compagnons, sous la garde indulgente de la bonne des jeunes Desroches, descendaient subrepticement l’Allée d’Eau pour rejoindre la petite amie. Raymonde devint la camarade choyée, sans laquelle ne peut s’organiser la moindre partie.

Une après-midi, Évelyne apparut toute pâle, ses tendres yeux violacés et gonflés. Laissant les petits Desroches s’amuser aux quatre coins, elle attira Raymonde dans l’allée parallèle.

— Il faut que je te parle. J’ai beaucoup de chagrin. Oui ! le mois d’août va s’achever. Nous allons passer septembre près de Biarritz. Alors, je ne te verrai plus !

— Je serai triste en ton absence, Lynette. Mais contente pour toi, car tu vas faire un beau voyage… que tu me raconteras après…

Évelyne secoua la tête d’un air si triste que la petite Airvault s’effraya.

— Dis-moi tout ce qui t’afflige, je t’en prie !

— Eh bien !… après, je ne sais pas si nous nous retrouverons ! Pense donc ! Je ne vais pas rentrer à Versailles ! On va me mettre en pension… à Saint-Germain-en-Laye.

Les pleurs, contre lesquels elle luttait, s’échappèrent. Consternée, Raymonde gémit :

— Oh ! pourquoi ! pourquoi te fait-on cette peine ?

A la hâte, de son petit mouchoir en boule, Évelyne épongeait ses larmes :

— Il le faut ! Papa me l’a fait bien comprendre ! Une jeune fille — ou un garçon — doivent quitter la maison, un jour ou l’autre, pour les exigences de leur éducation. Et ma santé se trouvera mieux d’une vie plus réglée, plus tranquille, au milieu d’autres enfants. Je comprends très bien cela, et je sais que papa prend beaucoup sur lui pour se faire une raison. Et puis, la directrice de l’institution est une très bonne demoiselle ; elle a été professeur de maman — ma vraie maman, tu entends bien ! Je m’habituerai. C’est le début qui me coûtera beaucoup. Mais papa viendra me voir très souvent. Il va même acheter une auto.

« Papa ne pouvait jamais avoir tort ! Tout ce qu’il décidait était juste. » Voilà ce qui ressortait de ces paroles désordonnées où s’exprimaient pêle-mêle la douleur, la résignation, l’amour confiant, le ferme propos de marcher avec vaillance dans le chemin assigné.

Raymonde, indécise entre la pitié, la sympathie, une indéfinissable admiration, demeurait stupéfiée, les prunelles fixes et ternes.

— Et toi, amie, demanda inopinément Évelyne, où iras-tu à la rentrée ?

La petite Airvault ferma les yeux comme pour éviter de voir l’angoissant point d’interrogation, dont elle se détournait peureusement. Mais à son amie elle devait sa pensée, — confidence pour confidence — et elle balbutia, blême et farouche, les dents serrées :

— Je ne veux pas retourner en pension à Versailles !…

Évelyne lui saisit les deux bras.

— Eh bien ! demande à tes parents de te mettre à Saint-Germain ! Nous serons ensemble ! Quel bonheur, dis !

Le regard bleu et le regard noir se fondirent, en une extase d’espérance. Mais, plus avertie que l’enfant riche des réalités de la vie, aussitôt Raymonde entrevoyait les impossibilités du merveilleux projet.

— Ce doit être trop cher ! murmura-t-elle avec découragement. Ce qui est pour toi, Évelyne, n’est pas pour moi !

— C’est bien dommage ! soupira Mlle Davier.

L’heure de se séparer les trouva aussi abattues l’une que l’autre. Elles s’embrassèrent avec plus d’effusion encore que de coutume.

— Prions bien fort ! dit Évelyne. Le bon Dieu nous aidera.

Madeleine se levait quand sa fille la rejoignit.

— Le vent fraîchit plus tôt, ce soir ! Rentrons, chérie !

Les deux femmes prirent leur route habituelle par le boulevard des Réservoirs. Comme elles traversaient la vaste chaussée, un rassemblement tout proche, d’où s’élevaient des voix menaçantes, devant un hôtel dont la façade était barrée d’échafaudages, attira leur attention. Une vision terrifiante les figea sur place.

Au centre du groupe, Airvault, d’un geste violent, souffletait un homme. Celui-ci, heureusement contenu par les assistants, faisait mine de foncer vers l’architecte. Son bras levé, son poing crispé, agité avec menace, signifiaient expressivement : « Tu m’échappes ! Mais je te retrouverai ! »

Pourquoi cette altercation ?

Madeleine ne se le demanda pas. Elle se représentait trop bien la tension des rapports journaliers, les insolences sourdes ou agressives qui finissaient par exaspérer son mari jusqu’au délire.

Toute observation de l’architecte à un ouvrier paresseux ou saboteur, à un patron négligent ou inexact, augmentaient l’hostilité latente. Raymond avait beau imposer une compression formidable à son naturel bouillant, un jour ou l’autre l’esclandre devait se produire. Le malheur voulait que sa femme et sa fille fussent témoins de la rixe.

Les genoux de Madeleine fléchirent. Raymonde soutint rapidement sa mère :

— Maman, je t’en prie ! Viens vite ! Qu’on ne nous voie pas !

D’un effort surhumain, la jeune femme réagit contre le spasme qui la révulsait. Tremblante de la tête aux pieds, elle parvint à gagner le trottoir. Mais là, elle s’arrêta, chancelante :

— Je ne pourrai pas aller jusqu’à la maison. Appelle… cette voiture.

Airvault, dégagé, avançait de ce côté, les mâchoires serrées, les sourcils barrant d’une ligne dure son visage enflammé. Il aperçut les deux femmes en détresse, la victoria qui s’arrêtait. En quelques enjambées, il fut près du véhicule.

— Madeleine !… Te trouves-tu mal ?

A grand’peine, il l’aida, assisté par Raymonde, à gravir le marchepied, et la pauvre créature s’affala sur les coussins, une mousse rose aux commissures des lèvres.

XII

— Cela ne saurait durer ! Je ne puis en supporter davantage !

Les doigts enfoncés dans sa chevelure crépue, Airvault redisait sa lamentation, avec une insistance de monomane.

Quand les portes de la geôle s’étaient ouvertes, il avait cru être quitte du cauchemar : les péripéties seules changeaient. Mais l’oppression s’appesantissait encore plus lourdement. Blessé par toutes les contingences, il se comparait au captif qui se meurtrit aux parois d’une cage de fer. L’idée de sujétion, d’humiliation le suivait partout. Dans l’inconnu qui le croisait, il appréhendait un ennemi, dont le mépris secret le salissait au passage.

— Cela ne peut durer ! Je n’en puis plus de cette lutte ! Nous partirons !

Il parlait haut, sans s’en rendre compte. Un faible écho venait de la couche où Madeleine était étendue :

— Partons ! oui, partons !

A cette voix navrée, le malheureux frémissait, ramené au sentiment désolant de son impuissance. L’émigration était impossible tant que la jeune femme demeurait en cet état d’épuisement, sur la pente dangereuse qui conduit de la menace imminente au mal avéré.

Le docteur multipliait les recommandations de prudence, d’isolement…

Que faire ? Raymond se le demandait avec rage. Aucun secours, humain ou divin, ne descendrait-il vers les affligés ?

Cet appel désespéré, mêlé de blasphèmes, fut-il entendu d’un ange pitoyable ?

Un jour, M. Menou, le patron d’Airvault — fort embarrassé lui-même par les difficultés que rencontrait désormais cet auxiliaire intelligent dont il connaissait la valeur — retint son employé pour un entretien confidentiel.

— Airvault, je dois vous faire part d’un projet qui peut vous intéresser, pour des raisons diverses. Un de mes plus notoires confrères parisiens — qui fut mon camarade à l’École des Beaux-Arts — a été chargé de la construction d’un musée, dans une ville du Chili. Il cherche présentement un homme actif, capable, qui s’engage à demeurer là-bas trois années de suite afin de surveiller les travaux. Vingt mille francs par année — voyage aller et retour payé, naturellement. Le premier semestre sera versé à la signature du contrat, pour permettre au suppléant de mettre ordre à ses affaires, avant de partir. J’ai songé que cet arrangement vous conviendrait peut-être.

Ahuri par l’inattendu de la proposition, ébloui par les chiffres, Raymond ne sut que balbutier :

— J’ai femme et enfant. Puis-je les exposer à un tel déplacement ?

— Pas tout de suite ! Je ne vous le conseille pas. A votre place, j’irais en avant, en fourrier. Je m’assurerais du climat, des conditions de la vie, etc. J’ajoute qu’il vous sera loisible d’accroître vos appointements, en acceptant là-bas des travaux pour votre compte personnel.

— En effet ! cela serait tentant ! murmura Airvault. Et je vous remercie d’avoir songé à moi ! Mais il me faut réfléchir à tête reposée, et surtout aviser aux moyens d’organiser l’existence des miens, au cas où ma femme se soumettrait à cette séparation temporaire.

— Évidemment ! Tout cela est juste ! Mais les compétiteurs ne manqueront pas, si la chose s’ébruite. J’ai obtenu de mon ami la promesse de ne rien décider avant que je ne vous eusse pressenti. Maintenant, méditez et décidez… sans retard.

Airvault s’en alla, perplexe. Tous les avantages de l’expectative imprévue chatoyaient déjà dans sa vive imagination : curiosité du long voyage, du pays exotique, mœurs nouvelles, attrait de la tâche considérable, fierté de servir l’art français. Avec quel entrain, il eût clamé un oui ! enthousiaste, quatorze ans plus tôt !

Mais d’autres destinées étaient liées à la sienne.

En cette occurrence, il éprouva le besoin d’un avis judicieux et désintéressé. M. Bénary — dont l’expérience eût pu l’éclairer — passait ses vacances en Hollande. Restait le docteur Davier. Au lieu de rentrer à la maison, Raymond dirigea sa bicyclette vers la rue de Satory.

Il eut la chance de trouver celui dont il souhaitait le conseil.

Le docteur le reçut dans son cabinet de consultation. Le jeune architecte s’excusa de son importunité. M. Davier s’était montré — non seulement le médecin — mais l’ami bienveillant, le soutien moral de la famille éprouvée. Il serait apte plus que tout autre à juger les complications présentes — qui d’ailleurs mettaient en jeu l’intérêt de la malade.

Encouragé, Raymond exposa alors l’offre transmise par M. Menou et ne cacha pas la séduction qu’elle exerçait sur son esprit. Ah ! quel soulagement, s’il pouvait mettre de la distance et du temps entre lui et l’ambiance actuelle ! Respirer à l’aise ! Lever enfin la tête comme son honneur intact lui en donnait le droit !

Ses souffrances, ses aspirations, ses anxiétés, se déversaient en tumulte devant l’auditeur sympathique. Le médecin, pensif, écoutait avec une visible émotion. Quand Raymond se tut, Davier murmura :

— Il est toujours délicat et difficile de se substituer à autrui pour examiner ce qui lui convient ou non. Cependant, j’ai beau tourner et retourner la question, je crois, de bonne foi, qu’en tout temps elle eût mérité sérieux examen. Dans un pays plus neuf que le nôtre, vous serez moins étouffé qu’ici. Vous y trouverez des chances plus nombreuses d’élargir votre carrière — et, en premier lieu, l’apaisement qui vous est si nécessaire, à cette heure.

— Ah ! puissiez-vous dire vrai ! s’écria Raymond, acceptant avec ardeur l’approbation qui encourageait ses espérances. Mais Madeleine ? Madeleine, que dira-t-elle ? Se résignera-t-elle, sans trop de déchirement, à mon éloignement momentané ?

— Votre femme est sensée autant que sensible ! déclara posément le docteur. Et là, j’interviendrai pour la persuader — en lui dévoilant la vérité sur son état. Ne craignez rien ! L’argent qui vous sera versé bientôt permettra enfin de réaliser ce qui s’impose : un séjour de quelques mois dans un sanatorium de montagnes. Alors le mal sera enrayé. Et elle rejoindra son mari et reprendra la vie familiale, sans craindre de contaminer son enfant.

— Oh ! docteur ! C’est à ce point ? balbutia Raymond, interdit. Madeleine se désespérera. Cette révélation va la tuer !

— Non, parce que je lui démontrerai que son cas est guérissable. C’est ma conviction. Mme Airvault comprendra que son premier devoir est d’affermir sa santé pour redevenir elle-même, et ramener la joie dans votre intérieur qui se reconstituera plus heureux, plus fortuné, sous un ciel favorable.

— Ah ! docteur, dites-lui tout cela ! Vous serez, une fois de plus, notre sauveur. Seulement, objecta le pauvre homme, tourmenté d’une nouvelle inquiétude, voici ce qui entravera tout et bouleversera Madeleine : que faire de notre fille pendant ces quelques mois d’attente ?

— N’avez-vous point de parents à qui la confier ?

— Il ne nous reste, à l’un et à l’autre, que des cousins éloignés, indifférents, avec lesquels nous avons peu de relations.

— Une pension ? Un couvent ?

— Raymonde y souffrira à la fois et d’être privée de nous et de s’y sentir isolée. C’est beaucoup pour un cœur comme le sien !

Le docteur pensa, par analogie, à la tendre petite tourterelle qu’il devait écarter du nid. En ce rapprochement d’idées, une inspiration jaillit.

— Airvault, de ce côté encore, nous allons découvrir une solution. Votre fillette et la mienne ressentent l’une pour l’autre une de ces irrésistibles affections d’enfant qui restent inoubliables et deviennent parfois une force. Dès que je suis seul avec Évelyne, elle me parle de Raymonde. Elles se voient très souvent au parc. Maintenant, je vais vous confesser une décision prise dans l’intérêt de ma fille. Au début d’octobre, je la place dans un petit pensionnat de Saint-Germain, dont la directrice m’est parfaitement connue. Nos enfants éprouveraient une joie immense à se retrouver, et ainsi ce ne serait plus un exil ni pour la mienne, ni pour la vôtre. Vous allez en juger ! J’entends Évelyne dans le jardin.

Le médecin ouvrit la porte vitrée.

— Viens ici, mon amour !

La fillette entra, éclairant la pièce de sa robe rose et de sa chevelure d’or.

— Voici le papa de ton amie Raymonde.

Évelyne salua, d’un joli sourire, pendant que le docteur poursuivait :

— Nous sommes en train, M. Airvault et moi, d’élaborer un dessein où tu peux nous aider. Que dirais-tu si ta petite camarade passait l’hiver avec toi, chez Mlle Duluc ?

Évelyne laissa tomber son livre et frappa des mains.

— Ce que je dirais ? Mais que ce serait une chance sans pareille !… Pas d’attrape, au moins ? Ça va se faire ?

— Oui, mais il faut toi-même entrer dans le complot et disposer Raymonde à ce parti !

— Comment ? s’écria la fillette exultante. Mais c’est déjà fait. L’autre jour, nous causions pension, toutes deux ! Et nous avons conclu que ça deviendrait presque un paradis… si nous y étions ensemble !

Les deux hommes échangèrent furtivement un regard attendri et amusé :

— Voilà comment les enfants devancent les combinaisons des parents ! soupira le docteur. Éternellement Rosine déconcertera Bartolo ! Ah ! petites têtes de poupées ! Ainsi, Airvault, rassurez-vous ! Les choses s’arrangeront comme la raison nous engage à le souhaiter ! Avant une heure — puisque vous devez rendre promptement réponse — j’irai chez vous afin de préparer ma malade !

Le soir même, en effet, le médecin, avec une fermeté calme, instruisait Madeleine de la nature de son mal, d’une façon catégorique. Mais après avoir démontré la gravité des symptômes constatés, le péril qu’offrait la cohabitation pour l’enfant, M. Davier, paternellement, réconfortait la jeune femme éperdue en lui infusant la certitude de la guérison, si elle se plaçait dans les conditions désirées.

Et alors Raymond expliqua quelle proposition lui était faite, quels avantages immédiats et palpables permettraient aux éprouvés de recouvrer le calme d’abord, puis, au delà de cette passe troublée, l’espérance, la félicité de la réunion, la marche en avant vers un avenir plus beau.

— Ta santé surtout et avant tout, Madeleine ! Point de vrai bonheur pour personne de nous trois si tu ne redeviens solide, alerte, enjouée ! Ne pleure pas ! Que te demande-t-on ? Quelques mois de sagesse, de philosophie, pendant lesquels tu te diras : Tous les jours, je travaille pour ceux que j’aime en me guérissant, en me fortifiant ; tous les jours, j’avance vers le but que nous désirons ! Alors, tu t’endormiras chaque soir et tu te réveilleras chaque matin plus contente.

Madeleine étendit ses mains diaphanes.

— Tu as raison ! Je ne veux pas pleurnicher sottement. Nous avons tous besoin de courage. Et je penserai que la séparation eût pu être sans terme !

Longuement, avec un tendre respect, Raymond baisa la joue pâle.

— Tu l’as dit un jour : la vie recommencera ! Et voilà que la Providence nous en offre le moyen. Vivons pour notre fille ! Pour elle, je lutterai ! Pour elle, tu vas t’appliquer à guérir !

— Et soyez bien tranquille à son sujet ! observa le docteur presque gaiement. Évelyne, tout à l’heure, m’a recommandé, avec beaucoup d’importance : « Papa, dis bien à Mme Airvault qu’elle ne se tourmente pas de laisser Raymonde à Saint-Germain ! Je veillerai sur elle ! »

XIII

La collaboration d’Airvault fut acceptée.

Une quinzaine se passa en multiples préparatifs. Le jeune homme dut faire face à une foule d’obligations urgentes. La première de toutes fut de conduire sa chère femme dans l’abri montagnard de haute altitude, choisi par l’entremise du docteur. Un ami de M. Davier avait été traité avec succès à Lézins. Le même établissement reçut Madeleine.

Raymonde accompagna ses parents, afin d’alléger à sa mère la tristesse et la fatigue du voyage. Ainsi la fillette connaîtrait-elle le pays où sa pensée irait retrouver sa maman. Les cimes neigeuses, les glaciers, les pentes vertigineuses couvertes de bois, les vallées alpestres, le grand ciel pur exaltèrent l’enthousiasme de l’adolescente.

— Oh ! maman, c’est si beau ! Tu guériras ! Je m’imaginerai tout cela en t’écrivant et en priant pour toi !

L’entourage prévenant, la chambre inondée de lumière, le balcon d’où l’on semblait planer dans l’espace infini, le diagnostic encourageant du docteur, les exemples probants qu’il citait, tout concordait à inspirer confiance. Et pénétrés d’optimisme, grisés d’espoir, ces trois êtres qui s’aimaient tant supportèrent avec une résignation presque joyeuse l’heure des adieux.

— Après… après… quel bonheur ! répétait la petite Raymonde.

Et ces mots naïfs résumaient leurs intimes impressions.

De retour à Versailles, la fillette, active et zélée, aida son père à ranger et à classer les objets qui garnissaient l’appartement ; l’essentiel du mobilier fut entassé dans une mansarde de la petite maison où vivait Philomène.

— Si nous ne revenons pas ici, dit Airvault, je vous donnerai mission de brocanter ces meubles ; gardez pour vous, dès maintenant, en remerciement de votre obligeance, ces fauteuils, cette lampe, cette portière, et ces diverses babioles qui rendront votre logis plus confortable.

Comme témoignage de sa gratitude envers ses protecteurs, Raymond laissait à Me Bénary un vieux miroir de Venise : au docteur Davier, une coiffeuse empire, incrustée de bronze doré. Au neveu de M. de Terroy, il apporta, en gage des trois mille francs qu’il ne pouvait encore solder, un souvenir de famille : le chef-d’œuvre de son trisaïeul, le compagnon serrurier Airvault, dit Franc-Cœur — un petit puits de fer forgé, d’une délicatesse aérienne.

— Mais c’est une pièce de musée, mon garçon ! fit M. de Terroy, qui, grand horticulteur, vouait aux fleurs et aux arbustes l’affection que son oncle avait donnée aux arts. Ce travail dépasse la valeur du prêt qui vous fut fait…

— Et dont vous ne connaissez le chiffre que par mes aveux ! dit Raymond avec chaleur. Ah ! monsieur, pour avoir cru en ma bonne foi et accepté ma parole comme véridique, alors que tout se tournait contre moi, je voudrais trouver un don, des mots, capables d’exprimer toute ma reconnaissance.

M. de Terroy, gagné par cette émotion si sincère, tendit brusquement la main au jeune homme. Raymond s’inclina comme pour la baiser.

— Monsieur, vous me dédommagez, en une seconde, de mes pires souffrances. Que de fois j’ai souhaité qu’il fût possible aux morts de revenir attester la vérité ! Votre oncle eût ratifié les moindres détails de ma confession !

— Mon oncle vous estimait, repartit M. de Terroy à sa manière ronde. Et puis il se connaissait en hommes. Vous aviez joué. Il vous a reproché votre faute. Quelqu’un qui le touchait de près — oui, Airvault ! je fus celui-là ! — lui donna jadis l’occasion des mêmes reproches. Je n’ai donc pas le droit de vous jeter la pierre. Mais se laisser entraîner par la fièvre du baccara — ou profiter bassement de la mort d’un être qu’on respecte — ce sont deux actions bien différentes. Je vous crois incapable de la dernière, qui est le fait d’un vil goujat — ou d’un inconscient !

Cette affirmation, dépourvue d’éloquence, mais énergique et convaincue, réconforta Airvault comme un stimulant, pendant les dernières et graves dispositions qui lui restaient à prendre. Le jour de la rentrée des classes, il mena lui-même sa chérie au pensionnat de Saint-Germain. La vue du bon visage de Mlle Duluc et du riant jardin renouvelèrent les impressions favorables de sa première visite. Et ce fut en toute quiétude qu’il abandonna sa fille à cette femme aux yeux maternels.

D’ailleurs, Évelyne Davier arrivait bientôt, escortée seulement de son père — Mme Davier ayant dû demeurer près de Loys, en l’absence de la nurse. Les deux petites se prirent aussitôt par la main pour se donner mutuellement du courage, en adressant à ceux qu’elles adoraient un : Au revoir ! trempé de larmes.

Les deux pères, contenant le trouble qui les remuait, sortirent ensemble. Airvault fit des adieux pénétrés au docteur.

— Je pars pour Paris et je n’aurai plus occasion, je suppose, de revenir à Versailles. Tout est liquidé, en ce qui concerne mes affaires personnelles. J’ai cédé le bail de mon appartement et vendu nombre de bagatelles embarrassantes. Ainsi ai-je pu payer un semestre d’avance à Mlle Duluc et envoyer une forte provision à Lézins, assurant le séjour de Madeleine jusqu’en avril. Enfin, les paperasses de l’assurance sur la vie sont signées d’hier. S’il m’arrivait malheur, permettez-moi de compter sur vous pour guider les chères créatures que je laisserais derrière moi. Et promettez-moi de servir de tuteur à ma Raymonde.

— Je vous le promets ! Mais chassez les noirs papillons ! Tout ira bien !

— Merci ! Vous m’enlevez un poids oppressant ! Maintenant, au travail ! Je pense m’embarquer à Pauillac, avec mon patron, vers la fin d’octobre.

— Alors, en route pour la fortune ! dit le docteur, secouant une dernière fois la main de l’architecte. Je vous souhaite tous les succès.

Raymond se redressa, un éclair jaillit de ses prunelles noires.

— Je souhaite mieux : l’honneur ! Ah ! trouver le damné gredin qui profita de l’inertie de M. de Terroy pour enlever ce maudit coffret, voilà ce qu’il faut me désirer !

Ils se quittèrent sur ces mots, Airvault devant traverser la ville pour prendre la direction de Paris, tandis que le docteur revenait au train de ceinture, qui, par Marly et Saint-Cyr, le ramenait à Versailles.

Une songerie profonde le retint, immobile et morne, près de la portière, indifférent à l’éclatante parure automnale des prairies et des forêts qu’il semblait contempler. La figure crispée de l’homme calomnié se maintenait seule devant ses yeux, effaçant même la douce image d’Évelyne.

Une scène de tendresse et de grâce familière éclaira opportunément les brouillards tristes de son esprit, quand il rentra en son home. Fulvie, assise dans le jardin tiède, embaumé par les héliotropes et les roses, berçait dans ses bras, contre son épaule, l’intraitable Loys, qui, en l’absence de Mary, agité et quinteux, venait de faire une colère.

Mme Davier s’était dépensée en de tels efforts qu’une rougeur de fatigue avivait la pâleur ambrée de son teint.

— Heureusement, sa nurse revient demain ! Je n’en puis plus ! fit-elle, plaintive et rieuse à la fois. Il est aussi méchant que put l’être Duguesclin, ce petit monstre ! Après tout, c’est peut-être ainsi que les héros débutent ! Écoutez, Monsieur, une berceuse que me chantait ma grand’maman :

Son œil le dit : il est fait pour la guerre !
De ses lauriers comme je serai fière !

(C’est vrai ! Vous irez à Saint-Cyr !)

Il est soldat, le voilà général !
Il court, il vole : il devient maréchal !

— Avancement rapide ! objecta le père, admirant la menotte aux ongles mignons qu’il tenait entre deux doigts.

En attendant, sur mes genoux,
Beau maréchal, endormez-vous !

Loys se taisait, insensiblement assoupi par la mélopée, les câlineries et les baisers.

Fulvie était charmante dans cette attitude de Madone. Une confiance amicale sourit dans le regard qu’elle leva vers son mari.

— Tout s’est bien passé à Saint-Germain ? demanda-t-elle à demi-voix.

— Très bien ! L’enfant s’est montrée raisonnable et soumise à souhait.

— Ah ! tant mieux ! J’en suis bien aise pour vous autant que pour elle ! Écoutez, mon ami ! Je n’ai pas voulu vous accompagner aujourd’hui. Je craignais — à tort ou à raison — de rendre plus pénible par ma présence ce changement qui est, j’en conviens, une épreuve pour la chère petite. Mais demain, j’irai seule, à l’heure de la récréation, porter à Évelyne cette jolie boîte de vannerie fine — voyez là, sur le guéridon. — Je l’ai remplie de friandises qu’elle distribuera à ses compagnes.

— Excellente inspiration ! fit le docteur, touché de l’aimable prévenance.

Il remercia sa femme d’un baiser qui glissa ensuite vers le petit front moite. Une bouffée d’espoir rafraîchit son âme.

Comme il prenait le sentier conduisant à son cabinet, le médecin avisa un petit carré de carton, gisant sur le sable, au milieu d’effilochures et de brindilles de fil.

— Un billet de chemin de fer ! Perdu par un client, peut-être ?

Mme Davier rit à gorge déployée.

— Du tout ! La femme de chambre s’était installée à cet endroit pour rafistoler le pardessus d’été de M. Stany — car, en bonne sœur, je prends soin de sa garde-robe. Une poche était percée, et dans la doublure se promenaient un porte-crayon, des timbres, une cigarette, et un billet de retour que le susdit jeune homme dut frénétiquement chercher en repartant de Versailles pour Paris. Ah ! Ah ! Que cela ressemble bien à du Stany !…

Le docteur examinait le ticket. La date restait nettement marquée : le 12 juin 1912.

Il voulut rejeter sur le sol le minuscule carton. Quelque chose de plus fort que sa volonté fit resserrer ses doigts frémissants.

Davier entra dans son cabinet, s’assit à son bureau, considéra encore la petite chose banale avec une stupeur horrifiée.

— Non ! il ne s’est pas présenté ici, ce jour-là, non !… D’ailleurs, Fulvie et moi, dînions au dehors !… C’est fou !

Sa pensée recula comme une bête qui se cabre.

Ses yeux pâlirent. Une rigidité singulière durcit son masque. Puis, d’une impulsion rapide, il ouvrit un tiroir et lança le ticket tout au fond.

Après quoi, le docteur attira une revue médicale et concentra son attention sur le procès-verbal de la dernière séance de l’Académie de Médecine.

Et un voile épais se tendit, dans les profondeurs de son âme, recouvrant l’idée effarante qui avait failli surgir.

DEUXIÈME PARTIE
FATALITÉS

I

Raymonde, d’un grand geste de triomphe, éleva en l’air deux enveloppes, pour les montrer de plus loin à Évelyne qu’elle rejoignait dans la cour gazonnée de la pension.

— Deux bonheurs aujourd’hui, cria-t-elle, emphatique. Vois un peu ! Un rayon qui vient de Suisse, un autre du Chili, et qui tombent ici pour illuminer mon cœur !

— Alors, bonnes nouvelles, Rara !

La fillette baisa les deux missives.

— Oh ! si bonnes ! Maman va de mieux en mieux ! Elle apprend l’anglais, un petit peu, en causant avec sa voisine de chambre et de véranda, une « miss » charmante. L’espagnol lui serait plus utile. Papa sait déjà très bien se faire comprendre ! Il commence à se plaire à Talca. Il dit que j’aimerai ce peuple où la fierté des hidalgos se corse de l’orgueil des Indiens Araucaniens ! Penses-tu, Lynette ! Je vais voir des Peaux-Rouges, comme dans le « Dernier des Mohicans ! » Et les Andes, si hautes, et le Pacifique ! Un rêve ! Mais papa m’engage — pour me taquiner — à devenir moins bavarde, parce que je ferais scandale ! Tout le monde, au Chili, est étonnamment réservé. Le silence des rues, écrit papa, étonne nos oreilles européennes. Mais comme c’est drôle, poursuivait Raymonde, levant le nez vers le ciel où les nuages bas de décembre s’effrangeaient, çà et là, pour laisser deviner une traîne de pâle azur. Ici, nous sommes en plein hiver ; tout est triste ! A peine quelques petites graines rouges aux fusains ; plus de feuilles aux arbres de la forêt ! Et là-bas, ils jouissent de l’été ! Des roses partout, magnifiques ! Et des grandes lianes roses et blanches, et des fruits en abondance, des cerises délicieuses ! Que nous serons heureux tous trois dans ce paradis !

