Title: Jeunesse
Author: Charles Wagner
Release date: September 11, 2024 [eBook #74404]
Language: French
Original publication: Paris: Fischbacher
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
C. WAGNER
Ouvrage couronné par l’Académie française
VINGT-SEPTIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE FISCHBACHER
(SOCIÉTÉ ANONYME)
33, RUE DE SEINE, 33
Tous droits réservés
DU MÊME AUTEUR :
L’Ami. Dialogues intérieurs. — 3e édit. 1 vol. in-12 | 3 fr. 50 |
Justice. Huit discours. — 7e édit. 1 vol. in-12 | 3 fr. 50 |
Jeunesse. — 27e édition. 1 vol. in-12 | 3 fr. 50 |
(Ouvrage couronné par l’Académie française). | |
Vaillance. — 18e édit. 1 vol. in-12 | 3 fr. 50 |
La Vie simple. — 6e édit. 1 vol. in-12 | 3 fr. 50 |
Auprès du foyer. — 3e édit. 1 vol. in-12 | 3 fr. 50 |
L’Évangile et la Vie. Sermons. — 4e édit. 1 vol. in-12 | 3 fr. 50 |
Sois un homme ! Simples causeries sur la conduite de la vie. — 2e édit. 1 volume in-12, broché 1 fr. 25 ; relié | 2 fr. — |
L’âme des choses. — 2e éd. 1 vol. in-12 | 3 fr. 50 |
Le long du chemin. — 4e édit. 1 vol. in-12 | 3 fr. 50 |
Il existe de ces ouvrages des traductions en Anglais, Russe, Italien, Suédois, Norvégien, Hollandais.
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Hollande, la Suède et la Norvège.
A
LA JEUNESSE
ET
A TOUS CEUX QUI L’AIMENT
POUR ELLE-MÊME
Ce livre est né des circonstances. En l’écrivant, j’avais constamment présents à mon souvenir une quantité de jeunes hommes, appartenant à des milieux très différents, et à qui me rattache un même lien d’affection. Leur compagnie, leur genre de vie, leurs confidences m’ont inspiré.
J’ai pu me convaincre, en les fréquentant familièrement, que malgré les différences que constituent entre eux les situations sociales, la nature des études, l’inégalité d’éducation et de valeur morale, ils avaient de nombreux traits communs dans le bien et dans le mal.
Ce qui frappe le plus dans la jeunesse d’à présent, -II- c’est qu’elle semble faire à la vie un accueil assez réservé. Je sais qu’il est convenu de le lui reprocher. On établit des comparaisons peu flatteuses entre elle et la jeunesse de certaines époques difficiles, où l’on allait vers l’avenir le cœur plein d’entrain, et comme souriant à la fortune sévère. Mais quelque spécieuses qu’elles soient, ces comparaisons ne sont pas justes. La part de vérité qu’elles renferment disparaît dans l’exagération d’un jugement sommaire. Je ne puis, pour ma part, accuser la nouvelle génération, en bloc, d’ingratitude envers le temps exceptionnel dont elle est l’héritière, ni surtout, comme le font plusieurs, la soupçonner de maladie imaginaire.
Notre jeunesse souffre positivement. Le malaise qui la travaille n’a rien de commun avec l’ingratitude ou la pose puérile ; Il est réel et du plus grave intérêt pour quiconque ne s’est pas habitué à dire : après nous le déluge. L’origine de ce malaise est à chercher dans la crise générale que traverse notre époque. Le scepticisme, le réalisme, la vie factice, résultats transitoires de la civilisation moderne, constituent un triste milieu pédagogique. La plante humaine n’y prospère pas. Elle y est condamnée à des privations matérielles -III- et spirituelles qui l’étiolent, lui font une jeunesse terne et une vieillesse précoce.
L’existence anormale que nous menons a produit un abaissement de la vitalité humaine.
Parmi les formes multiples de ce mal j’ai essayé de décrire celles qui m’ont plus particulièrement frappé. En même temps j’ai signalé les efforts tentés pour les combattre. Tous ces efforts, de quelque nom qu’on les désigne, se résument en ceci : Retour à l’existence normale, à l’équilibre humain, au respect des lois de la vie.
Nous nous sommes écartés des sources, il faut y revenir : voilà l’idée-mère de ce livre. Si je devais le résumer en un seul avis, je dirais aux jeunes hommes : « Soyez jeunes et soyez des hommes ! »
Ce n’est pas sans regret que je me sépare de ces pages. Je les eusse voulues plus dignes de la cause qu’elles sont destinées à servir. Mais le moment me semblait venu de les publier. Tout mon désir est que l’un ou l’autre de mes jeunes -IV- contemporains y trouve une de ces paroles qu’il fait bon entendre quand on a vingt ans et qu’on emporte comme viatique pour le reste du voyage.
C. WAGNER
Paris, 15 novembre 1891.
-1-
« A quoi servirait-il à l’homme de gagner le monde s’il perdait l’âme ? »
Jésus.
« Il y a plus de choses entre le ciel et la terre que n’en soupçonne votre sagesse d’école. »
Shakespeare.
-3-
On voit parfois, sur la fin de l’hiver, le jardinier soucieux de son jardin, se promener le long des espaliers et des treilles. Il examine l’état des bourgeons et du bois, interroge d’un œil attentif les mystérieuses enveloppes que va gonfler et déchirer bientôt la sève du printemps. Ces promenades où l’anxiété se mêle toujours à l’espérance, me rappellent par analogie, une autre promenade, plus troublante encore et plus intéressante, celle que peut faire à travers la jeunesse le penseur préoccupé de l’avenir. Là aussi dort, enveloppée et pourtant apparente déjà sous le voile qui la recouvre, la grande -4- question de demain. Il germe et grandit dans le cœur des jeunes, il fermente sous leur front des choses plus significatives que celles qu’essaie de deviner le jardinier sous l’écorce des bourgeons.
Intéressante toujours, et toujours digne de la plus sympathique attention, la jeunesse mérite surtout de nous attirer aux époques critiques, où des changements d’orientation s’annoncent. Ne semble-t-il pas que tel soit le cas à la fin de ce siècle ? Sans doute, c’est une erreur grossière que de confondre les périodes de l’évolution humaine avec ces divisions chronologiques factices qu’on appelle des siècles. On attribue aux siècles une jeunesse et une vieillesse, on parle de leur aurore et de leur déclin. Rien ne répond moins à la réalité. Des mouvements puissants ont marqué la fin de certains siècles ; d’autres ont commencé dans le marasme et la sénilité. Il n’en est pas moins vrai qu’il peut se produire une coïncidence entre le terme d’une période historique et le terme d’un siècle. Tel est, je crois, le cas à l’heure présente. Nous avons derrière nous tout un vaste développement, dans lequel on peut remarquer, après les enthousiasmes -5- juvéniles et les efforts virils d’une brillante maturité, les hésitations et les symptômes de lassitude ordinaires à la vieillesse. Mais, comme l’humanité se renouvelle sans cesse et renaît de ses cendres, c’est au moment où les choses anciennes sont arrivées à leur maximum de décrépitude, que les choses neuves se préparent.
Qu’un instant comme celui que nous traversons soit gros de problèmes d’avenir, personne n’en doute ; que ces problèmes se posent avec plus d’insistance à ceux qui entrent dans la vie qu’à ceux qui y sont déjà engagés ou à ceux qui vont en sortir, c’est évident. Rien de plus naturel, par conséquent, que de se tourner vers la jeunesse, et dans son intérêt et dans le nôtre.
Que fera-t-elle ? Comment va-t-elle pouvoir s’installer dans le monde que lui lèguent ses prédécesseurs ? Quels sont ses périls, ses espérances, ses devoirs pressants ? Certes, voilà de quoi exciter les plus légitimes curiosités.
Pour arriver à voir clair dans ces diverses questions, il convient d’abord de dresser une sorte d’inventaire et de caractériser brièvement l’héritage qui échoit à notre jeunesse. Il nous -6- faudra ensuite essayer de comprendre cette jeunesse elle-même et quelques-uns des courants qui s’y distinguent. Nous nous efforcerons, après cela, de tracer un idéal pratique capable d’inspirer une élite de la jeunesse contemporaine dans la grande mission qui lui incombe, et qui est de profiter du bien que lui laisse le siècle qui s’en va, en s’efforçant de combler les lacunes et de réparer les fautes.
Il est toujours très malaisé de ramener à l’unité et de grouper sous un seul point de vue, les éléments si divers de l’activité humaine. Mais, en général, le trait saillant d’un siècle n’est pas difficile à découvrir, et c’est ce trait qui en détermine la physionomie, les tendances, les beautés et les taches. En la désignant d’après son stigmate personnel à jamais indélébile, on ne saurait appeler la période dont nous sortons autrement que : l’âge de la science inductive. La science y est arrivée peu à peu, et, pour la première fois depuis qu’il y a des hommes, à être la puissance dirigeante. Quoique cela puisse paraître évident, il -7- n’est pas superflu de l’affirmer, à cause de l’idée superficielle qu’on se fait souvent du grand travail humain, et de ce qu’il est convenu d’appeler le progrès. On se représente communément l’humanité en marche sur une route de longueur infinie où chaque génération marque son étape. Il y aurait ainsi, sauf les différences d’allure, avancement constant sur toute la ligne. Cette conception est fausse et dangereuse. Non seulement il y a, dans la marche des sociétés, de longs arrêts et des reculs, mais il y a des changements de direction essentiels. Ce qui est l’idéal à certaines époques, peut être, à d’autres, négligé, foulé aux pieds même, et pourtant ces deux époques collaborent, chacune à sa façon, à l’accomplissement des fins de l’histoire. Il y a des périodes de création et des périodes de destruction ; il en est qui sont vouées à l’analyse et aux opérations de détail, d’autres qui arrivent à la synthèse. Celles-ci sommeillent, celles-là se précipitent comme un torrent. Certains siècles sont religieux, poétiques, artistiques, d’autres commerçants, industriels, guerriers. Il en est d’efféminés et de dissolus, comme il en est d’énergiques et de vertueux. Et tous amènent sur la -8- scène leurs hommes particuliers, enfants préférés faits à leur image, et remettent l’honneur et la puissance, tour à tour, aux rêveurs, aux diplomates, aux beaux parleurs, aux violents, aux sages, aux fous, aux favoris, aux courtisans. Mais l’évolution humaine est si vaste et si compliquée qu’elle n’embrasse jamais tout à la fois : elle procède par poussées successives dans les directions les plus variées. Malgré la richesse de ses aspirations ou son effort pour tout étreindre, chaque période d’activité ne fait que sa poussée particulière à laquelle tout se subordonne, on peut même dire, se sacrifie. Il se constate alors comme une sorte de polarisation du travail total de l’humanité autour d’un centre de prédilection. Dans la sphère particulière qu’il cultive avec amour, un siècle dépasse, en général, les précédents. Cela n’implique pas qu’il les ait dépassés ni même égalés pour le reste. Au contraire, les avantages qu’il réalise en concentrant toute son énergie sur un point, se traduisent par un déficit dans d’autres domaines. Les siècles, comme les individus, ont les défauts de leurs qualités. Il y a là une loi générale dont il faut se souvenir. Grâce à elle, on comprend mieux comment, -9- par exemple, les anciens qui étaient nos maîtres pour tant de choses, n’étaient que des enfants en science, comparativement à nous. Mais la même loi nous expliquera, par un juste retour, certaines lacunes douloureuses de la civilisation actuelle.
Nous avons donc fait, nous, notre poussée du côté de la science inductive, non par un effet de la fantaisie humaine, mais guidés par la nécessité. Sous la lente usure du temps les vieilles bases sociales et les antiques croyances devenaient caduques et craquaient. Il était urgent de les raffermir en soumettant à un contrôle sévère les faits et les notions qui entraient comme matériaux dans ce vénérable édifice. Cela ne pouvait se faire qu’en reprenant l’humble sentier de l’expérience. Avec une patience à l’épreuve de tous les labeurs, l’homme s’y est résigné et a entrepris de reviser le monde par le menu détail. Petit et faible, en face de la création géante, éphémère en face du temps que rien ne mesure, il ne s’est laissé rebuter ni par la médiocrité de ses moyens, ni par l’étendue de la tâche. Simplement, courageusement, se servant de ses yeux pour voir, de ses doigts pour toucher, de son -10- cœur pour éprouver, il s’est mis à l’œuvre. Or il s’est rencontré que cette méthode qui consiste à se laisser guider d’un fait à l’autre, allant de ce qui est près et connu vers ce qui est loin et inconnu, était la plus merveilleuse des trouvailles. Elle faisait parcourir, à tout petits pas très sûrs, des distances prodigieuses. Les travailleurs se succédaient dans leur tâche souvent obscure, où il fallait, pour commencer, souffrir mille privations. Mais lorsque l’un d’eux tombait, un autre emboîtait le pas. Que de peines oubliées et de découvertes ignorées ! Jamais l’humanité ne fut plus admirable que sur cette route escarpée où nous la voyons marcher, lasse, meurtrie, mais non rebutée, tenant en main le fil d’or qui doit la guider à travers les ténèbres, vers l’aube de vérité.
Grâce à cette somme prodigieuse de travail, nous possédons des avantages qu’il n’est pas permis d’énumérer sans émotion et sans reconnaissance.
Les astronomes nous avaient révélé l’immensité de l’Univers, et mis à notre portée des faits dont la grandeur dépasse l’imagination même. Les géographes et les explorateurs nous ont -11- mieux fait connaître le globe que nous habitons. Les géologues nous en ont raconté l’histoire tourmentée et démesurément ancienne. Les sciences naturelles ont commencé à nous initier aux formes sans nombre que revêt la vie dans le monde végétal et animal, et nous ont révélé un infini plus admirable que celui que nous montraient les astronomes, je veux dire l’infiniment petit. Les médecins et les physiologistes ont pénétré plus avant dans l’exploration si délicate et si difficile du corps humain, afin de nous enseigner à mieux nous connaître et à lutter plus efficacement contre les souffrances et la maladie. La mécanique et la chimie ont accéléré les relations, réduit les distances, centuplé la production industrielle et augmenté le bien-être. L’électricité enfin, cette alliée de la dernière heure, qui garde son secret et nous sert sans se faire connaître, a réalisé des progrès qui semblaient appartenir au domaine de l’impossible.
Pendant ce temps les historiens ressuscitaient le passé avec une infatigable activité, pièce à pièce, oubliant parfois de vivre dans le présent pour s’enfouir dans les archives, les catacombes, les ruines exhumées d’autrefois. Ils ont remis -12- dans leur lumière vraie et replacé dans leur cadre historique, les légendes, les traditions religieuses des pères. Ils ont fait justice d’erreurs séculaires, vengé les martyrs, réhabilité de nobles mémoires, flétri les crimes, et surtout rendu leur grande et légitime place aux humbles et aux petits dont les longues misères et les rudes corvées avaient été négligées trop longtemps, au profit des guerres et des intrigues des grands de la terre. Bienfaits immenses trop longs à énumérer, mais qui sont dans toutes les mémoires.
Si nous pouvions ramener parmi nous un homme des générations disparues et le promener à travers les merveilles que notre âge doit à la science, il marcherait d’éblouissement en éblouissement et très certainement il nous dirait : C’est ainsi que nous rêvions l’âge d’or. Sans nul doute, l’homme aujourd’hui doit se sentir plus heureux qu’autrefois et être devenu meilleur et plus maître de lui-même. Connaissant mieux les lois de la nature, il ne doit pas manquer d’y conformer sa vie. Les maladies de jadis lui sont inconnues, ainsi que la pauvreté et la misère. Il règne avec sérénité sur des forces -13- dociles. Ce qui l’écrasait autrefois, le porte aujourd’hui. Le feu s’est attelé à son char, la foudre est sa messagère. Comme cette royauté doit l’ennoblir ! En même temps l’histoire des hommes lui a donné de grandes leçons de sagesse, de tolérance, de clémence. Sur les frontières des patries doit régner la bienveillance. La justice gouverne les individus et les sociétés. Élevés dès leur jeunesse dans le sentiment de leur dignité, les hommes doivent faire fleurir la paix et la fraternité sur cette terre que leurs aïeux souillaient de sang. Heureuse la jeunesse héritière d’un tel monde !
Et cet ancien raisonnerait juste. Pourquoi faut-il que les faits contredisent des conclusions si naturelles ? C’est ici que nous sommes amenés à considérer l’envers de la médaille, ce qu’en langage de droit on appellerait le passif de la succession.
-14-
Rappelons-nous la loi mentionnée plus haut, L’humanité n’avance pas d’un mouvement égal dans toutes les directions, mais elle procède par poussées. En se jetant avec tant d’ardeur du côté de la science, elle a nécessairement perdu de vue d’autres domaines. D’immenses territoires faisant partie intégrante du patrimoine humain ont été insensiblement négligés. En outre, la science elle-même a subi le contre-coup de la loi qui l’amenait au premier rang. Trop vaste pour être cultivée dans toutes ses ramifications, elle s’est développée dans certaines branches de préférence et même à l’exclusion de certaines autres. Ainsi -15- voyons-nous, parfois, un ou plusieurs rameaux d’un arbre attirer à eux presque toute la sève du tronc et ne laisser aux autres qu’une nourriture diminuée. Il était inévitable que l’entreprise gigantesque de conquérir le monde par le menu détail et de repasser au crible les faits et les idées, s’appliquât d’abord aux bases élémentaires de toutes choses. Les sciences mécaniques et mathématiques, tout l’ensemble des sciences naturelles, devaient se développer les premières. Mais comme partout où nous abordons l’univers pour le sonder, nous sommes en face de l’infini, les sciences du commencement devinrent si vastes qu’elles parurent bientôt à elles seules la totalité du monde. Au bout d’un certain temps, ni les forces ni la vie des chercheurs ne suffirent plus pour les embrasser. Chacun alors, sur ce champ illimité où les chemins bifurquaient sans cesse, s’engagea dans un sentier spécial. Les travailleurs se dispersaient et, de plus en plus, se perdaient de vue. En même temps tous ensemble, à force de vivre dans les rudiments matériels, finirent par ne plus accorder le titre de faits qu’aux faits tangibles, et le titre de science qu’à ce qu’ils appelèrent d’un -16- nom aussi faux que significatif les sciences positives.
Pendant ce temps l’humanité continuait de vivre et avait besoin de subsistance. Elle avait suivi dans leur marche les hardis pionniers du monde renouvelé et s’était, sans s’en douter, éloignée de sa base de ravitaillement. On quittait la vieille maison, avant que la nouvelle ne fût prête. C’est alors que le sentiment de la brièveté de l’existence, l’impatience de conclure, le besoin d’interpréter la vie, fit naître prématurément une philosophie, qui, s’emparant des résultats actuels du travail scientifique, se flatta de reconstruire, avec leur aide, le monde et l’homme, en faisant, de propos délibéré, abstraction de toute la sagesse et de toute la foi accumulées du passé. Hélas, les matériaux de cette reconstruction, merveilleux au point de vue du travail qui les avait colligés, n’en étaient pas moins presque égaux à rien pour bâtir un monde. Pouvait-on expliquer toute la vie avec ce qui suffisait à peine pour expliquer un grain de poussière ou un brin d’herbe ? Entreprise téméraire entre toutes ! Mais les hardis ont toujours raison, du moins pour un temps. Ce temps est -17- écoulé aujourd’hui. Nous nous apercevons que nous avons été trop pressés. Après avoir commencé à pratiquer la méthode inductive, nous l’avons laissée là ; nous avons laissé là également la tradition où il y a tant de bien solide à conserver, et nous avons fait un saut prodigieux dans l’hypothèse, établissant des conclusions qu’il eût fallu réserver au plus lointain avenir. En un mot, nous avons jeté notre vieux pain pour faire du pain nouveau avec du blé en herbe.
En réduisant ainsi la réalité aux proportions de ce que nous en connaissons, nous nous sommes appauvris et, circonstance bien remarquable, après avoir vu tant de choses que nos pères ignoraient, nous avons en somme rétréci notre horizon. L’homme est diminué à ses propres yeux. Voilà le grand résultat négatif du développement scientifique tel que nous venons de l’esquisser.
Mais dès à présent, prévenons un malentendu. Nous ne sommes pas de ceux qui accusent certains hommes de la tournure qu’ont prise les choses. Personne ne dirige la vie des sociétés dans son ensemble. Chacun de nous s’agite dans sa sphère, le total ne dépend -18- pas de sa volonté. On ne peut nous demander de faire que ce qui nous paraît bon. Si le résultat ne correspond pas à l’attente, ce n’est pas notre affaire. Nous n’accusons donc personne. Cependant il est toujours utile de constater un fait et d’essayer de se rendre compte d’une situation, afin d’en tirer des leçons pour l’avenir. Encore moins accusons-nous la science. Ce serait de la folie et de l’ingratitude. Nous désirons seulement que la science devienne de jour en jour plus respectueuse de tous les faits, qu’elle retrouve son équilibre et restitue aux réalités intérieures l’attention qu’elles méritent. Souvenons-nous d’ailleurs que, dans ce mouvement de la science du côté du matérialisme, les plus rapides à courir n’étaient pas les savants. Beaucoup d’entre ceux-ci se sont bien gardés de donner dans ce qu’on pourrait appeler la superstition scientifique. Mais s’ils étaient réservés, d’autres ont parlé en leur nom. Ce sont les philosophes et les littérateurs qui spéculent avec les données scientifiques admises en bloc, comme on spécule à la bourse avec les valeurs.
La diminution de l’homme à ses propres yeux -19- s’est nécessairement fait sentir dans tous les domaines de l’existence, se traduisant par un affaissement de la vie spirituelle. Par une sorte de fatalité, les doctrines fondées sur le matérialisme scientifique ont envahi les arts et la littérature, se sont répandues de là dans la vie journalière, y créant peu à peu ce réalisme inférieur où nous semblons nous être enlisés en cette fin de siècle. C’est l’égoïsme qui, par un contraste pénible, a profité le plus largement des conquêtes scientifiques que le sacrifice et le dévouement avaient réalisées. Entre ses mains, elles ont dévié de leurs intentions premières, et plusieurs ont fait plus de mal que de bien.
En pédagogie voici d’autres conséquences : l’instruction utilitaire, qui est le dressage de l’homme gagne-pain, et l’intellectualisme, qui porte le centre de gravité de la vie sur le terrain du savoir, comme si tout l’homme était là. L’instruction a été considérée comme un moyen suffisant de moralisation, et exagérée aux dépens de la culture du caractère, comme aux dépens de la discipline et de la santé physique.
Si le monde des idées et des sentiments s’est rétréci par le développement anormal du réalisme -20- scientifique et sa prétention à suffire à tout, il semble au contraire que la vie matérielle ait largement profité. Il est peu de découvertes scientifiques en effet qui n’aient abouti à une application industrielle. Et de fait, le bien-être matériel a augmenté dans des proportions considérables. Nous sommes, en général, mieux nourris, mieux éclairés, mieux chauffés, mieux et plus vite renseignés et transportés, mieux soignés quand nous tombons malades, mieux armés. Malheureusement il y a un revers à la médaille. Une des ombres les plus noires du temps actuel résulte du progrès même de l’industrie. Les moyens de production, capital et outillage, sont devenus si prodigieux qu’ils échappent au calcul et à la direction. Des résultats sociaux complètement imprévus se déclarent partout. L’industrialisme se dresse devant nous avec toutes ses conséquences, l’industrialisme qui écrase l’homme sous la machine, le travail sous le capital, et qui est devenu une source de souffrances et de haines, autant par les misères physiques et morales des classes laborieuses que par l’incertitude et l’agitation où il a jeté le commerce et l’industrie productive.
-21- La centralisation à outrance qui est une autre conséquence du développement industriel et scientifique, nous a dotés des cités-monstres, centres de vie artificielle, où s’est développé le paupérisme d’une part, de l’autre le luxe exagéré, voisins dangereux, dont la cohabitation est rendue plus funeste encore, par la recherche des plaisirs faciles et la création d’une foule de besoins factices. Toutes ces causes réunies ont contaminé la santé publique.
Sur le terrain international enfin, la lutte pour l’existence dotée par la science de moyens infiniment perfectionnés, a engendré le militarisme, mal pire que la guerre. On pourrait appeler le militarisme la solution scientifique du problème suivant : Étant données toutes les forces humaines et toutes les sciences réunies, ainsi que les plus claires ressources du travail des nations, trouver le moyen de les neutraliser, voire même d’en tirer le plus de mal possible.
Nos moyens de locomotion semblent à l’heure présente beaucoup moins servir à rapprocher les peuples qu’à en accentuer les rivalités. De même que l’accumulation des richesses et de la puissance industrielle a séparé l’homme de -22- l’homme et augmenté l’âpreté de la concurrence et les distances sociales, de même le perfectionnement de l’outillage de guerre a rendu les nations plus méfiantes. Elles correspondent bien plus pour se surveiller, se jalouser et se nuire, que pour mieux se connaître et s’allier sur le terrain commun des intérêts humains.
L’impression que nous voudrions faire naître paraît suffisamment préparée par ces considérations. Ne semble-t-il pas, à regarder notre civilisation sous un certain jour, qu’un mauvais génie ait fait tourner au mal toutes les forces nouvelles dont la science a enrichi l’homme ?
Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? La méthode scientifique serait-elle mauvaise ? Aurions-nous fait fausse route en voulant fonder la vie sur l’expérience, au lieu de continuer à vivre dans le vieux monde autoritaire et dogmatique ? Nullement. Mais notre tort a été de croire que le savoir et le pain suffisent à l’humanité, et de nous laisser glisser, du réalisme scientifique qui absorbe l’humanité dans le savoir dit positif, au réalisme pratique qui croit qu’être nourri, vêtu et couvert est la somme de l’existence.
-23- Les meilleures choses peuvent devenir funestes quand elles sortent de leurs limites. Entrons dans quelques détails pour mieux nous expliquer, car là est le nœud de la situation.
Chacun sait ce que furent, à certaines époques historiques, les pouvoirs exclusifs qui s’arrogeaient le droit de diriger et de façonner l’humanité au gré de leurs besoins et parfois de leurs caprices. Tantôt c’est la religion qui, dépassant les limites de son influence légitime, fait dériver d’elle les arts, les sciences, le gouvernement. Tantôt c’est le pouvoir financier ou le mercantilisme, qui s’empare d’une société et réduit tous les intérêts humains à des questions d’argent. Tantôt c’est l’influence militaire qui domine au point de refouler à l’arrière-plan tout ce qui ne pèse rien dans la balance de la force. Tous ces pouvoirs, légitimes dans leur essence, parce qu’ils représentent une parcelle de l’intérêt humain, deviennent calamiteux dès qu’ils se font exclusifs. Destinés à servir la cause générale, ils finissent par en être les pires ennemis. Chacun d’eux devient un organisme redoutable sous lequel se cache et se défend un égoïsme collectif monstrueux, auprès duquel l’égoïsme -24- individuel est peu de chose. Je veux parler de l’égoïsme des grandes institutions, de celui des corporations, des castes ou des classes, de tous les cléricalismes et de tous les particularismes. Nous reconnaissons là de véritables coalitions d’intérêts particuliers, qui dégénèrent en entreprise envers et contre tous et qui aboutissent à paralyser la vie autour d’elles. Souvenez-vous du scribe au temps de Jésus, du confesseur à une autre époque, et, de même, selon les milieux et les temps, du sophiste d’Athènes, du médecin, de l’astrologue, des hommes de loi, de guerre, des usuriers. A certains moments de l’histoire, il semble que la terre soit créée pour le plus grand profit de l’un ou l’autre de ces personnages et des institutions qu’ils représentent. Ils deviennent les tyrans de l’homme, son ombre. On ne peut, sans eux, ni marcher, ni s’arrêter, ni vivre, ni mourir. Tout leur appartient. L’humanité est leur chose, leur victime sacrifiée. Et dire que le point de départ de ces atroces tyrannies a toujours été posé par les services rendus à leur origine. Pourquoi cette décadence qui fait qu’à la longue elles deviennent la pire caricature de ce qu’elles furent au début ? Voici : Elles ont -25- péché contre la grande loi qui marque sa limite à toute force comme à toute institution humaine : Servir l’humanité et non l’asservir.
Je crains que cette loi n’ait été gravement enfreinte en ce qui concerne la science. En effet, à quoi assistons-nous maintenant ? A la continuation de ce labeur admirable qui doit un jour représenter la loyale enquête de l’homme sur son bagage de faits et d’idées ? Cette enquête sans doute continue, et aucune puissance ne l’arrêtera. Mais nous assistons à la prétention de certaines sciences à représenter, à elles seules, tout le savoir humain d’abord. Et comme en dehors du savoir, il n’y a plus, aux yeux de la science ainsi réduite, aucun autre moyen, pour l’homme, de communiquer avec la réalité, nous assistons en somme à la prétention, élevée par quelques-uns, de réduire toute la réalité et toute la vie à ce qu’ils en ont constaté. En dehors de cela (et quelque vaste qu’il soit, Dieu sait combien ce domaine est misérable comparativement à l’infinie richesse de la vie), il n’y aurait que rêves et illusions. Voilà qui est exorbitant ! Ce n’est plus de la science, mais de l’absolutisme scientifique.
-26- Il n’y aurait pas lieu de s’en affliger, si cette prétention n’avait pas trouvé dans le monde un écho prodigieux. Donnons la parole aux hommes autorisés pour ne pas être taxés d’exagération.
Dans un discours qui a fait le tour du monde : « Culturgeschichte und Naturwissenschaft », le professeur berlinois Du Bois-Reymond disait en 1877, et ses paroles expriment le sentiment d’une foule de gens très sérieux, mais imbus du même préjugé : « L’histoire des sciences naturelles est la véritable histoire de l’humanité. Ce qu’on appelait ainsi jusqu’à présent n’est que l’histoire des guerres d’une part, et d’autre part des folles conceptions de quelques peuples civilisés. » De la part d’un homme qui a, mieux que nul autre, établi et confessé les limites de la connaissance humaine, et qui estime d’ailleurs que le commerce avec l’antiquité classique est le seul moyen de nous sauver du plus plat utilitarisme, un tel propos est bien significatif. C’est tout un symptôme. Déjà on ne dit plus : La science et la philosophie doivent suffire un jour à l’humanité. La philosophie est allée rejoindre la religion et la poésie dans le coin des -27- vieilles ferrailles. On dit : La science doit suffire à l’humanité, et dépassant d’un bond stupéfiant la boutade assez forte déjà du savant allemand, un de nos savants français contemporains nous a laissé ces six mots qui seront pour l’avenir un document de l’état d’esprit de toute une série de générations : Il n’y a plus de mystère (Berthelot).
Rien n’égale le succès que ces idées ont eu dans la société à tous ses degrés. Elles se sont répandues par des milliers de canaux dans toutes les classes. Pour beaucoup de gens, pour l’immense majorité, le résultat de la science, dûment constaté et contrôlé, c’est que ce que nous appelons les réalités supérieures, n’existe pas. L’homme est un animal comme les autres. La conclusion pratique est facile à tirer.
A pas de géant, ce temps a marché dans la voie du réalisme scientifique d’abord, pratique ensuite, semant étourdiment sa route de ce qui constitue le bien suprême de l’humanité. Il a remplacé la conception d’un monde vivant, par la conception d’un monde mort. Sur toute la ligne, la mécanique a supplanté l’âme. La science matérialiste n’en attribue ni au monde, ni à -28- l’homme. Pour elle, il n’y a rien au fond des choses. L’univers est un immense feu d’artifice qui se ramène, en dernière analyse, au fait élémentaire du choc des atomes. Il y a des jours où certains savants parlent comme s’ils savaient tout. Quant aux ignorants, ils ont plus d’assurance encore, et le plus grand nombre de nos contemporains sont rongés par cette conception rabougrie de l’univers où ils ne peuvent plus loger ni leurs croyances, ni leurs principes de conduite, ni même leurs sentiments. Qu’est-ce en effet que tout cela aux yeux du réalisme scientifique ? Rien. Dans un monde pareil, le sort de l’homme est de descendre lui-même au rang d’une mécanique et d’être selon l’occasion : machine à travailler, machine à étudier, machine à jouir, machine à tuer ; chair à plaisir ou chair à canon.
Et voilà pourquoi, après avoir plus travaillé, plus cherché, que n’importe quel âge, nous sommes menacés de sombrer en plein néant.
La secrète faiblesse, le défaut de la cuirasse de cette grande époque a été d’oublier qu’il y avait plus de réalités entre le ciel et la terre que les sciences dites positives, voire même -29- toute la science humaine ne peut en constater. Nos œuvres ont grandi, nous avons diminué. L’homme est amoindri à ses propres yeux, dans sa dignité et dans son espérance. Un crime de lèse-humanité est au fond de toutes les souffrances de ce temps. La civilisation repose d’aplomb sur l’homme. Atteignez l’homme, toute l’immense machine se disloque. C’est parce que la base, l’homme, est affaiblie, que toute notre civilisation menace de crouler sur nos têtes !
Et ce n’est pas ce qu’il y a de plus saisissant dans le spectacle de l’héritage que vont recueillir nos enfants. Ce qui y frappe davantage encore, mais ce qui sera le salut, si nos successeurs le comprennent, c’est que le monde où nous vivons est radicalement contradictoire. Nous allons essayer de le montrer.
-30-
La conception matérialiste du monde et les parties de notre civilisation qui en sont le résultat momentané nous apparaissent en conflit avec l’esprit moderne sur tous les points. L’esprit moderne représente, après tout, le patrimoine résumé des siècles. L’épithète de moderne indique seulement sa tendance et sa méthode, mais non pas son contenu, venu de partout. On peut fort bien définir son genre en se servant de la belle parole de Térence : Homo sum ; humani nihil a me alienum puto. L’esprit moderne est la somme condensée de ce que l’humanité a abstrait de meilleur de tout l’immense -31- labeur et de toutes les souffrances du passé. C’est, du côté de la pensée, une large ouverture sur toutes choses, une préméditation de ne rien exclure, de ne rien négliger, d’y voir clair, et de trouver la vérité en elle-même, sans aucune arrière-pensée, le vrai esprit scientifique en un mot.
C’est du côté du cœur une disposition bienveillante décidée à ne mépriser personne, à ne frustrer personne, à respecter surtout le faible et à avoir pitié de tout ce qui souffre. Il est encore la glorification du travail comme de la grande puissance libératrice et moralisatrice.
En politique, l’esprit moderne est l’esprit démocratique dans sa plus haute acception, reconnaissant comme régulateurs d’une société le droit, la loi, la justice, la solidarité.
S’il y avait d’un côté toute la force, toutes les armes réunies, l’immense et formidable coalition des puissances qui pèsent le plus dans la balance, et de l’autre, la Justice désarmée, l’esprit moderne exigerait de nous de faire baisser toutes les armes et taire tous les intérêts devant la Justice.
S’il y avait, d’une part, toutes les foules avec -32- leurs cris et leurs emportements et de l’autre, un seul homme sage avec la vérité pour lui, l’esprit moderne serait avec cet homme, contre le nombre.
Voila ce que c’est que l’esprit moderne.
Le réalisme scientifique et pratique est au contraire la négation de tout cela.
Du côté de la pensée, le réalisme est le provincialisme le plus étroit que l’on puisse imaginer, vrai esprit de clocher, exclusif de tout ce qui sort de ses limites. L’immense orchestre des mondes et des vies se ramène pour lui à un petit son mince, produit monotone d’une corde unique. Du côté du cœur, le réalisme est l’égoïsme absolu, décidé à ne tenir compte de personne et à considérer comme une imbécillité toute concession à autrui qui ne serait pas le résultat d’un calcul. Il n’y a qu’un droit, celui du plus fort, une loi, celle du combat. Le faible est celui qui doit disparaître. La solidarité n’est qu’un mot, la conscience une chimère. Il n’y a pas assez de place pour tout le monde. Pour que les uns vivent, il faut que les autres disparaissent : Beati possidentes ! Jouir est le but de la vie. On peut bien admettre le travail -33- comme une corvée qui procure la jouissance, Mieux vaudrait jouir sans travailler.
En politique le réalisme est la déification de la force brutale. Au sommet des sociétés, il est la tyrannie ; en bas, il est la licence effrénée ; partout, le conflit sauvage des intérêts et des passions. Il est condamné à osciller entre le despotisme du nombre et celui du pouvoir personnel, s’entre-dévorant tour à tour. Aussi, toujours et partout il a tué la liberté. Une démocratie réaliste serait un non-sens.
Le réalisme et l’esprit moderne sont en conflit au fond de la société actuelle. C’est ce qui rend la situation si tragique et nous fait paraître notre vie si riche en contrastes, si profondément et si noblement tourmentée. Si nous pouvions déifier la brute et organiser, dans toute son horrible beauté, la barbarie civilisée, nous n’éprouverions pas les déchirements qui nous torturent. Mais sous les dehors que le réalisme, un instant triomphant, nous a imposés, vit et souffre un meilleur nous-mêmes. Devant chaque création hideuse dont la brutalité encombre le monde, l’esprit moderne élève la voix et proteste. Et cet esprit n’est pas le dernier souffle d’un monde expirant.
-34- C’est une force toujours plus puissante quoique impalpable, et qui, sans appartenir à personne en particulier, sait se traduire au sein même des hontes et des défaillances par mille manifestations. Plus la force brutale qui agit dans la bête par les griffes et les ongles, s’organise, se développe au sein de l’humanité, et devient la forteresse, le canon, la dynamite ou encore la tyrannie impudente du nombre et de l’argent, plus aussi grandit cette puissance invisible, insaisissable. On a beau crier : la Force prime le droit, prendre toute la nature inférieure à témoin, et fournir la démonstration par des actes de violence pour lesquels on affecte de dire qu’il n’y a pas de juge sur la terre : le droit n’en est pas moins une puissance contre laquelle on ne peut rien. A son heure il éclate, s’empare des esprits, rayonne à travers les cœurs, éclaire et frappe comme la foudre, et les œuvres de la Force sont détruites. Vous essayez en vain de vous rendre compte de quelle façon, dans cette lutte inégale, c’est le mieux armé qui succombe. Mais vous sentez, en voyant les effets, qu’une cause grande et mystérieuse a passé par là.
-35- Je n’ai qu’à faire allusion à la question sociale pour faire comme toucher du doigt, un des terrains sur lesquels l’esprit moderne est en conflit aigu avec le réalisme. Qu’est-ce que le socialisme dans la noble et large acception de ce mot ? C’est l’affirmation du prix de la vie et du principe de la solidarité. Inviolabilité de l’individu et son union indissoluble avec le corps social : Tous pour un, un pour tous. Pour être socialiste, il faut avoir le souci des autres, surtout des faibles, de l’enfant, de la femme, de tout ce qui est négligé, outragé, opprimé. Ce qu’on leur fait, on le fait à nous-mêmes, bien plus, à l’humanité, bien plus, à Dieu. Vous devez, comme être social, sentir les rapports nécessaires qui unissent, les uns aux autres, les membres de la société, à toutes les phases de son développement, et nourrir de la bienveillance pour toutes les formes de la vie humaine, afin d’apprécier les rapports des personnes et des situations les plus diverses. Qu’est tout ceci au point de vue réaliste ?
Le réaliste dit : Chacun pour soi. Quand il a mangé et bu, le monde est en liesse, tout va pour le mieux. Quand il a faim tout va mal, -36- il faut tout détruire. Or ces deux façons de comprendre l’existence sont en présence dans notre société. C’est trop peu dire : elles coexistent très souvent dans les mêmes individus. Parmi nos contemporains, il en est beaucoup qui se sont assimilé la conception matérialiste de l’existence et qui, pour leur morale même, sont réalistes. Mais entendez-les proclamer le droit, invoquer la justice, exalter la solidarité ! Semblables à des gens qui feraient soigneusement le vide sous une cloche, pour y faire vivre ensuite un oiseau, ils ne se rendent pas compte qu’il y a incompatibilité entre leur conception du monde et de l’homme et les choses qu’ils veulent y loger.
On pourrait trouver matière aux mêmes observations dans les sphères très différentes. Une foule incalculable de gens vivent aujourd’hui, au jour le jour, d’expédients et de contradictions. Ils nous rappellent ces créations de l’imagination artistique, dragons, sphynx et chimères où se combinent en un seul animal fantastique, l’aigle, le lion, le serpent, l’homme. Ne croyez pas que ces amalgames étranges se rencontrent surtout dans le peuple inculte. Ils sont partout. On -37- a beau faire, on est un enfant de son temps. Les traces de l’antagonisme, qui traverse le fond même de notre civilisation actuelle, sont dans presque tous les esprits. Dans les discours des professeurs, des hommes d’État, des éducateurs religieux même, on les rencontre. Tel homme d’État faisant un discours, commence par se réclamer des sciences positives, ou par poser des axiomes utilitaires ; mais entraîné par son sujet sur le terrain de l’éducation, de la morale, de l’ordre public, il termine en plein idéalisme.
Les choses se compliquent d’ailleurs d’un autre facteur d’une importance considérable, à savoir le mouvement réactionnaire. De ce côté on met à la charge de l’esprit moderne lui-même tous les maux de la société actuelle et les difficultés au sein desquelles elle se débat. On prétend tout remettre en état par le retour pur et simple au statu quo du quinzième siècle. Comme on voit, c’est une grosse affaire, et nous en reparlerons. Or ce mouvement a des ramifications nombreuses, et bien des esprits en sont affectés, à des degrés divers. Réactionnaires pour une part, imbus de l’esprit moderne pour une autre, et par-dessus le marché un peu matérialistes, -38- nous sommes beaucoup dans ce cas. En vérité, l’état d’esprit de plusieurs rappelle les déménagements : Une portion des meubles est déjà là-bas dans le local nouveau, une autre est dans la rue, cahotée, pêle-mêle, exposée aux intempéries et aux accidents, une autre est encore tranquillement installée dans l’ancienne demeure. Tout cela constitue un état de crise et de transformation des plus compliqués. En un temps de mœurs simples, la souffrance qu’une telle crise fait naître, serait amoindrie par les circonstances extérieures. Mais elle est aggravée de nos jours par la complication de notre culture. En un mot, elle est dans tous les domaines spirituels et matériels à la fois. Les hommes de ce temps ont été surpris par un trop brusque changement des conditions de l’existence. Les événements les ont dépassés et désorientés. Les effets accumulés des causes que nous avons mises en jeu, sans en connaître la portée, nous troublent et nous effraient. Plus un organisme est compliqué, plus il est capable de souffrir. Un homme meurt d’une blessure, tandis que certains êtres inférieurs, coupés en morceaux, vivent quand même.
-39- Un chariot peut perdre une roue sans grand danger ; pour une locomotive, c’est une catastrophe.
A l’heure actuelle la civilisation est devenue une immense machine dont le fonctionnement échappe aux prévisions des plus sages. Elle va son train d’enfer, et au milieu de ses grincements, l’homme crie et se sent écrasé.
Le passé récent nous laisse une œuvre grandiose mais tronquée. Il y manque l’Unité d’esprit, l’âme. Au sein du prodigieux amoncellement de force matérielle, de richesses, de connaissances, nous nous sommes progressivement appauvris en énergie morale, en fraternité, en foi. Ce qui fait défaut partout, c’est l’homme.
Il faut reforger des hommes, qui sachent se gouverner eux-mêmes et puissent devenir les maîtres du monde nouveau afin d’en tirer le bien.
Nous pourrions atteindre ce but par le retour à la pensée normale, l’application de la méthode inductive à tous les faits humains et surtout aux réalités oubliées du monde intérieur ;
-40- Par le retour à la vie normale, au respect, à la solidarité, au travail, à la simplicité ;
En fortifiant, en un mot, l’esprit moderne, tel que nous l’avons défini, et en mettant à son service toutes les ressources dont la science nous a dotés.
Mais, une entreprise pareille est-elle possible ?
La jeunesse, à qui elle incombera en grande partie, est-elle à sa hauteur ? En a-t-elle conscience ?
Si le proverbe : tels pères tels fils, est vrai ; si l’hérédité, les ornières tracées, le milieu sont les grandes influences déterminantes d’une jeunesse, qu’attendre de celle d’aujourd’hui, si ce n’est qu’elle continue nos errements ? Les fils sont-ils plus sages que les pères ? C’est infiniment rare. Cela s’est vu cependant. Mais ne présumons rien.
-41-
« Les Pères ont mangé du raisin vert, et les fils en ont eu les dents agacées. »
Ézéchiel.
-43-
Dans toute société, la jeunesse est le milieu où se discernent le mieux les qualités et les défauts de l’ensemble. Ils y apparaissent, comme les rayons réfractés par le prisme, plus saisissants dans leur isolement et dans les contrastes du groupement spectral. Toute la gamme des couleurs est là, avec une énergie de tons qui exclut les nuances intermédiaires. La jeunesse chante par les rues l’éloge d’un temps, et en crie les travers sur les toits. C’est là que l’on rencontre les plus graves excès dans le mal et les plus puissants élans vers le bien. Il doit en être ainsi, nécessairement. Avec son ardeur native, -44- sa hâte de conclure et de courir aux conséquences, la jeunesse pousse à l’extrême l’œuvre de ses prédécesseurs. Pure théorie de dire que les disciples suivent le maître. Les disciples vont trop vite pour cela. En général, le maître les suit et essaie en vain de les retenir. Cela s’applique non seulement à la jeunesse studieuse, mais à toute la jeunesse. Nous sommes tous à l’école ou à l’université à un certain âge, et ce ne sont pas toujours les meilleures leçons qui sont les plus écoutées. La puissance de l’exemple et de l’entraînement est peut-être plus grande dans la jeunesse populaire que dans celle des écoles. Les doctrines qui s’emparent des sommets intelligents descendent dans les foules plus vite qu’on ne le croit. Par quelles secrètes fissures les idées s’infiltrent-elles jusqu’au cœur des masses illettrées ? Nul ne le sait. Mais il est de fait que peu d’années suffisent quelquefois, pour faire pénétrer certains courants nouveaux, depuis les milieux universitaires jusqu’au fond des plus humbles hameaux. Quand l’idée est délétère, ses effets sont plus apparents, à mesure qu’elle gagne un milieu plus simple. Elle agit alors comme l’alcool sur les peuples sauvages. La -45- jeunesse populaire est peut-être le terrain sur lequel les ravages des leçons malsaines peuvent s’observer le plus sûrement. Nous trouvons là des traductions en langue vulgaire, des illustrations pratiques capables de faire dresser les cheveux sur la tête.
On ne saurait assez suivre ni assez étudier la jeunesse. Sans s’en douter, elle donne autant de leçons qu’elle en reçoit.
D’aucuns, il est vrai, n’en parlent qu’à voix basse ou en haussant les épaules. Pour eux la jeunesse est le manque de respect, l’outrecuidance, l’ignorance satisfaite qui critique tout ce qu’elle ne comprend pas. C’est l’âge profane, écervelé et bruyant, qui promène, sans égards pour personne, son existence de casse-cou à travers les mœurs paisibles des bourgeois.
D’autres encore ne parlent de la jeunesse qu’en cyniques, avec un rire de connivence qui rappelle les vieux augures. Pour ceux-là, jeunesse est synonyme d’excès et de désordre. Viveurs, qui considèrent l’existence non comme un dépôt sacré, mais comme une provision d’argent de poche à dépenser en foire à tort et à travers ; ils trouvent que les jeunes gens ont -46- bien de la chance d’être au début, alors qu’ils ont, eux, atteint depuis longtemps le fond du sac.
Une troisième catégorie de gens, enfin, considère les jeunes comme des gêneurs, avec la malveillance d’un vieux parent qui sait que son héritage est attendu. Ils en veulent à la jeunesse parce qu’elle est décidée à vivre et à prendre sa place au soleil, et que probablement elle leur survivra. C’est avoir mauvais caractère et montrer au printemps qui arrive le front maussade de l’hiver qui s’en va. Cela n’empêche pas l’herbe de pousser et les fleurs d’éclore.
Bien sûr, ces différentes attitudes à l’égard de la jeunesse sont, en une certaine mesure, justifiées par celle-ci. Il y a une jeunesse irrévérencieuse, il y a une jeunesse de noceurs, il y a une jeunesse trop pressée d’hériter, manquant de tact envers ceux qui terminent la vie, et de gratitude pour les services qu’ils ont rendus. Il y a de ces jeunes présomptueux qui se figurent bêtement que les affaires ne commenceront à bien marcher qu’avec eux ; et Dieu sait s’ils sont irritants ! Mais toutes ces extravagances ne sont qu’une face du monde de la jeunesse. -47- Je veux bien admettre que la jeunesse, dans certaines de ses catégories, est ce qu’il y a de pire, qu’elle fait les délices des brouillons et le désespoir des sages ; mais malgré cela j’affirme qu’elle est aussi ce qu’il y a de meilleur. On l’oublie beaucoup trop, et cet oubli, ce manque de confiance, ce manque d’expérience est un grand malheur.
Je n’ai jamais regardé la tête de l’enfant, à un certain moment gracieux de son développement, sans être frappé de la richesse d’espérance et de promesses qui entoure cette jeune vie. Elle est la touchante et véridique prophétie de l’humanité parfaite. Oh, qui nous donnerait de réaliser ce que contient cette petite tête, de faire prospérer et mûrir tout ce qui, en elle, attend et s’annonce ! Eh bien, il y a quelque chose de plus saisissant que le spectacle d’un bel enfant sain et robuste, c’est la figure de l’adolescent à ce moment de la vie où l’on est tout à la fois encore enfant et déjà homme, en possession de cette virginité de tout l’être qui fait que, sans s’être donné à rien d’une façon exclusive, on est bienveillant pour tous et sérieusement curieux de tout. Assurément, à cet âge-là, on vaut mieux que -48- plus tard, et ce que l’homme mûr peut faire de mieux, c’est de rester fidèle à cette première impression de sa jeunesse et d’en garder toujours le fécond souvenir. A certains moments de force et d’inspiration, le jeune homme est au-dessus de tout par le cœur ; il possède des trésors en lui-même, il est roi de l’espérance.
Mais c’est un roi souffrant. La jeunesse est l’âge des plus cruelles et des plus violentes douleurs. Ceux qui parlent de sa légèreté ne l’ont jamais connue ou l’ont depuis longtemps oubliée. Car c’est une royauté douloureuse et qui porte au front sa couronne d’épines. D’abord la jeunesse ressent en elle-même, plus vivement que personne, le contraste du bien entrevu, aimé et du mal possible, réel souvent. Ensuite elle se froisse le cœur tous les jours au contact de la vie. A la fois magnifique et misérable elle connaît, dans toute leur profondeur, l’amertume de ces désillusions qui viennent du contraste de ce qu’on a dans le cœur avec ce qui se passe dans le monde. Et cette douleur de jeunesse n’est pas un enfantillage, comme affectent de le dire des hommes soi-disant positifs, mais qui ne sont que plats. Elle est la chose la plus -49- sainte, car elle contient l’espérance de quelque chose de meilleur. Le salut vient de là. Le monde a beau être vieux et communiquer même aux générations nouvelles sa décrépitude, par l’hérédité et l’exemple, cela ne peut pas empêcher, de loin en loin, la naissance et le développement d’êtres doués d’une exquise fraîcheur d’impressions. Mettez ces êtres, pleins de toutes les saines curiosités, de toutes les ardeurs généreuses, dans le cadre d’une tradition mesquine, un cléricalisme, un particularisme, un utilitarisme, une tyrannie quelconque ; dans ce milieu raréfié, ils souffriront le martyre ; il leur viendra au cœur des nostalgies de grand air et de liberté, comme il en vient aux oiseaux captifs ; leur douleur sera révélatrice ; ils feront appel à tout instinct meilleur, à toute âme semblable à la leur dans le passé, à toute force sympathique de la nature et des hommes, pour lutter contre ce qui les écrase ; ils briseront leurs fers, à moins qu’ils ne soient eux-mêmes brisés par les fers. Dans les deux cas, quelle souffrance ! Le nombre des martyrs de toutes causes, morts jeunes, est là pour en témoigner. Mais je ne parle pas de ceux-là seulement. Je parle de tous -50- ceux qui, jeunes, se sont laissé railler et bafouer pour le rêve de beauté qui vivait en eux. Ils sont légion, et il y en aura toujours. Plus le monde s’écarte du sentier normal, plus il retombe lourdement sur les épaules des jeunes. Accablés de chaînes qu’ils n’ont pas forgées, ceux-ci préparent alors, dans la peine, une liberté dont peut-être ils ne profiteront pas. Je dis que cette jeunesse-là est ce qu’il y a de plus beau. Elle est immortelle. Sans cesse elle renaît du meilleur sang de l’humanité, héritière respectueuse et fidèle des trésors du passé, pour les augmenter et les transmettre à l’avenir. Son mot d’ordre est : recommencer, recommencer toujours !
N’oublions jamais cela. En nous avançant à travers la jeunesse contemporaine, ses faiblesses, ses défauts, souvenons-nous-en pour nous réconforter. Il y a là une source intarissable de courage, de guérison, d’apaisement, vraie fontaine de Jouvence dont l’origine est cachée aux replis obscurs d’un sol que la main de l’homme n’atteindra jamais.
-51-
Ce n’est pas une mince affaire que l’orientation, en général. Pour que cette chose multiple, riche, incommensurable qu’on appelle la vie, trouve, dans l’esprit de l’homme, une représentation, non pas complète, mais suffisante, et surtout harmonique, quel ensemble d’efforts ne faut-il pas ! La vie est toujours un problème, à tous les âges ; mais il est des époques où la solution en paraît plus ou moins trouvée. Les fils alors n’ont qu’à emboîter le pas derrière les pères. Tel n’est pas le cas de nos jours. Les pères finissent dans l’incertitude. Sous presque toutes ses formes, le grand problème de la vie a revêtu maintenant -52- un caractère aigu. De quelque côté de l’horizon que l’on regarde, un sphinx est assis, muet. Voilà dans quelles conditions arrive notre jeunesse. Encore si elle n’était sollicitée que par les circonstances, si on la laissait se débrouiller librement ! Mais les hommes s’en mêlent pour interpréter les circonstances à leur façon, les fausser au besoin, et exercer sur les jeunes générations une influence troublante. C’est donc une entreprise difficile, d’essayer de caractériser un tel état de choses. Autant vaudrait entreprendre de fixer l’image mouvante des flots. Nous l’essayerons cependant, avec le sentiment, il est vrai, de rester fatalement insuffisants, mais aussi de ne dire que des choses vues et vécues.
Nous commencerons par nous occuper du large courant, de celui où l’on rencontre le plus de monde et qui est comme la suite logique de la situation créée par le siècle qui s’en va. Ce n’est qu’après cela que nous examinerons le mouvement de réaction, pour finir par la constatation de certains signes d’une orientation nouvelle.
