The Project Gutenberg eBook of Les saisons et les jours

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Title: Les saisons et les jours

Author: Laurent Tailhade

Release date: July 14, 2024 [eBook #74040]

Language: French

Original publication: France: Georges Crès & Cie, 1917

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES SAISONS ET LES JOURS ***

LAURENT TAILHADE

Les Saisons & les Jours

PARIS
Éditions Georges Crès & Cie
116, Bd St-Germain, 116

1917

DU MÊME AUTEUR :

Éditions Georges Crès & Cie

Le Satyricon de Pétrone. Traduction de Laurent Tailhade (Les Maîtres du Livre). Épuisé.

Les Commérages de Tybalt. Petits Mémoires de la Vie. 1903-1913. Frontispice de Sacha Guitry. (Collection « Les Proses »).

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :

15 exemplaires Chine (dont 5 hors commerce) numérotés de 1 à 10 et de 11 à 15.

15 exemplaires Japon (dont 5 hors commerce) numérotés de 16 à 25 et de 26 à 30.

15 exemplaires Hollande Van Gelder (dont 5 hors commerce) numérotés de 31 à 40 et de 41 à 45.

10 exemplaires papier de Rives vert chartreuse (dont 5 hors commerce) numérotés de 46 à 50 et de 51 à 55.

1100 exemplaires vélin (dont 100 hors commerce) numérotés de 56 à 1055 et de 1056 à 1155.

No

Copyright by Laurent Tailhade, 1917.
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

A LA MÉMOIRE
DE
JACQUES VIEILH DE BOISJOSLIN
AU PATRICIEN
A L’ANARCHISTE
EN HOMMAGE
D’IMPÉRISSABLE GRATITUDE
SON DISCIPLE ET SON AMI

L. T.

Nice, le 21 juin 1916.

LES SAISONS ET LES JOURS

Pollio, et incipient magni procedere menses.

Quand, après avoir subi les épreuves longues et rudes qu’infligeait aux novices le Pontife de Mithra ; quand, purifié par des travaux et des austérités probatoires, par la vigile d’une redoutable nuit, digne enfin d’accéder aux choses liturgiques, d’entrer dans la familiarité du dieu, l’adepte revêtait — symbole de sa participation aux mystères — la robe sans couture et l’étoile de lin blanc, une vie auguste, magnifique et nouvelle commençait pour lui.

Debout sur les degrés du temple où s’effeuillaient les roses de l’aurore, dans la fraîche clarté du matin, il célébrait son ordination. Il disait l’introït de sa première messe. Il offrait au jour levant les fruits de son adolescence et, les paumes ouvertes, saluait d’un cri joyeux, la lumière nouvelle.

Ce cri de l’Initié, que le polythéisme antique, dans les sombres jours de la décadence romaine, opposa au triomphe du Christianisme, cette prière suprême du dernier culte où quelque chose encore survécut de la beauté païenne, cet appel de joie et d’espérance, tous les peuples, toutes les familles humaines, les ont proférés, depuis le troglodyte des cavernes bénissant, avec le retour de l’aube, la fin des nocturnes épouvantes jusqu’au pâtre des plateaux de Pamir épandant sur le bûcher la libation rituelle que, dans ses volutes d’or et sa fumée ondoyante, Agni, la flamme joyeuse et purificatrice, porte au Soleil levant.

Ce cri, nous le poussons encore ! Ces rites que les peuplades indo-européennes célébraient au chant des hymnes védiques, ces rites dont ils magnifiaient l’alternance des saisons et des jours, ces rites, enfin, survivant à la chute des empires et des dieux, nous les accomplissons comme autrefois, l’Inde, la Perse, l’Hellade ou le Latium.

Nous faisons malgré nous le geste héréditaire,

quand nous offrons au seul dieu visible, au Soleil Créateur, au Soleil que Platon déclarait « fils unique de Dieu », l’hymne de reconnaissance chanté par nos pères en l’honneur de Suryâ, d’Ormuz, d’Osiris, de Phœbus ou d’Apollon, dieux jeunes et tutélaires, dieux du printemps, de la victoire et du laurier.

Si le Jour de l’an, Saint-Nicolas, si Noël, dernier terme de l’année civile ou, pour mieux dire, anniversaire de l’Astre nouveau-né ; si, plus tard, les fêtes du Carnaval et de Pâques suspendent pour quelques heures, les haines et les rivalités du monde occidental ; si la table de famille, quand arrivent ces dates indulgentes, groupe autour des mets nationaux les peuples de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne ; si le gui, que les prêtres de Wotan, les Vellédas en robe blanche, cueillaient avec la serpe d’or, présage le bonheur aux promis du vingtième siècle, c’est que par un miracle de force et de beauté, le culte du Soleil persiste en dépit des traditions ineptes, des sacrements, de la théologie et des sinistres balivernes en faveur chez les chrétiens. Il rayonne encore, tandis que lentement, s’efface le crépuscule de tous les autres dieux.

Fête aussi durable que la Terre, que les planètes, gravitant comme elle, dans l’orbite du Soleil, fête de l’Astre qui suscite la vie, engendre la lumière, éveille la force, la raison, l’amour et la beauté !

C’est le jour natal de l’Univers.

§

Au 21 décembre, solstice d’hiver (et, par conséquent, jour le plus bref de l’année), la Terre achève autour du Soleil sa pérégrination de douze mois. Le voyage annuel recommence. Les longues nuits s’abrègent peu à peu. Sous les frimas qui « verrouillent la terre », dans les tourmentes de nivôse et les embruns de février, court déjà le frisson irrésistible du printemps. Cette jubilation de la noire Demêter que l’amant sidéral épouse chaque année, ce triomphe de l’Isis éternelle, rajeunie et féconde sous l’étreinte d’un dieu, tous les âges l’ont connue, toutes les religions l’ont célébrée, toutes les théogonies l’ont enregistrée dans leurs annales.

D’une vierge le Soleil naît. Cette fable que théologiens et poètes enguirlandèrent à l’envi, ce conte élaboré, transmis, refait de cent manières, cette légende que pendant une douzaine de siècles, rumina sans fin la rêverie obscène des Pères, des Docteurs, des Évêques et des Moines, remonte aux plus hautes origines de l’Humanité. Dans leur asegard, elle émerveillait déjà ces peuplades indo-européennes, ces hordes blanches, Celtes, Kymris, Germains, Scandes ou Gaulois, qui, de l’Hymalaya descendirent comme un fleuve et submergèrent l’Occident.

Aux êtres divins imaginés par leurs tribus, aux sauveurs en déplacement, les Aryas se plurent à donner cette génération insexuelle que démentent les plus sommaires notions d’embryologie. Et les nègres, les jaunes, pensent comme les Aryas. Sur ce point, idolâtres et fétichistes s’accordent à l’unanimité ! La parthénogénèse du Soleil agrée à l’Égyptien dévot non moins qu’au pasteur idolâtre de l’Indoustan. On la trouve chez les Bengalis comme chez les Esquimaux ! La Vierge Mère de Saïs porte en ses bras Horus, un bambino pareil à l’Enfant-Dieu des Saintes-Familles. Afin que nul n’en ignore : « Le dieu que j’ai enfanté — dit une inscription, au socle de la statue — c’est le Soleil… »

« Quand Devaki mit au monde Krishna, (précurseur plusieurs fois séculaire du Christ hébreu) la mer frémissait, les montages tremblaient, les étoiles resplendissaient. La Nuit se trouvait dans (ou plutôt, sous) la constellation de la Délivrance. Et l’on a donné le nom de « Victoire » à l’heure où se montra le divin Jeune Homme, qui de son regard illumine la terre. »

Ainsi, les dieux incarnés ne font qu’une même personne avec le Soleil ! Leur avènement concorde avec son entrée dans le signe du Capricorne, domicile de Saturne, quand le premier mois, celui de Janus-Saturne (Januarius) commence, déterminant ainsi le premier jour de l’an nouveau.

La plupart des civilisations choisirent cette date pour inaugurer l’année. Les Romains, seuls, qui furent des militaires, par cela même en révolte contre toute idée scientifique, la faisaient débuter à l’équinoxe du printemps, jusqu’au règne de Numa, lequel restaura l’ordre ancien et fit commencer le grand jour annuel au solstice d’hiver. En effet, le caractère sacerdotal de Numa implique un certain nombre de connaissances initiatiques.

L’Égypte ouvrait l’année au solstice de juin (24 de ce mois : Yaô, Yaôkannan : la grâce de Yaô : Saint Jean le Baptiste). Cependant, elle célébrait encore à Philæ, avec des libations, la fête des Lumières (27 décembre).

« O Phrâ — s’écriait-elle — vas-tu nous quitter ? Mais il revient sur l’horizon. »

Et c’était Horus (Oour : Lumière, le Jaô des Gnostiques), Horus qui la consolait, apparaissant le doigt dans la bouche, avec le geste de l’enfant à la mamelle, emblème des renaissances et du mouvement circulaire, accompli tous les ans, par la suite des heures et des jours.

Même aujourd’hui, nous constatons la présence, lumineuse encore, de tout le Zodiaque, des Astres et du Calendrier dans le personnel évangélique. Le mystère de l’Incarnation s’accomplit au déclin de l’automne, dans la décade qui finit l’année (neuvième mois du calendrier étrusque). Alors, sous le méridien, se trouve le Capricorne. Le premier signe qui monte à l’horizon, c’est la Vierge. Elle a sous ses pieds le Dragon des Hespérides.

Elle porte en ses bras un nouveau-né, comme Isis ou Dewaki.

Devant elle, se dressent le Lion (Saint Marc) et au-dessus, le Bœuf (Saint Mathieu).

A ses pieds, Janus. Tout d’abord, il se confond avec Saturne « obscurci dans son anneau lointain ». Ensuite par une cristallisation fréquente chez les mythographes, il devient l’Homme-aux-sept-clefs d’abord, finalement, Képhas, la Pierre, Petrus apostolus, que le coq de l’aurore éveille, Saint Pierre, prince des Apôtres et guichetier du Paradis.

A l’opposite, dans la sphère inférieure, se faisant vis-à-vis, l’oiseau Roch, le rapace, aigle ou gypaëte, stylisé par l’art hiératique (Saint Jean) d’une part ; de l’autre, l’Homme ailé (Saint Luc) participant du Keroub sémite et du Genius latin.

