The Project Gutenberg eBook of Lettres à sa fiancée This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Lettres à sa fiancée Author: Léon Bloy Contributor: Jeanne Léon Bloy Release date: July 20, 2024 [eBook #74081] Language: French Original publication: Paris: Delamain, Boutelleau & Cie Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES À SA FIANCÉE *** LÉON BLOY LETTRES A SA FIANCÉE Mon Dieu! faites que je ne détruise pas ce que vous opérez de grand dans mon âme. Sainte Thérèse. 1922 ÉDITION ORIGINALE LIBRAIRIE STOCK Delamain, Boutelleau & Cie, Éditeurs, PARIS 7, RUE DU VIEUX-COLOMBIER ET PLACE DU THÉATRE-FRANÇAIS [Illustration: LÉON BLOY.] LA PRÉSENTE ÉDITION ORIGINALE A ÉTÉ TIRÉE A 1.000 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 1.000 SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA. IL A ÉTÉ TIRÉ EN OUTRE 10 EXEMPLAIRES SUR JAPON IMPÉRIAL NUMÉROTÉS DE I A X, 50 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER NUMÉROTÉS DE XI A LX ET 20 EXEMPLAIRES DE PRESSE SUR PAPIER ORDINAIRE. EXEMPLAIRE Nº TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS. COPYRIGHT 1922, BY DÉLAMAIN, BOUTELLEAU & Cie.--PARIS. DÉDICACE A qui confierais-je ces pages, sinon à vous, Édouard et Otto, qui, par la volonté de Dieu, êtes les gardiens des filles de Léon Bloy. Leur mère vous bénit en vous priant de considérer l’immense amour surnaturel qui anime ces lettres. C’est leur beauté, leur jeunesse, c’est le gage aussi de votre bonheur. Et vous savez, mes amis, ce que veut dire l’Amour surnaturel. La Joie pour le temps et pour l’Éternité. Jeanne Léon Bloy INTRODUCTION C’est avec un serrement de cœur que je livre aux regards étrangers ces _Lettres de Léon Bloy à sa Fiancée_. Mon sentiment est analogue à celui du compositeur qui--laissant s’échapper en harmonies la mélodie qui chantait dans son cœur--découvre que son secret n’est plus à lui. Mais Léon Bloy me le demande. Je dois rendre témoignage. Ma vie n’a pas d’autre sens depuis qu’il est mort. C’est donc entendu: Ces lettres ne sont plus à moi. J’en ai été l’occasion--c’est vrai--mais sa Parole doit aller plus loin, jusqu’à l’âme inconnue qui l’attend quelque part et qui sera «la Fiancée de sa pensée». * * * * * Pour comprendre l’importance, pour moi Danoise, de ma rencontre avec Léon Bloy, au point de vue spirituel, il faut se rendre compte de l’impossibilité pour tout Danois d’il y a cinquante ans, de connaître l’Église. La prohibition du culte catholique était restée en vigueur jusqu’au milieu du siècle dernier. Donc, aucune église catholique dans tout le Royaume, à l’exception d’une chapelle en Slesvig qui, par un privilège spécial, n’avait cessé d’exister. Par conséquent, l’ignorance à l’égard de la vraie foi était absolue. Dans les écoles on enseignait l’histoire du point de vue protestant, faussée par les Allemands le long des siècles. Dès la Réforme, le peuple avait été trompé. Petit à petit, les autorités ecclésiastiques catholiques furent remplacées par les réformateurs, on omit volontairement les parties essentielles de la Messe et le culte catholique fut aboli presque à l’insu des fidèles. Un rempart de préjugés fut élevé contre l’Église à force de calomnies et le peuple danois qui eut son époque héroïque aux temps catholiques croupissait désormais dans les ténèbres envoyées par Luther. Aujourd’hui, il y a moyen de s’instruire. On a construit des églises, des ordres religieux ont été appelés par l’Évêque. Il est possible maintenant, en Danemark, de connaître le catholicisme, ainsi que l’œuvre des faussaires. Pour moi le choix ne s’était pas posé. Il a fallu l’intervention directe de Dieu. Ma soif de vérité a été miséricordieusement prise en considération par l’Auteur de tout bien, tandis que tant d’autres ont fermé les yeux sur ce monde sans avoir vu la vraie Lumière. Après Dieu, c’est à Léon Bloy que je dois le bonheur inouï d’appartenir à l’Église catholique romaine, d’avoir réintégré _la Maison_, c’est à dire de connaître Marie: _domus aurea._ J’en rends témoignage devant Dieu qui a bien voulu accepter l’offrande des mains de son serviteur. Nous sommes un petit nombre, nous, qui avons été enfantés par sa douleur et avant de poursuivre ce récit, je convie tous ceux qui ont connu Dieu par lui d’offrir pour lui leur holocauste... C’est à l’ombre de la Mort que nous nous sommes vus pour la première fois. Il traversa ma route et j’eus l’impression qu’il n’était pas un passant ordinaire. Il marchait la tête baissée, un peu voûté comme un homme qui porte un lourd fardeau. Son air était sombre. Il revenait du cercueil _fermé_ de Villiers de l’Isle-Adam. Le lendemain, nous nous rencontrâmes de nouveau. On me le présenta. Il leva les yeux sur moi, me parla avec intérêt et me promit le _Désespéré_. «Vous verrez quel livre terrible», me dit l’amie commune chez qui eut lieu notre première rencontre. «Qui est cet homme?» lui demandai-je, restée seule avec elle. La réponse fut foudroyante, implacable dans son absolu, me forçant à prendre parti immédiatement: «UN MENDIANT», fit-elle. Voilà le Nom de Léon Bloy sur la terre qu’il a quittée: _Terram miseriæ et tenebrarum ubi umbra mortis, et nullus ordo, sed sempiternus horror inhabitat_ (Job, X, 22). Les amis de Job n’ont pas changé depuis les siècles. J’eus le pressentiment d’une énorme injustice et immédiatement mon cœur vola vers cet homme qu’on livrait ainsi sans défense à la première venue. Ah! combien je me doutais peu de sa vraie place. Je remercie Dieu de me l’avoir cachée. La grandeur seule qui émanait de lui m’a conquise, l’ignominie dont on le couvrait m’a attirée, et sa grande douceur m’a ravi le cœur. A aucun moment de notre vie sa bonté ne s’est démentie, et j’affirme que l’injustice qui lui a été faite comme homme et comme écrivain est monstrueuse, surnaturelle, privilège d’un Saint. Je suis entrée dans sa vie au moment où plusieurs de ses amis (?) se retiraient de lui, sans explication, comme d’un pestiféré. C’est une des premières constatations que j’ai pu faire. Ceux qui restaient le traitaient avec une supériorité écrasante. Quand je lui en fis la remarque, et que j’exprimai mon étonnement de ce qu’il se laissait faire ainsi, il haussait les épaules en disant: «C’est un peu par mépris.» La première fois que j’eus l’occasion de me trouver seule avec Léon Bloy fut un certain soir, chez les Coppée, qui me donnaient l’hospitalité, tout au commencement de notre connaissance. La vieille bonne l’ayant introduit, nous nous mîmes à causer, pendant qu’il trempait un morceau de pain dans le vin offert par Augustine. «Mademoiselle, vous me voyez dîner», me dit-il. Je n’avais jamais été en contact immédiat avec le Pauvre, je le dis à ma honte, et l’idée qu’on pouvait ne pas avoir de quoi dîner m’était étrangère. Je pris place dans un fauteuil près de lui, et c’est alors que commença cette conversation inoubliable qui était presque un monologue, où cet homme, extraordinairement naïf, livra les secrets de sa vie à une pauvre fille qui ne savait que l’écouter mais dont le cœur bondit vers lui d’un élan irrésistible, quoique fort timide dans son expression. Avant de nous quitter, j’osai lui faire cette remarque: «Comment cela se fait-il, Monsieur, que vous, un homme supérieur, vous soyez catholique?» «C’est peut-être à cause de cela que je le suis!» me répondit-il. Je me tus, me rendant compte de mon ignorance. Il me baisa la main, et nous nous séparâmes. Le lendemain, je reçus la première lettre de Léon Bloy. Jeanne Léon Bloy. Paris, Fête de Saint-Michel Archange, 1921. LETTRES A SA FIANCÉE 29 août 1889. Mademoiselle, Je me sens aujourd’hui invinciblement poussé à vous écrire, je vous prie de n’en être pas révoltée. Les deux ou trois heures de notre causerie d’hier soir m’ont fait, en vérité, un bien immense et je sens le besoin de vous l’exprimer. Moi, si triste d’ordinaire, si seul, tourmenté de si cruelles angoisses et si dénué de consolation, je me suis éveillé ce matin, le cœur délicieusement attendri et débordant d’une allégresse enfantine en songeant à vous. Je ne pourrais évidemment attribuer ce prodige qu’à l’intervention _providentielle_ de votre pitié. Assurément je ne manque pas d’amis. Il en est même deux ou trois que je chéris avec une grande tendresse, mais ils sont, je le crains, un peu trop enclins à me _juger_, et j’ai dû renoncer, avec amertume, à en être parfaitement compris. Vous avez eu la charité de me dire qu’il vous semblait voir en moi comme un ami très ancien quoique vous ne me connaissiez que depuis un si petit nombre de jours. J’éprouve, Mademoiselle, un sentiment tout semblable et je serais vraiment incapable de l’expliquer sinon par la volonté de Dieu qui, sans doute, le veut ainsi. Nous sommes étrangement environnés de mystère, et les mouvements volontaires ou involontaires de nos pauvres âmes qui ne doivent jamais mourir ne sont pas moins cachés à notre raison que les phénomènes extérieurs de l’admirable nature. Il est certain qu’il y a des êtres qui correspondent exactement les uns aux autres dans la trame, sans défaut, du grand plan divin et ces êtres séparés par les continents et les mers, par les mœurs et par le langage, par tous les obstacles qui peuvent séparer des existences humaines se rencontrent néanmoins au moment précis où le très infaillible Seigneur a décidé, du fond de ses cieux, et de son éternité, que leur rencontre était nécessaire. C’est parce que j’ai pensé qu’il en était ainsi pour vous et pour moi que j’ai l’âme ce matin si parfaitement heureuse. Chère amie, ne vous indignez pas, je vous en prie, de ce nom que je vous donne avec tant de joie. Considérez avec simplicité que je suis très malheureux et privé de la plupart des consolations qui aident le commun des hommes à attendre patiemment l’heure de la mort. Dites-vous bien que je suis jusqu’au jour espéré de la victoire, un vaincu, une manière de proscrit, redouté même de ceux qui ne le haïssent pas, écarté soigneusement de toutes les joies et de tous les festins de l’égoïsme social et dévoré par surcroît, dévoré jusqu’à en mourir d’un immense besoin d’aimer et d’être aimé. Vous comprendrez alors, vous qui avez le front et les yeux d’une créature formée pour tout comprendre, que j’aie pu trouver en vous une consolation véritable et que l’amitié d’une personne sans préjugés, sans ironie, sans étonnement pour les opinions que j’exprime et que tant d’autres jugent si excessives, si paradoxales ou si folles, me paraisse une magnifique aumône dont je suis remué jusqu’au fond du cœur. J’ai pensé à cette démarche que vous voulez faire pour moi à Copenhague. Vous me l’avez offerte spontanément, avec une admirable générosité. Mais, mon amie, ne craignez-vous pas que le fait d’intercéder pour un écrivain si peu connu à l’étranger ne paraisse un peu singulier et ne vous nuise en quelque façon? S’il doit en être ainsi, si le plus léger inconvénient doit résulter pour vous de cette entreprise, je vous conjure d’y renoncer à l’instant. Mais si, au contraire, après d’attentives réflexions, vous décidez de poursuivre votre dessein, j’accepte avec la plus grande simplicité. J’estime que les riches sont faits pour distribuer leur richesse aux indigents et que le plus grand service qu’on puisse rendre à leurs misérables âmes, c’est de les déterminer à remplir leur devoir d’intendants du Dieu de bonté. Dans ce dernier cas, je vous prie de ne rien écrire avant d’avoir achevé la lecture du _Désespéré_ et d’avoir lu en outre les deux petites œuvres que je suis heureux de vous offrir. Alors vous me connaîtrez à fond et il vous suffira de dire ce que vous aurez parfaitement vu et compris. Vous direz avec une exactitude absolue que Léon Bloy est opprimé cruellement, tenu à l’écart, en guerre avec tous les puissants, pour avoir aimé la Justice plus que toute chose au monde, pour avoir toujours écrit la vérité, quel que fût le danger, enfin, pour avoir tenté, à lui seul, de déterminer en France un courant littéraire nouveau à la gloire du spiritualisme chrétien, contre tous les potentats du Journalisme qui travaillent sans cesse à l’abrutissement et au déshonneur de cette généreuse nation. Ils se sont vengés bassement de lui en lui fermant toutes les portes, en le privant de tout moyen de gagner son pain par sa plume et le condamnant ainsi au silence, puisque le malheureux est forcé de perdre chaque jour, en cherchant sa vie, le temps précieux qu’il devrait employer uniquement à la production de son œuvre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il faut vraiment, Mademoiselle, que j’aie en vous une confiance tout à fait sans bornes pour vous parler de moi-même avec une telle naïveté. Mais je suis bien tranquille. Je ne crains de vous aucun reproche d’orgueil, aucun mépris ironique, aucune des sottes et banales manifestations de la médiocrité bourgeoise en présence de tout ce qui lui paraît extraordinaire. Il est inutile d’ajouter que je ne dicte pas votre lettre, je me borne à vous en suggérer l’accent puisque vous me l’avez demandé hier soir. Ne vous irritez pas d’une lettre si longue, amie, je vous répète que j’avais besoin de l’écrire. Mais je vous en prie, gardez-la pour vous seule. L’expérience de la vie m’a démontré qu’il ne faut jamais livrer son âme aux intelligences inférieures. Je ne veux pas être jugé et je ne veux pas non plus qu’on vous juge à propos de moi. Si nous pouvons avoir la chance de trouver quelque douceur dans nos relations d’amitié, nous cacherons cette largesse de Dieu, comme les avares cachent leur trésor. Au revoir donc, Mademoiselle. A dimanche, et puissiez-vous être inondée de bénédictions. Léon Bloy. 127, rue Blomet, 2 septembre 89. Chère amie, Je suis réduit à ne pouvoir vous écrire que deux mots en toute hâte, pour ne pas laisser sans réponse votre lettre qui m’a inondé de joie. Je suis, en ce moment, la proie d’un de mes frères et de sa femme venus à Paris pour deux jours et qui m’ont demandé l’hospitalité. Cela, je vous l’assure, est sans douceur. Nous avons parlé, vous et moi, de la nécessité de vivre avec des égaux intellectuels. Or, ces deux êtres excellents par le cœur sont de très indigents cerveaux et je vous assure que mon embarras est extrême. Ce qui est vraiment fâcheux, c’est l’impossibilité pour moi de travailler. J’avais compté sur ces deux jours et je prévois, hélas! qu’ils vont s’écouler sans que j’aie pu écrire une seule ligne. Cela me fâche beaucoup, parce que je ne voudrais pas, mon amie, que vous me prissiez pour un paresseux. Depuis quelque temps, d’ailleurs, c’est terrible pour moi de ne jamais être sûr d’un instant de paix. Demain, mardi, je ne vous porterai donc aucun travail, mais, du moins, je vous verrai et ce sera pour mon cœur triste une vraie joie et un très grand réconfort. Il est à peu près certain que je ne pourrai pas arriver avant 4 heures et demie. Vous m’attendrez, n’est-ce pas? Je vous en prie. Je souffrirais durement de ne pas vous rencontrer. Et ne vous étonnez pas trop de cette allégresse de vous voir. J’ai le cœur si serré, si meurtri, si foulé aux pieds. Je suis si peu compris. Les choses que vous m’écrivez et dont le monde se moquerait, ce sont précisément les choses que je vous écrirais moi-même. Il me semble que vous êtes tellement faite pour moi que je vous aime déjà avec tendresse comme une sœur très chère. Avant-hier soir, n’avez-vous pas remarqué combien j’étais gêné par la présence de mon ami Landry? Pourtant, c’est un ami très éprouvé que je porte vraiment dans mon cœur. Mais, depuis 25 ans, il n’a pu voir et comprendre ce qui vous est apparu du premier coup. Je ne pouvais le renvoyer pour être seul avec vous, je ne le pouvais sans imprudence excessive et j’en ai souffert d’une façon cruelle. Mais, encore une fois, je vous verrai demain, ma très douce amie, nous _sortirons ensemble_ et je l’espère, après-demain, nous irons ensemble à l’Exposition, ce qui sera une façon d’être complètement l’un à l’autre un grand nombre d’heures. Rien que d’y penser, mon cœur bondit de joie. Au revoir donc, chère, chère amie, à demain et soyez bénie mille fois pour le bien que vous faites à ce pauvre homme. Votre Léon Bloy. Dimanche, 8 septembre 89. Je crains, ma très chère amie, que vous n’ayez un peu de tristesse et je voudrais trouver quelques paroles qui eussent le pouvoir de la dissiper. Moi-même, j’ai le cœur souffrant et c’est une consolation que je cherche, que j’espère, en vous écrivant. J’ai beaucoup pensé à vous depuis que vous m’avez quitté et je me suis demandé avec une véritable angoisse si nos relations, si pures et si douces, si bienfaisantes pour tous deux, n’étaient pas accompagnées de la menace d’un cruel danger. Eh! bien, NON, ma chère Jeanne, en conscience et devant Dieu qui nous a visiblement poussés l’un vers l’autre, je ne puis croire à aucun danger. Ce que Dieu fait sans la participation de l’homme est toujours bien fait. Le bon Maître ne se trompe jamais, il n’a pas fait ses créatures pour les torturer et si nous le prions avec foi et avec amour, il n’induira pas nos pauvres âmes dans la tentation mortelle. Assurément non. D’ailleurs, ne savez-vous pas qu’il a été dit que nous ne serions jamais éprouvés au delà de nos forces? Hier soir, ma pauvre amie, vous étiez émue jusqu’aux larmes par la crainte des souffrances que le Seigneur allait _peut-être_ vous demander, et moi-même, croyez-le, j’étais agité d’un grand trouble et pénétré d’une grande amertume. En réfléchissant, il m’a semblé,--que dis-je?--il m’est apparu clairement que nous manquions l’un et l’autre de _simplicité_. Encore une fois, cette situation extraordinaire n’est pas notre ouvrage. Il est évident que nous n’avons rien fait que subir notre destinée. Je pense donc que notre choix le plus sage sera de l’accepter avec la candeur et la docilité des petits enfants, en nous persuadant humblement que nous sommes conduits par la main dans la route qui nous convient le mieux, et que Celui qui nous guide sait admirablement ce qu’il nous faut. N’avez-vous pas remarqué cent fois, mon amie, que la prudence, la sagesse humaines sont de véritables dérisions et qu’on se trompe toujours aussitôt qu’on s’efforce de pénétrer, par la conjecture de l’esprit, les desseins mystérieux de la Providence? La destinée de chacun de nous en particulier, aussi bien que la destinée des nations, est le grand secret de Dieu, de Dieu seul, et que faudrait-il penser d’un secret divin que nos petits calculs seraient capables de pressentir? Il y a, dans l’Évangile selon saint Marc, au chap. XIII v. 32, une parole de Notre Sauveur tellement inouïe qu’elle est à faire mourir d’étonnement. Il s’agit de la Venue du Fils de l’homme dans sa puissance et dans sa gloire, c’est à dire du triomphe terrestre de Jésus par l’avènement du Paraclet: «Du jour ou de l’heure, personne ne sait rien, dit alors le Seigneur, ni les anges dans le ciel, _ni le Fils_ lui-même, il n’y a que le Père qui le sait.» Quel secret! le Père n’a même pas voulu de son Fils bien-aimé pour confident. C’est vraiment là le secret terrible de la gloire du Juste (Joseph) dont il est parlé dans Isaïe (XXIV, v. 16) et qui fait crier: malheur! à ce grand prophète. Maintenant, chère amie, comment pourrions-nous savoir ce que Dieu veut faire de nous, puisque nous ne pouvons même pas savoir ce que nous sommes et _qui_ nous sommes? Il est une chose, pourtant, que nous n’ignorons pas. C’est que nous avons été faits à la ressemblance de la Sainte Trinité et que nos âmes raisonnables pour qui la seconde Personne a voulu mourir, ont une importance plus énorme que tous les astres des cieux. Nous sommes donc forcés de croire que la rencontre _voulue de Dieu_ de nos deux cœurs tout pleins de Lui est un événement très considérable dont les conséquences peuvent être infinies. Nous avons, n’en doutez pas, une place tout à fait importante dans le plan divin et ce qui nous reste à faire, en vérité, c’est de consentir amoureusement à devenir des instruments de la Volonté infaillible. Je suis, aujourd’hui, mille fois certain d’avoir été désigné pour vous faire un immense bien et j’ai la preuve que vous avez été placée sur mon chemin pour me sauver d’un très grand péril que personne, jusqu’à présent, n’avait pu détourner,--péril immense, effroyable, beaucoup plus à craindre que la mort et qui commence à s’éloigner de moi depuis quelques jours. Je conclus donc à la paix de nos âmes, à la simplicité, à la soumission parfaite de nos deux esprits et de nos deux volontés. Nous pourrons ainsi continuer ces relations de tendre amitié qui nous ont déjà donné tant de bonheur. C’est vrai qu’il y a un point noir, une pensée amère entre nous. Nous tâcherons de n’y pas songer. Je suis rassuré, pourtant. J’ai remarqué, ma douce amie, ma très chère Jeanne, que jamais les choses que je redoutais n’avaient le dénouement funeste que mon imagination me faisait entrevoir avec épouvante. La Providence miséricordieuse déroulait silencieusement son plan et je m’apercevais alors que tout s’arrangeait d’une manière admirable que je n’avais pas espérée et que je n’aurais jamais su prévoir. Il n’y a pas pour Dieu de situation inextricable et si nous avons pleine confiance en lui, nous attendrons avec un grand calme l’accomplissement de ses desseins, parfaitement assurés, l’un et l’autre, qu’ils sont adorables et sublimes et qu’ils ont pour objet certain notre joie parfaite. Je voudrais pouvoir faire passer en vous l’immense espoir dont je suis rempli depuis quelque temps et qui s’est merveilleusement accru depuis quelques jours. «Si vous saviez le don de Dieu!» disait Jésus à la pauvre Samaritaine. Ce don si précieux n’est autre que le Saint-Esprit, puisque la toute puissance de Dieu ne peut nous donner aucune autre chose et il ne nous est demandé en retour que notre «bonne volonté». Votre profondément dévoué, Léon Bloy. Dimanche matin, cinq heures. Je vous verrai peut-être aujourd’hui, ma chère Jeanne. Je veux vous écrire, pourtant, parce que j’ai le cœur saturé de tendresse et que j’ai besoin d’exprimer les choses merveilleuses qui se passent en moi. Savez-vous ce qui m’est arrivé hier? Eh! bien, je n’ai pas pu travailler un seul instant. En m’éveillant, ma première pensée a été pour vous, ma bien-aimée, qui m’aviez rendu si profondément heureux quelques heures auparavant en me laissant voir si clairement votre amour, et ensuite, il ne m’a pas été possible d’avoir une autre pensée. Mon Dieu! j’ai donc enfin la certitude d’aimer et d’être aimé véritablement! Quelle joie immense! J’en étais étouffé, suffoqué, je me sentais mourir de bonheur. Incapable d’écrire ou de lire, de fixer mon attention sur un autre objet, tout ce que je pouvais faire, c’était de crier vers Dieu pour le remercier d’avoir eu pitié de ma pauvre âme en détresse. Je parcourais ma chambre dans une agitation extraordinaire, et parfois je me jetais sur mon lit versant des larmes, mais des larmes d’une douceur infinie,--les chères larmes d’autrefois, les saintes larmes de la joie vraie qui nous vient de Dieu et par lesquelles nos âmes sont sauvées et ressuscitées de la mort, quand la grâce nous est accordée de les répandre avec profusion. Ne vous étonnez pas et ne vous effrayez pas non plus, mon cher amour, ma Jeanne bien-aimée, de cette folle journée que je vous raconte. Il faudrait plutôt vous en réjouir puisque c’est l’histoire de la guérison d’un paralytique. Considérez qu’auparavant je me paraissais à moi-même un cadavre. Songez que depuis dix ans bientôt je roule dans des abîmes de douleur, de tristesse infinie, de ténèbres et de tentations mortelles, après avoir été inondé, submergé des plus étonnantes grâces et des plus insignes promesses qui puissent tomber sur un mortel. Je suis bien forcé de croire que vous m’avez été envoyée par Dieu qui se décide enfin à prendre en pitié sa créature accablée. Et mon bonheur est si grand qu’il fallait bien que la première impression déterminât une grande crise. Rassurez-vous. Je me calme déjà. Le bouleversement énorme qui me rendait hier quasi insensé n’existe déjà presque plus. La tempête va s’apaiser et le Seigneur Jésus pourra marcher dans sa gloire sur les flots de mon âme tout à fait domptée. Une paix charmante, une douceur d’amour suave et profonde va descendre en moi, je le sens bien et je pourrai travailler, penser, prier avec une force nouvelle, avec une patience résignée qui me permettra d’attendre sans trouble l’accomplissement, quel qu’il soit, des desseins de la Providence. O ma douce consolatrice, ma Samaritaine chérie, je vous ai aimée dès le premier jour, je le vois maintenant et ce sentiment s’est développé tout à coup comme la flamme d’un incendie. Il y a quelques jours j’avais dîné chez un ami qui s’était mis au piano pour me jouer quelques-unes des mélodies si tendres et si mélancoliques de Schubert. En l’écoutant, je pensais à vous et comme la musique agit sur moi puissamment, qu’elle produit toujours l’effet d’affiner ma sensibilité et d’élargir ma capacité de souffrir,--je vins à songer qu’il me serait peut-être un jour demandé de renoncer à vous que j’aime désormais... et qui êtes ma seule espérance terrestre. Cette idée fut un coup de poignard si cruel qu’il me sembla que mon âme entrait en agonie. Je compris alors combien mon cœur vous appartenait. Maintenant, ma chérie, tout cela est passé. Ma tendresse pour vous est absolument douce, un peu mélancolique, sans doute, mais sans aucun mélange d’amertume. Vous m’avez écrit: J’aime Dieu plus que vous. Enfant bien-aimée, qu’en savez-vous? Je ne pourrais vous écrire cela, parce qu’il me serait impossible de faire ce _partage_. J’aime Dieu en vous, par vous, à cause de vous et je vous aime parfaitement en Dieu, comme un chrétien doit aimer son épouse, et l’idée de séparer d’une manière quelconque cette belle flamme d’amour ne tombe pas sous le discernement de mon esprit. Aimons-nous donc, ma petite Jeanne, avec une entière simplicité, sans aucune _analyse_ vaine, en la manière que Dieu veut, n’ayons pas peur de l’Amour qui est le Nom même de l’Esprit Saint et attendons ainsi avec courage la volonté de Celui qui nous a formés pour sa Gloire et qui ne nous a pas tirés du néant pour le plaisir de nous torturer. N’est-ce pas une chose étrange? Je me sens devant vous, auprès de vous, mon cher amour, comme un tout petit enfant malade. Si Dieu voulait nous faire la grâce d’accomplir ce que nous désirons l’un et l’autre, ah! je me réfugierais dans vos bras, dans votre cœur comme dans une citadelle. Vous protégeriez contre lui-même, contre ses propres pensées, cet homme qu’on prétend si fort, si dur, si terrible à ses ennemis et qui serait si faible en votre présence. Vous seriez, chère amie de mon âme, ma conscience et ma lumière, parce que, à travers vous, je verrais toujours mon Rédempteur et l’Esprit adorable de mon Dieu. Prions donc de toutes nos forces pour que cette chose arrive. Souvenons-nous que Dieu ne résiste pas à l’amour. Pour moi, je vais me remettre, grâce à vous, à la prière que j’avais presque abandonnée, tellement j’étais abattu. Je vous ai dit avant-hier assez de choses pour qu’il vous soit possible d’entrevoir le gouffre horrible du fond duquel votre amour m’a fait sortir. Je vous le dis «en vérité», il faut absolument que notre demande nous soit accordée, car je sens au plus profond de mon âme et de mon esprit que _j’ai besoin de vous pour accomplir de grandes choses_. Chérie, ma Jeanne bien-aimée, je vous aime si tendrement, qu’il me semble que, si vous m’apparaissiez en ce moment, je m’évanouirais de bonheur. A vous de toute mon âme, Léon Bloy. 127, rue Blomet, 24 septembre 89. Ma chère amie, ma petite Jeanne bien-aimée, Que Dieu te bénisse, mon cher amour, pour ta lettre si douce et si bienfaisante. J’en avais besoin, car je souffrais durement dans mon âme et tu m’as un peu consolé. Tu me sais malheureux, mais tu ne sais pas _combien_ je le suis. Je ne veux et je ne dois rien avoir de caché pour toi, désormais. Hier matin, il m’a fallu courir à Neuilly chez un ami dévoué qui me sert d’intermédiaire pour une pauvre petite combinaison commerciale sur laquelle je vis depuis un mois et qui est, en vérité, la chose la plus douloureuse et la plus lamentable. Je vous l’expliquerai quand je serai plus fort, c’est à dire, moins accablé par la tristesse. J’étais tout à fait sans argent et il m’en fallait le jour même... Je ne peux jamais envoyer que de très faibles sommes, et, par conséquent c’est toujours à recommencer. Or je suis sans ressources, je ne gagne absolument rien... C’est donc tous les jours, quelque nouvel expédient qu’il s’agit de trouver, dussé-je en mourir. Ce sont des courses désespérées à travers Paris, des démarches infernales, des humiliations, des fatigues et des angoisses de mort que bien peu d’hommes, je vous assure, auraient le courage d’endurer. Ah! les heureux de ce monde qui sont assurés de leur pain de chaque jour, c’est à dire de toutes les choses nécessaires à la vie du corps et qui ne voulant pas connaître Jésus, n’ont jamais eu, même un seul instant, l’idée de souffrir pour leurs frères, de se sacrifier pour les malheureux: ah! oui, ceux-là sont en bonne posture, assurément, pour me juger et pour me reprocher de n’avoir pas ce que le _monde_ appelle de la dignité! Que serait-ce donc s’ils savaient qu’il y a plus de _dix ans_ que cela dure, cette épouvantable existence? et que ne possédant rien, ne gardant jamais rien pour moi de ce qui m’était envoyé par Dieu, j’ai toujours mis mon âme et mon corps au service des pauvres gens, jusqu’à mendier pour eux, comme je vous le disais avant-hier. Ah! la dignité, la DIGNITÉ des âmes médiocres, il y a longtemps que je la connais, cette sinistre dérision de mon Rédempteur crucifié! Il y aura même un chapitre dans mon livre sur l’argent que j’écrirai quelque jour, intitulé: «Dignité de l’argent.» On ne peut cependant pas incriminer bien gravement un homme que personne sur terre ne peut accuser d’égoïsme et qu’on a toujours vu souffrir _volontairement_. Car il m’eût été facile, croyez-le, de ne pas souffrir du tout si j’avais voulu ne penser qu’à moi. Laissons cela. Songe, ma Jeanne chérie, que depuis un très grand nombre d’années, depuis que je suis né, je n’ai jamais eu que des tourments. Depuis dix ans surtout, considère que j’ai presque continuellement enduré la faim, le froid, la chaleur, l’immense fatigue, l’immense tristesse et la noire solitude et que je me suis à moi-même infligé ces choses, parce que j’avais pitié des autres, comme j’implore aujourd’hui la pitié pour mon propre compte. Car je n’en peux plus, en vérité, je succombe d’accablement... Je t’ai déjà dit cela, ma bien-aimée et tu dois l’avoir compris. On m’a beaucoup accusé de paresse. Peut-être est-ce vrai. Pourtant, n’est-il pas étonnant que j’aie pu écrire quelques livres au milieu de tant de tribulations? Dieu seul est notre vrai juge parce que Lui seul voit tout. Quand je suis au travail chez moi, c’est à dire les quelques et rares fois où ma journée tout entière n’est pas consumée par d’abominables courses, il m’arrive bien souvent, sans que je le veuille, des pensées terribles:--où trouverai-je de l’argent demain? Comment ferai-je moi-même pour ne pas mourir de faim ce soir?