Lorsque le jeune homme, préparé par des études particulières, a doublé le cap de ses -53- premiers examens et qu’il arrive à l’Université, deux grandes besognes l’attendent : s’assimiler un programme, se créer une conception du monde. La première lui est indispensable pour aboutir à une carrière ; la seconde pour devenir un homme. De ces deux tâches, l’une est aussi strictement délimitée, aussi méticuleusement réglementée que l’autre est abandonnée au hasard. Parlons de la première d’abord. C’est l’étude proprement dite. Ce qui distingue sous ce rapport notre jeunesse studieuse, est son ardeur scientifique. Il y a aujourd’hui une quantité de jeunes gens très laborieux, dans tous les domaines. On travaille rude et fort dans ce qu’on pourrait appeler l’élite intellectuelle. S’enfermer dans sa chambre, condamner sa porte et se créer pour quelque temps une existence de cloîtré, cela n’est point rare. La nécessité, d’ailleurs, y pousse. Pour arriver à un résultat, il ne suffit pas d’avoir des moyens, il faut cette application soutenue, cette résignation que réclame l’assimilation de la matière scientifique. Autrefois le travail personnel, les recherches, l’initiative avaient une plus grande part, parce que tout était à faire. Chaque domaine -54- présentait en masse les coins inexplorés. Maintenant cette part d’activité s’est restreinte, et l’autre, l’étude réceptive, a augmenté. Avant d’en arriver à chercher soi-même et à penser par soi-même, ce qui fait la joie de la vie intellectuelle, il faut se frayer un chemin laborieux à travers des montagnes de connaissances amassées par les autres. On est plein d’ardeur pour partir et pour explorer, plein de curiosité de toutes choses, mais halte-là ! il y a tant de renseignements à recevoir, tant de provisions à emporter, qu’on vieillit dans les préparatifs et qu’on y dépense ses meilleures forces. Il se livre dans la jeunesse intellectuelle de ces obscurs combats contre l’impossible, qui sont tragiques à regarder.
Le premier résultat de ce genre de labeur est le surmenage, une sorte d’hyperesthésie des facultés réceptives, avec écrasement de l’initiative individuelle sous la matière étrangère et, comme suite, la sécheresse morale. L’autre résultat est la spécialisation croissante. La force des choses oblige chacun à se confiner dans son domaine. Cela est vrai surtout pour les sciences exactes et naturelles, -55- aux frontières nettement délimitées. En littérature, en histoire, etc., il est plus difficile de ne pas regarder de temps à autre au delà de l’enclos, et pourtant, là aussi, l’abondance des matières vous oblige à vous borner et, dès qu’on aspire à une compétence quelconque, à vous enfermer comme en cellule dans une époque précise. Ainsi, peu à peu, la vue des domaines circonvoisins se perd. Avec un maximum de peine, on arrive à un minimum de satisfaction, et l’horizon se restreint. Ce n’est pas là un dommage propre à notre pays. Il est la conséquence de l’état momentané du savoir humain. Le matériel amassé est prodigieux, et la synthèse n’est pas faite. La science n’existe que par lambeaux. Personne n’est capable d’en concevoir l’unité, ni surtout de marquer avec netteté son rôle dans l’ensemble des choses humaines. On en arrive ainsi à se désintéresser de ce qui n’est pas notre spécialité. Il y a longtemps que la permission d’ignorer les faits étrangers à son ressort est un des privilèges du savant. La jeunesse profite nécessairement de ce privilège. Le moyen de faire autrement ! Mais la conséquence forcée de ce régime intellectuel est la -56- disparition des idées générales et la difficulté, l’impossibilité, pour ainsi dire, de se créer une conception du monde.
Nous arrivons ici à la deuxième partie de la tâche qui incombe à la jeunesse. Bon gré, mal gré, chacun se fait une philosophie. Quand elle ne peut pas être positive, elle est négative, et ce n’est pas un mince dommage pour un homme que d’être obligé d’inscrire : néant, dans la case où il est question de ce qu’on pense de la vie.
En ce point le sort de la jeunesse studieuse d’aujourd’hui se sépare considérablement de celui de ses prédécesseurs. Ceux-ci avaient reçu une autre éducation. Ils plongeaient par de nombreuses racines dans les vieilles traditions et les anciennes croyances. Le large souffle humanitaire du dernier siècle les effleurait encore. Ils vivaient en partie de cet héritage complexe, tout en s’imaginant qu’ils ne vivaient que de ce qu’ils savaient. Ainsi, au sein des grandes agglomérations urbaines, beaucoup de travailleurs enfermés dans un air insuffisant doivent leur vigueur et leur santé à la robuste constitution qu’ils ont apportée des champs. Leurs successeurs de la deuxième et troisième génération vivront plus -57- difficilement et succomberont peut-être dans le milieu où eux-mêmes se maintiennent grâce à leurs antécédents hygiéniques. Il en est de même de la jeunesse actuelle. Ses prédécesseurs ont fait table rase de tout ce qui constitue le domaine des idées générales, vaste capital spirituel que des milliers et des milliers d’années de pensée humaine avaient lentement déposé au fond de l’esprit, comme des légions de faunes et de flores ont condensé leurs formes disparues dans les couches géologiques. Aussi manque-t-il à ces derniers venus une foule d’avantages dont les pères profitaient sans s’en douter, et c’est pour cela que ceux-ci trouvent parfois cette jeunesse étrange. — Mais qu’on y regarde de près, et l’on ne s’étonnera pas.
Notre travail s’est accru et compliqué, et la conception du monde et des hommes, telle qu’elle est sortie de la science matérialisée, ne permet plus d’assigner à ce travail un but satisfaisant. Pourquoi tant de labeur pour orner, gouverner, scruter une vie qui n’est que néant ? Pourquoi tant de peines si, après tout, le Bien, la Justice, la Vérité ne sont que des entités vides de sens, et si l’universelle vanité enveloppe aussi -58- bien notre savoir que notre ignorance, nos plus nobles efforts que nos plus indignes paresses ?
A cela il faut ajouter l’incertitude qui s’est emparée des esprits à l’endroit de la science elle-même. Les générations qui nous ont précédés avaient remplacé les vieilles croyances par une foi nouvelle, la foi à la science. Ce que Renan écrivait en 1848 peut bien servir d’expression à l’opinion d’une foule d’hommes encore vivants et qui ont donné le ton pendant de longues années : « Pour moi je ne connais qu’un seul résultat à la science, c’est de résoudre l’énigme, c’est de dire définitivement à l’homme le mot des choses, c’est de l’expliquer à lui-même, c’est de lui donner au nom de la seule autorité légitime qui est la nature humaine tout entière, le symbole que les religions lui donnaient tout fait et qu’il ne peut plus accepter. Oui, il viendra un jour où l’humanité ne croira plus, elle saura ; un jour où elle saura le monde métaphysique et moral comme elle sait déjà le monde physique. » Comme ces choses sonnent étrangement dans la jeunesse actuelle ! Un demi-siècle à peine nous en sépare, et elles semblent venir du fond du plus -59- lointain passé. C’est qu’il y a un abîme entre les hommes âgés et mûrs et les nouvelles générations scientifiques. Celles-ci aiment la science, mais comme elles sont loin de supposer que nous sachions le monde physique et plus loin encore de penser que nous puissions savoir le monde moral, ou même métaphysique ! Plusieurs de nos jeunes contemporains, à défaut de mieux, ont adopté la philosophie de l’inconnaissable, laissant subsister ainsi, du moins, une catégorie négative, pour marquer la place de ces horizons effrayants et magnifiques qui s’étendent à l’infini, au delà du savoir humain. Une distinction plus sûre entre les divers domaines ne leur permet plus de classer dans le savoir toutes les formes par lesquelles le réel nous est accessible. Il y a là le point de départ d’une foule de préoccupations nouvelles auxquelles nous reviendrons, car elles sont encore le bien d’une minorité. Le grand nombre a tiré, lui, une autre conclusion. Les contradictions scientifiques, les systèmes opposés déduits des mêmes faits, l’analyse, aussi exagérée que contestable, appliquée à la pensée humaine, ont ébranlé en lui la base même de la science qui, après tout, n’est -60- que la foi à la raison de l’homme et à la raison des choses. Il n’est plus sûr de rien, pas plus de la science que de la conscience.
C’est pour cela qu’en général nos jeunes travailleurs, s’ils sont ardents, ne sont pas enthousiastes. Leur ardeur a sa source dans ce fonds inconnu d’où viennent à l’homme ses meilleures aspirations et qui le rattache à la réalité, malgré ses ignorances et même ses dépouillements volontaires. L’enthousiasme serait cette même ardeur, ayant pris conscience d’elle-même et de son but idéal. Mais c’est là une opération que la science positive ne peut permettre à ses disciples. Combien est-il de ces jeunes vies laborieuses à la fois et indigentes ! Ascètes nouveaux qui, à force de cultiver en eux cette seule chose : le savoir, finissent par se condamner, pour tout le reste, à l’inanition. Quand un jour l’avenir aura consommé la synthèse du vaste ensemble dont nous préparons les matériaux, et que nos descendants entreront dans une de ces périodes de vie large et complète où l’humanité, en possession de sa formule pour un temps, poursuit sa marche en paix et en sécurité, il sera dû une grande reconnaissance à ces travailleurs -61- qui peinèrent dans le détail sans oser ni pouvoir s’élever à l’ensemble. Leur mérite est d’autant plus grand qu’ils ont moins d’espérance.
Combien de temps peut-on vivre ainsi en pleine anarchie spirituelle, sans base ferme, sans direction homogène ?
Des symptômes significatifs et nombreux indiquent que l’inquiétude règne dans les meilleures têtes. La jeunesse arrive, demande sa route. On lui dit : il n’y en a qu’une, la science. Elle s’y élance ; mais à peine partie, dix chemins se présentent au lieu d’un. Toujours au nom de la science, elle est sollicitée dans les directions les plus opposées. Elle entend refuser le nom de science à la morale, à l’histoire, à la psychologie. Désorientée, elle se met à douter de sa route. C’est là une situation grave. Les meilleurs se butent et perdent courage à la longue. Les esprits superficiels ou médiocres s’en tirent à meilleur compte. Ils déclarent au bout de très peu de temps que le pour et le contre se valent, et, pour les uns comme pour les autres, le scepticisme est né.
-62- Des maîtres, des hommes compétents, ont déclaré à plusieurs reprises, ces derniers temps, que le scepticisme n’avait pas atteint la jeunesse française, que notre esprit national était réfractaire à cette maladie comme à celle du pessimisme. Hélas, on a beau être Français et Gaulois, on n’en est que plus homme pour cela, exposé aux dangers que les tendances exclusives font courir à la nature humaine. Quand on érige une faculté humaine en seule norme et loi suprême, on peut être sûr que non seulement on fait du tort à toutes les autres, mais qu’on compromet en outre gravement, celle qu’on veut établir sur leurs ruines. Pour que l’homme vive, il faut qu’il vive tout entier. Certains régimes excessifs et débilitants amènent l’esprit à la lassitude, au scepticisme, n’importe sous quelles latitudes et entre quelles frontières. La vérité est que la jeunesse qui pense, qui cherche à se rendre compte des choses et désire arriver à la clarté sur elle-même, a beaucoup souffert depuis nombre d’années. Elle a bel et bien connu le scepticisme et, dans son ensemble, est encore loin de la guérison.
Cet état d’esprit s’est largement traduit dans la littérature des jeunes. On reconnaît, à travers -63- ces produits, des esprits ayant subi de profondes mutilations et qui, pour cela, peuvent parcourir la double immensité de l’histoire et de l’âme sans y rencontrer autre chose que le néant. Cette littérature par contre, pour tout ce qui concerne le mécanisme extérieur, est en général extraordinaire. Il est naturel de voir la jeunesse mettre dans ses œuvres une âme ardente et si sûre d’elle-même, si absorbée dans son enthousiasme qu’elle en néglige la forme. Nous avons sous les yeux tout le contraire : Beaucoup d’habileté, peu de souffle et encore moins de certitude. C’est ce que constate, pour la poésie en particulier, M. Sully-Prudhomme, dans la préface à un livre de jeune, qui fait précisément exception à la règle d’à présent : Jeunesse pensive, poésies de A. Dorchain. « Il ne s’est peut-être jamais publié plus de vers en France que dans ces dernières années, et ces vers sont pour la plupart bien faits. Presque tous les débutants vous étonnent par une expérience singulièrement précoce ; les plus secrètes ruses de la versification leur sont familières ; ce sont des virtuoses accomplis ; en un mot ils savent leur métier. Mais aussi jamais le métier -64- ne s’est plus nettement distingué de l’art véritable, car il faut l’avouer, le nombre des habiles passe de beaucoup celui des inspirés. »
Formes séduisantes jetées sur un abîme de désillusion. En vérité, partout où nous tournons les regards, en littérature comme en art, nous sommes en présence du même phénomène navrant. On ne rencontre qu’expressions exquises et délicates, du sentiment de gens revenus de tout. Dans la philosophie, les sciences, les arts, le délabrement des principes est complet. La jeunesse arrive sur le terrain comme les troupes de volontaires dans les longues guerres, quand les affaires sont bien compromises. Sur tous les chemins où elle voudrait avancer, elle voit revenir des gens qui ont jeté leurs armes et déclarent qu’il n’y a rien à faire. Il faut beaucoup moins d’énergie pour aller vers l’inconnu, même le plus formidable, avec une lueur d’espérance au cœur, que pour reprendre des routes de l’esprit où l’on croise à chaque instant des vaincus et des blessés. Aussi les grands horizons sont-ils bien délaissés.
Je ne mentionne qu’en passant un certain dilettantisme qui s’intéresse à tout et ne s’attache à rien. Et celui-là, comment le prendre -65- au sérieux sans devenir l’objet de l’indulgente ironie de ses adeptes ? Cette précieuse et malsaine tournure d’esprit n’en a pas moins eu une grande influence sur la jeunesse. Ils n’ont été que trop nombreux en ce temps, les hommes jeunes d’années, mais gagnés par une décadence précoce, qui, sans affirmer, sans nier, sans croire ni douter, se sont assis au bord de l’arène pour se donner le spectacle des vanités de la pensée humaine, de tout ce que nous faisons, de tout ce que nous sommes, dépensant un sourire satisfait où d’autres mettent leur cœur, leur vie, leur sang.
On conçoit ce que doit être dans un pareil état de choses l’orientation religieuse. Chez ceux qui n’ont pas reçu dans leur jeune âge de direction particulière, il y a en général table rase. D’autres ont vu leurs croyances d’enfant se dissiper au premier contact des négations scientifiques. En ceux qui ont conservé des traces d’une éducation religieuse, c’est plutôt par la persistance des impressions et des habitudes qu’elles se traduisent, que par un état -66- intellectuel. Partagés entre une certaine façon de sentir et les procédés de la science dite positive, ils vivent dans deux mondes. C’est un modus vivendi entre le cœur resté fidèle aux souvenirs, et l’intelligence qui ne s’y retrouve plus. Il y a à ce sujet dans beaucoup de jeunes esprits un mélange incroyable, mais touchant, de choses contraires. Quelquefois ce mélange hétérogène entre en fermentation et fait éprouver à ceux qui en ont fait le contenu de leur vie spirituelle, des secousses profondes et des souffrances cruelles. Pourtant, en général, on peut dire que l’esprit voltairien a disparu. C’est une spécialité réservée aujourd’hui à quelques séides de la libre pensée et malheureusement au peuple. Il s’est débité une si prodigieuse quantité de sottises au nom de la libre pensée que les gens qui se piquent de culture redoutent d’en être soupçonnés. La religion est un fait capital, individuel et social, et non une imposture ou une maladie, cela commence à être acquis. Nous remontons la pente et pourrons même nous donner la satisfaction de signaler, sous ce rapport, un courant nouveau dans le chapitre où nous nous occuperons des Sentiers de demain.
-67- Il est naturel que cette partie de la jeunesse qui s’adonne aux études religieuses par vocation ou par carrière occupe ici une situation d’exception. Contentons-nous d’y marquer plusieurs courants. Le premier se méfie de la pensée moderne, en général, et se retranche dans les traditions respectives des églises ; il peut être classé dans la réaction. L’autre, violemment travaillé par les négations contemporaines, dévie de leur côté, perd de vue, peu à peu, les réalités intérieures, désespère de sauver quelque chose de la tradition et de la foi et finalement, s’enlise dans le doute. Le troisième se fraie laborieusement un chemin vers une certitude nouvelle, où l’héritage du passé se combine avec les conquêtes et les besoins du temps actuel. C’est là que s’accomplit, dans une minorité sévère avec elle-même, éprise de vérité et de justice, l’évolution intéressante de l’heure présente, celle dont sortira la pensée religieuse de demain.
Puis ici comme partout, trop nombreux hélas ! sont les tièdes, les passifs et les habiles qui vont où le vent et les influences les poussent.
-68-
Si telle est la situation dans le domaine intellectuel, que sera l’orientation morale ? C’est en vain que l’on essaie de séparer l’idée morale des tendances intellectuelles. Il n’y a pas de morale indépendante. Rien dans l’homme n’est indépendant de l’ensemble des choses humaines. Tout se conditionne et s’influence réciproquement. A une certaine époque les esprits forts se flattaient de suspendre la morale dans le vide. Ils supprimaient les croyances pour maintenir la morale. C’est qu’ils croyaient à la morale et la transformaient en dogme. Le bien, le mal, les droits de l’homme restaient pour eux les colonnes -69- du monde. Ils avaient à la fois tort et raison. Raison d’admettre que le monde moral a ses lois éternelles découvertes et ratifiées par la conscience et peu à peu mieux discernées par l’humanité dans sa lente ascension vers la lumière. Tort d’admettre que la conscience puisse communiquer avec la réalité, si du côté de l’intelligence tout est déclaré vain. Si l’homme est incapable de connaître la vérité dans une certaine mesure, il l’est aussi de distinguer le bien du mal. Si la raison, si les dogmes qui, après tout, sont l’expression que l’intelligence essaie de donner aux réalités supérieures, ne sont que fantasmagories vides, si elles ne renferment pas sous une forme dialectique ou symbolique des parcelles de ce qui est, la conscience elle aussi est impuissante. Et voilà bien la conclusion logique que nous avons tirée. A la ruine des idées générales dans le domaine intellectuel, a correspondu tout d’abord la ruine des principes de morale. Dans ce temps qui n’a pas connu, comme d’autres, d’éclatantes personnalités représentant aux yeux de la jeunesse le résumé de tout un temps, et leur apportant dans la chaire universitaire une sorte de verbe et de mot d’ordre général, -70- il s’est trouvé des docteurs extra-universitaires pour remplir cette mission, mais d’une façon, hélas ! bien différente. Ces leaders du jour sont les écrivains, plus particulièrement, les romanciers, qui se sont le plus largement assimilé la conception réaliste de l’univers et sont devenus parmi nous les docteurs du fatalisme. Plus affirmatifs que les savants, comme tous ceux qui tiennent le savoir de seconde main, ils ont échafaudé sur les données rudimentaires d’une physiologie naissante toute une psychologie, toute une sociologie. Avec des prétentions au positivisme absolu, ils ont tout tranché, pesé, mesuré. Imperturbables, ayant coupé, croyaient-ils, le cœur humain par tranches minces, comme d’autres avaient coupé et photographié le cerveau, ils en exposaient le détail, en démontraient le mécanisme, en étiquetaient les fibres. Leurs écrits où se disaient avec tant de talent et d’assurance les choses du monde les plus sujettes à caution, devenaient à leur tour des sources. Après les vulgarisateurs du premier degré, venaient ceux du second, du troisième, du dixième, toujours plus affirmatifs. La jeunesse a beaucoup lu et beaucoup accepté cette littérature -71- qui lui semblait être le dernier mot de la science appliquée à l’humanité. Jusqu’à l’heure actuelle, malgré certains indices nouveaux et heureux, elle en est restée très imprégnée dans sa masse. Non seulement la liberté, la responsabilité, le bien et le mal, dans l’ancienne acception de ces mots, n’ont plus de sens, mais toute part personnelle de l’homme dans sa destinée, est considérée comme problématique. D’autres la nient péremptoirement. On entend très couramment raisonner sur l’inconscience, l’irresponsabilité, l’hérédité, les crimes passionnels, toutes choses dont il conviendrait de parler avec la plus extrême réserve, en raison de leur gravité et de leur obscurité, et qui circulent dans les jeunes têtes comme on a fait circuler dans nos veines une certaine lymphe allemande, avant même de savoir si elle n’était pas le pire des poisons. Il est résulté de tout cela un état moral pénible, dangereux, surtout à l’âge où se contractent ces plis du caractère qui restent pour toujours dans notre physionomie morale. Personne ne peut nier que le sentiment de la responsabilité, cette base de la conduite personnelle, ne soit gravement atteint.
-72- Cependant le point de vue d’une morale franchement matérialiste est dépassé, et les idées morales ont traversé une phase plus scabreuse encore, à savoir celle du dilettantisme et du scepticisme, suivant un mouvement parallèle aux conceptions intellectuelles. Nous avons subi successivement toutes les dislocations. Après la négation brutale, nette, sûre d’elle-même, est venue la période d’indifférence, de doute, enfin de curiosité détachée. Pourquoi nier plutôt qu’affirmer ? Qu’en savons-nous ? Se demander si les choses sont bonnes ou mauvaises est une puérilité comme de se demander si elles sont vraies ou fausses. Un esprit supérieur ne s’embarrasse pas de ces vulgarités. Il assiste en spectateur aux phénomènes moraux extérieurs et intérieurs, ne se juge ni soi-même ni personne et s’enveloppe de ce sentiment vague dont on ne sait s’il est la bienveillance universelle ou l’universelle indifférence. Un de ces esprits détachés des futilités pour lesquelles tant de pauvres et braves martyrs se sont fait jadis et se font encore tuer disait : « Il nous faut avoir pour l’Évangile une grande reconnaissance, car en affinant nos consciences il a donné au péché tout l’attrait -73- du fruit défendu. » D’autres, parlant des phénomènes d’immoralité et de décadence les plus navrants disent : « Ce temps devient intéressant et gai. Les drôleries divertissantes s’offrent en foule à notre indulgente curiosité. » Inutile d’insister davantage sur ces propos très connus de tout le monde. Notre jeunesse intellectuelle, selon l’âge, le degré de culture, la carrière particulière à laquelle elle se destine, a plus ou moins traversé les étapes que nous signalons et malgré les modifications incessantes qui sont le signe des temps inquiets et chercheurs, elle offre des représentants de tous les états d’esprit par lesquels ont passé ses littérateurs préférés.
La double dislocation intellectuelle et morale dont nous venons de nous occuper a eu pour résultat l’affaiblissement du sens de la réalité et le ralentissement de l’activité.
Parlons d’abord du premier. Le sens du réel consiste à bien voir ce qu’on voit, à bien sentir ce que l’on sent, à bien comprendre ce que l’on comprend, en s’y attachant, en y prenant part, en -74- croyant que c’est arrivé — il n’y a pas de meilleure expression pour dire ma pensée que celle-ci. Croire que c’est arrivé, qu’il s’agisse de la constatation d’un fait matériel, intellectuel ou moral, d’une couleur, d’un parfum, d’un bon verre de vin, d’une belle musique, ou d’une bonne action, c’est le signe de la parfaite santé et de l’intégrité vitale. Toutes les perturbations physiques ou morales diminuent cette faculté mère. Mais elle s’altère surtout, lorsqu’à force de tourner et de retourner les choses, de les analyser à tous les points de vue, de se méfier de tout, de chercher midi à quatorze heures, de jongler avec nos pensées, nos sentiments et nos états de conscience, nous nous sommes infligé une sorte de vertige de tout l’être. Il est absolument contre nature qu’une intelligence ou une conscience d’homme regarde le pour et le contre, sans s’intéresser plus à l’un qu’à l’autre. Elle se détraque fatalement à ce jeu, et, à force de s’adapter à tous les contraires, se déforme et radote. Ce qui est naturel, c’est que l’homme s’intéresse à ce qui se passe en lui, non pas comme à un jeu vide, mais comme à un événement ferme et important. Il faut qu’il y mette du sien, et qu’il en soit. Autrement -75- il ne lui reste pas davantage de tout ce qu’il a reflété, qu’à un miroir. Il perd tout d’abord le sens de la réalité, le droit bon sens. Mais il perd aussi le respect qui est la conséquence directe de notre façon d’apprécier la réalité. Le dilettante, le sceptique, le sophiste perdent le respect. Toute leur politesse, tous leurs sourires aux phénomènes dont ils s’offrent le spectacle, ne sont qu’une forme de mépris. Mais celui qui perd le respect des choses, perd davantage encore celui des mots, qui ne sont que le reflet des choses. Il jonglera avec les mots comme avec les idées. Où alors est la vérité ? Si la parole ne compte plus, à qui se fier ? Nous serons entre gens qui trouvent aussi spirituel de changer de parole que d’idées, et se transforment incessamment. Du monde artistique, cette disposition passera rapidement dans la vie. Notre société, vieille et jeune, commence à être grandement affectée du manque de respect et du manque de vérité. On n’a qu’à regarder la presse, cette photographie en laid de notre monde, pour y voir, par mille exemples, à quels abus peuvent descendre les hommes de parole et de plume lorsque, dans l’absence complète de principes -76- sûrs, régulateurs du jugement et de la conduite, les mots ne sont plus que l’ombre d’une ombre. A la vérité, l’intérêt qui s’attache à ces caméléons qui changent de couleur à volonté, et selon le besoin du moment, disent blanc ou noir, présentent un fait à l’endroit ou à l’envers, est pour la jeunesse d’un exemple détestable. N’avoir qu’une couleur et qu’une parole devient monotone ; cela dénote un esprit sans ressource. Quiconque sait vivre, a plusieurs cordes à son arc et sait se dédoubler, se tripler, se multiplier. Aussi l’antique duplicité n’est-elle plus qu’un jeu d’enfant en comparaison d’hommes qui sont à eux seuls toute une société anonyme dont aucun membre n’est responsable.
Tout cela se tient et se succède comme les anneaux d’une chaîne et les dents d’un engrenage. Mais nous ne sommes pas au bout. Après la désagrégation du sens droit des choses, vient la désagrégation de l’activité et de l’énergie comme suite inévitable. Lorsque, à travers la négation, l’incertitude, l’instabilité, l’incohérence, l’acrobatie spirituelle et morale, on a gagné le suprême degré dans l’irréel, l’idée perd toute force. Il faut, pour être déterminé à l’action, une certaine -77- fixité de pensée, une identification de l’homme avec ses idées. L’action est incompatible avec une trop grande mobilité d’esprit. Une pensée qui vibre tour à tour, avec un intérêt égal à toutes les impressions, est comme le champ où l’on ferait tous les huit jours un nouveau labour et des semailles nouvelles. Point n’est besoin de se préoccuper de la moisson. Un labour détruit l’autre. Mais non seulement la volonté se stérilise. De degré en degré nous en arrivons à mépriser la vie réelle et l’action. Plus rien n’est attrayant que cette mue perpétuelle de l’être intérieur, sur lequel nous avons l’œil fixé comme sur un kaléidoscope. Le monde de l’action est le milieu grossier où s’agitent les êtres bornés. « Les qualités des hommes d’action les plus admirés ne sont au fond qu’un certain genre de médiocrité. » En formulant ce prodigieux axiome, M. Renan a exprimé le sentiment de bien des contemporains, jeunes surtout, distingués ou non. On peut objecter à ces penseurs délicats qu’on est naturellement toujours une médiocrité pour quelqu’un. Un bon soldat peut, je m’imagine, être un médiocre comédien ; un athlète à coup sûr ferait un piètre acrobate, et, jugé par -78- un de ces phénomènes de dislocation qu’on appelle hommes serpents, Miton de Crotone serait, lui aussi, une médiocrité.
La volonté s’atrophie encore quand on n’y croit plus. Il suffit de bien persuader à un être qu’il est incapable, pour qu’il se comporte comme tel. Combien de jeunes enfants richement doués ont été abrutis, annihilés par des éducateurs qui les traitaient sans cesse d’imbéciles ! A force de rabrouer et de décourager les gens, on finit par les faire douter d’eux-mêmes. Il en est de même de toutes les aptitudes humaines. La volonté a subi des influences déplorables dans la jeunesse actuelle, influences de tout genre et dont le concours néfaste a eu pour résultat de l’affaisser et de l’énerver. L’une de ces causes délétères est le vent de fatalisme qui a soufflé sur nous. Pourquoi s’efforcer, lutter ? Il n’y a pas d’initiative personnelle. L’inéluctable nécessité gouverne l’âme et le monde. Se réformer, entreprendre le combat contre ses passions, ses penchants, ou s’insurger contre le mal qui est dans la société, c’est de la folie. Passe encore pour les pauvres d’esprit. Laissons-leur l’innocente manie de se faire brûler et crucifier pour -79- le salut des autres, mais de grâce n’allons pas les imiter ! Des idées semblables sont du poison pour la jeunesse.
Il est dans l’ordre des choses que les impressions de cet âge soient vives, saines, qu’on s’y attache avec impétuosité, qu’on s’éprenne d’idéal, qu’on s’emballe pour les belles causes et les hommes généreux et que l’on coure à l’action avec cette ardeur qui nous fait aimer, dans la jeunesse, même les exagérations et les imprudences. Sous ce rapport les choses ont bien changé. Au lieu de ces jeunes têtes qui promenaient jadis leurs chevelures arborescentes, symbole de tant de juvéniles excentricités, nous rencontrons maintenant trop de cheveux plats sur des fronts trop désabusés. Notre meilleure jeunesse apparaît si réservée, si hésitante que d’aucuns la trouvent trop sage. Sans doute il convient ici de faire grandement la part des circonstances. En omettant même les problèmes d’ordre intellectuel et moral en face desquels nous les laissons, il leur reste sur les bras trop de grosses affaires pour qu’ils ne soient point soucieux. Mais il n’en est pas moins vrai que l’orientation intellectuelle et morale des dernières générations est de celles qui paralysent -80- l’action. Le malheur est double, se produisant à une époque comme celle-ci. Quand on songe à la vie qui attend cette jeunesse, à tout ce qu’elle devra fournir de labeurs et d’efforts, on se sent pris au cœur d’une haine invincible contre ces doctrines de néant qui ont été pendant des années sa grosse part de nourriture. Assez de négations, assez surtout de jongleurs et d’histrions ! Donnez-nous des hommes de foi et d’action, d’amour et de haine, à l’œil clairvoyant, à la poitrine émue, au bras vigoureux, des hommes qui, détachés des vains spectacles de la fantaisie et du cliquetis vide des mots, se taisent, mettent la main à la charrue et tracent, comme démonstration, leur sillon en pleine vie !
-81-
Les questions d’ordre intellectuel et moral ne sont pas les seules qui sollicitent une jeunesse. On pourrait même dire que le plus grand nombre en reste éloigné : toute la jeunesse populaire, par exemple, pour laquelle ces choses n’existent que de loin. Nous aurons l’occasion d’en parler. Mais parmi la jeunesse studieuse elle-même, ce n’est pas la masse que ces questions préoccupent. Et la minorité, troublée et travaillée par les graves problèmes de ce temps, se trouve de son côté envahie par la pratique. Bien au delà des sphères universitaires, les enveloppant -82- de toutes parts comme les flots enveloppent une île, s’étend la grande école de la vie.
Pour les chercheurs et les penseurs, aussi bien que pour ceux que la recherche effraie ou laisse froids et qui se brassent une philosophie sommaire avec les miettes ramassées au hasard, le monde positif est là qui s’empare d’eux, leur impose ses conditions et ses exemples. Les théories philosophiques, les systèmes de morale, les doctrines religieuses sont une chose, et la vie en est une autre. Ses leçons sont plus puissantes que les théories en bien comme en mal. Ce qui se passe dans la politique, la finance, l’industrie, dans le va-et-vient journalier du monde, dans les relations entre camarades et amis, dans la famille, ne peut manquer d’avoir une influence sur des esprits en pleine formation. Ceux-ci sont, d’autre part, travaillés par l’esprit de parti ou du moins recherchés par lui. La jeunesse est une pépinière où pousse l’avenir. Il est de bonne guerre de se mêler de ce qui s’y passe et d’essayer de faire tourner son développement dans le bon sens. Ce sens pour les hommes en pleine lutte est le leur. Au milieu de leurs batailles, ils regardent du côté de -83- demain et y cherchent du renfort. Il en résulte parfois une action si directe et si énergique qu’elle va jusqu’à la violence morale.
Cette irruption de la vie, dans l’esprit de la jeunesse, se fait sentir surtout dans les questions d’avenir. De jour en jour augmente le nombre des jeunes gens dirigés vers les carrières pratiques, et ces carrières s’encombrent sans cesse davantage. La préoccupation d’arriver devient si pressante, en raison de la concurrence, qu’elle finit par tout dominer. C’est une préparation en petit au grand combat pour l’existence qui se livre partout sur le terrain économique. Il semble difficile de penser à autre chose quand on est entré dans cet engrenage des intérêts matériels. Mais ceux-là même que leurs études ne mettent pas tous les jours en face des chiffres et des calculs économiques et qui se préparent aux carrières libérales, n’échappent pas au souci du lendemain. La vie matérielle et tout l’ensemble des complications et des besoins qu’elle entraîne, s’impose à leur attention et vient se mêler constamment aux idées qu’ils se font sur les choses et les hommes. L’adage « primo vivere deinde philosophari » est de ceux auxquels -84- un jeune homme d’aujourd’hui s’habitue malgré lui.
Le désir d’arriver est cette aspiration légitime de chaque être d’avoir sa place au soleil et son existence garantie. Il est du devoir d’un jeune homme sain d’esprit de s’en préoccuper, et ce n’est pas sans de graves inconvénients qu’on est élevé au-dessus de ces menus tracas, par sa situation de fortune. Mais il y a une grande différence entre le désir d’arriver, subordonné aux intérêts de science et de conscience, à un but supérieur enfin, et ce même désir devenu le seul guide et le seul objectif. L’acuité des questions économiques, la tournure réaliste de l’esprit contemporain, le train de vie dont la jeunesse est entourée, ont rompu en elle l’équilibre entre la question d’idéal et la question matérielle. Pour un grand nombre de jeunes hommes il n’y a qu’une question : arriver. Parmi ceux-ci, les uns sont modestes, se contentent de peu ; les autres sont âpres et demandent beaucoup. Arriver ne suffit pas, il faut se pousser, dépasser les autres, dominer. On y parvient en jouant hardiment de la dent et des ongles, comme les animaux inférieurs. On y parvient encore, et -85- plus sûrement et plus proprement, en usant de fins stratagèmes. Cette dernière méthode est celle pratiquée par ce que nous appellerons les jeunes diplomates. Suspendons ici leur médaillon :
Plus ambitieux qu’affamés, ils méprisent la lutte grossière. A l’acharnement des loups, ils préfèrent la tactique des renards. De ce siècle réaliste, ils ont retenu surtout qu’il faut de l’habileté pour arriver. Aussi en ont-ils fait provision. Leur pensée est un arsenal où il y a de tout, et ils savent l’en tirer à propos. Toujours de l’avis de chacun et, selon l’heure, légers ou graves, honnêtes ou fripons, ils traitent les hommes selon leurs côtés faibles. La vie pour eux est une affaire, mieux : un échiquier. Sentiments, idées, intérêts, les leurs, comme ceux des autres, sont les pions qu’il convient de manier sans émotion. S’emballer nuirait. Ce qu’on appelle entre braves cœurs tout simplement une vilenie est pour eux un acte d’intelligent sang-froid. Ils ont soin toutefois de cultiver chez les autres des scrupules, dont l’absence fait toute leur force à eux. Ces jeunes vieillards sont impassibles, ils ne rient jamais — le rire dénote de la faiblesse d’esprit — mais ils connaissent la -86- pitié et la réservent tout entière pour les pauvres camarades, atteints de sincérité, qui ne veulent devoir leur avancement dans le monde qu’au travail et au mérite. Cependant, au besoin, le jeune diplomate fera son possible pour supplanter ces excellents camarades. Il ne néglige rien, lui, pour se pousser, soigner sa petite réputation, se faire bien voir des dames influentes. Discrètement, il sait entretenir autour de sa personne un murmure de réclame, qui fait pressentir en lui un personnage. Il est annoncé pour demain sur la scène du monde, comme s’annoncent certains artistes en tournée en faisant afficher sur les murs : X viendra ! Vous pensez bien que ce n’est pas lui qui affiche, il s’étonne et se plaint de ce brouhaha de renommée qui effarouche sa modestie.
Quant aux sentiments tendres, le jeune diplomate s’en méfie. S’il lui arrive jamais d’aimer, ce sera un amour de tête. Le cœur est plein de surprises qui déroutent les calculs. Il n’en faut pas.
M’est avis que voilà quelqu’un qui fera son chemin dans le monde. Du moins il est de ceux que l’on commence à décorer du titre de très -87- forts, et il possède d’ailleurs à un point élevé le courage du sacrifice : Pour arriver, il sacrifiera même les plus chers intérêts… des autres. — Vous réussirez, jeune seigneur, ou je m’y connais mal… Mais je ne t’envie pas, va !
Occupons-nous maintenant de cette troupe, hélas imposante, dont fourmillent les abords des carrières et qui demande à être casée tout bonnement. On leur dit : pour être casés, mes amis, il faut travailler, bûcher même. Et les voilà qui travaillent, bûchent s’il le faut. Ils distinguent entre ce qui est utile et ce qui ne l’est pas. Ne perdons pas de temps : « Time is money ! » Leur monde n’est pas la Création, c’est un programme. Que l’infini tourmente quelqu’un, cela leur paraît contre nature ; leur curiosité, à eux, n’a rien d’angoissant. Leur ambition d’ailleurs n’a rien de féroce. Ils ne demandent pas mieux que de voir arriver tout le monde « ex æquo ». Il faut bien que chacun vive ! C’est l’utilitarisme infiltré du domaine industriel et commercial dans celui des études.
-88- Pour être celui d’un grand nombre de jeunes gens, pas méchants, le point de vue n’en est pas moins misérable. Aussi me déclarerai-je toujours du côté de ceux, fussent-ils peu, qui ont un idéal. Heureusement il y en a plus qu’on ne le supposerait.
Eh oui, il faut vivre, nous le pensons tous. Vivre c’est la grande affaire. Nous sommes même tellement de cet avis que nous demandons plus que vous, car nous n’appelons pas cela vivre. Quoi, la destinée humaine s’arrondirait en cette phrase : Apprendre un état en échange d’un morceau de pain. Nous viendrions au monde avec un cœur, une intelligence, une conscience, et nous ferions des mathématiques, de l’histoire, de la médecine, du latin, de la théologie, que sais-je encore, pourquoi ? pour le vivre et le couvert ! Vous appelez cela une vie ! et c’est pour cela que vous suez sur l’algèbre, les cornues, les textes et les archives ; que vous promenez le scalpel dans les chairs mortes et le microscope sur les infiniment petits ; que vous passez des examens en pleine canicule !
Mieux vaudrait dormir de l’éternel sommeil, dans l’eau, le feu, ou sous la terre, n’importe où, -89- que de vivre ainsi ; car décidément ce ne serait pas la peine. L’homme ne vit pas de pain seulement. Il n’est pas seulement un fonctionnaire, actif ou retraité, ou tout autre travailleur qui touche un salaire. Il est cela sans doute, et même il ne lui est pas permis de ne fonctionner d’aucune façon ; mais pour que les choses aillent bien, il faut d’abord qu’il soit un homme. Malheur aux sociétés où chacun n’aspire qu’à se caser pour vivre ! Elles réduisent la vie à ses proportions inférieures et en font une curée d’appétits ou une formalité banale. Il faut vivre, et, pour vivre quand on est un homme, la première chose c’est d’avoir un but, un amour et une haine, un idéal enfin. Si vous ne cherchez pas à vous procurer cela étant jeunes, vous ne l’aurez jamais et vous ne connaîtrez pas la vie. C’est pour cela qu’un souci plus élevé doit dominer le souci de la carrière, non pas seulement dans les fonctions consacrées aux choses de la science et de l’esprit, mais dans toutes. Vous étudiez la philosophie, l’histoire, les arts. Très bien, soyez d’abord un homme, et vous aurez l’étoffe dont se font les philosophes, les historiens, les artistes. Mais vous songez à devenir ingénieur, commerçant -90- agriculteur, chef d’usine. Excellent, si vous commencez par être des hommes. Si vous négligez cela, vous ne serez que de misérables esclaves ou des oppresseurs, selon l’occasion.
L’utilitarisme détruit l’homme ; il étrique toutes nos conceptions de la vie pratique. Pour lui il n’y a ni sentiment, ni droit, ni noblesse, ni beauté, ni sainteté, rien enfin de ce qui est humain, il n’y a que des chiffres. Ce qui ne vaut pas d’argent ou n’en fait pas gagner, ne vaut rien, en général. C’est la plus épouvantable erreur qui puisse s’emparer d’un homme ou d’une société, car ce qui vaut précisément le plus dans la vie humaine, c’est ce qui ne saurait ni s’acheter ni se vendre. Aussi je considère l’utilitarisme dans la jeunesse comme une calamité. Cette soi-disant brave disposition de bon bourgeois rangé et égoïste est pire que tous les vices. Une jeunesse terre à terre, Dieu nous en préserve ! Le beau nom de jeunesse ne lui conviendrait plus. La jeunesse n’est-elle pas faite de tous les élans et de toutes les ardeurs qui nous engagent à mépriser l’utilitarisme ? En être atteint c’est être en proie à la sénilité, entrer -91- dans l’existence avec un stigmate de décrépitude. De même que naître aveugle est pire que de le devenir, puisque le souvenir même de la lumière vous manque, de même commencer dans l’utilitarisme est plus affreux que d’y finir, car il peut rester au moins un reflet des choses supérieures à celui qui s’en est détaché par la lente usure de la vie. L’autre au contraire, l’utilitaire précoce, ne garde rien. Dès lors tout est possible jusqu’à la honte inclusivement, pourvu que cela profite !
Nous nous trouvons là sur un terrain peu édifiant, mais encore fort vaste à parcourir, et cet ordre d’idées nous amène à nous occuper en général de l’idéal tout négatif qui s’est emparé d’une grande masse de nos contemporains et qui ne déteint que trop sur la jeunesse. Je veux parler de ce que j’appellerai le bonheur passif.
La recherche de ce bonheur est le résultat de l’avilissement des volontés ; mais elle est aussi une conséquence du bien-être que nous a procuré le progrès. La civilisation, en augmentant le pouvoir de l’homme, diminue son effort, l’habitue -92- aux aises et lui fait fuir les labeurs rudes. C’est un résultat contradictoire sans doute, puisque la domination sur la nature n’est obtenue qu’au prix des plus longs et des plus pénibles efforts. Mais, ces efforts accomplis par quelques-uns procurent d’autant plus de tranquillité aux autres. S’il est vrai que ce temps a travaillé plus qu’aucun autre, il a aussi produit une classe toujours plus nombreuse de privilégiés qui ne travaillent que peu ou point.
Le réalisme pratique, acclimaté un peu partout, y aidant, le repos, l’absence de lutte est devenu le rêve caressé par une foule d’hommes. Une vie commode, à l’abri des secousses, une vie de rentier, que de gens n’ont pour eux et leurs enfants que cette aspiration-là ! Il en est résulté toute une catégorie de jeunesse commode portée aux habitudes efféminées, éprise de vie sédentaire, vouée aux langueurs et aux paresses du corps et de l’esprit. Comme tous ceux qui sont habitués à se faire servir, cette jeunesse est impatiente, et surtout impatientante. Il n’y a de tels que ceux qui ne font rien, pour trouver que les autres ne travaillent pas assez. Habituée aux merveilles de la science et de l’industrie -93- dont elle profite, sans savoir le mal qu’elles ont coûté, cette jeunesse ne sait plus attendre. Il lui faut tout, très rapidement, si possible tout de suite. Elle a remplacé l’impétuosité juvénile par une nervosité de petite dame très difficile à contenter. C’est ainsi que nos moyens accélérés, notre habitude de forcer et de violenter la nature, nous ont créé des mœurs factices. Qu’il faille du temps aux arbres pour pousser, cela paraît à d’aucuns un reste de vieille barbarie que le progrès supprimera. Volontiers ils mettraient toute la vie à l’allure des trains-éclairs, pourvu qu’ils aient dans le train leur sleeping et leur restaurant ! Ainsi se présente dans notre société un phénomène souvent observé dans les familles. Les pères laborieux ont des fils nonchalants, voire même fainéants. C’est la division du travail : Les pères se sont fatigués pour les fils, les fils se reposent pour les pères.
Ceci nous rapproche tout doucement de cette classe de jeunes hommes que j’appellerai les Inutiles. On les rencontre surtout dans les conditions -94- aisées ou brillantes, toujours pleines de péril. Il est d’autant plus honorable de se soustraire à ces périls par l’énergie et le labeur. L’exemple de bien des jeunes gens riches et travailleurs nous console ici du triste spectacle que donnent leurs compagnons. Mais parlons de ceux-ci : Ils sont très solennels. Tout dans leur physionomie et leur toilette à la fois correcte et dédaigneuse, révèle le Monsieur revenu de tout. Une expression de pacha assoupi indique que le monde passé et présent est là pour eux. Entrons dans leur chambre et empruntons-en la description à Legouvé : c’est bien toujours cela. « Il n’y a pas de quoi s’y asseoir, il n’y a plus que de quoi s’y coucher. Ce ne sont que fauteuils renversés, fauteuils à bascule, fauteuils à oreillers, larges divans à larges coussins, rideaux ouatés, cheminée doublée de calorifère, tapis épais comme une toison ! Et quel cabinet de toilette ! Suis-je chez une princesse du quartier Bréda, ou chez le fils d’un président de tribunal ? Un outillage pour les mains à se croire devant la vitrine d’un coutelier ! Vingt flacons d’essences diverses ! Un système de brosses aussi ingénieux que compliqué : il -95- y en a de recourbées en creux, il y en a de recourbées en relief ! Il y en a de longues, il y en a de larges ! il y en a de dures, il y en a de moelleuses ! Toute la simplicité de la maison est réfugiée dans la chambre du père, voire de la fille ! Même recherche pour la table. Certes, nous ne dédaignions pas jadis un bon dîner, et nous savions faire fête à une bouteille de vin ; mais au moins nous ne nous y connaissions pas ! Aujourd’hui, les jeunes gens sont gourmets, délicats, difficiles. Ils font de l’amour du confort un dilettantisme ! Où est le mal ? dira-t-on. Le mal, c’est qu’on ne travaille pas dans un fauteuil renversé ! Le mal, c’est qu’on devient esclave d’un bon tapis et d’un bon mets ! Le mal, c’est qu’on hésite à entreprendre un voyage dur, mais utile, parce qu’on ne peut pas traîner tout son attirail de coiffeur avec soi ! Le mal, enfin, c’est qu’on en arrive à sacrifier même sa conscience à son cher confort, et que dans toutes les questions de mariage, de profession, d’emplois publics, c’est-à-dire d’avenir, d’amour, de considération, de dignité, d’honneur, parfois, le bien-être, le tyrannique bien-être entre en lutte avec les plus strictes obligations, et qu’il en triomphe, -96- car il s’appelle d’un nom plus puissant que le nom de la passion même, il s’appelle l’habitude. Oui ! l’habitude, cette pâle compagne de la vieillesse, cette triste sœur de la manie, l’habitude règne parmi beaucoup de jeunes gens comme n’y règne pas l’amour. De là, des pères aux fils, mille reproches légitimes repoussés par mille réponses souvent amères ; de là enfin mille débats incessants, sur le vrai champ de bataille de la famille, sur la question d’argent ! »
Et puisque cette citation nous amène sur la question, marquons ici, en passant, un gros paragraphe de l’école de la vie : l’importance pour la jeunesse à connaître la valeur de l’argent. Le grand malheur de la fortune des parents, surtout de celle qui a été gagnée rapidement, ou héritée, et ne repose plus sur aucun travail actuel, est de faire perdre aux enfants le respect de l’argent. Respecter l’argent, et même quand on en a beaucoup, ne jamais le dépenser mal à propos, n’est pas une qualité ordinaire. C’est une qualité sociale des plus complexes, car elle suppose non seulement de la conscience, du tact, bref le sentiment que posséder est une fonction sociale, mais elle demande encore -97- à s’entretenir par l’expérience. En un mot, pour posséder cette qualité, il faut savoir combien l’argent est dur à gagner et que d’efforts il représente. Celui qui ne sait pas cela le méprise, et s’il y attache quelque valeur, ce n’est que pour le plaisir qu’il peut procurer. J’insiste sur ce point dans un intérêt de morale supérieure et non, Dieu m’en garde, pour servir l’égoïsme de certains parents pour qui le mal consiste à dépenser de l’argent, le bien à le garder, et qui mesurent la moralité de leurs fils à leur parcimonie. Le vice coûte cher, c’est pour cela qu’il faut le fuir ; la vertu est bon marché, il faut la cultiver, et ainsi on ne cultive souvent que l’avarice, le plus sordide de tous les vices. — Mais revenons à nos inutiles et ne les lâchons pas ! Point n’est besoin d’appartenir à une classe privilégiée pour avoir l’étoffe d’un inutile.
Cette existence de roi fainéant a, paraît-il, tant d’attraits que d’aucuns ne pouvant la mener dans le luxe, la mènent dans la médiocrité ou la misère. Et voici ce que demandent ces précieux parasites : Se coucher dans l’existence comme un tronc d’arbre sur l’eau. Flotter au gré de la vague, avancer, reculer, monter, descendre -98- selon le hasard des heures. Pourvu que cela marche tout seul ! Au milieu des influences contraires qui travaillent les sociétés, parmi les labeurs, les études, les souffrances d’autrui, jouir d’une sereine indifférence, étant nourri, vêtu, amusé et ingrat, par-dessus le marché ; se laisser traîner aujourd’hui par l’intérêt, demain par la passion, la colère, la haine ou la peur, une autre fois par la volupté et les appétits grossiers ; puis à certains jours, agréable diversion, subir le charme de la vertu, être emporté par un souffle sur les hauteurs, en attendant qu’on en soit enlevé pour être jeté dans quelque bourbier : La belle vie que voilà ! Quand on s’approche d’un de ces passifs pour l’exhorter à se ressaisir, il faut toujours s’attendre à être pris par lui en grande pitié. Le mieux qu’on puisse en espérer dans ses bons jours, est qu’il vous réponde : Que voulez-vous, je suis ainsi fait, je n’y puis rien ! Peut-être, s’il vous juge digne d’un tel effort, vous dira-t-il en citant Montaigne : « Je ne gâte rien, je n’use que du mien ; et si je fais le fol c’est à mes dépens, et sans l’intérêt de personne, car c’est une folie qui meurt en moi, qui n’a point de suite. » Mais si vous tombez sur un mauvais -99- jour, prenez bien garde : Il se fâchera très fort, comme une bête contrariée dans son repos ou ses emportements passionnels. Être dérangé ! cela peut-il se supporter ? S’il y a une action méchante au monde c’est de troubler les gens, qui, sans vouloir nuire à personne, se laissent glisser doucement du côté de la pente. — Mais je m’aperçois que c’est prendre bien de la peine pour qui s’en donne si peu.
Et pourtant j’ai à cœur de crier gare à plusieurs, qui sans être des inutiles, se laissent aller vers la vie facile. Il y a là un engrenage qui vous saisit et vous lâche difficilement. La vie molle engendre la lâcheté. La lâcheté produit le mensonge et la duplicité. On est obligé de recourir aux expédients et de quitter les chemins droits. Une fois entré dans cette voie, le plus clairvoyant est perdu.
En particulier il faut mentionner la passion du jeu, comme un des plus tristes pièges où tombent tant de jeunes vies. La jeunesse d’aujourd’hui joue beaucoup trop. C’est une des maladies du temps, une des formes de sa fièvre. -100- On parie aux courses, on joue entre soi, tantôt grand jeu tantôt petit, et dans toutes les classes de la société. Augmenter son avoir, ou son gain, par un coup de hasard, ou même, dans les cas extrêmes, demander à ce hasard qu’il vous fasse vivre sans travailler, c’est un objectif beaucoup trop poursuivi. Que de gens s’endorment le soir en prononçant le nom du cheval sur lequel ils ont parié ! Moins condamnable en apparence que l’ivrognerie ou la débauche, le jeu est d’une immoralité plus subtile. Il fait partie de tout un ensemble de phénomènes et peut être considéré comme le symptôme de profonds troubles psychologiques. Un homme qui joue perd pied dans la réalité. L’enchaînement simple et laborieux des causes lui échappe. Il se trouve jeté en pleine aventure. Comme les générations de l’an mille, il attend qu’un coup de baguette transforme le monde. Aussi, pourquoi travaillerait-il ? Bientôt la fortune viendra toute seule. En attendant, il emprunte ou prend. Le jeu en effet donne le vertige et rend possibles des actes dont on était auparavant incapable. Dès lors l’homme est à vau l’eau. Voyez si l’on a raison de crier casse-cou !
-101- J’ajouterai que le jeu tue la conversation, un des charmes et des grands besoins de la jeunesse. C’est un isolateur. Il escamote le monde autour de vous, faisant disparaître hommes et choses.
Dans un des plus beaux sites de la Suisse, où l’on regrette toujours d’avoir trop peu de temps pour admirer, je rencontrai un jour deux jeunes touristes. Ils étaient environ à mi-côte d’une ascension fort intéressante et semblaient prendre quelque repos. De loin, les voyant assis, le dos tourné au paysage, cela m’avait paru étrange. En m’approchant, je compris : ils jouaient aux cartes. Quatre heures plus tard, en redescendant, je les retrouvai à la même place, jouant toujours. La nuit tombait ! Ils rentrèrent alors continuer leur partie à l’hôtel.
Il est enfin un point capital, important toujours et partout, mais plus sérieux encore pour la jeunesse que pour les autres âges, j’ai indiqué les choses de l’amour. C’est là qu’on peut le mieux voir apparaître l’état général d’une société, les -102- qualités et les défauts de sa conception de la vie. Dites-moi comment vous aimez, je vous dirai qui vous êtes. La valeur d’un temps se mesure au respect dont il entoure l’amour. Le criterium de la valeur d’un homme n’est pas son credo religieux, intellectuel ou moral ; mais c’est le degré de respect qu’il a pour la femme. Quand l’homme perd la foi et l’espérance, il déprécie la vie. Dût-il s’y cramponner comme à la seule chose certaine et qu’il faut exploiter vite, il l’amoindrit par là même, et sa conception rabougrie du monde et des hommes, l’absence d’idéal, de poésie réelle, d’énergie, tout cela trouve dans sa façon d’aimer un long écho, un commentaire éloquent et pratique. L’amour sans doute est immortel et renaîtra toujours de ses cendres. On a beau le traîner dans la boue, il vient un jour où il ressuscite plus jeune et plus beau que jamais. Mais il n’en est pas moins vrai qu’individuellement nous pouvons le ternir en nous. Où en sommes-nous pour les choses de l’amour ? Comment aime notre jeunesse ? comment parle-t-elle de l’amour ? comment le chante-t-elle ?
Hélas, on peut constater sans peine que sur ce point notre jeunesse est extrêmement -103- réservée. Nous touchons là un endroit douloureux. Il y a de la méfiance, du scepticisme, des ruines intérieures. Maintenant il devient ordinaire de raisonner sur l’amour, à l’entrée de la vie, comme les plus désabusés des hommes. Volontiers on croirait qu’il est parmi les bonnes vieilles choses disparues et que, pour l’éprouver encore, nous soyons venus trop tard dans un monde trop vieux.
Règle générale, ce qui manque, c’est le respect de la femme, je dirais volontiers ce culte de la femme qui est le signe de l’intégrité vitale. Sans doute on ne la regarde pas, à l’instar de certaines époques ascétiques, comme un être impur, pernicieux, dont il faille fuir le commerce. On la trouve au contraire désirable ; mais en même temps bizarre et, à la longue, gênante. Elle est un instrument de plaisir, à condition qu’on n’en fasse pas sa société et qu’on évite ses liens. Les chaînes de l’amour sont remplacées avantageusement par l’amour libre. En somme, ce qu’on appelle le plus couramment amour, ne ressemble pas plus au vrai amour que la constellation de l’Ourse ne ressemble au quadrupède du même nom.
