Title: La tasse de saxe
Author: Jacques Bainville
Release date: October 23, 2024 [eBook #74628]
Language: French
Original publication: Paris: Bernard Grasset
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)
JACQUES BAINVILLE
PARIS
BERNARD GRASSET
61, RUE DES SAINTS-PÈRES
DU MÊME AUTEUR
A LA MÊME LIBRAIRIE
Jaco et Lori.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.
Copyright by Bernard Grasset, 1928.
J’ai connu une tasse, une très jolie tasse en vieux saxe, accompagnée de sa soucoupe. Je me la rappelle très bien. Elle portait des giroflées jetées sur la pâte d’un mouvement gracieux. Des coccinelles prêtes à s’envoler étaient posées sur les bords. Et, derrière, on voyait, signe d’authenticité, les deux épées bleues qui se croisent.
Autrefois il y en avait eu douze, et chacune était peinte d’une fleur différente. Ce service avait appartenu à une reine qui prenait un jour son thé lorsque le roi son mari lui annonça qu’il convoquait l’assemblée du peuple. La reine, qui était pour l’autorité, entra dans une si grande colère qu’elle en brisa la tasse aux tulipes. Et elle pleura quand elle vit les morceaux de la porcelaine. « Ainsi, dit-elle, en sera-t-il du trône de mon fils. »
La tasse aux violettes périt par la timidité d’un jeune prince le jour où il déclara sa flamme à la dame d’honneur qui avait été choisie pour le déniaiser. A peine avait-il dit : « Je vous aime », que cette docile personne s’appuya sur lui tendrement. Le jeune prince fut si ému que ses mains tremblèrent et le fragile chef-d’œuvre de Meissen joncha le parquet de ses débris.
La tasse aux pavots fut mise à mal par l’usurpateur qui la jeta à la tête d’un plénipotentiaire du roi de Prusse. Cette scène historique, reproduite par la gravure, orne les biographies de l’illustre capitaine.
L’injure du temps est moins redoutable que la brutalité, la maladresse et la négligence des hommes. Une à une, les pièces du service disparurent. Lorsque le palais royal fut pillé, au lendemain d’une insurrection, il ne restait plus que la tasse aux œillets et la tasse aux giroflées. Un émeutier s’en empara et les mit dans ses poches. S’étant enivré en route, il tomba, et, de la porcelaine aux œillets, ne rapporta que des tessons. Sa femme prit les giroflées qui, par miracle, étaient intactes. Mais n’ayant pas la conscience tranquille parce que c’était le fruit d’un larcin, elle les cacha dans son armoire : « Pour que je puisse, se dit-elle, vendre sans péril cet objet volé, il faudra une guerre ou une autre révolution. »
Elle n’eut pas à attendre beaucoup. Car depuis qu’il y a des hommes, il est rare qu’une génération ait eu le temps de disparaître sans avoir vu une catastrophe ou deux. La ville étant assiégée par l’ennemi et le pain étant devenu cher, la femme de l’émeutier porta la tasse chez un brocanteur juif qui nia qu’elle fût de vrai saxe, se plaignit que le commerce allât mal, et, à la fin, en offrit vingt sous.
Quand la paix fut venue et que la prospérité commença de refleurir, le juif mit la tasse à son étalage dans l’idée de la vendre deux écus. Un jour, ayant vu un monsieur décoré qui la regardait d’un air de connaisseur, il décida de ne pas la céder à moins de vingt francs. C’est alors que, pour la tasse aux giroflées, une carrière nouvelle s’ouvrit.
A l’approche du 1er janvier, M. de Mesnilblanc se souvint qu’il devait, comme chaque année, un cadeau à Mme la marquise de Noirmoutier, sa cousine. En passant devant la boutique du juif, il aperçut la tasse, en fit l’emplette, et, l’accompagnant de chocolat et de ses vœux, il l’offrit à la douairière. De même que la femme du révolutionnaire pillard, la vieille dame rangea la tasse et se promit de la conserver en souvenir de son cousin.
Quelques années plus tard, M. de Mesnilblanc étant mort, Mme de Noirmoutier perdit ses scrupules. Elle était un peu avare, ou plutôt économe de son bien, et elle conciliait les obligations du monde avec sa haine de la dépense. Lorsque la jeune Irène de Mesnilblanc lui annonça son mariage avec le vicomte de Manoirmoreau, Mme de Noirmoutier pensa que la tasse et la soucoupe feraient, en raison de l’éloignement des parentés, un présent de noces très convenable.
J’ai connu une femme qui ne pouvait assister à un mariage sans pleurer. Que n’aurait pas dit la tasse si elle avait pu raconter tout ce qu’elle vit à partir de ce jour-là ! Devenue cadeau circulaire, elle passa de main en main. Son destin l’enchaînait. « Marche, marche », disait-il. Et, sans répit, elle continuait son tour. Dans les soirées de contrat, elle reprenait sa figuration. Elle sut par cœur son Tout-Paris et s’éleva presque à l’almanach de Gotha.
Lorsque le vicomte de Manoirmoreau épousa Irène, il n’y avait pas, dans la société, de jeune homme plus vertueux. Chose rare pour un sous-lieutenant, on disait même qu’il se mariait vierge. D’abord il aima beaucoup Irène. Et puis, il fit comme il est dit dans le Supplément au voyage de Bougainville : il se dissipa après qu’il se fut appliqué. Irène apprit son malheur, et, s’estimant offensée, se retira dans sa famille. Plus tard, elle comprit mieux la vie et s’aperçut qu’il resterait peu de ménages si toutes les femmes trompées prenaient au tragique les cas comme le sien.
Cependant la communauté se liquida. Et aucun des époux ne voulut de la tasse qui, avec les fiançailles et les noces, ne rappelait que d’amers souvenirs. Les giroflées furent vendues aux enchères publiques.
Elles retournèrent chez un antiquaire de la rue Tronchet qui en demanda cinq louis à M. Delapaume, le célèbre raffineur. L’antiquaire avait deviné tout de suite que M. Delapaume voulait mettre cinq louis à un cadeau et qu’il avait arrêté ce chiffre dans sa tête avant d’avoir ouvert la porte du magasin. Il essaya pourtant de marchander, mais l’antiquaire avait l’habitude de la clientèle riche : « Pour un autre que vous, dit-il, ce serait cent cinquante francs. » Bien que ce manège ne lui fût pas nouveau, M. Delapaume se sentit flatté et n’insista pas.
Il commanda un écrin pour la tasse, mit dedans sa carte et celle de Mme Delapaume, et l’envoya à Mlle Durand de l’Aube, de la grande famille des Durand de l’Aube, qui épousait le fils du baron Minard, banquier et administrateur de sociétés diverses. La soirée de contrat fut éclatante. On y voyait les plus belles perles, sinon les plus belles épaules. Et, parmi la foule des cadeaux, les giroflées se firent des relations qu’elles revirent toujours avec plaisir. Car, semblables aux étoiles qui naviguent de concert dans l’espace, les présents de noces obéissent à la loi de gravitation de la société.
Les Dupont de l’Aube n’avaient pas de moins fortes traditions que les Minard. Ces deux familles, dont l’une s’était enrichie par les biens nationaux et l’autre dans les fournitures de guerre, joignaient à l’esprit d’acquisition l’esprit de conservation qui est encore plus précieux. La tasse fut mise dans une vitrine où elle resta quelques années. Les objets eux-mêmes connaissent le calme dans les maisons rangées et dans les ménages unis. La paix et la prospérité domestiques ne vont pas sans ordre, de même que l’ordre ne va pas sans un peu de calcul et de restriction.
Cependant, en elle-même, la jeune baronne Minard méditait de rendre la tasse à sa destination primitive et d’en faire don à d’autres époux. Elle attendait seulement que le temps moral fût écoulé. L’occasion lui sembla venue lorsque M. Cornet des Angles, sous-directeur du Crédit général, unit ses jours à ceux de Mlle Malenpièce, fille du puissant armateur. Au bout de six mois, ce couple harmonieux, considérant que ses frais de premier établissement avaient été lourds, fit l’économie d’une dépense aux fiançailles d’Anatole de Courtepointe et de Berthe de Longpré.
Je revis la tasse aux giroflées à l’exposition des cadeaux. C’était un très beau mariage. Les Longpré, dont Quenu était le vrai patronyme, étaient justement fiers d’une alliance avec les Courtepointe, parmi lesquels on comptait un duc. Cependant Anatole avait des dettes et il était joueur. La dot opulente de Berthe fut mangée en peu de temps. Les Quenu se lassèrent de payer les créanciers. Le papier timbré parut, l’huissier instrumenta. A la requête de M. Amidieu, usurier et bookmaker, la tasse fut saisie avec le bâton fleurdelisé du maréchal de Courtepointe, une mèche des cheveux du grand dauphin, l’éventail de Marie Leczinska et quelques autres souvenirs historiques auxquels Anatole n’attachait qu’un médiocre prix.
Pour la tasse revenue chez l’antiquaire, ce fut le principe de nouvelles courses dans le monde, et, aux expositions rituelles de présents nuptiaux, de rencontres avec des objets voués au même sort et qu’elle avait toujours plaisir à revoir. Il y avait un plat de vieux Vincennes, son voisin ordinaire, avec qui elle échangeait des souvenirs. Elle souriait à une tabatière qui avait appartenu à Napoléon ou qui, du moins, le prétendait. Elle reconnaissait de loin une pièce de Malines, une miniature qui était un faux Isabey et plusieurs ongliers.
C’est ainsi qu’elle entra chez M. du Châtelet. Ce gentilhomme n’avait pas craint d’épouser la spirituelle Alyette de Chantecœur qui avait dix-sept ans de moins que lui. Alyette aimait les lettres et les sciences auxquelles son mari, grand chasseur, n’entendait rien. Elle versait même un peu dans l’astronomie. Un jour, à des signes non équivoques, M. du Châtelet découvrit que sa femme entretenait une liaison coupable et adultère avec M. Daniel Bonnefoi, philosophe qui dînait en ville, auteur de travaux célèbres sur l’intuition différenciée.
M. du Châtelet, qui était sanguin et violent, entra dans une grande colère quand il se fut assuré de son infortune. Il songea d’abord à tuer sa femme. Mais cette idée, aussitôt traduite en image, lui répugna et fut remplacée par cette autre qu’il aurait beaucoup plus de plaisir à tuer M. Daniel Bonnefoi dont, au surplus, les propos obscurs et prétentieux l’impatientaient. Cependant, comme il méditait sur le choix de l’arme avec laquelle il vengerait son honneur, un souvenir lui revint en tête. M. du Châtelet, qui lisait peu, avait pourtant retenu, de je ne sais quel auteur, cette phrase qui s’appliquait à son arrière-grand-oncle : « Voit-on M. du Châtelet levant sur M. de Voltaire un poignard romantique et homicide ? » Ce rapprochement historique fit sentir au mari outragé le surcroît de ridicule qu’il encourait. Il vit la difficulté d’expliquer au cercle l’assassinat du philosophe. Et il en perdit le goût du meurtre et du sang.
Néanmoins il restait agité, avec une forte envie de briser quelque chose. Comme il arpentait son salon au milieu de réflexions confuses, il aperçut la tasse aux giroflées et il lui sembla qu’elle le regardait ironiquement. Cet objet lui rappelait le jour où il avait donné son nom à l’infidèle. Il fut pris soudain de haine pour la tasse et il eut envie, pour calmer ses nerfs, de la jeter contre la cheminée. Mais, ayant renoncé au crime passionnel, il lui parut mesquin de détourner sa fureur sur la porcelaine innocente qui, ce jour-là, fut sauvée.
M. du Châtelet dévora son affront et en prit son parti, sur le modèle de son sage grand-oncle, laissant au temps le soin d’arranger tout. Et il arriva que le mariage de M. Daniel Bonnefoi, élu depuis peu membre de l’Académie des sciences morales, fut annoncé. M. Daniel Bonnefoi épousait Esther Rubenson, dont la mère tenait aussi un salon philosophique. M. du Châtelet, se rappelant la circonstance dans laquelle il avait failli être assassin, puis vandale et iconoclaste, proposa à sa femme de donner la tasse aux nouveaux époux.
J’étais là le soir où, chez Mme Rubenson, Paris défila devant les cadeaux. Toujours fraîches et pimpantes, les giroflées étaient à leur poste, heureuses de revoir tant d’êtres familiers, jusqu’à l’homme de police déguisé en homme du monde qui veille sur les pierreries.
Alyette aussi était là. La colère et le dédain la rendaient plus belle encore. Et, dans ses mains nerveuses, elle tenait un long éventail topaze dont les plumes vibraient comme des flammes. A un moment, elle se trouva près de M. Daniel Bonnefoi et lui adressa ces mots vengeurs :
— Mes compliments, mon cher, votre philosophie fait des consciences souples et des idéalistes pratiques. Le parasitisme vous a mené loin. Savez-vous le nom que vous méritez ?
M. Daniel Bonnefoi devint cramoisi et redouta qu’Esther Rubenson eût entendu ce propos. Il balbutia quelques protestations d’un air si piteux qu’Alyette, saisie de dégoût, le quitta en lui disant d’aller dormir avec sa juive. Cependant elle lui tourna le dos si brusquement que l’éventail topaze, balayant la table, enveloppa dans ses plis la tasse aux giroflées qui alla se briser contre le plat de vieux Vincennes avec un sec tintement.
Je vis le désastre. La dernière survivante du service royal avait fini sa carrière. Et comme je regardais les restes de la tasse, M. du Châtelet, à qui cette petite scène n’avait pas échappé, s’approcha de moi et me dit :
— Elle était fragile comme la fidélité des femmes, comme la constance des hommes, comme le bonheur. Et il ne lui restait rien à apprendre sur notre pauvre humanité.
Il était garçon chez Levreau, marchand de vin, et il portait un tablier de serpillière. Le père Levreau préparait pour les cochers de la cuisine bourgeoise, et, parfois, des messieurs retenaient la petite salle du fond où ils dînaient en partie fine. On venait là pour le poulet sauté. On y buvait un Fleurie qui sentait vraiment la fleur. Et les habitués taquinaient Polioute.
Il est temps de dire l’origine d’un surnom qui était toute son histoire.
Sous le règne de Napoléon III, Joseph Gendron était venu de son village pour faire son service au fort de Vincennes. Il n’avait pas d’ambition, ou plutôt, préférant les corvées domestiques à la servitude militaire, son désir était d’être ordonnance de son capitaine. Quand il était parti, sa mère lui avait dit : « Surtout, Joseph, ne va pas de l’avant. » Gendron, canonnier, suivait ce conseil de prudence. Son esprit était simple. Il prenait le temps comme il venait. Son plaisir était, le dimanche, de retrouver, dans le bois, des payses qui étaient nourrices, ayant fauté. Et, tandis qu’elles allaitaient l’enfant des maîtres, il chatouillait d’une petite branche de troène le globe veiné de leur sein.
Un soir qu’il avait une permission de minuit et un peu d’argent que lui avait envoyé sa grand’mère, il dîna chez Levreau, non loin du Luxembourg. Levreau était aussi du pays. Il reconnut l’artilleur, lui demanda des nouvelles de sa famille, le servit bien et lui donna un billet de seconde galerie pour l’Odéon. Car le chef de claque comptait parmi les clients du marchand de vin.
Jamais Joseph Gendron n’était allé au spectacle. Il regardait la salle d’un air gêné et curieux. Et il fut tout yeux, tout oreilles quand le rideau se leva, les trois coups frappés.
La scène représentait une maison avec de grandes colonnes, une maison comme il n’en avait jamais vu et qui lui rappelait l’église de son village. Là se promenaient des personnages qui lui rappelaient aussi ceux du Chemin de Croix, les uns à cause de leur toge, les autres à cause de leur casque. Et les comédiens prononçaient des paroles qui parurent belles à l’artilleur parce qu’elles étaient nobles, fortes et cadencées.
Bientôt il ne remarqua plus ni le décor, ni les costumes, ni la taille majestueuse et les bras blancs de la principale actrice, ni la musique de l’alexandrin. Il participait de toute son âme à l’histoire qui se passait sous ses yeux.
C’était une dame qu’un officier sans fortune avait aimée, et le père, un gros bonnet du temps, n’avait pas voulu du mariage. Quand l’officier revenait, après s’être couvert de gloire dans une bataille, son amoureuse en avait épousé un autre, un prince étranger. Celui-là, elle l’aimait par devoir. Et voilà que l’officier, l’ayant revue, apprend qu’elle est mariée. Il se retire par délicatesse. Mais le mari n’est pas moins généreux. C’est un chrétien qui veut renverser les idoles et mourir pour sa foi. Il a connu l’ancien amour de sa femme. Qu’elle soit heureuse avec celui qu’elle avait choisi. Lui, il aura la palme du martyre. Alors la belle dame aux bras blancs s’aperçoit que son mari est un héros. Elle partage sa croyance. Elle aspire à le rejoindre au ciel. Et tous ceux qui ont vu comme elle cette mort admirable sont émus ou convertis, même le beau-père, le préfet, qui, par ordre du gouvernement, a envoyé son gendre au supplice.
Quand le rideau fut tombé sur le cinquième acte, le canonnier Gendron était tout chaud d’enthousiasme. Le sublime l’avait touché.
« C’est une chose assez connue que Corneille ayant lu sa tragédie de Polyeucte chez Mme de Rambouillet, où se rassemblaient alors les esprits les plus cultivés, cette pièce y fut condamnée d’une voix unanime, malgré l’intérêt qu’on prenait à l’auteur dans cette maison. Voiture fut député de toute l’assemblée pour engager Corneille à ne pas faire représenter cet ouvrage. Il est difficile de démêler ce qui a pu porter les hommes du royaume qui avaient le plus de goût et de lumières à juger si singulièrement : furent-ils persuadés qu’un martyr ne pourrait jamais réussir sur le théâtre ? C’était ne pas connaître le peuple. »
Ainsi parle l’auteur de fameux commentaires, et le canonnier lui donnait raison. Joseph rentra au fort, l’esprit possédé du drame cornélien, les oreilles bourdonnantes des vers héroïques. Et quand ses camarades racontèrent l’emploi de leur permission, il dit qu’il avait été au théâtre.
— Qu’as-tu vu ? lui demandèrent-ils.
Il répondit gravement :
— J’ai vu Polioute, et je voudrais le voir encore.
C’est ainsi que, toute sa vie, le sobriquet lui en resta. Car il ne réussit jamais à prononcer correctement le nom difficile du saint dont Siméon Métaphraste a rapporté le martyre.
Le mois d’après, l’artilleur rendit visite à M. Levreau, son « pays ». Il lui parla de « Polioute », à quoi le restaurateur n’entendit rien. Il comprit seulement que Joseph aimait le théâtre, et lui promit, avec l’aide du chef de claque, de lui donner d’autres billets.
— Vous êtes bien honnête, dit l’artilleur. Mais jouera-t-on « Polioute » ?
On ne joue pas souvent cette tragédie chrétienne sur les théâtres subventionnés. Joseph Gendron était venu trop tard pour y connaître Rachel, et son temps prit fin sans que Polyeucte eût reparu sur l’affiche.
Quand il fut près d’être libéré, il revit Levreau, dont la boutique prospérait, et qui, ayant besoin d’aide, lui proposa d’entrer à son service. Joseph accepta, dans l’espoir de revoir « Polioute ».
Il surveillait le journal et les colonnes où les spectacles sont annoncés. Et il était triste lorsqu’ayant lu le programme de la semaine, il n’y trouvait pas sa tragédie.
— Qu’est-ce qu’ils font donc ? » disait-il entre ses dents. Car il ne concevait pas qu’une si belle pièce ne fût pas jouée tous les soirs.
On la joua pourtant, un 15 août, pour la fête de l’empereur. Le spectacle était gratuit. Polioute demanda congé à son patron, et, dès l’aube, s’étant muni de pain et de saucisson, il faisait queue aux portes du Théâtre-Français. Enfin il retrouvait ses héros, la sphère sublime où, d’un coup d’aile, le vieux Corneille l’avait élevé. Hors de lui, hors du monde, il suivit le drame avec ferveur. Il y retrouvait son émotion première. Il y découvrait de nouvelles beautés. A la sortie, il n’imita pas le vulgaire qui se pressait à la porte des artistes pour apercevoir Beauvallet et Mlle Favart. Il regagna le Luxembourg et sa mansarde, gardant son extase comme un croyant qui porte son dieu.
Il venait chez Levreau un professeur que Polioute intéressait. Exilé de l’Université pour quelques vices dont l’ivrognerie était le moindre, M. Laverdure gardait le goût des belles-lettres.
— Mon ami, dit-il au garçon qui lui servait à ce moment une côtelette de veau, Corneille a fait d’autres tragédies que Polyeucte. On les joue aussi plus souvent. Allez voir Le Cid, Horace, Cinna, puisque vous aimez le grand art.
Mais Joseph Gendron n’aimait pas l’art. Et il n’avait pas de curiosité littéraire. Il n’avait pas de religion non plus. Il se méfiait même des prêtres et il lisait Le Siècle, comme tout le monde. Joseph Gendron était en tout comme tout le monde, à cela près qu’un soir il avait été saisi du frisson sacré et qu’il voulait retrouver ce frisson, comme s’il eût, par hasard, surpris la chaste Diane au bain et qu’il eût désiré entrevoir encore la déesse.