Évelyne, brusquement, fondit en larmes. Raymonde, déconcertée, arrêta net son dithyrambe.

— Que te prend-il, Lynette ?

Insensiblement, les deux amies s’étaient écartées des écolières qui, dans l’espace découvert, couraient et sautaient pour se réchauffer. L’œil vigilant de Mlle Duluc découvrit, entre les massifs, la fillette en larmes. Promptement, la maîtresse inquiète accourut :

— Évelyne, ma petite enfant ! vous êtes-vous fait mal ? Qu’est-ce qui vous chagrine ?

Elle rapprochait tout contre elle la jeune affligée, et considérant Raymonde avec une certaine sévérité :

— Est-ce Airvault qui vous a peinée ?

Mlle Duluc sentit contre sa poitrine le grelottement du petit cœur éperdu. Incapable encore de répondre, Évelyne dégagea son bras et saisit à l’aveuglette la main de son amie.

— Non ! Non ! Airvault ne saurait me faire de peine volontairement. Mais elle m’en fera beaucoup, néanmoins… quand elle s’en ira. Tout à coup, l’idée de ce jour… joyeux pour elle, triste pour moi, s’est présentée. Et cela m’a été cruel.

Ton son corps trembla dans un long frémissement. Mlle Duluc resserra son étreinte.

— Sensitive ! Nous n’en sommes pas là ! Ne souffrons jamais d’avance. A chaque jour suffit sa peine.

Préoccupée, en considérant Raymonde dont les yeux s’humectaient, la sage éducatrice se demanda si elle ne devait pas s’efforcer de distendre cette amitié trop chaleureuse. Évelyne, comme avertie intuitivement de la pensée de sa maîtresse, leva son regard noyé et confessa avec une loyauté humble :

— C’est très bête de ma part. Raymonde me parlait seulement des fleurs et des fruits du Chili, et de son papa, et de sa maman. Je me suis imaginé alors le bonheur qu’ils auront à se retrouver. Et j’ai pleuré : voilà tout…

Un monde de regrets, d’aspirations, tout ce que contenait un cœur d’enfant vibrant et tendre, se décelait dans ces simples mots. Mlle Duluc en fut remuée.

En se représentant la figure fine et douce du père, l’orgueilleuse beauté de la seconde épouse, l’institutrice comprenait sans peine le malaise intérieur qui motivait le bannissement de l’orpheline. Ce qu’Évelyne, sans le définir, enviait à son amie, plus déshéritée de la fortune, c’était cette richesse que rien ne remplace dans le lot des trésors humains : le nid tiède et quiet où l’enfant se blottit avec délices entre ses parents affectueusement rapprochés.

Raymonde, démontée, attristée, cherchait de naïves consolations.

— Mais notre séparation ne sera pas éternelle, ma Lynette. Le Chili n’est pas le pôle ! Tu viendras nous voir. Et puis, je viendrai me marier en France, parce que les enfants qui naissent là-bas sont Chiliens, et je veux que mes enfants soient Français.

A cette déclaration, pour le moins prématurée, Mlle Duluc fut prise de fou rire.

— Et ta ta ta… Votre fougueuse imagination prend le mors aux dents, Airvault ! Tout en approuvant vos sentiments chauvins, je vous préviens qu’il est un peu trop tôt pour parler mariage ! Avant d’aborder ces problèmes d’avenir, il vous reste à résoudre beaucoup de problèmes d’arithmétique ! Et votre premier devoir comme Française, c’est de savoir à fond votre syntaxe afin de bien connaître votre langue. Ce qui ne m’empêchera pas, pour vous amuser, de vous passer une grammaire espagnole. J’eus l’ambition à votre âge, d’apprendre le sonore langage de Cervantès, avec un vieil ami. Mais s’il avait passé son enfance en Espagne, il avait dû perdre beaucoup de mots sur la route, et il étouffait le reste dans sa barbe chenue. Cependant je garde encore souvenir d’une bien belle chanson.

Et Mlle Duluc gaiement fredonna, en ajoutant immédiatement la traduction :

Un peluquero se fué a misa
Y como ne sabia rogar
Pedia a todos los santos
Si no hai pelucas que peinar…
Un perruquier fut à la messe,
Et comme il ne savait pas prier,
A tous les saints il demandait
S’ils n’avaient pas de perruques à peigner !…

— Oh ! que c’est gentil ! s’écria Raymonde électrisée. Mademoiselle, apprenez-moi cette drôle de petite chose ! Je la chanterai à papa !

— Et puis, observa Évelyne, j’aime ce pauvre homme qui offrait aux saints ce qu’il pouvait faire !

— La même idée que le « Jongleur de Notre-Dame » ! dit Mlle Duluc. Il n’est point d’effort, humble et sincère, qui ne soit bien accueilli là-haut, même quand il paraît absurde aux yeux des hommes. Rappelez-vous-le toujours, mes petites !

Les jeunes yeux rayonnaient maintenant. Le sourire avait refleuri sur les lèvres fraîches. Ainsi, habile et prudente, Mlle Duluc gagnait la confiance de ses élèves et parvenait à régler les mouvements des âmes adolescentes, si vivement impressionnables.

Elle ne chercha pas à éloigner l’une de l’autre les deux fillettes, jugeant après étude attentive, que leurs natures se complétaient. Également droites et aimantes, mais Raymonde, plus énergique, plus ardente, d’esprit plus prompt, entraînait à l’action la rêveuse et passive Évelyne. Le docteur Davier, en disposant l’institutrice à la sympathie envers la famille Airvault, lui avait dit les mérites de l’enfant dont il connaissait le courage, le dévouement et la fierté.

Le premier trimestre se passa donc sans secousses, rempli par le travail et l’apprentissage d’habitudes nouvelles, les nostalgies apaisées par les douceurs de l’amitié et de l’espérance.

Mme Davier, ainsi qu’elle en avait annoncé l’intention, vint assez souvent visiter sa belle-fille à ce début d’hiver. Les jours de sortie, elle emmenait Évelyne à Paris et lui offrait des divertissements agréablement variés : matinées au Cirque ou au Français, réunions dansantes, visites des grands magasins, haltes dans les pâtisseries réputées.

Évelyne lui savait gré de ses efforts, et le témoignait avec le plus d’expansion possible. Mais souvent, ces programmes trop copieux dépassaient les forces de la fillette ; elle revenait exténuée, le cerveau débordant d’images trépidantes, les nerfs secoués, et des nuits de fièvre, des cauchemars, des lendemains migraineux, succédaient à ces courses agitées.

Évelyne, si on l’eût consultée sur le choix des distractions, eût opté avec transport pour deux heures de tranquille promenade aux côtés du père dont elle restait privée — dans le parc de Versailles ou les jardins de Trianon, si poétiques en leur tristesse hivernale.

— Quelle est cette brunette aux yeux noirs, avec laquelle je vous ai vue plusieurs fois dans la cour ? demanda, un jour, Mme Davier à sa belle-fille. Quand elle ira à un bal costumé, qu’elle se travestisse en gitane ! elle sera merveilleuse ! Dites-le-lui de ma part. Comment l’appelez-vous ?

— Raymonde… Raymonde Airvault ! prononça Évelyne avec une instinctive répugnance.

— Airvault ? chercha Mme Davier. Où donc ai-je entendu ce nom ?

Une lueur se fit. Elle reprit, dévidant ses réminiscences, sans les admettre comme conjectures :

— Airvault ? Je sais maintenant. C’était le nom de cet homme, accusé de vol chez M. de Terroy… et dont votre père soigna si assidûment la femme. Rien de commun, naturellement, avec votre petite compagne ?

Évelyne baissa les yeux, changea de couleur et se tut.

— Comment, ce serait leur fille !… Oh !…

Un étonnement immense arqua les beaux sourcils au-dessus des yeux sombres, allumés d’indignation.

— J’étais loin de supposer que Mlle Duluc consentît à recevoir des enfants issus de pareilles gens ! articula Mme Davier, la lèvre gonflée de mépris. Je vous croyais placée dans un milieu irréprochable et distingué.

Tout à fait malheureuse, Évelyne osa poser la main sur le manchon de loutre et supplia de toute sa ferveur :

— Oh ! petite mère ! Il y a ici des filles de fonctionnaires supérieurs — même des nièces de ministres — que leurs parents n’osent pas placer dans des couvents, à cause du gouvernement, vous savez ! et qui ont reçu la meilleure éducation. Toutes aiment Raymonde ! Elle est si originale, si complaisante ! Ne dites pas ! je vous en conjure !… ce qui… le malheur… car ce n’était pas vrai… Ce n’était pas vrai ! non ! papa l’a toujours dit ! Et si cela se connaissait ici… ce serait terrible pour elle… Elle doit partir au printemps, d’ailleurs !

— Ne vous agitez pas ainsi ! répliqua la belle-mère, de plus en plus froide. Je me respecte trop pour m’abaisser aux délations, sachez-le bien ! Mais je suis surprise et déçue. J’espérais — dans votre propre intérêt — qu’on se montrait ici d’un accueil… plus restreint ! Il est vrai, acheva-t-elle avec ironie, que votre père, entiché de cette famille, a dû se porter caution de son honorabilité !… Ne pleurnichez pas, petite ! C’est un moyen sûr de m’indisposer ! Et abordons un sujet beaucoup plus passionnant ! Je vous ai commandé, pour les prochains congés un joli fourreau de velours bleu. On tirera chez nous la galette des Rois, après deux heures de danse. Vous pourrez inviter tous vos jeunes amis de Paris et de Versailles !

L’enfant dut passer de la tristesse à la joie, et exagérer la gratitude sans satisfaire encore tout à fait l’orgueil exigeant de Fulvie.

Le jour où elle vint chercher sa belle-fille pour les vacances de fin d’année, Mme Davier découvrit, à travers le fourmillement de visiteurs qui remplissait le parloir de l’institution, une capote de velours noir, ornée d’une cocarde verte. La porteuse de cette coiffure vieillotte, en rencontrant l’œil noir de Fulvie, se tassa sur elle-même comme pour offrir moins de prise au regard fulgurant. Mais Raymonde Airvault, se glissant entre les groupes, parvenait au bonnet panaché de vert, et en compromettait l’équilibre par une accolade impétueuse.

— Oh ! Philo ! que c’est aimable à vous de venir me voir ! Je l’écrirai à maman ! Comment allez-vous ?

— Bien mieux ! Et Très-Petit aussi ! Il est remis des misères de la mue, et il chante à réjouir tout le quartier.

Raymonde, à ce moment, reconnaissait Mme Davier et ébauchait une révérence incertaine. Fulvie tourna le dos et entraîna Évelyne, dès que celle-ci apparut. Aussitôt qu’elles furent en tête-à-tête dans le train, la jeune femme donna libre cours à sa colère.

— Décidément, la présence de votre Airvault attire, à la pension, des personnes bien vulgaires ! Je n’en fais pas compliment à Mlle Duluc !

Évelyne avait à peine eu le loisir d’entrevoir la « personne vulgaire » qui causait avec Raymonde. Cependant, toujours dominée par le désir d’une entière sincérité, la fillette ne voulut pas feindre l’ignorance.

— J’ai cru apercevoir Philomène, fit-elle craintivement. Est-ce d’elle que vous parlez ?

— De qui serait-ce ? répliqua presque brutalement Mme Davier. Pensez-vous que j’aie lieu d’être contente ? Cette maudite vieille a trouvé un prétexte pour se rapprocher de vous et vous empoisonner de son venin !

Évelyne éleva la main pour un serment solennel.

— Je vous jure, maman, que je ne lui ai jamais parlé depuis que je suis ici. Comment cela pourrait-il se faire ? Elle n’est pas inscrite sur ma liste.

— Objection sans valeur ! Elle peut vous faire communiquer tout ce qui lui plaira par cette petite bohémienne !

Devant la nécessité de mettre exactement les choses au point, la fillette trouva le courage de s’expliquer avec un calme relatif :

— Je ne crois pas que Philo écrive à Raymonde. Je sais seulement que celle-ci lui a confié la garde d’un oiseau très aimé. Philo ne doit pas même être venue encore à Saint-Germain. Elle aura pensé consoler un peu par sa visite Airvault, qui doit rester presque seule à la pension, en l’absence de son père et de sa mère, alors que tout le monde part en congé.

— Jolie consolation que la visite de cette commère ! ricana Mme Davier.

Et, d’un haussement d’épaules, elle laissa comprendre que le piètre incident était clos.

Elle n’en gardait pas moins un ressentiment qu’elle ne s’abaissa pas à confesser. D’un naturel altier et impérieux, Fulvie considérait la moindre infraction à ses ordres, même à ses désirs, comme une offense inoubliable. Sans déclarer ses rancœurs, elle en voulut à tous ceux qui ramenaient devant elle la figure détestée qu’elle entendait balayer de son chemin.

Les congés terminés, elle prit de moins en moins souvent le train de Saint-Germain. A ses confidents, elle déclara, avec grand découragement, renoncer à une entreprise qu’elle devait reconnaître impossible, — la conquête d’une malheureuse enfant dont la mentalité était faussée… On la plaignit, on la cajola ; ses amis s’ingénièrent à la dédommager de ce mécompte.

— Cette pauvre charmante Fulvie ! Un mari déjà âgé, d’une profession austère. Et trouver tout de suite la charge d’une grande niaise, ingrate par-dessus le marché !

La naissance de Loys survenant peu après la mort de M. de Lancreau, Mme Davier avait passé dans une quasi retraite les deux premières années de son mariage. Maintenant, Évelyne écartée, — cette longue fillette qui, en l’appelant Petite Mère, lui causait tant d’agacements intimes — la brillante jeune femme put s’abandonner à ses vrais penchants, réprimés jusqu’ici par la force des choses.

Pourvue actuellement de larges ressources, elle sut mettre en valeur sa beauté par une élégance raffinée. Tout de suite, elle fut cotée étoile dans la Foire aux Vanités. Sa présence contribuait à l’ornement d’un salon. Les invitations se multiplièrent.

Stany, lancé par ses relations de journal et de théâtre, l’intéressa à une vie soi-disant artistique, artificielle et fascinante. Fulvie devint une assidue des petits vernissages, des répétitions générales, des premières et des avant-premières dans les théâtres boulevardiers ou les boîtes à musique montmartroises.

Ah ! qu’il était de son goût ce tourbillon d’éternel galop ! Avec délices, la jeune femme bondit au plein milieu de ce gai tumulte. Il fallait être dans le train : elle prit le rapide-éclair !

En trois mois elle gagna ses grades. Désignée par son frère à l’attention des petits soiristes, elle se vit attribuer un cliché particulier dans la classification de la galerie vivante : « La belle Mme D… au galbe impérial ! »

Et, dans la chronique mondaine d’un grand journal, Fulvie eut un jour l’enivrante gloire de voir mentionner « ses épaules sculpturales, au grain marmoréen », et la toilette « inspirée qui révélait sa vénusté ! »

II

Cependant Raymonde, en présence réelle à Saint-Germain-en-Laye, vivait déjà virtuellement au Chili. Son imagination turbulente s’emparait de l’avenir pour le transporter dans le présent.

Quelles félicités elle cueillerait dans le fabuleux Eldorado, peuplé de si belles légendes, qui roule des cailloux d’or dans ses torrents, et en face duquel s’élève l’île de Robinson Crusoé ! Et cette seconde île encore, dont parlait papa, et où habitèrent, il y a très longtemps, des amazones gouvernées par une reine nommée Ciel-d’Or !

Raymonde se répétait à elle-même ces choses merveilleuses, comme autrefois elle redisait Cendrillon ou Peau d’Ane, mais elle se gardait d’en importuner Évelyne. Ses lettres à son père et à sa mère se terminaient toujours par un joyeux : Hasta luego ! (A bientôt !)

La date de la réunion restait incertaine, dépendant du rétablissement de Mme Airvault. Vers février, le directeur du sanatorium prévint que la cure était en bonne voie, mais qu’une prolongation de quelques mois en assurerait le complet succès. Airvault répondit que le sacrifice devait être efficace : il se résoudrait donc, ainsi que sa femme elle-même l’y engageait, au délai nécessaire. D’ailleurs ses travaux personnels allaient l’obliger prochainement à divers déplacements, et son patron, M. Vielh, devant revenir au Chili en août, les deux passagères novices profiteraient de cette occasion pour leur traversée.

Raymonde ne put s’empêcher de pleurer un peu en apprenant cet ajournement. Mais sa mère l’engageait à la patience. L’enfant tut ses regrets.

Lorsque la volée d’oisillons s’éparpilla au départ de Pâques, une sensation de nostalgie et d’isolement glaça l’adolescente. Mlle Duluc, apitoyée, chercha des diversions. Elle présenta la petite pensionnaire à sa voisine, Mme Forestier, femme exceptionnellement bonne et intelligente, qui, ayant perdu ses propres enfants, retrouvait l’illusion des joies écoulées en s’entourant de jeunesse.

Déjà Raymonde avait été reçue à une petite fête d’arbre de Noël. Mais cette fois, seule à la pension et mieux connue, elle vint presque journellement près de l’aimable vieille. Elle y rencontrait nombreuse et amusante compagnie.

Dès que les enfants entraient chez Mme Forestier, ils se sentaient chez eux, dans une république vraiment régie par la devise : Liberté, égalité, fraternité.

Croquet, trapèze, tennis, tonneau, etc. pour les récréations extérieures. Au dedans, un vaste salon, un piano, des livres illustrés, des jeux de toutes sortes, un Guignol, des placards remplis de hardes et de chiffons pour les déguisements de charades. Ah ! les bonnes heures de rires, de danses, de facétieuses inventions, de folâtre allégresse dont les éclats secouaient la vieille demeure, de la base aux greniers où grimpaient souvent les audacieux envahisseurs !

Et, sereine au milieu du vacarme, Mme Forestier, à ceux qui appréhendaient pour elle la fatigue, répondait avec douceur, en regardant les portraits souriants de ses disparus :

— Fatiguée ? oh ! du tout ! Je remercie les chers enfants de ramener de la vie dans ma vieille maison. Il me semble ainsi entendre les miens.

M. le docteur Forestier, de l’Académie de Médecine, avait été le professeur du docteur Louis Davier, qui entretenait avec la vénérable veuve des relations déférentes. La présence d’Évelyne à la pension Duluc resserra ces rapports.

Maintenant le médecin était en possession d’une auto, qui lui permettait de se déplacer plus aisément. A diverses reprises, il amena Évelyne aux réunions enfantines, durant les congés, et il enleva Raymonde, pour des excursions charmantes à travers la forêt où verdoyait le printemps.

Les deux promeneuses jasaient comme des pinsons. Quel plaisir de rouler par les avenues, et de courir à pied, dans d’étroits sentiers, pour cueillir des brassées d’épines blanches ou de primevères ! Et les intéressantes et vivantes leçons d’histoire devant l’espace nu où s’érigeaient jadis les pavillons royaux de Marly, — évanouis comme des palais de nuages — ou bien près de la vasque en ruine où fut baptisé Louis IX, dans la très révérée église de Poissy !

— On devrait amener ici tous les Louis de France, déclarait gravement Évelyne, afin qu’ils deviennent bons et justes comme Saint Louis.

Parfois, du faîte d’un coteau, entre les hêtres et les chênes, apparaissait la fumeuse perspective de la ville énorme, se confondant avec les brumes du ciel.

— Comme c’est petit, Paris, vu d’ici ! s’étonnaient les petites.

Et le docteur, rêveusement, contemplait cet angle de l’horizon, où se concentraient les attractions magiques, pour lesquelles sa femme abandonnait le foyer.

Ainsi les vacances s’écoulèrent, plus légères et plus rapides que ne l’avait espéré l’enfant solitaire. Et Raymonde commença, pleine d’ardeur, le trimestre qui la conduirait enfin au jour du départ.

Déjà la seconde quinzaine de juin commençait.

Une température d’orage, cette après-midi-là, appesantissait les têtes sur les pupitres, pendant que se poursuivait la dictée monotone. La porte de la classe s’ouvrit. Une femme de chambre avança la tête.

— Mademoiselle Airvault. Tout de suite, chez Mademoiselle !

Interloquée, Raymonde se leva. En quelques secondes, son cerveau tourna et retourna des hypothèses fantastiques. Pourquoi la mandait-on de cette façon inusitée et inopinée ? Quelle faute avait-elle commise à son insu ? Puis des espoirs extravagants l’emportèrent.

— Y a-t-il quelqu’un chez Mlle Duluc ?

— Oui.

— Un monsieur ?

Un signe affirmatif. La fillette réprima ce cri : — Papa ! ce doit être papa ! Elle n’osa interroger de peur d’une déconvenue, et précipita sa course vers le bureau de Mme la Directrice.

Un monsieur, en effet, était assis vis-à-vis de Mlle Duluc. Non pas celui qu’elle supposait ; quand même une figure familière et aimée : le docteur Davier.

Mais pourquoi ce silence quand elle approcha ? Pourquoi ces yeux de pitié ? Pourquoi les lèvres de Mlle Duluc tremblaient-elles ? Avec une prompte intuition, la fillette sentit une tristesse flottant en l’air, et qui l’imprégnait avant qu’une parole eût été prononcée. Sa pensée vola du côté où elle savait un péril.

— Maman ? balbutia-t-elle d’une voix éteinte, à peine perceptible.

— Ta maman va bien et sera ici dans deux jours au plus ! répondit le docteur.

— Alors ? fit-elle, très bas, voyant qu’il hésitait. Et elle devinait que cette suspension serait suivie d’un choc effroyable.

Le médecin se détourna. L’institutrice prit les poignets de l’adolescente, l’attira, et la regardant au fond des yeux :

— Raymonde, oui, votre maman se met en route pour venir ici ! Il faut que sa petite fille la soutienne, vous m’entendez bien ! dans une épreuve qui est cruelle pour vous deux ! Rappelez-vous que Dieu afflige souvent ceux qu’il aime !

L’enfant, effarée, fixait sur sa maîtresse des prunelles immenses, vides de pensées. Mlle Duluc joignit les petites mains entre les siennes, et dit gravement :

— Prions Dieu, Raymonde ! Prions pour qu’une âme qui vous est bien chère trouve la félicité et le repos éternels. Dites après moi : Notre Père qui êtes dans les cieux, bénissez le père que vous m’aviez donné et que vous rappelez près de vous !

— Papa ! Oh !

Un cri rauque de bête blessée. Le corps mince plia en arc, la tête pendant en arrière.

Le docteur enleva l’enfant dans ses bras, l’étendit sur le divan. Mlle Duluc courut chercher du vinaigre, des sels, de l’eau de Cologne. Mais la syncope évitée, des sanglots déchirants se firent jour, si violents, si pressés, qu’ils semblaient devoir briser la poitrine haletante.

III

Le surlendemain, Raymonde de nouveau était appelée au salon de Mlle Duluc. Une femme, dont le chapeau et les vêtements portaient la poussière d’un long voyage, se leva à son apparition. D’un élan, la fillette tomba sur la poitrine de sa mère.

— Oh ! dis, dis, maman ! ce n’est pas possible !

— Tous les malheurs sont possibles pour nous ! murmura Madeleine.

Mais ces mots amers s’étouffèrent dans l’embrassement frénétique qui maintenait sa fille contre son sein.

Enfin, elle atteignait donc cette consolation suprême, vers laquelle convergeaient uniquement ses désirs, durant l’interminable trajet : envelopper de ses bras la petite créature née de ses entrailles. Dans le désastre où tout sombrait, l’infortunée ne gardait plus de vivant en elle que l’instinct maternel.

Mais si grand, si chaud était cet amour, où s’épandait son être, pour ainsi dire, que Mlle Duluc, présente à la scène, vibrait de tous ses nerfs devant l’enlacement pathétique de ces deux douleurs : la mère et l’enfant.

— Maman, oh ! ma maman chérie ! Je ferai tout, tout, près de toi pour remplacer papa en ce que je pourrai ! balbutiait Raymonde (et son cœur sincère s’exhalait dans ces effusions). Mais après tout, est-ce bien vrai, cette chose affreuse ? Ça s’est passé si loin ! Ce n’est peut-être pas sûr ! Dis, si ce n’était pas vrai, pourtant !

Madeleine, d’un hochement de tête, repoussa la velléité d’espoir. En quelques phrases sans lien, elle relata péniblement les simples et tragiques péripéties.

Une dépêche de M. Vielh — l’architecte de Paris dont Raymond faisait exécuter les plans à Talca — parvenait, quarante-huit heures auparavant à Lézins : « Reçois nouvelle décès d’Airvault. Regrets sympathiques. »

Quand ce pli lui fut remis, Madeleine demeura assommée, stupide, se refusant à croire que si peu de mots continssent des vérités aussi atroces !

Puis elle avait bâclé ses bagages, comme dans la bousculade d’un incendie, songeant seulement à télégraphier au docteur Davier : « Mari décédé. Prévenir Raymonde. » Et elle n’était sortie de son hébétude réellement que dans le train qui l’emportait, à toute vitesse, vers la France.

M. Vielh, à Paris, l’avait reçue avec des égards pleins de commisération, sans lui fournir aucun éclaircissement, instruit lui-même par une dépêche concise, signée d’un contremaître et ainsi notifiée : « Airvault disparu, voyage. Catastrophe. Mort probable. »

Une lettre explicative allait suivre, vraisemblablement. Au surplus, par suite de cet événement déplorable, M. Vielh avancerait de quelques semaines son départ pour le Chili, primitivement fixé en août.

Ah ! cette date d’août ! Le départ en commun arrangé par Raymond, et dont toutes deux avaient anticipé la joie ! Si souvent, l’enfant s’était imaginé les délices de la traversée, sa mère près d’elle, et l’approche, jour par jour, de ce débarcadère où sourirait, hélas ! celui qui n’était plus ! Le même regret amena, pour les pauvres femmes, une recrudescence de larmes.

Surmontant sa faiblesse, Madeleine achevait rapidement le récit de son entrevue avec le patron de son mari : rendu à Talca, M. Vielh promettait de tout mettre en œuvre pour connaître les circonstances dans lesquelles son malheureux employé avait trouvé la mort, et obtenir la constatation légale du décès, sans laquelle rien ne pouvait se régler.

Mme Airvault s’arrêta. Une sueur de fatigue et d’angoisse perlait à ses tempes, et de grands cernes se creusaient autour de ses doux yeux embués. Mlle Duluc devina les anxiétés que la malheureuse, le cerveau encore vacillant, hésitait à concevoir et qui ajouterait une harcelante torture au grand brisement moral. Les multiples embarras d’ordre pratique, qui suivent la disparition d’un chef de famille, allaient s’accroître, dans la conjoncture présente, de toutes les complications, causées par la distance, le mystère, le milieu étranger.

Saisie de pitié, l’institutrice, tout naturellement, songeait à la protection qui s’était maintes fois manifestée en faveur de l’enfant, et qui, certainement, saurait guider la veuve à travers les difficultés de la situation.

— Êtes-vous allée à Versailles prendre conseil du docteur Davier ?

— Non ! Je suis venue ici tout droit en quittant Paris.

— Voulez-vous que je téléphone ? Peut-être le docteur se trouve-t-il chez lui ! En tout cas, nous saurons à quelle heure il pourrait vous recevoir, ce soir ou demain, afin de ménager vos pas et vos forces.

— Oh ! que de reconnaissance, Mademoiselle ! Merci ! Je n’ai plus une idée !

Mlle Duluc décrocha le récepteur et demanda la communication :

— Pour Versailles ? Dix minutes au moins d’attente.

— Bien !

L’institutrice était demeurée en tiers aux premières minutes de la visite — craignant, pour la mère et la fille, une émotion trop violente : elle se tenait ainsi prête à les secourir, tout en les assistant de sa muette sympathie. Maintenant elle pensa qu’il serait discret de les laisser seules. Mais comme elle faisait mine de sortir, Mme Airvault, d’un geste effrayé, la retint par sa robe :

— Oh ! restez, Mademoiselle, je vous en prie ! Je n’ai pas l’habitude du téléphone ! Et puis, la voix si faible, les oreilles bourdonnantes, je suis incapable de me faire comprendre et d’entendre moi-même.

— Ne craignez rien ! Je passe seulement dans la pièce voisine et je reviendrai aussitôt que la sonnerie se déclenchera.

Quand Mlle Duluc rentra, au premier tintement, elle retrouva les deux femmes, unies comme elle les avait laissées, leurs cœurs se réchauffant au contact l’un de l’autre.

Dans l’appareil, une voix féminine, un peu sèche, demandait :

— Que veut-on ?

— Madame, c’est Mlle Duluc, de Saint-Germain, qui désire parler au docteur, si c’est possible !

— Bonjour, Mademoiselle. J’espère qu’Évelyne n’est pas souffrante.

— Du tout ! du tout ! Rassurez-vous, Madame ! Mais il y a ici, en ce moment, une personne qui a besoin des conseils du docteur, non pas tant comme médecin que comme ami. Et nous désirerions savoir à quelle heure elle doit se présenter.

— Mais à l’heure des consultations ! de deux à quatre. Trop tard aujourd’hui ! Au fait, demain est jeudi… le jour que le docteur se réserve maintenant à cause de votre élève, je le soupçonne. Mais si cette personne veut dire son nom, le docteur sera prévenu dès son retour et vous téléphonera pour fixer le moment qui lui convient.

La voix s’était adoucie en modulant ces explications, avec une intention de bonne grâce.

— Oh ! madame, je vous en remercie vivement ! répliqua Mlle Duluc. Il s’agit de la mère d’une de mes élèves, revenue de Suisse après l’annonce d’un malheur affreux, et qui souhaite les bons avis du docteur Davier : Mme Airvault !

— Quel nom dites-vous ?

La voix lointaine s’exacerba avec une telle âcreté que la mère et la fille en perçurent les éclats discordants.