--Comment apaiserai-je mon propriétaire que je ne paie pas et qui peut, s’il lui plaît, m’écraser d’humiliations? Alors, vois-tu, l’angoisse de cette obsession devient si forte que la plume me tombe des mains et que je ne suis plus capable d’aucun ordre dans mes pensées. Je ne cesse de crier vers Dieu pour lui demander ce qu’il me refuse toujours, la paix dont j’ai tant besoin. Il me faudrait un travail fixe qui me procurât la sécurité ou une somme d’argent qui me permît d’écrire tranquille et de faire quelqu’un de ces livres que je suis si visiblement appelé à faire. Je n’obtiens rien et Dieu sait pourtant combien cela presse et combien je suis en danger! Parmi mes meilleurs amis, il n’y en a que deux qui m’aient un peu compris. C’est celui à qui j’ai dédié le _Désespéré_ et un pauvre homme très naïf et très tendre que tout le monde méprise, à cause de sa grande faiblesse d’esprit. Ces deux êtres exceptionnels ont confiance en moi, une confiance absolue et ils n’ont jamais songé à m’accuser d’orgueil. Certes, il est un peu ridicule de se défendre d’être un orgueilleux, et pourtant je ne crois pas, en conscience, que ce soit là mon grand vice. Mais il y a deux choses dont je suis bien sûr, la première, c’est que j’ai reçu le don de «l’intelligence» des réalités profondes et la deuxième, c’est qu’il me fut imposé, par surcroît, d’être le dépositaire et le _confident_ d’un secret inouï que je ne puis communiquer à personne,--fardeau écrasant, épouvantable, qui m’a souvent jeté par terre ivre de douleur et suant la mort. Jeanne bien-aimée, comment voudrais-tu qu’un homme aussi anormal trouvât sa place parmi les autres hommes et ne leur parût pas un monstre d’orgueil,--quoi qu’il pût faire et quoi qu’il pût dire? En 1882, après avoir été frappé de ce coup de tonnerre qui fut l’immense malheur de ma vie, me voyant tout à coup plongé dans les ténèbres, après avoir nagé dans la lumière, affolé de désespoir, je devins positivement semblable à un fauve. Mes anciens amis se souviennent de l’horrible désolation que je promenais partout et de l’excessive amertume qui sortait de moi toutes les fois que je ne parlais pas à un pauvre. Et lorsque dans l’espoir de gagner ma vie, j’abordai le journalisme, lorsque je me vis forcé de regarder en face l’abomination de ce monde, après avoir été saturé des splendeurs de Dieu, mes écrits pouvaient-ils être autre chose--ma nature aidant--que ce qu’ils furent en réalité: un vomissement et un anathème? Aujourd’hui je me suis calmé, mon cœur s’est amolli, attendri, je ne suis plus le même. Cependant il m’est impossible de me repentir de ces violences qui me furent _imposées_ (relis la page 180 du _Désespéré_). Ma Jeanne chérie, ma douce fiancée, tu es ma consolation, mon espérance unique après Dieu qui t’a jetée dans mes bras. Voici les paroles véritables sorties du fond du cœur de cet orgueilleux: Je suis un homme très pauvre, très malheureux, très faible, très malade, très abandonné. Je suis le dernier des indigents, un être qu’on foule aux pieds, un mourant de la soif d’amour. Si tu venais à me manquer, tout me manquerait à la fois. J’aime ton âme, ton esprit, ton corps et j’espère que tout cela me sera donné, parce que nous nous marierons, parce que j’ai un besoin infini de toi, parce que tu m’as été offerte et--que je ne t’ai pas cherchée. Ta _protection_ m’est nécessaire et il faut, mon Dieu! qu’elle ne se fasse pas trop attendre, car il me semble que je suis un agonisant. Je t’ai parlé de moi comme d’un petit enfant. Je ne sais ce qu’il faudrait dire pour exprimer ce que je sens. Ma tendresse pour toi est sans bornes. Je suis ivre, je suis fou d’amour pour toi, mon adorée. Je vais te voir tout à l’heure et l’idée qu’il ne me sera pas possible de te serrer dans mes bras me crève le cœur. Tu me parles d’attendre et je t’ai dit moi-même qu’il nous serait peut-être demandé de souffrir. Cela commence déjà pour moi et je t’avoue que j’en suis pénétré d’effroi, car ma vie a été trop dure et je suis aujourd’hui presque sans force. Si du moins, il m’arrivait quelque secours qui me permît de rester chez moi et de me réfugier dans le travail et la prière, la patience me serait plus facile. Pourquoi donc, _enfin_, Dieu ne me traiterait-il pas avec douceur? A toi, chérie, mille baisers, Léon Bloy. 127, rue Blomet, 27 septembre 89. Ma chère Jeanne, bien-aimée, J’aurais dû et j’aurais voulu t’écrire hier. Je n’ai pu le faire. Pauvre amie bénie qui aime si tendrement un malheureux homme si triste, dont tu accompliras sans doute la rédemption, tu veux que je ne te cache rien de ma vie. Je n’ai que peu de chose à ajouter à ma dernière lettre. Les quatre premiers jours de la semaine ont été entièrement perdus pour le travail. Il m’a fallu courir, la mort dans l’âme du matin au soir. La journée d’hier, surtout, a été terrible. J’ai marché presque sans interruption du matin au soir et je suis rentré chez moi ivre de fatigue et de chagrin pour me réfugier dans le sommeil, dans le bienfaisant sommeil qui est mon seul trésor et mon unique refuge contre d’intolérables souffrances. Ce qui particulièrement crucifiait mon cœur, c’était la crainte que... qui n’avaient reçu de moi, la veille, que ce pain d’un seul jour, se trouvassent aujourd’hui même sans ressources, puisque je n’avais rien pu découvrir ni rien envoyer. Un ami dont le dévouement m’est connu et qui me sert d’intermédiaire près du marchand dépositaire de mes lettres, n’avait pu se trouver à un rendez-vous où il devait venir m’apporter un acompte sur cette misérable somme tant espérée et je l’avais attendu vainement dans la plus torturante angoisse. Il avait enfin fallu partir sans espérance et je ne saurais t’exprimer, mon cher amour, ce qui se passait dans mon cœur. Je me voyais abandonné de Dieu. Je me trompais cependant. J’ai reçu ce matin à mon réveil une lettre de cet ami, m’informant qu’il avait envoyé lui-même la somme qu’il n’avait pu venir m’apporter. Sa lettre contenait en même temps quelque argent pour moi, toujours à titre d’avance sur la négociation future. J’ai donc pu rester aujourd’hui rue Blomet, mais pour souffrir, il est vrai, d’une autre manière. J’ai pris froid dans toutes ces affreuses courses et je souffre beaucoup d’une fluxion, qui m’a empêché d’écrire et de penser toute la matinée. Cela n’est nullement dangereux, mais fort cruel et une très grande patience est nécessaire. Tu vois, ma Jeanne chérie, comme je perds mon temps et ma vie, du moins en apparence, car il n’est pas possible de croire, en y songeant avec attention, que ce soit perdre le temps, de subir la volonté de Dieu exprimée dans des faits et des circonstances invincibles. Nous lui demandons ce qui nous plaît et il nous donne _ce qu’il nous faut_; cela fait, paraît-il, une grande différence. Alors même que j’étais aussi près que possible du désespoir, et cela m’est arrivé bien souvent, j’ai toujours pensé que j’avais une énorme dette à payer qu’il fallait que j’acquittasse jusqu’à la dernière obole, après quoi, j’aurais enfin la paix, mais qu’en attendant j’étais assuré, malgré tous les dangers, de ne pas périr. Cette croyance inébranlable est le fondement de mon espérance et m’a toujours soutenu. Combien de temps encore, ô Seigneur? Pourtant, ma très douce amie, mon cher cœur, j’ai le pressentiment que le temps est proche et tu m’es apparue comme le signe de la délivrance prochaine. Comment t’exprimerai-je, ma colombe chérie, mon adorée, la joie, le délire de joie que ta dernière lettre m’a donné ce matin? Ah! oui, je suis aimé, bien aimé, je le vois, j’en suis profondément consolé, j’en suis très fier aussi, mais non pas sans mélancolie quand je pense que tu offres ta vie, pauvre petite, à un homme si dénué, si peu capable de te rendre heureuse. Mais non, il faut espérer quand même. Nous appartiendrons l’un à l’autre, j’en suis sûr parce que je vois clairement qu’il le faut. Ne crains rien, ma chérie, tout va s’arranger, je crois le deviner et peut-être même qu’en nous donnant l’un à l’autre, Dieu qui a _voulu_ notre amour nous accordera par surcroît les biens de ce monde... ... Mais au milieu de notre joie, il ne faut pas oublier Dieu. Tu me parles de ton église, pourquoi ne viendrais-tu pas prier dans la mienne?... tu viendrais me retrouver vers 11 heures à l’église voisine de ma maison. Je me place toujours dans une petite chapelle à droite du grand autel dans le bas-côté. Tu me verrais de suite. Cela me rendrait bien heureux. Au revoir donc, ma bien-aimée. Je t’aime beaucoup plus que moi-même. Léon Bloy. 5 octobre 89. Ma Jeanne bien aimée, mon très cher amour, Voilà deux lettres de toi qui sont venues, cette semaine, me consoler dans mon désert et je suis honteux d’y répondre seulement aujourd’hui. Se pourrait-il que ton amour fût plus grand que le mien? Je ne sais pas, mais il est certain que je suis parfaitement aimé et cette pensée me remplit d’une parfaite et merveilleuse douceur. Mon Dieu! combien cette chose qui nous arrive est admirable! Tu m’as écrit, mon adorée, qu’il se passe en toi des miracles. Je le savais et je le voyais, car j’ai l’habitude ancienne de ces choses. J’ai déjà vu de si admirables effets de la grâce! Tu souffrais, pauvre chère âme, de n’avoir pas Dieu et tu le cherchais de toutes tes forces. C’est pourquoi Il t’a donné un «cœur nouveau», ce sublime Seigneur qui ne résiste pas à l’amour. C’est que tu ne pouvais pas aller à lui sans passer auparavant par un grand sentiment humain qui te transformât tout entière, en te faisant humble et candide comme doivent être les petits enfants, capables enfin de comprendre et de désirer le _sacrifice_. Cela, vois-tu, ma bien-aimée, c’est la seule chose divine en ce monde. Le reste n’est qu’ordure ou poussière et les êtres humains ne valent qu’en raison de leur capacité de souffrir volontairement. Ta dernière lettre me montre que tu es déjà arrivée à ce point et j’en ai été touché jusqu’aux larmes à cause de la magnificence visible des opérations de Dieu dans ton âme. Plus tard tu comprendras mieux ce qui se passe et tu seras ravie jusqu’à l’extase de la foudroyante rapidité d’élue et de prédestinée avec laquelle l’Esprit Saint te pousse dans ses voies surnaturelles. Désormais, ne t’étonne plus de rien. Je t’affirme que tu dois t’attendre à tout. Tu ne sais pas qui tu es, tu ne sais pas qui tu aimes et surtout tu ne sais pas ce que le Seigneur va te demander. Tu ne sais pas «le don de Dieu». Il faut, ma douce amoureuse, que tu te prépares d’un cœur très _simple_ à recevoir la lumière qui ne te sera pas mesurée parce que Celui qui la donne est exempt de parcimonie. Tu vas entrer dans un monde nouveau pour toi. Ne t’étonne de rien et ne tremble pas, mon amour; d’ailleurs pourquoi craindrais-tu? Si tu es docile à la grâce, je t’annonce avec certitude, des joies si profondes, si parfaites, si pures, si lumineuses que tu croiras en mourir. Et cela viendra tout de suite, je le sais par expérience, aussitôt que tu auras renoncé à toi-même pour adhérer uniquement à la volonté de Dieu. Que ce Dieu est admirable et qu’il est bon de m’avoir choisi pour être l’instrument de son œuvre en toi. Je t’ai déjà dit, ma Jeanne chérie, que ta rencontre avait été bienfaisante pour moi. Comment pourrais-je m’exprimer pour te faire voir clairement à quel point je suis consolé et réconforté par toi? Lorsque nous nous sommes connus, mon ange de paix, j’étais au bord des abîmes. Accablé de chagrin et de désespoir, je me sentais mourir et j’acceptais lâchement qu’il en fût ainsi. Je savais pourtant qu’il n’était pas dans ma destinée de périr de cette façon, que j’avais à remplir une mission certaine; je ne pouvais oublier les signes divins par lesquels autrefois, je fus averti des intentions inouïes de la Providence. N’importe, j’étais si las, si mortellement découragé d’avoir tant souffert, tant prié, tant pleuré, tant donné ma vie pour mes frères, sans jamais voir l’aurore de ma délivrance! Et des ténèbres terribles s’amoncelaient sur moi. Et c’étaient des tentations infernales impossibles à raconter, comme si j’avais été sur le point de devenir un démon. Presque aussitôt, je fus apaisé, fortifié, quand tu devins ma très douce amie. Sans doute les ténèbres n’ont pas encore été dissipées et il s’en faut que j’aie cessé de souffrir. Mais je sens très bien que je vais au devant de la lumière, et c’est à cause de toi, par toi seule, mon cher cœur, que Dieu a voulu que ce grand miracle de résurrection s’opérât. Et maintenant est-il possible de croire que ce prodige d’amour puisse demeurer inachevé? Je suis revenu à l’espérance, à la grande espérance d’autrefois, j’ai retrouvé l’esprit de prière et je vais reprendre les saintes pratiques depuis longtemps abandonnées. Je crois entrevoir déjà certaines clartés que je croyais à jamais perdues. Mais, en même temps, il est bien sûr que je ne saurais me passer de toi, et que je ne puis rien sans toi. Il me faut _absolument_ une compagne de tous les jours et de toutes les heures, et tu es la seule entre toutes les créatures qui puisse être cette compagne. Les difficultés paraissent infinies, qu’importe, si, comme je le crois, c’est la volonté de Dieu que notre mariage s’accomplisse? Ah! que je suis impatient de cet heureux jour! et combien je souffre de ne pouvoir en aucune façon, le calculer! J’ai une joie extrême à te voir le dimanche, parce que ce jour-là tu es vraiment bien à moi, ma chérie. Mais que la semaine est longue et triste! Tu m’es si nécessaire et ma tendresse pour toi est si profonde! Tu m’écris que tu pries Notre Seigneur qu’il t’envoie des souffrances pour que je sois heureux. Mais, ma bien-aimée, ma consolatrice bénie, comment cela se pourrait-il? Quel bonheur pourrais-je avoir si je te voyais souffrir? Assurément, Celui qui nous a créés si manifestement l’un pour l’autre saura très bien nous unir le plus simplement du monde et par des moyens admirables que nous ne pouvons même pas concevoir. Les souffrances viendront plus tard, c’est bien possible, et je ne serais même pas très étonné que ma vie dût s’achever dans d’effroyables tourments, mais il est nécessaire qu’auparavant la paix me soit accordée pour que je puisse me préparer à ce que je crois être certain d’accomplir un jour. --Mon adorable Sauveur Jésus, qui êtes crucifié par moi, pour moi, en moi, depuis deux mille ans et qui attendez vous-même votre délivrance, en saignant sur nous, du haut de cette Croix terrible qui est l’image et la ressemblance infiniment mystérieuse de votre Esprit dévorant,--je vous supplie de regarder mon effroyable misère et d’avoir tout à fait pitié de moi. Considérez, mon doux Rédempteur, que j’ai eu pitié de vous, moi aussi, que vos souffrances m’ont bien souvent déchiré le cœur et que j’ai pleuré nuit et jour des larmes sans nombre en me souvenant de votre agonie. Ne m’avez-vous pas vu des années entières à vos pieds sacrés, pénétré d’amour et de compassion et me détournant avec horreur des joies de la vie pour sangloter avec votre Mère et la foule de vos chers martyrs qui ne rougissaient pas de m’accepter pour leur compagnon? Vous ne pouvez avoir oublié, non plus, que par respect pour vos adorables plaies, j’ai rarement négligé de souffrir pour les malheureux et que j’en ai tiré quelques-uns du fond des gouffres pour les amener fraternellement en votre présence. Néanmoins, vous avez beaucoup exigé de moi, vous m’avez accablé d’un très lourd fardeau et vous avez voulu que j’endurasse des peines si grandes que vous seul, mon Dieu, pouvez les connaître. Lorsque j’ai voulu, dans ces derniers temps, ne plus espérer en vous, m’éloigner de vous à jamais, vous m’avez envoyé, dans votre miséricorde, cette douce créature qui vous aime, qui vous cherche depuis tant de jours et que vous avez enfin poussée dans mes bras. Mon divin Maître supplicié, vous ne pouvez être le bourreau des pauvres âmes pour qui vous agonisez. Je vous en supplie, par le nom sacré de Joseph, par le cœur percé de votre Mère, et par les ossements glorifiés de tous vos saints, ayez pitié de ma bien-aimée Jeanne et de moi. Comblez-nous de votre grâce et unissez-nous pour vous servir à jamais. Viens, ma chérie, ma fiancée, ma Jeanne infiniment aimée, viens demain dimanche et s’il se peut, fais-moi l’aumône de ta journée tout entière. Je te serre dans mes bras. Léon Bloy. 9 octobre 1889. Ma chère Jeanne bien-aimée, Je suis content que ma lettre te plaise, car je l’avais écrite avec difficulté et je n’aurais su mieux faire. Mais je m’étonne que la dernière ligne ait pu t’embarrasser. C’est une des paroles les plus connues du Nouveau Testament aux Actes des Apôtres, chap. X, v. 38. _Pertransiit benefaciendo_, il passa en faisant le bien, et c’est l’apôtre saint Pierre qui parle ainsi de Notre Seigneur... J’ai eu de la peine hier soir et j’ai beaucoup gémi de m’être si promptement séparé de toi, car je n’ai pas réussi dans ma démarche et il m’a fallu, mon cher amour, revenir tristement chez moi, sous une pluie torrentielle. Ce matin, je me suis levé avant 4 heures, éveillé par les rayons de la douce lune que j’aime. Le temps devenu clair était presque tiède, et dans le grand silence de mon quartier endormi, j’ai prié pour toi et pour moi-même, en regardant de ma fenêtre ce beau ciel si pur. Je sentais une grande paix descendre en moi, une profonde et sainte paix qui renouvelait mon espérance. Ah! ma tendre amie, ma douce gardienne, ma libératrice bien-aimée qui m’as restitué à mon Dieu et à ton Dieu, pour que nous ne fassions devant Lui qu’un seul cœur brûlant d’amour,--combien je te sens profondément en moi! Combien je t’aime, combien je te veux pure et sainte et combien je me sens peu digne de te posséder! Il y a dans mon passé lamentable tant de misères et de laideurs et j’ai tant de fois souillé mon âme désolée dans l’espoir insensé de me consoler du grand Amour que j’avais perdu. Il va revivre enfin par toi, cet Amour divin, par toi, mon ange de lumière, de rafraîchissement et de paix. Tu as fait pour moi comme le Samaritain miséricordieux qui recueille ce voyageur massacré sur le chemin de Jérusalem à Jéricho. Puisses-tu être comblée de bénédictions et de joies! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Toi seule au monde, ma charmante fiancée, peux me fortifier et me conseiller et je ne compte absolument que sur toi. Tu m’as fait un grand bien, ce matin, en me disant que tu me crois humble. J’ai la réputation d’un grand orgueilleux et tu sais que c’est là le seul crime dont il soit ridicule et impossible de se défendre. Il est pourtant singulier que je sois tant accusé de ce péché ayant passé ma vie au service de ceux qui ne pouvaient être ni mes supérieurs ni mes égaux. Il y a là, je crois, une injustice dont j’ai souffert en silence plus d’une fois, et je te bénis une fois de plus pour avoir eu la pensée charitable de la réparer. J’ai le sentiment très profond d’être un pauvre de vertus, un indigent de mérites, et je crois être sûr de n’estimer en moi que les dons de Dieu. A toi, ma bien-aimée, ma _fiancée_, mon épouse bientôt, sans doute, ma petite Jeanne uniquement aimée, à toi pour _toute la vie_. Je t’embrasse, Ton Léon Bloy. 19 octobre 1889. Ma chère Jeanne bien aimée, Je t’écris du fond d’un café où je suis forcé d’attendre. Tu penses peut-être que je ne veux pas te répondre. Ma pauvre amie, j’endure des peines horribles et j’ai craint de te désoler en t’écrivant. J’ai passé une semaine d’agonie, au point d’en arriver à désirer la mort pour échapper à tant de tourments, au point de désirer la folie, au point de me reprocher comme un crime de n’avoir pas, dès le premier jour, pris la fuite et de t’avoir condamnée à partager le destin d’un homme si malheureux. Hier soir, je croyais que c’était la fin. Si tu m’avais rencontré dans la rue, je t’aurais percé le cœur. J’étais ivre du désir de la mort. Sans doute, on a toujours raison de conseiller la patience et la résignation. Mais il y a tant d’années que je suis à la torture et que je n’ai pas un jour de repos. Il y a dans ma vie une chose si terrible et toi, ma chérie, qui m’es apparue comme une consolatrice, comme un refuge inespéré, je ne puis te posséder! Tout cela m’accable, m’écrase, me rend fou. Demain matin, prie pour moi de toutes tes forces à cette chapelle. Je te verrai dans l’après-midi, chez Mlle X..., puisqu’il m’est interdit de te voir autrement. Mais, mon Dieu, que cela est amer! On me reproche quelquefois de ne pas travailler, de ne pas produire. Ah! qu’il est facile de juger les autres, quand on a le ventre plein, qu’on ne souffre ni dans son corps, ni dans son âme, et qu’on n’est pas, chaque jour, dévoré par une angoisse mortelle! J’ai fait plusieurs lieues aujourd’hui. Je t’écris à force de volonté, ayant la fièvre et sachant à peine ce que j’écris. Et malgré tout, je ne peux pas me défendre contre l’espérance. Un ami fort étrange m’a dit aujourd’hui qu’il pensait me faire avoir une place excellente, 5 ou 600 francs par mois et voilà maintenant que je rêve, car ce serait la délivrance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Léon Bloy. Mardi soir, 22 octobre 1889. Ma chère Jeanne bien aimée, Je t’écris comme la dernière fois, dans un café. Je n’aime pas beaucoup cela, mais ma vie errante le veut ainsi. Rassure-toi cependant, mon amour. Je ne suis pas souffrant et ma tristesse ordinaire est aujourd’hui sans amertume. J’ai manqué hier mon éditeur, mais aujourd’hui, j’ai pu tirer de lui la petite avance qui assure ma semaine... Tranquillise-toi donc, ma douce bien-aimée, ma chère consolatrice mille fois bénie. J’ai peur de t’avoir mis en retard hier et cette pensée m’a tourmenté. Mais je suis si lâche quand il faut me séparer de toi, quand je ne dois plus voir tes beaux yeux si compatissants, si tendres pour moi, si touchants! O ma fiancée que je t’aime, et que je me sentirais fort si tu étais toujours auprès de moi pour soutenir ma pauvre âme! Il m’est impossible de passer un seul instant sans penser à toi, sans te couvrir de baisers, sans te bénir du fond de mon cœur où tu es assise, sans te désirer éperdument de toutes les énergies de mon âme et de toutes les puissances de mon être. Car je sens bien, quels que puissent être les obstacles, que tu m’appartiens, que tu es vraiment ma femme, que nous sommes désormais un même cœur... et que c’est Dieu qui le veut ainsi. Tu avais raison hier. Nous sommes impatients parce que telle est la nature de l’amour que les anciens appelaient du nom même du désir--Cupido--mais il y a peu de temps que nous nous connaissons et nos affaires, en somme, ont été très vite. Si cela continue ainsi, nous serons bientôt unis l’un à l’autre complètement et pour toujours. Mon adorée, il me semble qu’à ce moment je deviendrai fou de joie. As-tu bien songé, mon très doux ange de lumière, que tu auras un enfant malade à soigner, que j’ai l’âme criblée de blessures et que bien souvent tu me verras triste... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . J’ai été aimé pourtant, grandement aimé jusqu’à la mort, par une pauvre femme qui s’est complètement donnée à moi. Je ne puis y penser sans être navré de pitié, car je ne l’aimais pas, quoique elle fût assez belle. J’ai vu clairement alors ce que c’est que l’âme humaine et combien nous devons peu compter sur notre corps quand il veut, à lui seul, nous rendre heureux. Il est étrange, ma très pure amie, que je vous écrive ces choses. Mais j’ai fini et je n’y reviendrai plus. Il fallait que rien de moi ne te fût inconnu. Je t’aime, Jeanne, de toutes les façons imaginables, c’est à dire comme une épouse _chrétienne_ doit être aimée de son mari et j’éprouvais le besoin de te le dire, pour que tu sois bien assurée que je serai pour toi un véritable époux et que tu réalises vraiment pour moi l’_idéal_, comme tu me le disais toi-même l’autre jour, en t’adressant à moi. A dimanche donc, chez Mlle X..., en attendant que tu aies fait ton déménagement et que tu puisses venir chez moi, déjeuner ou dîner. Que je serai heureux le jour où tu pourras me donner une journée entière, ma chérie! Je t’envoie mille baisers et je suis à toi, _devant Dieu_, complètement et pour toujours. Ton Léon. P. S.--Dimanche, apporte-moi, chez Mlle X..., le manuscrit de mon article _Le fumier du lys_. J’en aurai besoin. En attendant, envoie un mot de tendresse à ton ami qui meurt d’amour pour toi. Rue Blomet, 24 octobre 1889. Ma chère Jeanne, ma petite femme bien aimée, Voici une lettre très douce et très bienveillante de ta mère, que j’ai reçue ce matin, en même temps que la tienne. Tu le vois, nous avons fait un pas de plus. Nous voici engagés maintenant d’une manière aussi absolue que si nous avions reçu le sacrement de mariage qui doit nous donner tant de bonheur. Tu es à moi et je suis à toi pour la vie, quoi qu’il puisse arriver. Dieu nous mène visiblement par des voies extraordinaires et le consentement de ta mère est à mes yeux un signe de plus, un signe suprême qui me remplit de confiance en me délivrant de mes dernières craintes. Je commence par t’informer que j’ai reçu ta carte peu de temps après ton départ lundi. Elle ne s’est pas égarée, comme tu le craignais. N’ayons aucune inquiétude de ce genre, mon adorée. Je te l’ai déjà dit, nous sommes bien gardés et il ne nous arrivera aucun mal. De ton côté, tu as dû trouver hier soir, rue Lafayette, ma lettre amoureuse. Comme nous nous chérissons, ma petite Jeanne, comme nous sommes bien dans le cœur l’un de l’autre! Comme nous serons heureux, aussitôt que Dieu le voudra! Tu as bien raison de m’écrire que tu prévois une vie glorieuse pour nos deux esprits. Tu as très bien compris ma situation, et la détresse de ta chère âme souffrante t’a éclairée sur ma propre détresse. Il est bien vrai que ton amour me sauve. Je périssais sans secours. Complètement privé de bonheur, le pauvre Marchenoir ne pouvait plus combattre, ne pouvait plus vivre. Avec toi, mon cher amour, je serai tout fort. Nous nous aimerons, nous prierons ensemble, nous étudierons ensemble la Parole sainte, et Dieu me rendra l’admirable lumière qu’il avait éloignée de moi pour m’enseigner à souffrir dans les ténèbres. Avec toi pour me soutenir à chaque pas, il n’y aura plus de découragements, ni de défaillances, et j’accomplirai, je le sens, quelque grande œuvre que l’amour de Dieu et ton amour m’auront inspirée. Quel avenir merveilleux! Sans doute, il est très dur d’attendre, surtout pour moi, à cause de la violence passionnée de ma nature, mais qu’il me vienne un peu de secours d’une manière quelconque, qu’il me soit donné de rester chez moi, sans angoisses, sans inquiétudes d’ordre matériel, je me réfugierai dans un travail acharné, dans la prière, dans la pratique sainte des sacrements de ma Mère Église, et je pourrai penser à toi, mon doux ange de paix, sans trop d’impatience. Tu me parles de la Croix, de la très sainte et très adorable CROIX, qui est le plus grand et le plus beau de tous les mystères. Quelle joie quand nous pourrons l’étudier et l’approfondir ensemble! Car je crois être sûr que c’est en ce point que je suis appelé à recevoir le plus de lumières et que je n’ai tant souffert que pour me préparer à cette prodigieuse faveur. Songe, ma bien-aimée, que c’est le point central. _Stat Crux dum volvitur orbis_, dit l’Église romaine, c’est à dire la Croix est debout et immobile pendant que l’univers accomplit ses évolutions. Souviens-toi aussi de cette chose qui me fut autrefois révélée et que _seul_ au monde j’ai pu dire, à savoir que ce Signe de douleur et d’ignominie est la figure la plus expressive du Saint Esprit. Jésus qui est le Fils de Dieu, le Verbe fait chair et qui représente toute l’humanité, porte donc cette Croix qui est _plus grande_ que Lui et qui l’accable. Il faut que Simon de Cyrène l’aide à la porter. Quand je pense à ce grand personnage mystérieux, choisi de toute éternité, parmi des milliards de créatures, pour _aider_ un jour la Seconde Personne divine à porter l’image de la Troisième, je suis pénétré d’un respect infini qui ressemble à de l’épouvante. Le nom de Simon veut dire: Obéissant et c’est la Désobéissance qui a imposé la Croix, c’est à dire le Saint Esprit, sur les épaules de cet autre obéissant qui est Jésus-Christ. Remarque bien, Jeanne, que cela fait _trois_, deux Obéissants pour porter le fardeau terrible de la Désobéissance et que ce trio lamentable est en chemin pour aller vaincre la mort. Quel abîme! Vivant sans cesse auprès de toi, ma chère compagne, et reposant parfois ma tête lassée sur ton cœur, je me replongerais avec ivresse, avec mon enthousiasme d’autrefois dans ces études admirables qui nous rempliraient de l’amour de Dieu. J’en suis sûr, nous ferions des découvertes sublimes. Mon doux Sauveur Jésus, quand donc cette joie parfaite, ce paradis sur terre, nous sera-t-il accordé? Qui sait? Ma fiancée chérie, mon très doux cœur, ma fleur d’amour, cela dépend peut-être de toi. Je pense quelquefois que Dieu attend pour nous unir que tu appartiennes aussi bien que moi à sa véritable Église qui fut la mère et la nourrice du monde chrétien--quand tu auras pu vaincre d’une âme généreuse les préjugés et les _ignorances_ de ton éducation luthérienne. Remarque bien, mon amour, que je ne veux exercer sur toi aucune pression. Je te laisse avec confiance entre les mains de Dieu, ainsi que tu le reconnais toi-même. Mais tu as déjà senti la beauté supérieure de nos prières, de nos cérémonies, de nos églises et pour moi c’est un signe que tu ne tarderas pas à comprendre que c’est parmi nous et non ailleurs que se trouve la vraie tradition apostolique, œcuménique, universelle, le vrai trésor de la Joie divine et la vraie demeure du Saint Esprit. N’oublie pas d’aller entendre la grande messe des Morts, le 2 novembre, dans une grande église, à Saint-Germain-des-Prés ou à Saint-Roch. Je te recommande le chant sublime, _surhumain_ du _Dies iræ_. C’est, je crois, la plus belle chose qui ait été accordée à l’humanité. Dimanche prochain, j’apporterai pour toi, chez Mlle X..., un livre très bien fait, qui te permettra de suivre en même temps les paroles et la musique. Il y a dans l’Église catholique une croyance fort touchante, et qui te plaira. C’est que les âmes des morts pour lesquels on prie obtiennent de Dieu le pouvoir de protéger et de secourir _temporellement_ les chrétiens pieux qui leur font cette charité. Tu prieras donc avec confiance en ce jour pour l’âme de ton père et je ne serais pas surpris que ta prière fût récompensée de quelque manière sensible et visible. J’en ai vu des exemples. Au revoir donc, ma petite femme bien aimée, bien tendrement aimée. Je prends ton cœur et je mets le mien à la place. Espérons beaucoup. Je t’envoie mille baisers. Léon Bloy. J’ai beaucoup de choses à te dire encore. Ce sera pour une autre fois. Puisque tu dois partager ma vie, je dois te révéler tout ce qui me concerne et j’aurai à te faire une confidence douloureuse qui te fera mieux comprendre ma tristesse habituelle. Je ne puis fermer ma lettre sans te dire encore une fois que je t’aime, que je t’adore, que tu es ma vie, mon unique amour, ma lumière, mon espérance et ma joie, et que je tomberais peut-être dans le désespoir si je venais à te perdre. Je te couvre de baisers. Léon. 31 octobre 1889. Jeanne, mon cher amour, Je t’adore et tout mon cœur est à toi. Je suis toujours à tes pieds, ma petite reine du nord, et tes beaux cheveux si fins m’ont donné une joie d’enfant. Je les ai baisés avec une ardeur d’amour qui peut aller chez un homme tel que moi jusqu’à la souffrance et jusqu’à la suffocation. Il est impossible que tu ne comprennes pas cela, mon amoureuse chérie, qui prétends ne rien entendre à la vénération romaine pour les reliques des Saints. Le défaut, l’unique défaut peut-être de ton éducation est d’avoir mis en toi une confiance trop grande dans les spéculations de l’esprit, et je t’avoue que cela m’inquiète et m’attriste parfois quand j’y pense. Je voudrais que tu vécusses beaucoup plus par le cœur que par la pensée, parce que c’est ainsi que j’ai toujours fait et qu’alors nous serions beaucoup plus unis. Puisque tu dois être ma femme, puisque tu l’es déjà par mon choix et par notre irrévocable volonté formelle, il est nécessaire que tu me comprennes bien, que tu saches exactement quel homme je suis. Une erreur très grave et très funeste, puisqu’elle t’empêcherait d’être complètement unie à moi, serait de croire que je suis un penseur, un homme intellectuel. Je sais en réalité peu de chose et je n’ai jamais compris que ce que Dieu m’a fait comprendre quand je me suis fait semblable à un petit enfant. Je suis _surtout_--ne l’oublie jamais--un _adorateur_ et je me suis toujours vu au dessous des bêtes, toutes les fois que j’ai prétendu agir autrement que par l’amour et les opérations de l’amour. Dieu m’a donné de l’imagination et de la mémoire, rien de plus, en vérité. Mais j’ai la raison fort pesante, à peu près comme pourrait être la raison d’un bœuf et la faculté d’analyse, telle que les philosophes l’entendent, me manque d’une manière absolue. Ma mère, à qui je ressemblais beaucoup, m’a dit souvent, en m’appliquant une parole célèbre qui fut dite autrefois d’un grand docteur de l’Église: «Mon cher enfant, il est vrai que tu es un bœuf, mais un bœuf dont les mugissements étonneront un jour la chrétienté.» Pauvre mère douloureuse et chérie, elle me préférait à tous mes frères, parce qu’elle croyait que Dieu avait mis en moi de grandes choses. Je ne sais si mes beuglements auront à la fin une telle puissance, mais je sais fort bien que la faculté d’aimer est développée chez ton ami d’une manière inouïe. Cela, je t’assure, me suffit et je ne demande rien de plus, parfaitement assuré que le reste me sera donné par surcroît. La philosophie m’ennuie, la théologie m’assomme, les paroles sans amour me sont inintelligibles, les raisonnements des sages m’apparaissent comme un cloaque de ténèbres et l’orgueil de l’esprit humain me fait vomir. Rappelle-toi, je t’en supplie, les expressions de Notre Seigneur, au chapitre onzième de Saint Matthieu, vers. 25: «Je te prends à témoin, je confesse devant toi, mon Père, seigneur du ciel et de la terre, que tu as caché ces choses aux savants et aux prudents et que tu les as révélées aux petits.» Crois-tu, ma bien-aimée, que ces superbes réformateurs, qui osèrent prendre sur eux de détourner de leur Mère des centaines de millions d’âmes, se souvenaient de cette parole? J’ai connu une très pauvre fille--Véronique--dénuée de science autant qu’on peut l’être, mais dont le cœur flambait comme toutes les étoiles des constellations. Elle ne savait rien, excepté son propre néant et l’_obéissance irraisonnée_, telle que l’exige le pur amour. A cause de cela, elle fut élevée à la contemplation de la gloire de Dieu et reçut des lumières si grandes que je ne puis y penser sans mourir d’admiration et d’effroi. Ma chère Jeanne, si tu pouvais croire que l’effort de ton esprit te portera à la vérité religieuse, tu te tromperais aussi cruellement que si tu prenais le chemin des glaces du pôle pour aller dans l’Inde. Ceux qui ont voulu chercher un passage ont été jusqu’à ce jour frappé de mort. Tu me dis que tu es _hérétique_ plus que je ne le pense. Je le pense beaucoup, hélas! et c’est une pensée pleine de douleur pour moi, ma pauvre enfant. _Je suis hérétique_ a toujours signifié: je suis séparé de Dieu, ennemi de Dieu, je n’ai plus de Mère, je n’ai plus de Père, je n’ai plus de frères, je suis privé de foi, d’espérance et d’amour et mon âme désolée ressemble à une solitude épouvantable.--Seulement, chère amie de mon cœur, tu répètes les leçons de ton enfance et tu ne sais pas ce que tu dis. Si tu le savais, je serais percé de désespoir et forcé de renoncer à toi. La vénération des Reliques des saints, aussi ancienne que l’Église, t’embarrasse, ma chérie. Cependant les objets qui ont appartenu, par exemple, à ton père te sont précieux. Si tu possédais une parcelle de ses ossements, tu l’enfermerais avec soin dans un coffret capitonné et tu regarderais quelquefois ce pauvre débris avec attendrissement. Pourquoi veux-tu que Dieu qui est l’Amour même ne se complaise pas dans les restes mortels de ceux qui furent ses grands amis sur la terre et qui partagent aujourd’hui sa gloire? L’Église romaine (quelles que puissent être à cet égard les calomnies hérétiques) enseigne simplement que l’Esprit de Dieu, c’est à dire, la Troisième Personne divine réside sur la dépouille des saints, comme ces parfums puissants qui ne peuvent se détacher des objets qu’ils ont saturés, et, qu’à ce titre, la dépouille des saints mérite, non pas l’adoration, mais un culte d’honneur et de vénération profonde. Voilà tout. Je ne comprends même pas qu’une chose aussi naturelle puisse être un sujet d’étonnement. Je donnerais ma vie pour baiser les os de Joseph dont il est parlé dans l’Exode, XIII, 19, et je crois, sur le témoignage de Dieu, que les plus grands miracles peuvent être opérés par de saintes reliques. Je te recommande le texte du quatrième livre des Rois, XIII, 21 et celui de l’Ecclésiastique, XLVIII, 14. Je souffre beaucoup de te savoir encore hérétique, mais, mon cher amour, je ne suis pas inquiet. Il est évident pour moi que Dieu te désire et qu’il t’appelle. C’est pour cela qu’il t’a donné de l’amour pour moi. Il fallait que ton cœur fût attendri, amolli, rendu humble par l’effet d’une tendresse humaine. Tu penseras un jour comme moi ou plutôt tu _sentiras_ comme moi et les objections que tu peux avoir aujourd’hui te sembleront bien peu de chose. Je me rappellerai, je crois, toute ma vie, une visite que je fis, il y a bientôt dix ans, à Lyon ville des martyrs, à la crypte où sainte Blandine et saint Pothin expirèrent après d’horribles supplices pour l’amour de Jésus sous le règne du _doux_ philosophe Marc-Aurèle. Je reçus là une des plus vives impressions dont l’âme humaine soit capable. Je fondais de tendresse, je sanglotais de joie et cette impression a duré longtemps. J’eus alors une lumière de plus sur les saints, sur l’Amour du Dieu vivant résidant au milieu de ses morts bien-aimés et je sens bien que ni les séductions ni les tourments de ce monde ne pourront jamais affaiblir cette clarté des cieux. Chère Jeanne, mille fois aimée, aie confiance dans ton âme, dans la belle âme que Dieu t’a donnée, ne te défie pas de ton cœur. Il sera toujours plus grand, plus fort, plus généreux que ton esprit, lequel te perdrait infailliblement si tu avais le malheur de ne compter que sur lui.--Si tu savais comme je méprise le mien, comme je le bafoue et comme je le flagelle aussitôt qu’il entreprend de commander à mon cœur dont il ne doit être, _suivant la nature_, que le très humble et très obéissant domestique. Nous avons été formés à la ressemblance de Dieu, du Dieu qui est Trois en Un, le Père et le Fils dans l’unité de l’Amour. Ce qui correspond en nous au Père, c’est l’ensemble merveilleux de nos organes physiques et intellectuels; le Fils est représenté par la faculté de connaître, c’est à dire la Raison humaine; mais tout cela ne serait rien sans le don d’Amour qui surpasse tout, qui est plus grand que tout, qui fait en nous l’harmonie suprême. Ceux qui n’obéissent qu’aux deux premiers sont des brutes de chair et d’orgueil. Ceux qui suivent le Troisième resplendiront un jour comme des soleils,--fussent-ils des monstres de laideur, fussent-ils des idiots, fussent-ils chargés de tous les crimes et de toutes les ordures de l’humanité. Bien-aimée, j’écrirai un jour pour toi et pour d’autres ce que je pense de l’amour, car cette lettre trop courte et trop écrite à la hâte ne permet guère l’expression de pensées aussi sublimes. Demain, songes-y bien, c’est une des plus grandes fêtes de l’Amour. C’est la fête de tous ceux qui ont aimé Jésus-Christ, qui lui ont donné leur âme et leur sang par pur _Amour_, qui ont été sans orgueil, sans confiance en eux-mêmes et qui à cause de cela éclatent de la plus inimaginable splendeur. A demain donc, ma Jeanne chérie. Je t’adore et je supplie Notre Seigneur Jésus et sa Mère de te bénir et de ravir de joie ta chère âme. Je t’aime d’un amour si grand que je consentirais à n’avoir _jamais_ de bonheur si je pouvais, à ce prix, te faire entrer dans la lumière. Ton Léon Bloy. Dimanche 3 novembre 89. Que ta lettre est belle, ma Jeanne bien-aimée, qu’elle est touchante et que les opérations de Dieu sont admirables dans ta chère âme. Ah! tu m’as rendu heureux aujourd’hui, je t’assure, bien heureux et bien fier de toi, ma généreuse, ma parfaite amie. Il est enivrant pour moi d’avoir été l’occasion de la lumière qui t’arrive et d’avoir obtenu si tôt ce que j’osais à peine espérer. Bénis soient les Saints, bénis soient les Morts, bénie soit la Très pure Vierge Marie _dont je porte le nom_ et dont l’intercession toute-puissante a opéré ce prodige. Je le désirais tant, mon amour, et j’osais si peu t’en parler, par respect pour la liberté de ton âme et par crainte de t’épouvanter! Tu verras, mon doux ange de miséricorde et de lumière, comme nous allons être encore mieux unis maintenant qu’il ne pourra plus exister entre nous de capitale objection, comme nos entretiens déjà si doux, vont devenir suaves et ravissants! Et quand notre Père Jésus, plein de tendresse et de pardon, voudra nous donner enfin l’un à l’autre par le sacrement du mariage qu’il a institué, notre bonheur sera si grand et si pur qu’il semble que les habitants du paradis pourront l’envier. C’est toi-même, ma chère épouse bien-aimée, qui seras alors, qui es déjà mon paradis de délices et remarque bien, mon amour, que ce mot n’est pas une simple caresse de langage, une de ces tendres exagérations par lesquelles les cœurs épris essayent de mettre un peu d’infini dans leurs sentiments. Il est rare, tu le verras, que je parle, sans savoir profondément ce que je dis. Le deuxième chapitre de la Genèse où se trouve décrit le paradis terrestre est, à mes yeux, une figure symbolique de la _Femme_. C’est une des découvertes dont je suis le plus fier, car je t’assure que cette exégèse est d’une beauté incomparable. Ah! Seigneur Jésus! que nous serions heureux dans la solitude, occupés uniquement de nous aimer en Dieu et de travailler pour nos frères en étudiant sa sainte Parole! Quelquefois, quand je pense à cela, mon cœur oppressé de désir est agité de palpitations presque douloureuses et il me semble que je vais tomber en défaillance. Dieu t’aime beaucoup, mon élue, ma belle conquête, ma ravissante et ma délicieuse terre promise. Dieu te prouve sa tendresse d’une manière exceptionnelle. Quoique les conversions ne soient pas des événements très rares, la tienne, est, à coup sûr, d’une espèce extraordinaire. Vois combien les mouvements de la grâce ont été rapides en toi. Tu ne peux pas en juger aujourd’hui, mais plus tard tu verras clairement ce spectacle magnifique, tu connaîtras vraiment le don de Dieu et ta reconnaissance pour lui sera sans bornes. Quel bel avenir que le nôtre, ma chérie! Car je veux accepter et croire pleinement ce que tu me dis. Je veux être persuadé que tu as raison de m’annoncer la fin prochaine de mes souffrances et que Jésus en t’appelant à son service t’en a donné l’assurance. Évidemment il doit en être ainsi. Tout ce qui nous arrive est trop étonnant, trop surnaturel, trop marqué de la Main divine, pour qu’il nous soit possible de supposer que cette Main va nous abandonner à moitié chemin, c’est à dire, avant de nous avoir portés l’un et l’autre dans quelque séjour de lumière. Tu n’ignores pas, ma chère prédestinée, que tu es traitée avec une grande douceur, mais si tu savais les joies qui t’attendent! Si tu savais les délices du Saint Esprit qui vont descendre en toi aussitôt que tu auras connu les sacrements de la sainte Église infaillible! Ces joies sont telles, vois-tu, que le monde entier paraît un amas de boue, qu’on livrerait avec transport ses membres aux plus effroyables bourreaux. Je te le dis par expérience, il est impossible de comprendre ces choses ou de les imaginer, quand on ne les a pas éprouvées. Tu seras ivre de bonheur et pourtant très lucide, saturée de lumière. Ton cœur plein de Jésus, tu le trouveras pesant comme un monde et cependant, si doux, si délicieusement doux à porter que tu demanderas avidement d’autres fardeaux pour éprouver ta force. O ma belle, ma tendre amie, ma Jeanne adorée, que tu es digne d’envie et que je suis heureux d’avoir été choisi pour devenir le compagnon de ton pèlerinage merveilleux, ma petite femme de bonne volonté dont l’Amour de Dieu veut faire une de ses saintes. Les hommes qui ont prétendu être plus sages que leur Mère, il y a 300 ans et qui, en réalité, ont privé tant de peuples et tant de générations de ces pures délices, inconnues de l’orgueil protestant, ces prétendus réformateurs furent vraiment de bien cruels homicides et qui pourrait mesurer leur effrayante responsabilité? L’Angleterre, tu le sais, s’appelait autrefois, la _joyeuse Angleterre_ et depuis qu’elle a cessé d’obéir au prince des Apôtres pour s’aplatir devant l’infâme Tudor qui fut un monstre de luxure et de cruauté,--elle est devenue, la pauvre nation, semblable à un enfer de mélancolie. Il en est ainsi, plus ou moins, je le suppose, des autres nations détachées de la véritable Église. Il est possible que l’orgueil de la spéculation intellectuelle y ait gagné quelque chose, mais à quel prix, grand Dieu? Pour qui connaît l’Écriture et la Tradition et l’histoire humaine tout entière, la Joie est le signe le plus infaillible de la présence de Dieu et c’est pour cela que les gens du Nord quand ils sont rongés de tristesse, viennent visiter les pays latins qui, seuls, ont conservé quelque chose de l’admirable joie des premiers chrétiens qui mouraient d’amour encore plus que de la dent des lions ou de la griffe des persécuteurs. J’y pense, ma chérie. Apprendras-tu _tout de suite_ à ta mère ce changement? Peut-être ai-je tort, mais je crois que ce ne serait pas un acte prudent. Fais-y bien attention. Tu n’as pas le devoir de l’avertir à l’avance et cette démarche aurait pour effet probable des objections ou des reproches, enfin, toute une correspondance pénible dont ton âme aurait à souffrir et il est nécessaire que tu aies une grande sérénité. Je compte beaucoup sur ta sagesse, ma chère mignonne, et je compte encore plus sur Dieu qui t’inspirera. Voici deux ou trois heures que je t’écris, mon bon ange, car je suis très lent. Je vais donc m’arrêter. J’aurais voulu t’écrire une lettre sublime qui fût pour toi comme du feu et de la lumière, mais je me sens très bête aujourd’hui et je n’ai rien pu trouver, sinon que je t’aime de plus en plus et que je mourrai de chagrin si nous ne devons pas nous marier bientôt. Au revoir donc et à mercredi soir... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . J’aurai vu le père Sylvestre[1] mercredi. [1] Le même Père franciscain qui administrait Barbey d’Aurevilly environ six mois auparavant, fut choisi par Léon Bloy pour donner à sa fiancée le premier enseignement de la religion catholique. Je suis heureux aujourd’hui et plein d’espoir. Ton Marie-Léon Bloy. Mardi soir (le 5 novembre). Jeanne, ma femme bien-aimée, mon très doux ange, tes lettres me font mourir de bonheur et d’amour. J’ai passé deux jours cruels hier surtout, rassure-toi pourtant, je ne suis pas sans espérance. Mais je suis navré de n’avoir pu répondre aujourd’hui à ta seconde lettre bénie. Je veux t’écrire en hâte dans un café où j’attends par force un ami qui ne vient pas, hélas! Si je n’ai ni le temps ni la disposition d’esprit pour mettre en ordre mes pensées, je veux au moins te dire que je t’aime infiniment, que je suis fou de toi et que ma souffrance la plus cruelle est de ne pouvoir te faire partager ma vie, chère colombe du déluge de mes douleurs qui est venue m’apportant l’olivier divin de la réconciliation. Tu parles de ta conversion, mais, ma reine chérie, tu sauras plus tard quels changements admirables s’opèrent en moi depuis que je te connais. Enfin, nous nous verrons demain mercredi chez de bons et fidèles amis qui t’aiment déjà. Je tressaille d’allégresse en y pensant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ma bien-aimée, ne t’inquiète pas. Cette réponse de ton amie danoise n’est pas une surprise pour moi. J’avais le pressentiment que cela ne réussirait pas, surtout parce que tu lui avais parlé de moi,--ce qui l’inclinait à te juger et devait la mettre en défiance. Je suis affligé _pour toi_ que tu aies fait une démarche inutile, mais il est avantageux pour ton âme d’avoir fait une bonne expérience. Tu croyais cette personne ton amie et elle ne l’est pas. Il est utile de savoir ces choses, quand même on devrait en souffrir. Tu sais, mon cher amour, que j’ai des idées sur l’_argent_ qui m’a tant fait souffrir par son absence. Une de mes idées, c’est qu’il est--ce métal mystérieux--en vertu d’un décret divin, le _signe de l’amitié_. Je l’ai dit un jour à des imbéciles qui ont cru que j’exprimais une pensée basse et cynique, alors que je leur donnais un aperçu du symbolisme le plus transcendant: «Je reconnais un _ami_ à ce signe, qu’il me donne de l’argent.» Toi, ma chérie, mon beau grand front de lumière, tu comprendras, j’en suis sûr. J’ai des amis pauvres qui n’ont jamais pu m’aider de leur bourse, mais je _sais_ qu’ils en souffrent et pour moi, c’est absolument comme s’ils m’avaient donné des millions avec le sang de leurs veines. Tu verras plus tard, mon adorée, comme cette idée est grande et comme elle éclaire le monde si triste et si merveilleux, où Jésus, le Fils de Dieu, a pu être vendu et acheté pour de l’argent. Je trouve dans ta chère lettre un mot qui m’inquiète. Tu me dis que tu veux faire le sacrifice de ton temps pour prier. Je crains une illusion. Ce que Dieu demande à chacun de nous, c’est le sacrifice de notre _volonté_, rien de plus et cela comprend tout. Si les circonstances exigent que tu donnes pour un temps à des occupations inférieures le temps que tu pourrais donner à la prière, tu dois regarder cela comme un ordre de Dieu et croire que ce sacrifice lui est plus agréable que ta prière, qu’il est lui-même, une prière infiniment meilleure. Pour ce qui est de mes souffrances, ma Jeanne bien-aimée, accepte-les généreusement comme étant voulues par Dieu, et, je t’en prie, ne fais pas trop d’attention à mes plaintes. Si je dois être malheureux, très malheureux, longtemps encore--ce que je ne crois pas--tant mieux pour toi. C’est qu’il le faut pour payer ta dette. Quand nous recevons une grâce divine, nous devons être persuadés que quelqu’un l’a payée pour nous. Telle est la loi. Dieu est infiniment bon, mais il est en même temps infiniment juste et, comme tel, il se montre un créancier infiniment rigoureux.