The Project Gutenberg eBook of La fortune de Fortuné

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: La fortune de Fortuné

Author: Pierre Billotey

Release date: November 24, 2024 [eBook #74789]

Language: French

Original publication: Paris: S.E.P.T. (Société d'édition et de publicité technique)

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FORTUNE DE FORTUNÉ ***

PIERRE BILLOTEY

LA FORTUNE
DE FORTUNÉ

ROMAN GAI

COLLECTION DU “MERLE BLANC”

S. E. P. T.
(Société d’Édition et de Publicité Technique)
11, BOULEVARD MONTMARTRE, 11
PARIS

OUVRAGES
DU
MÊME AUTEUR :

DANS LA MÊME COLLECTION

Le Soleil ne se leva pas
par André Dahl
1 vol. 5 fr.
Minuit… Place Pigalle
par Maurice Dekobra
1 vol. 6 fr.
Un Mari Quadrupède
par André-Mycho
1 vol. 6 fr.
La Fortune de Fortuné
par Pierre Billotey
1 vol. 6 fr.

LA FORTUNE DE FORTUNÉ

I

Dans l’étroite, sombre, poussiéreuse gare des Invalides, il n’y a pas longtemps, j’étais venu m’asseoir, pour aller à Versailles, dans un wagon de troisième classe. Les voyageurs affluaient. Pourtant il restait encore sur la banquette, en face de moi, un espace vide, pour trois personnes.

Je venais d’arriver, quand la portière se rouvrit. Un personnage aux cheveux emmêlés se hissa péniblement jusqu’à nous. C’était un vagabond en tenue de misère. Par les déchirures de ses sandales, j’apercevais ses orteils noirs. Bien que nous fussions au fort de l’été il était revêtu d’un pardessus marron mangé des vers et constellé de taches grasses. Comme ce pardessus manquait de largeur, les boutons se reliaient aux boutonnières par des ficelles nouées. Entre ces ficelles parallèlement tendues la chemise sale apparaissait. Le pantalon, lui semblait de juste taille, et l’on ne pouvait lui reprocher que les effilochures qui terminaient chaque jambe par de longues franges.

Mais ce qui frappait en ce pauvre homme était beaucoup plus encore la senteur que l’aspect. A peine était-il entré que le compartiment s’emplit d’une odeur que je reconnus : l’odeur qui parfume ma maison quand le tonnelier mon voisin rince des futailles dans la cour.

Ivre, il oscillait en s’avançant comme s’il marchait sur la corde raide. Enfin, il se laissa tomber au milieu de la place libre, qui s’élargit encore. Les voisins, en effet, pour éviter toute possibilité de contact, se rencognèrent aux deux bouts de la banquette. Mais lui, inattentif à cette impolitesse, posa les mains sur ses genoux, renversa la tête, l’appuya contre la paroi et s’endormit aussitôt, bouche ouverte.

Il ronflait avec une force terrible et continue ; et nos murmures, le sifflet des locomotives, le fracas des portières refermées ne le réveillaient pas. Parmi tant de voyageurs qui cherchaient encore une place, aucun n’osa, jusqu’au moment du départ, s’installer à côté du dormeur. Cependant, comme le train s’ébranlait, montèrent deux gendarmes aux larges dos qui, sans crainte et sans dégoût, s’assirent, faute de mieux, l’un à droite, l’autre à gauche du vagabond.

Nous roulions, à présent, à travers la banlieue, et l’homme ronflait toujours, tellement que les gendarmes se consultèrent du coin de l’œil, en fronçant les sourcils. Ils eurent sans doute l’impression qu’un ronflement si puissant, provenant d’un homme aussi mal habillé, devait être illégal. Toujours est-il que d’un même mouvement, ils secouèrent le miséreux par les épaules.

Alors il s’éveilla, et il se vit entre deux gendarmes. Il ferma les paupières, les rouvrit. Les gendarmes étaient toujours là. C’étaient de vrais gendarmes, il n’avait pas rêvé…

Il poussa un long et faible gémissement, puis soupira cinq ou six fois. Son visage exprima l’affliction la plus douloureuse. Enfin, il osa se tourner du côté droit et dire à l’un des gendarmes :

— Pourquoi m’arrêtez-vous ? Je suis un honnête homme. Tout à l’heure, j’étais un peu saoûl. C’est fini, maintenant.

Ce gendarme se taisant, le vagabond s’en prit à l’autre :

— Je n’ai pas fait de mauvais coup. D’abord, moi, je suis un honnête homme ! Pourquoi m’emmenez-vous en prison ?

Chacun sourit de l’erreur, mais personne ne répondit. On ne répond pas à un ivrogne pauvre. Mais lui, continuant de répéter qu’il était homme de bien, ajoutait que jamais, jamais il n’avait été condamné. Il voulut toucher l’âme des gendarmes en leur montrant ses papiers. Retournant ses poches, il n’y trouva guère que sa pipe, et rougit de confusion.

En se fouillant, il avait laissé tomber sur le plancher son billet d’aller et retour, et un papier chiffonné. Je ramassai le billet et fis un signe à mes voisins. L’individu ne s’aperçut de rien. Le buste penché, il se cachait la face dans les mains et pleurait doucement. Il songeait, sans doute, qu’il ne dormirait plus dans la resserre, près des Halles, sur les voitures des marchands des quatre-saisons, à côté des lapins que l’on nourrit, sous un grillage, avec des légumes invendus. Il ne récolterait plus le tabac humide et divers des trottoirs. Sur le comptoir des estaminets, il ne boirait plus le vin rouge, puisqu’on allait le mener en prison.

Il se redressa, parut résigné. Certes, il ne s’élèverait point, faible, contre le sort, contre la loi, contre la prévôté. Il secoua la tête et prononça, d’un accent douloureux :

— Faites de moi ce que vous voudrez.

Quand le train fut en gare de Versailles, les gendarmes descendirent, silencieux, importants. Et le vagabond les suivit, croyant que tel était son devoir. Il les suivit d’abord, le long du quai, à deux pas, puis à trois, puis à quatre. Tout à coup, il s’arrêta, parut observer qu’on ne le regardait pas, à cette seconde, et, se décidant à profiter d’une occasion si extraordinaire, il s’enfuit en courant, plein de la formidable, de la tremblante joie de l’évasion.

A ce moment, comme il passait devant moi, je le considérai plus attentivement. C’était un homme très jeune encore, de trente ans à peine, et si ces rides paraissaient déjà nombreuses, c’est parce que la crasse les dessinait. Je remarquai aussi qu’il boitait très légèrement. D’autre part, son allure n’était point celle d’un véritable vagabond, dont la saleté de ses haillons lui donnaient pourtant l’aspect. Sa démarche avait quelque chose d’à-demi distingué, et je me rappelai que les paroles qu’il avait prononcées tout à l’heure, dans le train, étaient, sinon choisies, du moins fort correctes.

— C’est là, me dis-je, quelque nouveau pauvre.

Il était allé s’asseoir, assez loin, sur un banc et se dissimulait derrière un distributeur automatique. Je le voyais, de temps à autre, avancer la tête et regarder avec inquiétude. Les gendarmes avaient disparu. Rassuré, l’homme se leva, se mit en marche, derrière moi. Nous descendîmes presque ensemble l’escalier, parmi les derniers voyageurs. A la sortie, comme un employé lui réclamait son billet, il défit noblement les ficelles qui fermaient son pardessus et chercha dans la poche intérieure. Je me retournai et tendis le morceau de carton.

— Tenez, dis-je ; le voici, votre billet. Vous dormiez, tout à l’heure, vous l’avez laissé tomber, je l’ai ramassé pour que vous ne l’égariez pas une fois encore.

— Je vous remercie très vivement, Monsieur, me répondit-il en soulevant son chapeau percé.

Je partais, sans plus m’occuper de lui, et j’avais déjà fait quelques pas hors de la gare, lorsque quelqu’un me toucha le bras. C’était encore mon vagabond.

Très pâle, maintenant, et visiblement dégrisé, il me demanda, l’air tourmenté :

— Je vous prie de m’excuser, mais n’avez-vous pas ramassé un papier, une lettre, en même temps que mon billet ?

— Non, répondis-je. J’ai bien aperçu quelque chose comme cela, en effet, mais je l’ai laissé…

— Quel malheur ! s’écria-t-il, tragique. Quel malheur ! Et le train est reparti, à présent… C’est qu’il y avait dans cette lettre, ajouta-t-il, une adresse que je ne pourrai jamais me rappeler.

Il contemplait le pavé, en bredouillant.

— Rue de… de… de…

Sa douleur paraissait immense. Je me sentais un peu responsable. J’aurais dû, en somme, la ramasser aussi, cette lettre. J’entrepris de le consoler et lui dis :

— Ne vous désolez pas à ce point. Est-elle donc tellement importante pour vous, cette adresse ?

— Importante ! s’écria-t-il, je crois bien ! Il y va de ma vie. Car, si je la retrouve, je suis à peu près sûr de ne jamais mourir de faim.

— Eh bien, vous vous la rappellerez, repris-je. S’agit-il d’un commerçant ? Vous avez le Bottin. Et puis, en réfléchissant…

Mais il secouait la tête et se mordait les lèvres.

Il m’intéressait de plus en plus. Je discernais en lui quelque mystère. Cette lettre même, cette adresse perdue, avait quelque chose d’un peu romanesque, qui excitait ma curiosité. Et puis, bien que la visite que je venais accomplir à Versailles fût urgente, je n’éprouvais nulle hâte à m’en acquitter. J’allais rendre à mon ami Morin une somme jadis empruntée, et j’y allais par raison, par équité, mais à contre-cœur. Aussi m’accrochais-je inconsciemment à l’occasion de retard qui se présentait, et dis-je au pauvre garçon :

— Venez donc avec moi. Nous allons boire un coup ensemble. Je suis bien certain que dans cinq minutes vous vous souviendrez…

— Si vous y tenez… répondit-il en soupirant.

Je mis plus d’un quart d’heure à trouver un cabaret suffisamment modeste, où l’on pût accueillir, sans hauteur, un compagnon comme le mien. L’estaminet d’un marchand de charbon s’offrit à nous et me parut convenir très bien. L’Auvergnat qui le gouvernait nous reçut avec politesse et nous fit même, au sujet de la température, un brin de conversation. L’instant d’après, nous étions installés, dans une petite salle carrée, de chaque côté d’une table au bois rugueux.

Une minute, j’observai à loisir mon voisin, silencieux. Court, large d’épaules, il donnait l’impression de la force physique. Il avait de gros yeux de myope, et la barbe, les cheveux longs, d’un châtain roussâtre. Mais ce qui me parut plus particulier à son visage était l’expression légèrement simiesque qui provenait de la rare dimension de la mâchoire inférieure, proéminente au point que les joues, un peu ballonnées, se situaient dans un plan oblique en avant.

Comme mon invité demeurait excessivement sombre, je voulus le distraire et commençai ainsi :

— Vous nous avez bien fait rire dans le train, lui dis-je. Les gendarmes étaient là par hasard, ils ne pensaient pas à vous arrêter…

— Oui, répondit-il, j’étais ivre. Cela n’est point trop mon habitude. Mais il me fallait du courage pour la démarche que je venais tenter ici. Alors, pour une fois, j’ai bu.

Il appuya les mains sur la table, et, se penchant vers moi, il poursuivit :

— Et puis, ma conscience n’est pas tranquille. Entre nous soit dit, je devrais être au bagne.

Ce propos m’inquiétait. Avais-je donc affaire à un criminel ? — Il comprit ma pensée, et reprit en souriant :

— Oh ! n’ayez crainte. Des milliers de gens ont commis ces mêmes coquineries que j’ai commises, pour devenir riche. Tant que je l’ai été, je n’ai point éprouvé de remords, et je savais bien, d’autre part, que personne ne m’inquiéterait. Au contraire, tombé dans la misère, aujourd’hui, je me repens. Je crois bien que je ne suis pas assez puni, et que je devrais tresser, en prison, des chaussons de lisière.

Alors, tout frémissant, l’étrange individu se dressa. Et, secouant son pardessus troué, aux ficelles pendantes, et tous les oripeaux de son immense misère, il cria d’une voix éclatante :

— Vous voyez en moi, Monsieur, ce qu’on appelle un profiteur !

— Sans critiquer votre toilette, répondis-je poliment, laissez-moi vous dire que les mercantis de ma connaissance sont mieux habillés que vous.

Mais il ne m’écoutait point, et de nouveau cherchait dans ses poches la lettre perdue, bien qu’il fût assuré de l’avoir laissée dans le wagon. En plus de sa pipe, cette fois, il trouva une carte de visite, qu’il me tendit.

Elle était extrêmement sale, cassée aux coins, pliée en plusieurs endroits. Mais elle portait, en grandes lettres gravées :

Fortuné Lorillard
Alimentation en gros
Paris, 33, avenue de l’Observatoire

Et comme je lui demandais à qui cette carte avait appartenu, il répondit, avec une nuance de fierté :

— Fortuné Lorillard, c’est moi-même, Monsieur.

Alors, je me mis en colère, je lui affirmai qu’il agissait mal, et qu’il me prenait pour un autre. A qui ferait-il croire, en effet, lui, si marmiteux, qu’il était un gros commerçant, alors que ma fruitière, qui n’est qu’une revendeuse ; s’en allait au bal en robe de soie, avec des fourrures d’impératrice ?

Il s’efforça de me calmer, car c’est un homme conciliant, et commença de me raconter son histoire. C’était là tout ce que je désirais.

Son récit dura jusqu’au soir. Nous dûmes donc déjeuner chez notre marchand de charbon. Je renonçai lâchement à visiter mon ami Morin, et remis à plus tard le paiement de ma dette. J’eus peut-être tort en cela, puisque, depuis ce jour, je n’ai plus trouvé l’occasion de m’en acquitter. Mais, en revanche, j’ai entendu l’instructive confession de ce vagabond, qui fut, pendant un temps, l’un des spéculateurs les plus puissants de France. La soif du gain le porta jusqu’au pinacle de la Fortune, par tous les brigandages que nous avons vu tolérer, en ces temps barbares. Désormais j’aperçois en lui l’un des types principaux de notre époque, et l’on admettra facilement que ses aventures, que je vais rapporter d’après lui, pourraient être facilement prêtées à tel ou tel de ces affameurs qui nous oppriment encore si rudement.


Ce n’est point mot à mot que je puis répéter les paroles de Lorillard, car il les prononça sans beaucoup d’ordre, et revint souvent en arrière pour préciser tel ou tel point. D’autre part, j’ai eu, depuis cette première entrevue, de nombreuses occasions de rencontrer et d’interroger mon nouvel ami. On trouvera donc ici, non pas le récit incomplet qu’il me fit le premier jour, mais son histoire tout entière, rapportée avec un soin exact, d’après lui-même, et avec toutes les indications qu’il voulut bien me fournir, à diverses reprises.

II

Les parents de Lorillard, vers le temps de sa naissance, habitaient une cabane de fer blanc et de carton bitumé, sur la zone militaire, près de la porte de Vincennes. Le père de mon ami était un chiffonnier de mérite, qui savait trouver encore de fort jolies choses au fond des poubelles méprisées par ses confrères. C’est ainsi que le jour même où sa femme accoucha d’un fils, il revint chez lui, tout glorieux d’avoir ramassé, parmi les détritus, un vieux robinet de cuivre qui valait bien trente-cinq sous. Et comme l’espoir exalte l’imagination des hommes, et les porte à prêter à l’avenir les couleurs les plus brillantes, M. Lorillard père ne douta pas que la chance qui l’avait servi au moment même où naissait son enfant, ne fût pour celui-ci le présage d’une riante existence. Aussi le nomma-t-il Fortuné.

Il prit soin de son éducation, et dès que le jeune garçon eut sept ans, il l’envoya quelquefois à l’école, et, plus souvent, l’emmena dans ses expéditions matinales, lui apprit à amadouer l’orgueil des concierges, et lui démontra comment l’on peut, en trois minutes, explorer de fond en comble la boîte à ordures la plus monumentale et la plus pleine.

Cependant Fortuné Lorillard ne mordit point au métier, et sitôt qu’il commença de raisonner, ce fut pour déclarer à son père que ce travail-là lui déplaisait, comme trop fatigant.

— Et cela ne rapporte rien, ajouta-t-il. Depuis que je vois clair, je n’ai pas encore aperçu cent sous ensemble à la maison.

Il donna un grand coup de pied dans son sac, et demeura trois mois sans revenir chez ses parents.

Quand il reparut chez eux, ils ne songèrent point à le réprimander, tant il les éblouit. Car il portait une casquette de drap, à carreaux, un complet neuf, et ses chaussures étincelaient, dans la nouveauté de leur cuir.

— Ça va toujours, les vieux ? demanda-t-il en entrant. Et il tendit à son père une pièce de vingt francs.

Il se montra très réservé sur l’origine de sa splendeur, se contenta d’affirmer qu’il faisait « des affaires », et s’en alla.

En réalité, mon ami Lorillard, qui atteignait alors sa seizième année, avait lié connaissance avec plusieurs jeunes gens qui employaient leur temps à se promener par les rues, et à observer avec beaucoup d’attention ce qui s’y passait. Leur curiosité s’éveillait particulièrement au spectacle d’un étalage non surveillé, et plus encore à la vue d’une bicyclette laissée à elle-même, la pédale contre le trottoir. Ils s’emparaient ainsi d’un assez grand nombre d’objets, qu’ils pouvaient céder, sans surfaire leurs prix, à divers recéleurs des environs.

Il ne faudrait cependant pas croire que Fortuné fût déjà dépravé. Lui-même se rendait compte de l’indignité de sa conduite. Mais il y persévérait, mû par le violent désir de posséder le plus d’argent possible, et aussi par son propre génie, qui lui faisait réussir aisément les larcins les plus délicats. De même, il se tirait très bien des mauvais pas. Lorsque la plupart de ses camarades furent arrêtés, il sut ne point l’être, et gagna la province.

Il végéta, durant quatre ans à peu près, en divers pays, et il essaya, voulant mater son naturel, de travailler honnêtement. C’est ainsi qu’à Marseille il se fit engager comme boueux. Mais son instinct, plus fort que toute raison, le contraignit à vendre les humbles instruments de son labeur, une pelle et une pioche, qui appartenaient à la municipalité. Il en fut blâmé sévèrement, et perdit sa place. Plus tard, il se fit homme-sandwich, pour le compte d’une agence de publicité. Presque aussitôt, il disparut, emportant l’uniforme bleu qu’on lui avait confié, et même le panneau de bois, tapissé d’affiches, qui chargeait ses épaules. Non, Fortuné n’était point né pour être probe.

Cependant, l’arrivée au régiment sembla marquer, pour Lorillard, une ère de régénération. Il se fit estimer de tous. Ce n’est point qu’il eût entièrement renoncé à chaparder un peu. Mais c’est la loi de la caserne, et il n’exagérait point. Comme il se montrait docile, adroit aux exercices, tenait son équipement en bon état, et au complet, on le nomma caporal, et on l’affecta aux cuisines.

C’est un beau sort, que d’être caporal d’ordinaire. Fortuné ne mangea plus, dès lors, que des bifsteaks saignants et des fritures craquantes. Et cependant son ambition, naissante encore, n’était pas satisfaite. Il voyait que l’on pouvait gagner davantage dans sa fonction, et les fournisseurs le lui firent bien comprendre. Chaque fois qu’il allait, pour le compte de la compagnie, prendre livraison de quelque denrée, il en laissait une part chez le marchand, recevait pourboire, et partageait avec le fourrier. Malheureusement celui-ci, timide, n’osait se lancer dans des opérations d’envergure. Il tolérait bien que l’on mît de l’eau dans le vin des hommes, et que l’on vendît au cantinier les meilleures portions de viande, mais il ne voulait presque rien entendre au delà.

Cependant les soldats, qui s’apercevaient trop bien des malversations de Lorillard, murmurèrent contre le régime frugal auquel il les soumettait. Leurs plaintes ne furent point écoutées. Alors quelques-uns d’entre eux, au fort de cette colère que suscite l’estomac offensé, attendirent le caporal d’ordinaire, un soir, dans un endroit peu éclairé où il avait coutume de passer. Ils menacèrent de le frapper. Mais lui, sans nulle bravoure, et jetant de grands cris, s’enfuit si vite et si inconsidérément qu’il se jeta dans un profond fossé, où il se cassa la jambe gauche. Il en garda une claudication presque imperceptible, mais qui le servit, car il fut versé dans le service auxiliaire, et, peu de temps après, la guerre éclata.

Tant qu’elle dura, Fortuné Lorillard vécut dans divers dépôts régimentaires, se débrouilla de son mieux, et ne fit rien de notable. C’est, somme toute, après sa libération, que commence la partie vraiment mémorable de son existence.


Redevenu civil, Fortuné dépensa très vite ses économies, et comme il ne voulut point d’abord se résoudre à travailler, que d’autre part les occasions profitables lui manquèrent, il se vit bientôt dans la situation la plus misérable. Pendant un mois il vendit des journaux, le soir, mais gagna surtout à ce métier une extinction de voix qui le tourmenta longtemps. Il résolut de chercher un état plus tranquille et s’en fut, de porte en porte, demander un emploi qui n’exigeât pas de connaissances techniques.

Par malheur, mon ami Lorillard, vêtu de loques, la barbe longue et les joues creuses, effrayait par son seul aspect les commerçants qu’il venait solliciter. Il allait renoncer à trouver une place, lorsqu’il se présenta, par hasard et sans espérance, chez un épicier de la rue Rodier.

La boutique ressemblait à celles que l’on rencontre dans les très petites villes. Sa devanture presque vide, noircie par la poussière, constellée de gouttes de boue sèche, montrait à peine quelques fioles, cinq à six boîtes de macaronis, et des bonbons de chocolat moisissant dans des bocaux fêlés.

Lorillard entra, s’avança jusqu’à la caisse. La jeune femme qui y siégeait leva la tête et le regarda. Elle ne le regarda que d’un œil, car elle était borgne. Un faible espace écarlate dessinait, à droite, l’intervalle des paupières. Jamais encore Lorillard n’avait considéré une créature tellement disgracieuse. Ses cheveux châtains, raides et gras, tirés sur le crâne, se réunissaient en arrière en un chignon gros comme le poing. La courbe de son nez imitait celle de l’S majuscule. Ses lèvres tortueuses découvraient des gencives pâles et des dents noires. Les muscles noueux de son cou ressemblaient à des cordes, et son corsage tombait verticalement sur sa poitrine indigente.

Cette femelle affreuse dévisagea l’intrus avec hauteur et lui demanda ce qu’il voulait. Lorsqu’il l’eut dit, elle se mit à crier : « Papa ! Papa ! »

Aussitôt parut un vieil homme, très petit, aussi maigre que sa fille. Sa calvitie s’encadrait d’une étroite couronne de cheveux gris. Son long nez et son menton pointu, qui paraissaient désirer de se joindre, lui donnaient ce qu’on appelle un profil en casse-noisette. Ses yeux ronds, bleu-clair, fixèrent sur Fortuné un regard soupçonneux, malveillant. Mais M. Brigontal — ainsi se nommait ce négociant — écouta la proposition et répondit qu’il accepterait, par bonté d’âme d’employer Lorillard, à condition que celui-ci ne craignît pas le travail et qu’il n’exigeât pas plus de cent francs par mois, somme déjà exorbitante. De plus, il le nourrirait. Et comme le malheureux objectait qu’à ce prix il ne pourrait pas même se loger, M. Brigontal lui offrit de le coucher dans un cabinet attenant à la boutique, petit à la vérité, et sans fenêtre, mais où l’on pouvait dresser un lit-cage.

C’est ainsi que Fortuné Lorillard débuta dans le commerce, à des conditions médiocres, que sa bonne étoile et son savoir-faire lui permirent bientôt d’améliorer.

M. Brigontal, malgré le peu d’apparence de son établissement, vendait beaucoup de vin, et Fortuné, dès qu’il entra en fonctions, dut passer chaque matinée à rincer des bouteilles, dans la cave, à genoux sur la terre, et les bras dans un vieux baquet tout gras, qui puait le vinaigre et la moisissure. Il n’y avait là, comme éclairage, qu’un tout petit bec papillon, qui sifflait, et, au plafond, un jour carré, avec des barreaux de fer, qui s’ouvrait juste au milieu du plancher de la boutique.

C’était le ciel de Fortuné, et celui-ci l’apprécia sans tarder, car il voyait, grâce à lui, les clientes par en dessous.

Il n’apercevait, le plus souvent, pas grand’chose : le rond de la jupe, les mollets, un peu de linge. Mais les femmes qui venaient de bonne heure, en léger saut-de-lit, réservaient à Fortuné un spectacle qui le transportait. Pour en jouir de plus près, il montait sur un escabeau, et il demeurait ainsi, les yeux levés, la bouche ouverte, en de longues contemplations, car c’est un homme de tempérament très amoureux.

Les philosophes enseignent que si l’on veut concevoir une juste idée des choses, on doit s’appliquer à en considérer tous les aspects, toutes les faces. D’autre part, les personnes expérimentées savent combien il faut se méfier de l’apparence que les femmes se donnent. Cette apparence est trompeuse. Elle résulte trop souvent des artifices des teintures, du fard, de la mode et de l’orthopédie. La vérité féminine habite sous la jupe, et c’est par en dessous seulement que vous risquez, sans prévenir, d’en apercevoir le centre naturel. Essayez, vous en serez satisfait. Et ne rougissez nullement, car l’idée n’est pas d’un polisson. Elle est fondée sur les Écritures. Lorsque le roi Salomon, dont la sagesse était presque divine, rencontra la reine de Saba, il ne manqua point d’être ému par la beauté de cette souveraine. Mais, avant de se déclarer, il tint d’abord à la regarder par en dessous, sans qu’elle s’en doutât. Il fit en sorte qu’elle fût obligée d’enjamber, devant lui, un ruisseau fort tranquille, où il l’observa comme dans un miroir. On dit même, — mais l’histoire, ici, semble trop fabuleuse, — on dit que le prince discerna dans ce reflet que Balkis était vierge. Salomon était un peu magicien.

Tous les matins, à dix heures juste, Mlle Angèle, la grosse bonne du vétérinaire arrivait, et elle attendait son tour sur la grille du soupirail. Elle avait des jambes énormes, avec des bas jaunes. C’est elle, entre toutes, qui donnait la fièvre à Lorillard.

Un matin, M. Brigontal, par extraordinaire, se trouvant obligé de s’absenter, pria Fortuné de le remplacer à la boutique, pour servir les clients. Mlle Béatrice, fille et régente de la maison, aiderait le garçon en lui indiquant la place de chaque chose.

Enchanté de passer quelques heures à la lumière du jour, Lorillard mit tous ses soins à contenter la clientèle. Mais il ne lui fut pas possible de favoriser personne sur le poids ; car Béatrice, observant de son œil unique les plateaux de la balance, commençait déjà de crier quand ils s’équilibraient.

A dix heures, Mlle Angèle entra dans la boutique, et, pour la première fois, Fortuné Lorillard la vit tout entière. C’était une femme de trente ans à peu près, et prodigieusement obèse. Ses seins colossaux ballotaient à chacun de ses pas. La largeur de ses hanches lui permettait à peine l’accès de la boutique. Et son visage était semblable à celui de la pleine lune, sauf que des yeux bleus très vifs y brillaient, et qu’une chevelure rousse, habilement frisée, le surmontait. Elle s’avança vers Lorillard, et d’une voix douce, elle lui demanda du tapioca. En même temps, elle considérait d’un regard brûlant cet homme qu’elle n’avait pas encore vu. Elle le trouvait beau, certes. C’était en effet un garçon plaisant, bien musclé, prometteur par son seul aspect, et depuis qu’il avait trouvé un emploi stable, il se lavait et portait un vêtement décent.

— Vous êtes nouveau, ici ? lui demanda-t-elle avec feu.

— Moi, répondit-il assez bas, en souriant, je vous connais bien. Je vous vois tous les matins, par dessous vos jupes, quand vous passez là, sur la grille du soupirail.

Elle fit semblant de ne pas avoir entendu, et prit aimablement congé de Fortuné.

Vingt-quatre heures après, comme il nettoyait les litres, dans le sous-sol, Lorillard leva le nez. Et il éprouva une stupéfaction si intense qu’il faillit choir dans son baquet. Là-haut, les pieds posés sur les minces barreaux de fer, Mlle Angèle, la colossale bonne du vétérinaire, dévoilait ses charmes les plus secrets. Enflammé par un tel spectacle, d’une si incroyable et majestueuse ampleur, Fortuné s’élança sur l’escabeau. L’amour y acheva de lui percer le cœur, tandis qu’il observait de si près cette chair abondante que la lumière caressait.

Mais Mlle Angèle, que le patron servait, quitta la place, et Lorillard demeura, seul et anéanti, dans l’ombre de la cave. Il eût voulu monter à la boutique, pour parler à la grosse fille, et se déclarer. Il sentit que c’était impossible, combattit son ardeur, réfléchit à la conduite qu’il devait tenir. Car il ne pouvait douter qu’Angèle ne lui eût volontairement fait une avance des plus marquées.

Il attendit le soir, dans les tourments de la passion. Et quand la nuit vint, il prétexta qu’il allait se promener, remonta la rue Rodier, et patienta longuement devant la maison où l’aimée demeurait. C’était une vieille construction à deux étages, et l’on y apercevait, au-dessus de la porte, l’affiche qui représentait un chien blanc, avec un collier rouge, et plus bas, ces mots :

Edgar Dujardin
Vétérinaire diplômé
Traite tous les petits animaux.

Il aperçut enfin Angèle qui s’avançait dans la demi-obscurité, tenant en laisse un caniche. Elle et Fortuné, également émus, se trouvèrent face à face, d’abord sans voix.

— Tiens ! Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-elle, après ce silence.

— Heu… rien… Et vous ?

— Vous voyez, je promène Bobby…

— Ah !

Alors Lorillard s’enhardit. Il essaya de prendre la taille d’Angèle. Mais son bras se trouva beaucoup trop court pour étreindre une circonférence si vaste. Et il dit, d’une voix caressante :

— J’ai vu vos fesses, ce matin.

Elle se mit à rire, heureuse, et elle exclama :

— Petit cochon, va !

Puis elle se laissa tomber sur la poitrine de Lorillard. C’est, on l’a dit, un garçon robuste. Il soutint ce poids terrible pendant plusieurs secondes, en s’arc-boutant sur ses jambes écartées. Mais il fléchissait déjà, et il allait certainement succomber, lorsqu’Angèle, d’elle-même, se redressa. Alors, ils s’embrassèrent plusieurs fois, avec de longs élans, tandis qu’elle serrait Fortuné sur sa gorge formidable et molle.