A l’horizon, la couronne (Stéphanos, Saint Étienne, protomartyr), Orion et ses trois étoiles (Rois Mages) que Sirius, « roi des longues nuits, soleil du sombre hiver » conduit au Nouveau-né, portant avec la myrrhe et l’or, l’encens du Sabéïsme, l’adoration des Guèbres, le culte, les hommages de l’Orient où vont briller ses feux.

De même, que plus tard, grâce au manque de culture chez les moines collecteurs de légendes, Bacchus déchiré dans le pressoir, devient Saint Denis, portant lui-même sa tête coupée et par dérivation, l’armée encombrante des martyrs céphalophores, tandis que certaines épithètes propres au dieu de la vendange : Rustique, Eleuthère, se transforment en Bienheureux dans le ciel du Nazaréen ; de même, les phénomènes cosmiques, grâce à « la bêtise judéo-chrétienne » (Schopenhaüer) s’incarnent et les voici protagonistes des contes un peu niais, des paraboles rustiques attribuées à Jésus par le troupeau qui l’a fait dieu.

Le Noël médiéval gardait un souvenir atténué de son origine solaire. Le Bœuf et l’Ane y participaient. L’un, comme issu du Taureau (le hom des Perses), puis du Bélier (agnus dei), par la précession des équinoxes ; l’autre, comme infatigable auxiliaire du vigneron, du laboureur et du meunier. C’était un reste du totémisme, de la zoolatrie primitifs, dont les ornements des cathédrales : perroquets à têtes de singes, griffons, hircocerfs, béliers ithyphalliques, mulets baudouinant des religieuses, témoignent encore à nos regards.

Le lendemain de la Noël, mené dans le sanctuaire, l’Ane entendait la messe, tandis que les préchantres, en latin barbare, exaltaient ses vertus spécifiques : la patience et la sobriété.

Enfin, dans les saints Innocents, tués, disent les Évangiles, par Hérode-le-Grand (lequel mourut quatre années avant la naissance probable de Ieschou) on reconnaît ces pâles fleurs d’hiver que détruisent les tempêtes et le gel incléments, si bien que Fortunat, pour chanter leur gloire, ne trouve d’autre image que celle d’un tourbillon, emportant vers la nuit les roses du matin.

Humanisés, abâtardis, enduits de sottise par le Christianisme et de fadeur par les Jésuites, les nobles rêves antiques, les fortes légendes naturalistes devinrent, aux époques sans instruction de la Monarchie française, motifs de décor et prétextes à ballets. Diane, Apollon, Minerve fournirent à Boileau des rimes pédantesques et des rondeaux à Benserade. Les scénarios de Molière nous font connaître que M. Le Grand devant Louis XIV en habit de gala, « dansait Neptune ou Apollon ».

§

Ce fut une heure digne de mémoire pour la Science et pour la Raison, quand, au début de l’automne, le 3 octobre 1793, Fabre d’Églantine, en face de la Convention, déduisit son rapport sur le calendrier républicain.

L’Humanité vivait alors un moment sublime, une époque dont toute âme généreuse ne peut sans émotion recorder le souvenir.

La hache s’abattait sur la tête des rois.

En voiles blancs, sous un chapeau de roses, au milieu des vivats et des hymnes d’allégresse, la Raison prenait place à l’autel Notre-Dame.

La Victoire, en chantant, menait à la frontière, « à Jemmapes, à Fleurus, les paysans, fils de la République », hommes, conscrits, vieillards, qui, dressés par leurs généraux de vingt ans contre un monde à son déclin, récoltaient la gloire et semaient la liberté.

A la barre de la Convention, acclamés par les représentants du peuple, éphèbes, matrones, jeunes filles, ceints d’écharpes tricolores et couronnés de fleurs, entonnaient le Chant du Départ, célébraient les grands jours de la République, l’affranchissement de la pensée humaine. Une béguine, évadée et rendue au siècle, invitait la Convention à délivrer ses sœurs, captives comme elle d’un monstrueux engagement.

C’est alors qu’une ère nouvelle étant apparue, et le siècle d’airain dorénavant fermé, la Convention délibéra de choisir l’avènement de cette ère nouvelle pour dater les actes de la République, pour abandonner le style, comme on disait alors, de l’esclavage en faveur, atteste Carlyle, « d’un calendrier supputé d’après le méridien de Paris et l’âme de Jean-Jacques Rousseau ».

Maréchal, qui se glorifiait comme Shelley du nom d’« athée », environ dix ans auparavant avait proposé au Monde un calendrier « affranchi des antiques superstitions ».

Plus tard, les mathématiciens de la République, Romme, assisté de Monge et de Lalande, fournirent la nomenclature scientifique, un partage rationnel de l’année en mois égaux, suivis, à l’équinoxe automnal, d’autant de jours complémentaires qu’il en fallait pour mettre d’accord l’Almanach et le Soleil.

Quatre saisons égales, douze mois égaux, chacun de trente jours, ce qui fait trois cent soixante, plus cinq jours de fête : fêtes du Travail, des Récompenses, des Actions, de la Pensée et du Génie humain, complétaient le cycle de l’année, avec la simple addition, tous les quatre ans, d’une sixième fête, celle de la Révolution, correspondant au 29 février des années bissextiles admises par le style périmé.

Tout cela fort logique, fort clair et judicieux, mais vide comme l’Abstraction et déplaisant comme l’Ennui. L’étincelle manquait.

C’est alors que vint un poète. Il remplaça les nombres par des vocables émus, des paroles vivantes. Avec douze mots magiques il représenta le drame de l’année et le cours des saisons.

Au 22 Septembre, quand les jours s’égalent aux nuits, quand la Terre, lasse d’amour et de fécondité, comme la Belle-au-bois dormant, sous un voile de brume, entre dans le sommeil et la froidure de l’Hiver, les mois assument des noms à désinences tristes, écrits, pourrait-on dire, en mineur, annonçant, après la joie éphémère du pressoir et les douceurs mélancoliques de l’automne, le retour de la brume inerte, des frimas : Vendémiaire, Brumaire, Frimaire.

Puis, le lourd spondée accrédite la pesanteur des neiges et la paix noire de l’hiver : Nivôse, Pluviôse, Ventôse.

Mais déjà, le Soleil remonte dans l’air froid et pur. Il verse une fraîche lumière au monde rajeuni. Dès lors, Fabre d’Églantine entend sourdre les germes, et, dans ce travail mystérieux de Perséphone remontant au jour les mains pleines de narcisses et de violettes, vibrer tour à tour les harpes du Printemps et les fanfares de l’Été.

Chaque jour du mois, au lieu d’un nom de saint plus ou moins authentique, prend celui d’un végétal, d’un fruit, d’une herbe ou d’une fleur. Cela paraît dérisoire aux ennemis de la société laïque. Les catéchismes de persévérance, les manuels destinés aux patronages catholiques, les livres aussi bien pensants que mal pensés, prodiguent à ce sujet les trésors de leur esprit. Combien cependant ingénieuse, et charmante, et virgilienne la rusticité de ces vocables d’où le travail nourricier de la Terre n’est jamais exclu, d’où montent, comme un parfum de géorgique, les chansons du labour et les souffles du terroir !

Ici, apparaît dans sa bonté profonde, son grand cœur, son amour des humbles et son culte du travail, la Révolution française.

Le calendrier républicain est, peut-on dire, son Chant séculaire, son Églogue à Pollion. Il préconise l’avènement d’un âge fortuné, allègue, comme les vieux poètes, la véracité du Soleil que nul n’oserait accuser d’imposture, pour annoncer l’avènement de la Justice et de la Liberté.

Grande, lumineuse et forte leçon qui jaillit de ce poème quotidien ! Si forte que la vieille Europe de la Sainte-Alliance, dans sa haine de la Révolution, de ses œuvres et de son esprit, ne cessa de tourner en dérision le calendrier Fabre d’Églantine que pour le charger d’invectives, tandis que Pie VII lui-même exigeait de Bonaparte le retour au calendrier grégorien, comme un premier gage de domesticité.

§

Les dieux sont morts. Nul ne songe moins que nous à leur rendre la vie. Avec son énergie et ses défaillances, l’Homme seul reste debout, l’Homme qu’il sied d’entraîner à des volontés sociales et dont il importe de faire un esprit indépendant, un ferme citoyen.

A la Famille d’abord, puis à l’État, incombe une œuvre sacrée : Instruire les enfants, leur donner des mœurs libres et l’exécration des oppresseurs. La naissance, la puberté de l’être humain, c’est le seul Noël de la cité future, le Noël qui ne doit pas finir. Entre Lucine et Vénus, l’Adolescent grandit. La marche du soleil ordonne les jours de sa croissance qui, bientôt, lui confère le sublime privilège « de perpétuer l’Humanité ».

Virgile, poète augural de la civilisation romaine à son apogée, instaure un plan d’éducation ordonné suivant les âges de l’Homme que rien ne surpasse en logique, en beauté. C’est l’Églogue à Pollion. Depuis la prime enfance, où l’être à peine formé, entre les mains des aïeules, reconnaît d’un sourire la jeune et tendre mère, jusqu’à la vieillesse où, grandi par l’expérience et la douleur, il accède aux pacifiques magistratures — la vie humaine se déroule, suivant une courbe harmonieuse, dans la douceur et dans la paix. C’est le contraire même de l’ascèse inepte et féroce du Moyen-Age, du castoiement perpétuel qui courbait le disciple sous les verges et l’entendement sous l’absurdité. Le poète latin, contre les sectateurs du péché originel, n’estime pas que la Terre puisse rendre à son Maître futur des honneurs excessifs :

Vois, dit-il, osciller le monde sur l’axe de sa sphère, et les terres, et les espaces de la mer, et le ciel profond ! Vois l’Univers ! Il se réjouit de Celui qui doit venir.

La Grèce avait déjà fourni le type de cette pédagogie heureuse où l’éphèbe, sous le regard ami des hommes et des dieux, était promu à la dignité virile, où dans la cité républicaine, maîtresse de ses propres lois, celui qui porterait bientôt le nom de citoyen marchait libre, déjà indépendant et fier.

Aux portes du gymnase, Hermès attendait l’enfant sorti du foyer maternel, quittant pour la première fois, sa maison et la molle nourrice. Le dieu lui demandait ce que désire son âge, ce qu’il aime et ferait. Quoi ? simplement deux choses : gymnastique et musique, le rythme et le mouvement (Michelet).

