The Project Gutenberg eBook of Le poison de Goa

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Title: Le poison de Goa

Author: Maurice Magre

Release date: July 13, 2024 [eBook #74034]

Language: French

Original publication: Paris: Albin Michel, 1928

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE POISON DE GOA ***

MAURICE MAGRE

LE POISON
DE GOA

ROMAN

ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
PARIS — 22, RUE HUYGHENS, 22. — PARIS

DU MÊME AUTEUR

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :

40 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder
numérotés à la presse de 1 à 40

70 exemplaires sur vergé pur fil Vincent Montgolfier
numérotés à la presse de 1 à 70

L’Édition originale a été tirée sur alfa « Impondérable » des Papeteries Sorel-Moussel.

Droits de traduction, de reproduction, de représentation théâtrale et d’adaptation cinématographique réservés pour tous pays.

Copyright 1928 by Albin Michel

Le Poison de Goa

PREMIÈRE PARTIE

La maison de l’entremetteuse

Rachel se retourna et vit au loin le soleil près de s’enfoncer par delà Malabar hill et les nouveaux quais en construction, dans le carré qui faisait une tache d’eau à l’extrémité de la rue. Le globe de ce soleil inusité était gonflé, disproportionné. Il répandait une lueur lie de vin sur des flots jaunâtres et soulevés anormalement comme par une malsaine fusion. L’air était moite, écrasant et la poussière en retombant avec lenteur faisait une buée d’or triste.

— C’est peut-être une tornade qui se prépare, pensa Rachel.

Alors elle prit une des rues transversales qui la ramenaient vers le quartier de Mazagon. Mais l’idée de son médiocre hôtel, dans ce faubourg de Bombay, hanté d’aventuriers cosmopolites, la remplit de dégoût et elle ressentit cette espérance secrète de catastrophe qu’éprouvent ceux qui sont arrivés à un tournant difficile de leur vie.

Il y avait plus d’une heure qu’elle allait au hasard, sans but, sous les vélums de couleurs et les balcons proéminents, entre les bazars, les boutiques de voiles du Cachemir, les tresseurs de corbeilles, les laqueurs de bois. Parfois un visage rusé s’éclairait sur son passage, une main bronzée lui tendait un objet, avec une offre formulée en anglais ou en hindoustani. Elle croisait des hommes de tous pays et de toutes races. Comme elle était seule parmi tant d’êtres inconnus ! Où irait-elle le lendemain ?

Il lui sembla qu’elle ne suscitait plus parmi la foule affairée du soir cet étonnement que cause d’ordinaire une Européenne marchant seule et à pied dans une rue de la ville noire de Bombay. Les passants étaient plus rapides. Des devantures claquaient. Les chevaux des voitures emportant les promeneurs vers l’Esplanade et les jardins de Kolaba se cabraient puis galopaient avec une vitesse singulière. Rachel fut heurtée par un marchand de boules de farine et de sucres coloriés qui courait et elle surprit sur son visage gris cendre une expression de hâte effrayée. A la portière d’un palanquin apparut le buste d’une dame anglaise qui donnait précipitamment à ses porteurs l’ordre de rebrousser chemin. Un Persan en bonnet d’astrakan qui venait de se lever dans sa boutique et roulait le tuyau de sa pipe à eau cria à Rachel en montrant le ciel quelque chose qu’elle ne comprit pas.

Devant le bazar chinois la foule était si dense, l’atmosphère si irrespirable, que la jeune fille tourna sur sa gauche le long des murs de la prison.

Elle se trouva face à face avec deux hommes qui passaient. C’était des Européens, des Anglais sans doute. L’un des deux avait sur sa cravate une énorme perle, pareille à un insecte empoisonné, à peine posé. Chez l’autre, qui avait un vêtement noir de clergyman cachant son col, elle ne vit que l’or des lorgnons et que l’ivoire des dents. L’expression de leur visage changea brusquement, se revêtit de cette idiotie joyeuse, de cette grivoiserie hypocrite qui anime une certaine catégorie d’hommes en présence de la beauté féminine.

Ils s’étaient arrêtés, prêts à engager la conversation. Mais Rachel pressa le pas. Elle avait envie de courir. Elle savait bien qu’elle transportait dans l’ondulation de son corps, la magnétique chaleur de son sang, un élément de plaisir qui faisait désirer sa possession.

— Une juive ! pensa-t-elle. On la méprise avec d’autant plus de force qu’on la désire et qu’on a envie de jouir d’elle.

Et elle se murmura à elle-même ces paroles souvent relues dans un livre hébraïque que possédait son père et où étaient relatés les malheurs de sa race.

— O Seigneur Cebaoth, Dieu juste, fais que je voie le châtiment de ces persécuteurs et de ces tyrans qui nous font périr, car je t’ai confié ma cause !

Elle leva la tête et elle vit qu’elle était revenue sans s’en douter dans cette étroite rue, non loin du temple de Monbadevi, où s’ouvrait l’impasse qu’elle s’était juré de ne pas franchir, l’impasse dont elle ne voulait à aucun prix passer le seuil. Elle avait bien cru pourtant prendre une direction opposée. Elle reconnut le mendiant, assis les jambes croisées, à l’angle de l’infranchissable impasse. Il regardait avec des yeux aveugles, un peu au-dessus de la hauteur humaine. Des gouttes de sueur perlaient sur son torse nu et seule l’agitation bizarre de ses doigts de pied interrompait la parfaite immobilité de son corps.

Elle revint précipitamment sur ses pas.

Voilà où le Dieu juste la ramenait. Non, non, pas cela ! On le lui avait appris et elle l’avait cru : la plus grande faute pour une femme était de se donner à un homme pour de l’argent. L’argent était la souillure dont on ne peut se laver.

Et pourtant ! Qu’allait-il advenir d’elle ? Est-ce qu’elle n’allait pas être jetée à la rue le lendemain par le propriétaire de son hôtel ?

— Dieu juste, montre-moi le chemin.

Elle sourit avec amertume. Elle venait de passer à côté d’une fontaine publique et la semelle de son soulier où elle savait qu’il y avait un trou venait de faire au contact d’un peu d’eau ce bruit triste de pauvreté qu’elle connaissait bien. Son pied lui parut lourd comme s’il portait une semelle en plomb. Elle pensa à ces filles qu’on marquait jadis d’une croix, avec un fer rouge. Elle aussi avait sous son talon le signe des créatures condamnées. Nul ne pouvait le voir quand elle marchait, mais le signe gémissait et Rachel savait qu’elle était liée par le pied à la laideur de la vie.

Le sémaphore de Malabar hill lança sur Bombay sa flamme triste et régulière. Les ouvriers des docks roulant comme chaque soir vers la gare d’Ahmadadah faisaient en marchant une rumeur angoissée. Rachel voulut échapper à leur flot.

Mais à l’angle d’une rue par où elle était déjà passée, elle vit, à quelques pas d’elle, les deux Anglais qu’elle avait croisés un peu auparavant. Ils regardaient autour d’eux et en l’apercevant ils crièrent presque en même temps :

— La voilà !

Rachel les reconnut en une seconde à l’expression de concupiscence stupide de leurs traits et l’idée d’avoir à échanger des paroles avec eux lui causa un malaise.

Elle se mit à courir, suivie par le soupir de son soulier. Elle alla à droite puis à gauche. Aussi rapide qu’elle, la nuit surgie on ne sait d’où, une nuit grisâtre et singulière, tombait sur la ville galvanisée par l’orage.

Rachel aperçut soudain les docks Victoria vers lesquels elle descendait entre des maisons pourries. Personne ne la suivait plus. Dans des échoppes basses, des hommes demi-nus, un burin à la main, incrustaient de petits morceaux de nacre dans des planchettes de bois précieux. Au bruit des pas de Rachel, ils levaient un visage impassible, mais ils semblaient ne pas la voir. Cette présence avait quelque chose de si hallucinant que Rachel pressa le pas. Une écœurante odeur de musc se dégageait des maisons et se mêlait à l’odeur de vase et de goudron qui venait des eaux fermentées des bassins. Elle allait atteindre les quais et elle n’avait plus qu’à les suivre pour revenir vers Mazagon et vers son hôtel.

Mais elle s’arrêta. Il lui sembla qu’une voix venait de l’appeler. Ce n’était pas une voix s’exprimant avec des syllabes, mais une sorte d’appel intérieur qui lui commandait de revenir en arrière. Alors elle remonta la rue qu’elle avait descendue parmi les spectres incrusteurs de bois, sous les voûtes décomposées des balcons.

Elle se mit à marcher sans savoir où elle allait, à travers les rues de la ville noire, jusqu’au moment où elle cessa de s’orienter. Et dans l’ombre de sa mémoire émergea avec netteté l’image d’une gravure dont le sujet terrible l’avait impressionnée dans son enfance.

Au sommet d’un tourbillon d’eaux, d’un maelstrom fantastique, était posée une barque dont les mâtures étaient brisées. On comprenait que la barque lancée à une grande vitesse allait s’enfoncer, par une ligne blanchâtre d’écume, dans la profondeur du gouffre. A l’avant de la barque, une petite ombre humaine exprimait par ses bras ouverts son désespoir et son inutile appel à une divinité indifférente. Le ciel était d’un gris uniforme comme le ciel plombé de catastrophe que Rachel avait au-dessus d’elle en ce moment. La mer était sillonnée de larges raies et de boursouflures comme la mer qu’elle venait de regarder et ce gouffre grossièrement dessiné donnait la sensation de l’inévitable et de l’irrémissible.

Rachel avait fait des vœux puérils pour que le pilote aux bras ouverts pût bénéficier de quelque courant inattendu et échapper en nageant à ces spirales qui devaient aboutir, croyait-elle, à un enfer inimaginable.

Pourquoi pensait-elle à cette gravure oubliée ? Elle haussa les épaules. Mais dans une seconde conscience quelque chose l’avertissait qu’elle était lancée au-dessus du gouffre. Les rues crépusculaires étaient les lignes inclinées par lesquelles la barque descendait. Elle avait en vain ouvert les bras, appelé les hommes et Dieu. Le fond du gouffre était tout près d’elle.

Et soudain elle reconnut l’endroit où elle se trouvait. Elle venait de longer le temple de Monbadevi. Un peu plus loin était le mendiant aux yeux levés et l’impasse où s’ouvrait la maison de l’entremetteuse Antonia, la maison où elle était attendue à cette heure même.

Ainsi ce lieu était comme un pôle magnétique qui attirait la malheureuse épave qu’elle était devenue. La volonté de la destinée tendait à prendre la place de sa volonté brisée. Depuis qu’elle avait commencé à réfléchir, la manière dont les événements se développaient l’avait toujours remplie d’étonnement. Comment en était-elle arrivée à n’avoir plus que cette maison pour moyen de salut ?

Comment cette Antonia avait-elle su sa solitude et son besoin d’argent ? Lorsque l’on tombe dans un désert, les oiseaux de proie, paraît-il, en vertu d’un instinct spécial, accourent de distances infinies vers la créature dont ils vont se nourrir. Il doit y avoir pour les entremetteuses un instinct analogue qui les conduit directement vers les jeunes femmes qui sont tombées dans la solitude des petits hôtels.

— Une maison sur le modèle de celles de Londres et de Paris, lui avait dit la veille cette Antonia aux bandeaux luisants, à la toilette de soie violette et qui parlait en levant l’index pour faire étinceler la flamme d’un énorme diamant.

Elle ne faisait que des présentations et uniquement pour rendre service. On entrait chez elle, on en sortait, personne ne vous avait vu. Les femmes qu’elle recevait étaient, en vérité, ce qu’il y avait de mieux dans la société de Bombay. Est-ce que tout le monde n’a pas besoin d’argent maintenant ? Quant aux hommes, c’étaient de hauts fonctionnaires anglais, de grands commerçants de Bombay ou des environs. Justement le lendemain, elle attendait un riche Portugais de Goa. Un personnage bien curieux et sur lequel il y avait une légende ! Un homme qui n’aimait que les Juives et comme il les aimait ! Est-ce que Rachel n’était pas Portugaise et juive en même temps ? Un peu de bonne volonté et sa fortune pouvait être faite.

Rachel ne s’était pas indignée, car on n’a pas le courage de s’indigner, quand on est brûlé par le trou du soulier et l’usure au coude, de la robe. Sous l’onction ecclésiastique des paroles, sous l’hypocrite pitié, sous l’éclair du diamant elle s’était contentée de baisser la tête. Elle la baissait encore maintenant dans les ténèbres de plus en plus compactes de la rue et elle se sentait pénétrée par une sorte d’engourdissement moral. Elle n’était pas libre. Un génie impérieux l’avait conduite. C’était le Dieu juste de ses prières qui voulait sa déchéance.

Au-dessus de la rue, quelque chose que le vent brusque venait d’arracher passa comme un oiseau et tomba quelque part avec fracas. Rachel sentit en même temps sur son corps des plaques d’eau chaude qui la transperçaient et les bruits de la ville furent couverts par le crépitement des larges gouttes sur les toits.

Elle chercha un abri entre les colonnes de bois soutenant les vieux balcons. Elle faillit buter contre le mendiant aux yeux levés et dans l’ombre il lui sembla qu’il fixait avec attention son front comme s’il y avait vu un signe particulier.

L’impasse où aucun bec de gaz n’était encore allumé s’étendait lugubrement devant elle. Une musique assourdie de khinnara et de tam-tam à laquelle se mêlaient des cris perçants de femmes donnait à ce lieu un caractère de débauche cachée, de joie inférieure.

Rachel reconnut la maison d’où filtraient des lampes et elle perçut entre les volets mal clos des éclats de voix, le bruit d’une discussion violente. Un je ne sais quoi de dangereux et de crapuleux parvint jusqu’à elle.

Poussée par la curiosité elle fit quelques pas en avant et elle fut surprise de lever la main pour toucher le marteau de métal suspendu à la porte.

Mais à ce moment, cette porte s’ouvrit brutalement, d’un seul coup. Sous la clarté d’une lanterne qui était dans l’intérieur de la maison, Rachel se trouva face à face avec une femme qui se précipitait au dehors. Ce devait être une Anglaise. Elle était nu-tête. Ses cheveux blonds étaient en désordre. Elle tordait d’un geste machinal un châle léger autour de son cou. Ses yeux allèrent tour à tour de la rue ruisselante de pluie à Rachel qui était devant elle. Elle murmurait des injures entre ses dents.

Déjà elle avait descendu les deux marches du seuil et elle allait s’élancer en avant, quand elle se ravisa.

Elle se pencha familièrement sur Rachel et en lui soufflant une haleine d’alcool dans la figure elle lui dit avec un accent de populaire pitié :

— Ne rentre pas chez Antonia. Il vaut mieux que tu te mouilles les os dans la rue. Il y a ce soir l’homme de Goa, celui qui n’aime que les juives…

Le tutoiement de cette fille fit à Rachel l’effet d’une souillure physique dont elle demeura comme pétrifiée. Mais au mot de Goa, la ville où elle était née, elle eut encore l’impression singulière qu’elle était appelée par une voix à laquelle il fallait obéir.

Elle eut, durant une seconde, la vision de la fille en cheveux qui tournait l’impasse, les vêtements si collés au corps, par les cataractes d’eau, qu’elle semblait nue. Il y eut un éclat assourdissant de tam-tam. Et elle pénétra dans la maison en murmurant :

— O Cebaoth, Dieu juste…

L’Homme de Goa

Rachel, à peine entrée, perçut que la crainte était installée dans la maison. Elle eut cette perception par le regard oblique que la servante mulâtresse jeta vers le haut d’un escalier en spirale qui conduisait au premier étage, comme si de là pouvait surgir quelque redoutable possibilité. Elle vit cette crainte sur des visages de femmes maquillées à l’excès, qui se tenaient dans un salon rutilant de faux or, derrière une portière soulevée et discutaient avec passion. Rachel fut frappée par la face de plâtre de l’une d’elles, où le rouge des lèvres décomposé par la chaleur faisait un rictus atroce. Elle remarqua qu’une autre, insoucieuse de sa robe relevée au-dessus des genoux, était étendue sur un canapé et soufflait avec grâce et nonchalance la fumée d’une cigarette vers le plafond. Un orchestre hindou de quatre ou cinq musiciens vêtus de blanc se tenait dans une autre pièce. Ils venaient de terminer l’air qu’ils jouaient à l’entrée de Rachel et le natouva qui était debout trahissait son inquiétude par le va-et-vient de son turban énorme, fait d’un échafaudage de mousselines.

Rachel eut à peine le temps de jeter un coup d’œil autour d’elle pour constater le faste d’or sale de cette maison « sur le modèle de celles de Londres et de Paris ». Les murs du vestibule où elle se trouvait étaient recouverts de miroirs, comme si la reproduction de la forme humaine était le symbole du luxe d’Europe. Il y avait des miroirs dans le salon où étaient les femmes et dans celui des musiciens, de sorte que tous étaient multipliés et que la crainte rayonnait de tous côtés. Du vin avait été récemment répandu et son odeur se mêlait à celle du tabac et à cette odeur de musc que dégagent les vieilles maisons de bois de Bombay. Plusieurs bouteilles de champagne vides étaient alignées au pied de l’escalier à côté d’un tas de gazes de moustiquaires souillées.

L’arête du nez d’Antonia était plus inclinée que la veille. Le caractère ecclésiastique de sa figure était plus accusé, mais la fureur y triomphait de l’hypocrisie. Elle affectait un calme souriant et avait les mouvements rapides de quelqu’un qui va dominer par sa présence d’esprit une situation compliquée ; mais parfois, comme la mulâtresse, elle jetait un regard inquiet vers le haut de l’escalier.

Rachel lui vit faire signe aux musiciens de se taire, aux femmes d’attendre, à la mulâtresse de veiller à cause d’un danger inconnu et elle fut entraînée par elle derrière une troisième porte qu’elle n’avait pas remarquée.

Rachel entendit d’abord le mot providence prononcé plusieurs fois. Sa venue avait quelque chose de providentiel. Il lui fut dit même que c’était Dieu qui l’avait conduite. Mais cela, une voix intérieure le lui avait déjà appris.

Comme elle allait se laisser tomber sur un canapé de velours usé, Antonia la saisit brusquement par le poignet en disant sur un ton faussement plaisant.

— Non, pas là. Il en a trop vu, le malheureux canapé. Il est défoncé.

Mais Rachel comprit, à la lueur de l’œil de l’entremetteuse, qu’il fallait être debout courageusement pour être l’instrument de la providence et accomplir une action difficile.

Le temps devait sans doute passer, car après quelques phrases ambiguës et générales. Antonia trouva la formule qui convenait :

— Jouons carte sur table.

Et cette image d’une partie à jeu ouvert la remplit d’une si grande satisfaction qu’elle la répéta plusieurs fois.

Elle aurait pu essayer de duper Rachel, obtenir ce qu’elle attendait d’elle, à la faveur de quelque piège oral, mais à quoi bon ? Est-ce qu’elle n’avait pas vu, la veille, le misérable hôtel de Mazagon ? Est-ce qu’elle n’en connaissait pas le sordide propriétaire, son compatriote ? Est-ce qu’elle ne lisait pas dans les yeux de Rachel cette expression de bête traquée qu’elle avait vue dans les yeux d’autres femmes venant pour la première fois chez elle ? Si sa main experte palpait une épaule ferme, elle sentait en même temps l’usure d’une bien pauvre robe. Pas la moindre trace de bijoux ! Le châle enroulé au bras par contenance était d’une étoffe de Cachemire bon marché qui devait sortir d’un petit bazar. Elle ne voyait pas le trou du soulier désespérément appuyé sur le plancher, mais elle le devinait à travers le pied comme si cette clarté de misère n’était susceptible d’être voilée par aucune matière terrestre.

Antonia posa donc sur table les cartes de ce jeu où tout le monde gagnait.

Il y avait au premier étage de sa maison, un homme qu’elle connaissait depuis fort longtemps, un de ses vieux clients, dont elle pouvait répondre comme d’elle-même. C’était un Portugais de Goa, le descendant d’une très ancienne famille.

Ici, Antonia se mit à rire.

Elle savait bien ce que Rachel pouvait lui répondre. Tous les Portugais de Goa descendaient d’anciennes familles. Il n’y avait pas là-bas un portefaix sur le port qui ne s’appelât Albuquerque ou Castro. Mais celui-là était un authentique petit-fils des grands Castro de jadis. Un petit-fils un peu déchu. Tous les Portugais étaient déchus à présent. Mais quelle importance cela avait-il pour ce qu’on leur voulait quand ils étaient riches ? Il vaut mieux avoir affaire à des Portugais déchus qu’à des Anglais puritains qui sont tous avares et méprisent les femmes dont ils se servent. Ce Castro avait un peu bu en ce moment ? Eh bien, après ? Il vaut toujours mieux avoir affaire à des hommes ivres. On lui reprochait aussi d’être un homme très gros. La belle affaire ! Elle, Antonia, avait aimé autrefois un homme d’un embonpoint démesuré et n’y pensait pas sans émotion. Rachel avait peu d’expérience, mais elle devait savoir qu’il y a dans la grosseur une richesse de la nature qui va toujours avec des qualités de cœur, une espèce de bonté native. Le mot bonté n’était pas trop fort.

Ici, Antonia leva les deux mains comme pour arrêter des arguments que ne semblait pourtant pas près de formuler la silencieuse statue qu’était Rachel.

Une femme, Antonia en convenait, venait de quitter précipitamment la maison. Peut-être Rachel avait-elle entendu cette bouche ordurière proférer des injures et des menaces en s’en allant ? La fille avait eu peur, ou plutôt avait prétendu avoir peur. Ah ! comme on est puni de recevoir par pitié des filles à matelots et à métis du port. C’était par l’intermédiaire de cette traînée de White Chapel que la peur avait gagné les quatre ou cinq roulures qui étaient à côté. Elles faisaient les mijaurées, mais elles en avaient vu bien d’autres, pourtant !

Antonia allait laisser éclater sa fureur quand elle se souvint de ce qu’elle avait dit au sujet du caractère aristocratique de ses clientes féminines. Elle leva son diamant vers la clarté de la lampe comme pour s’assurer de la pureté de son eau et elle se pencha vers Rachel en baissant la voix :

— Il y a des peccadilles de jeunesse assurément. La traite des nègres et des Chinois sur la côte… Une vieille histoire de femme, que personne ne connaît, que chacun raconte à sa manière et qui est sans doute fausse. Des enfantillages, quoi ! Je connais Pedre depuis longtemps. Dès qu’il arrive à Bombay, il vient ici. Il fait du bruit quelquefois, mais c’est pour s’étourdir lui-même, parce qu’il est timide.

Antonia était si charmée d’avoir trouvé pour son hôte le qualificatif de timide, qu’elle le répéta à plusieurs reprises.

C’est à cet instant que commença à retentir le bruit d’une sonnette fêlée. Cette sonnette devait être tirée avec force et irrégulièrement, car elle avait des éclats désespérés, suivis de notes grêles et de courts silences. Elle traduisait l’impatience et la colère de celui qui la mettait en mouvement.

L’idée d’un homme timide s’impatientant dans sa maison fut insupportable à Antonia. Elle donna précipitamment plusieurs coups de poing contre la cloison et, à ce signal, l’orchestre hindou fit retentir dans la pièce voisine une mélopée sur les khinnaras à trois cordes accompagnés de tambourins.

Les dernières cartes du jeu ouvert furent dévoilées.

Il fallait se hâter car l’homme de Goa, malgré sa timidité, avait cette seule défectuosité de caractère : il n’aimait pas attendre. Or, il attendait une femme, là-haut, dans un salon, devant un dîner servi. Pour des raisons bonnes ou mauvaises, aucune des habituées du cinq à sept d’Antonia n’avait consenti à être la compagne de soirée demandée. Antonia comptait sur Rachel, envoyée du reste par la providence, dans ce seul but.

L’envoyée de la providence sentait dans son cerveau les vibrations de la sonnette et celles de l’orchestre. Elle entendait au dehors le vent qui faisait rage en s’engouffrant dans les rues étroites et la pluie qui crépitait comme une armée innombrable de soldats nains. Et elle revoyait l’ancienne gravure avec le marin éperdu descendant dans le gouffre du maelstrom sans possibilité de salut.

— Il a demandé une belle fille, eh bien ! il va en avoir une, dit Antonia en jetant sur Rachel un regard admiratif où il y avait toutefois une réserve à cause de la modestie de la robe.

— Hein ? Vous ne serez pas fâchée, je parie, d’avoir un diamant dans le genre de celui-ci ?

Et elle s’efforça de rire en faisant miroiter sa pierre.

— Oui, vous êtes vraiment une belle fille.

Et comme prise d’un scrupule sur la qualité de la marchandise qu’elle allait offrir, elle prit Rachel par les deux épaules puis palpa la chair de ses bras pour s’assurer de leur fermeté.

La belle fille regardait au loin, sans répondre. Son âme était dans un tel désarroi, son ignorance des usages du lieu où elle se trouvait était si grande, qu’elle ne se serait pas étonnée si on lui avait demandé de montrer la ligne de ses jambes, si on lui avait soulevé les lèvres pour examiner ses dents comme elle l’avait vu faire autrefois par des maquignons, à de jeunes chevaux.

La sonnette, malgré le bruit de l’orchestre et celui de la tempête, retentissait par intervalles.

D’un geste rapide, Antonia fit tomber le chapeau qui retenait prisonnière la chevelure de Rachel. L’auréole de cette chevelure d’un noir si profond qu’elle paraissait bleue s’écroula sur le marbre veiné du front, rendit plus claire par ses ténèbres l’irréelle lueur verte qui brillait dans les yeux de la jeune fille.

Antonia fut impressionnée par cette beauté qu’augmentait la palpitation des lèvres, la pâleur laiteuse de la peau, le désespoir secret. Sa capacité de pitié se traduisit par une remarque générale :

— Les femmes sont bien dommages pour les hommes !

Mais elle se hâta d’ajouter, pour corriger ce regret :

— Je le connais. Quand il est ivre, on peut en tirer tout ce qu’on veut.

Rachel revit, comme en rêve, dans une pièce, les musiciens hindous et, dans l’autre, le groupe des femmes qui regardaient. Elle remarqua une créature à cou mince qui se balançait avec un je ne sais quoi de vexé et de prétentieux qui la faisait ressembler à un pélican et elle constata que derrière, sur le canapé, la jeune femme nonchalante, aux jambes découvertes, continuait à lancer avec lenteur des volutes de fumée vers le plafond.

Elle franchit, presque poussée par Antonia, les bouteilles de champagne vides, elle monta l’escalier en spirale, elle fit deux ou trois pas dans un couloir où l’écœurante odeur de musc se mêlait à un relent de cuisine et une porte s’ouvrit toute grande devant elle.

— Voilà la belle petite amie, dit Antonia à un homme qui avait le dos tourné, qui se soutenait d’une main contre la cheminée et tirait de l’autre un cordon de sonnette en même temps qu’il regardait de tout près ses dents dans la glace, comme s’il y avait découvert un point gâté, avec cette fixité que donne aux ivrognes leur propre contemplation.

Sur une table à jeu, recouverte d’une nappe rose tendre, deux couverts étaient mis, presque invisibles sous la masse miroitante de deux énormes seaux à champagne resplendissants. Un lit bas était à droite, large, obscène, hallucinant avec une large déchirure dans sa moustiquaire et recouvert d’une soie indéfinissable que maculaient, par place, de larges taches. La lumière venait d’une lampe suspendue au plafond et était triste et brutale comme une lumière de salle d’attente.

La main qui tirait la sonnette tomba soudain comme si le ressort qui l’animait s’était brisé. L’homme ne se retourna pas, mais son regard, au lieu de fixer le point gâté de la dent, se fixa sur l’image des deux femmes qu’il voyait dans le miroir.

Sans doute, Antonia craignait-elle des reproches, une manifestation violente de l’impatience de son hôte. Elle balbutia deux ou trois phrases où il était question du dîner qui serait servi à la première demande et d’amoureux qui avaient besoin de roucouler tranquillement.

Rachel sentit qu’elle disparaissait derrière elle dans le couloir et le frisson de la portière qui retombait, le petit bruit de la porte, prirent pour elle une signification singulièrement terrible.

Dans cette seconde, elle songea qu’il était encore temps de s’enfuir. L’atroce souffle de la peur emplit la chambre, donna aux choses l’immobilité qu’elles ont dans les cauchemars. Cette peur effaça de l’air le bruit de la pluie ruisselant sur les toits, la musique des tambourins hindous, un chœur de grenouilles chantant dans un jardin proche. Elle établit un silence parfait comme ceux qu’on imagine régner dans les espaces illimités de l’au-delà.

Avec une clairvoyance décuplée, Rachel pensa qu’il lui suffisait de se retourner, de rouvrir la porte, de descendre l’escalier et de traverser le vestibule pour être dans la rue bénie sous la descente des eaux qui lavent. Elle pensa que son chapeau était resté quelque part dans le salon où elle avait d’abord pénétré. Elle l’abandonnerait volontiers pour éviter des explications, être libre plus vite, oublier cette scène misérable. D’un seul élan, en quelques bonds, elle pouvait gagner la rue. Mais il y a certaines qualités de terreur qui développent la curiosité. Maintenant, ce qui pouvait arriver l’attirait par son inconnaissable. Elle ne voyait que le dos formidable de l’homme. Elle regarda dans la glace pour distinguer les traits de son visage et ce qu’elle aperçut la cloua sur place, béante d’étonnement.

L’homme la fixait, immobilisé, magnétisé. Il avait un crâne en pain de sucre, avec des cheveux drus et humides. Sa figure était large, jaune, et baignée à la base par un double menton flottant. Ses lèvres étaient grasses et très rouges. Mais ce qui frappa Rachel, ce fut une expression de vive intelligence brusquement bouleversée par la terreur. Les yeux, petits et noirs et d’un éclat fulgurant, étaient démesurément ouverts et ils projetaient les sourcils presque jusqu’aux cheveux. Ils reflétaient l’épouvante la plus abjecte.

Rachel vit que la main gauche de l’homme, qui était posée sur la cheminée, se mettait à trembler et elle distingua le petit bruit que faisait le métal d’une bague contre le marbre.

Et, soudain, l’homme fit demi-tour pour se trouver en face de Rachel et la mieux voir. Mais il le fit avec cette rapidité que l’on met, quand on perd de l’œil un adversaire redoutable et qu’on craint d’être frappé par lui durant la seconde où on ne l’immobilise plus avec le regard.

Face à face avec Rachel, seulement séparé d’elle par la table à jeu, il la considéra avidement. Et celle-ci, lucide, constata qu’il était en bras de chemise et sans col, que le tissu de cette chemise était dans une soie très fine et débordait de son pantalon tendu par son gros ventre soulevé. Elle nota que ses mains étaient chargées de bijoux et que sa poitrine était affreusement velue.

Mais la terreur de l’homme ne faisait qu’augmenter par la contemplation de la jeune fille. Son visage exprima qu’il avait la confirmation d’une chose redoutée quand il regardait dans le miroir, d’une chose redoutée peut-être depuis longtemps et entrevue dans le miroir des méditations. Il quitta à nouveau les yeux de Rachel pour regarder à sa droite une porte près de la cheminée et il fut visible qu’il pensait à quitter précipitamment la chambre. Mais il se rappela que cette porte était celle d’un cabinet de toilette qui n’avait pas d’autre issue et d’un geste rapide, en laissant échapper un bruit rauque de sa gorge, il saisit par le goulot une des bouteilles de champagne qui étaient sur la table et il l’arracha de son seau.

Il avait maintenant une arme. Mais le danger qu’il courait et contre lequel il voulait se défendre, était si inconcevable, d’une si inéluctable nature, qu’il se jugeait tout de même bien faible, bien chétif. Collé à la cheminée, sa main gauche en avant et battant l’air pour se protéger, il était plus pitoyable que terrible, il apparaissait si peu redoutable que Rachel ne songea pas à se protéger contre la bouteille de champagne et que même elle sentit s’évanouir en elle toute velléité de départ.

Le souffle qui sortait de la poitrine de l’homme épouvanté devint moins précipité, ses yeux s’écarquillèrent moins, il reposa lentement la bouteille sur la table. La réflexion intérieure pacifia ses traits, consolida ses membres, lui rendit l’usage, un instant annihilé, de sa pensée. Il considéra tour à tour les meubles, les deux couverts sur la table et ses yeux s’arrêtèrent sur la soie maculée du lit comme sur un reposoir bienveillant. Il remua avec lenteur la tête de haut en bas et Rachel comprit qu’il évoquait des souvenirs, faisait des rapprochements, pesait le poids de quelque coïncidence inconnue d’elle où sa ressemblance avec une autre femme devait jouer un rôle.

L’homme esquissa vers Rachel un geste mal assuré, prudent, comme s’il avait voulu la toucher du doigt, afin de s’assurer de la réalité de sa forme. Il n’acheva pas, sentant le ridicule d’un tel geste. Il ouvrit la bouche pour émettre une phrase explicative, mais il se rendit compte de son impossibilité à s’exprimer. Il balbutia tout de même :

— Je vous demande pardon.

Le son de sa propre voix le troubla, remua ses nerfs. Il se laissa tout à coup tomber sur une chaise. Ses traits se revêtirent de cette expression puérile, faite de laideur et de rajeunissement que donnent les larmes aux hommes vieillissants.

A ce moment, aux carreaux de la fenêtre cachée par des rideaux, claqua une large rafale de pluie et le chant des grenouilles monta, plus distinct, comme un hymne désespéré.

L’homme se releva avec une certaine peine. Il passa la main sur son front ; il prit son col sur la cheminée, noua sa cravate, remit son veston. Il en sortit d’une poche intérieure un long chapelet à gros grains de bois qu’il lança autour de son cou, puis il tourna vers Rachel une face baignée de sueur, mais redevenue calme.

Il ne fallait pas qu’elle ait peur. Elle allait s’asseoir tranquillement en face de lui. La table était mise. Ils allaient dîner. Il chercherait à lui expliquer la cause d’une folie dont il était honteux.

Et c’est alors seulement que Rachel le reconnut.

Le Pogrome

Il était lié pour elle à une impression d’eau, de lagune au soleil, de marécage entre des bouquets de néfliers. Elle avait vu pour la première fois dans l’eau l’image renversée de ce visage aux lèvres grasses, aux yeux trop brillants. Et elle pouvait dire qu’à partir de cet instant, à partir du moment où ce reflet d’homme lui était apparu entre des plantes aquatiques et des lotus, avait commencé son malheur et celui des siens.

Elle se souvenait de ce dimanche qui remontait à douze années en arrière. Elle respirait l’odeur de bois pourri du quartier juif de Goa, dans cette odeur de musc que dégageait la vieille maison mouillée d’Antonia. Elle faisait un rapprochement bizarre entre la sonnette fêlée qu’elle venait d’entendre et les cloches de ce dimanche, qui avaient, par l’effet du temps, la même résonance fausse et irrégulière.

Elle avait marché avec sa mère le long des étangs de Banguinim. Elle revenait vers Goa sur ces chaussées démolies qui datent du temps de la prospérité portugaise et, arrivées à l’angle d’un verger fermé de murs, elles s’étaient arrêtées pour se reposer sur un banc de pierre à demi enseveli sous des herbes. Rachel s’était mise à regarder l’eau de la lagune qui était en cet endroit d’une parfaite limpidité. C’est alors que le reflet de l’homme lui était apparu, qu’elle avait distingué le visage. Il y avait un autre visage à côté de celui-là. Deux inconnus s’étaient avancés silencieusement derrière sa mère et elle.

A peine Rachel les eut-elle vus dans l’eau qu’une voix, s’adressant à elle, retentissait, gaie et impérieuse :

— Continue à regarder l’eau, petite fille. Ne te retourne pas.

Le ton avait été si net, la surprise avait été si grande que Rachel était demeurée immobile durant quelques secondes. Quand elle s’était retournée, elle avait vu sa mère se débattant entre les bras d’un homme qui riait et qui finit malgré sa résistance par poser ses lèvres sur les siennes.

Elle se souvenait que celui des deux hommes qui l’avait interpellée était d’une élégance bien plus grande que celle des marchands européens qu’elle avait l’habitude de voir sur le port de Goa et qu’il souriait avec une supériorité indifférente.

Mais celui qui avait embrassé sa mère, celui qui avait proféré des paroles menaçantes pendant qu’elle essuyait ses lèvres avec dégoût et qu’elle s’en allait en l’entraînant par la main, c’était celui qu’elle avait devant les yeux, le persécuteur dont il était parlé dans le livre des malheurs juifs, le profanateur à la bouche grasse, le pieux Castro au chapelet.


Avec un fin mouchoir de soie rose il avait une fois encore essuyé la sueur de son front et il venait de prier Rachel de s’asseoir.


Et elle, en le considérant, voyait tout ce qui avait suivi dans le panorama étourdissant des souvenirs, l’obsession, les lettres reçues, les cris injurieux poussés, la nuit, dans le quartier juif par des jeunes gens qu’on disait être les fils de l’aristocratie du vieux Goa, les ricanements ironiques de leurs amis, la tristesse et l’appréhension quotidiennes.

Elle se souvenait des paroles de son père :

— Et moi qui ai cru venir au bout du monde pour y vivre en paix avec ceux que j’aime !

Son père ne savait donc pas qu’il n’est pas de bout du monde et qu’il n’est pas de paix pour des juifs. C’était le temps où l’affaire de Damas avait suscité un mouvement antijuif dans toute l’Europe et dans une partie de l’Asie et où les pogromes se multipliaient.

Deux fois par semaine arrivaient les journaux d’Europe sur le vapeur anglais qui faisait le service de Bombay. Rachel allait sur le quai les attendre avec son père car sa mère sortait le moins possible à cause de ce Castro — capable de tout, disait-on, — qui était installé avec son compagnon dans un café du port et qui l’interpellait cyniquement par son prénom quand elle passait.

Les visages des juifs se faisaient graves quand ils lisaient les journaux. Ils venaient le soir chez son père et ils commentaient cette affaire de Damas dont parlait le monde entier. Toujours cette accusation de meurtre rituel qui depuis des siècles servait de prétextes aux persécutions ! On venait de piller des communautés juives en Pologne et en Syrie. Est-ce que cela allait gagner aussi les Indes ? Il suffisait, comme à Damas, de la haine d’un seul homme pour répandre la calomnie. C’était une bien malheureuse fatalité que ce fils de chrétiens fanatiques du vieux Goa se soit épris de Dolça Jehoudah.

En vérité, Rachel se souvenait de ces juifs portugais de Goa comme de bien pauvres hommes sans courage et sans intelligence. Comme ils étaient laids avec leurs barbes sales, leurs doigts aux ongles mal soignés et leurs ridicules redingotes noires à l’européenne qu’ils portaient avec des pantalons flottants en cotonnade blanche et des sandales hindoues. Quelle différence il y avait entre eux et son père, l’intellectuel, son père le médecin qui vivait pour aider les autres et était sage et désintéressé. Quelle différence aussi, entre ces femmes aux cheveux frisés, sous des bonnets de 1830, avec leurs taches de rousseur et leur nez busqué et sa mère dont la beauté était si parfaite qu’il arrivait à Rachel de ne pas pouvoir la regarder sans pleurer d’amour.

— Savez-vous, Manoël Jehoudah, que Pedre de Castro dit partout qu’il veut enlever votre femme ? avait dit un soir à son père un de ces juifs terrifiés, qui était caissier d’un entrepôt de riz appartenant à des chrétiens.

Son père s’était contenté de hausser les épaules. Est-ce que les lois portugaises ne faisaient pas respecter les particuliers, même quand ils étaient juifs sur le territoire de Goa et si l’on voulait quitter ce territoire on relevait dans l’Inde de la législation anglaise qui était de toutes la plus protectrice du droit des juifs. Et puis l’on n’enlevait jamais que les femmes qui le voulaient bien.

Mais alors on avait parlé de choses que Rachel ne devait comprendre que plus tard. Ce Pedre de Castro, marié jeune, avait fait mourir sa femme de chagrin. Il avait un fils dont il ne s’occupait jamais. Il était hanté par le désir de la possession des femmes et sa vie était consacrée à leur recherche. Il s’était flatté d’avoir Dolça Jehoudah, coûte que coûte. Une sorte de génie mauvais s’était incarné en lui.

— Un vrai chrétien du temps des auto da fé ! disait le rabbin Haïm, qui était mulâtre, et qui prétendait descendre directement de ces tribus juives venues dans l’Inde au temps de la captivité de Babylone. Est-ce que son ami, cet aventurier qui se fait appeler Deodat de Vega, dont nul ne connaît la nationalité et qui vit aux crochets des Castro, ne fait pas ouvertement profession de mettre le mal au-dessus du bien ? Prends garde, Jehoudah, les femmes sont faibles et les chrétiens possèdent pour leur plaire un secret qui n’est pas connu des juifs.


Rachel regardait avec attention les traits grossis de Pedre de Castro et elle cherchait à y retrouver la trace de ce secret ou seulement cette expression qu’elle avait contemplée avec tant d’épouvante quand, à travers les carreaux elle le voyait passer et repasser insolemment devant sa maison.

Il sentit le poids de ce regard, mais il l’interpréta différemment. Il se leva avec précipitation et, d’un geste obséquieux, il poussa une chaise à côté d’elle.


Tout ce qui était advenu ensuite s’était déroulé avec rapidité et la lâcheté des hommes avait été la cause de tout.

Rachel se souvenait de l’impression de terreur qui était venue comme une vague dans sa vie d’enfant, impression qu’elle ne pouvait s’empêcher d’assimiler à celle qui emplissait la maison d’Antonia et dont la cause était la même, cet homme assis devant elle.

L’opinion était unanime dans les réunions du soir. C’était la nuit qui était redoutable. Les derniers pogromes, signalés par les journaux, avaient eu lieu la nuit. Il fut question de réparer et de fermer les deux portes du ghetto. Les juifs étaient jadis obligés par la loi de s’enfermer dans leur quartier. C’était une mesure de sécurité à leur égard, mais cet usage était tombé en désuétude en 1815, quand l’Inquisition de Goa avait été abolie. Les portes étaient vermoulues et ne fonctionnaient plus. D’ailleurs n’était-ce pas susciter la violence que de manifester ouvertement la crainte ?

L’âme enfantine de Rachel avait eu alors, pour la première fois, la notion de la lâcheté, dans sa rigueur calculatrice et impitoyable.

Presque tous les juifs du port de Goa étaient d’avis que, puisque la femme de leur coreligionnaire Jehoudah pouvait attirer par sa beauté des calamités sur leur colonie, comme certains métaux attirent la foudre, le devoir des Jehoudah était de quitter Goa sans retard, de fuir n’importe où. C’est vrai, le gouverneur général, bien que très chrétien, faisait respecter la loi et montrait la plus grande bienveillance vis-à-vis des juifs. Mais il n’en était pas de même des juges des districts et des cinq magistrats du tribunal de seconde instance qui appartenaient tous à de nobles familles du vieux Goa. C’était aux juifs toujours qu’ils donnaient tort, au mépris de la justice, dans tous les différends qui éclataient entre ceux-ci et les chrétiens. S’il y avait des pillages, il n’y aurait pas d’indemnité. S’il y avait des coups reçus et du sang versé, il n’y aurait pas de vengeance. Et seul un marchand de souvenirs pour étrangers qui était presque entièrement paralytique était d’avis de préparer les fusils et de descendre dans la rue à la première tentative de violence.