— Airvault ! par un A ! appuya Mlle Duluc, croyant s’être mal fait comprendre.

— Ah !

Un silence se fit après cette exclamation. Puis, brusquement, ces mots furent jetés, cassants comme une grêle de cailloux :

— C’est bien ! On préviendra le docteur. Adieu, mademoiselle.

Mlle Duluc, étourdie par ce leste congé, réfléchit trop tard, en quittant l’appareil.

— C’est vrai ! Je n’ai pas eu le temps de me concerter avec vous avant de répondre, Mme Airvault. Peut-être ne comptiez-vous pas rester à Saint-Germain aujourd’hui ? On ne sait à quelle heure le docteur rendra réponse ! Alors, que ferez-vous ?

Madeleine, recrue de fatigue et de désespérance, eut un mouvement des épaules si résigné, si exténué, si abandonné à la destinée, que l’institutrice voua toute sa compassion à cette épave, palpitante et brisée.

— Ce que je ferai ? murmurait Mme Airvault. Le sais-je ? Les circonstances le commanderont. Je ne puis rien… qu’attendre le retour de M. Vielh et suivre la ligne de conduite que détermineront ceux qui veulent bien s’intéresser à nous.

Et comme pour répliquer à une objection qui ne lui était pas adressée, humblement, Madeleine ajoutait :

— Ce qui me tente le plus, ce serait de demeurer à proximité de ma chérie. Je ne suis plus dangereuse… Le docteur du sanatorium me recommande seulement d’accroître ma force de résistance. Hélas !

Le téléphone impérieusement lui coupa la parole. Mlle Duluc se précipita vers l’appareil. Et aussitôt son visage s’éclaira.

— Oh ! docteur, que vous êtes bon !… Merci, merci !… Oui, oui, elle va vous attendre ici ! A tout à l’heure !

— Vous avez compris, Mme Airvault ? fit-elle, la communication achevée. Le docteur Davier, arrivé tout de suite après mon appel, remonte en auto et dans quelques instants, vous le verrez ! En attendant, il est nécessaire que vous preniez quelque réconfort, ne bougez pas. Je vais vous faire apporter ici quelques aliments.

Du lait, des œufs, des confitures et des biscuits furent déposés devant Madeleine. La légère collation n’était pas achevée que le docteur Davier paraissait dans le petit salon.

Raymonde courut vers lui. Il frôla ses cheveux d’une caresse et tendit la main à la veuve qui, suffoquée d’émotion, essayait vainement d’articuler une parole.

Mlle Duluc entraîna son élève.

— Votre présence redoublerait l’attendrissement de votre mère. Laissez-la s’expliquer librement avec son médecin — dont le temps, d’ailleurs, est si limité.

Madeleine recommença son récit douloureux. Cette fois, ainsi que l’avait intelligemment supposé l’institutrice, elle vidait tout son cœur, en laissant sortir non seulement les regrets, mais les appréhensions et les effrois.

N’étaient-ils pas maudits ? A peine respiraient-ils après la première commotion, et la riante espérance, saluée joyeusement, s’évanouissait dans le noir abîme ! Et voici que se redressait, les griffes étendues, le spectre de la Pauvreté ! Comment lutter ? Une fillette de treize ans, une femme à peine échappée à un mal insidieux et rongeur, et qui perdrait, en peu de temps, l’énergie vitale patiemment récupérée.

A travers ces plaintes dramatiques, le docteur saisissait des menaces imminentes, un enchaînement de fatalités vraiment lamentables. Il savait que les précautions prises par Airvault afin de faciliter l’avenir à sa famille, risquaient d’être annihilées. Tant que le décès ne serait pas absolument confirmé, le contrat d’assurance resterait en suspens. A défaut de preuve, la prime de l’assurance, versée à la Caisse des Dépôts et Consignations, ne serait mise à la disposition de la veuve et de l’orpheline qu’après un délai de trente ans.

Cependant, il fallait que cette femme continuât de vivre, que cette enfant, bien douée, reçût le bienfait d’une bonne éducation !

A cet instant, une impression mystérieuse envahit Davier : il sentit en lui, non seulement l’impulsion de sa vive pitié, mais la poussée sourde et forte que donne la conscience d’un devoir, d’une tâche !

S’efforçant de concentrer sa pensée sur le terrain pratique, le médecin dit :

— Rappelez-vous qu’il est de toute importance que vous gardiez votre vigueur pendant ces pénibles atermoiements ! Le directeur de Lézins était satisfait du résultat obtenu. Je vais donc écrire au docteur Aubert pour lui demander avis. Et je vous surveillerai en suivant ses indications. Où comptez-vous résider ?

Mme Airvault réfléchit.

— Philomène pourrait peut-être me donner asile jusqu’au retour de M. Vielh.

Mais en levant les yeux, elle aperçut une nuance d’ennui ou d’improbation dans le regard fixé sur elle. Le docteur, entre haut et bas, confessait :

— Je préfère vous le dire : Philo est antipathique à Mme Davier.

Madeleine chassa, d’un signe, l’idée émise :

— Et d’ailleurs, me retrouver à Versailles me serait une épreuve. Trop de souvenirs m’y obséderaient.

— Peut-être pourrez-vous dénicher un abri à Saint-Germain ?

— Mais cet abri doit être extrêmement modeste ! allégua-t-elle, rougissante. Mes ressources sont bien minimes. Je puis, cependant, me rendre utile, travailler quelques heures.

— Mlle Duluc ou Mme Forestier nous assisteront de leurs bons conseils à cet égard. Ne projetez rien. Ne concluez rien sans m’en avertir. Vous avez confiance en moi ?

L’élan qui souleva la pauvre Madeleine, les mains jointes, était plus éloquent encore que son cri.

— En qui aurais-je foi sur terre ?

Davier détourna ses yeux obscurcis.

— Alors, je vais vous apprendre ce que votre mari me demanda, lors de son départ. Il me fit promettre, s’il venait à vous manquer, de servir de tuteur à votre fille. Cette mission, je la revendique aujourd’hui.

Madeleine jeta une exclamation et, saisissant la main que le docteur n’eut pas le temps de dérober, elle y posa ses lèvres frémissantes.

— Oh ! comment vous remercier ! Et c’est l’intervention de mon pauvre aimé qui me vaut cette grâce ! Mon fardeau me paraît déjà moins lourd ! Ah ! vous êtes d’une bonté sans pareille !

— N’exagérez pas ! dit le médecin avec effort. Ma fille aime tendrement votre fillette, — que j’ai vue naître. Je ne saurais demeurer indifférent à vos chagrins. Et n’importe quel honnête homme vous rendrait les mêmes services. Je ferai de mon mieux, mais je compte, de votre part, sur une complète docilité. D’abord, reposez-vous. Ne perdez pas de vue la pensée que vous serez utile à votre fille.

Il tira sa montre et se leva.

— Le temps me presse. Je vais conférer avec Mlle Duluc, qui est bonne et sage. Attendez-la. Et soyez persuadée que vos amis ne vous abandonneront pas.

Une heure après, l’institutrice annonçait à la veuve le succès des négociations entreprises. Une personne, toute dévouée à Mme Forestier, consentait à prendre Mme Airvault en pension pour une rémunération très modérée, dans une petite maison calme et simple, située sur la route de Fourqueux. Madeleine se laissa passivement conduire à la chambre, claire et aérée, ouvrant sur des jardins de maraîchers, et, à bout de forces, se couchant aussitôt, elle tomba dans le gouffre d’un sommeil accablé, pareil au repos de la mort.

IV

Mme Davier, au retour d’une partie de golf, qu’avait suivi un goûter joyeux, entrait en coup de vent dans le cabinet de travail de son mari, excitée, le teint coloré.

— Que m’apprend-on ?… Vous auriez accepté un mandat de tutelle ? Et cela, sans que j’en fusse le moins du monde avisée ?… Vous êtes vraiment d’un mystérieux !… J’ai le droit de m’en offenser ! Le juge de paix est bavard comme une corneille, quand il prend le thé. Il vient de me dire qu’hier, ou avant-hier, il eut le plaisir de présider un conseil de famille dont vous faisiez partie. Peut-on savoir, du moins, le nom de cette pupille inconnue ? Princesse, mendiante… ou saltimbanque ?…

Le docteur releva le front avec une indicible fatigue.

— Cette pupille est seulement une enfant malheureuse. Son père, avant de partir pour l’Amérique du Sud, m’avait demandé de veiller sur sa fille, s’il venait à lui manquer. Il est mort, et je tiens mon engagement.

Pour conclure ces brèves révélations, il ajoutait, d’un ton uni et naturel :

— Comme vous vous en doutez bien, c’est Raymonde Airvault que le conseil de famille, rassemblé avant-hier, m’a accordée pour pupille.

La jeune femme enleva ses longs gants et les jeta sur le bureau avec dépit.

— C’est très flatteur ! Ces gens discrédités possèdent vraiment sur vous un singulier empire ! Votre existence n’était pas assez surchargée ! Vous refusez de m’accompagner en de nombreuses occasions où il serait bienséant de vous voir figurer à mes côtés. Vous fuyez le monde, de plus en plus. Et voilà que, de votre plein gré, vous assumez une tâche de surcroît !… En l’honneur de qui et de quoi ? De deux femmes, mère et fille, qui me sont antipathiques !

— Vous ne les connaissez pas !

— Il me suffit de vous savoir si occupé d’elles ! Et puis, je sais leurs accointances avec cette odieuse Philo ! Soutenir ces Airvault, c’est pactiser avec ceux qui me sont hostiles !

Des ombres s’étendirent sur la physionomie de l’homme qui, renversé sur le dossier de son fauteuil, subissait l’orage.

— Ne vous montez pas ainsi à tort ! fit-il doucement. L’intérêt que m’inspire cette famille est uniquement motivé par l’excessive fatalité qui ne cesse de la poursuivre. Tout homme de cœur éprouverait le même sentiment. Bénary…

— Que ne le nommait-on tuteur en vos lieu et place ? interrompit-elle, cassante.

— Bénary est célibataire. Je suis père : donc mieux désigné, à tous égards, pour exercer un office quasi paternel auprès d’une fillette.

— Paternel ! se récria Mme Davier, réellement scandalisée. Employer une telle expression quand une gamine des rues est en jeu… Ces gens n’appartiennent pas à votre monde. Laissez-les à leur destin !

— Oh ! Fulvie, pesez vos paroles et vous en comprendrez la cruauté et l’injustice ! « Mon monde » est plus étendu que le vôtre ! Je crois à la fraternité humaine et au devoir d’aider plus faible que soi.

La jeune femme agita ses bracelets dont les pendeloques tintèrent, accompagnant son rire sec d’un bruissement métallique.

— Ah ! mon ami, où allez-vous ? Votre grandiloquence m’écrase ! A mon tour, je vous supplie… de revenir au sens commun. Vous voilà lancé dans des utopies, dignes du Chevalier de la Triste Figure. Si vous vous croyez obligé de réparer toutes les injustices du sort, il vous faut recruter une armée de Dons Quichottes, et mobiliser toutes les Filles de Saint-Vincent, que dis-je ?… la totalité des congrégations d’hommes et de femmes.

— Sans parler des bonnes volontés laïques ! Oui, cette chimère me séduirait ! répartit le médecin, acceptant le sarcasme.

Fulvie leva les yeux vers le plafond avec un soupir qui signifiait clairement : « Fou ! Il est fou et incurable ! »

Son regard lourd d’ironie rencontra, en descendant, celui de son mari. Elle ne lut pas de défi dans les prunelles bleu foncé, dont la lumière voilée luisait au fond des orbites caves, mais la fermeté et la tristesse. Sa finesse de femme lui apprit que ses moqueries n’avaient point entamé la résolution arrêtée, et qu’elle ne gagnerait rien à une opposition querelleuse et violente.

— Assez catéchisé ! déclara-t-elle d’un ton léger. Faites à votre guise. Courez au devant des déboires. Je m’en lave les mains ! Mais épargnez-moi l’agacement d’entendre jamais parler de ces deux créatures.

Elle sortit, droite et majestueuse. Davier suivit de l’œil la silhouette élégante, qui se profila encore une seconde à travers les rideaux diaphanes de la porte vitrée. Longtemps, après qu’elle eut disparu, il demeura dans cette attitude. Puis, trempant dans l’encre sa plume desséchée, il reprit le rapport médical suspendu.

V

L’année scolaire s’acheva, dispersant les élèves de l’institution Duluc.

Évelyne retournait à Versailles, sans voir se résoudre les perplexités aiguës de Raymonde et de Mme Airvault. Mme Forestier, compatissant à cette détresse excessive, chercha le moyen d’assurer, durant les vacances, un peu de tranquillité aux deux éprouvées. Elle les envoya passer août et septembre dans une maison champêtre qu’elle possédait aux confins des bois de Marly, la femme du jardinier étant chargée d’apprêter leurs repas.

C’était une vieille demeure, digne d’être peinte par Le Sidaner. Les fenêtres des deux chambres mitoyennes ouvraient sur un petit parc planté d’arbres résineux, de chênes et de tilleuls ; entre les massifs s’entrevoyait, par claires échappées, la calme et charmante campagne. Des petits villages élevaient leurs toits au-dessus de l’étendue des champs et des prés. Des fleurs, des fruits dans le verger ! Des aliments simples et sains, des œufs dénichés dans le poulailler, du lait frais. Outre ces agréments journaliers, de temps à autre, la surprise d’une visite d’Évelyne et de son père ! Et par-dessus tout, primant tout, cette fortune de vivre là, ensemble, cœur à cœur !

Quels avantages — qui eussent été de la félicité — si l’angoisse latente n’eût retenu toute jouissance et assombri la clarté des jours !

Vers le début de septembre, une lettre de M. Vielh apporta les premiers résultats de son enquête.

Raymond Airvault était parti de Talca au début de mai, en prévenant son entourage qu’il s’absentait quelques jours. Il allait vers le Sud, à Constitucion, pour y étudier l’agrandissement d’une chapelle, dans un couvent de sœurs françaises, et il devait bifurquer vers Chillan afin de discuter sur place un projet de Palace, adapté aux besoins de la station thermale, de plus en plus fréquentée.

Airvault annonçait qu’il profiterait de ce petit voyage pour s’offrir les émotions de la descente des fameux rapides du Maule.

Depuis ce départ, nulles nouvelles.

Or, deux catastrophes s’étaient produites à cette époque, presque simultanément, dans la région visitée par Airvault : un pont de chemin de fer, dont les assises avaient été ébranlées par une récente secousse sismique, s’était effondré, dans un fleuve, au passage du train. Quatre wagons se trouvaient complètement immergés. Nombreux furent les cadavres, fracassés, défigurés, qui, roulés par le courant entre les roches, ne purent être identifiés.

Et à Chillan, une vaste posada, construite en bois, avait pris feu en pleine nuit. Plusieurs voyageurs n’eurent pas le temps de se sauver et périrent dans les flammes. Airvault se trouvait-il parmi eux ? Aucun indice ne permettait de le certifier.

L’architecte pouvait aussi avoir été victime d’un accident ignoré, pendant sa navigation — assez hasardeuse — sur le Maule.

Aussitôt ces renseignements obtenus, M. Vielh fit insérer, dans les principaux journaux du Chili, une annonce promettant récompense à qui pourrait fournir des indications sur le Français Airvault, dont les traces étaient perdues depuis le 10 mai.

Personne ne répondit à cet appel.

Dès son retour, à la fin de septembre, M. Vielh fit mander la femme de son employé et ne lui cacha pas son découragement.

— Ne comptons plus que sur le hasard pour nous apporter la lumière. Mais toutes les probabilités, hélas ! concordent ! Et pour moi je ne garde pas d’illusions.

Le patron de Raymond rapportait les papiers, livres et effets, demeurés en désarroi dans l’appartement du défunt, à Talca. En palpant ces pauvres dépouilles, les souvenirs des temps heureux, l’amour désespéré se ravivèrent chez Madeleine. Touché de cette poignante douleur sans plaintes et sans phrases, M. Vielh s’évertua aux exhortations.

— Patience. J’ai donné ordre de poursuivre les investigations commencées, et à chacune de mes tournées, je réchaufferai le zèle des enquêteurs. Tôt ou tard, nous saurons les circonstances, et la preuve nécessaire sera obtenue.

En homme d’affaires, il songeait surtout aux conséquences funestes de ce mystère environnant la mort d’Airvault. Pendant une période indéterminée, peut-être longue, la famille du disparu resterait privée des bénéfices de l’assurance. Et cette femme, encore charmante, serait dans l’impossibilité de refaire sa vie, d’accepter un nouvel époux.

Madeleine, elle, bien loin de ces idées, considérait surtout les différentes hypothèses émises sur la fin de celui qu’elle aimait. En l’une ou l’autre de ces conjectures, le mari adoré avait subi les tortures d’une mort tragique, dans des circonstances effroyables.

M. Vielh, cependant, déroulait des papiers et les montrait à la veuve.

— En ouvrant les cartons de votre mari, j’y ai trouvé ces plans. Ce sont des projets, extrêmement intelligents et ingénieux, dressés pour des travaux secondaires, dont il avait déjà préparé les bases, et qui se continueront à mon compte. Il est de toute justice que je vous en verse une rétribution approximative.

Il avançait cinq billets de mille francs vers Madeleine. Il surprit chez la jeune femme un léger sursaut, comme l’esquisse d’un recul, et expliqua nettement :

— Ce n’est pas une aumône, madame Airvault, mais une rémunération légitime, due au talent et au labeur de votre mari. Il serait malhonnête à moi de profiter de ces esquisses, sans vous les acheter.

Ainsi convaincue, elle prit possession des papiers bleus — avec un respect et un attendrissement recueillis — ainsi qu’un legs inattendu, venant de l’être cher entre tous.

A cette faible somme se bornerait sans doute l’héritage du défunt.

En effet, la compagnie d’assurances allégua l’équivoque pour se refuser au paiement immédiat de la prime.

Un représentant de cette compagnie, quinteux, bilieux et rechigné, ne se contenta pas d’exposer les stricts règlements, mais jeta, sans ménagement, à la veuve des suppositions insultant la mémoire d’Airvault.

— Un homme ne donne plus signe de vie… Il peut quand même être vivant.

— Quoi ! Mais…

— Mais ?… Est-ce qu’un scandale, récent et retentissant, n’avait pas montré l’exemple d’une disparition simulée. Tout le monde s’y était laissé prendre, quelque temps, grâce à une mise en scène habilement réglée. Le fait se passait en France. Le subterfuge avait été bientôt éventé. Mais que de facilités pour pratiquer pareil stratagème entre les Andes et le Pacifique !

— Monsieur ! Un tel outrage !…

— Madame, je parle affaires. Inutile de se fâcher ! Il fallait seulement établir qu’une chose, jugée extravagante a priori, appartient néanmoins au domaine du possible !

Madeleine, atterrée, n’en voulut pas écouter davantage et se retira, un poignard en plein cœur.

Cette angoisse nouvelle était cent fois pire que l’affliction du sacrifice. L’abominable doute allait-il désormais obscurcir de noires vapeurs l’image bien-aimée ?

Le docteur Davier, auquel elle se confia, s’éleva avec énergie contre la cruelle suggestion.

— N’admettez pas cela un seul instant ! Vous avez eu affaire à une brute ! Tenez-vous-en aux appréciations si justes de M. Vielh. Ne laissez pas ternir le souvenir d’un brave et charmant mari, qui vous aima d’un amour profond. Il suffisait de l’entendre prononcer votre nom pour être édifié sur l’affection qu’il vous vouait.

Médecin de la compagnie d’assurances, Davier essaya d’intervenir auprès d’autorités plus hautes que le grincheux employé. Mais le chef — avec une courtoisie aussi impeccable que la raie partageant ses cheveux plaqués — répéta les objections de son subordonné : les statuts étaient formels.

— La mort dudit Airvault peut sembler évidente à ses amis. Mais nous, hommes positifs, nous devons examiner soigneusement les circonstances. Un individu conclut avec nous un contrat. Il est jeune, robuste, mais il part au loin ; il désire prémunir la famille qu’il laisse en Europe. Rien que de judicieux dans cette prévoyance. Quelques mois après son arrivée au Chili, plus personne ! On veut croire qu’il a succombé dans une catastrophe ! Peut-être est-ce vrai. Mais aussi n’a-t-il pu profiter des événements opportuns pour laisser supposer sa mort, et, tout en assurant un petit patrimoine à sa femme et à sa fille, se libérer des liens anciens pour commencer une vie nouvelle sur un autre continent ?

— Mon cher monsieur, tout positif que vous vous vantiez d’être, je vous reconnais une imagination de romancier.

— Du tout ! La vie réelle fourmille de pareilles histoires ! Mon raisonnement s’appuie sur la connaissance de la faiblesse humaine. Votre protégé était empêtré d’antécédents fâcheux.

— Oh !…

— Fut-il, oui ou non, inculpé de vol ?

— A tort ! Ce fut démontré ! Une ordonnance de non-lieu a été rendue.

— Une ordonnance de non-lieu n’a pas la valeur justificatrice d’un acquittement, rendu après débats publics. Votre homme restait donc sous la main de la justice. Il a pu trouver une occasion inespérée d’échapper à cette emprise et de refaire son existence. Qui sait si une belle signora ? Hé ! hé !…

— Rien ne nous donne lieu de supposer une fugue ! repartit assez froidement le médecin, crispé par la voix huileuse et les petits ricanements satisfaits. Airvault, de l’aveu de son patron, travailla comme quatre pendant son court séjour au Chili, et il s’était fait hautement estimer dans la société française, là-bas.

— Mon cher et honoré docteur, je ne vous empêche nullement de continuer, vous aussi, votre estime au supposé défunt. Mais, dans l’état de choses actuel, les quarante mille francs de prime resteront consignés jusqu’à ce que lumière soit faite. Croyez bien que si j’en avais le pouvoir, j’essayerais de fléchir la rigueur du règlement — ne fût-ce que pour vous être agréable.

Le docteur Davier sortit de cet entretien étrangement déprimé.

Il se laissa emporter par l’auto, sans accorder un regard aux grâces de la route. Pourtant les sites de l’Ile de France, dans la tonalité lilas et fauve de cette fin d’octobre, déployaient leur harmonie puissamment séductrice.

Mais l’âme, facilement pénétrée d’ordinaire par la poésie de la nature, demeurait insensible et fermée, comme retirée en elle-même. Et, dans ce refuge intérieur, elle se repliait, encore frémissante, devant le voile jadis abaissé et maintenu rigide.

La pensée osait-elle un mouvement, aussitôt elle se trouvait entraînée dans un cycle resserré, monotone, aux aboutissements immuables : « Si l’innocence d’Airvault, en temps utile, avait été pleinement et clairement démontrée, moins de préventions et de suspicions se dresseraient maintenant, incitant à la défiance. La veuve et l’orpheline ne se trouveraient pas en butte à ces difficultés misérables. »

Appuyé aux coussins de sa voiture, ainsi rêvait le docteur Davier, tandis que défilaient, rapidement, les faubourgs, les villages de la banlieue. Sans répit, une voix triste et basse, soufflant on ne sait d’où, se mêlait au bruit du moteur, répétant cette injonction pressante : « A toi de réparer l’injustice ! A toi ! A toi ! C’est ta tâche ! »

En arrivant chez lui, le médecin s’enferma dans son cabinet, rédigea une longue lettre destinée à la Suisse, et eut soin de la porter lui-même à la poste.

Quand il rentra, à l’heure du dîner, Stany, installé dans le boudoir de sa sœur, grillait des cigarettes avec béatitude.

Le jeune homme, depuis quelques semaines, rectifiait ses allures excentriques pour se transformer en gentleman d’aspect sérieux. Une société financière de récente création utilisait sa preste jactance — et surtout le nom à particule gravé sur sa carte — pour l’envoyer comme « rabatteur » chez les petites gens, toujours en peine de placements sûrs.

Stany se félicitait de cette situation qui lui permettait d’agréables déplacements. Sa mission l’amusait infiniment. Il jonglait maintenant avec les chiffres, de façon à étourdir la raison des auditeurs. Sa faconde atteignait l’éloquence pour dépeindre les entreprises grandioses qui assureraient aux avisés, sachant saisir l’occasion, monts d’or et merveilles de terre promise.

Allongé dans un fauteuil, il décrivait son procédé, au grand divertissement de sa sœur :

— Tu comprends ! Il faut infiniment de doigté ! Pas d’emphase d’abord : un préambule simple, engageant, à la fois cordial et retenu. Un exposé net comme une leçon de géographie, mais bourré de citations scientifiques et de termes de bourse. Le gogo boit cela comme une limonade. Puis le discours s’élève vers les hauteurs sublimes. Nous grimpons de roc en roc ! J’arrive à la caverne où se cache la Fortune, hissée sur sa roue, prête à déverser sa corne d’abondance. A cette apparition magique, fasciné, subjugué, le bonhomme que je travaille ne saurait plus me refuser sa signature. Autant d’empoché !

Fulvie riait aux éclats.

— Mon cher, tu me sembles avoir trouvé le filon ! Stanislas Bouche-d’Or ! Crois-tu un peu à ce que tu racontes ?

— Oh ! cela, c’est autre chose ! répliqua Stany avec flegme. Il m’est recommandé de « prêcher ». Mais on n’exige pas que j’aie la foi !

— Alors, permettez-moi de vous dire mon opinion, bien qu’elle n’importe guère ! interrompit le docteur Davier. Vous faites là métier d’attrapeur !

— Non ! de trappeur ! corrigea très gentiment Stany, rallumant une cinquième cigarette. Que voulez-vous ! J’ai un tempérament de chasseur. Atavisme ! Ne pouvant courir le loup et la grosse bête, je chasse pauvrement, piètrement, au miroir ! Il faut être de son époque ! Il y eut la période du renne et du mammouth, maintenant…

— Nous en sommes au règne du muflisme ! définit le médecin, ouvrant un journal.

Mais Loys entrait, râclant le tapis de Savonnerie des roulettes mal dégrossies d’un cheval de bois.

— Regardez-moi ce futur cavalier et son impétueux palefroi ! s’écria Fulvie, tendant les bras à son fils.

Sans se laisser distraire par ces agaceries, le garçon, en ligne droite, se dirigeait vers son père.

— Mon petit amour ! murmura Davier, s’inclinant vers la tête brune aux frisons légers.

Appuyé à son genou, l’enfant le buvait du regard avec une adoration muette. Et, sous la caresse de ces yeux frais, de suaves effluves s’épandaient dans le cœur paternel.

— Décidément, quand vous êtes là, personne n’existe plus pour lui ! constata la mère, piquée.

L’annonce du dîner fit heureusement diversion. Davier, la pensée absente, laissa le frère et la sœur causer à leur guise sans se mêler à l’entretien.

— Des obsessions professionnelles qui me poursuivent ! s’excusa-t-il, comme sa femme lui reprochait aigrement son mutisme.

Et il continua de s’abstraire. En esprit, il suivait la lettre qui cheminait vers les Alpes.

La réponse lui parvint dans le plus bref délai, ainsi qu’il l’avait demandé. Le jour même, le docteur se rendait à Saint-Germain-en-Laye, dans la petite maison où Madeleine était revenue, lorsque la rentrée des classes avait rappelé Raymonde.

— Mme Airvault, vous vous êtes engagée à m’obéir — ou plutôt à suivre mes avis de confiance. Voici l’heure de vous exécuter. Rassemblez, sans un instant de retard, ce qui vous appartient, et dès demain vous reprendrez la route de Lézins.

Effarée, elle se récria.

— Docteur, y songez-vous ! Je ne suis plus en mesure de payer l’hospitalité du sanatorium. Les cinq mille francs donnés par M. Vielh doivent être consacrés à l’éducation de Raymonde.

— Tranquillisez-vous à cet égard. Je…

— Docteur, je crois comprendre… Non, non !… Je ne veux pas que votre générosité aille plus loin que le don de votre temps et de vos soins ! C’est déjà trop.

— Ne vous agitez pas ainsi, et ne me coupez pas la parole avant que je me sois expliqué entièrement, s’il vous plaît ! Voici l’hiver qui s’annonce. Cette maisonnette, très gentille, j’en conviens, est située en contre-bas dans un fond humide. J’appréhende pour vous les brumes perfides de la mauvaise saison. J’ai donc correspondu, à votre sujet, avec mon collègue de Lézins. Mis au courant de la situation, il a trouvé une solution ingénieuse : je viens vous la proposer. Vous vous êtes fait apprécier là-bas. On vous y verrait revenir avec plaisir. Vous êtes en état maintenant de surveiller la lingerie, la bibliothèque, l’ordonnance des salons, de causer un peu avec les pensionnaires anglais. Le docteur Aubert estime que quatre heures, chaque jour, de ces occupations, compenseraient, au delà même, les frais de votre nourriture. Le reste du temps, vous le passeriez au soleil, sur la bienheureuse chaise-longue. J’ajoute que Mlle Duluc, pressentie, consent volontiers à diminuer d’un tiers la pension d’une élève, sujet d’avenir, qui fera honneur à son institution.

— Je comprends à peine… Ou plutôt je comprends que tout le monde s’entend pour nous obliger ! murmura Madeleine, le cœur gonflé. Si j’étais fière comme autrefois, je souffrirais de me savoir… l’objet de la pitié générale. Aujourd’hui tant de bonté m’étonne… et me fait du bien… Mais je vais encore me séparer de ma fille ! Ah ! cela, c’est l’arrachement, la douleur sans nom !

— Votre premier devoir maternel, en ce moment, est d’achever votre guérison et de laisser votre enfant travailler en toute quiétude. Il n’y a pas de meilleure manière pour vous préparer, à l’une et l’autre, un avenir tranquille que votre mutuelle affection embellira.