-104- Quand l’amour authentique existe, et les précautions sont prises pour qu’il ne puisse périr, il se cache plutôt. Ainsi, il est assez rare de rencontrer des chansons d’amour composées par de tout jeunes gens et plus rare encore d’entendre chanter en société cette sorte de poésie.
On n’entend guère non plus les vieux chants d’amour du répertoire national.
Par contre on chante et rechante à satiété l’amour vulgaire. Vénus Uranie est moins louée que ses homonymes inférieures. Impossible de ne pas dire ici ce que je pense des chansonnettes du jour. Mais cela ne s’adresse à aucun auteur particulier. C’est le genre que je vise, le milieu qui les fait éclore, et ceux qui vont les répétant à tel point que du dehors on pourrait s’imaginer qu’il n’y a plus que cela.
Je trouve donc aux chansonnettes le plus en vogue pour le moment, et où l’on chante l’amour, un arrière-goût de libertinage sénile. Cela sent la décadence, le détraquement, et lorsque cette note persiste à travers une série et se reproduit dans des productions similaires renvoyées par tous les échos, cela finit par devenir horriblement ennuyeux. Loin de moi de reprocher à -105- ce genre de littérature son immoralité. On se méprendrait sur mes intentions. Peut-être m’accuserait-on d’être un atrabilaire, un rabat-joie, un philosophe boutonné, se donnant ainsi contre moi le beau rôle de quelqu’un qui revendique pour la jeunesse le droit de s’amuser. Hé, moi aussi, je revendique ce droit et le proclame ; et pourvu que la compagnie soit de celles où l’on peut s’asseoir en se respectant, je ne permettrai à personne de chanter de meilleure humeur que moi : Gaudeamus igitur ! Mais quand nous en viendrons au fameux couplet du pereat, où le joyeux vacarme atteint des proportions inquiétantes pour les voisins, je crierai de toutes mes forces : pereat diabolus…, atque irrisores ! et je songerai, à ce moment, à tout ce qui tue la joie, à la gaîté macabre qui consume dans son feu ce qui doit être sacré, à l’esprit de moquerie, enfin, qui fait trop souvent les frais de ces chansonnettes. Comment, en ce temps, dans ce pays lorsque la jeunesse d’un grand peuple s’assemble et qu’elle veut chanter l’amour, ce seraient ces choses-là qui lui viendraient à l’esprit, et de préférence, et presque exclusivement ! Non, vous vous calomniez -106- vous-mêmes. Vous avez mieux que cela dans le cœur. Il n’est pas possible que vous manquiez de tout ce qui manque à ces produits, à savoir : la poésie, le naturel, la fraîcheur, la jeunesse !
Mais, je me hâte de le dire, la jeunesse est en grande partie innocente d’un état de choses que la vérité nous oblige à représenter sous des couleurs sombres. Rien n’a été négligé pour nous en faire venir là. La société actuelle a de grands torts à se reprocher. Comment qualifier la légèreté avec laquelle, en public comme en famille, on parle de l’amour, de la chasteté, du mariage, surtout lorsqu’on s’adresse à des jeunes gens ? Il semble que leurs oreilles soient faites exprès pour écouter les railleries et les jeux d’esprit douteux. On leur a donné les conseils les plus pernicieux, en ce qui concerne le respect de la femme et d’eux-mêmes, comme si toute la sagesse des siècles, si chèrement acquise sur ce point et condensée en deux ou trois règles qu’on ne violera jamais impunément, n’était que du radotage. Aussi les conséquences se font-elles sentir. Dans les choses de l’amour notre jeunesse est douloureusement atteinte. -107- Ses aînés lui laissent un héritage funeste dans les mœurs, les idées courantes, la littérature. Cette dernière surtout en est arrivée à travers tous les degrés du relâchement moral jusqu’à la licence effrénée. Sous prétexte d’art et de plastique, « la luxure la plus crue s’étale communément dans les livres des jeunes gens[1]. » Et le livre est dépassé. C’est à qui, dans des brochures ou des feuilles volantes, renchérira sur lui, afin de frapper la curiosité. Comment la jeunesse peut-elle être, sans le plus grave danger, exposée à de pareilles influences ? L’écolier déjà est contaminé. A l’âge où les sens s’éveillent on n’a plus besoin de rechercher les mauvaises lectures. Elles viennent au-devant même de qui ne les cherche pas. Quel avenir cela nous prépare-t-il ? N’est-il pas temps de se lever pour défendre l’enfant, la famille, l’amour, la jeunesse, les sources de la vie, et de tendre la main à cette vaillante ligue pour le relèvement de la moralité publique, qui, après avoir prêché longtemps dans le désert, commence à convaincre les moins clairvoyants de son utilité ?
[1] Jules Lemaître, Débats, 16 mars 1891.
-108- Tout ce que nous venons de dire a eu pour but de montrer comment les exemples, les mœurs ambiantes influencent la jeunesse dans l’orientation pratique de sa conduite et exercent sur elle une pression aussi forte, plus forte parfois, que les idées et l’école. Nous n’avons pourtant envisagé la question que par son côté négatif. Mais il y a un grand côté positif. Enfermée dans le bois sacré des muses, dans le calme parfait de ses contemplations et de ses recherches, la jeunesse risquerait de s’isoler et de se désintéresser de la vie. Il est bon qu’elle en entende les échos, et que la grande voix de l’humanité qui lutte et souffre arrive jusqu’à elle. Le meilleur correctif des théories est encore la vie pratique. Si elle est remplie de dangers, de mauvais entraînements, de scandales, elle est pleine aussi d’enseignements austères et de salutaires avertissements. La vie d’ailleurs a sur les théories et les livres le grand avantage qu’elle se laisse moins tordre et moins subtiliser. Elle est là. Ce n’est plus un peu de blanc ou un peu de noir, -109- interprétation fugitive d’une fantaisie ou d’un calcul, c’est gravé dans le roc des choses réelles, cela grince, crie, hurle ou chante, c’est du sang, ce sont des larmes, c’est de la joie, et il y a quelque chance que celui qui en est témoin en garde le souvenir.
Cette vérité ne s’est peut-être jamais mieux vérifiée que durant les vingt dernières années. Tout le monde connaît l’état de notre littérature et de notre politique intérieure. Il s’en faut de peu qu’en certains de ses excès déplorables, cette dernière ait accompli, pour le patriotisme, ce qu’a fait la première pour les principes de pensée et de vie. L’esprit de parti est aussi funeste à la patrie que l’analyse à outrance à la vitalité morale et spirituelle.
Le grand danger de ces luttes entre compatriotes, de cet esprit de calomnie et de dénigrement qui a empoisonné notre vie publique, est de produire une jeunesse sceptique à l’endroit du patriotisme. Pourquoi ce danger a-t-il été conjuré ? D’abord parce que les spectacles écœurants repoussent au lieu d’entraîner et que les folies des aînés rendent souvent leurs successeurs pensifs. Le mal, arrivé à un certain -110- degré, secoue les plus réservés et les fait sortir de leur indifférence. Exemple : la triste équipée boulangiste qui a réveillé toute la jeunesse des écoles. Ensuite parce que la vie corrige la vie et que, si les politiciens y ont leur place bruyante et largement mesurée, il y a autre chose, le grand et silencieux travail national. A côté de ce qui remplit les journaux, de ce qu’une publicité malsaine grossit et annonce au monde entier, se trouvent les féconds labeurs dont on parle peu, mais qui sont éloquents en eux-mêmes.
Les enfants de ce pays de France, n’ont pas pu voir la Patrie se relever lentement, depuis vingt ans, par des efforts continus et un travail persévérant, sans ressentir en eux-mêmes les suites d’un pareil exemple. Rien n’est beau comme de voir la vie lutter contre ses ennemis. Le moindre être qui répare ses pertes et ranime son courage est intéressant. Les fourmis qui reconstituent leur demeure dispersée par le pied du passant, l’arbre même qui, déchiré par l’orage, pousse des rameaux nouveaux, nous touchent et gagnent notre sympathie. A plus forte raison un homme abattu qui se ramasse, un peuple vaincu qui bande ses blessures, refait ses -111- finances, son armée, ses écoles, son commerce, son industrie. Pendant que les négations de la science matérialiste et les théories littéraires nous étalaient l’impuissance de la volonté humaine, tout un peuple en labeur donnait à ces théories malsaines le plus universel démenti. Pendant que les politiciens dans leurs luttes stériles discréditaient jusqu’à la Liberté, la France démocratique apportait à ses institutions naissantes, à l’esprit moderne tout entier, le magnifique témoignage de sa patiente résurrection. La jeunesse a le cœur magnanime. Elle ne pouvait pas rester insensible à ces preuves du fait. Il lui est venu là, des profondeurs de la vie nationale, un grand courant d’air vivifiant qui a balayé bien des miasmes théoriques et bien des maladies inoculées par la littérature.
Enfin la jeunesse a été saisie par la vie, d’une façon plus directe encore, par sa collaboration à la défense nationale. J’estime que le métier des armes est très salutaire et fait le plus grand bien à la jeunesse, pour mille raisons. Mais il y -112- a surtout plusieurs choses devenues rares qu’on apprend à cette grande école. L’obéissance d’abord, chose précieuse, qui ne court pas les rues et qui est indispensable à une démocratie, car elle est la mère de toutes les libertés. Ensuite l’égalité dont on parle avec aisance, mais qu’il est si difficile de pratiquer. Puis l’effort, effort de volonté, effort physique. Un peu de misère est un excellent remède contre les tendances efféminées. Il y a toute une philosophie dans les longues marches sac au dos, et au fond des gamelles. D’ailleurs, si vous n’êtes pas convaincus, regardez ceux qui reviennent du service. Quel œil vif, quel teint hâlé, quel sommeil et quel appétit ! On devrait envoyer à l’école de guerre tous les sceptiques, tous les dilettantes, tous les inutiles. Ces pratiques viriles leur ouvriraient des horizons jusqu’alors inconnus. Je n’en dirai pas plus sur le sujet, car je m’y installerais. A bas le militarisme, vive le soldat ! Le vrai soldat, est une des plus belles figures que l’humanité ait produites. Et quiconque aime quelque chose doit être, bon gré mal gré, un peu soldat. Il faut en effet qu’il ait du cœur au ventre et le fer à la main.
-113- Je ne mentionnerai qu’en passant, pour m’y arrêter d’autant plus dans la suite, l’influence bienfaisante que les questions sociales commencent à exercer sur les jeunes générations studieuses. Nulle part plus que là, elles ne pourront trouver de salutaires diversions, d’austères leçons capables de secouer les utilitaires, les volontés molles et les intelligences trop exclusivement tournées vers les spéculations.
C’est ainsi que la vie, avec ses nécessités, ses exemples bons ou mauvais, agit sur la jeunesse, la déprimant ou la fortifiant tour à tour. Et ce qui est vrai du vaste monde l’est aussi de ce microcosme qu’on appelle la famille. Là aussi, ceux qui cherchent leur chemin sont constamment à l’école. Malheureusement que de blessures, d’avaries graves, d’incertitude dans ces milieux intimes, où les grandes voix du dehors et les tendances individuelles qui en résultent, ont toutes leur écho. La famille est en souffrance et les enfants s’en ressentent : Vie factice, manque d’autorité d’une part, de respect de -114- l’autre, rapports tendus entre l’homme et la femme si diversement orientés, relâchement des liens entre époux, des mœurs domestiques, irruption de la vie publique, de la rue même et du ruisseau, dans l’éducation ! Le bien est toujours là sans doute, mais le mal est si grand, si envahissant ! Que de peine n’a pas la jeunesse, avec son ignorance de la vie, son besoin d’être sûrement guidée, à démêler le chemin droit parmi tant d’écueils ! Il n’est pas étonnant qu’elle s’égare souvent. La faute en est surtout au milieu, et nous aurons bien des travers à réformer, pour arriver à réaliser, vis-à-vis des nouveaux venus dans la vie, le desideratum contenu dans le précepte : maxima debetur puero reverentia.
-115-
Dans tous les mouvements, à côté des hommes en qui ils se condensent, il y a la foule de ceux qui vont comme on les pousse, inconscients, suivant un courant ou un autre, au hasard des rencontres, sans s’expliquer ce qui leur arrive. L’esprit d’imitation et l’inertie sont d’importants facteurs dans le monde, surtout dans celui de la jeunesse. « Il se trouve dans chaque génération une masse molle, et le plus grand nombre, toujours et partout, est troupeau[2]. » Cette tendance -116- à suivre les chemins battus est plutôt accentuée que diminuée de nos jours. Parmi les erreurs grossières, qui encombrent notre cerveau et que nous échangeons entre nous comme des vérités indubitables, se trouve, entre autres, celle que le passé se caractérise par son immobilité, sa rigidité et sa pauvreté de formes, l’absence d’esprit critique, la monotonie de la pensée et des mœurs. Nous, au contraire, nous sommes les hommes de la diversité, du mouvement, de l’examen. Rien n’est plus faux. Ces époques anciennes qui nous apparaissent avec un caractère marqué de stabilité, n’en avaient pas moins, au sein de leur cadre solide, une merveilleuse richesse de formes, d’usages, de coutumes, d’originalités locales. Elles possédaient la variété dans l’uniformité. Nous, au contraire, nous possédons la monotonie dans le changement. Plus cela change, plus c’est la même chose. A aucune époque de l’histoire la mode n’a joué le rôle qu’elle joue maintenant. Les mille formes par lesquelles se manifestent la vie et la pensée se propagent et s’imposent avec rapidité. La foule les accepte sans discernement.
[2] Lavisse : La génération de 1890. Bulletin de l’Association générale des Étudiants, mai 1890.
Un des travers de ce temps désabusé et sans foi est l’engouement. Spontanément un courant -117- naît, grandit, se répand et emporte les masses désemparées. Rien de plus gobeur que les gens revenus de tout. Leur besoin de croire, sans cesse réprimé, se porte subitement sur des objets que le hasard et le caprice déterminent seuls et qui sont destinés à être lâchés un jour comme ils ont été adoptés, sans raison apparente.
Tout, dans ce siècle si riche en inventions, a contribué à amener l’uniformité. La science nous a mis à même de multiplier à l’infini les formes une fois trouvées et de les jeter dans le monde avec une profusion qui les avilit. La rage de la vulgarisation a ravalé les arts. Surgit-il quelque part un chef-d’œuvre, immédiatement il est copié en myriades d’exemplaires ; on en met si bien partout qu’au bout de quelques mois la fatigue s’ensuit. C’est l’histoire des plus beaux airs d’opéra devenus des airs d’orgue de barbarie. Pendant six semaines une mélodie s’empare du public, tout le monde la chante, la siffle. Après cela, c’est le tour d’une autre. Il en est de même de la plupart des manifestations de l’art ou de la vie sociale.
La grande ville en possession de tous les engins de la civilisation moderne, a inondé -118- le pays de ses produits, et engagé partout une lutte inégale avec les particularités locales. A force de centraliser, nous n’avons pas seulement supprimé ce que le particularisme avait de malsain et d’étroit, mais nous en avons supprimé la sève et la vigueur. Le grand laminoir de l’industrialisme, de la bureaucratie et de la mode a passé sur le monde et y a écrasé l’originalité. Le nivellement des vies et des êtres en est résulté. Mœurs locales, costumes, chants et idiomes provinciaux sont allés s’effaçant. Maintenant on a beau voyager, les lignes de chemin de fer, les gares, les hôtels et les théâtres se ressemblent comme des frères. La province exténuée et vidée, désespérant d’elle-même n’offre plus à la grande ville que son image réduite et affaiblie.
Il y aurait long à dire sur ce sujet. Mais voici où j’en veux venir. Où le caractère, l’originalité, le désir de se frayer des chemins nouveaux peuvent-ils se nicher dans un monde ainsi constitué ? Comment voulez-vous que la jeunesse y arrive à se former une physionomie individuelle ? Remarquez-le bien, c’est presque une hérésie de n’être pas comme tout le monde. -119- La crainte de se distinguer apparaît déjà dans l’habillement. Personne ne suit plus passivement la mode que certains jeunes gens. Il leur faut le même chapeau, le même nœud de cravate, la même coupe d’habit, etc. Ce ne sont plus des individus qui passent, mais des exemplaires, par dizaines, par grosses comme on dit dans la fabrication. Et de fait, on a une vague impression de fabrique et de choses postiches en voyant circuler un si grand nombre d’êtres identiques. Ce monocle, cette canne, ces gestes, ce parler stéréotype rappellent l’automate. On ne serait pas étonné de trouver quelque part une estampille de provenance, une signature, soit par exemple : Grevin fecit.
Les mœurs se conforment au régime de l’habillement, et les idées suivent. Lentement une ornière se dessine, et se creuse toujours plus profonde. On s’y engage en foule les uns à la suite des autres. C’est un monome dans le domaine de la pensée. Alors la vie en troupeau devient l’élément préféré. Sortez-les de là, ils sont comme poissons sur terre, et poules à l’eau. Ils perdent le fil et le jugement. Ils n’attachent plus de prix qu’à ce qu’ils ont vu, -120- entendu, goûté en masse. « C’était mauvais, il n’y avait personne ; c’était superbe, on s’écrasait ! » Avouons-le, voilà un état de choses sérieux et grave au point de vue de l’avenir. L’école pourrait y remédier. Où, plus que là, l’indépendance devrait-elle être cultivée et prisée ? Mais l’école s’est ressentie des influences ambiantes. Je cède, pour dire cela, la parole à M. Lavisse : « Notre infériorité est peut-être un effet de l’abus où nous sommes tombés, de l’éducation uniforme. Nous avons multiplié les collèges, nous les avons placés sous la même discipline ; nous avons réglé l’emploi du temps, minute par minute ; nous avons écrit, article par article, des programmes qui s’allongent sans cesse. Afin que personne ne pût échapper à nos règles et qu’aucune fantaisie ne fût permise à qui que ce fût, nous avons établi, à l’entrée de toutes les avenues de la vie intellectuelle, des examens qui barrent la route aux indépendants. Notre liberté d’enseignement n’a rien de commun avec la liberté de l’intelligence. Elle est réduite au choix du maître, à l’option entre la redingote et la soutane.
« C’est un des phénomènes de notre siècle que -121- la mainmise de l’école sur les esprits. Notre œuvre scolaire, nous devions la faire, et nous avons raison de nous enorgueillir de l’avoir faite ; mais prenons garde ! La culture scolaire comme nous la comprenons aujourd’hui est dangereuse. Ses prétentions encyclopédiques sont un leurre : elle veut être universelle, mais à cause de cela même elle est limitative. L’écolier qui doit tout apprendre apprend peu ; l’esprit que l’on sature perd l’appétit ; la monotonie des règles absolues étouffe toute originalité[3]. »
[3] E. Lavisse : Études et étudiants, p. 215.
Pour devenir quelqu’un au sein de pareilles conditions, il faut avoir un cœur d’airain et une tête de diamant. On a quelquefois reproché à la France de ne pas développer l’esprit colonisateur. Cet esprit, en somme, est celui de la puissante initiative personnelle. Pour sortir des milieux accoutumés, il faut du courage. Il en faut tout autant pour coloniser dans le domaine de l’esprit, des mœurs, de l’action, pour se séparer du grand nombre et aller son chemin, à la suite d’un idéal nouveau. Aussi quelle ardente sympathie -122- ne devons-nous pas témoigner à toute jeune force qui essaie de s’affranchir du pesant esclavage de la routine ! La meilleure espérance, pour nous tirer de l’ornière où nous sommes engagés, repose sur les jeunes gens, à coup sûr rares, qui auront assez de courage pour vivre comme des colons et des explorateurs, pour sortir du troupeau guidé, gardé et tondu, pour marcher seuls ou se créant, dans l’amitié avec des esprits décidés comme eux, un refuge dans les jours difficiles.
-123-
Chemin faisant nous avons rencontré cet esprit à différents détours de notre route. Il mérite une page spéciale. Ainsi décrit-on avec un soin particulier la forme, les habitudes et les déprédations de certains animaux malfaisants.
Dans la part modeste d’influence que l’homme a sur sa vie, un des meilleurs principes à suivre est celui-ci : Prendre les choses telles qu’elles sont, et tâcher d’en tirer le meilleur parti possible. L’homme imbu de l’esprit de parti pratique ce précepte à l’envers, et il réussit ainsi à tirer le mal même du bien. Il exagère chez -124- l’adversaire le mal et dénigre le bien. Du même coup il neutralise le bien qu’il pourrait faire lui-même, par l’intention mauvaise qu’il y joint.
L’incurable travers de l’esprit de parti est qu’il contrarie la grande loi humaine de la solidarité. Il crée une humanité dans l’humanité, trace autour de cette minorité d’élection, des limites strictes, s’y retranche et s’y barricade et ne laisse apparaître au dehors que des murs épais, hérissés d’armes. Dès lors il n’y a plus d’intérêt général, de justice, de bien, il n’y a que des intérêts de parti, une justice de parti, etc. Tout ce qu’il fait, lui et les siens, est bien. Que d’autres fassent identiquement de même, mais ailleurs et en dehors de son patronage, ce sera très mal. « Qu’est-ce qu’une mauvaise herbe ? — Toute herbe qui n’a pas poussé dans notre jardin. — Mais on cultive chez le voisin la même plante, identiquement. — Impossible. Si le voisin la cultive, c’est donc qu’il est contrefacteur. Nous sommes les seuls et les uniques. » Voilà l’esprit de parti. Le meilleur cheval, quand il ne consent pas à s’atteler à son char, n’est plus qu’une bourrique. L’or des autres est de l’or faux ; leurs vertus des vices brillants, leurs croyances -125- des impostures. Il s’agit bien de s’inquiéter de l’adversaire pour démêler le bien du faux dans sa conduite ! Supposer l’ennemi capable d’un bien quelconque, c’est, dans une certaine mesure, passer à l’ennemi.
Ce n’est pas un des moindres signes du temps que cet esprit délétère se soit développé parallèlement au scepticisme. Il n’est souvent que le manteau dont se couvre ce dernier. Pour masquer le vide intérieur, on se garantit derrière un appareil formidable. On peint en fer le roseau fragile d’une conviction creuse et vermoulue. Ainsi les plus sceptiques des hommes, moqueurs, railleurs, insulteurs, dépourvus de cette base élémentaire de toute conviction qu’on nomme le respect, se sont montrés de nos jours les plus intransigeants. Et cela, au fond, est logique. Il est rare que celui qui a suivi, vers la vérité, l’humble chemin de l’expérience personnelle, cesse de pratiquer ce chemin. Il continue d’y avancer au contraire et se ménage la possibilité d’être éclairé, même par l’adversaire. Mais celui qui n’est rien et ne croit à rien, ni de divin ni d’humain, qui est mort, enfin, à la vérité, a tout à gagner en prenant l’attitude impassible de -126- l’esprit de parti. Sa rigidité alors, qui n’est que celle des cadavres, donne l’illusion de la fermeté.
Voilà sans doute une des grandes raisons pour lesquelles l’esprit de parti a, de nos jours, infesté la politique, la religion et la science elle-même. Il a produit des merveilles. Grâce à lui par exemple, en certains jours de défaite, des gens qui gisent par terre les reins cassés, chantent victoire dans les journaux, se disent plus forts que jamais et enterrent leurs vainqueurs sur le papier. Grâce à lui, des fanatiques soi-disant religieux déclarent douteux des actes de dévouement qui ne sont pas inspirés par un sentiment identique au leur ; et vice versa les fanatiques de l’irréligion taxent d’hypocrisie les preuves les moins équivoques de désintéressement, quand la religion y a eu quelque part. C’est le même esprit qui fait rêver, en pleine tranquillité publique, de désordre et d’anarchie, parce qu’on est inféodé aux régimes de gouvernement déchus, ou qui fait déclarer à d’autres que la France monarchique n’a connu que terreurs, rapines et tyrannies. Celui-ci déclare ex cathedra : « depuis trois cents ans l’histoire est une vaste entreprise contre la vérité. » Cet autre -127- compte le temps à partir de la Révolution. Tout ce qui s’est fait avant, est nul et non avenu.
Quelle belle école pour la jeunesse que celle qu’un maître pareil préside et sous le régime duquel on peut dire avec raison : « Je sais que je vis en des jours d’intolérance, où je n’ai rien à attendre de quiconque ne pense pas exactement comme moi[4] ! »
[4] Edgar Quinet : L’esprit nouveau.
Que cet esprit renfrogné, hargneux, oublieux de ce qui rapproche les hommes, et qui n’a de mémoire que pour ce qui les divise, se déclare sur le tard dans les existences désemparées ; qu’il sévisse dans l’âge mûr, ou achève de durcir le cœur des vieillards, envenimant les passions, détruisant à la fois l’agrément de la vie et son fruit, c’est triste. Mais il est des difformités qui semblent plus naturelles chez ceux que la vie a maltraités. Autre chose est de rencontrer ces mêmes laideurs dans la jeunesse. Là elles sont hideuses. Un jeune homme rongé par l’esprit de parti devient un être incomparablement odieux. Car pour prendre la tournure et la physionomie d’un homme de parti, cet air rébarbatif et intraitable, -128- il lui a fallu réprimer, de propos délibéré, sa bienveillance native, toutes les saines curiosités, tous les bons mouvements. Certains éducateurs de pauvres bêtes ont des cruautés révoltantes. Ils crèvent les yeux aux jeunes rossignols pour qu’ils chantent mieux et taillent les oreilles des chiens pour leur donner un air plus féroce. Oh les pauvres bêtes et les méchantes gens ! Mais que dire de ceux qui traitent ainsi la jeunesse, ou de la jeunesse qui s’inflige à elle-même des mutilations pareilles !
Et pourtant l’esprit de parti est un des facteurs qui influent le plus puissamment sur les années où l’homme s’oriente et cherche son chemin. Sa timidité, son ignorance, son inertie, tout prédestine la jeunesse à en devenir la proie. Les milieux mollasses et moutonniers dont nous parlions plus haut sont l’élément convoité des meneurs de profession. C’est là qu’on peut pétrir et manipuler à l’aise ! Malheur aux jeunes gens qui subissent ces influences et ne savent pas se défendre ! Ils sont pour longtemps, pour jamais peut-être, réduits en esclavage, à moins qu’ils ne deviennent eux-mêmes, ce qui est pire, des énergumènes. Quel merveilleux produit alors le -129- monde est admis à contempler ! Les plus forts ici sont les néophytes. Leur zèle fait la joie de leurs pères spirituels. Ceux-ci étaient féroces, ceux-là sont enragés. Moins ils connaissent les hommes et les causes, mieux ils peuvent les malmener, les juger, les condamner. C’est à qui commettra le plus d’excès de langage et s’attaquera avec le moins de vergogne aux adversaires les plus respectables. Une telle jeunesse est incapable de rien apprendre. Elle entre dans la vie par la petite porte basse des préjugés, s’y enferme, s’y rétrécit le cœur et la pensée, tous les jours davantage, et devient finalement sourde et aveugle à l’évidence même !
Heureusement qu’ici l’excès même du mal est quelquefois un bien. L’esprit de parti a si bien rempli ce temps de scandales, a si bien stérilisé les plus honnêtes et les plus courageux efforts, que son crédit est en baisse. Je vois venir une jeunesse qui, pour mieux se garer de lui, semble avoir pris pour devise : L’esprit de parti voilà l’ennemi !
-130-
Il y a eu de longues périodes dans l’histoire où les hommes développaient leur vigueur physique au détriment de toutes les autres aptitudes, et vivaient comme s’ils n’avaient pas d’esprit. Puis sont venus des temps où ils vivaient comme s’ils n’avaient pas de corps. Sous un certain rapport on pourrait dire que notre temps s’est parfois comporté comme si nous n’avions ni l’un ni l’autre. En effet, la science matérialiste qui nie l’esprit a prétendu fermer pour jamais une foule de sources où l’âme se retrempe et se fortifie, et d’autre part nous avons également, pendant -131- longtemps, négligé l’éducation physique. Le savoir est le tout de l’homme. Pour l’acquérir, il convient de sacrifier le reste. Nous avons produit ainsi des phénomènes d’hypertrophie cérébrale, des cerveaux, des paquets de nerfs. D’autre part la civilisation actuelle, avec sa hâte enfiévrée, la multitude de sensations qu’elle nous communique et d’émotions qu’elle excite continuellement, le raffinement de jouissance qu’elle procure, a exercé sur notre système nerveux une action fatale. La vie, telle qu’elle est faite maintenant, exaspère la sensibilité, tend les nerfs à outrance, brise l’énergie et détruit le sang. Notre nourriture elle-même contribue à entretenir cette action. On recherche par-dessus tout les viandes et les liqueurs fortes. Par une de ces contradictions, si nombreuses en ce temps qu’on ne pourra jamais les signaler toutes, notre âge de conquêtes sur la nature et de sciences naturelles a éloigné l’homme de la nature. La vie artificielle s’est développée. Tous les moyens de transport et de circulation ont servi surtout à précipiter vers les grands centres urbains la vie répandue sur de vastes territoires. Les grandes villes ont absorbé le plus pur de l’intelligence -132- et de l’énergie des nations. Notre pays est rentré dans cette voie de la centralisation à outrance avec une rare impétuosité. Un état de pléthore, d’apoplexie, s’est peu à peu déclaré dans les grands centres. La montagne, la forêt, les champs se sont dépeuplés au contraire. Une portion d’hommes toujours plus nombreuse a consommé le divorce le plus funeste qui puisse s’accomplir jamais, le divorce de l’homme avec la nature, avec la terre.
Or, quel est le cadre ordinaire de l’existence de notre jeunesse studieuse, quelle que soit d’ailleurs son origine première ? C’est presque toujours le milieu factice et énervant des grandes villes. La nature y disparaît bien loin à horizon par delà les pavés, les cheminées et les murs. Il est impossible, avec la meilleure volonté, que dans un pareil milieu la santé physique ne souffre pas. Chacun sait que la grande ville est une mangeuse d’enfants. Elle fait en général une consommation effrayante de vies et de forces et se dépeuplerait rapidement, livrée à elle-même. Aucun milieu hygiénique ne pourrait être plus déplorable pour la jeunesse. Tout y est sédentaire, le plaisir comme l’étude, et en même -133- temps excessif. Le double surmenage des distractions malsaines et du travail exagéré y a vite raison des plus robustes santés. L’existence en chambre, les longues veillées, le mauvais air, tout l’ensemble de cette vie noctambule soumettent l’être physique à des tours de force que tôt ou tard l’on paie. Mais le plus triste résultat de la vie artificielle, si ruineuse pour le cerveau et le système nerveux, a été de supprimer presque totalement la seule chose capable de nous rendre l’équilibre perdu, à savoir l’exercice physique, le travail manuel. Pendant des années, ces deux choses sont allées diminuant. Une sorte de mépris stupide s’y attachait. Les exercices du corps, comme certains sports excellents, ont recommencé à trouver grâce, ces derniers temps ; le travail manuel, surtout le travail de la terre, le plus sain de tous et le plus normal, sont toujours en discrédit. La jeunesse moissonne aujourd’hui ce que ses aînés ont semé. Chaque génération nouvelle montre des signes plus frappants d’énervement. Et déjà des voix nombreuses se sont élevées pour crier au danger ! On commence à les écouter. Mais il est dur de remonter les pentes. Comment lutter à la fois -134- contre les hérédités, les goûts, les obstacles du milieu ? Le mal saute aux yeux, mais le remède est moins évident. En somme, notre jeunesse souffre, dans son ensemble, des suites de la vie factice et anormale.
Il devient même commun maintenant de trouver des jeunes gens qui ont de l’existence une impression pénible et qui tiennent médiocrement à la vie, tout en ne se souciant d’ailleurs ni de souffrir ni de mourir. Et je ne veux pas parler ici de ces blasés qui ont épuisé la gamme des jouissances, comme d’autres celle des émotions ou des conceptions intellectuelles, et en sont sortis sceptiques en plaisir, comme ceux-là le sont en philosophie. Je pense à ces sensibles, à ces hyperesthésiés, pour qui le rythme même de la vie nerveuse est devenu douloureux, et ne ressemble pas plus à l’état normal, que ne ressemble au son calme et ample d’une belle cloche, le bruit irritant d’un timbre électrique. Dans ces conditions la gaîté et la joie, ces trésors sacrés de la jeunesse, ne peuvent que pâtir. On arrive insensiblement à être inamusable. La cause en est d’ailleurs aussi au genre de plaisirs choisis. Presque tous nos amusements excitent les nerfs -135- au lieu de les calmer. S’amuser c’est s’agiter. La joie à laquelle on se hausse ainsi est factice et très fatigante. Au lieu de vous amener à goûter ce que la vie a de bon et de vous verser cette douce ivresse qui fait que la jeunesse saine et robuste entend « tinter l’azur et chanter les étoiles », elle vous prédispose plutôt, par ses réactions forcées, à sentir ce qu’il y a d’amer au fond du calice. Oh, je sais bien qu’on s’amuse encore çà et là, et je m’en félicite ! On s’amusera toujours tant qu’il y aura du soleil, des fleurs et de braves jeunes compagnons au cœur non flétri. Mais en grand, la joie a diminué et j’ai les oreilles pleines du refrain : On ne sait plus s’amuser.
Il est grand temps qu’on se préoccupe sérieusement de ces symptômes. A mon avis, la santé et la joie sont aussi nécessaires à cultiver dans la vie que n’importe quelle connaissance et quelle qualité. Mais je reviendrai à ce sujet.
Hélas ! comment m’empêcher de penser que pour plusieurs le mal est incurable. Qu’il me soit permis au moins de donner une vraie larme à tant de pauvres vies jeunes et perdues, victimes d’anomalies psychologiques, fanées -136- avant l’âge, à cette jeunesse prédestinée à tomber de l’arbre de vie, comme se détachent les fruits maladifs. Triste moisson de tant de semailles d’erreurs et de vices ! Ceux-là sont à plaindre. Ils paient des dettes qu’ils n’ont pas contractées. On peut les appeler les enfants de douleur du siècle. Mais malheur à nous, si la pitié qu’ils nous inspirent n’éveille pas en même temps dans nos cœurs la haine de tout ce qui a causé leur martyre !
-137-
La vie populaire est une des bonnes choses qu’on ne connaît pas. Ce qui en paraît au grand jour ne renseigne que peu ou mal sur le fond. Et cependant elle aurait besoin d’être largement connue, à cause du bien qui est en elle et des maux dont elle souffre. L’un et l’autre ont leur reflet dans la jeunesse populaire. Son sort est essentiellement différent de celui de la jeunesse studieuse. Elle n’a ni le loisir ni la culture nécessaires pour se renseigner dans le domaine des idées et des théories. Le souci du pain, les dures exigences du travail l’arrachent constamment à elle-même et ne lui permettent pas de -138- s’écouter, de s’ausculter. L’analyse des idées et des impressions lui est inconnue. Après les courtes années d’école primaire, son école c’est l’atelier, l’usine, le bureau ou les champs, et puis surtout c’est l’exemple d’en haut et la presse à bon marché.
Malgré l’âge tendre où l’école possède l’enfant du peuple et les adieux trop précoces, il est impossible d’exagérer l’influence de cette institution. Par sa base large, le nombre d’individus auxquels elle s’adresse, elle est une grande puissance. Le souci que notre époque a apporté à l’école populaire sera un de ses mérites aux yeux de la postérité. L’école primaire est par excellence l’instrument de l’éducation nationale. Je compte y revenir dans la suite de ce livre. Pour le moment, je me contente de la signaler comme un des facteurs qui influent sur la jeunesse populaire et ses idées. Chacun connaît la ténacité des impressions d’enfance. Elles sont encore plus durables chez le peuple que dans la classe cultivée où les lectures, les écoles successives, des influences variées, viennent les contrarier et quelquefois les effacer.
Une autre part d’influence revient ici aux -139- églises. Une fraction considérable de la jeunesse échappe, il est vrai, à cette direction, surtout dans les grands centres. Mais l’influence religieuse n’en reste pas moins incontestable sur un grand nombre. Combien dure-t-elle ? Dans quelle mesure est-elle entravée par l’indifférence, supprimée par l’antipathie, cela est difficile à établir nettement. Mais si, dans sa masse, le peuple n’échappe pas au contact religieux, il ne faudrait pas en conclure qu’il soit religieux. Il l’est infiniment moins qu’autrefois. Certaines recrudescences de pratiques extérieures, encouragées et provoquées dans un but souvent étranger à la religion, ne doivent pas nous faire illusion sur ce sujet. Le peuple a conçu de la méfiance à l’endroit de la religion, dont le caractère miraculeux l’éloigne, et à qui il attribue des arrière-pensées politiques et sociales. Vaguement ou distinctement, beaucoup se demandent si l’Église n’est pas du côté des puissants de la terre et des bourgeois fortunés, contre les petits ? Que le soi-disant mouvement de conversion ait commencé, dans la société contemporaine, par l’aristocratie et soit descendu de là à la bourgeoisie pour essayer de gagner le peuple, c’est un indice grave.
-140- Quoi qu’il en soit, l’orientation pratique de la jeunesse populaire commence très tôt. Elle se fait pendant ces années d’apprentissage qui sont l’université populaire. La différence ici est grande entre les facultés. Ce n’est pas la même chose d’être à l’atelier, dans les bureaux ou aux champs.
Les années d’apprentissage d’un jeune ouvrier d’industrie sont en général des années très dures. Qu’est l’enfant, à cet âge, pour être livré tout seul à cet ensemble formidable d’hommes et de machines que nous présente la grande industrie ? Il est si petit, si faible, et les forces, les influences personnelles, les intérêts matériels qui l’environnent, sont si grands ! Dans cette salle d’usine où les métiers tournent avec un bruit assourdissant, où l’attention la plus absorbante est nécessaire pour éviter des accidents, où toute l’intelligence est concentrée sur l’exécution de trois ou quatre mouvements, l’enfant se sent insensiblement devenir un rouage parmi les autres. Il se mécanise, car la machine ne peut s’humaniser. Et lorsqu’il est admis à contempler cette machine où aboutissent les câbles et les arbres de couche qui font tourner les métiers sous ses yeux, cette précieuse machine enfermée dans un lieu particulier, -141- propre, surveillée, soignée et surtout redoutable par sa force et les dangers qu’elle fait courir, comme l’enfant se sent petit à côté du monstre de fer qui mange du feu et souvent broie ceux qui le nourrissent !
Comme il se sent négligé à côté des mécaniques toujours reluisantes, à qui rien ne doit manquer et qui coûtent si cher ! Que vaut-il, lui, comparativement à elles et aux richesses dont elles sont les instruments ?
Puis, ce sont les rencontres avec les grands, les coudoiements brusques, les ordres brefs, la brutalité des conversations où il y a de tout, bien et mal, renseignements concis et impitoyables sur les hommes et les choses, qui font travailler les jeunes têtes et dont le pêle-mêle forcé est si difficile à coordonner dans un jugement de jeune homme.
La forme de notre industrie moderne, son développement, les ateliers et les usines colossales, les grandes sociétés anonymes, l’éloignement progressif des patrons et des ouvriers, autrefois collaborateurs, tout cela contribue à rendre la situation de cette jeunesse des ateliers aussi difficile qu’intéressante.
-142- La jeunesse des bureaux a la vie moins dure, Elle sort du peuple et appartient par ses fonctions à cette classe toujours grossissante d’intermédiaires entre l’idée et l’exécution matérielle, le capital et la main-d’œuvre, le patronat et le prolétariat, que la forme de notre société a rendue nécessaire. Comme tous les intermédiaires, ceux-ci participent des qualités et des défauts d’en haut et d’en bas. Le plus grave inconvénient pour les jeunes employés est leur existence sédentaire, presque cellulaire, circonscrite à une chaise et un coin de table, et la nature limitée de leur travail. Les fonctions sont à tel point divisées que chacun en est réduit à une besogne spéciale, et tourne comme un cheval en manège. Cela tue l’esprit. Le corps ne s’en porte pas mieux.
Sous les deux rapports, le jeune ouvrier des champs est mieux partagé. Ses travaux changent avec les saisons : il est près de la nature et, -143- quoique livré aux occupations manuelles, il exerce davantage sa réflexion, par le spectacle qu’il a sous les yeux, par l’attention toujours nouvelle qu’il est obligé d’apporter à ses occupations changeantes. Alors que le travail artistique a presque partout disparu de l’industrie sous la terrible pression de la concurrence économique, et que les artisans les plus habiles en sont réduits à devenir peu à peu des machines, le jeune laboureur est resté dans des conditions plus normales. Il collabore avec la vie générale, met sa main dans le grand ensemble de la création et, de plus, est entouré de choses qui échappent au calcul et à la prévision des hommes. Bien qu’il soit, lui aussi, étroitement serré dans les mailles du filet économique, il ne voit pas partout ce fatal chiffre qui mesure si misérablement les hommes et leur travail. Son champ vaut tant sans doute, prix d’achat ou de vente, mais il vaut encore bien plus pour lui. Il y trouve le plaisir de voir verdir et mûrir la moisson, le souvenir du père qui a cultivé et soigné la même terre, une masse de choses enfin qui donnent souvent tant de valeur aux plus petits riens. Puis il n’est pas perdu dans la foule, il est -144- quelqu’un et non un numéro, comme le jeune apprenti des grandes usines et même le jeune employé. Mais d’autre part il subit de loin l’influence croissante, la fascination de la grande ville. C’est là son danger, car il risque d’y perdre ce qui le soutient, l’amour de la terre, sentiment puissant et profond, source d’énergie et de vertu.
C’est ici le lieu de réunir quelques considérations d’ensemble sur le bagage intellectuel et moral de la jeunesse populaire en général et sur sa conception de la vie, telle qu’elle nous apparaît dans la génération actuelle.
Les masses populaires, n’importe où on les étudie, sont profondément atteintes par le courant réaliste. Les deux ou trois points fondamentaux qui ont constitué pendant des siècles la base rudimentaire de la religion et de la morale sont ébranlés chez les uns, ruinés chez les autres. Dieu, l’âme, la survie, la liberté humaine et la responsabilité… ceux qui ont gardé ces principes les possèdent à un degré affaibli. Parmi ceux qui y restent attachés et le témoignent par des pratiques extérieures, quand on a fait la part de la routine ou de l’intérêt, il reste un bien -145- faible contingent pour les fortes convictions. Du grand mouvement scientifique de ce temps, il est resté au peuple un bien-être matériel plus grand, de plus larges besoins et la conviction qu’il ne faut compter que sur ce qu’on voit et touche. En général la jeunesse entre dix-sept et vingt-cinq ans se distingue par le développement des appétits et la diminution des aspirations. C’est une chose triste à dire, mais plus j’ai parcouru ce monde particulier, plus je me suis convaincu du vide immense qui s’est peu à peu creusé dans l’âme populaire. Il y a des jours où ce qu’on entend et ce qu’on voit vous amène presque à conclure qu’il n’y a plus rien. Une demi-douzaine de formules négatives, résultat condensé des négations accumulées, servent à occuper la catégorie du mystère et de l’infini. La morale fait pendant à cette philosophie ; elle est utilitaire, en théorie. Comment pourrait-elle ne pas l’être ? Ceux qui donnent le ton dans la société, en montrent-ils une autre dans leurs actes ? Le peuple n’a-t-il pas journellement sous les yeux le spectacle de cette morale du succès qui est une de nos hontes ? Ne voit-il pas absoudre, -146- même par ceux qui font profession de morale et de religion, les hommes et les causes qui réussissent ? Comme si le bien était ce qui triomphe, le mal ce qui succombe ! Ne constate-t-il pas, chaque fois qu’il ouvre les yeux, que presque partout l’argent malpropre, quand il y en a beaucoup, est plus honoré que l’argent honnête, quand il y en a peu ? Cela seul suffirait pour lui faire concevoir des doutes à l’endroit de la religion et de la morale qu’on s’efforce de lui enseigner. Il vous laisse vos avis et vos principes et vous emprunte vos vices. Il est tenté de prendre les premiers pour une invention des gens malins à l’usage des gens simples. La morale qui compte n’est pas celle qu’on enseigne, c’est celle qu’on pratique. Le peuple se rend compte de cela, et il se fait dans sa conscience de véritables effondrements, chaque fois que ceux sur qui il a l’œil ouvert lui font comprendre par leurs actes qu’au fond ils ne croient plus à rien. Car, il ne faut pas s’y tromper, il y a toujours des classes dirigeantes. On a beaucoup parlé de notre temps de leur disparition. On nous les a montrées s’éteignant faute de descendants, glissant de leur rang par leur propre faute ou sous -147- la pression de l’esprit égalitaire. Il y a du vrai dans tout cela. Mais il est tout aussi vrai que ce qui faisait le périlleux privilège des anciennes classes dirigeantes, à savoir l’ascendant moral et l’exemple autorisé, ne peut pas disparaître. Le mot d’ordre est une nécessité sociale si urgente qu’on le prend toujours quelque part, et il vient forcément des minorités lettrées et aisées. On regarde à ceux qui sont en vue par le savoir ou la fortune. L’orientation du peuple diffère de celle des classes instruites en ce qu’elle s’attache plus énergiquement aux hommes qu’aux idées, aux actes et aux faits qu’aux paroles. Les nuances et les distinctions lui échappent. Il accorde difficilement son attention ; mais une fois qu’il l’accorde, c’est sérieusement, et il se renseigne alors en bloc et porte des jugements sommaires malaisés à réformer.
Cet état de choses est encore plus facile à remarquer dans la jeunesse populaire qu’ailleurs. Et pourtant, malgré cela, l’utilitarisme dont je parlais n’est pas à son aise dans ce milieu. Cette morale reçoit tous les jours, dans la vie même de ceux qui la professent, les plus catégoriques démentis. Dans le peuple, plus qu’ailleurs, sous -148- l’impérieuse nécessité de l’existence, la pression de la souffrance ou des malheurs communs, l’humanité se réveille, et il s’accomplit sans cesse des actes touchants de solidarité et de fraternité. Malheureusement ils se remarquent peu à la surface. Pour les trouver, il faut vivre de la même vie. Le mal au contraire s’étale et se voit de loin.
Je me suis beaucoup appliqué à remarquer dans le monde de la jeunesse populaire deux points qui permettent de tirer bien des conclusions, à savoir la façon de se comporter vis-à-vis des parents âgés et vis-à-vis de la femme. J’ai le regret de dire que les exemples de cynisme en actes et en paroles, de dépravation des mœurs, de mépris de la femme abondent. Quant à l’irrespect, à l’ingratitude vis-à-vis des vieux parents, même quand la misère ne vient pas en atténuer la gravité, ils sont si fréquents qu’à certains moments obscurs on se dirait en pleine décomposition morale. Et ici, à propos de ces deux respects, de la femme et des parents, il convient de signaler la diminution du respect en général.
Le respect qu’un être est capable de ressentir, -149- grandit ou diminue avec l’idée qu’il se fait de sa dignité. Plus l’homme vaut à ses propres yeux, plus il s’incline volontiers devant les hommes ou les institutions qui personnifient la nature humaine et la société. Quand l’homme a perdu la foi en son caractère supérieur, à sa valeur d’être moral, d’âme en un mot, la base du respect lui manque. Plus rien ne lui paraît vénérable. Le néant intérieur qui s’est fait en lui, ronge le monde entier. Nous sommes là en présence d’un fait grave. D’aucuns accusent l’esprit moderne lui-même d’avoir détruit le respect par sa tendance égalitaire. Examinons cela, car il vaut la peine d’être fixé à ce sujet.
Nul temps n’a détruit plus de grandeurs d’apparat et de convention, nul temps n’a sondé plus cruellement le vide des nullités brillantes. Il n’a voulu accorder son respect qu’à bon escient. Et quiconque est touché par l’esprit moderne, fût-il empereur ou pape, et Dieu merci ! ces choses arrivent, vous apparaît au fond convaincu de ceci : Plus rien n’est grand que ce qui est vrai. Et ces hommes, au centre de puissantes situations traditionnelles, cherchent plutôt à se recommander par la justice, la sollicitude pour les -150- petits, tout ce qui nous rappelle qu’ils sont hommes comme nous, que par l’affirmation d’une autorité absolue. Ils se réclament du titre de serviteurs plutôt que de celui de maîtres, titre dont s’honorent les chefs de nos démocraties. Un autre les avait devancés en ceci. Cet autre est le Christ. C’est à lui en somme que remonte la nouvelle conception de l’autorité. Quel mal y a-t-il à cela ? Est-ce ainsi qu’on diminue le respect ? Je dis au contraire qu’un esprit pareil est ce qu’il y a de plus grand, et de plus auguste au monde, puisqu’il nous enseigne à ne rien craindre, à ne rien respecter au-dessus de la loi sainte et immortelle qui domine toutes les têtes, et à chercher la grandeur dans notre valeur intérieure et dans cette disposition secourable qui fait que le plus grand, à force de respecter la vie, en devient le plus humble serviteur. Mais cet esprit, comme toutes les belles choses, a sa caricature, et cette caricature est l’esprit de dénigrement. Celui-ci ne consiste pas à n’accorder son respect qu’à bon escient, et à ne proclamer grand que ce qui l’est en vérité ; il consiste à ne rien respecter du tout, et surtout il se plaît à avilir et à traîner dans la boue tout ce -151- qui est vénérable et saint. Il ne veut pas démasquer les grandeurs d’emprunt et rechercher la vraie, afin de s’incliner devant elle ; non, toute grandeur, toute supériorité l’irrite ! Il est démolisseur, insulteur, profanateur par essence. Il a transformé l’absence de crainte humaine et le mépris des grandeurs factices, cette disposition royale des âmes fortes, en l’absence de piété, cet état d’âme de la canaille.
L’autre esprit conduit à l’affranchissement, celui-ci aux pires servitudes. L’homme qui ne respecte plus rien, retombe au régime de la contrainte et de la force brutale.
D’où vient le souffle irrespectueux qui trouble si fort la jeunesse ? Il vient des exemples délétères partis de plus haut. Il vient encore des éducateurs à rebours, des prophètes de néant et de boue, grands et petits, dont les doctrines se sont répandues par mille fissures jusqu’au cœur des masses. Il vient des exploiteurs de scandale et des calomniateurs de profession qui se sont appliqués avec persévérance à faire entrevoir un voleur, un assassin ou au moins un hypocrite derrière toute personnalité mise en relief par ses fonctions ou son talent. Quelque chose -152- est plus dangereux auprès du peuple que de démolir les principes et de tirer en ridicule les choses saintes et respectables, ou de souiller les imaginations par des récits impurs, c’est de détruire la foi à l’honnêteté, au désintéressement, à toute vertu. Et sous ce rapport, un travail énorme de désagrégation s’est accompli. L’influence personnelle a été grossie jusqu’à des proportions illimitées par la propagande de la presse au rabais. Pas n’est besoin de lire un mauvais livre ou d’être renseigné par le détail ; un article de journal, une ligne de feuilleton, une méchante caricature suffisent pour éveiller un ordre d’idées et faire franchir le seuil d’un monde. Il y a dans la nature humaine certaines tendances inférieures qui vont au-devant des mauvais conseils. On peut toujours compter sur elles quand on veut désorganiser et battre monnaie en même temps.
Mais ce n’est pas tout. Lorsque le respect s’en va, la confiance disparaît aussi. Le peuple, aujourd’hui, et la jeunesse populaire se méfient de tout et de tous, même de ces éducateurs de rencontre qui leur ont sophistiqué l’esprit. Il fut un temps peu éloigné où tout ce qui est imprimé, -153- affiche, proclamation, journal, était lu et admis comme parole d’évangile. Nous avons tous besoin de confiance, et ceux qui ont le moins de lumières, plus que les autres. On peut tout faire, pour le bien, de cette bonne disposition, qui en somme n’est qu’une des formes de la foi à l’humanité et à la vérité, et un des symptômes de la droiture. Mais la confiance meurt de l’abus. Le peuple a été si souvent trompé que la parole et la chose imprimée ne valent plus rien pour un grand nombre. C’est du scepticisme aussi, et sous une des pires formes. La jeunesse a hérité de ce scepticisme. Une chaîne précieuse, entre ceux qui doivent renseigner et diriger et ceux qui ont besoin de l’être, est ainsi rompue, et la masse de la jeunesse populaire s’en va, livrée à elle-même, n’ayant plus, pour s’orienter, ni la foi aux principes ni la confiance humaine.
Une des conséquences de cet état d’esprit est le manque de cohésion qui se remarque même sur le terrain des plus sérieux intérêts. Ainsi, il eût semblé naturel de voir la jeunesse populaire, celle des villes surtout, s’intéresser en masse aux questions sociales. C’est plutôt le contraire qui se présente. Le gros nombre ne bouge pas. -154- Une minorité seulement se passionne, et il est rare que celle-ci s’élève au-dessus des affaires de parti ou des questions purement matérielles. Il n’y a guère qu’une faible élite pour comprendre que la discipline, l’esprit de corps et de sacrifice sont des bases morales indispensables à tout progrès même économique. — L’éducation sociale de la jeunesse populaire en est à ses rudiments. De ce côté, notre jeunesse instruite trouvera, si le cœur et la bonne volonté ne lui font pas défaut, d’importants services à rendre.
Le grand point noir à l’horizon est l’alcoolisme. Sans doute son influence se fait sentir dans toutes les classes de la société ; mais c’est surtout un fléau populaire. Fléau récent, devenu sensible depuis trente ou quarante ans. L’alcoolisme est un parvenu de la dernière heure et un parvenu cosmopolite. On ne peut en effet lui attribuer de patrie. Il s’acclimate un peu partout. Depuis que, par l’hérédité, il a pénétré dans le sang et la moelle du peuple et qu’il s’est répandu à la campagne comme à la ville, il a commencé -155- à effrayer d’abord les médecins et les hommes de loi, et peu à peu tous ceux qui réfléchissent. A l’heure actuelle, il monte et prend les proportions d’un danger universel. La race est atteinte dans ses œuvres vives. Les hôpitaux, les maisons de santé, les prisons rendent tous les jours témoignage à ses progrès. Dans certaines contrées on ne compte plus les alcoolisés, mais ceux qui ne le sont pas. Ajoutez à cela que ce que l’on boit maintenant diffère infiniment de ce que l’on buvait autrefois. Ce n’est pas seulement dans le domaine des idées que notre temps a connu la fraude. Ses vivres sont empoisonnés comme sa nourriture intellectuelle et morale. Ce qu’il absorbe surtout ce sont des boissons à bon marché frelatées avec des eaux-de-vie de betterave et de pommes de terre dont les gros industriels de certains pays inondent le globe. On peut bien dire qu’il boit sa mort et celle de ses enfants. Il empoisonne l’avenir et prédestine les générations futures au rachitisme, à la folie, au crime. On ne calculera jamais les conséquences de l’alcoolisme : économiques, hygiéniques, morales, politiques, sociales. Dans les neuf dixièmes des ruines, des maladies, des -156- accidents, des crimes, dans beaucoup d’emportements d’opinions, de désordres populaires, on peut bien dire : cherchez l’alcool !
L’alcoolisme ravage la jeunesse populaire d’une façon effrayante. Il n’y a presque plus de distraction à laquelle il ne se mêle. Il vient troubler et tuer la joie saine, gâter les efforts de l’éducation physique, neutraliser les bons effets des réunions où l’on veut entretenir la sociabilité et chercher le délassement. Toute assemblée, toute excursion, quel qu’en soit le but, risque de se terminer en beuverie. Les mœurs deviennent grossières et le langage brutal ainsi que les chants.