Pedre de Castro regardait en lui-même et se souvenait peut-être des mêmes choses que Rachel. Il fit un nouveau geste plus pressant vers la jeune fille en lui montrant la chaise et Rachel s’assit en face de lui.

Comme il a changé, pensa-t-elle. La graisse a effacé l’expression démoniaque que je trouvais alors sur sa figure. L’hypocrisie a remplacé l’audace et je suis sûre qu’il souffre de cette précoce obésité, lui qui affectait de monter avec une légèreté séduisante la rue en pente du quartier juif.

Les événements tragiques sont toujours précédés par des paroles et des signes qui pourraient permettre à ceux qui en sont frappés de les éviter s’ils osaient écouter la conscience intérieure qui a entendu les paroles et vu les signes. Rachel se souvint que son père lui avait souvent dit, par la suite, qu’il avait eu, le soir où se produisit le drame, non pas le pressentiment de ce qui arriva, — ce fut si horrible et si inattendu qu’aucune pensée n’aurait pu le concevoir, — mais une vague connaissance qu’il terminait la seule phase heureuse de sa vie.

La soirée était une soirée d’avant les moussons, orageuse et moite comme cette soirée de Bombay, avec le même relent tenace de maison pourrie.

Le phare d’Aguada faisait tourner sa flamme circulaire dans le crépuscule. Les gens étaient assis devant les portes et causaient paisiblement. Puis des rassemblements furtifs s’étaient formés. Le rabbin était passé, d’un pas rapide. Quelqu’un avait crié d’une fenêtre :

— C’est écrit sur le Livre. Nous y passerons tous les uns après les autres. Aie pitié de nous, Seigneur !

Le danger venait de se matérialiser. La calomnie menaçait d’être l’instrument de la persécution. Le bruit courait depuis le matin qu’un enfant en bas âge, le fils d’un hindou chrétien, gardien d’une église du vieux Goa avait disparu et l’on attribuait cette disparition aux juifs. Toujours le crime rituel ! Quelqu’un prétendait avoir vu Pedre de Castro en train de distribuer de l’argent à la racaille du port. C’est par le bas de la rue que les persécuteurs allaient venir. Mais un autre affirmait que Castro s’était embarqué dans le vieux Goa à l’endroit où les trois tours de l’église Saint-Joseph couvrent de leur ombre la rivière et qu’il était en train de franchir les sept milles qui séparaient cet embarcadère de la ville neuve, à la tête d’un groupe de ses amis et de leurs domestiques armés. La route longeait la rivière puis la quittait pour gravir la colline. C’était donc au haut de la rue que retentiraient d’abord les cris de mort et le bruit des armes.

Il fut question d’envoyer une délégation au gouverneur mais le rabbin venait d’apprendre qu’il avait quitté Goa, la veille, pour Bombay et qu’il ne rentrerait que dans quelques jours. On parla d’aller trouver l’archevêque ou le colonel qui commandait le fort. Manoël Jehoudah qui avait seul conservé son calme fit remarquer que l’on n’avait aucune plainte précise à formuler et que les craintes ne reposaient que sur de vagues racontars.

Cependant l’orage qui menaçait dans le ciel s’était dissipé et les étoiles rayonnantes se reflétaient avec une incomparable splendeur, à droite sur les marais de Panguinim, à gauche sur les flots de la mer phosphorescente. On voyait comme une coulée de métal bleuâtre la courbe de la rivière déserte, troublée seulement par les pétales des nagahs tombant en pluie de ses bords. Aucun bruit ne venait du port endormi. Sans doute le calme des choses se communiqua aux âmes effrayées.

Rachel se souvint qu’elle entendit avant de s’endormir la cloche d’un couvent éloigné.


Sur la chaise où elle était assise en face de Pedre de Castro, elle faillit sursauter. Cette cloche venait de résonner avec le même son cassé, contribuant à évoquer avec plus de netteté la soirée d’autrefois. Castro, de son bras étendu, tirait la sonnette près de la cheminée. Peut-être fut-il frappé lui aussi par cette similitude car ses yeux s’écarquillèrent légèrement et il fixa Rachel comme s’il attendait d’elle quelque remarque au sujet de cette caricature de cloche. Mais Rachel resta impassible, et lui se contenta de dire :

— Je sonne pour qu’on nous monte le dîner.

La mulâtresse glissa, portant des plats aussi furtivement que l’aurait fait une juive dans le ghetto de Goa, le soir où avait plané pour la première fois la menace. De confuses paroles sur la tempête qui se déchaînait au dehors, sur la température moins accablante, sur le caractère d’Antonia furent échangées comme en rêve par l’homme et la femme assis l’un en face de l’autre. Aucun des deux ne mangea, bien qu’ils en fissent les gestes, mais Pedre de Castro remplit son verre et le vida sans relâche comme quelqu’un qui, se trouvant dans de complètes ténèbres morales, croirait trouver dans l’alcool le moyen de faire apparaître une lumière intérieure.

Et Rachel continuait à regarder non pas le personnage épais qui était assis derrière les seaux étincelants d’où émergeaient les cols des bouteilles mais la créature qu’il avait été dans un autre lieu, douze années auparavant.


Il se tenait debout à l’avant d’une large barque pontée et il jouait de la guitare. Cette arrivée avait été souvent racontée à Rachel et elle s’était complue à la reconstituer en esprit, mais jamais elle ne l’avait imaginée d’une façon aussi saisissante. Il titubait un peu et parfois s’arrêtait de jouer pour éclater d’un rire hystérique, et regarder son compagnon qui battait dans le vide une mesure grotesque.

La lune venait de se lever et la barque tardive fut aperçue de loin par des riverains que remplirent d’étonnement la musique et les chants qui en partaient, le grand falot rouge qui l’éclairait à l’avant et la croix de bois qu’un serviteur tenait debout à l’arrière.

Le bruit des rames était couvert par la voix des rameurs et des hommes entassés sur le pont qui tous, chantaient les cantiques du mois de Marie qu’ils venaient de chanter dans les églises de Goa. Car c’était sous le prétexte de la religion que Pedre de Castro avait fanatisé contre les juifs ses serviteurs, des hindous convertis et même un moine mendiant qui se tenait accroupi, les jambes croisées, avec un gros bâton sur ses genoux.

Castro affectait alors de mépriser les hommes et de les traiter en esclaves et il trouvait plaisant, les ayant soulevés contre les juifs au nom du Dieu chrétien de mêler les sons de sa guitare à leurs pieux cantiques.

Les fleurs blanches des nagahs pleuvaient sur le joueur nocturne et la barque avec sa croix semblait glisser vers quelque bizarre fête maudite.

Personne ne courut prévenir les juifs. D’ailleurs à l’endroit où la route cesse de longer la rivière et contourne les jardins de l’archevêché toute la bande sauta hors de la barque et se précipita derrière le porteur de croix, derrière le musicien et le batteur de mesure.

Il était tard. Les juifs dormaient. Ils se réveillèrent en criant. Toute la rue hurla de terreur en même temps. Quand Rachel regarda par la fenêtre elle vit des silhouettes qui tentaient d’escalader les balcons et la croix renversée devant sa maison et qui, maniée par un groupe d’hommes, heurtait sa porte comme un bélier.

Elle n’eut pas le temps d’avoir peur. Les événements étaient irréels et surprenants comme ceux des cauchemars. Des formes passèrent devant elle dans l’escalier. Quelqu’un cria distinctement avec une affectation de calme dans la voix :

— Apportez de la lumière ! Une torche, n’importe quoi pour éclairer ce four.

Et une autre voix dit :

— Prenez garde qu’ils ne se défendent.

A quoi il fut répondu :

— Ils sont bien trop lâches. Est-ce que vous avez jamais entendu dire que des juifs se soient défendus ?

Un mulâtre au visage idiot monta l’escalier avec une bougie. Il la tenait près de ses yeux, protégeant la flamme avec sa main et il répétait triomphalement :

— J’ai une bougie !

Il y eut à ce moment un bruit de lutte dans la chambre de son père et de sa mère. Et soudain à la clarté de la bougie Rachel eut la vision de Castro sur le seuil de la porte, tenant contre lui sa mère nue. Il avait du sang sur les lèvres comme quelqu’un qui a reçu un coup et il cria avec une voix pleine de rage.

— Je vais le lui faire payer. Attachez-le.

Pendant les quelques secondes de cette apparition, Rachel qui ne pouvait voir la tête de sa mère enfouie sous le bras de Castro ne reconnut pas cette forme blanche, ces jambes limpides qui essayaient de frapper celui qui les tenait captives. Ce fut la chevelure bleuâtre brusquement dénouée et s’écroulant sur le plancher, puis la voix angoissée qui cria tout à coup son nom, Rachel ! qui lui firent identifier avec cette longue chair lisse et palpitante, celle qui était pour elle une sorte de déesse immatérielle.

Comme un chien dont on attaque le maître Rachel s’était précipitée aveuglément pour griffer ou mordre. Mais, de son pied, comme l’on fait à un chien, Castro l’avait envoyée rouler sur le sol à quelques pas de lui. Elle y demeura étourdie la figure contre le mur. Ce qui la frappa quand elle revint à elle ce fut le nombre des pas qui retentissaient dans toutes les pièces de la maison, le bruit des meubles brisés et le mot argent qui revenait sans cesse dans la bouche de plusieurs hommes s’interpellant entre eux d’un étage à l’autre. As-tu trouvé de l’argent ? L’argent doit être caché quelque part ! Peut-être l’argent est-il derrière les livres ? Puis elle vit un grand métis qui avait une carrure de brute et portait des bottes rouges jusqu’au dessus des genoux qui étalait avec soin un drap de lit et qui après y avoir entassé pêle-mêle des couverts, des vases et tout ce qu’il avait pu trouver en nouait méticuleusement les quatre coins et le chargeait sur son dos.

Elle descendit en trois bonds et se trouva sur le seuil de sa maison, juste à la minute où un coffre de bois lamé d’argent lancé d’une fenêtre se brisait avec mille éclats.

La rue avait l’aspect d’un vaste déménagement lunaire. Les étoffes d’un marchand de voiles du Cachemir faisaient une pile devant une boutique défoncée et deux hommes échangeaient des coups en se les partageant. Une juive qui avait sur la tête un foulard écarlate était renversée sous un nègre dont Rachel distingua les yeux blancs et l’expression lubrique de la bouche. Un vieillard maigre, sous une robe de chambre ridicule, courait çà et là en répétant :

— Soyez maudits ! La malédiction de Dieu est sur vous.

Un homme qui avait chargé sur son dos une lourde commode à ferrures s’arrêtait parfois pour souffler et criait d’une voix monotone, comme une leçon apprise :

— Assassins ! Vous avez tué un enfant innocent !

Les cris des juifs épouvantés dans les maisons qui avaient pu demeurer fermées faisaient une plainte continue qu’interrompait seulement la voix du paralytique exhortant ses coreligionnaires au combat.

Rachel vit la croix qui avait servi de bélier tourner le haut de la rue, au milieu d’un groupe compact.

Un cri d’allégresse résonna à ce moment à ses oreilles et elle fut saisie dans des bras, serrée contre une poitrine. C’était un vieux domestique hindou appelé Abdullah qui faisait la cuisine et accompagnait son père quand il allait soigner un malade dans un village éloigné. Il avait des parents centenaires avec lesquels il vivait à Ribandar, en sorte qu’il n’habitait pas chez les Jehoudah mais venait chaque matin et repartait chaque soir. Un instinct l’avait fait se lever durant la nuit quand il avait entendu les cantiques du mois de Marie résonner sur la rivière.

Il y eut une rumeur du côté du port et une ombre barra l’extrémité de la rue. Les soldats arrivaient enfin. Des portes claquaient, des gens fuyaient, les gémissements s’élevaient sur un ton plus aigu. La douleur, se sentant protégée, devenait plus grande.

Rachel était emportée par Abdullah qui courait. Sans doute avait-il l’espoir que la petite fille levée dans ses bras serait plus susceptible d’influencer les haïssables bourreaux chrétiens que les soldats avec leurs fusils. Il gravit la rue pillée, franchit la voûte de l’antique porte du Ghetto, tourna les jardins de l’archevêché, s’élança sur la route du vieux Goa, jusqu’au point où après des lacets entre des maisons abandonnées, elle rejoint la rivière.

Il arriva trop tard. La bande des chrétiens chanteurs de cantiques, avec son guitariste ivre, son butin d’objets volés, son prisonnier et sa vivante proie nue venait de démarrer sur les eaux tranquilles et remontait la rivière vers l’antique cité portugaise.

Alors l’hindou se mit à courir sur la route parallèle à la rivière, séparée seulement d’elle par les touffes de mimosas, par les pandanus odorants, les blancs camphriers ondés de roux, les nagahs avec leur pluie de fleurs blanches. Parfois il écartait les feuillages, il poussait un cri désolé, il élevait l’enfant au-dessus de lui et il le tendait vers la barque.

C’est alors, à travers les branches écartées, que Rachel eut l’inoubliable vision.

Pedre de Castro, frappé au visage par un juif dont il venait voler la femme avait fait, sur la croix portée par ses serviteurs, le serment de se venger. Et entre lui et ses amis, durant qu’ils regagnaient la barque, fut agitée avec des paris et des éclats de rire, la possibilité de cette vengeance. L’opinion unanime fut qu’il n’oserait pas l’accomplir telle qu’il venait de la projeter. Et c’est cela qui le poussa à agir.

La croix se dressa lentement à l’avant de la barque et Rachel vit qu’on y avait attaché son père, les bras écartés, avec un visage qu’il avait revêtu d’un calme mépris. Elle n’entendit pas la phrase répétée plusieurs fois aux serviteurs par Deodat de Vega :

— Surtout ne lui faites aucun mal.

Car il songeait aux suites qu’aurait cette affaire avec les autorités portugaises et combien il importait qu’il n’y eût ni blessé, ni mort.

Elle vit qu’un tout jeune homme qui avait une grosse tête de dégénéré plaçait sur le front de son père, par dérision, une couronne de fleurs blanches arrachées à des nagahs qui faisaient voûte au-dessus de l’eau et hâtivement tressées.

Tout cela lui paraissait dépourvu de sens, incompréhensible.

Ce fut Deodat de Vega qui prit la guitare et commença à en jouer.

Pedre de Castro s’avança près de son père et il lui dit de tout près, visage contre visage en montrant sa lèvre encore saignante, cette phrase qu’elle n’entendit pas plus que l’autre.

— C’est elle qui va boire sur ma bouche le sang que tu as fait couler.

Il arracha en même temps un manteau de drap jaune qui cachait quelque chose d’immobile, couché sur le pont à l’avant de la barque, près de la croix dressée. Puis il fit un signe à un homme qui se tenait accroupi à côté, en lui désignant l’ouverture qui aboutissait à l’entrepont.

Ce qui arriva fut aussi rapide qu’une image dans un songe.

Le manteau arraché avait découvert une chose longue et blanche, une forme d’éclat surnaturel qui semblait emmagasiner la clarté ambiante de la lune en sorte que tout était plus sombre autour d’elle. Rachel ne reconnut sa mère que lorsque celle-ci se fut dressée, d’un seul élan, dont le mouvement et la décision donnèrent à son corps une extraordinaire beauté de proportion. Comme si elle était devenue alors fluide et intangible, l’admirable forme glissa entre les deux hommes, fit deux ou trois pas légers sur le pont, traversa la ligne des rameurs avec autant d’aisance que si elle était passée au travers d’eux et se jeta dans les eaux. Les gouttes en rejaillissant après la chute du corps firent un cercle de petites étoiles claires. Mais il n’y eut ni remous, ni effort de quelqu’un qui se noie et veut vivre, rien que cette large ondulation indifférente qu’on vit disparaître circulairement.

Les rameurs occupés à ramer avec force ne s’arrêtèrent pas de frapper l’eau. Il fallut leur crier l’ordre de revenir en arrière et cet ordre ne vint qu’un peu plus tard. La barque tourna avec difficulté à cause du courant plus rapide provenant de la jonction d’un autre bras de la rivière. Quand on fut revenu à l’endroit où avait disparu Dolça Jehoudah il n’y avait aucune trace d’elle et ce ne fut que pour la forme que Castro ordonna à deux hindous de plonger à plusieurs reprises. La barque erra de ci de là sans s’occuper des clameurs d’un vieil homme et d’une petite fille sur le rivage.

La consternation, la crainte des responsabilités s’emparèrent de l’âme des pieux Portugais. La clarté du falot rouge sur les eaux devint tout à coup tellement sinistre que chacun tournait les yeux vers le vieux Goa. Les domestiques métis, les hindous chrétiens qui n’estimaient pas que la mort d’une juive fût une grande perte et qui se sentaient couverts par leurs maîtres reprirent en chœur les cantiques du mois de Marie. Mais sous la lune déclinante, avec l’homme crucifié et couronné de fleurs de nagah que l’on n’osait plus détacher, ces cantiques prirent une si lugubre résonance que les voix défaillirent une à une et que lorsqu’on arriva au premier embarcadère, à côté des ruines de l’église Saint-Joseph, il n’y avait plus que la brute aux grandes bottes rouges qui continuait à chanter.

Tout le monde se dispersa avec rapidité le long des vieilles murailles, par les avenues dallées et moussues, entre les masures basses et les tours démolies. Ce fut le métis à l’ivresse persistante qui assuma la charge de détacher Manoël Jehoudah de sa croix et qui le laissa avec ses poignets abîmés et sa couronne sur les oreilles, hagard, solitaire, entre la nappe étincelante des eaux et l’ombre à trois têtes de l’église Saint-Joseph.

Le Témoin de Dieu

— Oh ! rends-lui, Seigneur Cebaoth, selon sa méchanceté !

Rachel avait lu cette phrase sur le livre où étaient énumérés les malheurs de la race juive. Il y avait dans ce livre bien des descriptions de pogromes qui avaient eu lieu, jadis, en Espagne, en Portugal et ailleurs, et qui étaient plus terribles que ceux de Goa. Ces pogromes anciens ressemblaient à ceux dont elle avait lu les récits dans les journaux et qui avaient eu lieu récemment en Russie et en Pologne. Ils commençaient tous par l’accusation de meurtre rituel et ils se continuaient par le pillage des richesses, que ces richesses soient des corps de femme ou de l’argent monnayé.

Mais comme l’auteur du livre en faisait le souhait ardent, le Seigneur Cebaoth ne rendait jamais selon la méchanceté. Les juifs étaient souvent massacrés, toujours dépouillés, quelquefois obligés de changer de patrie. Ils ne recevaient jamais rien comme compensation de leurs maux. Rachel se rappelait avoir lu qu’en Espagne tous les juifs d’une communauté avaient été renvoyés entièrement nus sans couvre-chef sur leur tête et sans sandales à leurs pieds, parce que les habitants chrétiens avaient prétendu qu’il serait dommage d’abandonner même un petit morceau de toile à ces maudits. Une fois, en Allemagne, le feu qui avait consumé les maisons avait été si ardent qu’une église voisine avait brûlé et que sa grande cloche était devenue une informe boule de bronze. Les moines de Malte ayant rencontré un navire de juifs fuyant l’Italie vers le Levant, avaient attaché ceux-ci aux mâts et aux bastingages et s’en étaient servis comme cibles pour leurs arquebuses.

Le vieil auteur du seizième siècle ajoutait bien parfois à la suite du récit d’un massacre que tel évêque provençal qui l’avait commandé était devenu lépreux par le fait de la colère de l’Éternel. Il essayait bien d’établir un rapport entre la défaite de tel prince autrichien par les Turcs et les mauvais traitements que ce prince avait infligés au peuple d’Israël ; Rachel, moins prévenue, moins croyante en la justice que le religieux auteur, n’avait pas vu avec la même évidence que lui, le rapport de la cause et de l’effet, du crime et de sa punition.

Ce qui avait le plus étonné sa jeunesse, c’était que les hommes qui avaient volé et humilié son père, qui avaient causé la mort de sa mère, eussent pu continuer à vivre sans être inquiétés et que, traduits devant les juges, ils aient pu ressortir de leur tribunal, le front haut, et le sourire aux lèvres.

Le pogrome de Goa avait été suivi d’une parodie de poursuite et de jugement. Mais dès le lendemain de la huit où il avait eu lieu, Castro et ses amis poussés par la crainte, accusaient formellement le médecin Jehoudah d’avoir enlevé un enfant chrétien afin de faire servir son sang à d’abominables pratiques religieuses et ils allaient même jusqu’à demander son arrestation immédiate. Le juge du district pensa montrer un grand esprit de clémence en le laissant en liberté à cause des violences qu’il avait déjà subies et du malheur qui le frappait.

Le jour où le plus jeune fils du gardien de la solitaire église des Rois Mages avait disparu, Manoël Jehoudah était venu donner des soins à ce gardien atteint d’éléphantiasis. Jehoudah était souvent appelé dans le vieux Goa parce qu’il soignait gratuitement les malades pauvres. Il y allait quelquefois à pied par la route et d’autres fois il remontait la rivière dans un petit canot dont Abdullah tenait les rames. Ce jour-là, il s’était rendu à l’église des Rois Mages sans être appelé par le gardien, par pure charité, profitant, avait-il dit, de sa venue dans le vieux Goa, pour savoir comment allait son malade.

La maison était une misérable cabane adossée à l’église et on y accédait par un sentier sinueux entre des broussailles, qui prolongeait une longue allée bordée de manguiers. Jehoudah avait aperçu l’enfant, bien après l’allée, à l’endroit où le sentier rejoignait le chemin. Il était assis au pied d’un arbre, et le médecin s’était étonné, après avoir passé, que l’enfant n’eût pas couru vers lui comme il le faisait d’ordinaire. Un peu plus loin, en traversant ce qui avait été jadis le faubourg du vieux Goa et qui était maintenant un amas de murailles ruinées, il avait reconnu à quelque distance de lui, les silhouettes de Pedre de Castro et de Deodat de Vega. La vue de ces deux hommes par lesquels lui et sa femme étaient épiés et suivis lui avait causé un mouvement de répulsion et il avait, il s’en était souvenu, fait passer avec vivacité sur son bras gauche, la pèlerine qu’il portait sur son bras droit. Ce geste avait été le prétexte fragile de l’accusation. Les deux Portugais affirmaient qu’en les apercevant, Jehoudah avait été tenté de revenir en arrière, qu’il avait, par un mouvement instinctif, essayé de déguiser quelque chose qui semblait de loin très pesant et qui était enroulé dans un manteau. Puis il s’était éloigné avec une rapidité qui aurait été incompréhensible si le médecin n’avait pas eu quelque chose à cacher.

Ils ajoutèrent même que l’attitude de Jehoudah leur avait semblé tout d’abord déshonorante. Ils l’avouaient volontiers, ils avaient quelques plaisanteries inoffensives à se reprocher à son égard et ils s’attendaient à ce que, se trouvant face à face avec lui dans un endroit solitaire, il leur en demandât l’explication. Sur le moment, ils avaient mis sa fuite singulière sur le compte de la lâcheté bien connue des juifs.

Rachel avait toujours frémi d’humiliation en pensant à cette rencontre. Pourquoi son père n’avait-il pas eu le courage de marcher vers les deux hommes et de souffleter celui qui avait embrassé sa mère par surprise. Hélas ! chez le médecin Jehoudah, la pensée seule était audacieuse. Comme il fut obligé de l’expliquer par la suite, pour justifier son attitude, c’était la possibilité d’une altercation, la crainte d’avoir à matérialiser sa colère en acte et l’incapacité de le faire, qui l’avaient précipité sur le chemin, ridiculement, lâchement.

Les deux Portugais prétendirent qu’après avoir ri énormément de la fuite du mari poltron, une défiance leur était venue. Ils se demandèrent quel pouvait être ce paquet enveloppé d’un manteau que portait Jehoudah. Le médecin affirma bien qu’il n’avait sur son bras que sa pèlerine qu’il avait prise malgré la chaleur d’avril, à cause de certains accès de fièvre qui le faisaient grelotter le soir, mais les Portugais prêtèrent serment sur le Christ de la vérité de leur affirmation. Ils ne pouvaient, dirent-ils, penser à un vol, étant donné la pauvreté du gardien de l’église des Rois Mages. Mais ils songèrent à quelque profanation d’objet sacré. Ils allèrent jusqu’à l’église. Le gardien s’étonnait déjà de ne pas avoir vu rentrer son enfant. Ils attendirent avec lui et firent toute la nuit et le lendemain matin des recherches dans les environs. Elles furent inutiles.

Sous le coup de l’indignation et sachant bien que, s’ils accusaient le médecin juif devant la justice celui-ci aurait le temps de faire disparaître les traces de son forfait, ils résolurent avec quelques amis, et quelques serviteurs de faire sur le champ une incursion dans le quartier juif et de fouiller la maison du médecin. C’est au cours de cette incursion que Castro fut frappé au visage par Jehoudah et qu’il résolut de l’emmener, avec sa femme, qui était peut-être sa complice, jusqu’à l’église des Rois Mages. Il pensait, en l’intimidant, obtenir de lui des aveux. Il regrettait d’avoir involontairement poussé une femme au suicide. Mais une foule de témoins l’affirmaient. Il n’avait été fait de mal à aucun des Jehoudah. On les avait seulement entraînés de force sur le bateau. Si Dolça Jehoudah avait préféré la mort à la vision de l’église des Rois Mages et à celle d’un père pleurant son enfant disparu, c’est qu’elle devait avoir une conscience peu tranquille. Castro regrettait aussi qu’il y ait eu, de ci, de là, quelques coups donnés dans le quartier juif, quelques portes défoncées, quelques objets brisés par des chrétiens dont on n’avait pu modérer la vertu. C’étaient de bien petits dommages à côté du sang versé d’un enfant innocent. La mort même de Dolça Jehoudah ne suffisait pas à venger ce sang versé et Castro maintint sa plainte et son accusation contre le médecin.

Il n’avait pu apporter aucune preuve que celle de sa certitude morale affirmée par des serments réitérés sur le Christ. Ces serments, qu’appuyaient les serments de tous les jeunes gens nobles de Goa furent si nombreux et si solennels que, pour tous ceux qui assistèrent au procès, l’idée de Christ fut liée au pogrome de Goa.

C’est le Christ qui l’avait inspiré. Une croix était dressée sur la barque qui transportait les justiciers. Tous ceux qui y avaient participé étaient des soldats du Christ. Castro et ses compagnons furent innocentés de la mort de Dolça Jehoudah car il ressortait des événements que cette mort était la volonté du Christ. Mahoël Jehoudah fut innocenté de la mort de l’enfant, parce qu’il n’y avait aucune preuve contre lui mais il quitta le tribunal, indirectement flétri, soupçonné par tous d’avoir répandu le sang pour de mystérieuses pratiques. Sa défense avait été empreinte de tristesse et n’avait pas été coupée de ces cris sincères par lesquels les cœurs sont conquis. Le procureur du roi, homme juste dans la mesure où l’on peut l’être quand on voit les choses à travers les ombres de sa médiocrité n’avait pas requis de peine contre lui. Mais il avait prononcé le mot magie avec assez de terreur vraie pour faire frémir l’assistance. Pour lui, si Manoël Jehoudah ne pouvait pas être convaincu de crime rituel, le crime rituel en lui-même ne faisait pas de doute. Il croyait qu’il s’était produit en d’autres lieux, et que des juifs instruits, héritiers de vieilles traditions, fabriquaient à Pâques des pains azymes avec un mélange de farine et de sang enfantin. Plus les juifs étaient instruits et plus il fallait se méfier d’eux. Le procureur du roi savait par sa connaissance personnelle, il tenait d’une source tout à fait sûre, que le sang ne servait pas qu’à la fabrication des pains azymes, qu’il avait d’autres usages maléfiques et que ces usages étaient relatés dans certains livres écrits en hébreu. Il regrettait pour sa part, qu’un médecin juif accusé — sans preuves — du meurtre d’un enfant, eût justement en sa possession une vaste bibliothèque de livres incompréhensibles pour des chrétiens. Il avait vu ces livres en perquisitionnant dans la maison de Jehoudah car — le procureur du roi le constata avec regret — ils avaient été épargnés dans le pillage — et en les feuilletant il avait été frappé par leur antiquité, leur mystère et certaines dispositions typographiques du texte où il avait cru reconnaître des formules invocatoires. Le procureur du roi était un obéissant serviteur de la loi. Il le montrait d’une façon éclatante en proclamant que l’on ne pouvait condamner un homme quand il n’y avait pas de fait probant contre lui, mais il ne pouvait s’empêcher de déplorer que la loi n’armât pas mieux ceux qui la défendaient et que le procureur du roi n’eût plus, comme au temps de l’Inquisition, le droit de faire brûler ce qu’il ne comprenait pas.

Manoël Jehoudah avait été obligé de quitter Goa. Les chrétiens qui le voyaient au bout d’une rue, revenaient ostensiblement sur leurs pas pour ne pas avoir à le frôler. Ses coreligionnaires ne lui pardonnaient pas d’être l’origine d’un mouvement antijuif dans les possessions portugaises de l’Inde. Beaucoup d’entre eux, et parmi eux le rabbin, insistaient auprès de lui pour qu’à titre de concession à l’opinion publique il détruisît ses livres devenus légendaires, depuis les paroles du procureur à son procès.

Il était parti sans regret. Sa fenêtre donnait du côté de la mer et l’on voyait la rivière s’y fondre en un large estuaire. Il ne pouvait regarder la ligne blanche que faisait la barre à marée basse, le remous inquiétant des eaux à marée haute. C’était là-bas, sur la grève d’Aguada, qu’il s’était penché, plein d’horreur, sur une forme tellement mangée des poissons qu’il avait été obligé, pour la reconnaître, d’en laver avec ses mains les longs cheveux bleuâtres souillés de vase.


Et maintenant, Rachel regardait face à face l’auteur de tant de maux. Il était là, assis, paisible, avec des bajoues et un gros ventre, indiquant qu’il devait faire bonne chère et qu’il jouissait sans doute d’une conscience tranquille. Il avait insisté à plusieurs reprises pour qu’elle mangeât et qu’elle bût, et il avait dit des choses banales qu’il s’était efforcé de rendre aimables, rappelant à Rachel, par son inclinaison de tête, ce mouvement qu’ont certains chiens méchants quand ils vous lèchent la main. Maintenant, il avait tiré un cigare de sa poche et il lançait vers le plafond de grandes bouffées de fumée. Il devait avoir l’habitude de venir de Goa pour se réjouir avec des femmes, dans cette maison de rendez-vous de Bombay, la seule où l’on trouvait des Européennes. C’était un client. On le connaissait. On savait ses goûts, ses habitudes. Il aimait le champagne. Il était violent. Il détestait attendre. Ce soir, après avoir traîné dans les bars du port, il avait résolu de dîner avec une femme. Et la femme, c’était elle : Rachel.

Ainsi, il n’y avait pas de justice. L’injustice allait même en s’aggravant. Rachel avait souvent imaginé des circonstances inattendues qui l’auraient mise en présence de Pedre de Castro et qui lui auraient permis d’en tirer vengeance. Dans la fantaisie du rêve, elle s’était vue, par une série bizarre d’événements, grâce à quelque immense fortune, jouissant d’un pouvoir discrétionnaire et humiliant l’être détestable. Elle se l’était représenté à genoux, et l’implorant. Non seulement rien de tel ne s’était produit mais c’était elle qui était maintenant à la merci de cet homme et dans les conditions les plus misérables et les plus honteuses. Certainement il l’avait reconnue à son étonnante ressemblance avec sa mère. Impressionné tout d’abord par l’évocation du drame ancien, il s’était calmé, il avait dîné et maintenant il réfléchissait.

— Misérable race, devait-il penser, dont on trouvait les enfants dans les endroits interlopes des grandes villes. Il n’avait pas eu la mère, eh bien ! il allait avoir la fille !

Sans doute, c’était son habitude. Il dînait d’abord. Rachel l’avait vu regarder le lit avec complaisance. Il allait bientôt se lever, la saisir, l’y pousser.

Elle sentit à cette pensée une chaleur parcourir tout son corps et faire bourdonner ses oreilles.

Pas de justice ! jamais de justice ! Il y avait des faibles et des forts et les forts étaient presque toujours les mauvais. Elle songea à son père, là-bas, dans la petite ville de Cochin, dont elle s’était enfuie. Il avait voulu aller vivre chez ceux qu’on appelait les juifs noirs, les plus misérables de tous, rameaux d’une branche tout à fait abâtardie de la race. Et il n’avait jamais songé à se venger ! Elle revit un chemin désert, au crépuscule, et le dos de son père courant presque pour ne pas avoir à se quereller avec deux insulteurs chrétiens.

Elle eut, à ce moment-là, de la peine à ne pas se dresser en criant. Elle se sentait soudain légère, forte, invincible. Ce qu’aucun juif n’avait, à sa connaissance, jamais osé faire, elle allait l’accomplir. Elle s’étonna même que la tâche fût aussi aisée.

Un grand couteau à découper était sur un plat, parmi des tranches de roastbeef. Rachel qui était accoudée sur la table n’avait qu’à laisser tomber le bras pour le saisir. Elle calcula qu’en se levant en même temps, elle pouvait presque dans la même seconde, traverser avec cette arme qui semblait très aiguë, ce ventre large qui était devant elle et faisait un bourrelet au-dessus du bois de la table.

Elle entrevit ce qui pourrait arriver alors. Les cris de l’homme, ce qu’elle lui dirait en le frappant à nouveau, les agents de police en uniforme kaki et en turban, la prison devant laquelle elle était passée dans la soirée, un procès où serait évoquée toute l’abomination passée, mais un procès à Bombay, devant des juges anglais.

La pluie, au dehors, ne battait plus les carreaux avec autant de force mais on l’entendait s’écouler en rigoles sur des terrasses. Il y avait une lassitude du vent. Le chant des grenouilles s’élevait avec une régularité qui le rendait plus triste.

La résolution prise donna au visage de Rachel une sorte de sérénité illuminée qui en transforma l’expression. Et alors, en face d’elle, le regard de Castro devint plus fixe. Il la considéra comme s’il cessait de la reconnaître. Il mordit ses lèvres comme quelqu’un qui s’aperçoit d’une erreur et, repoussant la table devant lui, il se leva. Il fit un ou deux pas et Rachel pensa, avec un rire intérieur, qu’il allait soulever la moustiquaire pour que l’accès du lit soit plus aisé.

Le couteau était toujours à portée de sa main.

Avec un immense effort, d’une voix basse, Castro dit :

— Je ne me trompe pas. Vous êtes bien la fille d’un médecin nommé Jehoudah ?

La main de Rachel avait effleuré le plat où était le roastbeef et le couteau. Elle dit pour gagner du temps :

— Moi !

— Oui, reprit Castro. Manoël Jehoudah qui a habité Goa autrefois.

Il n’en était donc pas sûr ! C’était à elle qu’il appartenait de le lui apprendre. Et pourquoi ? Pourquoi lui donner cette nouvelle victoire, la déchéance de la fille de Jehoudah ? Cela suffirait peut-être pour lui faire trouver la mort moins affreuse.

Les yeux de Rachel exprimèrent une surprise tranquille. Elle secoua la tête :

— Je m’appelle Rachel Soarez, dit-elle.

C’était le nom sous lequel elle était inscrite dans son hôtel, sous lequel Antonia devait la connaître.

Castro poussa un grand soupir, comme s’il était délivré d’une terrible menace. Il balbutia :

— Je me disais bien aussi… C’était une coïncidence si invraisemblable !

Il répéta : Rachel Soarez ! avec une visible satisfaction.

— Ah ! si vous saviez ! si vous saviez ! dit-il encore.

Quoi ? Voulait-il parler du drame de Goa ? Dans ce cas, Rachel savait. Mais elle crut comprendre qu’il s’agissait d’un autre drame intérieur qui lui était propre.

Lequel ? Que pouvait-il bien penser au juste ? Les êtres foncièrement mauvais jouissaient-ils de leur méchanceté de la même manière que ceux qui font le bien ?

Rachel s’attendait d’un instant à l’autre à quelque brusque attaque de Castro. Elle était prête à se lever d’un bond et elle ne perdait pas le couteau de vue. Mais elle chercha en vain sur le visage épais, dans le tremblement et l’humidité des lèvres, la flamme des petits yeux, l’animation qu’y met la fureur sexuelle.

Il lui parla sans avancer et sa voix semblait venir de beaucoup plus loin que la distance qui les séparait. Quand il prononça d’abord ces mots :

— Peut-être êtes-vous l’instrument de la providence.

Rachel, se rappelant les paroles à peu près semblables d’Antonia, songea qu’elle aurait éclaté de rire en d’autres circonstances. Elle se contint mais la gravité de ce que dit encore Castro fut diminuée, resta entachée d’une sorte de comique et tout ce qui suivit eut l’air pour Rachel d’être la parodie d’une autre scène vraie, plus émouvante et vécue ailleurs.

— Je vous expliquerai plus tard ce qui vient de se passer en moi. Mais il ne faut pas que vous restiez ici un instant de plus. Puisque vous y êtes venue, c’est que…

Ici, il balbutia et Rachel comprit qu’il ne trouvait pas les formules délicates jamais, sans doute, prononcées auparavant et par lesquelles il lui aurait promis largement l’argent escompté de sa visite chez Antonia.

Elle haussa les épaules. La tension de son buste indiquait assez la curiosité passionnée qui l’animait. Elle cherchait à comprendre. L’éclat du couteau semblait s’effacer sur la table.

— Nous allons partir ensemble. J’ai pensé à tout cela pendant le dîner. Vous êtes le témoin de Dieu.

Cette formule dut le satisfaire car il la redit encore une fois.

Soudain la cloche annonciatrice du pogrome de Goa résonna au loin, parmi le chœur des grenouilles. Castro avait tiré la sonnette. Il demanda son manteau et son chapeau qu’il avait laissés quelque part et il fit signe qu’on apportât aussi le chapeau de Rachel et son manteau, si elle en avait un.

La mulâtresse déposa ces objets sur une chaise avec une déconcertante rapidité, non sans jeter sur Rachel un regard de pitié. Celle-ci eut même la sensation qu’elle se retenait pour ne pas lui donner un avis, lui faire une recommandation de prudence. Mais le sentiment de sa propre sûreté l’emporta et elle disparut.

Rachel se souvint du conseil de la femme en cheveux sur le seuil de la maison. Qu’y avait-il encore à redouter de la part de l’homme de Goa, celui qui aime les juives ? Est-ce qu’il avait emmené d’autres femmes comme il l’emmenait elle-même, ou ce qui arrivait était-il nouveau, spécial à sa personne ?

Castro avait regardé sa montre et il avait murmuré :

— Avec une voiture, nous avons bien le temps !

Puis, comme une chose indifférente, il avait ajouté :

— Sans doute vous habitez Mazagon. Il y a un quart d’heure à peine de Mazagon au port. Le bateau ne part que vers cinq heures du matin.

Quel bateau ? Il voulait lui faire prendre le bateau avec lui ? Il disposait d’elle, sans la consulter, comme si elle lui appartenait ! Il ne se doutait pas que c’était lui, au contraire, qui était devenu sa possession et que, pendant le temps qu’il lui restait à vivre elle serait attachée à sa forme exécrée, à son sang, avec la même ténacité que ces crustacés qu’on avait trouvés sur le corps de sa mère et qu’on avait eu tant de peine à arracher. Il avait raison. On avait bien le temps. Elle ne frapperait qu’à la minute choisie par elle.

Comme il venait d’écarter le rideau de la fenêtre et qu’il s’assurait aux carreaux s’il pleuvait encore, elle saisit, d’un geste brusque, le couteau du plat et elle l’enroula dans son châle.

Pour sortir de la chambre, Castro s’inclina cérémonieusement devant elle, mais il interpella vivement la mulâtresse invisible parce que le couloir et l’escalier n’étaient pas assez éclairés et que Rachel ne devait pas y voir.

Elle y voyait très bien, au contraire. Elle marchait, la tête haute, les seins tendus, et même un vague sourire errait sur ses lèvres. Elle vit en bas les portes fermées derrière lesquelles bruissait encore une vague terreur, puis la rue sinistre et ruisselante où un bec de gaz s’était allumé comme un œil étonné et plus loin son regard plongea dans les ténèbres de ce qui allait arriver.

Elle ne fut pas étonnée que le mendiant aveugle continuât à fixer un point sur son front. Elle se sentait marquée par un signe. Castro venait de le lui dire : elle était le témoin de Pieu.

La Ville agonisante

Les étoiles d’une nuit sereine se reflétaient sur les eaux de la rivière Mandavi avec cette réverbération plus large et plus claire qui vient de la proximité de l’aurore. Huit Malabarais tenaient les rames de la barque et le bruit que ces rames faisait en frappant l’eau, était seul à troubler le parfait silence nocturne.

Castro était assis à côté de Rachel, à l’avant de la barque, et parfois il se penchait pour rappeler aux rameurs qu’il leur avait promis un pourboire s’ils franchissaient avec la plus grande rapidité possible la distance qui séparait la ville neuve du vieux Goa.

Rachel se demandait ce qui pouvait pousser Castro à arriver un peu plus vite, ce qui le faisait regarder anxieusement le ciel pour voir si les premiers blanchissements du soleil n’y apparaissaient pas. Les vingt-trois heures du voyage sur le steamer qui faisait le service de Bombay à Goa ne lui avaient rien appris sur les intentions de son compagnon. Castro s’était montré particulièrement respectueux à son égard et tout ce qu’il lui avait dit décelait la crainte qu’elle changeât d’avis, qu’elle cessât de vouloir l’accompagner en arrivant dans le port de Goa. Il n’avait été rassuré que quand elle lui avait affirmé qu’elle ne connaissait personne là et que, par conséquent, rien ne pourrait l’y retenir. Il était revenu plusieurs fois sur la ressemblance de Rachel avec une femme qu’il avait connue, disait-il, et qui était morte. Mais la jeune fille avait su raconter une si plausible histoire de Rachel Soarez qu’il ne soupçonnait plus qu’elle pût être la fille du médecin de Goa et sa ressemblance avec Dolça Jehoudah ne paraissait plus le troubler autant.

Au loin, par delà la cime des arbres amoncelés le long des rives, Rachel voyait sur le dénudement des collines rougeâtres se découper la silhouette d’une église en ruine, le squelette allongé d’un couvent abandonné.

Quand la barque dépassa le village de Ribandar, Rachel vit que son compagnon était profondément absorbé par la contemplation de l’eau. Y cherchait-il le visage de Dolça Jehoudah qui y avait disparu ? Un pétale de nagah traça un sillon incertain dans l’air et vint se poser comme un papillon sur les genoux de la jeune fille. Elle caressa le tissu blanchâtre, aussi doux qu’une aile et elle porta la main à son front avec le geste d’y placer une couronne. Mais Castro ne vit pas ce geste.

