The Project Gutenberg eBook of Timbouctou, voyage au Maroc au Sahara et au Soudan, Tome 1 (de 2) This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Timbouctou, voyage au Maroc au Sahara et au Soudan, Tome 1 (de 2) Author: Oskar Lenz Translator: Pierre Lehautcourt Release date: August 21, 2024 [eBook #74285] Language: French Original publication: Paris: Hachette, 1886 Credits: Galo Flordelis (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Smithsonian Institution Libraries and University of Toronto Library) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TIMBOUCTOU, VOYAGE AU MAROC AU SAHARA ET AU SOUDAN, TOME 1 (DE 2) *** =TIMBOUCTOU= * * * * * 5747-86. — CORBEIL typ. et stér. CRÉTÉ. =Dr OSKAR LENZ= * * * * * =TIMBOUCTOU= VOYAGE AU MAROC, AU SAHARA ET AU SOUDAN TRADUIT DE L’ALLEMAND AVEC L’AUTORISATION DE L’AUTEUR PAR =PIERRE LEHAUTCOURT= ET CONTENANT 27 GRAVURES ET UNE CARTE * * * * * TOME PREMIER * * * * * PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 * * * * * 1886 Tous droits réserves. =AUX MÂNES= DU MAÎTRE DE L’EXPLORATION SCIENTIFIQUE AFRICAINE =HENRI BARTH= Dieu soit loué ! Nous ordonnons à tous nos amils, ainsi qu’à toutes les personnes qui sont sous nos ordres, à nous l’élu de Dieu, et qui verront cette lettre, de faire accompagner son porteur, le savant allemand, par des gens appropriés à son but ; de l’aider et de le protéger, aussi longtemps qu’il voyagera dans leurs districts pour rassembler les plantes dont il a besoin ; de lui donner de bonnes recommandations ; de le traiter avec tous les égards convenables pendant son voyage dans leur territoire ; de veiller constamment et avec soin à sa sécurité de jour et de nuit ; de ne pas le conduire dans des contrées dangereuses ; de l’en prévenir, et de l’empêcher d’y pénétrer ; après la fin de son voyage dans leurs districts, de le faire conduire à l’amil de la première tribu chez laquelle il désirera se rendre. Paix (avec vous) ! Le 30 Zil-Hedjeh 1296. [Illustration : SAUF-CONDUIT DE S. M. CHÉRIFIENNE LE SULTAN MOULEY HASSAN DU MAROC.] PRÉFACE * * * * * Pendant l’automne de l’année 1879 je reçus de la Société Africaine d’Allemagne la mission d’entreprendre un voyage au Maroc[1], de façon à contribuer, autant que possible, à la connaissance approfondie de la chaîne de l’Atlas. J’avais pourtant dès lors le dessein de donner à mon entreprise une extension plus grande, et, comme je pouvais augurer assez favorablement d’un voyage à travers le désert vers Timbouctou, je reçus bientôt de la Société Africaine un supplément de ressources, qui me fut accordé d’une façon très libérale. A la vérité, je ne supposais guère que mon expédition aurait un résultat si parfaitement heureux : non seulement il me fut donné d’atteindre par une nouvelle voie Timbouctou, ville tant de fois désirée et si rarement aperçue, mais je pus, de cette grande place de commerce, gagner la Sénégambie par une route qui était de même complètement nouvelle. Par là j’ai montré que l’on peut arriver à Timbouctou, aussi bien en venant du nord que du Sénégal, et j’ai prouvé une fois de plus qu’un voyageur isolé, pourvu d’un minimum de bagages, arrive d’ordinaire à de meilleurs résultats que des expéditions nombreuses, suivies d’un attirail compliqué et encombrant. Naturellement ce principe ne s’applique qu’aux voyages de découvertes géographiques proprement dits, dans lesquels la récolte d’objets intéressant l’histoire naturelle, et les études exactes sur la linguistique et l’ethnographie passent au second plan. Je n’aurais d’ailleurs pas atteint un résultat aussi inattendu, si je n’avais été soutenu, de bien des côtés, par des appuis très dévoués. Aussi ne puis-je me dispenser d’offrir ici mes remerciements à tous ceux à qui je dois la réussite de mon expédition. En premier lieu ce sont mes compagnons et interprètes Hadj Ali Boutaleb et Cristobal Benitez, ainsi que mon fidèle serviteur marocain Kaddour. En outre, la lettre d’introduction que me fit remettre le sultan du Maroc, Mouley Hassan, me fut d’une grande utilité. Je dois d’ailleurs au ministre résident d’Allemagne au Maroc, M. Théodore Weber, que cette lettre ait été conçue en termes plus énergiques et plus pressants qu’à l’ordinaire ; par son sens exact de la justice, M. Weber a acquis la plus haute considération auprès du peuple et du gouvernement marocains ; il m’a soutenu, de même que le chancelier de la légation, M. Tietgen, en toutes circonstances et de toutes manières, d’une façon très gracieuse et fort désintéressée. Le ministre résident anglais, sir Drummond Hay, le consul d’Autriche-Hongrie, Dr Schmidl, et MM. Hässner et Joachimsson, de Tanger, ainsi que les consuls allemands de Gibraltar et de Mogador, MM. Schott et Brauer, m’ont aussi prêté un concours amical. Je ne puis taire également l’accueil gracieux et honorifique qu’il m’a été donné de trouver dans les postes français du Sénégal, aussi bien qu’au chef-lieu de la colonie, à Saint-Louis. A Médine je reçus l’assistance la plus généreuse de M. le lieutenant d’artillerie Pol, qui commandait alors le poste. Cet officier aussi brave qu’instruit devait malheureusement, quelques mois après, succomber dans un combat contre les indigènes pendant l’expédition du colonel Borgnis-Desbordes. Deux médecins de la marine, MM. Roussin et Colin, m’ont été également d’un grand secours à Médine. Le commandant du bâtiment de guerre l’_Archimède_, M. de Barbeyrac-Saint-Maurice, ainsi que ses officiers, ont cherché à rendre aussi agréable que possible mon voyage de retour par le Sénégal ; enfin, à Saint-Louis, le gouverneur, M. le général Brière de l’Isle, et la population civile me reçurent de la façon la plus brillante, et je rencontrai toujours de leur part un accueil très distingué et fort secourable. Le récit de mon voyage se divise naturellement en deux parties. La première consiste dans la description de ma traversée du Maroc, de chaque côté de la chaîne de l’Atlas, jusqu’au pays plus ou moins indépendant de Sidi-Hécham. Il s’y rattache une étude de la situation gouvernementale, politique et sociale de l’empire du Maroc, dans laquelle le lecteur trouvera probablement beaucoup de données nouvelles. La deuxième partie décrit mon voyage à travers le désert vers Timbouctou, et de là au Sénégal. Comme conclusions je traite quelques questions relatives au chemin de fer Transsaharien, à la population ancienne du Sahara, etc., qui ont été agitées plusieurs fois dans ces derniers temps. L’itinéraire n’a pu être établi qu’au moyen de la boussole et du chronomètre. Pour la mesure des hauteurs j’ai employé le baromètre anéroïde et le thermohypsomètre. La méfiance des populations était poussée très loin, et souvent je n’avais la liberté d’écrire mon journal de voyage que la nuit, pendant le sommeil de tous ; fréquemment aussi il m’arriva même de ne pouvoir pas m’informer du nom de certaines localités que je traversais : cela se présenta surtout pour l’itinéraire de Timbouctou à Médine, qui renferme également bien des lacunes. Quant aux illustrations de ce livre, la plupart ont été gravées d’après des photographies, et une petite partie d’après mes propres esquisses que j’ai fait retoucher, lors de mon retour, de façon qu’elles pussent être reproduites ici. Vienne, mars 1884. Dr OSKAR LENZ. * * * * * =TIMBOUCTOU= * * * * * PREMIÈRE PARTIE LE MAROC * * * * * CHAPITRE PREMIER TANGER. Le rocher de Gibraltar. — La ville. — Les communications. — Voyage à Tanger. — Position de la ville. — Arrivée. — Douane. — Tingis. — Histoire. — Ruines romaines. — Les fortifications. — Le palais du ministre d’Allemagne. — La kasba. — Les prisons. — Les représentants des puissances étrangères. — Sidi Bargach. — Le chérif de Ouezzan. — La population de Tanger. — Les vêtements. — Le commerce et l’industrie. — La poste. — Églises et hôpitaux. — Mosquées et écoles. — Soko. — Djebel el-Kebir. — La colonie européenne. — Un prétendant. — Le peintre Ladein. — Un aventurier. — Excursion au cap Spartel. — Les cavernes d’Hercule. — La fabrication des meules de moulin. — Le phare. — Sidi Binzel. — Vue du cap. — Retour à Tanger. Le rocher de Tarik (djebel el-Tarik, d’où est venu, dit-on, le nom de Gibraltar) s’élève, escarpé et solitaire, à la limite de deux mers et de deux continents : les centaines de canons cachés dans ses flancs gigantesques regardent menaçants le détroit du même nom, dans lequel les nombreuses voiles blanches des pacifiques navires de commerce brillent gaiement au soleil. C’est une belle et intéressante partie de la terre que ce détroit de Gibraltar, où les flots bleus de la Méditerranée se marient aux vagues venues du large de l’Atlantique ; elle est riche en souvenirs historiques. Les anciens navigateurs et colons phéniciens nommaient le rocher de Gibraltar, ainsi que celui qui lui fait face (le Ceuta actuel), les « colonnes de Melkart », dieu national de la Phénicie, dieu du bienfaisant soleil et protecteur des gens de mer et des colonies lointaines. C’était une habitude phénicienne de désigner sous le nom de _portes_ ou de _colonnes_ les caps isolés qui servaient de points de repère à la navigation ou de limites aux différentes mers, et que pendant longtemps nul n’osa dépasser. Le nom de _colonnes_ s’étendit à la contrée avoisinante. Les Grecs firent déchirer par leur héros national Héraclès, qui prit souvent la place du Phénicien Melkart, l’isthme qui séparait l’Atlantique de la Méditerranée ; les deux rochers qui en étaient restés furent nommés par eux Ἡρακλέους στὴλαι, les « colonnes d’Hercule ». Plus tard les Romains donnèrent à ce détroit le nom de _Fretum Gaditanum_, détroit de Gadès (la Cadix actuelle) ; le rocher et la ville de Gibraltar se nommaient _mons Calpe_. En l’an 711 de notre ère, quand le courant irrésistible de la conquête des Arabes traversa le détroit, ils s’établirent à Gibraltar, et de là entreprirent leurs expéditions en Espagne. Ainsi que le dit Ibn Batouta, le grand géographe arabe, on nommait alors cette montagne le _mont de la Victoire_ ou également, d’après le nom du général Tarik, fils d’Abdallah Zenati, djebel el-Tarik, d’où se forma enfin Gibraltar. Le détroit de ce nom sépare la presqu’île Pyrénéenne de l’Afrique, de même que celui de Bab el-Mandeb coupe la péninsule Arabique du continent africain. Depuis 1704 les Anglais occupent Gibraltar et ils en ont fait peu à peu une forteresse presque imprenable. Ce rocher, qui s’élève verticalement de plus de 400 mètres au-dessus de la mer, et qu’une étroite langue de sable unit au continent espagnol, ne constitue nullement en lui-même un bon port, mais on peut trouver un bon abri dans la profonde baie d’Algésiras, qui est fermée à l’est par le rocher de Gibraltar : c’est là que se rassemblent souvent des centaines de bâtiments à voiles, qui attendent le vent d’est (_levante_) pour se lancer de la Méditerranée dans les grands espaces de l’océan. Un courant violent traverse la passe de Gibraltar, de l’Atlantique à la Méditerranée, et longe la côte africaine jusqu’au loin vers l’est. C’est ce courant qui empêche seul la Méditerranée de diminuer lentement d’étendue comme la Caspienne. Ainsi que cette dernière, elle n’est alimentée que par une quantité relativement faible d’eau pluviale, et l’évaporation à laquelle elle est soumise sur près de 50000 milles carrés est fort importante. Le courant de Gibraltar rend difficile la navigation des bâtiments à voiles qui se dirigent vers l’ouest ; aussi doivent-ils y demeurer souvent pendant des semaines, en attendant un vent d’est. Mais c’est alors un magnifique spectacle que la vue de centaines de navires de toute grandeur, leurs voiles blanches toutes déployées, passant le détroit pour se disperser dans l’Atlantique vers toutes les directions. La ville de Gibraltar, située au pied même d’un rocher riche en cavernes, est peu intéressante par elle-même. Elle a le caractère de toutes les forteresses anglaises qui se dressent dans la plupart des grands détroits et dans les plus importants points de passage. La population civile parle surtout l’espagnol, mais le soldat anglais y domine naturellement partout. Le commerce est loin d’être aussi important que jadis ; l’Espagne, qui regrette amèrement de ne plus avoir Gibraltar et qui est forcée de se consoler de sa perte par la possession de Ceuta sur la rive africaine, l’Espagne a ruiné, par l’abaissement du tarif des douanes, la contrebande anglaise, qui se glissait partout. Le _rock-people_ ou les _rock-scorpions_, ainsi qu’on nomme vulgairement les habitants anglo-espagnols de Gibraltar, déplorent cette décadence. A la propreté et à l’apparence décente des rues, des places et des jardins, les étrangers voient aisément que l’influence anglaise domine ici. Près de la porte de mer se trouvent des halles très bien tenues, partagées régulièrement en quartiers, où s’étalent les produits naturels d’un pays chaud. L’ordre modèle qui règne dans cette colonie anglaise fait contraste à la boue, à la malpropreté et à l’insupportable odeur d’aliments à moitié pourris, qui signalent la plupart des places de marché dans les villes du sud européen. L’Alaméda, la promenade publique, est également très bien tenue. C’est une place plantée d’arbres et garnie de bancs, un peu en dehors de la ville ; presque tous les jours, une musique militaire y joue, et vers le soir la _société_ s’y donne rendez-vous. Du rocher de Gibraltar une vue admirable s’étend sur le continent africain. Les puissantes masses calcaires du djebel Mouça (mont de Moïse), nommé aussi mont des Singes, dominent les montagnes environnantes ; vers l’est et le sud s’étendent les contrées montagneuses du Maroc oriental et de la chaîne nommée er-Rif, si décriée pour la sauvagerie de sa population berbère : c’est, en fait, l’une des parties les moins abordables de l’Afrique. Vers l’ouest, les hauteurs s’abaissent peu à peu du côté de Tanger, où la côte du continent africain s’incline fortement vers le sud. Le rocher de Gibraltar est, ou plutôt était, également remarquable en ce qui concerne les sciences naturelles, car c’était le seul point de l’Europe où se trouvassent encore des singes ; le djebel Mouça, que nous venons de nommer et qui lui fait face, doit de même son surnom de mont des Singes à la présence d’une espèce de ce genre dans les forêts qui le couvrent ; néanmoins elle ne s’y rencontre plus très fréquemment aujourd’hui. Les grottes nombreuses et souvent très étendues qui se trouvent dans le rocher de Gibraltar sont également très intéressantes par les trouvailles qu’on y a faites de débris d’animaux préhistoriques. Les Anglais ont transformé beaucoup de ces cavernes naturelles, creusées dans le calcaire, en grandes galeries, dans lesquelles de lourdes pièces sont mises en batteries. Les éboulements doivent du reste y être très fréquents, par suite de l’ébranlement que leur communique le tir de près de 700 canons. Quant à ce qui concerne la présence à Gibraltar de ce genre de singe (_Macacus inuus_, déjà décrit par Pline), il n’y a aucune raison pour l’expliquer en remontant à une période où l’Europe et l’Afrique étaient encore réunies. On sait que le gouverneur anglais sir William Codrington fit venir autrefois de Tanger un certain nombre de singes et les mit en liberté à Gibraltar : on prétend qu’il n’en restait que quatre sur tout le rocher, et que l’on dut récemment en faire venir d’autres pour empêcher leur disparition complète. Il est probable que les premiers singes sont venus de cette façon en Europe, sans doute par les Arabes. Leurs géographes et leurs historiens du moyen âge décrivent avec beaucoup de détail la péninsule Hispanique, et la présence isolée sur ce point d’un animal fort connu ne leur aurait certainement pas échappé. Ils ne parlent pourtant pas de ces singes : d’où il est permis de conclure qu’ils n’existaient pas ou n’existaient déjà plus à Gibraltar, et qu’ils n’y furent transportés à nouveau que plus tard, de la côte nord africaine. Le climat de Gibraltar est tempéré, et des observations de quarante années ont fourni une moyenne de 17°,3. Le thermomètre ne descend que très rarement au-dessous de 0°, et il monte au contraire beaucoup dans les mois d’été, juillet, août, septembre. Quoique la température moyenne de l’été ne soit que de 24°, la réverbération de cette masse de rochers calcaires rend souvent la chaleur insupportable. Les vents sont fréquents et les pluies abondantes, de sorte que la moyenne annuelle de hauteur d’eau tombée s’élève à 757 millimètres. En tout cas, on peut considérer la côte africaine située en face de Gibraltar comme jouissant d’un climat plus agréable et plus sain ; elle appartient d’ailleurs aux parties de l’Afrique les mieux situées sous tous les rapports. Gibraltar, en qualité de point de départ des touristes anglais qui inondent la Méditerranée, est très fréquemment visité pendant l’hiver, et beaucoup d’entre eux, désireux de passer les durs mois de cette saison dans un climat plus doux, y demeurent quelque temps, quoique la ville n’offre à peu près rien de ce qui égaye et embellit l’existence. Elle renferme, il est vrai, quelques clubs anglais, avec des bibliothèques bien remplies et admirablement tenues, des salles de lecture et des salons de jeu, dans lesquels se rassemblent souvent de vieux messieurs à mine respectable ; mais ces clubs respirent le plus mortel ennui. Comme Gibraltar est une place forte, les portes en sont fermées de bonne heure ; l’étranger est alors confiné dans des hôtels assez médiocres. Il existe un théâtre, mais il n’est ouvert qu’à des troupes de passage ; la salle sert également à des exhibitions de tout genre. A Gibraltar le commerce de détail en objets d’alimentation importés, en conserves, etc., de toute espèce, est fort important. Non seulement beaucoup de bâtiments s’y ravitaillent, mais la consommation des habitants et de la nombreuse garnison est considérable. Enfin, c’est un dépôt de charbon très important, aussi bien pour les vapeurs de guerre que pour ceux de commerce. A l’extrémité nord de la ville on voit encore les fortifications des Arabes, escaladant la montagne en zigzags verticaux, de même qu’une tour antique, seul reste d’un château fort construit il y a plus de mille ans. Ces murailles en ruines datant de la période mahométane sont aujourd’hui sans valeur et menacent chaque jour davantage de s’écrouler. Beaucoup plus haut se trouvent les fortifications modernes des Anglais ; ils ont employé et emploient encore des sommes considérables à la défense de cette clef de la Méditerranée. Naturellement, les pièces anglaises de la plus longue portée ne leur permettent pas de tenir sous leur feu toute la largeur du détroit : celle-ci varie en effet entre 20 et 37 kilomètres ; mais une flotte puissante soutenue par Gibraltar peut interrompre longtemps la communication entre les deux mers : c’est de là que vient l’acharnement des Anglais à rendre encore plus fort un rocher déjà presque imprenable. Au reste, l’isolement complet de la place est une garantie de sécurité pour elle, et jusqu’ici les Anglais n’ont pas permis qu’une voie ferrée réunît Malaga ou Cadix à Gibraltar. On ne peut y arriver que par mer ; car la route espagnole qui va de Cadix à Algésiras longe la jolie baie qui porte ce dernier nom et mène à Gibraltar par San Roque et par le _terrain neutre_, étroite bande de sable entre la douane espagnole et celle des Anglais ; cette route, disons-nous, est longue et fatigante. Rien n’est fait pour son entretien, et les voitures de la poste qui y circulent sont de vrais instruments de torture. Il y a donc entre Gibraltar et Cadix, Malaga ou les autres ports voisins, une circulation quotidienne par de petits vapeurs malpropres, mais relativement très chers. Il existe aussi des relations régulières, par bateaux à vapeur, entre Gibraltar et la côte africaine par Tanger ; les voyages ont lieu chaque jour, sauf le vendredi, par l’intermédiaire de trois petits navires, l’_Hercule_, le _Lion belge_ et le _Jakal_, vieux bâtiments usés dont le meilleur est encore le premier. Les vapeurs des grandes lignes de la Méditerranée, qui ont leur point d’attache à Marseille et relient une suite de ports espagnols, algériens et marocains, touchent également à Gibraltar, de sorte qu’il est suffisamment facile de passer sur la côte africaine. J’arrivai à Gibraltar en novembre 1879, pour aller de là au Maroc. La traversée, qui prend obliquement à travers le détroit, dure, dans les circonstances normales, tout au plus quatre heures et est généralement aussi agréable qu’intéressante. Le vapeur traverse une mer unie comme un miroir, le long des côtes pittoresques du sud de l’Espagne, et se dirige vers la terre voisine, sous un beau ciel et par une température très douce. Les montagnes nues s’élèvent verticalement au-dessus de la mer, ne laissant souvent qu’une bande étroite le long du rivage ; les oliviers et les arbres à fruits, les céréales et les vignes, y poussent vigoureusement, et les maisons isolées détachent gracieusement leurs points blancs sur la verdure qui les entoure. Les différentes figures qui apparaissent à bord, ainsi que leurs allures, éveillent toujours la curiosité et l’intérêt du nouveau venu : l’Arabe grave et taciturne, drapé dans un fin haïk blanc, avec son large turban de même couleur, s’accroupit sur le pont, indifférent à tout et ne laissant rien voir des préoccupations qui l’agitent : il songe au gain que lui ont valu ses dernières affaires avec les Infidèles. Le Juif marocain, toujours en mouvement, toujours trafiquant, enveloppé dans un cafetan vieux de plusieurs dizaines d’années, la tête coiffée d’une petite cape noire, ou couverte d’un grand mouchoir, à la façon des revendeuses, compte, en gesticulant avec ses camarades, la somme dont il a frustré Arabes et Chrétiens. Le laboureur ou le colporteur andalou, sous le costume malpropre mais pittoresque de son pays, regarde indifférent. A côté de lui se trouve l’Américain, équipé, avec tout le raffinement d’un touriste, d’attirails extraordinaires de chasse et de pêche, et qui cherche à se distinguer par des vêtements aussi excentriques que possible. La miss élégiaque à figure pâle manque rarement parmi les passagers et trouve beaucoup de sujets _shocking_ ; le commis voyageur international, toujours aimable, s’y montre aussi. Tout cela réserve à l’observateur paisible une foule de jouissances. Mais le mauvais petit vapeur présente un autre aspect quand un vent violent de l’est (_levante_) lutte contre le courant de l’Atlantique. Le vieux navire qui fait le service entre Gibraltar et Tanger est ballotté de telle sorte qu’on croit à chaque instant sa dislocation prochaine. Il s’élève, s’abaisse, recule, sous l’action des courtes vagues qui s’étalent bruyamment sur le pont et pénètrent dans les cabines par les fenêtres, presque toutes brisées, et par les escaliers mal fermés ; elles transpercent également les effets des voyageurs, épars sur le sol. Les Juifs espagnols, à genoux, invoquent à haute voix Jéhovah avec des gémissements ; l’Arabe, résigné, a recours à Allah-Kebir ; il est sûr, s’il trouve son tombeau dans les flots déchaînés, qu’il ira bientôt au Paradis, où l’attendront, au milieu de beaux jardins, riches en eaux jaillissantes, des jeunes filles à la taille élancée, aux grands yeux : c’est la promesse faite par le Coran aux croyants. Quant au touriste européen, il est le plus souvent étendu, dans un état indescriptible : rien au monde ne peut éveiller son intérêt ; tout lui est indifférent ; tout au plus reprend-il des forces pour proférer une imprécation, qui va directement contre les prières de ses compagnons de passage. Mais le bateau ne sombre pas ; l’orgueilleux Neptune se laisse adoucir et permet à ceux qui ont foi en lui de débarquer en sûreté. Peu à peu la mer devient plus calme ; le souffle de la machine, les gémissements et les craquements des murailles du navire, les lamentations des malades du mal de mer sont moins bruyants ; la ligne des côtes d’Espagne s’efface de plus en plus, tandis que les montagnes du Rif africain s’approchent davantage, et que les blanches masses calcaires du djebel Mouça s’élèvent toujours plus imposantes des groupes de collines qui les entourent. Une large baie ouvre ses flots tranquilles, et tout au fond se groupent en terrasses les blanches maisons de Tanger. Les vapeurs mettent rarement plus de quatre heures à la traversée, et, quand cette dernière subit de longs retards, c’est plutôt à messieurs les capitaines qu’à des causes naturelles qu’ils sont dus. Ces derniers s’arrogent en effet le droit de faire en route leurs petites affaires ; il arrive assez fréquemment que des navires à voiles sont arrêtés devant le détroit de Gibraltar et ne peuvent s’y engager dans un sens ou dans l’autre ; ils font alors un signal annonçant qu’ils ont besoin d’un remorqueur. Les capitaines des petits vapeurs naviguant entre Gibraltar et Tanger se hâtent, sans le moindre égard pour leurs passagers, de venir en aide au malheureux, contre payement de quelques centaines de francs. Quant au voyageur qui désirerait arriver à Tanger ou à Gibraltar à heure fixe, il a alors la joie d’entreprendre gratuitement un voyage dans l’Atlantique. Il m’arriva quelque chose de semblable. L’_Hercule_ devait partir à midi de Gibraltar ; les passagers étaient à bord, quand nous fûmes avertis que quelque chose se préparait, à la vue du capitaine qui regardait dans toutes les directions, et d’une façon suspecte, avec sa lunette d’approche. Il en était ainsi en effet, car un navire à voiles réclamait par signaux un remorqueur. Aussitôt l’_Hercule_ et un autre petit bâtiment se mirent en marche et commencèrent une course au premier arrivant. Nous fûmes envoyés à terre sur une barque, et l’on nous permit d’y attendre la rentrée du navire. Au bout de trois heures, le brave _Hercule_ était de retour, et, au lieu d’arriver à Tanger à quatre heures, nous n’y débarquions qu’à sept, après avoir passé notre temps aussi agréablement qu’il avait été possible sur les dalles brûlantes du port. Ce sont là de ces manques d’égards que les compagnies anglaises de bateaux à vapeur peuvent se permettre à Gibraltar, sans avoir à craindre pour leur responsabilité. Du reste, les voyageurs qu’elles transportent ne sont pas nombreux. Si, du moins, leurs bateaux étaient meilleurs ; mais l’_Hercule_ est le seul auquel, à la rigueur, on puisse se confier par une mauvaise mer ; le _Jakal_ et le _Lion belge_ constituent des moyens de transport extrêmement suspects. Du reste, il arrive plusieurs fois par an que, par une suite de très mauvais temps, les relations entre Tanger et l’Europe sont interrompues pendant des jours entiers, surtout par le vent d’est, quand celui-ci jette contre le courant venant de l’Atlantique les flots, paisibles d’ordinaire, de la Méditerranée. Tanger est sur la rive occidentale d’une belle baie, peu profonde et à fond rocheux ; on voit les couches puissantes de nummulites éocènes se dresser verticalement de la rive même du port. Plus à l’ouest, les collines s’élèvent peu à peu jusqu’au djebel Kebir, couvert de chênes-lièges et de nombreux buissons : on le nomme d’ordinaire le _Monte_, et son prolongement forme le contrefort du cap Spartel. La rive opposée de la baie, vers l’est, est sablonneuse, basse et plate ; mais dans le lointain on aperçoit au-dessus d’elle les montagnes du pays d’Andjira avec le djebel Mouça dominant l’ensemble. Du pont du navire la vue de la ville est très belle : les jardins, d’un vert resplendissant, les champs de froment et d’orge, les longues haies de cactus couvrent les pentes ; des troupeaux de chèvres, de moutons et de bœufs paissent sur les plateaux gazonnés ; çà et là paraît un village isolé avec ses huttes d’argile à l’aspect malpropre et délabré. A droite du spectateur, la haute citadelle de Tanger, la kasba, limite le tableau. Le rivage est plat et sablonneux, et les navires s’arrêtent à quelque distance ; une quantité de grandes barques s’en approchent alors et, parmi elles, le canot de santé marocain avec son pavillon rouge ; puis les autres débarquent une bande de portefaix arabes et juifs, qui commencent à se livrer bataille autour des bagages des voyageurs. A marée basse, ces barques ne peuvent même pas arriver jusqu’au rivage, de sorte que les passagers doivent se confier aux vigoureuses épaules de leurs noirs rameurs, qui les transportent jusqu’à une sorte de pont, par lequel on peut alors gagner le sol africain, sans avoir recours à d’autres moyens de transport. [Illustration : Vue de Tanger.] Ce fut le 13 novembre 1879 que je débarquai à Tanger, salué par le chancelier du représentant de l’Allemagne au Maroc ; j’ignorais encore que cette ville serait le point de départ d’un grand voyage, fertile en heureux résultats. Mon premier plan était d’entreprendre uniquement des recherches géologiques dans l’intérieur du Maroc. La baie de Tanger est partout d’accès facile pour les navires ; en tout cas elle est beaucoup meilleure que la rade ouverte de Gibraltar. Elle est, il est vrai, exposée aux vents du nord et du nord-est, cependant elle constitue le meilleur port du Maroc et donne accès en tout temps aux navires. Une chaîne de rochers qui affleurent aux basses eaux pourrait être facilement utilisée pour l’établissement d’un môle et formerait ainsi un port intérieur très favorable à la navigation. Mais les Arabes ne songent guère à quelque chose de semblable : il faudrait que Tanger fût aux mains d’une puissance européenne, pour qu’on y organisât très aisément un port de refuge commode, un dépôt de charbon, etc. A quelques pas du port se trouve la douane marocaine, vestibule ouvert devant lequel, sur une place toujours encombrée d’une masse de ballots de marchandises, au milieu d’une foule bariolée, règne une activité bruyante. Quantité de portefaix de toutes les religions et de toutes les couleurs, criant, se querellant, s’y pressent, depuis le nègre du Soudan aux cheveux crépus, jusqu’au Rifiote aux yeux bleus et aux cheveux blonds, le descendant des anciens Vandales : les employés arabes, drapés de leurs fins haïks, de gigantesques turbans blancs sur leur tête rasée, se tiennent dans un calme olympien, et dirigent silencieusement toute cette foule. A leurs côtés sont quelques douaniers espagnols, car, depuis sa dernière guerre avec le Maroc, l’Espagne a acquis le droit de participer à l’administration des douanes marocaines. On n’est pas très sévère à Tanger pour l’examen des bagages des voyageurs européens, et le plus souvent on les laisse passer sans formalités, et même sans les pourboires traditionnels : pour introduire sans aucun examen mon bagage, pourtant assez considérable, il me suffit de deux lignes de la main du ministre d’Allemagne. Tout ce qui est envoyé aux représentants des États européens est d’ailleurs complètement libre de droits. La ville de Tanger, que les Arabes appellent Tandja, est de très ancienne origine ; au temps de la domination romaine il existait déjà ici un lieu habité qui se nommait Tingis. La ville appartenait à l’antique royaume de Mauritanie, qui fut incorporé à l’empire Romain sous Caligula, et divisé plus tard, en l’an 42, par Claudius, en deux provinces : l’une, la _Mauritania Cæsariensis_, avec le vieux port phénicien de Jol comme capitale, qui reçut plus tard, en l’honneur d’Auguste, le nom de _Cæsarea_ (aujourd’hui Cherchel en Algérie), et la _Mauritania Tingitana_, avec Tingis comme capitale. Certainement les Phéniciens avaient déjà érigé une colonie en un point aussi favorable, car de nombreuses stations de ce peuple doivent avoir existé dans cette partie de l’Afrique, et particulièrement sur les côtes atlantiques du Maroc, l’el-Gharb actuel. Au rapport d’Ératosthène, près de 300 villes phéniciennes furent détruites par la peuplade maure des Pharousiens. Au reste, on trouve encore près de Tanger (cette forme du nom de la ville vient des Portugais), sur un petit plateau au sud-ouest de la ville, le Marcha, des tombeaux que l’on dit d’origine phénicienne. Quant au mot arabe Tandja, on me conta au sujet de son étymologie la fable suivante : « Quand Noé était encore dans l’arche et attendait avec impatience l’apparition d’une terre, un jour il arriva à bord un corbeau avec un peu d’argile dans le bec. Noé s’écria aussitôt : _Tin djâ !_ La terre vient ! (_tin_, « terre humide, argile, » et _djâ_, ou mieux _idjâ_, « venir ».) Noé atteignit bientôt la côte et fonda une colonie, qui prit son nom de cette expression mémorable : _Relata refero_. » A la fin de la domination romaine, la ville tomba aux mains des Goths, qui la laissèrent ensuite aux Arabes. Dans la première moitié du quinzième siècle les Portugais débarquèrent au Maroc et cherchèrent à s’emparer de Tanger. En l’an 1437 ils l’assiégèrent ; non seulement ils furent repoussés par les Arabes, mais ils durent encore laisser en otage le prince don Fernando. Ils perdirent de même Ceuta, qui se trouvait déjà en leur possession. Comme les Portugais n’exécutèrent pas un certain nombre de conditions du traité, le prince prisonnier fut conduit à Fâs (Fez) ; il y mourut en prison, et son cadavre fut accroché aux murs de la ville (voyez la pièce de Calderon _el Principe Constante_). Plus tard la fortune changea de parti. En 1471 les Portugais, sous leur roi Emanuel, s’emparèrent de Tanger, ainsi que d’une série de ports de l’Atlantique, et forcèrent les Arabes à payer tribut. Ils occupèrent Tanger près de deux cents ans, jusqu’à ce que la ville passât aux Anglais, à la suite d’un traité secret ; Catherine de Bragance l’apporta comme présent de noce à son époux Charles II d’Angleterre. Les nouveaux possesseurs cherchèrent à fortifier Tanger de toutes manières, mais bientôt s’élevèrent de nombreuses difficultés, qui leur firent regretter ce présent. Les colons arrivés d’Angleterre, aussi bien que la garnison, étaient composés de gens venus là par hasard et qui ne connaissaient rien des hommes ni du pays ; ils avaient constamment des difficultés avec les Arabes. On éleva un grand môle, pour organiser un bon port intérieur, avec l’espoir de pouvoir entretenir un commerce fructueux avec l’intérieur du pays. Comme cette attente se montra vaine, et que les attaques des indigènes étaient toujours plus fréquentes, on se décida en 1684 à abandonner le port, après une occupation de vingt-deux ans. Les Portugais eurent beau protester contre une pareille conduite, en déclarant qu’ils ne permettraient pas qu’un port aussi important demeurât entre les mains des pirates barbaresques, tout fut inutile : les Arabes occupèrent la ville et l’occupent encore aujourd’hui. A leur départ, les Anglais avaient détruit le beau môle ; on n’en voit plus à marée basse que des restes insignifiants. A une petite lieue à l’est de Tanger on trouve, tout près de la mer, les ruines d’un pont sur une petite rivière dont le confluent n’est pas fort éloigné, et que l’on dit dater de la période romaine. On y voit également un peu de maçonnerie en briques, du genre de celles qui sont encore en usage, et dont l’épaisseur ne dépasse pas un pouce ; cette maçonnerie est en partie couverte d’un enduit de chaux, sur lequel je vis comme unique ornement quelques cercles concentriques. Après avoir passé la rivière un peu plus haut, nous parvînmes à de nouveaux débris de murailles, qui se dressent au confluent de deux petits cours d’eau, et que les Arabes appellent _Tandja balia_, « vieux Tanger. » Il est pourtant assez invraisemblable qu’une ville ait existé en cet endroit. Les anciens colonisateurs choisissaient toujours avec une grande habileté et un coup d’œil assuré l’emplacement le plus favorable pour la ville qu’ils fondaient. Le vieux Tanger doit donc avoir existé probablement là où s’élève la ville actuelle, c’est-à-dire dans l’endroit le plus important de toute la baie. Les ruines dont j’ai parlé, et qui du reste sont situées un peu à l’intérieur du pays, viennent peut-être des constructions d’un ancien port fortifié ; il est fort possible que la mer se soit enfoncée jadis plus avant dans les terres. Tanger étant entourée de murailles, on n’y pénètre que par des portes, qui sont fermées tous les soirs. De la porte de mer s’élève une rue principale assez raide, qui s’élargit au milieu de la ville, pour former une petite place. La rue se prolonge, en traversant tout Tanger, jusqu’à la porte du sud, qui conduit au grand Soko (place du marché) ; à droite et à gauche s’étendent dans toutes les directions des ruelles sans nombre, étroites et irrégulières au plus haut point, comme on en voit dans la plupart des villes d’Orient. Il existe à Tanger un service de voirie, grâce aux réclamations énergiques de quelques consuls, de sorte qu’en général la ville n’est pas aussi malpropre que beaucoup d’endroits habités par les mahométans. Les étrangers y trouvent quelques hôtels assez convenables ; je descendis dans l’un d’eux, situé au milieu de la ville. Je n’y demeurai d’ailleurs que peu de temps, pour m’installer ensuite dans le palais du ministre d’Allemagne, qui m’offrit la plus gracieuse hospitalité. Sa demeure est la plus belle de Tanger et s’élève en dehors de la ville, près du Soko dont j’ai parlé, au milieu d’un jardin magnifique. Le ministre actuel, M. Th. Weber, qui est aussi aimé qu’estimé à Tanger, a eu l’heureuse fortune d’acquérir la maison et le jardin de l’ancien consul de Suède ; il en a fait transformer et agrandir les bâtiments, de sorte qu’il a aujourd’hui une demeure splendide. Le grand salon du palais, de style mi-syrien, mi-mauresque, est particulièrement remarquable ; c’est une grande salle à trois vaisseaux, dont les deux nefs extérieures sont séparées de la nef médiane par des colonnes et des arcades mauresques, et dont les plafonds et les portes sont ornés de peintures sur bois très originales et du même style. Le grand jardin, très bien tenu, est particulièrement ravissant, avec ses nombreuses plantes du Sud, parmi lesquelles quelques beaux exemplaires de dragonnier. D’une petite alaméda située derrière la maison, on a une vue magnifique sur la ville et sur le détroit de Gibraltar jusque vers Tarifa, dont les maisons blanches se distinguent aisément. Il n’y a pas de voitures à Tanger, les rues étant beaucoup trop étroites et trop raides pour permettre la circulation des véhicules ; celui qui ne veut pas aller à pied doit se servir d’un cheval, d’un mulet ou d’un âne. Les rues principales sont animées par une foule active et bariolée ; on y entend continuellement le cri des vendeurs d’eau, des colporteurs de marchandises et le _balak ! balak !_ des âniers (invitation à s’écarter). Les maisons sont construites à la mode d’Orient, avec des toits plats, qui servent de terrasses ; la plupart n’ont qu’un étage et aucun ornement extérieur, quoique leur intérieur soit souvent très richement et très élégamment décoré. Tanger renferme en effet beaucoup d’habitants aisés, aussi bien parmi les Arabes que parmi les Juifs espagnols. D’après les mœurs orientales, on cherche à passer inaperçu au dehors, pour ne pas faire parade de ses biens, quoique la sécurité des propriétés soit grande. Les autorités n’osent pas y dépouiller les gens aisés, comme ailleurs dans le Maroc, sous un prétexte quelconque aisé à découvrir. [Illustration : Résidence du ministre d’Allemagne à Tanger.] Tandis que la rue principale et la place qui la coupe en deux parties peuvent être regardées comme le centre de l’activité commerciale, la vie officielle a pour théâtre la haute kasba et les places qui l’entourent. C’est là que résident le gouverneur actuel (_amil_) de Tanger, ainsi que les juges (_cadi_). C’est également le séjour de la garnison, et une foule de _machazini_ (soldats vassaux du sultan, qui font un service de gendarmerie et de police), y sont toujours rassemblés. C’est là que sont encore les prisons, et la justice y est rendue dans des salles extérieures, tandis que les coupables condamnés à la bastonnade y subissent leur peine. En dehors des machazini se trouvent dans la kasba un petit nombre de soldats appartenant aux troupes régulières marocaines, les Askar, qui sont vêtus d’uniformes d’un rouge vif avec parements verts. Ils ont pour lieu d’exercices la place située devant le château. Les prisons de la kasba de Tanger ont, comme dans le reste du Maroc, quelque chose d’horrible, et la situation des prisonniers forme le côté le plus sombre de l’administration de la justice de ce pays, qui laisse d’ailleurs beaucoup à désirer. Les malheureux prisonniers sont enfermés dans des caveaux malpropres, étroits et sombres, et ils y sont abandonnés sans aliments et sans soins, de sorte que beaucoup succombent dans leur prison à la maladie, à la malpropreté et au manque de nourriture. Ils sont forcés d’avoir recours aux aumônes venues de l’extérieur, ou aux secours de leurs parents ; ils peuvent également gagner un peu d’argent en tressant des corbeilles ; le gouvernement ne leur alloue absolument rien. Aussi, dans tout le Maroc, est-ce un des actes ordinaires de bienfaisance de distribuer, le vendredi, du pain aux prisonniers. Le malheureux qui n’a pas de parents et qui est trop malade pour travailler en est réduit à vivre des aumônes aléatoires des étrangers. Comme moyen de répression du vol et des crimes plus graves, au Maroc on applique encore, outre la bastonnade, la mutilation des membres. On voit souvent passer des gens qui ont eu une main ou un pied coupé, ou bien les yeux crevés. Si la situation des prisonniers mâles est affreuse, celle des femmes est encore plus effroyable, en raison de leur infime situation sociale au Maroc et surtout dans les couches inférieures de la population. Aujourd’hui les mutilations des criminels ont lieu plus rarement ; à Tanger et dans les autres ports où se trouvent des consuls européens, elles n’ont peut-être plus jamais lieu : la peine de mort n’est appliquée d’ordinaire que pour les crimes politiques. La kasba de Tanger, dont la situation est assez élevée au-dessus de la ville, était autrefois puissamment fortifiée : elle consiste aujourd’hui en un grand nombre de maisons, de cours, de petits jardins et de places ; il s’y trouve même une mosquée. Le palais du gouverneur, de pur style mauresque, mérite d’être visité. La vue qui s’étend de ce point culminant sur la ville et ses environs est très belle. Le Maroc, on le sait, est, avec la Chine, le pays le moins accessible aux Européens. Le gouvernement a toujours montré une grande adresse à tenir la population éloignée de l’influence de la civilisation occidentale. Cette tendance se découvre dans une foule de mesures administratives, qui agissent de la façon la plus restrictive sur le commerce et la circulation. Le Maroc a également ceci de commun avec la Chine, que les représentants des différents États européens n’habitent pas dans la résidence du souverain, mais dans un port éloigné. Les consuls n’ont d’ordinaire aucune relation directe avec le gouvernement : ils correspondent avec lui par l’intermédiaire d’un envoyé marocain, qui réside à Tanger. Naturellement cette manière de procéder est gênante au plus haut point pour la marche des affaires, et nuit beaucoup aux Européens fixés au Maroc. D’un autre côté, dans l’état actuel des choses, il est presque impossible que les consuls européens habitent Fez, résidence du sultan : le Maroc tout entier ne possède pas une route carrossable, et le voyage de Fez, qui prend huit ou dix jours, a toujours le caractère d’une expédition ; au départ le voyageur doit se munir de tentes, d’animaux de selle et de bât, et d’une nombreuse domesticité. En outre, on ne souhaite la présence dans l’intérieur du pays d’aucun Européen, et il n’y aurait pas de garanties suffisantes de sécurité pour la vie des ambassadeurs chrétiens, s’ils devaient habiter à Fez dans le voisinage du sultan : si paisibles que paraissent les Marocains dans les relations ordinaires, il est pourtant très facile de les pousser à un acte d’intolérance religieuse. En ce moment, huit puissances européennes sont représentées au Maroc, quoique quelques-unes n’y aient rien à protéger : l’Angleterre, la France, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, l’Allemagne, la Belgique, les États-Unis, ont des ambassadeurs et des consuls généraux à Tanger, de même que des vice-consuls dans quelques ports ; l’Autriche a confié à l’Angleterre le soin de ses intérêts diplomatiques, et entretient en outre un consul à Tanger. Les puissances qui ont le plus d’intérêts au Maroc sont l’Angleterre, l’Espagne et la France ; leurs envoyés cherchent constamment à acquérir une influence prépondérante sur les affaires intérieures du pays. L’Angleterre croit avoir des droits au Maroc, parce qu’elle a déjà eu Tanger en son pouvoir ; du reste, comme partout, les capitaux anglais ont pris pied dans le pays. Après la guerre avec l’Espagne en 1860, l’Angleterre avança aussitôt au sultan une grande somme pour le payement des frais de guerre. Elle livre la plupart des armes nécessaires à l’armée et aux forteresses marocaines, et le ministre actuel d’Angleterre, qui est né dans le pays et qui est fort au courant des mœurs et de la langue du peuple, aussi bien que des affaires de l’empire, exerce toujours la plus grande influence à la cour. La politique des Anglais est partout la même en pays mahométan : en apparence ils protègent les indigènes, pour ne pas laisser la moindre influence aux autres nations. Aussi paraît-il certain qu’au Maroc les Anglais encouragent le sultan et son gouvernement à maintenir l’exclusion des Européens, les préviennent contre les offres de ces derniers, et arrivent ainsi peu à peu à augmenter leur influence. L’attitude contrainte que garde encore aujourd’hui le Maroc en face des pays d’Occident, et l’inaccessibilité du pays sont réellement dues à la politique anglaise. L’Angleterre porte naturellement un grand intérêt au Maroc, comme à un pays placé sur le détroit de Gibraltar, et elle verrait avec beaucoup de regret les canons de Tanger couper à ses navires la route de Suez et des Indes. Après l’Angleterre, l’Espagne est le peuple le plus intéressé à s’occuper du Maroc : le voisinage du pays, la possession de Ceuta et la présence des nombreux Espagnols vivant dans les ports marocains, expliquent son désir d’arriver à s’en rendre maîtresse. La langue espagnole domine au Maroc parmi tous les autres dialectes européens ; la monnaie espagnole y circule partout et est acceptée dans les villages des montagnes les plus éloignées. L’Espagne a même des missions et des églises dans cet empire si strictement mahométan. La dernière guerre avec le Maroc a eu, en général, des résultats heureux, et il s’en est fallu de peu que les Espagnols ne demeurassent en possession de la riche et importante ville de Tétouan. Toute agitation qui s’opère en Espagne pour l’occupation du Maroc est toujours suivie avec faveur : rien n’y serait plus populaire qu’une guerre avec ce pays. De nombreux malfaiteurs évadés d’Espagne y vivent, et ils ne peuvent en être extradés, puisque aucun traité n’existe pour le permettre. Les hommes d’État espagnols, s’ils sont sensés, se garderont bien de provoquer une pareille guerre sans motifs. En dehors de tous ses inconvénients, elle nécessiterait une puissante armée et provoquerait le soulèvement de tout le Maroc, car les Espagnols qui y vivent ne sont ni aimés ni estimés. Ce ne sont pas précisément, comme je l’ai dit, les meilleurs éléments de la population qui viennent s’y fixer. En outre, l’Angleterre et la France auraient peine à voir de sang-froid l’Espagne faire des préparatifs sérieux pour une guerre de conquête au Maroc. Les divisions et la jalousie des différentes puissances européennes sont les seules causes qui aient maintenu jusqu’ici son indépendance et la maintiendront sans doute quelque temps encore. En ce qui concerne enfin la France, la possession du Maroc aurait un grand prix pour elle, et compléterait un puissant empire colonial dans les pays mahométans du Nord africain par la réunion de la Tunisie, de l’Algérie, du Maroc et de la Sénégambie, où l’influence française s’étend déjà jusqu’à Ségou ; il y a quelque chose de trop tentant dans ces perspectives pour que les hommes d’État français n’aient pas depuis longtemps jeté leurs regards sur le Maghreb el-Aksa, _the Far-West_, comme le Maroc est nommé par les Arabes. Les limites entre l’Algérie et ce pays sont incertaines au plus haut point, et des violations de frontière y ont lieu fréquemment de part et d’autre. Les Français ont, comme les Anglais, des officiers détachés comme instructeurs dans l’armée marocaine, et cherchent, par des reconnaissances topographiques sur la frontière, à jeter les bases d’une expédition éventuelle. Des négociants français et anglais sont établis dans les ports ; mais, relativement aux Espagnols, leur nombre est peu considérable. La politique marocaine se borne à paralyser autant que possible les prétentions de ces trois États, à ne se faire l’ennemi d’aucun, et à ne rien accorder de trop à l’un d’entre eux. Il est à peine à redouter qu’ils se réunissent tous trois en face du sultan : leur méfiance réciproque est trop grande ; le gouvernement marocain a donc trouvé un _modus vivendi_ très acceptable, dans lequel il a tous les avantages. La politique orientale se montre partout beaucoup plus adroite que celle des Occidentaux ; dans certains cas, elles se valent en fait de manque de préjugés, mais, pour ce qui tient à l’art de temporiser, de laisser les choses en suspens, de promettre et d’apaiser, les mahométans n’ont pu être égalés jusqu’ici. Les autres puissances européennes représentées au Maroc ont peu d’intérêts dans le pays et y exercent une faible influence sur la marche des affaires. L’Italie surtout y a fait parler d’elle dans les derniers temps ; depuis qu’elle est devenue un royaume, elle cherche à se mettre en évidence partout, sans y réussir réellement. Il y a très peu d’Italiens au Maroc, et la plupart sont dans les conditions les plus humbles. Le Portugal a complètement oublié qu’il y a jadis possédé des villes florissantes, et depuis la terrible bataille de Ksor (Kasr el-Kebir), en l’an 1578, dans laquelle le légendaire roi Sébastien perdit la vie, le Portugal n’a jamais repris au Maroc une situation de quelque importance. Cette bataille y a du reste anéanti du même coup l’influence chrétienne, et jusqu’aujourd’hui rien n’a pu la rétablir. Il existe des petits commerçants portugais en assez grand nombre, surtout dans les ports de l’Atlantique. La Belgique a, par habitude, un ministre résident à Tanger, mais sans autre motif. Pour l’Allemagne, elle entretient également aujourd’hui un ministre résident au Maroc, et avec grande raison. Quoique le nombre des négociants allemands établis dans le pays n’y soit pas aussi considérable que celui des gens d’affaires anglais ou français, ils ont pourtant su conquérir, partout où ils se sont fixés, une grande considération, et leur commerce prend un développement du meilleur augure. Il en existe à Tanger, Casablanca, Saffi et Mogador. On ne peut douter que le Maroc, dès qu’il sera ouvert à l’influence occidentale, n’offre un bon débouché aux articles européens ; il est également riche en produits naturels de divers genres, dont l’exportation est, en général, interdite. L’Autriche n’a, comme je l’ai dit, qu’un consul à Tanger ; ses relations avec le Maroc sont de très peu d’importance, et quelques Autrichiens seulement y habitent. Les vices de l’administration de la justice au Maroc, la fantaisie et le manque de préjugés avec lesquels la plupart des gouverneurs et en général des fonctionnaires usent et abusent de leur situation, ont donné lieu à une autre institution, qui a également ses côtés sombres. Beaucoup des sujets du sultan, Arabes aussi bien que Juifs, surtout dans les ports, se sont placés sous la protection d’un consul quelconque et sont ainsi devenus en quelque sorte les sujets de l’État auquel il appartient. Leur motif d’agir ainsi est qu’ils acquièrent une protection plus sûre et une représentation plus active de leurs intérêts, en face des autorités marocaines, que s’ils n’étaient les protégés d’un consul. Le gouvernement marocain s’est vu préparer ainsi bien des difficultés, car certains consuls sans conscience ne se sont pas fait faute de défendre énergiquement leurs clients, en le menaçant de complications diplomatiques, même quand ces clients étaient notoirement dans leur tort. Ce genre de protection a pu être souvent considéré par quelques représentants européens comme une source de profits aussi abondante que constante, et les a entraînés à agir en conséquence. Aussi la majorité des consuls cherchent-ils actuellement à régulariser, ou même à supprimer le régime de la protection. A la vérité, on entend parler à Tanger, qu’on le veuille ou non, d’une foule d’abus qui ont eu cette origine. Celui de nos lecteurs qu’intéresseraient la chronique scandaleuse du corps diplomatique et ses relations avec les Arabes, les Juifs ou les Chrétiens de Tanger, trouverait dans un livre publié par M. de Conring (_Le Maroc_, Berlin, 1880) une foule de détails spirituellement contés à ce propos. On souhaiterait, pour l’honneur des représentants des États occidentaux, qu’ils fussent simplement imaginés. Comme je l’ai dit, le sultan du Maroc a un représentant à Tanger, par l’entremise duquel les relations s’établissent entre Fez et les envoyés des puissances européennes. Depuis quelques années, cette mission est dévolue à Sidi Bargach, vieillard plein de bonnes intentions, qui s’est acquis autrefois une belle fortune par un commerce actif avec Gibraltar, et a conquis de cette façon une situation importante. Le gouverneur actuel et lui sont les personnages les plus importants parmi la population arabe de Tanger. Le chérif de Ouezzan, Hadj Abd es-Salem, qui a conquis une renommée européenne depuis le voyage de Gerhard Rohlfs, vit également à Tanger et jouit aussi d’une certaine influence sur une grande partie du petit peuple. Il n’est plus vrai de dire qu’il occupe en quelque sorte la situation d’un pape marocain. En qualité de chérif il a naturellement, _eo ipso_, une certaine considération, mais elle est à peine plus grande que celle des autres _chourafa_[2]. Il a certainement des propriétés très étendues, qu’il a su accroître récemment par de fréquentes tournées de quêtes en Algérie, mais il a perdu beaucoup de son prestige. Plus d’une fois il a été gênant pour le gouvernement, et certaines habitudes européennes lui ont fait perdre beaucoup de sa réputation de sainteté. Son mariage avec une chrétienne, jadis gouvernante anglaise à Tanger, dont il a eu plusieurs enfants, n’y a pas peu contribué. Malgré toutes les promesses qu’il avait faites au moment de cette union, aujourd’hui il néglige cette femme de toutes les manières, comme on pouvait l’attendre de la conception orientale du mariage : elle est même aujourd’hui exposée à des embarras d’argent. La nombreuse parenté du chérif n’a pas reconnu ce mariage et cherche par tous les moyens possibles à détruire le peu d’influence que pourrait avoir une épouse d’une religion ennemie. Elle habite aujourd’hui avec ses enfants une petite maison située sur el-Marschan, le petit plateau au sud-ouest de la ville, où se trouvent également quelques villas d’Européens. La population de Tanger compte à peu près 20000 âmes, dont un bon tiers de Juifs espagnols. Le reste se répartit entre les éléments les plus divers : Arabes et Berbères du Rif, Juifs, Nègres ainsi que Chrétiens de différentes origines, surtout du sud de l’Europe. La population est très agglomérée, parce qu’elle ne peut s’étendre au delà des fortifications ; les pauvres surtout sont entassés dans des ruelles étroites. Dans cette ville il n’existe pas de quartier juif proprement dit, comme il y en a dans la plupart des autres villes du Maroc ; les Juifs sont mêlés à la population. Pendant l’hiver il arrive assez fréquemment que des touristes européens arrivent à Tanger et y passent plusieurs mois. De Gibraltar il vient souvent aussi des visiteurs, qui de là entreprennent des parties de chasse aux environs. A Tanger il y a une foule de mendiants et d’estropiés qui parcourent les rues en implorant la compassion et en demandant l’aumône. Comme en général le musulman est bienfaisant, c’est par centaines que les malheureux vivent de la charité publique. La misère a dû être particulièrement grande l’année qui a précédé mon arrivée, quand, à la suite d’une mauvaise récolte, une famine effroyable régnait dans tout le Maroc. A Tanger seulement, des centaines de malheureux sont morts de faim, quoique la colonie européenne eût beaucoup fait pour adoucir une aussi triste situation. [Illustration : Hadj Abd es-Salem, chérif de Ouezzan.] L’habillement des Marocains est assez élégant ; sur le cafetan ou _djellaba_, sorte de burnous avec capuchon, ils portent généralement un fin haïk blanc, grande pièce d’étoffe jetée sur eux avec beaucoup d’adresse, de sorte qu’elle se drape en plis harmonieux. Pour un Européen, il n’est pas facile de se servir d’un vêtement aussi incommode. La tête du Marocain est généralement couverte d’un tarbouch tunisien rouge, sur lequel est enroulé un grand turban, blanc comme la neige. Ce dernier consiste en une pièce de six à huit mètres d’étoffe très fine, que l’on enroule autour de la tête avec une grande adresse. Par-dessus le turban se trouve souvent le capuchon de la djellaba ou du burnous militaire. Les Arabes de Tanger ont l’habitude de porter des bas blancs et les pantoufles de cuir jaune en usage dans tout le pays, où on les fabrique avec du cuir tanné et teint sur place. Un Marocain ne se sert jamais de souliers ou de bottes, tant est grande sa haine du progrès. La population pauvre ne porte d’ordinaire qu’une chemise, des culottes et, par-dessus, une djellaba en forte étoffe de couleur brune ou grisâtre. Les vêtements des femmes sont dérobés à la vue des Européens : dans les rues elles sont complètement enveloppées d’une grande pièce d’étoffe grossière, sous laquelle on voit tout au plus briller une paire d’yeux noirs. L’habillement des femmes arabes, celles du moins des classes aisées, est très riche, mais sans aucun goût ; elles sont attifées d’une masse de bijoux d’argent et de corail grossièrement faits et portent une ceinture large d’un pied, ornée souvent de broderies d’or et d’argent, et qui enserre les plis d’un cafetan d’étoffe fine. Les femmes pauvres, et surtout celles de la campagne, sont, il va sans dire, beaucoup plus simples dans leur costume. Les Juifs espagnols portent, en général, une djellaba d’étoffe bleue ; en dessous, un gilet fermé jusqu’en haut par une quantité de boutons, et de courts pantalons de même étoffe ; des bas blancs, des souliers européens et une petite casquette noire complètent leur costume. Les Juives, dont, comme on le sait, on coupe les cheveux au moment du mariage, et qui portent ensuite perruque, ont des vêtements de fête extrêmement luxueux, et garnis de riches broderies d’or ; ce sont des reliques, transmises d’une génération à l’autre. La principale occupation de la population de Tanger est le commerce, et la ville est loin d’être une place commerciale insignifiante. Grâce à sa situation privilégiée, les affaires y seraient encore plus importantes si le gouvernement marocain ne restreignait de toute manière, et par un aveuglement incompréhensible, l’exportation des produits naturels. L’importation, dont s’occupent les négociants européens ainsi qu’un certain nombre de maisons juives, est très importante et s’accroît tous les ans ; en effet les besoins des Arabes en produits occidentaux augmentent tous les jours. Ce sont surtout les différentes espèces de draps et d’étoffes, les marchandises peu encombrantes, les bougies, le sucre et le thé, qui sont introduits à Tanger en grande quantité. La rue principale est, sur ses deux côtés, entièrement occupée par de petites boutiques ou des comptoirs arabes et juifs, qui servent en même temps d’ateliers. Ce sont de petites pièces élevées de quelques pieds au-dessus du sol, mesurant quatre ou cinq pieds carrés, qui peuvent être fermées du dehors par une porte à un battant. Le marchand y est accroupi tout le jour, de façon à pouvoir prendre, sans se lever, ses marchandises dans tous les coins de sa boutique. Généralement ce sont des articles provenant de l’intérieur : Tanger prend peu de part à leur fabrication ; ils viennent en grande partie de Tétouan et de Fez. Les différents objets en cuir (pantoufles, ceintures, cartouchières, courroies, harnais, etc.) y dominent ; puis les beaux tapis marocains, qui viennent surtout de Rabat, toutes sortes d’objets de parure ou de luxe, de grands plateaux à thé en cuivre curieusement ciselé, et beaucoup d’autres objets. Pour les touristes, qui ne quittent pas volontiers la ville sans emporter dans leur pays des souvenirs empruntés à l’industrie locale, il y a deux bazars très bien fournis, qui sont tenus par des Juifs. Les prix y sont élevés en général, et la majorité des articles viennent de Paris, où, comme on sait, existent de grandes fabriques d’antiquités et d’objets d’art orientaux. Celui qui veut acheter à Tanger de vrais articles du pays ne doit jamais aller à leur recherche seul ou avec un interprète indigène ; mais il doit réclamer, de la part d’un négociant européen fixé au Maroc, une intervention qui lui est toujours très gracieusement accordée. La vente aux enchères des marchandises est très fort en usage ; des agents spécialement autorisés parcourent les rues, proclamant les différentes offres et provoquant les surenchères, sans oublier de vanter de la façon la plus prolixe les objets à vendre. Un droit de douane de 10 pour 100 de la valeur est prélevé sur les marchandises européennes importées. Les revenus des douanes du sultan sont notablement plus considérables que jadis, depuis l’établissement des contrôleurs espagnols, quoique la moitié doive en être livrée à l’Espagne, comme acompte sur l’indemnité de guerre de 1860. L’exportation est peu importante, comme je l’ai dit. Les céréales, les chevaux, le liège, de même qu’une foule d’autres produits, ne doivent pas du tout être exportés ; les peaux, les laines, les légumes, les fruits, etc., peuvent être transportés au dehors. Mais l’exportation des bœufs est restreinte, de telle sorte que chaque représentant d’un pays européen a, tous les ans, le droit d’en embarquer un certain nombre. Les consuls transmettent alors leurs droits à ceux de leurs compatriotes qui font le commerce au Maroc. Il est aisé de prévoir que cette manière d’opérer doit être l’origine de grands abus. La garnison anglaise de Gibraltar est presque complètement ravitaillée à Tanger. Chaque jour une quantité, fixée par contrats, de viande, de volaille, d’œufs et de légumes de toute sorte est transportée à Gibraltar, qui dépend complètement du Maroc pour son alimentation, puisque ses rochers sont trop étroits pour permettre aucun genre de culture ou d’élevage. Les relations postales de Tanger avec l’Europe sont régulières, quand toutefois les tempêtes ne sont pas assez violentes pour empêcher toute communication avec la côte espagnole. Il y a dans la ville deux bureaux de poste, l’un dans la maison du ministre anglais, d’où les envois se font directement sur Gibraltar et de là sur l’Espagne, ou, par les vapeurs, sur l’Angleterre. Un autre bureau est à la légation espagnole ; les lettres en partent pour Ceuta, puis, par Algésiras, pour Cadix. Celles qui arrivent à Tanger ne sont pas remises à domicile : on est forcé de les prendre ou de les envoyer chercher aux bureaux. Le plus sûr pour l’Européen est de se faire toujours adresser sa correspondance au consulat de sa nation, ou par une grande maison de commerce, dont les serviteurs soient connus dans les bureaux de poste. Les Espagnols ont également établi une communication postale entre Ceuta, Tanger et les côtes de l’Atlantique, jusqu’à Mogador, et les lettres vont d’une ville à l’autre par des messagers escortés d’ordinaire de quelques soldats. En dehors des vapeurs venant de Gibraltar et qui apportent des lettres, il arrive presque chaque jour de Tarifa un _falucho_, minuscule bâtiment à voile, qui sert également de courrier. Il est étonnant de voir par quels horribles temps ces coquilles de noix traversent souvent le détroit. La foule des Européens et surtout des Espagnols qui habitent Tanger a amené les Marocains à permettre la construction d’une église catholique, desservie par des moines franciscains. Les puissances catholiques du midi de l’Europe contribuent tous les ans à l’entretien de cette église. En dehors de celle-ci il en existe encore une autre, à Tétouan : ce sont les seules du Maroc. Les protestants ont la faculté d’entendre de temps en temps un prêche chez le consul anglais, qui fait venir de Gibraltar un ministre anglican. Est-il besoin de dire que les Franciscains n’ont eu de succès par leurs conversions ni auprès des Arabes, ni auprès des Juifs espagnols ? Ces derniers, aussi bien que les mahométans, se distinguent par une orthodoxie tout à fait particulière et par leur intolérance religieuse. Outre l’église catholique, Tanger possède un hôpital, dont le bâtiment a été fourni par l’État. Sa fondation eut lieu au moyen de l’indemnité de guerre que la France reçut en 1844 après la campagne du Maroc ; les autres nations représentées à Tanger contribuent aujourd’hui à l’entretien de cette œuvre de bienfaisance. Un médecin espagnol est à la tête de l’hôpital ; mais j’ai entendu exprimer bien souvent le désir qu’un médecin plus instruit et plus capable vînt s’établir à Tanger ; je suis persuadé qu’un médecin allemand qui posséderait quelques connaissances linguistiques aurait bientôt la confiance des habitants. Tanger possède six mosquées, dont les minarets ou plus exactement les hautes tours quadrangulaires sont recouvertes en partie d’un très bel enduit de stuc découpé et de faïences élégantes. La fabrication des briques d’ornements pour le revêtement des murs et du sol des appartements est encore aujourd’hui une industrie importante du pays. Il est interdit aux Européens, de la façon la plus sévère et dans tout le Maroc, même à Tanger, de pénétrer dans une mosquée. On voit peu volontiers un étranger curieux s’arrêter devant un de ces édifices pour le regarder. Même à Tanger, où presque la moitié des habitants ne sont pas mahométans, il est dangereux d’y pénétrer ; le curieux serait, pour le moins, exposé à se voir accablé des insultes d’une foule irritable. Pour éviter des désagréments de ce genre, qui proviennent surtout de l’ignorance des usages du peuple, les autorités locales préfèrent donner au voyageur européen, comme guide et comme escorte, un des machazini dont j’ai parlé, et qui peut le prévenir contre toute infraction aux usages. Du reste, aucune des mosquées de Tanger ne se distingue à l’intérieur par une véritable élégance architecturale : ce sont des bâtiments comme on en voit partout au Maroc. La cour intérieure est pavée de belles faïences ; une fontaine y coule d’ordinaire et permet que l’on fasse les ablutions prescrites avant la prière. Dans les mosquées on voit rarement des femmes, quoiqu’elles n’en soient pas précisément exclues. [Illustration : Tour d’une mosquée de Tanger.] A Tanger il y a plusieurs écoles juives et arabes, et les classes moyennes de la population savent lire et écrire. Devant la porte sud de la ville est une petite plaine, sur laquelle se tient le marché hebdomadaire et où les caravanes de l’intérieur apportent leurs marchandises. Des centaines de chameaux, de chevaux, de mulets et d’ânes y sont rassemblés ; les conducteurs y dressent leurs petites tentes et il y règne presque toujours une grande animation. Aux jours de marché, la place est couverte des produits naturels et des articles industriels les plus variés ; une foule bruyante s’y presse tout le jour. Des bateleurs et des musiciens, des charmeurs de serpents et des danseurs, des conteurs d’histoires et d’autres baladins y trouvent toujours un public attentif et nombreux, qui paye son plaisir de quelques pièces de monnaie de cuivre de peu de valeur (_flûs_). Les femmes des villages environnants dominent ; elles mettent en vente les produits de leur sol : toute espèce de fruits et de légumes, des œufs, des volailles, du beurre, de la viande, etc. : on y trouve également du combustible, charbon de bois ou fagots, bref tout ce dont on peut avoir besoin dans la ville. Du _soko_ on gravit un petit plateau, où quelques Européens, parmi lesquels le consul d’Autriche, ont leurs villas. On y a également élevé dans ces derniers temps un hôtel, dont la situation est assurément meilleure que celle des hôtels de la ville. Non loin est un cimetière arabe, ainsi que le tombeau d’un saint, qui empêchent de ce côté toute extension de Tanger. Parmi les villas qu’on y voit, celle d’un Américain est surtout remarquable ; elle est décorée intérieurement en style mauresque et contient des objets d’origine marocaine, anciens ou modernes, aussi précieux qu’ils sont nombreux. [Illustration : Chameau de charge.] Un autre petit marché se trouve dans la ville même, à la porte sud, et les habitants de Tanger y achètent leurs aliments de chaque jour. En dehors des légumes de tout genre on y trouve toujours de la viande fraîche et du poisson de mer. Tanger n’est pas très bien pourvu d’eau potable, et pendant l’été les habitants en sont presque tous réduits à l’eau des citernes et des puits. Dans le voisinage du tombeau dont j’ai parlé, coule une source, très abondante en hiver, mais qui en été est d’ordinaire complètement à sec. De la colline située à l’ouest de la ville, le djebel el-Kebir, nommée ordinairement le Monte, sort une petite rivière, la rivière des Juifs, dont le courant, abondant et rapide en hiver, a creusé un lit profond, presque complètement à sec en été. Sur ce Monte, comme sur le plateau à l’ouest de la kasba, se trouvent plusieurs demeures d’été appartenant aux Européens de Tanger. C’est un endroit ravissant, couvert de beaux jardins. La rivière des Juifs sépare ce Monte de la ville ; outre un pont moderne en pierre, souvent endommagé par les eaux torrentueuses, on y voit encore les ruines d’un pont antique, qui doit provenir de la domination portugaise. Malgré la circulation, fréquente en été entre la ville et le Monte, le chemin laisse beaucoup à désirer, surtout à l’endroit où il traverse la rivière des Juifs et qu’il est presque toujours plus ou moins difficile de franchir. Le gouvernement marocain ne fait rien pour les routes, et les Européens doivent s’en inquiéter eux-mêmes. C’est du reste une entreprise assez coûteuse, car les difficultés du terrain sont grandes. Quelquefois, comme je l’ai dit, la rivière grossit en hiver et endommage les constructions ; d’autres fois des éboulements se produisent fréquemment dans les couches d’une colline de sable et d’argile tertiaires. On devrait prolonger cette route vers le sud ; de l’autre côté de la rivière, sur le Monte, des chemins étroits, mais pavés, conduisent au milieu de jardins ravissants, dans les différentes villas. Le climat de Tanger est sain sous tous les rapports et se recommande particulièrement aux gens qui souffrent de maladies de poitrine ou d’asthmes, et qui désirent passer l’hiver dans une station méridionale ; à Tanger on peut vivre très commodément, très agréablement et à très bon compte. La vie mondaine est très active dans la colonie européenne ; chasses, pique-niques, concerts, bals et plaisirs de tout genre s’y succèdent chaque jour, surtout chez les différents ministres, qui accueillent toujours facilement un étranger de bonne éducation. La promenade habituelle des Européens est le bord sablonneux de la mer ; chaque jour, vers le soir, on y voit, à pied ou à cheval, les hommes et les femmes de la _société_ de Tanger. Dans les environs immédiats de la ville, le gibier est certainement réduit à un minimum, et il faut marcher des heures pour voir une paire de perdreaux. Plus loin se trouve un grand terrain de chasse, que le ministre anglais a acquis et où se trouvent surtout beaucoup de sangliers. Plusieurs fois par an il organise de grandes chasses, où le sanglier est le plus souvent chassé à cheval, à la lance, comme cela est d’usage chez les officiers anglais de l’Inde. Lors de ces intéressantes parties, le ministre est très large dans ses invitations, et ses hôtes, hommes et femmes, demeurent d’ordinaire trois ou quatre jours dehors et campent sous des tentes. Il faut du reste une grande sûreté de main et un bon cheval pour prendre part à ces chasses à la lance, qui sont souvent l’occasion de petits accidents. Le plus grand nombre des invités se contentent d’ordinaire du rôle de simple spectateur, et laissent aux sportsmen consommés le soin de transpercer les sangliers. [Illustration : Porte de jardin du Monte, près de Tanger.] Les relations des Européens avec la population arabe de Tanger sont très bonnes, et les froissements entre eux sont rares. Le séjour de la ville est, par suite, relativement très sûr ; le nombre des Chrétiens et des Juifs y est presque égal à celui des Arabes ; en outre, en cas de troubles, la position de Tanger au bord même de la mer permettrait de trouver un prompt refuge sur le sol espagnol. La population arabe est presque complètement dépendante des habitants chrétiens, auxquels elle doit du travail et du pain. Pourtant on ne peut jamais compter sur les mahométans, et, au cas où l’existence du pays ou les intérêts de l’Islam paraîtraient menacés, les Marocains, d’apparence si calme et si amicale, deviendraient aussi violents que cruels. Si dans un pays comme l’Égypte, qui est depuis tant d’années complètement sous l’influence occidentale, et dont la prospérité et la richesse se sont plus largement développées, grâce à ce régime, que celles de tous les autres États mahométans du nord de l’Afrique ; si dans ce pays, disons-nous, il peut arriver des événements comme les massacres de chrétiens en juin 1882, il est encore bien plus vraisemblable que, dans certains cas, les Marocains, dont les rapports avec l’Europe sont beaucoup moindres, en viendraient à des explosions de fanatisme politique et religieux bien plus brutales. Quelques mois avant mon arrivée à Tanger, il y était mort un homme qui, pour un temps, avait fait beaucoup parler de lui. Dans l’été de 1878 il apparut sous le nom d’Abdallah ben Ali et se donna pour un prétendant au trône marocain. Il se montrait sous un jour assez brillant : outre sa femme, il avait près de lui un secrétaire et un aide de camp, avec un nombreux domestique ; l’aide de camp était un ancien officier autrichien. Le gouvernement marocain se borna à l’observer quelque temps, car on ne le prenait pas fort au sérieux. Mais, comme il affichait d’une façon toujours plus insolente ses prétentions au trône, comme il avait dupé quelques Européens de Tanger, et qu’il avait même escroqué du roi d’Espagne une somme assez importante, on le jeta dans une prison de la ville. Là aussi il reçut des secours du dehors ; la femme du chérif de Ouezzan surtout, dont j’ai parlé, et qui croyait à son étoile, l’approvisionnait de vivres dans son cachot. Ce qui prouve avec quelle audace il avait joué son rôle, c’est qu’il avait commandé à une fabrique d’armes anglaise 50000 fusils au nom du gouvernement marocain : bien plus, il avait demandé, sur la foi de cette commande, une avance importante de cette société anglaise... et l’avait obtenue. Quand la femme de ce prétendant, une Anglaise, s’aperçut que l’étoile de son mari commençait à pâlir, elle prit la fuite vers l’Angleterre, en compagnie du secrétaire et de l’argent restant ; on relâcha l’aide de camp, et je le rencontrai à Tanger dénué de ressources. Sur ces entrefaites on apprit qu’Abdallah ben Ali était un ancien sous-officier français, nommé Ferdinand-Napoléon Joly, et avait été déjà condamné plusieurs fois pour escroqueries à Bruxelles et à Paris. On ne lui demanda rien de plus que de reconnaître par écrit qu’il était un Français nommé Joly, en lui promettant en échange la liberté : il s’y refusa et maintint ses prétentions au trône du Maroc. On le laissa donc en prison. Il y tomba bientôt malade, par suite de la malpropreté et de l’air empesté qui y régnaient, ainsi que de l’insuffisance et de la mauvaise qualité de la nourriture, et il mourut au bout de quelques mois : ainsi se termina cette affaire, qui avait eu ses côtés comiques, surtout à propos de la duperie de quelques Européens ; les Marocains eux-mêmes ne l’avaient jamais prise au sérieux. Parmi les compatriotes que j’ai rencontrés au Maroc, je dois citer tout particulièrement le malheureux peintre Ladein, de Mödling, près de Vienne. Il avait parcouru dans toutes les directions, en chassant et en peignant, les environs de Tanger, Tétouan, el-Araïch, Rabat, etc., et avait rassemblé une quantité de très jolies esquisses peintes. Il eut alors l’idée de pénétrer dans l’intérieur du Maroc, vers Fez, Marrakech[3] et, autant que possible, le haut Atlas. Malheureusement il renonçait souvent dans ses excursions aux précautions si nécessaires dans ce pays et avait fréquemment à ce sujet des discussions avec les Européens. Le consul autrichien de Tanger l’avait détourné à diverses reprises de se rendre tout seul dans des régions d’accès difficile et notoirement dangereux ; finalement il ne put aboutir qu’à lui faire signer un certificat d’après lequel aucune responsabilité ne devait incomber au consul en ce qui concernait sa sûreté personnelle. Plein de confiance dans son bon fusil et dans sa force peu commune, Ladein continua ses excursions solitaires. Je ne croyais pourtant pas l’avoir vu pour la dernière fois quand je le quittai à Tanger, le 22 décembre 1879, pour me diriger vers Fez, résidence du sultan. Quand je revins à Tanger après une absence d’un an et demi, j’y appris la triste fin de l’artiste autrichien. Il s’était dirigé vers Fez, pour aller ensuite à Marrakech, et avait entrepris de là des excursions sur les pentes nord de l’Atlas : un jour on le trouva assassiné sur le chemin d’Amsmiz, dans le voisinage de la rivière Nfys. Il est difficile de connaître la vraie cause de cet attentat ; ce n’est certainement pas le vol. Peut-être, dans son ignorance des usages mahométans, avait-il eu quelque querelle avec des indigènes ; peut-être aussi son zèle artistique l’entraîna-t-il dans un endroit (zaouia) interdit aux infidèles, pour y enrichir sa collection d’esquisses ? On sait que non seulement les mahométans n’ont absolument aucun goût pour la peinture, mais qu’il leur est formellement interdit par le Coran de représenter des figures humaines. Bref, le malheureux Ladein a été évidemment une nouvelle victime de la forme religieuse aussi farouche que contraire aux lois naturelles qui porte le nom d’Islam. Le fait suivant peut servir à montrer combien le goût des Allemands pour les voyages les entraîne parfois au loin. Dans un hôtel de Tanger je trouvai comme garçon un Allemand qui avait fait un voyage extraordinaire. D’abord employé des postes bavaroises, il avait, pour un motif quelconque, peut-être pour une affaire militaire, quitté son pays, était passé en Amérique, s’était engagé, pour payer son voyage de retour dans l’Ancien Monde, comme garçon sur un vapeur, avait été s’échouer en Algérie et y avait pris service dans la légion étrangère. De là il avait déserté vers le sud et avait fait le voyage des oasis de Figuig et du Tafilalet. Plus tard il avait franchi l’Atlas, était allé à Fez et de là à Tanger, et tout cela sans argent et avec une connaissance imparfaite de la langue arabe ! Le voyage du Tafilalet est encore aujourd’hui un des plus difficiles qu’on puisse entreprendre. Jusqu’ici, seul Gerhard Rohlfs a pu y réussir ; malheureusement le garçon d’hôtel allemand dont je viens de parler n’était guère à même de donner des renseignements sur la géographie des pays parcourus. Partout dans les ports de l’Orient et du nord de l’Afrique on trouve une foule d’aventuriers de toutes nationalités, qui sont une vraie plaie pour les consuls ; Tanger est aujourd’hui recherché de ces compagnons internationaux. On dirait qu’ils ont formé une association et qu’ils envoient toujours quelques-uns d’entre eux en éclaireurs, pour découvrir où se trouvent les consuls dont on peut tirer le plus facilement des secours de tout genre. _Excursion au cap Spartel et aux cavernes d’Hercule._ — L’une des excursions favorites des habitants de Tanger aux environs de la ville est celle du cap Spartel, à quelques lieues à l’ouest, et il n’y a pas d’Européen qui n’ait visité Tanger sans être revenu complètement ravi de cette charmante promenade. Par une admirable matinée de décembre nous partîmes, quelques personnes de la colonie européenne et moi, pour le cap. Celui qui veut visiter les grottes un peu au sud du phare fait bien de prendre le chemin le moins beau, qui va de Tanger vers le petit bois des Oliviers, dans le voisinage duquel est un village. De là on va en longeant la mer vers le cap Spartel. Pour retourner à Tanger, il vaut mieux prendre la route cavalière, directe, extrêmement intéressante, et en partie assez bien entretenue, qui suit toujours les hauteurs le long de la mer. Nous étions huit personnes avec quatre domestiques, tous à cheval ou sur des mulets ; nous partîmes le matin, vers huit heures, du jardin du ministre d’Allemagne. Entre des haies de cactus, d’agaves et de grands roseaux qui limitent les vastes jardins situés au sud et à l’ouest de la ville, court une route pavée qui mène dans la direction du Monte, où Arabes et Européens ont leurs habitations d’été au milieu de beaux jardins. Nous quittâmes bientôt ce chemin ravissant et nous prîmes notre direction plus au sud, par une colline nue, à travers des champs et des terres en friche, pour atteindre au bout d’une heure et demie le petit bois des Oliviers, où nous fîmes une courte halte. En général, la route suivie n’est pas belle ; les champs, de couleur brune, et les couches verticales de flysch (grès éocène), couvertes souvent d’efflorescences rougeâtres, les buissons épineux, et les touffes de palmiers nains d’un vert clair, quelquefois un berger faisant paître des chèvres et des moutons, donnaient au paysage un caractère monotone et peu intéressant. Après un court arrêt, nous continuâmes, et au bout d’une nouvelle marche d’une heure et demie nous atteignîmes les rochers qui s’élèvent verticalement au bord de l’Océan et dans lesquels se trouvent les cavernes bien connues. Par une étroite ouverture on arrive dans la caverne principale, à peine éclairée par la lumière extérieure. Elle est assez haute et il s’en détache vers l’est une quantité de cavernes plus petites et de couloirs qui se dirigent vers l’intérieur du pays. Ces grottes sont creusées dans un conglomérat très dur, constitué par des débris de quartz roulés, gros comme des pois ou des haricots, et en général de forme ovale, fortement liés entre eux par du calcaire spathique. Le carbonate de chaux s’est amassé en stalactites très considérables dans les crevasses humides. Sur la paroi ouest des grottes sont de petites ouvertures par lesquelles pénètre le jour ; de là on aperçoit, bien en dessous, le rivage, sur lequel les vagues se brisent avec un bruit formidable ; l’eau pénètre dans une sorte de bassin fermé, séparé de la mer par une digue, et s’écoule ensuite par des ouvertures souterraines et invisibles. C’est un spectacle sauvage et grandiose, que celui dont on jouit ainsi du milieu de ces cavernes ; les vagues succèdent aux vagues, se brisent en éclats de tonnerre sur les rochers, en projetant un voile d’écume, et les cavernes retentissent sans cesse du bruit formidable des flots. A l’origine la caverne elle-même n’était pas aussi grande qu’elle apparaît aujourd’hui ; elle a été élargie artificiellement, car de temps immémorial on en extrait des meules de moulin. Les Arabes qui y travaillent découpent, avec un instrument en forme de ciseau, de petites meules d’un peu plus d’un pied de diamètre ; ils ne mettent aucune prudence dans cette opération et ne prennent guère soin de laisser des piliers naturels, de sorte que souvent des parties de la voûte s’écroulent. Aujourd’hui encore, cette voûte montre à diverses places des crevasses très apparentes ; aussi on ne peut se défendre d’un sentiment de terreur et l’on évite involontairement toute espèce de bruit, dans la crainte que le moindre ébranlement de l’air ne provoque la chute des masses de rochers qui surplombent. Peu d’années avant ma visite en ces lieux pittoresques, plusieurs travailleurs arabes y avaient été écrasés par un éboulement partiel des voûtes. L’emploi de cette roche dure et grossière pour la fabrication des meules doit remonter à des temps très anciens, car partout on voit dans les rochers la trace de travaux antérieurs, d’anneaux creusés au ciseau et abandonnés avant d’être terminés, peut-être parce que la place choisie ne donnait que des matériaux insuffisants. Un affleurement de grès jaune clair, qui se montre dans le voisinage, appartient à la même formation que ce conglomérat. Sa surface est partout couverte d’une couche rougeâtre d’oxyde de fer ; un grès quartzeux, brun foncé, lourd et très riche en fer, qui se trouve immédiatement au-dessous, fait partie de la même formation. L’ensemble de ces couches est dressé verticalement et appartient à la zone de flysch éocène qui s’étend tout le long de la côte marocaine, et atteint ici un développement particulier. Quand les eaux sont très basses, on remarque bien au-dessous du niveau actuel des grottes, à 15 mètres environ, des traces de travaux antérieurs sur ce conglomérat quartzeux. On distingue nettement les découpures en forme de croix dans des roches aujourd’hui presque toujours couvertes d’eau. Un peu plus haut, dans une place où les rochers à meules sont en partie cachés par des sables, on voit également des anneaux creusés dans la pierre, de sorte qu’on en doit conclure à des modifications dans la hauteur du niveau de la mer sur la côte. La première pensée qui vient est naturellement que la côte africaine s’est abaissée par rapport à l’Atlantique ; mais, comme des abaissements de ce genre se font très lentement, il en résulte que l’emploi de ce conglomérat à des usages industriels remonte à une antiquité très reculée. Pour qu’on ait pu travailler sans entraves aux endroits où les anneaux dont j’ai parlé se montrent dans le rocher, il faut évidemment que ces endroits aient été complètement à sec. Ils sont aujourd’hui presque toujours couverts d’eau, et l’on ne travaille plus qu’à 15 mètres plus haut, dans la grande caverne. Il serait certainement intéressant de faire des recherches sérieuses dans ces grottes, quoique jusqu’ici elles n’aient pas fourni de trouvailles archéologiques importantes ; une courte visite, comme je pouvais en faire, ne suffit certainement pas à une pareille tâche. Ces petites meules ne sont pas seulement employées à Tanger, mais dans un cercle plus étendu, et l’on en voit souvent dans les maisons des paysans. De ces grottes on arrive en une petite demi-heure à la pointe nord-ouest de l’Afrique, au cap Spartel. Le chemin suit la mer, tantôt à travers des dunes, tantôt sur des roches, et de nombreux petits ruisseaux tombent des hauteurs que l’on a à sa droite dans la mer. Le cap Spartel est un rocher qui s’avance au loin dans les flots, et sur sa dernière pointe qui y descend verticalement s’élève la haute tour d’un magnifique phare. Auprès de cette construction se trouve l’habitation du gardien, et dans la cour coule une source abondante, bien captée, qui donne une eau excellente, fraîche et un peu ferrugineuse. Outre ce bâtiment, on voit encore quelques maisons basses, pour les aides du gardien et pour les soldats arabes qui leur sont adjoints. Une de ces maisons est spécialement destinée à abriter les victimes des naufrages. Au cap Spartel, où commence le passage de l’Atlantique dans la Méditerranée, la mer est extrêmement agitée ; assez souvent les navires viennent chercher un refuge et attendre un meilleur temps à l’abri du cap. Peu de jours avant notre arrivée, le navire de guerre anglais l’_Express_, avec lord Napier, alors gouverneur de Gibraltar, y avait cherché un abri. Il venait de Cadix, et avait mis pour aller à Gibraltar près de vingt-quatre heures, alors qu’on en emploie huit d’ordinaire. Les tempêtes de l’Atlantique se brisent, surtout en hiver, avec une puissance formidable, autour de cette tour isolée, et les quelques créatures humaines enfermées ici, à des milles de toute habitation, y mènent une vie solitaire et délaissée, quoique extrêmement utile à leurs semblables. Le phare lui-même est une belle construction, à la fois très solide et très élégante, dans laquelle un escalier tournant en fer mène jusqu’au sommet, où les lampes sont placées. Il a été construit par le gouvernement marocain, sous la pression énergique des puissances européennes et sous la direction d’un ingénieur français. Dix puissances contribuent à son entretien, aux frais d’éclairage et à l’entretien du personnel, par une contribution annuelle de 1500 francs. Ce phare eut longtemps comme gardien un homme qui a acquis au Maroc une certaine renommée, un Saxon nommé Wenzel, qui s’était échoué là après une vie aventureuse au plus haut point. Les Arabes le nommaient Sidi Binzel, et son métier n’était pas une sinécure, car ses deux aides, des Espagnols, comme on en voit beaucoup au Maroc et dont la plupart ont quitté leur pays pour fuir le service militaire, étaient loin d’avoir le sens de l’exactitude et de l’ordre nécessaires dans un poste où la responsabilité est si grande. Les représentants étrangers à Tanger forment un conseil de surveillance du phare, et l’un d’eux, qui est changé tous les ans, est chargé de l’administration financière. Mais, déjà depuis plusieurs années, cet emploi est dévolu au ministre d’Allemagne, et son chancelier s’acquitte du détail de ces fonctions, dont les autres ambassadeurs ne se hâtent pas de le décharger. Une année avant mon arrivée au Maroc, Sidi Binzel quitta son poste, et il vit aujourd’hui dans un port de l’Océan, où il a trouvé un emploi dans une maison de commerce. Sa longue connaissance du pays, des habitants, de leurs coutumes et de leur langage en fait une personnalité très utile dans les rapports avec les indigènes. Son successeur est un Allemand de Bohême du nom de Gumpert, habile ébéniste, qui vit également depuis longtemps au Maroc et pratique son métier dans ses heures de loisir. Il partage son service avec deux aides, et chacun est de garde pendant huit heures consécutives. Il tient également le phare et ses bâtiments dans un ordre modèle ; tout, dans la petite colonie, respire la propreté, l’ordre, et la régularité la plus rigoureuse y règne. La position du phare est extrêmement pittoresque. Placé sur une arête rocheuse à plus de cinq cents pieds au-dessus des flots, à la limite des deux mers, il offre un coup d’œil incomparable, et il est aisé de comprendre que la colonie européenne de Tanger y entreprenne volontiers de fréquentes excursions. Chacune de celles qui sont faites par plusieurs personnes se présente sous l’aspect d’un joyeux pique-nique ; on emporte naturellement vivres et boissons, car les habitants de ce poste exposé n’ont que le nécessaire. Presque tous les jours, le gardien Gumpert fait venir de Tanger sur un animal de bât les vivres indispensables. [Illustration : Phare du cap Spartel.] Chacun revoit ensuite avec plaisir la magnifique vue dont on jouit en cet endroit. Dans la lumière éclatante d’un soleil du Midi s’étendent au loin vers l’ouest les flots de l’Atlantique, pendant que la haute côte de l’Espagne se découpe nettement devant le spectateur au delà de l’incomparable détroit de Gibraltar. On aperçoit le cap Trafalgar, éternellement mémorable par la bataille navale du 22 octobre 1805, le jour où Nelson anéantit la flotte franco-espagnole. Au loin vers la droite se découvrent les blanches maisons de Tarifa, avec sa forteresse qui s’avance bien avant dans la mer, un point historique également important. C’est là que débarqua en 711 le sultan de Tanger, Mouça Tarif ben Malek, appelé par le comte espagnol Julian, qui demandait son appui contre le roi Roderic. Mais les farouches Arabes trouvèrent le pays beaucoup trop beau pour l’abandonner, et ils conquirent peu à peu toute l’Espagne ; la ville de Tarifa, fondée à cette époque, reçut son nom en l’honneur du sultan. Si l’œil va plus loin vers l’est, il se fixe enfin aux rochers puissants de Gibraltar, qui ferment la pittoresque baie d’Algésiras. Al-gesira el-Khodra (île Verte) reçut des hordes de Tarik ben Zyad un nom que la ville porte encore. Vers le sud la vue s’étend fort au loin de ce magnifique panorama, par delà de vertes vallées et des collines basses, jusqu’aux montagnes de l’intérieur du Maroc. La Méditerranée, si riche en beautés naturelles, renferme peu de points qui puissent être comparés au cap Spartel et à son phare. Après avoir admiré ce magnifique coup d’œil sous toutes ses faces, nous nous réunîmes autour d’un pique-nique extrêmement animé, auquel fut invité aussi le brave gardien de ce coin de terre béni, et qui accrut encore les plaisirs d’une journée favorisée par le temps le plus admirable. Tandis que maître Gumpert faisait retentir sur un vieil harmonica les chants populaires de la patrie et que la gaieté de notre petite troupe empruntée aux nationalités les plus diverses devenait de plus en plus bruyante, les serviteurs arabes et les machazini nous considéraient avec des mines sérieuses et ne pouvaient comprendre, avec leurs idées mahométanes des convenances et de la morale, comment les Roumis (Romains, c’est-à-dire Chrétiens) pouvaient donner une expression si bruyante et si animée à leur bonne humeur. Pour revenir à Tanger, nous suivîmes le chemin plus court et plus pittoresque qui conduit au Monte à travers des jardins ; un sentier découpé dans les rochers, bien entretenu, et que Sidi Binzel avait déjà fait établir, descend rapidement, laissant à sa gauche la mer couverte de navires, à droite les montagnes revêtues d’une riche végétation. Bientôt nous atteignîmes un gracieux petit plateau richement garni de buissons de térébinthes, de palmiers nains et d’autres plantes des pays chauds ; des troupeaux de moutons, de chèvres et de bœufs y paissaient. Nos animaux prirent malgré nous un galop rapide, et quelques-uns d’entre nous improvisèrent même une petite course sur cette jolie plaine. De là on descend encore et l’on arrive à la région de jardins et de villas dont j’ai parlé plusieurs fois et à travers laquelle d’étroites routes pavées conduisent, par des pentes assez raides, jusqu’à la rivière des Juifs. Les grenadiers et les orangers, les magnolias et les figuiers y poussent en abondance, et au milieu d’eux apparaissent les feuilles d’un vert bleuâtre de l’eucalyptus, déjà si répandu en Europe, et qu’à cause de sa croissance rapide on plante dans les contrées humides pour les dessécher. Les haies vives sont formées d’épais buissons d’oliviers, de buis, de lauriers, d’aloès, de cactus, d’épines blanches, etc., qui croissent si vigoureusement, qu’on a souvent peine à passer à cheval dans ces sentiers étroits. Nous arrivâmes bien avant dans la soirée à notre point de départ, le jardin de la légation allemande, et nous nous séparâmes charmés de toutes manières de notre intéressante excursion. Heureux ceux qui peuvent passer leur vie dans cette terre bénie du nord de l’Afrique, au milieu d’une retraite paisible et qui ne sentent pas le besoin de prendre une part active aux luttes qui passionnent l’Europe. J’ai certainement conservé le meilleur souvenir de mon séjour à Tanger, et je le dois en grande partie à l’accueil amical de mes compatriotes allemands, qui m’ont si efficacement soutenu plus tard dans les difficultés de mon entreprise. Quant au cap Spartel et à son phare qui étincelle au loin sur la mer, j’en puis dire seulement : _ille terrarum mihi præter omnes angulus ridet_[4]. CHAPITRE II TÉTOUAN ET LE PAYS D’ANDJIRA. Préparatifs. — Marche vers le foundaq. — Arrivée à Tétouan. — Histoire de la ville. — Son intérieur. — La mellah. — La rivière. — Les Européens. — L’industrie. — Les visites. — Mariage arabe. — Le Kitân. — Trouvaille de charbon. — Pétrifications. — Justice arabe. — La tribu des Beni Mada’an. — Le cap Martin. — L’exportation. — La fête de l’Agneau. — Cavernes. — Mariage juif. — Le Chichaouan. — Départ de Tétouan. — Voyage à Ceuta. — Zone neutre. — Le caïd Mouhamed Kandia. — Départ d’Andjira. — Retour à Tanger. — Baladins de l’oued Sous. — Voyage à Gibraltar. — Hadj Ali Boutaleb. — Cristobal Benitez. — Préparatifs pour le voyage à l’intérieur. Du 18 novembre au 4 décembre 1879 j’entrepris un voyage de Tanger à Tétouan et dans le pays d’Andjira. C’était en quelque sorte une excursion préparatoire dans l’intérieur du Maroc, pendant laquelle je voulais apprendre à voyager dans ce pays. Je ne puis qu’engager le voyageur disposé à entreprendre une grande expédition dans un pays qui lui est inconnu, à s’y préparer par un ou plusieurs petits voyages ; cette manière de faire lui évitera plus tard bien des pertes de temps et d’argent, en même temps que des difficultés et des déceptions de tout genre. Mon excursion de dix-huit jours vers Tétouan me fournit en outre quantité d’intéressantes observations sur la géographie et l’histoire naturelle ; les cartes de ce pays, qui est aux portes de l’Europe, sont erronées au plus haut point, et l’on n’a pas besoin d’aller bien loin pour recueillir des faits nouveaux au sujet de la connaissance de la surface terrestre. L’amil (gouverneur) de Tanger m’avait fourni un machazini, du nom de Mouhamed Kaléi ; cet homme recevait par jour 3 pesetas (francs) et demie, en même temps que sa nourriture et celle de son cheval. Comme cuisinier et serviteur, j’engageai un Juif, souvent employé à la légation allemande et nommé Jacob Azogue. Il était exigeant comme gages (car je le payais autant que le soldat marocain, ce qui était beaucoup trop cher pour un serviteur) ; mais, quant au reste, c’était un homme tranquille, très serviable, fort à recommander pour des voyageurs européens disposés à voyager dans les parties sûres du Maroc. J’avais loué trois chevaux et un mulet ; je payais pour mon cheval et pour le mulet, qui, outre les bagages, portait encore mon serviteur, 7 pesetas par jour, c’est-à-dire un prix relativement peu élevé ; pour les deux autres chevaux, je payais par jour 2 douros et demi (12 fr. 50). La légation d’Allemagne m’avait prêté une tente, j’en louai une seconde, pour mes gens, contre un payement quotidien de 6 réaux espagnols (19 réaux = 5 francs). Mon bagage consistait en un lit de campagne, que je devais également à l’amitié du ministre, des ustensiles de cuisine, des provisions de tout genre, des instruments, des effets, etc. J’avais beaucoup de lettres de recommandation : le ministre m’en avait remis deux pour le caïd du district d’Andjira et pour celui de Tétouan, ainsi que pour le consul espagnol de cette ville ; le consul autrichien, Dr Schmidl, qui a habité autrefois Tétouan, m’en donna également pour un Arabe en relation d’affaires avec lui, Hamid Salas, de même que pour l’agent consulaire Ben Abdeltif, marchand juif. Tout était paqueté dès le matin du 18 novembre dans le jardin du ministre allemand, mais nous ne partîmes qu’à dix heures. Après avoir triomphé de maintes petites difficultés, comme celle qui nous arriva avec un animal de bât déjà chargé, qui jeta son paquetage et s’échappa, à la grande joie des enfants du voisinage, nous partîmes avec l’intention de n’aller pour ce jour-là qu’à un foundâq, maison isolée construite par l’État pour abriter les caravanes, et qui se trouve à peu près à mi-chemin entre Tanger et Tétouan. Cet endroit sert ordinairement de campement à ceux qui ne veulent pas faire la route en un jour, ce qui d’ailleurs constituerait un voyage fatigant de douze heures. La direction générale que nous prîmes était celle du sud-ouest ; mais le chemin dessinait souvent des zigzags, comme l’exigeait ce pays de collines. D’abord nous longeâmes pour peu de temps la côte, à travers de hautes dunes, puis un terrain de marne gris clair, formé en collines basses et à pentes adoucies ; la direction des couches, qui étaient presque verticales, était du nord-ouest au sud-est, et ces formations appartenaient au flysch éocène que j’ai déjà cité plusieurs fois. De nombreuses petites sources en sortaient et coulaient vers la mer. Le pays était complètement déboisé, et les touffes de palmiers nains ou de genêts y dessinaient seules quelques taches vertes ; par places le sol était cultivé, mais les terres labourées couvraient un espace relativement très faible du sol arable. Chacun se borne à labourer ce qui est indispensable pour son alimentation et celle de sa famille ; tout ce qu’il a de surcroît lui est pris d’ordinaire par les employés du sultan. Nous chevauchâmes sans interruption jusqu’à cinq heures du soir ; à mesure que nous avancions vers le sud-est, les montagnes devenaient plus hautes et plus escarpées, et les chemins plus mauvais ; à un moment, mon cheval s’abattit et je me foulai un peu la main gauche. Vers trois heures de l’après-midi nous arrivions à une haute montagne de grès ferrugineux, dont la direction était inverse de celle que j’ai signalée, puisqu’elle allait du nord-est au sud-ouest. Toutes les chaînes de hauteur jusqu’à Tétouan conservèrent une orientation semblable. Les couches de ce grès sans fossiles étaient également presque verticales. Le pays devenait beaucoup plus beau ; des graminées abondantes et de nombreux buissons avec de petites feuilles vert foncé, qui servent à nourrir les moutons et les chèvres, des chênes-lièges isolés, quelques oliviers sauvages dans l’intervalle, produisaient une impression agréable, par opposition au rivage désolé. Notre campement se trouvait au milieu d’un grand ensemble de pâturages, et nous vîmes de nombreux troupeaux de moutons et de chèvres. Les tentes furent bientôt dressées et nous nous assîmes autour de la flamme claire des feux ; il faisait assez froid, et un vent âpre soufflait de l’est, du côté de la Méditerranée ; nous avions un admirable ciel rempli d’étoiles et nous pouvions espérer que le temps continuerait à être beau ; à Tanger, dans les derniers jours, la pluie avait été fréquente. Notre repas, peu compliqué, fut bientôt prêt ; les bergers nous vendirent du lait frais, et, après le thé, chacun se disposa à dormir ; un calme profond régnait autour de nous, nous n’entendions par moments que l’aboiement de l’un des chiens des bergers. Les conducteurs, après avoir entravé les pieds de devant de leurs animaux, s’étendirent sur le sol dans leur voisinage, simplement enveloppés de leur djellaba. Nous n’avions traversé aucune localité, mais il en existait à quelque distance du chemin : les villages de Chrîb et d’Esouabha, encore habités par la tribu des Fâhs, qui domine dans le district de Tanger, et plus loin les petits villages de Chwouamha, Taïfi et Elbounin, habités par des familles des Ouadras. Les noms des rivières et des ruisseaux que nous avons passés sont : l’oued Souani, l’oued Emrorah, l’oued Sined et l’oued Dfel. Quand nous nous levâmes le 19 de bon matin, nous n’avions que 9 degrés centigrades, et le froid nous sembla sensible ; nous abattîmes rapidement les tentes, chargeâmes les animaux et nous remîmes en route. Vers neuf heures il faisait déjà beaucoup plus doux, et enfin l’air devint très chaud. Le chemin conduisait du campement par des pentes escarpées au foundâq, qui s’élevait sur le penchant d’une montagne, dans un endroit visible de loin. C’est une grande cour entourée de quatre murs, avec des écuries pour les animaux et de petits taudis malpropres pour les voyageurs. Je ne puis assez prévenir ces derniers contre les foundâqs marocains, en raison de la vermine qui y fourmille. Je ne fis du reste que jeter un coup d’œil sur la maison ; un seul homme s’y trouvait, celui qui la louait de l’État. Il nous offrit du café, mais nous repartîmes le plus vite possible en lui laissant un petit pourboire. De cette maison, située à plus de 200 mètres au-dessus de la mer, on a un beau coup d’œil sur le paysage de montagnes qui l’entoure. Deux chemins s’y bifurquent : l’un descend vers Tétouan ; l’autre, qui se prolonge vers Kasr el-Kebir et Fez, est suivi par les habitants de Tétouan qui veulent se rendre dans la capitale du pays. Le chemin descendant du foundâq était fort mauvais, très raide et couvert de débris de roches, de sorte que les animaux devaient y être menés à la main. Les montagnes environnantes sont d’abord constituées par le même grès ferrugineux ; puis viennent des roches dolomitiques, du rauchwacke[5] et des couches calcaires. Les éboulis sur les pentes et dans les vallées sont très importants, car de nombreux torrents y coulent dans les années pluvieuses. Nous arrivâmes, en montant de nouveau, dans le pays de Ouadras. Les montagnes disposées en cercle autour de ce canton s’élèvent jusqu’à 600 mètres. Nous traversâmes un col de 280 mètres d’altitude par une température de 22 degrés centigrades à l’ombre. De là le chemin descendait de nouveau, en franchissant de petites collines et les pentes de montagnes plus élevées, de telle sorte que, le plus souvent, les chevaux devaient être tenus à la main. Enfin, vers midi, nous avions traversé le pays montagneux, et une large et fertile plaine s’ouvrait devant nous, limitée également à l’horizon par de hautes montagnes, devant lesquelles s’étendait une longue chaîne de collines basses. Entre celles-ci et les montagnes s’élève Tétouan. Mais il nous fallut encore deux heures de marche pour traverser la plaine sous le soleil de midi et pour franchir la chaîne de collines. Le chemin nous conduisit alors sur un beau pont, puis de nouveau à gauche dans une plaine fertile et bien cultivée ; enfin, à un tournant, nous aperçûmes tout d’un coup Tétouan, avec ses maisons blanches, la kasba, les longues murailles dentelées et les tours quadrangulaires des mosquées. Nous eûmes encore à chevaucher une heure et demie avant d’atteindre la porte de la ville ; nous traversâmes un petit ruisseau, où nous dûmes faire halte, pour abreuver nos animaux épuisés ; quelques gorgées d’eau fraîche et courante nous firent aussi grand bien. Sous la conduite de notre machazini, qui fut amicalement salué par la garde, nous pénétrâmes par la porte obscure dans les ruelles étroites de la ville. Comme je l’ai dit, le pays, depuis le foundâq jusqu’à Tétouan, porte le nom de Ouadras, ainsi que les habitants, dont les petits villages sont invisibles, cachés qu’ils sont dans les vallées latérales. Le nom de la rivière dans le voisinage du dernier campement était l’oued Amrah ; nous passâmes ensuite l’oued Agras et l’oued Charoub et enfin, sur un pont, l’oued Merra, qui s’unit à l’oued Bousfeka, sur lequel est situé Tétouan. J’aimai mieux accepter l’hospitalité de l’Arabe Hamid Salas auquel j’étais recommandé et qui m’offrit une jolie maison vide, que de descendre dans le prétendu hôtel del Universo, misérable auberge juive. Les maisons de Tétouan sont d’un modèle uniforme ; la plupart n’ont qu’un rez-de-chaussée, et les chambres donnent dans une cour pavée ouverte. Au-dessus des appartements est un toit plat qui sert de terrasse, mais où ne vont guère que les femmes. La partie inférieure des murs est ornée avec goût de jolies faïences, et le sol dallé est couvert de nattes et de tapis. Je fis loger dans un foundâq mes serviteurs et mes chevaux, et je restai seul avec le machazini et Jacob dans la maison, où nous nous installâmes. Deux grandes chambres nous parurent les meilleures : j’en conservai une pour moi ; l’autre servit de cuisine et de chambre à coucher pour mes deux compagnons. Hamid Salas, Arabe au visage bienveillant, parut très content et très honoré de m’avoir chez lui et me l’exprima de toutes les manières. Tétouan est une antique cité, et dès la domination romaine il existait au même endroit une localité du nom de Thagat. Plus tard les Arabes occupèrent aussi ce pays, et ils sont encore les maîtres de la ville, malgré les fréquentes tentatives des Espagnols pour la prendre. Elle a été souvent détruite dans la suite des temps. En 1310 elle fut reconstruite par un sultan de la race des Mérinides, du nom d’Abou Thabet Amer ; mais dès 1400 les Espagnols la détruisaient de fond en comble, car c’était une retraite très commode pour les pirates, si redoutés à cette époque. Reconstruite plus tard, la guerre de course s’y développa de nouveau, et le marquis de Santa Cruz la détruisit encore en 1564. Les Arabes la rebâtirent encore ; et le dernier bombardement eut lieu en 1860, dirigé, comme toujours, par les Espagnols. Les traces de ce siège sont encore visibles, et tout le quartier voisin de la rivière est plus ou moins ruiné. Par suite, la ville est très peu peuplée et renferme une foule de maisons vides ; presque tous les Arabes aisés ont plusieurs maisons, qu’ils habitent tour à tour. Le nom actuel de Tétouan est expliqué d’une façon singulière par les Arabes. Ils prétendent qu’il y a longtemps, quand le pays était souvent menacé par les farouches Berbères des montagnes du Rif, la coutume existait de placer un veilleur en permanence sur un haut minaret. A l’approche du danger, il criait : _Tet-Taguen ! Tet-Taguen !