The Project Gutenberg eBook of Scènes de la vie sauvage au Mexique

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Title: Scènes de la vie sauvage au Mexique

Author: Gabriel Ferry

Contributor: Flavius Girard

Release date: September 6, 2024 [eBook #74384]

Language: French

Original publication: Paris: G. Charpentier, 1879

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SCÈNES DE LA VIE SAUVAGE AU MEXIQUE ***
Couverture

SCÈNES
DE LA
VIE SAUVAGE
AU MEXIQUE

PAR GABRIEL FERRY
Auteur du Coureur des bois, des Scènes de la Vie mexicaine, etc.

HUITIÈME ÉDITION

Le Pêcheur de perles
Cayetano le contrebandier
Une Guerre en Sonora
Le Dompteur de chevaux
Les Gambusinos
Bermudes-el-Matasieto
Le Salteador

PARIS
G. CHARPENTIER, ÉDITEUR
13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13

1879

AVANT-PROPOS
DE LA PREMIÈRE ÉDITION

Il y a quelques années, des affaires commerciales, et plus encore le vif désir que j’éprouvais d’explorer des pays presque inconnus, m’ont conduit au Mexique, et particulièrement dans l’État de Sonora. Cette province, l’une des plus éloignées de la capitale de la confédération mexicaine, n’avait été encore visitée que par un très-petit nombre d’Européens. Sur ces grèves désertes, au milieu de ces savanes immenses, au fond de ces forêts sauvages, j’observai des mœurs tellement curieuses, que je me promis de les faire connaître à mon retour.

Voilà l’origine de ces récits. Publiés d’abord dans la Revue des Deux-Mondes, ils ont obtenu auprès du public auquel ce recueil s’adresse, un succès que j’étais loin d’espérer, et qui m’engage à les réunir aujourd’hui en volume.

L. de BELLEMARE (Gabriel Ferry).

Paris, février 1847.

NOTICE
SUR LA VIE ET LES ŒUVRES
DE GABRIEL FERRY

I

Gabriel Ferry de Bellemare (dans les lettres il ne signa jamais que la première partie de son nom) naquit à Grenoble en novembre 1809. Tout enfant, il perdit sa mère ; son père, sous l’Empire, avait occupé la place de conservateur des eaux et forêts du département du Simplon. A l’époque de la Restauration, il s’engagea dans différentes affaires commerciales avec l’Amérique du Sud et finit par fonder une maison de commission à Mexico. Presque toujours éloigné de son fils, il l’avait mis au collége de Versailles.

Gabriel Ferry termina ses études en 1830, et son père, désirant l’initier aux affaires du négoce, l’appela auprès de lui à Mexico. Le jeune homme partit avec cet enthousiasme que l’on éprouve communément à cet âge pour tout ce qui est lointain, pour tout ce qui présente le caractère de l’inconnu et du merveilleux. Le Mexique était alors au lendemain de la fin de la guerre de l’Indépendance ; il était le théâtre d’étranges choses et de singulières mœurs. Gabriel Ferry en y arrivant dans ce moment n’échappa point à la fascination de ce milieu ; il sentit les instincts de recherches et de curiosité, que la nature avait déposés en lui, se développer subitement. Aussi arriva-t-il que, venu au Mexique pour s’initier aux affaires commerciales, il ne s’en occupa nullement ou très-peu.

Devenu promptement familier avec la langue espagnole, portant le costume mexicain avec une aisance à tromper les indigènes eux-mêmes, il vit de ces choses, il lui arriva de ces aventures qui sont les plus grandes joies du voyageur. La société mexicaine lui offrit l’attrait d’un roman bizarre et mystérieux, dont on ne veut ignorer aucune scène ; sa vie, qu’il aurait pu rendre moins agitée, à l’exemple de tant d’Européens établis au Mexique, devint pleine de hasards ; il allait au-devant des aventures ; il les suscitait, il les provoquait ; et fréquemment on le vit faire de longues excursions à cheval pour avoir le dernier mot d’une aventure commencée à Mexico, sa résidence habituelle.

Après quelque temps de séjour dans cette dernière ville, un vif désir s’empara de Gabriel Ferry : celui de voir ce vaste désert qui sépare au nord le Mexique des États-Unis, retraite des Sioux, des Indiens Apaches, hordes barbares perpétuellement en guerre avec les blancs ; de visiter ces prairies illustrées par Cooper, d’y admirer la vie sauvage dans toute sa simplicité primitive. Pour parvenir au désert, il faut traverser le Mexique dans toute son étendue, du Sud au Nord, en passant par la Sonora, la plus curieuse peut-être des provinces mexicaines. Une occasion lui permit bientôt de satisfaire ce désir : son père avait noué quelques relations commerciales dans la Californie, alors peu peuplée ; il y envoya son fils pour conclure une importante négociation. Au retour, Gabriel Ferry avait la faculté de pousser jusqu’au désert, si bon lui semblait. Le jeune homme part, plein d’ardeur, s’embarque à San Blas, navigue un mois dans ce beau golfe de Californie, dont les eaux sont si limpides, si transparentes, qu’on l’a appelé la mer Vermeille, touche à Pichilingue et remplit sa mission ! Désormais libre de son temps, il visite une partie des côtes de la Californie ; arrête un instant son cheval devant les quelques huttes de la misérable bourgade qui doit s’appeler plus tard San Francisco, puis il traverse de nouveau le golfe et va débarquer près de Guaymas, le plus important des ports de la Sonora !

Pour atteindre le désert, il traverse à cheval cette province dans toute son étendue ; il devient acteur et témoin des choses étranges, des aventures singulières qui sont l’origine de ce volume des Scènes de la vie sauvage. Arrivé au terme de son voyage, après des péripéties inouïes, un splendide paysage se déroule à ses yeux.

Laissons-le parler :

« Les prairies qui se terminent au San Pedro, du côté de Tubac, n’ont pour bornes, dans le côté opposé, que les eaux du Missouri. C’était bien là le désert tel que je l’avais rêvé. Au delà de la rivière, de vertes savanes ondulaient à perte de vue. A mes pieds, un petit lac, séparé du San Pedro par une étroite langue de terre, et qui jadis avait dû faire partie de la rivière, étendait ses eaux bourbeuses. Sur les larges feuilles de plantes aquatiques, des serpents d’eau faisaient reluire au soleil leurs corps visqueux, entrelacés en hideux réseaux. Au-dessus du lac voltigeaient des essaims de grues attirées par ces nombreux reptiles. De longues caravanes de bisons traversaient la plaine silencieuse. D’autres, disséminés par groupes ou par couples, paissaient l’herbe épaisse, ou, couchés sur la pente des collines, promenaient un regard tranquille sur leurs vastes domaines. Plus loin, ces sauvages animaux se livraient de rudes combats ; leurs sourds mugissements arrivaient à mes oreilles comme le murmure lointain de la mer, et, comme s’il eût fallu que, même dans le désert, l’homme révélât sa présence, un parti de chasseurs d’une tribu d’Indiens amis descendait en ce moment le cours du San Pedro sur des radeaux formés de larges bottes de roseaux soutenues par des calebasses vides. Une secua de mules chargées de lingots d’argent et escortées de leurs guides se dessinait en une longue file à l’horizon. Je restai longtemps ravi devant ce spectacle solennel, prêtant l’oreille à l’harmonie mélancolique de la clochette des mules et aux cadences indiennes qui troublaient, en montant graduellement, le silence des solitudes. »

Le désir de Gabriel Ferry était satisfait : il avait vu le désert !

Il revint sur ses pas, et, quelque temps après, il rentrait à Mexico, dont il était absent depuis quatorze mois.

« Peu s’en fallut, dit-il, que les amis qui venaient au-devant de moi ne crussent faire une fâcheuse rencontre dans le voyageur aux habits en lambeaux et couverts de poussière, à la barbe inculte, au visage hâlé, qui se présentait devant eux. J’avais quitté Mexico depuis quatorze mois, pendant lesquels j’avais fait à cheval, dans l’intérieur de la République, plus de quatorze cents lieues : c’est la distance à peu près du Havre à New-York.

Rentré dans la vie civilisée, je dépouillai mon accoutrement de voyageur, dont je ne gardai que les longs éperons que j’avais si longtemps chaussés et le sarape qui m’avait abrité de la rosée de tant de nuits froides comme du soleil de tant de jours brûlants. »

II

Gabriel Ferry revint du Mexique au commencement de 1837. Il y était resté environ sept ans. Il dut à ce long séjour de connaître les mœurs mexicaines dans leurs moindres détails. Mais ce ne fut que plus tard qu’il raconta les aventures qui lui étaient arrivées et les choses curieuses qu’il avait vues. Jamais les lettres ne furent son occupation principale ; elles devinrent pour lui un délassement de ses affaires, une occasion de rappeler et de fixer des souvenirs chers.

En 1840, Gabriel Ferry avait acheté une charge de courtier d’assurances maritimes, charge dont il se démit en 1844 pour devenir directeur général d’une grande Compagnie d’assurances maritimes, l’Espérance. Ce fut dans le cours de cette même année qu’il écrivit pour l’Illustration, sous le titre de Révolutions du Mexique, l’histoire animée des hommes qui, de 1817 à 1843, ont pris une part active dans les affaires de ce pays. Ces biographies, faites avec intérêt et fidélité, furent remarquées.

Bientôt la Revue des Deux-Mondes accueillit le récit du Pêcheur de perles, qui ouvre la série des Scènes de la vie sauvage au Mexique. Le succès de ce premier récit fut tel, que les colonnes de cette publication lui furent désormais ouvertes.

Les Scènes de la vie sauvage forment le premier volume des œuvres de Gabriel Ferry, et c’est peut-être le meilleur.

Bientôt il lui donna pour pendant les Scènes de la vie mexicaine proprement dite, c’est-à-dire le récit des événements dont il avait été acteur ou témoin à Mexico même, et ils ne lui firent pas défaut. Le cadre change de nature dans ces nouvelles scènes, mais les faits ne sont pas moins surprenants. A force d’originalité, ils semblent imaginaires ; ils paraissent empruntés à quelque fiction fantastique. Le roman est tellement dans les mœurs au Mexique, que celui qui veut les retracer fidèlement s’expose à passer pour un conteur peu scrupuleux, quand il n’est que simple historien.

Gabriel Ferry sentait son talent grandir et se développer : ses cadres habituels ne lui suffirent plus ; il essaya du roman à la façon de Cooper, et y réussit du premier coup.

Le Coureur des bois[1] fut son premier grand ouvrage ; un succès l’accueillit dès son début. Aujourd’hui peu de romans sont plus connus : plusieurs éditions et de nombreuses reproductions l’ont popularisé. Avant l’apparition du Coureur des bois, il n’existait peut-être pas de roman français de ce genre. La traduction des ouvrages de Cooper avait excité notre admiration, sans produire, cependant, chez nous, aucune œuvre originale qui s’en rapprochât. Ce genre ne se contrefait pas, il demande l’expérience des objets qu’il décrit : véritable épopée du désert, le Coureur des bois en retrace à grands traits toutes les scènes, toutes les mœurs. Une intrigue saisissante, qui court d’un bout à l’autre du roman, relève encore la nouveauté du cadre et l’originalité des détails.

[1] Le capitaine Mayne-Reid a traduit dernièrement le Coureur des bois en anglais.

Dans ses excursions à travers les provinces mexicaines, Gabriel Ferry avait eu souvent l’occasion de rencontrer d’anciens guerilleros qui avaient pris part à cette guerre de l’Indépendance du Mexique contre l’Espagne ! Guerre terrible qui dura dix ans (de 1810 à 1821). Lutte acharnée, pleine de tragiques aventures et de sombres épisodes, comme peuvent à peine en donner une idée les derniers événements dont le Mexique vient d’être le théâtre.

Ces souvenirs, ces récits d’anciens guerilleros étaient restés profondément gravés dans la mémoire de notre voyageur. Plus tard il en fit le sujet de ses Scènes de la Vie militaire au Mexique ; c’est un tableau coloré d’actions, d’aventures que l’on croirait empruntées aux temps antiques, et qui montrent que, quel que soit le climat, quelle que soit l’époque, les peuples font toujours preuve du même esprit d’héroïsme, quand ils combattent pour leur indépendance et pour leur liberté. La guerre de l’Indépendance inspira encore une fois Gabriel Ferry dans cet émouvant roman de Costal l’Indien.

C’est le récit des exploits de Morelos, le plus grand peut-être des généraux de l’expédition mexicaine ; dans cet ouvrage, l’intérêt de la fiction égale celui des détails historiques ; il forme avec les Scènes de la Vie militaire une saisissante lecture, pleine de révélations sur ce peuple dont l’étrangeté des mœurs se montre toujours la même à chaque étape de l’histoire contemporaine. Ce thème de composition appartient tout entier à Gabriel Ferry : il a été le premier à s’en emparer et à porter la lumière sur des faits totalement inconnus avant lui.

Cet esprit si original ne restait pas toujours circonscrit dans ses sujets favoris : il aimait quelquefois à faire des excursions dans un autre domaine, comme pour prouver la flexibilité de son talent, témoin ce roman de Tancrède de Châteaubrun[2], piquante étude de certains côtés des mœurs parisiennes. Mais dans ce roman, dont le but ostensible n’est que d’être amusant, Gabriel Ferry laisse encore voir l’empreinte de sa vigueur d’idées. La fiction n’est qu’un cadre, pour combattre d’une manière habile une loi étrange qui trop longtemps a fait ombre dans notre législation si éclairée, et qui vient d’être abolie : la loi de la contrainte par corps ! C’est dans notre histoire contemporaine qu’il prit le motif de la Chasse aux Cosaques, vigoureux roman où il retrace des faits peu connus de l’invasion de 1814 ; où il met en action l’histoire des sociétés secrètes qui, sous l’Empire, s’étaient organisées au sein même d’une partie de l’armée contre Napoléon, notamment la société des Philadelphes. Aussi cet ouvrage, dont le prologue commence au milieu des neiges de la retraite de 1812, n’est-il qu’une suite de scènes émouvantes et variées, reliées entre elles par une puissante intrigue.

[2] La Chasse aux Cosaques et Tancrède de Châteaubrun sont deux ouvrages posthumes ; avant d’être réunis en volumes, ils parurent en feuilletons, le premier dans la Patrie, le second dans l’Estafette.

Le dernier des ouvrages de Gabriel Ferry est un petit volume composé seulement de deux récits : Les Squatters, tableau de la vie de ces rudes défricheurs des forêts de l’Amérique du Nord, et la Clairière du Bois des Hogues, dramatique épisode des côtes de la mer.

Gabriel Ferry dessinait et peignait très-agréablement ; il rendit compte, dans l’Ordre, du salon de peinture de 1850-1851.

III

La composition de ces divers ouvrages n’avait demandé guère plus de cinq ou six ans à Gabriel Ferry, et, répétons-le, les lettres n’étaient pas son unique occupation : ceci donne la mesure de ce qu’il aurait pu faire, si la destinée avait été plus libérale de temps envers lui.

A la fin de 1851, le gouvernement français lui confia la mission d’aller recevoir à San Francisco les nombreux émigrants que la fièvre de l’or entassait sans prévoyance et sans ressource sur les rivages californiens. C’était une mission honorable et délicate ; les difficultés et les périls qu’elle comportait, le désir de revoir une partie des pays qu’il avait parcourus avec enthousiasme dans sa jeunesse, tentèrent Gabriel Ferry. Il partit.

Le 2 janvier 1852, il s’embarquait à Southampton, à bord de l’Amazone, magnifique paquebot de la Compagnie anglaise. Trente-six heures après, dans la nuit du 3 au 4, on venait à peine de perdre de vue les côtes d’Angleterre, que l’incendie envahissait l’Amazone ! Qu’est-ce qui avait causé le feu ? On ne le sut jamais. Des pompes destinées à éteindre l’embrasement furent rapidement mises en jeu ; les matelots, les passagers les desservirent avec l’ardeur du désespoir ! Il semble qu’il soit si aisé de devenir maître du feu au milieu de l’eau ! Vains espoirs ! La flamme gagnait à chaque instant de l’espace ! Bientôt même, sous l’impulsion du vent d’hiver qui activait l’incendie, la mer s’enfla, les lames grossirent et vinrent imprimer de fatales oscillations au navire embrasé !

Réveillé comme les autres passagers par le son des cloches d’alarme, Gabriel Ferry était monté sur le pont de l’Amazone ; mais avec ce coup d’œil exercé du voyageur qui s’est déjà trouvé maintes fois dans des circonstances critiques, il embrassa l’étendue du péril et vit qu’il n’y avait là aucune chance de salut ! Cette découverte ne lui arracha aucun signe de terreur. Il ramena sur sa poitrine son manteau de voyageur excité par la rafale, et, s’appuyant contre un cordage, regarda impassible l’incendie qui rugissait autour de lui. A celui qui avait vu le désert, qui avait été témoin de scènes étranges, la destinée réservait pour scène dernière un embrasement sur l’Océan pendant les ténèbres, sans autre issue qu’une mort terrible ! Deux heures après le commencement de l’incendie, l’Amazone présentait un aspect qui défie toute description : ce n’était plus qu’un gigantesque bûcher ! Les cheminées, les cordages, tout le gréement supérieur étaient tombés, et les flammes qui s’élevaient partout avec une intensité formidable, fermaient presque tout passage !

Alors chez quelques-uns la terreur se changea en vertige. Un passager et sa femme se prirent par la main et se précipitèrent dans l’intérieur du navire embrasé ! On résolut enfin une tentative désespérée : l’Amazone portait à son bord trois chaloupes de réserve ; le capitaine annonça que ses matelots allaient les mettre à la mer dans l’espoir de gagner la côte avec tout ce qu’elles pourraient contenir de monde.

On était éloigné de vingt-cinq ou trente lieues de la terre la plus voisine ; il faisait nuit et la mer était orageuse. C’était moins une espérance de sauvetage que l’alternative d’une mort moins horrible. Une première chaloupe est mise à flot. Une multitude haletante, sans songer aux dangers de cet empressement, sans écouter les représentations du capitaine, l’envahit avec confusion. Quelques coups de rames avaient à peine fait mouvoir cette embarcation qui enfonçait sous le poids de son chargement, qu’une vague formidable, accourant du large, bondit sur sa proie avec le fracas d’une décharge d’artillerie, et la submergea complétement.

La seconde chaloupe eut le même sort par les mêmes circonstances ! Du sein des flots s’élevaient alors de suprêmes cris de désespoir, et la réverbération sanglante du navire embrasé éclaira de lamentables agonies ! Restait une troisième embarcation ; ces deux désastres successifs rendirent quelque prudence : on décida que vingt passagers seulement y prendraient place. Ceux qui préféraient aux conséquences de l’incendie l’éventualité d’une fuite au hasard, pendant la nuit, sur une mer orageuse, descendirent dans la chaloupe.

Au moment d’y entrer, un négociant qui se rendait à San Francisco, M. Barrincon, se retournant vers Gabriel Ferry alors près de lui :

— Venez-vous avec nous ? lui dit-il.

— Mourir pour mourir, je préfère rester ici, répondit Gabriel Ferry avec cette sérénité qui ne l’avait pas un instant abandonné. Le capitaine joignit vainement ses pressantes instances à celles de M. Barrincon.

Enfin cette dernière barque s’éloigna !

Elle avait déjà fait une lieue au hasard, au milieu des ténèbres ; l’Amazone embrasée ne lui apparaissait plus dans le lointain que comme le fanal d’un navire qui cingle la mer pendant la nuit. Tout à coup, vers cinq heures du matin, un bruit égal à un roulement de tonnerre interrompit le silence de l’immensité… Le voile d’obscurité qui pesait sur l’horizon se déchira, la surface de l’Océan s’illumina comme par l’effet d’une aurore boréale, puis bientôt tout retomba dans la nuit… L’Amazone venait de sauter avec le reste de ses passagers[3] !

[3] Les vingt passagers montés sur cette barque de l’Amazone voguèrent pendant plusieurs heures encore ; ils furent enfin rencontrés par la galiote hollandaise la Gertrudia, qui les recueillit à son bord et les ramena aussitôt à Brest.

Voir, sur ce désastre, tous les journaux et principalement le Journal des Débats du commencement de janvier 1852.

IV

Cette mort, pathétique comme le dénoûment d’une tragédie antique, émut vivement l’opinion. La réputation de Gabriel Ferry s’étendit en raison de l’horreur de la catastrophe qui avait terminé ses jours.

La mort est une si grande artiste en renommée !

On rechercha ses ouvrages ; les éditions et les reproductions s’en multiplièrent rapidement. La critique jugea et apprécia son talent. George Sand lui consacra des pages émues ! Aujourd’hui il a sa place dans la puissante famille de ces écrivains voyageurs, hommes d’action et d’imagination, qui ont tenu le principal rôle dans leurs œuvres.

Gabriel Ferry a le mérite d’avoir marqué le premier parmi nous cette littérature qui emprunte son intérêt aux grandes scènes de la nature d’outre-mer, aux mœurs si pittoresques de ses habitants. Depuis, bien des écrivains se sont essayés dans cette voie. Notre voyageur a gardé la priorité dans le genre qu’il avait révélé, car il réunit au plus haut degré l’intérêt et le style. Il a enveloppé ses œuvres de cette forme parfaite qui rend impérissable ce qu’elle touche ; et nul n’a peint avec plus de saisissante vérité les mœurs de ce peuple étrange qui reste toujours le même en dépit de la marche du temps et des progrès de la civilisation.

Dans notre dernière expédition au Mexique un grand nombre d’officiers avaient avec eux les ouvrages de Gabriel Ferry, et les consultaient avec fruit, de même qu’en 1798 les soldats de l’armée d’Égypte n’avaient pas de meilleur guide que le voyage de Volney dans la terre des Ptolémées.

FLAVIUS GIRARD.

SCÈNES
DE
LA VIE SAUVAGE
AU MEXIQUE

I
LE PÊCHEUR DE PERLES

Au temps où les Indes occidentales reconnaissaient encore la domination espagnole, le port de San-Blas, situé à l’entrée du golfe de Californie, sur la côte de l’ancienne intendance, qui est devenue l’État de Xalisco, était l’entrepôt des îles Philippines. Des navires richement chargés des soieries de la Chine, des épices précieuses de l’Orient, se pressaient dans la rade ; une population affairée remplissait les rues ; des arsenaux bien garnis, des chantiers toujours en activité, faisaient alors de San-Blas le point le plus important de la côte du sud. Aujourd’hui toute cette splendeur s’est évanouie, et San-Blas ne conserve plus que des restes de chantiers, des restes d’arsenaux, des restes de population, le souvenir de son ancien commerce et sa situation pittoresque.

La ville se divise en deux parties, la ville haute, et la ville basse ou la plage. Des arceaux de la Commandance générale, bâtie sur le sommet d’un rocher escarpé, le regard embrasse un des points de vue les plus mélancoliques et les plus beaux qu’on puisse contempler. D’un côté, s’offre la ville haute, silencieuse et dépeuplée, triste et morne comme tout ce qui s’affaisse et tombe en ruine après avoir été puissant ; de l’autre, une épaisse et verte forêt dont les premières cimes viennent caresser, comme un flot de verdure, les fondements de la Commandance, s’abaisse en amphithéâtre jusqu’à la plage. Un chemin tortueux, qui se perd et se retrouve au milieu des arbres, descend jusqu’au niveau de la mer. Là, sur la grève, parmi des bouquets de palmiers et de bananiers, à l’ombre des cocotiers, se montrent de tous côtés de pittoresques huttes de bambous. Au pied de ces huttes, la plage s’arrondit, baignée par le flux presque insensible qui vient de la haute mer, dont les eaux reflètent comme un miroir l’azur étincelant du ciel. Çà et là, des îles riantes s’épanouissent au soleil comme des bouquets de fleurs marines ; de grands rochers s’élèvent pareils à des pyramides d’ambre jaune, et quelques bateaux pêcheurs, glissant au loin, détachent sur les profondeurs lumineuses de l’horizon leurs blanches voiles triangulaires.

Je me trouvais à San-Blas il y a quelques années. Des intérêts commerciaux m’appelaient en Californie, et j’attendais, depuis une quinzaine de jours environ, que quelque navire caboteur se mît en charge pour un point quelconque de cette côte. Enfin j’appris que la Guadalupe, petite goëlette de cinquante-huit tonneaux, allait faire voile pour Pichilin ou Pichilingue, sous le commandement d’un capitaine catalan qui en était le propriétaire. Je me hâtai de l’aller trouver et d’arrêter passage à son bord. J’acceptai ses conditions sans marchander. Bien qu’il fût alors sans concurrent, le capitaine eut la discrétion de ne pas me demander un prix trop exorbitant. « Si vous habitez, comme je n’en doute pas, la ville haute, me dit-il en nous séparant, vous ferez bien de descendre à la plage avec vos effets, car d’un moment à l’autre nous pouvons partir, et j’enverrai une embarcation pour vous chercher ; ainsi tenez-vous prêt, pour ne pas perdre une minute. »

J’avais tellement hâte de me dérober à la chaleur étouffante de San-Blas et aux myriades de maringouins qui en rendent le séjour presque intolérable, que, pour n’y pas rester une heure de plus, je m’empressai de suivre le conseil du capitaine. J’allai donc m’installer sur la plage, dans une de ces charmantes huttes en bambous que j’avais déjà remarquées du haut de la ville ; mais je ne tardai pas à m’apercevoir que, sur cette plage, de loin si séduisante, les maringouins étaient en plus grand nombre encore que sur la hauteur, et d’autant plus affamés qu’ils avaient moins de victimes à tourmenter. Enfin, au bout de trois jours de martyre, je reçus un matin l’avis de me tenir prêt à monter dans l’embarcation qui devait me prendre dans l’après-midi. A l’heure dite, une pirogue vint aborder à quelques pas de la hutte que j’habitais. Comme c’était une pirogue creusée dans un tronc d’arbre et à fond plat, le trajet de la plage au navire ne se fit pas sans quelque danger. La moindre lame, le moindre mouvement maladroit, peuvent faire chavirer ce frêle esquif, et de grands requins, qu’on voit à fleur d’eau suivre sournoisement le sillage, font assez deviner quelles seraient les suites d’un pareil accident. Nous arrivâmes heureusement à bord.

Des montagnes de ces beaux et savoureux oignons de San-Blas, d’une prodigieuse grosseur, des calebasses et des bananes, étaient entassés sur le pont de la goëlette. Cet amas de fruits et de légumes formait, avec ma malle, à peu près toute la cargaison. L’appareillage fut bientôt terminé. On arrima les oignons tant bien que mal dans les trois pirogues, on suspendit les régimes de bananes en longues franges au couronnement et aux lisses de bâbord et de tribord, puis le navire fut livré à la discrétion des vents et à la grâce de Dieu.

L’équipage n’était pas moins singulièrement composé que le chargement. Le capitaine catalan, don Ramon Pauquinot, avait sous ses ordres un matelot français, déserteur d’un navire baleinier, un Mexicain qui avait la prétention de servir de second, un Canaca ou Indien des îles Sandwich, un Chinois qui passait, avec une égale répugnance, de la cuisine à la manœuvre, et vice versâ, enfin deux Apaches[4] de quatorze à quinze ans, arrachés tout jeunes à leurs déserts, et faisant l’office de mousses. Le capitaine, quand il n’était pas aux prises avec ses matelots dont il finissait toujours par faire les volontés, se promenait, fumait, ou passait en revue ses oignons et ses calebasses. Le Français, avec l’arrogance de ses compatriotes en pays étranger, traitait de Parisiens son capitaine et ses camarades ; il s’était réservé le maniement de la barre, près de laquelle il restait assis sans façon, donnant la nuit au sommeil et le jour au far niente. Le Mexicain, affectant de se croire officier à bord, et voluptueusement couché dans une pirogue, raclait constamment une petite mandoline qui ne le quittait pas. Il était fort surpris quand don Ramon lui donnait des ordres, et regardait comme des actes de tyrannie intolérable ses prétentions à exercer une autorité dont pourtant le capitaine n’abusait guère. Le Chinois, sous le prétexte d’être à la fois à la cuisine et à la manœuvre, ne faisait ni manœuvre ni cuisine. Le Canaca se chargeait à sa place de faire cuire le riz et les bananes qui, avec de la cecina[5] revenue dans l’eau, composaient toute notre nourriture. En revanche, quand le capitaine donnait l’ordre d’amener ou de border une voile, le Chinois revendiquait avec aigreur les fonctions de cuisinier usurpées par le pauvre Indien. Ce dernier, le seul qui travaillât parmi les hommes de l’équipage, était, comme il arrive presque toujours, le moins payé. Quant aux deux jeunes Apaches, ils passaient leur temps, en vrais sauvages, à lutter d’adresse dans le maniement du couteau. On les voyait accroupis l’un devant l’autre à quelques pouces de distance, et avançant un de leurs pieds nus, balancer lentement leurs couteaux entre le pouce et l’index, puis, à un signal donné, les laisser échapper, de façon à percer le pied qui ne se retirait pas assez vite. Cette escrime d’un nouveau genre amenait mille parades fort bizarres, mais rarement heureuses, et le délassement favori des Apaches finissait toujours par ensanglanter le pont.

[4] Nation sauvage et indomptée, dont le vaste territoire s’étend au nord de l’État de Sonora.

[5] Viande séchée au soleil.

L’anarchie qui régnait à bord de la Guadalupe ne doit pas être considérée comme une exception ; je pourrais citer plusieurs traits de cette incroyable mollesse particulière aux capitaines de navires mexicains, et dont le pauvre don Ramon offrait un triste exemple. L’absence de lois et la crainte de se voir abandonnés par les rares matelots qu’ils peuvent recruter sur ces côtes ne permettent pas aux capitaines de recourir aux moyens coërcitifs, qui seuls feraient respecter leur autorité. Au reste, la plupart prennent leur mal en patience. Don Ramon surtout montrait une indolence, une résignation où se reconnaissait, mieux encore que dans son teint bronzé, l’invincible influence du soleil des tropiques.

Il y avait déjà quinze jours que nous avions levé l’ancre, et nous pensions être encore loin de Pichilingue. L’eau se corrompait dans les futailles sous un soleil perpendiculaire, car nous touchions au solstice de juin. La cecina m’était devenue odieuse, le riz insupportable. J’aspirais avec ardeur à la fin de notre navigation, quand un jour, au moment où le soleil allait disparaître dans les brumes lointaines de l’horizon, le matelot français me fit signe de venir à lui :

— Tenez, me dit-il en me montrant du doigt un point éloigné presque imperceptible, regardez là-bas ! Pour les Parisiens comme vous, ce point noir n’est peut-être qu’un nuage un peu plus bas que les autres ; pour moi, qui ai navigué dans ces mers, c’est l’île de Cerralbo, qui cache celle d’Espiritu-Santo.

— Eh bien ! que faut-il penser de ce voisinage ? répondis-je avec surprise.

— Ce qu’il faut en penser ? c’est que nous avons dépassé Pichilingue, qui se trouve à l’extrême pointe de la Californie, de soixante lieues au moins. Or le capitaine s’en croit éloigné encore de soixante, ce qui fait à son compte une erreur de calcul de cent vingt lieues ; c’est peu sur une navigation du double à peu près.

— En êtes-vous certain ?

— Aussi certain, reprit le matelot, que je le suis qu’un capitaine français ferait une maladie de chagrin pour une pareille bévue, et que celui-ci n’en sourcillera pas. — Capitaine, s’écria-t-il presque en même temps, nous avons la terre à l’avant.

— Bah ! dit don Ramon en s’approchant de la lisse pour mieux voir, c’est ma foi vrai ! Eh bien ! tant mieux, nous arriverons plus vite que je ne l’avais pensé.

Puis, s’apercevant de sa double erreur, il se tourna vers moi, et, sans beaucoup s’étonner, il s’écria d’un air de bonne humeur : — Il est bien heureux, ma foi, que je ne me sois pas trompé de cent lieues, car j’aurais eu à vous nourrir plus longtemps ; mais soyez sans inquiétude, les escales, tant directes que rétrogrades, sont comprises dans le prix du passage ; nous allons nous reposer à Cerralbo, et je vous reconduirai à Pichilingue.

Le matelot français me lança un regard expressif ; il était impossible d’avoir plus complétement raison.

Le soleil s’abaissait déjà au moment où les îles signalées commencèrent à être visibles à des yeux autres que ceux d’un marin ; il allait se coucher lorsque nous arrivâmes à l’entrée du canal qui sépare l’île de Cerralbo de celle d’Espiritu-Santo. Rien n’est triste comme l’aspect de ces deux îles, avec leurs bords escarpés de roches noires contre lesquelles l’eau se brise, jaillit et retombe en remous écumeux. Habituellement désertes, les îles de Cerralbo et d’Espiritu-Santo ne sont peuplées que deux mois de l’année par les pêcheurs de perles, et cela en juin et juillet : j’ai dit que nous étions à la fin du premier de ces deux mois.

Nous commencions à distinguer les huttes élevées temporairement par ces aventuriers, les embarcations attachées dans les anfractuosités des rochers, quand deux canots, montés par deux hommes dont l’un semblait poursuivre l’autre, se détachèrent de l’île de Cerralbo dans la direction de l’île voisine. Des cris partis du rivage annonçaient qu’à terre on prenait un vif intérêt à cet incident. Les deux canots, luttant de vitesse, semblaient voler sur la surface de la mer, devenue paisible à quelque distance des rochers de la grève. Cependant l’avantage paraissait insensiblement passer du côté du poursuivant. Notre équipage s’émut de ce spectacle ; le Canaca, le Chinois, montèrent sur les haubans pour mieux voir la course, tandis que les Apaches grimpèrent dans les hunes, le long du cale-hauban, à l’aide des doigts de leurs pieds, dont ils se servaient comme les singes. Le capitaine lui-même prit sa longue-vue, et, après avoir regardé attentivement pendant quelques minutes : — Il est perdu, dit-il en se tournant vers moi.

— Qui ? demandai-je.

— Eh bien ! l’homme qui se sauve dans son canot.

— Qui vous le fait croire ?

— C’est José Juan qui le poursuit.

Ce nom ne m’apprenait rien ; mais je jugeai inutile de troubler par de nouvelles questions le capitaine, qui semblait fort préoccupé du résultat de la course. Je repris donc mon attitude d’observateur attentif et silencieux. La goëlette avançait toujours, et la distance qui nous séparait des deux jouteurs, diminuant de plus en plus, me permettait de mieux suivre les phases de la lutte. Il était évident que celui qui fuyait tendait à gagner une petite crique qu’on apercevait au milieu des roches à pic qui bordent l’île d’Espiritu-Santo. C’était le seul endroit où l’on pût aborder. Il fallait donc, du point où il était parvenu, se diriger en droite ligne vers cet asile. José Juan ne sembla d’abord pas deviner cette intention, car, au lieu de suivre cette ligne droite, il agrandit l’espace qui le séparait de son antagoniste en remontant le canal. Celui qu’il poursuivait le regardait avec anxiété, et redoublait d’efforts ; mais il avait probablement à lutter contre un courant rapide, car son canot dérivait sensiblement. Celui de José Juan, au contraire, après être parvenu au sommet de l’angle qu’il avait décrit, se dirigeait en diagonale avec une apparente facilité, de manière à gagner la crique avant le fugitif. Ce point décidé, ce n’était plus qu’une lutte de temps qui devait avoir lieu entre les deux adversaires, lutte dans laquelle José Juan avait tout l’avantage du courant produit par le resserrement des deux îles.

— Allons, dit le capitaine, ce drôle n’a plus qu’à se laisser prendre au lieu de se fatiguer inutilement.

Soit découragement, soit lassitude, le pauvre diable dont parlait le capitaine ne ramait plus qu’avec mollesse, et se retournait de temps à autre pour juger des progrès que faisait son persécuteur. Au moment où celui-ci, que chaque coup d’aviron rapprochait rapidement, était sur le point de l’atteindre, il parut prendre un parti désespéré, et, abandonnant ses rames, il monta sur l’avant du canot, et regarda l’eau avec attention.

— Il est fou, s’écria le capitaine, ou la peur lui trouble l’esprit, s’il espère échapper, en se jetant à la mer, au meilleur plongeur de toutes ces côtes.

C’était cependant la seule chance de salut qui lui restât. En effet, la nuit allait venir. Les eaux se teignaient déjà d’une couleur plus sombre ; quelques minutes encore, et il se dérobait à son ennemi à la faveur de l’obscurité du ciel et de la mer, en supposant toutefois que le motif de sa fuite fût assez grave pour lui faire affronter les requins qui foisonnent dans toutes les mers de la zone torride. Malheureusement il n’y avait pas une minute à perdre, car, grâce à la vigueur avec laquelle José Juan faisait avancer son canot, en quelques coups d’aviron il allait se mettre bord à bord avec le fugitif ; celui-ci le sentit sans doute, car il s’élança la tête la première, et les flots, un instant séparés, se refermèrent au-dessus de lui. Ce fut au tour de José Juan de lâcher ses avirons et de se tenir debout à l’avant de sa barque. Il tenait d’une main un de ces filets qui servent aux plongeurs à rapporter les coquillages qu’ils détachent des bancs de rochers, et de l’autre une corde assez longue. Après un instant d’hésitation, lâchant le filet et gardant la corde, il disparut à son tour sous l’eau, tandis que les deux canots, abandonnés au courant, allèrent se heurter bord contre bord.

Les rochers de l’île de Cerralbo s’étaient garnis de curieux qui suivaient avec anxiété cet étrange spectacle. Quant à l’équipage de la Guadalupe, il témoignait une joie voisine de l’ivresse. Le Canaca ne pouvait assister sans frémir à une course en canots et à des prouesses de natation qui lui rappelaient ses îles natales, et les deux Apaches poussaient, du haut de la hune, des hurlements d’allégresse. Une minute s’était à peine écoulée au milieu de cette vive préoccupation, lorsqu’une tête se montra à la surface de l’eau ; c’était celle du fugitif. Il nageait vers Espiritu-Santo avec toute l’énergie du désespoir, quand tout à coup, comme s’il eût été entraîné par un de ces puissants tourbillons qui engloutiraient un vaisseau, il s’enfonça rapidement et disparut. Une légère écume qui blanchissait, de petites vagues qui bouillonnaient au-dessus de la place où on l’avait perdu de vue, indiquaient une lutte sous-marine. Avait-elle lieu entre José et son adversaire, ou bien le malheureux était-il aux prises avec un de ces monstres féroces dont la vue seule donne le frisson à l’homme qui les contemple en sûreté du pont d’un navire ? Cependant l’écume blanchissait toujours et ne se teignait pas de sang ; cette vue rassura les spectateurs. Enfin l’eau se fendit de nouveau, une tête parut, puis une autre ; la première, c’était celle de José Juan, la seconde, celle du fugitif : seulement on s’aperçut bientôt que ce dernier ne se soutenait sur l’eau que par le jeu de ses jambes, car la corde de José Juan se repliait trois fois autour de ses bras collés à son buste par cette triple étreinte. Cette merveilleuse prouesse, accomplie sous les vagues, excita, tant à bord que sur le rivage, un tonnerre d’applaudissements, parmi lesquels se mêlaient des cris de : Viva José Juan ! que viva ! tandis que le capitaine se retournait vers moi pour me dire :

— Je vous avais bien dit qu’un homme poursuivi par José Juan était un homme perdu !

La nuit, qui arriva rapidement, nous déroba la suite de cette scène extraordinaire ; mais nous entendîmes, au bout de quelques instants, des cris lamentables qui partaient du rivage, mêlés à des rires ironiques, le murmure sourd de la lutte d’un seul homme contre plusieurs, puis nous n’entendîmes plus rien.

Quand la Guadalupe eut achevé de mouiller à une demi-portée de canon du rivage de Cerralbo, l’heure du repos était venue pour cette population de plongeurs, de marchands et d’aventuriers, dont la journée est si remplie de périls et de fatigues. La lune, déjà levée, éclairait de ses pâles rayons les molles ondulations de la mer. De longues lames venaient se briser avec un bruit monotone sur une grève semée de coquillages nacrés, et qu’on eût pu croire complétement déserte.

Les îles de Cerralbo et d’Espiritu-Santo ont été renommées de tout temps dans le golfe de Californie pour leurs bancs d’huîtres perlières et le grand nombre de ces tortues carets dont la carapace fournit l’écaille. Le premier qui découvrit ce placer de perles[6] fut un soldat espagnol qui, au terme d’une aventureuse campagne, se trouva riche de plus de trois cent mille francs. Depuis cette époque, les concessionnaires de ce placer le font exploiter tous les ans pendant les mois de juin et de juillet. L’exploitation des perles tient une grande place dans l’industrie et le commerce du Mexique. Un heureux hasard m’avait conduit sur un des principaux théâtres de cette exploitation ; je voulus en profiter. Deux choses m’intéressaient surtout : l’état de l’industrie perlière d’abord ; ensuite, faut-il le dire ? je tenais à avoir l’explication de la scène étrange qui m’avait frappé avant d’arriver devant Cerralbo, et dont le héros était précisément un pêcheur de perles, José Juan. Je me promis de ne pas quitter ces îles sans avoir satisfait ma curiosité.

[6] Le mot placer désigne un endroit où l’on trouve de l’or ou des perles à fleur de terre ou à fleur d’eau ; le mot mina entraîne avec lui l’idée de travaux souterrains. L’exploitation d’un placer est presque toujours heureuse, et celle d’une mina trop souvent stérile.

Lorsque des hasards ou des recherches font découvrir au Mexique une mine d’or ou d’argent, on en déclare l’existence au gouverneur de l’État, qui en accorde la concession, si toutefois le dénonciateur (c’est ainsi qu’on l’appelle) n’est ni étranger, ni soldat, ni prêtre, et à la charge pour lui de la mettre en exploitation dans le délai d’un an et un jour, faute de quoi la concession retombe dans le domaine public. Les formalités sont les mêmes, à quelques exceptions près, pour les bancs de perles. Une fois ces formalités remplies, on songe aux préparatifs de la pêche.

Les propriétaires du placer qu’on doit exploiter embauchent, parmi les tribus indiennes du littoral de Californie et de celui de Sonora qui y fait face, le nombre de buzos (plongeurs) dont ils ont besoin. Comme les mineurs, les plongeurs sont à la part, c’est-à-dire que leur salaire consiste uniquement dans une portion du bénéfice qu’on leur abandonne. Dès que les opérations de pêche sont commencées, ils deviennent l’objet d’une surveillance incessante, car on conçoit combien il est facile de soustraire une perle d’un grand prix. Le capataz ou chef d’une brigade est chargé de ce soin. On confie d’ordinaire cette autorité, presque toujours despotique, à un homme que sa force morale ou physique a fait respecter ou craindre de ses camarades.

Ces plongeurs sont accompagnés de leurs familles. A leur suite viennent les sorcières des diverses tribus parmi lesquelles les buzos sont recrutés. Ces femmes, qui exploitent la crédulité indienne, ont pour mission de charmer les requins et d’endormir leur férocité ou leur vigilance. C’est peut-être, de tous les métiers qui viennent s’exercer dans une pêcherie, le plus commode et le plus lucratif. Les rescatadores (racheteurs) se transportent également au buceo (pêcherie) pour racheter aux plongeurs la part de bénéfice qui leur est payée en perles. Puis d’autres spéculateurs de bas étage arrivent en foule pour ouvrir des tendajos (cabarets) ou des casas de partida (maisons de jeu). Comme la saison de la pêche des perles est aussi celle de la pêche des tortues à écaille, qui attire de nombreuses flottilles à Cerralbo et Espiritu-Santo, une population flottante et nomade de deux à trois cents habitants se trouve subitement réunie dans ces deux îles désertes pendant dix mois de l’année. A peine arrivés, les pêcheurs réparent les huttes de la campagne précédente, au besoin ils en bâtissent de nouvelles, et la campagne commence.

Les barques disposées pour la pêche contiennent les rameurs et les plongeurs. Ces derniers se jettent à l’eau alternativement, c’est-à-dire que, pendant que l’un plonge, l’autre se repose. Une corde au bout de laquelle est attachée une assez grosse pierre, et qu’ils tiennent entre l’orteil et les doigts du pied, leur sert à plonger avec plus de rapidité. L’autre bout de la corde, attachée au canot, les aide à remonter plus facilement, quand leur poids s’est augmenté de celui des coquillages qu’ils vont détacher sur les roches à dix et douze brasses de profondeur. Ces coquillages remplissent un filet que les plongeurs portent devant eux comme un tablier. Il n’est pas rare de voir ces hommes rester jusqu’à trois et quatre minutes sous l’eau, après quoi ils remontent brisés de fatigue, ce qui ne les empêche pas de plonger ainsi dans une matinée quarante ou cinquante fois. Les meilleurs plongeurs sont en général les Indiens Hiaquis, qui vivent sur les bords de la rivière de ce nom, près de Guaymas. Ce sont eux qu’on emploie de préférence, à cause de leur intrépidité et de leur adresse. Bien que les requins se réunissent en grand nombre auprès de ces pêcheries, comme dans tous les endroits fréquentés de ces parages, les Hiaquis plongent dans ce terrible voisinage avec une audace qui fait frémir, surtout si l’on considère la seule arme qu’ils aient à leur disposition. C’est un morceau de bois dont les deux extrémités sont aiguisées et durcies au feu ; cette arme grossière, qu’ils portent à la ceinture de leur caleçon de cuir, s’appelle estaca. On sait que, par la conformation de sa mâchoire inférieure, le requin, pour saisir sa proie, est obligé de se retourner ; c’est ce moment qu’ils choisissent pour enfoncer le pieu dans la gueule de leur ennemi, dont les mâchoires dès lors ne peuvent plus se rejoindre. Un seul genre de requin, la tintorera, met en défaut le courage des Hiaquis, et leur fait éprouver cette horrible angoisse que cause aux autres hommes la vue d’un requin ordinaire.

Chaque soir on amoncelle et on parque sur le rivage les huîtres qui ont été arrachées des rochers, et là, sous la garde spéciale des capataz, ou chefs des corporations, on les laisse s’ouvrir par la putréfaction que le soleil ne tarde pas à développer. Quand cette putréfaction est complète, on procède au lavage, à peu près comme pour le sable aurifère. Ce lavage se fait aussi dans de grandes auges en bois ; on fouille avidement cette horrible décomposition qui exhale au loin des miasmes empoisonnés, et on en extrait les perles. Celles qu’on pêche ainsi sur toute la côte de Californie, à la mission de la Paz, à Loreto, ne se distinguent pas en général par la blancheur de leur eau et la pureté de leur orient, comme les perles de l’Inde ; leur couleur est généralement bleuâtre ; les plus grosses sont même d’une couleur irisée tirant sur le noir violet ; elles affectent surtout la forme de poires. Ces perles, toutefois, ne laissent pas que d’être d’une certaine valeur, et sont employées à des parures de deuil. Il n’est pas d’ailleurs, sur toute la surface de la république mexicaine, de femme jouissant de quelque aisance qui ne possède un collier de perles d’un grand prix, et ces perles ne viennent que de Californie. On conçoit dès lors toute l’importance qu’on attache à l’extraction de ces perles, et le grand nombre de spéculateurs qui s’en emparent. Cette pêche dure deux mois.

Une fois la pêche terminée, toute cette population nomade remonte dans les canots qui l’ont amenée : les Indiens retournent dans les villes louer leurs bras pour un autre travail ; les sorcières vont raconter à leurs tribus la puissance de leurs incantations ; les rescatadores vont, d’habitation en habitation, réaliser le bénéfice de leurs achats ; les cabaretiers portent ailleurs leurs buvettes, les banquiers leurs baraques de jeu ; les pêcheurs d’écailles, enfin, rapportent à leurs armateurs le fruit de leur campagne, et les deux îles redeviennent désertes jusqu’à la saison suivante. Pendant ce temps, le travail mystérieux qui forme la perle s’accomplit de nouveau ; des monceaux de coquilles de nacre blanchissent sur le rivage et l’encombrent. Primitivement, les navires d’Europe en retour obtenaient une prime pour en débarrasser la grève, en les chargeant comme lest ; plus tard, on payait un droit de deux francs cinquante centimes par tonneau, et maintenant le gouvernement en fait un objet de spéculation ; car ce sont, comme on sait, ces écailles qui fournissent la nacre.

A l’époque où j’arrivai devant les îles de Cerralbo et d’Espiritu-Santo, la pêche était en pleine activité. Dès le lendemain, quand je montai sur le pont de la Guadalupe, un spectacle animé frappa mes yeux. Un grand nombre de barques portant des pavillons de diverses couleurs, les unes se croisant, les autres immobiles, couvraient la surface de la mer. Les premières portaient les pêcheurs, qui se disposaient à gagner le large, en quête des carets qu’ils pourraient surprendre endormis à fleur d’eau, tandis que leurs compagnons disposaient, dans les endroits les plus isolés des deux îles, des filets pour les prendre quand ils viendraient paître les algues, les varechs et les autres herbes marines qui tapissent le fond de la mer. Les barques qui restaient immobiles étaient montées par les plongeurs. De minute en minute, on les voyait disparaître sous l’eau, puis se remontrer, les yeux et les traits gonflés par la fatigue, les muscles tendus. Ils déposaient au fond de leurs embarcations les coquillages qu’ils avaient pu détacher des bancs, se couchaient un instant, attendant que ceux de leurs camarades qui alternaient avec eux fussent revenus, puis replongeaient de nouveau. Quelques-uns d’entre eux étanchaient avec de l’eau de mer les flots de sang que la trop longue compression des poumons leur faisait rendre par les oreilles, et surtout par les narines.

De temps en temps, sur les cimes des promontoires qui dominaient la rade, apparaissaient quelques vieilles femmes hideuses et à peine vêtues ; c’étaient des sorcières indiennes. Elles s’avançaient en étendant sur les flots leurs bras décharnés, et murmuraient ou chantaient des paroles mystérieuses pour endormir la férocité des requins. Cet ensemble si pittoresque, les sauts des plongeurs, le bruit continuel de l’eau jaillissante, les cris des signaux, les encouragements, les défis, les rumeurs de la terre se mêlant à celles de la mer, les chants lugubres des sorcières, puis de temps à autre les évolutions des requins signalés par l’aileron qui s’élève de leur épine dorsale, toutes ces scènes si étranges, si diverses, composaient un spectacle des plus curieux pour un Européen. Pendant que je le contemplais avec un vif intérêt, le capitaine s’approcha de moi avec son calme habituel, et me dit :

— Si mes gens n’avaient pas besoin de se reposer de leurs fatigues, je mettrais à votre disposition une de mes embarcations ; mais vous pouvez y suppléer en hélant une de ces barques, qui vous conduiront à Cerralbo pour la moindre des choses. Une journée sur la terre ferme paraît bien douce après une longue navigation.

Comme j’étais parfaitement de cet avis, je suivis le conseil du capitaine, et quelques instants après je débarquais à Cerralbo. Le premier aspect de l’île n’a rien d’agréable. Un village entier composé de cabanes faites de planches, de débris de barques hors de service ou de navires échoués, de bambous, de troncs de palmiers, s’élève à quelque distance de la mer. Sur la plage, je remarquai des monceaux de coquillages de nacre qui attestaient l’abondance de la pêche précédente ; plus loin, ces mêmes coquillages, que la putréfaction avait ouverts, étaient vidés dans des auges en bois et lavés avec soin. De temps à autre, on tirait de cet amas de coquilles fétides des perles de diverses grosseurs, depuis la semence jusqu’à la calebasse. Des cris de joie éclataient chaque fois qu’une perle de grande dimension s’offrait aux regards des travailleurs. Dans d’autres endroits de l’île, de malheureuses tortues cuisaient toutes vives, au milieu des plus affreux tourments, dans leur carapace, que le feu ramollissait et aidait à séparer de leur corps. On raccommodait des barques ou des filets, on durcissait des estacas, on aiguisait des harpons ; bref, l’activité qui régnait à terre égalait celle qu’on déployait sur l’eau.

Les réflexions morales sur les peines que coûtent certains objets de luxe sont devenues presque un lieu commun. Cependant, quand on a vu ces perles, cette écaille, produites par une cause mystérieuse au fond des mers de la zone torride, arrachées de leurs abîmes malgré les requins, gardiens jaloux de ces trésors, puis tirées de cette putréfaction aux miasmes souvent mortels, on ne peut s’empêcher de frémir en songeant aux périls qu’affronte l’homme, aux prodiges qu’il accomplit sous l’impulsion de sa cupidité.

Il fallait cependant me décider à demander l’hospitalité pour cette journée et la nuit suivante dans quelqu’une des huttes de Cerralbo, et, pour cela, choisir la plus apparente ; mais toutes présentaient un tel aspect de misère et de dénûment, que le choix était fort difficile. Une rumeur sourde, qui s’éleva du côté de la mer, dont je m’étais un peu éloigné, vint mettre un terme à ma perplexité. Quoique l’heure à laquelle la pêche se termine chaque jour n’eût pas sonné, tous les plongeurs restaient immobiles sur leurs bateaux, le cou tendu, les yeux fixés sur un endroit de la mer assez rapproché du banc qu’ils étaient en train d’exploiter. Les vieilles femmes dont j’ai parlé redoublaient leurs conjurations, et cette fois sur un ton plus élevé et dans un langage inconnu. Tout à coup, à l’aspect d’une forme hideuse de requin qui décrivait de grands cercles en s’enfonçant lentement sous l’eau, les pêcheurs, dans l’espoir d’épouvanter le monstre, firent retentir l’air de cris redoublés. Malheureusement la couche d’eau qui recouvrait le requin devait l’empêcher d’entendre ces cris, malgré la finesse d’ouïe qui distingue ces animaux.

— C’est une tintorera, me dit le Mexicain, que je retrouvai parmi les spectateurs.

J’ai dit l’effroi que cause cette variété du requin à ces hommes intrépides.

— C’est une tintorera, reprit le Mexicain, et si tout autre que le plongeur que vous allez voir sortir de l’eau se trouvait dans cette position, ce serait un homme perdu ; mais celui-là s’en soucie comme d’un botete[7].

[7] Poisson vénimeux, qui, mis à l’air, enfle et éclate sous les coups.

— Quoi ! m’écriai-je, il y a quelque malheureux sous l’eau, et vous le connaissez !

— Certes, oui ; c’est José Juan.

Si on ne l’a pas oublié, c’était la seconde fois que, depuis la veille, on me jetait le nom de cet homme avec un laconisme qui indiquait qu’après ce nom tout commentaire était inutile. Cette fois, vu la terrible gravité de la circonstance, ce nom me frappa vivement. Le Mexicain avait à peine achevé cette brève réponse, qu’on vit le plongeur sortir de l’eau comme un trait et s’élancer dans son bateau à l’aide de la corde qui y était attachée. Presque au même moment cette corde était tranchée par les dents du requin comme un fil d’araignée ; une seconde de plus, l’homme eût été tranché de même. Des cris d’allégresse, des vivat, des applaudissements, éclatèrent de toutes parts à l’apparition du plongeur. Celui-ci les reçut comme un hommage mérité, mais toujours flatteur, à en juger par le gonflement de ses narines et l’air d’orgueilleux dédain avec lequel ses yeux suivaient la retraite de son ennemi.

Ce n’est pas à la peur que José avait cédé en fuyant. Une femme jeune et belle se tenait immobile et presque défaillante sur le rivage. Un ardent regard que lui jeta José Juan m’expliqua suffisamment que c’était à elle qu’il avait fait ce sacrifice. Le Mexicain soupira et me dit d’un air de regret :

— Il y a un an, nous aurions vu un beau combat entre lui et le requin. A pareille époque, il a tué une tintorera pour sauver un ami ; mais alors il n’était pas encore marié. Depuis, le mariage l’a amolli. Voulez-vous que je vous raconte cette histoire ? elle est fort curieuse.

— Non, merci, j’aime mieux la lui entendre raconter à lui-même, car je compte lui demander l’hospitalité pour cette nuit.

Mon indécision avait cessé, la hutte qui abritait un pareil hôte devait être à mes yeux la plus belle de toutes. Je demandai donc à José Juan de vouloir bien me recevoir pour une nuit sous son toit. La cabane du hardi plongeur était située à une assez grande distance des autres, et presque à l’extrémité de l’île de Cerralbo. Elle était adossée à un rocher dans les fentes duquel poussaient des cactus et des aloès, et dont le sommet servait d’abri aux oiseaux de mer pendant les dix mois où l’île est solitaire. Du seuil de la hutte on dominait la grève et la mer ; on pouvait apercevoir les bords escarpés d’Espiritu-Santo, et même entendre le sourd ressac des flots qui venaient s’y briser. Ce fut vers cet endroit sauvage que mon nouvel hôte me conduisit avec toute l’urbanité et la courtoisie de ses compatriotes, et sans que rien dans son maintien indiquât l’effroyable danger auquel il venait d’échapper.

José Juan était un métis, fils d’un Indien et d’une blanche ; il avait hérité de la couleur cuivrée de son père, et le type indien de sa figure n’offrait rien de remarquable. Sa taille était moyenne, ses mains presque délicates ; mais ses larges épaules, ses reins étroits et sa maigreur nerveuse, indiquaient une grande force physique, sur laquelle se fondait peut-être son énergie morale.

Je trouvai, en arrivant à la hutte, la jeune femme dont il a été question occupée à préparer notre dîner, dîner de pêcheur indien s’il en fut. C’était une tortue dont on avait arraché le plastron, et qui cuisait à petit bruit dans sa carapace sur des braises recouvertes de cendres. J’ajouterai qu’en ma qualité de pensionnaire du capitaine don Ramon, et grâce au piment, au citron et aux clous de girofle dont le mets en question était abondamment épicé, je trouvai ce dîner délicieux. Une bouteille de mescal de Téquila de la plus forte espèce, dont j’avais eu soin de me munir, et que José Juan paraissait trouver de son goût, ne tarda pas à faire régner entre nous cette cordialité qui donne un charme de plus à la bonne chère. La bouteille était à moitié vidée par mon hôte ; il était nuit close ; une lampe fumeuse alimentée d’huile de tortue répandait une lumière inégale. La jeune femme de José Juan écoutait notre conversation, assise comme nous par terre, mais dans la pose naïve des femmes indiennes. Par la porte ouverte, on voyait la mer rouler sur la grève ses vagues lumineuses ; le ciel montrait ses étoiles ; l’heure et le lieu, tout était propice aux histoires émouvantes de chasse ou de pêche. J’entrai résolûment en matière.

— J’avoue, seigneur don José Juan, que s’il est un homme qui ait piqué ma curiosité, c’est vous, et à un point que je ne saurais dire.

José Juan me regarda d’un air étonné.

— Les deux circonstances singulières au milieu desquelles j’ai eu le plaisir de vous voir pour la première fois, ce qu’on m’a dit de vous, rendent cette curiosité bien légitime, et j’espère qu’elle n’a rien d’offensant.

— Vous parlez de cette tintorera qui a manqué de me couper en deux ? reprit le métis d’un air de dédain. C’est un fait qui n’a rien d’extraordinaire, un fait assez fréquent, malheureux ; mais c’est tout.

— D’accord ; mais que vous avait fait ce pauvre diable que vous avez poursuivi et traîné à la remorque ?

— A moi, rien personnellement ; aussi je n’y mettais pas d’animosité, dit José Juan en riant. Seulement, en ma qualité de capataz, je devais lui faire rendre une perle de grand prix qu’il avait avalée, et qu’il voulait aller digérer à son aise chez ses amis d’Espiritu-Santo.

— Ce n’était pas chose facile de la faire rendre !

— Bah ! répliqua mon hôte, il avait déjà les bras liés, comme vous avez pu le voir, et, malgré ses cris, une bonne dose d’huile de caret la lui a fait restituer à l’instant. C’est encore un fait assez fréquent et peu curieux.

— Pardonnez-moi, je trouve le fait très-plaisant ; c’est un trait de mœurs qui n’est pas ordinaire.

Avant d’en venir à la question que je mourais d’envie de lui faire, je présentai de nouveau à José Juan la bouteille de mescal. Involontairement il me semblait que cette histoire dont m’avait parlé le Mexicain, d’un ami pour lequel mon hôte avait exposé ses jours dans un combat avec un animal aussi redoutable qu’une tintorera, devait réveiller quelques pensées pénibles. On concevra que mon hésitation fût naturelle. Cependant je me rappelai rapidement mille traits de nature à vaincre mes scrupules à l’endroit de la sensibilité mexicaine, et je repris :

— Vous conviendrez au moins qu’on ne se dévoue pas tous les jours aussi vaillamment que vous pour ses amis, et que votre combat avec une tintorera vous fait le plus grand honneur.

A ces mots, la figure de la jeune Indienne se couvrit d’une si mortelle pâleur, qu’il était impossible de ne pas soupçonner dans le fait auquel je faisais allusion quelque drame domestique dont mes paroles avaient indiscrètement réveillé le douloureux souvenir. Quant à José Juan, sa figure restait impassible ; seulement il répondit par un regard d’une impitoyable dureté au regard suppliant que lui lança sa jeune femme, et d’un geste impérieux il la congédia. La jeune Indienne obéit avec cette docilité qui caractérise les femmes de sa race, et la porte la plus reculée de la hutte se referma sur elle.

Lorsqu’elle eut disparu, une expression de sauvage orgueil éclaira la physionomie de José, que j’avais vue tout à l’heure si sombre et si rigide.

— Je ne sais pourquoi, dit-il, mais je ne me suis jamais senti plus disposé à la confiance.

Et il vida en même temps un verre de ce mescal, aux vertus duquel j’attribuai la disposition expansive que José Juan ne s’expliquait pas.

— Vous m’avez dit que vous partiez demain ? reprit-il brusquement.

— Demain à la pointe du jour.

— C’est bien, alors vous saurez mon histoire, dit José Juan en se levant et en me faisant signe de le suivre. Et, quand nous fûmes hors de la cabane, il regarda le ciel et ajouta : — Le coromuel souffle comme d’habitude, et demain à dix heures, quand il cessera de souffler, la Guadalupe sera loin.

Cela dit, il s’assit sur un canot renversé à la porte de sa hutte, et reprit :

— Au commencement de la pêche de l’année dernière, il y avait un homme que je rencontrais partout. C’était un plongeur comme moi. Comme moi aussi il affectait de n’avoir pas de nom de famille ; il s’appelait Rafaël. Au lavoir, sous l’eau, de tous côtés enfin, nous nous trouvions ensemble. Ces fréquentes occasions de nous voir nous avaient rendus fort amis, et l’adresse remarquable qu’il portait dans ses opérations de plongeur m’avait en outre inspiré de l’estime pour lui. Son courage ne le cédait pas d’ailleurs à son adresse : des requins, il n’en prenait nul souci ; il avait, disait-il, une certaine manière de les regarder qui les intimidait ; bref, c’était un plongeur intrépide, un beau travailleur, et par-dessus tout un joyeux compagnon.

Cela alla bien ainsi jusqu’au jour où une jeune fille vint avec sa mère s’établir dans l’île d’Espiritu-Santo. Une affaire que j’avais à traiter dans l’île avec les rescatadores me fournit l’occasion de la voir. J’en devins passionnément amoureux. Comme j’étais précédé par une certaine réputation, elle ne parut pas voir de mauvais œil, ni sa mère non plus, mes avances et mes cadeaux. Dès que notre journée était finie, pendant que tout le monde me croyait endormi dans ma hutte, je gagnais à la nage l’île d’Espiritu-Santo, d’où je revenais vers une heure de la nuit, sans qu’on se doutât de mes absences.

Quelques jours s’étaient passés déjà depuis ma première course nocturne à Espiritu-Santo, quand un matin, en me rendant à la pêcherie avant le lever du soleil, je rencontrai une de ces vieilles femmes que vous avez dû voir assister à nos travaux. C’était une de ces folles qui s’imaginent ou du moins veulent faire croire qu’elles ont le pouvoir de charmer les requins. Elle était assise près de ma hutte et semblait attendre ma sortie.

— Salut à mon fils José Juan ! dit-elle en m’apercevant.

— Bonjour, la mère, lui dis-je en m’apprêtant à passer outre.

Mais la vieille s’avança vers moi et reprit :

— Écoutez-moi, José Juan, car j’ai à vous parler dans votre intérêt.

— Dans mon intérêt ? lui demandai-je d’un air étonné.

— Oui, répliqua la vieille. Nierez-vous que votre cœur soit dans l’île d’Espiritu-Santo ? Nierez-vous que vous traversiez chaque nuit le détroit pour voir et entretenir celle à qui vous avez donné votre amour ?

— Qui vous a dit cela ?

— Je le sais. Eh bien ! José Juan, ce trajet est doublement périlleux pour vous. Des ennemis que nos charmes endorment seulement le jour vous guettent la nuit au milieu de la mer ; sur la plage, des ennemis plus dangereux peut-être, et contre lesquels nos paroles sont impuissantes, vous épient encore ; c’est contre ces dangers que je viens vous offrir mon secours.

Un éclat de rire méprisant fut ma seule réponse. La colère étincela dans les yeux de la vieille Indienne, qui s’écria :

— Parce que vous êtes incrédule, vous pensez que je suis sans pouvoir ! Eh bien ! d’autres croient à ce pouvoir dont vous vous moquez.

En disant ces mots, elle tira de sa poche un petit sachet de toile imprimée, et me montrant, parmi de menues perles, une calebasse d’une certaine grosseur et d’un magnifique orient, elle reprit :

— Connaissez-vous cela ?

C’était une perle dont j’avais fait cadeau à Jesusita (c’était le nom de la jeune fille).

— Qui vous l’a donnée ? m’écriai-je en la reconnaissant.

La sorcière me lança un regard de haine.

— Qui me l’a donnée, dites-vous ? Une jeune fille, la plus belle qui ait jamais paru sur ces côtes, une jeune fille qui ferait la gloire et le bonheur d’un homme, et qui est venue implorer ma protection, cette protection que vous méprisez, pour l’amant qu’elle aime follement.

— Son nom ? m’écriai-je avec un horrible serrement de cœur.

— Eh ! que vous importe, s’écria la vieille avec un éclat de rire moqueur, puisque ce nom n’est pas le vôtre ?

Je ne sais ce qui me retint d’écraser sous mes pieds cette damnée sorcière ; mais, au bout d’une seconde de réflexion, pour ne pas lui donner le bonheur de lire dans l’explosion de ma colère les sourdes angoisses de mon cœur, je lui tournai le dos et lui dis froidement : — Allez, la mère, vous êtes une folle et une menteuse. Puis je m’acheminai rapidement vers la pêcherie.

Le soir, après une journée qui me parut bien longue, je me rendis comme d’habitude chez Jesusita, et sa vue, son accueil, me firent oublier mes soupçons. Je ne doutai plus que, pour se venger de mon dédain, la vieille ne m’eût à dessein trompé sur le nom de celui pour qui Jesusita était venue implorer cette puissance que j’avais méprisée.

J’avais donc complétement oublié les perfides avis de la sorcière, quand une nuit je traversai le détroit comme d’habitude pour regagner ma demeure. Le ciel était sombre et chargé de nuages. La mer n’était pas cependant assez obscure pour que je ne pusse distinguer au milieu des flots un corps noir qui, à sa manière de nager, ne pouvait être qu’un homme. Ce corps s’avançait de mon côté. Les paroles de la vieille femme me revinrent en mémoire, et je me sentis pris d’une affreuse angoisse. Je me souciais peu d’un ennemi, mais l’idée d’un rival m’épouvantait. Je résolus de reconnaître aussitôt le nageur, et, voulant ne pas être vu, je me glissai vers lui entre deux eaux. Quand j’eus calculé que nous devions, l’inconnu et moi, nous être croisés, lui sur l’eau, moi dessous, je revins à la surface. Le sang qui m’était monté à la tête m’aveuglait tellement, que je ne pus d’abord rien distinguer au milieu des ténèbres que des lueurs phosphorescentes, avant-coureurs de l’orage, qui commençaient à se former à la cime des vagues. Je continuai néanmoins de suivre la direction du rivage d’Espiritu-Santo. Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes que de revis de nouveau la tête du nageur. Il fendait l’eau avec une rapidité telle, que j’avais presque peine à le suivre. Parmi les hommes que je connaissais, un seul pouvait à peu près lutter de vitesse avec moi ; je redoublai mes efforts, et bientôt je le gagnai tellement, que je fus obligé de ralentir mes brassées. Bref, je le vis prendre pied sur un rocher, le gravir, et, à la lueur d’un éclair qui vint illuminer la mer et la grève, je reconnus Rafaël.

Cela devait être, pensai-je, et je devais me rencontrer avec lui dans mon amour pour Jesusita, comme nous nous rencontrions partout. Or, continua José Juan d’un ton sombre, je sentis la haine se glisser rapidement dans mon cœur, et je pensai qu’il n’était pas bon que nous nous rencontrassions désormais plus d’une fois encore. Vous verrez cependant, par la suite de mon histoire, ajouta le plongeur avec un étrange sourire, comment je le retrouvai près de moi une fois de plus que je ne le voulais.

J’eus un moment la pensée de l’arrêter en l’appelant par son nom et en lui faisant connaître ma présence ; mais il y a certains moments dans la vie où l’on ne fait pas ce que l’on veut. Je le laissai donc aller malgré moi, et il venait à peine de quitter le sommet du rocher, que je l’y avais remplacé. De là, il m’était facile de le suivre du regard. Je le vis prendre la direction que je suivais moi-même d’habitude, puis frapper doucement à la porte de la hutte que je connaissais si bien, entrer et disparaître.

Il me sembla un instant que le vent de la mer apportait à mes oreilles le rire moqueur de la vieille sorcière quand elle m’avait dit : Que vous importe, puisque ce nom n’est pas le vôtre ? Je crus au milieu des ténèbres apercevoir sur le rivage opposé son bras décharné indiquer la cabane de Jesusita, et je m’élançai, mon couteau à la main, sur les traces de mon rival. En quelques bonds je parvins jusqu’à la porte. J’écoutai, mais je n’entendis rien que le faible bruit d’une conversation à voix basse : aucune parole ne m’arrivait distinctement. J’avais retrouvé un peu de mon sang-froid, et, quoique je fusse décidé à me débarrasser d’un odieux rival, j’eus la présence d’esprit de ne pas vouloir me brouiller avec la loi. Il fallait pour cela chercher un moyen terme. Voici celui que j’imaginai :

Le juge criminel avait fait publier un arrêt qui enjoignait à tous les plongeurs et pêcheurs, comme cela s’était déjà pratiqué sur l’autre Océan, d’épointer leurs couteaux, punissant de mort celui qui, dans une querelle, infligeait à son ennemi une blessure perpendiculaire. Quelque temps auparavant, un des nôtres, à la suite d’une difficulté avec un ami, n’avait rien trouvé de mieux pour y mettre fin que de lui ouvrir le ventre transversalement avec son couteau carré. L’affaire avait fait du bruit, tant de bruit même, que, bien que l’agresseur fût aussi pauvre que celui qu’il avait coupé[8], et que ni l’un ni l’autre n’eussent de quoi payer une seule feuille de papier timbré, l’alcade ne put se dispenser d’agir. Il fit comparaître le meurtrier devant lui. Or, des pièces de conviction, il ne restait que le couteau ; le pauvre diable qui avait été tué était déjà mis en terre lors de la comparution de son ami. Lecture faite du bando du juge criminel, l’alcade dit à l’accusé qu’il ne restait plus qu’une simple formalité, celle de le condamner à mort ; mais celui-ci fit judicieusement observer que la blessure qui avait tué son ami était parfaitement horizontale, et qu’il n’avait pas enfreint la loi. L’alcade, frappé de la justesse de cette observation, le réprimanda de sa vivacité, et le renvoya à ses travaux ordinaires, « attendu, dit-il, qu’il n’y avait point de partie civile, et que le bando punissait de mort les blessures faites avec un couteau pointu, sans qu’il fût question des couteaux sans pointe. »

[8] C’est l’expression usitée en Sonora pour indiquer un meurtre commis par l’épée ou le poignard.

Je me rappelai fort à propos cette histoire au moment où j’allais tirer le couteau que je porte à la ceinture en place d’estaca. Ce couteau était des plus pointus, et j’étais bien aise de me mettre dans mon droit. Je voulus donc en casser la pointe, mais dans mon trouble je m’y pris si maladroitement, que la lame se brisa juste au manche, et qu’il ne me resta dans la main qu’un inutile tronçon. Privé de la seule arme qui pût assurer ma vengeance, je sentis qu’il n’y avait pas un instant à perdre. Je revins à la grève en courant ; un canot s’y trouvait, je le détachai ; la fureur me donnait une force nouvelle : je traversai le détroit, je pris dans ma hutte un autre couteau sans songer cette fois à l’épointer, et je revins de nouveau vers l’île d’Espiritu-Santo.

