The Project Gutenberg eBook of L'homme né de la guerre

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: L'homme né de la guerre

témoignage d'un converti (Yser-Artois, 1915)

Author: Henri Ghéon

Release date: September 16, 2024 [eBook #74429]

Language: French

Original publication: Paris: Gallimard

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque municipale de Lyon (SJ S 400/130))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HOMME NÉ DE LA GUERRE ***

HENRI GHÉON

L’HOMME NÉ DE LA GUERRE

TÉMOIGNAGE
D’UN CONVERTI

(YSER-ARTOIS 1915)

QUATRIÈME ÉDITION

PARIS
ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
35 & 37, RUE MADAME

DU MÊME AUTEUR

POÈMES

ROMANS

THÉATRE

APOLOGÉTIQUE ET CRITIQUE

IL A ÉTÉ RÉIMPOSÉ ET TIRÉ A PART SUR PAPIER LAFUMA DE VOIRON AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE SIX EXEMPLAIRES HORS COMMERCE NUMÉROTÉS DE I A VI ET SOIXANTE-QUATRE EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 64

TOUS DROITS DE TRADUCTION ET DE REPRODUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE.
COPYRIGHT BY GASTON GALLIMARD 1919.

AVERTISSEMENT

Les difficultés du moment ont retardé la publication de ces pages. Écrites dans la guerre et pour la guerre, elles garderont néanmoins toute leur vertu dans la paix. Ceux qui ont vu la mort en face devront ne plus l’oublier de leur vie et demeurer à jamais pénétrés de cette vérité si durement conquise et qui suffit à tout : le but de la vie est la mort. C’est à ce prix qu’ils ressusciteront au jour tant de camarades tombés qui n’ont pas eu sur la terre leur compte et qu’il serait trop douloureux et trop injuste d’abandonner à leur néant. C’est à ce prix qu’ils pourront leur montrer une fidélité et une reconnaissance efficaces, en les aidant par la prière à parachever leur salut. C’est à ce prix qu’il leur sera permis d’espérer un jour les rejoindre dans l’éternelle amitié de Dieu. Pour bien mourir, ils s’efforceront de bien vivre et la qualité de leur vie décidera de celle de leur mort. Il est certes plus malaisé de bien vivre et de bien mourir en temps de paix qu’en temps de guerre. Grâce au ciel, cette ambition ne passe pas les forces du chrétien.

Devant Metz, le 15 novembre 1918.

H. G.

 

Je m’adresse à mes frères détachés de l’Église et aux compagnons de ma vie mauvaise. Je leur dis humblement : Voici l’œuvre de Dieu ; Dieu a fait pour moi ce miracle. Ouvrez vos cœurs ! Vos cœurs n’en sont pas plus indignes que n’en était le mien. Dieu veut le refaire pour vous.

Et je dédie le récit de ma conversion à

DOMINIQUE-PIERRE DUPOUEY
HÉROS ET SAINT

qui m’apparut un matin de bataille ; qui échangea quelques paroles et quelques regards avec moi : qui tomba sur l’Yser à la veille de Pâques en l’année sanglante 1915, pour participer pleinement à la Résurrection de son Maître et, m’entraînant dans son sillage lumineux, me réapprendre la prière après plus de vingt ans d’oubli et changer dans ma bouche le goût de la vie.

Noël 1915.

CHAPITRE I

Première éducation religieuse. La prière, la messe, les processions. Au lycée : ma première communion. Comment je reniai ma foi. Sur les lacunes de l’instruction religieuse donnée alors aux jeunes gens. Je vis sans Dieu.

J’ai été élevé dans la foi catholique. Je n’ai jamais perdu le souvenir du petit Christ en ivoire jauni, cloué sur une croix d’ébène, devant lequel, matin et soir, à genoux dans la chambre rouge, ma mère, ma sœur et moi, nous dévidions à la file le Pater, l’Ave Maria, le Credo, le Confiteor et le nom des parents défunts. Il y avait aussi, au-dessus du lit maternel, une reproduction colorée de la célèbre Assomption de Murillo, d’une suavité si fade, et ma mère aimait à me reconnaître dans la figure d’un des Anges qui soulevaient la Vierge au manteau bleu, tandis que ma sœur, moins docile, ressemblait plutôt, disait-elle, à celui du coin droit, enveloppé de pourpre et d’ombre et que, bien sûr, le démon tirait par les pieds. Plus loin encore, je vois, mais à force sans doute de me l’être entendu conter, un tout petit enfant sur les genoux de sa sainte grand’mère et s’amusant avec son chapelet. — Je songe aux matins de dimanche. On avait mis ses habits neufs et on se rendait à l’église comme au spectacle. Ah ! l’orgue, le chantre, le « serpent » ! le suisse en baudrier brodé et en bicorne ! le curé en dentelles et en brocart ! les buissons de cierges ! l’encensoir fumant ! les rayons d’or de l’ostensoir ! C’était le luxe de chaque semaine. Et au retour, on achetait rue des Épousés des « éclairs ». Pour la procession de la Fête-Dieu, toute la grand’rue se revêtait de draps blancs piquetés de fleurs : sous les tendres tilleuls des promenades était le plus beau reposoir, et ma sœur, couronnée de reines-marguerites, une petite corbeille au cou, semait des pétales de roses roses, d’un geste court, comme on donne à manger aux petits oiseaux.

Ma première communion et ma confirmation dans la foi comptent vraiment comme des actes d’importance. Dans la vieille ville de S… qui possédait un cardinal, la chapelle de notre lycée longeait une rue tranquille et glacée. Elle s’ouvrait par sa petite porte sur le cloître en arcades de la cour des grands. Là, l’éloquence ardente de l’archiprêtre Dizien qui devint évêque d’Amiens et dort maintenant sous les dalles de la cathédrale parfaite, tonnait une fois chaque année. Notre aumônier était un homme fin et grave ; il portait lunettes ; nous l’aimions bien. Nous faisions retraite dans une salle d’étude entourée d’un jardin de roses, qui était partie réservée dans la cour des petits et où n’avaient le droit de circuler que les premiers communiants. J’y suis encore dès que j’y pense. O douceur, ô sage tendresse ! ô silence, ô fraîcheur de la semaine consacrée !… les soirs surtout, sous les tilleuls. Comme je me donnais ! Quelle garde attentive je montais devant mon bonheur ! Sous quels scrupules enfantins j’abritais mon âme nouvelle ! Car je connaissais déjà le péché. La veille de la communion, après la confession générale, comme je me promenais avec mon « frère » en compagnie de Dieu, je découvris dans un recoin de ma conscience une faute vénielle qui m’avait échappé. Je la voyais avec épouvante grandir comme une tache d’huile sur la nappe. Elle semblait devoir me souiller tout entier. Je courus à l’aumônier lui en porter l’aveu et solliciter une pénitence. Je ne dormis pas bien tranquille. Mais le lendemain me récompensa. Le plus beau jour de la vie, vous dit-on. C’était vrai. Ma mère faisait mon orgueil : elle portait une robe de soie et de peluche couleur héliotrope. Les roses embaumaient. On me couvrait de compliments. Mon extase puérile qui du premier coup atteignait à la félicité divine, joignait, tressait ensemble toutes mes impressions, le faste des prêtres et de l’assistance, la gloire du soleil, des fleurs et du paradis entr’ouvert… sans oublier certain contentement de moi-même. Je ne m’explique pas encore comment je pus résilier si tôt ce pacte solennel avec la joie.

Fut-ce deux ou trois ans après ? Je ne veux rien affirmer. Peu importe. Je revois la scène en tous ses détails. Cela se passe à B…, pendant les vacances de Pâques. Ma mère s’habille pour la messe dans la chambre du haut ; je suis en bas, je lis. Ai-je bien réfléchi à ce que je vais faire ? Elle m’appelle, je ne lui réponds pas. « Viens t’apprêter, Henri, nous sommes déjà en retard ! » Quand je me décide à monter — elle est là devant moi près de l’armoire à glace, son chapeau sur la tête, achevant de mettre ses gants : elle me dit : « Voyons, tu vas manquer la messe ! » J’entends sa chère voix… Et je m’entends lui répondre, sans lever les yeux, honteux de moi peut-être, mais résolu : « Je n’y vais pas. » La pauvre femme n’a pas le temps de faire face ; j’ajoute sans tarder : « Qu’est-ce que tu veux, maman ? je ne crois plus ! »… Je n’étais pas méchant, j’aurais pu feindre. Ah ! quel pardon ne lui dois-je pas demander !… Mais non : « Je ne crois plus ! » le couteau dans le cœur. — Je disais vrai. Je n’y mettais ni fronde, ni libertinage. La source était déjà tarie. Et même au prix de sa souffrance, je refusais de me mentir… Elle prit tout sur elle, sans rien répondre, le péché de mon reniement et le souci de mon salut.

Entre la mère bonne croyante et le père impie — et combien d’excellents ménages s’accommodent de vivre unis dans deux univers opposés, qui selon le prince des Cieux, qui selon le prince du Monde ! — le jeune homme hésite, balance… il a deux exemples et un seul chemin. — Mon père n’eût pas dit un mot pour m’arracher à la foi maternelle et Dieu sait, je puis l’avouer, quelle préférence secrète m’attirait vers ma mère : c’est pourtant mon père que je suivais. Le lent travail de désaffection qui m’avait mené à ce point n’a laissé dans mon souvenir aucune trace. Et dès lors — avais-je quinze ans ? — j’ai vécu sur la terre sans Dieu et sans besoin de Dieu.


Mystère de la grâce. Mais la grâce peut être aidée. Je ne veux pas atténuer une faute dont j’assume complètement le remords et la pénitence. Mais j’ai le droit, sans offenser l’Église, le droit et le devoir d’examiner, si l’insuffisance notoire de l’enseignement religieux que les enfants reçoivent après la communion solennelle n’a pas facilité le fléchissement de ma foi. Voici un jeune esprit avide et curieux auquel on ouvre toutes à la fois les routes de la connaissance humaine. Voici les arts, les lettres, les sciences, les métiers, voici l’histoire. Que de pays nouveaux ! Il y progresse vite, un peu grisé. Toutes ses forces d’attention sont requises, tout son temps occupé… Et qu’en réserve-t-on à Dieu ? Que fait-on pour l’information de son âme ? Je parle de ce qui se passait de mon temps et dans un collège laïque ; mais on me dit qu’il en allait de même alors dans les maisons religieuses[1] : une ou deux heures d’instruction, la semaine, qui nous ennuyaient tous, je m’en souviens, étrangement ! Notre bon aumônier n’essayait pas d’entrer en concurrence, par cet attrait vivant qui capte les jeunes esprits, avec nos professeurs d’humanités ou de sciences. En regard des vies de Plutarque, nous offrait-il la vie des Saints, la vie même du Divin Maître ? Mais non. Dans l’histoire des nations, rendait-il à l’histoire du peuple élu, à celle des apôtres, des papes, de l’Église, la première place qui est la leur ? Mais non. Il nous parlait abstraction. Alors que la philosophie, réservée aux esprits plus mûrs est reportée à la fin des études, il nous faisait entrevoir dès treize ans les hauts sommets de la théologie. Il dissertait, savamment je le crois, sur le péché originel, sur les vertus théologales, sur la grâce. Ah ! s’il nous avait lu les Actes de sainte Cécile, le récit de la Passion dans Anne-Catherine Emmerich ou même les « Fioretti » légendaires ! En vérité nous ne savions à quoi nous prendre et nous cessions de l’écouter. Notre connaissance de Dieu ne sortait de là ni plus claire, ni plus profonde et ni seulement rafraîchie. Sur notre petit champ sacré, les connaissances purement humaines empiétaient un peu davantage chaque jour. Foulé partout, bientôt, nous n’en retrouvions plus même la place. — Que dites-vous de ces chrétiens qu’on pousse au baccalauréat et qu’on arrête au catéchisme ? J’entends : au catéchisme de l’enfance. Certes, toutes les vérités et toutes les beautés, issues des Livres et de la Tradition, y sont incluses. Mais il serait bon de les cultiver avec autant de soin, d’à-propos, de persévérance que les vérités de la science et que les beautés de la poésie ! Il faut apprendre au jeune homme sa foi. Que si le collège n’y suffit pas, c’est l’affaire de la famille. Je n’avais pas, quant à moi, ce recours… Rien, rien ! que ma paresse aux sacrements et la tiédeur de ma prière ! Car je n’aurai lutté, mon Dieu, ni pour Vous perdre… ni pour Vous ravoir.

[1] A l’heure actuelle, de grands efforts sont faits pour rendre plus vivant cet enseignement, paraît-il.

CHAPITRE II

Dialogue entre un chrétien et un artiste. Comment l’Art me tient lieu de tout et premièrement de principes. La gratuité de l’Art. Nietzschéisme, dreyfusisme, patriotisme ; spiritualisme malgré tout. L’épreuve de Florence. Angelico et l’élan de ma joie vers Dieu. Mort de ma mère. J’apprends la douleur. Mon blasphème. Voici la guerre.

— Vous aurez donc vécu dans ce désert vingt ans ? Sans Dieu et sans besoin de Dieu !

— Qui plus est, sans inquiétude, dans une sorte de plénitude païenne… — tant le prince du Monde excelle à endormir la conscience, à farder et enguirlander le péché.

— Sur quels principes viviez-vous ?

— Le sais-je ?… Sur les principes moyens et faciles qui sont la loi de nos sociétés, les bâtards de la Sainte Loi. Mes désirs, au reste, étaient modérés. Quand, d’aventure, l’un d’eux se heurtait à la règle, je la frondais pour lui ou je la tournais à son avantage. Incapable, sans doute, d’un tort matériel, moins soucieux du tort moral. Où il n’est pas de mœurs, là chacun règne. A charge de revanche, personne n’ayant rien à perdre, ni le prochain, ni soi ![2]

[2] En ce temps-là mes amis vantaient mon « cynisme ». J’aurais refait le monde à mon image pour justifier mes erreurs.

— Mais quelle vie défaite meniez-vous ?

— Me le suis-je jamais demandé ? Au jour le jour, en voyageur.

— Est-ce possible ? Tout entier tourné vers ce monde, il vous suffisait d’être.

— C’est cela.

— Et jamais dans le cœur aucun élan spirituel ?

— Tout au contraire. Dupouey disait en parlant de lui-même : « Nous qui avons adoré la Beauté. » Je fus de ces adorateurs. — Autour de sa vingtième année, bienheureux le jeune homme qui rencontre l’Art ! L’Art, prenant le pas sur l’amour, ramasse le sceptre de Dieu qui est tombé en déshérence. Dans le culte de l’Art, nous pensons échapper au monde, à la fuite des jours, et surmonter un médiocre destin. Le véritable artiste va placer son ambition, sur terre nécessairement, mais par delà sa vie terrestre, dans le profond des siècles à venir. Indifférents aux succès du présent, du moins autant qu’homme peut l’être, nous rêvons en secret de laisser après nous, de léguer à nos descendants, non une patrie bien assise, non un idéal éprouvé, mais quelques morceaux réussis, une œuvre, un livre, moins : un poème, moins : une strophe harmonieuse, capable de chanter sur les lèvres des hommes longtemps après que nous nous serons tus. En un mot, nous nous efforçons de gagner, par un labeur qui n’est pas sans mérite, une façon d’éternité terrestre… O vanité !

— Ainsi peu vous importait d’être utile ?

— Est-ce que la Beauté ne l’est pas ? Nous n’acceptions de l’être que par la Beauté. Nous nous targuions d’un art tout gratuit, gratuit pour nous qui n’en attendions pas de récompense, gratuit pour le prochain que nous nous refusions à réformer. Fi d’un lyrisme ou d’une prose utilitaires ! Il s’agissait de « mettre en forme » partie du monde et partie de nous-même, en nous gardant bien de juger.

— Mais cela suffit-il ?

— L’Art se suffit.

— Mais vit-on sur une esthétique ? Du moins la vôtre était-elle doublée d’une philosophie ?

— Peut-être pas ! Entre Descartes et Kant, Spinoza et Leibniz, Hegel et Renouvier, Spencer et Darwin, passionnément étudiés au lycée, sans compter Hartmann et Büchner, est-ce qu’on choisit à cet âge ? Un système chasse l’autre… Et du reste, pourquoi choisir ? Autour de mes vingt ans, je croyais fermement en l’Homme et en la Vie, comme à peu près tous ceux de ma génération. C’est tout.

— Et au progrès, sans doute ?

— Au progrès de l’Individu. Avec le temps, il avait pris toute la place. Nous l’héroïsions à plaisir.

— Dans le mal comme dans le bien, je vois cela…

— Notre art ne faisait pas de différence.

— Et vous avez fini par donner dans le « nietzschéisme », avouez-le donc !

— Nietzsche ne nous a pas formés. Il est venu à point pour étayer notre religion flottante. Ce n’est pas une métaphysique et encore moins une morale que la doctrine nietzschéenne — si tant est qu’elle tienne d’ensemble — formule expressément ; disons plutôt : une dramaturgie. Une vie dangereuse, le libre élan laissé à l’entre-choc des passions, quelle aubaine pour le dramaturge, pour le romancier ou pour le poète qui a décidé de ne pas conclure ! Les besoins de notre art nous ont dicté notre philosophie ; infuse dans une œuvre d’art, nous l’estimions sans danger.

— Vous placiez la charrue devant les bœufs !

— Je m’en rends compte. Comment faire autrement après ce que je vous ai dit ?

— Et avec ça, vous gardiez bonne conscience ?

— Comme Adam dans le paradis des délices et le péché n’existait plus[3].

[3] Exemple significatif : malgré mon admiration pour le maître écrivain, je n’entrais pas dans Baudelaire ; cette lutte constante entre Satan et Dieu, Ormuzd et Ahriman, qui fait la trame de son œuvre, me paraissait le comble de l’artificiel.

— Je vous entends. Je ne parviens cependant pas à croire que les soins de votre art ou plus simplement de votre métier aient étouffé en vous tous les autres soucis. Car vous étiez bon fils, bon parent, bon ami ?

— Ni meilleur ni pire qu’un autre.

— Bon citoyen et bon Français ?

— Arrêtons-nous. Là vous touchez le point sensible… Oui, depuis mes plus tendres jours, je nourrissais pour ma patrie une jalouse passion — osé-je dire à mon insu ? — et sans doute m’imaginais-je avoir assez fait pour la France, quand j’avais servi de mon mieux ses belles-lettres et sa langue. La réalité politique offusquait ma délicatesse. Je laissais les choses aller. Plutôt républicain que monarchiste, plutôt « droits de l’homme », en dépit de Nietzsche, que nationaliste intégral, j’eus la révélation inopinée de ma foi française à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Je combattis avec une âpreté inattendue dans le camp des révisionnistes. Et pourquoi ? Non, par « anarchisme », non par pure équité humaine, — par chauvinisme, c’est le mot. Pour les mêmes raisons que, dans l’autre camp, Déroulède. Je me rendis compte soudain du prix que j’attachais au bon renom de ma patrie, à sa gloire dans le monde… C’est cela que je défendais avec tout l’excès de mon âge. Et, le soir de l’arrêt de Rennes, — ne riez pas ! — j’ai pleuré sur son « déshonneur ». — Aussi bien je suivis l’évolution de Péguy ; comme lui, peu de temps après, je répudiai les sectaires ; mes amis de la veille devinrent mes ennemis ; et depuis lors je n’ai plus ouvert le journal sans le tremblement de celui qui aime et qui ressent à vif la moindre des blessures dont va souffrir l’objet de son amour. Peu versé dans la politique, trop timide pour m’y mêler, trop faible aussi pour secouer le joug de mes préoccupations esthétiques et aborder le problème vital, j’assistais au combat comme un partisan désarmé ; mais je tenais férocement pour ceux qui défendaient l’existence morale et matérielle de la France… à l’exception de Maurras. Que pouvais-je faire de plus, moi, poète ? Si, j’entrepris de la chanter[4].

[4] Foi en la France (Préludes dans la paix, 1909).

— Oh ! oh ! vous manquiez gravement à vos principes ?

— Peut-être bien… Je ne manquais pas à mon cœur. Et puis, je me berçais de l’illusion que les contraires pouvaient cohabiter dans le même homme, sans se gêner ni le gêner[5]. Quand je rentrais dans mon travail familier, sous la discipline que l’art exige, je me sentais en sûreté et retrouvais l’équilibre de mon esprit.

[5] Vous avouerai-je qu’au plus fort de mon exaltation patriotique, le jour de la déclaration de guerre, « j’ai fait le mal », sans honte. Je refusais de distinguer. Et que l’ignoble côtoyât le noble, j’aimais cela. L’homme complet.

— Et toujours nul appel d’en haut ?

— Je mentirais si je vous disais non. A certains jours, le cœur demandait davantage. Il ressentait un vague espoir… Il goûtait une vague extase. Il s’arrêtait devant le gouffre de la mort. Et puis, quel poète lyrique ne lève pas les mains au ciel ? Il se baigne dans l’infini, mais en aveugle ; il lui suffit de bien chanter, il ne tient pas à y voir clair. Quand mon lyrisme personnel me refusait ces grandes joies religieuses et vagues, le trésor des maîtres de l’art me les dispensait magnifiquement. O Parthénon, équilibre des nombres ! O sculpture hellénique, regret du paradis perdu où le corps de l’homme était beau ! O musique, battement du plus noble des cœurs, sons imprécis qui en disent plus que les mots, danse sacrée qui délivre du poids et de l’attraction terrestre ! Quels espaces nous franchissions sur les ailes de la Beauté, dans l’extase quasi-divine de ce soulèvement qui ne vous conduit nulle part !… De quoi nous ne songions pas à nous plaindre : l’ivresse du voyage nous faisait oublier le but.

— Qu’arrivait-il pourtant quand vous redescendiez ?

— Nous avions versé de si bonnes larmes que nous ne désespérions pas de l’infini. Mais au lieu de louer et de remercier Dieu qui rendait un tel art possible en découvrant un rayon de sa gloire, nous célébrions le génie des hommes et le privilège de l’Art tout court.

— Et vous n’étiez jamais tenté de pousser plus avant, de solliciter de quelqu’un des clartés moins diffuses, de mettre votre spiritualisme ou votre panthéisme au point ? Je ne dis même pas d’interroger les Livres, vos prêtres ou ceux d’un autre Dieu. Car vous croyiez en Dieu, la chose est claire ?

— Je respectais, mais je négligeais la Parole[6], moi, curieux de tout, je n’en avais pas appétit ; je lisais tout et gardais fermé l’Évangile. Cette exclusive volontaire a scandalisé même mes amis. Mais un pareil refus n’est pas incompatible avec certain tourment de Dieu. Dans mon livre le plus récent, lisez la pièce antérieure à la guerre que j’intitule « Cloches ». Elle exprime comment je me flattais alors d’apaiser cette nostalgie que réveille en nous l’Angelus : par le mysticisme de la Patrie… — Et puis j’ai tort de parler de tourment. Notez-le bien, je n’eus jamais tendance à croire qu’en état de bonheur : témoin ma crise d’Italie. Vous permettrez que j’y insiste ; c’est le prologue de ma conversion.

[6] Il importe de remarquer que le mouvement catholique qui se dessinait alors dans les lettres n’eut pas d’influence sur moi. Tout en les admirant, je ne suivais ni Jammes, ni Claudel, ni Péguy. Ils m’accoutumaient simplement à un point de vue qui me restait cependant étranger.


Au printemps de 1912, il m’est donné pour la première fois d’aborder l’Italie et de l’aborder par Florence — non précisément en jeune homme, déjà en homme fait et qui se croit fixé, bien qu’il accorde à ses pensées toute licence. Je suis conduit par le meilleur des guides, mon ami André G… — J’ai dit ailleurs[7] la surprise inouïe de ce tête-à-tête avec des chefs d’œuvre dont on ne prend idée que là, ceux du moyen âge à sa fin et de la prime Renaissance. Mes théories sur la peinture, sur ses modes, sur ses limites et sur ses vertus expressives, s’écroulent comme châteaux de cartes au premier choc. J’admire tout, de Giotto à Botticelli, la multiplicité d’un art, tant païen que chrétien, qui semble ramasser d’un seul coup de filet toute la vie, contenter à la fois et sans en excepter aucune, nos plus diverses aspirations. Rien de beau, rien de noble, rien de doux au cœur, rien de charmant aux yeux qui n’y soit renfermé ! Or, au centre, il y a l’esprit. — J’admire tout, oui ! Mais mon choix est fait : et c’est, quoi que j’en aie, celui que désignent mes larmes : c’est Giotto, c’est Angelico, c’est le Masaccio de l’Apôtre Pierre ; tout le reste gravite autour. J’essaie bien de me raccrocher au paganisme : mais le maître de mon amour, dès à présent, c’est l’Art le plus rapproché de la Foi — si rapproché qu’on l’en distingue à peine ! L’œuvre d’art qui n’est pas prière me déçoit.

[7] L’Épreuve de Florence (Nouvelle Revue Française).

Irrésistible aimantation de l’être. Combien la lumière était belle sur les terrasses de fèves en fleur et sur les cyprès noirs ! Nous sortions de Santa-Croce où mourait saint François d’Assise, de San-Marco où le Christ expirait en croix et où la Vierge attendait l’Ange dans un couloir nu et silencieux. Même nos sens avaient une âme !… L’art m’avait déjà transporté, mais jamais aussi haut. Je touchais la limite indéfinissable entre l’humain et le divin, entre le terrestre et le séraphique, entre ce qui est du monde et ce qui est du ciel… Comment cela ? A force de bonheur. — L’ai-je fait entendre à mon compagnon, quand je me refusais à l’entendre moi-même ? J’étais tout près de croire et d’adorer. Précisons : j’adorais sans croire. Mais quoi ? mais qui ?… L’esprit qui avait animé d’un tel amour l’âme de simples hommes et guidé leur main sur le mur. Mais encore quel esprit ? L’Esprit Saint, pour tout dire : je ne lui donnais pas de nom. Après une épreuve si claire, il semble bien que la simple logique, si j’eusse consenti à lui prêter l’oreille, eût dû me convaincre aussitôt de la vérité. Ces miracles de l’art, qui surpassaient l’entendement, étaient les fruits non d’un rêve individuel, mais d’une religion nettement formulée et celle-ci avait un nom et celle-ci était la mienne. Il m’eût suffi d’un pas pour y faire retour. — Non, je me contentais d’avoir élargi mes vues esthétiques, me laissant flotter, pour le reste, au doux zéphir de mon vague bonheur.

— Dieu vous prenait par votre faible. Il exalte ceux-ci, il console ceux-là. Il déclenche selon le cas la supplication ou l’action de grâces… Mais une question ? Dans l’état nouveau de votre âme, que faisiez-vous de la douleur ?

— Je l’incorporais à ma joie… Elle fondait dans mon optimisme incurable.

— Dites plutôt que vous n’aviez jamais souffert ?

— C’est vrai. J’avais perdu mon père étant fort jeune et le pauvre homme je ne l’avais pas bien longtemps pleuré. J’avais, dans ma vie, remplacé l’amour par le plaisir sans lendemain, afin de m’épargner la gêne d’une sujétion trop stricte, le traversant tout juste assez pour le connaître, dans son vertige et dans son désespoir. Quant à la vie matérielle, elle ne m’avait imposé que des sacrifices à ma mesure ; j’avais pris un métier, celui de médecin, pour m’assurer l’indépendance ; je l’avais exercé huit ans, sans passion, mais avec loyauté. Grâce au dévouement de ma mère, à mon oncle et à mes amis, les ennuis ne me duraient guère ; tout finissait toujours par s’arranger. Je m’étais entraîné à la médiocrité dès mon enfance et je la supportais gaiement. Ajoutez que la Providence m’avait donné une famille sans que j’eusse la peine de la fonder, ma sœur étant restée veuve avec deux fillettes. Tous les ennuis passés s’étaient écoulés sans laisser de trace. Enfin j’avais le refuge de l’Art.

Or, la souffrance vint. En pleine extase florentine, je fus rappelé d’Italie par ma mère alarmée : l’aînée de mes enfants (des enfants de ma sœur), à la suite d’une rougeole, se trouvait en danger de mort. Elle guérit — sans que j’eusse prié pour elle ; mais deux mois après, devant moi, ma mère qui m’aimait plus que tout au monde, ma compagne depuis toujours, se tua dans un accident. — O brutalité de la mort, ô laideur ! Je tiens entre mes bras un corps défiguré et d’où la chaleur se retire. Transport de ma douleur ! Filiale piété ! Je l’ensevelis de mes mains. On fit venir le prêtre et j’assistai aux sacrements, froid, ironique, révolté… Mais vous connaîtrez mon pire blasphème.

A la cérémonie funèbre, presque tous mes amis étaient autour de moi : je vois encore Péguy, le plus différent de nous tous, en prière. Lorsque le prêtre entre ses doigts éleva l’hostie mince et blanche où s’incorporait le Sauveur, moi, le fils, donnant seul l’exemple du scandale, aux côtés de ma mère morte qui n’avait plus recours qu’en Dieu, je tins jusqu’au bout le défi ; je fixai sur l’Eucharistie des yeux qui disaient : « Tu n’es pas. » Et mon cœur ajoutait : « Non ! tu ne peux pas être ! tu ne m’aurais pas pris ce que j’aimais, après l’avoir ainsi meurtri… » Jésus ! Jésus ! Ah ! que n’avez-Vous brûlé mes regards quand je Vous niais face à face ! Pardonnez-moi, mon bon Seigneur ! Je ne pouvais pas concevoir alors, que Vos dons fussent mêlés d’ombre et Votre vin parfois amer. Je n’attendais de Vous que joie et que magnificence. Mes pleurs me voilaient Votre ciel. — Et puis, mon Dieu : Vous le savez, je ne Vous aurais pas nié, si je n’avais été si près de croire. A la profondeur de ma chute, Vous jugez de quelle hauteur je retombais.

Adieu donc, le rêve des anges au paradis bleu et doré du bienheureux frère Angélique ! Littérature que tout cela. L’arche frêle du pont jeté sur l’espace s’était rompue : je redevenais l’esclave du sol. Esclavage cent fois plus lourd et plus aride, il comportait à présent la douleur.

— Notre Seigneur, soyez-en sûr, fut moins scandalisé de votre défi que vous-même. C’était le geste de colère d’un enfant trop gâté et qui ramène tout à soi. Vous étiez orgueilleux, vous étiez égoïste. Car, en fait, vous abandonniez votre mère à un néant total dont votre amour eût dû frémir. Acceptiez-vous de l’avoir perdue toute entière ? Votre devoir n’était-il pas plutôt de réserver pour elle au delà de ce monde une chance d’éternité ?

— Expliquez comme vous pourrez la contradiction de mon cœur et de ma pensée. Même en niant son Dieu, je continuais de croire en elle cependant…

— C’est donc que le chemin qui mène à la patrie céleste ne vous était pas tout à fait fermé ?

— Il se peut bien. En tout cas, mon esprit rebelle évita de donner une solution au problème de l’autre vie que le fait posait devant lui et je me retrouvai pareil : un composé paradoxal de tendances mal accordées, s’efforçant d’accomplir leur unité dans l’Art[8]. Je revis Florence sans déception. Je visitai Rome et la Grèce. Je revenais d’Athènes quand la guerre éclata. A dater de la fin juillet, n’y en eut plus que pour la patrie. Impossible d’errer ! Le Français le plus tiède avait perdu le droit de disposer de lui.

[8] Cet exposé, écrit dans la ferveur, paraîtra sans doute sommaire. Je brûle ce que j’ai adoré. La question esthétique sera plus posément et largement traitée dans un volume spécial.

CHAPITRE III

Dans une ambulance du Nord. La menace de Charleroi. Premier contact avec la guerre : une nuit d’alerte. Comment je me tiendrais en face de la mort. A Paris au temps de la Marne. La procession des reliques de sainte Geneviève. Je vais au front.

Vous ai-je dit que j’avais eu une enfance assez maladive et que j’en avais conservé certaine débilité de corps ? Sans que j’y fusse pour rien, je vous le jure, le conseil de revision de ma classe m’avait exempté du service. Au 2 août 1914, quel regret ! quelle confusion ! Quand je veux m’engager, on me répond « qu’on n’acceptera pas d’engagement avant des semaines » !

C’est donc comme médecin de la Croix-Rouge, dans une petite ambulance du Nord, que je prends contact dès les premiers jours avec la nouvelle réalité. N’attendez pas de moi que j’entreprenne la peinture des jours d’attente, d’angoisse et de retraite qui précédèrent et qui suivirent Charleroi. Je ne veux vous parler que de ma toute dernière nuit : seule elle a trait à l’ordre de choses qui nous occupe. Cette nuit-là, j’ai vu venir sur moi un danger grave et je me suis levé en hâte pour recevoir ce qui pouvait être la mort.

Depuis cinq ou six jours, la canonnade d’abord indistincte ne cessait guère de hausser le ton. Nous étions suspendus au roulement mystérieux et nous tâchions d’en interpréter le langage. Ah ! les silences ! Ah ! les reprises ! Avance-t-on ? recule-t-on ? Le 22, les troupes anglaises sont parties précipitamment du côté de Mons. Des renforts d’artillerie française montent et montent. Le 23, un avion ennemi est signalé ; un des nôtres survient, qui le démonte. Le communiqué du repli est le dernier que nous lisions dans le journal de Lille et nous voici coupés du monde. Le soir, une auto venant de Namur, qui fait son plein d’essence sur la place, nous donne l’alarme : des gens hagards qui ne savent que s’écrier : « Ils sont trop, ils sont trop ! Vous ne pouvez rien, pauvres Français ! » Alors nous sommes submergés par le flot d’un peuple en exode : les hautes charrettes flamandes à quatre roues, portant plusieurs rangées de chaises où sont tassées des paysannes, qui ont mis leur plus beau chapeau ; les voitures à bras chargées d’objets hétéroclites : la chaîne lamentable de ceux qui vont à pied. Ils ont fui devant le canon et l’incendie, devant les atrocités des Barbares, dont ils ont la preuve saignante sur eux ; ils ne savent ce qu’ils emportent, ni pourquoi ils l’ont emporté. Nous voyons les petits qui pleurent, la mère qui pousse une voiture d’enfant depuis trois jours, le vieillard impotent qu’on soutient de chaque côté sous les aisselles et qui a fait ainsi tout le chemin, ceux qui sont malades, ceux qui sont blessés, ceux qui ont perdu la raison… Comment échapper à leur épouvante ? Demain, ce sera l’armée en retraite. J’apprends de source sûre que le receveur des postes du bourg voisin a reçu l’ordre de partir et de mettre à l’abri la caisse. C’est bien. Je rentre me coucher. Dans l’ambulance isolée du village, en lisière de la forêt, j’occupe une petite chambre, au-dessus de la salle unique où mes blessés et mes malades seront veillés par deux vieilles femmes du pays. O souvenirs !

Une belle et chaude nuit d’août. J’ai laissé ma fenêtre ouverte : ce n’est pas pour jouir du balancement des feuillages, ni du chant inlassable des rossignols qui peuplent la forêt : c’est pour entendre le canon, pour ne pas cesser de l’entendre. Jamais il n’a tonné si fort, ni d’une voix si proche. C’est tout juste, sans doute, si nous en sommes hors d’atteinte… et puis, la nuit agrandit tout. Dans sa caisse de résonance terrible, le moindre bruit fait mal. Mon oreille tendue n’en laisse pas perdre une vibration. Vers la mi-nuit, sous la voix obsédante qui ne s’interrompt plus, soudain une fusillade crépite, et quelle fusillade pour l’angoisse de l’insomnieux ! C’est, au plus loin, dans le village ! Une énorme rumeur de cris se déchaîne bientôt, comme un torrent qui tombe dans un gouffre ; des notes plus perçantes la déchirent et, couvrant le tout d’un appel sinistre, un battement sonore : le tocsin. Sont-ils déjà dans le village ? Si cela est, ils peuvent être dans quelques instants ici-même — et je suis seul pour faire face avec mes soldats désarmés… Mon imagination me représente tout le possible ; et le pire nécessairement : les uhlans en patrouille poussant la grille, se ruant dans la salle que protègent notre fanion et la croix-rouge de ma manche, et se livrant, en dépit de tous les contrats, pour le plaisir et la terreur, à telle extrémité sanglante, de celles dont la Belgique a été déjà le théâtre, nous le savons et c’est un fait. Je dois donc être prêt à tout le possible et au pire. Je saute de mon lit, je m’habille, je passe mon brassard et descends rassurer les vieilles, ainsi que mes malades qui s’éveillent et parlent déjà de saisir leur fusil. Je les retiens et j’attends, auprès de la porte. Un galop sur la route, des pas et la grille qui grince… — Oh ! j’en puis rire maintenant, puisque rien n’est venu, que c’était une fausse alerte, l’attaque d’un petit poste dans un village assez lointain. La seule chose qui importe pour nous, c’est que j’aie cru à la réalité de l’aventure que me faisait envisager comme imminente l’illusion de mon cœur craintif. Si ridicule que cela paraisse, cette nuit-là, je le répète, j’ai attendu venir la mort. Cette nuit-là, je me suis vu dans la situation du condamné qui n’a plus qu’un instant à vivre et je me demande avec vous : comment mon âme d’incrédule, promise dans l’avenir à Dieu, s’est-elle comportée alors ? Vous l’avouerais-je ! En incrédule. J’ai ressenti certain regret… A peine ai-je songé à mes parents. Mais je puis l’affirmer, pas le plus petit coin du voile qui nous cache Dieu et l’éternité ne s’est soulevé devant moi. Pas l’ombre d’une pensée religieuse, qu’elle fût de crainte ou d’espoir, n’est descendue dans mon cerveau. Je me disais : ça y est ! et n’avais qu’un souci, avant d’entrer dans le néant : celui de « me tenir bien » jusqu’au bout. Souci de vanité et, si je puis dire, esthétique. Je ruminais ce que j’allais avoir à leur répondre, je composais mon visage et mon attitude et pour le reste, du haut en bas de l’âme, je tremblais. De quoi ? Simplement de quitter la vie, cette vie-ci, la seule avec laquelle j’eusse à compter. J’oubliai sur-le-champ mon appétence d’infini et la spiritualité dont je nourrissais mes poèmes. J’oubliai que ma mère m’avait précédée au tombeau et que je n’avais pas perdu l’espoir d’une rencontre… — La nuit fut longue. Puis l’aurore parut. Les convois de l’armée française en retraite roulaient interminablement. Le soir, nous descendions la même route. — Le village ne fut attaqué et incendié que la nuit suivante : mais il le fut.