Jadis la grande ville comptait, pour se refaire, sur le flot de sang pur venu des champs et de la montagne. Ces réserves elles-mêmes sont atteintes. Il y a dans nos Vosges, pour ne citer qu’elles, des vallées reculées où l’eau de source coule à flots, où l’air est pur, où de mémoire d’homme n’a régné aucune épidémie. Mais l’alcoolisme y règne en maître. Le nombre d’enfants rachitiques augmente sans cesse. Le désordre est dans les mœurs, les bourses, les ménages. Le fruit de la vie et du travail s’en va -157- en fumée. L’alcool est plus terrible que la peste, la guerre ou n’importe quel fléau naturel. On peut réparer les désastres extérieurs, on peut même réparer les ruines dans le monde des idées. Mais comment remédier à un mal qui dévore le sang, le cerveau, le système nerveux et détruit la base même de la vie ?
Parfois, en regardant notre civilisation, plusieurs se sont demandé ce qui pourrait la menacer. Elle ne peut pas succomber en effet comme celle de l’antiquité sous une invasion de barbares. Ses ennemis cependant ne sont pas loin. Ils n’accourront pas du bout de l’horizon comme les Huns ou les Vandales. Ils sont dans notre sein, et l’alcool en est un des plus terribles.
Qu’espérer pour demain d’une jeunesse qui s’alcoolise ? Une démocratie repose sur le bon sens public, sur la sagesse et l’énergie des citoyens, sur l’esprit d’ordre, de travail, d’économie. Pour tous ces biens on peut tout redouter, tant que progressent l’absinthe et l’eau-de-vie. Nos barbares à nous, les voilà !
-158- Vous me direz maintenant que j’ai mal commencé un chapitre si sombre en disant que la vie populaire était une des bonnes choses trop peu connues. Je tiens à justifier mon dire. Ce que je viens de signaler, ce sont les verrues, les excroissances, les maladies qui déparent et rongent la vie populaire. Oui, il est malheureusement vrai que dans le peuple sain et robuste quelque chose a fléchi. Les meilleurs s’en rendent compte et le disent autour de la table de famille, ou vous le confient dans l’intimité, quand la conversation tombe sur ces graves sujets. Mais malgré tout, la vie du peuple demeure la grande source d’énergie, de courage, d’esprit de sacrifice, d’où vient sans cesse à la société un renouveau de force. Ce qui sauve le peuple du néant, c’est la vie dure, le travail, la peine même. Son existence pratique entretient en lui le bon sens. Quand on se donne la peine d’y regarder de près, on est tous les jours témoin de miracles de patience et de fermeté. Les femmes surtout sont admirables. Il y en a qui portent des fardeaux surhumains avec un courage simple qui ferait honte aux hommes les plus endurcis à la souffrance. Certaines mères -159- associent leurs devoirs de ménage avec des travaux d’ailleurs peu rémunérateurs et n’ont tout le long de l’année d’autre répit qu’un peu de sommeil. Presque jamais une distraction. Une sortie, si petite qu’elle soit, est un événement. Quand la maladie ou un vice du mari vient compliquer l’existence, on peut se figurer ce qu’elle devient. En vérité que sont les charges des gens aisés comparativement à celles-là ! Quelle vie ! Comparez-y les mœurs frivoles, la morale où tout est superficiel et facile, non pas seulement des gens oisifs, mais des hommes de pensée légère, qui prennent leur vie pour une promenade à travers les choses ! Comparez-y même la vie reposée et satisfaite du bourgeois rangé. Quel jugement que cette comparaison ! Il y a telles façons d’être et de penser qui fondent comme beurre au soleil au contact de la vie populaire avec son austère réalité. Le milieu populaire est pour la jeunesse une leçon de choses perpétuelle, très élevée. Bon gré mal gré, ceux qui ont un peu de cœur y deviennent sérieux.
Et c’est précisément parce que la vie du peuple contient ces précieux éléments qu’il -160- faudrait la garantir et la sauvegarder. C’est un trésor, ne l’oublions pas ! Nous en rapprocher serait un des meilleurs moyens de lutter contre ce monde factice qui nous étreint et nous tue. Il faut fraterniser avec la jeunesse populaire, pour son bien et pour le nôtre.
-161-
En face des difficultés très réelles que nous traversons dans les choses de l’esprit et que des phénomènes analogues dans les domaines multiples de la vie pratique rendent plus poignantes encore, les détracteurs de l’esprit moderne crient au naufrage et conseillent les réactions. Car l’esprit moderne a ses détracteurs acharnés qui considèrent la crise actuelle comme la condamnation de toute une série de siècles. Ils accusent à la fois la science, la liberté civile et religieuse, tous les mouvements indépendants de l’humanité, dans l’idée comme dans le fait, et n’espèrent de salut que dans un retour pur -162- et simple au passé. Les hommes qui partagent ce point de vue groupent autour d’eux une partie de la jeunesse et, avec une grande énergie et un dévouement admirable chez quelques-uns, ils essaient de la détacher du présent, de ses aspirations, pour l’engager à s’inspirer dans le passé et à le faire revivre. C’est une entreprise titanesque, quand on envisage la somme des efforts nécessaires et l’étendue du but. Car voici de quoi il s’agit : Considérer tout le développement moderne tel qu’il est sorti de la Renaissance, de la Réforme, de la Révolution et de la Science, comme une erreur colossale, Effacer cette erreur de l’histoire, avec toutes ses conséquences, et ramener la société au statu quo ante.
Rien de ce qui est humain ne doit nous être étranger. Une réaction est une chose humaine, légitime parfois et utile, à condition qu’elle soit maintenue dans ses limites qui ne sont autres que le droit commun. Je déclare donc que je n’ai aucune antipathie préconçue contre le mouvement dont je parle. Le bien n’est jamais affermé en monopole à une seule tendance de l’esprit ; il est répandu un peu partout. Et le -163- bien qu’il y a dans les réactions, c’est de nous donner à réfléchir. En général ce qui n’a plus aucune raison d’être, meurt. Lorsque beaucoup d’esprits, parmi lesquels des hommes d’une grande valeur morale, s’entendent pour une certaine direction à prendre, il y a, dans l’état de choses où ils vivent, des motifs profonds qui déterminent cette coalition. Que d’autres viennent mêler à l’entreprise des arrière-pensées de domination ou d’intérêt matériel, cela ne doit pas nous empêcher de reconnaître la sincérité des premiers. Pour trouver la vérité, il faut rester juste. Je trouve donc naturel qu’aux époques de crise caractérisées par une incessante inquiétude, nous soyons hantés par ce grand passé où l’humanité semblait avoir trouvé son verbe qu’elle remettait comme un viatique à tous ses enfants ; où la pensée comme la vie venaient se couler d’elles-mêmes dans les formes stables d’un moule d’airain. Tant de solidité et de paix dans la sécurité, tente des générations qui sont, comme la nôtre, aux prises avec tous les vents et tous les flots. Je conçois les lassitudes mortelles qui jettent les penseurs aux abois dans les bras d’un dogme immuable. Je conçois mieux -164- encore les regrets et les indignations qui saisissent les hommes de foi attachés aux saintes traditions, aux espérances, aux consolations, à l’adoration que la religion résume, lorsqu’ils voient toutes ces choses traitées de vieux rebut et foulées sous des pieds stupides ou profanes. Et ces regrets je les concevrais encore en face des négations, même respectueuses, d’une science matérialiste. Au fond il y a là de grands trésors à défendre et à sauvegarder. Il faudrait se mettre de propos délibéré en dehors des faits, en dehors de l’humanité et de tous ses intérêts, pour le méconnaître.
La grosse affaire est de savoir si l’entreprise ne dépasse pas le but et les forces humaines.
Je crois pour ma part qu’elle dépasse le but et par conséquent se nuit à elle-même en niant les progrès et le bien sortis de l’esprit de tolérance, de justice, de science qui est l’esprit moderne ; qu’elle commet une grande injustice en confondant cet esprit avec l’athéisme, le réalisme et le désordre.
D’autre part je suis persuadé qu’aucune puissance humaine individuelle ou collective ne peut ressusciter le passé tel quel.
-165- C’est avec de grandes appréhensions pour elle-même et l’avenir des idées qui lui sont chères, que je vois une jeunesse nombreuse se laisser enrôler dans une œuvre qui consisterait à supprimer quatre siècles de vie humaine et à leur substituer un état de choses disparu. D’abord il faudrait nous empêcher d’être les fils de ce temps que nous voulons effacer. Son sang coule dans nos veines, ses maux sont les nôtres, nous profitons de son bien. C’est à travers lui que nous nous rattachons au passé par la filière des successions. Nous ne pouvons pas descendre des aïeux de nos aïeux directement. Entre eux et nous, il y a les générations intermédiaires dont nous portons les traces dans chaque fibre de notre corps et dans chaque parcelle de notre pensée. Être un homme du passé est aussi impossible que d’être le fils de son arrière-grand-père. Il nous est déjà fort difficile de nous mettre tant soit peu à la place des ancêtres afin de les comprendre et de les apprécier. Nous avons d’autres règles de jugement, d’autres moyens d’observation, d’autres hérédités intellectuelles. Le monde pour nous, en bien des points, est autre que pour nos anciens. Mais revivre leur -166- vie maintenant, rentrer dans leurs cadres de mœurs, d’idées, d’imagination, équivaudrait à reconstituer, avec ce qui nous en reste, une faune disparue, pour la faire vivre et l’acclimater parmi nous. Plus j’y pense, plus il me paraît évident que vivre dans le quatorzième siècle est aussi difficile à un homme du nôtre que de vivre dans le vingt-deuxième.
Nous sommes là en présence d’un ensemble très complexe de problèmes dont le moindre réclamerait, pour sa solution, des puissances plus qu’humaines. Mais il y a surtout un très intéressant et très grave problème psychologique étroitement lié à la genèse des convictions et de la foi. Lorsqu’on dit à la jeunesse actuelle : Le monde se perd depuis plusieurs siècles, il faut retourner sur nos pas. Revenons au giron de l’Église, seule dépositaire de la vérité, de l’autorité spirituelle, et par conséquent aussi du pouvoir extérieur, voici ce qu’on lui demande : Un effort de volonté pour admettre en bloc la somme de saint Thomas d’Aquin. C’est peut-être dur, dit-on, mais que voulez-vous, nous sommes si malades, et cela seul peut nous guérir !
-167- Je nous suppose décidés à suivre le conseil. Nous faisons un effort de volonté pour croire en bloc ; nous avalons le remède malgré nos répugnances. Cela suffit-il ? Non. Cette foi que nous adoptons ainsi, va rester inerte. Aucune certitude, aucune vie n’en jaillira. Elle n’agira pas plus qu’une médecine qui resterait dans l’estomac telle quelle, sans être assimilée et digérée. Si donc cet ensemble de doctrines qu’on nous présente à adopter, doit servir, il ne suffit pas de l’absorber, il faut nous l’assimiler. En pénétrant dans un organisme intellectuel et moral comme le nôtre, le passé y subira une vraie digestion. Notre pensée le traitera d’après ses méthodes, ses lois intimes, le soumettra à l’expérience, à l’examen, lui demandera en un mot de se justifier. Oh ! loin de nous l’idée d’exiger une foi démontrable ! Une idée pareille ne peut venir à quiconque possède le moindre sens du mystère et de l’infini. Autant vaudrait demander une montagne de poche ou un océan portatif. Mais si les réalités de la foi ne sont pas de celles que l’intellect mesure, pèse et aligne comme des quantités arithmétiques, il faut du moins que celui qui veut les posséder entre en communion -168- avec elles. La foi n’est pas comme une monnaie qu’on met dans sa bourse. Pour nous appartenir, elle a besoin de renaître à travers notre vie, à travers notre conscience, et de se transformer en conviction personnelle. Autrement elle reste dans l’esprit à l’état de corps étranger.
Il ne suffit pas de dire : « Tout va mal. Si nous pouvions croire, espérer, adorer comme nos pères, tout irait bien, donc reprenons leurs croyances. » Ce qu’il faut, c’est d’être convaincu comme ils l’étaient, et pour être convaincu il faut avoir été gagné librement par des motifs de l’âme et de la conscience ; il faut que la vérité ait trouvé en nous un terrain pour y reposer. En un mot, la foi volontaire est un leurre. On ne croit pas parce qu’on veut, mais parce qu’on ne peut autrement. La foi volontaire repose tout entière sur un effort de l’homme, comme le monde de l’antique mythologie sur les épaules d’Atlas. Ce n’est pas là la foi qui sauve et vivifie et à laquelle, en somme, nous demandons de nous porter nous-mêmes. Celle-ci ne peut être que le résultat de l’expérience.
Supposons un homme absolument dévoué, convaincu que le monde est perdu, s’il ne rentre -169- pas avec sa pensée et sa conduite pratique dans le cadre serré des traditions autoritaires, mais un homme détaché intérieurement de la vieille foi. Que cet homme convaincu de l’utilité pratique d’une foi qu’il respecte mais qu’il ne peut pas s’assimiler, adopte cette foi pour la forme, souffre même pour la défendre et finisse par mourir pour elle, dans l’espoir que son sacrifice fera au moins croire à d’autres ce qu’il n’a admis, lui, que d’une façon mécanique. A quoi ces efforts et ce martyre serviront-ils ? On croira à la bonté, au triomphe de l’amour, aux choses saintes et humaines qui ont fait affronter la mort à un homme de bien ; on croira peut-être à la personne du martyre, mais non à sa doctrine. Pour communiquer celle-là, il eût fallu qu’elle vécût en lui : Le feu seul allume le feu.
Voilà le secret de l’impuissance de bien des champions du passé.
D’ailleurs la réaction qui s’offre pour remplacer l’esprit moderne, dépasse de beaucoup la limite de ce qu’il est permis de dire quand elle parle au nom du passé. Elle n’est, ni tout le passé, ni tout le passé religieux, ni tout le passé chrétien. Ses champions représentent -170- quelques étapes de ce passé condensées en règles de vie, et quelques formes de la pensée religieuse condensées en doctrine. Mais il s’est développé, dans les vastes régions de la vie religieuse, des flores d’une richesse inouïe que l’Église n’a pas cultivées. Dans son propre jardin, il a poussé des arbres qu’elle a essayé d’arracher, et d’autres auxquels, après les avoir mutilés d’abord, elle a fini par emprunter leurs fruits. L’humanité devra-t-elle se priver de tout le bien que le passé spécial dont il est question n’a pas fait ? Et le mal que ce passé a fait, faudra-t-il l’oublier et s’y résigner de nouveau ?
Si la question se présentait ainsi : D’une part le matérialisme scientifique, le scepticisme, l’ensemble des négations qui dépouillent l’humanité de sa noblesse, le désordre et l’incertitude ; d’autre part toute la foi, toute l’espérance, toutes les vertus, ce serait différent. Il ne faudrait pas hésiter un instant. Ces résultats pratiques seraient à eux seuls les preuves les plus irrécusables de la vérité d’une tradition. Mais la question ne saurait se poser ainsi. Que si, néanmoins, on se permet de la poser ainsi, on commet -171- une mauvaise action. On manque de respect d’abord à la jeunesse qu’on éduque et qui vous croit sur parole. On manque de respect ensuite à la vérité, en ne reconnaissant pas le bien qu’ont fait les autres. En somme, pour se grandir on diminue l’humanité, et par conséquent on se diminue soi-même.
Plus de modestie et d’impartialité rendrait les champions du passé infiniment plus forts. Que ne prennent-ils auprès de ce passé qui est leur fief héréditaire une grande et salutaire leçon ?
Ce monde aujourd’hui cristallisé, momifié, a été le plus vivant, le plus changeant, le plus susceptible d’adaptation dont l’histoire nous conserve l’exemple. Il a su se mettre au niveau le plus élevé de la culture antique, et descendre aux plus humbles comme aux plus ignorants. Les Grecs et les Barbares l’ont trouvé également familier. Il était à son aise dans la domination comme dans la servitude ; dans l’opulence comme dans la misère. Il a parlé toutes les langues, marché sur toutes les routes, et son cœur a battu pour tout ce qui fait vibrer l’âme des hommes. Aussi quelle vie, quelle popularité, -172- quelle incomparable puissance sociale ! Il n’a commencé de perdre une partie de son influence que lorsqu’il s’est enfermé dans l’égoïsme, la routine, l’immobilité. A mesure qu’il s’est isolé de la grande vie des peuples, la vie s’est retirée de lui. Aussi n’y a-t-il qu’une espérance pour ceux qui admirent et aiment sincèrement ce grand passé, c’est de l’imiter dans ce qu’il avait de meilleur et de plus humain. Il faut vous élargir, vous transformer, pratiquer le renoncement dans une large mesure, cesser d’être à l’arrière-garde des idées, même religieuses, et aller de l’avant, résolument, la main dans la main, avec quiconque aime les hommes et prie sur la terre.
Tout ceci est dit avec la supposition qu’une réaction soit sérieuse et loyale. Mais il y a d’abord une réaction qu’il nous est impossible de considérer comme sérieuse. C’est cette sorte de dilettantisme religieux qui fait que certains jeunes esprits se complaisent maintenant dans toutes sortes de vieux symboles, sans être pour -173- cela plus croyants, et surtout sans songer à faire de leur religiosité un principe de sanctification et de bonne vie. Ils cherchent dans la religion des jouissances esthétiques, archéologiques. Ils suspendent dans leur chambre de vieilles chasubles, des figurines de saints, jouent à la vie monacale, s’imprègnent délicieusement du parfum de l’encens, du murmure des prières, de la musique sacrée, de la douce et paisible lumière que tamisent les vitraux des cathédrales, et croient faire grand honneur aux hommes religieux en leur disant qu’ils possèdent des évangiles et des livres d’heures reliés en très vieux parchemin, portent des crucifix cachés sur leur poitrine et trempent leurs doigts dans l’eau bénite. On appelle cela aussi, en roulant des yeux mystérieux, une réaction. — Une réaction cela ! Ne jouons pas avec les mots ni surtout avec les choses saintes ! Il ne suffit pas de manger dans de la vaisselle d’évêque ou de boire son vin dans un calice pour se réclamer du christianisme. La religion pour vous est comme ces vieux meubles graves et sévères dans lesquels notre temps, par un singulier contraste, aime parfois à encadrer la légèreté de ses mœurs et -174- la futilité de ses conversations. C’est un bibelot, voilà tout. M’est avis qu’on l’honore davantage en la combattant qu’en lui rendant de si bizarres hommages.
Mais que dire d’un autre genre de réaction, de celle qui ne serait qu’une manœuvre politique sous le manteau de la morale et de la religion ? Il faudrait la stigmatiser comme la pire des profanations et la dernière hypocrisie. Autant toute conviction sincère et même toute foi volontaire nous est sympathique, autant cette spéculation impie avec les choses sacrées nous inspire d’horreur. Car la foi ici n’est qu’une servante, une esclave, exposée aux pires traitements. Si quelque chose peut contribuer à la faire mépriser, c’est bien cette promiscuité déshonorante avec les intrigues et les roueries des politiciens. Une jeunesse qui serait élevée dans cet esprit ne pourrait au fond être que sceptique. La foi ne peut être vénérable que lorsqu’elle est désintéressée, miséricordieuse, et que celui qui la professe, est prêt, pour elle, à tous les sacrifices. -175- Le jour où l’ambitieux s’en sert pour se pousser dans le monde, et où l’homme du peuple lui fait tendre la main pour un morceau de pain, ce n’est plus la foi, c’est quelque chose qui n’a plus de nom, mais qui est plus triste et plus affreux que le néant.
Il nous reste à nous expliquer sur une réaction purement politique, sans arrière-pensée religieuse ni philosophique, sorte de restauration du pouvoir arbitraire, régime de sabre et de crosse, destiné à maintenir les appétits en respect, et prôné par certains jeunes énergumènes que les prétentions démocratiques agacent. Oderint dum metuant, disent-ils, citant une parole célèbre qu’a traduite en action pendant plus de vingt ans, celui qu’il est convenu d’appeler le vieil apôtre de la Force. Je ne crois pas au succès d’une réaction de ce genre, ni en France ni ailleurs. La première condition d’un despotisme fort, c’est qu’il croie en lui-même. Il faut que, sans broncher ni sourciller, il aille jusqu’au bout, marchant sur les volontés et les -176- cœurs avec l’allure impitoyable d’un rouleau d’airain. Or, la secrète faiblesse des pouvoirs despotiques de ce temps est qu’ils ont perdu la foi en eux-mêmes. L’esprit moderne les a contaminés malgré eux. Il a ébranlé de même le cœur des masses. Privée ainsi de son double appui ; discréditée auprès de ceux qui l’exercent et de ceux qu’elle doit réduire, la Force perd du terrain de jour en jour. Cette grande contemptrice des réalités immatérielles dépend après tout de l’état des esprits. Et cet état, personne ne peut le modifier à son gré, car il n’est pas le résultat de l’arbitraire, mais de la nécessité. Il faut bien que chacun soit pénétré de ceci : Le trône des puissances de chair s’est écroulé dans le monde depuis qu’il s’est écroulé dans l’âme humaine. Le grand fait qui s’accomplit, à des degrés divers au fond des sociétés civilisées, peu importe la forme de leur gouvernement, et que n’arrêteront ni les regrets des uns ni les excès des autres, est l’évolution du pouvoir extérieur qui repose sur la coercition, vers le pouvoir intérieur qui est l’autorité morale et repose sur le respect et la conviction. Toutes les fonctions -177- sociales humbles ou élevées, depuis la paternité jusqu’aux postes gouvernementaux les plus éminents, subissent une lente transformation. Une fonction ne suffit plus pour honorer un homme, il faut que l’homme honore la fonction. Peut-on revenir sur cette évolution de l’esprit public qui ne consiste pas en quelques phénomènes variables et de surface, mais touche à l’essence même et se fait sentir dans tous les domaines ? Pour l’admettre, il ne faudrait avoir aucune notion de la Force des idées. Il serait plus facile de saisir une montagne par sa base et de la soulever à bras tendus, que de faire bouger une idée assise d’aplomb sur la conscience et le bon sens de l’humanité et déposée là, grain de sable à grain de sable, par le travail séculaire de l’expérience.
Nous concluons donc. Le salut ne saurait être dans une réaction contre l’esprit moderne. Au lieu de façonner, de passionner toute une belle jeunesse, de l’isoler du monde dans des intérêts particularistes, de chercher à l’opposer comme un bélier au temps qui marche et qui marchera quand même, concluez plutôt alliance avec ce que ce siècle a de bon, pour lutter contre ce -178- qu’il a de funeste. Si vous avez quelque chose à lui apporter, faites-le avec désintéressement. Ce sera la meilleure façon de conserver au monde le bien qui est en vous et pour lequel vous combattez, et j’ajoute, ce sera la façon la plus chrétienne de remplir votre importante mission.
-179-
Je crains que le travail du vingtième siècle ne consiste à retirer du panier une foule d’excellentes idées que le dix-neuvième siècle y avait étourdiment jetées.
E. Renan[5].
[5] Réception de M. Jules Claretie.
L’impression de trouble que nous avions éprouvée en essayant de dresser le bilan de la société actuelle n’a fait que s’accentuer à mesure que nous nous avancions à travers notre jeunesse. Confusion et anarchie semblent les termes les mieux faits pour caractériser l’état des esprits. Il n’y a guère, dans tout ce que nous avons vu, que la continuation et l’aggravation -180- d’un état de choses précédent. Si nous n’avions que cela à dire de la jeunesse contemporaine, ce livre serait en somme bien triste. Nous ne l’aurions pas écrit. A quoi bon constater que la décadence marche et que nous descendons d’un mouvement toujours plus rapide ? Heureusement ce n’est pas tout. Ce que nous avons constaté jusqu’ici est le côté sombre de la situation. Mais il y a autre chose de tout aussi réel et que, de propos délibéré, nous avons réservé pour la fin.
Un premier point important à relever est le désenchantement qui de plus en plus devient le fond des dispositions. Ils sont bien peu nombreux, ceux qui se réjouissent de vivre dans un monde sans foi, sans espérance et sans amour. Les cyniques eux-mêmes ont leurs jours de mélancolie. Le monde tel qu’il est devenu, ne plaît qu’à bien peu de gens. Ce n’est pas mauvais signe. Sans doute le désenchantement à lui tout seul ne mène pas loin. Mais c’est toujours autant que cet aveu presque général d’insuffisance. Il est permis d’y voir, après tout, la forme négative de l’aspiration vers un état meilleur. Cette aspiration arrive à devenir consciente chez ceux qui, avertis par leur désenchantement, se -181- demandent si nous n’avons pas fait fausse route. Or, cette petite question, que d’hommes, surtout dans la jeunesse, se la sont posée depuis quelque temps ! D’autres, plus avancés, reconnaissent que positivement nous avons fait fausse route. Pour eux l’expérience de la science matérialiste et du réalisme est concluante dans tous les domaines. L’arbre est jugé par les fruits, il est mauvais. Notre vie spirituelle et notre vie matérielle languissent parce que des lois saintes et profondes ont été violées. Mais il ne suffit pas d’être désenchanté, ni même de demander du changement. Nous avons essayé de l’indiquer en parlant de la jeunesse réactionnaire. A quoi servirait-il à la société de se jeter subitement d’un excès dans un autre ? Ce serait vouloir se guérir d’une mutilation par une mutilation d’un genre différent. Le monde où la réaction nous invite à entrer, pour nous reconstituer une santé, a fait ses preuves, lui aussi. L’humanité n’a pas attendu ce siècle pour découvrir qu’elle s’y trouvait à l’étroit, et même qu’elle y étouffait. Il est impossible que les leçons de l’histoire soient oubliées par la jeunesse intelligente, au point de rendre probable un mouvement général -182- de réaction. Il suffit d’ailleurs d’observer ce qui se passe, pour se convaincre que les tendances réactionnaires proprement dites ne se rencontrent qu’à l’état d’exception, en dehors des milieux spécialement créés pour les faire naître et les cultiver.
Les jeunes gens indépendants, profondément travaillés par les questions actuelles, en cherchent une solution moins étroite et moins illusoire. Quelques-uns, de jour en jour plus nombreux, commencent à comprendre que, s’il y a un moyen de nous sauver, c’est de nous rapprocher de la vie normale, de retourner aux bases, aux choses élémentaires, en prenant le bien au près et au loin, dans le présent et le passé, partout où il s’en trouve une parcelle, en renonçant aux tendances exclusives et aux intérêts de parti, pour redevenir simplement des hommes.
Dans cette voie qu’une partie de notre jeunesse se dispose à choisir, elle a eu ses devanciers. Il était impossible que l’état de choses qui s’étale dans le monde, depuis tant d’années, n’eût pas frappé certains esprits. Pouvait-il, à la longue, échapper à ceux qui pensent et vont au fond des phénomènes, que le matérialisme scientifique, -183- l’industrialisme, le militarisme, l’utilitarisme, tout cet ensemble de produits que la réaction affecte de mettre sur le compte de l’esprit moderne, en étaient la plus brutale négation ? Ce n’était pas possible. Il est arrivé ce qui devait arriver. Des hommes, par qui les contradictions de ce siècle ont été ressenties avec une grande énergie, n’ont pas cessé un instant de les signaler, de flétrir les excès dans l’idée et dans le fait, et de maintenir au sein des heures les plus difficiles le drapeau de la dignité humaine, de la sainteté des choses de l’âme, de la haute autorité de la conscience, de toutes ces réalités que la conception soi-disant positive de l’existence, aussi bien que le vieil autoritarisme traitent de chimères. Pour ne citer, parmi cette phalange, que deux grands noms, je choisirai ceux d’Edgar Quinet et de Michelet, véritables prophètes de l’esprit moderne. Un flot de littérature de toutes nuances a couvert leurs voix ; mais ce qu’ils ont dit est aussi vrai que de leur temps, plus vrai même, car il semble que la vérité devienne plus éclatante à mesure qu’on fait des progrès dans le faux. Ces hommes, moins que personne suspects de dénigrer la -184- science ou la démocratie, n’ont cessé pourtant d’en signaler les abus et les écarts, tout en s’insurgeant contre le vieux monde autoritaire. Ils avaient appris à l’école de l’histoire le respect de l’âme humaine, dans l’intégrité de ses aspirations et de ses droits, la haine de toutes les tyrannies, et c’est pour cela que leur parole respire une sorte de haute équité, résultat de l’harmonie qui s’était faite en eux. Ils avaient trouvé ce chemin d’or du milieu, si malaisé à tenir, autour duquel terreur et les excès font sans cesse osciller les sociétés, du scepticisme à la foi aveugle et de l’anarchie au despotisme. La direction qu’ils ont indiquée est celle où il faut chercher la solution des problèmes qui nous tourmentent. Il va sans dire que je parle de la direction générale, et ne viens pas proposer ici de jurer sur les paroles de quelqu’un.
Voici d’abord une parole d’Edgar Quinet, bien touchante comme préoccupation d’avenir : « L’abeille prépare d’avance la pâture à la larve près d’éclore. Faisons comme l’abeille. Préparons la substance du monde qui va naître et mettons-la à côté de son berceau. » Dans le même livre, l’Esprit nouveau, nous lisons : -185- « Quand je vois la tempête qui emporte les générations actuelles, et l’espèce de délire dont toute âme est saisie, je me dis que ce n’est pas l’effet d’une trop grande ambition de désirer rendre équilibre à tant d’esprits déchaînés. L’époque qui contient de si grands maux, en contient certainement aussi le remède. Il existe, il est sans doute près de nous, peut-être là, caché sous l’herbe. »
« Celui qui navigue dans la tempête, se fait quelquefois attacher au grand mât du navire, pour ne pas être emporté par les vents. Moi aussi je me suis attaché à ce que j’ai trouvé de plus solide autour de moi, aux idées, aux vérités qui nous survivront à tous… »
« Que nous faut-il aujourd’hui pour achever de sortir de l’abîme ? Une heure de sincérité. »
Copions encore une page de Michelet qui semble être écrite d’hier, tant elle résume bien la situation actuelle :
« Un fait est incontestable. Au milieu de tant de progrès matériels, intellectuels, le sens moral a baissé. Tout avance et se développe ; une seule chose diminue, c’est l’âme.
« Au moment vraiment solennel où le réseau -186- des fils électriques, répandu sur toute la terre, va centraliser sa pensée et lui permettre d’avoir enfin conscience d’elle-même, quelle âme allons-nous lui donner ? Et que serait-ce si la vieille Europe dont elle attend tout, ne lui envoyait qu’une âme appauvrie ?
« L’Europe est vieille et elle est jeune, en ce sens qu’elle a contre sa corruption les rajeunissements du génie. Elle seule sait, voit et prévoit. Qu’elle garde la volonté, et tout est sauvé encore. »
Cet esprit, heureusement, sans avoir jamais cessé d’y agir, recommence à souffler avec une vigueur nouvelle dans notre enseignement national, à tous ses degrés.
Il se fait là un travail lent et profond dont les signes heureux vont en s’accentuant. Je n’en veux pour preuve que certains passages de discours que je citerai, en faisant tous mes vœux pour qu’ils deviennent féconds dans la pratique.
Voici, en premier lieu, des extraits de deux discours de concours généraux, 1890 et 1891, du ministre de l’instruction publique, M. Léon Bourgeois.
-187- Dans le premier de ces discours, l’orateur, après avoir caractérisé les différents systèmes pédagogiques de notre passé national, s’exprime ainsi :
« Notre pédagogie sera certainement plus large. Rien de ce passé ne lui est ni étranger ni inutile. Un grand philosophe français définissait ainsi, il y a quelques jours à peine, le but de notre enseignement : « Il doit transporter l’évolution humaine, en ce qu’elle a de meilleur, dans l’esprit de l’individu. »
« Tous les états philosophiques, dont nous avons rappelé la succession, ont préparé l’esprit de l’humanité moderne ; tous les procédés de culture ont eu de même leur utilité partielle, et notre tâche doit être de reconnaître et de conserver ce que chacun d’eux peut avoir encore de profitable pour la formation et le développement d’un esprit contemporain. »
Le discours de 1891 accentue le précédent, marquant ainsi la fixité et l’énergie de la tendance.
« Ayez un idéal ! Un idéal, ce n’est pas seulement, au milieu de l’atmosphère étouffante de l’égoïsme des hommes, un souffle d’air pur qui -188- ranime et vivifie, au-dessus des doutes de l’existence quotidienne, une lumière qui guide et qui sauve, c’est quelque chose de plus que tout cela et que je voudrais dire d’un seul mot : avoir un idéal c’est avoir une raison de vivre.
« Messieurs, nous préparons cette jeunesse, non pour telle ou telle carrière, mais pour la vie. Si donner à l’homme un idéal, c’est donner une orientation à toute son existence, une raison et un ressort à tous ses actes, nous reconnaissons là le but dernier de l’éducation, le devoir le plus haut du maître… »
« Messieurs, il y a un an j’essayais de vous montrer combien il est nécessaire à l’Université d’avoir une pensée commune, une unité de doctrine pour la formation de l’intelligence de la jeunesse française. Combien plus nécessaire encore est cette unité de doctrine dans l’œuvre de l’éducation morale, si l’Université veut répondre à son objet véritable, si elle veut être ce qu’elle doit être, ce que le pays lui demande d’être, le foyer où viennent se concentrer tous les mouvements de la conscience nationale, pour se réfléchir sur chaque génération -189- nouvelle et donner ainsi impulsion et la vie à la conscience de chacun de ses enfants.
« Quand je parle de cette unité de doctrine, ai-je besoin d’ajouter qu’il ne s’agit point d’imposer aux esprits un système philosophique et de promulguer je ne sais quel dogme métaphysique sur la nature du bien et du mal ? L’Université républicaine respecte toutes les croyances et donne l’exemple de la tolérance à ses adversaires les plus intolérants. Mais quelque opinion que l’on professe sur les problèmes éternellement posés à l’esprit limité de l’homme, l’idée du bien existe, et, comme l’a dit un grand philosophe français, cette idée est un fait, et ce fait est une force. Et depuis que les hommes sont en société, cette force n’a cessé d’agir sur le monde pour adoucir la violence, abaisser les inégalités, substituer la justice à l’arbitraire, la liberté à la contrainte, la solidarité à l’hostilité, élargissant sans cesse la sphère des devoirs de chacun des êtres conscients vis-à-vis de tous, et, malgré les retours en arrière, malgré les défaites partielles de la vérité et du droit, malgré les apothéoses passagères de la force, rapprochant chaque -190- jour l’humanité d’un état supérieur de paix, d’équilibre et de réconciliation. »
C’est le souci légitime de l’avenir qui perce partout dans ces paroles. Quand on est aux prises avec les problèmes de l’éducation, le vide de certaines doctrines vous apparaît mieux qu’ailleurs. Pour expérimenter la qualité d’un système de philosophie, ou même de n’importe quels principes de pensée et de conduite, il suffit de se rendre compte de leur vertu éducatrice. Tout ce qu’il est impossible d’enseigner hardiment à la jeunesse ne vaut rien. Il était donc très naturel que les hommes chargés de la responsabilité d’une forte éducation nationale finissent par se poser des questions comme celle-ci :
« De quoi vivront nos successeurs, s’ils ne croient plus à rien, n’espèrent plus rien, ne respectent plus rien ? Qu’est-ce qui les maintiendra, les consolera, leur donnera la force de vivre et de mourir en paix ? »
Nous sommes des hommes comme l’étaient nos pères. Malgré tous les changements extérieurs, notre cœur a les mêmes besoins que le leur. Est-il possible que ce qui les inspirait ait -191- disparu du monde ? Sans doute les formes des conceptions ont changé, l’interprétation de l’univers s’est modifiée. En face de certaines croyances nous sommes obligés, au nom de l’expérience, de protester et de nous récuser. Nous aussi nous avons notre non possumus. Mais sous les formes caduques d’autrefois, n’y a-t-il pas des réalités permanentes dont nous pourrions faire notre profit ? — Rien ne rend industrieux comme la nécessité, ni chercheur comme la faim. La maigreur effrayante de notre vie spirituelle nous a inspiré des réflexions salutaires. On a donc recommencé à regarder vers le passé, non plus dans un esprit servile, mais pour en saisir l’âme et le voir vivre. Et ce passé qui semblait disparaître dans les brumes, s’est soudain éclairé d’un jour nouveau. En le voyant, lui aussi, arriver à la vérité par détours et par tâtonnements, se constituer pièce à pièce sa patrie spirituelle, nous l’avons mieux compris que ceux qui nous en présentent en bloc la figure héraldique et après tout froide. Sous ces formes rigides nous avons retrouvé la vie, la chaleur, la fraîcheur des choses qui naissent et se développent. Ainsi rapprochés de nous, par -192- ce commerce intime auquel l’histoire nous initiait, les pères nous donnaient le conseil qui résume toute paternité spirituelle : Joignez le meilleur de ce que vous avez conquis à ce que nous vous avons légué de meilleur, et vous vivrez et reconstituerez une patrie à l’esprit.
Des préoccupations analogues à celles que nous venons de signaler travaillent une élite de notre jeunesse. Tandis que la masse continue à se laisser aller à la dérive du courant réaliste, quelques-uns en sont sortis et regardent vers d’autres horizons. La vie actuelle est dure à la jeunesse qui pense. Elle lui offre tant de choses pour la déconcerter et si peu pour l’affermir. Sur les ruines des vieilles choses et parmi les matériaux encore inachevés de l’édifice futur, au milieu du choc discordant des tendances, entourée de souffrances sociales, de phénomènes de barbarie que ce temps traîne derrière lui comme des lambeaux hideux sous un manteau de roi, cette jeunesse a connu de bonne heure l’anxiété du lendemain. Le spectacle -193- des hontes, des folies, des étroitesses, des abus de la force brutale, des intérêts en conflit, de toute la grande bataille des hommes et des choses, lui a inspiré de nobles dégoûts et lui a laissé au cœur un immense désir d’équité et d’apaisement.
Ce désir se manifeste dans l’orientation intellectuelle par une curiosité ardente et bienveillante de toutes les manifestations de l’esprit humain. Ils sont arrivés — chose bien rare, je crois, chez les jeunes gens, mais qui est un signe des temps — à ne plus croire que la vérité puisse être enfermée dans une formule, mais qu’il y a un peu partout où l’homme a pensé, cherché et souffert, des choses intéressantes et des choses vraies. Sans doute cette tournure d’esprit rappelle les curiosités multiformes du dilettantisme ; mais elle est tout aussi souvent un indice de cette réserve discrète, de cette soif de s’éclairer qui est la disposition la plus favorable à la recherche de la vérité. Dans un toast récent, le président actuel de l’Association des étudiants a dit un mot qui caractérise cette manière d’être et qui tranche d’une façon si réjouissante sur l’esprit de parti.
« Notre association n’est point de celles où l’on voit s’enrôler sous des drapeaux éphémères -194- des ambitions de coterie et des passions de parti. Elle poursuit lentement, mais sûrement une œuvre qui est toute de paix et de science. Elle a au plus haut point le respect de la conscience individuelle ; elle laisse à chacun l’intégrité de son trésor moral intime, de ses croyances politiques ou religieuses. Elle n’est ralliée à aucun parti, à aucune secte. Elle tient à rester avant tout, sans distinction d’étiquette, la jeunesse française et, dans la jeunesse française, la jeunesse universitaire. Nous sommes et voulons rester des étudiants, c’est-à-dire des jeunes gens fidèles à l’esprit scientifique, qui est un esprit de tolérance désintéressée, et à l’esprit démocratique, qui est un esprit de justice et de bonté. Nous n’avons que deux grands soucis qui nous soient communs : le souci du plus grand développement intellectuel possible et le souci de l’amélioration sociale, car le premier forme l’individualité et le second la purifie. Au-dessus des croyances qui divisent, il y a les aspirations qui rapprochent : ce sont celles-là que nous préférons[6]. »
[6] H. Bérenger, Banquet de l’Association 1891.
-195- Pour dessiner davantage le trait dominant de cette jeunesse qui est une respectueuse indépendance, je dirai qu’elle aime la science, qu’elle la considère comme une des colonnes de l’humanité, qu’elle sait ce que nous lui devons et ce qu’on peut espérer de la sûreté de ses méthodes. Volontiers elle applaudit à des paroles comme celle-ci :
« Sans doute le temps revisera, il ruinera peut-être de fond en comble quelques-uns des résultats acquis par la science contemporaine ; nos systèmes de synthèse ne dureront peut-être pas plus que n’ont duré ceux de nos devanciers. Mais nos méthodes d’analyse, notre vue rationnelle du monde, l’orientation générale de l’esprit scientifique, ce sont là des acquisitions qui ne peuvent désormais périr que dans un effondrement total de la civilisation. Cette conviction est devenue le fond même de notre entendement ; tout ce que nous rebâtirons, nous le rebâtirons sur ce tuf inattaquable[7]. »
[7] M. de Vogüé, Banquet de l’Association 1890.
Mais, en même temps, elle se rend compte des limites de la science et de ses impuissances : -196- « Il faudra avant tout reconnaître que ni la science ni la démocratie ne se suffisent à elles-mêmes, que, privées d’un principe supérieur qui les concilie, elles ne sont que des forces barbares et aveugles. La science ne se suffit pas à elle-même : à quoi aboutissent en effet les suprêmes généralisations scientifiques si ce n’est à cette notion du mouvement, incompréhensible elle-même sans la mystérieuse notion de force, c’est-à-dire sans une notion purement psychologique ? Il y a à l’origine de toute la science moderne un postulat emprunté à l’esprit lui-même. La démocratie, elle non plus, ne se suffit pas à elle-même : elle ne serait qu’une lutte sauvage de classes et d’intérêts, si elle n’était dominée par l’esprit de justice et de charité. C’est donc, en dernière analyse, l’esprit qui doit diriger l’évolution moderne, et dans l’esprit, son principe suprême, le plus actif et le plus fécond : l’amour[8]. »
[8] H. Bérenger, Bulletin de l’Association, févr. 1890.
Il y a au fond de cela une grande sincérité et un grand esprit de justice. Des entretiens nombreux, des coups de sonde donnés dans toutes sortes de milieux studieux, ainsi que la lecture -197- de ces productions éphémères et variées qui remplissent les journaux et les revues des jeunes, m’ont fait constater que ces tendances n’étaient pas isolées. Une orientation nouvelle s’accuse nettement.
On peut entendre maintenant, entre jeunes gens préoccupés des choses de l’esprit, railler ces deux déesses terribles, l’analyse et la critique. Non pas que l’esprit de discernement soit honni et qu’après avoir méconnu le mystère on tombe dans l’excès contraire qui est de méconnaître les droits de la raison et du jugement. Mais on se rend compte que la critique pratiquée au point de vue des sciences positives et appliquée, à tort et à travers, à tous les domaines de l’esprit, devient une aberration. Pratiquer le jugement de cette façon c’est manquer de jugement. Il faut ouvrir chaque serrure avec la clef qui lui convient. — Une certaine critique arriverait tout simplement à supprimer l’histoire par sa façon de concevoir la certitude historique, comme elle arrive à supprimer les réalités intérieures par son obstination à n’appeler un fait, que ce qui tombe sous le sens matériel. Cette grande vérité si magistralement -198- proclamée par H. Lotze : Le rôle du mécanisme dans le monde est aussi universel qu’absolument subalterne[9], se fait lentement jour dans les esprits. — L’analyse à outrance qui avait fini par provoquer dans la jeunesse de véritables maladies, voit diminuer son prestige. Elle a beau s’appeler inexorable, son charme est rompu pour plusieurs. Ils ne se sentent plus en face d’un monstre aux cent yeux, qui voit tout, scrute la moelle et les os, mais en face d’une prétention gratuite et quelquefois ridicule. Ils ont l’irrévérence de trouver que ces analyses où l’on aligne en formules et par quantités, de quoi nous sommes faits, comment nous sentons, pensons, vivons, ne sont la plupart du temps que du déchiquetage ou de la prestidigitation. Ainsi nos enfants analysent leurs polichinelles, ainsi d’habiles artistes font sortir des montagnes de choses d’un chapeau. Pour avoir le droit de dire qu’on nous a analysés, il faudrait pouvoir nous refaire après nous avoir décomposés.
[9] H. Lotze : Mikrokosmos.
Le temps n’est plus où une connaissance sommaire de notre être matériel suffisait pour nous -199- expliquer l’homme. Des problèmes sont nés dont ceux qui appellent la pensée une sécrétion du cerveau, n’avaient aucune idée, et dont ne se doutent pas les esprits pour qui la psychologie semble se confondre avec la physiologie. Ce petit mot, je sais, jadis encore si sûr de lui-même et si satisfait, rencontre des incrédules partout. Le sens du mystère, qui n’est en somme qu’une des formes du sens de la réalité, s’est réveillé en face de l’inconnu. Que nul ne puisse expliquer la vie, que nul ne puisse jeter un pont sur l’abîme qui sépare le mouvement matériel de la pensée, de la plus simple sensation même, qu’il y ait dans le domaine de tous les jours, où nous nous agitons pourtant avec aisance des mystères sans nombre, voilà qui maintenant frappe tous ceux qui réfléchissent. Le respect pour la science n’en est pas diminué ; mais le respect pour l’homme, pour les réalités invisibles, y a gagné.
Sans doute, il serait puéril de s’abandonner trop facilement à l’espérance. On remonte péniblement ces côtes d’où l’on était si vite descendu. Mais le mouvement existe, il est positif, et ce n’est -200- pas la jeunesse seulement qui en est touchée. Partout des hommes qui cherchent et pensent, tentent de soulever la chape de plomb sous laquelle l’humanité ne peut plus se résigner à vivre.
Ce n’est pas un des moindres symptômes de cette recherche des sentiers nouveaux, que l’attention toute spéciale que les esprits les plus divers donnent au sentiment religieux naguère dédaigné. Il y a dans ce domaine une grande variété d’appréciations, souvent un grand manque de compétence historique. Les uns confondent le catholicisme avec le christianisme et y voient le salut de l’avenir, les autres parlent d’une renaissance de l’Évangile dans le sens de l’esprit moderne, d’autres se passionnent pour l’ésotérisme, la théosophie, l’étude comparée des religions, d’autres encore s’attendent à voir surgir des horizons absolument nouveaux et d’une telle étendue que nous y verrons enfin la synthèse laborieusement poursuivie de tout le passé et de tout le présent. « Une des marques de la jeunesse d’aujourd’hui, j’entends de celle qui pense, est la nostalgie du divin[10]. » Nous recueillons avec -201- bonheur ces témoignages. Si incomplètes que soient les manifestations en elles-mêmes, il convient de s’en féliciter : ce qui importe surtout, c’est l’état d’esprit qui leur a donné naissance. Il est très intéressant d’observer comment cet état d’esprit arrive à se manifester dans les milieux plus particulièrement voués aux études religieuses. Nous y rencontrons journellement un plus grand nombre de jeunes gens détachés des extrêmes. Alors que leurs prédécesseurs s’étaient retranchés dans l’orthodoxie ou le rationalisme et que ces étiquettes archaïques continuent à servir à la masse, nous les voyons, eux, se frayer résolument un chemin nouveau. Ils ont dépassé le point de vue étroit des orthodoxies intransigeantes, dépassé de même celui de la critique négative, deux exagérations également impuissantes à apprécier les choses de l’âme. Leur but est de ne rien laisser perdre de la tradition et de ne rien sacrifier des droits du présent, de s’appliquer à découvrir la vérité n’importe où elle se trouve, de lui rendre hommage et de la traduire en un langage aussi simple et aussi pratique que possible. L’esprit de parti qui a été pendant longtemps l’âme des -202- milieux religieux et qui, hélas ! continue à en être le démon, leur est en horreur.
[10] E. Lavisse : La génération de 1890.
La toute jeune littérature se teinte graduellement de nuances nouvelles. Un mysticisme tantôt sain, tantôt maladif, mais qui, sous n’importe quelle forme, contraste avec le réalisme de la période précédente, se révèle dans une quantité de poésies et d’essais divers. Nous lisons maintenant assez ordinairement des pages de jeunesse qui eussent paru bien étranges, impossibles même, il y a peu d’années encore, et qui annoncent une autre flore littéraire. La fermentation s’étend et gagne continuellement en énergie. Sans se connaître, ni s’être concertés, des jeunes gens studieux se rencontrent dans des aspirations analogues, et leur donnent souvent une expression identique. En un mot il y a du nouveau dans l’air.
Mais, plus que les symptômes d’une pensée qui cherche des règles nouvelles et d’une morale -203- préoccupée d’un nouveau fondement, nous saluons un autre mouvement qui paraît s’accentuer dans la jeunesse depuis quelques années. Il est très faible encore, si nous regardons aux résultats pratiques (d’ailleurs ils commencent à se montrer) ; mais il est réel.
Je veux parler du mouvement social. Ma conviction profonde, en effet, est que ce mouvement sera le pivot de la pensée et de l’action humaines dans l’âge qui va venir. C’est sous cette forme particulière que les problèmes philosophiques, religieux, scientifiques, internationaux qui travaillent le monde actuel arriveront à leur solution temporaire. Ils se posent de plus en plus comme les parties séparées du même grand problème humain, et culminent tous dans la question de l’organisation de la vie. Toutes les sphères de gouvernement moral ou matériel du monde contemporain ont eu à compter avec les questions sociales. Elles ont acquis une telle vigueur qu’elles se posent aux grands comme aux petits. Les pouvoirs matériels et spirituels les plus anciens, les plus habitués à faire bon marché de l’opinion du grand nombre, de son bonheur ou de son malheur, et à poser le talon sur toutes -204- les têtes, se sont subitement abaissés à accorder leur attention aux questions si méprisées jadis. On peut bien dire qu’une fois de plus la pierre rejetée par les maçons est devenue la pierre angulaire. Les hommes habitués à voir la jeunesse studieuse à l’avant-garde des choses nouvelles s’étonnaient de voir la nôtre si longtemps inerte, impassible en face de la question sociale. Pour beaucoup elle n’existait pas, il y a peu d’années. Aujourd’hui heureusement elle s’est emparée des meilleurs, et il faut dire que là elle est en bonnes mains. La jeunesse prend en effet ces questions dans un sens largement humain et telles qu’elles demandent à être prises. Elles ont beaucoup perdu à être traitées autrement. Des intérêts impurs, des ambitions inavouables se sont trop souvent emparés des questions sociales pour les exploiter et les stériliser en même temps. Du côté de la foule elles dégénèrent facilement en questions matérielles. Rien ne contribuera autant que l’accession de notre jeunesse studieuse, sur ce terrain, à lui rendre toute son étendue et à ramener dans ce problème social si compliqué tous les éléments qu’il comporte en sa qualité de problème total. Je reparlerai -205- plus loin de ce sujet. Qu’il me suffise de constater quels fruits excellents a déjà portés le mouvement social dans la jeunesse. Il a réveillé son esprit de corps, l’a poussée à se solidariser, à s’unir, à s’organiser. Il a rapproché les professeurs des étudiants et les étudiants des professeurs, leur faisant entrevoir, dans des agapes dont le souvenir ne s’effacera plus, le bonheur qui consiste à découvrir un jour qu’on est frères les uns des autres, membres d’un même corps. Dire que des générations peuvent vivre et mourir sans expérimenter dans son charme puissant cette vieille et sainte banalité !
Je considère la fondation de notre association générale des étudiants, et des sociétés analogues, comme un des plus heureux événements dans la jeunesse contemporaine. En même temps la jeunesse studieuse s’est sentie attirée vers le peuple. On s’ignore encore réciproquement, mais il suffit que d’un côté le désir de fraterniser s’éveille, pour que le rapprochement puisse se préparer. Des hommes de cœur et d’action indiquent ce terrain comme un de ceux sur lesquels il faudra marcher. Je ne puis m’empêcher de citer ici les paroles de M. Jules Ferry au banquet -206- de l’Association des étudiants en 1890 : « Et vous avez encore autre chose à aimer ; vous avez à aimer ces grandes souffrances dont vous parlait tout à l’heure si éloquemment votre président ; vous avez à aimer ce prolétariat, dont nous, tant que nous sommes, nous avons peut-être le tort de rester trop éloignés, non par les sympathies, car elles sont ardentes en nous, non par les œuvres, car nous avons fait beaucoup pour lui, et beaucoup plus qu’il ne croit et qu’on ne le laisse croire, mais par l’action personnelle, la fréquentation individuelle et quotidienne. »
Les préoccupations sociales se sont traduites dans la jeunesse par une tendance à l’action et une sorte de prédilection pour les hommes d’action et les écrivains qui, à l’exemple de M. Melchior de Vogué, nous apportent dans leurs écrits une conception généreuse de la vie, et des raisons nouvelles de lutter et d’espérer.
Certains états intellectuels si haut estimés naguère ne paraissent plus qu’une paresse et une désertion. L’homme est là pour payer de sa personne et mettre la main à la pâte. On recommence à croire à l’effort, à la force morale et à sa prééminence sur toute autre puissance. « Des -207- optimistes succèdent à des pessimistes et des sociologues à des égotistes. Mais quelles que soient les raisons de l’actuelle transformation, il est clair qu’il faut s’en réjouir. D’où que soit revenue la confiance aux jeunes, elle est la bienvenue. Je sais qu’ils sont sévères pour leurs devanciers, et jusqu’à l’injustice. Ceux qui portent aujourd’hui, et non sans superbe, les panaches de la politique seraient très surpris de s’entendre juger par leurs successeurs de demain, aux yeux desquels ils semblent des personnages d’une autre époque, presque d’une autre faune. Les doctrines des partis, la subtilité des distinctions entre quelques-uns, mainte question aujourd’hui capitale, tous ces combats autour de minuties, et, à côté, cette incapacité de renouvellement, c’est, pour eux, autant de phénomènes d’une civilisation très ancienne. Les jeunes romantiques de 1830 n’avaient point plus de sarcasmes pour les classiques, que nos jeunes sociologues n’en ont pour les politiques.
La pratique de la vie corrigera ces exagérations ; mais c’est chose rassurante de savoir que des jeunes gens se proposent de pratiquer la vie ; qu’ils la prennent très au sérieux ; qu’ils y voient -208- clairement des devoirs ; qu’ils s’appliquent à découvrir, par l’étude et par la réflexion, les voies et moyens d’accomplissement ; que leur jeune raison se réchauffe à des sentiments, et que les vues de leur esprit ne sont point courtes, ni les aspirations de leurs cœurs limitées[11].
[11] E. Lavisse : La génération de 1890.
On peut se demander d’où vient le revirement dont nous énumérons les symptômes. Doit-on seulement y voir une réaction naturelle provoquée par les tendances de la période précédente ? — Certes, il y a de cela, et beaucoup. Mais n’est-il pas étonnant que, d’une génération à l’autre, il se remarque un tel contraste ? Je ne puis, quant à moi, m’empêcher de faire hommage de l’esprit nouveau à la patrie elle-même. Si la foi à l’énergie renaît, nous le devons à ce grand acte d’énergie où sont venues se condenser tant de bonnes volontés et d’espérances opiniâtres et qu’on appelle notre relèvement. Ce fait constitue à lui seul un superbe démenti à tout l’ensemble des puissances fatales et grossières en même temps qu’il fournit un argument à l’esprit moderne. La jeunesse a été empoignée par la leçon. Rien -209- d’étonnant à cela. Pour qui n’est pas aveugle, cette leçon est la plus grande qu’on puisse contempler. Elle n’agit pas seulement sur la jeunesse. Ne voyons-nous pas, parallèlement avec le réveil de la foi au mystère, à la dignité humaine, à la justice sociale, un autre mouvement se dessiner bien au delà des limites de ce pays ? L’âme humaine commence à frémir sous la lourde chaîne du matérialisme, dans le domaine des idées et de la force brutale, dans le domaine du fait. Le droit se lève, la force est en baisse. Partout la foi aux puissances purement matérielles chancelle. Au sortir d’une période comme la nôtre où il semblait parfois que la justice et l’amour fussent réduits au silence éternel, que les cœurs se surprennent à tressaillir à leur seul nom, quel signe des temps ! Il dégèle en Europe, et ce que la jeunesse ressent, c’est la sève printanière. En vérité, à cette heure où plusieurs s’attardent à prôner l’ancien régime aux dépens de l’esprit moderne et nous offrent de nous guérir de tous les maux en échange de notre liberté, voici ce que je vois de plus clair : l’étoile de la France démocratique, un instant obscurcie par la force brutale et raillée à l’envi par les -210- sectaires du vieux despotisme ou de la barbarie nouvelle, remonte à l’horizon comme la messagère d’un temps meilleur.