Et bientôt tous deux s’égarèrent dans l’allée d’une maison, dont l’huis était entrebâillé. Il y faisait très sombre, on n’entendait point de bruit et les deux amoureux se sentirent là comme chez eux. Ils butèrent contre une marche de pierre, que revêtait un large paillasson. Angèle s’y renversa gentiment. Lorillard, penché sur elle, s’aperçut qu’elle relevait ses jupes, et il monta vigoureusement à l’assaut.

Pendant ce temps, le caniche, debout, lui reniflait les jarrets. Car Angèle, domestique prudente et fidèle, n’avait point, en s’abandonnant, lâché la laisse.

III

Angèle et Lorillard se retrouvèrent, le lendemain, au même endroit, et passèrent le temps de la même manière. Ce n’est point que le lieu où ils se possédaient avec tant de violence fût commode, quoique infréquenté. Mais l’amour se plaît aux satisfactions furtives. Aussi la grosse fille ne songeait-elle point à se plaindre de ce que les poils du paillasson lui chatouillassent rudement le corps, ni de ce que le courant d’air, par instants, lui relevât les jupes par-dessus la tête.

Cette fois, tandis qu’elle parvenait au paroxysme de la volupté, Angèle perdit si bien conscience de l’endroit où elle se trouvait qu’elle fit éclater son bonheur par des cris, des gémissements et des paroles très significatives. La concierge les entendit, et cette femme sans entrailles, qui avait depuis longtemps passé l’âge des jeux de Vénus, surgit presque aussitôt de sa loge, un seau à la main. Et elle le vida d’un seul coup sur les amoureux étendus, qu’elle apercevait dans l’ombre.

Ils se relevèrent ruisselants et humiliés, et, dans la crainte de rester prisonniers, ils se hâtèrent vers la porte. Lorillard remontait son pantalon, Angèle crachait l’eau sale qu’elle venait d’avaler, et Bobby, le caniche, poussait des aboiements plaintifs en secouant son pelage imbibé. La concierge les poursuivait d’invectives. Cependant, l’honneur demeura sauf : grâce à la nuit ils ne furent pas reconnus.

Cet événement désagréable, et qui aurait pu compromettre leur réputation, les obligea de réfléchir et de chercher un lieu plus sûr. Angèle invita son amant à l’accompagner dans la chambre qu’elle occupait chez le vétérinaire. C’était là une action hardie et qu’elle n’avait pas encore osé envisager. Elle ne s’y décida qu’avec beaucoup de craintes, que Fortuné ne comprit entièrement qu’un peu plus tard.

Ils se glissèrent donc dans la maison de M. Dujardin et accédèrent très facilement à la pièce qu’habitait Angèle. Le vétérinaire dormait sans doute, et l’on n’entendait d’autre bruit, dans l’établissement, que le miaulement des chats malades, enfermés dans leurs cages, et que l’insomnie tourmentait.

Angèle tourna le commutateur, et la lumière la plus vive éclaira la chambre.

Elle était grande, point mansardée, bien meublée, et ne ressemblait nullement à celles que l’on affecte d’habitude aux bonnes. Lorillard eut à peine le temps de s’en étonner, car, fixant les yeux sur sa compagne, il vit qu’elle était déjà complètement nue. Il est vrai que, peut-être, elle avait eu hâte d’ôter ses vêtements trempés. Mais elle ne songeait point à en revêtir d’autres. Lorillard la contemplait avec une admiration stupéfaite, et il observait qu’Angèle, dévêtue, paraissait encore plus énormément plantureuse que lorsqu’elle était habillée.

Mais cette créature passionnée réfléchissait, pour l’instant, avec inquiétude. Elle ouvrit le battant d’un vaste placard, et avertit Fortuné de se cacher immédiatement là, s’il entendait le moindre bruit. Puis elle remonta le réveil, afin qu’il sonnât à quatre heures du matin. C’est à ce moment, assurait-elle avec gêne, que Lorillard devait partir, s’il ne voulait pas la mettre dans l’embarras le plus terrible. Il trouva bien quelque bizarrerie dans ces recommandations, mais n’y songea presque point, tant il avait hâte de goûter, avec sa superbe conquête, les longs délices d’une nuit d’amour.

Quand le réveil sonna, Fortuné Lorillard, docile aux ordres mystérieux, se leva très doucement, n’éveilla point Angèle, et sortit sans encombre. Pourtant, comme il parvenait au bas de l’escalier, un hurlement inhumain le fit sursauter. Mais il se rappela qu’il était chez un vétérinaire, et pensa que ce cri ne pouvait être que celui de quelque animal agonisant, et qui saluait le jour pour la dernière fois.

Lorillard avait si généreusement abusé de ses forces qu’il s’endormit en rinçant les bouteilles. Et comme, à midi, il ne venait point à table, pour déjeuner, Béatrice descendit à la cave ; elle poussa des clameurs qui tirèrent Fortuné de son sommeil. Puis, comme M. Brigontal père, à ce bruit, était survenu, tous deux accusèrent le commis de s’être enivré avec leur vin. Il se défendit victorieusement, puis, à son tour, les accusa : ils le nourrissaient mal, l’obligeaient à travailler beaucoup, et c’est pour cela, prétendit-il qu’il était, tout à l’heure, tombé en faiblesse. Même il avait eu bien de la chance de ne pas se noyer dans son baquet. Le père et la fille, excessivement avares, sentirent leur tort et s’excusèrent de leur soupçon. Béatrice eut soin, en servant Lorillard, de lui donner des portions suffisantes, et lui offrit même, au dessert, un grand verre de vin, en supplément, pour le remettre.

Angèle, le soir même, put juger qu’il était tout à fait remis, car il ne plaignit pas sa peine, et il égala, pour le moins, ses prouesses de la veille. Puis ils s’assoupirent, dans les bras l’un de l’autre, gorgés d’amour, et tout rompus d’une nouvelle lassitude. Aussi ce fut en vain que le réveil, à quatre heures du matin, se mit en branle. Ils ne l’entendirent point, et, toujours enlacés, continuèrent leur somme.

Cependant M. Dujardin commençait de s’éveiller, et, peu après, passait sa robe de chambre. Car telle était son habitude : il se couchait très tôt et se levait avant le jour, allait visiter ses pensionnaires, chats, singes, chiens et perroquets, qui logeaient dans des cages superposées de chaque côté de la cour. Il ne trouva, ce matin-là, rien d’anormal chez ses malades. Alors il remonta l’escalier, jusqu’au deuxième étage, et se dirigea, comme de coutume, vers la chambre d’Angèle.

Car M. Dujardin, célibataire qui avait passé la cinquantaine, agrémentait sa solitude depuis bien des années, en faisant d’Angèle sa concubine. Comme c’était un homme à manies et qui ménageait pieusement sa santé, il ne s’accordait les plaisirs de la chair que de grand matin. Il avait lu dans de bons auteurs, disait-il, et aussi observé par lui-même, que le plaisir que l’on prend avec les femmes est moins pernicieux après le repos de la nuit que dans l’énervement de la soirée, après les fatigues du jour. Il s’accordait cette distraction vers quatre heures et demie, une fois ou deux par semaine, tout au plus. Mais il n’en rendait pas moins visite à Angèle à chaque aube, régulièrement, ne fût-ce que pour l’embrasser et badiner quelque peu avec elle.

Il poussa donc la porte et se trouva dans la chambre. L’obscurité y régnait encore, faiblement combattue par le peu de lumière qui filtrait déjà au travers des rideaux. Il ôta son lorgnon, qu’il posa sur la cheminée, puis sa robe de chambre, et enfin sa calotte de drap. Il se trouva donc en chemise, et s’avança vers le lit, à tâtons. Car M. Dujardin, très myope, et privé de son binocle, n’y voyait presque point, dans ces ténèbres encore assez épaisses.

Il toucha cependant le drap, le releva, et il éprouva dès lors que le désir lui travaillait l’âme et le corps. Allongeant la main, il frôla le tissu tiède d’une chemise. Lorsqu’il sentit la chair, M. Dujardin, embrasé, se pencha, et il y colla ses lèvres, ardemment, par dix fois.

Il en éprouvait du bonheur, mais il ne le devait qu’à son imagination. Ce n’étaient point, en effet, les reins charnus d’Angèle qu’il baisait avec tant de passion, mais ceux de mon ami, Fortuné Lorillard. Celui-ci, ouvrant les yeux et se voyant dans les bras d’Angèle toujours endormie, se demanda, presque avec effroi, d’où venaient ces baisers qui s’appliquaient à son derrière. Mais il les supporta sans bouger, estimant prudent de faire le mort, et devinant vaguement de quoi il s’agissait. Il ne craignit qu’une chose, c’est que l’inconnu, précisant son attaque, s’aperçût alors et forcément de son erreur. C’était déjà beaucoup qu’il pût confondre les énormes appas d’Angèle avec ceux, maigres et musculeux, de Lorillard. Mais M. Dujardin était tellement persuadé qu’il embrassait sa bonne qu’il ne s’aperçut pas de la différence. Puis il se hissa dans le lit, péniblement, car il souffrait de rhumatismes.

Fortuné mit ce temps à profit et se glissa derrière Angèle, qui enfin se réveilla, et se trouva presque aussitôt corps contre corps avec son patron.

Cet homme déjà sur l’âge montra la valeur du régime auquel il se soumettait, et il entreprit sur-le-champ sa grosse maîtresse. Lorillard, rencogné au bord du lit, assista donc, plein d’une âcre colère, au début du combat. Il en ressentit une jalousie si vive qu’il perdit toute prudence, et pinça fortement le flanc ému d’Angèle. Elle poussa un cri si strident, que Fortuné, comprenant sa faute, s’enfonça tout entier sous les draps.

M. Dujardin, s’arrêtant dans son labeur, exprima son étonnement.

— C’est, dit alors Angèle, que tu ne m’avais jamais encore rendue si heureuse !

Et le vétérinaire fut au comble de l’orgueil.

Fortuné Lorillard put s’échapper du lit, en se traçant lentement un chemin sous les couvertures. Il rassembla ses vêtements, sortit, et s’habilla dans l’escalier. Tant qu’il fut dans la maison, il trembla, dans la crainte d’être surpris. Mais lorsqu’il se trouva dehors, échappé au danger, la colère se ralluma dans son cœur ulcéré. Il s’accusa de lâcheté, et s’affirma qu’il aurait dû, tout à l’heure, étrangler cette femme trompeuse qui, sous ses yeux, s’abandonnait à autrui. Il se jura de la battre si soigneusement, le soir même, sans écouter ses raisons, qu’elle ne pût montrer aucune partie de son vaste corps qui ne fût bleuie ou écorchée. Il se consola quelque peu par ces pensées cruelles, mais non point tout à fait. Il était encore si furieux, à dix heures du matin, que lorsqu’Angèle vint à la boutique, et stationna sur le soupirail, elle entendit s’élever sous sa robe une voix souterraine, à peine étouffée, qui la traitait de garce et de bien d’autres noms. Lorillard, debout sur le faîte de l’escabeau, commençait sa vengeance en injuriant Angèle.

Ils se retrouvèrent le soir, au coin de la rue Rodier et de l’avenue Trudaine. Lorillard, en venant, avait affûté son courroux, préparé des phrases violentes et venimeuses. Mais Angèle parla la première et elle se plaignit doucement.

— Étais-tu fou, ce matin ? demanda-t-elle. Me pincer si fort juste au moment que… C’est étonnant que M. Dujardin ne se soit pas aperçu… Il en aurait fait, une histoire ! Il a tellement confiance en moi !

Fortuné, démonté dès ce premier coup, voulut pourtant répondre.

— Par exemple ! dit-il. Tu as l’audace de me tromper, sous mes yeux, et je…

Mais Angèle, secouant la tête, interrompit le discours.

— Non, répliqua-t-elle d’un ton souverain, je ne t’ai pas trompé avec mon patron. J’ai trompé mon patron avec toi. Cela ne se ressemble pas.

— Alors, murmura Lorillard calmé, tu aurais dû me prévenir.

Mais il sentait bien qu’il était dans son tort. Il ne pouvait pas se fâcher, puisqu’il tenait le beau rôle, celui d’amant choisi. De toute évidence, le vétérinaire était cocu. Tant il est vrai qu’en amour même tout n’est que convention.

On reconnaît le cocu à ce signe qu’il est censé ignorer son cocuage. Il ne doit pas le connaître ; sinon, malheur à lui. Car, ou bien il se montrera violent, et il se verra classé parmi les cocus dangereux et sanguinaires, en horreur aux honnêtes gens, ou bien il restera tranquille, prudent, insensible, et il passera pour infâme. Évitez à l’égal du feu cette situation pleine d’embûches où le vétérinaire était promu, et dites-vous bien, si vous êtes homme d’honneur, qu’il vaut mieux tromper sept fois votre voisin que d’être une seule fois trompé par lui.

Aussi Fortuné, comprenant son avantage, sourit-il d’une orgueilleuse satisfaction, certain à présent que, loin d’avoir été outragé, il avait au contraire outragé lui-même le bon M. Dujardin.

Du reste, Angèle expliquait combien excellente était pour elle sa situation chez le médecin des bêtes. Elle dirigeait la maison, réglait les dépenses sans contrôle, et mettait, chaque mois, bien de l’argent de côté. Comment, dès lors, refuser à un maître si obligeant le plaisir qu’il demandait ? — Fortuné lui-même, ajoutait-elle, avait tout intérêt à ce que les choses continuassent d’aller ainsi, et qu’Angèle pût accroître son pécule.

Ces dernières paroles rendirent Lorillard plus doux que sucre. Il y apercevait une promesse, qu’il n’osait encore faire préciser. Mais Angèle, évidemment, parlait de partager avec lui ses bénéfices accumulés. Il fut touché d’une si bonne intention, s’excusa longuement d’avoir attristé Angèle, en lui parlant si mal, le matin même, à travers le soupirail. La force de son amour, la jalousie, affirmait-il, lui avaient inspiré une action aussi laide. Angèle pardonna, et elle accueillit encore Fortuné dans sa chambre ce soir-là. Mais le réveil fut placé dans une soucoupe, avec une poignée de gros sous, et tout cet appareil fit, à l’heure voulue, un vacarme qu’il fallut bien entendre.

Ainsi, durant deux mois, Angèle et Fortuné réussirent à passer secrètement presque toutes les nuits ensemble. Lorillard possédait une clef de la maison, et ne rencontrait nulle difficulté pour s’en ailler. Mais comme il arrive trop souvent, ils se montrèrent moins circonspects, étant moins inquiets. Lorillard, un matin, osa, tout chaussé, descendre l’escalier, au lieu de tenir ses souliers à la main, ainsi qu’il faisait d’habitude, en partant.

Or, M. Dujardin venait de s’éveiller, et son oreille perçut le bruit des pas sur les marcher. Il prit son revolver, sa lampe électrique et sortit. Comme Fortuné parvenait au bas de l’étage, il entendit que l’on marchait derrière lui, et il vit le rayon lumineux de la petite lampe fouiller l’ombre. Il ne crut pas avoir le temps de courir jusqu’à la porte et de l’ouvrir sans être aperçu. Donc, il se jeta dans la cour, et chercha là quelque cachette provisoire. Il choisit pour cela une cage assez vaste, placée dans un recoin ; il y entra, puis referma sur lui le grillage. Accroupi depuis un instant dans l’obscurité, les genoux et les mains enfoncés dans une paille fétide, il sentit tout à coup que l’on lui tirait violemment les cheveux. Portant les doigts à sa tête, il palpa l’échine et le poil lisse d’un animal qui s’y accrochait. Et celui-ci, dès que Fortuné voulut l’arracher de son crâne douloureux, poussa de terribles cris. C’était un ouistiti de faible taille, mais d’une méchanceté prodigieuse. Il décimait de ses quatre mains la chevelure de Lorillard ; il lui fienta sur sur le dos et jusque dans ses poches. La victime, à la fin, regimba et, s’étant débarrassé du singe en le repoussant dans un angle de la cage, essaya, en lui serrant les mâchoires de l’empêcher de hurler. Mais le ouistiti mordit alors si férocement le poignet de Lorillard, que ce dernier, préférant encore être pris par un homme que torturé par une bête si cruelle, quitta cet abri détestable. Il eut la chance de trouver la cour déserte et la sortie libre.

— Mais, songea-t-il ensuite, ce singe est peut-être enragé ?

Cette crainte puérile le tourmenta pendant toute la matinée. A table, même, il crut sentir l’envie de se jeter sur Béatrice, la fille borgne de l’épicier, pour la mordre. Ce n’était là qu’une suggestion de la terreur, et Angèle lui apprit, dès le soir, que la guenon avec laquelle il avait si malheureusement cohabité s’appelait Nathalie et ne souffrait que d’une fluxion de poitrine. Quant à M. Dujardin, il avait bien cru entendre quelque bruit, mais il pensait s’être trompé, puisqu’il n’avait trouvé personne, ni rien d’insolite, dans la maison.

Fortuné n’en déclara pas moins à Angèle que les rendez-vous chez le vétérinaire lui semblaient maintenant dangereux, qu’il serait bon de s’arranger autrement, faute de quoi Angèle et lui finiraient par être surpris.

Angèle en convint, et elle ajouta, baissant les yeux, qu’elle voyait un moyen très facile pour vivre tous deux ensemble, continuellement, sans que personne eût rien à dire.

Fortuné fit semblant de ne pas comprendre. Il hésitait à se marier, surtout sans savoir quelle dot lui apporterait Angèle. Car l’amour de l’argent passa toujours chez lui avant tout autre sentiment.

Les choses en restaient là, lorsque Lorillard aperçut sur le front de M. Brigontal, son patron, les marques d’un pesant souci. Cet homme cupide cherchait à vendre son fonds, et il ne trouvait pas d’acquéreur. A table, il s’entretenait de ses déboires avec sa fille, et il éclata de fureur, un jour, en présence de son commis Fortuné, parce que l’on ne lui offrait, de sa boutique, que huit mille francs comptant, alors qu’il en voulait douze, et autant en trois années. L’établissement, du reste, les valait à peine, car il avait assez peu de clients, M. Brigontal s’entendant fort mal au commerce et se montrant incapable de lutter avec la concurrence, extrêmement active, des confrères voisins.

— Douze mille… Douze mille… Est-ce qu’Angèle les aurait, par hasard ? se répétait Fortuné Lorillard, plein d’un âpre espoir. Et il entrevoyait ce qu’il pourrait faire, lui, de l’épicerie Brigontal, s’il en devenait le maître. Il vendrait de tout, absolument. Il aurait un étalage magnifique, irait aux Halles le matin, ferait, devant la boutique, l’article aux ménagères, s’arrangerait avec les restaurateurs… Oui, il saurait relever la maison, lui, et gagner, gagner de l’or !

Angèle possédait-elle les douze mille francs ? Il n’osa pas l’interroger nettement à ce sujet, mais, pendant plusieurs jours, redoubla de visible passion, prodigua les paroles les plus tendres, et, finalement, parla de mariage. Tout aussitôt il annonça que l’épicerie Brigontal était à vendre, et à quel prix. Puis, attendant la réponse à la double question, il se leva les yeux vers Angèle, qui rayonnait d’un bonheur extatique. Tous deux s’assirent sur un banc de l’avenue Trudaine. La grosse fille posa sa tête sentimentale sur l’épaule de Fortuné et répondit simplement :

— Je t’adore…

— Moi aussi, je t’adore, prononça Lorillard. Mon rêve est de te rendre heureuse, de passer toute ma vie avec toi.

Il fixa ses regards sur l’asphalte du trottoir et poursuivit, d’une voix rêveuse :

— Douze mille francs, il nous faudrait douze mille francs pour nous établir. L’épicerie du patron, pour l’heure, n’est qu’une mauvaise boutique, mais je me chargerais d’en faire une grosse maison, moi ! Le père Brigontal n’entend rien au commerce et sa fille épouvante la clientèle. Tandis que toi ! Je te vois d’ici assise à la caisse, avec une belle robe… On viendrait acheter chez nous rien que pour le plaisir de te regarder.

— Tout ce que tu voudras, dit-elle doucement.

— Oui, reprit Fortuné, qui s’impatientait un peu, faute d’obtenir des précisions sur les disponibilités d’Angèle, mais il faudrait acheter l’épicerie…

— A ton idée. Du moment que cela te fait plaisir…

— Cela me ferait plaisir, réellement, et si j’avais l’argent…

Elle l’avait, et même un peu plus. Depuis dix ans, elle entassait de fortes économies. Même, au début de la guerre, elle les avait placées dans son pays, en Suisse, et cette part de son bien, grâce au change et aux intérêts, avait triplé de valeur. Tout compté, elle possédait environ vingt mille francs, dont Lorillard pourrait disposer, puisqu’il épousait Angèle.

— Tout de suite, s’écria Lorillard, il faut nous marier tout de suite, ma chérie. Pourquoi retarder notre bonheur ? Je t’aime de plus en plus…

Et Fortuné, tout en parlant, apercevait, avec les yeux de son âme ambitieuse, l’épicerie Brigontal. Elle lui apparaissait repeinte d’un bleu vif, avec des vitres scintillantes, des bocaux neufs, une exposition de comestibles affriolants, et la foule des clients se pressant dans le magasin. Et il croyait lire déjà, sur la bande de calicot suspendue au store :

Changement de propriétaire
Maison Fortuné LORILLARD

Il embrassa très amoureusement sa belle fiancée et lui dit :

— C’est une affaire entendue. Je m’arrangerai demain avec le père Brigontal.

IV

Après cette conversation, Lorillard regagna son logis chez l’épicier. Car M. Dujardin, à ce moment, malgré les soins qu’il donnait à sa santé, souffrait fortement de ses rhumatismes, gardait le lit et obligeait Angèle à s’occuper de lui à toute heure.

Fortuné, traversant la boutique, la contemplait avec une orgueilleuse satisfaction, car il se sentait sur le point de la posséder. Posant sur la caisse la bougie dont il s’éclairait, il songeait :

— Je masquerai cette colonne de fonte, trop mince et salie, par un revêtement de boîtes de conserves, aux étiquettes illustrées. Elle en acquerra l’aspect le plus riche. J’achèterai l’une de ces machines compliquées qui servent à découper le jambon, et je l’installerai ici, à gauche du comptoir. Là, il faudra dresser une étagère, où l’on disposera des plats remplis de charcuteries, environnées d’une tremblante gélatine. Les fruits, les légumes et les volailles s’entasseront en un étalage magnifique. Je rangerai derrière les vitrines les bouteilles de liqueurs et de vins de grand luxe. Et moi-même, assis près de la porte, je torréfierai le café.

Ainsi Fortuné, dans l’exaltation de la victoire, jetait vers les lendemains un regard assuré. Il projetait les transformations les plus grandioses, et il escomptait déjà le jour où, acquérant les boutiques voisines, il étendrait son commerce jusqu’à la rue Condorcet, tuant toute rivalité, gagnant des millions et, Bonaparte de l’épicerie, surpassant Félix Potin, Damoy et tous les autres, il posséderait dans Paris vingt succursales florissantes…

Et il alla se coucher dans l’infecte et noire resserre où son lit-cage était dressé. Des denrées alimentaires s’y entassaient de toutes parts, dans des sacs et dans des caisses. Les biscuits verdissants y attiraient les rats. Mais le patron ne voulait point se défaire de ces produits dépréciés ; il disait qu’il y avait encore là-dedans quelque peu de choses sinon bonnes à consommer, du moins propres à être vendues. Et chaque fois qu’une marchandise commençait à se gâter, on l’enfermait là, dans la chambre de Lorillard. Aussi rappelait-elle à celui-ci la cabane où il était né, la maison paternelle. Il n’en détestait que davantage ce cabinet puant, où il ne pouvait seulement pas cacher les médiocres larcins si difficilement accomplis. Car la borgne et méfiante Béatrice le surveillait sans cesse. Qu’aurait dit l’avare créature, si elle avait su que Fortuné, ayant creusé un trou dans le sol de la cave, y conservait, comme un trésor, trois bouteilles de vieux cognac et dix terrines de foies gras ?

Cette nuit fut douce à Lorillard ; il la passa, tantôt en de beaux rêves de réussite, et tantôt, s’éveillant, à échafauder des projets, et à préparer les phrases qu’il prononcerait, le lendemain, quand il discuterait l’achat de la boutique, avec M. Brigontal. Il s’efforcerait d’obtenir un peu de rabais. Cela serait toujours autant de gagné, que l’on pourrait consacrer aux embellissements de la maison.

Or, le matin venu, Fortuné ne descendit pas à la cave, comme à l’habitude, dès sept heures, mais il attendit M. Brigontal dans le magasin. Le patron, arrivant, commença d’ôter les volets et ouvrit la porte. Puis il se tourna vers Lorillard et lui dit d’un ton sévère :

— Eh bien ! Croyez-vous que votre ouvrage va se faire tout seul ?

Non, Fortuné n’attendait point un miracle semblable. Mais, bouleversé par l’importance de la conjoncture, il demeurait muet, et fixait sur le dallage un regard éperdu.

Le vieil épicier, observant le commis, s’aperçut de son embarras et s’avançant vers lui, il lui demanda ce qu’il avait.

— Je voudrais vous parler, dit Lorillard.

Brigontal secouant la tête, déclara, d’une voix acerbe :

— C’est inutile, mon garçon, c’est tout à fait inutile…

Il porta les mains à sa tête chauve, bossuée.

— Tous les mêmes, ces êtres-là ! s’écria-t-il en colère. Au bout de quelques semaines, il leur faut une augmentation ! Enfin, je ne suis pas mécontent de vous. Vous aurez dix francs de plus par mois. Par exemple, n’y revenez pas, hein !

— Monsieur Brigontal, prononça péniblement Lorillard, je ne désire pas une augmentation… Il s’arrêta, regarda le bout de ses souliers, et dit, comme s’adressant à eux :

— Votre fonds, Monsieur Brigontal, je vous l’achète, si nous pouvons nous entendre.

M. Brigontal pencha le buste, comme s’il eût reçu un coup de poing dans le creux de l’estomac, et il répliqua, vexé :

— Mon ami, je ne plaisante jamais avec mes employés !

— Onze mille francs, cria Lorillard à tue-tête, je vous offre onze mille francs. Cela va-t-il ?

L’épicier considéra silencieusement son commis. Puis, le saisissant par le bras, il articula, fronçant les sourcils :

— Venez.

Il l’emmena dans la salle à manger, lui dit de s’asseoir, et, sans le quitter de l’œil, demanda si véritablement Fortuné parlait avec sérieux. Et comme l’autre l’affirmait, à plusieurs reprises et très fermement, M. Brigontal ouvrit un placard. Il y prit deux verres et une fiole d’Armagnac, et prononça :

— Monsieur Lorillard, j’ignore si vous aviez, en arrivant ici, onze mille francs ou davantage, dans vos poches ; mais vos souliers étaient percés, votre pantalon manquait de fond, et vous auriez facilement trouvé des jobards pour vous faire la charité. Dans ces conditions, vous admettrez que je m’étonne.

— Oui, dit Lorillard. Mais je viens d’hériter d’un oncle…

— Un héritage ! Ah ! ah ! je comprends… Un peu d’Armagnac, Monsieur Lorillard ? Et vous tenez beaucoup à ma boutique ? Vous avez raison, elle est excellente. Aussi, vous ne l’aurez pas à moins de douze mille comptant, et autant en trois ans.

— Onze mille comptant, déclara Fortuné, plus autant en quatre ans, voilà ma proposition.

Elle dépassait assez toutes celles que l’on avait jusqu’à ce jour offertes à Brigontal. Il s’en trouvait donc satisfait, d’autant plus qu’il avait hâte de se reposer. Mais, comme l’homme est naturellement insatiable, et particulièrement celui qui se livre au commerce, le vieil individu se persuada qu’il devait faire coup double, et il prononça :

— Vous n’ignorez certainement pas que je ne puis céder mon fonds qu’à mon gendre. Je vous donne ma fille, ma chère Béatrice. Pour tenir une maison, vous ne rencontrerez personne qui vaille Béatrice. Vous pouvez vous vanter d’avoir de la chance. En voilà une qui aimera son mari ! Ce n’est pas une fille comme on en voit tant, coquettes, effrontées, dépensières…

Lorillard ouvrit la bouche pour affirmer qu’il préférerait acquérir la boutique deux mille francs de plus, et qu’on ne lui parlât jamais de Béatrice, mais il n’osa. Et, se levant, il balbutia qu’il réfléchirait.

Il commit ainsi une faiblesse, dont il eut à se repentir bientôt. S’il avait refusé sur l’instant la main de la difforme et borgne Béatrice, il se serait épargné les terribles moments qui suivirent. Il le comprit bientôt. Car il était à peine descendu dans la cave, et s’agenouillait devant sa cuve, lorsqu’il entendit des pas dans l’escalier de pierre. Levant les yeux, il aperçut Béatrice, qui s’avançait vers lui en souriant.

— Bonjour ! Monsieur Fortuné, dit-elle d’une voix flûtée. Je viens vous voir, j’ai tant de plaisir à être avec vous !

Certes, le père avait déjà parlé, et la pauvre créature se voyait déjà mariée. Elle tournait autour du baquet en minaudant, et lançait, de son œil unique, d’effrayantes œillades à Lorillard.

Approchant un tabouret, elle s’y assit, devant son prétendu supposé. Et comme elle croisait les jambes, il aperçut, au-dessous de la jupe un peu relevée, des jambes d’une horrible, d’une squelettique maigreur, habillées de bas noirs mal tirés, dont les plis imitaient le filet d’un pas-de-vis. Et, se penchant vers Lorillard, qui aimait mieux regarder le fond du cuvier et qui rinçait opiniâtrement les bouteilles, Béatrice roucoulait, s’efforçant à d’atroces sourires.

— Ne travaillez donc pas tant, disait-elle. Vous pouvez bien vous arrêter un peu, pendant que nous sommes ensemble !

Alors Lorillard, se redressant, osa regarder encore Béatrice, et il frémit. Elle était affreuse comme la mort, et plus dégoûtante à voir que de coutume. Un maintien revêche sied à la laideur, et l’infortunée créature donnait ordinairement à son visage l’expression de la sévérité la plus hargneuse. Mais aujourd’hui qu’elle cherchait à plaire, elle tentait d’imprimer un charme bénin à sa figure terrifiante, et elle ployait son corps sec en des poses abandonnées, bien faites, pensait-elle, pour toucher le cœur des jeunes hommes. Elle ajoutait ainsi à sa disgrâce naturelle une nouvelle et plus sensible imperfection.

Et comme Lorillard, qui voyait dans l’énorme Angèle l’idéal même de la femme, demeurait effrayé devant une personne si desséchée, privée de seins et presque de croupe, Béatrice jugea qu’une amoureuse émotion le rendait ainsi silencieux et immobile.

— Que vous êtes timide ! lui dit-elle.