Par de nombreuses transes et traverses, je ramenai à Paris mon espoir. Oui, mon espoir ! Ma foi en la patrie n’avait pas un instant fléchi. Si néanmoins la ville souveraine devait être violée, je serais ici pour l’épreuve. C’est ainsi qu’au temps de la Marne, je me trouvai un dimanche, l’après-midi, sur le parvis de Notre-Dame, plein d’une énorme foule noire. La châsse précieuse de sainte Geneviève, notre palladium, et les reliques de nos saints allaient sortir du porche et, sans passer la grille, processionner devant le peuple chrétien. J’étais prêt à participer à la communion de l’instance et de la supplique, dans un esprit purement national… Ce fut très beau. Suivant les bannières de soie brodée, les reliquaires et les figures d’or couronnées ou mitrées s’avançaient hors du gouffre d’ombre, où scintillaient les cierges et les sombres saphirs, les sombres grenats d’un vitrail. Rois et saints, ils apparaissaient dans le grand soleil comme de vivants protecteurs qu’aucune adversité ne change, immobiles, luisants, parfaits : et l’archevêque cardinal Amette, montant sur une petite chaire adossée au portail, harangua et bénit la foule. Avec sa franche et solide figure, digne de tenter le ciseau d’un maître ouvrier des vieux âges, il ressemblait à ces images de métal. Quelle grandeur ! quelle certitude ! On sentait vingt siècles derrière lui. Il s’appuyait sur le rocher. Alors la foule émue, d’une seule voix déchirante, répéta le cri de : « Vive la France ! » Moi avec elle. « Vive la France chrétienne ! » Et je ne croyais pas. Mais j’étais une goutte d’eau dans la masse dont la vague me soulevait. De toutes parts alors, les cantiques montèrent :

Nous voulons Dieu, c’est notre Père
. . . . . . . . . . . . .
Sauvez, sauvez la France
Au nom du Sacré-Cœur !

et, tout contre moi, un monsieur bien mis s’écria à tue-tête dans mes oreilles : « Vive saint Michel, protecteur de la France ! Vive sainte Geneviève, patronne de Paris ! Vive la bienheureuse Jeanne d’Arc ! » En un instant, le charme fut rompu. Je me sentis distinct des autres, séparé d’eux par les rites, par les formules, par les cadres même de leur dévotion et, si mon cœur priait, soudain il n’eut plus en lui de prière. — On sait comment la France fut sauvée : je n’en remerciai pas le Seigneur[9].

[9] Ici se place la mort glorieuse de Péguy : des regrets, oui ! mais surtout de l’envie.

Le spectacle indiscontinu de la souffrance et de la mort, auquel j’assistai chaque jour, à l’ambulance militaire où je pris bientôt du service, ne modifia aucunement les dispositions de mon esprit. Et tel je partis pour le front vers les derniers jours de décembre, dans un groupe d’artillerie, en qualité d’aide-major. Cette première épreuve avait été sans bénéfice.

CHAPITRE IV

Mes raisons de partir. A Nieuport-Bains, dans un groupe d’artillerie. Les joies du mess. Les risques. La mer, la dune, les obus. Le plus beau des mois de janvier. Prière supposée du panthéiste.

Pourquoi j’allais au front, quand je pouvais n’y pas aller et peut-être rendre à l’arrière plus de services ? Par curiosité. Par vanité aussi, je pense : pour pouvoir dire : « J’y étais ! » Il y a un peu plus : je voulais en quelque façon partager les risques des autres, de tout ce peuple, de tous ces jeunes gens dont je me sentais solidaire et qui, dès le premier moment, ne faisaient plus qu’un sang, qu’une chair, qu’une âme avec moi. Et puis, comment ne pas participer à une guerre que j’avais saluée comme la délivrance trop attendue de notre française fierté et dans laquelle je sentais latent, avec l’accomplissement des hautes destinées de la patrie, l’accomplissement de mon propre destin ? Depuis le début, en effet, je ne vivais de cœur que dans et par et pour la guerre. J’avais « tout placé » sur la guerre. M’y voici donc. Mais n’allez pas surfaire mon courage ! Je suis plutôt poltron. Je perds tout mon sang-froid dans le danger et je souffre plus que quiconque de la moindre menace de violence suspendue au-dessus de moi. Je ne partais pas de gaîté de cœur, mais malgré moi, poussé par une force intime qui ne me demandait pas mon avis ; elle ne me cachait pas que j’en aurais peut-être du regret et que là-bas je ferais sans doute piteuse mine : je partais cependant.

Combien j’attristais ma famille ! mon oncle, ma sœur et mes petites nièces. Sur le quai de la gare, ce fut une explosion de larmes : moi — d’ordinaire trop sensible — je n’en trouvais pas une, indifférent et comme possédé. Avant de partir, ma sœur me remit une photographie des deux enfants ; par une pieuse rouerie, elle y avait suspendu la pauvre médaille que j’avais achetée pour elle devant l’église inférieure d’Assise, à mon second voyage d’Italie, et qu’elle avait sans doute fait bénir : le portrait ferait passer le fétiche, je porterais l’un et l’autre sur moi. Elle voyait juste. Et tant qu’à être protégé, elle devinait que, dans mon cœur, j’accepterais plus aisément de l’être par l’image du « Poverello », que Florence m’avait appris à aimer.

C’est avec un jeune officier du vingtième corps que je fais le voyage jusqu’à Dunkerque. Il a déjà été deux fois blessé, mais il a confiance, ajoute-t-il : il croit. Il me plaisait ; je n’ai pas retenu son nom ; son gai regard sourit-il encore à la vie ? Ils sont un certain nombre ainsi, officiers ou soldats, qui marchaient à la mort et dont j’ai capté au passage le vivant souvenir : ma nouvelle famille qui ne cessera de s’accroître. Des avions bombardent Dunkerque quand j’y passe. La gare de Furnes, où je débarque, vient d’« encaisser » de gros obus. J’entre dans le front de Belgique en longeant le canal, par une matinée superbe ; l’avant-veille encore à Paris, je me trouve sans transition dans le grenier-observatoire d’un grand hôtel de Nieuport-Bains, sur le bord de l’Yser, en face de la grande dune et des Boches. Il n’y a pas à se le dissimuler : la guerre impitoyable est tout autour de nous.

Si Dieu me le permet, je peindrai un jour en détail mes camarades et leur vie guerrière. Nulle part celle-ci ne me parut plus capiteuse que dans la villa S… où l’on fêtait, quand j’arrivai, le nouvel an. Une sorte d’entrain généreux, de crânerie inconsciente et de gaîté fouettée par le péril, régnait autour de notre table. Auprès du commandant, d’un ou deux capitaines d’un certain âge, on ne comptait guère que des enfants. Tous, du moins, paraissaient si jeunes ! Il y avait du foie gras, du champagne, des gâteaux et un phonographe, qui, tout le long de nos repas, nous déroulait son répertoire : musique facile, chansonnettes et tyroliennes, mauvais airs d’opéra, solis de xylophone, et la Patrouille Turque qui avait la faveur de tous. Eh bien ! cela n’était point laid ici, parmi tous ces jeunes gens braves, qui ne s’étonnaient pas de vivre, comme s’ils eussent été aux bains de mer, en avant même de leurs batteries, sans aucun abri efficace et sous le feu constant de l’ennemi, dont les obus de 150 encadraient les villas qu’on voyait crouler une à une. La sonnerie du téléphone grinçait parmi les rires sans interrompre le concert ; tombant qui sur la plage, qui sur la rue, les grosses marmites ébranlaient la maison ; un lieutenant, une semaine auparavant, avait été tué par un éclat presque à ma place. Qui s’en fût douté à les voir ? Aucun d’eux n’avait-il de vie intérieure ? Je ne songeai pas, je l’avoue, à me le demander. Celui-ci rentrait des tranchées, celui-là de l’observatoire, cet autre venait de poser une ligne sous le bombardement, impatients d’y retourner. Ils étaient charmants, sympathiques, ils faisaient simplement d’admirables choses. Comment ne pas se mettre au ton de leur folie ? Fervent de la vie et de l’homme, jamais pareille intensité de vie, jamais pareille allégresse de l’homme ne s’étaient révélées à moi. Ah ! que Dieu était loin ! Mais qui pensait à Dieu ?

Je passais vite dans la rue dangereuse, en essayant de ne pas trop tendre le dos. J’allais aux batteries de la dune, au pont Joffre. Le long du bois triangulaire, sous une averse de petits obus, je gagnai un jour Nieuport-Ville et autour de l’église toute béante, je fis connaissance avec les 210. Chaque nuit, dans ma chambre située au second étage, je me confiais à mon lit — car nous avions des lits — au bon hasard, sans doute aussi à Vous, Seigneur, mais je ne m’en rendais pas compte… pour gagner le matin dans un sommeil tranquille, sous mon toit, épargné à tort : il abritait tant de péchés dans l’illusion d’une bonne conscience ! Parfois l’écroulement d’un mur voisin me réveillait ; puis je rentrais dans l’ingénu sommeil.

Premiers obus qui vous cherchent — et qui vous manquent. On ne mesure pas encore tout le danger. L’âme est cependant en état d’alerte. Mais le poète ne veut rien laisser perdre et son maître souci dans une aventure nouvelle qu’il doit subir passivement, consiste à bien ouvrir ses yeux et ses oreilles pour enregistrer au complet l’aspect imprévu du dehors et les sentiments qui lui naissent, intarissablement…

J’ai vu bien des coins du front depuis lors, mais jamais d’aussi beau. La mer du Nord et la dune saharienne ; toute mon Algérie qui me revient : Biskra, Tolga, El Oued Souf. Les plis voluptueux du sable, qui est blond, blanc et rose, avec des ombres bleues, des ombres vertes et un perpétuel mouvement. Le vent l’arrondit, le ratisse, le fait fuser au bord des crêtes et couler dans les fonds ; il le soulève en trombes aveuglantes ; il l’abandonne au givre qui le veloute et au soleil qui le vêt de scintillements. Il n’y manquait même pas les bons petits ânes, ni les Arbis drapés de peu : le secteur de la dune était tenu par le …e tirailleurs. Parfois les goumiers marocains caracolaient sur le rivage. Et la mer impressionnable, qui n’était pas celle d’Alger, prolongeait l’horizon : elle avait toutes les couleurs. Ajoutez à cela la musique des trajectoires ; le vieux 90 nous sonnant dans le dos comme une cloche, moins pleinement pourtant que le 150 de Westende, notre ennemi juré, que l’on surnommait Caroline, et qui avertissait trop tard ; les 155 du polder ; la meute aboyante des 75 qui donnaient toute la journée, tissant au-dessus de la dune une sorte de velum sonore, nous tressant un berceau de feuillage chantant — chant de la soie caressée, chant d’abeilles — où l’on se sentait à l’abri ; le sifflement de flûte, le piaulement d’oiseau des arrivées : le coup de grosse caisse des éclatements… Et je ne parle pas des feux d’artifice multicolores… Pour celui qui a cultivé ses sens plus que sa pensée — c’est le cas de tous les artistes d’aujourd’hui — vous pouvez juger de la fête. Elle étouffe, annihile les vilains détails, les incidents fâcheux, même la souillure du sang sur les linges et la destruction des œuvres de paix. Il faut dire que l’artillerie de l’ennemi n’avait à détruire en ce lieu qu’un luxe horrible, que des édifices sans goût et de sotte vanité. Il faut dire que tout d’abord elle n’atteignit que nos canons, sans faire de victimes parmi nos hommes. Oui ! notre vie toujours était en question, mais toujours parvenait à s’échapper entre les mailles. Enfin, nous avions le pied sec et nous jouissions d’un radieux mois de janvier.

Lorsque je regarde derrière moi, j’ai de la peine à concevoir l’aveuglement d’un tel vertige. Il devait comporter je ne sais quelle aspiration panthéiste exaltée par l’événement. Si j’avais été tenté de prier, moi païen, prévoyant la conversion de mon âme, quelle eût donc été ma prière ? A peu près celle-ci :

« Seigneur, en qui je ne crois pas, pourquoi avez-vous fait si beau le monde ? Pourquoi nous avez-vous faits si avides, si aptes, si joyeux et si glorieux devant lui ?… Voici peut-être le temps de ma mort et je n’ai d’yeux que pour la terre. Chaque instant que je vis me promet de ne vivre plus. Et je le sais et j’oriente tout mon être vers la vie et non vers la mort. Jamais la vie ne me parut si bonne, quand je la sentais longue, profonde et sûre sous mes pas.

« Seigneur, je ne m’explique pas ma joie. C’est l’hiver, c’est la guerre. Mais non, la vie ne fait que sommeiller. O moment entre le sommeil et l’éveil où la germination se décide ! Le monde n’est pas à sa fin, il recommence ! et mon amour s’en veut rassasier. J’ouvre mes yeux et tous mes sens… j’entonne une louange enthousiaste pour ce qui ne m’est plus de rien, si je le quitte, hélas !… et j’adore ce trop beau jour, sur quoi il ne m’est plus permis de rien construire. Je ne songe pas à demain, à la ténèbre qui m’attend. Je me donne au plaisir qui va m’être repris, au monde dont le glas se fait entendre. Et plus je sens l’un et l’autre précaires, provisoires et condamnés, plus je m’entête à les étreindre, moins j’aspire à les remplacer. L’instant me comble et me transporte. Je veux m’anéantir en lui.

« Seigneur ! pour me faire une âme si assurée au milieu du pire danger, n’est-ce pas que la splendeur de ce jour déjà me répond de la vôtre ? — et mon âme déjà ne vous a-t-elle pas rejoint ? »

Confusion de sentiments, me dira-t-on ; c’est bien possible. Mais j’essaie d’expliquer mon cas.

CHAPITRE V

L’ami de mon ami : Lieutenant de vaisseau Dupouey. Une offensive en vue. Les fusiliers-marins sont là. 28 janvier, attaque de la Grande Dune. Dans un grenier-observatoire : le paysage, le concert. Apparition de Dupouey. Son portrait, ses mots. Notre promenade. Ses « Jean le Gouin ». L’assaut.

Mon ami André G… m’avait dit avant mon départ : « Puisque tu vas sur le front de Belgique, tâche donc de trouver Dupouey. Il a quitté Cattaro pour Dixmude. Lis plutôt. » La carte postale, d’un tour héroïque, me parut émouvante, même à voir. A tout hasard, je pris l’adresse : Lieutenant de vaisseau Pierre Dupouey, 1er régiment de marins, 3e bataillon, 12e compagnie[10]. Qui était Dupouey ? Je savais de lui peu de chose. Qu’il avait recherché André après la lecture d’un de ses livres. Qu’ils s’étaient liés d’amitié. Qu’il aimait ce que nous aimions, les pays lointains, le désert, la poésie et l’aventure. Qu’il me plairait. Mais jamais le hasard ne l’avait placé sur ma route ; jamais, même par lettre, nous n’avions échangé un mot. Il avait lu quelques-uns de mes vers, et, ami d’un très cher ami, j’aurais été heureux de le connaître. L’occasion avait tardé dix ans. Avait-il fallu cette guerre pour qu’à la fin elle se présentât ! — Mais non ! les fusiliers-marins ne se trouvaient pas à Nieuport.

[10] Ce récit était achevé quand je pus lire la préface écrite par André G… pour la correspondance de Dupouey ; il y a fait entrer de longs extraits des lettres que je lui adressais du front à la suite de mes rencontres avec son ami. Les mêmes faits y sont narrés, mais tout chauds et d’enthousiasme. Les deux versions, qui concordent, ne feront cependant pas double emploi.

Vers la mi-janvier on commença à parler d’une attaque. En novembre on avait manqué la première, et nos territoriaux, lancés bravement sur Westende, s’étaient fait hacher et noyer, l’ennemi les ayant rejetés jusqu’à l’Yser. En décembre, nos alpins, reprenant l’opération, avec des objectifs moins lointains et moins vastes, nettoyaient proprement la rive droite du canal et enlevaient une partie de la « Grande Dune », position dominante dont les Boches, hélas ! surent conserver les contre-pentes et le sommet. Depuis lors on démolissait à coups de 75 les ouvrages précaires que la patience inlassable de l’ennemi édifiait dans une matière friable. Quand on avait bien travaillé tout le long du jour — je vois dans son grenier le commandant Doigneau, l’œil sans cesse fixé à la lunette de marine — on s’apercevait au matin que les boucliers de métal, les sacs à terre, les créneaux qu’on avait fait danser la veille, se retrouvaient en place, intacts — et, que voulez-vous ? on recommençait. Le général de M… décida d’en finir ; on avalerait le morceau ; s’il n’était pas trop dur, on pousserait plus loin. Qui sait ? On irait peut-être à Ostende. Ostende, port visible de nos espoirs, dont la jetée, la digue et la masse cubique se profilaient sur l’horizon. L’attaque serait menée par le régiment mixte de tirailleurs et de zouaves sur la plage, sur le polder et sur la dune. Dans l’émotion de la nouvelle, j’appris en même temps que nos chers fusiliers-marins devaient exploiter le succès.

Tous ces soirs-là nos plaisirs enfantins[11] autour de la table du mess cédaient le pas à une agitation plus grave. Les « notes » suivaient les « notes ». On mandait les sous-officiers, les téléphonistes, les éclaireurs : on réglait les signaux de convention qui devaient nous relier avec l’infanterie : un feu de paille, à telle heure bien précisée, déclencherait l’assaut et commanderait l’allongement de notre tir ; ah ! parmi nos poilus, c’était à qui « craquerait » l’allumette ! Je songe à la lecture à haute voix du plan d’attaque dans un silence recueilli. Il s’agissait vraiment de vivre un drame, dont on connaissait le scénario, dont on tenait les ficelles entre ses doigts. Cependant dans l’obscurité de la rue, passait un moutonnement de relève… Les fusiliers-marins peut-être, qui devaient prendre les tranchées un ou deux jours avant le choc ? Quand j’allais voir, ils avaient toujours disparu…

[11] Pour vous donner idée de l’ingénuité de nos jeux, sachez que nous nous amusions comme des fous à faire tourner sur la table, avec aiguillages, déraillements, rencontres de trains et ce qui s’ensuit, deux chemins de fer mécaniques.

Le premier que je rencontrai sur la chaussée de pavés et de sable qui conduisait à Oost-Dunkerque, près du camp pittoresque des tirailleurs, ce fut un petit gars breton traînant la jambe. Il était de son régiment, il était de son bataillon. « Est-ce que tu connais le capitaine Dupouey ? — Je crois bien, c’est mon capitaine. » Je fis un bout de chemin avec lui. J’appris que l’ami inconnu était depuis la veille aux tranchées de la plage et qu’il y resterait jusqu’au lendemain soir. « Il va bien ? — Non ! il est beaucoup changé ; je crois qu’il doit être malade. Il ne veut pas le dire, mais nous, ses hommes, nous le voyons. » C’est tout ce que je pus tirer du « camarade ». — Arrêtons-nous. Nous sommes le 25 janvier. Le soleil illumine sans se montrer le plafond transparent des blancs nuages ; tout est doucement gris, l’eau et le sable ; les chevelus d’herbe éparse aigrement verts et la bruyère toute noire. Dupouey n’est pas loin d’ici et je sais déjà que ses hommes ont pour lui de l’affection. Irai-je le surprendre dans son trou de sable ? N’est-ce pas indiscret, la veille d’un assaut ? Non, je fais porter un mot, j’attendrai. A la relève du 26, je le manque encore ; je me morfonds d’impatience, quand sa réponse me parvient.

Coxyde, le 27 janvier 1915.

« Monsieur,

« Si un lieutenant d’artillerie ne m’avait pas juré hier que votre ambulance était à Oost-Dunkerque, je n’aurais certainement pas traversé Nieuport sans venir vous serrer la main et prendre des nouvelles de notre cher G… Je me réjouis vivement d’être à quelques heures de vous connaître. De vous aussi, G… m’a si souvent parlé.

« Pouvez-vous réellement venir jusque Coxyde-Bains où nous sommes cantonnés, villa les Ajoncs ? Sinon, mon bataillon devant retourner dans les dunes demain soir, nous ne nous manquerons pas cette fois-ci. Mais cependant nous causerions bien mieux un peu plus loin de leurs marmites et des nôtres et si vous pouvez venir jusqu’ici — ce sera tout bénéfice puisque j’aurai le plaisir de vous voir un jour plus tôt.

« A bientôt donc et très cordialement à vous.

« Dupouey. »

Il peut sembler que je m’arrête à des détails sans importance, en transcrivant un mot de simple cordialité. La seule lettre, songez-y, que je possède écrite de sa plume : comme j’y tiens ! Et puis, elle précise nos distances, notre quant-à-soi réciproque, le ton de nos rapports qui ne deviendront jamais plus intimes — en ce monde du moins — avant d’entrer dans l’« éternel ». L’imminence d’une grande attaque m’interdisait de voler sur-le-champ à cette invite. J’attendrais une fois de plus le passage du bataillon.

Le 28 janvier[12]. Je suis debout dès avant l’aube. Temps assez clair, mer calme. Sur l’étendue blanchâtre, le feu tournant de la bouée et quelques points de lumière intermittents : la flotte doit donner. Je gagne dans la nuit la prétentieuse villa à quatre étages, saccagée et souillée — mais je n’en ai pas de regret ! — dans le toit de laquelle est installé l’observatoire. C’est le no 2. J’y serai seul ou presque. On le réserve pour le cas où le no 1 serait détruit ou bien deviendrait intenable. Derrière une porte qui fut vitrée, imaginez une mansarde basse et sombre ; dans le toit une tabatière ouvrant sur l’horizon marin ; dans le pignon de briques tourné vers l’ennemi, deux meurtrières taillées en long qui laissent passer le regard ; pour tout mobilier, deux chaises de paille, une table de café, un appareil téléphonique ; enfin une grosse lunette de cuivre sur son trépied ; avec cela la chambre est pleine. Nous tâtonnons.

[12] L’opération devait avoir lieu le 27, mais le 26 au soir, sur le pont Joffre, une passerelle de fortune jetée à l’embouchure du canal, le commandant de tirailleurs M… et deux de ses capitaines furent gravement touchés : ils devaient conduire l’attaque. Tout semblait remis sine die. Le lendemain arrivait l’ordre impératif : on attaquerait malgré tout, le 28, à la première heure.

Trop de silence : il pèse ; depuis cinq heures nos canons font les morts : le « génie » a dû sortir des tranchées et cisailler les fils de fer. L’ennemi ne doit pas avoir éventé nos projets. L’attente est longue.

Quand le rideau de la nuit se soulève, on met l’œil à la meurtrière. Un paysage énorme, à perte de vue et tout proche : nous dominons la scène du combat. De gauche à droite : la mer ; les tranchées de la plage où le flot monte ; le labyrinthe chaotique des boyaux et des trous de la Grande Dune, une gigantesque taupinière sur laquelle les hautes maisons de Westende semblent posées comme des « constructions d’enfants » ; à mi-côte, un cheval de frise bouleversé dessine sur le sable blanc une croix noire ; ces petites taches sombres qui bougent à peine, ce sont des tirailleurs tapis : enfin le bas polder qui descend des lisières de Lombaertzyde jusque sur Nieuport-Ville : masures blanches, haies, saules, coupant le « bled » marécageux. Au delà, l’œil s’égare, trop de choses fourmillent, Middelkerque, Ostende, Slype, etc., et tant d’autres crêtes de sable et tant de pointes de clochers, qui sur le pays plat font signe. Irons-nous ? Que va-t-il sortir de ce silence et de ce paysage ?…

Une heure avant l’assaut, l’artillerie prélude. Tumulte encore incohérent, celui de l’orchestre avant l’ouverture, quand chacun accorde son instrument. Le spectateur piétine, s’enivre de bruit et s’impatiente de ne pas voir le chef d’orchestre taper sur le pupitre et lever le bâton. Mais plus le tumulte s’accroît, plus on dirait qu’il tende à l’harmonie. Les trajectoires rasent le toit qui nous abrite ; la mansarde bourdonne comme l’intérieur d’un violon. Tutti ! A ce moment la porte s’ouvre. Le lieutenant Dr… un de mes récents camarades, m’amène un visiteur : c’est Dupouey[13].

[13] Ce fut ainsi, et je n’arrange pas pour les besoins de ma cause, une sorte d’entrée de grand opéra.

La main tendue, la main serrée. Je ne l’attendais pas ici. Il me fait plaisir et il me dérange ; mais le plaisir est le plus fort. Je suis surpris de sa petite taille, mais instantanément il m’en impose, ce petit homme carré, râblé, emmitouflé dans un suroît, la casquette bien enfoncée, ceinturonné de tout un attirail de guerre, la barbe sombre et l’œil profond ; très loup de mer en somme ; tellement différent de celui que j’imaginais ! Je le voyais long, glabre et mince. Ah ! pardon de toucher à la sainte figure ! Je dis la vérité, c’est ainsi qu’elle m’apparut : et décidée, et décisive, mais dans un sens tout imprévu. On ne s’entendait pas dans cette chambre de bonne : « Descendons, me dit Dupouey. Nous causerons mieux dans la rue. Vous me reconduirez jusqu’à mon bataillon ! » Quitte à manquer le premier acte, je le suivis.

L’escalier fastueux n’en finit pas… Sur tous les paliers bâillent et s’ennuient de grandes pièces vides salies de débris et d’ordures, de plâtras, d’excréments. Je ne vois que l’ironie du sourire, non sa pitié, quand Dupouey me montre, gisant devant le péristyle, naufragées, fracassées, le ventre plein de sable, deux horribles potiches ornées de roses en relief : « Quelle consolation ! Quelle revanche ! » Je suis tellement de son avis ; la guerre a l’air tellement faite pour nous venger de la laideur ! Si du moins elle y regardait à deux fois quand elle rencontre une chose belle. Je me suis demandé depuis, si c’était seulement l’artiste qui parlait et non surtout l’ami des pauvres, écœuré de faux luxe et de vain confort.

Il me dit : « J’ai écrit à G… : Il faut que vous voyiez cela ! Si vous n’avez pas connu la vie de tranchées, vous n’aurez rien connu ; venez ! Ah ! on enfonce dans la boue ! on se vautre ! on vit sur soi-même ! comme c’est bon ! » Il ajoute : « G… me déçoit. Je ne vois pas qu’il avance ? » Je veux protester. « G… a toujours couru après sa propre jeunesse : il ne veut pas y renoncer. »

La voix est brève, nette ; elle formule sans cesse, en quelques mots frappants, une pensée d’arrière-fond qui va plus loin que la parole. Tantôt le ton du dilettante, tantôt celui du dogmatique : et dans ce cas, raccourcis puissants, échappées soudaines, — nul homme ne m’a paru plus assuré de ce qu’il dit.

Nous remontons sous le chant des marmites la grand’rue de Nieuport-Bains, coupée de démolitions, de cabines de bain entassées, de barricades de pavés et de sable. On dirait que je la découvre avec mon nouveau compagnon. Je croise un capitaine de cavalerie, attaché à l’état-major, qui venait quelquefois rendre visite à notre groupe : un joli Gascon de la vieille France, qui n’a pas peur et qui sait plaisanter ; il va aux tranchées de la dune pour surveiller de près l’exécution de notre plan ; il est drapé dans une toile jaune serin, d’une matière glacée toute luisante ; en guise d’épée ou de canne, il tient une de ces petites bêches munies d’une poignée de bois, telle qu’on en voit aux mains des enfants sur les plages ; celle-ci vient sans doute de la boutique de jouets que nous venons de dépasser et qui n’est plus pour les poupées qu’un champ de mort. Il va très posément, très doucement, mais absorbé. En le désignant à Dupouey, je le salue de ma plus envieuse sympathie : mais il ne me remarque pas.

Nous arrivons ainsi à la hauteur de nos canons, de la chapelle en briques rouges et du malheureux petit cimetière. Déjà nous sortons de Nieuport. « Vous m’emmenez bien loin en arrière ? — Excusez-moi, dit-il, mais je dois rejoindre mes « Jean le Gouin » ; ils sont là en réserve, dans un creux, derrière la route de Groëndyke !… » Tant pis : Je veux le voir au milieu d’eux. Là-bas, dans une vaste cuvette de sable vierge, bien défilés aux vues de l’ennemi, ses « Jean le Gouin », comme il dit, vont et viennent, fument, bavardent, se reposent, sous la calotte à pompon rouge et dans la capote du fantassin. Pour les mieux regarder, nous nous asseyons sur la pente, derrière un buisson épineux et noir qui bourgeonne déjà. Des Provençaux, des Bretons, des Parisiens ; le teint et l’accent nous renseignent vite. Tous jeunes et quelques-uns invraisemblablement. Nous ne les gênons pas. Mais que leur jeunesse est troublante dans le moment qu’on la jette au combat ! O moment de repos unique ; douceur du sable qui se modèle au corps. Déjà nous ne songions plus à parler, à peine ayant fait connaissance. « Est-ce beau cette préparation d’artillerie ! » murmure Dupouey. Elle avait atteint à son comble : la flotte au large ; un peu partout les grosses pièces ; devant nous, l’innombrable chant des 75 ; derrière nous, tirant à fleur de dune, le pètement du bonhomme 90, qui achevait de nous casser la tête, pour que l’ivresse y entrât mieux. Le ciel s’était tellement dépouillé, le soleil ruisselait avec une telle magnificence qu’on eût dit que c’était lui-même qui chantât ; ce tonnerre guerrier, c’était le son de sa lumière. En vérité, on n’aurait pas de peine à vaincre. « La grande dune, ils n’ont qu’à y sauter, elle est à eux ! » Le bataillon de marins attendrait ici, pour aller occuper les secondes lignes et si ça marchait, pousser de l’avant. « Nous irons peut-être à Ostende ! » Il ne doute de rien, le capitaine Dupouey ; la mort est là et il caresse la victoire !

Je serais bien resté avec lui, avec eux ; mais le spectacle de l’assaut m’attire. Je les quitte à regret et je regagne mon grenier. De tant d’émotions héroïques et sensuelles, quelle est la principale ? On ne sait plus. On se laisse porter…

Entre la mer des eaux et la mer des sons, comme suspendu, j’ai vu par la petite fente, après deux terribles rafales qui faisaient l’enfer sur la dune — fumées de partout jaillissantes, geysers de sable, projection sauvage de débris — les tirailleurs et les zouaves, baïonnette au canon, bondir et se perdre dans un nuage. J’en ai vu cinq ou six, au moment de passer la crête, conduits par un héros sans armes qui les appelait et qui les pressait… J’ai vu la riposte ennemie qui s’étendait jusqu’au polder, posant partout d’énormes ballons de fumée qui étaient roux, blancs, jaunes, noirs… J’ai vu déboucher pour la contre-attaque la file grisâtre des Boches, balançant le fusil au bout du bras ; avant de se risquer à découvert, ils hésitaient, reculaient, puis sautaient le pas. J’ai vu quelques tranchées se regarnir, des combattants par un couloir de sable refluer au point de départ ; l’un d’eux, blessé, soutenait son bras gauche : il contait son histoire à tout venant. J’ai vu clairement, sans comprendre. Et quand je suis descendu aux nouvelles, que de blessés rentraient par le boyau du pont, portant aussi leur bras, tirant leur jambe ou ramenés sur des brancards ! Mais déjà les fusiliers de Dupouey se dirigeaient vers l’Yser en colonne ; ils vous souriaient au passage. Un obus éclata sur la cour de notre villa, vers midi.

Ne croyez pas que je dévie. Le principal personnage est en scène et rien de ce qui le regarde ne doit passer inaperçu. Sans s’en douter il a charge d’âme : la mienne ; je me peins à côté de lui. Notez qu’il ne devra y avoir entre nous aucun fait décisif, aucune conversation capitale, avant son sacrifice à Dieu. Nous causerons, nous ignorant l’un l’autre, et continuerons de nous ignorer.

L’attaque n’a point réussi, ou bien n’a-t-on pas su exploiter l’avantage ? En tout cas les marins ne sont pas entrés dans l’action. J’ai le dessein d’aller déjeuner avec notre ami dans trois jours, c’est-à-dire le prochain dimanche, à son cantonnement de coxyde.

CHAPITRE VI

Notre déception. Nos morts. La journée de Coxyde-Plage. Dupouey me parle de l’attaque. Son fils. Ses « Jean le Gouin » dans la villa. Un mot sublime du lieutenant Illiou. Prestige de Dupouey ; son mystère. Deux hommes tués dans notre cour. « Voici l’homme ». Nous quittons Nieuport-Bains pour Wulpen et pour Ramscapelle. Au jour le jour ; la messe chez les Belges. Notre troisième et dernière rencontre. Histoire d’une patrouille. A Furnes. Le goût immodéré de Dupouey pour les ruines. Nous nous quittons.

Cependant, notre échec m’a laissé de troubles pensées. Je n’ai pas appris sans émotion que le capitaine de Junillac, « le capitaine à la petite bêche », était tombé dans le combat, victime de son enthousiasme. Il n’était pas là pour combattre ; il n’a pu se tenir au moment de l’assaut ; c’est lui que j’ai vu sur la crête : il n’est pas mort mais peu s’en faut. Nous avons perdu, nous, un de nos hommes, d’un éclat en plein cœur ; on l’a placé sous notre toit, dans une petite pièce de derrière. Avant de me coucher, j’ai voulu poser sur son corps un regard et une pensée. Je lis sur mon carnet à cette date : « Jamais je n’ai tant pensé à la mort — pas à la mienne. » Au fait, qu’avais-je risqué de plus en ce grand jour ? Je passe sur les jours qui suivent, sur les récits horribles et contradictoires des survivants, sur l’enterrement de deux officiers de dragons qui eut lieu à ma porte, et auquel j’assistai de près[14]. Et j’arrive au dimanche 31 janvier, à notre journée de Coxyde-Plage.

[14] Le …e régiment de dragons (démonté) tenait les tranchées de deuxième ligne. Au moment de l’absoute, arrosage de 77 et de marmites ; les officiers firent se garer leurs hommes, mais restèrent nu-tête auprès de l’aumônier.

Parmi les villas désastreuses, celles-ci tout à fait intactes, plantées dans tous les sens et gâtant sans recours un beau paysage mouvementé de dunes chauves, Dupouey avait choisi pour cantonner la plus modeste. Sur la digue, face à la mer, une salle à manger large comme la main et une cuisine. Quand j’entre, un enfant balaie le couloir ; il salue d’un clignement d’œil, à la mode de son pays : c’est un petit « réfugié » belge ; ses parents et ses sœurs tiennent la maison. Dépouillé de ses vêtements de combat, en veste courte, Dupouey m’apparaît plus frêle, plus fin ; ses mains sont longues, blanches et belles, avec une bague et un anneau d’or. Il me présente à son second, un lieutenant blond qui a bon sourire et dont les yeux sont toujours suspendus au regard de son capitaine ; il me présente aussi son « quartier-maître », un rude marin sympathique, l’image même de la fidélité ; un jeune mousse rose et balourd fait le service. Familiarité et obéissance. Une famille d’hommes où je me sens intrus. Autour de deux petites tables accolées on s’assied comme on peut, genou contre genou. Dupouey a reçu un colis de Bretagne auquel on fait honneur : du beurre frais, un pâté de sardines au beurre et des dattes. Avec un bifteck un peu dur et des petits pois, c’est parfait. Au dessert, on boit le « tafia » que fournit le ravitaillement. « J’aime ce rhum jeune qui sent la canne », dit mon hôte. Causerie à bâtons rompus dont l’attaque fait tous les frais. Il en parle sans déception : oublie-t-il ses illusions de la veille ? ou est-il si docile à l’imprévisible destin qui a changé nos joies en peines ? Il voit de haut sans doute ; l’artiste, le blasé, le dilettante (je ne disais pas le chrétien) remonte déjà dans sa tour. Il s’est porté au moment de l’assaut auprès du commandant Jacquot dont les tirailleurs attaquaient. Je l’ai vu un jour dans sa cave, ce vieux colonial à la barbe de fleuve ; sous la voûte éclairée par une lampe fumeuse, il était installé au centre d’une longue table : un superbe spahi drapé auprès de lui, le drapeau déployé au mur, il commandait. Lui qui connaissait le terrain, il considérait, paraît-il, cette attaque comme une folie. Dupouey le montre au téléphone, recevant d’instant en instant les bonnes et mauvaises nouvelles, réclamant des renforts qu’on lui refusait ; la mort dans l’âme, ordonnant de tenir ; enfin, prenant sur lui de faire replier ses hommes. Il a pleuré « ses pauvres tirailleurs ».