L’éducation tout entière laissait à la jeune âme sa native candeur, lui permettait de croître, de s’épanouir en toute liberté. De là cette aimable aisance que Taine admirait si fort dans les Jeunes gens de Platon. Ces écoliers discutent familièrement avec Socrate. Leur admiration n’est point servile. Aucune trace d’embarras ne se montre en leurs discours. Le poète des Nuées évoque délicieusement leur souvenir, quand, le front ceint de roseaux blancs et devisant avec un bel ami de leur âge, ils aspiraient, sous les platanes reverdis, la bonne odeur du mois de Mai. Aucun surmenage ne déformait leur esprit ingénu. De la palestre où, sculpture vivante, leurs muscles atteignaient la perfection des formes humaines, ils gagnaient le gymnase. Dans le plus parfait langage qu’aient proféré jamais les habitants de la terre, ils s’exerçaient aux controverses oratoires, en attendant les grands jours du tribunal ou de l’agora. Athlètes, soldats, marins, juges, diplomates, ils intégraient pleinement leurs activités sociales et physiques. C’étaient des hommes, au sens le plus large et le plus compréhensible du mot.

Combien loin de ce radieux apprentissage les mornes étudiants asservis à la discipline des temps chrétiens ! Exténués, fourbus, idiots sous la férule du Docteur asinaire, abrutis de scholastique et de latin de cuisine, tremblant devant l’autorité du Maître, ils rabâchaient la stupide leçon dictée par les sorbonnistes, par ces « hommes obscurs » que, d’une pénétrante ironie, Utrich de Hutten stigmatisa. L’Église, dans la fleur humaine, tuait le fruit de la pensée et le germe de la révolte. La grande empoisonneuse mêlait de pesants narcotiques au miel aigre dont elle rassasiait ses nourrissons. L’Ane de la crèche, dans la cathèdre de Janotus, présidait à la Noël des écoliers.

Mais, au déclin du Moyen-Age, le bon François Rabelais, de son rire formidable, conspua le supplicié du Calvaire, souffleta la face des Ténèbres, et rejeta dans la nuit leurs horribles suppôts. A l’Antiphysis du Christianisme, il opposa la nature simple et bienfaisante. Il offrit « le lait des tendresses humaines » aux lèvres si longtemps frottées d’encre et de pain moisi. Rien de plus fort, de plus sage ni de meilleur que son Pantagruel. Un printemps de sève débordante y fleurit sous le ciel bleu du matin. La nef d’Utopie entraîne vers la joie et la lumière ses rameurs suscités de l’obscurantisme, du deuil et de la nuit. Elle cingle à pleines voiles et, majestueusement, aborde aux temps nouveaux.

La Révolution Française, dont nous procédons comme procèdent les fils de leur mère, la Révolution Française qui nous a recréés et, derechef, promus à la dignité d’hommes, acheva ce périple, dressa pour nos fils des tentes que nous défendrons jusqu’à la mort. Par elle, nous avons reconquis le droit de vivre, d’aimer et de comprendre, de magnifier, sous les yeux des Étoiles, un Noël de science et de fraternité.

Montesquieu définit la loi : « Un ensemble de rapports nécessaires dérivant de la nature des choses. » Donc cette loi n’est autre que la Nature elle-même. Nous déférons à elle seule : nous entendons n’obéir qu’à ses commandements. Il faut, en dehors d’elle, briser tout principe d’autorité, détruire l’obéissance dans le for intérieur : morale, religion. Vivre est l’unique devoir que nous enseigne l’exemple instructif des animaux. Il est plus glorieux, certes, de « mourir comme un chien », après une existence bien remplie, que de mourir comme un saint ou même comme un sage !

Funeste obéissance ! Il faut la détruire encore dans l’ordre civil : en arrachant l’homme aux disciplines qui le dégradent, et l’énervent. Dans l’ordre économique, en rendant à tous le capital, ce bien de tous.

Il faut, comme Jean Huss, comme les Albigeois, offrir « la Coupe au Peuple », cette Coupe où fermente le breuvage sacré de la connaissance et du bonheur. Il faut, du soleil intime que nous portons en nous, allumer le foyer tutélaire où viendront prendre place les pèlerins du monde entier. Ainsi, nous conformant au plan de l’Univers, nous connaîtrons les heures joyeuses de Noël, d’un Noël véritablement humain.

Voici que, parcourant les demeures du Zodiaque et, de l’un à l’autre pôle, conviant la Terre à l’indéfectible joie de son retour, le Soleil détermine à la fois le rythme des saisons et l’ordonnance de la vie sociale. Il marque les travaux et les heures, le temps des semailles et des labours. C’est lui qui triomphe inlassablement des ténèbres, sous ses figures multiples et ses avatars sans nombre. Il est Phœbus, Athys, Adonis, au printemps. Il préside à la Pâque (passage des ombres à la lumière). Jupiter, en été, il reçoit, en automne, Perséphone dans son sein, tandis que le Soleil d’hiver, Osiris, conduit les âmes défuntes vers les juges de l’Amenti, comme son frère Hermès guide leurs pas incertains aux prairies d’asphodèles. Et les saisons humaines suivent le cours des saisons planétaires. A l’avril de la Jeunesse, au thermidor fougueux de la Virilité succèdent bientôt les crépuscules brumeux d’octobre, la Vieillesse, apportant, avec les cendres et les glaces, l’inutile regret des beaux jours envolés.

Mais la constante palingénésie du Soleil invaincu nous enseigne à ne désespérer point de l’immortalité. Non, cette immortalité des prêtres et des pédagogues, cette immortalité des sanctuaires et des collèges qui promet à l’homme un recommencement infini de sa personne actuelle, une survivance de la fonction après que l’organe est aboli. Non ! Rêves sinistres ! Ils ont fait couler plus de sang, amené plus de désastres et de ruines que tous les fléaux accumulés : pestes, guerres, inondations, famines ou incendies. Elles moralisent néanmoins, ces fables niaises. Elles consolent, au dire de l’apologétique mondaine et des confessionnaux élégants. Vestiges périmés de l’antique folie ! Abandonnons fables et rêves aux cerveaux imparfaitement évolués, aux intelligences infirmes qui peuvent demander encore aux survivances fétichistes des encouragements et des vertus ! Ce n’est pas dans l’ombre vague d’un jardin, tel est, au propre, le sens du mot « paradis », ce n’est pas dans un jardin chimérique, hors du cosmos, Olympe, Walhala, Champs-Élysées ou Jérusalem céleste, que nous avons situé notre immortalité. Périssent les feuilles, chaque novembre, et que l’arbre tombe lui-même, après dix fois cent ans ! La forêt subsiste. Du chêne gigantesque l’essence ne meurt pas. Que l’oiseau de l’Iran porte la dépouille des trépassés à Ormuz libérateur ! Que le bûcher triomphal de Rome ou de l’Hellade consume les ossements des héros ! Psyché voltige sur leurs cendres. Psyché, c’est la pensée humaine, la conscience des races qui, transmise de génération en génération, affermit les peuples dans l’héritage spirituel de leurs aïeux, dans le souvenir des luttes ancestrales pour le juste et pour le beau.

Nous passons, éphémères détenteurs d’un moment lucide. Ombre et poussière, quand arrive pour nous l’inéluctable fin, nous retournons au néant. Nous retournons pour mieux dire, à l’être universel où se désagrègent les formes, où les germes recommencent leur devenir, aux matrices permanentes où la vie accomplit le cycle harmonieux des renaissances et des destructions.

Le poète s’attriste et pleure sur l’illusion fugitive des amants :

Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles :
« J’aime et j’espère voir expirer tes flambeaux. »
La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles
Luiront sur vos tombeaux.
Vous croyez que l’Amour dont l’âpre feu vous presse
A réservé pour vous sa flamme et ses rayons.
La fleur que vous brisez soupire avec ivresse :
« Nous aussi, nous aimons ! »
Heureux, vous aspirez la grande âme invisible
Qui remplit tout, les bois, les champs, de ses ardeurs ;
La nature sourit, mais elle est insensible :
Que lui font vos bonheurs ?
Quand un souffle d’amour traverse vos poitrines,
Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus,
Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines
Vous jettent éperdus ;
Quant pressant sur ce cœur qui va bientôt s’éteindre
Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas,
Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre
L’infini dans vos bras :
Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure,
Déchaînés dans vos flancs comme d’ardents essaims,
Ces transports, c’est déjà l’Humanité future
Qui bondit en vos seins.
Elle se dissoudra, cette argile légère
Qu’ont émue un instant la joie et la douleur :
Les vents vont disperser cette noble poussière
Qui fut jadis un cœur !
Mais d’autres cœurs naîtront qui renoueront la trame
De vos espoirs brisés, de vos espoirs éteints,
Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme,
Dans les âges lointains.
Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,
Se passent, en courant, le flambeau de l’Amour :
Chacun rapidement prend la torche immortelle
Et la rend à son tour.
Aveuglés par l’éclat de sa lumière errante,
Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea,
De la tenir toujours. A votre main mourante
Elle échappe déjà.

Qu’importe ! l’Humanité se perpétue ! Des ruines amoncelées sous ses pas, des pièges tendus à sa crédulité par les malfaiteurs de toutes sortes, des crimes que lui imposèrent les religions et la patrie, elle s’évade, poursuivant de jour en jour, sa marche ascensionnelle vers un siècle meilleur. Belle comme Vesper, une étoile précède la caravane en marche, illuminant les longues nuits de son hiver. Hélios a franchi le solstice de décembre. Il monte victorieusement à l’horizon. L’humanité célèbre son Noël. Féconde et réparatrice, dissipant les brumes de l’erreur et les équivoques de l’obscurantisme, comme une étoile salutaire, apparaît la Justice. Elle apporte le châtiment des fourbes, la confusion des tyrans, et la revanche des opprimés.

Nous aussi, que les jours à leur déclin admonestent de ne plus compter sur les années périssables, nous chanterons, à notre tour, le Cantique du Soleil, ce cantique dont les fils de Rama, nos pères, saluaient l’aurore aux bords du Gange, ce cantique dont, au jour de la Paix Romaine, un chœur de vierges patriciennes et de chastes jeunes hommes, devant les dieux favorables aux Sept Collines, firent entendre les rythmes sibyllins.