Cependant, il dispensait avec zèle le poulet sauté et le Fleurie. Il traçait sur l’ardoise des additions exactes. Il était probe, laborieux, économe. Ses parents, étant morts, lui avaient laissé au pays un peu de bien. Il ne se fâchait jamais quand les clients l’appelaient Polioute. Et c’est pourquoi, aussi bon administrateur et bon père que Félix, sénateur romain et gouverneur d’Arménie, Levreau pensa que son auxiliaire était le mari qui convenait à sa fille Héloïse.
En dépit d’un nom fait pour les grandes amours, Héloïse ne ressemblait pas à Pauline, telle, du moins, qu’à l’aide de savants artifices, les tragédiennes la figurent sur la scène. Son nez, loin d’être grec, était camus. Sa taille était courte et ses bras rouges à force de laver la vaisselle. Joseph Gendron la prit telle qu’elle était, avec l’enseigne de la maison, la clientèle, les recettes et la cave, car il restait au fond de lui-même un paysan âpre au gain.
Par tendresse conjugale, Héloïse, indulgente à la manie de son époux, et en outre curieuse, voulut voir ce fameux Polyeucte. On y alla le 6 juin 1870. Mlle Devoyod, au jugement des amateurs, dit : « Je vois, je sais, je crois », presque aussi bien que Rachel. Laroche lança d’une voix inspirée : « A la gloire ! » Mais Héloïse déclara qu’elle s’était mieux amusée au Pied de Mouton.
La guerre et le siège donnèrent à Polioute des distractions puissantes. Il fut enrôlé dans les compagnies de marche avec les citoyens de son âge. Durant les longues heures de garde, il pensait à son restaurant qui périclitait par la rareté des subsistances. Et, pour chasser ses idées noires, il évoquait sa tragédie, la rampe illuminée, le frémissement des spectateurs lorsque le nouveau chrétien entraînait Néarque dans le temple des faux dieux.
Ce n’était pas que Joseph Gendron eût pour lui-même soif du martyre. Il se rappelait ce que sa mère lui avait dit autrefois quand il était parti pour le service, et il évitait d’aller de l’avant.
La guerre finie, il se félicita que, grâce à sa prudence, aucune balle prussienne n’eût rencontré un de ses viscères. L’ordre étant rétabli, il recommença d’alimenter et d’abreuver ses contemporains. Alors, ayant repris ses habitudes dans la monotonie des jours, le désir lui revint de voir Polyeucte, un désir aussi jeune et aussi fort qu’après son initiation. Mais en vain, d’un œil appliqué et peu familier avec la lecture, explorait-il les colonnes Morris. Le drame chrétien était délaissé.
Cependant, les habitués du poulet sauté et du Fleurie avaient reparu. On voyait parfois M. Laverdure, devenu journaliste, et qui dînait là avec des confrères. Gendron, sachant que le professeur avait acquis de l’importance, s’enhardit un jour à lui demander un service. Les gazettes ne pourraient-elles pas se plaindre qu’on représentât si peu le chef-d’œuvre cornélien ?
— Il est étrange, en effet, que nous soyons privés de cette bondieuserie, remarqua ironiquement M. Laverdure qui travaillait dans la libre pensée. Lorsque la France est vouée par son gouvernement au Sacré-Cœur, il faudrait que la scène aussi fût sanctifiée et que le personnel des théâtres subventionnés se convertît.
— Ne vous étonnez pas, dit un autre dîneur, son compagnon, qui avait la mine rubiconde, des yeux myopes et qui paraissait connaître l’art dramatique. La loi des contrastes veut qu’on ne reprenne pas Polyeucte en ce moment-ci, justement parce que nous sommes sous le règne de Mgr Dupanloup. Sous Louis XV, qui avait chassé les Jésuites, cette tragédie sacrée a été jouée deux fois plus que sous le pieux roi Louis XVI. On l’a jouée dix fois seulement de 1814 à 1830, c’est-à-dire quand des missions d’hommes noirs parcouraient la France pour la rendre au Christ, mais quarante et une fois de 1830 à 1848, lorsque, le roi n’étant pas dévot, la bourgeoisie retournait à la messe. Mon ami, conclut Francisque Sarcey en s’adressant au marchand de vin, si jamais le bien-aimé Henri V remonte sur son trône, vous n’aurez pas souvent l’occasion d’aller à la Comédie.
La prophétie se réalisa en ce sens que, la monarchie catholique ne s’étant pas faite, une reprise de Polyeucte eut lieu aussitôt. Joseph Gendron, qui venait de voter pour M. Barodet, républicain radical, applaudit aux débuts de Dupont-Vernon, qu’il retrouva plus tard quand Silvain rajeunit le rôle de Félix. Quelques années après, le soir où, pour le deuxième centenaire de la mort de Pierre Corneille, Mounet-Sully cueillit la palme du martyre, fut peut-être le plus beau de la vie de Polioute.
Le temps passa. Du Théâtre-Français à l’Odéon, Joseph Gendron ne perdit pas une représentation de sa tragédie. L’âge n’éteignait pas son enthousiasme. Il n’affaiblissait pas sa passion. Et il advint qu’en la dernière année du siècle, le 6 juin toujours, deux cent quatre-vingt-quatorzième anniversaire de la naissance du poète, Joseph Gendron, surpris par une averse, prit froid en sortant du théâtre. Le lendemain, le temps étant clair, et tel qu’il convient, il en profita pour mettre en bouteilles une barrique de Fleurie. Il remonta de la cave avec une grosse fièvre, s’alita et ne se releva plus.
Dans les rêves confus de l’agonie, il repassait sa vie, il revoyait sa jeunesse, son village, Vincennes et le bois aux belles nourrices, le père Levreau, le restaurant, M. Laverdure qui était devenu ministre. Et, surtout, la seule littérature qu’il eût connue emplissait son esprit d’images grandioses qui luttaient avec les ombres de la mort. Polyeucte et Sévère rivalisaient de noblesse d’âme. Pauline s’éveillait à la foi et à l’amour. Félix lui-même était touché par la grâce. Et là-haut, des anges, aux sons d’une musique céleste, accueillaient les martyrs.
— Joseph, dit Héloïse qui s’était approchée de son lit, c’est monsieur le curé qui voudrait te voir.
Il eut encore la force de répondre :
— Tu sais bien que j’ai défendu qu’on l’appelle.
Il tourna la tête du côté du mur, comme pour ne pas voir le prêtre. Et il expira en murmurant : « Polioute ! »
Quand le prince Tanore eut succédé à son père sur le trône de l’Inde, il résolut de réformer son royaume.
— Je suis souverain absolu, se disait-il, C’est ce qui me donne le moyen de marcher hardiment vers le progrès. Je n’ai pas à craindre l’opposition que rencontrent dans les régimes populaires les idées généreuses et hardies. Je montrerai au monde que le meilleur des gouvernements est le despotisme éclairé.
Le prince Tanore avait étudié à l’École des Sciences politiques. Il y avait lu nos auteurs. A l’institut de la rue Saint-Guillaume, il avait appris à admirer Montesquieu. L’Esprit des Lois était son livre de chevet. De cet ouvrage célèbre, il avait retenu, entre autres choses, les chapitres sur le mariage qui recommandent un usage des anciens Samnites introduit par Platon dans ses lois. Le prince Tanore savait par cœur ce passage du grand législateur français :
Belle coutume des Samnites. — Les Samnites, dit Montesquieu, avaient une coutume qui, dans une petite République, et surtout dans la situation où était la leur, devait produire d’admirables effets. On assemblait tous les jeunes gens et on les jugeait. Celui qui était déclaré le meilleur de tous prenait pour sa femme la fille qu’il voulait ; celui qui avait les suffrages après lui choisissait encore ; et ainsi de suite. Il était admirable de ne regarder entre les biens des garçons que les belles qualités et les services rendus à la patrie. Celui qui était le plus riche de ces sortes de biens choisissait une fille dans toute la nation. L’amour, la beauté, la chasteté, la vertu, la naissance, les richesses même, tout cela était, pour ainsi dire, la dot de la vertu. Il serait difficile d’imaginer une récompense plus noble, plus grande, moins à charge à un petit État, plus capable d’agir sur l’un et sur l’autre sexe. »
C’est pourquoi le nouveau souverain de l’Inde décida qu’un concours serait ouvert dans sa ville capitale de Kimourloc. Les jeunes gens les plus distingués par leur vertu y prendraient part. Les anciens seraient les juges. Et, selon la coutume admirable des Samnites, chacun des lauréats, dans l’ordre où ils seraient désignés, choisirait la jeune vierge dont il aurait le désir.
C’est en vain, que dans le conseil du trône où les lois étaient préparées, le ministre Samar avait élevé une protestation respectueuse.
— Sans doute, disait-il, depuis le règne lumineux du défunt monarque, l’égalité est-elle la règle du royaume. Nous avons aboli les castes, opprobre de l’Inde. Cependant il subsiste des différences entre les habitants de Kimourloc. Et la coutume des Samnites, toute noble et juste qu’elle est, nous expose à des unions mal assorties qui troubleraient l’ordre social. J’ai blanchi au service de l’État. Je sais que les mœurs sont longues à céder aux volontés du législateur. Je supplie Votre Majesté de prévoir une période de transition avant d’appliquer à l’ensemble du royaume une loi dont le texte samnite ne nous est pas connu et qui n’avait pas d’inconvénients dans la République de Platon, laquelle est restée idéale. »
Le prince Tanore demanda sèchement au ministre s’il avait étudié chez les sages de la rue Saint-Guillaume. Samar dut répondre qu’il n’avait fréquenté que l’école des derviches. On passa outre à ses observations et il fut le premier à mettre sa signature au bas du décret royal.
A quelque temps de là, le concours fut ouvert. On y vint de toutes les provinces de l’Inde. Le prince Tanore présidait. Et, près de son trône, était assise sa sœur Gandour dont la beauté était si parfaite que les regards ne pouvaient s’en détacher.
Le premier candidat qui fut désigné s’appelait Baduc. C’était un ancien combattant de la guerre contre les Mongols. Il s’y était couvert de gloire, ayant abattu cent ennemis de sa main. Revenu dans son village, il travaillait de son métier de vannier et nourrissait sa mère infirme et son vieux père aveugle.
Une acclamation immense apprit au tresseur de joncs qu’il était l’homme le plus brave et le plus vertueux du royaume. Le prince Tanore voulut lui remettre lui-même le diplôme, puis le ministre Samar dit à Baduc :
— Maintenant, ô le plus fortuné des sujets de notre prince, selon la coutume des Samnites, devenue loi de Kimourloc, choisis pour épouse, parmi toutes les filles de ce pays qui ne sont pas encore engagées dans les liens du mariage, celle qui te plaira le mieux.
Alors, Baduc, tournant un œil étonné (car il avait perdu l’autre à la bataille), vers le roi et son ministre, demanda :
— C’est-il sérieux ?
Tanore et Samar, d’un signe grave de la tête, l’assurèrent que oui. Et Baduc qui, depuis le commencement de la cérémonie, n’avait pas, de son œil unique, cessé d’admirer la princesse Gandour, tendit la main vers elle et s’écria :
— Celle que je choisis pour ma femme, la voici !
A ces mots, la belle Gandour s’évanouit, tandis que l’indignation et la colère empourpraient le front royal de Tanore. Sa première idée fut d’envoyer l’audacieux au supplice. Cependant le peuple saluait Tanore, Gandour et Baduc de mille cris d’allégresse.
— Seigneur, dit tout bas le ministre Samar, il y aura moyen d’arranger tout cela. Les lois fondamentales interdisent le mariage des personnes de votre sang divin avec des êtres de race impure. Nous pouvons aussi faire disparaître l’insolent Baduc avant la célébration du mariage.
Samar était fertile en ressources, savant et dévoué. Mais il avait le tort, chaque fois que l’événement lui donnait raison, de faire remarquer qu’il l’avait bien dit. Tanore, de son côté, avait autant d’entêtement que d’amour-propre. Il lui en coûtait encore plus de se démentir devant tout le monde que de donner sa sœur à un vannier. Aussi, prenant la main de Gandour, qui frémit de honte et d’horreur, la mit-il dans celle de Baduc. A cette vue, la jubilation de la foule redoubla et flatta agréablement le cœur de Tanore.
Puisque c’était la loi, puisqu’il était le plus vertueux et le plus brave, Baduc ne s’étonnait pas que la plus belle des princesses lui fût échue en partage. Cependant le concours continuait et plusieurs candidats furent désignés par ordre décroissant de mérite. Avant de dire ce qui arriva à chacun d’eux, il convient d’achever l’histoire de Baduc.
Lorsque le cortège royal fut rentré au palais, la princesse Gandour se jeta aux pieds de son frère, et, les arrosant de ses larmes, le supplia de ne pas la livrer à ce vilain borgne, tresseur de nattes et de paniers. Tanore poussa un grand soupir et détourna les yeux. Il répondit qu’il ne pouvait pas violer la loi qu’il avait faite, et les réjouissances du mariage furent annoncées.
La princesse Gandour s’abandonna d’abord à son chagrin. Elle regardait avec désespoir son cou de cygne, ses bras de neige, ses seins d’albâtre ornés de deux pointes de rubis et se lamentait sur sa beauté qu’allait saccager un malotru. Plus grande encore était sa peine de partager les jours d’un rustre. Elle maudissait Platon, les Samnites et l’Esprit des Lois, lorsque Samar parut.
— Princesse, dit-il, que la volonté souveraine soit accomplie. Votre Grâce doit être l’épouse de Baduc. Elle le sera devant les tables de la loi et les saints autels. Mais toute femme est libre du don de son corps. Un mariage qui n’est pas consommé est nul.
Discrètement, Samar se retira sans en avoir dit davantage. Gandour, cependant, médita les paroles du vizir et elle arrêta sa résolution dans son cœur. Aussi accueillit-elle en souriant sa nourrice, venue à son tour pour lui prodiguer des conseils.
— Chère princesse, lui dit la vieille, je ne puis croire que tu trouves ton plaisir avec ce vilain borgne. Refuse-lui ce qu’il te demandera. S’il ose t’approcher, serre tes bras contre ta poitrine et tes genoux l’un contre l’autre. S’il prétend obtenir par la force ce que tu ne lui auras pas accordé de bonne grâce, appelle-moi, je viendrai à ton aide.
— Ton avis n’est pas mauvais, ô nourrice, répondit la princesse. Pourtant je ne crois pas avoir besoin de ton secours. Mais tiens-toi près d’ici avec les eunuques, et, si tu m’entends crier, entre sans retard.
Lorsque les cérémonies eurent été célébrées et que Baduc se trouva seul avec la divine Gandour, il se crut le plus heureux des hommes. Mais quand il fut assis près de son épouse, elle le regarda d’un tel air qu’il se sentit un peu gêné. Il pensa à part lui qu’il serait plus à son aise en face de cent cavaliers mongols.
— Qu’espérez-vous de moi ? lui dit Gandour avec hauteur.
— Que vous soyez ma femme, répondit Baduc.
— Y compteriez-vous, par hasard ? fit encore la princesse avec une moue de dédain.
A ces mots, la timidité de Baduc fit place à la fureur. Il saisit Gandour par les poignets en la regardant terriblement de son œil unique. Mais elle eut un sourire si méprisant que le pauvre Baduc lâcha prise.
Cette nuit-là, Gandour alla dormir auprès de sa nourrice, tandis que Baduc, qui se morfondait sur un sofa, commençait à penser qu’il avait commis une sottise en épousant la sœur du roi. Et quand le jour fut venu, les eunuques, ayant su par la nourrice tout ce qui était arrivé, se rendirent auprès de Baduc. Ils le félicitèrent d’avoir tenu entre ses bras la plus belle de toutes les princesses et l’appelèrent le plus fortuné des mortels.
Baduc n’osa pas dire le contraire. Mais il passa la deuxième nuit de ses noces aussi tristement que la première. Car ayant bu, pour se donner du courage, beaucoup d’un vin délicieux qui lui avait été servi à la collation du soir, il tomba dans un sommeil profond.
Gandour, qui était allée danser avec le prince du Bengale, rentra fort tard. Quand elle vit en état d’ivresse celui qui était son mari sans l’être, elle appela sa nourrice et les eunuques. Ils coiffèrent Baduc d’un bonnet d’âne, comme il est d’usage à Kimourloc pour les hommes qui se livrent à l’ivrognerie.
Baduc, en se réveillant, eut honte de lui-même. Il se dit que la violence ne servait à rien avec les femmes et que mieux valait leur plaire. Mais il ne pouvait offrir à Gandour que son diplôme, un œil et de petits travaux de vannerie. Il se sentit découragé. Et quand le soleil descendit sur l’horizon, une crainte lui vint d’affronter encore la mine altière de Gandour. Il pensa à ses vieux parents, au village où il était honoré et heureux. Alors, discrètement, il se glissa le long de la terrasse, et s’enfuit dans l’ombre sans regarder derrière lui.
Le jeune homme vertueux auquel le jury avait décerné la seconde place était scribe chez un changeur. Il mérita le prix parce qu’il avait dénoncé un spéculateur chinois qui jouait contre la monnaie de l’Inde. Or, tout en comptant des roupies et des taëls, Yokim rêvait à ces êtres d’une essence supérieure qui composent des vers et rien ne lui semblait plus noble qu’un auteur. Aussi, lorsqu’il fut averti qu’il pouvait choisir entre toutes les vierges de Kimourloc, sauf la sœur du roi, déjà prise par Baduc, il s’écria sans hésiter :
— Mon cœur désire la poétesse Leïla.
Vus de trois quarts et flattés, les traits de Leïla étaient souvent reproduits par les gazettes qui la nommaient la Muse de l’Inde. Tout le monde écrivait dans sa famille. Elle-même était née d’un père illustre dont les livres étaient récités dans les écoles par les enfants.
Au contraire de Gandour, Leïla fut fort aise de devoir un mari à la coutume des Samnites et le scribe du changeur lui parut fort joli. Elle-même était maigre et jaune avec un grand nez pointu, des cheveux noirs et rudes comme des crins. Yokim fut d’abord un peu déçu. Mais il n’osa pas s’avouer à lui-même qu’il s’était peint autrement la poétesse Leïla.
Si les nuits d’Yokim furent mieux remplies que celles de Baduc, ses jours ne furent pas plus fortunés. En premier lieu, il lui fut interdit de goûter Valmiki et Rabindranath Tagore. Il devait admirer sans relâche et sans réserve le génie de Leïla et celui de son père. Vingt fois entre le lever et le coucher du soleil on lui faisait sentir combien il était indigne de l’honneur d’avoir pour épouse une poétesse illustre, fille du chantre le plus célèbre que le siècle eût produit.
Yokim était excédé. Il s’ajoutait à son ennui que la maison était mal tenue et les repas détestables, qu’il ne retrouvait pas ses turbans et que son linge était en loques. Inspirée du ciel, Leïla négligeait les soins vulgaires du ménage.
Elle prétendait aussi que le génie a des droits dont le premier est celui de la passion. Yokim fut, en peu de temps, le mari le plus trompé de l’Inde. Il en conçut une grande mélancolie.
Un jour, il fut las de mal manger, de compter les amants de sa femme, d’être la risée des petits journaux, d’admirer les poèmes amoureux de la jaune et ardente Leïla, d’être le gendre du plus illustre aède du siècle. On le retrouva au fond d’un puits. Sur le bord, pour que nul n’en ignorât, il avait laissé ses sandales enveloppées d’un parchemin où se lisait ce suprême conseil :
« N’épousez jamais une femme de lettres ! »
Quant au troisième lauréat du concours institué par le prince Tanore selon la coutume des Samnites, c’était un pauvre pêcheur qui avait sauvé plusieurs personnes au péril de sa vie. Lorsqu’il sut qu’il pouvait prendre pour femme, parmi toutes les jeunes filles du pays, sauf cependant Gandour et Leïla, celle qui lui plairait le mieux, Sakatlava resta muet, parce qu’il n’avait jamais eu l’idée d’un choix pareil. Cependant, comme on le pressait de se prononcer, il s’écria :
— Je veux en mariage la fille de Zacari.
Zacari, financier fameux, possédait des richesses si grandes qu’elles étaient devenues proverbiales. De même que nous disons riche comme Crésus, on disait à Kimourloc riche comme Zacari. Seulement il se trouva que Zacari n’avait pas de fille, détail ignoré de Sakatlava, lequel n’était pas au courant du tout-Kimourloc. Et le jury fut grandement embarrassé. Le troisième lauréat serait-il déchu de son droit de choisir ? Après délibération, et pour respecter la volonté du législateur, il fut décidé qu’à défaut de fille, la nièce de l’opulent Zacari serait attribuée au pêcheur.
Et lorsque Rébecca apprit que la loi lui imposait pour mari un misérable matelot qui marchait pieds nus et qui sentait le poisson, elle poussa de grands cris et jura que jamais elle ne deviendrait sa femme. Mais le prudent Zacari intervint.