« Et de Junillac ? — Il est mort. » O détresse ! Autre tableau, autre récit. Un capitaine de cuirassiers[15], « un de ces beaux cavaliers qui ont de la race », accourt dans la « cagna » ; il a été touché en même temps que son chef d’escadron ; il vient pour qu’on le panse, et vite ! Au moment de partir, il ajoute : « Enlevez-moi ça ! j’ai la cervelle du commandant de L… sur le dos, ça me dégoûte ! » Et il retourne au feu. Dupouey est ravi de ce mot ; il le répète… Pour moi, je ne l’entends pas bien. Chez celui qui l’a prononcé, comme chez celui qui l’admire, il règne évidemment un mépris total de la mort physique. O païen que je suis, il me déplaît d’entendre blasphémer le corps ! Et pourtant Dupouey semble aimer cette vie. Quand je lui avoue, bien timidement, que je ne me vois pas, quant à moi, « continuant de vivre après la guerre », que la guerre est pour moi une « fin suffisante » qui me ferme tout l’horizon. « Moi pas, dit-il. Voulez-vous voir mon fils ? » Son fils ! je ne le savais ni marié, ni père ! Il tire de sa poche une photographie : elle représente un gros bébé aux bonnes joues, modelé tout en rond dans une chair de lait, qui veut faire éclater la peau. Il ne s’attendrit pas ; il admire, il est fier. « Comme c’est beau, un visage d’enfant ! » Il le contemple même avec une sorte d’impartialité supérieure, et comme s’il n’était pas le sien. Je m’explique aujourd’hui ce calme : il rend hommage à la création. Mais comme il a peu renoncé à une vie, qu’il risque ici à tout instant !

[15] Je l’ai vu conduire, le bras en écharpe, le deuil de son commandant, sous les obus.

Après le déjeuner nous allons voir nos « Jean le Gouin ». On leur a laissé tout le luxe : ils occupent un grand chalet, propriété d’un célèbre ténor. Dans le salon du bas est un piano à queue avec quelques partitions oubliées. « Mettez-vous là ! jouez-moi du Chopin ! » Je m’excuse. Sur le palier, nous rencontrons un petit marin, un vrai gosse, que Dupouey saisit par le menton : « Voilà le plus beau de tous ! me dit-il. Ah ! on n’en fait plus comme celui-là ! » L’enfant, tout honteux, rit et se dégage. « A-t-il un joli regard, cet enfant ! » Il continue : « J’avais un petit ordonnance. Il s’appelait Simon… Il est tombé dans mes bras à Steentstraete ; je l’aimais bien[16]. » Dans les chambres du haut, d’un modern style atténué, les « Jean le Gouin » sont assis, couchés ou vautrés, en un négligé pittoresque, sur une litière de paille blonde qui couvre toute l’étendue du parquet. L’un recoud sa vareuse, un autre lit, celui-là griffonne une lettre sur un bidet fermé qui lui sert de pupitre. Leurs yeux demandent s’il faut se mettre au garde à vous. « Ne vous dérangez pas ! » Son pouvoir sur ses hommes est sans limites ; mais sa bonté aime à y renoncer. Pour le moment, leur sans-gêne, bien étalé dans ce cadre cossu, l’amuse. En enjambant quelques dormeurs, il me conduit dans un coin réservé, où sont restées pendues à la muraille des estampes d’Outamaro et d’Hokousaï. Il en caresse les contours flexibles, avec un évident plaisir. Ainsi, son esprit est toujours présent, prompt à bondir sur ce qui s’offre. Il passe d’un sujet à l’autre, comme insoucieux de se décentrer. C’est surtout cette liberté qui me frappe, non la maîtrise de soi qu’elle suppose, non la certitude qu’elle sous-entend[17]. De l’officier et de l’artiste, j’échoue à faire la synthèse. Il y a quelque chose de mystérieux ici : pas un instant je n’imagine que cela puisse être la sainteté. Dans tous les cas, il me domine. Déjà je ne sais plus que faire écho à ses paroles. J’hésite à lui répondre. Je me sens devant lui tout petit garçon.

[16] « Je me sentais son grand frère », disait-il à l’abbé Pouchard.

[17] J’écrivais à André : « Un homme juste, un homme libre, qui comprend tout, même le bien. »

Nous terminons notre après-midi dans la dune en poussant jusqu’à la villa-forteresse, que les Boches avaient construite, avec cave, ascenseur, route entretenue à leurs frais, pour tirer un jour sur Dunkerque. Dupouey admire la puissance de nos ennemis ; mais tout ce qu’il espère pour la France ! Que donnera la guerre après ? Il parle de Claudel avec enthousiasme — sans quitter le terrain de l’art. Il n’aime pas Péguy. « On ne peut dénier, me dit-il, que nous ne soyons soulevés par une vague de spiritualisme. » Il a l’impression que l’influence de Barrès a beaucoup grandi depuis quelque temps, etc. Mais l’homme est tellement attaché au bien-être ! Il revient pour la troisième fois sur ce sujet. « On mettra dix mille francs pour un mobilier… on refusera d’en donner deux cents pour un beau rétable. » N’importe ! il y aura du changement chez quelques-uns. La guerre a déjà fait des choses admirables. « Tenez ! il faut que je vous cite un mot. Je le tiens de notre aumônier qui me l’a rapporté sans m’en nommer l’auteur. Après les combats de Dixmude, un officier vient le trouver pour « se mettre en règle ». L’aumônier le croyait parfaitement athée. « Comment venez-vous si tard, lui dit-il. Mais vous pouviez mourir vingt fois dans ce massacre ! — Oh ! je le savais bien, répond l’officier, et dès le premier jour, j’étais décidé à me « rendre » ; mais je me refusais à faire un marché avec Dieu, à lui donner ma foi en rançon de ma vie ou de mon âme. » Est-ce assez noble et délicat ! et humble, au fond, sous l’apparence de l’orgueil !… « Dupouey racontait le fait sans passion ; comme le reste, « avec distance ». Moi, j’admirais le mot de tout mon cœur ; mais non, hélas ! avec plus d’allégresse que le spectacle de l’après-midi qui était merveilleux sur la mer et le sable. A ce moment, j’aurais pu forcer la consigne, obtenir peut-être de notre ami l’aveu le plus cher à son âme. J’étais timide, obsédé de plaisir, aveugle. N’ayant fait qu’entrevoir la vraie clarté qui le guidait, je passai outre. Et puis, il devait mettre une sorte de pudeur à se montrer si différent de moi. Je me serais penché sur son secret que déjà il eût refermé le tabernacle.

L’admirable parole était du lieutenant de vaisseau Illiou, qui tomba un mois après Dupouey, aux mêmes tranchées. Elle lui fut, devant tous, solennellement attribuée, par l’aumônier du 1er régiment qui prêcha à ses funérailles : « L’homme qui l’a pensée est sauvé par avance », ajoutait celui-ci. Mais dans l’instant où je l’appris, elle ne me révéla rien ni sur mon compagnon, ni sur moi-même. Je l’enregistrai et je la classai, parmi les souvenirs, certes, les plus frappants de notre journée de Coxyde, mais sans lui accorder sur les autres la primauté. J’étais si peu aiguillé dans le sens chrétien que je ne songeai même pas à me demander si Dupouey était croyant ou incrédule, catholique ou bien réformé. C’était l’ami de mon ami G…, protestant et auteur de l’Immoraliste, un homme supérieur et prodigieusement artiste en même temps que beau soldat. Pendant le thé, on discuta d’un débarquement possible des Boches sur la côte flamande ; la petite fille des réfugiés vint jouer auprès de nous ; Dupouey lui donna un bonbon… Nous prîmes rendez-vous, à deux jours de là, aux tranchées, où j’irais partager avec lui le « singe » et le pain. « J’adore cette vie à même le sable, disait-il de sa belle voix ; la mer vient jusqu’à vous : le soleil reflété vous baigne de toutes parts. Dommage que les Boches vous jettent à la tête leurs petites saletés. » Il nommait ainsi leurs grenades. Nous nous quittâmes avant le soir sans nous connaître[18]. Je ne l’ai revu qu’une fois.

[18] « Je quittai Dupouey sous un beau nuage de grêle qui occupait la moitié du ciel pur, dans un état d’ivresse singulière. » (Lettre citée par André G…)

Il ne retourna pas aux tranchées de la dune et nous fûmes relevés en même temps que lui. La veille du départ, comme on se réjouissait de se tirer avec un minimum de pertes d’un endroit réputé mauvais et où « Caroline » ne chômait guère, la dite « Caroline » qui gîtait à Westende, « au-dessous de l’affiche bleue » et se moquait de nos obus, plaça un superbe explosif devant la cuisine, au moment même où nous allions sortir. On reflue dans la salle ; le cuisinier tend le dos ; on se tâte. Personne n’est touché ! C’est toujours par le rire qu’en ces cas-là le soulagement se traduit. Mais nous ne rions pas longtemps. Deux hommes agonisent dans la courette : Segers, un de nos bons téléphonistes, et un fantassin « détaché », qui ont été surpris en train de charger leur voiture. Quel spectacle ! Avant même d’être tout à fait morts, les voici transformés en deux pauvres choses meurtries, toutes salies de boue et de poussière, sans nom humain. Ce tas de bouillie et de vêtements, d’où le sang ruisselle, fait encore entendre un râle angoissé. « Voici l’homme ! »

Moi, médecin, n’ai-je donc jamais vu la mort — je songe aussi à toi, ma pauvre mère ! — la mort qui détruit et qui souille, pour perdre la tête devant ceux-ci ? Je ne connaissais guère que l’un d’eux, il avait une brave figure ; la minute d’avant, il était entré dans la salle pour y prendre quelques objets. Mais non ! ma douleur n’est pas personnelle ; elle s’adresse à l’homme tout court. Je rentre dans ma chambre et spontanément me jette à genoux ; pour prier qui, mon Dieu ? pas vous ! Je ne saurais dire ni qui, ni quoi ; la Force, le Destin qui préside à notre existence. Je crie de toute mon âme naufragée : « Pitié pour eux ! pitié pour eux ! » Deux jours plus tôt déjà, j’aurais à le noter, le même mouvement du cœur m’a courbé devant l’inconnu, à propos du héros « à la petite bêche »[19]. Dans un cercueil construit en hâte on place le corps de notre canonnier. Comme on ne peut le faire passer par la porte, on le laisse dans notre cour. Comment ne pas penser au malheureux ? Nous accrochons la boîte dans toutes nos allées et venues, le soir en rentrant nous coucher, le lendemain au petit jour en préparant notre départ. J’ai souffert, cette nuit, de le savoir tout seul sous les étoiles.

[19] « Seigneur ! C’était des hommes — et qu’en avez-vous fait ? qu’en ferez-vous ? — Si je priais, ce serait pour les autres… On est si peu égoïste ici, quand on vit… Je ne sais plus au juste ce que je pense. Après l’enthousiasme de la guerre, j’en réalise à présent toute l’horreur. Et dans cet enfer, à qui s’en remettre. » (Lettre à André G…, 1er février.)

Il repose à présent de l’autre côté de la rue, à la lisière de la dune, mêlé aux tirailleurs et au menu sable qui bouge, sous une croix peut-être déjà déplantée par le vent et par les obus. Et comme j’eus tôt fait de l’oublier !


En vérité, tout cela a glissé sur moi sans pénétrer plus loin que l’enveloppe. A quelques kilomètres de Nieuport, mais dans le pays bas, derrière Ramscapelle, je me suis bientôt refait une vie, menacée de moins de périls et qui est douce. Je suis à l’échelon, avec un compagnon de choix, le lieutenant D… Il nous vient quelquefois des obus ; on les compte. On fait de temps en temps une expédition jusqu’aux batteries, qui, elles, encaissent royalement. Le plus souvent on travaille tranquille. J’ai perdu de vue Dupouey : il est si difficile de communiquer ! Il a pris le secteur entre Lombaertzyde et Saint-Georges. A dire vrai, je ne fais guère effort pour le revoir. Nous sommes installés dans une grande ferme flamande dont les fermiers parlent un langage inconnu : il y a dans la cour un fumier gigantesque, hanté de monstrueux cochons. Toute l’après-midi je reste installé dans la salle. L’armée belge s’amuse, s’épuce, s’épouille sur le pré ; c’est un plaisir. Chez le sacristain où je couche, je pianote sur un vieux meuble, j’écris, je lis : j’ai entrepris une traduction d’Électre. Après dîner, D… et moi nous faisons un tour, sur le chemin capricieux planté de saules, qui continue jusqu’à Pervyse. Nous voyons sans nous déranger les 210 tomber sur Ramscapelle et sur Nieuport-Ville les 420. Ou bien nous nous portons au passage de la relève sur les bords du canal, où les « estaminets » ne manquent pas. Dupouey ne doit pas suivre cette route ; je vois d’autres officiers, jamais lui. La musique militaire belge qui nous assourdit toute la semaine quand ce ne sont pas les trompettes, joue le dimanche à la grand’messe. J’y vais pour faire comme les autres, par désœuvrement et curiosité ; mais sous le porche ruiné où les soldats flamands s’entassent, le moment où toutes les têtes s’inclinent, où les trompettes sonnent aux champs, est riche d’émotion patriotique : la Belgique est foulée, qui la délivrera ? C’est tout.

Un matin pluvieux, le 24 février, Dupouey me surprend à la ferme. J’ai vraiment plaisir à le voir ; il a peu de temps devant lui. Nous causons. Je lui dis ma vie, il me dit la sienne : il passe deux jours aux tranchées près de Saint-Georges, un tas de pierres empilées flottant sur l’eau ; il reste deux jours en réserve dans les caves de Nieuport-Ville, puis quatre jours à l’arrière à Oost-Dunkerque ; mais le dernier bombardement ayant fait des victimes, ses hommes occuperont dans les dunes des baraquements. Ah ! il regrette les tranchées de la plage ! Ici c’est une guerre de patrouilles, on se tâte toutes les nuits. Le pays bas n’étant qu’un lac, sur une route entre deux eaux, qui seule affleure, ils se risquent à quelques-uns, un premier-maître et quatre fusiliers ; ils marchent pas à pas, sans bruit ; il s’agit de surprendre la sentinelle boche qui barre le chemin ; pour couvrir la distance, ils mettent quelquefois des heures. Les derniers qui y sont allés ont dû demeurer à plat ventre une partie de la nuit ; la sentinelle, étant de face, eût pu les voir venir. « Elle ne bougeait pas, la gueuse ! » (C’est un marin qui parle.) Enfin, arrive un grain. La sentinelle, qui reçoit la pluie en pleine figure, rabat d’abord son capuchon, puis se retourne. Ah ! son affaire est vite faite ; ils ne sont plus qu’à deux mètres : un seul bond !… Elle tombe égorgée, mais en tombant, donne l’alarme. Coup de feu. Tous ne rentrent pas. « Le plus à plaindre, voyez-vous, me disait Dupouey, c’est l’officier derrière son créneau, qui ne sait rien, qui compte les minutes comme des heures, qui tend l’oreille au moindre bruit et qui attend, anxieux, le retour. Dans ces cas-là, je ne supporte pas l’attente. » Mais il doit me quitter, il a quelques achats à faire à Furnes. « Je vous emmène et vous ramène. J’ai une auto. »

La pauvre petite ville si jolie, sur laquelle hélas ! trop souvent, je vois éclater les obus qui passent par-dessus nos têtes, est plus déserte que jamais. Sur la place désaffectée qui a perdu quelques façades, une ou deux boutiques restent ouvertes. L’hôtel de la Noble-Rose n’est plus ; l’hôtel de ville, à peine un peu criblé, garde son charme. Là, sous la pluie et le silence, il faut se taire, n’est-ce pas ? Dupouey fait emplette de quelques objets et d’une bouteille d’eau de Cologne ; la puanteur est telle sur l’Yser où la marée fait osciller tant de cadavres !… Mais nous ne posons pas. « Il faut venir déjeuner avec moi dans ma cave. Quand venez-vous ? Nous nous promènerons dans Nieuport-Ville : j’y passe tout mon temps… Je suis en train de prendre un goût immodéré pour les ruines… N’est-ce pas inquiétant, dites-moi ? » Il rit ; je ris. Oh ! je connais l’endroit : la halle, la tour des Templiers, le port ; l’église qui n’avait déjà plus de porche, voici deux mois, et qui s’ouvrait comme une rose. En vérité l’intérieur de la nef, qui ignorait les outrages du temps, semblait tout neuf en s’éveillant à la lumière, et il était d’un rose doux de rose-thé. Elle va tomber peu à peu, il ne restera plus debout que les piliers, les murs et les arcades. Cependant auprès d’elle, le cimetière s’agrandira. Sur les tombes nouvelles, on continuera de poser, en guise de monuments funéraires, les débris de l’église, statues et chapiteaux. J’imagine Dupouey s’attardant à fouiller, dans une triste maison que je sais, les tas d’objets, de papiers, de lettres, qui s’échappent d’un secrétaire d’acajou ; à restituer en esprit ces intimités ravagées… Il me semble tantôt plus gai, tantôt plus grave que l’autre dimanche à Coxyde. « Il y a un beau vers dans le dernier livre de Verhaeren, vous en souvenez-vous ?

« Tout est repos, fraîcheur, balancement, murmure. »

Quand il le chante, on sent l’homme qui aime les mots. Puis il se tait, seul avec ses pensées. Il ne sait plus que je suis là. Où va son étonnant regard ? « Dans le fond, reprend-il, pour moi, jamais voyage ne m’aura autant exalté. Oui, venez me voir dans ma cave ! » L’auto qui longeait le canal me ramène au point de départ. Nous nous serrons la main comme gens de revue. Ne dois-je pas aller déjeuner avec lui demain ? Hélas ! une raison de service me retiendra. Adieu, notre méditation dans les ruines ! Le contact est encore rompu, quand peut-être allait naître une amitié.


J’ai mis trop de chaleur dans la relation de nos trois rencontres[20] : les suites qu’elles ont eues ont tant augmenté leur prix à mes yeux ! J’ai exagéré, je le sens, l’effet qu’avait produit sur moi, dans le moment, « l’annonciateur de la grâce ». Qui me l’eût présenté pour tel n’eût récolté de ma part qu’ironie. Oh ! dès le premier jour, le processus divin fut merveilleux ! Mais le plus singulier miracle, c’est que je ne m’en doutais pas. Notre poème n’a pris forme qu’à l’instant où il s’achevait : dans la mort… Il n’y a jusqu’ici que l’échange cordial — je donnais peu, lui tout le reste — de deux hommes de même culture, qui ont eu plaisir à se voir dans des circonstances exceptionnelles : sans le décor de guerre, rien que de tout banal. Dupouey me tient si peu au cœur que je vais rester six semaines sans m’inquiéter de lui, sans chercher à le voir, et sans penser à lui, peut-être ?… j’entends : consciemment. Cependant, par-dessous, l’inconscient — ou Dieu — fait son œuvre.

[20] Non. J’ai relu depuis, dans la préface d’André G…, les lettres que je lui écrivais sous le coup de l’émotion. Elles débordent d’une sorte de délire dont je n’avais pas conscience alors. J’étais déjà plus « possédé » que je ne me le figurais… N’importe !

CHAPITRE VII

Incidents quotidiens. Vendredi saint : j’entre à l’église. Une messe aux batteries le Samedi saint. On m’annonce la mort d’un officier de marine. Quinze jours après, la nouvelle : c’était Dupouey. Exaltation immodérée de ma douleur. Au cimetière de Coxyde-Ville. Ma visite aux marins. Le milieu. De quoi il est mort. Révélations de l’aumônier : c’était un saint. De quelle ardeur il voulait fêter Pâques. Il l’a fêté au ciel. Mon transport.

Donc le temps a passé. Un mois encore. Nous n’avons pas changé de place. Sous l’œil des saucisses et des avions, la même vie. Non pas vide, tant s’en faut ! Ah ! si pleine au contraire que je dois renoncer à noter tous les incidents, accidents et événements, d’ordre extérieur, intérieur, particulier et général, qui s’y succèdent. On s’intéresse à tout, aux nuages démesurés qui sont si beaux sur la plate étendue des Flandres, aux propos des poilus, à leur vie, à leur cœur, aux travers de nos chefs et à leur héroïsme[21], aux détails curieux de la guérilla immobile qu’on mène dans le secteur, aux blessés et aux morts. Nous avons eu « un coup dur » comme on dit, à l’usine à gaz de Nieuport-Ville. Un de nos capitaines, un petit homme décidé, le calme et la volonté mêmes, a vu tomber à ses côtés le lieutenant R… et trois hommes ; lui-même, la mâchoire brisée, est en danger mortel. Notre vieux capitaine d’active, qui représentait la « bonté » a dû quitter aussi sa batterie ; il avait le cœur trop sensible. Mais le souci de la guerre domine tout ; entre D… et moi, c’est un sujet constant d’échanges. Et les Russes ? Et les Anglais ? Il y a Neuve-Capelle et il y a Przemysl… A quand notre grande offensive ? Un petit soldat belge qui vient souvent boire à la ferme nous amuse par sa candeur, ses récits bourrés de mensonge et son accent « wallon ». Entre temps, nous faisons la chasse aux espions, qui dans les environs pullulent. On ne s’ennuie jamais. Je sais que D… est bon chrétien, bon catholique. Mon esprit est si peu préoccupé de foi que, vivant tout le jour ensemble, jamais nous n’abordons la question. Et voici Pâques. Je continue à fréquenter la messe, en spectateur.

[21] Puissé-je peindre un jour toutes ces figures que j’aime !

Je me souviens que le Vendredi saint, le soleil était chaud ; que la brume de mer étalait une sorte de crêpe noir sur l’horizon de dunes. C’était le temps où l’ennemi tâchait d’écraser les écluses à coups de 420. J’avais été très irrité d’entendre, à l’enterrement du lieutenant R…, un aumônier de fusiliers-marins, habile à profiter des circonstances, sommer en quelque sorte nos soldats d’avoir à s’approcher des sacrements ; je jugeais l’exhortation déplacée. Le nouveau commandant (Je le surnommais dans mes notes — qu’il me pardonne — un Bidel mâtiné de Loyola !…) s’ingérait aussi, à tort selon moi, dans nos affaires de conscience ; il s’indignait de ne trouver en tout, dans l’une de nos batteries, que deux « poilus » disposés à faire leurs Pâques. Et pourquoi pas ? Un tel abus d’autorité, voilà le vrai moyen, pensais-je, de faire tort à une religion — que je respecte. Qu’elle respecte donc aussi la liberté des dissidents ! Il n’en est pas moins vrai que ce jour-là, passant devant l’église, je ne pus me tenir d’y entrer un moment. Le tabernacle était ouvert et vide ; il n’y avait pas de tombeau. C’était dans mon esprit (il fallait bien m’expliquer ma démarche) une visite de politesse que je rendais à l’ancien Dieu de mon pays.

Le Samedi saint, rien d’important à signaler, sinon quelques obus anodins sur notre village… Le lieutenant S… dont l’air de santé fait ma joie, passe chez nous en se rendant aux funérailles d’un jeune enseigne de vaisseau tué avant-hier à l’Yser-sud… Les Boches ont crevé les digues et l’inondation couvre déjà la route ; on travaille à la contenir. Le lieutenant H…, autre gosse, nous raconte la messe de communion qui eut lieu le matin à sa position de batterie. C’était au « bois triangulaire » — endroit sinistre — on avait installé une table en plein air entre deux caissons d’artillerie, et lui-même a servi l’office. Malgré sa dissipation, il a un visage candide ; j’aurais aimé de le voir en enfant de chœur. Tout l’état-major était là et le commandant B… a prononcé une allocution regrettable ; il s’est déclaré « bien heureux de commander à des chrétiens ». Pas aux autres alors ? J’écris dans mon carnet : « Ces gens-là ont ce qu’ils méritent ; ils perdent ce qu’ils croient servir. » A dîner, nous avons le cousin du lieutenant D…, qui est mitrailleur chez les Belges. A peine, cette nuit-là, si j’ai entendu un coup de fusil. — Il faudra pourtant retenir la date.

Après la grand’messe de Pâques (la musique a joué du Franck et, comme d’habitude, la Brabançonne), nous sortons par le cimetière en conversant. Tous nos officiers sont venus. On parle du marmitage quotidien de Ramscapelle, des exploits de Garros qui est à l’armée de Belgique ; je l’ai souvent rencontré autrefois. J’entends dire aussi qu’au cours de la nuit, un officier de marine, un encore ! est tombé devant l’ennemi, mais cette fois dans le secteur voisin. On me donne un nom vague… Si c’était Dupouey ? Je décide que non. On parle d’autre chose. Il fait tiède, mais gris. Le ciel est vide de canon. Si je me sens tout démonté, c’est que mon compagnon de chaque jour, le lieutenant D… doit quitter l’échelon pour la batterie. Il part demain. Pour me faire à son remplaçant (le pauvre garçon — que Dieu ait son âme !) il faudra quelque temps. Passons.

C’est de l’arrière que la nouvelle me revient, à quinze jours de là. Je suis plein de pressentiments quand je me lève. Vous connaissez cette mélancolie qu’aggrave le beau temps. Je tiens à être seul. J’erre l’après-midi, dans la direction de Boitschoute. Pour m’étourdir, je raconte aux amis que je retrouve dans la salle toute « ma retraite » après Charleroi. Arrivent les lettres ! Notre amie Marguerite d’H… dont la belle-sœur habite Lorient, m’annonce que la famille de Dupouey est dans les larmes : le capitaine est mort. Ce devait être le Samedi saint. Elle réclame des renseignements.

Quel choc ! On sent en soi un gouffre qui se creuse. On est penché dessus, on n’en voit pas le fond : on reste là, pris de vertige. Comment puis-je rire au dîner ? La bonne humeur du lieutenant Dr…, qui s’est joint à nous depuis peu, l’emporte encore. A peine rentré dans ma chambre, je fonds en pleurs.

Il est mort ! Il est mort sans que je le revoie ! sans que je sache même qu’il est mort ! Depuis bientôt quinze jours qu’il est mort, j’ai vécu comme s’il vivait ! Il est mort et je vis moi-même !

Qui ? Il ? — Cet ami de mon ami G… que j’ai rencontré trois fois dans ma vie ! J’ai même déjeuné avec lui une fois ! Cet officier vaillant, cet homme gai et grave, artiste et beau causeur, qui n’a fait que passer, sans me laisser un mot de confidence.

Il est mort près de moi, à quelques kilomètres, sans doute aux tranchées de l’Yser… et je ne l’ai pas relevé ! Mais j’ai continué de rire, de boire, de contempler tout ce que j’aime, de vivre et de me plaire à vivre, comme si de rien n’était ! Comme s’il ne m’était de rien ! — Que m’était-il ?

Ah ! sommes-nous inconscients à ce point du trésor caché de notre âme et ne savons-nous pas qui nous aimons ? mes larmes ne s’arrêtent pas ; mon désespoir est sans limites. Jamais je n’ai ainsi pleuré que sur ma pauvre mère. Non, jamais !

Questions après coup formulées. A ce moment de crise, je ne songe point à me les poser. Je ne m’étonne pas de ma douleur ; elle est maîtresse ; je trouve naturel de pleurer ainsi « l’inconnu ».

Nuit mauvaise ; demi-sommeil ; rêves bizarres : J’imagine de terribles mines aériennes barrant le ciel aux avions ennemis. Le matin, on m’apprend que notre commandant est décoré ; je suis injuste : « Tout pour ceux-là ! » Comment ne pas détester ceux qui restent, lorsque je vois les bons mourir ? C’était bien de Dupouey que l’on m’avait parlé à la sortie de la messe de Pâques. Il doit être enterré à Coxyde-Ville. J’y vais à pied.

Derrière le camp R… des paysans labourent. Je m’en veux d’avoir encore des regards pour la campagne et pour les hommes. A l’entrée du village, voici l’église neuve, la plus laide de la contrée, et son clocher trop effilé. Le cimetière est autour de l’église. Je n’ai pas de mal à trouver.

Entre la tombe du jeune enseigne Perroquin et du lieutenant d’artillerie Anquetin, la sienne. La certitude du fait accompli. Sur une croix de bois son nom et une date : 3 avril 1915. Mort au champ d’honneur. Le tertre argileux est caché par de grandes couronnes de perles et de fleurs fausses. Sur la plus grande, on lit : « A notre capitaine. » Tout d’un coup je songe à ses hommes, à ses « Jean le Gouin ». Une nouvelle vague de doux désespoir me submerge : je n’ai pas partagé leur deuil ! Je m’éloigne ; je reviens ; je ne sais plus m’arracher de sa tombe. J’avise des marins du 1er régiment venus rendre visite à la dépouille de leurs camarades qui sont nombreux ici. Ils ont bien entendu parler de Dupouey ; mais il y a longtemps déjà ; les morts vont vite : il a dû être touché à la relève par un éclat d’obus… C’est bon. Ai-je dit que ma sœur m’avait glissé dans une lettre une petite branche de buis, bénie aux tout derniers Rameaux ? je l’avais conservée sur moi. J’eus la pensée d’en détacher un brin déjà jauni que je fixai à la croix funéraire ; je n’avais rien d’autre à donner. J’arrêtai là un instant encore ma pensée, ah ! ma plus profonde pensée ! — était-ce là prier ?[22], et je sortis.

[22] Je trouve, dans une lettre que j’adressais à André G… (17 avril) cet aveu singulier : « Ai-je prié pour lui ? je le crois bien ou c’est tout comme… Dans l’exaltation où je suis, je suis capable de prier sans croire… de croire pour les autres, ne croyant pas pour moi. »

Voici ce que j’appris des compagnons de notre ami, lorsque je pus les joindre au cantonnement de la dune.

C’est par un temps brumeux, on enfonce au sable jusqu’aux genoux ; chaque pli de la dune est pareil : on s’égare… Je me traîne là comme en songe, haletant vers la vérité… Je trouve enfin la baraque en planches des officiers et, plus insouciante que jamais, la vie, qui déjà continue. Vais-je entrer ? Ils redescendent des tranchées ; ils ont tous leurs membres ; ils sont gais. Ils vont prendre du thé avec des gâteaux ; ils m’invitent et je me fais l’effet à leur table d’un croque-mort. Combien de minutes et de paroles daigneront-ils donner, pour me faire plaisir, à une mémoire si chère ? Ah ! ne les jugeons pas ; comprenons-les. Chez eux à chaque jour la mort fait brèche. Hier encore, l’enseigne de vaisseau Tarade a eu le bras emporté par un 150. Eh bien ! il plaisantait quand même ; il a refusé de partir avant d’avoir tendu « l’autre main » à son lieutenant. Cependant survient le commandant B…, haut comme une botte : il a l’œil vif, la barbe en pointe toute pailletée d’argent : un camarade ! il n’est pas de trop dans la fête… On boit, on potine, on plaisante. Tout le monde parle à la fois et uniquement pour parler. Je suis perdu. Je prends à part le lieutenant V…h… qui fut de notre repas de Coxyde et tout de suite la mâle gravité que j’ai connue reparaît sur son franc visage : je l’aime ainsi.

« Excusez-nous, dit-il, de vous avoir tenu dans l’ignorance ; nous n’avions plus tous nos moyens ! La chose eut lieu le samedi, vers dix heures du soir, avant la relève. « Il » faisait son tour en première ligne : « il » voulait comme d’habitude laisser la tranchée bien en ordre. Nous avions eu justement, ce jour-là, un bouclier arraché par une marmite : on venait de le réparer. Tandis que Dupouey l’examine, une balle aveugle tirée sur le créneau, le frappe en plein front et il tombe… Il ne reprit pas connaissance et, comme nous le transportions vers Nieuport-Ville, à mi-chemin il finit de mourir. Quel ami ! quel homme ! quel officier ! D’ailleurs, demandez à quiconque. Moi, je l’ai connu de plus près. Très malade depuis longtemps, il ne voulut jamais le reconnaître ; du côté de Dixmude, je l’ai vu faire étape avec toute sa charge au dos, sans sourciller… Brave comme pas un, ménager de ses hommes, point téméraire, il envisageait tous les risques. Mais il avait accepté son destin. »

Le lieutenant V…h… n’est pas causeur : ce qu’il dit est bref, simple et il le pense. Un jeune enseigne ajoute à haute voix, pour nous : « C’était une intelligence d’élite ! »

Je n’en obtiens pas plus. Même les plus intimes ont-ils pénétré jusqu’au fond, jusqu’à la source de cette force d’âme ? Je quête en vain le mot du précieux secret.

Il y a là un aumônier, petite figure pommelée, joues vermeilles et barbiche brune, qui semble fin et jovial plutôt que saint. C’est du moins mon impression : comme si Dieu n’avait pas donné le rire à l’homme pour signe de l’innocence du cœur ! Il est très entouré ; dans le tumulte des répliques, je perçois les taquineries dont les plus jeunes officiers le criblent. « Toujours mauvaise langue, monsieur l’aumônier ! » Il rit et se défend… Je voudrais pourtant lui parler : celui-là doit savoir ! Enfin on me présente ; c’est un autre homme qui me répond.

« Vous étiez ami de Dupouey ? (ami !… mon trouble et l’intérêt que je lui porte pourraient le faire croire — et l’aumônier le croit…) Ah ! monsieur, quelle perte sur nous ! Certes, nous devons le regretter. Mais peut-être vous étonnerai-je si je vous dis que sa mort nous console. Quelle perte ! mais quelle mort ! Quels regrets ! cher Monsieur, mais quel exemple ! J’ai visité beaucoup de consciences, c’est mon état ; j’ai connu beaucoup d’âmes et de belles âmes ; elles ne sont pas rares chez les marins ! jamais nulle part, la pareille. Dans les derniers mois de sa vie, j’ai assisté, je puis le dire, à sa transfiguration. Il montait chaque jour plus haut… il acquérait chaque jour un mérite… Il ne faisait plus un pas sur la terre, qui ne l’en détachât pour l’amener un peu plus près du ciel. Il songeait sans cesse à la mort : il la voyait marcher à sa rencontre, et plus elle approchait, moins il semblait la redouter. Non qu’il la pressât de venir ! si impatient qu’il en fût, il respectait la volonté céleste. Disons plutôt qu’il était arrivé à cet état parfait d’indifférence où vivre et mourir ne sont qu’un ; il se tenait à la disposition de Dieu. D’un mot : Il était prêt. Et qui peut se vanter de l’être ?

« La dernière fois que je l’ai vu, c’était avant de partir aux tranchées et la Semaine sainte commençait. Nous faisions les cent pas ensemble, allant, venant, prolongeant indéfiniment la causerie ; on eût dit qu’il ne voulait plus me quitter. Il ne cessait pas de parler, dans une sorte d’exaltation mystique et notez bien que ce n’était pas de la mort. En entrant dans les fêtes anniversaires de l’agonie et de la croix de son Sauveur, qu’il allait passer au feu, dans la boue, dans l’odeur des cadavres, il ne songeait qu’à Pâques, à la résurrection, au retour. Il pensait justement rentrer dans la nuit de Vigile, entre samedi et dimanche. Quelle joie il se promettait : « Ah ! la belle fête que la fête de Pâques ! s’écriait-il. Nous la célébrerons ensemble, n’est-ce pas, monsieur l’aumônier ? Et je vous servirai la messe ? Ce ne sera pas le père X…, ce sera moi ! Nous chanterons l’Alleluia, de toute notre voix, de toute notre âme ! Ah ! que ce sera beau ! » Il me quitta sur ces paroles. L’Alleluia, il devait le chanter au ciel. — Le Samedi saint, à dix heures, au moment précis de rentrer… ah ! quelle était sa joie sans doute ! enfin, il y était, il la tenait, sa fête… Mais vous savez ce qu’il advint. »

Après un moment de silence, tandis que mon cœur soulevé d’admiration et de joie — de joie ! — poussait un flot de larmes à mes yeux, l’aumônier ajouta :

« Dans cet instant, son allégresse était si forte, et le don de soi si complet, réclamait en échange une telle fête de Dieu, que Dieu ne put résister au plaisir de la lui donner toute entière. C’est ainsi, j’imagine, qu’il nous le prit. »

Que voulez-vous que mon ravissement objecte ? Comment ne pas accepter le miracle, si j’accepte la sainteté ?…

« Vous me semblez si ému, reprit l’aumônier, que je puis vous faire confiance. Ce n’est pas violer un secret que de vous lire, à vous, ce que m’écrivait ces jours-ci la compagne de Dupouey. Nous sommes assez haut, dès maintenant, pour la comprendre. Ils ne faisaient qu’une âme dans le mariage : elle l’admirait comme un saint… Voyons ! est-ce qu’on pleure un saint ? Lisez sa lettre. »

Je la lus à fond, d’un regard avide ; j’en incorporai tout le suc divin[23]… Heureux les cœurs pour qui la mort est le contraire du néant et dont l’amour passe la tombe !… comme ils renversent toutes nos humaines valeurs ! Je me résigne mal à celer au lecteur la révélation seconde qui acheva de mouvoir mon âme vers Dieu… Il comprendra : j’ai promis de me taire.