§

Astre Roi ! Soleil pacifique ! surgis donc et réconforte de ton avent les peuples laborieux ! Toi dont le cours instruit les hommes, leur enseignant l’industrie et le travail, toi qui, par ta chaleur enclose dans la houille et les métaux, fomentes l’activité des races humaines, brille sur la cité d’amour que devancent et préconisent nos désirs !

Jadis, dans ta gloire d’après-midi, Héraclès, vainqueur des monstres et des fléaux, sur les sapins embrasés de l’Œta, ô bienfaiteur des Éphémères, tu regagnas les maisons du ciel et te perdis somptueusement dans le sein de ton père : Dyaus-pytar, Zeus-pater, Dieu-le-père, c’est-à-dire l’air apaisé, l’azur limpide qui, sans la coopération d’aucune femme, engendra et mit au monde, Pallas d’abord, la Raison clairvoyante, puis Thémis, l’indestructible Loi. Ton frère Prometheus naquit de la Déesse. Enfant de la Justice, il prit les hommes en pitié, leur enseigna les arts qui subjuguent les forces naturelles et permettent d’accéder à la vertu. C’est pour un tel grief que les dieux l’ont mis en croix !

Mais la philosophie d’Hercule, mais l’exemple de Prométhée vivent toujours. Ils resplendissent à l’horizon du monde, plus hauts que le Caucase, plus admirables que l’Œta ! Soleil d’équité ! Soleil de lumière intérieure, tu revis dans le juste dont la face réjouit les constellations ! Nous marchons à ton rayonnement. Éclaire-nous ! Sous tes rayons, les bêtes de la nuit, fétides et rampantes, s’enfuiront épouvantées. Fertilise pour les nations à venir, un sol moins réfractaire et des champs plus amis. Imprègne de ta richesse le patrimoine illimité des familles humaines. Que dans les plaines reconquises, bien commun à tous les hommes, croissent des gerbes nourricières et de consolantes fleurs !

Et quand l’Inévitable aura scellé notre bouche, amorti ce foyer d’enthousiasme libertaire que l’âge n’éteint pas ; quand tes rayons, dissolvant l’ombre que nous fûmes, auront mêlé aux grandes herbes, aux plantes, aux labours, à la nuit lustrale des abîmes, ce fragile simulacre où tant de saintes ardeurs ont allumé leurs flammes, Soleil ! luis à jamais sur la ville affranchie où graviront, un jour, les tribus nouvelles, sans maîtres et sans dieux, tels, autrefois, les saints architectes de Dvaravati, l’acropole de Brahma, conduits par un oiseau d’heureux augure et de chant persuasif. Luis sur la Jérusalem aux fontaines permanentes, aux habitacles fraternels, sur la Rome future que, seuls, gouverneront, loin des riches imbéciles, des pontifes sacrilèges et des prétoriens bestiaux, l’Amour et la Concorde, la Raison et la Justice, et toi, bienheureuse Paix, rachetée enfin, comme, jadis, te montrait Aristophane, des cavernes et des ténèbres où te dérobèrent si longtemps à nos regards, la jalousie et l’animadversion des autres dieux !

Vers toi, Soleil, Soleil toujours nouveau-né, vers toi jaillira l’hymne de gratitude que, saufs des antiques douleurs et de la servitude abolie, en plein ciel, chanteront les fils que nous aurons semés, les fils de notre amour et de nos peines. Que ceux-là, postérité nouvelle, débourbée à jamais des dogmes et des lois, sachant à quel point nous les aimâmes, sentent frémir encore les ardeurs et la foi paternelles à travers nos ossements défunts et dans notre mémoire défaillante :

I, decus, i nostrum ! Melioribus utere fatis !

DEUX PAYSAGES

I
ARDENNES

Shakespeare sait d’autant mieux toute chose qu’il devine ce qu’il n’a point appris. C’est pertinemment qu’il dit « la forêt des Ardennes » et qu’il se tait sur la montagne, quand il situe à mi-chemin du rêve et de la réalité, les fonds imaginaires de Comme il vous plaira. Ici, en effet, rien d’alpestre, ni la flore, ni les bêtes, ni la structure même du rocher. Ce qu’on en peut voir fait songer aux environs de Brunoy ou de Fontainebleau. Peu de sources vives. Nulle cascade qui s’épande en fumée et se résolve en pierres précieuses. Les belles fleurs des hautes altitudes manquent absolument : iris, gentiane acaule au ras de terre, églantines sauvages et les rhododendrons tels que des roses naines dans un buisson rouillé. Sur la route grise on cherche vainement ces papillons de satin bleu, de velours fauve, de taffetas jaune pâle qui se posent sur les chemins des Pyrénées ou des Vosges, folâtrant, aux marges des ruisseaux, avec les vives libellules, les æschnes transparentes, lorsque les prés encore verts sont fleuris de colchiques et d’œillets attardés.

L’Ardenne est forestière. L’arbre y triomphe dans toute sa vigueur, dans son indestructible magnificence. Maître de la pierre qu’il a domptée, asservie et qu’il étreint de toute part, il enfonce dans le schiste ou le granit des racines vigoureuses qui font éclater les cailloux les plus durs et s’incorporent la solidité du minéral. Géants pacifiques. Les animaux qui vivent à son ombre lui demandent tour à tour la pâture et d’inaccessibles demeures. Depuis le sanglier, le cerf et le chevreuil, qui dans les fourrés, les halliers, dans l’horreur sacrée et la verte solitude, ont leurs bauges ou leurs réserves ; depuis les voleurs de nids : martres, fouines ou renards, qui cachent leurs tanières ou creusent leurs terriers à l’abri des chênes et des hêtres, jusqu’à la grive folle qui dévore, sans craindre pièges ni lacets, le corail du sorbier ou l’améthyste du genièvre, tout ce qui vit, rouille, se terre dans le sol, fuit à travers les ronces ou voltige au faîte des rameaux, l’ondoyante couleuvre, le hérisson épineux que l’on prendrait pour une châtaigne vivante, le coq des bois qui coqueline, au soleil du matin ses turbulentes amours, oiseaux, reptiles, mammifères, tous les fils de la forêt se nourrissent d’elle, aiment et meurent à l’ombre de sa grande paix.

L’homme, bientôt, se modèle et se refait à l’image des bois paternels. Riche ou pauvre, il demande sans épuiser jamais leur fécondité ni leurs trésors, les dons magnifiques de ces lieux prédestinés. Le paysan, le vagabond, le berger, l’estivadour, en communion avec le terroir plus que le maître orgueilleux du domaine, y découvrent en toute saison, à toute heure presque, des ressources et des biens infinis. Les fruits de la ronce, la baie odorante du cormier, la mûre, la framboise, la myrtille aigrelette croissent, loin des vergers pompeux, donnent au pauvre une récolte inattendue. Et, quand arrive l’automne, la morille, l’oronge, le bolet parfumé arrondissent leur ombelle au pied des chênes, pour le contentement de ceux qui n’ayant d’autre héritage que la terre commune, l’eau des fontaines et l’air du ciel, ne récoltent vendanges ni moissons.

Le braconnier, peut-on dire, est l’homme représentatif, l’incarnation même de la contrée. Il connaît les repaires de chaque gibier, les nids et les cavernes. Il guette la couvée et sait le nombre des petits. Que la hase, la laie ou la chevrette viennent à mettre bas, il guette la croissance des levrauts, des marcassins ou du jeune chevreuil. Poil ou plume, grand ou petit, bête de choix ou de rebut, il ne dédaigne aucune proie. Et les gendarmes lui procurent, aux moments difficiles, quelques heures de gaîté.

Non moins expert dans l’art de jeter la ligne, que de tendre un collier ou de tirer la bécasse au vol, quand l’été peuple la rivière, de braconnier l’homme se fait pêcheur. Dans l’eau verdâtre, sous les herbes flottantes, il jette la mouche ou le vairon, ferre la truite et sur l’herbe humide entasse promptement les nobles poissons de bronze et d’or.

Octobre est la saison élue, et peut-on dire, le grand mois de la forêt. Les frondaisons, alors, font valoir tous ses charmes ; elle se revêt d’une entière splendeur. Le frivole printemps, le paresseux été, malgré tant de verdures aimables, de parfums, d’ombres virgiliennes, de musiques et de nids, jamais n’égalent cette gloire un peu triste, ce deuil fastueux de l’arrière-saison. En place des teintes uniformes que, d’avril à septembre, nuançaient à peine les jeux de la lumière, les taches de soleil pleuvant sur les clairières et les « ombres volages » qu’animaient les souffles du beau temps, il n’est feuillage si modeste, il n’est buisson perdu, ni arbrisseau roturier qui ne prenne part à la glorieuse métamorphose.

Et parmi les grands arbres d’où pendent toutes sortes de lianes : clématite, chèvrefeuille, ipomée et douce-amère, les grands arbres, aïeux et rois de la forêt, chacun arbore, semble-t-il, une parure insolite, une robe couleur de soleil, pour les noces d’or et la fête suprême de l’automne. Les diverses essences que, naguère, confondait encore la verdure uniforme, se manifestent par le contraste des plus riches coloris. Voici des rouges, des mauves, des bruns inattendus. Quelques feuilles, en petit nombre, se décolorent avant de tomber au pied du fût qui les porta : le tilleul devient d’un or infiniment pâle, tandis que le peuplier commun se marbre de jaune clair et de vert atténué. D’autres espèces, au contraire, se vêtent des tons les plus brillants : cinabre, écarlate, vermillon. Parfois aussi, le carmin ou l’orangé. Un sycomore groseille flambe, au soleil couchant, sur la noire dentelle des mélèzes et le vert tenace des frênes, qui gardent, à présent, leur habit de floréal.

Néanmoins, cette féerie automnale a pour caractéristique une teinte rousse d’un ton chaud, recuit et transparent, dont les arbres infirmes, déshonorés par la poussière des villes et par l’haleine meurtrière des fourneaux, les tristes marronniers des boulevards peuvent, au début de l’été donner une idée approximative, quand la précoce canicule mord à peine leurs feuillages prisonniers.