— Nous possédons, dit-il, de trop grandes richesses pour entrer en révolte ouverte contre les lois. L’envie nous entoure. Le fisc nous guette. Dans notre situation, il importe de ne donner prise ni à la jalousie du populaire, ni à l’avidité du gouvernement. Sachez, d’ailleurs, ma nièce, que nous n’avons pas toujours vécu dans le luxe. Mon propre père, votre aïeul, était un brocanteur dont la boutique sentait encore plus mauvais que les filets de Sakatlava. Acceptez donc l’époux qui vous est destiné. Vous lui ferez prendre des bains, et, en peu de jours, il s’initiera à vos raffinements.
La jeune Rébecca baissa la tête en signe de soumission, mais elle se promit que le pêcheur paierait cher son audace.
La première fois qu’elle vit Sakatlava, elle lui montra ses ongles savamment taillés qui brillaient comme de l’onyx et elle lui demanda de faire nettoyer et polir les siens, ainsi que de recourir à divers soins de toilette avant d’entrer dans le lit nuptial.
— Il n’est pas besoin de tant d’histoires pour que nous dormions ensemble, répondit Sakatlava. Je suis un héros et le troisième lauréat du concours.
— C’est pourquoi je me réjouis d’être votre femme, fit Rébecca. Mais l’héroïsme ne vous dispense pas d’aller chez la manucure. N’êtes-vous pas devenu riche ? Il faut vous conformer à votre nouvel état et adopter les usages de ceux qui ont une grande fortune.
Les personnes qui sont préposées aux soins du corps s’emparèrent alors de Sakatlava. Il fut conduit aux étuves. Sa peau fut grattée et massée. Un dentiste explora sa bouche et se livra à des opérations de prothèse longues et douloureuses. Des médecins l’examinèrent. Ils trouvèrent qu’il respirait mal à cause des végétations, que ses amygdales étaient d’une grosseur alarmante, que son appendice vermiculaire le menaçait d’une crise mortelle et qu’il importait de le débarrasser de ces excroissances pathologiques et de ces organes abcédés. Et comme Sakatlava protestait qu’il ne se sentait pas malade, Rébecca lui fit observer que les gens riches avaient plus de maladies que les autres et que leur habitude était de se soumettre aux volontés des chirurgiens.
Lorsqu’on eut bien coupé dans son nez, sa gorge et ses entrailles, Sakatlava se sentit plus faible qu’avant. Ce fut le moment que choisit Rébecca pour lui dire que, dans sa situation de fortune, il ne pouvait ignorer ni la danse, ni les sports. Des professeurs lui enseignèrent à sauter sur ses pieds. Mais à peine savait-il esquisser un pas que la mode avait changé et qu’il était obligé d’en apprendre un autre. On lui mit entre les mains des balles qu’il fallait lancer et rattraper avec des raquettes, des bâtons bizarres avec lesquels il devait, en courant à travers champs, pousser des boules dans des trous. Ces exercices étaient d’autant plus fatigants que, pour chacun d’eux, il était indispensable de revêtir un costume. Et, quoiqu’il eût deux valets de chambre, ce qui agaçait le plus Sakatlava c’était qu’il devait s’habiller de cinq ou six manières différentes entre son lever et son coucher.
Il dut également aller à la chasse, monter à cheval et connaître le langage des écuries, conduire une automobile et apprendre le mécanisme du moteur, jouer à des jeux de cartes qui étaient pour lui un casse-tête, entendre pendant quatre longues heures, dans un lieu appelé opéra, des chanteurs qui proféraient des paroles inintelligibles couvertes par une musique discordante, de sorte qu’elle ne permettait même pas de dormir.
Sakatlava commençait à penser que la vie serait supportable, n’étaient les distractions, lorsque Rébecca le jugea à point pour une dernière épreuve.
— Ce n’est pas tout de s’amuser, dit-elle un jour avec une secrète ironie. Les grandes fortunes ne se conservent que par les moyens qui les ont formées. Un homme très riche ne peut se dispenser d’être entendu aux affaires et habile en finance, sous peine d’une ruine rapide.
Alors le pêcheur dut s’initier aux mystères de l’argent, aligner des comptes, déchiffrer des bilans, fréquenter la Bourse, apprendre les reports et les déports, le ferme et les primes, s’exercer aux arbitrages, prévoir si le sucre baisserait et si le cuivre monterait, veiller sur les cours du blé à Calcutta et de la soie à Hong-Kong. Au bout de quelques semaines, il sentit que son cerveau éclatait et que ses nerfs étaient à bout.
Alors il se souvint qu’il était plus heureux, libre et pieds nus, quand, vêtu d’un simple caleçon de toile, il se chauffait au soleil sur les dalles du port et quand, après avoir vendu son poisson, il jouait aux dés avec ses camarades marins. Il prit en dégoût les servitudes de la fortune et souhaita de redevenir un pauvre pêcheur.
C’était le moment que Rébecca attendait. Elle lui donna quelques roupies qui le comblèrent de joie et pour lesquelles il la tint quitte de ses châteaux, de ses voitures, de ses domestiques, de ses amusements et de son hygiène, car il est aussi difficile de vivre dans l’opulence quand on a vécu dans la pauvreté que de s’accoutumer à la pauvreté quand on a connu la richesse.
Et voilà pour le troisième lauréat du concours institué par le prince Tanore. Quant au quatrième, c’était un agriculteur qui donnait l’exemple, devenu rare, de la fidélité à la vie des champs, de l’attachement aux anciennes coutumes et du respect des ancêtres, car c’était alors à qui déserterait la terre et renierait les traditions. Lorsque Rahadit fut invité à choisir son épouse parmi toutes les vierges du royaume, il dit simplement :
— Je ne veux point d’autre compagne que l’aimable Rahadita, à laquelle je suis promis depuis mon enfance.
Rahadita était de la même condition que Rahadit. Leurs fortunes étaient égales. Ils avaient été élevés dans les mêmes usages et selon les mêmes principes. C’est pourquoi, sans doute, ils furent parfaitement heureux et ne se séparèrent qu’à la mort.
Cependant le prince Tanore ayant su comment Baduc, sans avoir consommé le mariage, avait fui la princesse Gandour, demanda au ministre Samar un rapport sur les résultats des prix de vertu. Il apprit ainsi la fin misérable d’Yokim, la séparation de Sakatlava et de Rébecca, la félicité sans mélange de Rahadita et de Rahadit. Samar, connaissant enfin son maître, se garda cette fois de conclure qu’il l’avait bien dit. Et lorsque le conseil fut assemblé, le prince Tanore décida lui-même que la coutume des Samnites serait abolie dans le royaume de l’Inde.
— Peut-être, avança malignement Samar, serait-il bon d’établir par une loi que tous les sujets de Votre Majesté Très Lumineuse devront, comme Rahadit, se fiancer dès l’enfance à une jeune vierge de leur rang.
— Gardons-nous de légiférer, lui répondit Tanore.
Ubique dæmon !
Salvien.
Lorsque le jeune Hervé fut sur le point de naître, sa mère dit un jour :
— Si c’est un garçon, je ne veux pas qu’on l’effraie avec des contes de nourrice. Ces fables ridicules font des enfants peureux. J’élèverai le mien sans le secours ni de Croquemitaine ni du père Fouettard.
Ce fut un garçon qu’envoya le ciel et sa mère tint parole. Déjà, pour Hervé, un sens s’attachait aux mots. Déjà il connaissait les chiens qui aboient et qui mordent, les chats qui griffent, les vaches qui meuglent, les ânes qui ruent, la ronce qui déchire et la cuisante ortie, tout ce qui, dans la nature, entoure l’homme de périls et lui enseigne la prudence. Mais il ignorait les divinités de la Peur.
Cependant les filles de la Nuit et de l’Erèbe visitaient parfois sa poitrine. Tantôt elles lui conseillaient de résister par la violence à la servante Léonie qui, armée d’une éponge, se disposait à l’asperger d’une eau lustrale et savonneuse. Tantôt, sombre, muet, méditant les affronts et l’injustice, il se retirait, tel le fils de Pélée, dans le coin où le vigilant Cyrille range les plumeaux et l’encaustique. En vain deux ambassades se succédaient auprès de l’opiniâtre Myrmidon. Les Furies lui inspiraient de répondre aux douces prières par des trépignements et des clameurs aiguës.
Alors, contre Tisiphone et Alecto, la servante Léonie, consultant la sagesse des siècles, invoqua d’autres puissances. D’une voix sinistre et caverneuse, qu’elle accompagnait de coups violents frappés au mur de la cuisine, elle annonça l’arrivée de l’Être terrible qui emporte et mange les petits enfants. Ainsi se révéla le prince des ténèbres.
L’historien véridique doit reconnaître que cette ruse obtint une victoire complète. Sortant de sa tente, le fils de Pélée se montra soumis et repentant. Même il accepta d’une âme résignée une assiette d’épinards pour lesquels il ressentait un violent dégoût, mais qui sont, disait la servante Léonie, le balai de l’estomac, car elle abondait en recettes, proverbes et métaphores.
Et la vérité oblige encore à dire que le lieutenant de Belzébuth fut accueilli sans honte par celle qui, ayant mis Hervé au jour, voulait lui donner une âme forte et le garder des terreurs vaines. Auxiliaire de la police, Croquemitaine fut apprécié pour les services qu’il rendait. On eut ainsi la preuve que le gouvernement des cités ne saurait se passer de fictions, et, pour le jeune Hervé, l’âge mythologique s’ouvrit.
Le passé de Croquemitaine est un grand mystère. Ce personnage puissant et redoutable n’a pour références que de mauvais contes de fées. Son nom même ne figure pas dans les lexiques anciens. Il ne se traduit ni en italien, ni en anglais, ni en allemand, langue éminemment symbolique. Littré, qui a cherché une étymologie, reste hésitant devant l’énigme, car, s’il admet le sens de « croquer », il se perd en conjectures sur cette « mitaine ». Il y a peu d’apparence, en effet, que, pour effrayer les petits enfants, les nourrices leur représentent un ogre qui aurait la coutume bizarre de dévorer des moitiés de gants. Et quant à voir dans « mitaine » une altération du flamand metjien ou de l’allemand mædchen, qui veut dire petite fille, il y faut beaucoup de bonne volonté. J’ai donc sollicité sur ce sujet difficile la science de mon ami M. Cyprien Leborgne qui, après quatre mois de réflexions et de recherches, m’a porté la note suivante :
« Pour obtenir, avec quelque approximation, une étymologie incertaine et obscure, il importe d’aller du connu à l’inconnu. En ce qui touche Croquemitaine, nous possédons, grâce au substantif croquignole, une indication précieuse. Ces deux mots éveillent également, par simple analogie, la fausse idée de dents qui mordent avec force. Dans le bon et authentique langage, croquignole, avant d’être une petite pâtisserie sèche et dure, signifie un coup qui se donne avec le doigt replié, en très bas latin curcinodula. Ici, « croque » offre nettement le sens d’objet courbé, de jointure. Ce premier résultat étant acquis, demandons-nous ce que signifie, en vieux français, « mitaine », ou « miton », d’où est venue l’expression « c’est miton mitaine » qu’aujourd’hui nous remplaçons volontiers par kif-kif, déformation de l’arabe. « Miton » désignait tout espèce d’ouvrage de mercerie et de tricot avant de s’appliquer, sous la forme « mitaine », à une sorte de gant. Dès lors, il devient facile de discerner que le monstre grossièrement figuré, que l’on compose avec de vieilles défroques et que l’on place dans les arbres à fruits pour en écarter les corbeaux et autres oiseaux pillards, a dû s’appeler dans nos campagnes croquemiton, autrement dit chiffon plié ou noué. De là est venu tout naturellement croquemitaine, puisque miton égale mitaine. Ne vous étonnez donc pas que ce personnage fabuleux soit privé de généalogie, qu’il ne descende d’aucun héros historique ou légendaire et qu’il ne se traduise dans les idiomes étrangers que par son vrai nom, qui est épouvantail à moineaux. »
Si longue que soit la démonstration de M. Cyprien Leborgne, j’ai cru devoir la reproduire et je suis prêt à m’en contenter à défaut d’un autre. Il est d’ailleurs important, pour l’étude des mythes et comme contribution aux célèbres travaux de Sir James Frazer, de savoir que, logé d’abord par un paysan dans un cerisier, conduit à la ville par des nourrices, Croquemitaine a pris tant d’empire sur l’esprit des humains.
Car sa réalité est aussi certaine que celle du gendarme et du commissaire, dont il a l’utilité. A son nom, au bruit horrible de ses pas, l’ordre se rétablit et les tumultes cessent. On reconnaît sa voix. On peut décrire son visage. Il ne constitue même pas une dérogation aux lois de la nature puisqu’il n’est ni plus noir, ni plus sonore, ni plus intermittent que le ramoneur. Enfin, non seulement des nourrices et des cuisinières, mais des personnes graves, savantes et dignes de foi, des pères et des mères pour tout dire, affirment que le monstre emporte les enfants, qu’elles ont vu sa hotte pleine et le traitent comme un génie obéissant et familier qui ne manque jamais de répondre à leur appel.
Ainsi se trouve démontrée l’existence objective de Croquemitaine. Mais si l’on veut bien me permettre de parler comme M. Cyprien Leborgne, auquel nul pédantisme n’est étranger, rien n’est plus certain que son existence subjective, comme on en jugera par le témoignage de Guy, fils du voisin et compagnon des jeux d’Hervé.
Mûri par l’expérience et par deux saisons de plus écoulées sur cette terre, l’esprit de Guy s’ouvrait à des notions équivoques et confuses. Déjà il accédait au doute, sinon quant à la présence, du moins quant à l’activité, dans le monde sensible, des ogres qui enlèvent à domicile les petits enfants. Des invocations non suivies d’effets, des menaces qui ne s’étaient pas accomplies l’avaient lentement convaincu qu’il était en quelque sorte tabou aux yeux des puissances infernales. Cependant Guy concevait que cette immunité ne fût pas universelle. Il inclinait à la regarder comme un privilège de la raison. Et du moment qu’Hervé croyait à Croquemitaine, il était logique et nécessaire que Croquemitaine, inoffensif pour Guy, fût dangereux pour Hervé. Aussi, lorsqu’il s’agissait de passer un de ces couloirs pleins d’embûches et de mystères, où se dissimulent les puissances de l’ombre, Guy, sans frémir, marchait en avant, tel le pieux Énée protégé par le rameau d’or. Puis, ayant inspecté le profond labyrinthe :
— Croquemitaine n’y est pas, s’écriait-il. Tu peux venir !
Cependant de sourds progrès du rationalisme firent qu’à l’âge où Guy avait cessé de craindre Croquemitaine, Hervé commença à ne plus le redouter. Il lui parut que l’Être avait une voix peu virile et fort semblable à l’aigre fausset de Léonie. Il garda pour lui le secret de cette découverte. Mais quand il fut de nouveau menacé du justicier et du punisseur, il prononça hardiment ces paroles calculées :
— D’abord, ça n’existe pas, Croquemitaine !
Bien que ce jour fût inévitable, comme celui de toute séparation, le père et la mère furent tristes et soucieux. Ils regrettaient Croquemitaine à l’égal d’une bonne domestique dont la conduite a été irréprochable et qui annonce son mariage prochain. Aussi, et sans mesurer l’étendue de leur humiliation et de leur déchéance, s’efforcèrent-ils de retenir l’intègre serviteur des familles. Et ils n’hésitèrent pas à recourir à la fraude pour ménager une utile fiction.
La servante Léonie ayant été avertie de l’événement, son sang ne fit qu’un tour.
— Ah ! Ah ! dit-elle au révolté, tu ne crois pas à Croquemitaine ? Eh ! bien, quand tu voudras, je te montrerai sa maison.
Hervé releva le défi avec une anxiété secrète et suivit Léonie qui marchait à grands pas vers le bourg, car, l’été étant venu, on habitait la campagne.
… Semblable à l’antre du Cyclope, l’échoppe du savetier Ulmer se dresse au bout d’une impasse entre de vieilles masures. Bien qu’il porte la couleur du fer et l’odeur du cuir, Ulmer est doux et paisible. Il nourrit des sentiments conservateurs. Il cultive les traditions. Aussi garde-t-il sur sa muraille une image qui représente le président Fallières, ce qui lui donne l’impression de vivre avec l’Histoire. Mais, sauf l’ornement de cette tête majestueuse et fleurie, un noir amoncellement de bottes prête à ce lieu un aspect sinistre qu’aggravent les coups frappés sur les douves par un tonnelier du voisinage. Et il se trouva qu’au moment où la commission d’enquête chargée de contrôler l’existence de Croquemitaine s’engageait dans le cul de sac, des cris et des gémissements retentirent, tandis qu’une voix de tonnerre jetait cet oracle :
— Si ça continue, vous allez recevoir sur la figure !
En entendant ces mots épouvantables, Hervé serra fortement la main de Léonie et l’entraîna vers la lumière du jour, jugeant qu’il était trop facile de descendre aux enfers.
Il est attesté qu’à la suite de cette expédition audacieuse Croquemitaine fut restauré dans son prestige et dans son pouvoir. Mais les restaurations sont fragiles et durent peu. Revenu triomphant de l’échoppe d’Ulmer Croquemitaine n’acheva même pas ses Cent-Jours.
— Heureusement, dit la mère, il nous reste le Diable !
… dum CapitoliumScandet cum tacita virgine pontifex.Horace.
… quoique la vierge ne monte plus, silencieuse, derrière le pontife, au Capitole.
Carducci.
Symmaque. — Que l’existence était belle autrefois, Flamininus ! Qu’elle était calme et ordonnée ! Nous n’avons pas assez goûté la douceur de vivre et nous nous sommes préparé des regrets jusqu’à la fin de nos tristes jours. Nous voici sur la terre africaine, errants et misérables. Hélas ! Mon père possédait trois palais à Rome, quinze villas à travers l’Italie. Je dois me contenter de deux petites chambres que je partage avec ma famille. Et pour que nous mangions du pain, mon épouse vend l’une après l’autre les perles de son collier.
Flamininus. — Il est de plus grands sujets d’affliction pour nos âmes. Pourquoi pleurer les temps qui ont précédé notre exil ? Ceux qui sont morts avant l’arrivée du barbare Alaric ont été plus à plaindre que nous. Je désespérais dans Rome. J’espère à Carthage.
Symmaque. — Veux-tu dire, Flamininus, que de l’excès du mal sortira le bien ? C’est une maxime consolante à laquelle je ne crois plus.
Flamininus. — Homme de peu de foi, la cité agréable au ciel et protégée des astres est éternelle. Les calamités passagères que lui infligent les dieux sont un juste châtiment. Elles présagent un avenir plus beau. Nous nous purifions par l’épreuve et le malheur. Souviens-toi, Symmaque, de ce siècle de décadence qui reniait les traditions. Souviens-toi de ton père chéri et des luttes qu’il soutint pour les choses sacrées. Tous les jours, c’était une injure nouvelle, un temple qu’une loi inique fermait, un des nôtres qui passait au Galiléen. Les empereurs eux-mêmes s’acharnaient contre l’antique religion de Rome. Ils en persécutaient les serviteurs. Le moment vint où, au sein des familles, il ne fut plus permis d’honorer les dieux lares. Quels temps furent plus tristes que ceux où la vestale Claudia s’agenouillait devant le gril ridicule de Laurent ! Albe, cependant, voyait une autre gardienne du feu qui ne doit pas s’éteindre manquer à son vœu de chasteté sans être enterrée vivante, selon l’usage millénaire et toujours suivi. Est-ce à toi que je rappellerai encore l’insulte la plus cruelle qu’ait subie la religion des Romains ? L’année où fut enlevé l’autel de la Victoire était plus funèbre que celle où nous avons dû fuir et où la Ville a été pillée. Alors le successeur de Trajan et de Marc-Aurèle, qui avait abandonné pour Milan les sept collines, restait sourd aux adjurations de ton père. Gratien refusait même de l’admettre en sa présence. La divinité protectrice s’est retirée de l’Empire dès l’instant que le Sénat a cessé de l’honorer. Rome est punie comme l’avaient annoncé les livres sibyllins. Mais les Romains entendront les avis du ciel. Ils s’éloigneront des églises, et, sur les ruines qu’aura laissées le barbare Alaric, l’ordre des jours anciens refleurira.
Symmaque. — Je voudrais en avoir l’assurance. Mais je ne puis me défendre d’envier le sort de ceux qui n’ont pas connu la condition où nous sommes réduits. Rome, alors, semblait encore invincible. Et si la religion de nos ancêtres était mourante, elle expirait du moins lentement. Les vieux Romains pouvaient croire que les choses qu’ils aimaient dureraient toujours. Au milieu de ses amis, qui partageaient ses façons de penser, mon père avait l’illusion que tout restait en place. Les conservateurs vivent entre eux. Ainsi ils n’aperçoivent pas ce qui tombe et disparaît à chaque heure et c’est ce qui soutient leur courage. Mais nous ! Le fond de l’abîme est touché. Rome, si jamais nous y revenons, sera plus changée qu’en un siècle. Tu te trompes, Flamininus, quand tu supputes un retour à nos croyances. Les catastrophes ne ramènent pas le passé. Elles sont comme les tempêtes qui achèvent de renverser les vieux murs. Elles dispersent ce qui ne subsistait que par la force de l’habitude. Elles donnent un élan irrésistible aux novateurs. Peut-être, un moment, dans la communauté de l’infortune, auront-ils quelque attendrissement et quelque pitié pour ceux qui restent fidèles aux dieux. Chez les révolutionnaires eux-mêmes il paraît alors comme un regret de ce qui va périr. Ce moment ne dure pas. La sagesse est d’en profiter. N’attaquons plus les chrétiens. Ne raillons plus leur Christ, leurs apôtres et leurs martyrs. Gardons les images des dieux immortels vivantes dans nos cœurs, mais faisons-nous oublier et tolérer s’il se peut.
Flamininus. — Tolérance est le mot des tièdes. C’est aussi la supplication des vaincus. Les chrétiens nous disent déjà que nous invoquons la tolérance depuis que nous sommes persécutés. Nous serons perdus le jour où nous accepterons l’égalité des cultes et où nous cesserons de rappeler que l’adoration des dieux est la religion de l’État. La politique des concessions n’est pas seulement honteuse et lâche. Elle est inepte. Est-ce à l’heure où le maître du monde manifeste si clairement sa colère que nous allons renoncer à la lutte ? Notre vieille religion a passé par d’autres épreuves et c’est quand on la croyait morte qu’elle a eu ses plus belles renaissances. Quand parut-elle plus bas qu’à la fin de la République, au temps où la Grèce vaincue nous donnait, par une sorte de vengeance, le poison de sa philosophie ? Alors l’impiété fut si grande que l’athéisme était professé par les poètes et les consuls. Auguste vint. Il releva les autels et Virgile honora pour toujours ce que Lucrèce avait souillé. Souviens-toi encore du noble Julien avec qui notre culte remonta sur le trône après un exil de quarante ans. L’éclatante conversion du neveu de Constantin ne prouve-t-elle pas que les dieux sont immortels ? Si nous ne les trahissons pas, ils ne peuvent nous trahir.
Symmaque. — Je le sais. Et il y eut aussi Eugène, cet empereur que nous avaient donné Arbogaste et Ricomer, généraux d’une si vive piété.
Flamininus. — Il est vrai que les généraux se signalent presque tous par leur zèle pour la religion. Mais pourquoi me parles-tu du rhéteur Eugène ?
Symmaque. — Parce que, loin de lui être reconnaissants, loin de lui élever des statues, nous l’avons justement renié. Si le zèle des militaires est certain, il est rare qu’il se manifeste, ce qui vaut mieux car il est encore plus rare qu’il soit fécond. En apportant à Eugène la robe pontificale que Gratien avait repoussée, Arbogaste et Ricomer ont hâté notre décadence. Rien n’est pire, pour une cause comme la nôtre, qu’un réacteur intempestif et maladroit. Il agit comme ces médecins qui tuent les vieillards pour leur rendre quelques mois de jeunesse. Et Julien, Julien lui-même, le restaurateur des temples, ne nous a-t-il pas fait plus de mal que de bien ? Il méconnaissait Rome et les dieux indigètes. L’a-t-on vu sacrifier au Capitole une seule fois ? Il demandait sa doctrine aux sophistes d’Alexandrie et à ces Hellènes dont tu dénonçais tout à l’heure la corruption. En voulant réformer la religion des dieux, il l’a affaiblie. Sa malheureuse tentative n’a servi qu’à exalter l’audace des chrétiens. Son règne de vingt mois nous a causé des dommages plus irréparables que ceux de Constantin et de Constance et j’aime mieux ces prudents empereurs qui, du moins, nous ménageaient, tout en cédant aux idées du jour.
Flamininus. — Je te plains, Symmaque, L’excès de nos souffrances t’accable et te réduit au désespoir. Prie les dieux qu’ils te rendent le courage. L’homme qu’ils soutiennent de leur force sait que rien n’est impossible et qu’il n’est pas de courant qui ne se puisse remonter.
Symmaque. — Mon plus grand malheur est de voir les choses telles qu’elles sont. Dans mon jeune âge, ma confiance était fière et ardent mon goût de la lutte. C’est maintenant que j’ai le plus de courage parce que je n’ai plus d’illusions. Sois tranquille, je n’abandonnerai pas la foi de mes aïeux et je mourrai dans la croyance où je suis né. Mais comment fermerais-je les yeux à ce qui se passe autour de moi ? Je sais que je sers une cause condamnée. Tout ce qu’on a essayé pour combattre les progrès du christianisme a été inutile et n’a eu d’autre effet que de dénaturer la religion des Romains. Ce ne sont pas seulement les cultes étrangers que l’on a appelés à son aide, les divinités de l’Égypte, de la Perse et de la Phrygie qu’on a introduites dans le Panthéon. Ce sont les doctrines des disciples de Platon et les philosophies à la mode. Tantôt on flattait le goût de l’archaïsme et tantôt celui des nouveautés. Par là on a répandu dans les esprits le doute et l’incertitude. Déjà nos mystères ne sont plus compris de ceux qui viennent encore dans les temples. A la fin, on oubliera jusqu’aux règles des sacrifices. Je suis pénétré de cette vérité amère : le rite ethnique n’a plus pour lui que la coutume et les mœurs. Seul l’usage lui permet encore de durer. Gardons-nous d’ébranler ce qui reste, soit par des innovations dangereuses, soit en demandant trop à la nature et aux hommes.
Flamininus. — Ton père l’a dit, Symmaque, le respect de la coutume est une chose grande. Se soutient-il sans les institutions ? C’est en vain qu’auprès du prince l’éloquent auteur de tes jours, réduisant ses demandes à la plus modeste mesure, avait invoqué la liberté de conscience. C’est en vain que, se fondant sur le caractère sacré des testaments, il avait revendiqué les biens injustement retenus par le fisc, quoiqu’ils eussent été donnés aux vierges et aux pontifes par la volonté légale des mourants. Cette tactique aussi, les tiens l’ont loyalement essayée. Elle nous a conduits à des reculs toujours plus étendus. Elle ne nous a valu que des déceptions. Et qui donc répondit alors à ton père ? Son propre cousin, l’évêque Ambroise, car il y avait déjà des contempteurs des dieux parmi les plus illustres familles. Ambroise prétendait qu’en réclamant le bénéfice du droit commun ton père voulait pour les fidèles de notre religion un privilège et une faveur. A nous faire humbles, à mendier une petite place dans l’État dont nous sommes les plus fermes soutiens, nous n’avons rien obtenu et nous nous sommes déshonorés.
Symmaque. — Le jour où il s’éleva contre la touchante requête des sénateurs, mon cousin Ambroise ne vit pas loin dans le temps. Par une suite immanquable, sa thèse se retournera contre sa propre secte. Notre cause est perdue sans doute. Ce qui me console, c’est la certitude que la sienne ne triomphera pas éternellement. Elle aura aussi de suprêmes défenseurs qui penseront tout ce que nous avons pensé et souffriront autant que nous avons souffert. Les raisons dont les chrétiens nous accablent les blesseront à leur tour. Tout tombe en désuétude, tout se flétrit, tout meurt. C’est nous qui sommes aujourd’hui l’antique observance. Pour que ce soient les chrétiens, combien de siècles faudra-t-il ? A peu près ce qu’il s’en est écoulé depuis l’âge où la louve allaitait les divins jumeaux. Imprudent Ambroise ! Un jour viendra où son Église sera combattue avec les armes qu’il a aiguisées contre nous. Alors elle ramassera les arguments dont nous nous sommes servis. Avant que les fils aient succédé quarante fois aux pères, d’autres impies diront aux chrétiens ce qu’ils nous jettent à la face : « Vous êtes le passé. Nous sommes l’avenir. Vous vous attardez aux superstitions et à l’erreur. Ce n’est pas dans son enfance que l’humanité a connu la raison. Ce n’est pas à son lever que le soleil a le plus d’éclat. Nous sommes la vérité, la lumière et le progrès. »
Flamininus. — Tu parles de ces choses comme si déjà tu étais mort au monde ou comme si tu les voyais d’un astre lointain. Laissons ces vengeances posthumes à d’inutiles rêveurs. Travaillons plutôt, grâce aux conjonctures, à rétablir dans sa primauté la religion qui a fait la grandeur de Rome.
Symmaque. — Et de quels moyens disposons-nous pour une si grande entreprise ? La noblesse romaine, généreux appui des antiques croyances, est dispersée. Elle est misérable. En perdant la Ville, elle a tout perdu et des familles patriciennes s’éteignent tous les jours. Celles qui subsistent ne retrouveront qu’une faible portion de leurs richesses. Que leur restera-t-il pour nourrir nos prêtres sans traitement, pour entretenir nos temples privés de l’annone ? Les dons et les offrandes vont se tarir par la ruine des particuliers. Une religion qui a possession d’ancienneté étend son empire sur les âmes, et les lois ne parviendraient pas à l’abolir. Mais, quand elle a perdu l’aide et les subsides du prince, détruire ceux qui la font vivre par leurs libéralités c’est la détruire elle-même. Alors une révolution sociale est encore plus grave qu’une révolution religieuse. Et ce que l’invasion des Goths nous a apporté, ne nous y trompons pas, Flamininus, c’est une révolution sociale. Je le sens, notre civilisation va périr.
Flamininus. — Toujours ces images d’abîme, ces idées de mort. Sais-tu d’où elles te viennent ? A ton insu, tu les as prises des chrétiens et des juifs et de ce forcené qui, à Patmos, au bord de la mer féconde, annonçait l’extermination du genre humain.
Symmaque. — Non, Flamininus, je n’ai point de goût pour ces imaginations fumeuses et sanglantes. Je crois à l’éternité du monde, mais à son perpétuel renouvellement. C’est pourquoi les conservateurs sont destinés à perdre toujours, car ils s’attachent aux formes des choses, qui sont changeantes et périssables. Mais ils triomphent dans leur défaite parce que les révolutionnaires, à leur tour, doivent conserver, avec les lois essentielles des sociétés, les résultats de leur révolution. Un Symmaque, un Flamininus poursuivent leur dialogue depuis la naissance des religions et des cités et le poursuivront longtemps après nous.
Flamininus. — Que veux-tu dire ?
Symmaque. — Que nos dieux en avaient détrôné d’autres auxquels leurs adorateurs n’ont renoncé qu’après de longues luttes et un cruel déchirement.
Flamininus. — Je t’en prie, n’égale pas à nos dieux souriants et affables ce barbare Christus au nom duquel le fanatisme brise les statues, brûle les livres et jette un voile funèbre sur la vie. Notre religion généreuse embrasse toutes celles qui ne refusent pas elles-mêmes de l’embrasser. Elle ne connaît pas le fléau des schismes et des hérésies. Ne la compare pas à ces mystères sombres et jaloux qui engendrent la discorde et dont les fidèles se déchirent pour un mot dépourvu de sens ou pour une lettre changée de place. Leur dieu est l’ennemi des nôtres. Il n’y a pas de commune mesure entre les chrétiens et nous.
Symmaque. — Le plus grand ennemi de nos dieux, Flamininus, ce n’est pas le Christ. C’est la vulgarité. Que ne fera-t-elle pas de sa religion ! Depuis longtemps, elle a déformé la nôtre. Elle a rabaissé nos symboles à son niveau. Bacchus est devenu le dieu des ivrognes et Mercure celui des voleurs. Dire que c’est par là que Bacchus et Mercure ont le plus de chances de durer ! Étrange force qui ramène le ciel vers la terre. Le christianisme ne la vaincra pas. Déjà les foules, incertaines entre les autels, le corrompent, mais en lui apportant ce que nos traditions ont de moins noble et nos rites de plus grossier. Augustin, cet enragé, se désole parce que ses convertis ne renoncent pas à s’envoyer de petits cadeaux pour les calendes de janvier, et, aux Saturnales, mettent des masques et se travestissent en femmes ou en bêtes. Il ne détruira pas ces vieux usages par lesquels nous nous perpétuerons dans les siècles lointains.
Flamininus. — Ton esprit chagrin s’obstine à ne pas voir ce qu’il y a de grand dans les choses religieuses. Ta palingénésie elle-même est pessimiste. Ta sinistre hypothèse découronne à la fois l’Olympe et l’humanité. Comptes-tu pour rien la figure rayonnante de nos déités confondues avec le monde céleste ? Apollon et Diane échapperont toujours aux atteintes du vulgaire. Nous avons pour nous la pensée, l’art et la poésie qui rendent notre religion immortelle.
Symmaque. — J’en demeure d’accord. Homère et Virgile vivront plus longtemps dans la mémoire des hommes que Jean de Patmos, Ambroise et Augustin. Une littérature impérissable, modèle de quiconque voudra écrire, source où l’inspiration se rafraîchira, est notre palladium le plus sûr. Aujourd’hui même, c’est par les lettres et les lettrés que se soutient notre religion. Les chrétiens n’échappent pas à ce prestige par lequel ils accèdent malgré eux à nos sentiments et à nos idées. Connais-tu ce Pescennius qui a composé jadis des libelles contre nous ? Ce n’est un barbare ni par l’esprit ni par le cœur. S’il n’a pas renié la superstition chrétienne, — et je doute qu’il la renie jamais, — il a compris ce que le culte national avait de grand et de beau. Les malheurs de la patrie l’ont touché. Il est devenu notre auxiliaire. J’ai lu de lui de nobles pages où il évoque le Génie du peuple romain qui, triste et le visage baigné de larmes, apparut une nuit au césar Julien. J’en ai lu d’autres où, accusant le funeste et sacrilège enlèvement de l’autel de la Victoire, il demandait que, pour le salut commun, la déesse fût rappelée dans le Sénat et avec elle les vertus qui avaient rendu Rome puissante et redoutée. J’honore l’œuvre et le courage de Pescennius. Puisse-t-il avoir des disciples nombreux !
Flamininus. — Quoi ! Tu consentirais à prendre pour allié cet impie ? Je connais Pescennius. Ses livres ambigus et qui te réjouissent n’ont fait que trop de mal parmi nous. C’est un disciple de Tatien et d’Athénagore et surtout de ce hideux Hermias qui a couvert nos pontifes de ridicule et versé sur nos croyances son acide ironie. Et c’est à cet homme-là que nous irions demander secours ? Mais il flotte lui-même entre les élégances du sophiste et l’apologie utilitaire de notre religion. Il la méprise et il en répand le mépris quand, la vidant de son contenu divin, il l’emploie à la conservation des cités. Loin de nous un tel panégyriste ! Si la chose était en mon pouvoir, c’est aux lions du cirque que je livrerais Pescennius.
Symmaque. — Crois-tu, Flamininus, que nos affaires soient dans un état si florissant que nous puissions nous passer de semblables défenseurs ? Parce qu’il est lui-même chrétien, Pescennius parle peut-être un langage plus propre que le nôtre à toucher les impies, à leur faire sentir, non seulement qu’il est honteux d’abuser de leur victoire, non seulement que la religion des ancêtres mérite d’être respectée, mais encore que le fanatisme et la haine des dieux sont indignes des sages et déshonorent l’esprit. Nous n’avons pas tant d’amis dans le monde. Prenons garde, en rejetant Pescennius, de décourager ceux qui s’offrent. Prenons garde de fournir une arme à ceux qui prétendent que nous voulons mourir renfermés en nous-mêmes et de donner raison à ceux qui disent : « Ce Pescennius est insensé, lui qui ne croit pas aux dieux, de consacrer ses talents à la défense d’une cause qui n’est pas la sienne et qui n’a pas d’avenir. »
Flamininus. — Tu ne m’ébranleras pas. J’opposerai une intransigeance salutaire à toutes les tentations que la faiblesse de ton âme prétend m’apporter. Il n’est pas d’abandon que tu ne sois prêt à consentir. Tu parles de cause sans avenir, et, par là, tu m’ouvres le fond de ton cœur. Mais une religion qui souffre que des athées prennent sa défense et qui invoque leur témoignage n’est plus qu’un cadavre impur.
Symmaque. — Nos points de départ sont trop éloignés. Je sens que nous n’arriverons pas à nous convaincre. Fidèle à l’exemple de mon père, J’aurai du moins tenté de sauver quelques vestiges des choses sacrées.
Flamininus. — Moi j’ai l’espoir de relever partout les autels, et, jusque dans le palais impérial, de restaurer le lararium du prince. Les grandes tâches n’effraient que les âmes timides. Les dieux te gardent, Symmaque !
Symmaque. — Que la Fortune t’assiste, Flamininus !
En dépit de ses talents militaires et de ses victoires qui avaient si souvent interdit aux Barbares le chemin de Rome, le général Stilicon n’avait pas l’estime de l’armée. Les légats, les tribuns et les centurions lui reprochaient son athéisme, car il avait osé détruire les livres sibyllins. Le corps des officiers, attaché à la tradition, ne lui pardonnait non plus le jour où, par un odieux sacrilège, il avait dépouillé les portes du Capitole de l’or qui les recouvrait. Cependant la foule des légionnaires, où les adeptes du Crucifié étaient nombreux, murmurait :
— Quelle apparence y a-t-il qu’un grand chef soit dévoué au Christ ? Stilicon n’est qu’un ambitieux. Il affecte notre croyance parce qu’il aspire au pouvoir suprême, mais il ne la partage pas. Et, d’ailleurs, il élève son fils dans l’idolâtrie des païens. »
Il est vrai qu’un doute subsiste sur la foi du général Stilicon, puisque le poète Claudien l’a chanté. Et Claudien, fidèle aux dieux de Rome, méprisait le christianisme. C’est que bien des cœurs hésitaient, en ces temps où la victoire du Galiléen n’était pas encore complète. Plus d’un, retenu par le respect humain dans l’observance ancienne, était tenté de passer à la religion de l’État. Et plus d’un regrettait de s’être converti au Christ quand paraissaient les signes d’une réaction.
S’il n’est pas certain que le général Stilicon ait été un chrétien sincère, Serena, son épouse, nièce de l’empereur Théodose par qui le paganisme fut durement persécuté, était ardente pour la foi nouvelle. C’était une femme sûre d’elle-même à cause de son intelligence et de sa beauté. Elle aimait à railler la superstition et les adorateurs attardés des idoles. C’est ainsi que l’annaliste Zosime rapporte d’elle et des causes de sa mort tragique une histoire qui se répéta longtemps chez les derniers païens comme une preuve de l’existence des célestes déités.
Il y avait à Rome un temple que l’antique piété vénérait entre tous. C’était celui de Cybèle, la bérécynthienne, la vierge mère des dieux, que les Romains nommaient encore Rhéa.
Mais la désolation était grande, en ce temps-là, dans les édifices sacrés. Les collèges des flamines et des pontifes étaient dissous. Le feu de Vesta avait cessé de brûler. Les frères Arvales ne faisaient plus entendre leurs chants liturgiques qui émouvaient les vieux Romains. Et le temple de Rhéa restait privé de cérémonies.
Il prit fantaisie à Serena d’y entrer, un jour qu’elle se promenait sur le Palatin avec une suite brillante de jeunes femmes et de jeunes hommes, familiers de sa maison. La générale avait toujours des idées neuves et hardies. Et la gracieuse Poppée battit des mains en s’écriant que ce serait très drôle de visiter un temple païen.
— Figure-toi, disait-elle à l’aimable Curculio en montant les marches, que je ne sais même pas comment c’est à l’intérieur.
— Il n’y a pas grande différence avec nos basiliques, répondit Curculio. Mais c’est un endroit curieux. Ma mère m’y menait encore lorsque j’étais petit. Alors je ne comprenais guère l’histoire de Cybèle que je vous expliquerai si je peux.
— Qu’y a-t-il donc à expliquer ? demanda la blonde Lucilla. Nous connaissons ces fables ridicules.
— On ne vous a pas tout dit, fit Curculio avec mystère.
Il s’efforçait d’ouvrir devant Serena la lourde porte de bronze dont les gonds grinçaient et il pria son ami Vibullius de l’aider. Mais Vibullius, triste et soucieux, restait à l’écart.
— Qu’as-tu donc, Vibullius ? lui demanda Serena de son ton impérial.
— J’avoue, répondit le jeune patricien, que je n’aime pas cette partie de plaisir. Moi aussi je suis venu dans ce lieu au temps de mon enfance. Mon père m’y conduisait. Il est resté attaché aux vieilles croyances jusqu’à son dernier jour. J’aurais peur d’offenser sa mémoire en entrant ici. Ne jouons pas avec des choses qui restent sacrées pour d’autres si elles ne le sont plus pour nous.
Vibullius avait hésité longtemps avant d’abandonner la foi des ancêtres. Il y tenait encore par des fibres cachées. Jeune garçon, il était remarqué pour sa piété exacte et il composait, en l’honneur des dieux, des hymnes qui lui valurent les éloges du grammairien Cornificius. Il se moquait alors des chrétiens. C’était lui qui avait dessiné sur le mur du Pædagogium son camarade Alaxamène agenouillé devant un âne mis en croix. Les archéologues ont retrouvé cette image et ils en ont disputé longuement.
Cependant, Vibullius ayant évoqué son père, l’élégant Aurélius s’écria avec un grand rire :
— Allons donc ! Et mon oncle qui était pontife suprême ! Où en serions-nous si nous nous arrêtions à nos souvenirs ? Nous savons tous que, dans nos familles, on a adoré les dieux. Mon cher Vibullius, n’ayons pas de ces scrupules surannés.
Il poussa la porte avec Curculio et la société pénétra dans le temple désert.
Il est vrai que le silence et la majesté du lieu gênèrent d’abord les profanateurs. Une voix secrète murmurait au fond de leur conscience que ce qu’ils faisaient n’était pas bien. Et la déesse couronnée de tours semblait les regarder avec une muette douleur. Serena s’aperçut du trouble de ses compagnons parce qu’elle le ressentait elle-même. Et elle voulut leur rendre le courage par un sarcasme impie.
— Voyez, dit-elle, l’amante d’Athys a l’air de regretter sa virginité éternelle et ses amples charmes sans emploi.
L’agréable Curculio, à qui la gaîté était revenue, s’empressa d’ajouter que Cybèle regrettait aussi l’idée funeste qu’elle avait inspirée au berger phrygien et Lucilla voulut savoir sur-le-champ quelle était cette idée.
— Je n’oserais le dire à voix haute, fit le jeune chrétien. Et je manquerais à la décence si je le disais à l’oreille d’une de vous.
Les jeunes femmes l’entourèrent, roucoulant toutes ensemble
— Curculio, cher petit Curculio, Curculiunculus de mon cœur, je t’en prie, ne parle pas par énigmes. Apprends-nous quel conseil Cybèle avait donné à Athys.
Curculio se défendait, jurant qu’il en avait déjà trop dit, qu’il ne voulait pas offenser la pudeur, et qu’il raconterait plutôt ce qui se passait dans l’ombre des temples le jour où la statue de Cybèle était portée au Tibre pour y être lavée solennellement.
— Ce qui s’y passait ? s’écria Poppée. Mais rien n’est plus connu. Enfin, c’étaient des horreurs. Je t’en prie, Curculio, tu sais que les femmes sont curieuses. Révèle-moi le secret d’Athys, sinon je le demande à Auréus.
Curculio, piqué, cherchait une comparaison honnête ou une image ingénieuse lorsqu’Aurélius, d’esprit plus prompt, dit que ce n’était pas si difficile à expliquer et que, pour punir le berger Athys, Cybèle l’avait rendu furieux, après quoi il s’était fait à lui-même ce qu’Eutrope avait subi lorsqu’il était un jeune esclave. Et Curculio fut dépité parce que cette allusion au ministre eunuque de Constantinople flattait Serena, Eutrope étant le mortel ennemi de Stilicon.
Alors la nièce de Théodose, enhardie elle-même par ces propos, reçut de Cybèle qui avait ordonné à Athys de mutiler sa propre chair, une inspiration qui devait lui coûter la vie. S’approchant de la statue sacrée, elle s’empara du collier de la déesse et le mit par défi à son cou.
La jeune troupe applaudissait lorsque des cris lugubres se firent entendre. Une vieille femme couverte d’un voile parut, et, lançant contre Serena des injures cruelles, lui reprocha son impiété et sa profanation. On sut par la suite que c’était une ancienne vierge de Vesta, dont les lois avaient fermé la maison, et qui, dans le temple solitaire, venait adresser ses prières aux dieux abandonnés, seul culte qu’ils eussent désormais le droit de recevoir. En vain s’efforçait-on de lui fermer la bouche. La vestale abondait en malédictions. Alors Aurélius et Curculio l’entraînèrent et délivrèrent Serena de son odieuse présence. Mais tandis que la folle descendait les degrés du temple, se retournant encore vers Cybèle, elle supplia la déesse de ne pas laisser le sacrilège sans vengeance et de punir Serena, son époux et ses enfants.
Vibullius avait disparu, déchiré de remords et incapable de supporter la douleur de la vestale. Serena elle-même, tout en affectant le dédain, avait perdu son assurance. Cependant, par orgueil, elle garda à son cou le collier de Rhéa. Mais, dans la nuit, un génie lui apparut qui lui prédit sa mort prochaine. Depuis, soit qu’elle dormît soit qu’elle fût éveillée, elle revit souvent le même spectre. Et, comme son âme était forte, elle se reprochait d’être encore accessible aux superstitions des païens.
Stilicon avait vaincu Alaric à Pollentia et Radagaise à Fésules, mais il n’avait pas désarmé l’hostilité des évêques, tandis qu’il restait suspect aux païens. Alors, ses ennemis, ne pouvant mettre à sa charge aucune défaite, insinuèrent qu’il n’achevait jamais ses victoires afin de se rendre nécessaire. On se rappela aussi qu’il était de naissance barbare. En peu de temps, le sauveur de Rome devint un brigand public. Abandonné de tous, il tendit lui-même sa gorge à l’épée d’un officier qui reçut en récompense le commandement de l’armée de Numidie.
Stilicon était un grand esprit et un grand cœur. Ce fils d’un soldat vandale, passionnément épris du nom romain, rêvait d’unir les chrétiens et les païens dans l’amour de la patrie. C’est pourquoi, n’ayant contenté personne, il fut taxé de trahison.
Veuve et privée de ses biens, Serena vivait pauvrement à Rome, levant une tête encore fière sous le malheur, lorsqu’après peu de temps Alaric parut devant la ville. Alors la panique régna. On n’accusa pas les généraux incapables mais bien notés parce qu’ils n’étaient suspects ni de paganisme ni d’hérésie et qui n’avaient pas su arrêter la marche des Goths. Le bruit courut que Stilicon lui-même, ayant échappé à la mort, se trouvait au camp ennemi et que ses complices s’apprêtaient à lui ouvrir les portes. Serena comparut devant le Sénat assemblé et, condamnée à la peine capitale, fut étranglée dans sa prison.
Les mains du bourreau suivirent le cercle que le collier de Cybèle leur avait tracé. Et les païens ne manquèrent pas de dire que la déesse-mère s’était vengée et que les malédictions de la vestale s’étaient accomplies. Cependant les auteurs chrétiens se sont tus. Car, ainsi qu’ils l’avaient redouté, et pendant plus d’un siècle encore, le châtiment de Serena prolongea le polythéisme sous le chaume crédule du pâtre et du laboureur.
Nanneno igitur, pensante fortunarum versabiles casus, ideoque cunctandum esse censente, Mallobaudes, alta pugnandi cupiditate raptatus, ut consueverat, ire in hostem differendi impatiens angebatur.
Ammien Marcellin, XXXI, 10.
L’année qui était celle du quatrième consulat de Gratien penchait déjà vers l’automne. Partout les nouvelles étaient mauvaises pour l’Empire. En Thrace, semblables à des bêtes féroces qui auraient brisé leur cage, les Goths avaient surpris et tué le tribun Barzimère, officier de valeur et formé aux fatigues des camps. Il fallut appeler des renforts et dégarnir les Gaules pour arrêter ces barbares. Alors, comme si les Furies eussent enflammé le monde, la rage de ces temps gagna les régions les plus lointaines. Ayant appris par la trahison d’un scutaire le départ de l’armée d’Occident, la nation des Alamans Lentiens leva quarante mille guerriers. En toute hâte, on dut pourvoir à ce péril nouveau.
Pour défendre les Alpes et le Rhin, Gratien hésitait entre deux chefs. De race franque, Mellobaude avait plus d’allant. Nannénus était plus circonspect.
— Si je confie mes légions à Mellobaude, pensait Gratien, il est capable de repousser d’un seul coup l’invasion, comme il peut épuiser mes dernières réserves dans une bataille téméraire. Avec l’autre, il n’est pas de désastre à craindre. Mais Nannénus calcule trop et temporise toujours, de sorte qu’il n’obtient jamais de succès décisif.
Et Gratien se rappela que le césar Valentinien, son père, avait coutume de dire : « Si vous voulez entrer dans des difficultés, prenez Mellobaude. Mais prenez encore Mellobaude si vous voulez en sortir. » Et il se souvint que, de Nannénus, Valentinien disait aussi : « C’est l’homme qui, lorsque les voleurs pénètrent dans la maison, ne va pas offrir sa gorge à leur couteau. Il se tient derrière la porte, le bâton levé. »
Alors Gratien délibéra de partager le commandement entre Mellobaude et Nannénus et de leur conférer à tous deux une autorité égale. Ainsi le sobre courage de l’un modérerait l’ardeur de l’autre, tandis que le bouillant ripuaire, prompt à l’offensive, animerait le prudent romain.
Les deux généraux ne s’aimaient pas. Souvent Nannénus, en présence de ses officiers, donnait la tactique de Mellobaude en exemple de ce qu’il ne fallait pas faire, et, devant les siens, Mellobaude raillait le nouveau Cunctator. Mais le siècle ne permettait plus aux militaires de rivaliser entre eux et de se réjouir des échecs du voisin, comme des poètes jaloux, ou de chercher des succès personnels, comme des acteurs sur un théâtre. Il n’y avait de salut que par l’union des efforts. Et, dans les combats, on ne voyait plus le maître de la cavalerie insensible aux appels que lui lançait le commandant des fantassins.
Nannénus et Mellobaude se rejoignirent à Mogontiacum, ville d’où l’on surveille les abords de la Germanie. Sur la rive du Rhin, qui roulait entre les roseaux des flots limoneux, ils se promenaient longuement, méditant leur plan de campagne et cherchant à marier leurs pensées, soucieux de sauver l’Empire.
— De quoi s’agit-il ? disait Mellobaude. Le problème stratégique que nous avons à résoudre est simple. Les Alamans se disposent à franchir la frontière. Marchons à eux. Entrons sur leur territoire et détruisons sans délai la force principale de l’ennemi. C’est la doctrine que tous les maîtres de l’art militaire ont enseignée.
Nannénus fit quelques pas sans répondre. Il regardait vers Castellum, que l’on nomme encore aujourd’hui Kastel, et dont la forteresse se dressait au delà du fleuve. Il semblait que le général romain voulût percer les lointaines profondeurs de la forêt hercynienne. Cependant Mellobaude poursuivait son discours :
— Attendrons-nous, pour attaquer, que l’ennemi ait envahi et dévasté notre territoire, qu’il se soit enhardi par un premier succès, que nos populations fugitives aient porté la démoralisation au cœur de la Gaule ? La seule vue de nos aigles et de nos enseignes frappera les barbares d’effroi. Assurons-nous sans tarder les avantages de l’offensive et de la surprise. Une victoire rapide épargnera le sang des nôtres, tous les jours plus rare et d’autant plus précieux.
— Tes paroles sont vraies, répondit le romain. Je songe sans cesse à nos cohortes qui se réduisent et qui doivent donner sur tous les points à la fois. Porter la guerre chez l’ennemi est le juste principe. Mais pouvons-nous risquer une défaite de Varus ? Auguste ne se consolait pas d’avoir perdu trois légions. Gratien n’a plus le moyen de les perdre. Je redoute que, sur leur propre terrain, parmi leurs montagnes et leurs fourrés, les Germains ne trouvent l’occasion de nous dresser des embuscades. Forts dans les lieux qu’ils connaissent, qui nous dit qu’une fois répandus dans nos plaines ils ne seront pas à notre merci ? On les a vus souvent, gorgés de nos fruits et de nos vins, s’offrir à nos coups comme du bétail. Il n’est pas une de leurs invasions que nous n’ayons repoussée, même sous Probus qui leur reprit soixante cités, même quand, sous Julien, ils furent parvenus à trois étapes de Lutèce. Chaque fois, nous les avons reconduits au delà du Rhin, souvent au delà du Neckar. Ce que les circonstances nous avaient alors imposé, recommençons-le volontairement et par méthode. Cette tactique est la meilleure puisqu’elle a toujours réussi.
Cependant Mellobaude, hochant la tête, prononça ces paroles :
— Rien n’assure qu’elle réussira toujours. Il n’est pas bon d’inciter les barbares à fouler le sol de l’Empire, de les habituer à franchir le mur. Il se peut qu’à la longue leurs invasions trouvent nos garnisons affaiblies et qu’après nous être flattés de les arrêter aux champs catalauniques, nous ne puissions même plus les battre aux Eaux Chaudes, où les Cimbres furent exterminés par Marius. Une pensée, Nannénus, m’obsède et m’alarme. En dépit des défaites que nous leur avons infligées, les Germains pullulent. Valentinien croyait avoir détruit leur puissance au berceau. Déjà ils ont réparé leurs pertes et leurs tribus s’accroissent, non seulement comme si elles n’avaient pas été vaincues, mais comme si elles avaient joui d’une paix séculaire. Dans cette race féroce, les femmes ont des portées plus nombreuses que les louves. Cependant les romaines cessent d’enfanter, notre jeunesse ne se renouvelle plus, et bientôt, devant dix barbares, à peine aurons-nous un homme en état de tenir le glaive.
— Si c’était le seul de nos maux ! répondit Nannénus. Mais le civisme disparaît. Le peuple romain prend en dégoût le métier des armes. Le jour n’est plus éloigné où, incapable de se défendre lui-même, il devra remettre la protection de l’Empire à des Sarmates, à des Saxons ou à je ne sais quels auxiliaires que l’Asie ou l’Afrique nous auront prêtés.
Nannénus se tut, craignant d’offenser Mellobaude, né de parents barbares. Mais il acheva l’idée qui tourmentait son esprit :
— Ne t’étonne pas des paroles que je vais dire. Plus j’y pense et plus je me demande si c’est bien à la guerre que nous devons recourir avec ces nations et si l’intrigue ne nous offrirait pas des moyens plus sûrs. Divisés contre eux-mêmes comme des bêtes affamées, les Germains ont le génie des dissensions. Pourquoi ne pas attiser leurs querelles, comme, jadis, le divin Jules celles des Gaulois ? Déjà nous nous sommes servis de la haine que les Burgondes portent aux Alamans. Avec un peu d’habileté, nous pourrions encore rallier les Vindéliciens et les Noriques. Mais je me demande d’autres fois, roulant ces soucis dans ma tête, s’il n’est pas trop tard, si les Germains ne se sentent pas unis entre eux par les liens du sang et du langage, s’ils se prêteront encore, par leurs rivalités, à notre politique. Alors mieux vaudrait composer avec eux que de les irriter et d’entretenir une guerre éternelle où le nombre doit nous écraser à la fin. Trop longtemps on a dit que la sincérité n’habitait pas leur cœur et que leurs paroles étaient autant de mensonges. Nous-mêmes, sommes-nous sans reproches ? Ne leur avons-nous pas donné des sujets de plainte ? Et la méfiance n’engendre-t-elle pas la méfiance ? C’est pour nous une vérité certaine que les Germains ont besoin de conquêtes comme d’air et de nourriture. Pourtant le monde est vaste et le soleil luit pour tous. Est-il impossible de faire comprendre aux fils d’Arminius que leur intérêt est de s’entendre avec nous ? Alors un pacte de voisinage et d’amitié garderait sur le Rhin cette paix romaine que nous nous épuisons à défendre jusqu’aux déserts de la Libye.
— Regarde ce fleuve, dit Mellobaude. A peine s’est-il écoulé quatre ans depuis que, non loin du lieu où nous sommes, il a vu, sur l’une de ses rives, le roi Macrin entouré de ses guerriers, tandis que, de l’autre rive, l’empereur et son escorte, toute brillante de nos enseignes, voguaient vers lui sur des barques légères. Plus d’un, je te l’accorde, fut étonné du succès de cette conférence. Et il est vrai que Macrin, ayant juré d’observer la paix, tint loyalement parole. Cependant, soit oubli, soit confiance, soit crainte de demander trop, Valentinien, dans le pacte, n’avait pas compris les alliés de Rome. Et Macrin put se vanter de n’être pas parjure lorsqu’il entra chez les Francs, massacrant et ravageant tout sur son passage. J’arrivai, Nannénus, je fus assez heureux pour tendre à ce barbare enivré de fureur un piège où il périt avec son armée. Permets-moi de ne plus croire à la vertu des pactes après cette expérience.
Nannénus allait répondre, lorsqu’un aide de camp s’approcha des deux généraux. Les ayant salués de l’épée, il leur dit :
— Des renseignements sûrs nous sont parvenus sur les mouvements des Lentiens. Après avoir rétrogradé devant les corps réunis des Petulans et des Celtes, ils ont de nouveau franchi le Rhin et marchent en direction d’Argentuaria. Leurs forces sont évaluées à quarante mille hommes selon les uns, à soixante mille selon les autres.
— Il n’y a pas un instant à perdre, dit Nannénus.
Et, sur-le-champ, il étudia avec Mellobaude le plan de la bataille.
Kab et les hommes robustes de la tribu que rallie le signe du Saumon marchaient vers la région des lacs, rentrant au foyer. Leurs âmes étaient lourdes et soucieuses. Pour trouver l’ambre et la poudre d’or, il fallait toujours aller plus loin. Partout des rivaux, soit qu’il s’agît de découvrir les gisements, soit qu’il s’agît de vendre les précieuses substances, obtenues par de longues recherches. Et les marchands, venus des pays étranges d’où ils apportent le sel, parlaient encore de hordes qui s’étaient mises en mouvement suivant le sens du soleil. Elles étaient armées, non de pierres taillées et d’os pointus, mais de haches, de flèches et de lances forgées dans un métal invincible dont elles avaient le secret.
Pensant à ces choses, les fils du Saumon se peignaient l’avenir de noires couleurs. Tantôt, alarmés par la concurrence, ils se demandaient comment ils se procureraient le sel, aussi nécessaire à la vie que les fruits et la venaison. Tantôt ils craignaient de ne plus retrouver les femmes et les enfants, réduits en esclavage par l’ennemi après qu’il aurait pillé les cavernes, abri des familles. Tantôt, enfin, ils se voyaient chassés du sol natal par l’envahisseur. Alors ils devraient chercher d’autres cavernes et d’autres terres que les occupants ne céderaient qu’après de durs combats.
Cependant l’esprit de Kab était ingénieux et hardi. Et il méditait dans sa tête, ses idées naissant et se succédant à la faveur de la marche cadencée.
— L’incertitude est le sort de l’homme, se disait Kab. La sécurité serait le plus grand des biens. Elle n’existe nulle part. Jamais nous ne savons si nous ne manquerons pas d’ambre et d’or. Jamais nous ne savons si d’autres n’en auront pas trouvé plus que nous, de sorte que, nos richesses se dépréciant par leur abondance, les marchands des pays d’au delà n’offriraient plus en échange que de moindres quantités de sel. J’étais habile à tailler les pierres, à les polir et à les fixer avec solidité dans un manche de bois dur. Mon industrie sera ruinée par celle des fondeurs de fer. Il faudra que je sois le premier à connaître leur art. Mais, jaloux, les fils du Saumon m’accuseront peut-être de sorcellerie et je courrai le risque d’être lapidé.
Cependant Kab songeait à Rhâ, son épouse, qu’il eût aimé à vêtir richement, et aux enfants de leur chair qu’il eût voulus heureux et forts par les viandes succulentes. Il songeait aussi aux Vieillards qui possèdent la science bienfaisante, auxquels il faut plaire car ils sont tout puissants, et qui initient à leurs mystères ceux qu’ils jugent dignes de leur succéder. Et Kab rêvait d’une invention, d’un service qu’il rendrait à la tribu et grâce auquel il s’élèverait jusqu’au Conseil qui gouverne les habitants des Grottes.
Par un mouvement rapide de sa pensée, un œil intérieur lui montra ces grottes ancestrales, sombres, humides, malsaines, mieux faites pour des animaux que pour des êtres doués de la parole et dont le front est tourné, non vers la terre, mais vers les cieux. Il vit aussi les lacs du pays où il était né, d’où la tribu tirait sa nourriture et son nom, car on distingue les peuples par leur aliment essentiel. Pêcheurs et mangeurs de saumons, constructeurs de pirogues légères, navigateurs des eaux limpides, est-ce que la vie des saumonides n’était pas sur cette plaine liquide et amicale, plutôt que dans les antres obscurs où les retenait l’habitude et qui les défendaient si mal contre les dangers ?
Alors une clarté se fit en lui. Il tressaillit comme les grands inventeurs. C’était la, sur le lac lui-même, qu’il fallait s’établir et vivre. Et il vit une cité lacustre, dont il serait l’auteur et le maître, avec des demeures baignées par la lumière du jour, comme il avait entendu dire qu’en avaient les hommes aux pays d’où vient le sel. Chacune de ces demeures s’élèverait sur un plancher soutenu par des pieux solides et fixé à quelque distance du rivage. On s’y rendrait soit en barque, soit à l’aide d’une passerelle qu’on relèverait le soir. Et la tribu vivrait dans la joie, à l’abri des périls.
Kab, sur le chemin du retour, approfondit ces choses. Et quand il fut auprès du foyer, quand, sur leur couche, il eut retrouvé l’épouse, il lui confia son idée, dans le mystère de la nuit, car il savait que Rhâ était prudente et de bon conseil.
Elle l’écouta et parla ainsi :
— Le projet est excellent, ô mon maître. Toutefois, prends garde aux Vieillards. Ils sont ennemis des nouveautés, fussent-elles utiles et bienfaisantes, et souvent ils font périr ceux qui les proposent. Tu serais perdu si un seul d’entre eux allait dire que l’abandon des grottes est une insulte aux ancêtres, dont les ombres offensées se vengeraient, ou bien que les génies invisibles puniraient la tribu parce qu’elle aurait manqué de respect au Saumon en construisant des habitations sur le lac, comme les castors. Les Vieillards sont méfiants et redoutables. Donne-leur plutôt l’illusion que, ton dessein, ils l’ont conçu eux-mêmes, afin qu’ils ne te soupçonnent pas d’usurper leur pouvoir.
Kab se réjouit parce que sa compagne était toujours inspirée par la sagesse. Et il ne se hâta pas de dévoiler ses plans. Même, fixant sur eux sa réflexion, il les rendait plus achevés. Par des paroles qu’il calculait avec soin, il préparait les Vieillards à l’acceptation et à la bienveillance. Tantôt il racontait comment, au pays du sel, les hommes, enrichis par le négoce, habitaient des demeures claires. Tantôt il parlait de ces hordes dont la marche était signalée, et qui, ajoutait-il avec astuce, n’avaient peur que de l’eau. Car ayant été chassés de leurs terres par une tempête qui avait poussé la mer bien au delà de ses bords, ces hommes s’imaginaient que tout espace humide leur était hostile, tandis qu’ils se riaient des autres obstacles, étant pourvus d’armes redoutables auxquelles les pierres les plus dures ne résistaient pas.
Et les Vieillards s’accoutumèrent à ces idées nouvelles. Pour la première fois, ils s’aperçurent que les cavernes étaient empestées et ressemblaient à des tanières. Ils regardèrent avec moins de confiance les rochers qu’en guise de portes on roulait aux entrées le soir. Peu à peu, comme Rhâ l’avait prévu, ils interrogèrent Kab, qui leur répondit avec habileté et déférence sous forme d’hypothèse, leur retournant même des questions, afin qu’ils parussent consultés et qu’ils eussent l’illusion d’avoir voulu les premiers ce qu’il leur suggérait. Ainsi ils s’habituaient à prendre son avis, et, sur leur désir, il forma de ses mains une ébauche de la cité nouvelle à l’aide de petits morceaux de bois.
Déjà le bruit se répandait dans la tribu que les cavernes allaient être abandonnées pour des habitations placées entre l’eau et le ciel. Les uns s’en promettaient une vie plus heureuse. D’autres se moquaient de ces nids aquatiques ou prophétisaient l’effondrement des pieux et la noyade des occupants. D’autres enfin, comme Rhâ l’avait prévu, montraient un visage sombre et désolé parce qu’on délaissait les usages des ancêtres. Mais, déjà, dans leur cœur, les Vieillards avaient décidé d’abolir l’ancien ordre de choses. Leur chef déclara que le Saumon lui-même lui était apparu dans un de ces songes qui révèlent les volontés des puissances souveraines. Et le Saumon avait dit :
— Que ma tribu habite près de moi. Qu’elle laisse les antres de la nuit à ceux qui sont morts afin qu’ils y poursuivent en paix leur seconde vie.
Ainsi furent conciliés le progrès et la tradition. Et la délibération fut portée devant le Conseil.
Cependant un petit groupe se tenait à l’écart de l’assemblée, marquant de la réprobation et de la tristesse. Ces hommes étaient estimés et d’ailleurs peu nombreux. C’étaient ceux qui composaient les chants funéraires et qui, par le moyen de paroles rythmées, fixaient dans les mémoires les hauts faits de la tribu. C’étaient encore ceux qui ornaient de peintures les poteries, qui modelaient des amulettes callipyges, et qui, sur la surface lisse des rochers, gravaient des scènes de chasse et de guerre. Ces hommes étaient doux et leur opposition peu redoutable. Aussi le chef des Vieillards leur donna-t-il volontiers la parole. Aad à la voix harmonieuse la prit en leur nom.
Et ce qu’il dit, les autres n’y avaient point songé. Il parla du lac inviolé qui allait retentir du bruit des maillets et se souiller par l’industrie des hommes. On ne reconnaîtrait plus ses rives aux nobles lignes, familières à tous ceux et à toutes celles du Saumon. C’était là qu’enfants ils avaient joué et que, dans le printemps de l’adolescence, ils avaient échangé leurs aveux d’amour. Ces souvenirs du cœur seraient à jamais abolis avec les arbres antiques, témoins d’une histoire plusieurs fois séculaire, qui ombrageaient les eaux et s’y reflétaient sous mille formes changeantes. L’onde elle-même, pure comme un cœur sans reproche, perdrait sa limpidité…
Après avoir longuement déroulé ces images, Aad évoqua la déesse du lac fuyant dans sa robe vaporeuse devant les profanateurs, et, par une audacieuse prosopopée, il la fit parler en ces termes :
— O vous qui ne songez qu’à l’utile et qui ne respectez pas l’œuvre du céleste fécondateur, sachez que votre âme deviendra sèche et votre cœur désert. Par moi, votre vie était parfumée. En m’exilant, vous vous condamnez aux labeurs mécaniques qui oppriment les hommes, altèrent leur essence divine et tuent leur foie. »
Ayant parlé, Aad fut salué par un murmure d’admiration. Les Vieillards eux-mêmes l’avaient écouté avec complaisance, car son éloquence et ses chants étaient l’honneur de la tribu. Mais leur décision ne fut pas changée par son discours.
Cependant l’inquiétude oppressait le cœur de Kab. Il se demandait si les amateurs de vieilleries n’allaient pas l’emporter et détruire, avant qu’elle fût née, la cité lacustre. Inventif pour la construction et le commerce, il n’était pas habile au jeu des idées et il ne trouvait pas de réponse à des objections qu’il jugeait oiseuses et puériles. Aussi attendait-il avec anxiété que quelqu’un réfutât les vains propos d’Aad, quand le chef des Anciens prit la parole. Et le miel de la raison coula de sa barbe neigeuse.
— Les ans, dit-il, ont passé sur ma tête. J’ai vu beaucoup de choses. J’ai donc vu des changements nombreux. Je sais que nos ancêtres n’ont pas toujours habité les profondeurs de ces montagnes. Ces antres étaient vierges lorsqu’ils les noircirent du feu de leurs foyers. Et le miroir intact de l’eau n’avait pas été fendu par nos filets et nos pirogues. Nulle voix humaine n’avait éveillé ces échos. Pourtant la déesse du lac ne nous a pas maudits, de même que les génies protecteurs des cavernes sont restés parmi nous. Aad nous invite à tourner les yeux vers le passé. Regardons vers l’avenir. Qui sait si, un jour, les habitations que nous aurons élevées sur les eaux ne seront pas à leur tour abandonnées et détruites ? Alors ces demeures, qui pour nous sont nouvelles, deviendront chères à ceux qui les auront connues depuis les jours dorés de leur enfance. C’est là qu’ils auront vécu, aimé, chanté, qu’ils auront vu naître leurs fils et fermé les yeux de leurs parents. Pour eux, le souvenir donnera une âme à ces poutres équarries et ils ne les quitteront pas sans douleur. Ils pleureront sur leur ville disparue, et, eux non plus, ils ne reconnaîtront pas le lac. Et d’autres Aad s’attristeront si, plus tard, sur ces rivages, des hommes savants et hardis élèvent des murs et des machines. D’autres Aad s’attristeront encore lorsque ces murs se seront effondrés, lorsqu’à ces machines auront succédé des mécaniques plus parfaites. Sache-le, peuple du Saumon, tu n’es pas la première génération qui regrette le visage du monde. Tu n’es pas la dernière non plus.
On applaudit le Sage, l’Inspiré, et il se hâta de prononcer les formules qui consacrent les décisions du Conseil et leur donnent force de loi. Et Kab, à l’instant, se mit au travail.
Mais tandis que, sous ses ordres, ceux du Saumon édifiaient la cité lacustre, il pensait en lui-même :
— Oui, le vieillard a bien parlé. Sa ruse et sa subtilité passent la mienne. Mais pourquoi a-t-il dit qu’un jour viendrait où mes constructions sans pareilles seraient délaissées comme les cavernes fumeuses ? Mon œuvre est définitive. On ne la remplacera pas. On pourra l’imiter seulement.
Et Kab, l’architecte, chargé d’ans et d’honneurs, mourut dans l’illusion qu’il avait bâti pour l’éternité.
On causait, dans un cercle parisien, de ces deux anarchistes italiens condamnés à mort aux États-Unis et dont le cas est surtout une de ces « affaires » qui prennent tout à coup la valeur d’un symbole. On ne manquait pas d’évoquer d’autres « affaires » célèbres et de remarquer le revirement subit du sentiment public à l’égard de la grande république américaine qui passait, naguère encore, pour la terre de la liberté et le phare de la démocratie.
— Nous n’aurions qu’à chercher dans le catalogue de la bibliothèque, dit le général baron Grimbert, doyen d’âge du club, pour y trouver une espèce de petit roman d’un homme d’esprit qui écrivait sous le second Empire et qui était libéral. Ce Laboulaye n’était pas une bête. Son Prince Caniche est un ouvrage charmant que les générations nouvelles ne connaissent plus. De mon temps, nous ne lisions pas beaucoup, mais elles lisent encore moins que le sous-lieutenant de hussards que j’étais avant la guerre, je veux dire celle de 1870. Je me rappelle en ce moment combien ce Laboulaye m’irrita avec son Paris en Amérique que les adversaires de l’Empire portaient aux nues et où il opposait au gouvernement de la France sous Napoléon III les libertés et les garanties dont jouissaient les citoyens des États-Unis. Ce souvenir de jeunesse fait que, tout à l’heure, j’ai longuement serré la main de notre ami Greenwood. Jamais ce représentant de la bannière étoilée ne m’a paru plus sympathique. Ce que c’est que de vivre vieux ! L’âge nous apporte des revanches singulières. C’est égal, jamais je n’aurais imaginé que les États-Unis passeraient un jour pour le pays de la réaction.
— On a écrit l’histoire de presque tout ce qui a été, dit alors l’académicien F… On a écrit l’histoire des peuples et celle des philosophies l’histoire des arts, des sciences, des inventions, des voyages, du commerce, des lois. Il est une histoire que jamais on n’écrira parce qu’elle est impalpable et diverse à l’excès, celle des opinions. Homère a dit que les idées des hommes leur étaient envoyées par Zeus tous les jours. C’est pourquoi elles changent comme le temps. Et c’est pourquoi chacune d’elles a son tour. Mme de Boigne raconte dans ses Souvenirs qu’elle fut invitée au palais de Fontainebleau quelques mois après la révolution de 1830. C’était la première réception du nouveau monarque à qui la bonne société tournait le dos. Mme de Boigne n’avait pas de ces préjugés. Elle était d’avis que tous les gouvernements sont bons du moment qu’ils font respecter l’ordre. Un jour, le petit duc d’Aumale, avec une précocité singulière, attira l’attention de la vieille dame opportuniste sur une porte ornée d’un médaillon du temps des Valois. On y lisait : « François II, roi des Français. » Le petit prince expliqua malicieusement que ce titre, repris par son père pour signifier que la nouvelle monarchie était citoyenne, avait été abandonné trois siècles plus tôt parce qu’il semblait marquer une sujétion insupportable à des hommes libres. Les Bourbons s’étaient donc appelés rois de France, ce qui, à la longue, avait paru l’expression d’un droit de propriété incompatible avec la dignité d’une nation fière, et l’on était revenu à la formule « roi des Français », abomination de la désolation pour les fidèles de Charles X.
M. Durand de l’Aube, dont le grand-père avait été un des collaborateurs du comte Molé, prit à son tour la parole.
— Il est vrai, dit-il, qu’on a toutes les peines du monde à imaginer aujourd’hui, quand on n’a pas recueilli personnellement les souvenirs de cette époque, ce que furent les haines entre les partisans des deux branches. A la monarchie de Juillet, les légitimistes eussent préféré la république la plus rouge. La vieille marquise de Pimodan laissait à sa famille, rassemblée autour de son lit de mort, cette maxime suprême en guise de règle de vie : « Mes enfants, rappelez-vous toujours qu’on ne doit jamais déranger les domestiques pendant leur repas et que Louis-Philippe est un usurpateur. » Je dois dire que les orléanistes n’étaient pas plus tendres pour les carlistes, comme on appelait à cette époque les partisans de la légitimité. Ah ! on était loin, alors, de la « fusion » et les ressentiments qui dataient de la révolution de 1830 l’ont rendue longtemps chimérique. L’exemple de l’animosité était donné par les membres atrocement divisés de la famille royale elle-même. La cour du roi des Français ne prit même pas le deuil à la mort de Charles X. Par représailles, le comte de Chambord se montra dans un concert le jour où l’on apprit que son cousin le duc d’Orléans, fils du roi-citoyen, s’était brisé le crâne en tombant de voiture…
— Les miens, mon cher Durand de l’Aube, étaient justement dans le camp opposé à celui des vôtres, fit alors M. de N… C’est ainsi que j’ai connu le fait suivant qui n’est pas seulement l’illustration de tout ce que vous venez de dire, mais qui constitue un curieux envers de l’histoire.
Le 28 juillet 1835 — cinq ans jour pour jour après la révolution qui avait renversé Charles X et précisément pour commémorer les « trois glorieuses » — le roi Louis-Philippe, escorté de ses fils, passait en revue la garde nationale. Le cortège arrivait au boulevard du Temple lorsque, d’une fenêtre, partirent les vingt-quatre fusils de Fieschi, premier inventeur de la mitrailleuse. Par miracle, ni le roi ni aucun des princes n’étaient atteints. Tout autour d’eux, c’était un massacre. Des morts et des blessés gisaient au milieu du sang. Les chevaux se cabraient. La foule fuyait en désordre et s’écrasait dans les rues prochaines croyant qu’une autre machine infernale allait éclater.
Tandis que Louis-Philippe rassurait tout le monde en se montrant, avec un grand calme, le chapeau à la main, ses fils secouraient les victimes. C’est ainsi que le duc d’Orléans vit étendue sur le sol, inanimée, une jeune fille d’une grande beauté dont la toilette aussi élégante que simple marquait la distinction. Elle ne portait aucune blessure. Elle s’était apparemment évanouie par l’émotion et dans l’horrible violence de la bousculade.
Il est superflu de dire que le prince fut troublé d’une autre manière quand, pour soustraire cette délicieuse créature au piétinement des chevaux cabrés, il la tint entre ses bras. Ne pensant déjà plus à la fusillade, ses vingt-cinq ans s’émurent des traits, des formes et du parfum de l’inconnue et du premier regard qu’elle lui jeta en ouvrant des yeux d’un noir pénétrant. Lorsqu’elle eut repris connaissance, le prince était amoureux. Et l’on concevra sans peine l’intérêt dont une jeune personne d’une nature passionnée et d’un cœur généreux fut saisie pour le séduisant officier à qui elle devait la vie et dont le visage, à la fois anxieux et souriant, se trouvait à cette minute tout près du sien. De pareils moments sont plus propices que d’autres à la naissance des passions soudaines et le voisinage de la mort enflamme dans les cœurs le puissant génie qui tient la chaîne des êtres.
Mais il me reste à dire qui était la belle inconnue.
Depuis les funestes journées de 1830, le marquis de Troismares, frappé jusqu’à l’âme par la chute de la monarchie légitime, s’était réfugié avec ses souvenirs dans sa tourelle bretonne. Plus intransigeant encore que tant d’aristocrates qui se cloîtraient au faubourg Saint-Germain, il n’avait plus voulu revoir la ville dont les pavés et la boue trop souvent sanglante s’étaient levés contre le vrai roi. Devenu veuf durant cet exil volontaire, il avait élevé sa fille dans le carlisme le plus pur. Le seul journal qui entrât chez lui était la Quotidienne. Et s’il arrivait qu’on parlât du roi Louis-Philippe, c’était pour rappeler avec horreur le régicide dont son père s’était souillé.
Cependant, Diane de Troismares ayant atteint sa vingtième année, le marquis eut des remords de la solitude où il la laissait, et, songeant à l’établir, il décida de revenir à Paris. L’hôtel de la rue de l’Université, qui avait pris une forte odeur de renfermé après cette longue absence, fut ouvert de nouveau et il n’y parut que quelques-uns de ces émigrés de l’intérieur pour qui rien n’existait plus depuis l’usurpation.
On devine dans quelle mélancolie et dans quelle exaltation avait grandi Diane de Troismares. On pressent aussi les dispositions romanesques qu’avaient développées en elle l’isolement, le reniement du siècle et les leçons de son père. Tout conspirait à favoriser chez cette jeune fille les facultés de l’imagination. Elle mettait Louis-Philippe au même rang que Robespierre et Marat et si elle était allée, sans en rien dire au marquis, voir le cortège de l’usurpateur, c’était un peu dans les sentiments d’une Charlotte Corday. Mais avec quelle facilité, dans un cœur ardent et pur, ces sentiments-là prennent-ils un autre cours !
Lorsque le duc d’Orléans vit les couleurs revenir au visage de Mlle de Troismares, lorsqu’un regard humide le remercia, il était déjà pris. Diane l’était aussi à son insu. Et, ne reconnaissant pas son sauveur, elle ne fut pas effleurée un instant par l’idée qu’il était le fils aîné de celui sur qui elle aurait vu tomber la fusillade de Fieschi comme un châtiment du ciel.
Quant au duc d’Orléans, si une réserve et une prudence toutes naturelles ne lui avaient interdit de se nommer, il s’en fût gardé davantage encore lorsqu’il sut qui était Diane. Il n’ignorait pas les opinions intransigeantes que professait M. de Troismares, et l’adresse de la rue de l’Université, que Diane lui donna tout de suite, ne permettait ni doute ni méprise. Le jeune prince se contenta de se présenter comme le colonel Dedreux.
On excusera cette supercherie chez un jeune homme qui venait d’échapper à un grand danger et qui avait vu l’amour surgir des ombres de la mort. S’il dissimula d’abord son nom, ce ne fut pas dans l’espoir absurde, étant donné la personne dont il s’agissait, de poursuivre une banale aventure. Née dans un moment d’émotion violente et déjà par lui-même véritablement pathétique, sa passion était sincère. En se dévoilant, le prince eût perdu à l’instant toute chance de revoir celle qui, d’un mouvement pareil au sien, lui marquait un intérêt si visible. Peut-être, aussi, car le cœur des hommes est compliqué, éprouvait-il un secret plaisir à séduire une belle adversaire. La rareté de la chose, la difficulté même ne manquèrent pas d’aiguiser son sentiment.
Un fiacre se trouva là fort à propos. Le prince aida Diane, encore défaillante, mais dont le cœur battait d’une émotion nouvelle, à y monter. Il donna au cocher l’adresse de l’hôtel Troismares, et, s’excusant sur la nécessité où il était de rejoindre la revue, il prit congé après avoir sollicité et obtenu la permission de rendre visite le lendemain.
En racontant son équipée, Diane n’aurait pu dissimuler à un père l’impression que l’aimable officier lui avait faite, n’eussent été les circonstances. Tout ému du péril auquel sa fille avait échappé, M. de Troismares ne lui reprocha même pas la curiosité qui l’avait conduite boulevard du Temple. Le nom du colonel Dedreux ne lui disait rien et il était, comme Diane, à mille lieues de la vérité. Du reste, depuis que le prince avait l’âge d’homme, le marquis ne l’avait pas rencontré, car les Orléans se tenaient à l’écart de la cour de Charles X. Aussi ne devait-il pas reconnaître le fils de l’usurpateur. Et, lorsque le prince se présenta sous son nom d’emprunt, M. de Troismares le reçut avec la courtoisie incurieuse et un peu négligente que les gens du monde ont pour les visages nouveaux.
Depuis leur dramatique rencontre, l’amour avait cheminé au cœur des deux jeunes gens. Le duc d’Orléans sentit trembler dans sa main la main de Diane et ils échangèrent un de ces regards qui lient deux êtres l’un à l’autre sans qu’un langage plus précis ait besoin d’intervenir. L’ingéniosité que des amoureux mettent à se voir ne tarda pas à leur donner l’occasion de se parler sans témoin et ils se jurèrent, par le même entraînement de jeunesse, d’être l’un à l’autre.
Il est inutile d’ajouter que, pour toutes sortes de raisons, dont celle qui parut suffisante à Diane était les convenances, le prince vint fort rarement à l’hôtel Troismares. Ce qui, sans qu’ils s’en rendissent compte, nourrissait encore ce qu’on appelait autrefois et justement, bien que la métaphore soit usée, leur flamme, c’étaient leurs scrupules réciproques. Diane se reprochait un amour secret, par là même condamnable, pour un homme de famille inconnue au service d’un gouvernement abhorré, un amour qu’elle n’osait avouer à son père moins par crainte que par respect et piété filiale. Quant au prince, il s’accusait de son côté d’une sorte d’abus de confiance en gardant son pseudonyme. Et il retardait une révélation qui, à n’en pas douter, serait la fin d’un rêve et briserait un cœur.
L’honneur, cependant, lui interdisait de prolonger le mensonge. Et Diane, le jour où elle sut qui était celui qu’elle aimait, — je laisse à imaginer cette scène, il faudrait un poète pour la rendre, — vécut la tragédie de Chimène. Est-il besoin de dire qu’elle ne l’en aima que davantage après ce déchirement ? Cependant, entre l’héritier de la couronne usurpée et la fille du gentilhomme légitimiste, l’idée de mariage s’écartait d’elle-même. Et rien de contraire à l’honnêteté ne se concevait chez une Troismares. C’était l’amour sans espérance, celui auquel s’attachent le plus les âmes passionnées.
Mon histoire ne s’achève pas ici, poursuivit M. de N… Je dirai plutôt qu’elle commence.
Tout le monde sait que le duc d’Orléans épousa en 1837 la princesse Hélène de Mecklembourg qui lui donna le comte de Paris dont un Troismares, après avoir servi le comte de Chambord, fut plus tard l’ami fidèle et le représentant pour la Bretagne. Tout le monde sait aussi que cette union fut précédée d’un projet de mariage, qui échoua, avec l’archiduchesse Thérèse d’Autriche. Beaucoup d’explications, sans compter l’explication officielle, ont été données de cet échec qui fut sensible à l’amour-propre du roi Louis-Philippe. Je crois être le seul à en connaître la véritable clef.
Si Diane de Troismares, portant dès lors le secret d’un amour impossible, se vouait dans son cœur à celui dont tout la séparait, le prince était obsédé par son souvenir et son image. Il pensa quelque temps à une union morganatique, et même à renoncer à ses droits : nous avons vu d’autres fils de roi céder le trône pour suivre leur inclination. Mais, bien qu’on fût en plein romantisme, il y avait des choses qu’on ne devait faire que plus tard. Le duc d’Orléans prit la résolution des forts. Il partit. Il alla se battre en Algérie.
Il n’est pas toujours vrai que l’absence soit un remède et que, comme disait l’autre, la fuite, en amour, soit une victoire. Peut-être, si Diane l’eût oublié, l’eût-il oubliée lui-même. Quand un homme pense longtemps à une femme, c’est qu’elle n’a pas cessé de penser à lui. Une chaîne mystérieuse les tient à travers l’espace. Lorsque le duc d’Orléans revint d’Afrique, sa plaie n’était pas fermée.
Cependant l’heure était venue pour lui d’assurer la succession du trône. Le roi Louis-Philippe et la reine Amélie, voyant la nouvelle monarchie s’affermir après ses débuts chancelants, désiraient que l’héritier de la couronne contractât un brillant mariage. Le ministre d’alors, qui était Thiers, le désirait peut-être encore plus qu’eux et il avait fait son affaire personnelle de donner pour femme au duc d’Orléans une archiduchesse d’Autriche, ce qui effacerait la tache originelle de la monarchie de Juillet et lui permettrait de parler en égale aux cours les plus orgueilleuses de l’Europe. C’eût été, pour le nouveau régime, la consécration que Napoléon avait déjà cherchée en épousant Marie-Louise. Et Thiers mettait tant de feu à la préparation de ce projet, pour lequel il envoyait dépêches sur dépêches à notre ambassadeur Sainte-Aulaire, que le roi lui dit un jour en riant :
— En vérité, monsieur Thiers, on croirait qu’il s’agit de vous marier vous-même.
La chose, à la vérité, n’était pas faite. Avant d’avoir le consentement de l’archiduchesse, il fallait obtenir celui du prince, qui écartait toutes les idées de mariage, donnant pour seule raison qu’il ne sentait pas encore que le moment fût venu. Cependant M. Thiers bouillait d’impatience. Il harcelait le roi, la reine, Madame Adélaïde, les suppliant d’user de leur autorité et de leur influence. Le duc d’Orléans se dérobait toujours. Louis-Philippe se décida enfin, sur les instances de son ministre, à parler à son fils le langage de la raison d’État.
Pour un jeune homme généreux et passionné, que son inclination vers les idées libérales rendait peu sensible à l’intérêt dynastique et politique, ce fut encore un douloureux débat que sa conscience eut à soutenir. Avouer un amour de chimère, un engagement idéal et presque mystique, il n’y songeait même pas. Au fait, il ne pouvait rien dire. Les mots qu’il aurait prononcés n’auraient eu aucun sens dans ce conseil de famille. L’impossibilité de sa situation morale s’imposa à lui. L’idée d’un autre devoir lui apparut. A la fin il se soumit, ou plutôt il se rendit.
Thiers tenait sa grande affaire du mariage autrichien. Il la poussa avec fébrilité. Déjà M. de Sainte-Aulaire avait sondé Metternich, l’empereur et l’archiduc Charles. Il fut décidé qu’au mois de mai, — on était en 1836, — le duc d’Orléans, accompagné de son frère Nemours, se présenterait à la cour de Vienne. Et la nouvelle du projet matrimonial, que la pétulance de Thiers n’avait pu garder secrète, se répandit rapidement.
Ce fut avec une explosion de colère que les milieux carlistes l’accueillirent. Que le fils de l’usurpateur, le petit-fils du régicide épousât une princesse du sang de Marie-Antoinette, le scandale était pire que l’entrée de Marie-Louise dans le lit de Buonaparte. C’était surtout, pour la monarchie de Juillet, une absolution et une sorte de baptême de la légitimité. Dans les maisons les plus intransigeantes du faubourg Saint-Germain, et celle du marquis de Troismares était du nombre, on ne se contentait pas de s’indigner. On pensait aux moyens d’obtenir, grâce aux relations de l’aristocratie française avec la société viennoise, que Thiers, Louis-Philippe et leur jeune homme en fussent pour leur courte honte.
Par ses alliances, qui l’apparentaient à plusieurs grandes familles d’Europe, M. de Troismares avait ses entrées à la cour de Vienne. Son cousin, le duc de La Croix-Laval, celui qu’on appelait le prince-duc, y avait représenté le roi Charles X. Tous deux, ne se fiant pas aux lettres ni aux intrigues nouées à distance qui risquaient de se perdre en vains bavardages et en lamentations stériles, décidèrent de se rendre sur les lieux mêmes, et, par leur présence, par leur action, de ne rien négliger pour que le jeune prince s’en retournât bredouille, comme ils disaient avec mépris.
Les deux missionnaires devaient réussir mais pour une raison bien différente de ce qu’ils avaient pu imaginer.
Avec quels sentiments Diane, enfermée dans son mystère, assistait à ces conciliabules, avec quel frémissement elle se vit associée à ces projets, on le devinera sans peine. Des pensées contradictoires l’agitaient. Elle était partagée entre les deux instincts de la femme qui aime : la vengeance et le sacrifice. Tantôt celui à qui elle avait donné son cœur lui paraissait coupable de la trahison la plus atroce, et tantôt elle eût mis ses délices à s’immoler à lui. Durant le long voyage où elle dut accompagner son père, elle s’enferma dans un silence impénétrable pour le vieux gentilhomme, lui tout à sa passion politique, elle à une autre passion. Et, en arrivant près de la Hofburg, Diane ne savait pas encore à quelle impulsion elle céderait, la colère de l’amour déçu ou le pardon de l’amour sublime dont la joie est de dire : « Il me doit jusqu’à sa liberté. »
Car il était certain que Diane, à Vienne, se retrouverait en présence du prince. Et le sort du grand dessein de Thiers était entre ses mains.
En dépit de M. de Troismares et de son cousin La Croix-Laval, Orléans et Nemours furent bien reçus à la cour d’Autriche. Ils y firent une impression excellente. On les trouva nobles, gracieux et spirituels, d’un tact parfait, et, en toute circonstance, d’une dignité sans affectation. Il n’échappa pas que l’archiduc Charles était conquis, que M. de Metternich ne résistait pas. Et ce qui importait plus encore, l’archiduchesse Thérèse semblait fort sensible à la mâle et juvénile beauté du prince français. M. de Sainte-Aulaire envoyait au ministre des dépêches qui étaient des bulletins de victoire. Le mariage autrichien marchait à l’étoile. M. de Troismares et son cousin étaient consternés.
Un jour qu’ils essayaient d’endoctriner la princesse Esterhazy, celle-ci leur répondit, avec sa légèreté viennoise :
— Que voulez-vous ! Votre usurpateur a aussi de trop beaux garçons. Il nous envoie un enjôleur. Ce n’est pas notre faute si cet Orléans séduit tout le monde. L’archiduchesse est éprise. Nous n’y pouvons plus rien.
Diane était présente à l’entretien et ces mots entrèrent dans son cœur comme un poignard.
Cependant les réceptions et les fêtes se succédaient. M. de Troismares ne fut pas du dîner magnifique que donna Salomon de Rothschild et où se surpassa le cuisinier français du fameux banquier. Mais le marquis ne put se dispenser, non plus que sa fille, d’assister au grand bal de la princesse de Metternich où le mariage autrichien se rompit quand tout le monde le croyait fait.
Qu’il est mélancolique d’évoquer les élégances du temps jadis ! Ma grand’mère, dans sa vieillesse, lorsqu’elle était assise au coin du feu, croyait revoir les soirées de la cour de Louis XVI et les flammes prenaient pour elle la figure de tous ceux qu’elle avait connus. La vie mondaine de la Vienne d’autrefois a disparu dans un passé aussi fantastique. Et le bal de la princesse de Metternich, tel que je l’ai entendu décrire et raconter, fut d’un éclat dont nous n’avons plus l’idée, pas plus que nous n’avons l’idée de ce qu’étaient les robes et les uniformes de ce temps-là. On vit à cette soirée toutes les beautés viennoises, Bertha Lobkowitz et Eléonore Schwartzenberg, revenue d’Italie la veille et plus jolie que jamais. On vit tous les cavaliers élégants : Alfred Potocki, Sedinitzky, Malzahn, Alcudia, un monde qui est aussi loin que celui de Versailles.
Il y eut rarement bal plus animé, souper plus splendide. Le progrès évident des fiançailles princières mettait une joie inaccoutumée. Le prince de Metternich lui-même, Clément comme ses intimes l’appelaient, voyait dans le mariage la promesse d’un succès politique et le moyen de ramener la monarchie libérale de Juillet vers la Sainte-Alliance. M. de Sainte-Aulaire était ravi et comptait sur les félicitations de Thiers. Quant au duc d’Orléans, tous les yeux étaient pour lui et l’on fit cercle lorsqu’il dansa la polonaise avec la princesse de Metternich et la première valse avec Bertha Lobkowitz.
Diane de Troismares était venue à cette fête la mort dans le cœur. Pour la première fois depuis l’entrevue suprême et déchirante où ils avaient pleuré tous deux sur l’irréalisable et sur la fatalité, elle allait revoir celui dont sa pensée ne se détachait pas. Et dans quelles circonstances ! Lui, heureux, brillant, charmant comme le jour où il s’était nommé le colonel Dedreux, mais oublieux déjà. Elle, chargée d’un secret pesant, et détestant celui qu’elle adorait. Si M. de Troismares étouffait de rage en voyant les archiducs empressés auprès d’Orléans et de Nemours, c’était, pour Diane, lorsqu’elle pensait à sa haute et heureuse rivale, une douleur aiguë et d’une espèce qu’elle ne connaissait pas encore : la jalousie.
Jusque-là, dans les vastes salons du palais Metternich, il lui avait été facile d’éviter la rencontre du prince et pourtant elle ne pouvait se décider à partir. Elle n’avait pas de plan, pas d’idée. Elle souffrait seulement lorsqu’en pénétrant pour se reposer dans un boudoir qu’elle croyait solitaire, elle se trouva en présence du duc d’Orléans qui causait galamment, déjà presque tendrement, avec l’archiduchesse Thérèse.
Au lieu de se retirer, Diane resta devant eux comme si une force étrangère à sa volonté l’eût clouée au sol. Elle ressemblait à une statue du remords. A sa vue, le prince pâlit, balbutia, perdit contenance comme si un fantôme lui était apparu.
— Qu’avez-vous ? fit l’archiduchesse.
Et regardant Diane avec hauteur, elle demanda :
— Quelle est cette personne ?
Diane, dont la nature était noble, s’est repentie plus tard, comme d’une faute aussi contraire à la charité qu’à la bienséance, de la violence et de la fureur qui la saisirent alors. Mais elle n’était plus maîtresse d’elle-même.
— Madame, dit-elle à l’archiduchesse, celui qui aspire à votre main ne vous appartient pas. Il n’a abusé que de mon cœur. Mais c’est assez pour me donner des droits sur lui.
— Étrange insolence, murmura l’archiduchesse en regardant le prince décomposé. Ceci veut une explication.
Diane, à demi défaillante, se rendit compte à ce moment de l’énormité de son audace et du scandale de son inconvenance. Passant la main sur son front d’un air encore à demi égaré, elle retrouva l’attitude de son monde et la dignité de son rang. Esquissant une révérence, elle ajouta :
— Pardonnez-moi, madame. Je ne me contenais plus.
Elle se mit à la recherche de M. de Troismares, et, l’emmenant hors du palais Metternich où continuait la fête, elle dit au vieux gentilhomme étonné :
— Vous pourrez dormir tranquille cette nuit, mon père. Le mariage que vous vouliez empêcher ne se fera plus.
Le mariage ne se fit pas, en effet. L’archiduchesse Thérèse, le soir même, reprit sa parole au duc d’Orléans. Le lendemain du bal, elle assista encore avec l’archiduc Charles à un déjeuner où étaient invités les princes français. Mais sa froideur soudaine fut remarquée. On nota aussi qu’elle refusa de prendre part à l’excursion qui était organisée à Vœslau.
Quelques jours plus tard, le bruit se répandait à Vienne et parvenait jusqu’à Paris que les fiançailles étaient rompues. M. de Sainte-Aulaire se désolait, voyant sa carrière compromise. Thiers lui envoyait un courrier toutes les vingt-quatre heures. Et notre ambassadeur n’obtenait de Metternich que cette réponse :
— Madame l’archiduchesse est convaincue qu’elle serait tuée à la première émeute qui éclaterait à Paris. Elle ne s’est pas senti le courage de courir les périls auxquels la famille royale est exposée en France.
L’explication du refus n’était pas brillante. L’attentat d’Alibaud survint deux semaines plus tard, moins d’un an après celui de Fieschi, fort à propos pour appuyer le prétexte et l’excuse que la cour de Vienne présentait. Cependant il n’est secret si bien gardé qui ne transpire. La scène du bal Metternich, qui avait entraîné la rupture, ne resta pas ignorée. On bavarda beaucoup. M. de Sainte-Aulaire enquêta et finit par tout savoir. L’histoire fut racontée à Paris même, et, pour couper court aux bruits qui couraient, Metternich écrivit au comte Apponyi une lettre hautaine comme à son ordinaire mais assez mystérieuse et ridicule. Il y disait, après avoir affirmé de nouveau que l’archiduchesse Thérèse seule avait refusé sa main au duc d’Orléans pour la raison que sa vie serait en danger à Paris :
« Il est assez naturel que bien des personnes qui savent quelque chose de l’affaire du mariage cherchent des causes et des influences étrangères à la question telle que je viens de la poser. Eh bien ! toutes ces personnes — je mets de leur nombre également M. de Sainte-Aulaire — sont dans l’erreur. Pour décider d’une chose sans courir le risque de se tromper, il faut bien des conditions ; les propos sont ordinairement fort loin de la vérité dans les choses. »
Vous trouverez, poursuivit M. de N…, ce document, qui est le type du démenti diplomatique, c’est-à-dire de la confirmation implicite, dans les Mémoires du prince de Metternich à la date du 30 juillet 1836. Le récit que je viens de vous faire, et que je tiens d’une tradition de famille, est l’explication véritable d’un événement qui a changé le cours de l’histoire. Ce freluquet de Thiers, qui mettait sa vanité personnelle dans la politique, furieux d’un échec qu’il regarda comme le sien, changea brusquement son fusil d’épaule. Il rompit avec la cour autrichienne, abomina Metternich, la Sainte-Alliance et le système conservateur. Il se retourna impétueusement vers les forces libérales de l’Europe. Il applaudit au mariage du duc d’Orléans avec une princesse protestante. Et il conduisit son pays à la crise européenne de 1840, que Louis-Philippe parvint à conjurer mais d’où la monarchie de Juillet sortit blessée à mort. Tel fut l’effet d’une rencontre et d’un hasard d’où était né un amour malheureux.
— Votre histoire, dit l’académicien F…, ressemble à celle du Verre d’eau. Elle donne aux grands événements de petites causes. Scribe, cet habile homme, en aurait fait une pièce de théâtre dramatique et larmoyante.
— Mais qu’est devenue Diane de Troismares ? demanda le général baron Grimbert. Cette jeune fille m’intéresse beaucoup.
— Elle est entrée au Carmel, répondit M. de N… Comme Mlle de Lavallière, mais pure et innocente, elle a consacré le reste de sa vie à la prière. Elle y a trouvé le pardon, l’oubli et la paix.
— Mon cher ami, dit alors M. Durand de l’Aube, votre anecdote historique m’a fort intéressé. Elle est tout à fait dans la note de 1830 et je ne voudrais pas mettre en doute vos traditions de famille. Pourtant laissez-moi vous dire que si votre petit roman est bien construit, il pèche par la base. Le duc d’Orléans ne pouvait pas relever Diane de Troismares évanouie le jour de l’attentat de Fieschi parce qu’il n’était pas boulevard du Temple. Et il n’était pas boulevard du Temple parce qu’il était à ce moment-là en Afrique. Vous avez placé sa campagne d’Algérie et son éloignement par chagrin d’amour un mois plus tard. A cela près, je ne marchande pas la vraisemblance, et, comme on dit aujourd’hui, la crédibilité de votre arrangement.
— Je n’y tiens pas plus qu’il ne faut, répliqua M. de N…, et si ma petite anecdote nous a aidés à passer la soirée, c’est tout ce que je demande. Reconnaissez d’ailleurs qu’elle en vaut bien tant d’autres qui courent Paris tous les jours, et que nous acceptons les yeux fermés. Est-ce que ce n’est pas notre habitude de « chercher la femme » lorsque nous voulons trouver les ressorts de la politique et expliquer le jeu des partis, au lieu de nous contenter des raisons apparentes qui nous sont fournies officiellement ?
— C’est que, conclut l’académicien, il n’y aurait rien de plus ennuyeux que la politique et l’histoire si nous n’y faisions entrer un peu de mythologie.
— Nous n’avons plus de salons littéraires. La décadence est effroyable. Tous les ans, de grands écrivains disparaissent. Et dites-moi qui les remplace ? Nous entrons dans la nuit et nous ne vivrons plus que de souvenirs. »
Ainsi gémissait Mme Simonin. Elle jetait des regards chargés de tristesse sur les photographies de quelques auteurs qu’elle avait longtemps reçus à dîner. Elle croyait, pour cette raison, qu’ils devaient quelque chose à son génie. Elle se figurait les avoir découverts. A la vérité, elle avait recherché les réputations acquises au temps de sa jeunesse. Et n’ayant plus, pour appuyer son jugement, l’avis de ses aînés, elle se sentait dans l’incertitude et le vide.
Aux plaintes et aux regrets de Mme Simonin, Hippolyte Girardot fit un écho lugubre. Il flattait son hôtesse et il prenait plaisir à enterrer ses contemporains. Longtemps leur gloire l’avait rongé d’une envie silencieuse tandis qu’il végétait dans la médiocrité. D’une encre abondante et d’un esprit sans grâce, il n’avait tiré que des livres délaissés du lecteur. Sa revanche était de survivre à ceux qui lui avaient volé sa part de succès.
— On ne les remplacera pas, dit-il. Il n’y a personne dans la génération qui monte. Autrefois, une seule promotion de l’École normale donnait Bachelu, Mayeux et Lucot. Poètes, critiques, historiens, romanciers, c’était une pléiade. Elle ne nous sera pas rendue.
Hippolyte Girardot savait qu’une pléiade est formée de sept noms. Il n’en citait que trois pour laisser de la marge et parce qu’il y rangeait secrètement le sien.
— « La terre valut moins cette année-là, car le vieux Conon mourut », murmura M. Huguet à l’oreille de sa voisine. Elle avait un front animal, de belles épaules et on l’appelait la lionne. Il cherchait à lui plaire en l’amusant et elle aimait la moquerie. Elle rit, sans d’ailleurs savoir pourquoi. Mme Simonin les regarda sévèrement.
— C’est très mal, monsieur Huguet. Les messes basses sont défendues. Il faut répéter tout de suite ce que vous avez dit à notre lionne.
— Mon Dieu, madame, je parlais d’un poète qui a vécu il y a six cents ans. Sa gloire fut incomparable. Il n’est plus connu que de M. Bédier, de M. Jeanroy et de quelques étudiants en Sorbonne. Il s’appelait Conon de Béthune. Lorsqu’il mourut, il sembla que la littérature française fût découronnée. Et un chroniqueur écrivit ce mot qu’un orateur subtil a placé l’autre jour, sans avouer son larcin, à l’enterrement de Bachelu : « La terre valut moins cette année-là », ce qui exprima le deuil des lettres et de la société en 1224.
— M. Huguet est savant et il a toujours des choses plaisantes à dire, fit Hippolyte Girardot avec aigreur. Moi aussi, quand j’étais jeune, j’ai soutenu des paradoxes.
— Oh ! j’aime beaucoup les paradoxes, s’écria miss Bawble. Il faut que M. Huguet nous dise tout de suite le sien.
M. Huguet avait craint d’être coupé par Hippolyte Girardot et il ne se fit pas prier.
— Un paradoxe, dit-il, n’est le plus souvent qu’une banalité méconnue ou tombée dans l’oubli. Pourquoi n’y aurait-il pas eu des salons littéraires voilà six ou sept cents ans ? Il y en a eu, les manuels de littérature en font foi. Ceux de la reine Aliénor et de ses filles furent très brillants. On y voyait des précieuses. On s’y moquait du roi Louis VII et l’on y disait que ce Capétien avait la forme enfoncée dans la matière parce qu’il comprenait peu de chose aux subtilités de Chrétien de Troyes et de Conon de Béthune ou de leurs maîtres et prédécesseurs, car j’avoue qu’ici je m’embrouille un peu dans la chronologie. Tant et si bien qu’Aliénor voulut connaître des amours plus raffinées, ce qui eut pour l’histoire de France des conséquences incalculables.
Miss Bawble l’interrompit :
— En Angleterre aussi, nous avons de vieux poètes et des dames du temps jadis. Si je comprends bien, ce Chrétien de Troyes et ce Conon de Béthune ont été d’aussi grands hommes que le pauvre Mayeux qui est mort l’année dernière et Bachelu que nous venons d’enterrer.
— Oh ! miss, répondit M. Huguet, ce n’est pas gentil de souligner la pauvreté de mon paradoxe. Il est vrai que j’aimerai Mayeux et Bachelu jusqu’à mon dernier jour, tandis que, des grands écrivains du douzième siècle, j’ai lu ce qu’en a cité Gaston Paris, qui, d’ailleurs, en dissertait négligemment. Nous mettons beaucoup de nous-mêmes dans les livres de nos contemporains, et c’est pourquoi ils sont exposés à mourir avec nous.
Un des habitués du salon de Mme Simonin n’avait encore rien dit. C’était un médecin qui soignait les gens de lettres et qui les observait depuis longtemps. Fidèle à la méthode expérimentale, il n’avançait jamais rien sans fournir des exemples. Et il s’exprima, comme toujours, avec prudence et modération :
— J’ai vu déjà s’obscurcir tant de célébrités que je doute de la durée de nos gloires. Quand je pense qu’on a mis Henri Rabusson en parallèle avec Anatole France et Robert de Bonnières au même rang que Paul Bourget. Qui se souvient de Bonnières et de Rabusson ?
— Jules Lemaître les tenait en sérieuse estime, dit M. Huguet. Mais tous les recueils de critique sont remplis de ces défuntes célébrités. Il suffit de voir Sainte-Beuve, et ses essais malheureux pour distinguer les gloires futures parmi les jeunes talents. Les palmarès des Nouveaux Lundis sont depuis longtemps des cimetières.
La lionne trouva que la conversation devenait trop sérieuse, car elle espérait un peu d’ironie. Elle interrompit M. Huguet.
— Nous voilà bien loin du salon d’Aliénor. Racontez-nous donc ce qu’on disait chez cette dame du douzième siècle.
— C’était très compliqué. Et je crois que, si nous pouvions entendre les propos de ce monde courtois, nous n’y comprendrions goutte. On y commentait les subtilités de Chrétien de Troyes et de Conon de Béthune qui égalaient au moins celles de M. Paul Valéry.
A ce nom, Mme Simonin dressa l’oreille. Elle pensait toujours à renouveler son cercle et elle s’écria impétueusement :
— Paul Valéry ! Il faudra nous l’amener un de ces jours. J’ai un grand désir de le connaître.
— Je le connais très bien, dit miss Bawble. J’ai tous ses livres sur grand papier. Il est très célèbre en Amérique.
— L’auteur de Charmes et d’Eupalinos est un poète. Et il aurait été comme chez lui chez Aliénor, poursuivit M. Huguet. La société de ce temps-là raffolait de poésie pure. Elle avait même le goût de la poésie algébrique. A l’hôtel de Rambouillet, on n’a pas été plus intellectuel. La preuve en est qu’Aliénor avait horreur de la littérature de guerre.
— Moi aussi, et nous tous, dit Mme Simonin avec autorité. C’est une littérature ennuyeuse et banale. Il y a tant d’autres sujets plus intéressants ! Heureusement Freud est venu et il nous a tirés de là.
— Mais de quelle guerre pouvait-on parler au douzième siècle ? demanda ingénument la lionne.
M. Huguet se tourna vers elle, car il avait toujours plaisir à la regarder :
— Des Croisades, madame, tout simplement. Et vous ne pouvez savoir à quel point elles ennuyaient les contemporains. Tenez, supposons que j’entreprenne de vous raconter l’expédition des Dardanelles. Je vois d’ici que vous m’écouterez distraitement. Vous préféreriez quelques commentaires sur le freudisme. Vous savez, quand on rêve d’un chapeau, c’est très grave. Et d’une échelle ! On est au bord de l’inceste… Toujours est-il que le moyen âge a très peu senti et à peine rendu la poésie des Croisades. Le siège d’Antioche produisait l’effet d’une relation d’état-major et la prise de Constantinople n’excitait pas plus les esprits que le débarquement de Salonique. Un auteur qui voulait plaire devait parler de l’éternel amour et de ses complications. Ou bien il allait chercher ses sujets dans le passé. Car les hommes du moyen âge ont trouvé leur temps banal et plat. « Banal » veut dire, d’après l’étymologie, ce que la loi rend commun à tous, ce dont tout le monde doit se servir. Chaque siècle à son tour est une banalité. Toutes les époques ont été grises et monotones pour ceux qui les ont vécues. On dit : « J’aurais voulu voir cela. » Et ceux qui l’ont vu n’ont rien vu de plus que nous. Ils ont voulu s’évader hors de leur âge. Ils ont subi comme nous l’attrait du passé : c’est vieux comme le monde. Qu’y a-t-il de moins coloré que le présent ? La couleur vient avec les années. Elle vient très tard. Pendant les Croisades, Pierre l’Ermite était quelqu’un comme le Père Coubé, et Godefroy de Bouillon un militaire comme le maréchal Foch. Savez-vous quand le sultan Saladin est entré dans la poésie ? Avec le Tasse, au seizième siècle, quand les Croisades étaient sorties depuis longtemps de la réalité. Et dire qu’il y a des personnes qui auraient voulu vivre en Italie au temps de la Renaissance ! Elles ne savent pas à quel point elles se seraient ennuyées. Pour se distraire, on lut alors la Jérusalem délivrée. Tandis qu’au siècle où l’on délivrait Jérusalem, le public, pour rêver, voulait entendre l’histoire de Tristan et Yseult, ou celle de Lancelot du Lac.
— Cette loi de la littérature est une loi de l’esprit, dit à son tour le docteur. Pour animer notre imagination, il faut nous éloigner dans le temps ou dans l’espace. On croit toujours qu’on est mieux ailleurs. Nous nous figurons que les gens d’autrefois échappaient aux soucis quotidiens de l’existence. Nous croyons aussi que les habitants des antipodes mènent une vie différente de la nôtre, une sorte de vie supra-terrestre, dégagée de nos petits ennuis, comme les héros de romans, qui n’ont jamais besoin d’aller chez le dentiste. Ripæ ulterioris amore. Tout le monde voudrait être sur l’autre rive. J’étais un jour dans un des lieux les plus étonnants du monde, dans la Lavra de Kiev, catacombes de l’Église russe, où l’on voit les momies de Nestor et d’Antoine, et, coiffée d’une mitre, la tête de Jean le Souffrant qui vécut trente ans enterré jusqu’au cou et reste tel qu’il est mort.
M. Huguet observa d’un mot que ces terribles mortifications avaient lieu au douzième siècle, à peu près le temps où la courtoise Aliénor s’entretenait de subtilités amoureuses, ce qui fait que la Russie était alors aussi différente de la France qu’elle peut l’être aujourd’hui.
— Comme nous arrivions, reprit le docteur, dans la sombre thébaïde où Nestor, Antoine et Jean avaient macéré leur chair pour sauver le peuple païen, le moine qui me conduisait, ayant reconnu un étranger, me demanda si j’étais Français. Je lui répondis que oui. Alors, à la lueur des cierges que nous tenions, je vis son visage s’enflammer et, d’une voix qui tremblait, il murmura : « Parij ! Parij ! » Près des confesseurs et des martyrs de son Église, dans leurs cavernes mystiques, ce moine rêvait à des choses qui n’ont jamais fouetté notre imagination parce que nous les voyons tous les jours.
— La momie de Nestor, fit la lionne, n’est pas une société très ragoûtante. N’en doutez pas : votre moine russe rêvait du Moulin-Rouge.
— Les plaisirs en sont médiocres, dit M. Huguet. Mais il se peut que la renommée de ce lieu soit plus solide, étant universelle, que celle des niches souterraines où ont médité les saints de l’orthodoxie. Tout est dans la légende, et l’on ne sait guère comment les légendes se créent. Toutefois, il est certain qu’elles ne se créent qu’avec l’aide du temps et grâce à des apports inconnus. Si nous n’avons pas de littérature de guerre, c’est parce que nous sommes encore trop près des événements. La légende de 1914 s’élabore peut-être. Peut-être aussi ne trouvera-t-elle jamais une expression poétique et littéraire. Ce serait une erreur de croire que tous les grands faits de l’histoire dussent enfanter des œuvres immortelles ou seulement remarquables. Il y en a qui ne donnent rien. Waterloo et Sedan ont plu, si je peux dire, parce que le sujet appartenait à un genre net, propre à l’ornement des cheminées et des tombeaux, qui flattait le goût secret des hommes pour les désastres et pour les ruines. La littérature s’est jetée sans délai sur ces catastrophes. La légende était toute faite. On a réussi du premier coup. Mais voyez les campagnes de Louis XIV. Mêlées de victoires et de revers, elles se terminent, à peu près comme en 1918, par un résultat plus honorable que certain. Ce qu’il en reste dans la poésie, ce n’est pas l’ode savante sur la prise de Namur. C’est Malbrough s’en va-t-en guerre. Il n’est même pas sûr que la guerre de 1914, après avoir ébranlé le monde, laisse l’équivalent de Malbrough, petite épopée qui est peut-être due au hasard.
Hippolyte Girardot, désireux de briller à son tour, fit alors cette remarque :
— C’est qu’en vérité les Français, qui n’ont pas la tête épique, ont très peu le génie légendaire. Les Allemands l’ont bien plus que nous. Ils vivent encore de leurs légendes et surtout des nôtres, comme le prouvent Tristan et Parsifal. Ils ont même mis en ballades romantiques la guerre de Sept ans qui, chez nous, n’a produit que les caricatures de Voltaire. Cependant il faut dire que, de tous ces événements, qui viennent, à peu près une fois par siècle, bouleverser la vie des nations, le même élément poétique ou romanesque surgit toujours. C’est l’aventure du soldat qu’on a cru mort et qui rentre à son foyer. Le thème du retour doit être très ancien. Il a donné l’Odyssée. Il a donné, M. Huguet ne l’ignore pas, toute une floraison de romans et de nouvelles au temps des Croisades. Il a donné enfin le Colonel Chabert. Personne ne s’est peut-être aperçu que Balzac avait tout simplement remplacé Ilion par Moscou et renversé l’histoire de Pénélope en supposant infidèle la femme du héros.
— Alors, dit le docteur, le roman ne serait qu’une dégénérescence de l’épopée ? C’est une thèse qu’on a beaucoup soutenue.
— Et voilà pourquoi, répliqua Mme Simonin, on va jusqu’à dire aujourd’hui que le roman n’est pas un genre littéraire. Il faut avouer plutôt que le roman est l’épopée moderne. Ce sont des épopées qu’ont écrites Balzac, Flaubert et Zola. Notre siècle est celui des romanciers.
Elle dit et jeta des yeux chargés de regrets sur quelques photographies ornées de dédicaces. On respecta un instant ce deuil et ce silence que M. Huguet interrompit en ces termes :
— Dans la dispute qui vient de s’élever sur le roman, je crains d’abord que la question soit mal posée. On se plaint de l’abondance de ce genre de production. Peut-être, toutes proportions gardées, n’est-elle pas beaucoup plus grande qu’à d’autres époques. On a toujours raconté beaucoup d’histoires. Et ce sont toujours les mêmes, mises à la mode du temps, Nous savons, par exemple, que les Incas de Marmontel ont eu un immense succès. Qui a jamais lu les Incas ? Personne, ou du moins je l’ai cru jusqu’au jour où j’eus rencontré un amateur qui avait eu ce courage. Le succès des Incas, selon lui, s’expliquait fort bien. C’est un livre adroitement composé, où entrent des doses égales de sensibilité, d’érotisme et de philosophie humanitaire, bref, la recette de la Nouvelle Héloïse et de la Garçonne. Recette infaillible à toutes les époques. Le roman est une espèce de gaufrier dans lequel on coule toujours la même crème accommodée au goût du jour. L’erreur principale du « stupide dix-neuvième siècle », en littérature, est d’avoir fait du roman la principale des œuvres d’art, et peut-être, tout simplement, d’y avoir vu une œuvre d’art.
Mme Simonin, saisie d’indignation, déclara qu’elle ne pouvait entendre de tels blasphèmes.
— Madame, dit M. Huguet avec douceur, M. Paul Bourget, qui a médité profondément ces sortes de choses, a coutume de dire que le roman ne peut survivre que comme document sur les mœurs. Je crois bien qu’il a raison. C’est ainsi que des professeurs lisent encore le Grand Cyrus et Clélie. Citez-moi un grand écrivain français qui soit resté pour avoir écrit l’histoire d’un monsieur et d’une dame, ce qui est aujourd’hui la matière de six volumes qui paraissent chaque jour. Notez bien que je dis l’histoire d’un monsieur et d’une dame, non d’un homme et d’une femme. Car les grands romans, les romans durables sont ceux qui reposent sur les données les plus générales et les plus humaines. Alors c’est Daphnis et Chloé, la Princesse de Clèves, Manon Lescaut, les Liaisons dangereuses, Werther, Carmen, Sapho… Tout ce qui est au sommet du genre plonge ainsi dans l’éternel, comme le chêne dont la tête au ciel était voisine. Mais, déchu de ces hauts modèles, tombé dans le « tout fait » de l’anecdote, le roman commence à vieillir et à radoter. Il dépérit par prolifération. Il est en train de se perdre dans le ronron, comme la tragédie au dix-huitième siècle. D’où son malaise et la querelle qui, depuis quelque temps, met aux prises de bons esprits. Qui sait si l’on ne finira pas par s’accorder sur ce point : le roman ne peut survivre que sous la forme de contes philosophiques ou de souvenirs poétisés ? Voltaire a laissé l’inimitable modèle des uns et Renan, avec Emma Kosilis et le Broyeur de lin, le brillant exemple des autres. Parce que quelques auteurs, au dix-neuvième siècle, ont mis un tempérament vigoureux ou une subtile analyse dans le récit de leurs historiettes, on a placé le roman au-dessus de tout. Tout le monde en a écrit, même ceux qui avaient la vocation d’autre chose. D’excellents écrivains y ont fait fortune. Ils y ont gâté leur talent et gaspillé des trésors. Ce n’est pas eux que j’accuse. C’est un siècle industriel et grossier.
— Dites-nous des noms, demanda miss Bawble.
— Ils seraient trop, mademoiselle. C’est un véritable massacre de notre littérature. Les mieux doués de nos auteurs ont tenu à rivaliser avec Xavier de Montépin.
— En somme, dit Mme Simonin, vous tenez le roman pour un genre inférieur. Je voudrais bien savoir pourquoi.
— Parce que, madame, c’est un genre trop facile. Remarquez bien que la liberté du romancier est absolue. Non seulement il manie son sujet à son gré et fait parler comme il veut ses personnages, mais encore il peut parler à leur place et, quand il est embarrassé, nous expliquer leur caractère, se sauver par une description et porter le lecteur dans la coulisse. Cela fait penser au mot fameux : « Le premier imbécile venu peut gouverner avec l’état de siège. » Remarquez au contraire que le plus méchant vaudeville exige l’observation des lois du théâtre, qui sont certaines, et un autre effort de composition. En fait de lois du roman, M. Paul Bourget n’a reconnu que la « crédibilité », c’est-à-dire la nécessité de donner aux situations et aux personnages, pour les rendre acceptables, une logique qui ne se trouve pas dans la vie. Aussi les romans les plus artistiques sont-ils les moins « vécus » et ceux où il y a le plus de fantaisie, c’est-à-dire, en apparence, de liberté, mais en apparence seulement. Car il est beaucoup plus difficile de raconter Peau d’Ane que l’histoire d’un commerçant du Sentier.
— Alors, dit Mme Simonin, l’œuvre d’art se juge à la difficulté vaincue ?
— Pas à cela seulement, sinon Campistron vaudrait Racine. Mais, quand il n’y a pas de difficulté à vaincre, l’esprit, la langue, tout se relâche. Les grands romans sont ceux où l’auteur s’est imposé des règles à lui-même, ce qui est encore mieux que s’il les avait reçues du dehors. En ce cas, on peut dire qu’on se rapproche du chef-d’œuvre. Vous voyez que je fais la part assez belle au roman.
— Donnez-nous des exemples, demanda de nouveau miss Bawble.
— Je m’en garderai bien, dit M. Huguet, car demain matin nous serions encore ici à disputer. Je m’aperçois même qu’il est temps que je m’arrête. J’ai beaucoup trop parlé, et je m’en excuse. C’est la faute de cette Aliénor que, du reste, j’ai dû confondre avec ses filles, car je crois bien l’avoir fait vivre au delà de son âge. Mais j’ai un faible pour les beaux esprits du douzième siècle, où, selon Gaston Paris, la société courtoise ne regardait pas tant aux choses qu’on disait qu’à la façon dont elles étaient dites.
— Gaston Paris, cela peut encore se trouver ? demanda toujours miss Bawble.
— Miss, je vous prêterai la Poésie du moyen âge, et vous y verrez toutes les gloires littéraires qui sont mortes. Je crois d’ailleurs que la littérature essentielle, la seule qui franchisse les siècles, ce sont les proverbes, et aussi les fables, qui s’apparentent aux proverbes. Est capable de durer ce qui est vraiment général. On a prouvé que le Meunier, son fils et l’âne était, comme Zadig, un récit déjà parfait dans la plus haute antiquité de l’Inde. Mais je ne veux pas rentrer dans la série des paradoxes à bon marché. Vous me demanderiez ensuite comment j’accorde le goût de la poésie subtile avec celui de Sancho Pança, l’homme aux proverbes, et nous n’en finirions plus.
— Ce sera pour la prochaine fois. On vous pardonne, dit Mme Simonin. Mais, vous savez, je tiens absolument à connaître Paul Valéry.
— Vous le connaîtrez, madame. Je l’admire et je l’aime. Et puis, quel oiseau rare : on le recherche, il est célèbre et il n’a pas écrit de romans.
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La tasse de Saxe | |
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Polioute | |
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La Coutume des Samnites | |
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Croquemitaine | |
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Symmaque | |
6 |
Le Collier de Rhéa | |
7 |
Les perplexités de Nannénus | |
8 |
Kab l’architecte | |
9 |
Le Mariage autrichien | |
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Le Salon d’Aliénor |
CET OUVRAGE A PARU PRÉCÉDEMMENT DANS LES « CAHIERS VERTS » PUBLIÉS A LA LIBRAIRIE BERNARD GRASSET, SOUS LA DIRECTION DE DANIEL HALÉVY ; LE TIRAGE A ÉTÉ DE SIX MILLE HUIT CENT QUATRE-VINGT-DEUX EXEMPLAIRES, DONT : SOIXANTE-DEUX EXEMPLAIRES SUR MADAGASCAR, NUMÉROTÉS MADAGASCAR 1 à 50 ET I à XII ; CENT SOIXANTE-DIX EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 à 150 ET I à XX ; TROIS MILLE SIX CENT CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR ALFA SATINÉ, NUMÉROTÉS ALFA 1 à 3.300 ET EXEMPLAIRES DE PRESSE I à CCCL ; ET EN OUTRE DOUZE EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL CRÈME LAFUMA, NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL CRÈME L. H. C. I à L. H. C. XII.
EXCEPTIONNELLEMENT IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE, RÉIMPOSÉ DANS LE FORMAT IN-4o TELLIÈRE : QUINZE EXEMPLAIRES SUR MONTVAL DE GASPARD MAILLOL, NUMÉROTÉS MONTVAL 1 à 10 et I à V ; CINQUANTE-SIX EXEMPLAIRES SUR VÉLIN D’ARCHES, NUMÉROTÉS ARCHES 1 à 50 et I à VI ; QUATRE-VINGT-UN EXEMPLAIRES SUR VÉLIN DU MARAIS, NUMÉROTÉS MARAIS 1 à 75 et I à VI ; QUATORZE EXEMPLAIRES SUR OR TURNER, NUMÉROTÉS OR TURNER 1 à 10 et I à IV ; ET DIX-SEPT EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE, TIRÉS SPÉCIALEMENT POUR LES BIBLIOPHILES DU NORD ET NUMÉROTÉS DE 1 à 15 et I et II.
ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 4 JANVIER 1929
PAR F. PAILLART A
ABBEVILLE (SOMME)