_ (Ouvrez les yeux ! ouvrez les yeux !), d’où vint plus tard, dit-on, le nom de Tétouan, ou, comme on l’écrit souvent, Tétaouan (Tztaouan). La ville est une place forte, entourée de murailles solides et élevées, qui naturellement ne pourraient résister aux pièces européennes, ainsi qu’on l’a bien vu. Elle est dominée par une haute kasba, dans laquelle demeure le gouverneur et où se trouve le siège des autorités. Tétouan peut avoir 20000 habitants, peut-être un peu plus, dont un quart au moins sont des Juifs espagnols. Les nombreuses rues qui s’enchevêtrent irrégulièrement dans la ville sont extraordinairement étroites, sombres et malpropres ; on sent que le contrôle européen y manque. Bien des témoignages annoncent pourtant la grandeur et la richesse passée de Tétouan. Beaucoup de maisons sont très belles à l’intérieur, et celles qui sont situées vers la rivière ont de beaux jardins, quoiqu’ils soient négligés maintenant. Il habite là quelques opulentes familles arabes, qui, dans les derniers temps, se sont fait construire des maisons admirablement belles, à très grands frais. Les visiteurs de Tétouan doivent examiner surtout la disposition intérieure des maisons des Briza, ainsi que celles des familles Arrhasini et Chtîf. Elles sont construites dans le plus pur style mauresque et très richement ornées de belles peintures et de décorations en stuc. Il y a de nombreuses mosquées à tours quadrangulaires, ainsi que des tombeaux de saints ; la population passe, en général, pour très fanatique. Au milieu de la ville se trouve une gigantesque place carrée avec l’église catholique et, tout près d’elle, le consulat espagnol. Un médecin européen qui tient une petite pharmacie y vit également. La population européenne consiste en Espagnols de la plus basse classe, ouvriers, petits marchands et surtout aussi coupeurs d’écorce, car les forêts d’alentour sont très riches en chênes-lièges ; le liège est d’ailleurs embarqué en contrebande, car le gouvernement marocain n’en permet pas l’exportation. Les Juifs n’habitent pas, comme à Tanger, avec le reste de la population, mais dans un quartier spécial, la _mellah_, qui est fermé le soir par des portes ; c’est ce qu’on nomme ailleurs le _ghetto_. Si les quartiers arabes sont déjà malpropres, la mellah est d’une saleté tout à fait effrayante. Dans ses rues étroites habitent des milliers de Juifs, entassés dans de petites maisons, d’une manière absolument contraire à l’hygiène. La position de la ville est extraordinairement belle. La rivière de Bousfeka (ou oued el-Yelou) s’est creusé un lit entre des montagnes hautes de 1000 mètres et débouche, en coulant vers l’est, dans la mer, près du cap Martin. La ville s’élève en terrasses, sur le flanc nord de la montagne, et du toit des maisons on a une vue magnifique, par-dessus la vallée couverte de jardins, sur les crêtes déchiquetées des montagnes du sud marocain. Malheureusement la rivière a peu d’eau, et son embouchure est complètement ensablée. C’est une particularité qui se présente pour beaucoup de rivières et de ruisseaux se jetant dans la mer ; à quelques centaines de pas du rivage, leur eau disparaît tout à coup dans le sable, et un large banc s’étale entre la rivière et la mer. Si Tétouan appartenait à une puissance européenne, le plus pressé serait de draguer le Bousfeka, à son embouchure comme dans son cours inférieur, de façon à pouvoir conduire les navires aux portes mêmes de la ville ; la distance est d’environ une lieue, et les frais ne seraient pas considérables. Quand les Espagnols assiégèrent Tétouan en 1860, ils construisirent une route du cap Martin jusque vers la ville, pour pouvoir transporter les pièces nécessaires au bombardement. Lorsqu’ils durent rendre la ville au Maroc après la paix, la route fut abandonnée, et en temps de pluie le chemin du cap Martin est extrêmement boueux. Dans tout le Maroc il n’y a pas une route carrossable ; l’Arabe n’a aucune idée d’une chose semblable et passe partout avec ses chevaux, ses mulets ou ses ânes. La colonie européenne est peu nombreuse à Tétouan ; seule l’Espagne y a un consul ; les autres États y ont de soi-disant agents consulaires, ordinairement négociants israélites. L’Espagne est du reste le pays qui a le plus d’intérêts dans cette ville, importante par sa situation favorable et le développement de son industrie. Celle-ci est très considérable, et tout le Maroc est alimenté par Tétouan de certains articles. Les objets en cuir, et surtout les pantoufles, les ceintures, les sacs, etc., tous de couleur variée, y sont fabriqués en grandes masses ; les longs fusils élégamment ornés qu’on y fabrique, et qui sont en partie incrustés d’argent avec beaucoup de goût, sont très connus. Les broderies d’or et de soie ainsi que les peintures sur bois de Tétouan sont également célèbres ; on trouve dans le bazar, grande réunion de simples petites boutiques, de très belles étoffes anciennes magnifiquement brodées. Il y a également beaucoup de vieilles armes, sabres, poignards, etc. ; l’amateur d’antiquités et de bibelots orientaux peut aisément dépenser beaucoup d’argent à Tétouan. Les poteries et les belles faïences de diverses couleurs pour le revêtement du sol et des murailles y sont également célèbres. Tétouan est une des plus importantes cités du Maroc, et l’on comprend facilement que le sultan fasse tout pour conserver une ville qui lui est si profitable. Le jour qui suivit mon arrivée, je remis mes lettres de recommandation officielles et fus naturellement accueilli des autorités arabes avec toute la cordialité possible, sans toutefois qu’elles s’inquiétassent le moins du monde de me faciliter des excursions quelconques autour de Tétouan. Partout où j’arrivais, je devais prendre les trois inévitables petites tasses de thé, coutume qui réduit au désespoir le nouveau venu au Maroc. C’est une règle que celui qui reçoit la visite doit offrir à son hôte du thé et une pâtisserie particulière ; le thé est préparé en présence de l’hôte par le maître de la maison. Le serviteur apporte sur un grand plateau de cuivre jaune, brillant, richement décoré, une petite bouillotte, une quantité de petites tasses, des boîtes à thé, à sucre et à menthe, ainsi qu’un grand chaudron de cuivre plein d’eau chaude. Le thé vert de Chine (car le noir est inconnu au Maroc) est aussitôt mis, avec quelques énormes morceaux de sucre, dans la bouillotte ; on y ajoute ensuite un peu de menthe, qui fait disparaître le vrai goût du thé ; les tasses sont remplies de la chaude boisson et ingurgitées avec grand plaisir. Il est de mode d’en prendre trois. Il faut que l’Européen s’habitue tout d’abord à ce thé sucré et extrêmement aromatique, car il a à le supporter plusieurs fois par jour. Le consul d’Espagne, à qui j’avais fait une visite, m’invita à assister le soir à un mariage arabe, où il était convié lui-même. Je fus naturellement aussitôt prêt, et le soir, vers huit heures, nous nous rendîmes, le consul, sa femme et sa belle-sœur, le vice-consul, un agent consulaire anglais, un Allemand qui se trouvait là par hasard et moi, dans la maison où se donnait la fête. Elle était déjà presque remplie d’hôtes, qui écoutaient un orchestre composé de six artistes. La musique marocaine, qui est toujours accompagnée de chant, a certainement un côté original ; mais on peut difficilement dire que son bruit monotone et ses accents plaintifs et pénibles constituent quelque chose de beau. Les artistes avaient trois grands instruments en forme de guitare, dont ils jouaient avec des bâtons de bois, deux petits violons pour lesquels ils se servaient d’archets, et un tambour garni de clochettes et couvert d’une seule peau, sur lequel ils frappaient avec leurs doigts. Ils jouaient et chantaient sans discontinuer, avec une persévérance effrayante, presque insupportable, pendant que la nombreuse société absorbait de grandes quantités de thé vert et de pâtisseries sucrées, assaisonnées d’essence de rose et d’autres produits aromatiques. Les causeries des Arabes, qui s’amusaient évidemment, étaient tranquilles et sérieuses ; il n’y avait ni cris, ni discussions, ni chants, ni toasts, comme on en voit en Europe dans des fêtes analogues. Toutes les boissons fermentées y manquaient complètement, car les Marocains sont des croyants très stricts pour ce qui tient à l’interdiction des spiritueux de tout genre. De temps en temps les serviteurs circulaient dans les pièces soigneusement ornées, avec des encensoirs pour purifier l’air ; les Arabes faisaient également entrer dans les manches de leurs vêtements la vapeur parfumée. Les hôtes étaient aspergés d’eaux odorantes ; les Européens présents en recevaient sur leurs mouchoirs, et les Arabes sur leurs vêtements, sur leur tête et même dans leur cou ; on sait que les Orientaux ont une grande prédilection pour les parfums. A l’exception des deux femmes européennes, la compagnie était uniquement composée d’hommes, car les femmes mahométanes sont strictement exclues de toute solennité où les hommes prennent part ; mais, des galeries et par de petites fenêtres, de curieuses figures de femmes et de petites filles regardaient avidement dans la salle, complètement remplie d’hommes. Les Européens présents attiraient surtout leur curiosité, car les femmes marocaines n’en voient jamais et sont toujours enfermées dans leurs chambres quand un infidèle entre dans la maison. Dans les rues, elles marchent complètement enveloppées. Vers dix heures, la musique cessa brusquement, et quatre hommes couverts de djellabas brunes entrèrent dans la salle. Ils commencèrent alors un concert comme je n’en avais jamais entendu ! Deux d’entre eux soufflaient dans un long instrument en forme de flûte, et ils n’en tiraient que des notes longues, élevées et pointues à pénétrer les os ; les deux autres accompagnaient cette mélodie de grands bruits de cymbales, se suivant à longs intervalles. Cette musique infernale dura près d’une demi-heure, et, pour nous autres Européens, elle était à peine supportable dans cet espace étroit ; chacun respira quand ces quatre hommes disparurent et que le sextuor reprit des exercices plus paisibles. Vers minuit vint le souper. Nous fûmes conduits dans une petite chambre, où nous nous accroupîmes de notre mieux sur des divans bas ; une table ronde fut dressée à notre portée et on y déposa trois gigantesques plats de viande et un aussi grand plat de sucreries ; ni couteau, ni fourchette, ni serviette, mais une cruche d’eau pour accompagner ce repas de viandes trop grasses. Chacun saisit avec ses doigts de la viande de bœuf et d’agneau, ainsi que du poulet rôti, et, sur les invitations répétées de notre hôte, qui était tout à sa joie, nous mangeâmes gaiement. Le plat de friandises contenait un mélange de farine et de miel frit dans l’huile et saupoudré de cannelle. Enfin, un serviteur fit circuler un plat et du savon ; chacun versa un peu d’eau chaude sur ses mains. En notre honneur fit son apparition une vieille serviette qui avait déjà assisté à plusieurs soupers de ce genre ; les Arabes méprisent de pareilles superfluités et s’essuient les mains à leurs vêtements. Nous fûmes un peu consolés quand on fit circuler de bon café noir ; l’hôte s’assit près de nous, et un de ses serviteurs, un eunuque, dut chanter et danser devant nous ; son chant était une litanie en ton de fausset, effrayante à entendre ; les Espagnols présents en furent enchantés et le déclarèrent un grand artiste. Vers une heure nous fûmes congédiés, car l’heure des femmes arrivait. Les dames du consul demeurèrent encore pour attendre l’arrivée de la fiancée, mais, nous autres hommes, nous dûmes partir, _nolens, volens_. Les deux principaux personnages, à notre idée du moins, de toute fête de mariage, la fiancée et le fiancé, manquaient à cette fête arabe : le dernier doit prier dans une mosquée jusque très avant dans la soirée ; l’autre reste jusqu’à minuit chez ses parents et est alors transportée, sur une petite litière de forme particulière, à la maison du fiancé ou à celle de son père, où le jeune homme voit pour la première fois sa femme à l’issue de la fête. Le jour suivant, j’entrepris, en compagnie du consul d’Espagne et de quelques-uns des inévitables machazini, une excursion vers le Kitân ou Kitzân, sur les hauteurs au sud de Tétouan et l’un des plus beaux points de vue du voisinage. Le chemin descendait d’abord de la ville vers la rivière ; après l’avoir traversée, nous passâmes dans une plaine extrêmement fertile, couverte de nombreux jardins d’orangers très bien arrosés, et qui s’étend au pied des montagnes. Le chemin devenait ensuite plus raide et souvent se bornait à un sentier large d’un pied entre la roche et les eaux torrentueuses des ruisseaux. Nous nous reposâmes dans le voisinage d’une petite mosquée d’où s’étendait une vue magnifique sur la ville de Tétouan, si romantiquement située, et au dernier plan sur les pittoresques montagnes de calcaire et de dolomite. Le jour suivant, je visitai les montagnes au nord-est de la ville, où, à ce que m’avait dit un Espagnol, on avait trouvé du charbon de terre. Le chemin partait de la porte du Nord et passait devant le cimetière juif ; les tombes sont toutes recouvertes de plaques calcaires de quatre à cinq pieds de long, blanchies à la chaux et ornées de dessins primitifs, ressemblant à de l’écriture. Dans le voisinage sont de nombreuses carrières d’où l’on a tiré ces pierres tombales. Nous montâmes encore et nous atteignîmes un ravin où se trouvait un amas de pierres. L’Espagnol qui m’accompagnait prétendait y avoir creusé un trou dans lequel il avait trouvé du charbon. A la vérité, il y avait sous l’éboulement de petits morceaux de charbon, mais qui pouvaient (car je m’en défiais un peu) y avoir été apportés. En cherchant plus longuement, nous y trouvâmes du grès gris jaunâtre, à grain grossier, et contenant de nombreux et insignifiants débris de plantes transformées en carbone, de même que des couches minces d’excellent charbon, très brillant. Cette trouvaille indique certainement la présence en cet endroit d’un dépôt de charbon, et il ne s’agit pas là de lignite tertiaire de formation récente, mais d’une couche de date plus ancienne, sinon appartenant aux véritables formations carbonifères. La couche de grès carbonifère apparaît sous le calcaire blanc dolomitique et aussi sous le grès rouge. Pour s’assurer de l’existence de ce dépôt, il faudrait creuser un puits, qui montrerait s’il existe là un véritable dépôt charbonnier, ou des amas isolés et de minces couches. Un dépôt de ce genre, si près de Tétouan et à une heure de la mer, serait pour le Maroc d’une valeur tout à fait inestimable. Mais le gouverneur marocain est si lent dans ses résolutions et si peu disposé aux entreprises industrielles, surtout quand elles ont rapport aux recherches minières, qu’il est probable que les Européens auraient difficilement la permission de commencer des travaux d’essai. Dans les collines basses placées comme contreforts entre Tétouan et les montagnes dont j’ai parlé, se trouve un dépôt formé de sable, d’argile et de marne, qui est extrêmement riche en pétrifications appartenant à l’étage tertiaire moyen. Cette argile sert à fabriquer des poteries ; devant la porte de la ville se trouvent les fabriques, dans de petites excavations des collines. C’est là que fut tué un Espagnol, une année avant mon arrivée à Tétouan. Il y avait alors une épidémie, et le conseil de santé européen avait décidé qu’un cordon sanitaire serait établi, de sorte que personne n’entrerait dans la ville sans être interrogé au préalable. Un jour il arriva près de l’employé de la santé stationné devant la porte de la ville une troupe d’Arabes, parmi lesquels un chérif. L’employé leur refusa l’entrée s’ils n’apportaient d’abord une permission particulière du consul. On dit que le chérif dit alors à l’un de ses compagnons qu’ils étaient de mauvais mahométans s’ils ne pouvaient même obtenir qu’un chérif entrât sans difficulté dans une ville arabe. Là-dessus un des Arabes se jeta sur l’employé espagnol et l’étendit raide mort ; après quoi toute la compagnie s’enfuit, naturellement. Sur les réclamations énergiques du consul d’Espagne, on finit par saisir à Tanger, au bout d’un long espace de temps, un homme que l’on accusa du meurtre et qui fut exécuté à Tétouan, sur la place du marché et de la façon la plus barbare, quelques mois avant mon arrivée. Il fut lié à un pieu fixé à un mur dans le voisinage du consulat espagnol, et toutes les demi-heures on tira sur lui un coup de feu mal dirigé, de manière à le blesser simplement, et, comme le misérable n’était pas encore mort après plusieurs heures, le consul d’Espagne demanda qu’on mît fin à ses souffrances ; sur quoi il reçut le coup de grâce. Du reste, jusqu’à la fin il avait protesté de son innocence, et la plupart des Arabes en étaient convaincus. Mais, comme le vrai coupable n’avait pu être trouvé, grâce à la protection du chérif, on avait pris pour victime expiatoire le premier venu, coupable peut-être d’une vétille. J’avais l’intention d’aller de Tétouan vers le sud, dans le pays de montagnes complètement inconnu qui forme la frontière entre l’Algérie et le Maroc, et d’abord à Chichaouan, dans le pays du même nom. J’avais à peine exprimé ce désir, que tous s’y opposèrent unanimement : mon soldat me déclara qu’il était engagé pour Tétouan et pour le pays d’Andjira au nord de la ville ; le châlif (remplaçant de l’amil, c’est-à-dire du gouverneur) assura qu’il ne pouvait m’y laisser aller, car la population du pays était en pleine révolte contre le sultan et tuerait infailliblement un Chrétien qui viendrait chez elle ; le consul espagnol pensait également qu’il avait une sorte de responsabilité à mon égard et qu’il était tenu de me dissuader énergiquement d’une excursion sans la permission du châlif. Ce dernier déclara enfin, sur ma demande réitérée, qu’il allait adresser une lettre à Sidi Mouhamed Bargach, ministre marocain à Tanger, et qu’il lui soumettrait la question ; si le ministre m’en donnait la permission, je pourrais partir, et alors il me fournirait des soldats d’escorte. Pour ne pas demeurer inutilement à Tétouan, j’entrepris plusieurs excursions dans le voisinage. Le 24 novembre au matin, je partis en compagnie d’un Espagnol qui habite Tétouan depuis sa plus tendre enfance, Cristobal Benitez, pour aller dans les montagnes du sud-est, au pays des Beni Mada’an. Cette tribu a une fâcheuse réputation, et on me disait dans Tétouan que je ne pourrais l’affronter qu’avec une très forte escorte. Je trouvai de paisibles laboureurs, heureux qu’on ne leur fît aucun mal. Ils habitent dans de petits villages de 30 à 50 huttes, généralement placés sur des collines, d’où l’on a une très belle vue sur les montagnes qui entourent Tétouan. Leurs maisonnettes, carrées, ne sont point belles ; elles sont construites en terre battue, mélangée de roseau et de clayonnage. Une foule de chiens à demi sauvages aboient furieusement contre l’étranger quand il entre dans un village. Toute la tribu habite les huit villages suivants : Zazourout, Darbouisef, Darabala, Oud’har, Zalmadi, Boudara, Kanikra et Elma’asem. Ce dernier nom se présente souvent pour des lieux peu éloignés de la mer et dont les habitants s’occupent de la préparation du sel. Les Beni Mada’an sont en tout 1200 à 1500 âmes. Leur tribu habite les pentes nord des montagnes au sud de Tétouan, et surtout leur partie orientale, qui descend jusqu’à la mer. Les villages ne se dressent pas au-dessus des contreforts de grès rouge ; dans les hautes régions du calcaire on n’en trouve aucun ; ils sont donc à peu près à 100 mètres au-dessus de la mer. D’Elma’asem nous chevauchâmes le long du rivage vers le cap Martin, où se jette, ou plutôt disparaît dans le sable, le Bousfeka, que l’on nomme là oued el-Yelou. Au cap Martin se trouve une tour isolée armée de huit canons, dans laquelle un seul soldat monte la garde ; à peu de minutes de là, vers l’intérieur, s’élève la douane marocaine. [Illustration : Rifiote des environs de Tétouan.] Du cap Martin nous chevauchâmes dans la vallée du Bousfeka pour remonter vers Tétouan, en suivant en partie le chemin établi par les Espagnols, et dont j’ai parlé. On se forme l’idée la plus exacte de la position topographique de Tétouan en revenant par ce chemin. Entre le cap Negro et le cap Marari s’étend vers l’ouest la large vallée du Bousfeka, qui porte différents noms selon les endroits. A Tétouan cette vallée est resserrée par un contrefort de grès rouge, s’avançant du nord au sud, de sorte qu’il reste seulement une passe étroite au sud des murs de Tétouan, par laquelle le fleuve se glisse entre la ville et la montagne. Sur ce contrefort se dresse Tétouan, sur une pente légère du sud au nord, de sorte que le plus haut endroit de la ville, la kasba, à peu près à 90 mètres de hauteur, est déjà dans la région du calcaire, tandis que le sous-sol de la ville appartient au grès rouge. La réputation qu’a value à Tétouan sa situation naturelle est pleinement justifiée. Par les hautes eaux, de petits navires franchissent la barre et s’avancent un peu dans la rivière, pour recevoir les produits dont l’exportation est permise. Celle des oranges est particulièrement active ; elles sont produites, en excellente qualité, par les grands jardins qui couvrent la vallée fertile, mais souvent exposée aux débordements du Bousfeka. Ces oranges vont surtout de là, par de petits bâtiments côtiers, dans les ports algériens, et principalement à Oran ; malgré la douane, les découpeurs d’écorces, Espagnols habitant Tétouan, embarquent en contrebande de grandes quantités de liège, qui sont ensuite transportées en France. Le 25 novembre, fut célébrée la fête de l’Agneau, qui répond à notre Noël. C’est une règle ici que chaque Mahométan doit tuer un agneau, de sorte qu’à cette époque il se fait à Tétouan un commerce actif de bestiaux. Dans l’intérieur des familles on a l’habitude de se faire des cadeaux, comme chez nous pour l’anniversaire de la naissance du Christ. La cérémonie du sacrifice de l’Agneau a lieu dans chaque ville, avec la coopération de la population, des soldats, des fonctionnaires et des prêtres. A Tétouan le caïd, les autres fonctionnaires et les chourafa se rendirent de grand matin dans une petite mosquée en dehors de la ville, près d’un cimetière mahométan. Là beaucoup de prières furent dites et un agneau sacrifié ; des coups de canon annoncèrent l’événement. La superstition consiste seulement en ceci : quand l’agneau, qui est frappé d’une façon particulière, peut être porté à la ville encore vivant, c’est un signe favorable pour la nouvelle année ; inversement, quand l’animal a expiré, c’est un présage de malheurs. Aussitôt que l’agneau est frappé, il est placé sur un mulet, que poussent deux cavaliers, et le tout part pour la ville dans une course échevelée, pour porter l’animal, encore vivant s’il est possible, au palais du gouverneur. Entre la mosquée et la porte de la ville, l’espace est couvert d’une épaisse foule d’hommes et de femmes ; mais la fête est surtout pour la jeunesse mâle. Elle cavalcade en habits de fête et de grand matin sur des chevaux, des mulets et des ânes ; quand le coup de canon retentit et que les trois cavaliers paraissent, tous les jeunes gens se lancent à leur suite avec des cris de joie retentissants. La fête de cette année n’était pas aussi brillante, car peu de soldats étaient demeurés à Tétouan ; le reste ainsi que le gouverneur se trouvaient dans les districts montagneux du sud, où les habitants s’étaient encore une fois révoltés contre le sultan. J’employai mon après-midi à une nouvelle excursion autour de Tétouan. Nous visitâmes une caverne au nord de la ville, dans la région du grès rouge ; celle-ci s’avance assez loin dans la montagne. Nous avions pris des lumières, et nous y rampâmes quelque temps ; mais la température y était insupportable, et, comme d’ailleurs nous ne trouvâmes rien que quelques épines de porc-épic, nous en partîmes bientôt. Dans les couches de marne et d’argile situées non loin de là, nous recueillîmes quelques fossiles, et nous visitâmes une carrière dans laquelle le grès rouge se développe en belles plaques verticales ; nous arrivâmes ensuite à une antique tour mauresque, nommée Kal-lalîm, d’où l’on a une jolie vue jusqu’à la mer. Nous revînmes à Tétouan par de beaux jardins plantés d’orangers, de figuiers, d’oliviers sauvages, de caroubiers et d’un autre arbuste à moi inconnu, qui porte un fruit jaune dont on fait une sorte d’eau-de-vie. Je rencontrai dans la ville un Arabe, chérif de Chichaouan, et j’utilisai naturellement cette rencontre pour lui parler de mon projet. Il me dit qu’il croyait à un soulèvement dans les montagnes environnantes, mais que néanmoins il circulait des marchands entre Tétouan et Chichaouan et que je pouvais très bien y aller ; il consentait même à m’y accompagner. Ce soir-là j’assistai à deux noces israélites ; les deux fêtes furent les mêmes, mais l’une des familles était très riche, et l’autre moins. La fiancée est étendue sur un lit dans la maison de ses parents, et ses proches la parent en présence d’une foule d’invités. Aussitôt qu’on la retire du lit, très élevé et garni de rideaux, elle doit ne plus ouvrir les yeux, mais les tenir constamment clos. Quelques vieilles femmes commencent alors à la coiffer d’une perruque et d’une foule de hauts et minces cylindres de fin filigrane d’or et d’argent ; dès qu’une pièce de la parure est mise à sa place, les femmes commencent un cri particulier ; pendant tout ce temps, les sœurs et les amis de la fiancée frappent sur des tambourins en chantant, de manière à faire un grand bruit dans ces pièces souvent étroites et combles de spectateurs. Puis on peint la fiancée ; ses sourcils, déjà noirs par eux-mêmes, sont encore teints en noir, et sur ses deux joues est peinte une grande tache rouge, qui lui sied... horriblement, et défigure d’une manière désagréable le plus joli visage. Le reste de la figure est poudré à blanc, et la malheureuse créature reste là pendant des heures, raide comme une poupée de cire, avec défense de bouger ou même d’ouvrir les yeux. Les vêtements de la fiancée et des filles d’honneur sont garnis de magnifiques broderies d’or, et leur coiffure est riche et originale. Quand cette toilette publique, qui dure des heures, est terminée, la fiancée est portée par quelques hommes sur une chaise, de la maison de ses parents à celle de son fiancé, sous l’escorte de la jeunesse féminine et masculine, menant grand bruit dans les rues et portant de petites bougies de cire. La véritable remise de la fiancée à son futur mari a lieu le matin suivant ; mais le jeune couple doit avoir auparavant triomphé de plusieurs épreuves. On me dit que, chez les Juifs strictement orthodoxes, l’usage est le suivant. Le mari doit rester très peu de temps avec sa femme, le matin qui suit cette fête ; puis la jeune femme lui est reprise, menée au bain et ramenée chez ses parents. Ce n’est qu’au bout de quatorze jours que le jeune mari prend véritablement possession de sa femme. Il est vraiment singulier de voir quels raffinements les hommes emploient pour se rendre réciproquement la vie pénible, et comment la mode et les coutumes influent sur les circonstances naturelles et normales de la vie, pour en faire une sorte de caricature. Le jour suivant, le temps devint mauvais, et j’eus toutes sortes de contrariétés. Un petit malaise me retint à la chambre ; le chérif de Chichaouan vint pour me déclarer qu’il ne pouvait partir avec moi ; évidemment le châlif le lui avait interdit. Quand enfin, le 28 novembre, les lettres de Tanger arrivèrent, je fus complètement désappointé. Chez le consul espagnol il y eut, ce matin-là, sur cette question de Chichaouan, une sorte de conférence, à laquelle le châlif fut également invité. Ce dernier me prévint que Sidi Mouhamed Bargach ne trouvait pas les circonstances assez favorables pour permettre à un Européen d’aller dans ce pays ; le soulèvement prenait de plus grandes proportions, et le danger y serait considérable. Par suite, le châlif de Tétouan ne pouvait me laisser partir pour Chichaouan. On me remit des lettres, conçues dans le même sens, des consuls allemands et anglais (ce dernier représentait l’Autriche) ; ils assuraient que ce serait dangereux, que je ne devais pas mettre ma vie en péril, qu’ils en seraient jusqu’à un certain point responsables, etc. ! Cela suffisait pour me prouver que je ne pouvais continuer à voyager au Maroc de la façon dont j’avais usé jusque-là ; que les recommandations officielles peuvent être utiles pour la personne du voyageur, mais non pour le but du voyage. Je fus donc forcé de préparer un autre plan et je pris la résolution de marcher vers Ceuta par les montagnes du pays d’Andjira au nord de Tétouan, et de revenir de là sur Tanger. Auparavant il me fallut attendre un temps plus favorable ; le vent et la pluie continuaient, de sorte que je pouvais à peine quitter la maison. Les rues et les places de Tétouan étaient devenues un lac de boue, à peine franchissable à pied. Le 30 novembre eut lieu, dans l’église catholique, un service pour la fête du mariage du roi d’Espagne avec la princesse autrichienne Marie-Christine ; l’après-midi, les Espagnols voulurent improviser un combat de taureaux sur la grande place du marché ; mais l’affreux temps contraria tout. Les Espagnols ont en effet apporté en Afrique leur prédilection pour ce plaisir barbare ; faute de matadores célèbres, on se contenta d’exciter un taureau et finalement de le frapper à mort sur la place du marché. Le 1er décembre, le temps devint enfin un peu meilleur et je pus partir. Je n’étais, naturellement, pas entièrement satisfait de mon séjour à Tétouan, puisque mon projet d’excursion à Chichaouan n’avait pas réussi ; en outre, le mauvais temps m’avait beaucoup gêné pendant ces derniers jours. Le 1er décembre 1879 je quittai Tétouan, après avoir calmé par des pourboires l’importunité de la bande de serviteurs indiscrets qui prétendaient tous m’avoir obligé. Mon excellent hôte Hamid Salas ne voulut accepter aucun argent ; mais, comme il m’avait fourni du fourrage pour mes chevaux pendant tout mon séjour, il accepta de l’argent en retour, tout en insistant sur ce fait que cet argent était exclusivement pour l’orge qu’il m’avait livrée ; il ne voulait pas qu’on pût dire en aucun cas qu’il avait accepté un payement pour la maison qu’il m’avait laissée. En compagnie d’un jeune négociant allemand, il nous accompagna jusqu’à une heure de la ville. La première partie du voyage nous mena de Tétouan jusqu’au cap Negro et de là, en suivant la mer, jusqu’à Ceuta. Le chemin conduisait d’abord dans la direction du nord-est, par la plaine de la vallée du Bousfeka. Sa surface est constituée par une couche d’humus, sous laquelle se trouve un limon orangé qui repose sur du gravier. De nombreux ravins de plusieurs mètres de profondeur, entaillés par les torrents pendant les temps de pluie dans cette plaine couverte de palmiers nains, mettaient à vif cette constitution du sol. Nous nous approchâmes ensuite d’une chaîne de collines basses, qui, courant de l’est à l’ouest, s’étendent jusque vers la mer et sont constituées par du schiste argileux. Au versant sud de cette petite chaîne se trouve le village de Kallalin, habité par des Arabes de la tribu des Haoussa ; une vieille tour de garde du voisinage, d’origine arabe, porte le même nom. Avant d’avoir franchi les contreforts de ces collines, nous passâmes le petit oued el-Lil, qui roulait très peu d’eau. Il ne se jette pas directement dans la mer, mais se perd en une foule de petits bras, qui disparaissent dans les sables. Le chemin était par places très bon, car l’argile schisteuse dont j’ai parlé contient de nombreuses veines de quartzite, qui se désagrègent et forment une espèce de gravier. Arrivés au sommet de la chaîne de collines, nous eûmes un beau coup d’œil : à droite et devant nous s’étendaient les flots bleu foncé de la Méditerranée, avec les deux colonnes d’Hercule, les rochers fortifiés de Ceuta et de Gibraltar et, bien au loin, la côte espagnole jusqu’à Malaga. A gauche, au contraire, s’élevaient les dents blanches des montagnes calcaires qui constituent le pays d’Andjira. Nous descendîmes le flanc nord des collines et nous suivîmes un instant la mer, pour aller camper vers midi de l’autre côté du Lil. En face de notre bivouac s’élevait une montagne qui montrait très nettement des couches fortement pliées ; c’était un grès blanc micacé, qui par places était couvert d’oxyde de fer ; cette roche domina longtemps dans le terrain que nous traversions. Par bonheur pour nous, la rivière roulait peu d’eau et était séparée de la mer par une barrière de dunes, dont nous nous servîmes comme d’un pont ; dans les hautes eaux, il faut faire un détour de plus de trois lieues en amont pour le franchir. Les pays sont nommés d’après les rivières qui les arrosent, comme, par exemple, celui de l’oued el-Lil et plus loin celui d’Asmir. Le chemin du Rio Asmir à Ceuta va, en général, du sud au nord, parallèlement à la mer, qu’il ne suit pas toujours immédiatement. Au contraire, il nous fallut traverser de nombreux contreforts de la montagne, presque toujours sur des sentiers escarpés et pierreux. Les roches, qui dominent verticalement la mer de 20 à 30 mètres, consistent surtout en schiste argileux micacé, dirigé de l’est à l’ouest, et qui s’incline très fortement vers le nord. Au loin on aperçoit les dents des rochers calcaires de la sierra Bullones, ou du djebel Zatoût. Le soir vers sept heures, nous atteignîmes la zone neutre, étroite bande de terrain entre Ceuta et le territoire marocain ; nous y dressâmes nos tentes, car il était plus commode et plus agréable de camper à l’air libre que de nous enterrer dans une petite funda[6] de la ville espagnole. Sur les hauteurs devant nous étaient des soldats espagnols, déguenillés et les pieds nus, placés en guise de gardes-frontières ; et derrière nous, sur la rive droite de la charmante vallée herbeuse, se trouvait une misérable hutte avec quelques soldats marocains. Comme nous étions fatigués et que je voulais partir de très bonne heure le matin suivant, je me dispensai d’aller à Ceuta, distant d’une lieue ; j’y envoyai seulement quelques serviteurs pour acheter des vivres et du fourrage. Notre bivouac était dans un endroit si beau, qu’il y avait une vraie jouissance à s’étendre sur le gazon, après une journée fatigante. Pendant toute la marche du jour nous n’avions vu que quelques villages ; le pays est à peine habité et nous n’y avions rencontré des bergers que par exception. Le long de la côte, d’ailleurs, le terrain n’est pas particulièrement fertile ; c’est seulement quand on s’approche de Ceuta et que les montagnes boisées du nord du pays d’Andjira s’avancent jusqu’à la mer, que le pays devient plus beau et plus riche. Les rapports entre les gardes-frontières marocains et espagnols me parurent tout pacifiques ; mais pourtant, pour éviter des difficultés, on a déclaré neutre une bande étroite de terrain. Le 2 décembre au matin, nous partîmes pour nous enfoncer dans les montagnes ; il s’agissait d’aller voir l’amil du district d’Andjira, et nous espérions atteindre le soir même sa kasba. Le temps était redevenu très beau, et le chemin de ces montagnes boisées promettait d’être agréable. Nous traversâmes le petit oued Sidi-Ibrahim ; le chemin passait ensuite sur les pentes à droite et consistait en sentiers rocailleux et à pentes rapides, pendant qu’en face, sur la rive gauche, la belle route des Espagnols resplendissait. Des deux côtés se trouvent de nombreuses maisons de gardes et des tours ou des châteaux autrefois fortifiés, appartenant aux Espagnols et aux Marocains, et qui montrent en partie des traces d’une haute antiquité. Les avant-monts de la sierra Bullones, que nous traversâmes, ne renferment pas d’altitudes considérables. La maison de garde no I est à 95 mètres ; le no II à 190 mètres ; le no III à 212 mètres et le no IV à 234 mètres. [Illustration : Femme des environs de Tétouan.] Nous franchîmes alors un col de 310 mètres de hauteur, d’où la vue s’étendait sur la mer et les montagnes ; droit devant nous s’élevait la masse puissante du djebel Mouça, sur les pentes méridionales de laquelle se trouve la jolie Aïn (Source) Simala, dont l’eau est bonne. De là nous prîmes une direction plus au sud-ouest et nous fîmes halte vers midi sur un col de 420 mètres, d’où un chemin pittoresque nous fit descendre sur un petit plateau. Après un repos d’une heure, pendant lequel nos chevaux avaient mangé, nous repartîmes ; mais le beau temps dont nous avions joui jusque-là changea tout à coup ; un vent violent soufflait du sud-est, et de gros nuages s’amoncelaient. Le chemin nous conduisit, toujours en montant, à travers une zone de grès violet : l’altitude était de 442 mètres ; puis nous atteignîmes une région composée surtout de schiste argileux calcaire dont les couches allaient du nord-est au sud-ouest et tombaient à pic vers le nord-ouest. Nous avions atteint le plus haut point de la route (553 mètres), et nous commençâmes à descendre. De ce col un sentier d’une difficulté indescriptible conduisait dans la vallée ; les chevaux de bât, lourdement chargés, tombaient à chaque pas, car toute la pente était couverte de gros blocs calcaires, qui montraient souvent des formes d’effritement comme on en voit dans les Karrenfelder[7] des Alpes. Arrivés au bas de cette pente, nous continuâmes vers le sud-ouest, en passant devant Soko Tlaza Andjira (Marché du Mardi), et nous atteignîmes enfin, vers quatre heures, le village de Jouaïb. L’endroit où se tient chaque semaine le marché n’est pas habité ; il ne s’y trouve que des échafaudages qui servent de comptoirs, et chaque mardi les gens des environs s’y réunissent pour vendre et acheter. Tout ce qui a rapport aux marchés est très bien réglé dans le Maroc, et l’on y trouve beaucoup d’endroits où depuis un temps immémorial se tient chaque semaine un marché. Nos chevaux étaient très fatigués, il commençait à pleuvoir et nous n’avions pas de guide qui pût nous indiquer le chemin le plus direct pour aller chez le caïd Mouhamed Kandia. Dans ces conditions il valait mieux passer la nuit dans ce village. Mais les habitants étaient loin d’avoir des mines amicales, et mon machazini en avait déjà peur. Il nous pressa de continuer aussitôt notre route, et finit par trouver un homme qui prétendit connaître le chemin le plus court vers la kasba. On nous avait dit que la route était très courte, mais nous n’en mîmes pas moins deux heures et demie pour atteindre la kasba. Le chemin était affreux, le guide le connaissait mal, et nous ne pûmes arriver que tard dans la soirée, sous une pluie battante. Tout le village consiste en huit grandes maisons ressemblant à des forteresses et qui, séparées par de grands intervalles, sont dispersées dans le fond de la vallée aussi bien que sur les pentes de la montagne. Le village est d’un abord difficile, et aisé à défendre. Les habitants du district, Berbères en très grande partie, ont l’habitude de s’installer dans des endroits des montagnes aussi difficiles à atteindre que possible, pour être en sûreté contre les soldats du sultan. Mais le pays d’Andjira est aujourd’hui complètement sous sa domination, et les habitants supportent l’amil parmi eux ; comme partout, il a à sa disposition un grand nombre de machazini. Le district s’étend de Ceuta jusque dans le voisinage du cap Malabata (à l’est de la baie de Tanger) ; de là la frontière occidentale va vers le sud-est jusqu’aux Montes de Boman, qui figurent sur beaucoup de cartes, et la frontière méridionale s’étend jusqu’un peu au nord du cap Negro. Le district est presque exclusivement un pays de montagnes ; plusieurs sommets y dépassent 1000 mètres d’altitude. Il contient 74 villages, qui sont pour la plupart de simples hameaux de quelques douzaines de maisons ; les habitants s’occupent d’élevage ; partout où leur rude terrain laisse voir un peu de sol cultivable, ils plantent de l’orge. Cette céréale constitue dans tout le Maroc la seule nourriture des chevaux, et la farine d’orge, sous forme de pain ou de couscous, sert de nourriture à une grande partie des habitants. En général, ici comme dans les campagnes de tout le Maroc, la population est très pauvre ; la mauvaise administration du pays a une grande part de responsabilité dans cette misère, car les paysans trouvent qu’il est bien inutile de tirer d’un sol fertile en lui-même plus qu’il ne faut pour leur entretien. Le caïd Mouhamed Kandia était un homme d’apparence assez sympathique, qui fut fort étonné de voir arriver un Européen par un tel temps, dans ce coin de terre reculé, mais qui pourtant nous reçut très amicalement. Pour mon compte, je dus descendre dans sa maison, pendant que mon compagnon Benitez et le machazini recevaient l’hospitalité dans une maison voisine. Après un peu de repos, l’inévitable thé fut apporté, et mon interprète, aussi bien que le soldat, furent appelés ; ce dernier s’en trouva extrêmement flatté et baisa en grande humilité la main et les vêtements du gouverneur. Le caïd s’informa alors des motifs de mon voyage et comprit avec peine que la seule curiosité de connaître les gens et le pays m’y ait amené. Puis je dus lui raconter les derniers événements politiques d’Europe ; il s’intéressait surtout à Bismarck et à la guerre franco-allemande. Le nom du puissant homme d’État a pénétré jusque dans les régions les plus éloignées du Maroc, et presque partout je dus en raconter autant. Après le thé vint un souper plantureux, consistant en l’inévitable couscous avec de la viande d’agneau, des poulets rôtis et enfin de nouveau du couscous, mais qui était sec, avec du sucre, de la cannelle et des raisins conservés. Nous ne bûmes que de l’eau, et les convenances me défendirent d’envoyer chercher une bouteille de vin dans mon bagage ; les Marocains ne boivent jamais de boissons fermentées. Dans ce pays le repas du soir a toujours lieu très tard, souvent après dix heures ; car on attend volontiers les hôtes qui peuvent survenir, pour ne pas être obligé de faire cuire deux repas. Le caïd Mouhamed Kandia est considéré comme un gouverneur bienveillant et relativement humain, qui n’emploie pas trop violemment le système des exactions. D’ordinaire il passe une grande partie de l’année à Tanger, où il possède plusieurs maisons. Le matin suivant, il faisait encore mauvais temps, mais nous fûmes forcés de partir ; quand dans ces montagnes il commence à pleuvoir, cela dure des journées entières, et il était impossible que nous attendissions le retour du beau temps. Après avoir encore pris notre part d’un abondant déjeuner et avoir été surpris par un concert, donné par l’une des effroyables troupes de musiciens comme j’en avais déjà entendu à la noce arabe dont j’ai parlé, nous prîmes congé. Notre marche recommença alors par des vallées boueuses, des plateaux humides et des montagnes à pic, presque toujours sous une pluie battante et par un vent froid très piquant, de sorte que les observations de tout genre étaient presque impossibles. La direction générale que nous avions prise pour revenir à Tanger était celle du nord-ouest ; mais vers midi un messager du caïd nous arrêta, en nous avertissant qu’il ne fallait pas songer à aller ce jour-là à Tanger, parce que nous ne pourrions passer les rivières, fortement grossies. Des montagnes au nord du pays d’Andjira il coule vers la mer une foule de petits ruisseaux, qui se gonflent beaucoup par les grandes pluies ; on doit souvent attendre pendant des jours entiers que leur eau se soit écoulée. Nous demeurâmes dans un petit village, que nous atteignîmes vers trois heures, mais dont les habitants furent désagréables au plus haut point. Ils craignaient, puisque nous venions avec un machazini, d’être obligés de payer la _mouna_[8]. Le vent violent qui régnait partout nous empêcha de dresser les tentes, et nous dûmes nous abriter dans une maison vide, mais qui fourmillait de vermine ; malgré la fatigue, aucun d’entre nous ne put fermer l’œil. C’était une misérable hutte d’argile, à moitié ruinée, où le vent sifflait de tous côtés et où la pluie coulait à flots ; nous y passâmes la nuit de fort méchante humeur, après un souper très sommaire. Le 3 décembre au matin nous partîmes, quoiqu’il plût encore ; mais il nous aurait été impossible de demeurer plus longtemps dans ce village. Au début, le chemin suivait encore la direction du nord-ouest, puis bientôt il nous mena droit vers l’ouest, parallèlement à la mer, dans la direction de Tanger. Quoique la distance soit courte, nous employâmes tout le jour à la parcourir ; la pluie cessa, il est vrai, bientôt après, mais le sol était si détrempé, que nos animaux, épuisés et surmenés, ne pouvaient avancer. Souvent aussi nous dûmes faire des détours pour trouver un gué sur les rivières, qui étaient encore grossies. Je fus donc fort heureux de me retrouver dans Tanger, et j’oubliai dans la maison hospitalière du ministre d’Allemagne les fatigues de mon excursion, qui avait assez mal réussi dans sa deuxième partie. A Tanger le temps avait dû être horrible, car depuis trois jours aucune lettre et aucun journal n’étaient arrivés, et les bateaux à vapeur n’avaient pu continuer leurs voyages par une grosse mer. Le 5 décembre il pleuvait encore un peu, et de nouveaux nuages s’amoncelaient à chaque instant ; mais, la mer étant devenue plus calme, quelques navires purent sortir. Pendant la nuit du 5 au 6 décembre il plut encore une fois à torrents, mais cela parut être le signal de la fin, et le dimanche 7 nous eûmes une matinée admirable, par un temps frais et clair. Quelques danseurs de l’oued Sous, pays au sud de la chaîne de l’Atlas, s’exhibèrent ce jour-là dans le jardin de la légation. Ce sont des Berbères à peau brune, qui parcourent les marchés de tout le Maroc et amusent le public de leurs représentations. La troupe consistait en deux Berbères et un Nègre, qui frappait sur un grand tambourin ; l’un des Berbères grattait d’une sorte de guitare, l’autre avait des castagnettes de fer énormes, de près d’un pied de long, qu’il manœuvrait adroitement. Après leur danse, le Nègre montra ses talents d’escamoteur et de jongleur. Il mit de la ouate dans sa bouche et en tira des rubans de diverses couleurs, fit passer de l’argent dans les vêtements d’un petit garçon, etc., bref les tours ordinaires chez nous ; enfin il fit des tours d’adresse avec des fusils, des sabres, des tasses à thé et autres choses semblables. Pour acheter différents objets nécessaires à mon voyage dans l’intérieur, je fis le 10 décembre la traversée de Gibraltar ; la mer était extraordinairement mauvaise, et la plupart des passagers souffrirent beaucoup du mal de mer ; je restai quelques jours à Gibraltar, et pus y réunir bientôt ce dont j’avais besoin, grâce à l’intervention amicale du frère du consul allemand. Je retournai à Tanger le samedi 14 décembre. Le jour suivant, nous entreprîmes par un beau temps une chevauchée vers le cap Spartel et les prétendues cavernes d’Hercule ; de grand matin nous n’eûmes que 7 degrés centigrades, mais, aussitôt que le soleil s’éleva un peu, la température devint extrêmement agréable. Par l’intermédiaire du ministre d’Allemagne à Tanger, je fis la connaissance d’un homme qui, dans la suite, me fut de la plus grande utilité. Sidi Hadj Ali Boutaleb était depuis peu arrivé à Tanger. Sa famille a des terres dans la province algérienne d’Oran ; il semble qu’il n’ait pu s’entendre avec les Français et qu’il ait été banni, prétendait-il, pour causes politiques. Il lui fut permis d’aller en Tunisie ou au Maroc, et il préféra le dernier pays. Sa famille est un peu apparentée au célèbre émir Abd el-Kader, qui vit aujourd’hui à Damas (1879). M. Weber, ministre d’Allemagne à Tanger, qui a vécu plus de vingt ans à Beyrouth et a bien connu le célèbre chef arabe, a souvent rencontré Hadj Ali chez lui. Hadj Ali a entrepris plusieurs fois des voyages en France dans la suite de l’émir, de sorte qu’il est assez au fait des coutumes européennes ; il prétend même avoir fait une grande expédition à travers la Syrie, la Perse, l’Inde jusqu’au Japon. Quoi qu’il en fût, nous nous entendîmes dans la maison du ministre pour un voyage à Timbouctou, où il prétendait être déjà allé une fois. A la vérité, la mission qui m’avait été confiée à l’origine par la Société africaine d’Allemagne, consistait seulement en des études à faire dans l’intérieur du Maroc et, tout au plus, dans le haut Atlas ; mais, dès le premier abord, je m’étais proposé d’exécuter un projet plus étendu. Avant d’arriver à Tanger, j’avais fait à Paris chez M. Duveyrier la connaissance d’un Juif célèbre, Mardochaï ben Serour, qui a résidé longtemps à Timbouctou et à Araouan. Sa famille est fixée dans le petit sultanat indépendant de Sidi-Hécham, entre l’Atlas et l’oued Draa, dans la ville d’Akka. Mardochaï avait été chargé par M. Beaumier, autrefois consul de France à Mogador, de prendre des mesures topographiques avec des moyens primitifs et de rassembler des collections d’histoire naturelle ; Mardochaï s’est surtout fait remarquer en formant un grand herbier de plantes du sud marocain, qu’il a envoyé à Paris. A diverses reprises il s’est fait une fortune, et l’a perdue de même, parce que ses caravanes ont été détroussées. Il vient souvent maintenant à Paris, pour y chercher des secours, quoique je sois persuadé qu’il n’en a pas autant besoin qu’il veut bien le dire ; le peu de familles juives fixées et tolérées dans son pays ont toutes du bien, ainsi qu’on me le dit plus tard ; j’ai rencontré à ce moment plusieurs de ses parents. Quand je vis cet homme à Paris, il m’indiqua une route pour aller au Tafilalet par le Maroc et l’oued Draa ; plus tard j’ai pris, en partie du moins, le chemin indiqué par lui : j’ai trouvé que ses indications n’étaient pas toujours exactes et que l’on doit accepter ses itinéraires avec une grande défiance. L’entretien que j’eus avec cet homme a certainement contribué à me faire à l’idée de traverser le Sahara. Il me donna également une lettre de recommandation pour son frère Nezzim Serour, que je n’ai pu voir, puisque je n’ai pas été à Akka même. Du reste, étant donnée la condition sociale des Juifs du pays, cette lettre m’aurait servi à peu de chose. J’avais déjà complètement formé à Tanger le plan de mon voyage de Timbouctou ; je voulais visiter d’abord les deux capitales du Maroc, Fez et Marrakech, puis passer l’Atlas, et de là atteindre un point où se rassemblent les caravanes allant vers Timbouctou. Je proposai ce plan à Hadj Ali Boutaleb, et il le déclara exécutable si je voulais me soumettre à certaines conditions posées par lui. Il s’agissait d’abord de l’attitude à prendre en face des Mahométans stricts, dont je ne connaissais d’ailleurs pas suffisamment les mœurs et les coutumes. Nous arrêtâmes, en présence du ministre d’Allemagne, que Hadj Ali me suivrait en qualité d’interprète et de compagnon de voyage ; que je déférerais à ses prescriptions quand il serait nécessaire ; que, si nous atteignions Timbouctou et si nous en revenions, il recevrait 4000 francs d’indemnité, naturellement outre tout ce dont il aurait besoin en route. Si nous ne parvenions pas à Timbouctou et si nous étions forcés de revenir sur nos pas, il ne recevrait rien. Hadj Ali accepta ces conditions et se montra très heureux d’entreprendre ce voyage, car on l’avait banni d’Algérie sans aucune ressource. Pour ne pas dépendre d’une personne, j’engageai aussi l’Espagnol dont j’ai déjà parlé, Cristobal Benitez, de Tétouan, qui parle et écrit couramment l’arabe et témoignait d’un grand désir de faire ce voyage. Comme beaucoup des Espagnols de Tétouan, de son métier il est découpeur d’écorce ; mais, par son éducation et son intelligence, il est beaucoup au-dessus de ses compatriotes de cette ville. Ses parents ont émigré d’Espagne depuis longtemps, et il est venu au Maroc tout enfant. Il m’avait accompagné déjà dans ma petite expédition préliminaire aux environs de Tétouan, et j’avais reconnu qu’il comprenait le but de mes recherches. Je lui confiai la surveillance des domestiques, les animaux de selle et de bât, le paquetage, le soin des tentes, etc. Après notre retour il devait recevoir par jour un douro espagnol, outre ce que nécessiterait son voyage. Le serviteur juif Jacob fut également réengagé, au moins pour le voyage dans le Maroc ; plus tard il ne devait plus m’être utile. Je repris encore le même machazini, Mouhamed Kaléi, jusqu’à Fez, résidence du sultan et notre premier but. Je louai sept chevaux, qui devaient tous, sauf le mien, être chargés de bagages et porter en outre l’un de mes gens ; le Juif qui m’avait loué les animaux la première fois revint encore avec moi, joint à deux conducteurs. Je payai pour le voyage a Fez 12 douros par cheval ; c’est assez cher, et, pour voyager longtemps au Maroc, il vaut mieux acheter des chevaux et des mulets. Mais pendant mon séjour à Tanger il n’y eut pas beaucoup d’animaux tels que j’en désirais acheter ; il y avait assez de bons chevaux, mais ils auraient été trop chers. Quand on a beaucoup de bagages, il vaut mieux louer des chameaux ; mais avec ces animaux on va naturellement beaucoup plus lentement. Une foule d’autres préparatifs m’étaient également nécessaires. J’avais fait faire deux nouvelles tentes d’après le modèle de celle que m’avait prêtée le ministre d’Allemagne, et qui, faites de trois couches d’étoffe superposées, se sont bien comportées et ont été faciles à tendre et à transporter. Je reçus de la légation, à titre de prêt, plusieurs lits de camp, des pliants et une table démontable, en même temps que toutes sortes d’ustensiles de cuisine. La légation possédait un assez grand nombre de ces objets, qui provenaient du voyage du ministre, deux ans auparavant, auprès du sultan. Nous n’avions pas besoin de nous inquiéter de notre nourriture, car nous avions à attendre partout la mouna ; il fallut seulement emporter du vin et du cognac, et aussi des médicaments, tant pour notre usage que pour les indigènes, qui prennent pour un médecin toute personne qui voyage en apparence pour son plaisir. Avant tout, la quinine est nécessaire, puis un ou plusieurs purgatifs ou astringents, la poudre d’émétique, la poudre de Dower, qui servent de calmants. Pour les Arabes, j’avais un sac plein de sulfate de magnésie, car je devais bien me garder de leur donner de la quinine, beaucoup trop chère, ou un médicament quelconque dont l’emploi intempestif eût pu avoir des suites fâcheuses. Une quantité suffisante de papier à dessin ou autre, de l’encre, surtout sous forme de poudre, et toute espèce d’ustensiles pour écrire ou pour dessiner, puis les divers instruments : tout cela était emballé de façon à être trouvé le plus vite possible. Dans les grands voyages, où il est nécessaire d’avoir beaucoup de bagages, on emballe souvent les objets les plus nécessaires avec tant de soin, que dans certains cas on ne les trouve pas, ou l’on n’arrive à eux qu’après avoir longtemps cherché et avoir ouvert de nombreux colis ; c’est une source de contrariétés, alors que la bonne humeur est une des premières conditions d’un voyage : les gens qui prennent tout au sérieux ou au tragique se préparent une foule de désagréments et de difficultés que les autres ne connaissent pas. Tant que je voyageai dans l’intérieur du Maroc, je conservai mon nom et mon costume européen ; plus tard je changeai l’un aussi bien que l’autre. En fait d’argent, on doit prendre surtout de l’argent espagnol et français, aussi bien que des pièces d’or. Malgré l’invitation amicale de passer encore les fêtes de Noël dans la maison du ministre d’Allemagne, je me décidai, aussitôt que tout fut prêt, à partir, et je fixai le lundi 22 décembre 1879 comme jour de mon départ pour l’intérieur. CHAPITRE III VOYAGE A FEZ. Départ de Tanger. — Aïn Dalia. — Un café volant. — Had el-Gharbia. — La mouna. — La tribu el-Chlod. — Achra. — Oued M’ghazan. — Kasr el-Kebir. — Réception par le châlif. — Fâcheux état de la ville. — Anciennes ruines de la ville. — Mauvais climat. — Bataille de Kasr el-Kebir. — Départ. — Aïn el-Souar et les ruines de Basra. — Chemachah. — Had Tekkourt. — Ouezzan. — Djebel Mouley Bousta. — Rivière salée. — Sebou. — Vue de Fez et des montagnes de l’Atlas. — Arrivée à Fez. — Entrée dans la ville. — Mauvais logement. — Changement de domicile. — Méfiance contre Hadj Ali. — Les Européens à Fez. Un vent piquant soufflait de l’est le matin du 22 décembre 1879. Il était assez tard quand nous pûmes nous mettre en route, car dans de pareilles circonstances il manque tantôt un objet, tantôt un autre, et il faut un certain temps avant que tout soit à sa vraie place. Les chevaux et les mulets arrivèrent assez tard ; il avait fallu raccommoder toute espèce d’objets de harnachement et de sellerie, et il s’écoula quelque temps avant que tous les animaux fussent également chargés. Les pièces du paquetage devaient être disposées de telle façon que le poids fût partagé également des deux côtés de l’animal ; des coussins et des tapis recouvraient le tout, de manière à permettre au cavalier de s’asseoir commodément. Mon cheval portait une de ces selles élevées, de couleur rouge vif, comme on en emploie au Maroc, et garnie de larges étriers, court chaussés. Mon interprète, Hadj Ali, était parti à cheval une heure plus tôt et nous rejoignit en route ; il était inutile que chacun dans Tanger sût qu’il partait avec nous. Comme d’ordinaire en pareil cas, une foule de gens s’amassa autour de nous, surtout des mendiants, et il fallut leur partager une quantité de flous, monnaie de cuivre marocaine, en échange desquelles je reçus des souhaits sans nombre pour la réussite de mon voyage. Vers dix heures enfin, tout était prêt ; je fis mes adieux, aussi courts que cordiaux, à toutes les personnes de la légation allemande, au consul autrichien et au malheureux peintre Ladein, qui était venu, lui aussi, pour me souhaiter un heureux voyage et que je ne devais plus revoir. Il me donna un jeune et joli chien, qui nous a accompagnés dans tout le Maroc ; mais, comme plus tard, dans le sud, les conditions de température avaient changé, il me fallut le renvoyer et je le donnai à l’un de mes serviteurs qui revenait sur ses pas et qui voulait l’employer comme animal de garde dans des jardins d’orangers qu’il affermait. Le chancelier de l’ambassade d’Allemagne, M. Tietgen, de même qu’un marchand allemand de Tanger, M. Hässner, voulurent à toute force m’accompagner une bonne partie du chemin ; vers midi nous fîmes une courte halte pour prendre ensemble un dernier et joyeux déjeuner, puis ces deux messieurs nous quittèrent. Notre premier jour de marche fut très court ; nous voulions aller camper à Aïn Dalia (la Source des Ceps de vigne), et nous y arrivâmes peu après trois heures. La direction suivie avait été droit vers le sud. Immédiatement après Tanger, le pays devient très monotone : aucun bois, des champs labourés de terre brune, et, par places, des buissons de palmiers nains d’un vert brillant, dont les feuilles sont, comme on sait, employées à faire toute espèce de nattes, de tresses et de travaux de vannerie. Une colline peu accentuée s’élève au-dessus de la large vallée fertile de l’oued Moughaga, et sur la rive gauche de ce cours d’eau, qui est dominante, se trouve le petit village d’Aïn Dalia. Les collines des environs sont constituées par du grès, souvent coloré en rouge par de l’oxyde de fer et dont une foule de gros blocs sont dispersés çà et là. La rivière est insignifiante et se traîne lentement vers la mer, divisée en divers petits bras. Les habitants du village sont de la tribu des Fahs, qui s’étend de Tanger assez loin vers le sud. Nous dressâmes nos tentes sur le penchant de la colline, qui nous abritait un peu du vent d’est, toujours extrêmement violent ; peu après notre arrivée, deux parents du chérif de Ouezzan apparurent avec une grande suite et passèrent la nuit dans le village. Depuis huit jours les Marocains sont dans une nouvelle année, la 1297e de l’Hégire, et dans le mois de Moharram. La journée ne se passa, pas sans accident, car mes gens n’étaient pas encore entièrement au fait des animaux de bât et de leur paquetage ; mon serviteur Jacob tomba avec un cheval chargé, et ce fut un miracle que l’animal n’eût aucune blessure. Pour ma monture, qui n’était pas habituée aux chameaux, elle prit une telle peur à la vue de ces animaux qui passaient, qu’elle fit un grand écart et rompit la sangle de ma selle, de sorte que je tombai à terre avec cette dernière. Par bonheur, il ne m’arriva rien de sérieux, quoique les ruades de l’animal eussent fort bien pu m’atteindre. Aïn Dalia est la première halte ordinaire pour les caravanes allant à Fez, quoiqu’elle ne soit qu’à quelques lieues de Tanger ; mais on ne voyage pas très vite au Maroc, et les gens d’importance doivent, presque obligatoirement, aller le plus lentement possible. Les voyages d’ambassade de Tanger à Fez durent d’ordinaire de douze à quatorze jours, tandis que l’on pourrait très aisément parcourir cette distance en moitié de temps. Malgré la tempête formidable qui dura toute la nuit, nous reposâmes très bien dans nos excellentes tentes. Quand nous nous levâmes le matin du 23 décembre, le _levante_ soufflait encore assez fort, et nous n’avions que 10 degrés centigrades. Le chargement des animaux prit encore tant de temps, que nous ne partîmes qu’à huit heures. Nous franchîmes la large vallée de l’oued Moughaga, passâmes une chaîne de collines basses, et arrivâmes à une petite rivière dont l’eau est un peu salée. Puis nous continuâmes vers le sud-ouest, par-dessus les contreforts ouest du djebel Habîb. Du plus haut point du chemin nous eûmes encore une fois, vers l’ouest, la vue de la mer et de la petite ville d’Arseila. Les roches que nous rencontrons sont composées d’un grès très ferrugineux et d’un beau conglomérat, qui se désagrège en gravier et qui fournit de bons matériaux pour les chemins ; l’eau des sources sortant du grès est également un peu ferrugineuse. Les couches de cette dernière roche, qui est la même que celle que l’on voit sur le chemin de Tétouan, vont du djebel Habîb, par Tétouan, jusqu’à la côte de la Méditerranée. De là nous descendîmes dans la vallée de l’oued Hachouf ; après quoi nous arrivâmes sur un plateau fertile, s’étendant au loin vers le sud. Dans ce pays tout à fait inhabité, nous rencontrâmes tout à coup un _café_ arabe. Deux hommes s’étaient établis sur un point dans le voisinage duquel passent presque tous les voyageurs allant à Fez ou en venant ; ils avaient allumé du feu à l’abri d’une roche et y faisaient chauffer un café noir très fort. Je pus me donner le plaisir tout à fait inattendu d’une tasse de café réconfortante, et mes gens en prirent aussi. Il paraît que de semblables _cafés volants_ s’établissent souvent au Maroc sur des routes fréquentées par les caravanes, et qu’ils fournissent un plaisir certainement peu coûteux ; on ne paye pour une tasse, fort petite il est vrai, que quelques pièces de cette menue monnaie de cuivre marocaine dont nous avons parlé. Ce beau plateau, nu, très propre à la culture et à l’élevage, consiste en calcaire blanc sablonneux et en marne, recouvert d’une couche de sable jaune ferrugineux, sur lequel repose le sol arable. La marne calcaire renferme de nombreuses coquilles fossiles, surtout des ostræa et des pecten, et forme certainement le prolongement méridional des formations tertiaires observées par moi à Tétouan. Nous continuâmes à chevaucher sans interruption jusqu’à trois heures de l’après-midi, dans la direction générale du sud ; nous nous arrêtâmes près du village de Had el-Gharbia (marché du Dimanche de Gharbia), qui est encore un peu au nord du point d’el-Outed, signalé sur les cartes ; le cheikh du village se nommait Tsami ben Souina. Les habitants ne font plus partie de la tribu des Fahs, qui ne dépasse pas le versant nord du djebel Habîb, mais dépendent encore de l’amil de Tanger. La plus grande partie des villages consistent en petites maisons d’argile et de pierre, grossièrement bâties ; il s’y trouve aussi des douars (villages de tentes). Ces derniers consistent en de grands cercles formés par des tentes faites d’une étoffe brune et grossière de poil de chameau ; d’ordinaire les troupeaux sont rassemblés la nuit au centre du village. Les habitants sont des nomades, vivant exclusivement d’élevage, et qui changent de demeure, tandis que les Arabes sédentaires s’occupent de culture en même temps que de l’élève du bétail. Une malpropreté incroyable règne le plus souvent dans ces petites localités, et, d’après leur aspect misérable, on devrait conclure que la population y est très pauvre. Ce n’est pourtant pas toujours le cas ; ces simples nomades ont très peu de besoins, et toutes leurs richesses sont leurs bestiaux. En outre, la tendance commune à tous les peuples orientaux, qui consiste à dissimuler leur position réelle par les apparences d’une grande pauvreté, contribue également à donner aux habitations cet aspect misérable ; tant que ces peuples existeront, les dépositaires de l’autorité useront envers eux d’un système de dures exactions. Du reste, beaucoup de Juifs européens n’ont pas encore abandonné cette vieille coutume d’Orient qui leur fait dissimuler leur aisance. [Illustration : Femmes marocaines de la campagne.] Jusqu’ici nous avons reçu chaque soir du chef de chaque village la mouna officielle ; il est tout à fait impossible de s’en dispenser. Il est certainement pénible pour un Européen de voir comment une population déjà misérable en soi est forcée de fournir à l’étranger qui la traverse et qui ne lui inspire pas le moindre intérêt, mais le plus souvent de la haine et de la rancune, comment cette population est forcée de fournir, dis-je, outre des vivres qui sont, il est vrai, à bon marché, des articles étrangers fort chers, comme du thé, du sucre et des bougies, que ces pauvres gens doivent d’abord acheter à haut prix des Européens. Mais, encore une fois, c’est l’usage ; si l’étranger veut les dédommager par un présent d’argent, ce dernier s’arrête toujours en route. Les machazini qui accompagnent les Roumis utilisent volontiers cette circonstance pour se faire donner des présents supplémentaires, un mouton, une paire de poulets, un pot de beurre ou quelque autre chose, de sorte qu’en général les habitants ne font point une mine amicale quand ils voient arriver un Européen avec une grande suite. Peu de temps avant mon arrivée à Had el-Gharbia, quarante hommes des villages environnants avaient été pris et conduits à Tanger ; ils s’étaient peut-être révoltés contre les exactions de l’amil et de ses subalternes. Du reste, nous avions entendu déjà la veille, en passant le djebel Habîb, une violente fusillade ; des soldats du sultan étaient probablement encore en guerre avec des villages berbères révoltés. En général, cette belle plaine si fertile était peu cultivée, et dans le voisinage des villages seulement on y voyait des champs d’orge, de froment ou de haricots ; ailleurs la plus grande partie du sol était couverte de bruyères, de palmiers nains, de chardons, d’oignons marins et de différentes mauvaises herbes. L’insécurité du pays empêche les habitants de cultiver plus qu’il n’est absolument nécessaire. La plus grande partie du sol appartient au sultan, qui en investit ses machazini. Le matin suivant, nous eûmes un temps agréable. Le vent s’était calmé et une petite pluie était tombée durant la nuit ; vers sept heures du matin nous avions déjà 13 degrés centigrades, et dans la journée la température monta à 21 degrés à l’ombre. Vers le soir, le thermomètre indiquait encore 18 degrés. Le chemin que nous suivons aujourd’hui nous mène dans une direction méridionale, souvent faiblement infléchie vers le sud-ouest, et assez rapprochée de la mer, tandis qu’à gauche sont les montagnes. Tantôt nous traversons des plateaux avec un sable jaune foncé, tantôt de larges vallées, fertiles, mais plus ou moins boueuses. Au début nous étions encore dans le pays de la tribu des el-Gharbia, puis nous traversâmes quelques villages de la petite tribu des Ouled el-Mouça, puis le pays des el-Chlod, qui vont de la rivière M’ghazan jusque vers Ksâr (Kasr el-Kebir). Chemin faisant, nous vîmes de loin des ruines de murailles et de tours, que l’on me dit être d’origine romaine. Mais, comme au Maroc tout ce qui est étranger est _roumi_, ces débris pouvaient être des restes de la domination portugaise. Aujourd’hui nous fêtons la veille de Noël aussi bien que possible ; les Arabes ont également une fête à cette époque, elle dure trois jours, c’est l’Achra. Ce mot veut dire « le dixième », car à ce moment de l’année le sultan se fait remettre la dixième partie des produits du sol et des troupeaux ; en effet, au Maroc, chaque riche doit donner aux pauvres, ce jour-là, le dixième de sa fortune. Malgré la piété marocaine, ces prescriptions du Coran sont suivies par l’infime minorité des fidèles. Au contraire, les autres prescriptions n’en sont que plus fidèlement observées à cette époque ; ainsi l’abstinence de tous plaisirs est de règle, et aucun mariage ne peut alors avoir lieu. Nous avions dressé nos tentes à quelques milles au sud du grand Tletsa Soko (Marché du Mardi) de Raisannah, où nous n’étions plus qu’à une heure de la rivière de M’ghazan. Le 25 décembre au matin, quand nous voulûmes nous mettre en route, nous eûmes des difficultés avec la population malveillante d’un village voisin. Un de nos chevaux était devenu indisponible, et ces gens ne voulurent pas le remplacer, quoique je leur offrisse une rémunération convenable. Leur méfiance est très grande, et ils craignaient qu’on ne leur rendît pas leur cheval. Nous nous trouvions dans un grand embarras. La pluie des dernières nuits avait transpercé et alourdi les tentes, ainsi que les autres objets, de sorte que nos autres animaux de bât n’avaient pu marcher qu’à grand’peine sur l’argile détrempée. Il fut heureux, dans ce cas, que nous eussions un machazini avec nous. Il s’empara du premier habitant venu, lui lia les mains, le fit agenouiller et le menaça de le retenir prisonnier jusqu’à ce qu’un cheval eût été amené. Cette menace fit son effet, et nous pûmes bientôt repartir. Il avait plu très fort cette nuit, et vers dix heures du matin la pluie recommença ; les chemins, si l’on peut appliquer ici ce mot, étaient, par suite, complètement défoncés. Avant midi nous atteignîmes la vaste plaine argileuse de l’oued M’ghazan. Nous traversâmes cette rivière à environ un mille au-dessus de son embouchure dans l’oued el-Kous. Les bords en sont hauts et escarpés, de sorte que, lorsque le lit est plein d’eau, les caravanes doivent souvent attendre pendant des semaines qu’elle se soit écoulée. L’insouciance et l’indolence des Marocains les empêchent d’avoir l’idée de construire un pont ou d’établir un bac ; c’est donc toujours avec de grandes difficultés qu’on peut faire descendre aux animaux lourdement chargés les berges de la rivière et leur faire traverser les eaux boueuses. Après le passage de la rivière M’ghazan nous marchâmes vers le sud-est, jusqu’à ce que nous atteignîmes, vers cinq heures, les environs de la vieille ville de Ksor ou Kasr el-Kebir, que dans les ouvrages européens on nomme souvent Lxor. Nous avions traversé le pays de Kara’ta, ainsi que quelques villages, le groupe des Ouled Hadad, des Ouled Sidi-Boksiba et enfin la rivière de l’oued er-Rour, qui se jette dans le M’ghazan. Nous étions encore à quelques lieues de la ville, quand un messager du chalif (le représentant de l’amil), Sel Arbi Kardi, arriva à notre rencontre, s’informa de notre voyage et repartit pour rendre compte de notre arrivée. Peu de temps avant d’atteindre la ville, le chalif vint à cheval au-devant de nous, avec une imposante suite de notables et de machazini, me salua et entra avec nous dans la ville en se plaçant à ma gauche. Les machazini avaient commencé leurs fantasias, et tiraient des coups de fusil, en signe de respect pour le Roumi. Nous dressâmes nos tentes dans une prairie située devant la ville ; bientôt une foule de gens en sortirent pour nous voir. Le chalif resta également près de nous, pour entendre des nouvelles d’Europe : je trouvai toujours un public reconnaissant pour des récits au sujet des affaires politiques européennes. Nous nous étions à peine installés dans les tentes, qu’arriva une somptueuse mouna, un gros mouton, un grand pot de beurre, du thé, du sucre et des bougies, en même temps qu’une quantité d’orge et de paille pour nos animaux. Mon interprète rencontra un vieil ami, le cheikh d’un village du groupe d’oasis du Tafilalet, qui allait aussi à Fez ; mon compagnon espagnol trouva également un compatriote qui s’était fixé à Ksor ; il n’y a que peu d’Européens dans cette ville. Pendant la route, un jeune Arabe s’était joint à nous ; il venait de Tétouan, où son père est employé du gouvernement, et avait sur lui une assez grande quantité d’argent, qu’il portait à Fez, de sorte qu’il fut heureux de pouvoir voyager en nombreuse compagnie. La pluie du dernier jour nous avait mis un peu en désarroi, et notre bagage était mouillé en grande partie ; comme, en outre, le Juif qui m’avait loué ses chevaux devait en chercher un pour remplacer celui qui était malade, nous décidâmes de rester ici le jour suivant. L’animal loué la veille fut renvoyé, et le propriétaire, qui nous avait accompagnés, fut évidemment fort heureux de pouvoir rentrer dans son bien : il avait craint qu’on ne l’emmenât de force jusqu’à Fez. Cette malheureuse population est tellement accoutumée à des actes de violence, et à tant de promesses mensongères de tout genre de la part des fonctionnaires, qu’elle est méfiante au plus haut point. Sur la grande place devant la ville étaient encore plusieurs caravanes importantes, formées en partie de chameaux, de sorte qu’il y régnait une vie active. Toutes les marchandises européennes sont transportées à Fez de cette façon. Les chameaux sont chargés chacun de 3 à 4 quintaux : ce qui rend leur allure très lente et ne permet que des étapes de quelques heures. Pour le transport des marchandises, les chameaux sont beaucoup plus économiques que les chevaux ou les mulets, et comme la valeur du temps est inconnue aux Marocains, ainsi que du reste à tous les Orientaux, il leur est tout à fait indifférent de faire avec leurs caravanes le trajet entre Tanger et Fez en dix jours ou en vingt. La simple construction d’une route carrossable serait d’un grand avantage pour tout le commerce : mais au Maroc on est extrêmement conservateur et attaché aux vieilles coutumes. Dans tout l’empire il n’y a pas une seule vraie route : ce ne sont que des sentiers muletiers, formés avec le temps. De loin, Kasr el-Kebir fait un effet agréable, comme du reste toutes les villes d’Orient : les murs et les maisons, cachées entre les épaisses masses de feuillage des figuiers et des oliviers, surmontées de quelques palmiers élancés et des tours des mosquées, apparaissent comme une invitation au voyageur fatigué. Mais à l’intérieur !... la ville est située assez bas et est parcourue par un petit ruisseau dont l’eau vaseuse et malpropre répand des exhalaisons méphitiques, car c’est le réceptacle de toutes les immondices de la ville. Quand le cours de l’eau est complètement arrêté, ces monceaux de vase et de boue sont transportés hors de la ville, où ils créent de nouveau, par leur dessiccation, une atmosphère pestilentielle. Des masses d’ordures de ce genre forment des collines entières autour de Kasr et doivent s’être amoncelées depuis des siècles. En général, le Maroc est exceptionnellement sain : j’y ai à peine trouvé un endroit dont on pût dire qu’il fût d’un séjour fâcheux pour la santé. Pourtant la ville de Ksor est malsaine au plus haut point, et la plus grande partie des habitants souffrent de la fièvre. Les rues, si étroites que deux hommes peuvent à peine s’y croiser, et qui sont, en outre, généralement abritées par des nattes, de manière à empêcher tout accès de l’air ou de la lumière, sont, en temps de pluie, couvertes d’une couche de boue et de vase épaisse d’un pied, tandis que, par le beau temps, il y règne une poussière effroyable. Les maisons, presque toutes menaçant ruine et revêtues de chaux malpropre, sont petites et basses ; la population est misérable, sale, paresseuse et fiévreuse : bref, c’est un triste témoignage de la décadence d’une ville de commerce jadis grande et prospère, et dont la situation à mi-chemin entre Fez et la côte nord de l’empire semble faite pour un centre commercial. Dans les rues rôdent une foule de pauvres hères, Arabes fainéants des plus basses classes, vêtus de guenilles, trafiquants, Juifs malpropres, dont les femmes et les filles se tiennent à la porte même de leurs huttes, et font avec de grands rires leurs remarques sur les étrangers, pendant que les femmes des Mahométans regardent curieusement par les étroites ouvertures des maisons, ou du haut des toits. Je visitai également le bazar, réunion de petites boutiques dans lesquelles sont vendues toute espèce de marchandises indigènes et étrangères, surtout par des Juifs, qui ici sont fortement représentés et paraissent être assez bien traités, comme à Tanger : car ils ne sont pas enfermés dans une mellah, ainsi que dans la plupart des villes de l’intérieur, mais habitent au contraire au milieu des Arabes et ne sont pas contraints d’aller pieds nus de même qu’à Fez et à Marrakech. C’était jour de fête, et toute la jeunesse de la ville s’amusait bruyamment d’une sorte de jeu de bagues ressemblant à des montagnes russes. [Illustration : Groupe de vieux cactus.] La ville a aujourd’hui tout au plus 20000 habitants ; mais elle doit avoir été jadis beaucoup plus grande, ainsi que le prouvent les anciennes murailles. Dans la nuit du 25 au 26 décembre, nous eûmes encore une pluie violente, mais le temps s’améliora ensuite et devint presque chaud, de sorte que nos tentes se séchèrent suffisamment. Je fis ce jour-là une visite au chalif, chez lequel se trouvaient une foule de cheikhs des environs ; il s’éleva entre eux une conversation politique et religieuse très animée, à laquelle mon interprète, comme toujours, prit une grande part ; l’inévitable thé fut servi en grandes quantités. Plus tard je reçus la visite d’un négociant français de Tanger, qui se trouvait là par hasard et voyage dans tout le pays pour acheter des bestiaux. Le nombre des mosquées est surprenant dans cette ville relativement petite : il y en a au moins douze. L’après-midi, j’entrepris une promenade dans le voisinage, pour visiter les vieux restes de murailles et de fortifications que les indigènes disent être d’origine romaine. Ces débris sont à l’est de la ville ; un peu plus loin on voit également une petite forteresse qui n’est qu’une ruine, mais dont le plan d’ensemble est encore nettement visible. Ces forteresses avaient des murailles hautes et puissantes, dans les parties supérieures desquelles se trouvent des ouvertures de fenêtres, tandis que le bas renferme quantité de petits trous réguliers qui servaient de meurtrières. Les matériaux des murs sont empruntés à un conglomérat fortement lié, comme on en emploie souvent pour la construction des môles ; les arcs des portes et des fenêtres sont faits des mêmes briques plates dont on use encore aujourd’hui au Maroc. A l’intérieur se trouve un puits profond, encore bien conservé. Le sol sonne souvent le creux dans les cours et dans les salles ; par places on voit des élévations de forme ovale en briques, qui formaient évidemment les entrées des citernes ou des passages souterrains placés au-dessous. Des restes semblables se trouvent à une certaine distance tout autour de la ville ; ceux de l’est sont, comme je l’ai dit, les mieux conservés ; d’après cela, la ville doit avoir eu jadis un périmètre considérable. Pour ce qui concerne l’âge de ces bâtiments, ils doivent dater de l’époque où les Portugais avaient encore de l’influence au Maroc. Il est difficile de décider, après une visite rapide, si ces constructions ont été élevées par les Portugais ou par les Arabes, qui auraient voulu se protéger contre les conquérants du pays. Il serait intéressant d’envoyer au Maroc une expédition historico-archéologique : on ferait peut-être à Ksor maintes trouvailles intéressantes. Les Arabes n’ont absolument aucune idée de recherches de ce genre ; leur intérêt ne s’éveillerait que si on devait y trouver des trésors. Quand nous revînmes à nos tentes, une grande quantité de gens y étaient arrivés de la ville, souffrant de la fièvre et demandant des médicaments. Je n’eus pas autre chose à faire que de leur distribuer un peu de quinine, quoique je dusse être très ménager de cette précieuse substance. Comme le soir précédent, le chalif envoya quatre soldats pour nous garder la nuit ; ils se postèrent autour de notre camp et restèrent jusqu’au matin suivant. Les autorités locales ont une certaine responsabilité à l’égard des voyageurs et leur doivent protection contre les vols. La grande plaine au nord de Ksor jusqu’à l’oued M’ghazan est d’un puissant intérêt historique. C’est là qu’eut lieu la terrible bataille entre les Arabes et les Portugais, dans laquelle, il y a plus de trois cents ans, l’héroïque mais fantasque roi Sébastien trouva la mort. Cette bataille contribua beaucoup à décider du sort futur du Maroc : avec elle disparut l’influence de la chrétienté dans ce pays, et encore aujourd’hui le Maroc est l’un des États mahométans du nord de l’Afrique qui ont su le mieux se dérober à l’influence de la civilisation occidentale. En présence des conséquences si importantes de cette bataille, et comme elle est peu connue en général, une courte description de ce fait peut trouver place ici. Je l’emprunte au livre du