Il ne sortit de sa rêverie que lorsque la barque heurta les pierres usées du débarcadère. Alors il fit signe à Rachel de le suivre sans perdre de temps.

Pour le voyageur qui arrivait par la rivière Mandavi, rien ne pouvait laisser croire qu’il y avait entre les eaux et les montagnes lointaines, sous les masses ombrées des végétations, les vestiges de ce qui avait été l’antique cité d’Albuquerque, la grande métropole portugaise, la reine ecclésiastique des Indes. Seule, l’église Saint-Joseph avec ses trois tours couronnées de créneaux en lambeaux, comme trois crânes de vieillards tenaces sous des coiffures déchiquetées, attestait la lutte de la pierre contre la forêt.

Rachel n’allait presque jamais, quand elle était enfant, dans le vieux Goa. Elle n’en avait plus qu’un souvenir très vague mais ce qu’elle en voyait à la clarté de la lune lui paraissait différent, transformé, singulièrement plus sauvage et plus abandonné.

Derrière Castro, elle longea d’abord un sentier si étroit que les roseaux qui le bordaient lui frappaient le visage. Puis elle franchit un pont et Castro cria :

— Prenez garde !

Le pont n’avait pas de garde-fou et l’on sentait que certaines planches étaient pourries et s’affaissaient sous les pieds.

Rachel se demanda si elle ne ferait pas bien d’en finir tout de suite et si les eaux croupissantes qu’elle apercevait entre les lames du pont ne seraient pas une tombe appropriée à celui dont elle avait résolu la mort. Elle se représenta le gros corps basculant brusquement parmi les plantes aquatiques et les grenouilles effrayées. Mais la solitude du lieu aurait donné à son acte un caractère sinistre qui lui répugna.

Elle traversa des remparts, à un endroit où il devait y avoir eu des portes, elle marcha dans des terrains vagues où se dressaient des pans de murs, elle passa sous l’arc de triomphe d’Albuquerque, puis entre deux petites églises basses et semblables, comme deux sœurs très vieilles accroupies ensemble pour mourir et elle se trouva brusquement dans une large avenue dallée, solennelle, droite, entre des façades de palais couverts de sculptures, avec des portails gothiques et des tourelles Renaissance. De hautes herbes croissaient entre les dalles, parfois un cocotier se dressait au milieu de l’avenue, il y avait des fougères arborescentes qui s’épanouissaient devant les portes et Rachel remarqua que la plupart des palais étaient sans toitures et que leurs fenêtres étaient comme de grandes blessures ouvertes d’où tombaient en gerbes les pandanus aux longues branches et les bignonias aux tiges sarmenteuses. Les magnifiques demeures n’étaient que des apparences, elles n’avaient gardé que des ossatures de pierre pour donner une figuration de grandeur à cette avenue fantôme.

Castro marchait avec peine, à cause de son embonpoint. Il s’arrêta pour souffler et comme s’il avait deviné les pensées de Rachel et qu’il voulût excuser la déchéance de sa ville, il dit :

— Cette partie de Goa est maintenant la plus inhabitée de toutes. Il y a quelques années il y avait encore pas mal de familles portugaises qui y vivaient. Mais une fois c’est un incendie, une autre fois c’est un orage. Il y a eu le tremblement de terre puis il y a eu l’épidémie. Il ne prononça pas le nom de la maladie par superstition à cause de la force d’appel qu’il y a dans les syllabes du mot. Mais ni le tremblement de terre ni l’épidémie n’ont été les vraies causes du mal.

Il se remit à marcher en regardant à droite et à gauche, comme s’il craignait de voir surgir tout à coup quelque chose de redouté.

— Je ne peux pas savoir d’où cela est venu, dit-il encore à demi-voix. Personne ne le sait. Cela a commencé il y a longtemps, bien avant ma naissance, je crois. Ç’a été une sorte de malédiction. La vie a cessé presque brusquement d’apporter sa sève. Le commerce s’est arrêté. On a eu moins d’enfants. Puis la foi a diminué. Les couvents se sont vidés. Les moines sont allés ailleurs. Les uns sont rentrés en Portugal, les autres se sont installés en Chine. On aurait dit qu’il y avait un mot d’ordre d’abandon.

Ils avaient atteint en marchant la rue Drécha. C’était là que s’était réfugié le reste d’activité du vieux Goa. Castro qui baissait la tête la redressa comme si la vue de quelques maisons habitées lui rendait son orgueil.

— Et dire qu’il y avait là-bas les étables des éléphants de guerre, puis les ateliers pour la fonderie des canons, puis les chantiers où l’on construisait les galions et la ville s’étendait encore plus loin avec une ceinture de couvents et d’églises. Maintenant les fils des premiers conquérants de l’Inde habitent un véritable tombeau.

Rachel vit, entre des pans de muraille, un vaste cloître dont le quadrilatère aboutissait à quatre chapelles ruinées et qui était tout ce qui demeurait de la puissance des Jésuites. Elle longea des édifices que l’on sentait vides et déserts et qui étaient l’ancien palais du gouverneur et celui de l’Inquisition. Sur une place, gisait une statue équestre, renversée et brisée.

— Vasco de Gama ! dit Castro. N’est-ce pas une pitié !

Ils contournèrent la statue et après avoir longé un mur percé de créneaux, dans l’ombre des demeures mortes, brilla enfin une lumière. C’était une petite clarté qui illuminait des carreaux en ogive. Dans les ténèbres mortuaires de la ville défunte cette flamme avait quelque chose de surnaturel.

Rachel vit avec surprise son compagnon tomber à genoux. Il lui sembla que dans la fenêtre éclairée elle avait vu passer une tête de vieillard, avec un crâne pointu chauve et un cercle de chevelure dans le cou.

— Le patriarche ! dit Castro en se relevant. Quand il commence à marcher dans son palais, c’est que le jour n’est pas éloigné.

Et il hâta le pas.

Rachel se rappela tout ce qu’elle avait entendu dire sur l’évêque de Goa, primat des Indes. Il était en partie responsable de la décadence religieuse de la vieille capitale portugaise. Depuis bien des années, il était entré en lutte avec le pape. Il avait méprisé son autorité, fondé un schisme. Les chrétiens d’Orient s’étaient divisés en deux parties et ils en étaient même venus aux mains à plusieurs reprises. Poussé par un intraitable orgueil et prétendant recevoir des révélations directes de Dieu, l’archevêque de Goa, afin de se créer des partisans, avait donné l’ordination à qui le lui demandait, à des aventuriers venus d’un peu partout, même à des nègres d’Afrique. Son grand pouvoir avait diminué, mais il avait quatre-vingt-dix ans et possédé d’une vitalité tenace, il refusait obstinément de mourir.

— J’ai toujours pensé que la vie de Goa était liée à celle de l’archevêque, dit Castro, comme s’il s’adressait à lui-même. Il le sait bien et il se lève la nuit, pour lutter contre la destruction.

A un endroit où l’écroulement de plusieurs façades laissait voir des inclinaisons d’étages rompus et des morceaux d’escaliers dont la spirale n’aboutissait nulle part, Castro s’arrêta de nouveau et il saisit le bras de Rachel.

— Écoutez ! murmura-t-il en soufflant péniblement.

Rachel prêta l’oreille et n’eut que la perception d’un silence angoissant.

— Il m’est arrivé souvent de me lever la nuit afin de me rendre compte de cette activité nocturne de la mort, de cette présence agissante qui hâte la fin de la vieille cité. C’est un être palpable, réel, bien que sans forme précise, qui circule sur les ruines et se nourrit d’elles. Alors, il me semble que la désagrégation des choses est plus rapide. J’entends le bois se pourrir, les molécules des pierres se dissoudre. Tantôt c’est une vieille poutre qui craque, tantôt c’est le bruit d’un rat qui ronge la moelle d’une porte. Les os qui soutiennent les membres des monuments se carient intérieurement. L’eau, sous les aqueducs, roule une décomposition putride. C’est comme si une immense armée de termites silencieux s’animait dans l’ombre et dévorait les mosaïques des parvis, les marches des colonnades, les griffes de fer soutenant les voûtes.

Rachel sentait sur son bras serré par Castro s’imprimer le relief d’une bague.

— J’ai trouvé, certains matins, des piliers de cloître qui gisaient sur le sol et que j’avais vus la veille à leur place dans la file grise des piliers. J’ai entendu tomber des moellons et je peux jurer que la cloche de l’église de la Miséricorde a sonné, une nuit, sans qu’on pût savoir qui en tirait la corde. Il y a une force active qui hâte les dissolutions, précipite les pourritures, se sert des humidités automnales, de l’haleine pestilentielle des marécages. C’est une force extra humaine qui s’emploie à l’anéantissement de Goa la catholique, de Goa la ville de Dieu.

Un oiseau de nuit traversa l’air avec un lourd battement d’ailes. La réalité de ce bruit rassura Castro.

— Nous sommes arrivés, voilà ma maison, dit-il en désignant une demeure qui avait un grand portail clos auquel on accédait par plusieurs marches.

Arrivés ! pensa Rachel. Le voyage doit être plus long.

L’Église des Rois Mages

Rachel, en s’approchant du portail, vit que ce n’était qu’un mur, récemment bâti sans doute, à la suite d’écroulements et de réparations, mais sur lequel on avait assez grossièrement peint deux battants de porte couleur de bois, avec une serrure couleur de fer ouvragé. Castro tira une clef de sa poche et ouvrit une porte toute petite mais vraie qui était un peu plus loin. Il fit signe à Rachel de passer devant lui.

Un métis, qui était sans doute le gardien de l’entrée dormait, couché sur des loques de tapis. Castro le poussa du bout du pied et il lui donna des ordres à voix basse. Il mit en même temps un doigt sur ses lèvres et Rachel comprit qu’il importait de ne pas réveiller les hôtes de la maison, ou peut-être seulement les autres serviteurs.

Au bout de quelques minutes, un falot clignota et se balança au fond de la pièce et Rachel vit revenir le serviteur chargé d’objets informes. Elle, distingua alors un large vestibule avec des crucifix sur les murs et des portraits qui lui parurent mangés par l’humidité. Elle eut une impression d’or fané, d’images pieuses, de poussière et de vétusté.

Castro fit quelques pas et décrocha dans l’ombre une de ces longues capes du Portugal qui sont couleur de bure, tombent jusqu’aux pieds et par leurs manches larges et leur capuchon, donnent une apparence de moine à celui qui les porte. Il la jeta sur les épaules de Rachel en disant :

— C’est pour qu’on ne puisse deviner qui vous êtes quand nous reviendrons et qu’il fera jour.

Rachel pensa que ce scrupule était bien inutile. La curiosité qui l’avait conduite allait être satisfaite. Elle sentait sous sa main la lame du couteau roulé dans son châle. Les heures, même les minutes de la vie de Castro étaient maintenant comptées.

Mais soudain, les yeux du Portugais eurent une flamme hagarde. Une pensée venait de surgir en lui. Il fixa tour à tour la muraille obscure, puis Rachel et à brûle-pourpoint demanda à la jeune fille :

— N’avez-vous pas un couteau ?

Elle recula d’un pas, elle eut le sentiment qu’elle était devinée, qu’il avait vu l’arme qu’elle portait, qu’il allait se jeter sur elle pour la prévenir.

L’émotion l’empêcha de prononcer une parole et paralysa le mouvement qu’elle tenta de faire sous le manteau pour dégager l’arme des plis du châle.

Mais avec un léger haussement d’épaules qui voulait dire :

C’est vrai ! cette demande est absurde.

Castro se tourna vers le métis et lui dit :

— Donne-moi un couteau.

Il se détourna et de toutes ses forces il cracha dans la direction d’une peinture qui représentait un personnage aux traits fins, aux larges moustaches tombantes et qui avait une collerette de dentelle sur une armure d’argent.

Cependant le métis, après avoir cherché dans sa ceinture, répondit à voix basse sur le ton de quelqu’un qui s’excuse :

— Je n’ai qu’un canif, et encore il est tout ébréché.

Castro l’arracha presque de la main qui le lui tendait, il se haussa sur la pointe des pieds et il donna deux grands coups, en long et en large, au portrait de l’homme cuirassé d’argent.

Rachel entendit le bruit de la toile qui se déchirait et elle vit que Castro, ne pouvant atteindre le visage, avait fait sur le portrait, une croix à la place du cœur.

Il se retourna en ricanant :

— Il y a une force dans les images, qu’il faut tuer si on ne veut pas la subir. Je brûlerai ce portrait, le portrait de Pedre de Castro, le génie du mal.

Il jeta le canif, fit signe au métis de charger sur son dos le paquet qu’il était allé chercher et il entraîna Rachel au dehors.

Des chiens errants passèrent dans la rue déserte. Un coq chanta. Un éléphant barrit dans un enclos lointain. Une fraîcheur de marécage et d’herbe mouillées se répandait dans l’air. Ils marchaient aussi vite que l’embonpoint de Castro le permettait. Ils traversèrent des places vides, longèrent des murs, franchirent de nouveaux remparts. Une porte s’ouvrit et se referma à leur passage dans une maison basse construite en bambou et dans une autre, Rachel vit une vieille femme accroupie qui soufflait sur un feu chétif entre quelques pierres.

Ils avaient traversé les anciens faubourgs de Goa et Castro dit avec une certaine solennité en montrant la ligne des arbres qui se dressait devant lui :

— L’église des Rois Mages est là.

Les choses commençaient à se découper avec plus de netteté. Le chemin qu’ils avaient suivi les avait amenés sur une hauteur. Rachel avait en face d’elle les montagnes des Ghates dont la masse ombreuse devenait lentement rose. A droite la rivière Mandavi prenait une teinte de plus en plus délicieusement bleuâtre et tous les méandres de ses canaux faisaient des cercles azuréens autour de palmiers serrés en gerbes. A gauche une avenue de manguiers descendait en pente vers une sorte de colosse aplati, endormi, sous une tour. C’était l’église des Rois Mages.

— C’est peut-être à cette même place, pensa Rachel, que sous une pareille lumière crépusculaire, mon père n’a pas osé affronter la rencontre des deux hommes et qu’il a fui.

Elle comprit en arrivant près de l’église que sa curiosité allait être satisfaite.

— Le père Vincent ne sera pas encore reparti pour son ermitage, dit avec allégresse Castro. Nous arrivons à temps.

Quelques Hindous entièrement nus sortirent de l’église et les croisèrent. Ils parurent surpris de voir des Européens et ils s’enfuirent en courant. Castro poussa un soupir de satisfaction.

— La messe vient à peine de finir, reprit Castro. Le père Vincent, qui est un saint, célèbre ici une messe chaque matin pour les habitants du village de Boma. Ils sont tellement pauvres qu’ils n’ont même pas un petit morceau d’étoffe pour se couvrir. Le père Vincent dit exprès pour eux une messe dans les ténèbres afin que Dieu ne soit pas offensé par leur nudité.

Et il ajouta avec une sorte de fierté :

— Le père Vincent est mon confesseur.

Sur le seuil de l’église, le serviteur de Castro avait dénoué la corde du paquet qu’il portait. Il s’en échappa un certain nombre de morceaux de bois grossièrement peints en blanc pour imiter des cierges et dont une extrémité était colorée en rouge, sans doute dans le but de représenter la flamme.

Castro fit signé à l’Hindou d’aller disposer ces faux cierges à l’intérieur de l’église.

Le père Vincent parût sur le seuil. C’était un très vieil Hindou à cheveux blancs qui s’était converti tard au christianisme et qui, instruit par les Cordeliers, avait acquis, par la pureté de son cœur, une réputation de sainteté. Il ne savait que la langue tamoul, mais Castro, qui parlait cette langue, devait trouver plus commode de se confesser à lui en portugais, car ce fut en portugais qu’il lui expliqua ce qu’il attendait de lui.

Le Vieux prêtre devait être habitué à la cérémonie des faux cierges car il souriait bienveillamment et il aidait le métis à les disposer. Son visage se remplit de l’admiration naïve de celui qui contemple un luxe excessif quand il vit que deux bougies de cire vraie avaient été apportées aussi et que Castro les allumait lui-même de chaque côté de l’autel.

L’église des Rois Mages était construite sur le plan d’une croix latine. Mais sa voûte était singulièrement basse. La nef et le chœur étaient comme écrasés par le poids de l’antique tour qui pesait sur eux, faisait plier les cintres, cassait l’élan des courbures et l’arc de cercle des berceaux de pierre. Les chapelles des bas-côtés avaient l’air de s’enfoncer dans le sol et les piliers trapus construits en style hindou, avec des lotus renversés autour des chapiteaux au lieu de volutes, semblaient des géants épuisés, près de disparaître parmi les mosaïques mouvantes sur lesquelles tournaient des essaims de moustiques. L’humidité avait verdi les colonnes, fait croître sur la Vierge Marie et sur le Christ des mousses et des végétations parasites.

Maintenant Castro était à genoux, les mains croisées, la tête théâtralement penchée en avant vers le vieux prêtre qui lui donnait l’absolution. Il s’était accusé de ses fautes à demi-voix et par pure formalité, puisque celui qui allait lui donner le pardon au nom de Dieu n’entendait pas le portugais. La clarté de l’aurore, tamisée par les coquilles de nacre qui remplaçaient les vitraux, faisait luire les stagnations d’eaux, donnait une valeur étrange à un ange énorme en bois de teck qui tenait du séraphin chrétien par les ailes et du Dieu brahmanique par les sept bras et l’expression énigmatique du visage.

Rachel, immobile près de la porte d’entrée, vit Castro se relever et elle fut frappée par la transfiguration de son visage. Il n’y avait plus dans l’épaisseur de ses lèvres aucune expression de sensualité. Ses petits yeux agrandis regardaient par delà les choses qui l’entouraient, comme si elles étaient transparentes et qu’il entrevît à travers elle un monde plus beau. Il marchait vers l’autel avec une noblesse voulue qui aurait pu paraître ridicule à cause de son ventre qui s’agitait de droite et de gauche, mais sa sincérité donnait à toute sa personne une sorte de grandeur.

— J’ai un serment à faire à Dieu, dit-il, en se tournant vers le vieux prêtre, un vœu dont personne ne pourra me relever.

Rachel, sur le seuil de l’église, sentait le soleil en grandes nappes chaudes illuminer derrière elle les arbres, les eaux et les montagnes. Et il lui semblait qu’elle voyait devant elle s’amasser les ténèbres d’une injustice telle qu’elle n’avait pu encore en imaginer une aussi grande. Et cette injustice était sans recours, irrémédiable, car son origine était en Dieu.

Ceux qui faisaient le mal étaient toujours les maîtres de ceux qu’ils avaient fait souffrir. Les choses s’arrangeaient toujours de cette manière. Dans le domaine de ce qui est matériel, ils étaient toujours les premiers, ils avaient l’argent, les avantages de la vie, la considération des hommes. Ceux qui subissaient une oppression injuste, ceux qui étaient dépouillés et méprisés auraient pu se dire au moins que le domaine spirituel leur appartenait et qu’ils seraient consolés par la possession d’un royaume que les mauvais ne pouvaient atteindre. Mais non ! même pas cela ! Il n’y avait pas de plus beau royaume que celui qu’elle venait d’entrevoir dans les yeux brillants de l’homme qui avait tué sa mère. Par l’artifice de la religion, le prestige d’anciens rites, la magie enfermée dans la main d’un bon vieillard, une grâce avait pénétré dans l’âme mauvaise et l’avait lavée de ses péchés. L’homme qu’elle avait vu la veille en bras de chemise, ivre de champagne, plein de terreur à sa vue dans une chambre d’entremetteuse, s’avançait rajeuni, purifié, vers un autel où Dieu le considérait avec complaisance. Ah ! comme la lumière du soleil devait lui paraître belle maintenant ! Sans doute il avait pensé à cette émotion, en dilettante de cette volupté du pardon et de l’innocence.

Rachel fit deux ou trois pas le long du mur et elle arriva jusqu’au pied de l’ange au visage bouddhique. Sous sa cape de bure, elle déroula les plis du châle et saisit dans sa main le manche du couteau.

Un tout petit homme aux jambes démesurément grossies par l’éléphantiasis se traîna contre un pilier et y prit une posture de prière. La lumière augmentait rapidement. Un serpent d’eau sauta dans une flaque et fit un cercle lumineux d’éclaboussures. Le visage du vieux prêtre se remplit d’une douceur divine.

Alors une voix résonna, avec un timbre émouvant, chargé de tristesse humaine et si différent de celui de Castro que Rachel pensa d’abord qu’un autre homme que lui parlait dans l’église.

— Seigneur. Tu m’as tiré de la perdition et tu m’as indiqué la voie ! Tu m’as manifesté ta volonté en m’envoyant un messager à qui tu as donné la forme de mes cauchemars. Sois loué, Seigneur ! Devant cette créature que tu as pétrie à l’image de l’autre pour qu’elle soit à mes côtés comme le témoin du mal que j’ai fait, je te supplie de ne plus me laisser succomber à la tentation, de me délivrer du mal qui a toujours été autour de moi, de me permettre d’être juste et pieux, de t’aimer et d’aimer les hommes mes frères. Je fais le serment de me consacrer à ton service et je te demande humblement de faire qu’auprès de moi demeure celle qui est semblable à l’autre pour que mon âme qui a été perdue soit sauvée par elle, pour que la cause du péché soit la lumière et le salut. O Seigneur ! exauce-moi ! Ainsi soit-il !

Le vieux prêtre avait levé ses deux mains et il les agitait doucement. Il ne comprenait pas les paroles prononcées, mais il savait que les vœux dépassent toujours les pouvoirs de réalisation, que les serments à Dieu sont rarement tenus, et il aurait voulu en atténuer la force. Le gardien de l’église semblait s’être endormi. Castro, après avoir touché la pierre de son front, se releva. Il avait des taches de boue sur les deux genoux et entre les yeux. Le métis glissa rapidement vers l’autel et commença à en ôter les simulacres de cierges. Quelque chose de très pur, émané de la prière et de la bonté du prêtre, flotta dans l’air.

Mais Rachel ne le sentit pas. La vengeance emplissait son âme et lui parlait. Elle se représentait ce qu’elle allait faire et elle voyait tout à coup combien son acte était contraire à son intention.

Ce que les chrétiens appelaient l’absolution n’était-ce pas la rémission par le prêtre, intermédiaire entre Dieu et l’homme, de tout ce qui a été fait de mal dans la vie ? Innocent comme au premier jour ! Pareil à un enfant qui vient de naître ! Voilà ce que la bénédiction était censé faire du pécheur. Mais qui sait ? N’y avait-il pas des êtres qui, par la pureté de leur vie, finissent par acquérir de grands pouvoirs ? Ce vieil Hindou rempli d’ingénuité avait peut-être conféré, de sa main ridée, une grâce dont il possédait le secret, un bouclier spirituel pour l’au-delà. Et elle allait frapper un homme qui possédait une si parfaite certitude d’être sans péché qu’elle le voyait s’avancer vers elle avec une expression enfantine dans les yeux. Il n’était plus le même que naguère. Elle allait tuer un autre homme que le Castro ivrogne et débauché qu’elle haïssait. Celui-là s’en irait tout droit dans le paradis des chrétiens tel qu’il l’imaginait, et il s’assiérait à la droite de ce Dieu qui n’aime que les forts et les puissants. Et sa dernière pensée serait sans doute pour la remercier d’avoir choisi cette unique minute de passagère perfection où il pourrait, par le subterfuge de la grâce, bénéficier d’un bonheur sans fin.

Il y eut un petit bruit de fer sur de la pierre que personne n’entendit. C’était le couteau que Rachel laissait tomber sous son manteau.

La vengeance ne pouvait pas être aussi simple. Est-ce que le crime était simple ? La vengeance devait le suivre pas à pas, prendre les mêmes détours, pour arriver à la réalisation d’un tableau aussi étrange et complet que celui d’une barque sous la lune où l’on viole une femme nue devant son mari crucifié. Quelle folie elle avait failli faire en tuant ce Castro béni, ce Castro pardonné, cette caricature angélique du gros homme luxurieux.

Elle avait bien le temps maintenant. Elle le tenait. Elle était pour lui l’envoyée de Dieu ! Elle avait compris qu’elle était à la fois le symbole de son remords et de son désir et qu’il ne pourrait plus se passer de sa vue. Eh bien ! Elle lui ferait redescendre l’échelle terrible, les degrés obscurs de la bassesse et de la méchanceté. Ce par quoi vaut l’homme, la petite part arrachée aux ténèbres elle l’en dépouillerait. Cet éclair divin qu’il avait entrevu sur sa tête, jamais plus il ne brillerait pour lui. Elle le précipiterait parmi ses pareils, ses vrais frères, ceux d’en bas, même si elle devait y être entraînée avec lui, et au moins une fois serait réalisée par elle cette justice que Dieu ne daignait pas donner à la terre, ou qu’il accordait si tard qu’elle ne valait plus la peine d’être reçue.

Comme Castro était tout près d’elle, Rachel sourit. Et elle ne pouvait pas détacher ses yeux du serpent d’eau, qui, là-bas, par bonds réguliers, s’avançait vers l’autel à travers les flaques d’eau, entre les dalles défoncées. Le métis le vit et voulut l’écarter de l’autel avec l’extrémité d’une bougie de bois. Mais le vieux prêtre lui fit signe que c’était inutile. Un serpent pouvait sauter autour d’un autel sans offenser Dieu.

DEUXIÈME PARTIE

L’Archevêque qui converse avec Dieu

Le bruit en avait couru dans le vieux Goa, dans la ville neuve, et il s’était répandu parmi les villages des environs. Un miracle devait avoir lieu ce jour-là. Ce n’est pas que la chose fût particulièrement extraordinaire. Les miracles étaient fréquents dans cet étroit morceau de terre de l’Inde soumis à l’autorité portugaise. Ils avaient commencé quand les premiers galions d’Albuquerque avaient fendu les eaux de la rivière Mandavi et ils s’étaient multipliés avec les tombeaux de saints, les chapelles consacrées, les lieux de pèlerinage. Depuis que Monseigneur Joseph de Silva avait des entretiens avec Dieu, le miracle était quotidien, permanent. Il descendait sur les demeures démolies, les couvents en ruine du vieux Goa comme un intarissable fleuve de lumière et se perdait d’ailleurs de sa force par sa continuité.

Mais le miracle qui devait avoir lieu ce jour allait être le signe d’une solennelle apparition divine. Après des années de pourparlers et d’hésitations, le gouverneur de la colonie avait reçu des ordres formels de Lisbonne. Le roi du Portugal, menacé personnellement d’excommunication, renonçait à la lutte que son clergé avait engagée contre le pape. Le vieil archevêque schismatique devait se retirer dans un couvent. M. de Lima, le gouverneur, avait pleins pouvoirs pour faire respecter par la force la volonté royale.

Ces nouvelles avaient jeté Goa dans une grande effervescence. Beaucoup de portraits du roi avaient été exposés sur les portes, la tête en bas en signe de mépris. On savait que le gouverneur, homme faible et taciturne, était incapable d’une action quelconque. Cette action ne pouvait se manifester que par l’intermédiaire du colonel qui était à la tête des huit cents hommes de la garnison. Et le colonel était un si grand buveur qu’il ne trouvait jamais une heure de lucidité pour s’occuper de choses militaires. Mais un navire d’Europe pouvait d’un jour à l’autre débarquer un envoyé extraordinaire avec un supplément de troupes. Il avait été convenu qu’une manifestation aurait lieu dans le vieux Goa et que le prétexte en serait la bénédiction de la bannière des Vrais Chrétiens, présidés par Pedre de Castro. L’archevêque sortirait de son palais épiscopal, ce qui ne s’était vu depuis bien longtemps, et un miracle aurait lieu.

On avait pensé à célébrer cette cérémonie devant l’église des Rois Mages. Mais le sol y était singulièrement marécageux et les sables qui bordaient la rivière Mandavi à cet endroit étaient mouvants. On pouvait craindre des disparitions de croyants qui seraient allés en sens inverse du résultat désiré. Puis l’église des Rois Mages était trop près de Boma et de ses misérables habitants. Ces convertis récents étaient tous dévoués à l’archevêque, mais ils s’obstinaient à vivre dans une nudité complète peu conciliable avec le caractère sacré de la manifestation. La grande place de Goa, sur laquelle s’ouvraient les portes branlantes de la cathédrale, était le lieu le plus désigné. Mais la statue de Vasco de Gama renversée était une trop vivante image de la splendeur de la colonie et de sa décadence. On avait choisi le sommet d’une hauteur, au nord de la ville, à côté des débris de l’église Sainte-Anne.

De grandes discussions avaient éclaté pour des questions de préséance. Qui marcherait derrière le dais de l’archevêque ? Seraient-ce les Albuquerque, les Gama, les Cabral ou les Pereira ? Il n’y avait dans le vieux Goa que des familles d’une antiquité fabuleuse. Malheureusement des croisements successifs, durant quatre siècles, avaient altéré la pureté du sang des conquérants. Les Albuquerque étaient entièrement noirs et le dernier descendant de la famille de Gama avait les cheveux frisés, le nez épaté, le teint d’ébène des nègres du Zanzibar qui, vers la fin du XVIIIe siècle, avaient été transportés en masse sur la côte par des négriers français et hollandais. Les métis que l’on appelait des topas, c’est-à-dire gens portant chapeau, étaient en majorité. Ceux qui tenaient le haut du pavé étaient les quelques familles, comme les Castro ou les Mascarenhas, qui étaient restées blanches de peau. Ce haut du pavé était gardé jalousement et avec une telle morgue insolente qu’il avait suscité des haines farouches. Il fut convenu à la fin que les membres de l’association des Vrais Chrétiens, groupe qui avait pour but la grandeur de Goa et la glorification du Christ, marcheraient les premiers, quelle que fût leur couleur. Ils devaient, bien entendu, comme signe de leur aristocratie, être revêtus à la mode d’Europe, du chapeau haut de forme et de la redingote noire.

Toutes les cloches en qui demeurait un peu de vie musicale sonnaient depuis le lever du soleil. Cet après-midi de mai était particulièrement accablant. Des tapis, des étoffes de couleur, des draps de lit pavoisaient les maisons habitées et on avait accroché sur les seuils béants de celles qui ne l’étaient pas une couronne de feuillage ou un morceau de mousseline.

On avait attendu longtemps Pedre de Castro dans la maison des Mascarenhas d’où les Vrais Chrétiens devaient partir en cortège pour l’archevêché. Quelqu’un était allé frapper à sa porte, mais il était sorti de chez lui depuis longtemps. Très tard, au moment où les Vrais Chrétiens se préparaient à se mettre en marche sans lui, la mère de toute la lignée des Mascarenhas, une grosse commère qui mettait au monde les scandales aussi facilement que les enfants, avait poussé des ricanements d’allégresse, du haut du mirador où elle s’était juchée pour surveiller et enregistrer. Puis, sous sa robe décolletée en velours cramoisi, elle était descendue quatre à quatre pour annoncer avec une bruyante joie que le président des Vrais Chrétiens venait de sortir de chez sa juive, à laquelle il était allé sans doute demander quelques conseils avant la cérémonie.

Elle ne se trompait pas. Pedre de Castro sortait de la maison où il avait installé Rachel. Plus les sociétés sont déchues, plus leur rigorisme s’accroît et plus en même temps se développe une veulerie qui les rend indulgentes à tout ce qui va à l’encontre de ce rigorisme. Les Vrais Chrétiens se contentèrent de sourire en plissant les yeux. La plupart étaient préoccupés par l’allure de leur redingote, le mouvement de leur pantalon, loués à un fripier sur le port de la ville neuve. Et puis, si Castro avait pour maîtresse cette juive, nouvelle venue à Goa, est-ce que Cabral n’avait pas la femme de son meilleur ami, est-ce que Mascarenhas n’avait pas une Hindoue bossue de Panjim ?

Sur le bruit du miracle, on était venu de loin dans le vieux Goa et les chrétiens étaient mêlés de Musulmans et de Parsis. Des soies du Cachemire rutilaient, on agitait des foulards déployés, des lumières inusitées brillaient dans les yeux. On entendait le barrissement des éléphants qui avaient transporté des voyageurs et qui étaient attachés, sur les anciens quais, aux anneaux de fer qui servaient jadis à retenir les caravelles.

L’aristocratie portugaise s’étalait derrière le fer forgé des balcons et sous les ogives rompues des fenêtres. Les toilettes surannées débordaient avec magnificence et il y avait des lignes de mains tendues pour faire étalage d’énormes bagues fausses. La belle Conception Colaço, sous ses dentelles noires transparentes, laissait voir les seins dont la beauté était célèbre, et, baissant ses paupières d’ambre aux longs cils, lançait au passage un regard provocant sur les jeunes hommes dont elle n’était jamais rassasiée. Un peu plus loin, sa rivale, Juana de Faria, droite comme une statue, tendait vers elle son visage d’ange en cire mate, figé par l’envie. Le col de sa robe lui montait sur le menton et ses manches lui cachaient les mains. On l’accusait d’être rongée par une incurable maladie de peau. Ses amants ne démentaient pas ce bruit. Devant le vieux Marcora, qui avait contracté à Mascaté des habitudes d’achat et de vente humaine, se tenaient ses quatre filles à peine nubiles dont il faisait ouvertement commerce. Il les dirigeait comme un troupeau, avec une baguette de bambou, et il riait sans cesse sous sa barbe vénérable, car c’était un homme gai. Bien que le vieux Marcora fût blanc de teint, ses filles étaient aussi noires qu’il était possible. Une curieuse et inexorable loi physiologique veut que les descendants de Portugais et d’Hindous naissent plus noirs que les Hindous les plus noirs.

Selon un antique usage, l’archevêque, avant la cérémonie, avait pris son repas dans la grande salle du rez-de-chaussée de l’archevêché dont les portes étaient ouvertes pour que le peuple y pût pénétrer et vît l’archevêque manger. Au temps de la splendeur de Goa il avait le gouverneur à sa droite et le commandant de la flotte de guerre à sa gauche. Derrière lui, debout, se tenait l’homme le plus puissant des Indes, le grand juge de l’Inquisition. Toute la noblesse portugaise, une noblesse entièrement blanche de peau, était groupée autour d’eux. Les archevêques étaient grands mangeurs et grands buveurs et les repas étaient fort longs. Mais maintenant il n’y avait plus d’inquisition, la flotte portugaise ne comportait qu’un seul trois-mâts dont le capitaine était un homme de rien, et quant au gouverneur il était resté terré dans la ville neuve, par crainte de se compromettre. Le repas n’avait duré que quelques minutes, juste le temps de faire défiler les faux rôtis de carton, les amoncellements postiches de poissons ou de gibier. Chacun savait que l’archevêque ne prenait jamais aucune nourriture, à peine un verre d’eau chaque jour, et qu’il était nourri de la lumière du ciel que lui distillait, par une grâce spéciale, un ange invisible.

Ce fut un grand miracle, vraiment, que Mgr Joseph de Silva pût sortir des ténèbres de l’archevêché, paraître entre les épaisses murailles du seuil, puis marcher sous le dais, sans être consumé par le soleil ou emporté par le vent. Il était translucide, immatériel. Le tissu de sa robe semblait ne rien abriter sous ses plis. Il se tenait droit, comme un jeune arbre, malgré le poids écrasant de la mitre. Le fuseau de son doigt semblait ne pas sentir la lourdeur de l’améthyste. Il s’appuyait sur la crosse, mais avec légèreté, car il effleurait à peine le sol. Son visage était couvert de rides, mais ces rides étaient irréelles, comme si un burin de rêve les avait dessinées. Ses yeux étaient d’un vert lavé par le temps et regardaient plus loin que les hommes et les collines lointaines. Il déplaçait en s’avançant une atmosphère d’allégresse et de pureté.

Un Suisse, avec un uniforme rapiécé sans soin, marchait en tête, agitant de longues moustaches et faisant résonner une hallebarde énorme. Des enfants, habillés pour la circonstance d’une robe de mousseline, jetaient des pétales de fleurs, et un bedeau topa qui les dirigeait du bout d’une grande croix de métal, les interpellait parfois violemment, en un mélange de kanara et de portugais. Derrière le dais de l’archevêque se tenait Castro, seul, portant la bannière bleue des Vrais Chrétiens. Il suait et soufflait et il s’épongeait parfois le front avec un foulard multicolore. A quelques pas de lui, comme il l’avait exigé, venaient les redingotes noires et les chapeaux bossués. Puis, se pressaient les moines. Leur foule était moins grande qu’on ne l’avait pensé, car les couvents se dépeuplaient avec une rapidité incroyable. De l’immense communauté des Cordeliers, il ne restait plus que cinq membres. Il n’y avait plus que deux Carmes : le prieur, qui était un adolescent, et le cuisinier, qui était tellement gros qu’il était obligé de s’appuyer sur le prieur. Les Trinitaires avaient revêtu les cagoules que leur ordre portait, jadis, dans les auto-da-fés de l’Inquisition. Un Albuquerque noir tenait à bout de bras le casque de son soi-disant aïeul, le grand Albuquerque blanc. Un Gama de Zanzibar avait revêtu par-dessus sa redingote la cuirasse qui avait jadis recouvert la poitrine du Grand Gama de Portugal. On transportait aussi des statues de Vierges, éblouies d’être arrachées à l’ombre de leur sanctuaire, des saints guérisseurs de maladies. Et leurs fidèles, en les reconnaissant, criaient selon l’usage : « Miséricorde ! » et se prosternaient dans la poussière. Des mendiants, payés par Castro, profitaient alors du bruit pour lancer quelques cris : « A bas le roi ! » Et ces cris trouvaient aussitôt un écho favorable dans la foule.

Des pénitents volontaires, pour montrer qu’ils méritaient le feu, avaient fait peindre des robes recouvertes de diables et de figures grimaçantes. Ils marchaient avec orgueil sous ces robes, comme s’ils étaient promis pour le bûcher, tenant un morceau de bois pour cierge, et ils gémissaient sur leurs péchés. Mais parfois ils étaient reconnus par un de leurs amis moins pieux qui regardait passer le cortège et qui les interpellait grossièrement en riant. Ils s’arrêtaient alors de gémir pour répondre sur le même ton avec un rire pareil. Il y avait aussi des prêtres libres, des missionnaires qui ne partiraient jamais nulle part, et des gardiens d’églises dans de bizarres uniformes ecclésiastiques qui portaient à leur ceinture de longues épées rouillées du XVIe siècle. Un vieux mendiant qui se faisait des revenus en montrant ses difformités aux étrangers et en affirmant qu’il était la dernière victime de l’Inquisition, se traînait à la fin, avec un air entendu, comme si la cérémonie était faite pour lui. L’encens, balancé par les bedeaux ou brûlé aux fenêtres, parfumait les rues. Les cloches vibraient dans l’air du soir avec plus de profondeur. Les bénédictions tombaient de la transparente main épiscopale. Et ainsi, à petits pas, l’archevêque traversa la ville, comme l’image vivante de l’extase spirituelle au milieu d’un cortège de caricatures.

Sur la colline, devant les débris de l’église Sainte-Anne, il y avait un reposoir. C’est là que l’archevêque étendit la main pour consacrer la bannière bleue des défenseurs de la foi, des hommes qui voulaient rendre à Goa sa puissance d’autrefois.

Castro était à genoux. Il ne sentait plus la sueur sur son front. Au contraire, il était envahi par une fraîcheur délicieuse. Il avait maintenant la certitude que Dieu lui avait envoyé un messager. Est-ce que toutes les paroles de Rachel n’étaient pas en accord avec sa conviction intérieure, avec ce que pensaient les hommes sensés de Goa, ce que pensait sans doute, sans qu’il l’eût exprimé, celui qui conversait avec Dieu et qui lui transmettait sa force par le canal de la bénédiction. Il ferait ce qu’elle lui avait conseillé et qu’il considérait comme son devoir. Il avait eu longtemps des doutes. Le messager de Dieu pouvait-il être une juive ? Pourquoi pas ? D’abord il lui appartiendrait, un peu plus tard, de la convertir. Ensuite, chacun recevait selon son mérite. Il y avait des anges, paraît-il, qui flottaient dans les vieilles salles de l’archevêché. Mais l’archevêque était un saint. Lui était un pécheur. C’eût été trop d’orgueil d’espérer un ange. Une juive était venue portant sur son visage le témoignage de ses fautes passées. Il fallait l’écouter et la croire. Tout à l’heure, quand il avait aperçu son profil d’ivoire derrière une jalousie, il avait soulevé la bannière bleue et il s’était senti jeune comme à vingt ans.

Les moines, les pénitents, la foule au loin sur la spirale du chemin, tout le monde était à genoux. Maintenant l’archevêque parlait. Personne n’entendait ce qu’il disait, tant sa voix était faible, même Castro qui, prosterné, touchait presque ses pieds. D’ailleurs, l’archevêque ne se préoccupait guère de faire entendre ses paroles. Il s’adressait au ciel plutôt qu’aux hommes. Il répondait à des questions qui lui avaient été posées dans d’autres entretiens par des bouches invisibles. Sans doute la satisfaction de ces réponses dut être grande car son visage refléta une incomparable suavité et il trembla légèrement.

Quand il termina, ce fut comme si une onde d’amour se répandait circulairement pour se perdre aux extrémités de la terre et il n’y eut personne qui ne se sentît meilleur.

Aucun miracle visible ne se produisit, mais nul n’en fut déçu. Chacun emportait dans l’âme un petit éclat de splendeur qui lui en tenait lieu.

Castro, en se redressant le premier et en élevant la bannière, vit, de la hauteur où était le reposoir, toute la ville agenouillée. Sa poitrine se gonfla d’aise. N’était-il pas le premier de tous ces hommes, le plus riche et le plus intelligent ? C’est à lui personnellement que la bénédiction du saint était allée. Il voyait la vie sous la couleur de la domination. Mais en redescendant vers Goa il se rappela confusément qu’il avait appris au catéchisme, étant enfant, que le péché d’orgueil est le premier par lequel se manifeste Satan. Il ne voulut pas s’arrêter à ce souvenir.


Les vapeurs de l’encens brûlé s’étaient mélangées à l’odeur de pourriture de Goa, au souffle végétal des forêts voisines. Le soleil venait de disparaître sur les eaux de la rivière Mandavi, ne laissant qu’une illumination de flamme au campanile en pierres rouges du couvent de Chovas.

Le père Vincent était toujours en prière à l’endroit où il était tombé, au moment de la bénédiction de l’archevêque. Il avait passé une partie de la journée à écarter les chrétiens pauvres de Boma, dont la complète nudité avait choqué la société portugaise. Il l’avait fait parce qu’on le lui avait dit, car il n’arrivait pas à comprendre pourquoi la nudité, signe d’innocence, était susceptible de scandaliser. Puis, il avait couru vers la colline Sainte-Anne et il était arrivé bien juste à temps.