--Il y a environ quinze ans, alors que tu étais encore une fillette, j’ai passé des mois à demander à Dieu dans des prières qui ressemblaient à la tempête, qu’il me fît souffrir tout ce qu’un homme peut souffrir, pour que mes amis, mes frères et les âmes inconnues de moi qui vivaient dans les ténèbres fussent secourues et je t’assure, mon amour, que j’ai été exaucé d’une manière terrible.--Eh! bien, je suis à peu près persuadé que c’est ainsi que je t’ai conquise et que c’est par les douleurs infernales de quinze années que j’ai payé les joies prodigieuses qui vont t’arriver. Je te dis cela, ma chère femme adorée, parce que je veux tout te dire. Mais je pense aussi que je vais avoir tout payé bientôt et qui sait si ta conversion bienheureuse ne doit pas être le signal de ma délivrance. Je suis forcé de m’arrêter ici. A demain, mon cher amour. Ton Léon Bloy. Mercredi matin, 6 novembre 89. Ma bien-aimée, Je t’ai écrit hier soir une pauvre lettre que tu as dû recevoir ce matin, au moment même où je recevais la tienne qui m’a donné, comme toujours, beaucoup de joie et un peu de tristesse. Il est fort pénible d’avoir tant à craindre les yeux du monde. Je voudrais pouvoir t’écrire une longue et intéressante lettre puisque c’est à peu près la seule ressource qui nous reste. Mais l’horrible nécessité me force à sortir. Je continue à souffrir beaucoup, mon ange aimé, et ma principale consolation est de penser que mes souffrances, acceptées pour toi, te seront utiles. Que Dieu te bénisse entre toutes ses créatures et qu’il ait pitié de nous _bientôt_... Les démarches inutiles que tu as faites pour moi, ma très douce Jeanne, me sont une preuve de plus de ce que j’ai toujours observé depuis un grand nombre d’années. Jusqu’à l’heure inconnue de ma délivrance, _rien ne doit me réussir_, pas même ce qui réussit à tout le monde. Je ne peux pas périr. Je suis toujours soutenu d’une manière admirable, incompréhensible, mais tout juste assez pour que je ne périsse pas et pour que je subsiste dans une espérance invincible en souffrant sans cesse. C’est ce que je t’expliquais hier soir. Ce qui me fait penser néanmoins que j’arrive à la fin de cette période si longue, si douloureuse et que le moment approche où j’aurai payé tout ce que je _dois_ payer,--c’est que mes forces s’épuisent. Si cette vie durait longtemps encore, je mourrais et cela ne se peut pas, puisque j’ai _certainement_ une œuvre à accomplir. Je veux espérer, mon unique amour, que ta réputation n’aura pas à souffrir. Cependant, j’ai beaucoup d’ennemis et la malice des hommes est grande. Il est possible que jusqu’au jour tant désiré où je pourrai hautement t’appeler ma femme, il se produise des soupçons et de malveillantes paroles et je ne pourrai pas te défendre, ma pauvre enfant. Mais écoute, il faut bien se persuader que nous sommes comme les premiers chrétiens _livrés aux bêtes_. Il faut mépriser cela et tout endurer pour l’amour de Dieu. Tu appartiens au Seigneur des cieux et tu es mienne, pour la vie et pour l’éternité. Tu dois être très vaillante, très courageuse, sourde aux paroles injustes et aux paroles injurieuses. Pour moi, je considère le monde (pour lequel Jésus a dit qu’il ne priait pas) comme tellement vil que les outrages ne peuvent même plus m’offenser. Si je ne me trompe pas, si je suis réellement appelé à faire ce qui me fut dit autrefois, je dois m’attendre à toutes les malédictions, à toutes les calomnies, à des montagnes de boue sur ma tête et cela, je t’assure, ne me trouble pas. Je suis forcé de m’arrêter ici, ma bien-aimée, pour aller souffrir encore un jour. Dieu me traite avec une grande rigueur, que son saint Nom soit béni! Toi, mon adorée, quelles que soient les choses qu’on puisse te dire, un jour ou l’autre, ne doute jamais de moi ni de mon amour qui est assez grand pour tout accepter. Je suis fixé à toi d’une manière invincible et si, par un miracle de l’enfer--pardonne-moi cette absurde supposition--tu pouvais déchoir et te perdre toi-même, tu ne me perdrais pas encore. Je serais encore ton époux, ton plus tendre ami et ton compagnon dans la lumière du trône de Dieu où je te ramènerais doucement par la main. A ce soir, ma bien-aimée, je t’adore. Léon Bloy. Jeudi soir, 7 novembre 89. Ma Jeanne bien-aimée, ma plus chère amie, Je souffrais, hier soir, de ne pouvoir te parler et d’être forcé de me séparer de toi. Mais il le fallait. Mes amis L... sont très sûrs, très dévoués, très fidèles. Le mari est un compagnon de ma jeunesse longtemps éprouvé. Il est de ceux dont je t’ai parlé qui souffrent, en vérité, de me savoir malheureux et je ne pourrais pas l’aimer plus s’il était mon frère. Mais je crains que sa femme ne te plaise pas. C’est une créature très bonne et très simple, j’en ai la preuve. Seulement, c’est un esprit étroit, incapable, ma chérie, de nous comprendre. Avant ton arrivée, elle m’avait déjà fait souffrir et je commençais à regretter de t’avoir fait venir dans cette maison. Elle ne s’en doutait pas le moins du monde, je me hâte de le dire. C’est une âme fermée au surnaturel, à la grandeur, c’est à dire à tout ce qui fait ma pensée et ma vie. Tu me diras ton impression, puisque tu es restée, sans moi, auprès d’elle. Je crains que ses réflexions ne t’aient dégoûtée. Il faut bien comprendre ce que je t’écris, mon adorée. Cette femme est une bonne créature, une des meilleures que j’ai connues, _mais dans l’ordre inférieur_. Elle prétend avoir des idées exactes sur moi et me connaître parfaitement et l’homme réel que je suis, elle est infiniment éloignée d’en avoir conscience. Au fond à ses yeux, je suis malheureux par ma faute. Elle ne sort pas de là et me condamne, elle qui me _doit_ peut-être son bonheur, si la vérité était connue, car son mari est un de ceux pour qui j’ai le plus ardemment désiré de _payer_... Laissons cela, ma bien-aimée. Je t’écris difficilement, à force de volonté, étant fort accablé et triste à mourir. La journée a été affreuse. Il est vrai qu’aujourd’hui, je n’avais pas à courir. Demain, seulement, je recommencerai. Mais chez moi, une tristesse horrible m’a saisi, une angoisse de l’enfer. J’ai cru voir un avenir si sombre, un tel refus de la miséricorde sur moi qu’il m’a semblé que j’étais un agonisant. J’ai mangé un morceau de pain qui me restait, puis à force de lutter contre mes pensées, j’ai senti s’en aller mes forces et je me suis traîné jusqu’à mon lit où un mauvais sommeil de 3 ou 4 heures est venu me faire oublier ma souffrance. Je t’écris cela, ma pauvre Jeanne, quoique je sache très bien que tu en auras beaucoup de peine. Mais j’ai une idée fixe depuis longtemps. C’est que je serai secouru, délivré, quand tu appartiendras véritablement à Dieu dans son Église. Et cela presse d’une manière terrible, car mes forces je le sens, disparaissent. Aucun homme ne pourrait résister à ce que j’endure et j’ai le cœur si malade, en ce moment, si gonflé de chagrin que les larmes m’empêchent presque d’écrire. Accomplis donc ton sacrifice sans tarder, mon ange libérateur, ce sacrifice qui doit te remplir de joie et de lumière, Il me semble que Dieu qui exige tant d’une pauvre créature telle que moi aurait pitié de nous deux, si nous pouvions, un jour, recevoir son corps sacré au même autel. Je t’embrasse dans la douleur et dans l’espérance _quand même_. Ton Léon Bloy P. S.--Je suis un peu inquiet au sujet de cette enluminure que j’ai envoyée en Angleterre. C’est la propriété d’un homme qui fut mon grand ami et qui, je crois, ne veut plus l’être--je ne sais pourquoi. La perte de cet objet me serait très cruellement reprochée. Samedi, 9 novembre 89. Ma chère petite Jeanne bien-aimée, Me pardonneras-tu ma lettre d’hier soir qui a dû t’affliger? Il me semble que j’ai été très dur et très amer. Tu venais pourtant de me donner une grande preuve de ton admirable dévouement et ta lettre, en somme, m’apportait un peu d’espérance. Je suis frappé autant que tu peux l’être toi-même de la circonstance d’une proposition pouvant avoir des suites heureuses, le jour même où tu as fait prier l’Église pour ton père. Un tel événement doit être pour toi, en effet, une preuve saisissante des choses que je t’avais affirmées à l’occasion du jour des Morts. Je ne demande pas mieux que d’espérer, mon cher amour, puisque nos deux existences sont désormais liées de la manière la plus étroite et qu’en espérant pour moi, j’espère aussi pour toi-même. Je consens très volontiers à voir ce jeune homme puisque tu sens de l’estime pour lui. Mais, mon cher ange, il faut bien me comprendre. Cela ne pouvait se faire ainsi. D’abord comment et à quel titre aurais-je pu me présenter hier soir à cette table d’hôte, ne sachant même pas le _nom_ de celui que je devais voir et ne pouvant me recommander de toi, sans te compromettre d’une manière affreuse? Tu oublies que les mœurs françaises ne permettent pas cela. D’un autre côté, je ne pouvais absolument pas me produire de cette façon. Ici, je te prie, ma bien-aimée, d’être très attentive et très intelligente. J’ai 43 ans et j’ai produit des œuvres littéraires d’une importance considérable. Mes ennemis eux-mêmes reconnaissent que je suis un grand artiste. Puis, j’ai souffert beaucoup pour la vérité, alors que j’aurais pu, comme tant d’autres, prostituer ma plume et vivre dans l’abondance des biens de ce monde. Les occasions ne m’ont pas manqué, mais je n’ai pas voulu trahir la justice et j’ai préféré la misère, l’obscurité et les tourments indicibles. Il est certain que toutes ces choses doivent appeler sur moi le respect. Je veux croire que ce jeune homme est extrêmement sérieux, comme tu le dis et plein de cœur. Je veux croire aussi que son intervention ne sera pas vaine et qu’il est envoyé par Dieu. Mais il ne serait pas convenable que notre rencontre eût lieu de cette façon et la pensée seule m’en a révolté. Je ne dois pas être l’humble protégé de ce _jeune homme_ et me présenter à lui en solliciteur. S’il a pour moi de l’estime littéraire ou du respect, il doit s’estimer extrêmement flatté d’avoir une occasion de me rencontrer et de me rendre service, comme je le serais moi-même, en pareil cas, vis à vis d’un être supérieur. Il faut qu’il m’écrive pour me prier de lui accorder un rendez-vous et ce sera très bien ainsi. Mais, autrement, je ne veux pas le voir. J’ai payé assez cher le droit d’être traité avec déférence. Il faut que chaque chose et que chaque personne soit à sa place. Telle est la justice. Un jour, une femme hautaine qui supposait que je lui faisais la cour me demanda avec quelque mépris si j’avais, par hasard, la prétention qu’elle devînt ma maîtresse. Je lui répondis: «Madame, si j’avais une telle pensée, vous devriez en être infiniment touchée, car je vous ferais, en vérité, le plus grand honneur.» Mais cela n’est qu’une impertinence et une plaisanterie. J’ai fait appel tout à l’heure à ton intelligence, ma très douce amie. Il faut bien entendre que je ne veux plus et que je ne dois plus jouer le rôle d’un petit garçon. Ce n’est pas de l’orgueil bête, c’est de la raison simplement, c’est de la dignité vraie, très convenable et très nécessaire. Les hommes ne sont, aux yeux du monde, que ce qu’ils veulent paraître. Telle est la loi sociale. Loin d’apparaître comme un solliciteur lamentable, il importe à mes intérêts futurs que j’aie l’air d’être moi-même sollicité comme un homme utile qu’on veut acquérir pour l’honneur et pour le plus grand bien de l’entreprise qu’on a en vue. As-tu bien compris, mon cher amour? Je ne suis plus seul et je veux que ton _mari_ soit très respecté. Et maintenant, en supposant que je partisse pour l’Algérie, que deviendrais-tu ici ou comment pourrais-tu me suivre? Nous en causerons. Je tiens à Paris et je déteste le journalisme. Cependant je partirais et je deviendrais journaliste, si les conditions étaient visiblement avantageuses, car la nécessité me presse et je mourrais ici. Je penserais alors que j’accomplis la volonté de Dieu qui a peut-être décidé de finir bientôt mes souffrances, je veux l’espérer. Ce qui me fait le plus souffrir, ce qui trouble et aigrit le plus mon cœur, c’est d’être privé de te voir, mon amour. Tu m’es devenue nécessaire comme l’air et la lumière et je n’ai jamais si durement senti la solitude que depuis que tu as pris ma pauvre âme, chère adorée, ma ravissante colombe d’amour. Je suis rempli de joie et de consolation à la pensée de te voir demain. Si tu ne me trouvais pas quand tu viendras, sois sans crainte. Je ne tarderai guère à rentrer et nous passerons ensemble une soirée délicieuse. Tu me parles de certaines démarches que tu veux faire pour me procurer de l’argent. Au nom du ciel, je t’en supplie ne fais pas cela, ma bien-aimée. Ce serait la plus grande imprudence et la plus funeste, non seulement pour toi, mais _pour moi_. En Angleterre et en Danemark, c’était encore possible, mais à Paris, ce serait le comble de la folie et cela pourrait avoir les conséquences les plus désastreuses. J’ai résolu de faire une nouvelle démarche auprès des Chartreux qui m’ont aidé plusieurs fois et dont je suis, après tout, l’unique apologiste dans la société contemporaine. Il est probable que je réussirai de ce côté et cela sans aucun danger. A demain donc, ma Jeanne chérie. Je suis sûr que tu seras contente du Père Sylvestre (19, rue Oudinot). Tu peux lui parler de moi sans crainte. J’ai jugé nécessaire de lui dire que nous nous aimions et que j’avais résolu de t’épouser. Qui sait si ce bon religieux ne nous sera pas utile à tous les deux? Je te serre dans mes bras avec tendresse. Léon Bloy. Rue Blomet, 18 novembre 89. Que ta longue et magnifique lettre m’a été douce et bienfaisante, ma Jeanne chérie. Que tu es admirable pour moi et merveilleusement choisie par le Dieu des miséricordes pour me consoler. Tu prétends ne savoir t’exprimer en français. Mais, mon cher amour, cette lettre que je viens de lire trois fois de suite avec une grande émotion est très belle. Les quelques incorrections qu’on y rencontre ne prouvent rien. Cette lettre est vraiment très belle,--je te le dis, non pas en amant, mais en critique littéraire et je suis très fier d’avoir une si grande place dans un si charmant esprit. Il faut me croire et ne plus te plaindre, car tu calomnierais la bonté du Père des lumières qui t’a douée avec tant de prédilection. Ce que j’exprimerais difficilement, c’est mon admiration pour la Providence qui nous a si bien formés l’un pour l’autre, car il n’est pas possible d’imaginer deux êtres mieux faits que nous pour se compléter. Les dons de Dieu sont sublimes et tous mes rêves sont dépassés. Je t’avais écrit un jour pour te mettre en garde contre l’orgueil intellectuel. Je t’avais écrit fortement parce que je craignais que tu ne fusses tentée de donner trop à l’intelligence au préjudice de l’Amour qui est son aîné et son maître. C’est ainsi qu’il faut me comprendre. Mais, mon adorée, ma crainte était vaine, je le vois bien aujourd’hui. Tu es un beau livre que je lis sans cesse et que j’apprends un peu mieux chaque jour. Je ne crains plus rien, sois tranquille et je ne vois rien qui me déplaise en toi. Au contraire, tu me ravis, tu me combles de joie, tu m’enivres de délices... Nous vivrons ensemble comme des élus, d’amour et d’intelligence... Notre vie sera un poème de pensées sublimes... Nous sommes _divins_, en effet, par notre origine, par les grâces extraordinaires que nous avons reçues et nous vivrons comme des êtres divins, sans oublier un seul instant les chers absents, les chers morts et tous ceux qui souffrent. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . A demain et à Dieu, Ton Léon Bloy. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Demain soir, mardi, lorsque tu viendras toute glacée, mon pauvre amour, tu trouveras chez moi une figure du Saint Esprit, c’est à dire, un très bon feu. Puis je te ferai deux _petits_ cadeaux pour l’anniversaire du jour bienheureux où Notre Seigneur a fait naître en Danemark ma consolation. Paris, 21 novembre 89. Ma Jeanne bien-aimée, Chère âme bénie, amie de mon âme, je t’aime chaque jour de plus en plus et je ne sais comment exprimer ma tendresse. Tu es réellement devenue tout pour moi, tu es le but de ma vie, l’objet de toutes mes pensées. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ne sois pas inquiète, mon doux ange, ton ami ne souffre pas trop aujourd’hui. Par la charité des bons Chartreux, Dieu m’accorde quelques jours de grâce et j’en profite pour donner un peu de repos à mon cœur blessé, pour travailler, pour penser. Malheureuse fille, tu épouseras un homme bien triste. Pense à toutes les peines de ma vie, à tous les souvenirs affreux que tu seras forcée d’adoucir par ton amour. As-tu bien songé à la tâche difficile que tu as acceptée? Quelquefois, je me reproche de n’avoir pas pris la fuite dès le premier jour, d’avoir laissé croître un sentiment qui te rendra peut-être malheureuse. Tu es tellement innocente, tellement candide, mon enfant adorée, que tu n’as pas même le moindre soupçon des réalités redoutables qui peuvent être la suite de cet amour extraordinaire. Et comment pourrais-je t’en instruire à l’avance. J’ai dit parfois des choses que je me reprochais aussitôt comme des profanations, parce qu’il y a tout un monde inconnu que tu ne peux deviner ni comprendre. Tu es une fille du Nord, pure comme la neige des monts, élevée dans les principes les plus rigides. Et moi, je suis un fils du brûlant Midi, saturé de vie sensuelle, avide de joies extérieures, plein de rêves d’or, à moitié fou, dit-on--et par surcroît gâté, piétiné, ravagé par une vie effroyable à laquelle se sont mêlées des passions d’enfer. Je t’ai dit l’autre jour un de mes secrets les plus douloureux. Tu l’as accepté généreusement. Mais j’ai peur que cette générosité ne soit l’effet d’une excessive innocence. Je suis triste _naturellement_, comme on est petit ou comme on est blond. Je suis né triste, profondément, horriblement triste et si je suis possédé du désir le plus violent de la joie, c’est en vertu de la loi mystérieuse qui attire les contraires. Si tu deviens ma femme, c’est un malade qu’il te faudra soigner. Tu me verras, quelquefois, passer soudainement sans cause connue ni transition appréciable, de l’allégresse la plus vive à la mélancolie la plus sombre. Mais voici une chose bien étrange et que je ne prétends pas expliquer. Malgré l’attraction puissante exercée sur moi par l’idée vague du bonheur, ma nature plus puissante encore m’incline vers la douleur, vers la tristesse, peut-être vers le désespoir. Je me rappelle qu’étant un enfant, un tout petit garçon, j’ai souvent refusé avec _indignation_, avec révolte, de prendre part à des jeux, à des plaisirs dont l’idée seule m’enivrait de joie, parce que je trouvais plus _noble_ de souffrir, et de me faire souffrir moi-même en y renonçant. Remarque bien, mon amie, que cela se passait en dehors de tout calcul, de tout concept religieux. Ma nature seule agissait obscurément. J’aimais instinctivement le malheur, je voulais être malheureux. Ce seul mot de _malheur_ me transportait d’enthousiasme. Je pense que je tenais cela de ma mère dont l’âme espagnole était à la fois si ardente et si sombre, et le principal attrait du christianisme a été pour moi l’immensité des douleurs du Christ, la grandiose, la transcendante horreur de sa Passion. Le rêve inouï de cette amoureuse de Dieu qui demandait un _paradis de tortures_, qui voulait souffrir éternellement pour Jésus-Christ et qui concevait ainsi la béatitude me paraissait alors et me paraît encore aujourd’hui la plus sublime de toutes les idées humaines. J’ai écrit tout cela dans le _Désespéré_, aux chapitres X, XII et XIII. Il est évident qu’un pauvre être humain fabriqué de cette manière devait être à lui-même son plus grand ennemi, son propre bourreau. Quand je fus un homme, je tins cruellement les promesses de ma lamentable enfance et la plupart des douleurs vraiment horribles que j’ai endurées ont été certainement mon œuvre, ont été décrétées par moi-même contre moi-même avec une férocité sauvage. Ce que je vais ajouter est presque incompréhensible, mais ma conscience me pousse à te le déclarer, parce que ton innocence me gêne, me trouble et qu’il est nécessaire que tu connaisses très bien l’homme que tu as le malheur d’aimer. Il m’est arrivé alors que je me sentais rempli de d’amour de Dieu, que «mon cœur brûlait dans ma poitrine», comme saint Luc le raconte des disciples d’Emmaüs, il m’est arrivé de m’indigner de cette joie, de lui déclarer la guerre, ainsi qu’un démon, et d’offenser Dieu, à l’instant même, de quelque manière atroce, _parce que_ je savais qu’aussitôt après, je souffrirais inexprimablement et que j’avais soif de souffrir, _à quelque prix que ce fût_. Tu vois, ma pauvre Jeanne, que je suis un étrange malade. Je suis sûr de t’aimer beaucoup, mais je ne suis pas sûr de ne pas te désoler, de ne pas te crever le cœur un jour, et cette crainte me remplit d’angoisse. J’avais commencé cette lettre hier, puis je l’ai abandonnée à l’endroit où l’écriture change de couleur. J’avais peur de mes pensées. Ce matin, j’ai compris qu’il fallait l’achever. Pardonne-moi si je te fais de la peine. Mais il me semble que cela était nécessaire. Je viens de recevoir tes quatre pages saturées d’amour et de confiance en Dieu et en moi. Pauvre ange bien-aimé, pardonne-moi, pardonne-moi toujours et demain matin, demande à Notre Sauveur qu’il ait pitié de moi, et qu’il triomphe de mon grand ennemi qui n’est rien moins que ton douloureux Léon Bloy. 27 novembre 1889, 4 heures du matin. Croirais-tu, ma Jeanne bien aimée, que je suis ordinairement embarrassé pour t’écrire? Mon cœur est plein de toi, cependant, et mon esprit s’exalte sans cesse. Il me suffit d’évoquer ta chère image pour qu’aussitôt je sois rempli de pensées et de sentiments divins. Mais, en même temps, je me vois si parfaitement incapable d’exprimer tout cela. Ce matin, je me suis levé pour toi, avec l’intention de te faire une grande lettre, une lettre magnifique, un chef-d’œuvre qui fût pour toi comme de la lumière et comme du feu, et dont je fusse consolé moi-même. En m’y préparant, je me croyais plein d’idées sublimes et maintenant que je tiens la plume, je découvre mon impuissance absolue, ma prodigieuse imbécillité. Il me semble que je n’ai rien à dire et presque toujours il en est ainsi. Mes sentiments pour toi sont tels, mon adorée, que je voudrais avoir le plus grand génie du monde et l’intelligence même des séraphins chaque fois que je parle ou que j’écris à mon cher amour. Quelle émotion charmante tu m’as donnée avant hier soir, quand je t’ai rencontrée! Que tu étais belle, ma chérie! que tu étais distinguée par ta démarche et par ton grand air de lady, et combien je me sentais fier d’être aimé de toi! Cette pensée ravissante que tu m’aimes est pour moi comme la sensation d’une pointe de flammes qui s’enfoncerait dans mon cœur... J’ai eu un instant de joie d’autant plus extrême que je n’avais pu l’espérer et tu as dû voir que je ne savais quelle chose te dire, étant comme suffoqué de ma surprise et de mon bonheur. Il est vrai qu’il a fallu presque aussitôt nous séparer et j’ai senti bien durement alors la profonde misère de notre situation. Chacun de ces deux êtres faits l’un pour l’autre et si nécessaires l’un à l’autre s’en est allé de son côté, dans les ténèbres, dans la pluie, dans le froid, dans la solitude. En vérité, j’ai grand besoin que Dieu m’envoie sa sainte patience, car je porte de bien lourdes peines! Pauvre amour! les paroles que tu m’as répétées de Mlle X... sont pour toi un avant-goût des niaiseries et des sottises qui t’attendent aussitôt que seront connus ton amour pour moi et les conséquences nécessaires de cet amour. Les X..., dont l’affection est certaine et dont l’intelligence n’est pas méprisable, sont probablement ce que tu trouveras de meilleur. Juge par là des autres. Comment ce monde pourrait-il s’accommoder à nos pensées? Malheureuse enfant! tu as rencontré un lion qui t’a emportée dans sa tanière. Qui donc aurait le courage de te suivre? Désormais, ta vie sera pleine de surprises, je te mènerai où tu n’aurais jamais cru pouvoir aller, je te donnerai des pensées que tu aurais autrefois regardées comme des aberrations de folie et je ferai naître en toi des sentiments qui te plongeront dans d’inconnus ravissements que tu n’aurais jamais cru possibles à la nature. Je me trompe, c’est Dieu qui fera tout cela. Moi, je n’aurai que la peine de me laisser aimer. Toutes ces choses s’accompliront sans préméditation de ma part, sans aucun dessein tracé d’avance, tout simplement parce que tu m’aimes et que tu partageras mon destin. Or, c’est un destin extraordinaire, je t’assure et tu ne manqueras pas de personnes prudentes et avisées pour te conseiller d’être plus sage. S’il n’était pas absurde de raisonner dans l’hypothèse d’événements qui ne sont pas arrivés et qui, par conséquent, _ne pouvaient pas_ arriver, on pourrait te supposer, rencontrant au lieu de moi un homme quelconque, à peu près intelligent, à peu près bon, à peu près riche, à peu près amoureux de toi, qui t’aurait recherchée honnêtement et que tu aurais fini par épouser de guerre lasse, pour avoir une situation honorable et dans l’espérance de la paix. Mariée sans enthousiasme, uniquement pour faire ce que tu aurais cru la volonté de Dieu, tu aurais accompli tes nouveaux devoirs le mieux possible, avec un zèle glacé,--comme cent mille autres. Et quels devoirs, Jeanne! Le don de soi, sans amour, n’est-ce pas un désordre effroyable? Ah, sur ce sujet-là, par exemple, je suis plein d’idées. Et j’en ai de terribles que personne, je le crois, ne peut avoir eues avant moi. Il semble que les lois sociales fondées sur le christianisme devraient agir victorieusement sur ma pensée, n’est-ce pas? Le mariage, vaille que vaille, tel qu’il se pratique depuis des siècles dans l’univers, pour le refrènement des débauches et la multiplication de notre espèce douloureuse, l’union sanctionnée par Dieu de deux êtres que je suppose même de bonne volonté, l’un apportant la droiture la plus généreuse et l’autre la résignation la plus héroïque, en vue d’accomplir une loi d’ordre divin,--encore une fois, tout cela devrait m’apparaître comme une réalité des plus respectables et des plus saintes. Eh! bien, non, mille fois non, je suis ainsi formé que cette chose me paraît intolérable et monstrueuse, _du côté de la femme_, sans l’intervention de l’amour. Du côté de l’homme, c’est infiniment différent et tu le comprendras à la fin, parce qu’il faut que tu épouses ma pensée en même temps que tu épouseras ma personne. Or, ce que je te dis ici d’une manière très rapide et très imparfaite est d’une importance extrême et touche à tout ce qu’il y a de plus divin, de plus éternel. Considère seulement--ceci n’est qu’un exemple--que si aucune femme n’avait jamais _donné au Seigneur sa virginité_, le Rédempteur du genre humain n’aurait pas pu naître. Tout ce qui intéresse la terre porte expressément sur la Femme. Une pauvre créature qui tombe dans le gouffre des prostitutions par l’effet du désespoir mérite, certes, une pitié sans bornes, mais une vierge qui se marie _par raison_ commet un acte effrayant qui la place au dessous des prostituées,--prodigieusement au dessous des plus viles prostituées et qui fait peur aux mauvais archanges. Cette jeune fille d’esprit léger et de cœur frivole qui, pour échapper à sa famille, pour être appelée Madame, pour avoir des toilettes et des parures, ou pour d’autres raisons plus méprisables encore, livre au premier drôle venu qui s’appellera son mari le tabernacle _possible_ d’un Dieu,--cette jeune fille fait sangloter la Troisième Personne divine, elle fixe, pour mille ans peut-être, sur sa Croix de feu, Notre patient Seigneur Jésus qui allait en descendre, elle décourage les esprits d’en haut, et fait gronder effroyablement les esprits d’en bas, elle pousse le verrou sur tous les captifs, aggrave la désolation des créatures et désespère les agonisants. Ah! c’est heureux vraiment que le Seigneur mourant ait demandé grâce pour ceux qui «ne savent ce qu’ils font» car certaines pensées sont si décevantes qu’il n’y aurait pas moyen d’en supporter l’amertume. Les femmes n’ont qu’un signe, mais un signe bien certain pour connaître leur vocation. C’est l’amour tel que tu le sens pour moi, ma bien-aimée. Alors tout est dit et la volonté de Dieu n’est pas douteuse. Elles sont faites visiblement pour le mariage, quand même, étant désignées pour souffrir, elles ne pourraient jamais épouser l’élu de leur cœur. Toutes les femmes que j’ai pu connaître dans mon pays, toutes, sans exception, ont une idée qui doit être universelle, car la nature humaine est identique partout. Elle a partout le même fond de pressentiment et le même capital de sottises. C’est idée, c’est qu’elles ont un _secret_ que nul homme n’est capable de pénétrer.