R. P. Fr. Manuel Pablo Castellanos : _Descripcion histórica de Marruécos_ (Santiago, 1878), et au travail de Conring dont j’ai parlé déjà, _Marokko_ (Berlin, 1880). Le Portugal était vite tombé de la haute et puissante situation qu’il avait possédée à la fin du quinzième siècle et au commencement du seizième, par suite de la politique cléricale du roi Jean III, sous lequel l’Inquisition et les persécutions contre les Juifs, aussi bien que l’influence des Jésuites, atteignirent leur plus haut degré. Par ses troubles constants à l’intérieur, le pays perdit aussi en considération au dehors, et les possessions portugaises sur la côte atlantique du Maroc furent souvent inquiétées par les Arabes. Le successeur et neveu de Jean III, Sébastien, qui avait été élevé par les Jésuites dans une piété fanatique, chercha la satisfaction de son ambition dans une lutte contre les Infidèles et, lorsque en 1574 le sultan Mouhamed el-Abd (le Noir), chassé du Maroc pour sa cruauté, vint en Portugal et demanda au jeune roi sa protection contre son oncle Abd el-Malek, il fut reçu à bras ouverts. Sébastien résolut, malgré les avertissements reçus de tous côtés, d’entreprendre une grande expédition contre le Maroc ; il rêvait probablement déjà d’un vaste État chrétien de l’autre côté du détroit de Gibraltar, et le sultan fugitif ne manqua pas de lui donner mille assurances favorables. Comme le Portugal seul ne pouvait fournir assez de soldats, le roi Sébastien réclama le secours des autres puissances chrétiennes et du pape ; il lui arriva, en effet, des renforts de divers côtés. Le pape Grégoire XIII envoya 600 Italiens sous les ordres de l’Anglais Thomas Sterling ; Guillaume de Nassau, prince d’Orange, envoya 3000 mercenaires allemands, sous un comte de Thalberg ; l’Espagne donna 1000 hommes, sous les ordres de Alfonso de Aguilar, et le Portugal mit sur pied 12 à 13000 hommes, 1500 chevaux et 12 canons. En outre on réunit un nombre considérable de bâtiments de différentes grandeurs. Sébastien voulut commencer avec cette petite armée la guerre contre les Infidèles, dans l’espoir qu’une foule de Marocains partisans du sultan dépossédé se joindraient à lui. Quand il débarqua à Tanger, le 7 juillet 1578, Mouhamed el-Abd ne put lui amener que 800 arbalétriers et 400 cavaliers ; mais il espérait pourtant encore réunir un plus grand nombre de partisans, et dans ce but l’armée partit de Tanger vers le sud, le long de la côte atlantique. La flotte cingla vers le port d’Arseila, pendant que Sébastien prenait la voie de terre de Tanger par el-Araïch (Larache). Quand les troupes combinées de Sébastien et de Mouhamed se furent réunies à Arseila, elles commencèrent, le 2 août, à marcher contre la grande armée du sultan Abd el-Malek (du Mamelouk, d’après son surnom). De bien des côtés et même de la part de ses alliés, Sébastien reçut des avertissements le détournant de cette tentative, mais en vain. Le même jour, il rencontra la grande armée du Mamelouk marchant vers le nord, de sorte que les deux adversaires étaient le soir en face l’un de l’autre, séparés seulement par la rivière de M’ghazan. On dit que l’armée arabe était fort nombreuse ; on parle de 40000 cavaliers, 8000 hommes d’infanterie et 34 canons, outre une grande masse de troupes irrégulières. La position des Portugais étant très favorable, Abd el-Malek n’osa pas risquer l’attaque ; il comptait avec raison que le manque de vivres forcerait les Portugais à commencer la lutte. Le jour suivant survint une circonstance qui parut d’un bon augure pour les Chrétiens : Mouhamed el-Abd avait réussi à corrompre quelques membres de l’entourage de son adversaire et ils l’empoisonnèrent, de sorte que le Mamelouk tomba aussitôt très malade. Il sentit approcher la mort, mais il voulut auparavant anéantir les Infidèles, et, le soir du 3 août, il préparait tout pour le combat. Les Portugais étaient dans l’alternative de se retirer vers leurs ports fortifiés ou de combattre : ils ne pouvaient se maintenir plus longtemps en position, faute de vivres. On prétend que, dans le conseil de guerre qui fut rassemblé, un jeune capitaine, don Diego de Carbalho, entraîna par de violents reproches le roi Sébastien, qui hésitait à livrer bataille. La formation de l’armée portugaise, d’après le récit que j’ai cité, était la suivante : les Espagnols, les Italiens et les Allemands composaient l’avant-garde ; au centre étaient les troupes d’élite portugaises, et l’arrière-garde comprenait les Portugais les moins disciplinés, couverts par 300 archers et 2 canons. L’étendard royal ainsi que l’ambassadeur d’Espagne et l’entourage du roi étaient à l’aile gauche : sur l’aile droite de l’arrière-garde était Mouhamed el-Abd, le Noir. Le début du combat fut très favorable à l’armée de Sébastien ; elle passa le fleuve et poussa devant elle les bandes dispersées des Arabes. On dit qu’alors le Mamelouk expirant monta à cheval et força son armée chancelante à s’arrêter. Les Portugais furent accablés par l’énorme supériorité numérique de leurs ennemis ; l’arrière-garde jeta ses armes ; l’avant-garde fut repoussée, et les Allemands eux-mêmes ne purent longtemps résister ; la chaleur et la soif firent le reste : la bataille fut perdue. Le bruit se répandit alors que le jeune Abd el-Malek, déjà mourant avant la bataille, avait expiré. Il parut, pour un moment, que les Marocains allaient s’arrêter et être mis en désordre ; mais cet espoir dura peu. Les masses mahométanes se pressant sans relâche contre l’armée portugaise, si faible en nombre, tous se précipitèrent vers le fleuve dans une fuite irrésistible. Des milliers de Chrétiens trouvèrent la mort dans les eaux gonflées du M’ghazan ; ceux qui ne furent pas noyés devaient être massacrés dans leur fuite par les Arabes ou par la population. Quand Sébastien vit le sort de son armée, il se précipita avec sa suite au plus fort de la mêlée, et tous y trouvèrent la mort héroïque qu’ils cherchaient. En même temps que le roi tombèrent, parmi les personnages de distinction : le duc d’Aveiro, les chefs des familles de Bourgogne, de Foscari, d’Alfonso de Aguilar, de Francisco de Aldana, de même que l’Anglais Sterling et l’Allemand de Thalberg. Le sultan Mouhamed el-Abd, qui avait été la cause de cette malheureuse campagne, s’enfuit, et fut tué également. D’après les historiens, 18000 Arabes et 6000 Chrétiens perdirent la vie dans cette rencontre ; une partie de ces derniers furent pris, et 60 hommes seulement se sauvèrent à Arseila. Le corps de Sébastien fut retrouvé et enterré à Kasr el-Kebir par le frère du Mamelouk, le chérif Achmed ; plus tard il fut rendu au gouverneur de Ceuta. Ce ne fut pourtant qu’après des années qu’il fut déposé dans le cloître de Belem, à Lisbonne ; c’est ce qui explique l’apparition de plusieurs pseudo-Sébastien, qui prétendirent au trône de Portugal ; pendant longtemps toutes sortes de légendes coururent dans le peuple sur le compte de ce roi vaillant, mais fougueux et fantasque. Rien ne rappelle plus aujourd’hui dans cette plaine argileuse une bataille si importante par ses résultats, et la grande masse du peuple marocain d’aujourd’hui sait à peine que le Maroc dut son existence à la victoire d’Abd el-Malek à Kasr el-Kebir. Aucune pierre, aucun indice ne rappelle que près de 30000 hommes sont enterrés là. Nul ne peut dire ce que serait devenu le Maroc si le pieux Sébastien eût été vainqueur et si le pays fût passé sous l’influence portugaise. « Au lieu d’être le point de départ de la régénération africaine, cette bataille fut le commencement de la nuit profonde qui cache encore ces pays sous les voiles sombres de la barbarie. » C’est en ces termes que le moine espagnol termine son récit de la bataille de Kasr el-Kebir. Il est pourtant douteux que le Portugal, déjà affaibli par le joug du clergé, eût été capable à ce moment d’opérer cette régénération, même à la suite d’une victoire. De même que Mahomet avait fait place à ses enseignements par le fer et par le feu, les élèves de Loyola auraient répandu la foi catholique en Afrique par l’intermédiaire des bûchers et des tortures. Les fanatismes religieux se valent, quelle que soit la religion qui les provoque, et jamais l’homme ne montre une telle bestialité que quand il s’agit de questions de croyances et de dogmes. Ç’a toujours été ainsi, et c’est encore le cas aujourd’hui. Le 27 décembre, nous quittâmes l’hospitalière Kasr el-Kebir et nous suivîmes d’abord la direction du sud dans la large plaine limoneuse de l’oued el-Kous, à la rive nord duquel mène un large chemin pavé. Sans cette route il serait impossible, pendant une grande partie de l’année, de franchir ce passage, car les animaux y resteraient embourbés dans la fange. Après avoir passé la rivière et atteint un plateau un peu plus élevé, nous fîmes halte à une source fortement ferrugineuse, qui sort d’un conglomérat de grès fort dur. Le chalif de Ksor nous rejoignit ici et nous amena un mulet à la place du cheval tombé malade ; il craignait que nous ne fussions partis fâchés de n’avoir pu, la veille, louer un animal ; en outre il voulait encore une fois m’adresser ses remerciements pour quelques doses de quinine que je lui avais données. Ce plateau est formé d’un conglomérat grossier et solide, consistant en grès rouge ferrugineux et qui a évidemment fourni les matériaux des anciens murs et des fortifications de Kasr el-Kebir. De là nous prîmes une direction plus vers le sud-est et nous croisâmes les contreforts orientaux d’une chaîne de collines basses, qu’accidentaient quelques sommets plus hauts et plus pittoresques. Cette chaîne était constituée par du calcaire avec de nombreux et volumineux rognons de silex et devait appartenir aux formations crétacées. Ensuite nous atteignîmes un plateau de conglomérat, et nous nous arrêtâmes vers trois heures dans un douar qui est à une demi-lieue à l’ouest des ruines de Basra ; un peu avant, nous avions passé le cours supérieur d’un petit ruisseau qui appartient déjà au bassin du Sebou. Le village dans lequel nous passâmes la nuit se nommait Aïn Souar, d’après une source sur les bords de laquelle se trouvait jadis une jolie maison, dont les ruines existent encore. En descendant de la chaîne de collines dont j’ai parlé sur le plateau, nous remarquâmes de nombreux tas de pierres ; on prétend que sous chacun d’eux gît le corps d’un voyageur massacré par les voleurs. On dit que tout le pays était autrefois très peu sûr, et qu’encore aujourd’hui les vols à main armée ne sont pas rares sur les routes. Nous avions ce jour-là un beau temps, et les habitants du lieu étaient assez hospitaliers ; ils nous livrèrent volontairement la mouna et furent contents de me voir donner quelques pesetas à ceux qui nous l’apportaient. Le pays, favorable à la culture, était très bien cultivé ; nous y rencontrâmes aussi de nombreux troupeaux, de sorte que la population ne nous sembla pas misérable. Ces derniers jours nous avions vu une quantité surprenante de vanneaux, qui, n’étant pas poursuivis, sont dans ce pays très peu sauvages. Les ruines de Basra passent souvent pour être d’origine romaine. Elles consistent en un mur très long et très solide, à peu près dirigé du nord au sud, qui est épais de 8 pieds et doit avoir été très élevé à l’origine ; dans la suite des temps, beaucoup des pierres de la partie supérieure se sont écroulées. A des distances de 100 pieds l’une de l’autre se trouvent toujours des saillies en forme de demi-cercles. La ville, ou la forteresse, était de forme quadrilatérale ; seul le côté ouest est presque tout entier debout ; les faces nord et sud manquent entièrement, et vers l’est il n’existe que quelques restes de murailles. Comme on a élevé dernièrement dans cet endroit un tombeau à un saint mahométan, on ne m’en laissa pas approcher. On dit qu’il existe dans les environs une foule de ruines de ce genre. Les habitants qui m’accompagnaient me contèrent qu’ils y trouvaient souvent des vases ou des urnes ; on y a rencontré également des pierres avec des inscriptions. Aujourd’hui tout est couvert d’un gazon si épais et de tant de mauvaises herbes de tout genre, qu’on ne peut rien distinguer en dehors des murs eux-mêmes. Pour trouver quelque chose, il serait nécessaire de débarrasser tout d’abord le terrain de cette épaisse végétation et d’enlever la couche supérieure d’humus ; il faudrait pour cela quelques semaines et une permission spéciale du sultan, car dans leur méfiance les habitants empêcheraient probablement toute recherche d’objets anciens, qu’ils attribueraient au désir de trouver des trésors. Il est parfaitement certain que les Romains pénétrèrent profondément dans le Maroc ; mais je n’ai pu, à cause du peu de temps dont je disposais, déterminer si réellement il s’agit à Basra, suivant les apparences, d’anciens restes romains, ou s’il faut attribuer ces ruines à un autre peuple. D’ailleurs toutes les probabilités sont pour une origine romaine ; les Portugais ou les Espagnols n’ont pas pénétré si avant dans le pays, et leur domination était limitée aux ports de la côte et peut-être au pays de Ksor. Le matin du 28 décembre, nous quittâmes Basra et chevauchâmes par un beau temps vers le sud-est. Nous abandonnions la route choisie d’ordinaire par les Européens pour en prendre une plus courte. Les ambassadeurs suivent plutôt le chemin le plus long, et décrivent une grande courbe vers le sud-ouest, parce qu’ils rencontrent de ce côté de nombreux villages et surtout une quantité de pachas (amils), ce qui est un avantage aussi bien pour la sécurité que pour la commodité des Européens. Au contraire, notre chemin conduisait surtout à travers des contrées désertes. Nous rencontrâmes d’abord un endroit consacré, où se trouve le tombeau d’un saint, Sidi Mouça Sered ; il consistait en une petite maison à coupole, placée sur une hauteur, d’un blanc éblouissant et de forme élégante. Nous passâmes le village de Cherifi, franchîmes l’oued Nabada, qui appartient au bassin du Sebou, et arrivâmes dans une grande localité nommée Chemachah, où se trouvent également d’antiques ruines romaines. Non loin de là est le village d’Aïn el-Guirar, avec le tombeau du cheikh el-Yesia, célèbre parmi les Arabes marocains. Nous fîmes halte vers midi, dans le voisinage de Chemachah, près d’une source fraîche ; au nord-est nous voyions la montagne d’el-Sour-Sour, dont Gerhard Rohlfs fit l’ascension en 1864. De là, en continuant vers le sud-est, nous arrivâmes sur un plateau d’argile solide, qui ressemble extraordinairement au lœss, et nous vîmes devant nous un terrain bas, plat et fertile, avec cinq douars, dont les habitants sont de la tribu des el-Chlod. La contrée entière est pourtant habitée par les el-Gharbia, qui sont venus ici du sud et ont repoussé les Chlod vers le nord ; mais les villages dont je viens de parler constituent une colonie isolée au milieu des Gharbia. Le terrain devint ensuite moins uni, et nous franchîmes quantité de collines basses appartenant aux formations crétacées ; nous arrivâmes au point nommé Had-Tekkourt (Marché du Dimanche) ; c’est aujourd’hui marché, et il règne une vie active sur la grand’place, en dehors du village. Nous y arrivâmes pourtant un peu trop tard, de sorte que nous ne pûmes même pas acheter de l’orge pour les chevaux. Nous continuâmes donc la marche, en inclinant plus vers le sud, par le pays de Rdat ; nous passâmes la rivière du même nom, qui se jette dans le Sebou, et nous nous arrêtâmes enfin, vers cinq heures, dans une grande plaine fertile, près du village de M’ghaïr, qui appartient à la tribu des el-Habisi. Nous avions devant nous, directement au nord, la chaîne de montagnes d’el-Sour-Sour, qui va du nord au sud, et sur les pentes orientales de laquelle se trouve la ville bien connue de Ouezzan. La tribu des el-Habisi est originaire du pays d’Oujda, à la frontière algérienne, et s’est installée ici ; elle comprend un grand nombre de villages. La ville de Ouezzan est, comme on sait, le lieu de naissance d’une grande famille chérifienne, dont le chef actuel, Hadj Abd es-Salem, accueillit très amicalement Gerhard Rohlfs, et le soutint puissamment par ses lettres de recommandation pour ses voyages au sud du Maroc. Comme je l’ai déjà dit, la position de cet homme n’est plus la même que jadis. Les chourafa jouissent certainement au Maroc d’une grande considération ; mais les familles de chourafa les plus importantes du pays sont celle du sultan actuel, les el-Filali, et celle de l’ancienne dynastie des Idrides. Les descendants de ceux-ci ont encore dans quelques parties du Maroc une grande influence et beaucoup de partisans ; ils sont les ennemis de la dynastie actuelle et cherchent même à démontrer que les el-Filali ne sont pas des chourafa. Non loin de notre bivouac, sur les contreforts sud-ouest des montagnes du Sour-Sour, se trouvent des salines qui sont exploitées ; j’avais déjà vu sur le soko de Had-Tekkourt de grandes quantités de sel gemme mises en vente. Je serais resté volontiers un jour en cet endroit pour visiter ces salines ; mais quelqu’un me dit que j’en verrais également près de Fez ; en outre le temps parut sur le point de changer. La pluie menaçait, et en pareil cas les rivières grossissent de telle manière, que nous aurions dû peut-être attendre plusieurs jours avant de franchir le Sebou. Je préférai donc faire lever les tentes le matin suivant, 29 décembre, et continuer la marche. Au bout d’une demi-heure nous atteignîmes un grand village des Habisi, dans lequel habite le cheikh de toute la tribu ; puis nous traversâmes une large plaine de lœss, interrompue par des chaînes de collines basses ; le pays était monotone et sans particularité, mais le sol était fertile et bien cultivé. La plaine s’étendait jusqu’à la vallée de l’oued el-Ouergha, que nous atteignîmes vers onze heures. Dans les ravinements on remarquait qu’une couche de gravier quaternaire épaisse de plusieurs pieds supportait le limon. La rivière de Ouergha, qui se jette dans le Sebou, était large et rapide, mais des gués la traversaient de place en place, de sorte que nous pûmes la franchir sans grandes difficultés. On prétend que cette rivière, comme le Sebou, roule une fois par an, au moment des grandes chaleurs, des eaux teintes en rouge. Je ne sais sur quoi cette assertion est fondée, et si cette coloration provient de l’argile rouge qui domine dans les collines de terrains salifères, ou de petits organismes qui se produiraient en grandes masses à de certains moments. Quoique d’ailleurs les faits extraordinaires soient toujours exagérés par les Arabes et que les récits qui s’y rapportent doivent être admis avec la plus grande circonspection, ils ont rarement une base purement imaginaire. Après un repos d’une demi-heure nous continuons. C’est toujours le même paysage : une plaine monotone, sans bois, plus ou moins bien cultivée et interrompue de faibles ondulations. Nous passons près de quelques villages et d’une source, Aïn Ali ben Ghiza, et après quatre heures nous dressons nos tentes dans le voisinage d’un groupe de villages habités par la tribu des Ouled Selema. Le 30 décembre il faisait très froid de grand matin ; nous n’avions que 6° C. Le chemin allait, comme toujours, vers le sud-est, par un terrain montagneux. En général, les habitants appartiennent à la tribu des Ouled Aïssa. Nous laissons à gauche le djebel Mouley Bousta, célèbre lieu de pèlerinage avec le tombeau d’un saint, et nous passons un petit fleuve, l’oued el-Melha (rivière Salée), du bassin du Sebou, et dont le lit presque absolument desséché est couvert de sel cristallisé. Cette rivière sortant d’une montagne salifère, son eau est très salée ; pendant l’été elle se dessèche et abandonne le sel qu’elle détient. Vers quatre heures nous nous arrêtons près d’un ensemble de villages nommé _el-moudjimma_, appartenant à la tribu des Ouled Djemma, qui font déjà partie du gouvernement de Fez. Cette journée avait été très fatigante, car nous avions parcouru presque constamment un pays vide et désert, dans lequel ne se voyait presque aucune trace de verdure ; il n’y avait que des champs bruns, presque tous cultivés ; et pas un arbre, pas un buisson, pas même une touffe du palmier nain si répandu ailleurs, n’interrompait la teinte brune et monotone du paysage. Quelques heures au sud de Tzlata Cheragha, nous traversâmes le Sebou, l’un des plus importants fleuves du Maroc. Il sort des montagnes de l’est, traverse obliquement tout l’empire et se jette au nord de Rabat dans l’océan Atlantique. Son cours est très tortueux, et sa largeur ainsi que sa profondeur sont assez considérables. Le Sebou (_es-sebâ_, le lion) serait certainement navigable et fournirait une excellente route d’eau de la côte atlantique jusque dans le voisinage de Fez. Mais l’indolence des Marocains est trop grande pour mettre à profit quelque chose de pareil ; du reste, on n’a pas encore procédé aux essais et aux levés nécessaires. Le Sebou arrose tout le riche pays d’el-Gharb, dont les produits, en tant que leur exportation est permise, seraient facilement portés à la côte par cette voie économique. Nous traversâmes le fleuve dans sa partie supérieure, en un point où il est partagé en plusieurs bras par quelques petites îles ; sa profondeur n’était plus fort considérable et nous pûmes le passer sans difficultés particulières. Comme je l’ai déjà dit, la route principale de Fez passe un peu plus à l’ouest, et le Sebou est là, sur son passage, si large et si rapide, que l’on a dû se résoudre à y construire de grandes barques, dans lesquelles les caravanes traversent le fleuve. Nous coupons le large terrain d’inondation, boueux et fertile, et nous passons devant une petite roche isolée, qui sert de borne indicatrice aux voyageurs et s’appelle Hadjera Cherifa, d’après le nom d’une sainte. Après avoir traversé un groupe de douars, composé de six villages et qui se nomme Agbed Emhor, je fis dresser les tentes. Notre campement d’aujourd’hui est à environ 200 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le dernier jour de l’année 1879 nous atteignîmes Fez, résidence du sultan du Maroc. Nous étions partis de grand matin ce jour-là, car nous avions à parcourir un terrain très accidenté ; vers cinq heures il faisait un froid piquant et nous n’avions que 4 degrés. Nous nous trouvions presque au milieu d’un pays de montagnes, qui s’élève doucement en venant du nord, mais qui descend rapidement vers le sud dans la plaine de Fez. Nous traversâmes quelques villages du cheikh Dajib ; puis vint un pays très accidenté, qui porte le nom d’Aïn Lefrad et est habité par des gens de la tribu des Ouled Djemma. Les montagnes environnantes sont formées d’une marne calcaire légère, de couleur blanche, qui est par places d’un blanc éclatant et appartient aux formations crétacées. Vers dix heures et demie nous fîmes halte à une source, Bir el-Araïch ; elle est à 350 mètres d’altitude. De là nous montâmes encore quelque temps et nous eûmes bientôt atteint un col (530m), d’où une vue magnifique s’étendait sur une grande plaine, sur une partie de la ville, qui est fort considérable, et, dans le fond, sur les chaînes du haut Atlas. Mes compagnons me montrèrent de là le col qui mène de Fez au Tafilalet. Les sommets étaient couverts de neige. Plus nous descendions, plus riche était la végétation ; les plantations d’oliviers étaient surtout fréquentes, tandis que les sommets de ces montagnes calcaires étaient presque entièrement dénudés. Les ravins étaient encombrés d’épais buissons ; partout où se montrait un petit morceau de terrain plat était un champ d’orge ; les villages étaient presque toujours cachés sur les côtés du chemin. A mesure que nous nous approchions de la résidence, le pays devenait plus animé : gens de la campagne portant des fruits à la ville, ou en revenant ; âniers qui poussaient à force de coups leurs animaux épuisés et écorchés, et les maltraitaient de la façon la plus cruelle ; une troupe de machazini, qui était envoyée dans une localité pour y recueillir les impôts ; des bourgeois aisés de Fez, montant des mulets à selle élégante et suivis de serviteurs, qui allaient voir leurs bois d’oliviers des environs ; de pauvres paysannes arabes et des esclaves nègres, gravissant péniblement la montagne, un lourd fardeau sur la tête ; un cheikh de distinction sur un beau cheval, enveloppé dans un large burnous de drap bleu, avec un grand turban blanc, et suivi d’une nombreuse escorte bien montée et bien armée ; une caravane de marchands juifs avec des mulets, des chevaux et des ânes lourdement chargés ; beaucoup d’autres indices nous montrèrent que nous approchions d’une grande ville et d’un centre de commerce et d’industrie. Vers trois heures de l’après-midi nous avions derrière nous les dernières chaînes de collines, et nous chevauchions entre des jardins d’oliviers et des champs, vers le grand espace vide qui entoure la résidence au nord et à l’ouest. C’est une vaste plaine, élevée seulement de quelques centaines de pieds au-dessus de la mer, et formée d’un conglomérat grossier et fortement lié. Comme je ne m’attendais pas à obtenir une maison le jour même, nous dressâmes nos tentes près de la porte ouest de la ville, et nous nous préparâmes à y passer la nuit. Nous fûmes bientôt entourés de curieux, qui nous questionnèrent et nous demandèrent des nouvelles ; des marchands de café ambulants vinrent aussi avec leurs petits appareils et nous réconfortèrent d’un café noir très fort. Bientôt nous étions tous étendus dans les tentes sur des tapis, et nous nous reposions des fatigues de la route. C’est toujours avec un certain sentiment de satisfaction qu’on termine sans malheurs ni contrariétés l’une des parties d’un voyage, surtout quand ce n’est pas une des moins importantes. Nous avions mis dix jours pour venir de Tanger à Fez ; mais nous avions voyagé très lentement et avec toutes nos aises ; celui qui se presserait pourrait faire ce chemin en six jours. Je n’avais eu nulle part de difficultés sérieuses avec les habitants, quoique nous n’eussions pas toujours pris le chemin ordinaire, et que nous eussions souvent traversé des parties plus écartées du pays. J’avais déjà appris à connaître un peu le caractère des Marocains et je savais me conduire d’après cette connaissance : de sorte que j’étais plein des meilleures espérances pour mon entreprise, et que j’envisageais l’avenir avec confiance. En outre, je me portais extrêmement bien, par suite du séjour constant à l’air libre, dans un pays qui, à l’exception de quelques endroits, a l’un des meilleurs climats de la terre. J’envoyai mon machazini avec les lettres de recommandation chez le premier ministre ; ce dernier était malade, mais il lut pourtant mes lettres et chargea le juge supérieur de la ville de me trouver une maison. Vers le soir, un machazini vint de la part de ce magistrat et me pria de faire lever les tentes pour entrer dans la ville : une maison y était mise à ma disposition. Cela ne m’était pas absolument agréable, mais mes interprètes insistèrent pour me faire accepter, me disant qu’autrement il me faudrait engager des gardes pour la nuit. Bientôt tout était rechargé et nous entrions par la grande porte de l’ouest dans la résidence de Sa Majesté Chérifienne. Les gardiens des portes, et les Arabes qui flânent toujours dans leur voisinage, regardaient curieusement le Roumi ; les esclaves faisaient en grimaçant leurs mauvaises plaisanteries et leurs remarques comiques sur ce coup d’œil inaccoutumé. Derrière la porte extérieure se trouvent une file de petites boutiques et d’ateliers ouverts dont les habitants fixaient également leurs regards sur la cavalcade étrangère. Puis on traverse un large terrain abandonné, non pavé et inégal, tantôt rocheux, tantôt boueux, avec des restes de vieux murs, des maisons écroulées, des tas de fumier, des animaux morts et des gens sans aveu, à mine rébarbative, errant au milieu du tout. Après avoir passé une seconde porte à travers un mur solide, la véritable muraille qui enserre Fez, on arrive dans la vieille ville, très peuplée, dans les ruelles étroites de laquelle une foule épaisse rend la marche difficile. Le chemin descendait rapidement, car Fez est située bien bas dans l’étroite vallée de l’oued Fez ; nous arrivâmes dans un chaos de bazars, de rues et de ruelles, souvent si resserrées, qu’avec nos animaux lourdement chargés nous barrions la rue dans toute sa largeur, et que nous arrêtions la circulation. Mes gens, qui étaient de la meilleure humeur, criaient constamment leur monotone _balak !_ avec lequel on invite les passants à prendre garde et à s’effacer. Enfin nous arrivâmes dans une rue si étroite que nos mulets chargés de chaque côté ne purent s’y engager, et qu’il fallut les débarrasser de leur paquetage. Cette ruelle était si sombre qu’on n’y pouvait voir devant soi ; elle n’était pas pavée, mais remplie de trous et de bosses, de sorte qu’un des animaux s’abattit et causa une émotion générale. Enfin nous ne pûmes aller plus loin : c’était un cul-de-sac. Notre guide ouvrit une des misérables maisons qui y donnaient, et nous entrâmes dans une petite cour carrée, qui peu avant avait servi d’écurie et était encore pleine de fumier. Un escalier chancelant conduisait dans un corridor, sur lequel donnaient quelques chambres obscures ; j’étais condamné à loger dans ces tanières, moi qui étais pourvu des meilleures recommandations du sultan ! Notre gaieté du début, en voyant le tout, se changea bientôt en une vraie colère. Accompagné d’Hadj Ali, je me rendis tout droit chez le juge qui nous avait désigné cette maison, et lui déclarai que je le remerciais de ses bons offices, mais que j’allais aussitôt quitter la ville, pour loger sous mes tentes, en dehors des portes de Fez. Le juge, un Nègre, comme la majorité des hauts fonctionnaires du Maroc, s’excusa : dans ce moment de presse il n’avait pu trouver d’autre maison, mais il arrangerait tout à ma guise le lendemain. De là nous nous rendîmes chez le caïd de la ville, que nous dérangeâmes au milieu de ses prières dans une mosquée voisine, et nous nous plaignîmes amèrement à lui du traitement qui nous était infligé. Il était aussi de couleur noire, mais n’était pas de pure race nègre comme le cadi ; il se montra très aimable et très sympathique ; pour ce soir-là il ne pouvait rien faire, mais dès le lendemain j’aurais une autre maison. Il nous supplia avec insistance de renoncer à quitter la ville le soir même. D’ailleurs, comme il était fort tard, il y aurait eu de grandes difficultés pour charger encore une fois les animaux et pour marcher dans l’obscurité, par des rues et des ruelles étroites ; nous n’eûmes donc rien de mieux à faire que de passer la nuit dans cette affreuse et antique masure, sans un souper convenable, et avec le danger de recevoir à tout moment sur la tête cette chancelante construction. J’aurais mieux fait de rester hors de la ville ; j’étais venu un peu à l’improviste pour les fonctionnaires que j’ai cités et ils n’avaient peut-être réellement pas de maisons convenables disponibles pour l’instant ; d’un autre côté, ils ne savaient pas encore bien ce qu’ils devaient faire de moi et essayèrent de voir jusqu’où ils pouvaient aller à mon égard. Sans mon énergique protestation, on ne m’aurait certainement pas donné une autre demeure. C’est ainsi que se passa pour nous à Fez la nuit de la Saint-Sylvestre de l’année 1879 ! Le matin suivant, premier jour de l’an, nous vîmes plus nettement dans quelle misérable masure on nous avait internés. Aussitôt je repartis avec mon interprète et le machazini pour aller retrouver le fonctionnaire du sultan et lui déclarer que je quitterais immédiatement la ville si je ne recevais pas un logement convenable. On me promit tout ce que je voulus, mais il nous fallut pourtant attendre jusqu’à quatre heures de l’après-midi avant de pouvoir nous installer dans la nouvelle demeure. Le cadi nous avait opposé les plus grandes difficultés, et n’avait cherché que des échappatoires, tandis que le caïd, d’humeur plus complaisante, faisait connaître notre cas dans l’entourage immédiat du sultan ; sur quoi le cadi fut invité à nous remettre les clefs d’une maison convenable. Celle-ci est située plus haut ; elle n’est pas au milieu de la ville intérieure, plus basse et moins saine : elle est dans le voisinage du palais du sultan. Notre logis n’est pas particulièrement élégant, mais il est grand et aéré, avec de larges pièces et une belle cour pavée, dans le milieu de laquelle coule une fontaine. Il ne renfermait, à la vérité, aucun meuble, mais nous portions avec nous assez de tapis, de coussins, de chaises de campagne, etc., et vers le soir nous étions complètement installés. Nous ne reçûmes naturellement pas la mouna, car nous avions la facilité d’acheter sur les marchés ou dans les boutiques toute sorte d’objets d’alimentation, et à bas prix. Mais je dus engager un cuisinier, car mes gens n’étaient pas à même de préparer une nourriture convenable. Le caïd nous assura deux machazini, dont l’un devait constamment rester à la maison et dont l’autre aurait à m’accompagner dans mes sorties. En général, je ne puis dire que je trouvai un accueil amical auprès des personnages officiels ; il fallut plusieurs jours pour que les machazini promis m’arrivassent, et je dus écrire à diverses reprises pour les réclamer : suivant la pratique orientale, on traînait en longueur cette affaire, en trouvant toujours des faux-fuyants. Le premier ministre étant malade, ou du moins se faisant passer pour tel, je n’avais pu lui parler ; par suite, je ne pus recevoir une audience du sultan, ce qui m’importait peu d’ailleurs. On ne savait évidemment pas ce que je voulais faire et comment on devait agir envers moi. La maison dans laquelle nous étions descendus avait un inconvénient, auquel nous avions à peine pensé auparavant : elle était effroyablement froide. Nous étions au milieu de l’hiver et notre logis était placé de telle sorte que le soleil n’y parvenait pas de tout le jour ; de grand matin nous n’avions d’ordinaire que 5 à 6 degrés, et dans le reste du jour le thermomètre ne montait que jusqu’à 8 ou 10 degrés ; pour le pays c’est une température très basse, qu’il est extrêmement incommode de supporter dans de grandes pièces, qui ne sont pas chauffées, faute de poêles, et avec les vêtements légers en usage. La conséquence fut que nous étions tous enrhumés au début de notre séjour à Fez. En outre, on regardait avec une grande méfiance mon interprète et compagnon Hadj Ali, qui vantait partout sa parenté avec l’émir Abd el-Kader. L’émir et son entourage n’avaient pas toujours été dans les meilleurs termes avec le gouvernement marocain, et l’on craignait que mon compagnon ne se laissât entraîner dans des intrigues quelconques. Enfin, on savait qu’il avait été banni d’Algérie par le gouvernement français, et l’on craignait peut-être que les Français ne le réclamassent au Maroc. Or on ne redoute rien plus dans ce pays qu’une complication quelconque avec une puissance européenne. Par suite, un négociant arabe aisé, Sidi Omar, qui fait fonction d’agent consulaire espagnol, parut un jour chez nous et avertit mon interprète de ce qui se passait. Il avait appris que le gouvernement marocain était résolu à le faire arrêter, à le renvoyer à Tanger et à le livrer aux autorités algériennes. Cela m’eût fort contrarié, et mon interprète lui-même était très inquiet. Je le tranquillisai en lui disant qu’il était à mon service, payé par moi et qu’il avait été engagé en présence du représentant d’Allemagne à Tanger et ne pouvait, par suite, être arrêté sans autre forme de procès. Tout cela ne contribuait d’ailleurs pas à m’attirer la considération des autorités, et visiblement on trouvait ma présence à Fez peu agréable. Hadj Ali avait ici beaucoup de parents et d’alliés, de sorte que nous recevions force visites. Suivant les mœurs du pays, nous offrions à tout visiteur du café ou du thé, et tout le jour, un chaudron d’eau chaude était tenu sur le feu, de manière à bouillir rapidement. Pour tout ce qui regardait la cuisine, j’avais engagé un ménage juif, auquel j’avais cédé une chambre de la maison ; ces gens s’occupaient des achats ainsi que de la préparation des aliments, dont ils se tiraient assez bien. Je sortais le plus souvent possible, pour fuir cette maison si froide ; la différence de température était vraiment surprenante, et, tandis que nous tremblions de froid dans nos chambres, au dehors la température était extrêmement agréable, et montait à 18 ou 20 degrés centigrades. Hadj Ali avait à Fez un jeune neveu, qui vivait seul avec sa mère ; il était presque tous les jours notre hôte. Son père voyageait depuis longtemps pour affaires ; ils n’avaient qu’un seul serviteur, en même temps fermier d’un jardin situé non loin de notre maison et dans lequel croissaient beaucoup d’orangers, de figuiers et d’autres arbres. Nous nous retirions souvent dans ce jardin, quand nous ne pouvions plus supporter le séjour de la maison, ou quand nous étions las de courir les bazars et les ruelles étroites. Cette dernière occupation, pourtant fort intéressante, était pénible à cause de la foule qui se rassemblait autour de nous. Mes deux machazini m’accompagnaient toujours, pour me protéger contre les importunités ou les insultes. Je n’ai vu à Fez que deux des Européens qui y vivent : un officier anglais, qui sert d’instructeur à l’artillerie, et un médecin espagnol ; du moins ce dernier, vieillard aux cheveux blancs comme la neige, vêtu ridiculement de velours et pourvu de vieux gants glacés, souvent lavés, se donnait pour tel. C’était un de ces aventuriers tels qu’on en voit souvent dans les pays mahométans ; je le rencontrai un jour chez le marchand arabe dont j’ai parlé, et qui sert d’agent consulaire à l’Espagne. L’attitude de cet impudent tapageur, qui par des cris et des menaces voulait obtenir une maison du sultan, et prétendait avoir le concours de Sidi Omar, faisait un singulier contraste avec la dignité calme de l’Arabe, très fin, plein de tact sous tous les rapports, et qui montrait une distinction naturelle encore rehaussée par un extérieur un peu souffrant. Le jour qui suivit mon arrivée, un autre Européen arriva à Fez ; c’était un parent du drogman de la légation française de Tanger ; il prétendit avoir été volé en route d’une forte somme, et mit le gouvernement marocain en grand embarras par ses demandes d’indemnité. Ces diverses personnes constituaient à ce moment toute la colonie européenne de Fez. En général, on voit avec regret les Chrétiens venir dans la capitale ; on ne peut pas les en chasser, mais on cherche à leur en rendre le séjour aussi désagréable que possible. C’est d’ailleurs, de la part du gouvernement marocain, un procédé très habile, car il arrive à éviter ainsi beaucoup plus facilement les conflits presque inévitables et sans nombre qui se produisent dans les autres pays mahométans et se terminent fatalement au désavantage des indigènes. CHAPITRE IV FEZ, RÉSIDENCE DU SULTAN MOULEY HASSAN. Situation de la ville. — La rivière. — Distribution de l’eau. — Climat. — Nom et fondation. — Fortifications. — Portes. — Divisions de la ville. — La population. — Les vêtements. — Les maisons. — Les femmes. — Quartier des Juifs. — Un Juif brûlé vif. — Commerce et industrie. — Mosquées et écoles. — Inscription. — Faïences mauresques. — Foundâqs et bazars. — Achats. — Le bastion. — Le déjeuner. — Si Sliman. — Excursion aux salines. — Achats de chevaux. — Marché de la semaine. — Visite aux tombes. — Départ. Fez est sur un plateau entre les contreforts septentrionaux de l’Altas et une chaîne moins haute, consistant surtout en craie marneuse, qui se dirige parallèlement à la chaîne du Rif, et limite à l’est la large et fertile plaine d’el-Gharb. L’altitude de ce plateau de conglomérat est d’un peu plus de 200 mètres. Il est parcouru par un grand nombre de vallées plus ou moins profondes ; l’une d’elles, qui est creusée à une profondeur exceptionnelle, est celle de l’oued el-Fez. Il prend sa source à quelques milles au sud-ouest de la ville, sur une petite ondulation du sol nommée Ras el-Ma (la Tête de l’Eau), d’où une grande quantité de petits ruisseaux s’écoulent au nord, au nord-est et à l’est vers le Sebou. La vieille ville de Fez est située dans cette profonde et étroite coupure, et ses maisons s’élèvent sur les deux versants de la vallée en formant des terrasses. L’oued el-Fez devrait par conséquent couler au milieu de la ville, mais ce n’est point le cas, et au contraire on n’y voit nulle part la moindre trace de ce cours d’eau. Il est en effet partagé entre différents canaux avant d’avoir même atteint la ville, et ces canaux se divisent à leur tour en des milliers de petites conduites qui circulent au milieu des maisons. Tous les jardins et tous les édifices sont munis de ces conduites d’eau naturelles. Il y a peu de villes aussi bien pourvues à cet égard que Fez ; malheureusement les habitants ne savent absolument pas apprécier et mettre à profit cet avantage, car en général leur ville est malpropre. Ludwig Pietsch dit avec beaucoup de raison, à propos de son voyage avec l’ambassade allemande en 1878, et en dépeignant son séjour dans la jolie maison, placée au milieu de jardins, que le sultan donna aux Allemands pendant leur passage à Fez : « Ce qui fait le charme particulier et l’avantage de cette maison, la masse d’eau courante, est également celui de la ville tout entière : avantage qu’elle a sur tant d’autres capitales du monde, à l’exception de Rome (et aujourd’hui de Vienne). De même que dans la Ville éternelle aux sept collines, cet élément de vie coule et gronde partout avec une vraie prodigalité. Mais la population n’apprécie guère la valeur de ce don précieux ; elle s’entend beaucoup mieux à le perdre, à l’empoisonner, et, loin d’utiliser ses effets bienfaisants, elle n’en profite pas. La ville où les eaux sont le plus abondantes est aussi, parmi toutes les villes que je connais, celle de la saleté la plus effroyable, celle de la malpropreté la plus révoltante, qui empestent à la fois l’eau et l’atmosphère. La nature l’a comblée de ses bénédictions : un heureux climat, un sol fertile, un pays d’une beauté incomparable, à laquelle cette abondance d’eau a une très grande part. Mais les habitants s’arrangent de telle sorte que ces dons du ciel restent pour ainsi dire inutiles. » Quand les eaux ont parcouru toutes les maisons et tous les jardins, les conduites d’eau sans nombre se réunissent de nouveau, à l’est de la ville, en une rivière qui se jette, non loin de là, dans le Sebou, le grand fleuve du Maroc. Il existe peu d’exemples de ce genre, dans lesquels une rivière entière soit absorbée par la distribution d’eau d’une ville comptant près de cent mille habitants. [Illustration : TOME Ier, p. 144. VUE GÉNÉRALE DE FEZ.] Fez se divise en deux parties, séparées par une profonde coupure : Fez el-Djedid, Nouveau-Fez, qui est situé sur le plateau, et dans lequel se trouvent les bâtiments fort étendus appartenant au sultan, et Fez el-Bali, la vieille ville, qui est en contre-bas. Le climat y est sain, comme du reste dans la plus grande partie du Maroc, et n’est exposé à aucun extrême de chaleur ou de froid. Quand des maladies surviennent dans la vieille ville, partout très peuplée, cela tient à la négligence de la population et à sa densité. Les céréales de la zone nord poussent à Fez comme les amandiers, les orangers, les grenadiers, les figuiers et les dattiers du sud, et on ne peut que s’étonner quand on voit une culture aussi primitive donner de si riches moissons. Les parties les plus élevées de Fez sont riches en jardins luxuriants, et en dehors de la ville il y a des bois d’olivers et d’orangers très étendus. L’Arabe a un certain goût pour le jardinage, mais la plupart de ses jardins sont négligés, comme tout l’est du reste au Maroc. On y voit partout les traces du passé, et la génération actuelle serait entièrement incapable de construire un système de canalisation aussi bien entendu que celui possédé par Fez de toute antiquité. S’il est un peuple qui vive d’un passé grand et glorieux, c’est assurément le peuple arabe ; il est trop incapable pour trouver quelque chose de nouveau, trop aveuglé pour accepter les progrès de la civilisation occidentale, et ne sait même pas conserver les restes d’une période de progrès relativement considérables. Fez atteignit l’apogée de sa grandeur pendant le moyen âge ; c’était alors un centre de vie intellectuelle et il s’y trouvait des écoles savantes et des bibliothèques ; il pouvait avoir quatre cent mille habitants. On prétend que la ville fut fondée en 808 par Edris ben Edris, fils d’un descendant du Prophète, Mouley Edris, qui avait été banni de son pays. Fez signifie _hache_ ; le géographe arabe Ibn Batouta raconte que dans les premiers travaux de sa fondation on y trouva une hache et que le nom de la ville vint de là. Les Arabes ont toujours su placer leurs villes aux points où les conditions commerciales et stratégiques étaient le plus favorables. De Fez trois bonnes routes conduisent à des points importants : l’une à la Méditerranée, l’autre vers l’océan Atlantique, et la troisième, par des cols praticables de l’Atlas, dans le groupe d’oasis bien peuplé du Tafilalet ; en outre il existe vers l’est, du côté de la frontière algérienne, une certaine circulation à travers un pays montagneux. Si de plus on tient compte de l’habile emploi de la rivière et des fortifications naturelles, énormes pour l’époque, qui protégeaient la ville, on comprend que Fez, où de savants et victorieux sultans établirent leur résidence, soit devenue bientôt un centre puissant pour le monde du Maghreb. Fez est entouré d’un double mur très haut : celui de l’extérieur, garni de créneaux, a plus de 30 pieds de haut ; celui de l’intérieur est un peu moins élevé ; à de certains intervalles sont des saillants plus forts en forme de tours. Au nord comme au sud de la ville se trouve un bastion de construction plus solide, qui était jadis armé de canons. Les murs de la ville aussi bien que les maisons sont construits en briques cuites et plates, ou en un mélange de chaux, de gravier et d’argile, qui forme une masse très solide quand elle est fortement et longtemps battue. Toutes ces fortifications seraient naturellement tout à fait insuffisantes s’il s’agissait d’une guerre avec une puissance européenne ; elles montrent partout des éboulements, des fissures et d’autres signes de vétusté, que l’on ne se donne pas la peine de réparer. Les portes puissantes qui donnent accès des divers côtés dans la ville sont gardées et fermées la nuit. Il y en a sept ; un jeune étudiant arabe, neveu de mon compagnon Hadj Ali, me donna leur nom : 1o Bab el-Fetouh[9], d’où l’on va vers Taza, Oujda et Tlemcen ; 2o Bab Sidi-Fadjidah, d’où l’on va vers Lehyayïn et Ouled el-Hadj, ainsi que chez les tribus des montagnes ; 3o Bab el-Habis[10], d’où l’on va vers Ksâr et Tanger ; 4o Bab el-Mahrouk[11], d’où l’on va vers Meknès (Méquinez) ; 5o Bab bon Djeloud, d’où l’on va vers Maoula-Yacoub et Zarhoun ; 6o Bab el-Hadid[12], d’où l’on va chez les Berbères de l’Altas ; 7o Bab el-Djedid[13], d’où l’on gagne Safr et Samra, dans l’Atlas. La ville consiste en trois grands quartiers, divisés chacun en six districts ; chaque district a un chef, qui s’occupe de son administration. Ce dernier détient les clefs des bâtiments appartenant au sultan dans son cercle, et surveille avant tout la distribution de l’eau dans les maisons et les jardins, qu’il peut arrêter ou ouvrir suivant le niveau qu’elle atteint. Les grands quartiers se nomment : el-Andalouss, el-Kamtyin et el-A’âdouyin (les Ennemis) ; le premier, comme son nom l’indique, a été fondé et peuplé par les Arabes bannis d’Espagne. Les dix-huit districts et leurs chefs étaient les suivants en 1880 : 1o El-Mokalkilin (les Bègues) ; chef El-Hadj Mouhamed Bennis. 2o Bas el-Djenenat (la Tête des Jardins) El-Meskoudi. 3o Laayoun El-Sidi Mouhamed el-Bagdadi. 4o Echzam Ben Hedoua. 5o Lekouass Faddoul el-Bour. 6o El-Adou El-Assad. { Darb el-Cheikh (Chemin du Cheikh) } 7o { } Omar Maklouf. { Darb el-Michmich (Chemin des Abricots) } 8o El-Keddan Smoud. 9o Leblid et Darb el-Taouïl Ben Kiran. 10o Foundaq el-Yahoud (Juifs) El-Zizi. 11o El-Sajat (orfèvrerie) et Eskir Hadj Mouhamed. 12o Aïn el-Chaïl (Source des Chevaux), et Darb el-Remman (Chemin des Grenadiers) Ahmed Diban. 13o El-Charbilyin (les Cordonniers) Mouhamed Betar. 14o Guernis El-Lâbi. 15o Essouaket ben Safi et Darb el-Ma } (Chemin des Eaux) Abd errahman } } 16o El-Kasba (la Citadelle), entre } Omar el-Haouass. Fez el-Djedid (Nouveau-Fez) et } } 17o Fez el-Bali (Vieux-Fez), près de } Bab Bouchloud } 18o Souk el-Khamis (Marché du Jeudi). Hadj el-Ghaliel Arfaouï. Les chefs de district sont directement responsables devant le caïd de Fez ; c’est aussi leur devoir de recueillir les impôts dans leur district et de les remettre au gouvernement. Ils ont probablement une liste des habitants domiciliés dans leurs quartiers, d’après laquelle on pourrait déterminer approximativement le nombre des habitants. Si une liste de ce genre existe, elle ne doit comporter que les noms des pères de famille indépendants, sans donner le nombre des enfants et des esclaves. Le chiffre de la population mahométane résidant à Fez doit s’élever à environ cent mille. Le noyau en est constitué par ce que nous nommons les classes moyennes, c’est-à-dire par les marchands et les artisans. Il consiste en Maures, mélange d’Arabes, surtout de ceux bannis d’Espagne, et de la population berbère primitive du pays. On les remarque à la couleur claire de leur peau et à leurs beaux traits distingués : ce sont des marchands habiles, tranquilles et dignes dans leur conduite ; ils forment la bourgeoisie pacifique et payant les impôts. Les couches inférieures de la population, les ouvriers, les portefaix, les petits marchands, sont en grande partie des Nègres esclaves libérés, des métis de Nègres et d’Arabes, et les plus hautes castes, des fonctionnaires jusqu’au sultan inclus, sont composées principalement des gens de couleur. Quelques gouverneurs sont de pur sang nègre, et ont dû leur poste à un caprice du sultan, dont ils sont, par suite, les créatures et dont ils dépendent complètement. Tout Européen qui arrive au Maroc est surpris de la dignité tranquille et pleine de distinction que montrent les Maures dans leur attitude. Leur tête, d’ordinaire belle et pleine de caractère, couverte d’un grand turban blanc comme neige, a certainement quelque chose de sympathique. Leur vêtement est très seyant. Sur un cafetan fait de drap brun ou rouge ils savent draper avec une habileté extraordinaire le fin haïk, grande pièce semblable à une toge, d’étoffe légère et fine, de couleur écrue qui est jetée sur tout le corps, et même sur la tête ; ce haïk est embarrassant à porter, car il gêne la liberté et la rapidité des mouvements ; mais les Maures regardent tout mouvement rapide comme inconvenant et ils se meuvent toujours avec une _grandeza_[14] paisible. En voyage on ne porte pas d’ordinaire ce vêtement, mais un large manteau de fin drap bleu, le burnous, qui est muni d’un capuchon. Les pantalons, qui descendent jusqu’aux chevilles, sont également en drap ; les Maures ne portent pas de bas, sauf à Tanger et dans quelques autres ports, mais seulement des pantoufles jaunes. La population pauvre est naturellement beaucoup plus simplement vêtue ; elle se contente d’une chemise et de culottes de toile, recouvertes d’une djellaba de coton écru, ou d’une étoffe rayée de couleur sombre et plus solide, et enfin d’un turban blanc très simple. Les Maures ont l’habitude de se faire raser entièrement la tête ; la barbe est portée longue, mais la moustache est écourtée. Le vendredi, ils prennent d’ordinaire un bain et se font couper les cheveux. Il est étonnant que des gens dont les vêtements sont surtout blancs, et qui paraissent par suite si propres et si soignés, n’aient aucun goût de propreté pour leur ville, et qu’il leur soit indifférent de voir tout près d’une maison proprement tenue un tas d’immondices avec des cadavres d’animaux en putréfaction, dont ils doivent supporter le voisinage chaque jour. Tous les soins de propreté se concentrent à l’intérieur des maisons ; chacun cherche à s’y installer aussi bien que ses moyens le lui permettent, et s’inquiète fort peu de ce qui est en dehors d’elles. Le revêtement du sol et d’une partie des murs avec de petites faïences disposées en échiquier donne à lui seul aux maisons un aspect de propreté ; les beaux tapis, les coussins richement brodés, les tentures de velours, bariolées et ornées de broderies d’or, qui sont appliquées aux murs, donnent aux appartements un aspect très élégant. Ceux des femmes surtout, dans les maisons des Arabes aisés, sont décorés avec un grand luxe. Dans aucun État mahométan, les femmes ne sont aussi complètement séparées du monde extérieur qu’au Maroc. Aussitôt qu’elles quittent la maison et qu’elles pénètrent dans la rue, elles ressemblent plutôt à une poupée se mouvant pesamment qu’à une créature humaine. Leur visage est enveloppé de drap blanc, ne laissant libres que les yeux : tout leur corps est caché dans une grande pièce d’étoffe en forme de drap de lit ; de sorte qu’on ne voit de la créature ainsi affublée que les yeux et des pantoufles rouges ; tout le reste est étroitement couvert. Les femmes de la population pauvre des campagnes, de même que les esclaves nègres, sont seules moins enveloppées. On voit rarement un homme s’adresser à une femme dans la rue : cela passe pour inconvenant. L’Européen qui arrive au Maroc doit se garder d’examiner les femmes qu’il rencontre ; il fait bien, au contraire, de se détourner d’elles ou de les éviter. Au début, j’avais le désir, fort compréhensible, d’apercevoir quelque chose des visages ainsi voilés ; mais je fus bientôt averti par quelques amis arabes de l’inconvenance de ma conduite. Toutes ces habitudes tiennent à la situation subordonnée de la femme ; de même qu’à la maison elle ne peut manger avec son mari, de même on tient pour indigne d’un homme de circuler avec une femme sur une voie publique. En général, les femmes des habitants des villes du Maroc ne sont pas particulièrement belles. J’ai dû à la circonstance d’avoir pris Sidi Hadj Ali pour interprète et compagnon, de voir souvent des femmes marocaines dans leur costume d’intérieur, si riche mais si pesant. Non seulement j’ai fait avec mon compagnon beaucoup de visites chez les Maures dans Fez et dans d’autres lieux, mais souvent les femmes venaient elles-mêmes dans ma maison, pour se faire écrire des amulettes par lui, car il avait réussi à se donner un certain relief comme chérif. Souvent aussi je dus faire office de médecin. J’ai trouvé le plus grand nombre des femmes petites et très corpulentes, par suite de leur vie oisive ; dans leur première jeunesse on ne peut nier chez elles une certaine beauté, provenant surtout d’yeux noirs et brillants ; mais cette beauté orientale a pour l’homme du Nord quelque chose d’étrange et d’incompréhensible ; elle parvient bien à attirer un moment, mais elle n’enchaîne pas. Aussitôt que les femmes, après des mariages très précoces, ont eu un ou deux enfants, elles se fanent rapidement et doivent faire place à de plus jeunes. Le costume des femmes marocaines des plus hautes classes est assez riche ; elles portent comme vêtement de dessus un cafetan de drap avec des manches très larges, qui est ouvert en partie par devant et laisse apercevoir une chemise richement brodée, des pantalons de drap et de petites pantoufles rouges, souvent garnies de filigranes d’or et d’argent. Autour des hanches se porte une ceinture large d’un pied et qui est également brodée. Cette ceinture, d’ordinaire ancienne, et d’un beau travail, a souvent une grande valeur. C’est la partie de leur toilette à laquelle les femmes attachent le plus haut prix, et un homme ne peut faire de plus grande joie à une femme qu’en lui donnant une ceinture de soie brodée d’or et d’argent. Les cheveux noirs, nattés en courtes tresses, sont généralement couverts d’un mouchoir de soie. Des bijoux d’argent ou de corail, gracieux et souvent de forme originale, mais grossièrement travaillés, sont très répandus : on les attache partout, au cou, au poignet, au cafetan, aux oreilles, aux cheveux. La coloration du visage, des sourcils, des lèvres, des dents, des ongles, des doigts ; la peinture des bras et des pieds, etc., sont généralement employées ; les femmes marocaines ont un système de secrets de toilette extraordinairement compliqué. [Illustration : Cour d’une maison de Fez.] Elles sont extrêmement peu instruites ; il est rare que l’une d’elles sache lire ou écrire ; elles prennent fort peu de part en général aux exercices religieux. Comme les marchands marocains entreprennent souvent de longs et grands voyages, il arrive que la plupart laissent un ménage avec femme et enfants dans différentes villes. Les longues absences du mari ne contribuent pas à faire estimer bien haut la fidélité conjugale par des femmes qui s’ennuient ; souvent aussi elles tombent dans la gêne, quand le mari en voyage n’envoie pas à temps le subside mensuel qu’il leur a promis, de sorte que beaucoup d’entre elles en sont réduites à d’autres moyens d’existence. A Fez, du reste, beaucoup de ces femmes gagnent leur vie en brodant de la soie d’or et d’argent. Le sort des vieilles femmes est généralement triste ; les mariages mahométans étant aisés à rompre, il arrive très fréquemment que des maris renvoient simplement leurs femmes avec une petite indemnité très insuffisante ou tout au plus une subvention minime, de sorte qu’elles ont peine à en vivre. Dans les classes plus élevées, ces faits se présentent rarement ; la femme dépossédée vit simplement dans la maison et s’entend le plus souvent très bien avec celles qui lui succèdent ; il arrive même assez fréquemment qu’une femme, voyant que son temps est passé, cherche elle-même pour son mari une jeune fille lui convenant et la lui recommande pour femme. Les mariages se font habituellement devant le cadi, c’est-à-dire le juge de l’endroit. Les enfants sont le plus souvent jolis, mais on les voit rarement, eux aussi, du moins dans les hautes classes ; quand on pénètre chez un Arabe, on se voit présenter les enfants par les domestiques ou les esclaves, mais d’ordinaire on ne parvient pas à voir les femmes. J’avais fait à Fez la connaissance de beaucoup d’Arabes, en partie gens tout à fait sans préjugés et dans les maisons desquels j’allais et venais. Mais, toutes les fois que je frappais à la porte, j’étais forcé d’attendre un certain temps, jusqu’à ce qu’on eût enfermé dans une pièce éloignée les êtres féminins de la maison. Chez les gens de la bourgeoisie, les marchands aisés, j’étais conduit dans une pièce d’apparat, où les femmes se tiennent ordinairement et que l’on nomme d’habitude le _harem_ ; mais auparavant les femmes en avaient été expulsées. Parmi les femmes de Fez, comme parmi celles de Marrakech, je trouvai répandu un vice que je ne m’attendais pas à y rencontrer : l’usage des boissons alcooliques. Les Juifs fabriquent une eau-de-vie d’anisette, qui est achetée presque exclusivement par les femmes maures. Tandis que les hommes sont de stricts puritains sous ce rapport, les femmes boivent de l’eau-de-vie en grandes quantités. Celles qui venaient chez nous pour voir Hadj Ali me demandaient d’ordinaire un verre de vin ou de cognac, et j’étais étonné de voir quelle quantité elles en pouvaient supporter. Le manque absolu d’occupations intellectuelles, ou même de distractions, entraîne ces malheureuses à recourir, dans leur ennui, à ces jouissances. Comme il est naturel, elles aiment beaucoup les sucreries, et les Marocains s’entendent à les préparer sous un nombre infini de formes. Les femmes ont une grande tendresse pour leurs enfants, du moins tant qu’ils sont petits ; elles ont l’habitude de porter leurs nourrissons sur leur dos, enveloppés dans leur grand manteau blanc. La coutume d’allaiter longtemps les enfants est très répandue, et l’on voit des garçons et des filles de quatre ou cinq ans nourris de cette façon. Quand les garçons ont grandi, ils s’émancipent très vite du joug maternel, et usent bientôt, envers les femmes et même leurs propres mères, d’une conduite aussi pénible pour les étrangers qu’insultante pour elles. Dès leur enfance, les garçons sont élevés dans le principe qu’ils sont quelque chose de mieux que les filles. Le mépris de la femme fait le fond du caractère des Mahométans, et les empêche absolument de se retrouver dans nos idées sur la civilisation. On sait que le Coran permet quatre femmes ; mais il n’est pas interdit d’en entretenir davantage : c’est surtout une question d’argent ; aussi il y a beaucoup de gens qui doivent se contenter d’une seule. Fez a une grande mellah, c’est-à-dire un quartier juif appuyé aux murs de la ville, et séparé du reste par des portes. Il est à peine un pays au monde où les Juifs soient tombés dans un mépris aussi général qu’au Maroc. Le peuple élu de Jéhovah a ici à supporter dans tout son poids le fardeau de son expatriation. Enserrés dans leur quartier, étroit, malpropre et peuplé outre mesure, ils mènent, malgré toutes les oppressions, une vie de famille heureuse et réglée, qui contraste avantageusement avec les ménages polygames des Mahométans. La plus grande part du commerce marocain est dans leurs mains, surtout celui d’importation et d’exportation ; une grande partie de ces Yhoudi sont aisés. Exploités par les grands, méprisés du commun peuple, les Juifs engagent une lutte constante pour l’existence. Leur sûreté personnelle est suffisamment garantie, surtout par ce motif, qu’ils forment pour les Mahométans une source inépuisable où les gouverneurs, toujours à court d’argent, peuvent puiser à leur fantaisie : ils ont pourtant à se soumettre à une foule d’humiliations des plus pénibles. En dehors de la mellah ils sortent toujours en vêtements sordides et malpropres, pour ne pas afficher l’apparence de la richesse et ne point éveiller la cupidité ; ils se glissent, timides et courbés, le long des maisons, évitant avec crainte les rues où se trouve une mosquée. En dehors de leur quartier ils ne peuvent paraître, les femmes aussi bien que les hommes, que pieds nus ; aussi on éprouve une impression particulière à voir des personnages respectables, à l’aspect biblique et à la tête vénérable, ou des femmes dont les maris ont des centaines de mille francs de fortune, cacher leurs pantoufles sous leur djellaba, et se glisser craintivement dans les bazars maures. Et pourtant les Yhoudi sont indispensables aux Arabes : sans eux tout le commerce et le change perdraient leur activité ; mais de leur côté les Juifs quitteraient peu volontiers, malgré toutes les humiliations et les insultes quotidiennement répétées, un pays dans lequel leur mercantilisme sans bornes et leur avidité innée trouvent des satisfactions de tout genre. [Illustration : Jeune juive marocaine.] Leur attitude dans la mellah est tout l’opposé de leur marche timide et craintive dans les rues de Fez. Là ils ont pour eux la confiance en eux-mêmes que donne la possession de l’argent et de la fortune : ils y revêtent de beaux vêtements ; les femmes surtout en portent d’extrêmement riches, brodés d’or avec profusion ; ce sont des objets transmis par héritage depuis des centaines d’années dans les mêmes familles. Elles portent également des quantités de bijoux d’or et d’argent grossièrement travaillés. Dans les rues étroites, aux odeurs insupportables, de la mellah, où l’on trébuche sur les tas d’ordures, dont jamais un rayon de soleil amical ne vient éclairer les immondices, se trouvent entassées des masses de marchandises. Tout le jour un commerce et un trafic actif y règnent. « On est sûr de trouver ici en tout temps la puanteur et l’activité » : ces mots de Méphistophélès ne s’appliquent nulle part mieux qu’à la mellah juive d’une ville marocaine. Les Juifs se trouvent bien dans cet air pestilentiel ; ils y jouissent d’un bonheur familial complet et s’accroissent comme le sable au bord de la mer. Quelle foule d’enfants grouille dans la mellah de Fez ! Et que de jolies figures malgré la crasse et le manque de soins ! Le vendredi soir, quand a eu lieu un nettoyage général, on voit les femmes et les filles, somptueusement vêtues, se tenir assises devant les portes, tandis que les hommes prient leur Jéhovah dans la maison des assemblées. Elles regardent curieusement et amicalement l’étranger du Nord avec l’éclair humide de leurs grands yeux ; elles se content à l’oreille que le Roumi vient d’un pays où les Juifs n’ont pas coutume de marcher pieds nus et où, au contraire, ils possèdent les plus beaux palais, les chevaux et les voitures les plus chers, et où, grâce à une institution complètement inconnue au Maroc, la presse, ils dirigent l’opinion publique tout entière[15]. Les femmes juives n’ont pas le visage voilé, comme les Mauresques ; leur tête est pourtant couverte comme la leur d’un mouchoir de soie, qui dissimule la perruque qu’elles portent après leur mariage. Il existe, chez les Juifs marocains comme partout, une différence entre les riches et les pauvres, mais la solidarité et la bienfaisance réciproque sont très développées chez eux : jamais ils ne laissent un Juif tomber complètement dans la misère ; la position subordonnée dans laquelle ils vivent rend plus ferme le lien commun, et grâce à leur frugalité et leur peu de besoins, ils trouvent tous aisément à vivre. Outre leur commerce régulier, les Juifs marocains font également des opérations de prêt très développées, et cela contribue puissamment à accroître la haine des Arabes pauvres contre eux. Ces derniers vivent très misérablement, et, quand ils vont trouver le Juif en cas de nécessité, il exploite leur triste situation de la manière la moins excusable. Les maisons de prêts sur gages sont également nombreuses et sont surtout fréquentées par les Marocaines, qui engagent leurs bijoux. Une affaire survenue à Fez pendant mon séjour dans cette ville est significative au sujet de la situation des Juifs au Maroc. Le 16 janvier 1880, de grand matin, une foule d’amis maures vinrent me trouver pour m’apporter une grande nouvelle : le soir précédent, un Juif avait été brûlé vif à Fez. On me conta cet événement de la manière suivante. Ce jour-là un Juif avait eu dans la mellah une affaire quelconque avec une femme maure, discussion ou affaire d’amour ; bref, des rapports qu’un Juif ne peut se permettre avec une croyante, d’après les idées du pays. Cette femme s’en était plainte à l’un de ses parents, qui, si je ne me trompe, appartenait précisément à une famille de chourafa ; il en demanda raison ; une violente querelle s’ensuivit, et le Juif tira un coup de feu sur le Mahométan. Là-dessus, émoi général. Le Juif est aussitôt saisi et jeté en prison ; un de ses parents s’emploie pour lui de la manière la plus active auprès des autorités et recourt à la protection d’une puissance européenne, la France, je crois ; mais il est aussi arrêté. La nouvelle du meurtre d’un Mahométan dans le quartier des Juifs s’est répandue comme l’éclair dans toute la ville, et l’émoi de la population est si grand que l’affaire doit, le soir même, être soumise au sultan. On me conta à ce propos une de ces finesses orientales que l’on a toujours toutes préparées pour les prêter à de hauts personnages, quand il s’agit de les disculper du soupçon d’un acte de férocité quelconque. Le sultan, dit-on, répondit, quand on lui parla de la chose : « Ce Juif _devrait_ être brûlé. » L’entourage du sultan annonça aussitôt à la foule ameutée que son maître avait dit : « Ce Juif _doit_ être brûlé. » Le fait est que, la nuit même, un des deux Juifs prisonniers était victime d’un effroyable autodafé. On me raconta que le peuple, et surtout celui des basses classes, avait pris un intérêt extraordinaire à cette exécution ; les gens les plus pauvres avaient donné leurs derniers flous pour acheter un peu de bois ou d’huile et contribuer ainsi au supplice d’un des Juifs détestés. Pour le strict croyant marocain, il n’y a pas de plus grande injure que le mot Yhoudi ; c’est un mépris qui se retrouve dans toutes les couches de la population, de sorte que le plus misérable portefaix, ou le Nègre esclave, se croit dans une situation beaucoup plus relevée que celle d’un Israélite. Je ne sais ce qui est advenu de l’autre Juif ; son emprisonnement a sans doute été simplement l’occasion d’alléger notablement la bourse d’une famille juive, et certainement les fonctionnaires s’occupant de l’affaire, du dernier machazini jusqu’au tout-puissant ministre, ont usé de la circonstance pour se faire grassement payer. Les machazini surtout, sorte de soldats vassaux qui ont à faire le service de gendarmerie et de police, s’en tendent magistralement à se servir des Juifs, quoique ce soit pour de petites sommes ; le Juif cherche toujours à se maintenir aussi bien que possible avec eux, et jamais on ne voit avec plus de netteté que _les petits cadeaux entretiennent l’amitié_[16] ! L’Alliance israélite s’est, il est vrai, particulièrement occupée des Juifs marocains, mais l’effet de son intervention ne se montre que dans les villes de la côte, où une foule de restrictions et d’habitudes humiliantes ont été supprimées. Dans les villes et les villages de l’intérieur, la position politique et sociale des Juifs restera sans doute la même que jadis. Fez est la ville de commerce et d’industrie la plus importante du Maroc ; les quantités de marchandises étrangères et de produits de l’industrie nationale qui y sont transportés tous les ans représentent un capital très important. Ce sont les Juifs espagnols qui font ici les plus importantes affaires ; l’importation des articles européens surtout est dans leurs mains, tandis que les Arabes s’occupent du petit commerce, ou entreprennent le trafic par caravanes avec le sud jusqu’à Timbouctou. Le commerce entre Fez et le groupe d’oasis du Tafilalet, de l’autre côté de l’Atlas, lieu d’origine de la dynastie actuelle des Filali, ce commerce, dis-je, est particulièrement important. Une route commode et fréquentée unit Fez à ce pays peuplé, d’où tous les ans est importée une grande quantité de dattes, qui doivent à leur qualité une réputation particulière. Le développement de certaines branches d’industries est assez important à Fez ; on y trouve encore beaucoup d’articles originaux en tissus ou broderies, en objets de faïence, cuir, métal, paille ou étoffes diverses. Les lames de sabres et les poignards sont garnis de ciselures artistiques ; les fusils et les pistolets, ornés d’incrustations d’argent pleines de goût ; les objets en cuir, surtout ceux de sellerie, etc., ont des formes originales et des couleurs variées. Les grands plateaux à thé en particulier sont d’un travail très élégant et très original : ils sont faits de laiton poli et brillant, couvert d’arabesques ciselées, légendes et décorations diverses, dans lesquelles se retrouve surtout le sceau de Salomon. Dans les faïences dominent les couleurs bleues ; les vases ordinaires, cruches à eau, etc., d’argile jaune clair poreuse, sont d’une forme extrêmement gracieuse et décorative. Les bijoux des femmes, généralement en argent, mais quelquefois en or, et particulièrement ceux en corail, sont de forme originale, mais d’exécution grossière. Parmi les bâtiments de Fez, les mosquées, les bazars et les foundaqs sont surtout remarquables. D’après le rapport de l’étudiant maure dont j’ai parlé, Fez a cent trente mosquées, dont dix sont abandonnées, tandis qu’on enseigne encore dans les autres. Ce sont donc aussi bien des écoles que des maisons de prières. Les élèves de la plupart de ces écoles ecclésiastiques se bornent à lire et à écrire, ainsi qu’à apprendre par cœur des maximes du Coran ; dans quelques écoles supérieures on s’occupe également d’autres sciences, la jurisprudence, l’histoire, l’astrologie, la médecine, l’alchimie, la poésie ; mais toutes en sont encore au développement qu’elles avaient chez nous au moyen âge. Les Arabes n’ont absolument aucune idée de l’extension et de l’état des nôtres. La grande mosquée de Fez est particulièrement célèbre pour ses nombreuses colonnes ; on prétend qu’elle en a autant qu’il est de jours dans l’année. Au Maroc il est strictement interdit aux Infidèles d’entrer dans les mosquées. Même à Tanger, où presque la moitié des habitants ne sont pas Mahométans, personne n’oserait se risquer à entrer dans un de ces lieux saints, et encore moins dans les villes de l’intérieur, où la population est beaucoup plus fanatique. On m’avait dit, avant mon voyage au Maroc, qu’il se trouvait dans l’une des mosquées de Fez une inscription importante pour déterminer l’âge de la ville. Je reçus de mon jeune ami une copie de cette inscription, qui se trouve sur une plaque d’argent incrustée dans un des murs de la grande mosquée. La traduction de la copie faite par le jeune étudiant est celle-ci : 1. « Honneur au seul et unique Dieu ! Il n’y a qu’un Dieu, et Mahomet est son Prophète. 2. « Honneur à notre peuple musulman, qui a reçu de la Providence Toute-Puissante un domaine sans limites. 3. « Si Dieu le veut, il chassera de vous, habitants de sa Maison, les mauvais esprits et vous purifiera. Tout cet édifice[17] le jeudi de l’année 306, le premier du mois Rabi du Prophète. 4. « Honneur au seul et unique Dieu. Il n’y a rien d’éternel que son Empire. » D’après cette inscription, la mosquée aurait été fondée en 918. Les quatre lignes qui précèdent sont, paraît-il, inscrites sur la plaque dont j’ai parlé ; en outre, sur chacun des côtés de cette inscription est un vers ; malheureusement le jeune Edris ne me donna pas le texte de ces quatre dernières lignes. Il est bien à regretter que les Marocains soient si défiants quand on veut se renseigner au sujet de leur pays ou de leur religion. Je suis persuadé que, pour copier ces vers, le jeune étudiant eut des difficultés à examiner cette plaque écrite, qu’il n’est pas facile d’atteindre. Ainsi qu’il me le dit, il le fit alors qu’il se trouvait seul dans la mosquée ; il n’eut pas sans doute pareille occasion de copier les quatre autres lignes, plus difficiles à lire. Il était inutile de rechercher les restes de ces antiques faïences mauresques, de ces vases et de ces assiettes à reflets métalliques si particuliers, qui sont aujourd’hui conservés comme des raretés de prix dans les musées. Le peu que les Arabes chassés d’Espagne ont apporté avec eux au Maroc a été recueilli par les différentes ambassades des puissances européennes que le Maroc a eu l’occasion de voir se succéder rapidement depuis le début de ce siècle. S’il se trouve encore des restes de ces anciennes œuvres d’art, pleines d’originalité et de goût, ce ne peut être qu’en Andalousie. Il est vrai que le touriste trouve à Grenade, chez les marchands d’antiquités, une foule de « vieilles faïences mauresques », mais elles ont leur patrie d’origine à Paris ou à Londres. A Fez les artisans et les fabricants sont partagés en quartiers. Dans un quartier de ce genre il y a un ou plusieurs grands foundaqs, c’est-à-dire de grands bâtiments appartenant à l’État, et pourvus de magasins, d’ateliers, d’écuries, de logements, etc., pour la corporation, de même que des bazars, ruelles étroites pleines de petites boutiques. Il y a donc des quartiers et des foundaqs d’ouvriers en cuir, de menuisiers, d’orfèvres, de fabricants d’armes, etc. Le bazar principal se trouve au milieu de la ville : c’est un grand bâtiment, partagé en différentes cours avec de petits comptoirs sans nombre, il y règne toujours une très grande activité ; comme chaque marchand y a sa place déterminée, on y traite de toutes les affaires, et le bazar remplace les cafés de certaines villes, où se donnent les rendez-vous. Du reste, dans chaque bazar de Fez existent des _cafés volants_, c’est-à-dire de petits fourneaux mobiles, sur lesquels on prépare du café noir très fort, qu’on vend dans de toutes petites tasses. Je me suis souvent assis pendant des heures dans le comptoir d’un Arabe de mes amis, en prenant une tasse de moka et en contemplant la vie et l’activité qui régnaient dans le bazar. Le séjour de ma glaciale maison de Fez m’était assez pénible, et, aussi souvent que je le pouvais, je la quittais pour me promener dans la ville ou aux environs. Mais cela me devint à la longue fort désagréable ; car j’avais toujours avec moi un soldat, ce qui me donnait l’air d’un prisonnier. J’avais engagé un ménage juif, qui s’occupait de notre cuisine, de sorte que nous nous trouvions à la fin beaucoup mieux que dans les premiers jours de notre séjour. Mon machazini de Tanger ainsi que mon loueur de chevaux israélite de la même ville s’en retournèrent bientôt ; le dernier, à sa grande satisfaction, reçut ses frais de retour, outre le prix convenu. Je pus renvoyer des lettres et des collections à Tanger, et je dus bientôt penser aux moyens de partir de Fez. Je demandai une audience au premier ministre, mais il était malade, de sorte que je ne pus également être présenté au sultan, ce qui me contraria beaucoup moins que mes compagnons. Souvent j’assistais aux exercices des soldats sur la grand’place en dehors de la ville ; les gens habitués aux manœuvres des régiments européens pourraient à peine garder leur sérieux devant un pareil spectacle. Comme chez nous, ces exercices excitaient le plus vif intérêt de la population féminine des classes inférieures, et une foule de femmes s’assemblaient en plein air pendant des demi-journées entières, pour regarder, la tête cachée sous leurs grands mouchoirs, les militaires vêtus de rouge vif. Le 3 janvier, un courrier vint de Tanger porteur d’un paquet de livres et de journaux, que j’accueillis avec la plus grande joie. J’achetai dans les bazars les articles les plus variés, que j’espérais utiliser plus tard comme présents, et que j’eus de meilleure qualité et à plus bas prix que nulle part au Maroc. C’étaient surtout des haïks, grands manteaux de drap en forme de toges, pour les hommes ; puis de petits mouchoirs de soie ; des bonnets rouges, nommés fez ou tarbouch ; du bois odoriférant ; de l’essence de rose dans de petites bouteilles de verre scellées, etc. Du bastion placé au sud on a une très belle vue sur la ville ; c’est une sorte de tour, armée jadis et qui forme le lieu de prédilection des promeneurs de Fez, si toutefois on s’y promène. Il n’y a de promenades ou de jardins publics dans aucune ville du Maroc ; le Marocain ne sait pas en général ce qu’est une promenade ; quand il n’est pas chez lui, il va dans les bazars ou les foundaqs, pour causer avec ses amis. Des membres de la secte fanatique des es-Senoussi parcourent également la ville, et l’on fait bien d’éviter la rencontre de ces mendiants, qui rôdent partout en montrant avec une certaine ostentation leurs vêtements déguenillés et malpropres. Nous recevions de nombreuses visites et nous allions souvent aussi chez des Maures, aux repas desquels nous assistions très fréquemment. Un déjeuner chez un parent d’un grand chérif fut surtout brillant : il n’y prit pourtant pas part lui-même ; il me donna une lettre de recommandation pour le souverain à peu près indépendant d’un petit État de l’oued Noun, Sidi Hécham, dont nous devions traverser le pays pendant notre voyage. Ce déjeuner dura de huit heures du matin à une heure et demie de l’après-midi ! Comme introduction, nous absorbâmes de grandes quantités de thé avec toutes sortes de pâtisseries ; puis vinrent, à longs intervalles, des mets de tout genre nageant dans l’huile, du couscous, de la viande d’agneau, des poulets, etc. Et avec cela de l’eau pure ! Pour terminer, on nous servit de nouveau du thé et des fruits. La note la plus intéressante du repas fut donnée par un quatuor qui raclait ses instruments avec une persévérance presque insupportable et chantait en même temps, probablement des chansons d’amour. La musique marocaine est très monotone, et les voyageurs l’ont qualifiée d’effroyable avec grande raison ; ce jour-là j’y trouvai maints motifs de mélodies élégantes ; peut-être commençais-je à m’y habituer. Ce brillant déjeuner en musique que nous offrait une famille riche et considérée avait mis tout le quartier en émoi. Sur tous les toits se tenaient les femmes, étroitement enveloppées et guettant les accents du concert. Notre hôte s’était servi pour le repas de l’appartement d’apparat, c’est-à-dire de celui des femmes, et avait naturellement relégué les siennes dans des pièces écartées, d’où elles regardaient avidement par les petites ouvertures des portes. Après le repas, les enfants furent amenés par une esclave noire. Je me souviens surtout d’une jolie petite fille de quatre ou cinq ans, évidemment l’enfant gâtée du père, et qui, à l’occasion de cette fête, était surchargée de bijoux d’or et d’argent ; autour du cou elle avait un grand collier de perles rouges, et sa tête était littéralement couverte de fins filigranes d’or. Le soir, nous eûmes chez nous toute la compagnie, et le thé vert de Chine coula à flots ; sans lui, il n’y a pas de visiteurs. [Illustration : Musicien marocain.] Nous reçûmes une visite intéressante le 15 janvier. C’était le grand chérif algérien Sidi Sliman ; il a pris, comme on sait, sous Abd el-Kader, une part importante aux insurrections des Algériens contre les Français. Quand celui-ci se rendit aux Français et finalement accepta d’eux une pension, Sidi Sliman partit pour le Maroc avec son entourage, et le sultan lui assigna un territoire dans le voisinage de Marrakech. Sidi Sliman se tient d’ordinaire auprès du sultan. C’est un homme âgé, grand et beau. Il avait appris qu’un parent de son ancien chef était ici ; évidemment il voulait avoir des nouvelles d’Algérie et demander s’il ne serait pas bientôt temps de se battre de nouveau. C’est un ennemi irréconciliable des Français, et en 1881, autant que j’ai pu le savoir, il a pris part aux derniers soulèvements sur la frontière marocaine de l’Algérie. Le 9 janvier j’entrepris une excursion dans les salines au nord, ou plutôt un peu au nord-ouest de Fez. Quoique ce ne dût être qu’une promenade à cheval dans un pays tout à fait sûr, les préparatifs en furent assez compliqués, grâce à la lenteur des autorités. Depuis plusieurs jours j’avais émis le désir de visiter ce pays, et je fus forcé d’en obtenir d’abord la permission de l’amil et des autres fonctionnaires. Elle me fut naturellement accordée, mais je dus accepter l’escorte de deux machazini, originaires de cet endroit, et qui furent rendus responsables de ma sécurité. Je vis de nouveau très nettement que dans l’intérieur du Maroc l’Européen est simplement un prisonnier ; qu’il ne peut faire un pas sans en avertir les autorités et sans obtenir leur permission. Le gouvernement marocain, pour arriver à cette conclusion, part de ce principe, du reste parfaitement exact à son point de vue : c’est qu’il se sent obligé de prendre certaines garanties pour la sûreté du voyageur étranger. On sait par expérience que, quand au Maroc il arrive quelque chose à un Chrétien, les représentants de l’État européen intéressé font aussitôt grand tapage, et que dans les cas les plus favorables il faut régler l’affaire par des dédommagements en argent. Pour échapper à toute complication diplomatique, le système de surveillance des Roumis est poussé à ses conséquences les plus extrêmes : c’est pour cela que les accidents survenus aux voyageurs dans le Maroc sont relativement beaucoup plus rares que dans les autres pays mahométans. Le Maroc doit son indépendance au système d’exclusion strictement pratiqué par ses habitants envers les Européens, et à la surveillance au moins ennuyeuse qu’ils exercent sur eux. C’est ce qui fait qu’on m’attribua deux gendarmes pour cette petite excursion, sans que je les eusse demandés, et que par contre il me fallut les payer bel et bien. Après avoir laissé dernière nous les jardins d’oliviers qui entourent la ville, nous chevauchâmes par une contrée de collines désertes, et nous atteignîmes un petit ruisseau qui sort des montagnes salifères et dont le lit desséché était recouvert d’une croûte de sel blanc ; tout le voisinage était également revêtu d’une couche blanche, de sorte que l’on avait l’illusion d’un paysage de neige. Les montagnes et collines environnantes consistent : 1o en grès blanc calcaire ; 2o en schiste argileux rouge avec gypse et filons de sel ; 3o en conglomérats de deux genres : _a_, conglomérat grossier avec schistes cristallins ; _b_, roche plus fine, dont quelques parties sont étendues sur un lit d’argile. L’ensemble rappelle le Haselgebirge des salines autrichiennes. Nous suivîmes le ruisseau salé pendant environ une demi-heure, dans la direction du nord-est, et nous arrivâmes en un point où une assez grande quantité de sel s’est amassée dans le schiste argileux rouge. Dans le grès dont j’ai parlé on trouve des fossiles, le pecten, le spondylus et autres bivalves qui démontrent que ce dépôt salin appartient à l’étage moyen de la formation tertiaire. En fait d’échantillons minéraux, on y rencontre surtout des cristaux de sel, de gypse, de carbonate de chaux et de pyrite. A l’ouest de ce point, et à quelques heures seulement, se trouvent des sources thermales sulfureuses, qui sont consacrées à un saint, Mouley Yakoub, dont le nom s’étend à tout le pays et même à la région des salines. Les sources sont fréquemment visitées par les malades, et on dit qu’elles guérissent surtout les maladies cancéreuses. Comme les environs de ces sources thermales sont tenus pour sacrés, on ne me permit pas de m’y rendre ; c’était un des motifs qui m’avaient fait escorter de deux soldats : ils étaient chargés de m’empêcher d’aller dans un endroit où j’aurais été exposé comme Chrétien aux insultes d’une population fanatique. Après que j’eus examiné tout ce qui était surtout à voir, nous fîmes halte vers midi dans une petite vallée herbeuse, non loin d’un douar ; j’eus de nouveau l’occasion d’observer combien la population pauvre des campagnes est pillée par les soldats vassaux du sultan. J’avais apporté de Fez d’abondantes provisions pour notre déjeuner à tous, et mes deux machazini en eurent leur large part. Après s’être rassasiés, ils déclarèrent que la population du village voisin devait maintenant apporter la mouna ; ils ajoutèrent que, partout où s’arrêtait un voyageur avec une recommandation du sultan, c’était un usage que les habitants prissent soin de lui. Mes deux soldats entrèrent dans le village, où ils ne trouvèrent que quelques femmes ou enfants : le reste de la population était aux champs. Les femmes durent se mettre en route pour aller chercher le chef de la localité, et ce dernier fut forcé de remettre une mouna aux soldats. Ces hommes revinrent chargés de poulets, d’œufs, de pain, de miel, etc., tandis que les habitants du village qui les avaient suivis par curiosité nous regardaient avec des mines rien moins qu’amicales. Il est inutile que l’Européen cherche à renoncer à la mouna : les machazini l’arrachent au peuple ; je ne pus adoucir un peu ces paysans qu’en laissant quelque argent pour les pauvres du pays. Mes soldats se réjouirent fort du tour qui leur avait si bien réussi, et emportèrent à Fez, en guise de butin, toutes ces victuailles, que je leur avais abandonnées. Des faits de ce genre, ou encore plus fâcheux, se renouvellent très souvent, et expliquent la haine des gens des campagnes du Maroc contre les machazini du sultan et contre les Infidèles qui voyagent sous leur protection. Il me fallut enfin songer à partir. Déjà à diverses reprises j’avais cherché à louer des chevaux ou des mulets pour le voyage de Marrakech ; mais leur prix me sembla trop élevé ; 20 douros (100 fr.) pour la location d’un cheval me paraissant une somme trop forte, je me résolus à en acheter. Le grand marché de chaque semaine est tenu tous les jeudis en dehors de Fez ; aussi le 15 janvier j’allai de bonne heure avec Hadj Ali au marché aux chevaux. Le marché était extrêmement animé, une foule de gens des environs s’y trouvaient. Un grand nombre de chameaux, de chevaux, de mulets, d’ânes, de bœufs, de moutons et de chèvres y étaient rassemblés : les animaux de chaque espèce avaient leur place particulière : comme sur les marchés aux grains et aux marchandises, chaque article est strictement séparé des autres. De nombreux Nègres esclaves des deux sexes et des enfants étaient également mis en vente. Mes négociations durèrent fort longtemps, et je dus rester jusque dans l’après-midi, par une chaleur torride, sur ce sol sec et poussiéreux. Il me fallait chercher à acheter des animaux au plus bas prix possible et en même temps capables de résister au voyage. Finalement j’acquis un cheval de selle pour Hadj Ali, un beau petit mulet pour moi et deux chevaux, un mulet et un âne pour les bagages. On peut avoir pour 25 à 30 douros un assez bon cheval de selle, qui n’est pas à la vérité de pure race berbère, mais qui est pourtant passable ; les bons mulets sont un peu plus chers. Un ordre sévère régnait sur le marché aux chevaux. Dans une tente se tenaient deux commissaires du marché et une sorte de vétérinaire. Les premiers prélevaient au nom du gouvernement un petit impôt proportionnel au prix de vente ; le dernier examinait les animaux vendus et ne déclarait le marché valable que quand l’animal n’avait aucun défaut saillant. Un Maure marchand de cuirs, qui venait souvent nous voir et nous avait montré toute espèce de complaisances, se chargea de nous fournir les brides, les selles, les étriers, etc., et, le jour suivant, nous entreprîmes une promenade dans les environs avec nos chevaux. C’était un vendredi, c’est-à-dire un jour de fête, et les hommes se tenaient une grande partie du jour dans les mosquées ; les femmes, au contraire, jouissent ces jours-là d’une certaine liberté, et les emploient à des promenades au cimetière, placé en dehors de la ville. Quand nous arrivâmes en cet endroit, nous fûmes étonnés de voir des centaines de femmes étendues sur le gazon, le visage presque à découvert ; elles ne rabattirent leur grand manteau que quand nous approchâmes davantage. Nous nous reposâmes aussi dans leur voisinage, d’autant plus que nous y vîmes des cafés volants et des hommes du pays. C’étaient pour la plupart de jeunes célibataires, qui cherchaient une occasion de faire des connaissances ; et nous vîmes avec étonnement qu’en ce jour la stricte étiquette s’était un peu adoucie et qu’hommes et femmes s’amusaient fort bien ensemble. Mainte petite intrigue doit se nouer là, qui se continue plus tard dans la ville. De retour dans notre logement, je fis faire tous les préparatifs pour quitter Fez le lendemain. CHAPITRE V MEKNÈS, LES MONTAGNES DU ZARHOUN ET LES RUINES DE VOLUBILIS. Départ de Fez. — Ras el-Ma. — Ravins. — Ponts. — Vue de la ville. — Belle maison de campagne. — L’amil. — Meknès. — La mellah. — Industrie et commerce. — Culture des jardins. — Fanatisme. — Voyages des ambassadeurs. — Zaouias. — Es-Senoussi. — Palais du sultan. — Magasins de provisions. — Trésor. — Beau climat. — Kasr Faraoun (Volubilis). — Montagnes du Zarhoun. Le 17 janvier 1880 je quittai la résidence du sultan du Maroc et me dirigeai vers l’ouest pour aller voir Meknès[18], le « Versailles marocain ». Quoique j’aie souvent réclamé aux autorités de Fez pendant les derniers jours quelques machazini pour mon voyage, ces hommes n’avaient pas encore apparu, et je me mis en route, tout à fait contre l’usage du pays, sans une escorte de ce genre. Quantité d’amis maures avec lesquels je m’étais lié à Fez voulurent à toute force nous accompagner pendant quelques heures, et même le jeune Edrisi, le neveu de mon interprète, ainsi que Ibn Djenoun, profitèrent de cette circonstance pour aller en notre compagnie à Meknès, où ils espéraient faire quelque affaire. Mes serviteurs juifs qui avaient tenu mon ménage à Fez, touchés des bons gages et surtout des bons traitements qu’ils avaient trouvés dans notre maison, prirent de nous un congé solennel et appelèrent sur mon entreprise les bénédictions de leur Dieu. Nous quittâmes la résidence par le Bab el-Mahrouk, la porte occidentale, par laquelle nous étions également entrés dans la ville. Vers l’ouest et le sud-ouest s’étend l’immense plaine de Fez, dont la fertilité a été tant de fois vantée. Ce n’est pourtant pas du tout le cas. Ce plateau est constitué par un conglomérat grossier et solide, qui de plus est couvert, en beaucoup de places, de plaques de calcaire très récent, géologiquement parlant ; ce calcaire sort également en de nombreux endroits de la mince couche d’humus. Vers le nord-ouest mène la large route, très fréquentée, qui va à Tanger par Kasr el-Kebir : au contraire, dans une direction faiblement inclinée vers le sud-ouest, des sentiers sans nombre tracés par les animaux de bât se dirigent vers Meknès. Ce dernier chemin est également très suivi ; on y rencontre souvent des marchands, des fonctionnaires, des machazini et des caravanes de marchandises. Ce chemin nous conduisit d’abord dans la vallée de l’oued Fez ; puis nous nous élevâmes sur une terrasse haute de plusieurs mètres, constituée par le calcaire dont j’ai parlé et qui montre en grandes masses une tendance à se décomposer en forme de cuvettes, ou mieux de coupes concentriques. Ces creux peu profonds, de forme circulaire, souvent de plusieurs mètres de diamètre, se retrouvent dans tout le pays parcouru par nous jusqu’à Meknès. La contrée est sans aucun arbre ; des touffes de palmiers nains et des chardons recouvrent cette plaine de beaucoup de milles carrés, qui est peu propre à la culture des céréales. Le temps était magnifique ; un ciel clair et sans nuages s’étendait au-dessus de la plaine infinie, et laissait apparaître nettement dans l’air pur les objets les plus éloignés. Nous avions tous le même sentiment agréable d’avoir échappé à une prison étroite et sombre et nous chevauchâmes gaiement, lentement et agréablement vers notre but immédiat. La distance entre Fez et Meknès ne compte qu’une quarantaine de kilomètres, mais nous préférâmes la diviser en deux étapes. Il est près de dix heures quand nous quittons Fez, et dès deux heures et demie nous nous arrêtons et dressons nos tentes. Nous avons passé en chemin une petite rivière, affluent de l’oued el-Fez, l’oued el-Adjen, sur un pont de pierre bien conservé. Notre bivouac se trouve près de l’oued el-Ndja, qui va directement vers le nord dans le Sebou. Il y a également ici un très beau pont sur la rivière ; tout près sont quelques palmiers, qui surprennent dans ce pays absolument sans arbres, et c’est là que sont dressées d’ordinaire les tentes des voyageurs. J’ai toujours remarqué qu’un palmier isolé fait un très bel effet, tandis que les palmiers en masses me plaisent beaucoup moins. A une heure seulement au sud de notre bivouac est un pays nommé Ras el-Ma (Tête de l’Eau) ; c’est une faible ondulation du sol où prennent leur source l’oued el-Fez et l’oued el-Ndja, ainsi que quelques ruisseaux plus petits, qui se jettent dans ces deux rivières. L’oued el-Fez coule d’ici directement vers l’est, et se jette dans le Sebou après avoir pourvu d’eau la ville de Fez, tandis que l’oued el-Ndja coule dans la direction du nord, droit vers ce fleuve. Auprès de notre bivouac se trouve un douar, dont les habitants appartiennent à la tribu des el-Oudeia et ne se montrent pas très bien disposés. Evidemment ils sont trop souvent dépouillés et obligés de livrer la mouna aux fonctionnaires du sultan qui font ce trajet, de sorte qu’ils voient avec méfiance toute caravane étrangère. Comme je