La logique de ce raisonnement s’imposa au bon sens de Mme Airvault. Réprimant son chagrin, docile et résignée, elle s’embarqua, le lendemain soir, à la gare de Lyon, escortée jusqu’au wagon par Raymonde et Évelyne, qui, sur son instante sollicitation, avait été admise à accompagner son amie sous la garde du docteur.

Et la voyageuse emporta dans son exil, suggestive de courage et d’espoir, la vision des deux jeunes figures, et de l’homme respecté qui représentait à ses yeux un émissaire de la Providence, la Sagesse et la Bonté incarnées, — en un mot, la Loi et les Prophètes !

TROISIÈME PARTIE
A PAS LENTS

I

Vevey, 12 septembre 1919.

« Amie chérie,

« Aujourd’hui sonnent mes dix-neuf ans. Et, pour fêter l’anniversaire, tout m’est sourires et joies.

« D’abord à l’aube, ce matin, j’ai pu embrasser ma chère petite mère.

« Ensuite, cette aube qui s’épanouit en pleine lumière, c’est sur la terre suisse que je l’admire. Ce qui me rappelle que les hostilités sont enfin closes ! Le monde va respirer ! Et il me semble que la nature même reflète la quiétude rendue à l’univers. Je t’assure que les Dents du Midi, à cette heure, paraissent animées d’une humeur espiègle et jouent à cache-cache à travers les dernières brumes matinales.

« Où et quand te parviendront ces joyeusetés, ma Lynette ?

« Peut-être es-tu lancée déjà dans l’excursion de vacances que préméditait le docteur — sans en avoir encore déterminé le but — lorsque je suis partie de Saint-Germain-en-Laye pour rejoindre maman et miss Marwell ?

« Où que vous soyez, quand t’arrivera ce billet, dis bien à ton cher père que je ne goûte pas un agrément sans reporter vers lui ma reconnaissance.

« Qu’il ne se récrie pas, suivant son habitude, quand j’entonne mes hymnes de remerciements ! Mais si je remonte vers l’origine de mes chances… alors, alors, il me faut, de toute nécessité, inscrire son nom !… Oui, comme dans la vieille chanson : « Le feu ne veut pas brûler le bâton, le bâton ne veut pas battre le chien, » etc…

« N’est-ce pas en suivant ses instructions que ma mère chérie raffermit sa santé ? N’est-ce pas à Lézins, où il la persuada de séjourner encore une année, qu’elle connut cette délicieuse miss Daisy Marwell, qui, obligée aux mêmes précautions, la prit pour compagne et lui permit de mener, sous des cieux cléments, une existence aussi douce que le permettaient les horribles cahots de la guerre ?

« Et c’est grâce à miss Marwell que, depuis cinq années, je puis passer trois semaines de vacances, près de maman, dans une intimité charmante.

« Miss Marwell est une fée, et mon tuteur, un saint ! Comment ne pas s’estimer bénie quand on est gratifiée de tels patronages et qu’on possède un petit ange de vitrail pour amie ?

« Mille baisers, Lynette, dont tu donneras une part au gent Loys ! Il ne manque que toi à ma félicité de ce matin ! Du moins ai-je voulu t’évoquer !

« Ton démon familier,

« Raymonde. »

L’épistolière ferma vivement l’enveloppe, bondit sur ses pieds, et saisit le feutre léger déposé sur le guéridon. Le soleil, le lac, les palmiers du jardin, les hirondelles, tout l’appelait au dehors. Quatre à quatre, elle descendit un étage et tambourina doucement à une porte.

— Rosalinde !

— Come in, darling ! répondit une voix claire et rieuse.

Le panneau poussé, Raymonde aperçut, contre la fenêtre, sa mère, penchée vers une table où s’éparpillaient des cartes illustrées et des feuillets.

— Je dérange ! Pardon ! Je m’en vais !

Mais, d’un vaste fauteuil, couvert de cretonne à ramages, la voix rieuse s’éleva, entre des volutes de fumée bleuâtre, fleurant une fine odeur de tabac oriental.

— Plaignez votre maman, Rosalinde ! J’avais le cerveau débrouillé, au réveil ! Alors nous en sommes à la douzième lettre ! Tante Daisy devait beaucoup de réponses. Mme Airvault va prendre en grippe les Marwell de toutes les générations. Si mes yeux étaient moins mauvais, je n’abuserais pas ainsi de sa complaisance !

— Et que ferais-je alors ? dit Madeleine affectueusement. Vous vous ingéniez à m’éviter toute peine.

— Eh bien ! darling, à mon exemple, vous apprécieriez le far niente ! Far niente ! Il faut avoir vécu en Italie pour comprendre ce délice. Far niente ! Boire le soleil, s’engourdir, ne plus penser ! Presque le nirvana !

Et miss Marwell éclata de son joli rire, si juvénile qu’on s’étonnait de voir des cheveux de neige à la créature fantastique, frêle et mignonne, qui jetait ces trilles perlés.

Raymonde s’approcha et baisa respectueusement la main fluette, pendante sur la cretonne fleurie.

— Far niente ! Je doute, princesse Titania, que vous vous donniez souvent ce loisir, car cessez-vous jamais de chercher quel bienfait commettra cette main-là ?

— C’est la gauche ! Elle n’est utile qu’à manier la fourchette et à tenir le violon ! s’écria miss Marwell. Ah ! my dear, j’ai pitié de vos jambes, trop souvent au repos, entre nous ! Exercez-les en portant ce fatras à la poste ! Vous avez une grande heure libre jusqu’au lunch ! Mais…

Raymonde, rappelée par ce mot, s’arrêtait sur le seuil :

— Mais, recommandait emphatiquement miss Daisy, n’écoutez ni Faust, ni Don Juan, s’ils se trouvent sur votre passage et vous proposent leur bras !

— Si ! J’écouterai pour répondre : Messeigneurs, bien obligée je vous suis ! Mais on voit bien que vous sortez d’un autre siècle ! Vous êtes des vieux messieurs très démodés. Les hommes et les femmes ne se donnent plus le bras que dans les cortèges de noces, ou pour passer du salon dans la salle à manger. Et dans la rue, je préfère de beaucoup marcher à mon pas !

Là-dessus, la jeune fille esquissa une bouffonne révérence, qui redoubla l’hilarité de miss Daisy, et elle sortit, suivie par le regard tendre et heureux de sa mère.

Raymonde eut vite fait de traverser le jardin et de gagner le quai ; là elle ralentit son allure. Pouvait-on se rassasier du tableau où s’épandaient encore les douceurs de l’été ?

Les voiles triangulaires, les cygnes, les mouettes, éparpillaient des blancheurs errantes entre l’azur du ciel et celui du lac. Et pour cerner l’horizon, les montagnes dressaient des crêtes déchiquetées, transparentes comme du cristal, tandis que les hauteurs plus proches de la rive découpaient les lignes sévères de leurs pentes, boisées ou rocheuses.

Les rues de la vieille ville, qui gardent si heureusement un archaïsme local malgré les inévitables transformations modernes, intéressaient aussi la flâneuse. Elle se complut à muser quelque temps entre les éventaires fleuris du grand marché. Cependant, les lettres englouties dans une boîte, Raymonde biaisa de nouveau vers le lac, attirée irrésistiblement par la magie de l’eau et des mouvants mirages.

Une grande paix l’enveloppait — la paix heureuse où la pensée se tait, voluptueusement inerte. Tout ce que son regard rencontrait l’amusait, lui paraissait aimable et ami, même le voiturier jovial charriant des futailles, même ce chien jaune assoupi devant une porte, ces pigeons, ces moineaux, mendiants de terre, et les hardies corsaires ailées, les mouettes, poursuivant de leurs tourbillons et de leurs cris rapaces le steamer qui s’éloignait de la Tour-de-Peilz, sous un panache de fumée.

Chaque ombre des nuées variait la scène, faisant courir des frémissements colorés sur les cimes et les eaux profondes. Raymonde s’accouda au parapet, ravie dans sa contemplation. Des gens passèrent, d’autres s’approchèrent, sans qu’elle daignât y prendre garde. Tout à coup, elle tressaillit violemment. Une voix lui soufflait à l’oreille :

— Ne mange pas tout le paysage avec tes énormes yeux, gourmande ! Laisses-en pour les autres !

— Évelyne ! cria-t-elle, dans l’émerveillement d’un prodige.

C’était bien le délicieux visage, nimbé d’or fin, qui frôlait sa joue ! Et le petit Loys déjà lui tiraillait énergiquement le bras.

Raymonde, interdite, en se détournant, ne découvrit pas ceux qui eussent pu accompagner le frère et la sœur, c’est-à-dire M. et Mme Davier, mais deux grandes fillettes, grimaçantes et rougissantes, Mariette et Suzie Desroches, et un jeune homme, brun de cheveux, bronzé de peau, portant à la boutonnière le ruban vert et rouge de la croix de guerre, qui se tenait droit et sérieux durant l’accostage.

— Je viens de t’écrire, Évelyne ! Cinquante centimes de perdus ! Comment te trouves-tu ici sans crier gare ?

— Par le bon plaisir de nos papas docteurs, qui ont voulu visiter certain ami de la Faculté de Lausanne ! Je crois, entre nous, qu’ils étaient enchantés de mettre le pied hors des frontières !

— Et nous donc ! firent les petites Desroches.

— Alors, par faveur grande, malgré les passeports exigés, les marmots des deux familles ont été admis à visiter les bords du Léman, pendant quatre jours. Oh ! ajoutait Évelyne, suis-je étourdie ! Le plaisir de la surprise me fait négliger l’étiquette ! Au fait, M. Valentin Clozel a peut-être déjà rencontré Mlle Raymonde Airvault chez notre amie commune, Mme Forestier ?

— J’ai eu cet honneur ! dit le jeune homme, s’inclinant.

— Je m’en souviens, en effet ! murmura Raymonde, répondant au salut.

Un carillon annonçait midi. La jeune fille laissa dans le vague les réminiscences :

— Ah ! mon Dieu ! l’heure du lunch ! Je devrais être rentrée ! De quel côté vous dirigez-vous ?

— Nous sommes descendus à l’hôtel proche du débarcadère. On le voit d’ici…

— L’hôtel de la Grande-Bretagne ? Mais c’est le nôtre.

Au lieu de se réjouir, les deux jeunes filles parurent également embarrassées. Le nuage qui ternit les grands yeux noirs obscurcit les tendres prunelles bleues.

La coïncidence — sur laquelle s’extasiait le petit Loys — menaçait de devenir gênante. Mme Davier se trouverait certainement au déjeuner. L’expectative d’une confrontation avec la femme, hostile et dédaigneuse, qui pouvait humilier sa mère, glaçait la jeune fille jusqu’au creux des os.

Elle-même, dans le cours des dernières années, avait dû supporter, à diverses reprises, cette épreuve réfrigérante. Un allié inopiné l’avait soutenue, et facilitait la continuité de ses relations avec Évelyne, après que celle-ci fut sortie de la pension Duluc.

Loys, introduit par son père chez Mme Forestier, s’était pris d’amour tendre pour la vieille dame et le petit monde dont elle s’entourait. Raymonde Airvault, bras droit maintenant de Mlle Duluc, n’abandonnait pas la bonne voisine, et, les après-midi de jeudi, continuait d’animer les innocents divertissements. Le petit Loys se toqua de l’amie de sa sœur. Les critiques et les ironies maternelles ne le dissuadèrent pas de cet engouement intempestif. Force fut de laisser le garçonnet à sa passion.

Câlin et doux, mais de santé fragile et inconstante, le malheureux gamin devenait forcément impulsif et irritable. Loys était de ces oiselets débiles à qui toute bouffée d’air apporte une bactérie quelconque. Il semblait qu’un dieu malicieux eût voulu faire, du pauvre petit, un démenti vivant à la science médicale et à l’infaillibilité de l’hygiène.

Pâli par une récente fièvre de croissance, Loys gambadait près de Raymonde, au centre du groupe qui, sans empressement, s’acheminait vers la grille de l’hôtel.

— Ah ! veine ! s’exclama le garçon, une charmeuse d’oiseaux !

Une personne menue, habillée de laine blanche, debout devant le parapet, lançait du pain aux cygnes, environnée de piailleries aiguës et d’un tournoiement de longues ailes souples.

— Miss Marwell ! avertit Raymonde à demi-voix. Ne dirait-on pas un Reynolds, avec ces beaux cheveux poudrés à frimas, ce profil délicat et ce collier de velours noir !

Puis, entraînant Évelyne :

— Oh ! chère miss Marwell, si vous saviez ce qui m’est arrivé dans cette courte promenade ? Des péripéties de cinéma ! Voici que le Destin amène vers moi, à l’improviste, mon amie la plus chère, Évelyne Davier.

— Fille de votre tuteur ! Oh ! je connais ! dit aimablement miss Daisy. Je me figurais bien ainsi la Clélie de ma Rosalinde ! Vous saurez que Raymonde figure en vérité pour moi la Rosalinde de notre Shakespeare.

Elle écouta, avec une affable patience, les noms précipitamment débités par Raymonde, distribuant des poignées de main aux gauches fillettes ; mais quand vint le tour de Valentin Clozel, présenté le dernier, son regard se posa, approbateur, sur le ruban de la boutonnière.

— Un soldat et un brave ! Je m’honore ! prononça-t-elle gravement.

Les mouettes, un instant négligées, revenaient effrontément à la charge.

Leur amie émietta la miche déposée sur le parapet et lança les bribes, d’une volée, à la troupe folâtre.

— Elles sont si gentilles, n’est-ce pas ? Je crois qu’elles sont appointées par la République helvétique pour égayer le Léman ! I am afraid of that, indeed ! (J’en ai peur, réellement !)

— No ! répliqua Clozel, desserrant enfin les dents. Don’t fear that ! They are too nice to be administrative ones ! (Ne craignez pas cela ! Elles sont trop jolies pour appartenir à une administration.)

Miss Marwell frotta joyeusement ses petites mains pour en détacher les dernières mies.

— Oh ! you speak english very well. Je vous croyais un peu Jacques le Taciturne.

— Often I am so ! (Souvent je le suis !)

Tout en badinant, la vive et spirituelle Anglaise dirigeait ses pas vers l’hôtel, escortée de ses jeunes compagnons, et traversait lentement le parterre sans cesser de causer avec Valentin Clozel. Ainsi Mme Davier, qui attendait sous la véranda, près de Mme Desroches, le retour de la petite bande, vit s’avancer, à ses yeux ébahis, cette reine poudrée à frimas derrière laquelle se tenait, telle qu’une déférente demoiselle d’honneur, Raymonde Airvault.

Celle-ci adressait à quelqu’un, qui se trouvait à une autre porte, un tendre coup d’œil rapide. Instantanément, à son intime confusion, Fulvie détermina l’identité de la dame grisonnante, au visage fin et doux, qui, tout à l’heure, dans le salon, sur sa demande, la renseignait sur les excursions du Mont-Pellerin et des Avants. Gaffe ! Bévue ! La femme à laquelle elle s’adressait, confiante, et qui lui répondait avec la simplicité aisée d’une personne bien née, ne serait autre que cette Airvault, dont elle eût refusé le salut à Versailles ?

Le vague souvenir que Mme Davier conservait de Madeleine, entrevue à peine quelques années auparavant, se précisait, foudroyant.

Le pire était qu’après la courte conversation dans le drawing-room, Fulvie avait louangé la complaisance et le bon ton de l’inconnue en déclarant à Mme Desroches : — Qu’il est agréable de se trouver entre gens de même éducation !

La gaffe ! La gaffe !

Et voici qu’Évelyne et Loys ramenaient entre eux cette peste de Raymonde, dont tous deux étaient coiffés. Et la belle-fille, gênée, rougissante, se croyait obligée de nommer en bégayant cette miss N’Importe Quoi dont la belle-mère se souciait comme de Marie Tudor ! Et il lui fallait subir salamalecs, compliments, batifolages, et garder contenance correcte, de peur d’affoler cette benoîte et niaise mère Desroches, qui n’entendait goutte à rien, ou d’offusquer ce Valentin Clozel, qu’on avait des raisons graves de ménager, et qui, assez raide et silencieux d’ordinaire, paraissait dégelé par cette bizarre Anglaise qui riait comme une petite fille, mais dont l’œil pénétrant vous vrillait ainsi qu’une pointe d’aiguille.

C’était plus de vexations que n’en pouvait tolérer la nature entière de Fulvie. Heureusement, le déjeuner, servi par petites tables, vint lui fournir un répit opportun.

Raymonde, en arrivant à sa place, y trouva une gerbe de glaïeuls et de roses. La délicate et gracieuse miss Daisy n’avait garde d’oublier l’anniversaire de sa petite amie. La joie, l’émotion, allumèrent mille étincelles dans les grands yeux qu’Évelyne, admirative, appelait « des soleils noirs ». « Des yeux capables d’incendier Rome », définissait, un jour, un vieil académicien madrigalisant, ami de Mme Forestier.

De sa place, Mme Davier vit l’illumination éblouissante : elle aimait les changeantes expressions de ces immenses prunelles, à la fois sombres et brillantes, où se reflétaient toutes les flammes du sentiment. Mais, aujourd’hui, la modeste et douce jeune fille sentit un trouble indéfinissable se mêler à son plaisir esthétique.

Tout à coup Raymonde lui apparaissait comme si elle l’apercevait pour la première fois. Évelyne perdit notion de l’aspect accoutumé ; elle examina curieusement, ainsi qu’on le ferait dans une salle de théâtre, au bout d’une lorgnette, la jeune personne assise vis-à-vis d’elle.

Taille moyenne, mais dégagée et souple sous la simple robe de laine beige brodée de brun au col et à la ceinture, qui laissait nus les bras ronds. Traits irréguliers — mais une intensité de vie étonnante sur la mobile physionomie, où alternaient nuages et rayons, comme dans un ciel orageux ! Vision captivante et séduisante, assurément ! Quel effet devait-elle produire sur le spectateur moins habitué ?

Par un réflexe involontaire, Mlle Davier tourna la tête vers le compagnon assis à sa gauche. Le profil était abaissé vers l’assiette ; mais, furtif, le regard gris, strié de brun, s’échappait, attiré vers le brillant point de mire : l’ardent petit visage aux yeux ensoleillés.

Évelyne eut l’étrange sensation qu’un grand creux se produisait soudain dans sa poitrine et que son cœur, contracté, devenait dur et inerte. Quelques minutes, elle demeura muette, le cou ployé. Puis elle chercha dans la glace de la paroi sa propre image : une figure longuette, un peu pâle, des yeux bleu de lin, des ondes dorées sous le chapeau de paille marron, des épaules tombantes, un ensemble élégant, plaisant peut-être.

Peut-être !…

Elle se sourit, avec mélancolie :

— Si j’étais homme ?… Entre les deux ?…

Répondant à sa question secrète, Mlle Davier eut un mouvement que Valentin Clozel prit pour un geste de négation.

— Vous refusez les pêches ? Vous avez tort, mademoiselle ! Elles sont excellentes.

A ce moment, Mme Davier, voyant Mme Desroches occupée à déguster un dessert copieux, se levait et avertissait à voix basse la friande dame :

— Demeurez tranquille. J’ai promis à mon mari de lui téléphoner à l’heure du déjeuner.

Quelques minutes plus tard, elle revenait, congestionnée et animée.

— A la bonne heure ! Les communications ici ne se font pas attendre ! Eh bien ! nous partons tout à l’heure par le tramway ou le bateau. Ces messieurs nous rejoignent tantôt à Montreux.

— Comment ! se récria Mme Desroches interloquée. Je croyais que le rendez-vous était fixé ici, qu’il restait seulement à indiquer l’hôtel !

— Nos époux en décident autrement ! répliqua légèrement Fulvie. Nous n’avons qu’à nous incliner devant leurs ordres.

— Sans doute ! Mais nous allons manquer la visite de Vevey ! déplora la bonne Mme Desroches. C’est dommage !

— C’est dommage ! répétèrent Loys et les petites filles, en regardant Raymonde et miss Marwell.

Valentin Clozel ne regarda personne et ne dit rien.

Mme Davier réglait déjà l’addition, un sourire méphistophélique au coin des lèvres. L’explication finale, à Montreux, offrirait sans doute quelque ambiguïté. Mais l’essentiel était de fuir promptement une promiscuité gênante et irritante. Et elle s’applaudissait d’en arriver à ses fins par une manœuvre aussi audacieuse qu’expéditive.

II

Miss Marwell, remontée dans ses appartements, en compagnie de Mme Airvault, Raymonde, victime des convenances, resta seule exposée à l’ennui des adieux — d’ailleurs fort abrégés. Quand elle entra dans la chambre de miss Daisy, elle vit cette dernière, guignant derrière son rideau le départ des excursionnistes, tout en allumant une cigarette.

— Bon voyage ! Je n’aime pas du tout la madame Junon brune, qui est la femme de votre tuteur. Elle doit le réduire à l’état de prince consort !

— Oh ! pas tout à fait !… c’est-à-dire pas du tout !… Mme Davier paraît altière, intimidante… mais elle a participé à beaucoup d’œuvres très bonnes pendant la guerre !

Miss Daisy, d’un geste, chassa le souvenir de Junon :

— Quant à Clélie, elle est jolie et douce, comme un iris blanc. Sans doute est-elle engagée au jeune homme sympathique ?

Raymonde ouvrit sa boîte à ouvrage.

— Je le crois… et l’espère ! répondit-elle, d’une voix posée. Les deux familles sont liées depuis longtemps. M. Clozel appartient à une lignée de célèbres éditeurs, établie depuis plus d’un siècle, et qui publia surtout des ouvrages scientifiques et médicaux. Il y eut un docteur Clozel qui fut, à l’Académie de Médecine, le collègue du docteur Forestier. Je sais tout cela par Mme Forestier elle-même.

— C’est chez elle que tu avais fait la connaissance de ce jeune homme ? demanda Madeleine.

— Mais oui ! Tous ceux qui furent, enfants, des habitués de la bonne maison, retournent volontiers, plus grands, à la source des agréables souvenirs.

La jeune fille parlait du ton le plus naturel, avec un enjouement calme, tout en dépliant une broderie. Mais, se ravisant, elle repiqua son aiguille pour proposer à miss Marwell :

— J’y songe ! Peut-être vous plairait-il d’entendre la suite de l’Enfant à la Balustrade ?

— Oh ! si vous n’êtes pas fatiguée, volontiers j’écouterai ! Merci ! J’aime ce petit garçon qui se bat avec le linge de la lessive !

Tandis que Raymonde, penchée vers le volume, continuait le charmant récit, Madeleine, pensive, considérait sa fille à la dérobée. Un pressentiment vague, une appréhension s’insinuaient chez la mère. Elle prenait conscience, d’une façon plus frappante, des changements survenus avec les années, et qui modifiaient l’âme de son enfant, jadis à l’unisson de la sienne. Elle n’avait pu surveiller le travail journalier de l’expérience. Que de sacrifices précieux entraînait la séparation !

— Oh ! la fine psychologie ! remarquait miss Marwell. Relisez, je vous prie, la dernière phrase.

Raymonde sursauta, comme réveillée. Elle rougit, en reprenant le passage qu’elle venait de lire avec une évidente distraction, la pensée rôdant ailleurs :

« Des personnes causent entre elles, et les mots aussitôt dits s’évaporent. Telle personne et telle autre causent, et il semble qu’entre leurs bouches, les mots demeurent. Ils demeurent…

— Je l’ai souvent observé ! approuva miss Daisy. C’est le début de l’amour qui s’ignore.

Madeleine soupira. Ce lien invisible, immatériel, projeté entre deux êtres, était-il besoin de paroles même pour le tisser ? Un échange de regards suffit. Ne croyait-elle pas avoir surpris ce phénomène, à l’heure précédente, entre un inconnu et l’enfant chérie ?

Cependant elle pouvait se méprendre. Aussi se défendit-elle d’intervenir. Une interrogation maladroite risquait de donner vie aux choses confuses, enfouies dans le nébuleux de l’inconscient. Madeleine n’osa tenter l’épreuve. Mais, plus que jamais, elle s’alarma et se lamenta en voyant arriver le terme de la réunion annuelle.

La dernière semaine s’entamait. En arrachant le feuillet de l’éphéméride, la mère ne put retenir sa plainte.

— Ah ! mon Dieu ! plus que six jours ! Et il faudra endurer encore la cruelle cassure !

Raymonde l’enlaça de ses deux bras ; de grosses larmes constellèrent, ainsi que des gouttes de rosée, les larges prunelles brillantes.

— Oh ! maman chérie, j’espère, cette fois ! Le docteur Davier travaille à notre rapprochement, tu le sais bien ! S’il réussit à fonder cette œuvre d’assistance à laquelle s’associe déjà Mme Forestier, la direction de la maison de Marly te sera dévolue. Alors je te retrouverais chaque soir ! Par le train, ou à bicyclette par les beaux jours, ce sera facile ! Quel bonheur d’être ensemble, enfin !

— Tu sais bien que je n’ose jamais admettre d’espérances ! Trop de fois, j’ai été désabusée ! fit tristement Madeleine. Supportons ! Subissons ! Voilà ce que je me répète seulement, en demandant à Dieu les forces nécessaires !

Encore une feuille d’enlevée au calendrier. Et, vers l’heure du lunch, miss Marwell, pénétrant dans le salon, vit quelqu’un s’incliner devant elle.

— Ah ! vous nous revenez ! s’écria-t-elle avec entrain. C’est gentil !

Valentin Clozel commença une explication un peu diffuse.

— Oui, j’étais chargé d’affaires pour la maison. Je devais me faire connaître à des collaborateurs, des correspondants. La rencontre des familles amies, à Lausanne, m’a fait négliger ces questions, quelques jours… Alors il me faut revenir sur mes pas !

— Parfaitement ! opina miss Marwell avec gravité. Business ! Business !

Clozel, cependant, saluait Raymonde Airvault qui, demeurée debout près de la table, feuilletait, d’un doigt fébrile, un album de publicité. Madeleine entrait dans le drawing-room, à cet instant. Elle saisit la fugace rougeur des deux jeunes visages qui, tout aussitôt, se creusaient et pâlissaient.

La mère, profondément remuée, rendit en silence le salut respectueux du jeune homme. Miss Marwell appela le nouveau venu par la baie.

— Regardez ! La montagne s’est habillée en ses atours d’hiver pour votre retour ! Il a neigé, la nuit dernière. Gris et blanc, ce matin ! Un effet polaire ! Enchanteur, is it not ?

— Oui, j’aime tous les aspects de la montagne et du lac ! Nous venions, chaque année, sur les bords du Léman, avant la guerre. C’est, à mon sens, le plus romantique, le plus vivant de tous les lacs suisses. Tant de souvenirs le peuplent : Rousseau, Byron, Senancour !

— Oh ! vous êtes littéraire !

— Oui, comme un livret-guide ! fit le jeune homme, riant. Mais il me faut être littéraire et scientifique pour soutenir dignement l’œuvre paternelle !

— C’est vrai ! Vous êtes publisher ?

— De naissance ! Les Clozel exercent le métier d’éditeurs depuis plus d’un siècle et demi. Mais aujourd’hui la profession comporte des exigences plus lourdes, en raison des acquisitions incessantes de toutes les sciences — physiques ou métaphysiques.

Ces explications étaient, en réalité, dédiées à Mme Airvault, vers laquelle le jeune homme se détournait. Raymonde continuait d’ouvrir et de refermer des annuaires de commerce, des indicateurs de chemins de fer, et s’attentionnait à étudier des modèles de tracteurs agricoles ou des gravures de modes.

… Pendant quarante-huit heures, Valentin Clozel resta commensal de l’Hôtel de la Grande-Bretagne, disparaissant entre les repas, mais consacrant fidèlement ses soirées à converser avec miss Marwell.

— Mon flirt ! disait triomphalement Titania, faisant sonner son aimable rire en grelot d’argent.

Mais, ainsi parlant, elle envoyait une malicieuse chiquenaude dans la direction de Rosalinde…

La pluie tomba, tout le matin du troisième jour, escamotant le paysage. Plus d’autre horizon que les masses humides. Une éclaircie se produisant enfin, vers le milieu de l’après-midi, Raymonde fut déléguée à plusieurs courses en ville : chemist, perfumer, etc. Les diverses missions accomplies, la jeune fille se trouvait à proximité de la terrasse Saint-Martin. Elle céda à la tentation d’y monter. Elle aimait ce belvédère dominant un vaste cercle, et d’où le rêve s’élançait, comme d’un tremplin idéal.

Aujourd’hui, lumière et lignes se brouillaient dans une grisaille presque uniforme. D’innombrables coulées bleuâtres indiquaient seulement les reliefs. Les glaciers des cimes lointaines, çà et là, révélaient faiblement leurs névés entre les vapeurs flottantes. Cette monotonie de l’espace parut désolante comme le désert du néant à l’âme passionnée. Raymonde crut apercevoir, dans le morne infini, l’image de son avenir, et son cœur sombra d’angoisse. Elle s’assit près de l’église, et son regard chercha dans le vide une clarté d’espoir.

Une forme humaine se dressa soudain, projetant de la vie dans cette perspective morte. Mlle Airvault jeta un léger cri.

— Ne vous effrayez pas ! dit Valentin Clozel, et ne vous indignez pas non plus, si je vous avoue que je vous guette, depuis mon arrivée ici, avec une patience d’apache. Mais vous êtes toujours accompagnée. Et j’imagine que vous vous méfiez de moi, que vous me fuyez.

Elle murmura d’une voix indistincte :

— Pourquoi désirez-vous tant causer avec moi ?

— Parce que j’ai beaucoup de choses à vous dire ! répliqua-t-il résolument. J’attends le moment propice depuis des mois. Cette occasion désirée, j’ai cru la saisir, un jour, chez Mme Forestier. Mais je fus dérangé… Et puis la guerre n’était pas finie. Je me fis scrupule de vous troubler. Et je déchirai la lettre où je vous déclarais que vous voir, vous entendre, c’était une jouissance jamais éprouvée et dont je ne me lasserais jamais ! Voilà !