Le vent d’orage commençait à s’élever ; dans l’obscurité de la nuit, les lames envoyaient contre les brisants des gerbes de feu ; la gaviota gémissait tristement sur le sommet des rochers, les loups marins hurlaient dans les ténèbres, et de temps à autre le lamentin mêlait aux soupirs du vent ses accents mélancoliques et plaintifs comme ceux d’une âme en peine. Tout à coup un autre bruit arriva à mon oreille ; il semblait sortir du sein même de la mer. J’écoutai, mais une rafale chassa bien loin de moi les rumeurs confuses de l’Océan, et je croyais m’être trompé, lorsque, quelques secondes après, ce cri arriva directement jusqu’à moi. Cette fois il n’y avait plus à se méprendre, c’était un cri de suprême angoisse, c’était l’appel déchirant d’une créature humaine en détresse. Comme la voix venait du côté d’Espiritu-Santo, il ne me fut pas difficile de deviner que c’était Rafaël qui appelait à l’aide. Déchiré par mille sentiments contraires, je montai sur l’avant du canot pour m’assurer encore que je ne me trompais pas ; mais ce fut en vain que je promenai mes regards sur la mer : la nuit était trop obscure pour que je pusse rien apercevoir. Tout à coup j’entendis de nouveau et distinctement :

— Oh ! du canot, oh ! pour l’amour de Dieu !

C’était bien la voix de Rafaël.

Ici José Juan s’interrompit un instant, et s’écria d’un air inquiet :

— N’avez-vous pas entendu un soupir ?

Nous écoutâmes, mais le ressac des brisants, le cri de l’huîtrier, le battement des ailes d’un oiseau qui s’envolait du sommet d’un rocher voisin de la cabane, troublaient seuls le profond silence de la nuit.

— J’avais cru entendre un soupir sortir de la hutte, reprit le plongeur. Ah ! seigneur cavalier, vous avez pu voir la pâleur de Jesusita, car vous devinez que c’est d’elle qu’il est question, quand vous avez fait allusion à l’histoire que je vous raconte. Eh bien ! malgré toutes ses protestations, un cruel soupçon n’a cessé de déchirer mon cœur depuis le moment où j’ai su qu’elle connaissait Rafaël.

José Juan soupira lui-même fortement et continua :

— On a beau avoir juré la mort d’un ennemi, on a beau avoir contre lui de justes motifs d’une haine mortelle ; quand, par une nuit sombre comme celle-là, sa voix sort des profondeurs d’une mer peuplée de monstres ; quand cette voix est celle d’un homme intrépide, et que l’angoisse cependant la fait trembler, il y a dans cette plainte suprême une puissance mystérieuse qui remue les entrailles. Je ne pus m’empêcher de tressaillir.

En disant ces mots, le plongeur baissait les yeux comme un pénitent qui se confesse d’une faute dont il rougit ; mais bientôt sa physionomie reprit une expression de férocité railleuse qu’elle conserva jusqu’à la fin du récit, et il ajouta vivement :

— Cette émotion dura peu. Bientôt j’entendis battre l’eau avec force, je ramai de ce côté. Je ne tardai pas à distinguer l’écume blanche qui jaillissait, et Rafaël au milieu de la pluie d’étincelles qui retombait autour de lui. Par une singularité qui me frappa, au lieu d’employer sa vigueur de nageur à gagner mon canot, il restait stationnaire. Je devinai bientôt la cause de son immobilité. A quelque distance de lui et à une vare environ au-dessous de l’eau, brillait une lueur phosphorique. Cette lueur avançait lentement vers Rafaël. Vous ne devinez pas ce que c’était ?

— Non.

— C’était une tintorera, et de la plus belle espèce ! reprit José Juan.

— Ce fut alors que vous vous jetâtes à l’eau pour secourir votre rival ?

— Oh ! non, pas encore, répondit le plongeur avec un sourire, c’eût été trop tôt. Un coup d’aviron m’amena près de Rafaël ; il jeta un cri en m’apercevant, mais il n’eut pas la force de me parler ; l’angoisse et la fatigue lui coupaient la voix. D’un effort désespéré il jeta ses deux mains sur le bord du canot ; ses bras épuisés ne pouvaient pas soulever le poids de son corps. Ses yeux, quoique éteints par la terreur, me regardaient d’une façon si expressive, que je saisis ses deux mains dans les miennes, en les étreignant avec force contre les planches de l’embarcation. La tintorera avançait toujours. Un instant, un seul instant, les jambes de Rafaël restèrent immobiles ; il poussa un cri affreux, ses yeux se fermèrent, ses mains lâchèrent prise, et le tronçon supérieur de son corps retomba dans la mer : le requin l’avait coupé en deux !

— Sans que vous eussiez pu le secourir ?

— Dame, reprit le plongeur, il est possible que je ne lui aie pas porté l’assistance qu’il devait attendre en pareil cas d’un autre que moi ; mais cela se conçoit.

— Voyons, la main sur la conscience ?

— Peut-être, dans mon trouble, lui ai-je trop fortement comprimé les mains.

— Sans mauvaise intention ?

— Eh bien ! reprit le métis d’une voix qui perçait à peine à travers ses dents serrées, tandis que sa bouche exhalait un souffle ardent, je crois que je l’ai empêché de monter dans le canot !

— Vous ne vous en êtes jamais repenti ?

Le plongeur, qui depuis quelques minutes roulait une cigarette, battit le briquet, des étincelles jaillirent et vinrent éclairer sa figure ; évidemment cette question l’étonnait.

— Caramba ! l’alcade n’avait aucun droit sur ma personne, le bando ne parle pas de tintorera. — Mais attendez, continua le plongeur, je n’ai pas fini mon histoire. Au moment où Rafaël disparut sous l’eau, je m’y précipitai moi-même.

Ce fut à mon tour de montrer une profonde stupéfaction à cet incident inattendu. José Juan s’en aperçut.

— J’avais cent raisons, dit-il, pour en agir ainsi. D’abord cette tintorera, bien qu’elle m’eût débarrassé d’un rival qui m’était devenu odieux, me déplaisait par la brutalité avec laquelle elle avait dépecé le pauvre Rafaël. Elle avait touché à l’honneur de la corporation des plongeurs. N’oubliez pas que je suis un de ses capataz. Puis, une fois affriandée de chair humaine, elle n’eût pas manqué de venir nous attaquer plus tard. Enfin le juge criminel ou l’alcade pouvait-il me demander compte de mon ami, quand j’aurais tué le requin qui l’avait coupé en deux ! Vous ne connaissez pas les mœurs des requins, seigneur cavalier ?

Je convins modestement de mon ignorance.

— Eh bien ! rien ne les met plus en belle veine de férocité (je parle de la tintorera et non du requin ordinaire, dont Rafaël, je vous l’ai dit, ne se souciait nullement) que les nuits d’orage semblables à celle où je vis mourir mon rival. Une matière gluante distillée par des trous placés autour du museau des tintoreras se répand sur toute leur peau et les rend luisantes comme des mouches à feu, surtout quand le tonnerre se fait entendre. Cette lueur les fait apercevoir la nuit, et plus la nuit est sombre, plus elles brillent. Par bonheur aussi, elles n’y voient guère, et un nageur silencieux a sur ces monstres l’avantage de la vue. Ajoutez à cela qu’ils ne peuvent vous happer qu’en se retournant sur le dos, et vous concevrez qu’un homme intrépide et bon nageur a quelque chance d’en venir à bout.

Je ne plongeai, comme vous pensez, qu’à une médiocre profondeur, pour ne pas m’essouffler, et aussi pour jeter un coup d’œil au-dessus, au-dessous et autour de moi. Les flots mugissaient sur ma tête avec un bruit semblable à celui du tonnerre ; des pointes de feu tourbillonnaient comme la poussière par un vent d’orage, mais à côté de moi tout était calme. Une masse noire vint me heurter sous l’abîme, c’était ce qui restait de Rafaël : il était dit que je devais le rencontrer toujours.

Je pensai alors que l’animal que je cherchais n’était pas bien loin. En effet une raie de feu presque imperceptible grossissait peu à peu. La tintorera et moi nous devions être à la même profondeur, mais le requin tendait à remonter ; l’haleine commençait à me manquer, et je ne voulais pas donner au requin l’avantage de se trouver au-dessus de moi, car, dans ce cas, il n’aurait pas eu besoin de se retourner sur le dos pour me faire subir le sort de Rafaël. Je ne comptais, pour en venir à bout, que sur le temps qu’il mettrait à faire cette manœuvre. La tintorera nagea vers moi diagonalement avec tant de vélocité, que je me trouvai un moment assez près d’elle pour distinguer, aux clartés phosphoriques de son corps, la membrane qui couvrait à moitié ses yeux, et sentir ses nageoires brunâtres effleurer mon corps. Des lambeaux de chair livide étaient encore attachés à la mâchoire inférieure, qu’elle faisait claquer avec un air de volupté gourmande. Le monstre jeta sur moi un regard terne et vitreux. Ma tête en ce moment se trouvait au niveau de la sienne. J’aspirai l’air avec bruit, je m’élançai dans une direction parallèle à environ une demi-vare au-dessus du requin, et me retournai ; il était temps. La lune fit briller un instant le ventre argenté de la tintorera, et en même temps qu’elle ouvrait une gueule énorme, hérissée, comme une carde, de dents aiguës et serrées les unes contre les autres, le poignard que j’avais destiné à Rafaël s’enfonça dans son corps, traçant aussi loin que mon bras put atteindre un large et sanglant sillon. La tintorera, blessée à mort, fit un bond prodigieux, et retomba en battant deux fois l’eau de sa queue ; heureusement je n’en fus pas atteint. Seulement je me débattis une minute, aveuglé par une pluie d’écume sanglante qui me fouetta la figure ; puis, à la vue de mon ennemi flottant comme une masse inerte et livide sur l’eau qui bouillonnait dans sa blessure béante, je poussai un cri de triomphe qui, malgré l’orage, fut entendu des deux îles.

L’aube allait poindre au moment où je regagnais le rivage, épuisé par les efforts que j’avais faits pour fendre les vagues qui grossissaient. Les pêcheurs visitaient leurs filets, et la lame vint faire aborder presque en même temps que moi la tintorera et les débris de Rafaël. Personne ne douta que je n’eusse voulu arracher mon ami au sort dont il avait été victime. Je laissai les bavards exalter mon dévouement. Une femme seulement soupçonna la vérité ; vous l’avez vue pâlir au souvenir de cette nuit : est-ce un regret pour Rafaël ? est-ce l’idée du danger que j’ai couru ? voilà ce que je ne puis deviner, et cette incertitude m’accable. Vous seul, seigneur cavalier, ajouta le plongeur, connaissez les particularités de mon histoire, et dans quelques heures vous allez partir.

Le plongeur se tut et parut réfléchir profondément.

Après quelques instants de silence, il se souvint des devoirs de l’hospitalité. Nous rentrâmes dans la hutte. Dans la pièce la plus reculée, où, d’après l’ordre de son mari, la jeune femme s’était retirée, deux chandelles achevaient de se consumer. On distinguait à leur pâle lumière une image grossière représentant les âmes du purgatoire, en l’honneur et pour la rédemption desquelles les deux chandelles brûlaient pieusement chaque soir. Vaincue par la fatigue, la jeune femme, assise par terre, la tête appuyée sur une escabelle, sommeillait paisiblement. Les longues nattes de ses cheveux s’étaient déroulées jusqu’à ses pieds. Devant l’éclatante beauté de Jesusita, on comprenait aisément l’amour de José Juan ; mais on ne s’expliquait guère sa jalousie, à voir le tranquille sommeil de la Mexicaine. Le métis, après l’avoir contemplée pendant quelques instants, déroula une natte de Chine et l’étendit dans la pièce qui était à l’entrée de la cabane ; c’était le lit le plus somptueux que pût offrir à son hôte cet homme à moitié sauvage. Tout l’ameublement de la hutte se composait de deux autres nattes semblables et de quelques chaises en roseaux. L’hospitalité du capitaine don Ramon n’était pas, du reste, plus magnifique ; mais pourquoi n’avouerais-je pas qu’après cette sanglante histoire, j’eusse préféré au toit de cet homme le pont de notre petite goëlette ? Je ne pus donc fermer l’œil, et le jour allait paraître quand la voix de José Juan se fit entendre :

— Le coromuel souffle toujours, me dit-il, et la Guadalupe va lever l’ancre.

Je pris congé de mon hôte pour retourner à bord sans plus tarder.

— Eh bien ! me dit le capitaine don Ramon en me voyant de retour, vous ne vous étonnerez plus quand on vous parlera de José Juan ! Que pensez-vous de cet homme-là ?

— Que c’est un ami bien dévoué ! répondis-je d’un air pénétré.

Le lendemain matin nous jetâmes l’ancre à Pichilingue : cette fois le capitaine ne s’était plus trompé.

II
UNE GUERRE EN SONORA

Au milieu des vastes États de la confédération mexicaine, celui de Sonora a conservé une physionomie à part. Les vicissitudes de ses luttes avec les tribus indiennes qui l’entourent, le frottement perpétuel avec ces peuplades, ont imprimé aux mœurs de ses habitants une certaine allure sauvage qui les distingue de ceux des autres provinces, avec lesquels ils n’ont de commun qu’une bizarre pratique du régime constitutionnel, encore si nouveau pour eux. Au Mexique, les libertés politiques sont comprises d’une façon singulière : un colonel qui s’ennuie et veut devenir général, un capitaine qui désire monter en grade se croit parfaitement en droit de se prononcer pour une cause quelconque. Aussi nul pays n’est plus fécond en révolutions, nulle part ces révolutions n’ont des causes plus futiles, des résultats plus inattendus. Le spectacle d’un des mille incidents de ce turbulent apprentissage de la vie politique est une bonne fortune pour le voyageur, car avant peu ces mœurs excentriques auront disparu. Quelques années encore, et ce pays aura subi le sort commun ; déjà l’on peut entendre le retentissement lointain de la hache américaine qui frappe à ses frontières. Comme le Texas, la Sonora est destinée à être enclavée dans les États-Unis, et le temps n’est pas loin peut-être où l’Union comptera dans Guaymas un port sur l’océan Pacifique.

Je n’avais plus que quelques lieues à faire pour gagner cette ville, l’unique port de quelque importance de l’État de Sonora, quand j’arrivai à un endroit où la route traverse un petit bois. Des deux côtés du chemin s’étendaient des fourrés assez épais. A gauche, au-dessus de la cime des liéges et des sumacs, des vautours tournoyaient en grand nombre, et semblaient s’exciter à fondre sur une proie en poussant des cris de convoitise et d’effroi. Je piquai mon cheval de ce côté, malgré la répugnance qu’il manifestait. Une scène hideuse frappa mes yeux : sept cadavres indiens étaient pendus à autant d’arbres, les uns par le cou, d’autres par une jambe, d’autres enfin par les bras. Tous étaient affreusement mutilés, et n’offraient que des vestiges informes de figures humaines. Les meurtriers s’étaient acharnés sur ces cadavres avec une férocité inexplicable. La hache, le couteau, avaient accompli sur eux leur sanglant ministère. Les bourreaux avaient brisé les jointures, disloqué et tordu les membres d’une manière épouvantable. Ils avaient par dérision attaché aux mains des suppliciés leur macana (casse-tête) de bois de fer, et dénatté leurs longs cheveux, qui balayaient le sol ; mais un soleil perpendiculaire avait cautérisé toutes ces plaies, racorni et desséché la peau de ces cadavres ; la putréfaction avait respecté ces corps momifiés, et la forme humaine, toute mutilée qu’elle fût, jetait encore la terreur parmi l’essaim de vautours qui tournoyait au-dessus d’eux. Les armes laissées sur le terrain, les débris qui jonchaient le sol, prouvaient que la lutte avait été longue et acharnée ; les nombreuses traces de bestiaux mêlées à celles de pieds d’hommes nus indiquaient aussi que les Indiens avaient été surpris nantis de leur butin. Avais-je sous les yeux un terrible exemple de représailles sanglantes, ou la trace d’une agression injuste de la part des blancs ? C’est ce que je ne pouvais décider, et j’étais encore sous l’impression de cet horrible spectacle, quand j’atteignis Guaymas.

De tous les ports que le Mexique possède sur la côte de l’océan Pacifique, il n’y en a que deux à proprement parler. Le premier est Acapulco, le second Guaymas. Les autres ne sont que des rades foraines mal fermées par des terres plus ou moins basses, et dans lesquelles les navires ne sont pas à l’abri des grands vents périodiques qui règnent dans ces parages. Comme Acapulco, Guaymas est entouré de toutes parts de côtes ou d’îles élevées qui forment un port à l’abri des vents du large ou des vents de terre. Aussi, quand le vent du sud, chargé des émanations glaciales du pôle[9], vient soulever de longues lames au dehors de son enceinte ; quand le cordonazo[10], de son souffle irrésistible, fouette et bouleverse le golfe de Californie jusqu’au fond de ses abîmes, le port de Guaymas offre au milieu de sa ceinture verdoyante l’aspect d’un lac tranquille. Ces vents impétueux se transforment pour lui en une brise paisible, qui pousse paresseusement sur la grève de petites vagues que l’écume blanchit à peine. Ces vagues viennent expirer parmi les pousses serrées des mangliers dont elles vivifient les rameaux, qui s’enfoncent dans la vase, y dardent leurs racines, et forment une barrière impénétrable. La verdure pâle de ces arbustes tranche sur le fond d’ocre de la grève et complète l’aspect sauvage de ce port, qui est resté jusqu’à ce jour tel que l’a fait la nature. — Quelques petits bâtiments caboteurs, des pirogues creusées dans un tronc d’arbre, trois grands navires ancrés sous l’île de Venado, dont un français, l’autre américain, l’autre anglais, à certaine époque de l’année, une corvette de cette dernière nation, des nuées de mouettes qui couvrent la mer, tel est l’aspect invariable de la rade vue de terre. — Des maisons basses et blanches qui réverbèrent un éclat éblouissant, un fort en terre de la même couleur d’ocre que la grève, dans lequel une demi-douzaine de canons se rouillent sur des affûts de bois, des croupes escarpées de montagnes dont les flancs sont sillonnés par le passage des eaux, et dont les crêtes brunes s’élèvent semblables à une couronne de créneaux, tel est, à son tour, l’aspect de la ville vue de la rade. — Puis, si l’on veut jouir à la fois du spectacle de la rade, de la ville et du golfe, on n’a qu’à monter sur ces rochers, lorsque la chaleur est moins forte, c’est-à-dire vers le coucher du soleil. De là le spectateur domine deux déserts, l’un du côté de la terre, l’autre du côté de la mer ; l’un borné par des montagnes que le jour, à son déclin, teint d’un violet livide, l’autre par des nuages roses, et justifiant son nom de mer Vermeille, quand la pourpre du couchant vient se fondre avec l’azur des flots. Sur la terre, des plaines incultes, des huttes isolées, quelques flocons de fumée qui montent dans l’air avec lenteur et indiquent une halte de muletiers ; sur la mer, nulle voile, nulle trace de la puissance humaine : seulement, de temps à autre, une baleine voyageuse s’élève pesamment à la surface de l’eau, aspire avec un sourd mugissement la provision d’air nécessaire à ses vastes poumons, bat les flots de sa large queue, et regagne ses pâturages d’algues et de varechs ; un narval sort du sein de la mer comme une flèche, décrit une courbe dans l’air et disparaît ; des troupes de loups marins, semblables à des nageurs qui luttent de vitesse, s’avancent et font jaillir devant eux une écume blanchissante. On ne jette plus alors qu’un regard de dédain sur le port, qui d’en bas paraît si étendu, sur ces maisons carrées qui semblent des dés d’ivoire jetés au hasard au milieu d’une herbe dont les tiges sont des palmiers, sur ces rigoles bleuâtres qui sillonnent les plaines et qui sont des fleuves. A la gauche du spectateur, la côte décrit une légère courbe ; le dernier de ces minces filets d’eau qu’on aperçoit au loin vient se jeter dans ce petit golfe : c’est la rivière des Hiaquis.

[9] Ce vent, qui vient du pôle sud sans traverser de déserts de sables, est froid dans ces parages comme le vent du nord dans nos climats.

[10] Coup de cordon de saint François. On appelle ainsi un vent impétueux du sud-ouest qui souffle dans le golfe de Californie en septembre et octobre.

De toutes les peuplades sauvages qui entourent les établissements des blancs, les Hiaquis sont la plus puissante. Leurs nombreux villages couvrent une vallée fertilisée par la rivière qui porte leur nom. Ils sont à la fois chasseurs, industriels et agriculteurs. Le nombre des habitants de ces diverses bourgades n’est pas moins de trente mille, y compris les femmes et les enfants. Un grand nombre de ces Indiens viennent se louer à Guaymas comme ouvriers ou domestiques. C’est la partie de la population qui tient le milieu entre l’homme sauvage et l’homme civilisé ; mais, au moindre grief contre les blancs, ces ouvriers disparaissent subitement de la ville et vont se joindre aux milliers de combattants que leur race peut mettre sur pied d’un moment à l’autre. On conçoit tout le danger de ce terrible voisinage pour Guaymas, danger amoindri toutefois en ce que cette disparition subite est pour les habitants un avertissement de se tenir sur leurs gardes. Ces querelles se renouvellent fréquemment, et elles sont toujours sanglantes. C’est une guerre sans pitié, dans laquelle les Indiens n’ont pas toujours l’avantage de l’astuce ou de la férocité.

Le jour de mon arrivée, la ville était dans la consternation ; depuis vingt-quatre heures déjà, tous les Hiaquis avaient disparu, déterminés à venger la mort des leurs que j’avais trouvés égorgés et mutilés dans le petit bois où ils restaient exposés comme un témoignage de la justice des blancs. On commençait à taxer d’atrocité la vengeance exercée contre des maraudeurs, bien que jusqu’alors un tel fait n’eût été considéré que comme un acte de justice un peu sommaire, il est vrai, mais bien méritée. Toutefois, ce qui rassurait un peu les habitants, c’était la nouvelle d’une rupture survenue entre deux chefs hiaquis. L’un d’eux, surnommé Banderas, avait eu l’avantage sur son rival, U’Sacame. On pouvait donc jusqu’à un certain point compter sur l’alliance et le secours de ce dernier. Un autre événement contribuait aussi à jeter la perturbation dans Guaymas. Une révolution avait éclaté dans cette ville quelques jours auparavant. Cette révolution partielle est l’histoire générale de toutes les révolutions du Mexique, toujours aussi futiles dans leur origine et aussi mesquines dans leurs résultats qu’originales dans leurs détails. Voici quels avaient été le principe et l’origine de cette farce politique :

Le commandant de la place était un général nommé Tobar. C’était un ancien soldat, homme actif, brouillon, qui s’était signalé dans les guerres contre les Indiens des diverses peuplades, et qui, après leur défaite ou leur pacification, s’ennuyait d’une inaction forcée. Les lauriers du président Santa-Anna, l’homme par excellence des pronunciamientos et des contre-pronunciamientos, l’empêchaient de dormir. Comme il est toujours glorieux pour un Mexicain de se prononcer pour ou contre Santa-Anna, ce dernier étant alors au pouvoir, le général Tobar se disposait à se déclarer contre lui, quand il apprit sa déchéance. Un tel incident déroutait toutes ses mesures et prévenait ses projets, c’était un contre-temps fâcheux ; pour se distraire et dissiper sa mauvaise humeur, le général, en recevant cette nouvelle, monta à cheval et se livra avec plus de fureur que jamais à son passe-temps favori. Cette distraction était singulière. La campagne environnante abonde en taureaux sauvages ; et le général, éperonné, botté, leur donnait la chasse à outrance, sans toutefois tirer contre eux son épée, qu’il réservait pour de plus nobles rencontres. Voici comment il se livrait à cet exercice : les selles mexicaines, lourdes et massives, ressemblent aux selles arabes, avec cette différence que l’arçon de devant forme un pommeau aussi élevé que solide. Des étrivières épaisses et grossières soutiennent de larges étriers de bois ; une sous-ventrière d’une force extraordinaire assujettit ce lourd appareil sur le dos du cheval. Le Mexicain, aussi collé à la selle que la selle l’est au cheval, compose avec lui un ensemble inébranlable, et la confiance que lui inspire son adresse l’excite aux prouesses les plus folles. Penché sur l’arçon de cette selle, que nul poids ne peut faire tourner, le général saisissait fortement la houppe poilue qui termine la queue du taureau, donnait un tour de jambe sans quitter du pied l’étrier de bois, et étreignait la queue de l’animal entre ses larges étrivières et sa cuisse vigoureusement serrée au flanc du cheval ; puis, au moment où le taureau, redoublant de vitesse, baissait la tête et levait outre mesure le train de derrière, le cavalier le dépassait, l’enlevait du sol avec une vigueur irrésistible, et le taureau culbuté tombait sur le flanc, étourdi, haletant, et faisant trembler la terre sous la violence de sa chute.

Un lieutenant, soldat de fortune comme Tobar, partageait d’ordinaire avec lui ces distractions, et avait conquis sa faveur par une adresse et une audace peu communes. Ce lieutenant s’appelait Ignacio Ochoa. C’était le type, de plus en plus rare, de ces aventuriers intrépides qui vinrent peupler les présides et refouler les tribus sauvages au fond de leurs forêts. Énergique descendant des compagnons de Cortez, Ochoa était ce qu’on appelle au Mexique un hombre de á caballo, c’est-à-dire qu’il pouvait dompter en deux heures un cheval sauvage, qu’il savait ramasser au galop un objet par terre, se suspendre à la crinière d’une main et à l’arçon de derrière à l’aide de l’éperon, et se coucher ainsi sous le ventre de son cheval au galop ; qu’il savait jeter le lazo et abattre trois ennemis à la fois : de la pointe de son épée, d’un coup d’étrier et du choc de sa monture. Au temps de la chevalerie, c’eût été un chevalier sans peur, mais non sans reproches. Espèce de bandit redouté à dix lieues à la ronde, criblé de dettes, également évité de ceux qui avaient le dangereux honneur d’être ses créanciers et de ceux qui craignaient de le devenir, Ochoa, avec toutes ces qualités d’un chef de partisans, n’était cependant encore que lieutenant. C’était sur cet homme que Tobar avait jeté les yeux pour le seconder. Ce jour-là, le lieutenant Ochoa galopait comme à l’ordinaire à côté du général.

— Est-ce que le temps ne te paraît pas affreusement long au milieu de cette tranquillité de l’État ? lui demanda brusquement Tobar en arrêtant son cheval. En vérité, je m’ennuie de n’avoir rien à faire. Ces chiens d’Indiens Punas, Zeris ou Tiburons, ne donnent plus signe de vie.

— Vous les avez à peu près tous exterminés ; j’en voudrais pouvoir dire autant de mes créanciers, répondit gravement Ochoa.

Le général reprit :

— A cet ennui se joignent chez moi de justes motifs de mécontentement. N’est-il pas honteux pour le gouvernement central d’avoir prononcé la déchéance de l’excellentissime seigneur Santa-Anna ? Ne suis-je pas moi-même encore simple commandant de place, quand je mérite mieux ? Où est la justice ? Eh bien ! je rétablirai l’ex-président, ou je deviendrai moi-même gouverneur de l’État, et je compte sur toi pour m’aider.

— Quand marchons-nous sur Mexico, demanda Ochoa en riant, pour sommer le congrès souverain de faire de moi un capitaine ?

— Je le dirai, répondit majestueusement Tobar. En attendant, vive Santa-Anna !

— Santa-Anna ou la mort ! s’écria Ochoa ; et ils rentrèrent à Guaymas.

Les conjurés furent aussi vite trouvés que la conjuration ourdie ; Ochoa n’eut que l’embarras du choix dans le nombre de ses amis. C’étaient des jeunes gens de familles distinguées, mais de mœurs perdues, la plupart devant, selon l’expression énergique du pays, une ou plusieurs morts[11], et qui avaient eu maille à partir avec les alcades ou les recors. C’était une trop belle occasion de payer leurs dettes sans bourse délier (je parle de leurs dettes pécuniaires), et tous briguèrent l’honneur de s’enrôler sous la bannière de Tobar.

[11] C’est-à-dire qui avaient commis un ou plusieurs assassinats.

Pendant la nuit qui précéda l’exécution de leur projet, les conjurés, au nombre d’une vingtaine, tinrent conseil. L’assemblée fut orageuse. Quelques-uns émirent d’abord l’idée de brûler la ville et d’égorger les habitants en masse, d’autres se récrièrent contre la barbarie de ce plan ; on se calma, et l’on finit par citer des noms et discuter des exécutions partielles. Chacun crut devoir signaler à l’animadversion publique le créancier dont il avait le plus intérêt à se défaire, ou l’alcade dont il avait le plus à se plaindre. Sur ce chapitre, Ochoa garda le silence ; il ne voulait pas l’extermination de tout Guaymas. Puis on proposa de marcher sur Mexico, après s’être rendu maître du fort, dont il fallait avant tout s’emparer. Nouvelle délibération aussi longue que la première sur la façon dont on s’y prendrait pour en déloger les occupants. On proposa derechef un massacre général de la garnison ; puis on revint à des moyens plus doux, on parla de corruption à prix d’or, et, sur l’observation judicieuse de plusieurs prononcés qui déclarèrent n’avoir pas une piastre à leur disposition, il fut résolu qu’on surprendrait le fort au point du jour. Quant aux résolutions ultérieures, elles dépendraient des circonstances. La pénurie de fonds amena tout naturellement une enquête sur les moyens de s’en procurer. Le pillage de la ville fut encore remis en question ; mais Tobar s’y opposa, et se levant avec gravité : — Notre but, messieurs, dit-il, n’est qu’un but politique, et nous devons ménager l’or et le précieux sang mexicains. — Ochoa trancha le différend en proposant de s’emparer du trésor public, c’est-à-dire de celui de la douane, le seul revenu de la république. Comme en fait de pillage Ochoa était une autorité, on s’inclina devant son avis, et l’exécution de son plan lui fut confiée. Enfin, avant que chacun allât se livrer au repos dans la maison de Tobar, où se tenait la délibération, celui-ci fut solennellement prié d’accepter le gouvernement de l’État de Sonora ; Ochoa fut nommé capitaine, chaque officier monta aussi d’un grade, quelques-uns même trouvèrent là une magnifique occasion de se transformer en officiers, de simples bourgeois qu’ils étaient. Tout cela réglé, il ne restait plus qu’à s’emparer du fort d’ocre rouge dont j’ai parlé.

Au point du jour, les prononcés, armés jusqu’aux dents, traversèrent silencieusement la ville, arrivèrent au pied du fort, et, aux cris de vive Santa-Anna ! sommèrent la garnison de se rendre. Les soldats qui la composaient dormaient comme des gens qui n’ont rien à perdre, et ne se firent que médiocrement prier pour crier de fort bonne grâce vive Santa-Anna ! Les prononcés, surpris de ce facile succès, ignoraient que, la veille même, ces soldats avaient vendu leurs cartouches pour compenser quelque peu l’arriéré de solde qui leur était dû. Au lever du soleil, on apprit dans Guaymas l’installation du nouveau gouvernement.

Quelques heures après, le lieutenant du général Tobar se présenta chez l’administrateur de la douane. Celui-ci faisait la sieste dans son hamac. Ochoa, s’adressant à lui avec toute la courtoisie dont ne saurait se départir un voleur mexicain lorsqu’il détrousse un voyageur sur la grande route, lui demanda poliment combien il y avait d’argent dans les coffres de la contaduria.

— Douze mille piastres, répondit l’administrateur.

— C’est peu, dit Ochoa, mais c’est cependant assez pour m’éviter une commission désagréable.

— Laquelle ? dit l’administrateur en faisant un soubresaut dans son hamac.

— Celle de vous apporter vous-même à mon général, dit Ochoa, car je lui avais promis de lui livrer ou le trésor ou l’administrateur de la douane.

— Vous voudrez bien me donner un reçu, capitaine, j’espère ?

— Comment donc ! mais c’est trop juste ; je crains seulement que ma signature ne soit de bien mince valeur. Ah ! seigneur administrateur, j’ai été étrangement calomnié dans ce pays !

L’administrateur, après avoir vidé ses coffres contre le reçu d’Ochoa, continua sa sieste. Ochoa revint chargé de son butin, qu’il déposa dans la maison de Tobar, transformée pour l’heure en maison de ville. A cette vue, les conjurés poussèrent des cris de triomphe. Il n’y eut qu’une voix sur la destination des douze mille piastres : ce fut de les employer au bien public ; mais ce mot de bien public est susceptible de mille interprétations. Chacun l’entendait à sa manière et donnait son avis plus ou moins désintéressé, et la question restait difficile à résoudre. Cependant, après bien des pourparlers, il fut décidé, sur l’avis d’Ochoa, qu’on emploierait les fonds à la restauration des affûts de canon, dont le bois, horriblement fendu par le soleil, était hors de service. Sans doute, si le bruit de cette échauffourée parvint au général Santa-Anna au fond de l’hacienda de manga de clavo où il avait l’habitude de se retirer après les crises politiques, il dut être bien flatté d’un mouvement en sa faveur qui se manifestait d’une manière aussi patriotique. Pour achever de se modeler sur son illustre patron, Tobar, après avoir investi Ochoa de ses pouvoirs, se retira également dans une propriété qu’il possédait aux environs de Guaymas. Il y était encore quand j’arrivai sur le théâtre des événements que je viens de raconter.

La cité de Guaymas, qui, malgré ce titre prétentieux, n’est encore qu’à l’état de bourgade, ne possède ni église ni auberge. Le premier point lui est particulier entre toutes les villes du Mexique ; quant au second, elle le partage avec toutes celles de l’État de Sonora. L’étranger ou le voyageur qui y arrive est forcé de demander dans la première maison venue une hospitalité qui ne lui est jamais refusée. Des remercîments sincères quand le propriétaire est riche, une indemnité pécuniaire quand il ne l’est pas, dédommagent l’hôte qui vous a reçu de ses soins, de ses dépenses et de son bon accueil. Ce fut donc avec une entière confiance dans cette louable coutume que je dirigeai mon cheval, assez fatigué par une longue route, vers la maison d’un de mes compatriotes, à qui l’on m’avait recommandé. Comme, dans ces pays reculés, les chevaux sont reçus familièrement, même dans les chambres à coucher, voyant que personne ne se présentait sur le seuil de la boutique, je n’hésitai pas à y pousser ma monture de manière à ce que sa tête dominât le comptoir, et, de cette position élevée, j’adressai ma requête selon l’usage de ces pays primitifs. Mon compatriote ne parut que médiocrement flatté de la préférence qui lui était accordée. Tout Gascon qu’il était, il me donna à entendre, avec une franchise peu ménagée, que sa maison était bien petite, mais qu’il en connaissait une à louer dans un endroit qu’il m’indiqua, et que dans cette maison, meublée à la mexicaine, avec la selle d’un cheval, les armes d’eau[12] et la peau de mouton, j’arriverais facilement à y composer un excellent lit et l’ameublement d’une chambre à coucher. Après ces renseignements, mon excellent compatriote me tendit la main avec une cordialité qui prouvait combien il avait hâte de se débarrasser de moi, et je me mis à chercher la maison qu’il m’avait désignée. Je ne tardai pas à la découvrir. C’était une maison basse, ornée sur le devant d’un péristyle soutenu par quatre piliers en pisé. La porte, ouverte à deux battants, laissait voir une grande chambre à moitié décarrelée par le passage des chevaux. Une autre porte, pratiquée parallèlement, de manière à établir, suivant l’usage, un courant d’air perpétuel sous ce ciel de feu, donnait accès dans une vaste cour.

[12] Peaux de chèvres suspendues au pommeau de la selle, et qui, par la pluie, servent à envelopper les jambes comme un sac.

Je ne pus, au premier aspect, saisir qu’imparfaitement ces détails à travers les festons pressés de la chair sanglante de trois ou quatre vaches découpées en longues lanières. Ces lanières décrivaient, à la manière des lianes dans les forêts, mille capricieux enchevêtrements le long des piliers du péristyle et sur des cordes tendues à cet effet ; elles offraient, sous le soleil qui les desséchait, tous les tons les plus cadavéreux, depuis le rouge cramoisi, les divers violets et le bleu jusqu’au plus beau vert. Ce n’était donc que fort confusément, à travers ce labyrinthe de viande, qu’on apercevait la cour, constellée de mares d’eau croupie, sur lesquelles la pourriture étendait un glacis couleur d’arc-en-ciel. Des peaux fraîchement écorchées étaient tendues sur le sol au moyen d’une infinité de piquets. Des essaims de mouches bourdonnaient sur toute cette putréfaction, d’où s’exhalaient des effluves empoisonnés. Tel était l’asile que m’avait indiqué mon obligeant compatriote.

Un homme d’une quarantaine d’années, de petite taille, était assis sur une espèce de chaise en roseaux, et fumait impassiblement une cigarette au milieu de ce charnier. Sa physionomie était à la fois cynique et réservée ; sa tournure et ses vêtements tenaient le milieu entre le prêtre et le laïque. Comme je passais et repassais devant la porte, fort indécis si je profiterais des renseignements qu’on m’avait fournis, cet homme m’adressa la parole.

— Vous êtes étranger, à ce que je vois, seigneur cavalier, et peut-être cherchez-vous un logement ?

— Je l’avoue, et si cette maison est à louer, comme on me l’a dit, je pourrais m’en accommoder.

— Eh bien ! alors mettez pied à terre, et veuillez accepter l’hospitalité que je vous offre… dans la maison de mon ami.

J’appris, en causant avec mon nouvel hôte, qu’il était sacristain à Guaymas, ce qui lui donnait aussi peu de peine que de profits, puisque son église n’était encore qu’en expectative.

— En attendant, dit-il, que le gouvernement de l’État fasse construire l’église qu’il nous promet, je fais avec mon ami Casillas quelques affaires ; c’est un jeune homme qu’il faut bien pousser.

Avant d’entrer en arrangement définitif, je désirai m’entendre au sujet de l’affreux étalage qui obstruait l’entrée de la maison.

— Quant à cela, répondit le sacristain, n’en ayez nul souci : je suis intéressé à vous en délivrer le plus promptement possible, car c’est une spéculation que je fais en l’absence de Casillas, et que, pour des motifs à moi connus, je suis forcé de terminer avant son retour, qui doit avoir lieu sous deux jours.

Complétement rassuré sur la disparition prochaine de cet incommode voisinage, mon marché fut bientôt conclu. Le sacristain se montra fort accommodant sur tous les points. Restait l’article de la table ; il me nomma une espèce de petit cabaret, situé près du port, où je pourrais aller prendre mes repas, et il ajouta : — Les principaux membres du gouvernement provisoire le fréquentent assidûment, et vous pourrez y faire de brillantes connaissances. Maintenant, continua-t-il avec un sourire engageant, comme je suis certain que mon ami n’a pas d’argent, vous lui rendriez un grand service en m’avançant le prix d’une quinzaine de son loyer ; j’ai sa procuration.

Le soir venu, je me rendis au cabaret qu’il m’avait signalé, et dans lequel se trouvait déjà réunie une compagnie nombreuse. Le cabaret était tenu par deux jeunes gens qui, grâce au crédit illimité qu’ils faisaient aux chefs des prononcés, jouissaient en ce moment d’une grande considération. L’un d’eux se chargea de me présenter. Dans une petite salle attenant à la pièce où se trouvait le comptoir, assis autour d’une table longue en bois de balsamo massif, une douzaine d’hommes environ étaient occupés à boire ou à jouer. Quelques chandelles, dont les mèches charbonnaient d’une façon lugubre, répandaient dans toute la salle une lueur douteuse qui en laissait les coins dans l’obscurité. Sur ceux des bancs restés inoccupés, des manteaux brodés, des sarapes aux mille couleurs, des chapeaux à galons d’or ou tout simplement de paille de Guayaquil, étaient jetés pêle-mêle avec de longues rapières à garde de fer ou d’argent. Une épaisse fumée de tabac tourbillonnait autour de la flamme des chandelles et s’élevait en dais au-dessus de ces figures bronzées. L’eau-de-vie de France, le tafia, le mescal de Téquila, circulaient rapidement de main en main, mais l’ivresse n’était encore qu’au début. Un homme de haute taille, aux traits fortement caractérisés, aux yeux noirs, et dont les favoris épais venaient rejoindre une bouche ornée de dents étincelantes, se leva à mon entrée.

— Soyez le bienvenu, seigneur Français, car votre nation ne contient pas de serviles dans son sein ; soyez le bienvenu. Qu’on apporte un verre.

Une voix épaissie par l’eau-de-vie s’éleva aussi d’un des angles de la salle :

— La France est une grande nation, et l’empereur Napoléon un grand homme ! Comment se porte-t-il ?

A cette question bizarre, je me retournai pour voir d’où partait la voix ; c’était celle d’un vieux sergent assis contre la muraille, une immense rapière entre les jambes.

— Vous êtes bien bon. — Comme un grand homme qui est mort depuis vingt ans !

Le vieux sergent ferma les yeux appesantis et n’entendit probablement pas cette réponse, car sa tête retomba lourdement sur sa poitrine.

Ignacio Ochoa (c’était lui qui m’avait reçu) frappa sur la table comme pour imposer silence ; il se tourna vers moi, et s’écria, de ce ton emphatique et sentencieux que les habitants de la Sonora ont emprunté aux Indiens :

— J’ai été horriblement calomnié dans ce pays, seigneur étranger ; c’est le sort du pauvre. J’ai été pauvre, maintenant je suis puissant. Qui m’empêcherait d’en tirer vengeance ? Personne ! Ochoa peut entrer où entre le feu ; il peut atteindre ce qu’atteint le vent ! Mais, non, je ne veux me venger que par des bienfaits.

En achevant ces mots, le futur bienfaiteur de la Sonora enfonça violemment son couteau dans la table de bois massif, ébranlant ainsi toutes les bouteilles et faisant vaciller les chandelles, dont les champignons jonchèrent la table de flammèches fumeuses.

— Bah ! qui de nous n’a pas été calomnié ? N’a-t-on pas dit dans Arispe que j’avais tué mon frère ! s’écria avec un sourire sinistre un jeune homme aux cheveux crépus, au teint bilieux.

— Vous, Guttierrez ! interrompit Ochoa d’une voix sombre ; Dieu veuille que ce soit une calomnie !

— Quoi ! s’écria violemment le jeune homme en se levant de son banc, tandis qu’une pâleur livide couvrait sa figure, oseriez-vous prétendre qu’ils ont dit vrai ?

Et il arracha le poignard d’Ochoa, qui vibrait encore dans la table. Ochoa recula vivement, entoura son bras du premier manteau qu’il trouva, et se mit, l’épée à la main, dans la posture d’un toreador prêt à l’attaque. Les assistants restaient immobiles, sans penser à s’interposer entre eux, quand un homme accroupi dans un coin de la salle saisit aussitôt une petite harpe portative placée à côté de lui et fit entendre un prélude plaintif. Le son de cet instrument, comme celui de la harpe de David, sembla chasser le malin esprit. Ochoa et Guttierrez se rassirent.

En ce moment, un jeune homme entra dans la salle. Bien que sa contenance ne trahît aucune émotion violente, néanmoins sa figure pâle, ses cheveux épars et ses habits en désordre semblaient démentir l’expression de sa physionomie.

— Ah ! c’est vous, Casillas ! s’écria Ochoa ; avez-vous, selon mes ordres, poussé votre reconnaissance le plus loin possible ? Où sont les Hiaquis ?

Le jeune homme à qui s’adressait Ochoa se recueillit quelques secondes avant de répondre, mais avec un certain embarras.

— Heureusement, seigneur capitaine, le danger n’est pas si imminent qu’on le craignait. Les Hiaquis sont tranquilles, et rien ne fait prévoir qu’ils songent à nous attaquer de sitôt ; du moins, ajouta-t-il, je le pense ainsi.

Ce nom de Casillas m’avait frappé ; c’était celui de l’ami du sacristain, je l’examinai avec attention. Ce jeune homme devait avoir de vingt-cinq à vingt-six ans ; sa figure était intéressante. La pâleur de son front chargé d’une magnifique chevelure faisait ressortir de grands yeux noirs surmontés de sourcils bien arqués. Après avoir rendu compte de sa mission, il reprit l’expression de mélancolie qui paraissait caractériser habituellement sa physionomie.

Un nouveau personnage se présenta sur le seuil ; il portait à la main une canne de jonc à poignée d’or sur laquelle il s’appuyait. Quoiqu’il affectât un air d’importance, il était facile de deviner qu’il éprouvait un certain malaise à se mêler à la réunion sans y être invité. Par contre aussi, quelques-uns des aventuriers assis à la table dissimulèrent de leur mieux une appréhension également visible sous un masque de dignité d’emprunt. Ochoa seul garda sa contenance assurée.

— Eh ! que nous veut ici le seigneur alcade ? s’écria-t-il en toisant des pieds à la tête le nouvel arrivant avec un orgueilleux dédain.

— J’apporte de mauvaises nouvelles, messieurs, dit l’alcade ; j’apprends que les Hiaquis marchent contre le Rancho[13], que leurs bataillons couvrent la plaine et que leurs feux s’étendent jusqu’au Cerro del Huerfano, et je viens essayer de prendre avec vous les mesures nécessaires à la sûreté de Guaymas.

[13] Le Rancho de San-José de Guaymas, petit village à quatre kilomètres de Guaymas.

— Et vous venez probablement nous offrir le bras de vos recors ! s’écria Ochoa. L’autorité militaire que je représente ici, ajouta-t-il en se levant avec impétuosité, n’a ni conseils ni ordres à recevoir de l’autorité civile ; faut-il donc vous rappeler nos fueros ?

La verge de justice représentée par la canne à pomme d’or s’inclina devant la rapière militaire. L’alcade se tut.

— Est-ce tout ce que vous aviez à nous dire, seigneur alcade ?

— J’ai encore une autre nouvelle, mais elle n’intéresse que vous, messieurs : deux régiments arrivent, dit-on, d’Arispe ; c’est le gouverneur général qui les envoie.

Les yeux d’Ochoa s’animèrent d’un enthousiasme guerrier, et il s’écria :

— Eh bien ! seigneur alcade, il ne fallait rien moins que cette double nouvelle pour que vous fussiez ici le bienvenu parmi nous, soyez-le donc deux fois ! Barde, ajouta-t-il en se tournant vers le joueur de harpe, entonne un champ de guerre ; chante notre triomphe et les funérailles de nos ennemis. Et vous, Casillas, recevez mes remercîments pour l’exactitude de vos renseignements !

Casillas balbutia quelques excuses que le son de la harpe couvrit entièrement. Un coup frappé en dehors au volet de la salle fit tressaillir l’assemblée, et une voix aigre s’écria :

— Est-il vrai que mon ami Casillas soit déjà de retour ?

Je reconnus mon hôte le sacristain. C’était lui en effet ; il se précipita dans la salle, tandis que l’alcade s’esquivait sans bruit.

— Que vient-on de m’apprendre ? s’écria le sacristain en se jetant avec effusion dans les bras de Casillas. — Que tu arrives à l’instant ! mais qu’as-tu donc ? que signifient ces gouttes de sang que j’aperçois sur le collet de ta chemise ?

— Ce n’est rien, répondit Casillas en se dégageant vivement de l’étreinte de son ami.

— Mais si, parbleu ! c’est quelque chose ; on dirait un coup de couteau : serais-tu dangereusement blessé ?

— Ce n’est rien, te dis-je, reprit Casillas en remontant sa cravate ; c’est une épine qui m’a déchiré le cou.

Et il me sembla entendre sa voix et voir sa main trembler. — Tu sais, dit-il au sacristain, que les Hiaquis sont à nos portes ?

Le sacristain eut, à cette nouvelle, l’air d’un homme qui trouve le mot d’une énigme longtemps cherchée, et s’écria :

— Oh ! mon ami, je m’explique maintenant la disparition de tes trois vaches !

— De mes vaches !… dit Casillas alarmé.

— Oui, tu sais, les dernières, les seules que nous n’eussions pas perdues au Monte. — Eh bien ! je le vois à présent, ce sont les maraudeurs indiens qui les ont volées.

En soutenant cette assertion avec une rare impudence, le sacristain m’aperçut, me salua, et reprit vivement :

— Quand je dis qu’elles sont perdues, tu vas voir… Dès que je sus qu’elles avaient disparu, je me mis à leur recherche. Les traces étaient faciles à suivre, car il y en avait une qui boitait. Tout à coup les traces disparaissent ; heureusement, à quelque distance de là, ta bonne étoile me les fait retrouver, mais déjà dépecées. C’est ainsi que tu les verras à la maison en cecina[14], comme ce cavalier a pu les voir, dit-il en me désignant.

[14] Viande découpée en lanières et séchée au soleil, ainsi que je l’ai dit en commençant.

— Mais les mouches ne les ont pas mangées, j’espère ? s’écria Casillas.

— Oh ! reprit le sacristain d’un air de dignité offensée.

— Parbleu ! dit Casillas d’un air de mauvaise humeur, je craignais qu’il n’en fût de mes vaches comme de cette partie de panocha[15] que tu avais achetée avec mon argent, et que les ravets[16] ont mangée pendant mon absence.

[15] Cassonade en petits pains dont on fait un grand commerce en Sonora.

[16] Espèce d’insectes rongeurs.

— On n’est pas toujours malheureux, reprit sentencieusement le sacristain, un peu déconcerté par les éclats de rire qui partirent dans la salle au souvenir de cette insigne fourberie dont tout Guaymas avait eu connaissance.

— Écoute, continua Casillas : si j’ai pu te devoir quelques services, je me crois parfaitement quitte envers toi, et je te promets que cette fois est la dernière où je serai ta dupe.

Le pauvre Casillas ne pouvait pas prévoir l’avenir.

Après avoir de nouveau, malgré cette déclaration formelle, félicité son ami sur son prompt retour et sur le bonheur qu’il avait eu d’échapper aux Indiens, le sacristain, qui sans doute se sentait mal à l’aise dans cette réunion, prétexta quelques affaires, et sortit de la salle.

L’entrée du sacristain et sa conversation avec Casillas avaient fait oublier un instant les graves nouvelles apportées par l’alcade. Quand la porte se fut refermée sur le sacristain, la préoccupation causée par le danger qui menaçait Guaymas et les prononcés amena un profond silence. Ce silence n’était troublé que par les rumeurs du dehors et les ronflements du vieux sergent, toujours assoupi sur la coquille de sa rapière. Celui-ci, n’entendant plus autour de lui le bruit des voix, le choc des verres et le cliquetis des bouteilles au milieu desquels il s’était endormi, ouvrit tout à coup les yeux.

— Vous m’avez dit, je crois, s’écria-t-il d’une voix enrouée en me faisant l’honneur de m’adresser de nouveau la parole, que l’empereur Napoléon se portait bien : caramba ! j’en suis bien aise. C’est un grand homme ! et après Santa-Anna…

Pis, voyant que tous les assistants se taisaient, il continua : — Ah çà, que se passe-t-il donc ici ? n’y a-t-il plus ni mescal ni eau-de-vie ?

On l’interrompit pour lui apprendre les nouvelles.

— Eh bien ! ajouta-t-il, est-ce une raison, parce que le gouvernement se révolte contre nous, parce que les Hiaquis envoient un régiment pour nous combattre, de ne pas boire ? Et, saisissant la première bouteille qui tomba sous sa main, il fit d’un trait disparaître ce qui en restait. Ce qui lui restait de raison et de force disparut aussi, et il glissa sous la table avec un bruit de ferraille produit par le retentissement de sa rapière contre le carreau.

Cet épisode inattendu ramena la gaieté parmi tous les prononcés, qui recommencèrent à jouer et à boire. Ochoa seul paraissait pensif ; il réfléchissait peut-être à la responsabilité qui pesait sur lui en l’absence du général Tobar : les circonstances devenaient graves, et l’affaire pouvait tourner mal pour le capitaine ; il tordait ses moustaches avec impatience, et de sombres éclairs jaillissaient de ses prunelles dilatées. Au milieu de la scène qui l’entourait, ce bandit, sur qui reposait presque le sort d’une ville entière, ne manquait pas de grandeur.

— Eh bien ! qu’allez-vous faire ? demanda Casillas à Ochoa en le regardant avec anxiété.

— Ce que je vais faire ! s’écria Ochoa arraché à ses préoccupations… Le général Tobar doit être instruit de ce qui se passe ; quelqu’un de vous veut-il monter immédiatement à cheval et courir à franc étrier jusqu’à lui ?

Un profond silence accueillit cette proposition. Ochoa regarda autour de lui en fronçant le sourcil.

— J’irai, moi ! s’écria Zampa Tortas, un jeune homme à l’air doux et modeste qui jusque-là n’avait pas dit un mot.

— Mais c’est un luron qu’il me faut, un hombre de á caballo, car la route est dangereuse, reprit Ochoa à l’aspect du jeune commis de la douane : car telle était la position sociale de Zampa Tortas.

— J’irai, reprit simplement le jeune homme, et je ne demande que le temps de seller mon cheval.

— Eh bien ! que Dieu vous accompagne ! dit Ochoa : et il le prit à l’écart pour lui donner ses instructions.

— Maintenant, poursuivit le capitaine, notre devoir est tout tracé. Notre place est au Rancho, qui sera sans doute bientôt attaqué. Il est onze heures : dans trois, nous partirons ; que chacun aille se reposer pour se trouver sur la place au moment désigné. Puis, se retournant vers moi : Seigneur français, me dit-il en son langage pompeux, vous êtes fils d’un pays guerrier, voulez-vous être des nôtres ? Si vous en revenez, ce que vous aurez vu vaudra la peine d’être raconté.

J’aurais voulu, je l’avoue, pouvoir décliner cet honneur ; mais, après tout, comme il y avait autant de danger à rester qu’à marcher en avant, je maudis de nouveau l’inhospitalité de mon compatriote, et j’acceptai.

— Un dernier choc des verres, s’écria Ochoa, et puissions-nous demain nous retrouver tous en ce même endroit pour boire à nos succès et à la gloire de la nation mexicaine !

Les verres retentirent de nouveau ; le vieux sergent fut réveillé de son assoupissement et se leva en murmurant les noms de Napoléon et de Santa-Anna ; puis chacun à son tour quitta la table pour se préparer aux dangers de la nuit.

Cependant la nouvelle de l’attaque prochaine que méditaient les Hiaquis s’était répandue dans Guaymas. La consternation s’était accrue par les récits de plusieurs personnes qui, leur ayant heureusement échappé, vinrent annoncer que les bataillons indiens couvraient les bois et les plaines, et que si par malheur le Rancho, qui était comme une citadelle avancée, venait à être emporté, c’en était fait de Guaymas. Malgré l’heure de la nuit, personne n’était couché. Comme les ténèbres grossissent toujours la peur, chaque fois que quelque rumeur inséparable de la confusion s’élevait dans une des rues les plus éloignées, on s’imaginait entendre les hurlements des Indiens et les voir déboucher au cœur de la place ainsi que des démons déchaînés. Les femmes et les enfants se disposaient à aller chercher un refuge à bord des navires étrangers ou caboteurs et au milieu des îles qui forment l’enceinte du port ; les hommes préparaient leurs armes pour la défense.

A deux heures, chacun fut exact au rendez-vous. Au milieu d’un ciel brillant d’étoiles, la lune allait se coucher derrière cette couronne de créneaux qui domine Guaymas ; ses rayons tombaient obliquement sur le port, dont ils éclairaient les eaux limpides, et qui eussent paru stagnantes sans la frange d’écume que le flux poussait sur la grève au pied des rochers et parmi les tiges des mangliers. La masse noire des navires à l’ancre se dessinait sous l’île du Venado, qui ressemblait dans l’ombre à un gigantesque navire échoué. Des pirogues, des canots chargés de femmes et d’enfants, se croisaient sur la rade, en laissant après eux un long sillage phosphorescent, une traînée scintillante comme la flamme du punch. Des feux brillaient dans les îles, sur la cime des palmiers aux feuilles aiguës et des goyaviers en fleur ; des nuages de fumée glissaient, chassés par la brise. Des essaims de mouettes voletaient éperdues avec des cris perçants, tandis que les grands pélicans pêcheurs, posés sur une patte comme des hiéroglyphes, regardaient impassiblement tout ce tumulte inusité. En arrivant sur la place, je vis une masse compacte de cavaliers dont les chevaux piaffaient et poussaient des hennissements. De temps en temps, la lueur des cigarettes éclairait des figures bronzées qui s’évanouissaient aussitôt dans l’ombre. Tout le monde était prêt à partir ; on attendait seulement que ceux qui avaient été mettre leur famille en sûreté dans les îles fussent de retour.

Le mouvement tumultueux du port cessa peu à peu, et de nouveaux renforts vinrent successivement se joindre aux cavaliers réunis sur la place. Bientôt la rade ne présenta plus sur sa surface ni canots ni pirogues ; ses eaux redevinrent tranquilles ; les familles étaient en sûreté soit au milieu des îles, soit à bord des divers bâtiments. Ochoa, avant de donner le signal du départ, parcourut le front de son escadron pour s’assurer si tous ses hommes étaient présents. Tout à coup il s’écria : — Mais je ne vois point Casillas ! — On lui apprit qu’en sortant du cabaret, Casillas avait sellé son cheval et s’était éloigné sans dire où il allait. Je vis le capitaine froncer le sourcil d’un air mécontent. Enfin il allait donner le signal attendu, lorsqu’il fut rejoint par le jeune homme qu’il avait dépêché au général Tobar. Ochoa s’avança au-devant de lui dès qu’il l’eut reconnu, et, lui secouant affectueusement la main :

— Eh bien ! Zampa Tortas, lui dit-il, vous arrivez à temps pour vous joindre à nous. Quelles nouvelles m’apportez-vous du général ?

— Le général était absent : il parcourt le pays pour gagner des soutiens à notre cause ; mais je lui ai fait parvenir votre message par un exprès pour venir vous retrouver, et me voici.

— Soyez le bienvenu, dit Ochoa ; nous allons partir.

— Un instant, seigneur capitaine, dit Zampa Tortas en l’arrêtant, je ne suis pas revenu seul. Un messager indien attend à l’entrée de la ville un sauf-conduit de votre part pour communiquer, dit-il, des nouvelles importantes au chef des yoris[17].

[17] Les blancs.

— Il n’a rien à craindre, amenez-le.

Zampa Tortas piqua son cheval, et revint quelques instants après, accompagné d’un Indien dans son costume de guerre. Celui-ci s’arrêta devant Ochoa en attendant que le capitaine lui adressât la parole.

— Parle, dit le capitaine. Qui t’envoie ? Est-ce ce chien de Banderas ?

— Banderas est un chien en effet, dit le Hiaqui, je ne porte pas ses messages. C’est U’Sacame qui m’envoie, et voici les paroles qu’il m’a chargé de transmettre au chef des yoris : U’Sacame a été insulté par Banderas ; sa maison a été brûlée ; il est devenu l’ennemi de sa race. Deux cents guerriers l’accompagnent. Que les blancs lui promettent leur appui pour brûler à son tour la maison de Banderas, et ses guerriers seront aussitôt rendus au Rancho que ces cavaliers qui vont partir.

Ce message, transmis à haute voix et en assez bon espagnol, fut accueilli avec un vif sentiment de satisfaction, car tout le monde connaissait la bravoure du rival de Banderas, et, à la veille d’une action décisive, ce renfort inespéré n’était pas à dédaigner. Ochoa accepta les offres de U’Sacame, et engagea sa parole et celle de ses compagnons qu’ils l’aideraient à tirer de son rival une éclatante vengeance.

— Maintenant, messieurs, s’écria Ochoa, en avant !

L’escadron se mit en marche, tandis que le messager indien coupait la route par un chemin de traverse pour aller rejoindre son chef. En ce moment, Casillas nous rejoignit aussi. Son cheval était haletant comme après une course rapide. — Mieux vaut tard que jamais, — dit Ochoa d’une voix railleuse. Casillas ne répondit rien.

Deux petites lieues séparent le Rancho de San-José de Guaymas de Guaymas même. La route parcourt, pendant près des trois quarts de cette distance, des plaines et des terrains calcaires, où les nopals et les cactus même ne poussent que de loin en loin. La lune éclairait ces plaines désolées et silencieuses, les cactus allongeaient leurs grandes ombres sur cette terre blanche et nue qui n’avait pas d’écho pour répéter le bruit sourd des pas de nos chevaux. Ces landes furent promptement traversées ; mais, à peu de distance du Rancho, des bois d’arbres épineux bordent les deux côtés de la route. Il semblait qu’on apercevait dans l’obscurité des formes noires immobiles. Ochoa fit faire halte.

— Au galop, messieurs, dit-il à mi-voix, pour traverser ce défilé, et feu sur les deux flancs ! Puis il ajouta, d’une voix qui retentit dans le silence de la nuit : Santiago !

A ce mot, auquel les chevaux ont l’habitude de s’élancer, leur galop ébranla la terre, et notre escadron s’engagea résolûment au milieu des bois. Des détonations répétées signalaient notre passage, mais pas un cri, pas un hurlement ne se fit entendre. Seulement, dans les moments de silence des armes à feu, une flèche traversait l’air en sifflant, un cheval se cabrait, un cavalier étouffait un gémissement de douleur. Puis des coups de feu retentissaient de nouveau, et des bruits de feuilles froissées, de branches brisées par la chute d’un corps, sortaient des fourrés ; nos chevaux poursuivaient leur course avec un cliquetis de mors impatiemment secoués, d’éperons retentissants, de fourreaux de fer heurtés les uns contre les autres. On aurait dit, au milieu de l’obscurité, un combat de fantômes.

En quelques minutes, nous eûmes franchi ce pas périlleux, qui aurait pu nous devenir funeste s’il eût été occupé par la multitude des Indiens, et non par un corps isolé. Une halte eut lieu dans la plaine. Quelques chevaux et quelques cavaliers étaient blessés, mais personne ne manquait. Bientôt les premières maisons du Rancho se dessinèrent à travers la nuit. Un hourra retentissant, poussé par tout l’escadron, fut répété par la garnison, pendant qu’on abaissait les barrières pour nous donner passage.

Le Rancho est composé d’une place et de deux rues qui le coupent à angle droit, de façon qu’il a quatre entrées seulement. Ces entrées étaient barricadées solidement avec des troncs de palmiers qui résistent presque autant au feu qu’à la hache ; une petite pièce de campagne ajoutait à la défense de chaque porte. Deux cents hommes environ étaient déjà réunis dans l’enceinte du village, les uns campés au milieu de la place, les autres retranchés dans les maisons, et, avec ceux qu’amenait Ochoa, la garnison blanche se montait à trois cents hommes environ.

Du premier coup d’œil qu’il jeta à son entrée dans le Rancho, Ochoa vit que U’Sacame avait tenu parole. Ses deux cents guerriers, isolés au milieu de la place et groupés autour des feux qu’ils avaient allumés, semblaient se reposer d’une longue route. Ce renfort portait à cinq cents le nombre des défenseurs du Rancho. Deux Indiens, debout au milieu de leurs compagnons couchés, tenaient la bride d’un beau cheval de bataille à moitié couvert d’une housse de drap rouge, la queue ornée de rubans, et la crinière, de pompons de même couleur. Pendant qu’Ochoa l’examinait en connaisseur, il se sentit légèrement touché à l’épaule ; il se retourna, U’Sacame était devant lui. Le chef blanc et le chef indien s’examinèrent un instant avec curiosité, car ils étaient inconnus l’un à l’autre. Par une singularité qui surprit Ochoa, U’Sacame portait le costume d’un cavalier mexicain.

— U’Sacame n’a qu’une parole, dit l’Indien en montrant du geste ses guerriers couchés autour des feux ; les blancs n’en auront-ils pas deux ?

— Non, dit Ochoa, les blancs n’oublient pas les services rendus ; ils sont braves, l’ingratitude est le vice des lâches.

— C’est bon, dit l’Indien, à qui une plus longue réponse eût inspiré de la défiance ; le moment n’est pas loin où les blancs montreront s’ils savent récompenser leurs amis ; le moment approche où ils vont montrer s’ils sont braves.

L’Indien indiqua du doigt à Ochoa deux points dans le ciel l’un après l’autre, et ajouta :

— Quand la lune descendra derrière cette colline, quand le Chariot (la grande Ourse) s’inclinera derrière ces palmiers, les flèches siffleront, mais pas avant ; les Indiens n’aiment pas la clarté de la lune. Le chef des yoris et ses soldats feront bien de reprendre des forces en dormant ; U’Sacame veillera pour eux.

— Non, les femmes et les enfants dorment dans les îles de Guaymas, les hommes veilleront au Rancho, répondit Ochoa en se servant du même ton d’emphase, pour cacher sa défiance d’un allié non encore éprouvé.

L’Indien n’insista pas, car il approuvait cet amour-propre d’un soldat, et son cœur était pur d’arrière-pensée. Sans échanger d’autres paroles, les deux chefs se dirigèrent instinctivement vers la barrière qui fermait l’issue du côté où il était certain que commencerait l’attaque. A une certaine distance, un pli de terrain cachait la route, qui descendait dans une vallée ; c’était là que les Hiaquis étaient campés. La campagne était morne et silencieuse, le ciel clair, la lune brillante. Ses rayons argentaient les spirales de la fumée des bivouacs indiens, dont le grand nombre indiquait qu’ils étaient au moins deux mille. Le silence avait quelque chose de terrible qui, joint à la fraîcheur de la nuit, aurait fait frissonner le plus brave.

— L’œil ouvert prévient la trahison, dit U’Sacame après un long silence, comme préoccupé encore des derniers mots d’Ochoa, dont il avait deviné le sens caché. U’Sacame répond de ses hommes, le chef yori peut-il en dire autant ?

— Je réponds des miens, dit fièrement Ochoa ; mais je tuerais un traître, s’il en existait parmi eux.

— Bon, dit froidement l’Indien ; et tous deux se turent de nouveau.

Cependant la lune était tout près de l’horizon, le Chariot allait atteindre la cime des palmiers, quand toutes les dispositions furent prises, les toits des maisons garnis de blancs et d’Indiens, les artilleurs à leurs pièces, chacun à son poste. Bientôt un murmure confus commença de monter lentement de la vallée, puis grossit comme le bruit de la mer dans le lointain. De moment en moment, le fracas se rapprochait semblable à une tempête, jusqu’au moment où des hurlements annoncèrent que cet orage grondait dans des poitrines humaines. Confiants dans leur force numérique, les Hiaquis négligeaient les précautions d’usage, et dédaignaient de dissimuler leur approche. Alors, derrière l’ondulation de la plaine assombrie par l’absence de la lune, des têtes surgirent en quantité, une masse noire se forma, puis un sifflement de flèches se fit entendre. La masse noire approchait toujours ; une détonation suivit un éclair éblouissant, et la mitraille vint y faire une large trouée aussitôt comblée. Le combat était engagé.

Les Indiens qui formaient le premier rang, poussés par la multitude qui grossissait derrière eux, vinrent heurter les barricades et s’efforcèrent de les escalader. La lutte alors eut lieu corps à corps avec d’affreux hurlements ; le sabre, le couteau, brillaient aux lueurs des armes à feu ; le sang coulait de part et d’autre. Malheureusement les Mexicains qui servaient la pièce de campagne, dont la gueule dépassait, comme par un sabord, les troncs de palmiers des barricades, gênés par ceux des leurs qui combattaient les assaillants, ne pouvaient faire feu qu’à de longs intervalles. Quant à pointer, il n’en était pas besoin, car les Hiaquis arrivaient à bout portant. Une nuée de flèches entremêlées d’une grêle de balles partaient des terrasses des maisons contiguës aux barricades, et portaient le désordre dans les rangs ennemis ; mais de nouveaux assaillants remplaçaient ceux qui tombaient ou fuyaient.

Parmi les plus acharnés, dont le flot venait se briser contre les retranchements, une forme noire et gigantesque se faisait remarquer dans les ténèbres. Une lourde hache, qui brillait aux lueurs de l’artillerie, s’abattait à chaque instant avec un sifflement aigu. Un gémissement suivait chaque coup, un Mexicain tombait, ou, à défaut, les barricades criaient sous sa redoutable atteinte.

— Personne n’abattra-t-il donc ce démon de l’enfer ? s’écria Ochoa. Guttierrez, un coup de pistolet à ce chien, ou bien faites-moi place.

On entendit la pierre qui frappait le bassinet, mais des étincelles seules jaillirent ; un éclat de rire et un hurlement répondirent à cette vaine tentative. La hache s’abattit de nouveau, et si Guttierrez esquiva le coup, à côté de lui le vieux sergent à la longue rapière tomba la tête fendue pour ne plus se relever. Cette fois, plusieurs coups de feu partirent ensemble sans atteindre le but qu’ils cherchaient ; des Hiaquis tombèrent, il est vrai, mais la hache brillait toujours, et de minute en minute un Mexicain disparaissait des rangs.

— Camoté se rit des balles des blancs, et il les tue comme des chiens, hurla le géant indien.

Le nom de Camoté circula de bouche en bouche parmi ses ennemis. C’était le nom bien connu d’un Hiaqui, redoutable par sa force extraordinaire, qui venait à Guaymas se louer comme charpentier ; il avait appris, parmi les blancs, à manier cette hache dont il faisait contre eux un si terrible usage. Après cette bravade, l’Indien céda sa place à des combattants moins fatigués. Cependant ces assauts repoussés et toujours renouvelés de la part des Indiens, le besoin de se multiplier et d’être partout à la fois de la part des blancs, commencèrent à lasser les deux partis. Une espèce de trêve s’ensuivit, si l’on peut appeler ainsi un combat qui n’avait plus lieu que de loin.

A cette heure, le jour commençait à poindre, les armes à feu jetaient une lueur moins vive, et l’on pouvait distinguer les flèches dans l’air ; bientôt un rayon de soleil vint éclairer les résultats du combat de la nuit. Du côté des Hiaquis, des mares de sang, desséchées par la poussière, décelaient seules les ravages de l’artillerie ; pas un cadavre n’était étendu par terre, car, suivant la coutume des Indiens, c’est un point d’honneur de ne pas laisser leurs morts sur le terrain. Du côté des blancs, les pertes ne laissaient pas d’être nombreuses, et surtout visibles ; accablés qu’ils étaient par la multitude, à peine avaient-ils eu le temps de ramasser leurs blessés ; seulement les morts avaient été mis à l’écart et déposés sur le seuil des maisons.

Les flèches et les balles traversaient incessamment l’espace laissé vide par les assaillants entre eux et les barricades. C’était déjà un premier succès pour les blancs. Au premier rang des ennemis, à demi-portée de fusil environ, insolemment assis par terre comme un bûcheron qui se repose, Camoté tenait son arme sur ses genoux.

— Les balles des blancs, dit-il en faisant allusion à la maladresse des Mexicains dans le maniement des armes à feu, ne sont fatales qu’à leurs amis ; c’est un ami que va frapper le coup destiné à un ennemi. La hache de Camoté est plus sûre ; elle ne fait pas long feu, elle est teinte du sang des blancs.

Une grêle de balles répondit à cette audacieuse raillerie. Camoté secoua la tête.

— Que les yoris comptent leurs combattants ; ces balles doivent en avoir tué quelques-uns, dit-il en faisant un geste de mépris.

— Quand les Hiaquis auront pris Guaymas, et que les blancs cultiveront pour eux le maïs et les melons d’eau, Banderas nous a donné l’ordre de lui amener trois de leurs plus belles femmes, dit un autre Indien, qui en effet nomma celles qui jouissaient dans Guaymas de la plus grande réputation de beauté.

Un cri d’étonnement partit du côté des Mexicains à ces trois noms parfaitement articulés.

Un autre Indien vint s’asseoir à côté de Camoté. Il s’accroupit à la manière des tailleurs ; puis, se renversant sur le dos, et tendant avec les pieds un arc que la force d’un bras ordinaire n’aurait pu ployer :

— Le zapatero (cordonnier) va prendre la mesure des blancs, s’écria-t-il.

