Title: Veillées d'Auvergne
Author: Jean Ajalbert
Release date: September 20, 2024 [eBook #74453]
Language: French
Original publication: Paris: Ernest Flammarion
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
JEAN AJALBERT
DE L’ACADÉMIE GONCOURT
ÉDITION DÉFINITIVE
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, PARIS
Tous droits réservés.
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A HENRI DELTEIL
En souvenir de nos courses joyeuses, par les libres espaces et les hautes solitudes de la montagne.
son ami,
J. A.
En 1905, au seuil d’une réédition de ce livre paru en 1894, j’écrivais :
Ma chère Auvergne !
Mon Auvergne !
Car, il y a vingt ans, j’étais bien à peu près seul à l’aimer, dans sa solitude… Ce n’est pas sans difficulté que je publiais, çà et là, mes premiers essais sur ma rude et lointaine petite patrie : la Mode n’avait pas encore passé sa main gantée à travers la crinière hirsute de nos montagnes ; c’étaient les époques préhistoriques où l’automobile n’avait pas encore pénétré, comme la foudre, dans mon pays vierge, et le déluge de la carte postale n’avait pas submergé non plus nos cimes altières…
Les temps ont changé, l’Auvergne aussi, mais pas autant que l’on pourrait craindre… Le vent qui souffle à travers nos puys et nos plombs a vite fait de chasser l’odeur des machines vertigineuses… Pour quelques semaines bruyantes de la belle saison pour quelques pianos dans un casino, pour quelques « cornes » effarantes sur les routes, le grandiose silence de la vallée, l’immense paix de l’étendue déserte ne sont pas plus emportés par un tour de valse que par une course de cent vingt à l’heure…
L’Auvergne est défiante et récalcitrante aux nouveautés.
Au centre de la France, l’Auvergne est comme un gigantesque chien de berger qui garde, au milieu du troupeau… Elle garde trop bien… Elle empêche d’approcher, comme au temps de Vercingétorix… Depuis, les Auvergnats n’ont pas déserté le combat contre l’étranger, ni contre les Français même… Avec quelle ardeur n’ont-ils pas repoussé toutes les tentatives des visiteurs et des touristes !… Les Anglais, les Allemands qui ont domestiqué les Vosges, les Alpes, les Pyrénées ont longtemps hésité devant la gueule béante de nos cratères, le poil hérissé de nos sommets…
Les Auvergnats avaient des volcans, qu’ils ont laissés s’éteindre, a-t-on plaisanté. Ce n’est point de leur faute, s’ils n’ont pas laissé tarir les sources fameuses, qui redonnent la santé et la vie, chaque année, à des milliers de malades… Car, à part les grandes stations thermales, qui se sont tenues au courant des progrès de la science et du confort, l’Auvergne intime n’a pas été parcourue ; on n’a pas bouleversé la région pour attirer, retenir le voyageur ; que les amateurs de la Nature nature ne se lamentent pas sur la fin de nos sites et de nos paysages : l’Auvergne est toujours l’Auvergne ; elle n’a pas succombé sous les automobiles et les petits-chevaux…
Au moment de rassembler ces pages anciennes, j’ai pu redouter qu’elles eussent vieilli, d’autant plus que l’Auvergne rajeunissait… Mais un ruban rose ou bleu dans le bonnet de la grand’mère ne lui rend pas ses jambes et n’efface pas les rides… J’ai retrouvé l’Auvergne, toujours la même…
J’ai revu l’Auvergne, comme l’aïeule dressée au haut de la France, qu’elle domine toute de son front de basalte, qui heurte le ciel…
Les Celtes impavides ne craignaient rien de l’Univers que la chute du firmament… Ils avaient bien tort… L’Auvergne est de force à soulever le monde sur ses formidables épaules… Quels sommets portent ainsi le poids d’une Patrie, avec Vercingétorix ! Quelles cimes se couronnent aussi lumineusement de Génie, avec Pascal !
Au-dessous de ces pics glorieux de la Force et de la Pensée s’élancent, en blocs de scories et de lave, en statues informes coulées au feu du volcan, les spectres pétrifiés de la création, les fantômes surgis et demeurés de la nuit des temps… Des lacs immobiles reflètent dans leur coupe de basalte le vol d’un rapace, la colonne svelte d’un pin, la bave d’argent au mufle d’un taureau qui s’abreuve, et tout ce qui se dispute le ciel, d’ombre et de lumière… Aux flancs des monts, sur leurs aires tragiques, se profile le squelette du moyen âge, la carcasse, usée par les siècles et les batailles, des châteaux, des tours, des murs, le cadre déchiqueté des fenêtres dans le vide, par où le vent de toutes saisons chasse, sans trêve, le jour, la nuit, les bourrasques, la neige, les étoiles, le silence, la solitude, tout ce qui passe, tout ce qui ne meurt pas…
Puis, ce sont les hameaux, les villages, les villes, fantasques comme des chèvres, perchés sur des rocs, dégringolés dans les creux, pressés le long de tant de rivières et de ruisseaux, qui dévalent, roulent, cascadent, tout gonflés par l’hiver, taris d’un coup de soleil…
Rude pays, exigeant, où la ténacité seule de l’habitant arrache du sol hostile quelques produits… Mais l’homme s’y trempe, robuste et vaillant… Même, une joie forte monte de ces âpres cultures, de ces logis battus par huit mois de froid, de ces pauvres églises aux clochers en dents de peigne, de ces auberges où la cabrette chevrote ses montagnardes et ses regrets, où la bourrée ébranle le sol, où fume la soupe de lard et de pain sombre ; où le vin rouge, à pleins bords, arrose la fourme blonde, le fromage vaste comme une demi-barrique.
Rude pays, d’où beaucoup doivent émigrer pour des métiers lointains… Mais sans oublier, — tant reste chaud à leur cœur le souvenir de l’horizon nostalgique…
Ma chère Auvergne !
Mon Auvergne ! — souvent délaissée, — où je reviens toujours… Les morts se lèvent de toutes parts, et les rocs et les hêtres sont autant de formes que je crois reconnaître sous la brume qui les enlinceule… Là, j’ai promené mon enfance et ma jeunesse… Là, planèrent mes espoirs… Là, passèrent celles qui passent… Et ces petits œillets sauvages, décolorés par la saison, à peine plus gros qu’une goutte de sang, n’est-ce pas autant d’illusions fanées, qui ne refleuriront pas ?
La vie peut vous tresser les plus merveilleux bouquets — aucun ne vaudra la gerbe claire des vingt ans !
Bien des fois, dans une existence nomade, au Nord, j’ai cueilli le doux vergissmeinnicht ; au Sud, j’ai respiré les orangers de l’Espagne andalouse, et par l’Extrême Asie, à travers la forêt tropicale, les plus somptueuses orchidées lançaient leurs fusées de fleurs au-dessus de ma tête.
Mais qu’est-ce que les merveilles de l’Univers auprès des genêts les plus communs de la terre d’où l’on est sorti !
Ainsi, j’écrivais, il y a vingt ans, — à quoi il y aurait trop à reprendre, aujourd’hui. J’ai changé, évidemment ; et l’Auvergne aussi ! Vingt années de plus vous mènent un homme aux confins de la vie. Et vingt printemps « de progrès » pèsent sur les épaules des Puys et des Plombs, contemporains de la création. J’ai changé ! Pas tellement, peut-être. Des pays encore ont passé devant mes yeux, des douleurs se sont entassées sur les joies, l’histoire du monde en folie s’est épaissie de sang, d’héroïsme et de deuil, — et, par les paysages de lave et de châtaigniers, me revoilà, avec le même regard, rajeuni, la même âme, reverdie, des rives de la Dore aux sources de la Jordanne…
Il y a seulement cette petite phrase : « Là, j’ai promené mon enfance et ma jeunesse » qui me taquine. J’abandonne « mon enfance », oui mais « la jeunesse » ! que j’enterrais, il y a vingt ans… Non, non, je n’efface rien. Je garde l’illusion rétrospective d’avoir été jeune, vingt ans de plus — où j’ai ajouté l’Auvergne et Au cœur de l’Auvergne, à la littérature régionaliste, — quitte à faire sourire, comme je l’éprouvai, respectueusement, ce jour de 1912, à Maillane, où Frédéric Mistral me dédicaçait une rare photographie :
« Avec Alphonse Daudet, en 1885, au Mas de Vers, dans une prairie de Camargue… à mon ami Jean Ajalbert, en souvenir de ma jeunesse…
qu’il situait donc à cinquante ans : il en avait quatre-vingts. Quel exemple, que la jeunesse n’a pas qu’un temps…
Quand même, je doute vraiment d’avoir à remanier cette préface, pour une réimpression qui se ferait désirer, comme celle-ci, près d’un quart de siècle encore.
J. A. — 1926
P.-S. — C’est ici, un livre qui date ; à travers une Haute-Auvergne d’il y a près d’un demi-siècle, — où l’on ne connaissait pas les autos, les bas de soie ni les cheveux coupés, dans les villes de progrès et d’usines.
Veillées d’Auvergne
C’est à Aurillac, dans l’étroite rue du Rieu, une boutique de pharmacien.
Au-dessus de la porte, le nom du propriétaire : RAMES, le bon géologue de la terre cantalienne.
Je ne l’aperçois pas, tout d’abord, dans la demi-obscurité, assis derrière son bureau-caisse, courbé sur des paperasses.
Un marteau, des fragments de pierre, des débris d’ossements, sur une tablette à portée de sa main, témoignent des occupations et préoccupations du savant, tout à la minéralogie, et ne s’en distrayant qu’avec chagrin, pour la préparation des ordonnances.
— On est trop tenu, dans la pharmacie, murmure-t-il. Je ne sors plus…
Juste, la porte sonne, un client pénètre !
— C’est tout le jour ainsi… Dérangé à chaque seconde ! Et si vous saviez pourquoi ! Un sou de boules de gomme ! Et souvent pour rien ! Des renseignements à n’en pas finir ! Mille questions auxquelles il faut bien répondre ! Ça vous mange la vie ! Nous allons monter. Nous ne serions pas tranquilles ici. Ma femme gardera la boutique.
Deux étages au-dessus.
M. Rames m’introduit dans sa retraite, deux chambres qu’on devine jalousement réservées, interdites, qui tiennent du musée et du laboratoire, du musée par les collections alignées, du laboratoire et du cabinet de travail, avec ces brochures ouvertes aux feuillets fatigués, aux marges mangées de corrections, et ces godets où de la couleur est délayée, où trempent des pinceaux. Des cartes du sol et du sous-sol auvergnat sont étalées, saignantes comme des entrailles, aux gisements marqués de taches violentes, fraîches, des cartes que complète et modifie un minutieux et incessant labeur de découvertes.
A un clou, la gourde, le bâton, la blouse du chasseur de pierres.
Après avoir ramené un peu d’ordre sur sa table en désarroi, mon hôte, complaisamment, se prête à ma curiosité, décroche la faïence ancienne, les épées formidables, les lances ajourées comme la dentelle des fougères, me conte l’histoire de ses heureuses trouvailles de meubles, de bibelots, au hasard de vingt années de courses à travers le haut pays…
Puis notre attention va aux squelettes, aux petits blocs rangés sur la cheminée, sur les armoires, sur toutes les saillies, sur tous les rebords. Et comme, de roche en roche, on franchit une rivière, de l’un à l’autre des cailloux, exposés dans cet appartement, notre pensée passe à gué les âges et les mondes, jusqu’au bord du chaos, dans la nuit des temps…
— Dans la nuit des temps, a dit M. Rames, agenouillé devant les tiroirs où il conserve, soigneusement cataloguées, les archives de la création…
Je suis là, en écolier attentif, tout yeux et tout oreilles…
Mais aussi quelle leçon !…
Avec quelle clarté et quelle méthode, quelle éloquence précise, M. Rames expose les choses, résume tant et tant de livres écrits sur le sujet — en quelques courtes phrases…
— Dans la nuit des temps, nos montagnes n’étaient qu’un plateau… une île à peine émergée de l’Océan préhistorique…
J’écoute, et M. Rames me dit le terrain primitif, le terrain houiller, et l’époque tertiaire où commence à grouiller la vie, avec les lacs d’eau douce et tiède, qui se sont creusés dans le plateau émergé, bordés de palmiers et de palétuviers, fréquentés de gros reptiles…
J’écoute, mais, surtout, je regarde tout cela qui luit, mystérieusement, qui s’allume et qui s’éteint, dans la profondeur de ces tiroirs…
Ce ne sont que des pierres et toujours des pierres, claires ou sombres, mais avec toutes les nuances les plus délicates et les plus changeantes du ciel et de l’eau. Il en est de noires, de vertes, de rouges, de roses comme le matin, de fauves comme le couchant ; en voici de truitées comme des écailles de poisson, en voilà de veinées comme une chair. J’en vois dont les teintes sont si fragiles qu’elles ne semblent être que le reflet d’une fleur ou d’une aile de papillon. Et d’autres recèlent je ne sais quels souvenirs d’étoiles inconnues, d’aubes perdues, de crépuscules oubliés…
Je regarde, les yeux éblouis de la lueur éternelle de ces fossiles, et, tout d’un coup, comme un élève en faute, je m’aperçois que je perds la moitié de la leçon.
M. Rames a dépassé les époques où, sur le plateau central, rien n’avait encore vécu.
Il me fait remarquer un morceau de carapace de tortue, un morceau large comme un bouclier.
— Cette tortue géante fréquenta les rives des lacs tièdes, tributaires de la mer d’où sont venus, par exodes inouïs, tous ces coquillages incrustés sous l’argile…
Des tiroirs, sortent des gâteaux de calcaire, saupoudrés de cérithes et de cypris.
M. Rames continue :
— Ensuite, les lacs, les lagunes se comblent, les plantes s’élèvent hors des eaux. Bientôt le marais est comblé. Alors…
Tout d’un coup la voix change. Je devine que nous touchons à quelque période fameuse.
— Alors se produit le premier épisode volcanique !
Maintenant, M. Rames est dans son élément.
Il parle du volcan !
Dès lors, sa physionomie s’anime, sa voix s’amplifie, et c’est avec passion qu’il explique et qu’il décrit.
Un à un, il me dit les tremblements de terre, les secousses préliminaires, les crevasses d’où sourdent les jets de basalte, et l’apaisement qui succède, pendant lequel un fleuve coule, aux rives habitées de mastodontes, de dinotherium, de gazella deperdita — qui ne saurait durer dans un pays accidenté.
— La contrée était donc en plaine !
Et, comme après chaque assertion, la preuve, M. Rames brandit un quartier de mâchoire monstrueuse, ou bien extrait, d’une boîte garnie de coton, une dent d’hipparion, l’ancêtre de notre cheval.
— Encore un coup, tout va changer… Le fleuve se tarit… Il y a des tiraillements du sol… L’ère des grands volcans s’inaugure… Le Cantal se troue, vomit des flots de trachyte, comme une fonte en fusion, avec des trombes de scories, ici, denses, là, légères et spumeuses…
J’écoute toujours.
Au dehors, l’averse tombe ; dans la pièce, les ténèbres s’amassent ; je marche, la pensée chancelante, à travers des catacombes où me guide quelque fabuleux génie.
Désormais je ne sais si je dors ou si je veille… J’assiste aux crises ardentes de la matière, je traverse la fournaise des volcans, je suis dans le cratère, avec un compagnon bizarre, qui porte une simple calotte bourgeoise. Un seul œil brille derrière de vastes lunettes d’alchimiste, l’autre mort — sans doute la Terre qui s’est vengée, avec un éclat de pierre, du téméraire qui travaille à lui ravir ses secrets… Un compagnon étrange et fantastique, que ce cyclope bienveillant, dont la moustache pend, maigre et sèche comme une herbe de muraille, et qui a le rouge d’une décoration sur sa veste… Nous allons, et son marteau prestigieux abat devant mes pas les parois du monde souterrain… Un à un, les murs s’écroulent, et je sens que nous escaladons vers la lumière, que nous y atteignons…
Encore, seulement, à patienter quelques millions de siècles !…
A présent, je vis à l’époque pliocène où les animaux ont des ressemblances avec ceux d’aujourd’hui, mais dans un climat plus chaud que le vôtre, ô montagnes refroidies et chauves d’à présent ! Oui, je me promène à l’orée de forêts vierges, parmi les flores tropicales dont on a retrouvé les traces silicifiées !…
— Quand la forêt eut fleuri des milliers de siècles, une éruption éclata, la plus terrible de toutes, qui ensevelit la contrée sous un linceul de cendres… On a déterminé la saison, la minute exacte où la sylve fut surprise… Nous possédons le moulage de sa vie gardée dans la poussière… On sait d’où soufflait le vent par l’inclinaison des feuilles saisies frissonnantes… C’était au printemps, en pleine vernation, comme l’indiquent les feuilles, toutes jeunes, encore plissées !… Regardez ces empreintes des boutons les plus frais, des baies les plus tendres, des insectes morts sur le cœur des fleurs… Et puis cela recommence, d’autres péripéties du feu… L’effroyable chaudière plutonienne soulève bien des fois encore l’écorce terrestre, cuite et recuite… Les laves débordent, montent en tempêtes de flammes, en incendies qui lèchent les voûtes du ciel…
Puis, c’est la neige, la blanche neige qui tombe, qui tombe ; les glaciers qui se forment, et puis la fonte des névés, qui creusent, par leurs torrents, les vallées, et déchirent et dentellent le volcan ; les basaltes et les trachytes se cassent, s’effondrent, sont roulés sur les pentes, haussés sur les sommets ou entraînés dans les fonds, et les puys, les plombs, les cônes, les dômes, les sucs, les pitons s’érigent, se modèlent…
Et puis… et puis… la vie est trahie, nous est révélée par l’ours des cavernes, le mammouth velu, et le renne, — et l’homme…
Nous sommes sortis de la nuit des temps…
— Monsieur… monsieur…
Nous nous levons, comme en sursaut, tous les deux…
— Monsieur, on vous demande, c’est pressé ! crie la servante, heurtant à la porte.
Hélas ! le charme est rompu !
— Diable de pharmacie ! murmure M. Rames, et nous descendons.
Lui retourne à ses drogues, derrière ses balances, et je me retrouve dans la rue maussade, sous la pluie qui n’a pas cessé ; et je regagne mon hôtel, avec, dans les yeux, la vision des grands volcans, flambant jusqu’au ciel, avec, à l’oreille, la phrase du géologue : « Dans la nuit des temps… »
Donec optata veniat…
Jusqu’à ce que la mort désirée vienne.
J’imagine qu’il n’y avait, dans ce souhait inscrit au portail sculpté d’un hôtel de la rue d’Aurinques, où la mort est ainsi sollicitée de pénétrer, qu’une passagère bravade — comme tout le monde se donne au diable à de certains jours — un de ces inutiles défis que l’Inexorable ne relève qu’à son heure, toujours sûre du dernier mot. Je croirais même que celui qui avait proféré cet appel — des choses qui se disent, mais qu’on ne pense guère — et l’avait fait marquer dans la pierre, au fronton de sa demeure, ne tarda pas à espérer, dans son for intime, que son invitation ne serait acceptée que le plus tard possible. Le chagrin le plus cuisant se refroidit à la longue. Que de peines mortelles — auxquelles on ne succombe pas ! Et puis, il devait tenir à sa douleur de vivre, le propriétaire qui l’avait si confortablement installée. Il dut vite cesser d’avoir tant de hâte à s’en départir. Comme j’y logerais bien les miennes de peines, pensé-je, devant cette maison, un de ces logis simples d’extérieur, qu’on devine au-dedans spacieux, avec des escaliers aux colossales rampes de chêne, les parquets, les boiseries, tout en chêne, en cœur de chêne, pièces vastes, hauts plafonds de poutres, profondes cheminées, — comme on doit y prolonger jusqu’à l’extrême vieillesse, non sans contentement, les plus rares amertumes ! Que l’on serait bien ici à attendre la noire visiteuse — oh ! sans presse, comme ils disent — derrière cette façade où je me suis arrêté à déchiffrer la phrase, que le temps fort sage a presque effacée, donec… ta veniat…
Donec veniat, en attendant qu’Elle vienne, puisqu’Elle doit venir, oui, je me résignerais bien à dépenser mon lot d’existence dans cet Aurillac, que j’avais jugé plutôt mal, tout d’abord.
Saint Géraud me pardonne !
D’ailleurs, je suis revenu si vite de ce jugement téméraire !
Et puis, nous sommes sujets à l’erreur, tellement ! Ce n’est pas neuf, mais toujours excellent à répéter. Précaution utile entre toutes, surtout au moment de rédiger des notes de voyage. Nos impressions si variables : girouettes au gré du vent qui souffle — et qui souffle pour tout de bon, ici, le vent de la montagne ! — nos sensations si fragiles, modifiées suivant que nous nous levons de table, ou que nous sommes tiraillés par la faim, notre cerveau, l’orgueilleux cerveau, en somme captif de tant de lacets et de cordons, par lesquels il commande, et qui l’enchaînent à l’estomac, notre humeur de tout le jour grevée de ce que nous avons dormi bien ou mal !
Or, je n’avais reposé ni peu ni prou.
Je descendais les membres rompus, courbaturé de tout le corps, du train qui mène d’Arvant à Aurillac, toute une portion de réseau abominablement desservie par la compagnie qui l’exploite…[1] Vieux matériel, wagons de rebut qu’on réserve à cette traversée de l’admirable massif cantalien ! Et l’on s’étonne de la rareté des touristes ! Voyage affreux, qui serait l’un des plus faciles, l’un des plus beaux du monde, avec des voitures proprement suspendues, et de ces compartiments-terrasse, par exemple, comme ceux du Saint-Gothard, balcons vertigineux d’où l’on assiste à cette escalade fantastique de lacs et d’alpes, dont l’âme et les yeux restent pour éternellement enchantés, — d’où les yeux et l’âme les plus épris de la Suisse, des Pyrénées, les plus épris de partout, ne s’abaisseraient pas sans surprise et sans admiration sur tant de merveilles à peu près inédites, ignorées des Français même. Hélas ! au lieu de jouir à l’aise du prodigieux changeant décor où court la voie ferrée (tantôt dans la vallée et le long des rives tourmentées de l’Alagnon ; plus tard par ces défilés abrupts où dévalent ces torrents farouches, par ces couloirs étroits creusés dans le roc, ou bien à travers ces mornes sapins du Lioran) avant de déboucher dans le large de la vallée de la Cère ; au lieu de pouvoir se pencher sur la fuite des paysages sans cesse renouvelés, sur le déroulement des horizons, cueillir au passage la vision des villages, des châteaux, tapis dans les creux, étagés sur les pentes, piqués sur les hauteurs, au lieu de cela il faut tout bêtement se rencoigner, songer à se caler, à se garer de la violence des chocs qui vous ballottent, vous projettent d’une banquette à l’autre : un tangage et un roulis de navire dans la tempête, une trépidation effroyable, à croire que c’est le sol qui s’ébranle, le volcan qui s’étire — et que l’on roule sur un tremblement de terre…
[1] Ceci n’est plus exact. La transformation s’est opérée depuis longtemps. Les trains les plus confortables circulent désormais l’été, avec un wagon-terrasse…
— Saint Géraud me pardonne ! implorais-je, ma prime opinion formulée, après tant de secousses et, dès la gare, sur l’aspect maussade et insignifiant de la ville.
Si je m’adressais à saint Géraud, de préférence, vous vous doutez de la raison : je me souvenais que saint Géraud est le patron d’Aurillac[2].
[2] C’est de la fin du neuvième siècle, du commencement du dixième siècle, où naquit le comte Géraud, où fut fondée son abbaye (d’où devait sortir, entre tant d’autres grandes figures, celle de l’universel Gerbert) que date authentiquement la vie de la cité qui s’aggloméra autour du célèbre monastère… Jusque-là, il n’apparaît pas irréfutablement qu’Aurillac ait existé : quelques monnaies rencontrées dans des fouilles peuvent faire présumer une station romaine, sous les empereurs, sous Marc-Aurèle ou Aurélien, d’où l’étymologie… Mais il n’en est question nulle part dans la guerre des Gaules. Quant à l’époque franque, pas d’autres traces que celle-ci : une croix — en face de l’énorme tilleul de Sully — la « Croux Malli » qui indiquerait l’endroit où se tenait le mal ou mallus, sorte d’assemblée judiciaire ! Maigre témoignage ! Mais depuis saint Géraud, le chef-lieu actuel du Cantal peut prouver, par pièces et archives, la suite de ses destinées, ses annales heureuses et non, tour à tour ; splendeur de l’abbaye dont la science brille si puissamment sur la chrétienté ! En effet, le roi Robert, fils de Hugues Capet, s’y rendait en pèlerinage ; le pape Urbain II en consacrait l’église, en revenant de prêcher à Clermont la première croisade ; le souverain pontife Calixte II y séjourna ; au treizième siècle, un couvent des Cordeliers s’y établit, qu’inaugura saint Antoine de Padoue. Mais tout ce puissant éclat s’est terni aux luttes pour les franchises communales, toute cette fortune périclite et s’abîme aux guerres des Anglais, aux pillages qui, longtemps après, continuèrent de désoler le pays, aux guerres de religion enfin : prise et sac de la ville par les huguenots, destruction du monastère et des couvents, effroyable revanche de la Saint-Barthélemy ; désormais, l’histoire d’Aurillac n’a plus guère d’autres éphémérides que celles de la province et du royaume…
Certainement, saint Géraud me pardonne. Il aura compris que c’est un peu la mémoire de sa fameuse abbaye et du passé héroïque d’Aurillac qui contribuèrent à mon désappointement éphémère, devant une ville de bâtisse moderne, qui s’étalait à ma vue sous un ciel bas et sombre, avec des toits monotones, d’où n’émerge que le clocher de Notre-Dame-des-Neiges…
Ville d’aujourd’hui, d’hier, sans relief d’autrefois.
Car, de jadis, il ne demeure pas de vestiges.
Interrogez :
— … Les Anglais… les huguenots…
La réponse ne varie pas, revient devant chaque ruine de l’ancienne Haute-Auvergne ; souvenirs aigus encore, dont il semble qu’à peine la terreur s’efface ; et puis, la Révolution…
Mais surtout les Anglais, les huguenots — les z-huguenots, prononce-t-on…
Cependant, Aurillac n’est rien moins que terne, dans une situation splendide — qui se révèle à présent que le soleil a bien voulu luire, tout d’un coup — à l’entrée de la vallée de Mandailles — abritée des collines du bois de Lafage et du roc Castanet — en face de l’immense plaine mamelonnée, qui propage ses houles de terrain vers le Lot ; et, tournez-vous, c’est le puy Mary, qui, là-bas, là-haut, étage ses plans majestueux, arque sa double cime dans la nue… Et, entre cette plaine immense, comme la mer, d’un côté, à l’opposé la montagne qui se hausse et s’élance, cela ne manque pas de grandeur, cette ville-là, sans faste, prostrée en sujette, à la marge des monts dont l’indicible majesté s’étend sur elle.
Très simplement, en effet, Aurillac ne présente en édifices que des bâtiments officiels exigés d’un chef-lieu de préfecture.
Voici le Palais de Justice, d’architecture sévère, comme il convient à ce genre d’habitation : même, rien qu’à passer devant, tant la façade est revêche, on devinerait, je crois, que la personne qui habite derrière s’appelle la Loi ; elle possède pas mal d’immeubles, en France, où nul n’est censé l’ignorer. Heureux qui n’en franchit jamais le seuil ! Passons. Arrêtons-nous plutôt quelques instants dans le square agréablement planté qui occupe le milieu de la place, d’où nous pouvons examiner le clocher de l’église des Cordeliers, dite Notre-Dame-des-Neiges ; une cloche, sans doute trop grosse pour être suspendue à l’intérieur, était suspendue au dehors, au bout d’une charpente disposée pour ; comment ces messieurs du clergé satisferont-ils à la maligne curiosité des enfants, qui s’étonneront d’apercevoir dans les airs, la semaine sainte où les cloches vont à Rome, cette cloche impie ? Sans doute, ils seront embarrassés, autant que pour me renseigner sur cette Vierge dont s’enorgueillit Notre-Dame-des-Neiges — qui est une Vierge noire, trapue comme un bouddha, véritable idole hindoue, qu’on dirait en charbon. D’où proviennent ces négresses, fréquentes dans le diocèse ? J’ai interrogé quelques prêtres, feuilleté des livres ; ces statues auraient été rapportées de la Terre sainte, voilà toute la réponse.
La série des monuments aurillacois se complète par une église Saint-Géraud, naturellement — un Hôtel de Ville, où a été installé un musée Rames, un Hôtel de la préfecture, un Collège à portail sculpté, et un Lycée, et des Casernes, et un Hospice, et une École normale supérieure primaire, construite sur l’emplacement du château de Saint-Étienne, — plusieurs fois saccagé et restauré, — dont la tour superbe qui subsistait dominant la ville a été conservée et utilisée dans le monument de l’école, de sorte que, dix siècles après le fondateur de la savante abbaye, la science est donnée encore sur cette roche précisément où auraient vécu les ancêtres de Géraud et lui-même…
Quand je disais qu’Aurillac ne possède que les monuments strictement nécessaires, j’omettais l’Hôtel consulaire, la chapelle d’Aurinques et les statues qui décorent ses places. Mais quoi ! l’Hôtel consulaire, tout clinquant neuf, avec sa façade grattée et retaillée, a perdu le charme de vétusté, à quoi s’arrête et se plaît le rêve du passant…
Quelles haltes de pensées, devant le plus pauvre restant de vieilles pierres, survivantes échappées à la destruction des hommes, au désastre des âges, ces vieilles pierres fauves ou mordorées, qui semblent ruminer des choses, des choses, avec tant de joie, au soleil, ou grelottent à la pluie, se renfrognent, comme des personnes…
Certainement, elles respirent, elles palpitent… Certainement, elles sont hantées d’une âme profonde, à qui les générations successives ont légué le mystère de leur fièvre et de leur passion, le secret de leurs joies, de leurs tristesses, de leurs espoirs, de leurs rancœurs ! Sans quoi, comment expliquer sur nous l’attirance des ruines à travers lesquelles nous aimons errer, le cœur serré, devant les rides et les balafres de la matière, prétendue inerte, d’où se dégage une telle poésie de regret et d’irréparable !…
Un bloc couché dans les genêts, parmi la bruyère ou les chardons d’octobre, sous un ciel brumeux d’automne, ah ! quel torrent de mélancolie cela déchaîne en nous ! Il suffit de quelque granit informe dans les brousses pour qu’à notre imagination ressuscite le fantôme des siècles révolus… Au contraire, quelle indifférence est la nôtre devant la pierre récente, si habilement taillée qu’elle soit ; même, au marbre d’art, il faut la lente caresse des soleils et les coups de l’hiver. Comme on passe vite devant toutes ses reconstitutions ; on salue, on s’éloigne, pour courir s’abîmer en contemplation devant un pan de muraille, un lambeau de corniche tout lézardé, fendillé, effrité… Un peu ce que j’ai fait, pour cette Maison des consuls, qui n’est plus la Maison des consuls, mais un logis d’aujourd’hui, comme avec de l’argent je pourrais m’en procurer une copie…
Mais à n’importe quel prix, par exemple, je ne pourrais obtenir le double de cette humble chapelle d’Aurinques (sans doute restaurée plus d’une fois, mais pas d’ensemble) assez flétrie et rongée, tout de même, enfin, pour que j’y sente planer l’ombre chère de celui à qui elle fut dédiée et celle de l’inconsolable amante aux soins de qui elle est due.
C’est à l’extrémité de la ville, à l’endroit où un Guinot de Veyre succomba, la nuit du 4 au 5 août 1581, contre les remparts assaillis par les huguenots, dans une maison où il fut surpris par l’incendie, en se battant. Son cadavre calciné ne fut reconnu qu’à une bague d’or qu’il avait reçue de sa fiancée. Elle, tout de suite, résolut de se retirer du monde, d’entrer au Buis, après avoir fait graver à l’église Saint-Géraud, au-dessus de l’autel des Veuves, un bras passé dans les courroies d’un bouclier, la main fermée laissant voir une bague au quatrième doigt… Touchante image, charmant simulacre qu’il eût fallu précieusement conserver… En revanche, on a gardé, paraît-il, une trompette de cuivre ramassée après la victoire, dans les fossés — par quelque ancêtre de nos âpres ferrailleurs d’aujourd’hui, sans doute.
Mais de causer ferraille, cela nous mène droit à la statue de Gerbert — et nous traverserons la rue des Forgerons.
Auparavant, que je vous dise qu’Aurillac, réputée la patrie des chaudronniers, fut mieux que cela, du dixième au dix-septième et même dix-huitième siècle : la patrie des orpailleurs ; l’orpaillerie consistait à recueillir l’or que la Jordanne roulait dans ses eaux. Une étymologie controuvée, malheureusement, car elle est gracieuse, tirait Aurillac, d’Auri-lacus, lac d’or ! Cette industrie languit peu à peu et s’éteignit, les trop minces parcelles, qu’on extrairait encore, ne devant pas suffire à rémunérer le travail. Cette fabuleuse Jordanne, épuisée d’or, qui va « tarif de son poisson », à présent, si l’on n’y met ordre, avec les « empoisonneurs de rivière » qui foisonnent sur ses bords, et sur toutes les rives des riches ruisseaux de la montagne, d’ailleurs ! Du manque de cet or, probablement, a périclité le travail des orfèvres, dont les boutiques bordaient la rue de ce nom. Qu’elle était jolie, cette « parure d’Auvergne » où figuraient ces croix délicieuses, que les filles d’aujourd’hui ne portent plus ; car je ne vois plus qu’à de vieilles, vieilles femmes « ces tours de cou » qui faisaient je ne sais combien de fois le tour du cou, avant de s’agrafer sur la nuque par une large plaque d’or, — bijoux amples et pesants, qui devenaient un trésor de famille. L’or a disparu ; on se contente du toc et du doublé — à la portée de toutes les bourses. Heureusement, il n’en est point fini du cuivre, de ces chaudrons massifs, d’un usage séculaire, dont Aurillac avait la spécialité, de ces fontaines rouges, d’un modèle vénérable, dont on rencontre la pareille dans toutes les fermes. Les petites forges continuent de flamboyer, les martinets de résonner, derrière les portes basses et cintrées de l’étroite rue des Forgerons, où se pressent chaudronniers, serruriers, couteliers, et surtout dans la rue du Monastère. En outre, Aurillac s’est enrichi d’une industrie nouvelle : maintenant, tout le monde est aux parapluies : Aurillac en fabrique des quantités, ne fabrique plus que cela ; c’est, après le commerce des fromages, l’industrie la plus florissante d’Aurillac.
A propos de l’éblouissant minerai dont la poudre était mêlée aux sables fins de la Jordanne, circulent vingt légendes, dont la plus accréditée est celle qui fait couler cet or d’un miracle de Gerbert, devant la statue de qui nous sommes et pourrions si longtemps méditer ! Non pas la statue d’un homme — mais d’une époque[3].
[3] Voir L’Auvergne, pages 143 et suivantes.
La statue de Gerbert, sculptée par David d’Angers, fondue en bronze, et érigée au bout d’une promenade, le Gravier, un rectangle de sol nu et sec. Gerbert peut croire que ses concitoyens, en alignant cette promenade rigide, se souvinrent de ses goûts pour la mathématique : c’est, sous son regard, comme un tableau tel que dans les écoles, comme un vaste tableau d’épure… Le spectacle est aride, mais préférable, après tout, à celui qui s’impose, si l’on fait volte-face et que l’on s’engage sur le cours d’Angoulême.
Ici, la Jordanne reflète, lorsqu’elle n’est pas aux trois quarts desséchée par la canicule, le plus dégoûtant fouillis de masures aux balustrades de bois pourris, où flottent des loques, des guenilles à sécher, comme des drapeaux de misère et de saleté — le derrière de la rue du Buis — immonde — et, aussi, du plus inattendu, du plus pittoresque effet…
Mais, tout cela, dont nous venons de faire le tour en quelques pages, c’est l’Aurillac de tous les jours — dans un assoupissement d’où ne l’éveillent pas le sifflet des trains, le roulement des omnibus de la gare aux hôtels, ou les clairons des casernes — un Aurillac qui va changer d’aspect soudain.
Voici que ses rues s’emplissent d’un tumulte inouï, que sur des placettes, où le seul bruit d’habitude est l’eau de la fontaine dans sa vasque de granit ou de serpentine, grouille une multitude pressée ; les hôtelleries regorgent de voyageurs, les remises de chevaux — et des cabriolets, des jardinières, des tapissières, des « courriers », des véhicules de toutes sortes arrivent sans cesse, détellent en plein air…
C’est foire, demain.
Dès ce soir, la vie afflue, va et vient de la place d’Aurinques au pont Rouge, du faubourg Saint-Étienne au faubourg des Carmes.