Mais, en plein bois, dans la liberté de l’air salubre, dans la lumière vierge, ces coloris un peu sombres de tan et de terre de Sienne vibrent joyeusement. A Paris, les feuilles mortes ont l’air de papier sale tombé dans la rue ; elles ressemblent à de vieux journaux. Dans l’Ardenne, elles s’apparentent aux métaux orfévrés, aux parures millénaires, aux joyaux, assombris mais non décolorés, que, dans les tombes d’Antinoë, de Thèbes ou de Pompéi, les regards sans pitié du Trafic ou de la Science découvrent sur les bras amaigris, sur la gorge pulvérulente et la parure en miettes des beautés mortes depuis vingt siècles, dont le sourire figé dans les aromates et les baumes, survit à la fin des dieux comme à la ruine des cités.

Un nuage passe. L’ondée à larges gouttes crépite sur les feuilles. Un arc-en-ciel géant pose à même le sentier sa gerbe de couleurs et, comme « un pont de perles », développe sa courbe sur la tête des arbres qu’irisent les reflets de l’averse et du couchant. Mais, bientôt, l’arche lumineuse, le clair faisceau pâlit, s’atténue et se dégrade. Le clair-obscur de l’heure envahit la futaie et les routes forestières : un oiseau de nuit, quelque chouette, sans doute, pleure sous le couvert, tandis que les dernières perles de l’arc merveilleux se dissolvent dans la brume grisâtre de la nuit.


Tout s’achève : l’heure du départ, l’heure de l’hiver ne tardera guère désormais. Que la pluie éteigne la lumière des sous-bois ! Que le vent disperse les roses sèches ! Que le bûcheron marque d’un emblème de mort les beaux arbres vêtus de gemmes triomphales ! Que la neige déshonore les halliers, les calmes retraites qui sentent la mousse, le champignon et la feuille moribonde ! Ceux qui, pendant un jour, une heure même, ont pu contempler cette féerie et ce mirage, dorénavant, sauront pourquoi la forêt des Ardennes, grand’mère des chênes, aïeule des hommes probes, industrieux et bons, héberge tant d’Esprits de Lutins, de Farfadets et de Bonnes Dames : pourquoi les Gnomes et les Salamandres, connus des seuls poètes, y folâtrent avec les écureuils, singes de l’Occident ; pourquoi, dans les nuits de lune transparente et de souffles amortis, la fée Habonde y poursuit encore Diane chasseresse ; enfin pourquoi Rosalinde et Titania y décameronnent avec les Sylphes d’Atta-Troll.

Laroche-sur-Ourthe, le 7 octobre 1913.

II
PYRÉNÉES

En Messidor, pendant l’octave de la Saint-Jean, saison amène où les bouquets, noués d’herbe au ruban, mêlent à l’œillet de poète la rose de tous les mois, quand le plus humble courtil se pavoise de lis blancs, de jaunes soucis et de bleuâtres dauphinelles, quand le rossignol fait ouïr encore une chanson de miel (ainsi parlait Aristophane) et qu’aux marges des fossés, le ver luisant, pour sa vigile d’amour, accroche une lampe furtive, la maison rustique et le domaine forestier, la campagne, avec ses champs, ses prés, ses halliers, ses jardins, ses pâturages et ses landes, appartiennent aux Esprits bienveillants dont les travaux ou les jeux ne se déroulent que dans la paix des belles nuits. C’est le faîte de l’année et la semaine des semaines, quand les ciels moroses du livide Occident se parent d’une grâce inconnue aux pays mêmes du lotus et de l’oranger. Le printemps s’achève ; l’été commence à peine. Quelques fruits cependant brillent déjà parmi les fleurs, mais si légers, mais d’arome si suave, qu’on les prendrait pour des fleurs encore, sur l’épine du framboisier, aux branches d’où pendent les cerises, au vert buisson que la groseille éclabousse d’ambre pâle et de grenat.

Shakespeare a choisi cette nuit, la plus belle de toutes, pour y situer le rêve féerique de Thésée et d’Hippolyte, d’Obéron et de Titania. Nicolas Gogol, ce Virgile du Dnieper, assigne même date aux conciliabules des Esprits qui gardent les richesses, des Nains qui, dans les blancheurs lunaires décapent leurs trésors, depuis que brille l’étoile du soir jusqu’au premier chant du coq. Et c’est alors aussi que, dans la nuit du Walpurgis apparaît le Spectre fatidique du Brocken, que passe au claquement des fouets, aux abois des limiers, la Chevauchée d’Hellequin, la chasse d’Atta-troll, avec la fée Habonde et la jeune Hérodias. La forêt des Ardennes se peuple de visions et de formes crépusculaires.

Les anciens loups
Qui dorment dans la lune éclatante et magique

trottent devant le Chasseur Noir et le coursier de Maguelone, sous les fûts des mélèzes et des pins résineux. Malgré les vieilles maléfiques et les chats démoniaques, menant leur sarabande au milieu des bruyères désertes, cette heure appartient à la sorcellerie amicale, au petit monde fantasque et tutélaire dont les caprices, la plupart du temps, améliorent le sort du pauvre, du banni, de l’orphelin, du miséreux. Nains propices, Filandières secourables, Corbeaux pareils à ceux de Wotan, préparent, dans les Kinder und hausmærchen des frères Grimm, toutes sortes de bonnes aventures aux porte-besaces, aux infirmes, aux enfants malingres, chassés par une marâtre du foyer maternel.

Ces miracles tout naturellement s’épanouissent comme la fleur qui chante, à l’époque où le soleil entre dans sa première maison d’été.

En hiver, au contraire, les Démons de la tempête rôdent parmi les ténèbres de la lande. Comme un chrétien égorgé par des bandits, le vent d’ouest pleure, crie et sanglotte. Le froid, les bourrasques, la nuit hostile retiennent près du foyer, dans leur demeure bien close, le paysan et le bourgeois. Seuls, vagabondent, après le couvre-feu, loin des villes et des bourgs, les écorcheurs, les faux-saulniers, les coquemares et les mauvais garçons. Beau temps pour le Sabbat ! Mais, aux nuits de la Saint-Jean, près des ruisseaux qu’embaument le fenouil, la menthe et la reine des prés, sur les pelouses où verveine, sauge et bouton d’or passementent l’herbe verte que la faux de l’estivadour n’a pas touchée encore, des Esprits bénins, en attendant l’aube, mènent danses et chœurs. C’est le temps où Dames blanches, Hades et Farfadets se manifestent au pauvre bûcheron, à la fileuse indigente, où la Fée et le Lutin emplissent la huche de farine, donnent de l’esprit au Petit Poucet et des robes à Cendrillon.

Le personnel des Contes de ma mère l’Oye célèbre sa fête annuelle pendant ces claires ténèbres du midsummer.

Chaque moment de la belle saison s’est orné d’une parure individuelle, d’un parfum singulier. Il n’est herbe si menue, il n’est plante si rebutée et misérable qui pour glorifier le beau soleil, n’arbore quelque ornement. Les jardiniers se sont plu à dresser une horloge des fleurs. Pourquoi pas un calendrier du printemps ? Cela irait des jacinthes aux pivoines, des anémones à l’œillet. Les arbres surtout, mieux que tout autre végétal, prêtent leur odeur, une odeur spéciale à chaque semaine du renouveau. Les pommiers, d’abord, les pêchers, les amandiers, ensuite, le lilas ; puis, l’acacia, l’aubépin, le laurier-cerise comptent les heures, signalent à chaque étape la marche ascendante du Soleil. Et, quand arrivé enfin, au point culminant de sa course, il triomphe dans la jeunesse et la beauté, les tilleuls ouvrent enfin leur fleurette jaune pâle d’où s’épanche, en plein ciel, un baume puissant et délicat. Ni la rose, ni la tubéreuse, ni le frais jasmin, ni le fugace parfum du réséda, aux crépuscules d’août, n’égalent cet arome dont s’enivrent les nocturnes promeneurs : c’est l’âme elle-même, le songe des belles nuits, au milieu de l’été.

Près de Rieunel, dans ce vallon de Salut qu’enchante la lune féerique, dans les sites virgiliens de Bagnères, plus qu’en aucun lieu du monde, les tilleuls épandent leur suave et pénétrante odeur. Quel adolescent pourrait aborder ces beaux lieux sans être ému de leur grâce, de leur paix profonde ? Laissez Bagnères, la ville de province et la ville de bains, toute blanche avec ses ruisseaux, les ondes vives qui jaillissent dans un sol de marbre ; négligez les édifices médiocres et la sculpture officielle qui prétend orner ses carrefours. Ici, l’ornement unique c’est l’arbre, le frêne, l’ormeau, le hêtre majestueux, dressant comme une colonne dorique son fût poli et régulier ; c’est, au bord des ruisseaux, dans les fonds marécageux pleins de calthas et de myosotis, l’aulne au feuillage vernissé d’un vert noirâtre qu’effleure de son aile indécise l’essaim diapré des æschnes et des libellules.

Dans le calme et frais décor, au pied de la montagne riche de sources, d’ombres et de silence, parmi les arbres que rajeunit sans cesse l’eau vive des fontaines, l’esprit se plaît à rêver les contes d’autrefois, à suivre l’image des superstitions millénaires, à figurer les métamorphoses de l’arbre et de la plante, du reptile et de l’oiseau, de la grotte et du torrent, à peupler ces herbes, ces gramens, ces pentes d’émeraude, ces coins obscurs, d’êtres mystérieux et fugitifs, à suivre, tandis que les tilleuls pleuvent leurs parfums, les rondes volages de la Fée et de l’Ondine, le tournoiement des Sylphes aériens, parmi les phalènes et les chauves-souris.

Unter linden ! Alphonse Karr eut l’honneur d’être un sot par la tête, un sot bien pensant, religieux, conservateur et qui se piquait, en outre de proférer des bons mots. Il décerna au plus inepte de ses bouquins le nom charmant des promenades germaniques. Ce n’est pas, en effet, à Berlin seulement que l’on marche « sous les tilleuls ». A Deventer, j’ai retrouvé le nom et la chose, vers la fin d’un été mélancolique, d’un été de Hollande où les feuilles mortes et les bractées des chers tilleuls dansaient prématurément leur automnale sarabande, venaient s’abattre comme des papillons morts sur l’eau dormante de l’Yssel.