Une flèche partit, lancée avec une vigueur incroyable, et traversa le chapeau d’Ochoa en lui labourant le crâne.

— En voici une autre, c’est une mesure de quinze points, reprit l’Indien ; et il décocha encore une flèche qui vint percer de part en part un des hommes de U’Sacame.

Puis la voix de Camoté domina tout le tumulte.

— Les blancs, tous des enfants ! cria-t-il en reprenant avec acharnement sa plaisanterie sur les armes à feu des Mexicains ; leurs fusils sont des roseaux creux, leurs balles des garbanzos, leurs canons des écorces de troncs d’arbres !

Puis, s’animant, s’enivrant de ses propres paroles, Camoté agita les longues nattes de ses cheveux, d’un bond aussi il se dressa sur ses pieds, accourut suivi d’une centaine des siens, et, au milieu des cris de rage de ses ennemis, il saisit à deux mains la bouche du canon, qu’il se mit à secouer comme un arbuste.

— Abattez ces barricades ! criait-il en donnant sa hache à l’un de ses compagnons, tandis que sa large poitrine touchait la gueule de la pièce d’artillerie.

C’était pousser trop loin le mépris pour la maladresse des blancs ; le coup partit, et les débris sanglants du corps de l’Indien furent lancés dans toutes les directions. Des hurlements aigus firent retentir les airs, et un nuage de poussière fut soulevé par les Indiens qui s’étaient jetés à plat ventre ; quand il fut dissipé, l’espace était vide de nouveau, et les Hiaquis en pleine déroute. Le combat avait commencé à cinq heures, il en était dix.

— A cheval, enfants, à cheval ! s’écria Ochoa ; poursuivons-les jusqu’à leur rivière, que pas un n’échappe au tranchant de nos sabres !

— Le chef yori veut-il donc épuiser les forces de ses guerriers, au lieu de les ménager pour soutenir une nouvelle attaque ? dit U’Sacame en arrêtant l’élan du capitaine ; qu’ils songent à se reposer, car, lorsque le soleil sera au tiers de sa course, les Hiaquis reviendront en plus grand nombre.

Ce conseil fut goûté des Mexicains, qui se battaient bravement depuis cinq heures, et, après avoir pansé tant bien que mal les blessés, chacun ne songea plus qu’à prendre de la nourriture et du repos. Pendant ce temps, U’Sacame promenait un regard attentif sur les principaux d’entre ses nouveaux alliés réunis autour d’Ochoa. Tout à coup, à l’aspect de la figure triste et pâle de Casillas, l’œil du sauvage brilla d’un éclat sinistre, comme s’il eût cherché à retrouver dans sa mémoire une trace à demi effacée, et l’Indien enveloppa de son regard ardent le jeune homme, qui devint plus pâle encore. De son côté, celui-ci paraissait interroger des souvenirs confus à l’aspect du chef hiaqui. Durant ce mutuel examen, nul des deux ne fit un mouvement ; Casillas détourna ses regards pour les fixer sur la terre. Quant à U’Sacame, il parut avoir éclairci ses doutes au bout d’un instant, car, se dirigeant vers Ochoa, il lui toucha la poitrine du doigt en lui disant :

— Que le chef ordonne à ses hommes de ne pas faire un pas hors de l’endroit où ils sont, les paroles de U’Sacame sont pour les oreilles de tous.

— Restez, messieurs, dit Ochoa surpris de l’air solennel du guerrier hiaqui, et voyons quelles sont ces paroles.

U’Sacame reprit :

— Que m’a dit ce matin le capitaine yori ? qu’il répondait de ses hommes ?

— Oui, dit Ochoa de plus en plus surpris.

— Qu’il tuerait un traître, s’il s’en trouvait parmi eux ?

— Je l’ai dit.

U’Sacame fit deux pas en avant, puis, étendant brusquement le bras vers Casillas, il s’écria d’une voix terrible :

— Ce jeune homme doit mourir !

Il n’avait pas achevé, que son poignard plongeait jusqu’au manche dans la gorge du jeune homme, qui tomba en poussant un soupir. Certes, la main de presque tous les spectateurs de cette scène avait été rougie de sang humain, et un assassinat avait été pour beaucoup d’entre eux un événement assez insignifiant ; malgré cela, toutes les physionomies exprimèrent une horreur profonde à l’aspect de ce coup inattendu, et plus d’un sabre fut tiré pour venger cette mort imprévue.

— Arrêtez, messieurs ! s’écria Ochoa en s’interposant entre eux. Puis, s’adressant à U’Sacame, qui, après avoir enfoncé son couteau dans la terre pour l’essuyer, le passait froidement dans sa gaîne : — Le chef hiaqui veut-il donc s’arroger le droit de vie et de mort sur mes hommes ? s’écria-t-il d’une voix tremblante d’émotion.

— U’Sacame a voulu éviter à son allié l’office de bourreau ; son poignard a tenu la parole du chef blanc ; ce poignard a achevé ce qu’avait commencé la flèche de U’Sacame.

Et, à la grande surprise des assistants, il découvrit le cou de Casillas, et leur montra la blessure, objet de la sollicitude du sacristain. Il raconta comment il avait su, par un de ses partisans resté dans la tribu de Banderas, qu’un blanc trahissait la cause de ses frères, et qu’il devait endormir leur vigilance par de faux rapports jusqu’au moment où le chef hiaqui attaquerait Guaymas après avoir forcé le Rancho surpris à l’improviste. Il dit que ce blanc commandait l’arsenal et devait le livrer aux Indiens. U’Sacame ajouta que, la veille au soir, sachant que Casillas venait d’avoir avec Banderas une dernière et décisive entrevue, il avait voulu donner à ceux dont il venait demander l’alliance un gage de sa loyauté en leur livrant le traître mort ou vivant ; mais qu’au moment où ses coureurs avaient réussi à s’emparer de cet homme et le lui amenaient, Casillas avait, par un effort désespéré, échappé au sort qui l’attendait ; qu’alors il lui avait décoché dans sa fuite une flèche qui n’avait fait que le blesser légèrement.

L’Indien attendit ensuite froidement la réponse d’Ochoa.

— Je m’explique maintenant sa conduite singulière d’hier soir, dit le capitaine ; mais quelqu’un de vous, messieurs, peut-il deviner le motif de cette trahison ?

Tout le monde se tut.

— Il aura voulu se faire cacique, dit enfin Guttierrez en riant.

— Que Dieu lui fasse paix ! dit Ochoa en donnant l’ordre de réunir le corps de Casillas aux cadavres entassés dans une maison voisine.

Bientôt cependant le soin de la sûreté personnelle de chacun vint distraire l’attention de cette scène lugubre. La prédiction de U’Sacame s’accomplit à la lettre. La sentinelle placée sur la plus haute maison s’écria : — Aux armes ! voici les Indiens.

Il était trois heures ; les mêmes épisodes signalèrent ce nouveau combat, plus acharné que le premier. Vers six heures, le soleil éclairait obliquement un monceau de morts entassés dans le Rancho ; Ochoa, grièvement blessé, blasphémait de toute la force de sa voix mourante, ses hommes découragés ne combattaient plus que faiblement ; les Indiens, de leur côté, quoique ayant fait des pertes énormes, tentèrent un dernier effort pour écraser ce qui restait des défenseurs de la place.

Au milieu de ses bataillons, Banderas, visible cette fois, encourageait de la voix ses guerriers. Monté sur un cheval couvert d’une selle de velours rouge, mais immobile comme un satrape d’Orient, il dédaignait de prendre part au combat ; sa présence seule lui semblait suffisante. Au moment où les blancs fatigués sentaient le cœur leur manquer, un cri de guerre retentissant comme le tonnerre partit derrière eux. Il était poussé par U’Sacame. Le chef hiaqui paraissait transfiguré : il avait dépouillé son costume mexicain, et, monté sur son beau cheval de bataille, dont il avait ôté la housse traînante ; nu des pieds à la tête, le corps huilé et luisant comme du bronze, il avait repris toute la majesté sauvage d’un chef indien. Sa main brandissait sa longue épée ; derrière lui, ses soldats se pressaient, prêts à s’élancer comme leur chef.

A la vue de Banderas, son ennemi mortel, les veines de son front se gonflèrent, sa lèvre en se retroussant laissa voir ses dents serrées. — Place à U’Sacame ! s’écria-t-il impétueusement ; puis, éperonnant son cheval avec ardeur, il lui fit franchir la barricade et tomba comme un jaguar au milieu des Hiaquis stupéfaits. Un autre cheval bondit derrière le sien : c’était celui de Zampa Tortas. Cette héroïque imprudence n’échappa pas à Banderas, qui donna à haute voix l’ordre de le prendre vivant pour le faire périr du supplice des traîtres ; mais l’ordre n’était pas facile à exécuter. U’Sacame, bien qu’enveloppé de toutes parts, secouait avec une vigueur indomptable les grappes de corps noirs suspendus à ses jambes, qui glissaient entre leurs mains ; ce que son épée ne perçait pas était foulé sous les pieds de son cheval ou assommé à coups redoublés de ses étriers cerclés de fer. Un autre cavalier le suivait de près, qui foulait aussi les Hiaquis acharnés après U’Sacame ; son épée frappait comme la sienne, et les Indiens tombaient autour de lui ; c’était Zampa Tortas, dont personne n’eût attendu ces prodiges de valeur.

— Chiens ! hurlait U’Sacame, qui poussait avec fureur son cheval bondissant au milieu de ces vagues humaines, laissez U’Sacame se mesurer avec Banderas.

Mais les Hiaquis continuaient de l’entourer. Malgré sa vigueur, malgré ses efforts, il y eut un instant où l’on n’aperçut plus qu’un monceau de corps parmi lesquels surgissaient à peine la tête d’un homme et celle d’un cheval ; c’en était fait du chef indien, lorsque la barrière s’ouvrit enfin. Ses deux cents guerriers s’élancèrent ; les blancs, ranimés par cet exemple, les suivirent, et U’Sacame, le corps sanglant, les narines gonflées, la poitrine haletante, domina de nouveau la foule de ses ennemis épouvantés. Alors une horrible déroute commença ; les Hiaquis tombèrent comme l’herbe qu’on fauche ; Banderas tourna bride, et ses Indiens l’imitèrent, laissant cette fois la terre jonchée de leurs morts. A l’heure où le soleil était sur son déclin, tout était fini. Le siége du Rancho avait duré quinze heures.

Ce soir-là même, un homme arriva au galop de Guaymas au Rancho : c’était le sacristain. Il chercha longtemps le cadavre de son ami Casillas ; puis, l’apercevant, il se précipita sur lui et le tint longuement embrassé. — Oh ! mon ami ! s’écria-t-il, je ne pourrai donc plus te protéger, comme je me complaisais naguère encore à le faire ! — Il le considéra ensuite avec attention, comme s’il eût médité sur le parti qu’il pourrait encore tirer de ce corps inanimé. Tout à coup une idée lumineuse éclaira son esprit. Il tira de sa poche un couteau, et, avec un soin tout particulier, il détacha de la tête les deux oreilles de son ami, et les enveloppa dans son mouchoir.

— O Casillas, s’écria-t-il en serrant le précieux débris, peut-être es-tu mort en péché mortel ! Je veux te donner une preuve de plus du tendre intérêt que je te portais pendant ta vie. Tu te réjouiras, même après ta mort, d’avoir trouvé un ami tel que moi !

Puis il remonta à cheval et s’éloigna.

Après les événements que je viens de raconter, quelques jours se passèrent encore, pendant lesquels l’argent trouvé dans les coffres de la douane fut dissipé au point qu’il n’en resta d’autre trace que le reçu d’Ochoa. Il fallut recourir aux exactions, car les nouvelles arrivaient de plus en plus menaçantes d’Arispe. Le général Tobar, toujours retiré dans sa propriété, n’était pas fâché de laisser à Ochoa la responsabilité de ces mesures de rigueur. Plusieurs riches habitants de Guaymas se laissèrent d’abord rançonner d’assez bonne grâce ; mais tout a un terme, et le gouvernement provisoire était à bout de ressources.

Un jour, un gros navire bordelais, probablement chargé de riches marchandises, fut signalé comme cherchant à gagner les passes de l’entrée du port. Ce fut pour les prononcés une heureuse nouvelle, car ils devaient percevoir les droits de ces marchandises. Comme l’arrivée d’un chargement de marchandises européennes ne pouvait être sans influence sur les intérêts que je représentais à Guaymas, je me dirigeai le jour suivant, de bon matin, sur la hauteur dont j’ai parlé, et qui domine la ville à une distance assez rapprochée pour laisser voir tout ce qui s’y passe. Sur l’azur éblouissant de la mer, sur l’azur plus limpide encore de l’horizon, un navire détachait ses voiles blanches, le cap tourné vers la terre. Pendant que je le considérais attentivement, je me sentis toucher le bras ; je me retournai, Ochoa était à côté de moi. Il avait la tête enveloppée de bandages et recouverte d’un chapeau à larges bords qui projetait une demi-teinte sur son visage pâli par les blessures, et au milieu duquel ses yeux noirs semblaient encore plus étincelants. Il venait d’attacher son cheval à une pointe du rocher.

— C’est le ciel qui nous l’envoie si à propos, me dit-il en étendant la main vers le bâtiment et en le couvant du regard.

Tout à coup le plus affreux juron que puisse fournir la langue espagnole s’échappa de sa bouche :

— Tenez, dit-il, c’est l’enfer qui s’en mêle ! Voyez.

En effet, on apercevait dans la plaine un nuage de poussière que le soleil éclairait d’un vif éclat, et qui laissait percer les banderoles rouges et la pointe des lances d’un corps de cavalerie.

— C’est le gouverneur général qui arrive, dit Ochoa en fermant les poings ; un jour plus tard, nous l’aurions défait, ou nous l’aurions acheté !

Soit qu’un coureur eût apporté cette nouvelle à Guaymas, soit pour toute autre cause, de la hauteur où nous étions placés, nous remarquâmes bientôt dans la ville un mouvement inusité. Ochoa considérait cette scène d’un œil hagard, mais sans bouger. Quelques minutes après, il jeta un cri de rage.

— Les lâches ! les traîtres ! les imbéciles ! s’écria-t-il en jetant son chapeau par terre, les voilà qui se débandent ; voilà Guttierrez qui monte à cheval ; va-t-il rassembler nos amis ? Non, il s’éloigne au galop. Arrêtez ! criait-il en proie à une fureur indicible, comme si sa voix eût pu parvenir jusqu’à eux. — Ah ! voilà le brave Tobar ; celui-là du moins ne fuira pas ! Non, non ! continuait-il en frappant dans ses mains. — Ah ! tout est perdu, il s’éloigne dans la direction contraire à Guttierrez. Ah ! les lâches, les traîtres ! la légalité les effraye, eux que les Indiens hurlants n’épouvantent pas ! Mais je suis là, moi ! dit-il en frappant sur sa poitrine.

En disant ces mots, il s’élança, malgré sa faiblesse, sur le cheval qu’il avait attaché près de lui, et se précipita au grand trot le long de la rampe escarpée, avec une audace à donner le vertige, faisant rouler les pierres sous les fers de son cheval. Je le suivais de l’œil avec anxiété ; il arriva heureusement sur la place ; je le vis bondir au milieu de la foule, puis je le perdis de vue.

Bientôt la place fut évacuée. Les troupes du gouverneur faisaient leur entrée dans Guaymas. Par une singulière coïncidence, au moment où le gouverneur déployait sur la place son régiment de cavalerie et son infanterie indienne armée d’arcs et de flèches, ce navire bordelais, objet de la convoitise des insurgés, qui recélait dans ses flancs la riche cargaison dont ils avaient espéré un secours décisif, entrait majestueusement dans le port, au moment aussi où le dernier des prononcés, Ochoa, venait de quitter Guaymas.

Dans mes pérégrinations ultérieures à travers l’État de Sonora, j’eus l’occasion de retrouver les principaux membres du gouvernement provisoire de Guaymas humblement cachés dans d’obscures bourgades, hormis un seul, le capitaine Ochoa, dont la destinée m’inspirait plus de sympathie : ses amis mêmes n’avaient plus entendu parler de lui. — Le général Tobar fut plus heureux ; il était assez haut placé pour être un de ces hommes que les orages politiques n’atteignent que rarement au Mexique. Son commandement, quelque temps inoccupé, lui fut rendu, et son pronunciamiento se confondit avec tant d’autres au milieu des secousses qui ébranlent et ébranleront longtemps encore le Mexique. — U’Sacame, imposé pour chef aux Hiaquis, qui implorèrent la paix, brûla de sa main la cabane de Banderas proscrit, et, après la dissolution du gouvernement provisoire, Zampa Tortas, le commis de la douane, revint s’asseoir à son bureau avec autant de modestie que s’il n’avait pas été tout simplement un héros au milieu de la mêlée sanglante que j’ai essayé de décrire. — Quant à Casillas, sa pâle et mélancolique figure, sa fin tragique, apparaissent souvent dans mes souvenirs ; un mystérieux intérêt s’attache encore dans mon esprit au secret motif de la trahison qu’il avait méditée, et qui lui coûta la vie. Le sacristain n’eut garde d’oublier ce malheureux jeune homme. Colportant les oreilles de son ami, il alla quêter de maison en maison, afin de faire dire des messes pour le repos de son âme. Les personnes pieuses, à la vue de ce qui restait de Casillas, s’émurent de pitié, la collecte fut abondante ; mais le sacristain lui donna-t-il la religieuse destination qu’il annonçait ? Il est permis d’en douter. Il est des hommes dont le sort doit s’accomplir jusqu’à la fin : Casillas mort devait être exploité par le sacristain comme Casillas vivant, et peut-être le sacristain a-t-il réalisé le proverbe espagnol :

Los dineros del sacristan
Cantando vienen y cantando se van[18].

[18] L’argent du sacristain vient en chantant et s’en va en chantant.

III
CAYETANO LE CONTREBANDIER

L’État de Sonora ne contient dans les limites de son vaste territoire que trois villes de quelque importance : l’une par sa position maritime, c’est Guaymas ; l’autre par le commerce dont elle est l’entrepôt, c’est Hermosillo ; la troisième par le pouvoir législatif dont elle est le siége, c’est Arispe. Jadis capitale de l’État avant qu’Arispe lui eût enlevé ce titre, Hermosillo, anciennement le Pitic, compte encore une population de sept mille habitants. Bâtie sur un plateau qui s’abaisse en pente douce jusqu’à la mer dans la direction de Guaymas, c’est-à-dire du nord au sud, l’ancienne capitale de Sonora est, de ce côté, à quarante lieues de l’océan Pacifique ; mais de l’est à l’ouest elle n’est éloignée que de quinze lieues à peine du golfe de Californie. De ce dernier côté, le plateau se prolonge sans déclivités jusqu’à la mer. Des falaises escarpées, au pied desquelles les lames se brisent avec fureur, le terminent brusquement et lui servent de contre-forts. Un chenal étroit sépare la terre ferme d’une petite île appelée île du Tiburon ou du Requin, qui offre sur sa côte orientale un mouillage assez dangereux. Ainsi placé, Hermosillo peut ouvrir ses magasins aux marchandises légalement venues de Guaymas, et à celles que des contrebandiers accoutumés à naviguer parmi les récifs peuvent introduire en fraude par ses falaises.

Cette contrebande se continue malgré les ordonnances rigoureuses du congrès, ordonnances toujours éludées sur ces rivages lointains. La seule réforme obtenue dans l’intérêt du trésor, c’est que la contrebande clandestine a remplacé celle qui se faisait en plein jour, sur une plus grande échelle, par ceux-là mêmes qui avaient mission de l’empêcher. Il fut un temps, — et les Français qui ont visité le Mexique il y a quelques années ne l’ont pas oublié, — où l’administrateur de la douane d’un État maritime adressait au ministre des finances à Mexico des rapports invariablement conçus en ces termes : « Aujourd’hui est entré un navire provenant de Bordeaux, entièrement chargé de foin ; ledit chargement n’a pas payé de droits, par ce motif qu’il est destiné à la nourriture des mules, dont il vient faire l’exportation. Les passagers du bord ont déclaré n’être venus sur nos côtes que par le besoin de changer d’air. » Est-il nécessaire de dire que ces passagers convalescents accompagnaient une riche cargaison qui ne versait jamais aucun tribut dans les coffres du fisc ? Seulement les droits d’ancrage et autres menues redevances étaient loyalement acquittés. Le trésorier général pouvait à juste titre s’étonner de la réputation de salubrité qui attirait tant de voyageurs dans l’État ; mais ce qui ne devait pas moins le surprendre, c’est l’absence de tout droit payé à l’exportation de ces mules, pour la nourriture desquelles on avait la précaution de se munir d’un chargement de foin européen. La cherté des mules, ou d’autres obstacles toujours imprévus, faisaient constamment manquer les marchés, au grand détriment des revenus de la république, mais non de la fortune privée de l’administrateur, que ces chargements singuliers enrichissaient rapidement.

De tout temps au Mexique, sur l’un et l’autre océan, la contrebande a détourné à son profit le plus important et presque le seul revenu du trésor. Cette coupable industrie n’est pas là, comme en Europe, le monopole de quelques aventuriers audacieux. Selon que les finances sont plus ou moins appauvries, tout employé public est plus ou moins préoccupé du soin de s’indemniser aux dépens de l’État qui ne le paye pas. Les troupes réclament leur solde à grands cris, les employés civils fraternisent avec les soldats. L’État, comme on le pense bien, reste sourd, et chacun cherche alors où il peut le trouver un supplément de ressources. L’administrateur des douanes donne pleins pouvoirs aux visiteurs (vistas), les visiteurs aux douaniers, les douaniers aux portefaix de l’administration, qui se font aider de tous ceux qui savent remuer un fardeau, manier une barque, ou donner au besoin un coup de couteau. Puis, selon l’humeur du président de la république, suivant la rigueur des lois promulguées, la contrebande se fait en plein jour ou à la faveur de la nuit, dans les ports ou sur des côtes isolées ; mais, de près ou de loin, chacun y prête la main. On conçoit donc que, dans la morte saison de la pêche des perles ou de l’écaille, les plongeurs et les harponneurs qui se livrent à cette pêche sont pour les contrebandiers de précieux auxiliaires. Par une conséquence immédiate de la pénurie du trésor, tandis que les employés civils font la contrebande, on voit des soldats, des officiers même, s’associer aux voleurs de grands chemins. Pour ces routiers (salteadores de camino), le brigandage n’est pas non plus une profession. Ce sont des pères de famille, souvent protégés par l’alcade de leur village et bénis par leur curé, qui dédaignent de se mettre en campagne, si leurs espions n’ont pas signalé quelque riche proie. Une fois le coup exécuté, après avoir impitoyablement massacré le voyageur qui a tenté de résister, ou bien après avoir traité avec une exquise urbanité celui qui s’est pacifiquement laissé dépouiller, ils regagnent leur village, sans oublier, dans le partage du butin, l’hôtelier qui leur a fait parvenir de mystérieux avis, l’alcade qui a signé leur port d’armes, et le curé qui leur a donné l’absolution. Telle est la singulière tolérance de l’opinion, que les voleurs, les contrebandiers, ne vivent point au Mexique séparés de la société, qu’ils n’y forment point une caste ayant pour ainsi dire ses mœurs et ses lois à part. Quiconque ne les voit pas à l’œuvre ignore ce qu’il y a d’original dans leur physionomie. Je ne m’attendais guère, je l’avoue, à me trouver jamais dans les conditions nécessaires pour compléter mes observations à cet égard, lorsqu’une rencontre que je fis à Hermosillo me procura l’occasion de voir de près cette contrebande de nouvelle espèce, et de la prendre en quelque sorte sur le fait.

Avant de quitter Guaymas pour gagner Hermosillo, le voyageur qui a pris des renseignements sur le pays qu’il doit parcourir s’attend à traverser d’arides solitudes rafraîchies çà et là par quelques citernes. A l’aspect de la triste végétation qui frappe ses regards, des cactus et des nopals, et de quelques arbres qui seuls peuvent croître sur un terrain desséché, il reconnaît qu’on ne l’a pas trompé. C’est bien là le désert qu’on lui avait annoncé. Un soleil perpendiculaire lance sur lui des rayons dont nulle brise ne tempère l’ardeur, rendue plus insupportable encore par la réverbération d’un sol aride et crevassé. Une poussière fine, impalpable, s’élève en tourbillons sous les pieds des chevaux. Si par hasard quelque souffle d’air secoue le pâle et maigre feuillage des arbres à bois de fer ou des gommiers, les grappes rouges et pimentées de l’arbre du Pérou, cet air est brûlant ; sous son atteinte, la bouche se dessèche, les lèvres se fendent, la langue se colle au palais. Le voyageur alors se rappelle les fraîches brises du golfe auquel il tourne le dos ; déjà il aperçoit les citernes tant désirées, et se plonge en imagination dans l’eau limpide qu’on lui a promise. C’est alors que commencent ses déceptions. De grandes perches formant bascule, un seau de cuir à l’une de leurs extrémités, une grosse pierre fixée à l’autre par des lanières, se détachent sur l’horizon poudreux. Vues de plus près, ces bascules étendent leurs grands bras d’un air désolé ; les seaux de cuir, tordus, racornis sous le soleil, semblent n’avoir pas été rafraîchis par l’humidité depuis un siècle. L’espérance soutient encore le voyageur. Bientôt et douloureusement trompé dans son attente, il contemple d’un œil hagard une croûte noire qui a remplacé l’eau pluviale, ou un fond vaseux, fétide berceau d’animaux immondes. Autour de lui, les cigales bruissent avec fureur sous chaque tige d’herbe desséchée, en appelant la rosée de la nuit. Découragé, anéanti, le voyageur se couche près de son cheval, dont les flancs haletants révèlent les tortures, et, les yeux tournés vers un ciel inexorable, il se demande tristement si la malédiction divine ne pèse pas sur cette terre déshéritée[19].

[19] En vano clamando a Dios por agua ! me dit, auprès d’une de ces citernes desséchées, en levant le doigt vers le ciel, un pauvre diable de muletier dont les mules, sa seule richesse, mouraient de soif l’une après l’autre. Il faut renoncer à traduire convenablement la majesté biblique de ce peu de mots.

J’étais arrivé à Hermosillo après avoir péniblement traversé ces solitudes embrasées. C’était quelque temps avant les fêtes de Noël. J’avais passé huit jours dans cette ville sans avoir pu remettre encore toutes les lettres dont on m’avait chargé à Guaymas. Un soir, en les examinant pour les distribuer le lendemain, la suscription de l’une de ces lettres me frappa. Elles n’étaient pas assez nombreuses pour que je ne me rappelasse point parfaitement ceux qui me les avaient confiées, et celle-là, je l’avoue, déjouait complétement tous mes souvenirs ; elle ne portait que ces mots : Al senor don Cayetano. J’appelai mon hôte, chez qui j’étais descendu parce qu’il était Chinois et que je connaissais la réputation de ses compatriotes comme barbiers et cuisiniers ; j’espérais obtenir de lui quelques renseignements sur ce don Cayetano.

— Je ne le connais, me dit le Chinois, que pour lui acheter souvent des œufs de caïman et des nageoires de requin, dont je suis très-friand, et dont je vous ferai manger quelque jour, s’il prend au seigneur don Cayetano l’envie d’aller faire un tour sur nos lagunes ou une promenade sur mer ; mais si vous le désirez, seigneur cavalier, je me chargerai de lui faire remettre cette lettre.

J’acceptai avec plaisir.

— Et vous ne savez rien de plus sur son compte ?

— Rien, dit le Chinois, si ce n’est une particularité dont j’ai ouï parler, mais dont je ne suis pas certain, car je n’habite la ville que depuis six mois. On assure que don Cayetano ne peut entendre de sang-froid le son du Cerro de la Campana (Colline de la Cloche)[20] ; ce bruit l’agace, et, quand il est agacé[21], il est… il est très-vif. Voici tout ce que je sais, seigneur cavalier.

[20] Le Cerro de la Campana est une colline assez haute, située à l’extrémité de la ville, et qui domine les maisons derrière lesquelles elle s’élève. Le sommet du Cerro est couronné d’énormes blocs de pierre qui rendent, au moindre choc, un son clair et métallique comme celui d’une cloche ordinaire, et dont les vibrations peuvent s’entendre de fort loin, selon que le vent les pousse.

[21] Lo altera, y quando alterado ! m’avait dit le Chinois. Le mot agacé est celui qui m’a paru rendre le plus fidèlement dans notre langue le sens du mot alterado.

Le Chinois acheva ces mots comme un homme décidé à ne rien dire de plus, et je le congédiai.

Quelques jours après, le hasard, au moment où j’y pensais le moins, me mit en présence de l’individu en question, et voici dans quelles circonstances :

La ville de Pitic ne possède, en fait de curiosité naturelle, que le Cerro de la Campana, dont m’avait parlé le Chinois. J’étais venu visiter le Cerro ; j’avais éveillé quelques échos endormis ; mais je trouvai bientôt ce plaisir assez fastidieux, et je reportai mes regards sur la ville. Le jour était à son déclin, et les collines dont elle est entourée perdaient peu à peu leur teinte d’azur. C’était l’heure où la fraîcheur du soir succède à la chaleur dévorante du jour. Quand j’étais monté sur la hauteur, les rues étaient désertes, le lit desséché du Rio San-Miguel était silencieux ; au moment dont je parle, Hermosillo commençait à s’animer. On improvisait brusquement les préparatifs des fêtes de Noël. Quelques fusées décrivaient dans l’air des courbes lumineuses ; la lueur rougeâtre du bois résineux qui brûlait sur des trépieds de fer éclairait déjà quelques parties de la rivière ; les cris des vendeurs d’infusions d’eau de rose et de tamarin se faisaient entendre, mêlés aux bourdonnements de la foule, au cliquetis des castagnettes et aux sons des mandolines ; la ville sortait de la torpeur léthargique dans laquelle elle était plongée depuis le matin.

Comme je descendais du Cerro, en traversant une rue voisine, un bruit argentin qui sortait d’une petite maison basse me fit penser que j’étais probablement près d’un établissement de jeu. Je distinguai en effet, à travers les barreaux de bois qui garnissaient les fenêtres, un tapis vert, et des joueurs assis en silence autour d’une table ovale. Résolu à tuer le temps jusqu’au souper, j’entrai dans la maison. Tous les joueurs étaient captivés par un coup qui paraissait intéressant, car personne ne remarqua mon arrivée : je pus donc observer à mon aise. Deux bougies qui brûlaient chacune dans une verrine de cristal, et autour desquelles papillonnaient des milliers de phalènes, jetaient leur clarté vacillante sur une trentaine de personnes réunies dans la salle basse où j’étais entré. Toutes les physionomies offraient la même expression d’impassibilité. Spectateurs et joueurs fumaient avec le même sang-froid, je dirais presque la même dignité. Il n’y avait entre les uns et les autres qu’une différence, celle des costumes. On pouvait reconnaître parmi les joueurs des représentants de toutes les classes de la société mexicaine ; mais la galerie se composait plus spécialement d’individus fièrement drapés dans des pièces de calicot grossier, à la poitrine et aux bras nus, la plupart portant de longues et sinueuses cicatrices, suites de blessures reçues dans leurs duels au couteau, et montrant sous les mèches d’une chevelure inculte des physionomies à donner le frisson à un honnête homme.

Au moment où j’entrais, l’attention de la galerie était concentrée sur deux joueurs. L’un, coiffé d’un chapeau de paille et vêtu d’une veste de batiste écrue, paraissait maigre et chétif ; l’autre, grand et nerveux, taillé comme un athlète, était couvert, malgré la chaleur, d’un manteau à larges galons d’or ; sa tête était enveloppée d’un mouchoir à carreaux dont les bouts, s’échappant d’un chapeau de vigogne, descendaient sur ses épaules comme la résille andalouse. Le premier me tournait le dos, et je ne pouvais voir sa physionomie ; quant au second, placé en face de la porte d’entrée, il avait des traits assez réguliers, déparés seulement par une balafre qui partait du front et descendait jusqu’au menton en sillonnant la joue droite. Ce joueur et celui qui me tournait le dos paraissaient suivre une veine contraire. On jouait le monte, comme partout au Mexique ; on sait que ce jeu est presque le lansquenet.

— Permettez, seigneur sénateur, dit le joueur balafré en étendant la main pour ajouter une pile de piastres à celles qu’il avait mises sur une carte ; si votre seigneurie le trouve bon, je taillerai moi-même.

— Avec plaisir, mon fils, dit l’autre individu que je ne pouvais voir ; je suis convaincu que tu me porteras bonheur. — Et il remit à son adversaire le jeu qu’il avait déjà dans la main. Celui-ci fit glisser solennellement les cartes l’une sur l’autre ; mais, bien que sa physionomie fût impassible, sa main paraissait trembler.

— Aurais-tu peur par hasard, mon fils ? lui demanda le sénateur.

A ce mot de peur, un sourire d’incrédulité effleura les figures sinistres de la galerie.

— Ma foi non, répondit l’athlète, qui cherchait vainement à cacher son trouble ; mais je ne sais qui s’amusait tout à l’heure à faire sonner le Cerro, et j’ai les nerfs horriblement agacés toutes les fois que j’entends cette infernale musique.

Cette déclaration parut produire sur toute l’assistance une certaine sensation, car le vide s’opéra presque subitement autour du joueur, qui promena de part et d’autre un regard provocateur, et qui reprit bientôt son calme apparent. De mon côté, je pensai que cet homme ne pouvait être que le fournisseur des œufs de caïman et des nageoires de requin que le Chinois m’avait promis, Cayetano en un mot. Quant à cette délicatesse de nerfs chez un homme d’une carrure et d’une force herculéennes, ce ne pouvait être, selon moi, qu’une prétention ridicule, ou bien quelque chose de réellement terrible, comme l’influence homicide que souffle le siroco ou le levante dans certaines parties de l’Andalousie.

— Voilà l’as de pique pour vous, seigneur sénateur, j’ai perdu, dit Cayetano ; et il reprit la cigarette qu’il avait déposée sur le tapis vert avec autant de sang-froid que s’il eût été totalement étranger à la perte qu’il venait de faire. Il allait se lever, quand le sénateur lui passa sans compter une poignée de piastres en lui disant :

— Voici de quoi tenter de nouveau la veine ; ne te gêne pas et continue.

Cayetano compta les piastres avec l’attention la plus scrupuleuse.

— Mon Dieu ! mon garçon, lui dit le sénateur, ne te préoccupe pas tant de la somme qu’il peut y avoir.

— Pardon, seigneur sénateur, cela m’intéresse plus que vous ne pensez.

Cayetano parut réfléchir profondément, tout en comptant toujours.

— Ah ! c’est juste, tu avises aux moyens de t’acquitter envers moi, ajouta le sénateur.

— Je calcule, seigneur sénateur, que j’avais apporté avec moi quinze piastres, qu’en voici vingt-deux que vous venez de me donner, et qu’en ne vous rendant rien, ce sont sept piastres que je gagne encore.

A ces mots, un rire d’approbation éclata dans toute la salle ; mais le sénateur ne parut prendre part que du bout des dents à l’hilarité générale. Quant à Cayetano, il se leva tranquillement, mit les piastres dans les poches de ses calzoneras de velours, et sortit fort satisfait de sa soirée. En le suivant du regard et d’un air assez mystifié, le sénateur, car c’en était un, se tourna de mon côté, et je le reconnus pour l’avoir vu à Mexico dans l’exercice de son mandat. On sait que chaque État fédéral a un congrès et un sénat particuliers, et que ce sont les délégués de ces deux chambres qui composent dans la capitale de la république ce qu’on appelle le congrès souverain.

Don Urbano (c’est ainsi que je l’appellerai par discrétion) rougit en m’apercevant, car il n’était pas sans quelque teinture de nos idées de dignité européenne. Il se leva vivement, et s’avança vers moi.

— Ce sont mes électeurs, me dit-il en manière d’excuse après les compliments d’usage.

— Ah ! ce sont vos électeurs ! lui dis-je en regardant fort surpris les figures patibulaires qui nous entouraient ; ils ont l’air bien respectables !

— Sans doute, car ce sont les plus nombreux, reprit don Urbano.

— Ce qui ne vous empêche pas de leur gagner leur argent ?

— Que voulez-vous ? dit le sénateur, il faut bien faire quelque chose pour ses commettants. Vous ne savez peut-être pas qu’un concurrent redoutable me dispute l’honneur de représenter l’État au congrès souverain.

Ce sénateur me parla quelque temps encore de ses projets politiques ; puis, s’étant mis à ma disposition avec toute la courtoisie mexicaine, il me proposa d’aller faire un tour sur la place, et nous sortîmes. L’esplanade qui domine le Rio San-Miguel, et le lit desséché de la rivière elle-même, présentaient un coup d’œil fort animé. J’ai dit que les fêtes de Noël allaient commencer. Des cabanes de feuillage étaient dressées de distance en distance, les feux allumés sur les trépieds de fer ondoyaient en tous sens en pétillant, et éclairaient des pyramides de fruits, des échafaudages d’infusions rafraîchissantes de toutes couleurs. Une foule aux costumes bigarrés, bizarrement éclairée par la flamme rougeâtre du bois résineux, circulait de tous côtés. D’une part, des créoles dansaient des fandangos effrénés aux sons des castagnettes et des mandolines. Plus loin, des Indiens exécutaient leurs danses lugubres au bruit de calebasses remplies de cailloux et aux cadences mélancoliques de leurs chanteurs, brusquement variées par leurs divers cris de guerre : au milieu du joyeux tumulte des danseurs créoles, cette mélopée funèbre semblait la plainte des vaincus, et les cris de guerre pouvaient paraître des accents de rébellion arrachés par l’esprit de vengeance, qui ne meurt jamais au cœur des peuples primitifs. Je communiquai ces réflexions à don Urbano. — Les tristes restes que vous voyez, me dit-il, de peuplades jadis formidables ne songent nullement à reconquérir une indépendance dont leurs pères mêmes avaient perdu le souvenir. Vous ne pourriez vous faire une idée exacte de l’Indien dans toute la fierté de son allure sauvage qu’en voyant les Indiens Papagos ; malheureusement ils célèbrent aussi leur fête de Noël, et ils n’ont pas quitté leurs réjouissances pour les nôtres.

— Quoi ! lui dis-je, ils sont donc chrétiens ?

— Non ; mais une singulière coïncidence place, dans leur croyance, la naissance du soleil le même jour que la naissance de notre Christ. Ce serait un chapitre à ajouter à l’Origine des Cultes (tous les Mexicains ont lu cet ouvrage, ainsi que les Ruines de Volney), et un chapitre fort intéressant, eu égard à la manière étrange et fantastique dont ils célèbrent cette fête. Je dois y assister précisément avec un étranger, et, s’il vous plaît d’être des nôtres, je vous le présenterai ; il sera enchanté de faire votre connaissance. J’ai obtenu un sauf-conduit d’un chef papago, et nous aurons un guide sur qui nous pouvons compter.

Ce programme était de nature à piquer ma curiosité, et j’acceptai avec empressement. Il fut donc convenu que le sénateur et son compagnon viendraient me prendre le lendemain 24 décembre, et que nous partirions de bon matin ; puis nous nous séparâmes, et je regagnai mon logis.

Le lendemain matin, au lever du soleil, j’étais prêt à monter à cheval, quand trois cavaliers vinrent s’arrêter à ma porte. Le premier était le sénateur ; le second, l’étranger qu’il me présenta comme Anglais, et dans le troisième je reconnus mon joueur balafré de la veille : c’était le guide qui devait nous conduire. Une singularité me frappa chez l’étranger : qu’il parlât fort mal le français, qu’il écorchât l’espagnol d’une façon vraiment incroyable, je trouvais cela tout naturel. Rien n’était divertissant comme les méprises qu’il commettait en parlant, et dont il riait lui-même le premier de fort bonne grâce. Ce qui m’avait frappé chez lui, c’était son teint foncé, c’était son allure méridionale, qui indiquaient un long séjour en des pays dont l’Anglais paraissait ignorer complétement la langue.

Nous prîmes le chemin des lagunes. Hardiment campé sur un fort beau cheval d’une vigueur à toute épreuve, qui mâchait impatiemment son mors et jetait au vent des flocons d’écume, notre guide marchait à quelque distance en avant de nous.

— Vous connaissiez donc déjà cet homme ? demandai-je au sénateur.

— Tout le pays le connaît, me répondit don Urbano ; il est de son métier pêcheur de tortues ; il a des accointances un peu partout, car c’est par lui que j’ai obtenu le sauf-conduit, ou pour mieux dire la permission d’assister à la cérémonie que nous verrons cette nuit chez les Papagos, avec qui, du reste, nous sommes en paix. J’aurais trop à faire, si je voulais énumérer tous ses talents, ajouta mystérieusement le sénateur ; et puis, c’est un électeur influent !

Pour don Urbano, c’était tout dire. Je m’inclinai devant cette dernière qualité, et je ne m’étonnai plus de la docilité avec laquelle l’ambitieux sénateur s’était prêté la veille aux cavalières exigences de son adversaire.

En marchant d’Hermosillo vers l’île du Tiburon, on longe le Rio San-Miguel. Cette rivière est, selon la saison, un mince filet d’eau qui coule inaperçu dans un vaste lit, ou bien une mer impétueuse que ce lit ne peut plus contenir, et qui dégorge ses eaux limoneuses dans d’immenses lagunes, avant d’alimenter un lac qu’elle rencontre dans son cours. Parmi ces lagunes, les unes sont comme un miroir de cristal, d’autres cachées par de grands roseaux, d’autres enfin couvertes d’une croûte épaisse d’herbes vertes qui donne à leur surface mobile une perfide assurance de solidité. Un dais de vapeur se balance au-dessus de ces marécages, au-dessus de ces roseaux qui frissonnent toujours, soit sous l’haleine du vent humide, soit sous les efforts des caïmans qui prennent sur la vase leurs monstrueux ébats. Tant que dure le jour, tout est désert et silencieux ; quand le soleil décline, quand les collines basses qui dominent ces eaux croupissantes se noient peu à peu dans la brume qui s’élève de leur sein, quelques animaux se laissent voir de loin en loin : un cheval sauvage bondit parmi les herbes ; un jaguar s’avance en rampant pour saisir une proie ; un daim, poussé par la soif, se hasarde timidement sur les bords de ces savanes noyées, éventant l’odeur musquée des alligators, puis, l’œil aux aguets, les oreilles tendues, se désaltère en laissant, au moindre bruit, échapper de sa bouche des gouttelettes qui brillent aux rayons obliques du soleil. Des essaims d’oiseaux criards troublent seuls encore le silence de ces solitudes ; mais, à la tombée de la nuit, des formes étranges surgissent à la surface de ces eaux limpides, ou soulèvent et fendent la croûte épaisse de ces lacs vaseux ; des rumeurs effrayantes sortent de ces verts fourrés de roseaux ; ces rumeurs, tantôt semblables aux vagissements d’enfants nouveau-nés, tantôt aux mugissements de taureaux en fureur, selon que les caïmans qui les font entendre expriment leurs amours, leurs plaintes ou leur colère, sont entremêlées d’horribles claquements de mâchoires de ces hideux reptiles qui se répondent ou se défient. En avançant toujours, une voix imposante remplace ces étranges concerts ; c’est la voix de l’Océan qui bat les falaises.

Nous traversions une chaussée naturelle assez élevée au-dessus de ces terrains submergés, et Cayetano continuait de marcher en avant à quelque distance de nous, sans prendre part à la conversation ; tout à coup je le vis pousser son cheval et descendre rapidement la berge de la chaussée.

— Que diable va-t-il faire ? demandai-je au sénateur.

Don Urbano commença par jeter un coup d’œil attentif sur les lagunes ; puis il me répondit :

— Voyez-vous là-bas, à quelque distance de la dernière lagune, un petit champ de roseaux ? Ces roseaux remuent, et, si je ne me trompe, ce n’est pas le vent qui les agite, mais quelque alligator qui doit y être caché, et Cayetano, qui s’ennuie, veut probablement lui donner la chasse.

Le chemin que suivait Cayetano semblait d’abord démentir cette assertion, car, loin de se diriger vers les roseaux, il s’en écartait en diagonale ; tout à coup il tourna vivement à gauche, et s’élança au galop en ligne directe vers l’endroit indiqué par le sénateur. Au cri qu’il poussa en même temps répondit un grognement de colère, et un énorme caïman se dirigea de toute la vitesse que permet la structure de ce lourd et effrayant animal vers la lagune dont son ennemi voulait lui intercepter le chemin. Le dos écailleux et noirâtre du reptile était presque entièrement couvert d’une fange épaisse, plaquée çà et là d’herbes marécageuses. Il passa, dans sa fuite, à une dizaine de pas du cheval de Cayetano : le noble animal se cabra de frayeur, et voulut se jeter de côté ; mais il avait affaire à un rude cavalier, l’éperon le remit dans le bon chemin, et au même instant le lazo de cuir tressé que Cayetano faisait tournoyer tomba sur le caïman. L’alligator ouvrit une gueule immense qui semblait plutôt armée de pieux que de dents, et l’effroyable mugissement qu’il poussa fit tressaillir nos chevaux ; l’étreinte du nœud coulant ferma violemment cette gueule ouverte, et refoula, en un râle sourd, ce mugissement jusqu’au fond de la gorge. Un instant le hideux reptile hésita s’il courrait sur son ennemi ou s’il tirerait du côté de l’eau. La frayeur lui conseilla ce dernier parti ; mais Cayetano avait attaché par un triple tour le bout de son lazo au pommeau élevé de sa selle, et la force du cheval contre-balançait celle du caïman. Pendant quelques minutes, les deux animaux firent de prodigieux efforts en sens inverse. L’alligator enfonçait avec fureur ses pattes sur le terrain amolli, que les sabots du cheval déchiraient en longues glissades. Il y eut un moment de silence, pendant lequel nous n’entendîmes plus que le retentissement sonore des éperons de fer sur les flancs du cheval, et le cliquetis d’écailles de la queue du caïman, qui fouettait et écrasait les roseaux tout à l’entour. Deux fois une force irrésistible enleva le premier sur ses deux pieds de derrière ; et deux fois, à son tour, le caïman, violemment arqué, montra son ventre, que la terreur et la rage rendaient d’un violet foncé. Enfin un dernier effort plus furieux enleva le cheval une troisième fois, et il allait tomber à la renverse sur son cavalier, quand la sous-ventrière craqua bruyamment. C’en était fait de Cayetano, que son ennemi allait entraîner avec la selle sans que nous pussions lui porter secours. Le sénateur devint pâle à l’aspect du danger que courait son électeur influent : pour moi, je poussai un cri ; mais, rapide comme la pensée, à l’instant où la selle se dérobait sous lui, Cayetano saisit la crinière de son cheval, s’éleva sur les poignets comme les alcides de nos cirques, et, par un prodige de vigueur et d’instinct équestre, l’intrépide cavalier resta sur le dos de son cheval dessellé.

— Bravo ! mon garçon, cria le sénateur en jetant en l’air son chapeau avec enthousiasme.

L’alligator, croyant son ennemi renversé, se retourna pesamment pour s’élancer sur lui après s’être dégagé du nœud coulant qui l’étranglait ; mais le cheval, en quelques bonds, fut hors de sa portée, et, mugissant de joie au contact de l’air qui rentrait dans ses poumons, le monstre ne tarda pas à se plonger sous les eaux, qui bouillonnèrent sur son passage. Cayetano tendit le poing vers la lagune ; puis, descendant tranquillement de cheval, il rattacha tant bien que mal ses courroies brisées, et se remit en selle.

— Caramba ! lui dit le sénateur ; à quoi pensais-tu, mon garçon ?

— J’étais agacé, répondit Cayetano.

Le sénateur admit cette réponse péremptoire, et nous continuâmes notre route. Nous marchâmes une demi-heure encore.

— Vous voyez ces huttes dans le lointain et cette forêt qui paraît là-bas comme une ligne sombre à l’horizon ? me dit Cayetano ; c’est le but de notre voyage, et nous arriverons juste à l’heure précise pour ne rien perdre de la cérémonie, c’est-à-dire au coucher du soleil.

Au centre d’une vaste plaine bornée de tous les côtés par une chaîne de petites collines, et de l’autre par une épaisse forêt, s’élève un des principaux villages des Papagos. Il est composé d’une centaine de loges à toit plat, bâties sur les bords d’un ruisseau qui le sépare en deux lignes presque parallèles. Au moment où nous y entrâmes, ce village paraissait complétement désert. Le soleil se couchait dans les vapeurs épaisses des lagunes lointaines, et ne laissait tomber qu’une lumière sombre sur cet amas de huttes fermées par des peaux de buffles que battait tristement le vent du soir. Il semblait que de temps à autre ce vent apportât avec lui des bruits étranges qui sortaient des profondeurs de la forêt voisine. Je questionnai Cayetano sur la cause de ces bruits.

— Vous allez la connaître tout à l’heure, me répondit-il. Nous pouvons avancer jusqu’à la lisière du bois, où nous mettrons pied à terre, et nous y bivouaquerons ; mais je pense que la curiosité vous tiendra éveillé une bonne partie de la nuit.

Nous poursuivîmes notre route jusqu’à l’endroit indiqué. Alors ces bruits que je ne m’expliquais pas devinrent plus distincts, et un étrange ensemble des sons les plus discordants frappa nos oreilles. C’était le rugissement du lion, le miaulement du jaguar, le grondement de l’ours, le mugissement du taureau et mille clameurs confuses qui se heurtaient sous la voûte du bois, tandis que de la partie supérieure venaient s’y mêler les cris de l’oiseau de proie, les soupirs plaintifs de l’oiseau de nuit, et de temps à autre les modulations plus joyeuses du moqueur, qui répétait tous ces cris l’un après l’autre. Bientôt deux notes brèves, saccadées, qui semblaient sortir des vastes poumons d’un lion d’Afrique, couvrirent tout ce tumulte, et, à ces accents rauques du roi des animaux, tout se tut ; puis, au milieu du silence universel, une voix, mais une voix humaine, fit entendre quelques mots que nous ne comprîmes pas.

Pendant que nous mettions pied à terre, notre guide nous dit : — Je vais me faire reconnaître aux avant-postes ; ne bougez pas jusqu’à mon retour, et, quoi que vous voyiez, ne faites pas de bruit ; il n’y a nul danger : les animaux que vous trouverez ici ne sont que d’honnêtes Papagos.

En disant ces mots, Cayetano entra dans le bois, où nous le perdîmes de vue. Cependant la nuit était venue, et nous ne pouvions rien distinguer encore, quand de nombreux brasiers, allumés instantanément, comme par magie, de distance en distance, chassèrent tout d’un coup les ténèbres, et vinrent éclairer des scènes étranges qui semblaient la réalisation des rêves d’un cerveau malade. Au milieu des troncs d’arbres serrés les uns contre les autres, et qui, à la lueur des brasiers, s’étaient transformés en colonnes de fer rougi, sous un dais de fumée qui s’échappait par tous les interstices du dôme de feuillage, des groupes bizarres d’animaux s’agitaient en tous sens. On se serait cru transporté aux premiers jours de la création, quand la guerre n’avait pas encore éclaté parmi les diverses races d’animaux ; ou bien encore, à la lueur du feu qui jetait irrégulièrement ses clartés rougeâtres, on eût dit un vaste pandémonium, la décoration d’un théâtre infernal. Pour ceux qui ne savent pas jusqu’à quel point les Indiens poussent l’art des déguisements et de l’imitation des animaux, l’illusion eût été effrayante. Seulement, quand les flammes des foyers s’élevaient en pétillant, elles éclairaient parmi les branches des formes d’oiseaux trop colossales pour appartenir à la réalité. Au moment où l’Anglais et moi considérions cette scène d’un air ébahi, notre guide nous rejoignit.

— Tout va bien, dit-il. Maintenant vous allez assister au repas du soir, pour lequel, ajouta-t-il, les femmes indiennes ont déposé à l’avance près des divers foyers les provisions nécessaires.

Notre guide achevait à peine, quand la voix qui avait déjà imposé silence se fit entendre de nouveau.

— Que dit cette voix ? demandai-je à Cayetano.

— Les enfants des bois, répondit-il, rendront grâce au grand Esprit, chacun dans son langage, de la nourriture qu’il leur envoie. Ils ont faim, qu’ils mangent ! ils ont soif, qu’ils boivent !

Comme Cayetano terminait cette traduction, le plus effroyable Benedicite qui eût jamais frappé oreille humaine éclata tout d’un coup en hurlements, en sifflements, en glapissements, en cris de toute espèce, en un mot, en tous les accents que la nature a donnés aux animaux. Puis tous s’élancèrent sur leur nourriture, en observant fidèlement les allures des bêtes qu’ils représentaient, tandis que le long des arbres descendaient en glissant les oiseaux qui perchaient sur leurs branches. Le repas achevé, tous les Indiens s’étendirent autour des foyers, y compris même les oiseaux, que la fraîcheur des nuits eût glacés au sommet des arbres.

— Nous allons en faire autant, dit notre guide.

Cayetano battit le briquet, et mit le feu à un amas de bois qu’il recueillit ; après quoi chacun de nous, tirant les provisions qu’il avait apportées, se mit à manger de grand cœur. Le silence se faisait peu à peu, la nuit s’avançait, et les feux, avant d’expirer, éclairèrent longtemps encore un des tableaux les plus fantastiques qu’il soit donné de contempler ; puis l’obscurité succéda au silence, et les ténèbres envahirent de nouveau la forêt et ses sauvages habitants.

— Maintenant vous pouvez dormir, nous dit Cayetano, et j’aurai soin de vous éveiller pour que vous puissiez assister à la fin des cérémonies.

J’étais accablé de fatigue ; je m’étendis par terre, et je ne tardai pas à suivre les conseils de Cayetano. Quelque temps avant l’aube, notre guide nous éveilla. La vie semblait reprendre son cours habituel dans ces bois silencieux. Des formes indécises allaient et venaient ; les Indiens se levèrent l’un après l’autre, et, toujours guidés par la voix du chef, ils abandonnèrent la partie de la forêt où ils avaient passé la nuit.

— Debout, seigneurs ! nous dit Cayetano, et suivons de loin ; il nous reste à voir des choses curieuses.

Les premières lueurs grisâtres du matin éclairaient les échappées de la forêt, quand la tribu parvint à la lisière d’une petite clairière bordée de tous côtés par des arbres épineux ; au-dessus de ces broussailles s’élevaient, semblables à des piliers, des troncs d’arbres dont le fer avait dépouillé les branches, et le feu noirci l’extrémité. Ces broussailles, qui bordaient la clairière, nous offraient un poste d’observation commode pour tout voir et tout entendre sans être vus. Ce fut là que nous nous arrêtâmes.

Le sommet des pieux soutenait une tente en coton cardé qui couvrait toute la clairière comme un nuage à demi transparent. Ce fut sous ce dais que la tribu s’arrêta, chacun ayant conservé le déguisement sauvage de la nuit. Ce pêle-mêle de fourrures et de plumages, entrevu à la faible lueur du crépuscule, offrait à l’œil quelque chose d’effrayant. Le vent du matin frémissait dans les feuilles, et soulevait le rideau flottant qui recouvrait tous les acteurs de cette scène extraordinaire. Les premières blancheurs de l’aube rayaient l’orient derrière les montagnes qui dominaient la forêt, dont les teintes sombres se dégradaient doucement et se perdaient dans la brume matinale. Au milieu du silence de la nature, s’éleva, lentement cadencé, un hymne religieux d’une douceur infinie ; puis les voix se rapprochèrent sans qu’on entendît même les feuilles sèches crier sous les pas des chanteuses ; car je pensais avec raison que des voix féminines pouvaient seules produire ces accents. Bientôt en effet les femmes, de ce pas élastique et timide qui n’appartient qu’aux Indiennes, vinrent se ranger du côté opposé aux hommes, et se tinrent immobiles sans discontinuer leurs chants. Un voile d’étoffe de coton couvrait leur visage, et retombait en plis jusqu’au delà de la ceinture. Quelques-unes d’entre elles seulement portaient sur la tête des paniers de jonc remplis de fleurs effeuillées.

Le chef de la tribu, couvert d’une peau de lion, fit un signe, et, quelques instants après, le silence succéda aux chants. Le chef prit des mains d’un singe gigantesque une torche allumée, puis, gagnant l’une des extrémités de la clairière, il se tourna du côté de l’orient, et se tint immobile, les yeux fixés sur le sommet des montagnes. La partie du ciel la plus rapprochée du sommet se colora bientôt d’un rose vif qui ne tarda pas à se changer en pourpre. En ce moment, le lion leva la torche et l’approcha du rideau de coton cardé qui s’élevait au-dessus de sa tête. Le tissu spongieux s’enflamma, et, en ce moment où les dernières ombres de la nuit n’étaient point encore entièrement dissipées, le feu répandit au loin une éblouissante clarté. En quelques minutes, le vaste dais fut consumé, et joncha le gazon de flammèches noircies. Dans cet intervalle, le soleil s’était levé, et, alors qu’expiraient les dernières étincelles, il versait déjà sur tous les objets une éclatante lumière.

Le chef alors, dépouillant la peau de lion, laissa voir aux assistants sa figure calme et fière ; puis il étendit la main vers les débris de la tente, et, d’une voix solennelle, il prononça un discours que Cayetano nous traduisit à peu près ainsi :

« Qui de nous pourra dire combien d’années se sont écoulées depuis que le grand Esprit a créé ce soleil à pareil jour ? Nos pères n’ont pas su les compter ; mais, comme ce feu vient de consumer ce coton, le soleil a dissipé les ténèbres qui couvraient la terre, sa chaleur a fait vivre ce qui était mort, sa lumière a perfectionné ce qui était vivant ; grâce à lui, les brutes sont devenues des hommes ! »

A l’exemple du chef, tous les Indiens s’empressèrent de dépouiller leurs déguisements ; les animaux redevinrent des créatures humaines, et des chants d’allégresse s’échappèrent en mâles accents de ces gosiers sauvages ; la voix plus douce des femmes alternait avec celle des hommes, tandis qu’elles lançaient en l’air les fleurs de leurs paniers.

La cérémonie religieuse était finie, mais je devais assister à une scène plus imposante encore. Sur un signe du chef, tous les Indiens se donnèrent l’accolade : un air de franchise et de loyauté régnait sur toutes les physionomies. Deux hommes seulement échangèrent un regard de haine. Ce regard n’échappa point au chef, qui, fronçant le sourcil, adressa aux deux Indiens une courte exhortation. Ceux-ci répondirent par des murmures. Alors le chef, se tournant de manière à ce que le nord fût à sa gauche et le sud à sa droite, étendit les bras dans une attitude solennelle, et ajouta de cette voix imposante qui, la première, avait commandé le silence la nuit précédente, quelques paroles dont voici la traduction :

« Nos pères ont dit : Deux ennemis ne doivent pas vivre dans le même village ; l’Indien désuni devient l’esclave des blancs ; la haine entre deux Papagos, c’est l’exil. »

La haine qui séparait ces deux sauvages devait être bien violente, car aucun d’eux ne fit un geste, un mouvement de repentir. Le chef continua :

« Le village des Papagos de l’occident ne saurait contenir les huttes de deux ennemis ; il est trop petit. Tous les deux doivent le quitter ; nos frères du nord recevront l’un, nos frères du sud accueilleront l’autre. Ils marcheront jusqu’à ce que ces montagnes, jusqu’à ce que ces forêts soient entre leur inimitié. Ce que nos pères ont fait est bien fait : allez. »

Un silence profond suivit ces paroles, que les échos des bois répétèrent. Les deux ennemis courbèrent la tête devant cet arrêt sans appel de la justice indienne ; ils avaient prévu que le bannissement serait prononcé contre eux, suivant la coutume de la nation. Ni l’un ni l’autre n’éleva la voix pour se défendre ; mais des sanglots étouffés se firent entendre dans les rangs des femmes, car deux d’entre elles allaient abandonner aussi le village qui les avait vues naître. L’exécution suivit de près la sentence. Un Indien amena les chevaux des deux ennemis ; il leur remit leurs flèches, leur arc et leur macana (casse-tête). Ils reçurent en outre chacun, de la main du chef, une flèche bizarrement peinte qui devait leur servir de passe-port et d’introduction dans la tribu dont ils allaient désormais faire partie ; puis le chef fit un signe de la main et ramena, en signe de deuil, sur sa tête les plis de sa couverture. Les deux Papagos montèrent à cheval sans que leur physionomie trahit les sentiments qui les agitaient. Ils s’éloignèrent lentement en se tournant le dos, tandis que leurs tristes et dociles compagnes commençaient péniblement à pied, sous l’ardeur du soleil, le chemin de l’exil, si long, si fatigant, quand il conduit un Indien loin de la cabane de ses pères, loin de l’endroit où reposent leurs ossements. Le silence qui régnait en ce moment parmi les Indiens consternés permettait d’entendre jusqu’aux moindres rumeurs qui signalent dans les bois le réveil de la nature américaine. Tout contribuait à relever la majesté de cette scène étrange. Cette justice sans faste, héritage des ancêtres, qui rendait ses arrêts à la face du ciel, me montrait la vie indienne sous un aspect que j’aurais regretté de ne pas connaître, et que les mascarades de la nuit précédente ne m’avaient point fait soupçonner.

Par un sentiment instinctif de discrétion, nous nous éloignâmes simultanément de notre poste d’observation (des étrangers pouvaient être de trop dans ce drame de famille), et nous regagnâmes l’endroit où nos chevaux étaient attachés. Nous reprîmes le chemin d’Hermosillo. Arrivés à l’endroit où le sentier que nous avions suivi pour venir du village des Papagos se réunit à celui qui conduit à la mer et à l’île du Tiburon d’un côté, et au Pitic de l’autre, Cayetano s’arrêta. — Je pense, seigneurs cavaliers, nous dit-il, que vous n’avez plus besoin de mes services, et que vous trouverez bon que je vous laisse ici.

Le sénateur ne fit aucune objection ; Cayetano continua en m’adressant la parole :

— Si jamais vous aviez besoin de moi, dit-il, la première cabane que vous trouverez à cent pas d’ici vers la mer est la mienne, car c’est l’endroit que j’habite quand les affaires politiques ne m’amènent pas à Hermosillo. Vous serez toujours le bienvenu chez moi en qualité d’ami du seigneur don Urbano ; vous voudrez bien dire de ma part à Vicente le Chinois qu’il n’a pas tenu à moi que je ne lui apportasse une queue de caïman à mettre au court bouillon. Adieu, seigneurs cavaliers.

Et Cayetano, piquant des deux, s’éloigna de toute la vitesse de son cheval.

— Pense-t-il donc, demandai-je à don Urbano quand notre guide eut disparu, que j’aie besoin de ses services politiques pour vous faire concurrence dans votre élection, ou que j’aie recours à lui pour avoir des œufs de caïman, comme le Chinois mon hôte ?

— Non, me répondit le sénateur ; mais, si vous aviez quelques lingots d’argent à embarquer sans permis de douane, Cayetano s’en chargera.

— Il fait donc aussi la contrebande ?

— Chut ! dit le sénateur en riant, ne prononcez pas ce mot devant un des membres du congrès souverain ; j’ai voté des lois répressives à cet égard. Il fait, comme vous dites, la contrebande, et d’une façon fort originale parfois.

— Je serais curieux de savoir, continuai-je, maintenant qu’il est loin, pour quel motif il ne peut entendre le retentissement du Cerro sans éprouver ce frémissement nerveux qui faisait trembler sa main avant-hier soir.

Don Urbano, mis ainsi en demeure de s’expliquer, voulut faire le mystérieux.

— Je n’aurais à vous apprendre, me dit-il, sur Cayetano en particulier que des choses fort vagues ; d’ailleurs, il est certains secrets qu’il est dangereux de connaître.

— Vous piquez étrangement ma curiosité ; mais, puisque vous paraissez décidé à ne me rien dire, peut-être Cayetano sera-t-il plus explicite.

Le sénateur secoua la tête en homme sûr de son fait.

— Croyez-moi, ne provoquez pas ses confidences ; je dirai même plus, si, contre toute vraisemblance, il se disposait à vous en faire, repoussez-les comme si elles devaient être mortelles : Cayetano serait homme à vous reprendre le secret qu’il vous aurait confié.

Don Urbano fit un geste d’une effrayante énergie, et ajouta : — A supposer toutefois qu’il y ait quelque secret dans tout ceci. Si vous avez à le voir pour vos affaires, rappelez-vous mes avis, et surtout que je n’ai rien dit et que je ne sais rien !

Je ne crus pas devoir insister davantage, et, de retour à Hermosillo, nous nous séparâmes. Des préoccupations d’affaires me firent bientôt oublier Cayetano, malgré l’impression de curiosité qu’avait d’abord excitée en moi cet homme étrange, impression fortifiée encore par les réticences du sénateur. Quant à l’Anglais, il menait à Hermosillo une vie si mystérieuse, que je ne pus le joindre une seule fois en quinze jours. Il avait dans la ville une boutique qu’il desservait sans l’aide d’aucun commis, et de temps à autre cette boutique était fermée pendant plusieurs jours de suite, sans que personne pût donner quelque renseignement sur le motif et la durée de l’absence du propriétaire. Ce fut pendant une de ces absences qu’en un jour de désœuvrement je résolus de pousser les courses à cheval que je faisais chaque matin jusqu’à la cabane de Cayetano. Le farouche pêcheur de caïmans m’était revenu en mémoire, mais complétement dépourvu de sa sombre auréole. Depuis quinze jours, les diversions de la vie pratique avaient suffi pour remettre le calme dans mon imagination. La cabane de Cayetano était pour moi un but de promenade, et rien de plus ; il y avait à peu près cinq lieues à faire, et, avec les chevaux du pays, cinq lieues, c’étaient deux heures de chemin. Je me dirigeai donc de ce côté. Je ne tardai pas à arriver à l’embranchement des deux routes, à l’endroit où Cayetano avait pris congé de nous. A quelques minutes de là, j’aperçus la cabane du pêcheur de tortues. C’était une espèce de hutte à toit plat ; le mur était formé de troncs de palmier espacés, soutenant dans les intervalles un torchis de terre glaise et de bourre de crin incrusté çà et là de larges écailles d’huîtres perlières dont l’iris brillait aux rayons du soleil. Deux tamariniers couvraient cette hutte de leur ombre. Un lac étendait à quelque distance la nappe limpide de ses eaux. Au milieu de cette riante solitude, la cabane eût semblé inhabitée, si une légère fumée ne se fût élevée en spirales bleuâtres entre les branches des tamariniers. Nul bruit ne se faisait entendre aux environs, si ce n’est le frémissement harmonieux des roseaux du lac, qu’une brise insensible ridait à peine, et le sourd murmure d’un cheval qui, dans un petit enclos formé par des pieux, broyait sa provende de maïs. Je reconnus le cheval de Cayetano.

La porte de la cabane était entre-bâillée. J’approchai du seuil sans mettre pied à terre ; je signalai ma présence par la formule d’usage :

— Ave Maria purissima !

— Sin pecado concibida ! répondit une voix qui était celle de Cayetano. En même temps nos chevaux se saluèrent par des hennissements joyeux. Je mis pied à terre, et j’entrai dans la cabane. Dans un angle de la pièce principale où je pénétrai, quelques tisons achevaient de se consumer. Des galettes de farine de froment cuisaient ou plutôt se carbonisaient sur les braises détachées des tisons, en compagnie de quelques morceaux de viande séchée qui sifflaient au contact du feu. A quelques pas de là, Cayetano, assis sur un escabeau de bambous, fourbissait un des harpons particuliers aux gens de sa profession, car j’ai dit qu’il était de son métier pêcheur de tortues.

— Ah ! c’est vous, seigneur cavalier ? me dit-il sans interrompre son occupation ; soyez le bienvenu dans ma pauvre cabane. Vous me trouvez occupé de mon déjeuner. Me feriez-vous l’honneur de faire pénitence avec moi ?

Je crus devoir refuser cette offre polie, mais qui ne me paraissait que médiocrement attrayante, en lui disant que je m’étais précautionné à l’avance.

— Je n’avais à vous offrir, me dit-il, qu’un triste repas, mais de bon cœur ; avec votre permission, je le prendrai donc seul.

L’intérieur de la cabane était pauvre et nu. Parmi des filets semblables à ceux dont se servent les pêcheurs de perles, parmi des harpons et d’autres ustensiles appendus aux murs, un objet d’une forme problématique attira mon attention. Cet objet était une espèce de bricole, ou plutôt de gilet à bretelles, et dans la longueur duquel trois énormes poches étaient pratiquées à distances égales.

— Vous pardonnerez, lui dis-je après un court silence, à la curiosité d’un voyageur, si je vous demande à quoi peut servir cette espèce de brassière ?

— Ceci, dit Cayetano, je vais vous le dire. Jadis nous embarquions en plein jour, à toute heure, avec l’aide des douaniers eux-mêmes, des lingots d’argent, malgré les lois qui en prohibent l’exportation ; mais maintenant les employés sont plus exigeants, et il faut se passer d’eux. C’est à quoi me sert ce gilet. En plaçant un lingot dans chacune de ces poches, mon manteau sur les épaules, je puis monter, à la barbe des douaniers, dans mon canot, donner la main à chacun d’eux en signe d’amitié, et ne pas paraître gêné sous un poids qui fait ployer en deux un homme d’une force ordinaire. De cette façon, une dizaine de voyages me suffisent pour transporter à bord d’un navire une trentaine de mille piastres sans partager mes profits avec personne. C’est pour moi une augmentation de revenu, dont je suis redevable au seigneur sénateur don Urbano.

— Vous avez en lui un protecteur dévoué, lui dis-je ; mais comment vous a-t-il rendu ce service ?

— D’une façon bien simple et digne de son caractère. Il parla un jour dans le congrès avec tant de justesse, de précision et d’éloquence, de la contrebande qui se pratiquait sur nos côtes, qu’il produisit une vive sensation. Jamais homme ne connut un sujet plus à fond.

— Je le soupçonne d’avoir eu de bonnes raisons pour en parler !

— Il en parla si bien, reprit Cayetano, que le congrès vota des lois rigoureuses…

— Il est au moins singulier de parler contre la contrebande en faveur des contrebandiers, objectai-je à Cayetano.

— Tout le monde fut content, répondit-il : les membres du congrès d’avoir réprimé un abus, notre représentant de s’être préparé de plus beaux bénéfices en tuant la concurrence ; nous autres, ses commettants, de faire payer plus cher nos services. Ah ! seigneur cavalier, on est heureux et fier d’avoir de tels mandataires.

Après avoir repoussé du pied les restes de son déjeuner d’anachorète, le contrebandier alla suspendre le harpon qu’il avait déposé près de lui à côté des ustensiles qui garnissaient déjà la muraille. Alors je distinguai pour la première fois, au milieu des filets, une paire de souliers de satin bleu qui, par leur petitesse, faisaient honneur aux pieds de la femme qui les avait chaussés. Des taches couleur de rouille en maculaient le lustre, sur l’un en petites gouttelettes, sur l’autre en une large plaque. Au moment même où je regardais ce vestige de quelque tendre et sanglant souvenir, j’entendis un piétinement de chevaux qui arrivaient du côté de la ville, et quelques minutes après deux hommes mettaient pied à terre à la porte de la hutte. Les deux hommes entrèrent : l’un m’était inconnu ; l’autre, porteur d’une barbe de huit jours, vêtu d’habits poudreux, un long sabre droit au côté, était mon invisible Anglais. A l’aspect de l’inconnu, Cayetano changea de physionomie, et un tremblement nerveux agita son corps, comme s’il avait entendu le bruit du Cerro. Il se remit bientôt. L’Anglais me salua amicalement sans paraître étonné de me voir, et s’adressant à Cayetano :

— C’est aujourd’hui, lui dit-il, que la goëlette doit être en rade de l’île du Tiburon ; j’ai des fonds à embarquer, et j’ai besoin de vous, car j’ai lieu de croire qu’une dénonciation a dû être portée contre moi, et peut-être aurons-nous affaire avec les douaniers.

— Tant mieux ! dit Cayetano en étirant ses membres robustes, j’ai besoin de me secouer.

Puis il alla décrocher le gilet à bretelles, ainsi que le harpon, et sortit pour seller son cheval.