Il lui sembla que la nuit lui touchait l’épaule. Le moment était venu de regagner la case en bambous qu’il habitait sur les hauteurs qui dominent Boma.

Il lui fallait passer pour cela par l’église des Rois Mages. Quand il commença d’atteindre l’allée des manguiers, il fut victime d’une singulière illusion. L’énorme église des Rois Mages était plus basse, plus tassée qu’avant. Il lui sembla qu’elle s’était accroupie plus largement, que sa formidable contexture s’étalait parmi les sables sur lesquels elle était bâtie. Comme le sol était marécageux aux alentours ! Des stagnations d’eaux miroitaient parmi des plantes aquatiques. Au loin, il n’y avait que des éclats d’étangs, des ondulations de vases, et l’hymne mélancolique des grenouilles.

Que cette masse de pierre, avec les blocs cyclopéens de ses piliers, sa tour forteresse, ne se soit pas encore enfoncée dans le sol mobile des sables, voilà, songea le père Vincent, quel était le plus grand miracle.

Dieu maintenait les pierres, les dalles, les coupoles, par une volonté permanente, un effort sans inattention. Et c’était peut-être parce que lui, le plus humble des prêtres, et le plus ignorant, se levait bien avant l’aurore et descendait des rochers de Boma, sans souci des bêtes sauvages, pour dire la messe à des hommes très simples et si pauvres qu’ils étaient obligés de marcher tout nus. On l’avait trompé, assurément. Il aurait pu dire la messe en plein jour. Dieu ne méprisait pas cette nudité qu’il voyait, d’ailleurs, dans les ténèbres, et dont il mesurait la pureté. Et il voulait qu’il y eût une église pour les plus misérables.

Cette pensée donna au père Vincent une joie extraordinaire. Comme le sol lui paraissait solide, ce sol sablonneux qui était soutenu par la force divine ! Comme sa vie prenait d’importance ! La lune venait d’apparaître, éclairant la cime des manguiers. Il courait maintenant, parmi les flaques miroitantes, car les grands bonheurs font courir les promeneurs solitaires. Sur ses pas, les grenouilles ne s’enfuyaient pas et n’interrompaient pas leur chant.

L’Orgueil, la Cupidité, la Luxure

Rachel se passa la main sur le front et se dressa sur le canapé d’osier où elle était étendue. Elle croyait être victime d’une hallucination. Elle venait d’entendre les sons de la khinnara, guitare hindoue à trois cordes. Elle laissa tomber l’éventail de paille tressée dont elle se servait pour écarter les moustiques et elle fit quelques pas sous la vérandah.

La chaleur du soir était accablante. L’air, chargé des miasmes des étangs, se déplaçait par bouffées épaisses. Une servante hindoue allait et venait en mettant le couvert pour le dîner dans la pièce contiguë à la vérandah.

— Entends-tu la khinnara ? dit Rachel à l’Hindoue. Cela vient des terrains vagues qui sont derrière le jardin. Qui peut jouer là à cette heure ?

La servante fit un geste vague qui voulait dire : Sait-on jamais ?

Alors Rachel descendit les marches de la vérandah et traversa le jardin. Les cactus sauvages poussaient au milieu des allées et elle était obligée d’écarter les herbes avec ses mains. Ses cheveux, roulés en plusieurs tresses, étaient dénoués. Dans les mouvements qu’elle faisait, sa robe d’intérieur, en soie de Chine, se collait à con corps, et comme le tissu était transparent elle avait le sentiment d’être nue.

Elle regarda par une brèche du mur ruiné. Il n’y avait personne. Que pensait-elle voir, du reste ? Elle haussa les épaules et s’en revint à petits pas. Le son de la guitare avait sur ses nerfs une action qu’elle ne pouvait s’expliquer. C’était un air de khinnara, par un soir pareil, qui avait décidé de sa vie. Aurait-elle aimé cet Italien fantaisiste et hableur, ce conteur de mensonges aux cheveux luisants, si la guitare ne l’avait pas paré de la poésie de la musique. Non, si triste que fût son existence à Cochin, dans le quartier des juifs noirs, elle ne se serait jamais décidée à quitter son père si elle n’avait pas été grisée par la volupté des trois cordes vibrant sous les doigts d’ivoire d’un jeune homme. Au fond, si elle l’avait suivi à Bombay, ce n’était pas à cause de sa gaîté éternelle, de sa fatuité superbe, de ses promesses insensées, ce n’était pas à cause de l’attrait d’une vie nouvelle et du mirage du plaisir. C’était pour autre chose, et bien peu de chose.

Elle se rappelait les étapes successives qu’elle avait franchies sur le chemin de la désillusion. Cela avait commencé sur le vapeur qui venait de Madras et sur lequel ils avaient pris place pour Bombay, en deuxième classe. Michaël ne pouvait penser vraiment qu’à la musique et il avait négligé les formalités qui lui auraient permis de toucher de l’argent chez le correspondant de son banquier à Cochin.

Sur le pont au bateau, elle avait été saisie d’un frisson d’angoisse, d’une bizarre envie de revenir en arrière. Elle avait regardé, au soleil du matin, la main de l’homme qu’elle aimait, posée sur la barre de cuivre du bastingage. Cette main venait de laisser tomber avec négligence une misérable valise jaune, une valise qu’on sentait étonnamment légère, car tous les bagages de Michaël avaient été expédiés par erreur avant lui, et l’attendaient à Bombay. Et cette main, par un curieux mystère, n’était plus la même que celle qu’elle avait vue la veille, la longue main artiste, pinceuse de cordes. Celle-là était plus grosse, plus rouge, reliée au bras par un poignet puissant et velu. Elle serrait la barre de cuivre comme un outil et l’extrémité des ongles était géométriquement carrée. Cela n’avait duré que quelques secondes, car après, Michaël avait ri, — il riait toujours, — il avait romantiquement projeté sa chevelure en arrière puis mis sur son épaule la légère valise, comme si elle avait eu un poids écrasant.

Sur le quai de Bombay seulement, Michaël avait avoué que la belle demeure si complaisamment décrite, avec une grille dorée et un jardin à l’anglaise, il ne la possédait pas. Ce n’était même pas un de ces modestes bungalows en bambou comme ceux qu’habitaient les petits fonctionnaires et dont Rachel se serait contentée. Il n’avait aucune habitation dans le quartier de Mazagon dont il parlait sans cesse comme du plus agréable endroit de la terre. Il en convint, mais comme on convient d’une chose de peu d’importance. Dans le lieu où aurait dû s’élever la maison idéale, en face de plusieurs bars mal famés adossés à une mosquée abandonnée, s’élevait un petit hôtel tenu par son compatriote Ricardo. On n’était nulle part aussi bien que dans cet hôtel. C’est vrai, Ricardo n’avait pas une mine très engageante. C’est qu’il avait été très malheureux à cause de sa grande bonté. Chez lui se réunissait une société d’Italiens. Beaucoup étaient sans profession. La vie est si dure parmi les Anglais ! Mais la plupart étaient chanteurs ou musiciens et l’essentiel n’est-il pas d’oublier la réalité avec la musique et l’amour ?

Michaël avait avoué peu à peu et sans de grandes difficultés que rien de ce qu’il avait dit n’était vrai. Le vieillard que Rachel avait entrevu avec lui à Cochin n’était pas son père, mais un étranger auquel il s’était loué comme guide pour visiter la côte de Malabar. Il l’avait abandonné sans même lui réclamer ses gages, parce qu’il ne pouvait pas faire longtemps la même chose, ni voir les mêmes visages. Il n’avait pas de situation au consulat italien de Bombay. Il n’avait aucune situation nulle part, sauf parfois celle de musicien dans un orchestre d’hôtel, ou de fonctionnaire dans un petit casino de la côte.

Rachel se souvenait que toutes ces choses ne lui étaient pas apparues tellement terribles, à cause du secret caché dans la musique de la guitare. Il suffisait, le soir, que dans le rectangle de la fenêtre apparût le dôme de la vieille mosquée et une silhouette de palmier, il suffisait que la guitare résonnât et les mains qui jouaient redevenaient aristocratiquement ivoirines, tous les mensonges étaient réels, elle aimait et elle était aimée.

Folie des femmes ! pensa-t-elle. C’est ce peu de chose qui avait été la beauté de sa vie ! C’est à cause de ce peu de chose qu’elle avait été si désespérée le soir où Michaël n’était pas rentré. Elle avait eu la folie d’attendre en face de la mosquée et du palmier et celle d’aller, très tard dans la nuit, dans quelques cabarets du port où elle savait que Michaël aimait à répandre généreusement sa gaîté. Puis elle avait réfléchi. Michaël avait les larmes aussi faciles que le rire. Il avait parfois des remords violents de ne pas faire à Rachel une vie digne d’elle. Il se mettait alors à genoux, il lui demandait pardon, puis il jouait sur la guitare des airs très doux. Mais ces remords étaient toujours accompagnés du désir d’échapper à la souffrance qu’ils engendraient. Certainement Michaël avait dû partir pour ne plus avoir de remords, pour voir ailleurs d’autres visages, faire de nouvelles promesses, rire à son aise, vivre quelque temps dans une illusion de magnificence.

Rachel ne savait plus maintenant si elle avait aimé cet homme. Elle le considérait comme l’instrument de sa destinée. Elle avait même cessé de lui en vouloir. C’est lui qui lui avait fait connaître cette solitude et ce désespoir grâce auxquels elle était allée, à travers les rues de Bombay, vers la maison louche d’Antonia et vers l’hôte qui y était assis en bras de chemise, aussi sûrement que vers un but fixé à l’avance. Grâce à lui elle avait rencontré la créature humaine à laquelle elle pensait depuis son enfance. L’idée de vengeance, elle s’en rendait compte à présent, était le sentiment primordial de son âme. Depuis la mort de sa mère, elle n’avait aimé son père qu’à moitié et d’une affection mêlée de mépris parce qu’il n’avait pas eu le courage de se venger. Elle avait eu toujours le sentiment qu’il lui faudrait un jour remplir une tâche et sa jeunesse avait été obscurcie par cette arrière-pensée.

Elle jeta un dernier regard sur le jardin où le vent remuait les arbres.

Folie des femmes ! se dit-elle encore. Maintenant, la tâche était devant elle ; Elle s’était vouée à son accomplissement et il suffisait pourtant d’une guitare entendue au loin pour qu’elle se précipitât, comme une enfant dans un pensionnat, à la brèche du mur du jardin.


Elle avait dîné rapidement. Les soirées étaient longues dans la maison lugubre dont seules les pièces du rez-de-chaussée avaient été nettoyées et aménagées. Il y avait dans ces pièces un mélange hétéroclite de meubles modernes qu’on avait fait venir à la hâte de Bombay et de meubles anciens en style indo-portugais.

Rachel résolut, pour se distraire, d’ôter d’une niche creusée dans la boiserie de sa chambre, près de son lit, une statuette représentant saint François Xavier baptisant un Hindou agenouillé. Le naïf sculpteur de cette statuette avait voulu que le saint, tout occupé du sacrement qu’il donnait, regardât le pieux Hindou. Malgré cela, il avait laissé à l’expression du visage une sorte d’inattention et Rachel couchée avait le sentiment qu’elle était fixée par saint François-Xavier avec une certaine réprobation. Elle se disposait à transporter la statuette dans une pièce voisine quand elle s’aperçut que la boiserie qui faisait le fond de la niche était rongée par l’humidité. Elle la toucha de la main et le bois corrompu céda aussitôt. Un objet en métal se détacha et tomba dans la niche. Plusieurs reflets en jaillirent en même temps et Rachel faillit, de surprise, lâcher la lampe à pétrole qu’elle tenait dans sa main gauche.

L’objet enfermé dans cette cachette était une croix d’or massif, attachée à une chaînette du même métal et qui devait être d’un grand prix ; il y avait des perles noires enchâssées sur les bras de la croix et quatre gros diamants aux extrémités. Le temps avait verdi l’or, éteint les perles, mais n’avait pas altéré les flammes vivantes des diamants qui luisaient comme quatre prunelles sans paupières. Un je ne sais quoi de triste, de magnifique et de secret s’exhalait de ce bijou.

Comme Rachel le considérait, elle entendit le marteau de la porte résonner, puis le pas traînant d’un serviteur qui se mettait en marche avec lenteur. Ce ne pouvait être que Pedre de Castro. Deux ou trois fois déjà, il était venu à pareille heure lui faire part de ses projets, se réjouir de sa vue. Il était convenu qu’aux yeux du monde, Rachel précédait à Goa son mari, un grand entrepreneur de travaux de Bombay qui comptait acheter et cultiver de vastes terrains aux environs de la ville. Avec le titre de femme mariée, les apparences étaient sauves. Lorsque Rachel sortait, elle était censée aller examiner des plantations, d’anciens champs fertiles transformés en marais par l’incurie portugaise et les visites de Pedre de Castro avaient le prétexte de ces affaires d’achat et de vente qu’il était en train de traiter. Tout le monde disait tout bas, naturellement, que la belle juive était sa maîtresse et d’ailleurs tout le monde se trompait.

C’était en effet Pedre de Castro qui avait frappé à la porte. Rachel reconnut son pas lourd sur les dalles du salon. Elle aurait pu aisément cacher cette croix qui venait de sortir pour elle des ténèbres du passé, mais elle n’y songea pas. Elle eut tout de suite le pressentiment qu’elle pourrait faire servir cette richesse au but qu’elle poursuivait.

Pedre de Castro baissait les yeux. Il balbutiait, cherchant à expliquer de façon plausible sa visite. Ce soir plus que jamais, il avait besoin de paroles amicales. Le matin même, son fils était rentré du collège des Jésuites de Bombay où il avait terminé ses études. Il l’avait retrouvé, tel qu’il avait toujours été, hostile, taciturne avec le même ricanement sourd dont il accueillait toutes les paroles de son père. Castro avait senti tout de suite qu’il allait avoir un contradicteur quotidien qui tournerait en dérision ce qu’il ferait, le diminuerait avec ses sourires et ses doutes.

Et pourtant ! Il se sentait capable de faire de grandes choses, si on l’aidait moralement, si on croyait en lui.

Il se laissa tomber dans un fauteuil. Le même serviteur aux pas traînants alluma une grande lampe dont l’abat-jour était dans un tissu cramoisi et donnait aux visages une teinte de passion. Rachel fit apporter une bouteille de rhum et elle en versa un verre à Castro. Dans l’église des Rois Mages, il avait promis à Dieu de ne plus boire, en même temps qu’il faisait vœu de chasteté. Il avait respecté sa promesse de tempérance durant quelques jours. Mais il avait discuté ensuite sur les termes employés. Il pouvait boire à la condition qu’il ne s’enivrât pas. Et Rachel avait été de cet avis.

Il parla de ses projets. Les événements marchaient avec rapidité. La bénédiction de la bannière sur la colline Sainte-Anne avait produit un effet immense. Il était accablé de lettres, de propositions. La colonie était avec lui, prête à défendre son archevêque. Si le roi du Portugal avait été assez faible pour le sacrifier à la rancune du pape, il appartenait aux croyants de maintenir par la force celui qui s’entretenait avec Dieu. Le gouverneur était un misérable. On s’en déferait. Les troupes étaient peu nombreuses et se mettraient du côté du plus fort. Leur colonel était perpétuellement ivre. L’œil de Castro étincela en affirmant qu’il était juste de supprimer un homme qui était perpétuellement ivre.

Il garda un instant le silence et, encouragé par l’approbation de Rachel, il contempla des espoirs plus grands.

Pourquoi pas ? Il y avait d’autres exemples : Saint-Domingue s’était détachée de la France soixante ans plus tôt et cette île n’avait pas eu à sa tête les hommes qu’aurait Goa. On n’avait qu’à lire l’histoire des colonies espagnoles de l’Amérique du Sud. Goa pouvait devenir un État indépendant, une république, un royaume, qu’importe ! On verrait bien le moment venu. Ah ! son fils ne croyait pas en lui. Il apprendrait à le connaître. L’essentiel était que Rachel y crût.

Elle y croyait. Elle exultait aux paroles de Castro, elle surenchérissait, aplanissait les difficultés, affirmant la nécessité d’agir immédiatement.

Castro marchait maintenant de long en large, s’arrêtant parfois pour boire une gorgée de rhum. Oui, agir vite, c’était son avis. Il avait essayé de consulter là-dessus l’archevêque. L’avis de l’archevêque était l’avis de Dieu. Mais ses réponses étaient toujours énigmatiques, car il avait perdu l’habitude de parler aux hommes. Et puis, il fallait de l’argent, beaucoup d’argent. La fortune de Castro était peut-être la plus grande de Goa, mais une fortune reposant sur des domaines hypothéqués et des cultures en friche, une fortune qui lui permettait à peine, au temps de sa mauvaise vie, d’aller deux fois par an à Bombay, deux fois, pas plus et encore !

Rachel savait combien il était nécessaire de mêler la providence aux actions des chrétiens pratiquants.

Elle saisit le bras de Castro et elle dit en donnant à sa voix un caractère de mystère :

— La providence a apporté ce soir l’argent nécessaire. Venez.

Et elle l’entraîna dans la chambre voisine.

Saint François-Xavier et son Hindou gisaient à terre.

Sur la blancheur du drap, il y avait la tache des perles noires et les quatre flammes des diamants.

Castro considéra la cachette dans la boiserie de la niche, il soupesa l’or de la croix, évalua la qualité des perles et des diamants. Son visage était animé par une cupidité extraordinaire, dont Rachel voyait les signes pour la première fois.

Il connaissait le bijou sans l’avoir vu. Cette croix était célèbre dans l’histoire de Goa. Deux siècles auparavant, l’aristocratie portugaise s’était cotisée et avait commandé à un orfèvre ce bijou pour l’envoyer comme cadeau au pape. C’était son aïeul, Pedre de Castro, celui dont il avait tailladé le portrait le matin de sa confession, Pedre de Castro le débauché qui avait reçu la croix de l’orfèvre et après l’avoir fait bénir en grande pompe, l’avait déposée sur le navire qui allait faire voile vers l’Occident. Or, Pedre de Castro, qui ne croyait à rien, avait fait bénir une croix fausse. Il avait gardé la vraie et l’on pensait qu’il l’avait emportée avec lui quand il s’était enfui de Goa. Il habitait alors cette maison. Sans doute y avait-il caché l’inestimable bijou et il était mort sans avoir pu le reprendre.

Rachel n’ignorait pas l’influence qu’avait eu sur Pedre de Castro l’étrange personnalité de son aïeul. A vingt ans, il avait pris pour modèle le voleur de croix, l’enleveur de femmes, le tueur de juifs. Il avait essayé de renouveler en petit les exploits qui avaient rendu célèbre l’ancien Pedre de Castro. Il savait pourtant la légende qui disait que son aïeul avait vendu son âme au diable. Mais le diable n’existait pas et sous l’influence de son ami Deodat de Vega, Castro avait professé, pendant les premières années de sa jeunesse, que le mal était supérieur au bien, et que la caractéristique des hommes supérieurs était de faire le mal consciemment. Il l’avait expliqué à Rachel dans les longues conversations qu’il avait eues avec elle. Son objectif, pendant des années, avait été de jouir égoïstement de la vie, de refouler en lui tout ce qui était pitié, désintéressement, bons sentiments et il convenait qu’il lui était venu peu à peu une jouissance nouvelle, singulièrement voluptueuse et profonde, à voir des créatures souffrir à cause de lui. Soit par le fait du hasard, soit par sa volonté inconsciente, il avait été amené à répéter les actes criminels de celui qu’il appelait son maître, le grand Castro. Quand il analysait, après des années, sa conduite passée et ses états d’âme d’alors, il était obligé de conclure qu’il y avait une sorte de substitution en lui, comme si la volonté mauvaise de l’aïeul avait pris possession de la sienne et l’avait dirigée.

Son effort de mal — il ne donnait pas de détails à Rachel — s’était arrêté à la mort de cette jeune femme qu’il avait aimée et à qui Rachel ressemblait. Cela avait coïncidé avec le départ de Deodat de Vega. Alors la religion avait repris le dessus en lui. Il avait eu des remords. N’avait-il pas songé même à entrer dans un couvent ? Ah ! s’il avait rencontré un vrai prêtre, un homme de Dieu ! Mais le clergé de Goa était si déchu ! L’on faisait payer les confessions et même quand la somme demandée avait été donnée, le prêtre en exigeait parfois une nouvelle pour l’absolution. Il y en avait qui disaient la messe en état de complète ivresse et il avait fallu transporter à la ville neuve presque tous les objets sacrés des églises, parce que ceux qui en avaient la garde les volaient pour les faire fondre et aller les vendre à Bombay. Le père Vincent avait trop de simplicité de cœur, et l’archevêque était trop près de Dieu pour comprendre les fautes humaines.

Livré à lui-même, Pedre de Castro avait vu réapparaître cet amour du mal qui avait hanté sa jeunesse. Il avait eu des sortes de crises. A la minute où il s’y attendait le moins, une bouffée de luxure, un orage intérieur le dévastait. Il n’osait pas raconter à Rachel ce qu’il était obligé alors de faire. Les actions de sa jeunesse, qui n’étaient que l’écho affaibli des actions de son aïeul, se représentaient à lui pour être réalisées, avec une puissante force de suggestion. Les nuits d’ivresse chez Antonia, avec des juives de bas étage largement payées pour se laisser humilier, n’étaient que la forme la plus anodine de ses soi-disant plaisirs. Le remords venait après, aussi sûrement que le soleil après la pluie. Et cela avait duré et durerait encore si Rachel n’était pas venue et s’il n’était pas allé avec elle à l’église des Rois Mages.


— Seigneur Cebaoth, ils seront la proie des trois fléaux, l’orgueil, la cupidité, et la luxure. Oh ! verse-les-leur sans mesure pour qu’ils soient maudits dans l’éternité !

Rachel se souvenait de ces paroles du livre ancien. Elles étaient toujours présentes à son esprit. Comme elle se félicitait d’avoir agi avec ruse, avec patience, avec courage ! Les trois fléaux étaient déchaînés dont la puissance entraînerait l’éternelle malédiction du chrétien qui avait attaché son père à une croix et tué sa mère.

Sous la rouge clarté de la haute lampe que Castro avait portée dans la chambre, elle regardait le gros homme coloré par l’abat-jour et il lui paraissait couvert de sang, vil et grotesque. Il se tenait plus droit qu’à l’ordinaire et une importance inusitée le gonflait. N’était-il pas le futur président de la République de Goa, le roi peut-être ? Il frottait le vieil or de la croix pour le faire reluire, il palpait les perles ou admirait l’eau mirifique des diamants et cet amour qui enchaîne l’homme aux métaux précieux le faisait souffler avec force comme s’il avait fait une longue course.

Il jeta un regard tout autour de lui sur les murs qui avaient l’air de flamber, il passa sa langue sur ses lèvres et il dit :

— La croix entière n’aurait pas d’acquéreur avant longtemps peut-être. Les rajahs sont ruinés et il n’y a pas dans l’Inde d’Anglais assez riche. Mais on peut vendre chaque bijou séparément. Les perles sont grosses, les diamants aussi. Avec cela…

Il n’acheva pas. Sa pensée venait de s’orienter brusquement ailleurs. Il avait regardé Rachel pour obtenir d’elle une approbation et son regard s’était promené sur sa bouche mobile où luisaient ses dents, sur son cou laiteux et la naissance de ses épaules, sur l’ondulation de son corps visible sous la soie et plus désirable que s’il était nu.

Rachel vit les petits yeux de Castro s’emplir d’une flamme intense et tout son être se tasser comme s’il emmagasinait une somme immense de désir. A côté de lui, le lit étalait sa surface blanche et le drap soulevé sur un creux léger semblait attendre des formes humaines pour les couvrir de tiédeur. Rachel mesura sa témérité insensée. Les passions sont enchaînées les unes aux autres. N’allait-elle pas être la première victime de cette luxure qu’elle souhaitait de rallumer ?

Castro fit un pas en avant et buta sur la statuette de saint François-Xavier, qui était demeurée à terre. Il la ramassa avec respect et la replaça dans sa niche. Rachel en profita pour se saisir de la haute lampe et se diriger vers la porte, à petits pas, mais en regardant du coin de l’œil par-dessus son épaule trop nue, guettant si la bête n’allait pas bondir.

Le souffle qui avait embrasé la chambre expira dans le salon. La crise était morte à peine née, mais sans doute ressusciterait-elle un peu plus tard. La croix faisait une bosse dans la poche intérieure du veston de Castro et la chaînette qui y était attachée rendait un tintement métallique. Un couple de grands papillons de nuit se heurtait en volant aux murailles, avec un bruit d’ailes froissées. La nuit était éclatante. Castro, sur le seuil, baisa cérémonieusement la main de Rachel et il sembla encore à celle-ci qu’il y avait un bruit de guitare, quelque part, elle ne savait où.

Le Quartier sous les Eaux

Quand la saison des pluies était terminée, les eaux des étangs qui couvraient les campagnes de Goa commençaient à baisser. La fraîcheur de la nuit succédant aux ardeurs du soleil, produisait des brouillards assez denses que l’aurore avait du mal à dissiper. C’était le moment où, disait-on, on entrevoyait sous les eaux déversées par deux bras de la rivière Mandavi, les terrasses et les dômes de ce quartier de Goa qui, un siècle plus tôt, à la suite d’une inondation, s’était affaissé dans les sables.

Rachel, désireuse de s’en rendre compte, s’était fait accompagner ce matin-là d’un batelier malabarais, elle avait descendu la rivière sur un canot creusé dans un tronc d’arbre et, laissant à sa gauche, l’église des Rois Mages, elle avait fait ramer vers l’étang qu’on appelait l’étang de la ville noyée.

Il était tôt et une brume épaisse couvrait toutes choses, enveloppait au loin la chaîne des Ghates, donnait aux îlots couverts de figuiers des apparences de masses confuses, dessinait les cocotiers des rivages comme de bizarres créatures issues de la nuit et qui allaient disparaître avec le triomphe de la lumière.

Le batelier lui avait fait un signe pour lui exprimer qu’ils étaient arrivés à l’endroit approximatif où devaient reposer les ruines du quartier des Dominicains. Rachel, en se penchant sur le bord du canot, n’aperçut d’abord que ce morne et indéfini miroir que sont des eaux calmes. Mais en regardant avec plus d’attention à travers les transparences bleuâtres, elle crut distinguer un perron monumental aboutissant à un portique écroulé, des alignements de colonnes, un escalier de pierre disparaissant sous des lianes et une forme de marbre couchée, comme une déesse qui dormirait parmi des scintillements mobiles de serpents d’eau. Plus loin, il y avait des torses d’édifices, quelque chose comme un mirador arabe incliné, le buste tronqué d’une tour. Et plus loin encore, à travers les ondulations que faisaient les rames, Rachel vit, ou crut voir, une longue perspective de cloître aquatique, le cadre majestueux d’un énorme portail vide sous lequel passait avec lenteur un mince poisson aux nageoires vertes.

Le quartier des Dominicains portait le nom du couvent de cet ordre qui y était installé, mais il était surtout composé des maisons de plaisance des riches habitants de Goa qui avaient désiré jouir de la fraîcheur provenant des bras presque parallèles de la rivière. Étaient-ce les somptueuses demeures de jadis que Rachel venait d’entrevoir ? Étaient-ce les jardins où avaient erré les belles Portugaises, sous les collerettes bouffantes et les corsages de taffetas, où s’étaient déroulées les fêtes données par les Castro ou les Altaïde ? Elle se demanda si ce n’était pas son imagination qui créait ces images et si elle n’était pas trompée par les jeux des réverbérations à travers les profondeurs liquides.

Et soudain, tout près d’elle, dans le brouillard, elle entendit résonner cette même guitare, dont la musique l’avait déjà intriguée, quelques jours auparavant. C’était un air triste, qu’elle ne connaissait pas, une plainte qui lui fit penser à quelque chagrin défunt, à l’adieu d’amour de deux amants, qui se feraient signe sur des balcons éloignés au milieu de palais qui tombent, parmi l’ensevelissement des eaux.

A son geste, le batelier cessa de ramer et quelques instants après, émergea du brouillard une barque qui suivait la sienne. Il y avait un jeune homme, presque un enfant, dans cette barque. C’était lui qui jouait. Il se tenait à l’avant et ne s’attendait pas à se trouver si brusquement en présence de Rachel. Il s’arrêta soudain de jouer. Son visage refléta une surprise si ingénue, que Rachel se mit à rire. Les canots étaient bord à bord et la conversation s’engagea, presque malgré eux.

Rachel ne le trouva pas sympathique au premier abord. Il était étroit d’épaules et son regard avait ce je ne sais quoi de prétentieux que donne parfois la myopie. Il était imberbe, mais avec des poils follets sous le menton. Son front était trop grand et ses cheveux étaient plantés trop droits. Il parlait avec hésitation, d’une voix un peu sourde, mais tout d’un coup, il prononçait certains mots avec cette chaleur et ce frémissement qui révèlent les natures enthousiastes. Il disait n’importe quoi, au hasard, sur le quartier des Dominicains, sur la possibilité d’entrevoir ses dômes à certaines heures, pour gagner du temps et maîtriser le battement de cœur qui soulevait sa poitrine.

Comme les deux bateaux frôlaient le bord d’une île plantée de frangipaniers et de palétuviers, il proposa d’y marcher un peu, pour attendre le moment où les brouillards se seraient dissipés, laissant les eaux plus claires. Rachel accepta.

Les brouillards persistèrent longtemps. Rachel s’aperçut qu’elle avait avec le jeune homme, joueur de guitare, ces affinités qui permettent à la première conversation de se dérouler sans effort pour l’entretenir et aux premiers silences de n’apporter aucune gêne. Elle en jouissait confusément. La chaleur devenant plus grande, d’un geste où il y avait de la familiarité et de l’abandon, elle ôta la cape qui était posée sur ses épaules et la prit sur son bras en disant à demi-voix, comme une confidence intime :

— La chaleur vient si vite dans cette saison !

Il reçut cette phrase comme un secret précieux et il baissa les yeux. Quand il les releva, il vit que les bras de Rachel étaient nus et que son corsage entr’ouvert laissait voir la naissance de sa gorge, d’un ambre laiteux.

Il rougit et il se hâta de dire, pour cacher son trouble, en montrant les hautes herbes dans lesquelles ils marchaient :

— Est-ce que vous n’avez pas peur des serpents ?

— Oh ! non, dit-elle. Voyez.

Et relevant un peu sa jupe et tendant la jambe, elle lui montra qu’elle portait des bottes en cuir souple qui allaient presque jusqu’aux genoux. Elle sentit tout de suite que ce geste si naturel l’avait choqué. Et en même temps elle se disait : Quel âge peut-il avoir ? Il est à peine plus jeune que moi. Qui est-ce ? Que fait-il à Goa ?

Au sommet des Ghates, les nuages se déchirèrent d’un seul coup et une clarté rouge coupa le paysage en deux, comme une lame.

— Je ne vous ai pas encore dit qui j’étais, dit le jeune homme.

Timidement, il ajouta :

— Je m’appelle Joachim de Castro.

Et il regarda aussitôt d’un regard oblique l’effet que ce nom produisait sur Rachel.

Il produisait un effet considérable, qu’elle ne laissa pas voir. Depuis le moment où elle l’avait aperçu à l’avant de la barque, il ne lui était pas venu à la pensée qu’il pût être le fils de Pedre de Castro. Et pourtant ! Est-ce qu’elle n’aurait pas dû reconnaître chez le jeune homme toutes les caractéristiques de la famille exécrée. Il ne ressemblait pas à son père, mais elle se plut à retrouver certaines analogies. La main lui rappela la main qui avait tremblé sur la cheminée chez Antonia et qui avait palpé les perles noires. Un certain mouvement des bras pour saisir était analogue au mouvement qu’elle avait vu devant elle, près de son lit et qu’elle avait su éviter. Elle s’efforça de trouver entre le fils et le père une communauté d’allure. Mais, à son insu, le charme des premières rencontres agissait sur elle et elle en demeurait enveloppée.

— Je connais votre père, dit-elle.

Il le savait. Il se hâta de dire qu’il était au courant des affaires de terrain que son père faisait. Il ajouta que lui personnellement ne croyait pas à la grandeur future de Goa. Cette ville avait eu son temps de splendeur et elle était mourante maintenant. On ne pouvait pas lutter contre l’évolution. D’ailleurs, les villes, à leur déclin, avaient plus de charme que les cités commerciales en pleine prospérité.

Rachel l’écoutait distraitement. Ainsi, songeait-elle, la fable imaginée par Pedre de Castro avait paru vraisemblable à son fils ? Quelle crédulité ! Elle s’efforça de le mépriser pour cela, mais sans y parvenir.

Les brouillards s’étaient dissipés, découvrant l’immensité de la terre. Ils convinrent assez brusquement de rentrer chacun de leur côté, mais comme ils regagnaient les barques, ils se retournèrent en même temps pour se dire qu’ils se reverraient bientôt et au même endroit.

En s’en allant, Rachel continua de scruter des yeux la profondeur de l’étang. Mais c’était machinalement qu’elle cherchait les apparitions de tours et de palais, les contours de vieilles demeures portugaises aux architectures mauresques mangées de plantes aquatiques, les ossatures de cloîtres et de chapelles noyés. Il y avait dans son âme une immense ville engloutie qu’elle distinguait à peine, avec plus d’espérances que les cloîtres n’ont de piliers, plus de désirs de beauté que les terrasses n’ont de marbres purs.

La Racine des Passions

L’homme qui montait la rue Drécha dans le vieux Goa regardait à droite et à gauche comme s’il n’avait pas vu depuis longtemps les maisons qu’il longeait et comme s’il s’étonnait de les trouver si peu changées. Il affectait de redresser la tête, sous son large chapeau de feutre très usé. Son veston aux coudes luisants et ridiculement court était serré à la taille avec une prétention à l’élégance. Ses pantalons étaient élimés, ses chaussures étaient éculées et attestaient de longues marches à pied. Une extrême misère se dégageait de la personne malgré l’effort qu’il faisait pour donner à son allure une supériorité aisée et un peu hautaine. Son visage, rasé de frais et poudré à l’excès, contrastait avec son extérieur misérable.

Il passa devant la statue renversée de Vasco de Gama, puis devant l’archevêché. Il se dirigeait visiblement vers la maison de Castro. Pourtant, quand il fut arrivé à quelques pas du grand portail muré, il s’arrêta, sembla hésiter et revint sur ses pas.

On était au milieu de l’après-midi. La chaleur torride faisait les rues désertes. Un chien errant longea les murs, en tirant la langue. L’homme le suivit longtemps des yeux et sourit en hochant la tête à cause de la ressemblance qu’il y avait entre lui et cet animal.

Il marchait de long en large depuis longtemps quand Pedre de Castro sortit de chez lui. L’homme remarqua qu’il y avait dans ses gestes quelque chose de furtif et de pressé. Il fit un pas en avant pour être remarqué et il ébaucha même un geste de reconnaissance. Mais Pedre de Castro ne lui jeta qu’un regard distrait et passa. Alors l’homme se mit à marcher derrière lui. Il se tenait maintenant moins droit, il avait la tête en avant et son pas était plus incertain.

Quand Pedre de Castro fut arrivé devant la maison de Rachel et qu’il y eut frappé, l’homme eut un sursaut d’énergie, il s’élança en criant :

— Pedre !

Castro le considéra avec surprise. Il chercha sincèrement dans ses souvenirs ; puis soudain, ses paupières battirent, il pinça les lèvres et il mit sur les traits de son visage une expression glacée.

— Voyons ! Tu ne me reconnais pas ? dit l’homme.

Et comme s’il avait suffi qu’il plongeât les yeux dans ceux de Castro pour retrouver une autorité un instant perdue, il sourit et tendit la main avec une certaine condescendance. Castro la lui serra presque malgré lui.

Il reconnaissait bien son ancien ami Deodat de Vega, qu’il n’avait pas revu depuis le procès de Jehoudah. Celui-ci avait quitté le pays à ce moment-là. Ils s’étaient écrit quelque temps puis leurs lettres s’étaient espacées. Ensuite Castro avait appris que son ami avait été arrêté à Calcutta pour une affaire de traite de nègres, relâché, puis condamné à la suite d’une tentative de chantage sur une femme, et relégué en Australie. Il pensait ne jamais le revoir, comme il pensait en avoir fini avec beaucoup de choses de sa jeunesse.

La porte venait de s’ouvrir. Castro indiquait d’un geste qu’il était pressé, remettait la conversation à plus tard. Mais Deodat de Vega ne l’entendait pas ainsi.

— Il faut que je te parle tout de suite, dit-il. Je suis venu de loin pour te voir. Je sais que tu es en train de faire de grandes choses. Tu vas avoir besoin d’hommes comme moi.

Même en flattant son ami, il gardait un ton de supériorité ironique.

Alors, Castro lui fit signe d’entrer avec lui. Rachel était dans sa chambre. Elle s’habillait après la sieste. Les deux hommes traversèrent la vérandah et se mirent à marcher dans le jardin en l’attendant.

La chambre de Rachel donnait sur le jardin par une étroite fenêtre grillée devant laquelle passait une des rares allées que les plantes sauvages n’avaient pas complètement envahie. Rachel, au bruit des pas, regarda par la fenêtre et elle ne reconnut pas, tout d’abord, l’homme poudré. Peu à peu cependant cette manière de marcher en traînant légèrement une jambe, ce sourire exprimant la négation de toute chose, lui revinrent à la mémoire. Collée au mur, le visage écrasé sur la grille de la fenêtre, elle considéra avec passion les deux hommes qui avaient fait son malheur par leur mutuel amour du mal.

Elle comprenait leur conversation à la grandiloquence des gestes de Castro et à la bouffissure d’orgueil de ses traits. Il éprouvait du plaisir à briller devant son ami. Il subissait à nouveau l’ascendant par lequel il avait été jadis dominé. Il se laissait aller à l’entraînement des confidences. Une saveur de jeunesse lui venait aux lèvres.

Quand tous deux passaient devant la fenêtre, Rachel recueillait au vol une phrase. On parla d’elle. Elle le comprit au plissement des yeux de Castro, à la façon dont elle le vit se pencher sur l’épaule de son ami. Il devait se flatter de l’avoir pour maîtresse.

Rachel entendit Vega dire :

— Tu as peut-être tort. Il ne faut jamais se fier aux femmes. Tu sais le cas que moi j’en ai toujours fait.

Castro riait maintenant à des souvenirs évoqués. Une bassesse plus grande se peignait sur sa physionomie. Ah ! oui, ils méprisaient les femmes et ils le leur avaient bien montré en les traitant comme des esclaves. Les deux hommes se réjouissaient ensemble d’actions qu’ils avaient accomplies autrefois. Rachel trembla de rage à l’idée qu’ils parlaient peut-être de sa mère.

Il lui sembla que Deodat de Vega expliquait à son ami que l’expérience de la vie ne lui avait pas apporté comme à d’autres, même une velléité de repentir.

Les deux hommes s’étaient arrêtés non loin de la fenêtre, et Rachel entendit ceci :

— On est quelquefois puni. J’ai été à Port Jackson, j’ai senti sur mon dos le fouet de la chiourme anglaise. Mais maintenant je suis ici, je suis libre. Je te le disais autrefois, et je le crois encore : le mal est logiquement plus fort que le bien, car il ne s’embarrasse pas de ridicules considérations de morale ou de pitié. Il vaut mieux être du côté du mal.


Il avait été convenu que dans l’intérêt de leurs projets communs, Deodat de Vega se montrerait le moins possible dans le vieux Goa. Il s’était installé dans une villa écartée, non loin de Panjim, et c’était la nuit seulement qu’il venait rendre visite à Castro.

Ses visites se faisaient naturellement chez Rachel. Mais plus rien plans son costume ne rappelait le personnage misérable qui s’était promené dans le jardin quelques jours auparavant. Deodat de Vega, comme au temps de sa jeunesse, portait d’impeccables gants blancs, des chemises de soie molle et une cape retenue par une chaîne d’or qu’il jetait négligemment sur ses épaules.

Castro avait pensé d’abord qu’il serait nécessaire de rassurer Rachel. La vie et les revers avaient changé le caractère de son ami. Un homme comme celui-là était nécessaire à ses projets. Il comptait l’utiliser sans se laisser influencer par lui.

Mais contrairement à son attente, Rachel témoigna de suite de l’amitié au nouveau venu. Cette amitié fut même si apparente que Deodat de Vega en sentit l’excès et en fut surpris. Toutefois, il l’attribua en partie à l’ennui que Rachel devait éprouver parmi les ruines ecclésiastiques du vieux Goa et en partie à sa propre séduction.

Presque chaque semaine il prenait le bateau pour Bombay où il se livrait à des achats d’armes et à des négociations avec des aventuriers de sa connaissance auxquels il faudrait faire appel le moment venu. Il avait été aussi chargé de la vente des diamants et des perles noires. Cette vente avait rapporté à Castro plus qu’il n’en avait espéré et sa confiance en son ami s’en était accrue. Il savait bien que Deodat de Vega était au-dessus du désir de l’argent. D’ailleurs celui-ci s’était expliqué sur ses démêlés avec la justice anglaise. Il l’avait fait avec cette sorte de cynisme qu’on peut appeler aussi sincérité et qui consiste à faire excuser ses fautes en les racontant avec exactitude et en s’en glorifiant. L’abolition de la traite lui apparaissait comme une monstrueuse hypocrisie de la société. Est-ce que l’esclavage n’était pas le but inavoué de toute organisation sociale ? Un homme libre comme lui était obligé de lutter sans cesse pour ne pas être esclave. Pourquoi alors se cacher pour asservir de misérables brutes noires ? Il avait eu le tort de se laisser prendre, voilà tout. Quant au soi-disant chantage de la dame anglaise, c’était une histoire qui aurait été à mourir de rire si elle n’avait pas fini si mal pour lui. La veuve d’un général qui l’avait poursuivi pendant deux ans de déclarations et de lettres d’amour ! Une vieille toquée de Calcutta qui lui avait offert cent fois sa fortune ! Il s’était décidé à la fin à accepter une de ses offres. C’était malheureusement dans un mauvais moment, après qu’il eut enlevé une nièce de la dame, une autre fille dont il n’avait eu que des ennuis. La veuve du général s’était servie pour se venger d’une lettre où il lui avait écrit Dieu sait quoi ! Elle avait organisé une de ces machinations que seules les femmes peuvent concevoir par dépit. On s’était aperçu alors que la nièce était mineure et la pudibonderie des magistrats anglais avait été si bien déchaînée qu’il avait été envoyé à Port Jackson.

Deodat de Vega avait raconté tout cela devant Rachel sur laquelle il ne doutait pas posséder un aussi grand ascendant que sur Castro. Devant elle aussi il s’entretenait des préparatifs du coup de force qui devait livrer la colonie à Castro et aux partisans de l’archevêque.

Il faudrait montrer au début la plus grande énergie. On n’en imposait que par la peur, on ne réussissait que par la violence. Ce qui était le plus à craindre, c’étaient les conseils de prudence des gens timorés.