Lorillard, incertain, se dressa. L’idée lui vint de quitter la place, de laisser Béatrice seule à la cave. Mais à peine était-il debout que Mlle Brigontal s’élança vers lui, noua autour du cou de Fortuné ses longs bras osseux, et, appuyant la tête sur la poitrine du commis, prononça dans un soupir :

— J’ai bien vu que vous m’aimiez, allez ! Moi aussi, je vous aime, mon Fortuné !

Il ne bougeait pas, n’osait se plaindre. Elle poursuivit :

— Je vous permets de m’embrasser…

Et, sans attendre, elle appliqua par deux fois ses lèvres tordues sur la bouche de Lorillard. Puis, rompant vivement le contact, comme si elle eût craint d’être retenue, elle courut jusqu’à la première marche de l’escalier. Là, se retournant, et fixant son plus doucereux regard sur Fortuné, elle lui envoya, du bout des doigts, un baiser, et elle murmura :

— A bientôt, mon amour !

Le reste de la journée vit croître encore l’ardeur de la jeune fille borgne. Électrisée par l’idée de trouver enfin un époux, et croyant trop vite que Fortuné demandait officieusement sa main, Béatrice laissait voir clairement sa joie, et même l’appétit de ses sens, en agitant, durant tout le déjeuner, ses pieds plats sur ceux de Lorillard. Elle inventa mille prétextes pour le rejoindre et lui parler, au cours de l’après-midi. Et Fortuné, qui craignait, en repoussant la fille, de s’aliéner le père, subit avec douceur ces marques d’une tendresse désolante.

Quant à M. Brigontal, il prit, un moment, Fortuné à part, et lui posa plusieurs questions au sujet de son héritage. Lorillard y répondit de son mieux, selon son inspiration, parla d’un vieil oncle mort au Maroc, où il cultivait depuis longtemps des végétaux d’un bon rapport. Tous ces détails satisfirent l’épicier, qui, se félicitant d’avoir trouvé pour Béatrice un époux si cossu, qui achetait sa boutique et ne parlait pas de dot, déclara que Monsieur Lorillard ne laverait plus les bouteilles, mais passerait dorénavant son temps au magasin, pour se mettre au courant de la vente, et lier connaissance avec la clientèle.

Pendant ce temps, Béatrice exultante annonçait son mariage, sous une forme romanesque, à toutes les commères d’alentour. Elle contait de quelle façon le beau, le charmant Lorillard, le plus aimable de tous les hommes, issu de riche famille, était devenu amoureux d’elle, en la voyant passer un jour, par hasard, dans la rue. Aussi, pour la connaître mieux et vivre près d’elle, s’était-il déguisé en pauvre et introduit dans la maison pour y remplir le plus humble des emplois. Enfin il venait de se déclarer, et elle ne pouvait pas, en conscience, refuser un joli garçon si incroyablement épris d’elle.

Les voisines, écoutant ce récit, se regardaient silencieusement. Mais une d’elles, qui se faisait vieille fille, outrée de voir cette guenon trouver un mari, se mit à ricaner, et prononça jalouse :

— Hé ! Hé ! Vous ferez une jolie mariée !

Béatrice sentit la pointe, et pensa bien que l’on raillait son infirmité. Aussi répondit-elle, redressant la tête avec fierté :

— Mon fiancé est assez riche pour m’acheter un œil de verre !

V

Le soir même, Fortuné, remontant la rue Rodier pour rejoindre Angèle, se demandait de quelle manière il pourrait surmonter les difficultés incroyables de sa situation, lorsqu’il aperçut sa bien-aimée qui venait à son avance d’un pas pressé. Il observa que la figure de sa belle n’exprimait pas cette bienveillance ardente qu’Angèle lui donnait instinctivement du plus loin qu’elle découvrait l’amant. La fureur, au contraire, semblait habiter aujourd’hui cette créature paisible, et qui n’avait encore montré de violence que dans les doux orages de la volupté.

Angèle, en effet, creusait d’un rictus amer sa face ronde, et fixait sur Lorillard étonné des yeux qui fulguraient. Il s’avança pourtant, lui prit les mains avec tendresse. Mais elle se dégagea, d’un mouvement rude, et elle dit :

— Monstre ! tu es un monstre, un enjôleur !

— Moi ! s’écria Lorillard. Et pourquoi donc ?

Elle ne répondit rien, car elle sanglotait.

Il n’est rien de si terrible à voir que la douleur d’une grosse femme. Les larmes qui coulent sur un visage rebondi sont les plus émouvantes, car elles expriment fortement que le corps le plus robuste peut être vaincu par le désastre de l’âme. C’est un spectacle à faire pitié, et dont l’homme le plus dur ne saurait rire. Aussi Fortuné s’émut-il. Mais en vain, trois fois, il répéta sa question. Angèle pleurait toujours. Enfin, relevant vers Lorillard sa figure ruisselante et cramoisie, elle demanda d’une voix déchirante :

— Mon amour, pourquoi m’abandonnes-tu ?

Et comme Fortuné protestait, elle reprit :

— Si, si, je sais. Tu veux épouser Béatrice Brigontal. Elle-même me l’a dit. Comment peux-tu aimer cette horreur de fille, qui n’a qu’un œil…

— Mais je ne l’aime pas du tout, je te le jure !

— C’est un vilain paquet d’os, poursuivit Angèle, et qui sent mauvais. Me quitter pour un coucou semblable !

Angèle, en parlant ainsi, bombait la poitrine, et elle avançait vers Lorillard ses larges et tremblantes mamelles, dont les bouts pointaient sous la camisole rose. Elle semblait les prendre à témoin de l’extravagante injustice que Fortuné lui faisait, en préférant à la rare plénitude de tels appas la peau noire d’une femme maigre.

— Béatrice est folle, déclara Fortuné. Tu as eu tort de l’écouter. Je n’aime que toi.

Et, quoiqu’il ne fît point très sombre encore, il embrassa longuement Angèle. Elle ne pleurait plus. L’espoir la réchauffait. Pourtant elle ne voulait pas s’y abandonner. Si Béatrice se vantait ainsi, c’est qu’elle avait un motif…

Lorillard prit le bras de l’affligée. Tous deux gagnèrent lentement l’avenue Trudaine. Angèle écoutait son fiancé, qu’elle avait cru infidèle, et qui se disculpait aisément. Il expliquait comment Brigontal lui avait fait l’atroce proposition, et comment Béatrice l’avait tourmenté tout le jour, à la cave comme à la boutique, par une poursuite opiniâtre.

Angèle s’épanouissait. Elle regrettait de s’être laissée si vite entraîner à une jalousie violente et injuste. Baisant le cher visage de son Fortuné, elle demandait pardon du soupçon qu’elle avait conçu, dans son égarement. Mais Lorillard demeurait songeur, et il répétait :

— Je ne sais pas comment m’arranger, à présent. Brigontal ne cédera son fonds qu’à son futur gendre…

— Mon amour, répondit Angèle, il ne manque pas de fonds d’épicerie à vendre dans Paris. Il serait préférable, même, que nous nous établissions dans un autre quartier que celui-ci. Car mon patron sera très fâché de mon départ, et plus furieux encore s’il nous voit vivre ensemble, tous les deux, à trois pas de sa porte. Il en aurait beaucoup de peine.

— Cela me ferait plaisir, reprenait Fortuné. Qu’il se contente donc, à son âge, de soigner ses chats et ses chiens, et surtout de museler ses ouistitis. Et puis, c’est la boutique de Brigontal qu’il me faut, pas une autre. Je ne trouverai jamais mieux. Depuis hier, j’ai réfléchi aux procédés que j’emploierai pour remonter la maison. Tu verras !

— A ton idée, chéri…

— Mais il y a la fille ! s’écriait alors Fortuné. Comment veux-tu que je m’en débarrasse ?

— Comment ? répéta finalement Angèle. Cela ne doit pas être aussi difficile que tu te l’imagine. Attends un peu, que j’y pense… Il me vient déjà une idée.

Mais ce ne fut qu’un peu plus tard, et dans sa chambre, qu’Angèle donna son conseil :

— Le père Brigontal, dit-elle, tient à se retirer bientôt dans son Auvergne. Il céderait sur la question du mariage, j’en suis certaine. Mais je puis me tromper, et le mieux est de couper court à la combinaison. Tu as un moyen très simple pour fermer la bouche au vieux et à Béatrice.

Elle laissa Fortuné seul, et revint bientôt, apportant un gros livre, propriété du vétérinaire. C’était ma foi, un ouvrage scientifique assez curieux.


Dans la matinée du lendemain, Fortuné prit Brigontal à part, et lui dit qu’il avait à l’entretenir de choses sérieuses.

Le bonhomme trouva naturel que son successeur eût à lui parler, et ils passèrent ensemble dans la salle à manger. Les deux verres et la bouteille d’Armagnac reparurent sur la table. Puis le vieil épicier, d’un ton encourageant, pria Fortuné de causer tout à son aise, comme en famille.

Lorillard, avant de commencer, se répéta mentalement la leçon qu’Angèle lui avait donnée, à l’aide du livre médical aux illustrations bizarres. Enfin il prononça, triste et grave :

— Monsieur Brigontal, je suis obligé de vous faire un aveu des plus pénibles. Car je suis trop honnête homme pour vous tromper, vous et votre fille.

Brigontal, entendant ces mots, devint jaune comme la fleur du souci, et il balbutia :

— Me tromper ? Ah ! Ah ! Je parie que vous m’avez raconté des histoires… Vous ne possédez pas l’argent, hein ?

Mais Fortuné secoua la tête.

— Si bien, dit-il, je l’ai. Ce n’est pas cela qui me manque…

— Si ce n’est pas cela, repartit Brigontal rassuré, alors ce n’est rien du tout.

— Vous en parlez à votre aise, reprit l’autre en soupirant, mais je voudrais vous voir à ma place. Je donnerais volontiers tout mon bien pour ne pas être hermaphrodite. Car je suis hermaphrodite, Monsieur Brigontal.

— Comment dites-vous cela ? demanda le vieillard, très inquiet, regardant fixement Lorillard.

— Hermaphrodite, articula celui-ci, d’une voix pleine d’affliction.

— C’est une maladie ? Vous avez attrapé cela avec les femmes, bien sûr. Mais ne peut-on vous guérir ?

— Ce n’est pas une maladie, déclara lentement le candidat épicier, c’est une conformation naturelle. Je suis né ainsi, pour mon malheur.

— Allez, mon bon ami, ne vous tourmentez pas. Chacun a ses infirmités. Tenez, moi, j’ai une hernie depuis quarante ans, et je n’en suis pas moins solide. Et Béatrice, voyez Béatrice ! Elle est borgne, on ne peut pas dire le contraire. Hé bien ! cela ne l’empêche tout de même pas d’être une belle fille.

— Vous dites la vérité, Monsieur Brigontal, mais il est bien préférable d’avoir une hernie et d’être borgne en même temps, que d’être hermaphrodite comme moi.

— Hermaphrodite, répéta le maigre négociant, que signifie ce mot-là ? Comment diable êtes-vous donc bâti ?

— A peu près comme vous, dit Lorillard, mais j’ai quelque chose de plus et quelque chose de moins. C’est assez difficile à expliquer. Enfin, voici : je suis homme et femme en même temps, et pas tout à fait, si bien que je ne suis réellement ni l’un ni l’autre. Vous saisissez ?

— Je ne saisis rien du tout, déclara le vieux, éberlué.

— Je suis un phénomène, cria douloureusement Fortuné, un malheureux phénomène. Sauf le respect que je vous dois, je porte, à leur place, les organes de l’homme et ceux de la femme. Encore, si je les possédais complets, utilisables ! Mais ils en sont bien loin, Monsieur Brigontal et je ne suis bon à rien, d’aucune des deux manières.

— Par exemple ! Et vous voulez épouser ma fille ?

— Je n’y songe pas. C’est vous qui avez eu la bonté de me l’offrir. Je me serais trouvé très heureux de l’accepter. Mais c’est impossible, vous comprenez bien que c’est impossible !

Le vieillard réfléchit avec tristesse. Il avait cru caser sa Béatrice, et tout s’effondrait. Ce n’était point l’affection paternelle qui lui inspirait, en ce moment, un indicible chagrin, mais sa prodigieuse avarice. Un rêve, sublime pour lui, s’anéantissait : le rêve de marier sa fille sans dot, et de n’avoir plus jamais, jamais, un sou à dépenser pour elle. Il ne voulut point encore abandonner une espérance si délicieuse, et il prononça :

— Après tout, cela m’est égal, à moi, que vous soyez fait si drôlement. Mais j’ai peur que la chose ne plaise pas beaucoup à ma chère enfant. Enfin, je lui en parlerai, je la raisonnerai, j’obtiendrai peut-être qu’elle passe par là-dessus.

A l’heure du déjeuner, Lorillard observa un changement total dans l’attitude de Béatrice. Tantôt la malheureuse jeune fille, interdite, regardait son assiette d’un œil désespéré, et tantôt, relevant son front jaune, elle tournait vers Fortuné une figure méprisante. Avant le dessert, elle se dressa, larmoyante, énervée, et s’en alla gémir dans la boutique sur ses espérances si vite éteintes.

L’étrange subterfuge conseillé par Angèle réussit donc parfaitement. Les Brigontal renoncèrent avec douleur au mariage tant espéré, et qui se révélait soudain impraticable. Béatrice, dès cette heure, ne put supporter la vue de ce Fortuné qu’elle avait si passionnément chéri. On ne doit point s’en étonner, ni blâmer cette personne cruellement frustrée. Toute autre, à sa place, eût éprouvé la même rancune. Vous pouvez en faire l’expérience. Touchez d’amour le cœur de la jeune fille la plus éthérée, aux sentiments platoniques, cœur confit par les romans chastes comme un abricot par le sucre, une de ces jeunes filles, enfin, qui ne lèvent les yeux que pour regarder les étoiles. Et puis allez lui dire, à cette vierge si touchante, que votre organe le plus secret et le plus noble a été, par accident, pris dans un engrenage qui l’a broyé. Vous verrez instantanément fuir la chère âme, qui jamais en ce monde ne vous reparlera.

La colère même de Mlle Brigontal avança les affaires de Fortuné, car elle obligea le vieil épicier à conclure rapidement la vente, afin que Béatrice ne fût pas trop longtemps à supporter la présence d’un être exécré. Bien que le bonhomme fût peu sensible de sa nature, il souffrait pourtant des larmes de sa fille, qui en répandait davantage, avec son œil unique, qu’Argus lui-même n’en aurait pu sécréter sous ses deux cents paupières.

Du reste, Angèle avait raison, M. Brigontal tenait à quitter le commerce. Il se contenta de tirer de Fortuné le plus d’argent possible, sous prétexte de lui céder les denrées en magasin.

Cet argent-là, comme celui qui payait le fonds, ce fut naturellement Angèle qui le fournit à son amant. Elle l’aimait, elle avait confiance en lui. La date de leur mariage était déjà arrêtée entre eux. Elle coïncidait avec le temps où les Brigontal devaient abandonner la maison.

Ce jour vint bientôt. Une voiture de déménagements emporta les meubles et les hardes du père et de la fille, minable bric-à-brac où vivaient des nations entières de punaises et de cloportes. M. Brigontal quitta son épicerie, avec la sereine gravité d’un empereur qui abdique de sa propre volonté. Il prit cordialement congé de Fortuné, lui promit de lui rendre visite avant de partir pour le Cantal. Quant à Béatrice, elle sortit sans prononcer un mot, en jetant un regard de serpent sur le soi-disant hermaphrodite.

Après le départ des Brigontal, la boutique fut fermée, pour quelques jours, et les ouvriers commencèrent de la remettre à neuf, d’y apporter les changements décidés par Fortuné. Une bande de calicot, clouée à l’extérieur, annonçait la réouverture prochaine et le nom du nouveau propriétaire.

Vers le milieu de la première journée, et comme Lorillard achevait son déjeuner, il vit entrer dans le magasin Béatrice Brigontal. Elle paraissait à cette heure, en son roide maintien, plus furieuse que jamais. S’avançant d’un pas saccadé vers le jeune patron, elle dit aigrement qu’elle venait chercher un objet oublié la veille dans son ancienne chambre. Sans attendre la réponse, elle gagna l’escalier, disparut. Mais elle se montra peu de secondes après, et se plaignit que sa pendule, sa belle petite pendule en bronze, eût disparu.

— Je l’ai rangée moi-même, répliqua Lorillard, je vais vous la remettre.

Il monta, suivi par Béatrice grognonnante, jusqu’à l’appartement du premier étage, au-dessus de la boutique. Ils pénétrèrent dans la pièce où jusqu’alors avait logé la fille de Brigontal. Fortuné ouvrit un placard, y prit la pendule, et se retourna.

Mais Béatrice avait omis volontairement d’emporter cette horloge afin de se réserver un prétexte pour revenir, et pour accabler Lorillard, seule avec lui, de la scène vengeresse longuement méditée. Fortuné, se retournant donc vers elle, s’effraya de la voir, toute rouge et secouée d’une rage immense, lui tendre les poings et lui montrer les dents. Les mèches de ses cheveux gras volaient autour de sa tête, son œil s’exorbitait, et, de sa bouche torse, ces paroles injurieuses sortirent avec une violence terrible :

— Misérable et dégoûtant, pourquoi m’avez-vous compromise ? Comment osez-vous parler à une femme, étant châtré comme vous l’êtes ? Quand je pense que vous avez eu la méchanceté de m’embrasser, dans la cave, de me dire que vous m’aimiez !

— Non, dit Lorillard, c’est vous qui m’avez embrassé ; je ne vous demandais rien. Pour le reste, ce n’est pas ma faute…

Et comme en parlant il souriait, la fureur de Béatrice s’accrut encore, et s’exprima par d’affreuses invectives, des comparaisons infamantes, qui toutes reprochaient à Lorillard son abominable impuissance.

Il essaya de calmer cet orage, et le vit au contraire augmenter de force. A la fin, outré de tant d’insultes, et las de supporter un affront désormais inutile, il se jeta sur Béatrice, la renversa sur le parquet poussiéreux où traînaient encore les brins de paille, traces du déménagement. Et il lui montra, par une attaque soudaine, à quel point il était viril. Il est impossible de dire que Fortuné abusa de Béatrice, car elle ne se défendit qu’avec mollesse, et seulement par bienséance. L’entreprise ne rencontra pas même la difficulté qu’on aurait dû attendre. Car l’horrible borgnesse n’était plus intacte, elle avait déjà, comme on dit honnêtement, déchiré sa robe d’innocence. Cela surprit assez Lorillard, et il murmura, tout en accomplissant sa tâche avec dégoût :

— Qui donc a pu avoir autant de courage que moi ?

(Ceci, notez-le bien, doit servir de leçon à ces jaloux qui épousent des femmes laides pour éviter de devenir cocus).

Béatrice, heureuse, se releva, et secouant sa robe poudreuse et fripée, elle s’exclama :

— Alors, ce n’était pas vrai ! Tu vas m’épouser…

Lorillard se baissa, saisit l’horloge et la remit silencieusement à Béatrice anxieuse. Puis il ouvrit la porte, et, revenant vers Mlle Brigontal, il la poussa hors de la pièce, puis de marche en marche et jusque dans la rue, avec la pendule dans les bras. Et la déplorable héritière de l’épicier cessa ses cris en voyant s’attrouper autour d’elle, devant la boutique, les commères qui se moquaient, et lui demandaient pourquoi son beau fiancé la chassait de la sorte.

VI

Le mariage d’Angèle et de Fortuné fut célébré peu de jours après, sans grand éclat. Pourtant la nouvelle épousée tint à revêtir le costume blanc, elle se voila de mousseline, et elle s’enguirlanda tout entière de fleurs d’orangers. Le soir, on fit festin chez un restaurateur du quartier. Lorillard, malgré ses recherches n’avait point retrouvé ses parents, émigrés sans doute dans une autre région, depuis la guerre, et les seuls invités au repas de noce furent quelques amis, compatriotes d’Angèle. L’un de ces Suisses aimables se mit au piano après le dessert, et tous les convives, en chœur, chantèrent le Ranz des Vaches en l’honneur des époux.

Et dès le lendemain l’épicerie Lorillard fut ouverte au public. Elle était entièrement repeinte, et nettoyée. On n’y respirait plus l’odeur aigrelette des produits décomposés que Brigontal, naguère, conservait avec entêtement dans l’espoir de les vendre. La machine à découper le jambon brillait sur sa tablette de marbre. Et les sacs de café, les pots de confitures, les fioles de liqueurs, habilement rangées derrière les vitres, provoquaient la gourmandise des passants.

Parmi tant de modifications apportées au magasin, une seule avait été voulue par Angèle. Celle-ci, sachant bien que son mari devrait souvent travailler à la cave, avait exigé que le soupirail fût remplacé par un épais pavé de verre, translucide, à la vérité, mais qui ne permettait point de voir les jambes et les dessous des clientes.

— C’est plus convenable ainsi, disait-elle, oubliant, dans son ingratitude, les services que ce jour étroit et grillagé, qu’elle avait fait détruire, rendait à son amour, peu de mois auparavant.

Au-dessus de la porte, pour l’inauguration, une affiche encadrée promettait une prime à tout acheteur, et assurait que la Maison Lorillard ne tenait que des comestibles de premier ordre, aux prix les plus bas.

Un assez grand nombre de pratiques se présentèrent de bonne heure, attirées par le nouveau luxe de l’établissement. Fortuné s’employait comme un diable pour servir tout le monde, et célébrait avec conviction l’excellence de ses fromages et la tendre fraîcheur de ses épinards.

Mais la véritable merveille de la boutique était désormais Angèle Lorillard. Assise à la caisse, dont elle remplissait toute la largeur, elle y étalait un corsage de soie vermeille, décolleté jusqu’à la naissance de seins incomparables. La chevelure d’Angèle s’élevait comme un monument de tortillons frisés, où se plantaient des peignes d’un celluloïd multicolore. Nulle personne n’entrait dans la boutique sans que la belle épicière, inclinant le front avec condescendance, ne la saluât en souriant. Et qu’il était affable, ce sourire ! Chaque fois que Fortuné se retournait vers sa femme, il en admirait le visage joyeux et plein, si engageant pour l’acheteur, et digne d’être gravé sur les billets de banque afin d’y représenter la Déesse du Commerce.

Mais cette plaisante figure, où brillait le bonheur, tout à coup s’assombrit. Angèle, en même temps, laissa s’échapper de ses mains la monnaie à l’instant reçue. A demi-renversée, bras écartés, elle regardait, fascinée, M. Dujardin qui se dirigeait vers elle en bousculant les clients et en levant, d’un geste terrible, sa canne à bec de corbin.

Oui, il était réellement effrayant à voir, le vétérinaire en courroux. Sa tête minuscule et chevelue s’agitait sur son long corps sec comme au bout d’un bâton. Son binocle tremblait sur son nez pointu. Et, dans une expression carnassière, Edgar Dujardin avançait sa mâchoire inférieure couverte d’une barbe grise et emmêlée.

Lorillard, perché sur une échelle et cherchant un pot de cornichons sur le rayon le plus proche du plafond, ne vit point entrer l’amant dépossédé.

Celui-ci, frappant de sa trique le bois creux de la caisse, éleva la voix, s’adressant à Angèle :

— Voilà comment tu me récompenses, garce, de tout le bien que je t’ai fait ? s’écria-t-il. C’est dans ma maison que tu as tellement engraissé, que tu as amassé tant d’argent ? Et tu me quittes sans seulement me prévenir, tu me racontes que tu t’en vas passer un mois dans ton pays, chez tes parents, et tu te maries avec un propre à rien, tu t’installes ici, à dix pas de chez moi, pour me narguer, mauvaise femme !

Il est vrai qu’Angèle, craintive jusqu’à l’aberration, n’avait point osé lui dire la vérité, qui pourtant ne pouvait manquer de se faire jour, et fâcher alors davantage M. Dujardin. C’est ainsi que la peur engendre les imprudences les plus insensées.

Lorillard avait repris terre. Il observait la scène avec douleur, sans oser se permettre d’intervenir, redoutant d’aggraver le scandale et plus encore de recevoir des coups. Angèle, détournant la tête ne répondait pas, elle respirait à petits coups pénibles, comme une carpe qu’on vient de tirer hors de l’eau. M. Dujardin, de plus en plus irrité, se tourna vers les clients intéressés par l’algarade, et il les prit à témoins de l’indignité d’Angèle.

— Voilà dix ans qu’elle est ma maîtresse, hurlait-il en la montrant du doigt, dix ans que nous vivons ensemble, et que je lui donne tout ce qu’elle veut. Et maintenant, sans un mot, elle s’en va épouser cet imbécile-là !

Sa main, à présent, désignait Lorillard apeuré. Portant, injurié de la sorte, il essaya de prouver quelque courage, et balbutia :

— Vous… vous… n’êtes pas poli, Monsieur Dujardin…

Il fit un pas timide vers le bonhomme, et il reprit :

— Je vous prie de sortir de ma boutique.

— Ta boutique ? répondit l’autre, tu veux dire ma boutique. Je sais bien que c’est moi qui l’ai payée. Attends in peu !

Et, frénétique, il se mit à frapper de tous les côtés à grands coups de canne, sabrant les biscuits, brisant les bouteilles, jetant bas les piles de conserves, éparpillant sur le plancher les lentilles et les haricots secs, faisant rouler jusqu’au ruisseau les boîtes rondes des camemberts. Les assistants, effrayés, s’enfuyaient en criant, et Lorillard, à la vue du désastre qui semblait, dès ce premier jour, ruiner, son épicerie, s’échappa dans la rue en appelant à l’aide.

Un agent de police arriva bientôt, et Fortuné lui expliqua que le vétérinaire, mordu sans doute par quelqu’un de ses animaux, était devenu enragé. Le sergent de ville arracha difficilement de la boutique M. Dujardin, qui concassait à cette minute les porcelaines décorées que Lorillard avait exposées pour les offrir, comme primes, à ses premiers acheteurs.

Défaite et pleine de honte, Angèle sanglotait à la caisse. Traversant le magasin désert et ravagé, Fortuné vint consoler sa femme. Il souriait et se frottait les mains, il paraissait maintenant éprouver la satisfaction la plus intense.

Angèle, fixant sur lui ses yeux brillant de pleurs, lui demanda :

— Pourquoi ne m’as-tu pas défendue ? Pourquoi ne l’as-tu pas empêché de tout briser ?

— C’est beaucoup mieux ainsi, répondit lentement Fortuné. Ce soir même, j’enverrai à Dujardin la note de ce qu’il a détruit, et je doublerai les prix d’achat. Il paiera, s’il ne veut pas aller en correctionnelle. Nous gagnons, dès la première matinée, cent fois plus que nous ne pouvions espérer.

— Mais il a dit, devant tout le monde, que j’avais été sa maîtresse !

— C’est le meilleur, cela, déclaré Fortuné ravi. Oui, une vraie chance ! Ces quelques mots, vois-tu, vont nous rapporter davantage encore que les dégâts. Cinq mille francs, il ne s’en tirera pas à moins de cinq mille francs ! Ah ! ah ! il y a des témoins…

C’est ainsi que l’ambitieuse rapacité de Lorillard sut mettre à profit la jalousie du vétérinaire et transmuer l’injure en argent. On ricana quelque peu, dans le quartier, d’apprendre qu’Angèle, pendant dix ans, avait régalé M. Dujardin des délices de son corps énorme. On se plut à rappeler la blanche toilette des noces, et les fleurs d’oranger, symboles menteurs, dont la nouvelle épouse s’était parée avec tant de profusion. Mais Fortuné, inaccessible à la moquerie, et cupide par-dessus tout, recueillit les témoignages, fit dresser état des pertes subies et constater la diffamation. Puis il demanda huit mille francs d’indemnité, par l’entremise d’un homme d’affaires.

La colère de M. Dujardin s’était effacée. Il ne souffrait plus que dans son cœur, et pleurait de se voir abandonné par Angèle. Il pleurait surtout le matin, à quatre heures et demie. Car il avait conservé l’habitude de monter, sitôt éveillé, à cette chambre désormais inhabitée, où, tant de fois, il avait amoureusement servi sa belle servante. Il se jetait sur le lit, respirait l’odeur des draps, baisait passionnément ce traversin où la tête chérie s’était posée. Et puis il s’en allait, pliant l’échine et soupirant, purger des perroquets, sinapiser des levrettes, ausculter des chats pulmoniques. Mais, quoiqu’il fît, c’était toujours à Angèle qu’il songeait.

Il sentit bien quelle faute il avait commise en agissant avec tant de violence, et surtout en divulguant une vérité qui devait rester secrète. L’avocat qu’il alla consulter lui laissa peu d’espoir d’échapper à une condamnation, si l’on portait le litige en justice. Le vétérinaire se résigna. Il fit appeler Lorillard, le reçut seul à seul, et se permit alors de l’injurier tout à son aise, le traita de gredin, et lui versa l’argent.

Fortuné le compta, l’empocha, donna quittance, et saluant et en remerciant, dit au vétérinaire qu’il pourrait recommencer, quand bon lui semblerait, et au même prix, la cérémonie de l’autre jour.

Si la passion de l’argent fit ainsi commettre à Fortuné une telle bassesse, l’amour, d’autre part, conduisit M. Dujardin à une conduite indigne de lui. On le vit bientôt s’humilier à un tel point qu’il venait lui-même acheter sa nourriture à l’épicerie. Il réclamait seulement pour faveur, en raison de l’importance de ses acquisitions, que ce fut Angèle elle-même qui le servît de ses belles mains.

Cependant Lorillard ne parvenait point à donner à son commerce l’ampleur rêvée. La vente s’élevait à peine au-dessus de ce qu’elle était sous les Brigontal, elle restait excessivement modeste. Et Fortuné comprit bien vite qu’il devait chercher le succès dans de nouvelles améliorations. Il résolut de s’aider des huit mille francs soutirés au vétérinaire pour porter au grandiose son effort mercantile.

Des affiches et des prospectus apprirent à la population que l’épicerie Lorillard, à la demande générale, ouvrait deux nouveaux rayons, l’un de vins fins, provenant des meilleurs vignobles de France, l’autre de viande de boucherie, de premier choix et presque à prix coûtant.

Deux angles de la boutique, en effet, furent dorénavant occupés par ces nouvelles marchandises. Un garçon boucher s’occupait, le matin, de débiter les bifsteacks et les entrecôtes, que Lorillard acquérait à fort bon compte.

On sait que les veaux, vaches, bœufs et moutons, bien que menant à la campagne une vie plus saine que celle de la plupart des hommes, sont pourtant, tout comme ces derniers, attaqués par un assez grand nombre de maladies, dont plusieurs leur sont spéciales, telles que la fièvre aphteuse et beaucoup d’autres. Ces affections rendent leur chair dangereuse pour l’alimentation, si bien qu’il est interdit d’en vendre. Mais d’habiles négociants, installés presque tous aux portes de Paris, ont établi des abattoirs clandestins où périssent discrètement les moutons tuberculeux, les cochons trichinés, et les chevaux morveux dont il est fait chaque jour des hectomètres de saucisson. C’est dans un de ces abattoirs irréguliers, mais cependant prospères, que Lorillard achetait la carne dont il repaissait sa clientèle, avec un bénéfice dont il demeurait enchanté.