Elle se détourna davantage. Mais elle ne parvenait pas à réprimer le tremblement qui l’agitait toute. Ses lèvres pâlies articulèrent :

— Ce n’est pas bien de parler ainsi… à la meilleure amie de la chère Évelyne.

— Évelyne ! répéta Valentin avec l’accent du plus profond étonnement. Pourquoi me nommer Évelyne Davier ? Elle n’a rien à faire avec la question dont je vous entretiens.

— Si, si !… Tout le monde suppose… Et ses parents, les vôtres croient peut-être… C’est si naturel !… Je ne veux pas être une cause de chagrin pour elle… ni pour son père.

Le jeune homme s’irrita.

— Mais Évelyne n’est pour moi qu’une gentille camarade… Je me moque de ce que le monde suppose… et même de ce que les familles combinent, du moment que mon bonheur personnel est en jeu. Ce que je sais pertinemment, c’est que vous m’avez conquis sans le chercher. Pourquoi n’ai-je plus vu que vous, subitement, dans le salon Forestier, un jour que vous organisiez une charade pour les petits ? Vos yeux, vos gestes, votre voix si gaie et si chaude… tout cela me poursuivit dès lors. Je compris la passion foudroyante de Roméo. Point n’est besoin de comparaisons romantiques ! Je vous aime de toutes mes forces. Ces deux jours, passés dans votre ombre, ont encore accru mon sentiment. Tout ce que je sais de vous me charme ! Croyez-vous pouvoir m’aimer un peu, comme moi, je vous aime tant ?…

Frissonnante, Raymonde essaya de couvrir de ses mains le flamboiement qui la brûlait du front au cou. Valentin saisit victorieusement les poignets blancs et dégagea le visage dont les paupières palpitantes dérobèrent le regard.

— Ma chère aimée !… Je crains de m’illusionner. Cependant, j’espère… Répondez ! M’aimez-vous ?

— Je vous en supplie, fit-elle très bas. Ne me tourmentez pas ainsi ! Ce que vous voulez est… généreux, mais irréalisable… Je suis une modeste institutrice… Vos parents doivent désirer pour vous une alliance… plus appropriée à leur situation.

— Cela n’entre pas en compte, je le répète ! Mes parents sont de braves gens… Ils se sont mariés eux-mêmes par inclination… Puis, hélas ! je demeure leur enfant unique. Mon frère aîné a été tué au début de la guerre ; ma jeune sœur est morte de la grippe l’hiver dernier. Quand j’amènerai une fille aimante et bonne dans leur maison en deuil, ils lui ouvriront les bras !

La suggestion de l’heureuse vision entraînait le jeune homme à un élan que Raymonde, éperdue, esquiva :

— Je vous en conjure, réfléchissez !

— Je réfléchis depuis des mois. L’heure est venue d’agir ! On n’a jamais trop de temps devant soi pour être heureux !

— Ayez pitié de moi ! dit-elle alors, les mains jointes.

Valentin recula d’un pas ; avec une inquiète attention, il considéra la face bouleversée de celle qui le suppliait.

— Vous êtes sincère ! reprenait-elle. Vous parlez avec décision, et vous pensez que toutes choses s’arrangeront à votre gré. Moi, tout au contraire, je crains, parce que j’ai déjà connu trop de déboires et de peines. N’entamez pas ma force en me faisant accepter trop vite des rêves qui me laisseraient, s’ils s’évanouissaient, sans courage pour ma tâche. J’avais deviné… oui, presque ! les sentiments que vous venez d’exprimer, parce que… moi-même…

— Oh ! Raymonde ! Raymonde ! je ne me trompais donc pas !

— Non ! non ! Mais… je craignais pour Évelyne… Je me haïrais de la faire souffrir ! Et puis, avant tout… vous m’entendez bien, il y a maman ! Maman qui a tant souffert et d’une façon si poignante, si imméritée ! Vous ne savez pas tout de nous ! Je ne veux pas que ma chère mère soit jamais humiliée ! Je préférerais ne jamais me marier !… c’est pour cela que je vous redis : Réfléchissez… Soyez prudent ! Ayez pitié de moi !

Valentin demeurait immobile, perplexe et stupéfié. Ces phrases agitées, mais pleines de sens et de volonté, tombaient en froids glaçons dans son âme exaltée.

Le masque viril, aux linéaments réguliers, sculpté comme dans la pierre par quatre ans de fatigues et de dangers, se resserrait, durci par l’effort mental. Ainsi devait-il paraître, sous le casque, aux heures guerrières ! Cette lutte intense, au surplus, ne déchaînait-elle pas autant d’idées en conflit qu’un départ pour l’assaut, et le même désir de vaincre ?

Le jeune homme eut besoin de toute son énergie pour dominer ce tumulte intérieur. Mais son amour sortait plus ferme et plus grand du combat.

— Raymonde, fit-il avec gravité, les paroles que nous venons d’échanger valent des promesses. Vous avez raison. Je veux que vous soyez désirée, appelée. J’agirai en conséquence, avec la circonspection que vous me recommandez ! C’est déjà être heureux que de croire le bonheur possible ! Ah ! ma petite bien-aimée !… Je vais partir dès ce soir ! mais je prendrai congé sans que vous soyez là. Car je ne saurais pas dissimuler mon ivresse ! Au revoir !… Je vous emporte dans mon cœur !

Elle n’eut pas besoin de répondre. Son regard exprimait tout ce que la voix n’eût su traduire.

… Une heure plus tard, Valentin Clozel annonçait son brusque départ à miss Marwell et à Mme Airvault. Raymonde, malencontreusement remontée dans sa chambre, après le thé, pour liquider sa correspondance attardée, ne se trouvait pas présente. Le jeune homme, très correct, regretta de ne pouvoir offrir ses hommages à Mlle Airvault et pria les deux dames de lui servir d’interprète.

— Vous la retrouverez à Saint-Germain ! fit malicieusement miss Daisy… Tandis que, nous autres, nous serons privées pour longtemps du plaisir de vous revoir !

— Peut-être ! Je voyagerai, le semestre prochain, pour secouer les dernières traces de poudre et de boue des tranchées et poursuivre mon initiation professionnelle !

— Alors, si le destin vous amène du côté de Menton, n’oubliez pas que nous comptons passer l’hiver et le printemps sur la montagne, en face la mer !

— A merveille ! Je rêve de gagner Gênes et Milan par la magnifique route de la Riviera !

— Voyez comme tout s’arrange ! s’extasia la taquine fée Titania. Vous nous apporterez des nouvelles de notre Raymonde, won’t you ?

III

— Alors, chère enfant, c’est bien décidé : vous ne m’accompagnez pas à Paris, ce tantôt ?

— Mais, petite mère, mon après-midi est engagée. Je ne voudrais pas manquer ce cours de puériculture qui, vous le savez, m’intéresse tellement !

— Je le sais ! C’est pourquoi je n’insiste pas davantage ! Ah ! si Antoinette de Gatrey ne m’avait téléphoné, ce matin ! Mais elle désire mon avis pour l’agencement de son nouvel appartement. Elle est si peu pratique, la pauvre ! Et puis, il y a le bottier, le fourreur et mille corvées !

Mme Davier inscrivait des indications sur son agenda, qu’elle renfermait dans un sac de broderie de perles au fermoir d’or.

— Peut-être dînerai-je avec Antoinette. Ne vous inquiétez donc pas si je rentre un peu tard.

— Bien, petite mère. Restez tranquillement à vos affaires. C’est si fatigant de courir Paris ! Je surveillerai les devoirs de Loys quand il rentrera du lycée.

— Merci, Évelyne !

Et Mme Davier ajouta, avec l’envie irraisonnée d’être agréable en quelque chose à la jeune fille :

— Si j’en trouve le temps, j’irai jusqu’à la rue de Tournon, pour le mardi de cette bonne Mme Clozel.

— Elle sera certainement heureuse de vous voir ! répondit Évelyne avec simplicité.

C’était jour de consultation. La sonnette ne cessait de retentir. Sans revoir son mari, Mme Davier monta dans l’auto qui la transporta à la gare.

Tandis que le train l’emmenait vers la capitale, un sourd malaise tourmentait ses esprits. Tous les motifs allégués pour ce déplacement n’étaient que mensonges. Et les yeux purs et sincères d’Évelyne émouvaient en elle un sentiment d’humiliation, presque un regret.

En définitive, qu’allait-elle faire à Paris ? Tout bonnement, retrouver son frère, qui l’introduirait dans un dancing réputé. Son manteau de fourrure cachait la tunique constellée d’acier qui la moulait.

Le proposition chuchotée par Stany avait réveillé chez la jeune femme un avide désir de s’échapper du logis trop bourgeois, de replonger dans l’atmosphère capiteuse, de goûter au plaisir violent qui anesthésie à force d’ivresse, comme un soporifique.

Depuis quelque temps, Fulvie était obligée de constater un phénomène effarant. Entre l’époux qui se dépensait à des tâches austères et la jeune fille, gracieuse et bonne, qui montrait dans les moindres choses, sans y prétendre, la passion du dévouement, la conscience déprimante d’une infériorité morale s’imposait trop souvent à l’orgueilleuse femme. Une lente transformation s’opérait en elle, atténuant ses virulences, sapant l’égoïsme impérieux et exigeant de son caractère. Mais elle regimbait, résistait à l’évolution, accusait l’assoupissement de la vie familiale, qui rouillait ses ressorts, diminuait en elle l’énergie, peut-être la jeunesse.

Et elle voulait retenir son véritable soi, cette personnalité mentale à laquelle on est habitué comme à l’image physique reflétée par la psyché. Elle cherchait à retrouver la Fulvie audacieuse et impériale, cueillant à la ronde l’admiration et le désir des regards, la Fulvie devant laquelle tombaient en moissons les hommages, comme les fleurs venues de la foule pleuvent devant la ballerine ou le torero.

Quelques heures d’amusement, de vertige, la rendraient à elle-même, retrempée, revivifiée, ayant rejeté toutes impressions maussades et grises.

A la sortie du train, Fulvie s’engouffra dans le métro. Devant elle s’assit un officier bleu horizon. Elle vit le chiffre brodé sur le képi. Ses mains gantées se tordirent nerveusement dans le large manchon. Son cœur s’enveloppa de deuil.

Ce chiffre, c’était le numéro de son régiment ! Cet homme avait peut-être connu celui qui gisait dans un coin ignoré de la Champagne, celui qui, jadis, marivaudait avec tant d’esprit et de hardiesse dans le cercle du Parterre de Latone ! Jours enfuis, joies évaporées, préférence secrète dont les preuves n’étaient plus que cendres !

Elle sortit du souterrain, vibrante encore de ces réminiscences. Comme il semblait l’aimer ! Et comme elle l’eût aimé !

Devant la glace d’un étalage, Fulvie s’arrêta pour rectifier sa coiffure. Elle s’étudia d’un regard clairvoyant. Trente-cinq ans ! Oui, la limite dangereuse de la maturité. Et l’âge se dénonçait à de sournois indices : plissement des paupières, empâtement du menton, un je ne sais quoi de plus massif et de plus lourd dans l’ensemble.

— La lutte finale ! pensa-t-elle avec amertume. En avant, tout l’arsenal défensif préconisé par Lina Cavalieri dans Femina, autrefois ! Aurai-je la patience de me vouer à ce travail de bagne ?

Ses emplettes effectuées, Mme Davier se trouva, boulevard Haussmann, tout près du siège administratif de l’importante maison d’automobiles dans laquelle son frère était employé depuis peu. Elle avait projeté d’y entrer pour obtenir de Stany un lieu et une heure de rendez-vous plus précis — la friture du téléphone, le matin, ayant empêché la communication.

— Je suis la sœur de M. de Lancreau, attaché à l’usine de Levallois-Perret, dit Fulvie à l’huissier superbement galonné d’or. Pouvez-vous lui demander à quel endroit je dois l’attendre ?

Pendant que l’homme, obligeamment, opérait, Mme Davier examinait la pièce, meublée avec une savante sobriété, et décorée de dessins et de photographies des dernières créations sorties des ateliers. Une impression de confiance la réconforta. Ce Stany, à travers ses innombrables avatars, possédait le talent acrobatique de retomber toujours d’aplomb. C’était une chance qu’il eût trouvé, dans cet établissement puissant et prospère, une « situation d’avenir ».

Ah ! mon Dieu ! ces situations dites d’avenir, le pauvre garçon, en avait-il essayé ! Et d’ordinaire ce fameux avenir n’allait pas plus loin que cinq ou six mois ! Tantôt la mirifique entreprise quittait Stany, en s’écroulant ; tantôt c’était Stany qui laissait l’entreprise, pour des causes insaisissables et indéfinissables.

Il était temps, pour cet éternel gamin, d’arriver à la stabilité permettant un mariage sérieux, qui achèverait de l’assagir.

L’huissier, le récepteur à l’oreille, écoutait les explications qui lui étaient données. Puis, se tournant, placide, vers Mme Davier, il prononça :

— M. de Lancreau, madame, depuis ce matin n’appartient plus à la maison.

Mille bluettes dansèrent devant les yeux de Fulvie. Elle sortit, sans rien demander de plus, possédée par une rage froide.

Tous ses griefs légitimes contre son frère lui remontaient en mémoire. Que de choses, cachées à son mari, et dont elle avait fait violemment reproche à cet incorrigible fou ! La conduite de Stany, durant la guerre, avait blessé sa fierté. Homme, elle eût autrement soutenu le vieux nom patronymique et ne se fût pas contentée d’un office de gratte-papier dans un bureau de l’arrière.

Fulvie s’étonnait que le docteur n’eût émis aucune observation à ce propos. Elle interprétait cette abstention comme une preuve de complet dédain. Davier, évidemment, voyait en son beau-frère une parfaite non-valeur.

— Je ne suis pas loin de cette opinion aujourd’hui ! s’avoua-t-elle en serrant les dents. Que s’est-il encore passé ? Quel mobile à ce renvoi ?

Elle se rendit rue Lafayette, à l’hôtel meublé où habitait Stany. Là, nouvel échec : la gérante, avec un sourire pincé, l’avertit que M. de Lancreau n’était plus son locataire. Et elle ignorait son adresse actuelle.

Mme Davier, sidérée, courba la tête sous une honte. Sans aucun doute, Stany était parti de là, congédié, endetté. La sœur s’en alla précipitamment, à la fois démontée, inquiète et exaspérée.

— Encore et toujours des fugues ! Ah ! c’en est trop ! Il abuse de mon indulgence !… J’en ai assez de ses jérémiades, de ses repentirs, aboutissant toujours à des demandes d’argent ! Il faut qu’il se range ! Ma patience est à bout.

La jeune femme marchait frénétiquement, pour soulager la surexcitation de ses nerfs. Soudain elle sentit la fatigue. Le jour de novembre pâlissait. Elle distingua, près de Notre-Dame-de-Lorette, un autobus qui desservait la rive gauche et passait devant la rue de Tournon. Eh bien ! puisque tout le plan d’escapade craquait, par la faute de cet idiot de Stany, du moins acquitterait-elle une partie du programme annoncé, en faisant visite à Mme Clozel.

Mme Davier monta donc dans l’autobus. Quelques instants plus tard, elle gravissait le large escalier de l’aristocratique logis dont la famille d’éditeurs occupait le vaste premier étage depuis plus d’un demi-siècle.

IV

Malgré les deuils de ces dernières années, Mme Clozel gardait sa porte ouverte à ses amies, chaque mardi, de quatre à sept. A ces réceptions très simples se retrouvaient à peu près régulièrement les mêmes personnes, imprégnées de l’esprit de charité et dévouées, pour la plupart, à des œuvres d’aide sociale.

La mère de Valentin s’avança, avec une urbanité empressée, vers la rarissime visiteuse. La haute dignité de cette femme, dont le chagrin avait givré la chevelure châtain et creusé les tempes, mais qui conservait tant de lumière dans son large regard et dans son beau sourire, intimida l’altière Fulvie. Son ton s’adoucit, prenant le diapason de la voix accueillante.

Cependant Mme Clozel, laissant ses intimes poursuivre à leur guise l’entretien en cours, installait Mme Davier à un guéridon, lui versait elle-même une tasse de thé, l’entourait de petits soins hospitaliers, et s’asseyait à ses côtés pour déguster une infusion de camomille.

— Le docteur est toujours extrêmement occupé ?

— Il se surmène ! A peine aborde-t-il la maison ! Sans cesse on l’accable de missions nouvelles ! Je lui reproche d’excéder ses forces !

— Je le conçois ! Mais ce sont de nobles excès ! fit Mme Clozel. Et vous devez manquer de conviction en les lui reprochant !

Tout en buvant à petits coups le breuvage aromatique, la mère de Valentin demandait d’un air très calme, mais avec une imperceptible hésitation :

— Votre mari n’a-t-il pas été le tuteur d’une jeune fille, Mlle Airvault ?

Les oreilles de Fulvie tintèrent à l’assourdir. Les nerfs ratatinés, la jeune femme parvint à garder une apparente indifférence :

— Ah ! mon Dieu, oui ! Mlle Airvault représente encore une de ces corvées… scabreuses… que mon pauvre docteur n’a pas la force morale de refuser… Une situation… particulièrement délicate… des circonstances… difficiles… Il se laissa toucher… Enfin !…

En achevant ces petites phrases rompues et sournoisement ambiguës, Fulvie jeta un coup d’œil vers Mme Clozel qui, les yeux baissés, surveillait la fusion du sucre dans sa tasse. Et affectant l’intérêt, très naturellement, Mme Davier demanda :

— Vous avez entendu parler de cette jeune fille ? Désire-t-on des renseignements sur elle ?

Mme Clozel fit un effort qui, visiblement, lui coûtait.

— Oui,… je… on… quelqu’un désire s’enquérir près du docteur Davier… Et puisque je vous voyais… je supposais…

— Il s’agit peut-être d’un changement de position… pour cette personne… Un poste plus avantageux, probablement ?

— Probablement, oui… Je crois que oui ! acquiesça précipitamment la bonne mère de Valentin.

— Ah ! tant mieux ! laissa tomber Fulvie, car cette pauvre enfant ne possède aucune fortune !… Mais, toutefois, si cette petite enquête était déterminée par… une intention… de mariage, engagez vos amis à se renseigner… s’il se peut… au Parquet de Versailles… sur le père.

Les lèvres de Mme Clozel blanchirent, et ses yeux gris foncé, si semblables aux yeux de son fils, se dilatèrent.

— Le père ?…

— Oui, le père fut mis en prison pour une accusation de vol, qui ne fut jamais bien tirée au clair ! acheva Mme Davier, se levant et fermant son écharpe de zibeline. Quand je vous disais que le docteur avait accepté là un rôle scabreux !

Ayant déposé cet obus, elle ne songea plus qu’à précipiter sa sortie. Décidément, cette après-midi à Paris ne lui réservait, jusqu’au bout, que déboires et mécomptes ! Elle ne s’étonnerait pas d’un déraillement pour couronner le tout !

Au fond d’elle-même, Fulvie, en s’analysant, eût trouvé une honte de sa rosserie. Maintenant elle se rendait compte de la perfidie de ses insinuations. Mais une fureur de déchirer quelqu’un à coups d’ongles l’avait saisie en entendant nommer Raymonde par cette moutonnière Mme Clozel. Plus un doute à garder : ce bêta de Valentin s’était féru de la gitane !

Quelque chose de plus qu’une antipathie fouettait le courroux de Mme Davier. Le caprice de ce jeune homme allait faire avorter un projet matrimonial, arrangé dans la cervelle de Fulvie, et qui, pensait-elle, eût satisfait tout le monde.

Évelyne, à force de tact, de mesure, de bonté, était parvenue à se faire estimer de sa belle-mère. Si personnelle que fût la jeune femme, elle rendait justice à la sœur de Loys et souhaitait pour celle-ci un établissement heureux.

La combinaison Valentin Clozel représentait exactement le genre de mariage s’harmonisant aux goûts et au caractère de la fille du docteur Davier. Fortunes solides, familles considérées, toutes les conditions extérieures s’assortissaient merveilleusement. Et — Fulvie croyait le deviner — le chaste cœur d’Évelyne inclinerait sans contrainte vers cette union.

Et voici que l’irruption de la bohémienne aux yeux dévorants, dans ce champ réservé, bouleversait les plans, rompait les calculs les mieux établis ! Mme Davier vouait de grand cœur la funeste créature aux gémonies, et croyait s’animer de colère généreuse alors qu’elle concentrait, sur la seule tête de Raymonde, les mécontentements accumulés dans ce néfaste jour.

V

Le docteur n’était pas encore rentré, quoique l’heure du dîner fût dépassée. Fulvie eut le temps de quitter la tunique pailletée pour enfiler une robe d’intérieur moins clinquante, avant que son mari parût, animé, exultant.

Dès que la famille fut réunie autour de la table, Davier laissa déborder son allégresse.

— Je suis en retard ! Mais vous m’en excuserez sûrement. La grande affaire que nous travaillions à mettre sur pied, Desroches et moi, va enfin devenir viable. Nous avions déjà obtenu des donations d’immeubles. De Terroy a recruté des philanthropes qui nous assurent, par leurs libéralités, les fonds de roulement. Les grands industriels, employant la main-d’œuvre féminine, nous soutiendront. Bref, dès le printemps prochain, trois asiles s’ouvriront, aux alentours de Versailles, pour les jeunes filles qui, trop souvent, sont obligées de passer immédiatement de l’hôpital à l’atelier.

Évelyne se leva pour aller déposer un baiser sur le front de son père, et revint silencieusement à sa place.

— Oui, reprit le docteur, redoublant d’entrain, les arrangements pratiques sont enfin conclus. Les ouvrages d’appropriation vont commencer. En avril au plus tard, les convalescentes, les anémiées trouveront trois maisons de repos en pleine campagne — modestes mais tranquilles — avec des distractions variées, intelligentes et saines.

— Je vais donner mes quilles et mon jeu de tonneau ! s’écria Loys enthousiaste. Et aussi mon croquet !

— Très bien, mon petit homme !… Elles auront aussi une bibliothèque choisie…

— J’offre mes livres de jeunesse, dit Évelyne.

— Parfaitement, ma vieille demoiselle. Vous pourrez y joindre des études et récréations musicales élémentaires, car à Marly nos hospitalisées jouiront d’un piano, Mme Forestier donnant les meubles avec le logis. Enfin, M. de Terroy fera don de boutures et de greffes, afin que nos « Jennys ouvrières » apprennent la culture en chambre. Elles recevront encore chez nous des notions d’enseignement ménager… et de bons conseils.

— Idéal ! murmura Évelyne, les yeux humides et brillants. Oh ! papa, que tout cela est beau et bien !…

Mme Davier branla un front soucieux.

— Soit ! mais combien de tracas et de désillusions j’entrevois pour vous, à travers cet éblouissant programme ! D’abord, trouverez-vous un personnel capable de l’exécuter ?

— Le personnel sera très restreint. Les pensionnaires collaboreront au service de la table, de la cuisine, des dortoirs, du jardin.

— Mais où vous procurer des directrices assez fermes et clairvoyantes pour maintenir, en bon ordre, ce petit monde turbulent ?

— Desroches connaît quelqu’un pour la maison de Viroflay. Quant à celle de Marly, Mme Forestier avait elle-même fixé son choix.

Évelyne, rayonnante, levait vers son père un regard d’entente affectueuse que Fulvie saisit au passage. Un soupçon naquit.

— Et quelle est la personne désignée par Mme Forestier ? demanda-t-elle, regardant son mari en face.

A cette question catégorique, le docteur répondit du ton le plus naturel :

— Mme Airvault. Elle est radicalement guérie, et je crois qu’elle conviendra très bien à ces fonctions délicates… si elle veut bien les accepter.

Mme Davier resta imperturbable, mais le verre de cristal dont elle étreignait la tige se brisa. L’eau se répandit sur la nappe.

— Admettons que ce soit un bon présage ! dit-elle avec un rire forcé, en passant la première dans le petit salon.

Loys, suppliant, tirait la manche de sa grande sœur.

— Lynette, montons, dis ! Je ne viendrai pas à bout de mes problèmes sans ton aide !

La jeune fille prit l’enfant par la main.

— Allons, vite, chéri ! Et comme j’ai un peu mal à la tête, je demande permission aux autorités de me coucher ensuite sans redescendre.

— Couchez-vous tout de suite si vous souffrez, fit Mme Davier. Loys abuse de votre obligeance !

— Du tout ! Sa confiance m’honore et me réjouit ! répliqua Évelyne, avec son aimable enjouement.

Fulvie suivit d’un œil troublé les deux jeunes silhouettes. Ses colères, refoulées à grand’peine, se manifestèrent sous forme de juste et violente indignation.

— Ah ! je n’en puis plus de voir cette pauvre petite, si candide, si aveugle, si dupe, sur le point d’être victime de votre crédulité ! Oui, vous, son père, avec une confiance obstinée, vous prêtez la main à ceux qui trahissent votre enfant et lui préparent une douleur peut-être irrémédiable !

— Qu’est-ce à dire ? interrogea Davier, blêmissant.

— Soyez franc avec vous-même. N’eussiez-vous pas accepté facilement Valentin Clozel pour gendre ?

— Je… je ne me suis pas posé la question… dit le médecin en hésitant. Mais où voulez-vous en venir ?

— Eh bien ! je suis certaine qu’Évelyne ne considérait pas ce garçon avec des yeux indifférents. Je puis vous annoncer, sans me vanter du don de seconde vue, une prochaine visite de M. Clozel père, pour une proposition de mariage… qui ne concernera pas Évelyne. Son fils s’est toqué de la transcendante Raymonde. Je m’en aperçus à Vevey. C’est pour cela que je précipitai le départ de cette ville. Je vous avais toujours prédit que votre complaisance pour ces aventurières vous serait préjudiciable un jour ou l’autre. Ce jour arrive. Vous avez couvé une vipère pour mordre le cœur de votre fille !

— Vous allez trop loin ! murmura Davier, en qui se redressait le sens de la justice, au milieu d’un chaos de douloureuses anxiétés. Vous allez trop loin ! répéta-t-il, la gorge étranglée, le visage altéré, mais reprenant la maîtrise de sa pensée et de ses sentiments. Admettons que Valentin se soit épris de Raymonde, que celle-ci réponde à cette inclination. Il ne s’ensuit nullement qu’elle ait comploté de trahir son amie : l’amour souffle où il veut. Et il n’est pas certain non plus que le cœur d’Évelyne ait parlé, comme vous le présumez.

Ces représentations sensées tombèrent dans l’âme agitée de la femme comme de l’eau projetée sur des charbons ardents et en activèrent follement l’effervescence. Fulvie, presque tragique, bondit de son fauteuil, droite devant son mari.

— Vous le prenez vraiment avec un calme… qui me laisse fort à penser. Toujours des excuses pour les torts et les fautes de ces gens ! Et voici que vous rapprochez d’ici… cette femme !… Que dois-je en conclure ?…

— Seulement ce qui est la vérité. Cette femme a subi de rares tortures. Ceux qui le savent ont cherché à améliorer son destin en la réunissant à sa fille. N’en cherchez pas davantage.

Et soutenant sans faiblir, de ses yeux noyés de tristesse, le défi des noires prunelles brûlantes, Davier proféra :

— Ce que vous devez penser surtout, Fulvie, c’est que votre mari vous aima avec une tendresse dont vous ne connaissez pas la profondeur et qu’il préféra toujours sacrifier son repos au vôtre.

Elle sentit, dans ces mots, une sincérité et une force qui lui imposèrent, en même temps qu’une amertume dont elle n’osa pas demander explication. Sans savoir pourquoi, elle prit peur, baissa les paupières et resta muette.

La femme de chambre, à cet instant, entrait dans le petit salon.

— Madame ! J’ai omis de dire à madame que, peu après son départ, M. de Lancreau a téléphoné pour dire à madame que, envoyé aujourd’hui en mission, il ne pourrait retrouver madame comme il était convenu. Il viendra ici demain ou après-demain. Madame m’excusera de mon oubli ?

— Oh ! très bien ! répondit Fulvie distraitement.

VI

Le train emportait Raymonde Airvault, ce jeudi, de Saint-Germain à Versailles. Philo, très malade, réclamait une visite de la jeune fille. Et celle-ci, avec la permission de Mlle Duluc, accourait au chevet de la pauvre vieille qui la désirait comme une dernière joie.

D’autres nouvelles, reçues au même courrier le matin, ajoutaient à l’émoi que lui causait cette démarche suprême près de l’humble amie mêlée au passé. La jeune fille, dans l’isolement du wagon, lisait et relisait ses lettres avec un trouble croissant.

La première, datée de Menton, provenait de sa mère. Plusieurs feuillets de papier pelure : un véritable journal.

Dimanche 16 novembre.

« Le soleil brille sur les montagnes et sur la mer. Mais la vraie lumière, pour ta pauvre maman, c’est le sourire de ta photo, posée près de mon encrier. Quel bonheur si je pouvais jouir réellement de ta présence, comme le cher et excellent docteur me le fait espérer !

« Cette solution arriverait à point pour me permettre de quitter miss Marwell sans la froisser ni l’affliger. Une de ses parentes se trouve appauvrie par de grandes pertes. Daisy ne peut guère lui venir en aide qu’en l’appelant à me remplacer. Mais jamais elle ne s’y décidera dans la crainte de me peiner. Elle est si délicate et si bonne ! Ainsi mon départ, motivé par cette nomination, satisferait tout le monde, sans blesser personne.