— Si vous n’avez rien de mieux à faire, me dit l’Anglais, vous seriez bien aimable de venir avec nous ; vous pourriez, sans vous compromettre en rien, voir un site qui vous est inconnu, et m’être utile ; je conduis avec moi la rançon d’un vice-roi.

J’avais trop entendu parler de ces coups merveilleux de contrebande pour ne pas accepter avec empressement l’offre qui m’était faite. Nous montâmes aussitôt à cheval. Une mule qui paraissait assez lourdement chargée fut attachée à la selle de l’inconnu. L’Anglais, outre le sabre qu’il portait, s’était muni d’une paire de pistolets dont les pommeaux ciselés soulevaient le couvert de ses fontes. Je dois dire qu’avec sa longue barbe, ses vêtements poudreux, sa panoplie, il n’était presque pas reconnaissable. Nous nous mîmes en route. Il était environ cinq heures de l’après-midi, quand un sourd murmure vint frapper nos oreilles. Quoique, dans un rayon fort étendu, on ne remarquât pas un arbre, ce bruit était semblable à celui de feuilles et de branches agitées par le vent ; nous en connûmes bientôt la cause. Nous étions arrivés près de la mer, et nous ne tardâmes pas à apercevoir ses flots qui bouillonnaient, puis l’île sablonneuse du Tiburon, qui se montra peu à peu : arrivés à la crête des falaises, nous pûmes mesurer de l’œil le chenal étroit qui sépare cette île de la terre ferme. Ce chenal est large à peu près d’une lieue.

Nous mîmes pied à terre. Cayetano sifflait entre ses dents d’un air impassible, tandis que l’Anglais, tirant de sa poche une lunette d’approche, examinait avec attention l’horizon occidental. La pomme du mât de hune d’un petit navire lui apparut derrière un rideau d’arbres qui cachaient la goëlette dans la crique où elle était ancrée. Quand Cayetano en fut averti, il fit un signe à son camarade ; celui-ci ramassa des herbes sèches, y mit le feu, et couvrit d’herbes plus humides la flamme brillante et claire qui s’échappait : une épaisse fumée ne tarda pas à s’élever dans l’air en noirs tourbillons.

— Croyez-vous qu’ils auront vu notre signal ? dit l’Anglais à Cayetano qui sifflait toujours.

— Soyez tranquille, lui dit Cayetano ; quand même ils nous verraient, ils ne nous aideraient guère à traverser ce bras de mer houleux, si je n’étais là. Il faut avoir navigué parmi ces écueils bouillonnants, comme je l’ai fait dès l’enfance, pour s’y hasarder avec une barque aussi richement lestée. Mais il est impossible qu’ils ne nous aient pas vus, et, dans tous les cas, il est bon d’agir tout de suite.

Cayetano déchargea la mule, déposa par terre un gros lingot d’argent qui pouvait peser environ soixante-dix livres, et une foule de petits sachets de peau qui contenaient de la poudre d’or d’un poids à peu près égal : il répartit ce fardeau précieux dans les poches du gilet dont j’ai parlé.

— Courons-nous quelque danger ? demanda l’Anglais, qui semblait voir avec inquiétude ce luxe de précautions. Cayetano haussa les épaules en signe d’incertitude, et dit brièvement :

— Il vaut mieux être prêt à tout. Pépé endossera ce gilet quand nous serons en bas, et je me charge du reste. — En prononçant ces derniers mots avec un sourire ironique, Cayetano glissa dans sa poche une ficelle forte et longue, à l’extrémité de laquelle était attachée une plaque de liége de la largeur de la main. Alors le contrebandier et son compagnon descendirent la rampe escarpée de la falaise, pour aller chercher un canot à fond plat qui restait caché d’habitude dans une anfractuosité du rocher. J’admirai la vigueur et l’adresse avec lesquelles Cayetano, sans plier sous un fardeau énorme, exécuta ce long et dangereux trajet. L’Anglais et moi nous nous installâmes commodément sur la crête de la falaise, les jambes pendantes et la figure tournée vers l’Océan, prêts à ne perdre aucun détail de la scène dont nous allions être les spectateurs. Notre poste d’observation s’avançait à pic et comme une jetée à environ cinquante pieds dans la mer. L’île du Tiburon s’étendait devant nous, entourée de sa triple ceinture de rochers noirs, aigus et luisants comme les dents du requin dont elle a pris le nom, les uns serrés comme des tuyaux d’orgue, les autres isolés comme des phares, et tous reparaissant et disparaissant tour à tour sous des flots d’écume. La mer, resserrée entre la côte et ses rochers, soulevait de longues houles qui se gonflaient lentement, et, se creusant tout à coup, couvrant la grève d’une frange de neige, submergeaient les récifs dans leurs tourbillons en lançant au-dessus de leurs cimes des gerbes étincelantes. Les phoques montraient de temps à autre leurs mufles humides, et mugissaient de joie au milieu de ce tumulte éternel qui contrastait avec la sérénité majestueuse de la pleine mer et la limpidité du ciel. Des pailles-en-queue en traversaient l’azur comme de blanches fusées, des frégates planaient à perte de vue, et de grands pélicans pêcheurs, de la couleur des rochers, se laissaient tomber d’une prodigieuse hauteur, avec la rapidité d’aérolithes, sur une proie invisible.

Cependant Cayetano et Pépé continuaient leur périlleuse descente vers la mer. — Ne craignez-vous pas, dis-je à l’Anglais, que ces gens ne soient tentés de s’approprier ce que vous leur confiez avec tant d’abandon ?

— Non, me dit-il ; le cœur humain est ainsi fait, que tel individu qui dévaliserait son père et sa mère n’oserait verser une goutte de sang, et que tel autre pour qui la vie d’un homme n’est rien se ferait scrupule de s’approprier le bien d’autrui. Ne confie-t-on pas tous les jours des sommes dix fois plus fortes, et sur un simple connaissement, à des muletiers inconnus ? Et puis, ajouta mon compagnon en désignant Cayetano du doigt, je connais l’histoire de cet homme ; je sais avec quel fanatisme ce malheureux défend ce qu’il appelle l’honneur de son nom.

— Quoi ! vous connaissez son histoire, et vous oseriez me la raconter ? lui dis-je en lui faisant part des réticences du Chinois et du sénateur.

— Et pourquoi non ? Ce n’est pas lui qui me l’a confiée, et je ne suis pas seul à la savoir, quoiqu’il ne s’en doute pas. Cette histoire est aussi sanglante qu’elle est brève.

— Je vous écoute, lui dis-je.

— Il n’y a pas encore une année, continua-t-il, Cayetano était marié à une femme qu’il aimait passionnément et qui le trompait. La maison qu’il habitait à Hermosillo était voisine du Cerro de la Campana, dont vous connaissez la singulière propriété. Un affidé de l’amant de sa femme, mis en vedette sur le Cerro, guettait le retour de Cayetano vers le soir, et avertissait les coupables en frappant trois coups d’une certaine façon. A ce signal, l’homme s’esquivait par une porte de derrière. Un ami officieux comme il y en a tant avertit Cayetano de ce qui se passait. Or, un soir, et je le tiens de cet ami lui-même, le Cerro retentit d’une façon si lugubre, si étrange, que les deux amants tressaillirent d’horreur au cri d’agonie qui accompagna ce retentissement. C’était l’affidé, dont Cayetano écrasait la tête sur les pierres sonores. Cayetano rentra tranquillement chez lui : avant tout, son honneur devait être intact. Un mois après, il revint avec cette affreuse balafre que vous lui connaissez, mais l’amant de sa femme ne se retrouva plus. Quelques jours plus tard, le bruit se répandit qu’elle-même venait d’être trouvée égorgée parmi les décombres de sa maison. Cayetano fut mis en prison, et comparut devant le juge ; mais, au lieu de chercher à s’excuser en révélant l’adultère dont ce meurtre était le châtiment, il soutint, au risque du garrote, qu’il n’avait aucun motif pour tuer sa femme, et avoua seulement qu’il se trouvait prodigieusement agacé dans ce moment-là. Le juge trouva l’affaire très-mauvaise, comme vous le pensez.

— Pour Cayetano ? cela se conçoit aisément.

— Non, pour lui-même, reprit l’Anglais. Vous connaissez l’impunité dont jouissent les pauvres dans ce pays. Cayetano n’était pas riche, et, qu’il fût condamné ou acquitté, on ne pouvait espérer de lui aucune rançon. Aussi le juge fut-il très-brutal à son égard ; il lui dit d’un ton furieux qu’il ne fallait rien moins qu’une semblable excuse pour le faire absoudre, et le renvoya, mais non sans l’avertir qu’elle ne serait plus admise une seconde fois. Depuis ce temps, ceux qui ont ouï parler de ce meurtre et des motifs qui ont armé l’assassin éprouvent un certain malaise quand ils le voient agacé, ce qui lui arrive quand il pense à la femme qui l’a trahi ; or j’ai de bonnes raisons de croire qu’il y pense souvent. Quant au retentissement du Cerro, il est toujours regardé par lui comme un lugubre souvenir ou comme une offense impardonnable. Pour effacer toutes les traces du passé, Cayetano n’a pas craint de brûler sa cabane de ses propres mains.

— Et son officieux ami ? demandai-je.

— Je ne sais, répliqua l’Anglais en souriant, si la conduite ferme du juge à l’égard de Cayetano l’intimida, ou s’il se réserve plus tard une occasion de régler son compte avec lui ; le fait est qu’il vit encore, et cependant Cayetano, tel que je le connais, Cayetano rongé par le secret fatal qu’il croit avoir noyé dans le sang, Cayetano laissant vivre un homme qui partage ce secret avec lui, est pour moi une énigme inexplicable.

Le narrateur se tut, et je reportai mes regards sur la mer pour observer curieusement, et comme si je l’eusse vu pour la première fois, le héros de cette sanglante tragédie. Je l’aperçus presque à nos pieds faisant voler sur la mer houleuse la frêle embarcation qu’il maniait avec une vigueur et une adresse sans égales. Éclairé par le soleil qui allait se plonger sous la ligne d’horizon, et qui répandait sur l’eau une brume vermeille, il apparaissait comme dans une vapeur de sang. Tout à coup mon compagnon poussa une exclamation et fit entendre un sifflement si aigu, qu’il me fit tressaillir malgré moi. Formant alors de ses deux mains un porte-voix, tandis qu’à ce signal Cayetano se retournait, il lui cria dans le plus pur dialecte castillan, mais avec un accent qui sentait son andalou d’une lieue, de doubler l’île du Tiburon par la pointe nord, attendu que par celle du sud un canot suspect arrivait. Je ne pus m’empêcher d’admirer les progrès subits de l’Anglais dans la langue espagnole. C’était pour moi un nouveau mystère, et je croyais avoir mal entendu. Au signal de l’Anglais, Cayetano répondit par un sifflement semblable, et s’arrêta un instant pour reconnaître le danger.

Du même point de l’île que Cayetano cherchait à doubler, une embarcation montée par cinq hommes, dont quatre aux avirons et un à la barre, s’avançait rapidement vers lui. Au pavillon tricolore, vert, blanc et rouge, il était aisé de reconnaître les couleurs nationales de la douane, qui occupait, assez loin de là, un poste isolé. Comme l’avait craint l’Anglais, une dénonciation seulement pouvait avoir donné l’éveil. Au moment où la houle souleva la pirogue de Cayetano, il put apercevoir l’embarcation suspecte. Faisant alors un geste de dédain, il brandit au-dessus de sa tête le harpon qu’il ramassa à ses pieds, puis, se courbant sur ses avirons, il imprima à la pirogue une telle impulsion, qu’elle glissa sur les flots avec la rapidité du poisson volant quand il en effleure la surface. Cayetano avait pris une direction opposée à celle qu’il suivait auparavant. Quant à la barque de la douane, malgré les efforts redoublés de ses rameurs, loin de gagner sur la sienne, elle avait peine à maintenir sa distance ; cette vue rasséréna le front assombri de l’Anglais. Cependant sa sécurité ne fut complète que quand il aperçut une troisième embarcation qui, débouchant tout à coup derrière l’île du Tiburon, suivait la même direction que celle de la douane. C’était une espèce de baleinière longue, noire, effilée, que quatre rameurs faisaient voler sur la mer.

— Ah ! ce sont mes fidèles, s’écria l’Anglais en se frottant les mains ; ils ont vu mes signaux, et mes lingots sont en sûreté.

Je profitai de sa joie pour lui demander quel miracle l’avait si subitement doué du don de la langue espagnole.

— Écoutez, me dit-il, je me suis trahi ; mais je pense qu’avec vous mon étourderie sera sans inconvénient. J’exerce un métier dangereux, ajouta-t-il, non pas en faisant la contrebande, mais en ce que cette contrebande me permet de livrer les marchandises à plus bas prix que mes confrères, qui, par jalousie, m’auraient déjà fait assassiner, s’ils pouvaient se douter que je suis Espagnol. La qualité d’étranger, d’Anglais, est ma sauvegarde. Je suis propriétaire de compte à demi avec don Urbano de la goëlette qui est près d’ici, et grâce à la ruse que j’emploie, et que le sénateur confirme à qui veut l’entendre, l’ex-toréador, l’ex-primer espada du cirque de taureaux de Séville, que vous voyez en ma personne, est en bonne voie de fortune et de prospérité.

Sur ces côtes lointaines, les douaniers mexicains professent le plus profond respect pour les contrebandiers à main armée. A l’aspect du nouveau renfort qui arrivait à Cayetano, ils crurent avoir donné au fisc une preuve de dévouement suffisante, et virèrent de bord avec un flegme admirable. En présence de cette manœuvre imprévue, la manœuvre de Cayetano devenait inexplicable. Il continuait à se diriger vers un endroit que le courage le plus désespéré, la témérité la plus folle ne pouvait espérer de franchir. C’était un point de l’île du Tiburon qu’on apercevait encore aux feux du soleil couchant, qui dardait de longs rayons rouges à travers des récifs aigus et serrés comme les dents d’une scie. De minute en minute, ces rayons s’éteignaient quand les brisants disparaissaient sous des tourbillons furieux, qui montaient en gerbes bouillonnantes ou retombaient en cascades écumeuses. Un phoque seul aurait pu franchir ce redoutable écueil. C’était dans cette direction que s’avançait Cayetano avec une rapidité qui me donnait le vertige, et sans nécessité, puisque les ennemis avaient battu en retraite. Rien n’égalait l’angoisse du pauvre Espagnol. Une minute de plus, et sa fortune s’engloutissait.

— Oh ! s’écria-t-il en se tordant les mains, fou que je suis ! j’aurais dû prévoir ce résultat, je devais m’y attendre ; cet homme est implacable !

— Mais quel intérêt peut-il avoir à exécuter cette étrange manœuvre ? demandai-je étonné.

— Quelles raisons ! s’écria l’Andalou ; l’homme qui accompagne ce malheureux est son ami !

En disant ces mots, il se laissa tomber sur l’herbe. Je saisis la longue-vue qui s’échappa de sa main. Fasciné par ce spectacle effrayant, je ne pouvais en détourner les yeux. A quelque distance encore des récifs, au milieu de la brume enflammée du couchant, la barque de Cayetano bondissait de vague en vague comme un daim qui prend son élan pour franchir un abîme. Des deux malheureux qui la montaient, l’un se leva droit, pâle, puis sembla s’agenouiller et prier ; l’autre, c’était Cayetano, fit un geste menaçant, et à ce geste l’homme s’affaissa sur lui-même, suppliant encore et levant les mains vers le ciel. Un voile d’écume me déroba un moment la suite de la scène ; mais il me sembla qu’un cri de suprême angoisse se mêlait à l’effrayant concert des flots hurlant contre les écueils. Tout cela fut rapide comme la pensée. La barque, soulevée par une lame, parut jaillir hors de l’eau, se dressa perpendiculairement, fit un bond de l’avant, oscilla un instant, balancée entre deux rocs pointus comme des poignards ; je vis Cayetano étendre le bras, un corps fut lancé par-dessus les récifs, puis tout disparut. Quelques instants après, au milieu de tourbillons d’écume que le soleil couchant ne colorait plus de sa pourpre sanglante, les débris d’une barque tournoyaient follement comme des brins de paille sur le passage d’une trombe, et parmi ces débris on ne distinguait aucune forme humaine.

Sous les tropiques, la nuit tombe sans crépuscule ; l’obscurité avait remplacé le jour ; le chenal étincelait de lueurs phosphoriques, le ciel d’étoiles sans nombre, et ni l’Espagnol ni moi n’avions fait un pas. Cependant chez celui-ci la fureur avait succédé à l’accablement, le négociant avait disparu pour faire place au toréador, et il proférait contre Cayetano, s’il en réchappait, les plus terribles menaces. Tout à coup je crus entendre du bruit ; des pierres semblaient se détacher sous les pas de quelqu’un qui gravissait la falaise, puis une tête se montra près de nous, et à l’eau qui ruisselait des cheveux, je reconnus Cayetano ; il sifflait encore la marche de Riégo, comme une demi-heure auparavant.

J’entendis dans les mains de l’Espagnol, qui se dressa d’un bond, le craquement d’un couteau catalan qu’il armait.

— Chut ! lui dis-je, laissez-le d’abord s’expliquer.

— Tranquillisez-vous ! s’écria Cayetano en prenant pied, votre or est en sûreté.

— Où, grand Dieu ! s’écria l’ex-toréador dans l’extase de sa joie.

— C’est Pépé, à qui je l’ai confié, qui en prend soin !

— Mais dans quel endroit ? s’écria de nouveau l’Espagnol.

— Eh ! caramba ! au fond de l’eau !

L’Espagnol poussa une espèce de rugissement. Cayetano continua sans paraître remarquer la fureur de l’ancien toréador, qui lui reprochait d’avoir agi de cette façon sans nécessité aucune.

— Je l’ai cru nécessaire, vous dis-je, entendez-vous ? et puis j’ai déjà franchi plus d’une fois les brisants qui entourent la Pointe des Ames. Si cette fois la barque s’est mise en pièces, c’est la faute de Pépé, bien qu’en tombant il ait aussi franchi la pointe fatale. Faites le tour des brisants, et, à l’endroit où l’eau est tranquille, vous apercevrez la marque que j’ai mise pour retrouver le corps de ce cher ami.

— Ainsi, dit l’Espagnol, mes lingots sont en sûreté ?

— Vous ai-je jamais trompé ? reprit Cayetano d’un air de dignité blessée. Seulement faites diligence ; vos rameurs vous attendent en bas, et il n’y a pas de temps à perdre, si vous ne voulez pas que les requins empêchent ce pauvre Pépé de vous rendre un dernier service. Quant à moi, j’ai fait ce que j’ai dû, et je remonte à cheval pour rentrer chez moi. Bonne nuit, seigneurs cavaliers, à bientôt. Ah ! j’oubliais une chose importante : dans le bain que je viens de prendre, tous mes cigares se sont mouillés, et je meurs d’envie de fumer.

Cayetano, déjà à cheval, tendit la main à l’Espagnol, et se remit à siffler son air favori, mais avec une apparence de sombre préoccupation qui démentait son insouciance affectée. Bientôt il s’éloigna en faisant jaillir de son briquet des étincelles qui brillaient comme des éclairs lointains.

Nous nous hâtâmes de descendre sur la grève, où l’Espagnol trouva ses affidés réunis. On monta en canot. Comme l’avait dit le pêcheur, derrière ces brisants sur lesquels sa barque s’était écrasée, la mer était noire et calme. Nous cherchâmes quelque temps sans trouver la marque indiquée, et l’Espagnol croyait déjà avoir été joué par le contrebandier. Cependant les lames qui venaient fouetter le côté opposé des récifs retombaient du nôtre en cascades de feu ; à la lueur phosphorescente qu’elles répandaient, un homme aperçut un objet noir qui flottait. C’était la plaque de liége que j’avais remarquée entre les mains de Cayetano. A cet indice, tout fut révélé ; l’Espagnol poussa un cri de joie, les lingots étaient là. En suivant la direction de la ficelle qui retenait le liége, les gaffes pointues parurent s’enfoncer dans la vase ; bientôt on rencontra une résistance invincible, et, après mille efforts, les quatre matelots amenèrent, à l’aide de cordes, à la surface, le cadavre de Pépé. La cordelette qui retenait la plaque flottante était attachée au manche d’un harpon, et la pointe de ce harpon traversait le corps revêtu du fatal gilet. L’Espagnol palpa avidement l’étrange et funèbre bouée ; rien ne manquait. Après avoir été dépouillé de son précieux dépôt, le cadavre, abandonné avec une froide indifférence par ces hommes sans pitié, retomba lourdement en faisant jaillir une écume brillante sur la surface noire de la mer. Des raies de feu qui convergèrent subitement sous l’eau transparente vers l’endroit où avait disparu le corps indiquaient que les requins allaient en faire leur curée de la nuit.

— Cayetano vient d’accomplir sa dernière vengeance en honnête homme, dit l’Espagnol en comptant ses sachets de peau, et qui plus est en homme habile ; je lui dois réparation d’honneur, et veux être pendu si le juge criminel peut le convaincre d’avoir été agacé dans ce moment-là.

L’or et le lingot furent transportés dans la goëlette, puis nous remontâmes à cheval.

— Voulez-vous, me dit l’Espagnol, quand nous arrivâmes près de la cabane de Cayetano, lui demander l’hospitalité pour cette nuit ?

— Non, répondis-je ; je n’ai, jusqu’à présent, été primer espada nulle part, j’ai par conséquent les nerfs plus délicats que les vôtres, et cet homme qui dans l’espace d’un an a versé quatre fois le sang humain, me fait horreur.

— Comme vous voudrez, dit mon compagnon.

La campagne était silencieuse tout à l’entour de la hutte. Les hôtes du lac dormaient au fond de la vase, les roseaux seuls mêlaient leurs soupirs aux bruissements du feuillage. Le galop de nos chevaux retentissait au loin. En passant à quelque distance de la cabane, je vis Cayetano se mettre sur la porte, attiré par le bruit. Il nous reconnut et s’écria :

— Eh bien ! seigneur Anglais, vous manque-t-il quelque chose ?

— Non, répondit l’Espagnol, et je vous attends pour régler nos comptes.

— Ah ! reprit Cayetano, vous me devez au moins un cierge pascal ; votre or l’a échappé belle. Bonne nuit, et rappelez-vous que la contrebande, comme la guerre, a de cruelles nécessités.

Je n’oublierai jamais l’accent railleur de cette voix au milieu des ténèbres. Il y avait dans la froide ironie du meurtrier quelque chose de plus terrible encore que dans les éclats de sa colère. Je piquai des deux, et j’eus bientôt perdu de vue cette cabane que j’avais trouvée le matin si riante et si pittoresque, et qui m’apparaissait maintenant, dans l’ombre et le silence, redoutable et sinistre comme un lieu maudit.

IV
LES GAMBUSINOS

Quand on quitte les côtes de l’océan Pacifique pour s’avancer vers le nord du Mexique, dans la direction des vastes solitudes qui séparent cette république des États-Unis, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’on entre dans un monde nouveau, non moins original que celui dont j’ai déjà cherché à décrire quelques aspects. Le désert a son influence comme l’Océan, et les types que cette influence développe ne le cèdent ni en énergie ni en grandeur sauvage à ceux que la mer forme à son âpre école. Les forêts épaisses, les immenses savanes, les montagnes du sommet desquelles les eaux charrient l’or jusqu’au fond des vallées, servent d’asile à une population nomade au milieu de laquelle se détachent trois groupes bien distincts. Les chasseurs, les éleveurs de bétail (vaqueros), les chercheurs d’or (gambusinos), représentent trois industries importantes au Mexique, le commerce des pelleteries, celui des cuirs et du bétail, et la production des métaux précieux.

Les gambusinos surtout méritent une place à part dans cette famille d’aventuriers. On comprend sous cette dénomination, dans l’État de Sonora, une classe de mineurs vagabonds, métallurgistes pratiques, qui semblent doués d’un instinct merveilleux pour découvrir les mines d’or, plus nombreuses en Sonora qu’en aucune autre province du Mexique. Dénués des fonds nécessaires pour entreprendre les travaux souterrains qu’exigent les mines, ils sont forcés de se contenter d’exploiter à ciel ouvert les affleurements de celles que le hasard ou leur tact sans égal leur fait rencontrer. Quelques indices généraux les guident, il est vrai, dans leurs recherches. La gangue ou matrice du minerai est presque toujours composée de roches de quartz. Les roches de cette espèce forment quelquefois, sur un espace d’une lieue et plus, des crêtes ou saillies qu’on appelle crestones. Ces crestones, brûlés par le soleil et entièrement dépourvus de végétation, sont aisément reconnaissables. Le gambusino ne voyage jamais sans être armé de sa barreta, espèce de pique en fer dont la pointe est trempée, et quand il a découvert un creston, il soumet à l’action d’un feu violent les pierres qu’il en a détachées à l’aide de son instrument ; puis, selon la richesse du minerai qu’il a reconnu, il l’exploite ou l’abandonne. Parfois aussi un coup de pique détache un morceau où étincellent aux rayons du soleil des paillettes ou des veines d’or. Seul, loin de toute habitation, sans prendre le temps de faire les dénonciations légales, le gambusino exploite alors les éclats qui volent sous sa pique, jusqu’au moment où, le filon s’enfonçant dans les entrailles de la terre, le travail à ciel ouvert devient impossible. Alors il vend sa mine à celui qui peut l’acheter, et s’éloigne philosophiquement à la recherche de quelque autre gîte métallifère.

La poudre d’or, comme les mines, est pour les gambusinos l’objet de recherches souvent périlleuses. C’est encore le même instinct qui les guide le long des rivières ou des torrents qui du haut des montagnes roulent leurs flots chargés d’or dans le fond des vallées. Souvent l’intrépide chercheur arrive ainsi jusqu’au désert, où les Indiens exercent en maîtres la même industrie, et presque toujours il paye de sa vie l’audace qui l’a porté à se mesurer avec ces formidables concurrents ; ou bien, après avoir eu à combattre la faim, la soif, les bêtes fauves ; après avoir, en bravant mille dangers, exploité à la hâte un creston ou un placer, il revient avec un butin considérable, avec le regret de n’avoir pu faire un plus long séjour dans quelque Eldorado lointain et le souvenir de mille aventures terribles. Ses récits, où la description de trésors fabuleux tient une grande place, ne manquent jamais d’allumer la cupidité. Des familles entières partent à leur tour avec un âne chargé de pioches, de bateas (grandes sébiles de bois) et de quelques menues provisions, pour aller braver les mêmes dangers dans ces déserts où souvent elles ne trouvent qu’un tombeau. D’après des calculs rigoureux, sur dix millions d’or que le Mexique jette annuellement dans la circulation européenne, un quart au moins de cette somme est le produit des recherches du gambusino.

On sait maintenant en quoi consiste l’industrie du chercheur d’or. Quant au théâtre sur lequel cette industrie s’exerce, c’est tantôt le flanc d’une montagne creusée par un torrent, tantôt la vallée où ce torrent se précipite. Les masses d’eau qui sillonnent les montagnes dans toutes les directions, et souvent cachent entièrement les crestones, entraînent avec elles des fragments de roches métalliques, les broient, les triturent, et en arrachent les morceaux d’or qu’ils contiennent. Anguleuses au sortir de la pierre qui les renfermait, ces pepitas, comme les galets de la mer, s’usent, s’arrondissent par le frottement, et, transportées quelquefois à de grandes distances par les eaux qui les charrient, finissent par ne présenter plus qu’une surface polie et dépourvue d’arêtes. Cependant, surchargées de sable et de détritus argileux, elles ne diffèrent guère au sortir de l’eau des cailloux ordinaires : il faut qu’un lavage leur rende leur brillant et leur poli. L’or natif ne se trouve pas seulement dans les eaux des torrents, mais dans leurs lits desséchés, et sur le penchant des montagnes qui ont gardé trace de leur passage. Quelle doit être la richesse de certains filons, si l’on en juge par le volume de quelques-uns de ces précieux fragments qu’un hasard aveugle a fait trouver à des gens qui ne les cherchaient pas ! Des fortunes considérables datent ainsi de ces merveilleuses trouvailles qui rappellent les contes de fées. D’insouciants aventuriers, en fouillant dans les cendres du feu éteint d’un bivouac, ont découvert des morceaux d’or d’une prodigieuse grosseur dont la chaleur avait enlevé l’enveloppe terreuse. D’autres ont vu des cailloux informes jeter tout à coup sous leurs pieds une lueur éblouissante, tandis que certains gambusinos, par une recherche active de tous les jours, trouvent à peine dans leur travail de quoi subvenir aux besoins de la vie.

Presque toute la distance qui sépare, du sud au nord, Hermosillo du dernier préside, ou préside de limite, appelé presidio de Tubac, — c’est-à-dire un rayon de quatre-vingt-dix lieues, — est formée de ces terrains d’alluvion où l’or se trouve en abondance. D’après les curieuses descriptions de placeres d’or que j’entendais journellement faire à Hermosillo, je ne crus pouvoir mieux employer des loisirs forcés qu’en explorant moi-même tout ce rayon. Avant de commencer mon excursion, je tenais cependant à avoir quelque idée du pays que je comptais parcourir ; je dus consulter à cet égard un Espagnol depuis longtemps fixé dans la province, et dont j’avais fait la connaissance à Hermosillo. L’Espagnol me donna des renseignements topographiques très-complets, que je me bornerai ici à résumer rapidement.

Une chaîne de montagnes assez élevées commence à quelques lieues d’Hermosillo, et court du sud au nord. Au pied des premières hauteurs de la chaîne, à l’est de la ville, le rio San-Miguel se divise en deux branches : la première conserve le nom du fleuve ; la seconde s’appelle le rio de los Uris. Les deux branches baignent chacune les vallées creusées au bas de la chaîne qui s’élève entre elles : le rio San-Miguel coule à gauche, le rio de les Uris à droite, c’est-à-dire le premier à l’ouest, le second à l’est. Au delà d’Arispe, dernière ville mexicaine qu’on rencontre de ce côté, l’Uris, grossi par les cours d’eau qui coulent des pitons magnétiques de la sierra, se divise encore en deux branches parallèles, entre lesquelles s’étend une dernière ramification de la chaîne qui va expirer, à vingt-cinq lieues de là, aux deux villages de Nacome et de Bacuache. Ces villages, ainsi appelés du nom des deux branches de l’Uris, et séparés par les montagnes qui terminent la chaîne, se trouvent à cinq lieues l’un de l’autre. Du sommet de ces montagnes, les torrents qui coulent le long de chaque versant apportent de l’or aux laveurs de Nacome comme à ceux de Bacuache. Sauf quelques pauvres cabanes groupées à une distance égale d’Arispe et de Bacuache, et formant un village qu’on appelle Fronteras, une solitude profonde règne dans tout ce parcours. Au delà des deux villages se trouve le préside de Tubac, et, à partir de Tubac, d’immenses déserts se prolongent jusqu’à l’Orégon, en bordant les limites occidentales de la haute Californie.

— D’ici à Arispe, me dit l’Espagnol après m’avoir tracé mon itinéraire, la route est sûre, ni l’eau ni le feu ne vous manqueront ; cependant d’Arispe à Bacuache, qui est à mon avis le placer aujourd’hui le plus productif, voyagez bien armé. Il y a quelques mois, j’ai fait ce chemin, et j’ai remarqué pour la première fois une croix de triste augure qui rappelle certainement un assassinat. Le lieu, comme vous le verrez, est très-bien disposé pour égorger ou détrousser son prochain le plus commodément du monde. A tout hasard, si je n’entendais plus parler de vous, je ferais élever une croix à côté de la première.

Je remerciai l’Espagnol de sa bonne volonté, et j’allai faire mes préparatifs de départ en réfléchissant au contraste qu’offrent ces excursions périlleuses avec nos voyages d’Europe, où des paysages déjà décrits et connus, des moyens de transport uniformes, restreignent chaque jour la part de l’imprévu. Au Mexique, j’aurais eu peut-être à me plaindre de l’excès contraire. Que de ruses à employer, dans les provinces où les auberges existent, pour se faire bien venir des hôteliers, pour obtenir un maigre repas, souvent partagé avec des muletiers et des voleurs ! Et quelle diplomatie n’est pas nécessaire pour s’assurer un gîte dans les États où la posada, le meson ou la venta sont inconnus ! Plus loin encore, c’est le despoblado (désert) qui s’étend devant vous sans offrir le moindre vestige d’habitation, pas même, comme dans nos landes, la hutte roulante du berger. Cependant, malgré ces privations, de tels voyages offrent un attrait irrésistible. Les magnifiques paysages qu’on traverse, les haltes dans la forêt autour de l’arbre séculaire converti avec une prodigalité royale en brasier gigantesque, les hommes qu’on rencontre, représentants d’une société presque inconnue, héros sauvages comme la nature qui les entoure, tous ces incidents si étranges et si variés sont pour le voyageur autant de compensations qui lui font oublier ses fatigues. C’est aussi ce charme de l’imprévu qui peut obtenir grâce pour les développements donnés au récit d’une excursion dans ces mystérieuses solitudes. Ici, plus qu’ailleurs, les détails ont leur prix, et les plus légères circonstances méritent d’être notées comme autant de révélations piquantes sur un monde tout différent du nôtre.

Je devais faire route jusqu’à Arispe avec le sénateur don Urbano, que des affaires d’urgence appelaient dans cette ville. Sa belle-sœur et sa femme étaient de la partie, et nous ne devions voyager qu’à petites journées. Au jour fixé, je montai à cheval pour me rendre à la maison du sénateur. Il était à peine trois heures quand je traversai les rues silencieuses d’Hermosillo La nuit avait été étouffante, et, selon l’usage de ces pays primitifs, tous les habitants des maisons privées de cours avaient transporté leurs lits dans les rues. Certes, si l’obscurité eût été moins profonde, c’eût été un singulier spectacle que celui de ces dormeurs de tout âge et de tout sexe, les uns réunis, les autres isolés, mais tous dans un costume de nuit approprié à la chaleur du climat. Ce ne fut qu’avec des précautions infinies que j’arrivai chez le sénateur sans avoir écrasé personne. Une trentaine de chevaux, groupés autour d’une jument qui portait une clochette attachée au poitrail, piaffaient en hennissant devant la porte. Cinq ou six domestiques achevaient, en jurant, de charger autant de mules ; un autre tenait en bride trois beaux chevaux, dont deux harnachés de selles de femme. Enfin, au moment où j’arrivais, la porte cochère s’ouvrit, et deux autres serviteurs sortirent à cheval, tenant chacun à la main un morceau de bois de sapin enflammé en guise de torche. A la lueur que projetaient ces flambeaux improvisés, je vis don Urbano s’avancer vers moi.

— Nous allons donc voyager en caravane ? lui demandai-je en lui montrant l’escadron de chevaux qui obstruaient la rue.

— Nullement, me dit-il ; ce sont les relais que j’envoie en avant, car nous avons vingt-cinq lieues à faire par jour.

— C’est ce que vous appelez voyager à petites journées ?

— Oui, certes, et qui plus est, je n’en agis ainsi que pour ces dames, qui ne sont pas accoutumées aux longues traites.

Presque en même temps don Urbano donna l’ordre du départ. Alors chevaux, mules et domestiques, tous partirent au galop en faisant retentir les rues du bruit de leur course, à la grande confusion des dormeurs. Puis, quand le tumulte eut cessé, nous partîmes nous-mêmes précédés par les porteurs de torches, qui s’élancèrent devant nous en secouant la flamme du sapin et en semant l’obscurité de mille étincelles.

A six lieues de là, nous rejoignîmes la caponera (c’est ainsi qu’on appelle un certain nombre de chevaux de choix réservés pour l’usage exclusif des propriétaires) ; on prit à peine le temps de détacher les selles ruisselantes de sueur pour les placer sur des chevaux frais, et nous repartîmes. Il convient de dire ici que ces chevaux, constamment laissés en liberté, sont infatigables, et qu’ils sont frais encore quand ils n’ont fait que quinze ou vingt lieues sans être montés. Ce ne fut qu’à six lieues plus loin que, la chaleur devenant insupportable, nous nous arrêtâmes pour nous reposer et faire la sieste ; puis, après deux heures de sommeil à l’ombre des arbres, nous reprîmes notre course, et une troisième traite nous mena, vers cinq heures du soir, à un endroit appelé la Puerta del Cajon. Nous avions fait les vingt-cinq lieues convenues depuis le matin, et c’était là que nous devions passer la nuit.

La Puerta del Cajon (porte du Caisson) est ainsi nommée parce que c’est à cet endroit que la branche du rio San-Miguel appelée Uris commence à s’encaisser entre la sierra et un amphithéâtre de rochers. Le lit sablonneux de la rivière devient, pendant la saison sèche, un chemin agréable et commode. Appauvrie par une sécheresse de huit mois, la rivière, au lieu de remplir son vaste lit comme dans la saison des pluies, serpente en mille détours sur un fond de graviers et de galets. Dans ses innombrables méandres, elle caresse mollement le pied des saules et des trembles qui se penchent sur ses bords. Le bruit de leurs feuilles, sans cesse agitées, égale à peine en douceur le frémissement des eaux limpides et transparentes. De temps à autre, une chute d’eau qui se précipite dans quelque ravin éloigné vient mêler son harmonie lointaine aux murmures de l’Uris. Les dentelures azurées de la chaîne qui l’enserre d’un côté s’élèvent à pic au milieu des cimes pressées des arbres étagés en gradins gigantesques. Sur les rochers du bord opposé s’étendent, comme un rideau mobile, des plantes verdoyantes et des lianes fleuries qui baignent leurs rameaux dans les eaux capricieusement promenées d’une rive à l’autre ; mais, dans la saison des pluies, au lieu de ce riant tableau, l’Uris n’offre plus que des aspects funèbres. Le lit entier de la rivière est envahi tout à coup par des eaux fangeuses, qui écument, bouillonnent et courbent la cime des arbres dont naguère elles caressaient humblement le pied. Des arbres déracinés, des cadavres d’animaux surpris par la crue subite, roulent en tournoyant dans les flots jaunis. Les échos répètent avec le bruit du tonnerre les mugissements de l’Uris, les roches se renvoient les cris plaintifs de cohortes d’oiseaux qui volent en rond au-dessus des vagues, ou qui, acharnés sur un cadavre flottant, se laissent entraîner avec lui. Du sommet, des flancs de la sierra, voilés alors de brouillards impénétrables, des bruits effrayants montent jusqu’au ciel ; des rochers détachés de leurs bases roulent d’abîme en abîme, les arbres craquent sous leur choc ; on dirait que ces brumes épaisses cachent sous leur manteau la lutte du génie des eaux contre le génie des montagnes. Avec le retour des premières chaleurs, les eaux limoneuses s’épurent de nouveau en diminuant, les pics de la sierra dégagent leur azur du sein des vapeurs ; les cimes des arbres secouent les souillures argileuses de leurs feuillages et les détritus végétaux suspendus en flocons à leurs branches : les paysages de l’Uris ont repris leur charme idyllique ; mais les sables cachent une nouvelle récolte d’or que les eaux ont fait descendre de hauteurs inaccessibles, et la nature a jeté dans ses convulsions une nouvelle pâture à la cupidité de l’homme.

Les domestiques du sénateur avaient profité de nos deux heures de sieste pour préparer notre campement. Le choix de l’emplacement faisait honneur à leur goût. Les premières croupes des montagnes s’élevaient à cet endroit, couvertes d’arbres penchés qui formaient une arche de verdure au-dessus de la rivière. Sur la berge opposée, une pente douce conduisait à une esplanade de rochers dont une épaisse végétation tapissait les déchirures. C’était au sommet de cet amphithéâtre naturel que tout était disposé pour passer la nuit. Auprès d’un vaste brasier allumé à quelque distance, la moitié d’un mouton rôtissait sur deux fourches de bois de fer. Sur l’herbe étaient disposées les provisions contenues dans les cantines. Dans une source qui sortait du pied des rochers et venait mêler à la rivière ses eaux glacées, sous l’ombre que versait la cime épaisse des arbres inclinés, des outres gonflées rafraîchissaient le vin contenu dans leurs flancs, inappréciable précaution après une course de douze heures dans une atmosphère dont un thermomètre, que j’avais rencontré par hasard au premier relais, portait la chaleur, à l’ombre, à 95 degrés Fahrenheit. Après le repas, la nuit tomba presque glaciale sous l’influence de la rivière. Des matelas furent disposés, pour le sénateur et sa famille, près d’un nouveau foyer allumé au centre de la clairière, après toutefois que les domestiques eurent battu soigneusement les buissons environnants de leurs cravaches plombées, pour en écarter les serpents. Quant à moi, j’étais depuis trop longtemps privé de lit pour ne pas regarder un matelas comme une superfluité puérile, et je m’étendis avec délices sur le gazon le plus épais que je pus choisir. Puis, au murmure monotone de l’Uris dans son lit de roches et du vent dans le feuillage, aux glapissements plaintifs des chacals qui hurlaient de près et de loin, au retentissement affaibli de la clochette de la jument capitane, à ces mille bruits mystérieux de la nature sauvage, je ne tardai pas à fermer mes yeux appesantis par le sommeil, qu’on ne sollicite jamais longtemps dans les bois.

Les cabrillas (les pléiades), horloge du voyageur dans le désert, marquaient à peine trois heures quand je fus réveillé par les apprêts du départ. Les taillis craquaient de tous côtés sous les écarts des chevaux arrachés non sans regret à leur pâturage rafraîchi par la rosée de la nuit. Les domestiques s’appelaient et se répondaient ; le foyer ravivé projetait de vives lueurs jusque dans les échappées les plus profondes de la forêt, et teignait d’un reflet rouge les eaux noires de l’Uris. Bientôt j’entendis la voix du sénateur qui m’invitait à venir prendre le chocolat avant de partir. Je quittai ma couche de gazon ; les voyageuses n’étaient pas encore levées, et, sur leur invitation expresse faite avec tout l’abandon gracieux des pays chauds, nous nous assîmes sur leur lit pour prendre ce léger repas. C’était un tableau nouveau pour moi que celui de ces jeunes femmes au milieu des bois, appuyées mollement sur la dentelle de leurs oreillers, sous cette alcôve de feuillage auquel le firmament étoilé formait un dais resplendissant. J’aurais voulu pouvoir prolonger ces instants ; mais, le repas achevé, tout étant prêt pour le départ, il fallut remonter à cheval.

Nous continuâmes à suivre le lit de la rivière, relayant comme la veille, et nous arrivâmes au petit village de Banamiché. Les habitants peu nombreux de ce village, groupés devant leurs portes, nous regardaient avec curiosité ; parmi eux, un homme vêtu d’un froc de franciscain retroussé jusqu’à la ceinture, et chaussé de bottes de cheval[22] garnies d’énormes éperons, semblait nous observer avec un intérêt tout particulier. La beauté de doña J…, la femme du sénateur, assez remarquable pour fixer partout l’attention, détermina le moine à nous parler et à nous offrir l’hospitalité sous son toit. L’offre fut acceptée, et nous mîmes pied à terre. Une ménagère de mine assez avenante vint nous recevoir, escortée d’une demi-douzaine d’enfants.

[22] On appelle ces bottes, formées de deux peaux de chèvre tannées et curieusement estampées ou gaufrées, botas vaqueras.

— A quien Dios no dió hijos le dió ahijados[23], nous dit le padre Nieto : ainsi se nommait notre hôte. C’était, je pense, en reconnaissance des soins paternels qu’il prenait de ses filleuls, que les petits drôles l’honoraient d’un nom plus tendre que celui de parrain.

[23] « Dieu a donné des filleuls à celui à qui il a refusé des enfants. »

Après avoir remercié ce digne homme de son hospitalité bienveillante, nous continuâmes notre route jusqu’à Arispe, où nous arrivâmes le soir. De la Puerta del Cajon jusqu’à cette ville, nous avions toujours suivi le lit de l’Uris, dont nous avions traversé cent huit fois les sinueux détours. Je ne dirai que peu de chose d’Arispe. C’était la dernière ville que je devais rencontrer avant les déserts que je m’étais promis d’explorer, et je n’y séjournai que le temps strictement nécessaire pour me reposer. Avant la translation du pouvoir législatif de l’État à Arispe, cette ville n’était qu’une bourgade sans importance. Aujourd’hui encore elle est moins peuplée qu’Hermosillo, et n’égale cette dernière ville en étendue que grâce aux vastes jardins ou huertas dont chaque maison est entourée. Dans ces huertas, des massifs de grenadiers, de poiriers et de pêchers, offrent en tout temps de frais ombrages, et, à l’époque de la floraison, le plus agréable pêle-mêle de fleurs pourpres, roses et blanches. Les grenades, les coings et les pêches d’Arispe sont renommés dans tout l’État de Sonora. Comme toutes les villes de la république, et généralement les villes hispano-américaines, Arispe a des rues alignées au cordeau et percées à angle droit. Les maisons en pisé, uniformément recouvertes d’une couche de plâtre, ne se composent que d’un rez-de-chaussée. Des fenêtres de plain-pied avec la rue, bien que défendues par des barreaux de bois assez rapprochés, n’en laissent pas moins pénétrer la vue dans l’intérieur des maisons, et le soir l’éclat des lumières dans l’obscurité des rues. De cette façon, la ville paraît animée pendant le jour malgré le petit nombre de passants, et il y règne la nuit une clarté suffisante nonobstant l’absence de tout éclairage public. Du reste, à l’exception de la prison, bâtie en pierres de taille, et dont les cachots voûtés sont toujours vides, nul monument public n’attire dans Arispe l’attention du voyageur. Cette cité (siége du congrès de l’État, elle a droit à ce nom) n’est remarquable que comme une dernière halte de la civilisation sur les confins des vastes déserts du nord. A partir d’Arispe, la civilisation du midi cesse de marcher vers le nord ; elle restera stationnaire jusqu’au moment où elle se rencontrera avec l’invasion anglo-américaine, qui apporte la civilisation du nord vers le midi.

Quoique l’hospitalité du sénateur me rendît fort agréable le court séjour que je fis à Arispe, j’étais de la classe trop nombreuse de ces voyageurs ingrats à qui l’instinct vagabond fait oublier l’accueil le plus gracieux, et qui ne savent le reconnaître qu’en allant le regretter loin du lieu où ils l’ont reçu. Je pris donc congé de la famille de don Urbano pour me diriger vers le placer de Bacuache. — A Dieu ne plaise, me dit le sénateur, que je cherche à vous effrayer au sujet du voyage que vous entreprenez ! Mais je ne veux pas non plus vous laisser dans une sécurité trompeuse. Depuis quelque temps, il est question d’incursions d’Indiens aux environs d’Arispe, de malfaiteurs ou de vagabonds qui parcourent les routes que vous avez à suivre : ainsi marchez, comme dit le proverbe, la barbe sur l’épaule, et soyez prudent. Je mets à votre disposition un de mes domestiques, homme de résolution et de bon conseil, et qui pourra vous servir au besoin. Maintenant, adieu et bonne chance !

Le sénateur me donna une accolade cordiale, et je montai à cheval après l’avoir affectueusement remercié de sa bienveillante sollicitude. Il était trois heures de l’après-midi quand je quittai Arispe. Selon l’itinéraire qui m’avait été tracé, je devais aller coucher dans les bois à six lieues de là, finir ma journée du lendemain à Fronteras, et gagner Bacuache le jour suivant.

J’avoue que je me mis fort mélancoliquement en route. Le rapide et agréable trajet que j’avais fait d’Hermosillo à Arispe, le train fastueux que j’avais partagé, ne servaient qu’à rendre plus pénible mon isolement. Et pourtant, combien de centaines de lieues n’avais-je pas faites ainsi, seul, ou avec mon guide pour unique compagnon ! mais quelques heures de prospérité m’avaient complétement amolli. Heureusement je n’avais à lutter que contre une impression passagère, et, au bout d’une heure de route, ce parfum enivrant d’indépendance qu’apporte avec elle la brise du désert m’avait délivré de mes tristes réflexions. En sortant d’Arispe, nous suivîmes encore le lit de l’Uris : des chutes d’eau se précipitaient de tous côtés avec un pétillement pareil au bruit des feuilles, tandis que les grands arbres penchés sur l’eau, les lianes fleuries qui se balançaient au vent, secouaient leurs branches avec une harmonie semblable au murmure des cascades ; les berges sonores de la rivière se renvoyaient en échos cadencés l’interminable enchaînement d’estribillos que mon guide chantait depuis notre départ. Il marchait en avant avec cette insouciance de l’homme pour qui les déserts n’ont plus rien de mystérieux. Je le perdais de vue et le retrouvais alternativement dans les sinuosités du chemin, n’interrompant sa chanson que pour couper d’un coup de cravache, entre deux refrains, la tête pendante de quelque liane. Cependant, une heure avant le coucher du soleil, il se tut au moment où de grands rochers qui s’avançaient sur la route venaient encore une fois de le dérober à ma vue. Bientôt je l’aperçus de nouveau, occupé à attacher son cheval à un arbre voisin ; j’en conclus que nous devions nous arrêter là. Des saules dispersés en bouquets serrés cachaient le bord de l’eau : le long de ces saules, un tapis de gazon s’étendait, jonché de flocons blancs que le vent arrachait aux gousses épanouies des cotonniers qui croissaient derrière les saules, et des arbres de haute futaie abritaient cette verte pelouse du côté opposé à la rivière.

— Que peut-on désirer de mieux ? me dit mon guide en prenant la bride de mon cheval. De l’eau pour nous, du gazon pour nos bêtes, du bois en abondance, et par-dessus tout, ajouta-t-il en me montrant des touffes de grosses lianes à fleurs bleues qui envahissaient les troncs des arbres, ce huaco, remède souverain contre la morsure des serpents ? N’admirez-vous pas, continua-t-il en dessellant nos chevaux, comment Dieu a toujours mis le remède à côté du mal ? Partout où ces lianes se rencontrent, c’est un signe que les serpents à sonnettes se trouvent en abondance. Voyez-vous là-haut cet oiseau[24] qui ressemble à un faisan et qui vole en rond au-dessus de nous, et cet autre, de la grosseur d’un pigeon, au plumage noir[25], avec le dessous de la queue jaune ? Ce sont les deux plus redoutables ennemis de ces reptiles, et Dieu les a doués l’un et l’autre d’un instinct admirable pour les combattre. Leur présence ici confirme encore ce que je vous dis, que ces lieux sont infestés de serpents.

[24] Le choyero. On appelle choya une espèce de nopal-raquette dont les graines forment une boule ronde hérissée de piquants d’une force à percer le cuir le plus épais. Ces graines se détachent en grande quantité et jonchent le sol ; elles servent d’armes à l’oiseau appelé choyero, du nom de cette plante. Quand cet oiseau aperçoit un serpent endormi et couché en rond, il l’entoure d’une double ou triple ceinture de ces piquants formidables, puis le frappe d’un coup d’aile. Le serpent, qui se déroule précipitamment, s’enfonce ces pointes dans le ventre, et dans cet état le choyero en vient facilement à bout.

[25] Le huaco, ainsi appelé du cri qu’il fait entendre. Quand, dans les combats qu’il livre aux serpents à sonnettes, il se sent piqué, il mange, comme contre-poison, quelques feuilles de la liane à laquelle on a donné son nom. Ces feuilles, mâchées et appliquées sur la piqûre, sont un remède infaillible.

— Mais, lui dis-je, pourquoi nous arrêter ici ?

— Parce que, reprit Anastasio (c’était le nom de mon guide), nous trouverions sûrement partout ailleurs les mêmes inconvénients, sans y rencontrer peut-être les mêmes avantages.

A ces mots, jetant par terre les deux lourdes selles de nos chevaux, il étendit complaisamment sur le gazon les zaleas (peaux de mouton) et les armes d’eau. Une des selles, destinée à servir d’oreiller, compléta ce lit peu confortable.

— Étendez-vous là, me dit-il, pendant que je vais faire boire nos chevaux et les attacher dans quelque endroit où le gazon soit bien touffu, pour qu’ils puissent en prendre à leur aise ; ensuite nous nous occuperons de notre souper.

Je suivis son conseil, et le murmure de l’eau voisine ne tarda pas à me plonger dans une espèce d’assoupissement lucide, pendant lequel je percevais avec ravissement tous les bruits indistincts du désert qui s’endormait à son tour. Une voix me réveilla au bout d’une heure environ : j’ouvris les yeux ; la nuit était venue, et la clarté d’un feu allumé près de moi me montra Anastasio debout à mes côtés. Il tenait d’une main une petite valise ou sachet allongé, de l’autre une moitié de calebasse remplie d’eau.

— Aimez-vous, me demanda-t-il, le pinole clair ou épais ?

— Épais, lui répondis-je, car j’ai grand’faim.

Anastasio fit couler la farine épicée du sac dans la calebasse, et battit avec un morceau de bois le mélange nommé pinole de manière à en faire une espèce de mastic. Alors il me tendit la calebasse avec autant de respect que si c’eût été le vase d’or destiné à parer la table de quelque millionnaire, et resta immobile près de moi, la tête découverte. Tout en faisant avec résignation ce frugal repas, j’adressai quelques questions à Anastasio.

— Je n’ai pas besoin de vous demander, lui dis-je, si vous êtes allé déjà jusqu’à Bacuache ?

— Qui n’est pas allé à Bacuache au moins une fois en sa vie ? me répondit Anastasio en paraissant sourire d’une demande aussi naïve.

— Et vous n’avez pas été tenté de vous livrer à la recherche de l’or ?

— Non, me répondit-il tristement ; c’est parfois un horrible métier, et l’apprentissage que j’en ai fait m’en a dégoûté pour toujours.

Je n’étais pas fâché d’entendre quelque récit d’une de ces courses aventureuses dont on m’avait parlé, pour m’aider à achever mon souper, et je priai Anastasio de me raconter les circonstances auxquelles il faisait allusion.

— J’avais à peine quinze ans, me dit-il, et j’en ai trente-cinq aujourd’hui, quand mon père, qui était un gambusino assez entreprenant, sur l’avis que lui donna un de ses amis de la découverte d’un riche placer, m’emmena, avec mes deux frères, à la recherche du gîte en question. A cette époque, le village de Bacuache n’existait pas encore, et les récits que nous faisait l’ami de mon père enflammaient tellement notre imagination, que nous nous serions bien gardés de perdre notre temps en route. Au bout de six journées, nous arrivâmes au préside de limite, et, après nous être cotisés pour faire dire une messe par le chapelain du préside, nous entrâmes dans le désert, c’est-à-dire au milieu de l’Apacheria (pays des Indiens Apaches). Le placer que nous cherchions était près du lit d’une petite rivière qui n’a pas encore de nom ; mais, pour y arriver, nous avions à traverser des plaines sans eau. Or, un soir que nous campions dans un arenal (désert de sable), nous mourions littéralement de soif, et il ne nous restait entre cinq qu’une gourde remplie d’eau. Cette soif maudite nous tourmentait tellement, que nous nous battîmes à qui aurait la gourde. Dans la vivacité de la lutte, il y eut un coup de couteau de donné ; ce fut notre père qui le reçut de son ami. A la vue du sang qui coulait en abondance de sa blessure, mon frère aîné, pour le venger, se jeta sur l’assassin et le poignarda à son tour. Nous nous empressâmes autour de notre père, qui, dans l’angoisse de sa blessure, demandait ardemment de l’eau. Je me précipitai sur la gourde, qui était restée en notre pouvoir ; mais, hélas ! arrachée de main en main, elle avait abreuvé les sables de la dernière goutte d’eau qu’elle contenait. La nuit nous surprit ainsi ; tant qu’elle dura, les plaintes de notre père, qui demandait de l’eau d’une voix de plus en plus affaiblie, troublèrent le profond silence du désert. Nous errions, comme des fous, à l’aventure, ne sachant que faire pour le soulager ; car, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, nous ne découvrions que des sables arides. Enfin les plaintes cessèrent ; mon père était mort ! Toute la nuit je pleurai à ses côtés. Le jour naissant éclaira deux cadavres baignés dans leur sang. A côté de celui de notre père, des grains d’or brillaient au soleil, au milieu d’une mare rouge. Je n’ai pas besoin de vous dire, seigneur cavalier, que sur cet or, lavé par le sang paternel, nul de nous n’osa mettre la main. Nous tînmes conseil, mais désormais notre course était sans but ; nous avions tué l’homme qui seul pouvait nous diriger dans nos recherches, et nous revînmes sur nos pas, laissant blanchir sur le sable le cadavre de l’assassin. Voilà pourquoi, seigneur cavalier, je me suis dégoûté à jamais du métier de chercheur d’or.

— Et vos frères ? demandai-je à Anastasio quand il eut terminé cette triste histoire.

— L’aîné a renoncé, comme moi, au gambuseo ; mais Pedro, le second, a continué son premier métier, et j’ai ouï dire qu’il était à Bacuache, où nous le trouverons sans doute.

Le lendemain matin, une brume épaisse flottait sur la cime des arbres et se résolvait en une abondante rosée ; la lune argentait encore les détours sinueux de l’Uris, quand nous nous remîmes en route. Après quelques heures de marche, nous quittâmes le lit de l’Uris pour entrer dans celui de la rivière de Bacuache. Nous avions traversé tant de fois l’eau qui serpentait dans ces ravins, que la corne amollie de nos chevaux, qui, selon l’usage du pays, n’étaient pas ferrés, s’était usée sur les graviers. Aussi n’avancions-nous plus que lentement, et, quand la nuit vint nous surprendre, bien que nous n’eussions fait qu’une halte d’une heure vers le milieu de la journée, nous étions encore à une assez grande distance du petit village de Fronteras. Le paysage commençait à prendre une teinte lugubre. La chaîne de montagnes que nous avions côtoyée à partir d’Hermosillo, au lieu d’un pittoresque amphithéâtre de forêts, ne présentait plus que des pics escarpés et arides. Sur ces pics, des vapeurs épaisses se balançaient au vent comme des draperies flottantes ; la végétation était aussi plus maigre sur les bords sablonneux de la rivière. De grandes trombes de sable fin tourbillonnaient tristement de distance en distance, et s’abattaient dans l’eau avec un pétillement semblable à celui de la pluie. Bientôt nous arrivâmes à un endroit où la route se resserrait entre deux talus rapides, formés, d’un côté, par les montagnes, et, de l’autre, par un mur de roches couronnées d’herbes sèches, de cactus épineux et d’aloès. Quelques chênes verts, des sapins, s’élevaient, parmi les buissons, de distance en distance, et, aux aisselles de leurs branches ou dans les crevasses de leur écorce, des peaux de serpents, dépouilles de ces reptiles pendant la mue, se tordaient hideusement sous la brise. L’eau ne murmurait plus, elle commençait à gronder ; en un mot, jamais plus mélancolique paysage ne s’était offert à mes yeux.

J’entendais depuis quelque temps sur le sommet du talus, à ma droite, un bruit de branches froissées que j’attribuais à quelque animal sauvage, quand, dans un endroit où la crête du rocher était nue, j’aperçus à peu de distance derrière moi un homme qui marchait sur le talus, et semblait régler son pas d’après l’allure de mon cheval. Un large chapeau noir, dont les ailes commençaient à se déchiqueter, ombrageait sa figure hâve et décharnée. Une gourde, comme celle que la tradition suspend au bourdon des pèlerins, était passée à son cou par une ficelle. Une frazada (espèce de couverture grossière), dont la pluie et le soleil avaient effacé toutes les couleurs, était jetée sur son épaule. Bref, à l’aspect de cet homme, on pouvait hésiter entre la défiance et la pitié. Je ne fis d’abord à cette rencontre qu’une médiocre attention, mais il me sembla bientôt évident que le voyageur réglait strictement son pas sur le mien. Pour m’en assurer, je pressai celui de mon cheval, et il me parut presser le sien aussi. Je le ralentis, et le voyageur ralentit sa marche pour la reprendre plus rapide, quand je lui en eus donné l’exemple. Cette persistance avait de quoi m’étonner. Enfin, dans un endroit où le talus s’abaissait vers une plaine à laquelle j’arrivais, j’arrêtai mon cheval, décidé à demander un éclaircissement sur cette espèce d’espionnage. L’inconnu sembla d’abord hésiter, puis il se détermina à me rejoindre. Anastasio marchait toujours en avant.

— Holà ! l’ami, lui dis-je, si vos intentions sont telles que je les suppose, vous n’aurez rien à gagner avec moi, je vous en préviens.

L’inconnu se trouvait en ce moment tout près de moi, et j’en profitai pour l’examiner à mon aise. Il pouvait avoir une quarantaine d’années, mais la fatigue ou le chagrin paraissait l’avoir vieilli avant l’âge. Quelques cheveux gris commençaient à se mêler aux cheveux noirs qui tombaient sur ses épaules. Au geste que je fis en indiquant mes pistolets, un sourire d’une tristesse navrante se dessina sur ses traits flétris ; sans me répondre, il porta une main à son chapeau, et, tirant l’autre des plis de la couverture qui lui servait de manteau, il me montra silencieusement des doigts horriblement mutilés. A la vue de cette main informe, mon ardeur belliqueuse fit place à la pitié, et je me disposais à donner quelque aumône à ce malheureux. L’inconnu devina sans doute mon intention, car une faible rougeur colora sa figure.

— Je n’ai besoin de rien, seigneur cavalier, me dit-il ; la seule grâce que je vous demande, c’est que vous me permettiez de vous suivre à quelque distance pour traverser ce ravin. J’avais espéré le faire sans être vu, mais j’aime mieux vous prier de ralentir un peu le pas de votre cheval, car la fatigue et la terreur m’accablent.

En disant ces mots, le pauvre diable essuyait avec sa couverture son front ruisselant de sueur ; je vis ses pieds nus laisser sur le sable une empreinte rougeâtre.

— Mais je m’arrêterai, lui dis-je ému de compassion ; vos pieds saignent, et vous ne pouvez marcher ainsi.

— Pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge, n’en faites rien, seigneur cavalier, j’ai hâte de traverser ce ravin.

— Vous ne connaissez donc pas ce chemin ? lui dis-je.

L’inconnu fit un geste d’effroi.

— Je ne le connais que trop, seigneur cavalier ; de l’endroit où nous sommes jusqu’à un quart de lieue d’ici, il est peu de cailloux qui n’aient été rougis de mon sang, et d’un sang plus précieux encore, ajouta-t-il d’une voix altérée et en poussant un profond soupir.

— Eh bien donc ! lui dis-je, en route ! Aussi bien la nuit va venir, et nous sommes encore loin du gîte.

A ces mots, je me remis en marche ; mais, quoique j’avançasse lentement, mon nouveau compagnon de voyage ne semblait me suivre qu’avec beaucoup de peine. La rivière s’encaissait de nouveau entre deux berges rocheuses d’un aspect sinistre. La cime des pins qui s’élevaient à droite et à gauche était encore éclairée par le soleil, mais déjà l’ombre épaisse qu’ils projetaient s’étendait sur les eaux comme un voile sombre ; la nuit nous menaçait d’une obscurité complète dans ces bas-fonds, et j’avais hâte d’en sortir. Je pris donc le parti d’appeler Anastasio et de proposer à l’inconnu de le prendre en croupe ; car, si la défiance me retenait encore, l’humanité me faisait un devoir de ne pas abandonner un voyageur dans la détresse, et il était évident que les forces allaient manquer à celui-là. Il accepta mon offre avec une extrême gratitude, et, au moment où il achevait de se hisser péniblement sur la croupe de mon cheval, Anastasio nous rejoignait. Nous continuâmes silencieusement notre route pendant quelques minutes. A l’aspect des grands arbres qui dessinaient sur le ciel des images fantastiques, au bruit sourd des feuilles qui gémissaient sous la brise du soir, mon compagnon semblait en proie à une vive terreur, et ce n’était qu’à voix basse qu’il me disait de temps en temps, en me montrant ces masses sombres ou en écoutant cette harmonie plaintive : Jésus Maria ! ne voyez-vous rien remuer là-bas ? N’avez-vous rien entendu ?

Je prêtais l’oreille malgré moi ; involontairement aussi mes yeux cherchaient à percer les ombres qui envahissaient déjà l’horizon, mais je n’entendais que le cri de la chouette qui s’éloignait d’arbre en arbre, et le murmure monotone des eaux ; je n’apercevais que les noires silhouettes projetées par les buissons qui bordaient la route.

— Sommes-nous encore bien loin de la croix dont on m’a parlé ? demandai-je à Anastasio.

A cette question, mon compagnon tressaillit.

— La voilà, me dit-il d’une voix étouffée. Et je l’entendis murmurer une prière à voix basse.

A quelque distance de là, j’aperçus effectivement, sur le sommet du talus, la croix de sinistre mémoire ; nous ne tardâmes pas à y arriver.

— Seigneur cavalier, me dit l’inconnu, vous mettriez le comble à vos bontés, si vous vouliez vous arrêter un instant au pied de cette croix.

— Pourquoi ? lui demandai-je, plus contrarié que je ne voulais le paraître de m’arrêter dans un endroit aussi suspect.

— Un instant, un seul instant, reprit le mutilé d’une voix suppliante ; le temps de dire à celui dont elle recouvre la tombe que sa mort est vengée.

Sans attendre ma réponse, il se laissa glisser à terre, et, avec une agilité dont je ne l’aurais pas cru capable, il gravit, en s’aidant des racines qui pendaient çà et là, les flancs escarpés du ravin.

— Connaissez-vous donc, lui dis-je étonné, celui qui est enterré là ?

Il s’agenouilla, et me répondit d’une voix sourde en étouffant un sanglot douloureux :

— C’est mon fils assassiné qui dort sous cette tombe, seigneur cavalier.

Je me découvris devant cette croix, qui jetait comme un reflet funèbre sur le ravin déjà si désolé, et j’attendis. Quand le mutilé eut fait sa prière, il serra précieusement dans son sein quelques fleurs qu’il cueillit au pied de la croix, et remonta en croupe.

— Le pauvre enfant, me dit-il, a été plus faible que moi ; il est mort au dixième coup de couteau ; car je les ai comptés, je ne comptais que les siens ! Ces mains mutilées en le défendant semblaient m’interdire tout espoir de vengeance, n’est-ce pas, seigneur cavalier ? et cependant elles m’ont suffi pour le venger.

— Vous êtes donc le gambusino Rivas ? lui dit Anastasio.

— Oui, répondit-il avec un certain orgueil, je suis le gambusino Rivas, qui le premier a découvert le placer de Bacuache. L’or que j’en rapportais il y a un an a été la cause de la mort de mon enfant ! Je revenais avec lui, ici même, un soir comme celui-ci, lorsque trois assassins, la figure couverte de cravates noires, nous ont assaillis lâchement. J’eus beau leur crier : Grâce pour mon fils ! les mains que j’étendais pour le protéger ont été hachées. Les assassins au moins n’auraient pas dû parler, car c’est leur voix qui, plus tard, me les a fait reconnaître ; c’est par leur voix que Dieu les a livrés à ma vengeance.

Anastasio fit un signe dubitatif. — Étiez-vous sûr que ce fussent eux ? demanda-t-il.

— Écoutez, seigneur cavalier. Quand il y a trois mois je me suis trouvé, avec ceux dont je reconnaissais la voix dans les souterrains de Subiate, bourrant le boyau qui devait faire éclater le rocher[26] dans lequel se cachait un riche filon, je me suis dit : Une étincelle arrachée par la pointe de la pipe qui entasse cette poudre peut nous faire sauter tous ; si ce sont les assassins de mon fils, je le reconnaîtrai à ce signe qu’eux seuls mourront et que j’en réchapperai ; si ce ne ne sont pas eux, je périrai avec eux, et qu’alors Dieu me pardonne comme à eux ! Je n’ai pas hésité. Vous m’avez vu tout à l’heure près de succomber à la terreur que m’inspire ce lieu terrible, où j’ai vu assassiner mon enfant ; sans vous, d’affreux souvenirs m’auraient peut-être tué avant que je pusse venir dire à mon fils qu’il était vengé : et cependant ma main n’a pas tremblé en frappant le roc ; l’étincelle a jailli, et la preuve que Dieu me livrait les assassins de mon fils, c’est que, pendant que leurs débris sanglants retombaient sur moi, je suis resté debout, sain et sauf ! N’était-ce pas là le jugement de Dieu ? reprit-il après un court silence. Aurait-il permis ce miracle, si ces hommes eussent été innocents ?

[26] Les mineurs mexicains se servent, pour bourrer la poudre, de leurs instruments de fer, et il est étonnant que des catastrophes du genre de celle-ci ne soient pas plus fréquentes.

Anastasio hocha de nouveau la tête d’un air d’incrédulité, mais il se tut, et nous continuâmes notre marche. Une heure après nous entendîmes les aboiements des chiens errants qui annoncent la proximité des villages au Mexique.

— Dans quelques minutes, dit le domestique, nous allons voir les feux de Fronteras. Là, seigneur cavalier, vous pourrez faire un meilleur repas, ou tout au moins dormir sous un toit.

Cependant les aboiements des chiens devenaient de plus en plus distincts, mais aucune lumière ne brillait encore à travers les arbres. Nous sortîmes du lit de la rivière pour suivre un sentier qui conduisait à une petite plaine au milieu de laquelle un groupe de maisons apparaissait à quelque distance ; ces maisons semblaient abandonnées ; nul bruit, nulle lumière, ne révélaient la présence des habitants.

— Allons, dit Anastasio en descendant de cheval, je vais réveiller ces dormeurs, car nos chevaux ne seront pas fâchés de se refaire avec un quartillo de maïs, et j’espère, de mon côté, trouver quelques poulets pour notre souper.

Anastasio frappa rudement du pommeau de son sabre à la porte de la première cabane qu’il rencontra ; mais l’écho seul lui répondit…

— Du diable si j’y comprends rien ! murmura le domestique tout en redoublant son tapage. Notre étonnement s’accrut, quand nous nous aperçûmes que les autres cabanes, dont quelques-unes restaient ouvertes, étaient toutes également vides. Nous en comptâmes ainsi une vingtaine.

— Écoutez, me dit Anastasio, qui semblait réfléchir ; il doit y avoir quelque diablerie dans tout ceci, et il est nécessaire que je l’éclaircisse. Il faut, en tout cas, de la prudence. Retournez avec le gambusino dans le lit de la rivière ; grâce aux rochers qui l’encaissent, le feu que nous serons forcés d’y allumer pour passer la nuit ne se verra pas de loin ; quant à moi, je vais à la découverte, et je reviendrai vous dire ce que je pense de tout ceci. Si vous faites du feu, évitez toutefois d’y jeter les branches du palo hediondo[27] ; le seigneur Rivas vous aidera à le connaître.

[27] Bois puant. L’odeur de ce bois brûlé est infecte, et dénonce au loin le bivouac dont la flamme serait même invisible.

Ces conseils me firent comprendre que la position pouvait être grave. Anastasio venait d’allumer une cigarette de paille de maïs ; à la lueur qu’elle répandait à chaque aspiration, je le vis se baisser, éclairant ainsi le sol à ses pieds, et je le perdis bientôt de vue dans l’obscurité. Je restai seul avec le gambusino, qui m’aida à ramasser du bois mort, et nous eûmes bientôt allumé un feu que la fraîcheur de la nuit rendait indispensable. Près d’une heure s’écoula, pendant laquelle le mutilé garda le silence le plus profond, silence que la singularité de ma rencontre avec lui et mes propres réflexions m’engageaient à ne pas troubler. Anastasio revint. A la clarté du foyer, je remarquai que sa figure était soucieuse. Il jeta par terre deux poulets qu’il avait trouvés endormis, et auxquels il avait tordu le cou.

— Eh bien ? lui demandai-je.

— Eh bien ! reprit-il en se grattant la tête, ne vous alarmez pas de ce que je vais vous dire ; mais je crains d’avoir fait un serment téméraire.

— Comment cela ? Expliquez-vous, lui dis-je.

— J’ai répondu de vous à mon maître, le seigneur sénateur, n’est-il pas vrai ?

— Oui.

— Mais, ma foi ! j’ai peur d’avoir promis plus que je ne pourrai tenir. J’ai vu la trace des Indiens à quelque distance du village, et, sans doute, c’est la peur qui en a fait déménager tous les habitants. Les Apaches sont-ils partis pour ne plus revenir ? c’est ce que j’ignore. En tout cas, nous ne pouvons guère songer à fuir ; nos chevaux sont horriblement despeados et ne peuvent plus faire un pas : le mieux est donc, à mon avis, de rester ici, car il y aurait peut-être plus de danger à gagner Bacuache ce soir, si toutefois cela se pouvait. Ce que je puis vous dire, c’est que, comme j’ai répondu de vous, je partagerai votre sort. C’est tout ce qu’on peut exiger de moi. Qu’en pensez-vous, seigneur Rivas ?