Mais quelle influence le mouvement que nous voyons se dessiner, peut-il avoir sur la jeunesse populaire ? C’est ce qu’il est difficile de déterminer à l’heure actuelle. On peut toujours poser en principe que c’est dans le peuple que les vieilles choses durent le plus. Virgile a dit :
C’est dans le peuple qu’on retrouve, des années, des siècles plus tard, les traces des bonnes vieilles coutumes disparues. On y rencontre de même des modes antédiluviennes, de vieux livres que personne ne lit plus, et de vieux raisonnements usés ailleurs. Il faut donc s’attendre à ce que, pendant longtemps encore, les idées dont nous signalons le réveil ne fassent que lentement leur chemin parmi le peuple en général. Mais elles y descendront comme les négations y sont descendues, -211- par cette même puissance de l’exemple et du rayonnement dont nous avons signalé la fatalité. Elles circuleraient plus vite dans la jeunesse et de là travailleraient la masse populaire, si le rapprochement si désirable entre la jeunesse instruite et la jeunesse populaire pouvait s’organiser. La France d’aujourd’hui a besoin de constituer de jour en jour avec plus de fermeté et de clairvoyance un haut idéal démocratique et d’en pénétrer l’esprit public. Sans cet idéal, malgré ses prérogatives et ses libertés, une démocratie tombe rapidement au régime des abus et s’achemine par le désordre à la servitude. En attendant que la jeunesse reconnaisse et pratique dans toute leur étendue ses devoirs d’intermédiaire entre les sommets intellectuels et le peuple, nous compterons un peu sur la bonne presse, les bons livres, toutes les bonnes influences en un mot, et beaucoup sur un auxiliaire nouveau, d’une portée immense quand il s’agit de la jeunesse populaire : l’école. En raison de l’extrême importance du sujet, je demande à m’expliquer un peu en détail.
-212- Il y a des institutions qui rappellent le vieux bouc émissaire qu’Israël chargeait de toutes ses iniquités et qui, lorsqu’enfin il s’échappait de leurs mains, maudit, roué de coups, s’enfonçait au désert, ayant derrière lui, pour l’aiguillonner dans sa course à mort, l’horrible écho des clameurs et des imprécations de tout un peuple. L’école laïque est de ce nombre. Dans certaines bouches, son nom sonne à peu près comme école diabolique. Pour eux l’école laïque est l’antichambre du bagne. Au lieu d’y prier, les maîtres, sans doute, y jurent, et dans leurs fameuses leçons de choses, ils doivent enseigner à la jeunesse de véritables abominations.
L’une des règles de prudence en ce temps habile à dénaturer les faits, est de se renseigner scrupuleusement sur les personnes ou les institutions attaquées avec acharnement. Je me conforme à cette règle depuis longtemps dans l’intérêt de la justice et, très souvent, j’ai dû constater que c’est des meilleures choses qu’on disait le plus de mal. Ma méthode me prescrivait -213- donc une excursion dans l’école primaire. Pourquoi tant de cris, tant d’accusations, tant de haine obstinée ? Ayons-en le cœur net, et renseignons-nous à fond !
Le meilleur moyen de me renseigner eût été de me faire recevoir élève. Mais je me heurtai à la limite d’âge. D’ailleurs, élève, je l’avais été autrefois pendant toute une série d’années. On faisait le catéchisme, il est vrai, mais si peu et si mal qu’il eût gagné à être enseigné en dehors. Mais à part ses leçons de catéchisme, le maître était un brave homme et disait des choses fort honnêtes, pleines de bon sens, de tact, et que je me rappellerai toujours. Certainement cela avait dû changer depuis. Pour m’en rendre bien compte, je me mis donc à étudier les programmes, les méthodes, le personnel enseignant suivant sa hiérarchie, afin de voir dans ses instruments, son organisation, son esprit, cette entreprise qui m’était dénoncée comme corruptrice au premier chef. De plus, non content de regarder du côté des maîtres, je regardai du côté des écoliers. Je m’insinuai dans l’âme de quelques-uns de ces jeunes patients, mes amis très particuliers, je leur tâtai le pouls, j’écoutai -214- battre leur cœur pour bien suivre en eux les effets de l’enseignement qu’on leur donnait. Enfin je pus me déclarer suffisamment édifié, et voici ce que je pense sur ce sujet.
L’école laïque est un des coins du monde où l’on a fait sans bruit le plus de besogne depuis vingt ans. Elle est le véritable organe de l’éducation nationale, l’intermédiaire modeste, mais d’une portée incalculable entre les sommets où s’élabore la pensée moderne, dans le sens élevé de ce mot, et le peuple. Intermédiaire sérieux, prudent, désintéressé, elle s’applique à condenser toutes les choses humaines en quelques données bien simples qui puissent être une base ferme à l’esprit public dans la conduite pratique de la vie, comme dans l’orientation intellectuelle et morale. Mais elle a un grand tort, je l’avoue : c’est de vouloir servir tout le monde et de rester dans ces limites d’équité générale et d’unité humaine qui la rendent absolument impropre à satisfaire l’esprit de parti. Non seulement elle est impropre à le servir, mais si quelque chose peut le contaminer et l’affaiblir, c’est elle.
Que l’école soit laïque, libre d’attache avec telle ou telle religion, indépendante en un mot, -215- au point de vue confessionnel, c’est un grand bien. Vous sentez le besoin de dire aux enfants, dès les bancs de l’école, qu’il y a différentes façons de croire et d’adorer, qu’il y a entre les hommes des dissemblances profondes qu’il convient d’accentuer, afin de ne pas être tenté d’en faire abstraction. Quant à moi, je connais un autre besoin, c’est de leur laisser ignorer cet état de choses aussi longtemps que possible et de les élever d’abord comme des frères. En posant ainsi une base humaine commune, respectueuse, il me semble qu’on favorise les dispositions où il faut être pour dire : Notre père qui es aux cieux. Au contraire, en les isolant avec soin pour leur donner à part des enseignements religieux différents, on risque de fortifier en eux les sentiments qui font dire : Seigneur, je te remercie de n’être pas comme les autres ! Je persiste donc à considérer la laïcité de l’école comme favorable, à cette condition toutefois, c’est qu’elle n’appartienne pas non plus à une secte antireligieuse. Or, cette dernière supposition, née des excès de zèle de quelques laïciseurs fanatiques, et exploitée d’ailleurs par la malveillance, est mise à néant par toute sa pratique et tout son -216- esprit. Non, l’école laïque n’est pas l’école athée, Elle a quitté le terrain particulariste pour remonter vers des régions plus vastes. Les choses de l’âme qu’on y enseigne sont du domaine universel, de ce domaine où l’on fraternise ensemble au-dessus des différences particularistes. En religion comme en politique, en morale individuelle et sociale, l’école laïque est avant tout humaine. Je la vois s’inspirer de plus en plus des quelques principes sobres et robustes indispensables, qui sont la quintessence de la sagesse pratique et la base d’une société. Nous vivons en un temps où il faut rechercher les terrains communs, afin de s’y fortifier et de marcher vers l’avenir la main dans la main. Quelle que soit la religion à laquelle nous appartenons, et même si nous n’appartenons à aucune, tous, tels que nous sommes, chefs et soldats nous avons besoin de nous convertir à l’humanité. C’est là la grande aspiration qui traverse les meilleures âmes de ce temps émietté et inquiet. Quelque chose de cette aspiration très moderne, très largement ouverte à tout ce qui est équitable et vrai, a passé dans l’école primaire. Puisse-t-elle y grandir et s’étendre ! Aussi, depuis que je sais -217- cela, j’ai vu l’humble toit de l’école, ses murs, ses bancs, ses tableaux, les labeurs silencieux et patients de ses maîtres et de ses élèves prendre à mes yeux une importance immense, et lorsque je vois les maux qui rongent cette nation, les passions qui la divisent, les crises qu’elle traverse, tout l’ensemble enfin de ce qu’on redoute quand on aime son peuple et quand on aime les hommes, une de mes espérances et de mes consolations, c’est la petite école populaire. Il nous faut l’aimer, la respecter, la soutenir ! Nous devrions y aller tous ensemble pendant nos premières années, afin d’y laisser se former bien au fond de notre être une base solide et commune qui nous resterait comme un souvenir précieux, même après que chacun aurait marché sur les chemins divers de la vie et de la pensée vers les horizons les plus éloignés !
Pour aider à frayer le chemin aux idées réparatrices et à la vie nouvelle qui doit nous sauver peu à peu des maux dont nous souffrons, nous avons en outre un allié au plus profond du cœur populaire. Le peuple a le cœur généreux, et il souffre. Ni sa générosité ni sa douleur ne pourront -218- s’accommoder longtemps du monde sans entrailles qu’a enfanté le réalisme. Plus celui-ci fait de progrès, plus sa laideur est frappante, plus il se rend odieux, et déjà un obscur pressentiment révèle à l’homme du peuple qu’en perdant l’espérance, la dignité, la foi en sa destinée, il perd le plus précieux trésor ; et qu’en perdant le respect, il travaille à son extermination. Croyons au bien et luttons pour lui, vivons pour lui, et plus vite peut-être que nous n’osons l’espérer, il gagnera les masses.
Je conclus : malgré les nuages noirs dont notre horizon reste chargé, malgré les misères, les erreurs, les fautes dont nous portons les conséquences, il y a lieu de se rassurer, de prendre courage. Quelque chose de nouveau est né au cœur de notre jeunesse. « Mystérieuse encore, mais prochaine et peut-être grandiose, une évolution s’élabore[12]. » Ceux qui veillent dans la nuit et scrutent l’horizon avec anxiété respirent enfin. En vérité, nous sortons comme d’un cauchemar sombre. Placés au bord -219- du néant, nous en avons mesuré la profondeur. Nous avons senti l’espérance, la certitude se mourir en nous ; mais le rêve se termine, et déjà « du côté de la nuit qui paraît transparent » se dessine aux yeux la ligne blanchissante de l’aube. Ce n’est qu’une ligne encore, une mince frange argentée sur le manteau opaque et pesant de la nuit ; mais à sa vue, l’espérance se réveille : il y a des jours encore dans l’avenir ; ce n’est pas fini d’aimer et de croire ! Du courage maintenant, en haut les cœurs ! En face de la loi brutale de l’égoïsme envahisseur ; en face du sophisme dans l’idée et dans la vie, il faut s’éprendre de justice, de vérité, de simplicité. Mais, pour être plus forts et pour mieux y voir — car l’avenir est aux croyants qui voient clair — retrempons-nous aux sources et gagnons les sommets !
[12] H. Bérenger : La jeunesse intellectuelle et le roman français contemporain.
-221-
Lucem in alto quærens, vitam in profundis.
-223-
Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux.
A. de Musset.
Die unbegreiflich hohen WerkeSind herrlich wie am ersten Tag.Gœthe.
Le monde est-il vieux ? L’Ecclésiaste le pense. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, dit ce vieillard désabusé, et l’impression de lassitude sénile qu’il traduit par ces mots, laisse derrière elle un écho prolongé dans les siècles finissants et les vies usées. Tout est vieux : tout a été dit et redit, vu et revu. Plus rien de frais, plus rien d’inédit. Les mots : étonnant, imprévu, admirable, ou simplement le mot neuf, sont des termes d’un -224- vocabulaire hors d’usage. Les qualités qu’ils expriment ont cessé d’exister. Vieux est ce soleil, ce monde, ces monts pelés, ces rochers crevassés ; vieille la vie humaine avec tout ce qu’elle contient ; vieille la misère ; vieux l’amour ; vieilles toutes nos œuvres ; art et littérature, vieilleries retapées. Si vieille est la société que les nouveaux venus naissent vieux. Ils sont usés avant d’avoir vécu, fatigués avant d’avoir travaillé ; un signe de décrépitude est sur leur front. Et cette impression de marasme et de caducité, notre siècle n’a fait que l’accentuer encore par ses excès, sa vie enfiévrée, sa rage de tout voir, de tout classer, de tout étiqueter. Tous les chemins sont des chemins battus. Partout on marche sur la trace de quelqu’un. La terre et l’histoire, le monde extérieur et le monde intérieur, tout est piétiné ! Que si, pour échapper à cette impression horrible de vivre de choses réchauffées, nous essayons de nous réfugier au sein du passé, les vieilles religions nous communiquent la même impression sous une forme plus accentuée. Pour elles, en effet, tout est connu, fixé, contrôlé d’avance, depuis un temps immémorial. Nous vivons pour la dix-millième -225- fois la même vie, et nous devons répéter les mêmes formules que d’autres viendront répéter après nous, et il en sera de même jusqu’à la consommation des siècles. La carte de l’infini est dressée. Plus de découvertes à faire. Plus de révélation, car Dieu lui-même, Dieu surtout est vieux : il y a longtemps qu’il a cessé de créer.
Ne croyez pas un mot de tout cela. Ce sont raisonnements et impressions de gens qui confondent le monde avec leur pauvre petite existence.
« Il est des temps où l’on vieillit plus vite qu’en d’autres. Dans les âges sceptiques, les âmes vieillissent promptement, parce qu’elles ne savent où se retremper. Jamais une conversation intérieure ni un souffle des hautes régions ! L’homme se fait poussière, longtemps avant sa mort, et il ne s’en aperçoit pas. Là est le danger de notre temps, la sécheresse morale. Cherchons donc des sources nouvelles pour nous y abreuver, pendant que la soif nous reste encore ! » (Edgar Quinet : L’Esprit nouveau.)
-226- Certes, il est des choses respectables par leur durée, d’autres qui se sont vues souvent ; mais si cela est vrai d’une vérité relative, il est beaucoup plus vrai et d’une vérité absolue que rien n’est vieux sous le soleil, pas même le soleil. Tout est nouveau. Ce qui est le plus nouveau peut-être, ce sont les quelques banalités qui ont de tout temps rempli la vie humaine et devant lesquelles les nouveautés du jour si vite flétries et fanées comptent aussi peu que la minute qui s’enfuit dans l’éternité. Tout serait vieux, rabâché, archiconnu ! il faut être ignorant à l’excès pour dire cela. La vérité est que nous ne savons presque rien, que nous n’avons que des vestiges de connaissances et qu’au delà s’étend l’immense inconnu d’où surgissent à chaque instant les plus étonnantes surprises. Pour quelques ornières piétinées, il y a des profondeurs sans fin où nul pied d’homme ne s’est posé. Dans l’univers extérieur comme dans la vie de l’âme, comme dans la société humaine, si grande est la terre vierge que celle que nous connaissons compte à peine.
Et encore ! comment la connaissons-nous ? Que représenterait dans l’immensité des espaces -227- et des mondes la proportion de terre que l’homme a remuée avec la pelle ou la charrue ? C’est exactement ce que représente notre savoir et notre expérience comparés à la réalité des choses. Toutes les distances que nous avons parcourues sont comme un pas d’enfant sur l’abîme des cieux. Nos vices, même les plus affreux, sont impuissants à souiller la création. Qu’est la petite quantité d’air vicié où nous enfermons nos existences anormales en comparaison du souffle de vie qui enveloppe les cimes neigeuses et couvre les océans ?
On a trop répété le précepte de l’Ecclésiaste, La jeunesse se l’est assimilé. La première condition d’une renaissance à la vie vraie est de jeter par-dessus bord cette boutade d’octogénaire blasé et revenu de tout. Heureux ceux qui peuvent comprendre cela, c’est le commencement du salut. Malheureusement il en est qui ont perdu ce qu’il faut pour le comprendre. Il y a des gens pour qui tout est positivement vieux. Ce sont les sociétés mûres pour l’écroulement, et les hommes mûrs pour le néant : Prodromes de mort, symptômes de catastrophes prochaines que tout cela ! Laissons parler ainsi ceux qui -228- sont à la fin d’un monde, et prenons hardiment pour nous la devise de ceux qui sont au commencement !
Le premier bien et le premier devoir pour un jeune homme, c’est d’être jeune. Aux vrais jeunes tout est jeune. La fraîcheur de leur âme et de leur vie est pour eux la capacité de sentir et de découvrir la nouveauté et la fraîcheur du monde. Ils sont curieux de tout ; tout les frappe, et sur les choses du corps comme sur celles de l’âme flotte pour eux cette auréole qui fait pressentir l’infini à travers les choses finies. La vie est une révélation. Révélation en grand à l’humanité, révélation aussi en particulier à chaque être. Nous découvrons le monde à travers la conscience de l’humanité et la nôtre. On a beau aimer, haïr, prier, chercher, souffrir, mourir depuis d’innombrables siècles ; pour ceux qui passent par là, qui vivent par eux-mêmes, non par procuration, amour, haine, prière, recherches, souffrance et mort sont neuves comme au premier jour. Les précautions sont prises pour que ces choses-là ne vieillissent pas. Toutes les souillures, les crimes, les impostures, tous les mensonges humains ne peuvent empêcher qu’il -229- y ait constamment des êtres qui font la découverte de l’amour, de la religion du cœur, du bonheur d’apprendre et de chercher, comme si personne avant eux n’avait éprouvé les mêmes choses. Rien n’est plus vrai que cela. La création est prodigieusement riche. Pour la trouver pauvre il faut être soi-même stérilisé. La vie anormale et factice produit cet effet. Mais les hommes ont beau dire, écrire, imprimer, chanter ou pleurer en proclamant sur tous les tons que le monde est vieux, usé, banal ; les oiseaux chantent le contraire, l’Océan qui rugit renchérit sur les oiseaux, et les soleils et les mondes étant du même avis, le proclament plus haut encore, et la conclusion est que le fond des choses est l’éternel devenir et la jeunesse éternelle.
-230-
Qu’est-ce que la vie ?
Certains poètes l’ont appelée un rêve. Beau pour les uns, pour les autres mauvais, mais sans autre consistance. On l’a aussi appelée un fardeau, un combat. La science matérialiste a voulu expliquer la vie par une succession d’assimilations et de désassimilations ; pour elle la vie est un phénomène de chimie organique. Les philosophes cherchent des raisons métaphysiques et les hommes religieux des raisons religieuses : Cur simus conditi ? (Melanchthon). Au fond personne ne l’a expliquée, et personne jamais -231- ne l’expliquera. La Bible dit dans son langage d’une incomparable beauté : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, mais elle n’indique pas les raisons ni les procédés. Toutefois nous vivons. Je ne sache pas que même les plus curieux attendent, pour continuer à vivre, qu’ils connaissent le secret de l’existence. Le plus sage est de prendre cette question au point de vue humain, tout simplement. Or voici comment elle se présente : La vie est un fait. Ce fait précède notre raison. Nous vivons avant de le savoir, de le constater. Quand nous finissons par nous apercevoir que nous sommes là, le fait est accompli depuis longtemps, et il n’y a plus à y revenir. L’homme en effet peut tout aussi peu se détruire que se créer. Le néant comme l’Être sont en dehors de sa portée. Mais une fois que nous avons constaté que nous vivons, il est essentiel d’appliquer notre réflexion à ce fait, afin d’en tenir le compte voulu. Tout en ne l’expliquant pas, il y a en effet mille moyens d’apprécier ou de déprécier l’existence, de l’employer ou d’en abuser.
La vie que nous portons en nous, nous apparaît comme la fleur de la vie sur le globe, et la -232- vie sur le globe, à tous les degrés de son évolution, se présente comme le résultat supérieur de tous les labeurs obscurs des énergies en activité. La vie est un résultat précédé d’une quantité incommensurable d’efforts. Pour nous le dire, les couches géologiques de la terre dévoilent leurs mystères à nos yeux et nous racontent à travers des formes successives la même tendance à monter vers plus de perfection. Les archives de l’histoire humaine nous représentent les mêmes efforts à un degré plus élevé et sous des dehors plus saisissants, parce qu’ils sont plus près de nous. Notre vie est donc un résultat ; mais il est impossible d’en saisir, par la pensée, la ligne infinie remontant dans la nuit des temps, sans être obligé de prolonger cette ligne dans l’avenir. En effet, si la vie est un résultat, elle est une promesse aussi. Elle est la forme la plus éloquente de l’aspiration et du dessein. Or de même que nous vivons de par une puissance qui n’est pas entre nos mains, nous portons en nous le résultat de luttes auxquelles nous n’avons pas assisté, et nous contenons virtuellement l’avenir. Emportés tout entiers dans cette marche qui, selon -233- l’heure, nous étonne par sa rapidité ou sa lenteur, nous sommes comme enveloppés malgré nous dans l’intention première qui est au fond des choses, les fait telles qu’elles sont, et les mène, à travers les transformations de toute nature, vers le but qui est indiqué dans leur essence même. En même temps nous sentons que, dans une certaine mesure, nous pouvons nous séparer de cette intention ou nous y associer. Nous jouissons d’une sorte de choix limité par notre nature même et qui constitue la base de notre liberté et de notre responsabilité.
En un mot, notre vie résume un long labeur et prédit tout un avenir. Nous pouvons nous associer à ce labeur et collaborer à cet avenir, ou les contrarier. Si nous nous élevons jusqu’à la conception religieuse, nous pouvons donner à cette certitude la forme suivante : Notre vie est le grand labeur combiné de Dieu et de l’humanité, et leur grande attente. L’homme est une espérance de Dieu. En parlant ainsi, nous affirmons la valeur de la vie, vis-à-vis de tous ceux qui la méprisent ou la déprécient. Nous l’affirmons non seulement vis-à-vis des disciples du néant, mais encore de certains ascètes religieux -234- qui confondent dans le terme « vanité du monde » et la vie factice, résultat de nos erreurs et de nos fautes, et la vie elle-même. Avec leurs mornes appréciations de la misérable existence où nous sommes, ils ont l’air de vrais créanciers de Dieu, ayant déclaré le monde présent en faillite. Du moins d’après eux la terre ne serait qu’une sorte de colonie mal venue, d’entreprise manquée, qui ne se soutient qu’aux dépens de la mère patrie et fait peu d’honneur à son fondateur.
Je vais insister encore sur cette façon de prendre la vie, et mon désir est de faire naître l’impression qu’elle n’est pas le produit d’une fantaisie, mais bien de la nature des choses.
La Fontaine a dit :
Pour apprécier la vie, l’homme a besoin d’un plus petit que lui, et je dirai surtout : l’homme civilisé, l’homme lettré, le jeune homme studieux habitué à vivre par l’intelligence et à chercher la base raisonnable des choses, ont besoin de plus petits qu’eux pour bien apprécier -235- l’existence. A mesure en effet que l’homme soumet sa vie à l’analyse et à l’examen rationnel, il est tenté de la confondre avec ce qu’il en a compris, et de n’y trouver que ce qu’il a vu ou cru y voir. Pour bien nous pénétrer du fait de la vie, de la puissance, de l’obstination, de l’invincible entrain qui est en elle, il convient de l’observer chez les êtres simples qui s’y attachent avec toute l’énergie de l’inconscience.
Lorsqu’on est arrivé à poser au commencement de sa vie un syllogisme et à déduire de certaines raisons l’existence et son but, on s’est confié à une base bien fragile. Avez-vous vu parfois les petits enfants jouer au pied des grands rochers et les étayer de quelque brin de paille ou de quelque morceau de bois mort ? La vie repose sur nos arguments comme les rochers sur ces brins fragiles. Si elle n’avait que ces soutiens-là, il y a longtemps qu’elle aurait sombré dans le néant et le désespoir. Les raisons que l’homme se donne de la vie sont toujours insuffisantes. Il importe entre toutes choses de s’avouer cela, car ce n’est pas une faiblesse, c’est une force. La vie veut être prise comme les rochers, les montagnes, comme les -236- étoiles des cieux, c’est-à-dire comme les réalités contre lesquelles, Dieu merci, nous ne pouvons rien et qui se tiennent debout toutes seules. C’est d’ailleurs ainsi que la prennent les petits auxquels je fais allusion ; je veux parler des bêtes, des enfants, et de cette partie saine et robuste du peuple en qui repose la réserve de la vie comme la réserve des fleuves dans les flancs des glaciers. Nous avons l’habitude de dire que ces êtres sont sous l’impression du moment, que le présent les domine. Nous pourrions dire avec plus de raison encore qu’au moment des impressions fortes, il n’y a pour eux ni passé, ni présent, ni avenir. Ils possèdent la vie sub specie æterni. Et en cela je pense particulièrement aux enfants et au peuple tel que je le caractérisais tout à l’heure, et qui se fait rare, je l’accorde. Ceux-là sont vraiment vivants, car ils ont des impressions d’une énergie extraordinaire, et ils les traduisent de même. Tout pour eux est réel, stable. J’en appelle à vos souvenirs d’enfance, à ce toit paternel, à la figure du père et de la mère, au moindre arbre, à la moindre pierre et surtout, dans le monde moral, à cette distinction sûre, catégorique entre le bien et le mal qui -237- caractérise l’enfant et fait souvent honte aux grandes personnes. Plus tard, on perçoit tout à travers l’idée du temps, du relatif, à travers une foule de souvenirs qui ternissent les impressions ; mais à cette époque de la vie, tout ce que l’on voit, l’on entend et l’on touche a un caractère définitif. L’être avec sa fixité, sa nécessité, sa réalité sculpturale apparaît à l’enfant et à l’homme resté simple, en chacune de leurs perceptions, comme une vision d’éternité. C’est pour cela que leurs pleurs sont si touchants, si vrais, si désolés et leurs rires si joyeux. Ce n’est pas l’enfant, ce n’est pas le peuple qui a trouvé ce mot mélancolique et malsain : la vie est un rêve. Il n’y a qu’un mot pour désigner leur état d’esprit, mais ce mot est parfait : Ils croient que c’est arrivé. Et voici que nous nous rencontrons avec le plus vivant des hommes, avec celui qui disait : Je suis la Vie. N’a-t-il pas dit : Regardez les oiseaux et les fleurs ? N’a-t-il pas dit : Soyez comme les enfants ? Et c’est en effet notre conclusion à cette question : Comment faut-il prendre la vie ? Saisir la vie comme un fait, le fait primordial, la considérer comme une réalité importante dans toutes ses parties, la prendre au sérieux -238- de même qu’un enfant au cœur puissant, à la nature saine et prime-sautière, de même que le peuple qui n’a pas senti nos dislocations intellectuelles ; voilà ce qu’il faut s’efforcer de faire pour en ressentir encore le flot intarissable et puissant, pour être jeune en un mot ! Voilà le roc fondamental !
-239-
L’amour instinctif de l’existence peut s’égarer. Il peut dégénérer en ce quelque chose d’excessif qui, en tout, d’une qualité fait un défaut. Lorsque nous disons qu’il faut aimer la vie, s’y attacher de tout cœur, la considérer comme le plus grand des biens, nous ne voulons pas parler de cet amour lâche et égoïste qui se cramponne à l’existence personnelle et à ses agréments. C’est de la vie en général, dans toute son étendue et avec tout son contenu, que nous entendons parler. On peut aimer la vie comme la brute, l’être vil qui n’estime en elle que la faculté de manger, de boire, de dormir, de jouir. On peut l’aimer encore -240- en lâche qui a surtout peur de souffrir, et qui n’est inspiré dans ses actes que par la peur. Aimer ainsi la vie est misérable. Ce n’est pas la connaître, c’est s’attacher à la surface, laisser le fond nous échapper. Quoique beaucoup en soient là, malheureusement, cette façon de comprendre la vie n’a jamais été celle de la totalité des hommes. Il s’est toujours trouvé des êtres qui aimaient la vie pour le bien auquel elle peut être consacrée, pour ce qu’on en peut faire, en un mot. C’est dans ce sens que, stigmatisant l’amour inférieur de l’existence, les Grecs attachaient une nuance de flétrissure à l’adjectif φιλοβιος. C’est dans ce sens que Schiller a dit :
« Le bien suprême n’est pas cette vie, mais le mal suprême c’est la faute. » Ces paroles ne prêchent nullement le mépris de la vie, au contraire. Si l’esprit de dévouement et de sacrifice est possible (et Dieu sait que l’humanité en a fourni et en fournit journellement les preuves les moins contestables), si l’homme peut se donner pour une cause, ce n’est pas parce qu’il méprise -241- la vie. Au contraire, c’est parce qu’il est animé d’une conception supérieure et d’un autre amour que celui que nous repoussons. L’amour inférieur nous fait perdre la vie, à force de nous river à ce qui n’en est que l’enveloppe ; l’amour supérieur au contraire nous la sauve, même en nous poussant à la sacrifier.
Et, en somme, cela est très simple, quoique ce soit, après tout, la plus grande chose du monde et la plus difficile à pratiquer. La vie, telle que l’aiment l’égoïste et le lâche, n’est pas toute la vie, elle n’en est qu’une parcelle. Ils substituent l’existence particulière à l’existence en général, et dans cette existence particulière, ils choisissent, pour s’y attacher exclusivement, ce qu’il y a de plus étroit et de plus fragile. Quoi d’étonnant si la fin d’un tel amour est le néant et le dégoût ? En aimant au contraire toute la grande vie humaine dont la nôtre est une partie, et par delà la vie humaine, la vie dont à son tour l’humanité n’est que la révélation — en aimant la Bonté, la Vérité, la Justice, nous dépassons notre être particulier et nous devenons les héritiers d’une vie plus noble, plus digne d’être possédée. Nous franchissons le seuil -242- des choses transitoires pour poser le pied sur celles qui demeurent, et l’on peut dire que les plus vivants sont ceux qui savent le mieux se sacrifier, renoncer, mourir même. La plus grande vérité de l’histoire, c’est que l’humanité vit par la douleur, le sacrifice et la mort de ses meilleurs enfants. On ne saura jamais à quel point nous sommes dans la vérité lorsque nous disons que les plus vivants, ce sont ces morts-là. La vie, ce n’est pas ce pain qu’on mange, cet air qu’on respire, ce sang qui circule dans nos veines. Tout cela n’est que le vase extérieur ; c’est l’esquif fragile qui nous porte vers les rivages de Beauté, de Vérité, de Justice, de Force. Ceux qui ont salué ces rives de la grande vie, peuvent dire à l’autre : nunc dimittis. Le même Ecclésiaste qui a trouvé le monde si vieux, a estimé aussi qu’un chien vivant valait mieux qu’un lion mort. Dans aucun livre du monde il ne se trouve une plus merveilleuse devise pour le réalisme. Persuade-toi bien du contraire, jeune ami, qui poses le pied sur les premiers degrés de la vie. Un lion mort vaut mieux, à lui seul, que tous les chiens vivants. Remplis-toi l’âme de cette vérité. Tu seras alors à même de te forger un idéal.
-243- L’idéal n’est pas un monde de fantaisie, situé bien loin dans les nuées inaccessibles, et si différent de la réalité qu’il faille à jamais désespérer de l’atteindre. L’idéal est la vive représentation des réalités dont nous portons en nous le germe. Dans le germe des plantes et des êtres vivants, on peut reconnaître au microscope de délicats linéaments à peine indiqués, marquant le point de départ des organes futurs. Ainsi se trouve indiqué dans l’homme tel qu’il est, ce qu’il doit devenir, s’il veut obéir à sa destinée et à la volonté qui est au fond de la vie. Vivre tout entier par toutes les parties de soi-même, réaliser les virtualités qui sont en nous, faire ce que nous pouvons faire, devenir ce que nous sommes capables de devenir, voilà le but de la vie. Voilà notre part ; le reste n’est pas à nous. Fac tua, sua Deus faciet. L’idéal d’un être humain doit être modestement limité à la nature humaine. Il y a, qu’on en soit sûr, assez de grandeur dans cette humilité. Si la graine jetée au sol avait conscience d’elle-même, elle rêverait, sous -244- les sillons obscurs d’un beau champ doré où des milliers d’épis s’inclinent au soleil ; si l’œuf immobile et semblable au caillou pouvait avoir la notion des forces latentes qu’il recèle en lui, il aurait pour idéal un libre oiseau secouant ses ailes aux vastes plaines de l’azur. Que l’homme donc, dans sa jeunesse, se sonde, se connaisse, se mette face à face avec lui-même, et l’humanité lui apparaîtra dans sa beauté sublime. Le chemin qu’il doit suivre lui sera indiqué par sa nature même, par ses joies et ses souffrances, par tout ce qu’il est et par tout ce qu’il éprouve.
A une époque comme la nôtre où l’on a surtout souffert de la dispersion, de la division extérieure et intérieure, il faut aspirer à l’harmonie et à l’unité. Le manque d’équilibre est le grand mal individuel et social. Rechercher l’équilibre en nous et hors de nous doit être, par conséquent, comme le mot d’ordre d’orientation générale.
L’homme est d’abord un être individuel. Dire que l’individu n’est rien est aussi faux que de -245- dire qu’il est tout. La solidité avec laquelle chacun de nous est rivé à sa vie personnelle nous montre bien que l’individualité n’est pas une illusion. A chaque minute de la vie, tout ce que nous éprouvons, peine ou plaisir, nous rappelle que nous sommes là, que nous sommes quelqu’un et quelqu’un de distinct. Rien de plus légitime par conséquent que le souci du développement individuel. Chacun de nous, dans sa jeunesse, s’apparaît à lui-même comme une personne inachevée dont il faut compléter les traits et la stature. C’est en cela que consiste l’éducation humaine.
Notre vie, qu’elle soit extérieure ou intérieure, se compose sommairement de deux larges parts dont l’équilibre est du plus haut intérêt. Ces parts sont la réceptivité et l’activité. La réceptivité concerne l’intelligence, le sentiment, les influences de climat et de milieu, la nourriture physique ou morale. Elle est l’organe multiple par lequel le monde, tout ce qui n’est pas nous-même, agit sur nous. L’activité comprend le mouvement, l’effort, le travail, tout déploiement d’énergie, toute manifestation de notre volonté. Elle est la réponse à l’action extérieure, notre réaction personnelle, notre contribution au vaste domaine de la vie.
-246- Ce que nous avons pu constater jusqu’à présent, un peu partout, est que nous sortons d’un âge où, malgré un déploiement colossal d’activité, l’homme a été développé dans sa réceptivité plus que dans son énergie. Notre éducation a culminé dans l’instruction, et celle-ci dans l’ameublement de l’esprit plutôt que dans sa culture et dans le développement de son originalité. Dans la pratique, notre recherche du bonheur a visé à la satisfaction qui vient des impressions et des jouissances, soit de l’esprit soit du corps, plus qu’à celle qui vient de l’action.
Il faut que ce travers soit bien répandu, puisqu’on le constate universellement. Je lis dans une pièce du poète suédois Ibsen, intitulée : Ligue de la Jeunesse : « La faute capitale de notre éducation est d’avoir mis tout le poids sur ce qu’on sait au lieu de le mettre sur ce qu’on est. Aussi voyons-nous à quoi cela aboutit. Nous le voyons par l’exemple de centaines d’hommes capables qui manquent d’équilibre et se montrent tout autres dans leurs sentiments et leurs dispositions que dans leurs actes ! »
-247- Nous avons relégué l’énergie et la volonté au second plan. Un homme était surtout une intelligence, un cerveau, au lieu d’être un caractère. Cette lacune se remarque jusque dans les sciences psychologiques, où tout ce qui se rapporte à l’intelligence a été beaucoup plus approfondi que ce qui se rapporte à la volonté. Nous sommes là en présence d’une grave lacune. A quoi servent l’esprit, l’intelligence, quand ce régulateur qu’on appelle la volonté est absent ? La volonté est debout au gouvernail de la barque, quand elle chancelle et se déroute, le vaisseau a beau être bien construit, le naufrage est à redouter. Que la jeunesse porte donc son attention de ce côté-là. Que la culture de l’énergie personnelle, de l’action, de la force physique et morale devienne un but particulier, ardemment poursuivi.
Il y a autant de formes d’activité que de formes de réceptivité. Celui qui s’observe, aura remarqué que le monde et les hommes produisent sur lui des impressions d’ordre physique, intellectuel, moral, esthétique, religieux, selon qu’ils agissent sur telle ou telle forme de sa sensibilité. Quoique ces formes diverses doivent avoir une racine commune, il est impossible de les confondre ou de -248- les remplacer l’une par l’autre sans errer gravement. On n’est vraiment homme que lorsqu’on accorde leur valeur à chacun des éléments de son être tout entier. Notre sens religieux et moral a été négligé, méconnu. Nous commençons à nous apercevoir qu’il fait partie de notre réceptivité normale aussi bien que le sens esthétique, par exemple. Le négliger c’est se mutiler, le nier c’est s’insurger contre des faits positifs. Il est évident que l’activité s’en ressentira, recevant ainsi de nouvelles excitations et des motifs nouveaux. L’homme religieux ou moral obéit à des mobiles que finit par ignorer celui qui néglige de cultiver en soi le sens du bien et celui du divin. — Je m’attacherai surtout dans ce qui va suivre à rappeler ce qui risque d’être oublié, et à insister sur ce qu’on a le plus besoin d’entendre. Je ne m’attarderai pas à parler de l’instruction, des recherches scientifiques, des études proprement dites, des programmes, de tout l’ensemble enfin de la culture intellectuelle ou esthétique. Ces choses ont été dites par les hommes spéciaux. Mais je m’arrêterai d’autant plus à l’éducation de la volonté et aux sujets connexes de la discipline, du travail -249- ainsi que de leur contre-partie, le loisir et les distractions, où je crois avoir des idées personnelles à exprimer. De même je réserve une place d’honneur au sentiment religieux.
Mais l’homme n’est pas un individu seulement. Mieux il se connaît dans ses origines, ses attaches innombrables avec les ancêtres et les contemporains, mieux il sent qu’il fait partie d’un tout. Ce qu’il a et ce qu’il est, il le tient en majeure partie d’autrui. Il est comme une maille de filet, distinct, mais indissolublement attaché à l’ensemble. En un mot l’homme est un individu social. La solidarité l’environne et le pénètre à tel point qu’il ne voit plus qu’elle dès que ses yeux se sont ouverts à ce fait immense. Donc il faut qu’il soit initié à la vie sociale et qu’il s’y élève par degrés à travers la famille, l’amitié, l’amour, la patrie. A ce compte seulement il est un homme.
Nous consacrerons le reste de ce livre à détailler quelques traits de cet idéal afin de faire entrevoir toute la richesse de vie qu’il renferme.
-250-
Esto vir !
Je voudrais prêcher l’action à la jeunesse pour tant de raisons que je désespère de les énumérer toutes. Mais voici la première : La parole est avilie. Loin de moi de la mépriser. Mais il faut se mettre face à face avec la vérité. La parole qui est parmi les hommes le lien par excellence, la grande arme et le grand outil de l’esprit, a perdu sa puissance à force d’être un instrument de mensonge. On se méfie de toute parole. Qui nous prouve qu’elle soit sincère ? Et si elle est sincère, qui nous prouve qu’elle -251- durera ? D’habiles jongleurs de mots et de pensées ont si bien dénaturé les uns et les autres que d’ailleurs on a souvent beau parler : les termes ont perdu leur sens. Enfin, à force d’entendre exposer des systèmes et des doctrines, nous sommes blasés. Cela ne mord plus. Que faire alors pour révéler ce qui est en nous, répandre nos idées, exercer cet apostolat de la vérité et de l’idéal qui est le plus noble besoin de ceux qui ont quelque chose dans le cœur ? Je réponds : Parler moins et agir davantage. Les Arabes méprisent l’homme qui parle beaucoup, et en déduisent qu’il pense peu et qu’il est faible d’esprit. L’homme sérieux à leur sens est très sobre de paroles. Chez nous la parole est en grand honneur. Avoir dit ou écrit de belles choses, c’est un mérite. Les chevaliers de la plume et de la parole vont de pair avec ceux du glaive et de l’outil, et souvent passent avant eux. Mais nous sommes trop spirituels, pour les prendre au sérieux. Nous voyons l’épée de la parole tracer dans les airs un cercle éblouissant, et nous rentrons chez nous sans blessure. Aussi que de bonnes choses n’a-t-on pas dites en pure perte ! Donc il faut recourir à un autre -252- moyen. Les charlatans ayant gâté le métier des honnêtes gens, il faut de moins en moins mettre son âme dans les livres et les discours : elle risque d’y rester enfouie. Mettons la main à la pâte, prenons la bêche, le marteau, la trique, le fouet, et au lieu de tracer des caractères sur le papier, burinons-les sur les cœurs vivants ! Au lieu de crier : En avant ! Au feu ! ruons-nous les premiers à l’attaque ! Le chef qui se précipite à l’assaut n’a pas besoin de soigner son style ou de citer César ; un cri, un geste suffit, et la contagion de l’exemple emporte le régiment sur ses pas. Imitez-le. Lorsque vous connaîtrez quelque chose de beau, de bon, de juste, de droit, ne le dites pas, faites-le ! et cela non seulement pendant un jour, mais avec l’obstination des longues patiences. Et lorsque vous verrez quelque chose d’inique, de mauvais, ne perdez pas votre temps à élever les mains au ciel et à exciter l’indignation des autres, quitte, peut-être, à vous croiser les bras après. Non, saisissez vous-même le taureau par les cornes et payez de votre personne ! Le renfort viendra tout seul !
Mais avant d’exercer une action quelconque, il faut se persuader de la nécessité d’une discipline. -253- Une force quelle qu’elle soit est comparable au feu et à l’eau. Est-elle bonne, est-elle mauvaise, je ne sais. Tout dépend de la discipline. Elle peut être un fléau dévastateur ou une énergie salutaire, selon qu’elle est lâchée ou domptée. Elle peut encore se dépenser en pure perte ou en résultats féconds, selon qu’elle est irrégulière et brouillonne ou docile et sûre.
Il règne sur la discipline des idées très différentes qui se groupent sous deux conceptions principales.
D’une part, on entend par discipline un ensemble de moyens par lesquels on arrive à mater une vie pour la remettre comme un instrument passif entre les mains d’une volonté étrangère.
D’autre part, on entend par discipline une série de moyens par lesquels on arrive à rendre une vie forte, maîtresse d’elle-même, à établir entre ses diverses énergies un équilibre tel que, loin de se contrarier, elles s’harmonisent. Ce deuxième genre de discipline amène l’homme à se posséder et à se gouverner soi-même, en vue du but qui est celui de toute sa vie, et auquel il arrive peu à peu à se consacrer tout entier.
-254- Nous ne voulons pas parler ici du premier genre de discipline. Cette discipline-là ne mérite pas de faire partie de l’éducation humaine : elle est inhumaine. Elle emploie les mêmes procédés qui réussissent à rendre les chevaux savants, à réprimer la gloutonnerie native des chiens pour leur apprendre à rapporter le gibier au chasseur. C’est admirable pour les animaux, c’est détestable pour les hommes. Ce n’est plus de la discipline, mais du dressage. Un tel système anéantit la volonté et fait d’un homme une chose. Cette discipline réalise si peu le but de la vie, qu’elle le supprime au contraire, et qu’il convient de tout souffrir et de tout endurer, plutôt que de l’accepter.
Mais il faut bien se garder de rejeter la discipline en général, comme cela arrive souvent sous prétexte de liberté et de dignité humaine. L’homme qui n’a ni frein, ni loi, ni respect, qui ne connaît pas l’obéissance et ne sent pas l’autorité des lois qui sont au fond des choses et que la conscience doit refléter, descend plus bas que la brute. En présence de certains désordres dont la vie humaine donne le lamentable spectacle, on se surprend parfois à désirer que les -255- hommes qui vivent ainsi aient subi quelque vigoureux dressage. Il y a des jours et des heures où le mal et la honte des hommes nous semblent si effrayants qu’on est tenté de faire appel à la violence pour les ramener à l’ordre ou du moins pour les empêcher d’étaler leur ignominie ! Mais ce serait choir de Charybde en Scylla.
La discipline, dans le bon sens de ce mot, a toujours été nécessaire et salutaire. Ni dans l’État, ni dans l’armée, ni dans l’école, ni dans la famille, on n’est arrivé à rien fonder de durable sans elle. La discipline est à l’énergie ce que la logique est à l’intelligence, ce que l’économie est à la finance. Il faut avoir passé par là et y repasser sans cesse, sous peine de tomber dans le gâchis, l’incohérence et la stérilité. Malheureusement tout le monde ne semble pas en être bien pénétré. Il y a, dans la jeunesse, beaucoup d’esprits forts qui pensent pouvoir se passer des petits moyens, et arriver au sommet de la montagne sans s’être fatigués à gravir les chemins pas à pas. Le manque de discipline vraie est un -256- des fléaux de ce temps. Nous avons d’une part la licence, ou le laisser-aller, et de l’autre la rigidité mortelle des systèmes autoritaires. Mais très peu d’hommes connaissent cette obéissance volontaire qui est mère de la liberté. C’est pourtant en elle qu’est le secret de la force morale.
Je voudrais pouvoir faire sentir à tout jeune homme l’horrible état de dépravation et de misère dans lequel se jettent les êtres au cœur mou, qui redoutent toute règle virile, ne savent rien se refuser, ni résister à rien, et appartiennent au premier venu, désir, passion, velléité de hasard, ou aux influences et aux caprices des événements et des volontés étrangères. — Je voudrais pouvoir le faire sentir, afin de susciter dans le cœur de ceux qui entrevoient l’abîme d’indignité où l’on descend ainsi, le désir ardent d’une vie toute différente. Peut-être se mettraient-ils à soupirer après une sévérité salutaire ?
Car enfin si cette sévérité paraît redoutable, les résultats auxquels elle conduit sont si beaux ! L’énergie est un tel bien qu’il faut préférer le coup de fouet qui la réveille à la caresse qui l’endort. Malgré tout, nous n’en sommes pas -257- arrivés à ne plus sentir sa grandeur. Même les cœurs mous et avilis gardent pour elle une secrète admiration. Un être qui se possède lui-même est comme un phare dans le monde moral.
Rien ne se recommande d’emblée et ne s’impose comme la force d’âme. Quand elle passe, on sent que c’est la royauté qui passe, et quelque chose au fond de nous nous fait souhaiter de posséder cette royauté. Le spectacle de l’avilissement des volontés nous remplit de dégoût pour les autres et pour nous-mêmes. Il y a des jours et des heures où le sentiment de l’indignité universelle nous écrase. Tout au contraire le spectacle de la virilité est réconfortant. Il suffit que son pur rayonnement ait une seule fois éclairé notre conscience pour qu’il nous en reste un souvenir indestructible. « Tel jour, en telles circonstances, j’ai vu un homme à l’œuvre, à l’œuvre de courage, de pitié, ou de vérité, et je l’ai trouvé si beau que je donnerais tout pour lui ressembler… » Comme je voudrais que beaucoup de nos jeunes contemporains pensent ainsi ! De même qu’il y a de la joie à voir un enfant vif, entreprenant, méprisant la douleur, de même on aime à rencontrer un jeune homme ayant pour -258- idéal d’être fort, et souhaitant avant toute chose de ne rien craindre, si ce n’est la bassesse, Celui-là, certes, doit être disposé à recourir à la discipline pour réaliser ses nobles aspirations, et il n’en méprisera pas les petits moyens. Car c’est par eux qu’il faut commencer. Qu’on se persuade bien d’une chose, c’est que l’énergie, comme toutes les facultés humaines, est soumise aux lois du développement. Elle a sa culture comme l’intelligence, et comme elle, s’élève des choses les plus simples aux plus difficiles. L’entraînement progressif de l’énergie a une grande analogie avec l’école de guerre. Le soldat est un homme discipliné, qui sait endurer et combattre et s’est préparé par une série d’exercices. Edgar Quinet a dit qu’il y avait dans la guerre deux choses : le côté humain et le côté divin. Le côté humain c’est l’ensemble du mécanisme matériel ; le côté divin c’est l’esprit qui anime les soldats, la cause pour laquelle ils combattent. Dans le beau combat auquel l’homme se prépare, il en est de même. Les petits moyens, ici, sont l’ensemble des procédés par lesquels on assouplit et fortifie l’outil : la volonté. On peut tous les ramener à un principe que voici : Dans les détails -259- de sa vie, s’appliquer constamment à être actif plutôt que passif. Manger, boire, dormir, se divertir, travailler, tout ce que l’on entreprend, peut s’accomplir passivement. On peut être couché dans son lit, parce qu’il doit en être ainsi et qu’on le veut bien ; mais on peut y être, parce qu’on est vaincu par sa paresse. Chacun sait cela. Il en est de même pour tous les actes de la vie, et rien n’est plus simple à remarquer.
Le travail qui paraît être l’action par excellence peut, lui aussi, avoir un caractère passif qui lui enlève presque toute sa valeur morale. Travailler, parce qu’on y est forcé, poussé par la faim, la soif, c’est être passif. C’est notre faim, notre soif qui est le ressort, et nous ne faisons que suivre l’impulsion.
La vie demande à être conquise en détail sur les fatalités et les influences extérieures, sur les désirs, les appétits, les passions, la force d’inertie qui est en chacun de nous.
Que d’êtres ont vécu et sont morts sans jamais se douter que la grande affaire dans une vie humaine était de vivre sa vie et non pas de se laisser emporter et dominer par elle ! Ce sont là choses à recommander aux jeunes conscrits qui -260- veulent se mettre à l’école de guerre. Il faut s’emparer de sa vie, se surveiller, et s’appliquer à y gagner peu à peu du terrain sur cette passivité qui nous surprend et nous lie malgré nous, dès que la garde intérieure s’endort. Un bon moyen pour arriver à exercer cette vigilante action qui fait que notre vie tombe peu à peu au pouvoir de notre volonté réfléchie, c’est de se fortifier, en général, par toutes sortes de mâles pratiques. Rien ne vaut, pour s’endurcir, un peu de misère, de privation, de souffrance même. En général les cœurs forts ont été trempés dans les luttes et dans la vie difficile. Les événements ont constitué pour eux une école sévère et salutaire. Suivons cette indication de la vie et soyons durs pour nous-mêmes. Recherchons les fatigues, les efforts, tout ce qui tend les muscles et solidifie les os, tout ce qui rend le sang plus rouge, tout ce qui exerce la patience et l’endurance de quelque nature que cela puisse être. Et cela avec méthode, comme on arrive peu à peu à soulever, en s’y appliquant jour après jour, des poids que les mains inactives ne pourraient même pas remuer. L’entraînement physique est une des conditions de la vigueur morale. Montaigne a -261- dit : « Pour leur durcir l’âme, il faut leur durcir les muscles. » Pour un homme qui aspire au gouvernement de soi-même, l’engourdissement des forces doit être un sentiment insupportable, Il se sent le devoir d’entretenir toutes celles qui sont en lui, dans le corps comme dans l’esprit, de les développer par un soin constant et de les fourbir journellement comme on fait d’une arme précieuse, afin que la rouille et la poussière ne l’atteignent pas. Lorsque, par ces mâles pratiques, l’homme sera parvenu à être maître de lui comme un bon cavalier l’est d’un bon cheval, les conditions humaines de la lutte seront remplies. Il s’agira alors du côté divin, à savoir de l’esprit qui doit l’animer et au nom duquel il va porter son arme au combat. Qu’il ne puisse servir qu’un maître, c’est là le premier point ! Ce maître c’est la volonté qui est au fond des choses, et cette volonté nous la servons en nous inspirant des intentions qu’elle nous découvre dans la vie de l’humanité. Faire grandir et progresser la vie, la rendre juste, forte, pure, saine, joyeuse, l’aimer et le lui prouver en la servant, voilà le but. — Mais quand on aime la vie dans son essence divine et son intégrité, que de choses ne faut-il -262- pas haïr ? Nous dirons donc ceci : Le résultat de la discipline doit être de former, d’assouplir, d’apprivoiser notre nature entière de telle sorte qu’avec toutes les énergies qui sont en elle, elle se mette, comme un glaive docile et vaillant, au service de la vie qu’il faut aimer, contre tous ses ennemis qu’il faut haïr, combattre et attaquer sans trêve ni merci. — La haine du mal est le complément indispensable de l’amour de la vie. Celui qui ne sait pas haïr ne sut jamais aimer. Qui dit : j’aime, et ne ment pas, dit du même coup : je hais. Ces belles et fortes passions sont le nerf des combats. Tous les grands amis des hommes les ont connues par cette seule raison qu’ils étaient d’une pièce, comme les rochers sur lesquels on peut bâtir sa maison ou se briser la tête.
Aimer et haïr, avec tout ce qu’on est et tout ce qu’on a, jusqu’au sacrifice, jusqu’à la mort, c’est ce qui constitue le degré le plus élevé de la discipline virile. A ce point, à travers les commencements humbles, la fidélité dans les petites choses, l’obéissance consentie est devenue la liberté suprême, et j’ajouterai, le bonheur le plus élevé et le plus pur.
Foin du bonheur lâche et passif qui après tout -263- vous amollit et vous expose ensuite désarmé à tous les coups, même les moindres ! Quelle misère que ce bonheur ! La vraie félicité est dans l’action, la lutte. Oh ! vivre, combattre, souffrir pour ce qu’on aime et pour ce qu’on adore ! pour la justice, la liberté, la patrie, pour ceux qu’on outrage et qu’on opprime ; être un cœur d’homme, un rempart, comme disaient les Grecs, une borne irréductible ; n’avoir qu’une parole aussi ferme pour dire oui que pour dire non, et sur laquelle on peut compter comme sur le soleil levant ; emboîter le pas dans l’immortelle phalange qui passe au champ d’honneur de l’humanité dans un éblouissement de soleil ! Jeune ami qui lis cette page, sens-tu le feu courir dans tes veines en te représentant ce sort ? Il sera le tien. Mais pour y arriver, il faut avoir le courage et la patience de te laisser morigéner par un maître d’escrime !
Le travail est la forme calme et continue de l’action. On répète :
« Le travail est la vie, l’oisiveté la mort. » Si cela est vrai, et je n’en doute pas, nous sommes -264- rongés par la mort. Comment, dira quelqu’un, vous trouvez qu’on ne travaille pas assez ? D’autres estiment qu’on travaille trop. Entendons-nous. Aucun siècle n’a plus travaillé que celui-ci, mais qui a fait le travail ? Quelques-uns. Pour un inventeur qui s’est usé en recherches et en veillées, combien de gens qui se reposent et profitent de son labeur ? Dans l’industrie, le travail repose sur certaines épaules surtout. Les autres en profitent sans savoir aucun gré à ceux qui peinent. L’Américain Bellamy a fort bien comparé la société à une diligence : Une partie de l’humanité y est attelée, l’autre se dispute les places de l’intérieur et se fait traîner. Le travail est mal compris, et même méprisé par beaucoup trop de gens. Il est surtout considéré comme une corvée à laquelle on se soumet pour gagner le pain. Celui qui a du pain n’a pas besoin de travailler. Quant à l’autre, il travaille par nécessité. Tous les deux font mal. Je distingue deux espèces de fainéants, ceux qui paressent et ceux qui travaillent en grognant. Donc il y a lieu de réhabiliter le travail. Comment arriver à cela ? En travaillant tous, sans exception. Étant donné que le travail est une loi de la vie, on ne saurait, sous -265- aucun prétexte, admettre que quelqu’un s’en exempte. Quiconque ne travaille pas est, dans l’esprit même de cette loi suprême, condamné à périr. Il périt de marasme intérieur, dévoré par l’énergie prisonnière qui se transforme en poison. Tout ce qui ne remue pas, ne fonctionne pas, se rouille et se corrompt. Vous ne faites rien, jeune homme ? Il suffit. Je préférerais entendre dire que vous avez le choléra, car il ne tue et ne contamine que le corps. Le mal d’oisiveté qui vous ronge, détruit tout l’homme. Vous êtes non seulement infecté, mais vous constituez un foyer d’infection. Dans une société bien organisée, celui qui est atteint de votre mal devrait être condamné à mort : à mort par le mépris public, à mort par la faim. Que l’homme ait du pain en abondance et vive sans travailler, du travail d’autrui, ou qu’il n’ait pas de pain, mais que, paresseux, il le mendie ou le vole de n’importe quelle façon, il n’y a pas de place pour lui dans un monde soumis à la loi du travail et de la solidarité. Il tombe de l’arbre comme la feuille morte.