--«Monsieur, vous ne pourrez jamais connaître une femme, il y a en elle quelque chose qui vous échappera toujours.» J’ai entendu cela mille fois et celles qui le disaient étaient souvent, je t’assure, d’une bêtise inexprimable. Pauvres créatures qui seraient, à coup sûr, bien embarrassées de s’expliquer à elles-mêmes leur fameux secret, à moins qu’elles n’eussent dans la pensée des turpitudes ou des niaiseries, comme il est probable. Cela est bien ridicule et cependant elles ont raison, sans le savoir. Mais si quelqu’un tentait de leur dévoiler ce secret ignoré d’elles-mêmes, et qui appartient à Dieu, elles n’y comprendraient absolument rien et traiteraient de fou le révélateur. Bossuet, qui eut la gloire d’être un esprit absolu, disait que toute erreur est une vérité corrompue. Ce qui revient à dire qu’aucune opinion collective, quelque révoltante ou sotte qu’elle puisse paraître, n’est entièrement méprisable. Au commencement de ce siècle, un Français, qui portait un très grand nom, et qui se prétendait issu de Charlemagne, le duc de Saint-Simon, s’avisa de fonder une secte, une _religion_ qui séduisit des esprits distingués et qui eut pour adeptes un assez grand nombre d’hommes devenus célèbres. Je ne voudrais pas t’entretenir cinq minutes de cette invention d’orgueil qui finit par aboutir à d’inexprimables ignominies. Mais il y avait une chose étonnante. C’était le culte de la Femme inconnue, qui devait sauver le monde et que chacun devait chercher avec le plus grand soin par toute la terre. Quel singulier témoignage! Elle est attendue, en effet, depuis les siècles, avec d’immenses soupirs, par ceux mêmes qui croient attendre, qui croient chercher autre chose. Cette Désirée des nations est invoquée sous tous les noms symboliques des concupiscences mystérieuses qui agitent la vieille âme humaine. Au fond et dans la réalité, c’est toujours Elle que notre ignorance appelle. Les richesses, la Joie, la Gloire, la Puissance, la Vertu et même le Vice, tout ce qui peut être convoité par le Genre humain exprime symboliquement cette unique soif des créatures condamnées à l’enfantement et à la douleur. Ce n’est pas l’homme seul qui est tombé dans l’Éden. La création tout entière, dont il était l’unique support, est tombée avec lui. C’est pourquoi tout ce qui subsiste a besoin d’être sauvé et appelle en son langage le Libérateur. Te rappelles-tu le psaume 148e et surtout le sublime cantique des trois enfants dans la fournaise au livre de Daniel, où toutes les créatures, vivantes ou inanimées, sont invitées à bénir le Seigneur? Dans la merveilleuse légende de saint Colomban, l’apôtre de la verte Irlande, il est raconté que cet adolescent extraordinaire entendait de loin, à travers les mugissements de l’Atlantique, les _cris_ des petits enfants au sein de leurs mères qui l’appelaient en Hibernie. Cette histoire me fait pleurer d’admiration. Avec quelle force pourrait-on appliquer cela à l’Esprit Saint, au Paraclet, à l’Être inimaginable que tout désire et convoite en gémissant, parce qu’il doit tout réparer, tout sauver, tout éclairer, tout glorifier, tout accomplir! Combien j’aime ces pensées! Je t’ai parlé d’un livre sur la Femme que je veux écrire, quand Dieu voudra m’en donner le moyen. Je crois que ce serait une œuvre importante et je suis profondément affligé de mon impuissance actuelle. Comme il faut que tu sois au courant de mes pensées, je ne résiste pas au désir de te donner un aperçu de cette œuvre qui n’existe encore malheureusement que dans mon cerveau. Ce sera une œuvre d’une audace extrême et il me serait impossible de te l’expliquer si tu étais une prude ou une intelligence médiocre. Mais je compte sur la hauteur de ton esprit et la simplicité de ton âme. Nous touchons à une époque du monde où il faut que tout soit dit. Voici: Une jeune fille issue de la bourgeoisie ouvrière et douée, par transmission, d’une âme supérieure à son milieu, haïe, par conséquent, ou méprisée de ses proches, persécutée par son abominable mère qui voudrait la vendre, finit par tomber d’elle-même dans l’infortune banale d’un premier amant qui l’abandonne. Alors s’ouvre pour elle le triple gouffre de la prostitution, du suicide ou d’un retour pur et simple à la vie médiocre, avec l’aggravation d’un idéal irréparablement saccagé. Ces trois solutions détestées l’épouvantent et elle en cherche éperdument une quatrième qui sera, à la fin, la prostitution encore, parce que tel est l’inévitable destin de la femme désespérée, quand la Providence n’accomplit pour elle aucun miracle. Cette absurde odyssée sera l’occasion de traverser d’étranges milieux et de basses tragédies plus étranges encore... Le central concept de ce livre est le sexe physiologique de la femme autour duquel s’enroule ou se débobine implacablement sa psychologie tout entière. Pour parler net, la femme dépend de son sexe, comme l’homme dépend de son cerveau. L’idée n’est pas neuve, mais il est possible de la renouveler et d’en donner même une impression terrifiante en la poussant jusqu’à ses plus extrêmes conséquences, et c’est ce que je me propose avec l’espoir de rencontrer la vérité absolue. Par exemple, le culte, le vrai culte _latrique_ de la femme, quelque vertueuse qu’on la suppose, pour le signe extérieur de son sexe qu’elle estime inconsciemment à l’égal du Paradis; qu’on l’imagine, ce culte, en conflit immédiat avec l’absolue nécessité de la prostitution vénale, qu’on pousse jusqu’au bout cette idée, cette conception du _sacrilège_ et le plus fier homme tremblera devant le monstre que son esprit aura évoqué. Mon héroïne n’aura ni beauté supérieure, ni dons singuliers. Elle ne possédera qu’un noble cœur triste assez touchant, mais elle le portera à la manière des femmes, c’est à dire au plus profond de son sexe, puisqu’il faut les éventrer, ces êtres bizarres, pour leur donner la maternité qui est la véritable explosion de leur personnalité affective... Elle sera donc forcée de revenir à son premier carrefour après de lamentables explorations. Cette fois, c’est bien la prostitution qu’il lui faut choisir, mais encore avec l’arrière espérance qu’au tournant de quelque ordure, elle dénichera le merle blanc d’un amour parfait. Le prodige, c’est qu’elle le trouve, en effet, juste à temps pour désespérer, avant de mourir, un brave homme qui arrive trop tard, comme tous les braves gens de ce dérisoire globe où personne ne se présente jamais assez tôt pour sauver personne. Après le _Désespéré_, la _Prostituée_. J’aurai ainsi donné à ma manière d’artiste et d’après ma vision d’exégète, les deux faces cruellement symboliques de la vérité du drame divin. Ai-je dit toute ma pensée? J’ose à peine aller plus loin. Le fond de mon livre, le voici: Il n’y a pour la femme--créature temporairement, _provisoirement_ inférieure, que deux manières d’être: la maternité la plus auguste ou le titre et la qualité d’un instrument de plaisir, l’amour pur ou l’amour impur. En d’autres termes, la Sainteté ou la Prostitution; Marie-Magdeleine avant ou Marie-Magdeleine après. Entre les deux, il n’y a que l’_Honnête femme_, c’est à dire la femelle du _Bourgeois_, du réprouvé absolu que nul holocauste ne peut racheter. Une sainte peut tomber dans la boue et une prostituée monter dans la lumière, mais l’affreuse pécore sans entrailles et sans cerveau qu’on appelle une honnête femme et qui refusa naguère l’hospitalité de Bethléem à l’Enfant Dieu, est dans une impuissance éternelle de s’évader de son néant par la chute ou par l’ascension. Mais toutes ont un point commun, c’est la préconception assurée de leur dignité de dispensatrices de la Joie. _Causa nostrae laetitiae! Janua cœli!_ (Cause de notre joie! Porte du ciel! Litanies de Marie.) Dieu seul peut savoir de quelle façon ces formes sacrées s’amalgament à la méditation des plus pures et ce que leur mystérieuse physiologie leur suggère. Pour moi qui ne crois qu’aux idées absolues, je passerai par dessus toutes les psychologies connues et j’irai droit à cette monstrueuse affirmation par laquelle je crois possible de tout expliquer. Toute femme, _qu’elle le sache ou qu’elle l’ignore_, est persuadée que son sexe est le Paradis. _Plantaverat autem Dominus Deus Paradisum voluptatis a principio_, etc. (Genèse, II, 8). Par conséquent, nulle prière, nulle pénitence, nul martyre n’ont une suffisante efficacité d’impétration pour obtenir cet inestimable joyau que le poids en diamants des nébuleuses ne pourrait payer. Qu’on juge de ce qu’elle donne quand elle se donne et qu’on mesure son sacrilège quand elle se vend. Assurément cela est d’un ridicule prodigieux. Mais voici ma conclusion fort inattendue. La femme A RAISON de croire tout cela et de le prétendre ridiculement. Elle a infiniment raison, puisque cette partie de son corps a été le tabernacle du Dieu vivant et que nul ne peut assigner des bornes à la _solidarité_ de ce confondant mystère. En voilà assez, n’est-ce pas? Je crains d’être ennuyeux et fort peu clair. J’aurais besoin des développements du livre et des péripéties du drame pour préciser ces évolutions psychologiques telles que je les conçois. Cependant, Jeanne, ai-je réussi à te faire entrevoir la magnificence d’un tel sujet dont les difficultés prodigieuses m’accablent d’avance, mais dont la seule pensée me transporte? Je brûle de dire enfin un peu de vérité profonde au milieu de tant de mensonges littéraires et de dramatiques rengaines. Et tu le sais, la Vérité est un des noms de la Miséricorde. Je veux que cette œuvre transsude la Miséricorde, qu’elle la pleure, qu’elle la pleuve, et que celles qu’on regarde comme le fumier du monde soient littéralement submergées de cette effusion. _De stercore erigens pauperem_, dit le psalmiste, 112, 7, ce qui veut dire que le Seigneur élève le Pauvre du milieu de l’ordure et le _pauvre_, dans l’Écriture, signifie toujours Dieu lui-même. As-tu compris, chère amie, que je veux montrer, pour l’étonnement des âmes médiocres, la miraculeuse connexité qui existe entre le Saint Esprit et la plus lamentable, la plus méprisée, la plus souillée des créatures humaines, la Prostituée. Tu dois, ma bonne et douce Jeanne, être étonnée de la date qui est au commencement de cette longue lettre. C’est bien simple. J’ai dû laisser la plume à la deuxième page pour aller rejoindre un ami qui m’attendait. Puis je n’ai pas su ressaisir ma pensée. Il a fallu m’y reprendre à trois fois... Voilà la semaine qui finit et ma vie dure va recommencer. Hier soir, j’ai vu L... et j’ai dû lui faire de la peine, car j’étais bien triste. Je veux espérer avec toi que cette première commande est un bon signe. Mais, ma pauvre chérie, j’attends mieux du Seigneur. J’ai mon œuvre à faire et, pour cela, il me faut du loisir en même temps qu’un peu de bonheur, c’est à dire toi, ma chère compagne. Je te l’ai déjà dit, je n’attends et n’espère rien moins qu’un miracle. Il faut que j’aille chez l’éditeur dont tu m’as donné le nom pour lui parler de ce travail, car je ne comprends pas très bien ce qu’on me demande. Ce qui est assez curieux c’est que le même jour et à peu près à la même heure où je commençais de t’écrire sur la _femme_, tu m’écrivais toi-même sur le même sujet. C’est une remarquable sympathie de nos deux esprits. Tes pensées sont justes. Tu as raison de chercher des analogies entre la femme et le Saint Esprit. C’est précisément ce que je fais moi-même, et ce qui précède prouve que je n’aurai jamais peur de te voir aller trop loin dans ce sens. La plus saisissante figure du Saint Esprit, c’est la Vierge Marie, mais c’est une figure rayonnante, une figure de gloire et il y en a d’horriblement sombres. Mais prends garde, il ne faut pas nommer le Saint Esprit, _la femme_, parce qu’il n’est pas la femme, il est le Saint Esprit, c’est à dire l’accomplissement de la femme en une manière que nous ne pouvons même pas conjecturer. Un jour, peut-être, il nous sera donné de voir plus clair. En attendant, je suis averti intérieurement que cette manière _absolue_ de désigner la Troisième Personne divine par sa figure, ne peut convenir et le sentiment irraisonné qui me fait écrire en cet instant ne doit pas me tromper. Quand te reverrai-je, ma bien-aimée, ma très douce consolatrice, mon seul trésor? Je n’ose pas trop te presser, car je vais bientôt, dès demain, retomber dans le dénuement et je ne sais de quelle façon je pourrais te recevoir. Cependant j’ai tant besoin de toi, mon bon ange. Je te serre dans mes bras. Léon Bloy. 2 décembre 89. Ma très chère et très douce Jeanne, Tu dois venir ce soir, Dieu soit béni, car je souffrais beaucoup de ne pas te voir. La journée d’hier avait été bien triste et bien dure. Cependant je veux t’écrire ce matin pour mettre mes pensées en ordre avant ton arrivée. Il ne doit y avoir entre nous aucun point obscur, aucune difficulté qui nous sépare et j’espère me faire mieux comprendre en écrivant qu’en parlant. Je ne me rappelle pas très bien ma lettre, dont certains passages ont pu être écrits trop rapidement ou trop sommairement. Il m’arrive quelquefois, quand je suis rempli d’une idée, de la projeter hors de moi et de la dérouler avec plus de véhémence que de didactique, en d’autres termes, d’écrire pour moi-même encore plus que pour les autres, sans m’apercevoir que certains points qui me sont très clairs auraient besoin d’être élucidés. Il faut nécessairement que j’aie eu ce genre de distraction en t’écrivant puisque tu as cru comprendre une chose qui est infiniment éloignée de mon esprit. Rassure-toi, ma bien-aimée, je vais tâcher de m’expliquer et de te faire voir que _mon idéal est le tien_ absolument. J’ai dit, en effet, que du côté de l’homme, c’était _très différent_, je m’en souviens. Je l’ai dit et je le répète sans crainte. Mais, ma chérie, il y a une confusion qui tient sans doute à la trop grande hâte de ma pensée. Je n’ai pas voulu dire qu’un homme ne commet pas un acte hideux et monstrueux en se mariant sans amour. Je pense, au contraire, qu’il est difficile d’imaginer une chose plus déshonorante et plus vile. Je n’avais pas précisément en vue le mariage qui est un sacrement sublime dont la signification profonde est un des mystères de la Sainte Trinité et dont on ne peut se jouer sans un sacrilège épouvantable. La confusion fâcheuse qui t’a fait croire de ma part à une autre théorie, vient assurément de ce que je n’osais pas, avec une fille aussi pure que toi, aller jusqu’au bout de ma pensée... Le sentiment _tout féminin_ qu’on appelle la pudeur a été donné à la femme spécialement, de même que la liberté a été donnée à l’homme spécialement. La pudeur est, dans la femme, comme le retentissement de la liberté de l’homme, le retentissement à travers son sexe--non seulement pour qu’elle puisse se défendre contre les entreprises de cette liberté et garder ainsi son choix, mais encore et surtout pour que l’homme, instinctivement, soit forcé de respecter en elle l’Esprit Saint dont elle est la parfaite image. Je voudrais être clair et cela est fort difficile. Voici, par exemple, de quelle manière je conçois en cet instant le grand drame de la chute. Le serpent, figure sombre de l’Esprit Saint, trompe la femme qui en est la figure radieuse. La femme accepte et mange la mort. Jusque-là, le genre humain n’est pas tombé, puisque si la femme a changé sa merveilleuse innocence contre la pudeur qui n’en est que le reflet lamentable, l’homme, figure éclatante de la seconde Personne divine, n’a pas encore altéré cette même innocence en faisant usage de sa liberté. Telle est la situation inouïe, presque inconcevable. Je demande toute ton attention. L’homme et la femme sont en présence, en conflit, et seuls, car le serpent est passé dans la femme, s’est amalgamé en elle, l’ombre et la lumière se sont fondues l’une dans l’autre pour toute la durée des siècles. L’homme et la femme, c’est à dire _Jésus_ et _l’Esprit Saint_ sont l’un devant l’autre, sous la main terrible et adorable du Père. La femme, figure de l’Esprit Saint, représente tout ce qui est tombé, tout ce qui tombera. L’homme, figure de Jésus, représente le salut universel par l’acceptation, l’assomption libre de toutes les chutes, de tout le mal possible et, par le miracle d’une tendresse infinie, il consent à perdre la lumière de son innocence pour partager le fruit de la mort en vue de triompher un jour de la mort elle-même, quand la douleur aura prodigieusement agrandi sa liberté. Alors, tous deux s’aperçoivent qu’ils sont _nus_, parce que la Rédemption--déjà commencée--devant un jour s’accomplir sur un arbre dont celui de l’Éden n’était que la préfiguration, il faudrait, ce jour-là, que la victime, que l’holocauste universel de la Liberté et de la Pudeur fût contemplé tout nu sur la Croix adorable de l’universelle expiation. Il y aurait cinquante autres choses à dire, si je ne mourais pas de froid. N’importe! L’Amour, dans un mouvement ineffable et incompréhensible, tombe sur la terre, le Verbe, dont il est inséparable, tombe après lui et le Père les relève l’un par l’autre, successivement, l’homme devant d’abord donner sa liberté d’une façon terrible pour sauver la femme et la femme devant ensuite livrer sa pudeur d’une façon plus terrible encore pour délivrer son époux. Quand tu m’écris que peut-être la femme est la seule riche, et l’homme le seul _pauvre_, tu exprimes--est-ce à ton insu?--une des plus admirables formules de l’exégèse la plus transcendante. Mais cette formule n’est parfaitement vraie que dans le sens de l’exégèse, et cela me ramène à l’objet de ma lettre. Quand j’ai écrit que du côté de l’homme cela n’avait pas la même importance, je n’ai pu, suivant la logique de ma pensée, avoir en vue que l’acte physiologique impliqué par le don de soi, en dehors de l’idée de mariage et ce qui aurait dû t’avertir, c’est l’emploi continuel dans ma lettre du mot de prostitution. S’il arrive, du côté de la femme, que le don de soi sans amour s’accomplisse dans le mariage, c’est une abomination et une dégoûtation sacrilèges auprès de quoi l’état des prostituées par désespoir ressemble à la sainteté des Dominations et des Séraphins, et voilà tout ce qu’on en peut dire. Du côté de l’homme, c’est encore une horreur et un sacrilège à faire beugler les étoiles. Seulement ce n’est pas le même genre d’attentat, l’un et l’autre n’ayant pas _la même chose_ à donner ni à perdre. Mais, encore une fois, je n’avais pas en vue l’institution divine du mariage. Je considérais simplement d’une manière abstraite, indépendamment de toute idée du sacrement, je considérais _en soi_ un acte qui tient une place énorme dans l’humanité et je disais ou je voulais dire qu’à ce point de vue la différence est énorme. Si j’ai fait intervenir l’idée de mariage, c’est par inattention ou plutôt parce que je ne savais comment m’exprimer pour être intelligible et convenable en t’écrivant. Si tu veux bien comprendre, te pénétrer de cette idée que la différence est infinie, pense à nous deux. Songe au désordre de ma triste vie et à la pureté de la tienne. J’en appelle à ton bon sens, à ta droiture d’esprit. Du jour où je t’ai donné mon cœur pour ne jamais le reprendre, je suis ton égal et mon passé ne peut pas te faire souffrir d’une façon sérieuse, d’une façon intime. Crois-tu qu’il pourrait en être ainsi de mon côté, si ton passé n’était pas pur? Il n’y a que les sottes qui puissent être révoltées de cette loi qui fait aux femmes le plus grand honneur, car elle prouve que si les hommes peuvent se dissiper çà et là sans inconvénient absolu, les femmes ont un trésor si précieux qu’on ne peut l’acheter qu’au prix du Sang de Jésus-Christ, c’est à dire par le septième sacrement de la Sainte Église.--Sois tranquille, ma bien-aimée, si tu donnes, j’ai de quoi te rendre. Là dessus, je te quitte pour allumer mon feu, car je suis glacé et je sens que le froid m’a empêché de t’écrire aussi bien que j’aurais voulu, quoique cette lettre m’ait coûté plusieurs heures. A ce soir, à tout à l’heure. Ton Léon. Samedi, 7 décembre 89. Ma chère Jeanne bien aimée, Qu’il me tarde d’être à demain! C’est toujours une grande fête pour moi de te voir venir dans ma pauvre maison, car tu es à peu près tout pour moi, je le sens un peu plus chaque jour. Ma charmante amie, nous serons heureux, n’en doute pas, et peut-être que l’année ne s’achèvera pas sans qu’une nouvelle et grande consolation nous soit envoyée. Écarte la tristesse à force de prière et tâche de souffrir dans la paix de ton amour comme je m’efforce de le faire moi-même. Mais j’ai de plus grandes peines que toi et il n’y a pas de créature humaine qui ait plus besoin de secours que ton ami. Ah! si tu devenais catholique tout à fait et que tu connusses la douceur du Sacrement, du _vrai_ sacrement eucharistique, ta joie serait grande, même dans les tourments, et tu aurais une force immense pour me consoler, pour me soutenir, car tu ne peux, en vérité, te faire une idée juste de la faiblesse et de la misère d’un homme dont l’âme fut si longtemps et si lourdement battue, piétinée, brisée par les plus insupportables souffrances. Je te demande pardon, ma chérie, de parler encore de moi et surtout d’opposer mes chagrins aux tiens, mais il est dans la nature humaine de souffrir moins quand on regarde une souffrance plus grande et je voudrais que par l’effet d’une comparaison tes peines fussent adoucies. Sais-tu, mon amour, ce qu’il y a de plus dur pour l’âme, c’est de souffrir, je ne dis pas _pour_ les autres, mais DANS les autres. Ce fut la plus terrible agonie du Sauveur. Par dessous l’effroyable Passion visible du Christ, au delà de cette procession de tortures et d’ignominies dont nous avons déjà tant de peine à nous former une vague idée, il y avait sa _Compassion_ qu’il nous faudra l’éternité pour comprendre,--compassion déchirante, absolument ineffable qui éteignit le soleil et fit chanceler les constellations, qui lui fit suer le sang avant son supplice, qui lui fit crier la soif et demander grâce à son Père pendant son supplice. S’il n’y avait pas eu cette compassion épouvantable, la Passion physique n’eût été peut-être pour Notre Seigneur qu’une longue ivresse de volupté, quoique elle ait été si affreuse que nous ne pourrions en supporter la vision parfaite sans mourir d’effroi. Considère que Jésus souffrait dans son cœur avec toute la science d’un Dieu et que dans son cœur il y avait tous les cœurs humains avec toutes leurs douleurs, depuis Adam jusqu’à la consommation des siècles. Ah! oui, souffrir pour les autres, cela peut être une grande joie quand on a l’âme généreuse, mais souffrir dans les autres, voilà ce qui s’appelle vraiment souffrir! Lorsque celui chez qui tu vas prier tous les dimanches, lorsque l’admirable saint Vincent de Paul n’ayant aucun autre moyen de racheter un pauvre galérien, payait de sa personne en prenant ses fers à sa place, ce héros chrétien dut éprouver une grande joie, mais en même temps une très grande douleur, une douleur qui surpassait infiniment cette joie, quand il vit que son sacrifice ne pouvait compter que pour un seul malheureux et qu’autour de lui, une multitude de captifs continueraient à souffrir. Jeanne, ma consolatrice très chère, tu sais bien ce que je veux dire quand je parle de ces captifs. Laissons cela. J’ai besoin de toi, plus que je ne puis dire. J’ai besoin de toi, non seulement pour avoir la paix du cœur et des sens, mais pour accomplir mon œuvre que tu connais. Il se trouve, je ne sais comment ni pourquoi, que tu rallumes dans mon esprit ce qui paraissait éteint et qu’à l’occasion de toi, je retrouve ce qui s’était obscurci. N’est-ce pas un signe, cela? N’aie donc pas peur, mon cher amour, nous serons heureux, bientôt sans doute et nous serons heureux comme des élus. Notre vie sera ravissante. Avec toi pour compagne je travaillerai dans ma voie et je me sens capable, en vérité, de faire des découvertes si belles que tu en perdras la vue à force d’éblouissement. Je sais bien qu’il faut une espèce de miracle puisque les obstacles sont si grands. Mais je l’attends avec confiance. Il viendra sûrement et ce ne sera pas le premier que j’aurai vu. Prie beaucoup pour nous demain matin. J’ai cette idée très ferme que tout dépend de tes prières, mon ange très pur. Je ne sais plus quel est le saint très humble qui priait toujours ainsi: «Mon Dieu, vous savez tout, vous pouvez tout et vous nous aimez.» Il ne savait, je crois, que cette prière et il obtenait tout ce qu’il demandait. A demain donc, ma bien-aimée. Je ne souffre pas, j’ai la paix pour une semaine et je dessine au coin de mon feu. Que Dieu te comble de bénédictions. Je te serre dans mes bras, Ton Léon. Lundi matin, 9 décembre 89. Chère amie, Ne te tourmente pas à mon sujet. Je ne suis plus malade. Je viens de faire mon ménage avec énergie et je vais me mettre au dessin. De toute mon âme, je demande à Notre Seigneur qu’il te bénisse et