Quelquefois Deodat de Vega baissait la voix et son accent devenait plus grave. C’était quand il faisait allusion à une secte par laquelle, au cours de ses voyages, il avait été initié à une philosophie singulière qui était la base de ses convictions.

Rachel l’entendit une fois dire :

— Quand on veut réaliser un projet d’importance comme le nôtre, il faut considérer avant toute chose que la vie humaine n’a aucun prix. Les hommes qui m’ont instruit, à Khiva, allaient plus loin puisqu’ils prétendaient que toutes les fois qu’on supprime une existence on augmente d’autant sa force personnelle et que les plus forts sont ceux qui ont le plus de morts à leur actif.


Cette soirée avait été une soirée d’enthousiasme. Dans le salon de la maison de Rachel, on avait arrêté les dernières mesures qui devaient aboutir à l’autonomie de la colonie de Goa. On avait discuté du sort de ceux qui demeuraient fidèles au roi du Portugal et au pouvoir religieux du pape. Les quelques prêtres rebelles à l’autorité de l’archevêque seraient expulsés. Le gouverneur était un homme si triste par nature et d’un caractère si faible que personne n’avait pensé que sa mort fût nécessaire. Le seul danger sérieux venait du colonel qui commandait les troupes. Il était presque toujours ivre, mais il avait des moments de lucidité. Enfermé dans le fort d’Aguada, qui était inexpugnable avec les moyens dont on disposait, il pouvait bombarder la ville neuve.

Deodat de Vega haussa les épaules et trancha la conversation, d’un geste négligent de sa main gauche gantée de blanc. Il se chargeait du colonel. On pouvait s’en rapporter à lui.

A la clarté du punch qui brûlait sur la table, illuminant des visages congestionnés par le sentiment de leur importance, des postes furent donnés et reçus. Castro remplacerait d’abord le vieil Aguilar comme président du conseil de la colonie. Il était tout désigné pour être ensuite le président de la future république. Mascarenhas serait ministre de l’Intérieur et Marcora, ancien capitaine au long cours, qui avait passé sa vie sur la mer, commanderait la flotte de guerre. C’est de cette flotte que dépendrait le salut du nouvel État le jour où le Portugal enverrait ses navires. Castro annonça que Deodat de Vega venait de négocier pour lui l’achat d’un trois-mâts avec trente canons dernier modèle dont il ferait don à la république de Goa.

On se pressa les mains. On se félicita mutuellement. On but à celle qui était l’inspiratrice, la muse de la révolution prochaine. Ce ne fut que tard dans la nuit que les conjurés se glissèrent au dehors pour regagner leurs maisons.

Rachel fut frappée alors de la façon dont Castro ouvrit la porte qui faisait communiquer le salon et la vérandah en disant :

— Comme il fait chaud ici. J’ai besoin de respirer.

Et elle vit qu’il se penchait pour écouter les bruits de la nuit.

A part un oiseau perché sur une branche dans le jardin et qui poussait par intervalles un sifflement triste, la nuit était à peu près silencieuse. Des camphriers et des frangipaniers sauvages exhalaient une odeur lourde mêlée à l’odeur humide des marais proches.

— Tu n’as pas entendu, dit Castro à Vega, en lui prenant tout à coup le bras.

Vega lui fit signe que non.

— Toujours ta vieille idée du spectre de la destruction errant la nuit dans les rues de Goa, culbutant une colonne, s’attaquant à l’ogive d’un porche…

Et il haussa légèrement les épaules.

— Oui, nous venons, de parler de prospérité future, de mise en valeur de la terre, et je suis persuadé qu’il y a autour de nous un élément de mort qui rôde.

Deodat de Vega revint vers la table et il se versa à boire.

— Alors, pour toi, dit encore Castro avec un geste large montrant le ciel et l’intonation de quelqu’un qui continue une conversation souvent reprise, il n’y a rien là, il n’y a rien nulle part ?

— Non rien. Il y a en nous une possibilité de plaisir que tempère notre croyance au bien et au mal, quand nous en avons une, toutefois.

L’œil de Castro s’illumina une seconde et Rachel, de la tête aux pieds, se sentit enveloppée d’un regard de désir.

— Autrefois, te rappelles-tu ? dit encore Castro. Nous ne songions qu’à notre plaisir. Nous osions le faire passer avant tout. C’était le bon temps.

Les deux hommes, immobiles l’un près de l’autre, regardaient du côté des montagnes et la forme tassée de leur dos exprimait le regret de tout ce qui s’en va avec l’âge.

Quand ils prirent leur chapeau pour partir, sur le visage de Castro, les lèvres plus grasses avaient l’air peintes en rouge. L’ironie, la supériorité voulue de Vega avaient fait place sur ses traits à une expression d’amertume féroce.

Sur le seuil de la maison, Rachel regarda la silhouette des deux amis décroître dans la rue en pente. Quelque chose d’invisible les liait l’un à l’autre.

— Leur mutuel amour du mal, pensa Rachel.

Et quand elle eut refermé là porte, en se retrouvant parmi les verres de punch vides, les chaises alignées autour de la table, la fumée refroidie des cigares, elle eut de la peine à ne pas rire seule de satisfaction.

Elle mesurait le chemin qu’elle venait de parcourir si rapidement. Elle était tranquille, à présent. L’homme qu’elle avait vu un matin dans l’église des Rois Mages rajeuni et purifié par un sincère élan vers Dieu avait retrouvé le chemin qui le ramenait au mal par un cercle dont il ne sortirait pas. Comme le hasard avait bien servi Rachel en ramenant ce compagnon de débauche ! Castro était attaché solidement à sa jeunesse par la racine des passions.

Et Rachel se demandait si le moment n’était pas venu. Mais non, pas encore ! Il fallait qu’il fût sur la croix comme son père, qu’il souffrît, qu’il sût pour quel crime il était puni par Rachel, fille du médecin Jehoudah. Et elle se promettait de trouver une vengeance inattendue et terrible.

— Seigneur Cebaoth, tu seras redoutable aux méchants !

Elle s’était accoudée près de la glace et elle fixait machinalement sa propre image. Elle recula et elle se passa la main sur la figure comme pour en ôter un masque. Elle avait une expression de laideur qu’elle ne s’était jamais connue.

La Forme de la Vengeance

De même que les bonnes actions n’ont de valeur que par la manière dont on les fait, songeait parfois Rachel, ainsi la vengeance n’est juste que si on lui donné une forme égale au crime. Et ce fut presque malgré elle, comme enfantée par ses longues imaginations sur ce sujet, que la forme de sa vengeance, d’abord confuse, apparut dans son esprit.

Ce matin-là, elle avait rencontré Joachim au montent où elle arrivait au bord de l’eau et ils avaient descendu dans le même canot le large canal qui longe l’île de Divar. Ils étaient allés très loin mais ni l’un ni l’autre n’était pressé de revenir.

Ils avaient repris ces interminables conversations dans lesquelles deux jeunes gens qui ont du plaisir à être ensemble s’efforcent de se raconter eux-mêmes et de se montrer sous le jour qui doit être pour l’autre le plus séduisant. Rachel s’était peinte comme une femme malheureuse et opprimée et elle avait fait de sa vie un récit analogue à celui qu’elle avait fait à Pedre de Castro. Une instinctive prudence l’avait poussée à cacher la manière dont elle avait quitté Cochin pour Bombay et elle avait adopté la version convenue, dès le premier jour, avec Pedre. Si elle était à Goa, c’était pour y attendre son mari, acheteur de terrains qu’il se proposait de faire valoir. Elle laissait planer un mystère sur sa vie avec ce mari supposé et Joachim était trop timide pour l’interroger catégoriquement. Il lui posait pourtant des questions indirectes, il s’étonnait de sa solitude, il cherchait surtout à élucider la raison des fréquentes visites de son père.

Joachim de Castro n’avait pas connu sa mère. Il avait été élevé par sa grand’mère, créature au cerveau rétréci par les dévotions et la terreur que lui inspirait son fils. Joachim n’avait que douze ans quand elle était morte. Son père l’avait mis alors dans un collège tenu par les jésuites à Bombay. Pedre de Castro ne voyait son fils que pendant les vacances et encore profitait-il de ce temps pour aller faire de grandes chasses dans les Ghates. Jamais le père et le fils n’avaient échangé de paroles affectueuses. Ils étaient demeurés étrangers l’un à l’autre, séparés par cette incompréhensible muraille que dressent quelquefois entre eux les êtres du même sang. Joachim de Castro s’était tenu à l’écart des plaisirs grossiers de l’adolescence. Il était pieux, mais avide d’aimer. Depuis qu’il était arrivé dans Goa bouleversé, tout était pour lui sujet d’étonnement. Rachel l’effrayait parce qu’elle était juive et sa beauté le jetait dans des états d’exaltation analogues à ceux qu’il avait éprouvés dans des heures d’ardeur mystique. Il aimait l’entendre parler, mais il sentait que le meilleur d’elle-même lui échappait.

Rachel avait d’autant plus de mal à répondre à ses questions de façon plausible qu’il lui venait en présence du jeune homme un besoin impérieux de sincérité dont elle ne pouvait s’expliquer la force. Elle avait fini par vivre dans le mensonge comme dans un élément familier et, ainsi que cela lui arrivait dans les premiers temps de son séjour à Goa, elle ne souffrait plus de montrer des sentiments qu’elle n’éprouvait pas ou de déguiser ceux qu’elle éprouvait. Mais il se dégageait de Joachim de Castro un courant de vérité, une rectitude de l’âme qui la gagnait. Et peu à peu dans les récits de sa vie que les questions de Joachim l’obligeaient à recommencer, elle se rapprochait de plus en plus de ce qui était arrivé réellement. Bien que ces récits ne fussent jamais suffisamment clairs, Joachim sut que la jeunesse de Rachel avait été empoisonnée à cause d’un homme et que cet homme avait causé la mort de sa mère dans des circonstances dramatiques dont elle ne voulait pas raconter les détails.

— Il y a une vertu que j’admire au-dessus de toutes les autres, c’est le courage, dit Rachel.

Joachim ne savait pas s’il était courageux. Il n’avait pas encore été à l’épreuve de l’action. Il sentit en lui comme une bouffée d’ardeur, un besoin d’atteindre l’admiration de Rachel.

— Je voudrais être courageux pour vous, dit-il.

Et Rachel toujours préoccupée de dévoiler au jeune homme le fond véritable de son âme, dit encore :

— Ne trouvez-vous pas que celui qui a fait le mal doit être puni par un mal semblable ? La véritable justice consiste d’après moi à rendre avec une exactitude rigoureuse le bien qu’on vous a fait, comme récompense, le mal qu’on a subi comme châtiment. Et les hommes agissant ainsi sont alors les instruments de Dieu.

— Pourquoi ne me parlez-vous pas plus sincèrement, dit Joachim qui suivait la pensée de Rachel moins par les paroles entendues que par sa propre intuition. Je sens qu’il y a en vous une constante obsession. Vous revoyez perpétuellement une image qui est dans le passé et dont vous avez souffert.

Ils s’étaient arrêtés en marchant. Il la regarda en face et elle s’étonna que ses yeux myopes puissent voir aussi loin en elle.

— Vous avez tort de me prendre pour un enfant, reprit-il. Je voudrais tant vous montrer que je suis capable de vous défendre et même de vous venger ! Dites-moi…

Mais Rachel souleva la main pour lui faire signe de se taire. C’est à ce moment que l’imprécise pensée s’ébaucha en elle.

Elle avait à sa droite une masse de figuiers, de mimosas et d’orangers sauvages, à sa gauche l’étendue miroitante des eaux. Les rames du canot qui les suivait pendant qu’ils marchaient sur le sentier faisaient des clapotements réguliers. Au milieu des feuillages, des pélicans troublés dans leur solitude se mirent à claquer du bec lugubrement. Le ciel était d’un bleu écrasant. Il sembla à Rachel qu’il pesait sur ses épaules. Autour d’elle la terre était triste infiniment, sous le soleil inexorable. Elle se sentit tout à coup fatiguée.

— Il faut rentrer, dit-elle. Comme nous sommes allés loin aujourd’hui.

La Jalousie

Depuis que Deodat de Vega était revenu, Castro disait fréquemment ;

— C’est curieux, il me semble que je rajeunis.

Il avait vieilli plus vite et il le sentait obscurément. Aussi il éprouvait le besoin d’affirmer par la parole une jeunesse nouvelle. Rachel remarqua qu’il changeait de manières. Il la regardait avec des yeux plus aigus et il avait, quand il était auprès d’elle, une façon animale de respirer son odeur et de tendre la main, comme s’il voulait palper sa chair. Il n’était pas revenu se confesser à l’église des Rois Mages. Une fois, il oublia de mettre son chapelet de bois à gros grains et il perdit l’habitude de le porter.

Il disait encore :

— Quand on regarde les choses d’une certaine hauteur on s’aperçoit que le passé n’existe pas et qu’il n’y a que le présent qui compte.

Il se reprochait alors d’avoir perdu son temps en prières et en confessions. La rédemption ! Me racheter de quoi ? C’est bien assez de penser à son salut à la fin de sa vie. Il faut jouir autant qu’on le peut.

Rachel l’impressionnait. Il prit l’habitude d’aller chez elle plus souvent. Mais elle demeurait aussi éloignée de lui qu’une Vierge dans une église, sur un autel.

— Cela ne m’est jamais arrivé avec aucune femme, se disait-il. Et comme il ne se rendait pas compte dans quelle mesure sa foi avait diminué et qu’il se trompait lui-même avec des formules, il se répétait pour s’excuser de son manque d’audace :

— Elle est le bon ange que Dieu m’a envoyé.

A d’autres moments il ajoutait :

— Un ange en chair et en os, tout de même. Un ange que j’ai trouvé chez Antonia.

Et il se plaisait à l’imaginer dans des poses lascives, dominée et complaisante.

Comme son amour-propre était immense, il laissait volontiers croire à ceux qui lui parlaient d’elle qu’elle était sa maîtresse. Il riait d’un rire entendu quand on lui demandait des renseignements sur le mari qu’il avait imaginé, ou il baissait les yeux modestement. Il éprouvait quelquefois le désir de la faire valoir pour qu’elle soit respectée. Il dit une fois à Mascarenhas qui l’interrogeait :

— Tous les terrains de l’île Divar et même ceux qui sont au delà des bras de la rivière, au nord, vont lui appartenir. Elle est plus riche que toi et moi.

Mais si on entrait trop rapidement dans ses vues, il en était mécontent. Il ne pouvait pas supporter non plus l’idée qu’on pût croire qu’elle exerçât une influence sur lui.

— Des juifs ne sont jamais que des juifs, disait-il alors. On a bien vu jadis le cas que j’en faisais.

Cependant il se rendit compte que Rachel deviendrait vite impopulaire à Goa à cause de sa qualité de juive. Cette impopularité pourrait rejaillir sur lui, nuire à sa situation plus tard. Il pensa qu’il y avait un moyen d’y remédier.

Un soir, assis à côté de Rachel sous la vérandah de sa maison, il lui fit part de l’espérance qu’il nourrissait de la voir se convertir à sa religion. Elle aurait la chance d’être baptisée par un grand saint à qui Dieu marquait sans cesse sa prédilection par des signes et des paroles. Cette conversion serait un exemple dont on parlerait et qui servirait la cause commune.

Durant qu’il parlait, il ne voyait du visage de Rachel qu’une masse d’ombre avec deux lueurs fixes sous l’auréole des cheveux, car ils n’étaient éclairés que par la lampe qui était derrière eux, dans le salon.

Les lueurs des yeux s’allumèrent à peine davantage. La réponse se fit attendre. Elle vint enfin, émise d’une voix sans timbre, assourdie.

Rachel ne disait pas non. Depuis qu’elle était à Goa elle devenait sensible aux beautés de la religion chrétienne. Elle voulait avant d’être baptisée connaître mieux le dogme et le pénétrer. Elle s’instruirait d’abord. Elle verrait ensuite.

Castro considéra ces paroles comme une sorte d’engagement. Il en remercia Rachel et dans un élan de reconnaissance, car il pensait que ce gain apporté à Dieu lui serait compté, il prit la main de Rachel et la garda dans la sienne. Cette main était chaude, fiévreuse et vivante et Castro sentit son cœur battre avec force.

Il lui sembla, en regardant devant lui le dessin que faisaient des branches de pandanus sur le fond d’azur sombre du ciel piqué par les éclats inaltérables des étoiles, qu’une splendeur insoupçonnée se révélait à lui pour la première fois.

La main de Rachel se dégagea de la sienne assez lentement pour qu’il ne sentît pas le dégoût qu’elle éprouvait. Les deux mains gardèrent une brûlure différente.


Ce fut pour Castro comme si un voile se déchirait, comme s’il contemplait un horizon en arrivant au sommet d’une montagne. Et l’horizon qu’il vit devant lui fut celui de son âme ravagée par un feu qui avait brûlé sans qu’il le sût et avait gagné les coins les plus secrets de la substance son être.

Ce que dit le métis, conducteur de la barque, lui parut d’abord un mensonge, une monstrueuse imagination, enfantée pour le torturer. Mais non, l’homme parlait innocemment. Il rapportait un fait qu’il estimait sans importance. Le métis habitait dans une maison de bambou au bord de la rivière, il pêchait, il louait sa barque, il ne s’occupait pas de ce qui pouvait intéresser les habitants de Goa. Il avait relaté simplement que presque chaque matin il conduisait Joachim, fils de Pedre de Castro, dans la petite île sur cette partie de l’étang qu’on appelle l’étang de la ville noyée et que là il retrouvait une belle jeune dame dont il ne savait rien, sinon qu’elle était nouvelle venue à Goa et laissait voir, sous un chapeau de feutre gris, d’épaisses tresses presque bleues.

Castro pensa d’abord à frapper le métis, à lui faire rétracter ses paroles par des coups. Mais son ingénuité était certaine. Il préféra lui tourner le dos pour réfléchir à son aise. Puis il se mit à courir le long de la rivière. Il fallait savoir, savoir tout de suite ce qui en était. Comme le temps qui le séparait du moment où il saurait lui paraissait long ! Il franchit les remparts. Il se dirigea vers la maison de Rachel. Il était essoufflé. Il marchait péniblement, chargé du poids de l’angoisse.

C’est alors seulement, dans l’ombre brûlante de la rue, le long des vieux couvents ruinés et des demeures mauresques pleines de silence qu’il eut conscience de ce qui se passait en lui. Il aimait Rachel. Il savait depuis longtemps qu’il la désirait mais il venait d’apprendre qu’il l’aimait. Il l’avait aimée depuis le premier jour où il l’avait vue dans le salon de l’entremetteuse à Bombay. Et il s’en rendait compte aujourd’hui seulement en apprenant qu’elle connaissait son fils.

Ainsi elle connaissait son fils. Ils se retrouvaient dans une île, sous des arbres, au milieu des herbes propices. La nature rapprochait les êtres qui se désiraient. Il pensait à la complicité qu’apportent les souffles végétaux du matin, à l’odeur de sève de la terre mouillée.

Il faillit revenir sur ses pas pour interroger à nouveau le métis, pour lui demander s’il n’avait pas vu les deux jeunes gens s’étreindre en marchant, ou s’asseoir sur le sol pour être pleinement l’un à l’autre.

Et, comme il allait atteindre le perron de la maison de Rachel, il vit clairement ce qu’il aurait dû faire.

Antonia lui avait amené Rachel elle-même dans ce salon où il y avait un lit à côté de la table. C’était une fille comme celles qu’il avait déjà connues dans cette maison. L’envoyée de Dieu ! ah ! ah ! Est-ce qu’il ne perdait pas un peu la tête avec ses vœux et ses confessions ? Quelle lubie s’était alors emparée de lui ? N’avait-il pas eu peur de voir la noyée de jadis, que les poissons avaient mangée, sous l’aspect d’une belle fille que lui offrait Antonia ! Il aurait dû mettre de l’argent sur la table et jeter tout de suite Rachel sur le lit. Après on aurait dîné et bu du champagne. Il revoyait toute la scène comme si elle était peinte sur un tableau. Il se souvenait qu’il était en bras de chemise et qu’il avait remis son veston par une sorte de respect. Cette pensée le remplit de fureur. Elle allait bien voir comment il la traiterait.

Rachel avait prolongé sa sieste un peu plus tard qu’à l’ordinaire. Lorsqu’il fut introduit dans le salon, Castro l’entendit aller et venir dans sa chambre. Alors, comme si la matière compacte de la porte et du mur devenaient translucides, il perçut la femme avec son jeune corps vivant, tiède, ambré. La moustiquaire du lit avait été rejetée et il y avait sur les draps une trace de forme, sur l’oreiller, le creux où reposait naguère la tête au casque de cheveux bleuâtres. Sur le plancher, en rond, était tombé un peignoir d’où elle avait émergé, nue peut-être. Non, il la voyait sous cette chemise de lin ténu, irréel, nuageux, dont il n’avait entr’aperçu que le bord sur la naissance des seins. Elle marchait nonchalamment dans la chambre, allant du miroir à la vieille commode. Elle touchait des fards, défaisait une tresse, teignait un ongle. Le parfum de son corps se déplaçait autour d’elle comme une onde invisible. Elle était chargée de plaisirs irréalisés, langoureuse comme l’après-midi finissante.

Il ne put y tenir. Il s’avança vers la porte et il en poussa le loquet. Mais Rachel ne reposait jamais dans sa chambre sans tirer un verrou intérieur et la porte ne s’ouvrit pas. Alors, confus de son inutile tentative, Castro gagna le jardin et il se mit à marcher de long en large.

Il ne sut pas, quand Rachel l’y rejoignit, si elle avait vu le loquet se soulever. Son visage était impassible, ses yeux étaient plus clairs qu’à l’ordinaire et dans la seconde où il l’aperçut, Castro mesura avec une affreuse netteté la différence d’âge qu’il y avait entre eux et l’éloignement physique qu’il devait certainement lui inspirer. S’il y avait eu un miroir à côté de lui pour refléter son image, il n’aurait pas mieux vu son gros ventre ridicule, son double menton, les deux grandes rides qui barraient ses joues de chaque côté du nez et ses lèvres grasses et rouges comme le témoignage de sa sensualité disproportionnée. Il sentait des gouttes de sueur glisser sur ses tempes. Il lui sembla que ses cheveux s’appauvrissaient sur son crâne. Il crut entendre le travail des molécules dans une dent qu’il savait gâtée, au fond de sa mâchoire.

Il parla, vaincu d’avance.

Rachel eut tout de suite une expression d’enchantement affectueux sur son visage.

Mais oui, le hasard d’une promenade lui avait fait faire la connaissance de Joachim de Castro. Elle avait en effet négligé de le lui dire. Elle aimait à se lever de bonne heure le matin, à descendre la rivière, à suivre les méandres des canaux. Ils s’étaient une fois trouvés côte à côte, dans le brouillard. Elle avait eu beaucoup de plaisir à causer avec le jeune homme. En vérité, il n’y avait aucun mal à cela.

Alors Castro s’abandonna à cet élan de dénigrement que suscite la jalousie.

Son fils ne l’aimait pas. Il n’avait jamais aimé son père. Le fond de sa nature était une hypocrisie qu’il avait cherché vainement à s’expliquer. Élevé par les jésuites, à Bombay, il restait au fond du cœur, fidèle à l’autorité souveraine du pape. Il ne voulait pas convenir de la sainteté de l’archevêque. Et sa principale raison d’en douter était que son père y croyait. Il fallait se méfier de lui. Qui sait même, s’il n’irait pas jusqu’à contrecarrer ouvertement son père dans la lutte qu’on allait entreprendre ?

Castro croyait puérilement qu’une femme peut moins aimer quelqu’un parce qu’il est mauvais fils, hypocrite, traître à une cause. Il ignorait que le dénigrement est une huile sur une flamme.

Mais Rachel se hâta d’entrer dans ses vues. Elle fronça les sourcils. Son mécontentement allait aussi vite que les paroles de Castro.

— Je lui parlerai moi-même, dit-elle avec sévérité.

Non, non. Ce n’était pas du tout ce que voulait Castro. Il ferait partir son fils dont la présence était un danger. Il lui ferait quitter Goa de gré ou de force.

Cependant le calme revenait en lui, car ce qui est énoncé par la parole acquiert de suite une puissance de réalité. Le visage serein de Rachel ne pouvait tromper. Il ne s’était rien passé entre Joachim et la jeune fille. L’un ne connaissait pas la vie et l’autre avait été trop déçue par l’amour pour se laisser prendre aux premières paroles du jeune homme.

Tous deux marchaient au milieu des plantes sauvages et parfois Castro écartait la large feuille d’un cactus pour ne pas que la pointe accrochât la robe de Rachel. Le miroir intérieur ou il s’était contemplé, déformé et ridicule, avait disparu. Il en voyait même un autre où il apparaissait avec tous les avantages de la fortune et du pouvoir. Y avait-il une femme capable de résister au maître de Goa ? Quelle est celle qui ne serait pas heureuse d’être la femme du grand Castro ? Il épouserait Rachel. L’archevêque bénirait son mariage. Personne ne pourrait lui disputer la beauté de ce corps qu’il désirait.

Ils étaient au fond du jardin. Rachel sentit que Castro allait lui dire l’amour qu’il avait pour elle.

— Regardez, dit-elle en riant.

Elle lui montrait une croix plantée en terre. C’était une croix plus haute que la hauteur humaine, épaisse, trapue, sans ornements.

— C’est moi qui l’ai fait planter ici, dit Rachel. Je l’ai trouvée sous le hangar où elle pourrissait. Il paraît qu’il est dans ma destinée de trouver toute espèce de croix dans cette vieille demeure. Une fois c’est une croix d’or avec des diamants, une autre fois c’est une croix de bois vermoulue.

Elle arracha une herbe qu’elle leva vers la croix.

— Lorsque je serai convertie, c’est ici que je viendrai prier, dit-elle encore, sans que Castro pût distinguer si elle parlait sérieusement ou avec ironie.

Il considérait la croix en silence. Il lui semblait bien la reconnaître. Il vit que l’extrémité en était écrasée, car elle avait servi de bélier. C’était le gardien de cette maison qui, jadis, quand on avait décidé du pogrome dans le quartier juif s’était chargé de la croix derrière laquelle devaient marcher les chrétiens. Il avait dû la rapporter et elle reposait, oubliée, depuis lors.

Castro s’en revint à pas lents vers la maison. Les mots s’étaient séchés sur ses lèvres. Il décida de ne parler d’amour que le lendemain.

Mais l’inquiétude était entrée en lui. Il s’éveilla à plusieurs reprises dans la nuit, baigné de sueur. Une fois, c’était pour se dire :

— Moi, le descendant des Castro, je vais épouser une juive, une fille ramassée dans le ruisseau.

Une autre fois il se voyait, suppliant Rachel à genoux ou tendant les bras pour écarter une mystérieuse barrière qui se dressait entre eux. Et il se répétait :

— Il y a une croix qui nous sépare.

Le Couteau

Les événements allèrent plus vite encore que ne l’avaient espéré ceux qui les dirigeaient. Le conseil de la colonie nomma Castro président par acclamations. Le gouverneur ne vint pas ratifier cette nomination. Il demeura enfermé dans le palais du Gouvernement dont le grand portail demeura clos. C’était un homme étonnamment taciturne et un serviteur qui demeura auprès de lui raconte ensuite qu’il avait passé deux jours, immobile, à regarder la pointe de ses souliers. Quand « L’Andromède » relâcha à Goa avant de faire voile pour Lisbonne, on ne sut comment le prévenir qu’il ne courrait aucun danger s’il regagnait ce navire et quittait pour toujours Goa. Un enfant parvint à se hisser jusqu’à une fenêtre dont il cassa un carreau et au travers de laquelle il cria ces conseils de départ et cette garantie de sécurité. Personne ne vit de barque se détacher de l’escalier de marbre du palais qui plonge dans la rivière. On sut pourtant le lendemain, quand « L’Andromède » quitta Goa, qu’elle emportait le gouverneur à son bord. On pensa généralement qu’il avait été favorisé par le sort car les plus violents avaient estimé qu’il était peu sage de laisser rentrer à Lisbonne un homme qui, malgré ses habitudes de silence, présenterait à la Cour les événements sous un jour peu favorable à la colonie. Ils avaient parlé de le jeter à la mer avant qu’il atteignît « L’Andromède ». On se souvenait aussi que ses prédécesseurs étaient morts à quelques mois d’intervalle, atteints de maladies rapides et inconnues. Cela tendit à faire penser que, contrairement à la croyance répandue, la tristesse peut être accompagnée de la chance, comme la joie.

Le colonel eut le tort de se rendre à une beuverie nocturne, non loin de Ribandar. Il y fut retenu jusqu’à une heure tardive. Comme il revenait vers la ville neuve, il quitta le bras des quelques buveurs qui l’accompagnaient et qui étaient tous de zélés partisans de l’archevêque, parce qu’il s’était entendu appeler par son nom, à l’extrémité d’un petit chemin. Les buveurs déclarèrent le lendemain que le nom du colonel avait retenti plusieurs fois dans la nuit, suivi d’imprécations préférées sur un ton plaisant par celui-ci. Ils ne furent pas d’accord sur le moment où ils avaient entendu un coup de fusil et plusieurs affirmèrent même n’avoir rien entendu. On trouva le colonel mort, au matin, droit sur son séant, le dos contre un palmier auquel il s’était adossé après avoir reçu une balle dans la poitrine.

Les troupes, privées de chef, n’intervinrent pas dans les désordres qui se produisirent autour des églises. Certains prêtres, demeurés fidèles à l’autorité du pape, se refusaient à céder la place aux nouveaux titulaires nommés par l’archevêque. Des groupes exaltés enfoncèrent les portes derrière lesquelles ils s’étaient enfermés. On mit le feu à quelques maisons, appartenant à des fonctionnaires qui étaient passés précipitamment sur le territoire anglais. Pendant plusieurs jours, le bruit courut que l’officier chargé de la garde de la poudrière, à Ribandar, et qui était le neveu du colonel, allait y mettre le feu pour venger son oncle. Cette poudrière était presque vide. Mais les Hindous, ignorants du mystère de la poudre, prétendaient que toute l’île sur laquelle était bâtie la ville neuve et le vieux Goa allait sauter. Il y en eut qui pensèrent échapper à cette catastrophe en demeurant sur des barques, au milieu des étangs. En sorte qu’on vit toute une flottille où l’on mangeait et dormait sous des parasols, errer sur les eaux, jusqu’à ce que l’on apprît la fuite à Bombay de l’officier dont on redoutait la vengeance.

Deodat de Vega avait fait venir des bandes d’aventuriers de toute nationalité. Un navire, en provenance de Macao, avait même déposé dans le port deux cents Chinois. Ils avaient signé un contrat de travail, avec les appointements d’une piastre par mois, qui les mettait dans une dépendance plus rigoureuse que celle de l’ancien esclavage. Ils étaient censés devoir travailler à la culture des terres, mais on se proposait de les armer et d’en faire une sorte de milice dans le cas où il y aurait une lutte sérieuse à soutenir. Comme il n’y avait encore aucune organisation, ils erraient au hasard, campés dans un terrain vague, non loin de l’église des Rois Mages, cherchant leur nourriture. Pourtant, ce ne fut pas pour du riz qu’ils pillèrent une boutique dans le vieux Goa, mais pour se procurer des bâtonnets d’encens. Ils ne purent résister à l’éblouissement de l’or. Ils commencèrent la démolition d’une église dont les piliers étaient grossièrement dorés de neuf, croyant qu’elle était en or massif, afin d’en emporter les blocs.

On en pendit trois à un vieux banyan qui se dressait sur l’emplacement de l’ancien couvent des jésuites dans l’île Chovas. Leurs corps se balancèrent au vent durant plusieurs jours et furent mangés par les vautours. Le reste des Chinois demeura en proie à la terreur et au désespoir. On leur avait interdit d’enfermer dans des cercueils la dépouille des trois pendus. Désormais, les âmes en peine de ces morts qui ne devaient pas revenir à la terre des ancêtres, allaient errer sur les lieux de leur supplice, tourmenter les vivants, répandre des maléfices. La nuit, il sortait des misérables huttes construites à la hâte dans les sables, près de l’église des Rois Mages, une mélopée lugubre de prières. La légende des trois fantômes chinois s’accrédita dans bien des esprits. Beaucoup les entendirent soupirer derrière les portes. Beaucoup les virent glisser tristement, dans les rues silencieuses de Goa avec leur cou brisé et la corde du supplice qu’ils levaient dans leur main droite.

Il y eut un scandale autour de la relique de saint François-Xavier. L’archevêque donna l’autorisation d’exposer publiquement le corps du saint sur le seuil de la cathédrale. Il était étendu dans les vêtements qu’il portait au moment de sa mort, tenant dans sa main gauche une canne de jonc à pommeau d’or. Son bras droit avait été enlevé au XVIIe siècle pour être envoyé au pape. Poussée par l’exaltation religieuse et aussi le désir de la possession, une dame noble, en se prosternant, lui avait coupé un doigt du pied, d’un coup de dent et l’avait emporté. Depuis lors, le saint ne paraissait en public que sous une châsse d’argent soutenant un globe de verre.

Ce jour-là, la foule ne put contenir son enthousiasme. Peut-être se souvenait-on de l’heureuse dame noble de jadis. Les fidèles chantant un cantique et criant « Miséricorde ! » firent voler en éclats le globe de verre et des mains trop zélées tentèrent d’arracher soit un morceau de vêtement, soit un cheveu, soit une oreille. Ce fut grâce au courage du Suisse, armé de sa hallebarde, et à la présence de quelques membres de la milice nouvelle que la relique de saint François-Xavier fut sauvée.

La cathédrale fut témoin d’un autre scandale. Ce jour-là, l’archevêque avait ordonné des prêtres, il avait conféré les ordres mineurs, le diaconat et le sous-diaconat à des jeunes gens et il allait donner la consécration à un évêque. L’extension du schisme l’exigeait. Beaucoup d’églises situées en territoire anglais avaient adhéré à la révolte religieuse. Il fallait envoyer des prêtres dans tous les faubourgs de Bombay, à Bandora, à Corlem, à Mahim. La rumeur publique avait exigé qu’un évêque fût consacré. Cet évêque devait être Jéronime Caval dont la popularité était immense.

Ce Jéronime Caval était un ancien moine augustin qui avait reçu de Dieu le don de la parole en même temps que le don d’une gaîté communicative. Il était d’une violence extrême et perdait parfois la raison quand il avait bu à l’excès, ce qui lui arrivait souvent. A Seringapatam où il avait séjourné, il portait toujours un sabre sous sa soutane pour couper les oreilles, disait-il, à certain mauvais prêtre qui essayait de le faire mourir par des pratiques d’envoûtement. Dans cette ville, il faisait un commerce ouvert des sacrements et il avait créé pour la confession des abonnements d’une roupie par an. Moyennant une bouteille d’eau de vie il avait marié des gens déjà mariés. On disait qu’ayant enlevé une jeune fille, il avait été charmeur de serpents dans une grande ménagerie de Calcutta. On l’accusait aussi d’avoir fait de la piraterie dans la Malaisie, de s’être occupé de magie avec le sultan de Zanzibar. Il accueillait ces calomnies et les rapportait lui-même, avec la joie la plus parfaite. Le schisme de Goa l’avait attiré comme les fleurs attirent les abeilles.

Fatigué par les cérémonies de la matinée, Monseigneur de Silva en était arrivé à ce moment de la consécration où a lieu l’imposition des mains. Ses mains tremblaient et sa voix dit pourtant distinctement la formule par laquelle les assistants sont invités à révéler les causes d’empêchement à la consécration, s’ils en connaissent.

Ce devait être une simple formalité. Mais quelqu’un cria dans la foule qu’il y avait une cause d’empêchement. C’était une femme, une métis, aux épaules carrées qui s’avança, pleine d’assurance. Elle avait à côté d’elle un personnage livide qui brandissait un papier et elle affirmait avoir été légitimement mariée à Jéronime Caval. Des cris retentirent. Jéronime Caval tranquillisait l’assemblée par l’allégresse répandue sur ses traits, mais soudain, il s’élança, cherchant à atteindre l’homme au papier et réclamant une arme pour lui couper les oreilles. Il croyait reconnaître en lui son vieil ennemi l’envoûteur. Une bagarre s’ensuivit et le sang coula pendant que l’archevêque quittait la cathédrale profanée.

Une sorte de délire s’empara de la société de Goa en même temps que la religiosité redoublait. Les adultères devinrent plus nombreux, les vierges prirent des amants. La belle Conception Colaço donna libre cours à son insatiable amour des adolescents et Juana de Faria prostitua son visage d’ange fané à tous les aventuriers qui voulurent la suivre. Le vieux Marcora laissa à ses quatre filles le soin de s’occuper de l’administration de la marine dont il était chargé. Sur le quai de la ville neuve, il sommeillait assis devant sa porte sur laquelle était écrit : Marine, en grosses lettres et il disait : « Elles sont très intelligentes. Elles s’entendent mieux que moi en affaires. Voyez mes filles. » Et il y avait un visage enfantin et souriant à chacune des quatre fenêtres du premier étage.

Castro buvait. Son ancienne passion du rhum s’était définitivement réveillée. Il buvait parce que le rhum verse à l’âme une chaleur divine et la projette sur des sommets ensoleillés, parce qu’il fallait perpétuellement s’entretenir de l’avenir de Goa en buvant avec des hommes incapables, parce qu’il oubliait quand il avait bu la violence de ses discussions avec son fils et cette paralysie morale qui l’empêchait de parler d’amour à Rachel.

C’était sur le port, au café du Palmier, à côté des bureaux du journal L’Abelha, que les grands rêves politiques naissaient et prenaient leur essor. On y attendait fébrilement le steamer de Bombay pour lire les journaux d’Europe. On se les arrachait. Mais ils n’apportaient qu’une déception renouvelée. Ni le schisme de Goa, ni les événements qui s’y étaient produits, ne semblaient intéresser les grandes nations occidentales.

— De quoi, diable, peuvent-ils bien s’occuper là-bas ? disait Heliodora de Cunha, qui était le plus avide de gloire et qui portait comme commandant des troupes, un uniforme d’officier d’artillerie.

— Hé ! Ils s’occupent de Cuba, parbleu ! répondait Marcora avec un éclat de rire.

Cuba, avec l’appui de l’Amérique, était alors en pleine insurrection contre l’Espagne et les journaux du monde entier suivaient les efforts de Narciso Lopez pour sa libération.

Une étrange jalousie s’empara des dirigeants de Goa. Ils ne parlaient que de Cuba pour dénigrer cette île, sa situation géographique, le caractère de ses habitants. Cuba avait usurpé sur la planète la place qu’aurait dû tenir Goa. Mais ils s’efforçaient secrètement d’imiter les héros de l’indépendance cubaine.

— Tu seras notre Lopez, disait-on à Castro pour le flatter.

— Vous verrez qu’ils nous enverront aussi un Concha, disaient les pessimistes.

Concha était un intraitable général espagnol qui faisait fusiller à Cuba tous les révoltés qui lui tombaient sous la main.

Mais les optimistes étaient les plus nombreux et ils répétaient avec confiance :

— Nous obtiendrons l’autonomie.

Ce mot d’autonomie était répété par beaucoup de métis et d’Hindous, et les déchargeurs du port et les bateliers malabarais qui n’en comprenaient pas le sens. Ils savaient seulement qu’il y avait à Goa un archevêque qui était un saint, avec qui Dieu s’entretenait la nuit directement et ils savaient aussi que par delà les mers un être d’une puissance extraordinaire, mais lointain, mythique, sans forme, le pape de Rome, voulait du mal au saint archevêque.

Et ce mot d’autonomie, cette vision lointaine d’un pape irrité dans un Vatican semblable à une pagode de Vishnou étaient synonymes pour eux de conversations au soleil couchant, d’oisiveté et de liberté.

Le soir, dans le Vieux Goa, maintes fêtes amicales se terminaient en orgies. Des musiques de danses retentissaient dans les maisons. Il y avait des bruits de rixe sous les tours branlantes et dans le ruines des cloîtres. Les ombres mortuaires de la ville ecclésiastique cachaient des accouplements et des combats. Et il avait fallu laisser certaines églises ouvertes parce que la foi était telle que beaucoup de chrétiens se relevaient la nuit pour courir se prosterner devant Dieu. Mais il fallait que ces chrétiens fussent armés car les rues, jadis paisibles, avaient cessé d’être sûres. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, Conception Colaço, les seins nus à son balcon, chantait des romances sentimentales car l’amour était inséparable pour elle du chant et de la mandore. Sa rivale Juana essayait parfois de lui répondre avec une voix en fausset. On entendait les sifflements des voleurs qui s’appelaient entre eux, mêlés à des bouffées de cantiques sortant des portails entr’ouverts et au chant lointain des prières rituelles des Chinois. On vivait à Goa dans une vague attente de fin de monde.


Rachel avait remarqué la bizarre attitude du père Vincent à son égard et elle ne se l’était pas expliquée.

Cet homme simple et pur qui marchait toujours la tête baissée sur sa robe noire par modestie, l’avait levée plusieurs fois de son côté. Elle l’avait vu, rôdant non loin de sa maison et hésitant à frapper chez elle. Il voulait visiblement lui parler.

Elle se trouva un jour face à face avec lui le long de la rivière Mandavi. Il tira à sa vue un objet qu’il devait porter à sa ceinture sous sa robe et qui était enveloppé dans des feuilles de manguier. Il parla à Rachel avec une extrême confusion. Il s’exprimait en langue tamoul qu’elle ne comprenait que médiocrement. Il voulait qu’elle prît l’objet qu’il lui tendait. Il appartenait à Rachel.

En déroulant les feuilles de manguier, Rachel vit qu’elles contenaient un couteau et elle reconnut celui qu’elle avait pris chez Antonia et qu’elle avait laissé tomber après la confession de Castro, dans l’église des Rois Mages.

Le père Vincent parlait avec une humble bonté. Tant d’événements mauvais étaient arrivés à Goa ! Tout le monde avait oublié Dieu. Cela avait commencé à peu près le jour où il avait trouvé ce couteau dans l’église. Il demandait bien pardon à Rachel. Il pensait que peut-être la force du mal était dans ce fer, comme certaines forces divines sont encloses dans le bois des Vierge Marie. Il rendait le fer à celle qui l’avait apporté pour que la bonté revînt parmi les pauvres hommes de la terre de Goa.

Le père Vincent avait les mains jointes et il n’avait plus la force de lever les yeux. En s’éloignant, il marchait presque sur la pointe des pieds et son innocence l’enveloppait comme d’une auréole.