Pour le vin, il s’était avisé que, vraiment, il fallait être sot pour le faire venir de bien loin, payer le vigneron, les transports, et tant et tant d’intermédiaires, alors qu’il n’est point malaisé, en s’y prenait avec soin, de le fabriquer soi-même. Manquant de lumière sur cette partie de la science chimique, il se procura l’un de ces traités que des hommes de bien ont rédigés pour dévoiler les fraudes, et qui servent principalement à instruire les fraudeurs.

Lorillard, ainsi renseigné, fit de sa cave un laboratoire. Il s’y environnait de substances délétères, telles que la litharge, qui est un dangereux oxyde de plomb, le tartrate de potasse, et aussi d’une infinie variété de bois de teinture, de sirops de mûres et de framboises, et même diverses sortes de gros vins d’Espagne, dont il mettait un peu dans son mélange. Il ajoutait à cela plus ou moins d’alcool, et quelquefois du sucre. Certains sels de houille donnaient le bouquet, sauf pour le « vieux Bordeaux » que l’on imite mieux en employant l’iris de Florence.

Ce qui coûtait le plus cher à Fortuné, en somme, c’était la verrerie, les capsules d’étain colorié, les étiquettes de toutes les sortes. Mais, dans l’ensemble, la dépense restait faible, Et quel plaisir pour le jeune commerçant, lorsque, la journée terminée, prêt à quitter sa cave empuantie, il contemplait toutes ces bouteilles de Bourgogne, de Sauternes, de Château-Laffitte, rangées autour de lui, et dont il pouvait dire, tout bas, qu’il en était à la fois le père et le parrain.

C’est avec raison que l’on répète que le travail reçoit toujours sa récompense. Lorillard eut la joie de voir les clients affluer vers les chairs maladives qu’il leur offrait, et se gorger des bons crus qu’il composait pour eux. Il connut ces heures de glorieuse angoisse où l’étal était vide, et vide le porte-bouteilles, tout, absolument tout étant vendu. Alors, il s’en allait vers sa douce Angèle, et lui annonçait d’une voix triste :

— Je manque des ventes ! Il n’y a plus de veau, plus de bœuf, plus de mouton. Tout le saucisson est parti. Et je n’ai pas fait hier assez de Médoc.

Elle le consolait en lui représentant quelles recettes ils encaissaient ces temps-ci, grâce à ses combinaisons admirables et hardies.

Certes, il eût suffi aux Lorillard de continuer aussi heureusement leurs affaires pour devenir riches en moins de deux ans. Mais des difficultés cruelles survinrent au bout de peu de mois. Certaines furent les âpres fruits d’un hasard ennemi. La jalousie, la malignité des hommes engendrèrent les autres.

Jamais, peut-être, la boutique n’avait été à ce point bourrée de clients, jamais encore, sans doute, la majestueuse Angèle n’avait entassé dans son tiroir autant de billets de banque, que ce matin que la mauvaise fortune avait cependant choisi pour abaisser mon ami Lorillard. Ce dernier, l’âme contente, s’empressait auprès des pratiques, en servait trois en même temps, et savait dire à chacune le mot de politesse qui détourne de regarder la balance, pour s’assurer que l’on n’est pas volé sur le poids. Il remplissait avec promptitude le filet des ménagères, et criait vers la caisse, s’adressant à Angèle, l’énoncé des sommes à percevoir. De temps à autre, il observait Victor, le jeune garçon boucher. Car Fortuné n’ignorait pas qu’il faut étroitement surveiller les subalternes, capables, comme lui-même l’avait été, de tromper le patron et de trafiquer à son détriment.

Comme Lorillard, donc, regardait Victor, il vit celui-ci enfoncer son couteau dans un foie de veau tout entier, dont plusieurs personnes, chacune s’efforçant de passer la première, sollicitaient instamment des tranches. Mais à peine la lame pénétrait-elle dans la masse sombre et luisante du viscère, qu’un accident réellement horrible se produisit. Un long jet verdâtre sortit du foie, couvrit la face rouge de Victor, et retomba sur le plancher en éclaboussant de gouttes gluantes les spectateurs les plus proches.

Lorillard, à ce coup, manqua de sang-froid. L’effet qu’un si affreux spectacle produisait visiblement sur l’assistance irrita tant le cher garçon qu’il s’élança vers Victor et lui reprocha durement sa maladresse.

C’était une injustice. Le jeune boucher y fut sensible. Pourquoi s’en prenait-on à lui, si le veau était cancéreux ? Aussi, tout en s’essuyant le front avec les doigts, Victor répondit, d’une voix élevée :

— Ah ! pardon ! Ce n’est pas ma faute, à moi, si vous vendez la viande des bêtes crevées, hein ? et crevées de sales maladies !

— Taisez-vous, Victor, vous mentez ! s’écria Lorillard, palissant.

Mais Victor, dénouant les cordons de son tablier maculé, le jetait droit devant lui, signifiant, par ce geste décisif, sa volonté de quitter la place.

— C’est une abomination ! crièrent les gens, — un assassinat ! — Nous faire manger cela ! Allez chercher la police, qu’on arrête ce dégoûtant…

Heureusement pour Lorillard, elle arriva, la police.

Elle l’eût trouvé déchiré par le peuple, si elle avait tardé. Soucieux avant tout de rétablir l’ordre, les agents n’écoutèrent point les protestations des furieux, et firent évacuer la boutique. Fortuné, grâce à eux, ne reçut que quelques coups de pied, de poing, et de parapluie.

Mais ce fut en vain qu’il installa lui-même, le lendemain, son étalage de boucherie. Les mouches seules s’en approchèrent. Au bout de quelques jours, il ferma ce rayon discrédité, se demandant même s’il ne faudrait pas bientôt fermer le magasin tout entier, car presque personne ne s’y montrant plus, fût-ce pour acheter du sel. Pourtant, comme certains consommateurs, plus simples que le gibier des champs, perdent facilement la mémoire des maux endurés, on en vit quelques-uns revenir à la boutique. Lorillard, du reste, cherchant à surmonter la malchance, se plaignait partout de la calomnie qui le ruinait, et il assurait que l’accident dont on avait tant fait de bruit était des plus naturels, et se produisait journellement dans les meilleures boucheries.

— Que voulez-vous, répétait-il, je n’y étais pas, moi, dans ce veau ! Et Victor, un fainéant qui savait que j’allais le mettre à la porte, s’est vengé en essayant de me porter préjudice…

A la prière d’Angèle, M. Dujardin déclara publiquement, à diverses reprises, que les viandes qu’il avait achetées chez Lorillard étaient irréprochables. Le vétérinaire mentait. Mais, dominé par l’amour, il ne pouvait refuser ce sacrifice à celle qu’il continuait d’adorer, humblement. Et quoique l’on doive réprouver le mensonge, il faut convenir que celui-là provenait d’une grande âme, capable d’oublier, non seulement la trahison, mais encore, ce qui est beaucoup plus grave aux yeux de la plupart des hommes, l’extorsion d’une somme de huit mille francs. Ainsi sont les cœurs vraiment tendres, ils ne peuvent garder que quelques minutes à peine une rancune à l’objet de leur passion.

Comme M. Dujardin possédait le diplôme de l’École d’Alfort, et que sa science vétérinaire était donc garantie par l’État, la déclaration du brave homme influença le public. Et les gens du quartier, qui avaient excommunié Lorillard, revinrent sur leur jugement. Le scandale du foie de veau s’apaisait, la boutique de la rue Rodier reprenait son animation, et si Fortuné ne rouvrait pas son « rayon » de boucherie, c’était uniquement parce que les bouchers voisins avaient déclaré qu’ils dénonceraient leur concurrent, à la première occasion. Notez pourtant qu’eux-mêmes se fournissaient volontiers aux abattoirs officieux.

Fortuné, voyant ses progrès arrêtés dans cette direction, résolut de donner plus d’importance encore à sa manufacture de vins. De ce côté, les affaires marchaient à souhait, et la réputation de l’épicerie Lorillard dépassait les limites de l’arrondissement, atteignait jusqu’aux bords de la Seine. Il fallut embaucher deux garçons, qui s’en allaient, avec des paniers sur le dos, livrer des bouteilles tout le jour.

Lorillard, paresseux de sa nature, mais stimulé par l’appétit du gain, sut déployer une activité formidable pour suffire aux commandes. Il passait la journée dans son laboratoire, et souvent même la soirée, à mélanger, combiner, transvaser ses liquides. Et quand il remontait à la surface du sol, en clignant des yeux à la lumière, il croisait ses bras nus, rougis comme ceux d’un teinturier, et il disait à Angèle :

— J’ai fait aujourd’hui trois baquets de Moulin-à-Vent, et un seau de Chablis.

On a bien raison de dire que, pour le vulgaire, le faux est plus agréable que le vrai, puisque les pratiques de Lorillard se gargarisaient béatement de ses sophistications redoutables, tandis qu’un pauvre petit benêt de négociant en vins, établi depuis peu dans la même rue Rodier, n’arrivait point à vendre ses marchandises, loyales cependant, mais offertes sans astuce.

Le succès qu’obtenaient ses productions porta l’insatiable Lorillard à fabriquer en trop grandes quantités, trop rapidement, sans prendre un soin exact des doses chimiques. Aussi arriva-t-il qu’un plein cuvier de « vieux Chinon » mis en bouteilles et réparti entre de nombreux acquéreurs, empoisonna quatre-vingt-sept personnes, le « vieux Chinon », par malheur, contenant une excessive proportion de litharge. Fortuné, cette fois, s’était trompé. Qui donc ne s’est jamais trompé ? Nul ne mourut, mais les quatre-vingt-sept buveurs innocents furent tourmentés d’une colique si violente, de vomissements si cruels, de brûlures d’estomac tellement ardentes, qu’elles en vinrent à penser, quoique avec peine, que le vin de Lorillard n’était pas purement naturel. Plusieurs osèrent interroger le commerçant à ce sujet. Mais lui, ferme comme un rocher, expliqua que la vigne, lorsqu’elle devient la proie de certains microbes, peut produire un raisin, beau d’apparence, mais dont on tire un vin dangereux pour ceux qui en boivent un peu trop. Ces arguments, tout à fait imaginaires, convainquirent les questionneurs. Car Lorillard, en cette occasion, citait beaucoup de termes techniques, et l’on ne croit vraiment que ce que l’on ne comprend pas.

Un pharmacien du voisinage, homme sévère, et qui ne buvait que de l’eau, eut à remédier aux maux d’entrailles de nombreux clients, leur conseillant gratuitement des médicaments onéreux. Bien qu’il eût beaucoup profité de cet accident, le pharmacien, par curiosité, se procura un vieux reste de ce Chinon vénéneux, demeuré au fond d’une bouteille. Et, l’ayant analysé, il découvrit que c’était miracle si les quatre-vingt-sept personnes n’avaient point péri dans les convulsions. Il fit alors acheter chez Lorillard quelques autres échantillons, qu’il étudia de la même manière. Ayant enfin transcrit sur une double feuille de papier le résultat de ses travaux, il crut bien faire en le portant à la Préfecture de police. Peut-être espérait-il une récompense, des félicitations. En ce cas, il fut déçu. Car l’honorable fonctionnaire de la Répression des Fraudes, levant doucement les épaules, lui montra du doigt des montagnes de dossiers, et lui dit avec tristesse :

— Chacune de ces feuilles, dont vous voyez ici un immense amoncellement, dénonce une tromperie, une sophistication, souvent dangereuse, toujours criminelle. Nous avons mis tous nos soins à rechercher les coupables, dont un nombre énorme nous est connu. Mais nous sommes las, Monsieur, de l’inutilité de notre travail, et de voir que chacune des affaires que nous mettons en train amène aussitôt un ordre de ne pas la poursuivre. Si réellement votre épicier est un escroc, soyez sûr qu’il trouvera des appuis, et que ni vous ni moi nous ne pourrons rien contre lui.

Et ce sage, en souriant, reconduisit l’apothicaire indigné.

Il arriva pourtant que les fabrications de Lorillard, à la longue, ulcérèrent de plus en plus le tube digestif des clients. On dut, dans la même semaine, porter plusieurs de ces derniers à l’hôpital. Et la terrible vérité, que le pharmacien aidait, se répandit tout à coup. L’émeute se déchaîna contre le magasin de Fortuné, que la police, cette fois encore, réussit à protéger. Tant de plaintes furent portées qu’il fallut promettre une enquête. Mais, quand elle eut lieu, Lorillard avait depuis bien des jours anéanti son matériel, et jeté dans l’égout, en pleurant, ses Bourgogne, ses Saumur, ses Bordeaux et ses substances chimiques. Ainsi, par un sacrifice pénible, il écarta de lui la menace d’un procès.

Mais ce coup parut être pour son établissement le coup de la mort. Amputée des deux rayons qui faisaient sa puissance, et discréditée devant la clientèle, l’épicerie Lorillard ressembla dès lors à un lieu de malédiction où personne ne s’aventurait plus. Angèle maigrissait, assise devant la caisse inutile. Et Fortuné, quand il sortait le matin pour installer un étalage méprisé, trouvait sur les volets de fer, sur les panneaux de bois et jusque sur le trottoir, des inscriptions tracées à la craie qui le traitaient d’empoisonneur et de brigand. Il ne s’en fût aucunement froissé, s’il eût continué de gagner de l’argent. Au contraire, il en perdait. Aussi s’aigrissait-il de jour en jour. Il le montra, lorsqu’un enfant sans éducation, faisant de ses mains un porte-voix, lui cria du milieu de la rue :

— Hé ! dis donc, Borgia, quand feras-tu faillite ?

Plusieurs passants s’arrêtaient, ricanaient. Durement blessé, Lorillard, debout sur le seuil et levant les bras, exclama dans un élan de fureur et de désespoir :

— Est-ce qu’il y a un gouvernement, oui ou non ? Et s’il y a un gouvernement, pourquoi ne protège-t-il pas le Commerce ?

Et il ajouta, en se frappant coléreusement la poitrine :

— Je paye ma patente, hein ! Qu’est-ce qu’on veut de plus ?

VII

L’épicerie Lorillard descendait aux abîmes. Entièrement privée d’acheteurs réguliers, elle ne voyait plus entrer, et de loin en loin, qu’un client de passage, ignorant la chronique du quartier. Une année s’était écoulée depuis que les Brigontal avaient cédé la place à Fortuné, et tous les rêves de celui-ci, déjà, s’étaient évanouis. Il reconnaissait sa faute, à présent. Après l’affaire des vins, il aurait dû vendre le fonds, même à perte, et s’établir ailleurs avec l’argent amassé. Mais Lorillard s’était entêté dans l’espoir de remonter la mauvaise pente. Les pertes subies chaque jour diminuaient le capital. Il ne restait plus qu’à attendre, comme une mort lente, la banqueroute inévitable.

Plein de ces pensées rudes, Lorillard se promenait un jour, de long en large, dans sa boutique. Vous eussiez cru contempler un capitaine sur le pont de son navire en perdition. Angèle n’était point à la caisse. Retirée dans la cuisine elle y préparait le repas, elle-même, car elle avait congédié sa petite bonne, par économie.

C’est à ce moment que Mlle Brigontal pénétra dans le magasin. La borgne Béatrice n’avait point changé ; elle se conservait toujours maigre, toujours jaune, toujours effrayante à regarder. Mais elle portait dans ses bras un petit enfant emmailloté. Elle s’approcha de Lorillard, et, lui présentant le poupon, elle dit :

— C’est ton fils.

Elle ajouta : Il a trois mois maintenant. Compte un peu. Lorillard secoua les épaules.

— Cela ne me regarde pas, répondit-il. D’abord, rien ne prouve que ce moutard-là soit mon fils.

— Oh ! peux-tu parler comme cela ! Veux-tu donc que je dise à tout le monde ce que tu m’as fait ?

— Il n’y a pas de témoins, répliqua Lorillard tranquillement, et tu ne feras croire à personne que j’aie touché ta vilaine peau. Allons, va-t’en.

Mais Béatrice s’assit en geignant. Le mioche se mit à vagir. Alors la pauvre mère, dégrafant son corsage, en tira un sein noir, sec et ridé comme du caoutchouc hors d’usage, et elle le laissa pendre jusqu’aux lèvres du nourrisson. Tout en allaitant, elle racontait, plaintive, comment le père Brigontal l’avait chassée, en la traitant de gourgandine. Le vieillard ne voulait point croire qu’elle eût été engrossée par un hermaphrodite, et, dans tous les cas, il était trop content de se débarrasser de sa fille pour lui pardonner une faute dont il eût payé les frais. Car il savait que les enfants coûtent cher à élever, même en Auvergne, et il ne se souciait point d’augmenter sa dépense. Donc, Béatrice était venue trouver son suborneur, et elle exigeait qu’il lui servît une pension. Faute de quoi, ajoutait-elle en gémissant, elle devrait se faire courtisane, vendant son corps aux hommes, afin de vivre et d’entretenir son fils.

— C’est une idée, répartit Lorillard. Car je ne peux te donner un sou. Prends, si tu veux, une boîte de sardines, et sauve-toi vite, pour que ma femme ne t’aperçoive pas.

Béatrice accepta les sardines et se retira, promettant de revenir bientôt.

Fortuné n’avait qu’un ami, charcutier retiré des affaires, qui logeait en face de la boutique. M. Calandrap, misérable en 1914, avait fait, les années suivantes, une fortune inattendue. Il s’était pris d’amitié pour son jeune voisin au moment même où celui-ci voyait s’effondrer ses entreprises. Un soir que les Lorillard dînaient chez lui, et se repaissaient comme des parents pauvres, il dit au malheureux épicier :

— Je vous estime beaucoup, car vous êtes un adroit travailleur. La chance vous a manqué. Vous vous êtes établi trop tard, après le bon moment. Vous n’avez pas connu le temps des colis, des colis pour les soldats du front ! Ah ! les pâtés de foies gras, en farine et saindoux, les conserves de volaille où l’on ne mettait que des os et de la gélatine, et tous ces détritus que nous enfermions dans des boîtes soudées, et que nous vendions si cher ! Vous avez fait de votre mieux, mais les beaux jours étaient passés. Enfin, ne vous découragez pas. La situation politique est encore bien trouble. Peut-être aurons-nous bientôt une nouvelle guerre.

— Ah oui ! dit Lorillard en soupirant. Si cela pouvait revenir !

— C’est très possible, reprit M. Calandrap. Dans ce cas, nous nous entendrions peut-être tous les deux. Vous avez de l’étoffe, et je m’associerais volontiers avec vous…

Depuis lors, ce fut avec fièvre que Fortuné lut les journaux. Chaque incident diplomatique lui donnait une espérance. Mais les mois s’écoulaient, et le sanglant Mars, qui se nourrit de la chair des hommes et exalte les négociants bien plus que les militaires, le sanglant Mars ne consentait point à broyer de nouveau les nations. Et le gouffre était en vue, où devait s’engloutir l’épicerie Lorillard.

Un matin de ces jours d’épreuve, Fortuné, assis à la porte de sa boutique décriée, regardait en face de lui, avec un haineux découragement, ces maisons dont les locataires ne lui achetaient plus rien. Il éprouvait l’envie de se procurer, avec le reste de son argent, assez de mélinite pour faire sauter tout ce quartier barbare. Comme il s’abandonnait à ces imaginations désespérées, il vit un passant s’arrêter devant le magasin et en considérer l’enseigne avec un étonnement prolongé.

C’était un gros jeune homme à la face rasée. Tous ses doigts se chargeaient de fortes bagues d’or.

Un riche pardessus, à col de fourrure, s’arrondissait sur son échine. Et plus Fortuné observait l’inconnu, plus il croyait en reconnaître les petits yeux enfoncés, noirs et brillants comme ceux des rats. Mais Lorillard n’osait interpeller un personnage de si bel aspect.

Lui, au contraire, regardant soudain l’épicier, s’écria, joyeux :

— Hé ! c’est bien toi, mon vieux Fortuné ! Tu te souviens de moi, n’est-ce pas ? Gentillot, Ernest Gentillot…

— Si je me souviens ! répondit Lorillard, se levant avec déférence. Comme tu as changé ! Est-ce que tes parents sont toujours dans la chiffaille ?

Mais Gentillot, de la main, lui fit signe de se taire, et murmura, souriant :

— Chut ! on pourrait t’entendre.

Il accepta d’entrer dans la boutique et de s’y asseoir un instant. Une bouteille de véritable Malaga fut tirée de la cave, et des biscuits assez frais présentés sans parcimonie. Car il fallait fêter cet ami si flambant, qui peut-être rendrait service.

Ernest parlait avec affabilité, il trinquait à chaque verre nouvellement rempli, et il rappelait sans honte les années déjà lointaines, où, sur la zone militaire, parmi les décharges publiques, il avait grandi, comme son ami Lorillard, dans la cité des chiffonniers. Tous deux évoquaient les cabanes de leurs pères, les récoltes puantes entassées, et tout le familier spectacle de leur enfance commune.

— Ah oui ! reprenait Fortuné, quelles bonnes parties nous avons faites, nous et les autres, sur les tas de gadoue, avec ta sœur Valentine, qui était déjà si vicieuse…

Tous deux s’attendrissaient. Ernest s’aperçut qu’il allait se trouver en retard à un rendez-vous. Tendant la main à Fortuné, il lui demanda :

— Dis donc, il ne vient pas grand monde, chez toi, à ce qu’il me paraît. Les affaires ne marchent donc pas ?

— Non, répliqua lugubrement Lorillard, non, les affaires ne marchent pas.

Ernest parut attristé, réfléchit un moment, et reprit :

— Je suis trop pressé pour causer plus longtemps aujourd’hui. Mais viens me voir, nous tâcherons de trouver quelque chose pour toi.

Il partit, laissant sa carte à Lorillard, qui dès le lendemain se présenta chez l’ami retrouvé.

Gentillot habitait à Passy un appartement confortable et magnifique. Fortuné s’assit avec vénération sur un canapé Louis XVI, posa craintivement les pieds sur un tapis de haute laine. Et il parla. Il raconta toute sa vie, depuis le temps où il avait quitté la cité des chiffonniers, décrit ses débuts, ses succès, et puis enfin le désastre sans recours.

— Je suis perdu, dit-il en terminant, je ne pourrai pas me relever, à moins que nous n’ayons une nouvelle guerre.

— Es-tu fou ? s’écria Gentillot. Et il éclata de rire. — Est-ce que tu ne sais pas que l’après-guerre est bien meilleure pour les affaires ? D’où sors-tu donc, mon pauvre vieux ? Nous autres, c’est surtout depuis 1918 que nous avons gagné…

— Nous autres ? répéta Lorillard, qui ne comprenait pas ce pluriel.

Mais Ernest poursuit avec enthousiasme :

— Jamais, jamais on n’a connu cela ! On brasse aujourd’hui de l’argent par tonnes, par wagons ! Songe donc, les stocks américains, les licences d’importation, et les changes, et le reste ! Un monde, mon vieux, un monde… Le tout, c’est d’être renseigné, et d’avoir des relations…

— Mais comment, demanda Fortuné, as-tu noué ces relations ?

Comme il parlait, une jeune femme entra. Elle portait un déshabillé bleu qui lui serrait la taille et découvrait sa gorge. Très belle, de la double beauté de la créature bien faite et de l’idole peinte avec art, elle avait le teint blanc, la bouche écarlate, les yeux agrandis par le kohl, les cheveux d’un blond éclatant et artificiel.

— Reconnais-tu Valentine ? prononça Gentillot.

Non, Fortuné ne la reconnaissait pas. Quel rapport pouvait-il établir entre cette élégante superbe et la fillette de jadis, aux jupes crottées, aux cuisses crasseuses, qui l’avait, lui Lorillard, déniaisé à treize ans ?

Elle s’assit près de lui et parut le revoir avec émotion. Toutes les femmes ont du cœur. On ne le dit pas assez. Valentine, si âpre dans sa carrière, comme on le saura, fut touchée de retrouver l’un de ses premiers amants. Elle lui parla d’un ton affectueux et ne se retira que lorsqu’il eut promis de revenir de temps à autre chez elle.

Car elle était chez elle, ici, Ernest l’expliqua. Il servait, en somme, d’intendant à sa sœur. Il faisait les courses, exécutait les ordres, s’acquittait des transactions. Oh ! il ne se plaignait pas, le métier en valait la peine…

Il racontait franchement, et même avec un peu d’orgueil, comment Valentine et lui, non sans peine, étaient parvenus si haut. Ernest se flattait d’y avoir utilement concouru, en dirigeant bien sa cadette. Sans lui, elle serait encore la petite pierreuse de rien du tout, qui, à dix-sept ans, arpentait déjà les trottoirs suburbains, pour un profit médiocre. Il n’avait jamais souffert que sa sœur eût d’autre soutien et conseiller que lui. Il la contraignit à faire des économies jusqu’au moment où elle put se nipper avec assez d’éclat pour fréquenter les maisons de rendez-vous les plus huppées. Ce n’était pas mauvais, surtout en 1918, avec les Américains. Mais la fortune ne vint qu’après l’armistice, quand Valentine se lança dans les milieux d’affaires et même de politique. Elle dédaigna, dès lors, de vendre ses nuits à prix fixe. Elle les donna, mais en choisissant supérieurement ses bénéficiaires. Au lit, avant l’étreinte, elle exigeait, selon les cas, un bon avis : — Pouvait-on compter, par exemple, sur la baisse du franc, et râfler des livres, des dollars ? Ou bien elle se faisait donner la préférence pour des achats de stocks avantageux, des promesses d’adjudications pour les régions dévastées. Ernest ensuite, s’occupait des dollars, rétrocédait les stocks sans les avoir vus, repassait les commandes moyennant commission.

Lorillard haletait d’envie en écoutant ces choses. Gentillot s’en aperçut, et dit avec cordialité :

— Écoute, mon vieux, j’essaierai de te procurer une affaire. Valentine te rendra volontiers service…

Il dévisagea Fortuné, cligna des yeux, et ajouta :

— J’ai bien remarqué qu’elle était très heureuse de te revoir. Hé ! les femmes se souviennent toujours de leurs premiers amis… Mais je suis gentil, hein ? et il ne faudra pas m’oublier.

Ernest, en même temps, frottait son pouce sur son index, comme pour compter des billets de banque.

— Naturellement, exclama Fortuné, tu aurais ta part !

— Alors, déclara Gentillot, je vais m’occuper de toi tout de suite. Voyons… des fournitures pour les troupes d’occupation en Syrie ? Qu’est-ce que tu en dis ? Valentine a un ami très bien placé pour nous obtenir cela.

— Parfait ! surtout s’il s’agit de conserves, répondit Lorillard, qui déjà songeait à s’appuyer sur la science du bienveillant Calandrap.

— Mais il te faudra des fonds ?

— J’en aurai, répliqua Lorillard, certain que le même Calandrap lui en prêterait.

— Du reste, prononça gravement Ernest, on trouve toujours à emprunter, sur les commandes de l’État. Ainsi, c’est entendu. Je vais parler à Valentine, et dès qu’il y aura du nouveau, tu me verras arriver chez toi. Mais surtout, ne jase pas, c’est trop sérieux.


Fortuné, plein d’une exaltation frénétique, regagna son épicerie. Angèle y était assise. Elle croisait les mains sur son ventre pareil à une citrouille revêtue de drap. Elle méditait. Son front, habituellement uni, se creusait de ces rides horizontales qui dénotent la concentration de la pensée. Elle se leva, baisa les joues de son Fortuné, puis elle lui dit, insinuante et sérieuse :

— Mon amour, veux-tu m’écouter ? Je viens de réfléchir, je crois que j’ai trouvé ce que nous avons de mieux à faire. Abandonnons cette boutique, et, avec le peu de bien qui nous reste, allons nous installer à la campagne. Nous y louerons une petite ferme, où nous élèverons des volailles et des bêtes à cornes. Je sais traire les vaches et fabriquer plusieurs sortes de fromages.

Lorillard se mit à rire, convulsivement. Et il répliqua, d’un ton dédaigneux :

— Qui donc a jamais fait une grande fortune dans une petite ferme ? Qui donc, même, a jamais fait fortune en travaillant de ses propres mains, fût-ce à traire des vaches et à fabriquer des fromages ? Pauvre chère Angèle, laisse-moi diriger notre barque. Je suis sur le point d’entreprendre des affaires énormes, entends-tu ?

— Je n’insiste pas, reprit Angèle. Mais j’ai peur. Il a l’occasion de se casser les reins, celui qui essaye de monter trop haut. Tandis que dans notre petite ferme nous vivrions si tranquillement heureux !

Mais Lorillard offensé, les poings sur les hanches, regarda sa femme de haut en bas, et il lui dit, d’une voix orgueilleuse :

— T’imagines-tu donc qu’un homme de ma valeur va se mettre à labourer les champs ? Comprendras-tu, à la fin, que dans six mois, grâce à mes capacités, je peux devenir millionnaire ?

VIII

Trois jours après, Gentillot revint à l’épicerie, qui durant cet intervalle de temps n’avait reçu aucune autre visite. Lorillard pâlit d’espoir en apercevant, derrière la vitre de la porte, la face circulaire de son ami. Angèle s’élança, croyant voir enfin un client. Mais Fortuné s’interposa ; il présenta sa femme à Ernest, et, dans ces termes, Ernest à sa femme :

— Mon ami Ernest Gentillot, prononça-t-il en le désignant. Nous avons fait nos études ensemble…

Le gros garçon s’inclina devant la grosse Angèle, et il lui exprima ses respects d’une voix altérée.

— Nous avons à parler d’affaires, déclara Lorillard à son épouse. Laisse-nous…

Elle se retira, soumise. Mais au moment de sortir elle appela son mari, sous un prétexte domestique.

— C’est avec ce Gentillot, chuchota-t-elle, que tu combines ton entreprise, n’est-ce pas ? Hé bien, méfie-toi, je t’y engage, car il a une bonne tête de filou rusé. Écoute-moi, songe plutôt à notre petite ferme.

Fortuné ne prêta nulle attention à ces remontrances pusillanimes, et revint, impatient, s’asseoir auprès de Gentillot.

— Alors ? où en sommes-nous ? demanda-t-il, angoissé.

Ernest secoua la tête.

— Aucune affaire ? reprit Lorillard.

— Aucune pour toi, une mauvaise pour moi.

— Tu sais, je ne tiens pas absolument aux conserves. J’accepterais toute autre commande…

— Valentine refuse de s’occuper de toi.

— Valentine ? Je lui déplais à ce point ?

— Non, tu ne lui déplais pas, au contraire, et c’est là le malheur. Depuis que tu es venu, elle ne parle, elle ne rêve que de toi. Enfin, elle est amoureuse autant qu’elle peut l’être, Valentine.