[23] « Tous deux nous avions fait le sacrifice. Quant au petit, il n’a plus de père, il n’a plus rien ; je le remets au Père… » (Cité par André G… dans la préface aux Lettres, d’après une lettre de moi.)

O faisceau de clartés ! Il n’y a plus là devant d’esprit fort. L’enthousiasme rompt ses digues. Un feu divin ruisselle et on ne lui fait pas sa part. Non ! sans défense ici, comme on est devant un chef-d’œuvre, on ne peut qu’ouvrir ses yeux et son cœur. Ainsi qu’à San-Marco de Florence naguère, devant la grande Crucifixion, je pleure, j’adore, je plie, par excès de bonheur, sous l’excès de beauté.

« Voyez-vous, murmure l’abbé, la vie de tous les jours ne convient pas aux grandes âmes ; la vie est par essence chose moyenne ; il faut ces immenses bouleversements pour que l’homme donne sa mesure. Qu’ils sont à plaindre ceux qui ne sont pas ici avec nous ! »

Au creux d’un repli de sable noirâtre, feutré d’alfa et de bruyère, un bataillon de fusiliers défile au loin, musique en tête. Ah ! ne parlons pas de douleur, de regrets, ni de mort ! Dans cette surhumaine ivresse qui ne connaît plus le péril, jusqu’où, Seigneur, n’irais-je pas ?

CHAPITRE VIII

Retour sur l’événement. Analyse rétrospective de mes pensées : logique du cœur. La sainteté existe ; j’accepte le miracle : un fait d’amour. Antinomie. L’homme ancien et l’homme nouveau. Deux anecdotes.

« Pensées, pensées… » Au soir de ma visite, c’est tout ce que je trouvais à écrire, sur les petites feuilles volantes, que je garde enfermées dans une enveloppe, et dont le témoignage immédiat ne m’est pas suspect. Faut-il même appeler pensées, ces aspirations rêveuses qui passaient et passaient à travers mon cerveau, comme des nuages que le vent chasse ? Le sentiment les pousse ; elles gonflent, foisonnent, s’échappent ; la raison renonce à les modeler[24]

[24] Lettre à André G… « Pour moi, je sors de là extasié. J’ai peine à en sortir. »

A deux ans de distance dans la paix du bercail, s’il ne m’est pas permis de leur donner une figure, une logique, de rendre clair ce qui voulait rester obscur, précis ce qui flottait sans contours dans l’espace, conscient ce qui s’ignorait à plaisir, je puis, à tout le moins, dénombrer un à un les faits d’expérience nouvellement acquis sur lesquels mon exaltation travaille, peser chaque moment, chaque péripétie de l’aventure mystérieuse qui vient, en moins d’une semaine, de transporter mon âme si loin de son champ familier. Du jour de la triste nouvelle au jour de la révélation, qu’ai-je appris des autres et sur les autres ? qu’ai-je appris de moi et sur moi ? Où en étais-je et où en suis-je ? Voilà ce qu’il importe de démêler sans retard, avant de continuer mon récit.

On se souvient du fol excès de ma tristesse quand je reçois le premier choc. Dupouey est donc mort sans que je le revoie ! Non, ni mon affection fraternelle pour André G… par qui je le connus, ni le regret d’interrompre si tôt des relations d’amitié à peine nouées, ni mon émotion devant un fils de France, un de plus, mort à l’ennemi, ne suffisent à expliquer que je pleure cet homme avec les mêmes larmes que ma mère… Tel est pourtant le fait initial. Le second n’est pas moins étrange : je laisse à ma douleur démesurée toute licence, je n’en suis pas même étonné.

N’est-ce pas que je pressens obscurément quelle fut cette mort et qui je viens de perdre ? Et ne dirait-on pas que j’ai la certitude de la prochaine justification de mon transport ? C’est bien cela que je m’en vais chercher au camp des dunes : le récit d’une fin nécessairement admirable, le secret d’un cœur de héros. Il semble que ce beau visage dont le souvenir me devient plus doux et plus frappant que n’était même sa présence, rayonne désormais d’un éclat surhumain. Éparse dans mes pleurs il y a de la joie… Quelle révélation suprême appelle irrésistiblement mon cœur ?

La réalité est plus simple. Si je me suis monté la tête, il faudra en rabattre. Voici ce qu’il en est. Dupouey est mort en soldat, mais sans panache, pour ainsi dire sans faits d’armes. Et non pas à l’assaut, bravant pour entraîner ses hommes la faux de la mitraille et le barrage des obus… Non pas même dans le corps à corps d’une patrouille aventureuse ou d’un ténébreux coup de main ! Sans attaquer, sans se défendre. Derrière un bouclier, dans le simple exercice de son devoir quotidien de chef. Il est mort d’accident, en somme, obscurément, d’une mort qui n’ajoute rien à sa vie, rien au De Viris de la grande guerre : elle reste en deçà de ce que j’ai rêvé… Pensez-vous que je m’en contente ? Non, non ! je sais que je ne sais pas tout. Mon culte ne désarme pas ; ma foi s’obstine. Je veux le mot de cette mort, de cette vie, et je l’aurai.

On sait comment l’aumônier me le livre, on sait quel est ce mot. Le mot est « Sainteté ». Quoi que j’en aie, je dois l’entendre.

Ah ! Dieu le sait, si je soupçonnais un très haut mystère derrière ces yeux clairs qui regardaient si loin, je ne lui donnais pas de nom et celui-là moins qu’aucun autre. J’ignorais même la religion de notre ami ; j’ignorais même qu’il fût de cœur religieux… N’avais-je pas salué en lui un « esprit libre », parlé à son propos d’un « dilettantisme supérieur » ?… Mais songer à la sainteté ! Dans mon paradis à la Carlyle, je n’avais pas prévu les saints : les héros de la Vie les laissaient à la porte. Sans nier cependant que, dans certaines conditions, elle pût éclore en ce monde, je repoussais la sainteté au fond des âges. A travers Giotto et Angelico qui m’avaient entr’ouvert furtivement le ciel, à travers l’art médiéval, elle m’apparaissait comme une valeur révolue, sans attache avec notre temps, cent fois plus inimaginable que cette beauté hellénique dont un moderne athlète peut à la rigueur témoigner. J’acceptais et je respectais le chrétien, mais mon saint était le stoïque. J’admirais passionnément tous les excès de l’amour et du sacrifice, mais sur terre, dans l’ordre humain.

Devant la révélation de l’ineffable, je vais, vous semble-t-il, être déçu, à tout le moins déconcerté. Que dites-vous ? Saisi, transporté au contraire, dépassé dans mon espérance… J’attendais tout. Je n’attendais pas tant, faute de concevoir un idéal plus grand que l’homme ! Mon âme est à ce point comblée de ce qu’elle ignorait hier, qu’en vérité aucune autre réponse n’eût suffi à la contenter. Elle plane, elle s’envole et sans abdiquer sa raison. Car, voyez ce que c’est ! Même la raison trouve ici son compte. J’ai connu un saint, j’ai pleuré un saint et tout s’explique justement par sa sainteté : le prestige de Dupouey, ma timidité devant lui, mes pleurs étranges quand il meurt, ma certitude intime de sa gloire, tous mes pressentiments d’hier et toute ma joie d’aujourd’hui. Je tiens le mot sacré, la clé unique.

Ainsi, mon horizon trop borné se desserre. Ainsi sur le haut lieu où le meilleur de moi a coutume de se prosterner, sur le haut lieu où l’on admire, un nouveau temple resplendit, portes béantes. A côté du temple de l’Art et des chefs-d’œuvre, à côté du temple de l’Héroïsme et des sublimes actions, le temple de la Sainteté. Un saint l’habite. Un saint que j’ai connu, que j’ai pleuré. C’était hier un homme de chair et d’os comme vous et moi. Comment douterai-je ?

Et je n’ai pas épuisé tout l’événement ! Ce saint est mort en saint, et non pas seulement dans le don de soi et dans la prière, (car jamais l’un ni l’autre ne chômaient chez lui). En saint : avec tout l’appareil mystique qui convient à pareille mort. En saint : à une heure choisie, selon le choix de son âme et de Dieu. Derrière un mur de sacs à terre, sous le couvert de la plus sombre nuit, la veille de la fête pascale vers quoi tendait son allégresse, il se présente un instant au créneau, un seul instant — et la petite balle décisive, à point nommé, vole au-devant de son désir. Coïncidence, direz-vous. Mon cœur, sans hésiter, vous répond : Providence. Mon adhésion enthousiaste ne saurait plus s’arrêter en chemin. Loin de m’achopper au miracle, en acceptant la sainteté, j’en accepte, j’en exige les conséquences et tous les privilèges surhumains ; avec le fait de l’âme sainte, le fait du dessein providentiel ; ils sont liés : le mérite à la sanction et la prière à la réponse. — Vous me demandez si, vraiment, j’y crois ? Mon cœur sait ce qu’il fait en l’occurrence : il défend son bien, rien de moins, sa joie, son émerveillement. Convenez-en ! sans l’intervention de Dieu, le conte incroyable, mais véridique que la vie même me propose, reste en suspens, inachevé, absurde. Sans Dieu, mon saint n’est plus qu’un fou, sa foi qu’illusion, sa sainteté qu’égarement… Qu’ai-je à faire de ces nuées ? Le plus petit soupçon d’erreur ruine l’admiration que je ressens, avec mon amour sans objet que soudain la pitié remplace… Mon amour n’est pas pitoyable, mais exalté ; son exaltation persiste. Dans ce cas, il lui faut la merveille complète : oui, un vrai saint, un vrai miracle, et un poème qui s’achève, toutes parties harmonisées, au sein de Dieu qui l’a conçu. Voulez-vous briser le chef-d’œuvre où Dieu et l’homme collaborent ? détruisez d’abord le fait de mon cœur.

Ainsi depuis la première heure, le sentiment a mené mes pensées. Ma volonté n’y est pour rien. Il fait la loi. Par le détour d’un miraculeux labyrinthe, il est le fil qui me conduit au but. Je me sens perdu quand ma main le quitte. Il est l’appel silencieux, mais fort comme l’aimant, auquel on ne peut résister. Il est la pierre d’angle qui supporte tout l’édifice. Fait d’amour, de grâce ou de foi, qu’on le nomme comme on voudra, un fait, qui prête sa réalité à tous les autres. Né en moi et maître de moi, une nécessité, mais aussi une ivresse, il me montre la sainteté, me fait assister au miracle, me transporte sans transition dans un monde où je me sens bien et qui n’est pas le monde auquel j’avais voué toute ma vie. Voilà le nouveau trésor que je serre ; vous ne me le reprendrez point.


Celui-ci me dira : « Je reconnais là le poète toujours prêt à s’éprendre, à s’enivrer de tout. Mais il se déprend aussi vite : c’est la toquade d’un moment. Je jurerais que la vôtre n’aura pas de suite. »

Et celui-là : « Je vous attends au retour de ce beau voyage, toutes fumées célestes dissipées, quand vous recouvrerez l’usage de votre raison. Vous tâcherez de vous excuser auprès d’elle en accusant votre impressionnable cœur. Mais son jugement vous sera sévère. Vous classerez la chose en bonne place — une pièce de plus dans vos collections — et passerez à d’autres aventures ; si vous n’en tirez un livre, ô romancier ! »

Eh bien ! l’un et autre se trompent. Quant au troisième qui s’écrie : « Miracle, vous croyez ! » il fait erreur également.

A ce détour de mon chemin mystique, l’homme de la veille est en pleine vie, l’homme du lendemain tout juste né. Lorsque je me retrouve dans la salle de ferme où va reprendre mon traintrain semi-guerrier, je suis enrichi, non changé et les deux hommes cohabitent. Sans se gêner, sans se combattre, ils vont cohabiter longtemps. Ma conscience endolorie se refuse à intervenir pour les opposer l’un à l’autre, pour sacrifier l’un à l’autre, pour choisir délibérément entre les habitudes et les nouveautés de mon cœur. Ni mon transport ne faiblira, ni ma raison ne fera grise mine ; je ne songe pas davantage à confesser la foi du capitaine Dupouey. Expliquez comme il vous plaira ce paradoxe : je crois pour lui, je ne crois pas pour moi.

Mes notes me font me souvenir que, dès le lendemain, je racontai la merveilleuse histoire au lieutenant D…, mon ami, qui vint des batteries me visiter. Nous causions en marchant, selon notre douce habitude, dans la direction de la ferme où mène une belle allée de hêtres ; les arbres sont si rares dans le pays ! Pour la première fois, je parlais un peu son langage ; il me sembla touché, mais la guerre l’accaparait. Je relève au cours de la causerie deux traits qui donneront idée de la confusion de mes sentiments et de mes pensées, de la persistance de mes erreurs. A peine achevé-je, les larmes aux yeux, le récit de mon aventure, que me voici saisi d’une indignation… comment dire ?… laïque, en entendant le mot affreux que D… avec tristesse me rapporte : « Après la guerre ? il n’y aura rien de changé… Nos jeunes gens, tous des chenapans… élevés par l’instituteur ! » C’est un officier supérieur qui parle. Il a grand tort de généraliser ; mais dans l’ordre de la morale, du patriotisme, de la religion, il ne se trompe qu’à demi : chez nous, le « mal primaire » est grave… Pour moi, mon sang ne fait qu’un tour : « Des chenapans ! même ceux qui donnent leur vie à cette heure ? Qui a dit cela ? Je le hais. » L’autre mot n’est pas de moindre portée, quant à l’accueil que je lui fis. C’est la réponse d’un capitaine de vaisseau à un de ses hommes qui, aux caves de Nieuport-Ville, vient de découvrir un « magot » : « Comment, tu as trouvé cinq mille francs en or… et tu me les rapportes ? » Notez qu’il ne le dit pas par plaisanterie et que lui-même eût tout gardé, en s’en vantant… Eh bien ! tandis que D… se scandalise, moi je souris ; incapable sans doute, de m’adjuger le bien d’autrui, je me sens plutôt amusé et flatté dans mon « anarchisme » : je n’ai pas encore renié mes mauvais dieux. Malgré les nouveaux espoirs qui se forment, le fond est demeuré païen. Oui, je continue de me plaire à tout ce que m’offre le monde de permis et de défendu ; la question du péché n’effleure pas ma joie… Pourtant, je m’endormirai chaque soir, dans la pensée de l’assomption de notre ami.

CHAPITRE IX

L’affaire des gaz à Langemarck (avril). Notre angoisse. Présence obsédante du saint. Le côté « esthétique » de l’aventure. Nouvelle figure de Dupouey. Le « conte bleu » de notre rencontre. Je crois pour lui, sans croire encore pour moi. J’écris Adieu. Nouvelle attitude devant la mort. L’intercesseur. J’écris Recours.

On a tiré toute la nuit. Les Belges auraient perdu une tranchée. Il y a un blessé chez nous. On sent de tous côtés une nervosité insolite. Au pont du Pélican qui est voisin de Nieuport-Ville, joyeux dîner avec toutes sortes de chansons. A la clarté intermittente des lueurs de départ et des fusées bleuâtres, en se heurtant aux troupes de relève, on s’en revient mystérieusement. C’est le 22 avril. Nous entrons dans un temps d’alerte. Le canon du sud élève la voix. De toutes leurs inventions, nos ennemis déchaînent la plus diabolique. Pour la première fois le gaz empoisonné s’avance, coulant à ras de terre et surprenant Français, Belges, Canadiens, dans l’innocence de leur loyauté. Le front est percé, Langemarck est pris, l’ennemi atteint le bord du canal, rafle des hommes et des pièces… S’il passe, tout le dispositif du front nord, dont nous tenons l’extrême gauche, va s’écrouler. L’armée d’aile, la nôtre, coupée du gros, risque d’être cernée : elle n’aura plus qu’à choisir, ou de se rendre ou d’être jetée à la mer. Une de nos batteries a été dépêchée au point critique, les zouaves de la dune aussi. Par contre-coup, notre secteur s’agite. Les nouvelles précises et contrôlées sont rares. Notre commandant semble soucieux : il ne nous cache pas que « la situation est grave ». Deux soirs de suite, nous sommes alertés, en tenue de route, les hommes en selle. Comme le cœur bat ! Mais on ne part point. — J’ai entendu souvent, en ces trois ans de guerre, le tonnerre lointain des grandes offensives, des grandes défensives, — celles dont, à notre regret, nous n’étions point. Il est moins angoissant de près, au cœur même de la bataille. A distance, on le suit dans ses élans soudains, dans ses pauses, dans ses reprises, ou dans sa sourde continuité, comme un poème symphonique dont on ne connaît pas le sens. Sonne-t-il notre victoire ou notre échec, notre avance ou notre recul, notre joie ou notre désastre ? Ah ! celui-ci qui, nuit et jour, retentissait à notre droite, sur le champ sans obstacle de la plaine flamande, nul d’entre nous ne l’oubliera. Car il tenait nuit et jour en éveil, non pas seulement l’anxiété et l’espoir de France, communs alors à tous les cœurs, mais, par surcroît, une angoisse toute personnelle : le salut de l’armée de Flandre était en jeu. — Comme un clou chasse l’autre, cette émotion de premier plan a pris dans mon souci toute la place. Sitôt le coup paré, mon cœur l’oublie ; on oublie si vite à la guerre ! c’est ce qui permet de durer. Le souvenir de Dupouey, lui, ne passera pas ; je le retrouve après l’alerte, plus vivace, plus occupant, plus indiscret.

Qu’on ne s’y trompe pas, il n’est point ma seule pensée ; je continue de lire, d’écrire, d’observer, de remplir mes devoirs d’état, de cultiver mes amitiés et mes camaraderies, de bavarder, de rire, de ressentir passionnément les horreurs et les héroïsmes qui m’entourent et de tout rapporter au drame national, que dis-je universel, dont je ne laisse point passer l’incident le plus négligeable. Mais dans la complexité de la symphonie, entremêlant ses grandes lignes mélodiques, les surchargeant de variations, imaginez à la basse une note, répétée à chaque mesure, qui fait sentir tout le long du morceau, sa présence sourde, obstinée ; on trouve cela dans certaines pièces de Chopin. Ainsi sous toutes mes pensées, avec la pensée de la France, chante et s’impose la plus grave. Quand je croirai ne pas l’entendre, sa persistance même l’ayant fait oublier, elle ne se sera point tue. Elle veille et maintient sous les broderies une fixe « tonalité », en attendant de monter par degrés et d’entrer dans le chant pour couvrir toutes les parties. C’est à dessein que je me sers ici d’une comparaison musicale : nous demeurons, je le répète, dans l’ordre informulé du sentiment — et aussi dans le plan de l’art.

Car, je n’ai point à le cacher (pourquoi la grâce ne nous prendrait-elle pas par notre faible ?) dans mon cas personnel, le point de vue esthétique a gardé ses droits. Je me trouve mêlé à une histoire merveilleuse qui peu à peu prend forme de poème : une œuvre d’art, non plus enfermée, desséchée dans le cercueil des mots, du marbre, de la couleur ou des sons, mais modelée dans la substance palpitante de la vie, à même l’homme, en pleine chair. — Si je m’agenouille devant un livre, une statue ou un tableau, devant le chef-d’œuvre animé, que ferai-je ? Je le considère sous toutes ses faces : je tourne autour de lui sans m’en rassasier ; je l’enveloppe de mon respect et de ma joie ; tous mes besoins inconscients s’en vont à lui et y sont contentés.

Le capitaine est là. La haute figure morale que sa mort m’a tardivement révélée, éclaire le visage humain que j’aurai à peine entrevu. Ah ! comme je m’en veux de ne l’avoir pas assez regardé, assez écouté, assez fréquenté ! Je ne sais même pas la couleur de ses yeux. Je les vois cependant. Ils rayonnaient d’une surprenante clarté, d’une radieuse certitude. Je comprends mieux l’affirmation de ses traits où n’entrait aucune mollesse ; l’affirmation de ses gestes, souples mais surtout décidés ; de son front et de sa carrure ; l’affirmation de sa voix, pourtant si chantante ; de ses mots… et comme j’ai peur d’en avoir laissé perdre un seul ! Tout ce qui me reste de lui, tout ce que j’ai retenu au passage, ma mémoire exaltée en ressasse le souvenir. Oui, la moindre de ses paroles prend un sens profond, absolu. Le personnage se dessine dans sa réalité sublime. O noble ami, comment l’ai-je cru détaché ? Il ne l’était que de la terre, et non par scepticisme, mais bien par assurance de la vérité qu’il tenait. Je n’en doute plus maintenant : dans ce pauvre échange incomplet, où nous nous ignorions l’un l’autre, se fondait entre nous une amitié véritable. Je n’ai pas connu mon bonheur et je n’en ai pas profité… — Quels regrets !… et pourtant, ce que j’ai reçu me contente. Pouvais-je espérer davantage ? Ce que j’ai reçu est sans prix.

Ah ! revivons l’idylle héroïque de notre rencontre, visiblement préméditée par Dieu ! Depuis dix ans, j’aurais pu le connaître : c’est en guerrier qu’il m’apparaît, au faîte même de sa courbe. Songez ! un matin de bataille, au point le plus tendu de mon émotion, il est là ! — Je veux l’aborder de plus près : nous avons loisir de causer ensemble. Il se retire dans une sorte de mystère. Il sera dit que je ne l’aurai qu’effleuré. — Sa mort même, quinze jours me restera cachée. Mais, disparu, il me réapparaît plus proche. Quand je l’ai perdu, je le trouve, et je le trouve tout entier. La mort a fixé son image : Dieu me la livre en son achèvement parfait. — Quelle économie de moyens ! quelle progression ! quel rythme ! Le hasard n’a pas de ces réussites. Penser que dans ce conte bleu, sublime et vrai, j’aurai tenu le moindre rôle, certes, mais un rôle… Oh ! le surprenant privilège ! J’en suis ivre, fier, ébloui…

Voilà le thème quotidien de mes rêveries. Chaque regard jeté sur un passé récent renforce en moi la réalité du miracle, m’enfonce dans mon paradoxe, aveuglément, allègrement. Répétons-le, je crois pour Dupouey, sans croire encore pour moi-même : je rebâtis à son usage un ciel.

« Plus que cela, me dira-t-on, c’est l’édifice catholique, dont vous aviez tout jeté bas, que vous restaurez pour un homme. Soupçonnez-vous au moins où votre sympathie vous mène ? sur quel chemin vous-même vous vous engagez ? » — Je ne me le demande pas. Mon amitié se refuse à admettre qu’en vain, au delà de la tombe, Dupouey ait cherché son Dieu. J’exige pour lui cette joie, je l’imagine… je l’épouse… Les contradictions de mon cas ne tourmentent point ma logique. Il s’élucidera sans elle, par la force du sentiment. — Aux premiers jours de Mai, celui-ci me dicte un petit poème, qu’à titre explicatif je me permettrai de citer.

ADIEU

Notre amitié naissait si pleine,
Ami d’un jour, mais de quel jour !
Vous n’êtes plus : le don suprême
Vous l’avez fait à votre tour.
Je vous vois descendre aux tranchées,
Calme et fier, ferme autant que doux ;
Déjà vous ramassiez en vous
Tout votre élan pour l’envolée.
Ce sera mon plus beau voyage,
Me disiez-vous gaiement :
Vous sembliez inconscient
Du risque et de votre courage.
La jeunesse alerte de vos marins,
La petite ville tout en décombres,
L’eau qui sent la mort et l’embrun,
La dune et le souffle des bombes.
Quel poème ! N’aimiez-vous pas
Trop ces pauvres chambres blessées
D’où l’âme innocente s’en va
Comme une hirondelle chassée ?
Non ! vous étiez grave, point triste
De voir mourir,
Et vous mêliez au sacrifice
Tant de désir !…
Voici la mort, voici la vie :
Vous ne choisissez pas, vous marchez
Devant vous, sans rien préférer,
Pour le salut de la patrie.
Que s’il tarde, au faîte des cieux
Vous irez forcer la victoire
Et vous la recevrez de Dieu,
Au matin même de sa gloire.
Miracle de la guerre ! nommez-le,
L’Ange voilé qui vous inspire
L’Esprit qui souffle ce délire
Dont me voici tout envieux.
Je croirai pour vous, si je ne puis croire
Pour moi, misérable païen ;
Il vous faut un tombeau moins vain
Que notre mortelle mémoire.
Pâques dans le ciel ! et soit !
Puisque vous y êtes.
Mon âme incertaine a soif
Du Dieu qui vous fête.
En songeant à vous, je sens
Me pousser des ailes ;
Dans le suave ouragan
Des joies éternelles
J’entre…
Et je vous tends les mains,
Et je veux un lendemain
A notre belle rencontre
— Et la vie ne m’est plus de rien…
. . . . . . . . . . . . .
J’aime la vie, mais je sais
Qu’il y a plus beau que de vivre,
C’est de la perdre sans regret
Pour mieux survivre.
J’aime la terre, mais, ami,
Il y a plus beau que la terre,
Puisque vous en êtes parti,
L’âme plus claire.
Dites-moi que votre âme morte,
N’est morte qu’à nos douleurs !
Montrez-moi l’Ange rieur
Qui vous attendait sur la porte.
Dites : je suis heureux, j’ai vu.
Dites : le Fils m’est apparu.
Dites : A la droite du Père…
Je ne pourrais plus soutenir
Le miraculeux souvenir
De votre regard, ô mon frère,
Si je savais qu’il s’est éteint
Dès avant le petit matin
Sans avoir touché la Lumière.

3 mai 1915.

Ce morceau, ruisselant du cœur, dit peut-être mal ce qu’il dit, mais il dit tout et il faut le prendre à la lettre : dans ses affirmations, dans ses aspirations, dans ses insolubles antinomies. Il atteste un état lyrique qui est déjà religieux. Emporté dans ce vent nouveau, vais-je courir en hâte à l’initiation du Christ, aborder l’examen des Dogmes, feuilleter les Livres ? Mais non, je ne fais pas un seul geste pour m’éclairer : cela ne me vient pas, comme on dit, « à l’idée ». Inconsciemment, je compte sur la grâce et laisse faire Celui qui est le maître de nos actes, auquel je ne rends point hommage, mais que déjà je ne songe plus à nier. L’événement qui m’a porté me porte encore ; il continuera, j’en suis sûr.


Si je reste le même dans le courant des jours, il est, en guerre, certaines circonstances pressantes où je serai bien contraint de changer. Pareil devant la vie, soit ! Devant la mort, est-ce possible ? Je ne puis l’affronter avec la même inconscience. Elle n’est déjà plus le gouffre de mystère où tout l’être s’abîme, s’abandonne, renonce. Je sais qu’au delà de la tombe, Dupouey a trouvé une vie et des splendeurs. Qu’elles ne soient pas pour moi qui ne sais pas les mériter, n’importe ! Elles sont, puisqu’elles sont pour lui. Cette immortalité que me voilaient l’éclat du monde et la joie immodérée de mes yeux, que mon cœur pressentait et appelait lui-même, quand, tourné vers mes disparus, il réclamait : Pitié ! pour les morts de la guerre… cette immortalité prend corps. Je n’entre plus dans une impasse, un rayonnement perce la paroi. Le pas sauté, rien n’est fini : on ne s’arrête point, on s’engage aussitôt sur une autre route. Comme on y sera seul ! comme on s’y sentira perdu !… De grâce, un intercesseur et un guide ! Mon Dieu ! à qui m’en remettrai-je si je ne m’en remets au saint qui vit là-haut, ma seule amitié supraterrestre, le seul être qui me réponde de la réalité de l’au-delà ? Puisqu’il ne s’agit plus de fin et de néant, devant la porte de la mort, je sens monter en moi je ne sais pas quel trouble, tout irradiant d’espérance… Désormais je ne courrai plus le moindre risque, sans suspendre mes yeux à la vision lumineuse de notre bienheureux ami au ciel.

Je dois me citer encore une fois. On m’en excusera, ce ne sera pas la dernière. A cette époque de ma vie, je n’ai pas loisir de m’analyser, je me chante : c’est dans mes poèmes qu’il faut me chercher. Ainsi, après l’Adieu que l’on a lu, j’écrivis aussi ce Recours :

Ami, vous êtes ma pensée :
Lorsque le danger m’entr’ouvre la route,
Je vous y suis,
Et c’est votre image qui luit
Au ciel que j’aime et dont je doute.
Ami, vous êtes ma durée
Et lorsque mon âme défaille, au bord
Du fleuve dont l’onde éternelle
Entraîne en silence mes frères morts,
Elle sent la vôtre immortelle.
Ami, vous êtes mon courage
Dans le moment de tremblement,
Où l’homme à lui-même se ment
Qui se dit brave,
Dans le moment de renoncer
A ce que la main peut serrer
Et de tâter l’insaisissable.
Ami, vous êtes mon sourire
A l’heure des larmes d’angoisse :
Je vous entends, extasié,
Me dire : « Oh ! vas-tu balancer
Entre ce monde et tout l’espace ? »
Ami, vous êtes le reflet
De Dieu dans mon âme terrestre :
Je vous garde, comme un secret,
Comme un talisman,
Comme une promesse !
Ce que de vous j’attends
Le sais-je ?
Attendrais-je
Si je le savais ?
Ami, vous êtes mon attente,
Mon recours et ma dernière heure :
Je l’ai trop peu mérité, ce bonheur
Qui m’inquiète et qui me tente ;
La pensée du vôtre est douce et mon cœur,
Ami, s’en contente.
Ami, le peu que j’ai de foi
Je vous l’offre, priez pour moi.

7 mai 1915.

J’ai vécu longtemps sur ces deux poèmes et j’y attachais un grand prix. C’était mon testament métaphysique en cas d’improbable accident. Ils devaient répondre de moi, peut-être devant Dieu, certainement devant les hommes. Je faillis, un soir de danger, les envoyer à André G…, pour qu’il n’ignorât pas quel changement s’était opéré dans mon âme. Ils valent ce qu’ils valent. Mais je le dis, jamais cri plus sincère, plus spontané, plus impossible à contenir, n’était sorti de moi. C’est pour cela que je les aime.

CHAPITRE X

Une lettre de la villa Clémence. Je réponds. Textes sacrés de l’image mortuaire. Le printemps dans les ruines de Ramscapelle. Contre-coup de l’offensive d’Artois (9 mai). Attaque de W, de l’Union, des fermes Terstyl et Violette. Seconde lettre. « Pierre prie pour moi. » Grand bouillonnement de l’été. Anniversaire de mon deuil (13 juillet). « Le don de soi suffit. » Seconde lettre de réponse. Mon paradis. Adieu aux Flandres (août). La grande patience de Dieu.

Entre temps, j’ai écrit à nos amis communs, à la messagère de la nouvelle, à André G… qui fut notre intermédiaire et sans lequel rien ne se fût passé. Par eux, la femme de notre saint ami a connu mon enthousiasme. Je respectais trop son silence pour m’adresser directement à elle, malgré tout le désir que j’en avais. C’est elle qui m’écrira la première, « pour me remercier » ! Dupouey, dans une lettre, parle de « la paix de Clémence ». Ainsi s’appelait la villa, petite et humble, qui abrita le saint bonheur d’un ménage selon le Christ, dans un faubourg populeux de Toulon, en haut d’un « raidillon austère ». Derrière elle, la haute montagne de pierre grise, tachée de sombre vert ; devant elle, la mer brillante, forte en couleur, lourde et profonde, qu’on découvre de la terrasse : là dormait le petit enfant à l’ombre de ces mimosas, où chantait « fidèlement tous les étés le même rossignol ». Coin retiré, silencieux et tendre ; j’y suis allé pèleriner hier. Là aussi, entre les deux piliers de cette porte, sur l’un desquels, à mon passage, un beau chat se pelotonnait au soleil, le malheur un jour est entré ; je dis malheur pour parler le commun langage… De là me viennent, prévenant mon souhait, ces lignes confiantes et réservées. Elles rappellent le « joyeux déjeuner de Coxyde » ; elles fondent en « actions de grâces pour quatre années de mariage » qui couvriront de leur bénédiction toutes les années de veuvage à venir ; elles demandent au saint héros qu’il prie pour moi, pauvre incrédule. C’était « une âme lumineuse et haute ». Aucune parole assez pure ne saurait peindre « la sérénité et le détachement de son cœur »…

Ainsi je pensais rester seul ou presque seul avec mon souvenir vivant, condamné à garder pour moi le secret que scellaient mes lèvres. Une voix me répond : la voix la moins indifférente à l’ami que je pleure et à son salut éternel ! Bouleversement, soulagement ; les deux ensemble. De quelle ardeur vainement bridée je réponds ! Je dis tout, je ne puis rien taire : mon amitié posthume ignorante de ses raisons, irrésistible ; « la couleur de songe, de conte, de miracle » que la rencontre prend dans ma mémoire. « J’aurai connu un homme qui dépassait l’homme ! » Ces vers que personne n’a lus, l’épouse de Dupouey sera la première à les lire. Elle y verra (je cite) « le tourment de mon âme ». « Je n’ai pas le bonheur de croire », mais Dupouey a fait ce miracle « qu’il m’a déjà rouvert les portes de la foi ». « Je crois passionnément à son éternité et à sa glorification céleste. Je communique avec lui, et par lui, avec un au-delà qui se précise mal encore, que mon esprit ne réalise pas ainsi que le voudrait mon cœur, selon ce qui nous est enseigné. Mais de cette espèce de grâce, incomplète et déjà si douce, je voue une reconnaissance émue au cher grand Dupouey. » Ainsi me laissai-je aller à la confidence de mon précieux et vague secret… Quant à la petite image mortuaire que contenait la lettre « je la garde précieusement ».

Recopions les beaux textes qui l’accompagnent et que sur le moment j’ai trop peu médités. Ils me précisaient trop mon but, sans doute. Je n’y puisais qu’une chaleur abstraite et sans effet.

Magnificat anima mea Dominum et exsultavit spiritus meus in Deo salutari meo.

Auxilium nostrum in nomine Domini qui fecit caelum et terram.

Pretiosa in conspectu Domini mors sanctorum ejus.

(Ps. 115).

Dirupisti vincula mea : tibi sacrificabo hostiam laudis et nomen Domini invocabo.

(Ps. 115).

Quoniam melior est misericordia tua super vitas, labia mea laudabunt te.

(Ps. 62).

Os meum aperui, et attraxi spiritum : quia tua mandata desiderabam.

(Ps. 118).

Aspice in me, et miserere mei secundum judicium diligentium nomen tuum.

(Ps. 118).

Mihi autem adhaerere Deo bonum est, ponere in Domino Deo spem meam.

(Ps. 72).

Dominus illuminatio mea et salus mea : quem timebo ?

(Ps. 26).

Credo videre bona Domini in terra viventium.

(Ps. 26).

Sit nomen Domini benedictum ex hoc nunc, et usque in saeculum.

(Ps. 112).

Jesu, spes pœnitentibus,
Quam pius es petentibus !
Quam bonus te quaerentibus !
Sed quid invenientibus !

(Hymne : Jesu dulcis memoria.)

Sursum corda !

Laus tibi, Christe.

En tout cela, pas un mot de tristesse. « Dans la présence du Seigneur de quel prix est la mort de Saints ! » « Que vous êtes bon à ceux qui vous cherchent, et combien à ceux qui vous trouvent ! » — Jésus ! je vous cherchais encore, mais comme quelqu’un qui trouvera. Lentement, lentement, il fallait écarter tant de folles herbes pour découvrir le droit sentier…


Ce mois de Mai eut des jours merveilleux. Ai-je songé que c’était le mois de Marie ? Les saules passaient par toutes les nuances. Les arbres fruitiers, dans les vergers de Furnes, étreignaient doucement le clocher de Sainte-Walburge. Nous avions perdu quelques hommes. Au cimetière de Coxyde, j’assistai à l’enterrement du lieutenant de vaisseau Illiou, salué par les fortes paroles du commandant de K… qui appelait ses marins : mes garçons. Il était d’Illiou le mot délicat et splendide que m’avait cité Dupouey, celui du « marché avec Dieu ». L’abbé P… le révèle en chaire. Ah ! combien j’en suis remué ! Un saint de plus au paradis.

Ineffable printemps. La mort même transfigurée, dans l’abondance et la clarté des floraisons. Je me souviens d’un soir, à Ramscapelle, dans les petits jardins que leurs murs écroulés faisaient communiquer entre eux ; un lilas violet, insolent de fécondité, des giroflées jaunes et brunes, enchantaient ce coin de ruines, où presque plus un pignon ne restait debout. Chambres vides, papiers déteints. Sur la place, un arbre superbe, déraciné par un obus, s’appuyait de l’épaule contre un vieux mur. La tour de l’église et son porche formaient une montagne blanche de plâtras ; les arcades intérieures ne soutenaient plus que le ciel et se découpaient au soleil couchant, avec une grâce plus dessinée. Un saint de bois, violemment peint, restait paisible dans sa niche. Les sépultures du cimetière massacrées, ouvraient sous les morceaux de marbre, des trous noirs. Le Christ, enfin, arraché de cette croix sombre restée seule debout sur la plaine inondée, reposait à même le sol, blême et froid, les bras étendus. Il partageait le sort commun de nos soldats. Mais la lumière était si belle, dans le ciel immense et dans l’eau ! A dîner, dans le bas gourbi du capitaine L…, on ne cessait de chanter et de rire.