Le gambusino, plongé dans une sombre apathie, ne répondit rien.

— A la grâce de Dieu ! continua Anastasio ; en tout cas, nous nous défendrons de notre mieux. — Et, avec le sang-froid dont il m’avait déjà donné des preuves, il se mit à plumer ses deux poulets ; une baguette de bois de fer, qui croissait en abondance autour de nous, servit de broche. J’étais, comme il est facile de le penser, peu disposé à faire honneur à sa cuisine ; cependant, si la peur est contagieuse, le courage l’est aussi, et l’attitude calme de ce domestique finit par me rendre mon assurance. Néanmoins je prêtais l’oreille avec anxiété à tous les bruits qui remplissent les bois vers le soir. Le murmure de l’eau qui frémissait contre les rochers éboulés, le craquement des buissons froissés par les longes de nos chevaux, le bourdonnement des nombreux maringouins que la nuit semblait amener avec ses premières vapeurs, le retentissement bruyant des arbres morts qui se tordaient sous la brise, mille voix qui m’auraient fait rêver dans toute autre circonstance, résonnaient alors comme des voix menaçantes. Au moment où notre rôti, auquel Anastasio semblait donner tous ses soins, exhalait déjà une odeur fort appétissante, ces bruits changèrent de nature ; nous prêtâmes l’oreille. Anastasio se pencha même pour écouter ; mais il reprit bientôt avec son indifférence habituelle : — Les blancs seuls marchent ainsi, quoique l’allure de ceux-ci ressemble un peu à celle des Indiens ; maintenant il n’y a plus à s’y tromper.

En effet, des voix ne tardèrent pas à se faire entendre, le bruit des pas se rapprocha, puis, à la lueur du feu qui éclairait le dessous des feuilles sur le bord du talus, deux individus se montrèrent. C’était la nuit aux aventures imprévues, et les deux nouveaux venus figuraient à merveille dans l’espèce de drame improvisé dont cette journée de voyage semblait former le prologue. Le premier était un homme de haute taille, la figure couverte d’une épaisse barbe blonde tirant sur le roux. Un bonnet en cône tronqué, fait évidemment de la peau de quelque animal, mais qui ne conservait que quelques poils disséminés, couvrait une rude chevelure de la couleur de la barbe. Une veste en gros drap gris, à basques carrées et à larges poches, horriblement rapetassée, des espèces de braies en peau de daim tannée, maintenues autour des jambes par des courroies de cuir, composaient le reste de son vêtement. Des lanières de peau, passées à droite et à gauche sur sa poitrine, soutenaient une vaste gibecière en cuir qui pendait sur l’estomac, et une corne à poudre. Un long rifle à canon de cuivre était jeté sur son épaule. Le costume de l’autre individu consistait en une veste de cuir d’un rouge de brique (gamuza), qu’on passe par le cou comme une chemise, ornée dans tous les sens de boutons de métal blanc, et en un pantalon de cuir aussi, jadis rehaussé d’agréments d’argent. Il était également armé d’une carabine, mais la sienne était à canon bleu de fabrique liégeoise ; en outre, il portait sur le dos, au lieu de sac de voyage, une lourde selle mexicaine.

Arrivés au bord du talus qui dominait l’endroit où nous étions assis, les deux inconnus restèrent un instant immobiles.

— Voilà qui nous prouve, dit l’homme à la veste de cuir, en se tournant vers son camarade, que nous sommes plus loin que vous ne pensiez de ceux que nous cherchons, car ces cavaliers ne seraient pas si tranquilles ici.

— C’est ce que nous verrons quand il fera jour, dit l’autre avec un accent étranger ; mais je soutiens toujours que nous ne devons pas être loin d’eux.

— De qui parlez-vous ? leur demandai-je.

— D’un parti de maraudeurs indiens que nous poursuivons depuis plusieurs jours, reprit l’individu à veste de cuir, et dont nous avons perdu la trace ce soir dans l’obscurité. Nous avons aperçu votre bivouac en la cherchant, et, si vous voulez bien le permettre, nous nous reposerons quelques heures en votre compagnie, seigneur cavalier.

En achevant ces mots, il déposa par terre, avec un soupir de soulagement, la selle qui chargeait ses épaules.

— Volontiers, lui répondis-je enchanté de ce renfort inespéré, et voici quelqu’un qui vous donnera des renseignements à l’égard des Indiens, ajoutai-je en montrant Anastasio.

Les deux individus s’assirent sans façon à la mode du désert.

— Ah ! les chiens ! m’ont-ils fait boucaner[28] !

[28] En français-canadien, boucane veut dire pipe ; boucaner, fumer, dans le sens figuré qu’on attache trivialement à ce mot.

Cette phrase, que prononça en français, avec l’accent traînard particulier aux Normands, l’homme à la barbe blonde, me causa un vif plaisir, car je fus certain d’avoir enfin devant les yeux un véritable chasseur canadien, un rejeton de l’ancienne souche normande, un de ces coureurs de bois dont j’avais entendu raconter tant de prouesses merveilleuses.

— Soyez le bienvenu, l’ami, lui dis-je à mon tour en français.

— Quoi ! s’écria le Canadien, vous êtes Français ! Touchez là, me dit-il en me tendant sa large main avec une visible satisfaction ; il y a bien longtemps que je n’ai entendu parler ma langue. Du diable si je m’attendais à trouver ici un compatriote avec qui je ne serai pas forcé de jargonner espagnol !

Pendant que nous échangions quelques phrases, Anastasio faisait part de sa découverte au chasseur mexicain.

— Avais-je raison ? s’écria le Canadien d’un air de triomphe.

— Je ne demande pas mieux que de m’être trompé, répliqua le Mexicain. Puis, s’adressant à Anastasio :

— N’avez-vous pas remarqué, parmi les traces que vous avez trouvées près de ce village, celles d’un cheval qui, par une singularité remarquable, a le sabot droit de devant un peu plus large que le gauche ?

— Ma foi non, dit le domestique ; mais ce dont je suis sûr, c’est que le parti qui a laissé ces empreintes est en marche depuis longtemps.

— Depuis quatorze jours, ni plus ni moins, reprit le Mexicain, depuis que, profitant d’une négligence de notre part, ils nous ont dépouillés, ce Canadien et moi, du produit d’une année de campagne, et, par-dessus tout, d’un cheval que j’aimais comme un enfant.

A ce mot, le gambusino tressaillit douloureusement et cacha sa figure dans l’ombre.

— Je ne regrette, moi, qu’une magnifique collection de peaux de loutres, dont la moindre valait trente piastres (150 francs), ajouta le chasseur canadien ; mais patience, rira bien qui rira le dernier !

— C’est ma faute aussi, reprit le Mexicain ; car, depuis le jour où j’ai manqué à mon serment envers les âmes du purgatoire, tout a été pour moi de travers.

Ces paroles avaient été dites avec un accent de componction dont je ne pus m’empêcher de sourire.

— Ainsi, lui dis-je, vous ne croyez pas les âmes du purgatoire étrangères à votre mésaventure ? Je serais curieux de savoir en quoi vous avez pu les offenser si gravement. Racontez-nous cela en prenant votre part de notre souper.

— Volontiers, dit le Mexicain en jetant un regard de convoitise sur les deux volailles qu’Anastasio achevait de débrocher. A l’exception du gambusino Rivas, nous étions, autant qu’il m’en souvient, tous plus ou moins affamés, et un moment de silence solennel précéda le souper. La flamme du foyer éclairait alors un des groupes les plus bizarres que mes souvenirs me rappellent : elle faisait ressortir les formes musculeuses du coureur des bois canadien, jetait des reflets cuivrés sur la figure déjà bronzée du chasseur mexicain, et donnait un aspect plus lugubre encore au visage ravagé du gambusino.

— Vous autres Américains[29], dit le chasseur mexicain après s’être signé dévotement, vous ne croyez à rien ; mais, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, je n’en suis pas moins convaincu que les âmes du purgatoire sont la cause de ma mésaventure. Avant d’être associé avec ce seigneur canadien, la chasse était déjà mon principal métier. J’ai passé bien des nuits à l’affût des cerfs, dont je vendais la peau assez avantageusement, ou guettant aux abreuvoirs de la forêt les tigres et les lions, pour lesquels les hacenderos (propriétaires) me payaient une prime de dix piastres par tête, en m’en laissant encore la peau par-dessus le marché. Une légère partie de ces profits me servait à faire dire des messes pour les âmes du purgatoire, et je puis dire que mes affaires prospéraient. Puis je m’associai avec ce seigneur canadien, et je laissai de côté les bêtes que j’avais chassées jusqu’alors pour entreprendre avec lui l’exploitation des loutres et des castors. Or, un jour que j’étais seul à l’affût de ces innocents animaux, j’aperçus les ramures d’une magnifique paire de cerfs qui venaient se désaltérer à un ruisseau sous un fourré assez épais. Mes premières chasses me revinrent en mémoire, et j’éprouvai un vif désir de tuer ces deux cerfs. Comme vous pensez, ce n’était pas aisé, mais j’espérais qu’en priant Dieu j’en viendrais peut-être à bout. Je fis donc vœu mentalement que, si je les abattais d’un coup, la peau de l’un serait pour moi, l’autre pour la rédemption de quelques âmes du purgatoire ; je glissai en même temps deux balles de plus dans ma carabine, et je fis feu.

[29] En Sonora, tout étranger est Américain. Dans le sud du Mexique, tout étranger est Anglais.

— Et vous les manquâtes tous les deux ? lui dis-je.

— Oh ! que non ! Seulement, quand le nuage de fumée se fut dissipé, j’eus la douleur de voir que mon cerf seul était resté sur le terrain, mais que celui des âmes du purgatoire courait comme un démon.

— Pour un dévot aux âmes du purgatoire, c’était cependant un cas de conscience facile à résoudre, lui dis-je en m’efforçant de garder mon sérieux.

— Si j’avais eu moins de dévotion pour ces saintes âmes, je n’aurais pas éprouvé une douleur si vive de voir leur messe s’enfuir à toutes jambes ; ce n’est que depuis le vol de mon cheval que j’ai pensé qu’en bonne conscience j’aurais dû partager avec elles la moitié de la peau de mon cerf ; mais, ajouta le chasseur (et son regard devint menaçant), j’ai fait un autre vœu, et celui-là, je le tiendrai. Depuis quatorze jours et quatorze nuits nous sommes sur la trace de ces démons d’Apaches. Eh bien ! ce vœu, je le renouvelle ici !

Le chasseur se dressa sur ses pieds, étendit la main vers le ciel, et, les yeux étincelants, les narines gonflées, il s’écria d’une voix que les échos répétèrent après lui comme pour prendre acte de ses serments :

— Je fais vœu d’attaquer, accompagné ou seul, ces chiens partout où je les rencontrerai, de les poursuivre, s’il le faut, jusqu’à leur village. Je fais vœu de porter sur mes épaules cette selle, qui était celle du pauvre animal qu’ils m’ont volé, et de ne la déposer que quand je l’aurai mise sur le dos d’un de ces démons ! Je fais vœu de vendre comme esclaves leurs enfants maudits, et de consacrer cette fois le produit de cette vente aux âmes du purgatoire. Puissent-elles me venir en aide !

— Et vous, demandai-je au Canadien, avez-vous fait un semblable vœu ?

— Moi, répondit-il simplement, j’ai promis à mon associé de le suivre partout où il irait et de faire ce qu’il ferait.

Puis il fit un signe au Mexicain ; alors celui-ci se leva de nouveau, prit sa selle, la chargea sur ses épaules et me dit :

— Nous nous sommes assez reposés ; recevez mes remercîments pour votre hospitalité ; il est temps que nous allions reprendre la trace perdue, car, avec un vœu comme le mien, on ne dort et on ne s’arrête que le moins possible. Si le hasard vous conduit à l’hacienda de la Noria, et que je sois encore de ce monde, j’espère que vous me trouverez quitte cette fois avec les âmes du purgatoire. Adieu, seigneur cavalier.

Le Canadien me donna une vigoureuse poignée de main, jeta sa carabine sur son épaule et le suivit. Moi, je contemplais d’un œil étonné ces deux intrépides aventuriers, qui osaient se mettre seuls à la poursuite d’une tribu en ne comptant que sur leur courage pour mettre à fin une si périlleuse aventure. Les deux chevaliers errants se perdirent bientôt dans l’obscurité de la nuit, et je n’entendis plus le bruit des herbes qu’ils froissaient dans leur marche.

— Ce sont deux hommes perdus ! dis-je à Anastasio.

— Qui sait ? me répondit flegmatiquement le domestique en s’allongeant près du feu.

Le sommeil, plus fort qu’un reste d’appréhension, ne tarda pas à me fermer les yeux, pendant que je réfléchissais encore à la singularité de cette rencontre. Le lendemain, la lune allait disparaître derrière les montagnes, quand nous reprîmes notre course vers Bacuache. Comme la journée précédente, nous n’avançâmes que très-péniblement vers notre but ; nos chevaux pouvaient à peine marcher, tant ils avaient la corne usée. Rivas nous suivait sans effort à pied, grâce à cette lenteur forcée, et nous formions ainsi un assez lamentable trio de voyageurs. Cependant, quand le jour vint, comme notre compagnon faisait de temps à autre certaines haltes, nous ne tardâmes pas à le laisser en arrière, jusqu’à ce qu’enfin, au détour de la route, nous le perdîmes complétement de vue. Je l’appelai à plusieurs reprises, mais ma voix se perdit au milieu du silence ; personne ne répondit à mon appel.

— Ne vous en occupez pas davantage, seigneur cavalier, me dit Anastasio, il est probablement en quête de quelque creston ; car il est bon que vous sachiez que nous marchons déjà sur une terre fertile en or, et, tout seul et tout isolé qu’il se trouve, son instinct aura repris le dessus. Il est comme mon frère, il est né gambusino, rien ne l’en détournera, et il mourra comme il est né. Je ne crois pas, du reste, ajouta Anastasio, qu’il ait la tête bien saine. Depuis la mort de son fils, dont j’avais entendu parler, une manie sombre s’est emparée de lui. Il croit reconnaître partout la voix des assassins de son enfant. Selon toute apparence, la terrible vengeance qu’il vient d’exercer n’a frappé que des innocents, et malheureusement il ne s’en tiendra pas là.

Je donnai un regret au pauvre mutilé ; mais bientôt les objets nouveaux qu’on rencontre à chaque pas en voyage chassèrent de mon esprit le souvenir du gambusino. Enfin, après huit heures de cette marche pénible, nous arrivâmes à un endroit où quelques groupes disséminés de laveurs d’or en guenilles, qui nous lancèrent un regard oblique, exerçaient déjà leur industrie. Quelques pas plus loin, à un détour où la route se démasque derrière un épais rideau d’arbres, j’aperçus dans une gorge aussi longue qu’étroite des cabanes de ramée ou de bambous verts, qui de loin semblaient se confondre avec les sapins groupés sur les pentes des montagnes : c’était Bacuache. Avant de traverser pour la dernière fois le lit de la rivière d’où j’étais sorti quelques minutes auparavant, je m’arrêtai sur l’esplanade que forme la berge occidentale, pour embrasser d’un coup d’œil l’ensemble du placer. Devant moi s’ouvrait l’étroite vallée bornée de trois côtés par des hauteurs à pentes rapides couvertes de sapins épais. Des rochers gris pointaient dans les déchirures du terrain, et tranchaient sur la verdure sombre des bois environnants. Du haut de la montagne qui formait le fond de la vallée, un ruisseau se perdait parmi les arbres et jaillissait çà et là en cascades bruyantes. Une des dentelures de la chaîne qui sépare Nacome de Bacuache donne naissance à ce torrent. Les sommités de ce penon étaient couvertes d’une brume épaisse. Ce ruisseau serpentait au fond du ravin, ainsi que quelques autres qui descendaient des deux versants de droite et de gauche, sur lesquels des pins morts, couchés en travers de sapins encore verts, témoignaient de l’impétuosité des eaux dans la saison des pluies. Enfin, sur les bords de ces cours d’eau, au milieu même de leur lit, dans les sables du vallon, des hommes, courbés comme le laboureur sur la moisson, fouillaient la terre à coups de barretas ou draguaient le fond des torrents. De temps à autre, une explosion qui faisait voler des éclats de roc retentissait en échos sourds ou vibrants, qui allaient mourir au loin. Puis des voix confuses, des jurons, des cris de joie, se mêlaient à ces bruits entrecoupés de courts silences pendant lesquels on n’entendait plus que le murmure des cascades.

Si l’on songe que nulle autorité ne règle les droits d’exploitation de chaque pertenencia, et que la terre appartient là, non au premier occupant, mais au plus fort, on conçoit que tout nouvel arrivant doit exciter les soupçons des explorateurs primitifs de ces placeres. Aussi ce fut avec un certain battement de cœur qu’après avoir jeté un coup d’œil sur ces lieux sauvages, je poussai mon cheval pour descendre la berge et traverser la rivière. Anastasio me suivait de près ; nous nous approchâmes d’un groupe d’individus qui remplissaient de sable les bateas qu’ils tenaient à la main. Anastasio s’adressa à l’un d’eux pour lui demander si par hasard ils connaissaient le seigneur don Pedro Salazar, que nous venions chercher.

A cette question, faite par Anastasio avec sa placidité habituelle, un des laveurs interrompit son travail, et, tout en mettant entre ses yeux et le soleil une poignée de sable que sa main retirait de la batea, il répondit :

— Je ne saurais vous dire si celui que vous cherchez est encore de ce monde ; dans ce cas, il doit être au bord du torrent que vous voyez descendre de ce penon.

Et il montrait le ruisseau dont j’ai parlé, et qui tombait à l’extrémité opposée de la vallée. Nous suivîmes la direction indiquée par le laveur. Dans le lit de cet arroyo assez profondément creusé, nous trouvâmes un homme de haute taille. Un cheval sellé et bridé était attaché au tronc d’un arbre. Une épée nue pendait à l’arçon de la selle. Quant à l’homme, il était dans l’eau jusqu’à la ceinture, occupé à entasser des pierres les unes sur les autres.

— C’est lui, me dit Anastasio.

Une reconnaissance cordiale, je dirai même solennelle, eut lieu entre les deux frères, qui ne s’étaient pas vus depuis longues années.

— Tu me vois occupé à détourner le cours de ce torrent, dit Pedro, quand la série de demandes et de réponses d’usage en pareil cas fut complétement épuisée.

— C’est bon signe, répondit son frère ; mais le passé n’est donc rien pour toi, ajouta-t-il, que tu continues toujours ton périlleux métier ?

— Que veux-tu ! reprit Pedro ; chacun suit sa vocation : la mienne est d’être sans cesse aux prises avec les dangers d’une profession que je préfère à toute autre, peut-être à cause des dangers qu’elle offre. Ici même nous sommes en pays ennemi, et, tu le vois, ma barreta est à côté de mon épée.

Et il montrait le cheval attaché tout près de lui.

— Comment cela ? dit Anastasio ; la tranquillité la plus profonde me semble régner ici.

— Oui, en apparence, reprit Pedro ; mais en réalité tous m’envient la possession de ce cours d’eau. J’ai mis plus d’une fois déjà le couteau à la main pour défendre mes droits contre mes camarades, et même contre les laveurs de Nacome, qui prétendent que ce ruisseau prend sa source à un endroit de la sierra compris dans la limite de leur exploitation. J’ai imposé silence aux envieux de Bacuache ; mais nous avons eu un engagement avec ceux de Nacome, dans lequel mon associé a été blessé, et nous nous attendons encore à être attaqués d’un moment à l’autre : voilà pourquoi nous sommes sur nos gardes.

Malgré cette circonstance fâcheuse, il fallait nous résoudre à séjourner quelques jours à Bacuache, pour donner aux chevaux le temps de refaire la corne de leurs sabots, et Anastasio demanda à son frère s’il pouvait nous recevoir.

— Ma cabane est là-bas, répondit Pedro, et je l’offre de bon cœur à ce cavalier ; mais il est possible que les gémissements du pauvre diable qui s’y trouve maintenant l’empêchent de dormir, s’il n’est pas un peu accoutumé à cette musique.

Anastasio me consulta du regard, et, sur un signe d’assentiment, il accepta l’offre de son frère. Je mis donc pied à terre, et, pendant qu’il emmenait nos chevaux, je m’assis auprès du gambusino, qui avait repris son travail.

— Il me semble, dis-je pour lier conversation, que vous vous donnez là une peine bien inutile, car si ce ruisseau est assez riche en parcelles d’or pour mettre en éveil tant d’ambitions, il doit vous suffire d’en exploiter le lit ?

— C’est ce que j’ai fait aussi, me répondit Pedro. Depuis la cascade que vous voyez là-bas, il n’y a point un caillou ni un grain de sable qui n’ait passé par mes mains ; le résultat s’est trouvé au-dessus de mon espérance, et c’est ce résultat inattendu qui m’a forcé à entreprendre le travail que je suis en train d’achever.

— Je ne comprends pas bien, lui dis-je, cette nécessité.

Pedro sourit.

— Écoutez, seigneur étranger, répliqua le gambusino en tirant d’un petit sachet de cuir caché sous sa chemise un grain d’or de la grosseur d’une noisette et à vives arêtes, que concluriez-vous du placer que vous exploiteriez, si vous trouviez une pepita de cette nature ?

— Que le gîte de l’or est proche, puisque la pepita n’aurait pas eu le temps de s’user par le frottement.

— Et si, au-dessus d’un certain point, votre travail, fructueux partout ailleurs, se trouvait constamment inutile ?

— J’y renoncerais.

— Et vous auriez tort, car le filon d’or qui a donné naissance à ces morceaux ne pourrait être qu’en deçà du point où ces recherches deviendraient inutiles. En un mot, continua-t-il à voix basse, les pentes de ce torrent dont je cherche à détourner les eaux doivent être la source d’une partie de l’or qui se trouve dans cette vallée.

— Et vous ne craignez pas, lui dis-je, que vos confrères, soupçonnant votre bonne fortune, ne vous fassent un mauvais parti ?

— Je m’y attends, mais je ne les crains pas. Depuis mon enfance, je suis accoutumé aux dangers de ma profession. J’ai appris la prudence en même temps que l’audace, et j’ai déjà mis à couvert une forte partie de mon butin. En cas de malheur, je révélerais ma cachette à mon frère Anastasio.

Puis, attachant des regards attentifs sur la berge, qui peu à peu s’élevait au-dessus des eaux, il reprit :

— Ne croyez pas du moins que ce soit la cupidité qui m’aiguillonne ! non ! Mais voyez la contradiction ! Dans des déserts brûlants où tout autre aurait donné l’or du monde entier pour un verre d’eau, j’ai souvent sacrifié à des expériences inutiles la dernière goutte d’eau qui me restait ; et pourtant que de fois il m’est arrivé de vendre de riches filons pour un cigare ! En exposant ma vie dans ces recherches aventureuses, j’obéis à un instinct invincible. Je suis comme le torrent à qui Dieu ordonne de disséminer l’or dans la plaine. N’est-ce pas Dieu aussi qui révèle à l’homme par des signes visibles la présence de l’or caché dans les entrailles de la terre ?

Tout en parlant ainsi, le gambusino continuait à élever sa digue de pierres, dont il bouchait les interstices avec des herbes qu’il avait amassées en assez grande quantité. Peu à peu l’eau, détournée de son cours, laissait à découvert la pente de terrain qui l’encaissait des deux côtés, et se répandait dans une autre direction. Je prenais un si vif intérêt à ce travail, que j’oubliais ma fatigue. — Si je ne me suis pas trompé dans mon calcul, me dit le gambusino, c’est à une vingtaine de pas d’ici, en suivant le cours de ce ruisseau, que doit se trouver le gîte de l’or dont j’ai recueilli les pepitas, et alors mes recherches depuis le pied de cette digue jusqu’à l’endroit dont je parle seront à peu près infructueuses.

Pour joindre l’expérience au précepte, le gambusino prit la batea qu’il avait déposée près de lui, et plongea ses deux mains, recourbées en écope, dans les quelques pouces d’eau qui couvraient à peine alors le lit du ruisseau. Il amena deux poignées de terre et de sable qu’il déposa dans la sébile et qu’il lava soigneusement ; aucune parcelle d’or ne parut à la lumière. La même expérience, pratiquée plusieurs fois de suite, produisit toujours le même résultat. A la dernière épreuve cependant, quelques petits grains d’or presque imperceptibles vinrent briller parmi le sable qu’il vannait pour ainsi dire entre ses doigts ; ces légères parcelles, arrondies et polies, sortaient évidemment d’un gîte beaucoup plus éloigné que celui dont la présence venait d’être révélée au gambusino. Suffisamment éclairé sur la direction qu’il devait donner à ses recherches, Pedro tira de sa poche un petit roseau creux de quatre pouces environ de long et deux fois gros comme une plume d’oie. Au bout d’un quart d’heure à peu près, il parvint à en remplir la moitié, puis en boucha les deux extrémités avec de la cire. Alors il abandonna le point qu’il venait d’exploiter, et m’engagea à descendre avec lui le cours de l’eau jusqu’à une vingtaine de pas de l’endroit où nous étions. Là il remplit de nouveau son plat de bois, et, de l’air satisfait d’un professeur qui voit une expérience couronnée de succès, il me montra, parmi le résidu vaseux, de petits grains d’or aplatis, pointus et anguleux.

— Ceux-là viennent de plus près, n’est-ce pas ? me dit-il ; donc le gîte que je cherche se trouve entre la source du ruisseau et son extrémité, là ou ici, ajouta-t-il en frappant la berge de la pointe du pied.

— C’est incontestable, répondis-je émerveillé de la justesse de ce raisonnement. Le ruisseau, en se retirant, laissait voir le talus de droite, où l’eau avait creusé une demi-voûte couronnée de racines entrelacées. Le gambusino sonda avec soin la profondeur de ce renfoncement, mis à jour pour la première fois ; sa figure impassible ne laissa rien lire des pensées qui l’agitaient. Il interrompit son examen pour sortir du lit du ruisseau et prendre sa pique, qu’il avait laissée sur le bord. Les premiers coups qu’il dirigea contre le flanc de la berge ne rencontrèrent qu’un terrain argileux dans lequel la barreta pénétrait sans résistance. A quelques pieds de là, le fer, en s’enfonçant de nouveau, heurta contre la roche : en un clin d’œil, le gambusino la mit à nu en la débarrassant de la terre qui la couvrait. C’était une roche anguleuse, si compacte et si dure, que ce ne fut qu’au troisième coup, appliqué d’un bras vigoureux, qu’un éclat s’en détacha.

Le mineur examina de nouveau avec attention le bloc mis à découvert, pendant que je suivais tous ses mouvements avec une curiosité que l’on comprendra. Alors il mit un doigt sur sa bouche, comme pour me recommander le silence, et joua le désappointement en acteur consommé, tandis qu’il serrait dans les poches de sa veste le morceau de quartz qu’il avait séparé du bloc ; il éparpilla ensuite des pieds et des mains les pierres qu’il avait entassées, et, la digue une fois abattue, l’eau ne tarda pas à reprendre en murmurant son cours habituel.

— Allons, dit le gambusino en élevant la voix, je me suis trompé dans mes conjectures ; mais, en tout cas, en voilà assez pour aujourd’hui, et je me sens fatigué ; si vous le trouvez bon, nous rentrerons chez moi.

Je me levai pour l’accompagner. Pendant le trajet, rien dans sa démarche ne trahit la moindre émotion. Lorsque nous fûmes entrés dans sa cabane, il ferma soigneusement la porte, et s’écria en jetant à Anastasio le morceau de quartz qu’il tira de sa poche :

— Comme tu me le disais tout à l’heure, le passé n’est rien pour moi ; mais que doit être l’avenir pour le possesseur d’un filon semblable à celui-ci ? Encore de l’or qui va voir le jour, qui va circuler de main en main ! s’écria-t-il avec enthousiasme.

Pendant qu’Anastasio examinait avec admiration le morceau de quartz d’un blond fauve, constellé à certains endroits de paillettes serrées, et veiné en d’autres de légers réseaux d’or, un homme couché dans un angle de la hutte, le blessé dont le gambusino avait parlé, fit entendre un sourd gémissement. Il essaya de se retourner sur sa couche de roseaux, mais il ne put qu’étendre la main et dire d’une voix faible :

— Donne, que je voie à mon tour, quoique ma vue soit bien troublée.

Anastasio lui tendit le précieux caillou.

— C’est dans le ruisseau que tu as trouvé ce filon, n’est-ce pas ? continua-t-il.

— Oui, dit Pedro ; réjouis-toi d’avoir versé ton sang pour le défendre !

Le blessé ne répondit rien, mais un sentiment de joie vint éclairer un moment sa figure pâle, puis il ferma les yeux comme s’il n’eût pas voulu distraire sa pensée de ce spectacle fascinateur. Pedro s’approcha de lui.

— Nous exploiterons cette mine ensemble quand tu seras guéri, lui dit-il ; je n’attends que toi pour cela ; aussi ai-je eu la force de ne rien laisser lire sur ma figure de la joie que je ressentais. Sois tranquille, l’eau recouvre entièrement le filon, et personne ne se doute de ma découverte.

La respiration haletante du blessé se fit entendre plus distinctement dans la cabane ; il essaya de parler encore, mais il ne put prononcer que ces mots : — Jésus ! que j’ai soif ! — si bas, que nous les entendîmes à peine. On s’empressa de satisfaire son désir, après quoi les deux frères, obéissant à un préjugé généralement répandu en Sonora qui fait considérer tout étranger comme médecin ou horloger, me prièrent d’examiner la blessure, que le gambusino avait pansée selon la mode du pays. J’avais déjà été trop souvent consulté en pareille matière pour perdre mon temps à protester de mon ignorance, et je consentis à faire ce qu’ils me demandaient. Le mineur leva donc l’appareil et m’expliqua le mode de pansement, que je dus naturellement trouver parfait[30]. J’ordonnai même, pour l’acquit de ma conscience, de le renouveler souvent. Les deux frères furent complétement de mon avis, et s’applaudirent naïvement de m’avoir consulté.

[30] Ce mode de pansement, emprunté aux Indiens, est des plus étranges et mérite d’être décrit. Le pays abonde en fourmis d’une grosseur peu commune, mais dont la piqûre n’a rien de venimeux. On en recueille une certaine quantité dans un verre profond, puis, quand on a étanché le sang qui coule de la blessure, on en rapproche soigneusement les deux lèvres, qu’on expose à la morsure de ces insectes. Quand les deux antennes, ou tenailles, dont leur tête est garnie se sont enfoncées de côté et d’autre, on sépare avec les deux ongles le corselet à l’endroit où il se joint à la partie postérieure du corps ; la fourmi, en expirant, enfonce plus profondément ses tenailles, qui restent ainsi fixées sur l’une et l’autre lèvre de la plaie. Des herbes aromatiques écrasées, entre autres l’oregano, servent à diminuer l’inflammation.

Cette journée laborieuse était enfin achevée, la nuit était venue, et les laveurs avaient suspendu leurs occupations. Tout était silencieux dans la cabane comme au dehors ; mais, ainsi que l’avait prévu Salazar, les gémissements du blessé m’empêchèrent de dormir. Couché en travers de la porte restée ouverte, je prêtais l’oreille au bruit des plus agités, harmonie funèbre qui se mariait bien à la plainte du blessé, et je contemplais l’horizon noir et borné de cette vallée si fertile en or, théâtre de tant de luttes sanglantes. Le sommet de la sierra, qui donnait naissance au ruisseau dont j’entendais le murmure, était couvert d’un dais de vapeur que la lune irisait çà et là. Au milieu de cette nature silencieuse, ce brouillard lumineux paraissait un voile mystérieux jeté par Dieu sur la source de ces trésors, dont sa volonté confie la distribution au caprice des eaux. Un pin se profilait en noir sur le ciel transparent, et s’élevait comme le sombre protecteur de ces hauts lieux. Au-dessous de lui, la cascade formée par le torrent semblait une cataracte d’argent tombant sur cette terre d’or. Peu à peu les objets devinrent moins distincts à mes yeux, que la fatigue appesantissait, et déjà mon esprit flottait entre l’assoupissement et la veille, quand je crus entendre au loin des cris étouffés et voir des lueurs indécises scintiller comme des feux follets sur la hauteur. Le sommeil finit cependant par prendre le dessus, et je ne sais combien de temps je dormis, jusqu’au moment où une clarté subite me fit ouvrir de nouveau les yeux. Un spectacle étrange me frappa : la vallée tout entière était vivement illuminée ; des flammes ondoyantes s’élançaient depuis l’extrémité inférieure du tronc jusqu’aux plus hautes branches du pin qui dominait le ruisseau. Des nuages de fumée montaient en tourbillonnant jusqu’au ciel, qui en était obscurci. Les cimes des arbres voisins étaient colorées de reflets incandescents. Des branches détachées du tronc enflammé tombaient en traçant des raies de feu. A la lueur de ce brasier gigantesque, des hommes allaient et venaient ; des clameurs confuses éclataient de tous côtés. Des épées nues, des piques, des couteaux, brillaient au milieu de ces groupes divers.

— Nacome ! Nacome ! criait-on de toutes parts. Je me retournai pour avertir Anastasio et son frère ; je les distinguai, à la lueur qui pénétrait jusqu’au fond de notre cabane, levés tous deux et paraissant tenir conseil. Le blessé s’agitait convulsivement sur son lit de douleur.

— Eh bien ! dis-je au gambusino, ceux de Nacome veulent-ils décidément venir nous attaquer ?

Le gambusino secoua la tête. Son visage était soucieux et pâle ; une terreur dont il ne se rendait pas compte semblait le dominer malgré lui.

— Non, non, me répondit-il ; les laveurs de Nacome n’auraient pas allumé ce flambeau infernal pour nous attaquer. Un voyageur ne peut non plus avoir mis le feu à cet arbre, car, si des raisons inconnues l’eussent forcé à bivouaquer là-haut, la prudence lui eût également commandé de ne pas se trahir. Pourvu que ce ne soit point…

Il n’acheva pas, mais le signe de croix qu’il fit dévotement compléta sa pensée. Puis il reprit :

— Ne croyez-vous pas, seigneur étranger, que si Satan règne par la puissance de l’or, une terre qui en produit tant doit être plus qu’une autre soumise au prince des ténèbres ?

Le spectacle qui s’offrait à nous était réellement empreint d’un caractère diabolique propre à éveiller des idées superstitieuses, et, l’avouerai-je ? je manquai d’arguments pour rassurer Pedro.

— Ave Maria ! s’écria Anastasio ; n’as-tu pas entendu des gémissements semblables à ceux de notre père expirant dans la nuit fatale où nous l’avons perdu ? Ah ! le gambuseo est un affreux métier ! Écoutons.

Nous fîmes silence, mais nous n’entendîmes que le sifflement de la flamme, le craquement du bois qui éclatait au milieu du feu, la respiration oppressée du blessé.

— Fais comme moi, Pedro, continua Anastasio, renonce à ton métier ; tôt ou tard tu en seras victime.

— Jamais je n’y renoncerai ! s’écria le gambusino, qui parut avoir pris une détermination bien arrêtée, et engagea son frère à sortir avec lui pour éclaircir leurs doutes.

— Allez-vous m’abandonner ainsi ? s’écria le blessé avec angoisse. Pour l’amour de la sainte Vierge, que quelqu’un reste avec moi !

— Ce sera vous, seigneur cavalier, me dit Pedro ; mais écoutez, avant tout, une recommandation solennelle.

— Parlez, lui dis-je, et croyez que s’il est en mon pouvoir d’exécuter ce que vous me demanderez, je suis prêt à le faire.

— Je ne sais ce qui peut m’être réservé là-haut, reprit-il ; plaise à Dieu que je n’y rencontre que des ennemis terrestres ! mais, si je n’en reviens pas, promettez-moi de ne pas partir avant six jours d’ici. D’ici là, le pauvre Cirilo (il montrait le blessé) sera mort ou rendu à la santé. L’abandonner maintenant, ce serait le tuer. S’il est mort avant ce temps et que je ne sois pas de retour, ni mon frère non plus, je vais confier à votre loyauté, seigneur cavalier, un secret dont vous ferez votre profit. Quand vous aurez récité sur le corps de Cirilo les prières des morts, après lui avoir fait donner une sépulture chrétienne, si c’est en votre pouvoir, vous fouillerez à l’endroit où il repose maintenant, et, à un pied sous terre, vous trouverez l’or que j’ai recueilli dans ce placer ; il y en a une quantité assez considérable. Je n’ai personne à qui le laisser, autant vaut que vous en profitiez qu’un autre.

M’ayant fait cette confidence, il se disposait à sortir, quand, après un moment de réflexion, il ajouta cette recommandation singulière, où se révélait complétement l’étrange caractère du gambusino :

— Si vous craigniez par hasard de vous charger de l’héritage que je vous laisse, à cause des tentatives qu’on pourrait faire pour vous en dépouiller, éparpillez-le plutôt que de le laisser enfoui ; car, une fois arraché à la terre, l’or est fait pour profiter à l’homme : c’est Dieu qui le veut ainsi.

Presque aussitôt Pedro et Anastasio sortirent l’épée à la main. Je restai sur le seuil de la cabane, et je les vis se perdre dans les ténèbres de la vallée. Pendant longtemps encore l’arbre embrasé répandit une lumière éclatante, jusqu’au moment où les flammes cessèrent de tourbillonner. Le cercle éclairé par l’incendie se rétrécit alors peu à peu ; le tison colossal s’affaissa bientôt sur lui-même, s’éteignit dans le torrent avec un sifflement lugubre, et tout rentra dans l’obscurité. Seulement, à de longs intervalles, les flammes, soudain ranimées, lançaient encore un éclair jusqu’à moi. Je persistais à croire que c’étaient les laveurs de Nacome qui venaient surprendre ceux de Bacuache, mais rien, dans le silence de la nuit, ne justifiait cette appréhension. Je faisais donc d’inutiles efforts pour deviner la cause de cette bizarre alerte, quand, à la lueur d’un de ces jets de flamme dont j’ai parlé, je vis un homme s’avancer presque en rampant de mon côté.

— Qui va là ? criai-je à l’inconnu, que je ne distinguai qu’un instant.

— Chut ! c’est moi, moi, Rivas, dit l’homme à voix basse ; et en effet je reconnus la voix du mutilé. Je lui adressai précipitamment quelques questions sur la cause de cette alarme imprévue. Il y répondit par un éclat de rire si singulier, qu’un fou seul pouvait rire ainsi, car je n’avais pas oublié ce que m’avait dit Anastasio. Rivas s’accroupit près de moi, et me dit, de manière à ce que je pusse seul l’entendre :

— Votre domestique avait raison, je m’étais trompé ! Ce n’étaient pas eux, vous savez, ceux que j’ai fait sauter ! Mais cette fois-ci, j’en suis sûr, j’ai reconnu leurs voix ; malheureusement ils n’étaient que deux !… il m’en manque encore un !… je le trouverai plus tard… C’est pour cela que j’ai allumé ce grand feu, et puis je voyais ainsi ceux que j’ai poussés au fond du précipice agiter leurs membres brisés, et j’étais content ! Ceux de Subiate sont morts trop vite… N’est-ce pas encore là le jugement de Dieu ? Au revoir, seigneur cavalier, je vais chercher le troisième.

A ces mots, le fou s’éloigna précipitamment, avant que j’eusse pu l’arrêter. J’étais encore tout étourdi de cette révélation, quand j’entendis la voix des deux frères qui regagnaient leur cabane.

— Eh bien ! leur criai-je, qu’avez-vous découvert ?

— Rien, répondit Anastasio, si ce n’est deux cadavres que nous avons trouvés au bas du ravin ; mais, si c’est le diable qui les y a précipités, il a du moins fait justice des deux plus mauvais drôles de ce pays, où certes ils ne manquent pas ! J’avoue que j’ai un poids énorme de moins sur la poitrine : pourtant je me demande encore qui a pu mettre le feu à cet arbre ?

Je lui racontai ce que m’avait dit Rivas.

— Il pourrait bien n’avoir pas tort aujourd’hui, dit Anastasio ; mais néanmoins je me mettrai demain en quête de lui : c’est un fou d’une trop dangereuse espèce.

Pendant six jours que je passai à Bacuache, toutes les recherches faites pour découvrir le mutilé furent inutiles ; il s’était probablement éloigné dans la direction du grand désert, et depuis ce jour on n’entendit plus parler de lui. Pendant ce laps de temps, Anastasio était parvenu à troquer mon cheval estropié, moyennant retour, contre un autre en meilleur état, et nous convînmes de faire encore route ensemble. Je n’avais pas oublié la phrase d’adieu du chasseur mexicain, et je me promettais bien de pousser un jour ou l’autre jusqu’à l’hacienda de la Noria. Je ne voulais pas perdre une occasion si précieuse d’étudier quelque nouvel aspect de cette vie mexicaine, qui, avec le désert ou l’océan pour cadre, gardait toujours pour moi l’intérêt d’un roman.

J’appris plus tard que la bonanza[31] trouvée par Pedro Salazar était devenue de plus en plus riche, mais qu’il avait vendu son filon, d’abord parce que l’argent lui manquait pour le fouiller profondément, ensuite parce qu’il prétendait n’être pas embarrassé pour en trouver d’autres qui, sans lui, demeureraient peut-être inconnus. Le gambusino était donc resté docile à la voix intérieure qui le poussait vers de nouvelles découvertes : sa mission, répétait-il avec une naïve emphase, était celle du torrent auquel Dieu ordonne de charrier dans la vallée l’or arraché des montagnes, et il attendait avec résignation, au milieu de fatigues et de périls journaliers, le moment où il irait, comme le torrent, mourir au terme d’une course orageuse dans un désert ignoré.

[31] Riche filon à fleur de terre.

V
LE DOMPTEUR DE CHEVAUX

Bacuache n’était point le but unique de mon excursion dans les solitudes septentrionales du Mexique : je voulais pousser jusqu’à la limite du désert, c’est-à-dire jusqu’au préside de Tubac. Mon guide Anastasio, que je consultai sur ce nouveau voyage, m’engagea vivement à revenir sur mes pas. L’honnête et fidèle garçon avait promis à son maître de me ramener sain et sauf ; il ne voulait pas manquer à son serment. Je réussis pourtant à vaincre sa résistance. Vingt lieues environ séparent Bacuache de Tubac. Bien qu’Anastasio n’eût pas un jour à perdre pour aller dénoncer à Arispe la mine d’or trouvée par son frère, il voulut faire avec moi une partie de la route, et me conduire à une distance assez rapprochée du préside pour que je pusse le gagner sans danger. De mon côté, je promis, une fois seul, de suivre scrupuleusement l’itinéraire tracé par mon guide, et de ne point m’écarter des chemins battus, ou du moins des vestiges de sentiers qui portent ce nom au Mexique. En conséquence je renonçai à ma visite à l’hacienda de la Noria, qui m’eût imposé un long et périlleux détour. Tous ces points arrêtés, nous convînmes de partir avant le jour, pour arriver le surlendemain de bonne heure à l’endroit où Anastasio pourrait me quitter et reprendre la route d’Arispe.

L’obscurité la plus profonde régnait encore quand nous quittâmes le village des gambusinos. Nous traversâmes silencieusement le rio de Bacuache, non sans que je me fusse retourné en arrière pour jeter un dernier coup d’œil sur le placer auquel je disais adieu. Quelques feux brillaient encore à travers les interstices des cabanes de bambous. Le sommet de la sierra, dépouillé par l’incendie de sa couronne de verdure, dessinait son arête tranchante sur le ciel sans étoiles. Nous donnâmes de l’éperon à nos chevaux, et bientôt nous eûmes perdu de vue le placer. Quand parurent les premières blancheurs de l’aube, elles éclairèrent devant et derrière nous un nouvel horizon. Des plaines arides et sans eau, tel était le pays que nous avions à traverser. Outre la portion de pinole contenue dans la valise d’Anastasio, chacun de nous s’était muni d’une outre pleine. C’étaient là, du moins je le croyais, toutes nos provisions. Quand le jour fut venu, je ne vis pas sans surprise une tête de mouton fraîchement coupée qui pendait à la selle d’Anastasio, et je lui demandai ce qu’il en comptait faire.

— C’est l’espoir de notre déjeuner de demain, me répondit le guide. Ce sera le dernier repas que nous ferons ensemble, et je veux que vous me disiez si vous avez jamais mangé rien de plus succulent qu’une tête de mouton, tatemada, cuite à l’étouffée, relevée de piment et arrosée d’eau-de-vie. Je porte tout ce qu’il faut dans une de mes mochilas[32].

[32] Poches en cuir faisant partie du harnachement en usage dans ces contrées, où l’on est forcé d’emporter les vivres avec soi.

A mesure que nous avancions, le paysage prenait un aspect tout nouveau. Jusque-là quelques sentiers à peine tracés avaient guidé notre marche dans ces solitudes ; ces sentiers vinrent aboutir à d’immenses savanes, prairies sans arbres, sans buissons, mais qui, couvertes de hautes herbes dont la tige grêle se courbait au moindre souffle d’air, présentaient, au milieu de leur ceinture de collines bleues, l’image d’un golfe agité. De loin en loin s’élevaient, pareilles à des dunes, quelques collines sablonneuses. Çà et là des troncs d’arbres desséchés figuraient au-dessus de ces vagues de verdure les mâts d’un navire à la cape sur une mer houleuse. C’était en vain cependant que nous pressions le pas de nos chevaux ; les horizons de collines tour à tour franchis semblaient reculer à l’infini devant nous. Bientôt le soleil couchant jeta ses derniers rayons sur les sommités des grandes herbes. Dans la savane éclairée de lueurs crépusculaires, tout encore rappelait l’aspect de l’océan. Un buffle attardé, qui regagnait sa querencia lointaine, montrait, comme la baleine, son dos brun à la surface des herbes ; un daim bondissait de dune en dune et se perdait au loin, comme le souffleur qui s’élance au-dessus des eaux pour se replonger dans l’abîme. Enfin, quand la lune vint briller sur un ciel pur, ses rayons frissonnèrent sur des flots mobiles tour à tour voilés d’ombres et inondés de clartés argentées, tandis que des essaims de mouches à feu traçaient en tous sens des raies lumineuses comme les étincelles phosphorescentes des vagues. Les yeux fixés sur l’étoile du nord, qui nous servait de boussole, nous avancions toujours. Bientôt cette végétation devint moins pressée et ne ressembla plus qu’à des flaques d’eau espacées ; nous atteignîmes enfin des landes sablonneuses. Les arbres reparurent alors, et nous fîmes halte au milieu d’un petit bois qui étendait son taillis épais à droite et à gauche.

Une fois notre frugal repas du soir terminé, Anastasio songea au déjeuner du lendemain. Les préparatifs dont il s’occupa méritent d’être mentionnés. Tirant son couteau de sa gaîne, il creusa dans cette terre friable un trou d’un pied de profondeur environ sur une largeur à peu près égale, et remplit cette cavité d’herbes sèches auxquelles il mit le feu, en y ajoutant de temps à autre une poignée de menues branches. Quand il eut ainsi formé un foyer de braises ardentes, il combla le trou avec du bois plus gros, qui ne tarda pas à s’enflammer à son tour, et enfin couvrit ce bûcher d’un lit de pierres. A mesure que le bois se consumait, les cailloux s’échauffaient, rougissaient, et, le bûcher s’affaissant de plus en plus, ils atteignirent bientôt le fond de la cavité, dont les parois de terre furent dès lors suffisamment chauffées. Anastasio jeta dans ce four la tête de mouton couverte de son cuir, et boucha de nouveau l’orifice avec des branches de bois vert sur lesquelles il étendit et foula les déblais de terre. Cela fait, il m’annonça que nous n’avions plus qu’à dormir jusqu’au lendemain matin.

Le lendemain, dès que le soleil parut à l’horizon, Anastasio sella et brida nos deux chevaux pour la dernière fois. Quand il les eut attachés à côté de nous, il tira des broussailles, où il les avait déposées pour rafraîchir, nos outres, hélas ! déjà diminuées, et mit son flacon d’eau-de-vie à notre portée. Restait à creuser de nouveau le trou dans lequel cuisait à l’étouffée la tête de mouton, espoir de notre déjeuner. A peine le couteau eut-il légèrement remué la terre, qu’une odeur aromatique s’éleva du sol comme d’un flacon qu’on débouche. La tatemada, tirée du four, me parut d’abord médiocrement appétissante : ce n’était plus qu’une masse informe carbonisée ; mais Anastasio, écartant avec précaution les parties consumées, mit à découvert la chair purpurine que cachait cette carapace noirâtre, et je dois avouer que notre repas d’adieu fut des plus succulents. Le moment vint enfin de nous séparer. Toujours respectueux, Anastasio vint encore me tenir l’étrier. Je pressai sa main comme celle d’un ami, puis, le cœur gros, mais la bouche muette, pour ne pas trahir une faiblesse bien excusable, nous nous dîmes adieu du geste. Je me dirigeai vers le nord ; Anastasio se tourna vers le sud, et le galop de son cheval l’eut bientôt dérobé à ma vue.

Les instructions multipliées d’Anastasio me laissaient sans inquiétude sur le chemin que je devais suivre ; je me mis donc résolument en marche. Mon cheval pouvait, grâce à la sobriété de ces animaux au Mexique, fournir encore sans boire la journée qui nous séparait d’une petite rivière. Mon outre était à moitié pleine. Il était à peine huit heures du matin, et j’avais encore dix heures de soleil ; mais ce soleil qui m’éclairait embrasait aussi le désert. A mesure qu’il s’élevait sur l’horizon, une réverbération brûlante montait du sol jusqu’à moi ; des rayons de feu me faisaient courber la tête et resserraient autour de mes pieds gonflés le cuir de mes chaussures. Le souffle du midi desséchait ma bouche ; c’était du feu et non de l’air que j’aspirais par les poumons. A mes côtés, les bois morts craquaient comme aux émanations d’une fournaise. Je marchais depuis deux heures, quand un malaise étrange s’empara de moi ; un frisson parcourut mon corps, puis je tremblai de froid au milieu de cet océan de feu. J’eus beau m’envelopper de mon manteau, tout fut inutile. Je reconnus le retour d’un accès de ces fièvres intermittentes que j’avais gagnées à San-Blas, où elles font tant de ravages. Après avoir lutté quelques instants contre la courbature subite qui brisait mes membres, je mis pied à terre et me couchai sur le sol. J’étais au milieu d’un sentier tracé dans un bois épais ; j’espérais me réchauffer sur le sable brûlant. En effet, une chaleur dévorante ne tarda pas à succéder au froid qui me faisait trembler, et dans l’ardeur de la fièvre, sans penser à l’avenir, j’épuisai ce qui me restait d’eau. Cependant le soleil s’élevait toujours ; la soif me dévorait de nouveau sous l’haleine suffocante du vent qui murmurait tristement dans les feuilles ; mais j’étais dans un de ces moments où le malaise physique endort la raison : je prêtai l’oreille au bruissement du feuillage, qui me semblait le murmure de l’eau, et cette illusion apaisa momentanément ma soif. L’accès parut même diminuer d’intensité, et je n’éprouvai plus au bout de quelques instants qu’une extrême faiblesse. Je voulus alors remonter à cheval, et la lassitude me rejeta découragé sur le sable de la route. La soif revint en même temps plus ardente que jamais. Vide de sa dernière goutte d’eau, mon outre gisait à côté de moi, racornie déjà par la sécheresse. De nouvelles tentatives pour me remettre en route n’aboutirent qu’à me démontrer plus clairement mon impuissance. Je finis par tomber dans une langueur somnolente qui allait se changer en assoupissement, quand j’entendis un bruit lointain semblable à celui d’un fourreau d’acier qui bat des éperons de fer. Bientôt un cavalier bien armé et monté sur un cheval vigoureux s’arrêta devant moi. J’ouvris les yeux.

— Holà ! l’ami, me demanda-t-il d’une voix rude, que faites-vous donc là ?

Ma longue barbe, mes habits usés et souillés de poussière, pouvaient excuser jusqu’à un certain point cette apostrophe impérieuse et familière. Je n’en fus pas moins choqué, et je répondis d’abord assez brusquement à mon interlocuteur : — Vous le voyez, je suis occupé… à mourir de soif.

L’étranger sourit. Une outre rebondie pendait à l’arçon de sa selle. Cette vue, en redoublant ma soif, fit évanouir ma fierté. Je repris la parole pour demander humblement à l’inconnu qu’il voulût bien me passer l’outre précieuse.

— A Dieu ne plaise que je vous la refuse ! me dit-il alors d’un ton plus doux. J’étendis avidement la main ; mais le cavalier, me voyant disposé à ne pas laisser une goutte d’eau dans la bouteille de cuir, remplit une calebasse qu’il me tendit, et dont j’avalai d’un trait le contenu. Quand je fus un peu soulagé, mon sauveur me demanda quel chemin je suivais et où j’allais.

— Au préside de Tubac, lui dis-je.

— Au préside de Tubac ! répondit-il d’un air étonné ; mais, vive Dieu ! vous lui tournez presque le dos.

Dans l’agitation de la fièvre, j’avais oublié les instructions du pauvre Anastasio, et je m’étais trompé de route ; le chemin que je suivais se dirigeait vers l’ouest, ainsi que je le vis à la position du soleil.

— Écoutez, me dit l’inconnu en me donnant de nouveau à boire, mais aussi parcimonieusement que la première fois, vous pouvez arriver au coucher du soleil à l’hacienda de la Noria. Suivez mon conseil, allez à l’hacienda, vous y serez bien reçu.

J’alléguai mon extrême faiblesse. L’inconnu réfléchit, puis il reprit :

— Je ne puis vous attendre pour vous y conduire ; des raisons impérieuses m’obligent à me trouver bien loin d’ici à la chute du jour. Des motifs non moins puissants devraient peut-être m’interdire l’accès de l’hacienda ; mais, comme ma route me conduit tout près, j’y passerai pour vous faire envoyer un cheval de rechange et de l’eau, car, exténué comme vous semblez l’être, ainsi que votre monture, vous n’arriveriez pas seul aujourd’hui ; et dans ces solitudes sans eau, avec un soleil comme celui-ci, quand on n’arrive pas aujourd’hui on n’arrive pas demain. Tâchez cependant de reprendre des forces et d’avancer un peu : en suivant pas à pas la trace de mon lazo, que je laisserai traîner dans le sable, vous ne serez plus exposé à vous égarer de nouveau.

Je le remerciai vivement de sa bonne intention. — Une dernière recommandation, ajouta-t-il : n’oubliez pas de dire que le hasard seul vous a conduit à l’hacienda.

En disant ces mots, le cavalier déroula le faisceau que formait sa courroie de cuir tressé, et s’éloigna au grand trot en laissant derrière lui un léger sillon sur le sable. L’espoir d’arriver bientôt à un endroit habité, l’eau qui m’avait un peu désaltéré, me rendirent quelque force. Pour la première fois ma position m’apparut ce qu’elle était réellement, et je remontai sur mon cheval, que j’avais accroché par la bride ; mais le pauvre animal n’avait pas trouvé comme moi de l’eau pour apaiser momentanément sa soif, et, le cou tendu, l’oreille basse, l’œil éteint, il se traînait plutôt qu’il ne marchait, malgré les sollicitations réitérées de l’éperon. En vain les molettes de fer tourmentaient ses flancs ensanglantés ; ses efforts redoublés ne parvenaient point à lui faire hâter le pas. De temps en temps je m’arrêtais, cherchant à distinguer les traces à peine visibles du lazo sur le sable, espérant aussi que les voix de ceux que j’attendais frapperaient mon oreille ; mais tout faisait silence. Des bouffées de vent chaud, haleine embrasée du désert, rasaient seules la terre en soupirs inégaux. Je reprenais alors ma marche pénible en répétant machinalement cette phrase : « Quand on n’arrive pas aujourd’hui, on n’arrive pas demain. » Déjà l’ombre des bois de fer s’allongeait sur le sable, qui, échauffé par le soleil de toute la journée, renvoyait des effluves brûlantes ; des nuées de moucherons, avant-coureurs du crépuscule, bruissaient au loin ; tous les signes précurseurs de la nuit se montraient un à un, et personne ne venait. La douleur physique se joignait à l’angoisse morale ; je sentais ma langue se gonfler, ma gorge s’embraser. Tout à coup mon cheval hennit, et, comme si quelque mystérieux avertissement lui arrivait sur l’aile du vent, il prit aussitôt une marche presque rapide. Moi-même, au moment où le disque du soleil s’échancrait sur la lisière du bois à l’horizon, je crus entendre des mugissements lointains de bestiaux. Plus de doute, je devais être près de quelque rancho. Une demi-heure me suffit pour atteindre ces arbres derrière lesquels le soleil était descendu. Une plaine immense s’ouvrit alors devant moi, et j’eus sous les yeux le spectacle le plus radieux, spectacle dont je voudrais pouvoir décrire le charme et la majesté, mais dont ceux-là seuls peuvent se faire une idée qui ont éprouvé les tortures de la soif au milieu de déserts enflammés dont ils ignoraient l’étendue.

Un large tapis d’un gazon vert et lustré, découpé sous les pieds des hommes et des animaux en chemins tortueux, couvrait la surface de cette plaine. De nombreux gommiers serrés les uns contre les autres suppléaient, par l’entrelacement de leurs cimes, à la maigreur de leur feuillage, et protégeaient ces gazons de leur ombre. L’air humide et frais qui venait caresser mon visage au sortir des bois étouffants que je laissais derrière moi m’annonçait que l’eau devait circuler partout sous une légère croûte de terre, et féconder cette délicieuse oasis. En effet, au milieu de ce vert tapis et sous l’ombrage de beaux frênes, une source abondante remplissait une large citerne. Une vaste roue mise en mouvement par quatre paires de mules vidait et remplissait tour à tour les cent seaux de cuir attachés à sa circonférence, et versait à flots, dans de gigantesques troncs d’arbres creusés, une eau limpide et pure qui étincelait glorieusement aux rayons du soleil couchant. Épanchée en mille filets de rubis au pied des gommiers, cette eau abreuvait leurs racines et portait jusqu’à l’extrémité de leurs branches une fraîcheur vivifiante. Des milliers de bestiaux de toute espèce venaient s’abreuver dans les auges de bois sans pouvoir tarir la source féconde qui les remplissait. Plus loin, au milieu d’une poussière dorée soulevée sous leur galop retentissant, une troupe immense de chevaux bondissaient, les naseaux ouverts, la crinière au vent, dans toute l’impétuosité sauvage de leurs allures.

C’étaient des courses folles, des ruades furieuses, des élans indomptés, un tournoiement à donner le vertige. Le bruit des sabots qui frappaient le sol retentissait comme un tonnerre lointain. Les rauques hennissements des étalons, les mugissements des taureaux, dominaient de temps en temps ce formidable et joyeux tumulte. Parfois un escadron nombreux se détachait du groupe des chevaux, et se précipitait l’œil enflammé vers le commun abreuvoir. Les moutons s’écartaient en bondissant, tandis que les taureaux, levant leur mufle humide et noir, se disposaient à repousser les envahisseurs à coups de cornes. Des chacals et autres rôdeurs nocturnes, poussés aussi par la soif et oubliant que le soleil brillait encore, que l’homme était proche, montraient de loin leurs museaux effilés, leurs yeux brillants, sans pouvoir attendre le retour des ténèbres pour prendre leur part à la noria[33], qui, comme la providence de ce désert, versait à tous sans distinction le trésor de ses eaux. Telles devaient être les citernes des temps bibliques auprès desquelles les patriarches plantaient leurs tentes et donnaient l’hospitalité aux anges voyageurs.

[33] Noria : on appelle ainsi le chapelet hydraulique qui sert à faire monter l’eau d’un puits ou d’une citerne, et, par extension, le puits ou la citerne même.

En un instant, cheval et cavalier, nous nous mîmes à boire comme si nous eussions voulu épuiser la noria. Il fallut cependant s’arrêter pour reprendre haleine, et c’est alors que je crus entendre parler tout près de moi. Je prêtai l’oreille, et j’entendis le dialogue suivant, car un groupe de frênes me dérobait les interlocuteurs :

— Allons, Juan, je pense qu’il est temps de me mettre en route, car, depuis bientôt quatre heures que je te donne des revanches, le voyageur à la recherche duquel on m’a envoyé doit avoir eu plusieurs fois le temps de mourir de soif.

— Tu es bien pressé parce que tu gagnes, José, et tu n’es si humain à présent que parce que tu veux faire charlemagne. A l’heure qu’il est, ton voyageur a déjà cessé de vivre, et tu le retrouveras toujours.

— Tu n’es pas raisonnable non plus, Juan. Je m’arrête un instant pour remplir la gourde qu’on m’envoie porter à un pauvre diable qu’on trouve à moitié mort sur le chemin, tu veux me démontrer une martingale infaillible, et en conséquence tu ne cesses de perdre depuis quatre heures ; il faut que tout cela finisse. Je serai bien avancé quand, pour te gagner ton dolman, j’aurai laissé un homme mourir de soif !

Presque au même instant je vis les deux joueurs sortir de l’espèce de bosquet où ils s’étaient retirés. Je reconnus le perdant au dolman qu’il tenait à la main, comme pour tenter la cupidité de son antagoniste et le décider à lui offrir une dernière revanche. L’autre joueur tirait un cheval par la bride ; il me demanda si je n’avais pas rencontré un voyageur étendu sans connaissance sur le grand chemin.

— Si c’est de moi que vous parlez, lui dis-je, vous pouvez gagner le dolman de ce drôle, car Dieu merci ! je ne vous ai pas attendu.

— Ah ! vive Dieu ! que je suis aise ! s’écria le joueur malheureux. Benito, mon ami, tu ne peux à présent refuser mon enjeu.

Une expression de mauvaise humeur se peignit sur la figure de Benito ; il était évidemment contrarié que je ne fusse pas mort de soif et que ma résurrection lui enlevât le prétexte de ne plus risquer son gain. En revanche, Juan était radieux. Je sentis instinctivement que, par un brusque revirement d’idées, j’avais un ami dans l’homme qui avait voulu me sacrifier à l’espoir d’une revanche, et un ennemi dans celui qui tout à l’heure plaidait ma cause avec tant d’humanité.

Je laissai les deux joueurs continuer leur partie, et je m’acheminai, suivi de mon cheval, vers l’hacienda. J’étais encore à quelque distance de la ferme, et déjà le crépuscule envahissait le paysage, quand je remarquai de vastes enclos de pieux (toriles) qui s’élevaient à droite et à gauche de la route. L’un était désert ; dans l’autre, la poussière était soulevée en épais tourbillons. Quelques mugissements étouffés se faisaient entendre. M’étant approché de l’enclos, je distinguai à travers les pieux un taureau qui se débattait, et, monté sur le taureau, un homme armé d’un couteau, tandis qu’un autre individu entourait de cordes les pieds de l’animal et le maintenait de haute lutte. L’homme au couteau semblait aiguiser, en les amincissant à l’extrémité, les cornes de la bête, qui luttait en vain pour se débarrasser de sa rude étreinte. Le taureau ayant fini par rester immobile, le cavalier trempa avec précaution dans une calebasse une espèce de tampon grossier qu’il promena plusieurs fois sur les cornes de l’animal, comme pour les enduire d’une préparation liquide. Cette opération terminée, le taureau fut délivré de ses liens, et, au moment où il se relevait furieux, les deux individus avaient gagné et barricadé avec de fortes traverses de bois une entrée du toril opposée à l’endroit où je me trouvais, et déjà ils s’éloignaient en toute hâte. J’avais reconnu dans l’homme monté sur le taureau le cavalier dont la gourde pleine d’eau et les renseignements m’avaient été si utiles quelques heures auparavant. Quel motif avait pu retenir à l’hacienda cet homme qui paraissait craindre de s’y présenter ? Une nouvelle rencontre, plus imprévue encore que la précédente, vint bientôt donner un autre cours à mes pensées. La taille et la tournure d’un cavalier qui passa près de moi au galop me rappelèrent un homme dont le souvenir se mêlait à une scène terrible qu’un intervalle de six mois ne m’avait pas fait oublier : je veux parler du contrebandier Cayetano[34]. Ce ne fut pas sans effort que je surmontai l’impression pénible causée par cette apparition, en cherchant à me convaincre que j’étais la dupe de quelque étrange ressemblance. J’arrivai ainsi, fort préoccupé, devant la porte de l’hacienda, et j’entrai dans la cour, qu’à mon grand étonnement je trouvai déserte.

[34] Voyez Cayetano le Contrebandier, page 89.

Avant de raconter les scènes dont je fus témoin dans l’hacienda, je dois dire en quoi consistent les métairies qui portent ce nom au Mexique. Dans les contrées centrales de la république, les haciendas sont, pour ainsi dire, des forteresses, bien qu’elles n’aient ni ponts-levis, ni tours, ni fossés. Construites en pierres de taille ou en briques, avec leurs terrasses crénelées, leurs portes massives, les barreaux de fer de leurs fenêtres, elles peuvent être facilement défendues. L’histoire des guerres civiles du Mexique, depuis quelques années, est féconde en exemples de siéges réguliers soutenus par ces espèces de manoirs féodaux. Ce dernier mot est exact, bien qu’appliqué à une république : les tenanciers de ces haciendas ne sont, à proprement parler, que des vassaux, pour ne pas dire des serfs. Construites au milieu de vastes solitudes, ces métairies voient se grouper autour de leur enceinte un grand nombre de familles errantes, heureuses de trouver, dans les moments de crise, une protection dans les murs des fermes, du travail sur leurs terres, et une consolation religieuse dans leurs chapelles. La condition de ces travailleurs est certes inférieure à celle des nègres de nos colonies, car ils ne peuvent pas, comme eux, racheter leur liberté par leur travail. Les propriétaires les payent, il est vrai, en argent ; mais, au bout de quelques jours, forcé d’acheter de son maître, qui les vend à un prix quintuple de leur valeur, tous les objets de consommation, le travailleur libre du Mexique devient bientôt un débiteur tellement insolvable, qu’il ne peut même s’acquitter par toute une vie de labeur, tant le salaire qu’il reçoit est inférieur à la dépense que le monopole lui impose !

Ce qui est vrai des contrées centrales de la république peut aussi s’appliquer aux contrées reculées, comme celle où était située l’hacienda de la Noria. Seulement les haciendas, n’ayant pas été bâties par les Espagnols, n’ont pas l’air de grandeur qui caractérise tous les travaux des conquérants du Mexique. L’hacienda de la Noria était un bâtiment en pisé, recrépi et blanchi à la chaux. Ce bâtiment formait un vaste parallélogramme dans lequel étaient compris les logements des maîtres et ceux des hôtes nombreux qu’ils pouvaient accueillir. Plus loin s’élevaient des communs destinés aux serviteurs de toute espèce. Il était à remarquer qu’on n’y voyait ni étables, ni écuries, non plus que dans les autres fermes de ce genre. Hormis de vastes enclos de pieux où les moutons et les chèvres sont parqués la nuit, chevaux, mules, vaches et taureaux sont abandonnés à l’état sauvage. On retrouve la même insouciance dans les travaux de culture : l’homme ne vient que très-peu à l’aide de la nature pour fertiliser les pâturages où ces troupeaux innombrables doivent trouver leur subsistance. Chaque année, avant le retour de la saison des pluies, lorsque huit mois de soleil ont jauni l’herbe des plaines et des collines, il incendie ces chaumes desséchés pour faire place à l’herbe nouvelle. Souvent alors le voyageur voit le soir les collines en flammes rougir l’horizon et jeter des lueurs ardentes au milieu des solitudes qu’il parcourt. Ce sont, à quelques exceptions près, les seuls indices d’industrie agricole qu’il remarque dans ces contrées.

Tous les ans, une recogida ou battue s’opère sur toute l’étendue de l’hacienda ; des milliers de chevaux, de mulets et de taureaux sont poussés au milieu des toriles. Les poulains, les jeunes taureaux que la reproduction a ajoutés à la richesse des propriétaires, sont terrassés par les vaqueros[35] à l’aide de leur lazo et marqués du fer distinctif de l’hacienda. Les poulains âgés de cinq ans sont domptés, c’est-à-dire montés deux ou trois fois (quebrantados) ; puis novillos, génisses et poulains vont tâcher d’oublier au milieu de leurs querencias[36] la honte que la selle a imprimée à leurs flancs vierges, ou le signe de servitude que le fer rouge a creusé sur leur chair encore fumante. Ils attendent ainsi le moment où une vente définitive les enlèvera à leurs solitudes et les amènera au milieu des villes de l’intérieur. Là, aux risques et périls des propriétaires ou des passants, les chevaux s’accoutument à l’aspect des maisons, au roulement tout nouveau pour eux des voitures, et même à la présence de l’homme. Sous les rudes cavaliers mexicains, sous les piqûres des éperons de fer en usage parmi eux, éperons démesurés dont certaines molettes ont six pouces de diamètre, cette seconde éducation se fait aussi brusquement que la première. L’épithète de quebrantados (brisés), qu’on applique aux chevaux ainsi domptés, est d’une justesse irréprochable. Souvent, après trois ans d’indépendance absolue, pendant lesquels la présence de l’homme n’est pas venue leur rappeler l’affront qu’ils ont subi, ces animaux n’ont pas encore oublié les terribles vaqueros qui ont ployé leurs reins et brisé leur orgueil.

[35] Cavaliers ; littéralement, vachers.

[36] Endroits où les troupeaux se tiennent d’habitude.

Dès l’enfance, le vaquero a été dressé à l’équitation ; à peine ses jambes peuvent-elles serrer un cheval, que son père l’attache avec un mouchoir au troussequin de la selle, et le fait galoper avec lui par monts et par vaux. C’est ainsi qu’il grandit. Un jour vient où ses jambes se sont arquées le long des flancs du cheval, où tout son corps s’est assoupli à ses bonds inégaux. Le vaquero apprend alors dans ses courses vagabondes à jeter le lazo, à connaître la terre (saber la tierra), c’est-à-dire à joindre au raisonnement de l’homme l’instinct du cheval, qui discerne, à vingt lieues de distance, les senteurs des plantes qu’il est accoutumé à fouler, les émanations des arbres qui l’abritent chaque nuit, et se précipite en ligne droite, à travers les plaines, les montagnes ou les torrents, vers sa querencia préférée. Au milieu des solitudes où il passe sa vie, sans chemins tracés, sans connaître les lieux où une poursuite acharnée peut l’avoir conduit, le vaquero n’hésite jamais sur le chemin qu’il doit prendre ; la mousse des arbres, le cours des rivières ou des ruisseaux, la position du soleil, l’inclinaison des herbes, les soupirs du vent, sont autant de voix, autant de signes que le désert semble multiplier sur ses pas pour lui indiquer sa route. A cette singulière finesse de perception, le vaquero unit une rare sobriété : des bribes de tortillas[37], un morceau de viande séchée, une grenade, un piment, une cigarette de paille de maïs, le soutiennent tout un jour ; des flaques d’eau rousse oubliées par le soleil dans l’empreinte d’un pied de buffle ou de cheval le désaltèrent ; la fraîcheur de la nuit, la chaleur du jour, le trouvent également insensible. Lancé à la poursuite de quelque animal, rien n’arrête son essor, ni ravins, ni torrents, ni bois. Vêtu de cuir des pieds à la tête, il galope intrépidement au milieu des forêts comme au milieu des plaines. Tantôt penché à droite ou à gauche de sa monture comme un corps désossé, tantôt le torse incliné sur l’avant de la selle, ou la tête renversée sur la croupe du cheval de manière à éviter le choc des grosses branches qui lui briseraient le crâne, il ne ralentit jamais l’impétuosité de sa course. Quand son inévitable lazo a étreint l’animal qu’il poursuit et qu’il veut dompter, l’intrépidité vient à l’aide de la souplesse et de la vigueur. C’est alors que le rôle du vaquero est périlleux. Cependant, au bout de deux heures au plus d’une lutte dans laquelle il a senti son infériorité, le cheval revient le corps couvert d’écume, l’œil abattu, souple, docile, dompté. Parfois aussi il ramène inanimé le cavalier qu’il a brisé contre un rocher ; mais le vaquero est mort comme il devait mourir, sans avoir été désarçonné !