« Dieu nous prendrait-il en pitié ? Le printemps dernier, j’avais fait connaissance, ici même, d’une famille italienne d’honorables commerçants. Un des frères du patron est établi directeur de banque dans la partie sud du Chili. Ce banquier vint lui-même en France pour deux mois, afin de revoir sa mère. Mis au courant de mon histoire, il me promit de faire des recherches, qui seraient d’autant plus efficaces qu’il possède des relations dans toutes les classes.

« Ce brave homme, de retour au Chili, n’a pas oublié sa promesse. Dans sa dernière lettre à son frère, il dit avoir retrouvé trois rescapés de l’horrible incendie de Chillan. Ceux-ci, la veille de la catastrophe, dînèrent avec un architecte français, qui leur parla des plans de l’hôtel futur et qui, fatigué, les quitta pour aller se mettre au lit. Dispersés après le sinistre, ils n’eurent pas connaissance de l’annonce publiée par les soins de M. Vielh, ou négligèrent de se déranger. Quoi qu’il en soit, tous trois, pris séparément, ont répété les mêmes détails et les mêmes affirmations. Leurs dépositions, dûment légalisées, vont être adressées à la Compagnie d’assurances, qui ne saurait plus alors différer l’exécution de son contrat sans mauvaise volonté notoire.

« Ainsi, ô ma chérie, ton pauvre bien-aimé père, mort d’une façon si cruelle, ne sera plus insulté par des suppositions calomnieuses !


Mardi.

« Chérie, M. Valentin Clozel nous a visitées hier, et m’a demandé une entrevue ce matin. Ensemble nous sommes sortis pour une promenade au Cap-Martin, et longuement il me parla de toi.

« Oh ! ma petite, je l’aime de te distinguer, de t’apprécier, d’exprimer avec une si belle ardeur son désir de te donner sa vie. Il serait bien le compagnon loyal, aimant, intelligent et énergique que je souhaite pour ma chère fille.

« Mais quelles inquiétudes m’assaillent ! Je me mets à la place de sa mère, et je conçois trop bien l’alarme qu’elle doit éprouver. Tant de jeunes gens se laissent entraîner par la violence de leur passion vers des filles indignes ! Elle ne te connaît pas, et tout ce qu’elle peut apprendre l’engagera à la méfiance. Penses-y bien. Ne te prépare ni des regrets ni des remords qui gâteraient votre avenir à tous deux, car l’emportement de son amour le ferait passer par-dessus toutes les oppositions. Mais, la griserie dissipée, ne t’en voudrait-il pas ?

« Je lui ai raconté notre grande épreuve, l’accusation qui atteignit ton père et nous désespéra. Je dois t’avouer qu’il me parut fortement secoué par cette révélation inattendue.

« Sois forte et calme. Quoi qu’il arrive, songe au refuge que t’offre le cœur maternel. Je t’embrasse de toute mon âme.

« Madeleine Airvault. »

Une larme avait maculé ces dernières lignes, que Raymonde frôla pieusement des lèvres.

Il lui suffit d’ouvrir la troisième enveloppe pour qu’un fluide brûlant parcourût ses veines. C’était seulement un petit carton, griffonné de quelques lignes.

« Vous me défendez de vous écrire, très méchamment. Aujourd’hui, j’enfreins l’ordre. Je suis à Menton, j’ai causé avec votre délicieuse mère.

« Les chagrins qui vous frappèrent l’une et l’autre et disjoignirent vos existences excitent plus ardemment mon désir de vous apporter bonheur et sécurité à toutes deux.

« J’ai écrit à mes parents dans ce sens. Déjà ma mère — si bonne, de compréhension si haute, elle aussi — avait reçu ma confidence. Elle sait que j’aime comme on ne peut aimer qu’une fois.

« Je lui affirme de nouveau que votre pensée, plus que jamais, remplit ma vie. J’épouse votre passé, et je veux la direction de votre avenir.

« Je vous aime. Je ne saurais trop le redire. Et — je me le jure à moi-même — j’acquerrai le droit de vous donner le baiser dont j’ose à peine écrire le souhait ici !

« Vôtre à jamais.

« Valentin. »

L’arrêt en gare de Versailles obligea Raymonde à redescendre du rêve dans le monde actif. En suivant la foule, elle réfléchit qu’à cette heure il lui restait quelque chance de rencontrer encore le docteur Davier et qu’ensuite elle se trouverait libre de donner l’après-midi à la malade.

Quelques pourparlers furent nécessaires, rue de Satory, pour faire fléchir la consigne, le médecin interdisant sa porte les jeudis. Cependant, dès que sa carte eut été transmise au docteur, Mlle Airvault fut introduite dans le cabinet de consultations. M. Davier se leva pour la saluer et abrégea, d’un geste, les excuses.

— Non, Raymonde ! Vous ne me dérangez jamais, parce que je sais que vous ne venez pas ici sans raison sérieuse. Qu’est-ce qui vous amène aujourd’hui à Versailles ?

— Un billet, écrit sous la dictée de Philomène Pradin, qui, étant au plus mal (ces mots sont soulignés), demande instamment à me parler.

La face pâlie et amaigrie du docteur parut s’amenuiser encore ; ses yeux se voilèrent.

— Ce n’est pas moi qui l’ai soignée, murmura-t-il. J’ignorais qu’elle fût à cette extrémité.

— J’ai reçu aussi une lettre de maman, contenant des nouvelles importantes qu’elle me prie de vous transmettre. Le mystère dont s’enveloppait le décès de mon père est en passe de s’éclaircir.

Brièvement, la jeune fille relata l’histoire, en lui donnant pour conclusion la pensée exprimée par Madeleine.

— Dieu merci ! mon pauvre père ne sera plus insulté, dans sa tombe, par des conjectures mensongères. S’il en était ainsi de toutes les erreurs dont il fut victime ! Mais la justice d’En-Haut prend heure, tôt ou tard !

Davier baissa les paupières et ne répondit rien. Raymonde, avec rapidité, pour éviter à son tuteur une perte de temps, transmettait les remerciements de Mme Airvault, la joyeuse espérance inspirée par le projet de Marly…

— Comme elle sera contente, en recevant ma lettre, qui se croise avec la sienne et qui lui apprendra l’heureuse solution ! Ah ! que de gratitude s’ajoute à tout ce que nous vous devons.

Le médecin inclina la tête. Intimidée et refroidie par cet étrange silence, Raymonde balbutia :

— J’aurai l’ennui de ne pas voir Évelyne tantôt, puisqu’elle devait visiter Mme Forestier. Elle vient à Saint-Germain tandis que je suis à Versailles !

— Elle est à Versailles et ne peut vous recevoir. Grippée et alitée depuis deux jours !

— Ah ! mon Dieu ! j’observais bien en vous quelque chose d’anormal. Mais rien ne vous inquiète, n’est-ce pas ?

— Jusqu’ici non ! Mais la grippe débute souvent d’une façon insidieuse. Par mesure de prudence, je prescris l’isolement, et je compte appeler une infirmière.

Raymonde, atterrée, pressa la main du père.

— Oh ! que je vais souffrir d’ignorer… Mais vous téléphonerez à Mlle Duluc ?…

— Oui, mon enfant, oui !

— Vous direz à Évelyne que je pense à elle, que je vais entrer à Notre-Dame exprès pour elle, dans l’église où nous nous sommes connues ! Oh ! j’oubliais cette triste chose… oui, qui rend encore plus triste ma visite à Philo. Elle est soignée chez sa sœur… qui habite toujours près de la grille de l’ancien hôtel de Terroy !

— Ah !

Il avait tressailli, frappé, lui aussi, de la coïncidence pénible qui ramenait la jeune fille au lieu du drame ancien.

Ce fut avec la terreur du but à atteindre que Raymonde s’élança vers l’avenue de Saint-Cloud.

VII

Elle se retrouva bientôt devant la grille franchie par son père, sept ans auparavant, un soir de juin.

Comme en ce temps-là, le portail restait béant, laissant libre l’accès de l’allée pavée qui menait au perron du petit hôtel.

Sans oser jeter un regard de ce côté, Raymonde frappa à la porte de la première maisonnette basse, à la haute toiture percée de lucarnes en saillie.

Des savates traînèrent sur le carrelage. Et dans l’entre-bâillement parut une figure, usée plus que vieille, paupières sans cils, teint cireux, cheveux jaunâtres roulés en un minuscule chignon.

— Ah ! Mademoiselle Airvault, que vous êtes gentille d’être venue ! Elle ne cesse de vous demander. C’est son idée fixe.

— Si j’avais su, je serais venue plus tôt.

— Cela a été subit. Et tout de suite le cœur a flanché… Elle est très bas, très bas…

Tout en susurrant, la vieille femme traversait la cuisine pour ouvrir la porte d’une seconde pièce où deux lits, bout à bout, se rangeaient au long de la muraille. Sur la couche la plus éloignée, Raymonde aperçut Philomène, soutenue par une pile d’oreillers, les mains errantes sur les draps. Des mèches grises, échappées au bonnet, retombaient sur le visage cachectique, où luisaient des yeux de fièvre.

C’était la première fois que la jeune fille entrevoyait les transes des ultimes combats. Maîtrisant son effroi et sa pitié, elle s’approcha de la moribonde et posa un baiser sur la tempe flétrie.

— Rara ! ma jolie petite Rara si bonne ! Enfin !

— Je ne vous savais pas malade, chère Philo ! Vous m’auriez vue déjà. Où souffrez-vous ?

— Partout ! Mais bientôt je ne souffrirai plus… Te parler va me soulager. Après je m’en irai sans crainte vers le bon Dieu… Adèle, laisse-nous.

La voix saccadée avait pris une force soudaine. Adèle sortit, obéissante.

— Je me tiendrai à côté, mademoiselle. Si vous aviez besoin de moi…

Philo surveilla la porte, qui se referma strictement. Alors les prunelles de braise plongèrent un âpre regard dans les beaux yeux, jeunes et brillants.

— Tu es jolie, Rara, de plus en plus !… Et voici l’âge du mariage ! Je m’en tourmente !

— Pauvre bonne amie !

— Non… pas si bonne ! J’aurais dû parler déjà depuis deux ans… J’ai retenu cela, par affection pour Évelyne, pour son père… C’est Ernest, mon neveu, le fils d’Adèle, mort durant la guerre dans un hôpital de Paris, qui s’en inquiétait aussi, dans sa conscience. Adèle ne sait rien. La tête pas assez solide et puis trop de chagrin !… Mais, en repassant ses fautes, Ernest retrouvait celle-là. Il m’a révélé à moi seule, et à son confesseur, comme il se reprochait de n’avoir pas dit à propos… ce qu’il savait. Il faut toujours dire la vérité. A l’âge d’homme, il voyait combien il avait été coupable. Mais alors c’était un gamin, et il avait une peur affreuse des magistrats… Ah ! j’étouffe ! Pourvu que j’aille jusqu’au bout ! Ouvre la croisée.

Raymonde, épeurée, entr’ouvrit le battant. La malade aspira l’air froid qui parut la ranimer, et reprit en rassemblant toute son énergie :

— C’était par cette fenêtre que le pauvre petit devait guetter… ce soir-là, pour fermer la grille. Il vit entrer et sortir tout le monde. Mais quelqu’un vint sur le tard, juste avant que ton père ne s’en retournât. Ernest attendit longtemps sans voir repasser l’homme, si longtemps que l’enfant s’endormit. Voilà ce qu’il n’osa avouer à sa mère, qui était dure et sévère, et de peur d’être traduit en justice et accusé, lui aussi. Il se faisait des chimères… qui se calmèrent quand ton papa fut relâché.

— Oh ! mon Dieu ! pourquoi tout cela n’a-t-il pas été élucidé à temps ! s’écria désespérément la jeune fille.

— Oui ! c’est la grande faute… la mienne comme la sienne !… car moi, Philo, oui, Philomène Pradin ! répéta la mourante, passant ses doigts décharnés dans ses cheveux, j’ai su la négligence d’Ernest. Il était plus libre avec moi. C’est à cause du père d’Évelyne que j’ai retenu ce que je pensais. J’ai essayé de lui insinuer mon soupçon. Il n’a pas compris… Et voilà pourquoi j’avais tant pitié de vous tous ! Je cherchais à vous obliger… pour réparer un peu… Mais, maintenant, il y a un autre tribunal à craindre… et je te dis ces choses, parce qu’il faut que ton père soit mieux innocenté…

La voix, sortie en violent éclat, sombra subitement. Il sembla aussi que la raison, surexcitée par l’effort, déviât et faiblît au bout de la tâche. Philomène, retombée sur ses oreillers, ne murmurait plus que des lambeaux de prières, coupés de mots sans suite, où passait sans cesse le nom du docteur Davier.

Raymonde, prostrée au chevet sur une chaise de paille, les mains à ses tempes douloureuses, essayait de démêler les aveux confus qui venaient de l’étourdir. Mais quelque chose échappait à son examen. L’énigme restait sans solution. Une poignante impatience l’envahit et la remit debout, près de la mourante.

— Philo, complétez, je vous en adjure, vos révélations. Votre neveu connaissait-il l’homme entré le dernier ?… Écoutez-moi ! Entendez-moi ! Il faut que je sache tout !… Quel était cet homme ?

La lueur vacillante des yeux troubles se raviva quelques secondes.

— Oui… tu dois savoir… Il ressemblait… nous avons cru… Un vaurien… le frère de Mme Davier…

Raymonde se rejeta en arrière, accablée et déçue. Elle regretta d’avoir prêté l’oreille à des divagations de délire, où subsistait une aversion tenace.

Elle avait ouï dire que l’âme, dans la détresse des derniers débats, exhale souvent le secret de ses sentiments dominants. Ernest avait pu se reprocher, lui, sa déposition incomplète, devant les magistrats. Mais la tante, dans sa rancune contre la seconde épouse du docteur, sous prétexte d’une vague ressemblance, ne trouvait rien de mieux que d’identifier le coupable supposé avec le frère de celle qui l’avait expulsée !

Quelle créance apporter à ces dangereuses imaginations de monomane ? La jeune fille s’interdit d’en écouter davantage.

— Vous devez être fatiguée, dit-elle. Je vais appeler votre sœur.

Avec la divination suraiguë que donne l’approche de l’heure, Philo sembla percevoir les réflexions de la jeune fille. La main squelettique saisit le poignet mince.

— Adieu ! Va-t’en ! Pardonne comme dans le Pater Noster ! Mais va, oh ! va prévenir le docteur Davier, sans faute ! Je veux le voir ! Promets d’y aller.

Une seconde d’hésitation, puis Raymonde balbutia :

— J’irai… Et je vous pardonne, au nom de mon père comme au mien !

… Une terreur superstitieuse la précipita hors de la maison maudite. Elle s’enfuit par la vaste avenue et le dédale des rues voisines, guidée par l’instinct qui oriente l’oiseau sur le chemin du retour.

Dans l’obscurité naissante, Notre-Dame érigea son vaste vaisseau. La jeune fille se jeta dans l’église et, agenouillée, enveloppée de la douce pénombre de la nef, essaya de se recueillir, de se ressaisir, de coordonner ses idées emmêlées.

Elle pria, de toute sa ferveur, pour celui qui avait été persécuté au delà de la tombe, et sa pitié s’étendit à la malheureuse dont la conscience s’agitait au bord de la mort.

« Requiescat in pace ! Pauvre femme ignorante !… Pourtant ? »

De nouveau, le doute obsédant, implacable, s’implantait, envahissait la pensée. Pourtant ?… Oui, pourtant, il y avait un coupable ! Quelqu’un avait commis l’acte répréhensible.

« Quelqu’un autre que mon père ! Quelqu’un qui pouvait entrer, à front découvert, dans ce salon hospitalier ! Quelqu’un qui ne sortit pas par la voie habituelle et se déroba ! Si le petit Ernest avait dit vrai ! »

Elle se courba sur le prie-Dieu et, en dehors de sa volonté, les déductions continuaient de s’enchaîner d’elles-mêmes, avec logique et vraisemblance. Stanislas de Lancreau était un vaniteux, un médiocre, un incapable ! Tout le monde le savait, et l’on supposait bien que le docteur Davier ne pouvait estimer ce déplorable beau-frère… Mais le docteur adorait sa femme, choisie par amour.

Raymonde se débattit avec angoisse contre la suggestion.

— Qu’il ait soupçonné la vérité sans la dévoiler ! Non, non, je ne consentirai jamais à l’admettre !… Et si c’était là, néanmoins, le secret de sa générosité inlassable envers nous ? Ce serait à n’avoir plus foi en personne !

Elle se revit, enfant enthousiaste, élevant son protecteur au niveau des plus grands, l’assimilant aux nobles modèles des vertus civiques ou guerrières, épris d’idéal, de désintéressement, de dévouement ! Militaire, à son sens, il eût été l’émule de Hoche, ce Hoche à qui elle eût voulu offrir une fleur, chaque fois qu’elle passait devant sa statue. Dans la vie politique, il se fût montré l’égal de ce ferme et austère Bailly, dont elle étudiait avec amour les effigies sculptées et peintes, dans la salle du Jeu de Paume et au Musée, en leur attribuant une ressemblance avec la physionomie mélancolique et fine du médecin.

Devait-elle renier cette longue admiration et ce respect ? Ah ! ce serait le pire des supplices ! Un écroulement intérieur !

— Mon Dieu ! cria-t-elle en son cœur, délivrez-moi de ces insinuations perverses, de ces présomptions, irrévérencieuses et iniques ! Surtout, que cette torture je la subisse seule ! Et que ces perplexités déchirantes soient épargnées à ma pauvre mère !

Brisée, mais un peu apaisée, Raymonde quitta l’église et se dirigea vers la rue de Satory, afin de remplir la promesse faite à la mourante.

Mais le docteur, parti pour Paris où il dînerait, ne devait rentrer que tard. La jeune fille ne put songer à confier verbalement au domestique ni à expliquer sur une carte à découvert, la requête d’une femme détestée de Mme Davier. Elle reprit le chemin de la gare où l’appelait l’heure.

Là elle acheta une carte-lettre, et sous la lampe de la salle d’attente, griffonna ces lignes, qu’elle jeta ensuite dans la boîte de la station.

« Philo vous réclame instamment pour vous dire… les mêmes choses qui m’ont bouleversée ! Mon père serait innocent du délit dont il fut accusé à la légère !

« Je n’en ai jamais douté. Mais eût-on pu fournir la preuve, en temps voulu, pour le décharger de ce poids honteux ? Voilà la question qui m’affole !

« A vous, à Évelyne, mes constantes pensées.

« Raymonde. »

VIII

A l’heure même où Raymonde Airvault, fiévreuse et accablée, s’embarquait pour Saint-Germain-en-Laye, son nom remplissait un grave colloque dans le cabinet de l’éditeur Clozel.

Entre les affaires urgentes qui, cette fin de jour, appelaient le docteur Davier à Paris, il n’en était point de plus importante ni d’aussi épineuse que cette entrevue avec le père de Valentin.

M. Clozel lui ayant demandé la faveur d’un entretien particulier, le médecin, aisément, devina l’objet de la conversation désirée. Mais préférant que le conciliabule eût lieu ailleurs que chez lui, il répondit que, devant se rendre dans la capitale pour différentes démarches, il irait lui-même trouver l’éditeur, boulevard Saint-Michel, avant la fermeture des bureaux.

M. Clozel, quand le visiteur honoré se présenta, se répandit naturellement en effusions reconnaissantes. Il était extrêmement confus de ce que le docteur se fût dérangé pour lui rendre service. Mais M. Davier excuserait deux pauvres parents, mortellement inquiets, qui voyaient leur dernier fils, empoigné par la passion, décidé à tout braver, à tout risquer…

— Représentez-vous notre angoisse. Nous ne connaissons pas cette jeune fille. Elle mérite peut-être les éloges exaltés que lui décerne Valentin. Mais l’amour rend aveugle ! Peut-être aussi n’est-elle qu’une créature habile, flirteuse, artificieuse et intrigante… adroite à dresser ses pièges ?

— Non ! non ! tranquillisez-vous à cet égard. Raymonde est trop spontanée, trop franche et trop fière pour s’abaisser à de pareilles ruses.

— C’est ce que nous a déjà affirmé Mme Forestier. Mais vous la suivez depuis plus longtemps. Mieux que quiconque, vous êtes au courant des antécédents — non seulement de la jeune personne — mais de la famille. Ah ! docteur, docteur, voilà le point scabreux ! Ni ma femme ni moi ne sommes gouvernés par l’intérêt. Nous avons dû subir des sacrifices trop douloureux pour ne pas sentir l’inanité, l’impuissance de l’argent. Le manque de fortune ne serait donc nullement un grief valable contre la jeune fille choisie par Valentin. Mais quelque chose prime tout à nos yeux : l’honneur ! Notre nom modeste est sans tache. Il nous en coûterait terriblement, à l’un et à l’autre, de voir notre enfant s’allier à des gens… tarés, indignes d’estime, ayant une flétrissure dans leur passé…

Le médecin serra son pardessus, comme dans le frisson d’un froid subit.

— Les Airvault ne sont ni tarés ni indignes, prononça-t-il avec lenteur. Ils furent malheureux, simplement.

Clozel considéra son interlocuteur d’un œil perplexe. Comment les assertions du mari contredisaient-elles si complètement les imputations de la femme ? Que signifiait cette divergence ? La matière importait trop pour que l’éditeur ne se décidât pas à sonder le mystère. Il dit, hésitant :

— Mme Clozel a su, par Mme Davier elle-même, que le père de cette jeune fille fut emprisonné quelque temps.

Fulvie !… Ah ! dérision ! Un rictus releva les lèvres rasées du docteur.

— Airvault, oui ! fut victime de la détention préventive, inculpé d’un vol qu’il n’avait pas commis. L’accusation tomba d’elle-même. La seule faute du pauvre homme avait été de tenter la chance du jeu. Mais ceux qui le connaissaient, le sachant incapable d’un larcin aussi stupide qu’odieux, tinrent à cœur de lui servir, en quelque sorte, de caution morale.

En termes laconiques et précis, M. Davier narra le fait-divers, la mort subite de M. de Terroy, la disparition du coffret d’argent, la découverte du camée-pendentif dans un tiroir du dessinateur, toutes les circonstances futiles et fatales qui projetaient l’idée de culpabilité dans le cerveau d’un magistrat à la fois blasé, sceptique et timoré.

M. Clozel écouta ce récit avec une attention soutenue. Mais, en dépit de sa volonté de bienveillance, sa physionomie et son attitude trahissaient la gêne, l’anxiété, le découragement.

— Tout cela est certainement pitoyable ! déclara-t-il quand le docteur eut achevé. Et je ne m’étonne pas que ces réminiscences vous émeuvent ! Vous avez suivi, jour après jour, les vicissitudes de cette famille. Vous pouvez prendre parti en connaissance de cause. Nos positions respectives, pour juger des choses, sont bien différentes, car moi, j’ignorais ces gens jusqu’à l’heure où mon fils me déclara qu’il passerait par-dessus tous les obstacles, comme son tank, afin d’épouser Mlle Airvault.

La voix plus basse, M. Clozel formulait l’objection capitale :

— Dans l’histoire fâcheuse, il reste cette grave lacune : le coupable n’a pas été découvert.

Le docteur fut repris de ce frisson qui, tout à l’heure, le secouait de la tête aux pieds. Il ferma le col de sa pelisse et lança un coup d’œil vers la grande horloge comtoise, qui égayait, de son cadran de faïence et de son balancier de cuivre, les sombres cartonniers verts et les étagères de livres.

— Excusez-moi de vous quitter ! dit-il, en se levant. Je suis loin d’avoir achevé mes courses ! Et j’ai un dîner de confrères.

M. Clozel, la tête penchée sur l’épaule, le front labouré de plis, se mit en devoir de reconduire son visiteur. Celui-ci, la main sur le bouton, se retournait :

— Mon cher ami, remettez-vous. Tout ce que je vous ai dit est exact. Mais j’ai tout lieu de croire que la vérité absolue se dévoilera… Je l’espère. Prenez patience. Temporisez avec votre fils. La jeune fille qu’il a en vue se montrera digne de votre confiance. Patience encore une fois !

Il ajouta, après une légère pause, entre haut et bas, presque bégayant :

— Peut-être vous appellerai-je… un de ces jours. Laissez tout alors et venez sans tergiverser ! Au revoir !

Le docteur traversa les bureaux, la tête haute et le pas ferme. Mais, en tournant la rue Saint-André-des-Arts, il fut obligé de s’appuyer à la muraille, chancelant, une main crispée sur la poitrine. Le spasme réprimé par un effort immense, il reprit sa marche, sans égard pour son malaise et traînant ses membres courbaturés.

Minuit sonnait quand le médecin rentra chez lui. Parmi les diverses communications qui l’attendaient, se trouvait le billet de Raymonde, apporté à la dernière distribution.

Louis Davier, cette nuit-là, ne connut pas le sommeil. Dès sept heures, il commandait l’auto pour se rendre avenue de Saint-Cloud.

Mais sa visite, si matinale qu’elle fût, avait été devancée : Philomène Pradin était entrée dans le grand repos.

IX

La funèbre vision de la couche mortuaire s’ajouta au cortège d’idées noires qui pressaient Davier.

Au devant de ces multiples tristesses, planait une crainte, menace harcelante, qui reléguait dans la pénombre toutes les autres appréhensions, si poignantes qu’elles fussent.

Depuis les confidences de M. Clozel, confirmant les suppositions de Fulvie sur l’amour qui portait Valentin vers Raymonde, Davier ne cessait de creuser cette énigme : sa femme aurait-elle deviné aussi juste en ce qui concernait Évelyne ? L’enfant, au cœur si tendre, avait-elle conçu une espérance condamnée à se flétrir ?

Ah ! s’il n’en était rien ? Si ces conjectures tombaient à faux ? De quel soulagement serait pour le père cette certitude qui lui donnerait plus de liberté d’action !

Aussitôt revenu à sa maison, le docteur monta à la chambre de la petite malade. Évelyne, couchée, paraissait idéalement enfantine avec le serpent doré de sa longue natte, ondulant sur la chemise finement brodée d’où se dégageait le col mince et laiteux.

La jeune fille, souriante, présenta son front poli au baiser paternel.

— Mon méchant docteur va-t-il enfin me permettre de me lever aujourd’hui ? fit-elle, espiègle. J’en ai assez d’être clouée au lit ! Et je ne veux pas d’infirmière ! Je ne me sens plus du tout malade !

— Non ! mademoiselle, charitablement, a passé son rhume à son petit frère ! Le voilà en observation !

— Oh ! que je regrette ! Pauvre chéri ! Mais tu le guériras vite, papa !

— On y tâchera ! En attendant, vous resterez recluse, pour ne pas semer çà et là vos microbes ! Ne te crois pas encore hors de cause, fanfaronne ! Au lit ! Au lit !… Et la tête au repos !… Que vois-je ? Encore un bouquin !… Et d’importance ! Un in-octavo pour le moins !

Et le docteur attirait une brochure, glissée sous l’édredon. Évelyne agrippa vivement le volume.

— Oh ! papa ! Il te paraît lourd ! Et c’est une lecture si savoureuse, si réchauffante qu’elle vous enlève, vous ravit ! L’histoire de la chère petite sœur Thérèse ! Elle me transporte au troisième ciel !

— Reste sur la terre, mignonne, car je ne saurais te suivre si haut ! repartit Davier, s’asseyant sur le fauteuil, placé au pied de l’élégante couchette laquée.

Et jetant un coup d’œil circulaire autour de la chambrette, décorée d’aquarelles et de gracieuses futilités :

— Tiens ! j’avise là, près de la fenêtre, une encoignure tout indiquée pour un petit bureau de marqueterie que j’ai déniché quelque part, et qui, surmonté d’un vieux miroir, fera ici le plus bel effet du monde !

— Papa ! tu me gâtes trop ! Sans cesse, tu inventes de nouvelles gentillesses !

— Pour te retenir… ou pour me faire regretter… Car, je ne m’abuse pas !… Un jour, il faudra te céder ! Que peut un pauvre vieux papa quand l’amour se met de la partie ? Et puis, je serai enchanté — nonobstant — de faire sauter des petits-enfants sur mes genoux !

Sous le voltigement des paroles badines, l’âpre arrière-pensée continuait sa marche. L’œil du causeur contredisait le ton plaisant. Acéré, attentif, il épiait les moindres fluctuations de la physionomie transparente.

La peau nacrée du jeune visage se rosait légèrement. Les prunelles bleues, où dansait d’abord une lueur gaie, s’embuèrent de rêve. Puis Évelyne, les paupières lentement abaissées, s’immobilisa dans le silence. Mais sa pensée ne demeurait pas inerte. Une flamme monta à son front, ses lèvres s’agitèrent sans qu’aucun murmure en sortît. La jeune fille, enfin, dirigea vers son père un regard paisible.

— Tu parles de petits-enfants, papa ! Je crains que tu ne puisses faire sauter sur tes genoux tous ceux que je veux te donner !

— Comment ? As-tu l’intention de devenir une mère Gigogne ?

Elle rit, puis, mutine, affirma avec un mouvement de tête volontaire :

— Oui ! Oui ! Mère Gigogne ! Mère Gigogne d’une certaine façon !

Et aussitôt, étendant la main pour saisir celle de son père :

— Peux-tu m’écouter cinq minutes ? Je vais te raconter une historiette.

— Va, Schéhérazade ! acquiesça-t-il, le cœur étreint d’une frayeur mystérieuse.