La grande offensive d’Artois était en cours. Autre occasion de tremblement. On sait qu’en face de Souchez le front faillit être percé ; il s’en fallut d’un peu d’audace. Nous avions mission entre Nieuport-Ville et Pervyse d’exécuter une action diversive, toute locale, mais pleine d’aléas. Les marins devaient prendre l’ouvrage W, la ferme de l’Union, le pont aussi peut-être : les Belges à leur droite avaient pour objectif la ferme Terstyl et la ferme Violette, îlots de ruines fortifiées, émergeant à peine de l’eau. Ici et là, bataille dans un lac, sillonné de vagues chemins et de passerelles branlantes. Le matin même, c’était le 8, les Boches, débouchant de Lombaertzyde, essayèrent de nous prévenir. L’affaire n’en eut pas moins lieu à la tombée du jour, après un feu d’artifice superbe. Ah ! le moment où se fait le silence, où, l’artillerie se taisant, les vaillants sortent des tranchées et où le feu des mitrailleuses ennemies nous renseignera sur leur sort. On claque des dents dans la nuit ; on tend toutes ses forces d’amour pour les aider de loin et attirer sur eux la protection de l’invisible. L’ouvrage W, la ferme de l’Union, sont enlevés par nos marins sans coup férir ; trois jours après, écrasés de marmites, ils les reperdent, et ceux qui restent sont contraints de se replier sur le tas de pierres qui fut Saint-Georges. Quant aux Belges, sitôt sortis, sitôt fauchés, et nous entendons le « tac-tac ». A un petit Wallon blessé on dit : « Par ici l’ambulance ! » Il répond en riant : « Oui ! mais par là les Boches ! » Et tournant le dos, court se faire tuer. O mort, belle mort, quel vertige ! Je ne puis rien pour lui, pour eux, que les recommander à Dupouey. Le jour s’était si bien levé ! C’était hier la fête de Jeanne d’Arc, la sainte guerrière.

De nouveau le calme et l’attente. Déjà nous voici en Juin. On va « remettre ça » sur le front d’Artois, paraît-il. Quant à nous, nous aurions miné la grande dune ; nous réattaquerons l’ouvrage W avec la tranchée 1800. Ni ici, ni là-bas, ça ne marche très fort. On retombe encore de son haut. Et puis, de nouvelles victimes ! J’ai vu pleurer un vaillant capitaine sur un de ses canonniers, le plus brave, abattu à côté de lui. A Coxyde, à Wulpen, les enterrements se succèdent… Nous plongeons jusqu’au cou dans la mort — et vivons.

A la date du 11, anniversaire de naissance de ma pauvre mère — et je songe à le remarquer — la villa Clémence m’écrit. On a reçu mes deux poèmes. On est touché par la coïncidence qui fait que j’écrivis le premier le 3 mai, quatre années jour pour jour après leur mariage. « Vous avez raison, me dit-on, il (Dupouey) n’a pas choisi. Il s’est offert ; et c’est toute ma fierté, chaque jour, depuis le 1er novembre où je vis pour la dernière fois son merveilleux regard de joie, de tendresse et de courage. Je puis vous le dire : il s’était livré à Dieu. » Avec quel transport décrivait-il dans ses lettres « la douceur qu’il goûtait dans ce cheminement aux bras de la Providence, dans l’amoureuse société de l’Absolu, de l’Immense et Fidèle Seigneur ». Il fixait son destin avec clairvoyance : « Si l’utilité de la femme est de protéger, de conserver (le meilleur), de durer et d’endurer, l’utilité de l’homme est de donner sa vie pour ce qui dépasse la vie et de rendre témoignage à cette Lumière qui fait fleurer la vie. » Est-ce assez calme et beau ! Ses lettres à sa femme sont pleines, m’écrit-elle, de pensées de cette hauteur. Elle me promet de m’en transcrire encore. Mais il faudra changer dans mon poème le terme de « païen » (misérable païen) que je m’applique. « Vous l’êtes si peu ! » Plus qu’elle ne le croit ! Elle ajoute enfin : « Pierre prie pour vous. Là où il nous faut arriver coûte que coûte, le cœur de Dieu vous appelle à grands cris par la voix de votre tourment intérieur… Pierre est encore votre ami et tellement plus et mieux qu’il ne le fut jamais. Je me permets de vous le dire, car je le sens si près. »

Vaines paroles ? non ! Je m’abandonne. Elles ont libre accès en moi. Elles embellissent de nouveaux traits l’image sacrée que je vénère. Elles flattent le chrétien qui dort ou qui fait semblant de dormir. J’y répondrai. Et tout d’abord le « misérable païen » du poème se sacrifie : il cédera la place à un « peu fidèle chrétien ». C’est me flatter ! n’importe : mes vers ne m’appartiennent pas ; ils sont à celui qui sait mieux que moi ce que je suis au fond de l’âme. Quand sa femme s’adresse à moi, c’est lui-même encore que j’entends : à sa voix je me sens infiniment docile. Pourtant j’attendrai des semaines, avant d’écrire une réponse dans laquelle il faudra engager l’avenir.


Durant tout l’été commençant, il règne un grand bouillonnement dans mes pensées, dans mes désirs, dans mes travaux. Le nouveau commandant de groupe, qui vient d’Afrique, apporte avec lui et ravive en moi je ne sais quel ferment de trouble sensuel. Il aime trop ce qu’il y a de délectable sur la terre. A l’appel quotidien de l’héroïsme, se mêle intimement l’appel quotidien de la volupté. Je m’enivre de plus en plus de l’aventure de la guerre. Entendre à deux pas des canons la Mort d’Yseult et la Sarabande de Debussy et trouver au retour, les marins pittoresques poussant vers les tranchées leurs voitures à bras chargées du plus étrange paquetage… Composer un poème et soudain courir déjeuner dans la « maison du crime » (c’est ainsi que nous appelions le P. C.) frôlée à chaque instant par la soyeuse trajectoire des « marmites »… Suis-je encore ce dilettante ! Un dilettante passionné. Le grand événement a rouvert la source lyrique. J’exprime tout ce que je contiens avec une sorte de rage, tout ce qui m’a tenu au cœur dans ma jeunesse qui s’en va. En fonction de la guerre, je chante l’Acropole. Je chanterai bientôt Péguy ; je chanterai Nietzsche, duquel je ne me déprends pas. Au nom de ses blasphémateurs, j’accole le nom de Dieu, sans décence. Dieu est entré dans l’homme ancien, mais l’homme ancien est plein de sang et ne l’admet qu’en visiteur.

Ainsi, à ma permission, quand je conte à ma sœur la sublime aventure, avec tout le feu de l’amour, je coupe court à son allégresse prématurée qui me voit déjà converti : « Non, non, il n’y a rien de fait ! » Il n’en est pas moins vrai que lorsque est revenue la date anniversaire de la mort de ma mère, j’ai voulu faire acte de présence à l’église et que j’ai composé d’un élan, le jour même, le poème du 13 Juillet :

Je n’ai pas, ma mère, à me demander
Qui te portera ma pensée
En ce troisième soir d’été,
Veille de fête et veille amère.
Car la fête de nos drapeaux
Se prépare au ciel comme sur la terre,
Et cent mille héros, là-haut
Mêlent la France à leurs prières.
Là-haut, tu vois venir à toi
Tout un peuple d’hommes et de jeunes hommes
De qui la France fut la foi
Et qui pour la France se donnent.
Ceux qui se donnent, Dieu les prend,
A quelque démon que se livre
Leur âme en son dernier instant :
A l’ombre, à la mort, au néant,
Et malgré eux, il les fait vivre.
Au bord de son trône, penché,
Il a guetté leur cri suprême,
L’a recueilli comme un ave,
L’a reversé comme un baptême
Qui les lave de tout péché.
— Oh ! parmi la foule des rachetés,
Avant la revue glorieuse :
De quel regard tu dois chercher,
Pour lui inquiète et pour toi joyeuse,
Ton fils !…
Ce n’est celui-là…
Ni celui-ci… tu le reconnaîtrais, sans doute ;
Et tu les interrogeras :
L’ont-ils rencontré sur la route !
Pourvu qu’ils te disent, surtout :
« Il saura mourir, comme nous,
S’il doit mourir dans cette guerre ;
C’est par là qu’il viendra, s’il vient,
Et la mort le fera chrétien,
S’il ne l’était… »
Le suis-je, mère ?…
Et le plus saint, mon répondant,
Se prosternera en tendant
Son front à ton baiser tremblant.

Effusion toute personnelle qui ne regarde pas aux termes de la Loi. On dirait, à m’entendre, que le don et le sacrifice peuvent tenir lieu de prière ; c’est ma cause que je défends. Je me sens ainsi dispensé d’invoquer le vrai Dieu et d’adhérer à sa parole. Mais suis-je dans le fond aussi sûr de mon fait, aussi exempt d’inquiétude que je le pense ? Le même jour, j’éprouvais le besoin d’écrire, pour la compagne de mon répondant, cette lettre tant différée. Entre autres choses, j’y disais : « Là où est votre Pierre, où il nous faut, me dites-vous, arriver coûte que coûte, je m’épuise à y parvenir. » Sans doute dans le but d’encourager ses espérances, exagérais-je mes efforts… J’ajoutais donc : « Mais je ne veux point de mensonge et je sais bien que je n’y parviendrai qu’en restant franc, loyal avec moi-même. Je laisse aller l’effusion, mais je ne puis pas la contraindre. Il suffit que je sache ma plus haute pensée, celle que le sacrifice de votre mari… a cultivée en moi, toujours là et riche des mêmes promesses. J’attends et j’aime. » Je réclamais ensuite de nouvelles paroles de Dupouey, « ne désirant entendre rien tant aujourd’hui ». Je parlais aussi de ma pauvre mère. Après la messe basse, j’étais allé porter au cimetière de Coxyde un bouquet de lys et de roses pour fleurir la tombe de notre ami « et pour lui confier mon amour, ma pensée, dont il serait devant elle garant[25] ».

[25] Je reçus en réponse le numéro du 26 juin de la Semaine Religieuse de Fréjus qui contenait un bel article écrit à la mémoire de Dupouey par son confesseur. Ce sera l’aliment de ma fidélité. J’en détache pour le lecteur une partie du discours prononcé par l’aumônier du 1er régiment marin, au cimetière de Coxyde. En m’envoyant ces admirables pages, Mme Dupouey ajoutait : « Que deviennent maintenant ceux dont le cœur est sans espérance ? » Mais écoutez l’abbé P… : « Oui, mes frères, c’est vrai ! Dieu seul est grand ! Mais au-dessous de cette grandeur unique et incomparable, ce qui s’en rapproche le plus, ce qui le plus en donne l’idée, non ! ce n’est pas, nous l’accordons à l’orateur sacré, non, ce n’est pas la puissance et la magnificence royale, c’est un grand cœur, c’est une grande âme d’homme et de chrétien ! Voilà pourquoi devant ce cercueil, étreints tous de cette émotion virile que nul hommage ne vaut, nous nous inclinons comme devant une majesté.

« Je l’atteste pour l’avoir su : celui dont la dépouille s’en va dans ce drapeau n’eut rien de petit ; il était grand, il avait les qualités solides et les brillantes, et cette autre : qu’il savait les ignorer.

« Il possédait ces noblesses qui donnent du prix à la vie : l’esprit, les connaissances, le talent, le goût, l’autorité, l’honneur, et il n’en faisait pas de cas, ou du moins n’y voyait-il que des degrés ou des paliers dans une ascension qui les dépasse.

« Il était de ceux qui croient aux trois ordres comme Pascal : celui de la matière qui toute ne vaut pas une seule pensée, de toutes les pensées qui ne valent pas réunies un acte de charité pure.

« Dupouey disait de la France : « Nous lui referons une âme. Nous lui redonnerons toutes ses intégrités, même si nous mourons, oui ! surtout si nous mourons ! Quelle splendide et inespérée occasion de mourir, quels chanceux nous sommes ! Nous mourrons peut-être debout. — Mon ami, mon ami ! quelle grâce ! penser qu’on va au ciel et mourir pour la France ! »

« Il me parlait ainsi, ajoute l’aumônier, à la sortie de la messe où il avait communié et qu’il m’avait servie. L’Église honore la dépouille mortelle de tous ses enfants sur qui a coulé l’eau du baptême, en qui est descendue l’hostie des communions, mais rarement je vis avec plus d’émotion les cierges brûler autour d’un cercueil ; rarement j’aurai, avec plus de foi respectueuse, entouré un corps humain des honneurs de l’encensement. »

Il rapporte ensuite l’enthousiasme de Dupouey à la pensée de fêter Pâques et il conclut en termes magnifiques :

« Votre mort, ô chrétien, passe votre espérance. Ce n’est pas sous la voûte éventrée de l’église d’Oost-Dunkerque ou devant notre pauvre autel des dunes, c’est dans le ciel même, aux pieds du Divin Ressuscité, contemplé face à face et vu tel qu’il est, que votre âme s’envolant avec les cloches a chanté nos belles hymnes.

« Mais je veux que votre corps lui-même, à vous mort d’une mort vraiment pascale, participe à cette joie et que, sous cette gloire du drapeau, vos oreilles mortelles entendent le message triomphal. « Jésus, notre espoir est ressuscité ! Nous le verrons en Galilée ! Surrexit Christus, spes mea, videmus eum in Galilea », c’est la vérité, le Christ est ressuscité d’entre les morts, nous le savons, nous l’avons vu ! Scimus Christum surrexisse a mortuis vere !

« Que tout dans cette fête, la plus sainte de toutes, soit à la louange et à la jubilation. Béni, béni soit le Seigneur ! In hoc festo sanctissimo sit laus et jubilatio ! Benedicamus Domino ! Alleluia ! »

Quelle joie de lier ainsi ces deux mémoires ! Mon ciel n’est plus si vide. J’y fonde une société fraternelle qui réunit ceux que j’aurai le plus aimés aux jeunes héros de la guerre dont je ne puis accepter la totale mort. Cette idéale compagnie se tient je ne sais où, par-dessus les superbes nuées de Flandre, que pousse dans un azur frais le vent d’été. Je sais qu’il y fait beau, plus beau encore que sur la mer et que sur les dunes dorées ; mais la beauté des choses de la terre m’aide étrangement à l’imaginer. Entre cette terre et ce ciel, l’élan, païen encore, de mon cœur ne se laisse pas interrompre[26].

[26] C’est à cette époque que j’ébauchai à la fois les pièces intitulées Présence de la Mort et Statue.

Il faudra quitter ce pays, le lieu élu de la passion de notre ami et de la transfiguration de mes pensées. A la mi-août, on nous dirige sur l’Artois où nous préparerons le grand choc automnal. On n’entendra plus parler des marins, de l’Yser-sud, de la « Vache crevée », du pont du Pélican, ni de la Grande Dune. Je ne quêterai plus au cabaret les récits des fusiliers en gaîté, dans l’espoir, vain du reste, d’apprendre d’eux un détail nouveau sur leur capitaine. Ils passent à travers le filet de la guerre sans perdre leur insouciance et si souvent qu’ils en réchappent, ils continuent de vivre au jour le jour : tout en eux pourtant m’était sympathique… Adieu la route couronnée de fusants, la « maison du crime » qui vient de crouler, la cheminée transpercée de la briqueterie, la silhouette encore puissante de la tour des Templiers, quand le 420, autour d’elle, fait lever sur Nieuport d’énormes nuages saumonés ! Adieu les étendues d’eau et de pré et les pentes lisses du sable ! Adieu les lignes grêles des peupliers mourants et les touffes grises des bas saules ! Adieu la grande armoire de la salle, sous laquelle se réfugiait mon jeune chien, et l’épinette rouillée de ma chambre ! Adieu les pourceaux de la cour, les jeux des soldats belges au gazon ! Adieu tous ceux que nous laissons au fond du sanglant marécage ! Adieu surtout le tertre saint du cimetière de Coxyde, où dort l’ami auquel je dois tout ce qui vaut en moi ! Ah ! si du moins j’emportais son exemple ! Une fois sorti de cette légende dorée, ne rentrerai-je pas dans un monde désenchanté et impuissant à alimenter ma nouvelle flamme ? La mort au cœur, je m’éloigne de cette tombe, sans un mot de prière, sans un signe de croix.

....... .......... ...

O mon Seigneur, quelle patience est la vôtre ! Allez-vous encore longtemps vous satisfaire de si peu ? De tout cela, ce que je quitte avec le moins de regret, c’est Votre église. Je m’y plaisais pourtant quand j’y venais en spectateur, pour occuper une heure de mes matinées de dimanche et faire comme mes camarades, auxquels je n’ouvrais pas mon incrédulité. On y entrait tout droit, par les murs écroulés du porche, en plein soleil, sous le chant des aéroplanes et sous le glissement des martinets. Ne croyez pas que la fanfare belge qui jouait indifféremment l’Arlésienne, le Roi d’Ys, une valse lente ou quelque galop d’opérette, y troublât mon recueillement. L’étranger que j’étais, égaré parmi les fidèles, n’a guère changé devant Vos Mystères, depuis la révélation. S’il fut ému parfois, au moment où le pain sacré, changé en Votre corps, s’élève sur la foule, ce fut par sympathie pour les soldats, à cause des clairons qui sonnent, des tambours qui battent aux champs, et afin de communier, lui aussi, dans la patrie et dans ses enfants héroïques. Son respect s’est accru, sans doute ; il incline presque le front, rendant hommage avec moins de réserve, de raidissement et d’orgueil à la merveille inconcevable en laquelle a cru son ami. Mais il ne se rend pas. Quand il voit au passage, contre le mur extérieur de Votre église, cette image crucifiée qui, chaque jour, devrait lui rappeler Votre douleur, il n’a pas un regard de charité pour elle ; Vous n’aurez pas un de ces pleurs dont il n’est point avare pour les hommes !

Au fond, il ne sait pas s’il avance ou recule sur le chemin que Votre amour lui préparait si généreusement. Suffit-il d’aimer son semblable et d’en avoir pitié pour être aimé de Vous, mon Dieu ? Vous lui demandez un effort facile, un pas, un geste, un mot de bonne volonté. Il ne Vous entend pas ou, s’il Vous entend, il Vous les refuse. Vous avez fait devant lui, pour lui, un miracle. Qu’espère-t-il encore de l’inépuisable Bonté ?

CHAPITRE XI

Rentrée en France. L’église de Diéval. Au « pays noir ». Danger du « goût sensible ». La guerre sans beauté : Nœux-les-Mines et Bully-Grenay. L’animalité se déchaîne. Le front d’Artois vu du haut d’un « crassier ». Les petits chasseurs de Lorette. Nos grands espoirs. A l’observatoire des vieux corons. Tête à tête avec Dupouey. L’image de sainte Anne d’Auray. A la grand’messe : une leçon d’irrespect humain. Bouffées mystiques. Cela traîne.

C’est quelque chose de rentrer en France ! La guerre, sur notre propre sol aura un autre goût : plus de sérieux et moins de fantaisie ; plus d’amertume et moins d’ivresse. N’importe ! sur une belle route toute droite, dans une belle colonne d’artillerie, il est gai de caracoler. On s’est mis en selle au soleil levant ; à midi on embarque en gare de Dunkerque et on se retrouve le soir, dans un doux village feuillu, loin du présent, loin du massacre, où l’on se sent chez soi, Français. Par deux fois, je rentre à l’église. C’est bien celle de nos campagnes, intime comme une chambre et rangée avec tant d’amour. Voyez cela ! Ces chaises blanches et noires qui reluisent, ces grilles contournées, sans un grain de poussière, ces deux autels drapés de bleu lavande et portant, sous globe, des bouquets bleus. Je ne me lasse pas de regarder le baptême de Jean, le Seigneur marchant sur les ondes et vingt autres sujets sacrés, taillés gauchement dans la boiserie par un artisan villageois étonné de vivre au grand siècle. Mon ami le lieutenant D… qui m’accompagne, prie d’abord avant d’admirer. Il me semble que je l’envie. « Seigneur, dit Pierre, il est bon pour nous d’être ici ; si vous voulez, faisons trois tentes… » Mais je n’ai pas encore mérité ce repos. Nous repartons, nous quittons Diéval et ses arbres, notre but sans attrait est le « pays noir ».

Hersin, Barlin, Nœux, Mazingarbe. Des noms rudes ou tristes, des horizons salis. Partout brique et charbon, charbon et brique, les mêmes cités pullulantes de bas corons ; partout, dans la même muraille, exactement aux mêmes intervalles, la même fenêtre et la même porte, ouvertes sur le même intérieur. Un rouge faux, tout encrassé de suie, donne le ton du morne et du vilain à tout ; il tue même les champs et ce qu’ils gardent de verdure, autour des cheminées géantes, des tours de métal et des « crassiers ». A cette laideur sans recours que pourrait ajouter la guerre ? Elle y perdra les fausses grâces que lui prêtaient le sable, le ciel chatoyant et la mer. Nous la verrons telle qu’elle est, brutale et sombre, sans pittoresque, sans couleur, et, nouveauté ! mêlée au travail sourd qui l’alimente. Car la mine ne chôme point. A côté du canon, sous le canon, elle gronde, elle fume. A deux de jeu, sur le même terrain, voici la houille qui fondra l’acier, voilà l’acier qui bombarde la fosse. On peine sous terre, on se bat dessus. C’est la lutte affreuse de la matière. Eh ! soit, l’âme se repliera.

Je m’en rends compte maintenant, elle se gâtait dans un rêve où les yeux avaient trop de part. Le beau chemin qui mène à Dieu côtoie un redoutable précipice qui peut au moindre faux pas, vous saisir. Méfions-nous ! Que nos sens ne gardent point pour eux un don qui était destiné à l’âme, et que la splendeur du spectacle ne nous fasse point oublier notre rôle dans l’action ! Sous cette nouvelle ténèbre qui nous couvre, nous verrons bien si la clarté nous venait vraiment du dedans.

Ai-je donc été amené en Artois pour faire retraite ? Cela se peut : mais j’y devrai mettre du mien. De l’arrière, aux lignes, dans les lignes même, jamais en aucun point du front, pareil bruit, pareil grouillement, pareille intensité de foule. Le danger la fouette, l’anime. Entre deux volées de marmites, on la voit remonter des caves, se bousculer autour des batteries, s’obstiner dans des coins meurtris, comme « l’Alouette » ou « le Maroc », et rire et boire. Le soir, la cité des Brebis est aussi populeuse que Belleville, et sur la place de Bully, cercle de décombres, on trouve encore de mauvais lieux. La guerre a dépouillé son masque, mais l’animalité aussi. Observez-les, ces gamins excités, ces « galibots » et ces « gaillettes » plus noirs que l’enfer la semaine, et le dimanche plus blêmes que leur linge blanc ; ces matrones mal embouchées ; ces vieux qui aiment « la boutelle », et suivez-les, si vous osez. Depuis qu’ils ne croient plus à rien, la famille est lieu de passage, succursale du cabaret : quand les uns en sortent, d’autres y rentrent, à commencer par nos soldats. Nous aussi, rôderons parfois, tournerons comme des phalènes autour de ces lumières jaunes, reflétées sur le pavé gras, qui convient au plaisir tant d’ombres en quête qui passent. Dissipation sans excuse : aurons-nous la faiblesse d’y succomber ?… Détournons-nous de ces à-côté misérables dont il faut tenir compte, hélas ! Si la foi ne nous garde pas, nous avons encore la patrie. Nous sommes venus là pour participer à de grandes choses et, croyez-le, c’est notre principal souci.


Un tour d’horizon nous fera du bien. J’ai choisi pour observatoire ce qu’on appelle en Artois un « crassier » : sorte de mont de scories mal éteintes, de résidus charbonneux et de cendres, qui chauffent nos semelles quand nous l’escaladons. Vu d’ensemble et de haut, ce pays sans beauté a de la grandeur et du style. Les crêtes sont minces, mais longues : elles se poursuivent comme des vagues qui porteraient des mailles d’écume à leur flanc : le réseau de craie des tranchées. Le regard les dépasse et glisse dans le bleu. Le vent qui souffle est le vent de l’histoire. La solidarité des siècles s’étend sur l’immense champ clos. — Derrière nous, la vieille Béthune, déjà blessée, mais son beffroi carré debout. Sur notre gauche, au delà de Vermelles, les fourneaux de Pont-à-Vendin, la Bassée ; par temps clair, on découvre Lille, nous dit-on. A nos pieds, la plaine de Lens, l’ombre du grand Condé qui veille, et la cité prisonnière s’effaçant derrière Liévin. Mais là n’est pas le principal. Notre regard se heurte sur la droite à un long mur boisé qui commande tout le pays, à une mince et dure épine dont meurt la pointe aux bas-fonds des « ouvrages blancs ». Ceci, c’est la colline de Lorette, tombeau de nos petits chasseurs. Tout ce dernier hiver, ils se sont accrochés aux pentes avec les pieds, avec les mains, avec les dents. Rejetés, ils mordaient plus dur, tenaient plus ferme. Grâce à eux, de l’humble chapelle de Notre-Dame, détruite mais conquise, où l’on pèlerinait jadis, les jeunes vagues de Pétain purent au mois de Mai, débouler sur la plaine, inonder les boyaux marneux, tout un labyrinthe gluant. Encore un peu, elles dépassaient l’autre crête, la crête de Vimy, que nous apercevons au delà du creux de Souchez, dans la vapeur. Les Allemands bouclaient leurs malles ; le cœur des malheureux envahis exultait. La percée manqua, faute de réserves. Elle manqua encore en Juin. L’illusion de la victoire décisive avait été sur le moment si forte que la déception pèse encore sur les habitants. Et dire qu’il nous revient l’honneur de réparer et de conclure ! là où d’autres ont échoué de réussir ! On ne sait trop quand ce sera : on parle du 15 Septembre ; les Anglais frapperont à gauche, ils sont fin prêts… Ah ! taisons-nous ! Déjà nous voyons en esprit toutes les barrières qui tombent, la plaine libre, Lille, Douai… Incurable optimisme du sang de France : le plus morne poilu, en face de la terre promise, ne se tient plus d’impatience et perd le souvenir de toutes ses désillusions.

Septembre vient, pas assez vite. La canonnade parle un peu plus haut. Dans sa zone joyeuse, aux corons de Bully (c’est plaisir de tirer, je vous le jure, quand on a le cœur plein d’espoir), le repas de midi réveille la bonne gaîté de Belgique. Nos batteries, dispersées sur un terrain vague, aboient autour de la maison. On dirait salves de commande et la formidable voix d’une pièce anglaise sonnera pour les invités au dessert. Quand nous aurons bu le « mousseux », nous irons en reconnaissance à l’observatoire des « vieux corons », au diable vauvert.

Maisons de briques, tas de briques, poussière de briques. Cour de gare désaffectée aux poteaux ruisselants de fils. En fait de route, entre deux hauts remblais qui nous abritent, nous empruntons la voie même du chemin de fer. Une saucisse ennemie nous regarde ; elle rit sans doute de nous voir trébucher sur les rails et sur le ballast, sauter de traverse en traverse… Pas un obus : elle a pitié de nous. Nous passons sous un premier pont : au second un barrage de sacs à terre ; alors commence le jeu de cache-cache des boyaux. Étroits, profonds et zigzaguant, la craie d’azur à l’ombre, d’or brûlant au soleil, leur serpentement donne le vertige ; la brise que nous ne sentons pas, courbe au-dessus de nous des herbes folles. Un souterrain, un escalier, une courette ; nous revoici de plain-pied avec le vrai monde : ah ! respirons ! Non, on replonge encore, cette fois, non plus dans la terre : mais, à la lettre, dans le mur. On croirait qu’Aladin nous mène, les briques s’écartent devant nous ; nous suivons un indescriptible couloir, percé tout droit et à couvert, à travers les petites chambres, toutes pareilles, d’une cité monotone et sans fin : une porte, puis une brèche ; même chambre et même chambre : presque partout le même papier à fleurettes roses, gris Vuillard et triste à pleurer. Des fantassins, derrière les fenêtres condamnées, lisent à la bougie, écrivent ou bricolent. De temps en temps, un objet oublié nous rappelle qu’on vécut là : c’est un cheval de bois décroché d’un manège, c’est une couronne de mariage sur son coussin de velours rouge, encadré de métal doré. Pauvres reliques ! Enfin, nous y voilà : un téléphone dans une cave, une chaise sous un toit crevé : cela suffit. Notre masure, au milieu des tranchées, fait vis-à-vis à une masure toute semblable, sise à un peu plus de cent mètres de là et qui est boche. A l’abri des poutres, des lattes déchirées et du peu qui reste de tuiles sur les lattes, nous guettons ; et il est probable que l’ennemi, dans le toit opposé, nous guette. C’est précisément dans ce toit que nos batteries vont taper. « Allo ! Allo ! » Les ordres sont donnés, transmis, avec les corrections successives : « Court ! long ! tant de millièmes à droite, à gauche… au but !… » Et pan ! dans la fenêtre… pan ! dans la porte ! pan ! dans le toit… La baraque trouée vomit la fumée de nos explosifs et une poussière rougeâtre : c’est fait. Maintenant à une autre ![27]

[27] Le jeu est douloureux parfois. Tirerons-nous dans cette cour où nous voyons une brave femme étendre son linge — la femme du pointeur peut-être ? les gars du Nord ne manquent pas chez nous. Un scrupule sentimental fera-t-il épargner un repaire de mitrailleuses qui peut nous coûter demain cent poilus ? Défions-nous ici du moindre petit mur ! défions-nous de notre cœur ! Nous réglerons aussi de la fosse no 11, nichés comme des hirondelles au haut de la carcasse sans vitrage d’un grand hall décharné, qui s’emplira d’un écho terriblement clair. On s’incruste en rampant dans une loge en sacs à terre ; on est comme au théâtre, la jumelle à la main ; on déclenche soi-même les entrées de ballet sur Lens et la cité Saint-Pierre. C’est là que le sous-officier P… sera écrasé en décembre… Et voici ce qu’il adviendra de l’observatoire des « vieux corons » : on aura beau de nuit y raccrocher des tuiles, quand le toit sera devenu trop ajouré, il faudra se hisser dans la cheminée, comme un ramoneur savoyard ; jusqu’au jour où la cheminée elle-même sera décapitée par un obus ; le gai lieutenant L… viendra justement d’en descendre ; je suis sûr qu’il en rit encore.

Ainsi l’échange continue : les Boches rendent à nos tranchées et à nos batteries ce dont nous les gratifions. Sous l’entre-croisement des projectiles, je me prends à songer au petit grenier de Nieuport…

Nous éviterons Bully au retour ; il touche sa troisième ration de marmites. Là-bas, une mélopée nasillarde s’étonne de ne point chanter dans la Bruyère des hauteurs : c’est la cornemuse d’Écosse. Hâtons-nous : il va faire nuit. Le quartier britannique, autour de l’église, s’éclaire ; l’odeur du tabac blond et sucré est partout… Au « mess » nous allons trouver les journaux, haleter aux péripéties de la grande retraite russe, soigner un jeune « galibot » blessé dans sa maison par un culot d’obus, écrire une lettre… et, s’il nous en reste le temps, songer au salut éternel. Mais voyez-vous, sitôt que le front se ranime et que l’offensive est dans l’air, ce souci-là cède le pas, dans nos pensées, au salut de notre pays. Au fait, c’est peut-être tout un.


Quand mon cœur en ressentira le besoin, je rouvrirai le numéro de la Semaine Religieuse[28] qui contient le panégyrique du capitaine. Il faut de temps en temps que je rafraîchisse mes souvenirs, que je fasse rentrer dans la réalité terrestre sa figure trop angélique, dépaysée ici et qui, en s’idéalisant, s’efface. Il ne m’est pas indifférent que Dupouey, au cours de sa vie, ait traversé l’erreur et des états moins purs, plus voisins de mon propre état. Je relis la phrase terrible, mélancolique cependant, qui porte condamnation de son passé de dilettante. « Nous qui avons adoré la Beauté… » Comment a-t-il pu s’en déprendre ? Il admirait les mêmes œuvres, il cultivait la société spirituelle des mêmes écrivains que moi ; il se baignait à la même musique ; il avait fait, d’un libre esprit, le tour des mêmes joies et des mêmes pensées ; il a conclu en se liant à Dieu d’un acquiescement absolu. « Mihi adhaerere Deo bonum est. » Adhérer à Dieu ! Plus je me sens pareil à celui qu’il fut autrefois et son frère dans le mensonge, plus je me sens capable de plier ma vie à la même loi. Revenu de si loin, il n’est pas impossible de le suivre ; il a dû surmonter les mêmes objections… — Soudain, je me le représente dans ses exercices dévots, pratiquant comme une bonne femme, un témoin nous le dit, « la récitation du chapelet et du petit office de la Sainte Vierge. » Alors mes préjugés se cabrent, et mon orgueil rétracte l’acceptation de mon cœur. Pour cultiver en moi certaine religiosité poétique, je suis son homme. Mais, à tout prix, je tiens à rester dans le vague. Quand il prétendra m’entraîner à des extrémités qui me répugnent, à des gestes, à des mots, à des actes précis, halte-là ! je romps net. Je me refuse à convenir qu’il ait gravi la pente du parfait bonheur en suivant ce chemin médiocre ; j’exige la foudre et l’éclair et l’ascension sur les nues ; je n’ai aucune humilité… — Hélas ! vais-je le perdre et renoncer déjà à la vision exaltante de sa mort « qui n’est pas la mort », de sa transfiguration dans la vie ?… Non, non ! Pour me jeter plus chaud dans son étreinte, il me suffira d’un mot de sa bouche, de cette inflexion prenante de la voix dont est marquée la moindre de ses phrases et de l’autorité de ses affirmations. Il écrivait de Nieuport-Ville (17 février) : « Que de belles vieilles vérités le coup de charrue de cette guerre ramène au jour et qu’elle est une grande grâce pour ceux qui l’auront traversée ! Faudra-t-il ensuite redevenir futiles ? n’avoir l’esprit occupé que de cette fragile beauté et n’étendre notre souci qu’à ces périssables semaines, dont Dieu dispose à l’encontre de notre inquiétude ? Que Dieu conserve dans nos cœurs et dans nos esprits les grandes leçons de ce temps et que tous les grands saints sérieux nous assistent contre nous-mêmes et nous obtiennent d’employer à nous corriger la paix que Dieu nous aura rendue. » A moi aussi, c’est mon souhait, mais en moi que corrigerai-je ? de quoi au fond suis-je honteux ? Puisque j’ai un saint (à défaut d’un Dieu) qu’auprès de Dieu il intercède, pour que soit dissipé mon aveuglement ingénu ! Décidément, il est grand temps que me parviennent les fragments du journal intime que ma correspondante m’a promis. Avec le petit mot par lequel elle me les annonce, je trouve une charmante image qui vient de Sainte-Anne d’Auray, portant les invocations traditionnelles qu’on adresse là-bas à « l’aïeule vénérable des Bretons ». Je n’en suis pas à réciter des litanies ; je ne sais pas même l’Ave Maria ; il faut que la femme de notre ami s’illusionne singulièrement sur mon compte, pour que sa discrète sollicitude se manifeste de cette façon ! Pourtant, je ne me braque point, je me réserve ; je serre précieusement, sans avoir lu le texte, le fétiche sur moi : Le temps viendra. Qui sait ? Que sais-je ?

[28] Citons encore une ou deux lignes, qui précisent « en quoi » Dupouey se « convertit » :

« Conversion paraîtra peut-être un bien grand mot.