Surtout nous qui aimons le travail et qui comprenons à quel point il est bon, salutaire, -266- respectable, nous qui sentons qu’il est un grand libérateur et un grand pacificateur, ne le cachons jamais. Ce siècle de labeur cache le travail ; c’est une de ses élégances. Dans nos villes, les étalages éclatent aux yeux, les ateliers sont masqués. On voit les résultats, mais non l’effort. Comme c’est malsain pour la jeunesse et pour tout le monde ! Ne pas savoir la peine que les choses ont coûtée ! Ne pas voir la petite main pâle qui a fabriqué cette fine dentelle, le poing noir qui a forgé ces appareils et ces machines ; mais c’est être induit en erreur et disposé à l’injustice ! On en arrive à croire que les choses se font aisément, toutes seules peut-être. Montrons le travail ; c’est une nécessité sociale, un hommage à la vérité. Faisons davantage encore, honorons-le dans notre personne, afin d’apprendre à la jeunesse à l’honorer. Jamais nous ne l’exalterons assez. Ne cachez pas vos mains quand elles présentent les traces du travail, ce serait une mauvaise action. Voyez comme le mal s’étale ! N’ajoutez pas à son impudence votre fausse honte. Pourquoi brosser avec tant de soin cette poussière de labeur qui vous honore ? Le soldat n’est jamais plus beau que -267- lorsqu’il est noir de fumée ! Qu’est la grande tenue des jours de parade auprès de la livrée des batailles ! Le vieux Diogène que personne ne connaît et que l’épithète de cynique définit si mal était un très grand philosophe pratique et un excellent précepteur. Il enseignait entre autres aux jeunes disciples qui se confiaient à sa direction à affronter certains sots préjugés du public et à circuler en portant des fardeaux, des outils, ou des objets de consommation. Que n’est-il encore parmi nous pour enseigner ces rudes préceptes à certains jeunes seigneurs qui se soucieraient fort peu d’être aperçus en mauvaise compagnie, mais rougiraient d’être surpris dans l’accomplissement de telle besogne modeste et honorable !
Les coutumes les plus absurdes et les idées les plus fausses sont journellement inculquées à la jeunesse des deux sexes par cette manière de cacher le travail. Vous vous excusez, madame, de ce que je vous surprenne travaillant, les mains à la pâte, ou occupée à soigner vos enfants. Votre embarras n’est flatteur, ni pour moi, ni pour vous. Serions-nous de ceux qui méprisent le travail ? Faire la cuisine ou le ménage, -268- soigner ses enfants, quoi de mieux ? Une mère est-elle jamais plus touchante qu’à son poste ? Quel plus bel exemple à donner à la jeunesse ? Sans doute, il ne faut rien exagérer, ni se noircir les mains et la figure de propos délibéré. La vertu elle-même n’est estimable que par le tact et la discrétion. Mais nous nous comprenons, n’est-ce pas ? On répète souvent maintenant que les jeunes ne veulent plus travailler, et ceux qui parlent ainsi sont les auteurs directs de l’inertie qu’ils blâment. En se faisant les serviteurs de leurs enfants, en leur évitant tout effort, ne les ont-ils pas eux-mêmes habitués à la paresse ?
Et puisque nous voici à parler de travaux manuels, consacrons une attention spéciale à cette forme très délaissée de l’activité. Je reconnais dans leur réhabilitation un des grands moyens curatifs que réclame l’état de notre époque. Tout d’abord cet équilibre perdu par l’exagération des opérations intellectuelles, par l’exaspération de nos facultés représentatives, serait rétabli par une poussée du côté de l’activité musculaire. L’activité musculaire tonifie, repose des efforts d’attention et de raisonnement -269- et amène une certaine pondération dans l’être surmené. A ce point de vue le travail manuel est un des plus énergiques moyens thérapeutiques. Il enrichit le sang, augmente l’énergie, entretient la bonne humeur quand elle existe, et la ramène quand elle a disparu. On vit bien plus gaîment et plus largement quand le corps a son activité normale, et la pensée, loin d’y perdre, y gagne. L’étude sédentaire énerve, altère les impressions et les idées, diminue la clarté des conceptions et dispose aux exagérations et aux excentricités. On ne quitte pas impunément la base de la vie. On tient mieux sa plume et on s’en sert mieux après avoir raboté, scié, limé, martelé, car rien n’active la circulation cérébrale et l’éclosion des pensées comme une occupation physique modérée et, d’autre part, en nous rapprochant de la vie réelle, des choses qu’on voit, touche, et qui sont du domaine essentiellement pratique, on assemble au fond de son être comme un lest précieux qui empêche la pensée de s’égarer et de se perdre dans le vide. Que de politiciens auraient échappé au danger des formules creuses et à la rage stérile de légiférer, s’ils -270- s’étaient initiés par le travail aux besoins pratiques du peuple !
Mais parmi tous les travaux manuels il n’en est aucun qui, pour sa merveilleuse influence, soit comparable au travail des champs. C’est un des moins accessibles à la jeunesse studieuse en temps ordinaire ; mais il y a les vacances. Heureux celui qui, alors, peut s’enfuir aux champs, et qui possède un coin de terre familier ou quelque parent et ami auquel il peut demander de l’initier au secret rural ! Il y a une âme des champs, qui vit sur les sillons et dans les moissons, dans les haies et les prairies, âme bienfaisante, calmante, pleine de doux enseignements et de mâles élans. Virgile l’a comprise. L’antiquité en était imprégnée. Mais pour se révéler, cette âme demande à chacun sa part d’effort. La terre parle aux promeneurs, sans doute, elle est bonne à tous, mais il est des choses qu’elle ne dit qu’à ceux qui la cultivent et la travaillent, qui l’aiment en un mot. J’estime que le plus grand malheur d’une société est de consommer le divorce avec la terre et d’en arriver, comme cela se produit malheureusement dans les grandes villes, au sein de la vie factice, à ne -271- plus la considérer que comme de la boue. Comme il est vrai, le vieux mythe du géant Antée, ranimant ses forces chaque fois qu’il touchait la terre, sa mère, et vaincu enfin parce que son adversaire l’en avait violemment arraché ! Il faut rechercher la terre, se retremper à son sein robuste. Jeunesse fatiguée, surmenée d’études, anémiée et énervée par la grande ville, prends la clef des champs ! Parle aux paysans, fais mieux, demande-leur du travail. Apprends à conduire cette charrue, à manier cette pioche, cette faux ! Dans quelques jours tu seras étonné du nombre de choses nouvelles que tu auras découvertes, tu auras appris quel mal donne la culture de ce pain mangé avec ingratitude par une foule de gens, et que tu ne pourras plus toucher désormais sans attendrissement, te souvenant que l’homme y a mis sa peine, et Dieu son soleil. Celui qui déchire le sol et y jette la graine te sera apparu comme le symbole même de l’humanité qui sème et espère. Près de ce laboureur, si la vie t’a semblé jadis irréelle et pleine de vanités, tu diras tout bas avec le poète :
-272- Obscurément tu percevras la sainteté du travail et le sérieux profond de la vie, et tu verras les derniers rayons du soleil d’octobre
Fais cela, jeune homme, crois-moi ; avant de te le conseiller, je l’ai pratiqué. J’ai fauché plus d’un champ d’avoine et de froment, bercé pendant de longues heures sous le ciel d’août, par la lente cadence de l’outil qui va, qui vient, abattant à chaque coup les épis jaunes et lourds : j’ai entendu chanter les cailles dans les champs profonds et par delà les flots dorés des blés et des bois qui bleuissent au-dessus des vignes ; j’ai songé aux rumeurs humaines, aux fournaises des grandes cités, aux problèmes qui tourmentent ce temps, et j’y ai vu plus clair. Oui, j’en ai la certitude, l’un des grands remèdes à nos maux, à nos maladies sociales, intellectuelles et morales, serait le retour à la terre et la réhabilitation du travail des champs. Je ne puis m’empêcher de citer ici une page de mon ami T. Fallot, « Idées d’un rural », et je les recommande aux jeunes hommes en général, mais en -273- particulier à ceux qu’une conception erronée de la vie pourrait engager à renoncer à cultiver leurs terres et à donner ainsi un exemple funeste :
« C’est aux classes cultivées à donner l’exemple du retour à la campagne et du retour à la terre. Elles ont fait le mal, à elles de le réparer.
« N’est-ce pas elles qui ont enseigné aux paysans le fétichisme de la ville, de tout ce qui en vient, — articles et idées de pacotille ? elles, qui ont répandu le culte de l’argent qu’on y gagne sans peine, la soif des plaisirs frelatés qu’on y goûte, et le reste ?
« Après avoir enlevé au paysan le respect de la terre et du travail qui la féconde, il ne sera pas aisé de le lui rendre ; et pourtant il faut, coûte que coûte, lui faire comprendre qu’il n’y a pas d’existence préférable à la sienne. Sinon, la désertion des campagnes continuera.
« Mais les raisonnements ont peu de prise sur le cultivateur ; les leçons de choses seules le font réfléchir. Le jour où il verra les familles aisées et les hommes instruits venir habiter avec lui et travailler comme lui, Jacques Bonhomme finira par comprendre qu’on l’avait bel et bien -274- trompé en l’assurant qu’il y a plus de pièces d’or à gagner en ville que de pierres dans sa vigne, et, tout ému de cette découverte, il recommencera à racler joyeusement sa terre au grand soleil de Dieu et à lui faire produire son fruit.
« Du reste, point de malentendu ; ce n’est ni une œuvre de dévouement, ni un apostolat que je prêche aux hommes cultivés, mais une entreprise fort raisonnable dont ils seront les premiers à bénéficier.
« L’honorable corporation des pharmaciens aura beau aligner formule après formule et composer pilule après pilule, elle ne retrouvera jamais de reconstituant pareil à celui que fournit à l’homme le travail de la terre. »
Les anciens étaient plus sages que nous en imposant à leurs enfants l’apprentissage d’un métier manuel, quelle que fût leur condition sociale. Ce genre d’éducation pratique est le complément indispensable de toute culture virile.
Le travail manuel, à mon avis, outre les avantages que je viens d’énoncer, en a un autre. Il nous fournit un terrain de rapprochement social. Tant que ce travail est méprisé par la partie lettrée ou aisée d’une nation, il subsiste -275- une source de malentendus et de ressentiments. Malgré toutes les protestations et tous les témoignages en l’honneur de ceux qu’on nomme les travailleurs, ceux-ci se persuadent que leur travail est après tout un esclavage auquel personne ne voudrait se soumettre librement. De là à la haine du travail manuel, il n’y a qu’un pas. Quant aux travaux de l’esprit, qui se font en général dans des conditions extérieures de propreté et de confort, le peuple les déprécie facilement et n’y voit qu’un agréable passe-temps ou une fainéantise déguisée. Qu’on puisse peiner, lutter, se fatiguer, remuer de lourds fardeaux, et gravir des sentiers ardus, tout en restant assis tranquillement sur une chaise, à l’ombre, cela n’est pas aisé à comprendre pour celui qui supporte le soleil, les intempéries, les miasmes des mines.
Les malentendus qui résultent de cet état de choses sont un grave obstacle au progrès social. Pour les faire diminuer il est nécessaire que les classes lettrées se familiarisent avec les travaux des autres classes et fassent les premiers pas vers la réhabilitation des plus humbles besognes.
-276- Le travail à l’heure actuelle est surtout devenu un moyen de se procurer la nourriture matérielle, ou encore le plaisir, le luxe, la réputation. Nous l’avons fait descendre à un rôle subalterne. Comme la plupart des forces humaines, si belles dans leur liberté, il a contracté dans l’esclavage une série de difformités. Il est, comme l’amour et la religion, méconnaissable à force d’avoir dégénéré. Nous ne connaissons presque plus que le travail vénal. Même les travaux de l’esprit se vilipendent et se vendent. Qui donc se souvient que le travail est une des plus pures sources de bonheur et que jamais il n’est plus saint que lorsqu’il est désintéressé ? De tous les moyens que possède l’homme de se mettre en rapport avec le fond des choses, la vérité, la justice, tout ce qui est vénérable et permanent, il n’y en a aucun qui vaille le travail. Il semble que, pour établir entre nous et le grand mystère de la vie ce contact qui fait qu’on reçoit la secousse électrique vivifiante, il faille mettre ses mains à une œuvre utile. C’est en travaillant, en s’oubliant dans le labeur aimé que l’homme se sent de la race de l’Éternel Ouvrier. Le travail est le grand -277- libérateur, le pacificateur, le consolateur par excellence. Mais pour le connaître tout entier, il faut se souvenir qu’il s’appelle quelquefois la peine.
Pour les jongleurs de mots, un mot ne vaut pas plus que ne vaut un sou pour le financier spéculateur. L’un et l’autre remuent à la pelle le résultat du travail d’autrui. Mais pour celui qui le gagne à la sueur du front, l’argent a sa vraie valeur ; il voit ce qu’il coûte à gagner. Il en est de même des mots. Que n’ont-ils coûté à faire, ces mots que l’un promène, s’en ornant comme d’une breloque, et sous lesquels l’autre apparaît, affublé comme un barbet en uniforme. Les mots sont de longues histoires condensées, des flores entières de vie et de pensées ramassées en un seul bouquet. Voyez ce mot labor qui signifie à la fois travail et peine ! C’est toute une philosophie et toute une morale. Il unit en une même pensée l’activité créatrice de l’homme, et cette loi de peiner, de souffrir, à laquelle nous sommes tous soumis. N’indique-t-il pas, -278- ce mot, que la douleur s’unit au travail dans la longue et lente évolution humaine, et que cette évolution est un travail d’enfantement, un douloureux labeur ? Voilà ce dont le jeune homme doit bien se pénétrer, afin de se faire une idée juste de la peine, et de ne pas rechercher seulement cette forme de l’activité qui est bonheur et plaisir et qui épanouit tout l’être dans la volupté de créer, mais d’accepter l’effort pénible et de transformer en activité, par la libre acceptation, même la douleur passive.
L’homme est rebelle à la peine et à la douleur. Sa nature l’exige ainsi. La douleur le préserve en l’avertissant. Quand l’homme s’égare, elle surgit devant lui pour le lui faire comprendre. Il est donc naturel que nous recherchions ce qui augmente la vie et lui agrée, et que nous évitions ce qui la diminue et la fait souffrir, Mais par cela même, ne devons-nous pas quelque reconnaissance à la douleur ?
A. de Musset.
-279- La douleur ne remplit pas seulement auprès de nous l’office négatif d’un avertisseur qui crie gare aux endroits périlleux ; elle nous rend attentifs à nous-mêmes, nous révèle à nous. Que de choses que l’homme ne voit bien qu’à travers les larmes ! Et quelles larmes plus sincères, plus touchantes que celles de la jeunesse ? Quand ce cœur frais, généreux, sensible est mis en contact avec la vie rude, souvent impitoyable, comme il souffre ! Quelles épreuves il traverse ! La jeunesse de ce temps âpre et positif en sait quelque chose. Nous lui dirons : Aimez-la, cette douleur, qui vient du contact de la vie avec votre idéal. Descendez avec elle jusqu’au plus profond de votre âme et interrogez son soupir. Partout où, dans ce monde, vous vous sentirez froissé, blessé dans un sentiment profond et vrai, contrarié dans une aspiration légitime, ayez le courage de votre souffrance. Qu’elle soit le cri d’alarme qui vous excite à la résistance, au combat, à la recherche de quelque chose de meilleur. Vous connaîtrez alors la douleur libératrice. Elle forge des armes avec des chaînes. Dans cette sainte peine de jeunesse, opprimés, souffrant des injustices que le plus fort -280- fait subir au plus faible, apprenez à mieux aimer la justice. Ne faites pas comme les derniers venus de certaines écoles, qui, tourmentés par leurs aînés, se promettent de tourmenter un jour les jeunes à leur tour. Que la douleur vous instruise dans la pitié et vous rapproche de ceux qui souffrent et peinent, des petits, du peuple, de tous ceux qu’on oublie. Ainsi elle vous dévoilera des choses grandes et cachées. Mais elle fera davantage pour vous. Elle vous rapprochera des morts, comme elle vous aura rapproché des vivants. Les grandes souffrances de l’histoire ne vous resteront point étrangères. Vous communierez avec ceux qui ont vécu avant vous, dans le sacrifice et la peine. L’humanité que méprisent ceux qui ne la connaissent pas et ne font rien pour elle, vous apparaîtra belle de tout ce qu’elle a souffert, et vous l’en aimerez davantage. Vous vous serrerez autour d’elle comme les enfants se serrent autour de la mère en pleurs, et elle vous apprendra le secret de puissance, d’espérance, de foi, qui est révélé au sanctuaire des grandes douleurs. Ne craignez pas que votre jeunesse y perde de sa gaîté. Comme le travail, la douleur entretient la faculté -281- d’être heureux. Il croît, sur les sentiers escarpés qu’elle nous fait gravir, des fleurs au doux sourire, que les profanes n’ont jamais connues.
La peine est encore un aiguillon, un ressort puissant. Une existence trop facile énerve, une jeunesse molle prépare mal à la vie. Il est bon de se soumettre au joug tant qu’on est jeune. Le fardeau des jours heureux est bien lourd à supporter avant que l’expérience soit venue à notre aide. Souhaitons-nous un peu de misère plutôt, c’est plus salutaire. Cela trempe la volonté, durcit l’épiderme et prépare à la liberté. Puis, c’est plus mâle, plus conforme à ce que doit désirer un jeune homme, c’est-à-dire un être qui est jeune et qui veut devenir un homme. Regardez les meilleurs de ce temps et les meilleurs du temps passé. Ils ont tous mangé un peu de vache enragée, et ils s’en vantent. Après tout, c’est bien plus intéressant à raconter plus tard. Meminisse juvat. Sans doute, un bon lit, une bonne table, c’est à apprécier. Ne méprisons rien et, à l’occasion, profitons-en -282- mieux que personne. Mais ce n’est pas là ce qui marque et se grave le plus avant dans le souvenir. On se rappelle plus volontiers les jours où l’on a mangé maigre et couché sur la dure, voire même à la belle étoile. Je ne souhaite à personne de souffrir de la faim, du froid, de pâtir enfin, mais un peu de misère et d’austérité, c’est le sel de la jeunesse.
C’est pour cela qu’il faut se féliciter d’être né dans une situation modeste, et quand il en est autrement, il convient de rechercher la simplicité de goûts et de besoins. Je voudrais qu’il y eût un plus grand nombre de jeunes gens riches, épris de labeurs, d’efforts, de privations, de pauvreté volontaire enfin, et moins de jeunes gens, issus de conditions humbles, honteux de leur sort et de leur origine, toujours appliqués à paraître plus fortunés qu’ils ne sont et arrivant à dépenser, pour leur superflu, le nécessaire de leurs parents !
Pour conclure, j’estime que la douleur est une amie, qu’il faut la saluer comme une majesté, être bien persuadé que sans elle l’humanité serait restée confinée dans la barbarie, et que les plus beaux progrès lui sont dus.
-283- Tout jeune homme de cœur doit la respecter, la vénérer au-dessus de n’importe quelle grandeur, l’aimer et baiser dans la poussière les traces de ses pas sanglants.
Ceux qui méditent de sortir des chemins battus ont besoin de se constituer une forte vie intérieure. Pour retrouver constamment la ligne juste, impartiale, il leur est nécessaire d’échapper de temps en temps aux sollicitations extérieures, aux entraînements des tendances et des partis, aux cris discordants qui déchirent l’air autour d’eux. Je réclame une large part pour le recueillement, dans la vie de notre jeunesse. Où la trouver, c’est une autre question. L’autre jour, en passant sur un de ces champs de foire où, avec les moyens perfectionnés de la civilisation moderne, on organise de si beaux vacarmes, j’ai vu ceci : Un petit jeune homme aux cheveux bouclés, aux traits fins, faisant partie, sans doute, d’une famille de forains et rentré, pour les vacances dans la voiture paternelle, se -284- tenait accroupi sur un pliant, les coudes sur les genoux, les pouces dans les oreilles, les yeux plongés dans un livre. A droite criait un bateleur, à gauche ronflait un trombone, une grosse caisse battait son plein, plusieurs orgues rivalisaient sur des airs différents au souffle assourdissant de leurs trompettes d’airain. Des chiens aboyaient, des passants chantaient, criaient, se battaient : le petit, lui, restait imperturbable. Longtemps je le regardai. Il m’apparut à ce moment comme un symbole : Si l’on veut arriver maintenant à se recueillir, c’est un peu comme lui qu’il faudra s’y prendre. Imitons ce vaillant enfant qui, à force de volonté, établit le silence en plein tumulte. Il faut avouer que cette puissance de concentration n’est pas donnée à tout le monde. Encore arriverions-nous peut-être à l’acquérir si nous connaissions la valeur du recueillement. Mais, en général, on le redoute plutôt qu’on n’y aspire. Chacun, au sortir du cours, des bureaux, du laboratoire, de l’usine, croit de son devoir de prendre des mesures contre les dangers qu’il court de rester en tête à tête avec lui-même.
Les auditeurs de Jean-Baptiste, touchés de sa -285- parole, lui demandaient : Que faire pour échapper à la colère à venir ? Leur question me rappelle, par analogie, celle d’une multitude de nos contemporains. Ceux-ci demandent : Que faire, qu’entreprendre pour échapper à nous-mêmes ? Ont-ils peur d’être en mauvaise société en demeurant face à face avec leur propre personne ? On le dirait. Ils préfèrent à la solitude la compagnie la moins intéressante et la plus malsaine. Certains aiment mieux payer pour s’ennuyer en masse que de s’ennuyer tout seuls gratuitement. Rien n’est intéressant comme de voir toutes les combinaisons, toutes les ingénieuses roueries déployées dans cette lutte contre le recueillement. On s’assure contre lui, comme contre la grêle ou l’incendie. Le sou dépensé par les plus pauvres pour acheter un journal, dont parfois ils ne lisent que le feuilleton, n’est-il pas très souvent une sorte de prime d’assurance ? Vous connaissez ces gens prévoyants qui portent toujours des sels sur eux pour s’en servir en cas de malaise. Il y en a même qui emportent toute une pharmacie : c’est plus prudent. Dans un but différent, d’autres ont toujours sur eux une feuille publique, un roman, un jeu -286- de cartes ou de patience. Aussitôt qu’il se présente un instant et qu’ils risquent de réfléchir, ou de rentrer en eux-mêmes, vite, ils sortent leur remède. Ils lisent un bulletin financier, un fait divers, ou font une réussite… le péril est conjuré, et quel péril ! ils avaient failli se recueillir. C’est l’horreur de la vie intérieure poussée jusqu’au ridicule.
Le résultat est que beaucoup d’hommes deviennent des étrangers pour eux-mêmes. Toute l’intensité de vie s’est portée à la surface. Channing disait : « Il vit et meurt des multitudes d’hommes aussi étrangers à eux-mêmes que nous sont à nous les pays à peine connus de nom, mais qu’un pied humain n’a jamais foulés. » A certaines époques de l’histoire, la contemplation solitaire avait fait perdre aux croyants le chemin du monde à force de les tourner tout entiers vers les choses intérieures. Le chemin perdu maintenant, c’est le petit sentier qui conduit dans notre propre cœur. Nous avons grand tort de négliger ce sentier. On perçoit, dans le silence de ses détours oubliés, des voix douces et puissantes dont nos oreilles se sont déshabituées.
La solitude que nous fuyons est bonne, et le -287- recueillement est salutaire. Il faut des haltes dans la vie, et comme dit Ésaïe, il convient parfois de s’asseoir dans le silence.
Vous me direz que ce que j’avance là est en contradiction avec l’action que je présente comme un des traits essentiels de l’idéal nouveau. Nullement. La source de l’action calme et sûre est dans le recueillement.
En quoi consiste l’énergie d’une volonté, la fermeté d’une conscience et sa sûreté ? C’est dans la faculté de savoir être seul, de résister à l’envahissement des influences du dehors et de s’affermir contre elles dans une forte vie intérieure. Se recueillir n’est pas fuir le monde et s’amollir dans un isolement maladif ou dans la stérile contemplation du moi. Dans ce sens nous disons au contraire : Væ soli ! — Se recueillir c’est forger et fourbir ses armes à l’écart pour les reporter au combat avec une énergie nouvelle. C’est reculer pour mieux sauter.
A côté de toute grande activité extérieure, il faut une vie intérieure intense. Partout où celle-ci manque, l’activité dégénère en agitation. La retraite, la solitude, le désert ont joué un rôle dans toutes les existences fécondes.
-288- Partout où, dans ce monde, s’élève une voix capable d’éveiller un écho, elle sort d’une bouche qui sait se taire. Le secret des paroles puissantes et des actes héroïques est dans les grands silences de l’âme. Dans le recueillement toutes les énergies se concentrent et se préparent, et quand arrive leur heure, elles se manifestent avec un élan vigoureux. On dirait que l’esprit a, comme la terre, ses longs hivers où tout se tait et sommeille, ses printemps avec leur réveil, leur germination et puis ses moissons. Il y a là des lois contre lesquelles on ne peut s’insurger sans se heurter à l’impossible. Cela est vrai pour l’étude et l’assimilation du savoir d’autrui qui a besoin de se tasser et de se digérer. Cela est vrai surtout pour le travail de production personnelle. Tous les travailleurs de l’esprit devraient s’en souvenir constamment, sous peine de produire des œuvres éphémères, sans portée ni vigueur. La malédiction des carrières qui obligent l’homme d’écrire ou de parler à jour fixe, est d’exciter à la production artificielle. Plus on est jeune plus ce genre de travail fait de mal. Quand on se presse trop, on ne travaille plus, on fabrique. J’engagerai toujours un jeune homme respectueux -289- de son individualité à produire sans hâte. Mieux vaut laisser son encrier se sécher et sa plume se rouiller, que de s’en servir pour mettre au monde des pensées non mûres. Pour les actes, il en est de même. Il ne faut pas que l’action extérieure devance l’action intérieure. Tout ce qui vient avant son heure est faux et ne peut durer. D’où vient la vertu particulière, l’immortelle beauté des chefs-d’œuvre classiques, qu’ils s’appellent poésie, peinture ou sculpture ? Elle est pour une bonne part dans la patiente gestation d’une œuvre venue à son heure sans fièvre et sans artifice. Que de mauvais travail nous faisons parce que nous ne connaissons pas la force du recueillement ni le secret de tendre longtemps l’arc afin que le coup porte plus loin !
Le recueillement est une force encore parce qu’il assure l’unité de la vie. Est-ce un cavalier que celui qui va où veut le cheval ? Non, n’est-ce pas ? — Ceux qui ne savent pas revivre leur passé, se ressaisir, et mettre de l’unité dans leurs aspirations, sont comme ces cavaliers en -290- zigzag qui se laissent emporter à la fantaisie de leur monture. Sans le savoir ils obéissent à mille impressions étrangères, et se modifient selon les événements. Ce ne sont pas des individualités, ce sont des résultats.
Pour échapper à cette indigne servitude où tant d’hommes se voient amenés à défaire aujourd’hui ce qu’ils ont fait hier et à perdre tout le fruit de la vie, il n’y a qu’un remède : le recueillement. Il faut que le jeune homme repense son enfance et l’homme, sa jeunesse. Les meilleurs parmi nous sont ceux en qui le jeune homme se souvient de l’enfant et l’homme mûr, de l’adolescent. Quelle belle vie que celle où, malgré toutes les fluctuations extérieures, il s’est peu à peu constitué, dans le silence du cœur, un pacte de fidélité entre les âges différents : où le jeune homme a su garder la naïveté, l’homme la joie et l’enthousiasme, le vieillard la confiance et la sérénité, et où toutes ces vies résumées en une seule s’accordent pour dire : nous maintiendrons ! La triste existence, par contre, où l’on se voit soi-même là-bas dans le passé mort, comme un inconnu qui dit, qui chante, qui aime des choses que nous ne comprenons -291- plus ! Malheur aux peuples qui oublient leur histoire et aux hommes qui oublient leur passé.
Le roi Ahasvérus n’avait pas plutôt commencé à écouter la lecture de sa propre histoire qu’il y découvrait plusieurs injustices à réparer. Laissons parfois ce chroniqueur impartial qu’on nomme la conscience, déchiffrer aux tablettes des jours évanouis ce que nous fûmes alors, ce que nous avons souffert, accompli ou négligé. Soyons respectueux pour cette sollicitation intérieure qui nous dit avec tant d’instance et d’autorité : Sta viator.
Pèlerin arrête-toi, fais une halte ! souviens-toi ! Que ce soit pour pleurer ou pour sourire, les deux sont salutaires. On en sort toujours meilleur et plus fort parce qu’on en sort plus fidèle. Une vie sans souvenir est une chaîne brisée. Le plus précieux d’elle-même est perdu, elle n’a plus de prix. A quoi bon peiner, s’efforcer, courir et se hâter pour laisser tout périr ensuite au gouffre de l’oubli ! Sta viator ! Ne dis pas que tu es pressé. A quoi sert la vitesse quand elle mène aux abîmes ! Or, celui qui ne dresse jamais son bilan moral, celui qui ne revit pas sa vie, celui qui accomplit ses œuvres et -292- s’en va, les oubliant comme les oiseaux stupides qui oublient leurs œufs dans le sable, court à sa perte certaine. Quand il s’y attendra le moins, il se brisera le front contre quelque pierre qu’il a lui-même posée. Non, il n’y a ni excuse, ni prétexte acceptable, il n’y a aucune bonne raison possible à alléguer contre cette nécessité morale de s’arrêter et de faire son examen de conscience.
La même nécessité existe pour quiconque tient à avoir une vie intellectuelle de quelque valeur. Si vous ne voulez pas que votre intelligence dégénère, finisse dans l’incohérence, dans le plus invraisemblable mélange du pour et du contre, il faut vous arrêter quelquefois, contrôler le travail qui s’est fait, et en éprouver la solidité. En un mot, il est urgent de faire cesser les bruits du dehors et les suggestions de la pensée d’autrui pour revenir à la coutume démodée de penser par soi-même. Autrement il ne reste bientôt, comme fruit d’une vie intellectuelle désordonnée, qu’une existence pratique stérile. Les actions se détruisent les unes les autres, comme les pensées.
-293- Que dire de la foi religieuse ? Peut-on encore donner ce nom à l’assemblage bizarre, hétérogène, de pièces neuves et vieilles de toute provenance qui constitue si souvent l’édifice de nos conceptions religieuses ? L’incurie seule semble avoir présidé à cette construction chancelante, et c’est là l’abri qui doit nous protéger ! Plus que partout ailleurs, il faut ici du silence et du recueillement. Jeunes croyants, demandez-vous ce que vous croyez, et si c’est bien vous qui croyez. Votre foi est-elle vivante, transformée en suc et en sang, ou bien n’est-elle qu’un amalgame de corps étrangers qui encombrent votre vie intérieure ? Il est si dur de voir ses affirmations les plus catégoriques se résoudre en fumée, et ses protestations courageuses faire place, au moment critique, à la crainte et aux incertitudes. Pour s’éviter l’affreuse solitude dans les rencontres suprêmes, où les croyances d’emprunt tombent en poussière au choc de l’épreuve, il faut souvent se retirer dans le silence. Là, en face de Dieu seul et de la réalité, -294- la foi s’épure et se fortifie en devenant plus simple et plus vraie. Elle se débarrasse des scories qu’y mêlent, pour notre malheur, la routine et la crainte des hommes ; et de cette école austère où la sainte vérité nous châtie, nous sortons avec un cœur plus ferme.
Je ne me contenterai pas de recommander le recueillement ; mais je prêcherai le repos. Ne riez pas. S’il y en a qui flânent trop, il y en a aussi qui ne flânent pas assez. Trop travailler, hélas ! ne profite pas. Fermez-moi ce livre, éteignez cette lampe !
Vous n’avez pas de temps à perdre, dites-vous. Se reposer n’est pas perdre du temps, c’est en gagner. Vous travaillerez beaucoup mieux après. Il y a une limite à tout : à force de bûcher on finit par s’abrutir. J’en appelle à tous ceux qui ont passé des examens. Donc je suis pour les haltes !
-295- Par une journée d’été, éclatante de soleil, lorsque, touriste, on a mesuré les grandes routes poudreuses et les chemins escarpés où la rocaille blesse le pied, comme il fait bon jeter le sac et le bâton et s’asseoir à l’ombre ! C’est ce qu’il y a de meilleur dans les excursions. — Réflexion de traînard ! direz-vous, maxime de ceux qui, parmi les beautés de la nature, goûtent surtout les oreillers de mousse et laissent volontiers à d’autres la gloire des grands efforts et des ascensions pénibles. Cela rappelle le fameux : Suave mari magno de Lucrèce… Pas le moins du monde ! Cette réflexion est inspirée par la nécessité même, par les lois inhérentes aux choses humaines. Celui qui ne sait pas s’arrêter ne sait ni marcher ni profiter de ses marches. Il faut quelquefois s’asseoir, regarder en arrière et devant soi, se souvenir et prévoir, examiner ses forces et son temps, écouter ce que disent au pèlerin, un instant arrêté, les brins d’herbe, les fourmis, les oiseaux. Il faut s’asseoir pour percevoir à travers les sons et les formes des choses qui passent, la voix de Dieu et le soupir de l’âme.
Celui qui ne sait pas s’arrêter ainsi ne rapportera que bien peu de ses promenades, dussent-elles -296- prendre les proportions d’un tour du monde. Il en est de même de la vie. Pour la juger, l’apprécier, en reprendre le goût, en sonder le sens, il faut s’asseoir quelquefois sur ses bords et la regarder couler. Le meilleur de la vie et le plus utile, ce sont les haltes. — Que nous soyons harassés de corps ou d’esprit, que nos courbatures aient pour siège l’échine, le cerveau ou le cœur, il fait toujours bon se souvenir qu’on n’est ni un esclave ni une bête de somme. La fatigue trouble la vue, au physique et au moral. A mesure que nous peinons et que la lassitude ou la fièvre nous gagne, la vue claire des choses nous échappe. La tâche semble d’autant plus difficile qu’on s’y acharne davantage et sans discontinuer. Comme ces fardeaux, d’abord légers, mais qui paraissent plus pesants à mesure qu’on les porte et finissent par vous devenir insupportables, les labeurs ininterrompus se changent en corvées. Il arrive alors des moments terribles où nous nous sentons engagés dans une impasse sans issue, à nous heurter le front contre des obstacles insurmontables. Cela est vrai pour le travail matériel comme pour celui de l’esprit. L’un et l’autre se réduisent -297- après tout à une application de la même énergie. Cette énergie augmente par l’exercice modéré, mais se rebute et peut s’anéantir par l’excès. La démoralisation s’empare facilement de celui qu’un effort démesuré a épuisé. On dirait qu’elle guette le travailleur, même le plus courageux, pour se jeter sur lui au moment où il plie sous le faix.
Autant qu’il est en nous, il nous faut donc songer en temps utile à nous donner quelque répit. Parmi les plus sacrés des droits de l’homme, il y a le droit au repos. Celui qui n’en use pas, ou empêche les autres d’en user, pèche contre l’humanité. Mais aussitôt que dans une vie se produisent les intervalles réguliers de calme et de réflexion, tout l’être se renouvelle. Un homme au repos est comme celui qui fait une cure. Moralement, il change d’air et de milieu. Il considère les choses à un autre point de vue. Il passe comme spectateur près de ce champ de travail où il agissait et, le regardant de plus loin et de plus haut, il comprend mieux son œuvre. En y travaillant il voyait le détail ; maintenant il voit l’ensemble et les alentours. La vie des autres et leur œuvre lui apparaissent dans leurs rapports avec son activité personnelle. -298- Il établit des comparaisons et prend des leçons. Tout cela lui servira quand il reprendra sa place accoutumée. — Mais surtout en se reposant il éprouve du bien-être. La fatigue est une maladie dont le repos nous guérit, et les plus heureux des mortels ce sont les convalescents. Les contrastes qu’ils mesurent en échappant aux puissances de mort et de destruction pour renaître à la vie, sont pour eux une source infinie de jouissances que nul autre ne peut soupçonner. Si les paresseux savaient ce qu’éprouve le travailleur en se reposant, ils s’empresseraient de travailler, c’est indubitable. Des années de fainéantise données à ce qu’il est convenu d’appeler le plaisir, ne valent pas une heure de repos des vrais travailleurs. C’est pour ceux-ci que Dieu dévoile, quand ils prennent leurs aises, tout un monde de beauté et de richesse que nul autre ne peut connaître. Il leur dit, dans les crépuscules et les soleils couchants, dans le silence réparateur des soirs cléments, des choses éternelles qu’on ne peut entendre que lorsqu’on a supporté la chaleur du jour.
-299-
Wer nicht liebt Wein, Weib und GesangDer bleibt ein Narr sein Leben lang.Luther.
Vivez joyeux !
Rabelais.
Ne prenez pas un air sombre comme les hypocrites.
Jésus.
Καιρε! (salut grec).
Il y a trois sortes de gens hostiles au plaisir. Plus, sans doute ; mais ce serait leur faire trop d’honneur que de les énumérer tous. Cela aurait l’air d’un défilé de jours de pluie. Trois suffisent. Les utilitaires, les ascètes, les pessimistes.
-300- Les premiers proscrivent le plaisir parce qu’il est inutile, et selon eux fait perdre du temps sans rien rapporter : Comme on voit, la raison est péremptoire.
Les autres le condamnent parce qu’il est dangereux à leurs yeux et compromet le salut. Il a existé de tout temps une vaste conception religieuse où dominent les couleurs sombres. Dieu lui-même y est triste, et l’homme fait à cette morne majesté, qui trône impassible au sein d’un silence éternel, le sacrifice de sa joie, de son pauvre sourire éphémère, de peur d’offenser celui qui ne sourit jamais.
Enfin les pessimistes nient le plaisir parce qu’il dérange leur système. C’est toujours la même chose. En philosophie, lorsque quelque chose vous gêne ou ne cadre pas avec votre petite théorie, on le supprime. Ayant à parler d’un sujet mal vu par de si graves autorités, je n’ai pas voulu rester seul, j’ai cherché du renfort. Ils sont là plusieurs dont j’ai cité les propos, et je les crois assez connus et assez respectables pour me couvrir. Enfin j’ai pris un de ces mots qui ne sont d’aucun homme, mais de tout le monde et incarnent toute une âme de peuple : -301- Καιρε, le salut grec. Cela rappelle la bonne vieille exclamation de nos pères : Gai ! Après cela, c’est de bonne conscience et en excellente compagnie que nous allons nous engager sur le terrain. Je désire d’abord parler des plaisirs et des distractions et ensuite, descendant à des profondeurs plus grandes, de la joie en elle-même.
Quand on parle de plaisirs et de distractions, il convient d’en indiquer l’origine. De même qu’il n’est pas exact de dire que ce sont les prêtres qui ont inventé la religion, les médecins la maladie, les cuisiniers la faim, ou les vignerons la soif, de même il serait absurde de prétendre que les distractions ont été inventées par les saltimbanques, les pitres, les industriels de tout genre dont la distraction d’autrui est le gagne-pain, mais qui servent souvent tout aussi mal la cause par eux exploitée, que les mauvais prêtres, les charlatans et les débitants de produits alimentaires frelatés. L’origine des distractions est à chercher dans un besoin très réel et très légitime, le besoin de diversion. Le -302- repos ne suffit pas. C’est à peine s’il satisfait la brute. Les animaux eux-mêmes, surtout les animaux supérieurs, ont leurs jeux et leurs divertissements. A plus forte raison l’homme en a-t-il besoin, surtout le jeune homme. Nous sommes ainsi faits que la répétition prolongée, même d’impressions agréables, nous énerve et nous fatigue. Qu’en sera-t-il des travaux rudes, de ces occupations absorbantes qui usent à la longue les plus robustes facultés ? La jeunesse se déforme et se lasse plus vite encore que l’âge mûr. L’étudiant, le jeune ouvrier, le jeune employé, qui n’aurait jamais ou qui aurait trop rarement l’occasion de se distraire ne tarderait pas à pâtir de cette privation. Son sort ne se distinguerait guère de celui de l’esclave.
Mais, si le plaisir est un besoin, voire un devoir ; si les divertissements subsistent et renaissent, malgré leurs détracteurs, il convient de leur accorder la plus sérieuse attention. Nous avons à faire là, non à un phénomène secondaire et négligeable, mais à un des facteurs les plus actifs de la vie. La question de l’emploi de nos loisirs et de la nature de nos plaisirs est une question capitale. En effet, les moyens de se distraire -303- varient à l’infini, et s’il en est de salutaires, il en est de funestes. Dans une certaine mesure le fruit de l’activité entière dépend de l’emploi qu’on fait de ses loisirs. Les bonnes distractions rendent l’homme meilleur et le fortifient ; les distractions malsaines ruinent l’individu et deviennent un élément dissolvant dans la société.
Il ne suffit pas de savoir travailler, il faut savoir se distraire. Or, avouons-le sans détours, notre temps n’est pas de ceux qui ont su donner au besoin natif que l’homme a de se distraire et de se délasser, des satisfactions véritables, solides, et une heureuse direction. Le siècle est viveur, jouisseur à outrance, il a inventé des plaisirs et des distractions que nos pères ne connaissaient pas, mais on resterait dans la vérité stricte en disant qu’on ne sait plus s’amuser. Art perdu, recette oubliée, comme celle du feu grégeois et du ciment romain. L’histoire du loisir et de son emploi est bien instructive et bien intéressante quoique, sur bien des points, les matériaux en soient difficiles à réunir. Mais il y a un certain nombre de règles qui se retrouvent partout. A la jeunesse des peuples, à leur force, à leur vertu, à leur puissance d’expansion correspondent -304- des moyens de distractions robustes, des plaisirs mâles. C’est la course, la gymnastique, la natation, la lutte, les jeux au grand air, tout ce qui dégourdit et assouplit le corps, tout ce qui active la joie de vivre. A la vieillesse, à la décrépitude, à la décadence des peuples correspondent les distractions efféminées, les plaisirs raffinés et souvent honteux, tout ce qui chatouille les sens, engourdit le corps et en favorise la paresse. La vie en chambre succède à la vie en plein air. Nous assistons à cette évolution chez les anciens : Les Grecs de la décadence désertaient les salutaires et viriles pratiques de la palestre où leurs anciens s’étaient distingués et trempés, pour le vin, le jeu et les plaisirs corrupteurs. Les jeunes Romains des temps de l’empire ne pouvaient pas même soulever les disques que leurs ancêtres lançaient jadis d’un bras nerveux.
Mais en règle générale et malgré les alternatives de grandeur et de décadence des peuples, on peut remarquer, des temps anciens vers les temps modernes, une sorte de progression dans les distractions sédentaires. Les délassements ayant pour forme l’exercice corporel vont en -305- diminuant. Au moyen âge, l’influence de l’Église et de la morale ascétique se fait, il est vrai, fortement sentir. Le corps est méprisé, traité de guenille ou d’entrave pour l’âme. L’affaiblir et le négliger autant que possible est un idéal très répandu. Mais le mal que l’ascétisme fait d’une part à la société par son mépris pour les exercices du corps, et même pour les distractions en général qui sont traitées de profanes, est contrebalancé par l’influence de la chevalerie où l’éducation tout entière repose sur le vigoureux développement physique. On corrigeait un excès par l’autre. Le peuple, lui, quoique bien malheureux, et la jeunesse conservent même pendant les siècles les plus sombres cette volonté d’être heureux qui se traduit par les distractions souvent bruyantes, les excentricités et les folies. Les divertissements en plein air sont nombreux. A mesure qu’on s’approche de la Renaissance une pédagogie plus saine, inspirée par une autre conception de la vie, rend à la distraction une place dans l’éducation même. Les jeux, les divertissements sont réhabilités aux yeux des hommes qui pensent. Qu’on se souvienne de Rabelais et de Montaigne. Leurs idées ne sont -306- pas seulement l’écho des préoccupations d’une élite, elles reflètent leur temps tout entier. La Réforme est, elle aussi, par tout un vaste côté de sa morale une réhabilitation de la joie. Les rigueurs de Calvin à Genève sont bien plutôt une protestation nécessaire, une mesure de répression indispensable contre le libertinage, qu’une condamnation de la joie. Il faut lire Luther, le voir vivre et l’entendre chanter, l’entendre faire le procès de la tristesse et l’apologie de la gaîté, nommer la première un vice, une sorte de malpropreté de l’âme, la seconde une vertu, pour se rendre compte de la position de la Réforme à cet égard. Au dix-septième siècle nous sommes partout en pleine réaction. C’est la vie factice, artificielle, qui reprend le dessus, vie de salons et de cour coïncidant avec une époque de raideur dogmatique presque sans précédents et avec de longues calamités publiques. La joie alors subit des éclipses bien faciles à comprendre. L’heure de pleurer, pour le peuple, vient plus souvent que l’heure de rire. Mais nous avons hâte d’en venir à notre temps. Un simple coup d’œil jeté sur nos distractions, comparées, en général, à celles des temps passés, suffit pour établir qu’elles ont -307- le caractère de plus en plus sédentaire. Cette tendance peut se constater à travers toutes les couches de la société. Quand on songe à la vie recluse des travailleurs de l’esprit, ou de la population ouvrière des grandes villes, on ne peut que déplorer cet état de choses. D’autant plus que ces distractions sédentaires, quelle qu’en soit d’ailleurs la forme, depuis les plus innocentes jusqu’aux plus corruptrices, ont l’inconvénient d’exciter le système nerveux. Au sortir de l’exaspération cérébrale où nous jette le labeur enfiévré, nous aurions plus que jamais besoin d’air, de mouvement, d’exercices corporels sains, capables de réparer en partie le mal occasionné par la mauvaise atmosphère, les attitudes accroupies et homicides des ateliers, des bureaux ou des écoles. Or que faisons-nous ? Nous allons au spectacle, dans les lieux où l’on fume, boit, joue, ou encore nous faisons, et c’est du grand nombre que je parle, une lecture aussi excitante que possible. La dose d’émotion que l’on met dans certaines lectures et certains spectacles est calculée pour des nerfs émoussés et qu’il faut exciter artificiellement pour les faire vibrer encore. C’est de la galvanisation. Mais -308- cette lecture serait-elle excellente, lorsqu’elle accapare le plus clair de nos loisirs, elle devient funeste. C’est tout autre chose qu’il nous faudrait. Et en disant cela je pense à tout le monde sans exception. Mais c’est la jeunesse populaire surtout qui me fait pitié parce qu’elle se fait le plus de mal. Quand fatiguée, harassée, exténuée, elle a soif d’un peu de délassement, de bonheur, d’oubli, il ne lui reste presque que des distractions malfaisantes et des plaisirs qui empoisonnent. L’alcool, les désordres sexuels, les mauvaises lectures. Nous sommes là en présence d’un mal d’une extrême gravité et qui, parmi d’autres très fâcheuses conséquences pour la morale, la santé publique et la paix sociale, aboutit à celle-ci, plus regrettable que toutes les autres : La joie se meurt. Que sont la vie et la jeunesse sans la joie ? Troublez-nous cette source, après cela vous nous donneriez la terre et tout ce qu’elle contient, sans parvenir à réparer le mal. Sans la joie tout est creux, insipide, mort.
J’ai salué avec enthousiasme la renaissance des distractions en plein air, des jeux de force -309- et d’adresse, dans la jeunesse des écoles, et je fais des vœux pour que ces tendances se développent tous les jours davantage et se répandent dans le peuple.
La jeunesse a tout à gagner, pour son éducation générale et pour son bonheur, d’une réforme dans l’emploi de ses loisirs et l’organisation de ses plaisirs. Il y a cent façons d’être heureux, sans grands frais et de se divertir royalement tout en rétablissant en soi-même l’équilibre perdu. Revenir à la simplicité, aux impressions saines, fortes, qui apaisent, calment et font aimer l’existence, voilà ce qu’il nous faut, au lieu de ces plaisirs factices qui engendrent le dégoût de la vie.
Il est entre autres une distraction toujours nouvelle, réunissant l’agrément de l’esprit à l’exercice du corps et condensant en elle une somme inépuisable de surprises délicieuses, c’est la grande course pédestre, sac au dos, à travers le pays. Jeune Français, prends le bâton des vieux compagnons du tour de France et mesure la terre natale, pas à pas, comme eux, à la semelle de tes souliers, afin de mieux l’aimer pour l’avoir mieux connue ! Le premier imbécile -310- venu peut dormir en chemin de fer. Mais qu’a-t-il vu dans les cent lieues de parcours ? Deux ou trois buffets, voilà tout. Aussi finissons-nous par ne plus connaître la patrie. Si la jeunesse s’éprenait de ces tournées de plusieurs jours de marche, faites par dix ou douze gais et solides camarades, quel bien elle se ferait à elle-même, tout en donnant l’exemple le meilleur ! Il faut nous sortir à tout prix des ornières et reconquérir la joie. La forêt avec ses senteurs capiteuses, ses voix, sa sève ; la montagne avec son haleine et ses vastes horizons ; la mer avec sa puissance et sa poésie sont sœurs de la jeunesse. C’est là qu’il faut aller pour se nourrir de force et de vie.
Eichendorff.
Mais j’ai hâte d’en venir à un point qui me préoccupe particulièrement : le chant. La décadence du chant parmi la jeunesse et le peuple est notoire. J’en espère le relèvement dans l’intérêt -311- du bonheur, de la bonne vie et de l’esprit public. Je rêve une renaissance du chant populaire à laquelle la jeunesse instruite pourrait contribuer beaucoup. Ce qu’elle chante, le peuple le répète.
Faites-nous un beau recueil de chansons d’étudiant sur tout ce qui fait vibrer le cœur des hommes, écho de tous les coins du pays, et de tous les temps de notre histoire, un recueil à l’allure populaire où chante l’âme même de la France. Nous avons besoin de cela parce que nous avons besoin de chanter et que, faute de mieux, on chante n’importe quoi. Dans nos villes même, au sein de la cacophonie de tous les bruits conjurés contre l’oreille et la voix humaine, la jeunesse populaire trouve moyen de donner jour à ce désir de chanter. Je les vois, jeunes garçons et jeunes filles, se grouper dans les cours et les carrefours, partout où l’on ne risque pas d’être écrasé, et prêter une attention presque religieuse à ce joueur de guitare ou de violon, qui chante en s’accompagnant lui-même. Vingt fois il répète le même refrain. Enfin, quelques-uns le savent et le chantent avec lui. Ils lui achètent sa chanson et s’en vont, la fredonnant, -312- la bûchant ferme. C’est quelquefois très laid, mais pas toujours, et je remarque, avec un plaisir infini, qu’on chante avec beaucoup de cœur et de conviction certaines braves chansonnettes, pauvres de rimes mais où il est question d’amour, de peine, de choses humaines. Souvent, enfermé dans ce cercle improvisé d’avides élèves d’un professeur de rencontre, témoin de cette ardeur du peuple à vouloir chanter, j’ai mieux qu’ailleurs compris le vide que le chant, en mourant sur les lèvres, laisse dans les cœurs, et j’ai fait un rêve aussi sérieux qu’il vous paraîtra excentrique. Le voici :
Celui qui, nouveau troubadour, parcourrait la France avec n’importe quel instrument et qui apprendrait au peuple à chanter l’amour, la joie, la douleur, la mort, la patrie, la nature, tout ce qui est vieux et toujours nouveau, tout ce qui dort dans chaque cœur et ne demande qu’à s’éveiller, serait un bienfaiteur de l’humanité digne de figurer dans le cortège des héros et des saints ! Quand on voit ce besoin de chanter, si noble, si légitime et la plupart du temps si mal satisfait, si indignement égaré et exploité, on ressent à la fois de la pitié et de l’indignation. -313- Vieille terre de France, terre du doux parler, toi qui, au seuil des temps nouveaux, dans ton idiome harmonieux et naïf, apprenais à chanter aux nations, terre d’amour, de vin et de soleil, verrais-tu le concert échappé d’âge en âge de ton cœur généreux, se tarir et se taire devant des produits ineptes et malsains. Non, ce ne sera pas. Ta vieille âme invaincue ressuscitera ton vieux chant, et le troubadour que j’attends, ce sera toute la jeunesse !
Malgré moi, il faut bien que j’arrive à toucher à un point très douloureux, que l’on ne saurait éviter quand on traite cette matière. Je veux parler du discrédit où les amusements sont tombés par l’abus. Il y a, hélas ! un grand nombre de choses, innocentes en elles-mêmes, qu’on ne peut presque plus se permettre parce que l’abus s’en est emparé. La danse, par exemple. Quelle distraction plus ancienne et plus charmante ! En plein air elle réunit tant d’heureux avantages pour la jeunesse que c’est dommage de la voir devenir le monopole des compagnies -314- douteuses. Oh les bonnes vieilles danses de noces où les gens les plus graves dansaient au milieu de la jeunesse et du peuple ! Je n’ai plus guère rien vu de pareil de nos jours, si ce n’est dans quelque recoin de province, ou çà et là, le soir d’un quatorze Juillet ; et toujours en face d’une de ces occasions si difficiles à rencontrer, où des hommes de toutes les classes de la société se divertissent ensemble paisiblement, j’ai ressenti une émotion d’un genre particulier. Sur tous ces visages où se lisent, gravées, tant de destinées diverses, il fait si bon voir passer la joie comme un rayon de soleil ! Mais les mœurs publiques sont devenues telles que ce genre de coup d’œil nous est refusé. Sauf dans les sauteries de famille où l’on suffoque de chaleur et de poussière, la danse présente une masse d’inconvénients, que nos grands-pères et nos grand’mères ne connaissaient pas. Il en est de même pour une foule de braves vieilles coutumes. C’est une chose triste à dire, mais vraie, et qu’il faut signaler afin d’organiser la lutte : La terre est à l’abus, à ce grand meurtrier, à ce destructeur de l’usage légitime. Lorsque ce misérable a empoisonné les sources, l’eau de -315- roche elle-même devient suspecte d’impureté. C’est pour cela que la bonne vie et la vertu sont refoulées dans les terrains neutres et deviennent cette chose terne et effacée qui consiste surtout à s’abstenir et quelquefois à faire la bête à force de vouloir faire l’ange. Après avoir défiguré l’humanité par le vice, nous faisons grimacer la vertu elle-même. Nous ne la connaissons plus, pour ainsi dire, que sevrée de joies et, disons le mot, ennuyeuse. Au point de vue de la jeunesse c’est là une calamité.