Le vieil Aurillac somnolent se réveille ; l’Aurillac neuf, qui gagne chaque jour, s’étale vers la plaine, vers le soleil et la lumière, est empli du mouvement, déborde de foule. De tous les trains, de toutes les diligences, descendent les marchands, la sacoche gonflée gonflant leur blouse… Et toute la nuit, sous les étoiles, ou, à l’obscure, des quatre points cardinaux, c’est la montagne qui dévale, — toute sa richesse, ces troupeaux qui cheminent, que harcèlent les chiens, que poussent les pâtres et les bouviers. De bonne heure, le Champ de foire est envahi, et le cours d’Angoulême, et le Gravier, et la place d’Aurinques, et toutes les placettes, et tous les recoins de toutes les rues… Au Champ de foire, le gros bétail rouge, gloire de Salers ; ailleurs, disséminés, des marchés de moindre importance, les porcs vautrés dans le ruisseau, des lots de moutons, collés, soudés les uns contre les autres, des ânes brayants, des chèvres inquiètes, des veaux ahuris ; sur les bordures des trottoirs, les fermières accroupies derrière leurs mannes de volaille ; l’air retentissant des beuglements, des grognements des animaux, des appels, des jurons des gens, l’atmosphère chargée d’une chaude buée d’étable, d’une lourde odeur de suints et de bouses…
Cependant — avec toutes les ruses et les finesses des marchandages — les affaires se traitent ; les auberges, les hôtels sont assiégés ; on trinque, on boit, on débat des prix, on retrinque, on reboit, et tope là — il n’y a plus à y revenir, marché conclu, mieux que sur le papier… Partout, les voix s’enflent, les têtes s’échauffent, sous les feutres à grands bords, les poings cognent sur les tables, les servantes hélées par ceux-ci, retenues par ceux-là, dont les yeux s’allument, dont les mains se font hardies, ne savent à qui entendre. Partout, dans les salles et dans la rue, une rumeur montante de paroles, de cris, de disputes, de batailles, de chansons comme s’il fallait dépenser là toute la retenue des semaines de silence et de solitude. Les boutiques, aussi, sont bondées, où l’on fait provisions, les filles, de quelque ruban, les garçons, d’une pipe ou d’un couteau. Enfin, sur le crépuscule, la foule diminue, gagne la gare, les chemins de fer, les diligences, les voitures rattelées. Les fouets claquent comme une fusillade, de nouveau les routes sont encombrées de files de bêtes et de gens, les valets chassant leurs troupeaux rouges et jaunes ; bientôt, il ne reste plus en vue que quelques couples de vieux et de vieilles, un cabas sous un bras, un parapluie sous l’autre, embarrassés derrière un porc rebelle, un veau rechignant, qui refuse d’avancer, se couche…
C’était foire, hier…
La ville garde, de cette animation d’un jour, ce caractère qui lui est propre, l’indéfinissable de son atmosphère, un peu de la mélancolie d’un port, aux heures où la mer se retire…
Avec ses foires, ses marchés, Aurillac a ses flux et reflux, toute une vie, à larges flots, qui descend des sommets, la baigne, et puis remonte…
… D’Aurillac à Mandailles, çà et là, insolites parmi les hameaux de granit brûlé, des villas apparaissent, coquettes, gracieuses, murailles blanches, tuiles rouges, ardoises bleues, jardins en fleurs ! Claires bâtisses, constructions modernes, qui contrastent fort avec les noirs logis des montagnards, avec les rudes et vieux châteaux en ruines à la pointe des rocs.
Interrogez, et l’on vous répondra invariablement, pour chacune de ces bourgeoises habitations, que le propriétaire est un « Parisien » — un Parisien d’Auvergne — un émigrant — un ferrailleur.
Type curieux que celui de ces anciens tôliers, chaudronniers, entrepreneurs de démolitions, brocanteurs du cuivre et du fer, trafiquants de la rouille, partis en sabots du masut, avec tout leur avoir — quelques pièces blanches de leurs gages de bergers — nouées dans le coin d’un mouchoir à carreaux, partis sans savoir lire ni écrire, et revenus millionnaires, ne sachant que tracer une lourde croix au-dessous de la mention « a déclaré ne pas savoir signer », lorsqu’ils achètent, par-devant notaire, en belles espèces sonnantes, les biens où ils furent pâtres ou bouviers.
— J’avais treize ans, lorsque je dévalai de ces bougres de rochers, me crie mon hôte, et mon guide, dans la vallée de la Jordanne, montrant d’un geste le puy Mary, qui découpe sur l’horizon lointain sa double cime fourchue. Ah ! la malle ne pesait pas lourd : un tricot, des chaussettes de laine et des bottes, un sac de noix et un sac de blé noir, pour des parents, tout ça roulé dans une couverture… et pan per la parit ! « pan, dans la muraille ! »…
Et, à ce juron patois, son poing se fermait comme pour abattre, sa jambe se levait comme pour sauter un obstacle. Ce Pan per la parit ! était pour mon homme le Alea jacta est ! le « J’ai franchi le Rubicon ! » de César.
Nous sommes en voiture sur la route de Saint-Simon à Mandailles, dès le « premier matin », comme ils disent. A peine si l’aube débrouille les sommets dans le ciel, pâle du jour proche. Déjà nous avons traversé les champs de Belliac, le vallon fameux où Gerbert, enfant, gardait les brebis, et passé devant la maison endormie qui porte le nom de « maison du pape ».
De temps à autre, aux côtes raides, nous descendons, pour ne pas éreinter les bêtes ; et mon hôte continue de me raconter son histoire, l’histoire de tous ceux du pays que la misère condamne à s’expatrier en grand nombre.
Les hautes terres, tout en pacages, sans culture possible, à cause des hivers précoces, des nuits glacées de la belle saison même, ne peuvent abriter et nourrir que quelques vacheries, aux mois d’été ; et la Jordanne ne roule plus dans ses eaux turbulentes la moindre paillette jaune ; aussi, force est à beaucoup de déserter la montagne, pour Paris ou Madrid, les villes fabuleuses d’où les aînés reviennent avec des chaînes au gilet et des bagues aux doigts, comme des moussurs.
Nous nous arrêtons à Lascelles pour déjeuner ; aux murs de l’auberge, des gravures arrachées d’un catalogue, représentant des modèles de poêles et de machines de l’usine d’un émigrant, remplacent les images de saints, d’autrefois.
Le cimetière que nous visitons, pendant que l’aubergiste apprête les truites, — au milieu de pauvres tombes sans autre ornement qu’une croix, montre soudain quelques dalles aux lettres d’or, quelque riche entourage de fer forgé, surtout un extraordinaire caveau de famille, une chapelle de fonte massive, pièce unique, me dit mon cicerone, par son poids et ses dimensions, dont le transport seul a coûté un prix fou, tombeaux de « Parisiens », de ferrailleurs, dont les demeures dernières, concessions à perpétuité, contrastent aussi violemment avec les humbles fosses éphémères, que leurs pimpantes villas avec les sombres domiciles des paysans.
Pendant le déjeuner, comme au cimetière, comme sur la route, mon homme ne tarit pas de me crier — il a l’oreille dure — son histoire à lui, et à un tel, à qui appartiennent ces prés, et à un tel, de qui est ce domaine.
— Oui, treize ans, quand j’ai dévalé… Ah ! il ne fallait pas avoir froid aux yeux. Mais, baste, je n’avais peur de rien… et pan per la parit !
Je l’écoute, en étudiant sa face, aux larges mâchoires, son front carré, obstiné, ses yeux d’un bleu très frais, le cheveu dru, grisonnant à peine, les oreilles velues, cette carrure d’épaules solides encore, guère plus de cinquante ans, il est vrai, mais après quel travail enragé, des années et des années, sans répit !
Étapes par étapes, couchant dans les granges ou les étables, c’est le voyage jusqu’à Lyon, l’embauchage chez un charron ; au bout de deux ans, l’association avec un « pays », l’achat, sur leurs économies — quatre sous sur vingt qu’ils gagnaient, par jour, — d’une roulotte et d’un âne, et pan per la parit ! de seize à vingt ans, le tour de France, rétameurs ambulants, à travers les campagnes. Pendant ces quatre ans, il a mis de côté les deux mille francs nécessaires pour payer un remplaçant, et, le service militaire esquivé, de quoi s’installer à Paris, dans un de ces lugubres passages de la rue de la Roquette, dans ce faubourg auvergnat, où ils s’entassent tous, ceux de Saint-Simon et ceux de Lascelles, ceux de Saint-Cirgues et ceux de Mandailles, pour vingt ou trente ans de travaux forcés, reclus comme dans un bagne, forçats de l’argent.
— Tenez, quand j’ai eu les démolitions de l’Exposition, j’ai été trois ans sans retourner voir ma femme.
Beaucoup, en effet, ont leur femme là-bas, qu’ils ne voient qu’à de longs intervalles, qu’ils ne font venir qu’au moment de s’établir, amassant pour acheter un fonds, ouvrir un chantier. Elles arrivent, un matin, par « le Lyon » ; le mari les attend à la gare et les conduit à la boutique ou au logement, d’où elles ne sortiront plus une fois l’an. J’en sais, et de fort riches, qui se vantent, venues à l’époque des diligences, de n’avoir pris un train que vingt ans plus tard, pour s’en retourner…
Les hommes, Paris ne les entame pas non plus, indifférents à toutes les tentations du luxe et du bien-être. Il n’est d’autre régal pour eux que le salé, une jambe de porc, un morceau de chèvre et les farinades de blé noir ! Et, rentiers, lorsque les affaires ne les condamnent plus à se chausser et à se vêtir à la façon des villes, ils ne tardent pas à reprendre les vastes galoches et le commode gilet de laine.
D’une âpreté au gain qui ne se dissimule pas, d’une énergie peu commune au travail, avec un mépris absolu pour tout ce qui n’est pas l’argent, ils sont remarquables aussi par leur sang-froid dans la spéculation !
Elle est d’un de ces joueurs imperturbables, cette repartie qui décèle un trait foncier de la race :
Un fondé de pouvoirs partait pour acheter, au nom d’un ferrailleur, un immeuble considérable :
— Poussez jusqu’à cinq cent mille francs.
— Bien. Je vous télégraphierai le résultat.
— Pourquoi dépenser vingt sous… Ça ne changera rien… Écrivez-moi, simplement.
Comment s’étonner qu’ils réussissent, avec un pareil estomac !
Nous traversons des villages, et, dans chacun, se dressent les pompeuses villas des « Parisiens » — d’autant plus nombreuses que la contrée se fait plus morne et désolée, à mesure que la vallée s’élève, se rétrécit et se dénude, de sorte que les habitations les plus cossues semblent se cacher dans les replis les plus tristes de la montagne ; c’est de là, naturellement, que par la force des choses il descend le plus d’émigrants. Et mon cicerone, toujours, m’instruit d’anecdotes locales, mais peu variées, et me conduit aux églises, aux cascades, aux sites changeants, brusques, tour à tour doux et charmants, grandioses et sauvages, calmes ou tourmentés des rives de la Jordanne.
Non loin de Saint-Cirgues, nous percevons comme d’énormes sanglots, dans le ravin où s’encaisse la rivière. Nous approchons du Saut de la Menette ; c’est, dans le gouffre que les eaux ont creusé à travers les laves, un horrible pêle-mêle, un effroyable chaos de rocs chus des hauteurs, au milieu desquels la rivière se débat avec fracas, la petite Jordanne ! furieuse comme un océan aux jours de tempête, contre l’entassement formidable de roches qui lui barrent son cours ; une guerre de milliers de siècles, qui déchire la vallée, comme des coups de tonnerre d’un orage éternel !
Une jolie religieuse, dit la légende, se précipita dans l’abîme pour échapper aux poursuites du diable. Mais la menette ne fut pas broyée. Miraculeusement, ses jupes se gonflèrent en parachute, et, légère, elle descendit sur un bloc où elle put attendre du secours…
Nous remontons en voiture et, par Saint-Julien et Perruchès, nous atteignons Mandailles, au-dessous du cirque de forêts et de prairies qui recouvrent le cratère dont le puy Chavaroche, le puy Mary, le puy de Bataillouze et le col de Cabre dessinent les bords gigantesques. Il suffit de quelques heures, d’Aurillac ici. Nous nous sommes attardés si bien qu’il est soir déjà. Je suis las, un peu ; mais, tandis que le repas se prépare, je ne puis refuser à mon hôte le tour du propriétaire ! Au delà du bourg, dont les chaumières se tassent, comme des moutons peureux, dans un étroit espace, au bord d’un ravin, il m’énumère, de la même voix criarde, les lopins de sa propriété, acquis à telle époque et à tel prix… pan per la parit ! et ceux acquis trois ans après… et pan per la parit ! toujours.
Nous suivons un sentier de beaux arbres comme émus et graves, dans le mystère de l’ombre, et les rocs mêmes semblent frissonner de crépuscule, les rocs mêmes, comme touchés à l’âme par cette petite mort de la nuit qui tombe.
Mon homme, que ne paraît guère impressionner la poignante mélancolie de l’heure, continue de m’énumérer ses gains et ses réussites !
Heureux homme, heureuse âme de négoce et d’usure, solide âme positive, qui ne se pâme qu’au tintement des pièces de cent sous ! Mais alors pourquoi ce retour au pays, cet amour de la montagne, nostalgique et vivace ! N’est-ce pas, chez la plupart, la vanité de se montrer triomphant aux lieux où ils furent misérables ? me demandé-je.
Par intervalles, dans le solennel silence, sonnait la corne d’un chevrier ramenant les troupeaux de tout le village qu’il garde en commun.
Le ferrailleur proposa de rentrer ; l’inspection était finie de tout son domaine !
— Oh !… attendez, lui dis-je ; écoutez… dans ces arbres…
Alors, le ferrailleur, qui depuis le matin ne m’entretenait que de ses spéculations et de ses entreprises, me cria, dans la figure, de sa grosse voix :
— Vous êtes bien heureux, vous, d’entendre !…
Et, secouant, de ses deux mains, ses oreilles velues :
— Voyez-vous, la ferraille, ça casse la tête… J’y ai laissé la moitié de mes oreilles, dans le métier… Au diable, les écus… Il n’en faut pas tant pour vivre, et mes bouviers sont plus heureux que moi. Oui, j’ai de l’argent… mais je n’entends plus la chanson des oiseaux…
C’est en haut de l’avenue de la République, qui descend de la gare d’Aurillac vers la ville, sans enthousiasme.
Les chemins ont leur allure, comme les gens. Des sentiers grimpent vifs, fantaisistes, ainsi que des chèvres. Des boulevards se pavanent, lents, orgueilleux d’être regardés par des boutiques riches, des hôtels opulents. Des routes s’allongent souples, harmonieuses, discrètes comme des vierges, ou hardies comme des veuves. Le mystère tourne, s’enchevêtre aux ruelles d’histoire et de passé. Des passages sont visqueux comme des limaces. De glorieux souvenirs parfois moisissent en quelque sombre venelle. Des places meurent de silence et d’oubli, déjà gagnées par l’herbe, comme des tombes. Des faubourgs travaillent, boivent, chantent et dansent. Mais les voies qui desservent des octrois aux localités sont presque toujours indifférentes. C’est à peine si elles participent des cités où elles se traînent. Avenues de la Gare, avenues de la République, boulevards de l’Est, cours du Midi, c’est comme des chemins sans père ni mère, pas reconnus, qui ne rappellent rien ni personne.
Notre avenue de la République aurillacoise est maussade entre toutes les avenues de la sorte, dans les trois quarts de son parcours. Désolée par un bout comme si elle avait manqué le train, elle s’arrête à la rue de la Gare, sans plus, dès qu’elle aperçoit l’horloge, où il n’y a jamais d’heure pour elle de s’évader. Ou navrée, par en bas, de sa malencontreuse destinée qui s’achève précisément où la ville commence, au bord d’un Palais de justice qu’elle semble prendre à témoin de sa détresse, devant un square aimable, plein de bonne volonté, mais ça n’est jamais qu’un square, tandis que… Tandis que, misérable avenue terre à terre, ta perspective s’élance jusqu’au sommet neigeux de Chavaroche, là-bas, là-bas, dans la nue, où tu ne monteras jamais…
Sur le trajet, il n’y a guère, pour forcer le regard du passant, que la « montre » du photographe Parry, où toujours, s’affiche quelque belle épreuve. Bien souvent, je m’étais distrait à contempler un portrait de vieille femme filant sa quenouille, dont l’envie me prit d’acheter un exemplaire.
J’interrogeai l’artiste :
— Cette bonne femme ? mais elle vit encore… Elle a plus de cent ans… Elle habite à côté… Il y a cinq ans qu’elle m’a posé ça… Elle est bien toujours assez gaillarde…
L’image provoqua ma curiosité de connaître le modèle. Je n’avais pas songé qu’il pouvait exister. Cela paraissait plutôt une reproduction de tableau. Non que cet âge soit rare dans nos campagnes. Des « anciens » qui « approchent les cent ans », chaque village en possède quelqu’un ou quelqu’une, cariatides aux cheminées, l’hiver, et l’été, comme des épouvantails — leur raide ossature chargée de haillons fantastiques — immobiles, sur le banc, au seuil de la maison… L’église, aussi, en abrite sous son porche ou contre son bénitier, de ces ruines humaines, sans presque plus rien d’humain. Le long des grand’routes, il en chemine sans cesse, des porte-besaces aux pieds estropiés d’avoir foulé tout un siècle, qui ne savent plus d’où ils viennent, c’est si loin ! qui ne savent pas où ils vont, où ? nulle part ! Misères en marche forcée perpétuelle, ou décrépitudes scellées au pas des portes, survivants que la Faux oublie contre les murailles dont ils ont la rigidité, entre les arbres dont ils semblent quelqu’un, rabougris, la peau rêche et fendillée comme une écorce, — solitaires épis debout après la moisson…
Mais cette vieille-là, dont le portrait excite mes réflexions, c’était une vieille à part. Le pittoresque de sa mise n’offrait rien d’hétéroclite. — Il était nature. Il n’avait pas été composé de hardes théâtrales pour satisfaire l’œil du touriste. La coiffe pendante était la coiffe commune du pays — jadis — quand se portait la coiffe, au lieu de ces hideux chapeaux d’à présent. Les pointes de son fichu de laine tombaient se croiser dans le babarel traditionnel, sorte de corset extérieur, superposé et cousu au corsage sur les côtés, mais libre par devant, formant soufflet, dans lequel on peut fourrer maints objets, porte-monnaie, mouchoir, livre de messe, ou planter le bâton de la quenouille… La boîte aux lettres, encore ! l’appelait-on. Et il dut bien servir aussi, ce babarel, à contenir le double trésor de jeunesse et de maternité qui ne le gonfle plus aujourd’hui, mère-grand ? Il est bien plat, le babarel, et l’on compte, à l’échancrure du fichu, les cordes du cou, sous la peau distendue. Le visage, non plus, ne ressemblait pas à ces visages qui se ressemblent tous, creusés et défoncés par les rides, comme des chemins disparus sous les ornières. Dans ce rude costume, sans nul ornement, la figure, solide encore, sous les entailles des années, semblait me reprocher : « Tu ne me reconnais pas ! Regarde-moi bien…? Je te touche de près, pourtant ? » Mais oui, je la reconnaissais, dans son fruste vêtement, je la reconnaissais bien, et cette icône de papier, c’était la vigoureuse ancêtre, c’était l’Auvergne, si vieille et si vivace, dont les mains laborieuses filaient une grosse quenouillée, encore, et promettaient d’en filer bien d’autres…
Mais elle ne devait guère parler français et je craignais de ne pas assez me faire entendre… Heureusement, près du Square, je rencontrai mon ami Armand Delmas, un fervent du patois, et que sa profession d’avocat met à même de « pratiquer » chaque jour avec les clients campagnards.
— Allons voir la Centenaire…
— Où demeure-t-elle ?
— 81, avenue de la République…
— Oh ! mais c’est tout en haut, c’est à la gare.
Il se serait agi de l’ascension du Plomb que Delmas n’aurait pas opposé tant de résistance, par ma foi ! Delmas est un intrépide marcheur : il ne s’assied jamais. Il n’est pas plutôt assis qu’il se rappelle une visite, une course oubliées ! Cependant, de monter là-haut, ça ne lui disait pas, non. Mais je ne le lâchais pas.
— Nous ne resterons pas longtemps, au moins ?
Je le rassurai et nous rebroussâmes.
Le 81 de l’avenue de la République… Au coin de la rue du Général-Destaing… Une cour avec cinq ou six misérables logis, tous pareils, de plâtras et de tuiles rouges, comme une rue de village en miniature… Dans le jour blême, ces cases fermées contre le froid sont assez mystérieuses… Personne… Mais une ombre, bien incapable d’en tirer de l’eau, est accotée au puits :
— Mme veuve Lascombes ?
C’est peut-être elle, au fait… Non, elle nous enseigne une des masures… Nous cognons à la porte vitrée de l’humble case. On vient.
C’est encore une vieille femme, elle peut-être !
— Mme veuve Lascombes ?
Non, mais sa fille. Décidément, on vit vieux, ici ; c’est le hameau des Parques.
— Mme Lascombes ? la voilà…
Nous l’apercevons assise — à moitié, sous une cheminée large, en disproportion avec la pièce étroite, contre le feu allumé où chauffe l’ouo, la marmite locale…
Deux lits de bois occupent le fond de la chambre, bout à bout, égayés de courtines de reps rouge et couverts d’indienne à fleurs. Une table, des chaises rempaillées, un buffet, quelques ustensiles, le tout extrêmement propre, bien en ordre. Sur un fauteuil de paille bas, c’est bien notre centenaire, telle que sur la photographie, avec la coiffe longue, et ce fichu de tricot marron, qui couvre les épaules, croisé dans le babarel, laissant nu, à l’échancrure, ce cou vide, à la peau déprimée, affaissée entre les cordes dures comme des piquets sur lesquels semble fichée la tête…
Mais, depuis ce portrait d’il y a cinq ans, il semble que la face se soit fendillée encore, que d’autres haches se soient plantées dans cette écorce, que le labour de la vie ait creusé plus avant ses sillons dans ce front résistant et ces joues flasques ; il semble que les yeux se soient renfoncés et taris sous les cils et les sourcils — comme les étangs desséchés sous les mousses et les roseaux.
Nous nous approchons, et Delmas ouvre la conversation. La bonne femme n’a pas bougé à notre entrée. Elle n’a pas répondu à nos :
— Bonjour, en français.
Sourde, aveugle ? Je me reproche déjà cette vaine curiosité ! mais Delmas apostrophe en patois.
— Nous avons vu dans un journal, que vous aviez passé les cent ans ?
Oh ! alors, elle n’est plus sourde, la maman Lascombes…
Cent ans… cent ans… mais j’ai bien plus de cent ans !…
Voici qu’elle se démène sur son fauteuil et qu’elle proteste, secouée de colère et comme d’indignation devant un pareil déni de vérité. Ses lèvres molles, comme soudées tout à l’heure, se sont violemment écartées et laissent voir, dans le trou de sa bouche, deux crochets pointus : l’un en haut, l’autre en bas, l’un à droite, l’autre à gauche, tout ce qui reste de dents…
Oh ! que non, pas sourde et pas muette…
— Elle ne veut pas qu’on la chicane là-dessus, explique sa fille. Si elle n’a pas les cent ans, elle n’en est pas loin… Elle en aurait bien davantage, si elle avait vu tout ce qu’elle raconte…
— Mais l’acte de naissance ? hasarde Delmas ; elle a bien été enregistrée ?
— Enregistrée ? se rebelle encore la centenaire malgré tout, envers et contre tous… Non je n’ai pas été enregistrée… D’oquesto tems u érou pas to fi… De ce temps-là, on n’était pas si fins, si avancés, fait-elle ironiquement… J’ai cent quatre ans et même plus…
En effet, elle aurait bien plus de cent quatre ans, elle en aurait près de cent vingt, si elle avait été présente à tout ce qu’elle répète, car il n’est pas besoin de l’interroger, elle discourt bien toute seule.
— Qu’aï pas iou bist ! Que n’ai-je pas vu ! Les capelots et les moussurs, les curés et les messieurs ; qu’on leur coupait la tête !… Et les cloches qu’on jetait à la rivière, et la messe qu’on célébrait dans les granges et dans les caves !
Ceci la ferait contemporaine de la Terreur, où elle aurait dû avoir de cinq à dix ans pour se souvenir. Donc, dans les cent quinze, cent vingt ans, aujourd’hui.
— Mère, vous n’avez pas vu tout ça, on vous l’a raconté ! insinue sa fille aux cheveux blancs.
Cette fois, ce sont des trépignements, des éclats de rire :
— Pourtant, repopio pas… je ne divague pas… je sais bien ce que je dis… Oh ! qu’aï pas iou bist !
La face crevassée oscille sur les cordes durcies de la gorge, en affirmations silencieuses. Puis, la voix reprend :
— J’ai bien vu M. de Niocelles…
— Mère, tu n’as pas vu M. de Niocelles !
— Mais si, je te dis que j’ai vu sa tête… Oh ! que io pas viste.
Et, comme pour cesser de voir l’abominable spectacle, elle gare son visage avec ses mains ossifiées.
M. de Niocelles, c’est, par ici, une des journées sanglantes de la Révolution… Tous les Arpajonnois vous le répètent comme la mère Lascombes, comme s’ils y avaient assisté… Il entre un voisin, au moment où j’écrivais cette page ; à mon interrogation, il répond tout de suite :
— M. de Niocelles… C’était un grand… un maître de la vallée… qui avait dû en faire aux petits… Je me rappelle pas ce qu’il était… Enfin, il s’était caché dans un grenier, dans les genêts, où on l’a découvert… On lui fit descendre les escaliers en le tirant par les jambes, que sa tête sonnait à toutes les marches… En bas, il y avait lou fabre do l’aigé, le forgeron de l’eau… on l’appelait ainsi, parce que sa forge était contre la rivière, là près du pont… Il lui trancha la gorge avec une hache… Puis, il lui piqua une fourche à deux dents dans les yeux, et on promena la tête à travers Arpajon et jusqu’à Aurillac… Et il y avait Milhaud, dans le tas, le fils du menuisier, qui est devenu général…
D’avoir entendu ce récit en sa toute enfance, la Centenaire peut facilement confondre, mêler les choses vues et les choses racontées !
Tout de même, que de choses, que de choses, elle a pu voir qu’elle ne dit pas, qu’elle ne sait plus, qu’elle englobe ainsi !
— Bien de la misère… Bien de la misère…
Elle est née à Marmanhac… Elle a travaillé aux champs…
Et ce sont les grandes dates des existences campagnardes… le mariage… surtout les enfants :
— Huit garçons qui sont allés à la guerre…
C’est vague et tout de même, comme nous les voyons… au temps des longs services de sept ans… Tout le sang de la vieille mère Lascombes, qui a pu couler sur tous les champs de bataille d’Europe et d’Afrique…
— Ils sont morts ?
— Eh ! pas tous… Il y en a deux qui travaillent dans la Champagne… qui sont venus l’année dernière…
Cela nous explique la présence d’une bouteille vide, avec son gros bouchon enflé, posé sur le goulot, pieusement conservée, sur le buffet, en vis-à-vis des objets de piété ou de cire, des chandeliers de verre, des bougies de couleur, alignés sur la planchette de la cheminée.
— Oh ! qu’aï pas iou bist !
Mais tant de choses qu’elle a vues n’ont pu assombrir la Centenaire. La joie de vivre, de survivre, en elle, domine tout. Elle ne demande qu’à durer ainsi, ses quatre sous de café le matin, la soupe, le soir. Oh ! et si elle pouvait dormir la nuit ! le jour, ça passe encore. Mais la nuit elle ne dort pas…
Or Delmas achève tout à fait sa conquête en citant le proverbe en patois :
— Je sais bien… Je sais bien… Ah ! vous êtes gentils, au moins, vous autres, vous parlez… Ce n’est pas comme l’autre, qui ne disait rien…
— L’autre, explique la fille, c’est un journaliste qui est venu interroger la Centenaire… Mais comme il ne savait pas le patois, ils ne se sont rien dit.
Lui est reparti, convaincu que la vieille était sourde, et elle est presque persuadée que lui était muet.
Or, elle n’est pas sourde, que non, ni muette, mais les yeux ne vont guère. Comme elle veut remercier Delmas qui parle, c’est ma main qu’elle agrippe, qu’elle enserre, qu’elle ne lâche plus, d’une étreinte vigoureuse. Plus elle se trémousse aux propos de Delmas, plus elle me secoue de reconnaissance.
Ah ! le journaliste l’a jugée cacochyme ! Eh bien, s’il l’entendait, maintenant, toute rajeunie !
— Cent quatre ans ? Pourquoi est-ce que je n’aurais pas cent quatre ans ? Eh ! je suis la nièce de Tonton de Marzes…
Et elle nous parle, juvénilement, de ce Tonton de Marzes, comme d’un vrai vieux de la vieille, celui-ci !
Tonton de Marzes avait plus de cent vingt ans quand il mourut… Nous devons bien connaître son histoire… Il habitait Saint-Cernin. Les moussurs ne pouvaient se passer de lui, tant il était gai, boute-en-train… Toute sa vie, Baptistan, on l’avait appelé Tonton… Il avait fait la guerre contre les Anglais, à Fontenoy. (Tout le Cantal, alors, y était, avec Auteroche de Murat, qui avait jeté le fameux : « Tirez les premiers, messieurs les Anglais ! ») Oui, Tonton était de toutes les fêtes… Le préfet, une fois l’an, l’invitait à dîner… Et à cent vingt ans, on le fit retirer au sort… Après les cent ans, on reprend la file… Et devinez quel numéro il rapporta, Tonton de Marzes. Eh bien, le même numéro que cent ans avant !
Notre Centenaire ne se tient plus de joie… Oui, après cent ans, on recommence son âge… Ainsi à elle, les gens lui disent en lui donnant des sous : La fillota de quatre ans vai pas croumpa un poumpou ? La petite fille de quatre ans ne va pas acheter un gâteau ?
Oh ! sans doute, quand l’aïeule songe à l’oncle Tonton, elle doit se trouver très jeune, comme vieille… C’est qu’elle n’est pas seulement causante et lucide, la voici debout, prête à nous embrasser pour les pièces blanches que nous lui mettons dans la paume. Si elle ne distingue pas les gens, elle connaît bien les sous des pièces — et nous manifeste son allégresse. Comme, enfin, je retire ma main de son étreinte, elle la ressaisit et, fière de sa santé :
— Sabes, vous cargarai pas res… Vous savez, je ne vous chargerai rien — je ne vous communiquerai aucun mal. La misera se carga pas. La misère ne s’attrape pas…
L’heure s’est écoulée très vite. Dehors, ce jour d’hiver tourne au soir, le village minuscule s’est rapetissé dans l’ombre, et quand les vieilles Lascombes ferment leur porte, c’est comme si quelques marionnettes rentraient dans une boîte de jouets. Dehors, il pleut, et l’avenue de la République continue lugubrement son métier boueux, entre des immeubles sans cour, où des parapluies de tôle peinte aux façades indiquent des fabriques de parapluies. L’avenue se détrempe, immonde, infréquentable, entre des milliers, des milliers de parapluies ironiques, bien au chaud, bien au sec.
C’est bien le moins que je m’arrête à Vic-sur-Cère[4] boire une gorgée de l’eau fameuse à laquelle la France devrait Louis XIV — à laquelle, moi (ce qui pour offrir moins d’importance historique m’intéresse fortement tout de même), je dois, peut-être, de vivre encore ! Et c’est une page d’histoire qui vaut bien l’autre, — à mes yeux !
[4] Vic-sur-Cère est maintenant une coquette station d’été, un centre d’excursions recherché des touristes. La clientèle s’est faite plus élégante. Un Grand Hôtel de la Compagnie d’Orléans s’est élevé… mais quelques milliers de personnes à la belle saison ne suffisent pas à déranger la sérénité impassible de la montagne…
Oh ! mon voyage ici s’effectua sans rien de la pompe avec laquelle la future mère du futur roi Soleil, Anne d’Autriche, et son cortège débouchèrent un jour dans la campagne où jaillissait la font salée, fréquentée des Romains, — on a déterré des monnaies, des médailles, des poteries, qui font preuve, — mais depuis des siècles perdue sous la prairie, enfin retrouvée par un pâtre à qui ses vaches en dénoncèrent l’existence par leur entêtement à toujours retourner là lécher ces pierres où suintait l’eau minérale…
Ce fut cet entêtement aussi à aller là, et à n’aller que là, ma foi dans la montagne jadis entrevue et clichée dans ma mémoire d’enfant qui me sauvèrent, peut-être… Et il y avait fort à faire… Profondément anémié, débile, un dépérissement général, l’idée me hanta que, par la montagne, je pouvais être guéri — l’idée fixe désormais. Est-ce que tout de suite, au premier malaise, ces Auvergnats, dont je connaissais un grand nombre, ne partaient pas, confiants, pour un tour au pays, quelques semaines là-bas ! Et comme ils revenaient solides, retrempés, renouvelés ! Il leur suffisait de toucher terre — sur la terre natale — pour ranimer leur vigueur épuisée. Ce que la montagne accomplissait pour ses fils, ne le ferait-elle pas pour un de ses petits-enfants ? Je résolus d’essayer : que m’en coûterait-il ? J’usai de ce qui persistait de volonté, dans l’affaiblissement de tout mon être, pour me faire expédier à Vic — assez volontairement ignoré du médecin qui me conseillait bien les eaux, mais ses eaux, lorsque la seule perspective d’un séjour dans une station en vogue, d’une saison dans une ville d’eaux à la mode me navrait ! Enfin, je partis. Avec la foi qui me conduisit jusqu’au robinet où se débitait l’eau — j’étais sauvé ! — dans cette cave d’alors, où l’on descendait par quelques marches, qui était tout l’établissement thermal, où je bus de la santé, de la vie, un peu, pour jusqu’à présent…
Au début, mes promenades étaient courtes, juste le chemin de l’auberge — car, on ne pouvait guère décerner le titre d’hôtel à l’estimable maison Vialette que par comparaison avec les hôtelleries concurrentes — juste le trajet de l’auberge à la source, où le propriétaire lui-même, toujours là à remplir des bouteilles, tirait leur verre aux buveurs… Je m’y rendais tout au matin. Dix minutes de marche, à peine. Mais combien il m’a fallu toujours davantage — à chaque pas arrêté par l’incessante nouveauté du spectacle qui sollicite la vue. Les premiers jours, rien qu’un tableau confus, dont je ne débrouillais que les grandes lignes : la vallée large et profonde, entre de hautes falaises boisées, qui se rapprochent à mesure qu’elles s’élèvent, vont se souder, au Lioran — la vallée, berceau de verdure où Vic, posé, pelotonné, se dorlote, avec, pour chevet, des jardins et des bois, avec, pour draps et couvertures, la riche prairie brochée de peupliers et de coudriers, ourlée d’argent par la rivière… Tout cela, sous des ciels du matin, où chantaient tous les nids du printemps, où glissaient au-dessus de la campagne de molles vapeurs, tout à l’heure dispersées, comme des cygnes de rêve…
Puis, je commençais de muser aux détails. Dans le Communal, c’étaient les oies, qui venaient du village par troupes, se reconnaissaient, se saluaient de loin, par de joyeux coin-coin. Sans doute, qu’elles avaient bien des choses à se dire, depuis la veille ! Mais que leur tapage était faible à côté du bavardage des laveuses, là-bas, les jacasses qui donnaient certainement plus de coups de langue que de coups de battoir…
Passé le Communal, je m’accoudais au pont qui franchit la Cère, la regarder tout bêtement couler, ravi de rien, d’un remous autour d’un caillou, de l’image renversée de la rive et des arbres comme un doux paysage d’ombre ou de fumée sous le courant, d’une bestiole sur une feuille, d’un vol de libellules — avec, seulement, dans l’esprit, la banale, mais tout de même charmante et éternelle analogie de l’eau fugitive, et de la fugitive vie…
Et de rêvasser ainsi, j’en oubliais le traitement.
Très peu compliqué, d’ailleurs, le traitement : de quart d’heure en quart d’heure, un verre d’eau, et, entre chaque verre, une promenade sous les magnifiques tilleuls, ou dans le bois, voilà tout. Rares étaient les buveurs encore, aux premières semaines de juin ! Mais leur nombre augmenta de jour en jour : ils viennent assez tôt et la colonie se renouvelle jusqu’à l’extrémité de l’automne.
Les étrangers, les Parisiens, comme on les appelle ici, les Parisiens d’Auvergne, des émigrants, qui, au moindre malaise, sautent dans le train, remontent à la montagne. Pour les autres, les bien portants, c’est une saison préventive, des vacances. Des commerçants, qui ont vendu un fonds, se reposent quelques mois, réfléchissent avant d’en acheter un autre, ou bien des jeunes gens cherchant à se marier au pays, ou des rentiers définitifs, en villégiature… Public pittoresque, tous, presque, des connaissances, à l’aise, là, comme chez eux, en pantoufles, en casquettes, en gilets ou blouses de travail — beaucoup de charbonniers, de marchands de vin, qui se remarquent à la tasse d’argent, la tasse à déguster, dans laquelle ils prennent l’eau… Les femmes tricotent, assises, par groupes, dans l’herbe ou sur les bancs… Les buveurs, sérieux, vont et viennent, une bouteille pleine sous le bras, pour s’éviter de descendre puiser trop souvent, ou pour chauffer l’eau un peu au soleil ; d’autres s’acharnent au jeu de quilles ; — après quoi ils vont s’installer à l’auberge devant quelques fioles de vin blanc et des bourrioles, des piscajous, des crêpes massives de sarrasin : ce qui ne les empêchera pas tout à l’heure de déjeuner fortement — et, après, d’en virer une !…
La bourrée !
Ah ! aux premières notes de la musette — il y a toujours parmi les buveurs quelque cabrettaïre, — un bal est vite organisé ! La bourrée ! Mais il semble que c’est la moitié de la cure : ainsi, l’ancien établissement thermal ne comprenait que deux pièces, la cave où se débite l’eau, et au-dessus une salle de bal, — où le dimanche tout le pays vient se mêler aux Parisiens ! Comme ils la virent, leur bourrée ! Non pas la bourrée guerrière, la rude montagnarde des Cantalès de l’Aubrac ; mais une danse plutôt gracieuse, tendre, et lascive aussi — telle qu’il fallait bien qu’elle fût pour séduire l’amoureuse et fantasque Marguerite de Valois qui se la fit enseigner ici, pour l’introduire à la cour…
Les quelques verres d’eau avalés, c’était l’heure du repas ; je rentrais en contournant le Communal, sous les ombrages qui le bordent vers le cimetière, et vers le jardin des Sistrières, où je ne me lassais pas d’admirer un tilleul formidable — avec son tronc où logerait une famille, son dôme de feuillage qui abriterait une tribu !
Maintenant les sommets, souvent couronnés de nuages jusqu’au milieu du jour, se découvraient clairs ; dans l’air limpide, des colosses de roche émergeaient, avec des bois pour barbes et pour chevelures, avec des orbites d’où roulaient des larmes énormes, les torrents ; et par delà les bois, et les rocs, les pentes continuaient de s’élever, vastes territoires de pacages, déserts de gazon, dont quelque buron d’ici, gros comme un nid à peine, çà et là, peuplait seul la solitude…
Comme elles passaient, ces journées monotones, mais de quelle délicieuse monotonie ! à flâner, suivant les menaces ou les promesses du temps, le long de la Cère, à travers les prairies dans tout leur éclat, vers Comblat-le-Pont ou par la route bien abritée d’arbres vigoureux, vers Comblat-le-Château ; et plus loin, à mesure que le mieux progressait en moi, jusqu’à Polminhac que domine si fièrement le manoir de Pestels. D’autres fois, mes courses étaient vers Thiézac, le rocher de Muret, planté de son célèbre tilleul. Là, à chaque rencontre, un brave cantonnier ne manquait pas de me rééditer l’histoire d’un nommé Loup, à qui son nom valut un triste sort : Ce malheureux, envoyé du commandeur de Carlat (à l’époque où Carlat commandait au pays, il y a longtemps, longtemps) au seigneur de Muret, eut le poignet tranché — pour lui apprendre que « jamais loup n’était entré dans le manoir sans y laisser la patte ». Ce qui coûta d’ailleurs la tête au gentilhomme — condamné à mort pour être allé un peu loin dans le calembour.
Enfin, j’excursionnai. On me vantait le Pas de Cère. Promenade facile — trop facile, je pensais ! Et au départ, j’éprouvais des craintes. Je redoutais quelque cascade apprêtée, une chute aménagée, l’artificiel un peu des sites qu’on renomme ! Il suffit de si peu de chose pour gâter une merveille ! Le touriste, en général, a le don tellement développé de dégrader tout sous ses semelles ! Que de grandeurs rapetissées ! Que de noblesse avilie, d’un rien ! Il n’est point de sommets assez inaccessibles, de grèves assez désolées qu’on n’y rencontre quelque témoignage de la stupidité humaine ! Il n’est point de monuments, de grands invaincus des siècles, qui n’aient subi l’outrage du passant !
Cependant, ma joie fut sans mélange, en cette promenade, qui me devint familière par la suite. Les gens du pays ont su respecter la nature et, jusqu’à présent, ceux qui ont passé ici se sont contentés de passer…
C’est toute l’histoire de la Cère qu’il faudrait écrire depuis son humble source au pied du Cantal ! Quels obstacles à franchir ! Mais comme elle y va gaiement ! La voici, torrent rageur, à travers le Pas de Compaing, se frayant un chemin parmi l’abîme effroyable où le regard hésite à plonger, du haut de la route téméraire, qui le surplombe, tournante et rapide… Là, au fond vertigineux d’un précipice, des blocs énormes ont chu, des masses colossales, des portions de montagne écroulée, des sommets précipités du ciel à la suite d’on ne sait quelle catastrophe qui ne s’imagine pas, gisant pêle-mêle, depuis combien de siècles, dans des équilibres incroyables, fantastiques ! On rêve de quelque bataille fabuleuse de géants pétrifiés au plus violent de la lutte, immobilisés dans les attitudes les plus horribles et les plus poignantes… Le vent qui souffle, gémit comme l’ahan terrible de la lutte figée au cœur du basalte ! Une épouvante vous prend !… En vain, des milliers de printemps ont récréé de la vie autour de ces désastres, tapissé de prairies les flancs de l’abîme, comblé les crevasses de fleurs et d’arbres, sans masquer l’horreur furieuse du gouffre où s’entassent ces titaniques cadavres de pierre…
Donc, je me hasardai au Pas de la Cère par le chemin qui monte de Salvagnac à Trémoulet — un petit château, ou mieux une ferme à tour-pigeonnier, sur une plate-forme couronnée de bois d’où la vue s’étend au loin sur les splendeurs de la vallée. On avance, et derrière le rideau d’arbres, à pic, c’est le précipice. Au fond d’un étroit défilé aux parois verticales de cent quarante pieds coule la Cère. Après le Pas de Compaing, elle a pu courir un peu sans entraves jusqu’ici, où une barrière de lave dans la largeur de la vallée s’opposait à son passage ; il lui a fallu creuser dans la digue volcanique une brèche par laquelle elle peut continuer sa course ; elle a dû scier la montagne ; et, maintenant, elle coule au fond de cette prodigieuse tranchée. En contournant le précipice, on peut, non loin de là, descendre jusque dans le lit de la rivière… Ici encore, comme au Pas de Compaing, la nature a revêtu les ruines de vie et de grâce, apaisé la sauvage horreur des lieux. Le travail des eaux a fendu la montagne, mais par-dessus, le bois, divisé avec elle, enchevêtre ses ramures, qui tamisent le jour, d’où ne filtre qu’une lumière pâle, une lumière enchantée, une lumière d’aurore et de crépuscule, une lumière de paradis et de rêve ; et je n’ai vu nulle part, à de l’herbe et à des feuilles, des couleurs tendres et vives, une fraîcheur pure et délicate, comme à la végétation de cette crypte merveilleuse abritée de toutes les souillures de l’atmosphère, et qui ne reçoit du soleil que l’effleurement et la caresse. Spectacle inoubliable ! soit que d’en bas, parmi les rocs éboulés où se démène la rivière, on mesure de l’œil ces deux falaises monumentales, jusqu’aux bois qui pendent à leurs bords, là-haut minuscules, — soit que d’en haut, de ces arbres énormes, le front se penche sur le vide effroyable…
Désormais, je battais le pays d’un bout à l’autre, du lit de la rivière jusqu’aux crêtes de la montagne. Tantôt, je gravissais par les rampes les jardins étagés au-dessus du vieux Vic, par Castel-Vieil, par Saint-Curial, reconstituant en pensée l’époque glorieuse de la capitale du Carladès, ou l’existence de l’ermite, qui vécut, plus haut, dans la méditation, ignorant de l’émoi des hommes ; et, après un repos sur l’enceinte, dernier vestige de sa cabane, j’achevais de monter jusqu’à l’arête d’où le regard s’abaisse sur le versant de la Jordanne.
Tantôt, par les bois au-dessus de la Source, j’escaladais vers Saint-Clément ou Pailherols, et les hameaux disséminés sur les plateaux, dans la région des burons.
Au hasard des excursions, l’imagination fouettée par la marche, je revivais dans le passé.
A Carlat, sur l’immense camp de basalte où s’éleva des siècles une place forte, une ville, réputée inexpugnable, plus encore que de la mémoire des sièges et des assauts fameux, je m’enivrais du souvenir de cette fougueuse, fine et brutale Marguerite de Valois — déjà rencontrée dansant la bourrée sur le Communal de Vic — retirée ici en disgrâce, dix-huit mois, à ne s’occuper que d’amour, — fantasque, farouche et d’intelligence si déliée — aimante, aimée, jusqu’à la mort et jusqu’au crime, de tous ceux qui l’approchent, du page adolescent, qui la sert, jusqu’au capitaine chenu qui la garde — tous des enfants tremblants à la volupté de son geste.
Une autre fois, au vallon de Raulhac, le château de Cropières me rappelait la tendre Mlle de Fontanges et son règne éphémère à la cour de Louis XIV… C’était la saison capiteuse des foins, dont le parfum brûlait sous le midi, grisait l’espace, fumait, trouble et tiède, se pâmait dans l’air à vous chavirer l’âme… comme s’il eût flotté encore sur la campagne quelque chose des défuntes royales amoureuses, comme si le rude pays était tout imprégné d’elles encore…
De temps à autre la voix de mon compagnon secouait ma songerie — le plus souvent un facteur à qui j’avais demandé de l’accompagner. Ainsi j’allais jusqu’aux replis de la contrée, jusqu’aux huttes perdues, jusqu’aux burons solitaires. Souvent, l’homme redoutait pour moi l’excès du trajet :
— Attendez-moi… Il faut encore que je monte là-haut… Je vous reprendrai…
Mais moi non. Je voulais suivre. J’éprouvais je ne sais quelle joie positive, intense, à marcher jusqu’à m’exténuer. Enfin, je me détendais. Ma charpente de montagnard qui se délassait, à ces escalades forcenées, de tant d’années courbées sur du latin et du grec, dans la prison des classes, tout l’être physique qui se dilatait, furieusement ! La joie, aussi, comme d’une initiation à la nature. Le ciel, l’eau, la terre — à pleins yeux, à plein cœur — après la réclusion de vingt ans de Paris !
Et j’emboîtais le pas à mon facteur ! Et peu sensible, je crois, à l’éloge ou au blâme — s’il fallait s’incliner à l’opinion, la vie ne serait plus à vivre ! — un seul jugement peut-être m’a touché jamais, celui du montagnard étonné de me voir aller jusqu’au bout :
— C’est vrai que vous marchez, diable ! je n’aurais pas cru…
Oui, lorsqu’au retour d’une journée d’ascension, il me disait ainsi, j’étais tout fier, tout glorieux de son suffrage, défatigué, prêt à recommencer…
Mais il faut que je coupe court à ce récit par trop personnel ! Ceux qui me lisent s’impatienteraient. Moi, je m’arrêterais à chaque caillou de chaque chemin. De chaque touffe de bruyères, de chaque buisson de genêts, je lèverais des souvenirs. J’ai gardé si claire la mémoire de toute la tendresse qu’il m’a semblé que les choses manifestaient à mon égard ! N’était-ce pas pour moi, et pour moi seul, pouvais-je croire, tout cet encens de la prairie fauchée, du foin fumant à l’ardeur du soleil, que je respirais de la cime d’un roc bourru, à contempler le cours fastueux de la vallée, ce fleuve de verdure et d’or, sans cesse élargi, vers la plaine d’Arpajon ? Et si, las des lointains horizons, mes yeux se bornaient à fouiller parmi les glaives subtils des gramens où je sommeillais paresseusement, pour qui balançaient-elles ainsi leurs légers cornets de pourpre, les orgueilleuses digitales, raides sur leurs tiges droites ? Et ces pensées sauvageonnes dont s’étoilait la pelouse des pacages ? N’étais-je pas seigneur et maître, sur ces hauteurs, dans la solitude ? Empire fragile, hélas ! trône rien moins que durable, puisqu’il fallait redescendre, dès la nuit. Oh ! je n’attendais même pas la nuit. Au soleil qui décline, le froid souffle aigu, pénétrant. Avec le crépuscule, il fallait se résigner à rentrer… Comme l’heure était biblique, par le grand frisson qui courbait toutes les frêles tiges, lustrait les gazons dont les fines pointes étaient rouges de soleil couchant, comme le silence m’impressionnait, où tintait seulement quelque sonnaille d’un troupeau, quelque écho d’un angelus, un aboi de chien, les lo lo lo lo lo lo lo lo léro lo, graves comme un cantique, d’un pâtre — la Grande !…
Maintenant, la vallée était dans l’ombre, les sommets encore se détachant, fauves, mordorés, blêmissant à leur tour… En bas, c’était une rare vision de moyen âge, la Ville haute, avec ses rues tortueuses, que partage un torrent — une ville forte aux maisons anciennes — aux murs épais, portant des balcons de bois — percées de portes basses cintrées, de fenêtres grillées à mailles de fer, çà et là flanquées de tours massives. On traverse, sur des poutres jetées en pont, le torrent qui dévale à gros bruit… Il y a toujours, à quelque balcon, une femme accroupie au haut des marches, mangeant son écuelle de soupe… Ailleurs un vieux, immobile, comme oublié sur le banc de pierre… Un refrain à bercer l’enfant qui pleure s’échappe d’une croisée… Là, des hommes occupés à ranger une provision de bois, de genêts pour l’hiver… Des femmes qui filent ou tricotent… Devant l’église, le fracas des galoches, le chuchotement de petites vieilles qui sortent de la prière… Çà et là, les fontaines, l’entrechoc des seaux de cuivre, des servantes qui jasent et rient… Sur une placette, dans un angle, un vaste brasier où chauffe une cuve à lessive, gigantesque — on ne lave ici qu’à de longs intervalles — toute la ruelle illuminée comme par un incendie… De nouveau, par d’autres venelles, l’obscurité où la vie s’apaise, se tait — le silence où ne parle plus que de loin en loin la voix de quelqu’un dans une grange ou dans une étable — le silence noir où ne s’allument que de rares lumières — un maigre lun — une par ici, par là, toutes petites, toutes falotes, derrière les fenêtres grillées…
— Un pâtre qui a tué son vacher…
Vic-sur-Cère est en émoi. Je me renseigne au café Borie, au cercle Rigal, à l’hôtel Vialette. Personne n’en sait davantage : un pâtre qui a tué son vacher ; chacun répète cette phrase et rien de plus.
Heureusement que voici le pharmacien revenant de s’entraîner à bicyclette, comme chaque après-midi, sur la route de Thiézac ; il apporte des nouvelles ; il a vu le docteur, qui doit monter au buron faire l’autopsie, tout à l’heure.
— Nous ne pourrions le suivre… Justement, il sort de chez lui…
Le temps de chausser des souliers ferrés, de prendre un bâton, et en route.
— Une fracture du crâne… Il faudra ouvrir… Je n’ai pas de scie… Attendez-moi… Je vais emprunter celle du boucher…
Le docteur revient, muni d’une scie à main, celle qui mord chaque jour dans les côtes de porc et de mouton, devenue instrument de chirurgie…
L’histoire ? Ce que le docteur en conte est bref : l’homme aurait frappé l’enfant dans une discussion ; celui-ci se serait armé d’une barre de fer, et alors…
Cela s’est accompli dans une cabane perdue, sur l’arête qui sépare la vallée de la Cère de la vallée de Mandailles, au milieu des pacages. Le meurtrier est ce petit pâtre dont chacun a devant la mémoire la conventionnelle silhouette poétique, garçonnet farouche, escorté d’un chien fou, qui hante, du jour à la nuit, la solitude des sommets et dont la chanson trouble seule, avec les clochettes du bétail, l’immense silence de l’étendue ; et la victime est le vacher, le fromager, le maître du masut.
Quel voyageur, à la rencontre d’un de ces burons perdus entre le roc et le ciel, habités du vacher et des pâtres, qui vivent là, quatre mois de l’année, avec les troupeaux, n’a cru que ces hommes devaient mener une vie paisible et bonne, et que l’isolement et le pauvre sort commun rendaient ces êtres plus fraternels, au-dessus des villes et des civilisations !
Hélas ! dans la plaine ou sur les cimes, les choses vont de même ; et le sang est versé à la crête auguste des monts comme dans les rues fiévreuses des capitales.
Il y a en haut et en bas des enfants sournois et des hommes méchants ; et là, comme ici, le fort abuse du faible.
Le vacher est roi dans la montagne ; et ce despote redoutable pèse odieusement sur le pâtre, son esclave et son souffre-douleur.
En effet, la brutalité de ces vachers est fréquente, avec des exigences tyranniques.
J’en ai vu un qui, durant la sieste, se faisait éventer d’une branche de tilleul.
Pour eux, la tome blanche, la crème douce, la bonne soupe, et, pour le pâtre, le lait tourné et les croûtes dures.
Garder dans la montagne est donc la plus affreuse des conditions, et les parents n’y louent guère leurs enfants que dans l’extrême nécessité…
Nous montons, par un sentier raide, moitié chemin, moitié ruisseau, entre des frênes et des chênes : c’est la zone des grands arbres et des sources vives ; il en jaillit une à chaque pas, à croire qu’elles sourdent magiquement sous nos bâtons ; en même temps que l’eau froufroute dans les herbes, à notre approche, les feuillages sont dérangés par des froissements d’ailes, des vols effarés qui s’empêtrent au profond des ramures…
Par intervalles, nous nous arrêtons pour souffler ; mes compagnons font assaut de savoir (nous herborisons), m’instruisant aimablement ; avec une épingle, nous piquons le cœur d’une fleurette qui part comme un piège, se replie, emprisonne, étouffe l’insecte dont le dard l’a blessée !
Souvent, nous nous retournons pour goûter la beauté de la vallée éparse sous nos regards, des prairies épaisses où la Cère décrit ses S paresseux, des pentes de coudriers et de hêtres d’où surgissent, d’entre la verdure, de sombres géants de basalte, des cascades qui sautent d’un bond, avec fracas, dans les ravins ; et, tout à fait au ciel, les sommets chauves, où luit encore de la neige…
Nous continuons de gravir ; à mesure que nous nous élevons, la flore se rabougrit, plus rien que de maigres buissons de houx, des genêts, des hêtres dégénérés, des nains accroupis sur le sol, non plus des arbres, mais des culs-de-jatte d’arbres.
Nous montons, nous respirons, nous vivons. L’air léger s’aromatise de menthe, de gentiane, de réglisse, de mille senteurs doucement amères.
Nous oublions, — la journée est si belle, de celles où l’on ne peut songer à la mort, le bleu d’un ciel si tendre, nous avons oublié le crime de la veille, le pâtre qui a tué le vacher, l’autopsie pour tout à l’heure…
Nous atteignons le parc, une clôture mobile de piquets et de chaînes d’osier, où sont rassemblées les vaches qu’un valet est occupé à traire, assis sur un trépied dont les jambes forment deux branches, une selle composée d’un seul pied qui s’évase en assiette de bois, s’applique contre le fond de la culotte, s’attache aux cuisses et à la ceinture par des courroies.
A nos questions, il tâche de répondre en français ; mais les mots peu familiers ne sortent pas ; aussi le patois l’emporte vite :
— Pauvre vacher ! je n’ai rien vu ! Quant à ce qui est de çà, je ne peux pas dire que j’ai vu. Je les entendais bien se disputer, se menacer. Je leur criai de laisser ça tranquille, que ce n’était pas joli, à la vérité, de faire ainsi pour une bagatelle… Oh !… oh !… tro di bacco ! oh !… oh !… bête de vache…
Il poursuit, toujours à traire, les deux mains aux pis de la laitière, recueillant en un seau de bois leur jet abondant, le front contre le cuir roux de la bête :
— Le berger, en revenant de garder, avait trouvé la porte barrée. Il n’avait pu avoir son écuelle. Pensez s’il devait être affamé depuis le matin. Le vacher était descendu jusqu’à un masut, là-bas. Quand il est remonté, il a commandé au gamin d’aller faire provision de bois. L’autre a voulu atteler le char. Le vacher lui a défendu — qu’il n’y avait pas besoin de char pour descendre chercher une brassée de bois. Là-dessus, ils se sont contrariés. Le pâtre a reproché au vacher d’avoir barré la porte, pour l’empêcher de dîner. Et d’affaire en affaire : « Répète ça, je te fous quelque chose. — Oui, je répéterai. — Répète, je te fous… — Foutez voir… » Le vacher lui a foutu deux gifles… Ah ! tro di bacco !… Aux cris, je me suis levé, j’ai couru… Ils avaient effrayé les bêtes… Le vacher était par terre, le pâtre essayait de le relever… J’ai demandé :
— C’est une vache qui l’a mis par terre ?
— Non… c’est moi…
Je me suis rendu compte, en voyant la tête fracassée, et, aux pieds du pâtre, le pieu de fer qui sert à planter le parc :
— Ah ! canaille, tu as fait du propre ! que j’ai crié.
— Ah ! pauvre, je ne croyais pas lui en avoir tant fait…
Alors j’ai descendu prévenir, et il s’est laissé arrêter.
Le valet se lève, passe à une autre vache ; en même temps que lui, se redresse la selle comme soudée au derrière, la selle dont l’unique pied remue, s’agite en queue bizarre, battant l’air d’un va-et-vient brusque, à chaque pas.
Nous touchons au buron, une mauvaise cabane de pierres, recouverte de paille, maintenue par des liens et des pavés, un abri barbare, comme en construiraient, pour quelques jours, des nomades ; une odeur aigre et fade s’exhale de l’unique pièce où se fabriquent les fourmes, où gîtent le vacher, le valet et le pâtre.
Devant la porte basse est un tilleul, dont le vent a grignoté, déchiqueté les feuilles, comme auraient fait des chèvres.
Un groupe attend le médecin ; deux gendarmes bourrent leurs pipes, assis sur une souche ; l’air est glacé. Ils ont noué leur mouchoir au cou.
Le juge de paix, le chapeau melon enfoncé sur un serre-tête noir, va, de long en large, roule des cigarettes.
Un garçon se tient debout contre le char, attelé de bœufs, qui doit transporter le mort. Un autre bouvier s’accoude sur le joug, entre les cornes des bêtes.
A l’écart, sur le gazon, le feutre rabattu sur les yeux, les jambes croisées, un crayon aux doigts, un carton sur les genoux, le greffier s’est installé — comme un paysagiste devant un motif…
Des cochons noirs passent et repassent, galopent, se jettent dans nos jambes.
Le médecin et le juge de paix échangent quelques paroles.
Sur un ordre, les bouviers rabattent le dessus de la bière, défont le linceul, empoignent le corps, rigide dans une chemise de couleur, un tricot de laine brune, un pantalon de bure amadou, l’allongent sur une planche qu’on incline au moyen d’une grosse pierre…
Une odeur pénible dure quelques secondes, qu’entraîne le vent du soir…
Les assistants font cercle autour de l’opérateur.
Un petit vieillard, que je n’avais pas remarqué d’abord, s’est approché — un fermier avec ses boucles aux oreilles, les lèvres rases, jusque-là droit, immobile, comme indifférent. Mais tout d’un coup, de ses yeux bleus, clairs comme des yeux de fillette, une nappe de larmes ruisselle sur la dure écorce de ses joues, dans le crin piquant de son collier de barbe.
C’est le père ; quelqu’un l’entraîne ; il se laisse emmener, frappant le sol de sa canne liée au poignet par un lacet de cuir, frappant le sol à coups répétés, ou bien, s’arrêtant brusque, les regards au ciel, comme si de la terre allait monter, ou descendre du ciel l’explication du destin, la réponse à l’incompréhensible, la certitude que cela n’est pas, ne peut pas être ; et soudain, il repart, essuyant ses pleurs, rassujettissant son chapeau qui menace de s’envoler…
Le médecin s’est agenouillé. Il décolle les cheveux, détermine la contusion ; la blessure pénétrante s’étend de l’oreille gauche à l’occiput ; la mort a dû être à peu près immédiate. Il faut ouvrir, pour constater la profondeur de la plaie, l’épanchement. D’un scalpel, l’opérateur détache la peau pour permettre à la scie de mordre… La lame grince sur l’os, comme à gratter de la porcelaine : et, après, la scie suit la couronne sanglante ainsi tracée. Nous sommes là, penchés sur l’horrible spectacle, dans l’émotion de l’inconnu scellé derrière ces paupières, derrière ce masque verdâtre, aux lèvres durcies dans le rictus d’une épouvantable souffrance. Le mouvement ébranle la planche, le va-et-vient saccadé de la scie fait aller et venir, à chaque secousse, les bras inertes, comme les manches vides d’un pantin.
Parfois, la scie ne pénètre plus…
Alors le docteur l’enfonce à coups de marteau, et ce sont les jambes qui se démènent, les pieds qui tressautent, tandis que le vent, de plus en plus fort, ébouriffe la chevelure, la barbe morte…
Enfin, le couvercle est soulevé, l’encéphale apparaît, gluant de caillots sanguinolents, comme un œuf rouge énorme.
Le médecin examine, et puis replace la calotte, qui s’emboîte mal, les os éclatés par ce marteau et cette scie : pour la maintenir, il faut nouer un mouchoir sous le menton, comme les paysannes pour le mal de dents ou pour se garantir les oreilles.
Le médecin réclame de l’eau, un linge ; la source est plus bas ; il faudrait du temps ; un bouvier puise avec une large cuillère dans un baquet, verse du petit lait sur les mains du docteur, lui tend sa blouse pour s’essuyer après…
Nous descendons, vite, silencieux ; la nuit comble la vallée ; de temps à autre nous parviennent encore, des pentes, les tintements de sonnailles d’un troupeau en marche, la mélopée d’un pâtre qui rentre, qui va clore…
Cette nuit-là — peut-être avais-je pris trop de café en allant me faire raser chez Rongier, le cabaretier-coiffeur, — je tardais à m’endormir. J’avais lu, très avant dans la soirée, Crime et Châtiment, de Dostoïevsky, et puis, l’assassinat de Rodez, l’histoire de Fualdès, que son petit-fils même m’avait contée, avec des détails inédits après dîner, me revenait en sourdine. J’étais préparé pour les cauchemars les plus étranges. Je dormais, me réveillais, m’agitais sur l’oreiller. Un tapage se fit dans l’auberge. On frappait à grands coups aux volets. J’entendis des voix. Une phrase m’arriva, clairement :
— M. R…[5] a tué sa maîtresse…
[5] Ceci se passait, il y a quelques années ; tous les journaux s’entretinrent de cette affaire, qui se termina par l’interdiction de l’assassin, reconnu fou. On comprendra les raisons de convenance qui font taire ici le nom de ce malheureux.
Je m’éveillai, mais je n’entendis plus rien, tout était rentré dans le calme. Je crus avoir rêvé et je m’endormis pour de bon, cette fois.
Il était grand jour quand je descendis. L’aubergiste m’accueillit avec la phrase que j’avais donc réellement entendue :
— M. R… a tué sa maîtresse…
Je les avais vus, la veille, l’homme, pâle et malingre, vêtu de sombre, elle aussi, en vêtements noirs ; ils sortaient d’une auberge de la route et montaient en voiture.
Deux jours ayant, j’avais dîné à côté d’eux, après avoir assisté à leur arrivée, au milieu d’une population émue devant ce spectacle insolite de la guimbarde à quatre chevaux.
L’aubergiste Fricot semblait bouleversé, la veuve Vaquier oubliait de rentrer l’unique table et les deux chaises qui composaient la terrasse de son café. Comme c’était en pleine période électorale, j’avais cru à l’arrivée de quelque candidat. Il n’en était rien. Le personnage de marque, dont le passage à Vic-sur-Cère secouait la torpeur du bourg, s’appelait Paul R…, secrétaire du préfet du Cantal, sous le Seize-Mai. Il venait, fort à propos, de recueillir l’héritage paternel, ayant dissipé en quelques années la fortune de sa mère.
— Il ne sait pas le nombre de ses fermes, nous disait l’aubergiste. Il est riche ! riche… (et son œil cherchait une comparaison que les montagnes natales ne lui fournissaient pas), il est riche comme le Pérou. Ah ! il en a mangé du bien… Il est, là-haut, avec une gueusasse de jolie fille, oui, uno gento fillotto… Il en a un grain… Croyez-vous qu’il n’a pas voulu de la lampe !… Il lui faut des bougies… Certainement, il est un peu fou, un paou foutral, il ne sort que la nuit…
Nous ne prêtions guère d’attention aux propos de l’hôtelier, citant comme indices de folie le fait de dîner avec uno gento fillotto, de préférer les bougies à une lampe fumeuse et de sortir la nuit…
Cependant, montant dîner, nous ne pûmes nous empêcher de jeter, en passant devant le couple, un coup d’œil d’exilés sur la gento fillotto. M. R… se leva et nous claqua furieusement la porte au nez. C’était vif, mais l’homme avait bien le droit de se défendre contre les indiscrets sans être taxé de folie ! Après ce dîner, il repartait pour Murat. Les servantes, peu accoutumées à ces générosités, nouaient dans leur mouchoir les menues pièces de monnaie que leur avait laissées M. R…
— M. R… a tué sa maîtresse…
Cette simple phrase révolutionnait le bourg, d’habitude si placide. On manquait de tout renseignement. Le domestique, seul témoin du crime, était arrêté. Le parquet d’Aurillac s’était rendu sur les lieux. Lorsque les magistrats, le soir, revinrent à l’auberge où, deux jours avant, j’avais dîné à côté de l’assassin, on n’apprit guère qu’une chose : le médecin déclarait que la victime était une fort belle fille ; mais elle avait de fausses dents ; elle était brune, et l’amant l’obligeait à s’affubler d’une perruque blonde.
C’est tout ce que répéta la bonne, qu’un sémillant juge avait fait fuir, en lui proposant de lui essayer la fausse chevelure de la morte.
Je revis R…, le lendemain, dans la matinée, devant la gendarmerie. Alors, naturellement, je découvris toutes les marques de la folie chez ce jeune homme. Le regard inconscient, il s’obstinait à réclamer sa maîtresse. Il donnait des ordres froidement à son domestique ; très calme et très correct, il sortait de sa poche des billets de banque qu’il priait les gendarmes d’accepter. Je m’en voulais de mon peu de perspicacité. Les bougies, la porte jetée au nez, sa manie de se faire appeler marquis me revenaient en mémoire ; mais, enfin, cela n’était pas si concluant…
En même temps que ces souvenirs m’obsédaient, une sympathie posthume m’envahissait pour la triste victime. Je la voyais tomber sous les vingt-sept coups de couteau du fou, aux mains de qui restait la perruque. Je la voyais sans cheveux comme une poupée scalpée par un enfant. Un besoin de tout savoir s’implantait en moi… Le domestique venait d’être relâché… Il avait attelé ; il repartait pour Murat. Je lui criai de m’emmener, je sautai dans la voiture et je partis avec lui, sans manteau, avec un béret sur la tête, pour un voyage de six heures, à travers la montagne.
Dans le pays, on me crut certainement plus fou que l’assassin.
Ce domestique était de Murat, un dur montagnard, fort en couleur, râblé. La voiture allait rapidement, l’homme fouettait et le cheval filait bon train. Mon conducteur était sale de toute cette nuit en prison, avec des caillots de sang à sa blouse bleue, du sang à son foulard… Il me semblait qu’il sentait le cadavre. A mesure qu’il parlait et s’exclamait et, laissant pendre les guides aux montées, gesticulait, le drame d’amour se jouait devant moi ! Les personnages s’agitaient, vivaient à mes regards : lui, cerveau fané de névrose, jaloux et torturant ; elle, passive et quelconque, tous deux victimes de la vie, l’assassin et l’assassinée !
— Moun Diou ! moun Diou ! quogn’ offaïré !… Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle affaire ! Il menaçait souvent madame… Il lui reprochait… vous savez ; il l’avait prise d’une maison… Mais c’était une brave personne… Je pensais bien qu’il arriverait un malheur, une fois… Monsieur était jaloux… Il l’enfermait des jours entiers… Il avait des armes, partout… Il n’était pas une seconde sans la menacer… On sortait presque toujours de nuit, comme avant-hier… Il y avait eu de la brouille… Ça ennuyait madame d’aller coucher à cette ferme… Nous nous sommes arrêtés à l’hôtel du Pont… Madame n’a rien voulu prendre… Elle a dit qu’elle mangerait en arrivant… Nous avons eu un reste de poulet avec monsieur, la dépense a été de trois francs… Nous sommes arrivés à onze heures… Le fermier m’a aidé à dételer…
Quand je suis monté avec les paniers de provisions, monsieur faisait des reproches à madame, sur ce qu’elle était… Elle lui tournait le dos… Il la menaçait… Comme c’était tous les jours, je n’y faisais pas attention… Sans cela, je l’aurais étranglé comme un oiseau… Madame disait : « Laissez-nous, Baptiste… » J’allais descendre… J’entendis tomber… Il l’avait frappée avec un couteau du panier… Je ne sais plus, je ne me rappelle plus rien… Ah ! moun Diou ! moun Diou ! quogn’ offaïré !… Je me suis sauvé… J’ai frappé chez le fermier, on ne m’a pas répondu… C’est ses enfants qui l’ont éveillé… Le sang leur pissait dessus, à travers les poutres… Je me suis perdu dans les chemins… Enfin, j’ai reconnu votre auberge… Quand les gendarmes sont arrivés, monsieur avait essuyé le parquet… Il avait lavé madame… Il y avait plein « uno canquetto » — un seau — de rouge… Elle était nue sur le lit… Il l’embrassait… Il l’appelait : « Valentine, réveille-toi… » Il me disait : « Tu sais bien qu’elle dort, n’est-ce pas, Baptiste ?… » Il voulait m’envoyer chercher son médecin, à Murat… Mais on m’a arrêté, moun Diou ! moun Diou !…
Nous déjeunâmes à la halte du Lioran ; Baptiste trempa sa blouse maculée de sang dans un pur ruisselet qui dévalait par les roches, entre les pins rigides, et la jeta sécher sur un banc de pierre…
A présent il me tardait d’arriver…
Lou muratel (l’homme de Murat) recommençait l’histoire du crime à des rouliers qui s’étaient attablés à côté de nous. En route, à mesure que nous approchions, il rééditait son récit à tout le monde !
Je le savais par cœur !
Ce fut un soulagement quand j’aperçus la statue de la Vierge au sommet du Rocher de Bonnevie, qui domine la ville.
Deux heures après, j’étais rentré à Vic-sur-Cère, par le train, où je fus entouré, questionné, vous devinez ! comme si j’en étais — de l’assassinat !
Et je dus vingt fois redire ce même récit, à la même table où s’étaient assis l’autre soir les deux amants : Paul R… et l’anonyme Valentine…
Cette année-là, les troupeaux de la ferme de Roquebrune descendirent de la montagne plus tôt que d’habitude. Pourtant, Pierrou, parmi ceux du pays, était toujours le dernier à dévaler des burons : ce qui faisait dire, chaque automne, lorsque son bétail gagnait l’étable, que le loup devait être proche ; et puis, malgré la neige qui poudrait le puy Griou et les brumes dont s’encapuchonnait le Plomb du Cantal, les bêtes n’avaient pas eu à souffrir du froid ; l’arrière-saison était tendre encore. Mais, cette fois, le farouche buronnier, qui semblait ne jamais rentrer au village qu’à regret, avait hâte d’hiverner…
Au printemps, lors du départ pour le masut — tandis que, sous la conduite du berger et du valet second, les bêtes (sans qu’il fût besoin de l’aiguillon ni du chien) se mettaient en route dans une sonnerie de clochettes et de grelots, joyeuses, pressées de cette impatience qui les fait beugler, inquiètes, et rompre leurs attaches aux primes senteurs d’avril — Pierrou s’était arrêté à la porte de l’auberge, signalée par une branche de sapin… oh ! pas pour boire… mais pour dire à la Catinette…
Justement, elle était seule, qui riait et fredonnait, occupée à rapiécer un vêtement.
Alors, Pierrou n’osa plus.
Cependant, il s’était juré qu’il aurait du courage : il n’y avait plus de délai possible !
Mais ne se promettait-il par d’être hardi depuis six mois ?
En vain !
Au sortir de chaque veillée, tout l’hiver, il s’affirmait que le lendemain ne s’écoulerait pas sans que…
Il avait tant reculé, tant tergiversé, que le moment de partir arrivait, et qu’il n’avait pas parlé…
Enfin, il avait ramassé toute son audace ; mais il avait beau vouloir, il ne pouvait pas, et, comme aux précédentes tentatives, il restait muet.
Dans la honte de sentir qu’il ne pourrait jamais, il se résigna, murmura :
— Adisias ! Adieu !…
— Pierrou s’en va ? Pierrou remonte au ciel ? déjà !… plaisanta la jeune fille.
A ce mot aimable, brusquement, il se décida :
— Oui, mais avant, faut que je te dise quelque chose…
— Quoi ?
— Je t’aime bien…
Et, de peur, s’il n’achevait du coup, de ne jamais terminer, il lança, d’un jet :
— Si tu veux, nous nous marierons après la Saint-Martin, où finit mon engagement. J’ai trois ans de gages de côté. Je louerai un bien. Tu seras heureuse, dis-moi ?…
— Tu causes bien quand tu t’y mets ! répondait la Catinette, habituée aux déclarations journalières des jeunes gens du bourg ; tu ne t’aventures pas souvent, mais quand tu pars… c’est du bon, Pierrounel !…
Une voix appelait :
— Mais le père me sonne… Adisias !
— Nous nous marierons ? répétait Pierrou.
— Ah ! le fou, le fou ! esquiva-t-elle.
— Nous nous marierons ? insistait-il.
— Nous reparlerons de ça l’hiver, répondit la Catinette, sérieuse, ou… moqueuse, sait-on jamais ?
Et, sans plus, elle s’échappa, jetant au buronnier la fleur qu’elle mâchonnait de ses dents blanches comme une caillée de lait, de ses lèvres pourpres comme la digitale…
— Fou !… Pierrou le devint.
Il crut à un aveu, à une promesse, à un consentement.
Il serra dans sa malle, entre deux mouchoirs, la fleur — qui, pour lui, fleurait bon l’espoir, — que la Catinette lui avait jetée sans penser, par manière de plaisanterie, par jeu de gamine ; et la phrase évasive, ironique peut-être : « Nous reparlerons de ça »… s’inscrivait, indélébile, dans son esprit, et ce rire de ces lèvres que sa déclaration n’avait pas fâchées, — ce rire tintait aux oreilles du buronnier, tout le long du jour, comme un carillon de joie et de délices !
D’ailleurs, pourquoi n’eût-elle pas consenti ?
Pierrou touchait de forts gages ; les maîtres le jugeaient le meilleur fromager de la vallée de la Cère, et la Catinette était pauvre. Le rude garçon n’avait donc pas à craindre un refus intéressé.
Aussi, nul doute n’atteignit sa foi ; cette fleur et cet éclat de rire — comme la Catinette en prodiguait sans réflexion aux jeunes hommes du bourg, qui lui volaient, devant son père, si elle ne l’offrait pas, la fleur de son corsage et baisaient les fossettes de sa joue, après la bourrée, selon la coutume — pour Pierrou, sur la montagne, quatre ou cinq mois l’an, candide et sombre, toujours à l’écart de la jeunesse, ces choses banales, une fleur, un sourire, au lieu des lèvres closes, du front sévère qu’il redoutait, ce fut, par le grossissement d’une imagination exaltée dans le rêve et la solitude, mieux qu’une promesse et qu’un aveu, — ce fut un pacte irrécusable.
Ces longs mois sur les sommets, au bord du ciel, hanté du seul vol inquiétant des aigles au-dessus de la bergerie, maintenant, les yeux de Pierrou cessèrent de voguer là-haut, comme jadis, dans l’océan d’azur, à la remorque des gros nuages qui glissent dans l’éther comme de pâles vaisseaux fantomatiques : ces longs mois, Pierrou les vécut, les regards pointés vers la plaine, par les pentes et les vallons, dans la direction du village — d’où il supposait peut-être que montaient vers lui les regards réciproques de la Catinette ; et sa mémoire ruminait les moindres événements du passé, des menus faits, des paroles futiles, des coïncidences innocentes, qui devenaient pour lui des indices irréfutables, des preuves graves, des affirmations : elle l’avait remercié, d’une voix si douce, un jour, pour un nid de bouvreuil, un autre, pour être allé lui tirer de l’eau à la fontaine… et quand il lui avait rapporté plein son mouchoir de poires de la foire d’Aurillac.
Même, une fois, elle avait avancé :
— Quel brave mari tu ferais, Pierrou !
Surtout, il se rappelait la joie éclatante qu’elle avait manifestée de recevoir une quenouille comme pas une fille ne pouvait se vanter de posséder la pareille sur tout le parcours de la rivière.
Il l’avait taillée d’un buisson de mai, une épine, fine et forte, durcie au four, embellie de cuivres découpés, tout le manche creusé, fouillé, des oiseaux, des feuillages, avec son nom à elle, la Catinette, le travail patient d’un hiver, où il avait cumulé ses talents de fils de sabotier, de pâtre expert à travailler le bois pour se distraire, de montagnard inventif par tant d’heures inoccupées, — où il avait consacré toute sa pensée et toute la tendresse vierge de son âme…
Ainsi, peu à peu, le sentiment couvé tout un hiver, l’amour qui avait débuté par l’infiniment petit d’une fleur jetée, d’un rire facile, d’une phrase équivoque, progressait, emplissait le cœur de Pierrou, débordait de son être, bouleversait sa vie, éclatait en passion désormais invincible…
Comprenez-vous maintenant les raisons pour lesquelles Pierrou avait hâte d’hiverner ?
La montée aux burons, à l’avènement des jours tièdes, et, sur leur déclin, la descente, font date chez les montagnards. On accourt sur la route. L’aïeul se soulève du banc de pierre où, comme pétrifié, il s’immobilise, les après-midi, à s’imprégner, à faire provision pour le long hiver des suprêmes rayons de l’automne. Les femmes délaissent leur sempiternel tricot. Les enfants, pas rassurés, se drapent dans la jupe, le tablier maternels. Les fermiers saluent au passage les riches laitières reconnues :
— Oh ! la Rougeotte…
— Vois, la Grise…
Mais il y a du neuf : on dénombre les têtes dont le bétail s’est accru : des veaux, des génisses, venus au monde sur les plateaux déserts, qui s’effarouchent de tout ce monde… Le chien de berger va et vient le long de la colonne, les poils droits comme des pointes, les yeux ardents, harcelant de ses abois la caravane, mordillant les retardataires qui stationnent devant chaque grange, chaque cour, dans une reconnaissance lente des lieux…
Sur la place, les servantes s’interrompent de faire reluire leurs seaux de cuivre tant que dure le défilé.
Même la menette entr’ouvre les fenêtres de la cure, et le bedeau retarde de sonner l’angelus…
Mais personne ne se montre sur le pas de l’auberge.
La Catinette n’est pas là pour faire fête au buronnier, elle — que les yeux de Pierrou cherchent, uniquement !
A la soupe du soir, à la ferme, Pierrou laisse son écuelle pleine ; les vachers et les pâtres qui savent son humeur dure, son habitude de se taire, ne remarquent pas la fièvre de ses yeux, la tristesse de son visage ; ils content des folies, énumèrent les plaisirs de la foire qui vient, la danse, le vin chaud, les châtaignes — et puis la noce de la Catinette…
— La Catinette ?
— Mais oui, avec le maître bouvier des Esclats… Ils étaient à la ville aujourd’hui pour la parure…
Oh ! que le cœur de Pierrou a mal !…
Il gagne l’auberge ; il entend la musette, la voix d’un cabrettaïre :
« J’ai un chapeau de paille, — Il m’y manque le cordon ; — Galant, mettez-l’y, je vous en prie : — Je ferai quelque autre chose pour vous… »
Et les danseurs s’embrassent — la Catinette, le maître bouvier…
Elle aperçoit Pierrou qui entre, elle l’accueille gentiment, l’interpelle, la joue enflammée de plaisir, avec ce rire sans fin à ses lèvres — son rire à tous — que le buronnier a cru naguère un rire pour lui !
— Ah ! Pierrou ! Le loup t’a chassé de Roquebrune ? Que bois-tu ? C’est le père qui invite…
Il vide son verre et va se tapir au fond de la cheminée obscure, où séjourne un peu de feu, gros comme une noix sous la cendre, et, de là, contemple la Catinette, qui danse des bourrées, infatigablement, avec son promis…
Il détourne la vue ; il souffre trop de la voir au bras de l’autre — si bravement parée, d’un ruban de velours noir d’où se balance sur sa poitrine la croix d’or des fiancées, un bouquet à son corsage et les lèvres fleuries du rire vivace de jadis…
Il a peur de pleurer.
Alors, il feint d’arranger le feu et, par contenance, comme la Catinette dispose une botte de broussailles sur les chenêts, il lui demande le croc pour tisonner…
Le cabrettaïre, juché avec sa chaise sur une table, recommence à gonfler sa musette…
Vite, sans la patience de chercher le croc, la jeune fille prend ce qui lui tombe sous la main, défait d’un clou où elle est appendue, une quenouille… la quenouille de Pierre — dont elle se sert pour remuer le feu et la met ensuite aux mains du malheureux garçon, puis retourne précipitamment à son cavalier…
— Oh ! Catinette ! murmure sourdement Pierrou, et, machinal, il active ou ralentit la flambée, du bout de la quenouille, bientôt brûlée à demi ; et il fait nuit dans sa tête, froid dans son cœur, comme si l’écir avait fondu sur lui. La nuit avance, la flamme baisse, l’âtre est moins clair. Pierrou persiste à remuer la cendre, tandis que se brouillent dans sa mémoire les remembrances de ses vieux espoirs… Et ces genêts, où la quenouille est aux deux tiers consumée, ces genêts dont la vive lueur illumine la salle, n’est-ce pas, pour Pierrou, le bûcher de ses rêves ?…
On le hèle ; il se dresse, vient trinquer et sort, tandis que la voix du musicien continue :
Je sais une chanson — Pleine de mensonges. — Et si je dis une vérité, — Je veux bien être pendu. »
A la sortie du bourg, dans le ravin que suit la route à pic, la rivière tombe en cascade, d’une hauteur de trente mètres ; la chute des eaux a creusé dans le roc une cuve profonde où des bouviers qui pêchaient la truite découvrirent un matin le cadavre du buronnier de Roquebrune…
On crut à quelque faux pas…
Pierrou étreignait, de sa main raidie, un morceau de bois calciné — tout ce qui restait de la quenouille…
J’ai voulu voir les gasparous — les émigrants, originaires du Cantal, de la Lozère, de l’Aveyron, charbonniers, nourrisseurs, marchands de vin, frotteurs, cochers, qui montent à Aubrac prendre la gaspo, le petit lait, pendant la belle saison…
Cure de petit lait et cure d’air natal, et surtout cure de nourriture — tous les plats de leur enfance et de leur jeunesse, dont ils ne se rassasient jamais, lard rance, saucisses desséchées, viandes farcies, crêpes de blé noir, fromage de vache ou de chèvre — la fourme et les cabecous — etc.
C’est leur hygiène, à beaucoup d’Auvergnats de Paris, un traitement préventif qui leur réussit. D’ailleurs, ils n’attendent pas d’être « à l’article de la mort » pour y recourir. Dès qu’ils se sentent « quelque chose qui ne va pas », ils songent au pays ; et, comme les enfants qui ne confient qu’à leur mère le soin de dorloter leurs chagrins, eux, tout de suite, tournent les yeux vers la montagne, ne comptent que sur elle, n’espèrent qu’en elle…
J’ai voulu voir les gasparous et je ne regrette pas le voyage, encore que le trajet soit assez pénible, à partir de la gare d’Aumont, où vous dépose le chemin de fer…
Je me rends à pied, neuf kilomètres, de Nasbinals à Aubrac, par cette route, de plus en plus sinistre, bordée maintenant d’aiguilles, de termes de granit, érigés pour guider aux mois de neiges, — un grand nombre abattus, que déracine et que renverse la malfaisance des montagniers…
C’est la contrée des pacages, où montent estiver trente mille vaches de race qui s’établissent par troupeaux de cent et deux cents têtes dans leurs « montagnes » respectives — on désigne ainsi chaque bien ; — des petites vaches jaunes, qui vous regardent passer, non pas comme « regardent passer un train » les lourdes habitantes de la plaine, celles de Picardie ou de Normandie, mais l’œil hardi, vives et fringantes, comme des gamines vicieuses, avec une tignasse dépeignée, une mèche défaite de frisons fous entre leurs cornes fines… De quel mufle gourmand celle que j’examine lape la poignée de sel que le vacher lui offre, au moment de la traire !
Je continue de marcher dans la solitude, que peuple seule de loin en loin quelque vacherie, dans le silence que trouble seule quelque sonnaille tintante, lorsque, soudain, un roulement de tambour, oui, de tambour, crève l’espace — le 14 juillet, ici ! comme partout — et voici Aubrac devant moi, cinq ou six maisons, dont deux hôtels, une église romane, une tour carrée, reste d’un hôpital du moyen âge, qui composent tout ce hameau, juché à quatorze cents mètres d’altitude, proche la crête du mont de Moussoux, qui le domine…
Deux hôtels, et trois ou quatre cents pensionnaires !
Mais les gasparous sont d’humeur accommodante. Plus on est de gasparous, plus on rit. Ils se serrent pour faire place aux arrivants, couchent gaiement deux par lit, — et plusieurs lits par pièce…
Et le tambour de battre…
— Jérémie ! Jérémie ! crient les femmes, avec des agaceries, Jérémie !…
Jérémie s’avance, un vieux nain à tête longue, si petit que la fleur qu’il mâchonne, d’une bouche démesurée qui lui traverse toute la face, tombe presque sur sa caisse, et que la caisse traîne sur ses sabots ; Jérémie, au pas, martial, comme s’il précédait une armée, indifférent aux quolibets sur sa tenue des dimanches.
— Tu vas voir ta belle, donc, que te voilà si beau ?
Jérémie, de ses deux baguettes infatigables, bat des marches tumultueuses et fait beugler au loin les troupeaux, à force de célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille.
Je descends vers la forêt et, comme un pur gasparou, je vais couper un drillier, le traditionnel drillier, une racine d’alizier, au manche à double bec, qu’ils portent tous en guise de canne, l’écorce pelée, et dont, tout le jour, ils chassent les pierres, tranchent les hautes tiges, en espérant la gaspo du soir…
Mais voilà tout un attroupement entre les colonnades bleuâtres des hêtres, là-bas, qui frappent avec la cognée, halent sur des chênes et des cordages…
C’est un fameux drillier qu’ils ont choisi, un tronc énorme, un des géants de la forêt, qu’ils tentent d’abattre, et qui résiste de toutes ses forces… Il est scié, n’a qu’à tomber. Mais de tous ses rameaux crispés, de toutes ses feuilles, il s’accroche désespérément aux ramures prochaines, qui se font complices et le secourent dans la lutte… Il faut l’ébranler jusqu’à la cime. Enfin, il s’effondre, écrasant tous les arbustes qui poussaient autour de lui avec un fracas de plaintes qui ébranlent l’espace, qui se propagent comme des vagues, comme une rumeur inouïe de sanglots et de flots. Ce colosse enchaîné est hissé, par des couples de bœufs, à travers les cailloux qui le déchirent, jusque devant la grange où Jérémie n’a pas cessé de célébrer la déclaration des Droits de l’homme, et dressé là, nu comme une potence, en Arbre de la liberté…
J’ai suivi les gasparous au buron, aménagé en buvette, où se prend la gaspo. Toute une foule est disséminée dans l’herbe, de buveurs convaincus de l’énergie du petit lait contre tous les maux, et « que, si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal… »
Mais la nuit menace, et le froid, dès que le soleil décline. Chacun se hâte d’avaler sa dernière tasse, et l’on regagne les hôtels où la soupe doit être trempée… En effet, les cloches ne tardent pas à sonner aux retardataires… Tous se précipitent, et c’est bien difficilement que j’avise un siège vide, dans le vaste réfectoire de l’hôtel Auguy, où, coude à coude, s’alignent une centaine de dîneurs, qui dévorent… riant, chantant, s’interpellant d’une extrémité à l’autre de la table ; et le repas n’est point à moitié encore, qu’un musicien gonfle sa cabrette, et en place pour la bourrée !…
Les gasparous, charbonniers engraissés dans leurs boutiques noires de Paris, marchands de vin épaissis derrière leurs comptoirs, tâchent de retrouver des jambes neuves ; ils dansent la bonne vieille bourrée, sorte de pourchas amoureux où la femme s’avance et minaude devant son cavalier, s’enfuit dès qu’il l’approche, où les danseurs ainsi, vont, viennent, tournent, virent, en « dérobées » gracieuses, avec les simulacres de la tendresse qui s’offre et se reprend, s’abandonne et se refuse…
Nombre de gasparous sont vite las et, sortant, font cortège à Jérémie, toujours battant de la caisse, accompagné à présent de quelques lampions ; bientôt la salle est à peu près déserte : il ne reste que des femmes, qui ont repris leur sempiternel tricot…
Cependant, par groupes de trois ou quatre, toute « une montagne » dévale : le vacher et les valets — des Cantalès, qui, pour fêter, eux aussi, le 14 Juillet, sont descendus jusqu’au hameau, entrent silencieusement, avec des visages fermés de solitaires, et s’accoudent, devant des saladiers de vin chaud, les bras croisés, les yeux dans leur verre…
Tout d’un coup, l’un d’eux est parti à chanter — un air de bourrée — et les autres sont debout, qui s’élancent…
La bourrée, mais plus la bourrée dégénérée des gasparous — une bourrée guerrière, la bourrée primitive, sans doute, telle que devaient la « tourner » les Celtes des époques héroïques, après les combats, lorsque, au lieu de petit lait dans des écuelles de faïence, les hommes ne rêvaient que d’hydromel bu dans le crâne des ennemis…
Oui, les Cantalès qui la dansent, cette bourrée-là, grands et forts, blonds et blancs — nourris de laitage — sont bien les descendants directs de la race mère, et, malgré leurs vastes feutres d’aujourd’hui, leur blouse, leur pantalon enfoncé dans les bottes, à les regarder sautant, glissant et gesticulant, l’esprit rétrograde vers les siècles abolis…
Non, il ne s’agit plus de poursuite galante, de mimiques gracieuses, mais des transports, d’une joie de vainqueurs, trépignant l’ennemi à terre…
Ils tournent au rythme de la bourrée chantée, la main passant et repassant devant les yeux, leur bâton suspendu au poignet — un drillier rougi dans la chaux vive — et poussent des cris gutturaux, et font claquer leurs doigts, et, du pied, en cadence, frappent de grands coups, comme s’ils les assénaient sur le prisonnier qu’ils semblent enfermer dans le cercle de leur ronde forcenée…
Ceux-ci retournent à leurs saladiers, d’autres les remplacent, et la bourrée tourne, tourne, bien avant dans la nuit, fantastique, tantôt éclairée, tantôt dans l’ombre, sous les quelques pauvres lampes suspendues, et je ne me lasse pas du spectacle de ces rudes et souples Cantalès, dansant au chant d’un des leurs, avec ces gestes féroces et ces cris barbares, et toujours entre eux, comme dédaigneux de la femme, sans un regard aux servantes qui apportent le vin chaud, des filles charnues et fermes, fumantes comme des bêtes, dans cette salle comble de montagniers, où passent des bouffées de terroir, où s’épaissit une vapeur d’étable…
Je m’étonne du confort, inespéré tout à fait (pour ce bourg de Nasbinals à l’orée des pacages de l’Aubrac), de l’auberge où je dois passer la nuit, une maison sans apparence (que je n’avais point découverte aux précédents voyages, ce qui m’obligeait à monter jusqu’à Aubrac), qui ne se distingue guère des autres que par l’inscription au-dessus de la porte : Veuve Charbonnier…
Une salle proprette, des rideaux clairs et des nappes blanches — au lieu du désordre, de l’incurie habituels chez les montagnards.
Moi qui redoutais tant, ce soir, après une journée, depuis l’aube, en route, des heures de chemin de fer et des heures de diligence sous le soleil, de tomber dans quelqu’un de ces cantons perdus (en ces mois d’été, tout le monde aux champs) où l’on ne trouve pas une miche de pain frais et pas un morceau de viande — où l’on cuit et où l’on tue à peu près une fois par semaine !
Au contraire, une chère excellente, du bon vin, une servante empressée.
A la table des pensionnaires où mon couvert est mis, des employés, un brigadier de gendarmerie, un notaire, un médecin en tournée…
Ensuite, d’autres sociétés s’installent ; la pièce est pleine ; de nouveaux groupes arrivent encore, en blouses neuves, en robes de dimanche. Sans doute, quelque foire aux environs ? Mais non. Tout m’est expliqué, bientôt, par la conversation qui s’établit, à l’entrée d’un couple, d’un homme et d’une femme qui portent un enfant dans un berceau, une simple caisse de bois grossière :
— Un mignard qu’ils viennent de faire pétasser (un enfant qu’ils viennent de faire rapetasser, raccommoder), répond la servante à l’un de mes voisins, qui l’interroge sur les arrivants.
— C’est que tout le monde y court, à ce Pierrounet !
— Ça en fait du mouvement nuit et jour.
— Ah ! si Nasbinals n’avait pas « son rhabilleur » !
— Il fait vraiment du bien au pays.
— Et il n’y a pas à dire que ce soit un charlatan, il en guérit et il en guérit… que les plus malins y avaient renoncé !
(Vous devinez qu’il s’agit d’un rebouteur, qu’ils appellent rhabilleur.)
Je crois un moment que le médecin va protester ; voici qu’il renchérit sur tous :
— Oui… oui… ce Pierrounet… Merveilleux…, absolument merveilleux… les résultats qu’il obtient.
Ce n’est rien aujourd’hui, paraît-il, cette vingtaine de personnes, dans cette auberge perdue aux extrémités de la Lozère et du Cantal.
— Il faut voir, des fois, qu’on ne sait plus où loger les gens…
Ah ! c’est fini de mon bel appétit de tout à l’heure !
Tandis qu’à mes côtés les dîneurs se félicitent plutôt de cela qui crée du mouvement dans Nasbinals, de ce va-et-vient quotidien de la souffrance, grâce à quoi ils bénéficient d’une pension, comme ils ne sont pas accoutumés à la rencontrer dans ces pauvres communes, je ne puis plus détourner mes regards du fond de la salle, de ces groupes mornes de douleur : cette vieille, les épaules couvertes d’un long châle, et qui n’a pas sorti les bras de dessous, à qui un grand gars fait avaler quelques cuillerées de soupe, gauchement ; et ce berceau, d’où s’échappe une plainte continue ; d’autres, silencieux, en prostration…
Pierrounet, le rhabilleur de Nasbinals, c’est, pour toute la contrée, celui qui guérit… celui vers qui s’élève la supplication, monte l’espoir dernier des malades ; celui devant qui l’obstinée confiance de toute une population fait appel des jugements les plus irrévocables, des condamnations implacables de la science…
C’est à Pierrounet qu’ils s’adressent, en dernier ressort, lorsque le médecin se récuse, avoue l’impuissance humaine en face de l’effroyable fatalité…
Tous vous affirmeront que Pierrounet triomphe où le savant échoue.
— Je traînais depuis des mois… J’avais consulté tous les médecins, vous disent-ils… Alors, je suis allé à Nasbinals, et Pierrounet m’a enlevé ça tout de suite !
C’est inouï, cette crédulité séculaire au don de guérir que la campagne prête à tel vieux berger, à telle vieille fileuse, — en somme, aux descendants du sorcier et de la sorcière qui furent bien aussi les inventeurs de l’art de soigner le corps, contre l’Église, qui ne s’occupait que de l’âme, qui furent les seuls médecins de tout le moyen âge, et dont tant et tant expièrent sur le bûcher le secret de leurs tisanes et de leurs baumes d’oubli !
Crédulité profonde qui se continue aux rhabilleurs et rebouteurs, à qui l’imagination populaire accorde de si mystérieuses puissances, et qu’aujourd’hui encore elle ferait volontiers arbitres du sort — comme le sorcier et la sorcière — « maîtres d’opérer la destinée… »
Mais elle se comprend, cette renommée fervente, de celui qui accomplit tant de guérisons quasi miraculeuses, aux yeux des simples, des guérisons immédiates, dans les circonstances qui frappent le mieux les esprits, des entorses et des membres démis, accidents fréquents dans la montagne, des luxations que le rhabilleur réduit avec la plus grande habileté, de l’avis même des docteurs…
De là, à faire de ces empiriques d’universels guérisseurs qui auraient hérité le secret des suprêmes magistères, il n’y a pas loin…
Et voilà nos rhabilleurs, des simples aussi, qui poussent les choses aux extrémités, ne doutent pas d’eux-mêmes.
Ils savent, de tradition, du récit des anciens et de leur observation directe sur les animaux, les vertus, les énergies de certaines plantes ; ils font récolte de ce qui pullule ici, les fleurettes communes qu’on rencontre partout, et les sauvages qui s’isolent sur les puys et les plombs, mauves, bouillons blancs, bourraches étoilées, tilleul, réglisse, camomille, gentiane, lourds pavots, pourpres digitales et violents aconits.
Puis ils connaissent une foule de précieux usages, ces remèdes de bonne femme, qui ont du bon quelquefois — et, d’abord, coûtent si peu : ce qui a son importance dans ces humbles hameaux ! Ils se mettent à piler les herbes, composer des onguents ! Ils ne se contentent plus, par la friction et le massage, de calmer des nerfs froissés, de rarranger un poignet forcé. Ils s’enhardissent, les rapetasseurs, à lutter contre les plus obscurs de nos maux, ils tentent l’impossible !
Quoi d’étonnant, en somme, qu’ils réussissent, avec la foi qu’ils inspirent — lorsque la médecine d’aujourd’hui commence à se servir de suggestion, de foi artificielle, en place de drogues, vaines si souvent !
J’ai voulu voir Pierrounet, après tout ce qu’on m’avait rapporté de lui !
— Vous le trouverez sur la route, m’indique la servante… Il travaille jusqu’à la nuit… Il est cantonnier…
— Cantonnier ?
— Oui.
— Eh bien, et tous ces gens qui viennent le consulter ?
— Oh ! ils savent bien le joindre… Et puis, il n’a pas besoin de tant d’histoires pour petasser une jambe… Il a vite fait de les expédier… Il est toujours prêt… N’importe où, ça lui est égal…
— Et les médecins ne se plaignent pas ? On le garde dans sa place ?
— Les médecins ? trop heureux de l’avoir quelquefois… Au contraire, il est bien regardé… Tous les services qu’il rend !
— Il se fait payer ?
— Non… Mais vous pensez bien que tout le monde lui donne…
Je ne me soucie pas de courir sur la route et d’interroger chaque cantonnier, s’il est Pierrounet.
J’attends le soir, et je monte après dîner à la maison du rhabilleur, occupé à soigner son petit jardin. Il s’intimide un peu devant l’étranger, roule son feutre entre ses doigts, qu’il a d’une délicatesse rare — pour un montagnard et un casseur de cailloux.
Il est vêtu bourgeoisement d’une veste de rase noire ; son visage allongé et doux s’encadre de barbe taillée à la mode du pays ; il garde demi-clos des yeux d’un bleu vague, l’air un peu d’un tranquille bedeau, dont les cinquante ans se sont écoulés à servir le curé et à sonner les cloches. Il marmonne des répons, plus qu’il ne parle.
— Vous soignez beaucoup de monde ?
— Oui… comme ça…
— Vous n’êtes jamais sorti de Nasbinals ?
— Non… non… jamais.
— Il paraît que vous guérissez tous ceux que les médecins renoncent à soigner, et vous n’avez rien appris, vous ?
— Rien, en effet, semble acquiescer Pierrounet du geste, avec des yeux au ciel, comme les dévots qui invoquent à tout propos la Providence, avec une expression de physionomie qui signifie qu’il est comme nous tout étonné de ses prodiges et qu’il ignore comment cela lui est venu…
Nous sommes là depuis quelques minutes à peine, que sa femme hèle Pierrounet… pour un grand gars, à cheval, avec une vieille femme en croupe, qui descendent devant la porte.
— Il y en a beaucoup qui viennent exprès le soir, nous explique la femme en nous reconduisant… Toujours sûrs de le rencontrer, comme ça… Mais ils le font coucher au milieu de la nuit, et, des fois, il n’est pas jour qu’il y en a d’autres devant la porte, pour l’attraper au saut du lit…
Ah ! ces ressouvenirs de la souffrance en quête de la main qui guérit ! Cette auberge de Nasbinals, achalandée par toutes ces misères de vivre qui y défilent, enfants au berceau, mères-grands que la mort guette, malgré toutes les herbes de Pierrounet !
Que de fois, ma pensée retourne à cette route, où travaille le cantonnier Pierrounet, cette route usée rien que par le passage des malheureux que l’espoir guide vers lui !…
Les jours suivants, oui, j’ai trouvé comme un goût d’amer aux meilleurs plats de la maman Charbonnier…
Et voici qu’aujourd’hui, au lieu de me rappeler la beauté des sites, le déroulement des paysages, ma mémoire recense tant d’odieuses blessures de notre lamentable humanité !
Ah ! tous ces yeux, vous savez, qui vous fixent de derrière une vitre, de dessus un fauteuil, ces regards de paralytiques, d’incurables, qu’on pousse à la fenêtre ou qu’on roule au soleil, ces regards hallucinants qui vous poursuivent toute la vie de leur triste lueur !
O Souffrance, qui règnes sur tous !
Ce que traduisait la femme de Pierrounet, en nous parlant des clients du rhabilleur :
— Il en vient de partout… Il en est même venu d’Amérique !
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
C’est la Grande, la chanson du montagnard — pas de paroles, à quoi bon ! rien qu’un air… mais auquel s’adapte l’âme même de la Montagne.
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Voilà tout.
Un bout de refrain rauque, une roulade fruste, quelques pauvres notes de rien, une vocalise rustique, trois ou quatre sons, un lambeau de phrase, mais profonde et qui en dit long, cette bribe de phrase, toujours la même, et pourtant si diverse, mélancolique, âpre ou sauvage, selon le lieu, triste, rude ou farouche, selon le chanteur, et selon les étapes de l’heure, teintée d’aube, colorée de midi, ou cendrée de crépuscule…
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
Après le froid, le noir, la torpeur d’un hiver de six mois, le printemps éclate.
Du soleil neuf a fondu les neiges épaisses.
Les torrents se déchaînent et roulent des eaux folles.
Une joie de renaître palpite dans la tiédeur de l’éther. Les troupeaux abandonnent les étables sombres, gravissent les pentes raides, gagnent les libres pacages, là-haut, tout contre le ciel…
Alors, tandis que les chiens, fumants, le poil hérissé comme les clous de leurs colliers, des yeux de feu, aboient le long de la longue caravane, parmi les beuglements des bêtes et le carillon tintant des sonnailles, voici que le vacher taciturne, tout d’un coup, ivre aussi des senteurs ardentes du terroir, laissant déborder l’émoi confus dont sa poitrine est gonflée, se prend à chanter de toute la vigueur de ses poumons, comme un hymne fougueux et naïf à la gloire de la nature :
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
Un jour d’été, vous avez dépassé les régions de cultures et de bois, escaladé des côtes de bruyères et de genêts, traversé des plateaux arides, où des ruisseaux desséchés se tordent sous la canicule ; rien ne bruit que le fourmillement dru des insectes, comme un crépitement, un grésillement du sol ; rien que, parfois, quelque plainte stridente de rapace qui s’enlève de son aire à votre approche…
Vous marchez, l’âme inquiète, à la fin, angoissée de cette morne solitude, désolée à ce vaste silence de mort et d’éternité, lorsque soudain le fausset d’un pâtre déchire l’étendue… la Grande ! qu’il jette à l’écho fidèle qui la lui retourne… Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo ! Et ces cris, d’un timbre grêle et qui se force, ces glapissements du petit berger, caché derrière quelque pli de terrain, qui emplissent le vide, du roc jusqu’à la nue, annoncent le voisinage du buron, la vie qui s’établit de juin à septembre dans le désert des hauteurs, un peu d’humanité — comme primitive, nomade, biblique, de peuple pasteur, mais de l’humanité ! — qui monte vers les sommets camper aux confins de la terre et du ciel…
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
Au fur et à mesure de vos courses à travers la contrée, pendant les quelques semaines heureuses où le paysan peut « jeter » les bêtes et travailler aux champs, vous entendrez la Grande, de ci de là, s’élancer des fonds, dévaler des cimes, comme jaillir de l’abîme, ou planer avec les nuages.
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
C’est la Grande, par éclats lents et graves, rythmée au pas pesant des bœufs à la charrue, cassée soudain à quelque écueil où bronchent les bêtes, reprise, interrompue encore à quelque nouveau choc du soc contre un caillou, dans ce pénible terrain de misère, où foisonne l’arrête-bœuf, recommencée pour s’arrêter à chaque heurt, et l’obstacle franchi, repartir, opiniâtre, jusqu’à la fin de la journée de labour !
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
Le semeur, d’un geste immense, droit devant soi, éparpille à la volée la bonne semence qui retombe en pluie dans la glèbe hasardeuse — stérile ou féconde ? La terre rendra-t-elle à l’homme le grain qu’il lui confie, la moisson espérée germera-t-elle, froments d’or pâle, sarrasins en perles blanches sur leurs tiges de rouge corail, seigles de claire émeraude ? Le vent, l’eau, la grêle ont si vite fait de verser, de pourrir, de hacher les récoltes !
Baste ! A la grâce de Dieu !
Et, le semeur, entonnant la Grande, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo ! continue de distribuer le grain à poignées qui s’engloutit dans les vagues brunes des sillons.
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
C’est tout un chœur de faneurs qui attaquent la Grande, qui luttent l’un à qui dominera l’autre de son souffle, sans cesser de ramasser et de charger…
Les servantes, hâlées, avec leurs cheveux embroussaillés de brindilles, tassent la cargaison sur les chars, ou, debout, aux faîtes des meules, retiennent et pressent les fourchées des valets…
Mais le chœur se fatigue, les gars et les filles ont la gorge ardente, suffoquée à la chaleur où nagent l’arome capiteux de la prairie fauchée, le doux et violent bouquet des foins :
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
Dans une clairière, à travers le murmure d’océan des ramures, la Grande, encore, qu’un sabotier, un bûcheron répètent dans leurs huttes de la forêt, au milieu des chênes et des hêtres…
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
C’est la Grande, la Grande, toujours la chère ritournelle, la mesure complaisante, vague et facile, qui se prête à tous les mouvements, subit toutes les impulsions, à laquelle se scandent toutes les effusions du cœur du montagnard, les quelques syllabes initiales au moyen desquelles le monde enfant, l’univers dans ses langes a dû bégayer son arrivée à l’existence, quelques accents seulement, et cela vous entame et vous pénètre, intelligible et précis comme un langage, ces accents, décalqués sur les sensations mêmes, moulés sur l’émotion, la voix ployée à toutes les impressions, comme une voile frissonne, se bombe, se distend, s’affaisse, vive ou morte, à l’haleine de la brise…
Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo !
Écoutez :
Mais non, le silence, la solitude…
Les brouillards encapuchonnent les puys et les dômes. Les vacheries sont descendues hiverner. C’est fini du refrain qui courait sur les cimes, de buron en buron, ou résonnait par la campagne… Et la chanson qui réveillait l’aube, la chanson qui berçait le crépuscule, les vocalises aiguës du pâtre jouant avec l’écho, le rythme dont le laboureur balançait sa tâche au pas des bœufs, ce lambeau de phrase qui fleurait toute la flore des sommets, se nuançait de toutes les nuances de la lumière, ces pauvres notes de rien avec quoi le bouvier contait sa peine ou sa joie à l’espace, tout cela s’est tu, à la venue du froid… la Grande, ensevelie… muette… sous la neige…
Je flânais, avant de me glisser entre les draps. Je redoutais l’insomnie, dans le lit inaccoutumé. J’ouvrais une des fenêtres taillées dans la muraille de basalte épaisse de quatre mètres, à pic, au bord de l’abîme… J’appuyai mon front un peu fiévreux aux grilles de fer, mais je ne distinguais rien, dans la nuit, les ténèbres, compactes, massives. Il ne passait, à travers l’immense silence de la montagne, que le grondement d’un torrent, d’un pissorel, comme ils disent ici de ces ruisseaux, bruyants à la moindre averse, desséchés au premier soleil. Le vent glacé menaçait de souffler ma lumière. Je fermai et commençai d’inspecter la chambre, haute et vaste, où quelques meubles d’aujourd’hui se perdaient comme un ménage de poupée, entre des armoires énormes, qui touchaient aux caissons armoriés du plafond.
Autour de la salle étaient accrochées, dans des cadres de chêne, des listes qu’on devinait calligraphiées par le maître d’école du hameau : Un arbre généalogique d’où sortaient Mlle Adèle des Vergnés et M. de Peyrardent ; un tableau chronologique des leudes, comtes et vicomtes de Vergnés ; celui des capitaines-gouverneurs ; une nomenclature des châtellenies que renfermait la vicomté et le relevé des fiefs qui dépendaient de ces châtellenies, avec l’énumération des paroisses où ils étaient sis ; puis, la suite des noms des officiers du bailliage, avec leurs qualifications, telles que celles de juge, bailli, garde-scel, chancelier, juge d’appeaux, lieutenant-général ; un résumé des titres de la commanderie qui avait existé dans la forteresse ; le catalogue des commandeurs connus, etc. !
Je fouillai dans les volumes alignés sur une étagère en guise de bibliothèque : ce n’étaient que des annales, des notices, des biographies, des mémoires, des terriers, des coutumes, des inventaires, lorsque je découvris un tome du Nobiliaire, sur un coussinet grenat, sous un globe de verre — placé là comme le rameau d’oranger nuptial des petites bourgeoises. Je le pris et me couchai, dans l’espoir que cette lecture me conduirait vite au sommeil :
« Suivant Audigier, Teillard, Dulaure et des mémoires inédits, le pays de Vergnés aurait été gouverné, à l’époque romaine, d’abord par Frontonius, sénateur du Rouergue. »
Je tournai les pages :
« … Bérenger II, vicomte de Vergnés, qui, suivant dom Coll, vivait en l’an 915. On ne sait rien de lui si ce n’est qu’il fut le père du suivant… »
Je tournai encore :
« Hugues paraît avoir eu de pressants besoins d’argent, car nous le voyons en 1207 se déclarer débiteur envers Hugon et le Monedier de Rodez, d’une somme de 1.300 sous rodunois… »
Je tournai toujours :
« Richard II, qui prit la croix, le jour de l’Epiphanie (1244). »
Je franchis les Croisades, voici :
« Germain II, qui fit assassiner, puis pendre à l’espagnolette d’une fenêtre son frère Charles… »
Une foule de guerriers, plus fameux les uns que les autres ; et des alliances avec la Maison royale, des guerres, des sièges, des têtes tranchées, des confiscations, jusqu’à Henri IV, ordonnant que « cet éternel refuge de la rébellion » fût rasé, ordonnance qui ne s’exécuta qu’en partie.
J’éteignis la lumière et pensai m’endormir. Mais non. Et toute ma journée revécut dans mon esprit, depuis le matin.
— Là, Follette…, là, Douceotte…
Le bouvier marchait devant le joug, et c’est sans se retourner qu’il dirigeait de sa longue aiguillade les deux vaches brunes attelées au char…
Je n’avais pu me procurer de cheval au village où, la veille, j’étais arrivé sur le soir, trop tard pour songer à gagner le château, encore que j’y fusse attendu, mais, dans le mois, sans date précise. Cela faisait vingt ans que je n’avais vu sa propriétaire actuelle, Mme de Peyrardent, aujourd’hui ; jadis, Mlle de Vergnés — Mlle Adèle pour les paysans — Adèle tout court pour moi. Adèle qui ne se souciait guère d’avoir eu des aïeux en Palestine, Adèle avec qui, vers les huit ans, nous courions les futaies à chercher des nids ou cueillir les airelles bleues ! Puis, je ne connaissais pas M. de Peyrardent. Toutes raisons qui m’avaient arrêté de me présenter de nuit et poussé à « espérer » le jour, suivant l’invite de l’aubergiste.
Alors, je résolus de me rendre à pied, deux petites heures par la traverse…
L’aubergiste avait hélé un valet, qui partait couper du bois à mi-côte ; il finirait de porter ma valise jusqu’au Château-là-Haut…
— Là, Follette… là, Douceotte…
Le paysage d’octobre dormait la grasse matinée, n’achevait pas de s’étirer, paresseux ; les arbres, leurs chevelures emmêlées encore ; la rivière, un pâle regard intermittent sous la brume qui se soulevait, s’abaissait ; les montagnes, allongées, leurs flancs dans les écharpes légères du brouillard, la tête seule, les sommets, sortant de l’ombre, lavés de soleil levant…
Tout en escaladant la dure montée, l’homme m’interrogeait d’une curiosité insatiable, avec des pauses, des étonnements entre chaque phrase :
— Vous savez le patois… Ah ! pourtant… Vous n’êtes pas de ce pays-ci ? Et vous allez au Château-là-Haut… Peut-être, vous êtes du côté de Monsieur ? Du bien brave monde, qui ne font de tort à personne !
Je lui répondis. Sur quoi, il s’exclama, toujours avec des suspensions :
— Vous connaissiez le vieux maître ? Dix ans qu’il est passé, l’Ancien ! Qu’il soit devant Dieu !… Ah ! c’est du changement !… Un qui n’était pas fier, le défunt… La demoiselle… oui, ça irait assez !… Mais ce « mâle », une « espèce » du pays des châtaignes !… Ah !… il ne fait pas bon vivre autour !… En voilà un particulier qui ne jette pas le lard aux chiens.
Comme s’il redoutait de s’être trop avancé, quoiqu’il n’eût parlé que sur l’assurance que j’étais du « côté de la femme », il corrigea :
— Après tout, je comprends que celui qui l’a le serre dur : l’orgent o lo quiot ton liso ! l’argent a la queue si glissante… — Là, Follette… là, Douceotte… Tenez, vous l’avez là…
De l’aiguillade, il me désignait le castel, à la cime des rocs.
Sur la crête, le château des Vergnés découpait un tronçon de tour et un pan de muraille crénelée ; mais, en dépit des siècles, la carcasse se dresse d’allure assez tragique encore pour justifier les plus abondantes imaginations chez les fileuses et les tricoteuses de la contrée.
Déjà le montagnard entonnait un récit plein d’Anglais et de huguenots. Mais je ne l’écoutai pas et je pris tout droit le raccourci, tandis qu’il continuait, avec ses bêtes et son récit, par le chemin des chars.
A chaque pas, maintenant, des souvenirs surgissaient, plus précieux, pour moi, que ceux du siège soutenu, en 1305, par une châtelaine, en l’absence de son époux, contre un traître seigneur, qui voulait s’emparer de la forteresse et de dame Douce de Vergnés… J’avais besoin de silence ; dans chaque touffe de genêts ou de bruyères, je respirais le passé, mon passé…
Le Château-là-Haut, ainsi qu’on le nommait, de toutes les fermes de la vallée ! Quelle joie à l’idée d’y revenir ! Pourtant rien ne m’y ramenait que la mémoire pêle-mêle du moulin aux ailes géantes, de la mare profonde, des frais vergers et de la petite Adèle ! Hélas ! la joie s’était tarie au fur et à mesure de mon approche…
D’abord, le chemin me fut long. Le Château-là-Haut me sembla plus là-haut que jamais, d’un là-haut inaccessible, par ce sentier pénible… Il était rose sur un ciel clair dans ma pensée, et je le revoyais terne, tandis qu’à l’horizon naviguait une flotte de larges nuages noirs, gonflés de pluie ! Le désenchantement fut entier à l’hésitation de notre salut, avec M. de Peyrardent et sa femme, que je ne pouvais reconnaître. Je n’avais séjourné là que quelques semaines, tout enfant… Le monsieur et la dame des Vergnés — les anciens — n’étaient plus, non plus qu’Adèle… : une femme, Mme de Peyrardent ! Je n’admettais pas qu’elle eût grandi.
Comment n’avais-je pas réfléchi à tout cela, en acceptant l’invitation transmise par un ami commun ! Malgré l’empressement de l’accueil ensuite — dû à la vanité un peu de traiter M. Un Tel, neveu de M. Un Tel, cousin de M. Un Tel, et à ceci, en outre, que je tombais bien (un jour où il y avait ce qu’il fallait ! la conférence — les curés des environs réunis mensuellement chez celui de la paroisse — devant souper au château), malgré tout, il fallait me rendre à l’évidence, je n’étais qu’un étranger, un passant…
Avant le dîner, le mari me promena dans la propriété. L’entrée des tours était comblée ; nous traversâmes des salles vides, moisies. « Nous ne pouvions pas occuper tout ça », s’excusait mon cicerone ; d’autres, encombrées de sacs de grains, de pommes de terre ; partout, des planches bouchaient les hautes cheminées de granit ; les pièces habitées, d’installation des plus médiocres, composaient un intérieur de rentiers de province. Lui, paraissait quelque notaire de campagne ; elle, la fille d’un fermier aisé : trois enfants, coup sur coup, l’avaient fanée ; son ventre bombait à nouveau. Vainement, je tâchais à découvrir dans ce visage morne quelques traits de l’enfant turbulente et enjouée.
L’après-midi, on visita les dépendances… Une promenade mélancolique, une promenade avec moi-même, où je ne fus guère à la conversation de mes hôtes, m’entretenant de Paris, où ils avaient voyagé quinze jours, voyage de noces !… Ici, un moulin — qui s’était rapetissé — pas possible !… Un de nos jeux consistait à nous mettre à genoux sous les ailes, qui nous frôlaient la tête, bourdonnaient à nos oreilles, sans nous heurter ; et maintenant, j’atteins du bras le toit pointu… Voici la mare d’où nous sortîmes, un jour, les reins trempés, les jambes mangées de sangsues, triomphants, croyant rapporter des truites !… Et c’est l’enclos où galopaient les poulains, le verger où nous mordions dans les pommes acides, les prunelles aigres, les groseilles sures ; l’automne a mûri les baies ; les arbres se penchent à portée de notre désir ; l’herbe est jonchée de fruits que le vent a détachés des branches. Hélas ! il ne me vient pas, il ne me viendra jamais plus l’idée d’en cueillir ou d’en ramasser.
Je ne m’endormais toujours pas, et les menus incidents de la journée continuaient à se dérouler en ordre.
La conférence fut exacte, quatre prêtres de bourgades, faces rouges émerillonnées, les yeux humides encore du repas plantureux, des vins soignés de la cure, la panse ballante, les mains coulées dans la ceinture de la robe, retroussée au-dessus des bottes dont ils avaient délié les éperons. On les devinait ici comme chez eux : Mme de Peyrardent les recevait avec des mines, des simagrées. Eux, plaisantaient sans gêne, en campagnards revenant de la foire :
— Tenez, voilà un bougre qui aura de l’audace, s’il soupe… Il est raide comme une pelle à feu… Ah ! il en contient… Mieux vaudrait le charger que l’emplir…
— Mais ça ne lui profite pas… qu’il est maigre comme un cent de pointes.
L’abbé, que les autres moquaient sur son appétit et sa maigreur, s’affalait sur le banc de pierre, s’épongeait, essoufflé :
— Que ne faut-il pas faire pour gagner son croûton !
Tous s’exclamaient :
— Ah ! plaignez — vous ; vous en fichez lourd…
— S’il ne caressait pas tant les filles, il ne les aurait pas si souvent à confesse.
Mme de Peyrardent joignait les mains, blâmait la belle humeur de ses hôtes :
— Mais, monsieur, qu’allez-vous penser de notre clergé ?
— Eh ! monsieur pensera que nous ne sommes pas de foutues bêtes, comme nous en avons l’air, et que nous savons ce qui est bon…
Le repas fut une ripaille de viandes, comme dans les hameaux où l’on ne tue pas tous les jours, de vins et d’alcool. Après, une partie de cartes avait été organisée dans le salon attenant à ma chambre, une salle aussi donnant sur l’abîme, dont les fenêtres n’étaient guère que des meurtrières, avec des anneaux de fer scellés dans le mur, une porte de fer aux verrous énormes, qui, par deux marches, conduisait à une tour… Cette salle avait dû servir de corps de garde et être témoin de bien des scènes et des péripéties… Je doute qu’il s’y soit jamais groupé de tableau plus fantastique que celui de ces joueurs noirs sous les lampes, avec leurs faces illuminées, apoplectiques, la pipe aux dents, à croire que les Templiers ressuscitaient…
— Per ober maï, perdrès obrila… Pour avoir mai, vous perdrez avril.
— Coou pas fa coua toutès les ioous o lo memo poulo… Il ne faut pas faire couver tous les œufs à la même poule.
Ils annonçaient les rois, les dames, les valets par leurs noms :
— Argine… — Hogier… — Rachel… — César… — Alexandre… — Judith…
Puis, à chaque partie, avec des gestes dégagés, les gagnants éparpillaient à travers l’espace la menue monnaie, quelques petits sous — car le maximum des enjeux était limité aux pièces blanches — qui roulaient sur le sol, couraient sous les meubles, — en criant :
— Per lo Tounetto… Pour la Toinette. Tu t’achèteras un tablier, une coiffe, que ton amoureux te voie joliment parée…
— Mais dans les filles, ce n’est pas le tablier que les amoureux estiment… plutôt ce qu’il y a dessous, hein…?
Et l’abbé maigre chantonnait :
Puis, une dernière rasade…
Ils avaient rattaché leurs éperons, s’étaient hissés sur leurs pacifiques montures et, une lanterne à la main, avaient commencé de dévaler les pentes…
Je m’étais assoupi, enfin, lorsque des voix sourdes, des pas étouffés dérangèrent le silence…
Un valet, une servante, sans doute…
Mais cela persistait, et soudain, un choc contre ma porte, une parole me tirèrent tout à fait de mon demi-sommeil… Quelqu’un était dans la pièce voisine… Deux personnes, au moins, qui causaient… Puis, des intervalles… Je m’étais dressé, les nerfs tendus ; des bribes de phrases me parvenaient :
— Tiens, là-dessous… le tapis…
J’entendais comme gratter sur le parquet, et, sous ma porte, s’ouvrait, se fermait comme un éventail, un triangle de clarté que projetait la lumière circulant dans l’autre pièce. Je me levai et, l’œil braqué à la serrure, j’assistai à une scène inouïe, à me tâter si je n’étais pas la proie de quelque hallucination… Une scène d’aujourd’hui ! sans rien de violent et de dramatique qui dépassait en horreur, à ma vue, les épisodes les plus farouches, les situations les plus intenses de la tragédie antique, quelque chose de calme et de hideux, de comique et d’effroyable : M. de Peyrardent mi-vêtu, un mouchoir sur la tête, rampait à genoux, s’étalait sur le plancher, fouillait du bras, où lui indiquait, l’éclairant, sa femme en jupon court, en bonnet de nuit…
— Tiens, là-dessous…
Et il ramassait les sous, contre les murs et les sièges, les sous jetés par les gagnants dans la soirée… les sous pour Toinette !
— Là-dessous, je te dis…
Tout cela tranquillement, la conscience en repos sans doute, l’âme béate, tels que s’ils avaient été occupés simplement à chercher quelque bague égarée…
Je ne pus me rendormir. Je m’interrogeais sur cette rafle misérable ! Je me souvenais du proverbe du bouvier :
« L’argent a la queue glissante, il faut le serrer dur… »
Pourtant, ils étaient riches : toute la région appartenait au Château-là-Haut, les fermes, les prés, la rivière, la montagne ! Alors, comment expliquer ? Par l’atavisme, l’éducation ?… Mais l’Ancien avait été le bienfaiteur de tous, il se serait « tiré le pain de la bouche » pour les autres !
Je rallumai et, jusqu’à l’aube, pour tuer les heures interminables, je recommençai de feuilleter le Nobiliaire.
« Rigal de la Teyssierye avait été accordé dès 1302 avec Anne-Gothie de Vergnés… Il mourut le 4 septembre 1304… Son corps fut inhumé dans le cloître de l’abbaye de la Roqueminhac… La plupart des seigneurs du pays assistèrent à ses funérailles, célébrées par 900 prêtres ; 1.102 torches éclairaient l’église tendue de 143 draps de soie… Anne-Gothie gouverna avec sagesse pendant la minorité de son fils… L’histoire nous la représente en femme accomplie par sa beauté et sa vertu. Geoffroy de Toris, gentilhomme de Rouergue et troubadour célèbre, l’aima et composa en son honneur la plupart de ses poésies. Pétrarque et Nostradamus les ont citées… »
— Des bourrées, des chansons en patois, mais Pierrouti les sait toutes… Il vous en chantera plus que vous ne voudrez… Il en a la tête farcie… Quand il a commencé, plus moyen de le tenir, me dit l’instituteur de Cézens, un ami, chez qui j’étais descendu. Nous le trouverons à l’église ou à l’auberge, venez… Ah ! mais, une seconde…
Mon hôte, rentrant vivement, — nous étions devant sa porte, — revint aussitôt avec un fusil…
— Vous ne la voyez pas ?
Du doigt, il m’indiquait, dans le ruisseau qui coule devant la maison…
— Vous ne la voyez pas ? Eh bien, attendez…
Il dispose son arme et, dans la direction visée, j’aperçois, en effet, une truite filant entre les pierres, qui fut arrêtée net, à la décharge, déchiquetée par les plombs, une jolie truite.
— Il n’en faut pas deux comme ça pour faire une livre, hein ? soupèse mon hôte. Maintenant, nous allons à la « cherche » de Pierrouti ?
— Mais oui…
Nous montons par un mauvais chemin, qu’obstrue un char de foin qui menace de verser, penche aux cahots, à chaque pas des bœufs, comme une barque par le roulis.
Voici le village, quelques chaumes, de pauvres habitations basses, leurs portes closes — tout le monde aux champs — par cette éclatante journée de juillet ; et la vieille église, avec son clocher à peigne, et le cimetière sur la petite place plantée de tilleuls.
Une odeur de corne brûlée ?
Ah ! oui, la forge, toujours au même endroit ; la forge, là-bas, dont la gueule rouge me représentait comme une entrée de l’enfer, jadis ! et, tout enfant, m’emplissait d’effroi.
Mais, à présent, que je ne crois plus à Dieu ni à Diable (disent les bonnes femmes d’ici) — pensez, un homme qui écrit dans les journaux ! — je n’hésite pas à m’approcher, pour interroger, si l’on n’a pas aperçu Pierrouti…
On ne l’a pas vu.
Nous entrons dans l’église… Personne.
Nous serons plus heureux peut-être à l’auberge… En effet, il doit venir… Si nous pouvions « espérer » un peu ?
Nous espérons.
Et il arrive, toujours le même — tel que dans mes souvenirs d’il y a des années.
— Quand on est bien, fait-il, pas besoin de changer.
Une silhouette comique de nain, à la longue tête, au long torse, sur des jambes courtes, un pantalon jaune, les pieds nus dans d’immenses sabots.
Toujours le même à peu près, qu’il serve la messe, ou qu’à l’obscure il aille faire un coup de fusil, qu’il porte la croix aux processions, ou vide un saladier de vin chaud, à la veillée.
Pierrouti !
Qui ne le connaît ?
Comme clerc, il sonne les cloches, sert la messe, assiste aux baptêmes, aux premières communions, aux mariages. Depuis quarante ans, il sonne pour ceux qui viennent et pour ceux qui s’en vont…
Mais comme la commune et les hameaux dispersés ne comptent pas un millier d’habitants, Pierrouti a du temps de reste. Entre deux angélus, il court les environs du pays, dont il n’est pas une pierre qu’il ignore, pas un buisson qui ne lui soit familier. Dès le printemps, il sait les nids et le nombre d’œufs. En tout temps, il dispose d’un lièvre ou d’une truite, qu’il va prendre au gîte ou sous sa pierre, aussi sûrement qu’un autre cueille les fruits de son hort.
Pierrouti, c’est le pays tout entier qui est sien ! Comme il en a joui ! Non, il ne s’est pas fait de mauvais sang. Il n’a pas subi l’angoisse du paysan pour qui chaque mouvement du ciel est une angoisse. Il ne s’est jamais préoccupé d’où soufflait le vent que pour la chasse. Lorsque l’orage s’amoncelle, ou que la grêle crible la moisson, ou que l’écir, la tempête de neige, tourbillonne, il n’a d’autre ennui que de balancer la cloche, qui dissipe les nuages…
Oui, il a joui de la terre où il est né — en poète et en philosophe !
Pierrouti a goûté toutes les minutes de son existence et ne demanderait qu’à les revivre, sans en retrancher une seule. Il est satisfait de son sort. Il aime son village, et les émigrants ont beau conter qu’il en est de plus grands, Pierrouti ne s’en émeut pas. Il n’a pas désiré s’éloigner de plus loin que ne lui permettait son métier de sonneur. Il ne s’est jamais écarté qu’entre l’angélus du matin et l’angélus du soir ; il ne s’est pas lassé d’arpenter toujours les mêmes étendues tristes, les mêmes genêts bourrus de son canton ; ses yeux ne se sont pas fatigués d’être arrêtés presque tout de suite par les découpures du Plomb à l’horizon… Il est heureux, et c’est un peu comme son bonheur qu’il sonne, depuis tant et tant d’années, à toutes les aubes et à tous les crépuscules.
A vrai dire, peut être aussi que, s’il ne s’est pas lassé de cette servitude d’avoir à sonner régulièrement des cloches, ce qui peut paraître incompatible avec les goûts de liberté du braconnier, c’est que Pierrouti ne s’est pas du tout asservi à sa tâche, oh ! que non ! Il en a pris à l’aise. Quelquefois, Pierrouti a même absolument oublié de sonner. Mais personne ne lui en garde rancune. Le pâtre qui voit tomber la nuit, ou bien le laboureur qui voit pointer le jour, et qui n’entendent pas la cloche du matin, la cloche du soir, pensent seulement :
— Pierrouti n’o faito quaoucuno. Pierrouti en a fait quelqu’une… a fait quelque tour.
Cela lui arrive. Vous comprenez, Pierrouti est de toutes les fêtes : après un mariage, un baptême, la cérémonie terminée, le cortège n’est pas encore en route, que Pierrouti dévale de la sacristie, et de la même voix qui psalmodiait, tout à l’heure, les répons à M. le curé, entonne son répertoire, toutes les anciennes bourrées, au chant desquelles on danse encore dans la montagne, mais qui se perdent de jour en jour.
— Je vous demande, il leur faut toute une batterie de cuisine maintenant ! s’exclame Pierrouti, outré de ce que les violons et les cuivres commencent à supplanter la cabrette et le simple chant…
Pierrouti est de toutes les fêtes ! N’est-il pas naturel, lorsqu’il s’est un peu attardé, qu’il sonne un peu plus tard le réveil ?
Pierrouti prend le café avec nous. Il parle, il parle. Il veut des nouvelles de ceux qui ont déserté le pays, et que je dois connaître, puisque je suis de Paris !
Il y en a tant qu’il ne reverra sans doute jamais.
— Je me fais vieux…
Je proteste :
— Toujours… toujours le même…
— Non, non, j’ai de la bourre blanche…
C’est vrai, le poil est gris…
— N’empêche, que je peux toujours vous faire manger une couple de fuyards, de pigeons sauvages.
— Ah ! vous donnez toujours quelques coups de fusil. Et les gendarmes ?
— Oh ! plus peur de rien… Je suis garde particulier…
Et notre nain de Pierrouti sort des papiers de son pantalon jaune.
— Oui, oui, moi, garde particulier ; qu’en dites-vous ?
Pierrouti qui ne braconne plus !
S’il allait ne plus chanter !
Mais si, le voilà qui se lance et commence, scandant le rythme, de son sabot, sur le plancher, comme s’il faisait danser, sans cabrette, à la muette, comme ils appellent :
— A l’entrée du petit bois, — Il y a un lièvre, — Il y a un lièvre, — A l’entrée du petit bois, — Il y a un lièvre, qui dort. — Bon chasseur, — Bon tireur, — Va-t’en le réveiller, — Toi qui sais bien viser.
Ces petits chants, sur un air de bourrée, n’ont jamais guère qu’un couplet, que le chanteur répète deux ou trois fois, s’ingéniant à trouver quelque variante finale ; de sorte qu’ils ne sont pas sans analogie avec le rondel.
Mais, souvent aussi, le chanteur dit à la suite les unes des autres des bourrées différentes.
Ainsi allait Pierrouti, tout glorieux de penser que nous n’en avions pas de semblables à Paris.
En voici quelques échantillons.
La forme ne varie guère et le fond n’est pas très étendu.
Il n’y a pas d’écrivains, à justement parler, de poètes auvergnats ; le patois n’est pas écrit. Les bourrées chantées ne sont qu’une sorte de refrains essayés sur les airs de la cabrette, par les cabrettaïres : bien souvent, ce ne sont que des paroles balbutiées, des phrases sans suite, quelques mots plaqués sur les notes, allusions à quelque événement local, ironiques et rudes reparties des fins et sages paysans, embryons de satire, ébauche d’idylle…
— Des bourrées ! Je vous en pousserai un troupeau d’affilée, promet Pierrouti, et, de fait, il ne s’interrompt plus que pour boire son punch et recommencer, aussitôt sa bouche essuyée de la manche :
— Quand le meunier passe, — Il fait claquer le fouet, — La Marie le regarde, — Le guigne avec le doigt. — Moi, je l’empêcherai — De le regarder par la fenêtre.
— Moi j’ai cinq sous, — Ma mie n’en a que quatre ! — Comment ferons-nous, — Quand nous nous marierons ? — Nous achèterons — Un pot, une écuelle, — Une cuillère, — et mangerons tous les deux.
— Tant que je t’aimais, — Je te promettais assez, petite ! — Tant que je t’aimais, — Je te promettais assez. — Maintenant que je te tiens, — Je joue du bâton, petite, — Maintenant que je te tiens, — Je joue du bâton.
— Garde ton bon temps, — Petite, — Garde ton bon temps, — Quand tu l’as ! — Mariée que je sois, — Mariée à mon goût, — Je passerai la matinée, — Aux côtés de mon ami…
— Par les champs d’Endoune — Il y a de jolies fleurs, — Des vertes, des rouges, — De toutes couleurs — Et, si moi j’y allais, — J’en cueillerais bien, — A la mienne amie — J’en rapporterais bien.
— De quoi aimeriez-vous mieux, — Le ruban ou la dentelle ? — De quoi aimeriez-vous mieux, — Le ruban ou le galant ? — Moi, j’aimerais autant — Le galant que la dentelle ; — Moi, j’aimerais autant — Le ruban que le galant !
— Moi, j’aime tout, — Le vin et puis les filles, — Moi, j’aime tout, — Les filles et puis le vin, — Mais, pour choisir, — J’aimerais mieux les filles ; — Mais, pour choisir, — Je préférerais le vin !
— Moi, je te cherchais, — Buisson par buisson, — A la fin te trouvai — Avec un joli garçon ! — Moi, je te cherchais, — Vergne par vergne, — A la fin, te trouvai — Avec un Auvergnat.
— Iste confesse ! — Le curé de Besse — Avait une poule, — La mit à la marmite. — La poule chantait, — Le curé dansait, — La menette pleurait…
— Si vous saviez, fillette, — Jamais vous ne vous marieriez, — Resteriez seulette, — Garderiez la liberté. — Tomba, se cassa la jambe, — Tomba, se cassa le pied.
— Les cloches de Brezons — Sont tombées dans l’étang. — Qui les lève ? — Pierre Grand. — Qui les pleure ? — La grenouille. — Qui en rit ? — La perdrix. — Qui en fait deuil ? — Le papillon…
Quand il est lancé, plus moyen de le tenir !
En effet, Pierrouti chante, chante toujours.
Et les plus dénuées de sens de ces bourrées ont avec le rythme où elles se scandent, dans la verdeur des mots, une rude saveur qui disparaît sans doute à la traduction. Et telles qui peuvent devenir insignifiantes en français sont dans le patois du tour le plus original.
— Je la veux, la Marianne, — Je la veux et je l’aurai. — Je l’irai, moi, chercher, — Je l’amènerai ; — Malgré son père, — L’épouserai.
— Baisse-toi, montagne, — Hausse-toi, vallon, — Vous m’empêchez de voir — La mienne, Jeanneton.
Il « en pousse » bien d’autres, le brave Pierrouti ; je ne puis les rapporter toutes ; c’est un peu toujours le même thème court, de moqueries et de railleries, quelquefois traversé de tendresse et de sentiment.
Mais je voudrais citer celle-ci encore, dont la constatation, vraie pour tout le monde, ne l’est pas pour notre Pierrouti :
— Le chanter ni le danser — Ne portent pas le pain à l’armoire ; — Le chanter ni le danser — Ne portent pas le pain à manger…
Non, le chanter ni le danser n’ont empêché Pierrouti de mener bonne et joyeuse existence, et, comme aujourd’hui (tandis que tout le monde est à peiner dans la hâte des travaux de l’été), de rester à l’ombre et de boire frais dans l’auberge où il tient ses états, comme un autre Villon ; car, lui aussi, est poète à sa manière… et ne se contente pas de perpétuer les vieilles bourrées…
Écoutez :
A CEZENS
— Et c’est en français, se glorifie Pierrouti, le verre en main, debout sur ses jambes courtes… L’essai n’est déjà pas si médiocre, avec une malice et une naïveté de poésie populaire de bonne venue, avec un goût de terroir que j’apprécie fort… Mais comment vous redire la verve impétueuse du bonhomme ! Il en est quelques autres, moitié français, moitié patois, de sujet hardi, que je ne puis rapporter, à cause de leur gaillardise. Pierrouti les scande volontiers en plain-chant, mêlant le sacré et le profane. D’ailleurs, pour ces refrains spontanés, qui éclatèrent un jour de ripaille, entre deux saladiers de vin chaud, il faut entendre la voix, regarder les mines du comique petit homme.
Oui, il « nous en pousserait » jusqu’à demain, Pierrouti. Et l’après-midi se passe à l’écouter.
Enfin, nous sortons, nous sommes sur la petite place déserte. Tout semble mort. Alors, à tue-tête, Pierrouti continue de chanter, ses jambes vacillent un peu dans son pantalon jaune et ses sabots — le punch et surtout la griserie de parler depuis des heures !…
Puis, il se calme, réfléchit qu’il lui faut monter jusque là-bas, — il ne sera pas juste à temps pour l’angélus, mais ils attendront — à la propriété dont il est garde.
— Oui, oui, garde particulier… Pierrouti… Vous ne croyez pas, hein ?…
Et il sort ses papiers…
— Hein !… moi…, garde particulier… Mais vous savez, quand je les vois… je ne peux pas leur faire rien… Moi, ça serait trop fort… je leur dis d’aller d’un autre côté…
— Au revoir, Pierrouti…
— Si vous voyez quelqu’un d’ici à Paris, vous direz que Pierrouti en sait quelques-unes encore, nous jette le clerc, et qu’il ne se fait pas toujours de bile… Je ne changerai pas pour un député.
Qu’il a raison ! Des députés, la dernière des bourgades en produit. Mais d’hommes heureux — comme Pierrouti — certes, la terre en est plus chiche !
J’ai traversé la Planèze, de Murat à Pierrefort, pour gagner Brezons — un pauvre trou de rien, où l’on peut s’étonner que je m’arrête — pour quoi faire ? Pleurer ! Oui, pleurer ! C’est bête, je sais. Mais je pleure tout de même. Pas à dire non, je pleure ! Ça me cuit sous les paupières, quelque chose qui me picote l’œil, depuis qu’à un tournant de la route (dont la rampe raide descend en longeant le vide à travers de graves paysages aux contrastes de vie et de mort, aux brusques alternatives de culture et de lande, de bois et de roc), depuis que j’ai aperçu… le CALVAIRE !
Ce Calvaire ? Pareil à bien d’autres du pays : un tertre assez haut qui domine le bourg, avec, plantés au faîte, une croix, un maigre noyer — voilà tout : et je pleure. J’ai beau me moquer — l’air de quoi, ainsi ? l’Enfant prodigue, le Petit Savoyard qui retourne à sa chaumière ! — n’empêche que mon cœur fond, et je pleure !
Vous comprendrez, quand vous saurez quel rôle cette butte de terre a joué dans mon existence. Six mois de mon enfance, vers les huit ans — ma famille réfugiée là, après le siège et la Commune — six mois, j’ai vécu au pied de ce bloc sombre, avec le rêve de grimper, la hantise d’atteindre la plate-forme où se dresse la croix, où verdit le noyer… Ah ! oui, ce Calvaire, d’où nous narguaient les chèvres, combien de fois « l’ai-je essayé », avec des camarades, têtus aussi…
Vaines tentatives…
Toujours, on devait renoncer, la culotte en lambeaux, les mains entaillées, les genoux déchirés comme à des clous et des couteaux de pierre !
On renonçait, mais pour un temps ; car, en dépit des remontrances et des menaces de corrections, les plaies apaisées, la semaine d’ensuite, l’assaut recommençait vers le but si proche, qu’on touchait de la main presque — et pourtant toujours inaccessible !
Et puis, au bas du Calvaire, appuyée contre, la maison « d’où je sors », comme on dit ici, la maison des miens, la plus modeste qui soit : une grange, un hort des plus petits, et l’oustaou, l’habitation, sous le grenier couvert de chaume, une seule pièce, où l’on accède par quelques marches…
C’est là qu’hivernait mon grand-père, buronnier, lorsque le froid oblige les troupeaux à descendre de la montagne… Là, mon père est né, a passé la moitié misérable — heureuse — de sa vie ; là se sont écoulées, pour moi, de brèves heures insoucieuses, à l’époque où le hasard uniquement, — mon père indécis d’émigrer de nouveau ou de se fixer dans la contrée — m’empêcha de devenir pâtre, pour me condamner plus tard à aligner des phrases…
Je reconnais chaque arbre de l’enclos et la haie de groseilliers… Mais « le bien » n’est plus nôtre… Là, demeure aujourd’hui je ne sais qui ? Je passe devant, sans entrer… Et vous ne voudriez pas que je pleure ?…
Un peu plus loin, dans les flancs du Calvaire, voici le four…
Une odeur de pain chaud embaume l’air ; c’est le jour, un grand jour, chaque quinzaine, chaque semaine au plus. Des femmes, les mains, le visage souillés de farine et de fumée, emportent, sur la tête, des piles de larges tourtes… Des enfants trépignent d’impatience, qui éclatent de joie, soudain, à recevoir la « pompe » brûlante, la tartelette dorée, chauffée pour eux, qu’ils enveloppent dans leurs tabliers…
Il fut un autrefois où le four ne s’allumait pas que la grand’mère ou la tante n’eussent pétri pour nous aussi des tartelettes et des pompes…
Je n’aurais pas les yeux rouges !
Mais ce n’est pas fini de pleurer…
Qu’elle est silencieuse, l’hospitalière maison des cousins chez qui je suis logé, si bruyante jadis ! Qu’elle est vide, jadis si pleine d’espoir !
Les deux jeunes hommes, avec qui je me rencontrais là, à des vacances, n’y sont plus.
L’un, médecin, qui promettait un savant, mort avant la trentaine, victime de son noble cœur, à la suite d’un mal contracté à courir — souffrant lui-même, en convalescence encore — , plusieurs kilomètres, par la nuit et la neige, au chevet d’un parent malade… L’autre, quasi mort pour la famille, enseveli comme un linceul — dans la robe du missionnaire…
Maintenant, le père et la mère sont seuls, dans la maison déserte où la joie n’habitera plus, désormais, au creux de cette vallée close de murailles formidables, qui barrent l’horizon de partout…
Cependant, croyants, les yeux vers le ciel, ils continuent de vivre…
Hélas ! elle est vite ébranlée leur résignation, qui pouvait paraître si solide ; la couche d’oubli n’est pas forte, une mince poussière qu’un rien disperse, et voici la douleur à nu…
Ils m’embrassent, et leurs cils se mouillent, leur peine s’est rouverte — tout le passé, pour eux, que mon arrivée évoque…
Pendant que la cousine pousse le feu pour la soupe, nous allons au pré chercher la jument… Quel plaisir encore jadis — c’est toujours passé, le plaisir ! — de se faire hisser sur la brave bête ; comme elle trottait, nous tous en croupe ! N’avions-nous pas comploté une fois de nous servir d’elle comme d’un gradin pour grimper au Calvaire !
Le soir trame ses premiers fils ; nous revenons taciturnes, dans la solennité de l’heure ; une clochette tinte, d’un troupeau de chèvres, qui dévalent par bonds, s’immobilisent, me regardent de leurs yeux diaboliques, ne s’enfuient qu’aux cris d’un valet, oh ! bestio di bestio, oh ! bêtes de bêtes ! piquant ses bœufs à moitié disparus avec le char sous la cargaison de foin ; l’angélus qui sonne…
Nous sommes devant la vieille petite église posée au bord d’une sorte de ravin, avec son cimetière d’un côté, de l’autre son clocher à peigne qui se délabre…
Ces églises de campagne sont les seules où j’ai pu prier, quand je priais… Les seules, sans doute, agréables au Dieu qu’on nous proposait, aimant les humbles et les simples. Évanouies aussi les heures de foi, et j’en eus d’ardentes, où je revenais de la prière, mes chagrins consolés, avec une âme rafraîchie et limpide…
Ce soir, je ne rapporte de la nef où je pénètre que des notes de carnet : l’obscurité où claquent les galoches sur le sol, où s’égrènent les chapelets et les amen de deux ou trois menettes, au curé, qui lit à la lueur d’une chandelle…
Et rien de plus !
Nous dînons, trois, à cette table qui fut si nombreuse, nous forçant à causer, à briser le cercle de fer des souvenirs, et n’y parvenant point, toujours garrottés dans le passé…
— Te rappelles-tu les histoires que tu aimais tant… Ça ne te dit plus, sans doute ?
Hélas ! si… cela me dit encore et c’est peut-être d’avoir aimé tant les écouter qu’il m’est venu d’en raconter à mon tour, pensé-je. Ah ! si les miennes pouvaient intéresser de la même façon que celles des autres m’intéressaient, moi !
La cousine récapitule :
— Tu te souviens, la Casso boulento ?
La Chasse volante ! Le grand veneur qui traverse à de certains minuits la vallée, vêtu de flammes, poussant de son fouet de feu, à travers l’espace, sa meute rouge et ses piqueurs flamboyants, — si je me souviens !
— Et las Fados da Fareire ?
— Oui, les Fées de Farère, qui habitent cette grotte merveilleuse, sous les pendentifs de basalte !
— Et le château de la Boyle, que ne dépasse jamais « l’agasse » — les pies ayant été excommuniées à la suite d’une foule de vols ?… Et le château du Grand-Roc, qui garde un énorme trésor dans ses ruines ?… Et « les peurs » du côté de Lescure ?…
— Et celle de la borne ?…
— Oui… que déplace un paysan, empiétant sur le champ voisin, dont le maître est mort et qui entend une voix lui crier : Planto lo borno ! — Planto lo dritto ! Plante la borne ! Plante-la droite.
— Et le mort… enterré à l’endroit qu’il ne veut pas… par de mauvais héritiers ?…
— Oui… qui trouvent sa pierre défaite tous les matins…
Oui, oui : je me rappelle tout, ces croix, çà et là, l’une pour quelqu’un frappé de la foudre, l’autre, sur le terrain où un chien déterra les trois jumeaux bâtards enfouis par une servante…
Oui, je me rappelle, et j’ai peur presque…
La nuit s’est étendue, pendant la conversation… Et je balaie d’un revers de main nerveuse la croix de mie de pain, que mes doigts machinalement avaient pétrie…
Je ne me trouve pas seul sans malaise, dans la chambre qui m’est destinée ; à côté, mes hôtes ont fait la prière, à demi-voix, puis se sont couchés ; et c’est le silence formidable de la nuit compacte…
Pas de bruit, que le murmure lointain de la rivière, au bas de la côte, dont les bois confus dans les ténèbres ne sont que des masses d’ombre, d’encre épaisse dans le sombre…
Tout d’un coup le chant clair, métallique de l’horloge, qui se répète, suivi de la sonnerie des autres horloges de la maison, à double sonnerie aussi, tout cela qui éclate de pièce en pièce, va scander mon insomnie, car je ne dormirai pas…
Je veux prendre un livre. Mais la porte de sa chambre est condamnée religieusement depuis sa mort…
Ah ! ce cabinet, en son absence, que d’heures défendues j’y ai passées, forçant la bibliothèque et les tiroirs, les yeux effarés — à l’âge du saute-mouton et des billes ! — devant tout ce qu’ils me révélaient des misères du corps, ces livres de science aux images terribles ! Et les instruments d’acier qui luisaient… De combien de maux ne me suis-je pas cru atteint ! Il n’en est point dont je n’aie souffert en imagination !
Mais qu’est-ce que ceux-ci, pour lesquels, plus ou moins, il s’invente des remèdes ! J’en ai connu d’autres, depuis, d’incurables tourments, et qui n’étaient pas signalés dans les livres…
La bougie s’éteint à un coup de vent, je vais fermer la fenêtre et…
Oui, une seconde d’effroi…
Contre le mur, quelqu’un est debout, qui s’avance…
Un instant pénible, je vous assure, avant de me rendre compte : une soutane de missionnaire pendue à une patère, et que le vent remuait… Ce qui a suffi pour me chavirer l’âme que j’avais déjà tout de travers, avec ces mille secousses de souvenirs.
Avant de partir, vous devinez bien que je fais mon pèlerinage au Calvaire…
Oh ! je n’essaie plus de parvenir par la difficulté, à la force des genoux et des poignets ; l’ère de ces héroïsmes-là est close ; nous suivons le chemin de tout le monde, — qui gravit la pente, par un détour, — sur le gazon doux… Cette route, on nous l’avait bien enseignée, d’ailleurs, jadis ; mais nous n’avions que dédain pour la voie tracée et nous continuâmes de tenter l’impossible, — qui seul nous tentait…
Ah ! ce Calvaire, comme il s’est dressé devant moi souvent ! Combien de fois aussi j’ai pris la vie à rebours — comme lui…
… Si la vue s’effare à découvrir la Ville noire aussi haut perchée sur le roc — à ne pas croire que ce soit l’œuvre de l’homme, à penser plutôt qu’elle a jailli telle quelle des entrailles de la terre vers l’espace, projetée de quelque forge cyclopéenne — l’œil n’est pas moins surpris, lorsque de la route qui descend de Saint-Flour sur Chaudesaigues, courant aux flancs de l’effroyable côte de Lanau, au-dessus de l’abîme le plus sauvage et du fracas du torrent, tout d’un coup, on aperçoit la petite ville fumante, si bas, tout enfoncée dans cette gorge étroite, dans cette cuve profonde que cerclent les montagnes, où l’on imagine qu’elle a dû choir du ciel, tomber comme un aérolithe, et que c’est sa chute qui a creusé le trou où la voici…
Et, à Chaudesaigues comme à Saint-Flour, il faut songer aux aubes de feu de la matière, aux aurores ardentes de l’univers.
Le globe n’est pas refroidi encore, supposent les paysans devant cette eau qui sort du sol à 80°, source du Par, comme d’une chaudière bouillante, toujours allumée.
On prétend aussi que le gouffre où se trouve plongé Chaudesaigues devait être, d’abord, empli d’un lac brûlant qu’alimentaient ces sources fameuses, dont les jets plus minces d’aujourd’hui, sans doute, ne versent guère moins d’un million de litres par vingt-quatre heures, encore !
De là, ces vapeurs qui souvent enveloppent la petite ville, lui donnent dans ce bas-fond l’aspect d’être dans les nuages, lui créent cette atmosphère tiède, où l’on peut dire qu’elle cuit dans son jus…
Malgré cela, l’air est sec, fort salubre, tout imprégné des riches senteurs des monts qui cernent de leurs murailles la station chère aux baigneurs affligés de douleurs et de rhumatismes… Ils y viennent aux mois d’été ; chaque jour, la diligence en amène quelques-uns, et c’est — comme ailleurs le passage du train — une des distractions d’ici que l’arrivée et le départ des diligences sur la place, devant l’hôtel Ginisty. Les claquements des fouets, les appels et les jurons des conducteurs, le va-et-vient des valets et des servantes, les grelots qui sonnent aux colliers des chevaux, cela pendant une heure, agite l’endroit, bouscule les gens ; après quoi, l’existence de nouveau s’assoupit de chaque côté de ce Remontalou, car les malades sont à peu près les seuls étrangers qui descendent jusque-là — avec les fidèles, qui viennent en pèlerinage à Notre-Dame-de-Pitié, dont la chapelle est bâtie à l’entrée de la ville : les uns et les autres, tous ayant la foi — soit à la Vierge, soit aux Eaux — quelquefois aux Jeux : et le nombre serait grand de ceux à qui cela réussit — d’après les béquilles abandonnées sur place…
Quoique ni la prière ni l’étude ne fussent l’objet de mon séjour et que la curiosité seule m’eût poussé à Chaudesaigues, comme on n’y va guère, c’est-à-dire en touriste, je n’ai point lieu de regretter mon voyage !
Des bains et des salles d’hydrothérapie — c’est ce dont je me souviens tout de suite : cela n’est point fréquent dans la montagne !
Aussi me précipitai-je à l’établissement thermal, fort convenablement aménagé, et qui me parut — au sortir de la douche — un lieu enchanté, malgré le spectacle des malades errant par les couloirs, ou se chauffant au soleil, par les allées du jardin.
Je rentrai déjeuner par le quai de Remontalou, ruisseau étroit (dont le lit semble parfois une mosaïque de porcelaine, tout jonché de débris de vaisselle cassée) où se perdent par une foule de conduits les sources chaudes, qui constitue une agréable promenade, avec les passerelles qui conduisent sur la rive droite. Les maisons sont bâties de gneiss, avec des angles — comme encadrées — de granit. La célèbre source du Par est sur le Foirail, assez animé, qu’enferme un cercle de maisons, dont quelques-unes portent des niches en bois vitrées où sont logés des saints et des saintes fort réputés jadis, lorsque les croyants associaient leur puissance miraculeuse à l’efficacité des eaux… Mais aujourd’hui… J’allais glisser aux réflexions mécréantes, lorsque la cloche sonna le repas chez Ginisty, où je me régalai d’un mets local, que mon estomac, si souvent réfractaire, n’eut point de peine à supporter, pourtant, et dont j’étais fort effrayé à l’avance ! Des tripes ! Des tripoux, comme ils appellent ce paquet de boyaux roulés, délicieux, comme là seulement on peut les accommoder, à l’eau chaude courante où elles sont nettoyées, d’où on les retire blanches comme neige, légères comme une dentelle, et qui prennent, assaisonnées de je ne sais quelle herbe odorante, le goût le plus fin et le plus rare…
Après ce repas, arrosé de bon vin d’Entraygues, Chaudesaigues me parut moins enfoncé dans son trou, et je ne lui trouvai plus autant son air de condamné à la fosse à perpétuité, dans cet entonnoir de montagnes sans issue !
Même je jugeais fort raisonnables les projets d’avenir, les rêves de grandeur que l’on me confiait, les espoirs dont se nourrissent tous les riverains d’une eau minérale, de créer la capitale de la thérapeutique moderne autour de leur source… Un chemin de fer, des hôtels, un casino — la fortune pour le pays — tout cela que chaque propriétaire voit se refléter dans le ru qui se perd à travers la prairie, tout ce qu’il voit flotter dans les vapeurs qui s’échappent de la roche…
Il est certain que Chaudesaigues peut se prêter aux plus diverses combinaisons — sans parler du traitement qu’y suivent les malades ; il ne se dépense là qu’une médiocre quantité d’eau, et, seulement pendant quelques semaines de l’été. Pour le reste du temps, le rendement des sources est à peu près inutilisé. Elles ne servent plus guère qu’à laver ces divines et radieuses tripes — ou à désuinter la laine des moutons qui les fournissent, une laine que tout le monde, hommes, femmes et enfants, tricote ici ; enfin, le seul usage général qu’on fasse de ces sources est pour chauffer les quatre ou cinq cents maisons qui composent Chaudesaigues par des canaux d’irrigation, qui passent sous des dalles. Heureuses ménagères qui n’ont point à se préoccuper du feu pour tremper la soupe, cuire des œufs et laver le linge !
Donc, l’idée est venue à quelques-uns d’employer ces forces négligées et, entre tant de projets qui se sont formés, le dernier surtout m’a séduit, qui veut élever à Chaudesaigues des serres naturelles, à toutes les températures, où tout pousserait, qui donneraient en ce pays désolé toutes les plantes, toutes les couleurs, toutes les odeurs — jusqu’à la flore extravagante des tropiques ! Mais les inventeurs mettent toujours au service de leurs causes une éloquence d’apôtres si forte que je me défie…
Cependant, je fus convaincu par ceux-ci, et plusieurs jours, cette pensée aussi me hanta au cours de mes promenades et de mes excursions…
Oui, c’était la fortune pour Chaudesaigues — mais aussi l’envahissement de la foule à travers ces solitudes — où bientôt il n’y aurait plus moyen d’être seul ! Magnifique brèche de la porte d’Enfer, cascade du Gurguttut, châteaux du Couffeur et de Montvallat, pont de Lanau, moulin du Tour, merveilles inconnues, tout à l’heure célèbres…
Déjà, les petites maisons des bords du Remontalou s’enguirlandaient de végétation exorbitante, de toutes les palmes exotiques dont mon imagination immédiate dotait Chaudesaigues…
Et l’imagination n’offre ici rien de trop hardi…
Certes, cela ne causerait à personne — ces jardins et ces parcs rêvés dans cette sombre corbeille de montagnes — l’étonnement dont on est pris, plus loin, en découvrant le viaduc de Garabit…
Pour moi, ce fut un saisissement…
J’avais résolu de suivre le lit de la Truyère jusque-là… Inoubliable journée, en compagnie de Galvier, le rusé pêcheur de truites, qui me servait de guide… Mais lui-même ne connaissait qu’une portion du trajet… La rivière, par endroits, fort large et sans profondeur, en d’autres se rétrécit et se creuse soudain, coule entre de hautes falaises, comme des quais prodigieux… Alors, il devenait impossible de longer l’eau sans berges… Il fallait rebrousser chemin, gravir des pentes à peu près verticales, se frayer un sentier, à travers des étendues de broussaille vierge… Ou bien, à quelque coude brusque, la rive cessait, tout d’un coup : la rivière, aux pentes du terrain, versée toute d’un côté, et il fallait chercher quelque gué, pour passer sur l’autre bord… Tout un jour, sous l’ardeur du soleil, nous marchâmes, côtoyant la Truyère, au fond de ces défilés sauvages, de ce formidable couloir aux parois abruptes, de centaines de mètres de hauteur… Nous ne rencontrâmes point un vivant, de toute cette étape de sept ou huit heures… Seulement, en deux ou trois places, quelque barque des plus primitives, avec une perche, apprenait l’existence de hameaux sur les hauteurs… A de certains moments, sous le ciel brûlant, d’entre les arbres aux feuillages emmêlés, il partait un vol — de quelque farouche oiseau de proie dérangé — qui déchirait la forêt, froissait le ciel d’un grand bruit, comme une étoffe… paysages de partout et de toujours, où rien ne rappelait le temps ni le lieu, paysages de pierre et d’eau, où rien aujourd’hui, sous cette canicule, ne marquait que nous fussions en Auvergne, plutôt qu’en Afrique et en ce siècle-ci plutôt qu’il y a six mille ans.
C’est du creux de la vallée, obscurcie déjà de crépuscule, que nous aperçûmes, soudain, en l’air clair encore, le viaduc de Garabit… De là-bas, cette voie ferrée aérienne, jetée d’une crête à l’autre de la vallée — qui franchit, à 122 mètres au-dessus de la rivière, une distance de 564 mètres sur un arc de fer de 165 mètres d’ouverture — n’est guère plus grosse que le fil des danseuses de corde… et c’est sur ce câble que voici courir un train, à travers l’espace !… Mais, alors, je ne jugeais plus impossibles du tout les orangers à Chaudesaigues…
J’envisage sans trop d’effroi l’idée de mes douleurs — le plus future possible — grâce à cette eau du Par qui rend ingambes les gens aux jointures les plus ankylosées, et dans le temps où il me faudra en user, aura fait pousser, sur cette terre jusqu’ici seulement nourricière de maigres bruyères et de pauvres genêts, des lauriers et des orchidées comme il devait en fleurir, selon M. Rames, dans la nuit des temps…
C’est vers eux, les plombs ou les puys — le plomb du Cantal ou le puy Mary — que montent à toute heure les regards du peuple de la montagne…
Despotes absolus, que ces mornes ancêtres de la création, arbitres aujourd’hui des vents et des nuages sur une vaste étendue, dont les fronts barrent l’espace, farouches divinités, qui font ici la pluie ou le beau temps.
Dès le matin, on les consulte, savoir comment ils ont passé la nuit, comment ils se lèvent, clairs ou sombres, dans l’aube pure ou le matin crasse ; et tout le jour, on les observe, si changeants ! à l’instant, calmes et placides, tout d’un coup inquiétants, orageux : enfin, le soir, on tâche à deviner quel sera le lendemain, à la façon dont ils se couchent.
Mais les prévisions des plus malins, des pâtres et des vachers, l’œil attentif toujours à fouiller l’horizon, ne se font jamais que suivies de toutes les restrictions, de tous les à moins que…, de tous les si… possibles !… Comment affirmer quoi que ce soit, avec des tyrans de qui il faut redouter toutes les sautes d’humeur ! Avec eux, on n’est jamais sûr !… Leur beau fixe est tout ce qu’il y a de plus variable, j’en sais quelque chose, surtout en ce qui concerne le Plomb.
Ah ! ces plombs, ces puys, qui n’atteignent pas dix-neuf cents mètres, je ne manquais point à l’occasion de railler un peu lorsque — comme les marins à la plus légère ride de la mer — je voyais ces montagnards, graves et soucieux pour le plus mince fil de nuage là-haut…
— Des nains qui ont oublié de grandir, m’écriais-je à propos du Plomb ou du Puy ; à peine s’ils tutoient le ciel, lorsque les Alpes couchent dedans ! Des montagnes pour rire, des taupinières !
Je comparais, avec les géants suisses de cinq et de six mille mètres ; je vantais l’inoubliable magie des glaciers, des neiges éternelles ; mon rêve escaladait plus haut encore, entassait Alpes sur Pyrénées, m’emportait sur d’inaccessibles Himalayas ! Enfant prodigue, je dédaignais, pour y être trop accoutumé, ma montagne cantalienne ! Comme les gamins sont sans respect à l’égard du grand bon chien qu’ils martyrisent et dont ils ignorent les crocs redoutables, comme les gamins sans gêne tirent la barbe blanche du grand-père qui les fait chevaucher sur les genoux, ainsi je me moquais des crêtes et des cimes de la montagne débonnaire sur les flancs de laquelle, à mes vacances d’écolier, j’allais cueillir l’airelle, tailler des sifflets de coudrier, ou chercher des nids… Non, cela n’était pas sérieux en tant que montagnes, l’Auvergne ! Est-ce que Michelet, qui s’y connaissait, lui, dans ses évangiles de la Montagne, ne les avait pas tout tranquillement laissées de côté, nos hautes terres, le Plomb et le Puy !
Longtemps, je fus dans cet état d’esprit, — la montagne incomprise.
D’ailleurs, plus tard, ce furent les sommets du monde entier qui me devinrent indifférents. Eh ! que me faisait qu’ils portassent plus ou moins haut leurs têtes arrogantes ! Entassés les uns sur les autres, Babels sur Babels, leur escalier ne s’élèverait jamais, toujours, que dans le vide, n’atteindrait jamais au seuil du mystère de vivre…
Et puis, qu’attendre de leur immobilité et de leur silence ! Je ne les trouvai point sensibles et vibrants à mes peines de la vingtième année. Taciturnes — par là, ils glaçaient mes effusions, contredisaient à l’agitation, à l’élan de mon cœur ; je m’éloignai d’eux, je leur préférai le tumulte incessant de l’Océan, les douces vagues dont le rythme berçait mon espoir ou ma mélancolie, les vagues furieuses où criaient, où sanglotaient mes emportements, mes colères, mes rages, mes ardeurs, mes désespoirs ; je préférai à la montagne impassible le va-et-vient tendre ou rude de la mer, la voix câline ou brutale des flots, la chanson de l’eau joyeuse ou douloureuse, de l’eau qui pleure, de l’eau qui rit…
Mais, des années et des années après, voici que je reviens à la montagne, lassé un peu de la complainte menteuse des vagues, lassé de leurs caresses mouvantes et de leur vaine tendresse fuyante, et de cette agitation sans fin, toute secouée de vouloirs et de désirs… C’est que toute la fougue des cœurs en partance s’est apaisée en moi, peut-être ! et que, désormais, l’ambition ne me hante pas de plonger « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ».
Inutilement la chanson de la sirène m’invite aux voyages ! A quoi bon courir vers d’autres grèves ! Partout fleurit la déception ; l’herbe de la désillusion croît et foisonne à toutes les altitudes, sous toutes les latitudes, pour ceux dont l’âme est, de naissance, vouée au noir…
Or, voici qu’elles sont passées, les heures où la mienne se laissait rouler aux volutes des vagues, aux chimères de la vie, dont les ressacs violents m’ont plus d’un coup jeté contre les brisants…
A présent, la montagne me sollicite…
L’immobilité des monts, leur silence, maintenant, tout d’eux m’est fraternel et charitable…
Aux troublants conseils d’agir de la mer, avec ses ondes en mouvement perpétuel, ils opposent l’acceptation de tout, la résignation à tout :
— Nous aussi, me prêchent-ils, nous avons été jeunes, bouillants, impétueux ; alors, nous jetions feu et flamme ! Mais, peu à peu, le volcan s’est éteint, ensevelissant sous la cendre la forêt de printemps toute verte.
Aujourd’hui, la montagne ne m’apparaît plus aussi impassible qu’autrefois, avec tout ce fabuleux passé que je sais enseveli sous le dur basalte ! A chaque fois que je gravis vers le Plomb ou le Puy, sur le gramen glissant qui tapisse leurs pentes, à travers les poils de bouc et la gentiane, je me rappelle ma descente dans leurs entrailles, en compagnie de M. Rames, à l’époque où tout cela flambait jusqu’au ciel — dans la nuit des temps…
Oui, ces empreintes de fleurs vives ou de feuilles mortes que le géologue m’exhibait, pétries dans la cinérite pliocène, ont leurs pareilles — ce pêle-mêle fané des souvenirs — qui gisent au fond de notre cœur, aussi… Tristes analogies, et à cause desquelles, sans doute, il me semble qu’il transpire maintenant de la montagne une tendresse compatissante, qu’il sourd d’elle une âme profonde, indulgente et sereine. Ici, plus que partout ailleurs, au spectacle de ce qui est demeuré des antiques convulsions du globe, j’ai goûté fortement le sunt lacrymæ rerum du poète ; il y a comme une vie toute chaude encore dans ces scories et ces laves brunes du Cantal ; il semble que ses blocs erratiques ne sont qu’arrêtés dans leur course ; il semble que tout cela pourrait remuer tout à l’heure ; qu’une houle, un jour, pourrait bien, une fois de plus, secouer cette effroyable tempête figée, au fort de la tourmente préhistorique, cette formidable tempête pétrifiée que représente aujourd’hui le Massif central… Cette sensation poignante, que la vie sommeille, qui pourrait bien se réveiller un jour, vous pénètre… Aussi, nulles montagnes, pas même les Alpes avec leurs splendeurs incomparables, leurs glorieux fleuves, le fastueux manteau de glace dont ces vierges froides — assez hautes pour l’agrafer avec des étoiles — couvrent leurs sublimes épaules, ne peuvent faire oublier le Plomb et le Puy, dépenaillés comme deux pauvres sous le ciel, avec leurs guenilles de gazon élimé comme le saïle (la limousine du berger), troué par endroits, montrant la chair — le roc à nu — avec ces petits ruisseaux qui dévalent, comme les larmes des géants enchaînés !…
Des géants qui secouent leurs chaînes, de temps à autre — l’année dernière encore où la contrée fut agitée d’un long frisson — des géants qui secouent leurs chaînes, qui pourraient bien les briser un jour…
En attendant, tout captifs qu’ils sont, abîmés dans le silence et la solitude, ils savent bien se dérober à quiconque veut les traiter en vaincus, s’imagine qu’il va poser les pieds dessus en conquérant, et marcher sur ces grands fauves, endormis seulement, comme sur d’insensibles descentes de lit…
Malheur à l’imprudent !…
Tout d’un coup, du bâillement horrible des vallées, sortent d’épais nuages : et ce sont les abois terrifiants du tonnerre qui grondent et roulent, du fond de toutes ces gueules sombres…
Certainement, ils ont leurs colères et leurs rancunes… Et comme j’ai dit, au début, en ce qui concerne le Plomb, j’en sais quelque chose, et j’expiai durement mes anciennes railleries…
L’ascension est des plus faciles, par le Lioran, — à peine trois heures, pour monter et descendre, un jeu d’enfant !
Je ne voulais pas me contenter d’une si piètre promenade. Je résolus de prendre par la difficulté. Je projetai d’y aller de Cézens, une nuit, pour descendre ensuite jusqu’à Vic-sur-Cère. Au départ, sur minuit, temps superbe. Oui, mais bientôt cela se gâta — pas assez, tout d’abord, pour nous faire renoncer, mais, tout à fait, plus tard, lorsqu’il n’était plus possible de rebrousser chemin… Les étoiles s’étaient éteintes une à une, la lune voilée ; puis ce fut l’obscurité compacte, le tonnerre roulant par l’espace, une pluie drue, dont les invisibles lanières, qui nous apparaissaient de feu, à chaque éclair, nous labouraient le visage. Pas un point de repère dans ces ténèbres épaisses et comme courantes sous la bourrasque…
Cependant, mon guide, un journalier du pays, marchait toujours, sûr de lui, m’annonçant d’avance une touffe d’herbe, une bosse de terre, un creux, les plus minimes jalons de la route où le maintenait l’habitude. Fragiles indications, où il s’égara tout de même, au bout de peu de temps dans cette marche noire où les zigzags de l’éclair ouvraient soudain des gouffres de lumière instantanée que les ténèbres comblaient tout de suite. Nous marchions, nous marchions toujours sous la pluie qui nous traversait jusqu’à la peau, tâchant de nous orienter, à quelqu’une des lueurs de l’orage, vers un buron que mon homme prétendait ne pouvoir être éloigné… Les heures passaient… Enfin, je comptais sur le jour, qui ne vint guère ce jour-là… C’était en août… il eût dû faire clair assez tôt… Ma montre marqua trois, quatre, cinq, six heures, avant que l’obscurité se dégradât, qu’une pâleur glissât à travers le treillis pressé de la pluie. Oh ! je ne plaisantais plus, exténué, comme ces voyageurs de la légende, jouets des génies de la montagne, qui les bernent, leur font accomplir mille tours et détours, par des circuits fantastiques… Pareillement, j’allais derrière ce guide qui allait, revenait sur ses pas, marchait, marchait toujours…
Je ne sais plus comment nous parvînmes, à bout d’énergie, à un buron, guidés par les beuglements des bêtes éperdues sous l’orage. Harassés, claquant des dents de froid, mourant de faim — nos provisions s’étaient délayées sous ce déluge — il était temps ! Les vachers n’étaient pas debout encore. Celui qui se leva à nos cris demeurait effaré, derrière la porte, sans ouvrir… Ce ne fut qu’après un long conciliabule entre les valets que l’on nous reçut…
Devant la réalité en chair et en os, ils doutaient encore, s’interrogeaient sans doute en eux-mêmes, si ce n’était pas le Diable sous nos défroques, — un étonnement fort compréhensible !
D’autre part, pour moi, c’était bien comme si j’eusse été entraîné dans quelque caverne d’un autre monde ! La misérable cabane semblait comme flotter dans le brouillard, sous la pluie où dans cette aube trouble de limbes qui les enveloppait, avec les toiles grossières, les sacs qu’ils s’étaient jetés sur les épaules, tout ruisselants, les buronniers ne figuraient que des ombres, les sujets d’un royaume d’ombres, des ébauches d’êtres, évoquaient l’idée d’une demi-humanité seulement, d’un limon informe…
Enfin, une fois entrés, les buronniers rassurés sur notre compte, de mon côté je pus acquérir la certitude que nous étions chez de simples Cantaliens et que mon guide ne m’avait point attiré dans les régions souterraines… Et, nous voilà à tordre nos vêtements, sous un abri qui servait de grange, dont les planches disjointes laissaient couler l’eau, menaçaient de se laisser emporter à la rafale. Puis, nous nous enterrâmes sous le foin, le temps de nous sécher un peu — mon compagnon de route, de déroute plutôt, parlementant pour obtenir du feu, quelque chose de chaud à manger, à boire… Mais il fallut patienter jusqu’à la « traite » des vaches… Il ne restait point une goutte de lait. On l’emploie, tout aussitôt tiré, pour la fabrication de la fourme, le fromage dit : cantal.
Tandis que le pâtre tâchait d’enflammer une botte de genêts sur les deux pierres qui formaient l’âtre, je pouvais examiner à loisir la cabane…
Tous les mêmes, ces burons, ordinairement composés de deux pièces, l’une où s’accomplissent les diverses préparations du lait ; l’autre, plus basse, une cave où s’alignent les fourmes. Dans la première, au milieu des ustensiles, est ménagé un recoin pour les couchettes du fromager et du valet ; le plus souvent, les bergers et l’autre valet ont leurs paillasses dans les granges… Des tricots de laine, des limousines, des haillons dégouttaient, suspendus à des traverses ; des flaques s’étalaient, sur la terre battue, détrempée. Pendant que chauffait la soupe blanche — la soupe au lait et à l’eau qui constitue le fond de l’alimentation des vachers — ils se mirent au travail. A deux, face à face, sur une sorte de table percée de trous, le pantalon relevé jusqu’au ventre, ils pétrissaient, ils foulaient — cariatides accroupies du plus bizarre effet — la tome, qui pressée deviendra la fourme… Industrie tout à fait rudimentaire que celle du fromage d’Auvergne, et qui ne doit point avoir beaucoup varié à travers les siècles… Il paraît que la chaleur des mains, des genoux est nécessaire et que les produits obtenus par des procédés moins primitifs, comme la presse à vis, sont de qualité inférieure… On ne veut pas des machines… La presse sous laquelle la tome est mise ensuite n’est qu’une planche, qu’on surcharge de blocs de pierre… Rudimentaire aussi fut la soupe blanche, enfin tiède, où nous trempâmes un aigre pain noir, moisi…[6]
[6] Tous les perfectionnements ont été apportés à la fabrication du Cantal, devenu fromage de luxe.
Et la pluie tombait toujours…
Cependant, la brume diminuée, moins dense, mon compagnon se fit fort de descendre jusqu’à Thiézac, puis dans la vallée de la Cère, car, pour monter, il n’y fallait pas compter…
La retraite ne s’effectua pas sans difficulté, mais s’acheva tout de même, et je dus attendre un temps propice pour faire l’ascension…
Désormais, je fus moins fanfaron et ne badinai plus avec cette mauvaise tête du Plomb…
Je lui ai rendu souvent visite, depuis, aux heures où il reçoit de préférence — au lever du soleil — en partant de Saint-Jacques des Blats ou du Lioran. Et, là-haut, je ne me laissai point aller à mon mauvais penchant pour la raillerie. A contempler d’ensemble le dédale confus des vallées et des vallons, l’inextricable et vertigineux labyrinthe des gorges et des défilés, je sentais trop bien quels faibles moucherons nous étions, incapables de nous dépêtrer de cette immense toile d’araignée (comme dit une comparaison fort juste) dont le centre serait le Cantal, duquel tout le réseau de montagnes, tous les fils se détachent…
Le puy Mary, lui, ne se comporta point d’abord aussi barbarement à notre égard. Il nous laissa venir à lui. Cependant, comme pour le Plomb, nous fîmes les vaillants. Le puy Mary ! Un enfant de quatre ans peut y gravir, non qu’il y ait des ascenseurs, mais la route de Salers à Murat court sur ses flancs, à un quart d’heure du sommet. C’est une joie que de toucher au but, mais combien plus aiguë lorsqu’il y a fallu quelques efforts. Certes, jamais je n’éprouvai à me trouver sur le puy Mary, commodément transporté en voiture, les sensations profondes d’y être parvenu après des heures d’ascension… Brutale possession que la première et qui n’offre point la douceur de la conquête peu à peu, où, à chaque pas, la montagne se livre davantage, montre des perspectives nouvelles, s’abandonne toute avec le secret de sa flore et de ses eaux mystérieuses, le charme d’une intimité cœur à cœur qui s’établit entre elle et vous, jouissance infinie à laquelle ne saurait prétendre celui qui passe, le promeneur indifférent et rapide, pour qui la montagne ne soulève point ses voiles, n’offre qu’un formidable chaos désert coupé par les prodigieuses ornières des vallées, tristes, comme des fleuves vides…
J’y montai de Fontange, au puy Mary, par la Bastide et le Bois-Noir — où je ne pénétrai pas sans émoi, au spectacle de ces sapins séculaires, étonnants burgraves, auprès desquels les plus illustres vieillards des forêts que j’avais salués jusque-là n’étaient que de frêles adolescents. Dans ce pêle-mêle de roches, entre lesquelles coulent des ruisseaux, où tombent des cascades, j’étais frappé de terreur au bruit de mes propres pas, qui me semblaient, sacrilèges, profaner le silence et la solitude d’un temple… Nous allions, recueillis et lents, entre ces troncs démesurés, troués de cavernes où logerait une tribu — de statures extraordinaires, comme des Titans métamorphosés, changés en arbres, avec de vastes barbes blanches de « Père Éternel » ou de « Bonhomme Hiver », grâce à quoi ils apparaîtraient assez débonnaires et familiers, si le tragique aspect de la forêt n’interdisait de sourire… Plus d’une de ces grandes barbes, la foudre les a roussies. Dans cette vallée de Chavasques et de Chavaroche, l’orage gronde fréquemment. Ces vétérans homériques sont tous décapités par le tonnerre, à une certaine hauteur, — ce qui les a arrêtés, seulement — semble-t-il — de croître sans fin ! Luttes épiques ! dont on ne salue pas sans respect les témoins et les acteurs, ces grandioses sapins, balafrés épouvantablement, noirs du feu du ciel, quelques-uns morts en héros, debout, et d’autres, plus grands encore, couchés, qu’on peut mesurer alors, qui jonchent le champ de bataille dont le Bois-Noir évoque l’idée de ruine et de désastre.
Lo lo lo lo lo lo lo lo léro lo…
Des voix de pâtres, des sonnailles de troupeaux, et bientôt le bleu du ciel nous attendait à la lisière… C’était le dernier buron, sur ce versant de la montagne que nous commencions de gravir… Oh ! la joie de monter dans l’air de plus en plus léger, vers l’azur de plus en plus délicat et fin, les haltes avec la surprise, à chaque fois, du panorama renouvelé, élargi, l’effort récompensé par cette fête éblouissante, offerte aux yeux, des horizons se dévoilant dans les magies de la lumière ; l’oubli des servitudes de la vie, de toutes les misères comme laissées dans la vallée, au bas des côtes, toutes les tristesses comme balayées — le bien-être robuste de l’âme, égale et sereine, comme éventée par l’air pur et fort tout chargé d’aromates… Enfin, l’indicible et troublant délice, au sommet, de dominer le cirque des paysages agenouillés, prosternés autour du puy Mary, — l’évêque à la mitre fourchue, comme chante Vermenouze, — et de ses enfants de chœur, le Griou pointu — et le Griounel, qui lui ressemble comme un jeune frère…
Mais, déjà l’ombre se trame au fond des vallées, où les rivières brillantes tout à l’heure se sont ternies ; sur des hauteurs, ce sont toutes les merveilles du couchant, des versants mordorés, des nuages en flammes, tout un pan de l’espace tendu de pourpres changeantes, éclatantes tour à tour et fanées, des averses de pierreries éphémères, des déluges de nacres, de perles, des lacs chimériques, tout d’un coup taris, qui ne laissent à leur place que le vide incolore et, à travers la féerie du beau soir d’été, l’affre poignante du crépuscule, où tout va s’éteindre, la mélancolie montante où s’enlisent les êtres et les choses…
Nous nous hâtons de descendre, peu soucieux d’être surpris par la nuit. Il serait simple de piquer droit, sur Mandailles, à nos pieds. Mais nous avons une heure ou deux de jour encore, et projetons de gagner le Lioran, par le col de Cabre… Cela ne s’exécuta pas si facilement ! Je pus croire encore, comme pour le Plomb, que le Puy, offensé de nos moqueries de jadis, tenait à se revancher aussi, lorsque, la nuit proche, nous eussions dû être sur la pente du Lioran, égarés, nous nous trouvâmes au puy de Peyrarches — d’où il nous fallut retourner sur le trajet accompli pour reprendre la vraie direction. Il y eut là deux heures assez maussades, sur lesquelles pesait le souvenir de celles passées autour du Plomb. Enfin, l’arête franchie, nous dégringolâmes, au hasard, dans les ténèbres… Soudain, ce fut comme un angélus, loin… les sonnailles des bêtes, dans un parc, lo lo lo lo léro lo, la chanson du pâtre, une petite lumière… qui nous conduisirent à un buron, d’où il était facile de se diriger sur le village : nous en étions quittes pour la peur…
Mais ces divers accidents ont suffi à me faire redouter la montagne et comprendre le sérieux des montagnards, lorsqu’ils épient le moindre trouble sur le front des potentats qui commandent à la contrée…
Huit mois, le morne hiver plane sur les monts, et l’été est traversé, aux meilleurs jours, de longues pluies, de brouillards subits, de furieux orages…
C’est la vie dure, incertaine — toute une année qui peut être dévastée, à chaque fois que se renfrognent les terribles tyrans de là-haut, le Plomb et le Puy, vers qui il est donc fort naturel que montent à toute heure les regards du peuple de la Montagne…
— Anin, tan que la fumado del bi duro… Allons, tant que la fumée du vin dure…
Le verre vidé, mangée la dernière bouchée, c’est la phrase pour se mettre en route que nous avions pris l’habitude de répéter, la phrase empruntée au paysan retournant au travail, après le coup de vin qui donne du cœur au ventre. Elle me revient aujourd’hui, cette phrase, à la lecture d’une lettre de là-bas, qui stimule ma mémoire paresseuse, réveille les souvenirs assoupis de mes excursions à travers d’autres villes et villages de la montagne, dont je n’ai point parlé encore…
Allons, tant que brûle la flamme capiteuse du souvenir…
Aussi bien, il est temps de me hâter…
Un peu plus, et la place me manquerait, dans ce livre déjà tout rempli !
J’ai fait l’école buissonnière, flânant à toutes les pages, et voici qu’il ne me reste plus qu’un chapitre, où il me faudrait un volume, à consacrer à tant de châteaux dont les vestiges au sommet des rocs attestent le passé formidable de la province, à tant d’églises qui rappellent ses ardentes heures de foi, tant de petites villes toutes glorieuses, chacune avec une bribe d’histoire, un bout de légende !
Mais il faut brûler les étapes, dans une pérégrination rapide, où l’on ne fait que passer, sans le loisir de séjourner. Pourtant, cela n’est pas dépouillé de charme non plus, la course pressée avec les contrastes intenses que produit la succession changeante des paysages, comme les images changeantes d’un kaléidoscope.
Allons !
D’ailleurs, par ces terribles routes témérairement montantes, descendantes et tournantes au flanc des puys et des plombs, les chevaux ne vont pas un train tel que l’on ne puisse contempler assez pour se les rappeler à tout jamais ces pans de murailles audacieusement juchées sur les hauteurs, ces tours fameuses, étronçonnées, chancelantes, toute la ruine tragique du moyen âge… Non, les chevaux ne vont pas d’une telle allure qu’il ne soit possible, au long des chemins, de ramasser quelques notes, de croquer une silhouette de monument, d’inscrire un détail pittoresque, de cueillir quelque fleur aux touffes de l’histoire ou de la légende — comme, au trot de la voiture, on casse la grappe d’acacia, la branchette de sorbier, qui pend des arbres au-dessus de la tête…
Et l’on ne s’en procure pas tout de suite, des chevaux !
Il fallut espérer au lendemain matin, et nous ne pûmes partir de Murat l’après-midi que nous avions projeté.
Toute une soirée, c’était plus qu’il ne fallait pour visiter cette petite noiraude de sous-préfecture, qui grimpe comme une chèvre sur la pente du rocher de Bonnevie, du haut duquel veille sur elle une statue colossale, toute blanche, de la Vierge !
Quel merveilleux piédestal, cent quarante mètres ! avec des étages de colonnes volcaniques, des basaltes prismatiques du plus puissant effet, comme des orgues géantes, aux tuyaux de 2 mètres jusqu’à 15 mètres de longueur sur 7 et 8 mètres de largeur, quel merveilleux calvaire ! C’est aussi un paratonnerre infaillible, paraît-il.
Dans ce pays d’orages, où la foudre est toujours suspendue, menaçante, Murat n’a point à redouter des feux du ciel, toute la ville est protégée par les aiguilles volcaniques du rocher de Bonnevie.
On parvient à la plate-forme par un raidillon qui monte du haut de la ville — que l’on a vite fait de traverser, tout en jetant un coup d’œil aux maisons renfrognées, comme de petites vieilles, qui sous les modes d’aujourd’hui gardent quelque signe d’autrefois — c’est, pour ces anciennes de pierre, leurs fenêtres surbaissées divisées par des meneaux, quelque rinceau de feuillage, une date sculptée au-dessus de la porte, quelque galerie extérieure abritant une boutique de coutelier ou de sabotier. D’un aspect curieux, encore il y a quelques années, le quartier des boucheries. Elles étaient réunies sur une placette aux maisons flanquées de tours, percées d’étroites et rébarbatives ouvertures solidement grillagées de fer. Les étals extérieurs, les lambeaux de viande aux crocs des murs, les marchands et les marchandes souillés de sang, des flaques figées sur le pavé, un ruisseau rouge longeant les façades, l’odeur écœurante et fade de la placette, des vols pressés de grosses mouches, par un fort soleil d’été, cela constituait un coin des plus pittoresques, mais cela n’allait pas non plus sans quelque malpropreté. La municipalité a exproprié et assaini, pour élever une halle.
Là, on était boucher de père en fils. Il faut espérer que les fils ont perdu les traditions des pères, accusés partout de trafiquer des chèvres malades, des vaches gâtées. Pour toute la contrée, lou Muratel, l’homme de Murat, était le marchand de « carne ». Des couplets patois font allusion à cela :
« A Murat, quand on vous invite, — On met sur un petit plat — Un peu de chèvre pourrie, — Disant que c’est du bon mouton. — Si vous vous fâchez de leur chère, — Ils répondent tout furieux : — Nous en mangeons toute l’année — A Murat, dessous Bredons. »
Il ne faut que quelques minutes d’ici pour atteindre au sentier, et ensuite au haut du rocher de Bonnevie, où l’on goûte délicieusement la pureté de l’air, après cette halte au charnier ; et l’on ne se lasse point de la fête offerte aux yeux, le regard errant aux lointains vaporeux où s’érigent les cônes solitaires, vers les nuages, — ou plongeant dans la fraîche vallée d’Alagnon, se reposant sur le grave profil romain de Bredons, au bout d’un rocher qui fait vis-à-vis au rocher de Bonnevie.
En route, par l’allégresse du matin, où l’air est si subtil, comme neuf, comme de l’éther vierge, vers les cimes et les plateaux déserts !
Je ne me rappelle point, ce jour-là, de Murat à Allanche, avoir fait autre chose que de respirer, avidement, profondément…
Oui, tandis que se déroulait le trajet, terrains de cultures ou brousses désolées, gracieux replis des vallons ou rudes versants, les yeux sur le large des champs ou barrés par les pentes abruptes, je ne m’occupais que de respirer, de m’enivrer d’oxygène, comme si jamais jusque-là je n’avais goûté cette banale et rare jouissance, qui nous est si bien refusée dans la fournaise des villes compactes et desséchées.
Tant et si bien que ce fut une sensation douloureuse presque, lorsque, au bout de trois ou quatre heures, nous fûmes devant Allanche, — un gros bourg au pied des montagnes du Luguet, où il fallait s’arrêter pour déjeuner, laisser souffler les chevaux, — une sensation douloureuse comme si l’air allait manquer à mes poumons avides de vider, à eux seuls, tout le ciel…
N’allais-je pas avaler tout d’un coup autant de poussière que si j’eusse été à quelque fête des environs de Paris ? Allanche était tout remué d’un mariage qui avait lieu, justement, ce jour-là…
D’abord, la sonnerie des cloches et les cabrettes m’avaient fait interroger mon voiturier, — si nous ne tombions pas sur une des solennités pour lesquelles jadis était renommée Allanche ? Mais la Saint-Jean était passée, et passées les Saint-Jean où, d’après un usage, les adolescents se faisaient recevoir « garçons » comme les Romains prenaient la toge virile. Abolie aussi la royauté pour rire qui s’octroyait à cette occasion, où la plus grande charge pour l’élu consistait à régaler largement ses sujets, à présider aux danses et aux repas, à conduire les habitants au Piara-Prat, au Pré-Pelé cueillir les herbes de la Saint-Jean, douées de vertus spéciales…
La rumeur de la ville, aujourd’hui, avait donc une cause tout ordinaire, un mariage dont le long cortège tenait toute la rue, les hommes, des géants blonds, en blouses éclatantes comme des pans de ciel ou d’océan, en belles blouses bleues ou en vestes courtes, les femmes avec tous leurs bijoux dehors, des chaînes, des médaillons, des Saint-Esprit, de triples tours de cou. En avant, les cabrettaïres avec des flots de rubans à leurs cabrettes, précédés de garçons qui tiraient des salves de pistolets et de fusils…
Toute la noce s’engouffra dans la vaste salle où s’alignaient les tables chargées d’énormes quartiers de viande…
Cependant, la jeunesse ne tenait point en place, et l’on commençait de danser tout de suite, mangeant entre deux bourrées, dans la buée et la poussière soulevées…
J’avais achevé de déjeuner et voulais repartir, mais ce ne fut point sans peine, mon voiturier étant entré dans la danse… et n’en finissait point de « virer la dernière » qui était toujours suivie d’une autre…
Je crois même que je ne résistai pas et dus lui faire vis-à-vis.
Cependant, je n’en pouvais plus, j’étouffais réellement dans la vapeur de la salle où sautaient, ébranlant le plancher, et tout suants, nos montagnards ; quatre, entre autres autour desquels on avait formé le cercle, s’étaient déchaussés et, nu-pieds, continuaient de danser, avec des litres en équilibre sur la tête, sans qu’une goutte fût versée, cette bourrée si diverse, si mélangée aujourd’hui, tantôt rappelant la grâce maniérée du menuet, presque une danse guerrière chez les Cantalès de l’Aubrac, ailleurs, presque une danse d’amour voluptueuse de gitanes et exécutée souvent avec une gravité de danse religieuse !
Enfin, nous repartons, laissant à leur joie d’aujourd’hui les « nobios » et toute la société, au milieu desquels un cabrettaïre joue et chante l’inquiétant petit refrain :
« Je sais une chanson — Pleine de mensonge — Et si je dis une vérité — Je veux bien être pendu… »
En route ! et c’est la solitude de nouveau, par la route qui va sur Marcenat à travers les pacages du Cézallier, le désert du plateau démesuré, monotone, sans rien que de loin en loin quelque troupeau, un buron…
Puis, en approchant du bourg éparpillé au milieu des arbres, nous rencontrons des villégiatureurs en promenade, dans d’élégants cabriolets attelés de chevaux fins :
— Des leveurs, murmure mon conducteur…
Les leveurs de toiles…
Ce sont les émigrants de Marcenat, qui sont marqués de ce nom, la bande d’industriels par trop industrieux qui courent le monde, revendant les étoffes qu’ils se font livrer à crédit dans les villes par les marchands trop confiants… Leur rouerie est sans bornes, et quelques-uns pratiquent l’abus de confiance et l’escroquerie avec la plus admirable maîtrise… Il est vrai qu’ils appellent cela les affaires… D’autre part, il ne faudrait point croire que toute la population use de tels procédés et qu’il n’y ait point là comme ailleurs les plus honnêtes et les plus probes gens… Mais il y a eu assez des autres pour mériter ce mauvais renom au village… D’ailleurs, ce genre d’opérations se pratique de moins en moins, paraît-il ; les leveurs de toile deviendraient vertueux ; c’est ainsi que pour les jeunes le métier est devenu difficile — les négociants avertis, et le colportage diminué, expirant avec les chemins de fer…
A mesure que l’on avance de Marcenat sur Condat, le pays se fait doux et riant, et la montagne foisonne de forêts ; les ravins se comblent de végétation, les contours s’arrondissent, les lignes s’adoucissent, les vagues de collines qui montent à l’horizon vers le Sancy n’offrent plus les heurts violents de la tempête pétrifiée du Cantal, qui terrifie le regard au pied des puys et des plombs fauves…
La nuit n’était point là encore, et poussant les chevaux, nous pouvions atteindre Bort, célèbre par sa couronne d’orgues basaltiques, les plus vastes qui soient…
Après la grâce vive de ce matin au départ de Murat, vers les plateaux frustes d’Allanche, après l’étincelante journée, ce fut un crépuscule mordoré des plus beaux dont j’aie gardé souvenance — et j’en ai la plus riche collection, que je parcours, les yeux clos, lorsque je veux lutter contre l’oppression de l’hiver… Je n’ai qu’à vouloir, et les plus fabuleuses tentures des couchants se déroulent à mon désir… Mais ni les soirs de la mer ou de la montagne les plus magnifiques ne l’emportent sur celui qui expirait ce soir-là et, deux heures durant, versa tout son sang de lueurs et de pierreries sur la forêt d’Algères, où nous entrâmes au sortir de Condat, et d’où l’on ne sort guère qu’à l’entrée des Champs-de-Bort… Deux heures où le soleil agonisa sur les sapins et les hêtres, avec quelle splendeur ! s’arrêtant, se reprenant de mourir, se surpassant, enfin, comme s’il eût voulu mourir mieux encore, ne se sentant pas mourir assez, selon le vœu du poète, en beauté, en beauté…
Ah ! ce crépuscule comme pour moi tout seul ! cette forêt comme à moi seul ! dont le frissonnant silence n’était dérangé que de temps à autre par un bruit de cascades, un cri de bête, un chant d’oiseau, la cognée d’un charbonnier, ou d’un sabotier, dans leurs huttes enfouies au cœur des futaies !… Ah ! ce soleil, qui ruisselait sans fin sur l’espace où montait l’encens de la forêt, j’en ai l’âme dilatée encore et qui se pâme de la plus fervente mélancolie, dès que je lis, dans mes notes, cette journée, indicible, résumée en quelques mots : Murat — Allanche — Bort. — J’ai respiré. — J’ai traversé la forêt d’Algères…
Une journée… j’ai bien vu, comme souvent déjà en voyage, que le chemin est tout, qu’il ne faut pas trop compter sur le but…
Oui, ceux qui tardent à toutes les fleurettes de la route pourraient bien être dans le juste. Qui sait ce qui pousse encore plus loin ! Constatation banale, philosophie de proverbe, sagesse de la prétendue Sagesse des nations ! me siffle-t-on à l’oreille. Vous alliez à Bort ; à moins d’un tremblement de terre, vous n’aviez pas de doutes à nourrir, vous étiez bien assuré, un peu plus tôt ou un peu plus tard, d’entrer à Bort…
J’y arrivai aussi, j’y entrai — parti de Champs, où nous avions couché — aux premières heures du matin.
Mais j’y vins pour rien !
Les orgues basaltiques, les orgues sans pareilles, n’officiaient pas ce jour-là. De lourds nuages les enveloppaient…
— Espérez (me conseillait la marchande qui m’en vendait la photographie, de ces tuyaux comme des boudins gigantesques accolés), le soleil se lèvera peut-être…
J’espérai une heure, deux, trois heures, flânant le long de la Dordogne, vainement, et je dus me remettre en route, sans avoir contemplé les orgues, après une matinée de tête à tête avec la statue d’un enfant du pays, Marmontel, qui se dresse sur une place où le hasard me ramenait toutes les dix minutes…
C’en est fait ; je n’aurai point aperçu les orgues de Bort ; nous montons vers Riom-ès-Montagnes ; parfois, je me retourne, peut-être qu’elles se sont dégagées de la brume ; au contraire, cela s’épaissit de plus en plus, et le soleil ne se lève que bien plus tard, lorsque depuis longtemps nous sommes revenus dans le Cantal, de cette pointe vers le puy de Dôme, dont les orgues qui président à ses portes ne se firent peut-être si hostiles qu’à cause de notre préférence par trop absolue pour les hautes terres cantaliennes !
Après la journée de la veille, sur la montagne ou dans la forêt, le pays nous paraissait gras et riche avec ses champs, ses vergers, sa culture abondante, presque jusqu’à Riom, déjà élevé, ès-Montagnes, comme il est appelé, des montagnes qui prennent ici, à la place de puys et de plombs, les noms de sucs.
Voici une ville, enfin ! par hasard, qui n’a point été ravagée par les huguenots ou les Anglais. On offre ici à l’imagination du voyageur mieux que cela — la grande dévastation — par les Arabes, en 738, après la bataille de Poitiers.
Il y a même un ruisseau qui coule exprès pour consacrer ce souvenir, le ruisseau des Sarrasins, où les envahisseurs furent anéantis.
Mais Riom n’a point, pour exciter la curiosité, que l’eau claire de ce ruisseau, où ne demeure aucune trace du légendaire combat, ou bien les substructions des Rôtisses où l’on découvrit des poteries romaines, Riom peut s’enorgueillir surtout des magnifiques ruines du château d’Apchon, mentionné dans la charte de Clovis, encore assez debout pour dominer la montagne et écraser le paysage autour de sa pierre délabrée…
Dans le village — à quelques kilomètres de Riom… Des vieilles tricotent au pas des portes ; un pâtre garde, sur les pentes où sonnent les clochettes des bêtes ; des femmes lavent à une mare ; c’est la vie paisible du long jour d’été ; mais, au-dessus de tout cela, les ruines d’Apchon se dressent, au haut d’un dyke énorme, à 1.150 mètres d’altitude, orgueilleuses, comme dans un rêve de domination et de bataille encore… Lorsqu’à quelque détour du chemin, soudain la colossale silhouette se découpe, c’est comme une sensation d’effroi qui vous arrête, engourdit l’admiration, devant cette altière forteresse auvergnate, qui a résisté à la fureur des hommes, à la patiente destruction des siècles, véritable citadelle aérienne, à la pointe du roc vertical, abrupt, où l’on ne comprend point que l’effort humain ait pu hausser une si orgueilleuse architecture !
Apchon commandait à l’étendue de toutes parts.
De là, les yeux s’effarent sur le plus complet panorama de montagnes, le puy Mary, les monts Dore, les plateaux du Cantal et de la Corrèze, les gradins du Luguet et du Cézallier.
Apchon commandait à tout le reste de la contrée — et ce n’est plus que quelques parois d’où le pâtre libre d’aujourd’hui pousse un bloc pour le simple plaisir de le voir, de l’entendre rouler avec fracas dans le creux du vallon. Le petit paysan moque le tyran d’autrefois… Il n’a plus de respect un peu que pour la Font sainte, à quelque distance de là, où montent des pèlerinages. L’espoir de la guérison miraculeuse y conduit les malades — pas tous bien croyants, mais comptant au moins que, si cela ne fait pas de bien, cela ne fait pas de mal…
Le temps de redescendre à Riom et de réatteler, et nous projetons de gagner Saignes et Ydes, où nous toucherons à la nuit, — après nous être désaltéré les yeux (séchés à ne voir que le roc, la terre ou la forêt) au lac de Menet, dans une riante campagne. Car ils sont peu fréquents les bassins tranquilles, les nappes d’eau étale, dans ces vallées étroites où les torrents et les ruisseaux s’étranglent. Mais le soir nous hâtait et la halte fut courte ; trop court le répit de douceur que nous procurait ce calme lac, immobile entre les herbes et les roseaux. Cependant, nous ne nous étions que trop attardés, et nous fallut traverser deux heures de nuit, de ténèbres denses, avant d’atteindre l’auberge de Saignes.
Je n’étais venu à Saignes que pour aller à Ydes, une commune qui en dépend, toute voisine, dont l’église du douzième siècle mériterait une description minutieuse.
Mais je n’y consacrai point toute l’attention voulue.
J’examinais le zodiaque, les deux bas reliefs du porche, dont l’un représente Daniel dans la fosse aux lions, l’autre un ange qui traîne le prophète Habacuc par les cheveux, lorsqu’un enterrement survint, et nous dûmes nous écarter… Nous nous approchâmes ensuite, mais j’oubliai de scruter les pierres, tout à la cérémonie funèbre, à laquelle les circonstances donnaient un caractère tout particulier. La toiture enlevée — on réparait — cela se passait en plein air, et cela n’était pas triste, malgré la tristesse du cortège, les pleurs des parents, les mantes de deuil des femmes. L’idée de la mort ne pouvait, devant la bière même, nous hanter, par ce jour bleu, ineffable, criblé de soleil, où vibraient des vols d’oiseaux qui se posaient sur les murs, s’effarouchaient à la voix du prêtre avec des cris joyeux, prêtaient à la lugubre messe quelque chose d’une fête païenne en les pays de soleil. Nous faisions le tour de l’enceinte, décorée de modillons grimaçants, et aux portes latérales, de nouveau nous assistions aux prières pour le mort dont le ciel chauffait le blanc linceul qui enveloppait la bière… et je l’enviai, le mort inconnu, qui retournait à la terre maternelle par ce jour enchanté, paré de joie et de lumière…
A quelques centaines de mètres du village s’est installée la petite station des eaux minérales pour lesquelles, naturellement, on espère le plus brillant avenir, au fond d’un joli vallon de la Sumène. Des sommités médicales ont décerné les attestations les plus flatteuses à ces sources. Moi, je goûtai fort les légendes qui me furent répétées sous les ombrages qui y mènent, notamment toutes celles qui ont trait aux fées, aux « demoiselles » qui sont les ondines de la montagne. Elles habitent plus particulièrement un tumulus — ils sont nombreux sur le territoire de Saignes-Ydes — celui dénommé suc des Demoiselles, d’où un cabrettaïre, qui avait raillé leur puissance, fut précipité du haut d’un roc par une ronde des fados outragées.
Après l’église ensoleillée d’Ydes, comme celle de Mauriac, où nous arrivâmes ensuite, m’apparut froide, déjà consternée par le soir !…
C’est un des monuments remarquables de la Haute-Auvergne, typique du roman cantalien, trapu et massif dont l’un des mérites, et non le moindre, consiste dans l’accord parfait de sa rudesse avec les lignes violentes et heurtées du haut pays. Certes, la grâce et les mièvreries ne constitueraient que des anomalies et des contre-sens dans ces rugueux cantons ; et si l’on rêve d’art fin et délicat, ce n’est point au milieu de cette nature hostile et de ses rudimentaires populations qu’il faut aller le chercher. Ce n’est point au pays de basalte que l’on retrouvera les frêles dentelles, les fleurs ciselées du granit breton ! Cependant comme au portail de l’église d’Ydes, le portail de Notre-Dame-des-Miracles porte dans son tympan des sculptures auxquelles il faut prêter attention. A l’intérieur, une Vierge noire célèbre. Sur la place, des maisons anciennes à tourelles…
En quelques minutes nous visitons Mauriac, qui présente un aspect tout à fait avenant… Un obélisque dont Montyon l’a doté, comme le constate l’inscription de Marmontel, décore le Cours… Enfin ce gros bourg a presque l’opulence d’un chef-lieu avec ce large boulevard qui descend, se termine en terrasse, d’où la vue embrasse un vaste cirque d’horizon sur la Corrèze. Et puis — le chemin de fer n’y passait point alors — le va-et-vient bruyant des diligences, tout le roulage qui s’arrête ici, des marchés, de grosses foires, font de Mauriac un centre important, où il y a du mouvement et de la vie…
Mais il faut partir, après ces furtifs regards sur Mauriac et ses environs de vergers et de prairies, sans avoir vu « la lanterne des morts », phare funèbre à l’entrée du cimetière, qui date, paraît-il, du treizième siècle ; nous avons projeté d’entrer à Salers avant la nuit…
Salers, c’est la perle de la montagne, une sombre perle superbement enchâssée à l’avancée d’un bloc basaltique, à plus de 900 mètres d’altitude. Les puissants souvenirs des temps féodaux qui nous hantent à travers l’Auvergne, aux ruines éparses çà et là, se complètent ici, à la vue soudaine de la petite ville demeurée intacte, sans lacunes et sans additions, comme une pure relique d’autrefois.
Plusieurs enceintes de murailles, une porte dans les flancs de laquelle pouvait tenir une garnison, et des petites rues, bordées de vieilles maisons aux ouvertures cintrées, grillagées de fer, aux tourelles en encorbellement ; tout cela d’il y a des siècles, sans que rien d’aujourd’hui choque l’imagination emportée dans le passé, qui devient contemporaine de ces pierres suggestives ; puis, une merveilleuse petite place, tout entière conservée, avec les plus remarquables de ces maisons-forteresses, aux façades hostiles — à étroites ouvertures, barrées, hérissées de fer — flanquées de leurs tourelles ; tout cela terrible, menaçant dans les ténèbres tombées, où rougeoient seuls quelques lumignons, dans le silence où l’on s’attend à entendre tout à l’heure l’éclat des trompettes, le tumulte des chevaux et des hommes d’armes.
L’hôtel aussi où nous heurtâmes nous apparut des plus romantiques, encore que sur le feu mourant de la vaste cheminée il ne tournât pas la moindre broche truculente.
Nulle lumière n’éclairait la pièce que la flamme du pâle foyer.
Une vieille, vêtue de noir, se dressa du banc où elle sommeillait, comme sculptée dans la boiserie, d’où elle se détachait en cariatide.
— … Passer la nuit… Quelque chose à manger…
— Il n’y a rien ! répliqua-t-elle.
C’était la première auberge de Salers !
— Il n’y a rien… Il n’y a rien ?…
— Des pommes de terre, voilà tout…
— Ce n’est pas gras…
A peine avais-je prononcé ces mots, qu’une seconde cariatide se découpait dans la lueur de la cheminée, vêtue pareille, et pareillement vieille.
— Certes, ce n’est pas gras — et si c’est du gras que vous cherchez, vous n’en aurez point ici…
C’était vendredi, maigre, — à quoi je n’avais guère songé… Cela devenait grave, et j’essayai de parlementer…
En voyage, il est permis…
— Il n’y a pas de voyage qui tienne… On ne mange pas ici à toutes les heures du jour et de la nuit…
Il était huit heures !
— Vous aurez ce qui reste, clama une troisième voix…
Je vis glisser, à son tour, dans le fond de la cheminée, une troisième vieille, que je n’avais point aperçue encore, rencoignée dans le noir…
Je m’affalai sur un banc et j’attendis, laissant agir mon voiturier… Nous pûmes obtenir deux pommes de terre, une tête de truite et quelques pattes d’écrevisse…
Je manquai mourir de faim…
Mais, ô braves vieilles femmes de mon pays, tout de même je vous fus reconnaissant d’être ainsi comme de l’époque, vous aussi, de ne m’avoir pas gâté cette vive impression de Salers par le décor d’une de ces hôtelleries aux servantes accortes et au garde-manger toujours prêt — et de mettre votre foi catholique au-dessus des soucis de votre profession…
D’autant plus, chères vieilles Auvergnates, que vous savez admirablement combiner les exigences que nécessitent le soin de votre salut et les affaires…
En pratiques Auvergnates, vous sûtes vous faire payer ces bribes comme un vrai repas : vous me fîtes payer gras le dîner maigre…
Sur l’avancée abrupte de son rocher, Salers se termine par une promenade, d’où l’on jouit de la vue la plus parfaite sur les vallons de l’Aspre, de la Maronne, de Malrieu, qui se réunissent à sa base — et sur les montagnes, le puy Mary, le puy Chavaroche, le puy Violent.
Longtemps, je les contemplai, non sans tristesse, car, après ce cordon de route qui court à leurs flancs, et que j’allais suivre jusqu’à Murat, c’était le départ, c’en était fini — sait-on jamais pour combien l’on s’en va ni si l’on reviendra — de les retrouver tous les jours, à chaque tournant de route de ces courses par monts et par vaux…
— Je crois bien que l’hiver est fini : voyez ce soleil, s’exclame mon voisin Bouyssou. Il nous faudra sortir un peu. Le gibier va passer de bonne heure, cette année. Nous n’aurons pas eu d’hiver, si le dicton est vrai :
— Espérons qu’il les perdra toutes…
Là-haut par-dessus la montagne roussâtre, en plein bleu, le grand soleil brutal se pavane comme si c’était fini de toutes les misères des mois noirs.
— Quand il ferait encore froid la nuit, les journées seront bonnes tout de même ; et, s’il revenait de la neige, cela ne tiendrait pas avec ce soleil. Il a de la force, vous savez… Je vais préparer mes cartouches et attacher des hameçons à mes lignes… Il faudra bien descendre à la rivière… Ça me tarde, voyez-vous… depuis le temps… Maintenant je vais me plaire un peu… Allons, au revoir !…
Bouyssou parti, je me répète le proverbe :
L’hiver n’a fait encore que montrer les dents, cette année, mais cela suffit ! L’hiver, ici, c’est la mort. Tandis que la mer, belle de mille fureurs, crache ses hautes vagues aux nuages bas de la mauvaise saison et semble vouloir laver le ciel de tout le noir qui l’obscurcit, la montagne s’immobilise, résignée ; elle sait qu’il n’y a pas à lutter, sans doute ; n’est-ce pas en vain que, dans la nuit des temps, elle mitrailla le ciel du feu de ses rouges cratères ? Elle ne fait que bomber un morne dos, sous sa couverture élimée d’herbe rase ; les roulades du pâtre, les sonnailles des troupeaux se sont tues, les vacheries ont dévalé, c’est le silence, c’est la solitude, c’est la mort, rien que le vol funèbre des corbeaux qui tournoient, comme des couronnes de deuil.
Et cela, depuis des semaines…
Aussi quelle joie de ce soudain soleil ! Il semble que la terre tressaille déjà, comme la cavale sous le fougueux étalon ; il semble que la montagne raidisse son échine pour soutenir le choc ardent. Puis, le soleil a pâli, disparu, comme si cet effort l’avait épuisé… Le ciel, de nouveau, est caché, les monts rendormis, affalés, cuvent la courte ivresse…
La neige commence à descendre, emplissant l’espace de son vol lent et doux… Longtemps, elle tombe, tourne, volette, mais fondue sitôt qu’elle pose sur les toits, les arbres, le sol, comme de divines sensitives, qui s’évanouiraient au moindre frôlement terrestre.
La neige tombe, mais non plus la neige fondante, sacrifiée, de tout à l’heure. Ce ne sont plus des fleurs mort-nées, des éphémères dont les ailes aériennes se volatilisent à peine apparues. Maintenant cela s’agrippe, au contraire, tenacement, à tous les obstacles. Chaque flocon semble avoir des griffes et des serres pour s’accrocher aux branches d’arbres, aux chaumes, aux tuiles des toitures, aux parois et aux faîtes des murailles.
La neige tombe dans le soir, la neige tombe dans la nuit ; on ouvre la porte pour voir, avant le coucher : tout est blanc, et la charpie s’effiloche de plus en plus épaisse… Au lever, une couche de plusieurs centimètres ensevelit la campagne, sur laquelle s’ajoute la neige qui tombe, qui tombe… Encore tout le jour, encore toute la nuit, et d’autres jours et d’autres nuits, une semaine, une autre semaine…
Ah ! depuis ce 22 janvier, l’hiver les a prises, ses dents. Les trains ne viennent plus d’en haut, du Lioran, dont le chasse-neige ne peut suffire à ouvrir la mâchoire ; des centaines d’hommes ne suffisent pas à rejeter la neige de la voie sur les côtés où ils l’entassent en murailles que 20 degrés de froid font de marbre. C’est à travers ce couloir que passent les convois. Un journalier qui s’est attardé est tué, aplati, debout, entre un train et les parois de neige. De Montsalvy, de Mur-de-Barrez-sur-Aurillac, les diligences sont arrêtées, les courriers ne font plus qu’en traîneaux ou à cheval, de Riom, d’Allanche, du Vaulmier, sur Mauriac, sur Murat. Dans les journaux, ce ne sont plus que morts subites par congestion ou froid, ou facteurs et voyageurs égarés, enterrés sous la neige. Parfois, la tempête sévit, le redoutable écir. D’en bas cela ne semble pas bien terrible, cette poussière de neige que le vent soulève sur les sommets ! Et cela comble les creux, creuse des ravins, change la montagne, avec cinquante centimètres, un, deux mètres de neige.
— Elle ne tiendra pas, avec ce soleil…
Le soleil est revenu, et la neige tient. Il gèle derrière chaque rayon.
D’abord, avec quel plaisir on la voit tomber, la neige blanche sur le pays noir !… Les arbres givrés, les toitures de fine ouate, frangées de stalactites de glace, d’une passementerie de verre, les vitres fleuries de gel, tout cela fait d’extravagants paysages de féeries des légendaires royaumes de bonhomme Noël, où s’amuse le regard. Mais ce plaisir est bref. Les yeux supportent mal l’éblouissant spectacle. La migraine cogne aux tempes, tout l’être s’anéantit, sous un douloureux malaise, aux plis de ce linceul, étincelant à perte d’horizon.
Cependant le soleil redouble, fouille de rayons intrépides, à travers la dalle immense que l’hiver a scellée sur la nature. Sur toute cette mort, le soleil crible sa lumière de résurrection. Dans la vallée, les chemins se désencombrent ; ce sera bientôt la débâcle, et la nostalgie m’envahit déjà, de tout cela qui bientôt ne sera plus, la neige, la neige…
Je gagne Mauriac par le premier train, avec l’intention de monter au plus haut, de traverser la montagne jusqu’à Murat… Mais cela n’est pas possible… Ah ! ils n’en sont pas encore débarrassés, ici, de la neige… On ne parle que de courriers en détresse, de villages qu’on n’a pas pu ravitailler depuis un mois… On n’a pu porter de la farine que jusqu’à une dizaine de kilomètres de la Bastide… Des gens sont venus au-devant avec un cheval, de la neige jusqu’au poitrail, qu’on n’a pu charger que d’un bât léger, qui n’en emporte que de petits sacs, une poignée… Sous le moindre faix, il enfonce, à ne plus pouvoir avancer.
Je me décide pour Anglard-de-Salers, à neuf kilomètres de Mauriac. Les cantonniers travaillent à rétablir les communications. Avec deux bons chevaux, une voiture légère et beaucoup de temps, peut-être y monterons-nous…
Depuis longtemps, je souhaitais visiter Anglard et Saint-Bonnet-de-Salers dont on me vantait les aspects montagnards, la petite église romane d’Anglard, la vue splendide sur la vallée de la Mars.
— Il y a un bon matelas, plaisante le cocher, les chevaux n’useront pas les routes…
En effet, bientôt les bêtes en ont jusqu’au ventre et fument sous le soleil à tirer la calèche, — un soleil âpre et qui, pourtant, n’attaque guère la nappe gelée, brillante et dure comme du métal, et ne lui tire qu’un peu de moiteur, une suée de rien.
Anglard-de-Salers, Saint-Bonnet-de-Salers, Salers… mon histoire d’Auvergne me revient durant le trajet.
Anglard a, comme date fameuse, la guerre des Sabots, en 1635. Les Anglardiens, exaspérés des abus de l’administration, se révoltèrent, un dimanche matin, pour refuser de payer l’impôt établi sur les animaux à pieds fourchus, à son nouveau fermier, M. Isaac Dufour, de Murat… Les collecteurs se présentèrent inutilement. Les sergents, recors et archers furent malmenés, et un premier corps de troupe fut défait par la population, hommes, femmes, enfants, armés de pierres, de faux, de haches, de fourches, d’arquebusades. L’état de guerre dura des années. Les Anglardiens d’autant plus irréductibles qu’ils s’accommodaient fort bien de ne plus délier leurs bourses. On résolut d’en finir. Les troupes royales furent expédiées, en force, et victoire leur resta. Les insurgés reçurent des lettres de grâce, moins quelques chefs, qui furent pendus. Longtemps, on appela les Anglardiens : carabins, carabiniers. D’ailleurs, ils n’ont pas pour réputation d’être commodes, non plus que les autres indigènes de la montagne de Salers.
Pas de bonne fête sans batosto — sans bataille.
Après boire, on vidait les querelles de village à village à coups de pierres ou de bâton. Après boire, c’est-à-dire souvent, les dimanches et fêtes, sans compter les autres occasions qui appellent les gens à se réunir : mariages, enterrements, foires, marchés, etc. Par exemple, Legrand d’Aussy rapporte qu’en 1788, lors de son voyage, on fêtait encore la Nativité de la Vierge en élisant aux plus fortes enchères un roi et une reine qui occupaient la place d’honneur à l’église et marchaient, un cierge en main, à la tête de la procession. Un de ces rois de vanité éphémère imagina de régaler ses électeurs en faisant couler du vin dans les fontaines publiques : cela n’était pas pour apaiser le caractère naturellement querelleur des gens.
Mais, surtout, on citait la rivalité des gars de Saint-Bonnet et de ceux d’Anglard. Ces bourgs, qui comptent deux ou trois mille habitants, n’en ont que deux ou trois cents agglomérés, le reste dispersé sur le plateau. Comme ils ont plus commode, ou pour se rencontrer avec parents et amis, il arrive que quelques-uns d’une commune vont à la messe de l’autre paroisse. Les repas, les danses du dimanche, ne manquaient jamais d’occasionner des bagarres sanglantes. Il y avait toujours, de part ou d’autre, quelque revanche à prendre. On ne pouvait jamais en rester là, vous comprenez, ça leur savait trop de mal aux uns d’avoir été reconduits par les autres. Et les bâtons de se lever, de tournoyer et de s’abattre, les rudes bâtons durcis au feu.
Je me souviens, à propos de bâton, d’un trait qui me fut conté — vraiment un beau geste.
Les braves curés d’Anglard et de Salers passaient leurs prêches à tonner en chaire pour obtenir de leurs ouailles le pardon des injures et le respect de la peau du prochain. Les fidèles courbaient la tête sous la semonce dominicale — mais la soirée ne s’achevait pas sans quelque bataille rangée. Les partisans ne semblaient même assister aux offices que pour se rencontrer. Les prétextes de tuerie ? Oh ! il n’était pas besoin qu’il s’en présentât !
— Vive Anglard ! faisait quelqu’un.
— Vive Saint-Bonnet ! ripostait quelque autre à cette provocation jugée injurieuse.
C’est ainsi qu’ils se cherchaient. D’ailleurs, à l’église même, ils avaient façon de se provoquer : c’était de ne pas se donner l’eau bénite, ceux d’Anglard à ceux de Saint-Bonnet, comme il est coutume que l’on tende le doigt mouillé à la personne qui suit…
Un dimanche, le curé s’emporta là-dessus, exigeant que, dorénavant, dans son église, il en fût de la sorte et que le signe de la croix ne vînt plus servir à ces déclarations de guerre.
Le dimanche d’après, un d’Anglard se trouva au bénitier, suivi d’un de Saint-Bonnet…
Que fit celui d’Anglard ?
Quelque chose de bien simple, de grande allure…
C’est son bâton qu’il trempa dans le bénitier, et c’est du bout de son bâton que, dédaigneux et farouche, il passa l’eau bénite à celui de Saint-Bonnet.
On devine que la journée ne se termina pas sans batosto…
Toujours à travers la neige, sous l’âpre soleil, nous atteignons au plateau, d’où l’on découvre la plus vaste étendue… Nous quittons la voiture, pour contourner le village, jusqu’au bord de la vallée de la Mars, qui se creuse à nos pieds, portant sur la pente opposée la chapelle de Jolliac, montrant les ruines de Montclar et de Longevergne…
Aujourd’hui, Anglard est comme un campement dans la neige. On a déblayé, et le village forme un cirque noir, comme les haltes de bohémiens sur les gazons… Mais cette impression de loin est vite effacée dès que l’on approche et traverse. Les maisons ne sont pas des tentes de nomades, mais de très vieux logis de sédentaires. Tout cela semble s’être groupé, tassé, en troupeau, pour avoir moins de froid, moins de chaud, moins de vent, moins de pluie, moins de tout ce qui doit battre cette plate-forme exposée là crûment. Les toits, beaucoup de chaume, abaissent leurs auvents comme des visières au-dessus des escaliers et des maisons de bois, dans les retraits et les renfoncements de ces ruelles qui s’évasent en demi-cercle sur le champ de foire…
Au centre, quelques arrangements de pierres, qui ont fait croire à un dolmen, à un menhir… Au moyen âge, la table druidique aurait servi de comptoir où se payaient les impôts, — quand les Anglardiens voulaient bien en payer… Cet après-midi, seul le menhir érige sa pierre levée au-dessus de la neige, sous laquelle le dolmen est enseveli…
La population est toute dehors, sur des bancs, des chaises, à se chauffer au soleil ; des vieux, surtout des femmes, la tête garantie de chapeaux de paille, des enfants. Pas d’hommes, de jeunes gens, de grandes filles, il ne reste ici que la petite garnison nécessaire à tenir les boutiques, ou ce qui ne travaille pas — les trop jeunes, les trop vieux…
Nous faisons un tour encore. Voici le presbytère, dans le château à tourelle de la Trémoulière, et voici la petite église romane pointant son clocher octogonal, la petite église où celui d’Anglard prenait de l’eau bénite avec son bâton, voici le lourd bénitier de granit…
Et le curé, un crochet de fer à la main, casse la glace : l’eau bénite est gelée !
Cela fait froid… Le soleil absent, le retour ne sera pas aussi doux que l’aller. Nous partons. Déjà Anglard, vivant et chaud sous ce violent après-midi, disparaît, comme quelque apparition malicieuse de génies de la montagne, et, de nouveau, c’est le silence, la solitude, la neige, d’où sortent seulement quelques broussailles noires, çà et là, comme une chevelure de mort sortirait d’un linceul.
— C’est bien désagrable !
Ces seuls mots entr’ouvrirent mes lèvres.
Je fus incapable d’une oraison funèbre plus étendue.
D’ailleurs, j’ai la conviction que l’ombre du brave Jantet n’exigerait pas davantage.
Certainement aussi, à la minute de succomber, d’y rester, selon son expression, le rude Auvergnat, dont un journal du Cantal m’apprenait la fin, n’avait pas dû jeter d’autre plainte, lui qui, à travers les épreuves de la vie, n’avait jamais rien lancé de plus amer que ces paroles :
— C’est bien désagrable ! comme il prononçait.
A la lecture de ce fait-divers, qui eût dû évoquer à mes yeux le terrible paysage de décembre, la tempête glacée, les trombes de neige furieuses, l’écir, comme on dit en patois, ce sont des souvenirs de printemps qui se lèvent de ma mémoire, d’une de ces inoubliables journées qui laissent au cœur et à la tête la nostalgie des grands horizons, du soleil clair, de l’air léger !