« Mais si on regarde à quel sommet de perfection il doit désormais aspirer et atteindre, on sera obligé de convenir que ce mot répond exactement à la réalité. »

Il s’est passé à la grand’messe un fait qui m’ouvre sur moi-même, sur le versant secret de mes aspirations, une fenêtre que je pensais condamnée. Notez d’abord que, depuis peu, par un entraînement obscur, et sans en avoir pris consciemment la résolution formelle, je me fais un devoir d’assister à l’office chaque dimanche et que je préfère m’y rendre seul : je cherche en quelque sorte le tête-à-tête avec l’Esprit. A l’ancienne église du lieu, située dans le quartier anglais, je suis certain de ne pas rencontrer mes camarades ; ils vont à l’église neuve des corons. La nef gothique a des vitrages blancs ; elle est vaste, chaulée, très claire, sans grande beauté, sans nulle hideur ; sur un fond tout doré, on officie. Il y a des civils, des femmes, des enfants et un grand nombre de soldats anglais en laine fauve. Ceux-ci paraissent très fervents, peut-être bien des Irlandais. L’un se prosterne sur la dalle et jusqu’à la fin reste prosterné ; un autre, jeune comme le printemps, bien coiffé, svelte, grand, garde toute sa taille ; mais à l’élévation, il prend sa tête dans ses mains. Il m’émeut, j’entends sa prière ; il confie à Dieu sa vie commençante, l’âme qu’il vient de recevoir et que demain il devra rendre. Ah ! pour qu’il vive, en ce monde ou dans l’autre, je donnerai ce qu’on voudra ! Subitement, un officier anglais qui vient seulement d’entrer dans l’église, et qui se tenait à côté de moi contre la porte, se détache de notre groupe et marche droit à l’autel, d’un pas noble et vif. Seul, à la vue de tous, il traverse la longue nef, et vient s’agenouiller devant la grille. L’officiant n’avait pas prévu ce convive à la sainte table : ce n’est pas une messe de communion. Mais quand il s’est repris, rendu à l’évidence, pour un seul il ouvre le tabernacle, saisit le saint ciboire et à un seul porte le pain sacré. Plein de Dieu, l’officier revient à sa place : il est paré pour le combat. On sourira de ce sans-gêne britannique qui n’abdique pas même dans la pratique de la foi. On sourira, après ; mais d’abord on l’admire de braver à ce point le respect humain. Quant à moi, je ne vois que la beauté du geste, l’élan irrésistible de la créature à la rencontre de son Dieu. Je n’y tiens plus, je fonds en larmes et pour un peu je le suivrais ! Qu’est-ce qui m’empêche de le suivre ? « Seigneur, j’ai faim de Vous, nourrissez-moi ! » Dans les chants liturgiques et les grandes orgues voilées, mon désir se calme et s’endort. Je sors, à peine surpris de moi-même, et le soir j’ai déjà oublié le divin appel.

Bouffées mystiques, à l’instant dissipées ; chaleur d’amour, refroidie aussitôt. Quand même, cela laisse une trace. Lorsque je les attends, et qu’elles manquent, ces marques mystérieuses de la protection du ciel, je suis consciemment déçu. N’est-ce donc rien d’en avoir le regret dans l’âme ? Le dimanche d’après, la messe ne me procure pas ce « goût sensible », dont Fénelon, avec les plus grands confesseurs, prétend qu’on doit se défier. Le suivant, je me laisse prendre à la douceur pastorale de l’orgue qui est tenu par un véritable musicien, à l’accord étonnant d’ardeur que crée au fond du chœur doré, le voisinage d’une chasuble vert-émeraude avec les robes rouges des enfants de chœur : le tout compose une façon de paradis dont j’analyse les savoureuses délices… Mais, à l’entrée de Dieu, le mirage s’envole, je me sens le cœur vide et je pousse un soupir. Je pose la question sur mon petit carnet : « Ah ! pourquoi aujourd’hui ai-je si peu la grâce ? » Oh ! je ne m’en prends pas à moi ! Je ne fais pas état de mon ingratitude ! comme si Dieu jamais ne dût s’arrêter de donner et que je n’eusse, moi, qu’à recevoir.

Un mois a passé et je flotte encore. Que faudra-t-il pour me fixer ?…

Pardon ! je sens que le lecteur se lasse d’un récit qui n’avance pas. Mais comment faire ? Le respect de la vérité m’interdit de lui épargner les temps morts, les espaces neutres ; il ne s’agit pas d’un roman. S’il trouve que je tarde trop, qu’il imagine la patience de Dieu vis-à-vis de mon indocile personne ! Je l’ai déjà invoquée, je l’invoque encore. Ce retard, cet ennui, tourneront du moins à Sa gloire.

CHAPITRE XII

Grande offensive de Septembre. Le plan. Nos alliés anglais. Nos chasseurs. Un bel automne. La préparation de l’attaque. Soir de vigile : des régiments anglais défilent dans l’ombre. Notre ami le sous-officier et sa fiancée écossaise. Devant la mort et devant la victoire. Mon Pater. La journée du 25 Septembre et les nouvelles de Champagne. Les soubresauts de l’offensive. Funérailles d’un officier. La déception.

J’ai dit quels espoirs nous fondions sur l’offensive de Septembre. Fixée au 15, puis au 20, elle n’aura lieu que le 25. Le long de ces délais, il n’est, autour de nous, rien que nous n’y rapportions ; elle nous tient debout, sur le qui-vive, quêtant les moindres bruits, les plus vagues indices, accrochés à cet X, le grand inconnu de demain. Inconnu quant au jour, inconnu quant à l’heure, non quant au fait : nous l’appelons déjà victoire ; qui semblerait en douter serait mal venu. On parle à mots couverts du formidable plan. Foch attaque en Artois, Castelnau en Champagne. Devant Liévin front fixe ; mais double mouvement sur Souchez et Vimy à droite, sur Loos à gauche. Les Français déborderont Lens par le sud, les Anglais par le nord. Salut aux deux armées amies !

Les plus beaux athlètes du monde, highlanders aux genoux forts, sous la petite jupe verte et rouge, Irlandais bruns, hommes du comté d’York à la sveltesse décidée ; ils marchent tous du même pas, lent, égal, appuyé, selon la discipline naturelle qui fait d’eux des soldats, dès avant d’entrer dans le rang ; ce n’est pas la machine boche, mais un peuple sain d’hommes libres qui ont appris des siècles à user au mieux de la liberté, dans l’ordre, le calme, la puissance. Que diront-ils de nos petits chasseurs, maigriots, nerveux et sans apparence, rendus à leur naturel turbulent dès qu’ils prennent le pas de route, peu soucieux de la tenue quand ce n’est plus le temps de parader, et soudain, sur un ordre bref, rassemblés en une seule onde, emportés dans une cadence du diable, dans un scherzo irrésistible, où chaque note, je veux dire chaque pas, s’entend ; la netteté dans la furie ; quel sang, quels yeux et quel esprit !… Ne poussons pas plus loin le parallèle. Anglais, Français, c’est un beau mariage où les époux se valent et se compléteront. Chacun sa manière, chacun sa tâche : on peut compter sur eux.

Il en passe, il en passe, de jour, de nuit, des kakis et des bleus. Combien j’ai cueilli de regards de jeunesse et de confiance ! Ils voient le but ; je n’admets pas qu’ils soient déçus. Est-ce une attention du ciel ou l’illusion de la fable héroïque ? pour eux l’automne a répandu sur toutes choses son miel le plus blond, le plus doux. Sa lumière très colorée entre dans la matière la plus vile et la force à vivre, à vibrer ; elle décrasse les corons de briques, harmonise les puits et les ruines atones aux bois de la colline de Lorette qui déjà commence à rougir ; mon « crassier » même et ses vilaines escarbilles prend un air de Fushi-Hama. Tandis que les corons s’emplissent, j’y monte encore, pour admirer dans son entier le spectacle d’avant-bataille. Tout l’arrière est en mouvement. Comme la forêt de Dunsinane, les routes marchent, troupes, camions, caissons, charrois. Une écharpe de cavaliers flotte sur un coteau, se replie sous un bouquet d’arbres. Dans le moindre creux défilé, il pousse des camps à vue d’œil, comme des champignons de couche blancs et tendres. Un fourmillement de minuscules taches vertes s’agite autour de Mazingarbe, s’égrène dans les boyaux mystérieux. Enfin, sept avions, que touche le soleil, volent haut dans le bleu, comme un essaim de « mouches de feu » des tropiques. Et cette artillerie ! Il fait si pur et si brillant que les lueurs sont invisibles, tandis que les panaches de fumée ne se lassent pas de jaillir. Ils couronnent tout l’horizon, tous les bastions de la forteresse ennemie, qu’il s’agit d’abord d’écraser, de la Bassée jusqu’à Vimy. — Entrons un peu dans la fête sonore ; revivons un moment au milieu du concert qui berçait nos espoirs le matin de la grande dune ! La « grosse maman » des Anglais, qui pulvérise un hameau en trois coups, « rayé de la carte ! » humilie notre 75 ; elle a la taille, il a le nombre ; elle a le creux, il a la vitesse et le souffle ; elle défonce l’atmosphère, il la déchire en soupirant. Sifflements, frôlements, fracas. Les trajectoires d’arrivée et de départ s’embrouillent au-dessus de nos têtes ; on ne sait plus distinguer ce qui est pour nous de ce qui est pour l’ennemi. Les murailles semblent casser, les toits danser, la terre tremble. Et devant la fenêtre du poste de commandement, un arbre aux feuilles découpées, sans souci, balance sa cime et chuchote distinctement. Un brouillard de poussière, de poudre et de fumée se lève. Encore un jour qui meurt. — Et les lueurs, la nuit ; les éclairs de nos pièces ; les fusées d’argent et les fusants d’or ; et encore, ce pourpre incendie qui tient tout le ciel au-dessus de Lens… Mais surtout, les mots glissés à l’oreille : « Ce sera pour demain. » Nous attendons les obus « spéciaux » ! La chimie infernale qu’ils ont inaugurée en Flandre se retourne contre eux : le matin de l’attaque nous les inondons de poison. A demain !

Mais ce demain n’est pas demain, il fuit encore. Le temps se gâte, il commence à pleuvoir… J’ai justement reçu le cahier des pages intimes, sous une couverture de toile cirée noire. Avant de m’endormir, je le feuillette vaguement. C’est l’heure du mieux et du pire. Je suis dans un état d’esprit à tout accepter à cette heure ; l’orthodoxie ne m’effarouche point. Il y avait longtemps que la pensée de Dupouey ne m’avait été si présente. Son destin rejoint et résume, en somme, celui des jeunes combattants que j’ai vu défiler tantôt. J’ai le cœur gonflé de prière ; ne sachant pas prier. J’écris ce que j’ai sur le cœur[29]. Et ainsi, le pire s’envole.

[29] Foi en la France : Nuit de veille.


Le vendredi 24 septembre, le ciel fut nuageux et bas. Il y eut par trois fois recrudescence de tonnerre. L’ennemi inquiet a voulu tâter le terrain ; il fut reconduit en vitesse. La proclamation de Joffre a résonné dans tous les bataillons. Nous ne nous trompions pas : c’est la grande ruée. Le signal ne tardera plus. Ah ! l’énervement de l’attente, le cœur qui s’arrête de battre : nous y sommes donc ! Les cabarets regorgeaient de soldats anglais, plus libres et plus bruyants que de coutume ; les auto-camions s’entassaient bout à bout, le long du long mur de la mine : où les porteraient-ils demain ? On allait, on venait, personne ne tenait plus en place. Je pus serrer la main de mon calme ami, le lieutenant D…; il fait bon à ces moments-là d’échanger l’aveu de sa passion ; ô ma France !… Sur le soir, accalmie, puis une rumeur aux ténèbres. Sans cesse masquée, démasquée, la lune ne nous révélait que par instants les régiments anglais en train de se former en colonne dans notre rue. On se comptait, on se rangeait : les officiers corrects portaient cousu au dos, un petit morceau de calicot blanc avec le numéro de l’unité qu’ils devaient mener à l’attaque ; c’est dire qu’ils marcheraient devant ; en tête de la compagnie, un homme tenait haut le disque « signaleur » au bout d’un long bâton, comme l’aigle romaine ; moins de correction, mais une sourde ardeur qui se traduisait en des chants étranges, chansonnettes en vogue de music-hall londoniens, gigues curieuses et comme disloquées, scies hurlantes ramenant un obsédant refrain ; l’air qu’une voix essaie, propose, toutes l’acceptent et le portent aux nues… Un autre, encore un autre… Le pas n’a plus qu’à suivre, ils sont lancés ! — Des formes, des formes indistinctes, et des voix ; le flot canalisé s’écoule ; de temps en temps un rayon égaré ou la braise d’une cigarette satisfait notre curieuse sympathie : nous voudrions les voir, tous ces braves garçons ; les voir et qu’ils nous voient, qu’ils sachent qu’on est avec eux de toute l’âme. Un arrêt : devant nous une compagnie stationne. La gigue qui fuyait s’est perdue au loin des corons… Dans le repos, derrière le faisceau des baïonnettes, un choral s’élève, lent, et large, et noble, à plusieurs parties bien fondues, religieux. On ne peut pas ne pas pleurer, mes compagnons eux-mêmes, moins sensibles : nous n’osons pas nous regarder. — Un grand garçon bien équipé quitte le rang et nous aborde : il veut causer. En un balbutiement franco-anglais un peu comique, charmant de bonne volonté, il s’adresse à nous pour nous dire : « C’est bon, hein ? » Il s’agit du chœur et il dit bon pour beau. Nous approuvons. « Demain, Français attaquent, à neuf heures. » Il nous fait une gracieuseté en parlant d’abord des Français. « Mais vous aussi ? — Nous aussi. » Il est simple et calme. Il se présente : « Moi, sergent-mitrailleur. Irlandais, moi ! Mon père, sergent-major de la cavalerie. » Et aussitôt : « Finish, la guerre… Après… moi, fiancé… Fiancée écossaise… » Il rit, il n’est plus au combat : il sort tranquillement de sa poche son portefeuille et tire une photographie qu’il est heureux de nous faire admirer. A la lueur de la fenêtre, nous entrevoyons le portrait d’une jolie miss en robe blanche, sous un vaste chapeau bergère… Nous n’osons pas dire au brave garçon que sa fiancée est jolie ; mais nous le manifestons par des signes dont on voit qu’il saisit le sens. « Finish ! la guerre. » Comme il est sympathique ! J’aurais voulu graver dans mon esprit son franc visage… Mais le voilà qui court. — La colonne s’est ébranlée au moment où mourait le chœur. Il nous serra la main d’une poigne solide : il cria, en se retournant : « Vive la France ! » et disparut. Il est parti heureux et peut-être bien vers la tombe. Quel souvenir !… Des pas, des chants… il passera des troupes toute la nuit. Rentrons.


O nuit de toutes les exaltations !

On ne peut ni penser, ni lire. Un autre que vous, en vous-même, parle, agit, se fait obéir : il est là présent, il vous juge… Il faut veiller sur vos pensées : ah ! n’allez pas démériter ! La France toute entière attend ; c’est la vigile ! et le destin va décider. Sur toute l’étendue du front d’assaut, en Pas-de-Calais et là-bas en Marne, la même cause en jeu, la même hécatombe sacrée, les mêmes victimes sans peur et couronnées de leur seule jeunesse, mes frères en la même patrie et mes frères en le même Dieu ! Ah ! si je ne puis partager, affronter d’aussi près les mêmes risques, plonger dans la mêlée sanglante, les imiter, les secourir, au moment qu’accrochés aux ronces ils défaillent, que je sois au moins digne d’eux ! La mort et la victoire sont liées ; la terre avec le ciel, la patrie d’ici, celle de là-haut. Je ne puis entrer en communion avec ceux qui abdiquent, pour faire une seule âme, leur âme frivole de chaque jour, et qui s’embarquent tous pour le double voyage, la mort et la victoire, les yeux dans les yeux du destin, si je ne consens pas à faire appel en moi à ce que j’ai de plus pur, de plus noble… Ah ! je n’ai pas besoin de me forcer ! Quelque chose de neuf, de doux, de saint, monte et déborde, quelque chose que je reconnais et que j’envisage lucidement, l’irrésistible élan de la prière. Je dois une prière à mes frères les combattants, une prière à la patrie. Il ne suffira pas d’un cri. Je veux des mots précis, plus beaux que ceux que mon amour pourrait trouver dans son langage, plus efficaces que ne sont les mots humains. Je cherche au fond de mon passé et j’y retrouve intacts, éternels, les mots mêmes de ma première prière d’enfant. Oui ! je retrouve un « Notre Père », et je le dis !

« Notre Père qui êtes aux cieux. Que Votre nom soit sanctifié, que Votre règne arrive, que Votre volonté soit faite sur la terre comme aux cieux ; donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien ; pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ; ne nous laissez pas succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il. »

Je l’ai dit mot à mot : j’en suis tout confondu. Après vingt-cinq ans de silence ! il se réveille, il renaît, il persiste ; il ne m’avait donc pas quitté ? Nous sommes loin du temps de ma petite enfance, de l’insouci et de la paix. Le mal est venu, puis la guerre. Le monde est sens dessus dessous. Tous les grands problèmes se dressent devant le démon de la connaissance, qui a pris possession de cet enfant naïf. Comme autrefois, je demande, interroge : et les mêmes mots me contentent, et les mêmes mots répondent à tout. — Ai-je fait assez pour vous, camarades ? Oh ! je n’y ai pas de mérite ; il le fallait. Mais c’est vous que je remercie : votre héroïsme est ma rançon. Au ciel où j’aspirais sans croire, je n’avais encore qu’un saint et qu’un ami — et j’y ai maintenant un Père, votre Père à vous. C’est en Lui que je me repose. — Telle fut la vigile du grand jour.

J’ai vu, et de plus près, de puissantes batailles, celle de l’Aisne au pied de la cote 108, celles de Verdun en août et septembre, dans la nuée asphyxiante qui n’empêcha pas nos poilus d’atteindre les lisières de Beaumont. A moins d’être soi-même dans la vague d’assaut, et encore ne sait-on que ce qu’on fait, tout juste, et rien du reste de l’action, à moins d’appartenir à un état-major qui concentre les renseignements, et qui en fait état, quand c’est à temps qu’ils lui parviennent, on est toujours un peu dans la situation de Fabrice qui demande ce qui se passe quand il assiste à Waterloo : à plus forte raison sur les immenses fronts de cette guerre. On participe à la vie de son unité, et sur les ordres qu’elle reçoit, on brode, on raisonne et on rêve. Quant à y voir de ses yeux quelque chose, la fumée du canon et l’immensité du terrain l’interdisent formellement. A peine peut-on recueillir quelques signes dont on connaît le sens, une fusée d’appel, un marmitage obstiné sur tel point, mais surtout les on-dit de ceux qui vont et viennent, les agents de liaison, les blessés, les renforts. Du reste, ce n’est pas un panorama de bataille que j’ai à peindre ici : simplement nos émotions.

Oui ! le grand jour. Dès 5 heures j’ouvre ma fenêtre ; il pleut ; le vent contraire emporte la voix du canon. A 6 heures, en alerte ; on s’équipe, on attelle. A 9 heures, je me risque sur le « terri » : seule la silhouette biscornue de l’église ruinée des corons du Maroc sort de la brume ; pas une crête ne paraît. Un escadron anglais ramassé dans un fond prend la route de Mazingarbe. A 10 heures, une rumeur gagne : les Anglais ont pris Loos, la cote 70… ils ont dépassé La Bassée. Le grand Q. G. télégraphie : « En Champagne les premières lignes sont enlevées. » Et voici des blessés anglais. Ça va ! A midi, cris, tumulte et joie : on signale une colonne de prisonniers… Ils sont jeunes, solides et d’une laideur bestiale. Un mineur n’y tient pas et, déjouant la surveillance de l’escorte, envoie un coup de pied dans le derrière du dernier : il a souffert ! Les blessés légers qui circulent, en attendant les autos d’ambulance, commencent seulement à se détendre ; le masque effrayant du combat, blême, dur, égaré, s’efface, et la joie d’« en être sorti » et sorti vainqueur, dissipe les ombres. La boue qui les couvre a séché, ils sont vêtus de plaques d’or, et un sang rouge vif perce la gaze blanche qui emmaillote leurs blessures… Ils mangent des grappes de raisin, avec la gourmandise du malade en convalescence ; elles doivent avoir le goût de la vie et du soleil qu’ils vont revoir. Je cherche en vain au milieu d’eux le brave sergent de la veille. Mais on ne songe guère aux morts, tandis que la victoire court, et tout en eux sent la victoire. L’après-midi est longue. L’ordre d’avancer ne vient toujours pas. A 3 heures, une nouvelle dépêche de Champagne : « Front enfoncé sur une étendue de 10 kilomètres. Cavalerie poursuit. » Ivresse. Mais ici, où en sommes-nous maintenant ? La crête désembrumée de Vimy fume encore sous les marmites… On ne sait pas grand’chose des Français… On prétend qu’ils sont arrêtés dans le « bois en hache » par les mitrailleuses des corons d’Angres qui les assassinent de flanc. Le soir vient : revoici la pluie. On ne veut pourtant qu’espérer. Mais l’âme des morts se lève avec l’ombre. Je n’ai même pas à débattre, si je dois faire ma prière ou non. Je la fais… « comme à l’habitude » — cette fois pour les soldats morts, de la même façon qu’hier, je l’ai faite pour eux en vie. Merci, mon Dieu !

Comment peindre les jours qui suivent ? Les soubresauts de notre cœur, les hauts, les bas, les illusions effrénées, les brutales déceptions ? Il faut savoir ce que c’est pour les hommes « quand on attelle ». Quelle fièvre ! quel entrain ! On va se porter en avant ! Ah ! dans ces moments-là, ils ne regarderont pas aux marmites !… Les heures passent. L’ordre est venu de dételer. Quoi qu’il en soit de la lutte, c’est le désastre. Nous avons connu ça, plus d’une fois, hélas ! Au matin du 26, tout feu, tout flamme. Le quartier de l’église était encombré de blessés, debout, assis, couchés, sur les trottoirs et contre les murailles, le masque au cou, des casques boches sur la tête, quantité de dépouilles accrochées à leur fourniment et toujours, gardant le sourire. J’ai le droit de prier, maintenant, à la messe : c’est dimanche et j’ai fait ma paix. Ma ferveur n’est plus dispersée ; ô nouveauté délicieuse, ma ferveur sait parler ! Plus elle parle, plus je crois.

Le combat continue. Le déploiement des renforts lilliputiens dans le paysage aux mouvements amples, sous un ciel très chargé, avec des coups de lumière soudains, rappelle les tableaux de bataille de Parrocel ou de Van der Meulen. Le nombre des prisonniers augmente. 12.000, rien que pour la Champagne ; ils seront 20.000 demain. Mais il n’est plus question de la percée. Pourquoi ? — Ici l’avance et le recul alternent… Souchez et Loos décidément sont pris, la cote de Vimy peut-être… Les Anglais tiennent ferme la cote 70. Mais le 27, on apprend qu’ils l’ont reperdue. Ce jour-là nous aurions atteint le Télégraphe et les vergers de la Folie… — Les anecdotes pleuvent : on a vu un Anglais blessé, revenir du combat, le casque en tête, mais pour le reste nu et n’en paraissant pas gêné ; on dépeint le délire, la terreur et la joie de la population de Loos embrassant ses libérateurs ; des traits sublimes, quelques hontes aussi… Le 28, le 29, on piétine et la pluie redouble. Les Anglais se sont cramponnés aux carrières et aux lisières du village d’Hulluch. Tout à coup, la grande nouvelle : « La seconde ligne de défense a été percée en Champagne : trois divisions sont passées. Signé : Castelnau. » Cette fois on voudrait embrasser tout le monde ; je suis ivre de reconnaissance et de foi et, sous le coup, je ne puis retenir une prière. Le 30, il faudra déchanter et je suis tout près du blasphème. Ce pauvre cœur à la merci de tous les vents !

Un cortège étrange passe dans la rue : les Écossais portent en terre, sur un pavois couvert du drapeau de l’Union Jack, la dépouille héroïque de leur colonel ; deux compagnies de fusiliers ; des croix de fleurs claires : un chant agreste, à peine triste et tout humain, vite achevé, repris sans cesse par les cornemuses en chœur ; le clergyman vêtu d’un surplis blanc dit les prières, ramasse une poignée de craie, et la répand sur le cercueil, en s’adressant directement au mort. Les soldats font la haie, renversant leur fusil, le canon tourné vers la terre !… On enfouit tous nos espoirs.

La vérité est celle-ci : nos divisions de percée en Champagne, sont prisonnières. En Artois, il ne s’agit plus que de garder ce qu’on a pris. « Nous passerons l’hiver ici », dit le joyeux lieutenant Dr… Le coup est dur, bien qu’il soit appelé victoire. Nous mettrons du temps à nous résigner. — Je prie à contre-cœur : je prie quand même.

CHAPITRE XIII

1er octobre. Nous changeons de place. Les corons de la fosse 10. Mon logis et mes hôtes. Mon cœur en progrès, mon esprit rebelle. Premier contact avec le cahier noir. Procès de l’individualisme. Mon « individu » qui fait tête. Je veux la foi sans les principes. Aimons, prions, ne pensons pas. Chez les chasseurs à pied. Un prêche qui m’incommode. Je vis par le cœur dans la guerre. Retour au cahier noir. Je m’apprivoise. Troisième lettre à Mme D… Faire maison nette. Les concessions de mon esprit.

Le départ précipité de nos échelons, au matin du 1er octobre, nous donnerait, si nous y consentions, l’illusion de la joyeuse guerre de campagne. Sans que nos batteries se déplacent, nous nous avançons de trois kilomètres, pour occuper les corons de la fosse 10, entre Sains-en-Gohelle et Aix-Noulette, près de la voie du chemin de fer. Il vaut mieux changer d’air après de grands déboires ; le lieu de retraite que je cherchais, le voici donc.

La fosse 10 s’étend sur un énorme espace : les petits logements de briques ne s’accotent que deux à deux : ils ont tous, devant et derrière, un double jardin potager et de larges voies croisées les séparent. On voit le ciel. On a la route pour marcher. Pour le regard, la vaste étendue ondulée, à droite vers Lorette, à gauche vers Bully. Le risque est plus proche, mais on respire ; on n’est plus dans la foule : on pourra s’isoler. Un seul bruit, celui de la mine ; je ne compte pas le canon.

Notre popote se fera dans une salle à manger de gens à l’aise, chez la femme d’un porion mobilisé. J’aurai ma chambre, deux rangées de corons plus loin, chez une bonne veuve, qui a encore les préjugés des anciens âges, je veux dire l’honnêteté, l’amour pour le travail, la religion de la famille : une rareté dans le pays. Son fils aîné qui a dix-sept ans la fait vivre ; il travaille à la mine une partie de la nuit, dort un peu, et s’occupe tout le reste du temps ; il est sérieux, ingénieux et brave, le fils modèle qu’on ne rencontre — et je me demande pourquoi — que dans les plus mauvais romans ; le petit frère va encore à l’école. J’aime causer avec eux en passant, car je dois, pour rentrer chez moi, traverser la salle. J’occupe la chambre du grenier, basse et petite, badigeonnée de chaux bleutée, une vraie cellule, avec un lit, une table, une chaise, quelques chromos-réclames de chez l’épicier, et la vue sur la mine par une fenêtre minuscule. Je l’ai habitée quatre mois ; je n’y songe pas sans regret. Jamais nulle part, après ni avant — sinon cette année au bois d’Esne, devant la cote 304, au fond d’un trou occupé par une paillasse — je n’ai vécu si heureux, si pacifié. C’est là que je voudrais finir ma vie.

J’y apporte un cœur en progrès, puisqu’il prie et n’en a pas honte, mais un esprit encore si plein de trouble et si lent à se mettre au pas ! Il n’a pas même encore la curiosité de s’enquérir de la lettre du dogme ; il n’a pas le courage de confronter ses pensées avec les pensées qu’il devrait avoir et que l’acte de la prière suppose. Je dis : « Délivrez-nous du mal ! » Je reconnais donc le péché. Or je ne songe pas à réformer mes mœurs, ni à me donner des lisières. Quand mon esprit aborde, à froid, les trésors de sagesse et d’expérience contenus dans le cahier noir[30], il se défend comme un beau diable de devoir acquiescer jamais à des propositions qui ruineraient ses préventions intéressées, ses faiblesses coupables et tout ce qu’il avait édifié là-dessus. Il se délecte par instants, dans Candide et dans l’Ingénu, que j’ai acquis récemment à Béthune ; une singulière nourriture pour un homme en train de se convertir ! Mais c’est ainsi. « Ceux qui ferment les yeux de peur de voir, et les oreilles de peur d’entendre, ne voulant pas suivre la parole de Celui qui parle dans l’âme, ceux-là seront maudits par le Dieu tout-puissant. » Ainsi parle Angèle de Foligno que le cahier noir me révèle. Je ne bouche pas mes oreilles, mais j’y laisse aussi chanter d’autres voix et, dans le fond, je suis bien aise qu’elles couvrent la voix de la Vérité — Ah ! les dures, les âcres paroles ! Est-ce mon Dupouey qui s’écrie, avec la véhémence d’un prophète :

[30] Je citerai le titre des méditations et des études que renfermait le précieux cahier : les Deux Prudences, Ivresse et Temps ; les Voix de la Grâce ; les Voix de la chair ; le Double attrait ; Art et Sainteté ; Ordinatio Doloris ; Études sur l’Individualisme. Il faudra qu’elles voient le jour pour l’édification de nos païens esthètes. Mme D… y avait joint des fragments du Journal et quelques fragments des lettres intimes (d’une supérieure beauté) qui toutes paraîtront bientôt, pour la plus grande gloire de Dieu et de l’Église.

« Plaisirs des sens, antique terreur des âmes saintes… vallée tant de fois foudroyée par les éclairs de la scolastique, c’est vous et non pas une autre que l’esprit moderne prend tant de peine à réhabiliter. C’est pour vous rendre ces rayons d’honneur et de poésie que l’éloquence sacrée vous avait arrachés pour en parer la pauvreté, la mansuétude et la pénitence, c’est pour vous exalter à nouveau comme vous le fûtes jadis, que le prince de ce monde se donne tant de peine.

« N’osant vous nommer à cause de ces lettres d’infamie que les Pères de la Doctrine ont tracées au fer rouge sur votre front, il est mené grand train autour de la Vie, autour de la Beauté, autour de l’Art — et la Passion qui ne sert qu’elle-même, en versant son sang à tous les carrefours, est reçue avec les plus grands honneurs… Basses petites habitudes, ténébreuses petites complaisances, c’est vous qu’il s’agit de ne plus effaroucher, c’est bien vous le Deus ignotus de tous ces porte-lyre. »

Il continue : « O Catherine de Sienne, Benoît-Joseph Labre, François d’Assise, Vincent de Paul, Angèle de Foligno, Thérèse d’Avila, Catherine de Gênes, Jean-Baptiste Vianney, grandes âmes humaines, filles de la terre, humbles, sûres, fidèles, besogneuses. Vous en saviez plus long que les poètes et les philosophes. Vous avez su que le vin vaut plus que le vase précaire où il se laisse enfermer. Combien m’apparaissent sages, vos jeûnes, vos veilles, votre chasteté, vos aumônes et votre crainte de cette facile félicité qui s’empare de tout l’esprit et par son inconstance en absorbe tout le souci. »

Quel anathème : et qu’est-ce à dire ?… il ne suffit pas de prier ? Il faudra tout remettre en question ? l’homme ancien, condamné, devra céder toute la place ? rien n’était bon de ses pensées, de ses désirs ?… Devant ces exigences, je me glace, je me rebelle, je me cramponne à mes poètes, à mon Stendhal et à mon Nietzsche ; autrement dit à mon orgueil, à mon plaisir ; à mon « individu » qui réclame ses droits et qui fait tête. Je ne connais, hélas ! ni Catherine de Sienne, ni Angèle de Foligno, ni Jean-Baptiste Vianney, et à peine François d’Assise… N’importe ! je prononce. « Ce sont de grands saints, il se peut : je suis prêt à leur rendre hommage. Mais ils ne feront pas que j’abandonne pour les suivre mes maîtres intellectuels. Ils auront accès auprès d’eux dans mon Empyrée. Mais qu’on ne me demande pas de choisir ! » — « Parfaite soumission du corps et plus parfaite soumission de l’esprit », insiste notre saint. Non ! quittons ce terrain aride ! Je garderai la liberté de ma pensée et de mes actes, et sur le reste on s’entendra. Voici : je veux la foi sans les principes. Comme s’ils pouvaient être séparés !

Quand je tourne la page et que je trouve l’homme, non plus le catéchiste, je me donne et suis consolé. Non, ce n’est pas aux théories, c’est à l’exemple vivant que je veux boire. Ces fragments de lettres sont ineffables. Vous les lirez bientôt. Je cite : « Si je venais à disparaître (pour d’en haut t’entourer plus incessamment), ne te préoccupe pas de l’avenir. N’oublie pas qu’un peu d’incertitude du lendemain est le meilleur aiguillon de cette confiance, de cet abandon à Dieu. Le grand malheur des riches, c’est que leur or les met à l’abri de la Providence, de ses merveilleuses, tendres et paternelles prévenances. Ils combinent toute leur vie dans leur cervelle et n’ont pas avec Dieu partie liée comme les autres. » Est-ce beau ! Le même homme écrit : « Il faut penser contre nous-mêmes. » Non, de grâce, ne pensons pas ! Aimons, prions ! la pensée aura bien son heure.

Il faut compter aussi avec le désappointement. J’avais demandé à Dieu la grande victoire et chaque jour confirme que nous ne l’avons pas, malgré l’étendue du terrain conquis et l’énormité de nos prises. En Champagne comme en Artois, autour d’Hulluch, de Vimy, de Tahure, on est pied à pied avec l’ennemi qui a su s’accrocher à temps ; après la vaine percée, la morne usure. Je fais comme un enfant, je boude, et pour oublier ma sourde rancune, il me faudrait quelque regain d’espoir.

Un chemin creux abritant des batteries lourdes me mène un jour à Bouvigny, puis à Boyeffles où je trouve, dans un grand clos, une parade de chasseurs à pied ; ils reviennent du feu, on les décore. Devant le fanion mi-parti noir et jaune, un jeune colonel au centre du carré, attache les insignes sur la poitrine d’une quinzaine de braves. Ah ! l’accolade est chaude ; le baiser claque sur les joues ; et ce discours, en deux phrases : « Chasseurs, vous avez bien mérité de la patrie. Il n’y a pas un lâche parmi vous. Criez tous avec moi : « Vive la France ! » Je m’échappe, dissimulant ma trop visible émotion. A défaut de victoire, j’ai besoin d’héroïsme. C’est eux qui ont tout fait et je me sens meilleur.

Autre moment. Il faut aller chercher la messe derrière les corons, au village de Sains. J’évoquerai souvent l’église qui devint la mienne : ses piliers ronds, aux chapiteaux romans, sa modestie… Passons. Devant quelques dames, des officiers et une foule compacte de soldats français, le prêtre parle : « La foi qu’on avait cru voir refleurir, au premier contact avec le danger et dans le premier feu de l’enthousiasme, semble déjà lassée. L’homme réduit à lui-même se fait à tout, même à la mort. Si nous n’avons pas la victoire, eh bien ! c’est notre faute. Nous ne l’avons pas encore méritée. » Ces mots parfaitement conformes à la foi, soulèvent dans mon être une révolte irréductible. Quoi ! n’est-ce rien, la souffrance, le don de la vie, cet héroïsme justement, renouvelé jour après jour depuis des mois ? Ils sont morts sans avoir prié, et cette mort est inutile ? Le mot de Péguy est plus juste et combien plus humain ; à peu près celui-ci, si je ne me trompe : « Celui qui meurt pour sa patrie va droit au ciel. » Je déplace la question, car il ne s’agit pas du salut de leur âme ; mais bien du prix dont nous devons payer la paix. Mais mon cœur est blessé, peiné : ma foi regimbe — et pour pouvoir prier, je fais comme si l’aumônier n’avait rien dit. A la fin de l’office, je m’étonne et me réjouis d’entendre résonner, comme dans mon enfance, le « Domine salvam fac rempublicam… » Oui ! Seigneur, sauvez mon pays !

Tous ces petits faits le confirment, la spéculation ne me vaut rien en ce temps-ci. De si loin que je voie la guerre, de trop loin encore à mon gré, en dépit du risque courant, des ouragans de 210 dont la fosse est souvent meurtrie et des petites averses de shrapnells qui nous trouvent sans le moindre abri, c’est dans la guerre que je vis, que je sens, et que je respire, c’est dans la guerre que je travaille, c’est dans la guerre que j’aime à prier, sous la pression et dans l’ivresse d’un drame qui se joue sans arrêt et auquel pas un jour, pas une heure, pas une minute, je ne cesserai de me passionner. Mais je ferai grâce au lecteur des incidents qui alimentent mon lyrisme, dans ce secteur toujours en mouvement, des attaques et contre-attaques, sur le « double crassier », aux carrières d’Hulluch, à la croisée des « cinq chemins » et aux vergers de la Folie, qui occuperont tout notre automne et une partie de notre hiver : combats locaux, mais qui m’enfièvrent, comme feraient de grandes batailles. Chaque fois, en petit ou en grand, la même question est posée : « Vaincre et mourir. » Unique sujet de ces poèmes que j’écrivais de jet, avec une hâte désespérée, comme si j’avais craint de n’avoir pas le temps de les finir. Il faut parler et le temps presse. Pourquoi parler ? pour soulager mon cœur. O petite chambre sans feu, pleine d’émoi et de recueillement, où la grâce invisible opère, d’où je vois les drachen, les combats d’avions et les fusées multicolores, où je reçois en plein visage le souffle de flamme du train blindé qui tire à moins de deux cents mètres, où j’entends jour et nuit retentir le canon et le tac-tac des mitrailleuses, où je puis même être écrasé ! Quand il y fait trop froid, je m’élance sur la grand’route ; un temps de marche et je reviens à mon travail : à la guerre, à la mort, à ce Dieu encore si vague… N’allez pas croire cependant que ma bonne humeur s’assombrisse ; au contraire, mes camarades, qui ne sont pas dans le secret, ne voient guère en moi que sourire, et je compose, en pleine crise, de petites chansons pour eux…

Il faut en revenir au cahier noir ; je le redoute et il m’attire, en attendant les Pensées de Pascal que je vais me faire envoyer. Le nouveau contact est moins réticent ; il semble que je m’apprivoise, que je m’efforce de bon cœur à n’être point scandalisé. C’est comme un breuvage trop fort auquel le palais s’accoutume. Bientôt, sans adhérer à tout ce que j’y lis, je suis heureux de ne plus rejeter d’emblée ce qui contredit mon passé, et de souscrire à certaines formules qui m’eussent fait pousser des cris huit jours avant. Je ne saurais mieux faire entendre ce qu’il va devenir pour moi, qu’en citant un fragment de la lettre tardive, par laquelle je remerciais ma correspondante de son envoi. Jaillie spontanément, écrite sans ratures, elle m’avait semblé fixer de façon si exacte l’état de mes pensées d’alors, ignorées de moi avant de l’écrire, que je ne la mis pas sous enveloppe sans avoir pris la peine de la recopier. Sur certains points, il se peut que je m’y répète ; ces points sont assez importants pour trouver double place dans mon récit.