[37] Galettes de maïs cuites sur une plaque de fer, et qui remplacent le pain presque partout.

J’avais souvent rencontré dans mes courses à travers le Mexique quelques-uns de ces vaqueros isolés, et j’avais pris plaisir à leurs entretiens, au récit naïf de leurs sauvages exploits : jamais cependant je ne les avais vus réellement à l’œuvre. J’arrivais à l’hacienda de la Noria dans les circonstances les plus favorables pour jouir d’un spectacle que je désirais depuis longtemps.

J’avais traversé la cour déserte, et j’approchais d’un péristyle qui abritait l’entrée principale du bâtiment, quand j’entendis une voix prononcer d’un ton monotone des prières coupées de répons que d’autres murmuraient en chœur. C’était un samedi soir, et les habitants de l’hacienda, pour clore la semaine, récitaient le rosaire en commun, selon l’antique usage espagnol. J’attachai mon cheval à un pilier, et j’entrai dans la salle. Un grand nombre de personnes, tant maîtres que valets, étaient dévotement agenouillées. La voix que j’avais entendue était celle du chapelain de l’hacienda. Un homme d’une cinquantaine d’années, qui paraissait être le propriétaire, s’inclina gravement à mon arrivée, qui n’interrompit point la pieuse occupation des assistants ; il me fit signe de prendre place parmi eux, et je m’agenouillai comme les autres, tout en promenant à la dérobée un regard curieux sur ceux qui m’entouraient.

Le lieu choisi pour la prière commune était une grande salle carrée aux murs blanchis à la chaux, et enjolivés d’arabesques en détrempe où l’on reconnaissait l’imagination vagabonde et la main peu exercée de quelque artiste nomade. Les solives qui formaient le plafond étaient des troncs de palmier aussi soigneusement équarris que le permet la dureté de leurs fibres. La faible clarté qu’une seule chandelle répandait dans cette salle laissait dans une sorte de demi-obscurité les physionomies énergiques et bronzées de ces hardis habitants qui s’établissent sans crainte sur les frontières indiennes ; mais ce qui attira particulièrement mon attention fut un groupe de deux femmes agenouillées. Malheureusement des rebozos[38] de soie bleue et blanche les enveloppaient de la tête à la ceinture assez étroitement pour ne laisser apercevoir que leurs yeux. Ces yeux, comme ceux de toutes les Mexicaines, étaient grands et noirs. Une voix qu’il était permis de trouver harmonieuse et douce entre toutes, même dans un pays où les femmes ont en partage un organe séduisant, m’indiqua que l’une des deux inconnues au moins devait être jeune. Au moment où je les examinais avec attention, deux hommes entrèrent sur la pointe du pied dans la salle, et je reconnus les joueurs que j’avais laissés terminant leur partie. Les cartes avaient sans doute été favorables à Juan, car il portait encore son dolman orné de boutons à grelots. Il voulut bien, en entrant, me faire un salut gracieux, tandis que son camarade Benito, qui me gardait toujours rancune, selon toute apparence, ne daigna pas même me regarder : il est vrai que, dès son entrée, ses yeux s’étaient fixés sur celle des deux femmes qui paraissait la plus jeune, pour ne plus la quitter. Toutes ces observations faites, je n’éprouvai plus qu’un désir extrême de voir terminer cet interminable rosaire, et ce fut avec un vif sentiment de satisfaction que j’entendis résonner le dernier ora pro nobis, et que je vis tous les assistants se lever.

[38] Écharpes de soie ou de coton fabriquées dans le pays, qui servent à voiler la figure et les épaules.

Des domestiques allumèrent les bougies dans leurs verrines, et, à la clarté qu’elles répandirent, je pus distinguer la taille gracieuse d’une des deux femmes voilées, qui se relevaient à leur tour ; je pus voir aussi une main blanche et mignonne ajuster coquettement les plis du voile de soie ; mais ce fut tout, car les deux femmes, la mère et la fille sans doute, disparurent à l’instant. Force me fut alors de reporter mon attention sur la singulière réunion au milieu de laquelle le hasard m’avait jeté. Tous les objets qui frappaient mes yeux, depuis mon entrée dans l’hacienda, avaient, je dois en convenir, outre un certain caractère de féodalité rustique et de simplicité patriarcale, un parfum de mystère fort à mon goût. Le souper auquel je fus invité ne démentit pas ces premières apparences. Une table longue, et si étroite que chacun des convives pouvait manger dans l’assiette de son vis-à-vis, était chargée de tous les mets dont la cuisine mexicaine peut affliger un convive européen. Le haut bout de la table était occupé par le maître, qui s’appelait don Ramon, le chapelain de l’hacienda et moi. Les deux femmes que j’avais remarquées pendant la récitation du rosaire ne parurent point au souper. La foule des serviteurs des deux sexes, que les mœurs mexicaines admettent à la table du maître, étaient assis à l’autre bout. Hormis une belle pièce de venaison, les plats nombreux étalés à profusion ne pouvaient guère exciter que l’étonnement ou le dégoût. Partout on voyait des poulets, ici découpés en morceaux et nageant dans un océan de sauce au piment rouge qu’un novice aurait pris pour des tomates, là enterrés sous une montagne de riz qui exhalait une horrible odeur de safran, et que perçaient, comme des souches dans un terrain en friche, de longs piments verts. Plus loin, un coq laissait voir l’affreux mélange d’olives rances, de raisins secs, d’arachides et d’oignons dont il était farci. Un plat de grains de blé vert à la sauce blanche faisait pendant à un autre chargé d’épis de maïs rôti. Enfin des courges sucrées, des garbanzos, des pourpiers, des légumes sans nom comme sans couleur, flanquaient d’énormes morceaux de bœuf à moitié refroidi. La sensualité des commensaux de don Ramon se délectait néanmoins à l’aspect de tant de merveilles. L’absence de toute espèce de liquide était un fait remarquable au milieu de cette abondance de mets. Au Mexique on ne boit qu’après le repas.

Je répondis aux questions que m’adressa mon hôte sur Arispe par quelques renseignements que son ignorance, suite inévitable de sa vie isolée, lui rendait précieux. Ayant ainsi satisfait sa curiosité, je crus pouvoir le questionner à mon tour. Je tenais à savoir si c’était bien Cayetano que j’avais rencontré près de la porte de l’hacienda ; mais le nom du contrebandier paraissait inconnu à mon hôte ainsi qu’à tous ses commensaux.

Quand les nombreux convives eurent satisfait leur appétit, un des serviteurs se leva et apporta deux énormes verres de la capacité de plusieurs litres, comme ceux des temps antiques ; chaque convive se désaltéra l’un après l’autre dans ces verres qu’on fit circuler ; puis la séance fut levée, et on alla se préparer aux fatigues du lendemain, car don Ramon m’avait annoncé pour le jour suivant un des herraderos[39] annuels. C’était en l’honneur de cette fête qu’un grand souper avait eu lieu contrairement à l’usage qui ne compose ce repas du soir que d’une tasse de chocolat : cette circonstance m’expliqua l’absence des maîtresses de la maison.

[39] On désigne ainsi les jours consacrés chaque année à compter et à marquer le bétail.

En prononçant au souper le nom de Cayetano, j’avais surpris dans les yeux de Benito une expression de sombre défiance ; je n’avais point alors cru devoir réitérer mes questions, espérant que bientôt l’occasion s’offrirait d’éclaircir mes doutes. Mon espoir ne fut pas trompé. Au moment où je sortais de la salle à manger, je fus accosté à la porte par mon nouvel ami Juan, ou Martingale, pour adopter le sobriquet que lui avaient donné ses compagnons, et qu’il justifiait si bien.

— Benito, me dit-il, a deviné que vous vouliez parler à don Ramon de l’homme à la cicatrice.

— Comment Benito le connaît-il ? demandai-je à Juan.

— Cela ne me regarde pas ; mais seriez-vous par hasard l’ami de Cayetano ?

— Non, je ne suis pas l’ami de cet homme.

— Tant mieux ! Alors vous êtes peut-être son ennemi ?

— Pas davantage.

— Tant mieux, reprit encore Juan.

— Il paraît donc, répliquai-je impatienté de ces questions, que j’ai des actions de grâces à rendre au hasard qui fait que je ne suis ni l’ami ni l’ennemi de Cayetano ?

— Qui sait ? reprit Martingale d’un air mystérieux. Certaines gens, quand ils haïssent bien un homme, voient de mauvais œil non-seulement ses amis, mais ses ennemis ; la haine, comme l’amour, a sa jalousie. Du reste, c’est dans votre intérêt que je vous dis cela ; vous êtes ici étranger, seul, et je verrais avec peine qu’il vous arrivât malheur. Maintenant adieu, je vais poursuivre ma veine ; Benito est furieux contre vous, car j’ai déjà regagné une manche de mon dolman. Ah ! je remercie le ciel que vous ayez pu arriver jusqu’à la noria !

En disant ces mots, le drôle s’esquiva si rapidement, que je ne pus lui faire aucune question au sujet de l’ancien pêcheur de tortues. Le soir, retiré dans la chambre qu’on m’avait assignée, et dont les murailles étaient complétement nues, je réfléchissais aux événements de la journée, tout en prêtant l’oreille aux derniers bruits qui s’éteignaient peu à peu à mesure que les valets regagnaient les communs. Le silence régna bientôt dans toute l’étendue du vaste bâtiment, et ne fut plus troublé que par le murmure lointain des bestiaux qui s’écartaient des auges de la noria livrée alors aux habitants de la forêt. Je me disposais à m’endormir à mon tour, quand un bruit de pas se fit entendre à travers les barreaux de fer de ma fenêtre. Ma chambre étant située au rez-de-chaussée, je vis distinctement, de l’endroit où j’étais couché, deux individus passer à peu de distance en se parlant assez bas pour que je ne pusse entendre que le mot endemoniado[40], qui revint plusieurs fois de suite. Puis les deux personnages s’éloignèrent avec un éclat de rire qui ne me laissa plus de doute sur celui qui l’avait poussé : c’était bien Cayetano, c’était bien ce rire sardonique qui m’avait frappé pendant une autre nuit. La présence de cet homme dans l’hacienda me sembla de sinistre augure.

[40] Endiablé.

Il était à peine jour quand je me levai le lendemain matin, sans me ressentir en rien des fatigues de la veille, et je m’empressai de me rendre dans le salon (asistencia) où l’on avait récité le rosaire. Don Ramon, sa fille Maria-Antonia et le chapelain y étaient déjà réunis. Je pus alors admirer la beauté de la jeune fermière, que j’avais seulement devinée la veille. Le rebozo qui cachait son visage pendant la prière tombait négligemment drapé sur son épaule. Son vêtement consistait en une simple chemise brodée à manches courtes, et qui, malgré les plis du rebozo, ne cachait qu’à demi sous les garnitures de dentelle son sein et ses épaules. Un jupon de soie, serré par une ceinture de crêpe de Chine écarlate autour de sa taille que n’emprisonnait jamais le corset, dessinait les riches contours de ses hanches, s’arrêtait à la cheville, et laissait dans toute sa liberté, sous un bas découpé à jour, un de ces pieds à coudes élevés, un de ces pieds petits, mignons, cambrés, qui ne paraissent faits que pour fouler la laine et chausser le satin. Bien que Maria-Antonia ne fût, à proprement parler, que la fille d’un riche paysan, le sang andalou avait gardé chez elle toute sa distinction, et la femme la plus fière de la pureté de sa race n’eût dédaigné ni ses traits gracieux ni la blancheur de ses mains. Quand j’entrai, elle jouait avec les glands d’or d’un chapeau d’homme qu’elle tenait à la main, ce qui indiquait qu’on allait monter à cheval.

En effet, des chevaux nous attendaient dans la cour ; on servit le chocolat, et nous partîmes pour aller au-devant de la recogida. En sortant de la cour d’entrée, don Ramon, avec cet œil du maître auquel rien n’échappe, aperçut dans le toril le taureau que j’avais vu opérer la veille, et demanda pourquoi il se trouvait là.

— C’est le taureau du majordome, répondit Martingale, que son office retenait derrière nous.

Nous tournâmes le mur d’enceinte, et nous gagnâmes un bois épais qui s’étendait à quelque distance. C’était par là que devait déboucher la recogida. Nous fîmes halte à la lisière du bois. Un dais de vapeurs épaisses s’étendait au-dessus de la cime des arbres ; la forêt était ensevelie dans l’ombre et le silence le plus profond. Ce silence fut bientôt troublé par des hurlements aigus, quoique lointains encore ; un bruit sourd se fit entendre, la terre trembla ; puis ces rumeurs se rapprochèrent et grossirent ; des vaqueros débouchèrent impétueusement dans la plaine par toutes les issues du bois ; nous n’eûmes que le temps de nous jeter de côté. Une colonne serrée se précipita derrière eux avec le bruit du tonnerre, mugissant, hennissant et fuyant éperdue devant une vingtaine d’autres cavaliers qui faisaient tournoyer leurs lazos dans l’air. Ces cavaliers se lançaient à corps perdu dans le centre de ce torrent, culbutant les traînards, se ruant sur les récalcitrants, semblables au milieu des flots de sable soulevés par cette tempête d’animaux, à des hommes frappés de vertige. Nos chevaux bondissaient sous nous, excités jusqu’à l’ivresse par ce tumulte. Le chapelain, rejetant son capuchon sur ses épaules, fut le premier à nous donner l’exemple et à suivre le torrent. Maria-Antonia, en digne fille d’un hacendero, en digne femme future d’un de ces centaures, lâcha aussi la bride à son cheval et s’élança après le chapelain, tandis que les longues tresses de ses cheveux se déroulaient sur ses épaules. Elle était belle ainsi, belle d’une admirable et sauvage beauté. Don Ramon poussa à son tour son cheval impatient, et, bon gré, malgré, je fus forcé de suivre la cavalcade. En quelques minutes nous atteignîmes les barrières des toriles, qui se refermèrent sur le troupeau emprisonné. Ce fut pendant quelques instants une confusion inexprimable, le plus formidable tumulte qu’on puisse imaginer. De terribles élans ébranlaient les estacades ; un crescendo de hennissements et de mugissements furieux faisait hennir et mugir en même temps les échos des bois. Enfin ce tumulte s’apaisa, les colères impuissantes se calmèrent, et l’on procéda à l’herradero. Des trépieds chargés de bois sec avaient été allumés à l’entrée des toriles ; les fers mis sur ces brasiers furent bientôt rougis, et les vaqueros, un instant reposés, se préparèrent à commencer leur rude et dangereuse besogne.

Je ne sais si le hasard seul avait rapproché Maria-Antonia d’un vaquero qui, après s’être distingué entre tous par son activité, reprenait un instant haleine. Ce vaquero n’était autre que Benito. La mauvaise humeur qui la veille altérait sa physionomie avait fait place à une expression de noblesse intrépide dont je fus frappé pour la première fois. La fierté du sang espagnol s’alliait chez lui à l’énergie sauvage des Indiens, premiers dominateurs de ces déserts. Un teint olivâtre, une barbe un peu clairsemée, une chevelure légèrement ondée qui couronnait son front, une taille droite et souple comme un bambou, révélaient en sa personne une race perfectionnée par le croisement. Benito ne tarda pas à apercevoir la jeune fille, qui tressaillit sous ses regards de feu. Presque en même temps le visage d’Antonia se colora d’une vive rougeur ; elle se hâta de couvrir chastement de son rebozo ses tresses rebelles et ses épaules nues, mais elle ne s’éloigna pas. Je pris dès lors un intérêt plus vif à cette rude pastorale, à ce dialogue muet et passionné entre un homme à moitié sauvage, inflexible et dur comme le bois de fer, et une amazone intrépide qui semblait ne garder de la femme que la pudeur et la beauté.

Deux sumacs chargés de leurs grappes de fleurs répandaient une ombre épaisse à quelques pieds des deux enceintes ; une estrade grossière s’élevait sous leur feuillage. Don Ramon demanda à qui ils étaient redevables de cette galanterie improvisée.

— C’est à Benito Goya, répondit Juan en portant la main à son chapeau.

Don Ramon fronça le sourcil comme s’il désapprouvait cet hommage qui ne s’adressait pas à lui seul ; mais il s’assit néanmoins sur l’estrade à côté de sa fille et du chapelain : pour moi, préférant garder la liberté de mes mouvements, je refusai la place qu’on m’offrit.

Les vaqueros voltigeaient en dehors des toriles. Quand leurs yeux exercés apercevaient un cheval, un taureau ou une génisse qui n’étaient pas marqués au fer de l’hacienda, leur lazo tournoyait une seconde en air et ne manquait jamais, au milieu de cette forêt de cornes et de têtes, d’aller atteindre la bête désignée. Alors le flot s’ouvrait devant l’animal tiré hors de l’enceinte. Un second vaquero s’approchait, jetait nonchalamment son lacet par terre, l’élevait brusquement, piquait sa monture, et, avant qu’il pût opposer de la résistance, le cheval ou le taureau, violemment tiré dans deux directions opposées, s’abattait lourdement sur le sable, faute de point d’appui. En un clin d’œil, le fer ardent sifflait sur la chair ; un petit nuage de fumée tourbillonnait sur le flanc de l’animal, qui tremblait douloureusement, se dégageait des liens qui cessaient de l’étreindre, et regagnait le bois ou la plaine avec l’empreinte du propriétaire. Ce fut bientôt autour de nous une vapeur épaisse au milieu de laquelle on ne distinguait plus que confusément des corps fauves frémissant sur le sable, des figures bronzées et des lueurs de fer rougi. De temps à autre, un bond prodigieux jetait partout le désordre ; c’était un vaquero emporté par un poulain encore indompté qui se débattait, mais en vain, sous la douleur de sa brûlure et sous l’étreinte de son cavalier.

J’ai dit que c’était au moment de briser le cheval que le danger commençait pour le vaquero. Voici comment il est d’usage de procéder : quand le poulain a été terrassé et marqué, selon la force de résistance qu’il oppose, on le maintient par terre ou on le laisse se relever sur ses jambes. Un bandeau de cuir est jeté sur ses yeux. L’animal, privé de lumière, se laisse presque toujours assez docilement seller et sangler. Une corde de crin est nouée au-dessus des naseaux de manière à former à la fois une espèce de caveçon qu’on appelle bozal, et une bride qui sert à diriger le cheval. Le vaquero, après s’être assuré que la selle ne tournera pas, chausse ses longs éperons, et, selon la position du cheval, se laisse enlever par lui, ou saute brusquement en selle et lève le bandeau de cuir. Le cheval hésite un instant ; mais bientôt la vue des savanes qu’il a l’habitude de parcourir en liberté, l’odeur des forêts natales, le poids qui l’opprime pour la première fois, lui arrachent un hennissement de fureur ; son hésitation a cessé. Il essaye d’abord de secouer la selle, mais la sangle creuse dans son ventre un large et profond sillon. Il cherche à mordre les jambes du cavalier, mais le bozal qui comprime ses naseaux est rudement tiré en sens inverse. Il tente de se dérober en traçant des courbes immenses, en lançant des ruades désespérées ; il se dresse presque droit sur ses jambes de derrière pour jeter bas son cavalier par un bond furieux en avant. Efforts inutiles ! jusqu’alors inébranlable sur sa selle, l’homme est resté passif : il attaque à son tour. Deux coups d’éperons lancés par lui jusque sous les aines arrachent au cheval un cri rauque de surprise et de douleur. Ivre d’impuissante colère, d’orgueil froissé, l’animal furieux se ramasse sur ses jarrets nerveux, qui se détendent comme un double ressort d’acier : il franchit d’un bond une prodigieuse distance, et s’arrête subitement ; mais le vaquero a jeté instinctivement son corps en arrière, et son buste se maintient dans un merveilleux équilibre. Ses éperons retentissent de nouveau sur les flancs du cheval, qui repart sans s’arrêter, parce que les molettes labourent ses flancs, et que la cuarta meurtrit sa croupe. Enfin, après cette nouvelle course, les naseaux de l’animal, comprimés par le caveçon, ne laissent plus échapper qu’une respiration sifflante, ses flancs fument et saignent. Lorsqu’il a cherché inutilement, dans l’excès de sa terreur et de sa rage, à se briser lui-même pour briser son cavalier contre un tronc d’arbre, le cheval se reconnaît vaincu, il obéit à l’impulsion du corps, à l’éperon, à la voix ; en un mot, il est dompté. Quant au vaquero, il reprend haleine, allume un cigare, et remet de nouveau sa selle, encore humide, sur le dos d’un autre animal.

— Avez-vous beaucoup d’hommes de cette trempe dans votre pays ? me demanda don Ramon en me montrant une demi-douzaine de ces vaqueros, qui, dans l’intervalle d’une lutte à l’autre, essuyaient leurs fronts ruisselants. J’évitai de répondre à cette question : la comparaison des écuyers de nos cirques avec ces hardis dompteurs de chevaux était trop humiliante pour mon amour-propre d’Européen. Je demandai à don Ramon si parfois on n’avait pas de malheurs à déplorer dans ces luttes équestres.

— Oui, oui, cela se voit de temps à autre, me répondit-il d’un air presque satisfait ; tenez, il y a l’Endemoniado, que mes drôles se sont bien gardés d’amener à l’herradero.

Les vaqueros se récrièrent d’un commun accord, et l’un d’eux s’excusa en affirmant que personne ne l’avait aperçu.

— Qu’est-ce que l’Endemoniado ? demandai-je à don Ramon. Je me rappelais avoir entendu Cayetano prononcer ce nom la nuit précédente.

— C’est un cheval qui n’a été monté que deux fois, et que mes vaqueros ne se soucient pas de monter une troisième.

— Pourquoi cela ?

— Le premier qui l’a monté a été mis en pièces ; le second a eu la tête brisée contre cet arbre ébranché que vous voyez là-bas.

— Et vous n’avez pas fait tuer un si dangereux animal ?

— Oh ! comme ce sont mes vaqueros et mes chevaux, ces affaires se passent en famille ; chevaux et vaqueros ont parfaitement de droit le s’entre-tuer sans que j’aie rien à voir là dedans.

Un rire d’approbation grossière accueillit cette singulière profession d’impartialité, que ces hommes, qui faisaient si bon marché de leur vie, trouvèrent très facétieuse. Mais cette gaieté fut de courte durée. A la vue d’un homme qui arrivait inopinément, traînant un cheval avec mille efforts, une stupéfaction profonde remplaça sur ces rudes figures le sourire qu’avait provoqué la déclaration du maître. L’homme était Cayetano, le cheval l’Endemoniado. Un air de satisfaction féroce enlaidissait encore le visage amaigri de l’ancien contrebandier, qui apparaissait comme un fantôme sinistre au milieu de ceux dont il était venu depuis peu partager les travaux sous un nom d’emprunt. Instinctivement je me mis à l’écart pour ne pas me laisser apercevoir par Cayetano, sans cependant le perdre de vue. Un nœud coulant qu’il était parvenu à serrer à l’extrémité de la lèvre supérieure du cheval contraignait, par une étreinte douloureuse, l’Endemoniado à l’obéissance. Cette lèvre gonflée témoignait de la résistance du quadrupède, qui justifiait parfaitement son nom. C’était un alezan brûlé, à balzanes blanches, buvant dans le blanc, comme on dit en termes de manége : signe infaillible d’un caractère vicieux. Son œil, à moitié voilé par une houppe de crins qui tombait sur son front, brillait d’un morne éclat. Ses oreilles étaient pointées en avant ; sa longue crinière flottait en désordre, et ses sabots durs et pointus rendaient un son métallique contre les cailloux chaque fois qu’il s’élançait sur Cayetano, qui, d’un coup retentissant de sa cravache plombée, le repoussait en arrière. En un met, l’aspect du cheval était plus effrayant encore que celui de son redoutable guide.

— Vos vaqueros vont me savoir gré de leur amener ce bel animal, n’est-il pas vrai ? dit Cayetano en s’adressant à don Ramon, tandis qu’un sourire brutal crispait sa figure ; d’autant plus que ce n’est pas sans peines ; car voilà deux jours que je le poursuis.

— En effet, dit don Ramon, j’étais étonné de ne pas te voir ici. Allons, mes enfants, qui de vous va monter l’Endemoniado ? Pour l’honneur de l’hacienda, ce cheval ne doit pas aller se vanter à ses camarades de vous avoir fait peur à tous.

Personne ne répondit à ce défi, car personne n’osait tenter l’impossible. Pendant que l’hacendero jetait autour de lui des regards mécontents, Cayetano semblait chercher des yeux quelqu’un qu’il n’apercevait pas ; tout à coup, à la vue de Benito, qui, malgré lui ramené vers l’estrade, s’enivrait d’une contemplation muette :

— Seigneur don Ramon, s’écria-t-il, voici quelqu’un qui ne se refusera pas à monter l’Endemoniado en présence de vos seigneuries.

Et il lança sur le jeune homme un regard farouche que celui-ci lui rendit aussitôt.

— Si vous pensez, dit Benito en s’avançant vers don Ramon, que je doive me faire tuer pour soutenir l’honneur de l’hacienda, je suis prêt, seigneur don Ramon, à exécuter ce que vous m’ordonnerez.

Comme le gladiateur prêt à mourir en saluant César, Benito s’inclina gracieusement devant l’hacendero. Celui-ci sembla hésiter en rencontrant le regard suppliant de sa fille.

— Je n’ai pas le droit, s’écria-t-il, de t’ordonner de te faire tuer pour moi ; mais, si tu veux tenter l’aventure, je t’en accorde pleine et entière permission.

— C’est bien, reprit Benito, je monterai l’Endemoniado.

— Si cependant vous avez peur, dit Cayetano en ricanant d’un air de mépris, je le monterai pour vous.

— Chacun son rôle, reprit Benito. Vous devez, ainsi qu’il a été convenu hier, donner au taureau que nous prête don Ramon le premier coup de garrocha[41].

[41] Lance armée d’un fer très-court, entouré à sa naissance d’un bourrelet qui l’empêche de blesser mortellement le taureau.

— Et aussi le dernier coup d’épée, si on l’exige, répondit Cayetano avec un rire bruyant.

— Non pas, s’il vous plaît ! s’écria le propriétaire ; je vous prête un taureau pour vous amuser, mais non pas pour le tuer.

On s’occupa de seller l’Endemoniado, tâche qui n’était pas facile, car, pour le seller, il fallait le maintenir sur ses jambes, et, comme s’il eût deviné le projet des vaqueros, il commença de lancer des ruades furieuses. Un lazo fut passé sous le paturon de la jambe gauche de derrière et serré fortement sur le poitrail du cheval, de manière à coller la cuisse contre le ventre. La jambe droite de devant fut repliée sur elle-même par un moyen semblable, et, ainsi maintenu en équilibre, l’Endemoniado fut condamné à l’immobilité. Benito saisit sa lourde selle par le pommeau et la jeta sur le dos du cheval, qui frémit et trembla quand ses reins en ressentirent le poids, et quand les larges étriers de bois rebondirent sur ses flancs. La sangle fut ensuite serrée violemment sous le ventre, puis le vaquero s’assit sur le sable pour attacher à ses pieds les courroies de ses éperons. En ce moment, je jetai les yeux sur l’estrade. Maria-Antonia était immobile ; mais ses grands yeux noirs, démesurément ouverts, étincelaient sur sa figure pâlie, et l’agitation de son sein trahissait son angoisse. Don Ramon lui-même semblait effrayé, et j’espérai un instant qu’il allait retirer la permission qui exposait l’intrépide jeune homme à une mort presque certaine ; mais il n’en fut rien. Quand Benito eut achevé de chausser ses éperons, les liens qui retenaient les jambes du cheval furent relâchés, et le bandeau de cuir attaché sur ses yeux. Cependant, quoique maintenu par la corde qui tordait sa lèvre, les écarts furieux de l’Endemoniado ne permettaient pas encore de le monter. On fut obligé de le faire agenouiller, et deux vaqueros, mordant chacun une de ses oreilles, le maintinrent ainsi un instant. Benito s’élança sur le dos du cheval.

— Lâchez-le ! s’écria-t-il d’une voix ferme.

Les deux vaqueros se rejetèrent vivement en arrière, tandis que l’Endemoniado se relevait comme lancé par la détente d’un ressort caché. Grâce au bandeau de cuir qui l’aveuglait, il resta d’abord frissonnant sur ses jambes, les naseaux retroussés, le corps tremblant, Benito profita de ce court répit pour s’affermir sur sa selle, se pencha en avant, et leva le bandeau qui cachait les yeux de l’Endemoniado. Alors commença entre le cheval et l’homme une lutte vraiment admirable. Effrayé de revoir tout d’un coup la clarté du jour qui éblouissait ses yeux sanglants, secouant sa crinière emmêlée et que la rage hérissait, le fougueux animal fit entendre un hennissement terrible, et bondit successivement, en se tordant sur lui-même, vers les quatre points cardinaux, comme pour flairer le vent. Benito, sans paraître ébranlé de ces mouvements impétueux, se tenait encore sur la défensive, repoussant violemment du pied les dents aiguës qui cherchaient à déchirer ses jambes. Trompé dans son espoir, l’Endemoniado s’enleva brusquement sur ses jarrets. En vain les éperons, qui frappaient ses aines, lui arrachèrent un rugissement : le cheval, au lieu de retomber sur ses jambes, s’abattit violemment sur le dos. Tous les spectateurs poussèrent un cri ; mais le pommeau seul de la selle avait heurté le sol avec un retentissement lugubre, en meurtrissant le garrot de l’animal ; Benito, prévoyant le choc, avait rapidement sauté à terre. Bientôt, au milieu d’un nuage de poussière, les spectateurs émerveillés virent le dompteur de chevaux se remettre rapidement en selle, contre toutes les règles de l’équitation, du côté hors montoir, à l’instant où le cheval étonné se relevait en poussant de nouveaux hennissements. A son tour, le vaquero paraissait ivre de fureur : pour la première fois de sa vie, il avait vidé les arçons. Impatient de venger son affront, ses jambes ne cessèrent de serrer les flancs du cheval que pour tracer jusque sous son ventre les sillons sanglants de ses éperons ; ses bras ne lâchèrent le caveçon de crin que pour faire pleuvoir, drus comme la grêle, les coups de la cravache plombée sur la peau meurtrie de l’Endemoniado. Cependant l’avantage n’était encore ni d’un côté ni de l’autre, et, après quelques minutes de cette lutte acharnée, les deux antagonistes restèrent un instant immobiles. Des applaudissements retentirent de toutes parts, et certes, pour mériter l’admiration de ces centaures, il fallait avoir accompli plus qu’il n’est donné à l’homme d’accomplir. Soit que le vaquero fût un de ceux que le danger ou les applaudissements enivrent, soit qu’il se crût capable de faire plus encore, il profita de cette trêve pour tirer un couteau effilé passé dans la jarretière de sa botte.

— Holà ! s’écria don Ramon, spectateur moins impassible d’une lutte où il s’agissait, selon toute apparence, de la vie d’un cheval ; le drôle va-t-il égorger l’Endemoniado ?

Un éclair d’indignation jaillit des noires prunelles de Maria-Antonia à la supposition qu’un homme qu’elle avait distingué pût être un lâche ; puis un superbe sourire d’orgueil vint éclairer ses traits à la vue de Benito, qui, dans un accès de témérité folle, enivré sans doute par la présence de l’objet aimé, coupait le caveçon du cheval, et se mettait ainsi sans bride, sans point d’appui, à la discrétion d’un animal indomptable. Débarrassé de l’étreinte du bozal qui comprimait ses naseaux, l’Endemoniado aspira bruyamment l’air des forêts, fit onduler, en secouant la tête, les flots de sa crinière dorée, et s’élança dans la direction de l’arbre ébranché. Telle était l’impétuosité de son élan, qu’on ne pouvait douter qu’il n’allât se briser lui-même à l’obstacle placé sur son chemin. Rien ne semblait donc pouvoir arracher le cavalier au sort qui l’attendait. L’Endemoniado n’était plus qu’à quelques pas du tronc fatal, quand, par un mouvement aussi subit qu’imprévu, Benito tira son chapeau à larges ailes, et, au moment où un élan suprême allait achever la lutte, le chapeau, interposé brusquement entre l’arbre et le cheval, fit faire à celui-ci un bond de terreur en sens contraire. Nous eûmes alors l’étrange spectacle d’un cavalier sans bride guidant à son gré sa monture indomptée, qui s’élançait d’un côté ou de l’autre, selon que l’épouvantail voltigeait de l’œil droit à l’œil gauche. Ce fut ainsi que l’Endemoniado repassa en frémissant de rage devant l’estrade, où Maria-Antonia paya au vaquero d’un seul regard le prix de son heureuse témérité. L’orgueil du triomphe, qui faisait éclater l’énergique et mâle beauté du cavalier et resplendir son front, au-dessus duquel le vent secouait sa chevelure flottante, justifiait merveilleusement le choix de la jeune fille. Redonnant une nouvelle impulsion au cheval haletant et déconcerté par cette résistance inattendue, Benito le laissa s’élancer dans la direction de la forêt. Nous le suivîmes encore quelques instants, balancé comme un roseau par les sauts prodigieux de l’animal qui dévorait l’espace, et nous l’eûmes bientôt perdu de vue. Quelques cavaliers s’élancèrent après lui ; mais telle était la vitesse de sa course, qu’ils revinrent promptement, renonçant à une poursuite inutile.

Je ne parlerai pas de tous les commentaires qui accompagnèrent la disparition de Benito. Les uns le regardaient comme perdu, malgré ce premier triomphe, car une des victimes de l’Endemoniado avait échappé aussi à l’arbre fatal, et ce n’était que bien loin de l’hacienda qu’on avait trouvé son cadavre, couvert de blessures et foulé aux pieds. Les autres auguraient mieux de l’habileté du jeune vaquero. L’arrivée de Martingale, qui tenait un faisceau de lances à la main, mit bientôt fin aux conjectures, en rappelant que le mayordomo (majordome, c’était Cayetano qui était investi de cette dignité) devait commencer la course du taureau.

Les toriles étaient vides ; un taureau seul y était resté ; c’était celui que j’avais vu terrasser la veille. Cayetano, la figure encore agitée de passions jalouses, prit une des garrochas et entra seul dans l’arène. Le taureau fut détaché des liens qui le retenaient aux poteaux, et n’eut pas besoin d’être excité pour se ruer à la rencontre du toréador amateur. Cayetano fit quelques passes, en cavalier consommé, pour éviter ses premières atteintes, et attendit l’instant favorable pour piquer l’animal. L’occasion se présenta bientôt. Quand le taureau baissa la tête pour ramasser ses forces et s’élancer de nouveau sur son ennemi, la pointe de la garrocha s’enfonça à la jointure de l’épaule, et le bras vigoureux de Cayetano le contint en arrêt ; mais, au moment où il jetait autour de lui un regard de triomphe, la garrocha se brisa dans sa main, et il ne put, dans le premier moment de surprise, éviter le choc du taureau. Cayetano porta vivement la main à sa cuisse, et quelques gouttes de sang vinrent rougir ses calzoneras de toile blanche. Un juron arraché par l’humiliation plutôt que par la douleur s’échappa de sa bouche, puis il demanda une nouvelle garrocha, tandis qu’il gagnait l’extrémité opposée de la lice.

Quelques minutes se passèrent avant qu’il pût être obéi ; enfin il vint de nouveau se mettre en face du taureau. Cependant une hésitation singulière se trahissait dans son maintien ; je savais Cayetano trop brave pour attribuer son émotion à la crainte : je l’avais vu calme et froid dans des circonstances plus critiques. Bientôt à cette hésitation succéda un air d’abattement plus inexplicable encore, car son sang ne coulait pas. Enfin, au moment où il levait machinalement une seconde fois la garrocha à la hauteur du poitrail du taureau, son cheval effrayé se cabra, recula, et, sans chercher à s’y opposer, Cayetano se laissa, à la surprise générale, entraîner hors de l’arène. Des cris, des sifflets, des huées, accueillirent la fuite du toréador, qui, insensible à ces outrages, s’éloignait en chancelant sur sa selle comme un homme ivre, et la figure couverte d’une pâleur mortelle.

— Le chapelain ! le chapelain ! crièrent quelques voix d’un ton ironique, voilà un chrétien en danger de mort. Et les sifflets poursuivirent de nouveau le majordome, objet d’une haine unanime. Cependant le chapelain, qui avait pris au spectacle un vif intérêt, paraissait se soucier assez peu d’abandonner sa place sur l’estrade. Il hésitait à prendre au sérieux cet appel à ses fonctions ; mais, sur un signe de don Ramon, il monta à cheval en maugréant, et suivit le fugitif.

Profitant du tumulte et de l’issue qu’on lui laissait ouverte, le taureau s’était élancé dans la direction de la forêt sans qu’on songeât à l’en empêcher. Ce dénoûment ne faisait que médiocrement le compte des vaqueros, qui fondaient sur la course du taureau l’espoir d’un amusement plus prolongé. A défaut de la course, ils se livrèrent à mille prouesses équestres qui m’eussent vivement intéressé, si ma pensée ne se fût reportée involontairement vers le héros de cette journée. En ce moment, Benito expiait peut-être un triomphe passager par une mort cruelle, loin de tout secours humain. Une angoisse bien autrement profonde était empreinte sur le visage de la fille de l’hacendero. En vain son père l’engageait à quitter l’estrade, puisque tout était fini : ses regards restaient fixés vers l’horizon, tandis que sa main froissait convulsivement les fleurs des sumacs. Le soleil montait lentement et commençait à embraser la campagne sans qu’aucun indice annonçât le retour de Benito, et cependant plus d’une heure s’était écoulée. Enfin un long soupir s’échappa des lèvres de la jeune fille, qui reprirent leur teinte rosée ; une joie indicible rayonna sur sa figure, car un léger nuage de poussière surgissait à l’horizon, et son cœur lui disait que cette poussière était soulevée par celui qu’elle attendait. Le dompteur de chevaux arrivait en effet, rapide comme le nuage poussé par le vent. Les vaqueros suspendirent leurs jeux, et n’eurent que le temps de se former en une double haie pour recevoir leur camarade victorieux. Un coup d’œil suffit pour nous apprendre que l’indomptable Endemoniado était enfin dompté. A ses flancs haletants, à ses yeux éteints, à sa croupe ternie sous une couche de poussière collée par la sueur, il était facile de voir que le redoutable animal n’obéissait plus qu’à la vive terreur que lui inspirait son cavalier. Celui-ci, la figure enflammée et sillonnée çà et là de longues déchirures, la chevelure en désordre, les habits en lambeaux, portait tous les signes d’une victoire chèrement disputée. Au moment où les derniers bonds que ses éperons arrachèrent à l’Endemoniado le firent arriver sous l’estrade, Benito se pencha brusquement en arrière et poussa un cri : le cheval s’arrêta court, la voix de son vainqueur suffisait à le conduire. Ce fut alors un hourra général parmi les vaqueros. Avec une grâce courtoise que n’eût pas désavouée le plus parfait gentilhomme, Benito s’inclina sur la selle comme pour déposer aux pieds de Maria-Antonia l’hommage de sa victoire. De nouveaux cris s’élevèrent, et tandis qu’un mélange de confusion, d’orgueil et de joie empourprait le beau visage de la jeune fille, une grappe fleurie de sumac vint tomber dans les mains de Benito. Le jeune homme ne put alors cacher son émotion ; il pâlit, balbutia, et, comme s’il eût faibli sous le choc d’une fleur lancée par la main d’une femme, l’inébranlable cavalier parut chanceler pour la première fois sur sa selle. Je m’approchai de lui pour le complimenter. En cet instant, ma vie avait à ses yeux un prix inestimable : n’étais-je pas le témoin du plus glorieux, du plus doux de ses triomphes ? Aussi, dans l’ivresse de sa joie, probablement aussi pour cacher son trouble, m’étreignit-il vivement dans ses bras nerveux. Benito Goya m’avait pardonné.

Quelques heures après, au moment où je rentrais seul à l’hacienda, je me croisai avec un des héros subalternes de cette journée, avec Juan, l’heureux possesseur du dolman qu’il avait regagné la veille. Malgré ce succès, il semblait plongé dans une profonde tristesse. Comme j’hésitais à l’interroger, il m’adressa le premier la parole :

— Avouez, seigneur cavalier, me dit-il, que Benito Goya est un heureux mortel ; car, si je ne me trompe, nous aurons sous peu, dans sa personne, un nouveau maître à l’hacienda.

— Ce ne sera que justice, ce me semble, dis-je à Martingale, car il est aussi beau qu’il est brave ; mais est-ce cette pensée qui cause votre tristesse ?

— Oh ! non ; c’est ce pauvre mayordomo !

— Cayetano ?

— Hélas ! oui, reprit Juan avec un redoublement de grimaces mélancoliques ; il est mort !…

— Mais il était à peine blessé !

Juan prit un air mystérieux.

— Il paraît, me dit-il, qu’on avait enduit les cornes du taureau avec le suc du palo mulato[42], et que la mort du pauvre majordome a été aussi horrible que prompte. Vous n’avez pas oublié l’homme qui vous a rencontré mourant de soif, et qui avait averti Benito de vous apporter de l’eau ? Eh bien ! c’est Feliciano, le frère d’un ancien ami de Cayetano. Cet ami, possesseur d’un secret que le majordome eût voulu lui arracher avec la vie, avait confié à son frère, avec le secret fatal, les alarmes que lui causait le caractère bien connu de Cayetano. Ces alarmes n’étaient que trop fondées. Le frère de Feliciano s’est embarqué un jour avec le majordome, et depuis on ne l’a plus vu reparaître. Feliciano a compris que son frère avait été tué ; il s’est mis à la recherche de l’assassin. Ayant appris que Cayetano vivait parmi nous, il s’est rendu à l’hacienda, où il est arrivé juste à temps pour le voir mourir. Alors il lui a parlé d’événements qui se sont passés il y a déjà longtemps ; ces révélations ont déterminé chez le moribond une crise effrayante. Il a maudit, blasphémé Dieu comme un païen, jusqu’au moment où d’horribles convulsions ont mis fin à ses souffrances. Certainement le majordome est mort en état de péché mortel, puisqu’il n’a pas voulu se confesser.

[42] Espèce de sumac vénéneux. C’est un grand arbre à peau jaune recouverte d’un épiderme rougeâtre, continuellement exfolié. Son suc laiteux est corrosif et fournit un poison très-violent.

— Oui, oui, dit le chapelain, qui s’était approché de nous ; et, citant l’Évangile avec plus d’à-propos que de savoir, il ajouta : — Le Seigneur a dit : « Celui qui frappera avec l’épée périra par le taureau. »

— Amen ! dit Martingale s’inclinant avec une humilité naïve devant l’autorité de son curé ; mais qui diable a pu empoisonner les cornes du taureau ?

Si l’on se rappelle l’opération bizarre à laquelle j’avais assisté la veille sans être vu, et la part qu’y avait prise Feliciano, on ne sera point embarrassé de répondre à cette question, sous laquelle Juan dissimulait prudemment une dangereuse complicité.

VI
BERMUDES-EL-MATASIETE

A une portée de fusil de l’hacienda, une trentaine de huttes capricieusement groupées servaient d’habitations aux peones ou travailleurs à gages. L’aspect de ces cabanes n’annonçait pas la misère : il semblait que la nature se fût complu à jeter le voile d’une végétation luxuriante sur les parois de bambous ou de fagots qui disparaissaient sous les larges feuilles et les tiges grimpantes des calebassiers aux calices d’or. Chaque hutte s’élevait au milieu d’un enclos formé par une haie vive de cactus cierges, que des volubilis aux clochettes multicolores couvraient de leurs réseaux serrés : mais l’intérieur des cabanes était loin de répondre à ces riants dehors ; tout y trahissait le dénûment affreux qui est le partage du peon. Sur la terre qu’on lui concède, chaque travailleur ne peut en effet cultiver à son profit que le carré de piment et de tabac qui lui est accordé par le maître de la ferme, et le temps qu’exige l’exploitation de ce petit coin de terre est pris sur ses heures de repos. Un monopole impitoyable le force d’acheter à l’hacienda le blé, le maïs, les objets manufacturés nécessaires à sa consommation, et dont le prix dépasse de beaucoup son modique salaire. Le travailleur libre d’une hacienda achète donc presque tout à crédit, et le propriétaire reste éternellement son créancier. Aussi le dia de raya (le jour de paye) est-il, dans ces fermes, un jour néfaste, au lieu d’être, comme partout ailleurs, un jour de fête, car chaque semaine ajoute une nouvelle charge au fardeau déjà si lourd qui pèse sur le péon.

La condition de ces travailleurs à gages, on peut l’affirmer sans crainte, est pire que celle des nègres de nos colonies, et cependant jamais la philanthropie n’a accordé à leur triste sort un peu de cette compassion qu’elle prodigue si souvent à de moins réelles misères. Le nègre esclave a sa cabane où il se repose après les heures de travail, dont la loi fixe le nombre. Une distribution copieuse de poisson salé, son mets favori, répare ses forces, et, s’il tombe malade, les soins d’un médecin ne lui manquent jamais. L’insouciance du maître laisse, au contraire, le péon exposé sans défense aux atteintes de la maladie et de la faim. L’esclave noir peut entrevoir le moment où il rachètera une liberté dont il ne saura que faire sans doute, mais dont la perspective lui sourit ; le travailleur libre n’a devant lui qu’un esclavage sans limite, car son salaire sera toujours inférieur aux dettes que le monopole le force à contracter. L’influence de l’ancien joug espagnol pèse encore, on le voit, sur une partie de la population mexicaine presque aussi lourdement qu’au jour de la conquête : la république a continué sans remords l’œuvre de l’absolutisme.

Je dirigeais souvent mes promenades vers les cabanes habitées par les péons. La boutique qui contenait les denrées et les objets manufacturés s’élevait au milieu du village. Un matin, je m’étais arrêté devant cette boutique pour observer les diverses transactions dont elle était le théâtre. Chaque péon tirait de sa poche un roseau creux long de six pouces, et dans lequel étaient roulés deux petits carrés de papier indiquant, l’un le doit, l’autre l’avoir. Ces écritures sont d’une simplicité primitive. Une raie horizontale, tracée d’un bout à l’autre du papier, est la base du compte courant. Sur cette ligne longitudinale, d’autres raies perpendiculaires plus ou moins prolongées (telle est l’étymologie du mot raya ou paye), des zéros et des demi-zéros, servent à désigner les piastres et les demi-piastres, les réaux et les demi-réaux. Au milieu des acheteurs, qui ne se retiraient qu’après avoir longuement débattu leurs prix, je remarquai bientôt un individu plus hâve et plus maigre que les autres, qui se promenait avec hésitation en jetant sur la boutique des regards d’ardente convoitise. A la persistance avec laquelle il fumait cigarettes sur cigarettes, il était facile de voir que le pauvre péon cherchait à endormir les tiraillements d’un estomac affamé. Enfin il parut prendre une détermination héroïque, et s’avança vers la boutique en demandant un cuartillo de maïs.

— Voyons votre compte, dit le commis.

Le péon tira de sa poche son roseau, et en fit sortir son grand-livre ; mais autant la ligne horizontale de l’avoir était parcimonieusement semée d’hiéroglyphes, autant celle du doit était surchargée de signes de toute espèce. Le commis refusa durement de lui vendre jusqu’à nouvel ordre, et lui rendit son compte. Le péon avait, selon toute apparence, prévu cette réponse, et la résignation aurait dû lui être facile ; cependant un désappointement douloureux se peignit sur sa figure, et ce fut d’une main tremblante qu’il essaya de faire rentrer dans l’étui de roseau le papier qu’il roulait convulsivement. Je me sentis alors ému de compassion, et je payai au commis le modeste emprunt que le pauvre travailleur était venu solliciter en vain. Le péon me témoigna sur-le-champ sa reconnaissance en m’empruntant un second réal (60 centimes), et en me priant de l’accompagner dans sa cabane pour guérir sa femme, malade depuis fort longtemps. J’appris, dans le court trajet que nous fîmes ensemble, que c’était cette maladie qui l’avait assez arriéré pour qu’on lui refusât un crédit dont il avait plus besoin que jamais.

Je trouvai dans la hutte du péon le dénûment que je m’attendais à y rencontrer. Quelques vases de terre cuite, deux ou trois têtes de bœuf desséchées qui servaient de siéges, composaient tout l’ameublement. Deux enfants nus, le ventre ballonné, les jambes grêles, les cheveux pendants, allaient et venaient autour d’une femme dont la figure pâle et amaigrie indiquait le dernier terme d’une maladie de langueur. Étendue plutôt qu’assise sous un hangar qui s’élevait sur la cour intérieure, cette femme balançait d’une main affaiblie, à l’aide d’une ficelle d’aloès, un petit hamac suspendu aux piliers du hangar, et dans lequel un jeune enfant dormait au soleil : c’était un triste tableau. Je cherchai à rassurer le père en lui conseillant de substituer au piment et au fruit des cactus, dont toute la famille se nourrissait, un système d’alimentation mieux approprié à la débile santé de sa femme ; mais je ne me dissimulais pas que, pour ces malheureux privés de tout, ma recette était impraticable. Le père m’écoutait cependant en se frottant les mains et en donnant tous les signes d’un contentement que je n’osais regarder comme l’effet de mes exhortations. Aux questions que je lui adressai sur cette joie subite et singulière, il répondit que la sainte Vierge venait de lui envoyer une idée, et que l’abondance ne tarderait pas à rentrer dans son logis. En parlant ainsi, il caressait de l’œil une vieille carabine toute rouillée qui se trouvait dans un coin de la cabane. C’est en vain que je l’interrogeai sur l’usage qu’il comptait en faire ; le péon ne voulut pas s’expliquer, et se contenta de me répéter que c’était une triomphante, une glorieuse idée. Je le quittai donc sans avoir pu lui arracher son secret, mais rassuré par la pensée que cette carabine rongée par la rouille ne pouvait être que fort inoffensive, excepté pour celui qui s’en servirait.

Deux jours après, j’entrai le matin chez le propriétaire de l’hacienda ; je le trouvai pourpre de colère, et tançant rudement un pauvre diable qui, une carabine sous le bras, la tête baissée, tournait gauchement son chapeau entre ses mains. Je reconnus le péon.

— Ah ! seigneur don Ramon, demandai-je à l’hacendero, quelle funeste nouvelle venez-vous d’apprendre ?

— Ce que je viens d’apprendre ! s’écria don Ramon, c’est que mes gens (Dieu me pardonne !) s’entendent avec les jaguars au détriment de mes bestiaux. Encore un poulain que je viens de perdre par la maladresse de celui-ci.

Puis il continua avec une véhémence toujours croissante :

— Vous savez que depuis quelque temps ces damnés jaguars font chaque soir de nouveaux ravages dans mes troupeaux. Or, hier matin, ce drôle m’aborde pour me faire part d’une idée que la sainte Vierge, disait-il, lui avait envoyée dans mon intérêt.

— Je le croyais, interrompit humblement l’accusé.

— Il s’agissait, continua don Ramon, de se mettre à l’affût du jaguar dans un endroit qu’il me désigna, et de l’y attirer au moyen d’un poulain qui servirait d’appât. Il avait l’air si sûr de son fait, si certain de gagner les 10 piastres (50 francs) de prime, que j’eus la sottise de lui confier un jeune poulain de six mois. Voyons, drôle ! parle ! Qu’as-tu fait de ce pauvre animal ? Comment cela s’est-il passé ?

— Eh bien ! seigneur maître, dit timidement le péon, voilà donc que j’étais embusqué depuis deux heures derrière un fourré ; le poulain était attaché à dix pas devant moi, regimbant, criant pour aller rejoindre sa mère, lorsque tout à coup j’aperçois dans l’obscurité deux yeux qui flamboyaient comme des cigarettes allumées. Je visai dans cette direction, je recommandai mon âme à Dieu, et je fis feu en détournant la tête.

— Et, au lieu du tigre, tu tuas le poulain ! s’écria le propriétaire exaspéré.

— Oh ! seigneur maître, interrompit énergiquement le tireur blessé dans son amour-propre, je n’ai fait que l’estropier !

— Tué ou estropié, n’est-ce pas la même chose ? hurla l’hacendero. Eh bien ! va-t’en au diable ! ou plutôt, va te faire mettre huit heures au cepo.

— C’était cependant une heureuse idée, dit tristement le pauvre péon, qui voyait s’évanouir l’abondance qu’il avait rêvée pour sa famille affamée ; puis il sortit la tête basse, l’air résigné, quoique deux larmes sillonnassent ses joues amaigries. C’était donc les mains vides qu’il devait rentrer dans sa cabane, c’était un supplice de huit heures qu’il avait gagné en exposant sa vie, sauvée par un miraculeux hasard. Je connaissais la profonde misère de ce malheureux, j’avais partagé son espoir, bien qu’il m’eût fait un mystère de ses projets. Un dénoûment si triste m’émut profondément.

— Ah ! si Bermudes était ici, s’écria don Ramon, je n’aurais pas à gémir sur tant de pertes réitérées. Que Dieu et Monseigneur saint Joseph permettent que Bermudes revienne bientôt !

Ce Bermudes, surnommé el Matasiete[43], était ce même chasseur que j’avais rencontré en compagnie d’un coureur des bois canadien lors de mon excursion au placer de Bacuache, et qui m’avait donné, on s’en souvient peut-être, rendez-vous à la Noria[44].

[43] Littéralement tue-sept.

[44] Voyez page 175.

Les ferventes prières du propriétaire durent certainement monter jusqu’au ciel, car, au moment même où il les prononçait, un homme entra dans la salle où nous étions, et dans cet homme, que la Providence semblait ramener à la ferme, je reconnus Bermudes-el-Matasiete. Un mouchoir à carreaux, tout maculé de larges taches de sang desséché, était son unique coiffure. Les boutons de métal et les galons d’argent qui, bien que ternis rehaussaient encore quelque peu sa veste et ses pantalons de cuir, avaient disparu jusqu’au dernier. Des lambeaux de chemise s’échappaient par les déchirures de la veste en mèches effilées, et les doigts des pieds sortaient de ses chaussures usées par la marche. Quant à sa figure, elle gardait encore l’expression d’intrépidité chevaleresque qui déjà m’avait frappé. Le soleil avait seulement ajouté une teinte plus foncée encore au hâle de ses joues.

— Est-ce bien toi, Matasiete ? s’écria don Ramon en s’avançant vers lui comme pour s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’une illusion.

— Matasiete ! Vous pouvez bien dire Mataquince (tue-quinze), s’écria le chasseur en se redressant d’un air théâtral : oui, c’est bien moi, quoique vous ayez peut-être cru ne plus me revoir.

— J’avoue, lui dis-je, que je commençais à craindre que vous ne revinssiez pas.

Lorsque, quinze jours auparavant, j’avais rencontré dans les bois le chasseur mexicain et son compagnon d’armes le Canadien, la mâle physionomie, les allures résolues de ces deux aventuriers avaient produit sur moi une vive impression. Notre rencontre n’avait dû être pour eux qu’un incident ordinaire dans la vie des bois, un fait insignifiant depuis longtemps oublié. Je rappelai donc à Bermudes la soirée qu’il avait passée à mon bivouac, dans les bois de Fronteras, après avoir retrouvé les traces d’un parti d’Indiens qui avaient donné l’alarme aux habitants de ce village. Je lui rappelai comment, dépouillé pat les brigands du fruit d’une périlleuse campagne, privé de son cheval, dont ils ne lui avaient laissé que la selle, il avait fait vœu devant moi de les poursuivre jusqu’au fond de leurs déserts, de porter sur sa tête la selle de son cheval jusqu’à ce qu’il l’eût mise sur le dos de l’un d’eux, de les attaquer et de les tuer partout où il les rencontrerait, de vendre leurs enfants comme esclaves, et de consacrer le produit de la vente aux âmes du purgatoire (animas benditas). Bermudes avait, on le voit, avec ces saintes âmes un compte assez délicat à régler. Sa réponse m’indiqua cependant qu’il regardait cette affaire d’honneur comme conclue ; elle me prouva aussi qu’il se souvenait parfaitement de notre rencontre, car ces coureurs des bois n’oublient jamais l’homme qu’ils n’ont même fait qu’entrevoir : ils en remontreraient sur ce point aux physionomistes les plus exercés. Toutefois je dus renoncer pour le moment à entendre le récit de l’aventureuse campagne de Matasiete. Je m’étais aperçu que le chasseur désirait entretenir don Ramon en particulier, et j’ajournai toute nouvelle question à un moment plus opportun.

En quittant Matasiete, je me dirigeai instinctivement vers l’endroit où j’avais vu les cepos et les autres instruments de supplice usités dans l’hacienda : c’était l’heure où le péon devait subir la peine encourue par sa maladresse. On sait que le cepo ou cep est formé de deux traverses de bois qui se superposent l’une à l’autre. Une demi-lune ou échancrure semi-circulaire, pratiquée dans chacune de ces traverses, sert à enfermer les jambes ou le cou du patient. Ces traverses de bois sont exhaussées de façon à ce que les jambes soient plus élevées que la tête, qui s’appuie sur la nuque dans une position d’abord peu gênante, et au bout de quelques heures insupportable. Une demi-douzaine de cepos ainsi disposés s’élevaient dans une petite cour, dominés par un pilori ou picota qui ne servait que dans les occasions solennelles.

La mésaventure du péon m’avait vivement touché, et je m’étais promis de lui porter quelque secours ; mais la Providence, qui se sert des moyens les plus ordinaires pour venir en aide aux nécessiteux, m’avait déjà devancé, et indemnisé mon protégé plus largement que je ne comptais le faire moi-même. Sur un des cepos, un homme seul était étendu, le corps et la figure exposés aux rayons d’un soleil dévorant, tantôt s’exhaussant sur les coudes, tantôt se faisant de ses mains un abri contre la clarté qui l’aveuglait. Ma surprise fut extrême quand, à la place du péon, je reconnus mon ami Martingale.

— Par quelle singulière aventure, lui demandai-je, vous trouvez-vous dans cette position critique ?

— Hélas ! seigneur cavalier, c’est par suite de mon bon cœur et de ma mauvaise étoile, et aussi par la protection de mon ami Benito, le nouveau majordome ; mais, puisque le hasard vous rend témoin de mon infortune, mon honneur exige que vous en sachiez le motif.

J’écoutai la justification de Martingale.

— Ce motif est des plus honorables, reprit-il. Quand j’appris qu’un de mes compères[45] avait à passer huit heures au cepo, je pensai qu’il ne serait peut-être pas fâché de se distraire, et je vins ici avec quelques piastres et un jeu de cartes en poche. Mon compère n’avait malheureusement pour capital disponible que ses huit heures de cepo ; le connaissant d’habitude pour fort solvable, je lui proposai de jouer d’abord deux réaux contre sa parole. Il accepta. Je jouai avec si peu de chance, que, malgré la martingale infaillible dont j’ai le secret, je perdis les deux réaux, puis successivement tout mon argent. Alors mon compère me proposa, pour m’acquitter, de jouer ses huit heures de cepo, si bien que je ne rattrapai rien de mon argent et que je ne gagnai que les sept heures qui lui restaient à faire, car notre partie avait duré une bonne heure. Cependant il fallait faire agréer le changement en question au majordome, qui, vous le savez, est fort de mes amis ; mon honneur me faisait un devoir de solliciter cette faveur, d’autant plus…

[45] Compère, compadre, n’a ici d’autre sens que celui de confrère ou compagnon.

— D’autant plus, interrompis-je, que vous espériez qu’il vous la refuserait.

— Lui, me la refuser ! protesta Martingale offensé. Benito me l’accorda, au contraire, avec une courtoisie, un empressement dont je lui sais très-bon gré… mais qu’il me payera.

Je calmai l’irritation de Martingale en lui donnant la piastre que je destinais au péon. Au moment où le joueur repentant me promettait solennellement de garder cette piastre pour les grandes occasions, je fus rejoint par Bermudes.

— Vous me pardonnerez, me dit-il, si tantôt je n’ai répondu que d’une manière évasive à vos questions ; mais j’avais à m’occuper avec le seigneur don Ramon de la réalisation de certaines marchandises très-précieuses pour moi, car, pour m’en rendre possesseur, j’ai joué ma vie.

— C’est la seule chose que je n’aie pas encore mise sur une carte, interrompit Martingale ; ce devait être une belle partie.

— Comme vous n’en jouerez probablement jamais, mon brave, reprit Bermudes. Quant aux détails de cette partie, continua-t-il en se tournant vers moi, je venais vous dire, seigneur cavalier, que, s’il vous plaisait de les apprendre, vous me trouverez ce soir, à l’heure de l’oracion[46], tout disposé à vous les communiquer : je serai à l’Ojo de Agua, où mes occupations m’appellent.

[46] Angélus.

Le soir venu, je me dirigeai vers l’endroit qu’on appelait Ojo de Agua. C’était une petite source à un quart de lieue de l’hacienda, dans une situation des plus pittoresques. Au pied d’un talus assez bas qui bornait un amphithéâtre de petites collines, la source remplissait un bassin circulaire à la surface duquel des plantes aquatiques étendaient leurs larges feuilles lustrées. Un cèdre s’élevait sur le talus, et ses branches inférieures venaient tremper jusque dans l’eau les mousses parasites dont elles étaient chargées. Des acajous aux troncs noueux, des sumacs, des palos mulatos à la peau exfoliée, s’étageaient en groupes serrés au-dessus du cèdre. Du côté opposé, une clairière d’une trentaine de pas de diamètre, s’étendant jusqu’à d’épais fourrés de frênes, de palétuviers, formait comme un carrefour percé de sombres arcades. Tel était l’endroit où m’attendait le chasseur mexicain. Je le trouvai nonchalamment étendu sur la mousse, et, goûtant la fraîcheur de l’ombre à l’entrée d’une des avenues obscures qui s’ouvraient sur la clairière. Sa carabine à canon bleu était à côté de lui. Je félicitai Bermudes d’avoir choisi pour notre rendez-vous un site dont la beauté sauvage devait en quelque sorte prêter un nouveau charme au récit de ses aventures.

— Je suis charmé, me dit-il avec un sourire dont je ne compris pas d’abord toute l’ironie, que l’endroit soit de votre goût ; mais vous verrez d’ici à peu de temps qu’il est encore mieux choisi que vous ne pensez.

Je n’avais pas oublié le chasseur canadien, et je m’informai de ce qu’il était devenu.

— Vous le verrez tout à l’heure, dit Bermudes ; il est occupé à terminer quelques dispositions relatives à notre réunion de ce soir.

Le soleil couchant illuminait les profondeurs de la forêt quand le coureur des bois vint nous rejoindre. Le géant canadien tenait d’une main sa carabine, de l’autre il traînait en laisse un petit poulain qui boitait pitoyablement et regimbait de toutes ses forces.

— Eh bien ! Dupont (ce ne fut pas sans peine que je reconnus ce nom français singulièrement défiguré par la prononciation mexicaine), a-t-on disposé les feux autour de la Noria ? demanda Bermudes.

Le Canadien répondit affirmativement, et, après avoir attaché le poulain par une longue et forte corde au tronc du cèdre qui s’inclinait sur la source, il vint s’étendre sur la mousse, près de nous. Quant à moi, je commençais à ne plus rien comprendre à ce poulain et à ces feux allumés contre l’usage autour de la Noria. Je voulus connaître l’objet de ces préparatifs : Matasiete me répondit que c’était pour écarter les bêtes féroces. J’insistai pour avoir une réponse plus précise ; le chasseur se mit à rire.

— Eh quoi ! n’avez-vous pas deviné ? me dit-il.

— Non.

— Eh ! caramba ! vous êtes avec nous à l’affût du tigre qui donne le cauchemar à l’honoré seigneur don Ramon !

— A l’affût d’un tigre ! m’écriai-je ; vous voulez rire à mes dépens ?

— Non certes, et je vais vous prouver que tout cela est très-sérieux.

En disant ces mots, Matasiete se leva, et, m’invitant à l’accompagner, il me conduisit sur le bord du bassin de la source. A la lueur du crépuscule, je remarquai alors sur le terrain humide de formidables empreintes.

— Ces empreintes sont d’avant-hier, dit le chasseur, j’en suis certain. Il y a donc vingt-quatre heures que le jaguar n’a bu. Or, comme à vingt lieues de distance il n’y a de l’eau qu’à la Noria et à cette source, le tigre, effrayé d’un côté par les feux de la Noria, attiré de l’autre par la soif et odeur du poulain, viendra infailliblement ici ce soir.

Ce raisonnement me parut d’une logique inattaquable. Il n’y avait plus à en douter, je me trouvais, sans aucune espèce d’arme, transformé tout d’un coup en chasseur de tigres. Je revins m’asseoir sur la mousse. Un moment je me demandai si quelque nécessité impérieuse ne réclamait pas ma présence immédiate à l’hacienda ; puis l’amour-propre prit le dessus, et je demeurai, bien qu’il me parût assez bizarre de chasser ainsi le tigre en amateur, sans armes et les bras croisés.

Quant aux deux associés, ils s’établirent commodément sous les arches d’un palétuvier, comme s’ils se fussent exclusivement reposés sur moi du soin de leur sûreté. Le Canadien étendit mollement ses membres robustes sur le gazon, et je ne pus m’empêcher de contempler avec admiration, dans son insouciance héroïque, ce dernier débris d’une race d’aventuriers qui s’éteint.

— Asseyez-vous près de moi, me dit Bermudes, et je vais vous raconter ce qui nous est arrivé depuis le soir où vous nous avez donné l’hospitalité à votre bivouac. Nous avons du temps devant nous, car les bêtes féroces ne s’éveillent que quand l’homme dort ; les ténèbres doublent leur force et leur fureur. Il est à peine sept heures, et je ne pense pas que nous recevions avant onze heures la visite du jaguar que nous guettons.

J’avais donc quatre heures à passer dans une attente qui, bien qu’assez pénible, n’étouffait pas tout à fait la curiosité presque affectueuse qu’avaient éveillée en moi le chasseur mexicain et son compagnon d’aventures. Le récit de Bermudes devait m’offrir un épisode attachant de la lutte des habitants des frontières avec les hordes indiennes, lutte incessante dans laquelle, agresseurs et attaqués tour à tour, ils préparent sans s’en douter le triomphe futur de la civilisation. C’en serait fait bientôt de ces populations qui naissent sur les confins du désert, si, de temps à autre, la Providence ne suscitait dans leur sein de ces redoutables frères de la carabine et du couteau qui vont porter jusque sous la hutte du sauvage la terreur du nom des blancs. C’étaient deux aventuriers de cette espèce que le hasard avait amenés deux fois sur ma route. Le vœu de Matasiete avait-il été accompli ? Par quel prodige de ruse et d’audace avait-il pu l’être ? Le récit de Bermudes allait me l’apprendre, et en d’étranges circonstances : par une plaisanterie toute naturelle à ses yeux, le rude chasseur avait ajouté, comme un encadrement pittoresque, la réalité d’un danger présent au souvenir de ses dangers passés. Je n’étais venu que pour écouter, et, d’un moment à l’autre, le récit pouvait faire place à l’action.

— Après que nous eûmes pris congé de vous, dit le chasseur, nous passâmes deux jours à reconnaître les traces des Apaches, qu’il nous fut très-aisé de suivre en dépit de mille détours ; je retrouvai même parmi les vestiges nombreux qui facilitaient notre exploration les empreintes des pas de mon cheval. Une inspection plus attentive de ces empreintes m’apprit que le pauvre animal trébuchait sous un fardeau probablement au-dessus de ses forces. Ma fureur s’accrut encore à cette pensée. Bientôt des empreintes nombreuses de chevaux et de mules se confondirent avec celles de mon propre cheval, d’où nous conclûmes que de nouvelles déprédations venaient d’être commises ; puis, arrivés au bord d’un des bras du Rio San-Pedro, nous perdîmes subitement toute trace des fuyards. C’était le troisième jour de marche depuis notre rencontre. Nous eûmes beau passer et repasser plusieurs fois la rivière et chercher partout ; les galets qui en couvraient les bords à une grande distance n’avaient conservé nul vestige des Indiens. Nous nous trouvions dépistés pour la seconde fois. Le soir nous surprit déjà bien loin de la rivière et accablés de fatigue. C’était au tour du Canadien de faire sentinelle, et je dormais profondément, quand mon compagnon m’éveilla.

— Qu’est-ce ? lui demandai-je. Avez-vous découvert enfin la bonne voie ?

— Voyez, me dit-il, fidèle à son habitude de parler dans les bois le moins qu’il peut. Je me frottai les yeux, et j’aperçus derrière nous des lueurs qui rougissaient l’horizon.

— C’est une colline dont on brûle les herbes, lui dis-je.

— Vous dormez encore, reprit mon compagnon.

Je me frottai de nouveau les yeux ; je vis alors que la lueur lointaine ne devait pas être produite par une nappe de flammes continue, mais bien par des feux assez rapprochés les uns des autres. La fumée n’était pas noire, comme celle des herbes vertes qui brûlent avec les herbes sèches ; elle montait vers le ciel en colonnes déliées. Enfin ces foyers étaient enveloppés à leur base d’une ceinture de vapeurs qui serpentaient au loin dans la plaine. Ce brouillard indiquait le cours tortueux de la rivière, et les Indiens devaient avoir établi leur camp sur une des îles qu’elle embrasse dans ses replis : mon camarade avait raison.

— En marche, lui dis-je.

— En marche, reprit le Canadien, et nous revînmes sur nos pas. Nous avançâmes alors avec plus de prudence que nous n’avions fait jusque-là, car la campagne était ouverte, et nous avions à redouter que les Indiens n’eussent mis quelques-uns des leurs en vedette, bien que, se fiant sur leur nombre, ils ne semblassent guère prendre de précautions pour cacher leurs traces. Nous avions remarqué plus de vingt empreintes différentes, toujours à la file les unes des autres. Chaque Indien, comme vous le savez, s’applique à marcher, pour ainsi dire, dans les pas de celui qui le précède, et le nombre de nos ennemis pouvait bien être estimé à une trentaine à peu près. Heureusement nous pûmes, sans être découverts, gagner le bord de l’eau. Nous ne nous étions pas trompés dans nos conjectures. Sur un îlot entouré d’arbres, des feux étaient allumés de distance en distance, et nous pûmes distinguer les corps rouges de ces chiens affamés, qui reluisaient à la clarté du feu dans les intervalles des arbres. Autant que je pus le voir, tous portaient au poignet gauche le bracelet de cuir[47] qui sert à distinguer le guerrier indien de ces lâches corbeaux qu’on est exposé à rencontrer de temps en temps dans les déserts. J’avais donc affaire à des ennemis dignes de moi.

[47] Ce bracelet de cuir et une espèce de paumelle qui entoure la main gauche sont les signes distinctifs des Indiens guerriers. Le premier sert à amortir le coup de fouet de la corde de l’arc quand il se détend, la seconde empêche les pennes de la flèche de déchirer la peau de la main.

Ici Bermudes fit une pause, et nous pûmes entendre les ronflements du Canadien, que le récit des exploits du chasseur mexicain avait plongé dans un assoupissement profond. La nature apathique de l’homme du Nord m’offrit un contraste frappant avec celle de l’homme du Midi, nerveux, impressionnable, railleur, relevant d’une pointe gasconne un courage d’ailleurs à toute épreuve.

— Vingt fois, reprit l’aventurier, je levai ma carabine à la hauteur de mon épaule, prêt à céder à une irrésistible tentation en abattant un de ces diables rouges, et vingt fois mon compagnon abaissa le canon de mon arme. Je consentis cependant à écouter les conseils de la prudence, et je réprimai ma fougue impatiente : ce ne fut pas sans peine. Rappelez-vous que nous suivions leur piste depuis dix-sept jours, et vous penserez bien qu’il ne pouvait être question de reculer au moment où nous venions de les joindre. Seulement il fallait choisir le moment de l’attaque ; la prudence nous ordonnait de reconnaître les lieux avant de commencer les hostilités, nous étudiâmes donc le terrain. Autour de nous, sauf une frange continue d’osiers et de cotonniers, les rives étaient alternativement boisées et coupées de plaines ou de clairières. Plus loin, en suivant toujours le cours de l’eau et à moitié noyée sous la brume du matin, une autre petite île s’élevait à une double portée de carabine de celle où nos voleurs étaient campés. Les coquins avaient choisi là un poste inabordable par surprise. La lune éclairait en plein la nappe d’eau qui entourait leur île, au point qu’on pouvait voir parfaitement de petits remous écumeux que formait le courant autour de quelques grosses pierres échouées au fil de la rivière : on distinguait même les feuilles des plantes aquatiques que la lune blanchissait autour. Cette disposition indiquait qu’en cet endroit l’eau devait être guéable. Nous nous éloignâmes doucement de ce gué, que les Indiens avaient probablement suivi et devaient suivre encore au point du jour pour sortir de l’île ; puis nous allâmes établir notre blocus sous les osiers, à quelque distance.