Mais, dans ce juillet pyrénéen, faits pour abriter les amours des dieux et prêter leur ombre à l’ivresse éternelle des étreintes humaines, les feuillages, les arbres gardent, ici, toute leur splendeur. Le délire de la hache qui tourmente notre âge de maçons ne paraît pas avoir contaminé ce beau pays. A part une échancrure faite devant la Vierge de Bédat, pas un arbre, semble-t-il, depuis quarante ans, ne fut détronqué sans raison. Les robustes ormeaux, les frênes héroïques dont chaque nodosité dit l’effort de la plante pour s’arracher à la glèbe, pour individualiser sa vie, étalent, chaque année, avec plus de force, d’orgueil et d’opulence, leurs ombrages respectés.

Ceux qui vinrent, enfants, cueillir en des paniers de frêle vannerie et proposer aux belles étrangères le tilleul d’autrefois, hommes à présent, voient leurs fils recommencer la cueillette aux rameaux inférieurs des géants parfumés. Ils marchent dans le bain d’aromates qui délecta leur jeunesse. La permanente beauté des choses les console presque de vieillir. L’adolescence de la terre efface, un moment, les rides sinon de leur visage, du moins de leur esprit.

Ces routes verdoyantes, ces chemins dans les bois, ces pentes du Monné, du Lhéris, ces rives de l’Adour offrent aux cœurs inquiets un asile de paix profonde, un lieu de calme, d’oubli et de sérénité.

Sophie Cottin, sous le turban jaune de Corinne, y vint fluer ses larmes en plusieurs volumes. Ramon y murmura, au lendemain de la Terreur, cette parole émouvante que cite Michelet « Tant de pertes irréparables pleurées au sein de la Nature ! »

Les majestueuses cimes encadrent l’horizon d’une muraille d’améthyte et de lapis, de sommets que hantent les vautours et qu’habite l’indéfectible hiver. Mais la plaine est à leurs pieds, d’un charme infiniment doux, avec je ne sais quel agrément sauvage qui préserve de toute fadeur ce climat délicieux. Qui l’a connu, aimé, aux heures de la jeunesse, qui, libre d’ambition, exempt de soucis et gonflé de sève comme les tilleuls de Messidor a, sous leurs dômes pacifiques, goûté l’enivrement du matin, la beauté païenne, les souffles vierges de la montagne, en rapporte — je le sais ! — pour les heures mornes et le crépuscule de la Vie, une allégresse qui ne meurt pas. Tels ces pasteurs des contes bleus qui, sur le coup de minuit, à la Saint-Jean d’été, ont reçu d’une fée amicale, sous les branches odorantes, le philtre suprême, l’élixir de jouvence éternelle et d’indestructible amour.

Bagnères-de-Bigorre, le 12 juillet 1914.

APPENDICE

P. 15. — « Le lendemain de la Noël, mené dans le sanctuaire… »

PROSE DE L’ASNE

Orientis partibus
Adventavit Asinus
Pulcher et fortissimus,
Sarcinis aptissimus.
Hez ! sire Asnes, car chantez
Belle bouche rechignez,
Vous aurez du foin assez
Et de l’aveine à plantez.
Lentus erat pedibus
Nisi foret baculus
Et eum in clunibus
Pungeret aculeus.
Hic in collibus Sichem
Jam nutritus sub Ruben,
Transiit per Jordanem,
Saliit in Bethleem.
Ecce magnis auribus
Subjugalis filius
Asinus egregius
Asinorum dominus.
Saltu, vincit hinnulos
Damas et capreolos,
Super dromedarios
Velox Madianeos.
Aurum de Arabia,
Thus et myrrham de Saba,
Tulit in Ecclesia
Virtus asinaria.
Dum trahit vehicula
Multa cum sarcinula.
Illius mandibula
Dura terit pabula
Cum aristis hordeum
Comedit et carduum ;
Triticum e palea
Segregat in area.
Amen dicas, Asine.
(hic genu flectebatur)
Jam satur de gramine :
Amen, amen itera
Adspernare vetera !
Hez va ! Hez va ! Hez va, hez !
Biax sires Asnes, car allez,
Belle bouche, car chantez.

Ms. du XIIIe siècle, ap. Ducange-Glossar.


Tel usage — usage héréditaire, conservant jusqu’à nous les traditions du polythéisme — ressuscitait pendant la trêve de Noël. Entre autres, la Fête des Fous, la Messe de l’Ane, la Danse des Morts, qui, jadis, eurent place à côté de la liturgie orthodoxe.

Pompes bizarres ! Nulle n’est plus caractéristique, plus traditionnelle, plus véritablement religieuse que la Fête de l’Ane, dont voici quelques traits.

Cette réjouissance fut, pendant vingt siècles, le corollaire indispensable de la Nativité.

Si, comme le soutient Chamfort, il n’est jours plus mal employés que ceux où l’on n’a point ri, nul temps ne fut perdu à l’égal du Moyen-Age. Entre le dogme religieux et l’autorité civile, tous deux absolus, indiscutés, une langueur sans nom pesa sur l’homme des champs comme sur le bourgeois des villes. Aucune diversion, nul voyage, sinon pour ces Croisades que le tempérament goguenard de la France dénigrait, même au temps de Rutebeuf.

Malgré la splendeur féodale, malgré les pompes de l’Église et la vigueur de sa foi, le Moyen-Age dépérissait d’ennui.

A cette époque, dit Brière de Boismont, le suicide envahit les monastères. Le petit nombre d’idées, la force du sentiment chrétien, la vie cénobitique, le faste seigneurial ne défendaient aucunement les races médiévales contre l’acedia, précurseur du spleen, dont Cassien, dans son Esprit de Tristesse, à, le premier, décrit la marche, les symptômes et les sinistres effets.

Le Moyen-Age se mourait d’ennui. Si le clergé, maître omnipotent des consciences, n’eût parfois donné carrière à ce besoin de gaîté qui est le « propre de l’Homme », cette mélancolie eût sans doute éclaté en sinistres orages.

Mais, par bonheur, le Prêtre sut faire la part de l’humanité, alléger, pour quelques instants, la charge de croyances et de labeurs dont le monde était alors accablé.

De là, ces réjouissances dont le sens échappe au scepticisme contemporain, dont l’hilarité rudanière offusque notre goût indifférent et cultivé. Lâchés, pour un jour, hors de l’obédience cléricale, nos aïeux moins blasés, chômaient avec une allégresse de captifs ces heures brèves, ces heures de liberté précaire et de détente puérile entre les murs d’une prison.

Parmi tant de solennités, incompréhensibles à la foule et dont quelques-unes se faisaient juste assez intelligibles pour lui briser le cœur, Noël fut, de tout temps, une exception bienvenue.

Ce jour-là, jour de joie humaine, le foyer domestique avait sa part de liesse et de vénération.

La même bûche qu’allumait à l’autel des Pénates le Romain bien pensant, le feu qu’Athènes gardait, brûlant et pur, au foyer, égayaient, à présent, de flammes roses la vigile de Bethléem.

Un vaste repas groupait la famille entière, conviait à l’oubli des haines, des griefs passés.

Tant de douceur pénétrait les âmes, qu’un lot de bénédictions était offert aux bêtes elles-mêmes. L’Ane surtout, ce compagnon laborieux, l’Ane patient, l’Ane docile et sobre, l’Ane qui, dans l’étable, réchauffa le Nouveau-né, avait un rang d’élection parmi les animaux domestiques. Un office au grand complet se disait à sa louange.

Et dans la bête humiliée autant que débonnaire, le pauvre serf entrevoyait son image, buvant à la coupe de la fraternité.

Donc, après la messe de minuit, un baudet, conduit à l’église processionnellement, s’installait dans le chœur. Un prêtre en chasuble d’or offrait itérativement le sacrifice, tandis que les assistants répondaient aux oraisons prescrites, par le hi-han du roussin :

Hez ! sire asnes, car chantez,
Belle bouche rechignez,
Vous aurez du foin assez
Et de l’avoine à plantez !

« Ici, — dit le Rituel, — chacun pliait le genou. »

Les encensoirs des thuriféraires envoyaient au baudet un hommage de parfums, cependant que le préchantre entonnait, au lutrin, la prose coutumière.

C’est, en latin barbare, un panégyrique du « coursier aux longues oreilles », du palefroi de basse-cour :

« Des confins de l’Orient — clopin-clopant, advint l’Ane, — superbe et robuste aussi — avec des sacs sur le dos.

« Voici, les oreilles hautes — voici le fils lourd bâti — l’Anon egrégore qui — est vraiment le roi des Anes.

« Sa course égale en vitesse — la biche et le daim fuyard ; — il passe les dromadaires — véloces de Madian. »

La tempérance, vertu fondamentale du héros, n’est point omise :

« Traînant plus d’un véhicule — et les sacs pleins jusqu’au bord — ses frugales mandibules — triturent de durs festins.

« L’orge brut, dans son épi — l’Ane broute le chardon — mais, sur l’aire, il sait choisir — le froment pur, hors du chaume. »

Suit le mandat « évangélique » où triomphent tant de courage et d’humilité :

« Encens, baumes précieux — et la myrrhe de Saba, — c’est l’asinaire vertu — qui vous porta dans l’Église. »

Ce chant discors et bigarré a pour coda une strophe de grande allure. Mouvement lyrique fort au-dessus des couplets dont le principal mérite provient des timbres assonnés et des rythmes imprévus, — toutes choses qu’une traduction, même littérale demeure impuissante à révéler :

AMEN, dis AMEN, Bourrique !
Déjà repu de gramen,
Réitère cet AMEN
Et dédaigne le passé !

Michelet admirait ici, une Marseillaise primitive, un cri de ralliement pour les gueux en quête de bonheur et de fraternité. Ainsi, gardé par le Christianisme latin, le culte asinaire ne semble jurer avec les dédaigneuses fêtes d’icelui qu’aux yeux d’une trop légère observation. C’est, en effet, chose de tous connue que le Christianisme hérita des cérémonies païennes : théories, encensements, prosternations, offertoires, aspersions lustrales et absoutes, dont il orna la pauvreté de sa théogonie.

Venu d’Égypte avec l’africaine Isis, mêlé aux rituels orgiastiques des dieux adolescents chers à l’Asie Inférieure, l’Ane figurait avec gloire dans ces religions obscures qui, même aux jours triomphants de la Rome impériale, préparaient dans l’ombre l’éclosion d’un dieu nouveau. Tandis que la belle courtisane, lasse de plaisir et d’adoration, cherchait

… un esprit indulgent à qui tendre
L’ardente et lourde fleur de son dernier amour,

on voyait les prêtres de Cybèle promener sur le roussin hiératique un simulacre de la déesse, vendre force indulgences et gris-gris, selon une pratique florissant encore, de nos jours.