— De moi ?

Ernest inclina tristement la tête.

— Alors, dit Fortuné, pourquoi ne veut-elle pas me faire un peu plaisir, et me procurer une bonne occasion, quand cela lui serait si facile ?

— Mais justement parce qu’elle t’aime, mon vieux !

— Les femmes sont incompréhensibles, prononça Lorillard désolé.

— Elles raisonnent très juste, assura Gentillot, et très vite, surtout ma sœur. Crois-moi sur parole.

— Il le faut, répondit Fortuné, car je n’y entends goutte.

Découragé, il cessa de questionner, et il écouta Gentillot, qui commençait enfin de s’expliquer clairement :

— Voici ce qui s’est passé, continuait Ernest. Après ton départ, l’autre jour, nous nous mettons à table pour déjeuner. Valentine me parle de toi : « Il est gentil, n’est-ce pas, Fortuné ? Il est devenu très beau garçon… » Elle reste rêveuse, à regarder son assiette d’un air sentimental, puis elle me dit : « Cela m’a fait quelque chose, de le retrouver… » Je réponds : « A moi aussi. » — « Ce n’est pas semblable, reprend-elle d’une voix sucrée. Tiens, vois-tu, dans ce moment, il me semble encore être avec lui, sur les gadoues de Vincennes, avec sa tête sur ma poitrine. » Et elle soupirait, mon vieux, tout comme si elle y était vraiment. Je l’observe ; elle avait la larme à l’œil, elle ne mangeait pas, et elle contemplait toujours son assiette comme si tu avais été dedans. Enfin l’amour, quoi ! Jamais il ne lui arrive d’être pincée de cette façon ; c’est une fille sérieuse. Au fond, je n’y trouvais pas de mal, je pensais même que cela te servirait. Je me lance, je lui raconte ton affaire. Elle prend une figure grave, elle réfléchit, puis elle me demande : « Est-il marié, Fortuné ? » « Oui. » Alors Valentine se lève toute rouge, prend son assiette, cette assiette qu’elle avait si longtemps regardée, elle la jette par terre à toute force, si bien que les morceaux en ont rebondi de tous les côtés, et elle me crie : « Est-ce que tu te figures, idiot, que je vais lui faire gagner de l’argent pour qu’il paye une auto à sa femme, et des toilettes, et tout, hein ! jeune crétin ? Tu crois peut-être que je vais me fatiguer le corps pendant toute une nuit, avec ce vieux sale de père Malicet, pour que ce soit une autre qui profite de ma sueur, et de Fortuné par-dessus le marché ? Qu’il dise à sa femme d’aller chercher le père Malicet dans son bureau, et qu’elle obtienne la commande, si elle sait travailler ! »

Elle rageait épouvantablement, ma sœur, elle cognait ses poings sur la table, enfin elle faisait une scène de toute première qualité. Le maître d’hôtel, dans son coin, paraissait s’amuser comme à Guignol. J’en étais froissé ; je trouve que l’on doit se tenir devant les domestiques. Je dis à Valentine :

«  — Allons, mon petit, tu n’es pas raisonnable, c’est de la jalousie… »

Elle s’est avancée vers moi, en hurlant :

— Qu’est-ce que tu as dit ? Moi ! Moi ! Jalouse ! Tu vas prétendre, peut-être, que je suis jalouse ? Mais répète-le donc un peu, gros chameau ! Et tais-toi ! Je ne veux pas être insultée dans ma maison. Débarrasse le plancher, vite ! »

Je l’ai débarrassé, mon vieux, et j’ai déjeuné à la cuisine, sans appétit, en me demandant si je n’allais pas perdre ma place.

Heureusement, dans l’après-midi, les choses se sont un peu arrangées. J’ai acheté pour cinquante francs de rose, je les ai portées à Valentine, dans sa chambre, et j’ai demandé pardon.

Elle était sur son canapé, calmée ; elle a pris le bouquet, l’a trouvé joli, et elle m’a embrassé, gentiment.

«  — Tu n’avais pas absolument tous les torts, m’a-t-elle dit ; j’ai été un peu nerveuse aussi. Allons, assieds-toi, il faut que je te parle sérieusement. »

Elle s’était redressée sur son divan, et elle se caressait le menton comme une personne qui veut émettre des opinions importantes.

«  — Persuade-toi bien, commença-t-elle, que la vie que je mène ne peut pas durer. D’abord, j’en ai assez, de marcher avec tous les coulissiers, fonctionnaires et politiciens marrons, et le reste de la clique. Ils ont des goûts de l’autre monde. Ces bonshommes sont très exigeants, et je dois les soigner, eux, leur passer toutes leurs inventions, leurs manies, les contenter entièrement pour les retrouver quand j’en ai besoin. Bon. Et il y a autre chose. Tout ce monde-là s’inquiète. Les affaires sont encore bonnes, mais on n’a plus confiance. On sent que l’échafaudage va craquer un de ces jours. Quand ? Dans six mois, dans un an. Alors, gare à qui voudra jouer encore, il y laissera son poil. C’est la fin, et il ne faut pas attendre, pour partir, que le système bascule. Je ne suis pas assez riche, c’est entendu. Mais quelques gros coups encore, et je ferme boutique. »

Elle ajouta, d’une voix d’ange :

«  — Je veux devenir une honnête femme. »

A ce mot-là, mon vieux Fortuné, je me suis senti bouleversé, prêt à pleurer, et j’ai demandé :

«  — Si tu deviens une honnête femme, qu’est-ce que je deviendrai, moi ? un pauvre malheureux ! Voyons, Valentine, ma petite sœur si mignonne, ne me fais pas une méchanceté pareille ! »

«  — Tranquillise-toi, dit-elle alors ; je ne suis pas ingrate, je ne t’abandonnerai pas. Mais, pour ce qui est de devenir honnête femme, je deviendrai honnête femme, avant peu. Je me marierai, j’aurai un appartement aux Batignolles, et je m’occuperai d’œuvres. »

J’ai voulu savoir avec qui elle comptait se marier. Elle a répondu :

«  — Je ne suis pas fixée. Oh ! j’ai le choix. Mais tiens, en voyant Fortuné, je m’étais dit : je l’épouserais bien. Il me plaît, il est beau, et c’est une si vieille relation ! S’il était libre, je me dévouerais pour lui, je lui procurerais des affaires, autant qu’il en voudrait… Mais il n’aura rien, rien ! Je peux bien te l’avouer, à présent, tu avais raison, je suis jalouse, oui, jalouse de sa femme ! »

Ernest se tut, accablé par l’affliction. Car le mariage de sa sœur, quoiqu’elle prétendît, lui apparaissait comme une effrayante calamité. Il y perdait sa situation, et jamais il n’en retrouverait une si douce et fructueuse. C’est donc en vain, songeait-il, qu’éduquant Valentine et la poussant au triomphe par un chemin tortueux, il s’était imposé tant de peines et de soucis. Un autre en profiterait. Un beau-frère, un étranger, recueillerait tous les bénéfices, et le traiterait de haut, lui Ernest, si même il ne le jetait pas dehors. Avec Lorillard, encore, un vieux camarade qui lui devrait beaucoup, et avec lequel il aurait pu prendre ses précautions, le mal eût été moins grand. On se serait arrangé.

Gentillot se redressa, il contempla Fortuné longuement, avec rancœur, et il lui demanda :

— Ah ! pourquoi donc t’es-tu marié ?

Lorillard, avec tristesse, leva les épaules.

— Je ne peux pourtant pas tuer Angèle, hein ?

— Non, répondit Gentillot en soupirant, non, tu te ferais pincer.

Fortuné trépignait.

— Quel malheur ! répétait-il. Laisser échapper une occasion pareille !

— Oui, reprenait Ernest, une occasion comme tu n’en rencontreras plus jamais.

Il posa la main sur l’épaule de Fortuné, et le regarda silencieusement pendant une minute.

— A quoi penses-tu ? questionna l’autre.

— A ceci, reprit Gentillot. C’est qu’il faudrait que tu sois bien bête pour ne pas la saisir, cette occasion-là ; oui, prodigieusement bête !

— Mais comment veux-tu que je fasse ? s’écria Lorillard.

Alors le diabolique Gentillot, fixant ses yeux de musaraigne sur la face contractée de Lorillard, prononça :

— Il y a le divorce, imbécile !

Fortuné recula, balbutiant :

— Tu es fou, Ernest, tu es fou…

— Réfléchis, reprit froidement Gentillot. Je passerai demain matin.


Vingt minutes plus tard, Angèle pénétrait dans la boutique, pour appeler son mari, car il était temps de déjeuner. Elle le vit assis sur une chaise, les coudes sur les genoux, la figure cachée dans les mains.

— Mon cœur, s’écria Angèle, pourquoi donc te fais-tu tant de mauvais sang ? C’est ce méchant joufflu, bien sûr, qui t’a tourmenté tout ce matin, avec des combinaisons d’arracheur de dents, je le parie !

Elle se pencha, baisa le front de Lorillard immobile, et elle reprit :

— Laisse donc toutes ces histoires-là tranquilles. Tu n’en auras que du tracas. Occupe-toi plutôt de nous chercher une bonne petite ferme. Tu verras, on a beaucoup plus de contentement avec la culture et les animaux qu’avec les gens.

IX

Fortuné Lorillard avait entendu avec indignation le conseil de Gentillot, mais il ne parvenait point à en détacher sa pensée. Il affectionnait Angèle, il convoitait la richesse, et il eût voulu les posséder l’une et l’autre en même temps. Tout en réfléchissant, il se représentait les beautés presque surnaturelles de sa femme, sa figure imposante, ses épaules rondes, son large ventre voluptueux, sa croupe rembourrée d’une chair débordante et veloutée, ses seins que l’on aurait cru moulés dans une soupière. Certes, Lorillard adorait ces merveilles. Pourtant il les eût volontiers cédées contre leur pesant d’or. Il hésitait surtout parce qu’il voyait bien ce qu’il perdait, sans savoir au juste ce qu’il gagnerait. Il ne possédait pas même la certitude d’être récompensé de son sacrifice, car Valentine, somme toute, pouvait changer de projet. Enfin, il restait encore à Angèle plusieurs billets de mille francs, ressource sûre qu’il serait imprudent de lâcher pour une ombre.

A cela, Lorillard se répondait :

— Les timides ne triomphent point. Celui qui joue à coup sûr ne rafle ordinairement que peu de chose. On doit risquer, ou renoncer à la Fortune et accepter la petite ferme. Il me faut de l’argent ; tant pis pour Angèle.

Mais, ignorant de quelle façon le divorce s’obtient, il entrevoyait d’immenses difficultés.

— Si j’étais Turc, songeait-il encore, je pourrais épouser une seconde femme sans que personne s’en plaignît, et ma situation serait commode.

Il regrettait aussi que la bigamie fût interdite en France, puis retombait dans son premier raisonnement, passait au second, s’empêtrait dans ses réflexions, n’arrivait point à conclure.

Gentillot revint comme il l’avait promis. Fortuné, prévoyant, avait chargé Angèle d’aller payer les contributions, certain qu’elle passerait la matinée entière debout chez le percepteur, et qu’Ernest et lui converseraient, ainsi, sans crainte d’être entendus.

— As-tu pris une résolution ? demanda Gentillot, négligemment.

— Non, répondit Lorillard, pas encore.

Ernest se dressa, mit son chapeau sur sa tête.

— Adieu, dit-il. Je vais chercher un autre mari pour Valentine. Ce sera facile, je n’aurai pas besoin de publier des annonces.

— Attends un peu, voyons ! s’écria Fortuné. Je ne refuse pas…

— L’affaire est réglée, pensa Gentillot. Et il se rassit.

— Il y a d’abord, reprit Lorillard, la question du divorce, qui me paraît compliquée…

— C’est un détail. Es-tu décidé ?

Fortuné se croisa les bras et répliqua doucement :

— Tu es extraordinaire ! As-tu regardé Angèle, oui ou non ? Et penses-tu que l’on puisse ne pas regretter une femme comme elle ?

Gentillot leva les sourcils, et, poliment :

— Oh ! je n’en dis pas de mal. Mais je voudrais que tu voies ma sœur toute nue ! C’est moi qui lui donne son tub tous les matins, et qui la frotte au gant de crin. Quel beau corps, mon vieux, souple, lisse, ferme sous la main, soigné, parfumé, les plus beaux tétons de Paris, et des ongles de doigts de pied qui ressemblent à des rubis ! Tout ce qu’il y a d’excitant et de luxueux…

Il sourit, cligna de l’œil, et ajouta :

— Et savant en amour, tu sais. Un vrai professeur…

Il se tut un instant, puis il reprit, grave :

— Voilà pour le côté sentiment. Passons au côté sérieux. Valentine a été chez M. Malicet, hier. Elle a la commande.

— Elle a la commande ! la commande ! répéta Fortuné, hors de lui. Elle me la donnera ?

— Oui, répondit Ernest, oui, à la condition que tu connais.

— A combien se monte-t-elle, la commande ?

— Soixante-quinze billets. Vingt au moins de bénéfice certain ; dix du cent pour Malicet, autant pour moi. Et ce n’est qu’un commencement.

— Alors, dit Lorillard, c’est entendu. Explique-moi vite l’affaire, que je prenne mes dispositions avec des agents de fabriques. Quand aurais-je le bon ?

— Une minute, mon petit. Valentine se conduit toujours avec prudence. Tu recevras le bon quand il sera temps…, et quand il y aura eu entre Angèle et toi rupture irréparable.

— Diable ! s’écria Lorillard, plongeant fiévreusement ses doigts dans ses cheveux. Ma femme ne consentira jamais à divorcer. Et comment l’y obligerais-je ? Je n’ai aucun grief contre elle.

— On trouve toujours, quand on veut. Veux-tu vraiment ?

— Oui, prononça Lorillard, de plus en plus affolé par l’ambition.

— Bien. Et vois-tu quelque inconvénient à ce que je te fasse cocu ?

— Aucun, répliqua Fortuné, mal à l’aise. Mais Angèle m’adore, et ne me trompera pas.

Gentillot sourit faiblement.

— Il ne faut, dit-il, jamais parler ainsi.

Et il exposa son plan. Fortuné le déclara tout à fait impraticable, enfantin même. Angèle s’apercevrait de la ruse…

— Il est excellent, affirma Gentillot. Du reste, une fois pour toutes, c’est moi qui dirige. Je réponds de la réussite, si tu m’obéis. Montre-moi la chambre.


Angèle revint en maudissant le percepteur et ses suppôts. Elle avait patienté si longtemps près des guichets que ses grosses jambes pliaient de fatigue. Assisse à côté de Fortuné, elle lui demanda, par acquis de conscience, si des clients s’étaient montrés.

— Non, personne, dit-il.

Elle observa son mari. Il lui parut plus calme que lorsqu’elle l’avait quitté, moins soucieux, presque gai, même.

— Tu as meilleure mine, reprit-elle amoureusement. Ah ! si tu renonçais à te tourmenter, à la fin…

— J’y renonce, assura Lorillard en embrassant sa femme. Je crois bien que je vais me décider pour la petite ferme.

L’ambition rend l’homme cruel. Fortuné ne songeait qu’à Valentine, à la commande, au divorce. Mais, subtil, il flattait sa victime, il l’endormait dans la confiance.

Le soir, après le dîner, il dit, en posant sa serviette sur la table :

— Je vais chez Calandrap. Ne m’attends pas, couche-toi. Tu sais, quand on se met à jouer aux cartes avec lui, on n’en finit pas.

— Oui, mon chéri, c’est cela, distrais-toi un peu, répondit Angèle, sans s’étonner, car Lorillard s’en allait ainsi très souvent passer la soirée avec Calandrap.

Il se rendit chez le voisin, mais il n’y resta que le temps de faire quelques parties d’écarté. Comme Fortuné retournait sans cesse le roi, Calandrap dépité, se mit à rire et proféra :

— Sapristi, mon cher, vous avez une veine de…

Il s’arrêta, voyant son ami décontenancé.

— Vous ne vous fâchez pas, j’espère ? On dit toujours cela… Je n’ai pas eu l’intention de vous froisser.

— Je suis tellement jaloux de ma femme, balbutia Lorillard, que j’en deviens stupide.

Il prit congé de l’ancien charcutier. Fortuné, au lieu de rentrer chez lui, descendit jusqu’à la rue de Maubeuge, la suivit un moment ; puis il entra dans un café.

Tout au fond de la salle, Gentillot l’attendait en lisant les journaux. Lorillard l’installa près de lui, sur la banquette revêtue d’une moleskine vallonnée. Ernest regarda sa montre, et déclara, en bâillant :

— Nous avons encore deux heures devant nous. Si on allait au cinéma ?

Fortuné le considérait avec admiration.

— Ah ! dit-il, je ne m’étonne pas que tu aies si bien réussi. Tu es un véritable homme d’affaires ; tu as beaucoup de tête, et pas de cœur.

— Si, j’ai du cœur, un peu, répliqua Gentillot flatté. Mais il y a un temps pour tout. Allons, viens-tu ?

Ils sortirent. Dès le premier carrefour, une façade les attira. Elle était en stuc doré, couverte d’affiches aux couleurs crues. Des lettres flamboyantes inscrivaient sur son fronton ce titre de film : La fiancée du cow-boy.

— Cela doit être bien, dit Gentillot d’un ton pénétré.

Oui, c’était réellement beau. Fortuné, pourtant, ne prit qu’un faible plaisir aux malheurs de l’héroïne. Il s’énervait d’attendre ; il pensait aux conserves, à Angèle, aux stocks et à Valentine. La partie qu’il allait jouer, de connivence avec Ernest, l’effrayait. Il regardait Gentillot, tout absorbé, lui, dans la contemplation du drame, et qui poussait de petits cris aux scènes les plus attendrissantes.

Enfin on vit, sur l’écran, Jack, lancé au galop de son cheval, rattraper les ravisseurs de Maud, les ficeler adroitement avec son lasso. Le mariage eut lieu, et les spectateurs, touchés, quittèrent leurs places.

Ernest et Fortuné marchèrent silencieusement jusqu’au carrefour Châteaudun. Là, Gentillot, levant les yeux vers une horloge, prononça :

— Onze heures et demie. Remontons.

Il prit le bras de Lorillard, et il le sentit trembler.

— Tu n’as pas d’estomac, dit Ernest. En somme, c’est moi qui aurai tout le mal. Tu ne risques rien.

Fortuné soupira, sans répondre.

Il soupirait bien plus fort, peu de minutes après, lorsqu’il entra dans la boutique, avec Ernest.

— Donne-nous de la lumière, chuchota celui-ci.

Lorillard alluma la lampe, la posa sur la caisse. Gentillot demanda, toujours à voix basse :

— Où répond la sonnette de la chambre ?

— Dans la cuisine.

— Bien, tu iras tout à l’heure.

Il regarda le plafond, et reprit :

— Crois-tu que ta femme soit endormie ?

Tous deux prêtèrent l’oreille. Aucun bruit ne s’élevait.

— Elle s’est sûrement couchée, dit Fortuné.

Ils avancèrent jusqu’au bas de l’escalier. Alors ils entendirent un grognement faible et doux, qui parfois s’infléchissait comme pour cesser, puis reprenait sa plénitude. Cœur paisible, Angèle ronflait…

Lorillard ressentit un trouble immense. La trahison qu’il préparait lui parut la plus ignominieuse, la plus féroce de toutes les trahisons. Il hésita. Étendant la main, il toucha l’épaule d’Ernest. Celui-ci se retourna, demandant :

— Qu’y a-t-il ?

— Rien… rien…, murmura le mari.

— Allons, du sang-froid. Et n’oublies pas de courir, au moment voulu… Attends ! le bouton de la sonnerie est bien au-dessus de la tête du lit, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Tu sais, j’appuierai à peine pendant une seconde. C’est compris ? Attends encore, éclaire-moi.

Ils revinrent au magasin. Lorillard éperdu, mais silencieux, aida lui-même à se déshabiller l’amant qu’il donnait à sa femme. Puis, la lampe à la main, il s’en fut à la cuisine, tandis qu’Ernest, en chemise, et emportant ses vêtements sur son bras, gravissait les marches avec lenteur.


Et Lorillard était assis dans la cuisine. Il contemplait le fourneau à gaz, et les casseroles brillantes, si bien entretenues par Angèle, et les boîtes de fer pleines de farine, de poivre, de café, de chapelure, rangées par ordre de grandeur sur leur tablette recouverte d’un papier festonné. Jamais un homme n’observa, sans doute, un fourneau à gaz, ni des casseroles, ni aucune sorte de boîtes, avec un regard aussi terrifié, aussi chargé de douleur, de remords, avec un regard, enfin, semblable à celui que mon ami Fortuné reportait incessamment de l’un à l’autre de ces humbles ustensiles.

Tout en prêtant l’oreille, l’ambitieux songeait :

— Est-ce que je serai cocu, là, tout de même ? Non et non ! le coup va rater, Angèle ne se laissera pas faire… Mais alors, la commande ? Je la veux, moi, la commande !… — Angèle, ah ! par exemple… Ce brigand d’Ernest avait envie d’elle, et je suis un crétin, oui… — Vingt mille francs de bénéfice, moins deux mille, pour Gentillot, autant pour Malicet, il me resterait seize mille, et ce n’est qu’un commencement… — Mais, nom de nom, je n’entends rien ; Angèle n’appelle pas au secours, c’est extraordinaire… — Seize mille, et peut-être un peu plus, qui sait ? — Ho ! qu’est-ce qu’ils fabriquent donc, là-haut, tous les deux ?… — Je me suis laissé rouler ; dix du cent pour Ernest, c’est trop. Malicet, encore, je ne dis pas…

C’est alors que la sonnerie tinta, presque imperceptiblement. A ce bruit si faible et si terrible, Lorillard se dressa, grondant :

— Hein ?… Non, c’est l’autobus qui vient de passer. Il a ébranlé la maison, il a fait remuer les casseroles. C’est toujours comme cela, ici, quand l’autobus descend la rue… Mais si, mais si, c’était la sonnette ! Oh ! les misérables, les monstres !

Et, sur la pointe des pieds, Lorillard indigné gagna la rue, s’élança vers le poste de police.

Bien qu’il fût minuit trois quart, le commissaire se trouvait encore dans son bureau. Personne ne s’en étonnera, car tout le monde lit les fait-divers, et sait, conséquemment, que les commissaires de police sont laborieux et actifs. Nul ne mérite mieux ces louanges que le fonctionnaire qui, si tard, accueillit mon ami. Il en mérite même d’autres, car il se montre aimable avec le public, et, d’autre part, cultive les sciences, en particulier l’entomologie. C’est pour cette raison qu’après avoir entendu l’incomplet et triste rapport de Lorillard, il sourit, et prononça doctement, tout en faisant tourner une règle entre ses doigts :

— Hé ! Hé ! mon bon monsieur, vous voici classé dans la famille des longicornes !

Craignant de demeurer incompris, il arrondit la bouche, et ajouta :

— Ce sont des coléoptères, monsieur, des co-lé-op-tè-res !

Ensuite il interrogea Fortuné :

— Tenez-vous réellement à un constat ? Réfléchissez. Sur le coup, vous êtes contrarié. Mais demain, peut-être regretterez-vous d’avoir accordé tant d’importance à cet événement ?

— Trop d’importance ? Mais songez donc qu’ils sont en train de…

— Il suffit, dit le magistrat en se levant. Conduisez-moi chez vous.


Quand Gentillot s’était glissé dans le lit d’Angèle, celle-ci dormait assez pesamment. Elle se réveilla moins qu’à demi, eut l’impression très vague que son mari venait de rentrer, et elle sombra de nouveau dans le sommeil. Alors, elle eut un rêve.

Elle se voyait dans une ferme, la plus mignonne petite ferme du monde. La cour en était carrée, avec, au milieu, un beau tas de fumier doré, couvert de poules. Il y avait aussi un pommier fleuri, une vigne grimpant au mur de la maison, des rosiers près de la porte, un géranium à chaque fenêtre. Angèle poussait une clôture, entrait dans un pré. Une vache y paissait, blanche avec des taches rouges sur les flancs, une petite vache très propre, très jolie. Angèle portait un seau de la main droite, un tabouret de la main gauche. Elle s’asseyait sur le tabouret, plaçait le seau entre ses pieds, elle se mettait à traire. Jusqu’ici, le songe l’enchantait. Mais il tourna presque en cauchemar. Car voici que le tabouret s’enfonçait dans le sol, qu’Angèle se trouvait renversée, et que la vache lui tombait dessus, l’écrasant presque. L’impression fut pénible, et Mme Lorillard reprit conscience, à peu près.

— Que je suis sotte, murmura-t-elle, c’est Fortuné…

Il arrive ainsi, on le sait, qu’un rêve soit provoqué, ou modifié, par une sensation imaginairement interprétée. Cette sensation, Ernest l’avait produite en s’étendant sur Angèle. Peu lucide encore, elle pensa que Fortuné se disposait à lui rendre un hommage dont elle se fût aisément privée, pour l’heure. Connaissant son devoir, ne s’apercevant pas du change, elle ne mit point d’obstacle au plaisir de Gentillot, mais n’en éprouva rien, toute engourdie d’un sommeil où elle retomba sitôt qu’on ne le secouât plus. Ainsi sa conduite demeura tout à fait innocente, et Gentillot, pour prix de sa scélératesse, ne posséda qu’un corps agréable, il est vrai, par son ampleur, mais inerte et insensible.

Satisfait pourtant, du succès de sa fraude, Ernest appuya sur le timbre, et il attendit.

Il attendit assez longtemps, selon son estimation, et il se demandait déjà si Lorillard avait agi, lorsque des pas retentirent dans l’escalier. Une ligne lumineuse se dessina sous la porte. Se préparant à jouer la dernière scène de la comédie, Ernest enjamba Mme Lorillard, courut vers la fenêtre, l’ouvrit à grand fracas.

Et le commissaire pénétra dans la chambre. Son ombre y entra devant lui, car Lorillard le suivait, une lampe à la main. Venaient, ensuite le secrétaire du magistrat et un agent.

A cette vue, Gentillot parut se résigner. Il exprima, par un geste de découragement, qu’il renonçait à fuir par la croisée. Il s’assit, et commença d’enfiler son pantalon.

Lorillard, agitant sa lampe d’une main furieuse, commença d’invectiver Ernest. Il le devait ; son rôle l’exigeait. Mais il se plaignit avec sincérité.

— Le voici, ce sagouin, Monsieur le commissaire, exclama-t-il. Un homme que j’ai présenté moi-même à ma femme, il y a quelques jours ! Un ami d’enfance…

Alors Angèle, se soulevant sur sa couche, montra une tête étonnée, couverte de bigoudis. Lorillard s’élança vers le lit, en tira le drap, les couvertures. Et il ordonna :

— Allons, debout, malheureuse ! Raconte un peu à Monsieur le commissaire ce que vous avez fait, toi et ton complice…

Angèle, avec saisissement, regarda tout ce monde assemblé. En effet, oui, le commissaire était là, et aussi son scribe, un sergent de ville, Lorillard, et puis ce Gentillot, qui se rhabillait. Elle se remémora l’assaut subi, et elle trembla.

— Mais qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-elle à Ernest.

Courbé, il se taisait, et laçait ses chaussures.

— Madame, dit le commissaire, ne niez pas. Cet homme sort de votre lit.

— Je me suis trompée, je me suis trompée ! assurait-elle, en larmes.

— Je crois plutôt que vous avez trompé votre mari ; je le constate, même.

Le magistrat fit un signe à son secrétaire, qui commença de griffonner sur un carnet.

Angèle sanglotait de plus en plus, affirmait son innocence.

— Mon Fortuné, mon chéri, que s’est-il passé ? Je n’y comprends rien…

— Tu as le front de demander ce qu’il s’est passé hein ? Il s’est passé que tu m’as classé parmi les longicornes, pour parler comme Monsieur !

— Excellent, remarqua le commissaire. Très bien dit.

Angèle s’était levé, pour retomber à genoux sur le tapis. Et la pauvre énorme femme, en chemise, tendait les bras vers Fortuné.

— Pardonne-moi, mon amour, cela ne compte pas. J’ai cru que c’était un rêve…

— Notez l’aveu, murmura l’officier de police à son subordonné.

Gentillot, après avoir prouvé son identité, donné son adresse, s’était éclipsé. Lorillard continuait de tempêter.

— Va-t’en ! criait-il à sa femme, va-t’en tout de suite, et ne remets jamais ici tes pieds de fille publique. Tu enverras chercher ce qui t’appartient. Dépêche-toi de t’habiller et de sortir, ou je ne me contiens plus…

Angèle se revêtit, silencieusement et accablée. Comment aurait-elle expliqué ce qui lui semblait à elle-même tellement inexplicable ? Les apparences la condamnaient. Lorillard avait raison, en somme. Quand à comprendre par quelle ruse le détestable joufflu s’était insinué dans le lit, et, certes, ailleurs encore, elle n’y parvenait pas, non. La catastrophe lui paraissait absolument inintelligible. Car jamais Angèle ne soupçonna que son Fortuné chéri l’avait livré…


A deux heures du matin, M. Edgar Dujardin, le vétérinaire, entendit sonner à la porte de sa maison. Il quitta sa chambre, gagna le palier, se pencha par-dessus la rampe. Une voix confuse lui parvint, celle d’Auguste, l’infirmier des animaux.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda M. Dujardin.

— Oh ! Monsieur, Monsieur, répondit Auguste, d’en bas, c’est Mademoiselle Angèle qui revient !

X

Gentillot, sans tarder, envoya Fortuné chez un de ces entrepreneurs de « Divorces en trois mois » dont la publicité concurrente occupe tant de place à la dernière page des journaux et sur les murs du métropolitain. Ce spécialiste, nommé Baston, assura que l’affaire ne souffrirait aucune difficulté, pourvu qu’on se fiât à lui, et qu’on le payât d’avance.

Ensuite, observant l’air abattu de Lorillard, il ajouta :

— Peut-être, Monsieur, divorcez-vous pour la première fois ? Ne vous tourmentez pas, ce n’est nullement désagréable. Même, dès la troisième ou quatrième instance, vous y prendrez plaisir. Je ne parle pas par intérêt. Toutes mes pratiques attitrées vous diraient la même chose.

Il se renversa dans son fauteuil et poursuivit d’un ton oratoire :

— On nous accuse souvent d’exercer une profession immorale parce que nous facilitons la séparation des époux, la suscitons parfois, et toujours en tirons profit. Ce reproche est stupide. Les épidémies n’enrichissent-elles pas les médecins ? la mort ne fait-elle point vivre les travailleurs des pompes funèbres. Cependant, à la longue, ces critiques ont blessé ma délicatesse. — « L’abondance des divorces, me suis-je avoué, brise la Famille, afflige l’État, dissout la Société. Cherchons un remède à ce mal. » — Ce remède, Monsieur, je l’ai trouvé.