n’avais aucun machazini avec moi, il ne fut pas question de mouna ; je n’avais nulle prétention à cet égard, et ne demandais que de l’orge pour mes chevaux en échange de bel argent. Mais on prétendit qu’il n’y en avait pas au village, et il me fallut envoyer dans le voisinage, à des heures de distance, pour trouver de la paille et de l’orge. Autant le jour avait été d’une chaleur agréable, autant le froid devint vif pendant la nuit ; nous en souffrions dans nos tentes, et, quand nous nous levâmes, le lendemain matin vers six heures, nous avions 2 degrés de froid, à notre grand étonnement. La rivière et l’eau des pots étaient couvertes d’une mince couche de glace ; les champs d’alentour resplendissaient dans leur frais manteau blanc. Vers sept heures et demie nous partions, tremblants de froid ; mais, à mesure que le soleil s’élevait, la température devenait plus douce, et le changement était si rapide, que vers onze heures nous avions déjà 20 degrés à l’ombre ! Après avoir passé la rivière (comme tous les Arabes, nous évitions soigneusement les ponts bien bâtis, et nous traversions généralement les rivières à gué, suivant la mode du pays), nous arrivâmes de nouveau sur le plateau sans fin dont l’uniformité était rompue, pendant la marche de ce jour, par plusieurs ravines très profondes, extrêmement pittoresques, au fond desquelles des torrents grondaient en courant vers le Sebou. On est d’autant plus surpris à la vue de ces coupures profondes apparaissant tout à coup, qu’on croit voyager sur une plaine basse sans limites ; mais le plateau a plus de 400 mètres d’altitude au-dessus du niveau de la Méditerranée, et le voyageur s’arrête surpris devant ces ravins qui ont jusqu’à 150 mètres de profondeur, et dont les parois sont presque verticales. Les éléments géologiques du plateau sont faciles à distinguer sur ces points. Sous les couches calcaires dont j’ai parlé et qui se décomposent en forme de coupes, sont des lits horizontaux de sable et de marne, dont les fossiles indiquent une origine tertiaire récente ; entre les deux s’étend par places la couche de conglomérat, dont l’extension est si grande. Au-dessous se trouvent, en couches relevées verticalement, le grès et le calcaire, avec dépôts quartzeux, des formations de nummulites éocènes, si répandues dans le nord du Maroc. Elles se dirigent du sud-ouest vers le nord-est et tombent vers le nord sous un angle aigu. Le chroniqueur du voyage de l’ambassade allemande, L. Pietsch, donne une description pittoresque de ces profondes coupures, si intéressantes ; il dit à leur sujet : « Ces ravins surprennent par leur beauté pittoresque, vraiment romantique, dont on sent d’autant mieux l’effet, qu’ils apparaissent subitement dans le vide d’une étendue monotone et sans arbres. Les hautes cascades grondantes et écumantes, le feuillage épais des figuiers, parmi lesquels les ceps de vignes enroulent leurs sarments flexibles, la vallée entière embaumée du fin parfum des fleurs de la vigne, les grandes haies de roseaux et de lauriers-roses murmurant au bord des eaux qui courent gaiement, ce ravissant tableau profondément dissimulé entre les parois verticales des ravins, repose l’esprit par son charme infini. Et ce charme s’accroît encore quand on descend, pendant les heures de repos, dans cette rivière limpide et froide : assis sur un bloc de rocher, on se laisse entourer de ses bras blancs, et on passe dans sa fraîcheur les heures ardentes qui s’écoulent sur le plateau. Les tortues curieuses n’inquiètent pas le moins du monde ce plaisir. Quoiqu’elles étendent volontiers leur cou hors de leur carapace, en sortant leur tête de l’eau, pour considérer l’hôte qui veut se plonger dans leur lit humide, elles s’enfuient pourtant au bout d’un instant avec des mouvements d’un comique irrésistible, et avec la même expression de très grande frayeur que montrent les vieilles femmes mauresques à la vue d’un Européen. Aussitôt qu’on fait un pas vers elles, elles plongent profondément, avec une habileté natatoire qu’on supposerait à peine à une créature aussi lourde d’aspect. » Ces profondes coupures à parois verticales me remettaient très vivement en mémoire une apparition semblable dans la vallée du Dniestr, de la Galicie orientale. Là également le plateau de la Podolie est coupé de ravins de plus de 100 pieds, sur les parois verticales desquels il est aisé d’étudier les différentes formations géologiques et dans le fond desquels le Dniestr court rapidement vers l’est. La direction ouest que nous prîmes le 18 janvier était légèrement inclinée vers le sud-ouest. Après avoir passé quelques petits ruisseaux venant de Ras el-Ma, nous atteignîmes un pays nommé Mechra er-Remal, surprenant par la quantité de sable qui couvre le sol. Vers onze heures et demie nous arrivâmes au premier ravin, nommé oued em-Mehedouma ; un grand pont, à moitié ruiné, franchit la rivière, et de l’autre côté se trouvent les ruines d’anciennes fortifications et un palmier isolé. Nous fîmes halte à l’ombre des vieux murs mauresques ; devant nous s’élevaient vers le nord les pentes des montagnes sacrées du Zarhoun, avec leurs sombres forêts d’oliviers. Vers deux heures nous continuâmes la marche, toujours par le plateau qui monte doucement vers le nord ; nous traversâmes le ravin de la rivière des Juifs, puis nous arrivâmes à une autre coupure, dans le voisinage de laquelle se trouve la source dont on a lu plus haut la jolie description, et qui est nommée Aïn Toutou, ainsi que tout le pays. Enfin nous atteignîmes le dernier des ravins du plateau, l’oued el-Ouslin ; de l’autre côté de ses parois verticales, les murs extérieurs de Meknès étaient déjà visibles. Tout le chemin de Fez à Meknès prouve que jadis il était tenu en bon état, quand les sultans résidaient plus souvent à Meknès. De nombreux ponts et des restes de fortifications prouvent que l’on s’inquiétait de la sécurité et de la commodité des puissants voyageurs ; mais depuis longtemps déjà tout est tombé dans l’abandon. Quoique ce chemin soit assez fréquemment suivi, la sécurité dont on y jouit n’est pas grande. Les tribus des environs, particulièrement celles du sud, sont surtout berbères et compromettent souvent par leurs brigandages la sûreté de la route. Quand le sultan actuel va à Marrakech, ce qui arrive d’ordinaire une fois par an, il emmène de très fortes masses de troupes en guise d’escorte, et il est assez souvent arrivé que ces dernières étaient attaquées par des bandes de brigands berbères. Cette insécurité est également un des motifs qui rendent ce grand plateau si peu peuplé. Quoique la culture du sol doive y offrir quelques difficultés, il y aurait pourtant grandement place pour l’élevage de troupeaux de moutons et de chèvres ; mais, dans tout mon voyage, je n’ai rien vu de semblable. De l’autre côté du dernier ravin, nous atteignîmes rapidement les jardins immenses plantés d’oliviers et de céréales, et entourés de grands murs, qui s’étendent tout autour de la ville. Nous descendîmes encore une fois dans une dépression du sol, et nous nous arrêtâmes bientôt devant la puissante porte de la ville, qui s’étend en forme d’amphithéâtre sur une colline faiblement accentuée. Comme dans toutes les villes arabes, le premier aspect, du dehors, est agréable et grandiose : à Meknès cette première impression est encore accrue par la végétation très riche du pays, par de beaux jardins sans nombre et par des champs et des prairies bien tenues. La nature, sous ce magnifique climat, a prodigué ses bienfaits, malheureusement à des gens qui ne savent pas les apprécier. Nous parcourûmes une partie de cette grande ville, qui s’étend surtout du sud-ouest au nord-ouest, et nous nous arrêtâmes vers six heures sur une place au milieu de Meknès, devant une grande porte richement ornée, qui mène dans la cour d’une mosquée. Hadj Ali fit aussitôt une visite au gouverneur ou amil (le mot pacha n’est pas en usage au Maroc), et lui montra la lettre que m’avait fait remettre le sultan : l’amil fut très courtois et chargea aussitôt ses machazini de m’indiquer une maison. Comme, dans l’intervalle, j’avais fait déjà dresser les tentes et tout préparer pour le bivouac, je préférai passer la première nuit sur la place et me rendre le lendemain seulement dans la maison. L’amil y consentit et m’envoya, outre un souper magnifique, quatre hommes pour me garder la nuit. Le matin suivant, je me disposai à m’installer dans la maison qui était mise à ma disposition, mais je m’aperçus qu’elle était très jolie, mais beaucoup trop vaste et que les grandes pièces vides en devaient être très froides. Je ne me souvenais que trop des jours de froid supportés à Fez. Sur ma réclamation, le gouverneur m’en fit désigner une petite, à la vérité ruinée en partie, mais charmante, au milieu d’un magnifique jardin ; je l’acceptai avec plaisir, nous nous y installâmes rapidement et nous nous y trouvâmes extrêmement bien. Les serviteurs furent logés au rez-de-chaussée, tandis que, avec mes interprètes, je prenais possession des chambres de l’étage supérieur ; de la véranda, qui était au nord, s’étendait une vue admirable sur les montagnes du Zarhoun, tout près de nous, avec leurs petits villages ressortant par leurs maisons blanches comme neige sur le vert foncé des immenses plantations d’oliviers. Vers midi je fus invité chez l’amil avec mes interprètes Hadj Ali et Abdoullah (Benitez). L’amil, un Nègre, comme la plupart des hauts fonctionnaires marocains, n’était que depuis peu de temps dans ce poste et n’avait évidemment jamais vu d’Européen chez lui. C’était un homme d’âge moyen, au type nègre fort accusé et de couleur très foncée, qui faisait ressortir vigoureusement le blanc de neige de son grand turban et la teinte de son fin haïk. Il se montra très gracieux dans son accueil, et fut bien étonné de toutes les nouveautés qu’il voyait. Les nouvelles politiques d’Occident éveillèrent naturellement aussi sa curiosité ; nous ne pouvions en finir avec nos récits, de sorte que finalement nous dûmes encore prendre chez lui le repas du soir. Il nous reçut dans son cabinet de travail, grande pièce garnie d’un tapis, avec un bassin carré au milieu ; dans un angle étaient assis l’amil avec son chalif (secrétaire ou lieutenant), qui reçoit les pièces officielles, les lit et y répond, et est en possession du sceau du gouverneur. Ce dernier, comme d’ailleurs la majorité des hauts fonctionnaires, ne savait ni lire ni écrire ; ils tiennent ces _sciences_ pour inutiles, puisque leur chalif s’en occupe pour eux. Quand nous entrâmes, des négociations étaient pendantes avec différents cheikhs du voisinage ; pendant notre entretien, plusieurs affaires furent également traitées. Un machazini à mine fort raide entra, amenant un prisonnier, homme d’aspect misérable et chétif, qui resta humblement à la porte et se sentait évidemment très mal à son aise dans cette pièce élégante et devant une société choisie. Il entendit dans un silence stupide rendre aussitôt le jugement du gouverneur sur le rapport du machazini ; la bastonnade et la prison sont les peines habituelles pour les délits non politiques. J’employai le peu de jours que je pouvais consacrer au séjour de Meknès, à faire dés excursions dans ses beaux environs, à parcourir la ville et à recueillir des renseignements de toute nature. En ce qui concerne le nom de cette antique ville, si célèbre dans le monde musulman, Miknâs ou Miknâsa (Meknès) est la forme arabe moderne du nom de Miknâsat, déjà connu au dixième siècle. Une branche de la tribu berbère de Zenatah, nommée Meknâsah, fonda ici, dit-on, une ville à cette époque. Sur nos cartes modernes on trouve généralement employée la forme espagnole de Mequinez (ou Mekinès). Comme toutes les villes marocaines, Meknès se divise en trois parties : la kasba, avec les logements des personnages officiels, la ville des bourgeois avec les bazars, et la mellah, quartier des Juifs. La ville, qui aujourd’hui compte au plus 25000 habitants, est bâtie sur un espace immense et couvre une surface sans aucun rapport avec le nombre de ses habitants. Par contraste avec Fez, les rues y sont très larges ; il y a beaucoup de grandes places, qui donnent de l’air et de la lumière, et même la mellah consiste en une large et longue rue, qui à la vérité n’est pas très proprement tenue ; elle longe le mur de la ville et est disposée de telle sorte qu’on n’y a accès que par deux portes fermées la nuit. Meknès a été souvent érigée en résidence, d’une façon permanente ou temporaire, par les sultans ; c’est de là que viennent les nombreux restes de grandes constructions et les jardins abandonnés, entourés de murs, ruinés il est vrai, comme tout l’est au Maroc. On voit partout des maisons commencées, à moitié terminées et d’autres qui s’écroulent, lentement mais sûrement. Comme dans toutes villes marocaines, les Juifs forment à Meknès une partie très importante de la population ; mais leur situation y paraît un peu moins difficile. Il est vrai qu’ils ne peuvent sortir hors de la mellah que les pieds nus, qu’ils ont leur coupe particulière de cheveux et qu’ils évitent, comme ailleurs, de faire paraître leur aisance par des vêtements de mise convenable. Mais les relations entre Mahométans et Juifs y sont un peu plus actives et un peu moins forcées ; on entend moins parler des actes de brutalité auxquels ces derniers sont exposés. A Meknès, leur existence est rendue beaucoup plus supportable en apparence par la circonstance seule qu’ils habitent dans une large rue bien aérée, et qu’ils ne sont pas confinés, comme à Fez et autres lieux, dans des antres misérables, aux émanations pestilentielles et dans des caves sombres pleines d’ordures. Si les Juifs marocains avaient seulement une légère idée de l’ordre et de la propreté, leur mellah donnerait une impression agréable. Tout le petit commerce et toute la petite industrie sont dans leurs mains. Les boutiques succèdent aux boutiques ; souvent il leur suffit d’une natte dépliée pour établir un atelier, où ils restent accroupis tout le jour avec une grande application, en se laissant rarement détourner de leur travail. Les cordonniers et les tailleurs, les forgerons, les menuisiers, les selliers, les ouvriers qui travaillent l’or et l’argent, les brodeurs de soie, etc., sont presque exclusivement des Juifs espagnols. Chez les bijoutiers juifs on trouve souvent de vieux bijoux en or ou en argent d’un travail très original, qui datent de l’époque de la prospérité de Meknès, alors que la cour y résidait et qu’une foule de gens riches et de personnes de distinction y habitaient. Comme les Juifs font aussi des affaires de prêt, mainte jolie arme et maints bijoux de femmes sont tombés entre leurs mains et y sont demeurés. Il m’arriva, par exemple, d’acheter un petit poignard courbe très ancien, du genre en usage au Maroc, dont les deux faces du fourreau étaient garnies d’argent et montraient partout un fin travail d’arabesques. On ne fait plus du tout de semblables objets de luxe. Il se trouve aussi chez ces Juifs une quantité de bijoux de femmes. Très souvent les Mauresques sont mises dans le cas d’engager leurs objets précieux, quand la subvention qui leur est assurée par leurs maris pendant leurs voyages vient à manquer. L’animation dans les bazars maures est beaucoup moindre à Meknès qu’à Fez ; Meknès n’est pas du tout une ville d’affaires et de commerce, et l’impression générale qui s’en dégage est celle d’une quasi-solitude. Dans la plupart des boutiques on ne vend que des objets d’alimentation ; en fait d’industrie mauresque, il n’existe de remarquable que des fabriques de poteries et de petites faïences colorées, pour la décoration des appartements, ainsi que les ateliers d’objets en cuir de couleur. Au contraire, le commerce de fruits, de légumes et d’huile paraît très important. Meknès est une vraie ville de jardins ; nulle part au Maroc je n’en ai vu comme les siens. Différentes espèces de raves, de choux-fleurs, de haricots, de pommes de terre, de choux, de tomates, de grenades, de raisins, de figues, d’amandes, de dattes, d’oranges, de limons doux, et beaucoup d’autres encore, y prospèrent et y abondent, de sorte que Fez, la capitale, est approvisionnée de produits maraîchers par Meknès. Les jardins sont bien tenus, et un soin particulier est apporté à leur système d’irrigation. Les Arabes sont, ou plutôt étaient, des maîtres dans l’art d’établir et d’utiliser les conduites d’eau ; aussi la ville est-elle pourvue d’eau courante, grâce à un grand réservoir placé à l’extérieur. Mais ce sont les vastes bois d’oliviers qui font la principale richesse des habitants. Ces bois commencent tout près des portes de la ville et se prolongent vers le nord jusqu’aux longues montagnes du Zarhoun, dont les pentes méridionales forment aussi une seule et immense forêt d’oliviers. C’est une vraie montagne d’huile ; beaucoup des habitants aisés de la ville y possèdent des propriétés, avec des enclos d’oliviers. La vigne est relativement peu cultivée, quoique le climat lui convienne très bien. Comme les Marocains sont très stricts observateurs de l’interdiction des boissons spiritueuses, les raisins ne sont utilisés qu’à l’état sec ; au contraire, les Juifs préparent de temps en temps une boisson qui n’a que de lointains rapports avec notre vin. La population passe pour très fanatique, et la ville est restée longtemps sans être parcourue par les voyageurs étrangers. Ce n’est que dans ces dix dernières années qu’elle a été visitée plusieurs fois, depuis que les voyages d’ambassade à la cour du sultan se sont multipliés. Presque tous les ans, le représentant d’une puissance européenne, accompagné d’une importante suite et en grande pompe, va de Tanger à Fez et revient de là par Meknès, sur une autre route. Des présents de prix, presque toujours inutiles, sont envoyés de la part des grandes puissances européennes au souverain noir du Maroc, et le peuple marocain voit avec étonnement et fierté les princes de l’Europe civilisée chercher à se supplanter réciproquement pour ne pas tomber en disgrâce auprès de Sa Majesté Chérifienne. C’est là une attitude vraiment indigne ! Pour la plupart il s’agit de conclure un traité de commerce favorable, mais l’affaire serait beaucoup plus simple et surtout plus sérieuse si l’État intéressé envoyait simplement une canonnière à Tanger ou à Mogador. C’est ainsi que les grands peuvent persuader au sultan et au petit peuple que le Maroc est encore un des plus puissants empires du monde. Quand on voit, en outre, de quelle manière les ambassadeurs étrangers sont accueillis, comment le sultan noir reçoit toujours à cheval les représentants de la civilisation, après qu’ils ont attendu des heures en frac noir d’uniforme et tête nue, sous un soleil brûlant, et comment, après quelques mots insignifiants, il fait demi-tour et quitte l’étranger, on ne peut assez déplorer une pareille conduite des grandes puissances européennes en face d’un barbare qui sait à peine lire et écrire. N’est-on pas allé jusqu’à trouver non pas insolent, mais fort spirituel, ce mot du sultan ou de l’un de ses esclaves : De même que les souverains européens reçoivent, assis sur leur trône, les ambassadeurs étrangers, il pouvait bien, lui sultan, faire de même sur un cheval, puisque ce cheval est son trône ! La population de Meknès s’est un peu accoutumée aux Européens depuis les voyages d’ambassade ; il faut y être toujours très prudent et surtout éviter de parcourir les rues sans un machazini. Meknès et particulièrement les villages des monts du Zarhoun dans le voisinage passent, en effet, pour sacrées. Sur les pentes occidentales de ces montagnes se trouve le plus grand sanctuaire du Maroc, le tombeau de son plus célèbre souverain, Mouley Idris Akbar, le Grand. Meknès est donc le chef-lieu de quelques sectes très fanatiques, et entre autres de l’ordre des es-Senoussi, dont beaucoup de membres parcourent le Maroc. Dans aucune ville marocaine, les processions des différentes zaouias pour les grandes fêtes mahométanes, et surtout la naissance de Mahomet, ne sont aussi farouches et aussi bruyantes qu’ici. Ces jours-là, la mellah, le quartier des Juifs, est tenue fermée ; et, si par hasard un Chrétien se trouvait dans la ville, on ne le laisserait certainement pas sortir de chez lui : on l’y garderait avec soin. La foule furieuse, appartenant aux plus basses classes, et surtout les Nègres esclaves et les femmes sont comme des fous ; ils déchirent les animaux qu’ils trouvent sur leur passage, chiens, moutons, chèvres, et en dévorent la viande saignante ; on dit même qu’il est déjà arrivé à Meknès que des hommes ont été sacrifiés de cette façon, et tout cela en l’honneur d’Allah et du Prophète ! Nulle part la férocité de l’homme ne se montre à un tel point que dans ces fêtes mahométanes. En ce qui concerne la secte des es-Senoussi dont je viens de parler, elle est répandue dans tout le nord de l’Afrique et possède des zaouias depuis l’Égypte jusqu’au Maroc et loin dans l’intérieur. Si-Senoussi, le père du chef actuel de la secte, Mohammed es-Senoussi, commença sa propagande en Égypte vers la cinquantième année de ce siècle. Lorsqu’il vit que, sous l’influence des légations européennes, le gouvernement égyptien regardait sa conduite avec défiance, il s’enfuit vers Barka et fonda dans Djebel-el-Akdar, près de Benghasi, sa première zaouia. Mais là encore il ne se sentit pas assez en sûreté, et s’enfonça profondément dans le désert et fonda dans l’oasis de Djerboub la zaouia centrale, d’où une vive agitation commença à se répandre. Il voulait réformer l’Islam, un peu dégénéré, et rétablir dans leur intégrité les vieilles croyances du Coran. Dans ce but il envoya ses adhérents dans tout le nord de l’Afrique et fit partout élever des zaouias. Après la mort de Si-Senoussi, dès 1860, son fils, le chef actuel, prit la conduite de l’ordre et continua avec de nouvelles forces l’œuvre de son père, qui prit peu à peu de l’importance, de sorte que l’ordre possède aujourd’hui la plus grande influence dans tous les États mahométans du nord de l’Afrique. Sa sévère discipline, sa richesse et son manque de scrupules quant aux moyens d’atteindre le but fixé, font de cet ordre des es-Senoussi l’une des plus dangereuses parmi les confréries dans lesquelles la civilisation européenne voit ses plus violents adversaires au nord de l’Afrique. Pendant mon voyage au Maroc je rencontrai souvent des membres de cet ordre, créatures en haillons, aux yeux hagards et féroces, et dont l’apparition suffisait pour répandre la crainte. Ils errent en mendiant dans le pays, et malheur à qui ne répond pas à leurs demandes ! Je me souviens d’avoir vu un de ces coquins fanatiques se précipiter sur moi avec une lance, en me réclamant violemment de l’argent. Il ne fut pas content de ce que je lui donnai, saisit mon cheval par la bride, me menaça de sa lance et ne put qu’avec peine être écarté par mon escorte. Quiconque oserait, dans un moment d’impatience, bien naturelle après une telle importunité, user de violence envers un pareil mendiant, aurait le plus grand tort, et, dans ce cas, les autorités elles-mêmes ne pourraient protéger l’étranger contre la fureur d’une population irritable. [Illustration : Arabe de la secte des es-Senoussi.] Le matin du 20 janvier, le gouverneur m’envoya quatre mulets sellés et quelques machazini pour me permettre de visiter les environs immédiats de la ville. Mes deux interprètes et l’un des serviteurs marocains, Ibn Djeloul, m’accompagnaient. En dehors de la véritable ville commence une cité à part, le quartier vraiment gigantesque de la résidence, où l’on arrive par une belle porte, flanquée de tours crénelées appuyées sur de fortes colonnes trapues. Cette merveille architecturale, ornée de magnifiques majoliques et de charmants motifs décoratifs, montre combien le sens artistique était développé jadis et, par contre, combien la population actuelle est stupide et indifférente en laissant tomber ces superbes monuments : les parties basses de cette porte sont déjà enduites à la chaux. Il est difficile de décrire ce qu’on nomme la résidence. Au premier coup d’œil c’est un ensemble de places immenses et désertes, séparées les unes des autres par des murs, d’où surgissent çà et là les tours des mosquées ou les toits des maisons ; cet ensemble couvre une telle étendue, qu’il faut des heures pour en faire le tour à cheval. Si l’on y pénètre, on trouve dans ces espaces si désolés, en apparence si vides, des palais ruinés cachés au milieu de beaux et grands jardins d’agrément, des parcs à gibier avec des troupes d’autruches, des antilopes, etc., de grandes écuries, pleines de beaux chevaux, des villages entiers avec les habitations des esclaves, des tours fortifiées qui servaient de trésors, des aqueducs, et enfin un système très étendu et extrêmement compliqué de passages souterrains voûtés, qui servent de magasins pour les masses de grains appartenant au sultan. [Illustration : Grande porte de Meknès.] Il est impossible que tout cet ensemble de places géantes et de grands murs avec des tours en forme de fer à cheval ait été tracé d’après un plan. Les divers sultans l’ont évidemment construit dans la suite des siècles, d’après leurs caprices ; chaque souverain laissait abandonné le bâtiment commencé par son prédécesseur immédiat, et en édifiait un nouveau, qui peut-être ne devait être qu’à moitié terminé, et c’est ainsi que se forma ce quartier de la résidence, qui a presque un mille carré d’étendue. Aussi loin que vont les yeux, aussi loin s’étendent à l’horizon les hautes murailles dorées par le temps ; par places elles servent du moins à enclore les plantations d’oliviers. Tout au loin on aperçoit de grandes ruines : à Meknès on raconte que ce sont les restes d’un mur tout à fait gigantesque, qu’un puissant sultan voulut faire construire entre cette ville et Marrakech, la résidence du temps ; il devait être si haut et si solide qu’aucun ennemi ne pourrait le détruire, et si large que les caravanes y circuleraient sûrement et commodément. Sur un point, le sol est couvert de magnifiques colonnes et de chapiteaux de marbre, que le cruel sultan Mouley Ismaël fit venir d’Italie, pour les employer à la construction d’un palais. Aujourd’hui elles gisent sur le sol, couvertes d’ordures, brisées en plusieurs pièces, et nul ne s’en inquiète. Nulle part la décadence n’apparaît sous une forme plus palpable que sous celle de ces débris classiques : ils montrent que de tout-puissants souverains surent faire fleurir pour un court espace de temps les arts et les sciences, qui devaient disparaître avec eux. Le souverain actuel, Mouley Hassan, ne réside jamais à Meknès ; il ne fait qu’y passer lors de son voyage annuel de Fez à Marrakech. Mais ses principaux haras sont à Meknès, et les nobles chevaux de race berbère pure y sont élevés ; d’ordinaire l’ambassadeur d’une puissance européenne en reçoit un en présent, quand il est admis par le sultan. Les grands magasins souterrains de grains paraissent aujourd’hui ne plus être utilisés ; je les trouvai vides pour la plupart et leurs dalles de fermeture souvent brisées ; ils doivent être fort étendus, car les pas des chevaux retentissent longtemps sur le sol. On dit qu’en 1878, quand une famine effroyable, qui coûta la vie à des milliers d’hommes, régnait au Maroc, on supplia inutilement le sultan d’ouvrir ses magasins et de distribuer ses grains. Quand enfin la nécessité fut telle, qu’il y fut forcé, on trouva qu’une grande partie de ces milliers de quintaux de grains était pourrie. Mouley Hassan semble ne pas aimer à aller à Meknès, parce qu’il y a dans cette ville, et surtout dans les localités de la chaîne voisine du Zarhoun, de nombreux personnages influents qui sont de violents adversaires de la dynastie des Filali, et des partisans des anciens souverains de la maison des Idrides, puissante famille chérifienne. Ils veulent en cette qualité disputer au sultan actuel le droit de se nommer chérif, c’est-à-dire descendant du Prophète. C’est pourtant seulement grâce à ce fait que Mouley Hassan est considéré comme un grand chérif, presque à l’égal du chalif de Stamboul, et qu’il peut prétendre à la puissance temporelle sur un empire aussi étendu et composé d’éléments aussi nombreux que le Maroc. On connaît la légende des immenses trésors en argent monnayé qui seraient entassés à Meknès, derrière de fortes murailles et des portes solides. Il est difficile à un voyageur d’apprendre exactement la vérité à cet égard. Pourtant il est bien certain que dans la suite des temps les sultans ont dû amasser des sommes immenses, puisqu’ils recevaient de l’argent chaque année et ne dépensaient que des sommes tout à fait insignifiantes. C’est encore le cas aujourd’hui. Le sultan à lui seul, car il n’y a pas de trésor public, reçoit certainement chaque année plusieurs millions, dont il déduit seulement les dépenses de sa cour et un certain nombre de pensions pour des favoris, des parents, des écoles de théologie et pour certaines fondations. Les dépenses d’entretien des fonctionnaires sont presque nulles, car ces derniers sont invités à vivre aux dépens des provinces, et la petite armée régulière du sultan lui coûte fort peu. Quant au pays, à ses routes, à ses ponts, à ses hôpitaux et à ses prisons, etc., ils ne lui coûtent absolument rien. La dette publique contractée à la suite de la guerre avec l’Espagne est presque complètement amortie, parce que ce pays s’est réservé, depuis, la moitié du produit des douanes. Il doit donc, tous les ans, rester une certaine somme d’argent monnayé, qui est ajoutée aux trésors amassés depuis de longues années. On prétend qu’ils sont gardés à Meknès de toute antiquité, et il s’est formé une légende à leur sujet. On raconte que le bâtiment où ils se trouvent est entouré de hautes et épaisses murailles ; après avoir franchi trois portes de fer, on arrive dans un passage sombre, au bout duquel se trouve une salle, d’où on descend par une trappe dans les chambres souterraines, qui renferment l’argent. La maison est gardée par 300 Nègres esclaves, qui ne peuvent sortir vivants de cette tombe anticipée ; une fois par an seulement, le sultan ou l’un de ses fidèles vient jeter de nouvel or sur les tas de l’ancien. Il importe naturellement au souverain comme à ses favoris d’entourer ces trésors de tout le mystérieux possible, et la population y croit facilement. On prétend aussi qu’ils sont gardés en plusieurs endroits ; une partie serait cachée à Meknès, une autre à Fez, et la plus grande dans l’oasis du Tafilalet, au sud de l’Atlas, le pays d’origine des Filali. Ce qui me paraît le plus vraisemblable, c’est que la fortune du sultan, qui n’est pas d’ailleurs aussi grande qu’on a bien voulu le dire, mais qui a pourtant une grande importance, doit avoir été mise en sûreté au Tafilalet. Il vient en effet chaque année plus d’Européens au Maroc, et, en cas de complications armées, une occupation de Fez et de Meknès ne serait pas absolument impossible. Mais ceux qui visitent Meknès n’en sont pas moins bercés de tous les contes qui se sont créés dans la suite des temps au sujet des trésors du sultan et des 300 esclaves murés. La « garde noire », qui fait partie de l’armée régulière et se compose presque exclusivement de Nègres connus pour leur bravoure sauvage et leur férocité, a sa garnison à Meknès. Mon séjour dans cette ville compte parmi mes plus agréables souvenirs du Maroc, et la position charmante de ma maison, au milieu d’un beau jardin d’orangers, de jasmins et de rosiers, n’y contribua pas peu. Pendant les tièdes soirées et les nuits, quand nous étions étendus sur la terrasse de la maison, et que les chants plaintifs d’un rossignol solitaire retentissaient dans le jardin en fleurs ; quand nos amis maures commençaient leurs narrations au sujet de la grandeur passée de leur ville, ou des sultans cruels qui avaient opprimé leurs peuples, et des souverains puissants qui étaient la frayeur des Chrétiens ; quand ils chantaient en s’accompagnant de leurs instruments primitifs, avec des accents monotones, mais avec des paroles de feu, la beauté des femmes et des filles de Meknès (et Meknès est célèbre sous ce rapport au Maroc), alors nous nous croyions transportés dans un conte des _Mille et une Nuits_. J’oubliais complètement ma présence dans un endroit qui est avec raison réputé pour sa haine envers le Chrétien : je ne voyais que la beauté de la nature, l’originalité de mon entourage, et, à moitié assoupi par les parfums des jasmins et des orangers, je m’abandonnais au plaisir de l’heure présente, sans penser aux fanatiques mendiants de la secte des es-Senoussi, dont les hurlements sauvages nous étaient souvent apportés par les tièdes vents du soir. Le 22 janvier 1880, nous quittâmes la ville qui nous était devenue si chère. Notre but était Marrakech, la grande résidence actuelle du sultan, au sud-ouest de Meknès. Le chemin direct passe par une contrée peu sûre ; des tribus berbères révoltées habitent les avant-monts de l’Atlas et entreprennent de fréquentes expéditions vers le nord, de sorte qu’on prend rarement cette route directe. Aussi nous dûmes chercher d’abord à atteindre l’océan Atlantique, en allant droit vers l’ouest ; mais, comme je voulais voir les ruines romaines situées non loin de Meknès, il nous fallut d’abord prendre la direction du nord. Le chemin menait par un pays de collines, dans les vallées duquel de petits ruisseaux fertilisaient un sol bien cultivé. Des pentes sud du djebel Zarhoun sortent ces petits cours d’eau : l’oued Bour, l’oued Sechara, l’oued Zarhoun et l’oued Guimguima, qui se réunissent avec l’oued Rdoum, rivière plus importante. Celle-ci, qui coule au nord-ouest, se réunit ensuite avec le Sebou, le principal fleuve du Maroc. Nous remarquâmes sur un point de la route une multitude de pierres de taille bien équarries et gisant à terre ; elles paraissaient n’avoir jamais été employées. Toutes sortes de légendes se rattachent à ces pierres ; les Marocains prétendent que c’est le diable qui les a apportées ici. Peut-être y avait-il là un atelier de tailleurs de pierres au temps où les Romains posèrent leur pied puissant sur le Maroc. Nous fîmes halte dans une des vallées longitudinales, près d’un petit village, d’où une faible distance nous séparait du champ de ruines nommé Kasr el-Faraoun (Château de Pharaon). A une demi-lieue de distance tout au plus, nous apercevions les maisons blanches et les coupoles, pittoresquement juchées dans la montagne, des tombeaux de la zaouia de Mouley Idris Akbar, où ce puissant souverain du Maroc et de grands saints sont enterrés. Jamais un infidèle n’a pénétré dans cet endroit ; même Rohlfs, qui jouait pourtant fort habilement son rôle de musulman, ne put y entrer. A l’aide de la lettre que m’avait donnée le sultan, il m’eût été possible de visiter également cette petite ville, mais je ne voulais pas délibérément provoquer le fanatisme des Marocains, et créer par là des embarras au gouverneur de Meknès, qui m’avait si aimablement accueilli. En outre, la chaîne du Zarhoun et ses villages appartiennent politiquement au gouvernement de Fez, de sorte que je n’y aurais rencontré probablement que des difficultés. La population des environs de Meknès fait partie de la tribu de Djirwan ; mais il s’y trouve aussi de nombreux Berbères, des Chelouh. Les ruines se trouvent sur la croupe adoucie d’une colline couverte de gazon, de chardons et de toute espèce de végétation, de sorte que pour la plupart elles disparaissent complètement sous ce manteau. On arrive d’abord à un grand mur, haut de près de 30 pieds, auquel se raccorde à angle droit un fragment de muraille moins élevé. Dans ce dernier s’ouvre vers l’ouest un puissant arceau en plein cintre, dont une petite partie seule existe encore. Tout est construit en grandes pierres de taille, qui, selon toute apparence, sont jointes sans mortier. Plus loin on rencontre une deuxième ruine, qui devait former un tout avec des restes de constructions, éloignés d’environ 40 pas. Le chroniqueur du voyage de l’ambassade allemande de 1878, dont les membres visitèrent également ce point, dit ce qui suit à propos de ces ruines : « Il paraît évident que ces deux murs font partie d’un ensemble architectural ; je suis certain que ce devait être une basilique à trois nefs, dont le grand axe était dirigé du sud au nord. La nef médiane s’ouvrait aux deux extrémités, par une porte en plein cintre de 15 pas de large. Sur les parois intérieures de cette porte étaient en saillie des demi-colonnes corinthiennes. Un pied-droit large de 4 pas séparait ce portail central des portes en plein cintre, larges également de 4 pas, qui donnaient accès dans les nefs orientale et occidentale. Un mur massif, avec de lourds entablements de surcharge, fermait la construction sur les côtés est et ouest. A l’intérieur, la nef médiane était séparée, semble-t-il, des nefs latérales par une suite de colonnes non cannelées. Devant les sorties nord et sud se trouvait encore un porche, profond de 7 pas. « Ce qui subsiste de cet imposant monument de la décadence romaine, assez lourd pourtant dans ses proportions comme dans son exécution, est un fragment du mur du porche méridional, le portail du sud ainsi que celui du nord de la nef latérale de l’ouest, outre quelques lits de pierres de taille des pieds-droits appartenant aux portails sud et nord du vaisseau latéral de l’est et des grandes portes médianes, avec les bases et de courts tronçons des demi-colonnes. Les deux arcs de plein cintre encore debout ont été surbaissés en forme d’arc en anse de panier par le lent affaissement des pieds-droits et par la pesée des pierres de taille placées encore au-dessus d’eux. Les grands murs extérieurs se sont écroulés en dehors, soit à la suite de tremblements de terre, soit par la dissociation générale de toutes les parties de l’édifice. Les débris de celui de l’ouest ont été dispersés et emportés ; ceux de l’est gisent pour la plupart, pierre sur pierre, jusqu’au faîte et tellement assemblés encore, que leur masse a simplement fléchi, mais paraît être à peine traversée par places par des crevasses. Dans les ruines couvertes de chardons, entre les extrémités sud et nord du bâtiment, de même qu’aux environs, gisent, parmi les blocs de pierre oblongs, des fragments de fûts et de chapiteaux corinthiens, dont les feuilles d’acanthe sont à peine dégrossies. » [Illustration : Ruines de Volubilis.] Dans le sol doivent exister des caves étendues ; on y a souvent trouvé, prétend-on, de grandes quantités d’or et d’argent. Comme je l’ai dit, les Arabes nomment ces monuments, incompréhensibles pour eux, Kasr el-Faraoun, nom qui est donné également, dans d’autres pays mahométans, à des bâtiments de grandes dimensions et d’origine inconnue. Les Arabes entendent encore par Pharaon un prince tout-puissant qui fit construire des monuments si grandioses, que les mains des hommes ne suffirent pas pour ces constructions, de sorte qu’il dut recourir à des êtres surnaturels ; on trouve aussi le nom de Kasr Faraoun dans la péninsule Arabique. Les habitants de l’oued Mouça désignent notamment ainsi quelques murailles dans le voisinage de la vieille cité de Petra, et attribuent leur origine à un roi égyptien. Petra était l’antique capitale des Nabatéens dans l’Arabie Pétrée ; les habitants actuels désignent sous le nom de Kazneh el-Faraoun un prétendu grand trésor qui se trouverait dans une urne placée au sommet des ornements de la façade d’un temple de rocher, et qui viendrait également d’un Pharaon ; on voit au sommet de ce temple, à environ 100 pieds du sol, les traces des balles que les Arabes du voisinage ont tirées pour chercher à le faire écrouler. Le peu de ruines étudiées jusqu’ici dans le Kasr Faraoun marocain ne permettent pas de reconnaître à quel monument elles appartenaient : nous ignorons si c’était un temple, un palais de justice ou quelque autre bâtiment analogue. Si des archéologues visitaient en détail cet endroit et faisaient débarrasser les ruines de toute végétation parasite, ils trouveraient probablement des points de repère. Mais pour cela il faudrait une permission spéciale du sultan et aussi une escorte militaire suffisante, afin d’être en sûreté contre la population facilement irritable des villes saintes du voisinage. On trouve d’ailleurs aux environs quelques pierres encore couvertes d’inscriptions d’où il ressort avec certitude que ces constructions ont appartenu au municipe romain de Volubilis, du temps de l’empereur Domitien. Cet endroit est connu depuis longtemps par l’_Itinéraire_ d’Antonin, mais on avait cru, jusqu’à ces derniers temps, que Volubilis occupait l’emplacement actuel de Fez. On sait aujourd’hui qu’il s’en trouvait à deux petites journées de marche. Plusieurs pierres de différentes grandeurs, la plupart oblongues et couvertes d’inscriptions, y ont été trouvées ; la plupart sont brisées et leurs inscriptions en grande partie effacées. Les archéologues connaissent depuis longtemps sans doute le peu d’inscriptions découvertes dans cet endroit ; on en trouverait certainement encore plus en faisant des fouilles complètes. Par le fragment de notice suivant on voit qu’il y avait aussi là des lieux de sépulture. Je ne sais si cette inscription était connue jusqu’ici. Ces mots étaient tracés sur une pierre brisée : M FABIO LIIICI ROGATO AN XVII VRBS CRISTVS PATER FILIO PIISSIMO POS Si la population du Maroc était moins fanatique et moins défiante, on pourrait encore faire dans le pays mainte observation archéologique importante. La domination romaine a profondément pénétré au Maroc, mais il faut aussi tenir compte de la tendance des Marocains à attribuer aux Roumis toute construction qui n’est pas sortie de leurs mains. Je trouvai ainsi au milieu des montagnes de l’Atlas de vieux murs désignés sous le nom de Kasr el-Roumi ; quelques ruines au sommet d’une montagne près de Foum-el-Hossan, à la lisière nord du Sahara, sont également attribuées aux Romains par la population. Beaucoup de monuments d’origine portugaise, dans le nord du Maroc, sont désignés comme datant de la domination de Rome. Du reste, on lit le passage suivant, dans un livre de Jackson paru en 1814 (_Account of the empire of Marocco_) : « Le père du sultan Sliman bâtit un magnifique palais au bord de la rivière du Tafilalet ; les colonnes en sont de marbre, et beaucoup y ont été transportées par-dessus l’Atlas, après avoir été prises dans les ruines de Kasr Faraoun, près du tombeau de Mouley Idris Akbar. » Les Arabes content également que jadis de grands trésors furent trouvés dans cet endroit. Cette recherche est fort goûtée au Maroc, et l’imagination de la population s’occupe volontiers des trésors fabuleux qui sont, dit-on, cachés par places. Cette croyance est certainement basée sur ce fait, qu’il a été souvent coutume, au Maroc, de cacher les objets précieux acquis d’une manière quelconque, pour les mettre en sûreté contre l’avidité des tout-puissants sultans et de leurs représentants. CHAPITRE VI VOYAGE A SELA ET A RABAT. La tribu des Echrarda. — El-Gharbia. — Les cantiques. — L’oued Rdoum. — Beni Hessêm. — Forêt de chênes-lièges d’el-Mamora. — Misère et mécontentement. — Les Chelouh. — Selâ. — Un mendiant de la Mecque. — La barre. — Les mauvais ports. — Les pirates. — Nom de Selâ. — Rabat. — Fabrication de tapis. — Commerce et industrie. — Difficulté du port. — Deux aventuriers. — Les instructeurs français. — Beaux environs de Rabat. — Ruines antiques. — La tour de Hassan. — Marchés hebdomadaires. Le matin du 23 janvier 1880, nous partîmes des lieux sacrés des monts du Zarhoun. Nos amis de Fez nous quittèrent en nous adressant des adieux émus, et en appelant les bénédictions d’Allah sur notre lointaine entreprise. Nous inclinâmes vers le nord-ouest, et dès midi nous avions derrière nous les contreforts ouest des monts du Zarhoun. Ces contreforts sont formés de couches puissantes de sable appartenant aux formations tertiaires et durci par places en bancs de grès épais. Nous traversâmes quelques douars sans nous arrêter ; la population en était sortie en grande partie, pour s’occuper de la culture des champs, ou pour garder les troupeaux de moutons, de chèvres et de bœufs. Un passage étroit conduit, entre deux hautes murailles verticales de grès, dans la plaine immense du pays d’el-Gharb ; elle s’étend vers l’ouest jusqu’à l’Atlantique, et va au loin vers le sud. L’étroit ravin qui mène aux montagnes se nomme Bab el-Djouka. Au bout d’une heure nous atteignîmes la kasba de Sidi Kasem avec une mosquée ; l’amil du district n’y habite pas d’ordinaire, mais loge à une demi-lieue vers l’ouest, dans un endroit où sont dressés un certain nombre de douars, au milieu de la plaine. Non loin de là est le village de Sidi-Saïd, auprès duquel habitait le caïd Hamid es-Serara. Nous y dressâmes nos tentes. C’est une fraction de la grande tribu d’Echrarda qui habite en cet endroit. La population ne s’y montra pas particulièrement amicale ; peu avant, une scène fort désagréable avait eu lieu chez elle, et un membre de la légation française de Tanger y avait joué un rôle. Il prétendit qu’une somme de 120000 francs lui avait été volée à cette place, et l’amil du pays était, au moment de notre passage, occupé à réunir cet argent : ce qui exaspérait la population au plus haut point. On prétendait qu’il n’était pas vrai que cette somme eût été volée à ce fonctionnaire ; mais comme les Européens, et surtout les membres des ambassades, ont toujours raison au Maroc en face des indigènes, le sultan ordonna à la tribu de rembourser cette somme. L’amil procéda avec une grande rigueur, et la population, pauvre par elle-même, dut se faire de l’argent en vendant ses grains et son bétail. Mais, comme l’argent monnayé est presque exclusivement dans les mains des Juifs, il fallut, comme toujours, avoir recours à eux. Naturellement, de telles aventures ne contribuent pas à faire aimer l’étranger au Maroc, et tous les voyageurs y sont vus avec méfiance, car on redoute de se voir mettre par eux dans une situation désagréable. Le gouvernement du pays cherche à éviter toute complication avec les puissances européennes, surtout avec l’Angleterre, l’Espagne ou la France, et donne plutôt tort à ses propres sujets, uniquement afin de vivre en paix avec elles. A une demi-lieue au nord de notre bivouac se trouve une zaouia, lieu sacré, comme il y en a une infinité au Maroc : c’est le tombeau de Sidi Mouhamed ben Hamid. Ces monuments sont toujours bien tenus extérieurement, et cette petite construction, surmontée d’une coupole, était enduite d’une couche d’un blanc étincelant, de sorte qu’on la voyait de fort loin. Le pays n’est pas très sûr, car les Berbères qui habitent les montagnes au sud-ouest font journellement des incursions dans la plaine fertile, et y volent des chevaux. La culture, l’élevage des chevaux et du bétail sont en grand honneur dans ce pays, et el-Gharbia fournit tout le Maroc de céréales. Le sol, où ne se trouve pas une pierre, est couvert d’une couche arable extrêmement fertile, et est arrosé de nombreux petits ruisseaux, qui se jettent dans le Sebou. Nous avions dans le voisinage de notre bivouac l’oued Rdoum, qui sort des pentes sud du Zarhoun et coule d’abord à l’ouest, puis vers le nord, et reprend après un nouveau coude la direction de l’ouest, quelques milles avant son confluent avec le Sebou. C’est là, dans el-Gharb, qu’est le cœur de la puissance marocaine ; quand la moisson y est bonne, tout le pays est prospère, les impôts rentrent bien, la population a des vivres et de l’argent, et, par suite, le commerce est actif. Inversement, quand, une année, la pluie n’y tombe pas, et qu’une mauvaise récolte survient, tout le Maroc souffre de la faim. C’est ce qui arriva en 1878, et bien des milliers d’hommes succombèrent alors. Nous avions depuis la veille un ciel couvert, et, quand nous traversions les villages, nous étions étonnés du mouvement actif qui régnait dans la population. Femmes et enfants marchaient en longues processions, dansant et chantant ; les hommes allaient aux zaouias ou à leurs places de prières, pour implorer la bénédiction du ciel, c’est-à-dire la pluie. Le succès fut immédiat : vers le soir commença un violent orage, et la joie devint générale. Toute la nuit, les danses et les chants continuèrent, les salves de coups de feu retentirent en l’honneur de cet heureux événement, et l’on ne vit partout que des visages joyeux : le sol est extraordinairement fertile, malgré une méthode de culture aussi primitive que celle qui est en usage. Il suffit qu’il y ait assez d’eau. Il avait fait chaud ce jour-là : l’après-midi, vers trois heures, nous avions eu encore 25 degrés à l’ombre ; quand l’air se fut rafraîchi, nous passâmes dans nos tentes une magnifique soirée. Le chef de l’endroit m’envoya une mouna abondante et mit à ma disposition ni plus ni moins de huit hommes armés pour ma garde. Ils se postèrent sur un grand cercle autour des tentes. L’insécurité du pays réclamait cette précaution, car on ne pouvait même pas se fier à la population du douar. Mais, comme le chef est lui-même responsable de tout ce qui peut arriver à un voyageur muni des recommandations du sultan, il préféra nous envoyer une garde supérieure au nécessaire, pour éviter toute complication éventuelle. Cette population des cultivateurs marocains est, sous bien des rapports, différente des habitants des villes, qu’on nomme Maures et qui ne sont plus de purs Arabes. Les vigoureux laboureurs voient avec mépris l’habitant efféminé des grandes villes ; ils ne peuvent s’habituer à loger dans des maisons fermées, et préfèrent leurs tentes ouvertes. Ces dernières sont basses, larges, et consistent en une étoffe épaisse, d’un brun sombre, faite de poil de chameau. Dans les douars il ne se trouve aucun Juif : ce n’est que dans la kasba de l’amil de chaque district qu’il existe quelques familles de cette religion. Le matin suivant, quand nous levâmes les tentes, le ciel était encore très couvert, et la pluie prête à tomber. Nous nous dirigeâmes d’abord vers l’ouest et traversâmes l’oued Rdoum, qui était un peu grossi ; il ne fut pas facile de faire descendre et remonter aux animaux, lourdement chargés, les berges argileuses presque verticales. Vers onze heures nous fîmes halte dans une localité nommée Sidi-Guedar. Le fait suivant est caractéristique en ce qui concerne l’hospitalité officielle à laquelle ne peut échapper le voyageur européen. Nous fûmes invités par le caïd à demeurer dans son village et à ne partir que le lendemain matin : il voulait nous faire préparer une mouna, ce qui n’eût été possible que pour le soir. Mais, comme nous voulions aller plus loin, je refusai ses offres ; le caïd, voyant qu’il perdait l’occasion de nous avoir pour hôtes, nous donna pour nos dépenses, en argent monnayé, 3 douros espagnols (environ 15 francs), et nous dûmes les accepter ! A partir de ce point le chemin tournait vers l’ouest, et nous entrâmes bientôt dans le pays de la grande tribu des Beni Hessêm, qui s’étend jusqu’à l’Océan. Après avoir passé le petit oued el-Bet, nous atteignîmes, en chevauchant au sud-est, vers trois heures, le village du caïd Absalom Benkao, où au premier abord nous fûmes reçus par des visages assez peu amicaux. C’est un très grand douar, c’est-à-dire un vaste carré dont les côtés sont figurés par des tentes : au milieu il y en a une un peu plus riche, entourée de haies : c’est la demeure du caïd ; tout près se trouve une vieille tente pour les prisonniers, qui y sont enchaînés. A côté de ce douar se trouve un carré entouré d’un fossé profond et qui sert de camp aux caravanes de passage. Ce village est situé sur la route principale entre Fez et Rabat et sert fréquemment de lieu de bivouac aux voyageurs. Aussi le caïd et les habitants sont-ils souvent forcés de délivrer la mouna. En même temps que nous, arrivait une magnifique caravane : c’était un cousin du sultan avec une grande suite ; on dressa aussi sa tente à l’endroit indiqué. Pendant que ses esclaves étaient occupés à l’installer, lui et son chalif firent étendre les petits tapis pour la prière et ils récitèrent leurs oraisons du soir ; puis, après avoir disparu sous les tentes, ils ne se montrèrent plus. Quelques femmes qui se trouvaient dans la caravane furent écartées avec soin de nos regards. Le fossé profond qui nous entourait n’avait d’autre but que d’empêcher les animaux de s’échapper la nuit ; du reste, il leur est assez difficile de fuir, car on a l’habitude de fixer une longue chaîne dans le sol au moyen de deux piquets : les chevaux y sont attachés par les pieds de devant entravés, tandis que les chameaux ont une jambe de devant repliée à hauteur du genou. Malgré le ciel couvert, il n’avait pas plu ce jour-là, et la population du douar adressait au ciel des supplications à haute voix ; les femmes et les enfants circulaient en priant et en se lamentant, car l’orage de la veille n’avait servi qu’un moment, et le sol avait été de nouveau desséché par 25 degrés de chaleur. La présence d’un hôte aussi important qu’un cousin du sultan, accompagné de beaucoup de machazini, ne permettait pas la moindre tentative de vol, aussi étions-nous en toute sûreté, et finalement nous reçûmes du caïd, un peu froid en premier lieu, la mouna pour nous et pour nos chevaux. Pendant la nuit il plut un peu, aussi eûmes-nous le 25 janvier une matinée d’une fraîcheur agréable. Le chemin, fort monotone, suivait toujours la direction du sud-ouest par le territoire des Beni Hessêm, qui n’ont pas moins de seize amils, tant la tribu est nombreuse. Nous traversâmes une suite de douars, en recevant toujours de l’un à l’autre quelques machazini pour escorte, car le chemin est considéré comme peu sûr. Au sud de nous se trouve la colossale forêt de chênes-lièges de Mamora, qui couvre un terrain faiblement ondulé, avec des étangs et des mares dans sa lisière nord, et qui est exclusivement entre les mains des Chelouh (Berbères), restés jusqu’aujourd’hui presque indépendants du sultan. A peu près chaque année, il y envoie une petite colonne de troupes pour recueillir les impôts et faire des prisonniers ; les Chelouh s’en vengent sur la population des agriculteurs, qu’ils haïssent comme des intrus et auxquels ils volent des bestiaux. Un état de guerre permanent est la suite inévitable de ces vols et de ces expéditions. Vers deux heures nous nous arrêtions déjà dans un grand douar, car nos animaux, lourdement chargés et épuisés, ne pouvaient plus continuer la marche. Nous eûmes d’abord en cet endroit toutes sortes de contrariétés. Le caïd faisait sa sieste, nous dit-on, et ses serviteurs, grossiers et têtus, ne voulurent pas nous annoncer. Je voulus acheter du fourrage, et n’en pus obtenir, car on voulait attendre l’arrivée du caïd, de sorte que mes gens étaient déjà furieux contre les habitants du lieu. Comme dans tous les douars, le logement obligé des voyageurs, en même temps qu’une tente appartenant au caïd, se trouvait au milieu du village ; les autres tentes formaient les côtés extérieurs et laissaient un grand espace libre. On ne peut assez se garder du séjour dans une pareille tente, car elles sont pleines de vermine ; j’aurais toujours préféré établir mon bivouac en dehors des douars, mais les chefs ne me le permirent jamais, à cause des dangers à courir et pour sauvegarder leur responsabilité. Enfin, quand le caïd parut, qu’il eut porté la lettre du sultan à son front et à ses lèvres et qu’il l’eut parcourue, notre situation changea. Il nous fit préparer une mouna complète, vint nous rendre visite et nous demanda quelques médicaments. Un de ses serviteurs têtus, dont nous nous étions plaints, fut bâtonné. Les gens de la tribu des Beni Hessêm passent du reste depuis longtemps pour des êtres farouches, toujours prêts à se révolter contre le sultan : on prétend qu’ils ont pillé plusieurs fois ses caravanes. Il y a quatre ans, ils ont assassiné deux Espagnols en voyage et ont dû payer une indemnité de 10000 douros. Pendant un temps ils se sont ligués avec les Chelouh contre le sultan, qui, finalement, usa d’un moyen radical pour les dompter. Tandis qu’ailleurs il a l’habitude de donner à une tribu un, ou tout au plus quelques amils, il partagea l’important territoire des Beni Hessêm en seize districts, dont chacun eut un gouverneur, directement responsable devant lui. Ce matin pendant la marche, nous avons vu les ruines d’une maison, une rareté dans ce pays. C’était l’ancienne kasba de l’amil des Beni Hessêm ; elle fut détruite au moment où eut lieu la nouvelle division de la tribu ; cette dernière est aujourd’hui presque entièrement sous le pouvoir du sultan. Du reste, il y règne un mécontentement général contre lui, et une sorte de famine qui y sévissait lors de mon séjour ne faisait que l’entretenir. Soit qu’une mauvaise récolte eût eu lieu l’année précédente, soit qu’on leur eût pris tout leur grain, la majorité des habitants vivaient de glands sauvages, qu’ils allaient chercher dans la grande forêt de Mamora. Ils les écrasaient sous forme de farine, et en faisaient une sorte de pain : misérable nourriture ! Une douzaine de machazini du lieu firent l’après-midi une grande fantasia, le jeu équestre bien connu des Marocains, avec fusillade et cris de guerre. Les Chelouh ayant volé un cheval quelques jours auparavant, on devait entreprendre une expédition vers le village des voleurs pour en tirer vengeance. Les braves machazini s’exerçaient pour le combat futur et montraient aux enfants et aux femmes ébahies comment ils voulaient anéantir l’ennemi ; les hommes étaient moins passionnés pour ces sortes de joutes, et les regardaient avec froideur et scepticisme. L’endroit où nous campions se nomme Tasodi ; dans le voisinage est une petite rivière, Machra er-Remla (Passage du Sable), et tout près de là le tombeau d’un saint. Déjà, le matin, nous avions traversé une place consacrée de ce genre, nommée Lalla Yedo, un des rares exemples d’une sainte musulmane. Pendant la nuit commença une pluie effroyable, de sorte que, le matin suivant, il nous fut impossible de partir. Le sol argileux était entièrement détrempé, la toile des tentes si pleine d’eau, qu’elle pesait double, et les chevaux auraient été incapables de porter les bagages dans un terrain aussi défoncé. Nous ne pûmes faire autrement que de suivre le conseil du caïd et de demeurer encore un jour pour laisser sécher les tentes. Pendant la nuit, le baromètre anéroïde était tombé de 760 millimètres, qui paraît être le niveau normal de la plaine d’el-Gharb, à 755 ; aussi pouvions-nous nous attendre à la continuation des pluies. La malheureuse population était très joyeuse : elle avait enfin la perspective de pouvoir récolter son blé et son orge. Presque tout le jour, nous eûmes le caïd avec nous, et il nous conta beaucoup d’histoires, en se plaignant surtout des Chelouh. Mais il serait absolument faux de considérer ces Berbères uniquement comme des voleurs et des brigands. Ils sont très paisibles dans l’intérieur de leur pays, et beaucoup plus hospitaliers pour les étrangers que les Arabes, à moins que ces voyageurs ne se présentent avec des recommandations du sultan et accompagnés de machazini. Ils ne veulent rien savoir de leur souverain, et pillent régulièrement les voyageurs officiels toutes les fois qu’ils tombent entre leurs mains. Comme je voyageais sous l’escorte de machazini et avec une lettre du sultan, il me fallait éviter leur territoire et faire un grand détour pour aller vers Rabat. Le chemin le plus court est interdit au sultan lui-même. Le 27 janvier, nous quittâmes ce douar. Il avait plu de nouveau la nuit, mais le soleil apparut de bonne heure, et, quand les tentes furent sèches, nous pûmes partir. Nous traversâmes quelques petites rivières du bassin du Sebou, et vers onze heures nous arrivâmes, en allant vers le nord-ouest, au grand douard de Sidi-Ayech, dont le caïd Bous el-Ham nous donna comme escorte six hommes bien armés, à cause de l’insécurité de la route. Nous prîmes ensuite la direction sud vers les pentes nord de la Mamora, cette grande forêt de chênes-lièges habitée par des Chelouh. Le terrain devint accidenté ; nous dûmes franchir de petits torrents desséchés, et mes soldats fouillaient les broussailles de tous côtés, pour découvrir les coupeurs de routes qui auraient pu s’y trouver. Ces machazini affectaient beaucoup de courage, faisaient fantasia en terrain plat, gaspillaient leur poudre, et diminuaient les ennuis de la route. En route, nous rencontrâmes quelques étrangers qui allaient de Rabat à Fez : c’étaient le consul américain de Casablanca (Dar el-Beïda), petit port en voie de développement, et le fils du consul américain de Tanger ; ces messieurs avaient évidemment entrepris un voyage d’affaires. Vers trois heures nous fîmes halte dans un douar voisin de l’oued el-Fouarad ; tout le pays porte le nom de Génitra. Le caïd Bouasa ben Hassan nous reçut fort amicalement ; il resta toute la soirée avec nous et nous conta une foule de détails sur l’administration de la justice marocaine et sur la conduite des Juifs ; si une partie seulement de ce qu’il nous dit est vraie, je comprends la haine et le mépris des Mahométans pour les Juifs espagnols, qui, en dépit de toutes les persécutions, ont su se rendre indispensables chez eux. Ici également, les habitants sont très pauvres ; ils ont beaucoup à souffrir des Chelouh de la Mamora, qui du reste sont aisés ; aussi y a-t-il des luttes continuelles entre ces deux peuples. Dans le voisinage de notre village, mais déjà sur le territoire des Chelouh, est une petite colline, couverte de chênes-lièges, nommée Koutiel el-Madan, dans laquelle doivent se trouver des minerais de plomb, de cuivre et d’argent ; une ancienne galerie de mine a dû y exister, mais aujourd’hui le tout est ruiné ; je ne pus malheureusement visiter ce point à cause des Berbères. La pluie avait cessé, et le matin du 28 janvier il fit très frais : nous n’avions que 6 degrés ; une rosée extrêmement forte avait mouillé les tentes pendant la nuit, et les avait rendues fort lourdes. Nous avions aujourd’hui à faire notre dernière marche avant d’arriver à la mer. Il faisait chaud, le chemin passait sur les pentes de la forêt de Mamora en décrivant une petite courbe vers le sud-ouest ; à un moment il fallut traverser une partie d’épaisse forêt, et mes gens furent en grand émoi, quoique nulle créature humaine ne parût. J’étais seul avec mes interprètes et les serviteurs pris à Fez ; les machazini nous avaient quittés, sans doute par crainte des habitants d’un douar placé devant nous, avec lesquels ils avaient eu autrefois une querelle et qui les auraient probablement attaqués. Nous avançâmes donc lentement et en silence, à travers la forêt de chênes, fusils et revolvers à portée de la main, jusqu’à ce que nous eussions enfin atteint la plaine. Nous étions dans un terrain rempli d’étangs et de fondrières, avec de nombreux oiseaux ; c’est une région visitée volontiers par les chasseurs, qui ont ici une chasse abondante en hérons, en canards sauvages et en autres oiseaux d’eau ou de marais. C’est par erreur que sur les cartes on représente toute la Mamora comme une grande contrée de marais ; la majeure partie est couverte de collines et de forêts de chênes ; ce n’est que sur ses lisières nord et ouest, dans le voisinage de la mer, que se trouvent des étangs. Vers quatre heures de l’après-midi, nous entrions dans l’antique ville de Selâ, séparée de Rabat par une rivière. Nous dressâmes les tentes sur une prairie ravissante en dehors de la ville, d’où nous avions une vue magnifique sur les rochers au-dessous de nous et sur la mer, depuis si longtemps désirée et toujours belle. J’envoyai un serviteur au gouverneur de la ville : il nous offrit une maison, que je résolus d’occuper seulement le jour suivant. La soirée était si belle au bord de la mer, à peine agitée, que je ne pus me décider à la passer enfermé dans les murs de la ville et sous la surveillance de Maures défiants. Le gouverneur envoya du reste, ce qui n’est pas l’usage dans les villes, une mouna abondante pour les animaux et les hommes, et en outre quatre sentinelles destinées à nous protéger contre les vols. Heureux en tous points, nous goûtâmes les charmes de cette soirée magnifique, en remerciant l’heureux destin qui encore une fois nous avait permis de parcourir sans malheurs une partie, et non la moindre, de notre itinéraire. Le matin suivant, nous entrions dans la ville ; le gouverneur m’avait donné une très jolie petite maison, où nous fûmes vite installés. L’amil, à qui nous fîmes une visite, était un vieillard plein de bienveillance, qui avait évidemment plaisir à loger une fois un Roumi dans sa ville. Selâ est en effet un lieu sacré, où nul infidèle ne peut habiter. En réalité, tous les étrangers ont l’habitude de loger à Rabat, de l’autre côté de la rivière, et de ne passer que les journées à Selâ. Je fus invité à un repas en même temps qu’Hadj Ali et un Nègre survenu par hasard : il appartenait au temple de la Mecque et faisait une tournée d’aumônes au Maroc. C’était du reste un homme distingué et qui était fort respecté : il connaissait très bien les écrits musulmans et commença aussitôt avec Hadj Ali une discussion très vive sur certains passages du Coran ; l’amil, lui aussi, savait lire et écrire et prit part à cette discussion religieuse. Le saint Nègre de la Mecque avait eu du reste un accident le jour de son arrivée à Selâ : il était tombé de cheval et devait s’être grièvement blessé, car il boitait très fort. On dit que ces pieux vagabonds rapportent des sommes assez importantes au trésor toujours besogneux de la Mecque, et notre compagnon de table paraissait être ravi de sa mission au Maroc. Ils agissent encore d’une autre façon dans l’intérêt du sanctuaire, en incitant les croyants à y faire des pèlerinages ; la distance est grande pourtant du Maghreb, _le lointain Ouest_, jusqu’au lieu de naissance du Prophète, mais les pèlerins modernes ne dédaignent pas d’user des bateaux à vapeur pour atteindre leur but plus rapidement et plus sûrement que par une marche de plusieurs mois. On trouve donc au Maroc assez de gens qui portent le titre d’Hadj (pèlerin) et qui ont fait leurs dévotions au tombeau du Prophète. Nous pouvions prendre quelques jours de repos, et je les employai à visiter les deux villes de Selâ et de Rabat. Comme je l’ai dit, ces deux localités ne sont séparées que par une rivière, l’oued el-Bouregreg, qui sort des collines de Mamora, dans le voisinage, et se jette dans la mer après une course de peu de durée. Un grand banc de sable s’est formé devant cette embouchure, aussi l’entrée des navires est-elle très dangereuse. On dit que jadis cette barre n’existait pas et que la navigation était prospère. Aujourd’hui il n’arrive par mois que deux ou trois vapeurs, et ils ne peuvent pas toujours débarquer leurs marchandises et leurs passagers. Les navires se tiennent au loin dans une rade ouverte, et même dans le port ils sont souvent mis tout à coup en péril par les lourdes vagues de l’Atlantique, arrivant subitement, par les temps les plus calmes ; _the big swelling from the west_[19] peut jeter facilement les navires sur le sable de la côte. En outre cette côte est le matin souvent couverte d’épais brouillards, très dangereux pour les navires, de sorte qu’ils trouvent ici la plus médiocre des places d’ancrage et qu’il n’y a pas à s’étonner que Rabat-Selâ diminue chaque jour d’importance et que les négociants européens se dirigent vers d’autres endroits, surtout Dar el-Beïda, où se trouve un port un peu meilleur. En général la côte atlantique du Maroc est très défavorable à la navigation, et, comme le gouvernement ne fait absolument rien pour l’amélioration ou l’établissement de ports, le commerce ne peut progresser beaucoup. Selâ était autrefois connu comme le plus grand nid de pirates du Maroc, et l’on trouve aujourd’hui incompréhensible que, pendant des siècles, ces corsaires aient été la terreur des nations maritimes, les Anglais y compris. La ville, qui se dresse sur une colline rocheuse et basse, est fortement couverte par des murs et des bastions. Son nom est hébraïque et signifie « Roche » ; il se retrouve très souvent dans les colonies phéniciennes, à cause de leur situation sur une hauteur rocheuse. Dès la plus haute antiquité il a dû y avoir une colonie dans cet endroit, qui serait très favorable si on avait arrêté l’ensablement de l’embouchure du Bouregreg. Pline dit déjà que les fabriques de pourpre avaient leur principal siège dans ce pays, et encore aujourd’hui c’est de là que viennent les plus beaux tapis, aux couleurs éclatantes, répandus dans tout le Maroc. Selâ ne fait pas un tout avec Rabat, mais elle a son amil particulier : comme c’est un lieu sacré, et que tous les étrangers en sont exclus, à l’exception de quelques familles juives, elle n’a jamais eu l’importance de l’industrieuse Rabat, sa voisine. Les Espagnols et les Portugais ont occupé Selâ pendant quelque temps ; leur influence est visible dans la disposition des rues et même dans la construction de quelques maisons. A l’est de Selâ se voient encore les puissants arceaux d’un grand aqueduc, attribué aux « Romains », et qui est ruiné aujourd’hui ; on n’entretient plus que les fortifications, dans la pensée folle qu’elles pourraient résister aux projectiles de vaisseaux ennemis. Une seule canonnière moderne mettrait toute la ville en ruines. Selâ peut à peine avoir un peu plus de 10000 habitants ; elle a plusieurs écoles ou mosquées, car on s’y occupe plus de « science » que de commerce. Quantité de jolis jardins existent au dehors comme au dedans de la ville, et l’on en tire beaucoup de sortes de légumes, pour l’alimentation de Rabat ; les navires qui s’y arrêtent se ravitaillent aussi volontiers en vivres frais. Rabat, située sur la rive gauche de la rivière, est, sous tous les rapports, plus importante que sa voisine. Sa situation vue de la mer est extrêmement pittoresque. Sur un rocher calcaire s’élevant verticalement des flots se montrent les puissantes fortifications de la kasba, d’où descendent des murailles hautes et solides qui embrassent toute la ville, de sorte que le côté de la terre est aussi complètement protégé. De grands bastions, avec de grosses pièces, couvrent la ville contre l’approche des navires étrangers, et une double muraille fort étendue la protège contre les surprises des bandes de Berbères farouches des forêts du Mamora ; la dernière enceinte renferme un immense espace vide, où souvent sont campés des milliers de soldats formant l’escorte du sultan. Lors du voyage de Fez à Marrakech qu’il entreprend presque chaque année, le sultan passe volontiers quelque temps à Rabat ; alors la population souffre durement des dépenses qu’entraînent pour elles les voyages de ce souverain, plus redouté qu’il n’est aimé. Il a à Rabat deux grands palais, très bien ornés à l’intérieur et qui doivent contenir une foule d’antiquités et de produits de l’art et de l’industrie marocains. Rabat avait jadis un rang tout à fait à part dans l’empire du Maroc, et même aujourd’hui c’est encore une des places les plus importantes pour l’industrie indigène. La fabrication de magnifiques tapis, de dessins très originaux et de coloris très vif et très varié quoique plaisant à l’œil, s’y fait sur une grande échelle. La laine et la couleur sont fabriquées sur place, et les tapis eux-mêmes ne sont pas confectionnés dans de grands ateliers, mais chez des ouvriers voués de père en fils à cette industrie. On trouve souvent sur les tapis anciens des tons tout à fait admirables, surtout dans les divers dérivés du rouge ; malheureusement l’emploi plus économique des couleurs d’aniline prend maintenant le dessus d’une manière inquiétante. Presque tous les tapis faits aujourd’hui déteignent quand on place une main humide sur certaines teintes rouges. Les tapis vont de Rabat dans toutes les directions de l’empire ; ils sont rarement transportés en Europe, où les produits du véritable Orient dominent sur le marché. En outre, on fait à Rabat des nattes de paille et de jonc d’après de jolis dessins, toute sorte d’étoffes de laine pour les vêtements en usage dans le pays, les objets en cuir les plus divers, ainsi que de la poterie. Cette dernière est fabriquée à Fez en plus grande quantité et dans de meilleures conditions. Tous ces articles sont exclusivement destinés au pays et ne peuvent être exportés, de sorte que la ville est tout à fait sans importance sur le marché du monde. A la vérité, il y a à Rabat quelques maisons de commerce européennes, mais en raison de la difficulté du port elles n’ont pas une situation bien favorable. Elles importent les articles nécessaires qui ne sont pas fabriqués dans le pays même, le thé, le sucre, les bougies, les draps et toute espèce de marchandises peu encombrantes ; l’exportation est sans importance et se borne presque à des peaux, des laines, des os et des légumes. Les relations postales avec l’Europe par Tanger sont entretenues une partie de l’année au moyen d’un messager, qui pendant les mois d’hiver ne fait, il va sans dire, que rarement ce voyage ; il arrive fréquemment que les vapeurs anglais et français qui desservent régulièrement le port sont dans l’impossibilité de mettre un canot à la mer pour déposer le courrier à terre. Les Arabes, quoique assez bons marins, ne peuvent pas davantage pousser leurs grandes barcasses, qui ont souvent vingt rameurs, par-dessus la barre si dangereuse, de sorte que le vapeur s’éloigne sans s’être mis en relation avec la ville et débarque ses passagers, s’il en a, à l’endroit où il peut les déposer. Rabat a au moins 25000 habitants, dont un sixième environ sont juifs ; en fait d’Européens, il y en a à peu près une centaine, dont la plus grande partie sont de petits commerçants espagnols et portugais. Quelques consulats existent aussi à Rabat ; le consul anglais, M. Frost, arbore aussi le pavillon allemand ; j’eus soin d’aller le voir. A la suite de cette visite, un jour deux messieurs se firent annoncer chez moi ; je lus sur leurs cartes les noms d’Abdoul-Kerim et de Nasr ed-din ; elles portaient également qu’ils étaient chevaliers ou officiers du Nicham-Iftikkar de Tunisie. Au premier abord, je reconnus en eux deux Européens, envers qui la prudence serait indispensable sous tous les rapports. L’un d’eux, jeune homme blond à moustache et de vrai type anglais, parlait, outre le français et l’anglais, fort bien l’arabe ; il portait les vêtements du pays, sur lesquels sa décoration ressortait d’une façon bizarre. D’après sa conversation, il avait fait de nombreux voyages en pays mahométans, avait pris une part quelconque à la guerre turco-russe, peut-être comme agent diplomatique secondaire, et vivait alors à Rabat, nul ne savait de quoi. L’autre personnage, qui se nommait Nasr ed-din, était aisé à reconnaître à première vue pour un Français ; mais il voulut me persuader qu’il était Turc, et qu’il avait été élevé en France dès sa première jeunesse, et ne savait pas sa langue pour ce motif, etc. Ces deux honnêtes personnages, qui s’étaient installés à Rabat avec des femmes et des serviteurs arabes, dans une maison louée par eux, venaient me voir pour deviner mes plans. L’Anglais, qui se dévoila plus tard pour un ingénieur nommé Grant, entra comme une bombe chez moi en me disant qu’il avait appris que je voulais aller à Timbouctou. Il s’offrit alors à m’accompagner, ou tout au moins à faire route commune. Son compagnon Nasr ed-din avait, prétendit-il, beaucoup d’argent. Je déclarai très posément à ces messieurs que je ne pensais pas à Timbouctou, mais seulement à des excursions géologiques dans l’Atlas. Ils me quittèrent sans être convaincus et tentèrent ensuite de persuader mon compagnon Hadj Ali d’aller avec eux à Timbouctou. Mais Hadj Ali trouva leur conduite un peu trop singulière pour pouvoir se résoudre à m’abandonner. Depuis quelques semaines, plusieurs instructeurs français et un médecin militaire se trouvaient à Rabat ; je fis bientôt leur connaissance. Ils se sont engagés comme instructeurs de l’armée marocaine ; mais jusqu’ici les soldats qu’ils auront à instruire à Rabat manquent complètement. Il n’y a pas un askar (homme de l’infanterie régulière) ; on attend ici la garnison d’Oujda, ville de la frontière algérienne, et jusqu’à son arrivée messieurs les instructeurs peuvent passer leur temps comme ils l’entendent. Je rencontrai également à Rabat l’une des personnes que j’avais connues à Tanger, de sorte que mes jours de repos se passèrent rapidement et agréablement. Tous ces messieurs étaient étonnés de ce qu’on m’eût permis de loger dans cette ville fanatique de Selâ. Soit qu’une révolution ait eu lieu dans les idées de la population et l’ait rendue plus indifférente qu’autrefois ; soit grâce à la lettre de recommandation, très pressante il est vrai, du sultan, bref j’ai parcouru fréquemment les rues, j’ai été souvent seul à Rabat, sans être le moins du monde inquiété par le peuple. Nous nous étions très commodément installés dans notre jolie maison et nous avions chaque jour la facilité d’acheter au marché de la viande et du poisson frais, des légumes, du pain, du beurre, etc. ; mon serviteur Ibn Djeloul, de Fez, avait pris avec la meilleure volonté et le plus grand succès les fonctions de cuisinier. Les environs immédiats de Rabat, particulièrement les bords de la mer, sont très beaux ; quelques cavernes surtout, creusées dans les falaises, sont curieuses et offrent le même aspect que les grottes d’Hercule au cap Spartel. Le peintre autrichien Ladein, récemment assassiné au Maroc, était resté longtemps à Rabat et avait pris de nombreuses esquisses des environs. A quelques kilomètres de la ville se trouvent les ruines d’une antique cité, dont l’examen détaillé serait bien à souhaiter dans l’intérêt de la science. Mais ce serait fort difficile pour un infidèle, car il y a de nombreuses tombes sacrées, provenant de sultans ou d’hommes célèbres ; quelques inscriptions qui doivent encore y exister sont certainement d’un grand intérêt historique. Maintenant toutes ces tombes sont en ruines, et cependant le gouvernement donnerait difficilement à un étranger la permission de bouleverser la terre de ce saint lieu. Rabat a une grande tour de mosquée, carrée et qui est l’un des plus beaux monuments de l’ancienne architecture mauresque. C’est la tour de Hassan, qui vaut la célèbre Giralda de Séville et la Koutoubia de Marrakech. Malheureusement la tour de Rabat est beaucoup moins bien entretenue que les deux autres, qu’elle égale par sa forme et son ornementation. Les Arabes racontent que ces trois tours ont été construites à peu près à la même époque par des esclaves chrétiens et sur les plans d’un seul et même architecte. Le peu de soin qu’on accorde au Maroc à des souvenirs semblables, et le manque de tout sentiment artistique font craindre qu’on ne laisse tomber en ruines cette merveille, ainsi que les murs des palais et des mosquées du voisinage, d’autant plus qu’à Rabat les relations avec les Européens diminuent chaque jour d’importance : ils ne recherchent en effet que les places de commerce où se trouve un ancrage suffisant pour leurs navires. Les marchés hebdomadaires de Rabat sont très fréquentés et extrêmement animés. Ils ont lieu sur une grande place en dehors de la ville, entre les deux longues murailles extérieures dont j’ai parlé. On y trouve tous les objets possibles : des chevaux, des mulets, des chameaux, des bœufs, des moutons et des chèvres, toute sorte de produits des champs et des jardins et, en général, les articles d’alimentation les plus divers, puis des vêtements et des étoffes, des armes, des bijoux, etc., et enfin des esclaves. Malgré la présence à Rabat de tous les consulats possibles, on y vend encore publiquement des esclaves hommes et femmes. Ce sont exclusivement des Nègres et des Négresses, originaires surtout du Soudan. Du reste, il ne faut pas donner à ce nom d’esclave un sens qui rappelle les récits plus ou moins exagérés des misères de leurs pareils en Amérique ; au Maroc, ce sont des serviteurs qui sont bien nourris et bien traités et qui prennent assez souvent dans la maison une place très influente. Le propriétaire a d’ailleurs le droit de vendre ces serviteurs et ces servantes quand il le juge convenable, et en charge d’ordinaire un marchand quelconque. Je m’informai, par curiosité, du prix d’une Négresse accompagnée d’un enfant déjà grand : on en demanda soixante douros. Evidemment l’impression ressentie est pénible, quand on voit ces créatures humaines assises sur le marché et attendant qu’un acheteur veuille d’elles. Mais il ne faut pas supposer chez ces gens les mêmes sentiments de dignité humaine et d’amour de la liberté qui se sont développés chez nous. La situation des esclaves blancs, dans l’extrême civilisation européenne, est certainement beaucoup plus triste et plus malheureuse que celle des noirs dans les pays mahométans. La plus grande partie des articles étant vendus aux enchères sur les marchés du Maroc, cette circonstance y entraîne une très grande animation. Des gens désignés pour cela et soumis à un contrôle promènent, avec de grands cris, un article quelconque, une djellaba, un tapis, un fusil ou autre chose, et invitent la foule à faire des offres. Après chaque enchère, le crieur s’adresse au vendeur pour lui faire part du prix atteint, et, quand il paraît suffisant, le marché est conclu. Les ventes sont encore plus animées dans les places destinées aux chevaux et aux mulets. Des maquignons particuliers font subir aux chevaux mis en vente toute sorte de préparations et vantent leurs avantages de la façon la plus prolixe, en les poussant à l’allure la plus folle, à grand renfort de lourds éperons en fer, pour attirer les chalands. Les commissaires du marché régularisent la vente, comme à Fez, et prélèvent pour l’État une certaine taxe. Des baladins, des danseurs, des chanteurs et des charmeurs de serpents donnent des représentations publiques et trouvent un public nombreux ; au milieu de la foule rôdent des Juifs espagnols, offrant à vendre toute espèce de petite mercerie ; des femmes arabes du pays appellent les passants en leur présentant une paire de maigres poulets ou quelques œufs, et le cafetier s’occupe de servir sa nombreuse clientèle. Ces marchands de café sont une spécialité marocaine. Ils se promènent avec leurs petits fourneaux dans tout le pays, et, partout où un certain nombre de gens se trouvent rassemblés, ils préparent leur café noir, très fort et très sucré, et l’offrent dans de petites tasses élégantes. En général, chez les Arabes, ces réunions populaires sont très calmes ; les querelles ne sont pas très fréquentes et, quand elles se produisent, ne sont ni sérieuses ni dangereuses par leurs suites. Cela tient précisément à ce que les Marocains n’usent d’aucune boisson alcoolique ; ils aiment, il est vrai, à fumer une pipe de kif (hachisch), et le vice des fumeurs de chanvre est très répandu, surtout parmi la population pauvre. En la plupart des villes on rencontre dans des quartiers écartés de petites boutiques où les fumeurs de kif se rassemblent. L’effet de cette plante est tout à fait nuisible pour le système nerveux. J’ai souvent eu à mon service des gens voués à cette passion. C’étaient les meilleurs et les plus complaisants des hommes jusqu’au moment où ils devaient fumer leur kif. Le pire de cette habitude est qu’une fois prise on ne peut s’en défaire, et que l’on doit avoir de temps en temps son ivresse de kif. Chez la plupart elle s’affirme d’abord par une gaieté exubérante, pendant laquelle ils font les choses les plus enfantines et les plus absurdes. Entre Tanger et Fez j’avais un conducteur de chevaux qui d’ordinaire faisait un très bon service, mais pendant ses ivresses de kif il montrait la plus grande obstination. Au début de ses crises survenait un rire sans raison, qui provoquait les plaisanteries de ses camarades ; il était tourné en ridicule, ce qui le rendait querelleur ; il renonçait au travail, se jetait à terre, de sorte que les machazini devaient le pousser de force. Quand il se voyait contraint à marcher, il commençait à pleurer, se lamentait sur sa dépravation et, arrivé au bivouac, cherchait une place tranquille où il pût cuver son ivresse. Le jour suivant, il était encore abattu, mais faisait pourtant volontiers son travail, jusqu’à ce que, au bout de quatre ou cinq jours, la crise reparût. Naturellement cette passion agit sur l’organisme, et tous ces gens ont des mines plus ou moins défaites. Le kif a certainement une influence excitante, et les gens qui font des travaux pénibles sont momentanément excités et fortifiés par lui, de même que chez nous les buveurs d’alcool ; les conséquences funestes ne se montrent que plus tard. [Illustration : Danseuse marocaine.] Je me souviens d’avoir vu dans mon premier voyage en Afrique (c’était dans l’ouest de l’Afrique équatoriale) les Nègres chercher aussi à se fortifier en fumant du chanvre. Le maniement des rames sur de grands canots dans le torrentueux Ogôoué était très pénible. Mes gens s’arrêtaient souvent, pour deux minutes seulement, et faisaient circuler la pipe de _ljamba_, nom du chanvre dans ce pays. D’habitude, le chanvre était mêlé à du tabac ; chacun aspirait deux fois au bout d’un long tuyau (nervure médiane creusée d’une grande feuille de bananier), et, fortifié d’une manière surprenante, continuait à lutter contre le violent courant du fleuve. Comme ces gens sont rarement de grands fumeurs, je n’ai jamais remarqué parmi eux les effets nuisibles du chanvre. CHAPITRE VII DE RABAT A MARRAKECH. Départ de Rabat. — Kasba Tmera. — La tribu des Sebbah. — F’dala. — Rivières de la côte. — Ruines de F’dala. — La tribu des Chaouia. — Voyage du sultan. — Adieux à la mer. — Kasba Rechid. — Mouna. — Couscous. — Manière de manger. — Rochers calcaires. — Le caïd Zettat. — Bruits de guerre. — Grand jardin d’orangers. — Source de Bouita. — Kasba Ouled Sidi ben Tanit. — Ruines. — Terrain montagneux. — Kasba Meskin. — Étudiants mendiants. — Mouflons. — Consultations médicales. — Violente pluie. — L’oued Oumerbia. — La tribu des Cheragra. — La kasba Kelaa. — Une belle maison. — Irrigations artificielles. — Méfiance. — Es-Senoussi. — Les montagnes. — Vue de l’Atlas. — Montagnes de basalte et de granit. — Plaine de Marrakech. — Arrivée à Marrakech. Le 3 février 1880 je partis de Rabat pour gagner la résidence actuelle du sultan, la plus grande ville marocaine, Marrakech. Déjà, la veille au soir, nous avions quitté Selâ et je passai la nuit dans la maison d’un Français que je connaissais depuis Tanger, et qui se trouvait là pour son commerce de bestiaux. L’amil de Rabat ne se montra pas aussi prévenant que celui de Selâ ; par suite du commerce fréquent des Européens il était habitué évidemment à faire un accueil moins favorable aux demandes qui lui étaient adressées, et ce ne fut que sur mon insistance qu’il m’envoya un machazini, suivi bientôt d’un second ; encore avaient-ils uniquement pour mission de m’accompagner jusqu’au prochain bivouac et de revenir aussitôt après. Nous traversâmes la porte sud de la ville, nous franchîmes le grand soko (place du marché), et bientôt nous eûmes derrière nous les deux grands murs extérieurs qui doivent couvrir Rabat contre une attaque venant de terre et dirigée par les Chelouh guerriers des forêts du Mamora. Puis nous reprîmes la direction du sud, qui est parallèle au bord de la mer, sur un plateau calcaire couvert de touffes de palmier nain. A une heure de Rabat se trouve la kasba Tmera, d’où part un aqueduc qui approvisionne la ville d’eau potable. Vers onze heures nous fîmes une petite halte, puis nous continuâmes la marche, par une chaleur torride, à travers des plateaux calcaires escarpés et des amoncellements de sable en forme de dunes. Vers une heure nous traversions le petit oued Ikem, étroit et roulant peu d’eau à son embouchure dans la mer, et nous tournions ensuite vers l’est dans l’intérieur du pays, pour dresser nos tentes, un peu après deux heures, dans un grand douar de la tribu de Sebbah, cheikh Hadj Abdoullah (Diar er-Rab). Ces gens nous firent mauvaise mine et prétendirent être très pauvres ; ils envoyèrent à contre-cœur une petite mouna. Nous dûmes déployer toute notre amabilité et chercher à mettre la population de bonne humeur en payant ce qu’elle nous avait fourni. Dans nos tentes se pressaient toujours une foule de gens, auxquels il nous fallait offrir du thé. Quand ils virent que nous n’étions pas venus pour les dépouiller, ils devinrent plus familiers. Le cheikh amena sa petite fille, âgée de sept ans, enfant intelligente, mais gâtée et capricieuse, nommée Hadja ; couverte de vêtements malpropres, elle était pourtant surchargée d’une quantité de grossiers bijoux d’argent, de perles, de corail et de coquilles de cauris. C’était évidemment l’enfant de prédilection du cheikh et, par suite, du douar entier, qui lui permettait toutes sortes de sottises, et se montrait très fier de la prétendue intelligence de l’enfant. Même dans les douars, les femmes sont exclues de la société des hommes, quoique cet isolement ne soit pas aussi strict que dans les maisons des villes. Nous y voyions souvent les femmes et les jeunes filles pauvrement vêtues, le visage à découvert ; elles se livrent à de durs travaux chez ces laboureurs et ces éleveurs de bétail, et ne peuvent s’enfermer aussi complètement que les habitantes des villes. Parmi elles on voit rarement de jolies femmes ; celles du nord du Maroc cisatlantique n’appartiennent pas en général à une belle race. Tandis que celles des villes cherchent à se rendre plus gracieuses par toute sorte de petits artifices de toilette, les femmes des campagnes, par suite de leurs pénibles travaux et du manque de confort, ont bientôt les traits empreints d’un caractère de dureté et ne tardent pas à paraître vieilles avant l’âge. [Illustration : Marocaine avec son enfant.] Le matin suivant, nous partîmes de très bonne heure ; j’avais dû encore promettre au cheikh du village de lui rapporter de Marrakech un grand burnous de drap bleu, et de le lui revendre à très bas prix. Nous nous détournâmes de nouveau vers la mer et atteignîmes vers huit heures la kasba Sereret ek-Krofel. Ce jour-là notre but est l’ancien port de F’dala, de sorte que le chemin côtoie la mer. Une foule de petites rivières sortent des hauteurs de l’intérieur et se jettent, après un très faible cours, dans l’océan Atlantique. Nous passons d’abord l’oued Cherat et l’oued Bouznik ; près de ce dernier se trouve la kasba el-Hemera, appartenant à la tribu des Sieda ; puis coulent le petit oued er-Raba, avec la kasba Mensouria, dans le pays de la tribu des Znetsa, qui s’étend au loin vers le sud, ensuite l’oued Nfifich (sifflet), assez large ; de là, en une heure, nous atteignons les restes de la ville de F’dala, qui appartiennent aussi à la tribu des Znetsa. Il est grand temps de passer le Nfifich, car un peu plus tard la marée monte et l’on doit attendre longtemps avant que la rivière redevienne guéable, ou sinon faire un grand détour. C’est moins à cause de la hauteur des eaux que ce passage de rivières côtières est dangereux, que de la présence de sables mouvants, desquels les animaux ne peuvent se dégager. Les habitants redoutent avec raison le passage de ces cours d’eau, et l’on fait bien de prendre un guide qui connaisse le pays et qui vous mène, en temps opportun, par l’endroit guéable. Aujourd’hui F’dala est descendue au rang de simple _foundâq_ (hôtellerie de l’État). A travers des murailles encore conservées en partie, on arrive à un vaste espace, dans lequel, outre quelques misérables bâtiments pour loger les caravanes qui passent, se trouvent encore une quantité de tentes. Nous aurions préféré dresser les nôtres en dehors de la ville, mais, pour plus de sécurité, il fallut nous établir à l’intérieur. Quantité de chameaux, de chevaux et de mulets y étaient déjà campés ; nous cherchâmes une place aussi isolée que possible, mais la grande quantité d’insectes qui y pullulaient nous en rendit le séjour insupportable. Dans la deuxième moitié de ce siècle, une ville se fonda en cet endroit et prit bientôt un rapide essor, car, de toute la côte marocaine, c’est le point le plus propice à la construction d’un port. Il était alors permis d’exporter des céréales de la plaine si fertile d’el-Gharbia, et c’était surtout une compagnie commerciale espagnole qui avait entrepris à F’dala d’importantes affaires. Cette société, _los Cinco Gremios Mayores_, de Madrid, reçut la concession de l’exportation des grains par les ports de F’dala et de Dar el-Beïda (Casablanca) et plus tard aussi par celui de Mazagan ; elle construisit à F’dala un magnifique bâtiment de pierres de taille en grès, dont il ne subsiste plus que les murs extérieurs et une belle porte, et il sembla qu’une place de commerce importante allait surgir. Mais, au bout de peu de temps, F’dala, si vite élevée, tombait en décadence ; le commerce passait à Casablanca et à Mazagan, et les beaux bâtiments de la ville, la mosquée, le palais du sultan, la kasba du caïd, les hautes murailles, se changeaient en ruines ; aujourd’hui F’dala est une misérable bourgade d’à peine un millier d’habitants. En dehors de la ville, tout près de la mer, se trouvent également des restes de constructions, probablement dépendances du port ou palais ; on prétend y avoir trouvé il y a quelque temps une table de marbre avec une inscription portugaise ; elle doit être déposée à Mazagan. Le port s’ensabla et, quand les derniers sultans mirent des entraves aux relations des Européens avec le Maroc, en interdisant l’exportation des céréales, ce pays retomba aussi dans sa barbarie primitive ; seuls des bâtiments en ruines rappellent l’incapacité de la population marocaine à faire quelque chose d’un pays riche et fertile en lui-même. Nous passâmes là une nuit désagréable. Il avait été difficile d’acheter des provisions, et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine et après une longue attente que je pus acquérir du fourrage pour les chevaux et les mulets. Le fonctionnaire du sultan étant absent, il fut impossible de rien tirer des serviteurs entêtés et défiants qui étaient demeurés dans la ville. Nous fûmes heureux, le matin du 5 février, de sortir de cette morne bourgade et de pouvoir continuer notre voyage par la fraîcheur matinale. A une courte distance de la ville nous traversions l’oued er-Rouman (rivière de la Grenade) et, cette fois, sur un pont bien conservé, objet rare au Maroc. Les chemins se bifurquent en cet endroit : l’un continue vers le sud, du côté de Casablanca et des autres ports de l’Océan ; l’autre, que nous prîmes, s’enfonce dans l’intérieur du pays, vers le sud-est. Un pauvre Juif qui s’était joint à nous ces derniers jours et avait cherché avec beaucoup de zèle à se rendre utile, nous quitta ici pour continuer seul son chemin vers Dar el-Beïda. Le terrain que nous parcourons est un plateau élevé d’environ 40 mètres au-dessus de la mer, et formé de couches calcaires horizontales, qui surgissent souvent de la terre végétale ; il est complètement sans arbres et sans buissons, et n’est garni que de palmiers nains en forme de buissons, et d’un maigre gazon. Cette partie du Gharbia, située le long de la mer, n’est donc pas particulièrement fertile. Ce n’est que dans l’intérieur que cette apparence se modifie. Vers onze heures nous nous arrêtâmes dans le voisinage d’un groupe de douars de la tribu des Znetsa, qui s’occupent beaucoup de culture, ce que nous pûmes constater par les grands espaces bien cultivés qui les entourent. Vers une heure nous fîmes une nouvelle halte à une source d’excellente eau fraîche, Aïn el-Tet, et nous arrivâmes de là, vers trois heures, dans une réunion de douars de la tribu des Chaouia. Dans le voisinage se trouvaient les douars des Medouna, fraction des Chaouia ; nous passâmes la nuit dans un de ces villages, où se tenait justement le marché hebdomadaire. Nous dressâmes nos tentes en dehors de la kasba ; le caïd était malade et se fit excuser ; il nous envoya son chalif et nous fûmes très bien accueillis. Nous dûmes une mouna abondante aux soins du chalif, et, le soir, dix hommes vinrent pour nous garder, puisque je ne voulais pas passer la nuit dans les murs de la kasba. Tout le village respirait l’aisance, et la population ne se montra pas aussi défiante ni aussi entêtée qu’ailleurs. Chemin faisant, nous rencontrâmes quelques machazini du sultan, avec des chevaux bien chargés. Dans leur paquetage se trouvaient les têtes de cinq rebelles suppliciés. Le sultan va d’ordinaire une fois par an à Marrakech et, comme avant-coureur de son arrivée, il envoie toujours quelques têtes de rebelles pour les accrocher aux murailles d’une maison lui appartenant dans cette ville, en guise d’avis aux mécontents. Cette rencontre annonçait que le sultan ferait bientôt son voyage vers sa deuxième capitale, et la malheureuse population du pays qu’il devait parcourir, et à qui était réservé le bonheur d’héberger Sa Majesté Chérifienne, avec une nombreuse suite et des milliers de soldats, se préparait déjà aux contributions habituelles. Comme toujours, ce sont moins les grands que leur entourage et leur suite, les machazini et les soldats, qui oppriment le peuple, en s’emparant avec un brutal manque d’égards de ce qui lui appartient ; on attend donc toujours avec inquiétude l’arrivée du cortège impérial. Le jour précédent nous avions dit adieu à la mer, que nous ne devions pas avoir la joie de revoir avant de longs jours. Mon plan était déjà complètement arrêté : je voulais essayer de franchir le Sahara et d’atteindre Timbouctou. Outre que ce problème pouvait paraître presque insoluble, qui pouvait savoir de quelle façon nous reverrions la mer, soit sur l’Atlantique, dans les colonies françaises du Sénégal ou, en descendant le Niger, dans le golfe de Guinée, ou bien encore, en revenant sur nos pas vers la Méditerranée, par un port d’Algérie ou de Tunisie ? J’éprouvai une impression profonde et pénible lorsque, sur les falaises situées entre F’dala et Casablanca, je vis pour la dernière fois les flots puissants de l’Atlantique se briser sur les rochers quartzeux de la côte marocaine : en même temps qu’un navire s’effaçant à l’horizon, je crus voir aussi disparaître les derniers liens qui me rattachaient au monde civilisé. Pourtant je pensai : _nunquam retrorsum_. Devant nous, la puissante chaîne de l’Atlas, avec sa nature sauvage et ses habitants indomptés et pillards ; au delà, le désert avec son silence et ses dangers ; puis, comme prix de nos fatigues, Timbouctou, la ville tant de fois désirée, tant de fois approchée et si rarement atteinte ! Mais que devais-je en attendre ? Tandis que Caillé avait voyagé comme un pauvre pèlerin, n’avait pas été reconnu pour un infidèle et s’en était échappé sans avoir eu à y souffrir, le major Laing avait été étranglé, et Barth, après une captivité plus ou moins déguisée, n’avait été relaxé que par suite des instances énergiques du sultan de Bornou, ami des Chrétiens. Mais qu’avais-je pour me protéger ? Une lettre de recommandation du sultan du Maroc et, comme compagnon et interprète, un homme qui cherchait à en imposer par sa parenté éloignée avec Abd el-Kader et par des allures un peu outrecuidantes comme chérif et membre d’une grande secte religieuse ; enfin, la volonté bien arrêtée d’atteindre le but que je m’étais fixé. Serait-ce suffisant pour échapper à tous les dangers contre lesquels avaient échoué les meilleures forces des autres ? telle était la question que je devais me poser à ce moment. _¿ Quién sabe ?