« Hélas ! disais-je, comme je suis indigne !… Heureux celui qui peut lier intimement le souci de la cause humaine qui nous tient palpitants et nous porte déjà bien haut, à un ordre divin qui est supérieur encore ! L’un achemine à l’autre, et je me sens un peu monter. Je puis vous le dire à vous, sans orgueil, comme je le dirais à Dupouey : je crois, ces derniers mois, avoir fait quelques progrès dans le bien. Je ne me soumets pas encore ; je ne veux rien « forcer ». Mais je sens naître une sorte de grâce. Spontanément, j’ai retrouvé sur mes lèvres une prière, et une prière qui jaillit ainsi du cœur est quelque chose de si beau, de si saint, qu’on aurait honte de la faire cohabiter avec de mauvaises pensées. Non par vertu encore, mais par pudeur, par sentiment de ce que l’on doit au Divin d’égards et de prévenances, on s’efforce à la pureté. Dieu est entré en vous, fût-ce furtivement et pour en ressortir bien vite… N’importe ! on veut le recevoir comme il convient et ne pas étaler devant lui sa misère. On fait la maison nette… C’est ainsi… que je commence à avoir éprouvé le miracle intime de la prière. Les belles paroles que Dupouey aura prononcées là-dessus !… Je les saurai bientôt à force de les lire… Et puis, je trouve dans ses notes tant de réponses aux questions que nous nous posons tous, nous qui avons partagé les mêmes admirations d’ordre esthétique et qui, amis du Beau, savons bien que le Beau ne se suffit pas. Il garde, comme dit votre mari, « l’empreinte des grandes âmes. » Voilà sa raison d’exister. Ah ! faire en soi, de soi, sinon une grande âme, une âme, digne de ce beau nom… »

On le sent, je n’ai pas encore épuisé le suc des pages admirables qui me furent confiées… Mon orgueilleux esprit ne dit plus : Non ! je ne crois pas ! dans le même temps que mon cœur se livre. Il ne dit pas non plus encore : Je veux croire ! Il ne sait clairement ni s’il veut croire, ni s’il croit. Mais sa curiosité des mystères s’aiguise. Quand par hasard, il interroge, il aime bien qu’on lui réponde, et même qu’on ait raison contre lui. Il n’entre pas, pieds et poings liés, dans la doctrine ; il n’ose même pas l’aborder de trop près ; mais quand un rayon de clarté vient révéler un pan de mur du prodigieux et sombre édifice, il le contemple d’un regard qui s’y plaît. Il en est de même, pour la morale : il ne veut pas connaître les commandements — et malgré lui, il obéit à leur fantôme, pour ne pas gâter à son cœur la douce prière du soir. Entre ce mal qu’il n’abjure pas tout à fait et le bien qu’il aime, il a beau déclarer qu’il ne choisira pas ; il se rend compte qu’ils s’excluent l’un l’autre et il s’arrange pour qu’ils ne se rencontrent pas. C’est cela. Par pudeur, « par égards » et « par convenance » ! N’en doutez pas, quand la maison sera bien nette, en lettres d’or au-dessus de la porte, d’eux-mêmes les préceptes saints s’y graveront — et l’esprit n’aura plus qu’à lire.

CHAPITRE XIV

Effusions. Le lieutenant D… perd son jeune frère. Le chapelet et l’adoration à l’église de Sains. Réponse du frère Matteo. Je lis Pascal. Pèlerinage à Notre-Dame-de-Lorette. Les tombes militaires. Je fais ma prière à genoux. L’invite à la communion : je la repousse. Ma petite chapelle. La Toussaint et le jour des Morts.

Nous approchons de la Toussaint. A la grand’messe on nous a lu en chaire un mandement de l’évêque d’Arras sur la fête des Morts. J’ai à toute heure sous les yeux ce joli coteau de Lorette, cimetière de nos soldats. Tarderai-je à le visiter ? J’y songe avec tant de piété, dans le moment où la clochette sonne, que j’incline la tête plus bas que de coutume et que je prie comme jamais. L’après-midi, on m’apprend la mort héroïque d’un jeune frère de mon ami le lieutenant D… et je comprends que j’ai prié aussi pour lui.

Le père écrivait à son fils : « Étienne nous a quittés, il a été blessé mortellement en Champagne, avant l’offensive qu’il n’a pu voir. Sa fin a été admirable. » O calme ami qui souffre, doublement mon ami ! Il m’avait parlé de ses jeunes frères : ils s’étaient élancés, à l’assaut, le 9 mai, sur le front de Neuville-Saint-Vast ; l’aîné entraînait le petit, son chapelet autour du bras ; il lui faisait promettre, si lui-même tombait, de ne pas s’arrêter en route ; mais sans regarder en arrière, d’aller dans le même élan le venger. C’est le petit qui fut blessé et c’est l’autre aujourd’hui qui tombe. Admirablement, je n’en doute pas ; en chrétien, nécessairement. — Comment n’ai-je jamais confié au lieutenant, qui a connu la fin de Dupouey, les préoccupations de mon âme ? il était fait pour me comprendre et peut-être pour me guider. Il semble que mon drame intérieur doive se jouer sans paroles, dans le silence, tête à tête avec Dieu et que tout le secours permis doive me venir de mon saint et de sa compagne. Et puis, j’ai peur du monde et de la moindre intrusion des hommes, de ceux-là même qui me sont le plus chers : ma sœur et mes amis ne connaissent que mes poèmes. Comme un enfant qui vient de naître, ma foi est tellement fragile, susceptible, exigeante encore, dans son insuffisance et ses restrictions ! Elle réclame trop ou trop peu ; trop des autres, trop peu d’elle-même. La désinvolture toute cavalière d’un prêtre brancardier qui dit la messe en bottes, à la va-vite, me plongera dans une consternation indignée : comme le souhaitait Dupouey, je veux — et de quel droit, pécheur ? — que le prêtre à l’autel prie sans exception tous les mots de la liturgie, ces mots magiques dont j’ignore le sens, puisque je n’ai pour les suivre aucun livre et que je n’éprouve pas, du reste, le désir d’en posséder un. Si vous me demandez comment j’entends la messe, je vous réponds : passivement, porté par le chant successif du Kyrie qui est la supplication, du Gloria qui est la joie, du Credo qui est l’assurance, de l’Agnus Dei qui est la douleur, avec un temps de silence au milieu, qui est l’adoration et quelquefois l’obéissance. Au fond, je l’entends moins en moi qu’en tous ceux qui sont là présents, qui croient mieux que moi, qui prient mieux que moi, officiers et soldats à peine sortis du carnage et qui vont y rentrer demain. Par sympathie, je les imite, je tâche à ma mesure d’épouser leur émoi profond ; sans être tout à fait de leur confession, j’y participe. Ainsi j’abreuve de leurs larmes mon amour encore réticent. Ce n’est pas trop de ce cordial, le matin de chaque dimanche.

Un soir, passant devant l’église, je m’arrête, j’hésite, je fais enfin ce que jamais il ne m’est arrivé de faire, en dehors des offices et en semaine, j’entre prier. Elle ne m’a jamais paru si resserrée, si hospitalière, si maternelle. Sur les deux autels latéraux brûlent quelques bougies ; les beaux piliers ronds et trapus se modèlent en blanc et noir ; ils sont solidité, mystère ; pas un reflet dans la grotte du chœur ; rien que l’étoile jaune et sans rayonnement de la veilleuse, clignotant au bord d’une nuit où fond le bleu des drapeaux tricolores, où le blanc se devine, où le rouge luit sourdement. Soudain une rumeur s’élève et je discerne devant moi, plus immobiles que les chaises, deux rangées de femmes agenouillées qui récitent tout haut leur chapelet. Je pensais venir là pour la solitude et pour le silence. Vais-je m’enfuir ? — Une voix dit : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. » Aussitôt les autres achèvent : « Sainte Marie mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il. » La voix seule reprend : « Je vous salue, Marie… » et le même salut appelant la même requête, les autres redisent encore : « Sainte Marie, mère de Dieu… » Une fois, deux fois et dix fois… Chœur alterné, monotone, insistant, simple, sans accent pathétique, et qui sait ? machinal : il suffit que les mots soient dits.

Que je suis loin de ces pratiques, de ces attentions envers la Vierge Mère, de cette humilité qui ne recherche pas l’effet, qui méprise le « goût sensible », qui fait peut-être cela comme une corvée, sans y penser, mais qui le fait pourtant !… Je ne me retirerai pas ; l’onde de la prière commune m’enveloppe. J’ai auprès de moi deux soldats, effacés derrière un pilier, qui comptent sagement les petits grains de leur rosaire et qui répondent dans leurs dents. Si notre saint ami était là, il ferait comme eux. Ah ! s’agenouiller, répéter ensemble, longuement, éternellement les mêmes phrases de recours, d’oubli et de béatitude !… On connaît la réponse de frère Matteo, le disciple de saint François, au frère Jacques de Fallerone qui lui demandait humblement pourquoi il ne changeait jamais de ton dans l’expression de sa joie. « Quand on a trouvé son plaisir dans une chanson, on n’éprouve pas le besoin de changer l’air. » J’ignorais alors ces paroles, mais j’en touchais déjà la merveilleuse vérité. — Or, voilà que le chœur de l’église s’éclaire ; l’ostensoir dans les mains, le prêtre monte vers l’autel ; il découvre le Saint des Saints et place la fragile hostie au centre des rayons dorés ; puis s’agenouillant devant elle, il adore. Le Veni creator, puis le Tantum ergo, chantés autour de l’orgue par de jeunes voix fraîches, descendent de la tribune sur moi. Puis l’Ave Maria encore, qui n’est pas un chant, mais un cri, un cri de louange populaire : ô traditions de la paroisse, enfants de Marie, blanches processions… je subirai donc tout ce soir ? et sans révolte ? Béni soit Dieu qui m’attira dans ce guet-apens adorable et qui m’amène à sa Mère si tendrement !

Je lis, en rentrant, dans Pascal : « Il y a trois moyens de croire, la raison, la coutume, l’inspiration ; la religion chrétienne, qui seule a la raison, n’admet pas pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration ; ce n’est pas qu’elle exclue la raison et la coutume, au contraire ; mais il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y confirmer par la coutume, mais offrir ses humiliations aux inspirations qui, seules, peuvent faire le vrai et le salutaire effet. Ne evacuetur crux Christi. » J’ajoutai dans mes notes : « J’aime quand j’aime. Je ne sais rien de moi que mes effusions. » Demain, avant-veille de la Toussaint, j’irai pèleriner à Notre-Dame-de-Lorette.


Non pas à la chapelle : il n’en reste plus rien. C’est la colline qui m’attire, la nécropole agreste de nos nouveaux saints. Depuis si longtemps qu’on m’invite à aller déjeuner à l’observatoire, qui, tout près de la pointe, est l’œil de nos batteries lourdes sur l’ennemi, je profite d’un jour exquis : il fait clair, léger et splendide. Village de Bouvigny, mi-ruiné, plein de chasseurs à pied, leurs frères, si jeunes et si crânes sous le casque ou sous le béret ; son église ogivale assise sur un tertre tout évidé par les obus. Fosse abandonnée de Marqueffe, sinistre dans son abandon, avec tant de murs éboulés, de portes béantes, de chambres vides, autour desquelles de hautes herbes blondes, jamais fauchées, croissent ou sèchent depuis un an. A travers le bled, on « fait vite » pour rejoindre le bois ; on est vu ! et des entonnoirs respectables jalonnent régulièrement le terrain. Sous les premiers couverts du bois naît la colline.

Arbres de taillis, de haut jet, moins éclaircis par le vent que par les marmites, qui en chassent sans cesse, avec les feuilles, les oiseaux. Un bouleau d’or parmi la rouille sombre, la pourpre violâtre et le noir fusain d’un rideau toujours refermé. On arrache ses pas à une boue affreuse, une pâte de craie et d’argile qui retient des branches et des broussailles, qui pourrit les feuilles et aussi les morts. En évitant les trous pleins d’eau, les tranchées qui sont des canaux, les fils barbelés mêlés aux lianes, et les rondins des ouvrages bouleversés, on bute à chaque instant dans une tombe ; et combien d’autres que l’on foule sans le savoir ! Elles sont dispersées, sans ordre, chacune orientée dans le sens même où s’étendit le soldat pour mourir, où le jeta la secousse fatale, où ses camarades pieux jugèrent le terrain facile à creuser et propice. Ainsi chacune vit pour soi et paraît, au milieu des autres, solitaire ; chacune ou presque a reçu des soins empressés. Ici un entourage de baguettes courbées, plantées par les deux bouts comme dans les jardins, limite une plate-bande défleurie. Là, un encadrement de pierres simples, les pierres même du sentier. Plus loin, de petits morceaux de craie blanche, minutieusement assemblés, dessinent sur le sol une jolie croix de mosaïque. Quelques plantes des bois, déracinées aux alentours, un pied de violettes, une touffe de fougère, essaient timidement de reprendre et de reverdir ; cette terre est la leur ; elles auront été à peine dérangées. Et partout, droite ou vacillante, la croix de bois qui porte le nom et la date, ou seulement : « un soldat français tué à l’ennemi » ; parfois aussi un képi ou une bouteille contenant les papiers du mort… — Heureux encore ceux-là ; d’autres, l’ennemi les retue ; gardons-nous de fouiller ces pauvres trous ! Une belle couronne de perles, insolite, enlevée par le vent d’une explosion, se balance au sommet d’un arbre. La guerre, le bois, la terre mangeront tout ! — Je pourrais évoquer, avec les romantiques, la victoire de la nature sur ce qu’on appelle la mort. Je songe à la résurrection de l’âme. La Vierge Mère que j’entendais louer la veille, je sens que, chassée de son sanctuaire, elle va et vient sous ce bois et continue sa protection invisible à tous ceux qu’il abrite. L’idée de la filiation divine, de la maternité sacrée étendue du Sauveur à tous les fils de l’homme, chante douloureusement en moi. Marie se penche, elle console, elle relève et je ne songe plus à lui refuser mon amour. — Au-dessus du bois d’Aix-Noulette, les trajectoires de nos gros obus chantent comme un ouragan dans les feuillages. On lit l’heure distinctement au cadran du clocher de Lens. Dans une rue de la ville occupée, passe une femme du peuple, son panier au bras. La lumière du soir coule comme une mélodie, sur les mouvements lents et imperceptibles du sol. Aujourd’hui, avant de m’étendre, pour la première fois, je fais ma prière à genoux.

Or, rouvrant Pascal, je trouve ces lignes : « J’ai appris d’un saint homme… qu’une des plus solides et des plus utiles charités envers les morts est de faire les choses qu’ils nous ordonneraient s’ils étaient encore au monde et de pratiquer les saints avis qu’ils nous ont donnés, et de nous mettre pour eux en l’état où ils nous souhaitent à présent. Par cette pratique, nous les faisons revivre en nous en quelque sorte puisque ce sont leurs conseils qui sont encore vivants et agissants en nous. »


Je suis à un tournant peut-être décisif. Le 31 octobre qui se trouve un dimanche, un jeune aumônier barbu, après avoir lu l’Évangile, s’avance au bord du chœur ; en quelques paroles très simples il vient inviter les fidèles à communier pour les morts. Communier ! On se souvient de mon élan irréfléchi, quand, voyant bondir à la table sainte un officier anglais qui bravait le respect humain, je me sentis prêt à le suivre. J’ai ma tête aujourd’hui et j’envisage posément une obligation de foi qui ne me semble pas m’être applicable. Est-ce indignité ou timidité ? crainte respectueuse ou crainte intéressée ? ai-je honte ou bien méfiance ? Je ne veux point sauter le pas. Pourtant ces mots d’invitation du prêtre, s’ils sont pour tous les autres, ils sont aussi pour moi. Ou bien alors, qu’est-ce que je fais dans cette église, hérétique ou païen au milieu des croyants, acceptant d’être confondu avec eux, et profanant de mon doute leur temple ? Leur devoir n’est-il pas le mien ? Existe-t-il un privilège pour les demi-chrétiens et pour les amateurs de sainteté ? A qui me demandera si je crois, répondrai-je cyniquement : « Je crois, mais j’en prends et j’en laisse. Je suis venu librement parmi vous et je suis libre de choisir entre les pratiques qui me conviennent et celles dont je n’ai pas le goût. Je sais ce qu’il me faut : un saint me guide. Dans la commune église, je me suis fait une chapelle à moi ; on n’y connaît ni la confession, ni la communion, ni aucun des sacrements qui obligent. Je suis Kant à la messe et seule ma conscience décidera. » Autrement dit mon bon plaisir. — Mais oui ! à ce moment, je répondrais ainsi ; c’est exactement ma pensée. S’il me fallait la formuler tout haut, j’hésiterais peut-être… Il n’est ici personne, avec qui je me trouve en échange spirituel, pour me mettre d’autorité au pied du mur.

Tel que je suis, je me sens bien à l’aise : avec une âme déjà quelque peu nettoyée, où le péché passe à regret, sans s’attarder, mais sans laisser après lui de remords durable ; avec un cœur qui se contente à bon marché d’une prière au soir, d’une messe le dimanche, de quelques pages de Pascal ou du saint ami Dupouey ; avec un esprit déjà moins fermé aux vérités supérieures, mais qui refuse de tout apprendre et de tout voir, de pousser à bout sa logique ; et enfin, avec un orgueil aveuglé qui n’admet pas de me voir rentrer dans le rang, comme un simple soldat du Christ et, pour le peu que je concède à Dieu, m’admire. L’idée de m’approcher d’un prêtre, de l’écouter, de m’agenouiller devant lui, n’a même pas le temps de prendre forme : je l’écarte d’avance comme un épouvantail. Mes préjugés y sont pour quelque chose ; ma vanité aussi, hélas ! Voyons, j’ai mieux qu’un prêtre sur la terre, j’ai un saint dans le ciel et il défend ma cause devant Dieu ! — Durant la messe qui suivra cette vaine invite, je repasserai dans mon souvenir toutes les étapes de ma foi, je reverrai tout ce que Dieu a fait pour moi et conclurai en m’obstinant dans mes réserves, insignifiantes à mon gré. Si mes morts m’ont prescrit la consommation totale, sur ce point-là, je ne les entends pas.

Toussaint, odeur d’automne et de feuilles brûlées. Jour des morts pluvieux. Le général M… parle au cimetière ; mais il n’a pas un seul regard, me semble-t-il, pour les stèles de nos soldats musulmans : est-ce chrétien ?… J’arrête ma pensée sur les héros sans Dieu : mon amour n’excepte personne… Mais devant nos tombes à nous, les ombres de ma mère et de mon saint ami surgissent, jeunes et réelles, et je songe au discours prononcé le matin, sur le cercueil symbolique orné du drapeau, par un aumônier militaire que j’entendais pour la première fois et qui devra bientôt me prêter ses lumières. Comme il faisait sonner le thème : « Ce ne sont pas des morts, mais des vivants ! » Je songe aussi à l’Ave répété en chœur qui acheva de prendre pour moi sa valeur humaine, en ce jour glorieux où toutes les mères qui pleurent recommandent leurs fils à la mère de Dieu.

Ainsi je commence novembre. Encore un deuil déjà, sans compter le « courant » banal : le jeune frère du lieutenant G…, si sympathique, mort en Champagne aussi, avant l’assaut. G… est sombre, il se tait ; je voudrais forcer son silence ; prévoit-il déjà son propre destin ?… Je lis le soir la Jérusalem de Loti. C’est le livre d’un inquiet. J’aspire au calme. Laissons cela. Voici qu’on me rapporte de Paris le Nouveau Testament que j’avais demandé. Je vais enfin connaître la Parole, après avoir vécu six mois sur les miracles qu’elle a faits !

CHAPITRE XV

Je lis le Nouveau Testament. Catholicisme et protestantisme. Le péché selon Michel-Ange. Figure de Notre Seigneur. Sa passion et la nôtre. Les prêches du père G… Quatrième lettre de Mme D… : l’amour des pauvres chez Dupouey. Novembre à la fosse 10. En permission. Mot d’André G… La messe du dernier dimanche de l’Avent. « Je communierai à Noël. »

C’était une Bible complète que je désirais posséder. Les citations admirables contenues dans le cahier noir, les commentaires fulgurants de Pascal sur les anciennes prophéties m’avaient donné le désir de lire les Psaumes… Je m’en consolerai en accrochant au mur quelques photographies de la Sixtine que me remet le même messager. Il y a Ézéchiel, Daniel, Jérémie, Isaïe, la Création de l’Homme et de la Femme, le Péché et la Déchéance : ainsi, j’aurai toujours présentes les raisons et les voix qui réclamaient de Dieu son Christ.

Mon messager est protestant, et convaincu. Aussi bien est-ce une édition protestante des Évangiles qu’il a acquise à mon intention. Je n’en éprouve aucun ennui. Nos frères séparés restent pourtant nos frères et les textes restent les textes dans la Vulgate ou dans Oswald. Qui s’aviserait de les altérer au profit de l’orthodoxie ou de la Réforme ? Personne, j’en suis sûr ; une voix si douce et si pure n’admet pour auditeurs que gens de bonne foi. Est-ce à dire que je balance entre les deux confessions ? Oh ! nullement ! Je comprends aujourd’hui pourquoi la curiosité des Saints Livres m’a été refusée au temps de mon indifférence envers Dieu. Je connais par expérience cet amour-propre de l’intellectuel, qui met ce qui lui plaît dans ses lectures et est tenté de se considérer comme le premier qui lise ce qu’il lit et qui le lise bien. « Depuis dix-neuf cents ans que le Christ a prêché et que l’on interprète sa doctrine, j’arrive et je déclare que, durant dix-neuf siècles tout ce monde-là s’est trompé ; la parole faussée, c’est moi qui la redresse ; on n’attendait que moi ! » Quand les plus étonnés de ma conversion confessent qu’à tout prendre, ils auraient compris de ma part une adhésion réfléchie au protestantisme et, bien entendu, au plus libéral, ils s’écrient, indignés : « N’êtes-vous plus un esprit libre, vous ? » Loué soit Dieu qui ne m’a point parlé, avant que j’eusse résigné cette liberté vaniteuse ! Non, mes amis, je ne suis plus libre de moi et je m’en réjouis au fond de l’âme. Dieu m’a donné un interprète de son choix ; je lirai Dieu avec les yeux d’un autre, comme le lit l’Église, comme le fait Dupouey, selon la raison catholique. Me croyez-vous si peu reconnaissant de ses bienfaits ? Vous ne voudriez pas que je quitte la main qui m’a mené au sanctuaire, qui a déchiré pour moi les nuages et sans laquelle l’Évangile me serait demeuré fermé ! Que si je la rejette, du même coup, il me faut rejeter le Livre ; je n’en ai plus besoin, il me redevient étranger. Foin d’une religion qui exorcise le miracle ! Consentez-y ou non, mais c’est en partant d’un miracle que ma foi neuve en est venue à écouter la voix qui vous prêche l’amour. Comme me l’écrira, dans sa prochaine lettre, la compagne de notre saint, en parlant de la merveilleuse rencontre qui déposa dans mon cœur le germe sacré, oui, « le Divin y jouait un grand rôle » ; « Dieu l’avait préparée dans ses moindres détails ». Comment admettre que ce Dieu ne soit pas celui des Saints Livres ? A qui m’objectera mes contradictions, ma façon d’entendre la messe, de m’exempter des sacrements qui m’incommodent, je répondrai d’abord que tout espoir n’est pas perdu, et que je ne dis pas : jamais, mais : pas encore ; que, pour répéter un mot personnel, « je ne veux rien forcer », mais souhaite au fond « qu’on me force »… Mon esprit à aucun moment n’a prétendu se donner une loi, se substituer à son maître. Que son maître élève le ton, il lui obéira sur l’heure. Ses manquements et ses refus sont provisoires ; il s’en excuse comme il peut ; mais tout cela lui sera pardonné à l’heure dite. Il est trop sûr de demain pour se rebeller.

Je me souviens que j’abordai les Évangiles, dans le joli petit volume au texte fin, le jour du plus puissant bombardement de notre fosse ; le premier 210, avec son bruit de chemin de fer, nous « manqua », D… et moi, dans la cour de la mine. Quand le calme se fait, j’entre dans saint Matthieu : « Elle enfantera un fils que vous appellerez du nom de Jésus, car il sauvera son peuple de ses péchés. » De ses péchés ! Comme à la lumière de la Doctrine, toutes les obscurités se dissipent. Je ne m’étais jamais encore demandé pourquoi, dans la fresque de Michel-Ange qui réunit en un diptyque, séparées par l’arbre du Mal, la Tentation et la Chute, Adam et Ève étaient représentés si beaux dans le désir, au moment que l’homme cueille la pomme et que l’attend la femme, couchée mollement à ses pieds, et d’autre part, chargés d’une telle misère, affligés tout à coup d’une si frappante laideur, dans leur fuite éperdue devant l’épée vengeresse de l’Ange. Je m’étais contenté de juger, en artiste, que la partie gauche de la peinture avait plus de plénitude et plus d’harmonie que n’en avait la partie droite : c’était tout. Et voici que soudain, de cette déformation volontaire, m’apparaît la sublime et claire intention. Le peintre n’a eu garde d’oublier que le péché gâte la créature ; d’Adam pécheur il a fait un épais manœuvre et d’Ève pécheresse une femelle sans beauté. Laideur, péché, il faut que désormais ces deux mots soient inséparables, et leur équivalence est article de foi. Dupouey écrivait : « La beauté (chez les grandes âmes) n’est que le reflet de leur vertu, qui s’appelle aussi Force et qui est une victoire. La première de toutes les œuvres d’art est d’ailleurs une belle vie, même silencieuse, même maladroite, si elle n’est pas vaincue par l’impureté. » Lui-même en a donné l’exemple ; et voici la vie de son Maître. J’ai tout à y apprendre, hélas !

Je l’avoue douloureusement, la figure de Notre Seigneur m’était jusqu’alors inconnue. J’en avais saisi un rayon sur l’homme ; pour le reste, j’avais mes lointains souvenirs, les traits simplifiés du catéchisme. Je ne mesurais pas la profondeur de son amour, de sa pauvreté, de sa pureté, et ni surtout de sa souffrance. Je rêvais trop des couronnes promises, et j’échappais aux humaines angoisses devant la douleur et la mort, à force de m’hypnotiser sur les récompenses célestes. Ce qu’il en coûte d’être juste, je le soupçonnais à demi, mais je songeais moins, pour moi-même, à payer ma dette qu’à recevoir. Et surtout, le Dieu que j’aimais était un Dieu de gloire et de triomphe et non un Dieu de détresse et d’humilité. Je ne l’évoquais pas sur terre ; ses plaies ne me faisaient point mal… Dire qu’il a souffert, et au centuple, ce que je vois mes frères souffrir autour de moi : celui-ci écrasé sous les sacs à terre, celui-là bastonné, déchiqueté par les obus, cet autre qui a soif dans un trou de marmite et qui appelle sa mère vainement ! Hier c’étaient encore trois de nos hommes qui tombaient ; j’apprendrai demain que les beaux enfants, que je voyais jouer dans mon petit pays, sont morts comme eux, restent mutilés ou aveugles… Un Dieu a souffert tout cela ! Comment devant Lui qui m’enseigne, osé-je encore donner accueil à ces désirs qui entrent par les yeux et qui détraquent toute l’âme ? et comment devant Lui, puis-je tenir à cette guenille du corps ?… Plus je touche Sa chasteté, plus mes velléités charnelles me semblent laides, odieuses, promises à la damnation. — Un soir, je me sens trop indigne de prier ; ô privation insoutenable ! Je retombe pourtant… Mais il faut si peu de Sa part, tant Sa miséricorde est généreuse, pour se sentir d’aplomb et rentrer en plein ciel.

Quand le père G…, notre aumônier divisionnaire, vient lire l’Évangile au bord du chœur, de plain-pied avec ses soldats et le commente pour eux en peu de phrases, on dirait qu’il commande. La barbe poivre et sel est courte ; derrière ses lunettes, un regard plein de feu scintille ; les gestes sont simples et francs et la parole sans recherche dit ce qu’elle dit, fortement. C’est une joie de songer que, chaque dimanche, il enfoncera dans nos âmes la parole du Christ. Il suffira qu’il paraphrase l’allégorie du grain de sénevé et du levain, pour qu’on voie l’Église grandir et tous les oiseaux à son ombre : comme on se sent heureux de l’habiter ! Le ferment travaille, la pâte gonfle et l’on pèse le pain doré dont le peuple se nourrira ; qu’on se sent heureux d’être de ce peuple ! J’en ai fait le serment : rien ne m’en séparera jamais plus. L’admirable Credo chanté par toutes ces voix d’hommes a plus de certitude après que le père G… a parlé. Et il confond si bien la cause de Dieu et la nôtre ! Ah ! avec lui on n’oublie pas la guerre, non ! A l’autel, c’est le grand sacrificateur : Dieu l’habite. Et lorsque je relis, au soir, les textes dont il a exprimé la sève divine, je leur trouve une autre vertu.

C’est bien d’entendre et d’approuver ; mais encore faudrait-il agir ? La pureté, l’humilité, la charité ne sont pas des abstractions, des rêveries, ni seulement des intentions. Comment les mettrai-je en pratique ? Mme D… a prévenu ma question ; elle m’écrit : « Cet amour de la pauvreté n’était pas une sorte de dilettantisme. Non ! Pierre chérissait les pauvres, les visitait, les entourait moralement et matériellement autant que possible. A mon dernier séjour à X…, j’ai revu ces humbles familles qui venaient à lui sans hésiter et qui pleurent maintenant, tous ces petits enfants qui escaladaient ses genoux, et, tout le temps de sa visite, y demeuraient sagement, se sentant protégés et choyés. Un jour où je lui disais : « Si le Christ te rend au centuple ce dont tu auras comblé les siens, quelle béatitude et quels trésors tu recueilleras au ciel ! » Il me répondit en m’arrêtant d’un air presque fâché : « Ne sens-tu pas que je suis mille fois récompensé déjà par la joie que j’y trouve et que de cette joie même je suis redevable à Dieu comme d’un bienfait sans prix ? » O délicatesse admirable ! Mais une telle joie, le paradis sur terre, est réservé aux seuls élus. Si je n’ose y prétendre, je tâcherai du moins d’écouter désormais, avec plus d’attention et de patience, tous ces pauvres gens de la mine qui ont si souvent recours à mes soins et qui dérangent mon labeur intime. Je m’efforcerai désormais de quitter sans regret, pour eux, mes livres, mes papiers, ma méditation. Ils ne sont pas tous, on le sait, d’une moralité irréprochable ; souvent chez eux, une semaine de misère suit une semaine de noce et de banquets, pour ne pas dire davantage ; partout les enfants naturels pullulent, que la grand’mère élève sans y trouver de mal… Je fermerai les yeux pour ne songer qu’à leur souffrance et je me réjouirai de ce qu’ils se montrent ingrats ; car selon eux tout leur est dû, et selon le Christ, c’est justice. — Encore une semaine de chômage ; les 210 ont détruit les machines ; on ne peut plus descendre dans les puits ; et un nouveau bombardement menace… Hier, à Bouvigny, un vieux a retrouvé sous les ruines de sa maison, sa femme, sa bru, tous ses petits-enfants sans vie ; il n’a pas voulu s’en aller : il croupit dans la cave sous les plâtras, n’accepte plus aucune nourriture et maudit tout le long du jour… quelle pitié ! O triste brume de novembre, boue glacée, combats incertains. Pourtant je me trouve heureux dans mon blanc refuge, avec les quatre Évangélistes, Pascal, notre ami saint et Michel-Ange au mur. Mme D… m’a demandé timidement, si j’accepterais d’elle le petit livre qu’elle allait envoyer à son mari, au moment même où elle apprit sa mort : ce sont les Méditations sur l’Évangile écrites par Bossuet pour les religieuses de Meaux… J’ai répondu poste pour poste. Ma foi devient avide, elle veut tout savoir — et cependant ne se résout pas à se rendre. Pourquoi changer, Seigneur ? ne suis-je pas tout près de vous ainsi ? n’ai-je pas déjà fait des efforts méritoires ? Que vous faut-il encore ? La joie que je tiens est si grande, que tout l’effort de mon désir tend à la confirmer telle qu’elle est, sans plus.


Or, voici que le temps de ma seconde permission approche. Ah ! cette fois, ils sauront tout ! mes intimes amis, si différents de moi encore, ma sœur et mes nièces qui n’attendent rien de si doux. J’entends ma petite nièce, la plus jeune, faire part à sa maman, tout bas, d’une découverte inouïe : « Sais-tu ? mon oncle Henri a le Nouveau Testament dans son sac ! » Après quelques hésitations, qui sont le fait de la pudeur entretenue en moi par de longs mois de solitude, je raconte en détail l’aventure miraculeuse de mon cœur. Est-ce possible ? Ma sœur est trop discrète pour m’engager à pousser plus avant, à consommer le sacrifice ; elle a peur qu’un geste prématuré ne compromette pour moi l’avenir ; le présent est déjà si beau, et tellement inespéré ! Elle se contentera de prier en secret, en demandant à Dieu qu’il veuille bien achever son ouvrage. Mais sa joie, leur joie me transporte : car les enfants en ont leur part. Vivre comme elles, penser comme elles, et faire une famille une et harmonieuse entre les bras du Christ… Une famille où Dieu n’est pas, la pauvre chose ! Il fallait bien s’y résigner jusqu’à présent, mais aujourd’hui ! — Mon ami André G… m’écoute ; il n’a pas les mêmes scrupules ; sa logique n’abdique pas ; il me dit carrément : « Au point où tu en es, tu me parais impardonnable de ne pas encore t’être mis en règle… » Cela se peut. Je n’ai pas de mal, quant à moi, à me pardonner cette inconséquence. Ne me parlez plus de cela ! — J’ai vu Jacques. J’ai fait lecture à haute voix de mes poèmes, si pleins de mes nouvelles aspirations. En me serrant la main, au moment du départ, Mme G… m’a dit : « Que Dieu vous garde ! » Je pensais voir V… G… mais il ne viendra pas. — Que de mauvais contacts, aussi ! La politique pourrit tout l’arrière : nos députés en sont à attendre, de jour en jour, le « désastre de Salonique », pour avoir eu raison et pour changer de personnel… Écœurement… Cependant, comme de coutume (c’est le droit des vacances) je cède à mon « démon », par hygiène et par plaisir. Je vous l’ai dit, le péché — que j’abhorre — cesse déjà de me peser, un jour après avoir été commis.

Quand je retourne au front, à peu près à la mi-décembre, je puis me croire le même qu’en partant. Je rentre dans mes habitudes, dans mes travaux, dans mes illusions de joie parfaite. J’ai atteint un palier où je songe, sans doute, à m’installer pour un hivernage éternel. Je soigne un enfant de mineur en danger de mort, avec toute la tendresse dont je suis capable, et il guérit. Son prénom est Voltaire. Rien de nouveau chez nos soldats.

Au prône du dimanche qui précède Noël, le père G…, ayant commenté l’Évangile, célèbre par avance la grande fête de demain. C’est la plus grande fête de l’Église. Un Sauveur naît, le mal est réparé. Il engage tous les soldats à participer de toute leur âme à la glorification de l’Enfant-Dieu ; il leur recommande instamment de se présenter à la Sainte-Table et de sanctifier l’année qui vient, en remerciant Dieu de celle qui finit. J’étais venu sans arrière-pensée, sans pressentiment, sans inquiétude, sans que la moindre question se posât au fond de mon âme, comme si, dès alors il n’y en eût plus à résoudre, tout heureux du peu que je possédais. Le père G… parla. Il n’y eut ni débat, ni tentative de révolte, ni même étonnement. Le mot d’André G… me revint : « Au point où tu en es, tu es impardonnable… » C’est dit : je communierai à Noël. Ce fut l’affaire d’une seconde ; l’abondance des grâces qui ruisselaient sur moi depuis un an, emporta ma résolution avant que mon esprit l’eût seulement examinée, que ma raison en eût même pris conscience ; et une fois de plus, mon cœur me signifia son arrêt. Il n’était pas possible, en vérité, que l’année la plus tendre et la plus belle de ma vie demeurât sans couronnement : Je communierai à Noël. — Non, il n’est plus de crainte ni de timidité, plus de prêtre ni de confession qui tiennent ; plus d’excuse d’indignité, plus d’orgueil, plus de préventions : tous les obstacles sont tombés d’eux-mêmes, devant l’effusion irrésistible, de l’amour, de la joie, de la reconnaissance, et j’ajouterai, du devoir. Je communierai à Noël. — Tandis que le père G… entonne le Credo, déjà, le front baissé, je me prépare… Or, telle fut pour moi, indigne, la grâce suprême de Dieu.