M. Baston reprit haleine, et continua :

— J’ai tout simplement monté ici-même une agence matrimoniale. Je fais autant de mariages que j’en dénoue, et je tranquillise ma conscience tout en doublant mes bénéfices. Les maris et les femmes libérés deviennent presque tous candidats à de nouvelles fiançailles, et je m’efforce de les satisfaire.

Il posa la main sur un registre, le feuilleta. Sur chaque page des portraits apparaissaient.

— Ces photographies, déclara l’entrepreneur, sont celles de mes clientes. Choisissez. Une belle collection, Monsieur. Tous les genres, tous les prix. Mais laissez-moi vous recommander cette blonde si distinguée. Elle est excessivement intéressante. Elle a divorcé d’avec son conjoint parce qu’il ne lui avait pas, en trois années, rendu le moindre hommage. Le fait fut prouvé, devant le tribunal, par le rapport de trois experts. Si vous y songez un peu, l’occasion vous semblera superbe. Car vous êtes, en même temps, assuré de l’ardeur et de la virginité de cette personne. Trois experts, Monsieur !

Lorillard se leva, disant qu’il y penserait. Mais M. Baston continuait :

— Je procure aussi des appartements. Le manque de logis est un des obstacles majeurs à la fondation des ménages réguliers.

— Nous verrons cela plus tard, répondit Fortuné, s’en allant.

— Je fournis également des meubles, reprit l’autre, mobiliers neufs ou d’occasion, à compte ferme ou en location, selon votre préférence, — et des tapis, des appareils de chauffage, des œuvres d’art. Je peux vous recommander des bonnes à tout faire, des valets de chambre.

Il toucha le bras de Lorillard, et murmura :

— … des petites dames, aussi. Hé ! Hé ! je rends service à tout le monde, moi.

Plus bas encore, M. Baston prononça :

— Si vous avez des ennuis de n’importe quel genre, venez me les confier. J’arrange les pires difficultés, rien ne me prend au dépourvu. — Tenez, là, par exemple, supposez que vous ayez une maîtresse, et qu’elle devienne enceinte ; — un accident est si vite arrivé. — Eh bien, je tiens à votre disposition une avorteuse de premier ordre…

— Lorillard, se retirant, supputait avec admiration les gains que devait embourser un personnage qui étendait si loin son activité.


Angèle, le matin qui suivit le scandale, s’en était allée jusqu’à la boutique, pour se défendre avec plus de calme qu’elle n’en avait pu trouver sur le coup. Elle voulait déclarer à Lorillard que si Gentillot-le-joufflu l’avait possédée, c’était par tromperie, et qu’il faut faire une différence entre une femme adultère et une femme abusée. Mais le magasin était fermé. Elle attendit. Lorillard ne revint pas. Il ne parut point davantage le lendemain, ni le surlendemain.

Au bout d’une semaine, elle commença de comprendre qu’elle avait pour toujours perdu son Fortuné. C’est même tout ce qu’elle comprit jamais à son aventure. Quand M. Baston, l’homme d’affaires, vint la voir, à l’occasion de diverses formalités, elle entreprit de le convaincre. Il en rit assez fort, parla du constat, et conclut en apprenant à Angèle qu’elle avouait une infidélité supplémentaire et indiscutable en habitant sous le toit de M. Dujardin. Elle signa tous les papiers, se rendit aux convocations, où Lorillard délégua, pour le représenter, son substitut, M. Baston.

Pendant ce temps, M. Edgar Dujardin se réjouissait, remerciant les dieux bons. Il entourait Angèle des soins les plus émus, lui servait lui-même, au lit, son petit déjeuner, et, malgré le désir qui le tourmentait, n’osait point encore lui offrir son amour. Il interrogea doucement son ancienne bonne sur ses malheurs. Mais elle ne lui en fit qu’un récit très vague, en partie chimérique, confuse qu’elle restait d’avoir innocemment prêté sa chair à Gentillot. Edgar n’insista point, par délicatesse, et redoutant surtout de blesser ce cœur qu’il espérait regagner.

Un matin, comme il apportait à Angèle son chocolat et ses tartines, et qu’il venait de les poser sur la table de nuit, il essaya de renouveler ses plaisirs d’autrefois en glissant une main sur le corps adoré. Mais Angèle, se reculant, supplia M. Dujardin de ne point la traiter comme une femme dévergondée. Car enfin, elle était encore mariée…

Le vétérinaire parut tout à fait édifié. Il s’assit et parla de la sorte :

— La pudeur et la chasteté, dit-il, sont les plus belles parures de la femme. Elles ne te manquent point. Il faut, certes, que Lorillard soit un misérable pour te chercher une querelle dont je ne veux rien savoir, mais que je devine injuste. Toujours est-il qu’il va te laisser libre. Oublie-le, rappelle-toi la passion que je n’ai point cessé de te prouver. Épouse-moi.

Angèle se sentit trop troublée pour répondre. Edgar touchait son âme par tant de constance ; il flattait son orgueil de femme calomniée ; il excitait en elle un sentiment reconnaissant.

M. Dujardin se leva de nouveau. Angèle, cette fois, ne recula point, elle soupira seulement.

On apprend dans les écoles quelle différence l’on doit établir entre le sens et l’esprit. L’importance de cette distinction est incalculable. Ainsi l’esprit d’Angèle, en ce moment, condamnait l’acte que ses sens souhaitaient. Dans une occasion semblable, il n’y a que deux issues : ou bien l’esprit triomphe, ou ce sont les sens qui l’emportent. Ce dernier cas est de beaucoup le plus fréquent. Enfin il faut noter que les sens d’Angèle, depuis un mois n’avaient pas reçu la plus petite satisfaction. Ajoutons encore que M. Dujardin se montrait pressant, ingénieux, persuasif, qu’Angèle était dans son lit, en chemise, sans défense…

Quand elle but son chocolat, il était froid. Mais M. Dujardin avait chaud. Il épongeait avec un mouchoir la sueur de son visage, et des larmes de joie. Angèle, sa tartine à la main, rougissait d’une honte sincère.


C’est pendant la même matinée, par une coïncidence remarquable, que Valentine, à l’heure du tub, et tandis qu’elle se laissait frictionner par son frère, apprit de celui-ci que l’action en divorce était régulièrement engagée, et que l’on pouvait compter sur Lorillard.

— Bien, répliqua-t-elle. Alors, dis-lui de venir, à trois heures.

Car elle avait décidé de ne pas le recevoir avant qu’il eût donné les gages de son obéissance.

Donc, après le déjeuner, Ernest se rendit à l’hôtel où Lorillard habitait maintenant. Fortuné y subsistait des allocations très décentes que Mlle Gentillot lui accordait. De plus, elle lui avait ouvert un compte chez un tailleur, ainsi que chez un chemisier.

Il faisait plaisir à voir, Fortuné, à présent qu’il portait de beaux complets, du linge fin, des chaussures à la mode, qu’il se rasait tous les jours et se polissait les ongles. Il se levait tard, déjeunait à la brasserie, passait la fin des après-midi à la terrasse des cafés.

Ce jour-là, quand Gentillot arriva, vers deux heures et demie, Lorillard, assis devant une table, penché, un stylographe neuf à la main, s’occupait très studieusement à reproduire, d’après un modèle imprimé, une page de calligraphie.

Gentillot prit la feuille, se mit à rire, et demanda :

— Qu’est-ce que tu fais donc ?

— C’est un exercice, répondit Fortuné. Je veux pouvoir écrire proprement mes lettres d’affaires.

Ernest, amusé, répliqua :

— Mais tu auras un secrétaire, mon vieux, qui te copiera tes lettres à la machine à écrire. Va, ne te fatigue pas.

— Tiens, oui, je n’y pensais pas…

Fortuné se retourna vers son camarade, l’observa, puis avec impatience, questionna :

— Dis donc, cette commande, pour quand est-ce ?

— Viens la chercher, prononça Gentillot, prenant une mine sérieuse.


La torpédo de Valentine les attendait devant l’hôtel. Durant le trajet, Lorillard rêvait, enfoncé dans les coussins. Il se voyait emporté vers les fabuleuses régions où l’on récolte à pleines mains les billets de banque. Le fils du chiffonnier ne doutait plus de la Fortune, il se sentait sur le point de devenir un roi.

Gentillot poussa Fortuné dans un boudoir, et se retira, en fermant la porte.

Lorillard demeura d’abord tellement stupéfait qu’il oublia même la commande. Comme c’était riche, ici ! Cet air chargé de parfums, tout ce luxe, ces étoffes…

La pièce était petite. Sur les murs, et au plafond, des glaces miroitaient. On marchait sur une superposition de tapis. Et, sur un divan noir et or, Valentine était allongée. Sa tête se posait sur des coussins ronds, bleu foncé, où ses cheveux cuivrés brillaient comme une ciselure.

Son peignoir incarnat, à longues manches évasées, s’étalait presque jusqu’aux pieds chaussés de babouches, et il s’écartait sur la poitrine pour montrer, parmi des dentelles, un peu de chair lumineuse et gonflée.

Valentine se soulevant à demi, regarda Lorillard, et elle lui sourit silencieusement. Puis, comme il se taisait, elle murmura :

— Assieds-toi là, près de moi.

Il obéit ; alors, elle posa la joue sur l’épaule de Fortuné, puis demanda :

— Tu ne m’embrasses pas ?

Il inclina la tête, appuya la bouche sur la bouche écarlate.

— Prends-moi dans tes bras, dit Valentine. Oui, ainsi. Parle-moi. Comme je suis heureuse ! Fortuné, mon Fortuné, te rappelles-tu ? Je ne t’ai jamais oublié, moi. Non, jamais !

Elle se faisait de plus en plus amoureusement tendre. Lorillard, enhardi, lui rendait ses caresses. Mais lorsqu’il voulut aller plus loin, elle se refusa.

— Non, déclara-t-elle d’un ton mystérieux, non, pas maintenant, pas ici. Un tout petit peu de patience… Ne te fâche pas, chéri, c’est un caprice, un joli caprice ! Tu verras, ce soir…

Valentine se redressa, sonna. Une soubrette parut, reçut un ordre, et revint, apportant, sur un plateau, des bouteilles de liqueurs et des verres ventrus. Elle le posa sur un guéridon, et se retira. Valentine poussa devant Lorillard une boîte de cigarettes, et, grave, prononça :

— J’avais, jusqu’à ce jour, interdit à Ernest de te tenir au courant de tout ce que je préparais pour toi. Ne lui fais aucun reproche. S’il t’avait renseigné, je l’aurais chassé.

— Mais, demanda Lorillard, la commande existe vraiment, ce fut pas une histoire ?

— Elle existe vraiment, reprit Valentine, remplissant de vieille chartreuse la coupe de Fortuné. Elle existe, mais c’est bien peu de chose. A peine vingt mille francs de boni, cela ne t’engraissera pas beaucoup. Non, j’ai mieux. Ah ! par exemple, mon chéri, je me suis donné du mal, tu ne peux pas en avoir idée. Nous étions peut-être cent sur cette affaire-là. Tout le monde la voulait. Une vraie bataille, petit. Je l’ai gagnée.

Elle but une gorgée, en regardant le mur ; elle revoyait, sans doute, tous les corps à corps de cette longue bataille.

— Régions dévastées, articula-t-elle avec simplicité. C’est une vraie mine d’or pour nous, les régions dévastées. Mais quelle concurrence ! Enfin, tout, est arrangé, l’adjudication m’est promise, je la tiens.

Elle ajouta quelques détails.

— Mais je ne peux pas entreprendre cela, s’écria Lorillard effrayé.

Valentine éclata de rire.

— Que tu es bête, mon chou ! Bien sûr que tu ne vas pas t’amuser à reconstruire des villages. Dès que l’on saura que c’est toi qui a emporté le morceau, n’aie pas peur, les propositions ne te manqueront pas. Que de gens vont venir tirer la sonnette de M. Fortuné Lorillard ! Tu les écouteras très gentiment, tu attendras, et tu repasseras le marché au plus offrant. De même pour la commande de conserves, il faut vendre tout de suite. Après nous aurons autre chose.

Lorillard l’écoutait, buvant de temps à autre un peu de chartreuse, et secoué par l’impatience de posséder, aussi vite que possible, tout cet argent qu’on lui promettait.

— Les bénéfices seront entièrement pour toi, reprit Valentine. Surtout, ne te laisse pas extorquer de commissions par Ernest. Méfie-toi de lui, il est malin.

Elle regarda sa montre, et se leva.

— Je dois m’habiller et sortir, dit-elle, on m’attend. Ernest est à son bureau, il te donnera tous les renseignements, t’expliquera comment on opère.

Elle embrassa Fortuné, longuement, et comme il partait, elle ajouta, souriante :

— Nous dînerons ensemble ici, ce soir. Et puis après, après, tu sauras ce que c’est que mon petit caprice.

Lorillard, intrigué, la regardait. Elle ajouta, en l’accompagnant jusqu’à la porte :

— Non, non, je ne veux pas que tu saches, c’est une surprise…


Au souper, Valentine, en toilette de soirée, se montra fiévreuse, énervée. Son frère paraissait mécontent, mais avec timidité, et se bornait à marmotter, toutes les cinq minutes, en secouant la tête :

— Quelle drôle d’idée…

Sitôt le dessert avalé, Valentine se dressa.

— Qu’est-ce que tu attends ? dit-elle à Ernest.

Ernest disparut. Fortuné aida Valentine à mettre son manteau ; puis ils descendirent à leur tour.

La nuit était complète. Devant la porte, l’automobile stationnait. Ernest se tenait au volant.

— Tiens, exclama Fortuné, c’est toi qui conduis ?

Ernest haussa les épaules, et, comme Valentine s’installait, il se courba vers Lorillard, en murmurant :

— C’est trop romanesque, les femmes ! Nous emmener là-bas, dans un endroit rempli de rôdeurs, à cette heure-ci !

Il grommelait encore, comme un chauffeur de profession, que déjà Lorillard était assis près de l’amoureuse.

Ils traversèrent entièrement Paris. Fortuné se demandait où pouvait mener une course déjà si longue, lorsque la limousine s’arrêta. En mettant pied à terre il reconnut, malgré l’obscurité, l’endroit où il se trouvait : la porte de Vincennes.

Laissant la voiture à la garde d’un gabelou, ils passèrent à pied la barrière. Valentine marchait en tête. Un sentier en pente les conduisit dans le fossé des fortifications.

La lune venait de se lever. Elle éclairait le site lépreux, dessinait le haut du mur d’enceinte, et ses rondeurs gazonnées. De l’autre côté, l’on distinguait des palissades, quelques cabanes, des tas d’ordures. Sur le ciel, d’un violet sombre, couraient de grands nuages bas, éclairés, comme par un incendie, des lumières rousses de la Ville.

Après quelques pas, Valentine dit à son frère :

— Reste là, et fais attention.

Ernest tâta son revolver dans sa poche, et répondit :

— N’allez pas trop loin et ne soyez pas trop longtemps…

Les deux autres s’écartèrent encore, enlacés. Ils trébuchaient à chaque instant parmi les détritus. Valentine s’appuyait de plus en plus contre Lorillard. Narines dilatées, elle respirait profondément, voluptueusement.

— Oh ! dit-elle, la sens-tu, hein, cette odeur ? Qu’elle me fait de bien ! Elle me rajeunit et elle m’excite…

Alors, enivrée, elle s’étendit dans l’herbe sale. Les plis de sa robe de soie verte y brillèrent, aux rayons de la lune, comme un emmêlement de lucioles.

Valentine tendit les bras vers Fortuné, qui déjà se penchait, et elle s’écria, d’une voix hystérique :

— Viens ! viens ! prends-moi ! C’est ici, comprends-tu, que je voulais te retrouver !

XI

Le divorce fut prononcé, peu de temps après, aux torts d’Angèle. Et les mois passèrent, enrichissant Fortuné. Valentine n’avait nullement exagéré sa puissance, ni sa bonne volonté. Ernest se montrait un guide habile. Les affaires se succédaient, faciles et fructueuses, et d’une agréable diversité. Lorillard, étonné de lui-même, acquérait et revendait automobiles, stocks, cargaisons, denrées alimentaires, caoutchoucs, matières colorantes. Et toutes ces opérations se posaient et le résolvaient d’une manière abstraite. Jamais Lorillard ne posséda le plus petit entrepôt, ni ne resserra la moindre quantité de marchandises chez lui ni ailleurs. Le plus souvent, même, il ne voyait point ce qu’il achetait, puisqu’il le négociait aussitôt, avec un grand bénéfice.

Car c’était le temps béni des hausses prodigieuses, des prix bondissant chaque jour vers des nouveaux sommets. Une multitude de Lorillard et d’Ernest, accompagnés de courtiers, de « démarcheurs », soutenus de solides appuis, jouaient à la balle avec les cours. Il n’y avait que le franc qui baissât, mais sur cette baisse elle-même, Fortuné gagnait, gagnait…

Certaine licence d’importation, peu de temps après ses débuts, le rendit millionnaire d’un seul coup. Pour l’obtenir, il avait fallu corrompre des gens en place. Cela se sut, et il fut question d’arrêter Lorillard. Mais on s’en garda bien, et il conquit dans ce scandale une réputation d’homme adroit, qui le mit au premier plan, très au-dessus des petits agioteurs de Paris et de province.

Il savait bien, lorsqu’il se regardait dans une glace, qu’il y apercevait l’image d’un coquin. Mais cette pensée même lui était douce ; il s’enorgueillissait de toutes ses friponneries, où il voyait autant de victoires, et la preuve de la supériorité de son génie. Comment, du reste, eût-il été honteux, alors que chacun le saluait avec déférence, recherchait son amitié ?

Lorillard était donc devenu l’un de ces bénéficiaires des troubles et des massacres, princes du caverneux royaume des affaires, qui abondèrent davantage en notre temps que les hydres, dragons, harpies et monstres de toute nature dans l’antiquité. Rabelais, en certain endroit de son Pantagruel, parle de « Dyables négotians » ; mais c’est seulement aujourd’hui que nous connaissons la force cruelle et invincible de ces démons. Ce sont les « princes » en question, lourds de pouvoir, d’argent et de vanité, mais grossiers, comme on le sait bien, et qui se mouchent dans leurs doigts quand on ne les regarde pas.

Fortuné habitait, aux environs du parc Monceau, un hôtel particulier d’une admirable splendeur, tout brillant de dorures. On n’aurait point trouvé, dans toute la maison, un meuble qui ne fût point garanti, sur facture, du style et de l’époque Louis XV, ni aucun, non plus, qui n’eût été récemment construit dans le faubourg Saint-Antoine. Lorillard n’aimait pas trop ce mobilier, mais il le respectait en considération du prix qu’il l’avait payé. De même, il jugeait fort laides les tapisseries dont il avait fait couvrir les murailles, mais il les regardait avec complaisance, à cause de la grande valeur qu’il leur supposait. Et puis, il se rendait compte qu’un personnage tel que lui se devait de posséder des merveilles de ce genre. Les antiquaires-fabricants avaient adroitement imposé cette idée à tous les congénères de Lorillard.

C’est à la porte de cette demeure que vint un jour se présenter Béatrice Brigontal. Le concierge, revêtu d’un uniforme éclatant, se précipita vers elle avec colère, pour lui interdire l’accès. Car il avait, une fois pour toutes, reçu l’ordre de chasser les pauvres, dont la vue dégoûtait son maître. La haillonneuse Béatrice, avec son enfant sale dans les bras, pouvait bien être prise pour une mendiante, surtout en un lieu où ne se montraient jamais que des visiteurs, interlopes parfois, mais toujours richement habillés.

— Sortez ! cria le portier. Monsieur donne au bureau de bienfaisance. Monsieur ne veut pas être tourmenté chez lui par tous les indigents de Paris. Fichez-moi le camp !

Mais Béatrice, pleine de ténacité, posant à terre son marmot (lequel à présent marchait assez bien) ne répondit point au domestique. Elle se pencha vers l’enfant, et prononça, bas :

— Appelle papa, mon mignon, et tu auras un bonbon.

Sur cette promesse, l’enfant se mit à crier, d’une voix perçante : Papa ! Papa ! Papa !

Mlle Brigontal, se tournant enfin vers le serviteur furieux, expliqua :

— Son père, c’est votre patron, larbin ! Votre patron qui m’a violentée, entendez-vous ?

Elle frappait sa poitrine concave.

— Il me servira une pension, poursuivit Béatrice, ou bien il ira en cour d’assises !

— Allez-vous-en dehors, en attendant, répliqua le concierge, qui la poussait par les épaules. Et n’oubliez pas d’emmener votre produit.

Elle résistait, ne cessant de répéter, d’un ton aigre et puissant, qu’il y avait, Dieu merci, des lois en France, et qu’elles ne permettaient point, ces lois, que l’on labourât une femme sans son autorisation, que l’on engrossât de force une jeune fille pure, et qu’après l’avoir contrainte pendant neuf mois à porter un faix illégitime, on se désintéressât et de l’arbre et du fruit.

Lorillard, de son cabinet de travail, entendit le vacarme dont le rez-de-chaussée retentissait. Il envoya son secrétaire s’informer, puis continua de lire son courrier.

Le secrétaire revint, hilare.

— C’est, dit-il, une pauvre folle, avec un petit garçon. Elle est borgne, et elle assure que vous l’avez violentée.

Fortuné se mit à rire, et répondit, jovial.

— Très drôle, mon ami, très drôle. Pourvu qu’elle n’aille pas prétendre que c’est moi qui l’ai éborgnée.

Comprenant qu’il s’agissait de Béatrice, il plaisantait ainsi pour masquer son trouble, et pour empêcher que ses gens soupçonnassent qu’il avait caressé une femme tellement pauvre et laide.

— Elle affirme qu’elle ne partira pas d’ici, continua le secrétaire. Faut-il téléphoner au commissariat ?

— Nullement, dit Lorillard. Faites-la monter ; elle m’amusera. Mais qu’elle laisse le mioche en bas.

Peu de secondes après, Béatrice pénétra dans le bureau fastueux. Fortuné congédia le secrétaire.

— Me reconnais-tu ? demanda la fille de Brigontal. Ah ! je t’ai retrouvé, à la fin.

Elle jeta un regard autour d’elle.

— Il paraît que tes affaires vont bien. Mais je meurs de misère, moi, pendant ce temps-là, avec le pauvre petit ange que tu m’as fait, dégoûtant !

— Si je suis dégoûtant, répondit Lorillard avec froideur, je n’ai pas pu te faire un petit ange. D’un autre côté, quoique j’aie autrefois eu quelque bonté pour toi, je ne vois pas que tu aies droit à une pension. C’est moi, bien plutôt, qui devrais t’en demander une. N’essaie point de me menacer. Tu perdrais ton temps et ne tarderais pas à loger à Charenton, avec les autres folles.

Béatrice recommençait de crier. Fortuné l’interrompit.

— Je désire te venir en aide, déclara-t-il, parce que j’ai pitié de toi.

Il réfléchit un petit moment. Il tenait à se débarrasser à jamais de cette relation peu reluisante ; mais il s’affligeait de lui verser de l’argent.

— Veux-tu, dit-il, que je te donne l’ancienne épicerie de ton père ? Elle est toujours fermée, et m’appartient encore.

— Oh oui ! s’écria Béatrice. Comme tu es gentil…

— Tu auras le fonds et le matériel, avec une petite somme pour commencer. Laisse-moi ton adresse. Je t’enverrai moi-même tes papiers, dès ce soir. Mais tu ne m’ennuieras plus, hein ?

Béatrice, heureuse d’un succès si grandiose, ne crut point faire assez en exaltant, à haute voix, la générosité, la noblesse de Lorillard. Elle affecta d’en être émue au point que ses jambes pliaient, et elle se renversa sur un canapé de cuir. Là, fixant son œil affreux, mais brillant de gratitude, sur Fortuné, elle murmura :

— Je ne suis pas une ingrate, tu sais. Si tu veux ta petite récompense…

— Non, vraiment, répliqua l’autre. Je te remercie, je suis trop occupé, ce matin.

Elle insista, par gentillesse. Puis, voyant que Lorillard ne se décidait pas à profiter d’une occasion si agréable, Béatrice s’assit, et, croisant les jambes avec une pudique dignité, elle reprit, sur le ton de la conversation :

— M. Dujardin va épouser Angèle… Cela lui fera une grosse bête dans sa petite ménagerie… Les hommes ont des goûts extraordinaires… Je ne désire pas t’humilier, mais quand je pense que tu m’as préféré ce tas de graisse ! Tu savais pourtant que je suis belle de corps…

Fortuné réussit difficilement à renvoyer Béatrice. Il tint parole. Elle, de son côté, ne revint plus l’importuner.


C’est vers ce temps que Valentine quitta les affaires, et dit un éternel adieu aux fatigues de sa profession. Elle se retira, comblée de biens, satisfaite d’avoir jusqu’au bout mené ses entreprises, et devinant, prudente, que des temps plus durs approchaient. Très jeune encore, elle avait royalement tissé sa toile. Il ne restait donc plus qu’à faire peau neuve, à s’installer dans la respectabilité.

Ce n’était pas seulement par sagesse que Valentine Gentillot se réjouissait de l’avenir. Elle chérissait Lorillard, et elle s’extasiait en songeant que désormais nul autre homme que lui ne la toucherait. On ne doit pas s’étonner que Valentine s’illusionnât sur elle-même de si étrange façon. Chacun conçoit le Paradis comme un endroit où l’on se repose. A tout le moins désire-t-on, en général, de faire exactement le contraire de ce qu’on fait actuellement. Qui se promène songe à rentrer à la maison, le prisonnier voudrait courir les champs, le fonctionnaire souhaite la retraite, le savetier attend le jour où il ne ressemellera plus les chaussures, la jeune fille s’irrite de rester en friche, et la plus grande volupté des courtisanes est peut-être de coucher seules.

Mlle Gentillot n’allait point absolument jusque-là. Mais elle appréciait surtout Fortuné à cause des souvenirs qu’il vivifiait en elle. Dans ses bras, elle oubliait tous les travaux accomplis, elle redevenait la petite fille de jadis, et cette impression l’émouvait autant que la romance la plus sentimentale.

Elle loua un appartement, avenue de l’Observatoire, et l’aménagea selon ses nouvelles idées, qui n’avaient plus que la décence pour objet. Valentine ne voulut point conserver quoique ce fût de son ancienne installation, rien qui pût lui rappeler l’état qu’elle quittait. Plus de tableaux ni de gravures, à moins qu’ils ne représentassent des personnes convenablement vêtues, ou des paysages. Elle refusa d’acheter, à un marchand qui l’en sollicitait, le groupe en marbre des Trois Grâces, qu’elle trouvait obscène. Même, elle refusa de faire entrer chez elle aucun de ces tabourets carrés que l’on recouvre de tapisserie, parce qu’elle se rappelait très bien avoir rencontré, dans ses voyages, des tabourets du même aspect, mais adroitement machinés, et qui recélaient sous le velours l’une de ces cuvettes d’émail ou de porcelaine qui ont à peu près la forme d’un violon.

Ce fut enfin une rage de pudeur, d’austérité. Fortuné s’en inquiéta quelque peu. Car il avait pris le goût des parfums violents, des coussins profonds, de toute la splendeur spéciale dont Valentine s’était jusqu’alors entourée. Mais il n’y pensa guère. D’autres soucis l’occupaient.

Il était riche, très riche. Mais il sentait qu’il ne saurait être heureux à moins de ramasser encore infiniment d’argent. Il était possédé par la folie du lucre, la soif infinie et toujours croissante du gain. Quelques affaires, malgré tout, lui échappaient, ou donnaient peu de chose. Il entrait alors en fureur, plus mécontent d’un petit insuccès qu’il n’était satisfait d’une belle réussite.

Valentine l’exhortait à montrer autant de prudence qu’elle-même, à réaliser sa fortune et à se contenter des grosses rentes qu’il en tirerait. Il ne pouvait se résoudre à suivre ce conseil, et répondait :

— Encore quelques semaines, quelques mois, et puis je m’arrêterai. C’est impossible en ce moment ; les affaires marchent encore trop bien.

Lorillard avait acheté, en Touraine, un très beau château historique. C’est là qu’eut lieu le mariage de Valentine et de Fortuné. Puis le couple revint habiter à Paris l’appartement aménagé par Valentine, avec tant de soin.

Pendant la première semaine qui suivit les noces, la nouvelle Mme Lorillard vécut dans une joie immense. Elle était mariée, mariée ! Ce mot-là sonnait à ses oreilles comme un titre de noblesse, d’honorabilité. Elle se regardait dans les glaces, et elle murmurait :

— Je suis mariée !

Pendant la deuxième semaine, elle se blasa. Elle estima même que, pour un mari tiré de si bas et porté par elle si haut, un mari acheté, en somme, comme à la foire, Fortuné ne s’occupait point assez d’elle. Elle n’en dit rien, mais commença de se trouver à plaindre.

Et puis, elle en vint à s’ennuyer. Cette vie tranquille, elle aurait de la peine à s’y faire… Valentine ne voyait personne, était complètement privée de relations, puisqu’elle avait rompu avec tous les amis de naguère.

Elle en était là, lorsqu’un matin, en traversant le Luxembourg, elle aperçut une jolie femme qu’elle crut reconnaître.

— Mais c’est Lucienne ! se dit Valentine, approchant.

Lucienne, assise, lisait. Sa mise était élégante, mais sérieuse. Son parfum, faible, était un parfum d’honnête femme. Enfin, elle se tenait avec correction, et ne regardait les hommes que lorsqu’ils l’avaient déjà dépassée.

Mise en confiance, Valentine s’installa près de Lucienne, qui d’abord se montra gênée. Elles s’embrassèrent pourtant, puis se questionnèrent.

— Je suis mariée, annonça orgueilleusement Valentine. Mon mari est dans les affaires…

— Mes compliments, répliqua Lucienne. Mais je suis baronne, moi !

Elle ajouta :

— J’attends le baron ; reste un moment, je te présenterai. Comment t’appelles-tu, maintenant ?

Valentine la renseigna. Puis, en souriant, elles évoquèrent leurs souvenirs. Elles s’étaient connues chez Mme Flairon, rue Tronchet… Une personne entendue, cette Mme Flairon, et commerçante ! C’est dans son établissement que Lucienne avait eu la chance de rencontrer le baron…

— Tu ne t’ennuies pas ? demanda Valentine.

— Non, je suis très heureuse ; nous recevons beaucoup. Mon mari s’occupe d’économie politique. Il a énormément de relations.

Valentine avoua qu’elle se sentait désœuvrée. Sa vie avait été si active, jusqu’à présent, si remplie…

— Il te faut une occupation, ma chère, répondit Lucienne. Tu devrais tenir un salon, vois-tu ! un salon littéraire. C’est tout à fait intéressant. Je t’aiderai, si tu veux.