_ dit mon deuxième interprète, et nous continuâmes notre route. Le matin du 6 février, il était assez tard quand nous pûmes partir. L’aimable caïd nous avait encore envoyé un splendide déjeuner ; du reste, la distance de la kasba voisine où nous devions bivouaquer était très faible, de sorte que nous pûmes retarder notre départ de quelques heures. Après une chevauchée facile par un terrain bien cultivé et fort peuplé, nous arrivions à une heure environ à la grande kasba de Rechid, où nous nous arrêtions. Notre direction avait été vers le sud-est, et nous avions passé près de différents douars. Les gens du pays appartiennent à la grande tribu des Chaouia, mais ils portent le nom particulier de Herriz. Leur caïd passe pour immensément riche et est beau-frère du sultan. Tout près de la kasba se trouve un tombeau bien conservé et surmonté d’une grande coupole ; le père du caïd, très vénéré pour sa piété, y est enterré. On dit aussi que les trésors de la famille y sont cachés : elle espère que le sultan, qui n’épargne personne en matière d’argent, ne pourra ainsi se permettre de la dépouiller de ses biens. Nous fûmes très bien accueillis, ce qui se voit toujours à la mouna délivrée et à la manière dont on l’apporte. Pour donner un exemple de la composition de ces mouna, il suffit de dire que, à peine arrivés, nous reçûmes beaucoup de fourrage (paille et orge) pour nos chevaux ; puis vint ce qui nous était destiné, quatre pains de sucre, une livre de thé, quatre livres de bougie et, le soir, un souper si abondant que nous dûmes en distribuer une grande partie. Il consistait en couscous, la nourriture nationale, avec des légumes et de la viande rôtie ; puis des poulets et de l’agneau rôtis ; puis encore quantité de couscous au lait, servi sous forme de bouillie, ou de couscous sec, avec du sucre, de la cannelle, des raisins secs, etc. Tout était en grande quantité ; chaque mets remplissait un ou plusieurs plats, surmontés d’un grand couvercle en forme de chapeau, tissé en jonc, et souvent élégamment orné ; on les sert ainsi. Le couscous est le mets favori non seulement de tous les Marocains, mais encore de populations beaucoup plus méridionales ; à Timbouctou et au Soudan il est généralement répandu : on peut à peine donner la traduction de ce mot. Le couscous se fait avec toute sorte de farine : celle de froment, d’orge, de maïs, de blé noir et même, au Soudan, de sorgho. On mouille légèrement cette farine, et les femmes la pétrissent ensuite, par un mouvement particulier du plat de la main et des doigts, en petits grains dont le volume approche du gros gruau : d’ordinaire on tamise toute la masse. Ce couscous grossier est alors séché au soleil, pour se durcir. Quand on veut le préparer pour l’alimentation, on ne le cuit pas, mais on le soumet à l’action de la vapeur d’eau : pour cela on a des vases spéciaux, en terre ou en fer, qui sont remplis d’eau ; en dessus est placé un deuxième vase, plus petit, percé de trous ; puis le tout est recouvert et mis sur le feu. Il faut assez de temps pour que le couscous soit suffisamment cuit par la vapeur. Il est alors placé sur les plats à ce destinés, et arrosé souvent de sauce au safran : on y dispose de la viande et des légumes en manière d’ornements, et on le mange ainsi, seulement avec les doigts de la main droite. Les Arabes ont une dextérité particulière, que les étrangers ne peuvent acquérir facilement, pour rouler cette masse spongieuse en petites boules et pour les introduire dans leur bouche sans qu’il en tombe quoi que ce soit sur la terre ou sur les vêtements. Les Marocains avalent des masses énormes de ce mets favori ; j’ai constaté qu’il rassasie vite, mais qu’il ne tient pas à l’estomac ; aussi, peu de temps après en avoir mangé, j’avais faim de nouveau. Pour rôtir les viandes, on se sert d’huile d’olive et, dans le sud du Maroc, d’huile d’argan et de beurre. Ce dernier est un peu suspect, car on n’emploie que du beurre fondu, conservé pendant des mois dans des sacs en cuir et qui prend souvent un fort goût de rance : mais le Marocain le préfère ainsi et dédaigne le beurre frais, qu’il me fallait commander exprès quand j’en désirais. Au Maroc on cuit partout du pain de farine de froment, très beau à la vérité, et sous forme de petites miches plates. Les poulets sont très abondants ; on ne mange des œufs que rarement ; la viande est surtout celle de la chèvre et de l’agneau, et plus rarement du bœuf. On sait que le porc est sévèrement interdit. La viande d’agneau est excellente et bien préférable à celle de bœuf. Pendant le repas, le Marocain ne consomme jamais de boissons fermentées, mais seulement de l’eau ; avant de manger, on boit d’ordinaire du thé vert de Chine fortement sucré et assaisonné d’une plante des menthoïdées. Après le repas, les Marocains se lavent les mains avec de l’eau chaude et du savon ; ils se rincent également la bouche, mais ne connaissent pas l’usage des serviettes. Comme preuve d’une bonne éducation, quand l’hôte est satisfait de son repas, il le fait savoir par un bruit énergique partant des profondeurs de son estomac. Ce bruit, que nous évitons avec tant de soin, est au Maroc une coutume générale, et l’on y acquiert une virtuosité extraordinaire dans la production de ce phénomène naturel. Cette sorte de quittance de l’hospitalité accordée remplace en quelque sorte les visites de digestion en usage chez nous et dont les Marocains rient probablement aussi fort que nous de leurs habitudes. Le matin du 7 février, nous quittâmes cette kasba pour nous enfoncer plus avant vers le sud-est. Il faisait chaud, nous eûmes vers midi 27 degrés centigrades à l’ombre, et le pays était complètement privé d’arbres. En traversant un terrain plat bien cultivé, et en passant devant plusieurs douars et tombeaux de marabouts, nous atteignîmes, vers une heure, une chaîne de collines basses, allant du nord-est au sud-ouest, et constituée par des couches calcaires horizontales. C’était le même calcaire foulé déjà plusieurs fois par nous, mais qui était généralement couvert d’humus. Ici il forme des collines au-dessus de la plaine, de sorte qu’il semble que toute la contrée ait dû être un haut plateau calcaire, détruit et entraîné dans la suite des temps par les agents naturels : il n’en resterait que quelques débris. Après avoir franchi cette chaîne, nous vîmes devant nous les douars et la petite ville du caïd Zettat, qui appartiennent aussi à la tribu des Chaouia. L’ensemble produisait une impression agréable ; de grandes et belles maisons, de beaux jardins, une large place entourée de murs pour les caravanes ; un aimable caïd qui nous reçut fort bien, tout cela fit de cet endroit un campement agréable. Le caïd se tint longtemps près de nous, nous demandant avec curiosité des nouvelles d’Europe et nous racontant mystérieusement que de grands envois de poudre auraient été faits de Marrakech vers Tétouan, en passant par ici. Il nous confia ensuite, naturellement sous le sceau du plus profond secret, que le sultan avait déclaré la guerre, il ne savait à qui, à l’Espagne ou à la France ! Évidemment tous ces récits étaient de simples contes ; probablement l’un des deux États avait soulevé quelque question de frontière, comme il arrive souvent, et le sultan se trouve si peu en sécurité dans ce cas, qu’il entreprend toute sorte de choses inutiles ; il se fait petit d’ailleurs, car il sait bien qu’il aurait le dessous et que son existence ne dépend que de la jalousie qui existe entre l’Angleterre, l’Espagne et la France. Le matin suivant, nous visitâmes le magnifique jardin d’orangers du caïd. C’était un admirable spectacle que ces milliers d’arbres, et l’or de leurs fruits odorants tranchait en vigueur sur le vert foncé des feuilles. Comme il n’y a aucun moyen d’exporter le superflu de ces oranges, une grande quantité doit nécessairement se pourrir. Ces fruits sont à très bon marché dans le pays, et un jardin d’orangers aussi étendu n’est, à vrai dire, que d’un très petit rapport. Je n’ai jamais compris pourquoi on n’extrait pas l’huile contenue dans les écorces d’orange ; les Marocains ne paraissent pas se douter qu’elle a une certaine valeur. Nous continuons à chevaucher vers le sud-est et nous atteignons, une heure et demie après, la source de Bouita en même temps que les ruines d’une vieille kasba. L’eau de cette source a une grande renommée, et, quand le sultan passe en ce point lors de son voyage à Marrakech, il en fait prendre des provisions dans ses outres. Vers une heure nous quittons le grand chemin (ou plutôt la direction principale, car au Maroc il n’y a pas de routes) qui conduit à la kasba Meskin, et nous nous dirigeons plus à l’est, vers la kasba Ouled Sidi ben Tanit, où nous arrivons vers trois heures. Le caïd est absent, ou ne veut pas se montrer ; la population est très inhospitalière et, au début, ne veut même pas nous permettre de dresser nos tentes. La kasba et le village sont complètement neufs, les maisons ne sont pas toutes terminées, et nous voyons encore les ouvriers occupés à battre les murs d’argile, en chantant un air monotone. Plus tard nous apprenons que le caïd est d’une famille de chourafa, c’est-à-dire plus vaniteuse, plus méfiante et plus inabordable que tous les autres Arabes ; la conduite du caïd s’étend à ses subordonnés et rend notre séjour fort désagréable. Ce n’est que fort tard que les efforts de Hadj Ali et ceux du machazini qui nous escorte nous font obtenir l’indispensable. Notre but le plus proche était la kasba Meskin (Pauvre) ; nous y arrivâmes dans l’après-midi du jour suivant. Nous avions passé près du tombeau du marabout Sidi Sechan ; dans le voisinage se trouvent les ruines d’une ancienne ville arabe ; il y existe encore, en grandes quantités, des restes de murailles et de pierres taillées. Je ne pus malheureusement rien apprendre sur cette ville ; elle a été probablement détruite jadis par un sultan, pour punir des habitants rebelles. Ce jour-là, notre chemin conduisait sur un parcours assez accidenté et à travers de nombreuses petites collines entre lesquelles s’étendaient gracieusement des prairies d’un vert tendre, avec de magnifiques tapis de fleurs. Par suite de la pluie des jours précédents, la végétation s’était rapidement développée. Déjà la veille nous avions aperçu tout au loin les montagnes couvertes de neige de la puissante chaîne de l’Atlas, et ce jour-là nous nous en étions approchés un peu plus. Le caïd de la kasba Meskin, qui est une zaouia, se nomme Hamid ben Chefi. Avant même d’avoir atteint cet endroit, nous rencontrions de nombreux enfants, qui nous tendirent de petites tablettes à écrire et nous demandèrent de l’argent. C’étaient les écoliers d’une sorte d’école cloîtrée, qui nous montraient leurs progrès dans l’écriture des versets du Coran et que quelques flous (monnaie de cuivre fondu) rendirent joyeux. Le caïd, aussi bien que son chalif, souffrait de la fièvre ; je leur donnai un peu de quinine et de sulfate de soude. Le caïd est un grand amateur de curiosités ; on dit qu’il y a chez lui toutes sortes de choses extraordinaires : des horloges rares, des machines, etc. ; c’est un genre de sport qu’on ne trouve pas souvent chez les indifférents Marocains. Dans le village se promènent trois gazelles apprivoisées, ainsi que quelques magnifiques mouflons, presque de la taille d’un cerf et d’une grande force ; je n’avais encore jamais vu de ces animaux, qui vivent à l’état sauvage dans l’Atlas. Avant de partir le matin du 10 février, je pris encore part à une scène originale : un autre dirait une aventure intéressante. Au Maroc presque tout Européen est regardé comme médecin et doit, bon gré mal gré, donner son avis et ses soins à toutes sortes de malades. Le caïd, auquel j’avais déjà remis de la quinine, me fit prier le matin de ne point partir encore, car une de ses femmes était malade et désirait me consulter. Si l’on songe à l’état de claustration dans lequel les femmes vivent au Maroc, surtout celles du meilleur rang, qui ne peuvent marcher dans les rues que le visage étroitement couvert, tout le corps enveloppé dans une grande pièce d’étoffe, affreuse et en forme de drap de lit ; si l’on pense que dans les villes l’Européen doit s’abstenir de regarder une créature ainsi accoutrée, et fait mieux de détourner les yeux ou de l’éviter, on comprendra que je fus un peu étonné de cette demande de l’amil. Dans tous les cas il était absolument nécessaire d’affecter le plus grand sérieux. Les préparatifs et les mesures de précautions qui furent prises avant cette consultation étaient de nature très variée, et tout ce cérémonial avait été visiblement réglé la veille au soir dans un conseil de famille. Quelques parents du caïd me conduisirent, ainsi que Hadj Ali, que j’avais dû prendre avec moi comme interprète, dans la kasba, où nous attendîmes pendant un certain temps dans l’une des cours. Enfin parut un vieil eunuque, quelque peu estropié, dont les yeux avaient été crevés ; c’était le gardien du harem ; il nous conduisit tous deux, à travers plusieurs autres cours, devant une grande maison, dont la porte, garnie de fer, était solidement fermée ; quand il eut ouvert les différentes serrures, il nous fit entrer et attendre dans le vestibule : une esclave noire apporta une chaise de canne européenne, à moitié rompue, qui, avant d’avoir échoué dans cette kasba abandonnée du monde, avait dû certainement mener une vie aventureuse et semée de dures épreuves ; l’esclave me fit signe que je devais utiliser ce meuble d’une manière qui me parût convenable. Je pouvais déjà tirer de cet exorde la conclusion peu récréative que l’entrée me serait refusée dans les véritables appartements : il en fut ainsi. Bientôt apparut, en compagnie d’une servante, une dame marocaine, d’âge moyen, richement vêtue, le visage incomplètement voilé, mais un bandeau blanc et étroit devant la bouche ; en parlant, elle soulevait un peu ce bandeau avec des doigts richement ornés d’anneaux d’argent. Elle se plaignit de violentes douleurs dans le côté gauche de la poitrine. C’était une grosse affaire : je songeai à la pressante recommandation de mon interprète Hadj Ali, de ne pas blesser la susceptibilité mahométane, et je conseillai à la dame, sans me livrer à aucune inspection, de frotter la partie malade avec de l’eau-de-vie camphrée, moyen que je conseillais contre toute douleur violente quand j’étais dans l’embarras. Mais la dame ne parut pas se contenter de si peu, et je ne devais pas en être quitte à si bon compte : il me fallut au moins toucher la place qui était le siège d’une si violente douleur et elle y dirigea ma main. Je pris mon plus grand sérieux, et déclarai le tout fort grave ; mais je fis remarquer en même temps que mon moyen curatif était extraordinairement efficace, et racontai avec animation combien j’avais guéri de maladies semblables avec ce remède. Malheureusement il me fallait dire tout cela par mon interprète ; mais la dame, qui suivait mes jeux de physionomie avec une attention passionnée, et lisait sur mes lèvres le sens de mes paroles, fut enfin rassurée et promit de suivre mes prescriptions. Je dus encore lui donner une bouteille de cette eau-de-vie camphrée, en lui disant comment elle devait s’en servir ; je fus heureux de sortir ainsi de cette situation quelque peu épineuse. La dame disparut avec sa servante ; l’eunuque aveugle reparut, nous mena hors de la maison, ferma la lourde porte derrière nous ; d’autres gens nous escortèrent et j’arrivai enfin à ma tente. [Illustration : Costume d’une riche Marocaine.] Je fis tout préparer pour le départ ; le caïd, reconnaissant, me fit ses adieux et chargea son chalif, qui portait encore les traces de la fièvre, de nous accompagner un instant. Mais je regrettai bientôt de ne pas avoir cédé aux instances du caïd et de ne pas avoir passé la journée près de lui : à peine étions-nous en route, que commença une averse qui devait durer des heures. Le terrain était assez montueux et rocheux ; nous traversâmes d’abord une petite montagne de bancs épais de calcaire disposés horizontalement, et nous descendîmes ensuite dans une belle plaine fertile, la vallée de l’oued Oumerbia. Le passage de cette rivière, qui eut lieu un peu au-dessous de son confluent avec l’oued el-Abid, ne se fit pas sans difficulté. Par suite de la pluie, la rivière était large, profonde et rapide ; les chevaux et les mulets durent traverser à la nage : nous nous cramponnions après eux et ne pûmes faire autrement que de nous mouiller complètement. Les bagages nous causèrent particulièrement maintes difficultés, et il fallut requérir l’aide de nombreuses gens d’un douar voisin. Enfin nous fûmes très heureux d’avoir passé la rivière sans accident et sans perte réelle. Après avoir traversé la zone d’inondation très boueuse de l’oued Oumerbia, le terrain se releva rapidement, et nous nous trouvâmes dans une petite chaîne de montagnes, formée d’un schiste argileux bleu et mince, dont les couches étaient verticales, avec de puissants filons de quartzite blanche et de calcaire cristallin. Il doit y avoir également du marbre, car nous trouvâmes beaucoup de cailloux roulés de beau marbre blanc. Le terrain rocheux opposait de grandes difficultés à la marche de nos animaux déjà fatigués. Enfin nous arrivâmes, après quatre heures et complètement mouillés, au premier douar de la tribu des Cheragra, où nous cherchâmes un refuge et où nous dressâmes nos tentes. Ce n’était malheureusement plus le douar du caïd, et la population se montra très malveillante et très méfiante. Quand l’escorte de quatre hommes donnée par le caïd de Meskin eut persuadé à ces gens que nous n’étions pas venus pour les piller, mais que nous consentions à tout payer, ils finirent par trouver un peu d’orge pour les chevaux et les mulets ; au début ils avaient prétendu qu’il n’y avait absolument rien dans le village. Finalement ils apportèrent aussi une paire de poulets et du couscous, de sorte que nous pûmes souper. C’était une population misérable, comme nous le vîmes aisément, et il était facile de comprendre qu’elle ne voyait pas avec plaisir arriver des étrangers, en raison des habitudes spéciales au Maroc. Du reste, le mauvais temps seul nous avait chassés dans cet endroit retiré. Si nous n’avions été aussi complètement transpercés, nous aurions certainement gagné un village plus important. Le matin du 11 février, le temps s’était amélioré, et nous continuâmes vers le sud-ouest. Notre but était la grande kasba Kelaa, qui n’est éloignée de Marrakech que de quelques jours de marche. Pendant toute la journée nous ne rencontrâmes pas un seul douar ; le pays paraissait complètement inhabité et nous ne vîmes qu’un seul tombeau de marabout. A notre arrivée à Kelaa, nous fûmes d’abord regardés avec quelque méfiance. C’est un assez grand village, et la kasba, entourée de murs, est très étendue et très considérable. Quand nous eûmes fait notre visite au caïd, on nous invita à entrer dans la kasba et à ne pas dresser les tentes, car nous serions logés dans une maison. Quelques portes étroites et des passages tortueux nous conduisirent dans la grande cour de la kasba, où le caïd et son entourage nous reçurent avec beaucoup de cérémonie et de retenue. On nous indiqua une maison d’un étage, et je fus étonné de voir l’ornementation somptueuse qui avait jadis été donnée à cette demeure. Tout était abandonné, il est vrai, mais nous vîmes encore de magnifiques portes en partie conservées, en forme de fer à cheval, et richement ornées, un beau revêtement en stuc colorié dans les appartements et de ravissantes faïences appliquées sur le sol et les murs. Le tout rappelait vivement certaines pièces de l’Alhambra ; ce doit être certainement un caïd riche et pourvu de sens artistique qui jadis a construit et habité cette maison. Le caïd actuel ne s’en inquiète guère et se contente d’une demeure simple et sans ornements, tandis qu’il laisse à l’abandon ce magnifique palais. La situation de ces fonctionnaires est si incertaine et dépend tellement des caprices du sultan, qu’ils croient tout à fait inutile de faire quelque chose pour la représentation ; ils savent trop qu’ils peuvent être rappelés à tout moment et dépouillés de leurs économies, qui, en grande partie, sont le produit de leurs rapines. Malgré la composition assez pierreuse du sol, tous les environs sont pourtant bien cultivés, et, comme il n’y a pas de rivière dans le voisinage, ils doivent être arrosés artificiellement. Dans ce dessein on a établi un système étendu d’irrigation pour lequel quelques petits affluents de l’oued Oumerbia ont été utilisés. Ces canaux consistent en puits de vingt à trente pieds de profondeur, creusés dans le sol à quelques centaines de pieds d’intervalle ; ils sont réunis par des passages souterrains et fermés ensuite ; dans tous les endroits où se trouve un puits de ce genre, le sol est toujours relevé en forme de tumulus, de sorte que l’on voit sur le terrain d’innombrables monceaux de terre sans lien apparent, mais qui indiquent pourtant la direction de la canalisation. La plus grande difficulté consiste à établir partout une pente suffisante pour assurer la circulation constante de l’eau. C’est un travail pénible et coûteux que l’installation et l’entretien de canaux de ce genre, mais la fertilité du sol, sec par lui-même, en dépend. L’emploi des esclaves, la puissance absolue du caïd sur ses subordonnés, et la conscience que ces derniers ont de l’utilité de ces travaux pour tous, de même que les gages extrêmement réduits des travailleurs, facilitent l’établissement de ces travaux primitifs et pourtant difficiles. En compagnie du caïd nous entreprîmes une tournée autour de la kasba, pour visiter quelques canaux en construction. On ne cultive dans les environs que de l’orge et du froment. La méfiance des habitants se dissipait peu à peu. Ils observaient avec la plus grande attention mon interprète Hadj Ali, dont les récits sur son oncle Abd el-Kader, sur la grande secte des Abd el-Kader Djilali de Bagdad et sur les grands voyages qu’il avait faits, étaient acceptés avec beaucoup de scepticisme. Il se trouva même un vieillard qui, ayant été voir Abd el-Kader à Damas, fit subir à mon compagnon une sorte d’examen sur les personnes et les choses de la Syrie. Le parler important de Hadj Ali et l’assurance de son attitude l’aidèrent du reste à sortir de ce mauvais pas, et l’on fut enfin convaincu qu’il avait dit la vérité. Le caïd devint presque aimable, nous fûmes invités à sa table, ce que je ne regardais pas du tout comme un avantage, et ma suite fut très abondamment pourvue, de sorte que chacun était fort content de cette kasba. Le caïd me pria si vivement d’y demeurer encore un jour, que finalement j’y consentis ; mes chevaux purent alors se remettre à leur aise. Nous reçûmes du voisinage beaucoup de visites, et la bouilloire à thé dut être en permanence sur le feu. Comme d’ordinaire, des discussions religieuses s’élevaient toujours entre mon chérif et les visiteurs ; mais le désir d’apprendre des nouvelles d’Europe poussait également les gens à venir voir le Hakim er-Roumi (le médecin romain, c’est-à-dire étranger). Dans cette kasba erraient quelques membres de la secte des es-Senoussi, gens malpropres et déguenillés, qui la nuit firent, non loin de notre maison, leurs dévotions en poussant des cris effroyables. Nous prîmes congé le 13 février au matin ; nous étions déjà à cheval, quand l’un de ces coquins se précipita sur moi avec une longue lance, saisit mon cheval par la bride et me réclama insolemment de l’argent. Il ne fut pas content de mon aumône et devint importun au plus haut point, en me menaçant de sa lance ; ce ne fut qu’avec la plus grande peine et grâce aux efforts du caïd, qu’il put être calmé et entraîné ; on dut cependant traiter avec beaucoup d’égards ce voleur de grand chemin : c’était un saint ! Notre but le plus voisin était la grande kasba de Temlalat ; la route était longue et la journée fort chaude. Le terrain était redevenu très montagneux. Nous traversâmes d’abord une longue chaîne de montagnes, allant du nord-ouest au sud-est et formée de quartzite, d’argile schisteuse et de grès rouge quartzeux ; dans l’argile se trouvait une assez grande quantité de pyrite de cuivre. Les couches tombent verticalement vers le nord-est. Les plus hauts sommets de ces montagnes ne dépassent pas 1000 mètres d’altitude, mais elles forment des pics aigus, extrêmement pittoresques. De là nous descendîmes dans une grande et belle plaine, mais déserte ; pas un douar n’y apparaissait, et nous n’y rencontrâmes que rarement un être animé. A gauche nous avions toute la longue chaîne de l’Atlas, dont les sommets les plus élevés étaient couverts de vastes champs de neige : c’était un magnifique spectacle ; mais, en face de ces masses de neige, nous nous traînions péniblement, avec 30 degrés centigrades environ, dans la plaine complètement privée d’ombre. Il est surprenant au plus haut degré qu’au pied d’une haute chaîne aussi puissante, les terres soient à tel point desséchées. La raison de ce phénomène est que l’Atlas consiste en une quantité de chaînes parallèles, et que ses eaux s’écoulent naturellement surtout dans ses vallées longitudinales. Dans le peu de vallées transversales dirigées vers le nord et le sud, l’eau est captée dès sa source par les habitants, partagée en nombreux canaux et employée à irriguer les champs d’orge. De cette manière il en descend fort peu dans la plaine de Marrakech ; aussi, pour fertiliser le sol, la population doit-elle avoir recours aux procédés que j’ai décrits. Dans le voisinage de la kasba Temlalat, le terrain est couvert également de petits monceaux de terre qui proviennent des canaux d’irrigation. Quoique nous fussions déjà très près de Marrakech, à Temlalat on ne nous accueillit pas fort bien. Il n’y avait qu’un fonctionnaire de second ordre, un amin, qui respecta très peu la lettre du sultan et prétendit être très pauvre. Ce ne fut que lorsqu’il apprit que nous demandions, non une mouna gratuite, mais, contre payement, des vivres assurés pour les hommes et les chevaux, qu’il devint plus courtois et nous promit tout ce que nous désirions. Les champs d’oliviers, très nombreux et très étendus, sont particulièrement remarquables en cet endroit ; nous n’en avions pas vu de semblables depuis longtemps. Le 14 février enfin, nous avions à parcourir notre dernière étape, qui fut assez longue, avant d’atteindre la célèbre Marrakech. Ce ne fut qu’à sept heures du soir que nous entrâmes dans la deuxième résidence du pays. En général, la direction suivie avait été le sud-ouest. La grande plaine est interrompue par une chaîne de montagnes de petite dimension, mais fort intéressante. Nous atteignîmes d’abord de nombreux pics pittoresques ressemblant à de véritables montagnes volcaniques, et formés de basalte. C’était un paysage extrêmement beau que ces vallées richement garnies de gazon et de fleurs, d’où sortaient verticalement de noires masses de basalte. Puis vinrent des croupes aplaties, formées de granit blanc. Le feldspath de cette roche est souvent désagrégé, transformé en kaolin (terre à porcelaine) et entraîné par les eaux ; je trouvai du moins plus loin quelques petits dépôts de cette terre blanche. Enfin venaient aussi des couches de schiste sablonneux, variant du rouge foncé au noir. Toute cette petite chaîne paraît être entièrement indépendante des grandes montagnes de l’Atlas. Après avoir franchi ce massif, fort intéressant au point de vue géologique, nous entrâmes de nouveau dans le grand plateau de Marrakech, qui est d’abord couvert de cailloux et s’étend sans interruption jusqu’au pied du haut Atlas. Nous passâmes un petit bras de rivière desséchée et nous arrivâmes à une ravissante zaouia placée au milieu de nombreux palmiers et à côté d’un petit village. C’est là que commence la colossale forêt de palmiers qui s’étend jusqu’au delà de Marrakech, et qui comprend des centaines de milliers d’arbres. En route, un habitant de la ville se joignit à nous ; il revenait de voyage, suivi de quelques serviteurs, monté sur un magnifique mulet. Quand nous eûmes atteint les murs extérieurs de la ville, il nous fallut chevaucher encore pendant des heures dans des jardins et des bois de palmiers immensément étendus, avant d’arriver à une des portes. Nous allions dresser nos tentes encore une fois devant la ville, car il se faisait tard et nos chevaux fatigués pouvaient à peine avancer ; mais le Maure qui nous servait de guide nous engageait toujours à aller de l’avant, et finalement il nous fallut traverser de larges rues et des places désertes par une obscurité presque complète, avant d’installer nos tentes, d’après le conseil de notre ami, sur une place située devant la magnifique mosquée de Koutoubia et près du palais de l’oncle de Mouley Hassan, qui représente ici le sultan. Il était trop tard pour nous présenter chez le gouverneur, et, malgré leur fatigue, il fallut que quelques-uns de nos serviteurs allassent chercher dans la ville de l’orge pour nos animaux et quelques provisions pour nous. Encore une fois nous avions terminé une partie de notre tâche. Le voyage de Fez à Marrakech avait duré longtemps : le 17 janvier, je quittai la résidence, et le 14 février seulement nous entrions ici. L’obligation où l’on est de passer par Rabat augmente très considérablement le trajet ; si l’on voulait traverser par le pays des Chelouh, on pourrait le franchir en dix ou douze jours. Du reste, je n’avais pas à le regretter : c’était un voyage intéressant et instructif par le Maroc cisatlantique ; il s’agissait maintenant de visiter l’Atlas et le Maroc transatlantique, ce qui serait certainement une entreprise beaucoup plus difficile et moins exempte de dangers. CHAPITRE VIII MARRAKECH EL-HAMRA. Arrivée à Marrakech. — Le gouverneur. — Notre habitation. — Nos visiteurs. — Les Juifs. — Leur oppression. — Fête de la naissance du Prophète. — Réjouissances publiques. — Revue. — Fantasias. — Processions de la Zaouia. — Marché du jeudi. — Baladins. — Préparatifs de voyage. — Adieux. — La ville de Marrakech. — Sa fondation. — Murailles et portes. — Maisons et rues. — Administrations. — Prisons. — Marchés. — Bazars. — Nombre des habitants. — Bâtiments publics. — Écoles, etc. — Lépreux. La place sur laquelle nous avions dressé nos tentes le soir de notre arrivée à Marrakech est un carré dont un des côtés est occupé par la mosquée el-Koutoubia ; le palais, d’extérieur très simple, du chérif Mouley Ali, l’oncle du sultan régnant et frère du précédent, fait un angle droit avec la mosquée. Les deux autres côtés de la place sont fermés par des murs de jardins : à deux des angles débouchent des rues étroites venant des autres quartiers de la ville ; dû reste la place est assez abandonnée et sert de dépôt de toute espèce d’ordures et de décombres. D’après les apparences, elle est dans un quartier tranquille et détourné ; aussi peu de gens y passent ; ils ne montrent aucun signe d’amitié ou de haine lorsqu’ils voient un Roumi. Quoique nous soyons arrivés tard dans la soirée, notre entrée à Marrakech n’est pas restée longtemps inconnue. Notre guide de la veille, qui, nous l’avons appris ensuite, est un savant renommé, a répandu la grande nouvelle. Le chérif Mouley Ali nous envoie de bonne heure quelques serviteurs avec un grand pot de lait frais ; en même temps il se fait excuser de ne pas nous avoir envoyé de vivres dès la veille ; mais il n’a appris notre arrivée que le matin même. Vers dix heures nous allons voir le gouverneur de la ville et cherchons en même temps à obtenir de lui une maison. C’est un jeune homme d’environ trente ans qui occupe ce poste élevé. Il nous reçoit assez bien, s’informe du but de mon voyage et me promet toute sa protection tant que je demeurerai dans la ville. En même temps il donne l’ordre de nous faire préparer une maison, et désigne un vieux machazini pour nous accompagner en permanence. A peine étions-nous de retour à nos tentes, que quantité de machazini survinrent et nous invitèrent à les suivre. Les bagages furent vite chargés sur les animaux, et nous nous rendîmes, en traversant une grande partie de la ville, à une place nommée Djema el-Fna, où se trouvait notre maison. Elle était assez grande, n’avait qu’un étage et avait été habitée par quelques Anglais qui avaient été engagés comme instructeurs des troupes. Quand j’appris le nom de la place, je me souvins de ce qu’en dit un Français, Lambert, qui a vécu longtemps à Marrakech : « Il n’y a point au Maroc de promenades publiques ; le seul endroit de récréation pour le peuple est la grande place de Djema el-Fna, où, l’après-midi, des comédiens, des conteurs d’histoires, des jongleurs et des saltimbanques de tout genre donnent leurs représentations. En général, la place de Djema el-Fna est le rendez-vous de tous les vagabonds de la ville, et pendant la nuit il est dangereux d’y passer seul. C’est là que se trouve également la muraille où sont plantées les têtes des suppliciés. » Mon soldat me tranquillisa pourtant, et m’assura que je serais parfaitement en sûreté dans ma maison. Elle avait une vaste cour, avec des écuries. Au premier étage se trouvaient quelques grandes et belles chambres, mais absolument vides. Le sol et les murs étaient garnis de jolies faïences de beaux modèles ; les portes conduisaient sous une véranda, qui donnait sur la cour ; une seule des chambres avait une fenêtre sur la place. De la terrasse de la maison nous avions une belle vue sur une partie de la ville et, surtout vers le sud, sur la longue et magnifique chaîne de l’Atlas, dont les sommets et les pentes étaient couverts de brillants champs de neige. Un Juif avait loué l’une des chambres et l’avait remplie de marchandises de toute sorte et surtout de plante de henné (pour teindre les ongles, etc.), de kif (chanvre à fumer), de dattes, etc. Il fut forcé d’évacuer cette pièce, de sorte que nous pûmes nous installer aussi bien que possible dans cette grande maison. A peine y étions-nous entrés, que le pacha nous envoya un magnifique présent d’hospitalité, afin que nous fussions pourvus de vivres, au moins pour le premier jour : un mouton, six poulets, dix pigeons, trente œufs, dix livres de sucre, du thé, du café et du fourrage. La lettre du sultan avait fait certainement ici grand effet et elle fut convenablement respectée. Dans le reste de la journée, beaucoup de visites nous arrivèrent, surtout à cause de mon compagnon Hadj Ali, dont les titres de chérif et de parent d’Abd el-Kader étaient déjà suffisamment connus. Un savant de l’endroit, parent éloigné d’Hadj Ali, nous fit surtout dans la suite de fréquentes visites ; il enseignait dans une mosquée les sciences les plus variées : architecture, chimie ou plutôt alchimie, poésie, etc., et savait aussi jouer aux échecs. Il vivait assez médiocrement d’une pension que lui faisait une mosquée subventionnée par le sultan. De nombreux Juifs venaient également nous voir, et l’un d’eux m’apporta un paquet de lettres qui avaient été remises chez le consul allemand de Mogador. Ce dernier m’apprit en même temps qu’un crédit m’était ouvert chez lui au cas où mes ressources seraient insuffisantes pour continuer mon voyage. C’était d’ailleurs la position dans laquelle je me trouvais. Afin de pouvoir consacrer tout mon temps à la ville de Marrakech, j’envoyai à Mogador mon compagnon Benitez avec un pouvoir, pour aller me chercher des fonds. Il partit le 18 février avec deux serviteurs ; il avait à faire cinq jours de route et par des pays qui ne sont pas toujours très sûrs. Le nombre de nos visiteurs s’accroissait chaque jour, et, d’après les habitudes du pays, nous devions leur offrir du thé, ou les inviter à prendre part aux repas, quand ils se trouvaient là aux heures déterminées. Quoique tout le monde sût bien que j’étais Chrétien, on n’en prenait pas le moindre ombrage, et je ne vis jamais aucun indice de fanatisme religieux. Je revêtis néanmoins dans les rues le costume maure, afin de ne pas trop attirer l’attention du petit peuple, et de visiter sans entrave les marchés très fréquentés : toute sorte de saints suspects errent à Marrakech, et, pour se faire une auréole, ils auraient pu aisément exciter le peuple contre moi, de telle sorte que mon machazini d’escorte eût eu grand’peine lui-même à me protéger. Le bruit s’était vite répandu que je voulais aller à Timbouctou ; je m’attendais à ce que chacun cherchât à me détourner d’une pareille entreprise, mais, au contraire, nous reçûmes un grand nombre de conseils, de lettres de recommandation, etc. ; on m’avertit seulement de me défier du pays de Sidi-Hécham, que je ne pouvais éviter qu’avec peine ; chacun croyait qu’une fois ce pays passé il n’y aurait plus de danger à craindre. Quelques Juifs qui faisaient un commerce assez important voulaient profiter de cette circonstance pour aller à Timbouctou et me proposèrent un voyage en commun : je n’avais qu’à acheter une grande quantité de marchandises, ils en fourniraient de même une proportion correspondante, et de cette façon nous entreprendrions une expédition commerciale à frais et à bénéfices communs. Ils demandaient un contrat écrit, accepté par moi et approuvé d’un délégué de l’Alliance israélite, société fort active au Maroc. Au début, toutes ces conditions ne me parurent pas inacceptables. Je savais combien il est difficile d’atteindre Timbouctou ; je connaissais en outre quelques familles juives, celle par exemple du rabbin Mardochai es-Serour, habituées à faire du commerce au Soudan, et avec leur concours je pensais atteindre plus facilement mon but. J’espérais aussi que, dans leur propre intérêt, les Juifs, en faisant tout leur possible pour transporter les marchandises à Timbouctou, m’y conduiraient en même temps et en toute sûreté. Par un grand bonheur, cette affaire échoua. On exigeait de moi que j’achetasse une quantité très importante de marchandises, dont le prix aurait beaucoup trop dépassé les ressources mises à ma disposition ; les Juifs pensaient avec raison qu’une entreprise aussi risquée ne pouvait avoir quelque raison d’être qu’en lui donnant une grande extension ; je n’en avais pas les moyens, comme je l’ai dit. D’un autre côté, je vis clairement que pour moi ce ne serait pas une bonne recommandation que de voyager avec des Juifs marocains : j’aurais pu sûrement compter être dépouillé ; en conséquence je rompis toute négociation. Le 19 février je visitai le grand marché hebdomadaire, qui se tient en dehors de la ville, sur une large place ; j’y avais fait conduire mes deux mulets pour les vendre, mais je n’eus aucune offre acceptable. L’activité est très grande dans la foule bigarrée qui couvre ce marché, et où se rencontrent déjà beaucoup de Berbères de l’Atlas et de nombreux Nègres. Les différents articles mis en vente sont classés par groupes, de façon à faciliter les recherches. L’occasion d’acheter ici des esclaves nègres ou négresses n’est pas rare. A mon retour je rencontrai de nouveau des Juifs hors de la mellah ; ils me contèrent longuement les avanies auxquelles ils sont exposés ; il existe entre autres un ordre du sultan d’après lequel toutes les maisons du quartier juif doivent être de même hauteur ; celui qui avait une maison plus élevée que les autres a dû la raser jusqu’à leur niveau. Les allures de ces Juifs, dont une partie était très riche, produisaient une impression pénible. Ils ne pouvaient aller que pieds nus dans les rues et portaient leurs pantoufles sous leur bras. Aussitôt qu’ils entraient chez moi, ils remettaient triomphalement leurs pantoufles, à la grande colère des Arabes présents, car ils croyaient fermement que je pouvais leur assurer protection. Dans les appartements ils reparaissaient pieds nus, comme il est de mode et de bon ton partout au Maroc. Au moment de sortir, ils remettaient de nouveau leur chaussure jusqu’à la porte de la maison, et reprenaient leur marche pieds nus de cette porte à celle de la mellah. Dans le quartier juif ils pouvaient mettre leur chaussure, mais en tout autre endroit ils se seraient exposés aux plus grandes insultes. Cette loi s’applique aussi bien aux hommes qu’aux femmes ; c’est une des raisons qui font que les femmes et les filles des Juifs riches quittent très rarement leur quartier, et qu’elles passent presque toute leur vie dans les rues étroites de la mellah. Le 23 février commencèrent les grandes fêtes qui ont lieu chaque année pour l’anniversaire de la naissance du Prophète. Déjà quelques jours auparavant plusieurs cheikhs et caïds des environs étaient arrivés avec de nombreuses suites. L’oued Sous et les différentes vallées de l’Atlas avaient même envoyé des députations. Pendant ces jours de fête elles sont toutes les hôtes du sultan, représenté par son oncle Mouley Ali. La partie principale des réjouissances consistait en une grande revue et en fantasias, qui eurent lieu le matin du 23 février dans la grande plaine au sud et en dehors de la ville. Toute la garnison de Marrakech s’était mise en mouvement ; les troupes de ligne, vêtues de rouge, comme les machazini montés ; en outre, presque tous les chefs des tribus environnantes, de même que les gouverneurs de province et des districts voisins, apparurent avec de grandes et brillantes escortes de machazini. Une foule extrêmement nombreuse était sortie depuis le matin par la porte du sud et s’étendait en un large demi-cercle autour de la masse des troupes, qui comptait plusieurs milliers d’hommes et attendait l’arrivée du représentant du sultan. Parmi les spectateurs, les femmes surtout étaient en grand nombre ; le corps complètement enveloppé dans un grand manteau, le visage presque entièrement caché, elles demeuraient très patiemment sous un brûlant soleil et observaient curieusement tous les nouveaux arrivants, en échangeant leurs remarques sur eux avec une grande liberté de langage. Les différentes tribus s’étaient formées en groupes distincts sous la conduite de leurs caïds ; la plupart de ces hommes étaient montés sur de très beaux chevaux, magnifiquement harnachés. Partout la plus grande pompe était déployée pour célébrer cette fête, qui est en même temps une sorte d’hommage rendu au sultan. L’arrivée de son représentant fut annoncée par des coups de canon ; l’artillerie avait été postée sur les murailles de la ville et elle fit retentir ses pièces à la grande joie du petit peuple. L’oncle du sultan parut enfin à la tête d’une escorte nombreuse et richement vêtue. Deux magnifiques étalons berbères étaient conduits devant lui ; lui-même montait un cheval tranquille, très beau également, qui était couvert d’un harnais vert, parce qu’il appartient à une famille chérifienne et que le vert est la couleur sacrée du Prophète. Aux côtés de ce personnage marchaient à pied des machazini, tenant des morceaux d’étoffe blanche avec lesquels ils chassaient les mouches ; derrière venait une grande cavalcade de hauts fonctionnaires, tous sur des chevaux magnifiques et richement harnachés, et escortés d’un grand nombre de machazini. L’oncle du sultan chevaucha avec sa suite, au bruit continuel du canon, jusqu’auprès des troupes, prit position, et alors chaque tribu, sous la conduite de son caïd ou de son cheikh, accourut au petit galop et se groupa autour de lui. Le représentant du sultan adressait à chaque tribu une courte allocution, faisait une prière et la renvoyait. Chacune apportait successivement son hommage au sultan. A l’écart des autres tribus s’en tenaient quelques-unes qui, me dit-on, étaient particulièrement nobles et d’où l’on tirait autrefois les premiers machazini, de véritables soldats vassaux. Elles ne galopèrent pas vers l’oncle du sultan, mais, après en avoir fini avec les autres, il alla vers elles, et le même cérémonial se répéta. Le grondement de l’artillerie et le pétillement de la mousqueterie des askars vêtus de rouge (troupes de ligne) retentissaient sans interruption pendant cette solennité : aussitôt qu’une tribu s’éloignait, quelques-uns de ses cavaliers commençaient leurs folles fantasias, et l’ensemble formait un tableau vivement coloré, éclairé par un soleil ardent. [Illustration : Femme marocaine en toilette de rue.] Une troupe d’Arabes algériens, qui avaient fui leur patrie et s’étaient fixés dans ce pays, apparut également pour rendre hommage au sultan ; il s’y trouvait un fils et un parent de Si Sliman, le cheikh bien connu qui a joué un rôle brillant dans les guerres d’Abd el-Kader contre les Français et que j’avais rencontré à Fez quelques mois auparavant. Les Algériens saluèrent également mon compagnon Hadj Ali et lui demandèrent des nouvelles de leur patrie. Ils ne renoncent pas encore à la disputer aux Français, qu’ils haïssent, et du Maroc ils conspirent contre la France. Le sultan a assigné à la grande famille de Si Sliman un territoire auprès de Marrakech, où elle est provisoirement à l’abri des poursuites des autorités françaises. Si Sliman lui-même vit d’ailleurs, comme je l’ai dit, presque toujours à Fez, dans le voisinage du sultan. La cérémonie ne fut pas terminée avant midi, et dans cette vaste plaine presque sans arbres le soleil brûlait ardemment. Le représentant du sultan rentra en ville suivi des troupes brillantes des différentes tribus qui s’étaient montrées et qui affirmaient ainsi de nouveau leur soumission. Les askars rentrèrent également et, après eux, la masse de gens qui avaient assisté à cette revue comme spectateurs. Cette foule était composée principalement des classes inférieures de la population : ouvriers, Nègres, femmes et tous les parasites qui se groupent dans l’entourage du représentant du sultan et des autres hauts fonctionnaires. Les éléments plus distingués, appartenant à la bourgeoisie aisée et commerçante, se tiennent écartés de ces fêtes dynastiques ; ils ne sont pas du tout contents du gouvernement actuel, se plaignant amèrement du défaut d’indépendance du sultan et du brutal manque d’égards des fonctionnaires et des grands de l’empire. Je laissai écouler la grande masse du peuple et rentrai alors à cheval dans la ville, suivi de mon escorte et fatigué de mon long séjour dans cette plaine exposée au soleil. Pendant les heures brûlantes du jour tout fut tranquille dans la ville, mais vers cinq heures commencèrent sur la place, devant ma maison, les jolies fantasias des différentes tribus du voisinage de Marrakech, et de ma terrasse je jouis facilement de ce coup d’œil. D’ordinaire, dix à vingt cavaliers d’une seule et même tribu se mettaient en ligne et commençaient alors leurs jeux. On fait d’abord quelques foulées au galop avec des rênes très raccourcies ; puis, à un signal, on rend la main, et les chevaux partent à fond de train. Les cavaliers font toutes sortes d’évolutions avec leur long fusil à pierre ; ils se dressent sur leurs larges étriers, se retournent en arrière, sautent à pieds joints sur leur selle, jettent leur arme en l’air et la rattrapent adroitement, puis, à un signal donné, tirent une salve de coups de fusil. Cette scène est dominée par les cris farouches du public, les hurlements des cavaliers et le hennissement des chevaux, éperonnés à la plus forte allure. Quand les fusils sont déchargés, tous les cavaliers reviennent lentement et font place à une autre tribu. Les accidents sont fréquents dans ces courses folles. Leur ensemble constitue certainement un jeu guerrier et représente la méthode d’attaque du pays ; on retrouve chez tous les Arabes l’usage d’attaquer avec impétuosité et en anéantissant tout ; s’ils rencontrent de la résistance, ils disparaissent aussi vite qu’ils sont venus. [Illustration : Femme marocaine en costume d’intérieur.] Une telle fantasia produit un très grand effet, tant par le coloris varié des vêtements des cavaliers, que par la bigarrure des harnais de leurs montures. Pour une fête aussi solennelle que celle de la naissance du Prophète, on avait amené les meilleurs chevaux, en les ornant de brides de cuir rouge, de mors soigneusement argentés et d’étriers élégamment ciselés ; quatre ou cinq couvertures de couleurs différentes sont superposées sur le dos de chaque cheval, puis vient la selle, recouverte de cuir rouge, étroite, fortement relevée en avant et en arrière. Les cavaliers eux-mêmes portent par-dessus leur large chemise blanche un cafetan de drap de couleur, puis un burnous blanc ; des pantoufles de cuir jaune ou des bottes à l’écuyère de cuir coloré, avec les immenses pointes de fer vissées qu’ils emploient au lieu de nos éperons. Le poignard, dans un fourreau élégamment orné d’argent, pend à une ceinture de soie de couleur. De la main droite le cavalier tient son fusil, souvent long de six pieds ou davantage et dont le fût est orné d’incrustations en argent ou en ivoire, tandis que le canon porte de larges bandes d’argent et des arabesques gravées. Quelques douzaines de cavaliers ainsi équipés, galopant à une allure folle, avec leurs vêtements flottant et brillant au loin dans le clair soleil, forment en vérité un magnifique spectacle ; je comprends facilement que les Marocains ne puissent s’en rassasier. Ces fantasias se prolongèrent devant ma maison très tard dans la soirée, et y attirèrent une grande foule. Les premières étoiles apparaissaient quand les derniers cavaliers disparurent sur leurs chevaux épuisés, pour aller prendre leur part de l’abondant repas du soir distribué par le représentant du sultan. Le jour suivant, 24 février, les fêtes se prolongèrent encore. Le ciel s’était couvert, et le baromètre était tombé de 5 millimètres depuis le soir précédent, mais la pluie ne se montra pas, et les fantasias recommencèrent, devant ma maison ainsi que dans quelques parties de la ville, avec le même intérêt de la part du public. Elles ne furent interrompues pendant quelque temps que par la procession de la Zaouia, ordre religieux qui célèbre ses orgies effrayantes lors de cette fête. Le chef-lieu de cette confrérie se trouve, comme on le sait, à Meknès ; c’est là qu’a eu lieu, il y a peu de temps, l’élection d’un nouveau chef ; à Marrakech le fils du directeur mort récemment à Meknès fait fonction de chef. Je dois aussi remarquer que la lie du peuple prend une part presque exclusive à ces exhibitions et à ces processions stupides de la Zaouia ; les meilleurs éléments de la bourgeoisie s’en tiennent éloignés et y voient, comme tout homme de sens, une abomination ; mais ils ne peuvent protester autrement et doivent laisser les choses suivre leur cours. La procession de la Zaouia traversa ce jour-là la place où se trouve ma maison, de sorte que je pus la voir commodément sans être trop facilement remarqué. Son approche se fit connaître au loin par un bruit confus, roulement de tambour et sonneries stridentes de longues trompettes ; puis apparut l’avant-garde, groupe d’environ cinquante femmes de la plus basse classe, la plupart Négresses, le visage découvert, et portant de misérables vêtements déchirés. Elles dansaient en poussant des cris incompréhensibles et en faisant toutes sortes de contorsions. Puis venait une bande de jeunes garçons, _voyous_ de la plus basse espèce, qui conduisaient quelques veaux destinés à être plus tard tués et dépecés. Cette bande cherchait aussi à se mettre au diapason de la fête en dansant et en titubant, en agitant la tête, en sautant, en hurlant, etc. Ensuite arriva le gros du cortège, précédé d’un homme muni d’un grand sac dans lequel il jetait l’argent qu’on lui donnait de tous côtés : suivait le saint, le chérif, vêtu d’un cafetan vert, coiffé d’un turban vert, monté sur un cheval blanc, conduit à la main par quelques hommes. Ce chérif était du reste également Nègre, et regardait stupidement et sans faire un mouvement la foule qui s’agitait autour de lui. Derrière le chérif étaient portés quelques drapeaux, puis venait une musique, qui faisait un vacarme d’enfer. Enfin arrivait une foule comptant une centaine d’hommes, presque tous de la plèbe la plus vulgaire, vêtus de haillons, effrayants de saleté et pleins de vermine, qui dansaient en poussant des hurlements sauvages et sautaient de telle sorte que l’écume sortait de leurs lèvres. Un groupe spécial était formé des gens qui s’estropient volontairement ; ils portaient toute espèce d’armes antiques, haches, piques, couteaux, et s’en déchiraient surtout la figure et la tête, à tel point qu’ils étaient inondés de sang ; c’était un coup d’œil affreux sous tous les rapports ! Beaucoup couraient à quatre pattes, en aboyant comme des chiens ; d’autres devaient être maintenus de force : ils étaient devenus fous furieux et auraient pu causer facilement des malheurs. Quelques chiens rencontrés par cette foule furent mis en pièces et dévorés tout crus séance tenante. Cette procession se meut très lentement et s’arrête souvent pour exécuter certaines danses ; elle mit longtemps avant d’avoir défilé complètement devant ma maison ; pendant des heures on entendit dans les rues voisines le bruit sauvage de cette foule imbécile et fanatique, qu’une caste de prêtres sans conscience emploie pour arrêter les progrès de la civilisation étrangère. Les Maures intelligents, qui vivent surtout d’affaires, et les paisibles laboureurs arabes ne verraient certainement aucun mal à ce qu’un État chrétien s’occupât plus des affaires marocaines que cela n’a été possible jusqu’ici. Il est vrai que l’auréole des sultans, et surtout celle des chourafa, ces mendiants sacrés et sans nombre, en serait fortement amoindrie. Quoique à Marrakech la procession de la Zaouia soit déjà tout à fait effroyable, celle de Meknès la surpasse encore en abominations. De même qu’à Marrakech, la mellah est fermée à Meknès, car personne ne serait à même d’arrêter la foule furieuse ; des Chrétiens n’ont jamais pu encore se trouver dans cette ville à pareil moment ; en tout cas ils seraient certainement forcés de s’y cacher. On dit que, plus d’une fois, des Nègres esclaves ont été déchirés par la foule en délire. Les fantasias des Berbères durèrent encore plusieurs jours. Beaucoup d’entre eux étaient venus de fort loin et voulaient tirer tout le parti possible de leur séjour dans cette grande ville ; d’autres, qui n’étaient pas dans les meilleurs termes avec le gouvernement marocain, regagnèrent aussi vite que possible leurs montagnes natales et se contentèrent des témoignages de politesse les plus indispensables, qu’ils ne pouvaient différer de rendre au représentant du sultan. Sur le visage de beaucoup des fiers habitants berbères des montagnes on lisait combien peu volontiers ils rendaient hommage à ce dignitaire, et combien ils haïssent la population efféminée des grandes villes, où les intrigues de cour se machinent et s’exécutent. Le Berbère a un sentiment élevé de la liberté, que la domination séculaire des Arabes n’a pas étouffé. Le baromètre avait continué à baisser pendant les derniers jours, mais aucune pluie n’était survenue ; la puissante chaîne de l’Atlas était environnée, il est vrai, d’épais nuages, et, pendant qu’à Marrakech nous jouissions d’une température très douce, sur les hauts sommets il devait tomber des masses de neige, au souffle des rudes vents de février. Le 26 eut encore lieu un grand marché du jeudi. J’y allai pour acheter, s’il était possible, une paire de bons mulets ; mais ils ne valaient pas moins de 40 douros (200 francs), prix trop élevé. Comme, de plus, il y avait très peu de chameaux, je retournai en ville sans acquisition. Le soir, le ciel se couvrit ; un violent vent du nord-ouest, qui tourna bientôt au nord, s’éleva et chassa de sombres nuages sur tout l’horizon vers l’est et vers le sud. On remarquait de fréquents éclairs dans les nuages qui couvraient l’Atlas ; mais pas une seule goutte de pluie ne tomba sur les plaines desséchées de Marrakech. Les fantasias de la journée furent interrompues par des représentations de chanteurs, de danseurs, de baladins et de charmeurs de serpents. La place où se trouve ma maison sert à ces exhibitions, et il s’y trouva bientôt une foule nombreuse et reconnaissante, qui vit avec étonnement un Nègre de l’oued Sous jouer avec quelques gros serpents, auxquels les crochets venimeux manquaient ; un autre avalait de l’étoupe et retirait de sa bouche des rubans aux couleurs variées. D’autres écoutaient des conteurs d’histoires, ou regardaient les danses beaucoup moins calmes de quelques jeunes garçons, bien vêtus, disposés à se louer aux amateurs. Comme dans presque tous les pays orientaux, ce vice infâme est répandu généralement au Maroc ; chacun des hauts fonctionnaires entretient un plus ou moins grand nombre de jeunes Nègres castrats. Les différentes députations des provinces voisines rentrèrent peu à peu dans leurs pays, et les fêtes prirent fin. Je commençai alors mes préparatifs pour mon voyage du désert, car je pouvais acheter à Marrakech certains articles de meilleure qualité et à plus bas prix que de l’autre côté de l’Atlas : j’acquis ainsi au marché un chameau de l’oued Sous pour 26 douros, et pour ma sûreté personnelle je me fis donner par le cadi (juge) un certificat de propriété : je commandai également des outres de peau de mouton, à 3 douros environ la pièce. Le 28 février, mon compagnon Benitez revint de Mogador, où je l’avais envoyé. Il me dépeignit le chemin comme très mauvais et très pierreux, et la marche tout entière comme très fatigante ; l’un des chevaux revenait fortement blessé. Benitez m’apporta une caisse de divers objets nécessaires pour le voyage, de même que 5000 francs en monnaie d’argent espagnole et française ; j’y perdis quelque argent, car là-bas on aime mieux les pièces françaises de cinq francs que les pièces espagnoles de cinq pesetas, et on leur donne une valeur supérieure. J’étais d’ailleurs heureux d’avoir pu réaliser, sans beaucoup de difficultés, de nouveaux moyens pour exécuter mon voyage d’après le plan que je rêvais. De l’argent emporté d’Europe il ne me restait plus que quelques milliers de francs, en sorte que je commençai mon entreprise avec une somme extrêmement restreinte. Il est vrai que je ne devais payer qu’après mon expédition mes deux compagnons et interprètes, ainsi que mes serviteurs ; j’espérais donc avoir assez d’argent pour acheter une certaine quantité de chameaux et des marchandises pour le voyage de Timbouctou. La grande affaire était d’arriver à la lisière nord du désert sans être détroussé. Le 29 février fut encore un jour de grande fête pour les Maures et surtout pour les gens de l’oued Sous, qui sont nombreux ici. Ils firent une procession avec un bœuf, destiné à être sacrifié ensuite et dont la viande devait leur être partagée en grande partie. Une procession de la Zaouia eut également encore lieu, et quelques habitants du Sous s’y distinguèrent surtout en se blessant eux-mêmes avec des couteaux et des haches. Ce jour-là il plut enfin ; on disait que dans les environs de la ville la pluie tombait depuis longtemps et en grande quantité. L’un des Juifs qui viennent nous voir constamment part demain pour Mogador ; je donne à cet homme, nommé Mimon, des lettres pour le consul allemand Brauer, auquel je fais aussi des commandes de conserves, de médicaments, etc., qui doivent m’être envoyées à Taroudant. Il y a en effet des moyens de communication plus commodes et plus fréquents de Mogador à l’oued Sous que de ce point à Marrakech. Quoique plus tard je sois resté longtemps à Taroudant, ces objets ne me sont jamais parvenus : j’ai dû en conclure qu’ils avaient été égarés. Pour le voyage projeté au désert il me fallait acheter des marchandises en grande quantité : des provisions et des articles destinés à servir de présents. J’achetai pour mes serviteurs plusieurs fusils à pierre indigènes, car je n’avais emporté d’Europe qu’une petite carabine Mauser et quelques revolvers ; puis une grande quantité de riz, de thé, de café, de sucre, de bougies, d’étoffes ; quelques livres de prières arabes, de l’essence de rose, des parfums, etc. Tous ces achats diminuaient déjà considérablement mon numéraire. Le temps était constamment sombre et pluvieux ; le baromètre était toujours plus bas de 10 millimètres que le jour de mon arrivée à Marrakech. Le 2 mars il m’arriva un courrier du consul Brauer de Mogador, avec quantité de lettrés d’Europe, qui me réjouirent extraordinairement ; c’étaient les dernières nouvelles que je devais recevoir pour longtemps. Deux de mes serviteurs, un certain Achmid et un homme de l’oued Sous, qu’on nommait d’ordinaire Sousi, déclarant qu’ils ne pouvaient partir avec moi, je les congédiai. Parmi les provisions que j’emportais était un grand sac de pain biscuité. Au Maroc on trouve partout un très bon pain de froment en petites miches plates ; j’en fis faire plusieurs centaines, qui furent coupées en quatre et recuites dans cet état : cela fit une sorte de pain biscuité, qui se conserva très bien dans l’air sec du sud et me rendit d’excellents services. Je recommande cet objet d’alimentation, très simple, très économique et agréable sous tous les rapports, à ceux qui voudraient faire un voyage semblable. Je conservai sous sa forme l’argent qui me restait : on accepte partout volontiers les pièces de cinq francs, même à Timbouctou et au Soudan. Le 4 mars était encore marché du jeudi ; j’y acquis un second chameau, très vigoureux, pour 32 douros ; il devait porter jusqu’à 400 livres, tandis que l’autre ne pouvait porter que 3 quintaux. Celui de mes chevaux qui avait été à Mogador était si fortement blessé que je craignis de le perdre en route ; j’achetai donc un âne très vigoureux, pour le prix respectable de 13 douros. Je dois d’ailleurs faire remarquer que le conseil qui m’avait été donné d’acheter des chameaux était fort mauvais. Ces animaux sont incapables de faire un voyage par-dessus l’Atlas, et j’eus toutes sortes d’ennuis avec eux. Il faut employer exclusivement des mulets et des ânes quand on voyage dans les montagnes. De plus, les chameaux du Maroc ne valent rien pour les voyages au désert, de sorte qu’il me fallut plus tard échanger, avec perte, mes deux chameaux. Les Juifs qui auraient volontiers été à Timbouctou vinrent souvent me trouver ; mais je finis par leur déclarer nettement que je ne pouvais entreprendre avec eux une expédition commerciale ; je prétextai que je n’avais pas assez d’argent, ce qui d’ailleurs était rigoureusement vrai. Le 5 mars j’écrivis encore quantité de lettres et renvoyai le courrier à Mogador ; malgré l’insécurité des routes en quelques points du Maroc, les lettres arrivent toujours à leurs destinataires. Ces derniers jours, le temps s’était éclairci, et mon départ put être fixé au 6 mars. Je fis ma visite d’adieu au gouverneur, qui me souhaita tout le bonheur possible pendant mon voyage ; il m’était surtout reconnaissant de ne lui avoir créé aucun embarras et de n’avoir amené aucun conflit avec les indigènes. Il me fit remarquer que je lui avais tenu tout ce que je lui avais dit en arrivant, c’est-à-dire que je ne désirais qu’une maison pour me loger et un machazini pour me garder. Il me les avait fournis dès le premier jour, et depuis je ne lui avais plus rien demandé. Il m’en était très reconnaissant. Beaucoup d’étrangers sont évidemment à charge aussi bien aux autorités du Maroc qu’aux habitants parce qu’ils élèvent de trop grandes prétentions et qu’ils transforment ce qui leur est accordé par complaisance en un tribut dû à leur dignité d’Européen. Chez les Arabes on a un sentiment très fin du tact et de la bonne éducation, et l’on reconnaît volontiers le cas où un Roumi cherche à se rendre agréable. Ce n’est pas d’ailleurs fort difficile, et bien des voyageurs diminueraient ou même éviteraient une foule de difficultés, s’ils consentaient à vivre moins dans le cercle des idées natales et s’ils tenaient compte des usages du pays. Quand je lis la description faite par le baron de Maltzan de son voyage au Maroc, et surtout de son séjour à Marrakech, j’y trouve bien des choses incompréhensibles. Un homme qui parlait l’arabe aussi bien que ce voyageur aurait certainement pu se montrer très librement dans Marrakech, et n’aurait pas eu besoin de se déguiser en Juif. Est-il possible que, dans le peu d’années écoulées entre le séjour de Maltzan et le mien, les circonstances aient changé aussi complètement, et que les idées des Maures sur les étrangers aient pu se modifier à ce point ? C’est ce que je puis difficilement admettre. Après Maltzan, l’expédition anglaise de Hooker, puis celle de Fritsch-Rein ont passé à Marrakech : mais ces messieurs ne font pas mention de désagréments qui leur soient arrivés dans cette ville. Il dépend presque toujours de l’Européen de s’entendre avec les indigènes. _La ville de Marrakech el-Hamra._ Nous possédons une suite de descriptions de cette ancienne capitale, dues à différents voyageurs dont la plupart, il est vrai, n’ont pu y demeurer que peu de temps. Hooker et de Fritsch donnent des renseignements précieux ; Maltzan dépeint son court séjour, et le livre de Conring donne également différents détails. Jusqu’ici la description la plus exacte est encore celle du Français Paul Lambert, auquel nous devons aussi un plan de la ville. Marrakech est une vieille ville et a été, prétend-on, fondée au onzième siècle de notre ère. Sidi Yousouf ben Tachfin s’y serait d’abord établi et y aurait attiré les habitants de la ville d’Agmat, un peu au sud, et d’origine romaine. Marrakech doit s’être accrue rapidement, car des le siècle suivant elle était citée comme une des plus grandes du Maroc. Son enceinte est encore aujourd’hui très étendue, et, pour la suivre complètement, il ne faut pas moins de deux heures. Comme toutes les villes marocaines, elle est entourée de murs très épais. Ceux de Marrakech sont hauts de plus de vingt pieds et percés de sept portes. Ces murs, quoique consistant seulement en un mélange d’argile et de petites pierres fortement battu, auraient suffi jadis pour rendre un siège très difficile ; ils sont naturellement sans importance au point de vue de la guerre moderne ; d’ailleurs, en beaucoup d’endroits, ils tombent en ruines, et l’on croit inutile de les relever. Comme je l’ai dit, Marrakech est sur un plateau d’environ 500 mètres d’altitude, au pied de l’Atlas, qui en paraît extrêmement voisin ; il faut pourtant deux petites journées de marche pour atteindre les avant-monts du nord. Ce plateau, surtout dans sa moitié septentrionale, est couvert de nombreux palmiers et oliviers ; vers le sud et le sud-ouest il est fort pierreux. Les sept portes de Marrakech sont : 1o Bab el-Hammam (Porte du Bain), de la forme bien connue des portes mauresques, en fer à cheval, et avec des créneaux et des poivrières ; 2o Bab el-Debbagh ; 3o Bab el-Ailahn ; 4o Bab el-Chmis (Porte du Jeudi), parce qu’on arrive de là au grand Soko el-Chmis (Marché du Jeudi) ; 5o Bab er-Roumi (Porte des Étrangers), qui unit la ville aux bâtiments du sultan ; 6o Bab el-Tobihl, qui conduit en pleine campagne ; 7o Bab ed-Dokanah, qui mène au faubourg réservé aux lépreux. A chaque porte se tiennent une grande quantité de machazini, qui la gardent et qui examinent les entrants ; c’est là aussi qu’est payé l’octroi pour les marchandises et les animaux, et à cet effet il s’y trouve toujours quelques employés. Les portes sont fermées le soir ; les étrangers accompagnés de machazini y ont accès après la fermeture ; cette coutume se retrouve dans tout le Maroc. La mellah est également fermée la nuit. Aux abords des portes, les rues sont larges, mais dans l’intérieur de la ville elles forment un réseau serré de ruelles étroites et malpropres ; les fabricants de poudre sont en même temps balayeurs des rues et utilisent les ordures déposées hors de la ville à la production du salpêtre. La plupart des maisons ont un rez-de-chaussée, où se trouvent les meilleures pièces ; presque chacune d’elles a un puits dont l’eau sert à son entretien ; l’eau potable vient des puits et des citernes publiques. On construit les maisons uniquement en briques et en solives ; les pierres sont peu en usage. Les plus belles maisons se trouvent dans les quartiers de Zaouia el-Hadhar, Sidi-Abd-el-Asyz, Kat-ben-Ayd et Riadh-Zittoun. Il n’y a pas de promenades publiques ; néanmoins l’intérieur des murs renferme de nombreux et grands jardins, ainsi que des places publiques, et la moitié nord seulement de l’espace enclos par les murailles est couverte de maisons. La ville est administrée de la façon suivante : un caïd ou gouverneur, qui représente le sultan ; son chalif, un chef de la police (moul-el-dhour), un directeur du marché (mohtasseb), deux juges (cadi), un administrateur des mosquées et fondations (nadher). Chaque métier a en outre son président (amin), et chaque quartier a son chef spécial (mokkadem et nadher). Il y a trois prisons, dont une juive ; l’une, dans la citadelle, est spécialement destinée aux prisonniers d’État. J’ai décrit plusieurs fois la triste situation de ces endroits ; à Marrakech les prisons sont toutes souterraines ; la plupart des condamnés portent des chaînes, mais ils peuvent circuler dans de vastes salles. Ils ne reçoivent pas de nourriture, et en sont réduits à la charité publique, au produit de travaux faciles ou au secours de leurs parents. Marrakech a deux grands marchés (soko), l’un du jeudi, l’autre du vendredi. Le premier (Soko el-Chmis) est le plus important. On y vend surtout des chevaux, des chameaux, des mulets, des bœufs et des ânes. Pour acheter un animal, on commence par l’examiner ; puis le vendeur doit garantir qu’il n’a pas été volé ; enfin le marché est conclu devant le commissaire du marché (adoul), qui pour cela prélève une petite somme. Le marché du vendredi est tenu sur la place de Djma el-Fna, que j’ai déjà citée. La ville a différents bazars : deux kaïsseria, où l’on vend des étoffes étrangères et des ustensiles ; le Soko el-Atarin (Marché des Épices), pour la vente du sucre, des épices, des drogues, etc., et un Soko Smata pour les travaux de cuir. Les autres artisans sont répartis dans certaines rues et dans certains foundâqs. La mellah (quartier des Juifs) est très étendue. Les Juifs sont exposés aux chicanes et aux humiliations les plus grandes, et la visite du célèbre promoteur de l’Alliance israélite, sir Moses Montefiore, n’y a rien changé. Tous les produits du sol sont soumis à un impôt (enkess), et les revenus en sont assez importants. Le marché aux grains, où se vend aussi le sel, se trouve au milieu de la ville et se nomme Rhaba. Tout près est le Soko el-Ghezel, marché des tissus et des fils, où à certains jours se vendent aussi des esclaves. Lambert comptait en 1860 environ 50000 habitants pour la ville de Marrakech et établissait la liste que je reproduis ci-après, parce qu’elle représente en général la population d’une ville marocaine. Négociants en gros 100 Marchands (tissus et épices) 500 — (étoffes d’habillement et tapis) 300 — d’huile, de bois, de charbon, de poterie 1000 Fabricants d’étoffes d’habillement et de tapis,etc 800 Forgerons, charpentiers, quincailliers, etc 350 Fabricants et marchands de cordons, etc 250 Tanneurs, cordonniers, savetiers 1500 Savants et étudiants 800 Prêtres et notaires 150 Agriculteurs et propriétaires 1200 Maçons, manouvriers, portefaix 2500 Meuniers et bouchers 600 Mendiants et vagabonds 1500 Employés du gouvernement 400 Nègres du gouvernement 2000 Soldats 2000 Machazini (soldats vassaux) 500 ----- Total 16450 ----- Si l’on ajoute à ce chiffre un nombre égal de femmes, une quantité d’enfants correspondante et environ 6000 Juifs, on a, à peu près, le chiffre de 50000 âmes. Beaucoup d’habitants ont, il est vrai, plusieurs femmes, mais la majorité doit se contenter d’une, les gens aisés pouvant seuls se permettre ce luxe. Marrakech n’est pas une ville industrielle comme Fez, et ses produits ne jouissent pas d’une réputation aussi grande que ceux des autres villes, comme Rabat et Tétouan. On y compte une centaine de moulins, qui sont mus par des chevaux, et près de quatre-vingts fours publics. Il y a également un certain nombre de bains publics. Comme monuments se faisant remarquer par leur beauté architecturale, il n’y a que la Koutoubia, la grande mosquée, qui mérite d’être citée ; les autres mosquées sont de vastes bâtiments sans mérite particulier. On raconte que l’une des portes de la mosquée el-Mouezzim de même que la Bab (porte) el-Chmis viennent d’Espagne et en ont été apportées par le sultan Mansour, ainsi que la porte conduisant à la kasba, qui vient, dit-on, morceau par morceau, d’Algésiras. L’eau abonde à Marrakech, et les réservoirs sont alimentés par des aqueducs venant des montagnes environnantes. Les palais du sultan, avec leurs jardins, occupent un espace immense et forment tout un quartier de la ville ; mais ils n’ont aucune valeur architecturale. Il existe beaucoup d’écoles, et les enfants sont envoyés très jeunes dans les _hadar_, où les _tholba_ sont chargés de leur faire apprendre par cœur le Coran et de leur donner quelques leçons d’écriture. Ceux qui veulent se perfectionner vont aux _mdersa_, où l’on étudie les livres des vieilles bibliothèques. Après un séjour de plusieurs années dans ces dernières écoles, l’élève devient _thaleb_ et peut alors entrer dans les différentes carrières du service public. En dehors de l’enceinte se trouve une colonie pour les lépreux ; il leur est strictement interdit d’entrer dans la ville ; ils ont une mosquée et une prison particulières et, en général, une administration spéciale pour leur communauté. Même dans cette colonie, nommée el-Hara, il y a un quartier séparé pour les Juifs. La zaouia Sidi-bel-Abbès est une grande institution de bienfaisance où les pauvres reçoivent des aumônes et l’hospitalité de nuit ; c’était aussi jadis un lieu d’asile pour les gens recherchés par le gouvernement. Marrakech était certainement une ville extrêmement riche, grande et bien administrée, qui a beaucoup perdu par suite du séjour presque constant de la cour à Fez. Comme tout le Maroc, elle montre les traces les plus évidentes de la décadence ; tant que des conditions tout à fait nouvelles ne se produiront pas dans les affaires politiques et religieuses de l’empire, toutes ces villes jadis puissantes ne pourront se relever ; il ne peut sortir aucune vie nouvelle des ruines mahométanes. CHAPITRE IX VOYAGE A TRAVERS L’ATLAS. Départ de Marrakech. — Mon personnel. — Tamesloht. — Défaut de sécurité. — Changement de noms. — Oued Nfys. — Éboulement de montagne. — Amsmiz. — Canaux. — Oued el-Mel. — Darakimacht. — Mzoudi. — Un pieux insensé. — Seksaoua. — Imintjanout. — Jolie vallée. — Djebel Tissi. — Kasr er-Roumi. — Villages de Chelouh. — Partage des eaux. — Aït-Mousa. — Bibaouan. — Voyages précédents. — Emnislah. — Les Howara. — Forêts d’argans. — Taroudant. — La chaîne de l’Atlas. Le 6 mars 1880, je pus quitter Marrakech el-Hamra, la ville jadis résidence grandiose de l’empereur du Maroc, et riche en jardins. Jusqu’ici j’avais suivi des chemins que les Européens avaient plusieurs fois foulés et décrits ; il s’agissait maintenant de traverser une contrée qui était assez peu connue, et dont les dangers n’étaient appréciés que d’une manière générale, sans qu’on pût s’en faire une idée exacte. Nous formions une caravane importante, lorsque, le matin de ce jour-là, accompagnés de quelques amis, nous chevauchâmes par les rues tranquilles de Marrakech ; auprès d’une des portes s’était rassemblée une troupe de femmes et d’enfants, parents et alliés de mes serviteurs ; ils nous souhaitèrent gaiement un heureux voyage. A la porte, le vieux machazini qui pendant mon séjour m’avait servi de surveillant et de gardien me quitta après avoir reçu une forte récompense et en appelant les bénédictions d’Allah sur notre entreprise. Mon escorte se composait des personnes qui suivent : Hadj Ali Boutaleb et Cristobal Benitez, mes deux interprètes engagés depuis Tanger ; avant le départ j’avais exposé nettement au dernier les dangers et les risques de l’entreprise, ainsi que ma ferme volonté de ne me laisser décider par rien à une marche rétrograde. Je voulais, par tous les moyens, atteindre le but que je m’étais proposé, Timbouctou ; mais je ne voulais pas, s’il nous arrivait malheur en route, entendre de reproches. Benitez me déclara qu’il avait parfaitement conscience du danger, mais qu’il ne voulait pas se séparer de moi. Déjà pendant notre séjour à Marrakech il a passé pour un Arabe du nom d’Abdallah ; son extérieur répond entièrement à ce nom, et, comme il parle couramment l’arabe maghrébin, et qu’il connaît parfaitement tous les usages des Marocains, on le prend généralement pour un croyant. En outre, un jeune chérif s’est joint à nous, à Marrakech ; il est allié à la famille du sultan, et appartient à la suite de son oncle, Mouley Ali. Il est originaire du Tafilalet et se nomme Mouley Achmid ; c’est le seul amour des voyages qui le pousse à faire avec nous une grande partie de l’expédition. Comme pendant notre séjour il s’était montré homme de bonne volonté et de ressources, et qu’en qualité de chérif, quoique jeune encore, il pouvait me rendre des services, sa compagnie me parut désirable. Nous quatre formions les principaux personnages de la caravane et mangions ensemble. Sidi Mouhamed ben Djiloul, qui avait été engagé à Fez, servait de cuisinier ; au début de l’entreprise il montrait beaucoup de courage et promettait d’aller partout où je voudrais. Deux jeunes garçons, Mouhamed et Amhamid Farachi, lui servaient d’aides et faisaient le service des tentes ; enfin Mouley Ali, Hadj Mouhamed et Kaddour s’occupaient des chevaux et des chameaux. De tous ces gens, les deux interprètes et Kaddour ont seuls fait tout le voyage avec moi. Le petit Farachi est un jeune Nègre castrat, de treize ou quatorze ans, qui s’est offert volontairement à nous comme serviteur. Il faisait auparavant partie des esclaves du sultan et était chargé d’un service dans ses tentes pendant son séjour à Marrakech. Le machazini qui m’avait été donné fit d’abord des objections à son engagement, mais ensuite il se laissa persuader par la mère du jeune garçon, une pauvre femme, et permit à Farachi de nous suivre pendant une partie de la route. Notre nombreux bagage est partagé entre deux chameaux, deux chevaux, un mulet et un âne ; Hadj Ali et moi avons chacun un cheval de selle ; les autres doivent s’arranger comme ils peuvent sur les animaux de bât. Mes gens sont tous armés de fusils à pierre marocains et de sabres ; comme je l’ai dit, je n’avais emporté d’Europe qu’une carabine Mauser, qu’Hadj Ali s’était donné mission de porter ; en outre j’avais partagé entre mes gens quelques revolvers. Le gouvernement cessait là de me donner des machazini ; si j’avais insisté, on m’en aurait bien accordé un, mais il m’aurait certainement été un embarras ; je préférai engager pendant ma route, d’un bivouac à l’autre, d’autres gens comme guides. Le jour précédent, j’avais fait ma visite d’adieu au gouverneur de Marrakech ; je ne pus lui donner beaucoup de détails sur mes projets de voyage, car il aurait été obligé, d’après la lettre du sultan, de m’aider et d’accepter une sorte de responsabilité à mon sujet : ce qui lui eût été évidemment incommode. Nous nous séparâmes donc bons amis : lui satisfait d’être débarrassé de ma personne, et moi heureux également qu’il ne voulût pas me gêner dans ma marche en avant par son zèle administratif. Le premier jour de route, nous arrivâmes à la petite ville de Tamesloht, à environ quatre heures au sud-ouest de Marrakech ; c’est surtout une zaouia pour les femmes, car c’était précisément un jour de fête, et nous rencontrâmes de nombreux groupes de femmes et d’enfants, qui s’y étaient rendus en pèlerinage. Après avoir quitté la couronne de bois de palmiers qui entoure Marrakech de tous côtés, nous entrâmes sur un plateau nu, couvert de cailloux roulés. Plus loin survinrent des plateaux calcaires à couches horizontales et se décomposant en cuvettes, comme j’en ai souvent observé ; ils s’élèvent jusqu’à dix mètres au-dessus de la plaine environnante. Les cailloux roulés consistaient surtout en roches éruptives. Nous passâmes près d’un réservoir d’eau placé dans le voisinage d’un petit bois d’oliviers, et qui sert à alimenter la ville et ses jardins ; puis nous traversâmes quelques petits oueds desséchés, entre autres l’oued Bacha, qui appartiennent au bassin du Tensift, et nous atteignîmes, un peu après midi, notre but de la journée, la petite ville de Tamesloht. Cet endroit est entièrement entouré de jardins de palmiers et d’oliviers ; il paraît peu peuplé ; c’est, comme je l’ai dit, une zaouia. La température était assez élevée : à l’ombre nous avions eu jusqu’à 28 degrés centigrades, et tout le terrain parcouru était nu et sans ombre. Nous dressâmes nos tentes dans une prairie à l’ouest de la ville ; il n’y a pas de fonctionnaire du sultan, et l’on ne pouvait compter sur une mouna. Je fis acheter le nécessaire, de sorte que nous n’indisposâmes en aucune façon la population, dont l’accueil était très froid. Mon escorte montra de nouveau dans cet endroit une certaine anxiété qui m’inquiéta, et, quand la nuit tomba, elle organisa volontairement un service de sûreté. La moitié seulement dormit, tandis que le reste garda le bivouac toute la nuit avec les armes chargées. Était-ce le zèle d’un premier jour de route et la circonstance que nous n’avions pas de machazini ? ou bien y avait-il réellement un danger sérieux ? En tout cas je n’ai jamais remarqué un tel soin dans les mesures de précaution. Vers le soir, quand quelques personnes apparurent au camp, peut-être par pure curiosité, elles furent renvoyées, et d’une façon si énergique, que je redoutai une querelle ; le chérif du lieu comprit qu’il ne pouvait complètement ignorer la présence d’étrangers qui passaient près de lui, et nous envoya un souper. Mes gens avaient une telle méfiance au sujet de ce repas, qu’ils exigèrent que les porteurs en mangeassent avec eux. Ils craignaient d’être empoisonnés, et l’on dit que, réellement, un voyageur arabe serait mort de cette façon, il y a peu de temps. D’après cela, il semble que Tamesloht ait une très fâcheuse réputation ; on ne peut jamais compter sur la population d’une zaouia, et les soupçons de mes gens, dont quelques-uns connaissaient bien cet endroit et sa réputation, paraissent avoir été complètement justifiés. Je passai la nuit presque sans sommeil. L’appel réciproque et constant de mes sentinelles ne me permit pas de reposer, et à peine étais-je un peu assoupi, que je fus réveillé : c’était à mon tour de prendre la garde. Je dus donc, pendant quelques heures, patrouiller dans tous sens, le fusil à la main, jusqu’à ce que je fusse relevé vers le jour. Déjà pendant les derniers jours de ma présence à Marrakech je m’étais constamment servi du costume maure ; depuis je le portai définitivement ; je changeai également de nom, et me fis appeler Hakim Omar ben Ali ; Hakim est le nom générique des lettrés et désigne spécialement un médecin. Mes gens avaient ordre de ne me nommer que par ce nom ; nous décidâmes que je passerais pour un médecin turc de Constantinople. On sait que dans l’armée du sultan de Turquie se trouvent des gens des nations les plus diverses, surtout parmi les médecins, et ce déguisement me parut la forme la plus acceptable qui pût justifier mon extérieur fort peu oriental. Le matin suivant, il était près de huit heures quand tous les animaux furent chargés, et le soleil était déjà haut lorsque nous partîmes. Notre but était la kasba du caïd de la tribu d’Amsmiz, qui est directement au sud de notre bivouac et se trouve déjà dans les vallées antérieures de l’Atlas. Le chemin passait d’abord, au sud-ouest, par une plaine pierreuse, jusqu’à l’oued Nfys, qui sort de la vallée d’Amsmiz, coule vers le nord, se joint plus tard à l’oued Tensift et en constitue l’affluent le plus important. Le large lit de la rivière ne roulait qu’un mince filet d’eau ; nous passâmes un foundâq solitaire, sorte d’hôtellerie de l’État, et ensuite un petit hameau, nommé Agadir-ben-Sela. La rivière traverse là un pays de collines, d’accès difficile ; je remarquai du schiste argileux bleuâtre, à couches presque verticales et parallèles à la direction principale de la montagne[20]. Après avoir passé, en nous dirigeant vers le sud, ce terrain de collines, nous entrâmes dans un plateau étendu, qui s’allonge jusqu’au pied de l’Atlas, en s’élevant doucement vers le sud, et atteint, à l’endroit où se trouve le bourg d’Amsmiz, une altitude de 1108 mètres. De nombreuses coupures ou ravines montrent que ce plateau, jusqu’à une profondeur considérable, est composé de débris d’érosion disposés par couches et dont la partie inférieure est liée en un conglomérat très grossier. Nous remontons constamment la vallée de l’oued Nfys, jusqu’au lieu de son origine, où se trouvent un certain nombre de petites localités appartenant au caïd d’Amsmiz. Partout où sur ce sol pierreux un peu de terre arable s’est laissé conquérir, la population, laborieuse et pauvre, a créé des champs d’orge et des jardins d’oliviers ; elle s’occupe aussi d’élevage, et nous apercevons souvent des troupeaux de moutons et de chèvres. Les habitants sont presque exclusivement des Chelouh ; leur attitude envers nous n’est pas prévenante, mais elle est encore moins hostile. Le soir, vers six heures, quand nous eûmes franchi les portes de la kasba, on nous indiqua une place, entourée de murs et de jardins, où nous pourrions dresser nos tentes. Le caïd se fit expliquer ce que nous voulions, et, quand il apprit que nous comptions y passer la nuit pour partir le matin suivant, il en fut très satisfait et nous envoya immédiatement une mouna. Quelques années auparavant, l’expédition anglaise de Hooker avait passé par là et avait entrepris d’Amsmiz de grandes excursions dans l’Atlas ; le caïd avait alors donné des preuves indubitables de ses mauvaises dispositions envers les Chrétiens et n’avait accordé son concours aux Anglais, pour leurs excursions, que sur les pressantes recommandations du gouvernement marocain. Tous ces petits villages berbères sont entourés de hauts murs d’argile, et leurs maisons sont faites de même en argile jaune fortement battue. En général, les petites kasba produisent une impression d’ordre et de propreté. Le pays est très beau et, par suite de sa situation élevée, extrêmement sain ; les habitants, à l’aspect un peu sauvage, sont des montagnards vigoureux, habitués dès leur jeunesse à une vie assez rude. D’Amsmiz une sorte de chemin et un col conduisent, par-dessus le haut Atlas, dans l’oued Sous ; mais on me dit que l’ascension de ce col était si difficile que je ne pourrais descendre avec des animaux chargés, et l’on me conseilla de prendre le chemin à l’ouest, d’Imintjanout par-dessus l’Atlas, pour aller à l’oued Sous par le col de Bibaouan. Nous avions donc fait un grand détour en venant à Amsmiz, et il nous fallait retourner assez loin sur nos pas, vers l’ouest et le nord-ouest, pour trouver le passage le plus facile à travers ces montagnes. Quoiqu’une perte de temps de quelques jours en fût la conséquence, je n’avais pourtant pas à regretter d’avoir vu cette vallée. Le 8 mars, à huit heures du matin, nous partions en nous dirigeant d’abord vers l’ouest. Le plateau est ici parcouru par de nombreux canaux qui servent à l’irrigation des champs d’orge et dont la construction dans ce terrain pierreux, recouvert d’une profonde couche d’argile jaune, a dû causer d’assez grandes difficultés. Nous laissons à notre droite un petit bourg, Soko Chmis Tiskin, sur lequel se tient un marché hebdomadaire, fort couru de la population environnante ; puis, après avoir passé quelques oueds desséchés, nous atteignons le point d’Aït-Sali, où se trouve une source ; toute la plaine jusque vers le sud est couverte de champs d’orge et de jardins d’oliviers ; elle est parcourue d’un réseau de canaux. Puis nous arrivons sur un plateau stérile, très pierreux, qui est parcouru par un oued profond dont les berges sont verticales, l’oued el-Mel, ou oued Asif el-Mel, qui se jette ensuite dans le Tensift. Nous longeons pendant un instant vers le nord l’oued el-Mel, et à trois heures nous nous arrêtons sur la rive droite de la rivière, dans un petit village, Darakimacht, habité par des Berbères de la tribu des Amsmiz. Nos animaux, très fatigués par ce mauvais chemin pierreux, ne pouvaient plus marcher, et nous dûmes passer la nuit dans ce petit bourg, d’une façon assez peu confortable. Un vieux marabout s’occupa un peu de nous et nous donna une petite mouna pour laquelle nous le récompensâmes largement, car il était facile de voir que la population et lui vivaient très pauvrement. Nous n’avons pu atteindre notre véritable but, la kasba du caïd de Mzoudi. Le plateau s’est déjà abaissé considérablement, et ici, à Darakimacht, il n’a plus que 600 mètres d’altitude. De ce point la vue de la chaîne puissante de l’Atlas couvert de neige est magnifique, et c’est avec un véritable sentiment de plaisir que nous demeurons devant notre tente, savourant la douce fraîcheur du soir, après la fatigante chevauchée de la journée, en face d’une nature magnifique, et au milieu d’une population tout à fait étrangère. Nous partîmes le jour suivant de grand matin ; nous n’avions, il est vrai, qu’une courte marche jusqu’à la kasba du caïd voisin, qui n’est qu’à quelques heures à l’ouest-sud-ouest de notre bivouac, mais qui se trouve sur l’autre rive. Nos animaux, lourdement chargés, eurent beaucoup de peine à descendre et à remonter les berges verticales, mais fort heureusement il ne se produisit aucun accident, et dès onze heures nous arrivions à la kasba du caïd de Mzoudi. Devant cette construction, entourée d’un mur d’argile haut et solide, et percé d’une étroite porte, se trouve une jolie place avec quelques buissons ; nous reçûmes l’autorisation de dresser là nos tentes. Pendant les voyages au Maroc il est toujours préférable de s’installer ainsi, car les salles des kasba sont généralement pleines d’insectes. Devant la porte de la kasba étaient assises des Négresses qui vendaient des légumes, des fruits, etc. ; de petites troupes d’ânes chargés allaient et venaient ; des machazini se montraient sous leur haut tarbouch : on voyait qu’une circulation assez active avait lieu en cet endroit. Le caïd demanda qui nous étions et ce que nous voulions ; je lui envoyai la lettre du sultan, qui nous valut une mouna. La population étant surtout composée de Berbères, je préférai me tenir autant que possible dans ma tente, pour échapper aux regards curieux et aux questions des gens de la kasba. Mes interprètes contaient à tout venant que j’étais un hakim osmanli, et l’on finit par se contenter de ce renseignement et par me laisser en paix. Les champs d’orge sont nombreux ici, et l’on voit de tous côtés les monceaux de terre des conduites d’eau souterraines. Hier soir, nous avons eu un peu de pluie ; aujourd’hui un fort orage s’est amassé, sans pourtant tomber sur nous. Parmi les nombreux curieux qui sont venus de la ville, se trouvait un pauvre vieux saint, un pieux insensé, qui exhibait des blessures faites par lui-même, pour obtenir des aumônes. Il arriva, le haut du corps nu, et jeta plusieurs fois une grosse pierre, qu’il tenait des deux mains, contre sa poitrine avec une telle force qu’elle en résonna. Il le fit si souvent, que cette vue me mit mal à mon aise et que je le fis prier instamment de cesser et de disparaître avec ce qu’il avait reçu. Mais il fut si content de mon aumône, qu’il se jeta la pierre sur le crâne et sur le visage ; les habitants de la kasba, qui l’entouraient et qui jouissaient sans doute souvent de ce spectacle, souriaient à la vue du pauvre vieux, en pensant