CHAPITRE XVI

« Dieu le veut ». Chez le père G… Déception. Sagesse du saint homme. Je prépare ma confession. Le père G… éteint encore ma flamme. Je m’accuse. L’allègement. Bonheur de l’âme pure ; le contrôle de soi. Ombres au tableau. Ma communion sans amour. Apaisement du soir. A la messe de minuit : la salle, les fidèles, le baptême du roi Clovis, la communion évangélique. Je sens Dieu.

Un jour, deux jours… Je vivrai dans l’impatience, tant que je n’aurai pas pu joindre le père G… Je ne me reprends pas : j’ai fait promesse. Je n’atermoie pas : droit au but. Bien loin de me remettre en état de raison, je reste en état de désir mystique. Une insatisfaction, âpre comme la soif, a remplacé ma suffisance ; un besoin neuf m’est né qui n’attend pas. Je ne me rends nullement compte de l’engagement que j’assume, de la grandeur de l’acte auquel je me suis décidé ; et je ne réalise pas dans ma pensée les gestes, les attitudes, les paroles qu’il entraîne avec lui et qui devront être les miens. Tête baissée, sans regarder au risque, je fonce, comme on fonce au combat, pour arracher le laurier d’or de l’indispensable victoire. C’est le cri des croisés : « Dieu le veut ! en avant ! » Ah ! ces allées et ces venues, à nuit tombée, sur le chemin pierreux, gluant, qui, courant derrière la fosse, derrière le cimetière de nos soldats, coupe les tristes champs pour rejoindre Sains-en-Gohelle, avec son parc, son château, son église. J’avais raison d’aimer ce village ancien, qui garde encore figure de village, malgré la brique et le charbon : c’est ma paroisse !… Je revois tout : les fusées du front m’éclairaient, les cailloux criaient sous mes pas ; il fallait éviter les attelages ; ou bien on était seul, tout seul. Les derniers jours, quand j’arrivais au mur du parc, mon cœur battait plus fort ; je poussais la petite porte, puis je toquais à la maison du garde où habitait le père G… Il venait m’ouvrir, me faisait asseoir, demandait la permission d’achever une lettre, puis me regardant bien en face, il m’écoutait.

Je l’avais manqué le lundi, accroché le mardi après la prière commune, qu’il faisait précéder d’une instruction familière aux soldats ; il m’avait donné rendez-vous chez lui pour six heures. M’y voici donc. Évidemment son regard m’intimide ; il est ardent et pétillant d’esprit, mais fixe et dur ; on voit au fond ; il ne vous cache rien ; il ne vous cache pas qu’il juge ; et il a ceci de commun avec le regard de Dupouey qu’on n’y surprendrait pas l’ombre d’un doute ; sans avoir sa grande tendresse, il est plein comme lui de la lumière de la vérité. C’est moins un saint qu’un docteur que j’affronte. Évidemment non plus, il ne s’attend pas au récit lyrique que je me mets en devoir d’entamer. Je commence timidement et, malgré moi, peu à peu je m’anime. Il ne m’interrompt pas ; il ne me calme pas ; mais il ne semble pas participer. Quand j’ai fini, il tousse et sans se départir de son impassibilité sacerdotale : « Si je vous comprends bien, dit-il, vous êtes venu à Dieu en artiste. » Il ne raille pas, il constate. « C’est cela même. » Alors, toujours posé : « Mon cher enfant, Dieu est raison… » Mais je serais incapable aujourd’hui de restituer avec fidélité la belle et froide leçon de doctrine qu’il administre à mon cœur exalté. Il me prouve par a plus b que la foi catholique est imbattable sur le terrain de la logique et de l’expérience des siècles ; il m’explique pourquoi Dieu est, et Dieu étant, pourquoi notre Dieu est le vrai. « Ne nous laissons pas égarer par le sentiment ! Évidemment c’est une chose respectable, utile en son temps, (et j’en suis la preuve), mais sujette aux défections. Il faut croire avec son esprit. » Que me dit-il ? Et moi qui venais tout amour ! Non, non ! je n’ai pas besoin de ses preuves… je n’en fais pas état… il n’y a rien à me prouver, je crois… Une douche glacée ne m’eût pas saisi davantage. J’ai hâte de partir, je pars bientôt… non sans avoir pris rendez-vous pour ma confession générale. Inutile, n’est-ce pas, de vous dépeindre mon retour !

Sagesse admirable de Dieu. Il veut des serviteurs lucides ; il se méfie des fausses exaltations ; il donne la grâce et il la retire pour éprouver le cœur humain, quand celui-ci pourrait concevoir de l’orgueil de la grâce qui lui est faite ; il rappelle à la modestie l’esprit du pécheur converti et le ramène à ses limites qui sont, non point l’horizon sans fin de l’extase, mais les lois étroites de la raison. Le père G…, que j’ai mal jugé tout d’abord, assumait strictement ici son rôle de prêtre, qui est de réchauffer les tièdes, mais de rabattre les illusions des ardents. Il se disait sans doute, en me reconduisant : « Nous verrons bien si sa foi est une chimère : s’il supporte l’épreuve de la déception et s’il revient ici, sa cause est bonne. » J’y revenais le lendemain. Non, je ne pouvais pas ne pas y revenir. Je sortais mécontent, mais non découragé. J’accusais l’abbé G… de ne pas me comprendre. Ah ! le prêtre idéal qui m’eût tendu les ras en s’écriant : « Venez mon fils, Dieu vous appelle ! » J’en dois faire mon deuil. Mais cela n’empêchera rien ; j’irai à Dieu, malgré ses prêtres.

Je n’ai plus dès lors qu’un souci : préparer ma confession. Il faut entrer dans le cloaque, le fouiller, le vider, le gratter jusqu’au fond. Une âme de pécheur, plus de vingt ans de péchés sur une âme, de péchés conscients et inconscients, de péchés fiers d’eux-mêmes et de péchés joyeux, de péchés secrets, oubliés, mêlés intimement à la texture de la vie ! Je fais cela comme un enfant, comme à douze ans, au temps de mes scrupules. Je prends un petit catéchisme, j’inscris sur une feuille tout le mal dont l’homme est capable, de l’homicide à la luxure, de l’indélicatesse à l’incrédulité, de la dureté du cœur au blasphème. Horreur ! je trouve tout en moi ; il n’est peut-être pas un commandement de l’Église ou de Dieu auquel, de près ou de loin, je n’aie manqué dans mon existence sans règle. Le bel individu et si infatué de soi ! — J’inscris tout cela à mesure et tout cela je le dirai. Je ne crains pas de trop en dire, mais plutôt pas assez. Je prie tant que je peux, pour stimuler ma clairvoyance. Le jour qui tombe ; l’heure qui vient… En m’élançant au rendez-vous, je tremble comme un condamné, et non à la pensée de ce que je vais faire, mais de ce que, hier encore, je faisais.

Le père G… m’attend dans sa chambre encombrée de livres. « Vous êtes toujours, me dit-il, dans les mêmes dispositions ? — Oui, mon père. » Il n’en marque ni étonnement ni plaisir. Nous convenons d’abord du jour de ma communion. C’eût été très beau, sans nul doute, dramatique, voire théâtral, de faire ma grande paix avec Dieu à la messe militaire de minuit, au milieu des soldats que j’aime et dans le cri de « Christ est né ! » J’ai peur du faste, des chants et de la foule… et aussi du réveillon qui suivra. J’ai peur de « me montrer » devant mes camarades : je n’ai rien dit encore, il faudrait tout leur expliquer. — Je tiens à la solitude, au silence ; le sacrifice aura lieu le 24 décembre à la messe basse et je rentrerai au matin, dans ma petite chambre, plein de Dieu. Ces précautions élémentaires semblent inquiéter mon confesseur sur ce que j’attends de la Sainte-Table. « Mon cher enfant, ne croyez pas qu’en recevant en vous Notre Seigneur, vous alliez être transporté dans une sorte de béatitude ! Ces joies célestes sur la terre il les réserve à ses grands saints. Le plus souvent la vertu de l’Eucharistie n’est pas sensible. Il faut la prendre simplement, modestement, comme le commun des mortels. C’est la nourriture de tous les jours, le pain quotidien ; ce n’est pas une gourmandise, mais un mets solide, sans goût, dont l’effet est lent mais durable. Il n’enivre pas, il nourrit. » Pour moi, je n’en suis pas aussi convaincu que lui-même et je ne lui sais aucun gré d’aller ainsi au-devant de ma déception. Nous verrons bien ! Dans ma ferveur que rien ne décourage, je me mets à genoux et je m’apprête à m’accuser.

La tête dans les mains, je parle, je parle, je parle ; je laisse couler d’abondance le flot innombrable de mes péchés. En les voyant passer, plus aucun d’eux ne me paraît aimable, digne d’excuse ou de compassion. Mais à mesure que je les confesse, ils s’en vont, ils me quittent ; sitôt avoués, aussitôt remis ; je sens une lie, épaisse et amère, grumeau par grumeau, dégorger mon cœur ; avec tout ce poids mort, tout ce poison entre ses fibres, comment pouvait-il encore battre et battre la joie comme la douleur ? O délices sans nom d’un cœur qui s’ouvre et se renonce ; dégoût de soi où se complaît la conscience — car elle sait qu’il va finir… J’ai tout confié à un homme et Dieu m’entend : « Allez en paix ! »

Quand je me relève, baigné de pleurs, que je me retrouve dehors, dans une nuit tissue de brume, j’ai vingt ans de moins, vingt ans de péché. Une allégresse inconnue me transporte. Je cours, je vole, je ne sens plus mon corps. D’où vient cette soudaine délivrance d’un fardeau ancien et tous les jours accru, la veille encore impondérable ? Eh ! ne serait-ce pas que Dieu a rétabli pour moi dans leur vérité toutes choses, et qu’il m’a, d’un signe de croix, exorcisé du mauvais Ange, qui pensait pouvoir toujours m’abuser, par ses sophismes et ses charmes, sur leur valeur et sur leur poids réel ?… — Quand j’aurai accompli passionnément ma pénitence, je mêlerai à mes actions de grâces, la pensée de l’ami d’un jour, qui, suivant l’exemple du Divin Maître, paya de sa vie mon salut.

… Sans doute, c’est une grande nouveauté et on ressent une fraîcheur toute céleste à habiter une cellule blanche et nue, où aucun ornement superflu ou suspect n’arrête le regard glissant sur la muraille unie : je parle de mon âme dont ma chambre est l’image. Mais il s’agit de la garder intacte maintenant. Le moindre geste y peut ramener le désordre ; un livre dérangé sur la table, c’en serait assez ; comme un pas boueux sur le carrelage : l’ombre d’une ombre fait tache sur le blanc. Je m’observe, je suis au guet ; il semble que j’aie hérité une volonté et une conscience. Hier j’étais conduit par le dehors et par mon humeur instinctive ; je m’abandonnais au courant et baptisais du nom de liberté ma passivité et ma dépendance. Depuis que je dépends de Dieu, et seulement depuis, je dépends de moi-même ; dans ma soumission, je me sens libre et dégagé. J’éprouve un plaisir inconnu, sans commune mesure avec aucun plaisir, à me trouver au mess, devant mes camarades, en état de défense et de lucidité, contrôlant chaque mot avant d’ouvrir la bouche, chaque pensée qui naît avant de lui donner asile, et je puis dire, chaque bouchée de nourriture avant de m’accorder licence de manger. Je ne suis plus un animal, je suis un homme. — Combien de temps durera cet état parfait ? Pendant combien de temps me méfierai-je d’un regard jeté à la rue… de l’adultère d’une seconde, que l’Évangile nous défend de commettre, même dans notre cœur ? Heures privilégiées du néophyte, à qui sa rénovation toute fraîche prête les forces d’un martyr et l’illusion d’une victoire sans mélange !… Dût-il connaître des rechutes, le jour marqué du caillou blanc durera éternellement dans sa mémoire ; c’est de là que repart sa vie ; il pourra s’en prendre à lui-même de tout ce qui la ternira dans l’avenir.


Je ne cacherai pas les ombres du tableau : ma joie les dissipa si vite, qu’elles ne réussirent qu’à mettre en valeur les clartés ; mais j’eus là de tristes moments… Après ma nuit d’effusion, je partis dès l’avant-matin, dans l’aurore artificielle des éclairs de barrage du front anglais. Je marchais sans penser à rien, comme engourdi d’indifférence. Au lieu d’une maison de silence et de paix, je trouvai une église trop habitée où, sans se régler l’un sur l’autre, chacun à sa petite table, plusieurs prêtres brancardiers disaient leur messe en même temps. Je ne parvenais pas, dans ces chuchotements, à fixer mon esprit distrait, à humecter de pleurs ma sécheresse désolée, à me donner vraiment, de cœur. Je dus, à froid, arracher à ma volonté un consentement difficile : toute grâce se retirait au moment d’approcher de Dieu. Je croyais sans plaisir, j’acceptais sans reconnaissance… Ce fut une communion décevante, réduite au fait matériel. Le père G… m’avait pourtant bien mis en garde ; je ne l’avais pas écouté.

Quelle torture de se dire : « Dieu est descendu dans mon cœur », et de n’y sentir que mélancolie ! Il faut prier, prier. Dieu est là, mais Il dort ; tâchons de l’éveiller au chant de nos prières ! Le merveilleux apaisement qui descendit sur moi à la tombée du jour, tandis que je lisais les Méditations sur l’Eucharistie dans le petit volume de tranchées destiné à mon saint ami, m’avisa doucement de la présence intérieure ; et à minuit, l’heure de Sa naissance humaine, Dieu célébrait sa fête en moi et me parlait.

A défaut de l’église, réservée aux fidèles de la paroisse, nous disposions d’un énorme hangar qui servait d’ordinaire à des représentations théâtrales. Vous voyez ce que c’est : des murs nus, des chaises, des bancs, au fond quelques gradins et en face un plancher de scène, entre deux portants de toile décorés par un amateur. Un escabeau de quelques marches descendait jusque dans la salle. Au centre, sur la scène, on avait dressé un petit autel ; il se détachait pur et blanc sur une panoplie de drapeaux neufs, où chantaient toutes les couleurs de l’Entente. Du lierre noir accroché aux murailles ajoutait au charme étrange et rustique de notre temple improvisé… Une église ? non, une crèche. Sur la modeste scène, pour un moment sacrée, va se jouer le vrai mystère de la Naissance de Jésus. Au premier rang, le général de corps d’armée ; le nommerai-je ? aujourd’hui général d’armée, une victoire éclatante et soudaine vient précisément d’illustrer son nom. Avec lui, son état-major. Derrière lui, les officiers en très grand nombre et la foule pressée de nos soldats, artilleurs, fantassins, jeunes et vieilles classes. Chacun n’avait à soi qu’un petit coin ; mais plus serrés, on se sentait plus fraternels et le fluide souverain circulait mieux de l’un à l’autre.

La voix du prophète l’annonce : « Laetantur caeli, et exsultet terra ante faciem Domini : quoniam venit ! » « Que les cieux se réjouissent et que la terre exulte devant la face du Seigneur : car il vient ! » Il vient, il naît ! O nouvelle naissance de mon âme ! actions de grâces confondues pour le bienfait commun et pour le bienfait personnel, pour le bienfait permanent de vingt siècles et pour le bienfait de ce jour ! L’aumônier, dans un prêche ardent, élargit encore le champ de ma joie. C’est à Noël, dans la basilique primitive de Reims, à l’endroit même où Dieu, hélas ! n’a plus de toit pour s’abriter, que Clovis, père de la France, courba la tête devant saint Rémi et reçut le très saint Baptême. C’est à Noël que fut scellé le pacte entre Dieu et notre pays. France née avec Dieu, France née en Dieu, ô prodige ! c’est ta grande misère qui m’a mené où me voici ; et aujourd’hui je puis confondre les deux amours et les deux causes et, en servant Dieu, te servir. — Seigneur, que tout renaisse ensemble ! Voici l’Enfant, voici le gage, il va naître en chair sur l’autel. Ce n’est pas un symbole, un mythe : la poignante réalité. Il naît en chair et nos péchés l’immolent pour en faire notre aliment. Ah ! que m’importe ce qu’on chante, ce « Minuit, chrétiens ! » pauvre et théâtral, qui prend du reste un accent populaire à force d’être ressassé ! Quand il fait pleurer tout ce peuple, pourquoi ne pleurerai-je pas ? — Voici maintenant les bergers : ils dansent au son de la vielle. « Il est né le Divin Enfant ! » dit le cantique agreste en entraînant toutes les voix. Communion des cœurs. L’aumônier descend de l’estrade et, entrant dans la foule respectueuse, il distribue de bouche en bouche l’indivisible Agneau : au général, aux officiers, aux hommes, tous confondus et tous égaux en Dieu ; et tous, faute de place pour se mettre à genoux, Le reçoivent debout, les bras croisés, la tête haute. Scène admirable de simplicité, de dignité et d’allégresse. Tous mes doutes s’envolent et dans cette joie unanime, ma communion de l’aube reçoit sa consécration.

Ainsi Noël moissonne ce qu’avait semé Pâques et mon saint martyr n’est pas mort en vain. Ce qui m’avait été promis, et sans conditions, je le possède enfin, et sans mérite. C’est trop peu en retour de m’être donné au Seigneur. O vous qui Le verrez demain, vous que j’ai le droit d’appeler mes frères, ayant un même Père au ciel, soldats français du Christ, entonnez avec moi le chant de louanges : « Cantate Domino canticum novum quia mirabilia fecit. »

ÉPILOGUE

L’impératif du sentiment. Louange et justification de l’Église. « Aimer et croire », pour comprendre. Quand vient le temps de la raison. Le cœur et l’esprit satisfaits. Condamnation du plaisir. Réforme et unification de la vie. Servir. Notre faiblesse. Pourquoi j’ai écrit ce récit. « Rendre témoignage ». Ce que peut l’exemple d’un saint. Aux indécis, aux incrédules. Leçon de sympathie humaine. Gloire à Dieu.

Deux ans ont passé et la guerre dure. Je l’ai vue de plus près et dans son paroxysme sur l’Aisne et sous Verdun ; j’ai perdu de bons camarades ; la mort n’a pas cessé d’être présente et de poser le grand problème qui veut aussitôt être résolu. Rien n’a pu altérer les dispositions de mon âme. Elle est certitude et fidélité.

Que l’on donne à mon aventure morale le nom divin de miracle ou humain de crise, le fait indéniable est qu’elle m’a conduit à la possession d’un absolu. Ceux qui se targuent d’obéir à la raison peuvent railler ma soumission sans défense à un impératif d’ordre sentimental : soit qu’au premier jour j’eusse reconnu la sainteté d’un homme et l’évidence d’un miracle ; soit que le malheur et l’espoir de France, à la veille d’un grand combat, eussent arrachés à mes lèvres les mots oubliés du Pater ; soit enfin, qu’un appel secret m’eût jeté dans l’instant aux pieds de notre Sainte-Église et m’eût soumis âme et corps à sa loi. Je n’avais pas le choix. Lorsque le sentiment commande, toute la logique du monde tombe en poussière et s’éparpille au vent. Béni ce sentiment et béni le héros qui l’a suscité dans mon âme ! béni Celui qui a mis ce héros sur mon chemin ! — Dieu réclamait de moi obéissance ; Il ne se lassait pas de mes lenteurs ; Il ne cessait de me fournir l’occasion de lui obéir avec joie ; quand retombait ma ferveur épuisée, aux moments de pire détresse, Il me gardait du démon raisonneur… D’abord aimer, et d’abord croire, et le reste viendra tout seul. Le reste en effet est venu.

Toute usée qu’elle soit, une comparaison s’impose.

Lorsque vous visitez pour la première fois une de nos grandes cathédrales, Notre-Dame de Chartres, d’Amiens ou de Paris, subjugué par sa masse, par la carrure et le jet de ses tours, la richesse de ses portails, l’éblouissement de ses roses, par l’élan des voûtes aiguës sur les piliers minces et forts, avant de chercher les raisons qui font qu’elle se tient, qu’elle est belle et hardie, vous l’acceptez d’emblée, dans toute l’étendue et dans tout le détail du dessein caché de son constructeur. Il sera toujours temps ensuite, d’étudier et de vérifier les lois de l’équilibre et de la symbolique qui ont dicté le plan, les proportions des parties, le choix et la variété des ornements ; soyez-en sûr, tout se justifiera ; et votre sentiment déjà vous garantit que la raison aura son compte. Il en est ainsi de l’Église, mais d’abord il faut y entrer. L’Ancien Testament la soutient et le Nouveau Testament la couronne. Est-ce tout ? Non. Les cent chapelles adventices qui se groupent autour du chœur et de la nef, vous surprendront d’abord, si vous faites la faute de les détacher du total ; les contreforts extérieurs, qui s’appuient dans le monde et ne s’en cachent point, vous sembleront fâcheux ou inutiles, si vous perdez de vue la poussée de la voûte et la hauteur vertigineuse du vaisseau. Le Christ n’a pas édifié pour quelques-uns de petits temples de fortune dispersés sur la terre et destinés à périr avec eux. Il a bâti pour tous les hommes, réservant à chacun sa place et d’abord aux pauvres d’esprit, les plus nombreux, ceux qui n’ont que leur cœur pour le comprendre, que leur habitude pour le servir. Les hauts sommets de la théologie seront pour vous, les humbles pratiques pour eux — et vous n’avez qu’à gagner vous-même à les suivre. Croyez bien qu’il n’est pas un dogme, le plus loin de vos façons de penser, le plus nouvellement promulgué par l’Église, pas un petit culte particulier[31] qui n’ait sa raison suffisante, inscrite dans la loi première et qui n’en puisse être déduit. Non seulement le miracle nous les impose, mais la seule logique humaine, si elle veut bien tenir compte des réalités de l’histoire, des besoins de l’homme à travers les siècles, que tous la foi doit contenter. Comme la foi, d’un âge à l’autre, ajoute à une cathédrale, d’un âge à l’autre elle ajoute à la religion, sans la moindre altération de la Doctrine. L’Église est pour les saints, pour les clercs et pour les laïcs, pour les mondains et pour les pauvres, pour les pécheurs et pour les justes, pour les anciens et les modernes, pour les vivants et pour les morts. Si vous ne rejetez aucun d’entre vos frères, vous devrez souscrire sans réticence, sous peine de leur faire tort, à tout ce qu’elle aura prescrit.

[31] le dogme de l’Immaculée Conception et le culte du sacré-Cœur.

Soumettez-vous d’abord ; tâchez que ce soit dans la joie : vous aurez tôt fait de comprendre après. C’est la conclusion de mon histoire. Si je l’ai arrêtée à mon acte de foi, c’est que j’avais tout dit de l’évolution mystérieuse de mon âme, épuisé le surnaturel. Le jour où je m’écrie : « Je crois ! » où je le prouve, ma raison a trouvé son guide, ses limites, un terrain ferme où prendre appui ; alors elle redevient libre d’elle-même et son labeur commence : ce fut l’effort volontaire de ces deux ans.

J’ai fréquenté les Saints et les Apologistes, les apôtres et les Mystiques, mon saint fut saint François, mon docteur Bossuet ; j’ai appris d’eux ce qu’était l’Église romaine. Je ne suis pas au bout de l’émerveillement. Je ne m’en cache pas, il y eut des heurts et des froissements, des hésitations, des répugnances. Quand un point de doctrine me rebutait, je ne m’entêtais point longtemps ; je fermais les yeux et je passais outre. Lorsque j’y revenais, muni de documents plus sûrs, le point délicat se trouvait toujours, divinement, humainement, logiquement justifié.

C’est que depuis vingt siècles, tandis que les philosophies s’élèvent, se succèdent, se contredisent et finissent toutes par s’écrouler, la parole du Christ se transmet comme un héritage, des Apôtres aux Pères, des Pères aux Docteurs, sous le contrôle saint du successeur de Pierre. C’est que l’Église catholique n’avance rien qui n’ait été étudié — discuté, éprouvé, pesé — par la sagesse de vingt siècles fidèles. L’acte de foi posé, planté, pareil au rocher de Moïse, toute la doctrine en ruisselle comme une eau transparente et salutaire à tous. Celui qui en boira ne trouvera plus de ténèbres, non seulement en Dieu, mais non plus en lui-même, et ni dans le destin de l’homme, et ni dans l’histoire des peuples, et ni dans l’immense création. Je le dis comme je le sais, aucun ouvrage né de l’homme n’est capable de procurer aussi parfaite, aussi complète satisfaction de l’esprit.

O prière ! ô sagesse ! Notre être sentant et pensant trouve une double plénitude dans l’amour et la connaissance. Pour protester, il n’y a plus que nos plaisirs. C’est l’achoppement véritable. Quelle épreuve, Seigneur, et qui se vantera de n’être plus jamais esclave de son corps ! Du moins ses ruses sont-elles éventées, et quand ce sera lui qui parle, il ne nous fera plus croire que c’est l’esprit. Mais, les sens condamnés, le temple du paradoxe s’effondre ; tout est à reconstruire. Voici l’autre labeur de l’homme qui se donne à Dieu.

Il devra tout remettre en question, passer impitoyablement au crible son humeur, ses opinions, sa conduite quotidienne (dans la famille, dans la cité, dans l’univers) sa vanité d’auteur et son idéal de poète. A peine essaiera-t-il de sauver, s’il en a le droit, ce qui dans son passé garde comme un air de noblesse et qu’il aimait d’un amour pur. Il n’admet plus d’exception, de fissure, d’incohérence et toutes les démarches de sa vie rayonneront d’un point central, qui est le Vrai. Je sais trop, quant à moi, quelles contradictions intimes comportait l’« unité » factice de mon mysticisme de la Beauté. Le membre que le nouveau cœur ne saurait décemment nourrir, retranchons-le du corps. En art, en politique, notre dilettantisme plus ou moins avoué a fait son temps[32].

[32] L’étude des devoirs du citoyen chrétien et la révision de nos buts esthétiques feront l’objet de deux petits traités, compléments indispensables de ce récit ; ce seront les deux volets du triptyque.

Un tel homme n’est plus le caillou sur la pente, qui amasse en roulant de belle neige qui fondra, mais la fixe pierre de l’édifice, solidaire de toutes les autres, coupable envers toutes les autres si elle vient à leur manquer. Il ne vit plus sur la terre pour son plaisir, ni pour le plaisir de ses frères — et c’est trop peu de leur laisser une chanson — mais pour des fins utiles, utilitaires, pour son salut et pour le leur, en cette vie d’abord, à plus forte raison dans l’autre. Servir. Par la prière et par les actes. Telle est la loi de Dieu. Et c’est desservir que pécher.

« Que voulez-vous de moi, Seigneur ? demande le chrétien fidèle, comment vous servirai-je et comment mon prochain ? Dans le cloître ou bien dans le monde ? En cachant mon exemple aux hommes ou en le portant parmi eux ? » Mais il n’insiste pas toujours pour obtenir une réponse. Il laissera passer, peut-être, en feignant de ne pas entendre, l’instant furtif où Dieu songeait à faire de lui un grand saint. Il ne veut pas donner assez : la terre est belle… « Une autre fois, Seigneur, patientez encore ! Je suis si bien où je me trouve, dans cette foi solide, dans cet amour égal, oh ! j’en conviens, parfois volage, mais non jusqu’à se démentir, — dans le cadre définitif de mes devoirs, de mes pratiques et des certitudes que je Vous dois ! » — En vérité, si nous n’avions parfois la crainte d’avoir sciemment résisté aux inspirations de Dieu, nous serions trop heureux dans Son Église. Pauvres de nous, nous Le servons au jour le jour.


Je me suis consulté, j’ai consulté des prêtres et j’ai connu qu’un de mes plus pressants devoirs était de communiquer à mes frères le secret des grandes merveilles que la grâce de Dieu venait d’opérer dans mon cœur. Je me sentais d’abord honteux d’avoir à tant parler de moi. Mais l’humilité véritable était de faire front au reproche d’orgueil qu’on ne pourrait manquer de m’adresser, de l’autre bord. Vraiment, j’avais trop reçu du Seigneur ; quoi qu’il advînt, je devais « rendre témoignage ».

C’est fait. L’individu s’efface ; le chrétien rentre dans le rang. S’il a inquiété la paix des incrédules, réconforté les faibles et les hésitants, en leur montrant, sans même parler de miracle, ce que peut sur nous l’exemple d’un saint, sous le règne ardent de la guerre, de la souffrance et de la mort… — il a déjà sa récompense.

Il leur dit : « Hâtez-vous ! profitez du désastre et du sacrifice ! Si vous songez de toute l’âme au jour dernier de nos soldats, vous serez plus près d’eux et plus près, avec eux, de croire. Car vous n’admettrez pas longtemps, si peu que vous leur portiez de tendresse, qu’ils soient déçus dans l’espoir éternel. » Vertu sublime de l’exemple : il faut les voir prier, il faut les voir mourir. — C’est la seule leçon que je tienne à tirer d’une histoire toute personnelle, où ne fut pour rien ma personne… « Non nobis Domine, non nobis. » La gloire en soit à Vous, mon Dieu, et à Vous seul !

Écrit devant Verdun et en Lorraine,
de juillet à décembre 1917.

TABLE DES MATIÈRES

 
Pages
Avertissement
Appel et Dédicace
CHAPITRE I
Première éducation religieuse. La prière, la messe, les processions. Au lycée : ma première communion. Comment je reniai ma foi. Sur les lacunes de l’instruction religieuse donnée alors aux jeunes gens. Je vis sans Dieu.
CHAPITRE II
Dialogue entre un chrétien et un artiste. Comment l’art me tient lieu de tout et premièrement de principes. La gratuité de l’art. Nietzschéisme, dreyfusisme, patriotisme ; spiritualisme malgré tout. L’épreuve de Florence. Angelico et l’élan de ma joie vers Dieu. Mort de ma mère. J’apprends la douleur. Mon blasphème. Voici la guerre.
CHAPITRE III
Dans une ambulance du Nord. La menace de Charleroi. Premier contact avec la guerre : une nuit d’alerte. Comment je me tiendrais en face de la mort. A Paris au temps de la Marne. La procession des reliques de sainte Geneviève. Je vais au front.
CHAPITRE IV
Mes raisons de partir. A Nieuport-Bains, dans un groupe d’artillerie. Les joies du mess. Les risques. La mer, la dune, les obus. Le plus beau des mois de janvier. Prière supposée du panthéiste.
CHAPITRE V
L’ami de mon ami : Lieutenant de vaisseau Dupouey. Une offensive en vue. Les fusiliers-marins sont là. 28 janvier, attaque de la Grande Dune. Dans un grenier observatoire : le paysage, le concert. Apparition de Dupouey. Son portrait, ses mots. Notre promenade. Ses « Jean le Gouin ». L’assaut.
CHAPITRE VI
Notre déception. Nos morts. La journée de Coxyde-Plage. Dupouey me parle de l’attaque. Son fils. Ses « Jean le Gouin » dans la villa. Un mot sublime du lieutenant Illiou. Prestige de Dupouey ; son mystère. Deux hommes tués dans notre cour. « Voici l’homme ». Nous quittons Nieuport-Bains pour Wulpen et pour Ramscapelle. Au jour le jour ; la messe chez les Belges. Notre troisième et dernière rencontre. Histoire d’une patrouille. A Furnes. Le goût immodéré de Dupouey pour les ruines. Nous nous quittons.
CHAPITRE VII
Incidents quotidiens. Vendredi saint : j’entre à l’église. Une messe aux batteries le Samedi saint. On m’annonce la mort d’un officier de marine. Quinze jours après, la nouvelle : c’était Dupouey. Exaltation immodérée de ma douleur. Au cimetière de Coxyde-Ville. Ma visite aux marins. Le milieu. De quoi il est mort. Révélations de l’aumônier : c’était un saint. De quelle ardeur il voulait fêter Pâques. Il l’a fêté au ciel. Mon transport.
CHAPITRE VIII
Retour sur l’événement. Analyse rétrospective de mes pensées : logique du cœur. La sainteté existe ; j’accepte le miracle : Un fait d’amour. Antinomie. L’homme ancien et l’homme nouveau. Deux anecdotes.
CHAPITRE IX
L’affaire des gaz à Langemarck (avril). Notre angoisse. Présence obsédante du saint. Le côté « esthétique » de l’aventure. Nouvelle figure de Dupouey. Le « conte bleu » de notre rencontre. Je crois pour lui, sans croire encore pour moi. J’écris Adieu. Nouvelle attitude devant la mort. L’intercesseur. J’écris Recours.
CHAPITRE X
Une lettre de la villa Clémence. Je réponds. Textes sacrés de l’image mortuaire. Le printemps dans les ruines de Ramscapelle. Contre-coup de l’offensive d’Artois (9 mai). Attaque de W, de l’Union, des fermes Terstyl et Violette. Seconde lettre : « Pierre prie pour moi. » Grand bouillonnement de l’été. Anniversaire de mon deuil (13 juillet). « Le don de soi suffit. » Seconde lettre de réponse. Mon paradis. Adieu aux Flandres (août). La grande patience de Dieu.
CHAPITRE XI
Rentrée en France. L’église de Diéval. « Au pays noir. » Danger du « goût sensible ». La guerre sans beauté : Nœux-les-Mines et Bully-Grenay. L’animalité se déchaîne. Le front d’Artois vu du haut d’un « crassier ». Les petits chasseurs de Lorette. Nos grands espoirs. A l’observatoire des vieux corons. Tête-à-tête avec Dupouey. L’image de sainte Anne d’Auray. A la grand’messe : une leçon d’irrespect humain. Bouffées mystiques. Cela traîne.
CHAPITRE XII
Grande offensive de septembre. Le plan. Nos alliés anglais. Nos « chasseurs ». Un bel automne. La préparation de l’attaque. Soir de vigile : des régiments anglais défilent dans l’ombre. Notre ami le sous-officier et sa fiancée écossaise. Devant la mort et devant la victoire. Mon Pater. La journée du 25 septembre et les nouvelles de Champagne. Les soubresauts de l’offensive. Funérailles d’un officier. La déception.
CHAPITRE XIII
1er octobre. Nous changeons de place. Les corons de la fosse 10. Mon logis et mes hôtes. Mon cœur en progrès, mon esprit rebelle. Premier contact avec le cahier noir. Procès de l’individualisme. Mon individu qui « fait tête ». Je veux la foi sans les principes. Aimons, prions, ne pensons pas. Chez les chasseurs à pied. Un prêche qui m’incommode. Je vis par le cœur dans la guerre. Retour au cahier noir. Je m’apprivoise. Troisième lettre à Mme D… Faire maison nette. Les concessions de mon esprit.
CHAPITRE XIV
Effusions. Le lieutenant D… perd son jeune frère. Le chapelet et l’adoration à l’église de Sains. Réponse du frère Matteo. Je lis Pascal. Pèlerinage à Notre-Dame-de-Lorette. Les tombes militaires. Je fais ma prière à genoux. L’invite à la communion : je la repousse. Ma petite chapelle. La Toussaint et le jour des Morts.
CHAPITRE XV
Je lis le Nouveau Testament. Catholicisme et protestantisme. Le péché selon Michel-Ange. Figure de Notre Seigneur. Sa passion et la nôtre. Les prêches du père G… Quatrième lettre de Mme D… : l’amour des pauvres chez Dupouey. Novembre à la fosse 10. En permission. Mot d’André G… La messe du dernier dimanche de l’Avent. « Je communierai à Noël. »
CHAPITRE XVI
« Dieu le veut ». Chez le père G… Déception. Sagesse du saint homme. Je prépare ma confession. Le père G… éteint encore ma flamme. Je m’accuse. L’allègement. Bonheur de l’âme pure : le contrôle de soi. Ombres au tableau. Ma communion sans amour. Apaisement du soir. A la messe militaire de minuit : la salle, les fidèles, le baptême du roi Clovis, la communion évangélique. Je sens Dieu.
ÉPILOGUE
L’impératif du sentiment. Louange et justification de l’Église. « Aimer et croire » pour comprendre. Quand vient le temps de la raison. Le cœur et l’esprit satisfaits. Condamnation du plaisir. Réforme et unification de la vie. Servir. Notre faiblesse. Pourquoi j’ai écrit ce récit. « Rendre témoignage ». Ce que peut l’exemple d’un saint. Aux indécis, aux incrédules. Leçon de sympathie humaine. Gloire à Dieu.
Table des matières

ACHEVÉ D’IMPRIMER PAR
L’IMPRIMERIE BELLENAND
A FONTENAY-AUX-ROSES
LE VINGT AVRIL 1919