Grâce à Lucienne, au baron, à leurs amis, le salon littéraire de Valentine s’ouvrit bientôt, non sans gloire. On y recevait tous les lundis une demi-douzaine d’écrivains, plusieurs poétesses, des artistes, des gens du monde. On y buvait des sirops et l’on y lisait des vers. Même, on y monta une tragédie du baron, œuvre dramatique dont l’action se déroulait parmi les Étrusques. Fortuné Lorillard y tint le rôle du roi Porsenna, aux acclamations d’un public bienveillant et choisi.

XII

Valentine, quand elle s’éveillait le matin, avait coutume de réfléchir. Car c’est une femme pensive et qui prit toujours grand soin de tirer au clair ses idées et ses sentiments. Du reste, il n’est pas d’endroit où l’on soit mieux, pour méditer, que dans un lit, alors que l’on est déjà reposé, mais que l’on ne sent point encore l’envie de se lever. On y est si bien, même, que l’on prolonge volontiers des cogitations souvent inutiles, simplement pour se donner un prétexte de demeurer étendu.

Ses réflexions, à la longue, lui semblèrent assez intéressantes pour mériter d’être couchées par écrit, en un Journal. C’est ce qui permit à Fortuné de les connaître peu après, comme on le saura. Il faut dire aussi que Valentine se sentait une vocation littéraire et projetait de composer un roman où elle attribuerait à une héroïne imaginaire ses propres actions, en les embellissant un peu. Elle supposait, avec raison sans doute, que ces notes prises sincèrement sur elle-même l’aideraient beaucoup dans son œuvre.

Le « Journal » de Valentine, donc, commençait ainsi :

« Je n’aime plus Fortuné. Pourquoi ? Voilà plusieurs mois, il est vrai, que nous vivons ensemble. Je ne fus jamais habituée à faire constamment le même dîner. Autrefois, alors que je changeais chaque jour de cuisinier, c’étaient sans cesse de nouvelles sauces, tellement que je m’en écœurais. Me voici tombée dans l’excès contraire, qui ne vaut pas mieux. Je me dégoûte de Fortuné parce que je l’ai tous les soirs, comme je me dégoûterais du civet de lapin si l’on m’en servait à tous les repas.

....... .......... ...

« Non ; mon raisonnement ne tient pas debout. On ne peut guère comparer la cuisine et l’amour, si l’on y songe bien. Il existe une infinité de plats de toutes sortes, et l’amour ne se fait réellement que selon une seule recette. Cela est si vrai que, lorsqu’on se trouve à l’étranger, on y mange des mets sans ressemblance avec les nôtres, et l’on s’aperçoit en même temps que les gens s’embrassent de la même manière que sous les autres latitudes. Au point de vue objectif, les hommes sont partout semblables. Il n’y a entre eux que des différences physiques. C’est une question de plus ou de moins. »

Ici venaient plusieurs lignes raturées, signes d’incertitude. Puis Valentine continuait :

« J’ai mal posé la question. La cuisine et l’amour sont parfaitement comparables. C’est par l’accommodement que l’on introduit la diversité dans l’un et l’autre. Dans les deux cas, les viandes ne varient presque pas, mais l’assaisonnement les distingue. Tout réside donc dans l’assaisonnement.

« Ce point étant acquis, par qui donc, à présent, pourrais-je me faire assaisonner ? Le baron ne me plaît point, et, d’autre part, Lucienne m’arracherait les yeux. Le petit N*** ? Non…

« J’ai aperçu récemment près d’ici, à trois reprises, un homme très beau[1], mais dont l’accoutrement est fort singulier. Ses cheveux, longs et frisés, retombent plus bas que ses épaules. Il est vêtu d’une sorte de chemise assez courte, en grosse toile, serrée à la ceinture, semblable, paraît-il, à l’habit des anciens grecs, nommée chlamyde. Les bras de ce personnage, ses cuisses et ses jambes sont nus, et il pose dans la boue, avec sérénité, ses pieds chaussés de sandales. On m’a dit que c’est un prophète, et qu’il danse selon les rythmes sacrés. Il s’appelle Eurysthènes. En le voyant, je suis demeurée surprise, presque vexée. Car je pensais bien avoir connu des hommes de toutes les catégories. Cependant, je ne veux point mentir. Jamais, jamais je n’offris mon corps à un prophète.

[1] Nous affirmons solennellement qu’il ne s’agit pas ici de M. Raymond Duncan, mais de l’un de ses imitateurs, peu connu, du reste.

« Plus j’y songe, et plus ce prophète, qui danse, me séduit. Je l’aime. Son aspect, que je me représente, trouble si profondément ma chair et mon esprit que je suis obligée de m’interrompre… »

Peu d’heures, sans doute, après avoir rédigé ce texte (que nous citons de mémoire), Valentine se rendit chez le prophète Eurysthènes.

Le prophète Eurysthènes tenait boutique au coin de la rue de l’Odéon et de la rue Monsieur-le-Prince. Il y fabriquait des tissus selon les procédés antiques, et il les vendait un bon prix, selon l’habitude moderne.

Valentine le trouva, environné de ses disciples vêtus de chlamydes comme lui-même. Elle lui acheta, deux cents francs, un péplum en toile à sac ; et elle invita le prophète aux réceptions qu’elle donnait le lundi. Mais il répondit, d’un accent américain, qu’il ne se transportait chez les amateurs que moyennant un « cachet » assez élevé, pour prêcher ou danser. Valentine ne marchanda point. Et, dès le premier lundi qui suivit, elle put montrer à ses invités le prophète de son cœur.

Dès ce moment, Fortuné, quoique distrait, observa que le prophète dînait chaque soir entre Valentine et lui, et que Valentine, désormais, sous prétexte de migraines, laissait fermée à clef, toutes les nuits, la porte de sa chambre.

Ces deux indices, et plusieurs autres, firent supposer au mari qu’Eurysthènes prophétisait coupablement avec Valentine. Il ne s’effaroucha point de cette idée, mais voulut savoir si elle était juste. Un jour, Valentine était absente, Lorillard pénétra chez elle, chercha des pièces à conviction, telles que lettres ou photographies. Il trouva beaucoup mieux que cela, c’est-à-dire le propre « Journal » de Valentine.

Il s’assit, en lut le début déjà reproduit, puis la suite, que nous résumons ici :

« … Non, je n’ai pas été déçue ! Celles qui ne connaissent pas les prophètes ne connaissent rien. Eurysthènes, à ce qu’il assure pratique l’amour selon les règles de Pythagore. C’est vraiment extraordinaire ! Quel homme que ce Pythagore, et quel homme aussi, cet Eurysthènes ! J’en restais éblouie. Mais il m’a dit, mon prophète :

«  — Ignorez-vous donc, enfant, la puissance des nombres ? »

— Je n’aurais pas cru cela de lui, remarqua Fortuné. Mais si Valentine l’affirme, ce doit être vrai.

Il remit le papier en place, et s’en alla, songeant :

— Elle a raison, cette petite, de prendre un amant. Cela me donnera la liberté. Vive le prophète ! j’aurai des maîtresses.

Et Fortuné eut des maîtresses, un peu pour se venger, beaucoup pour le plaisir, mais surtout par vanité, pour montrer son opulence. Il en eut de tous les genres, de tous les tailles, des plates et des rebondies, des blondes, des rousses et des brunes. Il exigeait seulement qu’elles fussent élégantes. Mais, en réalité, il n’en apprécia qu’une seule, la moins élégante de toutes.

Elle se nommait Flora, et jouait régulièrement au Théâtre des Folies-Suggestives, à Montmartre. C’était une fille énorme, aux cheveux éclatants. Elle ne se plaignait point de Fortuné, qui se montrait généreux. Mais elle ne pouvait comprendre que dans les moments d’extrême abandon il s’écriât :

— Oh ! Angèle… Angèle… Angèle !

De fait, elle lui ressemblait un peu, à Angèle…

Ainsi se consolait Lorillard. Il supportait allègrement que Valentine s’abandonnât au prophète. Toutefois, il regrettait qu’elle eût fait un pareil choix. Car Eurysthènes, par la singularité de ses manières et de son costume, excitait les rires des voisins et le mépris du concierge, rires et mépris qui retombaient, pour une part, sur Valentine et sur son mari.

Mais Fortuné, peu sensible aux on-dit, se félicitait de sa supériorité. Il se plaisait à répéter à ses intimes :

— J’ai eu quinze maîtresses, et ma femme n’a qu’un seul amant !

Il en riait. Il en aurait dû trembler, le malheureux…


Ernest Gentillot, au moment du mariage de sa sœur, s’était créé une situation indépendante. Il avait fondé la « Banque de l’Épargne Démocratique » et se livrait à des opérations assez obscures, mais d’un bon rendement. Lorillard n’avait pu moins faire que de lui confier des sommes importantes. Du reste, il ne s’en repentait point. Gentillot lui versait de gros intérêts.

Un jour, comme Lorillard entrait dans le bureau d’Ernest, il trouva ce dernier qui conversait avec un inconnu de belle apparence, rasé, vêtu de gris, et dont le visage montrait un nez rouge d’une dimension prodigieuse. Gentillot présenta son beau-frère. Le personnage au nez immense déclara que le nom de Fortuné Lorillard lui était familier, et qu’il se réjouissait, lui Bazenet, de faire la connaissance d’un homme aussi réputé.

— M. Bazenet, que voici, reprit Ernest, a été industriel en Amérique. Il a l’habitude des grandes affaires. De retour en France, il cherche des capitaux pour réaliser une entreprise colossale.

Lorillard objecta que le moment, peut-être, était défavorable. Tous les prix de gros restaient stationnaires. On parlait de baisse, même…

— La baisse va venir, s’écria Bazenet ; elle s’annonce déjà. C’est justement sur elle que je base mon projet, qui tient en cette phrase, Monsieur ! — Pousser à la baisse sur les prix de gros et maintenir jusqu’à la mort les prix de détail.

Lorillard écoutait avec attention. L’industriel au nez enflammé poursuivit :

— Je veux monter une épicerie formidable, une épicerie comme il n’en existe encore aucune, une épicerie enfin, qui aurait la même importance que les plus grands magasins de nouveautés !

— Une épicerie ? dit Lorillard, séduit. Oh ! mais voilà qui m’intéresse…

— Je l’appellerai, reprit Bazenet avec enthousiasme, le Palais de l’Alimentation. Il faudrait trouver des locaux bien situés et les aménager dès maintenant, en attendant cette baisse dont nous parlions, et dont je profiterai en stockant les denrées aux prix les plus bas pour les revendre, comme je le disais, aux plus hauts prix de détail pratiqués actuellement.

Il développa son plan. Lorillard charmé, subjugué, proposa de financer l’affaire. Il fallait des sommes immenses. Pour se les procurer, Fortuné devrait liquider rapidement toutes ses entreprises. Tant mieux. Il était temps, certes de changer son fusil d’épaule…

Avec condescendance, Bazenet accepta d’être, sous Lorillard, le directeur du futur Palais de l’Alimentation. Il se chargea de tout. Qu’on lui remît les millions nécessaires, et l’on verrait !

Bazenet se mit à l’œuvre. Il acquit des immeubles, place X***, fit marché avec un célèbre architecte, des entrepreneurs, ne marchandant pas sur les devis, n’exigeant qu’une chose : le Palais de l’Alimentation devait être prêt dans trois mois.

Et le Palais de l’Alimentation, au bout d’un trimestre, fut prêt. Jamais encore les Parisiens n’avaient contemplé une épicerie si grandiose, si magnifique. Elle ressemblait à un temple. Le sol en était revêtu d’une imitation de mosaïque ; des colonnes de stuc imitaient le porphyre le plus précieux, et sur de longues tables, qui imitaient le marbre, s’étalaient des imitations de tous les produits.

Il faut ajouter, pour être juste, que l’on y voyait aussi les comestibles les plus excellents, des nourritures loyales, des vins authentiques. Mais ces denrées parfaites, présentées avec avantage, étaient étiquetées, sans fausse modestie, nu triple de leur valeur.

Bazenet, qui puisait sans cesse aux coffres de Lorillard, avait dépensé, en un mois, pour deux cent mille francs de publicité. Au jour de l’ouverture, la foule envahit l’immense magasin, le submergea, s’en disputa toutes les marchandises. L’architecte, qui assistait à l’inauguration, se hâta de quitter l’édifice, dans la crainte qu’il ne s’effondrât. Car il l’avait construit de matériaux peu résistants, assemblés avec une rapidité fiévreuse, et de manière économique. Le Palais de l’Alimentation était éclatant, somptueux, royal ; mais il n’était guère solide. Cependant il ne s’écroula point.

Bazenet émerveillait Fortuné. Le directeur de l’énorme épicerie déployait une audacieuse, une fantastique activité. La baisse escomptée s’était produite sur la plupart des marchés, elle semblait atteindre son point extrême. C’était donc le moment de stocker. Et Bazenet stockait, stockait toujours. Il entassait les légumes secs et les pâtés de foies gras, les harengs saurs, l’huile, le chocolat, le vinaigre, les confitures, bien d’autres choses encore. Et, fidèle à sa doctrine, il ne diminuait pas d’un centime les prix de vente. Il eût d’ailleurs été, dans le cas contraire, considéré comme un original, puisque les autres détaillants agissaient de même…

Lorillard, enfin, se trouvait presque au comble de ses désirs. Il passait toutes ses matinées au Palais de l’Alimentation, admirant la réussite de l’entreprise, et contemplant les clients soumis, respectueusement rangés entre les barres de cuivre, et attendant leur tour pour obtenir, à prix très fort, du vermicelle ou du café. Des garçons altiers parquaient le troupeau, avec rudesse. Et Fortuné considérant tous ces braves acheteurs qui lui apportaient si humblement leur pécune, se frottait les mains et ricanait, songeant :

— Quelles bonnes pâtes ! On en fait ce qu’on veut. On les battrait, qu’ils reviendraient tout de même ! J’ai envie d’acheter un fouet, pour essayer…

Car jamais l’orgueil de Lorillard ne s’éleva plus haut. Fortuné, parvenu à ce magique sommet, était réellement l’un des maîtres de l’Empire du Comestible, le plus riche de tous les empires. Dans l’histoire du monde un seul homme, pensait Fortuné, pouvait lui être comparé : Napoléon.

Cependant le grand épicier n’était point heureux dans son ménage. Non seulement Valentine le trompait avec un baladin vêtu d’oripeaux, mais encore elle devenait violente et querelleuse. Le temps était passé où elle surveillait son langage, et n’exprimait que des pensées choisies en des termes décents. Tout le vocabulaire de son passé lui revenait invinciblement à la bouche, et il n’était point d’ordures orales dont Fortuné ne fût quotidiennement blasonné par Valentine. Les domestiques y prenaient plaisir. Il leur était agréable, il leur paraissait comique d’entendre leurs maîtres, en public, se dire « vous », s’appeler « mon ami », « ma chère », — et puis, dans la minute suivante, lorsque par malheur ils se trouvaient seul à seul, faire vibrer les cloisons par leurs éclats de voix, et se jeter à la figure leur mutuelle ignominie.

— Tu n’es qu’un voleur, un misérable, un être ignoble ! criait Valentine.

— Tais-toi, Fleur-de-Gadoue, répondait Fortuné. Si l’on mobilisait tous les hommes qui te sont passés sur le corps, on en ferait la plus grande armée du monde…

On se doute que les insultes ne s’arrêtaient pas là. On en devine facilement les termes, justes quoique violents, mais d’un répertoire que l’on ne peut reproduire. Cependant les domestiques, à l’initiation de « Monsieur » n’appelaient jamais « Madame », entre eux, autrement que « Fleur-de-Gadoue ». Quant au patron lui-même, ils le nommaient, à l’office, « Fortuné-la-Chiffaille », depuis qu’ils connaissaient son origine. Lorillard, pourtant, était mieux considéré que sa femme, car il se montrait volontiers galant avec les bonnes, et, de temps à autre, en mettait une dans ses meubles.

Un matin Fortuné, qui avait quelque chose à dire à Valentine, pénétra dans la chambre de celle-ci. Il ne l’y trouva pas. Mais Armande, la jeune femme de chambre de Mme Lorillard, s’occupait de faire le lit. Peu d’hommes restent insensibles à la vue d’une jolie fille qui fait un lit. Bien qu’elle eût entendu que son maître entrât, et qu’elle l’aperçût en même temps dans une glace, Armande, penchée, continuait de disposer les draps avec application. Se sentant subitement troussée, elle poussa un cri, pour marquer une surprise et un effroi qu’elle n’éprouvait point. Elle se défendit avec une aimable vivacité, prenant soin d’augmenter, par cette lutte piquante, les désirs de son assaillant. Mais enfin, lorsque Fortuné eut promis de la récompenser, elle ne résista plus, et lui livra les charmes de son adolescence déjà savante.

— Quand je pense, dit ensuite Armande, que Madame trompe Monsieur, qui est si mignon, avec un va-nu-pieds !

Fortuné se mit à rire et répondit qu’il ne s’en souciait pas.

— Monsieur a tort, reprit Armande ; il devrait se méfier du prophète. Madame en est très amoureuse. Elle lui donne beaucoup.

Lorillard, avec indifférence, leva les épaules. Armande poursuivit :

— Monsieur s’en repentira. Cet individu est un intrigant. Je suis sûre que Madame et lui combinent des choses… je ne sais quoi…

— Hé oui, dit Fortuné, plaisantant, des danses rythmiques.

Armande secoua la tête, et déclara :

— Si Monsieur ne met pas le prophète à la porte, il arrivera bientôt du vilain. Car cet être-là est capable de tout. Dire que, depuis le temps qu’il vient ici, il ne m’a pas encore fait le moindre petit cadeau !

XIII

Fortuné, maintenant, menait une vie pleine de loisirs. Il considérait de haut ses entreprises, laissées en bonnes mains. Ses deux ministres, Ernest et Bazenet, réglaient toutes choses pour le mieux, et ne lui demandaient même plus de signer, puisque Bazenet, digne de toute confiance, avait reçu tout pouvoir. Parfois, pourtant, Lorillard donnait un ordre, pour marquer qu’il restait bien le Patron, le Maître, l’Intelligence directrice…

Il s’applaudissait d’avoir à temps transformé ses affaires. Beaucoup de ses anciens complices étaient ruinés aujourd’hui par cette baisse dont on parlait avec tant d’épouvante, et surtout par le ralentissement de la consommation. Il se félicitait d’avoir choisi un commerce qui ne pût être sérieusement touché par cette crise. Car même le mauvais citoyen qui refuse d’acheter au poids de l’or les chaussures et les vêtements est contraint de se nourrir à tout prix, et demeure forcément sujet à l’Épicerie. Oui, Fortuné se félicitait de la trouvaille, il se l’attribuait entièrement, bien qu’elle eût Bazenet pour auteur. Mais Lorillard l’estimait belle et honorable, digne de lui, par conséquent.

Souvent il voyageait, pour son plaisir, et, selon la saison, fréquentait les plages, les villes d’eau, la Côte d’Azur. Non qu’il se plût beaucoup à voir du pays, mais il adorait les casinos, parce qu’il adorait le clinquant, les filles de luxe, la roulette, les petits chevaux et le baccara.

Un jour, donc, Fortuné revint de Deauville parfaitement décavé, mais fort satisfait des trois semaines qu’il avait vécues là-bas. Tout en regagnant l’avenue de l’Observatoire il riait de bon cœur en songeant que lui, le millionnaire n’avait peut-être pas, à cette minute, cinquante francs dans son portefeuille.

En passant devant son concierge, Fortuné remarqua que cet homme, en le considérant, prenait un air gai. Or, jamais il n’exista, depuis la création du monde, un concierge moins gai que celui-là. Aussi avait-il eu de grands malheurs. Petit commerçant jadis, il avait consacré toutes ses économies à l’acquisition de fonds russes. Réduit à la nécessité par cette erreur, il s’était fait portier. Mais, foudroyé par l’infortune, il balayait l’escalier en grommelant des sarcasmes contre l’État, et il présentait à toute heure un visage bilieux et contracté.

Donc, ce personnage funèbre, en regardant Lorillard, avait souri, et Lorillard s’en étonnait, pensant :

— Les valeurs russes, peut-être, ont remonté de quelques points…

Il monta les étages, pénétra dans son logis. Nicolas, le valet de chambre, à la vue de son maître, salua, puis disparut craintivement. Les autres domestiques, tour à tour, s’éclipsèrent de la même manière. Fortuné s’en alla jusqu’à l’office. La cuisinière y était assise ; elle se dressa, rougissante. Elle ne pouvait fuir, acculée qu’elle était dans cette pièce étroite.

Fortuné, croisant les bras, s’écria :

— Me direz-vous, Victorine, pourquoi tout le monde se sauve devant moi, sans me répondre ? Est-il arrivé quelque chose ?

Mais Victorine baissa les yeux, et prononça dans un soupir :

— Je ne parlerai pas. Monsieur saura forcément. Mais il me déplaît d’annoncer les mauvaises nouvelles.

Fortuné n’en put rien tirer d’autre. Il la laissa, traversa encore quelques pièces, arriva finalement dans le salon.

Armande y était installée près de la fenêtre, dans un fauteuil bas, à la place habituelle de Valentine. Armande ne portait plus de tablier, mais une jolie robe d’intérieur, aux tons clairs. Un livre ouvert était posé sur ses genoux. Elle avait assurément cessé d’être une simple femme de chambre…

Elle se leva, s’avança vers Fortuné, l’embrassa tendrement, lui exprima le bonheur qu’elle éprouvait à le revoir.

Comme il la questionnait, elle reprit en riant :

— Je vais t’en raconter de belles ! Valentine est partie…

Notez ici qu’Armande, même au cours des effusions les plus intimes, avait jusqu’à présent toujours parlé à Lorillard à la troisième personne, et qu’elle ne nommait jamais, devant lui, Valentine autrement que « Madame ». Mais sachez qu’Armande avait décidé, puisque la patronne désertait, de la remplacer, et rien, à son opinion, n’était plus naturel, ni plus conforme à son propre intérêt, comme aux sentiments qu’elle supposait à Fortuné.

— Elle est partie ! s’exclama Lorillard. Où donc est-elle partie ?

— Je n’en sais rien, dit Armande. En tous cas, elle s’en est allée avec son Eurysthènes. J’espère que tu ne vas pas t’en occuper. Car je suis là, moi ; et je vaux mieux qu’elle ; je ne te tromperai jamais…

— Avec Eurysthènes, répéta rageusement Fortuné, avec Eurysthènes ! Dégoûtant de prophète !

Armande appuya ses mains sur les épaules de Lorillard, et murmura :

— Ne te fâche pas. Il te rend service, puisqu’il te délivre d’une mauvaise femme et que tu en trouves une bien mignonne à la place, n’est-ce pas, beau chéri ? Tu avais raison de ne pas vouloir te tourmenter, l’autre jour, quand je t’ai averti…

— Laisse-moi tranquille ! s’écria Fortuné. Tu ne comprends donc pas qu’ils ont sûrement emporté l’argent !

Lorillard, on s’en est aperçu, préférait l’argent à toute autre chose. Quelqu’un, à son cercle, l’en avait une fois accusé. Mais il avait répondu qu’il venait de donner cent francs à une femme, et beaucoup davantage aux contributions, prouvant ainsi qu’il aimait, plus que l’argent, les femmes et l’État. Croyez pourtant qu’il restait fort cupide.

— Armande, cependant, lui décrivait le départ de Valentine. Il ne ressemblait point à une fuite, mais plutôt à une retraite stratégiquement combinée. Mme Lorillard avait fait ses malles avec soin. Puis des camionneurs du chemin de fer de l’Est étaient venus les chercher. Elle-même, l’avant-veille, réunissant sa domesticité, avait distribué des gratifications, ajoutant que, pour les gages, on eût à s’adresser au misérable mari qu’elle se voyait obligée de quitter. Enfin, après avoir remis à la jeune Armande une lettre pour Fortuné, elle était montée dans une automobile, avec Eurysthènes. Celui-ci, depuis déjà quelques jours, avait changé d’allure et de costume. Il avait jeté la chlamyde aux orties, et il ne portait plus que des complets-jaquette. Même il avait laissé, comme un monument de son apostolat terminé, une paire de sandales dans la chambre de Valentine.

— La lettre ! dit Lorillard ; donne-moi la lettre.

Armande la lui remit. Il décacheta l’enveloppe, et lut :

« Je pars, Fortuné, lasse de tous les affronts, de toutes les indignités que tu as fait subir à ma délicatesse de femme. Au cours d’un passé qui n’est point sans erreurs, bien excusables du reste, j’ai connu des hommes ignobles et méchants, des créatures monstrueuses. Tu es plus bas et plus infâme qu’eux tous. Comme le dit si bien mon cher Eurysthènes, tu es véritablement un vase d’immondices. Eurysthènes, lui, est un être de bonté, d’amour, de sagesse. Je t’exècre et je l’adore. Je lui consacre, à partir de ce jour, toute ma vie.

« Ne prends pas la peine de fouiller mes armoires, ni de te renseigner au Crédit Lyonnais. J’ai emporté mes bijoux et mes valeurs. Mon compte en banque est régulièrement liquidé. C’était mon droit, puisque nous nous sommes mariés sous le régime de la séparation de biens.

« Adieu pour toujours,

« Valentine. »

— J’en étais sûr, s’écria Lorillard. Ils ont emporté le magot…

— Mais tu es bien assez riche, gros chou, dit Armande. Nous serons très heureux, avec tous les millions qui t’appartiennent.

— Va-t’en donc te promener, répliqua Fortuné, et ne m’énerve plus.

Armande se retira, surprise, mais ne voulant point croire encore à son échec. Le soir même, elle alla se coucher dans le lit de « Madame », et elle y attendit son maître, afin d’être consacrée comme remplaçante en titre. Elle en avait averti Fortuné, sans qu’il répondît ; mais elle l’espérait avec confiance, parce qu’elle est de ces femmes qui ont toujours confiance dans leurs charmes et dans leurs combinaisons.

Et cependant il ne vint point. Il la traita même si mal, le lendemain, en présence des domestiques, que ceux-ci, rudoyés depuis deux jours par l’imaginative et ambitieuse Armande, s’en moquèrent avec tant de cruauté qu’elle quitta, furieuse, cette maison où elle avait cru régner. Ne la plaignez point, car elle se fit, onze mois plus tard, épouser par un ambassadeur.

Dès le premier matin qui suivit son arrivée, Lorillard se rendit au Palais de l’Alimentation. Les clients y affluaient, comme toujours. Réconforté par ce spectacle, Fortuné monta un étage, pénétra dans le bureau du directeur.

Bazenet, assis dans un fauteuil, devant la table, fumait sa pipe et lisait les journaux. Un rayon de soleil caressait son visage, avivait les rougeurs de son nez énorme.

— Hé ! bonjour, Monsieur Lorillard, dit Bazenet avec bonne humeur. Vous voici revenu ? Vous êtes-vous bien amusé, à Deauville ?

— Très bien, répondit le « patron », s’asseyant, oui, très bien, sauf que j’ai beaucoup joué, et beaucoup perdu.

— Comme c’est curieux, murmura Bazenet, comme c’est curieux… Figurez-vous que je suis dans le même cas. On n’a pas toujours la chance pour soi. Il faut en prendre son parti… A propos, avez-vous vu votre beau-frère ?

— Non, pas encore.

Bazenet soupira, puis reprit :

— Il court de mauvais bruits sur son compte. La Banque de l’Épargne Démocratique est dans une situation excessivement difficile. Je crois qu’elle va faire la culbute…

— Hein ? cria Lorillard. Vous avez retiré mes fonds, j’espère ? — Vous aviez tout pouvoir.

Avec un calme grandiose, Bazenet répliqua :

— J’ai essayé, hier encore mais je n’ai pas réussi. Entre nous soit dit, je suppose que la caisse était vide.

— Mais c’est épouvantable ! Et qu’est-ce que vous faites-là, dans votre bureau ? Vous devriez être chez Gentillot, en ce moment, pour l’obliger à rendre gorge !

Bazenet prit un air froissé.

— J’ai agi de mon mieux, déclara-t-il.

— Avez-vous du moins déposé une plainte contre Ernest ?

— Une plainte contre votre propre beau-frère ? Oh ! Monsieur Lorillard ! Je ne me serais jamais permis une incorrection semblable… Du reste, à quoi bon ? Il y a déjà environ quinze cents ou deux mille plaintes.

— Mais où en est-il, à cette heure, le savez-vous ?

— Attendez, dit Bazenet.

Il posa sa pipe sur la table, puis, se penchant vers l’appareil téléphonique, il demanda la Banque de l’Épargne Démocratique.

— On ne répond pas, articula-t-il, sans étonnement, quelques minutes après. Je vais m’adresser à notre agent de change.

On répondit, cette fois. Et Bazenet, raccrochant le récepteur, regarda Lorillard, et prononça, d’une voix très douce :

— Paiements suspendus. Gentillot en fuite.

Fortuné, pâle et trépidant, voulait courir aussitôt à la Banque, prendre des mesures, activer les recherches de la justice.

Bazenet haussa les épaules, et, rallumant sa pipe, il assura :

— C’est bien inutile. Vous pensez bien que les gendarmes sont à ses trousses. Ils le rattraperont peut-être, mais point votre argent, à ce que je crains. Gentillot a certainement pris ses précautions.

Il caressa du doigt ses narines charnues, puis il ajouta, sans aucune tristesse :

— Hé ! Hé ! Savez-vous que nous allons sauter aussi, nous autres ?

Lorillard, les mains en avant, s’élança vers Bazenet, comme pour l’étrangler.

— Comment ! Qu’est-ce que vous racontez ? Avec les affaires que nous faisons ici ? Impossible ! Vous vous moquez de moi…

— Ne vous ai-je pas dit tout à l’heure, reprit Bazenet avec une sérénité presque sublime, que moi aussi j’avais joué, et que j’avais perdu ?

Le Palais de l’Alimentation était hypothéqué depuis le sous-sol jusqu’au toit, sans oublier les marchandises. Bazenet avait stocké trop vigoureusement, et bien d’autres denrées encore que des comestibles. La baisse, prétendait-il, continuait. Pour tenir le coup il avait fallu emprunter plusieurs millions, qui venaient à échéance. Et puisque l’on ne pouvait plus compter sur l’argent en banque, on était perdu, mais oui…

— Voleur ! Voleur ! criait Fortuné, vous êtes d’accord avec Gentillot, avec ma femme, avec Eurysthènes. Oh ! je comprends ! Je vais vous faire arrêter, bandit !

— Permettez, Monsieur, répliqua Bazenet en se levant. Vous m’avez, par écrit, confié tout pouvoir, laissé toute liberté d’action. Je n’ai pas eu de chance, tant pis pour vous.

Il gardait ce maintien digne et fier que peut donner une bonne conscience, mais qu’il devait, plutôt, à la certitude réconfortante d’avoir assuré, de connivence avec Gentillot, l’opulence de son avenir.