— Cela date de mon dernier été à la pension. Il y a donc deux ans. Nous nous promenions toutes en forêt, un peu à la débandade. Nous venions de quitter la route des Loges pour prendre une avenue transversale, où nous nous amusions à chercher les derniers muguets. Au débouché d’un carrefour, nous fîmes la plus charmante, la plus amusante rencontre ; une très jeune religieuse franciscaine, — ah ! je la vois encore avec son bandeau blanc appliqué sur le front, et son ruban rouge et son crucifix, et cette expression de sérénité céleste ! — une jeune religieuse donc nous apparut, poussant devant elle une grappe de marmots. Ils étaient tout petits, de l’âge où, trébuchant encore, l’enfant cherche la jupe de sa mère. Mais leurs menottes maladroites eussent déchiré l’étoffe légère du voile, si elles s’y étaient suspendues. Alors, pour les réunir et leur fournir un appui, la petite sœur tenait le milieu d’une énorme corde à puits, nouée de place en place, et les petites pattes se cramponnaient aux nœuds. Rien n’était plus touchant que ce vivant chapelet, si ce n’est la béatitude dont rayonnait l’angélique figure du guide… De ce jour, papa, mon rêve d’avenir se fixa !

— Évelyne !

Davier retirait brusquement sa main pour la porter devant ses yeux. L’enfant se souleva sur sa couche et, d’un souple glissement, parvint près de son père.

— Papa, cela devait se dire un jour ou l’autre. Pardonne-moi de te faire un peu de chagrin. Mais tu m’aimes trop, dis, pour m’empêcher… pour t’opposer !… Tu me ferais tant de peine !

De ses deux bras, elle attirait la tête qui résistait, et en baisait la tempe avec une tendresse ardente.

— Papa, mon bonheur est là ! Comment t’en étonnerais-tu ? Ne m’as-tu pas donné l’exemple en consacrant ton savoir, tes soins, tes forces au service des affligés ? Me reprocheras-tu de me vouer au bien ? Non… Dès que ta surprise sera passée, tu te diras : Dieu me bénit en indiquant à ma petite fille la voie où elle trouvera la sécurité !

Il eut un rire amer.

— Étrange bénédiction ! Oh ! malheureux que je suis !…

— Non ! non ! se récria-t-elle avec énergie. Pas malheureux ! Je t’en conjure, ne dis pas ce mot injuste ! Réjouis-toi avec moi ! Je ne suis pas faite pour la lutte ! Je me trouverai abritée dans une vie de retraite et de prière qui convient à ma nature, et qui, seule, peut satisfaire les besoins de mon cœur ! Réjouis-toi, ô mon père que j’aime tant ! Laisse-moi suivre l’appel ! Ne regrette rien, rien, puisque j’irai vers mon bonheur ! Je remercie Dieu de t’avoir eu pour père ! Je veux que tu le remercies de venir vers ta fille !

Elle se pressait contre lui, roulant sa tête blonde câline sur l’épaule courbée. Hors de lui, Davier saisit le corps fluet aux aisselles, recoucha l’enfant, rabattit les couvertures et l’édredon d’un coup de main.

— Tu vas prendre froid ! murmura-t-il d’une voix entrecoupée. Fais attention !

Et se dérobant aux supplications muettes du regard éploré et des mains jointes, le père sortit précipitamment de la chambrette pour descendre d’un trait à son cabinet.

Là, il s’écroula dans son fauteuil, les coudes sur la table, la poitrine soulevée de tumultueux sanglots.

— Évelyne ! Mon ange ! Se peut-il !…

La logique des choses lui apparaissait frappante, évidente, implacable !

L’enfant sans mère, étendant les bras pour y enfermer les orphelins et souhaitant une maternité innombrable ! La jeune fille, effleurée peut-être d’un chaste espoir que le destin démentait, cherchant un idéal plus haut, l’Amour Éternel ! Quel rigoureux enchaînement de causes, de faits et de conséquences !

Cher lis, trop suave et trop délicat pour de vulgaires contacts ! Sans doute, Évelyne serait-elle prémunie des heurts grossiers et des déceptions communes, dans l’existence, fleurie de joies mystiques, qu’enviait son âme innocente ! Mais pour le père, quel holocauste sanglant que le renoncement imposé !

Dans la consécration d’amour, que la vierge prononcerait avec allégresse, l’homme voyait le sacrifice de l’agneau immaculé, victime propitiatoire. Et il se courbait en tremblant, sentant, réel et tangible, l’enserrement de la Main Toute-Puissante. Tôt ou tard, l’heure arrive, l’heure de l’Immanente Justice que nul ne peut méconnaître, et qui se manifeste aux yeux mêmes de l’incrédule.

Au fond de sa conscience, le voile, trop longtemps maintenu, se déchirait en lambeaux, laissant visible la Vérité, le fantôme de la Faute initiale.

Jadis, il l’avait aperçue d’un éclair, cette Vérité haïssable, rigoureuse ! Il refusa de l’examiner de près, car il se serait vu contraint de la manifester au dehors. Tout dérivait de là !

Maintenant, elle venait, irrésistible et barbare, elle s’abattait sur lui, elle remplissait son horizon !

Un choc interrompit la lutte morne où il s’épuisait : la perception d’une présence.

Sa femme, debout de l’autre côté de la table, se penchait vers lui. Il n’avait pas entendu le frôlement des pas sur le tapis, et sa figure, couverte de larmes, démasquée à l’improviste, montrait un tel égarement que Fulvie s’alarma.

— Grand Dieu ! en quel état je vous retrouve ! Qu’avez-vous ? Évelyne serait-elle plus mal ?

Une sincère inquiétude se lisait dans les yeux élargis de la femme. Le médecin secoua la tête.

— Non ! rassurez-vous ! Heureusement l’enfant va mieux. La fièvre a disparu.

— Alors ?… Alors ?… répéta-t-elle, intriguée.

Il la pénétra de ce regard triste, empreint de douceur, de pitié et de tendresse qui l’avait remuée, un jour, et faiblement, la voix si altérée que le timbre ne s’en reconnaissait plus :

— Ne m’en veuillez point si je ne vous réponds pas… immédiatement. Bientôt vous saurez tout ce qui doit se savoir…

Le mystère accrut l’angoisse de la jeune femme. Malgré sa bravoure naturelle, le courage lui manqua pour récidiver ses questions.

Elle dit, après une pause, avec embarras :

— Je regrette, étant donné vos préoccupations, d’avoir consenti à recevoir Stany à dîner, ce soir.

Elle ajouta, de plus en plus gênée, et baissant son front humilié :

— Il doit partir demain pour le Midi… ayant encore changé de situation. Je me propose de le gronder à ce propos. Il n’est plus d’âge à se montrer ainsi versatile ! Mais je vais lui téléphoner de venir plus tôt. Je le renverrai les adieux échangés.

Davier demeurait silencieux, les yeux détournés. Fulvie se dirigea vers la porte. Elle s’entendit rappeler d’une voix affermie et nette. Son mari se levait et disait :

— Ne changez rien ! Laissez venir votre frère. Je vous prierai même d’accepter un convive de plus. M. Clozel devait me visiter aujourd’hui. Je vais l’inviter à se joindre à nous.

X

Le soir venu, Mme Davier fut, à bon droit, stupéfaite de voir, très maître de lui, presque en belle humeur, l’homme surpris, le matin, dans la prostration, voûté sous un faix — invisible, mais accablant.

Avenant, libre et dispos — tout au moins d’apparence — le docteur semblait uniquement occupé de rendre sa maison agréable à ses hôtes, dont il avait augmenté le nombre en recrutant Me Bénary. La présence de l’avocat stimulait particulièrement sa verve.

Bénary, jadis fourchette réputée — épaissi et un tantinet congestionné en ces dernières années — dosait maintenant nourriture et boisson avec une circonspection peureuse. Et le médecin l’en taquinait :

— Voyons, cher bâtonnier, vous, l’honneur de la table française autant que du barreau, vous, le gardien des saines et nobles traditions culinaires, vous, l’amateur de truffes, de coulis savants, dégustateur averti de nos crus nationaux, vous, le digne héritier des Grimod de la Reynière, des Brillat-Savarin, des Charles Monselet, de tous les illustres gourmets gratifiés du beau titre de fines gueules, dois-je avoir la douleur de vous voir déserter l’élite des disciples d’Épicure ! J’en suis à ce point indigné que mes transports me jettent dans une intempérance de langage cicéronienne, genre d’éloquence que je réprouve !

Me Bénary gémit comiquement :

— Jusqu’à quand, ô Louis Davier, me lapideras-tu de tes invectives et de tes périodes ronronnantes ! Ne raille plus un misérable à qui tu infliges la plus barbare comme la plus raffinée des tortures : le supplice de Tantale ! Vainement me font risette tes flacons poudreux de Bourgogne et de Beaulieu ! Mes narines flairent avec délices les voluptueux effluves des sauces succulentes ! Mais, au bord de cette table, chargée de tout ce qui doit charmer les yeux et le goût, se dressent à mes regards effarés les spectres épouvantables que tu évoques, oracle d’Esculape : Goutte, Sciatique, Dyspepsie, Gravelle ! Vade retro, Satanas !… Il m’est inutile de savoir que bonum vinum lætificat cor hominis ! car par tes ordres, ô Torquemada, désormais tristement Bibo Vitellium !

Le médecin se mit à rire et, se détournant vers Stany :

— Vous qui vous lancez vers le cinéma, voilà un thème splendide : la table tentatrice, les fantômes implacables, le gourmand terrorisé : ainsi peut-on rajeunir le sempiternel tableau de Macbeth et de l’ombre de Banco.

— Très humoristique ! convint Stany qui, ayant reçu, avant le dîner, une vigoureuse mercuriale de Fulvie, en guise d’apéritif, se tenait coi et sage, entre son beau-frère et M. Clozel.

Celui-ci n’était pas moins ébahi que Mme Davier du tour imprévu que prenaient les choses. En se rendant à l’invitation du médecin, l’éditeur croyait recevoir, comme conclusion de la conversation de la veille, le supplément d’informations promis et qu’il attendait avec impatience. Se trouver en face de convives étrangers, entendre des propos presque folâtres, lui était fastidieux. Le père de Valentin se scandalisait presque de voir le docteur Davier si différent de ce qu’il paraissait d’ordinaire, enjoué et plaisant, alors que ses deux enfants, malades, étaient retenus à la chambre.

En désespoir de cause, pour rompre un mutisme qui semblerait discourtois, l’éditeur échangea quelques mots avec son voisin, Stanislas de Lancreau.

— Vous vous occupez de cinéma, monsieur ?

Stany, sans se faire prier, exhala son enthousiasme et sa jubilation. Oui ! Il avait eu l’extraordinaire faveur d’être présenté à Bonnet-Durapet, — le roi, pouvait-on dire, des cinés actuels — et ce potentat l’engageait comme régisseur d’une troupe qui opérait sur la Côte d’Azur. Mais ce n’était là qu’un pied mis à l’étrier. Stany comptait transporter à l’écran quelques actes, restés dans son tiroir. Sa cervelle fermentait. Il voyait partout des sujets à films.

— Je vous en fournirai un tout à l’heure, dont on peut tirer un effet sensationnel, dit Louis Davier qui, depuis un instant, écoutait son beau-frère. Hé oui ! je suis homme d’imagination encore plus que de science !… Demandez à Me Bénary.

— C’est vrai, dit l’avocat ! J’ai souvenance de certains petits vers satiriques… Mais avec votre goût très classique, je ne vous vois pas du tout inspirant un scénario de cinéma !

Là-dessus, il partit dans une charge à fond de train contre le ciné, genre inférieur à la pantomime, à la lanterne magique, etc. Mais le docteur, railleur, l’interrompit.

— Mon cher, prenez-y garde ! Ne pas suivre son temps, c’est avérer son âge, consentir à vieillir, rester en arrière avec les infirmes ! Plus éclectique que vous, j’accepte avec curiosité ce mode nouveau d’expression scénique, qui peut fournir des moyens d’instruction et de documentation extrêmement variés et féconds. Les drames, enregistrés par le film, ressusciteront le bon mélo, éducateur des masses populaires, qui vont toujours du côté généreux et possèdent un sens de l’équité que je souhaiterais…

— Aux magistrats ! Impertinent !

— Et à tous les gens de chicane ! acheva en riant le médecin, se levant pour passer au salon avec ses invités.

Le café, les liqueurs, les cigares distribués, Mme Davier s’éclipsa quelques minutes pour courir au chevet de Loys. Quand elle revint, le sujet cinéma n’était pas encore épuisé. La jeune femme prit une broderie et s’assit près de M. Clozel.

Le docteur, assis au centre du groupe, près d’un guéridon, écrasa le bout de son havane dans un cendrier.

— J’attendais votre retour, ma chère amie, pour vous exposer le thème de mon drame cinématographique. Comme tout causeur mondain, j’appréhende de voir couper mes effets. Aussi je réclame l’attention générale ! Cela s’appellerait le Voile Déchiré !

— De quel voile s’agit-il ? fit Bénary. Serait-ce le Voile du Temple ?

— Peut-être un voile d’odalisque ! avança Stanislas. L’Orient comme décor, ce serait fameux !

Davier porta à ses lèvres un petit verre de vieux cognac dont il but quelques gouttes. Fulvie s’étonna de ce geste ; depuis longtemps, son mari s’abstenait de tout alcool. Une sourde inquiétude s’éveilla en elle. La physionomie du docteur lui parut étrange ; le sourire s’effaçait, les prunelles se fonçaient. Peut-être étaient-ce là simplement des symptômes de concentration intellectuelle. Négligemment, le médecin releva l’observation de son beau-frère.

— Oh ! quant au décor, mettez-y toutes les somptuosités que vous voudrez ! — Une ville d’art… Bruges, Florence, Venise… ou Versailles même ! Pourquoi pas ?… Et cela à n’importe quelle époque !… Donc, en un palais, rempli de chefs-d’œuvre, vit un vieux seigneur, dilettante, qui se plaît à réunir une société choisie !… Tenez ! je vois très bien cette fête à Versailles… au XVIIIe siècle ou même de notre temps. Vous me suivez bien ? ajoutait-il complaisamment à l’adresse de son beau-frère, assis en face de lui.

— Très bien ! assura Stany, dont les yeux verdâtres cillèrent nerveusement.

— Une soirée touche à sa fin. Musiciens, dames et gentilshommes se retirent. Le vieux seigneur confère avec l’intendant d’un de ses domaines, qu’il estime particulièrement. Il lui fait don d’un collier pour sa fille qui vient de se fiancer, la jolie Maddalena. Tiens ! malgré moi, mon imagination m’emporte vers Venezia ! Je vois la scène poétique, la nuit étoilée, les gondoles, attachées aux pali, la barque emportant l’intendant Raynaldo qui s’éloigne… N’est-ce pas suggestif ?

— Absolument ! approuva Bénary, avec une subite ardeur. Je vois cela par vos yeux, si on peut dire !

— Enchanté de vous intéresser, maître ! Mon vieux seigneur — admettons qu’il se nomme Lazzaro — quitte le péristyle, rentre lentement dans les galeries vides. Il atteint une pièce plus étroite, où il a rassemblé ses trésors artistiques les plus précieux. Soudain, une tapisserie s’écarte, un homme surgit. Lazzaro, violemment surpris, porte une main à son cœur qui craque d’effroi ; il étend instinctivement l’autre vers la tenture de la paroi dont la frange s’arrache. Et il tombe, sans une plainte, sur le dallage de marbre.

L’inconnu, interdit lui-même devant cette chute, s’approche, s’agenouille, desserre la cravate. Au fait, Lazzaro portait-il une cravate ?… Ça dépendra de l’époque choisie ! Vous vous documenterez à cet égard.

— Parfaitement ! bégaya Stany, allongeant les jambes et roulant une cigarette d’un air dégagé. Continuez ! Je palpite !

— Si le début vous empoigne déjà à ce point, je dois tout espérer des péripéties qui suivent ! articula Davier avec une ironique satisfaction. Notre individu palpe la poitrine, le pouls de l’homme inanimé. Plus rien ! Un cadavre ! Quoi faire ? Sa mimique traduit son embarras. Pas un serviteur en vue ! Et puisque les soins sont inutiles ! Son regard tombe sur une boîte à bijoux, encore entr’ouverte, dans laquelle on a vu Lazzaro chercher le collier, destiné à la fille de son intendant Raynaldo. L’homme, qui est jeune et alerte, saisit la boîte, la cache sous son manteau, saute par la fenêtre. On le voit, dans le dernier tableau de l’épisode, raser les murs d’une ruelle et gagner ainsi le Rialto. Hein ! que de couleur locale !

Fulvie, pâlissante, oubliait sa broderie. M. Clozel, penché en avant, observait, apercevant enfin le fil conducteur dans ce dédale où il s’égarait d’abord. Louis Davier s’était levé, allant et venant lentement devant la cheminée, mais s’arrêtant parfois droit en face de son beau-frère.

— Voici les serviteurs qui découvrent le mort. Rumeur. Émotion ! Affolement du personnel ! On constate la disparition du coffret. L’intendant est resté le dernier. On trouve le collier entre ses mains. Tumulte. Raynaldo est arrêté.

— Bref ! encore une erreur judiciaire ! remarqua Me Bénary ! Mais il s’en commet de tous temps ! J’en ai connu, pour ma part, de bien regrettables ! Je vous demande pardon de l’interruption, cher ami, et encore plus à vos auditeurs… dont je trouble stupidement le plaisir.

— Un maître de la parole ne saurait garder longtemps le silence, insinua le médecin avec une malice amicale. Et vos réflexions judicieuses encouragent mon amour-propre d’auteur ! Ne les ménagez donc pas ! Je reprends… Un seigneur, ami du défunt, Marco — appelons-le Marco ou Ludovico, ad libitum ! — appelé dès la première heure dans le palais endeuillé, trouve, par hasard, dans la pièce mortuaire, — une mince tablette d’ivoire. Il y lit, en tressaillant, quelques mots tracés par la main de son beau-fils. Oui, Marco a épousé une veuve qu’il aime follement. Il sait le fils de celle-ci, Pietro, libertin, léger. Mais de là à l’accuser d’un vol honteux, Marco ne peut en accepter même la supposition et se taxe de démence. La tablette a pu se perdre pendant le bal. Il relègue le doute terrible au fond de son âme et s’interdit de jamais l’examiner. Un voile tombe, qu’il ne soulèvera pas, afin de sauvegarder la paix de la femme tendrement aimée.

Cependant il sait l’honnêteté foncière de Raynaldo. Celui-ci a été jeté en prison.

— Les Plombs ! ricana Stany, qui se composait une attitude insouciante et fanfaronne.

Le docteur laissa tomber sur le jeune homme le regard tranquille, au froid éclat, dont un dompteur maîtrise un chat sauvage. La sueur perla à la racine des cheveux du persifleur.

— Les Plombs, soit ! Ajoutez même que Raynaldo, tourmenté par la question, a dû passer plusieurs fois le Pont des Soupirs. Marco, sentant confusément qu’une grande injustice va se commettre, affirme que Lazzaro lui avait parlé du bijou, destiné à Maddalena, la fille de Raynaldo. Son témoignage, aidé de plusieurs circonstances…

— Oui ! intervint encore Me Bénary, on pourrait imaginer que le roi Carnaval règne à Venise, et qu’un Arlequin est allé vendre les bijoux volés, dans une petite boutique de recéleur de la Merceria.

— Pittoresque intermède ! Merci, maître ! Et dire que nous abandonnerons ce scénario émouvant à Stanislas de Lancreau, sans prétendre à des droits de collaboration ! Attendez ! Voici la partie vraiment pathétique ! Raynaldo, relaxé sans procès, demeure entaché aux yeux de tous. Le mariage de Maddalena ne se conclut pas. Les parents de Valério, grands verriers de Murano, probes et puritains, ne se décident pas à accepter pour belle-fille l’enfant d’un homme suspecté. Raynaldo meurt de chagrin, après ces secousses. Marco cherche à secourir la veuve et l’orpheline du malheureux, mais alors — avec quelle amertume ! — il voit sa femme, sa chère Margherita ! prendre ombrage de cette légitime sollicitude.

Fulvie s’enfonça dans sa bergère. Ses yeux noirs, intensément agrandis, formaient deux taches obscures dans son visage décoloré. Davier continua :

— D’autres indices, impondérables, se groupaient peu à peu, fortifiant les présomptions d’abord repoussées derrière le voile. Ludovico — pardon, suis-je étourdi ! Marco — pour n’avoir pas eu, au moment décisif, le courage de considérer la rude Vérité, se trouve désormais la proie du remords. Lui, réputé intègre et droit, il a manqué au plus élémentaire devoir : aider la Justice à découvrir le coupable.

Ainsi l’innocence de Raynaldo eût été pleinement démontrée, et le bonheur de deux pauvres enfants qui s’aiment ne serait pas compromis. L’heure arrive, où toute défaillance se paye !

Un silence profond s’était établi, tandis que Davier, livide, s’accoudant à la tablette de la cheminée, poursuivait d’une voix blanche :

— Le voile tendu étant déchiré, Marco examina ce qui lui restait à faire. L’homme assez vil, assez cynique, pour profiter d’une circonstance funèbre, assez lâche pour tolérer qu’un autre fût soupçonné à sa place, ne serait certes pas capable d’un acte de virile franchise. Rien à attendre de Pietro, rien que des bouffonneries et des pasquinades ! Le mari de Margherita alors se décide à agir. Il existe, dans la cour du Palais des Doges, des piliers creusés où se déposent les lettres de délation. Marco écrira le récit du forfait impuni, revendiquera sa part de responsabilité en dénonçant sa faute de faiblesse et d’amour — puis, possédant un sûr moyen de délivrance dans le chaton de sa bague, il ira jeter cette missive dans une bocca de marbre du Palais.

Mme Davier quitta son siège, traversa le salon, vacillante, tremblant si fort que les franges perlées de sa robe frissonnaient. Et s’accrochant à son mari :

— Non ! non ! non ! articula-t-elle, la voix rauque. Non, cette lettre où cet homme trop bon s’humilie à l’excès, il ne l’enverra pas ! Car sa femme surviendra tandis qu’il l’écrit — oui, cette femme exigeante, aveuglée… Pour elle aussi, le voile se déchire ! Ah ! que de choses lui sont enfin compréhensibles !

XI

Fulvie dut s’arrêter, suffoquée par l’émotion. Mais, imposant silence du geste, elle rassemblait sa rare énergie jusqu’à paraître farouche de désespoir et de résolution, tandis que tombaient de ses lèvres ces phrases brèves et hachées :

— Comment crier mon repentir ? Je suis la cause. Car j’ai couvert de mon affection ce fourbe, ce capon, ce misérable que je répudie aujourd’hui ! Et l’on ne voulut pas l’atteindre à travers moi, on craignit de me faire mal !… Et je ne comprenais pas ! Et je raillais, et je m’indignais, et je m’offensais ! Ah ! quelle fierté doit vous rester, pourtant, quand on se voit la sœur de cette loque vivante ! Je l’observais tout à l’heure, et tout, dans sa contenance, confirmait la vérité de ce qui était dit !… Ah ! oui, Stany, voilà du théâtre, comme tu es incapable de l’imaginer !… J’ai l’impression de jouer un rôle, dans un cauchemar dont on se réveille en se disant : Ah ! heureusement qu’une telle horreur n’est pas vraie ! Et cela est vrai ! vrai ! proféra-t-elle dans une plainte presque sauvage.

Elle se jetait vers son frère, les yeux étincelants, la main levée pour un soufflet. Affalé, jaunissant, Stany replia ses longs membres comme une araignée qui se roule en boule ; ses pâles prunelles papillotaient sous le regard chargé de mépris dont l’écrasait sa sœur.

— Parle ! Parle ! M’entends-tu ? répétait Fulvie, en qui se rebellaient toutes les violences de sa race. Mais ton silence même est révélateur. Toi que j’aimais, que j’excusais comme un enfant infirme, dont on cache les folies, les travers, tu m’apparais tellement dégradé que je ne ressens plus pour toi que du dégoût. J’ai honte d’être ta sœur. J’en demande pardon à l’honnête homme dont tu n’es pas digne de baiser les pas. Et celui-là endosserait la peine de tes vilenies ? Non, ce serait trop injuste ! Parle, gredin ! Vide ton sac de boue jusqu’au fond, devant nous tous ! Ce sera propre et joli ! Mais il le faut ! Il le faut !

Elle appliqua ses paumes contre son front brûlant ; puis, hagarde, considéra les étrangers.

— Je m’explique… à présent, messieurs, pourquoi vous fûtes appelés ici. Oh ! mon pauvre ami, ce matin… vous vous décidiez à…

— Oui ! fit Davier à demi-voix. Je ne savais par quel moyen j’amènerais cette confession… Mais je m’en remettais au hasard… qui m’a servi… Il fallait, de toute nécessité, éclairer et convaincre celui dont dépend le sort de deux malheureuses femmes, méritantes et persécutées…

Il regarda M. Clozel dont le visage troublé disait l’émoi intime. Fulvie trébuchait. Le docteur, d’un élan, fut près d’elle. Elle s’abattit, sanglotante, contre l’épaule de son mari. Lentement, la jeune femme reprit possession d’elle-même, et aussitôt, avec la véhémence d’une Némésis, elle tendit son bras nu vers son frère.

— Allons, exécute-toi ! Avoue ! Airvault n’était pas le voleur ?

Grelottant, Stany desserra avec peine ses mâchoires soudées l’une à l’autre.

— Non !

— Et tu le laissas accuser, arrêter ! cria Fulvie, au paroxysme de l’indignation.

— J’espérais… toujours… que son innocence serait reconnue… J’ai été soulagé… réellement… quand on le relâcha !… Oh !… Je ne l’aurais tout de même pas laissé condamner !… Alors quand il fut mis en liberté, je me suis dit : Très bien ! Personne n’y pensera plus !

Il balbutiait ces lambeaux d’excuse, si flasque, si aplati, que sa sœur sentit l’écœurement d’une nausée.

— Mais tu n’as pas songé que cette arrestation brisait la vie de cet homme, qu’il serait ensuite exposé à mille affronts, que sa famille en souffrirait ?

Stany plissa la bouche pour une moue piteuse.

— Je n’en ai pas pensé si long !… Personne ne me parlait jamais de ces gens-là… Je me suis dit que tout allait pour le mieux de ce côté !

La réponse se retournait contre Fulvie même. Ce fut comme la pointe d’une arme qui lui frôlait le cœur.

— C’est vrai ! murmura-t-elle dans un rire amer, personne ne lui parlait de ces gens-là !

Ses jambes se dérobaient. Le docteur la fit asseoir dans un fauteuil et s’adressant à Bénary :

— Maître, Mme Davier est allée au delà de ses forces, pour arracher l’aveu décisif. Veuillez poursuivre cet interrogatoire pénible. Vous, qui soutîntes le pauvre Raymond Airvault avec tant de foi et d’ardeur, obtenez du fauteur véritable les circonstances de son méfait ! Tout doit se divulguer entièrement dans cette réunion d’amis, improvisée en tribunal privé.

— Nous tâcherons de nous y inspirer de l’esprit d’équité… encore mieux que la justice officielle ! dit gravement l’avocat, contenant son émotion. Je croyais à l’innocence de mon client. Je vous ai poussé inconsciemment, mon cher docteur, à accentuer votre témoignage — je m’en rends compte à présent — afin d’obtenir plus tôt l’ordonnance d’un non-lieu.

— Avant d’être convaincu de la culpabilité de Stanislas, prononça Davier, j’étais moralement persuadé de la non-culpabilité de l’artiste. Et j’obéis, sans trop de scrupules, à votre suggestion.

— Rarement, reprit Bénary, j’ai participé à ce point aux anxiétés d’un homme ! Il se désolait tant de se voir séparé de sa femme malade ! Les conditions dans lesquelles fut accompli le délit, me paraissaient, à priori, incompatibles avec la nature sensible et généreuse d’Airvault. Voyons, M. de Lancreau…

Fulvie tressaillit en entendant résonner son nom.

— Je vous en prie, monsieur, ne l’appelez pas ainsi ! Ça me fait mal !

Et avec un rire d’âpre dérision :

— Éros aux cheveux de paille ! Voilà tout ce qui convient à un pareil fantoche !

Davier, cependant, précisait :

— Le 12 juin 1912, ma femme et moi, nous allâmes dîner à Dampierre — circonstance qui m’aida plus tard à contrôler mes souvenirs. Je n’assistai donc pas à la réunion de ce mercredi chez de Terroy. Cependant un billet de retour, retrouvé dans un vêtement, me prouva que Stany, ce jour-là, vint à Versailles. Or, un enfant qui veillait à la grille de M. de Terroy, vit passer, alors que les invités (sauf l’architecte Airvault) étaient déjà partis, un homme grand, fluet, dégingandé, aux cheveux clairs, bref, tout à fait le signalement de Stanislas. Le gamin, chargé de fermer le portail, vit bien sortir l’architecte ; mais le sommeil le prit avant que reparût le dernier entrant. Le petit eut peur d’être accusé de négligence ; la terreur des magistrats, la peur d’être grondé par sa mère le rendirent muet. Il se confia néanmoins à sa sœur, qui, naïve et timorée elle-même, s’ouvrit de ces choses à une tante plus indulgente que la mère. Philomène Pradin, à mots couverts, fit part de l’incident à quelqu’un qui ne voulut pas le prendre au sérieux et le qualifia d’imagination d’enfant et de vieille femme. Par respect pour ce quelqu’un, Philomène écarta le souvenir qui revint la tourmenter sur son lit de mort. Néanmoins, au cours des années, le doute qu’elle avait semé germait chez ce quelqu’un. Doute envahissant comme une plante vénéneuse, plus empoisonnant à mesure que devenaient plus manifestes les conséquences fatales d’un manque de sincérité vis-à-vis de soi-même !

Une douleur profonde assombrit la voix du docteur pendant qu’il proférait sa confession, debout, la tête penchée. Il sentit saisir sa main pendante. Un front pesant s’y appuya. Fulvie, ployée en deux, s’humiliait, pénitente et contristée. La main qu’elle cherchait se creusa doucement, pressant ses tempes fiévreuses d’une caresse.