TROISIÈME PARTIE

La Confession de Castro

Cette nuit-là, Joachim de Castro avait de la peine à s’endormir. A la clarté de la veilleuse, qui était près de son lit de bois sculpté, ses yeux erraient sur les vieux portraits de prélats et de guerriers ou fixaient la porte de sa chambre et sa grande serrure de fer. Il avait l’appréhension de voir cette porte s’ouvrir et son père debout, une lampe à la main. Il était déjà venu à deux reprises le réveiller dans la huit, pour le sommer de lui obéir, de quitter Goa dès le lendemain. Il avait répondu respectueusement que son devoir était de partager les dangers que son père pouvait courir. Puis il avait gardé un silence obstiné. Le nom de Rachel n’avait pas été prononcé, mais son image éblouissante s’était tenue entre les deux hommes.

Joachim se retourna sur son oreiller. Il s’était couché de trop bonne heure. Il ferma les paupières et dans cet état intermédiaire qui n’est ni la veille, ni le sommeil, il vit des images se dérouler.

Sur le chemin qui monte vers le couvent des jésuites, dans l’île de Chovas, il y avait un fourmillement de robes sombres et de croix blanches partant de la porte du couvent. C’étaient les missionnaires, les disciples de saint François Xavier qui s’en allaient à Malacca et en Chine évangéliser les hommes. Joachim voyait distinctement leur figure énergique ou brillaient des yeux clairs, leur longue barbe, le scapulaire de leur poitrine. Mais trois ombres se balançaient de droite et de gauche à travers ce cortège et le dispersaient. C’étaient les trois Chinois qu’on avait pendus devant le portail du couvent.

Son regard allait plus loin et il voyait les caravelles de jadis fendre les flots de la rivière Mandavi avec leur proue recourbée. Des aventuriers portugais ôtaient leur casque et leur cuirasse et sautaient joyeusement sur les quais de Goa où se pressait une foule bigarrée. Et cette foule s’enfonçait en bourdonnant entre les porches sculptés, sous les encorbellements des balcons à feston de pierre, sous les loggias où souriaient des dames à collerettes. Le vice-roi des Indes sortait de son palais, parmi des cavaliers, des seigneurs à panache et à manteau de velours. La grande place devant la cathédrale était remplie d’un peuple dans l’attente, tourné vers le seuil énorme du palais de l’Inquisition.

De ce seuil, Joachim voyait sortir indéfiniment les ordres monastiques qui avaient rempli autrefois les innombrables couvents de Goa : il reconnaissait les dominicains à leur capuchon blanc, les cordeliers à la corde qui ceignait leurs reins, les membres de l’ordre pour la rédemption des captifs à la croix de laine rouge qu’ils portaient autour du cou. Les orphelines nobles de Sainte-Anne et les vierges de l’Enfant-Jésus avaient leurs mains croisées sur leur poitrine et chantaient des cantiques. Conception Colaço, à demi-nue, les seins écrasés sur le fer d’un balcon, riait de toutes ses dents et mettait une note d’impudeur invraisemblable dans la gravité des choses. Mais il voyait des pénitents sous des cagoules et des porteurs de cierge au visage désespéré. Et il comprenait qu’il assistait à une solennelle cérémonie religieuse.

Et soudain, sur la ville, il voyait un clocher tomber, puis un autre. Une cloche qui sonnait à toute volée se détachait. Une tour se démantelait, un cloître dépouillé de sa toiture apparaissait comme une procession de squelettes. De délicieuses figures de femmes se séchaient brusquement entre les colonnettes de marbre des fenêtres. Le vent dispersait la foule comme une poussière. Il ne restait qu’une silhouette au milieu de la place et c’était la sienne. Il était face à face avec un personnage qui venait d’apparaître sur le seuil de la cathédrale et qui tendait vers lui un doigt menaçant et ce que tout le monde redoutait depuis longtemps, ce dont on ne parlait qu’à voix basse et avec horreur, la menace qui planait sur les schismatiques de Goa, l’excommunication était lancée contre lui. Joachim ne distinguait pas les syllabes des formules redoutables mais il comprenait qu’il était considéré comme le seul responsable des troubles religieux de Goa, qu’il était rejeté hors de l’Église, maudit à jamais.

Tout disparaissait, les prêtres, les chevaliers, les monuments. Joachim, assis à côté de Rachel, regardait la mer, sur le quai de la ville neuve de Goa. Il était entouré de Chinois.

Depuis plusieurs jours, leur troupe gémissante ravagée par la malaria était venue s’installer dans le port, à l’endroit où pourrait apparaître une jonque de Macao susceptible de les rapatrier. Ils avaient transporté les cercueils où ils avaient placé leurs morts et insoucieux des menaces, ils se refusaient à quitter le quai dans la crainte de manquer la jonque libératrice.

Joachim attendait cette jonque dans son rêve. Rachel et lui n’étaient plus que de misérables émigrants, avides de partir ensemble pour un pays inconnu. Il avait près de lui l’épaule de Rachel et la présence de cette chair contre la sienne lui communiqua une chaleur si pénétrante qu’il se réveilla.

Il chercha un caractère prophétique dans ces images incohérentes. Il était menacé d’être excommunié. Tous ceux qui adhéraient au schisme de l’archevêque le seraient en même temps que lui. Ne devait-il pas tenter d’échapper à ce qu’il considérait comme la plus terrible des éventualités ? Mais cela ne suffisait pas. Son devoir était aussi de tenter de sauver son père. Son père ! Il était séparé de lui par Rachel.

Joachim, assis sur son lit la nuit, voyait clairement la situation. Son père le haïssait parce qu’il aimait Rachel Jehoudah et qu’il sentait que son fils l’aimait aussi. A qui des deux serait cette femme qui semblait hantée par une idée inconnue de lui, un projet qu’il n’arrivait pas à deviner. Elle ne pouvait pas aimer son père. Le physique de Pedre de Castro n’était pas celui d’un séducteur malgré les parfums dont il se couvrait et le soin un peu ridicule avec lequel il choisissait ses cravates et ses chemises de soie. Lui n’avait pas assez de confiance en lui pour espérer être aimé. Il était trop jeune pour Rachel. Et pourtant… Elle lui avait parlé de sa solitude avec des yeux où il avait vu s’allumer cette lueur d’émeraude dont l’éclat le faisait défaillir. Elle avait gardé sa main dans la sienne en disant qu’elle souhaitait être aidée par quelqu’un de courageux.

Et Joachim se disait qu’il accepterait de n’être comme dans son rêve qu’un misérable coolie, travaillant à Macao, parmi des Chinpis, si Rachel était auprès de lui.


Joachim craignait inutilement l’apparition de son père dans sa chambre. Pedre de Castro était à la même heure chez Rachel. Il venait du port d’Aguada et de celui de Marie-Madeleine. Heliodora de Cunha qui avait reçu le commandement de l’armée avait disparu depuis plusieurs jours. Il passait pour l’homme le plus énergique de Goa et il avait imposé par son autorité une certaine discipline aux troupes désorientées par la révolution. On disait qu’il attendait les événements en territoire anglais, dans la compagnie d’une jeune négresse de Mozambique. Pedre de Castro l’avait remplacé et dirigeait les affaires militaires comme les affaires civiles. Depuis, il ne disposait que de peu de temps. L’avenir de la future république dépendait de la conduite des forts quand apparaîtrait le navire envoyé par la métropole. Les canons de Marie-Madeleine et d’Aguada pouvaient lui défendre l’accès du port et même le couler bas. Certains esprits malveillants prétendaient que les canons des forts étaient depuis longtemps hors d’usage et que de toute façon ils ne pouvaient servir puisque les officiers susceptibles d’en diriger le maniement étaient partis. Pour tranquilliser les esprits et affirmer sa puissance, Castro, depuis trois jours, faisait faire des exercices de tir presque incessants. Une des grandes pièces de Marie-Madeleine avait éclaté.

Auprès une longue course à cheval, Castro s’était arrêté quelques minutes chez lui. Là, il avait bu plusieurs verres de rhum pour se donner du cœur et il s’était hâté vers Rachel.

Maintenant, il parlait. Une étrange facilité de paroles le possédait. Il ressentait un véritable élan de sincérité, analogue à ceux qu’il avait éprouvés quand il parlait à Dieu dans l’église des Rois Mages. Tout était devenu aisé pour lui. Il dit à Rachel qu’il l’aimait et qu’il était résolu à l’épouser si elle y consentait. Il l’arrêta quand elle voulut l’interrompre. Il savait ce qu’elle allait dire. Il fallait qu’il mît son âme à nu devant l’envoyée de la Providence.

Ces deux mots rappelèrent à Rachel son arrivée chez Antonia et elle eut un rire intérieur. L’odeur de drap mouillé que dégageait Castro évoqua le relent de bois pourri et d’humidité de la vieille maison de Bombay. Elle le revit, d’une manière saisissante, en bras de chemise, regardant une dent gâtée dans une glace ; elle entendit le bruit de sa bague sur le marbre de la cheminée, la sonnette fêlée, le chant des grenouilles.

Elle avait placé sur la table un de ces vases de terre fabriqués à Goa et qui ont la même couleur que la peau des Hindous qui en font cuire la terre. Elle fit jaillir le rhum d’un goulot noirâtre et elle poussa un verre plein vers Castro. Elle commençait à être saisie d’une violente curiosité pour ce qu’il allait lui dire. Elle était à demi étendue sur un fauteuil de paille et elle s’efforçait de diminuer la gravité de la conversation en chassant parfois un moustique d’un coup d’éventail. Elle ne remarquait pas que le mouvement de son peignoir découvrait son épaule ambrée et presque son sein.

— Tel que je suis ! Il faut que vous me connaissiez tel que je suis, dit-il à mi-voix. Il y a en moi des choses obscures que je n’arrive pas à démêler. Suis-je bon, suis-je mauvais, je ne sais pas. Il est vrai que le bien et le mal…

Il s’arrêta, mesurant un problème dont il avait longtemps cherché la solution sans la trouver. Puis il écarta, du geste, le problème.

— On s’entend pourtant généralement pour reconnaître que telle action est bonne, telle autre mauvaise. Vers ma vingtième année, j’ai été animé de la volonté délibérée de n’accomplir que ce que l’on appelle communément le mal. Ce fut beaucoup sous l’influence de Deodat de Vega. Il revenait d’un voyage en Perse et en Tartarie, il avait séjourné à Khiva, à Boukhara et dans le pays des Cafirs. Il disait que dans cette région étaient les hommes les plus cruels de la terre. C’étaient des musulmans schiites, mais il me parlait, autant qu’il me souvient, de certaines sectes qui adoraient le Diable. Il prétendait avoir été initié par des intellectuels de là-bas, à une sorte de philosophie assez compliquée qui amenait ses croyants à la religion du mal. Deodat de Vega ne m’apparaissait pas alors comme un bien grand intellectuel. Je le considérais comme un sceptique et un jouisseur. Bien que catholique convaincu, je subis pourtant son ascendant. Je feignis de me moquer de sa prétendue religion du mal ; mais en fait j’y adhérai de toutes mes forces. Il devint mon compagnon, mon inséparable ami. Nous prîmes l’habitude de mener une vie crapuleuse à la ville neuve d’abord, puis à Bombay. Je torturais ma mère pour lui arracher l’argent nécessaire. La malheureuse créature que j’avais épousée, sans trop savoir pourquoi, mourut de chagrin, me laissant Joachim dont la naissance ne m’avait causé que de l’ennui.

Castro se servit à boire, il but, il s’essuya les lèvres du revers de la main, il regarda le plafond puis Rachel et il reprit :

— Je pourrais dire que j’ai du remords d’avoir négligé l’éducation de mon fils, d’être la cause indirecte de la mort de cette femme d’une nature fidèle mais d’une intelligence bornée, je pourrais dire que je regrette d’avoir passé ma jeunesse avec des filles et des gens sans aveux, mais non, pourquoi dire ce qui n’est pas ? Je n’ai à la vérité, aucun remords. Quand je me suis confessé à un prêtre, j’ai dit naturellement que je haïssais mes fautes mais je mentais. On est plus sincère, à certaines heures, devant la femme qu’on aime que devant Dieu. Je ne me l’explique pas, d’ailleurs. Mais on s’explique si peu de chose, quand on considère sa propre âme.

Castro parlait maintenant avec cette abondance et cette satisfaction que donne la découverte de soi-même. Il avait eu du remords dans une partie extérieure de sa conscience, une surface qui n’était pas son âme profonde. Mais dans le fond vrai, pas de remords. Qu’importe, du reste ? N’y a-t-il pas des hommes auxquels il est permis plus qu’à d’autres ? Eh ! bien, il était de ceux-là. Dans la balance, s’il y avait une balance, que pouvaient compter des peccadilles de jeunesse, à côté de l’œuvre qu’il allait accomplir, des services qu’il allait rendre.

Il marcha de long en large et il but encore. Rachel mit sur son visage un sourire favorable et complaisant :

— C’est une curieuse évolution que j’ai subie, et même maintenant je ne sais pas si je la comprends bien. J’ai eu des retours à la foi, à Dieu. J’ai pensé parfois à entrer dans un couvent. Au milieu de mes élans les plus ardents, je sentais que j’avais un pied dans le mal et que l’on me tirait par ce pied. Vous rappelez-vous ce portrait que j’ai tailladé avec un canif, le matin où nous arrivions ensemble de Bombay ? C’était celui de mon aïeul, Pedre de Castro. Je me proposais de le brûler. Eh ! bien, je l’ai fait réparer et il trône toujours chez moi devant la porte d’entrée ; c’est lui qui accueille les visiteurs. Je vous ai raconté l’influence que Pedre de Castro a eue sur moi. Si le diable existait on aurait pu dire qu’il était possédé du diable. C’est lui qui a volé le pape de cette croix dont j’ai hérité. Il a vendu une jeune fille noble qui ne voulait pas de lui au roi de Visapour. C’est lui qui tuait les juifs quand il le pouvait. A cette époque, on ne vous faisait pas de procès, lorsqu’on tuait un juif. Rachel, écoutez-moi. Je n’aime pas les juifs. Je peux vous le dire, puisque vous allez vous convertir, puisque je vous ai entendue d’ailleurs parler avec clairvoyance des gens de votre race et que vous êtes de mon avis. Je n’aime pas les juifs parce qu’ils sont lâches.

Il était tout à fait ivre. Rachel se leva, prit dans une boîte une cigarette qu’elle alluma et se rassit :

— C’est vrai, dit-elle. Continuez.

— Antonia avait la mission de me découvrir des juives dans Bombay. Je prenais plaisir à les avoir, à leur promettre de l’argent, pour les humilier, pour les sentir sous ma domination, les traiter en esclaves. Je me rattrapais ainsi du mal que m’avait fait une juive, celle dont j’ai causé la mort. Oui, il y en a une autre que vous qui m’a fait souffrir. Pourquoi est-ce cette femme que j’ai désirée plutôt qu’une autre ? C’est une chose que je ne saurai jamais. On est lié à certains traits de visage, à certains mouvements d’un corps. C’est ce visage que l’on voudrait regarder, ce corps qui vous donnerait du plaisir et pas un autre. Je parle en ce moment de la femme à qui vous ressemblez.

Il regarda attentivement Rachel comme pour s’assurer de cette ressemblance.

— J’en arrive à l’histoire de cette sorte de crime que j’ai commis. On peut appeler cela un crime, si on croit au bien et au mal, dans ce cas-là seulement. Je n’y croyais pas alors. Maintenant, je ne sais pas. Et pourtant, c’est la seule action qui m’a fait éprouver, à certaines heures, je dis à certaines heures, un véritable remords, cette brûlure déchirante qu’aucune confession n’adoucit. Il y a des gens qui prétendent qu’on est obligé d’une façon mécanique de refaire certaines actions accomplies, par son père ou un de ses ascendants. Peut-être y eut-il de cela. Vous avez peut-être entendu raconter l’histoire du pogrome de Goa. On dut en parler, à cette époque, à Cochin. C’est moi qui en fus l’instigateur, moi ! Mon maître Deodat de Vega ne me conseilla rien, ne m’inspira rien. Je voulais avoir une femme et je l’aurai eue, d’ailleurs. C’était une question de temps. Ce que je dis ne peut vous offenser, il ne s’agit pas de vous qui serez chrétienne demain mais on a toujours une juive avec de l’argent. Seulement, je la voulais tout de suite. Le hasard me servit. Par hasard, un soir, Deodat de Vega et moi, en nous promenant, nous trouvâmes, au pied d’un arbre, un enfant mort. C’était le fils du gardien de l’église des Rois Mages. Il avait été mordu par un serpent. Vous entendez bien, nous le trouvâmes mort. Nous n’étions pour rien dans cette mort. Nous avions rencontré quelques minutes auparavant le mari de la femme en question, un médecin appelé Jehoudah. Il avait dû passer à côté de l’enfant sans le voir. J’eus alors un trait de lumière dans l’esprit. Nous prîmes l’enfant, nous lui attachâmes une pierre au cou et nous le jetâmes dans un bras de la rivière, à un endroit que nous savions très profond. Il était mort, n’est-ce pas ? Qu’il dorme dans l’eau ou dans la terre… Puis nous allâmes trouver son père et nous fîmes hypocritement des recherches pour le retrouver. Des gens nous aidèrent. Qu’était devenu l’enfant ? demandait-on. Eh bien ? Et ce Jehoudah, ce médecin qui possédait des livres, qui devait s’occuper de magie ! Assurément, c’est par magie qu’il avait pu retenir une femme aussi belle. Il venait de commettre le crime rituel, il avait emporté l’enfant chez lui. Je simulai la plus grande fureur, je réunis une bande de bons catholiques du vieux Goa et cela me conduisit à la faveur d’un pogrome nocturne jusqu’à la chambre de la femme dont je rêvais. Je l’ai tenue toute nue ou presque sous mon bras. C’était une douce, une faible. Elle palpitait et demandait grâce. On ne voit bien qu’après les événements comment on aurait dû en tirer parti. J’aurais dû la prendre dans sa chambre comme font les soldats, quand ils pillent les villes, et puis tout aurait été dit. Mais ce Jehoudah, ce vil petit médecin juif, m’avait frappé au visage. Moi, Castro, j’avais été frappé par Jehoudah. Mon aïeul l’aurait tué sur-le-champ. Je lui fis grâce de la vie, et l’idée assez machiavélique, ma foi, me vint, d’avoir sa femme devant lui, dans la barque qui me ramenait au son de la guitare… Que se passa-t-il alors dans le cerveau de la belle créature que j’emmenais ? J’ai toujours pensé que l’émotion lui avait fait perdre l’esprit. Elle se jeta à l’eau. Elle se noya. Mais cela d’elle-même, par sa propre volonté. On m’a accusé d’être la cause directe de cette mort. Si on remonte à travers les causes, on s’aperçoit que chacune de nos actions a des contre-coups lointains et absolument inattendus. Rien ne pouvait faire penser que cette femme préférerait la mort à… appelons cela le déshonneur, c’est l’expression dont on se servit pendant le procès. Car il y eut un procès interminable. Je me défendis âprement. Oh ! pas par crainte d’une condamnation, certes, mais par goût naturel de la victoire. Eh ! bien, tu ne le croiras pas, peut-être. Il m’est arrivé à cette époque d’entendre dans ma chambre des meubles craquer, qui ne craquaient pas auparavant, d’avoir, certains soirs, autour de moi, le sentiment d’une présence, et d’une présence qui n’était pas hostile. Personne n’est venu nous dire ce qu’il advient des morts. On s’attache les êtres par le désir que l’on a d’eux. Tu prétendras peut-être qu’il y a là un peu de folie ou une suffisance extraordinaire de ma part. Je me suis souvent imaginé que la morte était dans mon atmosphère, que c’était moi qu’elle accompagnait, qu’elle suivait et par amour, et même je pensais qu’elle avait le même regret que moi, le regret de ne pas avoir été prise par Pedre de Castro. Cette idée ne m’a pas quitté et quand je t’ai vue chez Antonia m’apparaître dans une glace — on dit que les morts apparaissent toujours dans des glaces — j’ai eu peur parce que j’ai cru que tu étais Dolça Jehoudah et que les morts font toujours peur. Mais je vais te dire autre chose. Cette idée s’est tellement ancrée dans mon esprit que malgré le tort matériel que je lui ai causé je n’ai pas cessé de haïr le médecin Jehoudah. Je le hais parce qu’il a eu une femme que je devais avoir, parce qu’il était plus instruit que moi, parce qu’il possédait des livres que je n’ai pas eu l’idée de détruire quand j’ai mis sa maison à sac, parce que peut-être dans un domaine invisible, il me dispute la présence dont je t’ai parlé… les meubles qui craquent… un je ne sais quoi de tendre et de doux qui flotte dans l’air… Et puis, tout de même, il m’a donné un coup sur la figure et la vengeance que j’ai exercée était, en somme, bien bénigne. Car, au fond, s’il avait eu le choix, ce Jehoudah qui avait bien montré déjà qu’il était un lâche, aurait certainement préféré cette vengeance-là à un duel par exemple, duel que je considérais d’ailleurs comme impossible…

Castro fut interrompu par une sorte de cri, de râle bizarre que poussa Rachel. Il s’arrêta et s’aperçut qu’elle riait, d’un rire hystérique, très long, qui la faisait se courber en deux.

— C’est l’idée d’un duel qui te fait rire, dit-il. Je le comprends.

Rachel avait laissé tomber sa cigarette. Elle en ralluma une autre. Elle alla faire deux ou trois pas sous la vérandah en respirant avec force et en disant :

— Qu’il fait chaud ! Ces chaleurs des jours de pluie sont plus lourdes que les autres.

Elle revint vers Castro et elle dit lentement :

— Dans quelle mesure, d’après vous, se réalise sur la terre, cette terrible phrase de la Bible : Les fils seront punis pour les péchés des pères ?

— Je ne sais pas, balbutia Castro dérouté. Je n’y ai pas pensé. Quel rapport cela a-t-il avec ce que je viens de dire ?

— Rien qu’un rapport éloigné. Je songeais au bien et au mal et à Joachim.

Les sourcils de Castro se froncèrent.

— Si les fils reçoivent des châtiments pour leurs pères, ils doivent recevoir aussi des récompenses. Il peut, dans une certaine mesure, y avoir identification entre un père et un fils…

Castro immobile attendait ce qu’elle allait dire. Rachel fit du bout du doigt tomber la cendre de sa cigarette. Elle tremblait. Elle releva brusquement la tête et avec une expression enjouée sur le visage qui plissa ses yeux où il n’y eut plus qu’une double étincelle verte, elle dit :

— Est-ce que vous seriez vraiment malheureux si je vous apprenais que j’aime votre fils Joachim ?

Les traits de Castro se décomposèrent. Il se leva d’un bond et s’approcha tout près de Rachel.

— Pourquoi me dites-vous cela ? Est-ce que ?… Non, il n’y a aucune possibilité que Vous aimiez ce gamin. Voyons expliquez-vous ?

Il était brusquement essoufflé. Rachel voyait son gros ventre monter et descendre et elle avait de la peine à détacher ses yeux de ceux de Castro tant elle y voyait de désespoir et de dureté en même temps.

Elle rit avec difficulté. Elle se hâta de rassurer Castro. Elle plaisantait. Elle voulait le soumettre à une petite épreuve. Comme il était susceptible et violent !

Les yeux de Castro s’humectèrent légèrement. Il but à nouveau. Il se rassit. Il fut saisi de cette tendresse que donne le mélange de l’alcool et le sentiment d’un grand danger qu’on vient d’éviter.

— Rachel, je n’ai aimé que toi au monde. Je t’ai dit que tu étais l’envoyée de Dieu. Tu l’es peut-être. Si Dieu s’occupe des hommes il doit guider les êtres comme moi aussi bien que les autres. Plutôt que tu sois à mon fils Joachim je préférerais te savoir, du matin au soir, chez Antonia à la disposition des marchands anglais. Mais, c’est moi que tu vas épouser. Pourquoi avons-nous attendu si longtemps ? Il faut que ce soit une chose faite quand le conseil de la colonie me proclamera président de la République. S’ils protestent parce que tu es une juive convertie, je me charge de leur fermer leur bouche.

Il se releva. Il était saisi d’une idée subite. Tout pouvait être terminé pendant la nuit. Il connaissait, un cabaret, sur le quai, où Jéronime Caval restait à boire jusqu’au matin. Il le paierait largement. Il baptiserait Rachel, il les unirait devant Dieu.

Il avait pris la main de Rachel et il voulait la faire se lever pour qu’elle le suivît. Elle sentait l’odeur de rhum et de pluie qui venait de lui. Elle était écœurée, mais restait souriante.

— Non, cria Castro, Jéronime Caval est un bandit. Nous allons réveiller l’archevêque, faire ouvrir la cathédrale. L’archevêque peut bien marier la nuit celui qui pour lui va faire la guerre au Portugal. Viens !

Il la tirait de toutes ses forces. Elle fut obligée de se lever.

— Pourquoi pas ? hein ? La nuit n’est pas avancée. Nous avons le temps ! A minuit, nous serons mariés. Tu viendras chez moi. J’appellerai les serviteurs pour qu’ils sachent que tu es ma femme et Joachim aussi. Il te baisera la main à genoux devant moi.

Rachel essayait de lui démontrer que c’était impossible. Mais pendant qu’elle luttait pour ne pas être entraînée vers la porte, la rage l’envahissait. Peut-être si elle avait eu une arme à portée de la main, aurait-elle frappé Castro. Une seconde elle en chercha une. Mais elle songea que, de même qu’elle n’avait pas voulu tuer un homme pardonné de Dieu, elle ne tuerait pas un ivrogne qui n’avait plus qu’une demi-conscience.

— Rachel, tu es Rachel et tu es l’autre en même temps. Tu ne me fais plus peur comme autrefois. Comment as-tu pu me faire peur ? Je veux respirer ta peau, reposer contre toi.

Il s’attendrissait. Sa tête tomba sur l’épaule ambrée de Rachel et il sentit contre sa tempe la tiédeur fiévreuse de son sang.

— Sois à moi tout de suite, dit-il. Viens dans ta chambre.

Il la suppliait. Rachel comprit qu’elle était arrivée à la fin de la course, que maintenant elle avait déchaîné cette fureur de l’homme qui ne se satisfait que par la possession.

— Eh bien ! demain, dit-elle.

— Tu me le jures ?

— Oui.

— Tu seras à moi demain ?…

— Oui.

— C’est dimanche. Je viendrai après les vêpres.

— Soit.

Il sortit. Elle referma la porte et elle alla tomber presque sans connaissance dans un fauteuil de la vérandah.


Elle y demeura un temps qu’elle ne put évaluer. Il lui sembla que quelqu’un s’avançait vers la vérandah dans le jardin. Sa première pensée fut que c’était Pedre de Castro et elle faillit, tant ses nerfs étaient surexcités, se mettre à crier d’effroi.

Elle alla jusqu’aux trois marches de pierre qui aboutissaient au jardin et elle s’entendit appeler par son nom d’une voix hésitante. C’était Joachim.

Il s’excusa tout de suite de son audace. Ne pouvant dormir, il s’était relevé et il était venu rôder dans les terrains vagues qui donnaient sur le derrière de la maison. A la clarté de la lampe il avait aperçu le casque de la chevelure et la silhouette des épaules claires sur le fauteuil. L’abattement qu’il avait cru distinguer dans la pose l’avait inquiété et l’avait poussé à franchir le mur.

Il allait encore s’excuser quand il sentit contre lui une longue forme tiède et près de son visage le souffle d’une haleine dont la pureté le grisa.

— Il faut que vous me sauviez, dit Rachel en s’appuyant des deux bras à ses épaules.

Il la soutint, il la fit asseoir. Il lui sembla qu’il venait de boire, d’un seul coup, un vin extraordinaire et qu’il était transporté dans un univers sublime. Rachel le tenait toujours avec ses mains chaudes, elle frissonnait, ne pouvant parler. Elle était à cette minute où une femme qui a soutenu un trop grand effort nerveux est prête à se donner à celui qui profitera de sa faiblesse parce qu’elle espère confusément retrouver sa force dans le mystère de l’abandon. Mais Joachim n’avait pas assez d’expérience pour le sentir.

— Oh ! oui je veux vous sauver, dit-il. Je suis venu pour cela. Dites-moi ce qu’il faut que je fasse.

Et il lui exposait les projets qu’il retournait dans sa tête depuis le commencement de la nuit. Il doutait de la sainteté de l’archevêque. Il ne croyait pas à l’avenir de la révolution dirigée par son père. Il s’attendait à ce que d’un moment à l’autre des troupes envoyées par le Portugal rétablissent l’ordre, exercent de sévères représailles. Rachel allait être entraînée dans la catastrophe dont la folie de son père serait responsable. Mais il était temps de fuir si elle voulait. Le port de la ville neuve était surveillé mais rien n’était plus facile que de s’entendre avec un batelier malabarais et d’aller s’embarquer sur la côte déserte, entre Cabo et Siridao. Beaucoup d’habitants de Goa l’avaient fait déjà. Si elle voulait, il se chargeait de tout.

Mais Rachel secoua la tête. Sa faiblesse s’évanouissait et elle reprenait conscience de la situation. Elle se trouvait dans la nécessité d’agir et elle était envahie par l’horreur de l’action qu’elle projetait. Ah ! partir ! n’entendre plus parler de rien, ne plus voir l’homme qu’elle haïssait ! Mais alors, c’est qu’elle était lâche comme son père qui au lieu de venger sa femme s’était plongé dans la lecture de ses livres, comme ceux de sa race qui courbaient l’échine sous les coups et attendaient, au lieu de lutter pour la justice, la venue chimérique du Messie.

Elle parla d’une voix basse, au timbre désespéré :

— Ne vous ai-je pas dit, Joachim, que je suis ici pour venger ma mère, tuée autrefois sous mes yeux. Il ne s’agit pas de m’en aller maintenant mais, au contraire, d’être là, justement demain, quand viendra l’homme qui a perdu ma vie et auquel je reproche autant la mort de ma mère que la mort de ma propre âme vouée, à cause de lui, à la haine.

Elle s’arrêta soudain. Ce qu’elle venait de voir la remplissait d’une surprise telle qu’elle se dégagea des bras timides de Joachim et qu’elle se leva.

A la clarté de la lune qui se mêlait à celle de la lampe, le contour de la tête du jeune homme venait de lui apparaître étrangement semblable à celui de la tête de son père. La forme en pain de sucre du crâne était plus atténuée et le cou n’avait pas ce tassement caractéristique entre les épaules. Mais les cheveux rejetés en arrière avaient une ondulation pareille. Rachel savait bien que le visage qu’elle ne distinguait pas dans la demi-clarté de la vérandah n’avait ni les lèvres grasses qui lui répugnaient ni les petits yeux, pétillants de mal. L’ombre qui était près d’elle était pourtant une réduction de Pedre de Castro. Le jeune homme était possédé comme son père du désir de la serrer dans ses bras, de la rendre esclave, de l’avoir à lui. Lui aussi aspirait à la voir convertie à la religion chrétienne, lui aussi parlait de Dieu. La seule différence qu’il y avait entre eux était que, pour l’un, Dieu était représenté par le pape, tandis que, pour l’autre, Dieu avait envoyé spécialement à Goa Monseigneur de Silva. Ils étaient deux ennemis de sa race et si elle, par exception avait échappé pour eux à la malédiction qui frappait tous les juifs, c’était seulement parce qu’elle avait une figure qui leur plaisait, une peau délicate à toucher, un corps qu’ils considéraient comme le réceptacle de leur futur plaisir et dont ils voulaient jouir.

Est-ce qu’elle n’allait pas être dupe des mots d’amour d’un jeune homme comme elle avait été dupe d’une musique de guitare ?

— Quelle misère que d’être femme, avoir des nerfs, trembler, perdre le but de vue !

Elle détourna la tête pour ne pas voir le regard myope où elle savait qu’il y avait de la sincérité, peut-être de la bonté. Rapidement elle dit :

— Ne m’avez-vous pas dit que vous seriez heureux de me défendre et même de me venger ?

— Je suis à vous entièrement. Vous pouvez disposer de moi. Je jure de venger votre mère, comme s’il s’agissait de la mienne.

— Eh bien ! Le moment est venu. Soyez ici demain avant la fin des vêpres. Seulement rappelez-vous que le courage n’est pas toujours aussi aisé qu’on le croit.

Joachim, allait protester. Rachel l’arrêta :

— Partez maintenant. Non, pas un mot de plus. Je ne veux rien vous expliquer pour le moment. A demain.

Elle continuait à détourner la tête. Il s’éloigna dans le jardin. Elle murmura :

— Eh bien ! N’est-ce pas écrit dans le livre sacré des juifs qui est aussi celui des chrétiens : Les fils seront punis pour les péchés des pères.

La Chaîne du Mal

Manoël Jehoudah déchira la lettre qu’il venait de lire. Elle était du rabbin de Goa et avait été écrite en hébreu pour qu’elle eût un caractère plus confidentiel. Jehoudah se pencha sur son balcon qui était suspendu au-dessus du port de Cochin et il jeta dans les eaux les petits morceaux de papier.

Il regarda autour de lui la chambre basse dont les murs étaient recouverts de livres anciens et pour la première fois il eut le sentiment de sa parfaite solitude. Même quand sa femme était morte, même quand sa fille l’avait quitté il n’avait pas été entouré d’un vide aussi grand. Il lui semblait que les limites circulaires de la terre avec leur vie et leur humanité, reculaient et le laissaient irrémédiablement seul dans un désert.

Il s’assit et il réfléchit. Mais ce qu’il devait faire s’imposa avec rapidité à son esprit. Il se releva. Il allait partir sur-le-champ. Rien ne pouvait le retenir.

Il écrivit une lettre à un jeune médecin anglais récemment installé dans le quartier neuf de Cochin pour lui donner la liste de ses malades et les lui recommander. Il mit un peu de linge dans une petite valise. Il jeta sur les choses qui l’entouraient un regard où il n’y avait aucun regret. Sa bibliothèque qui avait été son refuge béni, le jardin vivant des pensées, la route aux mille caractères de la connaissance, lui fit l’effet d’un tombeau spirituel où il avait dormi d’un sommeil stérile. Il toucha une dernière fois la « Source de Vie » de Salomon ibn Gebirol où sont résumées les philosophies des anciens livres Kabbalistiques, la « Vallée des pleurs » de Ha Cohen qu’il avait souvent fait lire à sa fille pour qu’elle apprît la longue suite de malheurs et de persécutions qui avaient frappé les communautés juives de tous les pays et il murmura :

— Ma fille ne m’aurait peut-être pas quitté si je lui avais parlé de choses quotidiennes, de petits plaisirs, de petits devoirs, de tout ce qui est la vie. Mais non, je voulais atteindre la vérité, parvenir à la sagesse intérieure. Et celui qui croit monter redescend.

Manoël Jehoudah n’avait pas de serviteur à prévenir. Depuis le départ de sa fille il se servait lui-même par amour de la simplicité et de la solitude. Ayant donné un tour de clef a sa porte, il se dirigea vers le port. Là il apprit que le vapeur de Madras qui faisait le service des ports de la côte était reparti la veille. Il n’y en aurait un autre que dans quinze jours.

Mais attendre quinze jours était impossible. Son esprit était à Goa, auprès de sa fille, au milieu d’événements dont il entrevoyait le caractère redoutable et dont il se jugeait en partie responsable. Il s’entendit avec le propriétaire d’un voilier qui allait transporter une cargaison de cannelle à Mangalore et il obtint, en le payant largement, d’être déposé à Goa. Il pouvait être arrivé avant une semaine.

Jehoudah savait qu’en fixant par la pensée un être qui vous est familier, en examinant sous toutes ses faces le motif connu d’une de ses actions anciennes, on arrivait à déduire les motifs inconnus et à reconstituer la suite des faits que l’on voulait savoir. Il s’y appliqua durant une semaine et son inquiétude ne fit que s’aggraver.

Il faisait nuit depuis longtemps et l’on ne voyait pas encore le phare de l’île Saint-Georges quand la mer devint subitement mauvaise et une pluie d’orage se mit à tomber. Le voilier eut beaucoup de mal à gagner l’entrée du port. Là il fallut se faire reconnaître, passer plusieurs heures en formalités. Marcora exigeait des droits de douane tellement écrasants qu’il n’y avait plus de commerce. Il avait organisé aussi des impôts sur les personnes. Nul n’avait le droit de débarquer sans déposer entre ses mains une caution.

Il était très tard quand Jehoudah put retenir une chambre dans un hôtel du port. Il remarqua avec surprise que malgré l’heure avancée les cafés installés à l’européenne étaient brillamment éclairés et qu’il s’en échappait des chants et des musiques de danse. Il vit des silhouettes de joueurs dans les tripots improvisés ; des femmes rodaient le long des maisons et les Chinois étendus à l’extrémité du quai faisaient une masse sombre. Personne ne le remarqua quand il monta à grands pas la rue aboutissant à la route du vieux Goa.

Il marcha sans se soucier de la pluie. Les souvenirs accouraient de tous les côtés. Dolça Jehoudah tenait la main de Rachel enfant et lui souriait avec tendresse. Là ils s’étaient assis sur un banc de pierre pour regarder la campagne. A cet endroit où la rivière et la route sont côte à côte, il avait aperçu de la barque où il était attaché Abdullah qui courait en levant sa fille dans ses bras. Ce devait être à peu près dans cette partie plus sombre des eaux que Dolça, sa femme bien-aimée, s’était précipitée pour mourir. Elle était morte dans les conditions de l’âme les plus redoutables, en proie au désespoir et à la terreur. Jehoudah pensait que les émotions de la dernière heure de la vie sont le partage des morts dans l’au-delà.

— O mon Dieu, tu es témoin que j’ai lutté de toutes mes forces contre les pensées de vengeance et que je n’ai pas souhaité une mort semblable à celui qui avait causé la mort de ma bien-aimée. O mon Dieu, ne sois pas redoutable aux méchants !

Manoël Jehoudah crut entendre les cantiques du mois de Marie décroître lugubrement, il respira le parfum fantôme des nagahs dont jadis on lui avait enfoncé une couronne sur les yeux. Un jour grisâtre commençait à filtrer à travers les nuages quand il arriva au débarcadère de l’église Saint-Joseph. Une des trois têtes était un peu plus démantelée que jadis. Il s’arrêta sous leur triple ombre.

Soudain il eut froid et la terreur de l’action le paralysa. Autrefois aussi, il s’était trouvé au même endroit en proie à une indicible horreur. Manoël Jehoudah n’avait d’audace que dans le domaine spirituel. Il connut une nouvelle fois la puissance de la peur et il lui fallut un effort immense pour en triompher.

Il s’orienta. Il passa sous l’arc de triomphe d’Albuquerque et il se dirigea vers cette rue en pente, au bas de la colline Sainte-Anne, dont le rabbin lui avait parlé dans sa lettre.

Le jour naissait dans la pluie. Des volets claquèrent. Au rez-de-chaussée d’une vieille demeure de pierre les carreaux de deux grandes fenêtres étaient éclairés par une lampe. Manoël Jehoudah vit confusément une silhouette élancée, le lourd casque d’une chevelure bleuâtre. Il reconnut la créature issue de lui dont la beauté l’avait toujours rempli d’un émerveillement presque sacré.

Était-elle seule ? Il en était presque sûr. Il se refusait à croire le contraire. Il ne pouvait pas s’être trompé dans ses hypothèses. Son cœur battait très fort, ses dents claquaient. Il avait peur, une peur qui l’aurait fait fuir si sa volonté ne l’avait retenu. Il posa pourtant sa main sur le marteau de la porte et il le fit retomber. Le marteau rendit un faible bruit, il y eut un silence et un pas dans la maison.


Jamais Rachel n’avait pensé que son père fût aussi petit. Elle le considérait avec étonnement. Il était impossible qu’il eût rapetissé en quelques mois. Ce n’était pas le chagrin qui l’avait voûté. Il se tenait droit et il parlait doucement, sans colère. Rachel ne pouvait pas s’empêcher en l’écoutant d’être tourmentée par cette ridicule préoccupation de taille. Elle avait senti dès les premiers mots qu’il ne venait que pour se mettre en travers de ses projets et, les yeux fixés sur le plancher, elle demeurait maintenant enfermée dans le silence taciturne de ceux qui sont résolus à ne pas se laisser convaincre.

— Tu t’étonnes que j’aie deviné ta pensée, reprit-il, et que même j’en aie suivi pas à pas les phases. Ce ne fut pas tellement difficile. Il n’y avait qu’une autre hypothèse qui pouvait expliquer ta présence dans cette maison. Elle m’eût paru d’ailleurs moins affreuse.

— Je ne comprends pas, dit Rachel. Tu aurais préféré…

— Oui, j’aurais préféré, dit-il sans hésiter, te savoir dégradée au point d’abandonner ton corps pour de l’argent, même à cet homme-là. Ceux qui ne vont pas plus loin que les apparences, comme le rabbin Haïm, pensent que tu en es arrivée à cette déchéance. L’opinion des autres est de peu d’importance pour moi. Tu es ici par amour de la vengeance et je ne pouvais rien imaginer de pire.

Rachel releva brusquement la tête. Elle s’était promis d’écouter sans répondre. Elle parla avec véhémence.

— Rien de pire, vraiment ? Est-ce que tu ne m’as pas dit qu’il t’était arrivé de te mettre à pleurer en regardant le visage de ma mère, à cause de ce que tu y voyais de pure douceur et de tendresse idéale ?

— Oui.

— Eh bien ! Je n’ai jamais pu m’expliquer que tu aies pu regarder dans le sable d’Aguada le visage de celle qui n’avait fait aucun mal à personne et que les crabes avaient dévoré, sans faire le serment de punir ceux qui étaient cause de sa mort. Peux-tu me dire comment tu as pu retourner dans ta maison, me regarder, assister à un procès, vivre, sans éprouver le besoin de tuer justement une créature foncièrement mauvaise, sans cœur, qui riait de ta douleur et continuait à te calomnier ? Si tu m’expliquais cela, si je parvenais à voir à ta conduite une autre explication que celle que mon âme d’enfant a trouvé alors tu me soulagerais d’un grand poids.

— Parce que tu as pensé que ton père était un lâche, n’est-ce pas ? C’est bien possible, d’ailleurs. Il l’est peut-être, il l’est sûrement dans le domaine matériel. Mais je crois que les hommes se trompent en attribuant plus de grandeur au courage qu’à la lâcheté. Ils se trompent surtout en faisant servir leur courage à l’exercice d’une justice qui ne leur appartient pas.

— A qui appartient-elle alors ? A Dieu ? S’il en est ainsi, s’il existe, s’il nous voit, qu’attend-il ? Pourquoi n’exerce-t-il pas cette justice ? Pourquoi en a-t-il mis en nous la soif intarissable, si c’est pour ne jamais l’assouvir ? D’ailleurs à quoi bon parler de Dieu. Je le sais, je l’ai compris depuis longtemps. Tu y as cru, tu n’y crois plus.

— Dieu ! Dieu ! fit Manoël Jehoudah avec un geste qui semblait le situer à une distance infinie. Il n’est pas besoin de faire intervenir Dieu pour comprendre que le monde doit se dégager de la haine et s’acheminer vers l’amour.