Qui nous rendra cet ensemble de distractions saines, fortes et heureuses dans lesquelles la joie de vivre s’incarne, comme le rayon de soleil dans les fleurs ? Les aînés, ici, peuvent beaucoup pour la jeunesse. Je conjure les gens graves, les vieillards, les parents, les professeurs, le clergé de toutes les religions, quiconque s’intéresse au bien et à la vie normale, quiconque n’a pas le cœur desséché, de venir au secours de la jeunesse. Il n’est pas bon que pour nos plaisirs nous soyons toujours séparés les uns des autres. La plus belle fête de famille est celle où la vieillesse sourit à la jeunesse où, depuis l’aïeul jusqu’aux enfants, à travers l’âge mûr et la jeunesse, -316- tout le monde est représenté. C’est toute la vie alors, et combien belle en ses contrastes ! Ce qui est vrai de la famille l’est aussi de la société en général.
Frédéric Frœbel répétait volontiers : vivons pour les enfants ! Empruntons-lui sa devise : Vivons pour la jeunesse, et elle vivra pour le bien, et sa joie sera pure !
Nos pères ont délivré la terre sainte des infidèles. Il est une autre terre sainte, que les brigands, les voleurs, les profanateurs, souillent tous les jours. C’est la terre du sourire et du plaisir. Ils l’ont si bien ravagée et défigurée qu’elle en est méconnaissable. Mais de par le Dieu des printemps et des étoiles, de par la clémente bonté qui mit le rire frais aux lèvres de l’enfant et la douce ivresse du plaisir au cœur de la jeunesse, la terre sainte ne restera pas aux infidèles. Elle nous appartient, et nous la reprendrons !
Les distractions et les divers genres de plaisir, ne sont après tout que la forme. Le vin pur qu’on verse dans ces verres, c’est la joie. Et de même -317- que la vigne trouve dans la terre, dans la pluie, dans le soleil, les éléments de la sève qui la fait mûrir, de même la joie est le fruit mûr de la bonne vie. C’est une conquête des vaillants et des forts. N’a pas la joie qui veut. Creusons un peu cette vérité. La jeunesse a grand besoin de s’en pénétrer.
Le baromètre monte ou descend. Cette simple modification d’un niveau de mercure dans un tube de verre nous fournit des renseignements précieux et nous permet de tirer une foule de conclusions sur l’état de l’atmosphère. Souvent, en regardant ces indications : Pluie, vent, tempête, calme, beau temps, beau fixe, je me suis surpris à oublier tout à coup le monde extérieur et à penser au monde intérieur, à ce changement incessant qui le caractérise, se reflète dans nos dispositions, et dont toute la prodigieuse variété aboutit comme résultat à un état de tristesse ou de joie. Là aussi, selon les jours et les périodes, il y a pluie ou beau temps, calme ou tempête ; là aussi le baromètre monte ou descend. Et ce qui se passe, en détail, dans la vie individuelle, nous pouvons l’observer dans la vie des sociétés, avec des proportions plus larges et plus -318- frappantes. La vie a ses hauts et ses bas, ses élans et ses dépressions. Au cœur et sur la figure tout l’ensemble se traduit par de la joie ou de la tristesse.
Il y a une tristesse qui provient de la vie difficile, spirituelle ou matérielle. Elle est à l’homme ce qu’est à la plante cette couleur étiolée qui révèle les privations. Cette tristesse-là nous est au plus haut point sympathique. Souvent elle est salutaire. Mais il en est une autre qu’il faut combattre à mort, c’est la tristesse des dégoûtés, et une autre à laquelle il faut remédier en s’amendant, car elle provient de mal vivre ou de mal penser.
A bas les dégoûtés ! Ce sont en somme les enfants gâtés de l’existence. Ils touchent aux mets du bout des lèvres, gâtent leur pain, ou même le jettent, et trouvent bien rustres ceux qui mangent de bon appétit. On trouve peu de dégoûtés parmi les chiffonniers, les mineurs, les laboureurs, les matelots, les chercheurs, les travailleurs de tout genre sur qui tombe la pluie -319- et souffle le vent. Ils se recrutent parmi ceux qui ont le dos au feu et le ventre à la table, et ne travaillent que peu entre les repas. Leurs fatigues consistent à danser longtemps dans un bal, à jouer tard au cercle, ou à tuer le temps en lisant des romans. Pour se remettre de tant d’efforts ils dorment tout le long des matinées. Ils ont cela de commun avec les oiseaux de nuit que la lumière du jour les blesse. On leur trouve alors je ne sais quoi de fané, de fripé. Ils demandent à être vus dans un rayon de gaz ou de lumière électrique. Ces précieux dégoûtés promènent par le monde un vague ennui de toutes choses. Mais ils ne renoncent pas à cette vie méchante et insipide. Une mission les y retient : celle de dégoûter les autres. Ceux d’entre eux qui sont littérateurs ont élevé cette mission à la hauteur d’un sacerdoce. Ils s’appliquent à extraire la quintessence de leurs mornes pensées et de leurs impressions navrantes et à la sceller en bouteilles à l’usage du public. La jeunesse use quelquefois de leurs produits. Mais que le dégoût de vivre soit puisé dans la contagion du mal d’autrui ou dans notre propre fond, on peut hardiment le qualifier de -320- microbe malfaisant dont la culture prospère dans la vie factice et anormale. Il faut lui déclarer une guerre sans merci. Le dégoût de vivre est l’insurrection contre tout l’univers qui a pour mission d’organiser la vie. Celui qui nous prend la vie est moins coupable que celui qui nous en dégoûte. A bas les dégoûtés ! Souriants ou tragiques, la vie vous condamne et vous dément, ouvriers de néant sur qui flotte le sourire du dégoût comme le feu follet sur la pourriture des marais !
Une autre tristesse est celle qui vient de mal penser. C’est un cri d’alarme que la nature maltraitée en notre personne donne à notre raison. Il est absurde que la réflexion sur notre vie nous amène à désespérer de cette vie. Toute philosophie de pessimisme ou de désespoir, toute religion qui tue la joie est une erreur. Son fruit la condamne. Si le pessimisme avait raison, les fleurs cesseraient d’éclore et les astres s’éteindraient, la source de vie se tarirait. Tant que l’univers ne se suicide pas, il n’y a pas lieu de -321- désespérer de la vie humaine. Donc il faut se méfier des doctrines qui ravissent la joie. Des vérités partielles peuvent être tristes, la vérité totale, non.
Quant à la tristesse qui vient de mal vivre, elle trace sur les visages pâles et tirés une monotone et lamentable histoire. Vous êtes tristes parce que vous n’avez pas respecté les sources de la vie. Un parasite vous ronge, un vice se nourrit sur les racines de votre existence ; il prospère, et vous diminuez. Partout où cette tristesse apparaît, elle révèle un mal caché. Quelque chose manque ou cloche là-bas au plus profond de l’être. La vie méconnue, souillée, troublée, saigne de mille blessures, et la joie ne peut plus exister.
La joie s’enfuit encore, de ces sphères raides et conventionnelles où la vie et les mouvements sont réglés comme un papier à musique. Abandonnant ces milieux aux sectateurs du dieu terrible qui se nomme l’ennui, elle ouvre ses ailes et s’envole. Comme les fleurs des bois et des montagnes, elle affectionne l’air libre, l’indépendance -322- et un peu de rudesse. Mentionnons ici, en passant, le mal que les goûts luxueux et prétentieux ont fait aux plaisirs de famille et par conséquent à la jeunesse. La sociabilité est en souffrance. Au lieu de réceptions simples et cordiales souvent répétées, on s’offre de loin en loin des distractions coûteuses, où l’ambition et le désir puéril de se surpasser les uns les autres détruisent tout plaisir d’avance. Qui en souffre le plus ? La jeunesse obligée de se divertir ailleurs.
Je signale comme un des pires destructeurs de la joie, l’esprit de moquerie. Il y a un rire qui flétrit ce qu’il touche et dessèche le cœur pour jamais. C’est celui qui se plaît à tirer les choses vénérables et saintes en ridicule. Victor Hugo a dit avec une profonde pénétration psychologique que les plus mornes des esprits étaient les railleurs. Railler n’est pas rire. La raillerie tue le rire au contraire. Pour s’amuser franchement, il est nécessaire d’avoir gardé une certaine naïveté d’impression. Ne sacrifions pas le bon vieux rire de notre France, son ironie -323- joviale et bienveillante et sa gaîté authentique, au genre d’esprit douteux et profane qui fait gaiement la plus triste besogne et sent son Méphisto de loin.
En résumé, pour conserver la faculté d’être heureux, il faut rechercher le travail et la simplicité, respecter la vie et en observer les lois. Que dis-je ? il faut aimer la vie.
Il semble superflu de prêcher cet amour à la jeunesse. C’est une erreur. S’il y a une chose qui ne vient pas toute seule, c’est celle-là. Ce n’est pas l’œuvre d’un jour que de s’élever à ce grand amour et d’élargir son cœur jusqu’à ce qu’il embrasse tout l’ensemble. Une des plus médiocres conceptions de la joie est celle qui en fait l’apanage de la seule jeunesse et considère tout le reste de l’existence comme une coquille vide, dont on a mangé l’amande. Il est une joie de jeunesse, sans doute, liée à la fraîcheur même des impressions, et qu’on peut perdre le long de sa route par la lente déformation de la vie, ses fautes ou ses souffrances. En ce sens on peut dire des jeunes gens comme -324- des enfants : laissez-les se réjouir, les soucis ne viendront que trop tôt, on n’est jeune qu’une fois. Mais ce n’est là qu’une face de la réalité. Il y a des existences qui commencent dans la mélancolie et finissent dans la joie. Tel ne s’est jamais trouvé plus dispos ni plus jeune que vers la quarantaine, après la victoire sur une série de difficultés extérieures et intérieures, et je n’hésite pas à dire que la joie qu’il éprouve alors, est plus solide que celle des vingt ans. Bien plus, c’est chez certains vieillards, admirables et rares, je l’avoue, mais nullement introuvables, que j’ai rencontré la joie sous sa forme la plus pure. Je veux parler de cette sérénité née de la souffrance acceptée et vaincue, du travail aimé, de la longue fidélité au devoir, de la conviction toujours plus profonde du but de la vie et de sa valeur. Et quand je dis à la jeunesse d’apprendre à aimer la vie, je lui indique ces vieillards-là et ceux qui leur ressemblent, comme les docteurs de cette haute sagesse. J’estime en effet que la connaissance de la joie pure est un grand bonheur au seuil de la vie. Il faut l’admirer chez ceux qui l’ont conquise de haute lutte, la priser comme un -325- bien inestimable et aspirer à y participer un jour.
D’ailleurs, la joie de la jeunesse elle-même, cette heureuse disposition qui, à certains moments, nous fait trouver tout bon et beau, a ses conditions. Il faut la mériter pour la ressentir. La joie est une très grande dame ; elle ne se rend pas à l’invitation du premier venu. Telle compagnie a beau se battre les flancs, crier, se mettre en frais pour provoquer la joie, elle n’arrive pas : le bruit reste vide, et le rire sonne faux.
Rien n’est plus beau que la joie ! C’est une étincelle divine, une fille des cieux. Elle élève le cœur, elle illumine la pensée. Elle nous fait découvrir, en un seul éclair brillant, des secrets sur lesquels, les jours ordinaires, notre pensée obscure s’est fatiguée en vain. Elle supprime les distances, rapproche l’homme de l’homme, nous incline à la pitié, nous rend plus forts et meilleurs. Elle est si bonne et vaut tant qu’il faut, sans hésiter, sacrifier tout ce qui la diminue et rechercher tout ce qui l’augmente.
La joie a ses grands jours. Au temps où la nature s’éveille, où tout germe, où le laboureur sème, avez-vous vu l’alouette s’élancer du sillon et -326- chanter, en montant vers la lumière, emportant dans son hymne toute l’âme des champs, toutes les floraisons, tout le labeur et tout l’amour ? A certains jours où les mains se touchent d’elles-mêmes, où les poitrines vibrent à l’unisson, la joie est comme cette alouette. Elle monte, et dans son chant qui résume toute la vie, elle semble lui dire : Je t’aime, dans ton matin et dans ton soir, dans tes pleurs et ton sourire, dans tes efforts virils et tes repos paisibles ; je t’aime sous tous les cieux, dans tous les temps, dans tous les yeux fermés qui dorment sous la terre, et quel que soit mon sort, je suis heureux de vivre, et je m’abandonne avec reconnaissance à la volonté clémente par qui nous sommes et qui nous enveloppe à jamais !
-327-
La solidarité humaine est comme condensée en une série de leçons de choses dans la famille. On a quelquefois considéré la famille comme un cadre étroit qu’il fallait briser pour substituer à ses liens intimes, mais restreints, le grand lien de la solidarité sociale. Ce serait détruire dans l’œuf cette solidarité même.
Il faut avoir éprouvé les sentiments de la famille pour les transporter ensuite, agrandis, dans la cité, la famille nationale et la grande famille humaine. La famille est une de ces écoles heureusement -328- combinées où l’on apprend les choses presque spontanément. Je ne sais si on y apprend davantage par l’intelligence, le cœur ou les entrailles, mais en tout cas l’homme est pris de toutes parts à la fois, par les côtés faibles et les côtés forts. Il est assimilé, lié, incorporé par les hérédités d’abord, par les affections ensuite et en dernier lieu par la réflexion et la reconnaissance. On sent si bien, dans ce chaud milieu familial, qu’il vous précède, vous entoure et vous dépasse. Et ce n’est pas le petit enfant seulement qui se sent enveloppé, protégé ; ce sont les grands, les forts, les vieux. Une main plus grande que celle de l’homme passe sans cesse dans la famille. Les choses humaines et surhumaines s’y entrelacent à tel point qu’on a peine à les distinguer. S’il y a un sanctuaire qui n’est pas fait de main d’hommes, c’est bien la famille. Dieu s’y fait doux, paternel ; il se fait annoncer par tous à la fois. Le père le représente auprès de l’enfant, et l’enfant le prêche au père. Les traits des ancêtres, rappelés par les derniers venus, nous donnent des pressentiments de mystérieuse survie. Soyez donc réalistes, matérialistes, utilitaires, en famille ! Vous -329- l’essayez, je le sais bien, mais vous vous arrêtez toujours à un certain endroit. Soudain, en une heure, quand vous vous y attendez le moins, votre cœur se serre, les larmes montent aux yeux. Vous dites alors, hommes positifs, que c’est absurde ! et vous dites vrai, car la folie vous a gagnés et vous tient, mais c’est une sainte folie. Un éclair de bonté et de tendresse, un éclair de douleur ou de pitié vous a révélé un monde que vous ne connaissiez pas. Ah ! vous parlez de supprimer la famille, de renoncer à ses liens, les uns pour le plus grand honneur de Dieu, les autres pour le plus grand bien de la société. Mais si les ténèbres du commencement pouvaient redescendre sur l’humanité par notre faute, si Dieu pouvait disparaître de notre horizon, si toutes les traditions, toutes les bibles, tout ce que l’homme a gravé sur la pierre pouvait se perdre et s’oublier ; si le désordre et l’anarchie ramenaient les sociétés au chaos, un jour deux êtres qui s’aiment retrouveraient le germe d’un monde nouveau près du berceau d’un enfant. Ne touchez pas à la famille ! Et je dirai aux jeunes hommes : repliez-vous sur la famille !
-330- Pères et mères, quelle que soit votre position et quelles que soient vos fonctions dans le monde, réservez le meilleur de vous-mêmes à la famille. Soyez sûrs qu’en la négligeant vous négligez l’essentiel, et que les services que vous rendez ailleurs sont neutralisés par le mal que vous faites chez vous. C’est pour cela que nous sommes attachés à la famille par des liens délicats de bonheur et de souffrance. Rendez la famille douce aux enfants. Faites le nid chaud et austère en même temps. Soyez bons et sévères, aimés et respectés. Pas de violence et pas de mollesse ! Pas d’amour tyrannique qui étouffe l’initiative et tue la volonté. Que la famille et le foyer gardent toute leur puissance d’attraction et d’incubation. Gardez la confiance de vos fils aussi longtemps que possible. Entretenez en eux le besoin et le plaisir de tout dire, par le tact que vous mettez à les écouter.
Comme il faut plaindre ceux qui n’ont pas de famille, ou envers qui la famille n’a pas fait -331- son devoir ! Mais ne soulevons pas ce voile : nous aurions sous nos yeux un monde trop désespéré !
Jeunes gens, repliez-vous sur la famille. Restez aussi longtemps que possible les petits enfants de père et de mère, même lorsque vous serez vous-mêmes devenus des pères. Il est si bon de se sentir enfant, et plus on grandit, plus on vieillit, plus cela fait de bien. Les hommes les plus forts sont ceux qui ont le mieux aimé leur mère. Quand on aime et respecte bien la femme qui vous a mis au monde, on est bien près du respect de la femme en général. Et quand on respecte en son père l’autorité morale, heureux de pouvoir lui témoigner des sentiments de piété filiale, on a un bon fonds pour entretenir en soi le respect de toute autorité. Honore ton père et ta mère ! dans la solidarité humaine, dans la vie bonne et juste, cette double loi du respect de la femme dans sa maternité et de l’homme dans sa prééminence morale, sont à considérer comme une base indispensable. Retrempons nos âmes au contact de ces préceptes élémentaires, vérités simples et saintes, qui deviennent plus vastes à mesure que le regard porte plus loin, -332- et que, même sous les cheveux blancs, il faudrait écouter à genoux, les mains jointes comme de petits enfants !
Seriez-vous peut-être, jeune lecteur, de ceux qui prennent le respect pour une vertu d’enfance à laquelle il convient de dire adieu lorsque la barbe vous pousse ? Permettez-moi de vous faire observer ceci : Une loi qui domine toute l’histoire fait évoluer la puissance dans le monde du despotisme asiatique fondé sur la crainte, à l’autorité des lois fondée sur le respect. Chacun de nous traverse les diverses étapes de cette évolution. Petits, nous obéissons sur parole par crainte, grands, nous pratiquons l’obéissance volontaire issue du respect. Affermissons cette façon d’obéir dans la famille, pour en donner l’habitude autour de nous. C’est de cette libre obéissance que notre temps, notre pays démocratique a le plus besoin. En faisant acte de bon fils, vous ne savez pas à quel point vous faites déjà acte de bon citoyen. L’émancipation consiste à pratiquer le respect par conviction et préméditation. Sans respect, pas d’homme libre ! La liberté est le gouvernement de soi-même d’après la loi intérieure.
-333- Il faut refréner en nous-mêmes avec la dernière énergie la tendance puérile qui consiste à critiquer d’instinct, à railler, à trancher de haut. C’est là un travers de gamin. Devenir un homme, c’est trouver tous les jours, dans les hommes et les choses, plus de motifs de les prendre au sérieux. Entre les pères et les enfants doit se résoudre la grande question de la tradition et du présent, de l’autorité et de la liberté, qui fait tant de bruit dans le monde. Entre les pères et les enfants, dans le cercle de famille, doit se résoudre encore cette grosse affaire des droits de l’individu et des droits de la collectivité, sans que ni l’un ni l’autre soit lésé. Jamais ni université, ni livre ne vous renseigneront sur tout cela aussi bien que la famille. Je vous dis qu’elle est le monde en raccourci. C’est la plus humble école, et la plus grande qui soit. On y enseigne très simplement une foule de choses très difficiles. En vous appliquant à résoudre avec patience, respect et fraternité les difficultés de famille, vous préludez à l’œuvre que vous devez remplir dans la société où vous rencontrerez ces mêmes difficultés agrandies.
-334-
Amitié de jeunesse ! Comme les anciens offraient en sacrifice une mèche de cheveux sur les autels des dieux, je voudrais t’offrir en hommage quelque chose de ce que j’ai de mieux. Même quand ceux qu’on aimait alors dorment depuis longtemps sous la terre, ils vivent pour nous parmi les souvenirs d’un âge évanoui, et nous nous surprenons parfois, dans le silence des solitudes, à converser avec eux familièrement, leur disant la peine et la joie que nous avons rencontrées le long de la vie, depuis qu’un jour il a fallu les coucher dans la tombe au bord du chemin !
Il y a des époques pour l’amitié, dans la vie des individus, comme dans celle des sociétés. Certaines époques ont une sociabilité toute juvénile, se lient volontiers. D’autres ont la prudence et la réserve des vieillards misanthropes. Quand les intérêts matériels dominent, que la lutte pour l’existence s’accentue, et que les nerfs se tendent et se surexcitent, la -335- société des semblables devient pénible. Elle donne surtout lieu à des frottements, des rencontres d’appétits, des froissements d’ambitions. On aime alors à abriter ses susceptibilités derrière un rempart de solitude comme les mollusques se retranchent dans leur coquille. Mais peu importe les époques variables ; pour chacun de nous le temps des bonnes et chaudes amitiés est la jeunesse. Je plaindrai toujours très sincèrement un jeune homme qui n’a pas d’ami, et s’il est lui-même la première cause de son isolement, je lui en ferai un reproche grave. Il nous faut des camarades, et un certain nombre, pour nous exercer à la vie en commun, user les angles de notre caractère aux angles du leur, comme on arrondit les cailloux en les secouant pêle-mêle dans des sacs. Il nous faut encore des camarades pour poursuivre un but commun, développer l’esprit de corps et de solidarité, chanter et rire ; mais parmi cette troupe de bons compagnons, il est essentiel que nous cultivions des relations plus intimes : des amitiés. C’est un besoin. Notre développement intellectuel le réclame. Deviser, converser, parler ensemble, émettre dans la plus absolue familiarité ses idées -336- sur toutes choses, en causeries interminables et délicieuses, soit en déambulant côte à côte, soit le soir sous le manteau de la cheminée, quel bienfait pour une intelligence qui se développe ! Ce bienfait est plus sensible encore aux époques où l’orientation est, comme aujourd’hui, longue et laborieuse. A qui dire toutes ses pensées ? Qui, mieux qu’un ami de notre âge, exposé aux mêmes difficultés, peut nous comprendre, supporter nos questions, endurer nos objections ? On m’offrirait en échange toutes les jouissances intellectuelles les plus délicates, que je n’hésiterais pas un instant à les donner pour ce genre de promenade amicale à travers les choses, où deux pensées neuves, curieuses de tout, s’abandonnent au charme d’explorer, tout en goûtant celui de l’affection. Il n’y a peut-être dans ce genre qu’une satisfaction encore plus rare et plus précieuse, c’est celle de se retrouver après des années de séparation avec un ami de jeunesse et de renouveler avec lui en une heure de mélancolique ou de joyeuse douceur ces beaux temps de jadis, en répétant sans se lasser jamais : te souviens-tu ? te souviens-tu ?
Les amitiés de jeunesse ont un autre avantage, -337- celui-là pour le cœur, le caractère, la conduite. De bonnes amitiés remplissent bien des lacunes dans une jeune vie, chassent bien des rêves malsains et nous aident à marcher droit, sur les sentiers où la jeunesse facilement trébuche. Cela arrive surtout lorsqu’on est parvenu à cette entière franchise qui consiste à tout se dire. Il y a des jours où plus personne ne peut intervenir utilement si ce n’est l’ami. Quand on n’écoute plus celui-là, la surdité morale, momentanément du moins, est complète. Aussi faudrait-il cultiver l’amitié, ne fût-ce que dans un but de perfection morale et d’éducation, d’échange de bons procédés dans les circonstances difficiles. Le verre d’eau de tendresse, de bonté que l’ami nous offre aujourd’hui en supportant nos misères et en nous aidant à les surmonter, il en aura peut-être besoin demain et nous le lui offrirons d’un cœur pareil.
En ce temps de duplicité et d’hypocrisie, l’amitié doit de plus en plus devenir un pacte de loyauté, de vérité. Par qui se la laisserait-on dire plus volontiers que par un ami ? C’est un -338- frère d’élection, il est plus que de notre famille. Quand la vérité revêt ses traits et emprunte sa voix, nous ne pouvons pas dire qu’elle procède « d’une trogne trop impérieusement magistrale[13]. »
[13] Montaigne.
Une autre grande ressource de l’amitié, c’est qu’elle nous fortifie dans ces luttes âpres et redoutables que la jeunesse est appelée à soutenir pour les causes qui lui tiennent le plus à cœur, et qui souvent ne sont pas bien vues dans le monde. Pour s’affranchir des routines et des servitudes, pour ne pas succomber mille fois dans les rencontres hostiles qui découragent les meilleurs, pour ne pas douter de soi-même à force de se buter contre les obstacles, il faut renouveler de temps à autre sa provision d’audace et de foi au sein de l’amitié.
Je n’ajouterai qu’un mot. Non seulement il me paraît possible, mais désirable que la jeunesse cultive, en dehors de ces intimités que l’âge pareil -339- amène, des relations familières et affectueuses avec des hommes d’âge mûr, ou des vieillards qui ont gardé de l’intérêt pour ceux qui commencent la vie. Un jeune homme à qui ne manque pas la plus belle grâce d’état, se trouve toujours heureux d’avoir quelqu’un de supérieur à aimer et, ajoutons-le, à admirer. Il ne s’agit pas de jurer in verba magistri, mais de s’attacher à quelqu’un, de regarder à quelqu’un. Règle générale : les esprits les mieux faits, les plus capables d’indépendance, à un certain âge, cherchent un maître, et ne demandent pas mieux que d’être disciples.
Je n’admets pas que les hommes graves, occupés, distingués, n’aient pas le temps de se consacrer à la jeunesse, non seulement en général pour l’instruire, mais en détail pour la conseiller, apprendre à la connaître et lui être utiles. Écrivez quelques livres de moins, messieurs, et jetez d’autant plus de bonnes paroles vivantes sur les sillons si reconnaissants des jeunes esprits ! Il y a là un intérêt humain et patriotique de premier ordre. Comme je suis aisé de voir que ces choses si longtemps oubliées commencent à se faire jour de nouveau de tous -340- côtés. Fraternisons ! c’est la grande devise de la solidarité générale. Que la France d’aujourd’hui et celle d’hier fraternisent avec la France de demain !
En vérité la jeunesse est bonne, se contente de peu de chose et garde tant de reconnaissance de ce qu’on fait pour elle que c’est toujours plaisir et profit de l’obliger. Et j’oubliais le meilleur : on redevient jeune en sa compagnie. Tous les élixirs de la terre ne valent pas celui-là pour les gens qui redoutent de vieillir.
A. Dorchain.
Un bon et sympathique médecin, un de ceux qui n’ont pas trouvé dans la fréquentation du cadavre le mépris de l’humanité, mais qui ont, au contraire, entrevu à travers le peu que l’intelligence -341- humaine peut découvrir dans nos pauvres restes, la sainteté de la vie, se plaignait que la vie humaine fût traitée négligemment à ses débuts. On possède, disait-il, des renseignements plus sûrs sur la meilleure manière de soigner les jeunes animaux domestiques, que sur celle de soigner les enfants. Ce que ce docteur disait m’est souvent revenu à l’esprit à propos de l’amour. S’il est un point sur lequel les bons conseils soient nécessaires à l’entrée de la vie, c’est celui-là. S’il est un point sur lequel ils fassent défaut, c’est encore celui-là. Chacun trouve la chose délicate. Les éducateurs pensent que les parents seuls sont compétents, les parents s’en rapportent aux éducateurs. Ainsi les uns et les autres s’abstiennent le plus souvent. La jeunesse arrive à l’âge le plus critique, sans boussole et sans direction. Je me trompe. L’œuvre pédagogique, toujours différée par les parents et les éducateurs, s’accomplit en dehors d’eux. Il est impossible que la curiosité des enfants ne rencontre pas un jour ou l’autre son aliment. Un vilain camarade, une de ces lectures qu’il devient si difficile d’éviter, remplissent auprès d’un être encore pur l’office -342- d’initiation à ce qu’il est convenu d’appeler le secret de la vie. A partir de ce moment, il se fait un travail redoutable dans l’imagination novice. La confiance dans les parents et les maîtres subit un coup très rude ; l’ascendant des éducateurs sans mandat se substitue au leur, quelque chose de nouveau, de périlleux, est entré dans l’existence, et il sera bien difficile de l’en éliminer.
Nous touchons là au premier point grave et douloureux de cette question si complexe de l’amour. Quoique nous écrivions pour la jeunesse adulte, il a fallu commencer par là. L’amour, par ses nombreuses ramifications, s’étend en effet à toute la vie, et ce que l’enfant innocent a entendu, aux alentours de ce monde qui lui est encore fermé, détermine fort souvent sa conduite ultérieure. Je ne peux donc pas m’empêcher de déplorer ici que nous soyons de préférence renseignés en cette matière intime et sainte, par des étrangers profanes, et qu’une heure de brutale indiscrétion, vienne remplir auprès de nous, en nous troublant pour longtemps, pour jamais peut-être, un office pour lequel ce ne serait pas -343- trop de toute la précaution, de toute la maternelle sagesse de ceux qui nous aiment le plus.
Toutefois je me contenterai d’avoir ainsi effleuré le sujet en ce qui concerne l’âge précédant immédiatement l’adolescence, et, sans plus tarder, je pose la question sur son terrain actuel :
Comment un jeune homme qui n’est pas marié, et sans doute pas fiancé, doit-il se gouverner au point de vue des choses de l’amour ?
Le premier point ici consiste à posséder le respect de la vie, de sa prééminence, de sa valeur, de sa sainteté et par conséquent de l’obligation que nous impose la qualité d’héritiers de la vie. Le sentiment fondamental qui doit sans cesse traverser tout l’ensemble des faits et gestes d’un jeune homme est le sentiment de sa dignité virile. S’il a ce sentiment, la vie lui apparaîtra comme un dépôt et non comme un bien personnel, et il aura constamment présente en lui-même une force alliée, très noble et très efficace pour l’aider à se garder et à se diriger.
Sans doute le sentiment de la dignité virile -344- et le respect de soi-même peuvent être assistés ou contrariés par une série de moyens secondaires. A l’âge où les sens s’éveillent, et où leur nouveauté même, leur caractère troublant et imprévu, constituent un péril, il est tout aussi possible de diminuer ce péril que de l’augmenter. La part du régime, de la nourriture, et du milieu est tout au moins aussi grande ici, si ce n’est plus, que celle de la nature. Les travaux exagérés de l’esprit, le régime sédentaire, les lectures malsaines, le désœuvrement peuvent transformer en tourment et en obsession, ce qui ne serait sans cela qu’une sollicitation facile à maîtriser. Au contraire, un régime sain, des habitudes énergiques, des distractions, des fatigues corporelles, sont des diversions si utiles, que, grâce à elles, les années les plus critiques passent quelquefois presque inaperçues. Tout cela est de la dernière importance. Pour qu’un être mène une conduite normale, il lui faut une vie normale. Détruisez l’équilibre de sa vie, aussitôt vous troublez celui de sa conduite. Les causes individuelles et sociales de la plupart des égarements se trouvent dans une série de manquements hygiéniques.
-345- Malgré cela, le point fondamental est toujours l’idée qu’un être se fait de sa vie, de sa dignité et par conséquent de son but. C’est pour cela que la grande chose dans la jeunesse est le respect de soi-même. Un grand idéal, une conception élevée de la vie dans son ensemble, et de l’œuvre que chacun de nous est appelé à y remplir est le meilleur conseiller dans les choses de l’amour. Et tout d’abord, il nous préserve des sophismes et des préceptes cyniques, dont les gens au cœur rabougri ont semé toute cette matière. Car il est presque inutile de le dire : si quelque part sur sa route, la jeunesse rencontre des sottises et des maximes criminelles accumulées, c’est ici. Au nom de ce qu’on appelle un besoin physique, on l’engage à ne se faire aucune violence et à suivre son désir : Faire ainsi est bien. Faire le contraire est idiot, mauvais même. « Dans un pays où la virginité d’un garçon de vingt ans est un sujet de plaisanteries traditionnelles et presque nationales[14] », il est bon qu’on possède en soi-même un contre-poids à opposer à tant d’énormités. Il est vrai qu’un -346- simple coup d’œil jeté sur notre jeunesse, en général, suffirait pour nous faire comprendre que, si elle a besoin de quelque chose, c’est de garder sa force et de la ménager.
[14] Jules Lemaître.
Ce soi-disant besoin qu’on fait sonner si haut est dans les imaginations surexcitées par les mauvaises lectures, les mauvaises conversations, et par les mauvais exemples bien plutôt qu’ailleurs. Mais enfin, admettons ce besoin comme un fait réel. Encore faut-il que notre nature tout entière, dans ses instincts nobles et ses besoins supérieurs, soit respectée. Des actes qui affaiblissent notre estime pour nous-mêmes et pour les autres, qui nous font déroger à notre dignité, sont mauvais, dussent-ils être provoqués par une sollicitation très légitime. Combien est-il de choses, en elles-mêmes indifférentes, qu’il convient de s’interdire parce que, pour les obtenir, il faudrait les payer trop cher ? Dans une foule d’occasions, lorsque des devoirs d’ensemble pressants sont là, il devient honteux de songer à son repos, à sa faim, ou sa soif, quoique parmi les droits incontestables de l’homme il y ait celui de se reposer, de manger et de boire. Un homme qui a un idéal, de l’énergie -347- et des principes de conduite, se distingue d’un homme de rien par le rang qu’il sait accorder, dans sa vie, aux différents besoins de son être, et par la clairvoyance et la fermeté avec laquelle il sait les subordonner les uns aux autres. Voici pourquoi je pose en principe que la première chose en amour, c’est d’avoir un idéal, parce que cet idéal nous aide à nous gouverner nous-mêmes. Or pour celui qui apprécie sa vie, sa dignité, et celle des autres, céder à ses sens, dans certaines conditions, c’est trahir ce qu’il y a de plus noble en nous, pour satisfaire un simple désir. — Par conséquent, tout en reconnaissant la légitimité de ce désir, en soi, il préfère le sacrifier, et ainsi le premier hommage qu’il rend à sa nature et à l’amour, c’est celui de la chasteté.
La chasteté a une foule d’ennemis. J’écarte les cyniques et les railleurs dont nous n’avons que faire ici. Il nous est permis de partir, comme d’une base, de l’ensemble de conception de la vie que nous avons établie dans ce livre. Mais il convient de répondre à une objection spécieuse, sérieuse même, qui se base sur le danger d’une trop parfaite sagesse. Ils ont bien vite fait de vous lancer -348- à la tête comme un argument sans réplique : Qui veut faire l’ange, fait la bête. Certainement, il y a du vrai dans ce vieil adage, et ce n’est pas moi qui le contesterai. Mais on verra, par la suite, que ce n’est pas de faire l’ange qu’il s’agit ici. Seulement, je ferai observer que beaucoup font la bête qui n’ont pas essayé de faire l’ange. Ils ne sont pas tombés dans la boue parce qu’ils ont voulu voler trop haut, mais parce qu’ils ont commencé trop bas. Le meilleur moyen pour devenir l’esclave de ses désirs n’est pas de les maîtriser, mais de leur obéir. Et quant à la déformation du caractère qui peut résulter de la chasteté monacale, elle a bien son pendant et largement hélas, dans la triste décadence de tant de gens qui n’ont jamais eu d’autre règle que ce qui leur plaît. Même sur ce terrain-là je me sentirais à l’aise. S’il n’y avait que l’excès du relâchement d’un côté et l’excès de sévérité de l’autre, je choisirais ce dernier, croyant moins sacrifier de mon humanité.
Toutefois je ne prêche pas le monachisme en parlant de la chasteté. Je n’exhorte pas au mépris de la virilité, mais à son respect et à sa sauvegarde. Tout ce que nous venons d’examiner -349- jusqu’à présent n’est que le petit côté de la question, le côté aride, négatif. Beaucoup n’en sortent pas. Des sociétés et des siècles entiers s’y sont débattus sans trouver d’issue. Les extrêmes s’appellent et se provoquent l’un l’autre. Notre société actuelle, comme beaucoup de celles qui l’ont précédée, subit cette loi. Dans les choses de l’amour, elle est à la fois légère et prude, dépravée et féroce. Tout cela est logique. Une société qui permet et conseille le laisser-aller aux jeunes gens, avilit l’amour. Dès lors, la tentation de le considérer comme une chose douteuse ou inférieure devient naturelle. La corruption des uns a pour pendant la pruderie ou l’ascétisme des autres, et du mélange confus de ces tendances naît l’hypocrisie. Tartufe est ascète pour la forme et viveur au fond.
Hélas ! ce sont là des travers dans lesquels on ne donne qu’en disloquant toute une société, principes et institutions. Nous sommes, en effet, dans une région sensible d’où la répercussion se propage au loin. Péchez contre l’amour à sa base, dans la jeunesse, et la vie de toute une nation vous répond par des déchirements et des souffrances incalculables.
-350- Je résume donc : La règle de conduite, ici, est la chasteté. Toute infraction est une faute. Quelque difficile et dure que paraisse cette loi, c’est la seule bonne. En dehors de là, il n’y a place que pour une morale de camelote. Il est difficile aussi d’être loyal et honnête : on n’en a jamais tiré la conséquence que le mensonge et le vol soient permis. Que celui qui tombe, s’égare de quelque façon que ce soit et manque au respect de soi-même et de l’amour, sache qu’il a fait le mal ! Dans les circonstances morales pénibles c’est encore là le meilleur espoir de salut. Mais appeler le mal, bien, parce que le mal est difficile à éviter, c’est pire que de manquer de conduite, c’est fausser sa conscience. Voilà un principe qui doit être énoncé avec une absolue autorité.
Le principe une fois énoncé, il s’agit d’entrer dans la vie des jeunes gens qui essaient de le pratiquer. Nous assisterons là à la lutte la plus sympathique. Il ne saurait y avoir, pour celui qui a gardé le sens exquis des choses morales, -351- de spectacle plus captivant. « Les mœurs en France, où l’on ne connaît pas les vraies fiançailles, rendent très difficile, depuis la puberté jusqu’au mariage, la condition des jeunes gens qui se respectent. Le jeune homme est à peu près abandonné à lui-même, pour résoudre le cruel problème qu’impose à sa conscience notre état social. De là des scrupules pleins d’angoisse, des défaillances et des luttes héroïques, tout un drame intérieur éminemment poétique. » C’est ainsi que s’exprime Sully Prudhomme dans sa préface aux poésies de M. A. Dorchain : La jeunesse pensive. Et il continue : « En lisant ces vers où les combats et les douleurs de la vingtième année trouvent leur expression discrète, mais bien sincère, plus d’un sentira se raviver dans son âme les cicatrices anciennes… Nous ne saurions assister en froids spectateurs à la tourmente qu’il (le jeune homme) subit… nous nous penchons vers lui du rivage, pour lui tendre une main amie ! »
Suivant les natures et les tempéraments, cette lutte est plus ou moins violente. Il y a des êtres privilégiés qu’une certaine noblesse innée garantit en leur donnant une répugnance instinctive -352- pour tout ce qui est bas et trivial. Le mal ne mord pas sur eux. On pourrait dire d’eux :
A. de Musset.
Mais d’autres, précisément parmi les meilleurs, sont mis ici dans un état d’intériorité par leur sensibilité, leur puissance imaginative, leurs qualités même.
A. Dorchain.
-353- Mais il convient ici de se mouvoir en pleine réalité et d’envisager les situations telles qu’elles sont. Or, dans la lutte dont nous parlons, et qui, plus ou moins âpre, n’est évitée à personne, l’important n’est pas d’être toujours le plus fort, mais de ne jamais capituler. Dans le grand livre de la sagesse de vivre, il est un chapitre tout aussi important que celui de prendre garde à soi pour ne pas tomber, c’est celui où il est parlé de se relever quand on est par terre. Pour qu’un homme traversât l’existence sans jamais offenser d’aucune façon la loi de conscience, en ce point comme en d’autres, il faudrait qu’il fût parfait. Nous ne le sommes point. Attendons-nous par conséquent à des heures obscures où la vue se trouble, où le combat oscille, où surviennent les lassitudes et le découragement, les défaillances peut-être. Ce sont les moments les plus douloureux et les plus périlleux. N’importe, un homme par terre n’est pas un homme mort, il est blessé seulement, ou encore il a simplement trébuché. La grande affaire est qu’il ne reste pas là, qu’il ne se résigne pas, ne perde pas l’espoir, et surtout ne renie pas son but. Que l’idéal reste intact, et l’espérance de sortir un jour vainqueur -354- demeure entière. Pourvu que le mal continue à être appelé le mal, franchement, et que celui qui est tombé le reconnaisse. Pas de sophismes, pas de mensonges, avant tout !
Ici l’intervention d’amis sûrs et expérimentés est toute marquée. Il y aurait grand danger à voir un jeune être droit, et en somme pur de cœur, en arriver à se mépriser ou à désespérer de lui-même à cause de telle ou telle défaite morale. Relevons-les et encourageons-les avec une tendresse inflexible !
Hélas qui se soucie de cela ! Rien n’égale l’incohérence de conduite du monde à l’égard de la jeunesse. On n’est là que pour lui donner le mauvais exemple ou alors pour la maltraiter quand elle s’égare, et la maintenir plus sûrement par terre lorsqu’elle est tombée. Tour à tour légers ou rigides, nous ignorons la pitié qui relève et guérit, et bien peu connaissent cette clémence des justes qui consiste à haïr le mal et à aimer ceux qui en sont atteints. Nous sommes là dans un sentier difficile et peu pratiqué. On se dirait à une grande distance des choses humaines, quoique l’on y soit en plein. Réparer les erreurs n’est-ce pas la grosse part de la vie ?
-355- La meilleure armée n’est pas celle qui n’a jamais été battue : on ignore en effet comment elle se comporterait dans la défaite. Savoir être vaincu, couvrir sa retraite, se ramasser, réparer ses pertes, bander ses blessures, relever les courages abattus et revenir au combat avec une énergie nouvelle, voilà la grande preuve, la preuve suprême du courage. Et si quelque pharisien me blâmait et me taxait d’une prévoyance par trop indulgente, je lui répéterais la parole de Celui qui fut à la fois si sévère et si bon et qui proclama l’Évangile du pardon où le péché est condamné et le pécheur sauvé : Que celui d’entre vous qui est sans péché, jette la première pierre !
Il est temps cependant de sortir de ces régions préliminaires pour nous acheminer vers celles de l’amour dans sa plénitude et sa dignité. C’est à cause de lui en somme, et pour en être plus dignes que nous engageons une lutte sans merci contre ce qui pourrait le ternir ou le compromettre. Pour nous défendre de toutes les basses caricatures de l’amour, rien n’est plus puissant que l’amour -356- vrai. Cet amour, la jeunesse doit s’y préparer, elle doit le ressentir dans ce qu’il a de plus élevé et de plus pur. En un mot, la chasteté que nous prêchons n’est pas celle des eunuques, mais celle des hommes. « Je ne fais pas grand cas d’une chasteté toute à la surface et toute négative ; elle n’offre aucune garantie pour l’avenir. La vraie chasteté est celle qui a son siège dans l’âme aussi bien que dans le corps. Un cœur vide n’est jamais chaste ; il faut que la femme y occupe la place sacrée qui lui revient[15]. »
[15] T. Fallot : Lettre du 25 août 1891.
Le respect de la femme est le complément du respect de soi-même. De même que le respect de soi-même repose sur la conception qu’on se fait de la vie et de sa valeur, de même le respect de la femme est la forme réfléchie d’un instinct qui se rattache aux plus profonds secrets de la vie. Partout où celle-ci nous apparaît dans le monde, elle résulte de l’union de ces deux éléments féminin et masculin qui en sont comme les parts disjointes. Il semble que l’Être parfait se soit séparé en parcelles incapables de vivre par elles seules, afin de les obliger à se rechercher -357- pour se compléter et reconstituer l’unité. L’attrait qui pousse l’homme vers la femme dépasse de beaucoup les bornes étroites d’une satisfaction passagère et charnelle. Il y a là une puissance mystérieuse de la plus vaste portée, la puissance de l’éternel féminin. Et c’est précisément pour lui donner toute sa vertu qu’il faut s’inspirer du double respect de soi-même et de la femme, formes diverses de la même vénération pour le mystère de la vie. De même que le respect de nous-mêmes a pour base la haute idée que nous avons de la virilité et dérive ainsi d’une source plus élevée que notre personnalité particulière, de même notre respect de la femme en général précède celui de telle femme en particulier. Et si l’amour doit arriver en nous à sa vraie dignité et à sa portée entière, une large base impersonnelle lui est indispensable. Nous nous trouvons ainsi, pour les choses de l’amour, dans les mêmes conditions que pour la plupart de celles qui attirent et intéressent la jeunesse, Elles commencent par un sentiment général pour se fixer ensuite sur un objet particulier, De même qu’à l’entrée de la vie le jeune homme est curieux de tout, sympathique à tout, et que -358- peu à peu il s’attache à des objets précis, de même son amour revêt d’abord un caractère général. On ne commence pas par aimer une femme, ni surtout les femmes, ce qui ne peut être que le résultat d’une longue décadence et équivaut au dilettantisme en morale et en philosophie, mais on commence par aimer la femme ou plutôt par éprouver ce sentiment à la fois irrésistible, doux, élevé et enthousiaste qu’on peut à juste titre désigner sous le nom de : culte de la femme. Le culte de la femme est l’origine et la source de l’amour ; il doit exister avant lui, se maintenir à ses côtés, et durer toute la vie.
Mais, je me garderai bien d’en rester là. Autant que la femme idéale, il faut connaître et cultiver la femme réelle. Nous ne voulons pas qu’elle soit éloignée du jeune homme, cachée, cloîtrée, entourée du nimbe périlleux du fruit défendu. Qu’elle soit au contraire recherchée, fréquentée. Notre société a un très grand tort. Non seulement elle n’encourage pas dans la jeunesse le culte idéal de la femme, mais elle fait encore -359- tout son possible pour éloigner les sexes et les empêcher ainsi de se connaître dans la réalité. C’est un mal immense. Comment éviter alors les amours faciles ? Comment empêcher surtout le mépris de la femme, cette calamité sociale, de se répandre dans une jeunesse qui ne connaît que le pire monde féminin ?
Les jeunes gens des deux sexes sont faits pour se voir et se fréquenter. Il leur faut des distractions communes, des plaisirs communs naturellement sous les yeux des parents et, surtout dans un monde comme le nôtre, entourés des précautions nécessaires. En vérité, quand nous regardons la vie qui est faite à notre malheureuse jeunesse, nous sommes obligés de dire qu’elle est sevrée des plus pures joies. Quand on est jeune, on a un grand besoin d’une foule de choses auxquelles personne ne semble penser. Besoin d’affection, d’échange de sentiments avec des femmes aimables et respectables, de franche et bonne gaîté, partagée avec des jeunes filles de même âge. Ce besoin, chez un jeune homme qui n’a pas été préalablement étiolé et corrompu, est bien plus fort que les tendances inférieures dont on nous rebat les oreilles.
-360- Oui, dans cette vie errante et crépusculaire, cette vie à tâtons, qui est celle de la jeunesse, nous avons besoin d’amitiés éclairées et bienveillantes, de sourires et de lumière pour dissiper les ombres de notre pensée, de regards encourageants pour bannir loin de nous les idées tristes ou mauvaises. Nous avons un cœur, et ce qui me navre c’est qu’en général personne ne semble s’en douter. Est-il étonnant alors que nous cherchions à lui donner satisfaction dans les sentiers défendus puisque partout ailleurs nous sommes repoussés ? Hélas ! nous avons beau chercher, nous ne trouvons qu’illusion, dégoût, et nous sentons bientôt que l’amour facile est comme les mirages du désert.
A. Dorchain.
Le pire résultat de la vie méchante et anormale où nous sommes, de notre incurable légèreté dans les choses de l’amour, de notre corruption, -361- c’est de nous avoir fait perdre ce monde de charme et de beauté, que j’appellerai l’aurore de l’amour. Il est une terre matinale, pleine de fleurs fraîches écloses, baignée de rosée et de soleil, une terre vierge et pure, où nul pied ne s’est posé, où nulle poussière et nulle souillure n’ont passé. C’est la terre d’éclosion de l’amour, à travers les amitiés de jeunesse, les sourires et les jeux. On n’y connaît encore du sentiment que sa douceur, sans entrevoir sa profondeur de souffrance. L’amour sans doute est bon, même quand il nous a fait pleurer. Il ne faut rien en regretter, même nos larmes et nos chagrins. Mais la terre dont je parle ne les connaît pas encore. Elle est au seuil de nos jours comme un paradis radieux où le bonheur de vivre, de se voir, de s’adorer de loin et avec respect, le plus souvent sans le dire, suffit. Nous avons fermé ce paradis. Il faut le rouvrir et commencer à en rendre le goût à la jeunesse. Elle reconnaîtra bientôt qu’il y a plus de plaisir et de charme dans cette fleur de sentiment que dans tous les plaisirs factices. — Une jeunesse sans amour est comme un matin sans soleil. Si notre jeunesse est si morose, c’est que beaucoup sont devenus sceptiques -362- en amour. Ils ont suivi surtout les chemins qui en éloignent. La vie rejette celui qui en a troublé la source. Désormais elle se refuse à lui. Jamais plus il ne peut la saisir dans sa beauté robuste. Ni le ciel bleu, ni les fleurs, ni l’eau qui murmure ne lui révèlent plus leur secret. Il se sent exclu de la vie. Voilà l’excommunication la plus terrible. A son âme flétrie, le monde apparaît flétri. Celui qui se respecte et respecte l’amour connaît des joies intenses, des joies d’enfant inconnues aux autres. Il a gardé intacte la faculté d’être heureux. La vie saine et forte court dans ses artères comme la sève au tronc des chênes, et sa jeunesse lui communique cette ivresse divine qui fait que le monde entier chante dans son cœur. Toutes les existences des viveurs réunies ne valent pas une heure de la sienne.
L’enthousiasme juvénile n’est qu’une autre forme de l’amour. Il grandit et diminue avec celui-ci. A mesure que diminue en nous la faculté d’aimer et la qualité de notre amour, l’enthousiasme lui aussi baisse ou s’altère. L’amour respecté est une source non seulement de poésie, de joie, d’entrain, mais aussi de force et de -363- vaillance. A ceux qui observent la chasteté virile appartient au plus haut point le secret de la vertu. La vertu n’est autre chose que le résumé de toutes les mâles qualités qui fleurissent dans ce monde de beauté et de fidélité. C’est là que sont les cœurs fermes, indomptables, les yeux clairvoyants, les bras capables de frapper de grands coups. A mon avis, cette concentration de vigueur, cette fière conscience de sa dignité et de sa force sont la plus haute des récompenses.
Je ne veux pas trop insister sur cette autre récompense qui consistera plus tard à entrer sain de corps et jeune de cœur dans l’union du mariage avec la femme de notre choix. Si élevé qu’il soit, ce but pourrait paraître un peu lointain, en raison surtout des dures exigences de la société actuelle.
Et cependant, si l’on songe à sa carrière future, et si l’on s’y prépare, ne doit-on pas aussi songer au temps où la qualité de chef de famille, de protecteur d’une femme, de père, nous crée de si hautes responsabilités. Celui qui n’a jamais remercié ses pères d’avoir vécu de telle sorte qu’ils lui aient laissé une bonne santé, un -364- sang pur, une vitalité entière, ne sait pas ce que c’est que la solidarité de la chair et du sang, ni quels devoirs austères nous avons à remplir envers ceux qui un jour sortiront de nous. Parmi tous les crimes qui se commettent sous le soleil de Dieu, celui dont je voudrais le moins avoir chargé ma conscience, est d’altérer en ma personne la source de vie, et de léguer à d’autres une existence amoindrie, accablée de maux, un corps misérable et une âme usée !
Ces choses-là sont bonnes à méditer, et la jeunesse est le seul âge où il ne soit pas trop tard pour y songer.
Mais voici le point où l’amour confine à la cité. Il est temps de porter nos regards plus haut et plus loin.
Au delà de la famille, des amitiés, de l’amour, mondes intimes et sacrés où l’individu s’initie à la solidarité, s’étend, les enveloppant tous, la patrie.
-365- [16]« Dans son essence, le patriotisme est la joyeuse communion avec le milieu dont nous sommes issus. La fleur rit au soleil natal ; le chêne, d’une étreinte puissante, enserre le sol et en aspire le suc ; l’homme sourit à la maison paternelle, aux horizons prochains, à son père, à sa mère : il s’en imprègne, il s’y attache, d’abord sans le savoir, et peu à peu d’une manière consciente. A travers la famille, cette première forme de tous les amours, l’homme s’élève à un amour plus large, plus riche, celui de la patrie. Par un échange d’influences et une compensation de bienfaits, la patrie, sans cesse, enfante la famille, la nourrit de sa sève, la forme et l’inspire, et la famille refait la patrie, la renouvelle et la perpétue.
[16] Justice, par C. Wagner, p. 113.
« Le patriotisme est donc un ensemble de sentiments, d’hérédités, d’affinités, qui nous font entrevoir au delà de la vie individuelle, au delà de la vie de famille, une grande et large vie commune à laquelle nous prenons part.
« La patrie est dans le sang, dans le rythme particulier de notre vie nerveuse, dans notre -366- pensée, dans notre langue, et jusque dans les inflexions de notre voix. Elle est moulée dans nos os et chante sur nos lèvres.
« La patrie, c’est encore ce ciel, ces montagnes, ces champs, cette vaste mer qui frappe nos rivages. Tout cela n’est pas hors de nous seulement, c’est en nous. Nous portons dans notre nature physique comme un écho de la terre maternelle, et dans nos cœurs le souvenir rayonnant, ineffaçable de son image.
« La patrie c’est encore tout ce qui dort dans les tombeaux, les pères de nos pères. C’est le flambeau de vie passé de main en main à travers les âges et que nous tenons à notre tour ; c’est tout ce qu’on a souffert, pensé, lutté, prié ; tout le patrimoine d’épreuves et de gloire, de vertus ou de défauts, de forces vives ou de blessures à guérir.
« La patrie, ce sont les aïeux, mais aussi c’est l’enfant. C’est la tête frêle et gracieuse qui vient demander sa place au foyer ; c’est celui qui, couché sur les genoux de sa mère, porte, sommeillant en lui, tout le passé et tout l’avenir.
« Certainement, la patrie est plus que l’individu et plus que la famille. Elle est une des grandes -367- étapes dans cette vie mystérieuse qui va de la personne à une existence plus pleine, plus élevée, et qui appelle, justifie, impose tous les sacrifices, même celui de notre vie particulière. »
L’amour réel et puissant de la patrie peut exister à l’état presque instinctif ; mais il a tout à gagner à devenir conscient et réfléchi. A ce degré, il devient l’initiation à la vie nationale et à l’âme nationale. L’âge de cette initiation est la jeunesse. Celui qui traverse cette période où le génie de son peuple lui est révélé, sent s’accomplir en lui une nouvelle naissance. Plus cet événement intérieur est profond et sérieux, plus la qualité d’amour dont chacun aime son pays est pure et élevée. Il faut nous défendre d’un patriotisme bruyant, phraseur et tapageur, pour nous pénétrer toujours davantage de celui qui est silencieux, vrai, actif. Je souhaite surtout à la jeunesse de ne jamais donner dans le chauvinisme, qui est la caricature du patriotisme. La meilleure manière d’aimer son pays est d’en cultiver en soi le génie et de se garder avec soin des travers et des défauts qui risquent de le ternir. A ce titre, le devoir de la jeunesse française est aussi beau que simple à discerner. -368- Toute la marche de notre histoire nous l’indique. La France démocratique telle qu’elle résulte de la collaboration des volontés humaines avec la force des choses, voit de plus en plus son idéal se confondre avec l’idéal même du progrès humain. Aucun pays du monde n’a plus que le nôtre dépensé ses ressources, son génie, son sang pour des biens immatériels : la liberté, la justice, la vérité. Ces biens, il les a poursuivis, non seulement pour lui-même, mais pour les autres, parfois pour ses ennemis de la veille ou du lendemain. Notre histoire est la plus éclatante réfutation de l’utilitarisme national. Ce n’est pas nous qui avons fait de la patrie un agglomérat d’égoïsmes, une entreprise contre humanité. La grande tradition d’héroïsme et de générosité qui résulte d’un tel passé est tout à fait de nature à élever l’amour instinctif du sol natal jusqu’à ce sentiment à la fois réfléchi et enthousiaste où le culte de la patrie confine à celui de l’humanité. Quel plus bel idéal pour enflammer et former de jeunes caractères, pour inspirer de nobles vies !