Et le Palais de l’Alimentation sombra, comme un vaisseau de haut bord dans la tempête. Avec lui s’engloutit la fortune de Lorillard. Car le pauvre homme, pris de court, n’eut point le temps de faire une bonne faillite, une faillite frauduleuse. Ce fut, dans les milieux d’affaires, un éclat de rire, une explosion de mépris, quand on sut que tous les biens de Fortuné avaient été versés à l’actif, et qu’il était réellement, complètement ruiné.

C’était sa faute, aussi. Il s’était endormi, tranquille, tandis que Valentine se préparait à fuir, que Gentillot et Bazenet le trahissaient. Lorillard se reprochait avec fureur sa stupidité, s’accusait en pleurant de s’être pour une fois conduit sans méfiance, comme un honnête homme.

Il devint la proie des huissiers et des syndics. Le Palais de l’Alimentation appartenait dès maintenant aux créanciers. On vendit l’hôtel du parc Monceau, le château historique de Touraine, les automobiles, et jusqu’aux meubles de l’appartement, avenue de l’Observatoire.

Quelques mois après le désastre, Lorillard se vit sans le sou. Il lui restait encore, pour consolation, à peu près neuf cent mille francs de dettes…

XIV

Lorillard, quoique brisé par sa triple infortune, voulut pourtant lutter. Il essaya d’obtenir du crédit pour tenter d’autres affaires. Mais l’argent était devenu rare, et les banqueroutiers sans astuce n’en trouvent, du reste, en aucun temps. Comment aurait-on confiance en un homme qui ne sait seulement pas faire une faillite avantageuse ? Il ne réussit pas à emprunter même un franc, et ne sut plus comment vivre.

Lorsqu’il fut obligé de quitter son appartement de l’avenue de l’Observatoire, il se vit sans autre domicile. Cependant, ne consentant pas encore à dormir sur les bancs ou sous les ponts, il pensa que ses anciennes maîtresses, naguère si généreusement rétribuées par lui, se feraient un plaisir de l’héberger à tour de rôle. Il se remémora les noms de la plupart d’entre elles, et, les ayant inscrits sur un carnet, il eut la satisfaction d’en compter trente et un, c’est-à-dire autant que les mois les plus longs contiennent de jours.

— Je vais, pensa-t-il, entreprendre ma tournée. Puisque nous sommes aujourd’hui le 12 mars, elle me mènera jusqu’au 12 avril. Et puis, je recommencerai. Il est juste que je profite, dans mon malheur, du bien que j’ai fait, de la reconnaissance qui m’est due.

S’arrêtant devant des affiches de théâtres, il y lut que, par extraordinaire, la grosse Flora jouait, ce soir, aux Folies-Suggestives. Il y alla, vers la fin du spectacle, et l’attendit.

— Tiens, s’écria-t-elle, te revoilà donc ! Comme il y a longtemps que l’on ne s’est vus… Je sais que tu as eu des ennuis. Es-tu un peu remonté, maintenant ?

— Comme ci, comme ça, répondit Lorillard, n’osant encore lui avouer sa détresse.

— Alors, je t’emmène, n’est-ce pas, mon chéri ? proposa Flora, car elle n’était point engagée pour cette nuit. Arrête un taxi…

— Mais non, répliqua Lorillard, qui n’avait que trente-sept sous sur lui, mais non. Cela nous fera du bien, de nous promener un peu à pied.

Flora n’y vit point de malice. Elle détestait la marche, que son embonpoint lui rendait pénible. Mais elle se pliait par habitude, sans murmure, aux fantaisies de ses clients, et elle s’imaginait que Fortuné, quoique moins riche, pouvait constituer encore un assez bon client.

Ils dormirent donc ensemble. Au matin Fortuné, prêt à partir, dit à Flora :

— Au revoir. Tu es bien gentille. Je reviendrai le 12 avril.

Flora était encore au lit. Ces paroles l’étonnèrent tellement qu’elle se leva, courut à Lorillard, le saisit par l’épaule.

— Dis donc ? demanda-t-elle, c’est tout ce que tu me donnes ? Qu’est-ce que tu chantes, avec ton 12 avril ?

— Il ne me reste, répondit Lorillard, que trente-sept sous exactement. Je ne peux t’en donner aucun. Mais il me semble que je t’ai autrefois assez bien traitée pour que tu me reçoives maintenant en ami.

— En ami ! en ami ! Non, mais tu rêves ? l’amitié ! penses-tu que c’est avec cela que je vais payer mon terme ? D’abord, ce n’est pas vrai, tu as encore beaucoup d’argent…

— Rien, rien, dit Lorillard, je n’ai plus rien, que trente-sept sous.

Alors la grosse Flora, croisant ses bras sur ces seins tremblotants, prononça ces phrases indignées :

— C’est-il des choses convenables, que de faire travailler le monde pour rien ? — avec tous les frais que j’ai ! On me l’a pourtant assez dit, que tu es un escroc. Mais il faut que tu sois le dernier des derniers, pour agir ainsi avec une femme ! C’est comme si tu m’avais volé cinquante francs dans mon porte-monnaie…

Lorillard se hâta de quitter la pièce, dont Flora referma furieusement la porte. Comme il fuyait, Juliette, la bonne, se présenta devant lui, souriante et dans l’attitude d’une personne qui attend son dû avec confiance et résolution. L’une de ses mains, déjà, se tendait pour recevoir la récompense rituelle. Lorillard fut plus intimidé par la soubrette silencieuse qu’il ne l’avait été par la maîtresse déchaînée. Il mit la main à la poche, et il donna ses trente-sept sous.

Il sortit donc de chez Flora aussi pauvre qu’au jour de sa naissance, et commençant de croire à l’ingratitude des femmes. Cependant, sans se décourager, il s’en fut visiter ses autres amies des beaux jours.

Aucune ne le reçut. Toutes étaient déjà renseignées par Flora, et ne se souciaient point d’être jouées comme elle. Car, s’il s’élève souvent, entre les courtisanes, d’âcres dissentiments, fruits inévitables de la concurrence, elles forment pourtant une sorte de syndicat, non déclaré mais agissant, et elles ne manquent guère de s’avertir entre elles des dangers à craindre, dont le plus grand est sans doute de n’être point payées.

Lorillard, depuis qu’il était redevenu pauvre, réfléchissait un peu, surtout à l’heure des repas, pour s’occuper. Même, il philosophait. La conduite des filles lui servit de thème. Il en vint à penser que cette conduite était raisonnable.

— Du temps que j’étais épicier, songeait-il, je n’aurais donné à personne, fût-ce à mon propre frère, vingt grammes d’aucune denrée, si ce n’est contre argent comptant. C’est la loi de tout commerce. Tout aussi bien, la demoiselle qui met son corps en location doit en percevoir le loyer, sinon elle peut se dire odieusement filoutée.

Cependant il fallait aviser. Lorillard, comprenant qu’il n’avait rien à attendre ni des femmes ni des hommes fréquentés par lui au temps de sa richesse, se rappela les familiers des jours moins reluisants.

— Angèle, se dit-il, est certes mariée avec M. Dujardin. L’un et l’autre ont trop bon cœur pour me refuser un secours. Leur aide, sans doute, me permettra d’ouvrir une petite boutique, ou bien d’attendre, sans mourir de faim, quelque emploi.

Donc, il s’en fut rue Rodier ; il éprouva quelque émotion en revoyant ces maisons modestes, témoins de ses débuts. Le souvenir d’Angèle, surtout, lui revint avec vivacité. Il se souvint des heures où il s’était laissé tenter par Gentillot, et de la monstrueuse trahison par laquelle, lui-même, Lorillard, s’était volontairement planté des cornes au front, afin de devenir riche.

— Me voilà maintenant bien avancé, pensait-il. J’aurais mieux fait d’écouter Angèle. Comme nous serions heureux, aujourd’hui, dans notre petite ferme…

Il soupira, puis ajouta, songeant toujours :

— D’autant plus que l’agriculture, à ce qu’il paraît, rapporte beaucoup en ce moment.

Tout en réfléchissant ainsi, il arriva devant l’immeuble où M. Dujardin, autrefois, secourait de sa science les petits animaux. Autrefois, mais non plus à présent. Car on ne lisait plus le nom du vétérinaire sur la façade. Le portrait du chien blanc au collier rouge n’y était plus affiché. De nouveaux locataires habitaient bourgeoisement l’ancien hôpital des chats, des chiens et des perruches.

Le concierge apprit à Fortuné que M. et Mme Dujardin, depuis un an, s’étaient retirés à la campagne, très loin de Paris, mais il ne savait plus où. Il croyait pourtant se rappeler, ce portier, que c’était dans les Pyrénées, Hautes ou Basses, ou peut-être encore dans les Orientales.

Fortuné, redescendant tristement la rue, pensa que Béatrice, à qui deux fois il avait fait la charité, l’accueillerait probablement avec affection, lui prouverait une utile gratitude. Plein d’un nouvel espoir, il se dirigea vers l’épicerie.

Elle offrait sensiblement l’apparence qu’elle avait sous le règne de Brigontal le père, et les vitrines, à peu de chose près, n’étaient garnies que de poussière. Mais Fortuné aperçut, dans la boutique, des acheteurs que Béatrice servait elle-même.

Il entra. Elle le reconnut, mais ne se dérangea point. Tout en empaquetant une livre de beurre, elle dit avec rudesse à Lorillard :

— Que venez-vous faire ici ? Je n’ai pas le temps de m’occuper de vous.

Elle se retourna vers ses clients et prononça, méprisante, écœurée :

— C’est un pauvre.

Car elle savait à quel point Lorillard était ruiné. L’aspect de celui-ci, du reste, exprimait déjà la misère.

Fortuné patienta, très humble, dans un angle du magasin, jusqu’au moment où les pratiques s’en allèrent. Alors il s’avança, disant :

— Ma chère Béatrice…

Mais elle l’interrompit.

— Je vous défends de me parler sur ce ton, s’écria-t-elle. Je suis une femme respectable, et vous, un vaurien. Vous devriez avoir honte, de vous présenter dans une maison convenable. Cela fait bien, oui, d’y voir un loqueteux comme vous ! Allez, allez, ôtez-vous d’ici…

— J’ai faim, murmura Lorillard, suppliant.

— Qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse ? Vous n’avez qu’à travailler, fainéant. Je travaille bien, moi. Je me donne même assez de mal, mon Dieu ! Vous ne pensez pas que je vais vous nourrir ? Il y a des soupes populaires dans tout Paris, et des bureaux de bienfaisance.

Fortuné, désignant une pile de conserves, demanda :

— Est-ce que je peux prendre une boîte de sardines, au moins ?

Il se souvenait d’avoir fait un jour semblable largesse à Béatrice. Mais celle-ci secoua la tête et répondit :

— Je les vends.

— C’est pourtant moi, reprit avec timidité Lorillard, qui vous ai donné cette épicerie…

— Oui, répliqua Béatrice, pour éviter un scandale, canaille !

— Mais non, je vous jure que c’était pour vous être agréable.

Sans l’écouter, elle le poussait vers la porte. Alors, l’idée vint à Fortuné qu’il lui restait encore une chance d’attendrir l’ingrate, l’avare créature se rappelant ce marmot dont elle l’avait obsédé, il dit, du ton le plus ému :

— Mon fils, je voudrais embrasser mon fils…

Béatrice se mit à ricaner, tordant sa bouche un peu plus que de coutume et clignant spasmodiquement son œil solitaire.

— Votre fils ? exclama-t-elle. Êtes-vous donc devenu fou, par-dessus le marché ? Mais j’aurais préféré m’ouvrir le ventre plutôt que d’y laisser lever votre sale graine de voyou ! Tenez, tenez, le voici justement qui revient, le père de mon enfant ! C’est ce bel homme-là… Il est mon mari, aujourd’hui, et il ne sera pas long à vous jeter dehors, vous allez voir cela !

Elle désignait, en parlant ainsi, un robuste garde municipal qui traversait la rue. Lorillard préféra l’éviter, et s’éclipsa.


Abandonné de tous, sans métier, sans courage, Fortuné Lorillard devint le vagabond que nous avons aperçu au début de ce récit. Il mendiait aux grilles des casernes quelque reste de nourriture, ramassait, sur le pavé des rues et dans les urinoirs, le tabac dont il ne fumait ou chiquait qu’une partie, car il vendait l’autre à des négociants spécialisés. Il ouvrait les portières des voitures devant les restaurants et les théâtres, et, bien des fois, en pareille circonstance, il entrevit d’anciens amis, ou des filles qu’il avait payées, naguère. Mais, la plupart du temps, ceux-là ne lui donnaient rien. Peut-être le reconnaissaient-ils. Peut-être, plutôt, les gens de cette espèce sont-ils plus rudes que les autres pour les pauvres, dont ils ont tellement accru le nombre.

Ce fut à ce moment que Fortuné Lorillard se repentit. Il réfléchit sur sa carrière, et la trouva pleine d’actions atroces. Il se reprocha l’ignoble ambition, la soif terrible de l’or, dont il avait été possédé. En cela, il se montra meilleur que ses nombreux semblables, que nous voyons si orgueilleux de leurs vols, et dont beaucoup, ruinés aujourd’hui, ne rêvent que de recommencer leurs exactions. Mais Lorillard, quoiqu’il se fût jadis modelé à leur ressemblance, n’était en somme qu’un tout petit gredin, en comparaison de ses confrères.

Il arriva qu’un soir, à l’asile de nuit, il se trouva couché près d’un autre miséreux dont la physionomie le frappa. Elle était celle d’un certain Martelot, qui, peut-être, avait remué encore plus de millions que Lorillard. L’un et l’autre se contèrent leurs malheurs.

— Moi, dit Martelot, je me suis enfoncé dans les sucres…

Fortuné parla de son désastre.

— Ah oui ! Gentillot, s’écria le voisin avec admiration. Cela ne m’étonne pas, ce garçon-là est très fort.

Puis, soupirant, il reprit :

— Que veux-tu, nous n’avons pas eu de chance. Mais il faut sortir de là, nous débrouiller rapidement. A nous deux, nous arriverions à quelque chose de bien. Vois-tu, ce qui nous manque, c’est une somme importante pour nous relancer. En cherchant bien, nous la trouverons.

— Non, répondit Lorillard. J’ai demandé de l’argent à tous ceux qui pouvaient m’en avancer. Ils ont refusé.

L’autre sourit.

— Naturellement, dit-il. On ne prête pas d’argent aux marmiteux comme nous. Ils le prennent.

Puis il exposa son projet, simple et réalisable. Il ne s’agissait que d’attendre, à la fin d’un jour d’échéance, certain garçon de recettes, de le tuer, et de se saisir de sa sacoche. Elle contiendrait, d’après les supputations de Martelot, environ quatre-vingt mille francs…

— Je n’en suis pas, s’écria Lorillard avec horreur.

L’autre se moqua de lui et persévéra dans son intention. Car il n’apercevait point pourquoi il serait plus dangereux pour lui, ou même plus répréhensible au point de vue des lois, d’assassiner un homme que d’affamer toute une nation. Mais il échoua, fut pris, et connut son erreur. Il aurait dû savoir, à son âge, qu’il est des crimes permis et des crimes défendus.

Comme Fortuné avait beaucoup de temps de libre, il se donna le plaisir d’assister au procès de Martelot. Il ne s’y intéressa que faiblement, mais, en revanche, il estima qu’on était assez bien, et à l’abri des courants d’air, dans les salles d’audience du Palais de Justice, de telle sorte qu’il prit l’habitude d’y passer ses après-midi. Il vit juger un nombre infini de malfaiteurs, de toutes les catégories, une seule exceptée.

— Depuis que je viens ici, aimait-il à dire à ses voisins, j’ai vu condamner des empoisonneurs, des apaches, des marchandes de petites filles, des faux monnayeurs, des voleurs à la tire, au poivre, et mille autres, mais pas encore un grand, un véritable mercanti.

Les autres mal-vêtus qui fréquentaient aussi, par désœuvrement, le Palais de Justice, s’esclaffaient de la naïveté de leur compagnon Lorillard. Ils le tenaient pour un peu simple d’esprit. Car ils ne savaient pas que Fortuné parlait ainsi, tourmenté par le remords et se sentant lui-même, sincèrement, plus coupable que tous les accusés qu’il regardait comparaître.

Lorillard, après quelques mois de cette vie, songea tout à coup qu’il avait oublié de rendre visite à M. Calandrap. Ce rentier bienveillant, certes, l’obligerait avec plaisir. Renseignements pris, il n’habitait plus à Paris, mais assez près, à Chevreuse. Fortuné s’y rendit.

Il trouva M. Calandrap dans son jardin, où il greffait des rosiers. C’était l’occupation charmante de ses vieux jours, et il y excellait. Même, il avait su obtenir une nouvelle variété de roses. Il ne l’avait pas baptisée, à la manière des autres amateurs, du nom orgueilleux d’une femme ou d’un homme célèbres. Mais l’ancien charcutier avait accroché, en haut du tuteur, au-dessus de la plante, une pancarte où l’on pouvait lire de loin : « Rose Jambon de Prague ». Les pétales de cette fleur nouvelle se coloraient, effectivement, du ton de la chair pâle, et des veines blanches s’y dessinaient.

Entendant marcher dans l’allée, derrière lui, M. Calandrap se redressa et se retourna, son sécateur entre les doigts. Et il vit Fortuné qui s’avançait, accoutré à la mode des misérables.

— Mon pauvre ami ! lui dit-il avec chagrin. En êtes-vous réduit à ce point de pauvreté ? Je vous croyais très riche, au contraire…

— Je ne le suis plus, répondit Lorillard ; et il narra ses aventures, puis demanda un secours.

M. Calandrap écoutait, assez ému, mais regardant autour de lui, car il craignait d’être aperçu en train de converser avec un homme d’aspect si lamentable. Pourtant, il donna vingt francs à Fortuné, lui serra la main. Et, en soupirant, il prononça :

— Je vous plains de tout mon cœur. Mais je vous demande de ne pas revenir. Nous n’appartenons plus au même monde. Il faut respecter les conventions sociales. Peut-être, en cherchant bien, pourrais-je vous procurer un emploi par ici. Mais on saurait tôt ou tard que nous avons été des amis. Je perdrais alors une bonne partie de la considération dont je jouis. Ma femme tient énormément au décorum. Elle ne me pardonnerait pas d’y porter un coup semblable.

Tout en parlant, il reconduisait Fortuné.

— A propos de femme, reprit-il, savez-vous que j’ai rencontré la vôtre, ces temps-ci ?

— Laquelle ? demanda Lorillard.

— Angèle, parbleu ! Il est vrai que vous êtes divorcé. Elle avait épousé Dujardin, le vétérinaire. Mais il est mort. Angèle a hérité de tout son bien…

— De tout son bien ! s’écria Fortuné. Oh ! mais alors, je vais aller la retrouver… Où est-elle ?

— A Versailles, répondit Calandrap. C’est là que, par hasard, nous nous sommes vus. Elle m’a longuement causé de vous. Elle ne vous oublie pas, la brave fille. J’ai même l’impression qu’elle vous regrette. Oui, il faudrait que vous sachiez où elle demeure…

Il réfléchit, puis, hochant la tête, il ajouta :

— C’est facile. Elle m’a dit qu’elle venait d’acheter une maison, pour y loger. Je me rends souvent chez mon notaire, à Versailles. Il se procurera sans peine le renseignement que vous désirez. Dès que je l’aurai, je vous écrirai. Mais où ?

Fortuné indiqua le cabaret où il était le plus connu. Puis il partit, car il sentait que Calandrap avait hâte de se séparer de lui.

Et voici que, la veille même, Fortuné Lorillard avait reçu la lettre de Calandrap. Ce dernier, d’abord, le priait affectueusement de ne plus jamais se montrer à Chevreuse. Ensuite il lui donnait l’adresse d’Angèle.

C’était cette lettre, cette adresse si précieuse, que Fortuné avait perdue dans le train, le jour où j’entrai en relations avec lui de la manière que l’on connaît.

ÉPILOGUE

Fortuné Lorillard avait terminé son récit. Maintenant, accoudé sur la table, il rêvait. Toute son histoire, qu’il venait d’évoquer, semblait encore l’émouvoir et l’attrister.

Et moi aussi, je me taisais. Car je trouvais que son sort actuel était plusieurs fois mérité. J’en souhaitais de tout mon cœur un aussi fâcheux à tous ses pareils, agioteurs et accapareurs. Un plus cruel, même, ne me déplairait point pour eux, et je les verrais volontiers pendus à bonnes cordes, ou noyés en eau froide, brûlés à feu vif, écorchés petit à petit, hachés à loisir, ou encore tirés à quatre chevaux, ce qui serait une bien belle et délicieuse satisfaction pour tout le monde, eux-mêmes exceptés, cela s’entend.

Le jour baissait. La salle du cabaret, déserte jusqu’à ce moment, se remplissait de clients. Car c’est surtout vers le crépuscule, à ce que j’ai remarqué, que l’homme se plaît à boire. Dans la cuisine, près de nous, la femme de l’Auvergnat, luttant à grand bruit avec ses casseroles, commençait de préparer le dîner des pensionnaires et de l’époux.

Celui-ci, tout en servant les consommateurs, nous surveillait. Il s’étonnait, certes, que nous fussions encore chez lui après tant d’heures écoulées. Et peut-être supposait-il que nous ne nous attardions tellement que parce que nous ne nous résolvions pas à payer notre dépense.

— Six heures ! m’écriai-je tout à coup en regardant l’horloge. Allons-nous-en ; nous avons un train dans quarante minutes.

J’appelai le patron, et fis mon compte avec lui. Le vagabond, alors, parut s’éveiller. Il remua la tête avec accablement, et se leva.

Tandis que nous nous dirigions vers la gare, Fortuné soupirait, mais ne disait mot.

— Mon pauvre ami, lui déclarais-je, ne vous lamentez pas tant. Ce n’est que partie remise. L’adresse d’Angèle, vous l’aurez de nouveau après-demain, si vous écrivez ce soir à M. Calandrap.

Et j’ajoutai, car je suis généreux :

— J’ai sur moi un timbre de vingt-cinq centimes, je vous le donnerai.

— Merci beaucoup, répondit Lorillard. Oui, vous avez raison, il n’y a que cela de possible…

Mais des larmes brillaient sur ses joues.

Nous suivîmes le quai, où les wagons en partance étaient déjà rangés. Je m’arrêtai subitement pour en regarder un.

Il n’est rien au monde, sans doute, qui paraisse, au premier abord, aussi impersonnel qu’un wagon. Tous les wagons sont semblables, pensez-vous, au moins les wagons de la même classe, sur la même ligne de banlieue. Et pourtant non. Les wagons se ressemblent, je l’accorde, quand ils sont jeunes. En vieillissant, ils se distinguent les uns des autres. Tel, par exemple, aura reçu quelque choc contre sa portière, dont la tôle vernie demeurera cabossée ; une de ses vitres sera fêlée, qu’on ne remplacera point. Ajoutez encore que, sur l’autre carreau, un voyageur aura écrit du bout du doigt, dans la poussière, un mot que je déclare illisible, afin de ne point le reproduire ici. — Eh bien ! ce wagon-là, n’est-ce pas, si une fois vous l’aviez rencontré, vous le reconnaîtriez ensuite parmi tous les autres, fussent-ils un million ?

C’était précisément mon cas. Le wagon que j’observais montrait une portière cabossée entre deux vitres, l’une fêlée, l’autre décorée de l’inscription ci-dessus évoquée. Dans ce compartiment-là, le matin même, Fortuné Lorillard avait gagné Versailles en compagnie de diverses personnes, dont deux gendarmes et moi.

Lorillard, inclinant le front, continuait de marcher, avec lenteur. J’en profitai pour monter, sans qu’il me vît, dans le wagon familier.

— Pourvu, songeais-je, qu’on n’aie point balayé le plancher…

Cette crainte était futile. On aurait pu, raisonnablement, semer du gazon sous les banquettes, car il y avait là bien de la terre, et pour engrais, des débris de toute sorte. Je ne trouvai, pour commencer, que plusieurs bouts de cigarettes, cinq épingles, dont une anglaise, et les ossements épars d’un poulet. Mes doigts noircis, enfin, rencontrèrent une boule de papier, que je dépliai. J’eus alors sous les yeux la propre lettre de Calandrap, qui portait, en plus de la signature de l’ancien charcutier, l’indication de la rue et de la maison où désormais logeait Angèle, veuve de Dujardin.

J’enfonçai cette lettre dans ma poche et rejoignis le désespéré Lorillard.

— Il fait plutôt frais, ce soir, lui dis-je d’un ton détaché.

— Oui, murmura-t-il, encore assez…

Je lui touchai l’épaule.

— Lorillard, lui demandais-je, regardez-moi bien en face. Bon. A présent, mon cher garçon, je lis distinctement sur votre nez l’adresse d’Angèle.

— Sur mon nez ? s’écria-t-il, assez surpris.

— Ne bougez donc pas, continuai-je, affectant d’étudier d’encore plus près le milieu de son visage. Je vois à merveille… Écoutez : 7, rue Ducis. Est-ce cela ?

Il sursauta vivement :

— Mais oui ! Je crois bien que c’est cela…

Je me mis à rire, et j’expliquai comment j’avais retrouvé le billet de Calandrap, que je rendis à Fortuné.

Mais lui, plus troublé peut-être qu’auparavant, demeurait anéanti, répétant :

— Je vais chez Angèle, oui, j’y vais tout de suite…

Pourtant il ne remuait point.

— Je vous y engage, répondis-je. Adieu, et bonne chance.

Il me retint par le bras.

— Venez avec moi, me demanda-t-il. Vous avez des trains jusqu’à minuit.

L’espérance de contempler Angèle me tentait. Lorillard, en insistant, me décida :

— Voyez-vous, m’avouait-il, tandis que nous sortions une fois de plus de la gare, quand j’ai eu perdu la lettre ce matin, je me suis dit : — Quel malheur ! Angèle m’aurait si bien reçu ! — Et maintenant que j’ai retrouvé l’adresse, j’ai peur, je pense qu’Angèle, sans doute, va me mettre à la porte.

— On ne sait jamais, répliquais-je. Essayez toujours.

Nous arrivions rue Ducis, devant le no 7. Considérant l’immeuble, Fortuné prononça :

— Cinq étages. Quinze à dix-sept mètres de façade. Et tout neuf. Cette maison-là vaut bien cent mille francs. Et elle appartient à Angèle, savez-vous !

Il se mordit la lèvre.

— Là, franchement, reprit-il, que feriez-vous à la place d’Angèle, en m’apercevant ?

— Moi ? répondis-je sans hésiter, je vous dirais : — Fiche-moi le camp d’ici, misérable crapule. Mais je ne suis pas Angèle. Allez, montez donc !

Il fallut encore que je le suivisse. Un voisin nous apprit que c’était au premier étage que logeait Mme Veuve Dujardin. Nous gravîmes les marches. Je sonnai, moi, car Fortuné n’osait.

L’huis s’ouvrit instantanément, et Angèle elle-même apparut, infiniment plus belle, plus grosse, plus majestueuse encore que je ne l’imaginais. Elle leva ses bras courts, et cria d’une voix éperdue :

— Mon Fortuné, mon Fortuné, te voilà donc enfin ! Je t’attendais…

Elle s’élança. Tous deux longuement s’embrassèrent.

Je pensais à me retirer, lorsque Lorillard, se retournant vers moi, me présenta, et conta quel service je lui avais rendu. Angèle voulut m’embrasser aussi, ce que je lui permis avec bienveillance. Tous deux me défendirent de m’en aller.

— Je vous garde, affirma Lorillard : vous dînerez avec nous.

En vérité, il se sentait dès maintenant chez lui, et ne se trompait point.

Angèle avait reçu, elle aussi, la veille, une lettre de Calandrap, qui lui exposait la misère de Fortuné, lui apprenait que celui-ci, sans doute, irait bientôt la voir. Mais, depuis des mois déjà, Angèle espérait le retour de son premier mari. Elle disposait à table, à chaque repas, le couvert de l’absent, certaine qu’il saurait la retrouver à la longue.

— Mon pauvre amour, disait-elle à Lorillard, comme tu as dû souffrir !

Elle touchait amoureusement les loques du vagabond tant aimé, baisait le visage crasseux, caressait la barbe embroussaillée.

— Viens par ici, dit-elle enfin. J’ai conservé du linge et des habits d’Edgar…

Elle l’emmena. J’attendis pendant trois quarts d’heure. Puis ils revinrent tous les deux. Fortuné était lavé, rasé, peigné, parfumé. Il portait un faux-col, une cravate, un complet fort propre, mais un peu étroit, dépouilles de feu Dujardin. Il avait l’air, ainsi d’un bourgeois assez important.

Puisque l’on m’invitait à dîner, je ne voulus pas être en reste. Je demandai permission de sortir, pour me procurer du champagne. Nous étions déjà dans la salle à manger. Fortuné servait la soupe. Il me recommanda de me dépêcher, pour ne pas la laisser refroidir.

Je ne mis guère de temps, et revins, avec une bouteille sous chaque bras. Comme j’entrais, sans prévenir, j’aperçus Angèle à genoux, mains jointes, devant Fortuné.

— Mon chéri, mon cœur, demandait-elle, m’as-tu enfin pardonnée, de t’avoir, bien malgré moi, trompé avec Gentillot ?

— Relève-toi, dit Lorillard avec bonté.

Puis il ajouta, tout en nouant sa serviette autour de son cou :

— Ne parlons plus de cela. Puisque je suis revenu, mon Angèle, c’est que je t’ai pardonnée…


Ainsi Fortuné Lorillard, qui fut millionnaire, et puis vagabond, sortit de peine en retrouvant Angèle. Croyez qu’il ne songe pas à la quitter. Car elle est bien belle et amoureuse. Et puis, feu Dujardin lui a laissé de fortes rentes. Aussi Fortuné entreprend-il d’obtenir le divorce contre Valentine disparue. Angèle redeviendra, pour toujours, Mme Lorillard.

L’un et l’autre sont grandement estimés de leurs voisins. M. Calandrap se fait une joie de venir à Versailles, pour déjeuner avec son ami. Il ne manque pas, tant que dure la saison des roses, de porter à Angèle les plus jolies de son jardin.

— Je suis tout à fait heureux, me déclarait Fortuné, l’autre jour. Mais un petit remords me taquine, de loin en loin. Je me reproche parfois mes filouteries… En vérité, dites-moi votre opinion. Suis-je un monstre ?

— Tranquillisez-vous, lui ai-je répondu. Vous n’êtes pas un monstre, puisque le monstre, par définition, est un être exceptionnel. Et qu’avez-vous donc d’exceptionnel ? Vous personnifiez assez correctement, au contraire, un type contemporain excessivement répandu : le type de l’homme que nulle infamie ne rebute, quand il s’agit de gagner de l’argent…

FIN