qu’il t’envoie les pensées les plus consolantes. Nous sommes tout l’un pour l’autre, cela est bien clair et nous avons besoin l’un de l’autre. Donc, il nous sera donné de partager la même destinée car Dieu ne fait rien en vain. Souviens-toi de tout ce que nous avons dit hier et de tout ce que je t’avais déjà écrit. Il _faut_ que tu sois très forte, tout à fait forte, jusqu’à ne plus souffrir le moins du monde des bavardages, des jugements bêtes et même des calomnies. Car la femme qui aime un réprouvé tel que moi ne doit pas s’attendre à être ménagée. Ton éducation sévère et les milieux hypocrites et impitoyables dans lesquels tu as vécu ont habitué ton esprit à donner, par exemple, à l’idée _relative_ de _réputation_ une importance excessive qu’elle n’a pas en réalité. Moi, je vis dans l’Absolu et dans l’Amour. Il faut devenir très généreuse et très forte pour me suivre. Je te le disais hier et je te l’écris aujourd’hui. N’oublie jamais la misère extrême, la profonde médiocrité des intelligences qui nous environnent. Souviens-toi que Jésus lui-même, le Dieu fait homme, a été accusé d’être «un _gourmand_ et un _ivrogne_, l’ami des gens de mauvaise vie et de la plus vile canaille». (Matthieu XI, 19 et Luc VII, 34.) La véritable, la seule force, qu’on choisisse le bien ou le mal, qu’on soit un saint ou un criminel, consiste à rejeter tous les préjugés et à se mettre au dessus des jugements humains--ce qui n’exclut pas la prudence. Quand on a fait tout ce qu’on pouvait faire, qu’importe la misérable opinion des gens qui trouvent tout simple, comme le dit Notre Seigneur, de mettre sur le dos de leur frère des fardeaux qu’ils ne voudraient pas toucher du bout des doigts? Courage donc, ma Jeanne bien-aimée, nous serons heureux plus tôt peut-être que nous ne pouvons l’espérer. Je compte beaucoup sur ce don de prière que tu as reçu. Va voir le P. Sylvestre et prie-le de t’épargner les longueurs. Je te quitte, mon amour, il faut que je travaille. Je t’aime plus que moi-même. Ton Léon. Mercredi, 11 décembre 89. Ma Jeanne bien-aimée, J’aurais dû répondre hier à ta lettre de deuil. Je n’ai pu le faire. Après quelques heures passées au dessin dans la matinée, je me suis senti tout à coup très malade et consumé de fièvre. J’ai dû me coucher et me tenir au chaud dans mon lit. J’ai passé une nuit très pénible, mais aujourd’hui je vais mieux. Je bois du lait chaud et des grogs brûlants. C’est la suite naturelle de ce que j’avais éprouvé dimanche. Il paraît qu’il y a en ce moment beaucoup de personnes atteintes de ce mal qui n’est qu’une espèce de grippe. Je ne veux pas, mon amour, que tu aies la moindre inquiétude. C’est à peu près fini aujourd’hui, du moins la grande crise est passée et j’espère que dans trois jours, il n’y paraîtra plus. Ce qui me fâche, c’est le retard de mon travail. Il est toujours bon de voir la mort et je suis heureux que cette vue t’ait remplie de la présence de Dieu. C’est un signe pour reconnaître les âmes supérieures. Les chrétiens doivent être continuellement inclinés sur les abîmes. Un autre jour, ma chérie, je t’écrirai quelque chose sur la Mort. Je l’ai beaucoup connue et j’en ai beaucoup souffert. C’est une des choses que je sais le mieux et j’espère trouver précisément en ce point la lumière que tu m’as demandée sur le dogme sublime de la communion des saints. Mais aujourd’hui, j’en suis incapable. Ma grande fièvre est passée, seulement le rhume de cerveau, qui me sauve d’un plus grand mal, est dans son plein. Or, en pareil cas, je suis à peu près idiot, incapable de formuler une pauvre idée. Je t’écris simplement parce que j’ai pensé que tu verrais mon écriture avec plaisir. J’éternue et je me mouche trois fois par minute. Il ne faut pas me demander autre chose. Tu es une bonne et charitable fille, ma petite Jeanne. Tu as raison d’aider cette pauvre femme. Nous devons croire que c’est encore un dessein de la Providence qui s’accomplit. Qui sait si tu ne trouveras pas de ce côté une précieuse consolation? Au revoir, ma Jeanne chérie, mon rhume m’aveugle et je ne vois plus ce que j’écris. Ton Léon. Samedi, 14 décembre 89. Ma chère Jeanne aimée, Je t’écris, cette fois encore, bien plus pour te faire voir mon écriture que dans l’espoir de te donner des idées sur quoi que ce soit. Je viens de passer une semaine très douloureuse. Je peux te le dire maintenant que c’est à peu près fini. J’ai été très malade et j’ai cruellement souffert de ma solitude, étant privé de soins et presque sans ressources. Ce n’était, il est vrai, que la grippe. Mais une sorte de grippe particulière à moi qui me revient à peu près tous les trois ou quatre ans et dont la violence est extrême. Je crois t’avoir déjà signalé ce fait remarquable de l’hostilité perpétuelle des circonstances contre toutes mes entreprises. Ainsi, mes mesures étaient bien prises pour que mon enluminure d’Angleterre s’achevât à peu près cette semaine. Il a fallu que je fusse malade. J’ai un peu travaillé, il est vrai, mais si peu et à quel prix? Dès demain, dès ce soir même, l’occasion est perdue, car il faut que je recommence mes courses d’enfer. Il y a des heures où toute lumière m’abandonne et, alors, je me crois maudit. Ne viens donc pas demain puisque tu es forcée de travailler. Je serai absent et peut-être bien malheureux, ce qui ne me changera guère. Prie pour moi, ma chère âme, car je suis si navré que je ne peux prier. Je voudrais espérer avec toi pour cette fin d’année, mais j’ai tant espéré depuis dix ans avec de si fortes raisons d’espoir et j’ai été si atrocement déçu! Ton ami bien triste, Léon Bloy. Dimanche, 15 décembre 89. Ma chère amie, Pardonne-moi, je t’en supplie, ma lettre d’hier. J’ai écrit avec amertume sans presque m’en apercevoir, parce que je souffrais beaucoup,--beaucoup plus même que tu ne penses. Mon cœur s’échappait de tous les côtés. Et c’était bien plus mon âme que mon corps qui souffrait, quoique mon corps fût vraiment malade. Mais enfin, tout va mieux aujourd’hui. Le corps est complètement guéri et l’âme s’apaise, ayant reçu hier soir, par une espèce de miracle, une consolation réelle et ce matin ayant été rafraîchi par ta lettre miséricordieuse. J’espère encore pouvoir finir à temps l’enluminure, sans en être sûr, mais ce sera bien difficile. Je suis dans un trouble immense, au point de ne plus être capable d’écrire ni de penser et quelque reproche d’impatience qui puisse m’être fait, la vérité me force à t’avouer que l’idée d’être forcé, à mon âge, d’entreprendre un métier comme un jeune homme, de recommencer pour ainsi dire la vie, de donner à des travaux de dessin que je méprise, un temps précieux que je ne retrouverai plus jamais pour ne pas même arriver à gagner mon pain,--tu me diras tout ce que tu voudras, ma pauvre Jeanne,--mais cette idée me désespère comme une injustice effroyable et m’exalte jusqu’à la folie. On ne peut me présenter les raisons ou les objections qui sont bonnes pour le premier venu. Je suis déshérité, dépouillé de mon héritage, relégué dans le plus inique exil et depuis beaucoup d’années, j’endure généreusement des maux infinis. _Je ne peux plus._ Tu me parles d’une lutte. C’est en effet ma seule espérance. Cette espèce de combat énorme que je subis me donne à penser que la fin est proche, parce que autrement ce serait la mort. Tu le vois, ma bien-aimée, j’ai l’âme tellement et si violemment agitée, aussitôt que je prends la plume, que je ne peux même plus retrouver mon écriture. Il faut me pardonner tout cela, parce que c’est involontaire et il faut aussi ne pas trop prendre au tragique mes paroles. Il se passe évidemment quelque chose d’extraordinaire que je ne comprends pas moi-même et qui finira bien, je veux le croire. Hier soir, un pauvre jeune homme élevé en Belgique pieusement, arrivé depuis très peu de jours à Paris et qui désirait me voir depuis deux ans, m’ayant rencontré comme par miracle, s’est presque mis à mes pieds en me disant: «Vous êtes mon Christ.» L’excès de cette parole m’a rempli d’effroi, car enfin, quel homme suis-je, en réalité, pour sentir ce que je sens et pour inspirer de tels sentiments? Ce qui me reste à t’écrire est fort pénible, ma petite Jeanne, que j’aime avec tendresse. Mais, vois-tu, il faut me comprendre, me deviner. Tu parles de venir demain soir et tu sais que ta présence me serait infiniment douce, mais, par pitié pour moi, il faut y renoncer et attendre quelques jours. Je t’avertirai du moment. Je me souviens de tout ce que tu m’as écrit. Cependant il ne se peut pas que tu viennes chez moi quand je suis sans ressources pour te recevoir. J’en éprouve un chagrin et une confusion abominables dont tu ne peux avoir l’idée. C’est au point, que j’aimerais mieux prendre la fuite. Tu finiras par voir que ce n’est pas l’effet d’un préjugé, mais que _j’ai raison_. Je t’écris cela, le cœur déchiré, parce que j’ai le devoir de te l’écrire. Mais ne me contrarie pas sur ce point, je t’en supplie, au Nom de Dieu. Je suis très fragile en ce moment et il me semble qu’il faudrait peu de chose pour me briser. Attends bientôt une lettre de moi, une lettre plus calme. Je t’aime et je te le répète, j’ai besoin de toi, mais patience. A bientôt et que Dieu te bénisse _trois_ fois pour ta lettre généreuse et consolante, mon ange aimé. Ton Léon. Vendredi, 20 décembre. Ma chère amie, ma bien-aimée, Hier, mon espérance était vaine, je n’ai pas pu dormir. J’ai passé une nuit horrible et l’abomination des vomissements est à recommencer. Tout cela est vraiment bien douloureux. Je devrais, aujourd’hui, avoir fini mon travail. Ne mangeant plus, je m’affaiblis un peu, mais sans souffrir. Ce qui m’est dur, c’est la soif continuelle que je ne puis satisfaire qu’à demi et avec de grandes difficultés. A chaque goutte de liquide, j’ai la sensation d’un coup de couteau dans la gorge. Quand cela finira-t-il? Ma pauvre Jeanne, je crois bien que tu as eu tort, hier soir, avec ton tilleul qui m’a un peu produit l’effet du thé. Je ne suis pas sûr du tout de ce que je dis, mais il me semble que j’aurais eu une nuit meilleure si je n’avais rien pris, comme c’était mon intention. Ma bien-aimée, je te porte tout au fond de mon cœur et je suis profondément touché de ton dévouement, mais, vois-tu, j’ai eu cet horrible mal deux fois déjà. La première fois, j’ai été, paraît-il, en danger d’en mourir. Eh! bien, je connais le traitement: boire du lait et vomir, il n’y a pas autre chose. Au revoir, chérie. J’ai peur de la nuit prochaine, il me semble que ça va moins bien qu’hier. Elles sont si désespérantes, ces nuits d’insomnie et de douleur! Ton Léon. Aide-moi de ta prière. Samedi matin. Ma petite Jeannette adorée, Je n’ai rien du tout à te dire, sinon que je t’aime avec une tendresse infinie. Je viens de recevoir ta lettre et je voudrais pouvoir tirer mon cœur de ma poitrine pour te le donner. Je suis fou d’amour pour toi. Je baise tes beaux yeux... ton front si pur. Je t’adore, je ne vis que pour toi. Ma chère âme, ma bien-aimée, je te chéris au delà de ce qui peut se dire. Je ne passe pas une heure sans penser à toi, sans te désirer de toutes mes forces. Tu as pris mon cœur, mon pauvre cœur et ma vie n’a de saveur que par toi, mon ange très doux... O ma chérie, mon espérance, mon refuge, ma joie, ma paix, ma délivrance, mon idéal, tu es belle à mes yeux, tu es douce, tu es très bonne et je serais heureux de souffrir pour toi. Je voudrais te donner ma vie en souffrant de cruels supplices. Je voudrais baiser tes pieds, tes pieds infiniment aimables qui se sont fatigués pour venir vers moi. Je te bénirais si tu voulais marcher sur moi et je pleure de tendresse en t’écrivant cela, mon ange adoré, mon unique amour. Ton Léon. Dimanche. Chérie, Je sors de la grand’messe. De quel mot pourrais-je me servir pour t’exprimer ma joie, mon attendrissement profond. Mon cœur se liquéfiait dans ma poitrine en demandant à Jésus son secours pour toi et pour moi. Je te l’ai dit, c’est toi qui m’as rendu à Dieu, c’est par toi que l’esprit de prière m’est revenu, mon cher ange, ma petite colombe adorée, mon très bienfaisant et très enivrant amour. Tu es la maîtresse de mon cœur et j’appelle sur toi des bénédictions infinies. Avec toi, je le sens un peu plus chaque jour, tout ce que j’ai perdu me serait rendu et notre vie serait un rêve sublime, une extase de paradis. Je voudrais, un dimanche, pouvoir entendre avec toi la grand’messe dans une église éloignée où nous ne pourrions être rencontrés. J’ai besoin de prier à côté de toi, de m’enivrer avec toi du son de cet orgue admirable qui nous parle de Dieu. Dis, mon amour, est-ce que cela est impossible? Je t’écris en hâte et sans trop savoir ce que j’écris. Mon sang, mes larmes, ma vie, tout est à toi. Je t’aime comme un insensé. Léon. 7 janvier 90. Ma très chère amie, Il est à peu près minuit, un parfait silence règne autour de moi, je suis seul et triste et je veux t’écrire en attendant le sommeil, le bienfaisant sommeil qui fait oublier leurs souffrances aux infortunés. Je suis vraiment accablé de tristesse, ivre de tristesse, abattu par le découragement. Il faut, vois-tu, ma bien-aimée, que Dieu me fasse _bientôt_ miséricorde et qu’il me délivre sans retard, car je sens que je perds ma pauvre âme et que ma belle espérance va s’éteindre. Les consolations ordinaires, les exhortations à la patience, à la résignation ne peuvent m’aider, après de si longues années de douleur. J’ai tant attendu, tant désiré, tant prié et mon cœur a été tellement crevé de chagrins qu’il me semble que je ne peux plus vivre si un peu de bonheur ne m’arrive pas enfin. Ce matin je me suis levé en proie à une mélancolie affreuse, en songeant à cette journée nouvelle qui serait probablement semblable à tant d’autres et qui ne m’apporterait sans doute aucune joie. Le beau soleil qu’il faisait et que j’aurais salué avec transport si mon âme eût été libérée de ses angoisses, augmentait encore mon affliction. Depuis longtemps déjà, j’ai tout au fond de moi cette impression très nette et qui doit se rapporter à quelque profonde réalité mystérieuse, que je ne suis pas où je devrais être, que je n’ai pas ce que je devrais avoir, que je suis, en quelque façon, frustré d’un héritage qui m’appartient et qui est détenu par des mains injustes. Je sais que cette pensée peut paraître folle. Cependant je n’ai jamais pu l’écarter, même dans la prière. A l’époque où j’arrosais continuellement de mes larmes les pieds du Seigneur, la même formule revenait sans cesse: Délivrez-moi, brisez mes chaînes, reconduisez-moi chez mon père, dans ma patrie, dans ma maison, dans mon héritage et faites que ce qui m’appartient me soit rendu, pour que vous soyez glorifié dans votre justice! J’ai prié ainsi pendant des années avec une ferveur, une force indicibles et des larmes à torrent. C’étaient alors des larmes d’amour, de joyeuses larmes d’espérance et de joie. Mais les catastrophes sont venues, les douleurs d’enfer, les déceptions infinies et j’ai été fait semblable à un puits de larmes amères. Quand cet être exceptionnel dont je t’ai parlé commença à perdre l’équilibre de sa raison, il ne fut plus question de moi dans ses navrantes et désolées supplications que comme d’un lamentable _captif_ opprimé par des démons. Mon Dieu! quels souvenirs effrayants! Cela s’accordait si bien avec mes pressentiments les plus anciens, avec l’instinctif mouvement de ma perpétuelle prière, qu’il me semble que cette parole était comme un dernier éclat de lumière au bord du gouffre où l’étonnante malheureuse était sur le point de tomber. On a souvent admiré que je conservasse l’espérance au milieu de mes abominables misères. Mais, ma chère Jeanne, c’est qu’il m’a été beaucoup promis et d’une manière qui ne permet pas de douter. Je te le dis en la présence de Dieu, avec une assurance infinie: il n’y a pas d’homme vivant à qui de plus merveilleuses promesses aient été faites, d’une manière plus clairement divine, accompagnée de signes plus sensibles et plus certains. Une erreur sur ce point serait monstrueuse, inconcevable, car Dieu ne se moque pas de sa créature. Comment et pourquoi des déceptions si terribles? je n’en sais rien, je n’y comprends rien, mais il n’est pas possible que je me sois trompé. J’ai mon témoin, le témoin de Job, qui est au milieu des cieux et j’ai souvent, bien souvent, désiré, dans la furie de mes prières, que ce témoin fût semblable à un roi présent et visible sur notre terre, pour m’accrocher importunément à lui, pour me suspendre à son manteau, jusqu’à ce qu’il voulût déposer selon la justice, en faveur du misérable qui a reçu sa parole et qui ne peut plus compter que sur lui. Oh! non, mille fois non, je ne me suis pas trompé et je renoncerais plus facilement à ma vie qu’à cette certitude, s’il était possible de mourir sans renoncer aux promesses mêmes dont j’attends avec une foi sans bornes l’accomplissement infaillible. Mais, mon Dieu, si longtemps attendre dans les ténèbres, dans le deuil, dans l’esclavage le plus abject, dans l’affliction, dans l’angoisse continuelles! Quel est l’homme qui voudrait supporter une vie si dure? Ma fiancée chérie, toi que la volonté de Dieu a placée à côté de moi, sur mon cœur désolé, pour partager ma destinée mystérieuse, te souviens-tu de ce que je t’ai dit de l’argent? Oh! quel admirable symbole! Eh! bien, il a fallu que je fusse toujours privé d’argent pour signifier mon dénuement de la substance ineffable qui est représentée par l’argent dans l’ordre merveilleux des divines préfigurations. Je voudrais pouvoir, je voudrais savoir t’expliquer les choses que j’entrevois et dont la vision lointaine me brûle le cœur quand je me souviens de ce qui me fut promis autrefois. Assurément, je vois bien qu’il faut attendre, mais combien de temps encore, ô Seigneur! et comment pourrai-je attendre? car ma force est détruite et je crains de tomber dans l’accablement du désespoir et dans l’assoupissement de la mort. Tout ce que j’écris là doit paraître excessif parce qu’il est impossible à un autre que moi-même de voir et de sentir comme je le fais. Si tu connaissais, pauvre amie, toute la détresse de mon esprit, tu aurais le cœur déchiré. Pense qu’à force de vivre dans une seule pensée, dans un sentiment unique, je finis par être atteint gravement dans ma volonté, dans ma mémoire, au point central de mes facultés. Parfois, quand mes pensées me font trop souffrir, je ne sais plus ce que je veux ni ce que j’aime et je sais à peine ce que je fais. Je deviens incapable d’un effort généreux et _continu_ de mon esprit. Toute application commence à m’être impossible. Je vis dans une sorte d’ivresse lourde et stupide, causée par les fumées du malheur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ce matin, après ce triste réveil que je t’ai raconté, une lettre désolante m’est arrivée. Une lettre de Montchal d’un accent si amer qu’il est évident que cet homme est désespéré, absolument désespéré, n’acceptant plus la vie que par un dernier effort de conscience. En voilà encore un qu’on sauverait avec de l’argent, hélas! si on avait seulement une parcelle de ces richesses dont tant de misérables font un si criminel emploi. Sa lettre m’a d’autant plus consterné qu’elle était une réponse à une lettre de moi que j’avais écrite avec tout mon cœur et dont j’attendais un tout autre effet. Aujourd’hui je ne sais plus que dire. Ce chagrin nouveau venant aggraver ma mélancolie déjà si noire, je me sentis comme asphyxié dans ma chambre _solitaire_ et m’habillant à la hâte, je m’élançai au dehors sans aucun but, dans l’espoir de m’échapper à moi-même, de m’évader de la prison ténébreuse que je traîne partout. J’ai couru ainsi une partie de la journée, errant dans les rues, dans un état d’âme à faire pitié à des galériens. Je me jugeais moi-même rigoureusement, je considérais ma totale impuissance, l’inutilité de ma vie, mon odieuse inaction au milieu d’un monde en travail, la nécessité de subsister pourtant et même de faire subsister les autres--à quel prix, grand Dieu!--l’impossibilité de trouver un moyen quelconque de changer ces choses, enfin, l’incertitude absolue d’arriver un jour à te conquérir, ma bien-aimée, mon unique amour, mon seul refuge. Vers trois heures, je me sentis tout à coup défaillir, au point que je craignis de perdre connaissance et de tomber dans la boue. Je pris alors un omnibus et je rentrai chez moi dans un état si pitoyable que je me couchai. Je me suis relevé à 8 heures du soir après diverses occupations assez vaines, j’ai résolu de t’écrire, dussé-je y passer la nuit. Je sais trop, malheureusement, que la lecture de ces pages désolées te fera souffrir. Mais il faut que tu me connaisses bien et je me croirais coupable de dissimulation si je ne t’écrivais pas tout ce qui est essentiel. Pardonne-moi donc, mon ange bien-aimé, et prie pour moi. Maintenant il est 3 heures après minuit. J’ai froid et le sommeil tombe sur moi. Je suis trop faible pour pouvoir passer une nuit entière. Et d’ailleurs, à quoi bon? La journée qui vient de commencer sera peut-être moins dure. Au revoir, mon amour, à vendredi, si tu peux, je t’attendrai. Ne te donne pas la peine de me répondre. Tu as moins de temps que moi et c’est surtout de ta présence, de ta personne si chère à mon cœur malade que j’ai faim et soif. Que Dieu ait pitié de nous, je t’embrasse et je t’adore. Léon Bloy. 9 janvier 90. Chère bien-aimée, Je t’écris pour te demander pardon. Je suis à tes pieds que j’aime et je veux m’y tenir tout en larmes. Je suis un égoïste, un esprit cruel, un ingrat et je ne mérite pas d’être tant aimé. Pauvre adorée, pendant que tu m’écrivais pour me consoler, pour me remplir de joie, je t’écrivais pour t’affliger, pour te désoler. Pendant que tu te réjouissais du clair soleil qui t’annonçait le printemps et te dilatait le cœur, je contemplais ce bel astre avec l’amertume d’un captif qui le verrait luire sur les heureux de ce monde à travers les barreaux de sa prison et j’emprisonnais ta joie avec ma tristesse. Pardonne-moi, mon amour. Tu es meilleure que moi, ton âme est plus forte que la mienne. Je t’assure qu’il faut beaucoup me pardonner. Mon excuse, c’est que je suis un cœur malade. J’ai trop enduré et je suis devenu très faible, même physiquement. J’étais fait, cependant, pour être fort et je puis encore le devenir, si un peu de bonheur m’est accordé. Je veux te répéter ce que tu m’écris toi-même. Dis-toi bien sérieusement que je t’aime du fond de mon cœur, de tout mon être, tu es ma reine, mon salut, ma bien-aimée, mon idéal, mon tout et je n’espère qu’en toi, immédiatement après Dieu. Tu te demandes, si, un jour, je ne cesserai pas de t’aimer. Ma petite femme chérie, ce doute n’est pas raisonnable, ni généreux. Je ne veux pas que tu le renouvelles jamais. Ce serait une grande injustice. Tu dois me connaître maintenant et tu dois savoir que mon âme est haute et qu’elle est fidèle. Ne me soupçonne pas, je t’en supplie, tu me rendrais plus malheureux que je ne suis. Je ne te promets pas d’être toujours sans reproche, étant un pauvre garçon plein de misères, mais je sens que tu es vraiment «celle que j’aime» et je vois clairement qu’aucune autre femme ne pourrait me donner le bonheur que j’attends de toi. Je crois que tu as raison de compter sur ma douceur. Je passe pour en manquer parce que j’ai écrit des choses violentes. Tels sont les jugements superficiels du monde. Je suis, en réalité, un homme très doux, un homme d’une douceur d’enfant et j’en ai été souvent la victime. Je ne puis t’écrire plus longtemps, mon cher amour. Un ami, ce jeune Hollandais dont je t’ai parlé, m’attend pour déjeuner. Encore une fois, pardonne-moi. Je suis moins triste depuis hier. J’ai revu Camille et cela m’a fait du bien, quoique le pauvre garçon soit toujours sombre et souffrant. D’ailleurs, écoute-moi bien, quand il m’arrivera encore de t’écrire des choses douloureuses, rassure-toi par cette pensée que je suis un véritable enfant et qu’il suffit d’un seul instant pour me ranimer, pour me consoler, pour me donner de la joie. Ne prends pas trop au sérieux mes lamentations. Je suis très malheureux, sans doute, mais j’ai, quand même, tant d’espérance et puis, qui sait? peut-être qu’il se mêle, sans que je le sache, à l’expression de mes chagrins, un peu de _littérature_. En ce moment j’ai la paix. Je vais passer quelques heures avec cet excellent jeune homme et cela me plaît. Mais, surtout, ta lettre m’a fait tant de bien! Ma belle Jeanne, mon adorée, que ta lettre est admirable! combien j’ai senti d’amour pour toi en la lisant! et que je suis fier d’inspirer de tels sentiments. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Au revoir donc, ma parfaite amie, ma chère vie et ma chère âme. Je suis toujours à tes petits pieds que je baise avec transport! A toi pour la vie, Léon. Samedi 18 janvier 1890. Jeanne, Tu es ma bien-aimée, mon unique amour, ma lumière et ma seule joie, mais la semaine a été mauvaise comme tant d’autres. Je ne veux pas recommencer mes plaintes, rassure-toi. D’ailleurs, quelles que soient les souffrances, un homme a-t-il vraiment le droit de se plaindre quand il n’a pas perdu l’espérance et qu’il se souvient de la passion de son Christ? J’ai vu Camille aujourd’hui et le pauvre garçon m’a fait beaucoup de peine. Nous sommes tous un peuple de captifs assis dans les ténèbres et nous ne connaissons notre amour que quand nous voyons souffrir ceux que nous aimons. J’ai trouvé mon ami extrêmement malade, ne pouvant plus faire un seul pas sans douleur et forcé de se faire porter en voiture à ses affaires. Je ne sais quand nous le reverrons ensemble et je crains bien que les deux soirées délicieuses qu’il nous a données ne se renouvellent pas avant longtemps. J’ai senti la grande place que ce malheureux a prise dans mon cœur et je l’ai quitté navré d’une tristesse immense. Je crois qu’au fond de son âme il est fort touché de ton amitié et de la mienne, mais rien ne peut le consoler, l’ancienne blessure est toujours ouverte, et si sa santé vient à se perdre, que deviendra-t-il, étant sans foi religieuse et sans espérance? Moi, je suis toujours errant et bien souvent désolé. Ma seule consolation est de te voir ou de lire tes chères lettres, mon amoureuse bénie, lesquelles sont pour moi d’une douceur inexprimable. Si Dieu faisait ce que je lui demande sans cesse, je crois que tu serais la plus heureuse des femmes et que ton sort pourrait être envié par les plus beaux anges. Je veux même espérer qu’il en sera ainsi, je veux en être certain, mais combien de temps encore, ô Seigneur? Ma peine la plus dure, je te l’ai dit souvent, c’est de ne pas accomplir mon œuvre et d’être condamné, par les circonstances, à cette inaction perpétuelle qui ferait de moi le plus méprisable des hommes si elle était volontaire. J’ai pourtant de belles choses à écrire, j’en suis très sûr, et je crois être le seul homme qui les puisse écrire. Pourquoi aurais-je reçu des armes sinon pour combattre et de la lumière sinon pour la répandre? Cette avantageuse idée que j’ai de moi-même ne doit pas être une illusion puisque tous ceux qui s’intéressent à moi et qui ne sont pas mes ennemis me jugent appelé à de grandes choses. Lundi dernier, j’ai fait la rencontre d’un homme qui paraît m’admirer beaucoup et qui m’a donné quelque espérance. Peu de chose, il est vrai, une avance d’argent pour subsister en paix deux ou trois mois. J’attends une décision qui sera prochaine, je pense. Si ce petit bonheur m’arrive, je tâcherai de produire un grand effort pour me mettre en état de publier un nouveau livre au commencement de l’été. D’autre part, je crois que quelques personnes s’agitent pour moi. Peut-être que la délivrance est proche et que cette année nous sera bonne, car enfin comment Dieu pourrait-il punir ceux qui le méprisent, s’il n’avait pas de miséricorde pour ceux qui l’aiment? Les vers que tu m’as envoyés ne sont pas bons, ma pauvre Jeanne. Je comprends néanmoins qu’ils t’aient touchée, parce qu’ils _veulent_ exprimer des sentiments tendres et que tu ignores la véritable poésie française. L’auteur que je ne connais pas, doit être une femme qui ferait mieux de ravauder des chaussettes. Si c’est un homme, que Dieu ait pitié de lui! Je te dis cela, mon cher amour, parce que je ne voudrais pas que la femme de Léon Bloy admirât des niaiseries. J’aime passionnément les petits enfants... mais si j’avais eu à écrire mes impressions, mon amour se fût très certainement exprimé d’une façon haute et puissante et j’aurais eu horreur de certains mots d’une sentimentalité si niaise qu’ils rapetisseraient jusqu’à la chaîne de l’Himalaya! Ce qui me fait dire que l’auteur de cette misère est une femme ou du moins un homme sans virilité, c’est la confusion très visible de deux sentiments essentiellement différents, c’est à dire l’amour sexuel et l’amour maternel ou paternel. Le premier est une sorte d’enfantillage divin, une exquise et réciproque délectation qui suppose, jusqu’à un certain point, _l’ascendant providentiel_ de la chair sur l’esprit et l’abdication momentanée de ce fier lord dont la lumineuse beauté serait inféconde s’il repoussait inexorablement sa compagne aveugle. Par conséquent, il est tout à fait dans l’ordre et dans la nature que deux amants, quelque distingués qu’ils soient par l’intelligence, se fassent tout petits et semblables à des enfants quand ils se caressent dans leur amour. Cela est absolument convenable et il n’y a pas alors de mots ridicules. Mais se servir, comme le fait ton poète, du langage de ce premier amour pour exprimer le second, c’est un désordre antipoétique, antinaturel et parfaitement insupportable. Car l’amour pour les enfants doit être complètement dégagé du lien charnel et, pour cette raison, parler un autre langage. Un des plus grands poëtes du monde, le vieux Juvenal que j’adore, disait qu’on doit aux enfants _le plus grand_ respect. Je pense à ces deux pauvres bêtes silencieuses prédites par Isaïe, qui réchauffaient de leur haleine le faible corps de Jésus enfant, créateur des montagnes et des océans. Je pense aussi à Joseph et à Marie, également silencieux et qui, par miracle, purent contempler sans mourir d’amour ce nouveau-né que la sublime Église a nommé le Père des pauvres. Cette Enfance, dit la tradition, fut perpétuellement silencieuse et environnée de silence, parce que le respectueux amour qui était dû à un tel Enfant ne pouvait s’exprimer par la parole. Or, tu le sais, ma chère Jeanne, tout ce que l’Évangile nous raconte doit être considéré non seulement comme symbole divin, mais comme précepte et comme exemple. Dans notre ignorance absolue des desseins de Dieu sur chacune de ses créatures humaines, il me semble que le plus faible et le plus tendre des petits enfants doit nous inspirer une crainte respectueuse, une espèce de vénération sans bornes. C’est peut-être celui-là que les siècles ont attendu et pour lequel dix-huit millions de martyrs sont morts, car il faut qu’il naisse un jour et sûrement il naîtra comme Jésus lui-même, c’est à dire d’une manière que personne n’aurait prévue. Que deviennent auprès de cela les petites images soi-disant lyriques et les petits vers enluminés et frisés à la manière des caricatures dévotes qu’on débite dans les magasins de piété et que j’ai dénoncées comme de véritables sacrilèges? Le mot «petit» semble dominer dans cette prétendue poésie. Cela est caractéristique. Voici une règle à peu près infaillible: Recherchez dans un écrivain, bon ou mauvais, le mot habituel, le mot préféré, celui qui revient le plus souvent et quand on aura trouvé ce mot, il est probable qu’on apercevra le fond de son âme. J’ai fait un jour ce travail sur M. de Goncourt, l’un des écrivains les plus vantés de cette fin de siècle et sais-tu ce que j’ai trouvé? J’ai trouvé le mot «Rien». J’ai publié cette découverte et il paraît que j’ai touché juste, car cet homme, depuis lors, m’a pris en horreur. Eh! bien, dans ta poésie l’obsession du mot _petit_ est si forte que j’y trouve ceci: «petite âme», ce qui est tout simplement monstrueux. C’est la confusion dont je te parlais tout à l’heure, la confusion visible, jusqu’à crever l’œil, des attributs de la chair et des attributs de l’esprit. Dire que l’âme est _petite_ parce que le corps est petit, c’est une niaiserie à faire reculer les étoiles. Assez de critique, n’est-ce pas? Ma Jeanne bien-aimée, je suis ton pauvre amant bien triste, bien seul, et dont le cœur a bien froid quand tu lui manques. Ta pensée ne me quitte pas un seul instant. Quand je souffre, je te parle en te supposant présente, je t’implore comme une consolatrice, comme j’implorerais Dieu lui-même. Quand je ne souffre pas, je te parle encore. Le jour, la nuit, tu es dans mes bras, sur mon cœur. Enfin je ne vis qu’avec toi, pour toi, par toi et en toi. Quand Dieu nous unira-t-il? Ton Léon Bloy. P. S.--Ce pauvre Camille me disait avec une voix déchirante: «Que je voudrais donc mourir!» Prie pour lui. 1er février 90. Ma Jeanne adorée, Tes lettres sont si touchantes et si belles que je me sens inférieur et honteux quand je les lis et que je compare mon âme à la tienne. Je vois distinctement alors la pauvreté de mon cœur et l’étonnante misère morale de ma vie. Je suis lâche devant la souffrance, je me plains sans cesse, je suis paresseux, avide de joies inférieures et mon existence actuelle est profondément inutile. Il est vrai que j’ai toujours été traité d’une façon très dure, mais j’oublie trop facilement qu’autrefois j’ai voulu qu’il en fût ainsi, j’oublie que je l’ai demandé avec une ardeur infinie et quand je me révolte je perds le mérite de mon sacrifice. Peut-être cela encore est-il nécessaire, peut-être fallait-il qu’en surcroît de mes tourments j’endurasse le mépris de moi-même pour que mes souffrances fussent au grand complet. Tant mieux s’il en est ainsi, car cela prouverait, je pense, que l’épreuve est près de finir. Il est certain que je me méprise beaucoup, beaucoup plus que tu ne peux le savoir ou le comprendre. Je vois, je sais d’une manière absolue que je ne vaux rien, les choses qui me font estimer n’étant pas de moi. Quand je mets en regard ta vie et la mienne, ta vie si pure, si généreuse, si vaillante, et la mienne si lâche, si souillée, si profondément inutile, je suis accablé de confusion et j’ai peur, à la fin, d’être justement méprisé par toi qui te défends, qui luttes comme une lionne, tandis que je me laisse misérablement dévorer. Je te l’ai déjà écrit, je suis très enfant et ma faiblesse de cœur est si grande qu’on ne pourrait la deviner dans un homme qui a reçu le don de la force intellectuelle et dont les écrits ou les paroles portent habituellement le caractère d’une force extrême. C’est là mon triste secret et je te le confie. Mais, pour l’amour de Dieu, ne me méprise pas, je t’en supplie! Cela, il me semble que ce serait le dernier coup qui me jetterait par terre et qui détruirait sans aucun remède l’espérance en moi. Pauvre bien-aimée, tu verras combien j’ai raison de te dire ces choses et combien mes paroles sont vraies! Quand nous serons unis, quand tu seras la femme de ce pauvre homme, tu apprendras que c’est une rude besogne... Il y a en moi un fond d’indolence orientale qu’il faudra combattre... Ah! ce sera une tâche vraiment laborieuse, je t’en avertis. Mon cher amour, ne me défends pas l’impatience. Songe que tu es mon seul refuge, mon seul espoir, que je ne vois de salut que par toi, et que ce mariage _seul_ peut accomplir ma destinée de chrétien et d’artiste. Comment ne serais-je pas impatient? Je t’aime d’une façon si complète. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je t’aime à la fois comme une épouse et comme une maîtresse et toi qui n’es pas une prude, quoique fille du Nord, tu sais très bien que cette combinaison est le parfait idéal de l’amour. J’ai déjeuné hier avec mon ami Camille, et naturellement, nous avons parlé de toi. Il t’aime beaucoup et souffre visiblement de ne pouvoir arranger nos affaires. Comme il est mon confident et que je me lamentais sur ma situation, si compliquée et en apparence inextricable, il m’interrompit brusquement.--Assez, me dit-il, vous ignorez l’avenir, tout s’arrangera!--A quoi pensait cet homme singulier, je n’en sais rien, mais il est sûr qu’une force étrange sort de lui et j’en ai senti l’effet tout de suite. A demain donc, mon petit ange, ma belle reine, je t’adore et je te donne une fois de plus, pour toujours, tout mon cœur triste que toi seule peut guérir. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Que Dieu te bénisse et nous bénisse. Ton Léon. Samedi matin, 8 février 90. J’aurais dû t’écrire plus tôt, ma bien-aimée. Je ne l’ai pas fait parce que je craignais de t’affliger inutilement. J’étais trop triste, trop malheureux. Cette semaine a été affreuse. Souvent je me demande si je n’aurais pas dû te fuir dès le premier jour et si je ne suis pas coupable, criminel même, d’avoir laissé croître de ton côté et du mien ce sentiment, devenu si profond, qui peut nous rendre l’un et l’autre si malheureux. Mais tu sais comment cela s’est passé. Nous avons été jetés, pour ainsi dire, l’un à l’autre, et j’ai tout de suite espéré que tu allais être mon pardon et ma délivrance. J’ai pensé que Dieu avait enfin pitié de moi et que mes peines étaient sur le point de finir. Voilà mon excuse. Je te demande pardon, ma pauvre Jeanne, de t’écrire cela, mais, quoique l’espérance ne m’abandonne pas, tu dois bien comprendre que, par instants, quand je souffre trop, quand je n’aperçois aucun signe de miséricorde et que le temps s’écoule sans apporter aucun changement à ma situation désolante,--je sois épouvanté de l’avenir terrible de notre amour si nous ne parvenons pas à nous marier. Ce serait l’enfer, car nous ne pouvons plus vivre l’un sans l’autre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je vis comme dans un rêve douloureux. Ma pensée est pleine de toi, cher amour, mon cœur est plein de toi, que je désire plus que tout au monde... Je ne suis pourtant pas un lâche. J’ai prouvé souvent que j’avais du courage et que je savais souffrir. Mais, ma bien-aimée, souffrir _toujours_, être toujours privé de bonheur, n’est-ce pas la damnation et quel est l’homme qui pourrait accepter un tel destin? On frappe à ma porte, c’est ta lettre. Que Dieu te bénisse, ma chère consolatrice. Ce que tu me dis de notre petite maison me fait pleurer d’amour et de désir. Dieu nous refusera-t-il ce paradis? Mon cher ange bien aimé, je veux espérer avec toi. Je te ferais peur si tu me voyais. J’ai la barbe longue et je suis très sale. J’ai l’air d’un vieux homme indigent et abandonné. Tu as raison de parler du froid. Il est pour beaucoup dans ma mélancolie. Le froid m’est tout à fait contraire et j’en souffre énormément. Je t’écris avec des doigts tremblants. Cette semaine, plusieurs fois, quand je n’étais pas forcé de sortir, j’ai dû me mettre dans mon lit en plein jour pour ne pas être gelé dans ma chambre. Et je t’assure que cette nécessité me faisait horreur. En vérité, tu es mon unique joie, ma seule consolation. Cette nuit, je me suis éveillé vers 3 heures. Je n’osais pas me lever à cause du froid. La lune, à son plein, éclairait ma chambre. Je me suis senti si seul, si pauvre, si dénué de secours qu’une tristesse immense m’est venue. Alors, comme si tu avais pu m’entendre, je me suis mis à te parler comme on parle à Dieu, je t’appelais à mon aide, je te suppliais de venir dans mes bras, je te donnais les noms les plus doux, les plus tendres, les plus amoureux. Je t’aime tant, mon adorée, je ne vis que par toi et je ne puis m’empêcher de te le redire sans cesse. Ma douce Jeanne, tu es parfaitement chérie, absolument et uniquement aimée. Si mes souffrances pouvaient te servir, je les accepterais de bon cœur. Je viens de recevoir, en même temps que ta chère lettre, une lettre de ce jeune Hollandais Henry Carton de Wiart qui est presque une lettre d’amour. L’enthousiasme, la ferveur de ce garçon pour moi est admirable et surprenante. Il affirme, lui aussi, que mes peines vont finir. Je pense quelquefois--est-ce une pensée d’orgueil?--que Dieu me doit un peu de bonheur, car j’ai fait beaucoup pour lui, beaucoup, en vérité. Puisque j’ai de tels amis, je dois et je veux espérer. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mille et mille baisers. Ton Léon. Je meurs de froid. 12 février 90. Ah! mon cher amour, que tu as bien fait de m’écrire! Ta lettre que je viens de recevoir ce matin seulement, étant rentré hier soir assez tard, a été pour moi très bienfaisante, car elle a mis fin à une angoisse terrible qui a été, pendant deux jours, jusqu’au désespoir. Je n’exagère pas. Il faut bien me comprendre, Jeanne, sans quoi tu manquerais de justice. Depuis quelque temps, je suis un peu embarrassé pour t’écrire. Je crains ta critique. Tu t’es un peu moquée de mes expressions _absolues_, et cela me rend timide, car je ne sais m’exprimer autrement. J’ajoute même que je ne peux pas sentir autrement et si tu ne le vois pas, tu manques de clairvoyance. J’avais promis de t’écrire dès lundi et je n’ai pu le faire, quoique je n’aie cessé, un seul instant, de le vouloir et d’y penser. Mais je souffrais tant, j’avais si peu d’équilibre dans mon esprit que je craignais de te désoler ou de te révolter. J’avais peur de te dire des choses cruelles ou maladroites qui eussent augmenté ta peine. Cette pensée injuste m’est venue, même, que tu pourrais me mépriser, comme un homme faible qui n’est capable que de se plaindre. Je t’avais vue pleurer, dimanche, à cause de moi, et tes larmes étaient restées sur mon cœur comme un poids étouffant. J’ai senti alors la profondeur de ma tendresse pour toi et j’ai vu d’une façon plus claire combien mon amour est vivant et fort, combien il m’est devenu essentiel. La journée de lundi a été affreuse, une journée d’agonie. Heureusement, mon jeune ami de Wiart est venu. Je lui ai fait pitié. J’avais le cœur si chargé que chacune de mes paroles était comme un sanglot. Je te dis la vérité, la stricte vérité, ma Jeanne chérie, et il faut me croire. D’ailleurs, ta lettre me met à l’aise et, puisque tu me montres tout ton cœur, je veux te découvrir tout le mien. La crise est passée, sois tranquille, mais elle a duré deux jours et a été extraordinaire. Pendant ces deux jours, je me suis vu abandonné de Dieu, incapable de te rendre jamais heureuse, sans aucun moyen d’accomplir mon œuvre, livré sans espoir à une existence de mendicité, de mépris, d’humiliations horribles, et mon amertume a été si grande que j’ai désiré la mort. Le croiras-tu? Je me suis vu sur le point d’écrire à L... de venir rue Blomet et d’avoir pitié de mon corps. Quand nous serons heureux, Jeanne, si Dieu y consent un jour, ne te moque jamais de cela, car c’est la vérité parfaite, et je te raconte avec simplicité l’ivresse de la véritable douleur. Je te le répète, c’est ta lettre qui vient de me guérir. Sans ta lettre, l’obsession allait peut-être recommencer. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . --Pourquoi es-tu triste, ô mon âme et pourquoi me troubles-tu?--Espère en Dieu.--Telles sont les paroles que le prêtre catholique dit au commencement de la messe et ces paroles m’ont souvent consolé. Ne nous laissons pas abattre par la tristesse. Espérons en Dieu, quand même. Nous sommes malheureux, nous souffrons beaucoup, mais nous comptons beaucoup sur Dieu, et il ne nous abandonnera pas. Ne sois pas effrayée de ce que j’ai dit au commencement de ma lettre. J’ai des heures de découragement terrible. Cela se conçoit. Ma vie est une succession de tourments. Mais je suis bien gardé. Je ne succomberai pas. J’ai pitié de moi-même quand je me regarde. Je suis si malheureux! Mais j’espère, malgré tout. Quand j’ai une heure, une minute de paix, je vois un avenir heureux, je vois notre petite maison paisible, ma bien-aimée à côté de moi et la joie de s’aimer comme des amants fous et la joie de faire de belles choses, de se remplir de hautes pensées et cette idée m’attendrit jusqu’aux larmes. Ma bien-aimée Jeanne, comprends-tu, sens-tu comme je t’adore, comme je suis à toi? Dans ma pensée, dans le fond de mon cœur, je suis à tes pieds, comme un chien, comme un pauvre être que tu pourrais maltraiter, piétiner, et qui te dirait merci. Tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir ce que tu es pour moi. C’est vrai que j’ai eu une vie mauvaise, je ne te l’ai pas caché. J’ai cherché toute ma vie un aliment à cette rage d’amour qui me tenait. Mais toutes mes expériences ont fini d’une manière horrible, parce que je ne trouvais pas ce que je cherchais. Tu représentes pour moi l’innocence, la pureté de l’épouse chrétienne. Tu es le vrai fruit d’amour que j’ai toujours désiré. Mon adorée, mon unique, ma seule joie, il me suffit de penser à toi pour perdre la raison. Je t’aime infiniment. Que puis-je te dire de plus? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il est certain que cette passion qui m’est venue pour toi, mon cher amour, est une souffrance très grande, ajoutée à mes autres peines. Mais je la bénis et je l’aime parce qu’elle est le principe d’un admirable espoir. A Dieu, mon amie très douce, je te quitte, car je deviens complètement fou, et je dirais beaucoup de sottises. Tu es aimée par un aliéné. Ton Léon. Un mot, je t’en prie, un mot seulement pour me dire que tu as reçu cette lettre et que tu n’as pas trop de chagrin. Vendredi matin, 14 février 90. J’ai lu ta lettre avec ravissement, ma Jeanne adorée. Tu as une admirable et douce fille de Dieu que je bénis du plus profond de mon cœur. Je ne puis donc m’empêcher de t’écrire encore une fois. Tu te plaignais tendrement l’autre jour de ne pas recevoir assez de lettres, nous verrons maintenant si tu te plaindras d’en recevoir trop. Mais tu me donnes tant de consolation, ton amour me remplit d’un si délicieux attendrissement qu’il m’est impossible d’attendre à dimanche pour te l’exprimer. Cependant, ne viens pas chez moi. J’en aurais une joie extrême, mais, mon pauvre petit ange, ton temps est trop précieux pour faire une course aussi longue et puis ce ne serait pas prudent. D’ailleurs, je vais beaucoup mieux depuis que tu m’as écrit. Les deux premiers jours seulement ont été cruels, et cela venait de tes larmes que j’avais vu couler par ma faute. Tant mieux, cela m’a servi à mieux voir la profondeur de mon amour. Je t’ai écrit une chose qui t’a effrayée. Je n’ai pu m’en empêcher. Je voulais que ma pauvre âme t’apparût dans toute sa misère et toute sa faiblesse. Mais rassure-toi, je suis bien gardé. Ma raison et ma foi me disent que je ne _pourrais_ rien entreprendre contre moi, à cause de la volonté de Dieu qui me destine certainement à accomplir un de ses desseins. Je suis persuadé que je ne peux pas mourir auparavant, ni par la misère, ni autrement. C’est une idée très forte et très vivante en moi. Je te l’ai dit, ma vie est une espèce de miracle, et depuis des années, je me vois investi de surnaturel. Cela est en dehors de moi, indépendant de mes mérites ou de mes démérites. C’est Dieu qui fait ce qui lui plaît. Je t’ai déjà fait remarquer cette merveille. _Quoi que je fasse_, que je m’aide ou que je ne m’aide pas, que j’accomplisse de bonnes ou de mauvaises actions, ma destinée suit son cours uniforme, c’est à dire que je suis soutenu tout juste assez pour subsister en souffrant jusqu’au jour marqué. Ce jour est inconnu, mais j’ai le sentiment intime que tout ce que je tenterais auparavant pour sortir de ma prison, par n’importe quel moyen, serait absolument inutile. Donc, il faut avoir pitié de moi puisque je suis malheureux deux fois, ayant à souffrir une peine que personne ne pourrait comprendre, mais il ne faut pas craindre de me voir périr. Ainsi, ma bien-aimée, mon adorable petit cœur d’or pur, ne t’inquiète pas, oublie cette vision de désespoir. Nous n’en parlerons plus jamais. Je veux te rassurer aussi d’un autre côté, ma chérie. Je n’ai jamais cru un seul instant, d’une manière sérieuse, que tu pourrais te moquer de moi ou me mépriser. Ce sont là des expressions outrées dont il faut tenir peu de compte. Je ne serais pas ce que je suis, c’est à dire un artiste, si cette chienne de littérature n’intervenait pas jusque dans les mouvements les plus naïfs de mon cœur. Puis, je suis si vibrant, si passionné quand je t’écris, mon cher amour, qu’il m’est difficile quelquefois de surveiller mon esprit et de garder la bonne mesure. Songe que tu représentes pour moi le _bonheur_ que je n’osais plus rêver, que tu es, à mes yeux, plus qu’aucune autre créature, l’image vivante du Dieu de bonté qui t’a choisie depuis l’éternité pour devenir un jour ma compagne. Ah! si tu savais combien mon cœur se dilate, comme il se fond de délices, comme il brûle dans ma poitrine quand j’écris ce mot charmant, ce mot divin, quand je te nomme ma compagne pour toujours, mon épouse chérie, l’âme de mon âme, la chair de ma chair, la moitié de moi-même! Quand nous aurons enfin la joie suprême d’être unis, si tu savais de quelle tendresse, de quelle douceur d’amour je t’envelopperai. Tu es aimée, tu seras aimée comme une reine voudrait l’être. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cependant, tu as raison, mille fois raison de vouloir que nous ne brûlions pas nos ailes avant ce jour. Nous serions si malheureux, nous salirions une chose si belle, nous gâterions un si beau poème! Que veux-tu? Nous souffrirons aussi patiemment que nous le pourrons, et Dieu sans doute, qui mesure le vent à la brebis tondue et qui nous verra souffrir pour lui, pour _lui_ seul, abrégera notre temps d’épreuve. Je suis tout à fait content que tu me voies faible, tel que je suis, et que cela te rassure. Il me serait pénible de te voir persuadée de ma force pour qu’ensuite tu eusses le chagrin de perdre cette illusion. Il faut toujours voir les choses telles qu’elles sont. Tu dis avec beaucoup de noblesse qu’autrefois tu as été forte parce que tu étais sans amour et que maintenant ton amour te fait sentir combien tu es faible en réalité. Remarque bien ceci, mon adorée. L’amour ne te rend pas faible, puisqu’il est le principe de la force vraie, mais il fait paraître à tes propres yeux le néant de la force illusoire, sur laquelle tu t’appuyais avant de le connaître. En d’autres termes, il te rend _humble_ et te prépare ainsi à devenir forte véritablement. Pour moi qui suis saturé d’amour, je sens admirablement ma faiblesse. Lorsque nos deux cœurs unis, par l’amour parfait, seront ensemble dans la main de notre Père des cieux, nous deviendrons infiniment forts pour connaître, pour souffrir et pour adorer. Il y a dans ta lettre délicieuse que je relis depuis hier soir, un passage qui me ravit. Tu m’apprends que la douce Vierge Mère a enfin parlé à ton cœur. Ma bien-aimée, tu sais combien j’ai pris patience avec ton préjugé d’éducation, et combien je me suis toujours montré plein de réserve sur ce point que je juge pourtant essentiel. J’attendais l’effet de la grâce divine sur ton cœur et sur ton esprit. Le culte, non d’adoration, mais de vénération infinie et d’amour sans bornes pour Marie est d’une telle importance que, sans lui, tout est stérile. Les pauvres âmes innombrables que de criminels imposteurs ont autrefois privées de cette merveilleuse lumière que l’Église a nommée l’Étoile du matin--qui est précisément le nom de Lucifer--ces chères âmes dépossédées font pitié au Seigneur et vivent sous l’empire de sa Miséricorde infinie, mais elles ne peuvent avoir part, du moins en cette vie, au rayonnement de sa Gloire, parce que sa gloire c’est précisément Marie. Toutes les fois que, dans la Bible, je rencontre le mot _gloire_, je lis indifféremment Marie ou l’Esprit Saint. Quand Dieu, qui seul en a le pouvoir, t’aura complètement éclairée, nous étudierons ensemble ces textes sacrés et tu en auras des éblouissements, tu en crieras et tu en sangloteras d’admiration, car alors, tu verras distinctement, face à face, la Troisième Personne divine. Mais, ma pauvre petite protestante, aussi longtemps que tu n’auras pas mis les deux pieds sur tes préjugés, aussi longtemps que tu n’auras pas connu Marie et que tu ne lui auras pas donné ton cœur, tu seras dans les ténèbres, parce que c’est en elle et par elle seule que le Saint Esprit peut être obtenu. Ce que je te dis là, mon cher cœur, mon doux amour, est profondément sérieux, et d’autres que moi ne te le diraient pas. Je ne crois pas qu’il y ait au monde un seul prêtre capable de te présenter ainsi cette sublime question. Il faut donc, puisque tu veux entrer dans l’Église, te contenter ouvertement de l’enseignement ordinaire qui te suffira parfaitement avec la grâce de Dieu, et réserver dans le secret de ton âme l’enseignement exceptionnel que je te donne et qui te fera briller devant le Seigneur comme un magnifique flambeau. Tu sentiras, tu comprendras que le Verbe fait chair, Jésus Rédempteur, ayant été donné au monde par Marie, sa mère, il faut nécessairement qu’à notre tour, nous autres qui sommes ses _membres_ et ses _frères_, nous soyons engendrés par Elle, non pas selon la chair, mais selon _l’Esprit_. L’Église, dont le langage est ordinairement mystérieux, puisqu’elle est forcée de parler comme Dieu lui-même a parlé, nous enseigne que nulle grâce, nulle force, nul amour, que rien, _absolument RIEN_, ne nous vient de Dieu, sinon par Marie--c’est à dire par l’Amour de Dieu, et par sa gloire--et cela, c’est une admirable, une sublime vérité. Maintenant, si tu me demandes comment il se fait que Marie, qui était une vraie femme ou plutôt la vraie Femme, comme Jésus était le vrai Homme, se trouve tellement confondue avec la Troisième Personne divine qu’on ne puisse les séparer, je serai forcé de te laisser sans réponse. Je ne suis pas le confident de la Sainte Trinité. Mais je sais d’une manière absolue, infiniment certaine, qu’il en est ainsi. L’Église, toujours mystérieuse, appelle Marie l’Épouse du Saint Esprit. Cette expression ne donne pas beaucoup de lumière, cependant elle permet de supposer une importance et une dignité inouïes à la _Mère du Fils de Dieu_. Va donc vers Elle, mon cher ange, avec une simplicité d’enfant. Tu en seras récompensée d’une façon sublime, et les mystères qui t’embarrassent et qui m’embarrassent moi-même s’élucideront un jour pour nos deux âmes, j’en ai la certitude et j’ose te le promettre au Nom de Dieu. Je t’ai dit quelquefois que j’espérais beaucoup de ta conversion pour ma délivrance, pour notre bienheureux mariage. Je n’osais pas te dire toute ma pensée. J’espère tout de Marie. C’est Marie qui doit te donner à moi. Fais-y bien attention. Avant que je ne vinsse au monde, ma mère, qui était une chrétienne au cœur profond, a voulu que je ne fusse pas son enfant. Par un effort extraordinaire de volonté et d’amour, qui ne peut être compris que des âmes supérieures, elle a complètement abdiqué entre les mains de Marie ses droits maternels, faisant la Sainte Vierge _responsable_ de tout mon destin, et tant qu’elle a vécu, elle n’a cessé de me dire avec une obstination sublime, que Marie était ma _vraie_ mère, d’une façon très spéciale et très absolue. C’est donc à Elle qu’il faut t’adresser, ma bien-aimée Jeanne, si tu tiens à m’obtenir. Je te laisse sur cette pensée. Voilà plusieurs heures que je t’écris et je n’ai plus une seule idée. Ton Léon-Marie. P. S.