Non moins vivace qu’Adonis et plus sournois, dura (et dans l’Antiquité et dans le Moyen-Age) l’autre démon qu’avait dompté le prophète Balaam, le rusé Belphégor de Syrie aux longues oreilles, l’Ane du vin de la lascivité, indomptablement priapique.

Le goût des siècles féodaux pour les bêtes monstrueuses accueillit aisément le grison que tant d’illustres motifs recommandaient à sa curiosité.

Non content de le conduire à l’autel, il en orna les enseignes, le sculpta sous mille formes, entre « l’Oison ferré », « l’Ours qui vielle » et la « Truie qui file ». Plus tard, quand l’esprit de la Renaissance mit un terme aux voluptés grossières des époques naïves, Cervantès emprunta son Baudet à la Fête de l’Ane. Sur cette monture, il conduisit le bon Sancho à l’immortalité.

De nos jours, les Fêtes de l’Ane ne vivent plus que dans la mémoire du liseur.

La Nef des Fols, où si volontiers le XVe siècle embarquait sa névrose, a mis ses passagers en terre ferme, sans que nul chaperon à clochettes les distingue du premier venu. Papa fatuorum incensabitur cum boudino, prescrivait l’antique formulaire. Quasimodo, présentement électeur, déclinerait ces familiarités.

Seule et toujours victorieuse, la Danse des Morts poursuit son branle à travers l’humanité. Chaque heure qui tinte, chaque année qui s’efface, marque le pas de la blême farandole. En attendant que vienne son tour, le sage se divertit aux grimaces pitoyables, aux lâches contorsions des macabres danseurs.

P. 17. — « Fabre d’Églantine en face de la Convention, déduisit son rapport… »

L’année républicaine commençait au surlendemain de la victoire de Valmy, le 22 septembre 1792, jour de la proclamation de la République et de l’équinoxe d’Automne. Ce fut le 1er vendémiaire. Le 20 septembre 1793, Fabre d’Églantine expliquait à la Convention les motifs qui l’avaient inspiré, quand il composa les noms des douze mois :

« Nous avons cherché à mettre à profit l’harmonie imitative de la langue dans la composition et la prosodie de ces mots, dans le mécanisme de leurs désinences ; de telle manière que les noms des mois qui composent l’automne prennent leur étymologie, le premier, des vendanges qui ont lieu de septembre en octobre : ce mois se nomme Vendémiaire ; le second, des brouillards et des brumes basses qui sont, pourrais-je dire, la transsudation de la nature d’octobre à novembre : ce mois se nomme Brumaire ; le troisième du froid, tantôt sec, tantôt humide, qui se fait sentir de novembre en décembre : ce mois se nomme Frimaire.

« Les trois mois de l’hiver prennent leur étymologie : le premier, de la neige qui blanchit la terre, de décembre en janvier : ce mois se nomme Nivôse ; le second, des pluies qui tombent généralement avec plus d’abondance de janvier en février : ce mois se nomme Pluviôse ; le troisième, des giboulées qui ont lieu, et du vent qui vient sécher la terre de février en mars : ce mois se nomme Ventôse.

« Les trois mois du printemps prennent leur étymologie : le premier, de la fermentation et du développement de la sève de mars en avril : ce mois se nomme Germinal ; le second, de l’épanouissement des fleurs d’avril en mai : ce mois se nomme Floréal ; le troisième, de la fécondité riante, de la première récolte, en mai-juin, des prairies : ce mois se nomme Prairial.

« Les trois mois de l’été, enfin, prennent leur étymologie : le premier, de l’aspect des épis ondoyants et des moissons dorées qui couvrent les champs de juin en juillet : ce mois se nomme Messidor ; le second, de la chaleur tout à la fois solaire et terrestre qui embrase l’air de juillet en août : ce mois se nomme Thermidor ; le troisième des fruits que le soleil dore et mûrit d’août en septembre : ce mois se nomme Fructidor. Ainsi donc, les noms des mois sont : Automne : Vendémiaire, Brumaire, Frimaire ; Hiver : Nivôse, Pluviôse, Ventôse ; Printemps : Germinal, Floréal, Prairial ; Été : Messidor, Thermidor, Fructidor.

« Il résulte de ces dénominations, ainsi que je l’ai dit, que par le seul fait de prononcer le nom des mois, chacun sentira parfaitement trois choses avec tous leurs rapports : la saison où il se trouve, la température et l’état de végétation. C’est ainsi que, dès le premier nom de Germinal, il se représentera sans effort, par la terminaison du mot, que le printemps commence ; par la construction et l’image que présente le mot, que les agents élémentaires travaillent ; par la signification du mot, que les germes se développent ».

Le 21 septembre, équinoxe, équilibre. Libra. La balance. Suivant la remarque de Romme, ce fut sous ce signe de la justice et de l’égalité que la République fut proclamée. Une constellation préconisa l’ère nouvelle.

P. 25. — « C’est l’Églogue à Pollion… »

Pollio (Égl. IV)… Plan d’éducation d’après les âges de l’Homme :

1o Première enfance (la Nursery. La Crèche. La déesse Levana : Cf. Quincey, apud Baudelaire : Paradis artificiels) :

Tu modo nascenti, puero…
Casta, fave, Lucina…

2o Deuxième enfance (l’Histoire. Le précepteur) :

divisque videbit
Permixtos heroas et ipse videbitur illis.

L’enfant ne doit rien faire :

nullo munuscula cultu.

3o Adolescence, Jeunesse. (Le Combat pour l’équité) :

Pauca tamen suberunt priscæ vestigia fraudæ
… erunt etiam altera bella.

4o Age mûr (Suppression du labeur forcé, du struggle for life, également néfaste pour le vainqueur et pour le vaincu. Loisir et dignité) :

Hinc, ubi jam firmata virum te fecerit aetas,
Cedet et ipse mari vector…

5o Vieillesse (Justice patriarcale). Le demi-dieu législateur : Fafnos, Faunus, pithécanthrope évolué, instruit par le Temps, Saturne. En lui s’incarne le Roi de la Justice, Dharma-Radjah, — Normæ-Rex. Cf. Les Anciens assis aux portes de la ville, sur des pierres polies, dans Homère.

Aggredere o magnos — adest jam tempus — honores.

6o Quelques symboles. Entendre aussi de l’Humanité chacune de ces œuvres. Sæclo terrarum (Lucrèce). Irrégularité des Jeux Séculaires. Le Carmen, exécuté à des intervalles arbitraires (certus undenos decies per annos), encore qu’il atteste le Soleil immuable : alme Sol ! Absurdité de la période centenaire. Les idées se renouvellent tous les trente ans.

7o Enfin, La Justice (Astrée) :

Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna.

(La Vierge céleste. Égypte. Chaldée). Cf. Apulée. Isis. Notre-Dame. L’Immaculée (Perse). Retour à la fraternité du Latium.

Jam nova progenies cœlo dimittitur alto.

Dimittitur. Avatarati. Avatar. Descente de Wichnou :

Quand la justice languit, quand l’injustice se lève, alors je me fais moi-même créature et je renais, d’âge en âge, pour la défense des bons, pour la ruine des méchants et le rétablissement de l’équité (Baghavad-Gita).

Cf. Salomon Reinach, Cultes, mythes et religions, t. II, cap. IX. L’orphisme dans la IVe églogue de Virgile. Interprétation romaniste (Cartault) et interprétation orientaliste (Sabatier).

« D’une manière générale, on peut dire que les exégètes de la IVe églogue se répartissent en deux groupes que nous appellerons pour abréger, les romanistes et les orientalistes. Les uns font appel à l’histoire romaine (début de la seconde moitié du Ier siècle) ; ils veulent que Virgile ait écrit un poème plein d’allusions politiques, des « vers pieux sur commande » comme Veuillot disait d’Horace, avec des réminiscences d’Hésiode et de Théocrite, pour terminer le tableau et l’encadrer. Les autres soupçonnent, avec plus ou moins de précision, des influences orientales, en particulier celle du messianisme juif qui était alors en pleine effervescence et où l’attente, suivant le mot de Renan, allait créer son objet. A ce groupe d’interprètes appartient l’empereur Constantin qui, dans son discours Ad Sanctorum cœlum, conservé par Eusèbe, intercala une traduction grecque de la IVe Églogue, parce qu’il y reconnaissait avec beaucoup de chrétiens de son temps, l’annonce de la venue du Sauveur. Dans l’antiquité, comme de nos jours, l’interprétation orientaliste a surtout tenté les esprits disposés au mysticisme. L’explication romaniste a pour elle les esprits positifs qui se méfient, non sans raison, d’un mot vague comme celui de pressentiment et de ce qu’il implique, à vrai dire, de quasi surnaturel. »

Salomon Reinach, loc. cit.

P. 28. — « La Grèce avait déjà fourni le type de cette pédagogie heureuse. »

« … gymnastique et musique, le rythme et le mouvement ». (Bible de l’Humanité, liv. I, chap. III. L’Éducation. L’Enfant).

Hermès, Sürya-meia, le médiateur de Sürya, est le dieu des échanges. Crépuscule : échange de la nuit et du jour ; psychopompe de la vie et de la mort. Au gymnase, l’adolescent, guidé par lui, passe de l’enfance à la virilité. Plus tard, musicien, trafiquant, orateur, athlète, à l’agora, dans les festins, au marché, dans l’arène, il obéit encore aux lois d’Hermès ; il se réclame de ses dons pour vaquer aux échanges de la pensée ou de la richesse, du négoce ou de la poésie.

P. 29. — « La cité républicaine, maîtresse de ses propres lois… »

Chant de Callistrate : Sous ces myrtes en fleurs, j’ai caché mon poignard. (Laprade).

Ἐν μύρτου κλαδὶ τὸ ξίφος φορήσω
Ὥσπερ Ἁρμόδιος κ’ Ἀριστογείτων
ὅτ’ Ἀθηναίης ἐν θυσίαις
ἄνδρα τύραννον Ἵππαρχον ἐκαινέτην
Αἰεὶ σφῷν κλέος ἔσσεται κατ’ αἶαν
Φίλταθ’ Ἁρμόδιε κ’ Ἀριστογείτων,
ὅτι τὸν τύραννον κτανέτην,
ἰσονόμους τ’ Ἀθήνας ἐποιησάτην

P. 35. — « Le Soleil détermine à la fois le rythme des saisons et l’ordonnance de la vie sociale… »

La plupart des fêtes que n’ont pu laïciser les temps nouveaux (si pauvres d’ailleurs en nouveautés !) gardent encore leur physionomie et quelques-uns de leurs caractères primitifs pour des raisons qui n’ont rien de commun avec les dogmes dont elles forment la parure et l’illustration.