Peut-être revit-il la croix sur la barque, le corps bien-aimé couché sur le sable, car il dit lentement comme s’il revoyait son âme d’alors :

— Oui, ma première pensée a été de me venger. Mais ce fut à ce moment, avec le premier flot de la douleur, sans doute à cause d’elle, parce qu’elle me paraissait trop grande pour être méritée, que je compris quelles balances pesaient le bien et le mal et la mesure de la loi. On donne communément à la justice l’épithète d’immanente, parce qu’elle accompagne toute action, qu’elle est l’action elle-même. C’est ce que je suis arrivé à croire après la mort de ta mère, comme à une réalité tangible. Si on fait du mal à autrui c’est à soi qu’on le fait. L’homme pour qui tu es venue ici et autour duquel tu as tissé une toile patiente avait avant toi préparé lui-même son châtiment. Il sera crucifié à son tour. Il aura une couronne de nagahs jusqu’aux yeux et son corps sera exposé sur une grève avec une face dévorée. Il n’y a pas de repentir, de pénitence, de prières qui puissent le faire échapper. La loi est inéluctable, l’effet est engendré par la cause et l’on ne peut pas davantage l’arrêter que l’on ne peut faire remonter son cours à une rivière…

— Et quand ? s’écria Rachel, quand aura-t-il lieu ce châtiment ? J’ai déjà lu cela dans tes livres. Il y était question de vies futures ou l’on naît, paraît-il, avec les récompenses et les peines des vies passées, à recevoir. Mais on ne se souvient de rien. Alors, à quoi bon ? Moi je veux être là, je veux assister. Je veux entendre crier celui qui a fait le malheur de ma vie et de la tienne, je veux voir dans ses yeux une épouvante dont je serai la cause et dont il souffrira justement.

— Mais si tu le frappes avec un couteau, tu seras frappée avec un couteau. Si tu l’empoisonnes, tu seras empoisonnée. La main de celui qui accomplit l’acte inscrit à son compte un acte semblable dans sa destinée future. Et cela n’est peut-être rien en soi. Mais le couteau, le poison ou seulement la pensée mauvaise seront transmis à leur tour. Sous le nom de justice ou de vengeance, peu importe ! le mal se perpétuera comme il s’est perpétué depuis le commencement du monde. Je me représente quelquefois les créatures humaines comme un grand troupeau qui chemine de vies en vies, de générations en générations. Chacune de ces créatures porte une chaîne à son cou, la chaîne éternelle, la chaîne du mal. Elle pourrait la rompre, libérer avec l’effort de l’intelligence, l’homme captif. Mais au lieu de cela elle s’efforce de rendre le chaînon de sa haine plus solide, d’en forger le métal, d’en rendre l’essence plus durable, pour qu’il tienne avec plus de force l’esprit lié à la chair. Et alors nous sommes condamnés à être éternellement les esclaves du mal, à porter et à transmettre cette chaîne qui broie et maintient en bas, s’il n’y a pas un homme de bonne volonté, un héros juvénile ayant le vrai courage de l’esprit qui ose dire : J’ai pitié de ceux qui m’ont fait du mal, je brise la chaîne, je suis un lâche peut-être mais je pardonne.

— Eh bien ! je ne suis pas ce héros juvénile et je n’aspire pas à l’être, dit Rachel. J’ai obéi aux conseils d’un de tes maîtres moins magnanime que toi. Seulement je suis surprise de voir que mon père professe maintenant cette morale que les chrétiens enseignent et ne pratiquent pas.

— Le pardon n’est pas le privilège des chrétiens. C’est le secret de la délivrance et toutes les religions le connaissent. Mais il est difficile à atteindre. Nul ne peut le savoir mieux que moi.

Manoël Jehoudah baissa la tête puis il marcha à petits pas dans la pièce. Il sentait dans sa fille la force aveugle d’un instinct millénaire. Il la considéra un instant. Jamais elle n’avait autant ressemblé à sa mère. La douceur des traits était remplacée toutefois par une expression de gravité et de résolution. L’aspect de la beauté de sa fille avait toujours porté Manoël Jehoudah à une tendre émotion. Il aperçut un bout de cigare oublié dans un cendrier et à travers les branches de pandanus qui retombaient sur la vérandah, il distingua la silhouette d’une croix au fond du jardin. Il se représenta ce que sa fille pouvait avoir souffert en s’imposant le mensonge et en subissant la haine. Il eut pitié d’elle. Il lui tendit les bras. Ils s’étreignirent mais sans pleurer.

Plus rapprochés l’un de l’autre, ils eurent un élan du cœur comme ils n’en avaient pas eu depuis longtemps. Rachel raconta de son existence ce qu’elle pensait qu’un père pouvait en entendre parce qu’elle ignorait que ce père-là pouvait tout entendre. Elle ne put lui cacher sa joie d’être en partie cause par son action sur Castro, du désordre et de la folie qui s’étaient emparés de la vieille ville de Goa.

— Voilà où ils en sont, les chrétiens, dit-elle.

Manoël Jehoudah écouta sa fille en silence :

— Il n’y a pas des bons et des méchants, comme tu sembles le croire, dit-il. Ce serait trop simple. Il y a des hommes malheureux, tourmentés par leurs passions et qui s’avancent dans l’ombre, Dieu sait avec quelle lenteur, vers un but inconnu. Ils luttent entre eux, ils se font du mal, mais il y en a qui sont un peu plus avancés dans la course, à qui il est dévolu une petite part de lumière. Ceux-là tendent parfois la main vers leurs frères, ils les aident, ils leur disent : c’est par ici qu’est le chemin. Par ici l’âme devient meilleure, elle comprend davantage, elle aime plus. Car c’est là tout ce que nous pouvons espérer. Mais sais-tu ce que c’est, Rachel, que perdre son âme ? As-tu lu dans des livres la description, presque toujours puérile d’ailleurs, des créatures condamnées ? Cette description cache sous une forme romanesque, un aspect de la vérité. Ah ! comme les mots : enfer, abîme, quand on a cessé de croire à l’enfer des religions et à l’abîme de l’espace, peuvent prendre parfois un sens redoutable ! Il y a des âmes qui se perdent et ce n’est pas par les crimes que nous croyons…

— Ce n’est pas en faisant le mal avec conscience, même avec amour ?

— Non. Le mal est la menue monnaie de la vie. Nous volons le bonheur des autres pour en jouir nous-mêmes. Nous tuons les animaux pour les manger. Nous tuons nos semblables dans des guerres. Mais il y a un crime bien plus grand. Rappelle-toi la vieille parole biblique : Le seul péché qui ne soit pas pardonné est le péché contre l’esprit. C’est celui qui perd l’âme. C’est celui que tu vas commettre.

— Moi !

— Arrêter l’élan de la créature à quelque degré qu’elle soit, réveiller ses passions quand elles s’éteignent, souffler sur l’ombre d’idéal qui a pu lui apparaître, la ramener en bas, vers la matière, loin de l’esprit, c’est là le péché dont il est parlé, dont je veux te sauver, ma fille.

Il avait baissé la voix. Ce fut d’une voix aussi basse que Rachel dit :

— Sais-tu où vont les âmes des morts, mon père ?

— Je crois savoir. Près de nous et loin. Dans une région intermédiaire, sans forme, sans couleur. Je ne suis pas sûr de savoir.

— Et là tu ne crains pas qu’il y ait des âmes perdues non par leurs crimes, mais par leur bonté, des âmes qui sont errantes et désespérées parce qu’on les a précipitées dans la mort brusquement, injustement, des âmes qui souffrent de la séparation, qui appellent les êtres chers, l’enfant, le mari, des âmes qui regardent dans la stupeur des ténèbres et qui se demandent : Qu’ont-ils fait pour moi ? Ils n’ont rien fait. Ils ne m’aimaient pas assez pour me venger.

— Tais-toi. Je me suis dit cela souvent. Mais non. Elle repose en paix, Dolça Jehoudah, jusqu’au jour où elle se réveillera dans une naissance sans mémoire.

— Tu n’en es pas certain. Tu n’es pas certain que ce n’est pas elle qui m’a conduite un soir, qui m’a soufflé à l’oreille : voilà l’homme. Rends au chrétien l’offense qu’il a faite à la juive. Dépouille-le du bonheur, comme il m’a dépouillé de la vie.

— Nous ne sommes certains de rien. Dans l’ignorance abstiens-toi de l’action.

Rachel secoua la tête. Le père et la fille regardaient le jardin. La pluie avait cessé mais le vent soufflait par rafales avec une violence extraordinaire. Tous deux se taisaient maintenant. Ils ressentaient la lassitude d’une nuit sans sommeil. Ils n’échangèrent plus que des paroles indifférentes.

— Tu ferais mieux d’attendre ici la fin de l’orage, dit Rachel.

— Il n’y a pas deux milles jusqu’à la maison d’Abdallah, près de Ribandar. Il a perdu ses parents l’an passé. Il sera heureux de me voir. Je vais aller jusque-là.

Sur le seuil de la porte Manoël Jehoudah reprit :

— Quand veux-tu que je revienne ?

Elle hésita.

— Eh bien ! Demain.

Elle le suivit des yeux. Il avait de la peine à lutter contre le vent. Sa silhouette se découpa à l’extrémité de la rue et elle parut tout à coup immense à Rachel.

La Mort de l’Archevêque

La tempête sembla se lever sur la mer en même temps que le soleil. Elle se déchaîna, ce dimanche de Marie, avec une telle violence que personne ne crut à Goa qu’un navire oserait s’approcher des côtes. Le capitaine de la « Résolution » était un homme pieux. L’idée qu’il transportait un vicaire apostolique, l’envoyé extraordinaire du pape, lui faisait penser que son navire était inaccessible à la fureur des éléments et que même les rochers s’écarteraient devant lui. Outre cette conviction il avait heureusement une connaissance parfaite des abords de Goa. Il parvint à jeter l’ancre dans la petite baie de Cabo, presque en vue du fort Marie-Madeleine.

La certitude sur laquelle on se reposait au fort qu’un débarquement était impossible pendant la tempête avait supprimé toute surveillance. En moins de deux heures la « Résolution » parvint à débarquer sur les chaloupes, à travers la brume et la pluie, le contingent des troupes envoyées par le Portugal. Le gouvernement mal informé, ignorant l’étendue de la révolution avait fait partir à peine cinq cents soldats. C’étaient des jeunes recrues, presque des enfants. Leur allégresse d’échapper aux entreponts de la « Résolution » et au mal de mer fut si grande qu’on eut de la peine à les empêcher de se mettre à chanter. Le nouveau gouverneur, M. de Ribeira et le vicaire du pape qu’accompagnaient deux dominicains, débarquèrent avec les soldats.

Le fort Marie-Madeleine ne fit aucune résistance. Il fut pris, au milieu des éclairs, sans qu’il y eût même un coup de fusil de tiré. Le commandant Carrillo qui était un officier avisé et qui se rendait compte du nombre dérisoire des forces qu’il commandait pensa qu’il était sage de profiter du premier élan de ses hommes pour s’emparer du port et de la ville neuve avant que la résistance fût organisée.

Les habitants de Goa qui mirent leur tête aux fenêtres en entendant le rythme régulier des pas crurent d’abord à quelque manœuvre de troupes que le temps ne justifiait pas. Ils ne reconnurent pas les jeunes visages auxquels le sentiment d’une réussite inespérée ajoutait une héroïque fierté. Des cris d’alarme furent poussés. Mais il était déjà trop tard. Le palais du gouvernement, les postes, les bureaux du journal l’Abelha et la maison de la Marine où Marcora et ses filles dormaient encore furent occupés en un rien de temps. On ne tira que quelques coups de fusils sur les Chinois inoffensifs dont le groupe fut pris par erreur pour des révoltés en armes.

Au loin, de l’autre côté de la rivière, le fort d’Aguada restait silencieux. Il pouvait bombarder la ville, couper la route du vieux Goa ou y balayer les troupes en marche. Un officier passa la rivière, avec un clairon et quatre hommes. Il se dirigea vers le fort pour le sommer de se rendre. Il en atteignit presque la porte qui était fermée. Mais il agita vainement un drapeau blanc afin de parlementer. Le fort resta muet, énigmatique. L’officier s’en revint.

— Castro doit être dans le fort, disaient les habitants. Il tirera le moment venu. La partie n’est pas perdue.

Il était plus de midi. La pluie cessa de tomber. Le vent s’apaisa. Un rayon de soleil perça même les nuages.

Le commandant Carrillo décida de se mettre en marche à tout hasard sur la route du vieux Goa. Le vicaire apostolique, pour frapper les esprits, tenait à arriver dans la cathédrale et à prononcer l’excommunication solennelle contre l’archevêque à l’heure des vêpres, au moment où tous les fidèles seraient rassemblés. On avait laissé cinquante hommes au fort Marie-Madeleine et des postes étaient dispersés un peu partout dans la ville et sur le port. On ne disposait plus guère que de trois cents soldats.

— Castro sait ce qu’il fait, murmurait-on. Seulement il attend l’instant propice pour tirer.

Les soldats regardaient avec surprise les silhouettes de palmiers et de monastères et au loin l’étendue des étangs. Les flaques de pluie claquaient sous leurs pieds et leur allégresse augmentait à mesure qu’ils avançaient. Ils étaient pénétrés d’un sentiment de conquête heureuse et facile, de service rendu à la patrie. Ils étaient les héritiers des conquistadors d’Albuquerque, des antiques maîtres des Indes.

Tout de suite après l’avant-garde, marchait le vicaire du pape. Il avait un visage ascétique avec un grand nez et il était particulièrement chétif et maigre mais il se redressait de toute sa taille et la fureur religieuse brûlait dans ses yeux. Il était revêtu de la simple robe des dominicains et il tenait à la main une croix de bois sans ornements. Il pensait, à défaut d’une grande pompe religieuse, agir par l’excès de la simplicité.

La nouvelle du débarquement des troupes venait à peine de se répandre dans le vieux Goa et d’y semer la terreur que les soldats débouchaient sous l’arc de triomphe. Ils n’avaient pas l’air bien effrayants. Ils regardaient les vieilles maisons avec des visages puérils, ils s’avancèrent en bon ordre vers la cathédrale.

La panique passa sur la ville. Un cortège d’enfants vêtus de blanc, que conduisaient des sœurs, s’envola comme un essaim de papillons. Chacun se souvint des récits de viols et de pillages commis par les troupes qui prennent des villes. Quelques-uns se barricadèrent. Conception Colaço s’accouda rêveusement à son balcon pour vaincre le danger par la séduction. La vieille Mascarenhas courut se revêtir de sa robe cramoisie, décolletée, à longue traîne. Elle croyait posséder alors une incomparable majesté. Elle rassura sa famille en disant :

— Ils n’oseront pas. Laissez-moi faire.

Et elle parut devant sa porte où elle se tint immobile comme une fée d’opérette, devant les soldats stupéfaits.

Cependant son mari mettait un haut de forme et un habit noir disant qu’il voulait mourir en costume de cérémonie. Ses fils faisaient comme lui.

Mais ceux à qui on avait raconté les événements de la matinée disaient :

— Castro a dû sortir du fort d’Aguada et reprendre la ville neuve. Il va descendre vainqueur vers le vieux Goa et on se battra ici, dans les rues.

Ils apprêtaient des armes et ils écoutaient si le canon n’annonçait pas au loin la victoire de Castro. Le bruit courait aussi que Jéronime Caval arrivait à la tête d’une troupe de bateliers du port et que le père Vincent armait les hommes sauvages de Boma. Mais Jéronime Caval cuvait son ivresse de la nuit et le père Vincent priait.

Les soldats s’étaient déployés sur la grande place devant la cathédrale. Le vicaire du pape en gravit solennellement les degrés. Il donna quelques ordres brefs. Un officier s’informa de l’endroit où se trouvait le sonneur de cloche. Les deux dominicains se dirigèrent vers l’autel et y prirent des cierges allumés.

Alors, la foule qui remplissait l’église pour les vêpres s’écarta, s’écrasa contre les piliers et les autels, saisie d’horreur. Chacun avait compris. Le moine au grand nez allait lancer la mystérieuse malédiction, il allait faire sortir de sa main osseuse des forces occultes qui venaient de l’occident, il allait excommunier l’archevêque et ceux qui s’étaient séparés de l’Église avec lui.

Un effroi plus grand que celui du pillage et du viol s’empara des âmes. Il y eut des cris de désespoir et des fuites éperdues. Le cortège des enfants blancs, qui s’était reformé, voleta de-ci de-là. On entendit des portes se refermer avec fracas. Conception Colaço qui défaillait d’émotion à voir tant de jeunes gens réunis sous des uniformes, poussa un grand soupir et s’évanouit laissant tomber sa chevelure, comme une gerbe, le long du mur. Quelque part, Juana de Faria frappée d’une crise d’hystérie commença à pousser une plainte sauvage et régulière, un hurlement animal qui ne cessa pas. La porte de l’archevêché s’ouvrit et un prêtre au visage illuminé annonça que l’archevêque allait sortir et se rendre à la cathédrale. Et dans le même moment les cloches, ainsi qu’il est prescrit pour la cérémonie d’excommunication, commencèrent à sonner le glas des morts.

Les émotions allaient et venaient avec une rapidité extraordinaire. La nouvelle de l’apparition prochaine de l’archevêque vola de fenêtre en fenêtre, circula de rue en rue. La grande bataille spirituelle allait se livrer. On entrevoyait des possibilités miraculeuses. Le pouvoir d’un Saint animé de l’esprit de Dieu, était infini. Que pourrait contre lui cet Antéchrist de petite taille, entouré de soldats qui se tenait sur le seuil de la cathédrale ? Assurément il allait être changé en statue ou se mettre à courir soudain à quatre pattes, montrant un mufle épouvanté de bête. Comme annonciation du miracle, le soleil se dégagea tout à fait des nuages et illumina la place.

Les cloches se turent. Le silence devint extraordinaire. Entre les cierges de ses assesseurs, l’envoyé du pape se dressa et leva sa croix. Les soldats bordaient la place autour de lui et en face. Protégeant sa famille de ses bras écartés, la vieille Mascarenhas était debout sur son seuil comme une énorme caricature colorée. Dans l’ombre du couloir, derrière elle, s’immobilisaient des silhouettes de chapeaux de soie bossués, et d’habits surannés.

De la poitrine du dominicain malingre partit une formidable voix inattendue qui emplit la place, fit vibrer les pierres, terrifia les cœurs. Cette voix récitait la sentence par laquelle l’archevêque hérétique était chassé de l’Église.

— Il ne peut plus ni recevoir, ni administrer les sacrements, ni assister aux offices divins, ni remplir aucune fonction ecclésiastique…

La voix s’enflait encore à chaque syllabe. Pour cette proclamation de sentence l’envoyé extraordinaire s’était préparé pendant la longue traversée. L’antique joie de châtier rayonnait de toute sa personne.

— S’il refuse de faire la pénitence de sept ans qui lui est imposée, qu’il soit anathème…

Les visages des assistants blanchissaient. Dans un rêve d’effroi ils entrevoyaient sous un dôme d’or gigantesque, les cardinaux cheminant comme des fleuves de pourpre, autour d’un vieillard immobile sous une tiare rayonnante.

— Les ordinations qu’il a faites sont annulées. Nous le retranchons de la très sainte communion…

Comme symbole de la mort spirituelle de l’excommunié les assesseurs soufflèrent leur cierge. L’envoyé du pape regarda avec une satisfaction terrible cette ville de ruines sur laquelle il venait de répandre la malédiction papale. Un accablement extrême pesait sur tous. Les maisons semblaient plus délabrées, les tours plus branlantes. Les piliers des cloîtres s’inclinaient pour tomber. Un souffle de mort sortait de la vétusté des chapelles. Conception Colaço se réveilla de son évanouissement et quand elle se dressa, tordant ses cheveux sous l’encadrement de pierre de sa fenêtre la chair de ses aisselles avait des teintes gâtées de pourriture.

Les regards étaient tournés vers l’archevêché dont le portail demeurait ouvert. Si à cette minute l’archevêque avait paru, s’il avait élevé sa main transparente pour bénir son peuple rejeté de l’Église, maudit, pour lui dire ; je suis là, je ne vous abandonne pas, je suffis pour vous conduire à Dieu ! toute la ville de Goa aurait reflué sur la place, les soldats et l’envoyé du pape auraient été balayés, comme une misérable poussière venue d’Occident.

Mais l’archevêque ne paraissait pas. Le prêtre qui avait annoncé sa sortie disait qu’il s’était revêtu de ses habits épiscopaux mais qu’il avait désiré auparavant recevoir quelques directives de Dieu. Il avait demandé à être seul et il s’était assis sur son fauteuil, dans la salle où il recevait d’ordinaire ses révélations.

Quand on se décida à entrouvrir la porte de cette salle on trouva Monseigneur de Silva, droit, figé, sculpté, sous la mitre et la dalmatique, sous l’éclair de la croix pectorale, comme une figure de pierre, comme un archevêque fantôme. Il était mort. Son orgueil, sa résolution de lutte se lisaient dans son attitude. Il avait pourtant obéi à Dieu qui l’avait rappelé. Le regard et le sourire attestaient une extase d’une essence si radieuse que ceux qui le virent tombèrent immédiatement à genoux. La mort fut annoncée dans un chuchotement, comme une traînée pieuse. Chacun s’agenouilla à la place où il se trouvait. Le vicaire du pape qui s’avançait pour signifier la sentence à l’archevêché, gagné par la communication de la prière, s’arrêta lui-même pour prier et son grand nez resta très longtemps incliné vers les pavés usés comme s’il comprenait la défaite que cachait sa victoire.

Une lente récitation, une complainte sanglotée s’éleva des rues et de l’intérieur des maisons. Des silhouettes ecclésiastiques apparurent avec des cierges sur les seuils des églises. D’épais visages de mulâtres se transfigurèrent par la douleur, des hindous ignorants de la religion chrétienne versèrent des larmes. Des figures caricaturales devinrent sublimes. La prière des morts, chantée par tous, s’enfla désespérément comme le cantique de l’homme qui vient de perdre sa part d’idéal.

Les derniers nuages s’étaient dissipés au ciel et un soir plus paisible tomba sur la ville agenouillée.

Les Fils seront punis pour les Péchés des Pères

Quand les officiers du fort d’Aguada apprirent, dans la matinée du dimanche, que les troupes portugaises avaient occupé la ville neuve, ils tombèrent dans une grande perplexité. Castro venait chaque matin au fort d’Aguada et il se rendait ensuite à la ville neuve. Sans doute la violence de la tempête l’avait retenu. Puis il était admis que les jours de fête la discipline était moins rigoureuse. La veille, beaucoup de soldats avaient couché à la ville neuve sous le prétexte de célébrer le dimanche de Marie.

C’était de Castro que devaient venir les ordres, c’était lui qui assumait les responsabilités. Les officiers étaient tous irrémédiablement compromis dans la révolution de Goa. Mais ils ne pensaient pas sans inquiétude aux représailles de la métropole et ils enviaient secrètement le sort de leurs camarades qui étaient passés en territoire anglais pour rester fidèles à leur pays.

Du reste ils avaient des attaches avec les chefs de la révolution. Le lieutenant d’Altaïde était l’amant de Juana de Faria, sœur d’un membre du conseil de la colonie et le lieutenant Oviedo celui d’une jeune nièce de Mascarenhas, au tempérament brûlant. Il la recevait la nuit, dans le fort, par une petite porte située dans les fossés du donjon. Inès de Mascarenhas était justement venue la veille, avait été retenue par l’orage et s’était oubliée dans les bras de son amant.

Les officiers se réunirent et ils invitèrent les sergents à délibérer avec eux. Une discussion violente s’engagea. Ceux qui avaient mis leur espoir dans l’avenir de Goa libre voulaient que sous le commandement du lieutenant Oviedo qui était le plus âgé, on attaquât les troupes à peine débarquées ou qu’on les bombardât quand elles avanceraient vers le vieux Goa, ce qui ne pouvait manquer d’arriver.

Le lieutenant Oviedo ne manquait pas de courage. Mais à la seconde même où on avait frappé à la porte de sa chambre pour lui annoncer la redoutable nouvelle du débarquement, il commençait à s’endormir auprès de l’ardente Inès. L’épuisement se lisait sur ses traits. Il demandait deux heures de répit qu’il comptait mettre à profit pour dormir.

L’arrivée de Castro aurait ôté à tous la responsabilité de l’action. Quelqu’un qui guettait au haut du donjon avec une lunette reconnut enfin sa silhouette. Il avait l’habitude de venir à cheval et de passer la rivière sur le bac, un peu avant l’endroit appelé Reïs Magos. C’était bien lui. Chose extraordinaire il s’avançait à pied et en courant. On le reconnut à son uniforme et à son gros ventre.

A ce moment un canot qui traversait la rivière malgré les lames déposa sur la grève d’Aguada le parlementaire au drapeau blanc et les quatre soldats.

Du moment que Castro arrivait, le mieux était de garder le silence et de l’attendre. C’est ce qu’on fit. La Voix du parlementaire resta sans réponse et on le vit traverser à nouveau la rivière.

Mais le lieutenant d’Altaïde qui avait repris la lunette poussa un cri de surprise. Il ne voyait plus Castro sur la route. Il le chercha en vain. Il avait disparu. Peut-être était-il caché dans un repli de terrain. On attendit inutilement. Cette énigme jeta la garnison d’Aguada dans la consternation. Le lieutenant Oviedo s’endormit en cherchant à la résoudre.

Les heures passèrent. Mais la fièvre de combattre était tombée. Le trouble était dans les âmes. Depuis qu’ils avaient vu les quatre jeunes visages de ceux qui arrivaient de la patrie lointaine, les soldats étaient attendris. Quelques-uns parlèrent d’enclouer les canons. Ils se mirent à redouter cette arrivée de Castro qu’ils avaient désirée.

Même, les sergents étaient d’avis, s’il revenait, de laisser la porte fermée et de demeurer silencieux, comme on l’avait fait avec le parlementaire.

On scruta de nouveau à l’aide de la lunette l’endroit où l’image de Castro était apparue et s’était dissipée si mystérieusement. Mais ce fut en vain.


Rachel s’était étendue sur son lit après le départ de son père. Elle entendit confusément le bruit des pas de ses serviteurs. Ils habitaient le premier étage et ils allaient à la messe. Elle sommeillait et ce bruit devint dans son cerveau agité le murmure d’un cortège en fuite. C’était un quartier juif, dans une ville de rêve, fuyant la persécution des chrétiens. Rachel entrevoyait des figures résignées, des enfants sur des ânes, les livres sacrés de la synagogue portés par des vieillards. Ils paraissaient tous subir le malheur de l’exil avec une parfaite tranquillité. Elle allait crier : Il faut résister, se venger. Mais les serviteurs firent claquer la porte d’entrée en s’en allant, un silence suivit et son sommeil devint plus profond.

Rachel se réveilla avec une chaleur légère sur les lèvres. C’était une brûlure qui glissait dans tout son corps et l’enflammait légèrement. Cette sensation était si douce qu’elle demeura quelques instants, les yeux fermés, pour la prolonger. Puis elle se mit sur son séant avec un cri d’effroi.

Joachim était à côté d’elle. Il la tenait dans ses bras. Il expliquait avec volubilité qu’il était entré par le jardin, comme il l’avait fait la veille, qu’il n’avait trouvé personne et qu’il l’avait aperçue, étendue sur son lit, par la porte du salon, qu’elle avait laissée entr’ouverte.

Rachel le regardait sans l’entendre. Elle était encore enveloppée de ce tissu léger qu’est le sommeil et la brûlure délicieuse courait dans son corps. Ses yeux s’agrandirent, ses lèvres devinrent humides, un frisson la parcourut. Ses bras se nouèrent aux épaules du jeune homme et elle se laissa tomber contre lui avec l’unique désir de retrouver la passagère ivresse de son réveil.

Elle la retrouva multipliée et en quelques secondes accoururent du fond de son être les formes, les puissances, les mystérieuses paroles de l’instinct. Elle resta contre la poitrine de Joachim, palpitante, surprise, heureuse.

Lui ne perdait pas son but de vue. Il le lui expliqua avec une autorité subite dans la voix. Il voulait la sauver à tout prix. Le projet qu’il lui avait expliqué la veille devait être réalisé sur-le-champ. D’après les calculs approximatifs, le navire envoyé par le Portugal ne pouvait pas être bien loin. Il venait de s’entendre avec des bateliers de la rivière. Il allait l’emmener avec lui tout de suite. Ils attendraient la fin de la tempête soit sur la côte déserte de Siridao, soit sur celle d’Aguada. Pendant ce temps les bateliers se mettraient en quête d’une barque de tonnage suffisant pour gagner le port anglais le plus proche. Ils s’embarqueraient dès que le vent serait un peu calmé.

Rachel secouait la tête pour dire non. Mais les paroles de Joachim la remplissaient de joie. Pourtant il n’y avait pas de guitare qui résonnait pour l’enivrer comme autrefois. Une musique intérieure parlait en elle, impérieuse comme l’appel des sens, déchirante comme le plaisir entrevu. Et les paroles, de son père revenaient à sa mémoire. Elle le revoyait avec son visage si bon et si triste. Que souhaitait-il, sinon son départ ? Une porte s’ouvrait soudain qui lui permettait d’échapper à l’horreur du drame préparé pour le soir.

Elle se sentait la tête vide et elle était moite de langueur. Elle aurait aimé s’endormir, sans penser à rien sur la poitrine du jeune homme.

Elle disait toujours non de la tête. Mais elle se leva et machinalement prit son manteau. Alors lui, la serra aux épaules et sans rien ajouter il l’entraîna.

Il pleuvait. Les rues étaient désertes. Ils ne rencontrèrent personne jusqu’à la rivière.

— Mon père est parti pour les forts comme à l’ordinaire ; il ne rentrera pas avant deux heures, dit Joachim pour étendre sur ce départ une atmosphère de sécurité.

La barque avait à son arrière une sorte de cabine d’osier à claire-voie sur laquelle était jetée une bâche de cuir pour protéger de la pluie. Ils s’y installèrent.

Dans un coin de son esprit Rachel voyait une communauté juive qui fuyait, des dos courbés, des figures résignées et confiantes dans la justice de Dieu.

— Eh bien ! Je suis comme les filles de ma race, pensait-elle, comme les opprimés dont j’ai lu l’histoire dans l’ancien livre. Je me résigne, je fuis.

Mais lorsque les rames commencèrent à frapper l’eau et que la barque glissa avec rapidité le long des pierres usées des quais, elle fut prise tout à coup par le charme qui venait du parfum des arbres et de la présence de Joachim. Quand il lui expliqua que la marée descendait et qu’on aurait d’autant plus vite atteint la mer elle ne put s’empêcher de répondre avec un sourire que c’était dommage et qu’elle goûtait beaucoup de plaisir à être là.

Elle le regarda avec ses yeux dont le vert était devenu plus clair, lavé soudain et ils savourèrent ensemble la volupté infinie de se désirer dans le mouvement et le danger. Ils s’aperçurent qu’ils n’avaient rien emporté de ce qui était nécessaire comme linge et objets de toilette et ils en rirent longuement. Le port le plus voisin était Ratnagiri. Ils y trouveraient tout ce dont ils auraient besoin. Y avait-il un hôtel ? Sans doute. S’il n’y en avait pas, ils auraient la ressource de passer la nuit au bungalow des voyageurs ou même à la belle étoile. Les grands orages étaient toujours suivis de magnifiques soirées.

Les manguiers aux larges feuilles, les palmiers ruisselants, semblaient courir sur le rivage. De l’autre côté de la rivière, sur l’île Divar, des étangs luisaient et ils virent de loin un vol d’oiseaux aquatiques rayer l’air.

— C’est le signe que le soleil va bientôt percer les nuages, dit Joachim.

Un canot qui transportait un homme dont on ne voyait que la barbe parmi les plis d’un cafetan vert, les croisa. Un des rameurs se souleva et cria en agitant les bras quelque chose qu’ils ne comprirent pas. L’homme au cafetan leur montrait en même temps la direction d’où il venait. Mais ils ne détournèrent pas la tête. Ni les paroles qu’ils entendaient, ni celles qu’ils prononçaient n’avaient d’importance pour eux. Ils n’étaient plus préoccupés que de se sentir l’un contre l’autre et l’horizon des eaux et des plaines mouillées leur paraissait moins grand que celui qu’ils découvraient en eux-mêmes.

Joachim avait pris dans sa main la nuque de Rachel et il rapprocha doucement son visage du sien comme pour voir de plus près la lueur d’émeraude de ses yeux. Elle ne résista pas. Ils réunirent leurs lèvres longuement puis ils les désunirent pour se regarder à nouveau et recommencer.

Ils rirent ensemble quand un des bateliers se retourna pour dire que le parti le plus sage était de s’arrêter à Reïs Magos. Il y avait là quelques maisons de pêcheurs où ils attendraient la venue de la barque que lui se faisait fort de trouver. D’ailleurs, il ne pleuvait plus et le vent se calmait.

A Reïs Magos ou ailleurs, qu’importe ! Rachel et Joachim se sentaient de plus en plus tranquilles à mesure qu’ils avançaient. Ils ne prêtèrent aucune attention à une rumeur qui venait de la ville neuve ni à des gens courant çà et là sur les chemins qui y aboutissaient.


Pedre de Castro se hâtait. Il était de mauvaise humeur. Ses devoirs l’obligeaient à des courses inutiles. Il n’aimait pas suivre cette route le long de la rivière Mandavi. Quand il avait le temps, il atteignait la ville neuve en faisant un grand détour par Banguinim. Mais ce matin il s’était arrêté chez Mascarenhas et il avait longuement discuté avec lui sur les moyens d’expulser les Chinois des quais. Beaucoup venaient de mourir de la malaria. Toute la journée, on entendait le bruit des cercueils qu’ils clouaient. Ils étaient devenus un danger public.

— Le mieux aurait été d’empoisonner cette vermine, pensa-t-il. Si on s’était arrêté à ce moyen, il n’aurait pas perdu ce matin un temps précieux. Certes, il avait le temps d’être chez Rachel avant la fin des vêpres. Mais il craignait qu’on ne le retînt, soit dans un des forts, soit sur le port.

Ses pensées prirent un tour plus riant, quand il se rappela qu’il avait reçu la veille de Bombay un costume de flanelle blanche qu’il croyait être à la dernière mode de Paris. Il sourit.

— On ne peut pas s’imaginer à quel point les femmes sont sensibles à l’élégance. Pourvu que le temps me permette de mettre ce costume !

Non loin de Ribandar, il fut frappé par l’allure d’un petit homme qui était en train de monter en canot.

— Comme il y a des ressemblances bizarres, songea-t-il. Et il mit son cheval au trot.

L’approche d’un endroit de la rivière lui était particulièrement désagréable. Il jeta, presque sans le vouloir, un regard sur les eaux et il vit qu’une barque descendait parallèlement à lui. Elle n’était pas très éloignée. Deux formes unies se tenaient sous le toit de cuir de la cabine. Il se demanda quels pouvaient être les gens qui quittaient le vieux Goa par cette matinée de pluie.

Penché sur son cheval, il regarda et il vit. Il vit une inclinaison de tête, en avant et une main tenant une nuque.

La main avait les doigts enfoncés dans la chevelure. Elle y plongeait. Mais ce qui arrêta les battements de son cœur, ce fut ce mouvement en avant de la tête de la femme, cette avidité que décelait l’élan du cou. Oui, c’était elle qui se penchait pour presser les lèvres, pour boire plus ardemment le baiser.

Il reconnaissait bien la chevelure aux reflets bleus où s’enfonçait la main avec une tranquillité de possession et le peu qu’il voyait du visage de l’homme écrasé par l’étreinte lui suffisait pour identifier son fils.

Son fils ! Rachel ! Il ne ressentit d’abord ni souffrance, ni haine. Il regardait un tableau étonnant avec un singulier pouvoir d’observation. Il porta ses yeux sur le dos des rameurs et il en remarqua la musculature et la sueur. Rachel était nu-tête. Son fils aussi. Où étaient leurs chapeaux ? Cette pensée le préoccupa et il se haussa sur son cheval pour voir s’il ne les apercevait pas au fond de la barque.

Mais soudain un rire résonna, frais, musical, comme jamais il n’en avait entendu. Il crut une seconde que ce n’était pas Rachel qui avait ri. D’où sortait un tel rire ? Mais la vérité lui apparut. Rachel riait ainsi avec son fils tandis qu’avec lui elle avait toujours été grave et triste.

Puis une tresse de la chevelure désirée se dénoua et Rachel la tordit en levant ses bras comme les anses d’un vase. Joachim appuya légèrement son front sur la chair blanche, au-dessus du poignet. Ce geste déchaîna la fureur de Castro plus que le baiser. Joachim l’avait fait avec un élan jeune, charmant, dont lui était incapable. Il se représenta son fils avec ses épaules étroites, son air gauche, ses yeux myopes. Comment avait-il pu plaire ? C’était un hypocrite, un digne élève des Jésuites. Il savait bien l’amour que son père avait pour Rachel et il avait mis tout en œuvre pour s’en faire aimer.

Il haussa les épaules à la pensée de cet amour. Une fille comme Rachel ! Il eut envie de les interpeller, de crier à Joachim que cette juive avait quelque intérêt à lui jouer la comédie, que c’était une pensionnaire d’Antonia, une créature à tout le monde. Mais ils allaient aborder sur l’autre rive, lui échapper ? Non, il valait mieux suivre la barque, savoir ce qu’ils comptaient faire.

Un léger souffle de vent fit tomber des fleurs de nagah mouillées.

— Comme autrefois ! se dit Castro. Ah ! la juive nue sur la barque qui remontait la rivière après le pogrome, que ne l’avait-il possédée ! Cela l’aurait vengé à l’avance de cette juive-là.

Il se mit à rire amèrement.

La barque allait dans l’autre sens et lui suivait le rivage. Mais il était sur la croix tout de même. La jalousie le crucifiait. Le crime qu’il avait imaginé jadis et qu’il n’était pas arrivé à commettre, il en était maintenant la victime.

Et alors il eut une bizarre impression. Ce Manoël Jehoudah à qui il avait fait subir un traitement ignominieux et qu’il avait sali ensuite de ses calomnies, il n’en avait plus jamais entendu parler. Sans doute était-il mort quelque part. Mais une demi-heure auparavant, à l’endroit où le chemin de Ribandar aboutit à la rivière, il avait vu, ou cru voir, un petit homme ressemblant à Jehoudah monter en canot. N’était-ce pas son double matérialisé qui était venu pour assister à sa misère et s’en réjouir dans la mesure où les morts peuvent avoir de la joie ?

Il frissonna de terreur. Puis il se demanda s’il n’était pas en train de perdre la raison. Est-ce qu’un mort aurait besoin de prendre un canot ? Pourtant, il ne se retourna pas, dans la crainte confuse de voir un médecin juif rire de loin sur une barque fantôme.

A l’endroit où la rivière s’élargit et où la route cesse de longer l’eau pour aller vers la ville par des lacets, Castro vit les rameurs de Rachel prendre la direction de l’autre rive. Il n’avait, pour les suivre, qu’à passer la rivière sur le bac, ce qui était d’ailleurs son trajet habituel pour aller au fort d’Aguada.

Il appela le passeur dont la maison était à quelques pas. Mais le passeur était absent, la maison déserte. Castro mit pied à terre, bouleversé par la rage. Une large étendue d’eau le séparait de Rachel et de Joachim dont la barque diminuait à ses yeux.

A travers le brouillard qui enveloppait ses idées, il eut alors la notion qu’il se passait quelque chose d’anormal à la ville neuve. Il entendit une sonnerie de clairon qui venait de la direction du port puis les échos de quelques coups de fusil. Au loin, sur un chemin, quelques silhouettes semblaient fuir un danger inexplicable. Un silence impressionnant retomba ensuite.

Mais une seule image occupait l’esprit de Castro, celle de cette main dans la chevelure aimée, de ces deux visages collés par les lèvres.

Il découvrit enfin un canot au bord de l’eau, perdit du temps à en défaire l’amarre puis il y sauta et il rama de toutes ses forces. Heureusement, le courant l’entraînait. Quand il atteignit l’autre rive, avant Reïs Magos, il était épuisé par l’effort. Il se mit pourtant à courir sur le chemin qui longeait la côte. C’est à ce moment qu’on l’aperçut du fort d’Aguada.


Rachel, debout, regardait l’estuaire de la rivière et au loin l’horizon de la mer. Le ciel était redevenu clair.

Le Malabarais possesseur d’une barque pontée susceptible de longer la côte jusqu’à Ratnagiri était un peu plus loin, avec sa barque ancrée dans la petite crique d’Aguada. Les pêcheurs avaient assuré que pour le décider au voyage, la présence du fils de Castro était nécessaire. On pouvait arriver à la crique par terre en marchant quelques minutes sur la grève. Comme les pieds s’enfonçaient profondément dans les sables mouillés, Joachim avait insisté pour que Rachel l’attendît à l’endroit où on avait débarqué.

Serrée dans sa cape, Rachel fit quelques pas et la vision de la communauté juive en fuite revint à son esprit. Elle aussi partait. Elle fuyait des chrétiens qui lui avaient fait du mal et elle renonçait à s’en venger. Il y avait dans la race une force intérieure de résignation.

Elle entendit un pas pesant derrière elle et en se retournant, elle aperçut Pedre de Castro. Sa surprise de le voir fut atténuée par la surprise plus grande de constater l’extrême rougeur de son visage. Il était lie de vin. Il soufflait. Sa voix avait un timbre inusité. Il ne sut pas d’abord ce qu’il devait dire.

— Où est Joachim ? cria-t-il. Je vous ai vus ensemble. Vous partiez, n’est-ce pas ?

La surprise fit place à l’humiliation chez Rachel. Ainsi, elle dépendait de cet homme. Il avait le droit de la poursuivre.

— Oui, nous partions, dit-elle, et après ?

Pedre de Castro eut un ricanement :

— C’est ce que nous allons voir ! Tu m’appartiens, entends-tu ?

Peut-être les paroles de son père l’avaient-elles influencée, à son insu. Rachel ne ressentit pas la colère qu’elle aurait éprouvé la veille à cause de ce tutoiement et de cette affirmation. Elle vit Castro regarder à droite et à gauche, faire quelques pas et revenir, comme un sanglier qui va foncer sur des chasseurs, en répétant :

— Où est Joachim ? Me diras-tu où il est ?

Elle eut peur de ce qui allait arriver, elle fut animée du sincère désir de l’arrêter. Elle pensa que c’était encore en son pouvoir.

— A quel titre prétendez-vous que je vous appartienne ? dit-elle doucement.

Il la considéra avec stupeur. Ses yeux se mouillèrent, ses bras retombèrent. Il chercha dans le tréfonds des lui-même des mots qui ne lui étaient pas familiers et qu’il prononça d’une voix tout à coup brisée par l’émotion.

— Mais parce que je t’aime, à présent je tiens à toi. La vie ne m’apparaît pas possible sans que tu sois là.

Le balbutiement de ce gros homme rouge, son effort dérisoire pour prononcer des paroles tendres, parurent à Rachel plus affreux que tout ce qu’elle avait redouté.