Pitoyable aux deux époux, Me Bénary voulut hâter l’issue de la pénible scène, et s’adressant à Stany avec autorité :

— Vous n’étiez pas un familier de M. de Terroy. Quel motif vous décida à vous présenter si tard chez lui ? Je vous engage à la franchise absolue. Car l’enquête peut se reprendre efficacement, aidée par des éléments nouveaux qui rendront votre confusion plus complète et les sanctions plus rigoureuses.

Indécis, le jeune homme tournait et retournait ses bagues, cherchant sans doute quelque faux-fuyant ou une insolente bravade. Mais, dans cette suspension, il reçut de nouveau, comme une décharge en plein visage, le regard enflammé de Fulvie. Ce qui lui restait de présence d’esprit s’effondra. Il fixa Me Bénary avec l’expression rageuse de la bête traquée qui fait face au chasseur.

— Autant tout raconter d’un coup, pour être plus tôt quitte de cette sale histoire ! Non, je n’étais pas des familiers de M. de Terroy. Mon beau-frère ne m’avait présenté à lui qu’à contre-cœur, occasionnellement. Mais, à ce moment-là, je rêvais de fonder un organe artistique. D’autres, depuis, m’ont volé l’idée ! Toujours ma chance ! Je cherchais des capitaux. L’inspiration me vint de gagner à mon projet M. de Terroy, que l’on disait généreux… Je savais que si je me rendais chez lui ce mercredi-là, je n’y rencontrerais pas le docteur Davier, qui m’eût gêné pour expliquer mon affaire. Je préférais qu’il ne connût pas ma démarche, et j’y allai sur le tard, afin de rencontrer moins de monde. On se couche de bonne heure à Versailles ! J’avisai de loin, sur l’avenue, le groupe qui débouchait de la grille. « Bien ! me dis-je, j’aurai peut-être l’aubaine d’un seul à seul ! » Personne à l’entrée de la maison pour me recevoir. De l’antichambre, j’entendis M. de Terroy qui fulminait, un homme qui marmottait des excuses. Je ne voulus pas les troubler. Puis M. de Terroy se calmait après son sermon, comptait de l’argent que l’autre empochait avec des remerciements attendrissants. Ils se dirigèrent alors vers l’antichambre. Je me jetai dans le petit salon voisin pour ne pas être découvert en posture d’écouteur. Je me moquais des affaires de l’autre. Je m’inquiétai seulement de supputer si le prêt que venait de faire M. de Terroy le mettrait en veine de libéralité ou nuirait à mes intérêts. M. de Terroy mit l’autre à la porte, tira les verrous, revint dans le grand salon, éteignit même un lustre. Je jugeai qu’il était grand temps de me montrer et je soulevai la portière. Mais voilà que ma vue le saisit. Il bat l’air de ses bras, tombe à la renverse. Je me précipite pour le secourir. Et je constate la mort foudroyante. Hébété, je cherche une sonnette. Je ne trouve rien dans la demi-obscurité. Alors je distingue sur une console, éclairé par une lampe, un coffret de métal brillant. C’était peut-être de cette boîte que… Bref, je n’en pensai pas davantage. Le mort n’avait besoin de rien… Et… je pris… l’objet… oui, ce fut plus fort que moi… Je déverrouillai la porte et je sortis en pleine vitesse, par où j’étais venu.

Il étalait la veulerie, l’amoralité de son âme dégénérée, avec si peu de vergogne que les auditeurs en ressentaient le scandale d’une impudeur. Fulvie, affaissée, enfouissait dans le coussin du fauteuil sa tête en feu.

— Ce coffret, interrogea l’avocat, avez-vous tiré parti de son contenu ?

La réponse fut faite du bout des lèvres, avec humeur.

— Ce n’était pas facile ! les bijoux avaient été signalés ! Par ci par là, j’ai pu écouler quelques pierres. Le reste s’est dispersé en cadeaux…

— Les camées ?

— Je les ai donnés à quatre dancing-girls qui s’en allaient en Amérique, et qui les montèrent en épingles à chapeaux.

Fulvie se dressa, terrible, les bras croisés.

— Parler avec un tel flegme de ces choses infamantes ! Abject ! Abject ! Tu ne mérites ni ménagements ni pitié. Mais la corde ! Oui, la mort des truands ! Ainsi décréterait notre aïeul, Bernard le Ligueur ! Être pleutre et abâtardi, que faire de toi ?… Ah ! ma faiblesse ! Mon indulgence trop grandes ! Remords !… Et à cause de toi, Loys !… Évelyne même !…

Sa voix s’étrangla. Elle se tordit les bras convulsivement. Stany, atterré par cette explosion, jetait de côté et d’autre des regards de détresse. Quelque chose d’indistinct encore s’agitait en lui devant le désespoir de sa sœur. Il essaya une défense, avec un effort de sincérité.

— Je ne croyais pas que cette bêtise dût avoir une pareille répercussion… J’en ai regret… Je n’ai jamais été pris au sérieux… et je n’ai moi-même rien pris sérieusement !… Tu me traites d’abâtardi… Je te donne raison… Je ne sens point en moi le courage des grandes folies, que tu admirais chez les ancêtres… et par contre, je dois étouffer, très souvent, des fantaisies… qui ne viennent pas à l’esprit de tout le monde… Ce n’est pas ma faute… Je suis fait ainsi.

— Voulez-vous nous faire entendre que vous n’êtes pas toujours maître de vos impulsions ? dit l’avocat.

— Qu’on l’entende comme on le voudra ! répliqua Stany, avec l’ironique et sombre philosophie d’un homme qui jette le manche après la cognée. En style juridique, vous pouvez même déclarer que l’accusé se retranche dans un système de défense concluant à la responsabilité limitée. Pensez et dites ce qu’il vous plaira… Je suis devant vous maintenant comme un lépreux qui étale ses chancres… Eh bien ! oui, je me crois réellement un raté, un anormal. Souvent, j’ai eu l’impression de différer des autres. J’avais grand plaisir à mentir, quand j’étais enfant. Je volais mes petits compagnons. A l’âge d’homme, ces tentations-là m’ont repris parfois… Je n’y ai pas toujours succombé !

Ses paroles, rêches ou sifflantes, ne pouvaient lui concilier la sympathie, mais dénonçaient une sinistre et lamentable infériorité physiologique et mentale. Ceux qui l’entendaient en éprouvèrent la gêne qui désarme le ressentiment et mène à la miséricorde envers les déchus et les disgraciés.

Le bâtonnier murmura, après une courte pause, en consultant de l’œil le docteur Davier :

— Tout étant connu maintenant, comment concluons-nous ?

— Je ne me reconnais pas le droit d’un avis, répondit froidement le médecin. On ne saurait être juge et partie. Soyez arbitres, vous et M. Clozel, selon l’inspiration de votre sens droit et de votre équité.

Me Bénary réfléchit à haute voix :

— Premier parti à considérer : rouvrir le procès ? Mais n’est-ce pas simplement raviver et étendre un scandale que la guerre fit oublier et dont bien peu de gens, à Versailles même, se souviennent encore ?

Mme Davier frémit et serra ses bras pour réprimer le gémissement qui soulevait son sein.

Qui donc, hélas ! avait relevé, des cendres du passé, l’affaire Airvault pour la porter à la connaissance de Mme Clozel, avec une malignité diabolique ?

Et le jet de vitriol, destiné à une autre, se retournait vers celle qui le lançait pour lui corroder la face !

— Sans doute, continuait l’avocat, les divulgations des débats publics établiraient de façon irréfutable l’innocence d’Airvault, allégeant ainsi le chagrin qui pèse sur sa veuve, déblayant les obstacles qui peuvent obstruer l’avenir de sa jeune fille. En droit, cette satisfaction légitime devrait leur être accordée.

— A vos ordres, murmura le docteur, s’inclinant. Ce qui doit être fait sera fait.

Il sembla qu’un vent glacé pénétrait la pièce et transissait les cœurs. Stany, effondré, fixait le mur avec hébétude, comme s’il y voyait s’inscrire le fatidique Mane.

Me Bénary reprenait :

— Pour moi, je ne pense pas qu’il soit sage d’entamer une nouvelle action judiciaire. Le vol était peu important comme valeur intrinsèque. Aucune plainte ne fut déposée. Rappeler ces événements déjà anciens, n’est-ce pas agir hors de propos, et exciter un remous de curiosités malsaines et malveillantes ? Le public ne ménagera pas davantage les victimes que les… comparses du drame, car peu de gens sont aptes à comprendre ces subtilités psychologiques.

M. Clozel fit un mouvement. Mais l’avocat se hâtait de poursuivre, allant jusqu’au bout de ses déductions, avec un effort qui contractait son bon visage et mouillait sa voix :

— Nous sommes peut-être seuls ici à nous souvenir de Raymond Airvault. Sa justification nous soulage. Mais l’essai de réhabilitation juridique exposera les deux chères créatures qu’il laisse derrière lui à des étonnements si douloureux qu’elles auront seulement changé de tristesse ! Quelle barrière se dresserait entre les deux jeunes amies, entre le tuteur humblement respecté, le conseiller sage et dévoué…

— Bénary !… N’allez pas plus loin !

L’éditeur alors intervint avec une autorité soudaine :

— Oui, dit-il, je partage l’opinion de Me Bénary. Raviver un scandale, c’est l’étendre. Du haut des régions sereines promises aux persécutés, Airvault ne peut plus concevoir l’idée de vengeance. Mais nous tous qui savons (il appuya expressivement sur le mot), notre premier devoir sera de protéger celles qu’il lui fallut quitter, de les maintenir en paix, de les entourer de tous les égards qui atténueront leur épreuve. Voilà, ajouta-t-il en s’adressant au docteur, la conclusion de notre entretien d’hier — et elle recevra certainement l’approbation de Mme Clozel. Mais — sa voix prit une force inattendue — si nous nous interdisons de recourir au tribunal ordinaire, il ne s’ensuit pas que le coupable doive demeurer impuni. Kleptomane ou non, il commit un délit de vol ; puis il laissa planer un doute déshonorant sur un honnête homme. Là, il y a crime ! Crime qui entraîne une expiation nécessaire dont le premier acte sera de renouveler par écrit l’aveu fait de vive voix.

— Ah ! s’écria violemment Fulvie, si j’étais à sa place, je ne supporterais pas une heure la flétrissure !

M. Clozel leva vers la femme emportée son maigre visage d’ascète aux yeux profonds.

— Êtes-vous chrétienne, madame ? dit-il avec sévérité. La décision que vous suggérez ne demande qu’une seconde de folie. Et après ?… L’éternité attend cet homme… Qu’il subisse l’existence, humblement soumis, en gardant l’espoir des pardons abondants de Dieu ! Voilà tout ce que nous avons le droit de lui dire actuellement.

Stany redressa son long corps fléchi. Son regard, d’ordinaire fuyant, se leva vers celui qui venait de parler. Et, toute forfanterie abolie, la voix étrangement changée :

— Merci, monsieur ! murmura-t-il. Je me souviendrai.

XII

Fulvie, pâle comme une morte dans sa robe scintillante, s’approcha de son frère.

— Achève ce que tu as commencé… ainsi que le conseille M. Clozel. Viens ! Je t’assisterai. Je veux me rappeler seulement que j’eus la prétention de remplacer près de toi la mère qui nous manqua ! Viens !

Elle le guidait vers le cabinet du docteur. Celui-ci demeurait dans le salon, avec ses hôtes, immobile, les yeux à terre. Me Bénary, tristement affecté, vint à son ami :

— Je ne veux pas vous voir ainsi déprimé. Ah ! cher ! ne vous torturez plus la conscience. Soyez charitable envers vous-même, vous qui l’êtes envers tous !

— Charitable ? fit Davier, avec un mouvement d’épaules. Peut-être, en effet, ai-je été poussé à un altruisme plus ample, par suite de cette gêne morale dont je ne consentais pas à analyser la nature. Mais quand même, à quelle humiliation suis-je condamné ? Recevoir des éloges que je ne mérite pas !… Et par-dessus tout, endurer ce supplice : les remerciements trop exaltés, trop confiants, des deux victimes à qui mon inertie fut préjudiciable ! Voilà le mensonge tacite dont la continuité me rongera… à moins que je ne m’en décharge par un aveu.

M. Clozel lui saisit le bras dans une étreinte vigoureuse.

— Ne faites pas cela ! Ce serait une barbarie inutile ! Supportez votre malaise secret, mais ne ruinez pas, chez vos protégées, ce qui les soutint aux temps d’épreuve. Vous leur feriez un mal inouï, inguérissable ! Restez vous-même vis-à-vis de celles qui croient en vous, oui, restez ce que nous vous estimons, ce que vous êtes : un homme infiniment bon.

Trop ému pour parler, le docteur remercia ses amis d’une longue pression de main. Puis, tous trois, en silence, attendirent.

Une heure environ s’écoula. Mme Davier reparut seule, tenant un pli cacheté.

Elle comprit l’inquiétude des regards qui l’interrogeaient.

— Rassurez-vous ! Il était exténué. Je l’ai fait monter à la chambre qui est la sienne habituellement. Mais, dès demain, Stanislas de Lancreau se mettra en route pour aller s’engager dans la Légion Étrangère ou l’Infanterie Coloniale. La France a besoin de soldats. Il trouvera là-bas la discipline qui lui manqua.

Elle prononça ces mots, brefs et saccadés, avec une grande dignité d’attitude et d’accent. Consultant, d’un coup d’œil à la ronde, les assistants, Fulvie ajoutait :

— Qui sera dépositaire de cette confession ? J’ai pensé…

Elle s’arrêtait devant M. Clozel.

— J’ai pensé, monsieur… Je ne crois pas me tromper en supposant que vous seriez intéressé, plus que quiconque ici, à défendre l’honneur de la famille Airvault. N’est-ce pas à vous, dès lors, qu’il convient de remettre cette arme ? J’ai toute confiance que vous la garderez secrète — même à vos enfants — pour n’en faire usage… qu’en cas majeur…

Un sanglot déchira sa voix. M. Clozel prit l’enveloppe.

— Soyez tranquille, madame, dit-il avec sa calme fermeté. Personne ne saura… sauf ma femme, dont je garantis l’entière discrétion. J’inscrirai sur une double enveloppe les indications nécessaires, afin que ce paquet soit remis, après notre mort à tous deux, entre les mains d’un tiers respecté. D’ailleurs, le temps engloutit toutes choses. Les souvenirs finiront par s’effacer. Et si — comme je l’espère — un événement probable amène les deux dames Airvault à habiter Paris, ce dépaysement les mettra mieux encore à l’abri des attaques éventuelles.

Fulvie, à bout de forces, était tombée sur le siège voisin, la figure cachée dans son mouchoir.

D’un signe, elle acquiesça aux paroles sages. Compatissants à son extrême désarroi, sans l’importuner de cérémonies fastidieuses, les deux hôtes quittèrent le salon.

Quand le docteur revint, après avoir reconduit ses invités, la jeune femme, par un miracle d’énergie, s’était remise debout. Ses larmes étanchées ne se laissaient plus deviner que par un éclat vitreux de la sclérotique et des traces rouges sur les joues livides.

— Voulez-vous voir Loys, s’il vous plaît ? proposa-t-elle à demi-voix. Je serais plus tranquille pour le reste de la nuit.

Elle monta l’escalier, très droite. La chambre du petit garçon communiquait avec l’appartement de ses parents. La vieille femme de chambre, assoupie sur la chaise longue, se frotta les yeux à l’entrée de M. et Mme Davier. Celle-ci lui dit très bas :

— Allez vous coucher, Mélanie. Je veillerai.

L’enfant dormait, du sommeil profond qui suit la fièvre. Le docteur, avec précaution, toucha le front, tâta le pouls.

— La température a certainement baissé. Les pulsations sont moins fréquentes et plus régulières. Il y a tout lieu d’espérer que l’indisposition sera bénigne.

Fulvie, de ses larges prunelles avides, contemplait le gracieux visage, détendu, reposé. Béni soit le ciel ! Le fléau apocalyptique, qui avait emporté tant de jeunes vies, l’hiver précédent, ne serrerait pas mortellement cette gorge frêle ! Oh ! Loys, petite fleur dont les racines plongeaient si profondément dans le cœur maternel ! Jamais mieux qu’après l’horrible tempête, Fulvie n’avait senti ce lien vivant et mystérieux !

Et tandis qu’elle se délectait ainsi à savourer la joliesse veloutée et tendre de la figure enfantine, elle y saisit le reflet d’une ressemblance avec une physionomie virile, fine et douce. Son regard monta vers le père, penché au-dessus du petit lit.

Elle le vit — comme on voit subitement, par échappées, ceux près desquels nous vivons, et que l’habitude finit par nous déguiser.

Elle ne l’apercevait, d’ordinaire, qu’à travers ses propres préjugés, ses dédains pour la roture du nom, pour les traditions bourgeoises et les sujétions professionnelles.

Aujourd’hui, tandis qu’il confessait ses perplexités, ses angoisses et dénonçait vaillamment la vérité, pour la première fois, la jeune femme avait discerné la noblesse, la délicatesse chevaleresque de son mari ; pour la première fois, éblouie, confuse, repentante, elle estimait la rareté et le prix de l’amour qui lui était dévolu.

Davier surprit tout à coup ce regard tenace et se troubla. Fulvie tendit vers son époux ses mains jointes, et laissa éclater, en larmes chaudes, ce qui venait d’envahir son âme et d’en rompre l’armature d’acier.

XIII

Dans une petite chambre haute de l’institution Duluc, une jeune fille brode une légère guirlande à l’encolure d’un fourreau de crêpe rose.

Est-il occupation plus distrayante et couleur plus agréable à l’œil ? Aussi un sourire creuse-t-il une fossette dans la joue lisse, et un rayon filtre des longues paupières abaissées, comme d’une étoile cachée sous la nue.

Et la pensée voltige, ainsi qu’un oiseau, mais aussi preste que l’aiguille. De vivifiants effluves s’exhalent de tous les coins — et plus spécialement de ce tiroir de la petite table, près de laquelle est assise la brodeuse. Parfois, la main s’y introduit, dans ce mystérieux tiroir, et cherche un papier parmi d’autres lettres — un papier que les yeux parcourent et que les lèvres frôlent, avant qu’on le replonge dans les ténèbres.

Depuis trois semaines, le facteur a fort à faire avec Mlle Raymonde Airvault ! Tous les deux jours ou presque, la missive maternelle venant du Midi. Et soir et matin, un billet de Paris qui se substitue vite au dernier reçu dans une cachette, plus secrète encore que le tiroir — contre le cœur frémissant, sous l’étoffe du corsage.

Oh ! ces messages incandescents ! Ils doivent se trahir et piquer des scintillements de lucioles entre les épîtres banales, charriées par l’honorable employé des postes !

Toujours et encore, ils chantent l’éternelle chanson qui se répète sans cesse et ne lasse jamais : « Je vous aime ! »

Mais souvent, à ce refrain, s’ajoutent plainte et reproche : « M’aimez-vous autant que je vous aime ? Alors abrégez l’attente ! Vous voir deux fois par semaine seulement, c’est à en mourir ! Devons-nous languir jusqu’au début de février, par égard pour miss Marwell et Mlle Duluc ? »

Inutile de parler le langage de la raison à ce jeune homme bouillant ! En vain lui explique-t-on que ni la mère, ni la fille ne peuvent faire défaut vilainement à celles qui les soutinrent : Mme Airvault ne voulant pas quitter sa compagne, ni Raymonde, sa directrice, avant l’arrivée de leurs remplaçantes ; Valentin Clozel regimbe et maugrée, envoyant à tous les diables Titania et la respectée institutrice.

Et les blasphèmes ne sont qu’une variante de la délicieuse affirmation, exprimée dans ces lettres, lues et relues : « Je vous aime ! »

Est-il possible que ce soit l’enfant d’autrefois, abreuvée d’humiliations et d’amertumes, qui se voie ainsi désirée, aimée, et pour qui se prépare un nid doux et chaud où maman sera abritée paisiblement, enfin !

« O père, puisses-tu être témoin de ces prodiges ! Et que soit bénie la chère famille qui nous adopte toutes deux ! »

Délicatement — comme ils font toutes choses — M. et Mme Clozel ont laissé comprendre à Raymonde Airvault que le docteur Davier, en les mettant au fait de la malheureuse erreur d’autrefois, leur a communiqué son estime et sa sympathie pour le calomnié ! Et la mère de Valentin, en attirant contre elle la fiancée de son fils, ajoutait affectueusement :

— Ma chère petite, ne restons pas captifs du passé. Marchons vers l’avenir éternel en essayant de rendre le présent généreux et fécond, riche de bonheur par la bonté et par l’amour.

Et Raymonde a pénétré le sens implicite de ce conseil élevé. Sursum corda ! Elle a chassé de sa mémoire le souvenir terrible de l’angoisse qui lui chavira l’âme, un soir, quand elle courait du lit où expirait Philomène Pradin au logis de son tuteur et qu’elle griffonnait, à la gare, un billet désordonné qui décelait le soupçon poignant.

Lorsqu’elle se représente la longue suite des bienfaits reçus, Raymonde repousse, avec une horreur de sa rapide ingratitude, le doute qui la tortura, ce funèbre soir.

Elle a appris, d’aventure, le départ de Stanislas de Lancreau pour l’Afrique. Y a-t-il corrélation entre cet événement et les aveux in extremis de Philo ? La jeune fille s’interdit de le chercher. Ce qu’elle souhaite, par-dessus tout et avant tout, c’est de garder sa mère en quiétude. Ce qu’elle veut retenir en elle-même, c’est le sentiment de reconnaissance envers le protecteur qui lui valut l’accueil chaleureux de sa future famille.

Combien la vie sera bonne entre ces gens simples, charitables, excellents ! En y songeant, Raymonde s’émeut à tel point qu’elle doit écarter bien vite l’étoffe fragile où risque de tomber une tache d’eau.

La trépidation d’un moteur, devant la maison, effarouche les jolis rêves. Qui arrive ?…

C’est jeudi. Les élèves sont allées se promener sur la terrasse du Château, conduites par Mlle Duluc et la seconde maîtresse. Raymonde doit recevoir les visiteurs. Curieuse, la jeune fille glisse un coup d’œil entre les rideaux et reconnaît la limousine grise de son tuteur. Promptement, elle enlève son tablier de satinette et se précipite dans l’escalier.

Mais, au lieu de la sombre silhouette masculine, elle entrevoit, dans le vestibule, une forme gracile et longue sous un manteau gris clair, une toque de loutre, un halo de cheveux dorés ! Évelyne !

Involontairement, Raymonde s’arrête et sa main pèse sur la rampe.

Hélas ! Évelyne ! Pourquoi faut-il que ce nom tendre provoque un pincement au cœur !

Anxiété inavouable ! Le choix inattendu de Valentin n’a-t-il point froissé quelque chose dans l’âme suave, fraternellement amie ? Cette appréhension, qui n’a pu s’élucider, jette toujours sa brume dans la félicité de Raymonde. Et c’est avec un transissement intime que la jeune fille aborde Mlle Davier.

— Chérie ! L’aimable surprise ! Tu es seule ?

— Oui. Papa m’a prêté l’auto pour trois heures. Alors je suis accourue vers toi. Il y a si longtemps que nous n’avons bavardé. Quelle chance que tu sois restée cette après-midi. D’ailleurs, je comptais te poursuivre !

Les deux jeunes filles s’embrassent avec effusion et pénètrent dans le salon vide, les bras enlacés.

— Quelles nouvelles nouvelles, Rara ? J’en suis affamée, étant privée de toi depuis un mois et demi ! Je me suis trouvée très lasse, après ma grippe. Ensuite Loys m’a accaparée.

— Comment va-t-il, le cher mignon ?

— De mieux en mieux. Nous l’emmenons à Pau… dès que nous t’aurons vue madame la mariée ! Mais oui ! Vos dates vont gouverner nos déplacements, mademoiselle ! Quand arrivera ta maman ?

— Dans huit jours, pour le nouvel an, — la parente de miss Marwell ne se décidant pas à quitter l’Angleterre avant Christmas !

— Et tes fiançailles ?

— Le 3 janvier, chez Mme Forestier, comme tu le sais déjà, probablement.

— Oui, oui ! La bonne amie veut — a-t-elle dit à papa — que la maison où s’ébaucha l’idylle en abrite la consécration ! Ainsi sera respectée l’unité de lieu exigée par les règles classiques !

Et Évelyne éclate de ce rire frais et cristallin qui ravit son amie. Ah ! quel allègement de l’entendre plaisanter avec cette pleine liberté d’esprit ! Tout s’ensoleille maintenant dans la pièce banale, grise et froide. Raymonde ne sent plus que la douceur de l’abandon et la tiédeur de la main amicale où la sienne repose.

— J’ai des renseignements innombrables à obtenir de toi, reprend Mlle Davier. Papa nous dit bien les choses en gros, mais un monsieur, bousculé par l’épidémie de grippe et l’installation d’une œuvre, a bien autre chose à penser qu’à satisfaire la curiosité d’une jeune sotte. Ta bague est-elle choisie ?

— Oui ! Beaucoup trop belle ! Une goutte de rosée cristallisée sur un cercle d’or !

— Parfait, poétique enfant ! Et malgré toi, traditionnelle ! Je gagerais que tu porteras la robe rose des ingénues, pour le repas des accordailles !

— Gagné ! Mais toi-même, penses-tu à ta toilette ?

— Comment donc ! Deux robes neuves en ton honneur ! A propos d’honneur, j’espère que tu seras fidèle à l’arrangement conclu aux environs de nos quatorze ans, et que je serai ta première bridesmaid… Tu demanderas peut-être miss Marwell pour brillante seconde…

Toutes les deux rient avec la même folie contagieuse qu’au temps de l’adolescence. Plus sérieusement, Évelyne prononce :

— Je ne viens pas ici seulement pour mon plaisir, mais chargée d’une mission gouvernementale. Votre tuteur, mademoiselle, se déclare lésé par les volontés de Mme Forestier. Nous tenons absolument à vous fêter chez nous. Tu ne peux me refuser cette satisfaction. C’est maman qui m’envoie comme émissaire. Remarque bien que je dis « maman ». Elle en est tout à fait une pour moi depuis la maladie de Loys.

— Oh ! Évelyne ! s’exclame Raymonde chaleureusement, je m’en réjouis pour toi, pour vous tous. Rien ne pouvait me rendre plus contente !

S’enhardissant, elle ajoute d’un ton significatif :

— A présent, il ne me reste plus qu’à t’adresser mes souhaits pour un bonheur encore plus complet !

Les yeux bleus limpides soutiennent le regard malicieux, sans qu’un battement des cils trouble leur clarté.

— Merci, Raymonde ! réplique tranquillement Évelyne. Tes vœux seront exaucés.

La fiancée de Valentin saute sur ses pieds, dans un transport d’enthousiasme.

— Oh ! me voici comblée ! Vite, des confidences ! C’est ton tour ! Quand le verra-t-on briller, ce jour de gloire ?

— Il n’est pas fixé… J’ai promis de donner encore les vacances prochaines à papa. Tout cela est très secret… Garde-le pour toi !

— Et… est-ce que je connais celui qui ?…

Un sourire détend l’arc délié de la bouche souple. Raymonde ne saurait définir pourquoi une subite timidité refrène ses questions. Évelyne, si claire, si lisible habituellement, lui paraît tout à coup énigmatique, insolite, mystérieuse.

Mlle Davier, laissant tomber le sujet à peine effleuré, s’approche du piano, placé dans l’angle de la fenêtre.

— Ce cher vieux Pleyel, tant de fois tourmenté ! Et comme en notre temps, la romance de Martha sur le pupitre !

Elle rabat le couvercle, et debout devant l’instrument, fait courir ses doigts sur le clavier.

« Ton destin, fraîche rose,
« N’a pas même un printemps.
. . . . . . . . . .
« Briller et disparaître,
« Voilà ton avenir !
« Hélas !
« Le jour qui te voit naître,
« Te voit aussi mourir ! »

— Te rappelles-tu comme nous soupirions cela avec sentiment ? Chacune se croyait la pauvre rose mélancolique, condamnée à briller et à se flétrir. Romance d’autrefois !… Voici maintenant ce qui se chantera dans mon cœur, le jour qui sera vraiment pour moi un jour de gloire :

« Écoutez bien ! Écoutez bien ! Anges du sanctuaire,
« Soyez témoins, soyez témoins de mon serment !
. . . . . . . . . . . . . . . . .
« Je veux t’aimer, mais sans mesure,
« O mon Sauveur, reçois ma foi !
« Je veux t’aimer, je te le jure !
« Reçois mon cœur, il est à Toi ! »

La voix pure s’élève avec éclat, puis se ralentit dans une ineffable douceur en proférant le solennel engagement. Raymonde, saisie, éperdue, tremble de tous ses membres. Ses lèvres sèches peuvent à peine balbutier :

— Que signifie ?… Veux-tu dire que ?… Non ! ce que je pense est fou ! Explique toi-même !

Évelyne se retourne, sereine.

— Ce que tu penses doit être ce qui est vrai !

— Mais ton père ? Sait-il ?…

— Pendant que j’étais malade, je lui ai révélé mes intentions.

Interdite au point de rester sans parole, Raymonde Airvault contemple, avec une sorte de pitié craintive, celle qui renonce pour jamais aux terrestres espoirs dont elle-même serre avidement la gerbe sur son cœur enivré.

— La Part de Marie ! dit Évelyne en souriant.

Et de la figure liliale, nimbée d’or, s’irradie une lumière si paisible, mais si intense que l’heureuse fiancée courbe la tête avec humilité.

Elle comprend que la prédestinée a choisi la part immortelle que nulle tempête humaine ne saurait lui enlever.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE
Le soir du 12 juin
DEUXIÈME PARTIE
Fatalités
TROISIÈME PARTIE
A pas lents

E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY