The Project Gutenberg eBook of La première flétrissure

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Title: La première flétrissure

Author: J. Agrippa

Release date: September 27, 2024 [eBook #74487]

Language: French

Original publication: Paris: Hurtau

Credits: René Galluvot (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PREMIÈRE FLÉTRISSURE ***

LA
PREMIÈRE FLÉTRISSURE

PAR
Le Docteur J. AGRIPPA

Au moins, je vais toucher une étrange matière,
Ne vous scandalisez en aucune manière,
Quoi que je puisse dire, il doit m’être permis,
Car c’est pour vous convaincre, ainsi que j’ai promis.

(Molière. — Tartuffe.)

PARIS
L. HURTAU, LIBRAIRE-ÉDITEUR
12, 13, GALERIE DE L’ODÉON, 14, 15

1873

Alexandre Dumas fils a écrit, dans l’Affaire Clémenceau :

« On s’étonne de l’immoralité, du scepticisme, de la dépravation des temps modernes : entrez dans le premier collége venu, remuez cette apparente jeunesse, appelez à la surface ce qui est au fond, analysez cette vase, vous ne vous étonnerez plus. La source est empoisonnée depuis longtemps : et quand on n’a pas été un enfant, on ne devient pas un homme. »

Cette analyse dont parle Dumas fils, j’ai tenté de la faire pour l’édification des pères de famille.

Quelques-uns crieront : Au scandale ! — Je réponds à ceux-là qu’il faut étaler sincèrement la plaie pour la pouvoir inspecter et guérir.

D’autres diront : Enfantillages ! — Je ne partage point cet optimisme.

Je n’ai pas prononcé un mot qui ne soit exact, ni rapporté un fait dont je ne puisse fournir des preuves, produire des témoins.

J’ai laissé de côté les procédés d’instruction stériles, l’enseignement mécanique, pour m’attacher exclusivement à la question des mœurs. On veut réformer les études : cela est fort bien. Mais je voudrais qu’on réformât l’éducation.

Le vice germe spontanément sur cet engrais malsain du collége : en tant que régime d’emprisonnement et d’agglomération, l’internat est mortel aux inclinations honnêtes, et, — pardon du mot, — à la vertu. Toutes les améliorations qu’on pourra inventer sont inutiles.

Je plaide la suppression radicale de l’internat, la fermeture de mauvais lieux, où sous prétexte de latin et de grec, la chair et l’esprit de nos enfants sont gâtés et s’atrophient sans retour.

Que l’affection que j’analyse soit uniquement due à l’internat, je ne le prétends point, mais je montre que l’internat la développe au point de la rendre quelquefois incurable. Loin de moi la pensée d’attaquer ni l’Université ni aucun corps enseignant : je fais le procès d’un système.

Que vos enfants soient instruits au dehors, soit. Mais c’est vous seul, père de famille, qui devez élever vos enfants, parce qu’il n’existe pas un individu sur la terre qui vous puisse remplacer dans ce quotidien labeur.

Ne le voulez-vous point ? Eh bien ! sachez au moins ce que fera d’eux le collége, et voyez si, pour reconquérir nos provinces et notre honneur perdus, nous pouvons compter sur la France de demain.

J. A.


Il n’est pas inutile d’avertir que, par le mot collége fréquemment employé au cours de ces pages, je désigne tout établissement qui recueille un certain nombre d’enfants, les loge, les nourrit, prétend les élever en lieu et place de leurs parents.

LA
PREMIÈRE FLÉTRISSURE

Monsieur est au café ou au Cercle ; madame est en visites. Le petit Henri est au collége, la petite Berthe chez les sœurs. Monsieur et madame disent mon fils, ma fille ; parents vient de parere : n’ont-ils pas engendré ?

Henri a dû rester deux ans en nourrice, étant de mauvaise santé. Ensuite, il a passé cinq ans à la maison. Mais il salissait tout, il cassait tout ; la bonne n’en pouvait venir à bout. On l’envoyait chez sa grand’mère l’été. Enfin, comme madame ne pouvait garder un pareil petit diable, elle l’a mis au collége où il se tiendra tranquille. Henri en a pour douze années, au bout desquelles il prendra la clef des champs et ira courir les filles.

Il a vingt ans. Sa mère qui vieillit lui demande quelquefois son bras pour sortir ; mais le garçon se dérobe à cet honneur ; n’a-t-il point ses amis, ses affaires ?

C’est là le foyer, le home français.

Qu’il y eût des génératrices comme il y a des nourrices, croyez-vous que madame se fût donné la peine d’accoucher ?

Voilà cependant le seul lien qui constitue la famille aujourd’hui. Ce jeune homme, cette jeune fille, elle les a mis au monde avec douleur. Et elle se récrie sur leur ingratitude lorsque la nourrice, la bonne, la grand’mère, les professeurs, les pions, les camarades s’étant effacés, elle se retrouve seule en présence de ces deux êtres qu’à peine sortis de ses entrailles elle a remis à des étrangers !

En vérité, si c’est cela la maternité, j’aime mieux qu’on l’esquive absolument ; et Malthus connaissait son siècle, qui prescrivait le restreint moral.

Je m’adresse à vous, père de famille, pour vous conter ce que vous semblez ignorer parfaitement : l’éducation qu’a reçue votre fils au collége. Pendant le siége, vous étiez, n’est-ce pas, de la garde nationale ? Vous avez, comme tout le monde, déploré notre décadence ; vous vous êtes écrié : Français dégénérés ! La virilité physique et morale, ce que les Romains appelaient virtus, la force d’initiative n’apparaissait nulle part ; — et le soir, au coin du feu, en fumant votre cigare, vous cherchiez, comme tant d’autres, la « cause de nos désastres ». — Rassurez-vous : je ne prétends pas vous la révéler ; mais je veux dire comment vous avez contribué pour votre part à ces désastres, en rejetant sur d’autres vos devoirs de père, en laissant donner à vos enfants une éducation qui leur coûte l’intelligence et la santé. Je déclare que le patriotisme ne peut point exister dans une nation qui ne connaît pas la famille.

Les devoirs de la famille sont les premiers devoirs, la condition et l’apprentissage des autres. C’est chez vous, non chez des étrangers, que votre fils devait trouver les bons exemples, apprendre à obéir et à aimer.


Beaucoup de pères sont pénétrés, à l’égard de leurs enfants, d’un préjugé que l’égoïsme souvent inspire. Il ne faut point, disent-ils, que mon fils vive sous les jupons de sa mère ; ici, il s’amollirait. Mettons-le au collége ; son caractère se formera ; il apprendra à vivre.

Avez-vous donc peur, Monsieur, qu’il ne l’apprenne trop tard ?

Oui, c’est vrai : il apprendra à vivre, mais comment ?

Je vais vous le dire.


Henri a été présenté au proviseur : sa mère a déclaré qu’il était très intelligent, et le proviseur a souri avec indulgence.

— « Venez, mon ami, je vais vous conduire à vos petits camarades. » Car on était en récréation.

Un nouveau ! Les petits camarades passent et repassent, montrent du doigt l’arrivant ; ils rient de sa gaucherie. Mais, comme Henri vient de recevoir de sa mère une montre en or avec la chaîne, les écoliers lui témoignent encore quelque respect. La vue de l’or produit cet effet sur ces petits bourgeois du dix-neuvième siècle ; j’en parle d’expérience.

Cependant un blondin d’environ dix ans s’approche :

— « Comment t’appelles-tu ?

— « Henri.

— « Ce n’est pas un nom, ça. Est-il bête ! — Ton nom de famille ? »

Et comme les enfants se groupent autour de lui, Henri, sur qui tous ces regards malins se fixent, rougit, balbutie une syllabe sourde, et finit par fondre en larmes.

Je ne crois pas qu’il y ait quelque chose de plus terrible que ce premier moment où l’homme se trouve seul, en présence de l’humanité. Il est envolé du nid maternel ; une effroyable impression d’isolement l’envahit ; il appelle : Maman ! maman ! sa première providence.

A ses larmes répond le rire méchant du prochain. Ses joujoux, ses livres, ses images, tout son petit monde va être exploré, fouillé, bafoué. Où trouver un protecteur ? qui aimer ? à qui obéir ?

La cloche sonne : on se rend à l’étude. Le voici sous les yeux du maître, entre deux bambins qui essuient leurs plumes sur son habit, et lui donnent des coups de pied sous la table. Quant à lui, il tâche de s’absorber dans son devoir.


Le devoir de l’enfant, jusqu’à l’âge de douze ans, est de jouer. L’hygiène, autant que la raison, l’exige. Ces petits membres frêles ont besoin de mouvement, mais d’un mouvement continuel : c’est la condition de l’appétit, du sommeil ; c’est à ce prix que le cerveau se développera, et deviendra apte à recueillir et garder les impressions extérieures.

— « Il ne se tient pas en place ! Il est distrait ! »

Mais cela est naturel, nécessaire ! L’attention est une faculté qui ne vient qu’avec l’âge. Vous ne demandez point à ce bébé de soulever des poids de vingt kilos ; pourquoi voulez-vous que son intelligence soit formée avant son corps ?

L’éducation d’abord doit être toute physique. Que l’alphabet soit déguisé en un jeu : j’y consens. Mais vous lésez la santé de l’enfant, en le tenant huit et dix heures par jour sur les grammaires. L’instruction ne s’ingurgite pas ainsi violemment : c’est seulement quand l’esprit est mûr pour la recevoir qu’il la faut présenter par petites cuillerées emmiellées à l’enfant. Ainsi vous la rendrez aimable : vous chatouillerez la curiosité du bambin.

Pourquoi le jeune homme qui sort du collége brûle-t-il ses livres classiques, sinon parce qu’on lui a donné dès sa première enfance le dégoût, l’horreur de la science ?


Une étude aux murs nus. Les petits camarades saisissent le moment où le pion dort pour parler tout bas et se faire des signes. Les flèches de papier assaillent le nouveau qui, immobile à sa place, n’ose lever les yeux. Par moments éclate, comme un coup de tonnerre, la voix du maître :

— « Monsieur X… cent vers à copier !

— « Vous irez en retenue… Pas d’explications ! »

Le ressort de cette éducation, c’est la peur : peur des condisciples ; peur du pion. Sentiments mauvais qui engendrent rapidement la lâcheté. L’élève apprend à fronder, à dénigrer, mais en cachette et par derrière. Ces vices sont de ceux qui se développent au contact du prochain.

Ainsi les captifs se liguent contre le nouveau venu. S’il manifeste le moindre désir de se plaindre, immédiatement traité de cafard, il est malmené sans relâche. Ni les bousculades, ni les boulettes de papier mâché ne lui sont épargnées. Car ce mot de cafard a le privilége d’ameuter les bambins, et ils se ruent sur un innocent, comme fait la multitude aveugle quand on lui a conté que L… empoisonnait les rivières ou méditait de faire tirer sur le peuple. Rien n’égale l’acharnement de ces malheureux, car ils ont à se venger de leur asservissement et de leur misère.

Ainsi fera, Monsieur, le petit Henri, sous peu de temps. Il se vengera, — sur un nouveau ou sur le pion. Point de détestables tours que celui-ci n’endure.

Dans le début, Henri passait trois jours de la semaine à penser au dimanche précédent, et les trois autres jours à compter les heures qui le séparent du dimanche prochain. Rassurez-vous, cette anxiété se passe : l’acclimatement peu à peu se fait, le cœur s’endurcit. Dans deux mois, les caresses d’une mère ne lui seront plus nécessaires.

Oui, un abîme insensiblement s’est creusé dans ce cœur d’enfant ; et savez-vous ce qui va le remplir ? — Le vice.


Pour ce petit être l’enfance est finie. Plus de tapage, plus de mouvement ; en même temps que le corps est opprimé, l’esprit est surmené ; — et, à l’heure même où on le force d’abandonner ses jeux, on lui fait prendre le dégoût des exercices intellectuels.

Appelez ce chétif collégien du nom qu’il vous plaira, ce n’est plus un enfant. Enrégimenté, bridé, il a perdu la libre allure et l’expansion des premières années ; il porte un joug d’abêtissement dont le poids se fera sentir de plus en plus lourdement avec l’âge.

La maman, au parloir, s’écrie en le voyant :

— « Ah ! le joli petit soldat ! que ce liseré rouge lui sied bien ! »,

Il fallait garder ce liseré-là pour votre poupée, mademoiselle !


L’enfant, lorsqu’il quitte le foyer affectueux de la famille, trouve en échange les élèves et le maître-d’études. Est-ce à ce dernier qu’il aura recours contre les influences pernicieuses ? Le maître-d’études remplace-t-il, dans une mesure si minime qu’elle soit, les parents ? Quelles sont les relations du maître-d’études et de l’élève ? Quels exemples celui-ci reçoit-il de celui-là ?

Il est vrai, l’enfant qui entre au collége a d’abord moins peur de l’homme que des autres enfants, du maître que des camarades. Il croit peut-être trouver un refuge auprès de l’un contre les autres : espérance promptement déçue. Le maître ne peut ni aimer les élèves, ni en être aimé : ses rapports avec eux sont des rapports hostiles. Il n’y entre point de confiance, point d’affection, car le règlement exige que le maître soit oppresseur, et la nature que l’élève soit rebelle.

Peu de gens savent au juste ce que c’est que le maître-d’études. Plus misérable que l’élève, parce que l’abrutissement, datant de plus loin, est plus profond, ce bourreau est lui-même le premier martyr de l’internat.

Il commence par être bon, mais ses tourments de chaque jour le forment à la méchanceté. Jeune homme sans fortune, il a néanmoins reçu de l’instruction. Peut-être son père avait-il rêvé de l’élever un jour au-dessus de sa condition ; peut-être, lui reconnaissant des aptitudes sérieuses, ses professeurs ont excité sa famille, qui ne s’en souciait point, à le laisser pousser jusqu’au bout ses études. Le collége lui a ouvert ses portes gratuitement, et il s’est efforcé de rétribuer le collége par quelques nominations au concours académique.

D’une façon ou de l’autre, le voilà bachelier, et, dès ce moment, il est aisé de prévoir sa perte. La conscription menace ; il est deux moyens de l’éviter : la prêtrise, remède pire que le mal ; l’engagement décennal dans l’Université, qui semble une planche de salut. Le malheureux s’y raccroche et se noie : d’homme il se Change en pion, désastre irréparable.

Avec quelles illusions il aborde ce métier rebutant ! Il ne s’est sans doute pas résigné sans répugnance. Ayant été élève, il ne pouvait pas ne point soupçonner le péril. Mais on lui a tant dit : « L’épreuve ne sera pas longue ; vous pourrez travailler, atteindre l’agrégation, professer… » qu’il a fini par le croire[1]. Il entreprend donc avec courage cette ingrate besogne : il a la résolution de travailler et s’imagine pouvoir le faire.

[1] On sait que le maître-d’études a été remplacé par le « maître répétiteur », lequel n’est plus un simple gardien d’enfants, puisqu’il doit suppléer à l’étude, par ses conseils, le professeur absent. M. de Fortoul, ministre de l’instruction publique, disait dans le rapport qui a précédé le décret du 17 août 1853 :

« Les maîtres-d’études, séparés des professeurs par un intervalle pour ainsi dire infranchissable, étaient condamnés à languir éternellement dans leurs fonctions et à devenir pour leurs propres élèves un sujet de pitié et d’aversion

....... .......... ...

Mettre les répétiteurs en mesure de fortifier leur instruction, c’est ajouter à leur considération, c’est ennoblir leurs modestes fonctions, c’est en faire des guides sûrs pour les jeunes gens dont ils auront intérêt à gouverner les dispositions, à redresser les écarts, à conquérir les cœurs, puisqu’ils devront passer leur vie au milieu d’eux comme auxiliaires des professeurs d’abord, comme professeurs ensuite. »

L’intention était bonne, mais ce changement de dénomination n’a introduit aucune modification dans la condition de l’être misérable que depuis, comme avant 1853, on appelle partout uniformément le pion.

Au bout de quelques mois, il sait toute la vérité. Habitués à haïr le pion quel qu’il puisse être, les élèves n’ont vu dans sa bonté que crainte ou sottise : ils l’ont récompensée par les plus méchants tours. A force d’injustice, ils ont soulevé la bile, aigri le caractère du malheureux. Aussi devient-il dur, soupçonneux ; il ne croit plus aux excuses, s’emporte à tout propos et punit à tort et à travers. Ne l’accusez point de lâcheté, car il livre une bataille où il s’en faut que l’avantage soit de son côté. Ses ennemis lui portent plus de coups qu’ils n’en reçoivent, et sont cent fois plus acharnés que lui à la lutte. Continuellement distrait, tracassé, irrité, il ne peut lire qu’à peine. Au début, il tâchait de tout concilier, de dédoubler son esprit, de diviser son attention entre les travaux qui lui étaient personnellement nécessaires et la surveillance du quartier ; mais il se consumait en des efforts stériles. Une fois son impuissance clairement démontrée, à sa première ardeur succèdent le découragement et une morne somnolence. Il ne tente plus même d’employer le temps des classes. Ce n’est point de trop de quatre heures sur vingt-quatre pour prendre haleine quand on fait ce rude métier. Qu’en dites-vous, parents, qui n’aviez qu’un seul enfant à surveiller, et possédiez, pour le soumettre, l’arme toute puissante : l’affection ?

Tout doucement s’établit, par la force des choses, l’habitude de la paresse, et la capacité de travailler se perd. C’est du reste une fainéantise laborieuse que celle du pion.

Après quelques années de service, il ne nourrit plus l’espérance de sortir de sa galère ; à peine le désire-t-il. Il s’est fait peu à peu à l’idée de rester éternellement ainsi ; il s’est accoutumé à son abjection. Aussi traîne-t-il maintenant le boulet comme chose naturelle ; il n’en sent plus le poids, parce qu’il a oublié ce que c’est que de ne pas le sentir. Traité comme un valet par le proviseur, harcelé même par des « fils de famille » contre lesquels il lui serait téméraire de se défendre, fût-ce le règlement à la main, il a commencé par faire pitié, et finit par inspirer le dégoût.

A ce point, est-il un homme, une bête, une machine ?

C’est un être dégradé ; le mépris général a fait cette œuvre : c’est le pion.

Il s’enivre le dimanche, pue le tabac, et ne s’aperçoit pas, quand il prend son chapeau à la fin de l’étude, qu’on a profité de son sommeil pour verser un encrier dedans.

Tel est, Monsieur, l’éducateur, tel est le porte-respect par qui vous vous êtes fait remplacer auprès de votre fils.

Voilà la première image que l’enfant ait de cette chose dont on parle tant en France, et dont on déplore la ruine : L’AUTORITÉ.


J’ai abordé un sujet délicat, je vais être obligé de révéler beaucoup de choses abominables et de vous faire assister, lecteur, à la vie de votre collégien, depuis le coup de cloche du lever jusqu’au coup de cloche du coucher. Avant d’entrer dans cet hôpital, avant de lever le voile et de découvrir les plaies, je vous prie de considérer ceci :

C’est que votre enfant a été flétri avant qu’il sût même ce que c’était que le vice.

Cette observation expliquera les désordres monstrueux que je vais dire, et dont la monstruosité échappe à l’enfant.

Oui, le corps est défloré avant que l’esprit sache, et l’intelligence est viciée avant de s’être développée. On répète souvent que le niveau du sens moral a baissé en France. J’attribue ce fait — exact — à la dépravation précoce de l’individu au collége.


Ceci se passe dans la cour des petits. Le surveillant cause avec des élèves. Sur un banc, loin de ses regards, deux enfants sont assis. Ce sont des créoles : ils sont âgés d’environ treize ans et fort arriérés dans leurs études. Autour d’eux s’est formé un cercle d’enfants de neuf ou dix ans. Que contemplent si curieusement ces enfants ?

Je ne saurais vous le décrire ; c’est la scène du Maure dans les Confessions, moins la résistance de Jean-Jacques. Le philosophe a donné à cette scène une physionomie hideuse. La raison de l’homme se révoltait à ces souvenirs de son enfance. Ici, en analyste exact, je dois dire que les spectateurs étaient charmés de ce qu’ils voyaient : leur curiosité malsaine se satisfaisait. C’était d’ailleurs une première leçon ; et les contorsions de l’onaniaque, ses cris, son rire spasmodique, imprimaient dans ces jeunes cervelles un souvenir ineffaçable, en même temps qu’un désir vague, irréalisable encore.

L’initiateur menaçait les enfants de leur « f… une pile s’ils avaient le malheur de cafarder ». Et le soir, au dortoir, il employait à la même opération l’un de ces curieux, — un bambin de dix ans.

— « Et le pion ? »

Lecteur,

1o Il est impossible que le pion voie tout ce qui se passe ;

2o Il sait tout cela, ayant été élève : il en rit souvent avec ses collègues. Je me souviendrai toujours du sourire ignoble de ce pion disant à un écolier de treize ans dont l’ami était chassé pour avoir fait circuler une chanson obscène :

— « Eh bien ! il s’en va donc, votre petit ami… »

Je ne parle que pour mémoire des pions qui, subissant eux-mêmes cette atmosphère de l’internat, vont caresser la nuit les enfants que vous avez confiés à leurs soins.

Cette abomination heureusement est très rare dans les établissements de l’Université ; d’ailleurs, l’indiscrétion, naturelle aux enfants, rend le jeu peu sûr. J’ai vu cependant, dans un lycée de Paris, chasser un maître-d’études qui s’était rendu coupable de cette infamie : son nom est encore dans mon souvenir, ainsi que celui d’une de ses victimes.


Ici, on me fait une observation que je ne veux point esquiver ; c’est que, dans la famille même, l’enfant peut contracter les mauvaises habitudes. J’entends dire : « Sous le toit paternel, il court bien des périls : tantôt on le néglige, tantôt précepteurs et domestiques le gâtent. Il trouve auprès de sa mère qui l’adore une sollicitude trop vive, dont les effets sont parfois funestes. Autour de lui les distractions abondent ; le bien-être amollit ses mœurs, et, la puberté venue, les sollicitations des sens seront irrésistibles : l’onanisme, on le sait, peut se passer d’être enseigné. »

Eh bien ! ces objections témoignent chez les parents qui les font, d’une intelligence fort incomplète de leurs devoirs. Comment ! votre enfant se gâtera sous vos yeux sans que vous vous en avisiez, sans que vous arrêtiez, si vous ne les avez pas prévenus, les progrès du mal ! Mais c’est vous seuls que je fais responsables des vices de vos enfants ; vous jugez trop lourd le soin de les surveiller, de les guider : pourquoi les avoir mis au monde ?

Savez-vous que vos observations manquent absolument de justesse ? Car, considérez le parallèle suivant :

Dans la famille :

1o L’enfant peut être surveillé,

2o Il ne rencontre aucune excitation sensuelle : au contraire.

Au collége :

1o L’enfant ne peut pas être surveillé ;

2o Il est à toute heure du jour circonvenu par les sollicitations du vice.

Quelle femme est donc votre femme et quelle fille votre fille, si, dans la société constante de sa mère et de sa sœur, cet enfant entend le cri des sens et fait son apprentissage de la débauche ?

Je suppose néanmoins que, vers l’âge de quatorze ans, le tempérament et les lectures brûlantes aidant, votre fils apprenne un jour la masturbation. Eh bien ! c’est à vous, père de famille, à saisir dans la démarche embarrassée, dans le regard hésitant, dans les traits pâlis de l’adolescent, les premières traces du mal. Vraiment, je ne vais pas vous dire comment vous reconnaîtrez cela : les symptômes sont connus de tout le monde, et ils sont si frappants à l’origine, qu’il est impossible que vous ne les aperceviez point. Quant aux correctifs, quant aux dérivatifs, ils sont nombreux, et c’est seulement dans la famille qu’ils peuvent être appliqués avec succès. Je vous renvoie aux livres qui traitent de la matière, et en particulier à celui du docteur Deslandes. Votre fils se guérira si vous le voulez ; car, au lieu de trouver les encouragements du collége, il rencontrera le blâme de parents qu’il aime et dont il ambitionne l’estime.


Cette influence moralisatrice de la famille se fait sentir, dans une certaine mesure, au collége même. Ainsi, l’enfant qui succombe le plus vite et le plus sûrement est celui que des parents (indignes de ce titre) font sortir deux fois l’année : aux grandes vacances et à Paques. Celui-là a dû organiser toute sa vie entre les quatre murs du collége : ses besoins d’affection, il les a reportés sur certains de ses camarades parmi lesquels, hélas ! se trouve toujours ce que l’autorité appelle des complices. Le vice lui a été inoculé avant qu’il sût ce que c’était, et il marche droit à l’idiotisme sans s’en douter. A peine entré dans la geôle, il a appris ; maintenant il enseigne. Son système nerveux était d’abord surexcité, et il souffrait ; aujourd’hui (il a quatorze ans), la sensation est émoussée. Il est l’élève le plus paresseux de sa classe, et cela naturellement : il ne peut pas travailler. La mémoire, cette faculté principale à l’École, la mémoire est complétement détruite.

Faisons l’inventaire de la vie de ce malheureux :

Il a pris des habitudes et des manies de vieux garçon. Toutes ses démarches de la journée sont réglées. Dans son pupitre, il a une lampe à esprit de vin faite d’un encrier de buis ; un cordon de soulier sert de mèche. Il fait, le matin, du chocolat à l’eau : une palissade de livres dissimule au pion la lumière. Cette boîte en carton, percée de plusieurs trous, contient des feuilles d’acacias sur lesquelles se prélasse un hanneton ou un ver à soie. Dans une autre prison, formée d’un bouchon évidé et grillée d’épingles, des mouches volètent. Tous ces menus travaux occupent constamment l’esprit du potache : il taille dans une règle des petits bateaux, des figurines dans un marron d’Inde ; comme Pellisson, il apprivoise des araignées. D’ailleurs, il n’est pas malheureux plus que l’oiseau né en cage ; il n’a jamais connu une autre vie que celle-là, et la joie des camarades qui sortent le dimanche, ne lui fait aucune envie.

J’ai remarqué que les maîtres-d’études se liaient volontiers avec ce prisonnier, car ce n’est pas un enfant : le vice et la routine l’ont vieilli. Ce ne sera point un homme, et il est certain, pour moi, qu’il ne sortira point du collége. S’il a un bon numéro à la loterie du baccalauréat, il demeurera dans l’établissement en qualité de maître-d’études.

Internat, internement ; soit : le Code emploie un autre vocable, il prévoit et punit la séquestration.

De bonne foi, et laissant de côté les arguties des jurisconsultes, en morale, en raison, n’est-ce pas là un fait de séquestration ?

Ce fait, cependant, est loin d’être isolé. Dans chaque cour, on compte environ dix jeunes gens qui sont ainsi retirés du monde et de l’air libre, confinés dans le vice et l’abêtissement. J’en ai connu un qui était absolument idiot. Il faisait la joie des pions et des élèves. C’était un mulâtre de la Martinique, et le professeur, en ouvrant la classe, ne manquait jamais de lui lancer cette plaisanterie :

— « Otez donc vos gants, Monsieur X… (on rit). Ah ! pardon, vous étiez dans l’ombre… »


« La nature des fréquentations d’un jeune sujet, dit le docteur Deslandes, peut éveiller des soupçons, car la masturbation se donne. » Voilà pourquoi, Monsieur, je vous conseille de ne mettre votre fils au collége qu’en qualité d’externe. Pendant que vous êtes à vos affaires, il va en classe, et le reste du temps vous vivez avec lui. Vous éloignez de lui les spectacles obscènes, les excitations des sens : à ce titre, vous devez à tout prix garder votre enfant chez vous.

Car, interne, ces spectacles l’assiégeraient partout : au dortoir, aux récréations, à l’étude. La classe seule fait exception. D’ailleurs, en classe, l’externe n’est point placé près des internes.

L’autorité a imaginé d’arracher ceux-ci à la société pernicieuse de jeunes gens qui vivent au grand air ; et moi, je vous félicite de ce que votre fils est tenu éloigné des jeunes gens qui vivent en troupeau.


Je ne puis pas entrer dans les détails de cette prostitution enfantine. Je ne cesserai de le répéter : ce qu’il y a de plus pitoyable, c’est l’innocence de ces êtres flétris, c’est l’ignorance où ils sont de la monstruosité de leurs actes. Le monstre, c’est la luxure, c’est l’oisiveté de la geôle. Le vice, en cet endroit, est quelque chose de fatal, à quoi on peut à peine se soustraire, et le mal s’empare aisément d’êtres qui n’ont point encore la conscience du mal.


Si je signale des choses énormes, je ne signale que des choses vraies, et si je relève des faits exceptionnels, c’est pour montrer les conséquences extrêmes de l’état de choses créé par l’internat.

J’ai vu des enfants de douze ans se prostituer, c’est-à-dire offrir leurs affreux services à des grands pour des gâteaux, pour de l’argent.

Voici un fait plus fréquent : le grand fait les devoirs du petit et touche sa récompense en plaisirs unisexuels.

Mutua duorum discipulorum, laniatis vestibus, manustupratio quasi quotidie deprehendi posset[2].

[2] Dans un lycée de Paris, on a imaginé de supprimer les poches. Les enfants ouvrent la couture, en ayant soin de conserver le liseré rouge.

Un grand donne rendez-vous à un petit, soit le dimanche quand on réunit les quartiers, soit tous les jours aux lieux, soit même au dortoir. Mais cet arrangement est le plus rare, étant le plus périlleux.

Un de ces malheureux allait voir son complice chez ses parents, le dimanche. Un autre ne dissimulait pas qu’il avait gâté sa sœur. Le vice ainsi déborde au dehors.

Assez, n’est-ce pas ? Eh bien, je ne prononce plus qu’un mot. Ce qui se passe actuellement dans la plupart des colléges entre enfants de neuf à quatorze ans, est de la pure promiscuité. Si donc, sachant cela parfaitement, vous persistez à faire de votre fils un potache, vous avez neuf chances sur dix de commettre un infanticide moral.


Ceci est l’histoire de Gaston C…, qui occupe aujourd’hui une haute position officielle. Je la raconte de son aveu.

Mis au lycée à l’âge de dix ans, il se sentait infiniment malheureux, et c’est en pleurant abondamment qu’il s’endormait chaque soir. Il était orphelin, sa mère étant morte en le mettant au monde. Son père ne s’occupait point de lui. Cependant il se consumait dans la pensée de revoir ce père et sa petite sœur Cécile. Il en tomba malade.

A l’infirmerie, quelle consolation ! il rencontre les sœurs de charité. Le voilà qui se met à les aimer, et comme c’était le plus charmant enfant du monde, celles-ci le lui rendaient bien. Elles ont trouvé moyen de le garder un mois de trop.

Dépeindre la douleur du pauvre enfant quand il a dû quitter cette délicate famille d’adoption, j’y renonce. Les sœurs de charité, ces déshéritées de la nature, pleurèrent presque elles-mêmes, en le laissant partir, cet ange blondin, ce ressouvenir de leur vie manquée, de leur destinée sociale désertée. Chacune l’aimait avec jalousie, comme si elle l’avait mis au monde ; et lui, il avait retrouvé ce qu’il faut à l’enfant le plus longtemps possible, entendez-vous, lecteur, LA MÈRE.

En descendant de l’infirmerie, Gaston C… retrouve ses camarades. Il mordait son mouchoir pour ne pas éclater en sanglots. Les sœurs lui avaient enseigné à prier. Au lieu d’aller aux récréations, il s’échappait, affrontait les retenues pour rentrer dans l’étude ; là, il ouvrait un petit manuel qui venait de la sœur Colombe, et il lisait avec ferveur, implorant, tout en larmes, la protection du bon Dieu.

Un jour, comme la porte de son étude était fermée, après quelques démarches inutiles, il prit le parti d’aller s’enfermer dans une étude voisine ; il y surprit deux de ses camarades dans une posture et une occupation obscènes. Jusque-là, il n’avait pas fréquenté ses camarades, qui le haïssaient. Saisi d’un dégoût instinctif, il s’enfuit, et le voilà qui glose.

Les écoliers le traitent de sot, de cafard. Il se bat avec l’un d’eux et le jette par terre, ce qui lui attire immédiatement quelque considération des autres.

Mais une image et des idées étranges avaient fait irruption dans ce jeune cerveau. Il s’inquiète, cherche à savoir, interroge : les fanfarons de vice l’initient avec joie.

Que fait Gaston ? Il prend des notes sur tout ce qu’il entend ; il copie des chansons obscènes, il fait une relation des amours d’un pion, fable de collége, et constitue ainsi un dossier à charge, où l’accusé est l’internat. Ce n’était point mal imaginé pour un enfant de dix ans, qui exécrait le collége et ne songeait qu’à retrouver le foyer paternel perdu.

Les documents sont adressés au père. Celui-ci s’en va naïvement trouver M. le proviseur, et lui détaille la chose. Surprise, indignation, promesse d’enquête : les maîtres-d’études sont convoqués, on appelle plusieurs élèves. Un grand scandale a lieu, et le malheureux Gaston, traité de calomniateur, est condamné à demeurer au collége pendant les grandes vacances. Le proviseur voulait d’abord le chasser ; c’est sur les instances du père que la punition a été commuée.

— « Jamais, me disait-il depuis, jamais je n’oublierai la stupéfaction où m’a plongé cette première perspective ouverte sur la malignité et l’hypocrisie humaines. J’en faillis devenir fou. Je m’interrogeais moi-même anxieusement, et me prenais à douter de mon innocence. J’ai avalé des couleurs pour m’empoisonner, et n’ai pas réussi. J’ai voulu me sauver, et me suis vu rattraper par un garçon. Cette aventure m’a vieilli de plusieurs années. »


Allez dans une cour de récréation. Des enfants de douze à quinze ans se promènent gravement ; en hiver, ils se collent au mur blanc que le soleil chauffe ; en été, ils s’asseyent ou même se couchent sur leur tunique. Ils sont réunis par groupes de cinq ou six individus, car je ne parle pas des couples, — ou accouplements. Quelle est la conversation de ces bambins ?

L’ordure la plus crapuleuse en fait le fond. Il n’est pas d’équivoque qui les fasse rougir. Ils ne savent rire que lorsque quelque grosse saleté chatouille leur imagination déjà blasée. Point de débauche secrète qu’ils ne connaissent ; point de raffinements qui leur soient étrangers : leur curiosité a pénétré dans les auteurs anciens pour y apprendre les pratiques de la pédérastie et de la tribadie. Les chansons, les gravures, les photographies obscènes passent de mains en mains. Chaque génération d’écoliers communique à la suivante ses traditions et ses turpitudes. Il est telle platitude rimée comme l’Examen de Flora, telles comédies infâmes comme le Théâtre Gaillard, dont il circule des copies manuscrites dans tous les colléges de France. Car il y a là réellement une littérature pornocratique, apportée en partie par les pions, qui ne sort point des murs du collége. Et j’ai rencontré là des livres dont j’ai vainement donné le titre et la date de publication aux premiers éditeurs de Paris.


Je veux traiter en passant cette question des lectures pernicieuses.

Qu’est-ce qu’un livre moral ? Que faut-il permettre ou interdire aux enfants, aux jeunes gens ?

Un auteur qui fait l’apologie du vice ou du crime est un auteur immoral. — Soit. L’enfant ne lira point Mademoiselle de Maupin ni Justine.

Mais que dites-vous de ces livres moraux, c’est-à-dire qui ont pour but de démontrer la laideur du vice et l’excellence de la vertu : Don Quichotte, les comédies de Molière, Gil Blas, Clarisse Harlowe, Paul et Virginie ?

Faut-il donner tout cela à lire à un enfant âgé de quatorze ans ?

En principe, je réponds : Oui.

Ces livres contiennent des mots vifs, des peintures lestes ou brillantes. Mais je suppose que l’enfant qui lit cela ne cherche point le mal. Je l’imagine, — à quatorze ans, — instruit, d’une manière à la fois discrète et scientifique, par son père lui-même, de ce que sont les relations sexuelles et l’acte de la génération. Son imagination n’est point sensible, parce que sa raison est émue. Il étudie en lisant, et c’est le beau qu’il cherche, qu’il admire. Aussi les secrets de la nature ne l’étonnent-ils point, et de la connaissance des passions humaines il ne recueille que l’ambition du bien.

Je le sais : ce jeune homme n’existe point. Dans notre société où, à défaut de la foi, le préjugé religieux est demeuré, il règne une fausse pudeur qui prescrit de ne point parler de certaines choses. Cette modestie-là prend sa revanche en temps et lieu, et à tant de retenue succèdent les plaisanteries indécentes et les parodies ignobles. Mais il est convenu dans le monde qu’on garde le silence sur ces choses et, plutôt que d’instruire lui-même ses enfants quand l’âge de la puberté est venu, le père de famille préfère les abandonner aux mauvaises connaissances, aux mauvais livres et aux mauvaises habitudes.

J’ai connu de ces pères philosophes qui déclaraient fermer les yeux sur la conduite de leurs fils : ils ne les ouvraient que quand la maladie enlevait ceux-ci à l’apprentissage de la débauche.

S’il faut donc considérer l’enfant au collége, je reconnais que tous ces livres sont dangereux. Mais je vais plus loin, et je retire de ses mains Boileau, Fénelon, Bossuet, tous les auteurs qui ont traité plus ou moins directement des plaisirs sensuels. Ils les ont flétris, sans doute, mais dans une ligne que le collégien ne lit pas.

Car dans ses livres classiques, et jusque dans le Manuel de la confession, il cherche et trouve un aliment à la surexcitation constante de son imagination. Ce misérable cerveau n’est occupé, envahi que par des impressions lascives ; il s’épuise dans la méditation du plaisir, s’use et se détraque par l’abus de la sensation.

Les allusions les plus légères lui suffisent, le cynisme le plus grossier ne le révolte pas. On a souvent dit que le nu n’avait point d’action sur les sens, qu’ils s’enflammaient seulement à la vue du décolleté. Cette observation n’est pas applicable à l’écolier. Son goût est dépravé, et les ordures de Rabelais ne sont pas une épice trop forte pour ce palais échauffé.

Je me résume. Laissez à votre collégien tous les livres qu’il vous plaira, ou bien faites-lui sa part : le résultat sera à peu près le même. Les livres, quoi qu’on ait dit, favorisent peu le vice. Si l’onaniaque les emploie comme moyen d’excitation, ne doutez point qu’à leur défaut il ne trouve d’autres instruments. Et les conversations honteuses que tiennent ces bambins ne leur sont point inspirées par les livres qu’ils lisent, car ils ont eu l’expérience de la débauche avant de connaître aucun écrit sur la matière.

Un romancier raconte l’histoire d’une femme séduite au moyen d’un livre du marquis de Sade. La chose semble mal imaginée. Sur une âme novice, un livre infâme ne produit qu’une seule impression : l’horreur.

Qu’on ne parle donc point de l’influence pernicieuse des mauvaises lectures.

Faites lire tout haut, Monsieur, à votre fils Gil Blas ou Clarisse Harlowe. Si les passages vifs provoquent ce « ris d’après nature » dont parle l’auteur des Plaideurs, eh bien ! je vous en félicite : c’est que le cœur n’est pas entamé. Mais ce que vous devez écarter avant tout, c’est le mystère. N’interdisez rien à ce jeune homme ; s’il veut lire M. de Sade, donnez-lui M. de Sade. Point de fruit défendu. Qu’il connaisse lui-même et apprécie le mal ; ainsi seulement le mal n’aura point d’attraits pour lui, et sa curiosité, fort légitime, étant satisfaite, il usera avec modération des fruits nombreux, tous permis également, du paradis.


« Qu’il puisse faire toutes choses et n’ayme à faire que les bonnes. » Pères de famille, c’est là un mot de Montaigne que vous devez avoir toujours en la pensée. Il n’y a point de vertu sans liberté, et c’est de l’asservissement que naissent tous les vices. Le fait seul de l’internement d’un être qui pense est le commencement de la dégradation morale qui va s’accomplir. Quant aux bonnes actions, elles sont impossibles où l’indépendance n’existe pas.

Les hommes qui recueillent un enfant et règlent sa vie, non pas au gré de la nature, mais à leur fantaisie propre, devraient s’engager à le rendre à ses parents pur, sain et sauf. Incapable dans cette geôle de bien et de mal, ils devraient au moins le garantir contre la peste, et, s’ils ne développent point ses qualités, ne pas lui inculquer des vices. Voilà le traité à forfait que les parents devraient exiger avant d’abandonner leurs enfants à des étrangers. Ils ne le font point ; leur prudence ne va pas jusque-là. D’ailleurs, combien oublient que l’instruction n’est pas l’éducation, confondent l’une avec l’autre, et ne songent point à demander à leurs fils comment ils vivent !


J’ai eu souvent occasion d’entretenir des parents de ces choses. Je les exhortais à mettre leurs fils au collége en qualité d’externes. Je dépeignais les mœurs de l’internat : je racontais les scènes abominables qui se passent tous les jours dans certaines pensions de province, où la poignée de main même devient un attouchement, et je suppliais ces pères d’avoir souci de l’innocence de leurs enfants. Quelques-uns alors rappelaient leurs propres souvenirs. L’un d’eux me faisait ces objections :

— « La corruption que vous dépeignez n’est que superficielle : le terme même auquel vous avez fait plusieurs fois allusion, et que vous traduisez par complice, est pris dans l’acception la plus méprisante, et constitue dans ce monde-là l’injure la plus intolérable. On ne peut pas empêcher ces choses, et, après tout, le siècle a eu deux générations glorieuses qui sont sorties des colléges de l’État. »

— Sans doute, répondais-je, le mot l… est ignominieux : mais les mots c…, p…, qu’emploie Molière ne sont-ils pas également injurieux, et de cette observation peut-on conclure que la prostitution est quelque chose de rare et d’exceptionnel ?

Ce siècle a produit beaucoup d’hommes de talent, dites-vous ; — et celui de Tibère, et celui de Léon X. Cette graine-là lève sur tous les terrains et dans tous les temps. Ce n’est point des exceptions que je m’occupe, c’est au contraire de la multitude. Eh bien, la lèpre sévit sur cette multitude. Certaines natures d’élite guérissent, et conservent à peine plus tard la trace du mal ; d’autres, en plus petit nombre encore, sont absolument réfractaires, mais ce sont là précisément des exceptions.

Dans certaines maisons, il n’y a pas un seul, entendez-vous bien, un seul enfant qui échappe à la contagion. Et allez voir vous-même ce qui se passe dans le premier lycée de France : vivez quelque temps de la vie de pion, et vous vous convaincrez que le fléau est aussi général, si ses ravages sont moins profonds. Sans doute il y a plus d’air dans la capitale : la vie est plus propre, plus confortable, les dérivatifs extérieurs sont nombreux, mais c’est toujours la prison, toujours l’absence de famille, et par conséquent la démoralisation.

Dans une de ses satires, Horace se félicite d’avoir été élevé par son père lui-même :

« Si nul, à moins de mentir, ne peut me reprocher d’être convoiteux, avare, débauché ; si ma pureté, mon intégrité me rendent cher à mes amis, c’est grâce à mon père… Mon père lui-même, gardien à l’œil sévère, me suivait chez tous mes maîtres : que vous dirai-je ? mon innocence, cette fleur de la vertu, fut préservée non-seulement de toute action, mais encore de tout soupçon honteux. » (L. I, Sat. VI.)

Cette surveillance exercée sur les précepteurs eux-mêmes, est aujourd’hui impraticable aux pères de famille. Les Romains envoyaient leurs fils suivre des cours publics, et les pouvaient accompagner. Jamais ils n’eussent imaginé, transportant le foyer paternel chez des mercenaires, de les enfermer pêle-mêle par centaines dans un même édifice durant les dix plus belles et plus précieuses années de leur vie.

J’ai dit quels développements effrayants prenait le mal à l’époque de la puberté. L’enfant qui s’est adonné aux pratiques de l’onanisme durant cette période, trop souvent est perdu, incurable. Mais un fait à remarquer, c’est que chez plusieurs les premiers besoins de l’amour qui se font sentir modifient les habitudes vicieuses, et, sans les extirper, les règlent et les gouvernent d’une singulière façon. La flétrissure de la chair gagne alors l’intelligence, et l’on voit naître ces amours monstrueux et cependant sincères, que Platon et Virgile ont idéalisés. Il y a là un sujet d’étude philosophique extrêmement curieux, et qu’il est étonnant qu’on n’ait point abordé. Les instincts naturels sont faussés, se déforment, et l’esprit et le cœur deviennent le siége de passions bizarres, où le vice et l’amour du beau, les goûts honteux et les aspirations idéales se confondent et se combinent étrangement.

Jusqu’ici je n’ai montré que l’enfant corrompu et corrupteur. Une sorte de promiscuité régnait dans ce petit peuple d’enfants sans famille : eh bien, à cette promiscuité succèdent, l’adolescence venue, des accouplements par consentement mutuel. Des unions libres s’effectuent entre ces jeunes gens, sevrés à la fois des affections de la famille et des satisfactions sexuelles : le vice devient rangé et entre en ménage.


Je vais raconter un de ces romans. Il est authentique ; je pourrais nommer le collége. Les acteurs sont encore vivants, et plusieurs savent que j’écris ceci. Je ne dirai rien qui ne soit scrupuleusement exact. Je parlerai de visu, de auditis, de scriptis.

Avant de commencer, quelques mots sur le travail des classes et des études seront utiles.


A Paris, les classes de troisième, de seconde, de rhétorique sont en général composées de deux divisions, comprenant ensemble de soixante à quatre-vingts élèves, un professeur par division.

Nous voici dans une salle contenant trente-cinq élèves : croyez-vous que ces trente-cinq jeunes gens occupent tous à un certain degré l’attention du professeur ? — Non, n’est-ce pas, cela est impossible. Or, sans chercher le possible, voici ce qui est.

Dix ou douze devoirs sont lus et critiqués ; dix ou douze élèves, les plus forts, entendent la parole du maître depuis le 1er octobre jusqu’au 1er août, et en font leur profit. Ces douze jeunes gens sont destinés à entretenir la bonne réputation du lycée, et à remporter des prix au concours général : ils sont la raison d’être de l’établissement ; — le reste est le bétail en exploitation.

Si l’on m’accuse d’exagération, je rappellerai que les proviseurs sont en correspondance avec les directeurs des colléges de province, qu’ils recrutent chaque année et font venir à Paris les sujets les plus précieux de ces maisons. Ces élèves sont-ils pauvres ? Ils payent en nominations au concours, — monnaie inestimable qui vaudra au proviseur un rectorat, et au lycée un surcroît d’arrivants pour la rentrée des classes.

La conséquence de cet état de choses n’a pas été souvent notée. On voit ce qu’est la classe : dix élèves travaillent, le reste dort les yeux ouverts, les bras croisés, n’osant s’occuper autrement, par respect pour le professeur. Mais à l’étude ce n’est plus cela.

La première préoccupation de l’écolier est de faire sa copie : sur les dix ou douze forts, six au moins sont des externes. Dans toutes les classes, j’ai trouvé cette proportion. Eh bien, les cinq internes font chacun leur devoir, mais ils le font pour toute l’étude. Les textes étant donnés deux ou trois jours d’avance, afin de faciliter les recherches historiques ou autres, la version, le thème, le discours même sont communiqués, et vingt-cinq élèves sur trente-cinq livrent une copie calquée avec plus ou moins de précaution et d’habileté.

Au risque de vous surprendre, j’ajouterai que le professeur n’ignore point et ne peut point ignorer ce qui se passe. Il y a vingt-cinq copies qu’il ne lit presque jamais, et qu’il sait être démarquées sur les dix autres. C’est là une coutume ancienne, et qui a pris pour ainsi dire force de loi dans les hautes classes. Dès l’âge de seize ans, le collégien n’a plus qu’une préoccupation toute personnelle, et plus étrangère qu’on ne croit à ses études : l’examen du baccalauréat.

Mais, direz-vous, si ces vingt-cinq élèves ne font pas de devoirs eux-mêmes, à quoi passent-ils le temps au quartier ?

A lire tout autre chose que leurs livres classiques et à rêver en attendant qu’ils puissent agir.


On a dit maintes fois que le collége était la société en raccourci ; ce mot n’est qu’à demi vrai. Le collége ne reproduit guère que ce qu’il y a de pire dans la société. Ce qui est exact, c’est qu’au collége, comme dans le monde, la vertu est estimée d’une manière toute platonique, c’est-à-dire isolée et abandonnée à elle-même, tandis que le vice est recherché, choyé. On a bien souvent préconisé le système d’instruction collective, pour l’émulation qu’il est censé développer entre les condisciples. Cette émulation, dans les hautes classes, si l’on excepte les dix premiers, est nulle. Je n’ai guère rencontré, parmi les jeunes gens de quinze à dix-huit ans, que l’émulation du vice : Celle-là est réelle, publique.

Il faut l’avouer, d’ailleurs : les mauvaises habitudes sont générales à tous, mais l’abêtissement est encore plus rapide chez les jeunes gens qui dissimulent et s’isolent, que chez ceux qui affichent, étalent leur corruption et s’attachent hautement un ou plusieurs complices. L’onanisme, chez les premiers, développe le plus bas égoïsme ; chez les seconds, il se mêle parfois à une affection très sincère et très vive. Alors il effémine l’individu, sans tarir dans son cœur la source de la tendresse et des sentiments humains.

Pour instruire le lecteur des mœurs de cette société factice que crée l’internat, je ne puis mieux faire que de lui mettre les faits eux-mêmes devant les yeux.


Nous sommes en été : par une grande chaleur, les plus intrépides joueurs (ils sont rares) ont renoncé à se fatiguer. Tuniques et gilets sont accrochés aux murs, et la partie de la cour qui se trouve à l’ombre est peuplée de groupes qui vont et reviennent dans le même cercle.

Au pied d’un arbre, un large tapis est étendu ; sur le tapis, quelques flacons contenant des liqueurs tolérées, un gâteau breton, une bonbonnière, un ou deux livres brochés. Trois jeunes gens sont assis, adossés à l’arbre ; l’un, déjà barbu, aux traits délicats, et les doigts chargés de bagues ; l’autre, plus jeune, a les yeux vifs et la physionomie expressive d’un enfant du Midi.

Le troisième, placé au milieu, est grand, maigre, les épaules et les reins déprimés, la face pâle ; les yeux sont cerclés de noir. Des cheveux d’un blond cendré les couvrent par moments. Tout d’un coup il se lève, court fort agilement, les coudes en arrière comme une fille ; il accoste un camarade, lui jette un mot dans l’oreille, et revient avec la même prestesse prendre sa place entre ses deux amis.

Je dis amis, vous avez lu amants.

De quoi causent-ils ? Pour plaire à l’objet aimé, ils parlent toilette, soirées, grand monde, étiquette. Deux jeunes gens passent devant la cour et jettent un regard d’intelligence au blondin ; d’autres s’approchent et observent.

Mais que s’est-il passé ? Mignon (c’est un surnom) saisit par les cheveux son adorateur de droite en faisant entendre un rire de tête aigu : l’autre crie, mais il cède, et, ouvrant la main, laisse voir un petit carré de papier dont Mignon s’empare avidement. Le billet, déplié et lu, est passé à l’amant de gauche qui sourit : ce sont des vers « A Mignon ».

Un des deux jeunes gens qui avaient fait signe à Mignon reparaît : c’est un… complaisant en retraite, que nous appellerons Albert ; il est très maigre et porte un nez considérable. Mignon se lève, renverse le poëte d’un coup de coude, et, saisissant le bras qu’Albert lui offre, il s’en va trottant lestement sur la pointe des pieds. Son compagnon lui verse dans le creux de l’oreille des révélations qui provoquent des éclats de rire perçants.


Où ce garçon a-t-il appris à dodeliner de la tête, à jouer des hanches, à lancer des œillades comme une femme en quête d’un dîner ? Il faut bien reconnaître que la nature l’a doué étrangement. Ses membres sont menus et déliés comme ceux d’une fillette de seize ans : la blancheur de son teint est incomparable, et ses cheveux soyeux encadrent de leurs boucles blondes un ovale fin et délicat. Les jambes et les bras sont peut-être d’une longueur mal proportionnée, mais cela ne lui messied pas, car c’est ce qui signale la verdeur de l’âge, et plus de carrure nuirait au rôle féminin que ce garçonnet joue avec un naturel réellement extraordinaire.

Dans la cour, quinze jeunes gens sont éperdument amoureux de lui. Nous venons de voir les deux plus malades.

Appelons l’un Richard et l’autre Horace.


Richard a près de dix-huit ans : ce n’est point un vétéran sur les bancs du collége, car il est demeuré dans sa famille jusqu’à seize ans passés. Un beau jour, ses parents se sont enfin avisés de la paresse et de l’ignorance de leur fils et ont pris le parti de le mettre en pension. Là, Richard s’est trouvé d’abord isolé ; c’est un enfant délicatement élevé, qui s’efforce de transporter dans les murs de la prison les mille et une douceurs de la vie de famille. Il y réussit mal, et ses gâteaux, ses livres, ses bagues, son tapis, font hausser les épaules à plus d’un camarade. En revanche, ce sont là les charmes auxquels il doit les premiers sourires de Mignon. Il est difficile d’exprimer la force, l’intensité de son amour. En sa qualité de Parisien parisiennant, il a eu de bonne heure une maîtresse. Aujourd’hui, la femme est oubliée ; l’image coquette et vicieuse de l’adolescent l’a chassée de cet esprit artistique et déjà légèrement blasé.

Horace, au contraire de Richard, est grand, fort : il a la manie de la lecture et possède des cahiers couverts de prose et de poésie pillée çà et là. Doué d’une mémoire très-vive, il sait par cœur Musset, Lamartine et un peu Hugo. Cc qu’il écrit de lettres à Mignon et sur Mignon, ce qu’il compose de vers sur sa passion sans espoir est incalculable. Il passe toutes les heures de l’étude à rêvasser, la tête entre les mains, et à noircir le papier de déclamations amoureuses. Sensuel et point novice, il a le désir violent et l’imagination forte. Il parle avec tant de feu et fait tant de gestes, que ses camarades le déclarent positivement fou. D’ailleurs, son passé compte de nombreux amours semblables à celui qui le tient aujourd’hui. A l’heure même où Mignon l’occupe, sa tête inflammable fait des comparaisons, et il rêve de prendre, sur une beauté plus facile, sa revanche des mépris du blondin.

Disons comment il a noué connaissance avec celui-ci.

Pendant une récréation, Horace était couché sur un banc, les mains derrière la tête ; autour de lui quatre ou cinq amis. Il exaltait la grâce d’un nouveau venu, lequel jouait à une certaine distance. Attentif à ses moindres mouvements, il soupirait je ne sais quelle romance d’amour et de désespoir. X… fatigué de l’entendre :

— « Puisque tu l’aimes tant, que ne fais-tu sa connaissance ? Ce n’est pas difficile.

— « Oh ! jamais il ne m’aimera. Je suis si ridicule, comme vous dites.

— « Parions que je te l’amène !

— « Non, tu le blesseras… non ! Qu’est-ce qu’il fait ? »

X… était parti : il aborde Mignon, le saisit soudainement à bras-le-corps, l’emporte comme il eût fait d’un enfant, et, tout essoufflé, il dépose sa dépouille opime qui gigotait, criait, et riait, sur le sein agité d’Horace.

Celui-ci ne pouvait plus se relever ; s’adressant à Mignon :

— « Je vous demande bien pardon de la brutalité de X… C’est un animal !

— « Eh ! Horace brûle du désir de te connaître. Voilà un homme, mon petit, qui est fou de toi, et je te prédis que tu feras de lui tout ce que tu voudras. »

Mignon s’était remis debout. Piqué dans sa vanité, et blêmissant de colère, il réparait le désordre que la présentation avait causé dans sa toilette. D’ailleurs, loin de se fâcher contre Horace, qui s’était assis, il prit place à côté de lui. Au fond, peut-être ce rapt le flattait-il un peu, n’eût été le ridicule. La conversation s’engagea, et, X… les ayant laissés, Horace fit ample connaissance. La récréation finie, il jurait de n’aimer au monde que Mignon, et, heureux ou non, prenait les dieux à témoin, à la manière classique, de l’éternité de son amour.


Mignon avait d’autres prétendants que Richard et Horace. Il en comptait dans toutes les classes, même dans la seconde cour, et n’avait d’ennemis que deux ou trois adorateurs trop hautement rebutés. Le reste suivait avec curiosité les vicissitudes de sa vie galante ; c’était le vulgaire qui regarde de loin la reine, mais n’ose point s’éprendre d’elle.

Quant aux complices, ils étaient quatre ou cinq. Ce n’étaient point, à proprement parler, des amants ; c’étaient des complaisants que l’âge avait mis hors service, et dont l’intimité n’était pas compromettante comme l’eût été celle d’un grand. Ceux-là avaient eu les faveurs de Mignon à titre d’anciens mignons, et les services étaient réciproques. L’un d’eux, que nous avons vu emmener Mignon tout à l’heure ; était devenu fort laid. Notre héros, lorsqu’il tenait rigueur à ses amants, affectionnait sa société : c’était un repoussoir.

Gauche, pâle, maigre, chez lui l’organe, le port étaient indécis. Il grandissait, et ses traits s’accentuaient trop rapidement par rapport au développement tardif du buste : la tête, sur ce corps grêle, semblait énorme. Albert était le confident le plus intime de Mignon : il n’était point d’ordures que celui-ci ne lui confessât. Il est vrai qu’Albert était discret et d’une complaisance sans bornes. Ce qui se passait entre eux était sans conséquence. Aux yeux des soupirants, c’étaient deux femmes, l’une jeune, l’autre vieille, qui s’adonnaient à des pratiques vicieuses et volaient l’amour.

Quant aux autres complices, on les connaissait mal. Voici dans quelles circonstances l’un d’eux a été découvert. Je raconte cet incident, parce qu’il a eu pour résultat la reddition de Mignon à son premier amant.


Léopold était un grand garçon, plus fort en apparence qu’en réalité, car il souffrait d’une maladie de foie. Il contenait son amour, n’en parlait point. Intelligent, instruit, laborieux, il n’aimait point que ses amis, qui avaient aisément pénétré son secret, lui demandassent en riant s’il était « heureux ». Un jour, je le vis seul avec Mignon, auquel il donnait le bras gauche, comme cela se fait. C’était un jeudi, et une partie des élèves était en promenade : Léopold et Mignon se promenaient sous un préau ; celui-ci sautillait par instants et se pendait au bras de Léopold, par une de ces manœuvres coquettes qu’il employait avec ses amants lorsqu’il était content d’eux. Léopold était dans l’ivresse. C’était la première fois qu’il causait si longtemps avec lui : il entretenait de son mieux une conversation fastidieuse, et s’efforçait d’inventer quelque conte scabreux capable de chatouiller l’esprit vicieux de l’adolescent. Mignon savait gré à ses amants lorsqu’ils le mettaient au courant de quelque sale affaire, et révélaient les faiblesses d’un camarade. C’était là, pour tout dire, le chemin de lui plaire.

A force de médire des voisins et de causer d’obscénités, les deux jeunes gens, qui se parlaient bas, en venaient peu à peu aux attouchements…

Tout à coup je vis Mignon quitter brusquement Léopold. Celui-ci, effroyablement pâle, gagne un banc sur lequel il tombe plutôt qu’il ne s’assied. Plusieurs élèves s’approchent de lui : le cercle se forme, la foule s’accroît. Léopold était évanoui : un maître, étudiant en médecine, le fit revenir à lui et le conduisit à l’infirmerie.

Il se couche avec la fièvre. La nuit, il entend le parquet du dortoir craquer faiblement ; une ombre passe devant son lit : il se lève sans bruit, s’assied dans sa chambrette fermée de rideaux blancs. Au bout de quelques minutes, il entend ces mots prononcés à voix basse :

— « A quel numéro es-tu ?

— « Au numéro 12. »

Il reconnaît la première voix : c’était celle d’Albert, le complice favori de Mignon ; la seconde voix était celle de Mignon lui-même. Ces deux jeunes gens, ne couchant point dans le même dortoir, trouvaient le moyen de se faire passer pour malades, afin de dormir de temps en temps dans le même lit.

D’abord surpris de cette découverte, Léopold songea à en tirer parti. Il suffit de dire qu’il eut son tour.


Mignon était profondément vicieux. Je tiens d’un médecin de sa famille qu’il préférait le plaisir solitaire au coonanisme. Sa démarche, certains jours, ses yeux cernés, trahissaient trop ouvertement son vice pour qu’il pût le nier. D’ailleurs, cette préférence s’accordait chez lui avec la vanité et l’égoïsme monstrueux qui formaient le fond de son caractère.

Le matin, quand, à la première récréation, il disait bonjour à ses amoureux, l’un d’eux le regardait fixement et lui disait en souriant :

— Eh ! eh ! il a plu cette nuit ?

Ce mot avait été prononcé pour la première fois par Mignon lui-même. Il avait posé la question un peu trop haut à Z… On l’avait entendue et répétée. Quant à Z…, il nous intéresse peu : ç’avait été un joli garçon ; il fallait qu’il fût doué d’une santé robuste pour s’être livré à tous les raffinements du vice sans paraître en souffrir. Comme il ne lui restait plus aucune fraîcheur, ses amants étaient des gens plus affamés que difficiles. Aussi ses camarades l’appelaient-ils refugium peccatorum.


Je viens d’esquisser, lecteur, un des nombreux aspects de la prostitution au collége. Je vous ai présenté quelques-uns des personnages de ce monde gangrené. Des vauriens ! dites-vous. — Ce ne sont pas toujours les pires de nos collégiens.

Ces vauriens ne sont pas des méchants. L’enfant — vous savez le mot de Lafontaine — l’enfant est malfaisant ; l’adolescent ne l’est point. J’ai eu occasion d’observer fréquemment l’alliance, chez les jeunes gens de cet âge, des habitudes les plus déplorables et des sentiments les plus délicats. Sachez bien que le sot très souvent manque de cœur et qu’il n’a même point l’étoffe du vice. C’est chez les meilleurs que le vice fait ses plus effrayants ravages. Ceux-là sont cités pour les scandales de leur existence collégienne ; ils ne cachent point leurs goûts. Malheureusement, il arrive qu’au bout de peu de temps les facultés les plus nobles disparaissent ; le système nerveux surmené, l’intelligence s’obscurcit, et la patrie française compte un homme de moins.

Pas un enfant n’échappe à la contagion. Les esprits médiocres, les tempéraments froids parviennent à triompher du vice, mais ils n’en ont pas moins été flétris à l’heure même où la fleur délicate des sentiments généreux de la jeunesse allait s’épanouir. Ce mot qu’on répète à satiété : Il n’y a plus d’enfants, ce mot est terrible, et l’on ne comprend pas assez quelle condamnation il contient. « Ce qui n’a pas été un enfant ne sera point un homme. » La dépravation précoce a stérilisé le cœur : quelle résolution héroïque y germera jamais ?

L’héroïsme, l’enthousiasme ne sont-ils point traités aujourd’hui d’enfantillages ? Les eunuques ont pris le parti de parodier les sentiments auxquels ils sont inaccessibles. Croyez-le, la blague informe, le ricanement stérile, enfants bâtards de la vieille gaîté gauloise, ne proviennent que de ceci : le dessèchement du cœur par le vice, l’anéantissement dans l’enfant de la vertu virile.


Mignon occupe sans doute aujourd’hui quelque position brillante dans la diplomatie. C’est une nullité de plus dans les rouages de la haute administration. Homme sans passion, sans moralité, il s’est trouvé en Suisse quand la guerre a éclaté, et n’a saisi le temps de revenir qu’une fois les dernières flammes de la Commune éteintes. L’esprit, le cœur sont émasculés ; il est vrai que celui-là était prédestiné.

Ses amants valent mieux que lui. Horace est intelligent : il n’a besoin que d’être dirigé. Richard est un garçon capable de résolution ; la vie de collége l’a énervé.

Lecteur, gardez ce jeune homme près de vous. Ne lui donnez aucun maître, j’y consens. Mais qu’il aille et vienne ; qu’il voie le monde, serait-ce le monde des salons parisiens.

Je vous jure qu’au bout d’un an il aura plus appris, plus acquis qu’en dix années de collége : le sportsman précoce, le boulevardier blasé gâtent moins leurs facultés, leur avenir, en dix années de courses, de parties, de voyages et de plaisirs. A faire la vie, ils apprennent davantage, et leurs vices au moins ne sont pas des vices contre nature.

Votre illusion est de croire que votre fils travaille : ce qui travaille en lui, c’est l’imagination, ce sont les sens irrités par l’oisiveté des longues heures d’étude et par les méditations érotiques.


La masturbation, une fois devenue habitude, produit en peu de temps l’imbécillité. J’ai connu des enfants parfaitement doués qui, au bout de deux ans, sont devenus de véritables crétins. L’un d’eux, porteur d’une fort jolie physionomie, et, ce qui vaut mieux, capable des plus sincères affections, s’est gâté ainsi comme à vue d’œil. Les premières poignées de main qu’il a reçues, le jour même de son arrivée, contenaient une invitation obscène. Le goût des plaisirs sensuels devenait rapidement pour lui une nécessité. En peu de temps son intelligence s’est émoussée, il se savait vicieux et manifestait souvent le plus sincère désir de se corriger : mais le tempérament et l’habitude triomphaient. Son caractère, sans cesser d’être bon et ouvert, s’aigrit rapidement. Il faisait les plus louables efforts, et ne parvenait pas à occuper dans sa classe le rang qu’il méritait : certainement aucun de ses condisciples ne travaillait aussi consciencieusement que lui ; eh bien, les résultats étaient à peu près nuls ; le malheureux enfant avait épuisé les ressources qu’il tenait de la nature ; le vice avait détruit les ressorts de l’intelligence. Vainement, la tête entre ses mains, il étudiait patiemment : l’esprit était devenu rebelle aux impressions ; l’abus de la sensation avait détraqué pour toujours cette cervelle excellemment organisée[3].

[3] L’onanisme, dit le docteur Deslandes, produit souvent un affaiblissement très-marqué de l’intelligence et particulièrement de la mémoire. Des jeunes gens qui avaient précédemment donné des témoignages non équivoques d’une certaine vivacité d’esprit et d’aptitude à s’instruire, deviennent, après s’être livrés à cette habitude, lourds, comme hébétés et incapables de toute application. Il est évident que cet état transitoire qui succède immédiatement à l’acte vénérien est devenu continuel, parce qu’on ne lui permet pas de se dissiper d’une manière complète. Cet affaiblissement des facultés intellectuelles ne doit pas toujours être considéré comme étant sans remède.

Il est rare que ces effets n’apparaissent pas.

Cependant Mignon avait gardé son intelligence presque intacte, et j’ai eu occasion de noter quelques autres exceptions curieuses : en voici une.


C’est un Américain. Petit, maigre, les épaules carrées, il avait, à l’âge de seize ans, le teint d’un blanc mat et pas un poil de barbe. Les yeux étaient brillants et humides, la démarche fatiguée. J’ai vu ce garçon se battre en jouant avec ses camarades : au bout d’une minute, il était pris d’une espèce de défaillance, et se laissait renverser à terre en éclatant de rire. D’ailleurs, extrêmement intelligent, et même spirituel, il excellait à raconter des anecdotes ordurières : on faisait cercle autour de lui, et lorsqu’il entonnait, d’une voix grêle, quelque refrain obscène, il y mettait une verve extraordinaire. C’était le seul moment où ses joues pâles se colorassent un peu. Ce garçon était un véritable phénomène de corruption précoce. Le vice chez lui était invétéré, et devenait pour ainsi dire sa nature même. Il n’avait à Paris qu’un correspondant, et on ne l’entendait jamais parler de sa famille. De toutes les choses les plus respectables il plaisantait avec un cynisme imperturbable. Plus de dix enfants ont été gâtés par ce malheureux, qui, plus semblable au singe qu’à l’homme, en était arrivé à ce degré où les pratiques vicieuses sont comme une condition de la continuation de la vie. Une seule opération, très délicate au cas particulier, pouvait extirper radicalement le vice : aucun médecin n’a osé la tenter. D’ailleurs, il n’y avait visiblement plus de remèdes contre la gangrène morale dont cet enfant de seize ans était infecté.


Les soupirants de Mignon et Mignon lui-même, quoique fort corrompus, étaient encore loin de ce degré d’avilissement.

J’ai dit comment Horace passait le temps des études. Il compilait, il versifiait, il analysait sa flamme, et dissertait à perte de vue de philosophie et de religion à propos de Mignon. Une partie de cette volumineuse correspondance se trouve entre mes mains. Rien ne pouvant mieux expliquer la confusion des sentiments, la perversion de la raison et du cœur que produit l’internat, nous allons, lecteur, fouiller au hasard ces lettres, ces griffonnages d’écolier, documents précieux dans le procès que je fais à l’éducation moderne.

Vous connaissez déjà Horace, mais vous le connaissez mal, votre première pensée, lorsque je vous ai parlé de ses amours, a été : Quel chenapan ! Et je me suis empressé de vous dire qu’il n’était point un chenapan.

Non seulement Horace n’est pas ce que vous croyez, mais c’est un sujet rare : il possède une mémoire extraordinaire. Le travail ne lui coûte rien ; il fait très facilement d’assez jolis vers. En un mot, c’est, à l’heure où j’écris ceci, un homme distingué ; vous l’invitez volontiers à dîner et lui donnez la place d’honneur entre votre femme et votre fille. J’ai choisi ce sujet précisément pour vous montrer comment le vice s’introduisait dans les âmes élevées, comment il pervertissait le sens du vrai et du bon. Le vulgaire n’a point contre l’envahissement du vice ces ressources que possède Horace.

Ses lettres que j’ai là, sur ma table, sont remplies de citations de tous les auteurs, anciens ou modernes. D’ailleurs, il est un des vingt-cinq fainéants de sa classe. De temps en temps, il ouvre un Manuel du baccalauréat, mais c’est tout. Et si ses professeurs ne lui ont pas donné, quand il était enfant, le dégoût invincible de toutes les beautés classiques, c’est, je le répète, qu’il a l’esprit doué.


Ce que vous allez lire est adressé à un ami commun, — qui était en même temps un rival : car on n’aimait point Mignon d’amitié.

Tu vois, mon cher L…, ce qu’il faut attendre de Mignon. S’il avait du cœur encore, on en pourrait tirer quelque chose ; ses autres défauts céderaient bientôt la place à un reste d’affection. Mais non ; il n’a pas de cœur, et il ne comprend rien sur ce chapitre. Il pouvait se passer de faire cette déclamation sur l’amour pour agir ainsi. Sa conduite me confirme trop dans l’opinion que ses définitions si belles, si nobles de l’amour n’étaient pas de lui. Il n’a pas le moindre égard. Il m’a dit que je n’avais pas de tact, mais je comprends mieux que lui les choses. Je me glorifie d’être mieux élevé que lui ; je ne sais pas blesser comme lui mes semblables. As-tu vu avec quel dédain il a froissé ma lettre et l’a donnée à Albert en lui disant de lui en rendre compte ? Il voulait me blesser, il voulait me faire voir qu’il n’avait pas lu cette lettre quand je la lui avais remise, qu’il s’en moquait, puisqu’il la donnait à un autre pour lui en rendre compte ; et son éducation est tellement bonne qu’il ne s’apercevait pas qu’il donnait à Albert une tâche peu digne. Tout cela m’a bien moins blessé pour moi personnellement que pour lui ; j’avais mal de le voir agir ainsi, de le voir si peu capable de comprendre qu’il ne faut jamais blesser quelqu’un dans ses affections. Que veux-tu ? je dois être malheureux ; Dieu le veut, il veut me montrer jusqu’au bout la fourberie et la méchanceté humaine ; je saurai souffrir. Il doute de moi, de mes sentiments ; il me prête ses défauts ignobles ; il me blesse, il frappe tant qu’il peut, n’importe ; peut-être un jour il reconnaîtra ses torts ; peut-être il souffrira ce qu’il a fait souffrir aux autres : je ne le lui souhaite pas.

Que dites-vous de cette manœuvre de Mignon recevant la lettre ? Cela n’est-il pas d’une coquette consommée ? Et le désespoir de l’amant n’est-il point le plus romanesque du monde ? Le malheureux en appelle à Dieu et se complaît dans son infortune. Il se résigne ; il trouve encore une certaine douceur à souffrir pour l’objet aimé.

Je possède une quarantaine de lettres sur ce ton, écrites à différentes époques : quelques-unes ont dix pages ; il en est qui figureraient honorablement dans tel roman du dix-huitième siècle. Les réminiscences abondent, preuve que la tête est frappée. D’ailleurs, le cri honteux des sens s’enveloppe volontiers dans une stance de Lamartine ou dans un vers de Musset : c’est un ragoût de plus.


Et cependant l’amour d’Horace comporte une certaine naïveté ; il fait volontiers sa confession, les aveux ne lui coûtent point, souvent il prévient les remontrances ironiques de ses amis :

… J’ai des faiblesses que je ne puis surmonter : je me fâche… il rit, me passe la main dans les cheveux, et tout est fini. Comme il me connaît, le gredin ! Figure-toi qu’hier je lui demandais si par hasard il s’imaginait que je l’aimais. — Mais j’en suis très persuadé, me dit-il. — Est-ce assez désespérant ?

Mignon employait avec beaucoup de succès le tiraillement des cheveux. Ainsi, Horace raconte comment il s’est brouillé avec un ami pour avoir montré des vers de celui-ci à Mignon. Il ne voulait point, mais Mignon a voulu, et, rencontrant quelque résistance, a immédiatement mis en usage le procédé irrésistible.

… Montrer les vers de N… sur l’Amour, je n’y voyais point de mal ; mais, pour les autres, quoique j’en eusse parlé avant de les montrer, je ne trouvais pas cela convenable. Mais tu as vu comme Mignon m’a tiré les cheveux ce matin pour les avoir. Je ne pouvais supporter ce supplice qui, tu le sais, aurait duré jusqu’à ce que j’eusse obéi à ses volontés ; aussi j’avais mon cahier dans la poche (j’aurais mieux fait pour en finir de les lui copier et de lui dire de les lire seul), mais il m’a tiré encore les cheveux ce soir, et il a fallu les donner. Il les a lus et n’en a certes pas été satisfait : nous l’avions prévenu de tout, et il n’a rien voulu écouter…

Vous avez déjà une idée de la manière dont Mignon faisait marcher ses amants. Voici maintenant des nuages entre les rivaux : jalousie, dépits amoureux, projets de vengeance. Remontrances au confident dont il est parlé ci-dessus :

Tu as beau dire, mon cher L…, tu aimes ou tu veux me faire croire que tu aimes Mignon. Je ne pense pas que ce soit la jalousie qui me fasse ainsi parler, c’est seulement un fait que j’aime à constater, parce que tu prétends être au-dessus des passions humaines, je veux parler des passions insensées.

Pourquoi le caresses-tu tant, et le flattes-tu ainsi sur son bras ou sur son mollet ? Il y a deux mois, le pauvre garçon n’était pas habitué de ta part à tant de flatteries. Il entendait des choses plus roides ; peut-être tu me diras que tu lui en dis encore aujourd’hui : oui, mais c’est sur un chapitre qui lui plaît assez, quoi qu’il en dise…

Voici qui est pis et ne saurait s’imaginer : un nouveau venu, un inconnu supplante le soupirant en place.

Est-il possible, mon cher L…, que tu n’aies pas encore vu la cause de ma brouille avec Mignon ? Crois-tu que j’aie pu me fâcher avec lui pour quelques mots plus ou moins blessants à mon égard ? Il m’en a dit bien d’autres, et je ne me suis jamais fâché ; mais la cause seule et non les mots m’ont blessé cette dernière fois. J’étais bien avec lui depuis assez longtemps, il voyait que je l’aimais, et, à la première parole de C…, sans jamais, pour ainsi dire, l’avoir connu, il me quitte, et, comme dit Bossuet, tous les deux ne forment plus qu’un seul homme. Tu comprends l’effet que cela m’a produit en le voyant m’abandonner pour aller avec un nouveau venu qu’il connaissait à peine… J’ai trouvé cette manière de me remplacer peu polie et peu noble pour un jeune homme qui vise à ces deux qualités.

Mais Horace a trouvé le moyen de faire souffrir aussi l’infidèle ; il se désolait de sa trahison : l’idée d’une éclatante vengeance le console. Il reportera à d’autres ce cœur que l’on rebute. Oyez le stratagème :

Pauvre Mignon ! combien ton image était loin de moi, hier, en voyant ce ravissant S…! quel feu et en même temps quelle douceur dans son regard ! quelle grâce dans son sourire ! quelle intelligence dans cette attitude de tête ! quelle beauté dans cette chevelure flottant sur ses épaules ! quel abandon et quelle simplicité dans ses manières ! La beauté, c’est déjà un grand avantage ; mais il y a autre chose en lui, c’est un noble cœur. Quelle affection !

Dans son accueil, dans ses manières, dans son langage, on reconnaît le jeune homme que l’amour seul, et non des idées basses, conduit.

Combien tu parais pâle devant lui, pauvre Mignon ! toi dont toute la personne ne respire que froideur, orgueil et prétention ! Et, dans l’éducation, combien toi, qui te crois pourtant si bien élevé, tu as à apprendre pour atteindre ce garçon de quatorze ans !

Décidément, mon cher L…, je crois que je vais être heureux.

Il est temps de donner une leçon à ce fat de Mignon. Tu l’abandonnes un peu ; eh bien, je vais me remettre avec lui au réfectoire : mais que mes sentiments sont changés ! Il ne trouvera plus que de l’indifférence pour lui et de l’amour pour un autre dont je saurai bien montrer les beautés à propos. Je sais qu’il en sera peu touché, mais pourtant je crois qu’il y a beaucoup de fausseté en lui, et qu’au fond il serait profondément indigné de voir quelqu’un supérieur à lui. Pendant le dîner, mon cher L…, nous causerons de ce cher S… de manière à ce qu’il entende.


Dans cette comédie de l’amour, vous n’avez fait jusqu’ici, lecteur, que pressentir le vice. Tout à l’heure vous le toucherez du doigt.

Cependant, vous qui avez mis votre fils au collége parce que vous craigniez pour lui les distractions du monde, que vous semble de cette coquette et de ses prétendants, — de cette Cour d’amour poussée, comme une plante malsaine, entre les pavés humides du collége ? Vous avez redouté que l’esprit de votre fils ne s’efféminât de bonne heure au contact des frivolités et des banalités de la vie parisienne. Vous vous êtes dit : Au collége, son caractère se formera, il deviendra de bonne heure un homme. Et lorsque vous voyez votre enfant rentrer, s’enfermer dans sa chambre, écrire pendant toute la soirée, votre cœur paternel se réjouit. Vous avez soin d’informer vos invités, après le dîner, que M. votre fils est occupé. En effet, le petit bonhomme écrit fiévreusement ; il se fâche avec celui-ci, il réclame à celui-là la photographie de Mignon, il raconte à un troisième les douloureuses stations de son amour, l’injustice de l’humanité, et il lance par la poste à P…, un petit de la troisième cour, le poulet suivant :

Mon chéri,

Pourquoi n’es-tu pas venu hier ? Je t’ai attendu jusqu’à sept heures et demie. J’irai t’attendre demain dimanche à la sortie. Je dépose sur tes lèvres un baiser brûlant.

H…

Voilà les hommes auxquels la patrie se remet de la revanche ! Car votre fils, lecteur, c’est la France de demain.

Plutôt que ce ramollissement honteux, je préférerais, moi, l’abrutissement par le fouet : les écoliers du temps de Montaigne, que leurs maîtres rouaient de coups, avaient conservé au moins leur virilité en sortant de Montaigu !

Savez-vous qu’aujourd’hui l’écolier de quatorze ou de seize ans ne joue plus ? Hiver comme été, dans un cercle de cinq ou six amis, il parle des galanteries du voisin, des paris heureux qu’il a faits aux courses, des progrès accomplis dans le cœur d’un petit, des femmes avec lesquelles il a rencontré le pion dans un caboulot du quartier.

Savez-vous ce qu’engendre la méditation du vice, les entretiens et les lectures infâmes ? Demandez-le à votre médecin. Il vous répondra : la folie.

Le fameux Raout Rigault, qui, à peine sorti du lycée Saint-Louis, fit, tout en blaguant, fumant et buvant, tuer ses compatriotes et brûler leurs maisons, avait pour ami intime et secrétaire officiel un ancien camarade de collége, Gaston Dacosta. Le procès de ce misérable a révélé qu’il était le chien de Raout Rigault. Le médecin, dans sa déposition, a signalé également des désordres graves dans le cerveau.

Eh bien ! ce sont là deux illustrations du collége.

Car, bon gré, mal gré, il faut suivre les faits dans leur enchaînement logique, et reconnaître que le plaisir unisexuel, fruit naturel de l’internat, pervertissant à la fois le sens intellectuel et le sens moral, transforme les pratiquants en des êtres capables des actions les plus féroces et les plus lâches, parce qu’ils n’ont plus la Conscience, c’est-à-dire le discernement du juste et de l’injuste, du beau et de l’immonde.


Certes, Horace n’en était point arrivé là. Mais il était sur la pente. Ses lettres, précisément, sont remplies de curieuses dissertations sur le bien et le mal ; les mots vertu, honneur se représentent avec une fréquence singulière. Tout à l’heure, il reprochait à Mignon de n’avoir point de cœur, et moi qui ai vu les personnages de près, je puis dire qu’en effet le reproche était fondé, mais que tout n’était pas parodie et impureté dans la passion d’Horace. Lorsque le cœur et les sens parlent à la fois, il est bien difficile à l’esprit de conserver sa rectitude. Ceux-ci, n’ayant point d’objet digne où se prendre, dans cette malpropre et malsaine prison, se rabattent sur le premier objet venu, et se satisfont à tout prix.

C’était à vous seul, père de famille, d’épier l’éveil des premiers instincts, et de les diriger sur des objets nobles et grands ; au collége, fatalement ils s’égarent. Ne faites donc de reproches qu’à vous-même si, pour un enfant intelligent et bon, on vous rend un jeune homme au caractère équivoque, au regard louche, aussi incapable de colère que d’enthousiasme, et chez lequel ne couve que la flamme froide du vice.

George Sand a dépeint en termes exacts l’adolescent d’aujourd’hui :

« Dans notre triste monde actuel, dit-elle, l’adolescent n’existe plus, ou c’est un être élevé d’une manière exceptionnelle. Celui que nous voyons tous les jours est un collégien mal peigné, assez mal appris, infecté de quelque vice grossier qui a déjà détruit dans son être la sainteté du premier idéal. Ou si le pauvre enfant a échappé, par miracle, à cette peste des écoles, il est impossible qu’il ait conservé la chasteté de l’imagination et la sainte ignorance de son âge… Il est laid, même lorsque la nature l’a fait beau. Il a l’air honteux et il ne vous regarde point en face ; il dévore en secret de mauvais livres, et pourtant la vue d’une femme lui fait peur. Les caresses de sa mère le font rougir : on dirait qu’il s’en reconnaît indigne. Les plus belles langues du monde, les plus grands poëmes de l’humanité ne sont pour lui qu’un sujet de lassitude, de révolte et de dégoût. Nourri brutalement et sans intelligence des plus purs aliments, il a le goût dépravé et n’aspire qu’au mauvais. Il lui faudra des années pour perdre les fruits de cette détestable éducation, pour apprendre sa langue en étudiant le latin qu’il sait mal et le grec qu’il ne sait pas du tout, pour former son goût, pour avoir une idée juste de l’histoire, pour perdre ce cachet de laideur qu’une enfance chagrine et l’abrutissement de l’esclavage ont imprimé sur son front, pour regarder franchement et porter haut la tête. C’est alors seulement qu’il aimera sa mère, mais déjà les passions s’emparent de lui ; il n’aura jamais connu cet amour angélique dont je parlais tout à l’heure, et qui est comme une pause pour l’âme de l’homme au sein d’une oasis enchanteresse entre l’enfance et la puberté… »

Du collégien est issu l’homme moderne : le vice sérieux en habit noir et en gants blancs, qui se fait appeler scepticisme, et n’est même point capable de douter, car pour douter, d’abord il faut avoir cherché.

Jadis Horace a douté, et même il a cru. Il aimait les vers, ce qui est un excellent symptôme ; mais son palais malade a gâté le vin généreux de la poésie, les sens ont dupé le cœur, l’habitude du vice a faussé l’esprit. Nous suivons cette marche fatale des choses dans sa correspondance.


Horace apprend un beau matin que Mignon a été surpris dans une attitude équivoque auprès de R…, un élève de mathématiques spéciales. C’était à l’étude, le dimanche soir. Par suite du mauvais temps, on avait supprimé la promenade. Il n’était resté qu’une quarantaine d’élèves de diverses classes réunis dans une seule salle. Ainsi Mignon avait pu s’asseoir auprès de R… Un de ses nombreux jaloux le surprend penché sur le livre de son voisin comme pour lire à deux, le cou enlacé par le grand, et les mains absentes. Le scandale se répand immédiatement, et, en rentrant le soir, Horace est informé de l’accident.

Mignon n’en vint pas moins le lendemain à sa rencontre : l’amant ne laissa rien paraître, mais il lui fit donner en le quittant une lettre dont voici la dernière partie :

Tu le sais, tôt ou tard j’apprends tout, surtout lorsqu’il s’agit de toi. Aujourd’hui, je sais dans les plus petits détails ce qui s’est passé. Je ne pouvais croire à ce qu’on me disait, je voulais effacer de ma mémoire ce récit que je regardais comme faux, mais j’ai dû me convaincre. Certes, la faute est grande, irréparable peut-être, comme tu le dis toi-même, et tout cela me confirme entièrement dans l’idée que j’avais déjà que les phrases si pures, si poétiques, si bien senties de ta lettre sur l’amour n’étaient pas de toi. N’importe, avais-tu au moins de l’admiration pour ces idées, si elles n’étaient pas de toi ? Comprenais-tu la faute et sentais-tu tout ce qu’elle avait de mauvais ? Je le crois, je suis persuadé que tu étais dégoûté du passé, et que tu revenais à moi pour goûter cet amour pur, chaste et sincère. — Je te pardonne. — Les fautes sont nécessaires pour conduire à la vertu, et ta honte est une preuve pour moi que tu as ce sentiment de la vertu. Il y a des cas où la honte peut s’attribuer à une sotte vanité ou à l’orgueil, mais celui qui est entré profondément dans le vice, ne rougit même plus devant son orgueil.

Mignon prit le parti d’avouer. D’ailleurs, pour détruire ce que l’aveu avait de répugnant, il fit à Horace la seule déclaration d’amitié qu’il lui ait jamais faite. Horace, ravi, écrivit à tous ses amis des lettres où il expliquait son bonheur. Il se vantait d’avoir ramené Mignon à la vertu. Je transcris tout au long la plus significative de ces épîtres :

Mon cher L…

Je relis la lettre de Mignon, et elle m’enivre de bonheur. Je me dis : Voici mes rêves enfin réalisés. Voici revenu à moi, pour m’aimer, celui qui a repoussé mon amour. Comme on est heureux de se savoir aimé ! Cette idée vous rend meilleur. La nature me semble plus belle : je respire son air avec plus de volupté ; le monde me paraît bon, je le regarde avec un œil plus favorable ; en un mot, je suis heureux. Et puis, ce que vous m’avez dit ce matin, toi et N…, me revient à l’esprit ; il me semble que je vais être le jouet d’une amère dérision, que celui que j’adore, qui me dit qu’il m’aime, me dit ce mot pour me tuer. Cette pensée m’étourdit. Je ne puis croire à une pareille moquerie, et cependant ce nuage noir vient toujours devant mes yeux. Est-ce possible ? Se peut-il que celui qui me trouvait lâche, parce qu’il croyait que j’étais l’instigateur de ce qu’on lui faisait souffrir dans son amour-propre, soit capable d’une pareille lâcheté ? S’humilier devant quelqu’un qu’on sait vous aimer, lui dire qu’on l’aime, savoir ce que ce mot peut faire sur lui, et après cela le haïr, ne lui parler ainsi que pour n’être pas en butte à des ennuis ! Non, mille fois non, je ne puis croire à tant de lâcheté. Je connais ce que vaut le monde, je sais que Mignon est loin d’être ce qu’il y a de plus pur, mais il a au moins des sentiments d’honneur, il n’est pas lâche. Et c’est selon moi la plus basse des lâchetés que d’abuser d’un cœur. Non, Mignon n’est pas un serpent, il ne veut pas m’étouffer, me tuer sous ses caresses. Quel serait son intérêt, lorsqu’il n’y a plus qu’un mois à passer au collége ? Il a fait preuve d’un grand courage, il a montré une âme grande en s’humiliant devant moi. Son courage aurait été plus grand, il m’aurait donné une preuve plus grande de son âme, s’il était venu me dire : « Je t’estime, mais une passion peut-être insensée m’entraîne vers C… Si j’étais capable d’amitié, je voudrais t’avoir pour ami, mais je vis seulement des sens, et je t’estime trop pour te choisir. Fais ton possible pour qu’on ne me tourmente plus. »

Certes, de pareils mots m’eussent fait du mal, j’aurais été au désespoir ; j’aurais souffert, mais il n’aurait pas vu ma douleur et j’aurais essayé de le ramener à des sentiments plus purs. Mais heureusement il n’a pas de pareils sentiments et il ne pouvait parler ainsi. Il m’a montré que s’il a des défauts, il a au moins du cœur ; il m’a demandé mon amitié avec des termes qui ont dû bien coûter à son orgueil ; s’il a des défauts, il a au moins le sentiment de l’honneur. Je le répète, il ne peut être aussi lâche. Je ne veux pas m’arrêter au sombre tableau que vous m’avez fait qui, s’il était vrai, serait pour moi la pire des douleurs. Toutes mes illusions ne sont pas envolées. J’ai encore celle de penser qu’il y a, au milieu des êtres infimes qui remplissent cette terre, des cœurs nobles et généreux, des cœurs d’anges sous une écorce humaine ; il y a encore des gens qui éprouvent le besoin d’aimer et qui ne trouvent du bonheur que dans l’amour. Mignon est un garçon qui a beaucoup de défauts ; c’est un égaré, mais il a du cœur. Dans ce corps si beau, il y a un cœur ; il y a un cœur qui donne à ses yeux leur éclat, qui donne à sa parole un charme si doux.

Non, ce n’est pas la volupté seule qui anime tout ce corps. Il a un cœur. Jusqu’à présent sa beauté est peut-être cause qu’il ne l’a pas montré. Il a vécu parmi des gens qui ne voyaient que sa beauté et ne songeaient qu’à en jouir. A ce contact, sous l’influence de ces langues mielleuses qui ne parlaient qu’une passion impure, son cœur a pu se rendormir. Jamais peut-être une main n’a pressé la sienne que pour lui communiquer un amour insensé. Jamais peut-être quelqu’un n’a employé envers lui de nobles procédés. On a eu de l’amour pour lui, et l’amour s’est envolé comme il était venu. J’ai agi et j’agirai autrement. S’il ne m’aime pas, j’emploierai le temps que je pourrai passer avec lui à lui faire sentir ce qu’il y a de beau dans deux cœurs qui s’aiment, qui se comprennent et qui se confient leurs plaisirs et leurs peines. Sa lettre me montre qu’il a déjà compris cela ; je l’affermirai davantage dans cette voie. Oui, il l’a compris et il veut revenir à moi. Il trébuchera peut-être souvent sur ce chemin, mais ma main sera toujours tendue pour le relever. Il m’a dit qu’il m’aimait et il me l’a dit sincèrement. Moi, je l’adore !

Il est certain pour moi que cette lettre était écrite de bonne foi. Tandis que Mignon joignait au vice l’hypocrisie, Horace s’efforçait naïvement de parer son amour de vertu, et de le justifier à ses propres yeux. Quant à ce verbiage philosophique qui s’étale hors de propos, c’est la déteinte des auteurs classiques.


Je tiens un billet, monologue de veillée, qui débute ainsi :

Encore quatre heures et demie, et je verrai son visage ! Que ce temps est long ! Oh ! je l’aime de tout mon cœur. Il s’est égaré, mais mon amour lui fera sentir qu’il n’est pas de bonheur plus grand ni plus pur que de s’aimer. Je veux former son cœur, je veux qu’il soit aussi beau que son visage. Ah ! dormons : l’aurore arrivera plus vite !…

Tel est le dévergondage d’esprit que produit la surexcitation anormale des sens. Dans une autre lettre de la même époque, cette confusion du beau et du laid, du mal et du bien, se traduit en une dissertation curieuse, où l’on saisit à merveille la déviation du sens moral :

Dans le feu d’une passion impure, l’âme se fond et s’écoule ; mais cette sensibilité passe bientôt ; l’âme se resserre et reprend sa dureté. La vertu seule peut amollir un cœur et le pénétrer d’une sensibilité qui dure toute la vie. Qu’il est beau de courir en s’aimant dans la carrière de la vertu ! Oui, je l’ai, cette amitié ; oui, j’aime la vertu, je suis heureux. Pourquoi chercher d’autres amis ? Hélas ! je suis un homme, et l’homme ne sait jamais estimer les bonheurs qui l’entourent. L’amitié ne lui suffit pas, etc., etc.

Aujourd’hui, mon cœur est plein, l’amour l’embrase et le dévore. J’ai voulu l’étouffer, ce feu, mais il s’est élancé à travers toutes les fissures, et maintenant il m’enveloppe, il me brûle plus fort que jamais. Il n’y a plus rien à espérer, il faut lui faire sa part. Mais, je te le jure, ma passion est pure, etc., etc.

Quelquefois, dans une même lettre, le cri des sens cynique succède à une divagation transcendentale sur la vertu. Il est toujours question de guider Mignon, de le sauver ; on admire le courage que témoigne l’aveu de sa faute :

Mignon s’est confié à nous ; il ne nous a pas caché ses défauts ; il nous a dit surtout qu’il n’avait pas les qualités qui font un ami. Nous lui avons tendu la main et nous avons bien fait. Devons-nous l’abandonner maintenant ? Devons-nous le laisser aller ? Non…

Toute action grande et noble a toujours produit un effet sur moi ; je n’ai jamais pu voir ou entendre conter un beau trait sans être ému, sans verser des larmes et donner au héros mon amour et mon adoration. Je ne veux pas exagérer ici ce qu’a fait Mignon ; mais, avec le caractère que nous lui connaissons, il lui a fallu une grande lutte avec lui-même, et tout le monde, dans sa position, n’en serait pas sorti victorieux.

D’AILLEURS, aujourd’hui, il m’a charmé ; chaque regard de lui m’agitait et faisait battre plus fort mon cœur ; chaque fois que je touchais sa main, un frisson parcourait mon corps. J’ai eu plusieurs fois envie de l’embrasser. Je l’aimais bien auparavant, tu en sais quelque chose, mais à cet amour qui s’est encore accru, est venue se joindre l’admiration pour sa conduite de ces derniers temps

J’ai dit qu’Horace était toujours de bonne foi avec les autres, sinon avec lui-même. Le lecteur a pu voir, à travers sa correspondance, la candeur de son âme. Cette âme était le siége d’une lutte sans fin entre les aspirations morales et les désirs sensuels, lesquels se confondaient en un objet indigne. Sans doute, tous les romans nous retracent de tels combats ; mais c’est une femme qui en est l’objet, et, fût-elle une prostituée, l’amour qu’elle inspire ne vicie point l’esprit : les douleurs mêmes et les déceptions dont elle est la cause souvent enrichissent et fécondent le cœur du jeune homme. Ici, rien de semblable. Je réserve quelques billets où Horace se découvre lui-même et reconnaît, avec un peu de honte, le but immonde où l’entraîne sa passion.


J’ai observé au collége des sentiments moins mélangés encore que ceux d’Horace, des amours où le vice n’avait point sa part. J’ai même noté un cas fort rare. Le voici :

Henri C… est jeté au collége à l’âge de huit ans par une marâtre. Jusqu’à l’âge de treize ans, il a été souvent spectateur involontaire des plus tristes désordres, mais la contagion l’a épargné. Il n’avait pas quatorze ans lorsqu’il devint le complice d’un grand et fit son apprentissage de l’infamie.

Henri C… était d’un naturel aimant. Orphelin, il avait dû réunir toutes ses affections sur une vieille tante qui lui tenait lieu de correspondant, et sur ses camarades. A peine connut-il l’onanisme que son caractère changea rapidement : il devint paresseux, sa santé s’altéra. D’ailleurs, il ne dissimulait point. Il lui arrivait de pleurer lorsque sa tante l’interrogeait avec effroi ; il se jurait à lui-même de se corriger et n’y parvenait point. Cependant certaine appellation lui était odieuse, et qui la lui appliquait n’en était pas quitte à bon marché.

En revenant des vacances, l’enfant se portait mieux : deux mois de vie au grand air sont un précieux dérivatif. Il avait oublié la caserne et ses mœurs : il n’était point guéri, mais il s’en fallait peu. Il se lie avec un nouveau, plus jeune que lui de dix-huit mois, qui arrivait, tout interdit, de sa province. Cette amitié devient rapidement de l’amour.

Les deux enfants ne se quittaient plus. Charles D… était fort arriéré, il donnait ses devoirs à corriger à Henri. Les jeudis et dimanches, on travaillait ensemble.

Sans doute ils causaient, comme cela se fait, des scandales de la veille, mais ils demeuraient chastes : l’idée de se livrer ensemble à des plaisirs honteux ne s’était pas présentée à leur esprit.

— Mais, me direz-vous, alors c’était de la pure amitié ?

— Non point, lecteur ; c’était bel et bien de l’amour, car Charles était un joli enfant, doué du caractère le plus affable, le plus bienveillant. Il était sous la protection immédiate de Henri, dont il absorbait la pensée et la vie.

Savez-vous quel prodige fit cet amour ? — Henri désapprit tout à fait l’onanisme. Lorsque, dans un rêve érotique, il lui arrivait de hâter le spasme, le lendemain il était morne et soucieux. Il se mettait au travail avec une sorte de fureur. Confiait-il ces choses à Charles ? Je ne le crois point. Car vraiment c’eût été une expérience périlleuse.

Cet amour, fortifié par quelques brouilles et quelques raccommodements délicieux, dura huit mois, presque l’année scolaire. La tante d’Henri se félicitait du caractère franc, ouvert de son neveu ; elle avait remarqué le rétablissement de sa santé, et comment son teint, son regard s’étaient insensiblement éclaircis. « Il s’est corrigé, pensait-elle ; il a la volonté du bien : il arrivera ! »

— Ah, madame, pourquoi n’avez-vous pas saisi cette occasion infiniment rare d’arracher un enfant aux flétrissures du collége ! Alors il était possible encore d’en faire un homme. Par un véritable miracle, le cœur avait momentanément fait taire les sollicitations furieuses des sens surexcités par deux ans d’onanisme. Dans votre foyer calme et affectueux, la passion se fût définitivement épurée, et l’amour de Charles D… n’eût servi à Henri que d’une sorte de transition à l’amour de la femme. La nature allait reconquérir ses droits. Les livres, la science, l’étude eussent d’abord captivé cet être bon, et effacé les impressions funestes.


Cela ne se passa pas ainsi. Par une soirée de juin. Henri et Charles, qui avaient peu à peu laissé les amis s’introduire entre eux deux, tenaient je ne sais quelle conversation malpropre. Maintes fois, Henri avait été accusé de faire de Charles son complice, et il avait repoussé avec indignation un tel soupçon. Mais depuis quelques jours, par suite d’un changement dans les dortoirs, il se trouvait coucher à côté de son ami. La tentation était trop forte, et de ce soir-là même leur amour s’abîma dans le vice.

C’est ainsi que l’idéal, dans les quatre murs du collége, confine à l’onanisme, et que les premières aspirations, si vous ne les surveillez point, se trompent d’objet, et se satisfont aux dépens de l’intelligence et du sens moral. Lecteur, si, comme Henri C…, votre fils est retombé à l’âge de seize ans dans les pratiques unisexuelles, soyez certain qu’il est perdu. De cette seconde crise on ne se relève point.


Quels que soient les débuts d’une union semblable, le jeune homme, au collége, dans cette épaisse atmosphère de vice, succombe nécessairement. Au moment même où les premières ardeurs de l’âge l’aiguillonnent, il n’est entouré que d’excitations. Dans l’air moite de l’étude, sa tête s’enflamme au contact des bouquins classiques eux-mêmes, et les dissertations de Platon font vibrer toutes les cordes de son être. Le corps a besoin d’être fatigué, et c’est l’esprit que l’on surexcite : cet adolescent est soumis au traitement spécial qui convient à un vieillard.

Entourez-le maintenant d’êtres vicieux : je défie qu’il résiste ! Il n’y a point de séminariste que sa robe protégerait contre ces provocations de tous les instants. Eh ! le ridicule même le récompenserait, s’il prétendait garder la pureté de son corps. A l’étude, aux récréations, au dortoir, la sensualité l’assiége, ce que les camarades appellent le chauffage, paroles et actes.

Imaginez ce jeune homme libre : lâchez-le sur les boulevards. Il verra là des filles en grand nombre, mais elles sont dans la foule ; mais il n’est pas forcé de vivre à leur contact ; mais mille autres objets contribuent à le distraire. Sa timidité même, s’il a toujours vécu dans sa famille, le retient, et ce n’est pas du désir qu’il éprouve pour ces prostituées, c’est de l’horreur.

Les prostitués, au collége, sont la foule elle-même : il est obligé de leur donner la main, de manger avec eux, et de dormir près d’eux. Je déclare impossible qu’il ne soit pas souillé.

J’ai connu un jeune homme qui avait gardé ses mœurs pures dans ce mauvais lieu. Il avait un vice de conformation qui constituait presque l’impuissance. Il vivait assez solitairement ; on lui rendait la vie malheureuse par les railleries ignobles dont on l’accablait ; il est parti avant d’avoir fini ses études.


Nous avons vu tout à l’heure Henri C… se dégrader par amour. Dans ses lettres, Horace voulant se justifier de désirer Mignon, allègue quelquefois l’indifférence cruelle que celui-ci lui a toujours témoignée. Toute sa dialectique amoureuse se résume en cette alternative :

A-t-il
n’a-t-il pas
} du cœur ?

On penche pour l’affirmative quand Mignon se montre gracieux, et pour la négative lorsqu’il querelle. Mais aimé ou point, il est facile d’indiquer l’identité du but où tend la passion d’Horace.

Ceci est écrit dans les bons jours où l’affirmative l’emportait :

Sombres pensées, retirez-vous ; laissez mon cœur aimer, laissez les rêves les plus beaux se former dans ma tête, retirez-vous, je ne vous crois pas ; mon cœur est pur, il ne peut vous croire. N’est-ce pas lui qui, depuis trois jours, vient se mêler à mes rêves ? N’est-ce pas lui que je vois, qui m’embrasse qui me répète ce doux mot : Je t’aime, et que je couvre de mes baisers ? N’est-ce pas lui que, depuis trois nuits, je vois à mes côtés et qui m’enlace de ses bras blancs pendant mon sommeil ? N’est-ce pas lui que maintenant je vois étendu sur sa couche et cherchant en vain le sommeil ? Il rêve, il pense à moi, il pense que demain enfin il pourra serrer ma main, et il appelle, en murmurant des mots d’amour, l’amour qui tarde tant à venir. Il se dit que je dors, et il voudrait être un ange pour venir contempler mon sommeil et déposer un baiser sur mon front ! Oui, il m’aime. Oui, je puis enfin le dire : Nous nous aimons.

On le voit, quand cet ange a du cœur, il inspire des sentiments très vifs, et l’amour d’Horace se réduit à de simples désirs pédérastiques.

Mais quand il n’en a pas ? — Il en est absolument de même :

… Sans doute ce que j’ai dit ce soir est exagéré, mais je n’en conviens pas moins que mon amour pour Mignon n’est pas très pur. A qui la faute ? Quand donc cesseras-tu de m’accuser ? Si tu avais réfléchi ce soir, si tu avais approfondi un peu plus le cœur humain lorsque tu parlais, m’aurais-tu lancé la pierre ?

Oui, il y a peu de temps encore, ma passion pour pour lui était très pure. Mais il m’a changé. Pourquoi est-il si indifférent ? On n’aime point si l’on n’est aimé, du moins l’on n’aime pas longtemps. Ces passions sans retour qui font tant de malheureux ne sont fondées que sur les sens. Ainsi donc, lorsqu’on n’est pas aimé, on n’aime pas longtemps, tout juste le temps de contenter ses sens.

Puisque je ne puis aimer son cœur, ses qualités (qui lui font défaut), que puis-je aimer ? Tu le sais, ce que j’aime, c’est sa beauté. Lorsque l’on n’aime que la beauté, tu sais à quoi cela mène, sans compter que l’on est un égoïste. Mais encore une fois, à qui la faute ? J’ai frappé à la porte de son cœur : elle est restée fermée…

Je ne sais que deux moyens devant tant d’indifférence : le quitter ? Mais mon cœur ne le peut ; ou aimer quoi ? son corps. Je le dis avec franchise…

Je serais pourtant si heureux de l’aimer PUREMENT s’il avait un cœur.

Le refrain persiste : S’il avait un cœur ! Il se referait une virginité sans doute.

Horace est imbibé de phrases de roman : tout cela découle pour peu qu’on le presse ; c’est une écritoire intarissable, c’est un flot poétique qui roule un fond de gravelures. Il lui est arrivé d’abuser le plus étrangement du monde de ce mot : cœur.

C’était un jeudi soir à l’étude : il se trouvait entre Mignon et Q…, un lapin, grâce aux soins de L… que ces intrigues réjouissaient. Horace lui fit passer ce billet :

Est-ce que tu aurais l’intention, par cette invention, de nous exciter et de nous familiariser avec les endroits sensibles ? Tu sais qu’un feu brûlant coule dans mes veines et que mon jeune voisin n’est pas moins ardent. N’allume donc pas en nous un incendie qui par sa force pourrait nous être funeste. Entre les deux mon cœur ne balancerait bientôt plus ; car mon charmant voisin de droite sait aimer ; IL A DU CŒUR.

Voilà l’aveu ; voilà le mot qui illumine toutes les lettres précédentes et détermine, caractérise les amours de collége.


Je crois avoir montré suffisamment par tous ces extraits quelle est la marche de la corruption ; comment l’intelligence devient la dupe, souvent complaisante, des sens, et quelle dépravation morale résulte de ces passions ambiguës. Le jeune homme prétend toujours viser au bien ; il se félicite d’aimer, se glorifie de ces premières expansions, et il mêle si bien, si longtemps les mots amour, vertu, cœur, honneur, que les idées elles-mêmes se fondent et se confondent : la fange reflète encore les splendeurs de l’idéal.

— « Il n’est qu’un bonheur au monde, dit un personnage d’un roman de George Sand : c’est l’amour, et il faut l’accepter par vertu. »

Cette philosophie-là est celle de notre Horace ; elle court les colléges : seulement là, faute de femmes, la communion a lieu entre êtres du même sexe.

Précédemment, j’ai nommé Platon. Le poëte a donné la théorie et la loi de cette prostitution juvénile. Diotime, la prophétesse de Mantinée, s’exprime en ces termes dans le Banquet :

« Celui qui veut atteindre à ce but par la vraie voie doit, dès son jeune âge, commencer par rechercher les beaux corps. Il doit en outre, s’il est bien dirigé, n’en aimer qu’un seul, et, dans celui qu’il aura choisi, engendrer de beaux discours. Ensuite, il doit arriver à comprendre que la beauté qui se trouve dans un corps quelconque est la sœur de la beauté qui se trouve dans tous les autres. En effet, s’il faut rechercher la beauté en général, ce serait une grande folie de ne pas croire que la beauté qui réside dans tous les corps est une et identique. Une fois pénétré de cette pensée, notre homme doit se montrer l’amant de tous les beaux corps, et dépouiller, comme une petitesse méprisable, toute passion qui se concentrerait sur un seul. Après cela, il doit regarder la beauté de l’âme comme plus précieuse que celle du corps ; en sorte qu’une belle âme, même dans un corps dépourvu d’agréments, suffise pour attirer son amour et ses soins, et pour lui faire engendrer en elle les discours les plus propres à rendre la jeunesse meilleure. Par là, il sera nécessairement amené à contempler la beauté qui se trouve dans les actions des hommes et dans les lois, à voir que cette beauté est partout identique à elle-même, et conséquemment à faire peu de cas de la beauté corporelle. Des actions des hommes il devra passer aux sciences, pour en contempler la beauté ; et alors, ayant une vue plus large du beau, il ne sera plus enchaîné comme un esclave dans l’étroit amour de la beauté d’un jeune garçon ; mais, lancé sur l’océan de la beauté, il enfantera avec une inépuisable fécondité les discours et les pensées les plus magnifiques de la philosophie, jusqu’à ce qu’ayant affermi et agrandi son esprit par cette sublime contemplation, il n’aperçoive plus qu’une science, celle du beau. »

Ce chemin poétique que trace Diotime de la pédérastie à la vertu est parcouru par tous les jeunes gens réduits à vivre en troupeau ; seulement il est parcouru à rebours, et c’est là la marche naturelle des choses. Le poëte grec, non-seulement accepte la fatalité des sens, mais il prétend la prévenir et soumettre ceux-ci d’abord en leur donnant satisfaction. Cette fiction philosophique a pris corps, et la lubricité moderne, dont nos romanciers sont les interprètes, s’est inspirée de ces rêveries hyperphysiques.

C’est là la bibliothèque où Horace puisait les « arguments » de sa passion. Ses lettres ne pourraient-elles point porter en épigraphe cette autre proposition de Platon ?

« Dans l’espérance de parvenir à une grande perfection, on est capable de tout entreprendre ; il est donc beau d’aimer pour la vertu ; cet amour est celui de la Vénus céleste ; il est céleste lui-même, utile aux particuliers et aux États, et digne d’être l’objet de leur principale étude, puisqu’il oblige l’amant et l’aimé à veiller sur eux-mêmes, et à s’efforcer de se rendre mutuellement vertueux. »

Cette rhétorique exerce un puissant attrait sur certains esprits d’élite : elle contribue à la dépravation de l’individu. Quant à la foule, elle n’est point capable de lire, et j’ai dit déjà que les pratiques vicieuses précédaient généralement toute initiation par les livres.


Jusqu’ici, le lecteur remarquera que je me suis abstenu de parler de la femme. Quelle part la femme a-t-elle dans l’existence du collégien ? — Petite. Richard, celui qu’Horace appelait ironiquement « le mari de Mignon », Richard avait une maîtresse qu’il allait voir tous les dimanches ; mais, un jour, ayant projeté une partie de campagne avec Mignon, il oublia d’avertir sa maîtresse, et ne la revit plus. Si ce fait n’était pas assez éloquent par lui-même, je n’hésiterais pas à affirmer qu’aucune femme n’eût pu destituer Mignon dans le cœur de ses amants. Lorsque l’esprit est dépravé, le cœur est peu susceptible de ces amours honnêtes que la nature justifie. L’adolescent repu d’images et de pensées obscènes est plus porté à dédaigner la femme qu’à l’aimer ; à cet égard, il est moralement impuissant : tout au plus souffre-t-il la fille.

Tissot note cet effet du vice :

« Un symptôme commun aux deux sexes, c’est l’indifférence qu’il laisse pour les plaisirs légitimes de l’hymen, lors même que les désirs et les forces ne sont pas éteints : indifférence qui non seulement fait bien des célibataires, mais qui souvent poursuit jusque dans le lit nuptial… Je connais un homme qui, instruit à ces pratiques par un précepteur, éprouvait un profond dégoût pour sa femme dès les premiers jours de son mariage. »

Dans l’amour unisexuel, il y a une brutalité qui ne s’accommode pas des soupirs et du dévouement délicat de l’amour honnête. Ce jeune homme que vous voyez dans un salon, gauche et renfrogné, souffre d’avoir été déplacé de son milieu. On a dit que ce que nos pères appelaient la galanterie n’existe plus. Eh ! comment demandez-vous d’être aimable, prévenant, de chercher des flatteries fines et gracieuses, de marivauder, au besoin, à un jeune homme chez lequel l’accoutumance du plaisir le plus brutal a éteint le désir ? C’est un des symptômes frappants de notre démoralisation, que le mépris de la femme. L’homme, avant d’en arriver là, a appris dès le collége à se mépriser lui-même. Le malheureux a gâté à l’avance toutes les délicieuses illusions qui font la vie charmante. Il ne peut pas même se dire blasé, car il n’a pas désiré. Sa virtualité d’émotion s’est épuisée avant qu’il ait atteint l’âge où il est seulement capable de goûter les plus douces émotions. Le corps, la tête et le cœur sont déflorés. Il est condamné à vivre bestialement, privé des jouissances de l’imagination. Il ne voit de toutes choses que la surface grise et terne ; il ne peut même pleurer et se désespérer, car c’est à peine s’il comprend que la perte qu’il a faite est irréparable.


Je racontais un jour ces tristes désordres à un médecin célèbre, qui de tous ses malades s’est fait des amis. Je lui rappelais que, dans certains séminaires, on fait aux jeunes gens des saignées périodiques, et je lui demandais si ce moyen pouvait suffire à étouffer le cri des sens et à prévenir l’onanisme. Il me répondit que non, et que le vice solitaire était plus commun dans les maisons religieuses que dans les établissements laïques. On le comprend, si l’on considère que les enfants sont dressés à s’espionner les uns les autres et ne peuvent, d’après les règlements, se promener moins de trois ensemble. Et, comme nous insistions sur la difficulté inouïe que l’enfant trouve à se corriger de telles habitudes, le docteur, s’échauffant par degrés :

« Tenez, conclut-il, si vous voulez maintenir ces agrégations de jeunes gens, si vous prétendez que la luxure ne sévisse pas sur toutes ces natures en éveil, il n’est qu’un parti à prendre. Je ne le conseillerais pas à la rue des Postes ; il n’est qu’un remède : la femme. »

Ce mot brutal renferme la condamnation sans appel de l’internat. Il signifie qu’il y a impossibilité pour le collégien de conserver sa virginité, et que de remède aux vices contre nature, il n’en est point en dehors de la satisfaction normale des désirs sensuels.

Ces vices contre nature sont développés fatalement par une éducation contre nature. L’adolescent, dans la famille, trouve un refuge contre les sollicitations des sens ; au collége, il ne rencontre qu’excitations, et, à défaut de l’assouvissement légitime, il tombe fatalement dans la bestialité.

J’ai décrit un état de choses qui ne peut point changer, quelques modifications qu’on apporte dans le régime intérieur du collége : car il est le résultat de la vie en commun d’êtres du même sexe dans le même air.

Par une fausse et pernicieuse pudeur, on a coutume, en France, d’éloigner le jeune homme de la société des femmes. A ce système est due la brutalité de nos mœurs. L’enfance est mise au corps de garde : comment voulez-vous qu’elle n’en prenne point la tenue et les goûts ?

Par la seule suppression du collége, c’est-à-dire de l’internat, on supprimera un tel état de choses.

Pères de famille qui prétendez faire de votre fils un honnête homme et un homme de cœur, laissez-le grandir entre sa mère et sa sœur. Qu’il suive en qualité d’externe les leçons de l’Université : croyez qu’il se fera toujours assez de camarades au dehors. Ce que rien ne remplace, c’est l’éducation du foyer. C’est là seulement qu’il prendra le goût des bonnes et des belles choses, avec l’horreur du vice. La pureté des mœurs fait leur urbanité, et la société d’une mère et d’une sœur est excellente à protéger le jeune homme contre la femme.

La femme est au collége l’antidote du poison unisexuel.

Dans le salon de sa mère, à peine la soupçonnera-t-il ; les sollicitations du cœur dominent celles des sens dans l’atmosphère affectueuse et chaste de la famille.

Peut-être direz-vous que le gamin vous embarrasse à la maison : alors autant en font, entre nous, votre femme cet votre fille. Point ne fallait épouser, procréer.

Comment fait l’ouvrier, l’homme du peuple ? Quand le gars a atteint l’âge, il le met apprenti. Mais quitte-t-il pour cela le pauvre logis ? Non.

Ayez moins de glaces, monsieur, dans votre appartement ; jouez moins, fumez moins, s’il le faut ; mais vous avez fait un fils, il faut vous occuper de lui. Il y a de la place dans la maison pour un domestique fainéant qui passe sa vie à annoncer. Cet homme mange, couche chez vous : et il n’y a point de place pour votre fils !

Si depuis trois ans nous avons appris quelque chose ;

Si nous nous sommes avisés de la rareté du patriotisme et de l’abaissement du sens moral ;

Si nous sommes soucieux d’enrayer ce mouvement de décadence, il faut nous occuper de fonder chez nous la FAMILLE ;

Il n’y a point de famille en France, partant point de bonne éducation, et très peu d’hommes. Quand la cause du mal est connue, il ne reste qu’à la détruire. La régénération de la patrie, si elle doit se faire, ne se fera qu’en commençant au foyer paternel. Les musons qui éloignent les enfants de ce foyer, les internats, sont condamnées à disparaître. Qu’on ne m’objecte point l’impossibilité prétendue de satisfaire aux besoins chaque jour croissants de l’instruction publique par des maisons d’externes : c’est là une question qui s’impose et que nous ne saurions esquiver sans lâcheté ! Qu’elle soit difficile à résoudre, je le veux ; mais il faut à tout prix qu’elle soit résolue ; car cette solution est, je le dis sans déclamer, essentielle au relèvement de la société française.

PARIS. — IMP. NOUV. (ASSOC. OUV.), 14, rue des Jeûneurs
G. Masquin et Cie