qu’il devait être un saint puisque de tels assauts lui faisaient si peu de mal. Le soir, vers dix heures, le caïd m’envoya quelques hommes, qui chantèrent sans discontinuer pendant toute la nuit jusqu’à cinq heures du matin, de sorte que je passai une nuit blanche. Peut-être était-ce une garde en mon honneur, et ces gens diminuaient-ils l’ennui de leur veille par des chants ? Peut-être aussi était-ce une attention du caïd, comme le pensaient mes serviteurs ? En tout cas, je n’en fus nullement flatté. Le jour suivant, 10 mars, nous nous dirigeâmes vers l’ouest, du côté de la kasba Seksaoua, en inclinant un peu vers le sud. Un jeune garçon berbère, qui, nous dit-il, avait été déjà plusieurs fois au delà de l’Atlas à Taroudant et qui se trouvait sans emploi à Mzoudi, nous pria de l’emmener avec nous ; j’acceptai et il se montra plein de bonne volonté et d’adresse. Il fut très heureux de partir avec nous, et nous amusa de toute espèce de tours en usage chez les Chelouh : il jonglait avec des couteaux et des fusils, les tenait en équilibre, etc. Le chemin vers la kasba Seksaoua menait à travers une plaine stérile et pierreuse, toujours parallèlement à la montagne. Nous dépassâmes la kasba Douarani et nous atteignîmes, au bout de peu de temps, la kasba Seksaoua, tout près des montagnes, dans la vallée de l’oued Afansa, qui rejoint plus loin l’oued el-Mel. Nous fûmes fort bien accueillis par le caïd, homme jeune, mais de très forte corpulence. Il était évidemment heureux d’entendre une fois parler du monde extérieur dans son solitaire château fort ; au bout de peu de temps il me reconnut pour être un Chrétien ; mais il trouva excellente mon idée de faire comme hakim turc le voyage par l’Atlas vers Timbouctou. C’était un caractère jovial, et son entourage se montra en conséquence fort aimable. Il me fallut souper chez lui avec mon interprète ; je l’amusai extrêmement par mon inhabileté à manger le couscous, mets national : aussi me donna-t-il la permission d’user d’une cuiller. Il envoya à mes gens un gros mouton gras et quantité de couscous, de sorte qu’ils étaient enchantés au plus haut point de ce cheikh des Chelouh. Nous mangeâmes dans un jardin, et, après le thé, nous fîmes des exercices de tir avec mon fusil Mauser, qui imposa fort aux Berbères. Il est à remarquer qu’aucun des gens du pays ne réclama de présents ; il eût été facile à ce cheikh de me demander mon fusil en échange de la permission de passer l’Atlas ; mais il n’y fit pas la moindre allusion. Il part également d’ici un chemin qui franchit l’Atlas ; mais le col n’est pas accessible aux animaux de bât ; le caïd nous recommanda la passe de Bibaouan, qui serait déjà assez difficile pour notre bagage et pour nos animaux. Plus avant dans la montagne, il existe de nombreux villages chelouh ; presque toutes les vallées sont habitées jusque très haut vers leur origine, et cultivées aussi loin qu’il est possible ; ici les Chelouh sont suffisamment en sûreté contre le sultan et ses soldats. Le matin du 11 mars nous quittâmes, après un adieu cordial, la maison hospitalière du cheikh berbère de Seksaoua. Nous marchâmes d’abord un peu au sud-ouest par quelques petites collines de cailloux roulés, et nous tournâmes ensuite au sud, droit vers les montagnes. Au village d’Imintjanout, qui n’est qu’à une grande heure de Seksaoua, nous pénétrâmes dans le véritable massif de l’Atlas. Cet endroit est important, car la plupart des caravanes qui circulent entre Marrakech et l’oued Sous franchissent de là les montagnes. D’autres préfèrent tourner entièrement l’Atlas, et prennent le chemin de Mogador à Taroudant, par lequel elles n’ont à franchir que les contreforts les plus bas à l’ouest de l’Atlas. A l’issue de la vallée est Imintjanout, avec ses maisons d’argile jaune et quelques villages dans son voisinage ; un foundâq abandonné s’y trouve également ; il est probable que jadis un sultan y avait établi des gardes-frontières, pour tenir en respect les Chelouh, toujours aux aguets des caravanes. Lors de mon passage, tout y était paisible ; le caïd énergique de la tribu des Mtouga, placée plus au nord-ouest, s’était occupé de la sécurité du chemin. Nous chevauchâmes d’abord pendant une heure directement vers le sud ; de chaque côté nous avions des couches verticales de calcaire blanc et de marne calcaire, appartenant probablement aux formations crétacées. Le chemin étroit suivait le flanc gauche de la vallée, puis tournait brusquement à l’ouest dans une large et belle vallée longitudinale, que nous suivîmes pendant plusieurs heures. A mesure que nous avancions, la vallée, sillonnée par un mince filet d’eau, devenait plus large et plus pittoresque. Quoiqu’elle fût bien cultivée, nous y rencontrâmes très rarement des créatures humaines ; en même temps que des champs d’orge, je remarquai particulièrement des amandiers en fleur, qui se trouvent là en grande quantité et donnent des fruits excellents. Nous vîmes également des oliviers, mais en moins grand nombre. Nous aperçûmes quelques maisons isolées, de l’autre côté de la vallée ; leurs habitants paraissaient être aux champs, aussi aucun d’eux n’était visible. Vers une heure nous quittâmes cette gracieuse vallée, pour nous enfoncer de nouveau vers le sud dans les montagnes. Les chemins se bifurquent en cet endroit : l’un mène dans la direction du nord-ouest vers la mer et la forteresse d’Agadir ; l’autre, vers l’oued Sous. La marche devenait plus difficile ; nous nous approchions du puissant massif du djebel Tissi, qui consiste presque uniquement en d’énormes bancs de grès quartzeux dur et coloré en rouge vif. Nous fîmes halte dans le voisinage d’un ravin profond, qui formait un obstacle difficile pour nos animaux, déjà fatigués. Non loin de notre bivouac se trouvent une quantité de fermes isolées, habitées uniquement par des Chelouh. L’endroit où nous dressâmes nos tentes pour y passer la nuit était situé dans une sauvage région de montagnes ; quelques Chelouh vinrent nous questionner sur ce que nous étions et sur nos intentions ; mais ils nous laissèrent en paix, et nous vendirent même un peu d’orge pour nos chevaux. Leurs maisons sont construites en argile, de la façon la plus primitive ; ils sont tous bien armés, vêtus de djellabas foncées et de courtes culottes de toile ; ils ont des mines sérieuses et quelque peu farouches. Leur rude et pénible manière de vivre dans les montagnes, leur combat perpétuel pour l’existence avec les Arabes de la plaine, les ont rendus défiants et ils voient un ennemi dans quiconque vient avec la recommandation du sultan. Ils ne se laissent pas entraîner à des conversations étendues, mais, dès qu’ils se sont assurés que nous sommes inoffensifs, ils se retirent et disparaissent dans leurs fermes isolées. Leur physionomie est nerveuse et vigoureuse, ils sont habitués aux difficultés de leur patrie montagneuse, et endurcis par leurs rudes travaux. Partout où un peu de sol argileux de la roche dure peut être cultivé, ils sèment de l’orge, qui suffit à peine pour les nourrir, eux et leurs animaux. Nous partîmes le matin suivant de bonne heure, pour laisser le plus tôt possible derrière nous l’Atlas et ses inhospitaliers habitants. Ce fut une terrible marche, de sept heures du matin à six heures du soir. Notre direction générale était le sud, mais nous faisions des zigzags sans fin. Le passage du djebel Tissi, avec ses grandes roches verticales de grès et ses ravins profonds, parut impossible pour mes animaux, qui étaient lourdement chargés, et surtout pour les chameaux, habitués à la plaine, qui demeurèrent souvent en route et ne purent être entraînés qu’avec peine. C’était un très fâcheux conseil et qui méconnaissait complètement la nature du terrain, que celui qui me fut donné à Marrakech, d’emmener avec moi ces chameaux : dans ces sauvages pays de montagnes il ne faut que des mulets. Nous rencontrâmes les ruines d’un ancien château fort, nommé Dar es-Soultan, qui avait été élevé autrefois par un sultan afin de tenir sous son obéissance les farouches Chelouh vivant dans le voisinage, et d’empêcher autant que possible leurs brigandages. Cette forteresse est construite sur un point d’accès très difficile et qui pourrait être facilement défendu par une petite garnison. Puis nous passâmes devant un pic isolé, sur lequel se voient encore quelques murs d’argile rouge. Les indigènes les nomment Kasr er-Roumi, c’est-à-dire Château des Romains ; tout ce qui est ancien est attribué à ce peuple. Il est bien certain qu’il a profondément pénétré dans l’Atlas, et il ne serait pas invraisemblable que nous eussions eu réellement affaire ici à des ruines romaines ; les Portugais, qui s’étaient aussi fortement implantés, et pour longtemps, dans l’intérieur du Maroc, ne paraissent pas avoir été si loin. Les Chelouh prétendent que des trésors incommensurables sont enterrés ici, mais personne ne semble avoir le courage de les enlever, ou même simplement celui de les chercher. Vers midi nous croisâmes quelques Chelouh bien armés et bien montés, dont l’un était un cheikh. Le bruit de notre voyage s’était probablement déjà répandu dans les vallées latérales, et ces cavaliers nous avaient cherchés, pour prendre des informations sur nous. Ils nous conduisirent à un endroit nommé Argan, qui possède une jolie source, dont l’eau fraîche était retenue dans un petit étang ; nous y fîmes halte pour prendre notre déjeuner, auquel les Chelouh prirent part. Je vis volontiers ces gens manger avec nous, car ils n’étaient plus aussi à craindre que des gens tout à fait étrangers. L’endroit où nous étions était vraiment joli, au milieu du paysage de montagnes environnant ; il sert généralement de lieu de repos pour les caravanes qui le traversent. Pendant cette halte, une autre petite caravane arriva et se joignit à nous pour traverser la montagne. C’étaient des Berbères de la plaine, gens rangés, qui voulaient aller à l’oued Sous. J’en fus très content ; nous étions renforcés de quelques hommes armés qui connaissaient bien le pays et les gens ; nous pouvions donc envisager une attaque plus tranquillement, car nous avions été menacés de quelque chose de semblable. Le cheikh berbère que nous avions rencontré nous déclara, en prenant congé, que quelques Chelouh nous attendaient pour nous dépouiller à un endroit difficile où nous allions passer. Il s’était informé de nos projets et veillerait à ce que rien ne nous arrivât. Nous fîmes nos adieux reconnaissants à l’excellent cheikh chelouh, qui disparut avec sa suite dans une vallée latérale, pendant que, renforcés par la nouvelle caravane, nous continuions plus au sud. Le soir, nous fîmes halte dans un petit village chelouh, dont les habitants montrèrent des dispositions assez amicales ; ils font quelque commerce avec l’oued Sous, et surtout ils se chargent fréquemment du transport des marchandises. Nous pûmes acheter de l’orge pour nos animaux, ainsi que des poulets et du mouton pour nous, et nous plantâmes nos tentes au milieu du village. J’avais vu que je ne pourrais aller plus loin de cette manière avec mes chameaux, et, comme nous avions encore pour quelques jours de très mauvais passages à franchir, je louai ici, il est vrai à bon prix, deux mulets, qui furent chargés de la plus grande partie du paquetage des chameaux, de sorte que ces derniers ne portaient que des objets légers, comme des nattes, des ustensiles de cuisine, etc. De cette façon, j’avais en outre l’avantage d’emmener deux hommes de plus avec moi, car chaque animal a son conducteur ; et, les Chelouh tenant à leurs propriétés, nous pouvions continuer notre voyage avec une tranquillité plus grande encore. Il est caractéristique que dans ce pays les lieux habités se trouvent rarement sur les grandes lignes de circulation, mais surtout dans les vallées latérales, et dissimulés autant que possible. Il y en a beaucoup ici, et d’après nos renseignements on rencontre des maisons isolées dans toutes les directions. Cela contribue naturellement à rendre aussi précaire que possible l’influence que le gouvernement du Maroc y exerce ; d’un autre côté, la sécurité des voyageurs en souffre, ou en a souffert, car ils peuvent être arrêtés inopinément en un point quelconque par une bande de coupeurs de route. Pendant que j’y voyageai, le pays était relativement sûr, comme je l’ai dit. Le 13 mars, nous avons encore une marche longue et extrêmement pénible à travers la montagne. Le chemin nous conduit d’abord vers le sud-ouest, par un plateau coupé de nombreux rochers et de collines escarpées, au pays d’Aglaou, où se trouvent les ruines de plusieurs villages. Leurs habitants ont été presque tous tués dans une razzia que le caïd de Mtouga, dont j’ai parlé plusieurs fois, entreprit il y a quelques années pour détruire le brigandage. Durant ce jour nous ne vîmes pas un seul homme, de sorte que le pays semblait complètement inhabité, mais il paraît qu’un grand nombre de maisons isolées se trouvent dans les ravins latéraux. Les montagnes sont toujours formées de grès rouge qui paraît ne pas contenir du tout de fossiles. Le plateau, avec ses masses de rochers s’étendant dans toutes les directions et entre lesquelles on ne trouve que difficilement un chemin pour les animaux, produit une impression toute particulière ; à gauche on aperçoit quelques pics de l’Atlas central, complètement couverts de champs de neige. Nous dépassons le district d’Aït-Mouça, qui a un grand marché (soko) du vendredi ; le ruisseau assez important qui coule dans la vallée porte également ce nom. Nous nous arrêtons, le soir, à la ligne de partage des eaux de l’Atlas, à environ 1200 mètres d’altitude, dans un pays complètement inhabité en ce moment. On voit partout des ruines de villages détruits. Le pays est admirable et la soirée magnifique ; une fraîcheur agréable règne à cette altitude, et vers l’est se montrent avec une netteté étonnante les nombreux sommets couverts de neige du pays de Glaouï, le plus haut point de l’Atlas ; le tout rappelle vivement les paysages des hautes montagnes de la Suisse, mais, au lieu d’habitants pacifiques dans de jolis villages et des chalets isolés, vivent ici des Chelouh audacieux et pillards, qui bravent depuis des siècles la souveraineté du peuple arabe : rarement des caravanes bien armées, poussées par un esprit de lucre qui méprise tous les dangers, traversent ce pays de montagnes désertes, pour transporter les marchandises du nord dans le royaume jadis florissant de Sous. Le manque complet d’habitants nous fut d’autant plus désagréable que nous ne pûmes acheter d’orge pour nos animaux fatigués et fourbus, et qu’ils durent se contenter ce jour-là de belle herbe fraîche. Le lendemain, nous avions encore une marche pénible, la descente rapide dans l’oued Sous, et nos animaux avaient un pressant besoin d’une nourriture plus substantielle. Je quittai à regret, le 14 mars, ce point magnifique, sur la ligne de partage des eaux du puissant massif de l’Atlas. Il porte le nom de Bibaouan et n’est pas situé sur la ligne médiane des montagnes, mais beaucoup plus au sud. Tandis que l’on monte très doucement du nord jusqu’en ce point, l’Atlas tombe presque verticalement et en murailles de rochers escarpés vers le sud. Bien que je ne sois pas le premier qui ait traversé la passe de Bibaouan, il n’en existe pas une description plus précise que la mienne. Le Danois Höst, qui a passé de longues années au Maroc et a appris à connaître le pays et les gens plus exactement que personne, est allé d’Agadir à Marrakech par les montagnes (_Nouvelles du Maroc et de Fez_, Copenhague, 1781, p. 95). Plus tard le médecin anglais William Lemprière est allé de Taroudant au Maroc, du 30 novembre au 4 décembre 1789, et il a passé les montagnes dans un col que les Maures appellent, à cause de ses détours rapides et anguleux, Dos de Chameau (_Voyage de Gibraltar au Maroc_, Berlin, 1798, p. 97). Je dois faire remarquer qu’aujourd’hui les Maures appellent de même « dos de chameau » les collines calcaires isolées qui surgissent de la plaine de Marrakech. Enfin, James Grey Jackson, pendant son séjour de seize années au Maroc, a conduit une fois une armée par-dessus cette partie de l’Atlas. Le chemin traversait la passe de Bibaouan, dont il dépeint les dangers avec des teintes un peu forcées. D’après lui, en certains endroits, le sentier n’aurait que 15 pouces de large et conduirait entre des murs de rochers presque verticaux d’un côté et de profonds abîmes de l’autre, qui ne le céderaient en rien comme escarpement aux rochers de Douvres et seraient dix fois aussi profonds. (_Account of Marokko_, 2e édit., 1811, p. 11.) Depuis ce temps aucun Européen n’est venu dans ces pays, car Rohlfs passa l’Atlas beaucoup plus à l’est que moi, sur la route de caravanes de Fez au Tafilalet. C’est là que semble être le passage qui offre le moins de difficultés, ainsi que les Marocains l’ont reconnu depuis longtemps ; la hauteur des montagnes diminue peu à peu vers l’est, à partir du pays de Glaouï. Tandis que le col porte le nom de Bibaouan, les groupes de montagnes qui vont vers le sud se nomment Oenge Djebel. A partir du faîte, haut de près de 4000 pieds, un chemin étroit et extrêmement rapide descend en dessinant des zigzags sans fin. Il est vrai que bien des fois il n’est large que d’un pied, et domine d’un côté un abîme profond, et de l’autre un mur de rochers verticaux, de sorte qu’on ne peut qu’admirer la sûreté du pied des mulets et des chevaux. Mes deux chameaux s’étant arrêtés en route, il me fallut laisser deux hommes pour les ramener un peu plus tard. Le panorama qui s’offrait à nos yeux était très beau : devant nous s’ouvrait le fertile oued Sous, couvert de forêts et de champs ; tout au loin s’élevaient comme fond les contours d’une deuxième et puissante chaîne de montagnes, que l’on a, à bon droit, nommée l’Anti-Atlas. Nous descendîmes lentement et avec prudence, presque toujours à pied, car souvent il semblait que nos animaux, chargés des deux côtés de gros ballots, ne pussent absolument pas aller plus loin et dussent tomber dans l’abîme. Cependant ces adroits animaux trouvaient moyen de passer. Ils descendirent l’étroit sentier sous leur fardeau, lentement, avec précaution et en essayant tous leurs pas ; nous éprouvâmes surtout de la difficulté à tourner une roche qui avançait verticalement, et ce fut un grand bonheur de pouvoir achever sans pertes la descente. Une zone assez large de montagnes basses, pour la plupart formées de débris d’érosion, s’étend le long des pentes verticales au sud des montagnes : elles étaient relativement plus faciles à passer, et vers le soir nous arrivâmes, sans avoir couru d’autres dangers, dans la ville d’Emnislah, dont nous voyions les maisons déjà depuis longtemps. Un regard en arrière nous montra alors quel chemin difficile nous avions parcouru ; pour mon compte, je devais être reconnaissant au destin favorable qui m’avait permis de traverser l’Atlas, si difficilement accessible, sans danger sérieux. Dans quelques dizaines d’années, les choses auront peut-être marché de telle sorte que les touristes feront des excursions dans l’Atlas comme ils en font déjà dans l’Himalaya, le Caucase, etc. : on sourira alors en apprenant que ce passage a pu être trouvé difficile. C’est pourtant le cas aujourd’hui, et cela durera sans doute encore quelque temps. Chemin faisant, nous avions rencontré quelques cavaliers, qui nous inquiétèrent au début. Nous apprîmes ensuite qu’ils appartenaient à l’escorte du caïd de la tribu des Chtouga, qui avait été voir celui de Mtouga. Nous rencontrâmes bientôt ce personnage, qui montait un magnifique cheval et était richement vêtu. Il s’informa de nos projets, et nous invita à l’aller voir. Sa kasba n’est qu’à quelque distance du chemin de Taroudant au pays de Sidi-Hécham. Nous le lui promîmes et nous nous séparâmes à Emnislah, car il allait un peu plus loin. Nous fûmes reçus à Emnislah sans défiance particulière, et nous pûmes dresser nos tentes ; on nous vendit aussi des vivres en quantité suffisante pour nous et pour nos animaux, de sorte que nous passâmes une bonne nuit. Le jour suivant, j’envoyai de grand matin quelques mulets pour aller chercher les bagages demeurés avec les chameaux. Ceux-ci arrivèrent bientôt, et, dès qu’ils sentirent de nouveau un sol ferme sous leurs pieds et qu’ils eurent pris un peu de fourrage, ils se remirent rapidement. Je passai la fin de ce jour à Emnislah, pour atteindre enfin le lendemain Taroudant, après lequel nous avions si souvent aspiré. Emnislah, petite ville dont chacune des deux parties est située sur l’un des flancs d’une vallée, se trouve sur les pentes sud de l’Atlas, comme Imintjanout sur les pentes nord, et a la même importance pour les caravanes qui veulent aller de Sous à Marrakech en utilisant la passe de Bibaouan. La distance d’Emnislah à Taroudant, la vieille capitale de l’ancien État de l’oued Sous, n’est que de peu d’importance ; en cinq heures on l’a franchie, mais elle fait partie, en ce moment, des endroits les plus dangereux du nord de l’Afrique. Le chemin mène constamment en plaine, par une forêt d’arbres d’argan qui s’étend bien au delà de la vallée et couvre beaucoup de milles carrés. Toute la contrée est dominée par la tribu arabe des Howara, qui habite dans d’immenses bâtiments fortifiés et fait de là des razzias continuelles sur les caravanes qui vont vers Taroudant ou qui en viennent. Ils ont depuis longtemps des difficultés avec la population berbère de Taroudant, et dans leurs razzias pillent tous ceux qu’ils rencontrent, Mahométans, Juifs ou Chrétiens. Nous formions une caravane assez forte : plusieurs conducteurs de mulets, qui portaient des chargements à Taroudant, et qui, pour continuer, avaient attendu d’être en nombre, se réunirent à nous, de sorte que nous pûmes traverser la forêt avec un esprit plus tranquille. Ce n’est pas une forêt telle qu’on s’en figure une en Europe, car le sous-bois y manque complètement, et les arbres y sont fort clairsemés : les clairières, couvertes de gazon, sont nombreuses. Notre troupe était paisible, mais d’aspect fort peu rassurant : armés jusqu’aux dents, nous n’avancions pas sans regarder attentivement de tous côtés. A peine avions-nous quitté la petite ville d’Emnislah et venions-nous de pénétrer dans la forêt, qu’un cavalier isolé parut ; c’était évidemment un personnage de distinction, monté sur un beau cheval et bien vêtu. Mon escorte le reconnut pour le fils d’un cheikh des Howara ; il examina notre troupe, parla à quelques serviteurs marchant en queue, et repartit. Au bout d’une demi-heure il revint, parla de nouveau, et disparut dans la forêt. Nous ne savions trop qu’en attendre. Évidemment on était informé de la marche de la caravane, et le jeune cheikh avait été envoyé pour prendre des informations. Soit que le grand nombre d’hommes armés lui eût imposé, soit que la présence d’un chérif l’eût arrêté, il ne reparut plus. Mais nous ne tardâmes pas à être de nouveau inquiets. Quelques hautes maisons des Howara apparaissaient dans le bois, et nous croyions y voir des gens. Nous passâmes silencieusement devant les habitations de ces Chelouh, et nous respirâmes tous plus à l’aise quand les derniers murs furent dépassés. Bientôt la forêt s’éclaircit ; nous approchions de son extrémité, et, tout au loin, nous croyions apercevoir les murailles hautes et solides de Taroudant, derrière lesquelles nous espérions être en sûreté. A environ une heure de la ville, la forêt cesse complètement, et nous traversons une petite plaine ; puis nous passons une petite rivière, l’oued Djisarin, qui se jette dans l’oued Sous, en courant vers le sud-ouest ; à ce moment il roule très peu d’eau. Le sol, formé d’argile jaune et dure, est coupé plus loin de nombreux ravins, étroits et profonds, qui sont desséchés, mais qu’il faut considérer comme des affluents de la rivière dont j’ai parlé. Si auparavant nous avons redouté le pays des Howara, cette bande de terrain jusqu’au pied des murs de la ville a une aussi mauvaise réputation ; il s’y trouve constamment une foule de brigands, qui appartiennent aux races les plus variées et qui vivent de vol à main armée, sans avoir aucune demeure habituelle. Les petites caravanes sont ici fort en danger. Nous allons très lentement, et deux des hommes connaissant le pays marchent toujours, leurs armes hautes, au-devant de nous en cherchant à apercevoir les Chelouh qui pourraient être cachés de chaque côté du chemin. Ce n’est qu’après mûre réflexion qu’ils nous font un signe nous invitant à les suivre. Enfin nous apercevons les champs d’orge qui s’étendent au loin en avant de la ville, et nous nous croyons en sûreté ; mais les gens qui connaissent le pays assurent que c’est précisément tout près de la ville que nous courons les plus grands périls ; de sorte que nous avançons de plus en plus lentement et en observant toujours les mesures de précaution prises jusque-là. Pourtant rien n’arriva. Il était clair que depuis notre départ d’Emnislah nous avions été constamment observés par des ennemis invisibles ; mais la force de la caravane et la nouvelle que nous avions probablement beaucoup de fusils se chargeant par la culasse avaient détourné les Chelouh d’une attaque. Ce fut une marche désagréable au plus haut point. Chevaucher cinq heures durant, le revolver toujours à la main, en s’attendant sans cesse à rencontrer une bande de coupeurs de route ou à recevoir un coup de feu d’une embuscade, est fatigant au dernier degré ; nous fûmes tous joyeux du fond du cœur lorsque nous vîmes enfin, tout près de nous, les hautes murailles de Taroudant. Un peu auparavant nous avions laissé à notre droite les ruines de la ville de Gaba, probablement d’origine romaine. Le jour n’était pas encore fort avancé quand j’atteignis Taroudant le 15 mars 1880, vers deux heures ; encore une fois j’avais accompli une partie de mon plan, et ce n’était pas la moindre. Le chemin par Mogador peut être un peu moins dangereux ; il longe au début la mer, puis tourne les montagnes et mène à l’oued Sous vers le sud-est. En le suivant on traverse le pays des Ha-Ha, qui n’ont pas la meilleure des réputations. Mais le chemin de l’Atlas est sans aucun doute plus intéressant et plus riche en beautés naturelles, et il est triste que ce beau pays soit dans les mains de populations barbares, en luttes continuelles avec le gouvernement marocain ou entre elles, et qui ne pourront jamais revenir à leur prospérité d’autrefois. Longtemps encore cette magnifique partie de la terre demeurera fermée à la civilisation, et il faudra de longues années avant qu’on puisse s’y adonner sans difficultés à des recherches sur la géographie et les sciences naturelles. Ma chevauchée dans l’Atlas ressembla tout à fait à une fuite ; je ne pus que très rarement me servir d’un instrument ; un coup d’œil furtif sur l’anéroïde devait d’ordinaire suffire pour déterminer des points importants pour lesquels des mesures plus précises auraient été nécessaires ; la nuit seulement, quand tout dormait, je pouvais noter sur mon livre de voyage les événements du jour et les observations de la route. Chacun est regardé avec la plus grande défiance, et le bruit qu’un Chrétien était dans la caravane avait couru partout ; à Marrakech j’avais été connu pour tel, et, des gens de l’oued Sous s’y trouvant en grand nombre, cette nouvelle se répandit très vite par eux. L’insécurité de ce beau coin de terre est inouïe. Chacun y marche armé jusqu’aux dents et voit dans tout passant un ennemi naturel. Les Howara ne logent pas dans les maisons : ce sont de véritables forteresses, avec de hautes et puissantes murailles, derrière lesquelles se cachent les nombreux membres d’une même famille. L’habitant d’une telle demeure ne peut faire un pas sans être armé ; il faut employer des gens armés aux travaux les plus paisibles, comme la culture des champs ou la garde des troupeaux. Le jour même qui précéda mon arrivée à Taroudant, les Howara avaient volé un troupeau de trois cents moutons et de cinquante bœufs appartenant aux gens de la ville. Ces derniers font naturellement de même quand ils le peuvent, de sorte que batailles et brigandages, meurtres et assassinats, ne cessent jamais. C’est une anarchie complète, et ni le sultan ni un chef influent quelconque ne sont en état d’y mettre fin. L’oued Sous pourrait être une des plus riches et des plus belles provinces de l’empire du Maroc, comme elle était, dans une haute antiquité, un royaume aussi célèbre par sa civilisation et par le haut développement de son industrie que riche et peuplé. Ici la nature donne tout à l’homme : un climat magnifique et sain, un sol fertile et des trésors de tout genre, en plantes et en minéraux. L’abandon de ces belles provinces par le gouvernement marocain est le fait d’une erreur grossière ; l’établissement de bonnes routes, bien gardées, et la nomination d’un gouverneur juste et énergique, disposant de troupes suffisantes, pourraient faire d’un territoire très peu productif une source importante de revenus pour le sultan. La partie méridionale de l’Atlas, dans la région que j’ai traversée, ne consiste plus en ce grès rouge si largement répandu et si puissant, mais en schistes, et surtout en schiste argileux et quartzeux, qui sont également dressés verticalement. Dans beaucoup d’endroits ils contiennent des dépôts de minerais, particulièrement de pyrite de cuivre et de fer oligiste. Le cuivre est connu depuis longtemps, et les habitants de l’oued Sous savent en fabriquer qu’ils travaillent adroitement. De puissantes masses de fer oligiste se montrent un peu au nord-est d’Emnislah. On prétend qu’il existe aussi du minerai de plomb argentifère. Il est évident qu’une fois venu le temps où l’on pourra faire dans l’Atlas occidental des recherches géologiques plus précises, on y trouvera une foule de gisements métallifères. Il n’existe pas de roches éruptives ; elles apparaissent beaucoup plus à l’est, où elles ont été réellement observées par d’autres voyageurs. Dans la plaine de Marrakech on trouve des masses d’obsidienne et d’autres roches éruptives sous forme de cailloux roulés qui ont été entraînés par les rivières. On a souvent agité la question de savoir si l’Atlas a des glaciers : la majorité des observateurs répondent négativement. Dans ma rapide traversée des montagnes, je n’ai rien pu observer qui indiquât leur présence de chaque côté des massifs de l’Atlas, au nord et au sud. Il y a de puissantes masses d’érosions : j’observai sur le versant nord, ainsi que je l’ai dit, une couche très importante de ces débris, mais je n’ai vu nulle part de vraies moraines. D’ailleurs, il ne serait nullement impossible que les montagnes du centre de l’Atlas, hautes de plus de 12000 pieds, aient eu des glaciers ; on sait que les plus méridionaux sont ceux de la Sierra Nevada, en Espagne ; mais la différence de cinq degrés de latitude n’est pas si importante qu’un phénomène de ce genre n’ait pu se produire dans un massif montagneux aussi haut et aussi puissant. Les sommets de la chaîne centrale sont encore aujourd’hui couverts de neige pendant la plus grande partie de l’année ; on me dit même que quelques-unes ont un manteau de neiges perpétuelles. L’Atlas est encore couvert, au Maroc, de forêts étendues ; leur dévastation n’a pas été poussée aussi loin qu’en Algérie. Il est tout à fait impossible de tirer parti de ces richesses forestières, car il n’y a pas de routes, même dans la partie nord et peu accidentée du Maroc. En revanche, on peut craindre qu’il ne se produise à la longue un déboisement constant, quoique fort ralenti par l’étendue considérable de la région boisée : il semble déjà s’être produit par places, comme il paraît à l’irrégularité du débit des rivières du nord du Maroc, et à l’inégale répartition des quantités d’eau pluviale qui peut avoir tant d’importance pour ces contrées agricoles. Les Berbères de l’Atlas cherchent toujours à cultiver une plus grande étendue de terre et sont entraînés à déboiser un peu ; mais on sait que la chèvre surtout fait un tort immense aux forêts, et c’est l’animal domestique le plus répandu dans l’Atlas. Les Berbères eux-mêmes n’ont guère besoin de bois ; ils construisent leurs maisons en argile et en terre, sans chevrons ; ils ne connaissent pas la navigation : de sorte que l’étendue forestière est encore assez considérable dans l’Atlas marocain. Il n’y a pas là de forêts épaisses, comme on en trouve ailleurs ; ce sont des bois très clairsemés ; du reste, le grès rouge quartzeux, si dominant dans cette région, n’est pas un bon sous-sol pour une forêt. Une couche de végétation ne peut s’y développer que là où il est fortement décomposé et où une épaisseur d’humus argileuse s’est formée ; mais on voit très fréquemment la roche nue apparaître dans ces terrains de grès. Il est difficile d’admettre que les forêts de l’Atlas fourniront jamais du bois de construction aux pays situés en dehors du Maroc ; mais elles seront certainement utilisées quand, plus tard, un gouvernement se décidera à tirer parti des richesses minérales de la montagne. Le monde animal ne peut être important dans cette région ; le célèbre _lion de l’Atlas_ n’y existe pas ; les panthères s’y montrent çà et là. Une sorte de mouflon, comme j’en vis un en captivité dans une kasba, se voit dans les vallées les plus éloignées, où se tiennent également sans doute d’autres espèces d’animaux vivant dans les forêts. Les Berbères ne sont point chasseurs et se contentent de faire paître leurs troupeaux ou de cultiver leurs orges. Nous voyions fréquemment le vautour et l’aigle planer dans les airs, et souvent nous dérangions le corbeau des Alpes de son repos paresseux. Je n’ai pas vu beaucoup d’oiseaux chanteurs, mais il y a sans doute, pendant l’hiver, un vol d’oiseaux de nos pays qui se rend par-dessus l’Atlas dans le désert. La faune des insectes est naturellement aussi fort riche, mais très peu connue. Il m’a été impossible d’en recueillir ou de faire des observations quelconques à cet égard ; dans un voyage aussi rapide que le mien, toutes les conditions nécessaires manquaient pour cela. Il est certain que les sciences naturelles tireraient d’énormes bienfaits d’une exploration spéciale de l’Atlas. On peut en donner comme exemple le voyage botanique de l’Anglais Hooker, dans lequel les deux vallées d’Amsmiz et d’Aït-Mesan furent seules explorées complètement ; dans la dernière on ne trouva pas moins de 375 espèces de phanérogames, et dans la première 223 seulement ; parmi celles-là, 146 espèces étaient communes aux deux vallées. De ces diverses plantes, 75 sont endémiques, c’est-à-dire poussent exclusivement dans l’Atlas et dans les parties voisines du Maroc. La zoologie serait enrichie de la même manière de nombreuses espèces nouvelles, et il est triste que ces belles montagnes, placées si près de l’Europe et relativement si aisées à atteindre, soient et doivent rester longtemps presque inaccessibles aux savants. La constitution géologique de l’Atlas n’est connue également que d’après un petit nombre d’observations isolées, auxquelles on doit plus ou moins de confiance. Le massif de l’Atlas est caractérisé surtout par sa longueur en ligne droite ; il n’y en a aucun en Europe qui en ait une semblable. Cela ne s’applique, du reste, qu’à la partie marocaine de ces montagnes. A l’est du nœud montagneux du djebel Aïachin, elles se fondent en un plateau ondulé, pour se transformer de nouveau plus tard en une suite de montagnes moins hautes qui atteignent la Méditerranée en Tunisie. Du cap Noun sur l’océan Atlantique jusqu’au cap Bon sur la Méditerranée, ce système montagneux a une longueur de 2300 kilomètres, dont 1050 dans le Maroc, 950 en Algérie et 300 en Tunisie. (Voir Chavanne, _l’Afrique vue de nos jours_.) Le nom d’Atlas n’est aujourd’hui nulle part en usage en Afrique ; les Arabes n’ont même pas de nom pour désigner l’ensemble de ces montagnes, mais donnent une appellation à chacune de leurs parties, les pics particulièrement hauts, les cols, les vallées, etc. Au contraire, les Chelouh appellent le pays Idrar-en-Drann, d’Adrar, « montagne ». L’Atlas marocain consiste en un certain nombre de vallées longitudinales très étendues, et cette forme est beaucoup plus répandue que celle des vallées transversales. Il existe peu de ces dernières ; elles sont courtes, étroites et découpées peu profondément. On doit remarquer, au sujet de la constitution géologique, que vers le nord les couches les plus récentes sont les plus développées, tandis qu’au sud les formations les plus anciennes dominent ; l’Atlas n’a donc pas une construction symétrique, comme en quelque sorte les Alpes, où les terrains récents se groupent autour d’un noyau central plus ancien. Une formation de grès rouge joue dans l’Atlas occidental un rôle très important : jusqu’ici on n’a pu déterminer très exactement son âge. Par contre, dans les montagnes du Rif, sur la côte nord africaine, les couches les plus anciennes paraissent être voisines de la mer, et les plus récentes se montrent vers le sud. Entre ces deux chaînes de montagnes s’étendent les plateaux fertiles de l’Algérie, et ce n’est qu’à l’ouest de l’Algérie et à l’est du Maroc que des groupes de montagnes moins hautes réunissent par une sorte de chaîne transversale les deux grandes chaînes et séparent la plaine basse du Gharb marocain ou Tell algérien de la région des steppes[21]. Comme je l’ai déjà fait remarquer plusieurs fois, l’Atlas marocain s’élève lentement en partant du nord, et descend rapidement vers le sud. Mais il faut tenir compte aussi des chaînes de hauteurs situées au delà de l’oued Sous et que l’on a nommées l’Anti-Atlas. Tout y est inversement disposé. La pente nord est très escarpée et consiste dans les mêmes roches que le versant méridional de l’Atlas. Vers le sud, l’Anti-Atlas descend peu à peu et se perd en une quantité de chaînes de collines, devenant de plus en plus basses et plus adoucies. Comme la vallée de l’oued Sous, l’oued Noun forme également une coupure profonde, mais moins large, dans les terrains paléozoïques de l’Anti-Atlas. A ces couches se rattachent les formations peu inclinées du calcaire carbonifère du Sahara nord, qui descendent profondément vers le sud, jusque dans la région où le granit et les éruptions de porphyre forment les limites du véritable désert de sable, dans lequel n’existe pas un caillou ; ces couches carbonifères reparaissent profondément vers le sud, à la descente dans la vallée du Sénégal ; elles constituent là le plateau el-Hodh. Parmi les nouveaux travaux géologiques, les observations de Ball, pendant son voyage avec l’expédition d’Hooker dont j’ai parlé, sont les seules à remarquer, ainsi que les recherches de von Fritsch et de Rein. Ces observations n’ont pu être qu’isolées ; mais elles ont une valeur d’autant plus grande qu’à leur défaut on ne connaît presque rien de l’Atlas marocain. Les montagnes du Rif, qui consistent surtout en massifs isolés et en chaînes, et qui vont de Tétouan sous différents noms jusqu’au Tell algérien, pour finir au cap Sidi-el-Hadj-Mbarek, ne paraissent pas se relier à la véritable chaîne de l’Atlas : le nom de Petit-Atlas, donné par les Français à quelques-uns de ces groupes de montagnes, ne peut pas indiquer que le Rif est simplement une aile du grand Atlas placée un peu au nord de lui et moins puissante. CHAPITRE X TAROUDANT ET L’OUED SOUS. Mauvais accueil à Taroudant. — Excès populaires. — La kasba. — Mougar. — Les Howara. — Le caïd de Mtouga. — Le chérif du Tafilalet. — Vol. — Départ. — Mon escorte. — La ville de Taroudant. — Portes et murs. — Les maisons. — Les mosquées. — L’oued Sous. — L’industrie. — Les tribus. — Jongleurs et charmeurs de serpents. — Les arbres d’argan. — Production de l’huile. — L’arbre d’arar. — La gomme ammoniaque. — La gomme arabique. — L’euphorbe. La joie d’avoir atteint la capitale de l’oued Sous fut bientôt changée en amertume par l’accueil qui nous y était réservé. Nous traversâmes la porte du nord et nous nous dirigeâmes le long des murs, en évitant autant que possible l’intérieur de la ville, vers la kasba, au nord-est de Taroudant, pour y dresser nos tentes ou nous installer dans une maison sous la protection du fonctionnaire nommé par le sultan. Nous en fûmes renvoyés d’une façon assez grossière, car on avait appris, nous dit-on, qu’un Chrétien se trouvait dans la caravane ! Nous repartîmes de nouveau en longue procession, ce qui ne manqua pas de causer de l’émoi parmi la population, et nous fûmes conduits dans un foundaq situé près de la mellah, le quartier des Juifs ; on voulait nous prouver ainsi qu’on nous mettait sur le même pied qu’eux. Il fallut nous décider provisoirement à demeurer là et à attendre que de meilleures relations s’établissent entre nous et les autorités. Notre foundaq était une assez grande maison, élevée d’un étage, au milieu de laquelle se trouvait une cour carrée dans laquelle débouchaient les corridors et les chambres, si l’on peut nommer ainsi des pièces étroites, basses et obscures. Nous nous y installons, nous prenons possession des chambres, et nous avons déjà déchargé les bagages et rentré les animaux quand tout à coup nous entendons devant la maison un bruit épouvantable. Une foule s’y est réunie, crie et tempête d’une façon menaçante en lançant des pierres contre la porte. Des gens de connaissance d’Emnislah nous disent que le peuple est très ému et demande que le Chrétien soit renvoyé de la ville. Nous courons tous aux armes, car la porte peut être brisée, et nous ne sommes pas disposés à nous laisser massacrer ou lapider sans autre forme de procès ; nous envoyons en même temps un messager au chalif de la ville, ainsi qu’au chérif, pour lequel Hadj Ali a des lettres de recommandation. Avant que les choses tournent tout à fait mal, apparaissent quelques vieillards, parmi lesquels le chalif et le chérif ; ils commencent alors à nous interroger de toutes façons. Un violent débat s’élève d’abord ; la foule déclare que les Chrétiens ne peuvent entrer dans la ville ; nous en appelons à la lettre du sultan, qui enjoint expressément à tous ses représentants de me protéger et de me soutenir de toutes manières. Peu à peu ces gens entendent raison et discutent le cas d’une façon moins passionnée ; c’est surtout le chérif, que Hadj Ali a vite gagné à notre cause, qui parle d’une façon conciliante. Je déclare de nouveau quelle est mon intention : je veux demeurer quelques jours dans la ville afin de me joindre à une caravane qui parte pour Timbouctou ; je demande aussi la permission de dresser mes tentes dans l’enceinte de la kasba pour être dorénavant à l’abri des insultes du peuple. Cela m’est enfin accordé par le chalif, qui provisoirement représente le sultan, faute d’un caïd ou d’un amil nommé pour la ville. Du reste nous avions trouvé parmi la foule quelques amis qui nous avaient connus à Marrakech et qui s’occupèrent de nous de leur mieux. L’un d’eux poussa les choses si loin, et arrangea de telle sorte avec une pierre le plus forcené des tapageurs, que celui-ci tomba à terre tout couvert de sang. Cette masse de peuple en fureur était composée uniquement de gens des castes inférieures, surtout d’esclaves, de jeunes garçons et d’une quantité de Négresses de basse condition, que le goût du scandale avait attirés là. Les meilleurs éléments de la population ne se livrent pas à de pareils excès. Il nous fallut recharger nos animaux aussi vite que possible pour regagner la kasba : ce qui déplut au gardien du foundaq, qui, par là, voyait s’éloigner toute perspective de pourboire. Nous reprîmes, sous la conduite de quelques vieillards et du chérif, le chemin que nous avions déjà suivi, et nous entrâmes enfin dans la kasba par plusieurs portes. Nous pûmes alors dresser nos tentes en toute sécurité sur une grande place à l’intérieur de cette vaste citadelle, et nous y installer aussi commodément que possible. La kasba est une construction extrêmement considérable entourée d’un mur très haut et très épais, qui, d’après les circonstances locales, la rend inexpugnable. Dans l’une des cours se trouvaient deux vieux petits mortiers de bronze, qui n’y avaient sans doute jamais trouvé leur emploi. Peu de gens devaient habiter la kasba, car elle paraissait presque déserte. Il ne semble pas y avoir beaucoup de soldats du sultan ; le chalif habite l’une des maisons, avec quelques hommes seulement, qui tiennent lieu de machazini. Du reste, en ce moment il se trouve ici, en mission extraordinaire, un envoyé du sultan qui négocie avec les gens de l’oued Sous, et qui cherche à rétablir autant que possible le prestige de son souverain. Les personnes qui m’avaient protégé revinrent le jour suivant pour connaître plus exactement le but de mon voyage ; la nécessité se fit alors sentir de justifier quelques renseignements inexacts que nous avions donnés la veille à mon sujet ; Hadj Ali trouva qu’il valait mieux dire toute la vérité à cet égard. Il expliqua nettement ce que nous voulions et pourquoi nous trouvions plus avantageux de me faire passer aux yeux du peuple pour un médecin turc. Ces gens finirent par entendre raison, surtout après ce que leur dit le chérif, et acceptèrent le déguisement que je m’imposais dans les circonstances actuelles. Il fut également fort utile pour nous que l’envoyé du sultan se trouvât là par hasard et pût certifier l’exactitude de la lettre souveraine. On me déclara que, pour me rendre avec une escorte dans le pays de Sidi-Hécham, au sud de l’oued Sous, il était nécessaire d’écrire au caïd de Mtouga, au nord de l’Atlas : il paraît que cet homme énergique a su acquérir une grande influence. Tout le monde décrivait le chemin du pays de Sidi-Hécham comme infiniment dangereux ; la région entière était, disait-on, infestée de brigands, et, rien que dans ces derniers jours, une vingtaine de personnes y avaient été tuées. Cela ne paraissait pas fort rassurant. Du reste, je dois, dans tous les cas, demeurer quelque temps à Taroudant. J’apprends que bientôt aura lieu dans le Sidi-Hécham un grand marché annuel, où l’on se rend de tous les côtés. Une caravane de marchands de Taroudant devant y aller également, j’espère pouvoir me joindre à elle. Le temps était devenu pluvieux, et pendant la nuit tombaient des averses telles, qu’il fallut entourer les tentes de rigoles pour faciliter l’écoulement de l’eau. Nous avions tendu trois grandes tentes : les deux jolies tentes de Tanger, dont j’occupais l’une avec Benitez, tandis que Hadj Ali et Mouley Achmid étaient logés dans l’autre ; en outre j’avais acheté une grande tente en grossière étoffe brune de poil de chameau, et qui servait pour mes gens et pour faire la cuisine. Tous les matins j’envoyais à la ville Ibn Djiloul avec un âne pour acheter des vivres, c’est-à-dire de la paille et de l’orge pour les animaux, de la viande et des légumes pour nous : de sorte que notre séjour à Taroudant était assez onéreux. Presque tout le jour Hadj Ali était occupé au sujet des négociations concernant mon voyage ; le chérif et l’envoyé du sultan y prenaient part d’ordinaire. Le 18 mars nous reçûmes tout à coup la visite de quelques vieux cheikhs des Howara. Pour Taroudant ce fut un événement de voir paraître dans la ville ces gens, toujours en querelle avec elle. Les Howara, qui sont Arabes, avaient appris qu’on avait insulté notre caravane, parmi laquelle se trouvait un chérif, neveu du célèbre Abd el-Kader, et qu’on lui avait assigné un logement dans le quartier des Juifs. Ils se montrèrent très bien disposés à notre égard, et nous invitèrent instamment à aller les voir dans leurs maisons. Ils déclaraient que, si l’on nous avait forcés de demeurer dans le foundaq du quartier juif, ils auraient attaqué la ville ! Ils donnèrent une expression très vive à leur indignation au sujet des excès du peuple et nous invitèrent à plusieurs reprises à aller les voir. Mais nous refusâmes ; Hadj Ali ne trouva pas opportun de quitter encore une fois les portes de la ville, derrière lesquelles nous étions en sûreté, pour aller visiter des Howara, dont la réputation est si suspecte. Peut-être nous invitaient-ils dans une bonne intention ; peut-être aussi était-ce pour nous dépouiller. Bref, nous demeurâmes où nous étions, et nous nous excusâmes en disant que nous ne pouvions manquer le grand marché annuel de Sidi-Hécham. Mon compagnon a fait une nouvelle connaissance intéressante pour lui, celle d’un cheikh d’une tribu voisine de Meknès, exilé ici et qui compte naturellement parmi les mécontents du Maroc ; ils paraissent étudier de grandes combinaisons politiques, et Hadj Ali me déclare un jour, très sérieusement, qu’avec deux mille hommes de troupes algériennes bien armées et un million de francs il entreprendrait de se rendre maître d’un grand empire, complètement indépendant du sultan. Depuis quelques jours nous avons eu du mauvais temps ; les vents d’équinoxe nous ont amené des pluies ; mais le 20 mars est encore une belle journée. Nos tentes sont toujours remplies de visiteurs, et Hadj Ali est devenu tout à coup ici un personnage très recherché ; il en est infiniment flatté, et cela ne peut qu’être utile à mes projets. Nos relations avec les meilleures classes de la ville sont devenues très bonnes, mais je demeure constamment dans la kasba, pour ne pas soulever une nouvelle explosion du fanatisme des couches inférieures du peuple. Le 21 mars arrive déjà la réponse du caïd de Mtouga au sujet de l’escorte à me fournir pour le pays de Sidi-Hécham ; cette réponse est adressée au cadi de Taroudant. Il nous invite à prendre un repas dans la maison qu’il a en ville et nous y communique l’écrit du cheikh de Mtouga, assez favorable dans l’ensemble. Ma présence à l’oued Sous avait été rapidement connue, et le secrétaire du sultan, dont j’ai parlé plusieurs fois, recevait souvent des lettres à ce sujet. D’un côté c’étaient des offres de la part des Howara, pour nous escorter, si l’on nous refusait cette protection à Taroudant ; et d’un autre côté, des lettres de gens indignés de ce que les autorités de la ville permissent à un Infidèle se loger dans ses murs. On répondait à ces dernières que j’étais au service du sultan de Turquie, qu’en outre j’avais reçu pleine liberté d’action de la part de celui du Maroc, et qu’enfin je voyageais en compagnie d’un grand chérif, qui prenait la responsabilité de tout. Ma visite chez le cadi eut pour résultat de nous faire envoyer par lui une petite mouna, consistant en deux pains de sucre et un peu de beurre. Je fus heureux de voir que cet homme influent, mais assez réservé et assez sombre d’allures, nous était gagné ; il pouvait certainement obtenir une escorte pour nous. Le jour suivant, le cadi me demanda une copie du sauf-conduit du sultan et une attestation écrite par moi et prouvant qu’il m’avait fourni des hommes d’escorte jusqu’aux frontières de l’empire du Maroc. Je lui donnai la copie de la lettre du sultan, mais je ne pus me rendre à sa deuxième demande. Je me déclarai tout prêt à lui délivrer une attestation de ce genre dès que j’aurais atteint l’oued Raz, qui sépare le Maroc du pays de Sidi-Hécham. Le cadi finit par se rendre à mes raisons. L’arrivée de mon escorte avait été plusieurs fois annoncée, et, en conséquence, le jour de mon départ fixé ; mais il survenait toujours de nouveaux embarras. Le 23 mars nous devions partir, mais l’escorte ne parut pas, et l’on me consola en promettant son arrivée pour le soir. Dans la soirée, tous les amis de Hadj Ali arrivèrent tout à coup et nous conseillèrent fortement de ne pas partir encore : la caravane qui allait au grand marché avait dû revenir sur ses pas, à cause du peu de sécurité des routes, et ne repartirait que le 27 mars. Hadj Ali était évidemment ravi de ce contretemps, car il avait trouvé là de bons amis avec lesquels il menait toute sorte d’affaires particulières. Le 24 mars nous fîmes la connaissance d’un chérif du Tafilalet, qui était en voyage pour l’oued Noun. Il devait faire une grande partie de notre route et s’offrit à nous accompagner. J’en fus charmé, car c’était un homme tranquille mais résolu, qui pouvait nous rendre maint service : aussi acceptâmes-nous très volontiers ses offres. Il avait fait en onze jours, disait-il, le chemin du Tafilalet par l’oued Draa jusqu’à Taroudant. Par lui j’avais une occasion facile d’aller au Tafilalet, aussi étais-je résolu à en profiter si le voyage du pays de Sidi-Hécham à Timbouctou n’était pas possible. Peut-être le chérif se laisserait-il convaincre et consentirait-il à faire avec moi une plus grande partie du voyage, car il ne paraissait pas fort pressé d’aller à l’oued Noun. Tandis que j’étais dans la kasba, à la table du chalif, qui m’avait invité, ainsi que Benitez (Hadj Ali était en ville, comme d’ordinaire), l’un de mes serviteurs, le jeune garçon berbère que nous n’avions engagé qu’à la kasba Mzougi, vola dans ma tente un petit sac d’argent, contenant à peu près 20 douros, et un revolver. C’était la première fois et, je dois en avertir le lecteur, aussi la dernière que je devais être directement volé par un Mahométan. On m’a extorqué des présents, on m’a pillé : mais je n’ai jamais revu un vol ordinaire. Ce jeune garçon avait libre accès dans ma tente, et pendant mon absence il profita de cette permission pour s’emparer de ces objets. Ce fut un vrai bonheur qu’il n’eût pas trouvé le sac contenant le reste de l’argent et dans lequel se trouvaient 300 ou 400 douros, toute ma fortune ; j’aurais été placé dans une situation désespérée. Un des serviteurs qui étaient dans la tente-cuisine me fit remarquer à mon retour que le jeune Berbère était resté un peu longtemps dans ma tente, et me pria d’examiner s’il n’y manquait rien. Je m’aperçus bientôt du vol. Mes gens, et surtout Hadj Ali, étaient furieux de ce tour ; ils prirent leurs fusils, se précipitèrent dans la ville et y mirent tout en émoi, de sorte que pendant le reste de l’après-midi et durant la nuit une chasse en règle eut lieu pour trouver le Berbère : la population de Taroudant, si peu amicale qu’elle eût été avec moi au début, était révoltée d’une telle action ; aux yeux de ces gens-là, le vol est quelque chose d’extrêmement vil. Malgré les recherches les plus sérieuses et les plus zélées, on ne put trouver ce garçon : il ne pouvait avoir quitté la ville, puisque les gardes des portes ne l’avaient point aperçu ; il ne l’aurait pas osé, dans la crainte des brigands. Évidemment il connaissait dans Taroudant quelqu’un qui le cachait ; c’était peut-être une femme qui l’avait engagé à ce vol. Les deux jours suivants, le 25 et le 26 mars, se passèrent aux préparatifs du départ, qui devait définitivement avoir lieu le 27. J’avais encore loué un chameau jusqu’au pays de Sidi-Hécham, pour ne pas surcharger mes animaux, et contre la somme de 5 douros, prix assez considérable pour une aussi courte distance. J’écrivis un grand nombre de lettres, que je remis à un Juif sur le point de partir pour Mogador ; j’avais attendu en vain la caisse de provisions et de médicaments que j’avais commandée de Marrakech à Mogador. Je pus ainsi quitter, après douze jours seulement de séjour, la ville où, à mon entrée, il semblait que mon voyage allait trouver sa fin. Taroudant a été visitée par un petit nombre d’Européens ; quelques-uns y ont été retenus presque prisonniers. Les circonstances peuvent y être devenues un peu plus favorables aujourd’hui, mais c’est toujours une entreprise qui comporte certains risques que de parcourir l’oued Sous. Je me suis séparé finalement en très bons termes des gens qui nous fréquentaient, mais on ne voyait que trop clairement, surtout chez les fonctionnaires, le chalif et le cadi, combien ma présence leur était importune. Evidemment il leur en coûtait des peines et de l’argent pour m’assurer une escorte sûre jusqu’au pays de Sidi-Hécham ; d’un autre côté, ils craignaient pour leur responsabilité, au cas où un malheur m’arriverait : ils seraient alors accusés de ne pas avoir fait leur devoir, comme le prescrivait la lettre du sultan. Je fus réellement heureux de quitter la ville le 27 mars, car Taroudant n’avait été ni plus ni moins qu’une prison pour moi, et une prison fort coûteuse : la nourriture de plusieurs serviteurs, ainsi que celle d’un certain nombre de chameaux, de chevaux, de mulets et d’ânes, revenant assez cher même dans ces pays. La ville de Taroudant, à environ 88 kilomètres de la mer, occupe, d’après les renseignements publiés par Gatell, qui a aussi donné un plan de cette ville, une superficie d’environ 430000 mètres carrés, et est complètement entourée d’un mur solide, haut de 6 à 8 mètres et construit partie en pierre, partie en argile battue. A des intervalles de 60 à 100 mètres se trouvent des tours carrées massives, de sorte que dans un tel pays ces fortifications peuvent passer pour extraordinairement fortes ; d’ailleurs ces tours sont encore relativement en très bon état. Cinq portes conduisent dans la ville : Bab el-Kasba mène à la citadelle ; Bab el-Chamis, au nord, vers Marrakech ; Bab Oulad ben Nouna, vers le nord-ouest, à Mogador ; Bab Targount, vers Agadir (Santa Cruz) et dans le district des Chtouga ; et Bab Ezorgan, vers le sud. La kasba, qui occupe l’angle nord-est de la ville et couvre environ 50000 mètres carrés, est séparée par un mur particulier de la véritable ville, où mène une autre porte. On trouve dans les cours intérieures quelques vieux canons ou mortiers, qui n’ont probablement jamais servi ; ils gisent là paisiblement depuis des siècles. La moitié à peine de la ville est couverte de maisons, et, quand j’entrai dans Taroudant, j’eus à traverser, avant d’atteindre la kasba, un grand espace couvert de jardins d’oliviers. Les habitations, au nombre de 1300, dit-on, sont presque uniquement construites en argile battue et dans le style ordinaire du Maroc, c’est-à-dire avec toit plat et sans fenêtres ; les chambres n’ont d’autre ouverture que la porte qui conduit dans la cour ou sous une véranda. De nombreux foundaqs servent à loger les caravanes ; ils contiennent beaucoup de petites pièces, et celles qui sont réservées aux hommes diffèrent peu des écuries. Beaucoup ont un étage, que, dans ce cas, les hommes habitent, tandis que le rez-de-chaussée est destiné aux animaux et aux bagages. Les foundaqs sont affermés, et leurs titulaires ont à payer annuellement une petite somme au trésor, c’est-à-dire au représentant du sultan. Ce ne sont pas des auberges, car chacun apporte et prépare ses provisions ; l’un de ces caravansérails, le foundaq Essalah, sert de marché. A Taroudant il y a trois mosquées, dont l’une se trouve dans la kasba. L’eau est tirée des puits, qui sont nombreux ; il n’y a pas de moulins, car la ville est loin de toute rivière. Les objets en cuir et en fer sont les articles d’industrie les plus importants ; jadis les objets en fer venant de Taroudant avaient surtout une grande renommée. Il y a dans le sud de la ville une grande fabrique de salpêtre, qui sert à faire de la poudre, que l’on produit en grandes quantités dans l’oued Sous ; le soufre vient d’Europe et est transporté de Mogador par des animaux de bât. Non loin de cette fabrique se trouve la mellah. Gatell estimait de son temps les habitants à 8300 âmes, y compris les Juifs ; aujourd’hui ils ne sont pas plus nombreux. La ville produit une impression de vide et d’abandon, et ses rues, qui ne sont pas trop étroites, sont désertes. Pendant mon séjour le sultan n’avait pas d’amil, mais seulement un chalif, qui habitait dans la kasba. Ce fonctionnaire ne possédait d’ailleurs aucune influence sur la ville ; c’était le cadi dont j’ai parlé plus haut qui conduisait toutes les affaires. Les habitants, en général rudes et peu bienveillants envers les étrangers, ne reconnaissent que malgré eux l’autorité du sultan et se révoltent à toute occasion ; au Maroc on a souvent dit qu’il allait se rendre dans l’oued Sous avec une grande armée pour rétablir l’ordre. Lors de mon passage, un de ses secrétaires se trouvait là afin de se rendre compte de la situation de ce pays. La position de Taroudant est très favorable, au milieu d’une plaine étendue et extrêmement fertile ; il est aisé de comprendre que jadis, quand un gouvernement bien établi et puissant dominait ici et quand l’oued Sous formait un petit pays indépendant, le commerce et l’industrie y aient été prospères, et que par suite les sciences aient pu aussi y être étudiées. [Illustration : Jeune Marocain de l’oued Sous.] L’oued Sous est très bien cultivé et sillonné presque partout de canaux d’irrigation ; de cette façon on prend beaucoup d’eau aux rivières, et c’est ainsi qu’il y a de nombreux oueds desséchés. D’ordinaire la moisson se fait au mois d’avril. On voit çà et là de grands magasins appartenant à un village ou à un groupe de maisons. Il y a également de nombreux troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres. On n’y trouve pas de nomades et de douars ; tous les habitants sont sédentaires et se construisent de grandes et solides maisons. L’agriculture est pratiquée de la façon la plus primitive, comme il était de mode il y a des milliers d’années ; l’industrie est dans un état analogue, car on fabrique encore les mêmes couteaux, les mêmes poignards, les mêmes poires à poudre et les mêmes fusils que jadis. On s’entend à orner les fûts de fusil de magnifiques incrustations d’ivoire et d’argent, et l’on décore également leurs canons. Ceux du bourg de Titli passent pour les plus beaux. Au Maroc on ne fabrique plus qu’à Tétouan les belles et longues armes de ce genre. Les objets caractéristiques de l’industrie du Sous sont les courts poignards recourbés, les _goumiah_, dont les fourreaux en bois sont garnis de laiton, de zinc ou d’argent sur lequel sont ciselées quelquefois de magnifiques arabesques. Maintenant les lames viennent souvent d’Angleterre et en portent les marques de fabrique. Ces poignards sont fabriqués en grande quantité, et il n’y a aucun homme qui ne porte une pareille arme, très incommode du reste, attachée à un épais cordon de soie ; les plus pauvres en ont dont les fourreaux sont tout en laiton ; la plupart sont incrustés d’argent sur une des faces ; ils sont rarement recouverts d’argent des deux côtés. Malgré la richesse métallurgique du versant de l’Atlas, dans le Sous on fabrique extrêmement peu de métaux et presque tout le fer et le cuivre viennent d’Europe. Le véritable oued Sous, dont l’oued Raz forme les limites vers le sud, aussi bien du côté du pays de Sidi-Hécham que vers l’oued Noun au sud-ouest, est habité surtout par deux grandes tribus : les Chtouga et les Howara. Les premières comprennent seize familles : el-Mesegouina, el-Ksima, oued Amira, Aït Bou Taïb, Aït Boukou, Aït Bou Lesa, Aït Yaza el-Garani, Ida Oulad Bouzea, Aït Lougan, Aït Mouça, Aït Amer, Aït Melek, Aït Adrim, Konza, Ida Garan. Les Howara se divisent en sept familles : Oulad Karroum, Oulad Taïsna, Oulad Saïd, Oulad Arrou, el-Kofaïfat, Oulad Chelouf, Aït Iquaz. Aujourd’hui il n’est plus possible de distinguer nettement les Berbères des Arabes, car les deux races se sont mêlées. On peut dire en général que les Howara sont des Arabes, et les Chtouga des Chelouh, ainsi qu’il apparaît des noms des familles qui précèdent (_oulad_, « fils », se dit en berbère _aït_). Le manque de tranquillité dont j’ai parlé déjà, l’anarchie, les combats perpétuels des tribus entre elles, généralement suite de vols et de pillages, empêchent ce pays de prospérer et d’occuper la situation qu’il mériterait par sa position favorable. L’oued Sous, l’oued Noun et le pays de Sidi-Hécham sont également la patrie des nombreux jongleurs, charmeurs de serpents, danseurs, acrobates, etc., qui rôdent dans le Maroc et que l’on rencontre presque à chaque soko. Les prestidigitateurs font les tours connus en Europe et qui sont basés sur leur dextérité et sur l’entente avec un compère ; les jongleurs se servent d’ordinaire de grands fusils, de couteaux et de poignards. Les charmeurs de serpents, qui sont toujours, comme les autres, accompagnés de quelques tambours ou musiciens, emploient pour leurs représentations différentes sortes de serpents. Ils apprivoisent les inoffensifs _Zamenis hippocrepis_ et les dressent à sauter en quelque sorte au son d’un instrument ; ils font aussi les mêmes tours d’adresse avec le serpent à lunettes (_Cœlopeltis insignitus_, Geoffr.) et même avec la dangereuse _Vipera arietans_, Merr. Ils excitent très violemment ces animaux avant la représentation et leur donnent à mordre un morceau d’étoffe de laine, de sorte qu’ils y laissent le venin qu’ils ont sécrété. Souvent aussi ces charmeurs transportent des boîtes qui contiennent des scorpions ; ils les renversent et rattrapent avec une extraordinaire dextérité ces animaux, qui sont très agiles. Beaucoup des Arabes qui voyagent en Europe sont originaires de ces pays ; ils ont en quelque sorte pour patron le grand saint Sidi Mohammed ben Mouça, et, en faisant leurs exhibitions, ils prononcent fréquemment ce nom. Le peuple du Maroc voit toujours avec plaisir des représentations de ce genre et paye les artistes en leur jetant de la monnaie de cuivre (flous). J’ai cité à diverses reprises les forêts d’argan, qui sont si caractéristiques pour le pays au sud de l’Atlas. En Allemagne on a très peu de renseignements sur cet arbre remarquable, de sorte que les plus importantes données, recueillies par le célèbre botaniste anglais Hooker dans son excellent _Journal of a tour in Marocco and the Great Atlas_ (dont il n’existe aucune traduction allemande), peuvent être reproduites utilement ici. L’arbre d’argan (_Argania Sideroxylon_, _Sideroxylon spinosum_, _Rhamnus siculus_, _Rhamnus pentaphyllus_, _Elæodendron Argan_) est considéré, avec raison, comme le végétal le plus intéressant du Maroc, car il est limité à ce pays, et appartient à une famille de plantes exclusivement tropicales ; il fournit aux habitants un précieux objet d’alimentation et donne un bois des plus durs et des plus solides. Les premières indications au sujet de cet arbre sont dues au célèbre voyageur Leo Africanus, qui visita le Maroc en 1510. Il rapporte que de ses noix les habitants expriment de l’huile, dont ils se servent aussi bien pour l’alimentation que pour l’éclairage. L’argan croît volontiers sur les collines sablonneuses et atteint un âge avancé ; il en existe qui sont plusieurs fois séculaires et dont le fût a 26 pieds de tour : la formation des branches commence déjà à 3 pieds du sol. On plante souvent ces arbres en mettant des semences en terre, en les recouvrant d’un peu d’engrais et en les arrosant abondamment jusqu’à ce qu’ils commencent à pousser ; alors ils n’ont plus besoin d’autres soins. Trois à cinq ans après, les argans portent des fruits, qui mûrissent de mai à août, suivant les localités. Leurs racines s’étendent au loin sous terre, et des rejetons apparaissent également dans leurs intervalles. Quand le fruit mûrit, on mène sous les arbres les troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres ; un homme frappe les branches avec un bâton et fait tomber les fruits, que les animaux mangent avidement. Le soir on les rentre et ils commencent à ruminer leur nourriture : pendant cette opération, les noix sont rejetées sans avoir traversé l’estomac : on les ramasse le lendemain. Elles sont alors bien séchées : puis on en ôte les écorces, qui sont recueillies pour servir plus tard à la nourriture des chameaux. Le procédé pour l’extraction de l’huile est très simple : les noix sont cassées avec des pierres ; les amandes sont rôties dans un plat en terre, écrasées dans un moulin à bras et ensuite mises dans une poêle. On verse un peu d’eau sur la masse, qui est fortement pétrie avec les mains, jusqu’à ce que l’huile s’en sépare : on la laisse alors se reposer. On donne aux vaches laitières les tourteaux, qui contiennent encore assez d’huile. La principale difficulté de cette préparation consiste à bien pétrir la masse d’amandes concassées, et à y ajouter la quantité convenable d’eau chaude. L’huile elle-même est limpide et de couleur brun clair, mais elle a un goût et une odeur de rance. Quand on s’en sert pour la cuisine, sans autre préparation, elle a un goût piquant qui demeure longtemps au palais. La vapeur qui s’élève lorsqu’on y fait cuire quelque chose attaque les bronches et fait tousser. Le premier botaniste qui cite l’arbre d’argan est Linné, qui le décrit dans son _Hortus Cliffortianus_ (1737) sous le nom de _Sideroxylon_, d’après quelques exemplaires desséchés. Le voyageur anglais Jackson, que j’ai souvent cité et qui a demeuré longtemps au Maroc, donne au sujet de cet arbre la courte notice qui suit : « Il y a beaucoup d’huile d’argan dans le Sous, où elle sert à faire cuire les poissons, ainsi qu’à l’éclairage. Quand on fait frire le poisson, on ajoute à l’huile un oignon coupé en morceaux et, dès qu’elle bout, un morceau de pain. Alors on la retire du feu, et, quand elle est refroidie, elle doit être passée ; sans cette précaution on s’imagine que l’huile donnerait la lèpre. » L’étendue restreinte occupée par l’arbre d’argan est un phénomène très remarquable, car son genre est voisin du _Sideroxylon_ (bois de fer), arbre fort répandu dans les deux hémisphères, sous les tropiques et en dehors de cette région. A Madère, à peu près sous la même latitude que l’argan, le bois de fer atteint sa limite septentrionale, et une espèce de ce genre, _S. Mermulana_, Lowe, y a été trouvée sur les rochers de l’intérieur de l’île. Ces genres de végétaux n’ont pas été rencontrés aux îles Canaries, mais ils sont représentés au Cap-Vert par une espèce de Sapota. D’après cela, il semble que l’_Argania_ et le _Sideroxylon_ de Madère sont deux représentants isolés de la végétation tropicale ; et, en tenant compte de leur apparition l’un près de l’autre, à l’extrême ouest de l’Ancien Monde, ils constituent, au point de vue de la géographie botanique, des exemples d’un haut intérêt de parenté entre les flores de ces pays. Le bois de l’argan est analogue, comme je l’ai dit, au bois de fer des tropiques et a une très grande dureté ; mais, dans son aspect général, l’arbre ressemble plus à l’olivier qu’au sideroxylon, et forme un représentant local du premier de ces végétaux. Sa zone de production est limitée entre la rivière de Tensift et l’oued Sous ; quelques arbres isolés existent, dit-on, au nord du Tensift. Il ne s’étend guère vers l’intérieur qu’à 10 milles des côtes de l’Atlantique, et la longueur de la région où il apparaît est de deux ou trois degrés de latitude. En dehors de cet espace étroit, il ne s’en trouve aucun spécimen dans le reste du monde. Les jeunes branches et les rejetons de l’argan sont couverts d’épines, et les feuilles ont la forme de celles de l’olivier ; mais leur vert est plus foncé, et la partie inférieure est un peu plus pâle. On ne rencontre jamais de troncs creux de cet arbre, car son bois est trop dur pour être attaqué par les insectes. A Mogador on emploie, à cause de leur forte odeur, les branches sèches et les feuilles de l’argan afin de préserver des mites les étoffes de laine. Si l’on exporte de l’huile d’argan, ce n’est certainement qu’en petites quantités, car elle ne peut servir en Europe que dans la parfumerie et non comme comestible, à cause de son goût prononcé. Outre cet arbre d’argan, l’arar, arbre à sandaraque, _Callitris quadrivalvis_, Vent., qui fait partie des arbres à feuilles aciculaires, est également répandu au Maroc. On le trouve fréquemment dans les régions montagneuses de tout le nord de l’Afrique, mais surtout dans l’Atlas. C’est un bel arbre, très branchu, atteignant environ 6 mètres de hauteur et qui ressemble à l’arbre de vie (thuya). Il donne une résine, la sandaraque, qui sert à fabriquer du vernis et en outre à préparer des emplâtres, des onguents et des poudres odorantes. Son bois est très précieux à cause de sa longévité et de sa beauté : c’était le bois de cèdre des Romains. Cet arbre était déjà connu des anciens Grecs et il était estimé sous le nom de _thuya_ ; le θυῖον de l’_Odyssée_ était probablement l’arar des Marocains, que les Espagnols nomment _alerce_, La tige inférieure, la plus large, est particulièrement précieuse, et aujourd’hui son bois est encore envoyé d’Algérie en grande quantité à Paris, où l’on en fait de petits objets mobiliers. Il était connu et hautement apprécié des Romains sous le nom de « bois de citronnier » ; souvent dans des descriptions d’installations luxueuses se trouve le surnom de _citreus_. On s’en servait de préférence pour la construction des temples, et ce fut un usage non seulement des Grecs et des Romains, mais encore plus tard des Arabes : on a reconnu que certaines parties en bois de la mosquée de Cordoue en sont construites. Pline s’étend déjà longuement au sujet de cet arbre, dont il dit que ses parties inférieures, celles cachées sous terre, sont les plus précieuses et qu’on en fait des tables de prix. Une industrie d’art particulière s’était développée sans doute à Rome pour ces tables de citronnier, car on y employait des noms spéciaux pour désigner les différentes formes de tables. Les plaques en bois d’un seul morceau, d’environ quatre pieds de large, atteignaient des prix énormes. Au Maroc ce bois magnifique, qui pourrait être si utile, n’est employé en ce moment que pour la construction et le chauffage ; sa résine, la sandaraque, est exportée par Mogador. Parmi les autres arbres utiles du Maroc, Hooker signale l’arbre à gomme ammoniaque, celui de la gomme arabique et l’euphorbe. La plante qui donne au Maroc la gomme ammoniaque ne doit pas être confondue avec celle de Perse. Dans ce dernier pays, c’est une ombellifère, la _Dorema_, dont on tire la résine jaune, à odeur prononcée et à goût repoussant. Au Maroc on n’est pas encore d’accord au sujet de l’arbre qui fournit le _faschook_. Jackson en donne une description, d’après laquelle des botanistes de nos jours ont voulu reconnaître un _Elæoselinum_, Hooker lui-même a cherché inutilement à se renseigner à cet égard. Jackson prétend que cet arbre croît dans les plaines de l’intérieur, surtout au nord de la ville de Maroc. Partout où il pousse, aucun animal, à l’exception du vautour, ne peut, dit-on, exister. Il est attaqué par un insecte, qui, d’après la description de Jackson, ressemble à un _Bombylius_, et la résine coule aux endroits attaqués. L’_Ammiacum_ était déjà connu des anciens ; ils prétendaient qu’il provenait de la Libye ou de la Cyrénaïque et qu’on le préparait dans le temple d’Ammon. Les Maures emploient le faschook comme dépilatoire et comme remède dans les maladies de peau ; une petite quantité est exportée de Marzagan par Gibraltar et Alexandrie en Orient. La gomme arabique vient au Maroc d’un acacia qui occupe la limite nord de la zone d’extension du genre acacia, très répandu en Afrique. D’après Hooker, c’est un arbuste épineux, fréquent dans le sud et l’ouest du Maroc. La gomme est recueillie surtout dans le pays de Demnet et portée de là à Mogador. Du reste il paraît que différents arbres ou arbustes produisent la gomme, car Jackson décrit un arbre élevé comme en donnant ; en outre il arrive au Maroc beaucoup de gomme du désert ; celle-ci vient de l’_Acacia arabica_, tandis que le produit de l’_Acacia gummifera_ est de meilleure qualité. L’euphorbe, fort vénéneux, est le suc desséché de l’_Euphorbia resinifera_, qui existe dans l’intérieur du Maroc ; il est de couleur jaune, produit au goût une sensation de vive brûlure, cause de forts éternuements et de violentes inflammations, et sert de vésicatoire. Jackson donne déjà une description de cette plante, qui a de nombreuses épines, s’attachant à tous les objets. Son suc coule d’incisions faites avec un couteau ; en septembre il cesse de couler et se dessèche. On dit que ce végétal ne fournit abondamment de suc que tous les quatre ans ; les gens qui le recueillent doivent couvrir leur bouche et leur nez, pour ne pas être sujets à de violents éternuements. Les anciens connaissaient déjà l’euphorbe comme plante médicinale et savaient qu’elle vient de l’Atlas. On dit qu’elle fut nommée ainsi du nom d’Euphorbus, médecin du savant roi Juba II, de Mauritanie. La présence d’euphorbiacées tropicales au Maroc est une curiosité botanique, ainsi que la diffusion de l’argan. De même que ce dernier arbre a ses plus proches congénères à Madère, de même les euphorbiacées marocaines ont des végétaux connexes aux Canaries. En ce moment, au Maroc, l’usage et l’exportation de l’euphorbe ont presque complètement cessé ; on dit qu’il n’est plus employé que dans la médecine vétérinaire et dans la fabrication d’une couleur destinée à la conservation du bois des navires. CHAPITRE XI VOYAGE AU PAYS DE SIDI-HÉCHAM. Soko Tleza. — Rivière de Sous. — Forêt d’argans. — Ida Menon. — Les Chtouga. — La caravane de Taroudant. — L’oued Raz. — Passage difficile. — Ponts romains. — Le pays de Sidi-Hécham. — Zaouia Sidi-Mouhamed-ben-Mouça. — Ilerh. — Le cheikh Dachman. — Sidi Housséin. — Achats de chameaux. — Négociations. — Départ de quelques serviteurs. — Renvoi de mes présents. — Lettres. — Permission de départ. — La tribu des Tazzeroult. — Mougar. — L’oued Noun. — Ogoulmim. — Mackenzie. — Intrigues du sultan. — Les Juifs. — Côte dangereuse. — Agadir (Santa Cruz). — Santa Cruz de Marpequeña. Il était près de neuf heures du matin quand, le 27 mars, nous quittâmes les murs peu hospitaliers de Taroudant, pour nous diriger plus au sud vers des pays qui n’avaient jamais été, ou n’avaient que très rarement été visités par des Européens. Comme ce sont précisément les environs immédiats de Taroudant qui sont les moins sûrs, le chalif de la citadelle et le chérif Mouley Ali, en même temps qu’une escorte de vingt cavaliers armés jusqu’aux dents, nous accompagnèrent à une certaine distance : c’était une véritable expédition. Pendant deux heures le chemin suit une direction nettement indiquée vers l’ouest jusqu’au Soko Tleza (Marché du Mardi), situé chez les Oulad Sed, famille de la tribu des Howara. C’est là que nous quitte l’escorte de Taroudant et qu’elle nous remet aux mains d’une petite troupe de Howara qui doivent nous faire traverser les régions dangereuses. Comme je l’ai dit, il avait été décidé à l’origine que je me réunirais aux marchands de Taroudant, qui voulaient quitter la ville le 27 mars. Mais, finalement, ils se refusèrent à voyager en compagnie d’un Chrétien vers un marché tenu dans une grande et célèbre zaouia. Les autorités de Taroudant durent faire avec quelques cheikhs des Howara un compromis d’après lequel ils me laisseraient passer dans leur pays sans m’inquiéter. Il fut alors convenu que je ne prendrais pas la route principale, mais que je suivrais plutôt les sentiers latéraux des forêts d’argans, pour arriver ainsi sur le territoire de la tribu des Chtouga, dont le cheikh, Sidi Ibrahim, avait fait précisément connaissance avec nous, en descendant de la passe de Bibaouan vers Emnislah. La région traversée de Taroudant au Soko Tleza était du reste bien cultivée ; les champs d’orge et les jardins d’oliviers sont séparés par des haies, et de nombreux canaux artificiels arrosent le pays. La troupe de cavaliers à laquelle nous étions confiés était composée elle-même de coupeurs de route, qui connaissaient fort bien tous les coupe-gorge et savaient les éviter ; c’étaient des gaillards à la mine farouche, qui avaient un aspect fort rébarbatif dans leur costume fantastique et avec les grands fusils, les sabres, les poignards, les poires à poudre, etc. dont ils étaient munis. Le chemin suit pendant un instant la direction du sud ; nous passons le petit oued Djitarin, un peu en amont de son confluent avec l’oued Sous, et nous arrivons bientôt à ce dernier. La véritable vallée est très large, mais peu profonde, car les berges sont peu élevées ; la plus grande partie du lit est complètement remplie de sable fin, et la rivière elle-même consiste, au moment où nous la passons, en un ruisseau large de dix à douze pieds à peine et d’un à deux pieds de profondeur. Je m’attendais à voir un fleuve important, et je ne trouve que ce mince filet d’eau courante. Du reste l’oued Sous, me dit-on, a toute l’année un peu d’eau ; il n’en vient jamais beaucoup dans sa partie inférieure, parce qu’en amont la culture en absorbe une trop grande quantité. Nous n’eûmes donc pas la plus petite difficulté à franchir cette rivière ; mais nous fûmes surpris à ce moment par une averse subite, qui nous mouilla complètement ; en outre il soufflait un violent vent d’ouest qui remontait la vallée et nous fouettait la figure de nuages de sable fin extrêmement gênants. Arrivés à l’autre bord, nous suivîmes pendant quelque temps une direction ouest ; nous tournâmes ensuite au sud dans une grande forêt d’argans, qu’il est aussi extrêmement dangereux de traverser. Nous ne prenions pas la route principale qui coupe cette forêt, mais nous passions un peu plus à l’ouest ; mon escorte me dit plus tard qu’une centaine de brigands nous avaient attendus sur la route. Je ne sais si ce récit est vrai, ou s’il était combiné en vue d’un présent ; en tout cas il est vraisemblable, et cette circonstance, que nous avons fait un voyage dangereux sans qu’il nous arrivât rien, montre seulement que nous avons été très habilement conduits sur des routes latérales. Ce fut encore une marche désagréable : il fallut être toujours prêt à faire le coup de feu et voir l’escorte fouiller toujours les buissons des deux côtés du chemin, avant que nous avancions. A partir de la rive gauche, le pays appartient aux Oulad Hafeia (également Howara), qui ont de nombreuses métairies, de petits villages et même un bourg plus considérable, Géroum. Après avoir dépassé la forêt et ces tribus, nous fûmes abandonnés de nouveau par notre escorte, et deux hommes des Oulad Saïd-er-Roumla, dont le territoire commençait là, nous prirent sous leur protection. Nous avions évidemment échappé de nouveau à un grand danger. Les deux cavaliers nous conduisirent dans le voisinage d’un groupe de maisons isolées, et l’on nous y indiqua une demeure, où nous pûmes passer la nuit complètement en sûreté. La maison appartenait à un parent du chalif de Taroudant, qui avait, à ce qu’il parut, préparé tout l’arrangement de notre marche, très bien combinée par lui. Nous avions atteint notre bivouac dès cinq heures, après une marche plus émouvante que fatigante. Le 28 mars nous eûmes encore à faire une longue marche, de sept heures du matin à huit heures du soir, à travers un pays très peu sûr et par un temps froid et pluvieux ; le soir précédent j’avais eu un accès de fièvre à la suite d’un refroidissement au passage de l’oued Sous. Nous chevauchâmes d’abord vers l’ouest jusqu’au bourg Ida Menon, généralement à travers des champs cultivés et clos de haies, puis dans quelques parcelles de forêts d’argans. Notre escorte nous quitta là, car le terrain des Howara s’y arrêtait : celui qui est situé au sud et à l’ouest appartient à la tribu des Chtouga, que j’ai déjà nommée plusieurs fois. Nous y fûmes reçus par quelques hommes de cette tribu, qui nous conduisirent d’abord vers le sud-ouest, par une grande forêt d’argans ; nous dépassâmes ensuite une chaîne de collines calcaires, pour arriver dans une large vallée extrêmement jolie et couverte de nombreux hameaux et villages ; ce pays porte le nom de Konga. Puis nous marchâmes de nouveau par un terrain montagneux en inclinant davantage vers l’ouest. En quittant ces montagnes et en pénétrant dans une plaine par un point nommé Ida Angueran, nous rencontrâmes la caravane de Taroudant, qui n’avait pas souffert ma présence au milieu d’elle et qui avait suivi la route ordinaire. Nous continuons alors vers le sud, parallèlement au versant ouest des montagnes ; à droite, bien au loin, nous apercevons encore une fois les flots bleus de l’océan Atlantique, que nous ne devons plus revoir de longtemps. Nous faisons halte près d’un groupe de métairies et de hameaux qui porte le nom d’Ida Boussian, et nous y sommes reçus amicalement par les Chelouh de la tribu des Chtouga, qui y habitent. Nous y passons la nuit fort tranquillement, après avoir laissé encore derrière nous une partie très dangereuse de notre itinéraire, et nous trouvant à un seul jour de marche du pays de Sidi-Hécham. Le 29 mars nous réservait une très longue et très rude chevauchée, de sept heures du matin à huit heures du soir. Nous avions quitté définitivement le sol marocain, et nous nous trouvions déjà sur les frontières du territoire de Sidi-Hécham, c’est-à-dire relativement en sûreté, ainsi que je le croyais tout d’abord. La direction que nous avions prise était en général vers le sud-ouest. Nous dépassâmes une suite de contrées bien peuplées, avec de nombreux villages, comme Aït-Ouadrim, Aït-Midik, où se trouve la zaouia Sidi-Saïd-ben-Meza, Aït-Lougan avec un marché. Nous franchîmes alors l’oued Bogara, puis une forêt d’argans située plus au sud. Enfin, à la tombée de la nuit, nous arrivions sur l’oued Raz, qui forme la limite conventionnelle entre l’empire du Maroc et le sud. La vallée de cet oued Raz est couverte d’une végétation magnifique, comme je n’en avais jamais vu auparavant et qui rappelait la vigueur de la végétation tropicale. Il doit y avoir ici des circonstances locales particulièrement favorables, pour qu’un ensemble de plantes aussi belles s’y produise ; nulle part au Maroc je ne vis une telle profusion de gazon et d’herbes vigoureuses, de fleurs richement colorées, de palmiers élancés et d’arbustes de toute espèce ; ce développement local de la végétation doit avoir son origine dans la richesse aquatique du pays. Des montagnes boisées qui l’entourent sortent une foule de sources ; la pluie paraît tomber ici avec régularité et en abondance ; ce sont ces deux causes qui donnent naissance à ce vigoureux petit monde végétal. Le passage du fleuve, large et très profond, dont le lit était entièrement rempli à la suite des pluies, offrit beaucoup de difficultés. Il faisait déjà sombre lorsque nous arrivâmes sur la rive droite, et j’aurais préféré y dresser nos tentes. Mais mon escorte insista, et avec raison, pour traverser le fleuve immédiatement : il était encore en crue, et nous pouvions être forcés d’attendre plusieurs jours que l’eau se fût un peu retirée. Il fallut alors débarrasser nos animaux de bât de leurs paquetages, qui furent transportés sur l’autre bord, pièce par pièce, par mes gens, fort bons nageurs. Cette opération entraîna nécessairement l’immersion partielle de nos marchandises : enfin, les animaux, déchargés, furent poussés dans l’eau rapide. Les chevaux, les mulets et les ânes s’y prêtèrent assez bien, mais les chameaux s’y opposèrent. Enfin, après plusieurs heures de travail, sous un ciel couvert et par une obscurité complète, nous réussîmes à transporter le tout sur l’autre rive. Comme le terrain était défavorable, il fallut recharger nos animaux et marcher encore une demi-heure dans les terres, avant de trouver un point élevé assez sec pour qu’on y pût dresser les tentes. Il était assez tard lorsque, après cette journée de marche fatigante, nous pûmes prendre notre souper, qui consistait simplement en couscous. Toute la région est inhabitée, évidemment à cause de son peu de sécurité, car c’est la zone frontière de deux peuples qui ne s’entendent pas bien. Mais je n’avais jamais vu de pays plus beau et plus fertile, et je ne comprends pas pourquoi les Chelouh n’émigrent pas ici plutôt que de demeurer dans leurs montagnes rocheuses et stériles, où ils ont tant de peine à cultiver un peu d’orge. L’endroit où nous traversâmes l’oued Raz est déjà assez élevé, car il a plus de 100 mètres d’altitude, de sorte que la pente est très forte jusqu’à l’embouchure, très voisine. En général, le pays s’élève peu à peu depuis l’oued Sous ; Taroudant n’a que 100 mètres environ d’altitude (l’oued Sous lui-même n’en a que 50) ; puis la hauteur augmente, et, à la frontière sud du Maroc, le plateau traversé par le fleuve a déjà plus de 300 mètres. Il se pourrait que l’oued Raz fût le plus abondant de tous les cours d’eau au sud de l’Atlas. En effet, si tous les autres ont des lits beaucoup plus larges, ils roulent une quantité d’eau incomparablement moindre. Le 30 mars, une nouvelle et longue marche nous conduisit dans la capitale du petit État indépendant désigné d’ordinaire sur les cartes sous le nom de pays de Sidi-Hécham. Nous entrâmes dans la petite ville d’Ilerh sous une pluie battante, complètement mouillés et par une obscurité profonde. Le chemin partant de notre bivouac précédent nous avait fait suivre un instant la rivière en aval, jusqu’aux restes d’un pont en maçonnerie attribué aux Romains, probablement à bon droit. Les Marocains, qui en ont fort peu dans leur pays, auraient eu peine à exécuter quelque chose de semblable dans ce pays éloigné ; les anciens souverains du royaume de Sidi-Hécham, ou de l’oued Noun voisin, n’ont jamais dû également élever ces ponts, attendu qu’il en serait fait mention dans les traditions du peuple, qui les attribue aux Roumis. Cette rivière doit donc avoir eu depuis très longtemps une plus grande importance que l’oued Sous, ou même que l’oued Draa, puisqu’on avait jugé nécessaire d’y construire des ponts en maçonnerie. Evidemment une route très fréquentée conduisait d’ici vers le sud ; on peut déduire son tracé des localités jadis fondées par les Romains à partir du nord du Maroc, en passant par Kasr er-Roumi, que j’ai déjà citée dans l’Atlas, par les ruines de l’ancienne ville romaine de Gada, près de Taroudant, par les ponts de même origine jetés sur l’oued Raz, jusqu’à quelques restes de constructions, situés sur une montagne voisine de Tizgui, à proximité de la lisière nord du Sahara, que nous devions voir plus tard en passant et que l’on croit être d’origine romaine. Il est difficile d’attribuer à toutes ces ruines, situées sur une seule et même route commerciale, une origine portugaise ou plus récente. Une étude précise des antiquités romaines du Maroc donnerait probablement bien des résultats intéressants, et il est certes à regretter que, dans les circonstances actuelles, on ne puisse procéder à quelque chose de semblable avec la sécurité nécessaire. Après avoir quitté les ponts romains, nous nous élevâmes sur un plateau bien cultivé, couvert de nombreuses métairies, puis nous redescendîmes dans une plaine basse. Tantôt montant, tantôt descendant, nous arrivâmes au pied d’une longue chaîne de montagnes, que nous traversâmes en décrivant des zigzags. Puis nous prîmes une direction sud-ouest par un terrain ondulé et moins cultivé ; vers quatre heures nous quittions le chemin d’Ilerh suivi jusque-là, parce qu’il passe au milieu d’une grande zaouia, et que je ne voulais m’exposer à aucun danger, ni même irriter le peuple. Nous arrivâmes par des chemins latéraux dans la petite ville où habite le chef actuel de ce petit pays, Sidi Housséin. Ce dernier, informé de notre arrivée, nous fit indiquer une place devant une mosquée, où nous pûmes dresser nos tentes et nous envoya en même temps de l’orge, de la paille pour les animaux et plus tard, pour nous, du couscous et du pain d’orge, le plus médiocre que j’aie jamais vu ; cette préparation alimentaire ne méritait plus le nom de pâtisserie. Nous fûmes agréablement surpris d’être relativement aussi bien accueillis : d’après tout ce que j’avais entendu dire en route, nous nous trouvions en un des points les plus critiques de l’expédition. Mon interprète Benitez, qui connaissait bien les appréciations des Arabes sur ce pays voisin du Maroc, avait exprimé plusieurs fois la pensée que mon voyage s’y terminerait : je ne serais peut-être pas obligé de retourner de force sur mes pas, mais en tout cas j’y serais amené. On connaît des exemples de Chrétiens retenus près de là pendant des années, dans l’oued Noun, et relâchés seulement contre rançon ; Sidi-Hécham ainsi que ses successeurs étaient, disait-on, encore pires que les cheikhs de l’oued Noun. L’envoi d’une mouna, quelque petite qu’elle fût, nous surprit donc agréablement, et Benitez en conclut que c’était un présage très favorable. Tout près de notre tente, des Arabes du désert avaient aussi dressé les leurs ; c’était la première fois que je voyais ces hommes, aux traits réguliers et quelque peu farouches, à la tournure élancée ; je fus surpris de voir les femmes le visage complètement découvert, tandis que les hommes le cachaient en partie. La ville d’Ilerh est située assez haut, à plus de 460 mètres, de sorte que nous avions dû monter d’environ 360 mètres depuis l’oued Raz. Les habitants sont des Chelouh, mais on voit également ici une quantité surprenante de Nègres soudaniens ; la couleur bleue des vêtements, qui domine dans tout le Soudan, commence également à se montrer. Il peut y avoir à Ilerh quelques centaines de maisons. En même temps que nous, y arrivait le cheik Dachman, d’Ogoulmim (oued Noun), avec une suite nombreuse et bien armée. A une heure de la ville, près de la zaouia Sidi-Hamed-ben-Mouça, se tient trois fois par an un grand marché, auquel, comme je l’ai dit, des négociants se rendent même de très loin. Ils vont ainsi de Marrakech à Ilerh pour leurs affaires, et ne redoutent pas la traversée de l’Atlas, ni celle du territoire si peu sûr des Howara, qui vient ensuite. On me dit que Sidi Hécham, le grand-père du prince actuel, Sidi Housséin, avait pris une disposition fort propre à augmenter la fréquentation du marché ; avoir un marché célèbre dans son district ou dans son territoire est non seulement une source d’honneurs, mais aussi et surtout de profits pour le chef intéressé : Sidi Hécham avait donc garanti pleine et entière sécurité aux négociants et marchands qui iraient à son _mougar_, expression berbère du mot arabe _soko_ ; il avait même remboursé de leurs pertes ceux qui avaient été pillés en route. Il est vrai qu’il avait aussitôt envoyé quelques centaines de cavaliers dans le pays où les vols avaient eu lieu, et s’était fait rembourser ses dépenses avec de gros intérêts. Je ne sais si le souverain actuel en fait autant, mais le bruit s’en est répandu, et les marchands du Maroc et de l’oued Sous ne craignent pas de traverser sans précautions les pays des Howara, vers le temps du mougar, avec beaucoup de marchandises, en partie précieuses. [Illustration : TOME Ier, p. 350. DANSEURS ET JONGLEURS NOMADES DU PAYS DE SIDI-HÉCHAM.] On trouve dans ce mougar, que du reste je n’ai pas visité, afin d’échapper à de nombreux désagréments, toutes les marchandises mises en vente dans les bazars des villes ; mais il est particulièrement important à cause du marché aux chameaux. A chaque soko il est mis en vente de 4000 à 5000 chameaux, surtout de ceux du désert ; mon intention était d’en acheter là pour la traversée du Sahara. Mais pour cela j’avais besoin de la permission de Sidi Housséin ; Hadj Ali se mit donc en relation avec le délégué de ce chef et commença les négociations au sujet de la traversée de son territoire, de l’escorte nécessaire, des objets à acquérir au marché, etc. Ce délégué était le secrétaire ou chalif du fils de Sidi Housséin, qui était déjà un homme d’un certain âge et vint nous voir dans notre tente. La population ne montrait pas d’hostilité, mais elle était d’une curiosité importune, surtout les femmes des Bédouins, qui entraient sans gêne dans ma tente, regardaient tout et finissaient par mendier quelque chose, des coraux ou des bijoux d’argent. J’étais également accablé de consultations médicales, demandées par des femmes. Sidi Housséin m’envoya un Juif de l’oued Noun avec la mission de m’interroger et de chercher le véritable but de mon voyage. Ce Juif entendait quelques mots d’espagnol et d’anglais. Je