--Qu’il me tarde d’être à dimanche. Mais j’ai bien peur d’être sans le sou et ma peine est grande. Tu trouveras ton pauvre Léon bien enrhumé. J’ai eu si froid depuis quelque temps. Mais voici le mois de mars, qui approche, le mois de saint Joseph que j’aime tant, espérons beaucoup. Ne manque pas la messe, dimanche matin. Samedi matin, 15 février 90. Ma Jeanne adorée, mon cher trésor d’amour, Ma lettre que tu as dû recevoir hier soir, en même temps que je recevais la tienne, t’a, sans doute, rassurée. Je vais beaucoup mieux, en effet, et malgré mes affreux ennuis d’argent, j’ai une sorte de paix depuis que j’ai reçu ta première lettre. Je n’aime pas que tu me dises que tu es indigne de moi. Cela n’est pas juste. Il est possible que tu voies dans ton pauvre amoureux des qualités d’esprit et des qualités de cœur. Je mentirais sottement si je disais que je suis un homme de rien. Mais, mon amour, tout ce que je puis avoir de bon m’a été donné et ensuite m’a été conservé _malgré moi_, car j’ai commis de très grandes fautes, qui auraient dû éloigner la grâce. Je me suis souvent révolté contre Dieu et j’ai plus souvent encore oublié ses dons. Certaines actions de ma vie me font horreur. Écoute, ma chérie, il faut nous aimer beaucoup, de toutes nos forces, mais il faut nous voir tels que nous sommes. Je ne pourrais pas être très heureux si tu me respectais trop. Je te l’ai dit plusieurs fois, il y a en moi beaucoup d’enfantillage, de faiblesse et j’aurai souvent besoin que tu me soutiennes, que tu me consoles, que tu me relèves, avec d’autorité d’une mère pleine de tendresse. Si tu me respectes toujours, qu’est-ce que je deviendrai? Tu me parles de la communion et de la fête de Pâques. Je tâcherai de me préparer à communier avec toi, si tu peux être prête à cette époque. Mais justement, ce bon conseil que tu me donnes, mon petit ange gardien, est une bonne occasion de te montrer la grande misère de ma pauvre âme. Je n’ai jamais cessé d’aimer Dieu et je me suis toujours senti capable de donner ma vie pour sa gloire s’il l’avait fallu. Mais depuis la catastrophe horrible de Véronique, l’esprit de prière est sorti de moi. J’ai eu dans le cœur comme un ulcère, comme une plaie douloureuse que d’autres malheurs ont encore élargie et envenimée. D’un autre côté, j’ai été livré à la convoitise déréglée de mon sens charnel et je n’ai jamais pu retrouver mon ancienne piété qui fut vraiment extraordinaire. Alors, je me suis souvent dressé contre Dieu, lui reprochant de m’avoir abandonné, d’être un maître trop dur, trop terrible pour ceux qui l’aiment. Cette souffrance cruelle de me sentir comme exilé est venue s’ajouter aux autres et les aggraver. Mais je comprends très bien, cependant, que cela n’est qu’une crise très longue, il est vrai, très effrayante, mais qui doit avoir un terme et je crois que tu m’as été envoyée pour me guérir. Je le crois fermement, profondément, et il faut que tu le croies aussi. C’est pour cela que j’ai tant désiré ton entrée dans la Sainte Église. Il faut bien comprendre, vois-tu, qu’il y a véritablement deux hommes en moi, très séparés, très divisés. Je suis, par excellence, l’homme double et inconstant dans ses voies dont parle saint Jacques, ce doux Apôtre qu’on appelait le frère du Seigneur. Ma raison toujours intacte et toujours éclairée par la foi, n’a pas un seul instant vacillé, mais mon cœur, hélas! mon pauvre cœur! qui pourrait croire que le même homme qui voit si clairement la gloire de Dieu, qui dit des choses capables de relever le courage de ses frères désespérés et qui ne saurait parler de la Trinité sainte sans pleurer d’amour,--qui pourrait supposer que ce même homme est livré chaque jour aux plus violentes tentations et qu’il n’est pas un seul instant maître de son cœur? Tu sais, ma bien-aimée, qu’autrefois, il y a beaucoup d’années, j’ai demandé pendant de longs mois, d’avoir beaucoup à souffrir pour la gloire du Seigneur. Mes prières presque continuelles furent si ardentes, si passionnées, que je ne pourrais t’en donner une idée exacte. Je t’ai déjà raconté cela et je te demande pardon d’y revenir. Mais, crois-moi, c’est de tous les événements de ma vie, le seul qui puisse l’expliquer. Dieu qui nous connaît parfaitement, écoute nos prières avec bonté et il nous donne non pas ce que nous lui demandons, mais _ce qu’il nous faut_. Cette pensée doit être le principe de toute résignation chrétienne. Je lui demandais de me faire souffrir pour mes frères et pour Lui-même, dans mon corps et dans mon âme. Mais je pensais à des souffrances très nobles et très pures, qui, je le vois bien aujourd’hui, eussent encore été de la joie. Je ne pensais pas à cette souffrance infernale qu’il m’a envoyée et qui consistait à se retirer en apparence de moi, à m’abandonner sans défense au milieu de mes plus cruels ennemis. Lorsque je reçus le dépôt de cet être prodigieux que j’ai nommée Véronique, je me crus exaucé, ayant beaucoup à souffrir chaque jour par l’angoisse continuelle d’une pauvreté extrême dont il me fallait préserver ce vase de louanges infinies. Mais, en même temps, j’avais des révélations, des joies célestes que les anges eussent enviées. Ce n’était donc pas encore la vraie souffrance. Mais lorsque Dieu vint me reprendre ce qu’il m’avait fait l’honneur de me confier, je connus enfin ce que c’est que d’être vraiment malheureux! Imagine un superbe oiseau, accoutumé à planer dans le bleu des cieux, à se baigner dans les rayons brûlants du soleil, à qui, tout à coup, on couperait les ailes pour l’enfermer dans une cave ténébreuse où il lui faudrait ramper en compagnie des plus dégoûtants reptiles. Il n’y a que toi, Jeanne, qui puisse bien me comprendre, parce que tu es envoyée pour cela, parce que je t’ai beaucoup dit et parce que tu m’aimes. Ayant été visiblement créé pour chercher la Femme, ayant reçu à ce sujet des lumières exceptionnelles et me voyant soudainement privé de ces lumières, destitué de toute joie, de toute prière, me sentant désormais tout seul, tout faible et abandonné d’une manière infinie, l’impulsion de ma nature a continué pourtant et je me suis éperdument acharné à la poursuite de l’amour. Ah! Celui qui m’a créé, Celui-là seul peut savoir combien je suis fait pour l’amour et ce que j’ai pu souffrir en le cherchant dans les ténèbres. Mes expériences ont été épouvantables. Mon âme était si noire et si désolée qu’on aurait cru, vraiment, que mon approche donnait le mal de la mort! Je t’ai parlé d’une pauvre jeune femme d’une beauté touchante qui m’a aimé jusqu’à la mort et quelle mort! Celle que je raconte dans mon livre en me l’attribuant à moi-même. Elle devint ma maîtresse, l’infortunée! et presque aussitôt je compris que je m’étais trompé, qu’elle n’était pas celle que j’avais cherchée et ce fut l’enfer. La malheureuse victime lut dans mon âme et en mourut de désespoir, le cœur plein de moi, avec la douceur d’un agneau qu’une brute égorge dans un abattoir. Ce qui se passa dans mon âme à cette époque, ne peut être exprimé par aucune littérature. _Le Désespéré_ n’en est qu’une bien faible traduction. J’ai dû faire pitié à toutes les intelligences des Cieux et il m’en restera toute ma vie un fonds de tristesse que ton amour seul, ma chère élue, pourrait adoucir. Je te demande pardon, Jeanne, de ces tristes confidences, mais notre amour est arrivé à un point tel qu’il faut que tout soit dit entre nous. Ta lettre d’hier soir et ta lettre de ce matin m’ont décidé à t’écrire ainsi que je le fais. Si tu ne connais pas tout mon mal, comment pourrais-tu me soigner et me guérir? songe qu’après ces épouvantables douleurs, ayant le cœur en lambeaux et me faisant horreur à moi-même, _j’ai continué à chercher_. Ce mot-là dit tout. Aujourd’hui, mon amour, je ne cherche plus. Mais le sang de mon âme est sorti par tant de blessures que je n’ai presque plus de force et qu’il faudrait que ma délivrance complète arrivât bientôt. Tu sais que je vois le symbole en tout et partout, même dans les fictions les plus vaines de l’esprit humain. Voici donc une idée qui m’est venue et qui plaira peut-être à ton imagination si claire et si poétique. Tu as lu dans ton enfance ces contes de fées qui sont à peu près identiques chez tous les peuples et qui m’ont l’air de cacher un sens profond. Il arrive, par exemple, qu’un prince, en punition de quelque faute ou par la volonté seule d’un mystérieux enchanteur, est transformé, configuré à l’image d’un monstre et condamné à souffrir sous cette hideuse enveloppe jusqu’au jour où une princesse très pure et très bonne consent à l’aimer et à devenir sa femme. Alors il reprend sa véritable forme et leur bonheur est parfait. Eh! bien, je suis sûr, absolument sûr, que c’est là notre propre histoire. Tu me tireras de ma prison, ma chère petite princesse, tu me rendras à moi-même et à Dieu et nous serons heureux comme les bienheureux des cieux. Mais il faut indispensablement que tu appartiennes à la véritable Église du Christ, que tu deviennes enfant de Marie comme je le suis moi-même. Autrement, je le sens bien, tu n’aurais pas le pouvoir de me délivrer. Celui qui a tant cherché la Femme et l’Amour ne peut être sauvé que par une fille du Saint Esprit. Je me mets donc à genoux à tes pieds. Je te prie en larmes du fond de ma misère, du fond de mes ténèbres, du fond de ma honte et du fond de mon ordure. Viens à mon secours. Hâte-toi pour l’amour de Dieu. Je n’ai que toi, que toi seule au monde. Aie pitié du malheureux qui t’adore et à qui tu es plus chère que sa propre vie. Ton Léon. Mercredi, 5 mars 90, 9 heures du matin. Ma bien-aimée Jeanne, mon unique amour, Je ne puis répondre à ta chère et admirable lettre que très peu de lignes et je t’écris avec des doigts glacés. Il faut, dans un instant, que je sorte pour courir après l’argent, sans trop savoir où j’irai ni ce que je ferai. Ma tête se perd, je souffre trop. Il est temps que cela finisse, car l’épreuve est presque au dessus de mes forces. Si tu savais ce que j’ai enduré depuis dimanche par ce froid et cette misère, ton cher cœur se briserait de pitié. J’ai revu Camille à qui ta lettre a fait du bien. Il est bien malade encore, mais il m’a fait une meilleure impression. L’ami d’enfance sur lequel j’avais compté a dévoré, en compagnie d’une ignoble femme, les deux cents francs qui m’étaient destinés et qu’il m’avait promis au nom de Dieu. N’est-ce pas admirable? Viens demain, jeudi. Je t’attendrai à partir de midi. Nous passerons ensemble quelques heures et tu iras dîner chez toi, car je ne pourrais pas te nourrir, ma pauvre amie. Cependant ne t’engage pas pour le soir. J’aurai peut-être de l’argent. Je veux croire que la délivrance est proche car il me semble que je n’ai jamais été aussi malheureux. Je t’adore. Ton Léon bien triste. * * * * * J’ai attendu à ce soir pour t’envoyer cette lettre que je vais tout simplement porter chez toi afin que tu l’aies plus tôt. Je voulais pouvoir ajouter quelques mots rassurants. En ce moment, je ne suis plus aussi triste. La matinée a été fort cruelle. J’ai fait dans la neige de longues courses inutiles, n’ayant trouvé personne, et je suis rentré chez moi vers midi pour manger un morceau de pain. Je me suis alors décidé à courir chez le pauvre comte[2] qui m’a donné un peu de monnaie et qui m’a dit beaucoup de bien de toi. Si tu veux, il t’attendra vendredi soir. N’oublie pas d’apporter un peu de musique. Tu te fais aimer partout, ma chérie. [2] Le comte Roselly de Lorgues, postulateur de la cause de Christophe Colomb. Pauvre cher vieillard, il a pitié de moi et quoiqu’il soit très gêné, il se dépouille quelquefois pour me secourir. Jeanne, mon amour, il faut que cela finisse. Une pareille existence est plus amère que la mort. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je ne peux rien changer à ce que je t’écrivais ce matin. Viens demain _le plus tôt possible_. Si j’ai de l’argent, nous dînerons ensemble, sinon tu t’en iras à 6 heures. Je te serre dans mes bras, mon cher amour. Léon. Samedi matin, 8 mars 90. Ma bien-aimée, mon cher amour, Ton âme tendre doit avoir de l’inquiétude et je t’écris, mon petit ange, pour la dissiper. Je vais beaucoup mieux aujourd’hui. Le chien féroce qui me tenait à la gorge est en fuite et je ne souffre plus. Mais, hier, j’ai souffert beaucoup. Après ton départ, j’avais passé une nuit d’insomnie accompagnée, vers le matin, d’un peu de délire, car, tu le sais, ma compagne chérie, ma douce femme tant désirée, c’est surtout le chagrin qui m’accable et si j’avais un peu de bonheur, je crois qu’on ne me verrait jamais malade. Le jour venu, j’aurais bien voulu rester chez moi. J’avais la fièvre et ma pauvre gorge était comme traversée de pointes de feu. Mais il a fallu sortir et marcher toute l’après-midi pour n’obtenir qu’un résultat presque dérisoire. Enfin, le soir, me sentant menacé d’une angine presque certaine, j’ai fait, en vue de me guérir, un acte de folie qui m’a réussi _instantanément_ d’une façon merveilleuse. Avant de rentrer, je me suis fait servir un verre d’absinthe enragée, triple ou quadruple et je me suis coulé ça dans la gorge comme du plomb fondu. Presque aussitôt, le malaise intolérable a cessé, la fièvre est tombée et je n’ai plus senti qu’une douce chaleur, accompagnée du besoin de dormir. La cautérisation par le terrible alcool avait réussi. J’ai passé une nuit excellente et je suis, ce matin, parfaitement armé pour souffrir d’une autre manière. Tu le vois, mon adorée, c’est admirable. Cependant, je ne voudrais pas recommander ce remède, il ne conviendrait pas à tout le monde. Te voilà sans doute installée rue Boissière. Dieu veuille que tu n’y trouves pas d’ennuis imprévus. Il y aura, du moins, cet avantage que nous pourrons nous voir plus facilement. Tu sais, Jeanne, que tu es ma seule joie. Tu as été choisie de toute éternité pour être ma compagne. Il me semble que je vois cela très clairement. Tu es celle que j’ai tant cherchée et je veux espérer que ta prochaine entrée dans l’Église déterminera l’accomplissement des desseins de Dieu sur nous. Nous serons unis, car il n’est pas possible que le Seigneur t’ait placée sur mon chemin uniquement pour nous faire souffrir. Ce qui rend mon amour pour toi si puissant, ma bien-aimée, c’est que tu n’as pas eu le dégoût de mon obscurité et de ma misère. Toutes les autres femmes auraient pris la fuite. C’est pourquoi tu vas être récompensée, dans quelques jours, par une joie immense dont tu ne saurais te faire une idée et un peu plus tard, j’en suis sûr, par quelque bonheur extraordinaire qui te ravira. Je suis certain de triompher un jour. Si je ne triomphais pas, aucun homme n’aurait jamais pu être trompé plus cruellement, car j’en ai reçu la promesse dans des circonstances véritablement divines. J’ai été accablé de _signes_ surnaturels et quoiqu’aujourd’hui, je ne sois plus qu’une ruine en comparaison de ce que j’étais alors, quelques-unes de mes paroles ont pu te faire voir de quel merveilleux incendie mon cœur fut autrefois consumé. Le pauvre, le famélique, le mendiant, le fou, le désespéré, se relèvera dans sa force, et les êtres généreux qui auront eu pitié de sa souffrance, qui l’auront aimé à cause de sa souffrance, auront part à son triomphe et se réjouiront avec lui. Je sais bien que j’ai l’air d’un aliéné en parlant ainsi, mais je ne puis parler autrement, et tu es la _seule_ qui me comprenne un peu. Ah! ma chérie, si tu savais comme tu es la seule! J’ai pourtant de bons amis, de très nobles cœurs dévoués, mais il n’en est pas un à qui je pourrais dire ce que je te dis, sans apercevoir en eux, presque aussitôt, la bienveillante pitié que doivent produire sur les gens raisonnables les discours d’un insensé. J’ai fait l’expérience, quelquefois, et je sais à quoi m’en tenir. Dieu a créé l’homme à sa ressemblance et les hommes le lui ont rendu en fabriquant la Sainte Trinité à leur misérable image. Il n’y a rien de plus ignoré que Dieu. Malheur donc à celui qui a des pensées divines. Mais bienheureuse et mille fois bénie la douce fille du Saint Esprit qui a aimé cet indigent, ce proscrit, ce captif, qui lui a donné tout son cœur, sans être un instant rebutée par sa mauvaise réputation et par son affreuse misère. «La gloire de la Charité, disait Hello, c’est de DEVINER. Celui qui aime la grandeur et qui aime l’abandonné, quand il passera à côté de l’abandonné, reconnaîtra la grandeur, si la grandeur est là.» Souviens-toi de cette parole, Jeanne, elle est très belle. Veux-tu, maintenant, savoir pourquoi la gloire de la troisième personne divine est de _deviner_? C’est parce que la gloire de la deuxième consiste à être _cachée_ ainsi qu’il est écrit au livre des Proverbes (chap. XXV, 2). Tu vois que l’idée d’Hello est assez sublime et certes le pauvre grand homme eût été bien étonné de mon explication, car il était bien éloigné de posséder mon exégèse, si éloigné qu’un jour il cessa de me voir jusqu’à la mort, parce que certaines confidences faites par moi l’avaient rempli d’épouvante. Mon adorée, j’espérais finir cette page. Mais l’heure me presse. Il faut que j’aille souffrir. Si tu peux venir me prendre dimanche, c’est à dire demain, je t’attendrai jusqu’à 5 heures et demie. Si tu ne peux pas, il est inutile de m’écrire. J’irai te rejoindre chez Mademoiselle T... Je t’envoie un grand baiser. Et je suis à toi d’une façon parfaite. Ton Léon. P. S.--Je suis profondément frappé de cette idée que tu vas entrer dans l’Église, que tu vas devenir _effectivement_ une fille du Saint-Esprit et que cela est en partie mon œuvre, en ce sens que tu reçois cette récompense magnifique de ton miséricordieux amour pour le pauvre désespéré. La gloire du Père (Joseph) c’est de cacher; la gloire du Fils (Joseph) c’est d’être caché; la gloire de l’Amour (Joseph) c’est de trouver. Quelles pensées sublimes! Quand donc me sera-t-il donné de les expliquer? puisque je ne vis que pour cela. Samedi, 22 mars 90. Ma bien-aimée, Rassure-toi. J’ai encore un peu de fièvre et j’écris difficilement. Mais je vais beaucoup mieux. La preuve, c’est que je te porte cette lettre moi-même, ayant à voir un ami au Trocadéro. Hier, après ton départ, j’ai souffert beaucoup, jusqu’au soir. Puis, tout à coup, vers 4 heures l’inflammation de la gorge a disparu et j’ai pu dormir. C’était fini. Dieu n’a pas voulu que je me trouvasse à ta première communion, que sa volonté soit faite. Mais il faut qu’il nous unisse bientôt, car il sait bien que je ne peux plus vivre sans toi et que je suis au bout de mes forces. Je t’aime de tout mon cœur. A demain, Ton Léon. Rue Blomet, mardi de Pâques 90. Tu m’as rappelé dernièrement, ma bien-aimée, la lettre que je t’écrivis le lendemain de ton premier baiser. J’avais été transporté hors de moi, ce jour-là. Le sentiment presque divin de notre naissant amour me ravissait jusqu’au ciel, me rendait semblable à un insensé. Cet état merveilleux s’est renouvelé pour moi hier matin. Si j’avais pu t’écrire tout de suite, tu aurais eu sans doute une lettre étonnamment passionnée qui t’aurait peut-être troublée. Dieu qui nous garde et qui nous porte dans sa main paternelle avec une tendresse infinie ne l’a pas permis et nous devons croire sans réserve à son admirable sagesse. Je ne crois pas que dans le cours de ma vie j’aie jamais éprouvé des mouvements de cœur d’une aussi grande violence. Il me semble que si cela avait pu durer, j’aurais perdu la raison. Ce matin, après une longue nuit d’un sommeil profond, je suis plus calme. Je peux t’écrire en paix, mon cher amour. La journée d’hier où j’ai senti, jusque dans le fond de mon être, la _réalité_ substantielle, absolue de mon amour pour toi comme je ne l’avais jamais sentie, cette journée, ce lundi de Pâques inoubliable me paraît, en ce moment, comme un songe. Il me serait, je le vois bien, à peu près impossible de t’exprimer avec exactitude ces choses extraordinaires. Mon esprit ne m’appartenait plus. Je ne pouvais ni écrire, ni penser. L’idée que tu allais être _mienne_ bientôt, que nous allions être unis, que nous ne ferions plus qu’un seul être prosterné devant Dieu, me remplissait entièrement, me rendait incapable de tout et m’attendrissait d’une manière si merveilleuse que je croyais à chaque instant m’évanouir. Je t’écris cela, mon adorée, très naïvement, sans aucune _littérature_ et il faut me croire avec simplicité. J’essayais de fixer mon attention sur autre chose, je m’efforçais de lire, les mots et les phrases n’avaient aucun sens. La prière même n’était qu’un balbutiement mécanique. Il ne montait du fond de mon âme que ton nom chéri, ma douce Jeanne, qui restait sur mes lèvres comme du miel et qui m’enivrait comme un alcool puissant. Les hommes et les choses autour de moi n’apparaissaient que dans un brouillard de pleurs et je n’apercevais que toi dans les créatures que je rencontrais. Ma joie, mon attendrissement étaient si extrêmes que j’aurais embrassé tous les passants. Je me rappelle cette circonstance risible d’un pauvre homme grotesque portant sous son bras un parapluie lamentable. J’avais envie de le couvrir de baisers en l’appelant: mon cher ange! Si j’étais entré dans une boutique, j’aurais peut-être dit à la marchande: Donne-moi quatre sous de beurre, ma bien-aimée! Enfin, j’étais fou à enfermer. Ayant dû sortir pour l’argent que j’ai trouvé d’ailleurs très facilement, j’ai eu toutes les peines du monde à ne pas pleurer dans la rue. Je te parlais sans cesse en marchant et je me sentais fondre en larmes. Je me rappelle un mot du comte de Lorgues qui me parlait de toi l’autre jour et qui me disait que _probablement_, ton sentiment pour moi était plus grand que le mien. Le pauvre vieux avait cru remarquer cela. Je ne répondis pas. A quoi bon? Je suis extrêmement réservé quand je parle de toi. Mon amour est d’une telle nature et va si loin dans mon cœur, que je craindrais de le profaner en essayant de le montrer à des personnes étrangères. Que cet amour bienheureux, ma chérie, reste entre nous deux, qu’il soit notre secret, notre cher trésor. Ma réserve a été si grande qu’il est possible que d’autres amis pensent comme le comte. Que nous importe? Je te mets au défi de m’aimer plus que je ne t’aime. Remarque bien, ma chère âme, que je ne suis pas un homme comme les autres et que malgré des expériences terribles, je te porte un cœur vierge. Tu l’as compris déjà. Avant toi, j’ai cru aimer et je n’aimais pas. Sans le savoir, c’était toi que je cherchais parmi toutes les créatures, toi, qui avais été formée de toute éternité par la volonté de Dieu pour devenir un jour ma compagne. C’est pour cela que tous les souvenirs de mon passé sont remplis de tristesse et d’amertume, tandis que notre amour ne peut me donner que la joie parfaite. La Joie parfaite! Comprends-tu cela, mon adorée? Dieu et nous! La vie divine et la vie humaine réalisées complètement à la fois par notre union. Je ne puis te dire combien cette pensée m’enivre. Je t’ai quelquefois étonnée, j’ai même dû te faire un peu souffrir, quand je te parlais de notre tendresse et particulièrement de la mienne, en appuyant un peu sur le côté sensuel que les hypocrites écartent avec tant de soin. Il est bien possible que j’ai dépassé quelquefois la mesure. Mais, considère avec attention, ma petite brebis très blanche, que j’avais à faire toute ton éducation, ayant promis d’être ton _médecin_. Il fallait penser à tout, puisque nous sommes à la fois esprit et chair. Je voulais que tu devinsses tout à fait ma femme, la femme sans aucun préjugé qu’il me faut et la femme qu’il faut être quand on veut s’appeler vraiment une épouse chrétienne. Avant de nous unir, il était nécessaire de bien comprendre que, dans le mariage, tu devais être pour moi, en même temps, la compagne chrétienne la plus saintement respectée et la maîtresse la plus passionnément adorée. Les femmes qui ne comprennent pas cela ne rendent pas leurs maris heureux, ne sont pas heureuses elles-mêmes et n’entendent rien à l’esprit de notre maternelle, de notre infaillible, de notre divine Église. Encore une fois, je ne suis pas comme les autres hommes, parce que j’ai à te donner du même coup ce qui se trouve très rarement réuni, l’esprit d’un vieillard et le cœur brûlant d’un jeune homme. Plus tard, tu verras clairement ce que j’ai fait et tu jugeras peut-être que ton éducation religieuse et amoureuse accomplie en même temps par moi, a été un véritable chef-d’œuvre. Sois _très simple_, ma bien-aimée, simple comme une enfant, comme une colombe. C’est le conseil même de Dieu et je n’en ai pas d’autre à te donner. Ne te tourmente pas de craintes vaines et ne rougis pas de ce qui t’honore. Tu m’aimes comme tu dois m’aimer. Il est certain que nous avons eu quelques moments de faiblesse dont nous ne pouvions presque pas nous défendre. Dieu, qui est admirable en ses voies, s’en est servi pour nous humilier avec bonté et pour augmenter encore notre amour. Mais nous avons été bien gardés et--en somme, nous nous présenterons à l’autel sans avoir à rougir du souvenir d’aucune faute grave. Nous serons exactement ce qu’il faut être et nous échangerons l’anneau nuptial avec nos cœurs purs. Voilà, ma bien-aimée, tout ce que j’avais à t’écrire. Ma tendresse est aujourd’hui sans violence et d’une douceur infinie. Il est vrai que je souffre d’attendre, mais je souffre dans l’espérance, dans la certitude. Notre mariage est certain. Hier, j’étais absolument incapable d’écrire à ta mère. Je n’avais pas l’équilibre d’esprit qu’il fallait pour faire une lettre sage. Mais elle partira sûrement ce soir et demain, mercredi, je te donnerai le brouillon. J’arriverai chez Mademoiselle T... vers 8 heures. Au revoir donc, mon cher amour, ma blanche colombe, mon unique brebis, ma compagne infiniment douce, infiniment chère, que Dieu te bénisse de ses bénédictions les plus rares, qu’il t’inonde de son amour et de sa lumière. Tu es ma seule espérance humaine. Ton fiancé qui t’adore, Léon Bloy. DIJON--DARANTIÈRE *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES À SA FIANCÉE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. 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