Presque toutes remontent à des époques beaucoup plus hautes que celles où furent codifiés, mis en ordre, adaptés à la culture et au goût moderne, les songes métaphysiques, les préceptes moraux qu’elles embellissent de pompe ou de gaieté.

Dans le Christianisme notamment qui, sous diverses rubriques, protestant, grec ou romain, rallie en Europe et soumet à sa domination tous ceux que préoccupe la rêverie sacrée, il n’est pas douteux que les fêtes soient antérieures et de beaucoup aux légendes évangéliques.

Rites agricoles, symbolisme naïf des saisons et des jours, exorcisme de la tempête, glorification du beau temps ! Sous la draperie auguste et les ornements infinis que les siècles ont ajoutés à la trame grossière des solennités primitives, se retrouvent le culte du Soleil, les terreurs de l’Homme à peine évolué, devant l’Orage, la Nuit, les phénomènes qui menacent la vigne, les blés en herbe, la nourriture en fleurs. Combien d’hymnes, d’antiennes compliquées, savantes, hérissées de théologie et de « doctes emphases », de broderie et de surcharges parasites, ont pour trame et pour squelette ces préoccupations naturalistes ! Ainsi chante l’Homme, réconforté par l’avènement de l’Aurore, de la Lumière toujours adolescente, qui fait la Terre sans embûches et lui prête son éternelle splendeur.

Le fonds religieux de l’humanité reste le même depuis les temps immémoriaux. Si, comme l’affirmait Karl Marx, nous vivons toujours au temps de la préhistoire, nulle part cette allégation (est-elle si paradoxale ?) ne brille plus opportunément qu’en matière de cultes et de dogmes. Les hommes d’aujourd’hui possèdent les mêmes clartés là-dessus que leurs aïeux des cavernes. Nos esprits gardent les mêmes rêves que, sans doute, harmonisaient, en regardant les Étoiles ou le Soleil couchant, tels poètes de l’âge de pierre, peut-être aussi grandioses que le Parnasse tout entier. Ce qui change, disait Flaubert, c’est l’anecdote divine, l’aventure déduite par les théologiens. Le fond reste le même, à savoir, les apparitions, les extases, la vie et la résurrection des morts, les purifications et tout ce qui s’ensuit.

Ajoutez l’animisme, la croyance au Génie, au Démon pervers ou tutélaire, à l’Esprit bienfaisant qui ramène le gibier ou fait prospérer les semailles, à la Puissance inconnue et malveillante qui met en fuite le cerf ou le chevreuil, fait tomber la grêle ou dessèche les épis. Quelle joie aussi pour le piocheur de terre, pour l’ouvrier agricole quand le drame de la moisson, avec tant d’alternances de peurs, d’inquiétudes et d’efforts, aboutit au dénouement heureux, quand les gerbes s’amoncellent et que, sous les coups rythmiques du fléau, se détache le blé mûr !

La Pentecôte fut chez les Hébreux, aussi bien que chez les peuplades indo-européennes, une fête agricole. C’est au moment béni, attendu, espéré longuement, où la faucille coupe les derniers chaumes, où, sur les rousses javelles, s’entasse l’herbe dorée, objet de tant de sollicitudes et d’amour. Les influences mauvaises, les Esprits dévastateurs du blé, sont à présent, vaincus. C’est le moment d’allumer les feux qui portent au Soleil, dans les brèves nuits du solstice, un hommage de gratitude exaltée. Et voici le bûcher de la Saint-Jean. Que l’on y brûle des pommes de pin, puisque le jeune Athis, qui n’est autre que le Soleil invaincu, se réjouit de la résine parfumée ! Et que l’on prodigue aussi les plantes d’Adonis, guirlandes odorantes de roses, de fenouil ! Mais, avant tout, que l’on mette au feu, que l’on brûle vif, ce petit renard, si friand de la vigne, ce Démon à quatre pattes en qui s’incarnent les mauvais Esprits, hostiles à la moisson. Capite nobis vulpes parvulas quæ demoliuntur vineas (Cant.) Ils se cachent dans la dernière gerbe. Aussi convient-il de procéder aux rites magiques propres à garantir les fruits de la terre et les récoltes à venir. Aux fêtes de Cérès, Rome lâchait dans le cirque des « chiennes rouges » que l’on jetait ensuite, dans le feu. Le Moyen Age en usait de même avec les Albigeois, dans lesquels se retrouvaient, d’après l’Inquisition, les renards du Cantique. Mais le Travail s’est rendu victorieux des forces adverses. L’homme, par ses vertus, a mérité que la grêle épargnât les champs patrimoniaux. La chaleur des jours, la rosée amicale des nuits ont accru cette goutte de lait qui devient plus tard, la poudre nourricière. Les Esprits tutélaires ont défendu l’épi. Ceux qui dérobaient encore leur méchanceté sous la peau du renard maléfique, brûlent, à présent, sur le bûcher joyeux. Ils n’inquiéteront plus, désormais, l’Ame du Froment qui reviendra, l’an prochain, souriante et rajeunie, avec Eurydice et les premières fleurs.

La Pentecôte n’est que tard devenue fête du Paraclet. Avant d’apporter les dons du Saint-Esprit, les Charismes (discernement, éloquence) les Langues de Feu restèrent longtemps ces flammes vives du Soleil qui font naître la vie et la beauté. La Visitation de l’Esprit ! De l’Esprit, sans doute, mais de l’Esprit évoqué par Faust, au soir de Pâques, l’Erdgeist, Maître du Monde et Roi des secrètes profondeurs.

Dans la piété moderne, le Saint-Esprit occupe un rang distingué encore que subalterne. Il reçoit des ouailles bien pensantes un tribut annuel d’hommages, corrects mais sans enthousiasme. De ses mauvaises fréquentations avec tant d’hérésiarques, avec les Patarins du Montsalvat, les sectateurs de la Colombe et toutes les sortes de Manichéens, il reste au Paraclet je ne sais quel renom d’indépendance et de libre pensée, inquiétant pour les personnes pieuses. On peut dire que c’est le parent pauvre de la Trinité.

Quoi qu’il en soit, la Pentecôte, deuxième Pâque, passage du Printemps à l’Été, de l’Amour à la Génération, du Travail à la Richesse, occupe, entre les fêtes, un rang d’élection.

Dans le Christianisme ésotérique, figuration de l’Homme Universel, elle représente l’acquisition définitive de la Vérité par l’Esprit humain. Elle occupe une place dans les « doubles majeurs » institués, au nombre de quatre, par l’Église afin de représenter les diverses étapes que l’homme traverse, de la naissance à la mort : Noël, principe de la fixation des êtres, Pâques, glorification de l’amour et du sang, de la vie ; Ascension, triomphe de l’Esprit et du fluide nerveux. La Pentecôte se célèbre en ornements rouges (quelquefois rouge et or), tandis que la Saint-Jean, qui vient après, la Saint-Jean, fête des vieillards (pour qui, dit M. Georges Lanoë, il n’est plus de fête, sinon de regarder vivre la jeunesse, de bénir ses travaux et ses jeux) se doit célébrer en ornements violets rehaussés d’argent. Ceux de Pâques étaient blancs, afin d’accréditer la résurrection de l’Agneau : beati qui lavant stolas in sanguine Agni. A présent, les jours diminuent. Les grandes cérémonies agricoles et religieuses ont pris fin. L’herbe desséchée exhale ses derniers parfums, sous le rateau des faneuses. Le blé s’amoncelle en graines d’or sur l’aire ensoleillée. Il ne reste plus que le raisin à presser dans la cuve. L’homme a passé la première partie de son existence à préparer la vieillesse. Opulent ou misérable, inconnu ou glorieux, solitaire ou comblé d’enfants, toutes les vendanges sont à présent faites pour lui.

Désormais, assis au tournant suprême de la route il n’a plus d’autre soin que d’attendre la mort.

Les religions se transforment, naissent, vivent et meurent, comme tous les organismes, individuels ou collectifs. Mais, derrière la façade pompeuse ou ridicule, temple, synagogue, mosquée ou cathédrale, s’érige l’Église éternelle. Depuis qu’elle existe, l’Humanité y célèbre la fête éternelle du Travail, de l’Espérance et de l’Amour. Lorsque la moisson est faite, quand les « renards sont dans la dernière gerbe », le Paysan, qui nourrit le Monde, s’assied au bord du domaine fécondé par son labeur. Il écoute dans les aromes et les chansons du soir, tandis que palpite au ciel vert la première étoile, monter l’hymne antérieur à tous les cultes, cet hymne que la Terre chante au Soleil créateur, dans les nuits amoureuses de l’Été.

P. 39. — « Le poète s’attriste et pleure. »

Madame Ackermann. L’Amour et la Mort.

P. 47. — « Tels, autrefois, les saints architectes de Dvaravati… »

La Cité du bonheur. Décret de Brahma, dans l’assemblée des Dévas. Cf. Hariwansa, le divin Hari (né à l’heure de la victoire) Haritas, Charites, les Cavales du Soleil, jaunes d’aurore, les Grâces. Krishna fonde la cité Dvaravati, demeure du Bonheur, où les architectes divins, viçwakarman, sont conduits par l’oiseau Garoud’ha, cette Huppe de Nephélococcigye et de Balkis, la reine qui pose au roi Salomon des énigmes. Campanella nomme son utopie, avec une profonde intuition des mythes qu’il ignore, Cité du Soleil. La Ville aux portes. Les Portes où, dans tout l’Orient, se rend la justice. Allégorie et symbolisme chrysodéniques (terminologie de Novikow) : « L’or emplit la maison où retentissent des accents de joie. »

TABLE

 
Pages
Dédicace
les Saisons et les Jours
Deux Paysages :  
I.
Ardennes
II.
Pyrénées
Appendice

Achevé d’imprimer
le huit février mil neuf cent dix-sept
pour
G. CRÈS & Cie
par
G. Clouzot, à Niort.