Je ne déduirai nullement de là que la jeunesse française doive aspirer aux douteuses dispositions -369- de ces cosmopolites qui se remplissent la bouche du mot humanité et traitent le patriotisme de préjugé. Sans les patries, l’humanité n’est qu’une entité vide. De même que celui qui remplit fidèlement ses devoirs de famille, rend les plus grands services à la patrie, de même en se consacrant à son devoir de citoyen d’un pays particulier, on sert l’humanité. Pour nous, la vraie manière de servir l’humanité, c’est d’entretenir avec le plus grand amour la sainte flamme de l’idéal national, de nous en réchauffer toujours davantage nous-mêmes. La cause de la liberté, de la justice, de l’égalité telle que notre démocratie s’efforce de les réaliser, est en grande partie liée, dans le monde, au sort qu’elle aura chez nous. Nous pouvons la gagner ou la perdre par la façon d’organiser notre vie nationale. Plus je vois les événements marcher et mieux je comprends qu’en faisant nos affaires, et en nous y appliquant, nous accomplissons en même temps une mission générale. J’en déduis donc très simplement ceci : Il y a un intérêt humain à ce que la démocratie française soit forte et sage. Elle le deviendra toujours davantage par l’union. Donc il y a un intérêt humain à ce -370- que chacun de nous soit aussi aimable que possible avec ses compatriotes, et les traite avec bienveillance et justice, comme des frères en un mot. Est-ce assez évident ? Pourtant il suffit d’énoncer ces choses pour faire entrevoir tout un vaste programme. Car il y a à faire, et beaucoup, pour mettre largement en pratique notre bel idéal national. Il ne faut pas confondre l’idéal d’une nation avec le spectacle journalier que donne sa vie. En effet, si cette vie est en marche vers l’idéal, elle peut en être encore fort éloignée. Tel est le cas, avouons-le sincèrement. Dans sa masse, notre peuple est assez éloigné encore de l’éducation démocratique et des mœurs de la liberté.
Par son énergie, son activité, la merveilleuse souplesse de son génie, nous l’avons vu se relever d’une défaite extérieure sans précédent. Il n’a rien à redouter à l’extérieur. Pourvu qu’il soit vigilant, il peut se reposer dans la conscience de sa force et de sa dignité reconquises. Le moment est venu de tourner tous nos efforts sur la vie intérieure pour nous élever par nos mœurs civiques, tout l’ensemble de la vie nationale, à la hauteur de notre idéal démocratique. Ici apparaît -371- avec clarté le devoir et le rôle de la jeunesse. Je vais essayer de l’indiquer brièvement et je dirai à chacun de mes jeunes compatriotes : si vous aimez votre patrie, voilà ce qu’il faut faire.
Par une sorte de fatalité, que subissent d’ailleurs toutes les nations à des degrés divers, nous en sommes arrivés à un émiettement social très regrettable. Les intérêts, les situations sociales, les tendances politiques, les opinions philosophiques, les croyances, tout nous divise. Nul besoin de décrire le détail : Lisez les journaux et regardez la vie. Depuis que nous avons le droit de tout écrire et de tout dire, combien s’est-il passé de jours sans que des compatriotes se soient maltraités les uns les autres de la pire façon ? Il faut que le génie supérieur d’une nation soit bien puissant pour triompher d’un pareil état de choses. Si malgré cela nous marchons sans cesse, quelle foi inébranlable cela ne doit-il pas nous inspirer dans nos principes ! A plus forte raison pourrions-nous avancer, si au lieu d’être divisés nous marchions la main dans la -372- main. La grande œuvre à tenter est celle de la concentration nationale. Le moment est propice.
Je sais que la jeunesse souffre du triste spectacle de tant de luttes stériles et de tant d’antagonismes ; qu’elle est animée des meilleures intentions. On peut d’autant mieux lui parler, ayant un allié dans son cœur. Voici ce que je lui dirai : Vous avez très bien fait de vous rechercher les uns les autres depuis un certain nombre d’années, de vous organiser et de vous associer, et j’applaudis à toutes les créations issues de cette inspiration salutaire. Associations ou cercles d’étudiants, unions de jeunes gens, de quelque couleur et de quelque tendance qu’elles soient, ont ceci de bon qu’on y cultive l’esprit de corps. Hélas ! quelquefois on y cultive aussi le particularisme et l’esprit de parti, ce qui est s’associer pour une mauvaise action. Mais je ne veux mentionner ce triste travers qu’en passant. En général s’associer entre semblables est excellent. Cela apprend à vivre et à considérer un intérêt plus élevé. Seulement je demande davantage. Vous vous recherchez entre semblables selon le proverbe : qui se ressemble s’assemble. Cela ne répond qu’à un besoin, celui de se -373- toucher les coudes entre gens du même monde et du même esprit. Si vous ne vous préoccupez que de ce besoin-là, vous arriverez à l’étroitesse infailliblement. L’étroitesse engendre l’esprit de coterie, et nous revoilà en plein dans le mal. Il faut se souvenir que l’homme a besoin de voir et d’entendre autre chose que les produits du milieu accoutumé. Sortez de vos unions, de vos cercles, de vos clans et allez voir ce qui se passe ailleurs. Mêlez-vous aux esprits qui n’ont pas votre couleur. Ce sera bigarré, mais aussi combien intéressant et instructif !
Dans un pays démocratique où toute opinion a droit de se faire entendre, il faut cultiver la faculté d’écouter. Nous savons parler, crier même ; mais nous ne savons pas écouter l’adversaire. Au fond nous gardons un très vilain levain autoritaire. Aussitôt que des opinions contraires aux nôtres se manifestent, un démon secret nous incite à crier : assez ! Il en résulte que nous avons bien la liberté de nous réunir et de parler, mais ce que la loi nous accorde est souvent compromis par notre faute. Neuf fois sur dix, une réunion publique dégénère en vacarme ou en pugilat. Ce n’est pas démocratique, -374- cela — Donc il faut apprendre à écouter les contradictions. Le moyen : Se rechercher entre jeunes compatriotes d’opinions, de religions, d’études différentes et faire en commun l’apprentissage de la liberté et de la tolérance que j’aimerais mieux appeler de la justice.
Quand on est jeune, on n’est en général pas méchant. Même les bêtes fauves sont gentilles au début de la vie. Leurs instincts sanguinaires ne se réveillent que plus tard. Il en est de même pour l’homme. A condition de profiter de cette heureuse disposition naturelle, on peut arriver à de très beaux résultats. Je connais en Suisse des sociétés d’étudiants où les différences politiques ne jouent pas de rôle. Ces sociétés sont assez restreintes pour que la camaraderie s’établisse entre leurs membres, et souvent l’amitié. Celle-ci, comme l’amour, trouve à se nicher parfois entre gens d’origine bien diverse, et dure bien au delà des années d’étude. Souvent ces amis de jeunesse se trouvent dans des camps politiques rivaux, ou séparés par d’autres distances que crée la vie. Mais leurs souvenirs communs laissent subsister un terrain neutre sur lequel on se rencontre, et cette circonstance -375- enlève aux luttes beaucoup de leur amertume. Sans doute ces choses arrivent partout, chez nous aussi. Mais ce sont des exceptions trop rares. On nous élève par troupeaux séparés et l’intérêt du parti exige souvent que la jeunesse elle-même soit enrôlée et dressée à la bataille.
Sainte-Beuve a dit :
Dans un certain sens cela est vrai. Mais on pourrait dire, avec beaucoup plus de raison, que ce qui meurt jeune dans les trois quarts d’entre nous, c’est précisément l’homme. A cet homme, mort depuis longtemps, survit un notaire, un avocat, un professeur, un politicien, un financier, un manœuvre, un homme d’église. Et lorsque, à ces survivants, à ces tristes restes, pourrait-on dire, on vient parler d’humanité, de devoirs humains, d’intérêts humains, ils répondent de bien haut : Ce n’est pas notre affaire !
Ne pourrait-on pas ainsi, en se promenant à travers ce pays, y rencontrer une foule de gens en qui le Français est mort bien jeune, pour céder la place à un radical, un anarchiste, un -376- monarchiste, un clérical, etc., etc. ? Pour l’amour de cette belle patrie, nourrissons si bien en nous le Français qu’il survive à toutes les épithètes dont la vie viendra l’affubler plus tard, et créons des milieux bien accueillants où nous pourrons nous rencontrer entre hommes de bonne volonté venus des quatre coins de l’horizon intellectuel.
Mais cela ne suffit pas, il faut franchir les barrières sociales. La jeunesse studieuse et la jeunesse populaire auraient beaucoup à apprendre l’une de l’autre.
Lors des belles fêtes de l’université de Toulouse en mai 1891, M. Jaurès, professeur de philosophie, disait ceci : « Il faut que le progrès de quelques-uns dans la vérité se traduise par le progrès de tous dans la justice, et, de même qu’en ces jours de mai, le beau jardin qui enveloppe ces demeures, envoie jusque dans les laboratoires et les bibliothèques les souffles et les parfums de la terre renouvelée, il faut que la haute science et la haute pensée soient comme -377- pénétrées par le renouveau fraternel des sociétés humaines. » Ce sont là des sentiments de la plus pure beauté et qu’il est urgent de mettre en pratique. J’ai parlé déjà, à plusieurs reprises, de certains éducateurs à rebours qui corrompent le peuple et lui vendent leurs détestables leçons à prix d’argent. Si la jeunesse studieuse tout entière comprenait ses devoirs en cette matière, il y aurait bientôt une lutte salutaire organisée contre ces influences délétères. Les efforts faits dans ce sens par un certain nombre de sociétés à Paris comme en province méritent d’être imités. Toutefois qu’on ne s’imagine pas que ce soit le seul avantage d’un rapprochement que je désire et appelle de mes vœux. Le peuple y apporterait autant que vous lui offririez. Mais pour cela il ne faut pas seulement le haranguer, il faut le rechercher, le fréquenter, se lier avec de jeunes ouvriers, et, si possible, fonder même des sociétés où l’on se rencontrerait entre tous les éléments qui forment une patrie. Pour organiser un esprit public et une pensée commune dans la nation, c’est par ces petits moyens très laborieux et souvent pénibles à mettre en pratique qu’il faut commencer. -378- La rencontre habituelle et bienveillante des différents éléments sociaux détruit une foule de mauvais préjugés habilement entretenus. On ne se connaît pas les uns les autres, c’est pour cela qu’on ne s’entend pas. Et ce n’est pas par une action d’ensemble sur les masses qu’on pourra remédier à l’émiettement social et à la méfiance universelle. La confiance demande à être reconquise par le détail. Il y a là tout un monde nouveau dans lequel on commence seulement à marcher. Je n’oublierai jamais le bien que j’ai constamment rapporté du commerce familier avec le peuple, ville ou campagne, ainsi que des bonnes réunions d’aide fraternelle et d’études sociales fondées, il y a dix ans, à Paris, par M. T. Fallot, et qui mériteraient d’être mieux connues, afin d’être fréquentées davantage.
Il nous reste à indiquer encore une autre voie. Pour celle que nous venons d’indiquer, de la bonne volonté suffit ; mais pour entrer dans l’idée que nous allons émettre maintenant, c’est de l’esprit de sacrifice, de l’héroïsme qu’il faut.
-379- Il ne s’agit de rien moins que de voyages d’exploration dans les divers domaines de la vie populaire. Celle-ci est pleine de dessous, de détails douloureux ou admirables qu’on ne peut apercevoir du dehors. Le peuple, qui se connaît mal lui-même et se juge mal, ne peut pas nous renseigner. Nous sommes à en présence d’un monde fermé, non par la méfiance ou la volonté des hommes seulement, mais par la force des choses. Pour s’en procurer la clef, il faut se résoudre à vivre de la vie des humbles.
De même que d’autres prennent le train ou le transatlantique pour aller explorer les pays lointains, on peut quitter pour un temps le monde où l’on vit et, sans parcourir de distances matérielles, franchir de grandes distances sociales. A telle heure, tel jour vous cessez d’être celui que vous étiez. Sous d’autres vêtements, parmi des inconnus, vous vous engagez comme ouvrier, domestique, simple soldat, en vous interdisant rigoureusement de vous souvenir de vos privilèges, ou de les faire valoir d’aucune façon. Vous entrez dans le rang, et vous acceptez d’être traité comme tout le monde. Il n’y a pas de livre, pas d’homme, le plus expérimenté -380- même, qui puisse nous ouvrir les yeux comme ce genre d’exploration.
Quand on se prépare à exercer une influence quelconque, à diriger n’importe quoi, à tenir dans sa main une partie de la destinée d’autrui, comme c’est le cas pour la plupart des jeunes gens instruits, il est bon d’avoir passé un certain temps parmi les administrés, les petits, les ignorés, afin d’apprendre à deviner, en souffrant, le secret de la justice.
Rien ne forme au commandement comme l’obéissance ; rien n’est utile à celui qui parle, ordonne, décide de haut, que d’avoir entendu jadis tomber sur sa tête des ordres bons ou mauvais, équitables ou iniques, sous lesquels il fallait plier en silence.
Pour le médecin, une seule petite maladie où il est obligé de se laisser traiter ou maltraiter par un confrère, équivaut à une année des meilleures études.
Nos anciens dans certains pays avaient cette piquante coutume d’intervertir une fois par an les rôles des maîtres et des serviteurs. C’était à Noël, en souvenir de l’Évangile. Une telle coutume, prise au sérieux, pouvait donner lieu aux -381- plus spirituelles et aux plus sévères leçons de choses. Se mettre à la place les uns des autres, c’est en effet la condition même de la solidarité.
Du côté de l’enclume on voit la vie d’un autre œil que du côté du marteau. Il est bon d’avoir été de l’un et de l’autre côté.
L’avantage des explorations que nous recommandons à la jeunesse, ne consiste pas seulement dans les découvertes qu’on fait sur le terrain nouveau. Attendons le retour ! L’ancienne existence alors présente des particularités qu’on n’avait jamais remarquées ; on est mieux à même de l’apprécier et de la juger. En un mot, on a fait une cure salutaire où le vieil homme étroit et égoïste s’est noyé pour laisser vivre d’autant mieux l’homme nouveau.
On ne saurait assez se rapprocher des petits, ni s’éclairer trop sur les assises qui supportent l’édifice social, allant partout au fond et aux sources. A une certaine époque de la vie, il est trop tard pour se lancer dans les entreprises dont nous parlons. Ce sont là escapades dignes de tenter la jeunesse, à qui elles donneraient le moyen de passer des vacances très peu banales. Qu’elle ne craigne pas de s’abaisser en entrant -382- dans cette voie. Bien au contraire. L’homme est comme le chêne. Plus ses racines s’enfoncent et plus s’élance la cime !
L’écart entre les principes modernes et la civilisation réaliste n’a trouvé nulle part d’expression plus frappante que dans l’état de nos relations internationales. Pendant de longues années l’Europe, ramenée à la barbarie sous les dehors du progrès, a vécu en plein anachronisme. Nous avons assez dit ce que nous pensions du patriotisme, pour ne pas être suspect de tiédeur à son égard. Il nous sera d’autant plus facile de parler avec franchise maintenant.
Le principe des nationalités est susceptible d’exagérations qui détruisent les effets bienfaisants du patriotisme et font de la patrie une entreprise contre l’humanité. A ce degré une nation cesse d’être une grande école de fraternité qui vous élargit le cœur et vous mûrit pour la solidarité universelle. Elle devient un foyer -383- d’égoïsme où se fomentent l’hostilité, la haine, l’envie, tous les sentiments qui désagrègent la société et détruisent la solidarité. Cet état de choses est si malheureux qu’à lui seul il parvient à neutraliser tous les progrès réels de l’homme dans la justice et dans l’affranchissement. Notre Europe maussade et méfiante nous en a fourni des preuves évidentes.
Là aussi l’esprit moderne avec sa puissance d’équité et d’apaisement a une œuvre à faire, et l’instant actuel nous y invite. Mille raisons péremptoires empêchent les hommes mûrs, chargés du maniement des affaires publiques, de travailler à cette œuvre. De tragiques nécessités, des situations plus fortes que les volontés humaines leur lient les mains. L’expectative et la réserve leur sont imposées par leur dignité même et la grandeur des intérêts confiés à leur vigilance.
Mais la jeunesse, ici, la jeunesse studieuse peut beaucoup.
La République des lettres, des arts et des sciences n’existe plus. Il faut la ressusciter et créer ainsi, peu à peu, un terrain commun supérieur. Si cette haute cité de l’esprit a été possible -384- dans la vieille Europe fractionnée en cent petits États sans cesse guerroyants, comment désespérer de la refaire aujourd’hui ? Tout ce que nous avons de meilleur en nous, semble se conjurer pour une si belle entreprise. Les bases sont en somme posées, il n’y a qu’à s’emparer de tous les éléments de solidarité, de paix, de travail, de lumière, de bonté épars dans le monde pour créer un ensemble merveilleux.
Toutefois, une des conditions essentielles de succès, c’est la venue de générations qui ont pratiqué la vie internationale dans leur jeunesse. Par cela même qu’on est jeune, on a un terrain commun, et des meilleurs. Walter Scott a dit qu’il existait entre les jeunes gens de tous pays une sorte de franc-maçonnerie. Il y a beaucoup de vrai dans cette observation.
Notre jeunesse peut pratiquer la fraternisation dont nous parlons, au cœur même de la patrie et sans faire un pas au dehors. Il est vrai que les temps sont bien changés où la France était la seconde patrie de tout homme cultivé. Mais il en subsiste toujours quelque chose. Il reste de nombreuses occasions de rencontrer des camarades venus de près et de loin pour -385- faire ou compléter leurs études en France. On a eu beau leur dire : n’allez pas en France ; ils y viennent quand même. Auprès de ces étrangers, notre jeunesse a une belle mission à remplir. « Si j’étais étudiant, comme je ferais la cour aux étudiants étrangers ! Je serais aimable avec eux jusqu’à la coquetterie. Je leur ferais les honneurs de la bonne hospitalité française. S’ils vivent entre eux comme ils font d’ordinaire, je trouverais bien moyen d’aller jusqu’à eux et de leur faire aimer ma compagnie. Puis je les attirerais dans les groupes français, je les égaierais au contact de notre gaîté. Je leur parlerais de leur pays et du mien, des choses qu’ils voient et qu’ils ne voient pas en France. Je plaiderais devant eux notre cause, et je la gagnerais[17]. »
[17] Ernest Lavisse : Études et Étudiants, page 287.
On ne saurait assez insister sur l’importance de pareils avis.
Mais il faut faire un pas de plus, le grand pas pour un jeune Français : il faut se résigner à aller -386- vivre et étudier quelque temps à l’étranger, afin d’apprendre à connaître et à apprécier ce qui se passe au dehors. J’avoue que dans cette voie les commencements sont très durs. Il y a de la glace à briser, des chemins à frayer et à déblayer, et une provision de courage et de patience à emporter. N’importe, il faut passer par là. L’Europe de la Renaissance était sillonnée dans tous les sens par des étudiants qui souvent voyageaient à pied et pieds nus pour ne pas user leurs souliers. Nous ne pourrons pas refuser de faire en chemin de fer la moitié du trajet qu’ils faisaient au milieu des difficultés et des privations. Il faut qu’il y ait bientôt des étudiants français dans toutes les principales Universités d’Europe, et réciproquement.
Nous attendons de ces jeunes gens une œuvre de réparation et de justice internationale. Personne n’ignore que la calomnie internationale pratiquée sur une large échelle a été un des fléaux de ce temps. L’œuvre infernale de haine et de mensonge a pu s’accomplir en paix, grâce à l’ignorance publique. Nous nous sommes déshabitués de voir et de contrôler par nous-mêmes, abandonnant à la presse le soin de nous renseigner. -387- Or il s’est trouvé qu’une certaine presse nous a si bien renseignés qu’on ne sait plus à qui se fier et que les nations ne se connaissent plus. Le pays le plus maltraité, et par ses ennemis et par ses propres enfants, hélas ! c’est la France. Pour effacer les traces d’une si laide besogne, il faudra du temps ; mais aucune peine ne doit être épargnée. Il n’y aura de meilleurs jours en Europe que lorsque la jeunesse des écoles et des universités aura peu à peu amené un courant nouveau dans l’esprit public. — Comme on le voit c’est un monde à créer ; mais aussi que de puissants motifs pour y aller avec enthousiasme ! Jamais labeur plus beau n’attendit des ouvriers de bonne volonté !
-388-
« La vérité morale et sociale est comme une de ces inscriptions tumulaires sur lesquelles tout le monde passe en allant à ses affaires, et qui de jour en jour s’effacent davantage, jusqu’à ce qu’un ciseau secourable vienne en approfondir les traits dans cette pierre usée, tellement que tout le monde est forcé de l’apercevoir et de la lire. Ce ciseau est entre les mains d’un petit nombre d’hommes qui se tiennent obstinément baissés vers l’inscription antique, au risque d’être heurtés et foulés sur le marbre par les pieds inattentifs des passants. »
Vinet.
« Der religiöse Glaube ist einfach durch sein Vorhandensein im Gemüth, der im Menschengeist selbst geführte Thaterweis des göttlichen Geistes ! »
Lipsius.
La foi ! N’est-ce pas par elle qu’il eût fallu commencer ? Ne détermine-t-elle pas toute la vie ? C’est à l’entrée, le regard fixé sur le but suprême, que -389- nous nous la figurons le plus volontiers ! Sans doute, cette manière de voir est en partie juste, et tous, tant que nous sommes, nous rencontrons à l’entrée de la vie, sous une forme ou une autre, une interprétation des choses qui s’offre à nous pour nous guider. Mais cette interprétation est le fruit de l’expérience d’autrui et en somme le résultat de leur vie. En disant donc qu’on ne commence pas par la foi, mais qu’on s’y achemine, on reste sur un terrain très ferme. C’est là que nous désirons nous placer, autant par égard pour ce temps, que par égard pour la jeunesse à laquelle nous nous adressons. Pour se reconstituer une foi, ce temps a besoin de se rendre compte comment naît la foi, et c’est là aussi un des besoins les plus sérieux et les plus profonds de la jeunesse.
On entend communément par foi l’adhésion à un corps de doctrine qui se présente à nous avec un caractère d’autorité. Dieu à une certaine époque aurait révélé la vérité aux hommes, une fois pour toutes. La révélation ainsi faite constitue un bloc dont certains hommes et certaines sociétés sont les dépositaires. Représentant la vérité divine, ils réclament la même soumission -390- que Dieu. Il ne s’agit pas de peser, d’examiner, de discuter ce qu’elles nous apportent, mais de le recevoir à genoux au milieu du silence imposé à notre être tout entier, malgré ses répugnances ou ses révoltes. Dieu a parlé, cela doit suffire. Toutes les vieilles croyances autoritaires en sont là. Ce premier point d’où elles partent et qui entraîne le reste, est le gros point litigieux sur lequel elles se séparent de l’esprit moderne. Mais hâtons-nous d’ajouter que l’esprit moderne se rencontre ici avec le Christ et l’Évangile. Jésus ne recherche pas la soumission, mais la conviction, et il donne à ceux qui l’écoutent comme critérium de sa parole : « Celui qui voudra faire la volonté de mon Père qui est aux cieux, reconnaîtra si ma doctrine vient de Dieu ou si je parle en mon nom. » En disant cela, il indique que la foi naît de l’expérience et que, pour nous mettre dans les meilleures conditions possibles d’expérimentation, il faut essayer d’être des hommes. Vouloir faire la volonté du Père signifie en effet : sonder sa vie, afin de réaliser ce qui est en elle et d’accomplir la volonté dont elle est issue. Celui qui veut remplir sa destinée d’homme et lui être en tout point fidèle, constitue -391- en lui-même la base la plus solide pour arriver à posséder la vérité humaine et pour juger les doctrines. On a reproché à ces idées d’ouvrir la porte à la fantaisie individuelle et de manquer de respect à la vérité. Elles supposent au contraire le plus grand respect de l’homme et de la vérité divine, que l’on puisse atteindre jamais. L’homme y est respecté dans sa liberté et sa nature. Il ne doit être amené à rien ni par la violence ni par la séduction ; mais pas à pas, comme l’enfant apprend à lire, sa conscience doit apprendre à épeler la vérité. Dieu lui-même se soumet à son jugement, il se montre, il ne s’impose pas, il cherche à se faire accepter. Je sais que ce sont là choses graves à dire, où l’on sent le besoin de s’abriter derrière un plus grand, et je suis bien aise qu’elles aient été proclamées par le Fils de l’Homme. D’ailleurs, si l’homme est respecté, Dieu l’est aussi. Sa vérité, pour être admise, ne réclame pas des yeux fermés, mais des yeux grands ouverts. Quand le Christ, se sentant tout pénétré d’elle, l’annonce aux hommes, il leur dit : Recueillez-vous, ceci est saint, ceci est grand. Le premier venu ne saurait le saisir, il faut de l’effort et de -392- la peine. Ramassez toutes les puissances qui sont en vous, faites appel à toute lumière, à tout secours, essayez d’être des hommes par l’intelligence, le cœur, la volonté, de ne vous réduire et vous mutiler en rien, par aucun ascétisme et par aucun vice, et il vous sera donné de saisir dans ma parole, non pas le son fragile d’une voix qui s’éveille et s’éteint, mais l’écho même des réalités éternelles.
Ceci dit, nous pouvons tranquillement poser notre base que voici :
Le monde entier des faits intérieurs et extérieurs, y compris l’histoire avec ses traditions, constituent le champ de l’expérience, qui est la base de la foi.
La foi est le sommet de la vie, de toute la vie, la synthèse totale de l’induction humaine ! Toutes nos expériences et celles du passé vivifiées à travers notre âme se condensant ensemble et constituant pour nous la révélation personnelle que nous a fait la vie : voilà la foi. C’est dire qu’on y arrive par des centaines et des milliers de chemins, souvent bien différents les uns des autres ; mais ces chemins ont tous ceci de commun : ce sont des étapes vers l’infini. -393- L’homme est en évolution, et avec lui la nature entière, de l’atome et de la cellule vers la vie parfaite. Sa loi c’est le devenir. Et quand il prend conscience de ce fond de sa destinée, aucun phénomène ne lui apparaît plus comme isolé. Tout se tient, se lie, se ramène à l’ensemble, tend plus loin et plus haut. Chaque pas annonce le pas suivant. Ce sens qui prend la vie dans son ensemble, remonte à son origine, pousse au delà de son terme, la rattache à un point de départ et à un but, enveloppe en un mot tout ce détail dont nous sommes faits, dans la grande volonté qui est au fond des choses, est le sens religieux. Il est essentiel d’insister sur la forme primordiale que revêt le sens religieux, lorsqu’il commence à agir et qu’il n’a pas abouti encore à cette conclusion élevée, fleur dernière et sublime que nous appelons la foi. Cette forme se nomme la piété, et elle est elle-même une manifestation ennoblie du respect. La piété est le respect confinant à l’au-delà. Je la compare à cette ligne de l’horizon marin où le bleu des mers se confond avec le bleu du ciel. Nulle part l’intime pénétration des choses humaines et surhumaines ne se sent mieux que dans la piété. -394- Elle pressent et vénère dans chaque réalité humble, la réalité supérieure. La piété est, avec le respect, le phénomène humain le plus important. Pour notre temps, et pour notre jeunesse en particulier, on ne saurait s’en exagérer la valeur. Ces deux sentiments se mêlent constamment à l’attitude de l’homme en face des choses. Ils donnent le ton à sa vie morale, et en marquent l’intensité. — Un être qui vit mal perd le respect et perd la piété. L’impiété est un crime complexe où se résume le mal que nous avons commis en détail. Il se peut que l’homme n’arrive pas à croire à la vie, nul ne peut lui en faire un reproche, s’il a gardé la piété. Mais si le manque de foi est le résultat de l’impiété, nous sommes en face d’un suicide moral.
Ce que l’on peut observer de plus étrange dans ce domaine, c’est la foi sans la piété ; foi raide, hautaine, antipathique, dépourvue de ce parfum d’humanité sans lequel rien ne vaut. Une foi qui ne pratique pas le respect, a le verbe haut et dur et même se moque au besoin de la foi d’autrui. Il faut se méfier de ce genre de foi. Ce n’est qu’une apparence vaine. L’arbre est resté debout, mais les racines sont coupées : regardez-y -395- de près, il est mort. Mieux vaudrait être pieux et incroyant.
Si j’insiste tant sur le respect et la piété, je sais pourquoi. Pour nous reconstituer une foi vivante, ce sont là les conditions premières. Or c’est bien d’une reconstitution qu’il s’agit aujourd’hui, non seulement pour ceux qui ont rompu avec le passé, mais aussi pour ceux qui ne savent plus comment accorder des traditions vénérées avec des convictions personnelles tout aussi respectables. L’humanité en est arrivée à une de ces époques où il faut, pour pouvoir continuer, qu’elle se retrempe à la source de vie et d’espérance. Nous le ferons d’autant mieux que nous serons plus pénétrés de piété filiale vis-à-vis du grand passé religieux dont les symboles, les mœurs, les idées contiennent tant de trésors, et que nous nous approcherons d’autre part plus respectueusement de la vie actuelle et de ses réalités. Ainsi l’histoire comme la vie nous montreront sous des formes diverses la même humanité toujours à la recherche du verbe qui doit l’expliquer à elle-même et lui donner la paix.
Il s’est fait, dans ce siècle dominé par tant de bruits, un travail modeste, travail d’avenir s’il -396- en fut, mais complètement ignoré du plus grand nombre. C’est celui qui a consisté à remonter partout au berceau des traditions religieuses. Ce travail nous permet d’assister à leur genèse et de les comprendre mieux quelquefois que les contemporains immédiats. Il a été surtout mené avec une infatigable activité, pour tout ce qui concerne le Christ et son œuvre. Et plus nous nous replongeons dans cette étude, plus il apparaît, en premier lieu, que le Christ est un inconnu, non seulement dans le monde, mais encore dans les Églises qui se réclament de lui. Si quelque chose est obstrué, terni, dévié de sa direction première, c’est bien le vieil Évangile. Ce sera l’éternel honneur de la théologie historique, d’avoir rapproché l’Évangile primitif de la conscience du temps présent. Faute de cette clef, nous étions à jamais séparés par le cœur et la pensée d’une époque lointaine dont les formules intellectuelles et les mœurs nous étaient devenues lettre close. Mais maintenant le fil de l’évolution humaine est renoué. Dégagées de ce qu’elles ont de local, de transitoire, débarrassées des superfétations ultérieures, les grandes vérités fondamentales de l’Évangile nous apparaissent -397- dans leur portée réelle. Dans sa pensée, comme dans sa pratique, dans sa façon d’interpréter le monde comme dans sa manière de régler l’activité humaine, l’Évangile dépasse à tel point toutes les Églises qui se sont réclamées de lui, qu’il est dans l’avenir bien plutôt que dans le passé. Et plus on fixe son attention sur ce sujet, moins on peut s’empêcher de constater une grande affinité entre cet Évangile oublié et les meilleures aspirations de l’esprit moderne. Nous sommes faits pour nous comprendre, et cela pour une multitude de raisons dont je me contenterai d’indiquer quelques-unes.
Notre temps a rompu avec les idées générales, surtout en ce qui concerne la métaphysique. Il lui serait bien difficile sinon impossible de s’assimiler la religion, même la plus pure et la plus élevée, si elle se présentait sous la forme d’une doctrine métaphysique. Or la sobriété de Jésus pour tout ce qui concerne le monde transcendental est extrême. Il a fait descendre la religion du ciel sur la terre, des grandes préoccupations cosmiques dans la conscience humaine. Ce qui nous frappe surtout en lui, c’est ce caractère d’humanité dont sa personne et sa doctrine sont -398- imprégnées. Il a montré à l’homme la grandeur de son humble mission ; ce chemin étroit qui va vers les sommets divins à travers les longues patiences et les labeurs obscurs. En même temps il a humanisé Dieu. Le mot de Vinet est bien vrai : Cette belle parole d’un païen : Je suis homme et rien d’humain ne m’est étranger, l’Évangile l’a mise dans la bouche de Dieu. Cela n’est pas vrai seulement parce que Jésus a prêché la Pitié éternelle qui souffre de nos douleurs, la réparation, par le sacrifice, et par le pardon de ce péché qui tue la pauvre humanité, mais encore parce qu’il a fait sentir que pour l’homme, la plus pure révélation de Dieu et la plus familière, c’était l’homme. Cette grande vérité psychologique, qu’un être ne peut atteindre par l’intelligence et le cœur que les réalités dont il a le commencement en lui, éclate à chaque pas dans l’Évangile. Elle en fait l’humilité, puisqu’elle le fait descendre vers toutes les misères ; mais elle en fait aussi la hardiesse et la puissance, puisque à travers ces misères mêmes nous remontons de degré en degré jusqu’à la source de vie, pour nous entendre dire : vous êtes de la race de Dieu. Jésus a fait plus qu’annoncer Dieu, il l’a fait sentir -399- et rendu en quelque sorte plus évident que le monde. A travers cette vie sainte, le Dieu inconnu et caché se traduit en langue humaine, Dieu est là, on le voit, on le sent, son esprit passe à travers les cœurs qui s’aiment et se réveillent à la justice : c’est une aurore de Dieu sur l’humanité. Cette nostalgie du divin, cette soif de vie permanente, cet ardent désir de tremper nos lèvres à la source même, de ne plus croire sur la foi des autres et par procuration, mais de voir, toucher, d’entrer nous-mêmes au saint des saints et d’y adorer, ce n’est que sous cette forme que nous pourrons la satisfaire.
Une autre raison qui nous recommande l’Évangile est celle-ci : Il faut que la foi de ce temps soit très humble. Nous ne pouvons pas compter, comme certaines grandes époques de synthèse, de découvrir dans cette génération le verbe qui réponde à toutes nos questions et soit la formule adéquate de notre pensée entière. Cieux et terre, tout est changé, et les mondes ne se refont pas en si peu de temps. Nous contenter du pain -400- quotidien, du verre d’eau qui ranime et permet de marcher encore, voilà notre lot. Pour nous donner cela, le Christ est merveilleux. Il est venu à l’heure où les dieux se mouraient, où les temples se crevassaient, où dans la majesté séculaire des vieux cultes, du culte juif comme des autres, l’âme inquiète trouvait un fardeau de plus, au lieu d’un soulagement. Par delà les coutumes vieillottes et les formalismes décrépits, par delà l’orgueil sacerdotal et les finesses des scribes, il a renoué l’antique et humaine tradition des prophètes humbles devant Dieu et fraternels avec les misérables, grands en face des maîtres de la terre et redoutables pour les méchants. Il a dit à tous ceux qui cherchaient et travaillaient : Une chose est nécessaire : Se confier au Père, se donner aux Frères. Il a dit en outre cette parole qui est le centre de toute justice : L’âme vaut plus que le monde. Il a recherché les petits, ceux qu’on écrase et qu’on oublie, le peuple, l’enfant, les grands labeurs et les souffrances profondes, la simplicité, le sacrifice. Ne disant que le strict nécessaire pour ne pas multiplier les paroles, il s’est jeté tout entier dans l’action et a recommandé la fidélité dans les petites choses, et par -401- là encore il est comme fait pour nous. Écartez tous les commentaires tendanciels, tous les accaparements de sa personne et de sa doctrine, mettez-vous en face de cette croix du Calvaire et vous le verrez bien : Du fond de votre conscience, à travers les douleurs saintes des justes de tous les temps, à travers ce sentiment de justice si vivace dans l’âme moderne, vous entendrez quelque chose vous dire : La vérité, la voilà pour l’homme : Se confier, se donner. Le salut du monde vient de ceux qui ont pratiqué cette loi jusqu’à la mort.
Et qu’on ne se figure pas que cette simplicité de foi qui tient en trois mots soit de la pauvreté. Toutes les grandes époques de foi ont été sobres de paroles ; elles étaient d’autant plus riches en tout ce qu’aucune parole ne saurait exprimer, en amour, en puissance, en joie. Les systèmes viennent sur le tard, quand l’esprit s’est enfui. Ils se multiplient alors, ils pullulent, et les gros volumes s’entassent. Au commencement il y a autre chose, et je préfère bien cela. -402- J’ajoute que c’est là ce qui convient le mieux à la jeunesse.
Il y a dans cette folie divine de l’Évangile de confiance, de sévérité, de simplicité et d’amour, quelque chose qui s’empare d’emblée des cœurs jeunes. Certaines religions sont bonnes pour abriter les vieux égoïsmes, les sénilités, les puérilités, ou encore pour soustraire aux bruits du dehors les cœurs déçus, ou encore pour endormir doucement les consciences et les intelligences. Celle-ci est surtout faite pour la vie et les vivants. Elle nous jette en pleine action, en pleine mêlée ; elle nous fait faire un beau départ avec vaisseaux brûlés derrière nous. Point de regard en arrière ! C’est énergique, viril, joyeux. Cela sonne et vous enlève comme le clairon des batailles !
Il est enfin un point d’une importance considérable et qui doit fixer l’attention de tout penseur sérieux. L’Évangile est si humain que même ceux qui ne le connaissent pas ou en rejettent certaines parties, ne peuvent s’empêcher de se rencontrer avec lui dès qu’ils veulent pratiquer la bonne vie. Il est bien difficile de respecter l’homme dans son intelligence, sa conscience -403- et ses droits, sans arriver, je ne dis pas à croire au Père, à l’éternelle Justice et à la Vie éternelle, mais du moins à se conduire comme si l’on y croyait. Or celui qui en est arrivé là a déjà élevé, dans son cœur et son activité, un autel au Dieu inconnu. — Jésus lui dirait : tu n’es pas loin du royaume des cieux. Dans une récente étude sur Alexandre Vinet, un de nos historiens contemporains dit : « Cette humanité, cette universalité de la doctrine et de l’esprit de Vinet, lui assure un accueil sympathique et une influence sérieuse, même sur ceux qui ne croient point aux dogmes chrétiens, mais qui croient à la conscience et à l’existence de réalités invisibles que la conscience pressent et révèle[18]. » Appliquée à l’Évangile lui-même, une pareille remarque serait plus juste encore.
[18] Gabriel Monod : Alexandre Vinet (Revue chrétienne, mars 1891).
Je voudrais, en parlant de la Foi et de sa reconstitution, insister sur l’indépendance. Respectez-vous -404- vous-mêmes, jeunes gens qui cherchez et peinez dans le domaine des idées ! Aimez votre pauvreté ! N’ayez pas peur de commencer avec peu de chose et de l’augmenter lentement et sûrement. C’est la loi inéluctable des conquêtes spirituelles. N’écoutez pas les spéculateurs qui vous parleront de richesses acquises subitement. Ce sont les pires tentateurs. Plus que la virginité du corps, gardez celle de l’esprit. La Foi est sœur de la Liberté. En cage, elle meurt toujours. Ne vous asservissez jamais pour mieux vivre. Vous y perdriez le peu que vous possédez. Mais en revendiquant ainsi et en pratiquant l’indépendance spirituelle, en l’accordant aux autres autant que vous la réclamez pour vous-mêmes, souvenez-vous que l’homme est un être social. Il l’est en religion comme ailleurs.
La Foi, certes, est personnelle ; mais elle a cela de commun avec l’amour qu’elle est un lien d’autant plus énergique qu’il est moins imposé. Il est indispensable de rechercher la confraternité religieuse et de cultiver en commun ce que l’on espère et croit, ce que l’on adore, enfin. D’ailleurs la forme religieuse de demain se rapprochera -405- de celle du christianisme primitif : elle sera le temple vivant des frères unis par le même amour. En outre, il convient de respecter la solidarité héréditaire et traditionnelle dans ce qu’elle a de meilleur, sous peine de perdre tout le fruit de l’histoire. Lorsque l’on appartient par la naissance à un milieu religieux, c’est un devoir de lui vouer une grande reconnaissance. Aimer son église est bon comme aimer sa famille et son pays. Mais ici se présente un écueil : l’esprit de parti en religion, l’esprit exclusif. Jeunes croyants, fuyez-le comme la peste ! Mieux vaudrait être seul que de cultiver en commun l’esprit d’exclusion et l’orgueil spirituel. Comme en toutes choses, ce temps-ci demande, sur le terrain de la foi, une grande largeur. Le devoir de l’heure présente est de fraterniser, et les Églises particulières, quelle que soit leur raison d’être, ne sont bonnes qu’à condition de nous préparer à l’Église universelle. Il y a des heures dans l’histoire où il faut être l’homme d’une cause particulière, définie, où il y a en un mot un trou à faire dans un certain sens, et où il convient de s’enrégimenter. Aujourd’hui le devoir pressant est de franchir les murs de séparation -406- et de se tendre les mains par-dessus les clôtures. Retrouver l’humanité, redevenir des hommes, si cela est le mot d’ordre en pédagogie, en politique, sur le terrain social, combien plus ne devrait-on pas s’en souvenir sur le terrain religieux, le plus large de tous, et que l’étroitesse d’esprit parvient à morceler et à rétrécir d’une si lamentable façon. Que la jeunesse le comprenne ! Honneur à tout attachement sincère qui nous lie à la famille religieuse dont nous sommes issus ! Mais voilà, le temps est revenu où, vues des hauteurs de l’esprit, les collines inégales de Morijah et de Garizim se valent, et ceux qui les habitent font bien de saisir le bâton du pèlerin et de remonter plus haut vers un horizon moins borné. Là ils entendront des choses qui leur feront dire avec les vieux pèlerins de la première Pentecôte : Quoi, nous venons des quatre coins du monde, et nous entendons parler ici chacun sa langue maternelle, et transportés de joie en se découvrant frères, eux qui se croyaient séparés, ils éprouveront des sentiments que ce monde intolérant et disputeur ne connaît plus ; à travers la pure humanité, ils retrouveront ce contact avec les réalités éternelles -407- qui soulève l’homme de la poussière ; et une même prière résumera tous leurs cœurs : Notre Père qui es aux cieux !
Nous voici au point culminant : A force d’être fraternels, arriver à découvrir le Père ; à force de fidélité, arriver à pressentir les choses éternelles à travers celles qui passent, c’est le but de la vie. Ici convergent tous les sentiers sur lesquels nous avons marché. Ici l’idéal trouve sa couronne. Ici se constitue l’unité suprême. C’est pour cela que les fleurs sont belles, que brillent les étoiles, que l’éternelle énigme de l’amour renaît tous les printemps. C’est pour cela que l’homme peine, travaille, pleure. Heureux s’il lui est donné d’extraire de toute l’existence, comme un pur parfum, ce credo filial qui est à l’amour instinctif de la vie, ce qu’est à l’impression obscure un sentiment émergé en pleine conscience, ce qu’est au premier sourire de l’enfant la déclaration du jeune homme lorsque dans un élan de tendresse il s’écrie : ma mère !
Telle est la voie où nous t’invitons à marcher, élite aimée de notre jeunesse ! Du sein de tes -408- labeurs, de tes douleurs, des luttes de ton intelligence avec les ténèbres, et de ta volonté avec le mal, élève ton cœur vers ces vérités si vieilles et si neuves, si familières et si oubliées ! Laisse souffler sur ta tête le vent de l’Esprit ! Connais du mystère et l’épouvante et la tendresse, et puisses-tu, sur ta route confondue avec celle de l’humanité, voir monter l’aube attendue ! Ainsi tu vaincras le mal que tu recueilles avec l’héritage de tes aînés. Quant au bien qu’ils ont fait, tu le feras fructifier au centuple. En mettant cet esprit dans leur vaste outillage scientifique, dans les merveilleuses conquêtes qu’ils te laissent, quelle œuvre tu pourras accomplir ! Puisses-tu devenir ainsi, en ce temps divisé, fatigué, usé, cette force dont parle quelque part notre Michelet en disant : « Qu’un jour elle enlèvera le vieux monde dans un souffle de Dieu » !
LIVRE I L’HÉRITAGE | ||
Pages | ||
I. |
Les conquêtes du siècle. — Idée et plan du livre. | |
Pour comprendre la jeunesse actuelle, il faut d’abord étudier le siècle dont elle sort. Caractéristique du siècle : La science inductive. Son but, ses labeurs, ses résultats bienfaisants. | ||
II. |
Les pertes du siècle. — L’envers de la médaille. La science spécialisée et matérialisée. Triomphe des sciences dites positives. | |
Négations et conclusions hâtives : Matérialisme. L’homme diminué. | ||
Conséquences de cet état de choses dans la philosophie, les arts, la littérature, la pédagogie, les relations sociales et internationales. | ||
III. |
Les contradictions du siècle. — Définition du Réalisme et de l’Esprit moderne. Leur incompatibilité. Leur coexistence dans les mêmes esprits. Crise qui en résulte, compliquée encore par le mouvement réactionnaire. | |
Comment sortir de la crise ? Par le retour à la pensée normale et à la vie normale, c’est-à-dire à l’esprit moderne. Ce serait l’œuvre de la jeunesse. En a-t-elle conscience ? | ||
LIVRE II LES HÉRITIERS | ||
I. |
Le monde de la jeunesse. — La jeunesse en général. Sa tendance à exagérer l’œuvre des prédécesseurs. Ses travers. L’éternelle querelle des vieux et des jeunes. | |
La jeunesse, ce qu’il y a de pire et ce qu’il y a de meilleur. Jeune vie, espérance et douleur. Ceux qui souffrent des fautes des aînés et se disposent à les réparer. | ||
II. |
Orientation intellectuelle. — Sa difficulté actuelle résulte de l’absence d’idées générales et de l’amoncellement des connaissances de détail. | |
Résultats de cet état de choses : Spécialisation à outrance. Rétrécissement de l’horizon. Incertitude et doute s’étendant à la science elle-même : on ne croit plus en elle comme les générations précédentes. Anarchie spirituelle, scepticisme, dilettantisme. | ||
Orientation religieuse. | ||
III. |
Orientation morale. — Ruine des principes. Les romanciers et la jeunesse. Déterminisme, scepticisme, dilettantisme en morale. | |
Affaiblissement du respect et de la volonté. | ||
IV. |
L’école de la vie. — Les livres et l’école sont une chose, la vie en est une autre. Influence de la vie sur l’orientation de la jeunesse. Préoccupations pratiques. | |
Les Jeunes diplomates. | ||
Les Utilitaires. | ||
Le Bonheur passif et la jeunesse commode. | ||
Inutiles. | ||
Vie facile. Jeu. | ||
Amour et chansons d’amour. | ||
Le beau côté de l’influence de la vie. Notre vie nationale et notre jeunesse. | ||
Le service militaire. | ||
V. |
Les moutons de Panurge. — L’esprit moutonnier dans la jeunesse. Effets de notre civilisation sur l’originalité de la pensée et de la vie. La mode, les ornières et les chemins battus. Difficulté de réagir. | |
VI. |
Quelques mots sur l’esprit de Parti. | |
VII. |
Comment on se porte et comment on s’amuse. Effets de la vie factice sur la santé et la joie de vivre. | |
VIII. |
La jeunesse populaire. — Sa situation particulière. Les sources de son orientation. L’école. L’église. L’atelier. Les champs. | |
Le Réalisme dans le peuple. L’exemple d’en haut. Il y a toujours des classes dirigeantes. | ||
Diminution du respect. Est-ce la faute à l’esprit moderne ? | ||
Les vrais coupables. | ||
Confiance ébranlée. Scepticisme du peuple. | ||
L’Alcoolisme. | ||
La vie du peuple est un trésor précieux et menacé : comment le préserver ? — en fraternisant. | ||
IX. |
La jeunesse réactionnaire. — But de la réaction. Sauver la société en supprimant trois siècles d’histoire. Motifs de l’entreprise. Son caractère gigantesque, mais illusoire. | |
Critique de l’entreprise. | ||
X. |
Sentiers de demain. — Indices d’une orientation nouvelle. Le réalisme et la réaction également impuissants à nous faire vivre. L’esprit moderne essayant de se dégager des entraves des tendances exclusives pour chercher le bien et la vérité partout où il s’en trouve. Précurseurs de ce mouvement. Ses traces dans l’enseignement national. Un retour à la tradition dans un esprit nouveau. | |
Fermentation de ces idées dans la jeunesse. Une élite qui se sépare du courant réaliste. Caractéristique de cette minorité. Son point de vue large et généreux, ses aspirations intellectuelles, morales, religieuses, sociales. | ||
Comment s’expliquer l’origine de ces tendances ? | ||
Pourront-elles avoir une prise sur le peuple ? Nécessité d’un idéal démocratique élevé et moyens de le propager. Part de la jeunesse dans cette œuvre. | ||
Le grand organe de l’éducation nationale : l’École primaire. | ||
Conclusion. | ||
LIVRE III VERS LES SOURCES ET LES SOMMETS | ||
I. |
Le monde est-il vieux ? | |
II. |
La Vie. Comment il faut la prendre. — La vie est un fait, un résultat et une espérance. Elle est la grande affaire. Elle ne repose pas sur nos arguments, mais Sur la volonté qui est au fond des choses. Sa valeur. Il faut la prendre simplement, à l’exemple des êtres qui s’y attachent avec toute l’énergie de l’inconscience. | |
III. |
L’Idéal. — Des deux façons d’aimer la vie. L’amour inférieur et l’amour supérieur. La grande vie : l’Idéal. L’Idéal n’est pas la fantaisie. C’est la vive représentation des réalités dont nous portons en nous le germe. | |
Grandes lignes de l’Idéal nouveau. | ||
IV. |
L’Action. — 1. Discipline. Dressage ou éducation ? Le but de la discipline est de rendre un homme maître de lui-même, Nécessité de la discipline. Passivité et activité. Entraînement de l’énergie. L’école de guerre. Le soldat préparé et la cause qu’il va défendre. Amour de la vie. Haine de tous ses ennemis. | |
2. Travail. Le travail est mal compris, méprisé même. Il faut le réhabiliter en l’honorant et en le pratiquant. Ne pas cacher le travail : le montrer, au contraire. | ||
Travaux manuels. Leur influence salutaire et réparatrice. Aux champs ! Portée sociale du travail manuel exercé par les classes instruites et aisées. | ||
3. Peine. Du rôle de l’effort et de la souffrance dans la vie individuelle et générale. L’épreuve salutaire et la douleur libératrice. | ||
4. Recueillement et repos. Difficulté du recueillement dans notre monde enfiévré. La peur du tête-à-tête avec soi-même. Le recueillement salutaire. Son rôle dans toute activité féconde. Sta viator ! Examens de conscience. | ||
Le repos nécessaire et sacré. | ||
V. |
Joie. — 1. Plaisirs et distractions. Les détracteurs du plaisir. Légitimité et nécessité des distractions. Le loisir dans la vie humaine. De l’importance de son emploi. On ne sait plus s’amuser. | |
Un mot sur les distractions à diverses époques de l’histoire. A mesure qu’on approche de notre temps, elles prennent un caractère plus sédentaire. Nos plaisirs factices et excitants. | ||
Une réforme s’impose. De la renaissance des distractions en plein air, des jeux de force et d’adresse. La marche. A la découverte de la terre natale. | ||
Le chant et sa décadence dans la jeunesse et le peuple. Du besoin de chanter. Un rêve. | ||
Du discrédit où les amusements sont tombés par l’abus. Guerre à l’abus ! Réhabilitation des plaisirs. Du rôle de tous les hommes sérieux dans cette œuvre. Vivons pour la jeunesse ! | ||
2. La Joie. Les sources de la joie. Hauts et bas de la vie intérieure. La tristesse. Ses formes et ses causes. Les dégoûtés. Tristesse qui vient de mal penser ou de mal vivre. | ||
Il faut aimer la vie. La joie de vivre et les moyens de l’acquérir. | ||
VI. |
La Solidarité. — 1. La Famille. Elle est la grande école de solidarité et la base sociale par excellence. Son importance incalculable. La Jeunesse et la Famille. Honore ton père et ta mère. Le respect, condition première de la liberté. | |
2. L’Amitié. Les amitiés de jeunesse, leur beauté, leur solidité, leur vertu éducatrice. Des rapports affectueux entre l’âge mûr et la jeunesse. | ||
3. L’Amour. Notre incurie à l’endroit de l’amour. La jeunesse arrive à l’âge le plus critique sans boussole et sans direction. Comment le jeune homme doit-il se gouverner dans les choses de l’Amour ? Le respect de la vie et de soi-même est la meilleure sauvegarde et le meilleur conseiller. Il fait contrepoids aux sottises et aux maximes relâchées. La Chasteté. La condition difficile et intéressante des jeunes gens qui se respectent. Heures troubles. Défaites morales. Ne jamais cesser d’appeler le mal : le mal. | ||
La place sacrée de la femme dans le cœur du jeune homme. Le culte de la femme. L’éternel Féminin. | ||
Jeunes gens et jeunes filles. Leur isolement regrettable. Suites de cet isolement. Une jeunesse sans amour est comme un matin sans soleil, L’amour et l’enthousiasme. | ||
La solidarité de la chair et du sang. | ||
4. Patrie, et rôle social de la Jeunesse. Définition de la patrie. De l’initiation au génie national. La meilleure manière d’aimer son pays est d’en cultiver en soi le génie. L’idéal national de la France se confondant avec l’idéal même du progrès humain. Vanité du cosmopolitisme. Pas d’humanité sans patrie. Notre façon à nous de servir l’humanité en faisant nos propres affaires. | ||
De l’œuvre de concentration nationale à tenter par la jeunesse. L’émiettement social, divisions, partis. Remède à ce mal : Se rechercher entre jeunes gens d’opinions différentes. Fraterniser. Franchir les barrières sociales. | ||
Vivre de la vie des humbles pour apprendre la justice en souffrant. | ||
5. Un mot sur le rôle international de la Jeunesse. | ||
VII. |
La Foi. — Pourquoi nous en parlons à la fin et non au commencement. Foi autoritaire et Foi libre. Soumission et conviction. L’Évangile et la Foi : Pour croire, il faut commencer par être des hommes. La foi naît de la vie et de l’expérience. Le sens religieux : Le Respect et la Piété, conditions indispensables de la Foi. | |
La reconstitution de la Foi à travers la Piété envers le passé et envers le présent. La théologie historique et la place d’honneur qui lui revient. L’Évangile rapproche de la conscience du présent. | ||
L’Évangile oublié. L’Évangile de Jésus et l’esprit moderne. L’Évangile est plus près de nous que nous ne le pensons. Pourquoi ? Le Dieu humain et l’humanité divine. Simplicité et hardiesse de l’Évangile. L’Évangile et les petits : Se confier, se donner. | ||
L’Évangile et la Jeunesse. L’Évangile et tous ceux qui essaient de pratiquer la bonne vie. | ||
De l’indépendance de la Foi. Il faut aimer sa pauvreté et se méfier de tout joug humain. | ||
Le lien de confraternité religieuse et l’attachement aux traditions particulières. Leur nécessité. Se garder de l’esprit exclusif. Les petites Églises ne sont bonnes que pour nous préparer à la grande. L’Église universelle. Les sommets de la Foi. Notre Père qui es aux cieux. | ||
Conclusion. |
IMPR. ALSACIENNE ANCt G. FISCHBACH, STRASBOURG. — 2555