Nous tînmes conseil à voix basse. Nous connaissions assez les habitudes des Indiens pour présumer qu’ils n’avaient choisi ce poste avec tant de soin que pour y passer un jour à chasser, et qu’à cet effet ils se disperseraient par petites troupes. Ce n’était que grâce à cette circonstance que nous pouvions espérer d’en venir à bout. Comme j’avais dormi quelques instants, j’engageai le Canadien à en faire autant, et je m’assis à côté de lui. Il ne tarda pas à ronfler comme il fait en ce moment, tandis qu’à travers les pousses serrées qui m’abritaient je continuais à surveiller l’ennemi. La rivière murmurait doucement, et j’aurais, je crois, cédé à l’envie de dormir, si le silence de la nuit n’eût été troublé de temps à autre par les hurlements des Indiens. — Oui, oui, me disais-je, hurlez de joie, coquins, jusqu’au moment où nos carabines vous feront hurler de douleur. — Enfin ils parurent dormir aussi, car je les vis s’étendre autour de leurs feux, et je n’entendis plus que le murmure de l’eau et le bruit des feuilles sous la brise. Les heures s’écoulèrent ainsi bien lentement. Au point du jour notre sort allait se décider. Dans ces moments-là, seigneur cavalier, on est heureux de ne laisser personne après soi. Malgré moi, je ne pouvais me défendre de quelques tristes pressentiments quand j’entendais les craquements sourds des arbres et les cris de la chouette au milieu des grands bois qui s’étendaient derrière nous. Je commençais à frissonner sous le brouillard qui s’épaississait au-dessus de ma tête, quand, à la lueur grisâtre du jour qui se levait, je crus apercevoir quelque mouvement dans l’île. J’éveillai à mon tour mon camarade, après avoir toutefois prié Dieu, la sainte Vierge et les saintes âmes du purgatoire de me venir en aide.

Quelques corbeaux croassaient déjà en saluant l’aube. Bientôt nous reconnûmes le bruit de l’eau agitée, et à la clarté du crépuscule, nous distinguâmes, dans un canot, d’abord un, puis deux, puis trois Indiens qui traversaient avec précaution la rivière en se dirigeant vers le bord où nous étions. Le Canadien me serra violemment le bras ; nous mîmes tous les deux un genou en terre, après avoir renouvelé l’amorce de nos carabines, prêts à faire feu, si le hasard les amenait de notre côté, et, dans une anxiété terrible, nous attendîmes.

En ce moment, Bermudes fut encore interrompu ; le poulain se cabra brusquement, et les buissons craquèrent avec un bruit si lugubre, que je ne pus m’empêcher de tressaillir.

— N’avez-vous pas entendu un hurlement ? dis-je à Bermudes.

Le chasseur secoua la tête en riant.

— Quand vous aurez une fois, une seule fois, entendu le rugissement du tigre, reprit-il, vous ne serez plus exposé à le confondre avec les bruissements des maringouins. D’ici à quelques heures vous serez à cet égard aussi savant que moi.

C’était une fausse alarme. Le chasseur continua.

— Vous concevez que, si nous étions découverts, c’en était fait de nous, car nous avions tous ces démons à la fois sur les bras. Ce fut donc pour nous un moment plein d’angoisse que celui où ils prirent pied à terre. Pendant quelques minutes, qu’ils passèrent à se consulter, nous restâmes sans haleine ; heureusement Dieu voulut qu’ils se dirigeassent dans le sens opposé à notre cachette. Les trois Apaches remontèrent le cours de l’eau. J’avais toujours avec moi cette maudite selle que, dans un moment d’exaspération, j’avais fait vœu de mettre sur le corps d’un de ces brigands mort ou vif. Je la cachai sous les branches, puis, profitant de la lisière d’arbustes qui entourait la rivière, nous nous glissâmes silencieusement derrière les Indiens. Le Canadien, malgré son grand corps, rampait avec l’agilité d’un boa, et je le suivais de mon mieux. Nous avions à peine parcouru ainsi une centaine de vares, quand nous fîmes lever devant nous un cerf magnifique, qui s’élança du côté de nos ennemis. Le sifflement aigu de la corde d’un arc nous annonça qu’il avait été vu, et l’animal revint s’abattre à vingt pas devant nous, serré de près par l’Indien qui l’avait blessé et qui accourait l’achever. Le cerf, en se défendant, renversa son antagoniste, et j’étais encore stupéfait de cette alerte imprévue, que le Canadien, que je croyais près de moi, s’était déjà élancé en avant, et, clouant d’une main l’indien sur le sol d’un coup de couteau, étouffait de l’autre dans son gosier un hurlement d’agonie que nous fûmes seuls à entendre.

— Et d’un, dit le Canadien.

— Nous prêtâmes l’oreille avec anxiété ; les voix lointaines des Indiens qui appelaient leur camarade retentissaient dans les bois. Le Canadien répondit à cet appel en cherchant à imiter le cri du chasseur à la poursuite du cerf. Un second appel encore plus éloigné nous fit comprendre que les deux Indiens souhaitaient bonne chance à leur compagnon, et nous n’entendîmes plus rien. Tout cela s’était passé en moins de temps que je n’en mets à vous le dire, et le crépuscule durait encore. Ce n’était qu’à la faveur de cette demi-obscurité que nous pouvions espérer de surprendre les deux autres Apaches, et il fallait se hâter. Comme nous nous éloignions de l’île où étaient campés les Indiens, et que nous n’étions plus que deux contre deux, nous avions moins de précautions à prendre, et nous marchions plus vite dans la direction des voix que nous avions entendues. Nous arrivâmes ainsi à un petit ruisseau qui se jetait dans la rivière, et nous en remontâmes le cours en silence pendant quelques minutes. L’instinct du chasseur me disait que les cerfs devaient venir se désaltérer le matin à la source, et ce même instinct avait dû diriger de ce côté nos Indiens, qui probablement étaient en chasse. Comme vous allez voir, nous ne nous étions pas trompés. Ce que nous aperçûmes vaut la peine que je vous en parle : vous saurez combien ces drôles sont rusés.

Le ruisseau que nous remontions formait à sa source une espèce de petit étang au milieu d’une clairière entourée de buissons et d’arbres serrés les uns contre les autres. Nous avions gagné si doucement cet abri de lianes et de troncs d’arbres, le bruit de notre marche ressemblait si bien au frémissement des branches agitées par le vent du matin, que deux cerfs de très-grande taille qui gambadaient près de là ne prirent nul ombrage, et continuèrent à bondir au milieu des hautes herbes, que dépassaient leurs têtes et leurs ramures. Nous aperçûmes bientôt deux autres cerfs qui se tenaient à quelque distance des premiers, les regardant avec curiosité, et cependant avec une visible défiance, car ils avançaient d’un pas, puis reculaient de deux. Bien que la lueur douteuse du jour n’éclairât encore que confusément les objets, nous pûmes remarquer un étrange contraste entre ces deux couples de cerfs. Chez les premiers, la fixité des prunelles, je ne sais quoi de brusque et de saccadé dans les mouvements, étaient autant de signes suspects qui motivaient pleinement l’épouvante et la surprise des seconds. Cependant la curiosité sembla l’emporter sur la peur ; ceux-ci se hasardèrent timidement à faire un pas vers le centre de la clairière. Alors les deux cerfs que nous avions vus d’abord firent quelques pas à reculons. Ce mouvement les rapprocha de nous et les mit à la portée de notre bras. Le Canadien et moi nous restions immobiles, le couteau entre les dents. Tout à coup les buissons qui nous entouraient craquèrent avec bruit, la main puissante du Canadien avait saisi l’un des deux cerfs ; l’animal, ou plutôt l’Indien déguisé[48], hurla pour la dernière fois, au moment où je m’élançais sur le dos de l’autre en m’écriant : — Ah ! chien ! à défaut de selle, je te monterai à poil. L’étreignant alors entre mes jambes, je levai mon couteau sur lui ; mais, d’un effort désespéré, il évita le coup, jeta sa tête d’emprunt loin de lui et s’échappa de dessous moi. En vain je le saisis par la jambe ; un dernier effort qu’il fit m’envoya rouler sur l’herbe si brusquement, que je regardai, en me relevant, si sa jambe n’était pas restée dans ma main, tant j’avais peine à croire qu’il eût échappé si facilement à la vigueur de mon poignet. En un bond cependant il s’était mis hors de ma portée. Je le poursuivis vivement ma carabine à la main ; mais le démon courait comme un daim effarouché, et je vis bien que je ne pourrais jamais l’atteindre. Alors, dans un transport de rage, je le visai, et l’Indien ne bougea plus ; le son de ma carabine fut renvoyé d’écho en écho au milieu du silence universel.

[48] C’est sous ce déguisement que les Indiens chassent le cerf à l’affût, et peuvent choisir pour victimes les plus beaux de ceux qu’ils ont ainsi attirés près d’eux.

— Qu’avez-vous fait ? s’écria le Canadien ; vous avez donné l’éveil au camp !

— Que voulez-vous ? repris-je, il aurait averti ses camarades ; mieux vaut que ma carabine l’ait devancé.

Toutes les récriminations étaient inutiles, le Canadien ne répondit pas ; il se dirigea vers l’Indien que j’avais abattu pour reconnaître s’il était bien mort, ce dont il n’eut point de peine à s’assurer.

— Avisons maintenant au moyen de nous tirer de ce mauvais pas, dit-il ; en voilà toujours trois qui ne nous feront plus de mal. Vous savez le proverbe : Morte la bête…

Il s’arrêta. Depuis longtemps il n’en avait pas tant dit, mais c’était son chant de victoire à lui. Nous tînmes un second conseil, dont le résultat fut que nous devions nous cacher jusqu’au soir, s’il était possible, pour ne reprendre la piste que dans la nuit. Restait à choisir l’endroit. Les bois nous offraient bien un asile à peu près introuvable ; mais, si les Apaches nous y découvraient, ils pouvaient nous y envelopper de tous côtés, à moins qu’ils ne préférassent incendier la forêt et nous brûler avec elle. Comme nous étions encore à délibérer, un affreux concert de hurlements aigus, auprès desquels les rugissements que vous entendrez ce soir ne sont que des bruissements de moustiques, éclata de toutes parts. Le bruit de ma carabine avait donné l’alarme aux Indiens, et les limiers avaient découvert nos traces, que nous n’avions pas pris la peine de cacher. Tout brave que je suis, cette musique infernale figea le sang dans mes veines. Il n’y avait plus à hésiter. Les voix confuses de nos ennemis nous apprenaient qu’ils s’étaient assez éloignés de la rivière pour que nous pussions en gagner les bords à la faveur des arbres sans être vus. Nous volions plutôt que nous ne courions, espérant trouver le canot des Indiens que nous avions tués, à l’endroit où ils l’avaient amarré. Au bout de quelques instants, les cris redoublèrent ; les Indiens venaient probablement de découvrir la selle que j’avais cachée sous les broussailles ; puis tout bruit cessa, et le tumulte fit place à un silence plus terrible encore que les clameurs sauvages qui l’avaient précédé. Des hurlements de deuil troublèrent seuls ce silence à trois reprises différentes ; trois fois les Indiens avaient trouvé un guerrier mort : nous n’avions pas pu mieux faire.

Dieu ne voulut pas que notre espoir fût trompé. La pirogue était encore à la même place, à côté d’une autre beaucoup plus grande qui avait servi à transporter le second détachement des Indiens. Celle-ci était trop lourde pour que nous pussions en tirer à deux le parti convenable. Déjà nous avions sauté dans la plus petite, et nous cherchions à entraîner la plus grande avec nous pour rendre la poursuite impossible à nos ennemis, quand de nouveaux hurlements nous apprirent que nous étions aperçus. Une grêle de flèches vint tomber près de nous ; sans hésiter davantage, nous poussâmes notre pirogue en pleine eau, et nous nous mîmes à ramer de toutes nos forces pour gagner le second îlot dont je vous ai parlé, et qui seul pouvait nous offrir un refuge. Nous avions sur nos ennemis une avance considérable, et le bras de la rivière était assez large pour nous mettre à l’abri d’une seconde décharge de flèches. Notre pirogue volait sur l’eau sous l’impulsion vigoureuse du Canadien. Ah ! me disait-il d’un air de regret, si vous saviez manier l’aviron comme moi, je ferais faire à ces coquins une promenade sur l’eau qui leur coûterait tous leurs guerriers un à un ; mais avec vous nous serions pris à l’abordage. — Nous n’étions plus qu’à quelque distance de l’île quand nos ennemis se précipitèrent dans leur embarcation et se mirent à notre poursuite. Le Canadien cessa un instant de ramer et me dit :

— Maintenez-vous ici, s’il est possible, pendant quelques instants ; car je ne puis résister au désir d’envoyer une balle à ces chiens affamés.

Je pris l’aviron ; le Canadien visa au hasard sur le groupe, fit feu, et l’un des rameurs sauvages, en tombant par-dessus le bord de la pirogue, manqua de la faire chavirer. Je n’essayerai pas de décrire la rage de nos ennemis, qui cessèrent de ramer à leur tour pour nous envoyer de nouveau leurs flèches impuissantes. Quelques coups de rames nous firent arriver sur le bord ; nous mîmes pied à terre, et, emportant notre canot sur nos épaules, nous nous enfonçâmes dans les bois qui couvraient l’île. Nous ensevelîmes la pirogue sous d’épaisses broussailles, et, cela fait, nous cherchâmes un endroit où nous pussions nous défendre sans être enveloppés. Près de la rive où nous avions débarqué, un monticule couronné de grands arbres s’élevait à pic du côté de l’eau, et du côté de l’île en pente assez douce. Ce fut le poste que nous choisîmes.

Cependant le bruit des avirons ne paraissait pas se rapprocher de nous ; je soupçonnai quelque ruse, et m’avançai avec précaution derrière le tronc d’un gros acajou qui s’inclinait un peu sur la rivière ; la pirogue, au lieu de venir aborder à l’endroit où nous étions descendus, glissait le long de l’île pour la doubler. Il était dès lors évident que les coquins voulaient se mettre hors de la portée de nos carabines, prendre pied à une assez grande distance pour que nous ne pussions nous opposer à leur débarquement, et s’avancer vers nous à l’abri des arbres et des buissons. Heureusement notre position sur l’éminence nous mettait, par derrière, à l’abri d’un coup de main, et ne nous rendait accessibles que par devant. Après le débarquement des Indiens, un silence complet régna pendant quelques instants. Il ne nous restait plus guère qu’à recommander notre âme à Dieu et à faire payer le plus chèrement possible notre mort inévitable. Nos poires à poudre étaient pleines, nos sacs garnis de balles ; nous portions sur nous assez de pinole et de cecina pour soutenir un siége de vingt-quatre heures, et par-dessus tout j’inspirais à mon compagnon une inébranlable confiance, comme aussi, je dois l’avouer, je comptais raisonnablement sur lui.

Au bout de quelques minutes, qu’il était permis, dans notre position, de trouver longues, une douzaine de ces chacals parurent enfin sur la lisière du bois à une bonne portée de carabine. Avec leurs figures barbouillées de rouge et de jaune, leurs longs cheveux nattés, les lanières découpées qui ceignaient leurs bras et leurs jambes, ils avaient une tournure et un aspect diaboliques. Il y avait surtout parmi eux un grand coquin qui m’inspira dès l’abord une vive antipathie. Ils firent halte tous à la fois et parurent se consulter, après quoi le grand diable s’avança de quelques pas, et nous fit signe impérieusement de venir les trouver.

— Tirerai-je dessus ? demandai-je au Canadien.

— Pas encore, me répondit mon associé ; ils sont trop loin, et, dans notre position, chacun de nos coups doit porter.

— Bon, j’attendrai, repris-je.

Une nouvelle sommation de leur part n’obtint, comme la première, aucun succès ; ils continuèrent à s’avancer, et le Canadien fit feu, un Apache tomba ; une minute après, il fut suivi d’un autre que j’attrapai en visant mon grand Indien. Nos ennemis se jetèrent alors à plat ventre, un nuage de poussière s’éleva en l’air, et nous ne vîmes plus rien ; quelques flèches seulement sifflèrent à nos oreilles, et d’autres vinrent s’enfoncer à nos pieds. Nous fîmes feu une seconde fois, et avec succès, autant que je pus en juger par les hurlements qui suivirent notre décharge. Un voile de poussière sans cesse renouvelé nous dérobait les Indiens, et quand il s’abattit, une douzaine de ces démons enragés gravissaient la colline sur laquelle nous étions retranchés. Leurs épouvantables figures barbouillées vinrent presque se coller contre les nôtres, et nous sentîmes passer sur notre front le souffle ardent de leur haleine. Le Canadien en abattit un à bout portant, tandis que la crosse de son fusil brisait le crâne d’un autre ; tout à coup je vis mon compagnon rouler en bas de l’éminence, enlacé par trois Indiens, et je l’entendis me crier d’une voix étouffée :

— Feu ! feu ! dussiez-vous me tuer avec eux !

J’avais déjà bien du mal à tenir les cinq autres en respect à l’aide de ma carabine, et j’eus un moment d’angoisse horrible à la vue de ces reptiles enroulés autour du Canadien, qui, seul contre trois, cherchait en vain à dégager son couteau, les soulevait un instant avec une force d’Hercule, et retombait lourdement avec eux. Bientôt la tête de l’un des trois Indiens alla se briser avec un bruit sourd contre une pierre ; j’en vis un autre lâcher prise ; je m’élançai sur le troisième le couteau à la main, mais un coup violent de casse-tête m’arracha un cri de douleur et fit tomber mon couteau. Je me retournai : j’étais en face du grand Apache dont l’aspect m’avait si fort déplu. Ma carabine levée en l’air comme une massue fit reculer l’Indien, et je pus, après avoir ramassé mon couteau, battre en retraite jusqu’au haut de l’éminence pour prendre du champ et faire feu. Revenu alors de sa surprise, mon ennemi s’élança vers moi, et, sans que j’eusse pu l’esquiver, sa macana s’abattit sur ma tête. Ébloui, aveuglé, je perdis l’équilibre, et je tombai sans connaissance. Une sensation de fraîcheur extraordinaire me tira de cette torpeur : j’avais roulé dans la rivière qui coulait à nos pieds.

Ici les gémissements du poulain effrayé m’engagèrent à interrompre de nouveau le conteur, bien que son récit commençât à m’intéresser vivement.

— Sont-ce les maringouins, cette fois, qui arrachent à ce pauvre animal ces gémissements de terreur ?

— Il est possible que non, reprit Bermudes : écoutons !

— Tenez, voyez là-bas, lui dis-je en lui montrant un jeune peuplier dont la cime s’élevait au-dessus du dôme de verdure qui couronnait les hauteurs voisines ; ce n’est pas le vent qui agite cet arbre, tandis que les autres sont immobiles.

Le chasseur écouta. Le peuplier balançait toujours en oscillations irrégulières sa cime blanchie par la lune, et il n’était que trop facile de distinguer au milieu du bruissement du feuillage le frôlement sourd d’un corps contre le tronc. Ce pouvait être quelque taureau sauvage ; mais des signes particuliers ne me laissèrent aucun doute à cet égard. Un grognement étouffé particulier à la race féline, puis un bruit aigu de griffes acérées grinçant sur l’écorce, retentissaient avec une sonorité lugubre.

— C’est le jaguar, dit Matasiete.

— Éveillerai-je le Canadien ? lui demandai-je.

— Pas encore. En ce moment, l’animal fait le brave ; mais son heure n’est pas venue, et à présent il a plus peur que vous.

Le fait était contestable ; mais ma physionomie dut trahir alors un excès d’assurance, car le chasseur reprit aussitôt :

— Vous auriez tort, du reste, de croire que la chasse au jaguar n’offre pas de danger. Vous allez être à même de juger combien une heure de plus passée sans boire aura aigri le caractère de celui-ci. J’ai vu plus d’un homme intrépide pâlir au rugissement terrible de ces animaux. Mais, à propos ! avez-vous déjà chassé le tigre ?

— C’est la première fois, si pourtant vous appelez cela chasser le tigre, dis-je en montrant mes mains désarmées, et j’ai de bonnes raisons de croire que ce sera la dernière.

— Quand le moment sera venu, dit le chasseur, je songerai à vous, et vous remettrai une arme sûre qui entre mes mains n’a jamais manqué son coup. Vous en serez content.

Cette promesse me fit respirer plus à l’aise, et sur la proposition de Bermudes, j’écoutai la suite de son histoire.

— Ce qui devait me perdre me sauva, reprit-il ; la fraîcheur de l’eau me rendit l’usage de mes sens, qui m’avaient presque abandonné. Quand je revins à la surface, au bout de quelques secondes, je pus voir mon ennemi acharné, qui, penché sur la rivière, épiait mon agonie avec une joie cruelle, brandissant d’une main le casse-tête qui m’avait étourdi, et de l’autre mon couteau que j’avais lâché en tombant. Puis, quand il m’aperçut nageant de toutes mes forces vers la terre pour rejoindre mon associé, il poussa un hurlement de rage et se précipita d’un bond à ma poursuite. Je redoublai d’efforts pour m’éloigner ; mais l’Indien nageait plus vite que moi, qui me sentais affaibli par la perte de mon sang. De temps à autre cependant je me retournais pour calculer les progrès qu’il faisait, et chaque fois ce visage horriblement barbouillé faisait briller plus près de moi, entre deux rangées de dents aiguës, le couteau qui devait me frapper. En cet instant je promenai un regard désespéré sur la rive qui semblait fuir devant moi. Mon pauvre associé, bien que débarrassé pour le moment de ses ennemis, était dans une situation des plus critiques. Sa carabine, dont il avait fait un si terrible usage, appuyée contre son épaule, tenait seule en respect les Apaches, que j’entendais hurler comme des chiens qui acculent un taureau. Je ne me sentis pas la force de retenir un cri de détresse.

— Oh ! m’écriai-je, oh ! par la vie de votre mère, allez-vous me laisser égorger sous vos yeux ?

Le Canadien retourna vivement la tête sans laisser dévier le canon de son arme. A l’aspect de l’Indien qui déjà étendait le bras pour me saisir, la compassion l’emporta sur le soin de sa sûreté, et, faisant rapidement volte-face, il ajusta une seconde. Le coup partit ; j’entendis la balle siffler, et l’eau se teignit en rouge autour de moi. L’Indien, blessé mortellement, roula des yeux égarés, et, au moment où il se débattait dans son agonie, je lui arrachai mon couteau et le lui plongeai à deux reprises dans la gorge. Ma première pensée fut alors de chercher des yeux mon brave compagnon ; il avait disparu. Mais tenez, ajouta Bermudes, il vous racontera mieux que moi ce qui s’est passé dans ce moment.

— C’est bien simple, dit le Canadien. Après avoir déchargé ma carabine et avoir rendu ce petit service à mon associé, je pensai bien qu’il allait faire ses efforts pour me rejoindre. Je profitai donc de la stupéfaction causée chez les Indiens par la mort de leur chef, et, comme je ne pouvais recharger ma carabine, je me précipitai en faisant le moulinet sur les cinq coquins qui m’entouraient et qui restaient seuls des douze qui nous avaient assaillis. J’étais déjà presque hors de la portée de leurs flèches, qu’ils n’étaient pas revenus de leur surprise. Alors je battis en retraite à reculons vers la rivière. Vous saurez, monsieur, qu’il n’est pas impossible de parer une flèche avec la main. La pointe va droit au but ; mais l’autre extrémité, garnie de plumes, tournoie de façon à décrire un rond large et brillant en traversant l’air : on peut donc se baisser pour éviter la flèche, ou même l’écarter avec la main. C’est ainsi que j’arrivai à l’endroit où mon associé prenait pied. Je n’étais blessé que légèrement en trois ou quatre endroits ; les arbres avaient protégé ma retraite. Maintenant Bermudes vous dira le reste, ajouta l’honnête Canadien, qui semblait scandalisé d’en avoir tant dit.

— En nous voyant de nouveau réunis, reprit alors Bermudes, les Indiens découragés par la perte de leurs compagnons, remirent leur vengeance à un moment plus opportun ; car, lorsque la chance ne tourne pas en leur faveur, ce n’est pas pour eux un déshonneur de fuir, même devant un ennemi inférieur en nombre. J’étais d’avis de les poursuivre jusqu’à leur camp, et de combattre encore les guerriers qui sans doute étaient restés au nombre d’une douzaine en corps de réserve auprès de leur butin ; mais je ne pus faire partager cette opinion à mon associé. Il allégua que les coquins avaient trop soif de notre sang pour ne pas revenir nous attaquer en plus grand nombre, que nous avions une bonne position, une pirogue sous la main, et que nous pourrions toujours nous en servir pour aller jusqu’à eux, s’ils ne venaient pas à nous. Encore à moitié étourdi du coup que j’avais reçu, et voyant mon sang couler en abondance, je renonçai à ma première idée. Nous laissâmes les Indiens se rembarquer à l’endroit où ils avaient pris pied, et nous ne songeâmes plus qu’à nous reposer et à panser nos blessures. Examen fait de nos ressources, nous avions encore quelques morceaux de viande sèche ; ma poudre était, il est vrai, gâtée par l’eau, mais la corne de mon associé en contenait une quantité suffisante ; nous n’avions donc guère à redouter le blocus qu’il nous fallait subir.

Nous fîmes bonne garde tout le reste du jour, sans que rien pût nous faire soupçonner une nouvelle attaque ; puis la nuit vint, paisible et silencieuse. Cependant nos ennemis étaient près de nous. C’est toujours un mauvais moment à passer que celui pendant lequel l’obscurité cache les embûches de ces fils des ténèbres altérés de sang. Cette fois aucun feu ne s’alluma. La grande île semblait aussi déserte qu’au premier jour de la création ; quelques arbres déracinés qui descendaient lentement le cours de la rivière en troublaient seuls la tranquillité. Cette immobilité de tout ce qui nous entourait ne promettait d’ailleurs rien de bon : les Indiens comptaient sans doute sur le succès d’une ruse pour en finir avec nous. Nous résolûmes de nous assurer de leurs intentions. Nous remîmes, avec une précaution infinie, la pirogue à l’eau, et nous avançâmes dans la direction de l’île ; toujours même silence, même immobilité. Nous étions les deux seuls êtres vivants sur cette nappe d’eau.

— Que veut dire ceci ? demandai-je au Canadien.

— Que les sauvages attendent que la lune se couche pour venir nous attaquer et mettre à exécution quelque plan infernal que je ne devine pas à présent.

Nous écoutâmes de nouveau pour essayer de surprendre un son, un bruit quelconque. A force d’attention et de patience, nous crûmes distinguer à la longue un clapotis d’eau moins régulier et un peu plus bruyant que celui de la rivière contre ses bords ; il nous sembla aussi que le son partait des rives de l’île et se rapprochait de nous.

— Retournons à notre poste, dit le Canadien.

Nous revînmes à l’îlot aussi doucement que nous en étions sortis ; le clapotis suspect se faisait toujours entendre. Nous reprîmes notre attitude d’observation, bien convaincus alors que la nuit ne se passerait pas sans que nos ennemis tentassent une nouvelle attaque.

— Si nous allumions du feu, dis-je à mon compagnon, ces drôles verraient que nous ne nous cachons pas, et nous découvririons peut-être le piége qu’on nous tend.

Mon conseil fut goûté, et les reflets de la flamme éclairèrent bientôt une partie de la rivière. Cependant le temps s’écoulait, et l’impatience que j’éprouvais commençait à me faire ressentir une espèce de malaise nerveux qui me rendait l’attente insupportable. Nous étions, le Canadien et moi, adossés contre le même arbre, mais chacun dans un sens contraire, ce qui nous permettait de surveiller tous les abords de notre position. J’étais tourné vers le camp indien, mon compagnon vers l’intérieur de l’îlot. La journée avait été assez laborieuse pour que la privation de sommeil alourdît nos paupières. Tout se taisait à l’entour de nous, les feuilles dans l’air, les insectes sous la rosée, la rivière sous ses brouillards ; involontairement aussi, mes yeux se fermaient parfois. Alors, pour me tenir éveillé, je m’amusai à suivre dans leur descente les arbres que charriait la rivière. Tantôt c’était un tronc dépouillé de ses branches ; plus loin, un arbre surnageant avec une partie de son feuillage comme un berceau flottant ; tous venaient silencieusement échouer sur la pointe de l’îlot. J’arrivai insensiblement à perdre tout sentiment de la vie réelle ; mon corps était assoupi, mes yeux seuls restaient ouverts. Un moment, je crus voir l’île tout entière où étaient campés les Indiens s’avancer doucement vers nous. J’attribuai d’abord au sommeil cette vision étrange, et je fis un effort pour secouer ma torpeur. Mes yeux, fixés plus attentivement sur la rivière, virent alors bien clairement une masse noire et compacte qui semblait se diriger vers nous. Je n’étais donc pas dupe du sommeil : un amas de troncs, de branches et de feuillage suivait le cours de l’eau.

A cet endroit, le récit de Bermudes fut de nouveau interrompu. — Écoutez, me dit-il à voix basse.

Je prêtai l’oreille. Un grondement lointain retentissait.

— Voilà un premier avertissement, me dit le chasseur mexicain. Un second rugissement, mais encore étouffé, se fit entendre, à la fois plaintif et menaçant.

— Je m’étais trompé, reprit alors Bermudes.

— Que voulez-vous dire ? lui demandai-je.

— Je croyais que c’était un tigre.

— Eh bien ?

— Eh bien… il y en a deux !

Cette fois, j’éveillai précipitamment le Canadien.

— Deux tigres ! lui dis-je à l’oreille.

— Deux tigres ! répéta le Canadien en bâillant ; diable ! alors c’est vingt piastres !

Le flegmatique coureur des bois ne voyait dans cette complication qu’une double prime, et rien de plus.

— Dormez en paix, dit Bermudes au Canadien, ce n’est qu’un signe de colère et de désappointement que donnent ces animaux en voyant leur abreuvoir occupé ; le moment n’est pas encore venu où la faim et surtout la soif les pousseront à nous attaquer.

— Ainsi, demandai-je au chasseur, vous persistez à croire qu’il y en a deux ?

— Il y a encore une chance, reprit-il.

— Oui, qu’il y en ait trois, n’est-ce pas ?

— Ne sommes-nous pas trois ? Mais, non ! Si ce n’est pas le mâle avec la femelle, l’un d’eux cédera la place à l’autre, car autrement deux jaguars mâles n’attaquent jamais de compagnie. Dans le cas contraire, un double avertissement nous fera tenir sur nos gardes ; car Dieu, qui a donné les sonnettes au plus dangereux des serpents pour avertir l’homme de son approche, a donné aux bêtes fauves des yeux qui luisent dans la nuit et des voix rugissantes qui précèdent leur attaque.

Cette assertion n’était qu’à moitié rassurante, mais enfin le danger était encore éloigné ; comme l’avait dit le chasseur, le moment n’était pas venu où la soif ferait taire chez ces animaux la crainte involontaire que leur inspire la présence de l’homme. Tout redevint muet dans les bois, dont la lune éclairait alors les profondeurs silencieuses. Les deux chasseurs reprirent leur attitude indolente ; néanmoins le Canadien, au lieu de s’étendre de nouveau sur la mousse, s’adossa contre le tronc d’un arbre, sa carabine entre les jambes, et bourra sa pipe pour conjurer un reste de sommeil. J’avais assez appris à connaître le cours des étoiles pour lire sur la voûte du ciel que l’heure approchait où les mystères du désert commencent à s’accomplir.

Je n’étais pas fâché d’entendre le son de la voix humaine troubler le silence solennel de la nuit et je priai Bermudes de continuer son récit, si toutefois il croyait en avoir le temps.

— Nous avons encore, me répondit-il, au moins une heure devant nous, et c’est plus qu’il n’en faut pour que je finisse. Puis il reprit :

Je courus au foyer, je saisis un tison, et le lançai vers la rivière. A la clarté qu’il répandit un instant avant de s’éteindre dans l’eau, je crus apercevoir confusément des formes humaines. Je revins précipitamment vers le Canadien ; il était debout.

— Vite au canot, pour l’amour de Dieu ! lui dis-je à l’oreille, ces diables rouges sont dans l’île.

J’avais à peine achevé, qu’une flèche vint en sifflant traverser le bonnet du Canadien, qui hésitait encore. Des hurlements, répétés par les échos des deux rives, déchirèrent nos oreilles. Nous nous élançâmes du côté de la pirogue. Trois Indiens se précipitèrent sur nous ; j’en renversai un d’un coup de couteau, le Canadien abattit l’autre, et, pendant que le troisième courait rejoindre ses compagnons, un coup de ma carabine l’étendit roide mort. Gagner le canot et pousser au large fut pour nous l’affaire d’un instant. Des flèches lancées dans l’obscurité ne nous atteignirent pas. Quand nous fûmes hors de la portée des Indiens, je racontai à mon associé comment une partie de nos ennemis étaient parvenus à gagner notre retraite en remettant à flot des arbres échoués dans leur île. Je lui montrai du doigt le radeau qui portait le reste de la bande suivant doucement le fil de la rivière, dont le courant était peu rapide à cet endroit.

— Allons à leur île, lui dis-je ; nous surprendrons leur butin, qu’ils ont abandonné pour venir à nous.

— Plus tard, me répondit-il ; je veux auparavant dire un mot à ceux qui se sont cachés sous ces feuillages.

Arrivés à portée de carabine, le Canadien lâcha les avirons et fit feu sur le radeau. Nous entendîmes aussitôt le bruit que faisaient plusieurs corps en s’élançant dans l’eau. A mon tour, je couchai en joue ces corps noirs, à peine visibles dans l’obscurité. Nous avançâmes encore et nous leur fîmes essuyer une nouvelle décharge ; mais tous avaient plongé sous l’eau ou gagné l’île, et nous n’aperçûmes plus rien. Les hurlements de ces païens nous apprirent leur rage et notre triomphe. La partie était gagnée pour nous, honteusement perdue pour eux.

— A l’île maintenant ! dit mon associé ; et il rama vigoureusement dans cette direction.

Après avoir débarqué, nous restâmes un instant indécis, cherchant à découvrir au milieu des ténèbres quelque indice qui pût nous guider vers le camp des Apaches. Je fis entendre alors le cri de Santiago ! accompagné d’un certain claquement de langue familier à l’oreille de mon cheval, bien persuadé que, s’il était parmi le butin, il répondrait à mon appel. En effet, un hennissement se fit entendre assez près de nous et nous mit dans la direction. Après avoir fait quelques pas, nous tombâmes sur un groupe de mules et de chevaux étroitement garrottés. A côté de ces animaux s’élevait un monceau de selles, d’étoffes, de couvertures, et d’autres objets pillés par ces larrons. Je fis rouler d’un coup de pied tout cet amas de paquets, parmi lesquels je distinguai notre ballot de peaux de loutres à peu près intact. Au moment où je me baissais pour le ramasser, je crus remarquer un mouvement presque imperceptible sous une couverture. Je la soulevai, et j’aperçus un jeune Indien à qui probablement la garde du butin avait été confiée. Le louveteau, qui se voyait pris, resta silencieux, laissant lire dans ses yeux farouches plutôt la colère que la peur. Je l’enveloppai sans cérémonie dans une couverture, et j’appelai mon associé resté en sentinelle sur le bord de l’eau. Un coup de carabine me répondit, et le Canadien accourut vers moi.

— Je viens d’en envoyer un rejoindre les autres, et les coquins vont nous laisser encore quelques instants de répit ; mais il n’y a pas de temps à perdre.

Je confiai aussitôt mon jeune prisonnier au Canadien et je coupai les entraves de mon cheval. En quelques minutes, deux chevaux furent harnachés tant bien que mal.

— En selle ! dis-je au Canadien ; chargez-vous de nos peaux, je fais mon affaire de ce jeune garçon, qui ne se doute pas qu’il aura l’honneur de délivrer quelques âmes du purgatoire ; ne vous inquiétez pas du reste ; mon cheval obéit à ma voix, et le vôtre le suivra.

Je coupai les liens des autres animaux, car je pensais que les Indiens emploieraient à réunir leur butin dispersé un temps précieux pour nous ; puis, montant à cheval, je les poussai dans la direction du gué que j’avais remarqué la nuit précédente. Les chevaux et les mules délivrés hennissaient de joie, les Indiens hurlaient comme une bande de loups qui fuient devant un jaguar ; nos cris de triomphe répondaient à tous ces cris, et les échos du fleuve répétaient en mugissant un tapage vraiment infernal. Arrivés au bord opposé de la rivière, une marche forcée nous mit bientôt à l’abri de toute poursuite, et c’est ainsi que nous sommes arrivés ce matin à l’hacienda, après avoir reconquis notre butin, mon cheval, et fait prisonnier un jeune Indien que je vendrai le plus cher possible, car on me l’achètera pour en faire un chrétien[49], et sa rançon me servira à m’acquitter envers les âmes du purgatoire.

[49] Bien que l’esclavage n’existe pas au Mexique, la loi permet d’acheter ces enfants, sous le prétexte spécieux de les convertir à la foi chrétienne ; cette indulgence de la loi favorise parfois d’odieuses spéculations.

Le récit de Bermudes était terminé. Après une courte pause, me voyant sans doute plus préoccupé de mon propre danger que de ses aventures, le chasseur mexicain ajouta :

— Il est temps maintenant de songer à vous.

— Le moment est donc venu ? lui demandai-je.

— Il approche du moins, reprit le chasseur. Ne vous apercevez-vous pas que le silence devient de plus en plus profond autour de nous ? Ne sentez-vous pas que l’odeur des plantes a presque changé, et que, sous l’influence de la nuit, elles exhalent de nouveaux parfums ? Quand vous aurez plus longtemps vécu dans le désert, vous apprendrez que chaque heure du jour comme chaque heure de la nuit y a sa signification, son caractère propre. A chaque heure, une voix se tait, comme une voix nouvelle s’élève. A présent, les bêtes féroces vont saluer les ténèbres, comme demain les oiseaux salueront le jour qui naîtra. Nous touchons au moment où l’homme perd le prestige imposant que Dieu a mis sur son front, car la nuit son œil s’éteint, tandis que celui des animaux s’allume et perce l’obscurité la plus profonde : l’homme est le roi du jour, le jaguar est le roi des ténèbres.

En prononçant ces mots empreints d’une emphase tout espagnole, le chasseur se leva et prit, à la place qu’il avait quittée, un paquet qu’il déroula : c’étaient deux peaux de moutons recouvertes de leur toison. Puis il tira son couteau de sa gaîne.

— Voilà vos armes, me dit-il.

— Et que diable voulez-vous que je fasse de cela ? lui répondis-je. J’espérais que vous alliez me donner au moins une carabine.

— Une carabine ! reprit Bermudes ; pensez-vous que j’en aie une provision ? Je n’ai que celle-ci, et, quelque bien placée que je la croie entre vos mains, elle le sera mieux encore dans les miennes ; car en tout il faut de l’habitude, et vous m’avez dit que c’était la première fois que vous chassiez le tigre.

Matasiete s’obstinait à appeler cela chasser !

— Laissez-moi vous expliquer au moins, continua-t-il, l’usage de ces armes. Vous allez rouler ces deux peaux autour de votre bras gauche, et vous prendrez le couteau de la main droite ; vous mettrez en terre le genou droit, et vous appuierez votre bras enveloppé sur le genou gauche. De cette façon, le bras protégera votre corps et votre tête, tandis que votre genou protégera le ventre ; car les tigres ont la mauvaise habitude de chercher à éventrer leur ennemi d’un coup de patte. Si vous êtes attaqué, vous présentez votre bras, et, pendant que les crocs de l’animal s’enfoncent dans la laine, au lieu d’être éventré, c’est vous qui, d’un coup de couteau, lui ouvrez le ventre de bas en haut.

— Ceci me semble incontestable, lui dis-je, mais j’aime mieux croire que deux chasseurs comme vous ne manqueront pas un tigre ; mon parti est pris, je chasserai les mains dans mes poches, ce sera plus original.

— Mais s’il y en a deux ?

— Eh bien ! vous êtes deux. D’après votre raisonnement, les tigres n’attaquent de compagnie que dans le seul cas de la réunion du mâle et de la femelle : nous ne pouvons donc avoir sur les bras plus de deux tigres à la fois… à moins pourtant qu’il ne nous soit réservé cette nuit de constater, à nos dépens, un cas de polygamie contraire à toutes les lois de l’espèce.

A défaut de son armure de peaux de moutons, le chasseur insista pour me faire prendre le couteau, que j’acceptai. C’était une lame longue et pointue, avec un manche de corne hérissé de gros clous de cuivre. Puis les deux associés amorcèrent leurs carabines, et nous n’échangeâmes plus d’autre parole. Tant que la lune n’avait pas été élevée dans le ciel, ses rayons obliques avaient encore versé çà et là, à travers les troncs d’arbres, assez de lumière pour éclairer les labyrinthes du bois ; mais, au moment où les préparatifs des deux chasseurs furent achevés, la lune dardait perpendiculairement à la terre ses clartés, qui, dès lors interceptées par le feuillage, laissaient la forêt dans une obscurité complète, tandis qu’elles se répandaient sans obstacle sur la source et sur la clairière, presque aussi vivement illuminées qu’en plein jour. Nous étions abrités par un palétuvier dont les branches inclinées vers la terre formaient une arche assez large. A une vingtaine de pas devant nous, retenu par la longe qui l’attachait, le poulain, dont l’instinct devait servir de guide aux chasseurs, s’était couché près de la source. Je le vis bientôt relever la tête et commencer à donner des signes d’inquiétude. A cette inquiétude vague succédèrent de petits cris de terreur entrecoupés et des efforts pour briser ses liens ; ces efforts étant impuissants, il resta immobile, mais tout son corps tremblait, et ses naseaux laissaient échapper des hennissements d’angoisse. Un souffle de terreur planait dans l’atmosphère. Tout à coup un rugissement caverneux, parti du sommet des hauteurs voisines, fit vibrer les échos du bois. Le pauvre animal cacha sa tête dans l’herbe. Un profond silence suivit ce formidable avertissement. Les deux chasseurs sortirent de leur retraite en se courbant, et j’entendis le double craquement de la carabine qu’ils armaient.

— Restez en arrière, me dit le Canadien à voix basse.

— Non pas, s’il vous plaît, répondis-je aussitôt ; j’aime mieux être entre vous. Puis j’ajoutai : — Croyez-vous qu’il y en ait deux ?

Au moment où le Canadien me répondait par un signe dubitatif, un arbre qui s’élevait près de la source, parcouru par des griffes acérées, trembla depuis les branches inférieures jusqu’au sommet.

— Deux ! dit le chasseur mexicain.

— Est-ce tout ? demandai-je.

— Oui, jusqu’à présent.

Un rugissement terrible qui éclata à mes oreilles comme le son de dix clairons m’empêcha d’ajouter aucune observation. Je vis un corps fauve et blanc s’abattre sur le poulain que la terreur aplatissait contre le sol ; j’entendis un craquement d’os brisés suivi presque aussitôt d’une détonation : c’était le Mexicain qui avait tiré.

— Votre couteau, dit-il au Canadien en sautant en arrière près du coureur des bois, qui s’apprêtait à faire feu à son tour ; à vous, là-haut !

Je levai les yeux dans la direction indiquée par Bermudes, qui saisit le couteau du Canadien. Au sommet et à travers les rameaux du cèdre incliné sur la source, je vis deux larges prunelles luisantes comme des charbons allumés qui épiaient tous nos mouvements ; c’était le second jaguar, dont la queue fouettait le feuillage et faisait tourbillonner des flocons de mousse arrachée aux branches. Immobile près de son compagnon, le Canadien ne perdait pas de vue les deux prunelles sanglantes dont son rifle suivait tous les mouvements. Cependant le jaguar blessé par Bermudes s’était élancé d’un bond jusqu’à lui ; la lune éclairait alors en plein le terrible animal. Une de ses pattes, presque séparée de l’épaule par la balle du chasseur, laissait couler des flots de sang. Ramassé sur lui-même pour tenter un dernier élan, le jaguar courbait la tête et rampait en rugissant avec fureur. Ses prunelles enflammées se dilataient outre mesure. Bermudes, calme et sur la défensive, le regardait fixement en faisant luire à ses yeux la lame de son couteau. Enfin le jaguar recueillit ses forces et bondit en avant ; mais ses muscles, déchirés par la balle, avaient faibli, et il retomba épuisé à la place que le chasseur venait d’abandonner en sautant de côté. Rien ne me séparait plus du tigre quand, frappé deux fois par le poignard du brave Matasiete, il poussa un dernier et effroyable rugissement, se tordit et expira : la lame lui avait traversé le cœur.

— C’est égal, s’écria Bermudes, voilà une peau affreusement abîmée ; je ne parle pas de la mienne, et il montrait son bras déchiré par une longue estafilade. Il achevait à peine, qu’un second rugissement se fit entendre du côté du cèdre ; une détonation y répondit, et un bruit de branches brisées, suivi d’une lourde chute, annonça un de ces coups d’adresse qu’un rifleman du Nord est seul capable d’exécuter. Le Canadien avait visé son ennemi, au juger, entre les deux yeux. Quand les deux chasseurs faisant le tour du bassin, eurent retrouvé le corps du jaguar, leurs cris de triomphe m’apprirent que l’infaillible coup d’œil du Canadien ne l’avait pas trompé. Je m’approchai non sans quelque compassion, d’une autre victime de l’homme et du tigre, je veux parler du poulain sacrifié. Le pauvre animal gisait immobile sur l’herbe. Une empreinte saignante sur le sommet de la tête, une autre sur le museau, et la fracture complète des vertèbres du cou, prouvaient que la mort avait dû être instantanée. Déjà roide et glacé comme lui, le premier jaguar gisait à ses côtés, et je le mesurais encore de l’œil, mais à distance, quand les deux associés arrivèrent, traînant la femelle, dont la balle avait brisé le crâne. Cette fois, du moins, la peau restait intacte.

— Savez-vous que vous chassez parfaitement le jaguar, seigneur cavalier ? me dit Bermudes.

— C’est vrai, mais il faut que j’y sois forcé.

— Comment, forcé ?

— Eh parbleu ! pouvais-je m’en aller ? qu’auriez-vous dit, si j’avais refusé de rester avec vous ?

— J’aurais dit que vous aviez peur.

— Et que direz-vous maintenant ?

— Que vous êtes un brave !

— Eh bien ! c’est ce qui vous trompe, répliquai-je ; j’ai eu peur, très-peur même, et je suis resté !

Les deux chasseurs se montrèrent disposés à passer la nuit près du butin qu’ils avaient si bien acquis. Pour moi, qui ne pouvais que gagner à échanger les carreaux de ma chambre contre un bon lit de mousse, je me rangeai à leur avis, à condition toutefois qu’on allumerait du feu. Mon désir fut satisfait. Notre foyer répandit bientôt de joyeuses lueurs sur les beaux arbres qui ombrageaient la source, et les harmonies de la solitude ne tardèrent pas à nous endormir.

Le lendemain matin, à mon réveil, je trouvai les deux associés, les bras ensanglantés, la chemise retroussée jusqu’au coude, occupés à écorcher les deux jaguars. Quand ils eurent fini cette besogne, qu’ils avaient accomplie avec la dextérité de gens habitués à de semblables opérations, ils chargèrent les peaux sur leurs épaules, et nous reprîmes tous les trois le chemin de l’hacienda. Des félicitations sans nombre nous accueillirent à notre arrivée ; la belle Maria-Antonia voulut bien y joindre les siennes : je n’ai pas besoin de dire que je n’en pris naturellement qu’une part très-modeste.

— Ah çà ! mon fils, dit don Ramon à Bermudes après lui avoir compté les vingt piastres de prime pour les deux têtes de jaguar, il y a ici une foule de prétentions à l’égard du jeune païen que tu as ramené. Chacun de nous voudrait acheter une occasion méritoire d’être agréable à Dieu en arrachant une âme aux griffes de Satan, et j’espère que tu seras raisonnable dans tes désirs.

Bermudes se gratta l’oreille, passa la main plusieurs fois dans son épaisse chevelure, et répondit :

— J’ai fait vœu de consacrer le produit de ma prise aux âmes du purgatoire. Or comme nous voulons tous faire une œuvre également méritoire, je ne saurais l’estimer à un prix trop élevé, comme aussi vous ne sauriez acheter trop cher cette occasion d’être agréable à Dieu.

Ce dilemme du rusé chasseur sembla fort embarrassant au seigneur don Ramon, qui jugea prudent de remettre la discussion à un moment plus favorable. Il se retira, laissant Bermudes répondre aux nombreuses questions qui de toutes parts lui étaient adressées. Parmi les assistants, un seul ne paraissait point partager la curiosité générale. Il se tenait à l’écart, faisant sauter en l’air une piastre qu’il avait dans la main, et murmurait entre ses dents :

— Je n’ai jamais joué d’Indiens sur une carte ; ce serait pourtant une belle partie, surtout avec mon infaillible martingale.

Puis s’approchant de moi, ce dernier personnage, qu’on a déjà reconnu, me dit à voix basse :

— Je n’ai pas oublié votre recommandation, seigneur cavalier ; voici votre piastre que je vous ai promis de réserver pour une occasion solennelle, et je tiendrai parole.

La nuit venue, je méditais dans ma chambre sur l’inutilité d’un plus long séjour à l’hacienda, où rien ne me retenait désormais, quand on vint frapper à ma porte, qui s’ouvrit sur mon invitation. Je vis entrer le chasseur mexicain, dont le front était soucieux.

— Seigneur cavalier, me dit-il, vous qui chassez si bien le tigre, vous plairait-il de nous accompagner encore à la chasse aux loutres, et, par occasion, à la chasse aux Indiens !

— Ceci mérite réflexion, lui répondis-je ; les plus belles choses sont celles dont il faut le moins abuser. Je suis fort satisfait de ma chasse aux tigres, celle aux loutres me sourirait assez ; mais je refuse formellement de chasser à l’Indien.

Bermudes soupira d’un air tragique.

— Hélas ! seigneur cavalier, je n’en puis dire autant : il faut que je donne encore la chasse à ces païens. J’ai joué, j’ai perdu mon Indien avec ce drôle si bien nommé Martingale, et les âmes du purgatoire sont de nouveau obligées de me faire crédit !

Après avoir cherché à consoler de mon mieux le pauvre chasseur, je convins de quitter l’hacienda le lendemain avec lui et le Canadien ; puis je le congédiai, sans me dissimuler que la créance des âmes du purgatoire était fort aventurée, et qu’elles couraient grand risque de n’avoir jamais en Bermudes qu’un débiteur insolvable.

VII
LE SALTEADOR

Le moment approchait pour moi de dire adieu à la vie du désert. Je ne voulais pas cependant reprendre la route d’Hermosillo sans avoir visité le préside de Tubac. C’était le terme que j’avais fixé à ma longue excursion dans les solitudes mexicaines. Les rencontres, les incidents variés qui avaient marqué la première partie de mon voyage n’étaient pas faits pour lasser ma curiosité. Aussi le jour du départ me trouva-t-il tout prêt, tout disposé à braver de nouveaux périls et de nouvelles fatigues. Je ne regrettais qu’une chose : l’avouerai-je ? c’était de trop bien connaître le terrain où j’allais marcher. L’imprévu avait été jusqu’à ce jour le plus grand charme de mes explorations aventureuses, et l’imprévu n’allait-il pas me manquer ? — La Sonora, me disais-je, n’a plus rien à m’apprendre. — Je me trompais : le hasard me devait montrer encore deux faces nouvelles d’un monde dont je croyais avoir pénétré tous les mystères. Après une visite aux prairies illustrées par Cooper, où je pourrais admirer la vie sauvage dans toute l’indépendance et la fierté de ses allures, il m’était réservé de contempler, dans une petite ville plus rapprochée des provinces centrales, à la foire de San-Juan de los Lagos, la lutte de la barbarie et de la civilisation représentées, comme elles le sont trop souvent au Mexique, par leurs plus tristes abus, par leurs plus impurs éléments.

C’était en compagnie du chasseur mexicain Bermudes Matasiete et du coureur des bois canadien que je devais faire le trajet de l’hacienda de la Noria jusqu’au préside de Tubac. Les deux aventuriers se dirigeaient vers les prairies, poussés par la haine sauvage qu’ils avaient vouée aux Indiens, et un peu aussi par cette irrésistible attraction que le désert exerce sur le chasseur, comme la mer sur le matelot. La chasse aux loutres n’était pour eux, bien entendu, qu’un prétexte. Décidé à ne quitter les deux chasseurs qu’à la limite des prairies, je pris gaiement congé du maître de l’hacienda, don Ramon, après avoir choisi dans sa caponera deux beaux chevaux que je lui payai généreusement, et sans marchander, vingt-cinq francs par tête. Nous partîmes, et deux jours de marche nous conduisirent à Tubac, grossier jalon planté par une civilisation douteuse sur les confins de la république et du désert. A une petite distance de Tubac, au delà de la rivière de San-Pedro, commencent les prairies. Je suivis les deux chasseurs jusqu’aux bords de la rivière : c’est là que nous nous séparâmes, et je ne les vis pas sans quelque émotion s’enfoncer dans ces solitudes, où tant d’hommes intrépides ont trouvé leur tombeau.

Ce ne fut qu’après avoir vu mes deux compagnons disparaître dans les hautes herbes, que je reportai mes regards sur le paysage, dont je n’avais pu encore admirer qu’en passant les magnificences. Les prairies qui se terminent au San-Pedro, du côté de Tubac, n’ont pour bornes, dans la direction opposée, que les eaux du Missouri. C’était bien là le désert tel que je l’avais rêvé. Au delà de la rivière, de vertes savanes ondulaient à perte de vue. A mes pieds, un petit lac, séparé du San-Pedro par une étroite langue de terrain, et qui jadis avait dû faire partie de la rivière, étendait ses eaux bourbeuses. Sur les larges feuilles des plantes aquatiques, des serpents d’eau faisaient reluire au soleil leurs corps visqueux, entrelacés en hideux réseaux. Au-dessus du lac voltigeaient des essaims de grues attirées par ces nombreux reptiles. De longues caravanes de bisons traversaient la plaine silencieuse. D’autres, disséminés par groupes ou par couples, paissaient l’herbe épaisse, ou, couchés sur la pente des collines, promenaient un regard tranquille sur leurs vastes domaines. Plus loin, ces sauvages animaux se livraient de rudes combats ; leurs sourds mugissements arrivaient à mes oreilles comme le murmure lointain de la mer, et, comme s’il eût fallu que, même dans le désert, l’homme révélât sa présence, un parti de chasseurs, d’une tribu d’Indiens amis, descendait en ce moment le cours du San-Pedro sur des radeaux formés de larges bottes de roseaux soutenues par des calebasses vides. Une recua de mules chargées de lingots d’argent et escortées de leurs guides se dessinait en une longue file à l’horizon. Je restai longtemps ravi devant ce spectacle solennel, prêtant l’oreille à l’harmonie mélancolique de la clochette des mules et aux cadences indiennes, qui troublaient, en mourant graduellement, le silence des solitudes.

Cette conduite d’argent sous l’unique surveillance de quelques arrieros eût suffi pour me rappeler que je foulais une terre primitive. Dans l’intérieur de la république, un régiment n’est quelquefois pour ces riches caravanes qu’une trop faible escorte. Sur certaines frontières, des sommes immenses peuvent impunément traverser les villes et les villages avec le nombre d’hommes strictement nécessaire pour charger et décharger les mules à chaque halte. Par un contraste digne de remarque, nulle part la propriété privée n’est plus respectée que dans cet État lointain, où les déportés aux présides, l’écume des grandes villes, formèrent d’abord le noyau de la population. Les crimes qui s’y commettent accusent l’effervescence des passions plutôt que les froids calculs de la cupidité. Chacun y vit, pour ainsi dire, au dehors ; le foyer n’a pas de secrets, sauvegardé qu’il est par la bonne foi publique. Malheureusement, chaque jour, des gens sans aveu, des voleurs, des assassins échappés aux prisons ou au glaive de la justice, viennent demander un asile à ces solitudes. Telle est l’influence mauvaise et toujours plus active sous laquelle, en Sonora, les mœurs tendent à s’altérer. Ainsi la corruption des États du centre (Tierra adentro) atteint peu à peu les frontières mêmes de la république, et on peut prévoir le jour où la Sonora n’aura gagné, en échange de ses vieilles mœurs, que les vices et la misère, partout inséparables d’une demi-civilisation.

Je repris le chemin de Tubac. Après avoir marché quelques heures, je m’aperçus que le soleil, près de se coucher, ne lançait déjà plus sur les prairies que des rayons obliques, et je m’étonnai de n’avoir pas atteint le préside. Je marchai encore, et bientôt il fallut me rendre à une terrible évidence. Trompé par cette interminable succession de vertes collines, je m’étais complétement égaré. Je montai sur la plus haute des éminences qui m’entouraient : si loin que mon œil pût plonger, je ne vis devant moi que les immenses savanes qui se déroulaient à l’infini sans arbres, sans maisons, sans abri ! La rivière, qui seule aurait pu me guider, cachée par les ondulations du terrain, était invisible comme le préside. Deux coups de feu, que je tirai comme signal d’alarme, n’éveillèrent aucun écho. J’étais donc condamné à passer la nuit dans le désert, et ce n’était pas sans angoisse que je voyais arriver le moment où ces plaines immenses, qui devaient abriter tant d’hôtes redoutables, seraient envahies par l’obscurité. Un petit nuage gris, qui tranchait sur la pourpre pâlissante de l’horizon, me rendit tout à coup quelque espoir. Ce nuage, qui semblait toucher la terre, et dont le sommet était plus large, plus transparent que la base, devait être la fumée d’un feu allumé dans la savane. Je me dirigeai rapidement de ce côté, tout en me demandant qui j’allais rencontrer près de ce feu. Était-ce une halte de chasseurs, un bivouac d’Indiens bravos[50], ou un hato[51] de muletiers ? La conduite d’argent que j’avais aperçue le matin me revint en mémoire, et ce souvenir me rassura. L’obscurité croissait cependant, et bientôt je ne distinguai plus le nuage. Quelques instants se passèrent dans une cruelle incertitude ; mais, quand la nuit fut tombée tout à fait, la lueur du feu se dessina claire et brillante au milieu des ténèbres. Je pus me remettre en marche.

[50] Féroces.

[51] Halte.

A mesure que j’avançais, la zone de flamme s’élargissait graduellement, et j’aperçus enfin la silhouette noire de deux hommes assis près d’un brasier. Deux énormes chiens, qui se précipitèrent vers moi avec des aboiements furieux, ne me laissèrent pas le temps de reconnaître, avant de m’approcher davantage, à qui j’allais avoir affaire. Une voix rude rappela fort heureusement les dogues, qui revinrent à pas lents se coucher près du feu. Malgré cette démonstration pacifique, l’aspect de mes deux futurs hôtes n’était rien moins que rassurant. La physionomie la plus débonnaire emprunte toujours quelque chose de menaçant aux reflets d’un brasier, et les figures sauvages des deux inconnus n’étaient nullement adoucies par ces lueurs sinistres. Leurs vêtements de toile blanche étaient littéralement roidis par une épaisse croûte de sang caillé, et, au moment où j’entrai dans la zone de lumière, je remarquai aussi des traces de sang sur les poils des deux dogues, qui me regardaient en grognant.

— Approchez sans crainte, me dit l’un des deux hommes ; nous avons entendu la voix d’un chrétien, et vous n’avez plus rien à redouter. Avant tout, mettez pied à terre, car ces chiens sont dressés à ne voir un ennemi que dans un homme à cheval : les Apaches ne vont jamais à pied.

— Volontiers, repris-je en descendant de cheval ; mais je ne veux pas être indiscret, et je n’ai qu’à vous demander le chemin du préside de Tubac, dont je dois être tout près.

— A moins qu’une demi-douzaine de lieues ne soient rien pour votre cheval, vous en êtes tout près en effet, répondit assez brusquement mon interlocuteur. Puis, voyant mon étonnement, il ajouta : Si, comme le prouvent votre question et votre surprise, vous êtes égaré, ce que vous avez de mieux à faire sera de passer la nuit près de ce brasier, car vous vous égareriez de nouveau, sans espoir de trouver un feu pour vous chauffer et une tranche de bison pour souper.

Cette dernière raison me parut concluante ; j’étais à jeun depuis le matin, et j’acceptai de grand cœur la modeste hospitalité que le lieu et le moment rendaient pour moi si précieuse. Débarrassé de mes préoccupations les plus poignantes, c’est-à-dire la faim, la soif et la solitude, je promenai un regard moins distrait autour de moi. A moitié enseveli dans l’ombre noire, à demi éclairé par la flamme pétillante, un troisième individu était couché non loin du foyer ; soit qu’il dormît d’un bien lourd sommeil, soit qu’il fût plongé dans une très-profonde méditation, il n’avait point paru entendre les aboiements des chiens ni le bruit de mon arrivée. Sa figure était cachée par l’obscurité, et ce que je voyais de son costume ne se distinguait en rien de celui que je portais moi-même. Un cheval, attaché par une courroie retenue à un piquet, paissait l’herbe près de lui. Plus loin, des peaux étendues par terre, le cadavre d’un quadrupède fraîchement écorché, des ustensiles ou des armes de toute espèce, prouvaient que mes deux amphitryons exerçaient dans ces prairies le rude et dangereux métier de chasseurs de bisons. Rassuré à cet égard, j’entravai mon cheval sans le desseller, et je m’assis.

Cependant nos hôtes s’occupaient des préparatifs du souper, qui devait consister en un morceau de bison cuit à l’étouffée (tatemado) ; ils allèrent chercher l’eau que nous devions boire à une rivière voisine que j’appris avec étonnement être le San-Pedro, dont je me croyais si éloigné, et vers lequel j’étais revenu sans m’en douter. Tout était donc disposé pour le repas, et l’individu couché ne semblait nullement se préoccuper de ces apprêts, qui me paraissaient à moi si importants ; mais il y a cette différence entre l’Européen et le Mexicain, que le dernier, insensible à la faim comme à la soif, se trouve dans l’abondance là même où le premier succombe à la faim. Sur l’invitation de nos hôtes (car j’appris alors que cet homme était comme moi un étranger pour les chasseurs de bisons), il sembla secouer sa torpeur, et vint s’asseoir pour prendre aussi sa part de l’hospitalité du désert.

La stature de ce nouveau convive, qui m’inspira dès ce moment une curiosité indéfinissable, indiquait la vigueur et l’agilité ; sa figure était sombre, imposante ; ses traits durs, fortement accentués, révélaient une force morale supérieure peut-être à sa force physique. Les premiers mots qu’il prononça en murmurant une espèce de benedicite n’étaient pas entachés de cette prononciation vicieuse qui distingue les habitants de l’État de Sonora ; il était facile de reconnaître en lui un homme des États du centre de la république.

Quand notre repas fut achevé, je pris la parole : — Il est d’usage, dis-je en me tournant vers les deux chasseurs, que celui qui reçoit l’hospitalité prévienne les questions que son hôte peut lui adresser ; je vous dirai donc qui je suis, d’où je viens, et où je vais.

J’eus bientôt donné tous les détails qui me concernaient, et je dois avouer que ces détails semblèrent très-médiocrement intéresser mon auditoire. Cependant, quand je parlai de la conducta du matin, je crus remarquer que l’inconnu m’écoutait avec un redoublement d’attention.

— Une conducta ! dit-il quand j’eus terminé mon récit. Et d’où diable peut-elle venir dans ces déserts ?

— Mais de Santa-Maria ou de Chihuahua apparemment, repris-je ; elle ne fait ce détour que pour éviter les Comanches. Êtes-vous donc depuis si peu de temps dans ce pays que vous ne sachiez pas cela ?

— En effet, dit l’inconnu, je suis étranger, et, puisque vous m’avez donné l’exemple, seigneur Français, je satisferai votre curiosité, bien que mes confidences puissent être plus dangereuses que les vôtres.

A ces mots, les deux chasseurs de bisons tournèrent vers l’inconnu des regards où se peignait une surprise mêlée de ce vif intérêt qu’en certaines circonstances les récits d’aventures éveillent chez l’homme sauvage comme chez l’homme civilisé. L’étranger reprit : — Cette main que je lève ici vers le ciel a jusqu’à présent été pure de sang humain, et cependant j’ai été traité comme un assassin, et ma tête a été mise à prix comme celle d’un vil meurtrier !

— A quel prix votre tête est-elle mise ? demanda l’un des deux boucaniers.

— Est-ce pour gagner ce prix ?

— Non, reprit simplement le chasseur ; votre tête, valût-elle vingt mille piastres, serait sacrée pour moi comme celle d’un hôte : c’est uniquement pour savoir à combien on estime la vie d’un homme dans Tierra adentro.

— A cinq cents piastres.

— C’est cher pour la vie d’un homme ; mon camarade et moi, nous exposons chaque jour la nôtre pour une peau de cibolo qui ne vaut que cinq piastres. Qu’avez-vous donc fait ?

— Une bonne action. Il y a six mois, j’étais alors marchand de bestiaux, et je revenais d’une hacienda voisine de Guadalaxara, où j’étais allé traiter une affaire. A quelques lieues de la ville, je trouvai sur la grande route un homme assassiné. Ému de compassion et croyant m’apercevoir que cet homme vivait encore, je descendis de cheval pour lui donner des soins et bander une large blessure qu’il avait à la gorge ; mais il était trop tard, et le voyageur expira dans mes bras. Je continuai ma route, emmenant son cheval avec l’espoir que cet indice pourrait faire reconnaître le cavalier ; mais je n’avais pas fait une lieue, qu’un détachement de dragons, qui me suivait au galop, fondit sur moi et m’arrêta comme l’assassin de l’homme dont j’avais pansé la blessure. J’eus beau protester de mon innocence, un des dragons m’attacha les mains avec le ceinturon de son sabre, et ce fut ainsi que j’entrai dans Guadalaxara. L’homme assassiné était un sénateur ; la justice, vendue à la famille de la victime, poursuivit son œuvre d’iniquité, et je fus jeté dans la prison de la ville. Après une détention prolongée, je comparus devant le juge criminel. — Vous vous prétendez innocent, me dit-il, mon cher ami ; mais vous pensez bien que je ne m’en rapporterai que médiocrement à votre parole. — Je vis où le juge prévaricateur voulait en venir. — Avez-vous, continua-t-il, des témoins à décharge ? — Je calculai rapidement le peu de ressources qui me restaient, et je répondis : — J’ai mille témoins que je rassemblerai prêts à déposer en ma faveur. — C’est quelque chose, dit le juge ; mais la famille du sénateur a deux mille témoins contre vous ; vous voyez que la partie n’est pas égale. — Je compris que j’étais perdu, et je courbai la tête devant l’arrêt qui me condamna, en n’appelant de cet arrêt qu’à moi seul et à Dieu.

L’inconnu garda quelques instants le silence en creusant le sol de son couteau. Une contradiction évidente m’avait frappé dans son récit.

— Ne m’avez-vous pas dit, lui demandai-je, que vous étiez seul quand vous aviez rencontré le sénateur assassiné ? Comment donc vous trouviez-vous à même de fournir mille témoins ?

L’étranger sourit de ma naïveté.

— Ne savez-vous pas que, pour la justice de notre pays, mille témoins sont mille piastres, et que la somme que j’offrais ne pouvait contre-balancer les sacrifices d’une famille puissante qui achetait argent comptant la conscience de mon juge ? A défaut d’argent, il me fallut dès lors user d’adresse. Je m’échappai de prison, et depuis ce temps, traqué par la justice, poursuivi d’État en État par des ordres sans cesse renouvelés d’extradition, je suis arrivé dans ces déserts, ne respirant que la vengeance. Dans ces déserts, je me suis fait des partisans, et, si j’ai bien pris mes mesures, peut-être le temps n’est-il pas loin où, des bords de l’océan Atlantique jusqu’à ceux de l’océan Pacifique, cette justice vénale, à son tour, tremblera devant moi !

Les aboiements des dogues interrompirent en ce moment le narrateur. Nous prêtâmes l’oreille, un bruit de pas retentissait dans les hautes herbes. Les dogues venaient de se précipiter furieux à travers la savane, et bientôt nous entendîmes ces mots, proférés d’une voix lamentable :

— Jésus-Maria ! vais-je être dévoré par des chiens, quand j’échappe à peine à la griffe des ours ?

— Pied à terre ! pied à terre ! ou vous êtes un homme perdu ! cria l’un des chasseurs, qui rappelait en vain ses deux chiens sourds à sa voix ; mais les chiens dépassèrent le nouveau venu sans faire attention à lui, et aboyèrent avec fureur à quelques pas plus loin. Pendant ce temps, le cavalier dont nous venions d’entendre les cris de détresse avait pu se rapprocher de nous, et bientôt nous vîmes descendre de cheval, près de notre foyer, un homme pâle et tremblant qui promenait autour de lui des regards plaintifs en murmurant des patenôtres. Le cheval, tout frissonnant, les yeux fixes, les naseaux ouverts, paraissait plus épouvanté encore que le cavalier. Comprenant qu’un danger imminent nous menaçait, et sans prendre le temps de questionner cet homme, nous nous levâmes tous. Les deux chasseurs de bisons saisirent leurs carabines, le proscrit se mit en selle et dégaîna la longue rapière attachée à ses arçons. Le nouveau venu parut alors reprendre un peu de courage, et, d’une voix étouffée, il bégaya ces mots : — Voyez là-bas ! Jésus-Maria, délivrez-nous !

Il nous suffit d’un coup d’œil jeté dans la direction indiquée pour avoir le mot de cette énigme. Un peu au delà du cercle de lumière tracé par le foyer, une forme effrayante se balançait de gauche à droite avec un grognement sourd entremêlé d’un claquement de dents formidable. Les deux dogues, les poils hérissés, les yeux sanglants, tenaient en arrêt un animal auquel l’obscurité prêtait de colossales dimensions : c’était un ours gris, la terreur des prairies. De tout le continent américain, l’ours gris est, à vrai dire, le plus redoutable habitant. Égal en grosseur à un taureau de taille ordinaire, sa force est prodigieuse, et sa férocité est au niveau de sa force. Presque invulnérable, grâce à l’épaisse fourrure qui le couvre, une blessure le rend furieux : malheur au chasseur dont la balle ne l’a pas atteint dans l’œil, dans la tête ou dans le cœur, car alors il se précipite sur son agresseur, et le malheureux, eût-il la force d’un bison, est infailliblement étouffé. Caché dans les cavernes ou dans des trous qu’il se creuse lui-même, l’ours gris saisit au passage le buffle le plus puissant, et entraîne son cadavre près de sa tanière pour l’y dévorer à l’aise. Tel était l’ennemi inattendu qui semblait tracer autour de nous un infranchissable blocus, et auquel un cavalier bien monté eût pu seul se flatter d’échapper.

— Remontez à cheval tous, dit l’un des chasseurs à voix basse.

Le voyageur ne se le fit pas répéter deux fois. Quant à moi, le conseil était moins facile à suivre, car mon cheval, bien qu’entravé, s’était de bonds en bonds éloigné de notre formidable visiteur, et avait disparu dans l’obscurité. Mon fusil était resté attaché à ma selle, et, pour la seconde fois, je me trouvais, à pied et sans armes, devant un danger presque inévitable. Combien alors je regrettai l’absence du brave Matasiete ou de son compagnon, dont le rifle nous eût infailliblement délivrés en logeant une balle dans cet œil qu’il me semblait voir reluire dans les ténèbres ! Fort heureusement l’instinct de mon cheval abrégea pour moi cette périlleuse recherche. A peine avais-je fait quelques pas un peu au hasard, que je fus aperçu par le fidèle et clairvoyant animal, qui s’arrêta comme pour m’attendre. Quelques instants après, j’étais en selle, et, mon fusil à la main, je rejoignais mes compagnons.