— Pedre de Castro, dit-elle avec gravité, vous ne savez pas seulement qui je suis.

Il ne l’écoutait pas. Il baissa la voix :

— Je ferai comme si rien n’était arrivé. Reste avec moi. Nous nous marierons quand tu le voudras. Tu ne te convertiras pas si c’est cela qui t’arrête. Je me moque bien de ce qu’on peut penser. Mais ne t’en va pas, je tiens trop à toi.

— Encore une fois, écoutez-moi. Je ne suis pas la femme que je vous ai fait croire.

Il secoua la tête. Il pensait qu’elle allait lui avouer des liaisons, anciennes qu’il ne connaissait pas. Il faisait signe que cela n’avait pas d’importance.

— Quand je vous aurai dit mon nom, vous renoncerez à moi de vous-même. Il vaudrait mieux que vous y renonciez tout de suite et que vous vous en retourniez.

Il haussa les épaules à cette idée de renoncement volontaire.

— Quand vous m’avez rencontrée pour la première fois, vous avez été frappé par la ressemblance que j’avais avec une autre femme et même vous en avez eu peur. Vous vous en souvenez ?

Il devint subitement attentif :

— Cette ressemblance était naturelle car je suis Rachel Jehoudah, la fille de Manoël Jehoudah et de…

— Hein ? Quoi ? cria-t-il,

Il eut un petit rire de doute.

— Allons donc !

Et soudain, vite et bas, il murmura :

— Et pourquoi alors ne me l’as-tu pas dit ?

— Pourquoi ? Ceci c’est une autre affaire. Il vaudrait mieux que vous ne m’en demandiez pas la raison et que nous en restions là.

Pedre de Castro tira son mouchoir et s’épongea le front qu’il avait ruisselant. Il aspira une grande bouffée d’air. Il regardait ses souliers. Quelques secondes s’écoulèrent.

— Je voudrais comprendre, dit-il. Quand j’aurai compris, je serai satisfait.

Rachel posa sa main sur l’épaule de Castro avec un geste presque amical.

— Il y a des cas où il y a plus d’avantage à ne pas comprendre, à ne jamais comprendre.

Mais il lui serra le poignet brutalement en disant :

— Je veux savoir pourquoi tu m’as trompé. Je le comprends bien, d’ailleurs. Tu cherchais une situation dans la vie. Tu voulais te faire épouser et tu as pensé que le nom de Jehoudah ne serait pas un titre fameux ! Alors, comme tu es une juive, tu as menti, tu as inventé une histoire, tu t’es aplatie devant moi, tu te serais même convertie. Qu’est-ce que je ne t’aurais pas fait faire, si j’avais voulu ! Seulement, tu as trouvé mon fils ! Tu as pensé que tu pourrais en tirer davantage. Ah ! les juives ! vous êtes bien toutes les mêmes !

Tout ce que Rachel avait projeté, son effort, son calme, son espoir de faire repartir Castro ayant l’arrivée de son fils, s’évanouirent en une seconde.

Son cœur battit. Elle était en face de l’ennemi, elle n’éprouva plus que le besoin de le frapper. Elle devint son égale dans la fureur.

— Non, non, tu te trompes. Nous ne sommes pas toutes les mêmes. Je diffère de ceux de ma race au moins en cela que je suis capable de vouloir et d’organiser ma vengeance. J’ai voulu me venger de l’homme odieux qui avait fait mourir ma mère, du lâche qui avait attaché mon père à une croix, du parjure qui l’avait accusé de la mort d’un enfant dont il avait lui-même jeté le corps dans l’eau avec une pierre au cou. J’ai d’abord pensé à te tuer, mais c’était trop simple et trop beau pour toi. Je crois, moi, qu’il y a des bons et des mauvais. Tu te raccrochais aux bons, quand tu te repentais à l’église. Tu risquais d’aller les retrouver après, quelque part, je ne sais où. Ça, jamais ! J’ai voulu te faire redescendre parmi ceux que la haine dévore, parmi ceux qui sont irrémédiablement perdus, tes pareils. Il paraît que c’est un crime aussi. Mais je l’assume. Je n’ai qu’à regarder ton visage pour voir que j’ai réussi, pour voir que je t’ai ramené au point où tu étais autrefois, quand tu aimais le mal pour lui-même.

— Assez ! assez ! cria Castro.

Et Rachel ne savait pas s’il allait se mettre à pleurer ou, au contraire, se jeter sur elle pour l’étrangler. Mais la colère l’emportait.

— Tu te demandes pourquoi je partais avec ton fils ? Tu veux savoir la vérité ? Eh ! bien, ce n’est pas tellement à cause de lui. Il n’a été que l’occasion qui passait. En réalité, si je suis partie, ç’a été pour t’épargner, par une sorte de pitié tardive et d’effroi de ma propre vengeance parce que le dégoût que tu m’inspires, que tu m’as toujours inspiré est tel que je n’aurais pas résisté, qu’il aurait fallu que je voie ton sang et que je me repaisse de ta douleur. De cela, je voulais te préserver. Mais il ne fallait pas me poursuivre jusqu’ici… Il fallait te rappeler ma mère Dolça et remercier Dieu puisque tu risquais de m’échapper.

Rachel ignorait qu’elle déchirait le cœur de l’homme vieillissant avec une cruauté plus grande que celle qu’elle avait jamais rêvée. Castro, au fond de lui-même, croyait avoir inspiré à Rachel, sinon de l’amour, tout au moins un attrait auquel il ne donnait pas de nom précis, mais qui dépassait l’amitié. C’était pour lui peut-être mieux que l’amour. Et voilà que tout disparaissait brusquement. Il était seul, abandonné. Il promena les yeux sur les sables d’Aguada et il fut effrayé par leur aspect désertique qu’il n’avait encore jamais remarqué. L’idée d’y demeurer quand Rachel et son fils en seraient partis lui parut tellement épouvantable qu’il poussa un cri.

C’est à ce moment que Rachel, qui était tournée du côté d’Aguada, du côté où Joachim s’était éloigné, aperçut celui-ci qui s’avançait le long de l’eau. Ainsi elle ne pouvait plus, comme elle l’avait espéré un instant, empêcher la rencontre du père et du fils. La scène tragique qu’elle avait imaginée allait avoir lieu. Elle y avait pensé avec une telle force et pendant si longtemps que l’événement n’avait pas pu être détourné à la dernière heure même par la volonté de sa créatrice. En vain, elle avait fui la maison où elle avait compté demander au fils vengeance et protection contre le père. Les circonstances s’étaient groupées tout de même, comme de la matière obéissante, dans le moule inchangeable créé par la pensée vengeresse.

Castro ne voyait pas son fils qui était derrière lui ; il voyait à peine Rachel qu’il avait devant les yeux, il ne voyait qu’en lui-même.

— Tu as pu faire cela ! C’est vrai, il y a eu un matin où j’ai été pur, peut-être un seul. A l’église des Rois Mages, j’étais revenu à Dieu. Et ensuite tu as pu me voler ce que tu me donnais, ce que je croyais que tu me donnais. Mais ça revenait au même. Voleuse, tu m’as tout pris. Tu as bien réussi. Tu étais le démon !

Et soudain, il saisit Rachel par le devant de sa robe. Il la secoua, puis il la rapprocha de lui et il lui cria dans le visage :

— Tu vas être à moi tout de suite. Je n’ai pas eu ta mère, mais je vais t’avoir malgré toi, là, par terre !

Et il tenta de la renverser. Une main lui saisit le poignet. Il vit Joachim à côté de lui. Alors sa fureur redoubla.

— Tu viens la prendre. Tu crois l’emmener. Tu oublies que je suis le maître.

Il avait lâché Rachel et il était tourné vers son fils.

— Malheureux ! Elle t’en a fait croire des histoires ! Elle t’a dit que j’avais assassiné sa mère, n’est-ce pas ? Et que j’avais mis son père sur une croix ? C’est possible ! C’est vrai, j’aurais dû faire pire à cette vermine. Mais est-ce qu’elle t’a dit que je l’avais ramassée dans une maison de Bombay ?

Il se mit à rire d’un rire affreux. Puis comme s’il se calmait tout d’un coup, il dit presque à voix basse :

— Va-t’en. Je te donne l’ordre de revenir à Goa. Elle m’appartient. Remonte en canot et pars.

Et il fit le geste de saisir à nouveau Rachel pour l’attirer à lui.

Mais Joachim fit un pas entre eux. Il était pâle et résolu. Cela porta à son comble l’exaspération de Castro.

— Tu refuses de m’obéir ? Prends garde ! Je saurais bien t’y forcer !

Sur le sable, à quelques pas de Castro, il y avait une rame rompue en deux. Ce tronçon formait une massue dont Castro se saisit. Peut-être n’avait-il la pensée que de menacer, de terrifier son fils en exagérant l’image de la violence. Peut-être fut-il entraîné par la force aveugle qui était déchaînée en lui.

Joachim ne recula pas et répondit :

— Rachel n’a que de la haine pour toi et tu viens de dire toi-même les raisons qu’elle avait de te haïr. Alors ? C’est à toi de t’en aller.

— Elle a été ma maîtresse ! cria Castro.

— Tu mens.

A peine Joachim avait-il prononcé ces deux mots que la rame que tenait son père tomba sur son visage. Le coup fut si violent qu’il se trouva à genoux et s’appuya sur le sol avec sa main. Dans la même seconde, Rachel se précipitait à côté de lui pour le soutenir et Castro, dans sa rage, allait donner un deuxième coup.

Il ne s’arrêta qu’à cause du bruit de pas qu’il entendit derrière lui. Un homme marchait le long de la rive ; il avait vu le geste, reconnu Castro et Rachel, et il se précipita au milieu d’eux.

— Pedre de Castro, reviens à toi, dit-il.

Celui-ci, béant d’étonnement, reconnut le médecin Manoël Jehoudah. La rame se détacha de sa main en même temps que Jehoudah disait :

— Sais-tu que c’est à cette même place, là où tu es, que j’ai retrouvé le corps de Dolça, ma femme ?

Et comme Castro restait immobile et muet, il fit signe de s’approcher aux bateliers qui l’avaient amené et qui regardaient de loin, épouvantés. Il pensait qu’ils lui prêteraient assistance pour maîtriser ce furieux.

Mais il vit la couleur lie de vin du visage de Castro s’accentuer brusquement. Celui-ci ne s’occupait plus ni de Jehoudah, ni de Rachel, ni de Joachim ; il ne s’occupait que de respirer et il tentait inutilement de défaire le col de sa veste. Il plia sur ses genoux comme avait fait son fils, se redressa, tourna le dos pour ne pas laisser voir l’effort qu’il faisait pour respirer, puis tomba tout de son long.

C’est seulement alors que les hindous se décidèrent à s’approcher. Ils transportèrent le père et le fils dans une maison de pêcheur de Reïs Magos. Là, Manoël Jehoudah reconnut que Joachim avait une grave fracture du crâne et que son père, frappé d’une attaque d’apoplexie, avait le côté gauche paralysé. Il se hâta de faire à ce dernier une saignée. Il estima que le mieux était de les transporter tous deux sans retard à la ville neuve.

Comme on s’apprêtait à le faire, Pedre de Castro revint à lui. Il apparut que la saignée lui avait rendu toute sa conscience. Il s’exprimait avec une grande difficulté et les sons ne sortaient de sa bouche immobilisée qu’avec une bizarre déformation. Contrairement à ce qu’on aurait pu croire, ce n’était pour parler ni de Rachel, ni de son fils. Il émettait un désir avec patience. C’était celui d’être transporté immédiatement auprès du père Vincent dans l’église des Rois Mages.

Il fallut qu’il répétât longtemps le nom du prêtre et de l’église pour se faire comprendre.

Il y avait plusieurs barques. Manoël Jehoudah décida qu’il remonterait la rivière jusqu’au vieux Goa et jusqu’à l’église des Rois Mages avec Pedre de Castro, tandis que Rachel conduirait Joachim à la ville neuve où elle aurait le choix entre plusieurs médecins.

On coucha Castro dans la barque la plus grande, celle dans laquelle était venue Rachel. Il prit place sous la claire-voie d’osier où traînait encore son parfum.

Jehoudah remarqua que Pedre de Castro, étendu dans la barque, faisait un grand effort pour détourner la tête et ne pas le voir. Il pensa que sa vue lui était odieuse et il s’arrangea durant le trajet pour ne pas être aperçu de lui.

A l’endroit où se trouve le bac, il vit un cheval solitaire qui hennissait et, plus loin, une longue file de soldats aux jeunes visages, parmi lesquels marchaient trois moines. Castro dut le voir aussi et s’étonner de leur vue, car il eut un mouvement pour se redresser. Manoël Jehoudah s’approcha alors de lui mais il n’entendit encore que le nom du père Vincent plusieurs fois répété. Ce fut encore le nom qu’il répéta, mais avec une intonation désespérée, quand on passa à l’endroit de la rivière où les fleurs des nagahs, mouillées par la pluie, tendaient vers les eaux leurs calices renversés.

La barque allait très lentement à cause de la marée descendante. On perdit les soldats de vue. Il fallait s’arrêter à Ribandar pour laisser les rameurs se reposer. Le vent qui était contraire retarda encore l’arrivée à Goa.

Ainsi les deux hommes firent durant le long après-midi le trajet qu’ils avaient fait en un autre temps, dans des conditions bien différentes.

Castro avait la fièvre. Les choses perdaient leur précision et leur valeur.

— C’est maintenant seulement que je suis sur la croix, pensait-il confusément. Peut-être suis-je mort et condamné à remonter sans cesse cette rivière avec Jehoudah. Peut-être une guitare va-t-elle se mettre à jouer… Peut-être Dolça va glisser nue entre les rameurs et s’élancer dans les eaux. J’avais peur de la mort, eh ! bien, voilà, c’est fait.

Et il étendait les bras comme s’il était sur une croix, docile à son châtiment.

— Seigneur ! Ne sois pas redoutable aux méchants ! pensait Manoël Jehoudah.

Et, comme il croyait à l’action de la pensée quand elle est projetée avec force, il s’efforçait d’envelopper Castro de l’atmosphère bienfaisante de son pardon.

Arrivé à Goa, on amarra la barque sur le dernier quai. Le soir était venu et la prière des morts, chantée par des voix tristes, flottait sur la ville désolée.

— C’est bien cela, je suis mort ! Ils prient pour moi, se dit en rêve Castro.

Il fallut que Jehoudah se mît en quête d’un palanquin et de porteurs. Il apprit en même temps les événements de la journée. Quand on transporta Castro de la barque dans le palanquin, l’obscurité naissante empêcha qu’on le reconnût.

Jehoudah ordonna aux porteurs de se diriger le plus vite possible du côté de l’église des Rois Mages. Pour ne pas imposer sa présence à Castro, il suivit le palanquin à pied. Il avait de petites jambes et il était obligé de courir pour ne pas être distancé.


Le vieux curé du Bon-Jésus eut beaucoup de mal à expliquer au père Vincent qu’il n’était plus prêtre parce que son ordination était postérieure au moment où Monseigneur de Silva était entré en lutte avec le pape.

Le père Vincent quitta Goa à pas lents, cherchant à comprendre. Quel mystère que cette perpétuelle ardeur des hommes à se faire du mal les uns les autres ! Quel mystère que la mort de l’archevêque ! Dieu avait ôté la vie à son messager lorsque sa parole semblait devoir être la plus utile, et lui-même ne devait plus porter cette robe qui était sa seule gloire intérieure.

— Peut-être ai-je péché par orgueil, se dit-il. Oui, je n’ai pas été assez humble.

Il faisait nuit quand son ombre timide sortit de la ville et glissa dans la longue avenue des manguiers qui menait à l’église des Rois Mages. Quand il fut arrivé au point où l’allée redescend et où l’on découvre l’horizon, il s’arrêta tout à coup et il se passa la main sur les yeux.

Il ne voyait pas la tour forteresse, sous la masse trapue des pierres, se dresser comme la force solide de la foi. L’église avait disparu.

Les pluies diluviennes de la nuit précédente avaient déplacé les sables mobiles et déterminé la chute de l’antique monument. Cela était arrivé à l’heure des vêpres, peut-être pendant l’excommunication, et personne n’avait entendu le bruit de l’écroulement.

Quand le père Vincent descendit, il se rendit compte que dans le même temps où Dieu ôtait sa protection à son saint, sa volonté active se retirait de la terre où était bâtie l’église et l’abandonnait au néant.

Ainsi, il n’y aurait désormais plus de messe pour les très misérables ! Quel insondable abîme que la volonté divine ! Il regarda l’étendue des étangs qui miroitaient et où commençait à s’élever le cantique des grenouilles familières, puis, plus loin, le cercle des montagnes et la terre vaste.

Eh ! bien, il n’essaierait pas de comprendre. Il allait remonter vers son ermitage, au milieu des pierres plus solides de la montagne de Boma, dans cette cathédrale éternelle que Dieu ne ruinerait pas avant la fin du monde. Mais il ôterait auparavant cette robe qu’il ne devait plus porter.

Et frappé soudain par l’idée de quelque grave faute inconnue qu’il commettait peut-être en la conservant, il s’en dépouilla dans les ténèbres, parmi la tristesse des blocs démolis.

— Tu as été un orgueilleux, songeait-il.

Mais qu’importe ! Est-ce qu’une croix faite avec deux branches nouées ne suffisait pas ? Est-ce qu’il n’aurait pas là-haut, à l’orée des grandes forêts, une voûte plus large où s’élancerait très loin la prière de son cœur pur ?

— C’est en toi que tu trouveras le Christ, lui avait dit un jour monseigneur de Silva.

Il essaierait de pénétrer cette parole mystérieuse. Il vivrait désormais avec les hommes sauvages, il serait nu comme ses frères. Il les aimait davantage maintenant qu’ils n’avaient plus d’église. Il leur dirait la messe sans autel et sans objets sacrés et Dieu serait tout de même là.

Il se mit une dernière fois en prière.

Ce fut à cet instant que le palanquin où Castro était étendu apparut entre les manguiers. La fraîcheur nocturne le réveilla et lui rendit la conscience des choses. Il fit un grand effort pour se soulever, mais il n’y parvint pas et ce fut Jehoudah qui le mit sur son séant.

— L’église ? murmurait-il en regardant autour de lui avec des yeux agrandis. Ce n’est pas ici. Allons à l’église des Rois Mages.

Il lui fallut du temps pour reconnaître l’allée des manguiers, pour se rendre compte que le sombre amas de pierres qui était à ses pieds était tout ce qui restait de l’église où il espérait encore trouver le pardon.

Il retomba en arrière, il ferma les yeux. Il n’y avait plus de pardon pour lui. On pouvait l’emporter où l’on voulait. Tout était fini désormais.

— Seigneur, ne sois pas redoutable aux méchants ! répétait intérieurement Jehoudah.

Et il ordonna aux porteurs de reprendre le chemin de Goa.

Ni lui, ni Castro n’avaient remarqué un homme nu qui pleurait silencieusement dans l’ombre, à côté d’une robe déchirée.

Le Pénitencier

Le gouvernement portugais avait décidé de ne poursuivre comme responsables du mouvement révolutionnaire de Goa que les membres du conseil de la colonie. Mais il avait donné des ordres pour que ce fût fait avec la dernière rigueur.

A l’exception de Castro, tous les membres du conseil de la colonie purent franchir la frontière du territoire portugais avant d’être arrêtés. Ce fut en habit et en cravate blanche que Mascarenhas, suivi de ses fils dans la même tenue, partit à cheval sur la route de Visapour. Sa femme, qui n’avait pas quitté sa toilette cramoisie, lui avait dit sur le seuil de sa maison :

— Sois tranquille. Je garde le foyer des Mascarenhas.

Marcora, qu’on avait trouvé endormi chez lui, avait pu s’enfuir grâce à l’initiative de ses filles qui avaient activement sympathisé avec les jeunes soldats chargés de sa garde.

On rechercha avec un soin tout particulier Deodat de Vega. Mais sans doute n’avait-il pas perdu le souvenir des années passées à Port Jackson. Personne n’entendit plus jamais parler de lui.

Le procès de Castro fut instruit rapidement. Oh craignait les mouvements de l’opinion, une révolte en sa faveur. C’était à tort. Une bizarre apathie, une sorte de langueur s’était emparée de Goa. Comme si un mystérieux mot d’ordre eût circulé, les tripots s’étaient fermés, les pianos et les guitares s’étaient tus, les énergies étaient mortes. Beaucoup de prêtres étaient partis. Dans le couvent des Cordeliers, il ne resta plus qu’un moine sur cinq. Il avait perdu la raison. Il s’obstinait à chanter durant le jour la prière des morts, malgré les efforts que faisaient les voisins du couvent pour le faire taire. Les deux derniers Carmes déchaussés clouèrent avec des planches la porte de leur église. Le sonneur de cloches, qui avait été obligé à regret de sonner le glas pendant l’excommunication, décrocha secrètement le battant des cloches de la cathédrale. Pour les matines et pour les vêpres, on l’apercevait dans sa tour s’agitant, tirant de toutes ses forces sur la corde pour ne produire que le silence.

Brusquement, la maladie de peau de Juana de Faria s’était déclarée avec une force inattendue. Des croûtes laiteuses étaient apparues sur son front comme une couronne. Cette affection se répandit et devint commune dans le vieux Goa. On accusa les Chinois d’avoir propagé une maladie nouvelle à laquelle on attribua des effets d’autant plus redoutables qu’elle venait de la lointaine Chine. On pensa aussi que la cause pouvait en être l’humidité, plus grande cette année-là, la pourriture ambiante. Les pluies qui avaient détruit l’église des Rois Mages avaient soulevé un ancien charnier dans un faubourg. Des ossements du siècle passé avaient été portés par l’eau dans les rues. Un pauvre homme, qui avait une cabane au ras du sol, trouva, en rentrant chez lui, un crâne dans sa cheminée. Les étangs dégageaient une odeur plus pestilentielle. La décomposition des végétaux était plus active. Des souffles empoisonnés sortaient des vieux monastères et des demeures mangées par les termites. Les tours, à demi démolies, avaient une apparence plus mélancolique et l’on croyait, à chaque souffle de vent, qu’elles allaient se coucher tout de leur long comme des vieillards épuisés, tant la ruine et la mort étaient présentes à Goa.

Il n’y eut même pas foule autour du tribunal de la ville neuve quand fut prononcé le jugement qui condamnait Castro à vingt ans de travaux publics. Il s’était à peu près rétabli de son attaque pendant les deux mois de détention qui avaient précédé son procès. Il n’avait gardé qu’une sorte de raideur dans le bras gauche qui lui faisait soulever un peu les épaules. Cela lui nuisit d’ailleurs, car ses juges, qui le voyaient de trois quarts durant qu’on lisait l’acte d’accusation, crurent que ce geste était une affectation de mépris.

Castro avait été soigné à l’infirmerie de la prison de Goa. Il se trouva, sans que personne pût s’expliquer pour quelle raison, que les deux meilleurs médecins de Bombay, qui étaient juifs, s’installèrent à Goa durant le temps de sa maladie, et, chose plus surprenante, ils obtinrent, par une démarche du gouverneur de Bombay, l’autorisation de le soigner à la prison. Ils soignèrent en même temps son fils, dont l’état était plus grave.

M. de Ribeira avait hésité pour savoir s’il ferait arrêter Rachel. Sa présence à la ville neuve auprès de Joachim de Castro provoquait l’hostilité populaire. Il la fit expulser du territoire portugais le troisième jour. Elle alla habiter à Cochin dans la maison de son père.

Quant à Manoël Jehoudah, sa vie active venait de commencer.


Manoël Jehoudah s’aperçut qu’il jouissait auprès de ses coreligionnaires d’une estime et d’une autorité plus grande qu’il n’aurait pu le supposer. Elles venaient de ses correspondances avec des rabbins érudits, étudiants de la Kabbale et de la science religieuse des anciens livres juifs. Une renommée discrète de savant désintéressé et d’honnête homme s’était constituée à son insu autour de son nom. Ceux qui, dans les colonies juives de l’Orient, avaient des situations et des fortunes, se mirent immédiatement à sa disposition. Ils s’étonnèrent un peu du choix de l’homme que Jehoudah avait résolu de protéger, mais ils ne lui posèrent pas de question et ils agirent en sa faveur dans toutes la mesure de leur pouvoir.

Dès le premier soir, Manoël Jehoudah avait résolu de ne plus montrer à Pedre de Castro un visage qui lui était odieux. Il expliqua, quand celui-ci fut transféré à la prison de la ville neuve, au médecin de l’infirmerie de la prison, les circonstances de l’attaque qui avait frappé Castro et les premiers soins qu’il lui avait donnés. Puis il partit pour Bombay d’où il ramena les deux médecins qui se consacrèrent au père et au fils.

Castro refusa pendant sa convalescence, qui fut rapide, de se confesser et même de voir un prêtre. Il insista à plusieurs reprises pour qu’on enlevât le crucifix qui était au-dessus de son lit. Ce fut le seul désir qu’il émit durant cette période. Il ne s’occupa pas de sa défense. Il passait des journées entières dans un silence farouche. Il accueillit sa condamnation avec une indifférence absolue et l’air de dire :

— Qu’importe ce qui peut arriver à un homme aussi manifestement abandonné de Dieu que je le suis.

Les travaux publics se faisaient au pénitencier de Mozambique. Le passage du bateau qui portait les condamnés des colonies de Macao et de Malacca et qui devait prendre ceux de Goa coïncida avec la fin du procès. Castro y fut embarqué. De puissantes interventions avaient déjà agi sur le capitaine pour qu’il le traitât avec égards pendant la traversée.

Manoël Jehoudah prit passage sur un bateau de commerce anglais et arriva à Mozambique trois jours avant le navire qui portait les condamnés. La colonie juive était là peu nombreuse et son influence était limitée. Jehoudah s’en servit tout de même. Il entra par elle en relations avec le directeur de la nouvelle compagnie de Mozambique qui venait d’obtenir d’immenses concessions de terrains et l’exploitation des ports. La compagnie avait le droit d’utiliser à son gré le travail des condamnés du pénitencier. Elle attendait impatiemment le navire venant de Goa pour employer le nouvel effectif d’hommes au désensablement du port de Beïra. Le travail y était écrasant. Jehoudah obtint du directeur de la compagnie que Castro n’y serait pas employé et resterait à Mozambique dans les bureaux ou à l’infirmerie. Il s’installa lui-même à Mezuril, sur la côte, pour veiller sur son protégé.

Castro ne le vit pas et ne connut pas sa présence. Il crut devoir à son nom et à la situation qu’il avait eue à Goa les avantages qu’il obtint. Mais il indisposa volontairement tout le monde par son humeur taciturne, son mépris hautain. Quand il demanda à être occupé au défrichement de terrains sauvages près de la rivière Mocambo, — le long de laquelle on projetait une route en direction des monts Namouli, — on le lui accorda immédiatement. On promettait aux forçats qui allaient braver les tribus hostiles et les bêtes fauves une réduction de leur peine. C’était la peine de sa vie que Castro voulait abréger par la mort.

La compagnie avait un vapeur qui remontait la rivière et ravitaillait chaque semaine les condamnés échelonnés de distance en distance. La fièvre avait tué l’un d’eux dans sa petite maison de planches. Il fallait le remplacer sur-le-champ. Castro partit avec le vapeur et Jehoudah n’en fut prévenu que le soir.

Il tomba dans une grande tristesse. Il avait cru avoir un peu de temps devant lui. L’œuvre qu’il poursuivait et pour laquelle il aurait volontiers donné son existence était peut-être irréalisable ! Il savait, par les renseignements pris depuis son arrivée, que le séjour dans les régions marécageuses de l’Ouest était presque toujours mortel pour les Européens. Castro risquait de mourir là-bas, solitaire, au milieu de pensées de haine, avec une âme plongée dans le désespoir. Il résolut de le rejoindre. Mais le cours de la rivière était difficile et dangereux à remonter. Il lui fallut pour partir attendre à Mozambique une longue semaine le retour du vapeur de la compagnie.

La chaleur était accablante et il commençait à avoir chaque soir des accès de fièvre qui lui causaient un abattement profond. Le gouverneur de la colonie et le directeur de la compagnie vinrent le voir pour le détourner de son projet. Ils ne voyaient pas sans inquiétude ce vieillard débile affronter le climat d’une région qui venait à bout en très peu de temps des tempéraments les plus robustes. Ils devinaient confusément que c’était pour des raisons d’encouragement moral que le médecin voulait rejoindre Castro.

— Le mieux est de l’abandonner à lui-même, disaient-ils. L’aumônier qui l’a vu l’a quitté avec une fort mauvaise impression. C’est une créature qui semble tout à fait perdue.

Mais leurs efforts furent vains. Ils obtinrent cependant de lui la promesse qu’il ne resterait que quelques heures auprès de Castro. Le vapeur l’attendrait et il reviendrait à Mozambique avec lui. Jehoudah ne savait pas alors comment il serait accueilli par Castro et il envisageait l’hypothèse que celui-ci se refuserait à échanger avec lui la moindre parole.

Après trois jours de lente navigation, d’abord entre des brousses désolées, puis entre des murailles de forêts vierges, le navire stoppa auprès d’une longue bande de sable. Il y avait à son extrémité une étroite piste aboutissant à une piste plus large, ouverte à la hache, dans l’entrelacement des bois et des lianes. Un peu plus loin, dans une clairière, au bas d’une pente, une misérable case de planches représentait le poste le plus avancé atteint par la compagnie d’exploitation du Mozambique.

Le capitaine du vapeur accompagna Jehoudah jusqu’à la maison de planches de Castro. Il le soutenait, car il avait la fièvre et il marchait avec difficulté. Un marin portait derrière eux, outre les provisions de la semaine envoyées par la compagnie, un paquet d’objets divers achetés par Jehoudah à l’intention de Castro. Le capitaine raconta ensuite qu’il avait constaté avec surprise que le paquet du médecin juif contenait un crucifix d’assez haute taille avec un Christ en ivoire. C’était, dit-il, ce qu’on pouvait se procurer de mieux dans le genre, à Mozambique. Et il ajouta qu’il voyait pour la première fois de sa vie un juif faire de la propagande chrétienne.

Contrairement à ce qui avait été convenu, le vapeur ne ramena pas Jehoudah à Mozambique.

— Quand nous sommes arrivés, raconta le capitaine, Castro était assis sur sa porte et regardait la forêt avec fixité. Il jeta sur nous un regard indifférent et se détourna exactement comme si nous n’avions pas paru au bout du sentier. Jehoudah me demanda de le laisser seul avec Castro, ce que je ne fis pas sans quelque inquiétude. La maison n’est qu’à quelques minutes du fleuve. Il me promit de me rejoindre seul au bateau, un peu plus tard. Je vis en me retournant que le médecin s’était assis à côté de Castro, toujours immobile, et lui parlait. Je restai assez longtemps à les considérer. Le condamné continuait à ne donner aucune preuve d’attention. A la fin, je rentrai au bateau et j’y passai la nuit. Dès le matin, Jehoudah me rejoignit pour me dire qu’il ne repartait pas avec moi. Il avait le visage d’un homme qui n’a pas dormi, mais qui est satisfait. Comme j’insistais, il me dit de n’avoir aucune inquiétude. Il comptait passer toute la semaine là. Les provisions qu’il avait apportées dans le paquet qui contenait le crucifix, jointes à celles destinées à Castro, devaient suffire pour deux. Il redescendrait vers Mozambique au prochain retour du bateau, la semaine suivante. Il devait en réalité entreprendre un voyage beaucoup plus lointain.

Le capitaine du vapeur avait reçu, en faisant à nouveau la remontée de la rivière, l’ordre formel de ramener avec lui Castro et Jehoudah. Le gouverneur de la colonie et le directeur de la compagnie avaient pensé d’un commun accord que le seul moyen de préserver un homme de l’âge de Jehoudah d’un séjour dans la forêt qui pouvait lui être mortel, était de rappeler le condamné qui était la cause de son départ.

Voici le récit que fit le capitaine à son retour. Il refit plus tard ce récit à Joachim de Castro et à Rachel Jehoudah quand ils vinrent ensemble à Mozambique et quand ils remontèrent la rivière avec lui pour voir la tombe de leur père.

— Nous longions la grande bande de sable qui marque la fin de notre voyage. Nous arrivions à l’heure habituelle, c’est-à-dire à la fin de l’après-midi. Je distinguais les formes de deux hommes, assis sur le sable et se soutenant l’un l’autre. Ils étaient serrés comme deux frères. L’allongement de leurs corps marquait davantage la disproportion de leur taille. Ce qui me frappa pourtant, c’est que, malgré son extrême petitesse par rapport à son compagnon, le médecin Jehoudah avait dans sa manière de tenir Castro aux épaules un je ne sais quoi de large et de protecteur qui le faisait paraître tout de même plus grand. Tous deux devaient être là depuis plusieurs heures. Sans doute avaient-ils espéré voir arriver le bateau plus tôt qu’à l’ordinaire. Ils avaient dû être atteints presque en même temps et depuis plusieurs jours par cette malaria propre à la région et l’arrivée du bateau coïncida avec leurs derniers instants. Peut-être Castro était-il déjà mort quand je débarquai. Jehoudah se leva, fit quelques pas dans ma direction, et retomba. Quand j’arrivai auprès de lui, il me tendit deux lettres dont les adresses étaient écrites avec un soin extrême et je compris que ce qui l’avait fait vivre jusque-là était la nécessité de me remettre les deux lettres en mains propres et d’obtenir l’assurance qu’on les ferait parvenir à leur adresse. Une de ces lettres était pour Joachim de Castro à Goa, l’autre pour Rachel Jehoudah à Cochin. Quand je lui eus donné l’assurance qu’il me demandait, il poussa un grand soupir de soulagement et ferma les yeux. Toutefois, il les rouvrit et balbutia :

— Si la lettre de Castro ne parvenait pas à son fils, chargez-vous personnellement de faire savoir à Joachim de Castro que son père a souhaité vivement, avant sa mort, qu’il épousât ma fille Rachel.

On lui prodigua les soins nécessaires mais il ne reprit pas connaissance. Quant à Castro, il était mort. J’eus, lorsque je m’approchai de lui, de la peine à le reconnaître. C’était vraiment un autre homme. Son expression farouche avait disparu pour faire place à un calme presque joyeux. Il portait autour du cou un chapelet que je reconnus pour un de ceux que vendent les missionnaires de Mozambique.

J’allai jusqu’à sa cabane. Elle était dans un ordre parfait. Il y avait deux verres côte à côte, deux haches et toutefois un seul crucifix. Tout ce que je vis attestait que deux hommes avaient vécu et travaillé ensemble durant une semaine dans un parfait accord, en vérité, comme deux frères qui se seraient aimés tendrement. Nous creusâmes leur tombe l’une à côté de l’autre.


Selon le désir de son père, Joachim de Castro épousa Rachel Jehoudah. Ils ne revinrent jamais à Goa. Rachel relisait souvent la dernière lettre qu’elle avait reçue de Mozambique et qui se terminait ainsi :

— … Ce n’est pas ton bonheur que j’ai considéré, car le bonheur n’est pas le but, ce n’est même pas la réparation du tort que tu as causé. J’ai voulu ramener celui que tu avais volontairement fait rétrograder sur le chemin de l’homme, dans la voie droite où chacun est à même de regarder l’au-delà avec une tranquillité résignée. Et ainsi au-dessus de nous, dans le domaine des causes et des effets, j’ai interrompu un courant d’ombre, la chaîne du mal qui est éternelle si le pardon actif n’intervient pas, si l’amour ne remplace pas la vengeance.

Pendant que j’achève cette lettre, il prie. Nous ne savons ni l’un ni l’autre si nous vivrons jusqu’à l’arrivée du bateau. Mais cela n’a plus guère d’importance pour nous. Nous aurons transmis à nos enfants l’exemple de la réconciliation. Tout à l’heure nous nous étendrons sur le même lit de feuilles et le sommeil de mon compagnon sera paisible. Tu te demandes sans doute comment je lui ai donné cette paix, comment j’ai pu rendre l’espérance à celui qui en a été dépouillé. Ce ne fut pas avec des idées. Il ne m’a pas écouté tout d’abord. Il a continué à regarder loin, du côté de la nuit qui venait. Ce ne fut pas non plus à l’aide des objets de son culte. J’avais pensé qu’il y avait dans leur matière usuelle une force bienfaisante qui aide l’esprit. J’ai inutilement répandu à terre le chapelet et la croix des chrétiens, à côté d’un pain, d’une pendule et d’une boussole. Je ne me suis pas de suite rendu compte de ce qui agissait sur son âme. Ce n’est qu’à la longue que j’ai compris la force de la pensée d’amour que j’avais en moi. J’ai placé cette pensée d’amour comme une lumière, dans sa misérable cabane de condamné, sur le sable de la rivière, dans la forêt où j’ai coupé à l’aurore des arbres avec lui. Et quand j’ai vu le cœur désespéré se fondre soudain et tomber le masque de pierre du visage de la haine, il m’a semblé que la forêt devenait silencieuse, que les vapeurs des étangs se dissipaient, qu’il se levait autour de nous une lumière plus claire que celle du soleil levant. Alors je n’ai pas pleuré parce que j’ai épuisé jadis la somme des larmes qu’une créature peut répandre, mais j’ai éprouvé une allégresse tellement pure que j’en ai souhaité une semblable à tous les êtres de la terre et surtout à toi, mon enfant.

L’amour est la grande force du monde. Toutes mes années d’étude et mon expérience ne m’ont appris que ce secret et je te le lègue.

Ici on enterre les hommes à l’endroit où ils tombent. Si tu ne me revois pas, et si je meurs loin de toi, ne t’attriste pas de ma solitude. Je ne suis plus seul. Je reposerai à côté d’un homme que je suis arrivé à aimer et auquel j’ai communiqué cet amour. Nous sommes deux. Nous avons lutté fraternellement contre les arbres, le soleil torride et la fièvre. Nous avons décidé de ne plus nous quitter. Nous sommes contents et tranquilles à la pensée que nos os seront mêlés, que nous dormirons côte à côte. Et s’il y a un autre voyage à entreprendre, s’il y a un réveil, c’est ensemble que nous nous lèverons pour repartir.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

Première Partie
 
Pages
La Maison de l’Entremetteuse
L’Homme de Goa
Le Pogrome
Le Témoin de Dieu
La Ville agonisante
L’Église des Rois Mages
Deuxième Partie
L’Archevêque qui converse avec Dieu
L’Orgueil, la Cupidité, la Luxure
Le Quartier sous les Eaux
La Racine des Passions
La Forme de la Vengeance
La Jalousie
Le Couteau
Troisième Partie
La Confession de Castro
La Chaîne du Mal
La Mort de l’Archevêque
Les Fils seront punis pour les péchés des Pères
Le Pénitencier

ACHEVÉ DIMPRIMER
LE
2 JUIN 1928
par les
ÉTABLISSEMENTS BUSSON
117, RUE DES POISSONNIERS, PARIS

ALBIN MICHEL, Éditeur, 22, Rue Huyghens, PARIS

BARBUSSE (Henri)
Lauréat du Prix Goncourt 1916
Vol.
L’Enfer
1
BENOIT (Pierre)
L’Atlantide (Grand Prix du Roman 1910)
1
Pour Don Carlos
1
Les Suppliantes (poèmes)
1
Le Lac Salé
1
La Chaussée des Géants
1
Mademoiselle de la Ferté
1
La Châtelaine du Liban
1
Le Puits de Jacob
1
Alberto
1
Le Roi Lépreux
1
BERTRAND (Louis)
de l’Académie Française
Cardenio, l’homme aux rubans couleur de feu
1
Pépète et Balthazar
1
Le Sang des Races
1
Le Rival de Don Juan
1
Le Jardin de la Mort
1
La Cina
1
Gustave Flaubert
1
CARCO (Francis)
Bob et Bobette s’amusent
1
L’Homme traqué (Grand Prix du Roman 1922)
1
Verotchka l’Étrangère
1
Rien qu’une Femme
1
L’Équipe
1
De Montmartre au quartier latin
1
Les Innocents
1
L’Amour vénal
1
CORTHIS (André)
Pour moi seule (Grand Prix du Roman 1920)
1
L’Entraîneuse
1
La Belle et la Bête
1
DERENNES (Charles)
Vie de Grillon
1
La Chauve-Souris
1
Émile et les autres
1
Gaby, mon amour
1
DONNAY (Maurice)
de l’Académie Française
Chères Madames
1
Éducation de prince
1
DORGELÈS (Roland)
Les Croix de Bois (Prix Vie Heureuse 1919)
1
Saint Magloire
1
Le Réveil des Morts
1
Sur la Route Mandarine
1
Partir
1
DUCHÊNE (Ferdinand)
Au pas lent des Caravanes (Grand Prix Littéraire de l’Algérie 1921)
1
Thamil’la (Grand Prix littéraire de l’Algérie 1921)
1
Le Roman du Meddah
1
Aux pieds des Monts éternels
1
Kamir
1
DUMUR (Louis)
Nach Paris !
1
Le Boucher de Verdun
1
Les Défaitistes
1
La Croix-Rouge et la Croix-Blanche
1
ESME (Jean d’)
Les Barbares
1
GALOPIN (Arnould)
Sur le Front de Mer (Prix de l’Académie Française)
1
Mathurin Le Clech
1
La Sandale Rouge
1
LEBEY (André)
Le Roman de la Mélusine
1
L’Initiation de Vercingétorix
1
LOUŸS (Pierre)
Aphrodite
1
La Femme et le Pantin
1
Les Chansons de Bilitis
1
Les Aventures du Roi Pausole
1
Psyché
1
MAGRE (Maurice)
Priscilla d’Alexandrie
1
La Luxure de Grenade
1
Le Mystère du Tigre
1
MIRBEAU (Octave)
L’Abbé Jules
1
Le Calvaire
1
POURRAT (Henri)
Gaspard des Montagnes
1
A la Belle Bergère
1
RENARD (Jules)
L’Écornifleur
1
Bucoliques
1
Comédies
1
ROBERT (Louis de)
Octavie
1
Paroles d’un Solitaire
1
ROLLAND (Romain)
L’Ame enchantée
4
(I. Annette et Sylvie)  
(II. L’Été)  
(III. Mère et Fils, 2 vol.)  
Clérambault
1
Colas Breugnon
1
Jean-Christophe
10
Liluli
1
Pierre et Luce
1
Le Jeu de l’Amour et de la Mort
1
Pâques Fleuries
1
Au-dessus de la Mêlée
1
Les Précurseur
1
t’SERSTEVENS (A.)
Les Sept parmi les Hommes
1
Le Vagabond sentimental
1
VILLETARD (Pierre)
Grand Prix du Roman 1921
M. et Mme Bille
1
Les Poupées se cassent (Couronné par l’Académie Française)
1
WILD (Herbert)
Le Conquérant
1
Dans les Replis du Dragon
1
Les Chiens aboient
1
Le Colosse endormi
1

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