maintins que j’étais un Turc de Stamboul, et surtout que je n’étais ni Anglais ni Français : les gens du pays ont une crainte vague de ces deux peuples, comme s’ils devaient perdre leur indépendance par eux. Le Juif partit mécontent et revint à diverses reprises, mais il reçut toujours la même réponse. Il renonça enfin à ses tentatives. Je fis un présent au fils de Sidi Housséin, qui était venu me voir, et lui envoyai un revolver, un peu d’essence de rose et du bois de parfum. Le soir je ne me sentis pas très bien : il avait de nouveau beaucoup plu, et mon séjour dans une tente détrempée et froide m’avait donné un refroidissement avec un peu de fièvre. Le 1er avril, Hadj Ali alla au mougar pour y acheter des chameaux ; quand il revint vers le soir, il en amena sept, très bons ; c’étaient des animaux vigoureux, châtrés, bien dressés, provenant de la race des Tazzerkant et tous habitués déjà au voyage dans le désert. Leur prix moyen était de 35 douros : ce qui n’était vraiment pas cher, mais l’était encore trop pour ma situation pécuniaire ; j’espérais pouvoir acheter là un bon chameau pour 20 douros. J’avais encore besoin de trois de ces animaux, et il me fallait chercher à revendre les chevaux, les mulets et l’âne que j’avais amenés. Jusque-là Sidi Housséin ne montre nul sentiment hostile : il nous laisse acheter, sans nous créer aucune difficulté. Parmi les gens du marché règne pourtant l’idée qu’il agit ainsi pour nous reprendre finalement tous les chameaux et me faire alors couper la tête ! Ce bruit a déjà produit un fâcheux effet sur mes serviteurs. Ibn Djiloul, de Fez, que je tenais pour le meilleur et le plus fidèle, me déclara tout à coup qu’il lui fallait retourner dans son pays, attendu qu’il ne pouvait rester aussi longtemps éloigné de ses affaires : évidemment il avait peur. En outre, l’arrivée d’un chérif de Fez qu’il voulait accompagner à son retour avait pu contribuer à cette décision. Ce chérif, comme beaucoup d’autres, avait entrepris ce long voyage pour aller prier sur le tombeau de Sidi Hamed ben Mouça, qui passe pour un grand saint. Le jour suivant, Hadj-Ali se rendit de nouveau au marché, pour acheter les objets nécessaires au voyage et essayer de vendre nos animaux marocains. Pour le plus petit de mes chameaux de Marrakech je reçus 18 douros ; mais on ne m’en offrit que 12 du plus grand, qui était fortement blessé, de sorte que je me résolus à le conserver provisoirement. Les deux mulets, gravement blessés également, ne trouvèrent pas d’acquéreur ; enfin, un marchand s’offrit pour les échanger contre des marchandises. Je reçus en échange 70 paires de pantoufles de cuir, la plupart rouges, pour femmes, que j’espérais utiliser plus tard dans le sud. Le plus petit de mes ânes, animal d’une rare endurance et d’une grande vitesse, fut pris par Ibn Djiloul en payement d’une partie de ses gages ; je le lui comptai pour 6 douros. Le secrétaire de Sidi Housséin demanda le plus grand de mes ânes en payement de ses offices d’intermédiaire. Naturellement je dus me faire un plaisir de le lui offrir. Le cheikh Sidi Housséin s’était déclaré prêt, au bout de longues négociations, à me donner un guide jusqu’au bourg de Temenelt, à environ deux marches au sud. Ce n’était vraiment pas beaucoup, mais je devais être encore heureux de lui en voir faire autant. Plus j’entendais parler du caractère de cet homme, plus il me devenait antipathique, et j’aurais été heureux d’avoir derrière moi la frontière de ce tyran. Le chérif du Tafilalet, dont j’ai déjà parlé, s’était déclaré tout prêt à aller encore avec nous pendant quelques marches vers le sud, jusqu’au pays du bourg d’Icht, où il avait des connaissances. Cette promesse m’était fort agréable, car il s’était montré un compagnon paisible et sans prétention ; ses conseils étaient d’ordinaire suivis. Le but de mon voyage était Tendouf, qui n’avait jamais été visitée, mais je n’étais pas encore bien fixé au sujet des voies et moyens à employer pour y parvenir. Hadj Ali avait cherché à obtenir des renseignements et des lettres de recommandation ; nous en avions entre autres pour le cheikh d’une tribu arabe très influente, les Maribda, qui est en relation avec Tendouf, et même avec Timbouctou. A Ilerh je fis faire pour nous tous, à l’exception de Hadj Ali, des vêtements de la cotonnade bleue généralement en usage ici comme plus au sud, et qui le plus souvent vient d’Angleterre ou de Belgique. C’étaient des chemises très larges (tobas), de courts pantalons et de longs morceaux d’étoffe bleue servant de turban, au moyen desquels la tête et le visage sont enveloppés en grande partie. Ils servent en même temps à se rendre presque méconnaissable ; les femmes des Bédouins nos voisins furent chargées de la confection de ces effets, et s’en acquittèrent très vite et à bon compte. Hadj Ali, qui conserve encore son cheval pour quelque temps, continue à porter les vêtements légers du Maroc, car dans certaines contrées particulièrement dangereuses je lui ai permis de se faire passer pour le chef de l’expédition. Je vis Sidi Housséin lorsqu’il se rendit, à cheval, avec une grande suite, au tombeau de Mouhamed ben Mouça pour y prier. Il passa tout près de notre tente et s’inclina un peu quand nous le saluâmes. C’est un Nègre déjà âgé, qui règne en prince indépendant. Il entretient une armée de près de cinq mille esclaves, tous Nègres, appartenant à toutes les races possibles du Soudan. Parmi eux il y a même des Foul-bé (Foulani). Beaucoup de gens, qui étaient en faveur, portaient aux oreilles d’épais anneaux d’argent, présents du cheikh dans certains cas où il est particulièrement content de ses subordonnés. Le 3 avril le chérif de Fez quitta Ilerh, et Ibn Djiloul partit avec lui. Il me fut pénible de perdre ce serviteur, et lui aussi pleura amèrement en me disant adieu. Je lui donnai mon chien, que le peintre autrichien Ladein m’avait laissé en souvenir à Tanger : je craignais de ne pouvoir l’emmener bien loin vers le sud, de le voir tomber malade et d’être obligé de le tuer en route. Ibn Djiloul me promit d’en avoir soin et de l’employer comme chien de garde dans le jardin d’orangers qu’il affermait. Le départ de cet homme, qui avait une certaine influence sur les autres serviteurs, agit d’une façon très fâcheuse. Un de ceux que j’avais emmenés de Marrakech se fit avancer quelques douros sous prétexte d’un achat au mougar, puis disparut pour jamais. Le petit Farachi lui-même prit peur et me pria de le laisser repartir. Ce jeune garçon s’était très bien comporté comme serviteur de tente, il s’entendait à tout organiser ; son départ m’eût été fort désagréable. Sur le conseil de Hadj Ali et de Kaddour, il se laissa persuader de rester avec moi. Nous apprîmes de lui quelle avait été la cause directe du départ des autres serviteurs : Ibn Djiloul avait lu, d’après la forme de l’omoplate d’un mouton, qu’un malheur nous arriverait ! Ces os servent souvent aux superstitieux Marocains pour prédire l’avenir. J’avais encore vendu l’un de mes chevaux, fort vigoureux, pour 10 douros, parce qu’il avait une forte blessure ouverte. Des animaux emmenés du Maroc, il ne restait plus que le cheval de Hadj Ali et un chameau. Je pensais pouvoir les vendre ou les échanger plus tard. J’avais fait au cheikh Sidi Housséin quelques présents, un sabre, un revolver, de l’essence de rose, du bois de parfum, etc., valant environ cent francs. Au début il les refusa, sous prétexte que nous pourrions en avoir besoin ; mais finalement il les accepta et nous promit une lettre de recommandation pour Temenelt. Il se fit alors lire encore une fois celle du sultan, qui exerçait évidemment une certaine action sur lui. Du reste, cette lettre m’a été fort utile, sans elle je ne serais jamais parti de Taroudant : je n’aurais même probablement jamais vu cette ville. Le lendemain, 4 avril, nous devions partir, car nous n’avions plus rien à acheter là, et le marché approchait de sa fin. Il était certain que la conduite du cheikh Sidi Housséin avait quelque chose de louche ; on ne savait si l’on devait se fier à lui ou non. Il aurait évidemment entrepris volontiers quelque chose contre moi, mais la lettre du sultan, et surtout le grand nombre de traficants du Maroc, l’en détournèrent. Les bruits concernant une agression probable, qui s’étaient élevés, ne pouvaient cesser ; même mes interprètes pensaient que nous ne serions en sûreté que lorsque nous aurions quitté depuis longtemps le pays de Sidi-Hécham. Le départ de deux de mes serviteurs, et des plus résolus, agissait fâcheusement sur tous ; si cela eût été possible, peut-être d’autres m’auraient-ils quitté ; mais la perspective de courir encore une fois les dangers des forêts d’argans, dans le pays des Howara, leur souriait encore moins que celle de sortir complètement en deux jours de la zone d’action de cet homme. Le 4 avril, tandis que nous étions fort occupés à démonter les tentes et à charger les animaux, un envoyé de Sidi Housséin arriva tout à coup, pour me rapporter les présents que je lui avais faits, ainsi qu’à son fils. Il n’en était pas content et réclamait mon fusil se chargeant par la culasse. Comme c’était, à vrai dire, ma seule arme utilisable, il me fallut repousser cette demande : mais le renvoi de mes présents éleva aussitôt parmi mes gens un grand émoi, parfaitement justifié. Généralement ce procédé implique ici la plus grande disgrâce et même une hostilité déclarée ; nous étions donc assez inquiets de la suite de cette affaire. Hadj Ali chercha à arranger les choses par le secrétaire du sultan, qui nous avait toujours traités avec amitié, en lui faisant comprendre que nous ne pouvions entreprendre un pareil voyage sans être munis d’une bonne arme au moins. Il sembla aussi que la colère de Sidi Housséin se fût un peu calmée, car après une longue attente il envoya la lettre de recommandation promise pour Temenelt, ainsi qu’un guide qui devait rester quelques jours avec nous. Par contre, il me demanda une attestation écrite certifiant que j’avais joui dans ses États d’une sécurité entière, et qu’il ne pouvait être responsable de tout ce qui m’arriverait en dehors de sa zone d’action. Je lui fis ce certificat ; il me le renvoya, en demandant qu’il fût scellé. Dans un coin de l’un de mes bagages j’avais un peu de cire à cacheter ; il fallut tout ouvrir pour la chercher ; j’en trouvai enfin un petit bout ; mais il me manquait un cachet. Heureusement il me tomba sous la main un gros bouton de manteau militaire français ou de quelque autre vêtement semblable ; il portait un aigle et je m’en servis comme d’un sceau. Nous espérions pouvoir partir, lorsqu’il renvoya de nouveau la lettre, en demandant une autre sorte de sceau. En effet au Maroc on ne se sert pas de cire : on mouille seulement le cachet avec un peu d’encre. Nous dûmes donc faire un autre sceau, et heureusement il se contenta de l’aigle. Tandis que tout ceci avançait fort lentement, les chameaux attendaient tout chargés, et une foule de gens s’étaient rassemblés et s’amusaient évidemment au plus haut point de toutes les taquineries que nous infligeait leur souverain. Enfin le guide apparut, et nous pûmes partir vers midi, non sans inquiétude pour l’avenir. Sidi Housséin voulait évidemment se servir de la lettre qu’il m’avait réclamée pour se justifier envers le sultan du Maroc. Il semblait ne pas vouloir se brouiller avec ce puissant voisin, qui justement venait d’entamer avec lui des négociations au sujet de certaines affaires commerciales, sur lesquelles j’aurai à revenir et qui avaient motivé de la part du sultan l’envoi à Sidi Housséin de grands présents. En somme, je puis dire que ce fut encore un grand bonheur de partir d’Ilerh en si peu de jours, sans avoir été retenu plus longtemps. Jusque-là aucun Chrétien n’y avait paru ; nous devions certainement aussi notre heureuse chance à cette circonstance, que nous étions précisément au moment d’un grand marché annuel, où une foule de gens se rencontraient et d’où un malheur qui me serait survenu aurait été rapidement connu dans toutes les directions. Je suis persuadé que Sidi Housséin ne me laissa pas volontiers traverser son pays et que seul un concours de circonstances extérieures l’entraîna à agir ainsi. Les habitants de ce petit État libre sont Berbères et appartiennent à la tribu des Tazzeroult ; une rivière de ce nom, quelquefois à sec, coule vers la mer en passant un peu au nord d’Ilerh. Le pays occupé par cette tribu n’est pas grand et ne contient que peu de lieux habités ; mais Sidi Housséin a su pourtant maintenir son petit pays tout à fait indépendant du Maroc. Ilerh même est situé sur un plateau entouré d’un cercle de montagnes, et ne renferme, outre de nombreux soldats esclaves, que quelques milliers d’habitants. Leur occupation principale est le commerce ; ils parcourent de préférence la zone frontière entre le désert et l’Atlas, c’est-à-dire les pays de l’oued Draa, de l’oued Sous et de l’oued Noun ; mais les gens de la tribu des Tazzeroult vont aussi au loin vers le sud, jusque vers Timbouctou, en louant des chameaux pour le transport des marchandises. L’élève du chameau est ici très avancée, et les animaux provenant de cette tribu sont recherchés. La principale source de revenus pour Sidi Housséin est le grand marché (mougar), auquel chaque année plusieurs milliers de personnes accourent des pays les plus éloignés. Ce petit territoire est le moins étendu des différents États indépendants de ces contrées, mais Sidi Housséin est le plus considéré et le plus influent de leurs cheikhs, en qualité de descendant d’une ancienne famille impériale qui régnait jadis au Maroc ; il est respecté surtout comme le petit-fils de Sidi Mouhamed ben Mouça, le grand saint au tombeau duquel des milliers d’hommes vont annuellement en pèlerinage. Le pays est fertile et l’orge ainsi que le blé y poussent en abondance ; les montagnes contiennent des minerais précieux, surtout de cuivre et d’argent ; quelques _lettrés_ savent en extraire ces métaux à l’aide de connaissances chimiques très primitives ; mais la quantité ne peut être que fort minime. Le petit pays de l’oued Noun, placé un peu au sud-ouest, est en relations étroites avec celui de Sidi-Hécham ; mais il a ses propres cheikhs, et, comme je l’ai dit, le cheikh Dachman de l’oued Noun entrait à Ilerh en même temps que moi. Ce pays était autrefois plus étroitement lié au Maroc, et le sultan en recevait un tribut annuel ; aujourd’hui c’est un État indépendant. A différentes reprises, et pendant des années, le cheikh a retenu prisonniers des Européens, qu’il n’a rendus que contre de fortes rançons. Parmi les plus connues de ces aventures se trouve la captivité de huit ans supportée par un Anglais, W. Butler, de 1866 jusqu’en 1874. Le Maroc et l’Espagne unirent inutilement leurs efforts pendant des années pour obtenir sa liberté ; ce ne fut qu’en septembre 1874 qu’on parvint à délivrer M. Butler, à la suite des habiles négociations du consul espagnol de Mogador, Dr José Alvarez Perez. Le cheikh de l’oued Noun reçut de l’Espagne une rançon de 27000 douros. Le Maroc dut en rembourser la plus grande partie et, en outre, payer à l’Anglais une grosse somme à titre d’indemnité. D’ailleurs le sultan fit emprisonner quelques personnages importants du pays ; mais cela n’aboutit qu’à une interruption presque complète de ses relations avec cet État côtier. Comme il n’a pas les moyens d’y envoyer de grandes masses de troupes, toute son influence dans ces pays frontières est bornée à celle que lui donne sa qualité de chérif. Les descendants de Sidi Hécham prétendent même avoir plus de droits que Mouley Hassan au trône marocain. L’endroit le plus important de ce pays est la ville d’Ogoulmim, qui a été visitée et décrite par le Français Panet et plus tard par l’Espagnol Gatel. On dit qu’elle a 600 maisons et environ 3000 âmes ; il y existe une mellah, contenant près de cent familles juives. Dans les maisons de cette ville on trouve souvent beaucoup de parties en bois, qui n’existent pas d’ordinaire dans ces pays et ne peuvent y exister. Cela provient des nombreux naufrages qui ont lieu sur la côte voisine. La mer y est encombrée de sables jusque très loin vers le large, et jadis les navires étaient très souvent poussés sur les bancs, où ils étaient accueillis comme une proie. Autrefois les indigènes vendaient même les équipages comme esclaves. Dans la suite, des relations se sont établies entre ce pays et les îles espagnoles des Canaries, qui en sont voisines, et souvent des bateaux pêcheurs viennent jusque sur ses côtes. On connaît la tentative d’un Anglais pour s’établir dans la partie méridionale de l’oued Noun, au cap Djoubi, et où les cheikhs du pays, aussi bien que Sidi Housséin d’Ilerh et le sultan du Maroc, jouèrent un rôle. Le consul général américain de Tanger, Mathews, a étudié avec soin cette affaire, qui se passa ainsi qu’il suit : Dès 1872 l’Anglais Mackenzie, ingénieur, avait visité la côte située au sud de l’empire du Maroc, et avait sans doute formé à cette époque le plan de l’entreprise qu’il commença en 1878. Mackenzie choisit une partie de la côte tout à fait abandonnée, très éloignée de tout point habité, pour y débarquer. De là il entama des négociations avec deux cheikhs voisins qui possédaient, quoique pauvres, une certaine influence sur la population. Ils lui livrèrent des produits du pays, gomme, laine, etc., qu’il paya relativement cher, pour engager les Arabes à en apporter de plus grandes quantités, ou peut-être aussi parce qu’il les estima au-dessus de leur valeur. La grande affaire pour Mackenzie était de fonder là, en qualité d’Anglais premier occupant, une station ayant pour but l’importation d’objets manufacturés d’Angleterre. En juin 1880 il fit venir des îles Canaries un navire chargé de tout le nécessaire pour une station permanente. Dans l’intervalle il avait établi son campement sur un ponton, navire dégréé, ancré à peu de distance de la côte. Ce ponton contenait quelques canons et était en même temps organisé comme une habitation. Le sultan du Maroc eut connaissance de ce plan et chercha à le mettre à néant ; il craignait, non sans raison, qu’une grande partie du commerce qui va maintenant au Maroc ne vînt à s’en détourner. Au début de 1880, quelques négociants anglais de Mogador avaient entamé des négociations avec les cheikhs de l’oued Noun, qui envoyèrent cinq hommes pour s’entendre avec eux et arranger définitivement cette affaire. Elle semblait marcher à souhait, quand une complication survint. Une société de Londres, associée avec quelques maisons de Marseille, arma le vapeur _Anjou_ et le fréta de thé, de sucre, de cotonnades, d’objets d’alimentation, de bois de construction, de soufre, de poudre et d’armes, et l’envoya d’abord aux Canaries. Il prit là quelques Marocains de Mogador, qui y avaient été envoyés par avance pour ouvrir des relations avec les indigènes de la côte voisine. Par hasard l’un de ces passagers sortait du service des Anglais qui avaient conclu des négociations avec les cheikhs de l’oued Noun. Cet homme s’empressa de livrer tout le secret de l’expédition à ses anciens maîtres, les négociants anglais de Mogador, qui en informèrent en hâte le sultan. Ce dernier envoya aussitôt une mission avec de riches présents à Sidi Housséin, comme au plus puissant des cheikhs de ces pays, en lui demandant de vouloir bien empêcher le débarquement de l’_Anjou_. Quand ce vapeur s’approcha de la côte voisine du Sfouy, petite rivière du territoire des Aït Ba Aouran, les Anglais virent toute la côte pleine d’hommes armés qui les engagèrent à descendre. En gens prudents, ils n’en firent rien, mais envoyèrent un homme pour chercher des nouvelles. Il rapporta que quelques cheikhs avaient, il est vrai, invité les Anglais à venir à terre et à entrer en relation avec eux, mais que Sidi Housséin déclarait maintenant, après avoir reçu les cadeaux du sultan, qu’il renonçait à soutenir une entreprise contraire aux intérêts de son parent et suzerain. Cette déclaration causa parmi les petits cheikhs présents une vive discussion, qui amena finalement les différents partis à une lutte armée. Quand du navire on s’en aperçut, on résolut de renoncer à l’entreprise et de faire route sur Mogador, où une partie des marchandises fut débarquée, tandis que le soufre, la poudre et les armes étaient rapportés à Marseille. A la même époque, le sultan fit répandre le bruit qu’il allait ouvrir aux négociants européens le port d’Agadir, au sud de Mogador. C’est le meilleur lieu d’ancrage de la côte ; mais, comme à l’ordinaire, le bruit fut reconnu faux et destiné seulement à détourner l’attention d’un autre sujet. A partir de cette époque, le sultan du Maroc chercha constamment à entretenir dans l’oued Noun une fermentation contre l’entreprise de Mackenzie ; il réussit finalement à faire brûler les constructions en bois qui avaient été élevées au cap Djoubi. Mackenzie alla ensuite passer quelque temps en Angleterre, mais il revint bientôt après pour continuer son entreprise malgré tout. Les gens qui lui étaient restés s’occupèrent d’établir des jetées pour faciliter l’embarquement ou le débarquement des marchandises et pour mettre les navires à l’abri des naufrages. Il est évident qu’une telle station commerciale aurait la plus grande utilité pour les pays situés au sud de l’Atlas, car les habitants pourraient vendre leurs produits beaucoup plus vite et plus aisément que par le long et pénible chemin du Maroc. De même ils aimeraient mieux faire avec les Européens un commerce régulier que de renoncer à des bénéfices assurés par respect pour l’entêtement fanatique du sultan. Ce dernier a cherché à éveiller leur fanatisme religieux, tandis que ses vrais motifs étaient tout autres : il voulait éviter tout dommage à son commerce ; les intelligents Berbères de l’oued Noun et du Sidi-Hécham ne se laisseront probablement pas longtemps tromper de cette manière ; ils cherchent dès maintenant à augmenter l’importance du commerce et du trafic dans leur pays. C’est ainsi que Sidi Housséin a établi une nouveauté inouïe, en permettant aux Juifs eux-mêmes de venir au grand mougar de la zaouia de Sidi Mouhamed ben Mouça ; c’est sans doute une innovation pleine de libéralisme, mais qui n’a fait que procurer des avantages financiers au cheikh. Chacun de ces petits États a un certain nombre de familles juives qui s’y sont fixées de père en fils. Il va sans dire qu’elles payent pour avoir la permission d’y loger et d’y faire du commerce, mais en échange elles ont liberté et protection et ne paraissent pas être opprimées au même point que dans quelques endroits du Maroc. Les pays de l’oued Noun, de Sidi-Hécham, ainsi que le groupe d’oasis de Tekna, sont habités par un grand nombre de tribus berbères et sont assez peuplés. Des stations commerciales établies sur les pays côtiers indépendants au sud d’Agadir seraient, comme je l’ai dit, d’un grand avantage pour ces populations ; mais elles nuiraient en même temps au commerce du Maroc et à celui du Sénégal. Les nombreuses caravanes qui portent les laines, la gomme, les plumes d’autruche à Saint-Louis et à Mogador par de longues marches, trouveraient là un débit commode pour leurs marchandises ; il est donc aisé de comprendre que le sultan du Maroc, aussi bien que le gouverneur français du Sénégal, se soient inquiétés de l’établissement de maisons anglaises au cap Djoubi. En effet, le gouverneur de Saint-Louis envoya en 1881 un navire dans ce pays pour prendre des renseignements au sujet de l’importance de cette station. Il y aura toujours à redouter un grand inconvénient sur cette côte, c’est qu’elle est extrêmement mauvaise et que les débarquements y sont difficiles et dangereux ; l’ensablement y a pris un développement considérable, tant par suite des masses de sable apportées par les vents du désert, que de celles entraînées par les rivières ; nulle part on n’y trouve un port quelque peu abrité. D’un autre côté, le voisinage des îles Canaries est un grand avantage ; on pourrait y organiser des dépôts de marchandises, qui de là seraient rapidement portées sur la côte voisine par de petits bâtiments. J’ai nommé plusieurs fois le port marocain d’Agadir, à environ 140 kilomètres au sud-ouest de Marrakech. Cette ville, qui se nommait Gouertquessem au temps de Léon l’Africain, forme l’extrémité des côtes de l’empire du Maroc, car, en descendant vers le sud, le sultan n’a plus qu’une faible influence sur le littoral. Agadir constitue une forteresse naturelle : elle est située sur un rocher de plus de 200 mètres d’altitude et est en outre fortifiée par des murailles et des batteries. L’une de ces batteries se trouve au pied de la montagne, tout près de la mer, et était destinée, à l’origine, à protéger une source d’eau douce et abondante ; elle domine également l’accès de la forteresse aussi bien du nord que du sud, ainsi que celui de la baie. Le port d’Agadir est le meilleur des ports marocains, et cependant il est vide et abandonné. La ville est du reste aujourd’hui complètement en décadence ; elle ne compte que quelques centaines d’habitants, tous Maures, à l’exception de quelques familles juives. Cette ville avait attiré, il y a quelques siècles, l’attention des puissances maritimes, particulièrement celle des Portugais et des Espagnols ; les premiers surtout, qui possédaient déjà beaucoup de points du Maroc, cherchèrent à s’en emparer, et ils y parvinrent sous le roi Emmanuel (1503). La ville prit un rapide essor à la suite de cette conquête ; mais au bout de quelques dizaines d’années, lorsque la puissance des Portugais, qui appelaient ce port Santa Cruz, commença à s’ébranler, et qu’ils eurent déjà quitté Saffi et Azimour, ils perdirent également Agadir ; cette évacuation eut même lieu avant que la bataille de Kasr el-Kebir (1574) eût mis fin pour toujours à leur domination au Maroc. Ils avaient élevé au pied de la montagne la petite ville de Fouki, et leurs canons y gisent encore. Sous le grand sultan Mouley Ismaïl, Agadir avait atteint le plus haut point de son développement et formait un des plus importants centres du commerce. On le nommait Bab es-Soudân (Porte du Soudan), et toutes les caravanes venant de l’ouest de ce pays s’y rendaient. L’aisance croissante de la population et l’influence qu’elle acquérait éveillèrent pourtant la méfiance et la jalousie des sultans : Mouhammed chercha et trouva une occasion de dompter la ville et de la ruiner pour toujours. Pour étouffer une sédition, il marcha avec une grande armée, attira le gouverneur hors de la ville par des promesses, le fit aussitôt prisonnier et s’empara de la ville. Les négociants qui s’y étaient fixés durent émigrer à Mogador, qui venait d’être fondée : Agadir fut ruinée, tandis que Mogador florissait aux dépens de cette ancienne ville de commerce. Depuis ce temps Agadir est fermé à tous les navires étrangers ; à diverses reprises on a prêté au sultan l’intention d’ouvrir de nouveau cette ville si importante pour la navigation et le commerce, et qui fleurirait certainement bien vite à cause de son excellent port ; mais ces espérances ont été vaines. Ce bruit n’avait été répandu qu’avec intention et pour paraître céder un peu à la pression des représentants de l’étranger ; en réalité, on n’y a jamais songé sérieusement. Dernièrement on a annoncé que l’Espagne réclamait enfin la remise d’un port qui lui avait été promis en 1860, lors de la conclusion du traité de paix et qui se nomme Santa Cruz de Marpequeña. Il ne faut pas confondre ce point avec la forteresse d’Agadir, dont je viens de parler et qui est aussi sur le territoire du Maroc. En 1860 l’Espagne avait en effet exigé expressément la remise de Santa Cruz de Marpequeña, afin d’avoir un port de pêche situé près des îles Canaries. Depuis ce temps elle ne s’était pas inquiétée de cette condition, et ce n’est que depuis quelques années qu’elle s’est avisée de prendre possession d’un point de la côte marocaine et du terrain environnant. Elle a eu sur cette côte, il y a environ quatre siècles, de nombreuses possessions, d’ailleurs rapidement perdues. En souvenir de cette époque l’Espagne a aujourd’hui des prétentions sur l’un des ports marocains. Le sultan l’invita à se mettre en possession de Santa Cruz de Marpequeña ; mais, quand un navire de guerre espagnol arriva sur la côte, la population prit une attitude si menaçante, qu’il s’en retourna aussitôt. Depuis ce temps l’Espagne a renouvelé à plusieurs reprises des tentatives auprès du sultan pour l’amener à user de son influence, mais elle est nulle sur ce point. Le plus curieux de tout cela est qu’on ignorait complètement où ce port de Santa Cruz de Marpequeña se trouvait, ou s’était trouvé. On envoya donc en 1878 un navire, le _Blasco de Garay_, avec une commission scientifique à bord, qui fit une reconnaissance approfondie de la côte, entre le 28e et le 29e degré de latitude, c’est-à-dire à peu près entre l’oued Noun, qui se nomme Asaka chez les indigènes, et l’embouchure de l’oued Draa. Il semble qu’il n’y ait aucun accord au sujet de la position de Santa Cruz de Marpequeña ; beaucoup la placent à l’embouchure de l’oued Chibaka, par 28° 28′ de latitude nord, c’est-à-dire dans un endroit fort rapproché des îles Canaries. Dans les circonstances actuelles, il est impossible que le sultan remette ce port à l’Espagne, puisqu’il n’en est pas maître ; les Espagnols devraient simplement envoyer plusieurs vaisseaux de guerre pour tenter d’y organiser une station sous leur protection. Les habitants seraient au début très hostiles, car ce sont des tribus arabes et berbères habituées à la liberté la plus absolue. Il est douteux que les sacrifices soient en rapport avec les avantages à retirer par l’Espagne d’une station aussi complètement isolée. S’il s’agissait du grand port d’Agadir, nommé aussi Agadir-Igouir, ce dernier point mériterait largement un sacrifice. CHAPITRE XII L’ÉTAT MAROCAIN. Les États mahométans du nord de l’Afrique. — Le pays du Maroc. — Situation. — Climat. — Maroc nord et sud. — Rivières. — Côtes. — El-Gharb. — Population. — Son chiffre. — L’Islam. — La langue. — Les Berbères. — Les Arabes. — Les Maures. — Les Juifs espagnols. — Les Nègres esclaves. — Les Chrétiens. — Organisation de l’État. — La dynastie. — Conduite des affaires publiques. — Sidi Mouça. — Constitution. — La justice. — Les cadis. — Les nobles. — Les prisons. — Administration du pays. — Amelât. — Amil. — Amin. La côte nord du continent africain est parmi les plus fortunées de la terre, et il n’est pas étonnant qu’il s’y soit développé une civilisation puissante bien avant l’ère chrétienne. En effet, au moment où la côte sud de la Méditerranée était couverte, jusque très avant dans l’intérieur et jusqu’à l’extrême ouest, de nombreuses colonies en pleine prospérité, la zone de déserts aux chaleurs mortelles à tout être animé ne s’avançait pas encore aussi loin vers le nord ; là où aujourd’hui le sable doré du désert couvre des plaines étendues, ou se trouve amoncelé en chaînes de dunes puissantes, presque impossibles à franchir, il y avait autrefois de grands espaces boisés et des champs d’orge touffus. Les lits de rivière desséchés aujourd’hui conduisaient alors à la Méditerranée une grande quantité d’eau ; les hippopotames et les crocodiles les animaient, et l’éléphant d’Afrique, dressé par les adroits Carthaginois et employé par eux à la guerre, trouvait alors à vivre dans un pays où aujourd’hui de maigres touffes d’alfa peuvent à peine subsister. La douceur du climat, la fertilité du sol, la richesse des populations, attirèrent dans ces pays tous les peuples jaloux des grandes entreprises. Aujourd’hui encore, ce sont les Arabes qui y jouent numériquement le rôle le plus important ; mais ils ne sont plus nulle part un peuple indépendant et souverain. L’influence européenne s’accroît ici constamment. La France s’est établie en Algérie depuis un demi-siècle et a dernièrement conclu avec la Tunisie une convention qui rend ce pays tributaire non plus des Turcs, mais de la république Française. La Tripolitaine est encore pour un temps dans la dépendance de la Porte ; mais l’Italie, amèrement froissée de l’occupation de la Tunisie, compte y jouer quelque jour un rôle ; l’Égypte est réorganisée par les Anglais ; il n’y a qu’à l’extrême ouest où le Maroc possède encore un souverain à lui, entièrement indépendant. On sait que le règne de l’Islam, qui dure depuis des siècles dans le Nord-Africain, n’a jamais été capable de porter ces pays à un état de prospérité même approchant de celui qu’ils ont possédé autrefois. C’est le devoir des États civilisés de l’Occident, et surtout de ceux des peuples latins du Sud-Européen, de pénétrer de force dans ces terres africaines et d’y introduire les progrès de la civilisation moderne ; ce que l’Islam n’a pas su même conserver, encore moins faire progresser, doit être l’œuvre du Christianisme. Le Maroc, lui aussi, ne pourra exister longtemps, et pour le moment son indépendance ne tient qu’à la jalousie qui existe entre l’Angleterre, la France et l’Espagne. J’ai déjà cité plusieurs particularités de la mauvaise administration du Maroc ; dans les pages suivantes on trouvera une description de l’organisation et des ressources d’un pays qui, dans un avenir peu éloigné, attirera plus l’attention qu’il ne le fait aujourd’hui. J’ai reçu de compatriotes amis qui avaient longtemps habité le Maroc, une foule de renseignements, dont beaucoup doivent être inédits, et pour lesquels je les remercie encore une fois. LE PAYS. Le pays que les Européens appellent Maroc, d’après le nom d’une des capitales et résidences de ses souverains, est nommé par les Arabes Maghreb el-Aksa (le Lointain-Ouest, _the Far-West_) ; par sa situation aussi bien que par la richesse de son sol, il fait partie des plus favorisés de la terre. Immédiatement placé aux portes du monde civilisé, l’habitant du Maroc peut en quelques jours atteindre la France, l’Angleterre, l’Italie et même l’Allemagne ; en même temps les ports marocains sont très commodément placés pour les relations avec l’Amérique. Mais il faut attribuer à son isolement systématique de l’Europe, qui dure déjà depuis des siècles, ainsi qu’à l’exclusion du mouvement commercial et intellectuel du monde civilisé, l’existence d’institutions et de mœurs qui remontent au delà du moyen âge : c’est pour cela que ce pays est moins connu des nations civilisées que les parties les plus éloignées du Nouveau Monde. Une exclusion de ce genre contre tout étranger ne trouve, ou plutôt ne trouvait son analogue qu’en Chine et en Corée, où pourtant aujourd’hui un grand pas a été fait dans la voie des améliorations. Le Maroc est considérablement plus grand que l’empire d’Allemagne ; on évalue sa surface à plus de 800000 kilomètres carrés. Il est situé entre le 27e et le 36e degré de latitude, et jouit, au moins dans sa partie nord, d’une température modérée et d’un climat en général très sain ; les chaleurs y sont très adoucies par les vents de l’Atlantique. La température moyenne est beaucoup plus basse que dans les autres pays de même latitude. Son puissant développement de côtes le long de deux mers, de même que la présence de grandes et hautes montagnes, sont d’un grand avantage pour le climat du pays. Il n’y a de séries d’observations complètes et exactes des températures que pour très peu de points du Maroc ; parmi les plus connues sont celles de l’ancien consul français de Mogador (Souera), M. Beaumier. Elles indiquent pour cette ville une rare uniformité de la température dans le cours d’une année ; aussi a-t-on essayé de la recommander comme séjour curatif à ceux qui souffrent d’une maladie de poitrine. Il est bien vrai que les variations thermométriques sont beaucoup moindres là qu’à Madère, aux Canaries, à Alger ou au Caire ; presque toute l’année la chaleur y reste la même, et l’on ne compte en moyenne que quarante-cinq jours de pluie par an (en février et en mars) ; d’un autre côté, on a remarqué que pendant deux cent soixante et onze jours de l’année un vent rafraîchissant souffle du nord et du nord-ouest. Comme tous les environs de la ville, qui est construite sur un rocher s’avançant dans la mer, sont complètement nus et couverts de dunes jusqu’à une grande distance, je ne comprends pas comment les Européens malades des poumons et de la gorge pourraient se remettre sous des vents si fréquents et entraînant d’épais tourbillons de sable et de poussière ; de plus, il n’y existe pas le moindre confort pour des malades de ce genre. Dans l’état actuel des choses, celui qui irait à Mogador pour y rétablir sa santé pourrait bien être cruellement détrompé. La chaîne de l’Atlas, qui commence au cap Ghir sur l’Atlantique, et qui va de là, en prenant une direction nord-est, jusqu’à la frontière algérienne et ensuite vers la Tunisie, sépare le pays en deux parties presque égales, mais différant essentiellement l’une de l’autre par le climat, les productions et les habitants. Bien que la dynastie actuelle des Filali soit originaire du royaume du Tafilalet, placé dans la partie sud-ouest du pays et jadis indépendant, et quoiqu’elle ait fondé autrefois par la conquête l’État actuel, la partie située au nord de l’Atlas forme pourtant, en ce moment du moins, le véritable noyau de la puissance et de la prospérité du pays. C’est la contrée où se trouvent Fez et Marrakech et qui est aussi importante par sa fertilité et par la densité de la population que parce que le maître du pays réside dans l’une ou l’autre de ces deux villes, quelquefois à Meknès, mais jamais dans le sud. La puissance du sultan au delà de l’Atlas est en général purement nominale ; on le reconnaît pour un chalif, pour un représentant du Prophète ; mais, quant au reste, on vit assez indépendant de lui. Le nord-ouest du Maroc doit surtout à l’Atlas et à la mer sa fertilité plus grande, sa végétation plus vigoureuse et ses forêts. La haute chaîne de l’Atlas, que les indigènes nomment Idraren-Drann, qui s’élève au sud de Marrakech et dont le sommet le plus haut est le Miltzin, protège le pays contre l’effet desséchant des vents du désert, dont souffre le sud-ouest. Elle donne naissance à un grand nombre de rivières importantes. Les principales qui débouchent dans l’Atlantique sont : le Tensift, l’Oumm-er-Rebia, l’Abouregreg et le Sebou ; dans la Méditerranée ne se jette qu’une grande rivière, la Moulouyah, qui coule près des frontières algériennes. Plusieurs de ces rivières, et particulièrement le Sebou, pourraient être navigables sur des longueurs considérables. Mais les Marocains sont si peu navigateurs depuis qu’ils ont dû renoncer à la piraterie, qu’ils ont à peine les bacs nécessaires pour transporter les voyageurs et les caravanes sur les fleuves, larges vers leur embouchure. Le Sebou, à l’estuaire sablonneux duquel ne se trouve pas même un village et encore moins une ville, deviendrait une voie fluviale commode et importante vers Fez. Il est vrai qu’il n’atteint pas la ville elle-même, mais s’en écarte un peu au nord. Il faudrait opérer d’abord des sondages, mais je suis convaincu que de petits vapeurs remorquant des bateaux plats transporteraient plus vite et à meilleur compte, jusqu’auprès de la résidence, les nombreuses marchandises qui sont aujourd’hui portées de Tanger à Fez à dos de chameau et en de longs jours de marche. Les Marocains eux-mêmes sont beaucoup trop indolents pour une telle entreprise, surtout à cause des travaux et des études préliminaires qu’elle nécessiterait ; de leur côté les Européens n’engageraient pas, en les circonstances actuelles, leurs capitaux dans des travaux d’essai, qui, même s’ils donnaient d’heureux résultats, n’auraient pas les garanties de sécurité indispensables pour assurer l’exécution d’une entreprise utile et fructueuse. A son embouchure, le Sebou est assez large, mais une barre rend difficile l’entrée des navires venant de l’Océan ; il serait aisé d’y tenir ouvert un chenal étroit, et de petits vapeurs côtiers pourraient probablement remonter de Tanger ou de Mogador pendant quelque temps dans le fleuve. Cela contribuerait essentiellement à l’essor du trafic, si pénible aujourd’hui. Dès que l’une des trois grandes puissances européennes qui convoitent le Maroc aura atteint son but, la navigabilité du Sebou sera aussitôt l’objet de son attention, j’en suis bien certain. Dans la moitié du Maroc située au sud-ouest de l’Atlas et qui se compose de l’ancien royaume de Sous, du Tafilalet et du Touat, la température est beaucoup plus élevée que dans le nord : les vents du Sahara dessèchent l’air et le sol. Les versants de l’Atlas y sont dénudés, et les palmiers dominent dans les vallées. Tandis que la couleur de la peau des Maures est très claire dans le nord, les habitants du sud sont déjà bruns, et en partie aussi noirs que les Nègres, qui y vivent en grand nombre. Parmi les cours d’eau qui sortent du versant sud-ouest de l’Atlas, l’oued Sous, l’oued Noun et l’oued Draa atteignent seuls la mer en hiver ; les rivières plus à l’est, comme l’oued Guir et l’oued Figuig, l’oued Ziz et l’oued Malah, se perdent dans les sables du désert. Les trois grandes rivières que j’ai nommées les premières ne roulent même que rarement de l’eau dans leurs cours moyen et inférieur, et cela n’arrive pas tous les hivers. Pendant mon voyage dans ces pays, en mars 1880, l’oued Sous n’avait qu’un pied et demi de profondeur et environ douze pieds de large dans le voisinage de Taroudant ; comme la distance de ce point à la mer n’est pas très considérable, la rivière atteignait sans doute à cette époque l’océan Atlantique. Les deux autres grands lits de rivière étaient complètement à sec aux endroits où je les traversai au même moment ; de l’orge était cultivée dans le large lit de l’oued Draa, et on tirait de l’eau des mares naturelles qui s’y étaient formées ; ces mares sont tantôt isolées et tantôt réunies par des communications souterraines. Dans tous les cas, c’est un fait remarquable que les plaines situées au pied d’un massif aussi élevé que l’Atlas, dont les sommets sont couverts de neige pendant une grande partie de l’année, soient relativement desséchées. Ce fait ne s’applique pas seulement à la partie sud du pays, car la grande plaine de Marrakech située sur le versant nord de l’Atlas est assez pauvre en eau. Il tient surtout à la direction d’ensemble de tout le massif, que j’ai déjà signalée, et où dominent les vallées longitudinales, tandis que les transversales sont rares en proportion. Il y a peu de montagnes qui consistent, comme l’Atlas, en une série de lignes parallèles extrêmement longues ; sa largeur entière est très peu de chose comparativement à son énorme longueur. Un autre motif pour lequel une partie des rivières qui sortent de l’Atlas n’atteignent pas la mer, est que l’eau de leur cours supérieur se trouve employée à la culture, en sorte qu’il en parvient très peu dans leurs parties moyenne et inférieure. Les vallées de ces montagnes sont habitées jusque très haut par des tribus berbères, qui y vivent à peu près indépendantes du sultan ; dans leur lutte patiente avec le sol pierreux, elles cultivent l’orge qui leur est nécessaire, et réunissent l’eau des sources dans des canaux artificiels pour donner à la terre une humidité suffisante. Sur le versant sud de l’Atlas, où les vallées les plus élevées sont également habitées, mais où le soleil a des rayons plus chauds, on utilise chaque parcelle de terre couverte d’un peu de sol arable, pour y planter des dattiers ; on recueille l’eau dans des rigoles nombreuses pour l’irrigation. Il est certain que de cette façon l’eau des rivières disparaît, et que leur lit doit s’ensabler toujours davantage. Dans la région des plus hauts sommets de l’Atlas il existe une ligne de partage des vallées longitudinales qui rejette à la mer vers l’ouest l’oued Sous, l’oued Noun, l’oued Draa, etc., tandis que l’oued Guir, l’oued Figuig et l’oued Ziz se détournent vers le sud-est pour arroser les grands groupes d’oasis de Figuig, du Touat et du Tafilalet, et pour se perdre ensuite dans les sables du désert. Quoique le développement des côtes marocaines soit très considérable, elles ne contiennent qu’un nombre de ports extrêmement restreint. La plupart des rades de l’Atlantique, complètement ouvertes, n’offrent aucun abri aux navires qui y sont à l’ancre ; la baie de Tanger et le port de Mogador peuvent seuls être désignés comme de meilleurs lieux d’ancrage. Ce dernier est couvert en quelque sorte par un îlot de rochers jeté en avant. Le petit port d’Agadir, qui certes pourrait être utilisé et qui est peut-être le meilleur du Maroc, n’a pas été ouvert jusqu’ici à la navigation commerciale, et est naturellement peu connu des Européens. Sur la Méditerranée, le Maroc ne possède ni port ni rade, si l’on ne tient pas compte de Tanger ; la sauvage et inabordable chaîne du Rif arrive là tout près de la mer. La place de Tétouan, commercialement si importante, est à quelques heures seulement de la Méditerranée, sur une petite rivière qui s’y jette, mais dont l’embouchure est trop ensablée pour que les navires puissent y pénétrer. Les côtes marocaines sont dangereuses en général et peu avantageuses pour le commerce. Des villes comme Rabat-Sela, Dar el-Béida, Saffi, etc., où un commerce actif existe déjà, gagneraient beaucoup à avoir un port. Aujourd’hui leurs rades ouvertes sont si mauvaises, qu’assez souvent les vapeurs ne peuvent aborder pour débarquer et pour embarquer leurs passagers ou leur chargement, et sont forcés de continuer leur route. On pourrait peut-être établir des ports au moyen de travaux d’art onéreux ; Mogador deviendrait ainsi un ancrage assez sûr, et surtout il serait possible d’utiliser la belle, large et profonde baie de Tanger, si cette ville était dans les mains d’une autre puissance. Comme on le sait, la rade de Gibraltar est tout à fait défavorable à la navigation ; les Espagnols ont dans sa voisine Algésiras un port incomparablement meilleur : la baie d’Algésiras est semblable à celle de Tanger. Il est évident que les nations maritimes convoitent depuis longtemps ce dernier point, si favorablement situé à la limite de deux mers et de deux continents. Tanger aura certainement un grand avenir si l’une de ces nations réussit à s’y établir. La partie du Maroc que l’on doit considérer comme la plus importante, la plus riche et la plus peuplée est la moitié occidentale du pays situé au nord de l’Atlas : el-Gharb, célèbre de toute antiquité comme grenier à grains. C’est une plaine étendue, peu élevée au-dessus de la mer, couverte d’un humus fertile, assez bien pourvue d’eau, et où de tout temps on a activement cultivé le froment ; l’élève du bétail, et en particulier celle du cheval y est pratiquée également, et les nombreuses tribus arabes qui l’habitent fournissent au sultan la meilleure part de ses revenus. Partout où s’étend la plaine, les Arabes ont chassé les Berbères, et l’on ne trouve plus ces derniers que dans les parties montagneuses du pays. La portion orientale du Maroc située vers l’Algérie est très accidentée, de même que la côte nord ; elles sont surtout habitées par des Berbères. Ce sont des pays d’un accès très difficile pour les Européens et presque complètement inconnus d’eux. Quoique les régions montagneuses situées à l’est et au nord de l’empire du Maroc soient placées à quelques jours des États civilisés de l’Europe, nous les connaissons moins bien que les parties les plus éloignées du centre de l’Afrique. POPULATION Il est toujours délicat et incertain au plus haut point d’évaluer le nombre des habitants d’un pays mahométan, surtout d’un empire aussi peu parcouru que le Maroc. Il est donc facile de comprendre que nous possédons sur la population de ce pays les données les plus contradictoires, et que des chiffres qui reposent sur de simples estimations diffèrent extrêmement. En ce moment, les géographes sont généralement d’avis que la population de tous les États mahométans du nord de l’Afrique a été beaucoup exagérée ; pour mon compte, je crois que l’on va aussi loin dans ce sens qu’on l’a été autrefois en les dotant libéralement de populations nombreuses. D’après l’évaluation de l’ancien ministre de France à Tanger, M. Tissot, qui s’occupe activement depuis plusieurs années de la topographie et des antiquités du Maroc, la population de ce pays ne peut être estimée au-dessous de 12 millions. Jamais un voyageur n’avait donné jusque-là un chiffre aussi élevé, et il faut apprécier les données sur lesquelles il est basé. M. Tissot l’établit d’après les résultats du recensement et des autres travaux statistiques exécutés, par ordre du gouvernement français, en Algérie, si proche du Maroc et qui lui ressemble sous tant de rapports. D’après les recensements et les évaluations les plus récentes, l’Algérie n’a pas tout à fait 3 millions d’habitants (M. Tissot évalue cette population à 4 millions). Mais l’Algérie, depuis sa conquête, commencée il y a cinquante ans, a subi de lourdes pertes en hommes et en animaux, de même que son aisance générale a diminué, tant par la guerre elle-même que par les soulèvements presque continuels et par les épidémies, etc. Au contraire, le Maroc, à l’exception de la courte campagne contre l’Espagne devant Tétouan (1859-1860), n’a eu à entreprendre aucune guerre extérieure et est resté indemne, en général, de toute épidémie, sauf du choléra, qui l’a éprouvé dans quelques parties. D’un autre côté, le Maroc n’est jamais tranquille intérieurement, et le sultan doit guerroyer presque chaque année contre les tribus berbères soulevées ; ces combats coûtent toujours, sinon beaucoup de vies humaines, du moins quelques-unes. Le Maroc est à peu près deux fois plus grand que l’Algérie, si l’on évalue l’étendue de la colonie française à 430000 kilomètres carrés (388400km,45 en territoire militaire et 41599km,55 en territoire civil, d’après Behm et Wagner, _Bevölkerung der Erde_, t. VII). Le Maroc est en outre plus fertile que l’Algérie, c’est-à-dire qu’il possède beaucoup plus de terrain cultivable, surtout dans la grande plaine d’el-Gharb. Enfin, au Maroc, les collines et les montagnes, jusque très haut sur leurs versants, sont couvertes de villages. Le voyageur qui ne fait que la route ordinaire de Tanger à Fez et de là, par Meknès, sur Marrakech, ne se forme pas une idée exacte de la densité de la population. Toutes les montagnes du Rif sont fortement peuplées, aussi bien que les vallées de l’Atlas, tant du versant nord que de celui du sud, et montrent une population beaucoup plus dense qu’on ne le croit d’ordinaire : un seul exemple suffira à le prouver. J’entrepris de Tétouan une excursion dans le district d’Andjira, au milieu des montagnes. Sur toutes les cartes on ne trouve qu’une localité indiquée dans ce district, la kasba d’Andjira, où réside le gouverneur (caïd). Je demandai à ce dernier quels étaient les villages de son district, relativement très restreint : il m’écrivit les noms de soixante-quatorze petites localités placées sous son administration. Quoiqu’il ne fût question là, en général, que de petits groupes d’habitations, il est évident, par contre, que, quand on entre dans le détail, les faits se présentent tout autres qu’on a pu les observer dans un voyage rapide et sur des chemins connus. Les pays de montagnes sont partout aussi fortement peuplés parce que la population berbère indigène, plus nombreuse probablement que les Arabes et les Maures, s’y est retirée. On peut admettre que les contrées montagneuses du Maroc, en général impénétrables pour les voyageurs européens, sont plus peuplées que les plaines. L’interdiction de l’exportation des céréales et des articles d’alimentation, à laquelle le gouvernement marocain tenait jusque dans ces derniers temps comme à un principe inattaquable, ne paraît pas faite pour démontrer une décroissance du chiffre de la population, comme cela a été souvent assuré dans ces derniers temps. D’un autre côté, on ne peut passer sous silence les famines qui se produisent de temps en temps et qui font beaucoup de victimes. Si je ne puis accepter la conclusion de M. Tissot, et attribuer au Maroc 12 millions d’habitants, les évaluations de Rohlfs, dans la sixième livraison de 1883 des _Petermann’s Mittheilungen_, ne me paraissent pourtant pas répondre entièrement aux circonstances. Rohlfs donnait, au début de 1870, pour la population du Maroc, le chiffre de 6500000 habitants, et dernièrement il a paru admettre que ces chiffres eux-mêmes sont beaucoup trop considérables et que peut-être Klöden s’approche plus de la vérité en ne reconnaissant à ce pays que 2700000 âmes. Rohlfs est parfaitement dans le vrai quand il dit : « Les Marocains seront détruits par leur gouvernement despotique et sous le poids accablant de leur religion ; il serait même plus exact de dire que tous les Marocains souffrent de la monomanie religieuse à laquelle ils sont héréditairement en proie. » Il est bien vrai que la conséquence de ces vices du gouvernement et de la religion du Maroc doit être un effroyable appauvrissement de la population ; mais je ne puis admettre que son chiffre ait subi une décroissance aussi extraordinaire. Rohlfs dit également « que la syphilis fait les plus terribles ravages dans ce pays ». Il est bien certain que cette maladie y règne ; en raison du manque absolu d’hôpitaux au Maroc, les infortunés qui en sont atteints circulent ouvertement ; le voyageur voit dans chaque village un ou plusieurs malades de cette espèce ; néanmoins on ne peut en conclure que le pays entier en soit victime. On rencontre rarement de ces sortes de malades dans les États européens, parce qu’ils évitent autant qu’ils le peuvent de se montrer ; mais au Maroc, où cela est impossible, ils circulent en mendiant dans les rues et sur les places, et sont ainsi plus facilement aperçus. Du reste, la syphilis se présente surtout dans les endroits traversés par les caravanes, et particulièrement parmi les gens du plus bas rang, qui partout commettent des excès ; dans la population des montagnes, cette maladie est beaucoup plus rare. Je suis donc forcé d’adhérer à l’évaluation donnée par Trent Care, à savoir, que tout le Maroc, y compris le Touat, le Tafilalet, etc., a au moins 8 millions d’habitants ; pour justifier ce chiffre, il me faut, encore une fois, rappeler combien est dense la population berbère des montagnes. De plus, il y a au Maroc toute une quantité de villes ayant un chiffre d’habitants très considérable (Fez, Marrakech, Meknès, Mogador, Kasr el-Kebir, Ouezzan, Oujda, Tésa), outre les ports de l’océan Atlantique : tout cela seulement dans la partie de l’empire située au nord de l’Atlas. La bande de terrain qui réunit Tanger à Fez, surtout fréquentée par les touristes, est d’ailleurs relativement peu peuplée. Quand on va, par exemple, de Rabat à Marrakech, une grande kasba succède à une autre, et tout le Gharb est couvert de nombreux douars. Le nombre des enfants est assez considérable dans chaque famille, et, quoique en général les femmes marocaines n’aient pas beaucoup d’enfants, à cause de leurs mariages précoces, la polygamie partout répandue en ce pays et la circonstance qui fait que l’on épouse souvent des Négresses, dont les enfants sont reconnus, contribuent à multiplier les naissances. Bien que la population actuelle se soit formée de tous les peuples qui ont vécu au Maroc dans la suite des siècles ou qui l’ont traversé, en particulier de Mauritaniens, de Romains, de Visigoths, de Vandales, de Byzantins et d’Arabes, elle constitue aujourd’hui une race d’une unité telle que bien peu d’États modernes en possèdent. Le long isolement de cette contrée et surtout l’unité religieuse ont eu pour résultat d’obtenir ce que la science de l’homme d’État poursuit en vain dans maint pays civilisé. On peut dire que l’Islam est la seule religion du pays ; les Juifs, relativement nombreux, et qui vivent surtout dans les grandes villes et les ports, ne peuvent être comptés parmi les nationaux ; d’après la loi du Coran, ils n’ont aucun droit de citoyen, et ne sont supportés que comme des protégés. Le sultan du Maroc n’a _pas un seul_ Chrétien pour sujet. Tous ceux qui vivent dans le pays appartiennent à des États étrangers, ou, quand ils n’ont pas de nationalité, sont pris sous la protection des puissances chrétiennes représentées au Maroc. Suivant les apparences, le gouvernement ne désire compter aucun Chrétien parmi ses sujets. Mais ce fait est dû beaucoup moins à l’influence d’un principe politique, ou à la connaissance du danger que des éléments de ce genre pourraient faire courir à la prospérité et à l’existence d’un État mahométan dans les conditions actuelles de prépondérance des peuples chrétiens sur ceux de l’Islam, qu’à une aversion impuissante, mais profondément enracinée dans le gouvernement aussi bien que chez le peuple, envers les Chrétiens. Pour le Marocain, Chrétien et Européen sont synonymes ; comme jadis aux temps les plus anciens des relations des Mauritaniens avec l’Europe, il les nomme tous deux _Roumi_. En premier lieu, le Chrétien, pour lui, est l’Espagnol, avec lequel il est le plus souvent en relation et qu’il hait ardemment depuis des siècles, comme son ennemi héréditaire, et qu’il méprise, non toujours sans raison. Les Espagnols qui vivent au Maroc sont généralement des criminels en fuite, des déserteurs ou des gens ruinés, qui, ne pouvant plus demeurer dans leur pays, s’en vont à l’aventure. Si l’on tient compte des embarras et des dangers que la présence de nombreuses communautés ou de populations chrétiennes provoque dans les autres pays mahométans, on ne peut que voir, à mon avis, une garantie de la durée de l’empire Marocain dans l’absence de tout Chrétien indigène et dans le peu de dispositions que montre le gouvernement à accepter des émigrants de cette religion. C’est précisément le défaut d’éléments chrétiens qui favoriserait la civilisation du pays, si le gouvernement prenait une fois la résolution de s’approprier les progrès survenus en Europe ; il serait ainsi préservé des dangers qui naissent du désir des populations non mahométanes d’arriver à l’égalité, et, par contre, de la circonstance que le Coran, qui sert de constitution à tout État musulman, rend cette égalité impossible, tant que le gouvernement national reste fidèle à l’Islam. Mais, dans l’avenir, le Maroc ne pourra se dérober à l’influence des Chrétiens, et leur exclusion actuelle aura une fin. Déjà il a été admis en principe à la conférence de Madrid que les Chrétiens, et en général les non-mahométans, pourraient habiter et acquérir des terres dans l’intérieur du pays : c’est une concession qui, jusqu’ici, n’a qu’une valeur nominale, à cause du défaut de sécurité du Maroc et du manque de respect envers l’autorité gouvernementale dans certaines de ses parties. Au point de vue marocain, le système de l’exclusion avait sa raison d’être et son utilité, car, en l’appliquant, on a évité les difficultés que les habitants chrétiens ont créées aux gouvernements dans les autres États musulmans et qui n’ont pas toujours été tranchées simplement par la voie diplomatique. Aussi, quand, à l’intérieur du Maroc, un Chrétien est victime d’un acte quelconque et que l’État intéressé fait des réclamations par la voie de son consul, on est toujours prêt, à la cour de Fez, à étouffer l’affaire en payant une indemnité. On trouve cette méthode d’une application d’autant plus aisée que l’argent est remboursé par la province où le cas s’est produit. Les Chrétiens ont assez souvent abusé de cette disposition ; mais le Maroc a toujours payé, uniquement pour échapper à toute complication. Quoique le dialecte arabe qu’on appelle _maghrébin_ (occidental) doive être considéré comme la langue nationale, les habitants primitifs du pays, que les Européens nomment Berbères et que les Marocains appellent Chelouh, anciens Mauritaniens, parlent, outre l’arabe, leur langue propre. Les Chelouh se divisent, à leur tour, en deux races peu différentes : les Amazirg et les véritables Chelouh. Les premiers vivent sur les plus hautes parties des montagnes, du Rif jusque loin dans le sud, et s’occupent plus particulièrement de l’élevage des troupeaux et des abeilles ; tandis que les seconds habitent des pays de collines et font un peu de culture, en dehors de leur élevage. Leurs idiomes ne diffèrent que comme des dialectes, et l’on peut dire qu’ils ne constituent qu’une même langue. Les pays au sud de l’Atlas, le Sous et le Tafilalet, jadis très industriels, sont presque uniquement habités par des Chelouh. Dans leurs montagnes peu accessibles, ces Berbères, pour me servir de la dénomination usitée en Europe, ont opposé de toute antiquité une résistance, presque toujours suivie de succès, contre les divers gouvernements qui se sont succédé. Même aujourd’hui les Amazirg, en particulier, sont pour ainsi dire indépendants, et ne payent d’impôts au sultan que sous forme de présents, quand lui ou ses généraux pénètrent dans leur pays avec des forces supérieures. Ils ne deviendraient dangereux, dans l’état de choses actuel, que s’ils s’alliaient entre eux pour résister au gouvernement. Mais ils ne vont pas si loin. Leur seul but est de payer le moins possible de redevances au sultan, auquel ils sont du reste dévoués comme représentant du Prophète (chalif). Pour ce qui concerne la physionomie et le caractère des Berbères, l’Amazirg, aussi bien que le Chelch (singulier de Chelouh), est grand, fort, belliqueux et aime la liberté, mais il est sauvage et féroce. On trouve assez souvent des Berbères blonds avec des yeux bleus ou gris, tandis que le vrai Berbère, qui appartient à la race hamitique, montre un type oriental très accusé. C’est surtout parmi les Rouwafah, montagnards du Rif, que se trouvent de larges figures blondes : on a admis, probablement avec raison, que l’influence du sang germanique s’était fait sentir chez eux. On sait que les Vandales, venus d’Espagne, sont demeurés en très grande partie au Maroc et se sont fondus dans la population indigène. Les Berbères sont Mahométans, mais j’ai remarqué que dans leur religion ils n’étaient pas aussi stricts et aussi fanatiques que les Arabes. La vie plus dure et moins régulière des Berbères dans leurs montagnes doit déjà contribuer à empêcher leurs pratiques religieuses d’être exécutées avec la même rigueur que chez les habitants efféminés des villes. S’ils tiennent les voyageurs chrétiens éloignés de leurs montagnes, cela provient moins du fanatisme religieux que de la crainte de voir ces étrangers envoyés par le sultan pour reconnaître leur pays. Les Berbères forment le noyau de la population marocaine. La branche septentrionale de leur race s’étend au loin vers l’est, à travers l’Algérie, jusqu’en Tunisie ; les indigènes que les Français appellent Kabyles sont des Berbères. Ce n’est pas sans raison que certains voyageurs français ont récemment fait remarquer qu’il faudrait attirer davantage à soi les gens de cette race et s’en servir contre les Arabes, qui se révoltent si souvent. Il faut citer en second lieu, parmi les éléments de la population marocaine, les descendants de ces Arabes qui se sont maintenus sans croisements depuis leur émigration de l’Orient et qui vivent surtout dans les campagnes, comme cultivateurs ou comme nomades. Plus foncés de peau que les Berbères, moins vigoureusement formés qu’eux, mais plus adroits et plus intelligents, ces Arabes habitent encore aujourd’hui, comme il y a des siècles, leurs villages de tentes, situés dans les plaines du nord, de même qu’au delà de l’Atlas dans les larges vallées sur la lisière du désert. L’élevage est leur principale occupation ; ils cultivent aussi un peu de blé, mais juste la quantité nécessaire à leurs besoins. On voit parmi eux des figures de vieillards tout à fait patriarcales, comme nous les connaissons depuis notre plus tendre enfance par la Bible. Ils vont de place en place, avec leurs nombreuses familles et leurs esclaves, en poussant leurs troupeaux devant eux, et s’arrêtent partout où les animaux peuvent paître. Ils se distinguent des habitants des villes par une certaine grossièreté ; mais, en revanche, on trouve encore chez eux le respect de l’hospitalité. Du mélange de ces deux éléments principaux de la population marocaine est sorti un troisième, les habitants des villes, nommés Maures par les Européens. Parmi eux jouent surtout un grand rôle les descendants des musulmans chassés d’Espagne. Ces derniers, qui pourraient souvent se vanter de leur parenté et de leur similitude de noms avec de nobles familles chrétiennes de leur ancienne patrie, se sont fixés surtout sur les côtes, à Tétouan, Séla, Rabat, etc. ; c’est de là qu’ils continuèrent, sous la forme d’une guerre de courses, leurs luttes contre les Chrétiens qui les avaient expulsés. Le Maure, qui habite surtout les villes, a le teint clair du Berbère et l’intelligence plus élevée de l’Arabe, intelligence qu’il emploie souvent au détriment de son congénère, en tant que marchand, artisan ou fonctionnaire. Le Maure des villes, avec son extérieur efféminé et délicat, ses vêtements élégants et les allures les plus courtoises de l’Orient, est regardé avec mépris par l’Arabe nomade, tout fier de ses vieux costumes et de ses mains grossières. Les Maures ont presque tous ce genre de demi-culture, caractéristique pour ceux qui connaissent l’Islam dans le Nord-Africain : il sait lire et écrire, connaît par cœur un certain nombre de maximes du Coran, croit à l’alchimie et à l’astrologie de ses savants, respecte un chérif (descendant du Prophète) et cherche à s’enrichir par tous les moyens, que ce soit par les voies plus pratiques du commerce, ou comme fonctionnaire du sultan. Il est du reste difficile de tracer une ligne exacte de démarcation entre les trois groupes des Berbères, des Arabes et des Maures, car depuis longtemps des croisements ont eu lieu entre eux. Les Maures et les Arabes peuvent compter, réunis, autant de têtes que les Berbères. La population marocaine renferme encore d’autres éléments, fort peu nombreux, à la vérité, mais qui ont pourtant une grande influence : ce sont les Juifs espagnols, puis les Nègres esclaves, et enfin la population chrétienne, qui se réduit à un très faible chiffre. Les Juifs espagnols se sont répandus depuis fort longtemps dans toutes les parties du Maroc. Ils sont surtout nombreux, comme de juste, dans les grandes villes de l’intérieur, où ils habitent des quartiers séparés, et dans les ports, où ils jouissent d’une liberté plus grande, grâce à la présence des consuls ; on trouve pourtant dans chaque kasba une ou plusieurs familles juives, qui ont en quelque sorte le privilège exclusif d’y habiter et d’y faire du commerce. Aussitôt que le gouverneur a besoin d’argent, il charge « ses Juifs » de lui en procurer. [Illustration : Costume d’intérieur d’une Mauresque.] Il est aussi difficile de fixer le nombre des Juifs du Maroc que celui des Arabes ou des Berbères, quoiqu’ils ne forment qu’une fraction insignifiante de la population tout entière. Les évaluations les plus diverses ont également cours à ce sujet. Jusqu’ici on admettait généralement l’existence au Maroc de 200000 Juifs. Rohlfs cherche à démontrer dans le mémoire que j’ai cité (_Anzahl der Juden in Afrika_), que ce nombre est également beaucoup trop élevé. En cela je puis me ranger à ses appréciations. Il donne les chiffres suivants pour les Juifs du Maroc : Arseila 100 Darbéida 100 Agadir 150 El-Araïch 1200 Azamour 500 Taroudant 4000 Fez 10000 Marrakech 6000 Oudjda 1000 Meknès 5000 Saffi 300 Tétouan 4200 Tésa 800 El-Ksor 3000 Tanger 2500 Rabat 5000 Mogador 1300 En outre il faut tenir compte des Juifs de l’Atlas, de l’oued Noun, de l’oued Draa, du Tafilalet, ainsi que des plaines du nord du Maroc. « J’estime tout au plus à 2000 la population juive des montagnes. De même, les Juifs fixés dans l’oued Noun ne dépassent certainement pas le nombre de 5000. J’évalue ceux de l’oued Draa à un chiffre semblable. Dans le Tafilalet proprement dit, il y a cinq ksours habités par les Israélites : Gouirlan, Taboubekirt, Asserguin, Ksor Djedid, Rissani et Dar el-Béida. A Rissani j’ai compté 200 maisons juives ; à Dar el-Béida existe un important quartier juif. D’après cela, je crois pouvoir évaluer à 6000 le nombre des Juifs du Tafilalet, auquel il faut encore ajouter la population de la mellah située au nord d’Ertib. » Rohlfs croit que le total de 62800 est encore trop élevé, et que le chiffre exact serait tout au plus 45000. Dans la liste précédente, Taroudant est compté pour un nombre bien trop considérable, car cette ville ne peut avoir beaucoup plus de 1000 Juifs ; au contraire, ce qui concerne les autres villes ne me paraît pas exagéré. Mais il faut tenir compte des Juifs répandus dans les nombreuses kasbas isolées, éparses dans les plaines, de sorte que le chiffre qui fixe à 60000 les Juifs vivant à l’intérieur du Maroc ne me semble pas trop élevé. Il ne faut pas omettre d’ajouter que les Juifs espagnols, en dépit de leur situation humiliante, se multiplient comme le sable de la mer, suivant les paroles de la Bible. Le nombre des enfants d’une mellah marocaine surprend tous les voyageurs. [Illustration : Juive marocaine en costume d’apparat.] Tandis que les Juifs des autres parties du Nord-Africain s’adonnent presque exclusivement au commerce et n’y sont surpassés qu’en Égypte par les Levantins, les Arméniens et les Grecs, au Maroc ils sont en grande partie artisans, et se montrent aussi adroits qu’ils sont naturellement laborieux et économes. Malgré leur petit nombre relatif, l’influence des Juifs est grande sur l’ensemble du commerce, de l’industrie, etc. Le manque de scrupules dans leurs fructueuses affaires commerciales et industrielles les a, il est vrai, fait haïr de tous, mais le ferme appui qu’ils se donnent réciproquement et le soutien moral de l’Alliance israélite les font toujours prospérer en dépit de toutes les vexations ; enfermés dans leurs quartiers étroits et malpropres, ils mènent visiblement une vie familiale plus heureuse que les Arabes riches et nobles dans leurs palais, avec leurs harems, leurs esclaves, leurs eunuques, etc. Il est également difficile de fixer le nombre des Nègres esclaves, même d’une manière approximative ; ce nombre n’est point insignifiant, car il dépasse peut-être celui des Juifs. L’esclavage, qui n’est d’ailleurs qu’une sorte de domesticité, est en usage au Maroc, et chaque année des caravanes parties du pays des Bambara, dans le Soudan, arrivent au Maroc. Ce sont généralement des Arabes et des Maures des environs de Marrakech qui entreprennent, pendant des années, des voyages vers le sud pour y échanger des esclaves contre des marchandises et du sel. On trouve mis en vente des esclaves, hommes, femmes et enfants, dans les grands marchés hebdomadaires de l’intérieur du Maroc, et même, de temps en temps, dans ceux des villes de la côte ; on n’entend jamais parler des mauvais traitements qui leur seraient infligés. La vente de ces esclaves est une simple dissolution du contrat de service antérieur et le passage entre les mains d’un autre maître. [Illustration : Négresse esclave.] Pire encore est le vice auquel s’adonnent les grands de l’empire et qui consiste à entretenir de jeunes Nègres castrats, pris d’ordinaire parmi les enfants de leurs esclaves. Cette coutume est si généralement répandue que personne ne s’en cache, et que l’Européen ne peut que s’étonner de la liberté avec laquelle on en parle et on la met en pratique. Les Nègres esclaves ont tous embrassé l’Islam, et doivent être alors considérés comme les sujets du sultan : ce que les Chrétiens et les Juifs ne sont pas. Dans les processions religieuses du Maroc, qui se distinguent par leur sauvagerie et leur grossièreté révoltantes, les Nègres et les Négresses jouent un grand rôle ; les meilleurs éléments parmi les Maures, si délicats et si élégants en général, n’y prennent point part. Enfin la population chrétienne, dont le nombre est très faible et qui ne doit pas dépasser quelques milliers d’âmes, est aujourd’hui presque exclusivement renfermée dans les villes de la côte. Les Espagnols dominent et sont surtout nombreux à Tanger et à Tétouan ; puis viennent les Portugais ; ces deux peuples ont entre leurs mains presque tout le petit commerce et surtout les auberges. Les Anglais, les Français, les Allemands, etc., sont uniquement fixés comme négociants dans les ports. Quelques renégats se trouvent toujours dans l’armée marocaine. Il faut encore remarquer qu’une grande partie des Espagnols vivant à Tétouan s’occupent de l’arrachage de l’écorce du chêne-liège et que l’exportation des produits de leur industrie doit être faite en contrebande, car elle est interdite. Ordinairement les Européens n’habitent pas l’intérieur du pays ; ils se contentent de visiter les grandes villes dans l’intérêt de leurs affaires ; le corps consulaire lui-même vit, comme on sait, à Tanger, fort loin de la résidence du sultan ; un ministre marocain est spécialement chargé de se mettre en relation avec lui. La population actuelle est donc composée de ces six éléments : Berbères, Arabes, Maures, Nègres esclaves, Juifs et Chrétiens. Comme je l’ai fait remarquer, il n’existe absolument aucune donnée qui permette de déterminer le nombre des indigènes. Toutes les estimations ne reposent que sur les calculs des voyageurs ; mes voyages au Maroc m’ont convaincu que le chiffre de 8 millions pour cet empire si étendu ne serait pas trop élevé. ÉTAT POLITIQUE DU MAROC. _La dynastie._ — A la tête de l’État se trouve le sultan, de la maison des chourafa du Tafilalet. En sa qualité de représentant du Prophète (chalif), il gouverne avec une autorité absolue, qui n’est adoucie quelque peu que par les _chera_, c’est-à-dire par les lois du Coran. La dynastie actuelle est nommée, comme je l’ai déjà dit, dynastie des Filali ou des Hassani, parce qu’elle descend, dit-on, de Hassan, fils d’Ali, neveu et gendre du Prophète. Le fondateur de cette dynastie fut Mouley (Maoula) Ali, nommé simplement d’ordinaire Mouley Chérif, qui vint vers 1620, de Yambo, dans l’Hedjaz, au Tafilalet avec des pèlerins maghrébins, et qui fut reconnu sans combat comme prince du pays par les habitants. Son fils Mouley Rechid, un mulâtre, conquit en 1668 le Maroc, après beaucoup d’aventures et de combats. Son frère Mouley Ismaïl le suivit et fut célèbre par sa cruauté ; il donna au pays ses limites actuelles et une puissance comme n’en avaient jamais eue les successeurs des chalifs de Cordoue après l’expulsion des Arabes de l’Espagne. Depuis, l’empire, dont les souverains recevaient, au temps de leur puissance, dans leurs traités avec les potentats européens, les titres d’_empereur de Fez et du Maroc_, etc., est descendu, par une suite de guerres de successions, de guerres civiles et par son isolement obstiné du reste du monde, à un degré de barbarie et d’impuissance en opposition complète avec ses ressources naturelles et sa situation. Le pays n’est ni pauvre ni épuisé ; il possède au contraire les conditions indispensables d’une situation prospère. Il est riche en hommes, en animaux et en produits naturels ; on y voit encore les restes d’une industrie jadis importante et de travaux miniers ; il jouit comme autrefois d’un climat heureux, et, par la navigation à vapeur, il est encore plus rapproché des pays les plus civilisés de la terre, grâce à sa situation éminemment favorable. Mais tous ces avantages sont demeurés stériles, parce que depuis plus de cent ans les souverains du Maroc ont interdit à leur peuple toute relation avec le monde extérieur, et sont restés éloignés de tous les progrès modernes. Le gouvernement est patriarcal, au sens complet du mot : le sultan, comme chalif, est à la fois le chef de la communauté religieuse et celui de l’État politique. Sa volonté a seule force de loi, en même temps que les règles du Coran, qui nulle part plus qu’ici n’est demeuré la constitution d’un pays. Les chalifats de Damas, de Bagdad, du Caire et de Cordoue, malgré les maximes étroites du Coran, ont fait fleurir au plus haut degré les arts, les sciences et les lettres. C’étaient des États bien ordonnés, sous tous les rapports les premiers et les plus puissants de leur époque ; tandis qu’aujourd’hui, au Maroc, en même temps que l’Islam est tombé dans le formalisme et les superstitions des religions vieillies, l’État s’est pétrifié également dans l’immobilité et l’impuissance. Le sultan actuel, Mouley Hassan, est monté sur le trône par suite des dernières volontés de son père et prédécesseur, quoique le pouvoir eût dû appartenir, d’après la loi de succession du Coran, à son oncle, Mouley el-Abbas, le plus ancien membre de la famille. Celui-ci y a renoncé volontairement, et est encore aujourd’hui le conseiller et le serviteur de son neveu. Le sultan Hassan est actuellement âgé d’environ quarante ans ; il est d’extérieur agréable, quoique de couleur foncée, par suite du sang nègre que ses ancêtres ont apporté dans sa famille. Il n’a reçu que cette éducation, théologique surtout, qu’il est habituel de donner dans ce pays aux fils de chourafa. Nos sciences et nos arts lui sont demeurés aussi étrangers que les affaires européennes en général. Néanmoins on le dit disposé à améliorer l’administration du pays d’après les modèles européens, et à entrer en relations plus fréquentes avec nous. Cette intention est confirmée par l’éducation que le sultan fait donner à quelques jeunes gens, avant de les faire instruire plus tard en Europe, de manière qu’ils puissent rendre des services au Maroc. Il peut se faire que le sultan ait formé bien des fois le souhait de relever un peu son pays et d’améliorer l’état de la population, en introduisant chez elle les institutions de l’Occident ; mais du souhait à l’exécution il y a un grand pas. Le parti réactionnaire fanatique est beaucoup trop puissant à la cour et dans le pays : il anéantirait d’avance toutes ces tentatives révolutionnaires, ne fût-ce que par une résistance passive. Quoique le sultan soit un autocrate dans la véritable acception du mot, il ne serait pourtant pas en état de faire quoique ce soit contre la volonté du clergé et de ses fonctionnaires, même s’il était plus énergique et plus indépendant que le souverain actuel. Un sultan plus au courant des affaires européennes, sévère et sans scrupule, pourrait rendre de grands services au pays, mais ses jours seraient comptés. Mouley Hassan n’a, dit-on, qu’une seule femme légitime, la fille de son oncle Mouley el-Abbas. Le sultan donne difficilement audience aux Européens ; les ambassadeurs envoyés presque chaque année au Maroc ont seuls l’honneur de le voir, à cheval, pendant quelques minutes. Les descriptions concernant sa personne et son caractère se contredisent fortement. Edmondo de Amicis, qui accompagnait l’ambassade italienne, a donné après son voyage au Maroc une intéressante étude du pays et du peuple. Il dit, à propos de l’audience publique et solennelle accordée au ministre d’Italie : « Tandis que le sultan s’arrête, le maître des cérémonies appelle « l’ambassadeur d’Italie », et celui-ci s’approche avec son interprète jusqu’auprès et à gauche de Sa Majesté. Celle-ci ne produit rien moins que l’impression d’un tyran farouche et sanguinaire. De stature délicate, de traits fins, avec de grands yeux bienveillants et un nez bien dessiné, une barbe clairsemée encadrant un visage légèrement coloré, le sultan ressemble à un joli jeune homme, d’extérieur sympathique, et la fantaisie d’une odalisque ne pourrait pas rêver mieux que lui. » Le chroniqueur de l’ambassade allemande au Maroc écrit au contraire : « Le visage brun clair du sultan, entouré d’une courte barbe noire et de quelques cheveux crépus demeurés aux tempes, ne manque ni de beauté ni de grandeur. Mais une expression de profonde douleur et de souffrance ne disparaît pas un instant de son front, de ses sourcils, légèrement froncés à la racine du nez, et de ses grands yeux bruns, profondément enfoncés, dont le blanc étincelant a un peu de la coloration orangée qui indique les débuts d’une maladie de foie. » J’ai entendu en effet parler d’une maladie grave du sultan, et les choses les plus bizarres m’ont été rapportées à ce propos. Mais il faut les accueillir avec la plus grande réserve : des bruits semblables ne sont probablement répandus qu’avec certaines intentions, que l’Européen ignore ; les intrigues d’une cour musulmane y jouent, comme on sait, un grand rôle, et l’écheveau des fils qui s’y croisent est impossible à dévider pour une main profane. _Conduite des affaires._ — Le sultan du Maroc n’a pas de ministres et encore moins de ministère au vrai sens du mot. Au Maroc le sultan dirige lui-même, du moins en apparence, les affaires qui dans les États civilisés sont abandonnées à de hauts fonctionnaires jouissant de la confiance souveraine ; par suite, le sultan est seul responsable de tous les actes de son gouvernement. En fait il se sert, pour satisfaire aux obligations de sa situation, de l’intermédiaire d’un ou de plusieurs dignitaires de son empire. Parmi ces derniers, le « premier ministre », Sidi Mouça ben Achmed, mort le 6 janvier 1879, a joué pendant de longues années un rôle extrêmement important. Déjà, sous le gouvernement du grand-père et du père du sultan actuel, cet homme était l’âme de l’administration du pays et le seul guide de sa politique intérieure et extérieure. C’était un Nègre, et, sans qu’il sût ni lire ni écrire (comme tous les hauts fonctionnaires du Maroc), il était au courant de tout et d’une telle manière, que dans la totalité de ce vaste empire rien ne pouvait avoir lieu sans sa volonté. En chaque ville, en chaque kasba, il avait ses fidèles, qui lui rendaient compte de tous les événements ; toutes les nominations venaient de lui, et le sultan Mouley Hassan, assez indifférent et peu énergique, était complètement dans ses mains. Pendant la longue durée de son pouvoir il fut la tête et l’âme de toutes les entreprises réactionnaires, c’est-à-dire hostiles aux étrangers, qui se produisirent au Maroc ; il était trop fin pour laisser paraître sa haine et sa mauvaise volonté à l’égard des Occidentaux, mais toute son activité avait pour but de maintenir intact l’isolement dans lequel vivait son pays. Sidi Mouça portait le titre de Hadjib el-Mazâm (Gardien du Très-Haut). Le sceau du sultan lui était confié, et toutes les lettres reçues ou expédiées passaient par ses mains. Il faisait ouvrir celles qui arrivaient, pour les présenter au sultan, et sous sa direction quatre secrétaires suffisaient à établir les dépêches émanant du souverain. Parmi les obligations de sa charge était encore celle d’introduire les étrangers ; il était présent à toutes les audiences. Par imitation des formes et des règles usitées en Turquie, on donnait souvent à Sidi Mouça ben Achmed, de vive voix ou par écrit, le nom de vizir ; c’était à tort, car le sultan n’a jamais concédé ni à lui ni à l’un de ses autres fonctionnaires le titre turc de vizir ou de pacha, se conformant en cela aux usages suivis par ses ancêtres. La mort de cet homme influent peut à peine être regrettée dans l’intérêt du Maroc. Les Marocains ont perdu en lui un despote, avide de pouvoir, ne reculant devant aucun moyen, et qui épuisait le pays, pour le compte du sultan il est vrai, sous toutes ses faces ; les gouverneurs et les fonctionnaires, un chef méfiant et intrigant, qui, sur les rapports les plus insignifiants de l’un de ses espions, pouvait à tout moment leur enlever leur position, les faire emprisonner et même exécuter ; enfin les représentants des puissances européennes ont vu disparaître un adversaire aussi fin et aussi adroit que perfide, dont les chicanes et les méchants tours avaient préparé à maint d’entre eux des heures difficiles. Si influente qu’ait été au Maroc pendant des années la situation de Mouça, elle a d’autant moins contribué à la prospérité du pays. A la mort de ce dignitaire, le sultan Hassan nomma premier conseiller le frère du sultan son prédécesseur, Mouley el-Abbas, dont j’ai parlé plusieurs fois. Les manifestes, les ordres, les lettres et les documents de tout genre émanés du gouvernement de Fez sont toujours au nom du sultan, et le sceau de l’État, qui porte ce nom, est imprimé par avance sur ces écrits à l’endroit où se trouve dans les firmans et les hatts turcs le parafe (_tora_) du padicha régnant. Le souverain ne signe jamais une pièce administrative quelconque, tandis que dans la correspondance publique et privée, contrairement à l’habitude orientale d’après laquelle on se borne à sceller, les fonctionnaires ou les auteurs des lettres signent leurs pièces et leur donnent par là un caractère authentique. Ainsi les cadis n’ont aucun cachet : leur signature fait foi. _Constitution politique._ — La constitution de l’État marocain est le Coran. Partout où la législation qui y est contenue (les _chera_) ne suffit pas, la volonté du sultan sert de loi. Les souverains du Maroc ont souvent violé les règles du Coran et pris des décisions en contradiction formelle avec elles ; mais en dehors de l’Islam il n’y a jamais eu dans ce pays, même au début de son existence nationale, de droit civil analogue au _kanoun_ qui existe en Turquie, parallèlement aux _chera_ et qui les contredit souvent. Ainsi, pour en donner un exemple, les intérêts du capital sont défendus par la loi : conformément aux maximes du Coran, ils ne sont jamais accordés par le cadi au croyant. De même, le témoignage des Chrétiens et des Juifs n’a aucune valeur contre celui d’un Mahométan, quel que soit le nombre des témoins. Le mérite de Sidi Mouça fut d’avoir maintenu scrupuleusement ce système de gouvernement ; mais un pays que sa situation géographique force de se mettre en relations avec l’Europe et qui est administré de cette façon doit rétrograder sous tous les rapports. _La justice._ — Au Maroc la justice est rendue, d’après le Coran, par les cadis dans les villes et dans les districts (amalâh). Mais, comme je l’ai dit, la législation du Coran n’est pas favorable aux relations commerciales, et les tribunaux des cadis, en particulier, ne peuvent mettre les parties non mahométanes sur le même pied que les musulmanes. Aussi les gouvernements chrétiens se sont-ils vus forcés d’assurer à leurs consuls, par leurs traités avec le Maroc, la prérogative de décider, non seulement quand les deux parties sont étrangères, mais aussi dans les cas où un Maure se plaint d’un de leurs nationaux ; en ce cas, le Maure est ainsi soumis à la justice européenne et à des lois étrangères, complètement inconnues de lui. Le plaignant étranger a, au contraire, la faculté d’avoir recours à la justice du cadi, et les traités lui assurent l’avantage d’appeler de la décision de ce juge devant le sultan lui-même ou son représentant, c’est-à-dire une autorité extra-judiciaire et purement administrative, qui n’est pas liée aux prescriptions du Coran. Le résultat de ces stipulations des traités est de permettre à certains consuls sans conscience, appartenant à des nations dont la législation n’a pas encore réglé la justice consulaire, de faire tort à l’indigène en faveur de leurs protégés. D’un autre côté, le sultan, au cas où une affaire est portée devant lui, décide sans instruction et sans enquête préliminaire, en vertu de sa toute-puissance autocratique, et donne un _amr el-chérif_ (ordre de cabinet), dans les termes qu’il croit conformes à la justice, ou qu’il est entraîné à accepter sous la pression du consul intéressé. L’expérience des autres pays montre combien une justice de ce genre est insuffisante et conduit, dans la pratique, à des résultats fâcheux, en raison de l’accroissement des relations du pays avec l’étranger. Dans ces derniers temps on a paru vouloir renoncer, au moins en partie, à la justice des consuls d’une part et à celle des cadis de l’autre, au grand avantage, il faut bien le dire, des parties, de quelque nationalité qu’elles soient. On a proposé de remettre la décision des affaires à des arbitres choisis par elles, c’est-à-dire par les représentants étrangers et par les autorités du pays. Ces arbitres auraient surtout à jouer un rôle dans les litiges commerciaux ; mais la justice arbitrale n’a jusqu’ici trouvé aucune place dans les traités internationaux. Le cadi n’applique sans restriction, pour rendre la justice, les droits qui lui sont reconnus par le Coran que quand les deux parties sont des gens du pays : malheureusement c’est avec les mêmes résultats fâcheux que dans les autres États mahométans. Il y a surtout deux circonstances qui ont corrompu l’administration de la justice mahométane : le cadi ne reçoit ni traitement ni honoraires et en est réduit aux présents des parties ; enfin, d’après le Coran, un fait ne peut être considéré comme démontré que quand il est confirmé par deux témoins. La corruption des juges et l’achat de faux témoignages sont les deux maux dont la justice souffre sans pouvoir s’en guérir dans les pays de l’Islam. Là comme ailleurs des gens se font une véritable profession de déposer de faux témoignages devant le cadi. Il n’est pas étonnant d’après cela que personne ne croie son avoir en parfaite sécurité, et que les indigènes eux-mêmes, quand ils le peuvent, cherchent à se placer sous la protection des consuls européens : ce qui conduit également à des abus, car ce n’est que par exception que ces fonctionnaires sont rétribués par leur gouvernement. Le juge suprême du pays est le cadi de Fez (_cadi el-djemmah_). Il y a quelques années, cette dignité était exercée par un parent de Sa Majesté Chérifienne, le chérif Mohammed el-Filali. Le cadi el-djemmah est nommé par le sultan et nomme lui-même, pour chacun des quarante-quatre districts du pays, un _cadi el-amalâh_, qui de son côté a le droit de nommer, sans l’intervention de son supérieur et des autorités administratives, les juges (_cadi el-kabilâh_) des différentes tribus (_kabilât_), souvent nombreuses, qui vivent dans le district. L’appel des juges de district au juge suprême de Fez est non seulement facultatif, mais souvent les parties franchissent la première instance et portent leurs plaintes directement au siège du cadi el-djemmah. Dans les causes criminelles, le cadi peut, il est vrai, prononcer la peine de mort, mais la confirmation du jugement et l’ordre d’exécution sont réservés au chef de l’État. Les condamnations à mort sont rares, car le Coran ordonne des amendes en argent ou en nature pour le meurtre et l’assassinat. Les cadis prononcent donc le plus souvent des amendes, et de la bastonnade pour les petits délits ; ils évitent seulement que cette dernière peine n’ait des suites mortelles. Au contraire, le souverain prononce fréquemment des sentences de mort, qui, jadis du moins, étaient mises à exécution de la manière la plus barbare, et sans aucune procédure juridique. Depuis le règne du grand-père du sultan actuel, cela se présente plus rarement ; pourtant les voyages du souverain dans son empire sont toujours accompagnés d’exécutions de chefs qui n’ont pas voulu se soumettre volontairement ou qui ont refusé le payement d’impôts souvent arriérés depuis plusieurs années. Les cadis ont surtout à juger des procès au sujet de la propriété du sol ou des questions de mariage, dont la législation du Coran traite aussi complètement que possible. Ils ont moins à s’occuper des affaires commerciales, car les Maures s’habituent de plus en plus à faire trancher les différends de ce genre par un arbitrage volontaire, que ce soit entre eux ou avec les négociants étrangers. La justice arbitrale est exercée en grande partie par les _adoul_ (notaires), quoique le cadi soit aussi apte à recevoir des actes notariés. Cette institution des notaires n’existe pas, ou n’existe plus, que je sache, dans les autres États mahométans. Les actes établis par eux sont quelquefois présentés au cadi pour leur légalisation. Comme les notaires ne tiennent aucun registre, que la signature de deux d’entre eux donne une valeur légale à un acte, et qu’enfin les parties ne les signent pas, beaucoup de faux se produisent avec la complicité des adouls ; les parties cherchent à y parer au moyen de la légalisation, par le cadi, de leurs contrats et de leurs obligations. Par cette courte exposition des principes de la justice marocaine, on comprendra que le caprice des supérieurs et la corruption des inférieurs s’y donnent libre cours. A la vérité, le peuple se plaint amèrement de la question juridique et surtout des abus commis par les Juifs espagnols qui se sont fait placer sous la protection d’un État quelconque. Une grande partie de la population a contracté des dettes envers eux, et les scènes les plus émouvantes en sont tous les jours la conséquence. Les Juifs perdent fort souvent les sommes qu’ils avancent aux hauts fonctionnaires et cherchent à réparer leurs pertes en ruinant impitoyablement le pauvre paysan ou l’ouvrier par des intérêts inouïs et grâce à la complicité d’un juge corrompu. Un des points les plus sombres de la justice marocaine est l’organisation des prisons. En général, l’État ne s’inquiète pas du criminel incarcéré : il croit avoir fait assez en isolant le coupable du monde extérieur ; quant à s’occuper de la manière dont il peut vivre dans sa prison, il n’y songe aucunement. Les prisonniers sont partout, au Maroc, enfermés dans des trous vraiment horribles, qui ne sont jamais nettoyés et dans lesquels ils doivent périr de la façon la plus misérable. Réduits, comme ils sont, presque uniquement à l’aumône ou au gain dérisoire acquis en fabriquant des paniers, ils doivent s’estimer heureux de recevoir chaque jour un morceau de pain. Aussi est-ce une coutume très répandue d’acheter du pain pour les prisonniers quand on est disposé à faire l’aumône. De pieux croyants déposent chaque vendredi une petite somme pour les captifs, et même dans ce cas il arrive assez souvent que le geôlier vole encore à ces misérables une partie de leur maigre nourriture. Dans les prisons les hommes et les femmes sont séparés ; la situation de ces dernières est la plus triste qu’on puisse imaginer, et bien peu résistent à un long emprisonnement. Les maladies provoquées par la mauvaise nourriture, le mauvais air, la boue, la malpropreté et la vermine les enlèvent rapidement. Dans cette férocité pour les prisonniers, qui ne sont pas tous des criminels de droit commun, se montre sous son jour le plus triste l’état de barbarie dans lequel se trouve encore le Maroc. Les peines cruelles si fréquentes autrefois, comme de couper les mains ou de crever les yeux, et les autres mutilations, sont rares aujourd’hui, mais l’incarcération des condamnés dans des caves où ils doivent mourir lentement d’une mort horrible n’est guère moins cruelle. La bastonnade joue au Maroc un grand rôle ; chacun y est soumis, du plus haut fonctionnaire jusqu’au dernier mendiant, tandis que la peine de mort est réservée d’ordinaire aux crimes politiques. _Administration du pays._ — Au point de vue administratif, le Maroc est divisé en _amalât_ de dimensions très diverses ; leur nombre varie également d’après les exigences de l’administration et les dispositions du sultan. En ce moment il y a quarante-quatre amalât, dont trente-cinq dans le pays de Fez et de Marrakech au nord-ouest de l’Atlas, et neuf au sud-ouest, dans l’oued Sous, l’oued Draa, le Tafilalet. Ces dernières sont vastes, parce que la population du sud du pays est beaucoup moins dense que celle du nord. Dans l’intérieur des amalât, quand elles ne consistent pas uniquement en une ville ou en une étendue de pays très restreinte, il se trouve généralement un certain nombre de tribus (_kabilât_), plus ou moins indépendantes, d’origine partie arabe, partie berbère ; les tribus arabes vivent surtout sous la tente, dans des douars ; les Berbères habitent plus fréquemment dans des huttes qu’ils construisent en argile et qu’ils recouvrent de paille. Ces huttes des Berbères ne constituent d’ailleurs en aucune façon une habitation permanente ; ils changent également de lieu d’installation, quittent leurs cabanes d’argile et en construisent de nouvelles à une autre place, où ils trouvent des pâtures plus abondantes pour leurs troupeaux. Ils sont en effet éleveurs de bétail comme les Arabes, quoiqu’ils sèment de temps en temps un peu d’orge pour leur consommation, et qu’ils cultivent des légumes. A la tête de l’amalâh se trouve l’amil ou caïd, nommé par le sultan : il habite d’ordinaire une maison construite en pierre, lorsque tous ses administrés sont nomades. Quand une tribu domine à tel point dans l’amalâh, qu’un caïd étranger, nommé par le gouvernement, ne pourrait s’y maintenir, le sultan nomme le cheikh de la tribu son amil, pour garder l’apparence de l’autorité. Souvent aussi une kabilâh est si forte que le gouvernement trouve avantageux de diviser son territoire. Telle est la kabilâh des Chaouwyah, tribu d’origine arabe, qui se trouve dans la bande de terrain fertile entre les rivières de Oumm er-Rebiâh et Abouregreg, et qui habite sous des tentes ; elle s’occupe aussi de culture et peut mettre sur pied mille cinq cents hommes armés, la plupart à cheval : cette tribu, forme seule douze amalât, à la tête desquelles se trouvent les cheikhs des subdivisions correspondantes. La très puissante tribu des Beni Hessem, qui vit au nord de la grande forêt de chênes-lièges des collines de Mamora, n’avait autrefois qu’un amil. Des soulèvements fréquents contre l’autorité du sultan, des brigandages contre les voyageurs et les caravanes, et même une union temporaire de cette kabilâh arabe avec les kabilât chelouh qui habitent au sud d’elle, union motivée par une entreprise commune contre les troupes du sultan, toutes ces causes amenèrent ce dernier à partager la tribu en seize amalât et à lui donner autant de caïds. De cette manière, le gouvernement peut dompter plus facilement les éléments rétifs et les maintenir sous sa dépendance, en les chargeant davantage d’impôts et en les laissant pressurer par de nombreux caïds. L’amil est l’organe du sultan dans l’amalâh ; il dirige la police, s’occupe des affaires financières, de concert avec des fonctionnaires d’une autre catégorie, dont je parlerai bientôt. Il commande en temps de paix la force armée du cercle (la _machazniyah_) et convoque, en cas de guerre, toute la population mâle en état de porter les armes, pour la conduire au sultan. Il est aidé dans ses fonctions administratives par un lieutenant (chalifa), qui est nommé par le souverain dans les cercles les plus grands et les plus importants, et plus ordinairement par l’amil lui-même. Outre les amils ou caïds, on trouve, dans tous les cercles où le sultan a des propriétés privées, des surveillants particuliers nommés par lui (_oumana_, au singulier _amin_). Ces propriétés particulières du sultan consistent soit en troupeaux de chevaux, de chameaux, de bœufs, de moutons et de chèvres, soit en terres louées à son profit, ou enfin en moulins, en maisons, ou en magasins dans les villes. Jusque dans ces derniers temps, le gouvernement tenait rigoureusement la main à l’application de ce principe, que les étrangers ne pouvaient acquérir aucune propriété ; les maisons et les magasins habités par les consuls et les négociants des ports appartiennent donc pour la plupart au sultan. Quand un négociant étranger veut se fixer dans le pays, le consulat intéressé prie le gouvernement de lui faire bâtir une maison et des magasins. Les oumana entreprennent alors cette construction sous la surveillance du consul ou du marchand ; ce dernier paye comme loyer six pour cent des frais de construction et a le droit d’user, aussi longtemps qu’il le veut et sans augmentation de loyer, des constructions qui lui sont remises. Ce prix est peu élevé, en comparaison de ceux des maisons que les Européens pourraient louer aux indigènes, et on le paye à l’amin à des termes déterminés. L’amin administre les domaines du sultan, en encaisse les revenus, fait les dépenses nécessaires et remet l’excédent à l’amil du cercle, pour qu’il soit versé au sultan. Dans les ports les chefs des douanes, qui sont également nommés _oumana_, administrent aussi les propriétés privées du sultan. Les revenus des douanes, je le dis en passant, ne sont versés pour l’instant ni dans une caisse publique, ni dans celle du sultan, mais ils servent, en grande partie, à amortir la dette de guerre due à l’Espagne. Les oumana prennent encore part à l’administration de la caisse de l’amalâh, qui est garnie de deux serrures, dont l’une des clefs est entre les mains de l’amil, et l’autre entre celles de l’amin du cercle. Les oumana paraissent donc être soumis aux chefs de district, les amils ou caïds, puisqu’ils leur remettent les revenus des douanes du sultan ; pourtant ils ont une situation analogue, en ce sens que l’amil ne peut retirer aucune somme de la caisse du district sans le consentement et la coopération de l’amin. A l’intérieur du pays, dans les cercles où le sultan n’a aucune propriété particulière, l’amil est débarrassé du contrôle de l’amin, et administre d’une manière indépendante la caisse qui lui est confiée. L’amil, pas plus que son chalifa, ne sont rétribués, ou du moins les indemnités que quelques-uns d’entre eux reçoivent, pour l’entretien de leurs chevaux par exemple, sont si minimes qu’elles ne peuvent passer pour un traitement. Leur plus haute rémunération ne monte qu’à quarante douros espagnols (200 francs) par mois ; la grande majorité n’en reçoivent aucune, de sorte que ceux de ces fonctionnaires qui n’ont aucune fortune en sont réduits à vivre de moyens irréguliers. Aussi n’est-ce pas un secret que l’appui administratif des amils et de leurs chalifas doit être toujours acheté par des présents, et que le plus généreux est d’ordinaire plus énergiquement soutenu par l’amil, ou a gain de cause auprès de lui. Du reste, ils se créent des bénéfices en répartissant et en levant sur leurs administrés une somme plus forte que celle qui doit être envoyée à la caisse centrale de Fez. Ils donnent pour prétexte à cet abus qu’ils doivent couvrir par des contributions plus élevées les pertes qui viendraient à se produire au moment du payement. Les oumana sont mieux traités comme solde : il y a toujours deux oumana dans les bureaux de douane des ports : l’un vient de Fez, et l’autre est choisi parmi les notables du lieu. Le premier reçoit trois douros par jour, le second deux douros. L’amin envoyé de Fez est celui dont j’ai parlé plus haut, et il détient toujours la deuxième clef de la caisse de l’amil du cercle ; d’ailleurs le deuxième amin prend également part à la revision des comptes et au contrôle de cette caisse. Les oumana de l’intérieur du pays, qui ont à surveiller les entreprises de culture du sultan et ne prennent part à l’administration de la caisse de l’amil que quand ils vivent par hasard dans le même lieu, ont le droit de tirer, selon leurs besoins, du domaine qu’ils surveillent les objets d’alimentation nécessaires. Ils reçoivent tout au plus un traitement de dix douros par mois, mais le peu d’importance de cette somme est compensé par l’habitude où est le sultan de leur faire des présents extraordinaires quand il est content d’eux. On voit qu’en principe l’administration de l’empire Marocain est très bonne et fort appropriée aux circonstances. Dans la pratique il en est malheureusement tout autrement. Le fait surtout que les amils ne reçoivent presque jamais de traitement, et au contraire doivent donner au sultan, en revêtant leur charge, des sommes souvent fort importantes, conduit naturellement à toutes sortes d’injustices et d’irrégularités dans la levée des impôts ; aussi la population des campagnes souffre-t-elle lourdement de cette mauvaise administration. CHAPITRE XIII L’ÉTAT MAROCAIN (_Fin_). Les finances. — Les recettes. — Propriétés privées. — Présents. — Dîmes. — Amendes. — Douanes. — Octrois. — Monopoles. — Fondations ecclésiastiques. — Impôt des Juifs. — Monnaies. — Dépenses. — Dettes de l’État. — Affaires militaires. — Bochari. — Machazini. — Askar. — Tobdjiyah. — Bahariyah. — Harkah. — Culture et élevage. — Richesses minérales. — Industrie. — Constructions. — Commerce et navigation. — Indépendance de l’empire. — Instruction publique. _Finances. Recettes et dépenses._ — Jusqu’à l’avènement du dernier souverain, les finances de l’empire étaient administrées par un surintendant général, qui portait le titre d’_aminel-oumana_ et habitait Fez. Cette fonction a été réunie à celle du Hadjib es-sultan, Mouça ben Achmed, aujourd’hui mort. Sous ses ordres était un trésorier, Hadj Abd el-Kerim Bericha, qui administrait la caisse, mais n’avait aucun rapport direct avec le sultan. Mouça ben Achmed, de même qu’aujourd’hui son successeur, présentait au sultan toutes les questions financières et faisait rédiger ses décisions par ses quatre secrétaires. Le trésorier n’a qu’à exécuter les ordres du sultan. Toutes les sommes payées par les amils affluent dans cette caisse générale, aussi bien que les autres recettes, que celles-ci proviennent des domaines ou des revenus publics proprement dits. La séparation entre la propriété de l’État et celle du souverain s’arrête là ; elle n’existe à l’origine qu’en tant que les amils n’ont pas la libre disposition des revenus domaniaux qui sont versés entre leurs mains. Les principales sources de recettes sont les suivantes : 1o Les produits du domaine privé du sultan, dont j’ai déjà parlé ; 2o Les présents (_hadiyah_), qui sont apportés, avec les souhaits des habitants, à la grande fête mahométane du Rhamadan, vers la fin du mois de jeûne, à l’Aïd el-Kebir (le Kourban Béiram des Turcs) et à la fête de la naissance du Prophète (Aïd el-Maoulad), de toutes les villes et de tous les amalât de l’empire. Ces présents sont très considérables, se renouvellent trois fois dans l’année et consistent, pour les villes, en marchandises, draps, étoffes de soie, mousselines fines, vêtements brodés d’or et en argent monnayé. A chaque fête Tanger envoie, outre les étoffes dont j’ai parlé, quatre caisses d’argent. Les villes sont partagées en _haoumât_ (quartiers) ; Tanger en a quatre. A la tête de chaque haoumâh se trouve un chef (_moukaddim_). En tant que villes, elles n’ont d’autre autorité suprême que l’amil de l’amalâh ; on ne connaît pas l’institution des maires, et les moukaddim sont simplement les fonctionnaires du chef de district (amil). Quand approche l’époque de l’envoi des présents au sultan, l’amil invite les moukaddims, et ceux-ci les habitants, à des contributions plus ou moins volontaires, et ajoute lui-même son hadiyah, qui consiste souvent en sommes fort importantes, quand il ne se sent pas très assuré de son poste. Dans les districts voisins de la résidence, les amils remettent en personne leurs présents ; ceux qui habitent au loin envoient des députations de trois ou quatre notables. Les envoyés de toutes les amalât se rendent en procession au palais du sultan le jour de la fête, précédés par les soldats du district, les machazini, qui portent les présents sur leurs têtes. Cette députation les remet au sultan et lui présente ses souhaits. Le souverain reçoit en personne les _ayadah_ (ceux qui souhaitent le bonheur), et leur donne en échange des vêtements d’honneur et de petits présents. Cette vieille coutume patriarcale, tout à fait orientale, rapporte au sultan, comme je l’ai dit, trois fois par an des sommes importantes ; ces présents sont en apparence volontaires, mais aucun habitant aisé ne peut s’y soustraire, et les amils veillent attentivement à ce que chacun donne en proportion de sa fortune, sur laquelle ils sont toujours exactement renseignés par leurs subordonnés. 