Le gigantesque quadrupède était toujours à la même place, tenu en respect par la lueur du feu et par le nombre de ses ennemis. Avec cette gravité d’allure qui caractérise son espèce, il paraissait se demander s’il nous attaquerait ou s’il lèverait le siége, bien que le claquement presque convulsif des mâchoires décelât chez lui les tourments de la faim. De notre côté, nous restions sur la défensive, et dans une indécision à laquelle l’attaque ou la fuite de l’animal devait seule mettre un terme. Pendant ces quelques minutes remplies par une pénible attente, notre nouvel hôte, un peu plus rassuré, se hasarda à nous apprendre le but de son voyage nocturne. Forcé de se rendre cette nuit même à une lieue au delà de Tubac pour y rejoindre une conduite d’argent, il avait été poursuivi avec acharnement depuis plus de deux heures par l’ours que nous avions devant nous. Son cheval, forcé de galoper avec un sac d’or attaché à la selle, allait peut-être tomber de fatigue, quand les lueurs de notre bivouac lui étaient apparues comme un phare de salut. On n’aura aucune peine à croire que nous écoutâmes ce récit d’une oreille fort distraite. L’ours ne cessait de faire entendre de sourdes aspirations ; il humait l’air aux quatre points cardinaux, puis il s’interrompait pour arracher avec ses griffes, dont il semblait essayer la force, de larges plaques de gazon. La position devenait critique ; les dogues effrayés étaient revenus se coucher près de leurs maîtres avec des hurlements d’angoisse. Le proscrit commença à manifester une violente impatience, comme si chaque moment qui s’écoulait fût un siècle de vie pour lui. Il allait et venait, l’épée à la main, comme le matador dans l’arène.

— Eh quoi ! seigneurs, disait-il, des hommes de cœur resteront-ils ainsi à la merci d’un animal immonde ? Faites feu sur lui, et moi je me charge de l’achever.

Les deux chasseurs de bisons parurent se consulter.

— Au fait, dit l’un d’eux, nous avons quatre coups à tirer contre lui, et, comme le dit ce cavalier, cinq hommes ne doivent pas rester ainsi immobiles devant une bête, quelque féroce qu’elle soit.

— Patience, lui répondit son compagnon ; laissez-moi d’abord essayer un moyen plus pacifique, et, si ce moyen ne réussit pas, alors nous attaquerons l’ours en nous remettant à la grâce de Dieu ! C’est l’odeur du bison fraîchement écorché qui retient ici cette bête affamée. Eh bien ! que deux d’entre nous tiennent l’ours en respect, pendant que les trois autres traîneront loin du feu le cadavre du bison. L’ours pourra ainsi se jeter sur la proie qu’il convoite, et nous serons délivrés de notre ennemi.

L’expédient du chasseur de bisons fut adopté à l’unanimité, et nous nous séparâmes en deux camps. Les deux chasseurs passèrent autour du bison écorché le lazo du voyageur, qui en attacha l’autre extrémité au pommeau de sa selle, et la lourde masse ne tarda pas à glisser sur l’herbe en y traçant un large sillon. Le proscrit et moi étions restés à la même place pour surveiller l’ours, qui, de son côté, continuait à nous observer sans faire un pas. Au bout de quelques minutes, les deux chasseurs et le voyageur revinrent se joindre à nous.

— C’est fait, dit l’un d’eux, et ce n’est pas sans regret que nous sacrifions notre gibier à l’appétit de cet affreux animal.

— Je me charge du reste, dit le proscrit. Sans descendre de cheval, il se pencha jusqu’à terre, prit dans le foyer une souche enflammée, et, la bride dans les dents, le tison d’une main, son épée de l’autre, il piqua droit à l’ours. Ce fut un moment terrible pour nous tous. A la vue du cavalier qui s’avançait lentement vers lui, poussant à coups d’éperon son cheval haletant, épouvanté, l’ours fit entendre une espèce de beuglement, et se dressa sur ses pattes de derrière en battant l’air avec celles de devant. Puis, soit intimidé par la contenance intrépide de son agresseur, soit effrayé par la vue du tison, il retomba sur les quatre pattes et commença à reculer. Enfin je le vis avec un inexprimable soulagement de cœur décrire un grand cercle autour de nous et disparaître dans les ténèbres. Nous restâmes silencieux pendant quelques minutes, prêtant l’oreille au froissement des herbes, et nous ne tardâmes pas à entendre, dans la direction que l’ours avait suivie, une respiration bruyante, un grognement joyeux et le sourd retentissement d’un corps lourd traîné sur le sol. L’ours avait saisi sa proie et l’emportait dans son repaire pour la dévorer à son aise. Le siége était levé, la savane était redevenue praticable. Le proscrit rengaîna son épée, et s’avançant vers les deux chasseurs de bisons qui avaient repris leur place près du feu :

— Il ne me reste plus, leur dit-il, mes chers amis, qu’à vous remercier de l’hospitalité que vous avez bien voulu m’accorder ; je m’en souviendrai toujours. Maintenant je vais où mon destin m’appelle !

Et, se penchant sur sa selle, il tendit aux deux chasseurs, avec une dignité courtoise, une main qu’ils pressèrent vivement dans leurs mains calleuses. — Plaise à Dieu, seigneur cavalier, dit l’un d’eux en même temps, que vous trouviez partout, comme ici, un asile sûr pour vous abriter, et un accueil aussi cordial que le nôtre !

Je voulais moi-même exprimer au proscrit l’intérêt que m’inspirait sa triste destinée ; mais je fus devancé par le voyageur au sac d’or, qui avait hâte de s’assurer pour le reste de la nuit la compagnie d’un cavalier aussi intrépide.

— Pourrais-je vous demander, seigneur cavalier, dit cet homme en balbutiant, de quel côté vous pensez vous diriger ?

L’inconnu montra du doigt un côté de l’horizon où depuis quelque temps on pouvait voir une colonne de flamme se dessiner sur les ténèbres en spirale rougeâtre. Était-ce un signal donné au proscrit par quelques compagnons qui de loin veillaient sur lui ? Une question que je hasardai à ce sujet n’obtint qu’une réponse évasive. Le proscrit dirigea sa main vers le ciel, où les étoiles du Chariot traçaient déjà leur course elliptique.

— Ce sont ces étoiles qui me guident, me dit-il. En marchant dans cette direction, je ne puis manquer d’atteindre le préside de Tubac.

— Quel heureux hasard ! s’écria le voyageur. Justement des affaires pressantes m’appellent de ce côté, et, bien que le pays, Dieu merci, n’ait jamais été infesté par les salteadores (voleurs de grande route), je ne serais pas fâché de faire route avec un homme aussi brave que vous. Après tout, je réponds d’une somme considérable qui m’a été confiée.

— La somme contenue dans ce sac ? demanda le proscrit en regardant le voyageur avec une singulière expression de pitié.

— Oui, trois mille piastres en or.

— Eh bien ! croyez-moi, attendez ici le jour. La nuit est sombre, mon cheval est rapide, et peut-être ne pourriez-vous pas me suivre. Croyez-moi, vous dis-je, restez ici.

Le voyageur insista : il était déjà en retard, et d’impérieux motifs l’obligeaient à rejoindre en toute hâte la conduite d’argent arrêtée près de Tubac. Le proscrit finit par se rendre à ses instances, et consentit, quoique avec une répugnance marquée, à l’accepter pour compagnon. Il mit pied à terre et resserra la sangle de son cheval ; puis, se tournant vers moi : — Seigneur Français, me dit-il, si jamais le hasard veut que vous me rencontriez encore, peut-être serez-vous bien aise de me rappeler que nous avons partagé l’hospitalité du même foyer.

Un peu surpris de cet étrange adieu, je cherchais encore une réponse, que déjà les deux voyageurs avaient piqué des deux dans la direction de la grande Ourse.

— L’agneau et le jaguar, murmura l’un des deux chasseurs de bisons en secouant la tête d’un air mystérieux et solennel, l’agneau et le jaguar ne font pas longtemps route ensemble !…

Puis le chasseur rassembla les tisons épars et se coucha, les pieds tournés vers le foyer. Son compagnon et moi, nous fîmes de même. Le reste de la nuit se passa tranquillement, et la rosée pénétrante des matinées d’Amérique put seule nous réveiller. L’ours n’avait heureusement pas emporté notre déjeuner : quelques lanières de viande, derniers restes du bison dont il avait dévoré le corps, sifflèrent bientôt sur les charbons ardents, et je pus me convaincre, pour la seconde fois, que les voyageurs n’ont pas exagéré la succulence de la chair du bison. Cependant le soleil s’élevait à l’horizon pendant que nous déjeunions avec un véritable appétit de chasseurs ; et le spectacle que ses rayons découvrirent à nos yeux, en dissipant les brouillards de la plaine, nous annonça une journée pour le moins aussi aventureuse que la nuit qui l’avait précédée.

Les hauteurs verdoyantes de la savane se couvraient de longues files de bisons. Il eût été, pour les deux chasseurs, plus que téméraire d’attaquer de front des troupeaux aussi serrés. Pour tuer un ou deux bisons sans trop de danger, il n’est qu’un moyen : c’est de les séparer du troupeau ; l’adresse et l’agilité du chasseur font le reste. Contre l’attente de mes deux compagnons, les cibolos défilaient en mugissant, parallèlement à la rivière, et nul d’entre eux ne se hasardait de notre côté.

Le premier Européen qui vit un bison dut être, à mon avis, fort effrayé. Le bison est d’une taille supérieure à celle du taureau ordinaire ; une crinière épaisse, noire ou couleur de rouille, couvre son cou, ses épaules, son poitrail, et flotte jusqu’à ses pieds. Le train de derrière de l’animal, à partir de la bosse qui charge les épaules, est couvert d’un poil court et rude comme celui du lion, et, comme celui du lion, constamment fouetté par une queue nerveuse. Sa course pesante ébranle le sol, ses mugissements déchirent l’air ; ses yeux, qui n’expriment qu’une férocité stupide, et les cornes noires, aiguës, implantées sur son large front, achèvent d’en faire un objet d’épouvante.

Tout en observant, non sans dépit, la manœuvre de ces gigantesques troupeaux, l’un des deux chasseurs examinait en connaisseur mon cheval, que l’obscurité de la nuit l’avait empêché jusqu’alors de remarquer.

— Caramba ! disait-il, ce large poitrail, ces jambes fines, ces naseaux bien ouverts, ces reins allongés, annoncent un coureur peu ordinaire.

— Mon cheval, répondis-je avec la fatuité d’un propriétaire, défierait un cerf pour l’agilité, une mule pour la fatigue…

— Et un bison pour la vitesse, interrompit le chasseur. Eh bien ! pour en venir au fait, seigneur Français, vous pourriez me rendre un signalé service !

— Parlez.

— Vous voyez là-bas ce troupeau de cibolos qui semblent nous éviter. Puisque votre cheval est si bon coureur, galopez hardiment jusqu’à ces peureux, et tirez-leur un coup ou deux de votre fusil à bout portant, s’il est possible ; vous en blesserez pour le moins un ; le troupeau tout entier se mettra à votre poursuite, mais vous le distancerez facilement ; les plus agiles, par conséquent les plus forts, vous suivront seuls de près en se séparant de la bande, et nous en ferons notre affaire.

— Est-ce sérieusement que vous parlez ? demandai-je. Le chasseur me regarda d’un air étonné. — Et si mon cheval venait à s’abattre ?

— Il ne s’abattra pas.

— Mais enfin s’il s’abattait ?

— Alors il est certain que vous auriez peu de chances de leur échapper. Cependant cela s’est vu ; mais, dans le cas où vous succomberiez si glorieusement, je vous promets de faire en votre honneur un massacre affreux de cibolos.

— Écoutez, dis-je alors au boucanier, il y a mille services que je serais enchanté de vous rendre de préférence à celui-là ; j’ai déjà chassé très-involontairement le tigre il y a quelques jours, l’ours la nuit dernière, et je ne me soucie pas de me faire chasser maintenant par le bison. J’ai bien réfléchi, et j’aime mieux vous prêter mon cheval.

— Je n’osais vous demander cette faveur, et, ajouta naïvement le chasseur, je croyais vous faire plaisir en vous offrant cette distraction.

Je le remerciai de ses bonnes intentions, et, bien qu’enchanté de me tirer quelque peu en Gascon de ce mauvais pas, je remis en soupirant la longe de mon cheval entre ses mains. Le boucanier commença par le desseller, plia en quatre la couverture qui lui servait de manteau, et l’assujettit sur le dos du cheval au moyen de la longue faja de crêpe de Chine roulée autour de son corps. Puis, ôtant lui-même ses calzoneras, ses brodequins de peau de daim et sa veste, il resta nu-pieds, en caleçons courts et en manches de chemise.

— Comme la partie que je vais jouer ne laisse pas d’être assez délicate, dit-il, je ne saurais donner à ce cheval et à moi trop de liberté dans les mouvements, et vous allez voir quel parti l’on peut tirer d’un animal convenablement arrangé.

Ainsi équipé, et après avoir suspendu à la selle une espèce d’estoc affilé et tranchant, le chasseur sauta en croupe ; il s’assura qu’au besoin la faja pourrait lui servir d’étriers et supporter tout le poids de son corps en lui permettant de laisser aux reins de sa monture toute leur élasticité. Alors, avec une habileté qui devait pour le moins égaler celle des anciens Numides, il rassembla son cheval, le lança en avant, le retint, roula dans sa main gauche le cabresto[52], dont il maintint l’extrémité, partit comme une flèche, et revint près de moi avec la même rapidité.

[52] On appelle reata, ou cabresto, ou cabestro, la longue corde qui sert à la fois de lazo et de licou.

— Vous ne savez pas ce que vaut un pareil cheval ! me dit-il, et je m’en veux presque de vous priver d’une occasion de connaître quel trésor vous avez là.

J’avoue que, manié par ce sauvage écuyer, mon cheval me paraissait n’être plus le même animal qu’entre mes mains ; toutefois je recommandai instamment au chasseur de ne pas trop l’exposer aux cornes des bisons.

— Nous courrons les mêmes chances, reprit le boucanier en riant ; puis il nous donna ses instructions. Nous devions nous coucher à plat ventre, le fusil à la main, sur le talus qui encaissait la rivière, et surveiller à travers les hautes herbes les mouvements des animaux qu’il lancerait vers nous.

— Du reste, ajouta-t-il, vous avez le temps, seigneur Français, d’assister, avant de vous mettre en embuscade, à une course comme rarement vous aurez l’occasion d’en voir. Je veux vous montrer ce qu’on peut attendre d’un bon cheval monté par un bon chasseur.

Presque aussitôt il se lança, ventre à terre, dans la direction du troupeau de cibolos, dont le vent nous apportait les mugissements éloignés. Je restai debout sur le bord de la rivière, pour ne rien perdre du spectacle intéressant qui m’était promis. Le chasseur commença par faire un assez grand détour, franchissant avec une aisance imperturbable les nopals épineux et les inégalités de terrain dont la plaine était semée ; le cheval paraissait plutôt voler que courir, et jetait au vent des hennissements joyeux ; puis le cavalier disparut derrière une colline assez élevée. Cependant le compagnon du hardi boucanier avait planté en terre une baguette de saule surmontée d’un mouchoir à carreaux rouges. Je lui demandai si c’était un signal pour son camarade.

— Non, me dit le chasseur ; les bisons sont comme les taureaux, le rouge les irrite. Si Joaquin en détourne un ou deux, ce mouchoir les attirera infailliblement ici, et nous les tuerons à bout portant ; vous aurez soin de les viser au mufle au moment où ils s’élanceront sur nous.

— Est-il donc indispensable, demandai-je au boucanier, de les attirer justement ici ?

— C’est mon métier, répondit le boucanier, qui, comme Matasiete, oubliait que je n’étais pas chasseur de profession. Il achevait à peine de parler, que nous pûmes remarquer une sorte de frémissement et d’agitation dans les rangs du troupeau de bisons qui couvraient les pentes inférieures de la colline derrière laquelle Joaquin avait disparu. C’était l’aventureux chasseur qui venait de gravir la hauteur en sens opposé. Arrivé au sommet, il poussa deux cris aigus, auxquels répondirent des mugissements prolongés, s’élança du sommet de la colline en bas, comme un bloc de rocher qui s’éboule, et disparut au milieu de cette forêt pressée de cornes et de crinières noires. Le troupeau s’ébranla et fit, dans la direction de nos signaux, un mouvement alarmant ; mais bientôt il se dispersa en groupes nombreux de différents côtés. Je revis alors Joaquin galoper de nouveau, sain et sauf, au milieu des trouées qu’il venait d’ouvrir. Deux bisons d’une taille énorme semblaient être les guides d’une des colonnes détachées du troupeau principal, et ce fut vers ces deux monstrueuses bêtes que le chasseur parut diriger ses attaques. Voltigeant sur les flancs du bataillon, allant, venant avec une légèreté, une audace, qui tenaient du prodige, Joaquin paraissait et disparaissait tour à tour, sans toutefois que les deux chefs se détachassent de leurs compagnons. Enfin il se fit un vide presque imperceptible entre la petite troupe et les buffles conducteurs. Rapide comme l’éclair, le chasseur s’y précipita ; mais, soit qu’il eût trop présumé de l’agilité de son cheval, soit que ce fût une ruse de ses farouches antagonistes, je vis avec une angoisse inexprimable le flot vivant, un instant séparé, se rejoindre, et le malheureux boucanier serré comme dans un gouffre dont la bouche béante se serait refermée sur lui. J’oubliai le cheval pour ne penser qu’à l’homme, et j’échangeai un regard plein d’anxiété avec le compagnon du pauvre Joaquin. Les joues basanées du chasseur s’étaient couvertes d’une pâleur mortelle ; la carabine à la main, il allait s’élancer au secours de son camarade, quand il poussa un cri de joie et s’arrêta. Violemment pressé entre les cornes des deux bisons qui s’étaient enfin éloignés de la colonne dont ils formaient la tête, Joaquin s’était dressé debout sur son cheval, que protégeait contre les coups de cornes l’épaisse couverture de laine attachée sur son corps. Pendant que le groupe serré se dirigeait ainsi vers nous sans se désunir, le boucanier tira son estoc, posa un pied sur les épaules laineuses du bison, plongea la pointe meurtrière au défaut des os, et, dans l’instant où l’animal faisait un dernier effort pour ne pas mourir sans vengeance, s’élança impétueusement à terre. Il était temps, car au même moment mon pauvre cheval, soulevé sur le front du bison, était violemment culbuté. Ce fut ce qui le sauva : il échappa ainsi à l’étreinte de ses deux ennemis, et, se relevant presque aussitôt, se mit à fuir, poursuivi toujours par les deux cibolos. Quant à Joaquin, il courut parallèlement à sa monture, dont il n’avait pas lâché la longe, parvint à s’en rapprocher insensiblement, saisit la crinière du cheval, s’enleva de terre, et se remit en selle en poussant un hourra de triomphe.

— A nous maintenant ! dit le chasseur resté avec moi, en reprenant son poste à la vue des deux bisons, qui, acharnés à la poursuite du cheval et du cavalier, se dirigeaient vers nous d’un pas inégal, tandis que la colonne, privée de ses deux guides, s’enfuyait vers les collines. Nous nous jetâmes à plat ventre sur la berge inclinée de la rivière, et nous attendîmes les deux cibolos, qui s’arrêtèrent un instant, découragés, en poussant des mugissements de rage et en creusant la terre de leurs cornes. Le boucanier agita vivement alors le mouchoir rouge au bout de sa baguette. A l’aspect de la couleur détestée, les deux animaux semblèrent saluer avec une joie féroce un but qui du moins ne reculait pas devant leurs attaques : ils s’élancèrent vers nous. Joaquin s’était jeté de côté, son rôle était rempli. On se ferait difficilement une idée de l’aspect terrifiant du bison furieux et blessé. A chacun de ses mouvements, des ruisseaux de sang s’élançaient de droite et de gauche, empourprant les flots de sa crinière noire ; une écume sanglante rougissait ses naseaux, dont le formidable sifflement retentissait toujours plus près de nous. L’autre bison le devançait couvant de son œil stupide et féroce le mouchoir que le vent de la rivière agitait seul ; car le chasseur était, comme moi, la carabine à la main. Une minute de plus, et nous allions avoir à nous défendre contre ces deux animaux irrités. Heureusement, quelques secondes après, le bison blessé s’abattit lourdement et expira. — Feu ! s’écria le chasseur. Atteint de trois balles dans la tête, l’autre bison s’arrêta, tomba et vint heurter le sol presque à la crête du talus qui nous protégeait. Joaquin arrivait au petit trot, frais et souriant comme le cavalier qui vient dans un manége de faire admirer toutes les qualités de son cheval. Il examina le dernier cibolo tombé.

— Vive Dieu ! dit-il, vous avez logé vos deux balles dans sa tête, et ce n’est pas trop mal pour un débutant. Quant à moi, désormais je ne veux plus chasser le bison qu’à cheval.

— Pas avec le mien, j’espère ? me hâtai-je de répondre, car c’est un miracle que le pauvre animal ait échappé aux cornes des cibolos.

— Je comptais cependant ne pas m’en tenir là seulement avec votre cheval ; mais la première fois que je trouverai l’occasion de me monter convenablement, je ne la manquerai pas. Eh ! par Dieu ! je crois que la Providence a exaucé mes vœux, car voici précisément un cheval qu’elle m’envoie, tout sellé, tout bridé, ma foi !

Nous vîmes en effet un cheval tout bridé, tout sellé, qui galopait vers la rivière presque aussi rapidement que s’il eût fui devant un troupeau de cibolos. Les larges étriers de bois qui battaient ses flancs l’excitaient encore à courir plus vite. Sa course avait dû cependant être déjà longue, à en juger par l’écume et la sueur qui baignaient son poitrail. Le cavalier qui venait en toute apparence d’être désarçonné ne pouvait être que bien loin de nous.

— Si je ne me trompe, s’écria Joaquin, c’est le cheval du voyageur qui nous a annoncé la visite de l’ours. Il lui sera arrivé malheur dans la savane ; car, bien qu’il ne fût pas très-brave, il paraissait être trop bon cavalier pour s’être laissé jeter par terre. Vous me permettrez bien, j’espère, d’user encore de votre monture pour m’approprier celle-là.

En disant ces mots, le boucanier détacha la reata roulée autour du cou de mon cheval, fit un nœud coulant à l’extrémité de la corde, et s’élança à la poursuite de l’animal échappé. Avec l’habileté qui distingue les cavaliers mexicains, il eut bien vite jeté son nœud coulant sur le cheval fugitif, qui, se sentant pris, s’arrêta et se laissa emmener sans résistance. L’inspection de la selle ne put rien nous apprendre de précis sur le sort du malheureux voyageur. Cependant une écorchure profonde et récente du cuir, écorchure qui commençait à la hauteur de l’étrier droit, pouvait indiquer que le cavalier avait été enlevé de force, traîné à terre, et que son éperon avait tracé ce sillon au moment de la chute. En outre, les cordons de cuir qui retenaient sa valise avaient été coupés et non brisés ou dénoués, et on se rappellera peut-être que cette valise contenait un sac d’or. Les boucaniers secouèrent la tête.

— Je me suis toujours défié, dit Joaquin, des tierra-adentrenos. Puisque votre route est vers Tubac, seigneur cavalier, je vous accompagnerai ; ce cheval vient du côté du préside, et je ne serais pas fâché d’en savoir un peu plus long sur tout cela.

J’acceptai volontiers la proposition du chasseur. Je baignai mon cheval pour effacer les traces sanglantes des prouesses de Joaquin ; je le ressellai ; le boucanier détacha les deux chiens qu’il avait attachés à un bouquet de saules, et, après que j’eus pris congé de son camarade, nous partîmes, moi sur mon cheval, et Joaquin sur celui que le hasard lui avait envoyé.

A deux cents pas de là, nous vîmes couchées dans l’herbe les armas de agua que le mouvement furieux du cheval avait détachées de la selle. — Peut-être, dis-je à Joaquin, allons-nous trouver le sac d’or du voyageur ? — Le boucanier ne me répondit que par un sourire d’incrédulité. Nous marchâmes encore une heure au grand trot. A une lieue environ de Tubac, les chiens aboyèrent, et s’enfoncèrent dans un petit vallon où nous les suivîmes ; là un spectacle effrayant nous attendait. Au milieu d’une mare de sang, la face tournée contre terre, gisait le malheureux que nous avions vu, quelques heures auparavant, partir en compagnie du proscrit.

— Le proverbe a raison, dit tristement le boucanier ; le jaguar et l’agneau ne font pas longtemps route ensemble. Le pauvre diable ! ajouta-t-il d’un air de compassion ; timide et craintif comme il semblait l’être, il ne devait être frappé que par derrière : et, tenez, voici la trace du jaguar. C’est bien là l’empreinte de son pied telle que je l’ai remarquée sur les cendres de notre foyer ; mais d’autres traces se mêlent aux siennes, et celles-là, je ne les connais pas.

Le boucanier examina les empreintes encore fraîches avec l’attention minutieuse que ses compatriotes portent dans ces sortes d’enquêtes, où la race américaine trouve occasion de déployer sa merveilleuse sagacité. Plein de confiance dans l’instinct presque divinatoire du chasseur des prairies, j’écoutai avec un vif intérêt Joaquin, lorsqu’après avoir soigneusement étudié le terrain, puis médité profondément, il se rapprocha de moi, et me dit avec l’accent d’une inébranlable conviction : — Voici ce que j’affirmerais devant Dieu et devant les hommes, quand même ce cadavre serait celui de mon frère : l’homme que je soupçonnais n’est pas coupable de ce meurtre ; le crime a été commis malgré lui. Ici (et il montrait la trace des genoux) le voyageur a demandé merci ; l’homme de Tierra Adentro l’a protégé de son corps, ainsi que l’atteste l’empreinte de ces talons près de l’empreinte des genoux ; et c’est là, ajouta-t-il en montrant la trace de la pointe du pied, qu’un chacal a frappé par derrière le malheureux, que son compagnon défendait. Le chacal sera frappé à son tour ! J’ai dit.

C’était la première fois que j’entendais un Mexicain s’exprimer avec cette solennité devant la mort. Je serrai silencieusement la main de Joaquin. Quelques heures après, je me séparais du boucanier ; ce fut encore ému de cette scène lugubre que je rentrai dans Tubac, où je me gardai bien de parler de ma triste rencontre. Tout, du reste, était en émoi dans le préside ; car, chose inouïe, la nuit précédente, une conduite d’argent avait été attaquée, et une somme considérable enlevée par des inconnus. Ce fait était aussi parfaitement explicable pour moi que l’avaient été pour le chasseur de bisons les circonstances de l’assassinat du malheureux voyageur ; cette fois, comme l’autre, je reconnaissais l’intervention du tierra-adentreno.

Le but de mon excursion à Tubac était désormais atteint. J’avais vu de près ces derniers vestiges des mœurs primitives qui se conservent encore dans quelques parties de la république, et que la civilisation bâtarde dont le siége est à Mexico tend de plus en plus à effacer. Il fallait songer maintenant à regagner les régions du centre. Quelques jours après mon arrivée à Tubac, une caravane d’arrieros devait partir dans la direction du sud ; je me joignis à eux, croyant bien en avoir fini cette fois avec la vie d’aventures. C’était à tort cependant que je comptais ne plus revoir, autrement que dans mes souvenirs, quelques-uns des représentants de cette société si franchement barbare qui se maintient au Mexique en présence de la société prétendue civilisée. Parmi les types bizarres qui s’étaient succédé devant mes yeux, il en était un, le salteador, ou voleur de grand chemin, qui venait de se révéler à moi, mais seulement dans le demi-jour, et que je devais retrouver l’occasion d’observer, pour ainsi dire, en pleine lumière. Le sinistre personnage qui m’avait raconté au bivouac des chasseurs de bisons ses démêlés avec la justice m’avait appris comment, au Mexique, s’ouvre la destinée d’un brigand ; le même homme allait m’apprendre, à quelques jours de distance, comment elle se termine. Ce n’est point par la pendaison, comme on serait tenté de le croire. Tel qui a commencé par lutter contre les juges finit d’ordinaire par s’arranger à l’amiable avec eux, souvent même par leur dicter des lois. C’est le dénoûment comique de plus d’une sombre tragédie.

Je dois dire avant tout quelques mots d’un compagnon de voyage, d’un compatriote, que le hasard semblait m’envoyer tout exprès pour me faire connaître, au sortir des fatigues de mon excursion si périlleuse, des dangers que je n’avais pas soupçonnés. Le soir de notre troisième étape, nous étions campés non loin d’un ruisseau tributaire du Rio-Bacuache. De bruyants éclats de rire m’attirèrent sur les bords de ce ruisseau, où quelques femmes d’arrieros lavaient les calzoncillos de leurs maris. Un homme qui portait sur sa figure, rougie par le soleil, une expression de franchise et de gaieté toutes françaises, faisait assaut de quolibets avec les laveuses, et le grasseyement parisien qu’il introduisait dans la prononciation mexicaine avait de quoi justifier amplement l’hilarité générale. On devine si entre le Parisien et moi la connaissance fut bientôt faite. M. D… parcourait à pied le Mexique : c’est par goût qu’il voyageait ainsi, et, sachant que dans ce pays on méprise quiconque n’est pas cavalier, il avait acheté un cheval, mais seulement pour s’en servir à la traversée des villes ou des villages. Le reste du temps, il menait le cheval en laisse. Fils d’un manufacturier de Paris, mon nouveau compagnon, à la veille de payer, par un riche mariage, l’établissement paternel, avait reculé devant l’engagement qu’il allait contracter. Il avait quitté Paris pour ne pas perdre sa liberté. Depuis six ans, l’Amérique du Sud, comme l’Amérique du Nord, l’avait vu errant, colportant de maison en maison quelques menues marchandises dont le produit le faisait vivre. Sobre, patient, résigné, assez intrépide pour voyager seul d’un bout à l’autre des Amériques, ne regrettant rien d’une vie plus aisée, doué d’une fermeté d’âme égale à celle de ses muscles infatigables, trop fier pour tendre la main dans l’adversité, assez généreux pour l’ouvrir dans la fortune, joignant enfin, par un bizarre mélange, aux instincts chevaleresques de notre nation l’étroitesse d’idées commerciales qu’on a pu lui reprocher quelquefois, tel était l’homme que le hasard m’avait fait rencontrer au fond des solitudes mexicaines. Ce type est moins rare qu’on ne pourrait le supposer dans les deux Amériques. M. D…, au moment où je le rencontrai, était attaché à une maison française qui avait désiré utiliser sa connaissance pratique des affaires. Son mandat l’appelait à la foire annuelle et célèbre de San-Juan de los Lagos. Cet itinéraire s’accordant avec le mien, il fut convenu que nous ferions route ensemble. J’y mis une condition cependant : c’est que M. D… dérogerait en ma faveur à ses habitudes et voyagerait à cheval. La condition fut acceptée de bonne grâce, et, le lendemain de notre rencontre, nous partîmes après avoir pris congé des arrieros, et décidés à faire diligence pour ne pas manquer l’ouverture de la foire de San-Juan.

En compagnie de M. D…, je revis Arispe, Hermosillo, Guaymas, où je m’embarquai de nouveau. Je saluai de loin, du pont de la Balandre qui me remportait, la côte de Californie, qui m’apparaissait comme une vapeur bleuâtre ; je revis les lames écumer sur les récifs des îles de Cerralbo et d’Espiritu-Santo ; puis, des hauteurs de la commandance de San-Blas, je jetai un coup d’œil d’adieu sur cette mer vermeille que je venais de traverser pour la dernière fois, et dont les premiers souffles du cordonazo et les premiers nuages d’octobre commençaient à troubler l’azur. A mes pieds, des rafales impétueuses, avant-coureurs des orages qui s’abattent sur le golfe, courbaient la cime des arbres. Le soleil aspirait à longs traits les vapeurs qui devaient bientôt se précipiter en pluies torrentielles. La maladie, la mort semblaient prêtes à s’abattre sur la ville, plus triste, plus désolée que jamais, car, aux approches de la saison des pluies, l’heure de la migration périodique de la plupart des habitants était déjà venue.

Nous ne tardâmes pas à gagner Tépic, ville d’environ vingt mille habitants, et qui, sous une tiède température, s’élève, comme une plate-forme verte et toujours fraîche, au-dessus des plages torréfiées de San-Blas. Nous franchîmes en trois jours les soixante lieues qui séparent Tépic de la capitale l’État de Jalisco, Guadalaxara, qui compte cent cinquante mille habitants, ville renommée dans toute la république pour ses manufactures et l’adresse de ses enfants à manier le couteau ; puis nous prîmes, pour ainsi dire, à travers champs pour gagner San-Juan.

Sur ces nouvelles voies de communication, la scène change ; ce ne sont plus de rares voyageurs apparaissant à de longues distances au milieu des déserts : d’interminables files de mules encombrent les routes ; de lourds chariots dont l’essieu crie font poudroyer, sous leur attelage de bœufs, la poussière des grands chemins ; les salteadores, à moitié voilés de leurs mouchoirs de soie, attendent la proie qui leur a été désignée, et échangent avec les voyageurs sans bagage des saluts d’une courtoisie désintéressée. Vous sentez que la vie circule plus active entre les membres épars de ce grand corps qui compose la république ; mais des dangers encore inconnus vous menacent. Les croix de meurtre s’élèvent çà et là ; des histoires lugubres vous sont racontées dans les hôtelleries, et le conteur, qui vous épie, cherche à juger, d’après votre contenance, s’il doit ou non vous livrer aux bandits dont il s’est fait l’éclaireur ; puis vous avez à subir l’hospitalité mexicaine avec son cortége inévitable de misère, de saleté, de dénûment.

Tous les inconvénients que je viens d’énumérer semblèrent, pour ainsi dire, se grouper autour de nous dans la venta où nous étions descendus la veille de notre arrivée à San-Juan de los Lagos. Vers cinq heures du soir, après douze heures environ passées à cheval et sous les flots d’une pluie torrentielle, nous avions aperçu, à travers un voile de brouillard, les murs blancs et les tuiles rouges de cette venta isolée. M. D… prit aussitôt les devants pour nous assurer dans ce pauvre gîte un souper et un abri. — Un mot en passant sur les formalités d’introduction dans les posadas du Mexique. On pénètre d’abord sans obstacle dans la grande cour carrée de l’hôtellerie, sur laquelle s’ouvrent, au rez-de-chaussée, les chambres destinées aux voyageurs. La plupart du temps, le maître de l’hôtellerie, le huesped, absent, ou occupé au fond d’une écurie lointaine à régulariser sur un papier sale sa comptabilité de fourrages, n’a garde de répondre à la voix qui l’appelle. L’arrivant n’a rien de mieux à faire alors qu’à pousser à cheval une reconnaissance dans toutes les chambres, dont les portes restent ouvertes, et il prend celle qui lui convient. Son choix est bientôt fait, car l’ameublement est dans toutes exactement le même : un banc et une table de bois, un lit en maçonnerie, voilà tout. Le prix ne varie pas non plus ; il est fixé à un réal (60 centimes) par jour. Vous dessellez ensuite votre monture en attendant le huesped, qui arrive enfin, et qui, vous trouvant installé, murmure de n’avoir pas été prévenu ; après quoi, vous vous occupez de la nourriture de votre cheval, puis, le cas échéant, vous songez à vous-même et vous demandez à souper. Là encore de nouvelles tribulations vous attendent ; car, pour peu que l’hôte soit de mauvaise humeur, ou que vos façons d’agir lui aient déplu, vous courez le risque de n’avoir que des refus, ou, à grand’peine, le rebut des mets préparés. Ce sans-façon à l’égard des voyageurs n’est pas poussé, il faut le dire, au delà de certaines limites dans les villes où les posadas sont nombreuses ; mais, dans les ventas protégées par leur isolement contre toute concurrence, il se transforme en un insupportable arbitraire.

Au moment où je venais d’obtenir, à force d’instances et en bravant mille rebuffades, un médiocre souper, un mouvement inusité se fit dans la venta. Une lourde berline de voyage, attelée de huit mules, était entrée dans la cour. La caisse percée à jour, le train à moitié brisé, paraissaient avoir servi de cible aux carabines des routiers. Un cavalier, dont le cheval perdait des flots de sang, précédait la massive voiture. Un voyageur presque mourant fut à grande peine tiré de l’intérieur, soigneusement fermé. Le huesped désœuvré, qui se promenait dans la cour en sifflant, s’en alla recevoir les arrivants. Comme la nuit tombait, les portes de la venta furent fermées par une chaîne de fer, et je pus apprendre du cavalier qui accompagnait la berline le mot de cette lugubre énigme. Son maître, le voyageur moribond qu’on venait de transporter dans une chambre voisine, était parti de Mexico pour aller établir à San-Juan une banque de jeu. Trente mille piastres en argent et en or remplissaient les coffres de la voiture. A quelques lieues de l’hôtellerie, des voleurs les avaient attaqués, blessés et dépouillés. A en croire le narrateur, des joueurs habitués de la banque tenue par son maître à Mexico, informés du but de leur voyage, les avaient suivis de venta en venta, de meson en meson, et livrés aux routiers qui les avaient débanqués sur le grand chemin. — Je vous confie ce récit sous le sceau du secret, ajouta le cavalier, car un malheur de plus peut nous frapper, si la nouvelle de notre désastre parvenait aux oreilles de la justice ; l’intervention de l’alcade achèverait de nous ruiner.

Cette crainte ne me surprit nullement, tant est grand l’effroi que la justice mexicaine inspire à ceux qu’elle a la prétention de protéger. Je promis donc le silence au cavalier, qui s’éloigna pour aller soigner son maître. M. D…, présent à cet entretien, avait peine à contenir son indignation. Fort de l’expérience que m’avait donnée un long séjour dans la république, j’essayai en vain de lui faire comprendre que le gouvernement fédéral ne rétribuant point les juges, ceux-ci étaient bien forcés de vivre aux dépens des plaideurs, qui, de leur côté, n’avaient que fort peu de goût pour cette intervention intéressée. Ce n’était pas, au reste, la seule preuve que M. D… devait me donner de sa fâcheuse ignorance en matière de jurisprudence mexicaine. Cette rencontre d’hôtellerie n’était que l’avant-coureur de scènes moins tragiques, dans lesquelles M. D… allait se trouver, non plus témoin, mais acteur involontaire.

La villa[53] de San-Juan de los Lagos, où nous arrivâmes après dix jours de route, est bâtie au fond d’un bassin circulaire si profond, qu’à peine aperçoit-on de loin le sommet des deux tours de sa cathédrale. Quant à la villa, on ne la devine que du sommet du talus escarpé qui l’entoure de tous côtés. La population de San-Juan n’est en réalité que de quelques milliers d’âmes ; mais chaque année, au mois de décembre, la foire qui s’y tient, foire célèbre dans toute la république, y attire près de trente mille étrangers qui s’y logent comme ils peuvent. La plupart campent sur les hauteurs qui dominent la ville, car, dans l’intérieur, les boutiques, les auberges, les baraques même, sont louées à un prix exorbitant pendant les quinze jours que dure la foire.

[53] On appelle villa toute ville qui n’a pas de congrès, auquel cas elle a droit au nom de ciudad (cité).

L’origine de cette foire fut d’abord toute religieuse. Notre-Dame de Saint-Jean des Lacs était en grande renommée pour les miracles de toute espèce qu’elle opérait, soit pour la guérison des infirmités les plus incurables, soit pour l’apaisement des consciences les plus désespérées. Un pèlerinage à San-Juan, accompagné de riches offrandes, ne suffisait pas, dans le dernier cas, pour obtenir le résultat désiré. Le pénitent devait en outre descendre à genoux la côte rapide qui mène à la place, traverser celle-ci, monter les douze degrés de la cathédrale ; là, il attendait sur le parvis, les genoux en sang, que le prêtre reçût l’offrande et lui donnât l’absolution. Aujourd’hui, bien que le caractère religieux de cette foire se soit en partie effacé, on voit encore plusieurs fois par jour des malheureux acheter ainsi le pardon des crimes dont ils sont souillés. Cette pénitence doit, comme on le comprend sans peine, rendre à la longue la conscience aussi calleuse que les genoux. Cela n’empêche pas la population mexicaine de témoigner un vif intérêt à ceux qui se l’imposent, et d’étendre sur le passage des pénitents des tapis, des manteaux et des sarapes.

Comment, à la longue, le pèlerinage de San-Juan se transforma en foire, c’est ce qu’il est facile d’expliquer. Les marchands ne tardèrent pas à venir exploiter les pénitents, dont le nombre était grand ; les joueurs vinrent exploiter les marchands ; les pauvres Indiens vinrent faire bénir à San-Juan leurs poules, leurs ânes et leurs chiens. Les voleurs vinrent mettre à contribution à leur tour les pénitents, les marchands, les joueurs, les Indiens, et une nuée de courtisanes s’abattit comme des sauterelles dévorantes sur cette mêlée de dupes et de fripons. Telle fut l’origine de la foire actuelle. C’est parmi ce ramassis de gens sans aveu, de filles perdues, de joueurs, de voleurs, que se débattent des affaires immenses ; et tel est le danger permanent de ce rassemblement, que les négociants ne traitent, littéralement parlant, que le pistolet ou le sabre d’une main et la marchandise de l’autre. Les environs de la ville, battus en tous sens par des hordes errantes de rateros[54] et de salteadores, n’offrent pas plus de sécurité que l’intérieur : malheur aux petits marchands, aux pèlerins isolés que leur mauvaise étoile livre sans armes à ces chacals affamés ! Le soir, quand l’oracion a sonné, on barricade soigneusement les boutiques, et, tandis que les marchands calculent leur recette, la ville reste livrée aux joueurs, aux courtisanes et aux voleurs que, dans ce pays fanatique, le sacrilége même n’arrête pas.

[54] Voleurs en petit, voleurs à pied, l’opposé de salteadores.

Telle était la ville où une singulière mésaventure survenue à mon compagnon de voyage allait me forcer de prolonger mon séjour. J’ai dit que le Parisien, après avoir longtemps mené par goût la vie du marchand nomade, était devenu le chargé d’affaires d’une grande maison de commerce. Malheureusement M. D… n’avait pas encore eu le temps de se familiariser avec son nouveau rôle, et il apportait avec lui à San-Juan une cargaison de menues marchandises dont il espérait se défaire avantageusement. Il n’avait jamais visité certains États du Mexique où, malgré les efforts de la diplomatie européenne, la vente en détail est interdite aux étrangers ; il ignorait qu’à San-Juan cette loi vexatoire fût en vigueur. Agissant en conséquence, il eut bientôt placé à très-bon prix une partie de ses marchandises de détail. Quand il me fit part du résultat de ses premières opérations, je l’avertis du danger qu’il courait en les prolongeant. Déjà il était trop tard. Une dénonciation avait été portée contre M. D… La justice espagnole, avec une célérité digne des cadis d’Orient, condamna le pauvre négociant, sans même l’entendre, à la confiscation de tous les intérêts qu’il avait en main, à dix-huit mois de travaux forcés à la Laguna de Chapala, et un mandat d’amener fut immédiatement lancé contre le délinquant.

En présence de cet arrêt que l’exécution devait suivre de près, le mieux à faire était de soustraire d’abord à la rapacité de la justice tout ce qui pouvait être saisi, puis de s’assurer une espèce d’habeas corpus ou sauf-conduit personnel. Je me mis à la disposition de M. D… pour lui aplanir les démarches que nécessitait sa position critique. Mon compagnon avait expédié à l’assesseur de la Barca, petite ville à quarante lieues de San-Juan, un exprès sur le meilleur de nos deux chevaux pour solliciter le sauf-conduit indispensable. La liberté, la fortune de M. D…, dépendaient de la fidélité du messager. Chaque jour, j’allais moi-même sur la route attendre le retour de l’envoyé. Enfin il arriva, et me remit le sauf-conduit ; mais, par une fatalité singulière, le jour même où je revenais à San-Juan porteur de cette bonne nouvelle, M. D… avait été incarcéré : le sauf-conduit était arrivé une heure trop tard. Je dus donc m’adresser à l’alcade de San-Juan pour réclamer la mise en liberté de mon compatriote.

J’avais déjà plusieurs fois eu affaire aux alcades du Mexique, et chaque fois aussi l’imprévu de leurs décisions, la naïveté de leurs arrêts, la bonhomie de leurs injustices, avaient été pour moi de nouveaux sujets de surprise. J’avoue cependant qu’en me dirigeant vers la demeure de l’alcade de San-Juan, je ne m’attendais guère aux nouvelles révélations que cette entrevue allait me procurer sur les mœurs mexicaines.

Au moment où j’étais introduit dans le hangar qui servait de salle d’audience, un visiteur causait déjà avec l’alcade. Nonchalamment étendu sur une butaca[55], ce visiteur portait dans toute sa splendeur le pittoresque et riche costume mexicain[56] ; l’or, le velours, la soie, s’étalaient à profusion sur ses vêtements ; ses bottes de cheval, brodées, valaient certainement plus de quatre cents francs, et le reste était à l’avenant. On comprendra ma surprise quand je reconnus dans ce personnage si magnifiquement équipé le proscrit mystérieux des savanes de Tubac. Mon premier mouvement fut de laisser échapper une exclamation d’étonnement ; je me retins, et j’attendis, à tout hasard, que le bandit voulût bien me reconnaître lui-même ; mais, comme la mienne, sa figure resta impassible. L’alcade et lui fumaient une cigarette ; il y avait entre eux une intimité évidente. Seulement l’alcade, sans doute par déférence pour son hôte, était assis sur un simple tabouret en roseaux.

[55] Fauteuil de cuir à bascule.

[56] Le costume mexicain complet, harnachement de cheval compris, vaut dix ou quinze mille francs.

— Seigneur alcade, lui dis-je, j’ai l’honneur de baiser les mains de votre seigneurie et de vous prier de prendre connaissance de ce papier ; mais peut-être, malgré l’urgence de l’affaire qui m’amène, suis-je importun dans ce moment ?

— Nullement, me dit l’alcade en tendant la main ; ce cavalier et moi n’étions occupés qu’à causer d’amitié.

L’alcade parcourut des yeux le sauf-conduit que je lui avais présenté, et me le rendit au bout de quelques minutes, en me disant :

— J’en suis fâché, mais vous venez trop tard ; le cavalier dont le nom est mentionné dans cet écrit est déjà en prison.

— Je le sais, lui dis-je, mais c’est à tort.

— Et depuis quand la justice se trompe-t-elle ? reprit l’alcade d’un ton solennel.

Je me complus, dans ma réponse, à reconnaître l’infaillibilité de la justice mexicaine, et j’insistai pour obtenir l’élargissement de M. D…

— C’est impossible, reprit obstinément le magistrat ; suivez bien mon raisonnement : ce sauf-conduit est postérieur en date à l’arrestation de votre compatriote, donc ce dernier est légalement incarcéré, et, malgré votre désir, je ne puis maintenant vous mettre à sa place. Tout ce que je puis faire pour vous, c’est de vous envoyer le rejoindre.

Je m’évertuais à faire comprendre à l’alcade le but de ma démarche, quand le personnage aux galons d’or intervint officieusement.

— Seigneur alcade, dit-il, vous vous méprenez sur l’intention de ce cavalier : son désir est de délivrer son compatriote, mais non de se faire mettre en prison à sa place ou de l’y aller rejoindre. C’est encore une méprise de vos alguazils que vous devriez casser aux gages.

— Il faudrait d’abord les leur payer, grommela l’alcade. Je puis faire mettre les gens en prison, mais je ne puis en faire sortir personne. Quant à mes alguazils, je leur ai donné carte blanche pour emprisonner ceux qui leur paraîtraient suspects, et, à une piastre par tête, que le prisonnier paye, bien entendu, leurs profits sont assez beaux pendant la durée de la foire. Ce moyen de les payer est de mon invention, ajouta glorieusement l’alcade.

La figure du proscrit parut se rembrunir.

— Ah ! ce moyen est de votre invention, dit-il ; alors je ne m’étonne plus si, dans leur ardeur, ils ont arrêté le Zurdo[57] et le Santucho[58] pendant qu’ils accomplissaient leurs dévotions.

[57] Le gaucher.

[58] L’hypocrite.

— Quoi ! balbutia l’alcade interdit, ces deux personnages sont de votre… connaissance ?

— Oui, et c’était d’eux que je venais vous parler quand ce cavalier, dit-il en me désignant, est arrivé. Puis-je savoir le délit dont ils se sont rendus coupables ?

— Je serais embarrassé, dit l’alcade qui semblait chercher à se justifier, de préciser les faits ; mais de pareils drôles…

— Eh bien ! alors ? interrompit le proscrit en regardant l’alcade avec un froid sourire qui parut le glacer.

— Eh bien ! mes alguazils ont pensé judicieusement que deux hommes qui descendaient tous les jours la côte de San-Juan à genoux ne pouvaient être que des gens souillés de crimes ; c’est dans cette conviction qu’ils les ont arrêtés.

— Pour gagner deux piastres. Eh bien ! seigneur alcade, le Zurdo et le Santucho sont blancs comme neige.

— Au fait, dit l’alcade, qui semblait n’avoir discuté que pour la forme, nous sommes dans une ville célèbre par ses miracles.

— Le premier, reprit le salteador, a déjà depuis longtemps fait toutes les pénitences nécessaires pour son arriéré, et ses promenades à genoux n’avaient pour but que de le mettre un peu en avance. Quant au Santucho, c’est une spéculation lucrative pour lui d’expier les péchés des autres, ce qui fait qu’il a beaucoup de besogne. Vous trouverez bon, j’espère, que je prenne les mesures nécessaires pour faire mettre en liberté deux pénitents aussi recommandables.

— Certainement ! s’écria l’alcade ; je l’aurai même pour très-agréable.

— Quant à vous, seigneur cavalier, reprit le proscrit, si vous voulez bien recourir à ma protection, je pourrai faire aussi quelque chose pour votre compatriote.

Converti par l’exemple de l’alcade, je crus devoir répondre à cette offre par une courtoise inclination de tête.

— A une condition cependant ; cet élargissement vous coûtera cent piastres. C’est à prendre ou à laisser, vous y réfléchirez. C’est le prix d’un voyage vers l’assesseur ; si ce prix vous convient, vous n’aurez qu’à venir me trouver ce soir à dix heures pour me donner votre réponse.

Je ne crus pas devoir accepter tout de suite, et je promis à mon redoutable protecteur de l’aller trouver à l’adresse qu’il m’indiqua, si je me décidais à faire ce sacrifice. Le proscrit se retira presque aussitôt.

— C’est un grand seigneur ? demandai-je alors à l’alcade, espérant obtenir quelques renseignements sur la position nouvelle du fugitif de Tubac.

— C’est un marchand de bestiaux, reprit l’alcade à haute voix. Puis, au bout de quelques minutes de silence :

— C’est un chef de bande par occasion, reprit-il à voix basse.

— Un chef de bande de quoi ?

— Eh ! caramba ! de voleurs de grand chemin. Je vous dis cela parce que vous le saurez ce soir et qu’il n’y a pas d’indiscrétion, sans quoi je pourrais perdre la bienveillance qu’il m’a toujours témoignée ; car, ainsi que vous l’avez vu, il veut bien me traiter comme son égal.

— C’est beaucoup d’honneur pour vous, seigneur alcade !

Je considérais avec un étonnement qui approchait de la stupéfaction ce magistrat, qui semblait se faire un mérite de la bienveillance d’un brigand. Dans l’état d’impuissance où se trouve la justice au Mexique, une pareille anomalie n’est cependant que trop fréquente. Un plus long entretien était inutile ; le juge ne pouvait rien, le brigand pouvait tout. Je me retirai et saluai courtoisement l’alcade, que je n’avais pas trouvé moins piquant que ses autres collègues de ma connaissance.

Revenu à mon hôtellerie, je reçus un message que M. D… me faisait parvenir du fond de sa prison. Mon pauvre compagnon me parlait d’offres mystérieuses qui lui avaient été faites ; on avait promis de le mettre en liberté moyennant cent piastres. Je reconnus l’intervention du protecteur de l’Alcade, et, déterminé à accepter ses propositions dans l’intérêt même du prisonnier, je résolus d’aller le voir sur-le-champ. L’oraison venait de sonner, et la nuit était close quand je traversai la grande place pour me rendre à l’endroit que m’avait indiqué le prétendu marchand de bestiaux. C’était sur une des hauteurs qui dominent la ville, près de la cathédrale, que le salteador avait dressé sa tente. J’étais bien armé, et la distance à parcourir n’était pas très-grande. Je laissai bientôt derrière moi la foule bruyante des promeneurs, et je gravis la colline, dont le sommet était couronné de feux de distance en distance. J’arrivai bientôt à la tente qu’on m’avait désignée, et qu’une longue banderole blanche qui flottait au-dessus faisait aisément reconnaître. Une multitude d’autres baraques étaient groupées autour de cette tente ; des recuas[59] de mules disséminées dans les espèces de rues formées par les tentes ou les baraques, de longues rangées d’arparejos de bêtes de somme, indiquaient des campements de muletiers. Des cuisines en plein vent, des établissements de jeux à ciel ouvert, attiraient l’excédant de la sauvage population qui se pressait sur la place, et on trouvait dans cet endroit, répétés en petit, les curieux tableaux que présentait la ville même de San-Juan.

[59] Terme employé par les muletiers pour désigner une troupe de mules.

A mes pieds, sous un dôme de fumée dont les tourbillons montaient jusqu’à moi, une ville nouvelle semblait s’élever dans l’ancienne ville, composée de baraques de bois, de tentes de feuillage ou de toile parées de couvertures aux couleurs éclatantes. A travers les trouées que le vent ouvrait dans ce dais de vapeurs fuligineuses, je voyais flotter les larges banderoles des pavillons de jeux avec leurs inscriptions en grandes lettres blanches : Aqui hay partida. Ces demeures mobiles s’élevaient pressées comme les tentes d’un camp. Tous les fruits des tropiques, amoncelés en pyramides, étaient réunis dans certains endroits pour tenter la sensualité des promeneurs. A côté de ces pyramides multicolores, des raves gigantesques artistement taillées en bouquets, en soleils, en panaches, s’épanouissaient au-dessus de poêles où des ragoûts sans nom cuisaient dans une graisse sifflante.

Dans les espaces ménagés pour la circulation, circulaient, fièrement drapés de leurs haillons, les léperos, ces lazzaroni mexicains, dont la vie se passe à voler, à jouer, à manier alternativement la mandoline et le couteau. Les uns, assis en rond autour d’une couverture étendue par terre, essayaient les chances du monte sous l’œil d’un banquier balafré, prêts à en appeler au couteau de l’opiniâtreté d’une veine contraire ; les autres se pressaient à l’entrée des baraques privilégiées, où le tintement de l’or se mêlait au bruit d’un orchestre discordant. Les manteaux galonnés des rancheros se croisaient avec les couvertures déchirées, les souquenilles bariolées des muletiers, et des groupes d’Indiens à demi nus erraient silencieusement au milieu de cette foule tumultueuse. Plus loin, dans les rues plus obscures où les clartés des brasiers venaient mourir, luisaient dans l’ombre l’or, les paillettes et la soie des courtisanes, tandis qu’à quelques pas d’elles, étincelaient les lames nues des protecteurs payés de ces faciles amours. Enfin, dans les rues restées désertes et noyées dans l’ombre projetée par les tours de la cathédrale, les lanternes des veilleurs de nuit, les torches du guet à cheval, brillaient et s’éclipsaient tour à tour. Mille bruits étranges et confus, détonations d’armes à feu, cris, chansons, cliquetis de castagnettes, hurlements de joie ou d’angoisse, s’élevaient comme un effrayant concert de cette ville livrée complétement pour quelques jours au vol, au meurtre et à la débauche.

Une douzaine de chevaux sellés et bridés étaient attachés à des piquets devant la baraque où m’attendait le salteador. Un homme, assis sur une pierre près de la porte, laissa de côté la guitare qu’il tenait à la main, et interrompit une romance mélancolique qu’il chantait à haute voix, pour me demander si j’avais affaire au propriétaire de la baraque. Sur ma réponse affirmative, il souleva une portière en cuir, et m’invita à entrer. Pour me rassurer en ce moment sur ma démarche, il fallait, je l’avoue, toute ma pratique des mœurs mexicaines et l’insouciance acquise dans une vie aventureuse. Le salteador prenait son chocolat ; il était seul.

— J’attendais votre visite ; peut-être même auriez-vous dû me la faire plus tôt dans l’intérêt de votre ami, me dit-il : soyez le bienvenu, vous êtes chez vous.

Je le remerciai de sa politesse.

— Je ne vous demande pas, reprit le salteador, les motifs de votre voyage à San-Juan ; j’aurais pu vous les demander ailleurs.

— Où donc ?

— Eh ! parbleu ! dans les plaines de Tubac. Vous n’avez donc pas la mémoire des figures ?

— Non vraiment. Bien qu’à vous en croire j’aie déjà eu le plaisir de vous rencontrer, je cherche en vain à me rappeler vos traits, et je les aurai, certes, oubliés demain.

— Voilà une réponse prudente, et c’est une règle de conduite dont vous ferez bien de ne pas vous écarter hors de propos ; mais une plus longue dissimulation de votre part serait offensante envers une ancienne connaissance, ajouta-t-il d’un ton plein de cordialité. Vous pouvez sans crainte me reconnaître à présent. Ne m’avez-vous pas vu braver la justice dans son sanctuaire ?

Je ne pus m’empêcher de sourire au souvenir de la scène dont j’avais été témoin le matin. Le chef de cuadrilla reprit d’un air de dédain :

— Qu’est-ce, après tout, que de faire trembler un misérable alcade de village ? Des juges plus puissants auront leur tour. Mais je vous ai dit qu’un jour peut-être vous seriez heureux de me faire souvenir que nous avions partagé l’hospitalité du même foyer ; faut-il donc que ce soit moi qui vienne en aide à votre mémoire ? Ce jour est-il venu ?

Je rappelai alors au salteador l’offre qu’il m’avait faite le matin, et je me dis prêt à accepter son intervention en faveur de mon ami, moyennant cent piastres que je compterais quand M. D… m’aurait rejoint. Le salteador me laissa parler avec un sourire qui semblait signifier que je ne lui apprenais rien de nouveau. Quand j’eus fini :

— Je connais toute cette affaire, me dit-il, et je la connais même mieux que vous. Un vice de forme devant lequel la justice a reculé a seul empêché jusqu’à ce jour la saisie des biens de votre ami. C’est à ce vice de forme qu’il doit le sauf-conduit de l’assesseur, mais d’un moment à l’autre l’obstacle qui arrête la justice peut être levé. En supposant même que votre ami sorte aujourd’hui de prison, et se dérobe par la fuite à la sentence qui le condamne, il ne sera pas encore en sûreté, car un ordre d’extradition le poursuivra et pourra l’atteindre d’un bout à l’autre de la république. Ce qui importe, c’est d’entraver à temps la marche de la justice. A l’heure où je parle, un courrier est en route pour apporter l’ordre de saisie immédiate : une seule personne peut arrêter ce courrier.

— Et qui sera cette personne ?

— Moi, répondit le routier ; mais toutefois moyennant rançon.

— Vous ? mais l’argent me manque.

Je n’osais trop témoigner la défiance qui m’empêchait de payer cette rançon d’avance. Le salteador sembla deviner ma pensée.

— Pour vous prouver ma bonne foi, me dit-il, je me contenterai de votre parole ; vous ne me payerez le prix de mes bons offices que sur les preuves en règle d’un indulto plein et entier. Vous compterez sept cents piastres à la personne qui vous le remettra. Votre affaire, continua le routier, est presque la mienne. L’homme qui vous a dénoncé fait partie de ma bande ; c’est précisément ce misérable surnommé Santucho, dont je parlais ce matin à l’alcade. En révélant à la justice le délit commis par votre compatriote, il a enfreint les lois des salteadores. Nous sommes des voleurs à main armée, et non pas des dénonciateurs qui se cachent dans l’ombre. J’ai d’ailleurs un autre compte à régler avec lui. Vous n’avez pas oublié peut-être le voyageur qui, poursuivi par un ours, vint nous demander protection la nuit de notre bivouac avec les chasseurs de bisons. Eh bien ! ce malheureux est tombé malgré moi sous les coups de ma bande excitée par le Santucho. Voilà deux fois que le misérable me brave ouvertement. Dites à votre ami que non-seulement il me devra sa liberté, mais une vengeance éclatante.

Je n’avais qu’une réponse à faire à ce singulier personnage, si plein de mépris pour les lois de son pays, qu’il semblait connaître mieux qu’un alcade, et si plein de respect pour cet autre code à l’usage des routiers dont il invoquait contre le Santucho les prescriptions inflexibles. Mon protecteur se montrait accommodant, et il fallait profiter de sa complaisance ; je convins que M. D… acquitterait une traite de sept cents piastres entre les mains de celui qui lui apporterait à une adresse désignée la mainlevée de la saisie décrétée contre ses biens et sa personne. Ces conditions étant acceptées et un des complices du salteador étant venu interrompre l’entretien, je ne crus pas devoir prolonger ma visite, et je sortis de la tente. La nuit était déjà avancée ; le silence avait succédé au tumulte qui, quelques heures auparavant, régnait dans la ville. Les veilleurs de nuit dormaient, enveloppés dans leurs manteaux, auprès de leurs lanternes fumeuses. Des malheureux, après avoir joué le dernier réal destiné à payer leur gîte, étaient nonchalamment étendus sur les marches de la cathédrale, qui leur accordait une hospitalité gratuite et dont les hautes tours se dessinaient en noir sur le ciel. Quelques lueurs mystérieuses allaient et venaient seules sur les hauteurs ; partout ailleurs l’agitation avait cessé, et les dernières vibrations de l’horloge qui achevait de sonner onze heures retentissaient encore avec une gravité solennelle, mêlées aux clameurs lugubres des serenos, quand je rentrai chez moi tout préoccupé du souvenir de mes deux audiences de la journée. L’alcade m’avait montré la justice impuissante et corrompue ; le salteador, le brigandage érigé en dictature, imposant des lois et se faisant presque magnanime : ce contraste m’en disait plus que de longues recherches sur la décadence morale de la société mexicaine.

Le lendemain de bonne heure, M. D… frappait à ma porte, accompagné d’un des hommes de la bande du proscrit, le Zurdo, qui venait, de la part de son chef, chercher la rançon convenue : le chef avait tenu sa parole, et me rappelait la mienne. La longue barbe, les habits souillés, la figure amaigrie de mon malheureux compatriote, ne me faisaient que trop deviner les mauvais traitements qu’il avait eu à subir. Le Zurdo nous quitta en nous promettant, foi de salteador, que l’homme dont la dénonciation avait valu à M. D… ce fâcheux démêlé avec la justice serait exemplairement puni. Cette assurance nous consola médiocrement. L’essentiel était maintenant de partir sans encombre ; il fallait attendre la nuit. La journée s’écoula sans qu’aucun homme de loi se fût présenté à notre domicile. La nuit venue, nous en laissâmes encore passer les premières heures, afin d’attendre le moment où les clartés douteuses de l’aube nous permettraient de faire route sans craindre de nous égarer. Enfin le ciel s’éclaira un peu ; nous sellâmes silencieusement nos chevaux, et nous quittâmes sans regret une ville qui ne nous laissait à tous deux que de tristes souvenirs.

Nous ne respirâmes à l’aise que quand nous fûmes à une lieue de San-Juan, galopant à toute bride sous les frais ombrages d’une avenue d’arbres du Pérou. Nous ne nous doutions guère que le petit drame où nous avions été involontairement acteurs allait dérouler devant nous sa dernière scène. Une voix lamentable qui traversa tout à coup le silence de la nuit nous enleva fort désagréablement à la demi-sécurité que quelques instants de course rapide nous avaient rendue. — Au galop ! dis-je à M. D… Nous avons été vus, et un moment d’hésitation nous perdrait.

Nous pressâmes nos chevaux déjà haletants ; mais ceux-ci se cabrèrent et, malgré nos coups d’éperons, refusèrent d’avancer. Ils semblaient reculer devant quelque objet effrayant. Alors, en interrogeant du regard les profondeurs des allées latérales, nous aperçûmes, à quelques pas devant nous, six hommes immobiles chacun devant autant de troncs d’arbre. Ce pouvait être une nouvelle troupe de salteadores qui nous attendaient au passage pour nous dévaliser ; mais les lamentations de ces hommes, que nous entendîmes bientôt plus distinctement, vinrent nous rassurer.

— Pour l’amour de Dieu ! disait l’un, me laisserez-vous sans me secourir ?

— Au nom de la sainte Vierge ! disait l’autre, seigneurs cavaliers, venez-nous en aide !

Nous vîmes alors que tous ces malheureux, que nous avions pris pour des voleurs, étaient eux-mêmes étroitement attachés aux arbres, et qu’ils imploraient notre assistance. C’étaient sans doute de petits marchands que les rateros avaient dépouillés au sortir de San-Juan. Nous nous consultâmes sur ce que nous devions faire en leur faveur. Je proposai de les délivrer. Mon compagnon me rappela la mésaventure de don Quichotte poursuivi à coups de pierres par les galériens dont il avait brisé les chaînes. J’allais me rendre à ses avis, quand des cris perçants attirèrent mon attention sur un individu qui paraissait le plus maltraité de la bande. Je ne pus résister à un mouvement de compassion, et, mettant pied à terre, j’eus bientôt coupé les liens qui garrottaient ce malheureux. Sans prendre le temps de me remercier, celui-ci gagna le sommet du talus qui bordait la route, et alors seulement tourna vers moi une figure vraiment patibulaire.

— Ah ! seigneur cavalier, me dit ce drôle, vous m’avez rendu un bien grand service en me donnant la préférence sur mes compagnons d’infortune ! Les gens que vous voyez sont d’honnêtes marchands que nous avions cru prudent, mes amis et moi, de garrotter après les avoir dévalisés. Seulement mes amis, pour me jouer un mauvais tour, ont trouvé plaisant de m’attacher avec eux. Adieu ; puisse le ciel vous récompenser de votre perspicacité ! Et vous, seigneur cavalier, ajouta-t-il en se tournant vers M. D…, rappelez-vous le sort qui attend les négociants en détail à la foire de San-Juan.

Un instant après, le Santucho, car c’était lui que, dans un bel élan de charité chrétienne, j’avais délivré, disparaissait derrière les broussailles. Nous échangeâmes, M. D… et moi, un regard de suprême désappointement.

— Partons, me dit M. D… après un moment de silence, et laissons ces braves gens s’en tirer comme ils pourront. Aussi bien vous avez aujourd’hui la main trop malheureuse.

Une double détonation qui me fit tressaillir m’empêcha de répondre à ce reproche, que j’avais, il faut le dire, un peu mérité. Deux hommes débouchèrent presque en même temps sur la route et se croisèrent avec nous. L’un d’eux soufflait tranquillement dans le bassinet de sa carabine ; l’autre accrochait la sienne au porte-mousqueton de sa selle. Je les reconnus tous les deux pour appartenir à la cuadrilla de mon ami le salteador.

— Valga me Dios ! me dit l’un de ces hommes en passant près de moi ; qui diable aurait pu penser que vous iriez choisir, parmi tant d’honnêtes gens, le Santucho pour le délivrer ? Nous l’avions attaché là en attendant l’heure de tirer sur lui, comme l’avait ordonné notre chef. Il a fallu devancer l’heure prescrite pour réparer vos maladresses. Adieu, seigneurs cavaliers ; que la leçon vous profite !

Derrière les bandits qui s’éloignaient arrivait un cavalier qui nous eut bientôt rejoints. Le costume du nouveau venu était aussi riche qu’élégant. Un chapeau à larges bords avec son enveloppe de toile cirée, une toquilla en perles de Venise, un dolman de drap, dont on voyait les manches richement brodées de soie sortir des plis de la manga violette rehaussée d’ornements de jais ; de larges pantalons flottant sur les étriers, composaient ce pittoresque costume, vraie tenue de salteador en campagne. Un cheval digne d’un pacha, l’œil étincelant, les naseaux dilatés, le col arqué, la queue ornée de larges rubans rouges, faisait vibrer, à chacun de ses mouvements, une longue et flexible lame de Tolède, dont le fourreau, délicatement ciselé, battait ses flancs. Une courte carabine se balançait du côté opposé de la selle. Les bandits n’avaient pas attendu que le cavalier laissât tomber les plis de la manga qui cachait en partie sa figure, pour se découvrir et saluer leur chef. Ils lui rendirent compte de ce qui s’était passé en pur castillan, car l’argot des truands espagnols est inconnu au Mexique.

— C’est bon, dit froidement le salteador ; allez chercher le corps où vous l’avez laissé.

Un des bandits s’éloigna, et revint, quelques minutes après, traînant au bout de son lazo le cadavre du Santucho. Quoique frappé de deux coups de feu, le malheureux respirait encore.

— Fouillez-le, dit le chef.

Un des deux hommes descendit de cheval ; le Santucho sembla faire un mouvement pour se défendre, mais ce mouvement fut presque imperceptible. Des poignées de piastres, de réaux, de menue monnaie, furent retirées de ses poches : c’était le fruit de ses vols de la nuit, qui lui coûtaient si cher. L’homme qui l’avait fouillé interrogeait son chef du regard. Sur un signe il alla détacher les malheureux captifs que la terreur semblait paralyser. Sur un autre geste, le bandit éparpilla devant eux les piastres trouvées dans les poches de son camarade. En voyant les marchands se précipiter sur l’argent qui leur était ainsi rendu, le Santucho fit un mouvement convulsif, puis resta immobile. Cette fois il était mort : le désespoir de se voir dépouillé l’avait achevé.

— Chargez ce corps sur vos épaules, dit impérieusement le chef aux marchands, qui cherchaient encore dans le sable ensanglanté les dernières pièces de monnaie, et remettez-le à l’alcade de ma part. Il l’avait voulu vivant, je le lui envoie mort ; il comparera sa justice à la mienne.

Les marchands obéirent, et, tandis que le funèbre cortége s’éloignait lentement, le salteador me dit avec un sourire presque hautain :

— J’avais juré de punir ce misérable, comme de faire trembler les juges de ce pays damné, où l’on trafique de la justice : vous voyez que mes deux serments ont été tenus. J’en ai fait un troisième que vous connaissez, seigneur cavalier, ajouta-t-il en saluant M. D…; je vous souhaite d’observer aussi fidèlement votre parole que je saurai tenir la mienne.

A ces mots, le proscrit s’éloigna, et bientôt la vitesse de son cheval l’eut dérobé à notre vue.


Huit jours après ce départ précipité, nous vîmes briller au soleil les neiges éternelles des deux volcans qui dominent Mexico, et peu s’en fallut que les amis qui venaient au-devant de moi ne crussent faire une fâcheuse rencontre dans le voyageur aux habits en lambeaux et couverts de poussière, à la barbe inculte, au visage hâlé, qui se présentait devant eux. J’avais quitté Mexico depuis quatorze mois, pendant lesquels j’avais fait à cheval, dans l’intérieur de la république, plus de quatorze cents lieues : c’est la distance à peu près du Havre à New-York. Rentré dans la vie civilisée, je dépouillai mon accoutrement de voyageur, dont je ne gardai que les longs éperons que j’avais si longtemps chaussés, et le sarape qui m’avait abrité de la rosée de tant de nuits froides, comme du soleil de tant de jours brûlants. Deux mois s’étaient passés ; mon imagination ne me présentait plus que comme un rêve mes pérégrinations aventureuses dans les déserts de la Sonora, quand un dernier incident vint en réveiller pour moi le souvenir. Un inconnu apporta à M. D… un indulto parfaitement en règle, et il accepta à une courte échéance une traite de sept cents piastres à l’ordre d’une des premières maisons de Mexico. Le salteador avait tenu sa troisième promesse aussi religieusement que les deux autres.

FIN.

TABLE

 
Pages
Le Pêcheur de perles.
Une Guerre en Sonora.
Cayetano le contrebandier.
Les Gambusinos.
Le Dompteur de chevaux.
Bermudes-el-Matasiete.
Le Salteador.

Paris. — Imp. E. Capiomont et V. Renault, 6, rue des Poitevins.