Oh ! que le temps passe, parfois, si rapide, oui, « c’est bien désagrable ! »
Quelqu’un de Vic-sur-Cère, où je séjournais, m’avait conseillé :
— Pour apprendre le pays, partez avec le facteur qui fait la montagne ; c’est le meilleur guide…
— Oh ! bougre !… Demain, c’est le moins quarante kilomètres, voyez-vous, me prévint Jantet, quand je lui communiquai mon désir de m’adjoindre à lui, dans sa tournée. Si vous craignez la marche, je vous ferai signe un jour où je n’aurai pas tant ?
Je lui affirmai que je ne craignais pas la marche, et nous fixâmes notre rencontre, pour le coup de six heures, sur la place.
J’arrive au rendez-vous, où Jantet m’« espère » déjà, dans un groupe de servantes bavardes qui remplissent leurs seaux de cuivre à la font…
Elles interrogent Jantet :
— Qu’est-ce donc aujourd’hui ?
Car il s’est équipé en mon honneur de vêtements frais ; il a mis sa blouse neuve, cassante, à plis si raides qu’on la croirait de tôle bleue, noué à son cou un foulard bariolé, arboré son képi des jours de fêtes ; sa gibecière au dos, le bâton entortillé de cuir à la droite, un parapluie haut comme une tente sous le bras gauche, Jantet est prêt, allègre, maigre, noueux, avec — dans son visage du brun rouge cuit et recuit des laves de son Auvergne et dans sa barbe aux poils en piquants droits, rigides — deux yeux de fillette, deux yeux de fleur.
Les filles le moquent un peu :
— Vous êtes de noce, Jantet, que vous voilà si brave…
Mais il a la réplique vive :
— Ah ! millodiou, je ne l’ai été qu’une fois, de noce… une fois de trop… quand ma femme s’est mariée…
Il rit largement de sa plaisanterie et continue en s’adressant à moi :
— Ce jour-là, et quatorze autres — un par enfant, pour les baptêmes — voilà tous mes congés, en payant un remplaçant encore, depuis vingt-cinq ans que je fais le facteur… On n’a pas assez de libre… Faudrait deux ou trois jours par an… On est esclave, voyez-vous… C’est bien désagrable !
Les dernières brumes, comme des mousselines, s’envolent des hauteurs ; quelques-unes planent encore au-dessus de la rivière, dans le creux de la vallée ; le soleil monte vers l’espace ; des troupeaux escaladent les pentes ; les oies se répandent dans le Communal ; un roc géant, avec une forêt pour chevelure, chante à la lumière le concert des milliers de nids qu’il recèle… Dans le bourg s’enfle une rumeur de réveil, grincent les serrures des boutiques… Un char cahote sur les cailloux, le bouvier pique de l’aiguillade sa couple de bœufs…
Nous partons…
— Ho ! Jantet ! ho ! Jantet !
C’est la boulangère qui interpelle le docile facteur. Elle a attaché une miche à chaque bout d’une corde qu’elle passe aux épaules de mon compagnon, et les deux pains lui battent contre la poitrine à chaque pas…
— Ho ! Jantet !
C’est le boucher qui lui suspend au bras un cabas gonflé de viande.
— Ho ! Jantet !
C’est le cordonnier…
— Ho ! Jantet !
C’est l’horloger…
Ils le chargent qui d’une montre, qui d’une paire de sabots ferrés, pesant au moins dix livres ; cet autre, le pharmacien, de fioles, de médicaments pour M. le curé d’ici, M. le maire de là, M. l’instituteur, etc., et Jantet se laisse accabler, placide, écoute toutes les recommandations, répond, invariablement :
— Apé, apé… oui, oui, soyez sûr…
Jantet, avec ses yeux simples dans sa barbe aux poils droits et décolorés comme les aiguilles d’une vieille branche de pin, la blouse enfarinée par les miches qui se balancent sur sa poitrine, avec sa cargaison dans le dos, sur les bras, sur les épaules, semble quelque mystérieux « Bonhomme Noël » tout argenté de frimas…
Enfin, nous sommes partis.
— Ah ! monsieur, si ce n’était que le courrier ! Mais, chaque matin, des commissions pour tout le monde ! On n’est pas maître de sa personne, voyez-vous… Et puis, ça use les effets… C’est désagrable… millodiou !
Nous commençons à monter, par une côte boisée, en zigzags, sur la roche à vif, mi-sentier, mi-ruisseau, que mille sources suintantes ont creusée et polie, entre des noisetiers d’où s’essorent des oiseaux sautillant de branche en branche, en fuite à notre approche…
Jantet va devant, les pas enfoncés, ancrés dans le sol, des pas de montagnard, son chargement s’embarrassant dans les broussailles, le choc décollant des feuilles humides les rouges limaces qui tombent dans les fraisiers et les airelles.
A la sortie des arbres, nous avons sous nos regards la vallée profonde, rétrécie, qui s’étire en paresseux fleuve de verdure où s’immobilisent comme échoués les fermes, les hameaux, espacés en minuscules flottilles ; et, après avoir gravi des pentes derrière lesquelles toujours une autre se hausse, sans plus de végétation maintenant que les bouquets d’or des genêts étincelant sur un tapis de courtes graminées sombres, le bois que nous traversions tout à l’heure ne montre plus à nos yeux qu’une infime forêt, des feuillages nains, comme aux bergeries pour jouer des enfants.
Nous atteignons les plateaux de Saint-Clément, qui paraissaient d’en bas les points culminants, et derrière lesquels se creusent d’autres vallées, se dressent d’autres crêtes ; et, par delà, s’étagent des sommets que dominent des cimes, que, tous, surplombe au loin le cône solitaire du Cantal, au bord du ciel ; et le village, et les maisons éparses, dans les replis du terrain, ou juchées sur quelque escarpement, qui semblaient proches, par des illusions de la vue à travers les perspectives brisées, violentes, s’entrecoupant, s’enchevêtrant, des arêtes, se reculent d’une distance nouvelle, d’un val et d’un mont, d’une descente, d’une ascension ; et nous escaladons, et nous dégringolons par des raccourcis à pic, où les seuls pas de Jantet, depuis un quart de siècle, ont marqué leur empreinte, tassé la terre, usé la roche, tracé un chemin…
Ouf ! nous nous reposons…
Nous nous affalons sur un monticule, à l’ombre, parmi les bruyères violettes, les gentianes bleues, les narcisses jaunes.
Jantet parcourt les adresses de son courrier.
J’aspire à pleins poumons, sans pouvoir me rassasier, la coupe immense du ciel, et je goûte avidement, oublieux de mon compagnon, ce laps de silence, de solitude, de liberté, dans l’air frais et la senteur des plantes aromatiques…
— Ah ! millodiou, tonne soudain la voix de Jantet ! Encore des prospectus… Tenez, ça va nous faire un crochet de dix kilomètres, aller et venir, pour tirer jusqu’à ce buron là-bas… Si ce n’est pas fou, un peu !… Des prospectus !… La moitié ne sait pas lire… Deux kilomètres pour l’autre masut, plus loin… Ah ! millodiou, la politique ! On envoie le journal aux vachers, je vous demande !
Nous accomplissons les douze kilomètres pour porter des réclames de remèdes infaillibles, des catalogues de grands magasins de Paris aux buronniers que nous trouvons l’un à présurer son lait, l’autre en train d’« espérer » le veau, près d’une vache à son terme…
Après une matinée de soleil excessif, le ciel se déchire, un ciel où se tramaient depuis un quart d’heure de menaçantes nuées, et, sous l’averse compacte, en faisceaux d’aiguilles drues, vite Jantet dévêt sa belle blouse qu’il ne veut pas mouiller ; et nous nous abritons sous le parapluie vaste comme une grange — dont je ne trouve plus que la taille soit exagérée.
— Ah ! millodiou, dans ces pays-ci, on n’est jamais sûr… Il en tombe, de ces orages, que des fois je rentre sans un fil de sec…
Et comme un éclair nous part à la figure, ainsi qu’une arme à bout portant :
— Millodiou, millodiou, je crois qu’il nous a approchés… J’en ai chaud à la barbe ! crie Jantet, en traçant le signe de la croix…
L’ondée écoulée, nous reprenons notre trajet.
Un par un, le facteur se débarrasse de ses paquets, de porte en porte, avec des conversations, des pauses…
Ici, dans une salle obscure, une voix du fond de la cheminée, de quelque aïeule rencoignée, réchauffant ce qui lui reste de vie à ce qui reste de feu, gros comme une noix sous la cendre, chevrote, juste assez pour se faire entendre par-dessus les grillons du foyer, que les gens sont à l’hort.
Nous les joignons, en effet, au jardin : encore un kilomètre !
Mais ils ne savent pas lire et prient Jantet de décacheter l’épître.
C’est de leur fils, soldat, qui narre en quatre pages ses impressions de régiment, implore quelques sous en prétextant d’une revue !
Jantet, forçant la voix, déchiffre difficilement ; on croirait le garde champêtre ou le tambour de ville proclamant à la foule quelque arrêté municipal.
Les destinataires d’autres plis lavent, au bas d’une côte, dans une eau qui dévale avec fracas : aussi Jantet appelle vainement.
Les femmes n’entendent pas… Il faut descendre…
A l’une, Jantet rapporte le reçu de ses contributions qu’elle lui avait demandé de payer, à l’autre, une montre réparée…
Puis, nous nous lançons à la recherche d’un fermier qui est à faner, nous renseigne une pastoure de dix ans, qui rentre clore ses moutons.
Une signature est nécessaire, la lettre est recommandée.
L’homme, les yeux empoussiérés, des brindilles dans les cheveux, sur les tempes en sueur, nous mène à l’auberge, où dix minutes sont dépensées dans l’impossibilité de trouver la plume, l’encre ; et quand tout est là, le paysan hésite, se gratte le nez.
Que peut bien contenir l’enveloppe ? D’où vient-elle ?
Il est en procès avec un beau-frère, pour un partage.
Si quelque coquinade se cachait là-dessous ?
Il ne se décide pas, refuse, obtient que le facteur lui représentera la missive le lendemain, pour lui laisser le temps de parler de ça avec sa femme.
Tandis que Jantet termine sa tournée dans le village, après m’avoir promis de revenir déjeuner avec moi, je m’assois à la table de l’auberge où des poules et des poussins picorent en paix ; aux poutres graisseuses du plafond, du lard qui suinte — signe de pluie — et des saucisses sont pendus, et la maison est tout embaumée de l’odeur d’un « picoucel » ; dehors, les porcs grognent, vautrés dans le purin, devant leurs soutes.
Jantet s’est attablé en face de moi, et, après un coup de vin, il devient expansif, plaisante, m’invite à répéter la tournée en janvier :
— Ah ! millodiou ! C’est alors qu’il faudrait trouver du vin comme ça, quelque chose de chaud… On m’offre du pain, du fromage… Mais du vin, pas souvent… Si tu as soif, le « férat » (le seau d’eau potable) est plein…
Les yeux dans son verre, il continue :
— Nous serons descendus à cinq heures… Il ne faut guère que deux heures à la descente… Mais, l’hiver, voyez-vous, c’est quelque chose de plus… Je n’arrive jamais qu’à la nuit… Il y a deux mètres de neige… plus une broussaille… rien… Ah ! il faut connaître la montagne… Il s’en égare plus d’un, vous savez…
Il y a deux ans, j’ai bien cru y rester, pécaïre… Je fus pris par l’écir… La neige tourbillonnait, me crevait les yeux comme du sable brûlant… Je croyais dévaler par la raccourcie, à la rivière… Mais j’avais pris trop bas… Le pont, un tronc d’arbre en travers du ruisseau, était recouvert, l’eau gelée… Je passai bien de l’autre côté du ravin, mais pour remonter, je ne m’y reconnaissais pas… Pensez ! la nuit, la neige… Deux fois je remontai pour tâcher de me mettre dans le sentier… Un temps de loup… A virer ainsi, je perdis tout à fait ma direction. Ah ! je n’en menais pas large… Deux heures sans savoir… Ma lanterne s’était éteinte… Tout d’un coup j’ai senti que j’enfonçais. Je croyais bien que c’était fini… J’en avais jusqu’au menton… Un peu plus, et c’était par-dessus la tête… Mais je marchais et je n’enfonçais plus. J’étais dans une rase, dans un ruisseau d’un pré… Tout d’un coup j’ai aperçu une lumière… J’ai marché, marché… Ah ! millodiou ! je suais malgré les vingt degrés de froid !… Je suis arrivé à l’auberge… J’ai rallumé ma lanterne, et je suis reparti… On voulait bien assez me coucher… Mais voyez-vous, la femme, les enfants, tout ça qui devait être inquiet… Ah ! j’ai filé, j’allais d’un train qu’un loup ne m’aurait pas suivi… Et j’ai pris la descente au bon endroit, je n’ai plus cherché la raccourcie…
Il s’interrompt de parler, avale son verre d’une lampée et achève son récit de sa sempiternelle exclamation :
— Des nuits comme ça, voyez-vous, c’est bien désagrable !
Après un silence, sa tasse de café entre les mains, il se penche vers moi, le regard circulaire, pour constater qu’il n’y a personne, là, et, comme s’il redoutait que le gouvernement l’entendît émettre un tel vœu :
— Voyez-vous, six cents francs par an pour un métier pareil, c’est un peu court… Ce n’est pas payé… Il faudrait huit cents francs.
Sublime Jantet !
Un facteur enseveli sous la neige…
Le fait-divers brutal est sous mes yeux, mais je ne puis m’imaginer l’hiver, la mort, me figurer qu’il y soit resté, sous l’écir, le brave Jantet…
Ma pensée va à la claire journée de printemps ; les pentes où tintaient des sonnailles de troupeaux…
L’eau chantante aux flancs vernissés des roches, les bois ivres de soleil, de nids et de fleurs, la vallée comme un fleuve calme, avec une flotte de châteaux, de clochers, de villages ! et commandant les crêtes et les versants, en face de nous, le puy Griou, chauve et pointu, avec, sur les pentes, des plaques de neige pas encore fondue, qui évoquent bien la pensée des longs et mauvais hivers. Mais, quand même, non, je ne puis m’imaginer l’écir, la neige furieuse, soulevée, précipitée, tourbillonnant et sifflant comme des balles ! Non, je ne puis me figurer Jantet, mon ami Jantet, se débattant dans la nuit et l’avalanche. Je ne puis croire qu’il y soit resté, lui qui, durant vingt-cinq ans, n’avait pas manqué un jour de « faire la montagne » !
Je le revois, au départ, le matin où je le suivais, chargé de toutes ses commissions : au retour, pas fatigué des kilomètres escaladés et dégringolés, faraud dans sa blouse neuve, frappant la route de son bâton ferré, fleuri comme un nobio, — comme un jeune marié — ; à sa boutonnière une branche d’églantier cassée dans les bois ; aux lèvres, une petite rose coupée dans l’hort de M. le curé par la servante.
Et j’entends sa phrase invariable, comme je l’interrogeais :
— Vous n’êtes pas las, après des journées pareilles ?
— Moi, je danserais la bourrée toute la nuit.
Et il chante :
« Je la veux, la Marianne. — Je la veux et l’aurai. »
Oui, je chanterais bien et danserais bien encore une soirée, voyez-vous… L’été, ça n’est rien, la tournée… Mais l’hiver, ah ! là, quelquefois, c’est désagrable !
C’est un regret, comme on appelle là-bas, cet air nostalgique, que joue quelquefois le cabrettaïre, entre deux bourrées…
Cet air du pays, voici qu’il vient de résonner à mes oreilles, dans une rue de Paris, sortant d’une boutique, des compatriotes sans doute — et cela me fait délicieusement mal, tout d’un coup, une joie qui met des picotements sous les paupières…
Avec la cabrette, ce sont les bonnes heures de ma vie, les années légères, qui chantent et dansent dans ma mémoire !
La cabrette !
Il est peu de Parisiens qui ne l’aient entendue, au hasard des excursions à travers la capitale ; et les amoureux de pittoresque n’ont pas manqué de visiter quelqu’un des bals-musette qui foisonnent dans les quartiers plus particulièrement fréquentés par les Auvergnats de Paris, dans les environs des Halles, de la Bastille, de la place du Trône. Par là, dans certaines rues, chaque arrière-boutique de marchand de vin est une salle de bal, dont la clientèle, à peu près exclusivement auvergnate, se compose d’habitués qui viennent, comme en famille, à la veillée, parler patois, boire un saladier de vin chaud et virer des bourrées.
Le décor est des plus sommaires : des murs nus, quelques tables et des bancs. Le musicien, le cabrettaïre, est juché dans une logette suspendue au mur, à laquelle il accède par une échelle mobile, qu’on retire dès qu’il est installé. Les danseurs sont en place aussitôt que la cabrette se gonfle. Aux premières notes, ils partent, courent, glissent, martèlent le plancher à grands coups de talon, poussent par intervalles des cris aigus — you, you — en faisant claquer leurs doigts, et, suant à grosses gouttes dans la pièce surchauffée, ne s’arrêtent qu’à la tournée du patron de la maison ou d’un associé du musicien — à la moitié de la danse — qui passent en recueillir le prix, deux sous, quatre sous… Et puis, ils repartent et ne feraient pas grâce d’une mesure. Rien n’existe plus pour eux, dans le vertige où ils glissent, sautent, tournent. Ah ! ils sont loin de Paris, et de tout, pourvu que la cabrette chante et qu’ils dansent…
La cabrette…
Il n’y a pas que dans les bals-musette qu’on l’entende : il n’est guère de familles d’émigrants où quelqu’un n’en joue. Là-bas, c’est le rêve du pâtre qui trompe les longues heures de solitude et de silence en taillant des sifflets et des flûtes dans l’écorce des arbustes, de s’acheter un jour la cabrette recouverte de velours rouge. La cabrette ! Elle constitue presque le foyer auvergnat, comme les lares, les pénates des anciens. Dans son outre de peau dorment les vieux airs du pays, une voix mystérieuse et lointaine, l’âme de la montagne. Est-ce que, comme au culte des divinités domestiques des païens, on offrait des gâteaux, du miel, du lait, il ne faut pas des libations aussi, à la cabrette, du vin qu’on verse dans sa panse ronde pour l’empêcher de se dessécher, la maintenir souple et tendre, du vin, sans quoi elle se fâcherait, la gorge rauque, bientôt muette ! La cabrette, confidente de ses aspirations, de ses imaginations confuses, le pâtre, le bouvier, l’emporte, lorsque l’idée lui vient à lui aussi, comme à tant de ses aînés, d’aller chercher fortune, à travers le monde. Il n’a garde d’oublier de la mettre dans la malle au couvercle velu, lorsqu’il se décide à dévaler du buron vers les villes. Au milieu des plus durs labeurs, malgré la hâte et l’âpreté d’amasser des écus dont la musique est si douce à son oreille, il ne se passera pas de gonfler la cabrette et de lui faire redire sa chanson chevrotante.
Oh ! cette chère et pénétrante piaillerie de la cabrette, que j’écoute, planté devant la boutique du charbonnier, le regret naïf, qui sort de derrière ces arcs et ces voûtes de rondins et de fagots…
Trois notes de la cabrette et voilà que défilent dans ma pensée en fresques rapides tous mes souvenirs de voyages aux montagnes d’Auvergne ! Les plombs et les dômes, les pics et les puys se dressent dans ma mémoire, avec leurs crêtes de laves déchiquetées, où si souvent j’ai gravi, jusqu’aux nuages ! Mornes géants, impassibles témoins de la genèse de la terre ! Ils m’apparaissent sous tous leurs aspects successifs, dans leur manteau de glace, l’hiver, et puis, au printemps, leurs fronts chauves seulement couverts de neige encore, des forêts vertes accrochées à leurs flancs. Des cimes désolées, mes regards descendent aux vallées fleuries où courent les claires rivières parmi les peupliers et les vergnes. Voici les villages tapis dans les creux avec leurs clochers à peigne, des ruines de tours arrogantes à la pointe des rocs. Voici les masuts des vacheries perdues dans les pacages estivant sur les hauts plateaux…
Trois notes de la cabrette…
Et je chasse à travers les bruyères et les genêts, où glissent des vipères, sous un ciel hanté du vol des grands oiseaux de proie. Je cours la contrée sur les routes en corniche, ouvertes sur l’horreur des précipices où grondent les torrents farouches. Je flâne par les brousses incultes, par le dur pays où rien ne pousse, où, seul entre le ciel et les rocs, quelque châtaignier se hasarde, fier comme un coq à la pointe d’un clocher. Je dors sous les hêtres, jusqu’où monte la senteur des foins qui pâment au soleil — et, par l’hiver, je m’enfonce sous la profonde cheminée où flambe tout un tronc de chêne. J’écoute les anciens raconter de terribles histoires, si terribles que, par moments, on n’ose plus, on ne peut plus se baisser seulement pour prendre des châtaignes sous la cendre, les moelles figées. Ou bien, je bataille contre les huguenots, les z-huguenots ; je guerroie contre les Anglais ! En même temps, je porte la traîne voluptueuse de Marguerite, aux remparts de Carlat, petit page lui composant des lieder d’amour ; et rude routier des bandes de Mérigot-Marchez, des tours d’Alleuze, je mets à mal les gens du Roy ! J’habite des maisons d’il y a mille ans, dans les villes sombres cailloutées en basalte, où passent des chars attelés de bœufs rouges et jaunes. Mieux encore, vêtu de flammes, j’escorte le grand veneur, dans la chasse volante… Enfin, je m’abîme à l’orée du monde, dans la nuit des temps, je…
Mais il faut s’éloigner, le regret s’est tu, le regret, que j’écoute planté devant les cotrets du charbonnier, au bord d’un ruisseau de Paris, le regret, comme ils appellent là-bas cet air nostalgique, où il y a de tout un peu, comme de la fin d’un rêve, un accablement de crépuscule, une langueur d’automne, la mélancolie d’un adieu… le regret…
Dimanche 31 mai. — « Arrive Ajalbert, invité à dîner, avant son départ pour l’Auvergne, où il va fabriquer le bouquin commandé par la maison Dentu, et tâcher de faire une pièce… »
Ainsi note E. de Goncourt, dans son Journal de 1891, où mon nom, avec celui d’Antoine, est le plus souvent cité (après les Daudet) ; c’est l’année de la Fille Élisa, au Théâtre Libre.
Après le bruit, pourquoi pas dire le succès, de l’adaptation du roman à la scène, comment douter de mon orientation vers l’art, — ou le trafic — dramatique ? Or, je n’avais pas subi la griserie de l’ambiance artificielle. Je partais pour l’Auvergne, — et je n’y fabriquais pas de pièce ; j’y écrivais ces pages de la montagne cantalienne.
A des vacances précédentes, le hasard m’avait fait le témoin, presque, d’un crime que je racontai à Gustave Geffroy :
— Tu devrais l’écrire, comme tu viens de me le raconter.
Ce fait-divers d’actualité parut à la Justice, de G. Clemenceau, — qu’on lisait beaucoup, du Grenier d’Auteuil au Salon de la rue Bellechasse, pour Gustave Geffroy, Louis Mullem, Charles Martel, E. Durranc, C. Pelletan, — non pour Clemenceau : il n’y écrivait jamais !
Alphonse Daudet, le jeudi suivant, me félicita. « Je devais continuer, entreprendre un vrai livre, gagner le large, ne pas m’enfoncer plus avant dans les petites chapelles décadentes. » Il me sondait, paternellement. C’était une surprise, pour lui, que mon goût du pays, ma fidélité à la petite patrie, — alors que, par mes vers de banlieue, ma profession d’avocat, ma vie parisienne, il me jugeait tout autre. Quel chaleureux et pénétrant confesseur, à qui j’eus tôt fait de tout dire : l’humble famille, d’où je savais les patois cantaliens, qui m’avaient mené à Mistral, à Aubanel. Ce fut, désormais, un lien avec Daudet — qui manquait à la foule des littérateurs ignorants du parler d’oc, et de la poésie méridionale. J’y avais songé, à écrire sur l’Auvergne ! La France ne nous intéresse pas, m’avait répondu le directeur d’un grand journal illustré, d’alors !
— Je vous trouverai un éditeur, et Alphonse Daudet m’obtenait un traité chez Dentu. C’est ainsi que je remontai, vers nos cimes de basalte désertiques. Les tentations immédiates de Paris ne me retenaient pas devant l’appel profond de la terre ancestrale.
Évidemment, ce n’était guère exploiter le filon doré des « centièmes » que de publier, après avoir fait jouer la Fille Élisa, des « veillées auvergnates ». Mais j’avais cueilli, une fois pour toutes, le sourire de Melpomène ou de Thalie, — qui d’ailleurs, ne va pas sans éclipses. Que de gloires subites, — qui se sont brûlées aux feux de la rampe. Que de comédies applaudies, au goût d’un soir, qui ne se relèvent plus, dès que tombées dans le silence — tandis que des livres dédaignés cheminent, parviennent et demeurent, — nombre de livres dédaignés, naguère, comme « régionalistes » — ne devant pas sortir de leur province, et que voici rescapés de l’oubli où s’enfoncent tant de romans, de fortune éphémère, tant de nouveautés, à la vogue fugitive…
Bref, je m’en suis tenu au livre — qui, du Massif Central ou des mers de Chine, m’a laissé pauvre d’argent, mais riche, mais riche de quel trésor de mémoire !
Pourtant, une fois, la Fortune a surgi à mes regards, un bas de laine d’Auvergne se vidant d’une main reconnaissante sous les pas de l’écrivain voué à l’Auvergne.
Une humble, poignante et, pour moi, glorieuse histoire…
En 1913, Madame Naves, se disant ma parente très âgée, malade, née Ajalbert, me suppliait d’aller la voir. En butte à bien des appels de ce genre, je réclamais des précisions.
Je ne me connaissais plus aucune famille, depuis longtemps. Je pouvais traverser le monde, sans un toit, où, par quelque lien de filiation, je fusse tenté de m’asseoir. Or, les renseignements furent topiques, et l’on me fit comprendre qu’il ne s’agissait pas de quémander, mais de me faire une communication personnelle, urgente.
Je me rendis à l’adresse, — une maison cossue…
— Au cinquième, le bâtiment sur la cour, — Je vais vous conduire, vous ne trouveriez pas… Elle est seule, ne pourrait vous ouvrir, m’instruisait le concierge, par l’escalier obscur, grimpant entre de vieux logis lépreux, comme en masquent des façades d’immeubles neufs… Oh, elle pourrait habiter sur le devant… Elle ne veut pas… Il y a vingt-cinq ans qu’elle est là… Elle ne veut pas changer… Toujours seule… Une nièce vient la voir.
Quelques portes donnaient sur le carré sombre… Au coup frappé, répondirent des gémissements, la clef était sur la serrure, je me trouvais, passé l’entrée, où débouchait un coin de cuisine, dans une chambre en désordre, entre une armoire et un secrétaire, devant un lit, où le drap, sans couverture, se bossuait, comme un linceul, d’un maigre cadavre, dont les longs bras se tendaient vers moi, retombaient, avec la tête, un instant soulevée… Un visage de fièvre et de mort, aux yeux fixes, dans les orbites profondes, une peau de vieillarde noirâtre, sèche, creusée, ravinée de rides…
La moribonde put s’accouder, elle parlait :
— Débarrassez-vous, asseyez-vous, tout près, que je vous voie bien…
Pas une parole ne montait à ma gorge, angoissée. Me débarrasser, m’asseoir ! Les sièges délabrés, poussiéreux, s’encombraient d’un édredon, de linges, et l’idée burlesque et prudente traversa mon esprit que la chaise se détraquerait sous mon poids, que j’allais choir sur le carreau, la carpette élimée, qui glissait sous mes pas… Je me tins debout, au chevet.
— C’est vous, c’est bien d’être venu… Je vous connais… J’ai toutes vos photographies parues dans les journaux… Ouvrez l’armoire, bon… dans le tiroir, à gauche…
Ma parente, car elle l’était, éparpillait la liasse… Et c’était : Me Jean Ajalbert, défenseur de Vaillant dans le « Petit Parisien »… Jean Ajalbert, en casque colonial, retour du Laos, dans le « Matin »… Jean Ajalbert, au Grenier Goncourt, dans une revue illustrée… Jean Ajalbert avec Aristide Briand, en Bretagne, — avec Frédéric Masson, à Malmaison, — avec mon fils.
— Oui, je vous ai toujours suivi, depuis votre premier livre sur l’Auvergne… Ajalbert… J’avais épousé un Ajalbert, qui descendait d’un frère de votre arrière-grand-père… Oh, il avait sept enfants, tous éparpillés… Je n’en ai pas eu… Nous étions fiers de vous…
— Pourquoi ne m’avoir pas vu plus tôt ?
— Je n’aurais pas osé. Je n’ai pas toujours été riche…
Cela si bas, que j’entendais à peine.
— Pas riche, mais enfin je n’ai besoin de personne… Il a fallu travailler, chacun de son côté. Mon mari était employé, moi couturière. Il y a longtemps que je suis retirée… Une fois, j’ai poussé jusqu’à la rue de la Faisanderie… Quand j’ai vu l’hôtel, je n’ai pas osé. Vous étiez heureux… Vous n’aviez pas besoin de moi… Mais, après, quand vous avez quitté la France, j’avais bien peur, avec ces grands voyages, de ne jamais vous revoir… Alors, quand vous avez été nommé à Malmaison j’ai loué à Rueil, je venais, le soir, à la grille… Souvent, je vous guettais dans les allées, ou j’attendais, au tramway, à l’heure où votre fils revenait du collège… Il vous ressemblait…
La voix seule vivait, dans cette face « usée comme la pierre du torrent » où les poils s’agrippaient en herbe desséchée. Les mains, qui me tenaient, serraient comme des pinces. Depuis la journée, vingt ans auparavant, avec M. Rames, dans la nuit des temps, je n’avais pas vécu d’heures aussi en dehors de la vie courante. Cela était sans date, sans cadre, — toute l’ambiance effacée, — quelque page d’Edgard Poë… Des choses oubliées de moi, du passé stratifié sous des amas d’alluvions successifs, ressuscitaient… Je me penchais de plus en plus vers cette bouche d’ombre, ces lèvres raidies, où haletaient les phrases courtes.
— Ajalbert ! je voudrais vous embrasser…
J’embrassais la peau rêche et moite, avec autant de terreur et d’émotion que si la Camarde m’étreignait pour m’entraîner dans le vide suprême…
L’infirmière entra, et ce fut de l’air, de la lumière, de la vie, dans la chambre macabre. Une cuillerée de potion, l’assoupissement… Nous reculâmes, dans la cuisine…
— Le médecin pense que ce sera pour demain… Elle ne cessait de réclamer Monsieur… Elle n’a jamais voulu se soigner… Elle a vécu comme une pauvresse, depuis la mort de son mari : les gens, qui la connaissent, dans la maison, disent qu’elle est riche…
— Ajalbert, Ajalbert…
Assise, comme ragaillardie, elle commanda une course à la garde.
— Nous sommes bien seuls ?
Elle tirait une clef, enfoncée sous le traversin…
— Ouvrez le secrétaire… Apportez les papiers… sous la pile de linge — et la boîte, dans le tiroir… Tout est à vous… Dans le paquet, il y a les actions, les coupons ; dans la boîte mes bijoux, regardez…
— Mais, plus tard, vous allez mieux…
— Non, je sais, tout de suite… la montre c’est pour votre fils… pour Charles…
Elle savait le nom…
— Ramassez tout ça… voilà l’infirmière… Demain… Ajalbert, l’Auvergne…!
Mon cœur battait en tumulte, les larmes jaillirent comme si je perdais, une deuxième fois, ma mère, et je ne pouvais détacher mes regards de l’inconnue de tout à l’heure — maintenant ce que j’avais de plus près au monde, étendue là, comme une statue, sous le drap collé en draperie de pierre à un squelette, — la statue de basalte, — de l’Auvergne…
Le lendemain matin, appel du téléphone :
— Madame Naves décédée.
Après l’enterrement, je portai les papiers chez le notaire… Trois ou quatre cent mille francs… J’allais entrer en possession, quand une opposition surgit… Il n’y avait pas de testament… Des « généalogistes », la bande noire qui rôde autour des agonies solitaires, sur les indications des bureaux de décès et des pompes funèbres, avaient flairé l’aubaine, découvert en quarante-huit heures des douzaines d’héritiers aux derniers degrés, de Pierrefort à Saint-Flour, et ce fut avec Me Gastaldi, le notaire de ces écumeurs de tombeaux, un procès interminable, de 1913 à 1924, où l’avoir partagé entre une douzaine de co-héritiers ne me laissa pas de quoi rémunérer le temps gaspillé en procédures…
Mais quel trésor de rêve, où je puise radieusement, quand je doute de mon effort… J’aurais dû faire autre chose, plus de romans, du théâtre ! Une voix monte de terre, qui répète :
— Ajalbert…, l’Auvergne…
Ça suffit… N’aurais-je écrit que pour cette humble femme de mon pays… que ma part est assez belle, pour que je n’en regrette aucune autre…
— Ajalbert… Ajalbert…
Ce n’est pas que dans ce galetas de Paris, que j’ai goûté cette gloire secrète que ne m’auraient pas valu des succès plus voyants ou bruyants de la foule.
Naguère j’ai voulu traverser une fois encore les lieux où s’étaient partagées quelques années de mon enfance, et mes vacances de collégien, le dernier village de la Planèze, en escalade vers la cime du Cantal…
Un dimanche, l’auto me déposa sur la placette de l’église romane de Cézens, — dont l’humble clocher à peigne s’interpose toujours entre mes yeux et les architectures les plus prestigieuses : c’est le premier monument qui me soit apparu, au-dessus des chaumes de la montagne. Depuis cinquante ans, rien de changé. Je reconnaissais la forge, les auberges, les étables, la « charreire » caillouteuse dévalant vers le ruisseau mince où j’avais fusillé des truites.
Dimanche, onze heures, silence et solitude, tout le monde à la messe. J’entrai. De la centaine d’assistants, les têtes se détournaient vers le retardataire, des femmes agenouillées dans la nef, des gamins alignés sur les banquettes, des enfants de chœur en galoches aux hommes dans la tribune de bois — le remuement sonore des chaises et des galoches sur les dalles — et cette corde de la petite cloche, dont on enviait le sonneur, Pierrouti…
Je me plaçai contre le mur du fond, à côté de quelques vieillards à lunettes, le nez dans leur livre… Qu’il était petit ce bénitier, où, jadis, nous pouvions si mal à atteindre, il y avait un demi-siècle… Vingt ans, au moins, que je n’y étais revenu… Un seul nom m’était resté, de l’instituteur contemporain de ma mère — chez qui j’avais séjourné, Fournier mort, sans doute, quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-dix ans. Je me rappelai sa famille, nombreuse, des jeunes filles, préparant leurs brevets, des dames parmi les paysans… Ne ressemblait-il pas à ce voisin, tout blanc, marmonnant sur son prie-dieu ? Oui, il lui ressemblait… Mais non, une hallucination…? Je n’y tins plus…
— Monsieur Fournier ?
La tête se redressa, les regards se fixèrent, attentivement :
— Ah ! Jean Ajalbert… Jean Ajalbert ! — tout de même… Mais c’est un miracle, une apparition… Jean Ajalbert…
Tout cela murmuré, dans le silence de l’office.
M. Fournier me tenait la main :
— Par où êtes-vous entré ?
On sortait. Il prenait son bâton, son parapluie… Les fidèles s’écoulaient, à l’écart, laissant le maître poliment avec l’étranger… Car, c’était un homme du passé, rude, plein de discipline, et que les gens craignaient et respectaient.
Mais pendant que nous cheminions, oubliant d’ouvrir son parapluie sur la jaquette des dimanches, et le bâton gesticulant, allègre comme si je lui avais rendu ses jambes, il interpellait des groupes :
— C’est Jean Ajalbert… le poète, le grand savant, le grand voyageur… Jean Ajalbert… Sa mère était de Cézens, les Teissèdre…
Il pleuvait, on glissait dans la boue… Mais les cloches de midi sonnaient… Je les écoutais comme si c’était pour moi, dans une bouffée de bonheur…
Ah ! que j’avais raison d’avoir préféré le livre au théâtre. Quels applaudissements des villes m’auraient procuré cette minute incomparable.
— Jean Ajalbert… Jean Ajalbert… l’écrivain, le grand voyageur…
Je riais et pleurais de l’exaltation charmante de mon vieil ami, qui emplissait toute sa demeure, où les cheveux avaient grisonné sur la tête de mamans, qui avaient été mes camarades des étés de l’autre siècle…
— Nous vous avons suivi…
Et, comme de l’armoire de Paris, du bahut campagnard l’on sort des portraits pâlis d’autrefois…
— Vous n’avez pas changé…
Voilà qui me ramène à la réalité.
Le chauffeur s’impatiente…
Pas changé ? De dix à soixante ans !
Et pas tant que cela, en somme, puisque me voici en train de consigner ces notes in extremis du même cœur simple que je le faisais, quand, à mes débuts, je découvrais l’Auvergne, avec, pêle-mêle, les beautés et les verrues de la petite patrie.
Pages | |
Préface | |
Dans la nuit des temps | |
Sensations d’Aurillac | |
Chez les ferrailleurs | |
La Centenaire | |
La Reine des vallées | |
Crime des champs | |
Crime des villes | |
La Quenouille | |
Gasparous et Cantalès | |
Le Rhabilleur | |
La Grande | |
Le Château-là-Haut | |
Pierrouti | |
Le Calvaire | |
La Ville de feu | |
Plombs et Puys | |
Par monts et par vaux | |
Neige d’Auvergne | |
L’Écir | |
Le Regret | |
Trente ans après… |
BAR-LE-DUC. — IMPRIMERIE COMTE-JACQUET. — 5-1926