3o Les _sekah oual-ouchr_, c’est-à-dire le produit des troupeaux et la dîme des revenus du sol ; ces deux impôts, qui sont levés ensemble, se payent en argent. Leur montant est partagé par l’amil entre les localités et les tribus, avec l’aide des imposés : comme je l’ai dit, beaucoup d’abus sont commis par les amils à cette occasion. La dîme (_ouchr_) est répartie d’après le nombre de paires de bœufs avec lesquelles le cultivateur laboure ses terres. Les sekah oual-ouchr sont des revenus assurés, mais qui ne sont pas aussi profitables à la caisse de l’État qu’ils pourraient l’être, parce que les diverses cotes ont été établies il y a longtemps, alors qu’au Maroc les produits de l’élevage et de la culture étaient encore très minimes. Un ministre des finances de l’avenir aura donc ici un champ d’activité profitable et pourra augmenter considérablement les revenus de l’État, à moins que ces derniers n’aient été déjà accrus par les amils, mais de leur propre autorité et dans leur intérêt particulier. 4o Les amendes (_daʿairât_), qui sont infligées et levées partie par le sultan lui-même et partie par les amils dans leurs cercles, constituent une des sources de revenus les plus abondantes. La population, constamment pourvue d’armes à feu, est toujours prête à différer ou à refuser complètement le payement des contributions dues au sultan, quand elle croit le gouvernement trop faible pour employer la force. Par suite, il y a toujours des arriérés, qui motivent des expéditions de la part du sultan ou de ses représentants ; si le sultan est vainqueur dans la lutte, ou si les tribus révoltées se soumettent, parce qu’elles redoutent les suites d’un combat inégal, on leur inflige de lourdes amendes en argent, en chevaux ou en recrues, outre l’entretien des troupes, qui montent souvent à 15000 ou 20000 hommes, vivant à leurs dépens. Le total de cette branche de recettes est difficile à apprécier, parce que les expéditions de ce genre ne se reproduisent pas régulièrement. On peut dire seulement que le chiffre des amendes en argent encaissées, il y a quelques années, par le sultan Hassan dans l’une de ces expéditions a été évalué par des personnes bien informées à environ 300000 douros, sans tenir compte des chevaux, des armes et du reste du matériel de guerre confisqués. L’opération qui consiste à « dévorer un district », comme on dit pour ces expéditions, a lieu presque chaque année. Il y a toujours dans quelque partie de ce vaste empire une rébellion provoquée par la mauvaise administration qui y règne ; aussi le sultan est-il forcé, pour ainsi dire annuellement, de faire une petite campagne, qui finit toujours aux dépens des révoltés et lui rapporte de nouveaux revenus. Ce mode de perception des impôts est l’un des points les plus faibles de l’empire marocain ; la population est condamnée à s’appauvrir toujours davantage, et, si la religion commune, l’Islam, ne l’enchaînait au sultan, elle aurait depuis longtemps aplani la voie à une puissance européenne pour une entreprise au Maroc. On le sait parfaitement à la cour, et on cherche à maintenir et à renforcer, par l’intermédiaire des chourafa, l’antipathie des habitants contre les gens d’autre religion. Si les Marocains viennent à fléchir dans leur foi, ce sera le signal de la fin d’un système gouvernemental qui dure depuis des siècles. 5o _Les droits à l’importation et à l’exportation._ — Les premiers ont été fixés par les traités de commerce à 10 p. 100 de la valeur des marchandises, tandis que les droits d’exportation sur les grains, en tant que ces derniers puissent être exportés, et sur les autres articles d’alimentation, peuvent dépasser 10 p. 100. Les marchandises importées sont appréciées dans les bureaux de douanes par des employés marocains et espagnols, sans qu’ils tiennent compte des factures d’expédition ; on dit que cette estimation se fait toujours d’une manière très libérale. Si d’ailleurs elle était trop élevée au jugement de l’importateur, il aurait le droit de laisser les marchandises en question à la douane pour le prix évalué. 6o _Les octrois_ (_niks_). — La ville de Tanger est seule exempte de cet impôt, qui n’a été établi que depuis la dernière guerre avec l’Espagne, pour éteindre la dette contractée en cette occasion. Quoique les muletiers qui transportent des marchandises payent directement cette taxe aux portes des villes et même quelquefois dans des localités non fermées situées sur leur route, en fait elle frappe les propriétaires des marchandises. Aussi cette taxe a-t-elle souvent provoqué les plaintes du commerce européen, qui avait reçu l’assurance que les marchandises destinées à l’importation ou à l’exportation ne seraient soumises à aucune autre taxe que les droits de douanes établis par les traités et payés dans les ports. Le fait que ces droits sont payés en réalité par les négociants est déjà démontré par l’application des tarifs, qui diffèrent selon que l’animal de bât est chargé de marchandises précieuses ou à bon marché. Aussi, dans l’établissement des conditions de transport, a-t-on établi la règle que les droits de douane et d’octroi sont mis séparément au compte de l’expéditeur. 7o _Les monopoles._ — Ils sont tous affermés et consistent d’abord dans le droit exclusif de vendre dans les villes le tabac et le kif. On nomme _kif_ les fleurs desséchées de cette sorte de chanvre dont les plus petites folioles placées autour des boutons sont employées en Égypte et en Turquie à la préparation du haschich enivrant. Le kif, qui est fumé, seul ou mélangé avec du tabac, dans de petites pipes d’argile, ne paraît pas avoir des effets aussi funestes pour la santé que le haschich. Il a pourtant des résultats fâcheux. Ce sont presque uniquement des gens du plus bas rang qui s’y adonnent. Les habitants plus délicats et plus élégants des villes, aussi bien que ceux des campagnes encore près de l’état de nature, méprisent ce plaisir. On trouve dans les villes de petites boutiques, placées dans des rues étroites et écartées, où les gens se réunissent pour fumer ; la majorité des conducteurs de chameaux et des âniers fument le kif. Chez la plupart d’entre eux s’est établie l’habitude d’avoir, tous les cinq ou six jours, une séance régulière de kif, qui est devenue un véritable besoin. Comme je l’ai dit, le Mahométan d’habitudes plus distinguées et de croyances strictes méprise le kif autant que le tabac et les boissons spiritueuses. C’est une des meilleures qualités des Arabes et des Maures ; seuls les indigènes des ports d’Algérie ont pris l’habitude de boire du vin et de fumer du tabac ; le Marocain prise, mais ne fume pas, tout au contraire des Mahométans d’Orient, chez qui le culte du tabac a atteint son plus haut point. La pesée ou le mesurage des grains et de tous les produits alimentaires, sauf les légumes frais et les fruits, est également le monopole du gouvernement. Enfin les peaux de bœuf sont frappées d’une estampille du sultan dès l’abatage de l’animal, et sont soumises à une taxe également affermée. 8o _L’excédent des revenus des mosquées et des autres fondations ecclésiastiques._ — Le sultan fait administrer les biens de tous les établissements religieux par des intendants nommés par lui (_nazir_). Les nazir sont rétribués sur les excédents de revenus ; ils font les comptes, et sont tenus de remettre le reliquat à la caisse centrale du sultan, quand les dépenses des mosquées et des écoles qui y sont jointes, ainsi que des autres établissements, sont payées. 9o _L’impôt des Juifs_ (_djeziah_) est réparti entre les familles par les chefs des communautés juives : son produit est envoyé à Fez par l’amil. 10o _Le produit des monnaies._ — On ne frappe plus du tout de monnaie d’or : celle d’argent n’est fabriquée que dans la Monnaie du sultan, à Fez ; celle de cuivre l’est également, à Marrakech et à Mogador. Le bénéfice réalisé par celle fabrication est minime, car la monnaie d’argent est de bon aloi. La monnaie d’or marocaine était faite d’or si fin qu’elle a été exportée et a disparu de la circulation. La monnaie de cuivre, qui existe en grandes masses, se déprécie de plus en plus et sert à l’intérieur du pays comme moyen d’échange. Par suite des relations commerciales avec l’étranger, il circule, dans le nord et l’ouest du pays, des monnaies d’or et d’argent espagnoles, et au sud et à l’est, des monnaies françaises. 11o _Petites recettes diverses_, comme par exemple celles des bateaux allèges appartenant au sultan dans les ports ou sur les rades et qui ont un privilège sur ceux des particuliers ; les taxes de navigation, etc. Les recettes paraissent moindres dans les comptes qu’elles ne le sont en réalité, parce que, faute de contrôle, beaucoup d’abus sont commis par les employés, qui ne sont pas payés, et en outre parce que les rémunérations légitimes sont précomptées et ne sont pas comprises dans les sommes envoyées à Fez. M. Weber, ministre résident d’Allemagne à Tanger, a cherché à connaître par des informations le montant approximatif annuel des revenus du sultan versés dans la caisse centrale de Fez ; il est arrivé à ces chiffres, fort respectables pour le Maroc : 1o Domaine privé du sultan, y compris les troupeaux, etc 15000 douros (5 fr.). 2o Présents (_hadiyah_) 80000 — 3o Produits des troupeaux et dîmes (_sekah oual-ouchr_) 620000 — 4o Amendes (_daʿairât_) 200000 — 5o Douanes d’exportation et d’importation de Fez et d’Oudjda 1385000 — ------- A reporter 2300000 — Report 2300000 douros. 6o Octrois sur les animaux de bât (_niks_) 40000 — 7o Monopoles et impôts affermés 125000 — 8o Excédent des revenus des fondations ecclésiastiques 12000 — 9o Impôt des Juifs (_djeziah_) 5200 — 10o Bénéfice sur la fabrication des monnaies. 50000 — ------- Total 2532200 — _Dépenses._ — Si les revenus du trésor de l’État, c’est-à-dire du sultan, sont répartis en peu de branches, c’est également le cas pour les dépenses. Elles se bornent à l’entretien de la cour, du harem, des palais, des jardins et des haras du sultan, aux traitements de quelques amils, du représentant près du corps diplomatique à Tanger, et de quelques _ouakil_ (consuls) à l’étranger, des troupes régulières (_askar_) et des forteresses. En outre, la correspondance de l’État entraîne des frais relativement considérables par rapport aux autres dépenses, en raison de l’absence de poste régulière dans le pays. Enfin, quelques mosquées et quelques sanctuaires du Maroc, de même que les lieux saints de la Mecque et de Médine, aussi bien que la famille chérifienne de la dynastie actuelle, reçoivent des pensions du sultan. Pour ce qui concerne ces dépenses, il est difficile, sinon impossible, de les évaluer par chapitres, même approximativement, car tout se fait par l’intermédiaire de la caisse centrale de Fez. Les dépenses les plus considérables sont motivées par les troupes régulières, puis vient la cour. M. le ministre Weber admet comme dépenses annuelles : Pour les askar, environ 600000 douros. Pour la cour 175000 — Pour les autres dépenses 225000 — ------- Total 1000000 — Si le renseignement d’après lequel la caisse centrale de Fez paye à peu près 3000 douros par jour est exact, l’ensemble des dépenses annuelles monte, pendant l’année mahométane de 354 jours, à 1062000 douros : ce qui approche sensiblement de la somme indiquée plus haut. D’après ces chiffres, le sultan économiserait tous les ans un million et demi de douros d’Espagne. Il est étonnant que ce calcul, si imparfait qu’il soit, coïncide pourtant à peu près avec les résultats d’un travail sur les finances marocaines qui fut établi, il y a plus de soixante ans, par un savant habitant Tanger. Græberg von Hemsoe, consul général de Suède et de l’un des petits États italiens, mit à profit en 1818 la présence à Tanger du sultan d’alors, Sidi Soliman, pour recueillir, des personnes bien informées de sa suite, des données sur les conditions financières du pays. Il publia en 1821 les résultats de ces informations. Le calcul fait par lui des dépenses et des revenus annuels du Maroc a été jusqu’ici reconnu comme le plus exact, et a été utilisé par tous les écrivains qui ont traité des finances marocaines. D’après Græberg von Hemsoe, chaque année, les revenus se montent à 2600000 douros et les dépenses à 990000 — ------- Reste 1610000 — Le fait que le sultan, malgré des revenus si peu considérables relativement à l’étendue de son empire, épargne chaque année, aujourd’hui comme il y a soixante ans, environ un million et demi de douros, qu’il peut déposer dans son trésor, s’explique par cette considération, que d’importantes branches de l’administration qui dans les États civilisés absorbent de grandes sommes, ne coûtent au Maroc absolument rien. Une grande partie de l’armée est entretenue également sans qu’il en coûte à l’État aucune somme en argent monnayé. Le gouvernement dépense aussi peu pour l’industrie, l’agriculture, le commerce et la navigation que pour les routes, les ponts et en général les travaux publics. Au Maroc il n’existe aucune route carrossable, et à plus forte raison aucun chemin de fer ou télégraphe. Les forteresses tombent en ruines, et les pièces qui en garnissent les remparts sont presque toutes sans affût. Dans ces conditions il n’y a pas à s’étonner que de faibles revenus dépassent des dépenses plus faibles encore, et qu’un trésor d’argent monnayé et d’objets précieux ait pu être rassemblé, sans qu’on en puisse établir exactement l’importance. Jusqu’à l’avènement du sultan actuel, ce trésor était conservé à Meknès, résidence de son père. Mouley Hassan le fit transporter aussitôt à Fez, où il doit se trouver encore actuellement. Il existe à Meknès une trésorerie particulière, sur laquelle ont été répandus des récits fabuleux, aussi bien que sur la quantité d’argent qui y est enfermée. En effet, si, depuis les soixante ans que Græberg von Hemsoe a recueilli ses renseignements, un million et demi avait été épargné tous les ans, et si de temps en temps, par exemple au moment de la guerre avec l’Espagne, de grandes dépenses extraordinaires n’avaient eu lieu, il devrait se trouver aujourd’hui dans le trésor, uniquement en argent monnayé, environ 90 millions, outre les sommes qui devaient déjà y exister en 1818. On peut pourtant admettre avec assez de certitude que des sommes aussi considérables ne sont pas conservées dans le trésor du sultan : les dépenses sont sans doute plus importantes que celles dont on a parlé plus haut, et l’excédent annuel est beaucoup moindre. Une famine survenant de temps en temps et d’autres événements imprévus absorbent certainement beaucoup de l’argent épargné. La trésorerie, Beit el-Mal, de Meknès est entourée d’une triple muraille ; c’est une construction en pierres de taille au milieu de laquelle, après avoir franchi trois portes de fer, on se trouve devant l’ouverture par laquelle les trésors apportés étaient jetés, dit-on, avec des pelles ! Une troupe de trois cents Nègres, qui y étaient enfermés pour la vie, surveillait ces trésors. Quatre fois par an, les sommes transportées à Meknès étaient jetées sous les voûtes en présence du sultan ou de trois de ses délégués, pour être ensuite conservées dans des niches. Aujourd’hui ce bâtiment est vide, et, comme on n’a jamais entendu parler des mesures particulières qui auraient été prises à Fez pour y mettre en sûreté les trésors du sultan, on ne peut admettre qu’il s’y trouve 500 millions de douros, ainsi que des auteurs récents le supposent. Du reste, il ne me paraît pas invraisemblable que le sultan ait fait transporter une partie de ces épargnes, certainement considérables, de Fez, très exposé à une surprise de la part d’une puissance européenne, aux oasis plus éloignées et beaucoup plus sûres du Tafilalet ; elles y sont certainement mieux cachées que nulle part au Maroc et sous la protection de sa famille, les chourafa du Tafilalet. _Dette publique._ — Le Maroc n’a pas d’autre dette que le reste de l’indemnité de guerre due à l’Espagne et qui se monte à environ 2 millions de douros. La moitié des droits de douane payés dans les principaux ports est employée, d’après les traités, à éteindre cette dette, qui, en quinze ans, est passée de 20 millions de douros à 2 millions. Cette moitié des droits de douane est évaluée chaque année à environ 600000 douros, que des navires de guerre espagnols expressément envoyés dans ce but viennent chercher tous les trimestres. Pour pouvoir contrôler les recettes, l’Espagne s’est attribué le droit d’établir des surveillants auprès des employés de douane intéressés. Un troisième quart des revenus des douanes sert à amortir la dette contractée envers une compagnie de capitalistes anglais : peu après la guerre, elle avança au gouvernement marocain les sommes nécessaires pour obtenir l’évacuation de Tétouan, où l’Espagne, d’après le traité de Ouadras, conservait le droit de tenir garnison jusqu’à l’amortissement de l’indemnité de guerre. Cette dette est également presque éteinte et serait probablement déjà amortie, si la terrible famine de l’hiver de 1878-1879 n’était survenue. Dans tous les cas, si aucune guerre n’a lieu prochainement, le Maroc sera libéré de toute dette dans peu d’années. Il n’est pas tenu compte des intérêts des sommes dues, conformément à la loi de l’Islam. Fait typique au sujet de l’administration des douanes marocaines : le sultan, quoiqu’il n’ait plus que la moitié des droits de douane, reçoit cependant plus d’argent que quand ils entraient uniquement dans ses caisses. Les finances de la Tunisie donnent les mêmes résultats depuis qu’elles sont administrées par une commission européenne. Grâce à cette situation financière, bonne en général, le sultan Mouhamed put, quelques années après la guerre avec l’Espagne, supprimer une ancienne taxe qui produisait beaucoup, la _naïbah_. On donna pour motif que cet impôt n’était pas fondé d’après le Coran et par conséquent était illégal. Dans le fait, le mot arabe _naïbah_ signifie « soumission » ou « contrainte ». Néanmoins le gouvernement prélevait de temps immémorial cette naïbah sur toutes les tribus qui ne fournissaient aucun service armé au sultan. On établit donc une distinction entre les machazniyah, qui appartenaient au sultan et ont fait la guerre avec lui, et les naïbah, qui se sont abstenus. Ceux-ci étaient pour ce motif opprimés par le gouvernement ou ses représentants, et frappés de taxes illégales portant le même nom. Græberg évalue la naïbah à 280000 douros par an, tandis que les seules taxes nouvelles, prélevées sur les animaux de bât (_niks_), sont évaluées à 40000 douros. Ces dernières furent créées quatre années environ avant la suppression des autres. _Situation militaire de l’empire marocain._ — Nous donnons ci-après une courte description de la situation militaire du Maroc, peu connue en général. L’armée consiste dans les éléments suivants : el-Bochari, el-Machazniyah, el-Askar, el-Tobdjiyah, el-Bahariyah, el-Harkah. Nous étudierons successivement chacun de ces groupes d’une façon sommaire. 1o _El-bochari._ — Mouley Ismaïl, le plus grand prince de la dynastie des Filali, fonda peu d’années après son avènement, en 1679, un corps de cavalerie régulière, qu’on nommait la « Garde noire », parce qu’elle n’est composée que de Nègres, et « Bochari », parce que le sultan l’avait consacrée au théologien et auteur Sidi Bochari, très vénéré de son temps au Maroc. Ce corps, dont l’effectif a été très variable, puisqu’il a atteint 50000 hommes, et qui commençait à jouer le rôle des prétoriens de Rome et des janissaires de Constantinople, est aujourd’hui à peine fort de 5000 chevaux. Sous le grand-père du sultan Hassan il comptait encore 16000 hommes. Mouley Ali rassembla autrefois tous les Nègres aptes à porter les armes qui se trouvaient dans ses États, les partagea en régiments, et les fit dresser avec soin. Ses bochari se distinguaient autant par leur cruauté que par leur bravoure sauvage ; c’est avec eux qu’il conquit l’empire actuel de Fez et du Maroc, et qu’il étendit sa souveraineté jusqu’à Timbouctou. Pour leur entretien il assigna des terres placées surtout dans le voisinage de sa capitale, Meknès, qui prit de là chez maint écrivain le titre de garnison principale de la Garde noire. Comme jadis, les bochari accompagnent encore le sultan dans toutes ses expéditions, en paix comme en guerre. Quand il est à Fez, il a toujours près de lui un détachement de bochari ; les autres retournent dans le pays dont ils sont investis et cultivent leurs terres, jusqu’à ce qu’ils soient convoqués de nouveau pour aller passer quelque temps à Fez et pour y relever leurs camarades qui y sont restés comme gardes du corps. Ils ne reçoivent comme solde, en temps de paix, qu’un douro et demi par mois, comme les autres cavaliers, quand ils sont de service à la cour du sultan ; en marche ou en guerre, ils ont droit aux vivres pour eux et leurs chevaux. En réalité, les bochari diffèrent peu aujourd’hui de la catégorie suivante, les machazniyah. D’après la coutume du pays, ils portent le burnous blanc (nommé ici _djelab_) et sont armés de longs fusils, de sabres, de yatagans presque droits, et rarement de pistolets ; ils n’ont pas de lance. Ils attaquent à toute allure, déchargent leurs fusils et se retirent lentement en les rechargeant. Ce n’est que quand l’ennemi faiblit ou tombe en désordre, qu’ils poussent plus avant et combattent avec le sabre et le yatagan. 2o _Les djeich ou machazniyah._ — Je les ai cités déjà en parlant de l’administration. Chaque amil a, suivant l’importance de son district, de 50 à 100 machazini à sa disposition, pour maintenir la tranquillité et le bon ordre et pour s’en servir comme messagers ; ce sont des cavaliers investis depuis très longtemps de terres dont les produits les font vivre ainsi que leurs chevaux. Les djeich n’ont aucun droit à une solde. Ceux-là seuls qui sont de service près de l’amil ont droit à 8 réaux vellon (2/5 de douro[22] par mois) ; toutes les fois qu’ils sont employés dans le district à prélever des contributions ou à des expéditions semblables, ils reçoivent de la victime une indemnité non déterminée (_souchrah_). Cet usage entraîne naturellement de grands abus. La qualité de djeich ou de machazini est héréditaire, de même que la pièce de terre dont il est investi reste dans sa famille aussi longtemps qu’il a des descendants mâles. On ne donne pas de nouvelles investitures. Quand un djeich a plusieurs enfants, ils peuvent tous prendre le métier des armes ; quand ils n’ont pas de chevaux, ils le font à pied. Ils sont alors nommés _tsirâs_ et reçoivent, quand ils sont employés par l’amil du district, une solde moindre que le djeich monté. L’antique institution des djeich forme avec les bochari toute la cavalerie de l’armée marocaine. Y compris les bochari, il se trouve toujours environ de 10 à 12000 cavaliers auprès du sultan ; ils appartiennent aux tribus des Chiragah, des Oulad Djemaah, des Chirardah, des el-Houdavah, et des Rouwafah (tribus du Rif) ; en temps de guerre, ces tribus fournissent 30000 cavaliers, non compris ceux qui restent au service des amils. [Illustration : Un machazini.] 3o _El-askar._ — Les Maures désignent sous le nom turc d’_askiar_ (soldat) une infanterie que Maoula Abd er-Rhamân créa après la guerre avec la France sur le modèle des zouaves ou des turcos. Elle est composée de 4000 hommes, qui accompagnent toujours le sultan. On les nomme aujourd’hui les « vieux askar », car le sultan actuel a fondé neuf bataillons du même genre. Dans ce but il leva, surtout de force, des recrues dans les villes de Marrakech, de Fez, de Rabat, de Selâ, d’el-Araïch (Larache), de Ksâr, de Meknès, de Tandjah (Tanger) et de Tétouan, et des tribus de Rhamnah, Seraghnah, de Hahah (dans le Sous), de Chiadmah et d’Insouga (Sous), en tout 6300 hommes. Les villes ne purent opposer aucune résistance au désir du sultan, et les tribus eurent l’obligation de fournir en guise d’amendes un certain nombre de recrues, après avoir été battues par les troupes du gouvernement, ou après s’être soumises sans combat. Le sultan laissa ensemble tous les hommes de même tribu et forma de chaque contingent une unité tactique plus ou moins forte. Marrakech (Marroco) constitua la plus considérable, avec 1000 hommes ; Tanger et Tétouan formèrent les plus petites, fortes chacune de 200 hommes. Ils sont armés, à l’exemple des zouaves, de fusils européens et de baïonnettes portées dans un fourreau. Leur uniforme est rouge vif, avec d’étroits parements verts. Les instructeurs des askar étaient, à l’origine, des officiers ou sous-officiers égyptiens et français des corps algériens. L’instruction de ces troupes est pourtant encore très défectueuse, comme leur armement, car les fusils sont de types et de calibres très divers. Le service militaire dure toute la vie ; pourtant on permet aux incurables et aux vieillards de retourner dans leur pays. Les askar des deux catégories citées plus haut reçoivent tous les ans au Rhamadan un uniforme complet, et pour leur entretien il leur est alloué une solde nommée _askar el-radim_ ; les plus anciens, c’est-à-dire ceux des troupes formées par le sultan Abd er-Rhamân, reçoivent tous les jours 1 1/4 réal vellon[23], en même temps qu’une solde mensuelle de 24 réaux vellon, tandis que les plus jeunes ont par jour une solde de 2 réaux vellon et de 36 réaux vellon par mois. 4o _El-tobdjiyah_ (les artilleurs). — De tout temps ont existé dans les places fortes des côtes des artilleurs sédentaires, ne portant pas d’uniforme, analogues aux janissaires-tobdji de Turquie, à l’imitation desquels ils ont été créés et même dénommés. Tout leur service se borne aujourd’hui à saluer les navires de guerre étrangers avec le peu de petites pièces encore montées sur affût, de tirer le nombre habituel de coups de canon aux fêtes musulmanes, de même que pendant le mois de jeûne, au moment de la prière, et enfin quand un édit du sultan est lu publiquement. Ils sont artisans pour la plupart et exercent leur métier en dehors du service. Des tobdjiyah de ce genre se trouvent à Tanger, Tétouan, el-Araïch, Rabat, Sélâ, Dar el-Béida, Mazagan, Asfi et Mogador ; ils sont en tout 840. Leur service est héréditaire ; ils sont francs d’impôts, mais ne sont pas investis de terres comme les machazniyah, et reçoivent une solde mensuelle de 36 réaux vellon (1 4/5 douros). En outre, le Maroc dispose d’un détachement de 350 hommes, tirés, dans ces derniers temps, de l’infanterie régulière (askar), qui portent le même uniforme et reçoivent la même solde. Ils servent le peu de pièces de campagne que le sultan emmène avec lui dans ses expéditions. C’est dans ce corps que se trouvent d’ordinaire les renégats, aujourd’hui peu nombreux. Ce sont généralement des déserteurs espagnols ; cependant d’autres nationalités s’y trouvent représentées. 5o Les _bahariyah_ « marins », au nombre de 900, sont les restes des équipages de la flotte marocaine. En temps de paix ils servent, comme je l’ai déjà dit, de matelots sur les allèges appartenant au sultan, et reçoivent au lieu de solde les deux tiers des sommes qu’ils gagnent à charger et à décharger les navires de commerce ; le dernier tiers revient au sultan. Leur charge est héréditaire ; ils sont francs d’impôts comme les tobdjiyah et les machazniyah, et sont stationnés dans les mêmes ports que les premiers. En temps de guerre, les bahariyah sont obligés de servir également comme soldats et reçoivent alors des vivres et la même solde que les autres. 6o _El-harkah_, mot à mot « le mouvement », c’est-à-dire le _landsturm_. La harkah consiste dans la réunion de tous les hommes en état de porter les armes. Le sultan les convoque aussi souvent qu’il en a besoin, en totalité ou par cercles, soit pour étouffer des soulèvements, soit pour une guerre contre l’étranger. Ils combattent à pied ou à cheval, suivant leurs moyens, mais dans les deux cas il sont armés des longs fusils du pays et de yatagans ; parmi eux beaucoup de cavaliers portent de courts javelots. La longue lance, l’arme principale du Bédouin d’Orient, paraît être inconnue au Maroc. En temps de guerre ce _landsturm_ reçoit des vivres, mais pas de solde. La harkah est convoquée en cas de besoin par l’amil du district qui la conduit au sultan. Si elle est employée dans le district, même, c’est l’amil qui la commande. En ce moment (1880) le sultan emmène avec lui, dans son expédition au nord-est de l’empire, environ 30000 hommes, dont 12000 cavaliers, bochari et djeich (machazniyah), 4000 askar et 14000 harkah provenant des différentes parties du pays. Comme le service des harkah est presque volontaire, leur force est difficile à apprécier. Dans une guerre d’indépendance nationale ou pour l’Islam, leur nombre pourrait être très grand. Si l’on songe que tout homme armé, depuis l’enfant jusqu’au vieillard, appartient à la harkah, et que chacun est armé, on doit admettre que l’appréciation d’un auteur qui l’évalue de 300000 à 500000 hommes n’est pas exagérée. En fait, des personnes bien informées prétendent que, vers la fin de la dernière guerre avec l’Espagne, environ 300000 Marocains, harkah pour la plupart, se trouvaient sous les armes à Tétouan. D’après ce qui précède, le sultan dispose, en cas de guerre, des forces suivantes : 1o Garde noire (bochari) 5000 cavaliers. 2o Djeich ou machazniyah 25000 — 3o Askar (y compris 350 hommes qui servent des pièces de campagne) 6300 fantassins. 4o Tobdjiyah (artilleurs des ports) 840 — 5o Bahariyah 900 — 6o El-harkah (levée de tous les hommes valides, partie cavaliers, partie fantassins) 300000 hommes. ------ Total 338040 hommes. L’élément le plus important d’une armée est toujours l’infanterie, et, malgré les officiers instructeurs européens qui ont été récemment appelés au Maroc, il manque à ces troupes régulières tout ce qui, d’après nos idées, devrait les caractériser. Les différences d’âge entre les soldats sont déjà, au plus haut degré, nuisibles à une bonne instruction ; on voit parmi eux une foule de garçons tout jeunes, qui n’ont pas terminé leur croissance et peuvent à peine porter leurs fusils, ainsi que beaucoup de vieillards à barbe blanche ; la discipline et le respect pour les officiers sont naturellement très peu développés, et les exercices sur le terrain de manœuvre produisent pour les Européens un effet absolument comique. Si peu de confiance qu’on puisse avoir dans ces troupes, au cas où le sultan voudrait s’en servir pour réprimer des soulèvements intérieurs, elles formeraient pourtant une force qu’il ne faudrait pas dédaigner en cas de guerre avec un État chrétien, surtout si on leur persuadait que l’Islam est en péril. A la vérité, elles ne pourraient jamais remporter de succès en rase campagne, en face d’un ennemi bien organisé ; mais leur connaissance du pays, leur fanatisme sauvage, si facilement excitable, feraient d’elles un adversaire à redouter. Le gouvernement marocain a certes beaucoup appris, depuis la guerre avec l’Espagne ; et pour les Espagnols, qui convoitent le Maroc depuis si longtemps, il ne serait plus aujourd’hui aussi facile qu’alors de vaincre les troupes de Mouley Hassan. _Agriculture et élevage._ — La formation et la constitution du sol sont, au Maroc, aussi favorables à la culture que le climat. La haute chaîne de l’Atlas n’occupe pas relativement une partie considérable de la surface ; des collines, de larges vallées fertiles et des plaines étendues dominent. L’eau est généralement abondante dans la partie nord du pays, et toutes les plantes cultivées de l’Europe méridionale et centrale y poussent parfaitement : la canne à sucre et le mûrier y ont été plantés avec succès. Les céréales dont l’exportation est permise, le maïs, les pois, les lentilles, les haricots, sont cultivées sur des étendues qui s’accroissent constamment. Mais l’insécurité du pays et l’indolence des habitants des campagnes sont trop grandes pour qu’un progrès important puisse être constaté. Une législation commerciale plus libérale accroîtrait pourtant très vite, d’après toutes les prévisions, la production et encouragerait la population à mieux cultiver un sol fertile. Le Maroc pourrait donner dix fois plus que ce qu’il produit réellement ; mais son fâcheux état politique empêche chacun de cultiver au delà de ce dont il a besoin. Les grains les plus importants sont le froment et l’orge ; cette dernière sert, avec des fourrages verts, à l’alimentation des chevaux, des mulets et des chameaux ; mais, comme ces grains ne peuvent être exportés et comme les amils prennent, sous un prétexte quelconque, les excédents de récolte de leurs administrés, en ne leur laissant que le strict nécessaire pour leur ménage, les gens des campagnes n’ont aucune tendance et ne reçoivent aucun encouragement à cultiver une partie plus étendue d’un sol fertile. Tandis que le sultan renferme d’immenses masses de grains en de grands magasins disséminés dans le pays, et dont une forte partie se corrompt fréquemment, les véritables producteurs n’ont d’ordinaire que juste ce qu’il leur faut pour vivre : suivant la pratique musulmane les habitants supportent leur destin avec tranquillité ; ils se plaignent volontiers de ces abus, mais ils sont eux-mêmes trop peu disposés à entreprendre quelque chose pour améliorer leur position. Ce dernier côté de leur caractère apparaît dans la manière dont on cultive les terres au Maroc. Les outils de labourage sont de la forme la plus primitive. Un seul sillon, fait au moyen d’un tronc d’arbre courbé et affilé convenablement, sert à recevoir les semences. Les herses et les autres outils sont inconnus. La moisson est faite d’une manière aussi simple ; on arrache les tiges avec la main, ou l’on se borne à couper les épis ; le Marocain ne connaît ni la faux ni la faucille. Un fort couteau, à lame recourbée et à long manche, servant en même temps à couper les branches et les arbrisseaux, est employé quelquefois comme faucille. Les épis récoltés sont foulés par les animaux ou battus avec de grands bâtons par les gens du pays, jusqu’à ce que le grain puisse être séparé de la paille par un vannage. Les engrais sont inconnus : on y supplée, surtout dans les grandes plaines du versant nord de l’Atlas, par une irrigation habile. L’eau des rivières est répartie par des canaux nombreux dans les terres cultivées ; il est vrai qu’ils sont établis d’une manière primitive : on réunit par un passage souterrain deux trous profonds de plusieurs mètres et éloignés d’environ 20 ou 30 mètres ; on ferme ensuite les orifices de ces sortes de puits, et la terre amoncelée indique la direction de ces canaux, dont la construction est remarquable en ce que les pentes convenables sont établies sans instruments de précision. Les Maures ont fait plus de progrès dans l’horticulture, et l’on trouve souvent aux environs des grandes villes des jardins bien tenus et bien arrosés ; ils proviennent, il est vrai, surtout de générations antérieures, et la population actuelle a de la peine à les maintenir en bon état. Le Maroc est encore assez riche en forêts, quoique hommes et bêtes travaillent à les détruire. Les pentes de l’Atlas, jusque assez loin dans les vallées, sont couvertes de forêts, qui renferment des bois de construction dont une partie est précieuse. Dans la contrée d’el-Mamora, près de Rabat, se trouvent d’immenses forêts de chênes-lièges, qui accroîtraient la richesse du pays si on les exploitait ; cet arbre utile croît fréquemment aussi sur les montagnes des environs de Tétouan et de Ceuta. Pourtant presque tout le bois de construction vient de Suède et d’Amérique, car les forêts sont inabordables, faute de chemins et de moyens de transport. Les montagnes du Rif donnent seules de courts madriers taillés en plein bois, qui sont estimés, parce qu’ils sont moins attaquables par les vers que les bois étrangers. Dans l’intérieur du pays, on ignore l’usage des scies. Non seulement les nombreux troupeaux de moutons et de chèvres détruisent les bois, mais encore les bergers mettent, comme en Algérie, le feu aux forêts pour améliorer les pâturages. Au Maroc l’élevage surtout est de grande importance, et donne en général de bons résultats. Il y a une quantité de tribus arabes et, dans l’Atlas, quelques tribus berbères qui ne cultivent pas du tout le sol et préfèrent se déplacer avec leurs troupeaux. Comme l’exportation des moutons est interdite et que celle des bœufs n’est permise que de Tanger et sur une échelle restreinte, on n’exporte que des peaux et des laines, le tout en assez grande quantité. On estime la richesse du pays en animaux domestiques à 40 millions de moutons, 10 à 12 millions de chèvres, 5 à 6 millions de bœufs, un demi-million de chameaux ou de chevaux, et enfin 4 millions de mulets et d’ânes. Les laines du Maroc sont estimées. Le mouton est généralement blanc et ressemble à celui d’Espagne ; on s’occupe aussi peu d’en améliorer la race que de protéger les animaux contre le froid ou la pluie en hiver et la faim en été, quand les pâturages deviennent maigres ; c’est pourquoi des maladies épizootiques surviennent souvent dans les troupeaux et nuisent au bien-être du pays. Le cheval berbère est, comme on le sait, plein d’endurance et de vitesse ; mais la race est pourtant visiblement dégénérée. Elle fournit encore une bonne remonte à la cavalerie et vaut certainement mieux que celle des chevaux algériens ou tunisiens. Il n’y a plus de chevaux berbères pur sang que dans les écuries du sultan, surtout à Meknès. On trouve un beau cheval isolé chez beaucoup de cheikhs berbères des vallées de l’Atlas. Ceux que les voyageurs peuvent ordinairement voir, louer ou acheter dans les villes sont des animaux dégénérés, complètement négligés sous tous les rapports. L’exportation des chevaux est strictement interdite, et ceux-là seuls peuvent quitter le pays qui sont destinés à être donnés en présent par le sultan aux souverains européens ou à leurs ambassadeurs. Ce sont généralement de bons chevaux des haras du souverain. Du reste, l’élevage est pratiqué avec la même simplicité qu’il y a des milliers d’années ; il y a peu d’améliorations à constater. Le lait est consommé par les femmes et les enfants ; le beurre est produit en assez grande quantité, mais on en importe, ou du moins on en importait jadis de grandes masses. On ne fabrique nulle part de fromage. Pour ce qui concerne la présence des minéraux utiles, le Maroc est l’un des pays les moins connus de la terre. Je n’ai pas entendu parler de minerais d’or ; il doit y avoir de l’argent, surtout dans l’Atlas ; les minerais de fer sont très abondants, en particulier dans l’Atlas méridional, de même que ceux de cuivre et de plomb, très répandus sur les montagnes du Rif comme dans l’Atlas ; on dit aussi qu’il y existe des minerais d’antimoine. Le sel gemme est fort commun, surtout dans les montagnes entre Ouadras et Fez. Une terre à foulon, qui est vendue dans les villes en guise de savon minéral et qui sert à nettoyer les vêtements de laine, est également très abondante ; le lieu d’origine de ce minéral est, dit-on, dans l’Atlas, sur le chemin de Fez au Tafilalet ; il est exporté en Europe par Casablanca ; l’exportation des minerais est interdite. On prétend que le charbon se trouve également au sud de l’Atlas ; l’apparition de la formation carbonifère sur la lisière nord du Sahara semblerait le prouver. J’ai vu ailleurs, auprès de Tétouan, des traces de charbon dont j’ai parlé en temps et lieu. La présence même de grands dépôts de charbon et de minerais à l’intérieur du Maroc n’aurait aujourd’hui aucune valeur réelle pour le pays : le manque absolu de moyens de transport ne permettrait pas de les utiliser. Le gouvernement marocain n’a aucun goût pour les entreprises minières ; quelques Arabes entreprenants commencèrent des galeries près de Tétouan et en tirèrent du plomb et de l’argent ; mais le gouvernement leur retira leur concession contre payement d’une indemnité, sans cependant l’exploiter lui-même : on a ici une sorte de terreur superstitieuse de tous les travaux souterrains. Ce n’est que dans l’oued Sous qu’une mine de cuivre est exploitée de toute antiquité ; de là est tiré le métal dont sont faits une partie des outils en usage au Maroc, ainsi que les flous (monnaie de billon). L’industrie marocaine s’est mieux conservée que dans les autres pays musulmans, par suite de l’isolement systématique du pays des nations civilisées. Pour le même motif, elle est restée stationnaire ; l’ouvrier se sert aujourd’hui encore des instruments en usage il y a un millier d’années, et travaille d’après la même méthode que ses prédécesseurs de l’antiquité, sans changement et sans amélioration. Il est étonnant qu’il puisse arriver à une production comme la sienne ; son goût est inimitable et il est demeuré le même à travers les siècles. Les tissus, les broderies, les cuirs et les poteries du Maroc sont célèbres. Pour le tissage on se sert de fil de lin, de coton et de laine ; on fabrique aussi des tissus mélangés pour lesquels la soie est achetée en Orient, alors qu’elle pourrait être produite dans le pays. Les haïks blancs du Maroc, dont la chaîne est en soie et le reste en laine fine, sont bien connus ; de même les cuirs de Maroc et de Saffi (maroquin et saffian), ainsi que les objets qui en sont fabriqués. Les longs fusils entre les mains de tous sont fabriqués et décorés exclusivement à l’intérieur du pays, à Tétouan, Fez, Taroudant (oued Sous) et dans d’autres endroits. Au sud-est de l’Atlas, sur l’ancienne route commerciale de Timbouctou et du Soudan, qui allait par Sous, le Tafilalet et le Touat, on trouve encore des traces intéressantes de l’ancienne industrie métallurgique. Dans l’oued Sous on fabrique encore, en même temps que beaucoup de fausse monnaie de billon marocaine, des fusils avec du fer indigène. Dans le nord du Maroc on commence à tirer cette sorte de marchandise d’Europe, où elle est produite à plus bas prix, grâce au travail des machines. L’industrie métallurgique de l’oued Sous est toujours intéressante : les jolis poignards à lame recourbée, dont le fourreau est garni d’une plaque d’argent ornée de ravissantes arabesques, les fûts de fusil richement décorés, les poires à poudre de forme originale, viennent de l’oued Sous. Au reste, les produits de l’industrie marocaine ne sont pas assez protégés contre la concurrence européenne par un droit d’entrée de 10 p. 100. Il est très vraisemblable que le Maroc aura le même sort que les autres pays situés hors d’Europe, dont l’industrie, jadis fort développée, disparaît aujourd’hui, à mesure que les relations se multiplient et que les moyens modernes de locomotion rendent l’intérieur de chacun d’eux plus accessible. Déjà on fabrique à Paris et ailleurs des quantités de produits marocains qui sont revendus au Maroc, et surtout à Tanger, comme des marchandises provenant du pays. Les articles industriels sont uniquement fabriqués dans les grandes villes, dont chacune a pour ainsi dire sa spécialité. Ainsi à Rabat ce sont les fabriques de tapis qui dominent, en même temps que les teintureries, qui pourtant en ont disparu en partie ; les tapis de Maroc ou de Rabat se distinguent par un coloris très riche et très chaud et par le manque de symétrie dans la disposition des figures et des dessins. Leur prix est relativement bas, parce qu’ils sont fabriqués en grandes quantités. Tétouan produit surtout des fusils, des objets en cuir de toute espèce et brodés de couleurs variées, ainsi que des soies brochées ; dans les bazars on trouve souvent de vieilles étoffes de soie, couvertes d’un admirable travail de broderie d’or et d’argent ; leurs prix sont relativement élevés. Fez a, outre ses objets en cuir, une réputation particulière pour la poterie ; les couleurs bleues dominent dans les vases de faïence marocaine ; des cruches grossièrement cuites ont une forme très élégante et très gracieuse. On fabrique aussi à Fez les grands plateaux ronds de cuivre jaune, couverts d’arabesques, de devises, etc., qui servent de plateaux à thé. Les bonnets rouges des Mahométans, les tarbouchs, nommés ordinairement _fez_ en Europe, viennent quelquefois de Tunisie ; la plupart de ces bonnets, ainsi que de ceux employés en Turquie et dans l’Asie Mineure, sont fabriqués en Autriche. Marrakech produit beaucoup d’objets en cuir et d’armes, surtout couteaux et poignards. L’architecture a atteint au Maroc un haut degré de perfection, et encore aujourd’hui les monuments sont construits en certains endroits avec l’ampleur de style que nous admirons dans les anciennes constructions mauresques d’Espagne. La pénurie générale a pour résultat d’empêcher l’emploi de grandes sommes à l’ornementation intérieure, sauf dans des cas isolés ; mais l’art n’a pas disparu. Comme partout en Orient, au Maroc on attache peu de prix à l’aspect des maisons ; mais les appartements sont disposés et ornés avec un grand soin. Au milieu des hautes et vastes salles revêtues de faïences, de tentures de velours garnies de broderies d’or et de beaux tapis, s’étalent quelques articles européens, surtout de grands lits de fer et des horloges placées dans de longues et vilaines caisses de bois. Dans presque toutes les villes, chaque maison a sa conduite d’eau, qui permet de l’entretenir très proprement à l’intérieur. Au contraire, les rues sont négligées, et le manque de police municipale s’y fait sentir. Comme on n’emploie pour la construction des maisons que des briques, des pierres et très peu de bois, les incendies sont un fait très rare dans les villes marocaines ; on ignore complètement l’institution des pompiers. Les Marocains vivent en général sur leur passé ; les constructions nouvelles sont rares dans les villes, et les maisons suffisent largement à la population actuelle. On ne construit plus également de bâtiments publics, de mosquées ; celles qui existent ont déjà des siècles d’existence et datent d’une période où le peuple marocain était encore riche et puissant. Les mosquées n’ont pas, on le sait, les minarets ronds et élancés d’Orient, mais des tours quadrangulaires, consistant en plusieurs étages, dont l’extérieur est orné de briques coloriées et qui sont surmontées de plusieurs globes dorés. Par suite de la politique arriérée du sultan et de ses conseillers, la situation commerciale n’est pas aussi heureuse qu’elle pourrait l’être dans un pays comme le Maroc. L’importation est pourtant fort importante, et les négociants européens de Tanger, el-Araïch, Rabat, Casablanca, Mogador pourvoient les Marocains de tous les articles nécessaires qu’ils ne peuvent produire ou qu’ils fabriquent à un prix beaucoup trop élevé et de médiocre qualité. Les draps, surtout ceux de couleurs bleue et rouge, toutes sortes d’étoffe de coton, puis des marchandises peu encombrantes, comme le thé de Chine, le café, les bougies, le sucre, etc., sont importés en très grande quantité et expédiés des ports dans l’intérieur par l’intermédiaire des marchands juifs et maures. Le manque de routes, de chemins de fer et de voies navigables rend le transport des marchandises beaucoup plus coûteux ; tout doit être transporté à dos de chameau, de mulet ou d’âne, et ces lourdes caravanes se meuvent très lentement. Du reste, le gain des petits marchands de l’intérieur ne peut être que très minime, car les articles européens sont vendus en partie à des prix surprenants de bon marché, si on tient compte des frais de transport. L’importation s’accroît tous les ans : déjà des Maures sont en relation directe avec les fabriques d’Angleterre et de France et ont voyagé dans ces pays ; mais en général les Juifs espagnols ont entre leurs mains le commerce de gros. Les fabricants européens et les grands négociants peuvent entamer des affaires au Maroc avec plus de sécurité que dans le véritable Orient : au Maghreb il n’y a pas de ces Levantins, Maltais, Grecs et Arméniens qui, en Turquie, en Asie Mineure et en Égypte, ont le monopole du commerce, et dont beaucoup, on le sait, ne jouissent pas d’une bonne réputation. L’exportation du Maroc est très insignifiante par rapport à la masse des produits du sol, car le gouvernement a interdit la sortie des articles les plus importants et les plus précieux. Les grains, et surtout le froment, cultivés en grande quantité et qui pourraient l’être encore bien davantage, ne peuvent être exportés. Il est difficile de connaître le vrai motif de cette mesure ; si l’on croit prévenir ainsi le manque de ces grains si utiles, la réalité prouve qu’après chaque année un peu sèche une famine éclate dans une partie quelconque du pays. On cherche alors à y remédier, généralement trop tard, et d’une manière toute patriarcale : le sultan ouvre ses silos et fait distribuer ses réserves à bas prix ou même gratuitement. Si les blés pouvaient être exportés, non seulement beaucoup d’argent arriverait dans le pays, mais encore la population agricole serait entraînée à cultiver de plus grandes surfaces, ce qui ferait sentir bientôt la nécessité d’une culture plus éclairée, remplaçant les méthodes primitives actuellement en usage. Un accroissement du bien-être de la population des campagnes serait directement au profit du gouvernement, et augmenterait la capacité imposable ; mais au Maroc on tient, avec un aveuglement et une ténacité incompréhensibles, à des institutions arriérées et au principe des relations minima avec l’étranger. L’interdiction de l’exportation des grains a pu avoir sa raison d’être, il y a des siècles ; aujourd’hui cette raison n’existe plus, et cette défense est devenue un des plus grands obstacles aux progrès du pays. Comme produits des champs et des jardins, on ne peut exporter que des pois, des haricots, des oranges et des légumes frais. Il est également interdit de faire sortir du Maroc des chevaux, des mulets, des ânes, des moutons et des chèvres ; en ce qui concerne les bœufs, les représentants des États européens ont depuis quelques années obtenu l’autorisation d’en exporter, mais avec certaines restrictions. Jamais un négociant européen ou indigène ne reçoit d’autorisation de ce genre ; c’est toujours le consul d’un État. Ce fonctionnaire, qui ne peut s’occuper lui-même de commerce, quand il est consul de profession, cède cette permission à ceux de ses compatriotes qui la sollicitent ; il est évident que de très nombreux abus doivent se produire ainsi. Les permissions d’exportation, données d’ordinaire pour quelques années seulement, sont limitées de telle sorte qu’un nombre fixé à environ 6000 par an ne puisse être dépassé. L’administration de la garnison de Gibraltar a, du reste, conclu avec le gouvernement marocain une convention d’après laquelle, chaque jour, un chiffre fixé de bœufs tués à Tanger est transporté de là à Gibraltar pour approvisionner la forteresse ; cette dernière en est complètement réduite aux vivres qui viennent du dehors. Des légumes secs, des œufs, du beurre, des poulets, etc., sont quotidiennement transportés de Tanger à Gibraltar. Les peaux, les cornes et les os peuvent être exportés ; pour ces derniers articles, il existait jusque dans ces derniers temps, et il existe peut-être encore, cette restriction, que l’autorisation avait été donnée à un ou plusieurs négociants pour peu de temps, une ou deux années. L’interdiction d’exporter les chevaux a probablement sa raison d’être dans l’intérêt de l’armée ; on craint, non sans motif, qu’il ne se produise bientôt un manque de ces animaux : au contraire, on devrait permettre la sortie des moutons et des chèvres sans avoir à en redouter le moindre inconvénient. La laine des moutons forme l’un des plus importants articles d’exportation. L’exploitation des forêts de chênes-lièges, encore très nombreuses en certains endroits, est interdite, et une source importante de revenus est ainsi fermée au peuple. Une suppression subite de cette interdiction aurait, de plus, l’inconvénient d’amener un véritable gaspillage des arbres et de détruire bientôt les forêts. Cette sorte d’industrie devrait être organisée et contrôlée de telle sorte que seuls les arbres d’un certain âge fussent écorcés à des intervalles de temps fixés. Mais le gouvernement est trop indifférent pour songer à une réglementation semblable. Il est absolument incompréhensible que le palmier nain, qui croît dans les espaces incultes de l’intérieur du pays, ne puisse être exporté ; la population pauvre et peu valide pourrait se créer de petits gains en le récoltant ; cette plante fibreuse est employée à des usages industriels en Espagne et partout où elle pousse. Si l’on cultivait au Maroc la noix de terre (arachide), ce serait encore une source fructueuse de revenus pour le pays. Les grandes plaines de l’intérieur y sont très favorables, et sa culture est très simple et très aisée. En Espagne ce fruit oléagineux, fort utile, est cultivé, mais il sert généralement à faire des confitures à cause de son goût d’amande. La vigne serait également bonne à planter au Maroc, car, partout où les figuiers poussent, le sol est favorable à cette plante ; en effet, depuis longtemps l’Algérie fournit, on le sait, de grandes quantités de bon vin. Il y aurait encore là une source de profits importants pour le Maroc, même en se contentant de la simple vente du raisin. De même qu’en Algérie, la culture du tabac serait profitable dans le pays voisin. Il y a donc une foule de productions que le Maroc pourrait fournir et qui amélioreraient la condition d’une population appauvrie. La marine marocaine est entièrement anéantie. Il n’y a pas de marine marchande, et les restes des navires de guerre pourrissent à Larache (el-Araïch) ; même les pirates du Rif semblent, depuis la guerre de 1859-1860 avec l’Espagne, avoir renoncé à leur métier de corsaires. Ils se bornent aujourd’hui à transporter les bois de construction de leurs forêts, dans de petits bâtiments plats, jusqu’à Tanger ou à quelques ports de l’océan Atlantique. Leurs bateaux, non pontés, ne peuvent tenir la haute mer, et ces gens ne possèdent aucune connaissance nautique. Quand un bâtiment porte le pavillon marocain, il est généralement armé par des négociants européens, et monté par un équipage de même origine. Le sultan ne possède plus, comme je l’ai dit, que quelques allèges placées dans certains ports et qui travaillent pour son compte. Au temps de sa splendeur, le Maroc faisait partie de ces pays de pirates qui régnaient dans la Méditerranée et répandaient partout la terreur par l’audace de leurs expéditions et la cruauté avec laquelle ils traitaient leurs esclaves. On pouvait alors parler d’une flotte marocaine, et les États européens, jusqu’à la Scandinavie, devaient consentir à payer au sultan un tribut annuel pour que leurs navires pussent fréquenter sans danger la Méditerranée. Quelques puissances ont payé ce tribut, sous forme de présents, jusque très avant dans notre siècle. Ces temps sont passés pour toujours : le seul bâtiment arborant encore aujourd’hui le pavillon rouge-vif du Maroc est le bateau de la Santé dans le port de Tanger. Les relations des ports entre eux et avec l’Algérie leur voisine, ainsi qu’avec l’Espagne et l’Angleterre, assez rapprochées du Maroc, sont assurées exclusivement par des compagnies de navigation européennes, dont beaucoup y touchent dès aujourd’hui. Le Maroc a ses monnaies à lui, mais les pièces espagnoles y sont plus répandues. On reçoit partout le douro d’Espagne et la peseta, ainsi que les pièces de 2 et de 2 1/2 pesetas, toutes très communes. Les pièces de 5 francs françaises le sont aussi. La différence entre un douro d’Espagne et un _napoléon_ s’élève à 1 réal vellon. Les pièces de 20 francs françaises circulent également. Le thaler de Marie-Thérèse n’est pas en usage au Maroc, pas plus que dans le Sahara occidental, tandis que les monnaies espagnoles ont cours jusqu’à Timbouctou. Il existe des monnaies d’argent indigènes, quoiqu’elles ne soient pas fort nombreuses. Elles sont de forme carrée et ont environ la valeur d’une pièce de 50 centimes. Dans les petites transactions la monnaie de cuivre marocaine, flous, joue un grand rôle ; il y en a des quantités énormes. Ce sont des pièces de cuivre fondu, d’un mauvais travail ; sur l’une des faces sont inscrits le lieu de la fabrication et l’année ; sur l’autre, un monogramme, le sceau de Salomon bien connu, qui sert fréquemment à l’ornementation (le Chalsem Sidna Sliman). Les Marocains se servent, on le sait, des chiffres en usage chez nous, qu’ils ont pris aux Portugais ; nous les nommons arabes, quoique les Arabes d’Orient ne les connaissent point d’ordinaire et se servent d’autres signes, qu’ils nomment chiffres hindous. Le flous marocain se présente en pièces de 1, 2, 4 « fils » ; ces dernières sont les plus répandues. Voici les équivalents du flous en monnaies européennes : 6 flous valent 1 blanquillo ; 4 blanquillos valent 1 once ; 11 onces ont la valeur de 1 réal vellon d’Espagne, et 44 onces correspondent à 1 peseta d’Espagne, c’est-à-dire à peu près 1 franc. D’après cela 1 douro d’Espagne vaut 220 onces ou 5280 flous. Jadis le Maroc a frappé aussi des monnaies d’or, mais il a employé du métal si fin, que ces monnaies ont été rachetées pour être exportées, de sorte qu’on n’en trouve plus en circulation et que les seules qui existent encore sont conservées çà et là comme curiosités par des Juifs. Le papier-monnaie est tout à fait inconnu. Il est évident que les restrictions apportées au commerce ne pourront durer longtemps encore au Maroc ; ce pays sera forcément attiré de plus en plus dans le mouvement commercial universel, comme c’est déjà le cas pour d’autres États mahométans. Cette circonstance, que le Maroc ouvre encore un large champ à l’importation des marchandises européennes, surtout à l’exportation de produits naturels, et que ces opérations promettent des résultats fructueux, cette circonstance, dis-je, attirera bientôt davantage l’attention des centres commerciaux sur ce dernier boulevard d’un isolement contraire à tout progrès. Des représentants de presque toutes les nations de l’Europe s’y trouveront rassemblés. Mais alors une question surgira : celle de savoir quel pays possédera une influence prépondérante au Maroc. Autrefois l’Angleterre, grâce à un représentant fort habile, avait le plus de succès à la cour du sultan, et l’on dit qu’il n’y avait rien que le ministre résident anglais de Tanger ne pût obtenir. Son pays a forcé le Maroc à la reconnaissance en lui avançant une grosse somme après sa guerre avec les Espagnols, pour que ceux-ci évacuassent l’une des villes les plus industrieuses de l’empire. La politique anglaise doit être particulièrement goûtée à Fez, parce qu’elle encourage les Marocains dans leur entêtement à maintenir l’ancien système d’isolement. Les motifs qui guident l’Angleterre doivent surtout tenir à ce qu’elle ne verrait pas du tout d’un œil indifférent l’important port de Tanger tomber entre les mains d’une puissance européenne. La France a les yeux fixés sur le Maroc, qui est d’une grande importance pour elle, comme le plus proche voisin de l’Algérie. Elle songe à se créer un grand empire colonial en Afrique ; la Tunisie et l’Algérie, au sud le Sénégal, où l’influence française s’étend chaque jour davantage, sont déjà entre ses mains : il suffirait d’y joindre le Maroc, qui est enfermé entre ces divers pays, pour créer un domaine imposant. Les vues de la France dans ce sens ne me semblent pourtant pas particulièrement heureuses. Pour obtenir au Maroc une influence prépondérante, il faudrait entreprendre une guerre qui exigerait d’énormes sacrifices en argent et en hommes ; l’issue ne serait pas douteuse si le Maroc ne recevait aucun secours, mais la France se créerait pour des années un foyer de soulèvements constants. En outre, il faut se demander si d’autres pays, comme l’Angleterre et l’Espagne, verraient tranquillement les Français entrer dans Fez. Quant à ce qui concerne l’Espagne, elle croit avoir le plus de droits sur le Maroc. Le peu de distance entre ces deux pays (Tanger et Tarifa ne sont qu’à quelques milles l’un de l’autre) ; la circonstance que les Espagnols s’y sont établis depuis longtemps ; que, parmi les Européens y vivant, ils sont les plus nombreux ; que leur monnaie y est répandue partout ; que la langue castillane est presque autant parlée dans les ports que l’arabe ; qu’enfin leurs missionnaires sont les seuls prêtres chrétiens de tout l’empire, et que l’Espagne y entretient depuis longtemps deux églises catholiques (à Tétouan et à Tanger) : toutes ces circonstances réunies sont des motifs pour qu’elle prétende à la possession du Maroc. Cet empire a dû jusqu’ici son indépendance aux trois États que je viens de nommer et, comme aucun d’eux ne renoncera sans doute volontairement à son prétendu droit, le Maroc pourra conserver encore quelque temps ses sultans et sa mauvaise administration. La valeur des colonies pour une grande puissance s’est accrue plus que jamais dans ces derniers temps, et tous les peuples maritimes s’empressent de faire des annexions aussi vite que possible. En particulier la répartition de l’Afrique marche très vite, et l’on y dispose de vastes territoires avant qu’ils soient même superficiellement étudiés. L’Allemagne et l’Autriche ne jouent dans cette partie de la terre qu’un rôle passif ; ce dernier peuple s’occupe surtout des pays ses voisins au sud-est de l’Europe, afin d’y faire prévaloir son influence ; l’Allemagne a jusqu’ici dédaigné de se mêler aux questions d’outre-mer[24]. L’industrie, qui souffre vivement de l’excès de production, a pourtant besoin de nouveaux débouchés ; en outre l’Allemagne est forcée de voir émigrer chaque année une partie de sa population. Dans ces derniers temps, les demandes de possessions coloniales se sont fait entendre toujours plus haut en ce pays, et, dans l’ardeur de ce nouveau zèle, des souhaits extraordinaires y ont été émis. On ne s’explique pas toujours très nettement si l’on veut des colonies commerciales ou des pays dans lesquels puisse se déverser le courant de l’émigration. De différents côtés on a prétendu que, si l’Allemagne voulait acquérir une grande influence dans la Méditerranée, elle devrait d’abord fonder des dépôts de charbon, et que le Maroc y serait parfaitement approprié. Je ne crois pas qu’un gouvernement prudent puisse s’exposer au danger de provoquer ainsi la résistance et la jalousie de l’Angleterre ou des puissances méditerranéennes. Il faut laisser les pays d’Afrique placés sur la Méditerranée aux États de l’Europe leurs voisins, comme c’est dans la nature des choses, et leur abandonner la tâche d’y répandre la civilisation occidentale. D’un autre côté, considérer le Maroc comme approprié aux émigrants allemands, c’est-à-dire surtout à des cultivateurs, n’est pas plus exact. Il est vrai qu’il y a dans ce pays de grands espaces incultes ; mais la population sera assez dense pour les cultiver, aussitôt qu’il existera un gouvernement intelligent et juste qui garantira la propriété et ne fera pas courir risque au travailleur laborieux de se voir enlever son gain. Si l’interdiction d’exporter les divers produits du sol était levée, une vie plus active se développerait dans la population, car elle aurait la perspective de tirer un bon parti de ses récoltes. Introduire au Maroc, en grand nombre, des cultivateurs allemands, serait une entreprise malheureuse, qui aurait des suites aussi tristes pour les deux pays. En outre, les circonstances climatiques sont telles, que le paysan allemand aurait peine à y travailler ; l’absence de pluies pendant un hiver empêche toute récolte l’été suivant, et la misère la plus affreuse serait alors le partage des émigrants, comme elle l’a été souvent des Marocains. Ainsi les aspirations coloniales de l’Allemagne doivent, au moins pour ce qui concerne l’agriculture, prendre une autre direction que celle du Maroc. Tous les Allemands peuvent, par contre, faire du commerce au Maroc sans que ce pays dépende du leur. Il y a dans le commerce un principe, c’est que celui-là gagne le plus qui livre réellement les meilleures marchandises à plus bas prix ; si l’industrie allemande réussit à remplir ces conditions, elle aura au Maroc un bon débouché, que le pays soit indépendant ou sous la domination de l’une des grandes puissances européennes. Quant à l’instruction publique, il y a dans les villes de nombreuses écoles, et la population mauresque sait en très grande partie lire et écrire. Mais la masse du peuple des campagnes, aussi bien parmi les Arabes nomades que parmi les Berbères, n’a aucune instruction. En dehors des écoles de théologie de Tétouan, de Marrakech et surtout de Fez, qui sont attachées aux mosquées et entretenues par des fondations, il n’y a pas d’écoles supérieures dans le pays. Dans les villes, les quartiers (haoumât) subventionnent quelquefois des écoles élémentaires, dans lesquelles on n’apprend qu’à lire et à écrire ou à réciter des maximes du Coran. Les Juifs espagnols ont un degré d’instruction relativement plus élevé, parce qu’ils ont fondé de nombreuses écoles et que presque chacun d’eux sait lire et écrire. Les communautés les plus riches, celles de Tétouan et de Tanger, ont des professeurs sortis des collèges et des universités européennes, et qui sont ordinairement envoyés au Maroc par l’Alliance israélite. Cette association a beaucoup fait pour les Juifs espagnols du Maroc, et a contribué réellement à améliorer leur situation. Si elle n’a pu arriver à leur épargner toutes les petites humiliations auxquelles ils sont constamment exposés (sortir pieds nus de la mellah, habiter dans un quartier fermé, etc.), elle a pourtant réussi à rendre un peu plus sûres leur vie et leurs propriétés. La sécurité des Juifs est en général complète, et les confiscations de biens par un gouverneur ou par le sultan ont lieu plus rarement. Dans les ports et à Kasr el-Kebir, les mellahs sont déjà supprimées : Juifs et Mahométans vivent au contact les uns des autres. Les sciences et certains arts sont enseignés, il est vrai, dans les écoles de théologie de Fez et de Marrakech, mais d’une manière beaucoup trop superficielle et toujours en tenant compte du Coran. La médecine, la chimie, l’astronomie et les mathématiques en sont toujours au point que ces sciences avaient atteint lors de la domination des Arabes en Espagne et quand ce peuple représentait alors la civilisation. La médecine est limitée à la connaissance de quelques simples, à l’application de ventouses, à la réduction des fractures, à l’extraction des dents et à d’autres opérations externes, pour lesquelles les instruments les plus grossiers et les plus primitifs sont en usage. L’anatomie n’est pas et ne peut être enseignée dans les circonstances actuelles, et les phénomènes physiologiques du corps humain sont inconnus des Marocains. La superstition est fort répandue, et la plupart des malades se contentent encore d’amulettes, de devises du Coran et d’autres moyens magiques. En général il n’y a que peu de maladies au Maroc, et les affections contagieuses introduites de l’Occident, telles que la syphilis, la variole, etc., y sont pour la plupart incurables. Les moyens secrets pour augmenter, conserver ou rendre la force virile jouent un grand rôle chez les Mahométans. Dans mon voyage à travers ces pays, je fus souvent consulté et je pus rendre partout des services ; mais j’étais surtout interrogé à propos de ce que je viens de dire, et mes connaissances médicales perdaient évidemment beaucoup de leur prestige quand je déclarais ne rien pouvoir contre l’âge et ses suites. En fait de médecine, les Juifs espagnols sont aussi arriérés, et la superstition domine chez eux comme parmi les Arabes ; ce n’est que dans quelques villes de la côte, où les Européens séjournent, que la situation est un peu meilleure. Au Maroc l’hygiène est négligée de la manière la plus grave. On ne se préoccupe en rien de l’entretien des villes, et, quand on pénètre dans celles de l’intérieur, on rencontre assez souvent, sur les places, des cadavres d’animaux en putréfaction. C’est vraiment un contresens que le Maure, si finement doué pour la décoration de ses appartements, pour l’élégance des vêtements, et surtout enclin à une vie tranquille, distinguée et digne, ne s’occupe pas de la bonne tenue des villes, quand ce ne serait cependant que par pure esthétique. Les conduites d’eau qui existent dans la plupart des villes ne servent pas à leur propreté ; leur disposition et la manière dont on en use sont, au contraire, telles, qu’elles seules rendent l’eau désagréable et malsaine. Il n’existe, à ma connaissance, de bains publics qu’à Fez et à Marrakech. Dans cette dernière ville, un petit quartier situé en dehors de l’enceinte reçoit les lépreux ; je n’ai pas constaté que cette maladie fût particulièrement fréquente au Maroc. On n’a aucun moyen curatif contre les ophtalmies, qui ne sont pas rares, et elles empirent de telle sorte que souvent la cécité en est la conséquence. Il y a des cas de folie ; si le pauvre être qui en est atteint est tranquille, on le laisse circuler librement ; mais les fous furieux sont jetés en prison comme de vulgaires criminels, y sont enchaînés et ne tardent pas à mourir. Dans tout l’empire il n’y a pas un seul hôpital public subventionné par l’État ou par une ville ; à Tanger seulement, la colonie européenne en entretient un, qui est attenant à l’église de la Mission espagnole et ne reçoit que les Européens tombés malades dans le pays. La chimie enseignée dans les écoles supérieures du Maroc n’est qu’une véritable alchimie, comme elle florissait chez nous au moyen âge ; son principal but est encore de produire de l’or ou d’en faire avec d’autres métaux. Les serpents, les scorpions, d’autres reptiles y jouent un rôle. L’astronomie est toujours aussi au point où elle était au moyen âge et se borne à la connaissance des constellations ; tandis que les mathématiques enseignent seulement à mesurer les figures géométriques et à déterminer les hauteurs solaires. On s’occupe également d’architecture ; comme on le sait, les Arabes ont y obtenu de grands résultats : ils bâtissent encore aujourd’hui d’après les mêmes règles et le même style qu’il y a des siècles. La philosophie et la poésie sont étroitement unies à la religion et ont pour base le Coran. Des jeux de mots, joliment écrits, toutes sortes de figures formées de signes d’écriture, qui reproduisent un verset du Coran ou une sentence mystique, quand on a deviné leur sens, sont les thèmes favoris des poètes. Les lettrés du Maroc ne font plus de poèmes épiques ou lyriques, ou de drames ; il n’y a pas de théâtre, et le peuple s’amuse des récits de conteurs ambulants, qui tirent leurs sujets d’Orient, des contes des _Mille et une nuits_, etc. La jurisprudence et le droit marocain reposent uniquement sur les lois ajoutées au Coran. Le Maroc moderne n’a pas d’historiens. Les sciences naturelles y sont inconnues, ou réduites à la connaissance de quelques plantes médicinales. La musique et le chant sont très pratiqués, et on les entend toujours avec plaisir, mais les musiciens ne connaissent pas l’usage des notes. La peinture et la sculpture sont absolument inconnues ; la représentation des figures humaines étant surtout interdite par le Coran, tout l’art du peintre se borne à reproduire des signes d’écriture, en les ornant considérablement, en les contournant et en les revêtant de couleurs variées. Les habitants du Maroc se trouvent donc dans un état de demi-civilisation, qui répond à peu près à celui de notre moyen âge. Mais alors les sciences et les arts étaient cultivés à la cour des califes : il y avait des historiens et des géographes, des poètes et des philosophes, et ils ont laissé des œuvres qui devaient exciter l’admiration générale. Les Maures actuels vivent des restes de cette civilisation. Ils n’ont pas su la conserver, encore moins l’accroître, et leur organisation despotique ainsi que leur fanatisme, qui écartent tout étranger, doivent leur valoir le nom de barbares. Dans les circonstances présentes, l’Islam veut dire stationnement et barbarie, tandis que le Christianisme représente la civilisation et le progrès. FIN DU PREMIER VOLUME. NOTES : [Note 1 : L’orthographe de la plupart des noms propres est celle qui leur a été donnée par le docteur Lenz : nous n’avons cru devoir la modifier que quand elle s’écartait par trop des habitudes françaises. (_Note du Traducteur_.)] [Note 2 : Pluriel arabe de chérif. (_Note du Traducteur_.)] [Note 3 : Nom indigène de la ville de Maroc. (_Note du Traducteur_.)] [Note 4 : « Ce coin de terre me sourit par-dessus tout autre. » (_Note du Traducteur_.)] [Note 5 : Roche à base de trapp. (_Note du Traducteur_.)] [Note 6 : Auberge, en espagnol. (_Note du Traducteur_.)] [Note 7 : Mot à mot « Champs de charrettes ». (_Note du Traducteur_.)] [Note 8 : La _mouna_ est le repas d’hospitalité dû à chaque voyageur recommandé par le sultan ou à chaque fonctionnaire. (_Note du Traducteur_.)] [Note 9 : Porte de la première Victoire.] [Note 10 : Porte de la Prison.] [Note 11 : Porte Brûlée.] [Note 12 : Porte du Fer.] [Note 13 : Porte Neuve.] [Note 14 : En espagnol dans le texte : grandeur. (_Note du Traducteur_.)] [Note 15 : Ne pas oublier que le Dr Lenz est d’un pays où le rôle des Israélites est beaucoup plus important qu’en France. (_Note du Traducteur_.)] [Note 16 : En français dans le texte. (_Note du Traducteur_.)] [Note 17 : C’est-à-dire la mosquée ; il faut ajouter : « fut bâti ».] [Note 18 : Souvent dite Méquinez. (_Note du Traducteur_.)] [Note 19 : La grosse houle de l’ouest. (_Note du Traducteur_.)] [Note 20 : C’est dans ce pays que fut tué, quelques semaines plus tard, le peintre autrichien Ladein.] [Note 21 : Hauts plateaux algériens. (_Note du Traducteur_.)] [Note 22 : 2 francs. (_Note du Traducteur_.)] [Note 23 : Le réal vellon vaut 25 centimes. (_Note du Traducteur_.] [Note 24 : On sait que, depuis, l’Allemagne est entrée dans la voie des conquêtes coloniales. En Afrique surtout elle a acquis, sans bruit et sans grands sacrifices, une étendue de côtes considérable. On n’a pas oublié non plus la récente affaire des îles Carolines. (_Note du Traducteur_.)] TABLE DES GRAVURES * * * * * Pages. Lettre du sultan du Maroc VII Vue de Tanger 13 Résidence du ministre d’Allemagne à Tanger 21 Hadj Abd es-Salem, chérif de Ouezzan 33 Tour d’une mosquée de Tanger 39 Chameau de charge 42 Porte de jardin du Monte, près de Tanger 45 Phare du cap Spartel 57 Rifiote des environs de Tétuan 81 Femme des environs de Tétuan 91 Femmes marocaines de la campagne 109 Groupe de vieux cactus 117 Vue de Fez (hors texte) 144 Cour d’une maison de Fez 153 Jeune juive marocaine 159 Musicien marocain 169 Arabe de la secte des es-Senoussi 191 Grande porte de Meknès 193 Ruines de Volubilis 203 Danseuse marocaine 231 Marocaine et son enfant 235 Costume d’une riche Marocaine 249 Femme marocaine en toilette de rue 267 Femme marocaine en costume d’intérieur 269 Jeune Marocain de l’oued Sous 331 Danseurs et jongleurs nomades du pays de Sidi Hécham (hors texte) 350 Costume d’intérieur d’une femme mauresque 391 Juive marocaine en costume d’apparat 393 Négresse esclave 395 Un machazini 431 FIN DE LA TABLE DES GRAVURES. TABLE DES MATIÈRES * * * * * PRÉFACE IX CHAPITRE PREMIER TANGER. Le rocher de Gibraltar. — La ville. — Les communications. — Voyage à Tanger. — Position de la ville. — Arrivée. — Douane. — Tingis. — Histoire. — Ruines romaines. — Les fortifications. — Le palais du ministre d’Allemagne. — La kasba. — Les prisons. — Les représentants des puissances étrangères. — Sidi Bargach. — Le chérif de Ouezzan. — La population de Tanger. — Les vêtements. — Le commerce et l’industrie. — La poste. — Églises et hôpitaux. — Mosquées et écoles. — Soko. — Djebel el-Kebir. — La colonie européenne. — Un prétendant. — Le peintre Ladein. — Un aventurier. — Excursion au cap Spartel. — Les cavernes d’Hercule. — La fabrication des meules de moulin. — Le phare. — Sidi Binzel. — Vue du cap. — Retour à Tanger 1 CHAPITRE II TÉTOUAN ET LE PAYS D’ANDJIRA. Préparatifs. — Marche vers le foundaq. — Arrivée à Tétouan. — Histoire de la ville. — Son intérieur. — La mellah. — La rivière. — Les Européens. — L’industrie. — Les visites. — Mariage arabe. — Le Kitân. — Trouvaille de charbon. — Pétrifications. — Justice arabe. — La tribu des Beni Mada’an. — Le cap Martin. — L’exportation. — La fête de l’Agneau. — Cavernes. — Mariage juif. — Le Chichaouan. — Départ de Tétouan. — Voyage à Ceuta. — Zone neutre. — Le caïd Mouhamed Kandia. — Départ d’Andjira. — Retour à Tanger. — Baladins de l’oued Sous. — Voyage à Gibraltar. — Hadj Ali Boutaleb. — Cristobal Benitez. — Préparatifs pour le voyage à l’intérieur 63 CHAPITRE III VOYAGE A FEZ. Départ de Tanger. — Aïn Dalia. — Un café volant. — Had el-Gharbia. — La mouna. — La tribu el-Chlod. — Achra. — Oued M’ghazan. — Kasr el-Kebir. — Réception par le chalif. — Fâcheux état de la ville. — Anciennes ruines de la ville. — Mauvais climat. — Bataille de Kasr el-Kebir. — Départ. — Aïn el-Souar et les ruines de Basra. — Chemachah. — Had Tekkourt. — Ouezzan. — Djebel Mouley Bousta. — Rivière salée. — Sebou. — Vue de Fez et des montagnes de l’Atlas. — Arrivée à Fez. — Entrée dans la ville. — Mauvais logement. — Changement de domicile. — Méfiance contre Hadj Ali. — Les Européens à Fez 104 CHAPITRE IV FEZ, RÉSIDENCE DU SULTAN MOULEY HASSAN. Situation de la ville. — La rivière. — Distribution de l’eau. — Climat. — Nom et fondation. — Fortifications. — Portes. — Divisions de la ville. — La population. — Les vêtements. — Les maisons. — Les femmes. — Quartier des Juifs. — Un Juif brûlé vif. — Commerce et industrie. — Mosquées et écoles. — Inscription. — Faïences mauresques. — Foundaqs et bazars. — Achats. — Le bastion. — Le déjeuner. — Si Sliman. — Excursion aux salines. — Achats de chevaux. — Marché de la semaine. — Visite aux tombes. — Départ 143 CHAPITRE V MEKNÈS, LES MONTAGNES DU ZARHOUN ET LES RUINES DE VOLUBILIS. Départ de Fez. — Ras el-Ma. — Ravins. — Ponts. — Vue de la ville. — Belle maison de campagne. — L’amil. — Meknès. — La mellah. — Industrie et commerce. — Culture des jardins. — Fanatisme. — Voyages des ambassadeurs. — Zaouias. — Es-Senoussi. — Palais du sultan. — Magasins de provisions. — Trésor. — Beau climat. — Kasr Faraoun (Volubilis). — Montagnes du Zarhoun 176 CHAPITRE VI VOYAGE A SELA ET A RABAT. La tribu des Echrarda. — El-Gharbia. — Les cantiques. — L’oued Rdoum. — Beni Hessêm. — Forêt de chênes-lièges d’el-Mamora. — Misère et mécontentement. — Les Chelouh. — Selâ. — Un mendiant de la Mecque. — La barre. — Les mauvais ports. — Les pirates. — Nom de Selâ. — Rabat. — Fabrication de tapis. — Commerce et industrie. — Difficulté du port. — Deux aventuriers. — Les instructeurs français. — Beaux environs de Rabat. — Ruines antiques. — La tour de Hassan. — Marchés hebdomadaires 208 CHAPITRE VII DE RABAT A MARRAKECH. Départ de Rabat. — Kasba Tmera. — La tribu des Sebbah. — F’dala. — Rivières de la côte. — Ruines de F’dala. — La tribu des Chaouia. — Voyage du sultan. — Adieux à la mer. — Kasba Rechid. — Mouna. — Couscous. — Manière de manger. — Rochers calcaires. — Le caïd Zettat. — Bruits de guerre. — Grand jardin d’orangers. — Source de Bouita. — Kasba Ouled Sidi ben Tanit. — Ruines. — Terrain montagneux. — Kasba Meskin. — Étudiants mendiants. — Mouflons. — Consultations médicales. — Violente pluie. — L’oued Oumerbia. — La tribu des Cheragra. — La kasba Kelaa. — Une belle maison. — Irrigations artificielles. — Méfiance. — Es-Senoussi. — Les montagnes. — Vue de l’Atlas. — Montagnes de basalte et de granit. — Plaine de Marrakech. — Arrivée à Marrakech 233 CHAPITRE VIII MARRAKECH EL-HAMRA. Arrivée à Marrakech. — Le gouverneur. — Notre habitation. — Nos visiteurs. — Les Juifs. — Leur oppression. — Fête de la naissance du Prophète. — Réjouissances publiques. — Revue. — Fantasias. — Processions de la Zaouia. — Marché du jeudi. — Baladins. — Préparatifs de voyage. — Adieux. — La ville de Marrakech. — Sa fondation. — Murailles et portes. — Maisons et rues. — Administrations. — Prisons. — Marchés. — Bazars. — Nombre des habitants. — Bâtiments publics. — Écoles, etc. — Lépreux 259 CHAPITRE IX VOYAGE A TRAVERS L’ATLAS. Départ de Marrakech. — Mon personnel. — Tamesloht. — Défaut de sécurité. — Changement de noms. — Oued Nfys. — Éboulement de montagne. — Amsmiz. — Canaux. — Oued el-Mel. — Darakimacht. — Mzoudi. — Un pieux insensé. — Seksaoua. — Imintjanout. — Jolie vallée. — Djebel Tissi. — Kasr er-Roumi. — Villages de Chelouh. — Partage des eaux. — Aït-Mouça. — Bibaouan. — Voyages précédents. — Emnislah. — Les Howara. — Forêts d’argans. — Taroudant. — La chaîne de l’Atlas 286 CHAPITRE X TAROUDANT ET L’OUED SOUS. Mauvais accueil à Taroudant. — Excès populaires. — La kasba. — Mougar. — Les Howara. — Le caïd de Mtouga. — Le chérif du Tafilalet. — Vol. — Départ. — Mon escorte. — La ville de Taroudant. — Portes et murs. — Les maisons. — Les mosquées. — L’oued Sous. — L’industrie. — Les tribus. — Jongleurs et charmeurs de serpents. — Les arbres d’argan. — Production de l’huile. — L’arbre d’arar. — La gomme ammoniaque. — La gomme arabique. — L’euphorbe 319 CHAPITRE XI VOYAGE AU PAYS DE SIDI-HÉCHAM. Soko Tleza. — Rivière de Sous. — Forêt d’argans. — Ida Menon. — Les Chtouga. — La caravane de Taroudant. — L’oued Raz. — Passage difficile. — Ponts romains. — Le pays de Sidi-Hécham. — Zaouia Sidi-Mouhamed-ben-Mouça. — Ilerh. — Le cheikh Dachman. — Sidi Housséin. — Achats de chameaux. — Négociations. — Départ de quelques serviteurs. — Renvoi de mes présents. — Lettres. — Permission de départ. — La tribu des Tazzeroult. — Mougar. — L’oued Noun. — Ogoulmim. — Mackenzie. — Intrigues du sultan. — Les Juifs. — Côte dangereuse. — Agadir (Santa Cruz). — Santa Cruz de Marpequeña 341 CHAPITRE XII L’ÉTAT MAROCAIN. Les États mahométans du nord de l’Afrique. — Le pays du Maroc. — Situation. — Climat. — Maroc nord et sud. — Rivières. — Côtes. — El-Gharb. — Population. — Son chiffre. — L’Islam. — La langue. — Les Berbères. — Les Arabes. — Les Maures. — Les Juifs espagnols. — Les Nègres esclaves. — Les Chrétiens. — Organisation de l’État. — La dynastie. — Conduite des affaires publiques. — Sidi Mouça. — Constitution. — La justice. — Les cadis. — Les nobles. — Les prisons. — Administration du pays. — Amelât. — Amil. — Amin 370 CHAPITRE XIII L’ÉTAT MAROCAIN (_Fin_). Les finances. — Les recettes. — Propriétés privées. — Présents. — Dîmes. — Amendes. — Douanes. — Octrois. — Monopoles. — Fondations ecclésiastiques. — Impôt des Juifs. — Monnaies. — Dépenses. — Dettes de l’État. — Affaires militaires. — Bochari. — Machazini. — Askar. — Tobdjiyah. — Bahariyah. — Harkah. — Culture et élevage. — Richesses minérales. — Industrie. — Constructions. — Commerce et navigation. — Indépendance de l’empire. — Instruction publique 415 FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU PREMIER VOLUME. * * * * * 5747-86. — Corbeil. Typ. et stér. Crété. Note du transcripteur : Page 72, " ils contruisirent une route " a été remplacé par " construisirent " Page 73, " en partie inscrustés d’argent " a été remplacé par " incrustés " Page 138, " marcher dans l’obcurité " a été remplacé par " l’obscurité " Page 239, " cinq rebelles supplicés " a été remplacé par " suppliciés " Page 246, " quand le le sultan " a été remplacé par " quand le sultan " Page 246, " à ses surbordonnés " a été remplacé par " subordonnés " Page 334, " _Sideroxylon aspinosum_ " a été remplacé par " _spinosum_ " De plus, quelques changements mineurs de ponctuation et d’orthographe ont été apportés. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TIMBOUCTOU, VOYAGE AU MAROC AU SAHARA ET AU SOUDAN, TOME 1 (DE 2) *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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